*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 73206 *** à Louis GANDERAX. L’Essayeuse PIÈCE EN UN ACTE PIÈCES DE MM. HENNEQUIN ET VEBER (G. ONDET, Éditeur) Mon Bébé! (Maurice Hennequin) Pièce en 3 actes Madame et son Filleul (M. Hennequin, P. Veber et H. de Gorsse) Comédie en 3 actes. Chouquette et son As (M. Hennequin, Guillemaud et H. de Gorsse) dº Le Compartiment des Dames seules (M. Hennequin et G. Mitchell) dº Et moi, j’te dis qu’elle t’a fait d’l’œil! (M. Hennequin et P. Veber) dº Amour, quand tu nous tiens!... (Romain Coolus et M. Hennequin) dº L’Air de Paris (M. Hennequin et H. de Gorsse) dº Chichi (P. Veber et H. de Gorsse) dº Huguette au volant (P. Veber et J. Cancel) dº Un Réveillon au Père-Lachaise (P. Veber et H. de Gorsse) (Prix, 4 fr.) Pièce en 3 petits actes. A l’Étage au-dessus (M. Hennequin) Comédie en 1 acte. Le Plumeau de (M. Hennequin) dº Une vraie Perle (M. Hennequin) dº L’Essayeuse (Pierre Veber) (Prix, 3 fr.) dº Le Bonheur (Pierre Veber) dº Le dernière Grisette (Pierre Veber) dº Une riche Affaire (P. Veber et P. Montrel) dº L’Ame de l’Ennemi (P. Veber) Drame en 1 acte Chaque pièce en 3 actes: 7 francs. -- 2 -- 4 » -- 1 -- 2 » Répertoire de la Comédie-Française Pierre VEBER L’Essayeuse PIÈCE EN UN ACTE Représentée sur la scène du Théâtre-Français le 12 Juillet 1914 LIBRAIRIE THÉATRALE GEORGES ONDET 83, Faubourg Saint-Denis, 83 1922 Tous droits de traduction, de reproduction et d’analyse réservés par l’Éditeur pour tous pays, même pour la Hollande, la Suède, la Norwège, le Danemark, la Russie et la Finlande. (Copyright 1922, by Georges Ondet) DISTRIBUTION RENÉ M. Dessonnes. M. Varny. LISE Mlle Maille. GERMAINE Mlle Robinne. La scène se passe à la campagne, de nos jours. * * * * * Répertoire de la Société des Auteurs et Compositeurs dramatiques, 12, rue Henner, Paris (Agence Alf. Bloch). * * * * * Cette pièce étant la propriété de l’Éditeur, les copies, reproductions, extraits (_manuscrits ou par un procédé quelconque_), de l’original ou des rôles sont formellement interdits par la Loi et sont passibles de _poursuites en contrefaçon_ entraînant amende et dommages-intérêts. Pierre VEBER L’Essayeuse PIÈCE EN UN ACTE Un salon, à la campagne. Au fond, vérandah donnant sur un parc; fenêtre à gauche de la vérandah. Deux plans; à droite, entre les deux plans, une porte donnant sur une chambre. Meubles divers: Canapé, fauteuils, rocking-chairs, poufs, chaises; table, guéridon, piano, etc... Au lever du rideau, René, en costume d’intérieur (chemise de soie, tennis), assis, lit des journaux de Paris; beaucoup de journaux gisent, dépliés, près de lui. Lise le regarde avec admiration. SCÈNE PREMIÈRE RENÉ, LISE LISE, _derrière René_ Mon chéri! RENÉ, _lisant, gauche, un rocking_ Quoi, ma chérie? LISE, _sautant sur lui et l’embrassant_ Je t’aime!... RENÉ, _essoufflé_ Ma petite Lise, tu es charmante... LISE, _heureuse_ Vrai? Tu le penses? RENÉ Je le pense... mais tu n’as pas encore appris à m’embrasser sans me décoiffer. LISE, _triste_ René, tu ne m’aimes plus!... RENÉ, _se levant_ Allons donc! On le saurait!... LISE Non! tu ne m’aimes plus: Tu t’aperçois que je suis brusque!... Quand nous étions fiancés, j’aurais pu te dévisser la tête en t’embrassant, tu aurais été ravi. Maintenant, dès que je m’approche, tu replies le bras comme pour parer le baiser. RENÉ Je protège ma coiffure, voilà tout! LISE Tiens! La voilà, ta coiffure! (_Elle l’ébouriffe._) Maintenant, je peux t’embrasser!... Ah! mon grand, mon grand! (_Elle s’assied sur ses genoux._) RENÉ, _un peu moqueur_ Ah! mon petit, mon petit!... LISE On est bien, là!... Je voudrais ne plus bouger!... RENÉ J’y consens: je n’ai jamais eu une plus belle affaire sur les bras! LISE Vilain!... Tu plaisantes toujours, quand on est sérieux!... Tu vois que tu ne m’aimes plus!... RENÉ Si, je t’aime absolument, uniquement! Je te l’ai juré sur toutes les personnes de ma famille auxquelles je tiens!... LISE Tu ne me tromperas jamais? RENÉ Jamais. Je te l’ai juré aussi sur diverses tombes honorables et sur le succès de mes trois nouvelles sonates. LISE Alors, je peux être heureuse? RENÉ, _baiser_ Tu peux. LISE (1) Songe donc! Ce serait terrible si tu disais tout ça, et si ce n’était pas vrai! Les hommes sont si menteurs! RENÉ (2) Les hommes, oui, mais pas moi. D’ailleurs, c’est idiot de mentir, quand il est si facile de faire autrement: on n’a qu’à garder la vérité pour soi!... ou à la dire en riant. LISE Tu es rudement canaille, au fond!... Tu as dû en avoir, des maîtresses, avant notre mariage!... RENÉ Pas tant que ça!... LISE, _passant au 2_ Si, si! On m’a dit que tu avais eu une jeunesse agitée. (_Le pinçant._) Bandit! comme tu as dû me tromper, à cette époque-là! RENÉ Ma chère joie, tu ne vas pas être jalouse de mon passé?... Fais comme moi: oublie-le! LISE La partie n’est pas égale! Je n’ai pas de passé, moi! Avant mon mariage, je n’ai connu qu’un homme! RENÉ, _étonné_ Ah!... Qui ça? LISE Mon fiancé!... Tu étais rudement gentil: on t’aurait mis sur une pendule! RENÉ J’ai beaucoup changé? (_Il arrange ses cheveux._) LISE Non!... mais c’est autre chose: tu es un autre René! Tu es le maître, maintenant. Le fiancé était doux, timide, obéissant. Le mari est décidé, fort!... Tu sais, au fond, j’aime mieux le mari. (_Elle lui saute au cou._) RENÉ Ma Lise adorée!... (_Il l’embrasse_). C’est curieux; on m’aurait prédit, jadis, que je vivrais six mois, seul avec une petite personne, à la campagne, à trois lieues de la moindre gare, j’aurais souri! LISE Et tu ne t’es pas ennuyé, pendant ces six mois? RENÉ Pas une seconde! LISE Tu n’as aucun regret de ta vie mondaine? RENÉ Pas le moindre!... Vois! Je n’éprouve même pas le besoin de m’habiller. Je passe ma vie en chemise de nuit et en tennis! LISE Et tu ne désires