The Project Gutenberg eBook of Le Cantique de l'Aile, by Edmond Rostand

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Title: Le Cantique de l'Aile

Author: Edmond Rostand

Release Date: July 29, 2022 [eBook #68634]

Language: French

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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CANTIQUE DE L'AILE ***

EDMOND ROSTAND

LE CANTIQUE
DE L’AILE

CINQUIÈME MILLE

PARIS
Librairie CHARPENTIER et FASQUELLE
EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR
11, RUE DE GRENELLE, 11

1922
Tous droits réservés.
Copyright 1922, by Eugène Fasquelle.

Eugène FASQUELLE, Éditeur, 11, rue de Grenelle, PARIS

ŒUVRES D’EDMOND ROSTAND

Les Musardises, Édition nouvelle, 1887-1893, poésies, 39e mille
1 vol.
Les Romanesques, comédie en 3 actes, en vers, 71e mille
1 vol.
La Princesse Lointaine, pièce en 4 actes, en vers, 77e mille
1 vol.
La Samaritaine, évangile en 3 tableaux, en vers, 64e mille
1 vol.
Cyrano de Bergerac, comédie héroïque en 5 actes, en vers, 549e mille
1 vol.
L’Aiglon, drame en 6 actes, en vers, 411e mille
1 vol.
Chantecler, pièce en 4 actes, en vers, 170e mille
1 vol.
Le Vol de la Marseillaise, recueil des poèmes écrits pendant la guerre, 25e mille
1 vol.
La dernière Nuit de Don Juan, poème dramatique en deux parties et un prologue, 34e mille
1 vol.
Le Cantique de l’Aile, poèmes
1 vol.
Chaque volume    6 75
Un soir à Hernani, poésie
1 75
Discours de réception à l’Académie Française
1 75

IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE :
100 exemplaires numérotés sur papier Impérial du Japon

I
LE CANTIQUE DE L’AILE

… s’enorgueillissant de leurs ailes, et la prairie retentit.

Homère.

Donc, c’est lorsqu’on disait le Siècle sans ivresse
Et l’âme sans emploi
Qu’on voit ressusciter tout d’un coup la Prouesse
Et renaître l’Exploit !
Le Héros, qui s’était retiré sous sa tente
Comme le héros grec,
Vient d’arracher soudain la toile palpitante
Pour s’envoler avec !
Il y eut quelques fils, cette toile, et le vide…
Et l’homme s’envola.
Nous ne l’avons pas lu dans les fables d’Ovide :
Nous avons vu cela.
C’est en vain que s’accroche au fuselage grêle
Le spectre Icarien.
Il est temps de chanter le Cantique de l’Aile :
L’homme n’a peur de rien.
Rien n’est plus impossible à l’homme qui machine
Son éternel complot,
Puisqu’il vient de s’asseoir sur l’invisible échine
D’un invisible flot !
Aile, arrache la roue au baiser gras de l’herbe,
Et monte au ciel d’été
Dans la gloire du risque et le dégoût superbe
De la sécurité !
Tremble au vent fluvial ! danse au remous sylvestre !
Et t’incline un moment,
Pour que les champs natals dorent l’Oiseau terrestre
D’un reflet de froment !
Et toi, notre Soleil, le plus beau qu’on souhaite
De chercher en mourant,
Reçois l’Aigle nouveau que fait notre Alouette
En se démesurant !

Quand ils virent que l’homme avait, dans le mystère,
Construit l’Aile, les Cieux
Surent qu’ils allaient voir quel était, sur la terre,
Le peuple audacieux.
France, nous savions bien qu’en toutes les Histoires
Les hommes de ton sol
Seraient toujours debout sur tous les promontoires
D’où l’on peut prendre un vol ;
Mais qu’ils l’aient pris si haut, quand des joueurs de flûte
Menaient déjà ton deuil,
C’est de quoi s’arrêter pendant une minute
Pour avoir de l’orgueil !
Clair pays qui jamais des choses irréelles
En vain ne t’occupas,
D’autres ont, plus que toi, pu soupirer : « Des ailes ! »
Quand l’Aile n’était pas ;
Mais dès que l’Aile fut, dès qu’il parut possible
Qu’indigné de marcher
L’homme se fît ensemble, ayant le ciel pour cible,
Et la flèche et l’archer ;
Dès qu’invités au vol par le cri des deux frères,
Les Braves, pleins d’effroi,
Sentirent qu’il fallait d’abord des Téméraires,
Et qui fussent adroits,
Et qui fussent légers, et, la flamme aux prunelles,
Qui fussent coutumiers,
Lorsqu’il faut essayer une idée ou des ailes,
De mourir les premiers ;
Dès qu’il fallut mourir pour ce qui vient de naître,
Tomber pour qu’on volât,
La France eut le frisson qui lui fait reconnaître
Que son destin est là !
Il suffit qu’elle sût qu’une aile était trouvée,
De toile et de roseaux,
Pour qu’elle ne fût plus qu’une immense couvée
D’impatients oiseaux !
Car la vertu d’un cœur dont toutes les blessures
S’ouvrent vers l’Orient,
C’est de n’attendre pas que les routes soient sûres
Et d’être impatient !
Depuis que cette chose impérieuse existe
Qui veut qu’on aille aux cieux,
La France est le pays des mères à l’œil triste,
Mais au front glorieux !
Ah ! comme ils sont partis avec de l’allégresse,
Nos fils jeunes et fous !
Car on meurt pour l’azur comme on meurt pour la Grèce
Quand on est de chez nous !
Au moment qu’ils vont prendre, en un bruit de bourrasque,
La route sans chemin,
Ils nous disent adieu d’un hochement de casque,
Puis ils lèvent la main !
Dans le ciel attristé de notre paysage
Ils se sont envolés.
Ils nous ont obligés de hausser le visage.
Ils nous ont consolés.
Ce sont de grands héros, ce sont de purs athlètes,
Nos franchisseurs de mers,
Ceux dont le vent lui-même a couronné les têtes
Du bleu laurier des airs !
Ah ! ceux qui laissent tout pour ne plus voir les cimes
Que lorsqu’ils sont penchés,
On peut dire, ceux-là, qu’ils sont vraiment sublimes
Et vraiment détachés !
Quand leur Victoire d’or passe sur la campagne,
Tout est prodigieux !
Il faut, pour les guider de montagne en montagne,
Qu’on allume des feux !
Le petit paysan, grandi d’une coudée,
Crie au ciel du patois ;
Les rois ont des regards de Mages de Chaldée ;
Le peuple est sur les toits !
Pour ces excitateurs d’alacrités divines,
Louange à tout jamais !
Chanson dans la vallée ! Ode sur les collines !
Hymne sur les sommets !
Depuis qu’on a volé loin de nos pauvres terres,
Ceux qui ne volent pas
Vous ouvrent plus souvent, ailes rudimentaires
Qui n’êtes que des bras !
Nous reprenons l’espoir, des fiertés, nos courages,
Depuis que nous aimons
Ceux qui mêlent leur ombre aux ombres des nuages
Sur la pente des monts !
En vain des charlatans charbonnent sur l’asphalte
Ou bien sur les pavés :
Autour des boniments elle ne fait plus halte,
La foule aux yeux levés !
La foule aux yeux levés, qui chante, et vers la plaine
Précipite ses pas,
Ne voit plus les marchands d’ironie ou de haine
Qu’admirent les yeux bas !
L’Aile est victorieuse. Elle passe, repasse,
Et tient à repasser,
Sachant que sur le sol son ombre calme efface
Ce qu’il faut effacer !
Quand ils ont disparu dans la poudre céleste.
Ces Preux que nous disions,
Regardez donc le sable, et voyez ce qui reste
De vos divisions !
Tout s’efface ! et le ciel prédit par Lamartine
Voit, prévu par Hugo,
L’oiseau qu’on découpa dans la voile latine
Fuir dans son indigo !

