The Project Gutenberg eBook of Louise et Barnavaux, by Pierre Mille This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: Louise et Barnavaux Author: Pierre Mille Release Date: April 8, 2023 [eBook #70505] Language: French Produced by: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LOUISE ET BARNAVAUX *** PIERRE MILLE LOUISE ET BARNAVAUX PARIS CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS 3, RUE AUBER, 3 CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS DU MÊME AUTEUR Format in-18. BARNAVAUX ET QUELQUES FEMMES 1 vol. LA BICHE ÉCRASÉE 1 -- CAILLOU ET TILI 1 -- SUR LA VASTE TERRE 1 -- Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays, y compris la Russie. Copyright, 1912, by CALMANN-LÉVY. E. GREVIN--IMPRIMERIE DE LAGNY Il a été tiré de cet ouvrage DIX EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE HOLLANDE, tous numérotés. LOUISE ET BARNAVAUX PREMIÈRE PARTIE I PLÉVECH DÉSERTEUR Depuis leur sortie du quartier, Barnavaux et tous les autres, six en nombre, rengagés à nouveau dans l’infanterie coloniale et venant de toucher leur prime, avaient déjà bu plus que leur plein chez les mercantis de Hanoï. Mais ils savaient porter ça, il n’y paraissait guère. Même le dîner qu’ils firent chez Lecointe, au café-restaurant qui fait le coin, près de l’échoppe d’A-Pik, le bottier chinois, acheva de leur remettre les jambes d’aplomb. Leurs têtes seules déliraient un peu. Un des six, je crois que c’était Pouldu, proposa, quand on eut pris le café: --Faut aller finir la soirée chez madame Ti-Ka. Barnavaux approuva, d’un signe de tête. Mais il n’aimait pas que l’imagination des camarades ne lui laissât rien à inventer. Il ajouta: --Un jour comme aujourd’hui, faut y aller à cheval. C’est plus glorieux. Un boy annamite alla chercher des chevaux. C’étaient des poneys venus du nord du Tonkin. Ils avaient les jambes fines, l’encolure un peu grosse, la croupe ronde, et leurs yeux brillaient sous la crinière rabattue comme ceux d’un gamin d’Europe sous ses cheveux ébouriffés. Des saïs indigènes accompagnaient chacun d’eux, courant à leur côté. Quelle que fût l’allure des bêtes, ils égalaient leur vitesse, sans s’essouffler, les coudes au corps, la poitrine gonflée d’air. Les six marsouins mirent leur monture au galop, tenant les brides à pleines mains, leurs gros souliers enfoncés dans les étriers jusqu’aux talons, roulant sur leurs selles et se relevant parfois d’un coup de reins, mal assurés et intrépides, ridicules mais fiers jusqu’au fond de leurs cœurs naïfs. --Oui, c’est glorieux, répéta Pouldu. T’as raison, Barnavaux! La cavalcade était parvenue sur les bords du fleuve Rouge. Une usine européenne lança ses cheminées, puis ce fut une maison annamite, toute construite en profondeur, ne montrant sur la route qu’une façade étroite, et qui, cependant, avait une physionomie. On eût dit de ces ébauches de figure humaine, à la fois grimaçantes et synthétiques, que les enfants de nos pays tracent sur les murs. Deux lucarnes carrées formaient les yeux. Au-dessous une fenêtre unique simulait un nez, et la porte, tout en bas, c’était une bouche sans menton. Aux lucarnes supérieures, deux poutres, qui soutenaient un toit très pointu, se terminaient à la chinoise, en virgules pareilles à de ridicules accroche-cœurs. Comme ils arrivaient le bruit d’une autre cavalcade, qui venait en sens inverse, retentit sur les cailloux, et huit cavaliers jaillirent de l’ombre. Sans les saïs, les deux troupes s’écrasaient. Mais un sifflement impérieux et grêle, sorti des lèvres serrées des coureurs annamites, arrêta net les chevaux, comme si une main brutale leur avait scié les genoux. Le choc fut si rude que, de part et d’autre, des hommes furent désarçonnés. Barnavaux avait salué jusqu’à l’encolure de son cheval. Mais il se releva tout de suite pour tout regarder, de ses yeux clairs. --Les matelots américains du _Manhattan_! dit-il. Ils viennent aussi chez Ti-Ka. --C’est bon! dit Pouldu. Il venait de dégainer son sabre-baïonnette, et Barnavaux l’avait imité. C’est une chose qui se doit: quand on va, en copains du même pays et de la même arme, dans une maison comme celle de Ti-Ka, on ne doit pas y laisser entrer une autre troupe d’un autre pays et d’une autre arme. On apercevait dans l’ombre les vareuses bleuâtres et les bérets des Américains. Des matelots, ça n’a pas de sabres-baïonnettes! Donc la partie était gagnée d’avance; Barnavaux rigola. Mais une voix commanda, parmi les cavaliers ennemis: --Aux revolvers! Elle avait dit ça en français, et Barnavaux, stupéfait, la reconnut. Il sauta de son cheval en criant: --Plévech! C’est toi, Plévech? L’autre était aussi descendu de cheval, en même temps que ses camarades. Il répondit, maussade: --Oui, c’est moi! Et Pouldu distingua encore, parmi ceux qu’il avait voulu égorger, Cloarec, Yves Le Blant, La Pige, tous des gabiers du _Château-Renault_. --Oui, c’est moi, répéta Plévech. Et il ajouta, prenant un air d’orgueil pour cacher la honte qu’il éprouvait au fond de son âme simple: --On a pris du service chez les Yankees. Et puis après? Si on en avait assez, du _Château-Renault_! Barnavaux ne répondit pas. Il avait compris. La marine américaine manque d’hommes, et surtout de bons pointeurs. Alors elle les recrute, comme elle peut, chez les voisins, payant cher la désertion. Il n’est pas bon, pour un croiseur français, attaché à un de nos ports coloniaux, de voir arriver un navire de guerre des États-Unis. Silencieusement, Pouldu remit sa baïonnette au fourreau, et Barnavaux fit de même. --La paix est signée, dit-il. Nous n’avons plus qu’à entrer chez Ti-Ka tous ensemble. Il venait de pénétrer sous une espèce de porche ignominieux, semblable à un large et court corridor fermé à l’une de ses extrémités: espèce de cul-de-sac, sauf, sur la paroi de gauche, une petite porte monstrueusement bardée de fer. Plévech aussi connaissait bien les usages de la maison. Il donna un coup de pied dans cette porte en criant: --Oh! Ti-Ka! Dans le plafond obscur, une trappe qui n’était pas plus grande qu’un guichet s’ouvrit lentement; et l’on en vit descendre avec douceur, au bout d’une ficelle, une de ces boîtes de fer-blanc qui servent à contenir des gâteaux secs. --Y en a mettre l’argent-la boîte d’abord, dit l’invisible voix de madame Ti-Ka. Tels étaient les usages de la maison. Madame Ti-Ka n’ouvrait qu’après avoir perçu la taxe habituelle dans cette étrange aumônière. Les soldats et les matelots connaissaient ce rite. Dénouant un coin de leur mouchoir ou fouillant dans des bourses de peau, ils prirent chacun deux grosses pièces blanches et les déposèrent avec gravité dans la boîte de biscuits Albert. Lourde alors de plus de cent francs, la boîte remonta vers la trappe, tirée par la ficelle. Ces hommes ivres, qui tout à l’heure avaient voulu s’entre-tuer, regardaient avec soumission. Aucun n’eut l’idée de se ruer sur ce trésor et de l’emporter: il y a des choses qui se font et des choses qui ne se font pas, quand on est bien élevé. Ils se vantaient tous d’être bien élevés: de vivre sur une terre étrangère très lointaine, ça vous en change en brutes, mais aussi en gentilshommes. Là-haut, on entendit tinter les piastres. Madame Ti-Ka faisait son compte. Puis quelqu’un enleva une barre, tira des verrous, manœuvra des serrures compliquées, et la grosse porte bardée de fer tourna sur ses gonds. Les soldats gravirent un escalier poisseux. Ils se pressaient les uns les autres, ils essayaient de crier, mais leur chevauchée leur engourdissait un peu les membres, et ils pensaient aussi, plus qu’ils n’auraient voulu le montrer, au plaisir qu’ils allaient prendre: un plaisir si rare dans leur vie de soldat, que ce lieu même, malgré son horreur, leur paraissait avoir quelque chose d’auguste. Dans le fond de leur âme ils demeuraient tristes, et une jalousie qui n’avait pas encore de forme ni d’objet les mordait au cœur. Chacune des deux troupes regrettait d’avoir signé la paix au lieu de chasser l’autre pour rester maîtresse de la place. Mais Plévech surtout était sombre, parce que, seul d’entre tous, il était venu ayant fixé son désir. --Tu sais, dit-il à Barnavaux, les dents serrées, il y en a une, celle qui s’appelle Maô... C’est pour moi. --C’est bon, fit Barnavaux étonné, c’est bon, mon vieux. Ils étaient maintenant sous le toit d’une espèce d’énorme paillotte, faite à la fois comme une hutte de sauvages et comme la coupole d’un temple. Des lampes, qui avaient fumé, laissaient retomber une odeur de pétrole et de suie, mais ça sentait aussi les parfums de bazar et les vraies fleurs: des magnolias, des jasmins, des branchettes d’ylang dont les feuilles et les corolles agonisaient dans les coins. Car partout où il y a des Laotiennes il y a des fleurs. Ces filles d’un pays de forêts et de clairières, dont le corps et les gestes sont tout en caresses, se trouvent en perpétuelle harmonie avec ce qui, dans les choses, n’est qu’une caresse et ne se peut définir: les musiques qui sont très douces et ne forment pas un air, les couleurs atténuées des étoffes, que ravive une fleur d’un ton un peu plus fort dans les cheveux et sur la gorge, l’haleine amoureuse des floraisons. Elles étaient là douze filles encore très jeunes que madame Ti-Ka avait fait venir du Haut-Mékong. Accroupies sur les nattes de paille d’un divan bas, tout autour de cette grande case couleur vieil or, leur visage même paraissait d’or pâle; il n’y avait de noir en elles que leurs cheveux un peu raides et leurs yeux d’animaux sauvages; et des voiles de mousseline épaisse, saumon, rose ou vert pâle, les vêtaient jusqu’aux seins. On apporta des boissons. Plévech était riche: il offrit du champagne et but dans le verre de Maô qui était la plus belle. Il y eut une sorte d’embarras parce qu’il montrait si vite qu’il avait choisi. --Alors, c’est vrai, Plévech, demanda Barnavaux, tu as déserté, tu quittes le _Château-Renault_? --Après? dit Plévech rudement. On n’est pas des esclaves, peut-être; on est de son temps, syndicaliste et révolutionnaire, on se f... de la patrie comme du reste. Où qu’on m’ paye bien, moi, je vais! Les Américains lui avaient soldé son embauchage en or: des pièces de cinq dollars, dont il montra une poignée. Ceux du groupe de Barnavaux furent jaloux obscurément. --Plévech, dit encore Barnavaux, tu es marié, pourtant; tu as une femme à Paimpol? --Pas à Paimpol, fit Plévech, à Plouha. Ce n’était pas seulement pour l’exactitude qu’il avait redressé Barnavaux. C’était à Plouha qu’il revoyait une maison basse en granit, une vaste place avec une église immense et un ruisseau verdi par la couleur des pierres, qui descend jusqu’à une plage solitaire, en fer à cheval, où des assises de galets, étagées par les vagues, tombe jusqu’à la mer importueuse. --On lui en enverra du pèze, à la ménagère, continua Plévech. Elle ne manquera de rien, ni les gosses. Mais j’ veux manquer de rien non plus. Moi, j’ veux ma vie. Alors, après? que j’ répète. Qui c’est ici qui m’ blâme? Les autres déserteurs ricanèrent. --Qui c’est qui nous blâme? dirent-ils à leur tour. Pouldu murmura entre ses dents: --Il f’ra bien d’envoyer sa paye, oui! La famille a augmenté, là-bas! --Quoi c’est qu’ tu dis, Pouldu, demanda Plévech en se redressant. J’aime pas qu’on parle sur moi des choses que j’ comprends pas, tu entends! --Ben, dit Pouldu ironique, on t’attend pas, va, tu peux rester. Elle en a fait un autre, d’éfant, ta femme, avec un qu’on ne connaît pas. Je l’ sais ben, moi, j’ suis d’ Plouha comme toi, et j’ viens d’y tirer mon congé. Y en a un autre, d’éfant, chez toi! --N... de D... d’ salaud! cria Plévech. Et Maô poussa un grand cri. Plévech venait d’envoyer à la tête de Pouldu la bouteille vide, qui resta fichée par le goulot dans la paille de la case, comme un obus dans une muraille. Les sept autres déserteurs s’étaient levés comme un seul homme. On allait donc taper, à la fin! Mais Plévech déjà ne songeait plus à se battre, il ne voulait que savoir. Tous les hommes sont comme ça, ils veulent savoir! Barnavaux lui avait pris les deux bras, presque tendrement, et lui serrait les genoux entre les cuisses. Plévech retomba sur la natte. --Dis qu’ c’est pas vrai, Pouldu. T’as menti, hein! C’est pour rire? Pouldu méprisa le regard de Barnavaux parce qu’il était encore ivre et toujours rancuneux. Il leva la main droite et cracha. --J’en fais serment! dit-il. Alors Plévech fit avec la tête et le cou le mouvement d’un homme qui ne peut plus respirer. Maô voyait son chagrin sans avoir compris toutes ces paroles; elle glissa par terre et lui embrassa les genoux. --Qu’est-ce que ça te fait, Plévech, demanda Barnavaux étonné, puisque tu ne veux plus revenir, puisque ça n’est plus ton pays, là-bas, maintenant? Tu viens de le dire. Il sentait les muscles du matelot s’amollir, détendus comme ceux d’un homme qui n’est plus en colère, mais seulement bien malade. Plévech murmura: --Si, c’est mon pays! J’ vois ben qu’ c’est mon pays, à c’t’ heure, puisque ça m’a fait mal qu’on m’y ait pris ce qui est à moi. Faut que j’ rentre. Vois-tu, faut que j’ m’en r’tourne. Ça peut pas s’ passer comme ça dans ma maison. Barnavaux passait doucement la main sur la tête de Maô toujours prosternée: mais elle comprenait bien que cette caresse n’était pas pour elle, que c’était un conseil, une requête d’être gentille pour le camarade. Elle se releva pour enlacer Plévech. La fleur de ses cheveux s’écrasa sur le visage du matelot. Il la repoussa. --Oui... fit-il. J’ voudrais ben, mais j’ peux pas. J’ peux pas m’ consoler comme ça, c’est pas possible. C’est l’autre, là-bas, qu’il m’ faut, d’puis que j’ sais qu’on m’ l’a prise... Il ajouta gravement, comme stupéfait du mystère qu’il découvrait en lui-même: --Celle qui est ici, c’est comme si j’ la voyais plus! Il se leva en se tâtant la poitrine comme un homme étonné d’être encore en vie, et marcha vers l’escalier sombre. --Où vas-tu, Plévech? demanda Barnavaux. --A bord du _Château-Renault_, dit-il d’une voix de service, toute blanche. Ils m’ mettront aux fers, et j’ passerai l’ conseil. Mais puisqu’il faut que je r’tourne au pays, maintenant! Les sept autres déserteurs lui emboîtèrent le pas silencieusement. --Et vous? interrogea Barnavaux. Ils n’attendaient pas la question, ayant agi sans réfléchir. --On va avec lui, finit par dire l’un d’eux: au _Château-Renault_! On peut pas l’ laisser: il est dans la peine! * * * * * Plévech ne savait pas écrire, et pour faire dire à sa femme, par la plume d’un camarade plus instruit, qu’il savait ce qui s’était passé chez lui, il avait trop l’orgueil. Ce qui le gênait aussi, sans qu’il pût s’en rendre compte, c’est que, depuis le jour qu’il avait appris un si grand malheur, et qui avait changé son âme, les choses, autour de lui, n’avaient pas changé d’aspect. A bord du _Château-Renault_, son absence ayant duré moins de six jours, il n’avait pas été porté comme déserteur, ni passé le conseil. Il en avait été quitte pour les fers et les corvées des hommes punis. Dans son idée, ces ennuis se rattachant à sa souffrance obscure, il les avait remâchés avec une espèce de fureur voluptueuse, et la conviction qu’il aurait à se venger, parce que ça faisait partie du compte. Mais ensuite, au cours des dix-huit mois qui s’écoulèrent avant son congé, l’ordre du service fut au-dessus de lui, avec la même régularité que celui des saisons et des astres; et d’accomplir les mêmes actes aux mêmes heures, d’être perpétuellement commandé, de vivre sous un ciel où les hommes, les arbres, jusqu’aux toits des demeures, étaient si différents de ceux de son pays, Plévech s’en trouvait comme ébahi. Il ne pouvait plus voir une vérité qui n’existait qu’à l’autre bout de la terre; il la savait, mais ne la sentait point. Voilà pourquoi les simples ont besoin de boire: l’ivresse leur donne de l’imagination. Et Plévech, ne comprenant plus son cas, se disait quelquefois, en cherchant sa colère: «Quand j’ai pensé comme ça c’est que j’étais saoul!» Il se faisait tort. Il lui avait fallu l’alcool pour être tout à fait lui-même, un homme capable de sentiment, de délicatesse et de douleur morale. Mais quand le _Cachar_ l’eut ramené à Brest, il éprouva, dès les premières heures de sa libération, une tristesse immense, un isolement de cheval dételé qui n’est pas encore à l’écurie. Des femmes, dans les débits, n’excitaient son désir que pour lui rappeler celle qu’il attendait; et cependant il les considérait avec une espèce d’exaltation sauvage, ne sachant plus s’il avait envie de les prendre ou de les battre. Puis le souci lui remontait à la tête du devoir qu’il avait de retourner chez lui pour y porter un châtiment. L’absinthe et l’eau-de-vie lui firent d’abord considérer ce châtiment comme un plaisir qu’il allait se donner; il en riait tout seul. Ce fut à Guingamp, où il lui fallut attendre, sur les bancs d’une salle froide et mal éclairée, l’heure où il pourrait reprendre le train de Plouha, que la méchanceté lui monta au cerveau; c’est que les heures où l’ivresse vient de tomber sont toujours pleines d’une angoisse déchirante, surtout dans l’obscurité. On voit encore dans les choses tout ce que l’excitation de l’alcool vous y a montré, mais dans la douleur, une douleur qu’on ne peut plus supporter sans un âpre désir d’en tirer vengeance. On sait alors, jusqu’au fond de l’âme, avec la plus atroce certitude, que si on a du mal c’est la faute de quelqu’un, à qui on ne peut pardonner--car après cet impossible pardon, il ne resterait plus qu’à mourir soi-même: la vie serait trop creuse et trop dégoûtante. Oui, oui, le suicide ou l’assassinat, voilà les actes qui paraissent inévitables et nécessaires, la nuit, quand on a du chagrin, qu’on a bu et qu’on est dégrisé. Plévech était tremblant dans tout son corps et raidi dans sa volonté, glacé dans tous ses membres et fixé dans son vœu. C’était trop contraire à ce qu’on lui devait, c’était trop sale, ce qu’il y avait chez lui: un enfant qui n’était pas de ses reins, un enfant qu’on lui avait laissé nourrir de son prêt, de ses sous, pendant qu’il était sur la mer, à trimer. Il avait la conception d’une injustice affreuse et lâche qui noircissait la terre et la vie, et qu’il fallait effacer, nom de Dieu! Il était sept heures et demie du matin quand le train le descendit à Plouha. Il pleuvait. Plévech se couvrit machinalement de son caban, mit son sac par-dessous, bien à l’abri, en homme soigneux de son bien, et marcha vers sa maison. Quand il fut devant la porte, il frappa du poing, trois fois. Et sûrement la Plévech était déjà levée: ses mains actives faisaient du bruit près du feu et des écuelles, et il y avait aussi des pas d’enfant. --Qui est là? fit-elle. --C’est moi, Jeannie, dit Plévech. Ouvre! Et le ton de sa propre voix le saisit. Il lui paraissait étonnant qu’elle pût retentir de la sorte, au dehors: depuis la veille, il n’avait entendu que des voix intérieures. --Ma doué! cria Jeannie. Elle ignorait que Plévech connût la vérité, et d’avoir à la dire, ou même à la laisser voir, lui paraissait épouvantable; mais elle tira le verrou sans hésiter, parce qu’il était le maître. Les gosses continuaient à traîner derrière elle, par jeu et aussi par curiosité, pour voir l’homme qui se faisait ouvrir de cette façon-là. Il y avait Michel, l’aîné; les deux petites, Amandine et Léa; mais Julot, le bâtard, était resté assis, devant la table, sur sa chaise de paille, à cause de la barre de bois qui l’enfermait, pour l’empêcher de tomber, à la hauteur de la ceinture. Quand Plévech vit que la porte commençait à tourner, il donna un coup d’épaule qui l’envoya contre la muraille; il vit sa femme dans l’embrasure. Elle se tenait devant lui le corps un peu penché en avant, les mains jointes, le front lisse, les yeux clairs, et ouvrant la bouche pour dire: --C’est donc vous tout de même, notre homme, à présent! Mais lui, sans un mot, lui lança par la figure un coup de poing qui fit éclater la peau, sur l’os de la joue, comme on crève du doigt l’écorce d’un fruit mûr. Il avait frappé si fort qu’elle tomba toute droite, sans pouvoir se retenir, la tête sous la table et juste contre la haute chaise de Julot. Elle avait poussé un grand cri, et tous les enfants se mirent à hurler. Ce fut la voix de Julot qui la redressa. Sans ça elle aurait fait la morte, et, d’ailleurs, elle avait envie de vomir à cause de la douleur et de la secousse. Mais le petit, qu’est-ce qu’il allait lui faire, son homme, au petit? Elle eut un bondissement d’une élasticité sauvage et silencieuse qui la releva sans que personne pût voir comment. En une seconde elle avait arraché Julot de son siège de paille, tourné derrière Plévech, lancé l’enfant sur la route, et dit à Michel, son frère aîné, en le poussant dehors: --Cours avec le petit, cours vite, derrière l’église, où tu voudras! Et quand ce fut fait, elle jeta ses griffes en avant, comme une bête en rage. Plévech recommença de taper. Parfois, quand les doigts de sa femme approchaient trop près de ses yeux, il les prenait dans ses mains rudes, les tordait; elle tombait à genoux. Alors il l’abattait par terre d’un coup de poing sur le crâne. Parfois il la frappait sur les épaules et la poitrine; il s’étonnait de ce bruit si mou qu’il lui paraissait insuffisant pour sa colère, et, ouvrant la paume, la giflait à toute volée. Elle criait par peur, encore plus qu’à cause de ses blessures, croyant qu’il allait la faire mourir. Les deux petites, Amandine et Léa, se taisaient maintenant, terrifiées. Seulement la plus grande avait pris l’autre dans ses bras. C’est un signe du génie qui est dans les sexes, avant même qu’ils soient formés: les petits garçons, s’ils ne peuvent fuir devant un danger, tendent des poings inutiles; les petites filles s’enlacent, la plus grande serrant la plus jeune: ils font déjà comme ils feront plus tard, devenus des hommes et des femmes. Plévech les rencontra sur sa route terrible, et les heurta du pied si rudement que le groupe que faisaient leurs corps s’effondra sans se disjoindre. Elles restèrent étendues sur les dalles de granit, les yeux pleins d’épouvante. Plévech en éprouva du trouble. Il n’avait pas eu l’intention d’abîmer ses gosses à lui, et d’ailleurs, il ne savait plus bien ce qu’il avait fait. C’était un autre homme qui avait frappé, tandis que le Plévech ordinaire s’en était allé on ne savait où. Mais à cette heure il revenait, faible comme après une grande maladie, faible à se plaindre, à pleurer, à demander des tisanes. Pourtant il se répétait, pour se prouver que c’était lui qui avait fait tout ça, et qu’il avait eu raison: «On m’a fait du tort, on m’a fait du tort!» C’était comme s’il eût boudé; un sentiment si médiocre, après sa fureur magnifique, l’humiliait confusément. Il demanda: --Où qu’il est? Il voulait parler du bâtard. Mais sa femme, qui l’entendit, demeura couchée par terre, sans répondre, la figure dans ses cheveux et dans ses doigts, qui se tachaient de sang. Il haussa les épaules comme s’il n’était pas responsable, et sortit. Le frère de Pouldu, qui est marchand de bestiaux, avait bien entendu qu’il réglait son compte, et tous ceux de la rue avaient aussi quitté leurs maisons pour écouter. Mais quand Plévech parut sur le seuil de sa porte, ils rentrèrent chez eux, excepté Pouldu, qui se montra plus brave, parce qu’il le connaissait davantage, et qui vint à lui. --C’est toi, Plévech, dit-il, te v’là de r’tour? Faut donc aller prendre un verre chez Narcisse. * * * * * Ils allèrent ensemble chez Narcisse Cloarec, qui tient une auberge. --Une tournée de blanche? fit Pouldu. A ce moment, Plévech sentit la soif atroce qui le dévorait. La salive était comme solidifiée dans sa bouche, et si amère qu’il ne pouvait plus l’avaler. --Non, dit-il, une bolée. Du cidre, beaucoup de cidre. Il prononça ces paroles d’un ton presque plaintif, comme s’il eût été couché dans son lit, avec la fièvre. Pouldu feignit de ne pas s’en apercevoir. Il commanda du cidre, et Plévech se mit à boire comme un qui va mourir dans le désert. Pouldu garda le silence sur ce qui ne le regardait pas. Il parla des choses du pays et de ses enfants à lui. Il ajouta pourtant: --T’as-t-y vu ton gas, ton Michel? --Non, dit Plévech, il n’était point là. --C’est un beau gas tout d’ même, continua Pouldu conciliant. Il est ben rev’nu. --Comment qu’ tu dis, rev’nu? fit Plévech. Il était tout abruti, et il lui semblait que les mots arrivaient de très loin. --... Rev’nu d’ quoi? --Tu n’ sais donc point, dit encore Pouldu. La typhoïde, qu’il a fait. On croyait ben qu’il y passerait. Le médecin a dit, à sa dernière visite: «C’est des pauv’ gens, c’est pas la peine que j’ leur fasse payer des frais: il est perdu.» Alors la mère Le Blant lui a mis le pigeon. Tu sais? Plévech savait. Quand les personnes sont à la mort d’une mauvaise fièvre, on ouvre la poitrine à un pigeon vivant et on pose la bête encore frémissante sur la tête de l’agonisant. Ce n’est pas un remède, c’est un charme, plus vieux que la religion des chrétiens, un sacrifice sanglant pour réclamer un miracle. --... Et alors, il en est rev’nu, ton Michel. On croyait qu’il resterait idiot, ou muet, comme ça arrive. Mais il est rev’nu, sans rien, et si grandi, quand il a marché, qu’on ne le reconnaissait point. Plévech écoutait, presque sans comprendre, étonné qu’un bien plus grand malheur que celui qui lui avait mangé l’âme eût pu l’accueillir à son retour; et ça lui paraissait effrayant, presque impossible, que son aîné, Michel Plévech, eût failli mourir. Il n’y a pas de marin qui n’aie l’orgueil de son premier-né, comme un prince. --Il a été si malade, tu dis, si malade? --Oui, mon vieux. Et Pouldu voulait parler d’autre chose. Mais Plévech répétait: --Vraiment, si malade? Et on lui a mis le pigeon, et il n’a plus rien, à c’t’ heure, t’es sûr? Il était tombé dans une si grande rêverie que Pouldu s’ennuya. --C’est plus d’ dix heures, maintenant, fit-il. Je m’ rentre. Plévech retourna chez lui le cœur si embrouillé qu’il ne sentait pas sa faim. Sa femme avait fait la soupe. Vous avez vu des fourmis à moitié broyées porter quand même leur fardeau et finir leur tâche? Les ménagères sont pareilles. Les enfants attendaient, pour manger, le retour du maître, comme le respect l’exige, et Michel, levant les yeux, dit nettement: --Bonjour, not’ père. Alors Plévech le souleva de terre comme pour savoir son poids, le reposa, le reprit, sans même avoir envie de l’embrasser, mais comme étonné, maintenant, qu’il fût encore en vie. Puis il prononça: --Faut qu’il mange. Faut que nous mangions! Alors il entendit le bruit léger d’une bouche qui mordait dans une tartine beurrée. C’était Julot, caché entre la cheminée et le grand lit de chêne, le même où il était né. Plévech fit un geste, et la mère alla se mettre devant l’enfant, en silence. Mais l’homme dit gravement, en hésitant un peu, comme un homme qui vient de découvrir dans l’univers des choses qu’il n’y avait jamais vues, et qui ne sait pas encore bien comment les exprimer: --Tout de même, oui, tout de même... ça vaut mieux que s’il y en avait un de moins! * * * * * Et Jeannie versa la soupe. Elle avait les reins comme brisés, et sa tête, hachée de coups jusque sous les cheveux, n’était plus qu’une plaie. Mais elle ne sentait presque pas son mal. Plévech s’assit... II LA NUIT DE BILLY HOOK Barnavaux ne sut jamais, je pense, comment avait fini l’aventure de Plévech. Et, au fait, il ne se souciait pas de le savoir. Il y a, chez les vieux soldats, pour les complications sentimentales, une indifférence, une espèce de callosité du cœur, un dédain, qui les rapproche d’une façon assez inattendue des moines cloîtrés, mais par les mauvais côtés surtout. La chaste ignorance des moines les garde d’une obscénité brutale que Barnavaux n’évitait pas toujours. Il croyait connaître les femmes parce qu’il en avait possédé. Donc il en voulait parler; et comme il ne disait que des sottises, je faisais tous mes efforts pour ne pas l’écouter. On dit qu’en matière d’amour tout homme, tôt ou tard, a sa crise. Je pensais que Barnavaux ferait exception: en quoi je me trompais, comme on le verra par la suite de ce récit. Mais, pour l’instant, il avait sa vertu, si j’ose dire, une sorte de vertu inhumaine et laide, qui consistait à penser que le devoir, pour un homme bien portant et sain d’esprit, est de rester parfaitement convaincu que, dans toutes les circonstances, une femme en vaut une autre. C’est de ce point de vue qu’il considérait la conduite de Plévech, quand le souvenir de cette nuit chez Ti-Ka nous revenait; et il trouvait alors cette conduite incompréhensible et funeste. Son expérience, son affreuse et basse expérience, lui faisait juger que, si l’on désobéit à ce principe, il ne peut manquer d’arriver «du vilain». --Il y a un homme, me dit-il un jour, un type que j’ai connu, il s’appelait Billy Hook, un subrécargue anglais que j’ai rencontré sur le bateau la première fois que j’ai passé par la mer Rouge pour aller au Tonkin... Eh bien! cet homme-là, il ne l’avait pas fait exprès, de choisir: et malgré ça, il est arrivé les plus grands malheurs. Et l’autre, c’est parce qu’il n’y avait pour lui qu’une femme au monde, que les Anglais l’ont pendu. C’est à Port-Saïd, que ça s’est passé, au bar--c’est un mot poli--de Mrs. Coxon. Vous connaissez Port-Saïd? Quelle sale ville, hein, quelle sale ville! Sa figure avait pris une expression de mépris, d’horreur scandalisée. Barnavaux scandalisé! Mais je connaissais, oui, je connaissais! Son air ne m’étonnait pas. Les choses ont un peu changé d’apparence maintenant, à Port-Saïd, parce que les Anglais ont «moralisé» la ville. Mais elles sont restées en dessous ce qu’elles étaient, je suppose. Moraliser les villes, ce n’est guère que cacher leurs vices comme on habille les corps, et rien n’est changé, quand on a couvert un corps de vêtements: ni ses désirs, ni ses tares, ni le bondissement des muscles, ni la sueur qui coule, ni les fureurs qui le poussent, ni les faiblesses qui le couchent. Mais il y a quinze ans, Port-Saïd, c’était l’enfer à ciel ouvert, sous un jour éternel. Sous un jour éternel, parce que jamais, jamais, la lumière des lampes électriques ne s’éteint dans les rues, dans les boutiques, dans les cafés, dans les bars et les maisons de jeu, et les autres demeures, «celles qu’il ne faut pas nommer», ainsi qu’aux siècles de foi on disait de Satan. Songez que de nouveaux navires arrivent toutes les heures devant cette bouche méditerranéenne du canal de Suez, et qu’ils ne veulent rester que juste ce qu’il faut pour se remplir la panse de charbon, et s’en aller; car le temps, sur ces quais toujours encombrés, on le fait payer cher, plus cher qu’ailleurs. Jour et nuit, les porteurs de houille courent avec leurs hottes noires sur la tête, tandis que les matelots, les émigrants, les soldats, les fonctionnaires, tous ceux qui vont là-bas, du côté où le soleil se lève, et ceux qui en reviennent, se ruent dans les avenues droites, sur les trottoirs de ciment. Ils se disent: «C’est encore, ou déjà, presque l’Europe, ici! Où on peut tout trouver, _tout_.» Ils ne s’inquiètent pas si la qualité est infâme. Ils sont pressés. Peut-être qu’ils vont mourir. Je me rappelle, il y a quinze ans! Les maisons de jeu où toutes les roulettes étaient truquées, où tous les croupiers volaient; les matelots ivres qui continuaient à boire, quand ils ne pouvaient plus rester debout, tenus de chaque côté, sous le bras, par un nègre; les magasins de curiosités qui s’annonçaient par cette inscription noire sur une longue bande de calicot blanc: _Ahmed ben Ahmed. Photographies obscènes et de monuments_, en français, en un français elliptique et glorieux; et toutes les femmes, des Espagnoles, des Françaises, des Valaques, des Allemandes, des négresses, des Somalies et même une dame solitaire, vêtue de noir et voilée, qu’on ne rencontrait que dans un coin sombre, toujours le même, près du square où il y a la statue de M. de Lesseps. On l’appelait «la dame du monde pour matelots». Elle donnait aux pauvres bougres l’illusion du luxe. Ivres déjà, avec elle ils s’enivraient encore de mystère. --... Tout au bout de la ville, continua Barnavaux, au milieu d’un jardin gagné sur le sable, il y a là le bar de madame Coxon. Vous savez? La maison des Américaines, où ne vont que des gens riches? »C’était là que nous étions allés, Billy Hook et moi. Je ne l’ai jamais revu, Billy Hook, le subrécargue anglais, mais il doit être encore de ce monde: la boisson ne faisait rien sur lui, et pourtant il buvait effroyablement, toujours calme, clair, lucide, solide, ses pupilles de chat sauvage seulement un peu agrandies. Il n’y a plus guère que les Anglais au monde qui, quand ils commettent certains actes, ont l’idée du péché et se croient damnés. Lui, Billy Hook, se croyait damné, irrémédiablement, parce qu’il était protestant, Anglais par-dessus le marché, et que c’est une religion et une race où personne ne croit qu’on peut se racheter par la confession et le repentir. Il faut que la grâce descende et opère toute seule. Or, Billy Hook se croyait au-delà de la grâce, oublié, perdu, et ça lui donnait une extraordinaire fermeté dans la mauvaise conduite. Je ne sais même pas, du reste, s’il s’amusait beaucoup, à vivre comme il vivait, à faire ce qu’il faisait: il fallait qu’il vécût comme ça, voilà tout. Il restait froid, toujours froid, à la manière d’un capitaine de football qui veut gagner une partie. »... Comme nous étions en train de prendre un whisky and soda, un matelot albanais entra dans le bar: un petit, maigre, avec des yeux fous. Il dit à madame Coxon, après avoir commandé un siphon de limonade gazeuse: »--Miss Clary? »--Elle n’est pas là, _deary_, elle n’est pas là, dit la vieille dame, mais il y a les autres _ladies_. »L’homme ne répondit pas. Il prit lui-même le siphon et un verre sur le bar, et alla s’asseoir devant une petite table, au fond de la salle. »Et cela rendit la mémoire à Billy Hook. Il prononça tranquillement: »--Il faut pourtant que j’aille la rejoindre, là-haut! »C’était un des règlements de cette maison-là, un très drôle de règlement, mais assez fréquent à ce qu’il paraît dans les pays d’Angleterre. On ne buvait pas dans les chambres. Madame Coxon y tenait la main rigoureusement. Billy Hook avait dit à madame Coxon: »--Clary est à moi, ce soir. Et il l’avait emmenée quelque part, là-haut. Mais toutes les demi-heures, il redescendait l’air bien tranquille, et prenait un nouveau whisky and soda, en causant d’autre chose, tout debout devant le bar, sans se soucier de celle qu’il avait payée, même pour lui offrir un verre. Billy Hook, c’était un homme qui ne pensait qu’à lui, par principe. Et quand il eut annoncé «qu’il allait rejoindre Clary», il ne parut guère plus pressé. C’était à elle d’attendre, et madame Coxon savait