voir personne? RENÉ Non. Les châtelains des alentours m’ont fait des avances, j’aurais pu m’enrôler dans la meilleure société; déjà, on m’appelait «Monsieur de Tournelle», on m’anoblissait; si j’avais donné deux chandeliers à l’église, j’étais définitivement considéré comme une personne bien pensante. J’ai préféré me retirer à l’écart, avec mon bonheur... Le mois prochain peut-être, ou le suivant, nous rentrerons dans la vie, et nous commencerons à nous préoccuper des autres, à faire, pour leur plaire, une foule de choses ennuyeuses: à dîner en ville, à jouer au bridge, à tremper des tziganes dans une tasse de thé; mais nous penserons que, durant six mois, nous avons habité le merveilleux pays de solitude où l’on ne cultive que la fleur d’amour. LISE C’est gentil ce que tu dis là... RENÉ, _gaiement_ J’ai une âme de poète persan. LISE ... Seulement, je suis bien contrariée. RENÉ Pourquoi? LISE J’ai peur d’avoir fait une bêtise! RENÉ Allons donc! Tu es capable de folies, mais tu es incapable d’une bêtise! LISE Si! si!... Tu vas être fâché. RENÉ Non!... J’ai une chose à te pardonner? Quel bonheur! LISE J’ai invité quelqu’un! RENÉ Ah diable! LISE, _passe près d’un canapé_ Ça y est!... Tu es fâché. RENÉ Non, non!... Mais, s’il est encore temps de décommander ce quelqu’un?... LISE Il n’est plus temps! Elle arrive dans une demi-heure. RENÉ Elle?... C’est une femme? LISE Oui... mon amie Germaine Frémine... Nous nous sommes connues au cours des demoiselles Fifrelin. C’est une amie délicieuse, et d’une sûreté à toute épreuve; nous nous écrivions tout le temps, même quand nous nous voyions tous les jours... RENÉ J’y suis!... C’est la divorcée? LISE Elle-même!... Elle a été si malheureuse: elle avait épousé un vilain monsieur qui l’a trompée, qui l’a ensuite abandonnée pour suivre une écuyère!... RENÉ, _riant_ En croupe? LISE Je t’assure qu’elle a eu beaucoup de chagrin: elle aimait cet individu!... Elle vient d’obtenir le divorce; elle m’a demandé de venir à la campagne pour se remettre. Je n’ai pas pu refuser, n’est-ce pas? RENÉ En effet. Mais notre beau pays de solitude est envahi par l’ennemi; nous serons obligés de nous surveiller, d’être convenables et bien élevés! Et puis je suis superstitieux: je n’aime pas les personnes divorcées!... LISE Oh! Germaine est une très honnête femme! RENÉ Je n’en doute pas; mais, pour les amoureux, il n’y a rien de mauvais comme le voisinage d’une femme à qui l’amour n’a pas réussi. LISE Je suis persuadée que tu reviendras de tes préventions dès que tu la connaîtras mieux. RENÉ Je ne la connais pas du tout! LISE Mais si! tu l’as vue, le jour de notre mariage, deux fois... d’abord, à la sacristie, lors du défilé. Je te l’ai présentée; elle t’a dit: «Oh! Monsieur Tournelle, vous avez écrit des mélodies exquises: je ne chante que ça!» RENÉ, _flatté_ Ah! Je ne m’en souviens pas... mais c’est une femme de goût! LISE Et puis, chez nous, au lunch, elle t’a parlé; elle t’a demandé ce que tu préparais pour cet hiver. Et tu as répondu: «Le bonheur de ma femme!» RENÉ Je ne me rappelle rien de cette journée où j’ai vécu dans une sorte de brouillard: j’étais ahuri. LISE Souviens-toi! Germaine était habillée d’une robe kaki, très collante, avec un jabot d’Irlande; elle avait un amour de petit chapeau cabriolet, tout en roses pompon, et une grande canne-ombrelle. Tu la reconnaîtras: Germaine est très jolie, et très drôle, avec de grands yeux noirs, un petit nez spirituel; elle est grassouillette, et cependant elle a de la ligne... Y es-tu? RENÉ, _passe 2_ Non, mais ça ne fait rien... Dis donc, je vais m’habiller. LISE Oh! ne te donne pas cette peine!... RENÉ Je tiens à être présentable!... Qu’on ne dise pas que tu as épousé un palefrenier! (_Sonnerie._) LISE Alors, dépêche-toi, je crois que la voici! Ne te fais pas trop beau! (_René sort._) SCÈNE II LISE, _puis_ GERMAINE LISE Allons! il n’est pas fâché, au fond... (_A la porte d’entrée._) Par ici, ma chérie!... (_Germaine entre du fond._) GERMAINE, _l’embrassant_ Bonjour, mon vieux! Que je suis contente!... LISE (2) Et moi, donc!... Tu as fait un bon voyage? GERMAINE Excellent! A la gare, j’ai pris la vieille petite diligence, qui m’a secouée!... j’arrive toute couverte de poussière, de baisers de mouches, de cendre, de charbon, mais bien joyeuse de vivre quelque temps auprès de ma petite Lise (_regardant._) C’est très gentil, chez toi! LISE, _la faisant asseoir_ (2) Tu vas rester au moins un mois? GERMAINE Un mois? Impossible! LISE Ton divorce est prononcé, pourtant? GERMAINE Et à mon bénéfice!... Si j’avais eu des enfants on m’en aurait confié la garde! Heureusement que je n’en ai pas! Enfin, succès sur toute la ligne! Le jour du jugement, j’ai offert un thé: tout le monde est venu me voir, me congratuler... Tu sais, je suis la divorcée la plus en vue, à l’heure qu’il est! LISE Ça ne t’a pas chagrinée de quitter ton mari... pour toujours? GERMAINE Ma foi non... Ce que j’aimais, ce n’était pas lui, mais l’idée que je me faisais de lui. Quand j’ai découvert que l’objet n’était pas conforme au modèle, j’ai réclamé mon argent. LISE, _pensive_ Alors, tu estimes que les hommes peuvent être différents de ce qu’ils paraissent? GERMAINE Presque tous sont des cabots, de vilains cabots qui jouent le personnage du jeune héros; il ne faut pas les voir dans la coulisse... Et dire que, si monsieur Frémine n’avait pas suivi son écuyère, je serais encore sa dupe!... Enfin, n’en parlons plus! J’ai l’intention d’oublier tout ça durant mon séjour ici!... Je ne vous gêne pas, au moins? (_passe au 2._) LISE Toi, me gêner?... Par exemple!... GERMAINE Et ton mari?... Qu’a-t-il dit quand tu lui as appris l’arrivée d’une raseuse?... LISE Il a été enchanté, ravi, aux anges! GERMAINE C’est bien vrai?... Jure-le!... LISE