Il est temps de chanter le Cantique de l’Aile
Qui veut que nous ayons
Une route à jamais montante, et parallèle
Au trajet des rayons !
Il faut, en ce pays où toujours l’âme gronde
D’où la Liberté sort,
Qu’au vieux Chant du Départ le jeune Écho réponde
Par un Chant de l’Essor !
Bonaparte, ce sont — dût, au fond des poèmes,
Ton Aigle s’en fâcher, —
Les fils de tes soldats qui voleront eux-mêmes
De clocher en clocher !
Chers Vainqueurs qu’on attend en ouvrant la fenêtre
De la plus haute tour !
Quand c’est, dans un pays, par le ciel qu’on pénètre,
On lui porte l’amour !
Ah ! la première fois que l’on vit, de la fange,
L’homme se séparer,
Nous avions bien compris qu’une sorte d’Archange
Allait se préparer !
Une chevalerie ouvre une chevauchée
Qui va tout surpassant,
Et dont c’est le bonheur de n’être encor tachée
Que de son propre sang !
Qu’elles sont belles, sur la Montagne, les Ailes
De ceux qui sont venus
Nous apporter le Bon Message, et des nouvelles
De combats inconnus !
Batailles de l’espace ! ineffables conquêtes !
Triomphes sans remords !
Gloire à tous ceux par qui ces choses furent faites !
Gloire à ceux qui sont morts !
Gloire à celui qui vient s’écraser sur la plaine,
Ou sombre au flot hagard !
Gloire à celui qui meurt brûlé comme un phalène !
Gloire à celui qui part
Et puis que plus jamais on ne voit reparaître !
Nul ne l’a rapporté,
Nul ne l’a vu descendre… Ah ! c’est qu’il est, peut-être,
Monté, monté, monté !
Morts qui craigniez d’avoir peut-être, par vos chutes,
Les vivants alarmés,
Quittez la seule peur qu’en tombant vous connûtes :
L’homme vole. Dormez !
L’homme vole, et déjà l’instable vol commence
De s’assurer un peu :
Car nos fins ouvriers avaient le ciel immense
Dans leur bourgeron bleu.
Et c’est pourquoi, souvent, d’en haut, le fier pilote
Rend grâces, d’un regard,
A l’obscur ajusteur qui tout en bas sifflote
Sur le seuil du hangar !
Ah ! chantons le Cantique, et disons cette gloire
Qu’un ciel nous a donné
De voir, sur les coteaux de Seine ou bien de Loire,
Descendre en vol plané !
Nulle époque n’est plus merveilleuse que celle
Où l’homme, avec stupeur,
Vient enfin de pouvoir déplier toute l’Aile
Qu’il avait dans le cœur !
Et sache-le, pays qui ne cesses toi-même
D’aller te dénigrant,
Nul peuple, pour autant qu’il s’admire et qu’il s’aime,
Nul peuple n’est plus grand
Que celui qui, tandis que sa force profonde
Est prouvée aujourd’hui,
Pour prouver son horreur de peser sur le monde,
Vole au-dessus de lui !

Il est temps de chanter le Cantique de l’Aile,
Et que nous nous grisions
D’avoir vu la première et la plus solennelle
De nos évasions !
Aile, dégage-nous ! allège-nous ! essaye,
Rien qu’en passant sur nous,
De nous déconseiller tout ce que nous conseille
Le poids de nos genoux !
Quand il partit malgré sa brûlante cheville,
Blériot nous apprit
Comment on peut changer en aile une béquille,
Et la chair en esprit !
Même s’il doit paraître à la race future
Tout simple de voler,
La noblesse que l’homme eut de cette aventure
Ne peut plus s’en aller !
Rien n’empêchera plus qu’en cette claire toile
Qui nous passe au-dessus,
Ces hauts regards jadis réservés à l’étoile
L’homme les ait reçus !
L’homme sait, qui revient des chemins sans couleuvres,
Ce que les hommes font,
Ayant eu le recul, pour juger de leurs œuvres,
De tout le ciel profond !
Voler, c’est remuer, pour qu’il se renouvelle,
Le vieil azur dormant.
L’azur même a besoin qu’on le travaille. L’Aile,
C’est l’ensemencement.
Le Pégase endormi dans la bête de somme,
L’Aile l’a réveillé.
Tout devient plus facile et plus possible à l’homme
De l’homme émerveillé !
Tant pis pour qui, doutant, lorsque tu nous ajoutes
La foi des Alcyons,
Aile, renie en toi la plus longue de toutes
Nos aspirations !
Mais gloire à ces bergers qui font plus d’une lieue
Pour te courir après !
Le vol de l’Aile est blanc, l’ombre de l’Aile est bleue !
Le vent de l’Aile est frais !
Rien ne saura jamais comme le vent de l’Aile
Balayer ce qui nuit !
L’Aile ravit, transporte, appelle… Oh ! rien n’appelle
Comme une aile qui fuit !
Voler, c’est l’âme même, et non un jeu frivole.
Et ce peuple le sent,
Ce peuple où des vieillards pleurent parce qu’on vole
Le sent en grandissant !
Cet homme crierait-il quand, dans un ciel paisible,
Cingle ce vaisseau pur,
S’il n’avait pas senti que c’est Psyché visible
Qui traverse l’azur ?
Entendrait-on, d’amour, lorsque passe cette aile,
Cette femme gémir,
Si cette aile, en passant, ne faisait pas en elle
Une autre aile frémir ?
L’âme s’agite au fond de celui qui contemple
Une aile dans l’air bleu,
Comme un dieu prisonnier qui sent, au fond d’un temple,
Passer un autre dieu !

Vous par qui nous voyons, au-dessus de nos boues,
Une hélice, en plein ciel,
Monter en tournoyant comme une de ces roues
Que vit Ezéchiel,
Vous qui vous enivrez de tenir, sous les astres,
Un étrange timon,
Et de fuir, pour l’azur sans règle et sans cadastres,
Nos arpents de limon,
Que chacun, dans son ciel, imite la manière
Dont vous avez été,
A travers le vent brusque et la forte lumière,
Chercher l’ébriété !
Quand la plaine est encor dans une aube livide
Où rien ne s’orangea,
Ceux qui sont dans le ciel sur leur œuvre intrépide
Voient le soleil déjà !
Ceux qui sont dans le ciel voient avant nous l’aurore.
Oh ! dans le firmament,
Gloire au Vol qui d’un jour encor futur se dore
Séditieusement !
Soyez comme l’oiseau ! Comme lui, dans vos moelles,
N’ayez plus que de l’air !
Montez ! le ciel, sans vous, était moins beau : sans voiles,
Qu’était-ce que la mer ?
Plus haut ! toujours plus haut, pilote ! et gloire aux hommes
De grande volonté !
Gloire à ces dérobeurs de flamme que nous sommes !
Gloire à l’Humanité !
Gloire au vieil Enchaîné qui, supputant la joie
De planer à son tour,
Étudia, pendant qu’il lui rongeait le foie,
Les ailes du Vautour !

Cambo, juillet 1911.

II
PREMIER PASSAGE SUR MON JARDIN

J’avais sur la montagne un grand jardin secret.
Mais, ce soir, se levant du fond de la campagne,
Le long biplan que l’œil des bergers accompagne
Vint à ma solitude infliger un soufflet.
Car, doublant mon toit basque où, presque, il s’éraflait,
Le monstre pour lequel il n’est plus de montagne
Passa sur mon jardin comme le vent d’Espagne,
Et mon sable eut son ombre, et mon lac son reflet !
J’aurais dû t’en vouloir, ô beau monstre de toile,
Moi qui, n’ayant cherché que l’aigle et que l’étoile,
Suis venu sur ce mont, loin du plaisir humain,
Pour avoir à moi seul un ciel qui se déploie !
— Mais j’ai crié d’orgueil et j’ai pleuré de joie
Lorsque j’ai vu mon ciel devenir un chemin !

27 septembre 1910.

III
ROME

PREMIER PASSAGE SUR LA BASILIQUE DE SAINT-PIERRE

Au Vainqueur.

Tout fut beau : la Victoire, et le cri qui la nomme,
Et la Ville Éternelle, et la jeune saison,
Et le Captif sacré quittant son oraison
Pour voir l’Aile franchir les collines de Rome !
La minute est sublime où le vieux Pape, comme
Pour laisser pénétrer le siècle et l’horizon,
Fait ouvrir la fenêtre, et veut, de sa prison,
Bénir l’oiseau lointain qu’on lui dit être un homme !
O le plus pur effet du plus grand des exploits !
Elle vient de monter pour la première fois,
La bénédiction qui dut toujours descendre !
« Pulvis es… », dit l’Église au fragile mortel.
Mais il s’est envolé si haut, ce grain de cendre,
Qu’il faut, pour le bénir, le chercher dans le ciel !

Mai 1911.

IV
L’ALOUETTE

Le premier moissonneur a vu son nid. Elle est
Sur le casque doré du premier capitaine.
Ronsard l’a prise au vol dans sa lyre hautaine,
Du Bartas l’imita dessus son flageolet.
C’est elle qui toujours chantait ou qui parlait,
Qui parlait, familière, ou qui chantait, lointaine,
Dans le sillon avec la voix de La Fontaine,
Ou dans l’azur avec la voix de Michelet.
Elle est l’enthousiasme et la raison : superbe,
Et se laissant tomber sept fois par jour sur l’herbe :
Humble, et sept fois par jour du sol se détachant.
Et le grand coq loyal dit de cette immortelle :
« Le véritable oiseau de ce pays, c’est elle :
Elle monte elle-même où ne va que mon chant ! »

V
LE PRINTEMPS DE L’AILE

I
SIX MARS

La France a des printemps inattendus. « Ci-gît »,
Disent de bonnes gens sitôt qu’elle chancelle.
Mais elle se redresse en riant, étant celle
Qui, chaque fois qu’on la condamne, réagit.
Respirons l’air plus pur d’un poumon élargi…
Six mars. C’est aujourd’hui le jour où la Pucelle
Cria, se retournant brusquement sur sa selle :
« Jean de Novelonpont ! Bertrand de Poulengy !
« Du château de Chinon j’aperçois la toiture ! »
Alors, elle pressa du talon sa monture,
Droite comme un garçon dans son justaucorps neuf :
Les trois pesants chevaux trottèrent en cadence ;
Et, le six mars de l’an quatorze cent vingt-neuf,
Une aile commença de pousser à la France.