qu’il était bon client. Elle n’insistait pas. Le matelot albanais était demeuré assis à sa petite table, devant son verre de limonade gazeuse. Personne ne s’était aperçu que, depuis les dernières paroles de Billy Hook, il avait enlevé ses souliers. Et on ne le vit pas sortir de la pièce. D’ailleurs, quand on l’aurait vu: il avait payé, il était parti, quoi d’étonnant? Il avait ôté ses souliers, ça c’était plus curieux! Mais s’il fallait faire attention à toutes les fantaisies des gens, une nuit de bordée à Port-Saïd! »Tout à coup, on entendit un cri, un de ces longs cris affreux, plus longs qu’une respiration humaine, et ressemblant--je vous demande pardon, mais je ne trouve pas d’autre comparaison--au long mugissement d’une locomotive qui traverse une haute tranchée en faisant siffler sa vapeur. Et, supposons ensuite que la locomotive entre dans un tunnel? Le bruit ne s’arrête pas de lui-même, il est jugulé. Ce fut ça! On dit que la peur dégrise. C’est un mensonge. Il y a des ivrognes à qui elle serre le cœur de telle façon, qu’ils en tombent sur place, ou pire. De ceux qui étaient là, il y en eut deux qui sortirent. On entendit des hoquets. Les autres montèrent l’escalier les uns sur les autres, Billy Hook en tête; et ils étaient mêlés aux Américaines, aux belles Américaines rousses, en toilette de bal, qui hurlaient. Aux étages, on entendait des pas nombreux aussi, des pieds nus qui couraient dans les couloirs: des pieds d’homme, des pieds de femme. »--C’est de chez moi que ça venait, dit Billy Hook. »Sa voix était un peu plus brève que de coutume, mais il avait dit «chez moi», au lieu de «chez Clary», par habitude de tout prendre et d’être chez lui partout. »Oui, c’était chez Clary, et elle avait crié trop tard! Je la vois encore, cette chambre, avec ses murs peints à la chaux, contre lesquels des gravures en couleurs éclataient trop fort; ses dalles de marbre blanc et noir, en losange; le lit de cuivre, tout bouleversé, et un fauteuil d’osier, laqué en ripolin vert. Clary n’avait même pas eu le temps de quitter ce fauteuil, où elle attendait... Un couteau, d’un seul trait, lui avait tranché les carotides... Elle n’était vêtue que d’une chemise de soie noire, qui plaquait sur son corps très blanc. Sur sa gorge, un collier de filigrane d’or du Soudan brillait par taches au milieu du sang. Quelqu’un éleva la voix pour rappeler les yeux drôles du matelot albanais, et le son de sa voix. Tout le monde dit: »--C’est lui... Il n’a pas eu le temps de descendre. Il est dans la maison. »On renversa les lits. On brisa des armoires à coups de pied. Des gens éventraient les matelas, et on ne trouvait rien. Rien non plus sur la terrasse: une espèce de nappe en ciment, toute vide, et blanchie par la lune. Mais, en regardant la balustrade, Billy Hook aperçut deux mains crispées. Il se pencha. Le matelot albanais était là, suspendu, le corps dans l’abîme. Billy Hook le prit par le col de sa vareuse et hala! D’autres arrachèrent les mains de la balustrade, et l’homme qui avait tué apparut. Il claquait des dents. Ses joues lui étaient rentrées dans les mandibules, comme s’il était subitement devenu très maigre et très vieux. On ne distinguait plus dans sa figure que son nez aminci, très long, et deux trous pâles: le regard de ses yeux de peur sous la lune. »On l’aurait tué sur place, et je n’y voyais aucun inconvénient, mais deux policemen de Port-Saïd étaient survenus: deux fellahs bruns, habillés en soldats européens: ils étaient fiers d’arrêter un blanc! Ils mirent la main sur l’homme. »--C’est vous? lui dit Billy Hook en anglais, c’est vous qui avez fait ça? »L’anglais est une langue où on ne peut dire que «vous» dans les plus grandes crises, et cela donne de la politesse aux paroles. L’autre répondit: »--Oui, c’est moi... Et pourquoi ne vous ai-je pas tué plutôt qu’elle?... Je ne sais pas... je ne sais pas... »Moi, il me semblait comprendre. Il était venu demander cette Clary qu’il aimait, furieux déjà qu’elle ne pût être à lui tout de suite. Mais quand il avait vu, dans sa forme, avec ses os et sa chair, l’homme qui la lui prenait, il s’était représenté plus fortement la chose, la chose, l’acte! Alors c’est elle qu’il avait tuée au moment où il était allé vers elle, peut-être pensant... mais c’était une autre idée, sans savoir, qui l’avait emporté. »Billy Hook dit d’une voix assez lente: »--Oui, pourquoi pas moi! Et si j’avais su que c’était celle-là, celle-là que vous vouliez! Qu’est-ce que ça me faisait, à moi! »Il réfléchit encore, et ajouta sérieusement: »--Je vous demande bien pardon, monsieur; vraiment, je vous demande bien pardon! »... Les deux policemen emmenèrent l’homme. Billy Hook siffla entre ses dents, puis il dit à madame Coxon: »--Où sont les autres _ladies_? * * * * * »Il dit cela, expliqua sérieusement Barnavaux, parce qu’il n’avait pas terminé sa nuit, et qu’il lui fallait son plaisir. Mais vous voyez tous les malheurs que ça fait, d’avoir besoin d’une femme, particulièrement. Et c’est vrai que si Billy Hook avait su... Mais on ne sait jamais!» III LE CHINOIS --... Tiens, dit Barnavaux, c’est encore le légionnaire louf qui est couché là! Si l’homme appartenait à la légion étrangère on ne le pouvait savoir qu’aux insignes de son casque blanc, qui lui cachait presque complètement la figure. Pour le reste, comme il était couché sur le ventre, on n’apercevait même pas les boutons d’une guenille d’uniforme kaki, extrêmement sale. Il ne dormait pas, puisqu’on apercevait nettement, presque au ras du sol, la lueur nette de ses deux yeux bien ouverts qui semblaient chercher quelque chose dans l’herbe; et il n’était pas ivre, car l’une de ses mains, qui faisait accomplir à un brin de bois je ne sais quelle sorte de jeu bizarre, n’avait pas un tremblement. Barnavaux continua, sans faire plus d’attention à lui: --Ce n’est pas laid, tout de même, le fleuve Rouge, d’ici! C’était sur la route de ravitaillement, entre le poste de Po-Lou et Lao-Kay. Des ruisselets clairs dégringolaient la pente en faisant sonner les cailloux de leur lit; l’élan simple, droit, agile, de bambous gigantesques et grêles jetait dans l’air de l’exaltation et de la joie; et plus loin, bien au-dessus de nous, escaladant des falaises calcaires, grises et bleues, de grands arbres dressaient leurs troncs blancs, lisses comme des colonnes. Quand il n’y avait plus de bambous, les bananiers sauvages envahissaient la terre montueuse. Autour de leur tige ronde, molle et si pleine de sève qu’il en sortait tout de suite une bave claire quand on y enfonçait sa canne, leurs énormes feuilles s’enlevaient symétriquement pour entourer la hampe retombante d’une fleur plus longue que le bras, d’un rouge sombre, riche et chaud comme le velours d’une bannière de procession; et, sur cette grande fleur tranquille, on eût dit d’autres fleurs plus petites, plus rouges, presque écarlates, tremblotantes: c’étaient de petits oiseaux qui s’envolaient tous ensemble quand nous passions, des oiselets ivres de miel! Le sol noir sentait la décomposition, la fécondité, les graines qui germent et les insectes--car les insectes aussi ont leur odeur, quand darde le soleil d’été, et que leurs myriades presque invisibles, au milieu des herbes, et dans l’air sonore, et dans la terre sourde, volent, rampent, chassent, dévorent, aiment, chauffent leurs œufs et leurs chrysalides. Plus loin, au-delà des végétations qui déferlaient, c’était le fleuve Rouge, large déjà comme la Seine, fougueux, hoqueteux de rapides, sali des argiles sanglantes arrachées aux rocs pourris des hautes terres, qu’il portait vers le Sud, là-bas, jusqu’au delta du Tonkin populeux; et de grandes jonques chinoises faisaient effort pour le remonter. Lourdes, vastes, basses, patiemment elles allaient amont, aidées à la fois par une voile de paille tressée et par les rotins ferrés d’hommes qui couraient perpétuellement de l’avant à l’arrière, agiles, patients, infatigables, la peau d’un jaune qui tirait sur le noir et le roux, si courbés qu’ils avaient l’air de marcher à quatre pattes, et tout rapetissés par la distance. --On dirait des fourmis! fit Barnavaux. Alors l’homme que nous avions vu couché dans l’herbe releva la tête et sourit. Il avait des yeux tout à fait étranges, d’un brun tendre entouré d’un cercle gris vert, au sommet d’une figure d’homme du Nord: cheveux blonds très drus, barbe blonde extrêmement rude, taches de rousseur partout où il n’y avait pas de poils; ça le faisait ressembler à un gros chien fou et très intelligent. --Oui, dit-il, des fourmis qui viennent de là-bas, des grandes fourmilières qui sont là-bas! Il cherchait le nord des yeux: l’horizon de montagnes derrière lequel il y a la Chine, l’immensité des pays jaunes. --C’est un ancien officier russe, fit Barnavaux à voix basse. On dit qu’il servait dans la marine de son pays, à Port-Arthur, pendant la grande guerre... Et puis il a déserté et il est venu ici, s’engager à la légion. Des raisons pour ça? Il n’y avait peut-être pas de raison: il est louf, je vous dis. Voilà tout. C’est pas le seul. Je crois que le légionnaire avait entendu. Cependant il sourit encore: --Regardez celles-là, les vraies fourmis, dit-il. Comme c’est pareil, hein, comme c’est pareil! Et je m’aperçus qu’il était couché la tête en travers d’un chemin de grosses fourmis rousses. C’était sur ces insectes qu’il rêvait, comme un grand enfant désœuvré. --Tenez, continua-t-il, en voilà une qui ne porte rien dans ses pinces, et qui est peut-être égarée. Je l’agace avec ce brin de paille: comme elle a peur, comme elle est lâche! Elle a perdu la tête, elle fuit comme une folle. Mais celle-là, au contraire, qui rapporte un bout de bois à la fourmilière, rien ne la détournera de sa route, allez! Tenez, je jette un caillou sur elle, la voici à moitié broyée. Que lui importe! Elle sort du désastre avec trois pattes, le ventre aplati, une antenne coupée, mais elle n’a pas lâché son fétu. Et si j’essaye de lui arracher ce fétu, elle n’hésite pas, elle mord, elle lutte contre moi,--contre moi, un monstre si grand que ses yeux sans doute ne peuvent m’apercevoir tout entier. Vous ne comprenez pas ce que ça veut dire? Ça veut dire qu’une fourmi qui a trouvé son travail est comme une somnambule. Elle ne peut plus rien concevoir que ce travail, elle a perdu sa volonté, perdu même l’instinct de la conservation. Les oiseaux qui font leur nid, les oiseaux qui élèvent leurs petits, pour eux, c’est très probablement la même chose; et c’est ça qu’on appelle l’instinct: un commandement qui est au-dessus de l’individu. Eh bien, ces jaunes, ce milliard de jaunes, ils sont comme les fourmis et comme les oiseaux: ils ont le somnambulisme de leur tâche, et c’est pour ça qu’ils me font peur! Sur sa bizarre face d’homme-chien passa tout à coup une expression de terreur si douloureuse qu’elle me donna à moi-même l’envie de fuir. --J’étais sur le _Pétropavlosk_, moi, dit-il, j’étais sur le _Pétropavlosk_... --Le cuirassé que commandait l’amiral Makarof à Port-Arthur, et qui a sauté, murmura Barnavaux. Pauvre bougre! Je comprends, maintenant, je comprends pourquoi... Et il se toucha le front. --L’horreur de ça, murmura le légionnaire, l’horreur de ça! Ne prenez pas des airs mystérieux pour vous dire que j’ai la tête malade. Ce n’est pas la peine, je ne me fâcherai pas. Vous faites seulement une petite erreur: j’ai la tête très solide, ce sont les nerfs qui sont détraqués, les nerfs et... et le moral peut-être. Je ne puis plus entendre une porte claquer derrière moi, et quand on me met la main sur l’épaule j’ai envie de tomber. Mais ma mémoire fonctionne bien et mon cerveau n’est pas touché. Je me rappelle tout. Mais ce que je me rappelle, c’est une chose que vous ne vous figurez pas: j’ai peur pour plus tard, peur pour toutes nos races. Y êtes-vous? »... L’amiral ne voulait pas engager le combat. Il était sorti pour exercer l’équipage, et surtout les officiers; il ne comptait sur rien de grave, quand les grands obus se mirent à tomber. Le tir de l’ennemi était si mal réglé, en apparence, qu’il ne nous faisait aucun mal. Et même, lorsque nous commençâmes d’être atteints, il resta devant nous, respecté par cette pluie de gros fuseaux d’acier qui faisait gicler la mer comme une mare sous la grêle, une espèce de chenal d’eau tranquille. C’était la ruse, c’était là qu’on voulait nous faire passer; mais personne ne comprit, on gouverna vers cette eau calme. Nous étions alors à peine sortis de la passe, on distinguait parfaitement à l’œil nu les bras des sémaphores. Le feu de l’ennemi augmenta d’intensité. Un obus tomba sur le mât de signaux, en le brisant. L’officier de vigie fut tué raide et je me souviens, oui, je me souviens... une partie de ses entrailles et son diaphragme, une espèce de guenille blanchâtre et translucide, restèrent accrochés aux débris: de la viande de boucherie parée pour la vente, c’est à ça que ça ressemble! Il y avait aussi des choses qui n’allaient plus, les membres du navire qui se paralysaient; l’électricité coupée, le monte-charge bloqué, faussé, hors d’usage. L’amiral donnait des ordres; mais qui était chargé de l’électricité, qui devait s’occuper du monte-charge? Est-ce toi. Piotre Ephimovitch? est-ce toi, Serguieief? On ne savait plus, je crois qu’on n’avait jamais su. Ah! ça, c’est la honte, la honte, je vous dis: personne ne savait ce qu’il avait à faire, on restait les bras ballants. »Et voilà que, venant de terre, un petit canot apparaît, un sale petit canot de Chinois, monté par deux hommes, qui manœuvraient pour couper notre route et nous rejoindre. C’était là où il passait que la mort sur la mer tombait davantage. Des obus d’éclatement, au-dessus de lui, éparpillaient leurs morceaux et leur feu; d’autres obus géants s’enfonçaient devant lui, derrière lui; et cette absurde coquille de noix allait toujours, tout doux, tout doux, avec ses deux rames qui grattaient l’eau bien régulièrement. Mais qu’est-ce qu’il voulait, qu’est-ce qu’il voulait! Il apportait un message, c’était sûr; ces deux hommes ne pouvaient avoir risqué la mort que pour remplir un devoir sacré, pressant, obligatoire. On stoppa, le canot s’arrêta par notre avant, et un homme monta. C’était un Chinois, qui portait une corbeille en jonc tressé, assez lourde. Il la posa sur le pont et fit son salut très bas, les mains posées sur la poitrine... Un projectile éclata par bâbord avant, tout près de lui, et quatre hommes tombèrent morts, déchiquetés. Il fit un second salut, le Chinois. Et il ne parut rien d’extraordinaire sur sa figure. »Un officier fusilier qui était là, Stépanof, se précipita sur lui. »--Qu’est-ce qu’il y a, dit-il, pourquoi viens-tu, de quelle part? Hein, parle! »Le Chinois fit son troisième salut, et dit en _pidgin_, que je vous traduis à peu près: »--Ma commandant, y en a moi rapporter linge officier. Beaucoup pressé. »Il ouvrit sa corbeille comme si elle avait contenu la sainte hostie, et des faux-cols, des pyjamas, des dolmans blancs, des pantalons blancs, des chemises, apparurent, bien rangés, par paquet distinct pour chacun des clients. »C’était le blanchisseur! On lui avait dit d’apporter le linge à dix heures, et quand il était arrivé «y en avait bateau foutu le camp». Alors, il avait pris un canot avec son fils, avec son fils, vous entendez! Puisqu’on lui avait dit d’apporter le linge à dix heures! Il tira de la corbeille des fiches de bois marquées d’encoches, toutes pareilles à celles des boulangers d’Europe. »--Qui ça ici y en a compter blanchissage? dit-il simplement. »Nous venions d’entrer dans ce chenal dont je vous ai parlé, cette espèce d’avenue d’eau calme où rien ne tombait plus, et nous regardions ce Chinois, ébahis par son courage, par son héroïsme, par son inconscience... non, tout ça, c’est des mots européens, des mots qui ne sont pas vrais; nous étions atterrés, humiliés, parce qu’il avait fait, lui, sans penser à plus, _ce qu’il avait à faire_. Tandis que nous, malheur! »L’ouragan de fer ne passait plus qu’à notre droite, à notre gauche; nous nous disions tous, ivres de l’angoisse traversée, la cervelle en bouillie: «C’est fini, ça n’était pas pour aujourd’hui, on est réchappé.» Et alors, les autres, et peut-être moi aussi, on commença de rigoler autour du Chinois, parce qu’on se croyait sauvé, parce qu’on était content, parce qu’on était embêté devant lui. Il dit de nouveau, poliment: »--Où ça y en a boy compter blanchissage? »Et prenant ses fiches de bois, il appela. »--Ma lieutenant Piotre Ephimovitch! »--Tu veux voir Piotre Ephimovitch, dit quelqu’un. Tiens, le voilà! »Et il leva la main vers le mât de signaux. Celui où il y avait cette horreur, vous savez! »Le Chinois leva la tête, et je ne sais pas ce qu’il aurait dit. Je ne le sais pas, ni personne, ni lui, parce que nous venions de toucher le piège, le piège où nous avions été conduits, les deux torpilles mouillées entre deux eaux!... On n’a pas beaucoup souffert, c’est seulement, après tout, comme si le cœur se décrochait. J’ai vu l’eau monter en grands jets du côté de la mer que je regardais, et puis le bateau n’est pas remonté. Il était coupé en deux... Voilà ce que c’est que la vie de quinze cents hommes: il ne faut pas longtemps pour que ça devienne le rien, la nullité, la pourriture. Moi, on m’a repêché par hasard... »--Et le Chinois? demandai-je. »--Comment voulez-vous que je sache! dit le légionnaire d’une voix subitement furieuse, et qu’est-ce que ça vous fait? Il y en a encore trop, hein, trop! Six cents millions dans la fourmilière! Et tous somnambules, quand ils ont leur tâche, comme les vraies fourmis: aveugles, sourds, insensibles, sans nerfs. Il y en aura toujours trop, je vous le répète.» Il essaya de donner un regard plus ferme à ses yeux d’animal égaré. --Je suis venu à la légion à cause de la discipline. Je veux apprendre la discipline. Sans ça quoi! Qu’est-ce qui nous arrivera, à nous, les Européens? IV POUR MILLE PIASTRES Ti-Soï savait très bien où on le conduisait: la veille même, on l’avait fait sortir de prison, la cangue au cou, pour creuser sa tombe. C’est un usage qui existe encore, au Tonkin; quand un homme a été condamné à mourir par le tribunal indigène, suivant la loi des ancêtres, il creuse lui-même sa tombe, aidé par quelques compagnons de geôle, la canha-pha où on est nourri, par indulgence merveilleuse, aux frais du gouvernement. Donc, Ti-Soï n’avait pas trouvé ça extraordinaire ni méchant. Seulement, il savait ce qui allait lui arriver. Mais une grande indifférence lui était venue. C’est peut-être une erreur des civilisés de croire qu’en diminuant la durée de l’attente on atténue les affres de la fin. Et si c’était le contraire? S’il fallait à l’âme, à l’esprit, au cerveau, dites comme vous voudrez, du temps pour s’habituer, au corps une espèce de fatigue et d’ennui? De connaître d’avance un sort inévitable, cela dissout mystérieusement l’envie même d’y échapper. On est plus pareil à ceux qui meurent naturellement, on est plus usé, on s’abandonne, on ne vit plus qu’à demi et ailleurs, comme un malade chrétien quand il a reçu l’absolution, la communion, les saintes huiles. C’est ça qu’il faut! Et sans doute c’est là qu’il faut chercher la cause de l’insensibilité apparente des condamnés annamites: car s’ils peuvent échapper à un danger dans une bataille, un incendie, un naufrage, regardez-les: ils ont plus peur que nous, ils claquent des dents, ils ont l’air lâche! Tandis qu’ils sont braves à l’heure suprême, où nous ne le sommes point. Ti-Soï portait donc d’un pas très doux la tête que le bourreau allait faire sauter. Pourtant, il le voyait très bien, le bourreau, qui marchait tout seul derrière le crieur chargé d’annoncer, dans une trompe mugissante, les crimes et la condamnation de ce nommé Ti-Soï, pirate, rebelle et contrebandier: c’était un homme en souquenille rouge, aux belles jambes nues bien musclées, petit, mais fort, avec un gros cou, et qui appuyait sur son épaule un énorme sabre au large fer; et la poignée ronde de ce sabre était garnie de cordelettes vertes pour qu’elle fût mieux à la main. C’est ainsi qu’allait Ti-Soï. L’escorte de tirailleurs annamites était guêtrée de bandes de toile jaune, habillée de kaki; sous les chignons noirs et les chapeaux pointus, elle avait l’air d’une troupe de femmes costumées pour une pantomime de cirque, ou de gamins vicieux. Puis c’était le juge mandarin, très beau, très grave, vêtu d’une dalmatique violette comme une espèce d’évêque, assis sous un parasol vert, suivi de ses porteurs de pipes et de ses gardes, dont les blouses carrées proclamaient, en caractères chinois, tout écarlates, le nom et les titres de monseigneur leur maître. Des pavillons claquaient, rouges, bleus et jaunes; des gongs envoyaient dans l’air des notes profondes, qui rendaient fou. Et à droite et à gauche, de chaque côté de la route plate, gorgées d’une eau invisible, jusqu’à l’horizon brillaient les rizières encore jeunes. Elles étaient d’un vert très tendre, monotone, mais plaisant. Parfois, dans un fossé, des femmes barbotaient, sondant avec des nasses de jonc tressé la boue poissonneuse. Elles y entraient presque jusqu’au col, puis, au son de la trompe terrible, en ressortaient couvertes d’une cuirasse de fange fraîche, couleur d’or. Et elles accouraient pour dévisager le prisonnier. Mais elles gardaient le silence, leur curiosité ne se traduisait que par un empressement un peu indiscret, et Ti-Soï, que l’une d’elles gênait pour marcher droit, dit poliment: --Excusez le tout petit, vénérable dame! Il avait salué en rapprochant les deux poings sur la poitrine, et elle lui rendit son salut. Ti-Soï avait fait ça sans y penser. Il ne faisait plus que les gestes qu’on lui avait enseignés quand il était petit. Le cortège s’arrêta près de la tombe vide. On ne pouvait pas couper la tête à Ti-Soï tant qu’il avait le cou pris dans la cangue: une chose faite comme deux barreaux d’échelle, avec les montants. Alors, le bourreau se mit en devoir de couper un de ces barreaux avec un matchète, une espèce de grand poignard dont il aiguisa le fil contre son sabre, à la façon d’un maître d’hôtel qui frotte son couteau à découper contre un autre. Cette opération dura longtemps parce que le bois était très dur. Barnavaux fumait une cigarette, sans rien dire. Il vit que j’étais tout pâle. --Voulez-vous partir? me dit-il. Ça n’est pas propre, hein? Mais à ce moment la figure de Ti-Soï s’éclaira. Il regardait une jeune femme qui s’était mise sur son passage. Elle avait deux chaînettes au cou, l’une de perles d’ambre, l’autre de perles d’argent, et sa tunique bleue était toute neuve, comme pour une noce. Cette race annamite a quelque chose de tellement frêle que si les hommes ont l’air de femmes, les femmes ont l’air d’enfants. Celle-là se prosterna cinq fois devant le condamné, mais sans qu’un trait de sa figure remuât. Il s’agitait pourtant peut-être beaucoup de sentiments dans sa poitrine, mais elle ne devait à ce moment manifester que le respect. C’était un salut rituel, ça se voyait. Ti-Soï, au contraire, mit la main sur cette tête prosternée, en souriant. Barnavaux siffla. --Qu’est-ce qu’il y a? demandai-je. --Ça n’est pas ordinaire, dit Barnavaux entre ses dents. Non, ça n’est pas ordinaire! Cette femme, c’est Ti-Haï, sa _congaye_, sa femme, et c’est elle qui l’a livré. --Celle qui a touché les mille piastres de la mise à prix? fis-je stupéfait. --Oui, dit Barnavaux. Le bourreau travaillait toujours à couper la cangue, et Ti-Soï l’aidait. Je veux dire qu’il faisait tout son possible pour ne pas le gêner: il avait tout naturellement peur que le matchète ne lui fît mal. Si vous avez jamais vu, en France, la soumission craintive d’un futur guillotiné quand on échancre le col de sa chemise, vous comprendrez ce que je veux dire. Tout près de lui, l’aide du bourreau planta un piquet en terre. Je vis plus tard à quoi servait le piquet. --C’est des choses, dit Barnavaux, qui ne sont pas compréhensibles. Pour mille piastres,--ça fait deux mille cinq cents francs,--elle a livré son homme, la garce! Et la voilà maintenant qui lui fait des _laïs_ avec des colliers, un _kékouan_ neuf, tout un fourniment qu’il va payer d’un coup de sabre sur la nuque. Et il a l’air de trouver ça tout naturel, il rigole, il ne pense même plus à sa mort quand il la regarde! Il prononça, découragé de réfléchir: --On ne voit ça que chez les sauvages! Alors, Hiêp, un vieux _linh-cô_, c’est-à-dire un cavalier de la milice, un homme qui comprenait le français parce qu’il avait rengagé deux fois, osa dire d’un air de blâme: --Y en a toi t’ fout’ dedans. Congaye Ti-Soï beaucoup _tot_. D’ordinaire, il était déjà tout pareil, à cause des rides qu’il avait par toute la figure, et de son chignon qui grisonnait sous son casque, à une vieille femme; et à ce moment il avait l’air, en parlant, d’une dévote à qui on dit du mal du bon Dieu, à la sortie de la messe. Il était scandalisé. --Qu’est-ce qu’il dit? demandai-je. --Il dit, parbleu! traduisit Barnavaux avec répugnance, que je me trompe et que la femme à Ti-Soï est très chic. L’opinion est pour elle, du reste. On ne la traite pas comme une _nha-quoué_,--une paysanne. C’est une dame. Regardez! C’était vrai: il y avait autour d’elle une atmosphère de déférence. --C’est qu’elle est riche! expliqua Barnavaux: elle a les mille piastres. Sale peuple! Alors, Hiêp parla encore: --Toi pas connaisse, dit-il, et vous, les blancs, personne y en a connaisse. Congaye Ti-Soï, beaucoup _tot_, même chose madame Bouddha (il voulait dire semblable à une déesse). Faire pirate, avant, dans Tonkin, y avait beaucoup bon: gagner sapèques, gagner piastres. Nhaquoués donner riz, poissons, et la-bouzie (des bougies), et le thé, et pétrole-la-lampe. Mandarins donner galette et cartouces fusil. Maintenant, y a pas bon, y a pas gagner. Mauvais, mauvais! --Je sais ça, dit Barnavaux orgueilleusement: à cause des colonnes Larchant. Il voulait parler des opérations militaires entamées depuis un an contre le pirate. --Colonnes Larçant, répondit Hiêp, y a bon. Mais y a pas moyen beaucoup bon. Routes résident, y a bon, mais pas moyen beaucoup bon. Missionnaires, y a bon, mais pas moyen beaucoup bon. Mais tout ça ensemble, gagné beaucoup bon: pirate crevé la faim! Lentement, je comprenais sa pensée: les colonnes qui avaient harcelé le pirate; les routes, tracées par le résident, qui avaient permis aux colonnes de marcher plus rapidement, de resserrer les mailles du filet; et les missionnaires, avec une discrétion patiente, sollicitant de leurs ouailles des renseignements, suggérant que puisque Ti-Soï n’était plus l’homme puissant, il devenait inutile de rien lui donner. --Et Ti-Soï plus trouver moyen, continua Hiêp, pas moyen manger, pas moyen cartouces, pas moyen dormir, jamais moyen. Son ventre, même chose un trou; jambes, bras, dos, même chose vieux mort sans viande (un squelette). Et grand écriteau cloué les arbres: «Vendre Ti-Soï, gagner mille piastres.» Qui ça, gagner mille piastres? Nguyen-Tich, Huong-Tri-Phu, Luong-Tam-Ky? Beaucoup mauvais, tout ça des salauds, ennemis Ti-Soï. »Alors, Ti-Soï, un soir, entrer canha congaye (entrer dans la maison de sa femme). Ti-Haï, congaye, faire laïs, bien triste, bien contente. Et lui parler: »--Faire pirate, fini-foutu. Et qui ça gagner les mille piastres? Nguyen-Tich, Huong-Tri-Phu, Luong-Tam-Ky: beaucoup salauds, beaucoup sales types. Mauvais... Où y en a l’ gosse? »Gosse Ti-Soï couché la natte, couché dormir: pitit, pitit, pas encore connaisse faire-marcher, pas connaisse faire-parler. Ti-Soï regarder l’ gosse, dire congaye: »--Toi y en a faire gagner lui mille piastres. Monnaie beaucoup bon pour l’autel des ancêtres! »Alors, Ti-Haï, congaye, encore faire laïs, pleurer, et dire: «Moi, bien contente!» Barnavaux était un peu ému tout de même. Il me dit: --Vous comprenez, maintenant? Ils étaient de mèche, lui et elle. Je ne répondis rien. C’était trop héroïque, trop au-dessus des paroles. Et Ti-Soï avait fait ça non pas pour sa femme, non pas pour son fils, mais pour son âme à lui, qui reviendrait plus heureuse dormir dans les tablettes d’un bel autel des ancêtres, bien entretenu, dans une maison riche. La cangue était rompue. Par le milieu du corps, on attacha Ti-Soï, les mains derrière le dos, au piquet. Voilà pourquoi il y avait un piquet. Puis on lui déroula son chignon, le bourreau empoigna les cheveux noirs à pleine main. Le cou se tendit... Le bourreau tenait maintenant à deux mains son épée. Et il se balançait sur ses belles jambes... --Han! Le corps de Ti-Soï demeura debout, collé au piquet. Et deux jets, sortant des carotides, montèrent un instant, épanouies au-dessus du cou, dans l’air net. V DÉPART Ma vie, ma libre vie asiatique allait finir. Du fond de la province où je m’étais longtemps arrêté, je traversai l’Annam pour m’embarquer à Tourane. C’était le temps où de pauvres indigènes, par centaines, avaient préféré se laisser massacrer, les bras vides, sans armes, plutôt que de continuer à vivre une existence que le poids des impôts leur rendait insupportable. Les routes n’étaient plus sûres, l’administration faisait escorter militairement tous les convois. Barnavaux, que ces événements politiques laissaient indifférent, fut heureux parce que cela lui permettait de m’accompagner jusqu’à la côte. Et je voulus profiter de mon passage à Hué pour revoir les tombeaux des empereurs d’Annam. * * * * * Des Champs-Élyséens sur terre: les sépulcres, vastes comme des cités, de Gia-Long, de Minh-Mang, de Tien-Tri, de Tu-Duc, eurent tous pour objet de réaliser ce rêve idéal. Dans un lieu solitaire et béni, spécialement désigné, après de longues recherches par des lettrés savants dans les rites, on a planté sur deux ailes d’édifices deux grands bois de pins, parce que le feuillage de cet arbre est noble, et que ses branches sont agitées d’un frémissement perpétuel. Entre ces deux forêts de vivants piliers, s’élèvent les palais funéraires, adossés eux-mêmes à la colline sauvage qui leur sert de fond. C’est surtout celui de Minh-Mang qui réalise dans toute sa rigueur ce plan religieux et magnifique. Par des terrasses aux escaliers successifs, en passant par un arc de bronze, on accède à trois porches couverts d’un toit laqué de rouge, et, sur le porche du centre, réservé au souverain, un dragon à cinq griffes nage dans l’or pâle. Puis, c’est la maison du roi, sa maison humaine, où son ombre vient reposer. Une grande cour dallée suit cette demeure, et de chaque côté attendent, debout et figés en granit, le cheval, l’éléphant de guerre, et les ministres mêmes, les vieillards très sages du Komat, qui continuent dans l’éternité leurs services au maître de l’Empire. Au sommet d’une espèce de pyramide qu’encadrent des pylônes, symbole de résurrection et de fécondité, jaillie d’entre les arbres noirs, se dresse alors une grande stèle en marbre sombre, gravée de caractères glorieux. Ceci est la salle du trône, et cette stèle représente le roi, dans les actes de son gouvernement. Enfin, plus loin encore, au-delà de bassins arrondis, remplis d’une eau noire, au delà de nouvelles arches de bronze et de nouvelles terrasses, apparaît un mur, un mur droit, terrible, tout nu, percé d’une seule porte. Nul ne va plus loin. La porte est bardée de fer et scellée. Quand on gravit l’éminence qui domine cette retraite sacrée, on s’aperçoit que celle-ci ne contient que deux petites chapelles accouplées, dépourvues de tout ornement. C’est là que le fantôme est supposé dormir, aux côtés de l’épouse de ses premières noces. Mais le cercueil lui-même n’est pas là. Pour éviter les profanations, on l’a caché loin de ces grands tombeaux qui mentent, dans un endroit mystérieux que connaît un seul prêtre, chargé de transmettre le secret. Il faudrait détourner un fleuve, raser une montagne, changer une province en précipices, avant de découvrir cette chose infime, inutile et sale, ces quelques os... Barnavaux était là. Il ne comprenait pas, et haussait les épaules. Mais c’est qu’il n’y a rien de dangereux comme la colère d’un mort, surtout si ce mort est un roi puissant. Il est encore un milliard d’hommes aux faces jaunes pour penser de la sorte: Confucius s’est greffé sur l’homme de la pierre polie. Il est si difficile, pour un enfant et pour un barbare, de concevoir la disparition définitive des phénomènes qu’ils ont coutume de contempler. Pour une bête même, peut-être!... J’ai tué un jour, cruellement, un chat qui remplissait mon jardin de ses cris de désir. Deux jours et deux nuits sa femelle l’a veillé, le touchant perpétuellement de ses pattes timides, de son corps amoureux. Elle ne comprenait pas. Les hommes primitifs ne comprennent pas non plus. Voici un homme qui parlait, marchait, aimait, avait des passions, des vertus et des vices, la puissance du mal et du bien. Et il ne bouge plus. Il est impossible qu’il ne bouge plus jamais! Ceci romprait l’idée qu’on a de lui. D’une façon ou d’une autre, il faudra donc qu’on imagine qu’il vit, qu’il marche et qu’il agit. Ce sera une ombre presque matérielle. Seulement, il est assez logique de supposer qu’elle sera semblable au vivant, à l’époque dernière où on l’a connu. Elle participera du malade, du vieillard, du soldat tué à la guerre; il y a toutes les chances pour qu’elle soit souffrante, malheureuse, irritable, irritée. Sa fureur est bien plus à craindre que n’est précieuse sa paternelle et royale indulgence. Ce fantôme sans os qui tient du mort, du malade, du vivant, aime les attitudes respectueuses, les bonnes paroles, les objets qui lui ont appartenu, mais aussi le repos, le silence, les eaux sans vagues, les paysages frais pleins d’arbres et de vent, tout ce qu’aimerait un maître orgueilleux mais assoiffé de paix, lassé de bruit, tel enfin que lorsqu’il mourut. Voilà pourquoi, quand meurt un roi d’Annam, on lui bâtit une ville, une maison, un kiosque pour ses bains, d’où il peut voir nager ses femmes. Et toutes ses femmes en effet sont transportées là, vivantes: dans cette ville morte, dans cette ville somptueuse, silencieuse, affreuse. Elles sont toujours là, les femmes de Minh-Mang, les plus jeunes au moment de sa fin, celles qui ont eu le temps de vieillir sans mourir encore! Elles sont devenues des espèces de spectres qui attendent, auprès du lit dressé, le spectre de leur époux, préparent sa nourriture, entretiennent ses vêtements, le vase d’argent où il puisait le bétel, et--pourquoi ne pas tout dire?