Je te le promets!... GERMAINE Il est toujours amoureux fou, monsieur Tournelle? LISE Oui... Il ne fait que ça du matin au soir... GERMAINE Et toi, tu l’aimes?... LISE De toutes mes forces. Je suis à lui pour la vie! GERMAINE Mâtin!... C’est grave!... LISE C’est très grave, en effet. GERMAINE Enfin, tu es heureuse, c’est l’essentiel! LISE, _faiblement_ Oui, je suis heureuse. GERMAINE, _surprise_ Tu dis ça d’une étrange façon... Tu n’es pas heureuse. LISE Non, là!... GERMAINE Aïe!... Déjà!... Tu as ton écuyère? LISE, _indignée_ Jamais de la vie: René m’adore!... GERMAINE Eh bien?... Pourquoi es-tu malheureuse? LISE, _presque pleurant_ Parce que je suis une petite dinde! (_Elle s’assied sur la chaise._) GERMAINE Ah! LISE Oui, une petite dinde!... Au lieu de profiter de mon bonheur carrément, j’y cherche des fêlures, des pailles! Et puis, tout ça, c’est ta faute! GERMAINE A moi?... Ça, c’est roide!... LISE Pourquoi as-tu été malheureuse, aussi?... Quand monsieur Frémine t’a épousée, il était charmant, amoureux, tendre... comme René! On n’aurait jamais supposé que cet homme-là te tromperait un jour!... GERMAINE Pas un jour, plusieurs jours! LISE Eh bien, je me dis que, peut-être, René est un homme pareil aux autres, avec les mêmes défauts, les mêmes faiblesses. Il y a beaucoup de chances pour que je m’abuse; mais il y en a une petite pour que j’aie raison, et c’est la petite qui gâte les autres... Songe donc! J’ai donné toute mon âme, toute mon existence à un monsieur; je le juge parfait! Si je m’étais créé une illusion; si j’avais, à ton exemple, aimé l’idée que je me fais de lui, et non le vrai René... ma vie serait en miettes!... GERMAINE Bah! On brise sa vie... et puis on en recolle les morceaux. Chaque personne refait cinq ou six fois la sienne. LISE Moi, je ne pourrais pas! Je sens que je suis partie pour les plus grandes folies: j’aime mon mari d’une façon absolue... GERMAINE, _assise sur le canapé_ Mais tu te défies de lui! LISE Non: je me défie de moi. C’est pourquoi je veux savoir, suivant ton expression, si l’objet est conforme au modèle! S’il est conforme, tout est bien: je renonce à toute inquiétude, et je me laisse être heureuse, sans arrière-pensée... GERMAINE Et s’il n’est pas conforme?... LISE Alors! Oh! alors... je rentre le grand amour, j’abandonne mes prétentions. Je suis assez malheureuse, certes, mais je n’ai pas l’humiliation d’avoir été dupée, bafouée, ridiculisée. GERMAINE Hé là!... prends garde: je suis là! LISE Enfin, s’il arrive un moment où mon mari me trompe, j’aurai moins de chagrin, puisque je m’y serai attendue, et j’aurai moins de honte, puisque je pourrai dire: «Je l’avais prévu!» GERMAINE Quelle drôle de petite bonne femme tu fais! LISE Je veux savoir à quoi m’en tenir. GERMAINE Tu n’as pas tort: si j’avais eu ta prudence, je me serais épargné bien des chagrins. LISE Ah! tu m’approuves! GERMAINE Seulement, je ne devine pas comment tu vas t’y prendre pour «essayer» ton mari? LISE Sois tranquille, je ne l’examinerai pas moi-même!... Je chercherai une personne de confiance, une personne éprouvée par le chagrin, ayant l’expérience du mariage; cette personne, je la choisirai jolie, jeune, un peu coquette, et même troublante. Et je lui demanderai: «Voulez-vous, me rendre un service?... Faites la cour à mon mari!» GERMAINE Eh bien, ma petite, vrai, tu auras tort! La dame fera la cour à ton mari; si elle est adroite, elle arrivera peut-être à ses fins, et tu seras bien avancée! LISE Non... Je choisirai une personne sûre, ayant pour moi une de ces affections sincères qui défendent la trahison; je prendrai cette «essayeuse» parmi les rares honnêtes femmes de ce temps!... GERMAINE Ah! mon Dieu! LISE Quoi? GERMAINE Mais c’est de moi que tu parles! LISE Bien entendu. GERMAINE C’est à moi que tu veux confier ton rôle d’«essayeuse»? LISE Dame! ça te revient de droit! GERMAINE, _se levant, et passant 1_ Merci! je ne réclame rien! LISE (2) Dès que tu m’as écrit pour me demander de t’inviter, mon premier mouvement a été pour te refuser... Tu le comprends!... GERMAINE J’avoue que je ne comptais pas sur ton invitation! LISE Mais j’ai réfléchi que toi seule pouvais me rendre ce grand service! Et j’ai télégraphié: «Viens!» GERMAINE Mon enfant chérie, c’est vrai: tu es une petite dinde! LISE Pourquoi? GERMAINE Parce que tu vas démolir ton bonheur! Il ne faut pas tenter Dieu! A plus forte raison, il ne faut pas tenter l’homme, qui a encore moins de résistance! LISE Ah! tu t’imagines qu’il céderait? GERMAINE Je n’en sais rien!... Mais je n’en veux pas courir l’aventure! LISE Tu as peur de tomber amoureuse de mon mari? GERMAINE Oh! ça, non!... Monsieur Tournelle n’est pas du tout mon numéro!... Ce n’est pas que je le trouve mal... mais... LISE, _vexée_ Tu le juges suffisant pour moi... GERMAINE Non, ma petite!... Je veux dire que, pour faire la cour à un homme, il faut y mettre un peu de soi!... Et je t’avoue que Monsieur Tournelle ne m’inspire pas!... LISE A merveille!... Tu ne l’en observeras que mieux!... GERMAINE Non, encore une fois, non!... Je ne me charge pas de cette mission. LISE, _vexée, à droite_ C’est bien... Je te croyais une meilleure amie!... GERMAINE Ça, c’est un comble! Tu te fâches parce que je ne veux pas faire la cour à ton mari! LISE, _revenant vers elle_ Je me fâche parce que tu refuses de m’aider... et voici ce qui va certainement arriver... Comme je ne puis rester dans l’état d’affolement où je me sens, je chercherai une autre essayeuse. Celle-là n’aura pas tes scrupules, ni ton honnêteté: au lieu d’arrêter mon mari à temps, elle l’engagera bien à fond... et elle l’essaiera tout à fait!... GERMAINE Alors, renonce à ce projet stupide! LISE Je ne peux pas!... Il faut, tu entends, il faut que j’en aie le cœur net! Je te répète que