II
LA SECONDE AILE

La France sent pousser une aile à son épaule,
Comme au jour où, touchant du genou les carreaux,
Jeanne offrit un Archange au roi sans généraux.
Et le Ciel vient encor de préciser son rôle :
« Je veux bien te tirer cette fois de ta geôle,
Mais la prochaine fois tu scieras tes barreaux ! »
Ainsi parle le Ciel, car il veut des Héros
Et que par le labeur la Victoire s’enjôle.
Lorsqu’en la chambre obscure où s’enfermait le roi
Jeanne ouvrit la fenêtre et fit, sur la paroi,
Glisser obliquement une grande aile blonde,
Il y eut une voix qui dit dans le rayon :
« Je prête la Première à la condition
Que ce pays, tout seul, se fera la Seconde ! »

III
LA LÉGION

Gallico vocabulo, legioni nomen dederat alaudæ.

Comme le jour où Jeanne est entrée à Chinon,
La France sent pousser une aile à son épaule.
Ces volontaires bleus qu’un vent sublime enrôle
Afin d’interloquer la gueule du canon,
Les appellerons-nous la « Cinquième Arme ? » Non.
Car il leur faut un nom qui d’une aile nous frôle !
Lorsque César nomma sa Légion de Gaule
L’Alouette, César avait trouvé leur nom.
La Légion de l’Alouette !… Elle se lève.
L’Arc de Triomphe est grave. Et ce peuple qui rêve
Se dit, ayant ses fils dans le ciel aperçus :
« Le ciel plus que le sol est difficile à prendre,
Et ces jeunes héros que cet Arc semble attendre
Pourront passer dessous, ayant passé dessus ! »

IV
GŒTHE

« Et pas une aile ! » dit le vieux Faust allemand
Lorsqu’il fuit, sur les monts, un dimanche de Pâques,
Ceux qui s’en vont, en bas, dans des gaîtés opaques,
Danser et chopiner théologalement.
« Pas une aile ! Oh ! monter ! à chaque battement,
Monter ! du fond sans fin des soirs ambrosiaques,
Voir décroître une terre où luisent quelques flaques,
Et boire la lumière à même un firmament ! »
Ainsi, quand, pour lui faire une âme plus petite,
On n’avait pas encore usé de Marguerite,
Faust poussait ce grand cri sur la cime d’un mont.
Avant de soupirer : « Ma belle demoiselle »,
Faust avait rêvé d’être ou Latham ou Beaumont…
Car l’amour n’est jamais que le regret d’une aile !

V
GRECO

Son âme était un feu qu’allonge un siroco ;
Et j’ai lu dans Barrès que sa manie étrange
De vouloir allonger aussi les ailes d’ange
Lui valut un procès, jure canonico.
Chacun, de son tourment, prend son art pour écho,
Et de n’être qu’un homme à sa façon se venge :
L’un ajoute de l’aile et l’autre de la fange.
J’ai commis plusieurs fois le crime du Greco.
Eh bien, soit ! Dans ton livre ardent tu me révèles
Le nom de mon métier, Barrès : « Allongeur d’ailes ».
Je chante, et, n’étant pas ton Greco pâle et noir,
Je ne peins qu’avec des accents et des diphtongues…
Mais puissé-je être un jour condamné pour avoir
Aux hommes d’aujourd’hui fait les ailes plus longues !

VI
LES DEUX CHEVAUX

Homère ne l’a pas raconté. Mais Pégase,
Lorsqu’il vit, sur les bords du Scamandre, en aval,
Les Troyens entourer le funeste Cheval,
Apparut en piaffant dans un éther sans gaze.
Pour détourner les yeux de leur stupide extase,
Il daigna se donner un indigne rival :
Près du Col raide où suinte un noir goudron naval,
Blanc, il vint arrondir son encolure rase.
De sorte que la foule aperçut à la fois
Le Cheval de soleil et le Cheval de bois ;
Et, révélant déjà son âme coutumière,
Elle aima mieux, à l’heure où se fixait le sort,
La croupe de sapin que l’aile de lumière,
Et traîner ce fardeau que suivre cet essor !

VII
LES ROIS MAGES

Ils perdirent l’Étoile, un soir. Pourquoi perd-on
L’Étoile ? Pour l’avoir parfois trop regardée…
Les deux Rois Blancs, étant des savants de Chaldée,
Tracèrent sur le sol des cercles, au bâton.
Ils firent des calculs, grattèrent leur menton…
Mais l’Étoile avait fui comme fuit une idée.
Et ces hommes dont l’âme eut soif d’être guidée
Pleurèrent en dressant les tentes de coton.
Mais le pauvre Roi Noir, méprisé des deux autres,
Se dit : « Pensons aux soifs qui ne sont pas les nôtres.
Il faut donner quand même à boire aux animaux. »
Et tandis qu’il tenait un seau d’eau par son anse,
Dans l’humble rond de ciel où buvaient les chameaux
Il vit l’Étoile d’or qui dansait en silence.

VIII
POUR LA GRÈCE

I

Cependant que là-bas on égorge, je crois
Qu’il serait bon d’entrer au Louvre quelquefois,
Et, pour voir ce que font ces lames recourbées
Qui sont des couperets et non pas des épées,
De s’arrêter un peu devant le Delacroix.
Serait-ce encore assez d’horreur et de colère ?
Non ! vous n’êtes plus rien, massacres de Chio !
Massacreurs d’aujourd’hui, vous avez su mieux faire.
On a décapité l’enfant devant le père,
Et le genou du père a servi de billot.
L’Europe regardait lointainement ces choses.
Les mains rouges du Turc ne lui semblaient que roses.
Elle disait, en souriant,
Quand le ciel s’empourprait du côté de Candie :
« Vous prenez pour l’éclat sanglant d’un incendie
La splendeur des ciels d’Orient ! »
Un seul peuple, ignorant des complaisances plates,
Se lassa d’envoyer aux tueurs écarlates
Des avertissements bénins ;
Alors c’est contre lui qu’on a parlé de guerre.
Pourquoi ? Mais parce que les géants n’aiment guère
Recevoir des leçons des nains.
Quel est ce pays qui veut être,
Alors qu’on est esclave, maître,
Jeune et fier quand on ne l’est pas,
Intrépide quand tout recule,
Aube quand tout est crépuscule ?
Quel est ce pays ridicule ?
Ouvrez l’atlas. Cherchez. En bas.
Et vous verrez — ô pauvre Grèce ! —
Une énorme Europe qui laisse
Pendre, d’un geste de dédain,
Pendre tout au bas de la carte,
Peinte de jaune ou de carmin,
Avec le pouce qui s’écarte,
Une toute petite main.
Mais cette main qu’ainsi l’Europe laisse pendre
Fait murmurer entre ses doigts
L’eau certes la plus bleue où puisse encor s’entendre
Quelque mythologique voix ;
Cette main a gardé la finesse et la grâce
Qu’assurent seuls de beaux aïeux,
Et résume, bouquet d’une splendide race,
Toutes les mains pâles des dieux ;
Elle fut à son heure autre chose que fine ;
Forte, elle tint tout le promis,
Et n’eut qu’à battre un peu les flots de Salamine
Pour y noyer ses ennemis ;
Cette main a semé le rêve sur le monde,
Et chaque frisson de beauté
Dont nous sentons s’ouvrir la fleur brusque et profonde
Nous vient d’un grain qu’elle a jeté.
C’est elle qui connut la première brûlure
Du feu que l’on dérobe au ciel,
La première fraîcheur de cette chevelure
Dont Cypris exprimait le sel ;
Et cette main, c’est encore elle
Qui fabriqua la première aile
Dont sous le soleil ait fondu
La noble et palpitante cire,
Elle encore — et jamais n’expire
Le premier arpège entendu ! —
Qui, sur une écaille d’Epire,
Pinçant le premier nerf tendu,
Accorda la première Lyre !
Déjà prêt à prendre son vol,
Quand Pégase grattait le sol
Avec son sabot de lumière,
C’est cette main qui, la première,
Sut d’abord lui flatter le col,
Puis l’empoigner par la crinière.
Et, des rayons tissant sa chair,
L’azur argenté de l’éther
Colorant le sang de ses veines,
Comme ossature ayant les chaînes
De ces monts divins baignés d’air
Que foulaient les Grâces hautaines,
Blanche, on la voit, sous le ciel clair,
Au fond des époques lointaines,
Se reposer d’un geste fier
Sur le coussin bleu de la mer,
Avec, pour bague d’or, Athènes,
Et Sparte pour bague de fer !
Tous les poètes purs et tristes,
Tous les nostalgiques artistes
Sont toujours venus la baiser ;
C’est elle, la main immortelle
De Platon et de Praxitèle,
C’est elle qu’on aime, et c’est elle
Que l’on a parlé d’écraser.