--font chaque matin le geste de vider son pot-de-chambre éternellement vide! C’est pour toutes ces choses qu’elles restent là, humbles et sublimes servantes d’un amour immortel, et qui, du vivant même de l’époux, n’avait jamais eu qu’une misérable récompense. Mais Barnavaux dit tout à coup: --C’est bien, ça, c’est très bien. C’est comme ça doit être. --Qu’est-ce qui est bien, Barnavaux? --Que ces femmes soient là, encore là. Des pays où les femmes sont comme ça, ils durent. C’est nous qui passerons, parce que... parce que nous ne savons plus ce qui est bon pour durer. Alors, ils auront leur revanche, ils n’ont qu’à attendre, allez! * * * * * Trois jours après, le chemin de fer, encore en construction, étant impraticable, notre convoi partit pour Tourane par le col des Nuées. Le soir, les monts qui viennent vers vous sont comme drapés dans un ciel de soie de Chine, vert et rose, ramagé de nuages; les dunes prennent un éclat blafard, et la mer de Tourane une extraordinaire couleur d’encre, si forte que cette eau plate a l’air de s’élever comme un talus sur l’horizon. On traverse des arroyos, on monte, on redescend, par des lacets sans fin, des pentes hérissées de granit; durant des heures on ne quitte pas la même crique de la même baie, on ne se déplace pas dans le sens horizontal, on tournoie comme un pigeon qui regagne le sol. Les nuées traînent, s’accrochent au rocher, aux arbres devenus gigantesques, se condensent, retombent en cascatelles. Quand on arrive au col, c’est encore la mer qu’on retrouve à ses pieds, la mer indomptée d’Annam, si furieuse que malgré la hauteur on l’entend se battre contre les falaises, élargir en grondant ses chantiers de démolition. Et de beaux arbres toujours, sombres, lisses et droits; ou des banyans chevelus, tortus, jetant partout des racines aériennes, des piliers comme pour une maison qu’on ne finit jamais de bâtir, des branches qui s’entortillent autour d’autres branches comme des lianes. Puis ce sont d’autres arroyos, d’autres lagunes, d’autres isthmes de sable où les hommes enfoncent... C’est pourtant la grande route, celle des mandarins jadis, des fonctionnaires maintenant. Toute la population d’alentour est asservie, depuis des siècles, au métier de bête de somme, elle traîne des malles, des caisses, des dignitaires, jaunes ou blancs, en chaise à porteurs. Les besoins augmentent, la corvée devient plus écrasante, les voyageurs européens plus nombreux, plus vulgaires, aussi, plus brutaux. J’en vis qui brandissaient des revolvers. Alors les porteurs disparaissaient; ils se défendaient de la violence par la fuite. Je sentis diminuer mon regret de quitter ce pays. Je souffrais d’avoir ma responsabilité dans ces choses, et de les voir. --Barnavaux, lui dis-je, vous reviendrez en France, vous aussi? --La France, répondit-il, d’un air étonné, la France? Mais c’est pas un pays où on peut vivre! Et il allongea une taloche à un porteur qui traînait le pied. --Un pays où il n’y a que des blancs, expliqua-t-il: on n’est pas servi! Et je conçus qu’il ne comprenait plus, de la France, ni les femmes, ni les hommes, qu’il dédaignait leur humble vie, parce que, sous des cieux nouveaux, il avait goûté la puissance. DEUXIÈME PARTIE I LA QUININE Le temps coula. J’étais en France, mes visions de là-bas étaient devenues des souvenirs. C’est une transformation douloureuse, et qu’on a peur de reconnaître. On descend dans son passé: on n’y retrouve plus que des momies! Je ne désespérais pas toutefois de revoir Barnavaux: à son tour, comme tous les autres, avec la relève. Et il reviendrait ainsi, sans doute, périodiquement, jusqu’au jour où sur un sol barbare la mort le fixerait au cimetière; où bien adjudant de garde civile, fin souhaitée de tous les vieux soldats qui ne désirent pas mourir dans leur pays. Il n’avait jamais envisagé que ces deux hypothèses, elles lui paraissaient presque aussi naturelles, et, à tout prendre, aussi heureuses. Pourtant il devança son tour. Un matin, dans mon courrier, je trouvai une lettre de lui, et elle ne portait pas un timbre colonial. Barnavaux attribué à la garnison de Paris, était au Val-de-Grâce pour paludisme invétéré et anémie tropicale. Il me donnait ces nouvelles de son écriture ordinaire, qui est assez bonne, propre, ronde et appliquée, et de son orthographe personnelle, qui change volontiers les participes passés en infinitifs. «C’est pour avoir le plaisir de votre visite», ajoutait-il sans fard. Il savait bien que je viendrais! Tout de suite, je courus au Val-de-Grâce. Barnavaux n’était pas couché. Je le trouvai assis sur un banc du vieux jardin, affublé de la sinistre capote grise des malades militaires, coiffé du disgracieux bonnet de coton. Pourquoi impose-t-on à ceux que l’affaiblissement de leurs forces ou la peur de la mort rendent déjà mélancoliques et découragés ces costumes dégradants et tristes? Est-ce que ce n’est pas une erreur médicale, est-ce que ce n’est pas un crime contre l’humanité? Barnavaux regardait passer, sans les voir, des centaines de malheureux pareils à lui; il était en plein soleil, et l’on devinait qu’il faisait reproche au pâle soleil de ce méchant été de n’avoir pas plus de lumière et de chaleur. Il grelottait! Cependant il me sourit bravement, il me tendit la main. Avez-vous connu ce sentiment d’angoisse qu’on éprouve à retrouver toute blanche une main jadis forte, tannée, noircie, ouvrière? Les femmes vont peut-être aux malades franchement, avec l’élan généreux de leur âme maternelle. Mais nous! Nous avons peur comme devant des sauvages, devant des êtres qui ne nous ressemblent pas, à qui on ne sait, à qui on ne peut parler! Mais Barnavaux me dit tranquillement: --Je vois. Vous trouvez que j’ai l’air salement vieux. Ça fait toujours le même effet. C’était vrai. On eût dit qu’il avait rapetissé. C’est ça qui lui donnait l’air vieux. Il tira de sa poche un de ces petits miroirs ronds que les marchands de chaussures, je ne sais pourquoi, donnent gratuitement comme prime à leurs clients. Les vieux soldats sont comme les chemineaux: ils ont toujours sur eux leur peigne, leur glace et leur couteau. --Ce qu’il y a de plus drôle, dit-il en se regardant, c’est que, quand on a la fièvre, on se met à ressembler aux indigènes des pays où on prend la fièvre. Si je n’ai pas l’air d’un Annamite, maintenant! Là-dessus encore il ne se trompait pas. Oh! cette mince figure ratatinée, avec son teint jaune et terreux tout à la fois, comme elle rappelait tristement les petites faces jaunes et terreuses des races d’Extrême-Orient, comme elle faisait la même grimace! Et l’iris de ses yeux, singulièrement élargi, lui donnait quelque chose d’ivre et fou. Mais il rigola, tout en claquant des dents. --Faut pas se frapper. C’est l’accès froid. Mais on s’en tirera: la quinine est là pour un coup! Il se leva comme il put. Il aurait été mon fils que je ne l’aurais pas soutenu plus tendrement, en vérité! Et ce fut ainsi qu’il regagna son lit, au premier étage. --Des couvertures, dit-il, beaucoup de couvertures! Sur ses jambes, dont les genoux s’entrechoquaient, on jeta trois ou quatre de ces couvertures brunes, affreusement lourdes, qui sont d’ordonnance, et l’infirmier lui fit une injection de chlorhydrate de quinine. --C’est meilleur que les cachets, ça, fit Barnavaux d’un air savant. Ça coupe l’accès, c’est sûr... Pour le moment, laissez-moi. Je ne suis bon à rien, je me dégoûte. Je fis mine de lui obéir, mais je revins vers le soir. L’infirmier était en train de changer ses draps, trempés de sueur. --Ça y est, me dit-il. J’ai transpiré. Il n’y a plus qu’à attendre la prochaine fois. Comme tous les vieux impaludés, il avait l’habitude, il prévoyait lui-même, de façon à peu près certaine, la marche et la durée des crises. Ainsi qu’il l’avait dit tout à l’heure, il ne se frappait pas. Il se plaignit seulement que le major ne voulût pas corser son traitement d’une bonne dose d’ipéca. Ça remet tout de suite, selon lui. C’était, en effet, l’ancienne méthode, et Barnavaux n’est plus tout jeune: il tient pour les vieilles méthodes. Il daigna pourtant reconnaître: --C’est une bonne drogue, cette quinine, c’est une bonne drogue. Si on ne l’avait pas, qu’est-ce qu’on deviendrait? Ça serait comme à la Réunion, la première fois que la fièvre est venue. Il vit que je ne savais pas ce qui s’était passé à la Réunion, et ses pupilles élargies devinrent fières, comme toujours quand il peut m’apprendre une chose. --Oui, fit-il, c’est une histoire qu’on m’a contée à Tamatave, dans le temps, quand j’y suis arrivé avec Gallieni. Et elle remonte loin. Jusqu’à cette époque-là, peut-être avant la guerre de 1870, la fièvre n’était jamais venue à la Réunion. Personne dans l’île ne savait ce que c’était, excepté ceux qui avaient été la prendre à Madagascar. Et encore, ceux-là, une fois rentrés chez eux, ils guérissaient presque toujours. »Et voilà qu’un jour elle est tombée, après un cyclone. Du moins, c’est ce qu’ils racontent à la Réunion, les noirs, les métis, les Tamouls émigrés de l’Inde. Les gens sérieux et les médecins ne voulaient pas le croire; mais maintenant qu’on sait que ce sont les moustiques qui donnent la fièvre, peut-être qu’ils ont changé d’avis. Qu’est-ce qu’il leur faut de temps à ces grands vents fous, pour porter les mouches mauvaises de Madagascar aux îles? Moins d’un jour, n’est-ce pas? Elles s’enlèvent avec la poussière, avec les plumes d’oiseau, avec les graines ailées, qui s’arrêtent parfois, venues de si loin, sur Maurice et Bourbon. Et elles ne vont pas, elles, absolument au hasard. Quand ces tempêtes, qui cassent tout, qui démolissent les toits des maisons avec les bateaux qu’elles jettent sur la mer débordante, quand ces saletés d’ouragans les mènent au-dessus d’une terre, elles savent bien se laisser tomber. Elles ferment leurs ailes, et ça aide le sort. »Et alors on s’est mis à mourir, à mourir! Surtout les petits enfants: les hommes et les femmes, ceux qui ont fini de pousser leur taille, elle ne les tue pas souvent du premier coup, la fièvre, elle y va doucement, elle fait comme pour moi. Comme pour moi, vous comprenez ce que je veux dire: elle les mange par petits morceaux, et à la fin, on claque d’autre chose. Ne dites pas non, ne dites pas non! Ça m’arrivera un jour ou l’autre. Et puis, après? J’ai tout de même vécu mon compte, je sais ce que c’est que les hommes, les femmes surtout, les pays et les choses. Mais les enfants, les tout petits enfants! Quelle bêtise, quelle horreur, quelle injustice, qu’ils meurent! Hein?... Hein?... Hein?...» Il m’avait croché le bras de son bras maigre, et je sentais bien qu’il était hors de lui-même. Ça ne m’étonnait pas. Je les connais par moi-même, les fins d’accès paludiques. Ce n’est pas précisément du délire, mais c’est comme si on avait pris trop vite une absinthe, un jour où il fait trop chaud. --Les enfants! répéta Barnavaux. Je vous dis que ces sales mouches les faisaient mourir aussi vite qu’elles meurent. Et les pharmaciens gagnaient ce qu’ils voulaient. Pensez! On ne fait pas de provision de quinine dans les pays où on ne connaît pas la fièvre. On en garde ce qu’il faut pour... pour les maux de dents, quoi! Qu’est-ce qu’il peut y en avoir, en ce moment, dans une bonne petite ville de province bien saine, en France, quelque part dans les Alpes ou les Pyrénées? Mais, s’il arrivait quelque chose on ferait venir ce qu’il faudrait en vingt-quatre heures. Tandis que là-bas, à l’époque dont je vous parle, il fallait plus d’un mois! Alors le prix de la quinine monta, monta! Les pharmaciens étaient bien contents. Un, surtout, celui qui faisait déjà les meilleures affaires. La seule chose qui l’embêtât, c’est qu’il avait un petit, lui aussi, son unique, un gosse qui n’avait pas dix mois. Mais il fit comme les gens riches, il l’envoya avec sa mère et sa nourrice noire sur les mornes, dans les hauts, à un endroit où la fièvre ne monte pas. Après ça, il fut plus tranquille et il continua de vendre sa marchandise. Quand il arrivait un client qui lui disait: «Ma petite--ou mon petiot--est bien malade», il songeait que lui, du moins, avait pris ses précautions et que son enfant, plus tard, serait un grand de la terre, un homme qui serait allé étudier en France parce que son père avait eu les moyens. »Il n’avait pas pensé à une chose. Ces nourrices noires, elles sont toutes les mêmes: il faut qu’elles aient un amoureux. Celle-là faisait semblant de sortir pour promener l’enfant, rien que pour le promener, et elle allait dans la plaine pour retrouver son ami noir, son bounioul! Ça fait qu’il prit la fièvre comme tous les autres, ce petit! Il y a des malheurs qu’on n’évite pas. »La mère fit venir un médecin, qui dit: »--Il ne devrait pas être impaludé, c’est déraisonnable! Mais c’est sans doute qu’il aura pris le mal aux basses terres avant de monter ici. Avec de la quinine, on pourra couper ça. »Alors la mère pensa que ce n’était pas la peine d’inquiéter son mari en lui faisant savoir que le petit était malade, puisqu’il guérirait. Elle fit chercher la quinine par quelqu’un que le pharmacien ne connaissait pas, un noir quelconque. Et lui, le pharmacien, il ne recevait que de bonnes nouvelles, on lui mentait et il continuait à mettre l’argent sur l’argent et à songer: «Comme il sera heureux plus tard, mon fils!» »Pendant ce temps, le médecin remontait voir l’enfant tous les jours, et il disait: »--Ça ne va pas, ça ne va pas! Et ça devrait aller, pourtant! Il faut doubler les doses. »On les doubla. Mais, malgré ça, le petit prenait l’accès presque tous les jours. Vous savez ce que c’est que les enfants qui maigrissent? Ça serre le cœur! Moi, que j’aie l’air vieux à quarante ans, de l’état où me met la fièvre, ça vous fait déjà peur, je le vois bien, ne le cachez pas, ce n’est pas la peine! Mais les gosses, ces pauvres petits morceaux de rien du tout, qui n’ont pas d’os, autant dire! Quand ils maigrissent, vous croiriez la caricature raccourcie d’un homme de quatre-vingt-dix ans. Ils deviennent laids, et c’est injuste, qu’ils deviennent laids, c’est une punition qu’ils ne méritent pas, ils n’ont rien fait pour ça! Il vomissait, il avait des convulsions. C’est peut-être parce qu’ils sont très forts; sans qu’on s’en doute, les enfants, qu’ils ont des convulsions. Toute la vie qu’ils devraient encore vivre remue dans leur petit corps, une vie énorme, qui se débat, qui crie: «On n’a pas le droit de me chasser!» Le médecin s’aperçut qu’il était temps de prévenir. Il dit: »--Il faut envoyer chercher le père. Ça vaudra mieux. »Et il pensait: «S’il se presse, il verra peut-être son fils encore vivant.» »Le père vint. On ne l’avait pas trop inquiété. Sa femme lui avait écrit seulement: «Bébé est un peu souffrant. Mais ça me rassurera de te voir, et quand tu arriveras il sera sans doute guéri.» Il gagna les hauts assez tranquillement. Le médecin l’attendait et lui dit ce qu’on dit d’habitude: les encouragements à se résigner, le devoir de tenir bon contre sa douleur pour ne pas augmenter celle de la mère. Il répondit: »--Quoi, qu’est-ce que vous racontez, il n’est pas mort, voyons! »Mais le médecin baissa la tête et le conduisit dans la maison, sous la varangue. Le petit était là, couché dans son berceau, et si réduit, si réduit! Presque rien à mettre en terre. Sa chair s’était déjà évaporée, le mal l’avait brûlée en huit jours. »Le père cria: »--Comment ça s’est-il fait! Ce n’est pas possible! »Et le médecin n’y comprenait rien lui-même. La fièvre n’aurait pas dû aller si vite, comme si on n’avait rien fait pour l’abattre. Il dit: »--C’est extraordinaire! Les choses ne se sont pas du tout passées comme je l’avais prévu. La quinine n’a eu aucune action, aucune! Et à la fin je lui en faisais donner jusqu’à quatre-vingts grains par jour. »Les yeux du pharmacien lui sortirent de la tête. »--Est-ce que c’est chez moi que vous avez fait chercher la quinine, dit-il, chez moi? »--Mais oui, fit le médecin, naturellement!... Et, je vous dis, je l’ai fait administrer par doses massives, comme jamais je n’ai fait pour un enfant. »Alors, le pharmacien cria: »--Oh! docteur! docteur! C’est moi qui l’ai tué! »Et il se mit à rire, à rire! Il était fou. Je ne sais pas s’il est resté fou. * * * * * »... Vous comprenez, ajouta Barnavaux en baissant la voix, il n’avait plus de quinine, ce pharmacien. Sa provision était épuisée. Et il avait mis n’importe quoi dans ses cachets pour continuer à vendre. --Barnavaux lui dis-je, Barnavaux?... --Hein, quoi? fit-il, en grelottant. --Qui est-ce qui vous a appris à parler des enfants comme ça? --Moi? Je suppose que tout le monde en parle comme ça! C’est naturel, c’est la manière... qu’est-ce que ça vous fait? --Oh! rien. Quel âge avez-vous? --Quarante ans! Vous devez savoir... Je sifflai entre mes dents, et parlai d’autre chose. Si, lui aussi, allait avoir sa crise, la crise terrible où l’homme qui vieillit aspire à une femme, à des petits, des petits qui le prolongent et lui survivent? Mais lui, Barnavaux! C’était le dernier des hommes dont on l’eût supposé. J’avais sans doute trop d’imagination... II LA ROUTE Rien, en effet, lorsqu’il sortit du Val-de-Grâce pour reprendre sa place à la caserne de la Nouvelle-France ne me montra qu’il eût dépouillé le vieil homme. C’était un soldat, rien qu’un soldat, qui s’attend à payer, un jour ou tous les jours, avec ses pieds qui marchent, son dos qui porte le sac, et toute sa poitrine offerte, le droit de ne pas chercher son pain, de dormir sous un toit ou une tente, et de n’avoir jamais à s’occuper de personne, pas même de lui. Son impartialité d’observation, sa manière de dominer les choses, pas de bien haut, certes, mais de les dominer, lui étaient personnelles, mais venait tout de même de là: il avait le temps! Pour le reste, décidément, c’était un soldat de métier, un type qui disparaît. Et je croyais tout savoir, du soldat de métier. Ce fut lui encore qui me tira d’erreur. C’était un dimanche matin, et j’étais venu le chercher, avant la soupe, pour lui offrir à déjeuner. Une de ces voitures qui portent, sur leur caisse peinte en brun-chocolat, cette inscription inquiétante: «Ministère de l’Intérieur. Service des Prisons», venait d’entrer dans la cour. Ces longues boîtes rectangulaires et sans ouvertures, sauf d’étroites persiennes latérales et une portière grillée qui laisse entrevoir le profil assombri d’un gendarme ou d’un garde de Paris, ont un aspect particulièrement sinistre. A penser qu’on fourre là-dedans des vivants qui ont besoin d’air, comme tout le monde, on éprouve malgré soi une impression de dégoût et d’angoisse. Ce n’est pas seulement qu’on se les imagine contenant un commencement de mystère, un accusé, un criminel ou peut-être un innocent, enfin du malheur. Mais elles sont laides! Elles ressemblent affreusement à ces fourgons des pompes funèbres qu’on emploie pour conduire les morts jusque dans les gares ou les cimetières éloignés. On dirait qu’elles sentent mauvais, on dirait surtout que les prisonniers qu’elles contiennent sont déjà pareils aux hôtes des cercueils. Le municipal de service dans la voiture prit ses clefs, fit jouer des verrous, de serrures; et nous vîmes descendre en chancelant un soldat d’infanterie coloniale dont la face était si épouvantablement abjecte et désespérée que Barnavaux lui-même--et il est dur, il sait quels ravages peuvent opérer l’ivresse, la folie, l’affaissement qui suit les mauvais coups reçus et portés--en demeura un instant stupéfait. Il fit entendre un petit sifflement. --Il a sa couche celui-là! fit-il. Le soldat grelottait comme un animal qui crève. Sa figure grise, plombée, souillée de tous les poisons que laisse dans le crâne et dans les veines une ivresse vieillie, rancie, malsaine et douloureuse, était recouverte encore d’un crasse humide qui ressemblait à de la boue. --C’est une belle cuite! fis-je. --Non, dit Barnavaux, subitement intéressé, il n’est pas cuit. Il a été... il a été refroidi pendant sa cuite! Et comme je ne comprenais pas, il ajouta: --Regardez sa capote, elle est toute mouillée. Son pantalon aussi. Il est habillé d’éponges, le pauvre bougre. Et l’effet que ça produit, quand on est saoul! Le municipal tendit sa feuille de service. --Tentative de suicide, dit-il. On l’a repêché quai de la Mégisserie. C’est l’infirmerie du Dépôt qui le renvoie. --Bon, dit Barnavaux, j’y suis maintenant. C’est le huitième depuis quinze jours. Drôle, n’est-ce pas, cette épidémie? --Qu’est-ce qu’on va en faire? demandai-je. --Vingt-quatre heures d’infirmerie, s’il ne pige pas une congestion pulmonaire, et trente jours de prison. C’est le prix. Et ça ne l’empêchera pas de recommencer. C’est toujours les mêmes qui se font périr. --Des peines de cœur? demandai-je. --Des peines de cœur, dit Barnavaux indigné, des peines de cœur!... Non. Ces types-là sont trop sérieux. C’est la faute du gouvernement: ils s’emm... --Évidemment, c’est une raison pour se suicider, répondis-je. Mais je n’y vois pas la faute du gouvernement. --Vous croyez ça, vous! cria Barnavaux. Le gouvernement ne veut plus envoyer les soldats d’infanterie coloniale aux colonies. Il dit que le sang des Français n’est pas fait pour être versé dans des aventures d’outre-mer. C’est la phrase dans les journaux. Mais pourquoi ils se sont engagés, ces types-là, pourquoi je me suis engagé, si ça n’est pas pour voir du pays, pour marcher la route? C’est pas des gens comme vous, c’est pas des gens comme tout le monde qui viennent au corps, des fois. C’est... c’est comme qui dirait des hommes-affiches. Il vit que je ne saisissais pas et s’impatienta parce que les mots ne lui venaient pas pour s’expliquer. --Oui, dit-il, des hommes-affiches, des hommes-sandwiches, si vous aimez mieux, ceux qui marchent entre deux planches-réclame pour quarante sous par jour. Il y en a qui font ça pour l’argent, mais il y en a d’autres aussi: pour ceux-là, c’est une vocation ou une maladie, je ne sais pas. Faut qu’ils marchent! Pour les chemineaux, des fois, c’est la même chose: ils font juif errant. Quand ils s’arrêtent ou quand on les force à s’arrêter, il y a je ne sais quoi qui se décroche dans leur cœur ou leur caboche; ils ont envie de vomir ou de mourir. Et dans Paris, dans toutes les grandes villes, il y en a beaucoup plus qu’on ne le croit qui sont comme ça. Alors, ça paraît si bon, si commode de faire soldat, surtout maintenant qu’on n’apprend plus les prières, à l’école, et que c’est devenu plus difficile de se mettre curé de brousse, frère lazariste ou lai, comme ils disent, chez les Pères Blancs. On meurt de faim: on aura de quoi manger. On ne sait pas où coucher: la patrie vous fiche un lit, plus épatant que celui des asiles, et sans la douche obligatoire. On ne se lave que si on veut. On ne sait pas quoi faire de soi, on n’a pas d’idée: y a les officiers qui pensent pour vous, va-t-à droite, va-t-à gauche. Rien que des gestes, comme à l’église, et pour marcher la route, aux marsouins, y avait la terre: c’est grand! Le malheur, c’est qu’une fois qu’on est logé, nourri, blanchi, couché, qu’on n’a plus à s’occuper de tout ça, si on ne part pas tout de suite, on prend une maladie de cervelle. »Le copain que vous avez vu, et les sept autres, ils s’étaient engagés il y a un an parce qu’ils étaient comme sûrs qu’on les enverrait au Maroc. Et au lieu d’aller au Maroc, ils sont restés ici, comme des andouilles. Ça leur détruit le tempérament. Alors, ils se détruisent. * * * * * Il rêva un instant. --C’est si loin, fit-il, que je me souviens à peine. Les trois zéphyrs que j’ai vus au conseil de guerre, il y a quinze ans, c’était tout pareil. On n’a pas voulu les croire, et moi non plus, je ne les croyais pas. Je ne savais pas tout ce que je sais maintenant, j’étais un bleu. »Ils s’appelaient Bargouille, Coldru et Malterre. Mais c’était Bargouille, le principal accusé. Il avait étranglé son camarade Bonvin, qui était enfermé avec lui et les deux autres dans le même silo, au camp d’Aïn-Souf. A cette époque-là, on mettait encore les hommes punis dans des silos: des espèces de trous plus larges en bas qu’en haut, en forme de bouteille, où les indigènes cachent leur grain. Maintenant, c’est défendu. Malterre et Coldru, on les considérait comme complices; eux disaient qu’ils n’avaient été que témoins et qu’encore ils n’avaient rien à dire, excepté qu’ils avaient bien vu Bargouille étrangler Bonvin. Mais quand on leur demandait pourquoi, ils haussaient les épaules. »--Faut croire qu’ils s’aimaient pas, disaient-ils. »J’étais du piquet de service au conseil, et maintenant que j’y pense je revois leurs capotes brunes, dont ils avaient arraché tous les boutons, je ne savais pas alors pourquoi, ni personne. Devant les juges, ils se tenaient abrutis, mais parfaitement convenables. Ils ne faisaient pas les fortes têtes, ils répondaient bien doucement; mais c’était comme si, à l’intérieur, ils avaient été contents et que ça ne les regardât plus, ce qu’on faisait. Bargouille répétait tout le temps: »--C’est sûr que je l’ai tué, Bonvin, c’est sûr, et, s’il faut l’ dire, je l’ regrette, dans un sens. Malterre et Coldru, ils n’ont fait que r’garder, on peut pas les poursuivre. C’est tout c’ que j’ai à dire. »Mais le capitaine qui faisait ministère public finit par insinuer que c’était pour des choses de mœurs que Bargouille avait tué Bonvin. Dans la vie d’un zéphyr, il y a presque toujours des petites affaires comme ça. Ça n’est pas leur faute, hein? Ils sont tout seuls entre eux, entre hommes, des années et des années que dure leur peine, et ils sont jeunes, n’est-ce pas, et ça n’est pas tout droit de chez leur mère qu’on les envoie aux travaux publics. C’est plein de mecs, d’escarpes, d’assassins et d’autres espèces de crapules. Ça n’avait rien d’étonnant, la supposition du capitaine. Et qu’est-ce que ça aurait pu lui faire, à Bargouille, d’avouer ça ou autre chose? Mourir c’est toujours mourir, il faut y passer. Mais l’idée de la mort, ça met dans la tête des gens des idées qu’on ne croirait pas qu’ils peuvent avoir. Bargouille se mit à gueuler tout à coup: »--C’est pas vrai, non, c’est pas vrai! J’ veux bien qu’on me fusille, j’ proteste pas; j’accepte, c’est pesé, c’est vendu. Mais j’ veux pas qu’on dise ça! J’ veux pas qu’on aille dire ça à... enfin, chez moi, dans mon quartier. »Je sentais bien que s’il avait osé, il aurait dit: «J’ veux pas qu’on l’ dise à maman!» Ses parents, c’étaient des bouchers dans le quartier Mouffetard; mais on a de la pudeur. Et puis, de prononcer certains mots, ça fait perdre le sang-froid, ça n’est pas à faire. »Alors, Malterre dit tout à coup: »--Oui, c’est pas juste. On avait juré de n’ pas parler, mais ça lui fait trop d’ peine, va, Bargouille, parle toi comme tu veux, ça s’ra plus mauvais pour nous, mais ça fait rien, parle toi sur la chose. Hein, dis, Coldru, il peut parler? »Coldru était plus mou: il craignait les suites. Mais il dit pourtant: »--Si vous êtes tous les deux pour ça, c’est la majorité. Faut y aller. »Bargouille réfléchit un petit moment et prononça: »--J’ peux pas dire ça moi-même, c’est plus embarrassant. J’aime mieux qu’ ça soye toi, Malterre. T’as du courage et plus d’éducation. »--Eh bien, expliqua Malterre, voilà comme c’est venu: »Y avait quinze jours qu’on était dans l’ trou. Un baquet, une cruche, quat’ types, et du pain pour trois un quart. Les premiers jours, tout de même, on a chanté, on a essayé d’ rigoler et on a joué à la bloquette avec les boutons d’uniforme. »Je connus plus tard l’habitude, expliqua Barnavaux. On fouillait les hommes, bien entendu, avant de les descendre au silo; on leur prenait les jeux de cartes. A quoi ça servait? Ils redevenaient gosses et jouaient aux billes, à la bloquette, pair ou impair, avec leurs boutons d’uniforme. Voilà pourquoi ceux-là ne les avaient plus. Malterre continua: »--C’était tout de même difficile parce que, dans le silo, chacun il avait des fers: doubles fers. Mais enfin, en se la foulant, on y arrivait. Seulement, je me permettrai de le faire remarquer à messieurs les officiers,--il dit ces mots avec élégance,--pour la chose que Bargouille en est accusé; ç’aurait tout de même été difficile, vu la situation. »C’est Bonvin qui a commencé à rogner. Il dormait au lieu d’ jouer. Quand il dormait pas, il disait qu’il avait la fièvre. La fièvre, tout le monde il l’a. La fièvre, c’est comme la faim, c’est naturel, c’est régulier, ça va et ça vient, on s’en fout, c’est une santé. Mais lui, Bonvin, il en pleurait. Ça prouve qu’il y avait autre chose, et cette chose-là, on la sentait avec lui. Y avait les fers et l’embêtement. Bonvin finit par dire: »--Il fait trop noir ici, nom de Dieu! »Il ne faisait pas tout à fait noir, puisque le silo était ouvert par en haut. Seulement, la couleur du jour dans le silo, elle était salement fade, à cause de l’odeur peut-être, car ça se mélange, la vue et l’odeur, mais aussi par comparaison avec le ciel, qu’on voyait par le haut du trou. C’était clair, quand on levait les yeux, c’était clair, comme si on avait volé en plein dedans, avec une paire d’ailes. Et quand on regardait ses pieds, naturellement, on les voyait plus, il faisait plus noir. »C’est Coldru qui a continué. Il a dit: »--C’est vrai! J’ai des inquiétudes. »--Pour ton avenir? qu’a fait Bargouille en rigolant. »Non, dit Coldru. Dans les jambes. »Ça n’est pas étonnant qu’on ait des inquiétudes dans les jambes, avec les fers. Tout le monde les sentit quand il en parla, mais pas uniquement dans les rotules ou dans les fesses. On peut pas croire qu’on sente le mal de ses jambes dans la tête, mais c’est la vérité. »Moi, j’ dis: »--Il fait pourtant frais, ici. »--Plus frais qu’dehors, quand le soleil pète, quand les cailloux pètent sous le soleil! »Nous tous, les quatre, on se mit à penser au soleil. C’était comme une roue de feu d’artifice, et on courait en esprit derrière. On imaginait aussi tout ce qu’on voit en plein jour dans les pays du Sud: la piste qui s’en va en tournant à travers les dunes; un dattier, quand c’est en plaine, planté tout seul pour servir à la topographie, les officiers prétendent; les chameaux qui paissent l’herbe bleue avec leur langue juteuse et cornée, et parfois un pouilleux d’ Bicot assis par côté sur son âne, qu’il bat des deux pieds, comme une vieille femme qui travaille machine à coudre; mais surtout, le soir et le matin, du rouge et de l’or dans le ciel blanchi, pendant qu’on traîne, une, deux, une, deux, sur trente-deux clous de soulier. La route, quoi, la route et la noce! C’est pour ça qu’on est créé. »Coldru demanda: »--Quand c’est qu’on sort d’ici? »Bonvin répondit: »--Si on sort, on r’commencera à casser des pierres. Ça vaut rien. »Tous ils pensaient comme Bonvin. Je parlai par habitude: »--M...! la classe! »--Y a plus d’ classe pour nous, dit Bonvin. On est des condamnés aux travaux. Fais pas l’ zouave. »--Alors, dit Bonvin, y a pas. J’ demande à passer l’ conseil! »--A quoi ça servirait? je d’mandai. Mais tous, au même moment que je m’ parlai, on vit l’ coup. Si qu’on passerait l’ conseil, on s’ sortirait du trou. »--Y a combien, d’ici l’ conseil? fit Bargouille. »--L’ conseil, répondit Malterre, c’est à Sfax: cent quatre-vingts kilomètres; neuf étapes. »Ça faisait neuf jours qu’on pourrait marcher la route! Ah! c’était chic, ça, c’était pur! Il m’ sembla qu’ j’entendais d’ la musique, j’ m’enlevais! Personne causa plus de toute la journée. On s’ regardait. J’ sais pas qui dit à la fin: »--Y en a un qui doit être crevé. Les autres, on pass’ra l’ conseil. »--C’est comme ça, continua Malterre, qu’on se l’est fait à la bloquette, pour savoir qui ça s’rait qui s’rait crevé. Ça n’a pas traîné: c’est Bonvin qui a perdu. Il a dit: «J’ai pas d’ chance! C’est toujours moi qui paye les consommations!» Après ça, il a fermé les yeux pendant qu’on r’tirait pour savoir qui c’est qui lui f’rait son affaire. C’est Bargouille qui a perdu. Il a dit seulement à Bonvin: »--C’est moi qu’ j’y vais, mon pauv’ vieux. M’en veux pas. »Mais Bonvin n’a pas rouvert les yeux. Il a pas voulu. Il s’est laissé faire sans piper. Et nous deux, Coldru et moi, j’ jure qu’on n’a pas bougé. Dis, Bargouille, si on a bougé! »--Pas bougé, affirma Bargouille, en crachant par terre. J’ai dit qu’ c’était moi. C’est moi. Voilà.» * * * * * Barnavaux avait fini. J’interrogeai: --Qu’est-ce qu’on en a fait, de Bargouille? --On l’a fusillé, naturellement, dit Barnavaux, et les autres ont pris dix ans. C’était prévu, ils s’en fichaient, ils avaient marché la route: neuf jours au soleil. Ils savaient le prix; ils n’ont pas réclamé. --Et vous, alors, les vieux, si vous restez aux marsouins, c’est pour marcher la route? --Tous plus ou moins! affirma-t-il, d’un air assuré. Je le reconduisis le soir, faubourg Poissonnière. --Êtes-vous libre jeudi soir? lui demandai-je. --Permission de minuit! mais ça n’est pas ici qu’il faut venir me chercher: rue Gourié, à Plaisance! --C’est un bar? --Un bar! Non, fit-il, c’est une Université Populaire. Ça épate les chefs, quand on va dans les Universités Populaires, ils se figurent qu’on y trouve des protecteurs politiques. Alors, au quartier, ils vous fichent la paix! C’est un truc que j’ai appris à Toulon, dans le temps. Et ils savent y faire, à Toulon, vous pouvez croire. --Il y aura aussi des dames? --Je le suppose, dit Barnavaux... Il y en a toujours... Cependant il changea de conversation. Cette attitude me fit réfléchir: jadis, il eût répondu que les histoires de femmes, il est inutile d’en parler, parce que ça se sait toujours. III L’ODYSSÉE Voilà pourquoi, le jeudi suivant, je n’oubliai pas d’aller le rejoindre, vers dix heures, à l’Université Populaire. C’est dans un vieux pavillon à moitié ruiné, au fond d’un reste de jardin où trois ou quatre acacias agonisent, leurs troncs tout gercés de misère, leur feuillage tout pâle d’anémie; car des maisons modernes ont poussé autour d’eux, poussé bien plus haut que leurs cimes rogneuses, meurtries de coups de serpe. Mais ils sont beaux tout de même, tristement, à force d’énergie à ne pas vouloir mourir. Et dans la maison, au siège de l’U. P., comme ils disent, on ne voit rien que les signes d’une pauvreté un peu farouche: une bibliothèque pleine de brochures dépareillées, une chambre qui sent mauvais, et s’appelle un dispensaire, sans doute à cause de quelques fioles égarées sur une étagère; et enfin une pièce plus grande, qu’une estrade de quelques planches et un rideau passé sur une tringle permettent de transformer en salle de théâtre. Ce samedi, une affiche l’annonçait, M. Ledoux, professeur de l’Université, faisait sa troisième et dernière conférence sur l’_Odyssée_. Et ils étaient tous là, les habitués de la maison, pour écouter la conférence: les petits ménages de rentiers pusillanimes, à la fois furieusement anticléricaux et stupidement conservateurs, qui fréquentent toujours, et de fondation, les réunions les plus révolutionnaires: phénomène qui semblerait incompréhensible, si l’on ne songeait qu’il s’agit seulement d’économiser les quatre sous de pétrole d’une veillée à domicile; les pauvres vieilles femmes qui vont à ces parlotes comme elles iraient à l’église, parce qu’elles continuent