j’en suis malade! Tant pis, je serai «cornette», comme disaient nos aïeules... et tu l’auras voulu!... GERMAINE Sapristi!... Tu fais du chantage! LISE, _remontant à droite_ Tu n’es pas une amie dévouée!... GERMAINE, _suivant à gauche_ Bon! LISE Ou bien tu as peur de succomber à la tâche! GERMAINE Moi?... Peuh!... J’en ai roulé d’autres que ton mari! LISE Tu dis ça!... GERMAINE Ton mari!... Mais en vingt minutes, même pas: en dix minutes, je saurai tout ce qu’il a dans la tête. C’est un jeu d’enfant! LISE Bon!... Ainsi, tu acceptes? GERMAINE Il le faut bien: tu me prends par l’amour-propre... Bien que, à la réflexion... LISE, _vivement_ Non! ne réfléchis pas... Tu as consenti!... GERMAINE Quand faudra-t-il commencer les hostilités? LISE Tout à l’heure. J’ai préparé une sortie pour moi: je dirai que je dois aller à Verville, t’acheter un oreiller de crin. GERMAINE Un oreiller de crin!... Combien de minutes faut-il pour aller en auto à Verville? LISE Quinze minutes. GERMAINE Quinze et quinze, trente! Et cinq minutes pour l’oreiller!... C’est plus qu’il n’en faut! Sois de retour dans trente-cinq minutes! LISE Et tu me jures de me dire toute la vérité, rien que la vérité? GERMAINE Je te le jure! LISE, _l’embrassant_ Ah! ma chérie, que tu es gentille!... Et comment te remercier? GERMAINE En me donnant un _Santa cruz sour_. Je meurs de soif! LISE Je vais te le préparer moi-même. (_Elle va au fond, vers un nécessaire à boissons, l’ouvre et prépare le «sour»._) GERMAINE (2) Voyons! Je ne suis pas trop flappie? (_Elle se regarde dans la glace._) LISE Tu es délicieuse!... Le divorce te va très bien! GERMAINE Comme essayeuse, il y a plus mal!... LISE Il n’y a pas mieux... Ote ton paletot, qu’on distingue ta ligne! GERMAINE, _obéissant_ Et mon chapeau... Là, maintenant, j’ai soif... LISE, _apportant le verre_ Voilà!... Oh! ma chérie!... (_Elle l’embrasse._) GERMAINE Prends garde!... tu me décoiffes! LISE Ah!... toi aussi! RENÉ, _à la cantonade_ Ces dames sont dans le salon? Bien! GERMAINE Ah! c’est l’ennemi?... LISE Oui!... Attention!... (_Entre René. Il est habillé avec une élégance irréprochable._) SCÈNE III LES MÊMES, RENÉ. RENÉ, _entrant_ Madame! LISE Ma chérie, tu connais déjà mon mari? GERMAINE, _froide_ Certainement! Vous allez bien, monsieur Tournelle? RENÉ Pas mal, merci, madame Frémine. LISE Non, plus de madame Frémine! Germaine a repris son nom de jeune fille. GERMAINE C’est bien gênant pour mes amis! Je devrais envoyer une carte avec ces mots: «changement d’état-civil». (_Un temps._) RENÉ Vous avez fait bon voyage? GERMAINE J’ai changé cinq fois de train!... Ah! vous êtes bien défendus contre les importuns!... LISE Tu n’es pas une importune, ma chérie! (_Bas, désignant René qui regarde au fond._) Tu sais, il n’a pas l’air de faire attention à toi! GERMAINE, _bas_ Les hostilités ne sont pas engagées!... (_Haut._) Quelle vue splendide on a d’ici! (_Elle va vers la fenêtre._) LISE Oui! GERMAINE On embrasse toute la campagne. RENÉ Heureuse campagne! LISE (2) René, tu es bête, mon ami!... RENÉ (3) Tu es fâchée?... (_A Germaine._) Quand ma femme m’appelle: son ami, c’est qu’elle ne m’aime plus! LISE Je t’adore! (_Elle veut l’embrasser._) RENÉ, _bas_ Prends garde à ma raie! (_Un temps._) GERMAINE Et... vous avez beaucoup travaillé, monsieur Tournelle? RENÉ Beaucoup!... J’ai mis en train un grand ouvrage; le premier acte est délicieux. GERMAINE Ah! Qu’est-ce que c’est? RENÉ Mon ménage! GERMAINE Parlez sérieusement. Qu’est-ce que vous avez écrit? LISE Trois sonates exquises. GERMAINE Vous me les jouerez? RENÉ Un de ces jours!... Quand je les aurai oubliées... GERMAINE Non, tout de suite!... Quand j’ai un désir, il faut qu’il soit réalisé à l’instant! RENÉ Eh bien, ce soir, pour vous endormir. LISE Mais... j’y pense... tu n’as pas encore pris possession de ta chambre! GERMAINE Oh! ça m’est égal!... je dors bien partout. Ah! à une condition, cependant, c’est que j’aie un oreiller de crin! LISE Sapristi!... Un oreiller de crin! Il n’y en a pas dans la maison! GERMAINE Ça ne fait rien!... Je m’en passerai! RENÉ, _passe 2_ Je puis aller en chercher un à Verville, en auto? LISE, _vivement_ Non!... Les hommes ne savent pas acheter les oreillers: j’irai moi-même. J’ai, d’ailleurs, plusieurs emplettes à faire. GERMAINE Je t’accompagne? LISE Tu es fatiguée: reste... René te tiendra compagnie... J’en ai pour une demi-heure à peine. GERMAINE Puisque tu le désires... LISE René, dis au chauffeur qu’il prépare l’auto. RENÉ Bien. (_Il sort._) SCÈNE IV GERMAINE, LISE, _puis_ RENÉ GERMAINE (1) Eh bien! tu vois, ma présence n’a guère troublé ton mari. Il ne tenait pas à demeurer seul avec moi! LISE (2) Pardon! quand j’ai dit que je m’en allais, il n’a pas insisté pour courir là-bas à ma place. GERMAINE Preuve d’une conscience tranquille!... Le tête-à-tête avec moi ne l’effraie pas. LISE, _à la fenêtre_ Mais il est allé bien vite prévenir le chauffeur!... GERMAINE Ma pauvre petite!... Tu me fais de la peine!... La moindre des choses te paraît louche! LISE, _passe 1, au-dessus_ Enfin, tu n’as pas remarqué? Il s’est habillé, en ton honneur! Il n’a pas voulu que je le décoiffe!... Et il s’est parfumé! GERMAINE Je ne pense pas que ce soit en mon honneur! LISE Ce n’est pas pour moi: il sait que j’ai horreur de ça! GERMAINE Moi aussi!... Comme ça se trouve! LISE Ça n’est pas naturel! GERMAINE Voilà où tu en arrives, après six mois de vie cloîtrée: faute de distractions, tu t’acharnes à examiner ton mari, tu es devenue inquiète, nerveuse... Si ça continue, tu seras insupportable! LISE Je m’en rends compte!... C’est pourquoi je veux me prouver à moi-même que j’ai tort... Tiens, je te promets que, ce soir, si mon mari n’a pas succombé à la tentation, je renoncerai à toute idée de jalousie. GERMAINE