II

Cuirassés, sortez de la rade,
Et battez sur le pont, tambours !
Nous partons pour cette croisade,
Pour cette croisade à rebours.
Nos pères, pour le Christ, partaient sur leurs sélandres,
Pour les Chrétiens, sur leurs dromons ;
Mais c’est à Mahomet, nous, que nous sommes tendres,
Et c’est le Turc que nous aimons.
Les torpilleurs ont pris le sillon des galères :
Ils rampent lourdement, elles glissaient légères,
Et les flots ont toujours les mêmes bleus turquins !
Ils bombent leur gros ventre, elles cambraient leurs lignes :
Et, des âmes toujours les formes étant dignes,
Elles avaient l’air de grands cygnes,
Ils ont l’air d’énormes requins.
C’est bien. Partez ! Qu’on se dépêche !
Arrivez à temps — c’est très bien ! —
Pour empêcher que l’on n’empêche
D’égorger le dernier chrétien !
Mais à cet endroit même où vos aïeux énormes
Portaient la croix couleur de sang,
N’allez pas oublier, sur tous les uniformes,
De faire broder un croissant !
Eh bien ! non. Nous crions. C’est trop. Le cœur nous crève.
Car la jeunesse existe. Elle est noble. Elle rêve.
Elle s’obstine, droit du fort, à te nier.
Elle aura pour les Grecs une amour indiscrète.
Et quelle île a valu jamais un grand poète ?
Quand nous leur donnerions la Crète !
Ils nous ont bien donné Chénier !
Aussi vers toi vole une foule,
Grèce, et tu n’apercevras pas
Au-dessus de sa folle houle
Flotter les obscurs chapeaux gras
Des jeunesses sans flamme et des vieillesses laides ;
Mais, plus beaux et plus effrayants,
Tu verras se mêler aux lauriers des Aèdes
Les bérets des Étudiants !
Car un flot d’imprudence et de noblesse monte !
Ah ! plus de peur du ridicule, et plus de honte !
Relève, Sentiment, ta face de clarté !
Nous voulons étrangler la raison chafouine,
Et toi, si tu mourais, Grèce, Grèce divine,
La Beauté serait orpheline,
Et nous adorons la Beauté !
Une eau plus lyrique et moins noire
Que l’encre de nos encriers
Vient déjà battre, Tours d’Ivoire,
L’ivoire de vos escaliers !
Puisse un moment ce flot nous laver de la blague
Et de l’esprit du Boulevard,
Et le lèchement bleu de cette immense vague
Débarbouiller la Vie et l’Art !
Et nous retrouverons l’excès, le paroxysme,
Les débauches d’orgueil, les espoirs d’héroïsme,
Tout ce qui jadis triomphait ;
Nous reprendrons la Foi, l’Enthousiasme, l’Ode ;
Puisque Mil huit cent trente est remis à la mode,
Nous l’y remettrons tout à fait.
Car le mil huit cent trente, amis, que vous rêvâtes,
Ce n’est pas seulement la hauteur des cravates,
La largeur des cols de velours,
Mais les ardeurs encor, n’est-ce pas ? pour des Causes,
Et, vers toutes enfin les magnifiques choses,
De libres et chantants retours !

III

Et c’est pourquoi mandons le salut le plus ample
A celui qui fouetta nos langueurs d’un exemple,
A Georges de Holstein-Glucksbourg, prince danois,
Prince Hamlet qui devient le plus actif des rois,
Qui semble nous crier : « Les routes sont faciles
Des pâles Elseneurs aux rouges Thermopyles ! »
Prince qui, s’il pouvait, hier encor, parfois,
Garder peut-être un peu de l’accent de sa mère,
Parle aujourd’hui le grec avec l’accent d’Homère !

IV

Qu’adviendra-t-il ? Nul ne le sait !
Mais dans cette histoire très noire
Qui sera demain de l’Histoire,
Dans ce conte incroyable, c’est
L’Europe qui sera l’Ogresse,
Pendant que tu seras, toi, Grèce,
Le sublime Petit Poucet !
Petit Poucet que doivent suivre
Tous ceux qui ne veulent pas vivre
Dans la criminelle torpeur ;
Tous ceux qui cherchent une route
Dans la vieille forêt du Doute,
De l’inertie et de la Peur !
Tu guides, par le bois infâme,
Vers l’or vibrant d’un éveil d’âme ;
Et, gardant des rayons en eux,
Les petits cailloux que tu sèmes
Sont faits avec les éclats mêmes
De tes beaux marbres lumineux !

V

Et lorsque le Poète, en rêvant, se demande
Pourquoi contre ce peuple une fureur si grande,
Il se dit qu’après tout ce siècle de laideur
Vous hait, débris de grâce et restes de splendeur.
C’est bien une Croisade ! Et ce qu’il faut qu’on tue,
C’est l’idéal, c’est la Blancheur, c’est la Statue !
Quel plaisir de lancer, pour la Vulgarité,
Un coup de pied dans le berceau de la Beauté !
Eh bien, soit ! châtiez tous ces dieux inutiles,
L’insolence de ce ciel bleu !
Soit ! allez essayer les nouveaux projectiles
Contre la Grèce antique ! — Feu !
Feu ! Mais lorsque sera, d’une stupide foudre,
Brisé le cristal de ce ciel,
Et lorsque l’on aura par l’odeur de la poudre
Remplacé le parfum du miel ;
Quand tomberont, hachés, les derniers lauriers-roses,
Broyés, les derniers Phidias,
Quand vous voltigerez, et de sang toutes roses.
Plumes des cygnes d’Eurotas ;
Quand chaque bras de marbre aura, de chaque épaule,
Été tranché par le canon,
Enfin, quand on aura bombardé l’Acropole
Et bombardé le Parthénon,
Pour qu’il ne reste rien des temples et des marbres,
Rien du charme, rien du décor,
Il faudra mitrailler, comme à travers des arbres,
A travers nos rêves encor !
Parmi notre mémoire il faudra, de vos bombes,
Faire de plus lâches abus,
Et, si nos souvenirs ont encor des colombes,
Lancer au milieu des obus ;
Il faudra, dans nos cœurs, à coups de boulet rouge,
Disperser les derniers azurs,
Et, de peur qu’un laurier derrière encor ne bouge,
Crever nos fronts comme des murs ;
Pour en finir avec la blancheur importune
Et le beau qui vous fait affront,
Il faudra prendre enfin, d’assaut, une par une,
Nos âmes, — qui résisteront !

11 mars 1897.

IX
A SA MAJESTÉ L’IMPÉRATRICE DE RUSSIE

PETIT THÉATRE DE COMPIÈGNE, 20 SEPTEMBRE 1901

Entre une Nymphe qui ressemble au château de Compiègne, car sa silhouette est Louis XV, sa coiffure Louis XVI et sa toilette Premier Empire. Elle a du feuillage sur sa robe, des fougères dans ses cheveux, et la voix de Mademoiselle Bartet.