à avoir besoin d’une église, d’un lieu où on écoute, avec un respect qui repose, des paroles qu’on ne comprend pas: quelques belles filles aussi, devenues un peu anarchistes par genre et vertueuses à leur manière, qui est sublime, après tout: car demeurer vierge et solitaire, ce n’est peut-être pas si difficile que d’accepter l’amour et la maternité, et de continuer à travailler pour vivre; et quelques jeunes gens qui commençaient à se croire révolutionnaires et antipatriotes, figures de calvinistes modernes, désintéressés, farouches, ardents et durs. L’un d’eux était resté dans la bibliothèque, durant la conférence. Me penchant au-dessus de sa tête, je vis qu’il prenait patiemment des notes sur un volume dépareillé de Jomini, acheté chez un bouquiniste. --Oui, me dit-il, levant sur moi des yeux brûlants; on est antimilitariste; mais il faudra bien savoir faire la guerre, un jour, contre les bourgeois! Et ça me fit plaisir, vous savez, que cet enfant qui se croyait anarchiste et antipatriote ne rêvât au fond que d’être meneur d’hommes en armes, batailleur et victorieux! L’essentiel, c’est d’aimer la guerre, il n’y a que ça de sain. Peu importe l’ennemi. Et pendant ce temps le conférencier continuait à parler, convaincu lui aussi de son apostolat, orgueilleusement fier de «descendre vers le peuple», et montrant à chaque mot qu’il le comprenait cent fois moins bien que le moindre petit vicaire de paroisse ayant six mois de service, ou même n’importe quel sous-officier après huit jours de grandes manœuvres. Il parlait, il parlait toujours. Il disait des choses excessivement intéressantes et parfaitement incompréhensibles. Il décrivait un palais mycénien, à propos des Phéaciens; il expliquait pourquoi Hermès s’appelait «le Messager tueur d’Argos», et enfin il pleura presque en parlant du miracle grec, qui est que les Grecs ont fait de la beauté sans que personne sache pourquoi. Quand il eut fini de pleurer, il s’arrêta: c’était son dernier effet, de pleurer. Et alors, excepté lui et les petits rentiers, tout le monde alla chez le marchand de vin. C’est là qu’elle se tient, la véritable université populaire: chez le marchand de vin. J’y allai aussi, moi. * * * * * Une des belles filles qui nous avaient accompagnés prit une cerise à l’eau-de-vie. Elle prononça d’un air pensif: --Il a dit que c’était très beau, cette chose-là... l’_Odyssée_. Mais personne ne peut comprendre pourquoi c’est beau. On n’y voit pas clair. L’autre jour on avait lu _Paul et Virginie_, il y a un naufrage, la petite se noie... j’en ai encore un frisson dans le dos, c’est chic, ça, c’est très chic. Mais l’_Odyssée_! Même les noms, on ne peut pas les retenir. Le petit anarchiste qui avait pris des notes sur Jomini haussa les épaules. Il affectait de n’assister qu’aux cours de chimie et de sciences exactes: les pauvres ne doivent même pas savoir qu’il y a de la beauté. C’est amollissant. Ils ont besoin de haïr, de se battre, et de prendre, voilà tout. Mais Barnavaux dit en cherchant ses mots: --Moi, je crois que j’ai compris cette histoire-là, celle d’Ulysse. C’est trop long comme on nous l’a racontée; tout se complique, parce que c’est un voyage: en voyage il arrive toujours des choses qui ne devraient pas arriver, on se perd, on s’y perd. Mais le fond, c’est si clair! --Qu’est-ce qui est clair, Barnavaux? demandai-je. --Vous le savez mieux que moi, fit-il, d’un air embarrassé. Ulysse, c’est un soldat qui s’ennuie après sa femme. Voilà toute l’histoire. Je comprends bien comment ça c’est passé, parce que ça se passe toujours comme ça. Il s’en était allé très loin, faire la guerre à des gens qui ne parlaient pas sa langue, des sauvages, des types qu’on a le droit de piller, et dans toutes les escales, au retour, il y en avait d’autres que la sienne, des femmes, qui l’arrêtaient. »Il y a eu d’abord la grande dame, celle qui vivait au fond d’une grotte magique, dans une île, et qui était si riche, et qui était si belle. Et il avait trouvé ça bon d’abord, Ulysse, l’amour d’une grande dame. Elle lui donnait tout ce qu’il y a de meilleur pour manger, du vin tous les soirs. La dame avait de beaux cheveux, elle l’aimait. On le voit bien qu’elle l’aimait, quand elle se fâche contre ceux qui lui disent: «Renvoie-le, il ne peut pas rester ici.» Mais lui, j’ai bien entendu sa pensée: il dormait contre elle, et ne l’aimait pas! Son pays n’était pourtant pas si beau que le pays de la dame. Chez la dame il y avait des rivières très fraîches, des prairies, des peupliers, des champs de violettes. Ah! vous ne savez pas comme c’est rare, de l’eau, et des arbres, et de l’herbe bien verte, au milieu de la mer! J’ai été en Crète; je sais comme il brûle là-bas, le soleil! Alors la dame lui mettait les bras autour du cou, elle lui disait: «Je t’ai toujours donné tous tes souhaits et jamais tu ne verras une femme plus jolie. Reste avec moi. Ailleurs trouveras-tu rien de pareil?» Mais il répondait: «Vous êtes trop haute pour moi. Là-bas, voyez-vous, j’ai une femme qui sera toujours ma vraie femme: quand je lui parle, elle obéit!» Voilà pourquoi, à la fin, il s’est sauvé sur un radeau. Il a dû avoir très peur, sur le radeau, en pleine mer. Quand on est dans une trop petite barque, les vagues ont toujours l’air de vous écraser, on est au-dessous d’elles, elles noircissent, elles s’embrouillent, elles se gonflent; on dirait le poil des buffles, à l’endroit où il s’emmêle, au-dessus du garrot, près du cou. --... _Poséidôn aux cheveux bleus!_ murmurai-je. Barnavaux ne comprit pas. Il me regarda d’un air étonné, et poursuivit: --Alors il a fait naufrage, devant une autre île, et il a trouvé une autre femme, qui valait mieux que la première. Ah! celle-là! Voyez-vous, je suis sûr qu’elle a été sa vraie tentation, et c’est pour ça qu’il n’a pas osé le dire et elle l’a bien senti dans son cœur. Pensez: il était déjà devenu presque vieux, et elle était toute jeune, et il l’avait vue nue, jouant à la balle, sous des arbres couleur d’argent, près d’une rivière; et elle aussi l’avait vu nu, dans sa force; elle avait compris alors que c’était un chef, un homme que ses parents avaient su élever comme il faut: il n’y a que chez les sauvages, moi je le sais, qu’on connaît les actions qui sont décentes quand on est nu; et lui, Ulysse, il a su se conduire. Voilà pourquoi cette fille... --Nausicaa, dis-je. --Oui, Nausicaa... elle a reconnu que c’était un noble, un chef à qui on avait appris les usages; les esclaves ne savent pas qu’ils sont nus, parce qu’on ne les regarde jamais... Ils se sont aimés, c’est sûr, et avoir conquis l’amour d’une petite fille, pour un homme fort, c’est comme une victoire! C’est criant, c’est haut, c’est à faire pleurer de joie. Pourtant il ne lui a rien dit, et elle, alors, n’a rien osé lui dire, excepté: «Quand tu seras dans ton pays, souviens-toi de moi.» Et lui n’a fait que répondre: «Je penserai à toi comme à la Vierge!» Ce n’est pas tout à fait le texte. Il y a dans Homère: «Comme à une déesse, je t’adresserai des vœux.» Mais Barnavaux ne voyait pas la différence. Il chercha seulement ses mots, encore une fois. --Alors, il est reparti. Je sais très bien comment est faite son île. On nous a lu qu’il disait: «Elle sort de la mer, du côté de la nuit.» Je comprends! Quand j’étais là-bas, en Extrême-Orient, c’est comme ça que je voyais la France: un pays placé derrière le côté du ciel où le soleil tombe. Quand on a voyagé on sait les formes que prend la terre. Il est reparti, Ulysse, pour se battre contre les canailles qui voulaient sa femme, pour risquer la mort, lui qui aurait été si heureux ailleurs, s’il avait voulu. Mais il ne pouvait pas vouloir. Il avait beau faire, il ne voyait que cette femme-là au monde, la sienne, parce que la première elle avait fait son lit, allumé la lumière dans sa chambre, et le feu dans son âtre, et que non seulement elle parlait sa langue, mais que les mots, tous les mots avaient le même sens pour elle et pour lui. Barnavaux respira, fatigué d’avoir parlé si longtemps, sur un sujet si difficile. Chacun paya son écot, même les dames, parce que c’était une règle dans la société. On se leva. Une des belles filles, en corsage rose léger, effleura d’un bras nu le cou de Barnavaux. Alors il la prit par la taille, et je vis que ce soldat qui en avait tant vu, dans tant de pays, n’avait pensé à tout ça que parce qu’il pensait à elle. La fille frissonna comme une grande chatte. Sur la route noire, lui, qui l’enlevait, avait l’air d’un tigre maigre. IV LOUISE Je devais la revoir bien souvent encore, cette grande fille souple, aux jambes longues, et qui avait des yeux d’homme. Vous avez peut-être remarqué? à Paris, maintenant, parmi les filles du peuple, il en est beaucoup qui ont ces yeux-là. Ce n’est pas le regard de celles qui vendent du plaisir, comme elles peuvent, dans la rue ou ailleurs: insolent, lascif ou traqué, parce qu’il y a les autres femmes, qui leur en veulent, et les hommes, qu’il faut prendre, et «les mœurs», qu’il faut fuir. Pas davantage l’air des femmes qui ont un mari, ou même un homme, tout simplement, et qui sont heureuses ou malheureuses comme ça. C’est quelque chose d’autre, de viril, je vous dis, où il entre beaucoup de franchise, de décision, de liberté, mais très peu d’innocence et nulle soumission. Depuis quarante ans, la France a fait de nouveaux hommes et de nouvelles femmes, qui ont d’autres qualités, d’autres défauts--pour les vices et les vertus, je crains bien que ce ne soient toujours les mêmes, depuis l’aurore de l’humanité--que ceux de jadis, qui sont morts, et nous-mêmes. Et nous ne savons pas les voir, et nous ne savons pas leur parler: nous à cette heure presque leurs aïeux, et qui restons leurs guides. C’est une situation qui devient un peu dangereuse. Celle-là avait choisi Barnavaux, et Barnavaux l’avait choisie. C’est tout. Les usages de leur monde exigeaient qu’ils n’en fissent pas grand bruit, eussent l’air de trouver cela bien simple. _On ne doit pas_ montrer qu’on est émerveillé, renouvelé, rajeuni par le sentiment le plus éternellement jeune qui soit au monde: le vieil amour immortel. Ça commence à se démoder, cette ingénuité, même dans le peuple. Il y avait jadis bien plus de couples qu’aujourd’hui, qui dans les rues nocturnes s’en allaient les bras lacés autour de la taille, à tout petits pas, ne quittant pas leur étreinte si quelque inconnu venait à leur rencontre. Maintenant, presque tout de suite, il faut que les amants fassent de vieux ménages, très décents. D’ailleurs, ils ne furent pas si vite amants. La cour que Barnavaux fit à Louise, dont je ne sus le nom de famille que beaucoup plus tard--elle n’avait pas songé à me le dire, je n’avais pas pensé à le lui demander--la façon dont Louise agréa ces avances eurent une apparence discrète. Je me fusse cru, en vérité, chez des gens du monde. Et ceci encore prouve qu’étant un très vieux peuple, nous sommes en train de faire un peuple d’aristocrates, de quarante millions d’aristocrates ayant tous leur fierté, leurs besoins de loisirs, leurs élans retenus, leurs réticences. Il n’y a qu’une chose qui voile ce phénomène: la mauvaise éducation, les rudes paroles, une obscénité qui n’a pas l’excuse d’être inconsciente: mais des aristocrates peuvent être mal élevés, cela s’est vu. Et ce qui était bien aristocratique encore, c’est la conviction intime, naïve et tout à fait irraisonnée, que Louise partageait avec Barnavaux, d’être du même rang que n’importe qui, en France, et d’un rang supérieur à tous les étrangers. Chez Barnavaux, rien de plus naturel. Il avait passé sa vie à dominer, il avait été «un blanc» aux colonies, et armé. Donc une espèce de chevalier. Mais Louise ne pensait pas différemment, cette Louise qui allait le soir retrouver des anarchistes à l’Université Populaire. Et c’est même pour ça qu’elle y allait! On y nourrissait sa fierté, on y affirmait ses droits méconnus. Singulière conséquence des enseignements humanitaires ou «individualistes» de bons rêveurs bourgeois ou d’autodidactes déséquilibrés: elle n’avait fait que prendre une conscience excessive de sa valeur, elle avait collectionné des titres de noblesse, et recueilli cette idée, maintenant celle de tous les Français, auparavant celle des seuls gentilshommes, que l’État, le gouvernement--jadis on eut dit le Roi, c’est toute la différence--lui devait quelque chose, à raison de sa qualité. Mais en attendant, comme elle ne recevait rien, elle travaillait «dans les porte-monnaie», dix heures par jour, invariablement gaie, infatigable et brave. Et si elle avait joui d’une prébende, elle eût travaillé tout de même, par besoin d’activité, désir d’être mieux, âpre volonté de ne rien devoir à personne, pas même à Barnavaux. Dans la bourgeoisie et chez les paysans, les femmes ont une dot. Dans le peuple ouvrier, elles peinent pour gagner leur vie. Et le résultat est toujours le même: c’est que, dans aucun pays, elles ne sont, plus que chez nous, les égales de l’homme. La pudeur de Louise, ou plutôt son effroi du mâle, mais aussi son désir, étaient des sentiments instinctifs. Elle reculait le moment inévitable, donnant pour raison qu’alors elle devrait quitter sa famille, avoir une chambre, un lit, des meubles, un «chez soi»; et qu’il fallait de l’argent. Mais je l’entendis confier à une amie: «Il faut ça, oui, il faut tout ça! Mais si ça ne s’arrange pas avant deux mois, ça sera n’importe comment!» Pourtant, quand Barnavaux parlait de ses économies, de sa prime de rengagement, elle refusait d’écouter. Et je crus longtemps que c’était sa virginité seule, sa peureuse virginité qui se défendait: ce n’était pas si simple! Il n’y a pas une femme, ni même un homme au monde, qui soit devenu absolument comme une bête. Nous le saurions mieux, si nous n’étions gâtés par cent ans de littérature anti-humaine. Je le vis bien, le jour où la si petite chose, qui est si grande, et dont il ne faut pas rire, advint. Et elle advint, comme d’ordinaire, pour des motifs apparents, purement extérieurs. Barnavaux, jusque-là caserné à la Nouvelle-France, fut envoyé avec sa compagnie au fort de Palaiseau. Éloignés l’un de l’autre, se voyant moins souvent, ils éprouvèrent le besoin irrésistible de se voir autrement. Un jour, au rendez-vous que nous avions pris tous trois boulevard Montparnasse, Barnavaux annonça, poussant Louise devant moi: --Madame Barnavaux! Telle fut sa délicatesse. J’écris cette phrase sans ironie. Aux colonies, il eût ajouté bien d’autres choses. Mais Louise baissa les yeux: ils avaient perdu leur regard d’homme. Et plus tard elle me dit: «Je ne croyais pas que c’était si peu--et si peu de chose, comme ça... on devrait être mariés, voyez-vous!» Ce fut là toute sa plainte, que je n’entendis jamais plus. Mais je conçus que les milliers d’années d’efforts patients faits par la femme pour assurer son bonheur, et la vie de ses enfants, de foi religieuse, aussi, n’ont pas été en vain et, qu’ils se trompent, ceux qui ne veulent pas en tenir compte. Barnavaux, lui aussi, n’était plus le même. Il prenait encore un air dégagé, en parlant de Louise, il tâchait de garder sa vieille voix, sa voix de là-bas, pour dire: «ma mousso» ou «ma congaye»: mais Louise n’était ni une mousso noire, ni une congaye jaune, il le savait bien. C’était une blanche, et il la respectait. Même il la respectait plus que n’eût fait un autre, un autre qui n’aurait pas vu le monde, et possédé de petites esclaves. Il avait conscience de ce qu’elle était: une femme de son sang. Il en était ému; sa figure changeait devant elle. Et le sol, en même temps que la femme, l’avaient reconquis: il avait peur de repartir. Cependant, il savait bien qu’il repartirait. Elle n’en doutait pas davantage. Voilà pourquoi, courageusement, ils ne parlaient jamais d’avenir. Lui disait seulement. --Si je savais un métier, bon Dieu!... V BARNAVAUX DE GARDE Aux deux extrémités du comptoir d’étain, les petites cuillers aux manches très longs, réunies en gerbes dans des vases en verre côtelé, avaient l’air de fleurs artificielles mal faites et d’éclat trop dur. Il y avait aussi des œufs rouges dans des corbeilles, et presque à chaque minute un client apportait son verre d’absinthe sous un robinet très mince, placé au sommet d’une fontaine en faux argent, isolée comme une île au milieu d’une espèce de vasque. De très haut, l’eau tombait sur la liqueur qui devenait d’abord d’un vert hideux et gâté, puis d’une teinte précieuse et pâle. Des gouttelettes rebondissaient sur les parois du verre, éclaboussant la vasque, et l’homme enfin buvait, presque toujours avec cet air spécial aux vrais amateurs d’absinthe, qui semblent non pas se désaltérer, mais apaiser une faim dont ils défaillent. Jusqu’au milieu de la rue flottait une odeur d’alcool et d’anis, mélange de finesse et de brutalité, qui fait penser vaguement à d’autres impressions à la fois répugnantes et voluptueuses: l’odeur des fleurs dans une pièce où on a fumé, l’aspect de certaines femmes, la vue du sang. Barnavaux me dit: --Hein, il sait son affaire, le patron du bar? Quand la vasque était remplie d’eau teintée d’absinthe, le garçon y puisait avec une mesure d’étain, et s’en allait asperger le trottoir. C’est de là que venait cette odeur pénétrante et séductrice: pour attirer les chalands, le patron faisait des vaporisations d’absinthe! A la fin, un homme entra et se fit verser le breuvage qu’on vendait presque uniquement dans ce lieu. Tous ceux qui avaient passé devant le comptoir étaient des ouvriers, des soldats ou des filles. Mais lui, aux yeux les moins avertis, se manifestait comme un misérable d’une autre sorte, et plus horrible, vêtu d’un pantalon noir ruineux, d’une jaquette grise couverte de taches infâmes. Il y a des plaies qu’on n’ose regarder parce qu’elles sont, en vérité, trop laides et déshonorantes; elles n’inspirent pas de pitié, rien que du dégoût. Les traits de cet homme, au-dessus d’un faux-col très sale et d’une régate poisseuse, son front d’une couleur cuivreuse avec des plaques d’un rose pâle sous une barbe de huit jours blanchissante et rêche, un nez d’une enflure blême, inspiraient un sentiment pareil. Cette statue vivante de l’abjection portait des gants. Elle s’avança vers Barnavaux d’un air souriant qui découvrit des dents affreuses. L’homme offrit une consommation à Barnavaux et à sa société, mais celui-ci détourna les yeux et me dit d’une voix hésitante: --On part? En général, Barnavaux est moins délicat sur le choix de ses connaissances, et l’homme, j’en étais convaincu, allait offrir une tournée. Mais je ne le poussai pas à s’expliquer, ce n’était pas le moment. Je payai notre compte et nous sortîmes en silence. --Cet homme vous connaît? demandai-je enfin. --Oui, dit Barnavaux. Seulement, je croyais qu’il était mort. Ça m’écœure, ça me fait mal qu’il soit encore en vie, ça n’est pas juste. Si vous saviez de quoi il vit! Et il voulait offrir à boire, avec cet argent-là. On ne peut pas accepter, voyez-vous! Il est très rare de voir Barnavaux traverser une crise de moralité. Je le connais: il est au-dessus des préjugés vulgaires. Cependant, j’attendis qu’il parlât de lui-même. Il y mit plus de temps que je ne croyais. Les choses étaient difficiles à démêler, parce qu’elles contenaient une part d’horreur abstraite qui lui paraissait indéfinissable. Il n’a pas de mots pour ce qui est abstrait. Ce n’est pas sa partie. * * * * * --Vous n’avez pas connu, dit-il, le père Bordieux, le gouverneur de la Côte des Graines: il était parti, quand vous êtes arrivé à Boké; mais vous avez entendu parler de lui. C’était un petit homme tout simple, avec une mine sérieuse et des yeux d’enfant. Imaginez un missionnaire à qui on aurait mis une redingote sous prétexte qu’il est anticlérical. Je suppose que c’est à cause de cet air curé qu’on l’appelait le père Bordieux, bien qu’il ne fût pas vieux de plus d’une pièce de trente ans. A cette époque Boké n’était pas la belle ville qu’elle est maintenant, bâtie à l’américaine, avec ses boulevards et ses avenues qui se coupent à angle droit, ses trottoirs de ciment sur lesquels les nègres, toute la journée, poussent des wagonnets, et ses fontaines. Mais c’est Bordieux qui l’a dessinée, c’est lui qui a trouvé l’argent pour la faire, à force d’économies d’abord... Il paraît que dans ses bureaux, quand un employé avait besoin d’un crayon neuf, il devait passer chez le gouverneur, qui lui signait un bon de cinq centimes, avec spécialisation d’emploi. Mais des employés, il n’y en avait guère. Au commencement on les aurait comptés sur les doigts d’une main: le secrétaire général, le commissaire de police, et le chef de la milice qui était en même temps gardien du cimetière et fossoyeur. Le père Bordieux faisait tout lui-même, ou à peu près, comme une espèce de roi d’Yvetot; il menait sa colonie à la façon d’un gros propriétaire qui aurait des fermes. Chaque matin il faisait son tour de ville, s’arrêtait devant les plus petits comme chez les plus gros, les riches qui font le commerce du caoutchouc par milliers de boules, et ceux qui débutent avec une grande boîte, qu’ils étalent à même par terre, et où il y a de tout: de vieux pantalons, des réveille-matin qui ne marchent pas, mais sonnent très fort, de l’ambre faux et des perles de verre. En général ceux-là sont des Maltais ou des Syriens, sales comme des peignes et voleurs comme des aigles-charognes. Mais lui, il parlait à tout le monde. «Allons, ça va-t-il comme vous voulez?» qu’il disait. Et quand il y avait des mistoufles, il les arrangeait lui-même, à sa manière. C’était une espèce de saint Louis, assis sous une ombrelle verte, parce qu’il n’y avait pas de chênes. »C’est comme ça que Boké devint la grande ville que vous avez vue, avec ses maisons à l’européenne, bâties jusqu’en pleine brousse dans des endroits où il n’y avait pas encore de routes. Il était venu beaucoup de monde, et des tas de femmes, bien entendu: des petites négresses de Sierra-Leone, qui faisaient semblant de vendre des oranges et qui allaient tout de même le dimanche au temple des Anglais; d’autres échappées de l’école des sœurs de Sainte-Catherine; six Japonaises, deux Valaques et des Françaises. Le père Bordieux ne leur demandait pas: «Ça va-t-il comme vous voulez?» mais il laissait faire. Je suppose que c’était à cause de son respect pour la liberté du commerce. Quelquefois pourtant il disait: «Pauvres femmes, pauvres femmes: il n’y a qu’elles et moi qui ne s’enrichiront pas ici, allez!» C’est sûr en tout cas qu’il n’y avait pas d’intérêt personnel. Dans Boké, si on parlait de lui, c’était à cause de sa vertu, qui faisait rire. »Voilà pourquoi on fut bien étonné le jour que le père Bordieux loua une toute petite maison du côté de la Pointe-aux-Douaniers, la meubla, engagea un boy et une négresse cuisinière; et le lit, les fauteuils en osier ripoliné, le canapé pour la sieste, les tentures, on m’a dit qu’il tâtait tout ça comme un amoureux. Le mois suivant, le paquebot des Transports Maritimes débarqua une dame blonde qui n’était plus bien jeune, et qui demanda tout de suite qu’on la conduisît à la maison du gouverneur. Je ne sais pas ce qu’ils dirent, parce qu’ils s’enfermèrent, mais ce que tout le monde sut, c’est que le gouverneur commanda sa voiture, lui qui marchait toujours à pied, même à l’heure de la sieste, et conduisit la dame, sans se cacher, jusqu’à la petite maison qu’il avait louée pour elle. Nul ne pensa à rien dire, parce que chacun aux colonies a le droit d’arranger sa vie comme il l’entend; et peut-être qu’il avait connu cette femme quand il était tout jeune, tout jeune, et qu’elle, qui commençait à blanchir maintenant, n’était pas vieille encore. Mais le père Bordieux, en sortant de la maison, se fit conduire chez le président du tribunal--je vous ai dit que Boké avait grandi, il y avait un tribunal--et lui dit tout simplement: »--C’est ma mère qui vient d’arriver. Je vous prie de l’annoncer. Elle ne recevra pas les fonctionnaires et ne logera pas au gouvernement. Je suis un enfant naturel, et elle a eu bien de la peine à m’élever. C’était une très pauvre, très pauvre femme. »Je ne sais pas pourquoi il employa pour parler d’elle les mêmes mots qui lui étaient venus à la bouche en parlant des autres. Je suppose que c’est par hasard, et personne en tout cas dans la colonie ne voulut s’en inquiéter, parce qu’on l’aimait bien, le père Bordieux. Il allait très souvent dîner ou passer la soirée chez la dame, et quelquefois elle venait chez lui en visite. Et vous savez, partout où on la voyait on la saluait jusqu’à terre. Si elle avait voulu jouer à la mère du gouverneur, peut-être que ça aurait été différent, très différent; mais elle était si timide, elle parlait à si peu de gens, et on voyait si bien que c’était par peur, et non par orgueil. Vous pensez qu’il y eut tout de même des gens qui essayèrent de l’employer, qui vinrent la voir, qui lui demandèrent des services, en payant: la mère du gouverneur! Elle les reçut de telle façon qu’ils n’y revinrent pas. Seulement, des fois, elle se promenait par la ville, et ses yeux devenaient tout agrandis de joie, ou bien tout émus, ça se voyait. Je suis sûr qu’elle avait dans l’idée: «C’est mon fils qui a fait toutes ces choses, et c’est moi qui l’ai élevé, moi toute seule!» Un sentiment comme ça! Un sentiment comme ça! On voudrait être femme pour la chance de l’avoir. C’est ce qu’il y a de plus plein, de plus riche dans l’univers, il n’y a rien au-dessus. Louise regarda Barnavaux, et fit «oui» de la tête. Elle comprenait ça. Il poursuivit: --Mais un jour que j’étais de garde à la porte du gouvernement, je vois arriver un Européen que je ne connaissais pas. Je ne pourrais pas vous dire s’il était bien ou mal habillé. Dans ces pays chauds, tous les blancs sont vêtus de même: un pantalon et un dolman de toile blanche, et un casque blanc. D’ailleurs, ce n’était pas à moi de recevoir ou de renvoyer des visites. J’étais de garde, je vous dis, avec un fusil et un sabre-baïonnette, par conséquent parfaitement inutile, sauf pour le cas de ce qui n’arrive jamais, un assassinat ou une émeute. L’Européen entra donc dans le vestibule sans me rien demander, et il dit à l’employé noir qui était là: »--J’arrive de France par le paquebot d’aujourd’hui, et je veux parler au gouverneur. »Le père Bordieux recevait tout le monde, même les nègres. Celui-là était un blanc. On le fit monter tout de suite. Bordieux ne devait pas se rappeler l’avoir jamais vu, car je l’entendis qui disait: »--Je vous demande pardon, monsieur, je ne vous connais pas. »--Mais moi, dit l’autre en rigolant, je vous ai reconnu! »Quand le gros de la chaleur était passé, comme c’était le cas, le gouverneur travaillait sous la varangue du premier étage, pour avoir le vent de mer, et je pouvais tout entendre. »--Vous m’avez reconnu! qu’il dit, le pauvre gouverneur. Qu’est-ce que vous voulez dire? »--J’ suis vot’ père! répond l’autre, insolent comme un garçon boucher en voiture. »--Qu’est-ce que ça veut dire? demanda Bordieux. Je ne comprends pas. »Mais je comprenais très bien à sa voix, qui était déjà toute changée, qu’il avait peur de comprendre. L’homme reprit: »--Oui, vot’ père, vot’ père, vot’ père! Voulez-vous que je l’ crie? Ça m’ gêne pas de l’ crier, ça m’ fera plaisir, même: vous êtes un fils qui m’ fait honneur. C’est pour ça que j’ vous ai r’connu. Tenez, v’là la copie de l’acte: sous-seing privé et transcription ensuite sur les registres de l’état civil. Quand j’ai appris qu’ vous étiez gouverneur, j’ai pensé qu’ ça valait des frais, et le voyage. Je me r’trouve une famille: à mon âge, et quand on n’a pas été heureux, c’t’ une veine! »Le gouverneur murmura quelque chose que je n’entendis pas. L’autre, lui, cria plus fort: »--Une action en désaveu de paternité? Essayez un peu! Vous perdrez... _Elle_ est ici, n’est-ce pas? On peut lui demander. Donnez-moi un peu son adresse que j’aille la voir! »Je ne sais pas le geste que fit Bordieux, mais l’homme dit tout à coup, d’une voix crapule, avec de la peur tout de même entre chaque syllabe: »--Vous n’allez pas m’ tuer? Ça ne s’rait pas à faire. »Alors je compris l’idée qui avait traversé la tête du père Bordieux, le geste qui avait épouvanté l’autre un instant, et je les trouvai tout naturels. Je vous jure que s’il m’avait commandé pour monter en armes, comme j’étais, je... je ne sais pas ce que j’aurais fait! Mais lui, c’était un gouverneur, un homme qui avait des fonctions, des devoirs, un but dans la vie--et puis quoi! il manquait de courage parce qu’il avait de la vertu. A la fin, je l’entendis qui demandait: »--Qu’est-ce que vous voulez? Vous ne voulez pas rester ici, vous ne pouvez pas rester ici. »--C’ que j’ veux? dit l’homme. J’ veux des aliments. J’ai droit à une pension alimentaire, c’est la loi, une pension alimentaire honorable. »--Honorable! fit le gouverneur. »--Oui honorable, proportionnée à votre rang, pour que je puisse tenir le mien. C’est la loi, j’ vous répète. Vous le savez bien, voyons! »Après ça je n’entendis plus rien. Mais ce qu’il y a de sûr, c’est que l’homme reprit le prochain bateau avec ce qu’il voulait: il était saoul-perdu depuis ce jour-là, il fallut le porter. * * * * * --Et, demandai-je après un long silence, c’est l’homme que nous avons vu? --Oui, dit Barnavaux, c’est celui-là. --C’est une belle crapule! fit Louise. Et elle ne dit plus rien, de toute la promenade. Elle était pensive. Comme elle demeurait en arrière, un instant, pour regarder une petite capote d’enfant à un étalage, Barnavaux me dit: --J’ai peut-être eu tort, de raconter ça devant elle. Je le regardai. Il avait l’air très sérieux. --Oui, continua-t-il: la reconnaissance, l’enfant naturel, enfin tout!... Il fit encore quelques pas, les dents serrées, incapable de cacher plus longtemps son souci. --Elle est enceinte! VI UN SOUVENIR C’était à cause de Müller. Barnavaux m’avait fait dire que le camarade était dans la peine, et qu’il lui fallait des distractions. Et je savais bien quelle genre de peine il pouvait avoir. Je l’avais déjà rencontré, on s’en souvient peut-être, sur la vaste terre: il avait toujours été sentimental, lui, et l’un de ceux que Barnavaux méprise. Mais enfin, voilà pourquoi, poussant un peu Louise, qui devenait lourde, nous avions été déjeuner, juste au-dessous du fort d’Issy, au cabaret de la mère Mahieu. Devant nous, c’était la vallée de la Seine, depuis Saint-Cloud et le Mont-Valérien jusqu’à Paris. Tout conspire pour l’enlaidir, et elle est toujours belle, plus belle même que jamais, qu’aux temps sauvages où ses habitants n’étaient encore que des tribus farouches. Devant des arbres qui ne sont plus taillés, reste d’un vieux jardin massacré, des trains passent sur des arches hardies. Vers l’Ouest, sur deux rangées de collines, c’est un mélange tigré, barbare, étincelant, de maisons et de bois obstinés à vivre; devant soi, des cheminées d’usine, une armée, une formidable armée de cheminées d’usine. Et les fonds sont si beaux, pourtant, il y a au pied de ces cheminées de si magiques taches bleues--des palissades peintes, quand on regarde--ces grands panaches gris se mêlaient si bien à la brume lumineuse, aux pommelures des nuées, ce jour-là, que rien au monde, aucun des plus beaux paysages que j’eusse vus sous le ciel, n’aurait pu me donner autant d’exaltation. On sentait aussi que c’était plein d’hommes. Mais Müller ne disait rien. C’était un homme buté sur son ennui, il ne voulait pas faire attention aux plaisirs de l’existence. Quand on lui parlait, si c’était moi, il tombait dans des abîmes de timidité; si c’était Barnavaux, il haussait les épaules. Et Barnavaux lui dit à la fin: --Pourquoi tu t’es mis après cette femme-là, aussi? Elle ne voulait pas de toi. La première chose, quand on se met après une femme, c’est de savoir si elle veut, si elle peut vouloir de vous. Mais chaque fois, tu es comme ça: tu te mets toujours sur celle qu’il ne faut pas. Müller haussa encore une fois les épaules. Il avait l’air de dire qu’on ne fait pas comme on veut. --Si, dit Barnavaux, on peut faire comme on veut. Il n’y a qu’à savoir s’y prendre à temps. Et c’est manquer de délicatesse, que de ne pas savoir. Moi... Il s’arrêta une seconde, regardant Louise, et continua: --Oui, moi, ça a failli m’arriver! Et j’étais plus jeune que toi, j’avais plus de droit à ne pas savoir. C’est à la fin de mon premier congé, quand j’étais ordonnance d’Andral. On lui avait dit d’aller au bord de la mer, pour un de ses enfants, et comme ça toute la famille était partie pour Bray-Dunes, un petit village près de Dunkerque, juste à la frontière belge. J’ai vu des pays, depuis, vous savez si j’en ai vu; et pourtant, celui-là, ça me fait encore quelque chose, d’y penser! Rien n’y ressemble, à ce qui est ailleurs, ni la terre ni les gens. On dit qu’il y a longtemps, longtemps, un bateau italien s’est mis au plein sur la côte et que les naufragés sont restés là, mêlés aux femmes; et depuis ça n’est plus des Belges, ça n’est plus des Flamands, c’est un peuple à part, qui n’est pas comme les autres. Et je crois qu’ils ont fait leurs maisons, leurs jardins, leurs champs, leurs canaux et leurs barques pour que ça leur plaise, pour que ça soit à leur idée. Tenez: il y a des maisons à volets verts partout en Flandres, et aussi propres, il y a des haies vives dans presque tous les pays du monde; mais à Bray-Dunes, tous les samedis, sur ces grandes haies vertes, hautes comme des murs, on accroche tout ce qu’on a lavé, nettoyé, brossé: le linge blanc, les bardes rouges et bleues, la vaisselle d’étain frottée au sable. Et ça n’est pas fichu au hasard, c’est comme une revue d’équipement, oui, mais aussi comme une exposition de tableaux. Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise? On voyait ça: eh bien, on était ému! »Les hommes? Tout le temps que j’ai été là, je ne les ai pas vus. Dès le mois de mars ils vont à la pêche d’Islande, et ne reviennent qu’en août ou septembre. Il ne reste que les femmes, et alors, réfléchissez! En comptant neuf mois, tout juste, ça met les naissances en mai ou juin. Et il n’y en a pas une qui manque à faire un petit. Aujourd’hui c’est Maria, demain c’est Jeanne ou Julie. Devant toutes les portes il y a des berceaux, et sur la route de l’église, bon Dieu! c’est comme une procession, des femmes et encore des femmes, portant sur le dos une corbeille d’osier, avec un enfant qui dort ou qui crie, pour garniture. Mais après, hein, après? »Après, toutes ces femmes pensent: «Ils vont venir, ils vont venir! Nos hommes vont venir!» Ah! leurs yeux! Mais non, ce n’est pas leurs yeux, ils sont restés les mêmes. C’est leur regard qui a changé: si pâle, si clair, si lavé, si brûlant, parce que toute femme est neuve, qui a fait un nouvel enfant, et son désir d’amour, à ce moment-là, c’est si fort, si rude et si beau! Et elles sont toutes comme ça, toutes ensemble, et à cette saison, où il y a de grands tournesols jaunes au-dessus des haies, des roses qu’on sent de loin, la mer jaune, le sable qui rôtit les pieds quand on marche et le derrière quand on s’y couche! Et toutes elles se font belles. Non seulement leur corps, mais leur maison. C’est elles qui peignent sur les volets verts des losanges rouges, elles qui inventent des dessins extraordinaires pour la margelle des beaux puits ronds: ils vont venir, pensez, ils vont venir! Et pendant ce temps-là, nom de Dieu! J’étais le seul homme du pays. Vous savez ce que c’est, si on entend toute une foule qui chante, ça vous enlève. J’étais enlevé, et je me disais: «Mais je suis là, moi, pourtant, je suis là!» »La plus belle, c’était Lisa. Lisa Debauve, elle s’appelait de tous ses noms. C’était elle que je voulais. Presque tous les jours je la voyais partir pour la pêche aux chevrettes, sa jupe rouge relevée sur une espèce de caleçon en flanelle rayée, assez court pour que ses jambes, ses genoux et le bas de ses cuisses fussent tout nus. Quand on commence à vouloir une femme, il y a toujours quelque chose en elle qu’on aime et qu’on désire particulièrement, quelque chose qu’on voit d’abord, quand on pense à elle, même en son absence... A ce moment Müller, qui n’avait pas paru écouter, fit tout à coup «oui» de la tête. Il avait senti ça, lui aussi, il approuvait. --Eh bien, moi, continua Barnavaux, c’est les genoux qui me font ça. Tout le reste de la Lisa, je pourrais, encore maintenant, vous dire ce que j’en sais. Je me rappelle! Comment c’était tout doucement arrondi et fuyant sous sa jupe, par devant, depuis la taille jusqu’à plus bas; et puis l’amincissement après les reins, et puis les seins, un peu larges sous sa casaque, et surtout le cou fort, droit, dur, superbe, qui portait sa tête tranquille et ses cheveux tordus, roux par-dessus, blonds par-dessous, pareils à la couleur des bagues que les forgerons d’Afrique font de deux ors. Oui, c’est sûr, il y avait tout ça et c’était beau, mais les genoux, les genoux! Ils avaient l’air si fragiles et pourtant si vigoureux, ceux-là, avec cette espèce de menton à fossette, et les mouvements qu’ils avaient dans la marche, ces mouvements qui font qu’un genou, c’est vivant, ça varie, c’est comme les traits d’une figure. Barnavaux s’arrêta pour penser une chose presque impossible à exprimer: --Oui, enfin... les hommes et les femmes, n’est-ce pas, c’est les seuls animaux qui vont sur deux jambes seulement, et c’est la façon dont leurs genoux sont mis qui fait ça. Il n’y a rien autre de semblable au monde. Les singes ont des mains: ils n’ont pas de genoux! »Dès que la Lisa était sortie de l’eau, elle laissait retomber sa robe rouge sur ses jambes, mais je la suivais en gardant toujours mon idée, je continuais à voir! Et je lui parlais doucement, gentiment, d’abord pour ne pas lui faire peur, ensuite pour me retenir moi-même: les paroles, ça fait commandement, et suivant le ton qu’on a pour les prononcer, on se laisse emporter, ou on se tient. Je ne veux pas me vanter; pour des histoires de peau, si peu de chose, se vanter, quelle misère! Je ne suis plus assez jeune, j’en suis revenu. Tout ce que je veux dire, c’est que Lisa s’était bien aperçue de ce que je voulais, et que je comptais là-dessus. Hein, voyons! Moi, le seul homme du village, toutes ces femmes dans la fièvre, et c’était celle-là que je désirais! Ça doit flatter, c’est tentant. »Il vint un moment du mois où la marée ne remonta plus que très tard. Il faisait nuit tombée quand les pêcheuses revenaient avec leurs filets. Je ne posai pas pour l’homme qui veut se montrer avec une femme, je ne fis pas le malin. J’attendis à la montée de la dune, sur le petit chemin où je savais que Lisa passerait seule, sans personne pour l’accompagner. Et je criai de loin, quand j’aperçus son ombre, plus noire que le noir de la nuit: »--Bonsoir, Lisa! »Il devait y avoir du changement dans ma façon de parler, à la fin, car je me sentis subitement tout autre, et très hardi. Et Lisa elle-même avait je ne sais quoi dans la gorge, quand elle me répondit: »--Bonsoir, Barnavaux! »Les pieds ne font pas de bruit, dans le sable! La seconde d’après j’étais contre elle, et j’avais mon bras autour de sa taille. »--Ah! Voilà, fit-elle, voilà, maintenant! Ça devait arriver. »Et elle se met à crier, sans se débattre, d’une belle voix tout à fait claire, et fièrement, vers la maison, au-dessus: »--Na... oh! Na... oh! »Je fus si étonné que je lui lâchai la taille. »--Quoi? je demandai. Qui est-ce, que vous appelez comme ça? »--Ma petite fille! dit-elle bien simplement. »Quand les femmes font venir leurs enfants au moment où on veut causer, c’est déjà mauvais signe. Je remarquai, un peu sèchement: »--C’est un drôle de nom, pour une petite fille. »--Ah! fit-elle, c’est comme ça que je dis pour Christina. »--Christina? »--Oui. Le nom d’une que mon mari va voir, quand il est en Islande. Sa femme de là-bas, quoi!... Donc j’ai pensé que ça lui ferait plaisir, qu’on donne le même à la petite. »Alors je dis, sans hésiter un coup: »--Oh! c’est bien, Lisa, c’est très bien, Lisa. Bonsoir, Lisa. Voulez-vous que je porte votre pêche? »--Non, qu’elle fit, c’est pas la peine. C’est plus loin à aller, maintenant. »... Et je suis parti, conclut Barnavaux, je suis parti, vous entendez, et je me suis arrangé pour ne plus jamais passer où elle passait.» Müller le regarda, étonné. --Pourquoi ça? demanda-t-il. --Parce que j’avais compris, dit Barnavaux. Une femme qui a fait ça, c’est qu’elle n’est qu’à son mari. Y a rien à faire. --Y a rien à faire! répéta Louise avec conviction. VII LA TORNADE Ce que Louise fit pendant sa grossesse, je présume qu’il est à Paris, chaque année, pour l’accomplir, cent mille femmes du peuple, épouses ou abandonnées. Seulement, je n’avais pas encore vu. Et les yeux de l’esprit sont de trop faibles yeux, nous manquons toujours d’imagination. D’abord, elle annonça «la nouvelle» à sa belle-mère. J’ignorais que son père se fût remarié, et qu’elle eût une belle-mère. Je le sus, désormais, parce qu’il en fut longuement parlé dans les conversations qu’elle eut alors presque chaque soir avec Barnavaux. Je m’attendis alors à des déchirements: la situation était dramatique. Mais si la question morale fut abordée dans la famille--je le suppose, car Louise eut souvent à cette époque les yeux rouges et le cœur bien gros--on ne me l’avoua jamais: elle avait la pudeur de ces sentiments-là. Ce qu’elle agita surtout, et ce qui l’agitait, c’est l’affaire du règlement de comptes. Puisqu’elle abandonnait sa famille, elle prétendait ne plus lui apporter ce qu’elle gagnait. Et la famille répondait que rien n’eût été plus légitime si elle eût fait avec le consentement des siens et à l’heure prévue, un établissement honorable: mais qu’il en allait tout autrement puisqu’il s’agissait d’un coup de tête et de cœur, de quelque chose d’irrégulier: en d’autres termes, elle devait une indemnité, puisqu’on avait été en droit de compter sur son salaire quelque temps encore. Louise finit par accepter ce règlement, établi sur de justes bases, et, me dit-elle, conforme aux usages. On convint de l’indemnité hebdomadaire, qui fut du reste acquittée consciencieusement. Mais dès lors elle abandonna la confection des porte-monnaie. Je croyais que c’était pour se reposer, car Barnavaux avait tenu ses promesses. Le petit logement, les meubles, il les avait payés sur sa masse, mais Louise pensait bien à cela! Elle ne vivait plus que pour un autre, rien n’existait plus à ses yeux que celui qui allait naître. Dans ces instants où celles des femmes qui le peuvent attendent sans bouger leur délivrance, dans un respect sacré d’elles-mêmes, Louise venait volontairement de se condamner aux galères. De cinq heures à sept heures du matin, elle portait des journaux. Puis, jusqu’à midi, elle faisait des ménages, à trente-cinq centimes de l’heure, l’un chez un employé de l’Hôtel de Ville, l’autre dans un atelier de sculpteur. Elle y allumait les feux, mouillait les glaises ébauchées, faisait un peu de cuisine, ce qui lui permettait de ne point payer son déjeuner. De là elle allait «en couture» chez une dame «qui allait avoir un bébé». Et je ne suis pas tout à fait parvenu à comprendre si ça lui faisait du bien ou du mal au cœur, de tailler et coudre la layette de cet autre petit qui allait venir. Je crois que ça dépendait un peu des jours, parce que le soir, sous la lampe, quand elle nous avait fait le café, parfois Louise travaillait pour elle en disant: «C’est un modèle que j’ai pris chez madame Bacot.» Et alors elle était heureuse. Ou bien au contraire elle demeurait les bras vides, regardant des gravures de modes enfantines et soupirant un peu: c’est qu’alors il fallait trouver autre chose: une autre chose qui ne fût pas si chère... Mais de la sorte elle faisait ses quatre francs par jour, et Barnavaux, qui prenait par discrétion la soupe à Palaiseau, excepté le dimanche, ne lui coûtait presque rien. Ces dimanches-là, quand je m’invitais, j’apportais le dîner. Barnavaux, généreusement, fournissait le vin. Et il était si content, si changé... --Vous trouvez ça drôle, n’est-ce pas, me dit-il, un de ces soirs-là, de me voir avec une blanche... Je veux dire, fit-il en réfléchissant, une blanche qui n’est qu’à moi: comme qui dirait ma dame! Ce n’était pas moi qui trouvais ça drôle, c’était lui. Tout homme met volontiers dans l’esprit de ses semblables les souvenirs qui le hantent, les idées qui l’étonnent. Barnavaux sait que j’ai retenu le nom des femmes qui, sans le pouvoir fixer, ont traversé sa vie déjà longue; me voyant devant lui, c’est elles qu’il voyait, troupeau parfois plaintif et parfois sans alarmes: madame Edmée, Marie-Faite-en-Fer et la petite Fatouma de la côte de Guinée, et Kétaka la Malgache, aux nattes tressées, et tant d’autres, tant d’autres, prises et laissées, mortes ou retournées à leur race. --Ce n’est pas la même chose, dit-il, ce n’est pas la même chose... Maintenant, voilà qu’il y avait Louise, «comme qui dirait sa dame»: cette petite Parisienne courageuse, qui avait travaillé tout le jour à ses ménages et à la couture, et tout à l’heure, quand il prendrait le train pour regagner le fort de Palaiseau, attendrait fidèlement son retour du lendemain, coucherait seule, comme une véritable épouse. Sur la toile cirée de la table il écrasa du pouce une gouttelette de café, se leva, pensif et fier, et subitement, tournant derrière la mince silhouette féminine, l’embrassa sur la nuque, à l’endroit où les cheveux blonds n’étaient plus qu’un duvet court et voluptueux. --Ma Louise! dit-il. Il eut presque honte, en ma présence, du son de sa voix. Les hommes qui vieillissent n’aiment pas avoir l’air trop amoureux. Il répéta, comme pour s’excuser: --Ce n’est pas la même chose: d’abord, il y a la case! Il jeta un regard d’orgueil sur tout ce qui l’entourait. Ah! que c’était peu de chose, pourtant! Louise avait fait la cuisine sur un petit fourneau à la prussienne, dans la même pièce où il y avait le lit et la commode, la pièce unique qui constituait la «case» de Barnavaux. Mais il avait payé ces meubles sur sa prime de rengagement, c’était à lui! Et l’on voyait aussi sur la muraille un sabre maure dans son fourreau de cuir rouge et jaune, un masque de danse bambara, farouche et noir, hérissé d’une couronne à six pointes, vraiment démoniaque. Et, peinte sur un tissu de soie, pour voir arriver sur un fleuve aux eaux bleues des barques menées par d’autres Chinoises pâles, fines, les doigts longs serrés sur les avirons minces, une dame chinoise penchait sur les balustres d’une terrasse la fleur rouge de son chignon troussé: toute la délicatesse, toute la spiritualité de l’art du vieil Empire apportées là du pillage de Pékin, chef-d’œuvre sans prix que Louise dédaignait sans le comprendre. Elle ne regardait même pas Barnavaux, à cette heure; tout alanguie par la fatigue, par son état, par la vanité molle d’être comme une bourgeoise et d’avoir un «chez soi», elle lisait le journal, les coudes sur la table et les mains sur le front, dans l’idée que sa journée était finie, qu’elle se reposait et que les choses que disent les hommes ne pouvaient pas l’intéresser. --Qu’est-ce que tu lis? demanda Barnavaux. --C’est encore un agent qui a été blessé, répondit-elle. Ah! ils sont chic, tout de même. Elle répéta le mot qu’elle venait de lire: --... Des héros! --Bien sûr, fit Barnavaux avec indifférence, bien sûr! Son insouciance m’étonna. Il s’y connaissait, pourtant! --Toi, dit-il à Louise, toi: une petite anarchiste... Mais Louise avait oublié le passé, elle était infidèle aux souvenirs de l’Université Populaire de Plaisance, où Barnavaux l’avait rencontrée: puisqu’elle avait un intérêt à la défense de la société, maintenant! Il lui vint même une fierté, de s’apercevoir qu’elle avait pris tout naturellement, sans s’y efforcer, des opinions conservatrices. Barnavaux protesta. --Des héros! C’est comme ça qu’on dit quand quelqu’un a fait une chose qui lui nuit, qui vous sert, et qu’on ne comprend pas pourquoi. Est-ce que vous ne croyez pas que ça serait plus intéressant et plus utile de savoir comment ça vient, l’héroïsme? Barnavaux savait ce qu’il voulait dire. Mais, comme d’habitude, il ne lui venait à la pensée que des exemples et des images, non pas des termes abstraits. L’heure de son train approchait. Il boucla son ceinturon, et je le conduisis à la gare de Port-Royal. --Ça m’embête, ces mots-là, dit-il, reprenant la conversation, c’est trop abrégé: alors, ça épate, comme tout ce qui est abrégé: il n’y a pas de quoi. J’en ai vu, de l’héroïsme, hein? Alors, je peux dire... »Tenez, une fois, j’étais en chaland, sur le Débo. J’accompagnais l’impôt en nature: du riz qu’on faisait rentrer à Tombouctou. Vous connaissez le Débo, n’est-ce pas? Je vous ai rencontré tout près, en 1904; vous alliez sur Kabara. Ce n’est pas un lac, c’est une mer! Pensez qu’au moment des hautes eaux le Niger, quand il y tombe, a une lieue et demie de large: c’est de quoi remplir un trou! Et le trou est profond, et ce n’est pas le seul: il y a le Tenda, le Korienzé, d’autres encore, je ne sais plus... On m’a dit qu’ils sont trente-quatre; je n’ai pas pu retenir! J’ai dans l’idée que ce devait être une vraie mer, dans le temps, ce pays-là; autrement, ça ne serait pas naturel. Par-dessus le marché, au moment des inondations, tout ça, c’est fondu ensemble, on ne s’y reconnaît plus, on ne sait pas où on est. On y a mis des marins, aujourd’hui, de vrais marins de la marine de guerre pour commander les vapeurs: mais ils imitent tout le monde; quand vient cette époque-là, ils ne font pas les malins, ils se laissent guider par leurs pilotes nègres, les Somonos, qui sont nés là-dedans; et c’est le plus sage. Des fois, c’est de grands cailloux de grès qui se cachent sous l’eau, et qui crèvent les coques. Des fois, des espèces de lanières vertes, des plantes ridicules, qui se mettent à pousser du fond, hautes comme des arbres. Ce n’est pas de l’eau ni de la terre: on flotte sur de l’herbe, absurdement, sur des champs d’herbes qui nagent, se déroulent, s’enroulent, s’emmêlent, s’épanouissent en fleurs: de grandes coupes blanches, pareilles à des calices pour dire la messe; d’autres, plus petites, roses, et d’autres encore, presque bleues, comme les mauves de mon pays. C’est là-dessus qu’on va, sur ces herbes et sur ces fleurs, et c’est comme ça que j’allais, moi et mes dix-huit chalands chargés de riz: dans un massacre de fleurs! »Vous vous les rappelez, ces chalands du Niger. A quoi ils ressemblent le plus, c’est à des sabots, pour la vitesse et pour la forme: une coque étroite recouverte d’un toit à l’avant, comme pour retenir le bout du pied d’un géant. C’est là qu’on couche, et il y a juste la place pour s’étendre. Aussitôt que le soleil ne vous tape plus trop sur le casque, on monte sur le toit, on fait le pacha, on prend le frais, on regarde le paysage; et, pendant ce temps-là, les Somonos poussent leurs gaffes: douze hommes, rangés en deux équipes, qui courent sur ce toit et sur les sacs de riz, douze noirs recrutés dans les villages pêcheurs des deux rives. Et ils crient, sans arrêter, ils chantent des cris! Trois notes seulement: c’est comme les cloches d’une cathédrale pour la grand-messe. Et ils sautent sur leurs gaffes, ils dansent, on pourrait dire, ils dansent tout nus, sauf pour le linge sale qui leur passe entre les jambes: douze diables noirs, avec des cuisses fortes, des jambes sans mollets, un gros cou plein de muscles sous leurs gueules de bêtes, et des yeux qu’on croirait leur sortir de la figure, à cause de l’effort, et qu’ils n’ont presque pas de nez. »J’étais le seul Européen pour commander les dix-huit chalands; ce pays est si tranquille, maintenant: j’aime mieux aller à Kabara qu’à Pantin. Et, naturellement, je ne parlais pas à mes piroguiers: ils me faisaient l’effet de machines à piquer la gaffe: autant faire la conversation avec une roue à aubes! Restaient, comme distractions: tirer des hippopotames,--c’est passionnant, on les rate toujours,--détourner les objets mobiliers de leur destination, faire une cafetière avec une marmite et des water-closets avec un jeu de calebasses,--et chanter des romances sentimentales ou _Derrière l’Hôtel-Dieu_, qui n’est pas sentimental: mais les demoiselles qu’on rencontre sur les bords du Niger ne comprennent pas. »Au fond, ce que j’aimais le mieux, c’était mon dîner. Les chalands s’arrêtaient contre une petite plage, sur la grande terre quand on la trouvait, sur une île le plus souvent. Les notables apportaient des poulets, du poisson, parfois un mouton; je les payais conformément aux usages et je mangeais pendant que mes piroguiers avalaient leur bouillie de mil, mais surtout dansaient. Car ils avaient dansé sur leurs chalands; mais, une fois à terre, ils dansaient mieux! La plupart du temps, je ne daignais même pas descendre de mon bateau. Je me faisais servir comme un prince, sur le toit du chaland, et je considérais le spectacle du haut de ma grandeur. »Un soir, je regardais cette petite fête comme d’habitude. C’était beau; ça m’amusait. Mes piroguiers avaient remis leurs _boubous_ pour la magnificence: de longues cotonnades bleu pâle ou blanches, et ils chantaient, la bouche grande ouverte. Une barre blanche dans une boule noire: c’étaient les dents. Il y avait des enfants aussi, lancés au galop autour des calebasses-tambours, reins trop creusés, ventres en avant, et des filles, cinq ou six belles filles, hautes de taille, des pagnes à carreaux jaunes et blancs sur les hanches. Elles étaient presque nues, je vous dis; elles bondissaient, et dans les bonds qu’elles faisaient leurs seins durs bougeaient à peine, comme des flèches fichées dans une porte de bois. Tout à coup,--ah! ce fut rapide, presque instantané comme le démarrage d’un train électrique,--un grand vent tomba du ciel sur moi. Une gifle sur ma figure! De la pluie qui me cinglait en cravache, et le tonnerre, et le monde entier, noir comme de l’encre entre les éclairs: la tornade, quoi! Vous savez comment ça vient, en été. Un premier bruit, venu de l’eau: c’était ma table pliante qui s’envolait et retombait dans le lac avec le verre, l’assiette en fer émaillé, la bouteille, un quartier de mouton: la ruine, la ruine totale! Je ne pensai d’abord qu’à ça. Et puis, le bruit d’eau continua: toc, toc, toc, boum, flouc! Les vagues, qui s’amusaient contre les parois du chaland: j’étais déjà en plein Débo, à la dérive. Ma première idée fut d’abord: «C’est heureux que les vagues ne m’aient pas fichu dedans!» La seconde: «Il aurait peut-être mieux valu prendre son bain près de terre. Plus loin, ce sera malsain!» J’étais déjà trempé comme une soupe. Je redescendis sous le toit d’avant pour me mettre à l’abri. Une espèce de petite boule sombre me roula entre les jambes. C’était le boy-cuisine, un gosse de douze ans, qui était resté dans le chaland pour entretenir le feu. Il avait les lèvres toutes grises, il tremblait de tous ses membres, il avait peur, peur comme un animal, d’une façon ignoble et si laide que je lui envoyai ma main sur la figure: il me faisait trop voir que la situation était sérieuse. Au milieu du lac, il y a un grand piton de grès, qui tombe dans l’eau, roide comme une digue. Je ne le voyais pas: on ne voyait rien. Du reste, j’avais bien des chances pour ne pas me coller dessus, et je le regrettai presque. Après tout, c’était encore de la terre, et il y aurait eu peut-être moyen de s’accrocher! Mais les cailloux cachés sous l’eau, mais ces diables d’herbes! un instant le chaland s’y emmêla par l’avant. Alors, il tourna comme pour valser, piqua du nez, embarqua une tonne d’eau sale et se dégagea. Le riz pesait lourd, dans cette embarcation: les sacs montaient, à l’arrière, plus haut que le toit. Je ne pensai pas une minute à en jeter un seul. Je n’y pensai pas, je vous dis: je devais rapporter le compte. Et pourtant je songeais tout le temps: «Si je gratte sur un rocher, ou même dans la vase, avec ce chargement, je suis foutu!» Flouc! Le chaland s’arrêta. Je criai au boy--quelqu’un à qui parler, ça soulage: «Ça y est! Nous sommes au plein!» Ce n’était pas un haut-fond, mais un _doubalel_, une espèce de figuier géant, submergé par l’inondation, et dont les branches sortaient à peine de l’eau. »Je crus d’abord qu’elles étaient en fleurs, et puis je réfléchis: «Ce n’est pas possible, il y a trop de couleurs.» C’étaient de petits oiseaux, des oiseaux bleus, des oiseaux verts, des oiseaux rouges. Ils avaient peur, eux aussi, et le vent était si fort qu’ils aimaient mieux ne pas voler. Je vis seulement des aigrettes blanches passer au-dessus de moi, ramant de leur ailes molles, dans la tempête, comme des pièces de toile arrachées d’une haie: elles gagneraient la terre, celles-là; elles avaient de la chance! »A ce moment, le chaland, embrouillé dans les branches, sous la violence des vagues et du vent, pencha sur le côté. Des sacs de riz croulèrent, et je jurai. C’était le naufrage sûr! Mais tout à coup il se redressa, et je vis deux mains, puis quatre, et puis encore d’autres sur le plat-bord, et onze têtes, onze têtes de nègres: onze de mes piroguiers sur douze! Ils enjambèrent la barque, et le chef d’équipe dit simplement, en voyant que j’étais bien là: »--Y a bon! »Les gaffes étaient rangées sous le toit, et le boy-cuisine était assis dessus, hébété. Il le fit changer de place d’un coup de pied,--ce qu’il en a pris, ce jour-là, le jeune martyr!--les distribua à ses hommes et se mit à pousser vigoureusement. Il y avait tant de fond qu’ils se mettaient à genoux les trois quarts du temps. Mais ils chantaient leurs trois notes tout de même suivant la coutume sacrée. »Tiens! Mais il en manquait un, d’un côté, à l’équipe. Je demandai: »--Où ça y en a Samba Laôbé? »Le chef d’équipe répondit simplement: »--Samba Laôbé y a pas gagné nager. Beaucoup mauvais, les herbes. »Ils avaient nagé jusqu’au chaland, ils l’avaient rattrapé pendant qu’il allait sur le lac, à droite, à gauche, au hasard de la tornade. Et il s’en était noyé un sur douze. Ils avaient l’air de trouver que c’était peu! «_Do_, _ré_, _sol_, han! _Do_, _ré_, _sol_, han!» Voilà tout, et ils allaient la route, éclaboussés des vagues. Ah! les braves gens, les braves gens! Et, quand nous fûmes rangés le long du bord, les négresses recommencèrent à danser en tordant le derrière, avec de nouvelles paroles pour leur chanson: «Le blanc est revenu! Il n’est pas mort, c’est un grand blanc, beaucoup bon fétiche!» Voilà ce qu’elles disaient, m’expliqua le boy-cuisine. Pourtant, Samba Laôbé s’était noyé, lui, il n’avait pas eu «bon fétiche». Mais, ça, il n’en était pas question au rapport! »On le retrouva le lendemain, sur les eaux calmées du lac, le corps du piroguier. Ce n’était pas qu’on le cherchât. Non! Mais il y avait déjà une bande de charognards et deux mouettes qui lui mangeaient dessus: il était facile à voir. Je le fis tirer du lac et mettre à l’arrière, pour l’enterrer à l’étape. Et, à propos de rapport, il me vint à l’esprit que je devais rendre compte à l’administration. Je leur devais bien ça, à mes piroguiers. On leur donnerait cinq sous de plus ou une ration supplémentaire. Voilà pourquoi, pendant qu’ils piquaient leurs bâtons dans le Débo, je pris une feuille de papier et commençai d’écrire sur mes genoux, puisque je n’avais plus de table! Ce n’est pas mon métier, et ça m’absorbait. Tout à coup, je m’aperçus pourtant qu’on n’avançait plus. Je levai le nez, et je vis le chef d’équipe en _salam_, les bras écartés et l’air embêté, embêté! Il supplia: »--Y a pas bon dire commandant! Y a pas bon! »Comment! J’étais en train de chercher des phrases pour raconter qu’ils m’avaient sauvé la vie, et ils ne voulaient rien savoir! Je crus qu’ils ne comprenaient pas, je tâchai d’expliquer. Le chef d’équipe secoua la tête, désespéré: »--Y a pas bon, papier commandant! »Et le boy-cuisine, qui avait deux ou trois mots de plus à son service, développa: »--Piroguiers Somonos, y en a eux toujours rester sur chaland. Blanc sur chaland, Somonos sur chaland. Toujours, toujours! »Vous n’y êtes pas? Ça voulait dire que les piroguiers ne doivent jamais abandonner l’embarcation tant que le blanc n’en est pas descendu. Et ils avaient sauté à terre pour danser, ils étaient en faute. En faute? Qu’est-ce qu’on leur aurait fait? On leur aurait coupé huit jours de solde, quatre francs. On ne pouvait pas les tuer, même si j’étais mort, hein? Mais il y avait l’ordre: «On ne doit pas...» Ils avaient risqué leur vie pour rattraper l’ordre, et il y en avait un de noyé, celui dont la carcasse était en train de gonfler au soleil, à l’arrière. Même, s’ils n’y étaient pas tous restés, c’était un miracle. Mais ça, c’était une chose qui n’était pas dans leur cervelle. * * * * * »Voilà ce que c’est que l’héroïsme, conclut Barnavaux. On ne le fait pas exprès. On pense qu’il n’y a pas moyen de faire autrement, on n’est pas son maître! il y a l’ordre, et les punitions disciplinaires. Ça fait une habitude de tous les jours qui empêche de penser à soi. --Une habitude de tous les jours, qui empêche de penser à soi? dis-je. Savez-vous que cette petite Louise... notre petite Louise... --C’est tout de même vrai! fit Barnavaux. Ma parole, je n’y pensais pas! L’horloge de la gare marquait l’heure, moins une minute. Il s’engouffra dans l’escalier. VIII LE LIÈVRE Marchant à côté d’une jolie femme blonde, élégante et très fine, qui le tenait par le coude, un homme encore assez jeune passa, très beau, brun de peau, avec des prunelles très douces et très éclatantes à la fois et ce je ne sais quoi, dans le port de la tête et du buste, qui trahit l’officier. Il regarda Barnavaux, et je vis que Barnavaux le reconnaissait. Mais le soldat n’eut pas ce geste si fréquent des subordonnés qui rencontrent un supérieur vêtu en civil et commencent par habitude, sans l’achever, le salut réglementaire. Ce fut l’inverse, exactement. Barnavaux parut regarder quelque chose, avec une hypocrite attention, à la devanture d’une boutique. Et l’officier continua sa route sans rien distinguer peut-être d’extraordinaire à cette scène. --Oui, dit Barnavaux, répondant à mon interrogation, il est de mon bataillon, mais il est en civil: alors, je n’ai pas à le reconnaître, n’est-ce pas? --Il y a eu une paille entre vous? demandai-je, sachant que Barnavaux n’est pas facile à mener. --Une paille? Jamais rien. Seulement, c’est un _bounioul_: un nègre, si vous voulez. --Allons donc! fis-je. Il est aussi blanc que vous et moi. --Ça ne fait rien, persista Barnavaux, têtu: il a du sang noir! Je n’aurais jamais soupçonné dans l’âme de Barnavaux les mêmes préjugés de race que chez les Américains du Nord, et je le lui dis avec des mots énergiques et l’expression d’une indignation généreuse. --C’est un homme comme vous, ajoutai-je. Seulement, il est plus agréable à regarder et mieux élevé. --Non! répondit Barnavaux rudement, ce n’est pas un homme comme moi. C’est des histoires de philosophe, ce que vous dites, et par conséquent des blagues, rien que des blagues. La vérité, c’est que les blancs, depuis des milliers d’années, ils ont marché dans un sens, qui n’était pas celui des noirs. Avec leur tête, leur cœur, leur corps, ils ont cherché pour inventer des choses. Des fois, c’était bien; des fois, c’était mal. Mais il y avait plus de bien que de mal, hein? Sans ça, il n’y aurait pas dans la rue ces tramways mécaniques, et les femmes blanches feraient encore comme celles du Congo: elles donneraient à téter jusqu’à cinq ans à leurs gosses, et après elles leur limeraient les dents de dessus en dents de chien, parce que c’est mieux pour manger de l’homme. Eh bien, quand on fait des métis, on rapproche ce qui devrait être de plus en plus différent, et c’est une erreur, voyez-vous. Et les Américains dont vous parlez ont raison de punir ceux qui font l’erreur, par le même motif qu’on a raison de punir les soldats qui se trompent, même sans mauvaise volonté: car c’est afin qu’il n’arrive pas malheur à l’armée! --Mais, demandai-je, est ce qu’il arriverait malheur à l’armée, je veux dire aux blancs, dans ce cas? C’est justement la question. --_Il pourrait_ arriver malheur, répliqua Barnavaux, et ça suffit: il faut éviter de courir le risque. Si vous voulez faire des expériences comme ça, allez dans la lune. Mais pas ici: ça serait trop cher si ça tournait mal. Il continua, en cherchant ses mots: --C’est vrai que c’est difficile de penser comme ça, d’avoir le courage de penser comme ça quand on n’a pas vu les noirs chez eux, qu’on ne sait pas ce que c’est. Vous, quand vous en rencontrez un dans Paris, vous avez seulement l’idée d’un homme qui n’est pas de la même couleur que vous. Moi, je m’imagine des cases de terre ou de paille, des mâles circoncis, qui dansent, le soir, devant tout le monde, avec des gestes que vous ne feriez pas, dans une chambre fermée, devant la femme qui est à vous, et des négresses qui répondent à ces gestes-là! Je m’imagine ce qu’ils mangent et comment ils mangent, je m’imagine aussi ce qu’ils font tous, oui, tous, même mes copains les soldats sénégalais, quand on ne les en empêche pas, aux ennemis qu’ils ont tués. Pourtant ils sont bons, à leur manière; ils sont courageux, ils sont dociles, il faut les aimer, les guider. Mais se figurer qu’ils sont comme nous, se figurer qu’ils ne laissent rien d’eux dans les métis qui viennent de leur race, il faut n’être jamais sorti de chez soi pour le croire. »Je me rappelle! A Rochefort, ou plutôt dans les environs, il y avait «un blanc-comme-ça-même», qui vivait dans un château. Vous ne savez pas ce que c’est qu’un blanc-comme-ça-même? C’est un mot qu’on emploie du côté de Tamatave, et je crois qu’il est traduit à peu près du malgache. Ça veut dire un blanc qui n’est pas tout à fait blanc, bien que ça ressemble, et qu’à première vue on s’y tromperait. Celui-là, ses grands-parents l’avaient adopté, reconnu, ils avaient fait tout ce qu’il fallait avec la loi pour qu’il hérite. Qu’est-ce que vous voulez? C’était le fils de leur fils, qui n’avait pas eu le temps d’en faire un autre avant de mourir là-bas, d’où je viens, en Afrique. C’étaient des nobles, ces vieux, et des gens très fiers, mais ils tenaient à faire durer leur nom et ils disaient, pour s’excuser, que leur petit-fils était noble non seulement par eux, mais par sa mère, qui était une signare, c’est-à-dire une descendante des enfants que les premiers blancs du Sénégal, les officiers-seigneurs de l’ancien temps, qui avaient tous un «de» devant leur nom, avaient eus avec des filles de chef. Et puis, je dois tout de même avouer la vérité: s’il y a jamais eu un brave garçon et un bel homme, c’était celui-là! »Tous les hommes l’aimaient, dans le pays, et comme ils n’auraient pas aimé un vrai blanc, car il était plus généreux. Il donnait, il donnait,--je le sais maintenant, il donnait comme les chefs du Niger et de la Falémé, parce que donner, c’est à peu près la seule preuve de richesse, et aussi pour la louange,--et quand il y avait une chasse, une pêche, une ripaille, il fallait qu’il allât devant, qu’il en fît plus que les autres. Alors, si les hommes le suivaient comme ça, pensez aux femmes! Vous comprenez: il n’y en avait pas une qui n’eût la tête tournée, rien qu’à lever les yeux dessus. Habillé, il avait l’air nu; on eût dit qu’on voyait ses membres, ses muscles qui roulaient, et ce beau gonflement de la poitrine, quand on respire et qu’on prend plus de joie de se sentir vivre à chaque respiration; et il était toujours mis comme un prince, avec quelque chose d’éclatant, de remarquable. »Avec ça, des yeux bleus, ce _bounioul_, deux fleurs dans une peau dorée, sous des sourcils et des cils longs comme de l’herbe, des yeux si tendres que les femmes avaient naturellement envie de lui dire: «Regarde-moi encore, regarde-moi tant que je vivrai et dis-moi où il faut que j’aille, à quelle heure: j’irai!» Il a eu... il a eu toutes celles qu’il a voulu: les paysannes, les Sablaises, les filles qui sont dans les cafés-concerts et les théâtres, et d’autres aussi, mariées, qui se cachaient. On lui en prêtait peut-être; c’est toujours comme ça. L’opinion, c’est qu’on ne pouvait pas lui résister. »Et c’est vrai qu’elle ne lui résista guère non plus la fille du colonel Andral. Quand je parle comme ça, il faut me comprendre. C’était une bonne petite, honnête comme l’or, et elle n’aurait pas voulu lui donner ça en dehors du mariage, à moins que, à moins que... enfin, on ne sait jamais, les femmes sont les femmes. Mais ce qu’il y a de sûr, c’est qu’elle était folle de lui et qu’elle voulait l’épouser. Ça remonte loin, ce que je vous raconte. Je venais de m’engager, c’était mon premier congé, et j’étais ordonnance du colonel. Je ne savais pas ce que je sais maintenant, j’étais un bleu, et qu’Andral refusât de donner sa fille à ce beau diable, si vraiment jeune, si vif, si frais, ça me paraissait idiot, ça me paraissait révoltant, surtout quand elle pleurait, la petite, et elle pleurait tous les jours. Si j’avais osé, je crois que j’aurais fait des indélicatesses pour qu’elle pût se le payer, son beau brun aux yeux bleus. »La demoiselle le sentait bien, que j’étais de son côté; elle avait de la sympathie pour moi, et quand je la suivais dans ses promenades à cheval elle savait que je ne dirais rien à la maison si l’autre la rejoignait en route pour faire un temps de galop. Mais, un jour, la Charente a débordé, juste comme la Seine l’autre année. La campagne était devenue comme un grand lac, avec des arbres qui sortaient la tête pour montrer où étaient les routes, à l’époque où les choses étaient encore dans l’ordre naturel, et