Comment! tu tiens toujours à ce que je l’essaie? LISE Plus que jamais: il s’est parfumé! GERMAINE Alors, je te tenterai! LISE Tu sais, ne le ménage pas!... Sois très coquette! Imprudente, même!... GERMAINE J’aime ces recommandations! Si on t’entendait!... LISE Il faut faire bien les choses!... Gare!... Le voilà!... RENÉ, _entrant_ (2), _il apporte un chapeau et un cache-poussière_ La voiture est prête... Ah! en passant devant la poste, tu rapporteras le courrier. LISE (3) Bien! (_René l’aide à passer son cache-poussière._) Merci! (_Elle met son chapeau._) Ne fais pas la cour à Germaine, en mon absence! RENÉ Oh! moi, je suis retraité!... GERMAINE, _s’approchant, passe 2_ Oh! qui t’a fait cet amour de petit chapeau? LISE (3) Les sœurs Lotte!... (_Bas._) Tu vois, il m’apporte mon manteau pour que je parte plus vite!... GERMAINE, _bas_ Tu es stupide! LISE Là... Je suis prête!... (_S’en allant à regret._) Je m’en vais... (_Elle passe 2._) Je serai de retour dans une demi-heure... quarante minutes au plus... Je m’en vais... Tu n’as pas d’autres commissions? RENÉ, _impatienté_ Non, non! LISE Alors, c’est bien!... Je m’en vais!... Je m’en vais!... Tu ne veux pas que je prenne à la gare les journaux de ce matin? RENÉ Merci: ça te retarderait!... LISE Je pars... Embrasse-moi, mon René!... RENÉ Voilà!... (_Il l’embrasse._) LISE Mon chéri!... (_Elle l’embrasse en lui prenant la tête; René, vexé, se recoiffe._) A tout à l’heure! (_Elle sort._) SCÈNE V GERMAINE, RENÉ GERMAINE, _à part, après un temps, au 2_ Tiens! C’est vrai, il s’est parfumé! RENÉ, _à part_ Elle n’est pas vilaine, la divorcée! GERMAINE Vraiment, je m’en veux d’être pour vous un trouble-fête! RENÉ Bah! Lise n’était pas sortie depuis deux jours, et la promenade lui fera du bien. GERMAINE Mais vous, monsieur Tournelle, ça ne vous ennuie pas trop de me tenir compagnie? RENÉ Je suis ravi, au contraire!... Et vous ça ne vous ennuie pas trop de m’avoir pour compagnon? GERMAINE (1) Je vous dirai ça dans une demi-heure. RENÉ Je vous préviens, je ne suis pas très distrayant: les musiciens n’ont pas d’esprit. GERMAINE En somme, je ne suis pas exigeante. Faites-moi un peu la cour, ça suffira. RENÉ Je serai très gauche: j’ai perdu l’habitude. GERMAINE Mes compliments! Vous êtes un bon mari! RENÉ Faut-il accepter ça pour un compliment? GERMAINE Dame, je n’ai pas eu l’idée de vous blesser. RENÉ Ce n’est pas très reluisant d’être «un mari», c’est presque humiliant d’être un «bon mari»; ce mot-là vous donne dix ans de plus! GERMAINE Mettons que vous n’êtes pas encore un mauvais mari! RENÉ Merci pour l’«encore»! Vous m’ouvrez l’avenir! GERMAINE Tiens, tiens! Vous avez donc l’intention de mal tourner? LISE Nullement! Mais j’aime à me dire que, si je voulais, je pourrais compter parmi les débauchés: ça me permet de les blâmer sans arrière-pensée d’envie. GERMAINE Cela vous permet-il le flirt? RENÉ Hein!... Je vous dirai ça dans une demi-heure! GERMAINE, _vexée_ Dites donc, vous êtes presque insolent! Je n’ai pas le temps d’attendre; passez-moi les journaux illustrés. RENÉ Je vous prie de m’excuser. Vous voyez, j’ai perdu la main! Mais que penseriez-vous de moi si je me mettais à vous conter fleurette? GERMAINE, _assise_ Je penserais: «Voilà un homme qui sait recevoir!» RENÉ Pas du tout; vous penseriez: «Comment? Tout de suite?... A peine sa femme a-t-elle le dos tourné qu’il en profite pour se jeter sur l’invitée!... Fi! pouah! pouah!...» GERMAINE Ces scrupules vous honorent; mais, de trois choses l’une: ou bien vous êtes un parfait mari... RENÉ Je le suis! GERMAINE Que non! RENÉ Que si! GERMAINE Que non!... ou bien je ne vous plais pas... RENÉ Vous n’en croyez pas un mot!... GERMAINE, _continuant_ Ou bien vous êtes un malin et vous vous dites: «Laissons venir!» RENÉ, _vexé_ Tenez voici les illustrés. (_Il lit._) «Armes et Sports, Fémina, la Vie Parisienne...» GERMAINE Vous êtes vexé! J’ai deviné juste! RENÉ Et vous, chère Madame, vous vous êtes dit: «Tous les hommes sont des polichinelles. En voici un qui passe pour aimer sa femme! Je vais m’amuser à l’emballer, rien que pour me prouver à moi-même que j’ai raison de mépriser ses semblables. Ça ne traînera pas: je lui tendrai l’appât; il sautera dessus. Et, quand il sera pris, je l’abandonnerai là, sur le sable, tout seul...» Eh bien, non! Je ne me laisserai pas prendre. Je ne tournerai même pas autour de l’hameçon, et je ne vous donnerai pas la joie de dédaigner, une fois de plus, le sexe auquel j’ai le malheur d’appartenir. Voici les illustrés!... (_Il les lui tend._) GERMAINE Monsieur Tournelle, vous venez de m’offrir une petite leçon que j’ai méritée: je ne vous en veux pas. Au contraire, je reconnais que je vous avais mal jugé. Déposez les «Armes et Sports», et causons comme de bons amis que nous serons. RENÉ, _posant les illustrés sur le piano_ Bravo! vous êtes un brave garçon de femme! GERMAINE A mon tour, dois-je accepter ça pour un compliment? RENÉ, _prenant une chaise et s’approchant de Germaine_ Certes. Cela signifie que l’on peut se fier à vous... GERMAINE En effet, ça signifie: «Vous n’êtes pas dangereuse! Vous êtes de tout repos; vous n’êtes pas la femme qui me ferez tourner la tête!» RENÉ, _s’asseyant près d’elle_ Ça signifie tout honnêtement: «Vous n’êtes pas la femme banale et coquette avec qui l’on s’occupe à ce passe-temps stupide du flirt.» GERMAINE Pas si stupide!... D’abord, vous ignorez ce que c’est! RENÉ Si fait! C’est l’art de chuchoter aux femmes des polissonneries ingénieuses, de leur proposer, d’une façon subtile et délicate, des choses d’une brutalité révoltante, de leur manquer de respect avec toutes les formes de politesse, et de les traiter comme des filles sans leur dire un mot de trop. Tel est le flirt, entre gens civilisés. GERMAINE