Madame, Votre Majesté
Doit reconnaître, en vérité,
Un conte qui lui fut conté :
Dans un parc d’ambre et d’améthyste
Un château dormait, long et triste ;
Mais il vient, le Prince Exorciste !
Il a dans ses yeux de rêveur
La mystérieuse lueur
Que l’on rapporte d’Elseneur ;
Les fourrures de sa pelisse
Absorbent l’ombre, lentement ;
Et voilà le pâle édifice
Se ranimant, se rallumant,
Et se repeuplant, au moment
Où paraît l’Empereur Charmant,
Comme un château d’Impératrice…
D’Impératrice au Bois Dormant.
Tout s’éveille, rit, chante, sonne ;
La Cour où ne passait personne
S’emplit du flot des Chamarrés,
Des Affairés, des Effarés ;
La porte flambe et s’écussonne ;
L’Escalier sur tous ses degrés
A de jolis soldats dorés ;
Un chemin de fleurs le recouvre ;
Chaque Salon devient un Louvre ;
Le Petit Théâtre se rouvre.
Et, sitôt les programmes lus,
Devant un parterre… d’élus,
Je viens dire, en trois grands saluts :
Madame, ce soir, à Compiègne,
C’est Votre Majesté qui règne.
Comme l’Histoire nous enseigne
Que la France n’a pas de fleurs
Que notre sang à tous ne teigne,
Parmi ces rappels de splendeurs
Il n’est rien que la France craigne…
Sauf, Madame, quand vous passez,
De ne pas vous fleurir assez :
Et nos beaux Sèvres élancés
Vous présentent, entre leurs anses,
Des lilas de tous les Passés,
Des roses de toutes les Frances !
Tout, ici, ce soir, est pour Vous
— Musique, fleurs, chants, comédie —
Plus que pour votre Auguste Époux :
Et comme à chacun l’on dédie
Le cadre le mieux adapté
A son genre de Majesté,
Canons, flotte, escadrons, escadre,
Le cadre à l’Empereur offert
Est fait de bois sombre et de fer,
Mais, l’Impératrice, on l’encadre
D’un cadre d’or et de bois clair.
Madame, ce soir, à Compiègne,
C’est Votre Majesté qui règne.
Compiègne est sens dessus dessous
Les meubles de Jacob sont fous ;
Les Gobelins ont de la joie
Dans tous leurs petits yeux de soie ;
De haut en bas du vieux château
Pris d’une fièvre adoratrice,
On n’entend partout que ce mot :
« Impératrice !… Impératrice !… »
Les marbres sur les piédestaux,
Les larges lustres de Bohême
En faisant tinter leurs cristaux
Comme les rimes d’un poème,
Les acajous impériaux
Se répètent avec délice :
« Nous avons une Impératrice ! »
Un ancien tapis d’Aubusson
Sur un air de vieille chanson
Fredonne : « Rien qu’à la façon
Dont je sens sur moi qu’elle glisse…
Oh ! oh ! c’est une Impératrice ! »
Et le plafond qui demandait,
Pendant que l’on Vous attendait,
A tous les meubles à la ronde,
A tous les satins qu’on tendait :
« Vous, savez-vous comment Elle est ? »
Le vieux plafond de Girodet
Ajoute, affolé par un jet
D’électricité qui l’inonde :
« Et cette Impératrice est blonde ! »
La Psyché même dont le tain
Semble fait d’un regard hautain,
Sortant de son rêve lointain,
Dit des choses admiratrices ;
Elle reprend son air penché…
Et, Madame, cette Psyché
S’y connaît en Impératrices !
Mais si Compiègne est satisfait,
Peut-être l’êtes-vous à peine ;
Plaît-il, ce Compiègne, en effet,
A celle dont nous avons fait
Notre Impératrice Lointaine ?
Mon Dieu ! Madame, tel qu’on l’a
Réparé pour votre visite,
Tel, pour vous, qu’il se ressuscite,
Noblement placé dans un site
Où beaucoup d’Histoire coula,
Où l’âme légendaire abonde,
(Mais, au fait, n’est-ce pas par là
Que votre glaive étincela,
Chevaliers de la Table Ronde ?)
Ce Compiègne que revoilà
Est un joli coin de gala,
De beauté frivole et profonde,
D’héroïsme et de falbala ;
Nous n’avons pas mieux que cela ;
La plus belle France du monde
Ne peut offrir que ce qu’elle a.
C’est ici que, soumis aux charmes
De cette Archiduchesse en larmes
Qu’il se fiança par les armes,
Un doux Napoléon premier
Tailla des tilleuls et des charmes ;
Que l’Aigle, un jour, devint ramier ;
Que César se fit jardinier ;
Quand sur sa redingote grise
Il emporte Marie-Louise,
C’est dans ces murs qu’il la conduit :
La France, lorsqu’elle est éprise,
Ne peut pas faire mieux que lui.
Oui, c’est ici qu’on est idole,
C’est ici que nous adorons !
C’est ici qu’Amazone folle
On faisait, sur les grands perrons,
Sonner de petits éperons ;
C’est ici qu’on tenait école
De grâce autrichienne et molle ;
Qu’on payait d’une croquignole
Les auteurs de Décamérons ;
Et qu’oubliant les durs clairons
Puisque la flûte rossignole,
On s’accoudait, à l’espagnole,
Aux caisses des orangers ronds !
Et, vraiment, ce fin paysage
Qui vous sourit comme un visage
Auquel Septembre avertisseur
Ajoute encore la douceur
De quelques taches de rousseur ;
Cette forêt si peu sauvage
Que comme un bouquet de feuillage
La France porte sur son cœur,
(Car, ceci vaut bien qu’on y pense,
C’est ici notre Ile-de-France,
Et, pour qu’il n’y ait pas d’erreur,
Vous avez, avec l’Empereur,
Pris notre cœur pour résidence !)
Oui, vraiment, ce tendre horizon,
Cette longue et blanche maison,
Cette avenante frondaison
Qui de nos souvenirs est pleine,
Puisqu’il n’existe pas un nom
De Toute-Puissante ou de Reine
— Depuis celui de Maintenon —
Que l’Écho ne chante ou ne traîne,
Pas une glorieuse traîne
De gros de Naple et de linon
Dont ces parquets n’aient eu l’étrenne ;
Vraiment, tous ces jadis charmants,
Tous ces fiers éblouissements,
Ces canons, ces escarpolettes,
Ces hallebardes, ces houlettes,
Ces grands héros, ces grands amants,
Et ces Lys, et ces Violettes,
Ces princesses, dans leurs toilettes,
Presque aussi belles que vous l’êtes ;
Ces valses où des diamants
S’accrochaient à des épaulettes ;
Vraiment, tout ce passé vermeil
Qui fait au bout de chaque salle
Danser, dans un rais de soleil,
De la poudre à la maréchale ;
Tout cet esprit galant et vieil ;
Ces voix chantonnant le conseil
D’aller au bois cueillir la fraise ;
Cet Art dont le goût sans pareil
Fait un chef-d’œuvre d’une chaise ;
Ces craquements de doigts fluets
Dans les rideaux de quinze seize ;
Ces petits pas de menuets
Dans les jardins à la française ;
Ces passages d’officiers verts
Comme des sorbets aux pistaches ;
Ces tricornes mis de travers,
Ces moustaches, ces sabretaches ;
Tout cela qui dans cet air bleu
Revient toujours tourner un peu,
Tourner avec le doux vertige
D’une fleur morte qui voltige
Autour de son ancienne tige,
Fait de ce lieu, vraiment, le lieu
De l’Élégance et du Prestige !
Ce cadre que nous vous offrons
Fut aimé par les plus beaux fronts,
Et quand de ce cadre on s’envole,
Son or autour des cheveux blonds
Persiste et tremble en auréole !
Plus d’une qui, par ses attraits,
Était, en entrant, très divine,
En sortant le fut plus que très ;
Car, ici, veloutant les traits
De son pinceau de zibeline,
Une Grâce historique et fine
Donne aux Beautés qu’elle patine
L’air, d’avance, de leurs portraits !
Le sceptre magique des Modes,
Du Caprice et des Nonchaloirs,
Est caché dans un des tiroirs
D’une des célèbres commodes !
Et pour s’assurer des pouvoirs
Qu’aucune femme ne dédaigne,
Pas une qui n’ait souhaité
D’être Fée, un soir, à Compiègne…
Madame, vous l’aurez été.
Et c’est pourquoi, Madame, j’ose
Dire que Votre Majesté
Emporte d’ici quelque chose :
Non pas un surcroît de beauté
De toute impossibilité,
Mais un reflet d’apothéose
Féminine, française et rose ;
Un reflet qui, de rose-thé,
Semble vous faire rose-rose ;
Un je ne sais quoi de fêté,
De brillanté, de pailleté,
Qui ne saurait se dire en prose ;
Une aigrette de vénusté
Et d’irrésistibilité ;
Et cela, simplement, à cause
Que ces miroirs ont reflété
Votre illustre gracilité,
Qu’ils en ont aimé chaque pose,
Qu’ils ont retenu le frisson
De votre robe qui déferle,
Et l’Impériale leçon
Que vous donnez sur la façon
Dont il sied de porter la perle !
Noble échange ! Parfait accord !
Vous aurez embelli Compiègne
Qui de grâce se réimprègne,
Et de ce lumineux décor,
Aux yeux de la France et du monde,
Vous sortirez plus belle encor,
Plus Impératrice, et plus blonde !
Ah ! malgré qu’au fond de vos yeux
Rêve un cœur grave, dédaigneux
Des élégantes allégresses,
Et que vos seuls frivoles jeux
Soient d’essayer des rubans bleus
Dans les boucles ou dans les tresses
Des petites grandes-duchesses,
Il faut, en ce soir éclatant,
Que l’Impératrice, Madame,
Se laisse amuser un instant
Par son beau triomphe de femme.
Sans que sa gravité l’en blâme,
Elle peut bien, son front lassé,
Le sentir, ce soir, caressé
Par les éventails du Passé,
Puisque ce souffle de dentelle
Arrive après le vent d’une aile
Religieuse et solennelle !
En revenant de Danemark,
Vous avez, pour gagner ce parc,
Passé devant chez Jeanne d’Arc,
Et vous êtes entrés chez elle !
Chez elle, alors, vous le savez,
Dans cette ombre où l’autel s’enflamme
Comme un bûcher d’or, vous avez
Senti tous deux — Sire et Madame, —
Les franges de son oriflamme
Vous passer, lentement, sur l’âme !
Alors, tandis que la paroi
Que le vitrail empourpre et nacre
Tremblait d’un champ d’orgue et de Foi,
Vous avez senti sans effroi
Le bout de son gantelet froid
Vous toucher le front pour un sacre.
Car c’est Elle, elle en a le droit,
Qui sur son bouclier les trie,
Et puis qui les sacre du doigt,
Les amis de notre Patrie !
Mais pardonnez si dans mes yeux
Ont scintillé deux larmes claires
Qui ne sont pas protocolaires ;
Ces pleurs seraient prétentieux
Si je n’étais qu’une étrangère…
« Quelle est », chuchote-t-on ici,
« Cette personne qui s’ingère
De venir s’attendrir ainsi
Sous sa coiffure de fougère ? »
J’aurais dû le dire plus tôt :
Je suis l’âme de ce château,
La Nymphe de ce parc bleuâtre ;
J’ai quitté mes urnes d’albâtre
Pour venir, sur votre Théâtre,
Madame, comme une de vos
Comédiennes ordinaires
Ou comme une Nymphe de Vaux,
Vous parler en strophes légères.
Vous comprenez donc mon émoi,
Et que je perde un peu la tête :
Je n’ai plus l’habitude, moi,
De me voir à pareille fête !
Moi qui me rappelle pourquoi
Ces salles devinrent désertes,
Quand j’ai vu ces portes rouvertes,
Et — tout d’un coup — Vos Majestés…
Ce monde, ces fleurs, ces clartés,
Ces grandes espérances vertes !…
Ce sont des bonheurs trop soudains,
J’ai trop présumé de mes forces ;
Je retourne dans mes jardins
Graver vos noms sur mes écorces !
Je ne sais plus… C’est autrefois…
C’est aujourd’hui… J’entends ma voix
Qui de nouveau tremble et s’altère ;
Je ris et je pleure à la fois ;
Et, comme en un rêve, je vois
Marcher, parmi les mêmes bois
Dorés de la même lumière,
Sous les mêmes tilleuls épais
Où je voyais marcher naguère
Le grand Empereur de la Guerre,
Marcher — sur la même bruyère ! —
Le grand Empereur de la Paix.