des îles aux endroits où la terre montait au-dessus de l’inondation. C’était un grand espace d’eau, tout plat, tout gris, presque sans courant, sauf vers le milieu, où coulait la rivière devenue méchante; et ça ressemblait à une grande plaque de zinc ternie. »La demoiselle me dit une fois: »--Barnavaux, nous allons prendre le petit canot et vous me mènerez à cette île, là-bas. Je veux la voir. »Je répondis, bien entendu: «Oui, mademoiselle», et j’allai prendre les rames dans le hangar, tout près de l’embarcadère. Quand je revins, c’était bien comme je m’y attendais. Il était là, le jeune homme, et il monta dans la barque comme si la chose avait été convenue de toute éternité, en disant seulement: »--Bonjour, Barnavaux. »Et je lui répondis: «Bonjour, monsieur le comte.» Aujourd’hui, je trouverais drôle d’appeler «monsieur le comte» un _bounioul_, mais à cette époque-là je n’étais qu’un bleu, je répète. Puis on démarra, et je me mis à ramer, le dos tourné à mes passagers. J’entendais seulement qu’ils s’embrassaient un peu. Et puis après? C’était juste. Si j’avais été à la place de l’autre, j’en aurais fait autant. »J’abordai à l’île en douceur et je sautai à terre avec la chaîne, au bout de laquelle il y avait une grosse pierre pour l’amarrage. Quand la demoiselle tendit la main à son ami pour qu’il la fît descendre, je vis bien qu’ils étaient d’accord et qu’elle ferait tout ce qu’il demanderait, n’importe comment, n’importe à quel prix. Et c’est beau à voir, même quand on n’est pas pour en profiter, une fille qui se décide, une fille qui aime avec tout ce qu’elle a, sa tête, son cœur et son corps! Ça illuminait le paysage, ça faisait du soleil, ce jour qu’il n’y en avait pas. Ils se mirent à marcher tous les deux si près l’un de l’autre, si lacés de leurs bras qu’ils ne faisaient qu’une seule masse, et ils allaient comme on danse. »Moi qui avais mis aussi pied à terre, je restai près de la barque pour ne pas les déranger. »Tout à coup, j’entendis mademoiselle Aimée qui poussait un cri. C’était quelque chose qui venait de se lever sous ses pieds et qui partait comme un boulet: un lièvre, un malheureux lièvre qui était resté là, prisonnier de l’inondation. Ça l’avait surprise, la demoiselle, elle avait eu peur; et puis elle se mit à rire parce qu’elle était brave... Mais je vis une seconde fois sa figure changer et je compris pourquoi: c’était à cause de l’autre! »Il s’était jeté en avant, et je n’aurais jamais cru qu’une face humaine pût devenir subitement aussi semblable à une gueule. Ses lèvres s’étaient retroussées, il montrait ses gencives et ses dents, et j’entendis--c’était la première fois que j’entendais--le «heuh!» profond des nègres quand ils sont contents et qu’on commande l’assaut pour casser un village. Le lièvre dévalait, dévalait, déjà très loin, les oreilles couchées en arrière, les pattes si rapides qu’elles avaient l’air de s’embrouiller; et bientôt il n’y eut plus rien, aux regards, de son poil fauve; il n’y avait qu’un sillon dans l’herbe, avec des gouttes d’eau qui sautaient: l’eau des herbes humides soulevées par sa course. »Heuh! Heuh!» C’était l’homme qui était parti derrière lui. Il avait complètement oublié qu’il était avec une femme et qu’elle pouvait être à lui, comme il voulait, quand il voudrait. «Heuh! Heuh!» C’était splendide et c’était épouvantable. Il gagnait sur le lièvre, l’homme, l’homme redevenu un animal de chasse, il gagnait dessus avec ses grandes jambes, dont les pieds se posaient si légèrement qu’on n’entendait rien que le déchirement de l’herbe. Et si sa poitrine grondait toujours, c’était par plaisir, car il n’était pas essoufflé; au contraire, il reprenait de la force et de la joie en se rapprochant de la bête, il allait toujours plus vite. Le bout de l’île, le lièvre arrêté. Est-ce qu’il est pris? L’homme l’avait cru, il avait sauté, allongeant les mains, les griffes. Non. Le lièvre avait fait un crochet, il repartait dans le sens opposé. »Et ça dura! Ça dura plus d’une heure. Je les vis passer devant moi, à deux mètres. Le lièvre avait du sang au bout du nez et des yeux effrayants, où il n’y avait plus ni blanc ni noir: une couleur de zinc terne ou d’eau sale d’inondation. Lui, le chasseur, il était tombé je ne sais combien de fois, il était ignoble, déchiré dans ses vêtements, écorché aux mains. «Heuh! Heuh!» Maintenant, s’il avait eu son bon sens, il se serait arrêté car il était presque fourbu, lui aussi. Mais il était fou, absolument fou, et ça le soutenait. »A la fin, le lièvre revint au bout de l’île, où il avait été cerné d’abord. Sans doute, c’était par là qu’il était arrivé, et il espérait que la route allait se rouvrir. Mais il n’y avait que l’eau. Le lièvre n’en pouvait plus, il essaya d’y entrer pour se mettre à la nage ou se rafraîchir, je ne sais pas. Flouc! L’homme y entra derrière lui, et ses mains se refermèrent sur le cou de la bête. Elle poussa ce cri de chat malade du lièvre qui a les reins broyés par un chien, et ce fut tout. »Dire que je l’avais appelé tout à l’heure «monsieur le comte», celui qui revint avec cet animal étranglé dans les doigts, cette peau brune où il y avait de la vie qui tressautait avant de finir! C’est heureux qu’il fût couvert de boue, car il était nu, autant dire. Et il ne savait plus où il était. Il voulut sourire, ne sachant pas qu’il montrait toujours ses gencives, sa figure redevenue gueule. Mademoiselle Aimée cria: »--Sauvage! Sauvage! Vous êtes un sauvage! »--Il ne se rendait pas compte. Il était là, changé en bête. Mademoiselle Aimée cria encore: »--Barnavaux, emmenez-moi! »Et je la ramenai, le plus vite que je pus. J’avais vu le _bounioul_, j’avais appris ce que c’était avant d’aller dans le pays des _bouniouls_... Et vous, maintenant, est-ce que vous comprenez?» IX LES DEUX RIVES Le jeune Chinois sortit de l’École des Sciences politiques, rue Saint-Guillaume. Il avait l’œil fin et bridé, ainsi qu’il convient à sa race, le nez à la fois plat et aquilin, et une longue natte qui, sortant de sa calotte de soie noire, dont le bouton de corail brillait comme une petite cerise, descendait bien droit sur sa belle tunique bleu ciel. Je le reconnus: c’était Li-Ouang, et je l’avais rencontré dans le monde, où il est apprécié, même des femmes. Les Chinois savent offrir les fleurs, parce qu’ils les aiment. Et celui-là est considéré comme une espèce d’objet rare et précieux. Dans chacune des maisons où il fréquente, la maîtresse de la maison dit, en parlant de lui: «Mon Chinois», comme elle ferait d’un vase ancien, de grande valeur, appartenant à la famille jaune. Je le saluai amicalement, et il éleva les mains vers sa poitrine, à la mode de son pays, pour me rendre mon salut. Mais, apercevant à mes côtés Barnavaux, il eut presque un sourire et passa: les Chinois, même de nos jours, n’ont, on le sait, que peu d’estime pour le métier des armes; et pour les simples soldats, ils les méprisent. Barnavaux s’en aperçut. Du bout de la langue, et d’un souffle léger, il lança la cigarette qu’il terminait dans le ruisseau. --Qu’est-ce qu’il fait ici, cet oiseau-là? demanda-t-il, rendant dédain pour dédain. --Il suit des cours, répondis-je. On lui enseigne l’histoire de la civilisation en Europe, l’histoire de la formation des nationalités, celle de Napoléon Ier et le droit international, un tas de choses enfin, un tas de choses dont vous n’avez aucune idée, Barnavaux. Il est très intelligent. Barnavaux haussa les épaules. --Et vous faites «ami» avec lui, hein? Et ces jeunes gens qui l’accompagnaient font aussi amis avec lui? Il va aller au café et chez des femmes, et au théâtre. On le traite comme un Européen, quoi? --Pourquoi pas, répondis-je. Ne vous ai-je pas dit qu’il était très intelligent? Il est aussi très bien élevé: il est à sa place partout. Qu’est-ce que ça vous fait? --Moi, fit Barnavaux, je m’en fous! C’est idiot de traiter un Chinois comme un Européen: c’est idiot, je le répète. Mais je m’en fous! Quand il reviendra dans son pays, il apprendra la différence. C’est parce que vous faites les gentils avec lui, parce que vous faites les imbéciles, qu’il se prend au sérieux. Mais, une fois là-bas, il saura ce que ça vaut, les politesses des blancs, les égards des blancs. Et c’est eux qui ont raison, ces blancs de là-bas, ça n’est pas vous! Oui, oui, attendez: on va le remettre à sa place! »J’en ai connu un, une fois... On l’avait bien reçu en France, on l’avait traîné partout, on le montrait partout: dans les fêtes du gouvernement, dans les dîners. On le faisait manger avec des femmes de ministres, ce singe! C’est que vous n’avez l’idée de rien: tant qu’on n’aura pas fait tirer un congé à tous les Français dans les colonies, ils n’auront l’idée de rien... Alors, un jour, un député, un député très puissant, lui dit: »Vous allez retourner en Chine. Sans doute vous passerez par Saïgon: il faut que vous visitiez une colonie française! Eh bien, je vais vous donner des lettres signées de mon nom, avec mon cachet, et tout. Ça vous ouvrira toutes les portes. »Et il les écrivit; de belles lettres! Et il les lui donna. Le Chinois les considéra avec respect, parce que ces gens-là, quand ils voient de l’écriture, c’est comme s’ils voyaient le bon Dieu, c’est même-chose-Bouddha; il les mit au fond d’une belle malle toute neuve et s’embarqua sur un paquebot. Un paquebot français, des Messageries maritimes, je suppose: il n’y a que nous, pauvres bougres, qu’on colle sur des transports qui mettent trois mois à faire la route. Et il était plein, ce bateau, plein comme un œuf! C’était l’automne, l’époque où on s’en retourne. Il avait pris des premières et on le mit dans une cabine à deux couchettes. Mais personne ne voulut de lui. Un Chinois, hein, un Chinois! Est-ce que vous coucheriez avec un Chinois, vous, même vous! Le commandant voulut lui faire partager la cabine d’un fonctionnaire français, un socialiste, dont la grand-mère était une négresse de La Guadeloupe; mais le fonctionnaire protesta, en disant qu’on voulait outrager dans sa personne la majesté des Européens. A la fin, tout de même, il fut recueilli par un missionnaire. C’était un homme très bien, ce missionnaire. Il avait un «de» devant son nom, mais il expliqua qu’il ne pouvait pas faire de différence entre les Chinois et les blancs. C’était sous prétexte que même les Chinois ont une âme. Il dit aussi qu’il connaissait la famille, qui était une famille distinguée. Les missionnaires aiment à se faire des amis: ça les regarde. »Et puis voilà: on vit Aden, où il n’y a rien que des aigles, des serpents qui sont mangés par les aigles et des Anglais qui crèvent de chaud. On vit Colombo--vous vous rappelez Colombo, où les hommes ont un peigne dans leur chignon, comme les femmes--et puis, à la fin, la rivière de Saïgon. Le Chinois respira l’odeur de la rivière; elle lui gonfla les narines, cette odeur de vase des terres qui ont l’air de flotter, qui flottent quelquefois pour de bon, tout le long du fleuve; des terres-éponges, qui surnagent comme des paquets de joncs, des espèces de radeaux qui verdoient! Il se disait: «Je suis chez moi! Je suis chez moi!» Mais le bateau avançait, avançait toujours, dans cette eau vaseuse, doucement, bien doucement: vous le savez bien, qu’il y a des endroits où elle colle comme de la glu, et qu’il y a un grand vapeur, une fois, qui est resté là toute une année; on avait semé du riz tout autour, on faisait jardin!... Tout à coup, voilà qu’il y eut un quai de bois, un sale quai de bois, à moitié bouffé par les tarets--et le Chinois vit la France! »Oui, c’est bien la France qu’on retrouve à Saïgon. On peut blaguer les officiers de marine qui ont fait ça. Mais c’est beau, c’est grand, ça étonne, c’est comme une ville de chez nous, enfin, avec un théâtre, une église, des maisons à étages: on n’est pas chez les jaunes, on ne s’aperçoit pas qu’on est chez les jaunes; de loin, c’est pareil Bordeaux, pareil un port de mer d’ici. Et même, c’est mieux; tous les sales métiers, ça n’est pas les blancs qui les font. Des blancs qui se mettent déchargeurs de navires, ouvriers, coolies, quoi, quelle misère! Là-bas, les blancs, c’est tous des rois! »Sur le quai, il y avait des pousse-pousse, des petites charrettes à bras que tiraient d’autres singes de sa race. Le Chinois allait monter dans un de ces pousse-pousse comme un Européen, et _mieux_, sans se presser, comme un Chinois riche. Un Annamite lui mit la main sur l’épaule, un agent de police annamite, avec un sabre-baïonnette et tout ce qu’il faut pour le respect. »--Y a pas bon! il dit l’Annamite. »--Quoi? répond le Chinois. »--Y a pas bon! qu’il répète, l’agent de police. Y en a passer anthropométrie. A ce moment, j’interrompis Barnavaux. --Ah! oui, je sais, fis-je. On a introduit dans nos colonies d’Extrême-Orient les ingénieuses méthodes du docteur Bertillon, mais les Européens entrent comme ils veulent. Ils sont la race supérieure, et considérés comme inviolables et sans macule. Tandis que les Chinois, on s’en méfie. En France, on n’applique la méthode Bertillon qu’aux prévenus. En Indochine, on considère tous les Chinois comme des prévenus nés. Barnavaux continua: »--Bon! Vous comprenez. On conduisit ce Chinois-là dans un bureau où il y avait déjà d’autres Chinois; et un Annamite lui dit: »--Toi y en a faire déshabiller tout nu, _Maoulen_. Vite! »--Pour quoi faire? il demanda, le Chinois de Paris. »--_Looksi_ tatouazes, dit l’Annamite. »Mais le Chinois ne comprenait que le bon français. Alors un employé blanc lui expliqua: »--On vous dit de vous déshabiller pour qu’on prenne vos mensurations, qu’on note vos tatouages. Vous en avez, des tatouages, hein?... Eh bien, qu’est-ce que vous attendez! Déshabillez-vous, Nom de Dieu! »Mais ça l’embêtait, ce Chinois, de se mettre tout nu devant une personne qui ne lui avait pas été présentée; il n’en avait pas l’habitude. Alors, il se rappela les lettres que lui avait données le député. »--Où sont-elles, tes lettres? demanda l’employé blanc. »--Dans ma malle! dit-il. »--Est-ce que tu crois, dit l’employé, qu’on peut attendre que tous les Chinois ouvrent leurs malles avant de les anthropométrer?... Enlève ton caleçon, andouille! »Et, comme il ne se dépêchait pas assez... Ça n’est pas la peine que je m’étende: la police se fait comprendre de la même façon dans tous les pays du monde. Le Chinois s’en aperçut. »Alors il dit: »--Je me rembarque! Je me rembarque! J’aime mieux retourner en Chine tout de suite! »Il retourna en Chine, et il n’était pas content. Un Chinois, ça conserve sa rage encore bien plus longtemps que nous. Et celui-là, il avait été traité par les Français de Saïgon autrement que par ceux de Paris. Il avait vu la différence, et c’est ça qui lui rendait la salive si amère dans la bouche. Il alla trouver, à Pékin, un ministre de son pays, un grand ministre, je ne sais plus lequel. Mais il fut d’abord obligé de lui faire les laïs, de se mettre sept fois de suite à quatre pattes devant lui, le nez par terre; et ça aussi lui prouva qu’il n’était plus en Europe. Quant au ministre, il trouvait que ce n’était pas encore le moment de se brouiller avec les gens de l’Ouest. Plus tard, on ne sait pas... Il réfléchit une petite minute et demanda: »--Les lettres que tu as reçues étaient les lettres d’un grand mandarin français? »--Elles étaient d’un grand mandarin de France, c’est la vérité des vérités, dit le Chinois. »--Et où les avais-tu serrées? demanda encore le ministre. »--Dans ma malle, répondit le Chinois. »Alors le ministre lui dit d’une voix magnifique, comme sur le champ de manœuvres: »--Sais-tu ce que tu es? »--Vous êtes mon père et ma mère! dit le Chinois. »--Tu es un œuf de tortue! On te donne des lettres, un grand mandarin français te donne des lettres, et, au lieu de les garder sur ta poitrine, tu les mets dans ta malle, avec les vêtements qui doivent couvrir ton corps méprisable? Tu l’avoues? »--Oui, dit le Chinois. »--Eh bien, tu recevras mille coups de bâton. »Le Chinois reçut les coups de bâton, conclut Barnavaux, et ça lui apprit qu’en Indochine, et même en Chine, un Chinois _ne doit pas_ être traité comme un blanc. C’est la sagesse et la politique qui le veulent. Vous autres, vous n’en savez rien. Vous ne savez rien.» X PIERRE-CÉSAR Louise accoucha d’un garçon, le 12 février dernier, au pavillon Baudelocque. Barnavaux fut prévenu dès le lendemain et il m’avertit. Seulement il fallut attendre le jour où les visites sont autorisées, pour aller la voir avec lui. Je ne compris pas d’abord pourquoi: puisqu’il était le père, n’est-ce pas?... A dix heures du matin, je l’attendis à la station de Port-Royal, sur l’avenue de l’Observatoire. Le pavillon Baudelocque, c’est presque en face, il n’y avait pas loin à aller, ça se trouvait bien! Et je le vis arriver rasé de frais, la moustache relevée au fer, «roulée en dessous», astiqué comme pour une revue, et l’air assez grave, bien que joyeux. Ça lui faisait de l’impression, d’avoir un fils, et il ne le cachait pas. A la porte du pavillon, Barnavaux demanda au concierge: --Madame Collot, s’il vous plaît? Je le regardai, un peu étonné, mais le concierge comprit tout de suite. Il répondit sans hésiter: --A droite, salle C, service du docteur Motte. Nous trouvâmes sans difficulté. Ces édifices clairs, bas sur le ciel, étaient frais et presque jolis. Et Louise était là, couchée dans un lit candide, la figure pâle, mais bien reposée, ses cheveux bruns cachés sous un bonnet blanc, et tout ce qu’il lui fallait au-dessus de sa tête, sur une console de verre. Il n’y avait que le numéro qui fût un peu vexant. Ça doit être embêtant, pour un malade, de n’être qu’un numéro: on est des Français, on a un nom, à la mairie et dans sa rue. Mais Barnavaux était raisonnable. En voyant les dix-huit couchettes qui remplissaient la pièce, et en pensant aux autres, dans les autres bâtiments, il se dit qu’il fallait quelque chose comme une comptabilité, pour s’y reconnaître. Et puis la caserne et les hôpitaux, ça l’avait habitué. Dans un petit berceau léger, près du traversin, à droite, le nouveau-né dormait à poings fermés. Il avait de drôles de petits ongles, très fins, et si propres! Barnavaux considéra les siens, qui étaient noirs et tout cassés, naturellement. Cette petite chose vivante, qui n’eût pas été là sans lui, l’embarrassait. C’est bien différent d’avoir pensé à une chose et de la voir; et d’ailleurs on ne s’imagine jamais comment c’est en réalité. Mais il l’embrassa tout de même, et il embrassa Louise, sur le front. --Ça s’est bien passé? demanda-t-il. --Moi, dit Louise avec orgueil, je suis comme maman. Maman, le temps d’aller chercher un seau d’eau à la fontaine, et ça y était! Dans son cœur, il y avait le contentement naïf, non seulement de continuer la race, mais de perpétuer ses qualités. Elle ajouta d’un air sage: --C’est une veine, ça c’est une veine... Il y en a une, ici, qui a crié cinquante heures. Une boucherie, c’était, une vraie boucherie! Pourtant, elle donna des détails sur elle aussi, parce que toutes les femmes aiment à parler de ça, comme les soldats de leurs campagnes; et alors c’était une espèce de satisfaction que Barnavaux comprenait bien. Il avait apporté deux oranges, qu’il tripotait dans leur papier de soie, et je ne sais quoi de mystérieux, caché dans une petite boîte en carton moiré, avec le nom d’un horloger de Palaiseau sur le couvercle. --Le voilà, fit-il timidement... Tu m’avais toujours dit que tu en voulais un pour lui. Alors... Elle ouvrit la boîte, avec cette précipitation ravie que mettent toutes les femmes à regarder les bijoux: c’était, au bout d’un collier de corail, un petit cœur d’or, gravé d’une croix. --C’est bien de l’or, demanda-t-elle, c’est de l’or vrai?... --Oui, dit Barnavaux fièrement, veux-tu que je lui passe? Elle accepta, les yeux brillants, Barnavaux souleva la petite tête ridée. Louise recommandait: --Ne lui fais pas de mal! Non, il ne lui faisait pas de mal. Il avait du respect, des précautions parce que cette nuque toute rouge, et ce cou de poulet, ça n’était pas solide, bien sûr--et c’était à lui! Il laissa ce beau cœur en or luire par-dessus la couverture du berceau, pour la magnificence. C’était Louise qui avait toujours souhaité cet ornement pour son petit, et Barnavaux ne s’en était pas étonné: il avait vu tant de fétiches! Moi, je pensais à la bulle d’or des Romains enfants. Tout à coup, dans l’un des dix-huit berceaux, un des nouveau-nés commença de vagir: un vilain miaulement aigu, comme celui d’un chat. Puis ce fut un autre, et encore un autre, enfin tous ceux de la salle, et le petit de Louise lui-même. Ça faisait mal aux oreilles, de les entendre, quand on n’en avait pas l’habitude. --C’est toujours comme ça, expliqua Louise, d’un air savant. Quand il y en a un qui se réveille, de ces moucherons, tous les autres font la même chose. Et elle présenta le sein à l’enfant, qu’une garde venait de lui mettre dans les bras, et qui se tut: dans le fourreau de ses langes, il avait l’air d’une bouteille qui se remplit. --Il n’est pas cher à nourrir pour le moment, dit Louise... C’est plus tard qu’il coûtera, quand on lui donnera le biberon... Et moi ça me fait plaisir. C’est curieux, comme ça fait plaisir. Figure-toi qu’il y en a des tas ici, surtout quand elles ne connaissent pas le père, elles ne veulent rien savoir, pour garder le petit. Elles crient: «Qu’on m’en débarrasse! qu’on le donne à l’Assistance!» On ne leur dit rien, mais quand les seins commencent à leur faire mal, on leur passe le gosse, et si elles lui laissent prendre une seule sucette, elles ne veulent plus s’en séparer: c’est fini. Je comprends ça!... * * * * * ... Huit jours après ses couches elle regagna son petit logement de la rue du Faubourg-Saint-Jacques pour s’y reposer une semaine encore, bien qu’elle n’en eût besoin d’aucune façon, affirmait-elle. Et quand je dis «se reposer», c’est le mot qu’elle employa. Mais, pour quitter Baudelocque, elle refusa même le fiacre que je lui offrais, donnant pour motif, d’abord que c’était trop près, sa maison, ensuite, «qu’il n’y avait pas de bagages». Cet argument me laissa déconcerté. Mais c’est que, dans son monde, on a pour principe que les voitures ne peuvent servir qu’à transporter, rapidement, les objets trop lourds ou trop encombrants que les conducteurs d’omnibus refusent d’accepter. Et dès qu’elle fut dans son «chez soi» elle y découvrit tant de choses à faire, et l’enfant lui donna tant de soucis, que je ne la vis presque jamais assise. Puis elle se remit «aux porte-monnaie» parce que c’est un travail qui peut s’accomplir à domicile. Et je compris à cet instant pourquoi elle avait donné le coup de collier pendant sa grossesse. Elle était encore libre d’aller et de venir, alors, c’était le moment où elle pouvait «mettre de côté». Après, elle savait bien qu’il lui faudrait devenir l’esclave du petit: ça mange du temps, et ça enlève des moyens. Ce sont là des choses prévues, on a l’habitude, on prend ses précautions tout naturellement, sans s’étonner, ni étonner personne: tout le monde sait que ça doit se faire comme ça... Et malgré le travail, malgré les nuits où elle se relevait dix fois, Louise avait pris une beauté que je ne lui connaissais pas: si pleine, ingénue, touchante! Je me rappelai le mot de Barnavaux: «Une femme qui a fait un nouvel enfant, elle est neuve!» Il a été bien facile aux peintres de donner un air virginal à leurs madones, ils n’ont jamais dû manquer de modèles. Souvent, dans la journée, quand il le fallait, et même quand cela n’était point nécessaire, elle mettait l’enfant tout nu. Il agitait ses jambes courtes, heureuses de leur liberté, et l’on voyait sur ses gencives cette espèce de libération des muscles qui est le sourire des nouveau-nés. Alors Louise regardait tout, tout, tout! Et je l’entendis une fois murmurer: --Et dire que c’est moi qui ai fait tout ça! Car elle était étonnée, et tout orgueilleuse, comme beaucoup de jeunes mères, d’avoir mis au monde un être qui ne lui était pas exactement semblable, un homme, un mâle: cela lui paraissait admirable et mystérieux. Pour Barnavaux, il montra d’abord quelque chose de mystifié dans sa physionomie. C’était à lui, ça, ou plutôt c’était de lui. Il n’avait pas les bonnes raisons de Louise pour en avoir pris l’habitude. La conviction de Louise était physique: cet enfant était sien comme ses propres bras, et tout son corps, et sa pensée. Celle de Barnavaux était intellectuelle: il constatait, mais avec une stupeur inconsciente. Puis il s’accoutuma, et fut très heureux. Je lui rendis cette justice qu’il était bon père. Enfin, ils me parlèrent du baptême. Je le pensais bien, qu’il y aurait un baptême! De tous les rites du christianisme, c’est le seul dont les Parisiens du peuple, et surtout les femmes, ont le sentiment qu’il est impossible de se priver. On peut s’unir sans prêtre, on consent, bien que plus difficilement, à mourir sans prières et sans cérémonies; mais si l’eau sainte n’avait coulé sur ce petit front, Louise n’eût pas été rassurée, elle eût redouté pour son enfant le sort le plus funeste; et déjà, ce petit cœur d’or que Barnavaux avait passé autour de ce cou frêle, et qui s’apercevait à peine sous la tendre chair des épaules, elle avait été, un matin, le faire bénir à Saint-Jacques-du-Haut-Pas. Donc on baptiserait Pierre-César, et je serais son parrain. --C’est bien, dis-je, Pierre-César... mais Pierre-César quoi? Barnavaux? Louise rougit, et Barnavaux me tourna le dos afin d’éviter mes regards. --Pierre-César quoi? répétai-je. --Comme il a été déclaré à la mairie, dit Barnavaux, avec embarras: Collot, Pierre-César Collot: Et ce fut encore Louise qui fut cette fois la plus franche et la plus courageuse. --Vous comprenez, dit-elle, je touche vingt sous par jour comme fille-mère. Alors, ça ne serait pas à faire, qu’il le reconnaisse. --Non, prononça Barnavaux, ça ne serait pas à faire! XI LA BARRE A l’un des angles de la rue de Sèvres, près de l’Institut des Jeunes Aveugles, il y a le Café des Vosges, qui est tout blanc, vieillot, aimable et hospitalier. C’est là que je rencontrai Barnavaux, assis devant une des tables de la terrasse, en compagnie d’un gros homme blond, vêtu de blanc: le costume colonial dans toute sa pureté. Il ne lui manquait qu’un casque. Ceci ne m’étonna point: les coloniaux de grade supérieur fréquentent une brasserie du boulevard. Les autres, depuis que l’administration des colonies a été transportée rue Oudinot, accordent assez communément leur clientèle au Café des Vosges, où ils retrouvent des employés du ministère: hommes qu’ils jalousent et respectent, les croyant doués d’une grande puissance. Je crus donc avoir en ma présence un petit fonctionnaire colonial, employé des douanes ou magasinier, qui, par cette chaleur, usait ses vieux dolmans: de quoi je l’approuvais. Mais Barnavaux me tira d’erreur. --Lui? dit-il. Il est cuisinier dans un restaurant du quartier! Et le fait est que rien ne ressemble davantage à un colonial, pour le costume, qu’un cuisinier-pâtissier dans l’uniforme de sa profession. Je m’excusai. Mais l’homme blond et blanc me répondit: --Il n’y a pas d’offense. C’est tout de même mes vieux effets de la Côte que j’use pour le présent. Est-ce que j’aurais reconnu Barnavaux, si j’avais pas été là-bas? Mais, tout de même, je n’ai jamais été que cuisinier: au régiment d’abord, et puis à bord des Chargeurs-Réunis, et puis chez monsieur Laresche, le consul de Rio-Negro. Du côté de Saint-François-Xavier, où se couchait le soleil, le ciel d’été, implacablement pur, se teintait de vert et de saumon. Un ciel saharien, en vérité, dur, poussiéreux, sublime! Mais une brise un peu plus fraîche monta du nord-est, les crieurs de journaux du soir commencèrent d’annoncer leurs gazettes. Je leur en pris une, par habitude. Elle annonçait encore des difficultés avec l’Allemagne à propos du Maroc. --On va caner! dit Barnavaux. On cane toujours, avec les Prussiens. Barnavaux a le défaut de vouloir parler de tout. Quand il aborde les questions diplomatiques, je fais tout ce que je puis pour ne pas l’entendre: ses opinions sont excessives et sa documentation insuffisante. Mais le gros homme blond fut important. --C’est des bêtises, dit-il, tout ce qu’on fait, des bêtises! Des gens qui se pressent. Faut jamais s’ presser. Voilà. C’est ça qui est la diplomatie: d’ pas s’ presser. Barnavaux entama l’exposition d’un vaste plan de guerre européenne. Il était insupportable. Le gros homme blond l’interrompit encore. --Faut avoir servi dans la diplomatie, pour parler, dit-il. Moi, j’ai servi: chez monsieur le consul. Alors, je sais. Ça s’est déjà passé comme ça, à Rio-Negro. C’est la même chose. L’affaire qu’il nommait était ancienne. Elle n’avait laissé qu’un souvenir vague dans mon esprit. J’interrogeai. --Le Rio-Negro, dit le cuisinier, c’est un petit port, dans une enclave portugaise, sur la Côte des Graines, et tout autour, il y a nos possessions. Mais on avait mis là un consul. Je vous dirai pourquoi tout à l’heure. Il répétait à journée faite: »--Voilà ce que c’est que d’avoir été marin et explorateur. Tout le temps, ils me donnent de mauvaises places, au quai d’Orsay: un type qui a fait quelque chose, il n’est jamais de la carrière! Qu’est-ce qu’on veut que je fasse ici! Des rapports sur le commerce? Je ne peux pourtant pas me tuer à répéter tous les mois que les Portugais ne vendent que des timbres-poste. »Il paraît que les Portugais avaient eux-mêmes dans l’opinion que ça n’était pas suffisant et qu’ils avaient engagé des négociations avec nous pour échanger leur colonie contre autre chose, ou la vendre. Seulement, c’est à Paris que ça se traitait. On ne l’avait mis là, monsieur Laresche, que pour montrer le grand intérêt que la France porte au Rio-Negro. Mais on ne lui disait rien du tout, on ne le tenait au courant de rien, et il n’avait rien à faire, absolument rien. De temps en temps, au coucher du soleil, il allait sur les bords du rio tuer une gueule-tapée. La gueule-tapée, c’est un grand lézard, qui est très bon à manger. Je lui accommodais ça à la tartare, mais Saraï, sa _mousso_, une petite Malinké, refusait sa portion, sous prétexte qu’elle descend de cette bête-là, et que ses principes lui défendaient de dévorer son grand-père sans nécessité. A la fin, ça le dégoûta de rapporter du gibier, monsieur le consul, de voir que la mousso n’en voulait pas, et il me donna son fusil, en me disant de mettre un chiffon gras autour des batteries, des bouchons aux canons, de le démonter et de le rentrer dans sa boîte. Après, il commença un roman pour dire que la mousso était une petite sauvage, qu’il ne la comprenait pas, que personne ne la comprendrait jamais, et qu’elle le trompait avec des nègres. Mais il y renonça au bout de quinze jours, sous prétexte qu’il faisait trop chaud, que cette chose-là avait déjà été faite par d’autres officiers de marine, et que lui, par conséquent, n’avait pas le droit, puisqu’il n’était plus officier de marine. »C’est probablement comme ça, tout de même, qu’il se mit à repenser à son ancien métier. Au moment où je croyais qu’il allait devenir fou d’embêtement, le voilà qui prend une nouvelle lubie et s’amuse à se promener en mer dans une mauvaise barque indigène, avec huit Kroumen pour pagayeurs. Il appelait ça «faire l’hydrographie de la barre», et le fait est qu’il faisait des sondages toute la journée, prenait des notes, et tirait des tas de plans dans son cabinet, quand il était rentré. Des fois, ça lui faisait prendre un bain, naturellement. Vous savez ce que c’est qu’une barre sur la Côte occidentale? Barnavaux et moi, nous fîmes un signe d’assentiment. Le cuisinier continua: --Je ne sais pas pourquoi ça existe. On dit que ça vient de la rencontre des eaux du fleuve dans la mer avec les vagues du large. Mais il y a des barres même sur des points où il n’y a pas de rivières. Il n’y a que les Kroumen pour savoir franchir la barre. Ils touchent leurs gris-gris, visent le moment où ces grosses lames ne déferlent pas, se font prendre sur leurs dos... Oh! là! Oh! en voilà une. Oh! là! Oh! une seconde, et comme ça tant que ça dure. Si on rate son coup, la barque peut être cassée sur le fond comme une noisette. Les têtes des hommes aussi, bien qu’ils soient malins, ces Kroumen. Mais l’embêtant, c’est pour l’embarcation: des nègres, il y en a toujours! Et pourtant, il y a des jours, des semaines, des saisons, où même les Kroumen ne veulent rien savoir. »Monsieur le consul déclara qu’il voulait trouver la loi des barres, interrogea les Kroumen, causa avec le père Wilson, le chef de la factorerie Verbeck, qui avait été pilote, et se mit à faire des calculs sur un carnet. Mais voilà qu’un jour on lui apporte une dépêche chiffrée. Il la déchiffre lui-même parce qu’il n’avait pas de chancelier, et reste tout étonné. C’était à cause de cet échange avec les Portugais, qui était en train depuis des années, et qui pouvait rester en train toute l’éternité. Il paraît que les Allemands, tout à coup, avaient décidé qu’ils n’en voulaient pas. Ou bien alors, il leur fallait aussi quelque chose: la Champagne, la Bourgogne, l’obélisque de la place de la Concorde, et des permis de circulation en tramway. Et pour marquer leur résolution, ils envoyaient l’aviso _Fafner_. »Si vous l’aviez vu, monsieur le consul! Bien sûr qu’il n’avait pas eu de la joie comme ça depuis sa première communion. Un navire de guerre, il allait arriver un navire de guerre! En sa qualité de marin, ça lui fut tout d’abord égal qu’il fût allemand. Tout de suite, il alla chercher son... comment c’est que vous appelez ça, ce truc où les marins trouvent le nom de tous les bateaux de guerre du monde entier, avec leur description, leur portrait, et tout? »--Le _Naval Annual_, de Brassey, suggérai-je. »--C’est ça. Et quand il eut fini de lire, d’abord il fut dégoûté. »--Mais c’est un rafiot, dit-il. Une casserole, une sale petite casserole! »Et puis sa figure changea. J’ai jamais vu Napoléon. C’est pas de mon âge. Mais on ne m’ôtera jamais de la tête que Napoléon devait faire cette figure-là quand il voyait la victoire. Il tira la mousso Saraï par la petite queue de canard qu’elle avait derrière le crâne--c’est comme ça que les femmes malinkés s’arrangent les cheveux--et lui dit: »--Y en a l’avancement de classe. Y en a consul, y en a consul de première et consul général. Y en a plénipotentiaire! »Saraï n’y comprit rien du tout, bien sûr, mais elle répondit: »--Y a bon! »Moi, je ne comprenais pas non plus, mais le patron était content, et ça me faisait plaisir, parce qu’il était à la coule, et pas fier. Il rédigea tout de suite une longue dépêche chiffrée, et se mit à attendre le _Fafner_ avec impatience. Ce ne fut pas long. Trois jours après, il était devant Rio-Negro, l’aviso allemand. Des coups de canon pour saluer, la réponse des Portugais avec une espèce de bombarde, la visite du gouverneur portugais avec ses timbres-poste, parce qu’il ne faut jamais perdre une occasion, la visite du commandant Herr von je-ne-sais-quoi au gouverneur: enfin du volume, quoi! Mais c’était une casserole, ce _Fafner_, monsieur le consul l’avait bien dit: une casserole dont j’aurais pas voulu pour des petits pois. »Pourtant, je ne sais pas ce que le gouvernement français lui répondit, au consul. Il eut l’air désespéré. Il criait: »--Ils sont idiots, à Paris, complètement idiots! On n’a pas idée de ça! Après ce que je leur ai dit... M’en aller, ils «envisagent» que je devrais m’en aller! En janvier, je m’en irai, si je me trompe. Et qu’ils me f...tent en réforme, alors, qu’ils me révoquent! Bougres de veaux! »Les Allemands avaient reçu l’ordre de ne pas descendre à terre. Ils descendaient tout de même, mais incognito, par petits paquets, pour prendre contact avec la population féminine de Rio-Negro, comme ça se doit. Ils se mettaient aussi splendidement saouls, également comme ça se doit. Le père Wilson, l’ancien pilote anglais qui venait assez souvent le soir au rapport, à cause de l’entente cordiale, disait seulement pour résumer: »--_Uneventual, sir!