Il y a du vrai, là-dedans. RENÉ Et vous m’estimez capable de gâcher ainsi une amitié qui peut être si charmante, une intimité où la confiance ne saurait s’inquiéter d’un peu de tendresse inavouée?... Près de vous, je n’aurai plus la contrainte de me montrer meilleur que je ne le suis, et vous n’aurez plus le souci fatigant de chercher à plaire. Mais vous sentirez, sans que je vous l’aie dit, que vous me plaisez infiniment; et il y aura entre nous un lien plus fort que la complicité d’une coquette et d’un voluptueux. GERMAINE C’est fort bien! Mais si vous continuez ainsi, vous allez me faire une déclaration bien nette. RENÉ Jamais! Qu’allez-vous inventer là! GERMAINE J’ai l’expérience: je n’ignore pas qu’une déclaration débute par des compliments!... Et il me semble bien en avoir entendu quelques-uns? RENÉ Est-ce que l’on débite des compliments à une femme telle que vous? Je serais vite grotesque; à chaque phrase prévue vous opposeriez une réponse toute prête. GERMAINE Ça, c’est probable. RENÉ Je ne vous dirai pas que vous avez une robe délicieuse... GERMAINE Je vous répondrais que c’est une vieille robe de l’année dernière. RENÉ Je ne vous dirai pas que vous êtes jolie comme un cœur. GERMAINE Je vous répondrais que vous exagérez et que je me trouve très vilaine aujourd’hui. RENÉ Je ne vous dirai pas que vous avez la figure la plus malicieuse du monde. GERMAINE _se lève_ Je vous répondrais que je suis amusante, tout au plus, et que c’est la beauté des laides. (_Elle passe au 2._) RENÉ Enfin, je ne vous dirai pas que je vous adore. GERMAINE Je vous répondrais que vous n’en pensez pas un mot et que vous vous exprimez ainsi par politesse. (_Elle va vers la fenêtre._) RENÉ Alors, je ne vous dirai rien de tout ça. (_II se lève, ferme la porte, et revenant._) Mais je vous dirai que vous n’êtes pas comme les autres, que vous vous révélez spirituelle, artiste jusque dans votre façon de vous vêtir. Je vous dirai qu’il y a sur votre visage une lumière de gaîté qui le ferait distinguer entre mille, que la ligne de votre corps est souple et robuste; je vous dirai, enfin, que l’on ne saurait vous oublier lorsqu’une fois on vous a vue, et que l’on ne saurait ne pas vous aimer, lorsque l’on se souvient de vous. GERMAINE Allons! Vous me répétez sous une autre forme ce que vous ne vouliez pas me dire tout à l’heure. RENÉ Vous croyez? GERMAINE J’en suis sûre! La forme est moins banale, voilà tout! RENÉ La sincérité seule en fait le mérite. GERMAINE (2) Toutefois, vous me paraissez orné d’une belle audace! Il y a dix minutes, vous ne me connaissiez pas, vous ne m’aviez jamais vue. RENÉ C’est vous qui avez mauvaise mémoire: je vous ai vue deux fois. GERMAINE Ah oui... à l’église, le jour de votre mariage!... Vous ne m’aviez même pas remarquée! RENÉ Je n’ai fait attention qu’à vous! GERMAINE Bon apôtre! (_Elle dégage à droite._) RENÉ Je puis même vous dire comment vous étiez habillée! GERMAINE Je vous en défie! RENÉ Soit!... Vous aviez une robe kaki, avec un jabot d’Irlande, un petit chapeau de roses pompon très drôle, et une grande canne-ombrelle qui vous donnait un air très hardi. GERMAINE Oh! c’est surprenant!... Vous avez une mémoire de couturière! RENÉ N’est-ce pas?... Et vous avez causé avec moi longuement! GERMAINE Allons donc! RENÉ Vous avez prononcé de ces paroles qui vont droit au cœur d’un homme! Vous m’avez dit: «Monsieur, je ne chante que votre musique!» GERMAINE, _près de lui_ Maintenant, je me rappelle!... Et vous avez gardé ce petit souvenir de rien du tout, au milieu de tant d’autres, plus importants? RENÉ Oui!... A mon insu, il s’était créé entre nous deux un lien mystérieux, ce lien dont je vous parlais tout à l’heure. Très souvent, j’ai demandé de vos nouvelles. J’ai appris ainsi toutes les tristesses de votre vie; vous n’avez pas été heureuse!... GERMAINE Parbleu! J’étais mariée à un homme comme vous!... Et, vous savez des hommes comme vous, ça fait de déplorables maris... RENÉ Oui, mais ça fait des amants exquis. GERMAINE Je vous vois venir!... Non, mon brave homme, vous repasserez; on a déjà donné à votre frère, l’autre jour. RENÉ Ce n’est pas votre dernier mot! GERMAINE Je ne marchande même pas! Vous m’offrez un objet dont je n’ai aucun besoin! D’abord, je ne vous aime pas! RENÉ Peut-être que vous raffolerez de moi... ensuite?--Est-il nécessaire de s’aimer pour «s’aimer»? Il suffit de se plaire. Vous me plaisez: le plus fort est fait. GERMAINE C’est effrayant d’immoralité, ce que vous racontez là! RENÉ Je préfère vous avouer que je n’ai aucune espèce de moralité; je remplace ça par beaucoup de délicatesse. GERMAINE Parlons-en, de votre délicatesse! Vous essayez de séduire la meilleure amie de votre femme. RENÉ Est-ce ma faute si ma femme ne m’en a pas présenté d’autre? GERMAINE Tenez, vous êtes cynique! RENÉ Je suis nature... GERMAINE Cynique et inexcusable!... Vous auriez une excuse si vous n’aimiez pas votre femme, mais vous l’aimez! RENÉ Oui, je l’aime! j’ai pour elle un respect infini, une sincère affection; elle est l’associée de ma vie; elle me montre, à tout instant, une tendresse, un dévouement que je ne mérite pas. Je l’admire, mais ça n’empêche pas les sentiments. GERMAINE Non! Vous voulez dire: «Ça empêche les sentiments». RENÉ Si vous préférez!... Mais Lise est encore une petite fille; elle sort à peine de chez ses parents; il y a des nuances, des recherches qui lui échappent. GERMAINE Il est de fait que cette pauvre Lise est restée un peu pensionnaire. RENÉ C’est tout à sa louange; mais il y a, dans le caractère d’un artiste, une part de fantaisie qu’elle ne peut comprendre. GERMAINE Et vous vous imaginez que je me prêterai mieux qu’elle à cette fantaisie? RENÉ Il ne vous coûte rien de tenter l’expérience... Refuserez-vous?... GERMAINE Que