X
A KRÜGER

Oh ! quand tu débarquas dans ma ville natale,
Vaincu qu’on reçoit en vainqueur,
Il me sembla, Vieillard, et je devins tout pâle,
Que tu débarquais dans mon cœur !
On n’a jamais rien vu de tel que ce voyage !
Et la trirème au col sculpté
Qui, jadis, vint toucher à ce même rivage
Pour nous apporter la Beauté,
N’eut pas les flancs plus lourds de future légende,
N’eut pas plus de saine grandeur
Que ce petit canot d’un vaisseau de Hollande
Qui nous apporte le Malheur !
Et l’entrée à Paris ! Quelle admirable chose !
Se serait-on jamais douté
Qu’on pût représenter une si grande cause
Avec tant de simplicité ?
Non, l’Histoire n’a rien, dans aucun de ses cycles,
De plus tragique et de plus beau
Que l’apparition de ce vieux à besicles
Avec ce crêpe à son chapeau !
Et, lorsqu’il apparaît dans la tente d’Achille,
Priam n’est pas plus immortel
Que ce vieil homme en noir qui se tient immobile
Sur le balcon de cet hôtel !
Les enfants ont chanté comme à leur âge on chante ;
L’aïeul a pleuré de leurs chants ;
Et que sa gaucherie a donc été touchante
Quand les tambours battaient aux champs !
Le brave homme qui dans ses grandes mains honnêtes
Tient si ferme un si haut flambeau,
Il a laissé tomber l’étui de ses lunettes
Lorsqu’il a vu notre drapeau !
Et tout s’est bien passé. Malgré l’enthousiasme,
La foule au bon sens fin et clair,
Sachant qu’un autre cri serait un pléonasme,
N’a crié que : Vive Krüger !
Oui, tout cela fut beau, ces villes pavoisées,
Ces musiques, ces fleurs, ces cris,
Ces femmes agitant des mouchoirs aux croisées,
Et ce formidable Paris !
Tout cela fut très beau ; mais, malgré moi, je songe.
Je songe avec le cœur crevé,
Que le seul cri possible à pousser sans mensonge,
C’est celui qu’un homme a trouvé.
Lorsque Krüger passa dans Marseille en délire,
Un homme, au bout d’un long bâton,
Portait une pancarte où chacun pouvait lire :
« Pardon pour l’Europe ! » — Oui, pardon…
Pardon, pardon, Krüger ! Ce que cet anonyme
Sur sa pancarte avait écrit,
Le peuple tout entier, conscient du grand crime,
En aurait dû faire son cri !
Oui, tous, pensant aux morts, à De Wet qui galope
Seul contre cent, dans le brouillard,
Tous n’auraient dû crier que : Pardon pour l’Europe !
Pardon pour l’Europe, Vieillard !
Ardemment, sombrement, sans fleurs, sans banderoles,
Et sans chapeaux prenant leur vol,
Tous n’auraient dû crier que ces seules paroles :
Pardon pour l’Europe, Oncle Paul !
Pardon pour cette horrible Europe qui commence
A confesser sa trahison,
Et qui, frappant son cœur, c’est-à-dire la France,
Commence à demander pardon !
Pardon pour cette Europe aux âmes peu sublimes
Qui, de ses yeux indifférents
Ayant considéré d’abord les petits crimes,
Finit par permettre les grands !
Pardon pour cette Europe effroyable qui laisse
Opprimer les faibles toujours,
Tuer les Arméniens, assassiner la Grèce,
Et massacrer les pauvres Boers !
Pardon pour cette Europe et pour tous ses Pilates
Qui, du bout de leurs doigts lavés,
Montrent avec horreur les tueurs écarlates
Des justes qu’ils n’ont pas sauvés !
Pardon pour cet amas de marchands égoïstes
Et de diplomates sournois
Qui vont hocher la tête avec des gestes tristes
Et te parleront des Chinois !
Pour ces faux grands pays qui chantent et qui boivent
Et, perdus dans leurs appétits,
Ne sentent même plus les leçons qu’ils reçoivent
Des vrais grands peuples : les petits !
Pardon pour la mollesse et pour la nonchalance,
Pour l’ironie et pour la peur !
Pardon pour tous ! pardon pour cette vieille France !
Pardon pour ce jeune Empereur
En qui vous aviez mis une espérance énorme,
Et puis qui vous montre comment,
Aussi facilement qu’on change d’uniforme,
On peut changer de sentiment !
Pardon pour cette foule et pour ce peuple brave
Qui, tout en t’acclamant, Vieillard,
Souffre, au fond, de n’avoir à t’offrir, vieux burgrave,
Que ce platonisme braillard !
Pardon pour l’injustice, ô Krüger, dont nous sommes
Tous, hélas ! complices un peu,
Car il en est plus d’un, parmi ces jeunes hommes,
Qui n’a pas fait tout ce qu’il peut !
Pardon pour le soldat qui vantait à tue-tête
L’héroïsme de Villebois,
Et qui n’est pas parti ! Pardon pour le poète
Qui n’a pas élevé la voix !
Pardon pour ce vieux monde aux âmes dégradées
Où les meilleurs sont si mauvais,
Pour moi qui, quand souffraient de pareilles Idées,
Ai senti le mal que j’avais !
Pardon ! Ce cri devrait sortir de chaque ville !
T’arriver comme un bruit de mer !
Et le pâtre suivant des yeux le train qui file
Devrait crier : Pardon, Krüger !
Ce cri devrait, le jour, escorter ta voiture,
Assiéger, la nuit, ton balcon,
Éclater en tonnerre et monter en murmure :
Pardon ! pardon ! pardon ! pardon !…

Mais maintenant, Vieillard, les rois doivent attendre :
Ne fais pas attendre les rois.
Pour être bien reçu comment vas-tu t’y prendre ?
Oh ! si tu crains les accueils froids,
Pars pour le doux pays des Bibles et des pipes ;
Ses fils ressemblent à tes fils ;
Pars pour le doux pays de brume où les tulipes
Ont pour petite reine un Lys !
Va vers cette blancheur dont le Nord s’illumine
Et que Dieu regarde régner ;
Vieux Krüger, va trouver la reine Wilhelmine,
Et dis-lui de t’accompagner.
Dis-lui : « Petite Reine aussi bonne que blanche,
Je suis très vieux et je suis seul. »
Elle se penchera sur toi comme se penche
Une vierge sur un aïeul.
Alors tu poseras ta lourde et large paume
Sur l’épaule de cette enfant,
Et vous vous en irez de royaume en royaume,
Couple que son rêve défend !
Et ce sera si noble et d’une telle ligne,
Si déchirant et si charmant,
Qu’Antigone, du fond de l’ombre, fera signe
A Wilhelmine, doucement !
On croira tout d’un coup que tout se rapetisse
Quand vous passerez tous les deux,
Et vous vous en irez mendier la justice
A travers le siècle hideux !
Les rois ne pourront pas vous refuser leur porte ;
Vous entrerez dans leur palais.
Elle, elle parlera. Faible, elle sera forte.
Toi, ne dis rien : regarde-les.
Ne dis rien, cependant, ô Vieillard impassible,
Qu’elle corrige avec sa voix
Ce que ton seul regard aurait de trop terrible
Pour la conscience des rois.
Je dis que ce sera de beauté surhumaine,
Et je dis, lorsqu’elles verront
Passer le grand Vieillard et la petite Reine,
Que les âmes se lèveront !
Je dis que l’Empereur aux moustaches en pointes
Sourira quand cet être clair
Paraîtra sur le seuil en disant, les mains jointes :
« Mon cousin, c’est Monsieur Krüger. »
Je dis que le Rêveur, malade encor sans doute
D’avoir trop connu qu’il rêvait,
Quand il saura les deux qui passent sur la route,
Voudra les voir à son chevet !
Je dis que l’ombre fuit quelquefois lorsque émerge
Un doux front providentiel ;
Je dis que la blancheur d’une robe de vierge
Peut se communiquer au ciel !
Que ce tout petit doigt pourrait fermer les tombes,
Effacer et pacifier,
Et que ce fut toujours le rôle des colombes
D’apporter le brin d’olivier !