_ »Après ces visites du père Wilson, monsieur le consul recommençait à faire des calculs avec des petites lettres au lieu de chiffres, et je l’entendais répéter à haute voix: »--Quels idiots, quels sombres idiots! Qu’ils attendent, qu’ils fassent traîner jusqu’à la fin de l’année. Je suis sûr... »Il lui arriva de laisser traîner des brouillons de dépêches. C’est comme ça que je pus lire, un matin: «... Les raz de marée, monsieur le ministre, je me fais un devoir de vous le rappeler, sont de grandes ondes qui viennent, plusieurs jours de suite, briser sur le rivage d’une manière permanente et continue. C’est un phénomène très fréquent le long de la Côte occidentale d’Afrique ainsi que sur toute la partie atlantique du Maroc. Cependant, ils se produisent surtout de novembre à mai, et il arrive qu’ils durent sans discontinuer jusqu’en janvier. »Pendant les raz de marée, la barre de brisants est reportée plus ou moins loin vers le large, sans qu’on puisse savoir où exactement: et alors, si on est mouillé près de terre, le raz affouille les fonds de sable, déroche l’ancre, et les navires qui chassent ont de grandes chances de se mettre au plein. Si les ancres résistent, ils fatiguent beaucoup et il faut que leurs coques soient excellentes. Le seul recours est de fuir au large... Un autre phénomène est que le raz de marée ne s’annonce que par une très grande réfraction de l’air, qui passe inaperçue si l’on n’en connaît la cause, et un grand calme prémonitoire...» »Voilà ce que c’était que la correspondance diplomatique de monsieur le consul. Je n’y connais rien, mais elle m’étonnait. Le mois d’octobre fut beau, ce qui parut l’embêter. Sans doute, il trouvait que la chaleur durait trop longtemps. Mais, en novembre, le temps changea, et le vent qui venait de la mer fraîchit beaucoup. Alors, la mine de monsieur le consul devint rose comme celle d’une jeune fille. Un matin, il alla trouver les Kroumen: »--Y en a passer la barre, aujourd’hui, dit-il. »Mais les Kroumen ne voulurent rien savoir pour passer la barre. Monsieur le consul rentra chez lui en se frottant les mains et toute sa journée il demeura sur la varangue à regarder la mer. L’eau était chargée de sable à perte de vue, et le _Fafner_ mettait le nez dans l’eau à chaque minute, comme un canard qui veut pêcher un ver de vase. »--Pourvu qu’il reste fidèle à son devoir, nom de Dieu! dit monsieur le consul. Pourvu qu’il ne fiche pas le camp. C’est ici, sale bateau, c’est ici que la patrie t’a envoyé, ce n’est pas dans la haute mer! »Le soir, après son dîner, il ne voulut pas dormir. Il sortit, et ramena le vieux Wilson, qui fuma des pipes. Lui, il prit un livre, et se mit à déclamer: Oh! combien de marins, combien de capitaines... »Wilson, qui ne savait que quelques mots de français, écoutait sans rien dire. Il fumait toujours des pipes, mais il buvait aussi du whisky. Moi, j’étais allé me coucher. Vers deux heures du matin, j’entendis un coup de canon, puis un autre, et un autre encore. Je m’habillai au galop. Monsieur le consul disait: »--Ça y est. Je le savais bien! Le _Fafner_ ne pouvait pas tenir, aussitôt que le raz de marée viendrait sur la barre! Le _Fafner_ est en perdition. Il va s’en aller par le fond! »--_Sh’is leeky_, dit Wilson. »--Oui, mon vieux Wilson, _leeky_. Ah! la barre du Rio-Negro, la bonne barre! J’étais sûr, voyons, j’étais sûr! »Il s’interrompit et cria: »--Ça n’est pas tout ça: il faut y aller! »Wilson était du même avis. On voyait les feux du navire, et de temps en temps le canon tonnait pour appeler. Les Kroumen ne manifestaient aucun désir de mettre leur barque à l’eau. »--Vingt gourdes par homme, dit monsieur le consul: cent francs! tas de chameaux! Ils se laissèrent convaincre. Wilson les poussait par les épaules, à coups de poing. Et ils partirent, tous les huit, avec monsieur le consul et le pilote. De quoi laisser sa peau, par une nuit pareille. Comment n’ont-ils pas été noyés? C’est un miracle! Une heure et demie plus tard ils revenaient, pourtant! Ils avaient frappé un filin sur l’aviso, établi un va-et-vient, et tous les hommes du _Fafner_ furent sauvés, y compris le Herr von je-ne-sais-quoi. Monsieur le consul était trempé comme une soupe. Mais il dit avec beaucoup de politesse au commandant du _Fafner_: »--Ma maison vous est ouverte, monsieur. »Et l’autre, à ce moment-là, a été très chic. Il répondit en excellent français: »--Je ne dois rien vous refuser, monsieur! »Ils prirent encore un bon whisky, avec de l’eau chaude et du sucre, et je fis le lit du commandant allemand. »Mais, après avoir vu lui-même si rien ne manquait, monsieur le consul redescendit dans son cabinet, et envoya une dernière dépêche: »... Ainsi que je l’avais fait pressentir à Votre Excellence, il était impossible qu’un aviso de l’âge et du tonnage du _Fafner_ résistât aux raz de marée qui rendent dangereuse la barre du rio. Je suis heureux de porter à votre connaissance que toutefois l’équipage est sauf...» --Eh bien, demandai-je, c’est tout? --Naturellement, c’est tout, répondit le cuisinier. Les événements venaient de démontrer que, comme port, Rio-Negro ne valut pas Marseille, et le bateau était au fond de l’eau. Personne ne parla plus de rien. * * * * * --Dites donc, fis-je, est-ce qu’il y a une barre, à Agadir! --Une sale barre. J’ai passé par là, sur un cargo qui faisait les ports de la côte... XII LA REVANCHE DE WATERLOO Il est certain que cet Anglais, qui était habillé comme un gentleman, causait du scandale sur le boulevard: il était ivre manifestement. Ivre avec majesté et avec fantaisie tout à la fois. D’abord il avait pris un fiacre, non qu’il éprouvât du malaise à se tenir sur ses jambes: il marchait très droit, au contraire, il dressait jusqu’à six pieds du sol l’orgueil d’une magnifique raideur. Mais c’était son idée, je suppose, qu’une voiture le transporterait plus vite dans un autre lieu où il retrouverait d’autre champagne. Il avait compté sans les suggestions magnifiques de son cerveau. C’est une justice qui a été rendue à la race britannique par de nombreux sociologues: elle aime l’action. Or l’ivresse développe les qualités naturelles des hommes, elle les porte au paroxysme. Cet Anglais devait être d’une nature généreuse et compatissante, et, de plus, il avait chaud. Il lui prit, pour commencer, l’envie de monter sur le siège pour se rafraîchir. Puis il songea que le cocher, au contraire, devait en avoir assez de faire toujours la même chose, et il l’invita poliment à prendre sa place sur les coussins de la voiture, cependant qu’il tiendrait les rênes. C’était afin de lui procurer un changement, et le cocher, grassement payé, se fit un devoir d’accéder à ses désirs. Rien n’est plus merveilleux que la sensibilité de certains coursiers, de longue date accoutumés au mors. On pourrait croire vraiment à une sorte de télépathie! Dès que cet Anglais se fut emparé des guides, ce fut le cheval qui se mit à tituber. Il dessina, sur le pavé de bois, les plus singulières sinuosités, il eut d’étranges caprices de direction. L’Anglais n’en comprit point la cause, mais tout son cœur était baigné de tendresse; il déduisit seulement des phénomènes qu’il avait sous les yeux que ce pauvre cheval était fatigué. Plus fatigué encore évidemment, que le cocher lui-même, et il avait pensé à l’homme avant de penser à la bête! Il voulut réparer cette injustice. C’est à ce moment-là que nous l’aperçûmes, Barnavaux et moi. L’Anglais, ayant dételé le cheval avec une célérité qui prouvait de réelles connaissances d’hippologie, était en train de s’efforcer _de le faire entrer dans la voiture_. Le cheval ne voulait pas. Il trouvait sans doute que ce n’était pas assez grand. Mais je suis persuadé qu’il avait aussi le sentiment des convenances et qu’il entendait rester décemment à sa place. Véritablement, il avait l’air choqué. Le cocher aussi. Il en avait assez de son client. Je suppose qu’il exprima cette opinion d’une manière un peu vive, car l’Anglais lui démontra, d’une manière incontestable, sa supériorité dans l’art de la boxe. Il en résulta, dans le public, un réveil des susceptibilités nationales. L’Anglais, écrasé par le nombre, lutta quelques instants avec une indomptable énergie; il ne fut sauvé, dans cette lutte inégale, que par l’arrivée de la police. Mais ce qui m’étonna, dans toute cette affaire, ce fut l’indifférence de Barnavaux. Une indifférence qui n’était pas dans ses habitudes. Barnavaux a l’instinct de la justice, du moins en matière de combat; ses sentiments d’indulgence à l’égard des personnes qui manquent à la vertu de sobriété sont légitimés par des souvenirs personnels et par le principe qu’il ne faut pas reprocher aux autres les péchés dont on n’est pas exempt; enfin il aime les manifestations naturelles du génie. Et pourtant, il voyait d’un œil dédaigneux l’infortune de cet Anglais que son héroïsme et son délire allaient conduire au poste. Je lui en fis d’amers reproches. Il me parut indigne de lui-même. --C’est parce que c’est un Anglais! me répondit Barnavaux sèchement. Je ne les aime pas. --Barnavaux, lui dis-je, ce sont des amis, presque des alliés! Ne faites pas de politique personnelle. --Je ne fais pas de politique personnelle, répliqua Barnavaux. Seulement, les Anglais me dégoûtent parce que les choses qu’ils font eux-mêmes ils ne veulent pas qu’on les fasse. Ils ne se comprennent qu’entre eux, ils ne se trouvent d’excuses qu’entre eux. Mais les autres peuples, il faut toujours qu’ils se conduisent bien; ce n’est pas juste! Il y avait une fois le pauvre père Barbier, le garde du génie... Je cherchai dans ma mémoire. --Barbier... Celui qui était à Libreville? --Il a été à Libreville, dit Barnavaux, mais après on l’a mis à Obock. Et c’est là que le malheur lui est arrivé. Mais tout de même vous vous le rappelez! Hein, quel brave homme! Je le vois encore avec sa grande barbe, le morceau de craie qu’il avait toujours dans sa poche pour repasser son casque et ses souliers de toile, dès qu’il y voyait une tache, une égratignure, rien du tout, et une petite peau pour frotter ses boutons de cuivre. Car c’était un soldat, un vrai soldat, bien que seulement sapeur; et en même temps un fonctionnaire! L’écriture du père Barbier! C’était moulé, et, quand il était pour commencer une majuscule, il faisait des feintes avec sa plume, des feintes comme un prévôt d’escrime qui va vous mettre un coup de sixte... Alors c’est lui qui fut choisi pour garder Obock. --Mais il n’y a plus personne, à Obock! remarquai-je. Voilà bien vingt ans qu’on a daigné s’apercevoir, au ministère, qu’Obock était une erreur, une vaste erreur administrative et géographique, et qu’on devait lui préférer Djibouti. --C’est justement pour ça qu’on y a mis le père Barbier, continua Barnavaux. Vous savez qu’on avait installé Obock sur un grand pied. Il y avait un palais du gouverneur, un hôpital, une manière de caserne pour les services administratifs, une prison, tout ce qu’il faut pour qu’une colonie soit heureuse, et quatre palmiers, qu’on était obligé d’arroser tout le temps, parce que la végétation, dans ce pays, ça n’est pas naturel. Quand on déménagea pour Djibouti, on emporta tout ce qu’on put: les lits de l’hôpital, les fenêtres et les portes du palais du gouverneur et des maisons, et même un canon porte-amarre. Seulement, les principes sont sacrés. C’est un principe que, si le drapeau français a flotté une fois sur un point du globe, il doit continuer d’y flotter. Le père Barbier fut chargé de garder le drapeau. Il n’avait absolument que ça à faire, de garder le drapeau; ça et arroser les palmiers, qui avaient toujours soif. Et il était tout seul, vous entendez, absolument tout seul! Pas un autre blanc avec lui, rien que des miliciens somalis, des ascaris, qui ont des figures de vieux dès leur naissance. Ça doit être le soleil qui les dessèche, ils ont le droit: c’est le pays du monde où il fait le plus chaud. Mais ils finirent par manœuvrer comme de vrais troupiers; le père Barbier les faisait obéir au doigt et à l’œil et, de temps en temps, il les emmenait à travers les sables en expédition contre un ennemi supposé, en leur faisant des discours magnifiques sur la stratégie de Napoléon Ier et le devoir de sacrifier sa vie pour détruire les ennemis de la France. »Ça vous étonne; c’est qu’il était devenu fou. A cause du soleil, probablement, mais surtout à force de vivre seul, sans personne à qui pouvoir parler une langue raisonnable. Son idée, c’est qu’il était gouverneur général du Désert, et qu’il ne devait de comptes à personne, excepté, comme tous les gouverneurs généraux, au ministre et aux inspecteurs des colonies. Voilà même pourquoi les inspecteurs des colonies, quand ils venaient, ne pouvaient pas s’apercevoir qu’il avait le cafard. Il était très poli avec eux, il leur donnait à dîner, et tirait même du magasin une bouteille de vin supplémentaire. Mais, quand ils étaient partis, s’ils n’avaient pas bu toute la bouteille, il la remettait au magasin avec cette inscription, de sa belle écriture: «Bouteille laissée en cet état par M. l’inspecteur». Car dans son opinion, c’est par des écritures qu’on fait de bonnes finances. Il entretenait aussi l’inspection de la grandeur de la France et de ses projets pour l’administration des Déserts, mais ça le rendait sympathique et, en comparaison d’un tas d’autres, c’était innocent. »Et ça dura comme ça... Ça dura jusqu’au jour où, au lieu d’un inspecteur, ce fut un Anglais, un Anglais très riche, qui arriva sur son yacht. Il allait dans l’Inde, je crois, et traversait la mer Rouge. Le caprice lui vint de s’arrêter à Obock. »Le père Barbier était déférent à l’égard des inspecteurs. Je vous l’ai dit. Mais vis-à-vis d’un Anglais qui n’était pas même fonctionnaire il fut uniquement le gouverneur du Désert; affable et... et... comment dites-vous quand on a l’air supérieur? --Condescendant, suggérai-je. --Condescendant. Il accueillit l’Anglais, qui l’avait fait prévenir de sa visite, debout sur le petit appontement, dont le bois était un peu pourri, mais ça ne se voyait pas, parce que les arbalétriers en étaient tout couverts d’huîtres. Et Barbier avait mis son uniforme de drap, par cinquante degrés à l’ombre, pendant que ses ascaris présentaient les armes. L’Anglais tendit la main, mais Barbier garda les siennes dans la position réglementaire, puis fit un salut guerrier et cria: »--Reposez... armes! Les ascaris reposèrent les armes, et l’Anglais eut l’air flatté. C’est vrai que la réception qu’on lui faisait avait quelque chose de majestueux. Toutefois, quand il demanda à visiter les environs, le père Barbier lui répondit que ça ne se pouvait pas, pour des raisons politiques. L’Anglais eut l’air étonné, mais il ne se fâcha pas parce que le père Barbier, en faisant le salut militaire, lui dit: »--Milord, la France se fait un devoir de vous inviter à dîner! »Le dîner fut un beau dîner. C’est le père Barbier qui avait écrit le menu, et chaque plat était apporté par son boy, accompagné par quatre ascaris, l’arme au bras, baïonnette au canon. Quand le boy déposait le plat, les ascaris présentaient les armes; et il y avait aussi un clairon ascari qui sonnait aux champs quand le père Barbier trinquait avec l’Anglais en disant: »--Milord, à vot’ dame! »L’Anglais avait fait venir une caisse de son propre champagne, mais le père Barbier la refusa, en expliquant qu’il ne devait rien accepter, par crainte d’être accusé de corruption, et qu’on boirait du champagne de France à volonté, à condition que l’Anglais voulût bien justifier de la consommation des bouteilles qui lui étaient fournies en signant sur le registre spécial «des hôtes de passage, étrangers non assimilés, naufragés». L’Anglais signa et but son content, croyant qu’on lui avait seulement demandé son autographe. Quand il se leva pour partir, il était minuit. Et c’est juste à ce moment-là que le père Barbier cria: »--Vous croyez que ça va se passer comme ça? milord, ça ne se passera pas comme ça! »L’Anglais crut qu’il y avait quelque chose à payer et demanda combien c’était. »--Rien! dit le père Barbier. Seulement il s’agit de venger Waterloo! »L’Anglais ne comprenait plus du tout. Mais le père Barbier, se tournant vers le boy, les quatre miliciens et le clairon, leur dit: »--Gardes! qu’on mène cet homme au violon! * * * * * »Et l’Anglais fut conduit au violon, conclut Barnavaux. Si c’était lui qui avait fait le coup, il l’aurait trouvé très drôle. Eh bien, il a déclaré qu’on avait outragé en sa personne la puissance britannique. Il a adressé une plainte à son consul, il a fait parler de lui dans les journaux, et le père Barbier a été cassé; car une fois revenu en France, il pensait, causait, répondait comme tout le monde, il était guéri, et quand il a juré qu’il ne se souvenait plus de rien, personne n’a compris qu’il avait été fou, personne ne l’a cru! C’est pour ça que je n’ai pas de pitié pour les Anglais quand ils sont saouls. Ils ne nous la rendent pas. C’est un peuple qui n’a pas de charité.» XIII PAPA-LE-PETIT-GARÇON Barnavaux, depuis longtemps, professe devant moi une opinion: il ne croit pas que l’homme descende du singe. Mais, jusqu’ici, quand je lui demandais sur quoi il se fonde pour repousser une hypothèse si chère aux matérialistes, il me répondait seulement: --Sur quoi? Sur ce que ce n’est pas vrai, voilà tout! Il avait l’air d’en être sûr. Et rien n’est plus insupportable que les gens qui ont l’air d’être sûrs! Alors je lui représentais: --Barnavaux, ceci n’est de votre part qu’une affirmation. Et qu’est-ce que ça vaut, votre affirmation? Mais il persistait: --L’homme ne descend pas du singe, je répète! --Pourquoi, Barnavaux, pourquoi? --Parce que personne n’en sait rien, d’abord. Et puis... et puis parce que c’est peut-être d’une autre bête! Il n’y avait pas moyen de lui en faire dire davantage. A force de l’interroger, je crus découvrir que ses réticences venaient de ce que, là-dessus, il ne savait rien lui-même. Il avait retenu les conclusions d’un autre, en gardant un doute sur ces conclusions; sachant seulement «qu’il y avait quelque chose», quelque chose d’énigmatique, de mystérieux, de difficile à croire, même, mais de si neuf, de si caractéristique et frappant qu’il ne pouvait en tout cas plus rien croire de différent. Mais qu’était-ce donc, qu’était-ce donc? Quand j’insistais, il détournait la conversation. Et puis, subitement, un jour, ce fut lui qui vint me trouver. --Vous savez, me dit-il, l’homme qui sait, sur l’affaire qui vous intéresse, il est à Paris. Voulez-vous le voir? Cela ne faisait pas question. Je demandai seulement: --Où faut-il le recevoir. Chez moi? Au café--et alors dans quel café? Ou bien chez le marchand de vins? Car, pour le tact et le sentiment des convenances, il n’y a pas de chef de protocole qui, dans sa petite sphère, puisse égaler Barnavaux. Il sait où les personnes qu’il me présente ne seront pas gênées avec moi, et où je ne serai pas gêné avec elles. A ma grande surprise, il me répondit cette fois: --Frenchy a de l’argent pour le moment, et il est bien mis. Il m’a même dit qu’il viendrait vous chercher en automobile: une automobile qu’il a prise au mois. Et il voulait vous faire dîner dans un endroit chic, à Montmartre, par exemple. Il ne sort pas de Montmartre. Mais je lui ai expliqué que ce n’était pas possible, à cause de mon uniforme. Alors il nous conduira à la campagne, quelque part, manger une friture. --Barnavaux, fis-je, vous avez maintenant des amis bien riches! --Moi? protesta-t-il, non! Je ne vous ai pas dit que Frenchy était riche. Je vous ai dit qu’il avait de l’argent pour le moment. Ce n’est pas la même chose. Je connais Barnavaux depuis si longtemps que je crus pouvoir m’offrir la satisfaction un peu vaniteuse de deviner la profession du personnage qu’il m’allait faire connaître; un homme qui n’était pas riche, «mais qui avait de l’argent»; c’était un camarade de la légion, sans aucun doute, Allemand, Anglais, Russe ou Hongrois, de souche noble et de famille puissante, venu s’engager chez nous, au premier ou deuxième étranger, pour des motifs qu’on ne saurait jamais. --C’est bien ça, hein? demandai-je, fier de ma pénétration. --Non! dit Barnavaux, en haussant les épaules. --Mais alors, qu’est-ce qu’il fait, votre ami? Il faut pourtant le savoir! --Frenchy? répondit Barnavaux: c’est un chercheur d’or. * * * * * C’est ainsi que je fis la connaissance de Frenchy; et durant les quelques semaines qu’il conserva quelques louis des soixante-quinze mille francs rapportés par lui des placers de Madagascar, il fut assez intimement mêlé à ma vie. Tout le luxe apparent de sa personne était constitué par son automobile--une 30-40 HP, souple et puissante, du genre de celles qu’on loue aux millionnaires américains; et de cette voiture magnifique, on voyait descendre un petit homme sec, jaune de cuir, aux prunelles agrandies par la fièvre et l’absinthe, vêtu comme les ouvriers quand ils ont leurs beaux habits: tout de noir, avec un gilet très ouvert sur sa chemise blanche et une cravate également noire qui dessinait sur son col bas un papillon aux ailes trop maigres. Il se ressentait d’avoir trop longtemps vécu seul, agitant au bord des rivières la sébile de fer-blanc où tombent et tremblent les paillettes d’or. Je veux dire qu’il n’avait plus honte, contrairement à la plupart des hommes civilisés, de garder le silence. Durant des heures et des heures il demeurait muet, pleinement satisfait de boire et de manger, ou même simplement de n’être pas debout, de ne pas marcher, de ne pas travailler. Les femmes ne lui disaient pas grand’chose. Non par vertu. «J’ai un peu perdu l’habitude», expliquait-il, avec timidité. Mais Barnavaux le respectait, admirant qu’un homme qui n’avait pas plus d’instruction que lui eût pu se débrouiller sans chef, sans discipline extérieure, ne pouvant compter que sur lui-même dans des pays barbares. Ce n’était pas un homme qu’on pût aisément interroger. Il fallut attendre qu’il répondît à une question intérieure. Un jour vint pourtant qu’il parla tout seul, sans y être invité. --Oui, dit-il, c’est quand je prospectais à Madagascar, dans la grande forêt de l’est, à l’endroit où elle tombe vers le pays betsimisarake. Vous vous étonnez que je ne sois pas causeur? Comment voulez-vous!... Des mois et des mois, j’allais tout seul, à travers ces grands bois qui n’en finissent pas. Quand je suivais le cours d’une rivière, la verdure devenait basse, touffue, écrasante. Pour faire un pas, il fallait donner dix coups de machette, couper les tiges d’où la sève sort comme l’eau d’un robinet. On avance comme dans un tunnel vert, et il fait chaud, humide et chaud comme dans un tunnel. Ça sent la boue, la pourriture, les plantes broyées et, à mesure qu’on se taille sa route dans ce fouillis, on entend tout autour des bruits extraordinaires, qui font peur sans qu’on sache pourquoi: comme des pièces de satin vivement déplié. A la fin, je compris. C’étaient des serpents qui fuyaient. Ils n’étaient pas méchants: de grosses couleuvres noires et vertes. Celles qui n’étaient pas atteintes ne se dérangeaient pas. Elles restaient enroulées autour des branches, leurs anneaux tellement serrés que, si on n’avait pas été prévenu, quand on ne voyait pas leur tête longue et leurs yeux brillants, vous les auriez prises pour de grands colimaçons. D’autant plus qu’il y a de vrais colimaçons, plus gros que ceux qu’on voit en Europe. Ils grimpent aux arbres en y laissant une trace brillante, ou bien dorment sur les branchages, pareils à des coquilles fixées sur un rocher. Un soir que par hasard j’en avais jeté quelques-uns sur mon feu, l’idée me vint d’y goûter. Ce n’était pas mauvais. Alors je fis caprice de m’en nourrir quelquefois. »J’allais le plus souvent, parce que c’est plus commode, les chercher sous les grands arbres qui poussent sur les hauteurs. La marche est là plus facile; les cimes serrées empêchent de croître les herbes et les fougères. Et tandis que je faisais ma récolte, j’entendais comme pleurer autour de moi. Oui, pleurer! mais en musique, sur trois notes très hautes, abominablement tristes, et qui s’entendaient de partout... Vous autres, vous auriez eu de l’épouvante. Moi, je savais que ce n’était rien que les babakoutes qui prenaient la fuite. Ce ne sont pas tout à fait des singes, ces babakoutes. On dirait plutôt de grands écureuils, avec des mains, de vraies mains, et un visage plus plat, bien plus humain que celui des écureuils. Babakoute, ça veut dire en malgache «papa-le-petit-garçon», et les Betsimisarakes prétendent que c’est leur ancêtre, qu’ils sont nés, il y a longtemps, très longtemps, d’un couple de ces grandes bêtes qu’on a tant de peine à voir--ils sont toujours au sommet des arbres--et qu’on entend de si loin! »Quand j’avais fait une belle récolte de colimaçons, je la mettais en réserve dans une boîte de conserves vide, assez écartée du feu, pour les faire dégorger. Puis je m’endormais tranquillement: il n’y a pas une bête féroce dans tout Madagascar, et les hommes mêmes sont si craintifs! Mais voilà qu’un matin je m’aperçus qu’il ne restait rien dans la boîte: on m’avait volé pendant la nuit! Et deux fois, trois fois, la même chose recommença. Je résolus de veiller pour en avoir le cœur net, et la quatrième nuit, quand j’aperçus une forme humaine qui se penchait vers mes colimaçons, je lui envoyai un coup de fusil chargé à petits plombs. »Mais j’avais tiré d’assez près, et mon gibier sans doute était délicat. Je le vis tomber, je l’entendis gémir, gémir! Alors j’allai voir, et je trouvai... c’est difficile à vous expliquer: une bête qui n’était pas un singe et qui n’était pas un homme: une très grande babakoute, si vous voulez. Mais j’en avais tiré jadis, des babakoutes, bien que, je vous le répète, ces animaux soient très difficiles à distinguer sous les arbres, et celui-là était si différent! Par la taille d’abord, qui était celle d’une fille de quatorze ou quinze ans. Je dis une fille, parce que c’était une femelle. Mais aussi par la figure, qui s’était affinée, en restant celle d’une bête. Vous savez, la face des chiens, qui est si loin de la nôtre, et qui fait dire pourtant: «Comme il a l’air d’un homme!» C’était ça. Et à cause des yeux, peut-être: des yeux énormes, et qui regardaient _droit devant eux_: car ils n’étaient pas placés sur le côté, comme ceux des animaux. Et ils étaient tendres, douloureux, malheureux! Oui, tout à fait des yeux de petite fille! »Je pris cette bête-femme dans mes bras, et elle se laissa faire; je lavai sa cuisse, toute mouchetée de petites blessures: c’était là qu’elle avait reçu les plombs. Elle était couverte d’une fourrure blanche, avec des poils noirs plus longs sur le ventre et sur la tête. Cela me fit du bien de voir sa fourrure. »--Après tout, songeai-je, ce n’est qu’une bête! »Mais voilà que subitement elle me prit le cou de ses deux bras, en se plaignant doucement, faiblement, comme une femme, quoi! Il n’y a que les femmes pour faire comme ça en demandant abri. Et je ne savais plus, je ne savais plus du tout. Il y avait des babakoutes qui criaient dans la forêt, mais elle n’y faisait pas attention. Elle ne regardait que moi, je vous dis, que moi, qui venais de lui mettre douze plombs dans la peau! »Ah! comme elle était câline! Et c’est pour ça que j’ai dit à Barnavaux, dans le temps, que l’homme ne venait pas du singe, comprenez-vous, mais d’une bête pareille. Les singes sont méchants, colères, sans mémoire, et sales, et vilains dans leurs gestes. Vous le savez bien! De voir un singe faire l’amour, on prendrait dégoût de l’amour pour toute sa vie. Tandis qu’elle, le fond de son être, c’était la bonté. Comme les hommes, après tout: les hommes sont bons, si vous y réfléchissez. S’ils n’étaient pas bons, ils ne seraient pas devenus ce qu’ils sont aujourd’hui. S’ils étaient mauvais, avec leur intelligence, ils seraient toujours des satans. On a tant d’intérêt à être des satans! Mais on ne peut pas, voilà la vérité. »Et puis, quand on est tout seul, comme j’étais, qu’on n’a personne près de soi pour vous contredire, pour vous remettre au pas et à la mesure, pour se moquer de vous et vous dire: «Tu es fou!» surtout pour vous forcer à préciser vos pensées en les parlant, les pensées deviennent des rêves. On ne se demande pas si ça peut être arrivé, il suffit que ça plaise. Et il me plaisait d’imaginer que de ces babakoutes, avec leurs pieds, leurs mains, leur gueule, il y en a qui ont mal tourné, et qui sont devenus des singes, d’autres qui sont devenus, peu à peu, davantage ce qu’ils se sentaient dans leur âme intérieure, et des hommes à la fin. Ça me plaisait, je vous dis! Et des fois, celle-là, je l’appelais: «petite fille», mais d’autres fois: «grand-mère»! »Sa blessure l’empêcha quelques jours de bouger. C’est pour ça sans doute qu’elle prit habitude avec moi. Quand elle fut guérie, elle s’en alla quelquefois très loin, mais elle finissait toujours par reparaître. Je la trouvais le matin à mes côtés avant l’aube. Pourtant, aussitôt que le soleil brillait, elle montait sur une pierre et regardait cette boule ronde et lumineuse avec de drôles de signes. Pour la remercier d’être revenue, ou parce qu’elle s’en étonnait, ou parce qu’elle était gaie à cause du jour nouveau? Je ne sais pas. Ma parole d’honneur, elle avait l’air de prier, sa mine était si grave! Et elle n’était pas contente de ce que je ne faisais pas la même chose, comme si, de mon ingratitude, il allait nous arriver du mal. »Elle n’imitait pas les mouvements à la façon des singes seulement, elle comprenait. Une nuit que j’avais la fièvre et que je grelottais, elle se serra près de moi pour me donner chaud. Tous les animaux font ça. Mais comme je continuais d’avoir froid, je la vis se lever, prendre du bois et le mettre au feu. Ah! çà, voyons, est-ce que ça n’est pas humain, est-ce que ça n’est pas de l’intelligence humaine, est-ce que n’importe quel singe en aurait fait autant? »Je me rappelle aussi: elle jouait avec les pépites d’or que je ramassais. Comme si elle eût trouvé que c’était beau. »J’ai oublié combien ces jours ont duré. Je sais seulement qu’après avoir longtemps lavé du sable dans la forêt, en avançant toujours, j’aperçus à la fin des rizières, des champs de manioc et un village betsimisarake qui s’appelait Ampasimbé. J’eus tout de suite de la joie de revoir un village. A cause du riz, des poulets, du rhum et des femmes. Mais la bête-femme, aux derniers arbres, me prit la main. Je comprenais bien qu’elle me disait: «N’y va pas!» Mais j’y allai tout de même, n’est-ce pas! Alors elle rentra dans la forêt, et pour la première fois j’entendis qu’elle criait comme les autres babakoutes, sur trois notes qui pleurent. Ça me fit un peu de peine, et puis je n’y pensai plus. »Je donnai des piastres aux gens d’Ampasimbé,--ces Betsimisarakes ne connaissent pas l’or;--je fis mettre en perce un tonneau de rhum, on tua un bœuf, et ils burent, et je bus à ma fantaisie. Ces Betsimisarakes s’étaient pendu des fleurs aux oreilles, suivant leur coutume quand ils font la joie: les fleurs d’un pamplemoussier plus grand qu’un beau chêne de nos pays: c’est une odeur qui grise, encore plus que le toaka. Et quand j’en eus assez, j’allai dans ma case. Pas seul, bien entendu! Chez ces peuples-là, on donne toujours une femme aux étrangers. Ça va de soi, et on ne peut pas refuser. C’est comme si on refusait ici l’eau bénite à un enterrement: un devoir de religion. »A l’heure que les étoiles pâlissent, j’entendis gratter à ma porte. Je dis à la Betsimisarake: »--Rasoa, qu’est-ce que c’est? _Iza aty vé, Rasoa?_ Va voir. »Et elle ouvrit la porte, bien tranquillement. »--Ce n’est rien, Rafrenchy, dit-elle: quelqu’un qui s’est enfui tout de suite. »Mais j’entendis, déjà très loin, les trois pleurs du babakoute. »Et bien souvent encore, les nuits suivantes, la bête-femme gratta à la porte et s’enfuit sans oser entrer. Les Betsimisarakes avaient peur, parce que ce n’est pas bon signe, quand leur ancêtre revient. Et ils crurent que c’était pour ça qu’un de leurs chiens prit un jour la rage. Il s’échappa en bavant sur les pierres, et je dis qu’il fallait l’abattre, avec tous les autres qu’il avait peut-être mordus. Mais l’enragé courut sans qu’on pût l’atteindre, vers le côté où il n’y avait pas d’eau, vers la forêt! Et à partir de ce moment je n’eus plus qu’une idée: »--C’est elle qui sera mordue, la bête-femme. Il ne faut pas! »Et j’allai me mettre à l’affût sur le sentier par où j’étais arrivé. C’est par là qu’elle repasserait, sûrement. Mais je ne pus rien empêcher. Je l’entendis qui pleurait encore, qui criait, mais d’une autre voix: le chien était sur elle! J’assommai cette brute d’un coup de crosse, sans tirer. Et puisqu’elle avait peur des champs et des maisons, la bête-femme, je restai là pour la soigner, dans sa forêt. J’ai fait ce que j’ai pu. J’ai allumé du feu, j’ai rougi la baguette de mon fusil, j’ai mis le fer rouge sur la morsure. Alors j’ai senti, de nouveau, les mêmes bras maigres et caressants autour de mon cou. Les mêmes... seulement ce fut la dernière fois. Je l’ai vue mourir, la bête-femme! Et devenue une bête tout à fait. Elle montrait les dents, elle grinçait... Monsieur, je l’ai enterrée comme une femme, une chrétienne: mais c’est un singe que j’ai enterré, un singe. Le mal en avait fait un singe!» XIV QUATRE JOURS... L’enfant de la pauvre Louise mourut vers la fin de mars, un jour de soleil. J’allai jeter sur son berceau quelques-unes de ces fleurs qu’on nomme des boules de neige; et des voisines aussi, malgré qu’elles ne fussent pas riches, lui portèrent d’autres fleurs toutes blanches, des lilas blancs, des violettes blanches, des perce-neige. Elles couvraient le pauvre drap bien propre, elles cachaient la forme misérable de ce petit cadavre épuisé, vidé, réduit à rien: un de ces cadavres d’enfant, qui n’ont pas d’os encore, qui ont lutté, lutté jusqu’à la disparition de leur chair, et que pour se défendre, avant de se décider à fuir, la vie a peu à peu dévorés par l’intérieur, comme un ver qui ronge un fruit. Il n’en reste que le crâne bossué, bombé, sur les trous bleus des yeux fermés, sur des traits tirés qui sont ceux d’un vieillard. Hélas, c’est à ce moment, où ils ne sont plus, qu’il faut chercher leur ressemblance! Maintenant elle est atrocement pareille à Barnavaux cette momie presque impondérable; à Barnavaux comme je l’ai vu au Val-de-Grâce quand il grelottait de fièvre, quand il me disait: «Hein? Vous trouvez que j’ai l’air salement vieux!» Mais cette chose horrible, Louise continue à la couvrir de baisers, elle n’en parle qu’avec une infinie douceur, avec des espèces de précautions pour l’ennoblir, pour la rendre belle dans sa mémoire, et moins souffrir elle-même, peut-être. Et quand on lui demande «comment il est mort»--on demande toujours ça, et à quoi bon?