penserez-vous de moi si je ne refuse pas? RENÉ, _assis près d’elle_ Ne vous inquiétez pas de ça: je suis très indulgent pour les péchés dont je profite. GERMAINE Tout de même, vous êtes un peu... comment dire?... tartufe! RENÉ Moi?... GERMAINE Vous avez commencé par solliciter mon amitié, rien de plus! RENÉ Mais ce que je vous demande à présent fait partie de l’amitié... telle que je la désire. GERMAINE Par exemple!... Il vous faut un lit pour me prouver votre sympathie? RENÉ Parfaitement! Lorsqu’une femme aime un homme, lorsqu’elle l’aime... d’affection, elle lui cède une fois, pour se l’attacher. Ils mettent ainsi dans leur union le souvenir d’une aventure sans lendemain qui brillera, parmi les autres souvenirs, comme un clou d’or dans une belle tenture sombre. Jamais ils ne feront allusion à cette faiblesse unique, mais ils se garderont de l’oublier. Parfois, lorsqu’en public ils causeront de choses indifférentes, ils se regarderont; ils penseront en même temps au «clou d’or». La complicité de cette faute ignorée est un charme infiniment précieux, où le plaisir de se rappeler se mêle au regret du roman vite interrompu. On a tout donné en une heure de joie, et la satiété n’a rien gâté; et l’on se dit tout cela dans l’éclair d’un regard. Voilà ce que c’est que «le clou d’or». Qu’en pensez-vous? GERMAINE, _dégageant à droite_ Une faiblesse unique! C’est bien peu pour un remords qui dure! RENÉ On a le droit de récidive... Germaine, laissez-vous persuader! Cela ne fait de mal à personne! GERMAINE, _sur le canapé_ Je craindrais de vous décevoir! RENÉ, _lui prenant la main_ Allons donc! Je suis sûr que vous êtes faite pour moi comme je suis fait pour vous! Dès le premier moment, nous nous sommes reconnus partenaires d’égale force au même jeu: ce jeu charmant dont nous avons été tous deux privés, vous par le divorce et moi par le mariage, et nous sommes allés l’un à l’autre. Vous ne résisterez pas parce que vous ne pouvez pas résister! Regardez! Est-ce que je résiste, moi? GERMAINE, _troublée_ Nous n’êtes pas à moitié fat!... RENÉ Malgré vous, le jeu vous entraîne. J’ai pris votre main, et vous ne l’avez pas retirée. Je m’approche de vous, et vous ne vous détournerez pas! Et, si je veux prendre vos lèvres, vous les défendrez mal! GERMAINE, _émue_ Non! Non!... Je vous en prie... je vous en prie!... RENÉ Ne priez pas! Vous n’avez rien à craindre, ce n’est pas ainsi que je vous veux! GERMAINE, _avec un rire forcé_ Quoi! vous m’épargnez? RENÉ, _s’approchant d’elle_ Je veux que vous deveniez mienne au jour et à l’heure que vous aurez vous-même choisis. Le don de vous-même sera librement consenti par vous... Tenez, demain vers deux heures, allez près du lac: il y a un petit chalet où je vous attendrai. Promettez-moi que vous viendrez. GERMAINE C’est une folie! RENÉ Elle durera le temps que vous voudrez! GERMAINE Moi qui étais si tranquille!... RENÉ C’est dit! Vous acceptez! Un clou d’or, rien qu’un petit! GERMAINE Soit! A demain! RENÉ, _près de la fenêtre_ Attention! Lise est de retour. (_Il gagne à gauche._) GERMAINE, _avec un soupir_ Nous allons commencer à mentir! SCÈNE VI LES MÊMES, LISE, _avec un oreiller de crin_ LISE (2) Me voilà! J’ai trouvé ce qu’il te fallait! GERMAINE, _troublée_ (3) Quoi donc, ma chérie? LISE Mais: un oreiller! GERMAINE Ah oui! Je te remercie; tu es bien aimable! LISE Je n’ai pas été longue... RENÉ, _troublé_ Non. LISE Vingt minutes. Ça m’a paru très long à moi... (_au milieu_). Vous ne vous êtes pas trop ennuyés en mon absence? RENÉ Pas trop. Nous avons causé... de choses et d’autres. LISE Il ne t’a pas fait la cour? GERMAINE Non!... Tu es folle, voyons! LISE Je suis allée à la poste réclamer le courrier. RENÉ Ah!... Tant mieux! LISE Que je suis étourdie! J’ai laissé toutes les lettres dans l’auto... Tu serais bien gentil d’aller les chercher... RENÉ J’y vais, j’y vais... (_Il sort._) SCÈNE VII LES MÊMES, _moins_ RENÉ LISE, _vivement_ Eh bien?... Tu l’as essayé? GERMAINE, _se ressaisissant, elle va à la fenêtre, au fond_ Oui... J’ai fait de mon mieux. LISE Et... GERMAINE J’ai échoué. LISE Ce n’est pas possible!... GERMAINE C’est comme je te le dis! LISE Que je suis contente!... Tiens! je suis trop contente, j’ai envie de pleurer. GERMAINE Pourquoi? LISE C’est la réaction!... Figure-toi qu’en entrant j’ai eu un serrement de cœur: il m’a semblé que vous aviez l’air gêné tous les deux; il paraissait tout drôle! J’ai cru, un instant, que j’arrivais en trouble-fête. GERMAINE, _passe 2_ Qu’est-ce que tu vas supposer! Tu es folle! LISE C’est ça, je suis folle... A présent, c’est fini, je suis heureuse!... J’ai besoin de crier mon bonheur! GERMAINE Ne va pas faire ça, au moins! LISE Si, si! Grâce à toi, j’ai retrouvé la tranquillité! Je ne crains plus les mauvaises surprises! Tiens, il faut que je t’embrasse. (_Elle l’embrasse._) GERMAINE Tu es insupportable! Tu me décoiffes! LISE C’est si bon d’avoir confiance, de ne plus garder d’arrière-pensée!... Mais quelle bonne idée j’ai eue de t’inviter! Nous allons mener une vie délicieuse, tous les trois! GERMAINE Ne m’en parle pas! LISE Tu n’es pas fâchée? GERMAINE De quoi? LISE De ce que René t’ait résisté... GERMAINE Nullement: c’est un peu humiliant, voilà tout... Ton mari a dû me prendre pour je ne sais quoi! LISE N’aie pas peur, je lui expliquerai. GERMAINE, _inquiète_ Ne va pas faire ça, au moins! LISE Tu verras, ça s’arrangera très bien! Tiens, le voici! GERMAINE Lise, je t’en prie!... SCÈNE VIII LES MÊMES, RENÉ, _avec les lettres_ RENÉ Le chauffeur demande si l’on n’a plus besoin de la voiture. LISE, _lui sautant au cou_ Ah! René, mon René! (_Elle l’embrasse._) RENÉ Bon! qu’est-ce qui te prend? LISE C’est la joie!... Si tu savais!... RENÉ Qu’est-ce qui te rend si joyeuse! LISE Ce qui s’est passé