Mais si la Reine échoue — hélas ! tout est possible ! —
Et si toi, vieillard malheureux,
Tu ne rapportes rien que, sur ta grosse Bible,
Une larme de ses yeux bleus ;
Ayant sur ton chemin vu trop de laides choses,
Aperçu trop de cœurs pourris,
Si tu reviens avec des paupières plus closes,
Des regards plus endoloris ;
J’espère, à ton retour, qu’après ce long martyre
Tu déclineras les clameurs ;
Tu ne permettras pas que l’Europe s’en tire
Avec quelques gerbes de fleurs !
Tu diras, en rendant aux fillettes, je pense,
Les gros bouquets aux nœuds flambants :
« Je n’étais pas venu demander à la France
Des mots écrits sur des rubans. »
Je compte que ton poing fermera la fenêtre,
Que, si la foule crie en bas
Pour s’amuser encore à te faire paraître,
Krüger, tu ne paraîtras pas !
Tu diras : « Maintenant il faut que je m’en aille.
Je veux retraverser Paris
La nuit, tout seul, à pied, en rasant la muraille,
Sans musiques, sans fleurs, sans cris. »
Tu diras : « Laissez-moi. Non. Plus de Cannebière !
Assez de Gare de Lyon !
Laissez-moi maintenant rentrer dans ma tanière,
Seul et triste comme un lion !
« Des derniers coups de feu l’écho des kopjes gronde,
Le dernier long-tom a tonné…
Nous nous sommes battus pour étonner le monde.
C’est bien. Le monde est étonné. »

Cambo, 26 novembre 1901.

XI
FABRE-DES-INSECTES

I

Sachant que l’humble arpent d’un jardinet claustral
Contient plus de secrets qu’un mortel n’en pénètre,
Il vit seul comme un pâtre et pauvre comme un prêtre,
Et d’un grand feutre noir coiffé comme Mistral.
C’est un homme incliné, modeste et magistral,
Qui plus qu’un monde au loin cherche à ses pieds un être,
Et qui, ne regardant que ce qu’on peut connaître,
Préfère un carré d’herbe à tout le ciel astral.
Pensif, — car dans ses doigts il a tenu des ailes, —
Poursuivant les honneurs moins que les sauterelles,
— Les sommets rêvent-ils d’être des sommités ? —
Il nous offre une vie égale aux fiers poèmes,
Et des livres qu’un jour il faudra que ceux mêmes
Feignent de découvrir, qui les ont imités.

II

Une vie admirable. Aucun homme n’a dû
Fréquenter de plus près la maternelle argile.
Son bosquet de lilas lui tient lieu d’Évangile.
D’un Fabre d’Églantine il semble descendu.
Il guette tout un jour ce qu’il n’a qu’entendu,
Il ne peut s’ennuyer, sachant par cœur Virgile.
S’il découvre un insecte éclatant et fragile,
Il lui donne le nom du fils qu’il a perdu.
Quand il rentre, le soir, avec sa découverte,
La Vérité peut-être est dans sa boîte verte,
Car du puits d’un insecte elle peut émerger.
Voilà sa vie. Elle est simple, triste, ravie.
Il n’enlève jamais son chapeau de berger.
Et ses livres se font tout seuls, avec sa vie.

III

O livres qu’on n’a pas écrits sur des pupitres !
O rustique Buffon sans manchette et sans col,
Qui, pour le replacer dans les mousses du sol,
Ressuscita l’insecte épinglé sous des vitres !
Il mit tant de rosée autour de ses chapitres
Que longtemps les pédants murmurèrent : « Vieux fol ! »
Mais l’Entomologie au soleil prit son vol
Quand Fabre, d’un brin d’herbe, eut touché ses élytres !
Et la Gloire est venue. Et la Gloire, à présent,
Essaye d’excuser son retard en disant :
« On ne me parlait pas de cet homme… » Eh ! que diantre,
Comment aurait-on pu ne pas mettre à l’index
Un homme qui jamais ne s’est mis à plat ventre
Que pour voir le combat du Grillon et du Sphex ?

IV

Penché comme l’Histoire au-dessus de deux princes,
Il a vu s’affronter ces obscurs champions,
Et le frêle vaincu ruer des arpions
Pour détourner la pointe aux trois coups sûrs et minces.
Il a, dans un jardin d’une de nos provinces,
— Tout l’univers est là, dès que nous l’épions ! —
Vu le Drame, et l’Idylle, et les deux Scorpions
Qui vont en se tenant tendrement par les pinces.
Il s’est ému de voir, sous la touffe de thym,
Ces êtres, observés à même leur destin,
Se heurter pour l’amour ou bien pour la bataille ;
Et dans ses Souvenirs nous verrons, pleins d’émoi,
Tous ces êtres garder l’importance et la taille
Que leur donna sa loupe — et plus encor sa foi !

V

Il a vu, du plus haut problème effleurant l’x,
Jusqu’où l’instinct triomphe et quand il capitule,
Et comment le papier, le coton et le tulle
Sont faits par la Psyché, la Guêpe et le Bombyx.
O peuple merveilleux de métal et d’onyx !
Le Grillon d’Italie est un petit Catulle.
Le Pompile attaquant tout seul la Tarentule
Est grand comme Roland ou Vercingétorix.
Tout l’univers est là… combattants, parasites…
L’un vit de ses exploits, l’autre de ses visites.
Il y a le maçon, le potier, le tailleur.
Tu ravaudes, Clotho ; Balanin, tu perfores ;
Bousier, tu suis ton nom ; toi, Cigale, ton cœur ;
Et vous, vous attendez, dans un coin, Nécrophores !

VI

De plus, il sait trouver les mots vifs et luisants
Qui peignent la cuirasse et dessinent la patte,
Et faire, d’une étude austère et délicate,
Une ardente aventure aux détails amusants.
Il sait conter. Il conte, à soixante-dix ans,
Comme devait conter l’aïeule rouergate
Que regardait filer le chat aux yeux d’agate,
Car ce savant est fils des divins paysans !
Le doux miel n’a pas fui de sa lèvre certaine.
Il peut rectifier, en passant, La Fontaine,
Mais il sait n’être pas moins bonhomme que lui…
Et quand vont sur le pré ses chers hyménoptères,
Il est de leurs duels tellement ébloui
Qu’il se fait le Dumas de ces trois mousquetaires !

VII

Donc, tout l’Insecte, avec ses métiers et ses lois,
Sa vrille ou son archet, sa truelle ou son sabre,
Fut saisi par les yeux du fin visage glabre ;
Mais nul or n’est resté des élytres aux doigts !
France, compteras-tu sur un geste suédois
Lorsqu’un auguste seuil, peut-être, se délabre ?
Tu ne peux ignorer la vieillesse de Fabre,
Et que tu n’as pas fait pour lui ce que tu dois.
C’est chez nous que, les yeux s’émoussant au mystère,
Il a passé sa vie agenouillé par terre ;
Et s’il chancelle en se relevant, c’est à nous
De lui tendre les mains et, dans l’ombre tombée,
Pendant qu’il rêve encor de quelque scarabée,
D’essuyer doucement la terre à ses genoux !

VIII
LES INSECTES LUI PARLENT

« Et nous, nous nous chargeons de ton Apothéose.
Car nous fûmes toujours tes amis les meilleurs.
Nous, Tes Insectes, ceux de Vaucluse et d’ailleurs,
Voulons tous dans ta gloire être pour quelque chose.
« La fourmilière sculpte, et la ruche compose.
Une étoile d’argent se tisse entre deux fleurs.
Tu sais que nous savons réussir des splendeurs.
Fabre, te souviens-tu de la chapelle rose ?
« Te souviens-tu qu’un jour, en haut du mont Ventoux,
Tu vis un temple obscur et bâti loin de tous
Sur lequel nous étions cent mille coccinelles ?
« La chapelle était rose et semblait en corail !
Ainsi, ta solitude aura sur son travail
Une gloire vivante et faite avec des ailes. »

Arnaga, juin 1911.