--elle répond: «Il s’est éteint comme un petit oiseau.» Comme un petit oiseau! Moi, je me rappelle ce squelette affreux, le regard froncé, sous le front tout en rides, de ces yeux si douloureux qu’ils avaient l’air de savoir, et d’avoir peur, et toutes les ignominies de la diarrhée infantile!... Mais elle efface tout cela, Louise, elle l’annule, ne voulant plus voir que ce qu’elle a tant aimé: la plus adorable part de sa chair. Barnavaux a été témoin de l’agonie du nouveau-né, et, comme il quittait la chambre pour retourner à Palaiseau, on lui a dit: «Vous ne le reverrez plus!» Voilà pourquoi il n’est pas étonné, le lendemain, quand on lui apporte le télégramme que je lui ai envoyé. Il le sait d’avance, ce que contient ce papier bleu. Son capitaine, qui vient de surveiller l’instruction des recrues, sur le glacis, rentre justement au fort, et il lui tend la dépêche. Barnavaux est un soldat, un vieux soldat. Quand il a fait le geste et salué, il n’a pas eu besoin de se forcer, pour prendre «la position», c’est venu tout seul. D’ailleurs, il n’éprouve pas encore grand-chose. Pareil à tous les hommes qui reçoivent la nouvelle d’un malheur survenu en leur absence, loin de leurs yeux, il ne peut pas très bien comprendre, parce qu’il n’a pas vu. Entre le petit mort et le petit agonisant, il ne fait pas de différence. Le capitaine a saisi plus vite que lui. Il a une autre éducation, ses nerfs sont plus sensibles. --C’est votre enfant, qui est mort?... Il vous faut une permission? L’enterrement... Savez-vous quand il aura lieu, l’enterrement?... Eh bien, quatre jours? C’est le commandant du fort qui doit signer. Mais partez sans attendre, j’arrangerai ça. Il ajoute, d’une autre voix: --Il faut porter ça comme un soldat. C’est un mot de pitié. Barnavaux le prend bien ainsi, et quelque chose se crispe autour de ses yeux. Mais aussi ça veut dire que le capitaine en a fini avec lui, et qu’il peut rompre. Il salue militairement, et fait demi-tour pour aller se mettre en tenue. Ses camarades savent déjà, quelques-uns disent: «Mon pauv’ vieux!» D’autres: «Alors, c’est le petit de Louise, qui est mort?» Il en est sûrement qui pensent que c’est un débarras pour lui. Mais la plupart n’ont pas d’autre idée que de prendre un air convenable devant un événement qui ne les intéresse pas. Dehors, il souffle un léger vent de sud, qui fait sortir le printemps de partout, et c’est ça qui les occupe, c’est de ça qu’ils sont pleins, sans le savoir: du besoin de goûter la journée. Barnavaux lui-même est tout étonné de cette gaieté des choses dans la lumière et les bourgeons. Elle le gêne et le distrait. Louise, là-bas, ne songe qu’à son petit mort; ici lui pense surtout à Louise. Il a du chagrin pour elle, mais il songe que c’est bien dommage, un beau jour comme ça. Ce n’est point qu’il n’ait un cœur comme tout le monde. Mais que voulez-vous? Son corps est actif et sain; il vit, et il n’aime pas la peine, il reste baigné dans ce qui l’entoure. Et pourtant quelque chose d’irrésistible le traîne là où l’on pleure. Il ne pourrait point n’y pas aller. * * * * * Cependant qu’il roule vers Paris, le capitaine Merle va trouver le commandant de Bienne. --J’ai pris sur moi de laisser partir Barnavaux avec une permission de quatre jours à régulariser, dit-il. C’est pour aller enterrer son enfant. --Bien, fait le commandant. Vous avez eu raison... Puis, sa pensée ayant un retour: --Mais au fait, Barnavaux... Je n’ai jamais entendu dire qu’il fût marié, cet homme-là! Vous pouvez chercher aux états de la compagnie. Vous ne trouvez rien; qu’est-ce que c’est que cet enfant?... --Il n’est peut-être pas marié, répond Merle. Mais ça n’empêche pas... --Ça n’empêche pas d’avoir un enfant? Naturellement! Seulement ça suffit pour que nous ne connaissions pas cet enfant. Voyons, capitaine, réfléchissez! Tous les hommes de la compagnie peuvent venir vous raconter la même histoire pour tirer au flanc. C’est déjà trop qu’il y ait une loi qui nous oblige maintenant à des mesures d’exception, à des permissions, à des tas de choses en faveur des hommes mariés. Ça désorganise le service. Il faut tirer la marge quelque part. --Je lui ai promis sa permission, remarqua le capitaine Merle. J’ai cru... C’est ma faute. --Sa permission, je la signe. Seulement, il a donné un faux motif pour l’obtenir. Et alors... vous m’en parlerez, quand il reviendra. Mais Barnavaux ne sait rien de ce qui se passe à Palaiseau. Il est à Paris, il a retrouvé Louise, et elle a pleuré beaucoup plus fort, quand elle l’a revu. Elle l’attendait pour ça, elle a dit des choses terribles et presque viles que lui suggèrent sa grande douleur: que ce n’était pas la peine, que rien n’était la peine, alors: ni son courage à préparer la vie qui venait, ni son labeur héroïque, ni les lourdeurs de la grossesse, ni les sueurs de l’enfantement. Elle a tout dit, enfin, elle injurie le sort. Et Barnavaux trouve que ça n’est pas juste, en effet. Il a vu beaucoup mourir, il ne s’étonne pas qu’on meure, et le petit, ce n’était encore qu’un petit, presque une chose, bien que de son sang. Seulement les enfants ne devraient pas mourir. Il pense à peu près comme Louise, mais au-delà, pour tout le monde; et il a pitié d’elle, surtout, une pitié instinctive et amoureuse qui lui tire les larmes des yeux. Cependant il ne trouve d’abord à dire que des choses vulgaires: «Il faut se faire une raison, Louise: on a fait ce qu’on a pu, n’est-ce pas, on n’y est pour rien...» Puis, tout à coup: «Pauvre petite maman!... Pauvre petite maman!» Et Louise, qui n’a jamais été appelée comme ça par la pauvre bouche sans dents qui vient de se taire à jamais, Louise qui ne sera peut-être plus jamais appelée comme ça, pleure davantage. Mais elle se sent en même temps toute baignée dans quelque chose de très doux... * * * * * On ne fait pas de grandes cérémonies pour porter en terre les tout petits enfants. Les pompes funèbres envoyèrent un seul croquemort avec une petite boîte. Pourtant Louise avait voulu qu’on bénît le corps avant de l’emporter: elle n’aurait pas été tranquille, sans ça, elle aurait eu peur pour lui, peut-être pour elle... Il vint un prêtre indifférent, qui murmura quelques mots et s’en alla très vite; mais c’était une assurance contre le mystère, et cela lui fit du bien. Puis le croque-mort mit un drap blanc sur la boîte, qu’il emporta d’une seule main. De l’autre il tenait une couronne de perles blanches donnée par «la maison», et quelques-unes des fleurs. Nous avions pris le reste, Barnavaux, Louise et moi. Il y eut encore deux voisines pour nous accompagner, deux vieilles femmes pour qui le temps ne comptait pas, et la mère de Louise. Barnavaux la remercia bien. Et une heure après, il n’y avait plus rien, qu’un peu de terre remuée, dans un coin de la fosse commune... * * * * * Barnavaux demeura deux jours à Paris, après l’enterrement. Et, dès le matin de ces deux jours, je n’étais pas levé qu’il tombait chez moi. Le désœuvrement, l’affreux désœuvrement des vieux soldats qui ont besoin d’être commandés! Il essayait de trouver des tâches, il nettoya mon fusil de chasse, il fourbit de vieilles armes rapportées de lointains voyages; et comme de chacune il reconnaissait la provenance, il s’efforçait d’en parler, de se retrouver, en parlant, tel qu’il avait été: un homme qui ne pense que par images, et qui joue avec elles pour penser un peu plus loin, comme les enfants. Mais il s’arrêtait presque tout de suite, dégoûté. Il expliqua, après un long silence: --C’est pareil les hommes qui n’ont pas d’appétit: ça m’ennuie, de me rappeler! Alors il se remit à tourner, comme un vieux chien qui ne retrouve plus, pour se coucher, les tapis qu’il connaissait, dans un appartement qu’on déménage. Il ne finissait rien, il commençait tout, il commençait par la fin. Puis, bon juge, dans ces choses-là, il avait du dédain pour lui, il allait boire. Je n’aime pas toujours, quand Barnavaux va boire. Je ne lui offrais rien, exprès, sans y rien gagner. Il prenait son képi, le tournait entre ses doigts; puis, ouvrait la porte, tout doucement, sans dire adieu: preuve qu’il allait revenir, car il est poli. De cette politesse singulièrement inégale des Français d’aujourd’hui, exempte de rites, ou n’en tenant plus qu’un compte infiniment diminué, qui admet les gros mots, les obscénités, la crapule, les mauvaises blagues, et n’est plus faite que d’intelligence et de sensibilité: de quel côté ça va-t-il glisser ou monter, dans l’avenir, tout ça, je n’en sais rien. Il revenait bientôt, un peu plus clair à ses propres yeux et beaucoup plus insupportable à lui-même et aux autres, parce que les causes de son terrible ennui commençaient à lui apparaître. Est-ce que j’avais besoin, moi d’assister à ces sursauts? Il me faut chaque jour une somme nécessaire de solitude; et le superflu de mon temps, il y a tant de monde à qui je le dois donner! J’en deviens presque cruel. --Barnavaux, pourquoi ne restez-vous pas avec Louise? Votre permission va finir! Il me regarde, et répond sans détours: --Ça me fatigue! Je ne peux pas! Je l’aime comme jamais je ne l’ai aimée, ça, je le jure. Quand je suis tout seul, et que je pense à son chagrin, au malheur qui est arrivé, à tout, ça me fait si mal et c’est si à moi que j’ai besoin de lui dire. Et, quand je lui dis, elle ne répond pas de la même façon, elle ne pense pas les mêmes choses, quand nous pensons à la même chose; c’est comme si on avait des muselières! Au moment où on est le plus heureux ou le plus malheureux, même si c’est avec la femme qu’on aime tout à fait et qui vous aime tout à fait, même si c’est avec la mère du gosse qu’on vient de perdre et qu’on regrette tous les deux, c’est à ce moment-là qu’on est le plus seul, parce qu’on suit son idée qui ne peut être l’idée de l’autre. Je ne savais pas ça. Mais c’est sûr, et il est impossible que ça ne soit pas comme ça: y a rien à faire. Et pendant qu’il parlait, je voyais Louise, la pauvre Louise abandonnée. --Alors, lui dis-je, est-ce que... est-ce que c’est tout à fait fini? --Quoi? fit-il étonné, qu’est-ce qui est fini. --Louise... --Fini! non, mais pourquoi? Puisque je ne pense qu’à elle! Seulement, on ne pourra se revoir que quand on aura perdu chacun le dessus de ses idées, le plus fort. Il en restera toujours assez, après, qui ne seront encore qu’à nous deux, pour qu’on soye plus pareil ensemble qu’avec tous les autres. * * * * * Il repartit, le jeudi soir, pour ses casernements du fort. Louise l’accompagna jusqu’à la gare, et je pris le train jusqu’à Palaiseau. Par instants la terre, dans la nuit luneuse, était toute blanche de pommiers en fleurs, ou rose de cerisiers; et l’odeur de ces fleurs qui naissent avant les frondaisons, était légère, impalpable et délicieuse. --Quel pays, me dit Barnavaux, quel beau pays! Tout est en place, refait par l’homme, commode, riche, et on comprend partout. Quand c’est sauvage, on n’y comprend rien. On peut s’arranger, pour vivre ici. Et je fus ému, voyant qu’il pensait à rester. Donc il n’avait pas l’âme basse, il ne songeait pas, l’enfant disparu, à s’évader de la vie de Louise: et tant d’autres l’auraient fait, à sa place, c’eût été si facile, il avait une si bonne excuse: «C’est mon tour pour les colonies, je pars. Adieu!» Aussi ces deux ans ne lui eussent laissé qu’un nouveau souvenir, pêle-mêle avec les autres, un peu plus long, un peu plus triste, malgré tout un peu meilleur. C’était bien, il était un brave homme, mon vieux Barnavaux, d’aller du côté du courage et de l’honnêteté. Il y eut donc de la perversité dans la question qui me vint aux lèvres; il y en aurait eu davantage, si je n’avais su qu’il se décidait toujours seul, et d’instinct, sans que personne y pût rien changer: --Barnavaux, vous rappelez-vous ce que vous me disiez à Tourane: «La France, un pays où il n’y a que des blancs; on n’y peut pas vivre: on n’est pas servi!» Je croyais qu’il allait me répondre que c’était changé dans son âme parce qu’il s’était passé des choses, et qu’il avait des devoirs, et qu’il gardait une affection. J’oubliais sa pudeur. Les mobiles sentimentaux, les seuls au fond qui les conduisent, les Français aiment bien qu’on leur en parle, mais non pas dans le particulier: au théâtre ou au café-concert seulement; là où il est permis de supposer que ce n’est pas de vous qu’il est question, mais du voisin. Bien rarement, au contraire, on admet une allusion personnelle: on la supporterait mal, on ne serait plus maître de soi, et ce n’est pas convenable. Il me répondit: --On n’est pas servi! On n’est pas servi!... Il y a Louise, maintenant! Il avait découvert la ménagère, la servante, la femme, l’épouse, la tradition des ancêtres, et c’est cela qui lui paraissait tout changer: juste, salutaire, excellent, attendrissant aussi, mais il ne fallait pas le dire. Il développa ses plans, du côté pratique: depuis son rengagement, pas une seule punition. Ça, c’était rare! On lui rendrait ses galons, il deviendrait sergent, et cette fois il resterait sergent, jusqu’à la fin. Il aurait, pour sa retraite, une bonne petite situation, dans un ministère. Et même maintenant, si je voulais m’en occuper? J’avais des amis. Si je le faisais accepter comme planton, au ministère des Colonies? De planton, une fois rentré dans le civil, on peut passer garçon de bureau. Après ça, huissier: ça couronne! A la rigueur, quand tout serait bien tassé, on pourrait habiter la campagne: Clamart! --Avec Louise? --Mais oui, naturellement, fit-il, d’un air étonné. Avec qui donc? Regardez-moi: j’ai vingt ans de plus qu’elle. Je ne trouverais plus ça. Elle aura sa petite retraite à son tour, quand... Et ceci me prouva qu’il considérait Louise comme bien à lui: elle l’intéressait même pour l’instant qu’il ne serait plus! Donc elle le conduirait à la mairie. Très probablement à l’église, parce que c’est plus beau! A Palaiseau, je le quittai sur la route du Fort. --Vous n’oublierez pas? dit-il gravement. --Quoi? --Pour que je sois mis planton au ministère, pour tout ce qu’il faut, pour le reste: pas de punitions depuis le rengagement, sergent, bon sujet, bonne conduite! --Bon Dieu, fis-je, Barnavaux, tout ça vous change! Mais soyez sûr... Il fut heureux de retrouver son chalet, tant il en avait l’habitude. Le matin, sur les glacis, comme il initiait les recrues au maniement d’armes, au cours d’une pause le capitaine Merle l’appela: --Vous avez été à l’enterrement de votre enfant? --Oui, mon capitaine. --Vous êtes marié? --Non, mon capitaine. --Cet enfant, vous l’aviez reconnu? --Non, mon capitaine. --Vous vous êtes mis en faute, Barnavaux... Vous dites?... Rien, n’est-ce pas, rien... Ça vaut mieux... Rompez. Barnavaux rompit. Dans son tort! Il s’était mis dans son tort! Qu’est-ce qu’il voulait dire, celui-là? Très sincèrement il chercha, sans trouver. Et toute la journée s’écoula, paisible et sans événement. Le lendemain, après la manœuvre et avant la soupe, ainsi qu’il est d’usage, la compagnie forma le cercle pour écouter la lecture du rapport, qui est suivie par la distribution du courrier, porté par le vaguemestre. Barnavaux n’attendait pas de lettres, et, depuis bien longtemps, il n’écoutait plus le rapport, sachant d’avance ce qu’il pouvait contenir: aujourd’hui samedi, revue d’équipement: c’était pleuré! Tout à coup, il entendit son nom. Son nom était «au cahier». Il tendit l’oreille: «_Journée du 18 mars 1912.--Punitions_: «Barnavaux, soldat de première classe, quatre jours de prison, ordre du commandant de Bienne, commandant le détachement du 3e d’infanterie coloniale aux postes de Palaiseau.» Les yeux se tournèrent vers lui. Il rectifia la position, «A trompé la bonne foi du capitaine commandant la 3e compagnie de marche, ayant demandé et obtenu une permission pour assister aux obsèques de son fils, alors qu’il s’agissait d’un enfant naturel.» Personne n’osa le regarder, quand il remonta dans la chambre pour prendre sa vieille capote, et suivre le caporal de corvée de fort qui le conduisit à la casemate. Personne ne lui parla, de ceux qui lui portèrent la soupe, dans sa cellule. Il ne prenait pas cette punition comme les autres, toutes les autres qu’au cours de sa carrière déjà si longue il avait insoucieusement subies, en homme qui paye le prix, et recommencera, s’il lui plaît de payer encore. Et il fit «le peloton de fer», lui Barnavaux, avec des «bleus» qu’il méprisait, et de fortes têtes dont il ne voulait plus pour compagnons. Et il brouetta des cailloux dans la cour, lui le vieux soldat, exempt de corvées! Tout s’écroulait pour lui, tout! Son vieux camarade Müller était venu me porter la nouvelle. Dès que je sus qu’il pouvait sortir, ayant fini sa peine, j’accourus. Il vint à moi un peu pâle, les dents serrées, l’air mauvais; et nous marchâmes longtemps en silence sur la route pavée qui monte à Verrières. --Ça y est, dit-il enfin, je ne serai pas sergent. Il y a un sort, voyez-vous. Je ne serai jamais rien, rien! Je quitterai ce chien de métier sans un sou et sans vrai métier; c’est vendu, on peut livrer! Vous allez dire à Louise... Vous allez lui dire qu’il n’y a pas bon, marcher avec moi. Qu’est-ce que je peux faire, quand ils ne voudront plus de moi, au corps? Donc, y a ma route, et y a la sienne. Fini blaguer! Je lui administrai des consolations qui n’étaient pas des mensonges. Quatre jours de prison, et pour un pareil motif, on les lui avait donnés pour le principe. Ça n’empêcherait rien, ça le retarderait de trois mois, pas même, peut-être. Et il devait le savoir, il le savait mieux que moi. De son soulier ferré, il poussa un caillou au loin sur la route. --Ça n’est pas ça! cria-t-il, vous ne comprenez donc pas! J’en ai assez de la France! J’en ai assez, voilà! Ah! qu’on reparte, nom de Dieu! qu’on reparte! A la première escale, aussi vrai que voilà Verrières, je déserte! Il n’en manque pas, d’autres pays, où on peut servir, où on me donnera le bricheton, le tabac et un fusil. Et des pays qui sont meilleurs, qui sont sérieux; où oui, c’est oui, et non, c’est non! En France, qu’est-ce que ça veut dire, les mots, maintenant? Y a-t-il quelqu’un qui sait, pouvez vous m’expliquer? Moi, je suis un soldat. J’ai mauvaise tête, mais un ordre, une fois que je l’ai compris, jamais je ne l’ai mangé. Eh bien, je ne comprends plus. Est-ce que Louise ne touchait pas vingt sous par jour comme fille-mère, pour avoir fait un enfant, n’importe comment, n’importe avec qui? Répondez, hein, répondez! Alors, ça n’est pas mal, de faire des enfants naturels, c’est permis, c’est autorisé, c’est... c’est privilégié! Et quand il est mort, l’enfant naturel, mon enfant, et celui du gouvernement, autant dire, on me fait: «Ah! c’était un enfant naturel, et vous avez demandé une permission pour le pleurer, cet enfant de rien, cet enfant de personne, ce bâtard. C’est bon: quatre jours de prison, Barnavaux!» Qu’est-ce qu’elle veut, la France, quand est-ce qu’elle a raison, quand est-ce que ça n’est pas des fous qui parlent, qui commandent, qui distribuent des sous et des punitions? Est-ce que vous le savez? Dites-le moi, si vous le savez! * * * * * J’évitai de répondre. Qu’est-ce que j’aurais pu lui dire? Que c’était comme ça dans tous les pays, plus ou moins; qu’il aurait beau fuir la France, déserter--et je savais qu’il se vantait, qu’il ne le ferait pas: Barnavaux est comme tous les Français, il ne peut pas vivre à l’étranger. Il lui faut sa patrie, ou des races qui reconnaissent sa supériorité--qu’il aurait beau regarder partout, partout il retrouverait la même chose, ou à peu près, sauf chez les nègres et les musulmans: le même conflit cruel entre un idéal antique, et cohérent comme tout ce qui est ancien, et un idéal nouveau, doublement anarchique justement parce qu’il est neuf, d’abord, et que nul n’a fait encore le départ entre ce qui est bon et ce qui est mauvais; et ensuite parce qu’il est individualiste. C’étaient là des subtilités que toute sa vie il avait dédaignées: à plus forte raison dans sa colère. Je me contentai de demander: --Mais vous Barnavaux, qu’est-ce que vous voulez? --Ce que je veux, cria-t-il, je veux la justice! Et la justice, ça n’est pas nécessaire que ce soit toujours ce qu’il y a de mieux, mais c’est ce qui est toujours la même chose. Vous pouvez chercher: y a pas d’autre définition! La justice, c’est la consigne. Où est la consigne, maintenant, montrez-la moi! Quand nous sommes aux colonies, nous autres, et que nous voyons ce qui se passe en France, nous n’y comprenons rien, nous nous disons: «Mais qu’est-ce qu’ils font, qu’est-ce qu’ils font? Ils se battent pour des queues de poires. Ils ne voient pas qu’ailleurs, ici, il y a tout à faire et tout à prendre!» Aujourd’hui, ça me devient plus clair: ils se disputent sur les consignes, parce qu’il y en a trente-six, comme à la guerre quand on a de mauvais chefs. Oh! je vois bien, allez, je ne suis pas si bête que vous croyez. Le fond, c’est la dispute entre le vieux et le neuf. Ils avaient leurs qualités, les vieux, ils faisaient plus d’enfants, ils étaient moins pochards. Mais ils avaient leurs défauts, aussi: ils étaient moins intelligents, plus lents, plus mous, et, au fond, moins braves et plus vantards: y a jamais eu plus de bravoure qu’aujourd’hui, en France... Mais moi, ça m’est égal. Tout ce que je demande, c’est qu’on se décide. Comment voulez-vous qu’on connaisse sa place, comment voulez-vous qu’on serve, comment voulez-vous qu’on obéisse? Je deviens comme tout le monde ici... Il étendit la main, et jura: --Je n’obéirai plus! 30 mars 1912. FIN TABLE PREMIÈRE PARTIE I.--PLÉVECH, DÉSERTEUR 1 II.--LA NUIT DE BILLY HOOK 32 III.--LE CHINOIS 47 IV.--POUR MILLE PIASTRES 62 V.--LE DÉPART 73 DEUXIÈME PARTIE I.--LA QUININE 87 II.--LA ROUTE 104 III.--L’ODYSSÉE 124 IV.--LOUISE 136 V.--BARNAVAUX DE GARDE 145 VI.--UN SOUVENIR 162 VII.--LA TORNADE 175 VIII.--LE LIÈVRE 198 IX.--LES DEUX RIVES 214 X.--PIERRE-CÉSAR 227 XI.--LA BARRE 239 XII.--LA REVANCHE DE WATERLOO 257 XIII.--PAPA-LE-PETIT-GARÇON 271 XIV.--QUATRE JOURS... 290 E. GREVIN.--IMPRIMERIE DE LAGNY.--1800-4-12 DERNIÈRES PUBLICATIONS Format in-18 à 3 fr. 50 le volume GABRIELE D’ANNUNZIO Poésies 1 BARBERY Les Résignées 1 RENÉ BAZIN Davidée Birot 1 V. BLASCO IBAÑEZ La Horde 1 RENÉ BOYLESVE Le Meilleur Ami 1 GÉNÉRAL BRUNEAU Récits de Guerre 1 MAX DAIREAUX Timon et Zozo 1 J. DELORME-JULES SIMON Plutôt Souffrir 1 ANATOLE FRANCE Les Sept Femmes de la Barbe-Bleue 1 HUMBERT DE GALLIER Usages et Mœurs d’autrefois 1 PIERRE GOURDON Les Courtagré 1 GYP La Bonne Fortune de Toto 1 ÉMILE HENRIOT L’Instant et le Souvenir 1 ERNEST LAVISSE Souvenirs 1 ANATOLE LE BRAZ Ames d’occident 1 LOUIS LEFEBVRE Le Seul Amour 1 PIERRE LOTI Un Pèlerin d’Angkor 1 LOUIS MERCIER Hélène Sorbiers 1 ÉDOUARD PAILLERON Théâtre complet 4 CHARLES PETTIT L’Anneau de Jade 1 GASTON RAGEOT La Renommée 1 J.-H. ROSNY Jne La Toile d’Araignée 1 CHARLES SAMARAN D’Artagnan 1 MARCELLE TINAYRE La Douceur de Vivre 1 LÉON DE TINSEAU Du mouron pour les petits oiseaux 1 PIERRE DE TRÉVIÈRES L’Amour aux bas bleus 1 COLETTE YVER Un Coin du Voile 1 EUGÈNE WELVERT En Feuilletant de Vieux Papiers 1 *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LOUISE ET BARNAVAUX *** Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for an eBook, except by following the terms of the trademark license, including paying royalties for use of the Project Gutenberg trademark. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the trademark license is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. Project Gutenberg eBooks may be modified and printed and given away--you may do practically ANYTHING in the United States with eBooks not protected by U.S. copyright law. Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. START: FULL LICENSE THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg™ mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase “Project Gutenberg”), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg™ License available with this file or online at www.gutenberg.org/license. Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg™ electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg™ electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg™ electronic works in your possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project Gutenberg™ electronic work and you do not agree to be bound by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. 1.B. “Project Gutenberg” is a registered trademark. It may only be used on or associated in any way with an electronic work by people who agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few things that you can do with most Project Gutenberg™ electronic works even without complying with the full terms of this agreement. See paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project Gutenberg™ electronic works if you follow the terms of this agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg™ electronic works. See paragraph 1.E below. 1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation (“the Foundation” or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project Gutenberg™ electronic works. Nearly all the individual works in the collection are in the public domain in the United States. If an individual work is unprotected by copyright law in the United States and you are located in the United States, we do not claim a right to prevent you from copying, distributing, performing, displaying or creating derivative works based on the work as long as all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope that you will support the Project Gutenberg™ mission of promoting free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg™ works in compliance with the terms of this agreement for keeping the Project Gutenberg™ name associated with the work. You can easily comply with the terms of this agreement by keeping this work in the same format with its attached full Project Gutenberg™ License when you share it without charge with others. 1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in a constant state of change. If you are outside the United States, check the laws of your country in addition to the terms of this agreement before downloading, copying, displaying, performing, distributing or creating derivative works based on this work or any other Project Gutenberg™ work. The Foundation makes no representations concerning the copyright status of any work in any country other than the United States. 1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: 1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate access to, the full Project Gutenberg™ License must appear prominently whenever any copy of a Project Gutenberg™ work (any work on which the phrase “Project Gutenberg” appears, or with which the phrase “Project Gutenberg” is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, copied or distributed: This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. 1.E.2. If an individual Project Gutenberg™ electronic work is derived from texts not protected by U.S. copyright law (does not contain a notice indicating that it is posted with permission of the copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in the United States without paying any fees or charges. If you are redistributing or providing access to a work with the phrase “Project Gutenberg” associated with or appearing on the work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg™ trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.3. If an individual Project Gutenberg™ electronic work is posted with the permission of the copyright holder, your use and distribution must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked to the Project Gutenberg™ License for all works posted with the permission of the copyright holder found at the beginning of this work. 1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg™ License terms from this work, or any files containing a part of this work or any other work associated with Project Gutenberg™. 1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this electronic work, or any part of this electronic work, without prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with active links or immediate access to the full terms of the Project Gutenberg™ License. 1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any word processing or hypertext form. However, if you provide access to or distribute copies of a Project Gutenberg™ work in a format other than “Plain Vanilla ASCII” or other format used in the official version posted on the official Project Gutenberg™ website (www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon request, of the work in its original “Plain Vanilla ASCII” or other form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg™ License as specified in paragraph 1.E.1. 1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, performing, copying or distributing any Project Gutenberg™ works unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing access to or distributing Project Gutenberg™ electronic works provided that: • You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from the use of Project Gutenberg™ works calculated using the method you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed to the owner of the Project Gutenberg™ trademark, but he has agreed to donate royalties under this paragraph to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid within 60 days following each date on which you prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty payments should be clearly marked as such and sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in Section 4, “Information about donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation.” • You provide a full refund of any money paid by a user who notifies you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he does not agree to the terms of the full Project Gutenberg™ License. You must require such a user to return or destroy all copies of the works possessed in a physical medium and discontinue all use of and all access to other copies of Project Gutenberg™ works. • You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the electronic work is discovered and reported to you within 90 days of receipt of the work. • You comply with all other terms of this agreement for free distribution of Project Gutenberg™ works. 1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg™ electronic work or group of works on different terms than are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing from the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the manager of the Project Gutenberg™ trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below. 1.F. 1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread works not protected by U.S. copyright law in creating the Project Gutenberg™ collection. Despite these efforts, Project Gutenberg™ electronic works, and the medium on which they may be stored, may contain “Defects,” such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by your equipment. 1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the “Right of Replacement or Refund” described in paragraph 1.F.3, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project Gutenberg™ trademark, and any other party distributing a Project Gutenberg™ electronic work under this agreement, disclaim all liability to you for damages, costs and expenses, including legal fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH DAMAGE. 1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a written explanation to the person you received the work from. If you received the work on a physical medium, you must return the medium with your written explanation. The person or entity that provided you with the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a refund. If you received the work electronically, the person or entity providing it to you may choose to give you a second opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy is also defective, you may demand a refund in writing without further opportunities to fix the problem. 1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth in paragraph 1.F.3, this work is provided to you “AS-IS”, WITH NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. 1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any provision of this agreement shall not void the remaining provisions. 1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg™ electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg™ electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg™ work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg™ work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™ Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™'s goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg™ and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's website and official page at www.gutenberg.org/contact Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine-readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit www.gutenberg.org/donate While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: www.gutenberg.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For forty years, he produced and distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our website which has the main PG search facility: www.gutenberg.org This website includes information about Project Gutenberg™, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.