en mon absence! RENÉ Ah! LISE Germaine m’a tout raconté! RENÉ Hein?... Qu’est-ce qu’elle a pu te raconter! C’est faux, Il ne s’est rien passé! LISE Grande bête! Je m’en doute!... Mais tu m’avoueras que Germaine t’a fait des avances!... Ne te fâche pas, c’était concerté entre nous. GERMAINE Lise, voyons!... Tais-toi! LISE Je ne veux pas qu’il ait mauvaise opinion de toi. (_A René._) Je voulais être sûre que tu m’aimes, que je puis avoir confiance en toi; alors, j’ai imaginé cette épreuve. En mon absence, elle devait t’«essayer», te pousser à bout à force de coquetterie. RENÉ, _vexé_ En effet, c’était bien trouvé!... Et j’ai bien passé l’examen? LISE Admirablement! Il paraît que tu es un mari modèle. RENÉ Je respire! GERMAINE, _à part_ La canaille! LISE C’est égal, j’ai eu bien peur! J’ai passé vingt minutes abominables; je pensais tout le temps: «S’il allait céder!... Si j’allais apprendre que mon mari, l’homme que j’aime uniquement, est pareil aux autres, qu’il est faible et menteur comme tant d’odieux maris!» Je voyais mon bonheur gâché, ma vie finie! Tiens, je suis stupide! Tu vois, je pleure comme une petite bête! GERMAINE Ma chérie, remets-toi! puisque te voilà rassurée!... LISE Oui!... Ça me serrait à la gorge!... Mon René, mon René à moi!... Il me semble que je te retrouve! Et c’est si bon! (_Elle se presse contre lui._) RENÉ Là, mon petit!... Il faut te calmer, et ne plus penser à ces histoires-là!... Tu es bien tranquille, à présent? LISE Oui, mon aimé! RENÉ Alors, va essuyer tes yeux: avec un peu de poudre, il n’y paraîtra plus! Va!... (_Lise sort._) SCÈNE IX RENÉ, GERMAINE, _puis_ LISE RENÉ, _après un silence_ Vous en avez de bonnes, vous! (_Il est près de la porte de droite._) GERMAINE Je n’ose plus lever les yeux sur vous; il me semble que nous venons de commettre une vilaine action. Pauvre Lise! RENÉ Ne la plaignez pas! Elle est désormais tranquille! GERMAINE C’est moi qui ne le suis plus!... Aussi, la promenade au chalet, demain, n’y comptez pas! RENÉ Vous avez toutes les délicatesses: nous la remettrons à après-demain. GERMAINE Non! Vous ne la ferez jamais, du moins avec moi. RENÉ Mais... tout à l’heure... GERMAINE, _l’interrompant_ Tout à l’heure, il ne s’agissait que d’une jolie fantaisie, qui ne faisait de mal à personne, selon vous. A présent, c’est autre chose; nous serions coupables, oui, coupables d’une action mauvaise envers un être que nous aimons tous les deux; nous n’aurions même pas l’excuse de la passion... Et puis, non! Je ne pourrais pas! J’aurais toujours devant moi l’image de cette petite Lise, en larmes! RENÉ Je vous répète qu’elle ne saura rien! GERMAINE Je vous en prie, n’insistez pas! C’est manqué!... Nous garderons tous les deux le souvenir, un peu mélancolique, d’une faute inachevée... Que cela vous serve de leçon! Quand vous tromperez Lise... car vous la tromperez... RENÉ Hélas! GERMAINE ... Faites en sorte qu’elle ne s’aperçoive de rien. Et ce ne sera pas commode, je vous avertis! Mon pauvre ami! Vous êtes dorénavant le prisonnier d’une femme jalouse! RENÉ Vous me faites trembler!... GERMAINE Tant mieux! La crainte du chagrin d’autrui est le commencement de la fidélité... Là-dessus, tendez-moi la main et quittons-nous bons camarades. RENÉ Eh bien, non! je ne renonce pas si facilement à vous!... Je me suis pris au jeu, moi aussi! Et je saurai vous regagner. GERMAINE Vous n’en aurez pas le temps; je pars dans cinq minutes! RENÉ Ce n’est pas possible. Il vous faudrait un prétexte valable, sinon Lise aurait des soupçons! GERMAINE Le prétexte? Il ne m’embarrasse pas! RENÉ Vous avez annoncé que vous resteriez quelques jours? Il faut rester, bon gré, mal gré. Et alors... GERMAINE Tenez!... Il vient, le prétexte... Lise me l’apporte elle-même! RENÉ (3) Que voulez-vous dire? GERMAINE Vous allez voir! LISE, _entrant_ (2) Ma chérie, une dépêche pour toi. RENÉ, _surpris_ Hein? GERMAINE (2) Qu’est-ce que c’est? (_Lisant._) Oh! LISE Une mauvaise nouvelle?... GERMAINE «Tante Amélie assez souffrante. Venez sans retard.» LISE Tu vas partir? GERMAINE (3) Il le faut! LISE Ma pauvre chérie! Comme je suis peinée! RENÉ, _remontant 2_ Vous partirez demain matin. GERMAINE Impossible! Ma tante est susceptible; il faut que je sois auprès d’elle ce soir... Lise, l’auto est encore là? LISE, _remontant_ Je vais voir. (_Elle va près de la fenêtre._) RENÉ, _à Germaine_ Je suis navré de ce si triste contre-temps. GERMAINE, _bas_ Ne vous frappez pas! C’est moi qui me suis envoyé le télégramme! RENÉ Quoi? C’est vous!... GERMAINE Oui, comme je ne savais pas si je ne serais pas importune, je m’étais à tout hasard préparé une sortie, et j’ai écrit ce télégramme à la gare, avant de monter dans le train. RENÉ Vous êtes rudement forte! GERMAINE, _ironique_ N’est-ce pas? LISE, _redescendant_ Le chauffeur et l’auto sont là! GERMAINE, _qui met son chapeau, passe 2_ Je n’ai que le temps pour le train de cinq heures... Enfin, je suis bien contente de ma courte visite; j’ai vu ce que c’était que des gens heureux. LISE (1) Mais tu reviendras dès que tu sera rassurée? GERMAINE Ça dépendra!... On se retrouvera toujours à Paris... Allons, pas d’effusions!... Au revoir, Monsieur. RENÉ (3) Au revoir, chère Madame! GERMAINE Ne me reconduisez pas: il commence à pleuvoir... Adieu, ma grande chérie! (_Elle l’embrasse._) Soyez heureux! SCÈNE X LES MÊMES, _moins_ GERMAINE LISE, _à la fenêtre_ Elle monte dans l’auto! (_Agitant la main._) Au revoir!... Elle part, elle est partie!... RENÉ, _maussade_ Bon voyage!... LISE Eh bien, comment la trouves-tu, mon amie Germaine? RENÉ Très gentille. Mais, si tu veux mon avis, je crois que nous ne verrons pas souvent cette petite femme-là! RIDEAU ANGERS.--IMPRIMERIE CENTRALE *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 73206 ***