XII
LA TOUCHE

Voici l’artiste de race
Et de grâce
Qui, tel sa pomme un pommier,
Fait, quand le soleil le touche,
Du La Touche…
Et même en fit le premier.
Voici les treilles que cintre
Ce beau peintre
Au-dessus d’aimables fronts ;
Voici du rêve, et des fêtes
Plus parfaites
Que celles que nous offrons ;
Voici le rouge carrosse
Qu’il nous brosse,
Et, dans l’eau se reflétant,
La fusée ombellifère
Qu’il sait faire
Éclater sur un étang ;
Voici les globes orange
Qu’il arrange
Dans le bleu de la forêt,
Et la chandelle romaine
Qu’il emmène
Bien plus haut qu’elle n’irait ;
Voici cette fantaisie
Cramoisie,
Et, sous un ciel de linon,
Ce voluptueux royaume
Peint en chrome
Et qui portera son nom ;
Voici tous les bergamasques
Près des vasques,
Et, voici, voici, voici
Pierrot, le Singe, le Faune,
Blanc, noir, jaune,
Grimace, rire et souci ;
Voici la cage éternelle
De cette aile
Qui revient… d’où ? l’on ne sait ;
Et voici la marche rose
Où se pose
Le pied d’un vers de Musset !
Il y a, près des fontaines,
Des mitaines,
Et, sur la mousse, il y a
Des souliers dont la bouffette
Semble faite
Avec un camélia.
Il y a la fleur vermeille
Sur l’oreille,
Sur le cou le velours noir,
Et sur les dents qu’on voit luire
Le sourire
Qui n’ôte pas tout espoir.
C’est comme un anachronique
Pique-nique
Où l’on verrait Camargo
Se faire porter en chaise
Chez Thérèse
Pour souper avec Hugo.
Des sapajous peu novices
Sous leurs vices
Ont une âme qui rêva :
On sent qu’ils ont, ces macaques,
Lu Jean-Jacques
Autant que Casanova.
Le regard d’une Isabelle
Nous révèle
Que si, triste et grimaçant,
L’amoureux descend des singes,
C’est des sphinges
Que l’amoureuse descend.
Mais, plus loin, — car ce La Touche
Qui nous touche
En montrant l’arbre et le nid
Peint l’amour, de la romance
Qui commence
Jusqu’au berceau qui finit, —
Plus loin, dans des blancheurs pures
De guipures
Et de doux linge bouffant,
Un regard de jeune mère
Énumère
Les beautés d’un bel enfant.

C’est le peintre aristocrate
Dont la patte
Trouve sans avoir cherché
Et peint sous une manchette
Qui s’achète
Bien ailleurs qu’au Bon Marché.
C’est aussi l’artiste brusque
Qui s’embusque,
L’œil clair sous un chapeau mou,
Pour peindre un coin de campagne,
Une Espagne,
Ou son jardin de Saint-Cloud.
Il prend, de cet œil vorace,
La terrasse
Où s’effrite un Coysevox,
Les peupliers dans la brise,
L’eau, Venise…
Il prend tout ! une ombre, un phlox,
Le cœur d’un jour, l’âme d’une
Nuit de lune !
Et si ce peintre est charmant,
C’est qu’il a l’inquiétude
Et l’étude,
La souplesse et le tourment.
Au moment qu’il portraicture
La Nature,
Comme il peut changer encor,
Il laisse le paysage,
Ce visage,
Pour ce masque, le décor.
Alors, il peint des balustres
Et des lustres,
Et, Cazin de l’Opéra,
S’il place au coin de sa toile
Une étoile,
Zambelli la posera.
Il est certain que la Muse
Dont il use
N’est pas une virago.
Elle est blonde et sensuelle
Comme celle
De notre divin Frago.
Peins, la Touche, les attentes
Palpitantes
Et le bleu des soirs sournois ;
Que ton chimpanzé s’occupe
D’une jupe
Plus que de croquer des noix !
Fais sortir le Capripède
Du bois tiède ;
Donne à cet écornifleur
Bon goûter, bonne sieste
Et le reste,
Sous les marronniers en fleur !
Peins l’Automne ! et que Septembre
De son ambre
Charge ta palette encor !
Et qu’Octobre qui titube
T’offre un tube
Gonflé de son plus bel or !
De l’époque lourde et vile,
Tel Banville,
Allège-nous le fardeau !
Grand devoir que tu t’assignes,
Peins des cygnes,
Des bras nus et des jets d’eau !
Dans ce bassin de Versaille
Dont tressaille
Le cœur d’Henri de Régnier,
Écartant la feuille morte
Que l’eau porte,
Fais les Nymphes se baigner !
Et toujours, allégoriste
Qui n’es triste
Que sous un voile d’humour,
Fais sentir, même en tes fresques
Simiesques,
Ta tendresse pour l’amour !
Reprends pour nous le vieux thème
Du : « Je t’aime ! »
Mais en lui superposant
Les caprices virtuoses
Que tu oses
Sur les modes d’à présent !
Lorsque pour tes Cydalises
Tu stylises
L’auto qui court les chemins,
Montre sur la couverture
De fourrure
Comment se prennent deux mains !
Et que toujours on remarque,
Dans ta barque
Ou ton carrosse d’or clair,
Comment s’incline une tête
De poète
Sur une épaule de chair ;
Et que toujours, par ta grâce,
Lorsque passe
La berline ou le bateau,
On entende au loin l’haleine
De Verlaine
Dans la flûte de Watteau !

Cambo, 12 mai 1908.

XIII
A SARAH

En ce temps sans beauté, seule encor tu nous restes,
Sachant descendre, pâle, un grand escalier clair,
Ceindre un bandeau, porter un lys, brandir un fer,
Reine de l’attitude et Princesse des gestes.
En ce temps sans folie, ardente, tu protestes !
Tu dis des vers. Tu meurs d’amour. Ton vol se perd.
Tu tends des bras de rêve, et puis des bras de chair.
Et, quand Phèdre paraît, nous sommes tous incestes.
Avide de souffrir, tu t’ajoutas des cœurs ;
Nous avons vu couler — car ils coulent, tes pleurs ! —
Toutes les larmes de nos âmes sur tes joues.
Mais aussi tu sais bien, Sarah, que quelquefois
Tu sens furtivement se poser, quand tu joues,
Les lèvres de Shakspeare aux bagues de tes doigts.

9 décembre 1896.

XIV
LE VERGER

Pour mon ami Coquelin et la Maison des Comédiens.

Quel est ce grand verger où le Cid se promène
Et se chauffe au soleil en chevrotant des vers ?
Où, moins impatient de la sottise humaine
Depuis qu’il voit blanchir le front de Célimène,
Alceste, à son habit, met des feuillages verts ?…
Quel est ce grand verger où le Cid se promène ?
Ses lointains sont dorés de gloire qui s’envole ;
Ses passants sont rasés comme de vieux marquis.
Quel est ce Parc, Théâtre, où ta grande âme folle
— Ta grande âme qui fait semblant d’être frivole !… —
Se mêle au souffle frais d’un paysage exquis,
Sous un ciel tout doré de gloire qui s’envole ?
Des vieilles qui n’ont l’air que d’être un peu grimées
Cueillent la fleur où luit l’insecte smaragdin.
Plus de sombre avenir ! de chambres enfumées !
Et de tous les côtés c’est le côté Jardin !
Et l’on voit doucement marcher sous les ramées
Des vieilles qui n’ont l’air que d’être un peu grimées.
Un vieux châle est drapé d’un geste de princesse ;
La main de Hernani boutonne un vieux carrick ;
On se jette des noms à la tête, sans cesse :
L’un entendit Rachel et l’autre Frédérick !
Et, les arbres du bois devenant un public,
Un vieux châle est drapé d’un geste de princesse !
La tristesse s’en va comme un rideau qu’on lève.
Ah ! ne vous doit-on pas verser du rêve un peu,
Vous qui fûtes longtemps les échansons du rêve,
Et, charmeurs de nos soirs, quand votre soir s’achève,
Ne doit-on pas, pour vous, mettre la rampe au bleu ?…
La tristesse s’en va comme un rideau qu’on lève !
Quel est ce grand jardin plein de songe bleuâtre
Et de comédiens, comme un parc de Watteau ?
Où Mascarille, errant sans masque et sans couteau,
Croit remettre un instant sa cape de théâtre
Lorsque l’ombre des pins vient rayer son manteau ?…
Quel est ce grand jardin plein de songe bleuâtre ?
Quel est ce beau verger que protège un Molière,
Tout pensif de sentir l’amour profond du sol
Envelopper son marbre avec les bras du lierre,
Tout souriant de voir Elmire et Doña Sol
Causer, sous les berceaux, de façon familière ?
Quel est ce beau verger que protège un Molière ?…
Ah ! la treille au mouvant feston
N’est plus un décor adventice !
Le pâté n’est plus en carton
Qu’il faut que Gringoire engloutisse !
Le Malheur signe un armistice ;
Léandre devient châtelain ;
Scapin dort ; Buridan ratisse…
C’est le verger de Coquelin.
Le Traître caresse un mouton ;
L’Amoureux, humant un calice,
N’a plus sa voix de mirliton,
Mais garde encor l’œil en coulisse !
L’Étoile voit avec délice
Celle du ciel crépusculin
Luire au miroir d’une onde lisse…
C’est le verger de Coquelin.
Don César porte un bon veston ;
Harpagon, guéri de son vice,
Redemande du miroton ;
Agnès rêve, un peu moins novice ;
Perdican pêche l’écrevisse ;
Quand Argan fait drelin, drelin,
Vite on accourt à son service…
C’est le verger de Coquelin.

ENVOI

Princes, Princesses, l’on vous tisse
Des soirs d’or clair et de fin lin,
Et le soleil n’est pas factice !…
C’est le verger de Coquelin !

21 avril 1903.

XV
A COQUELIN

Toi, tu poétisais. Ton geste avait du style.
Ta jambe était classique, et, lorsque tu marchais,
C’était Molière ; et quand tu courais, Beaumarchais ;
Quand tu sautais, Regnard ; quand tu dansais, Banville.
Toi, tu croyais ! Ton cœur, sans réticence vile,
Chanta loyalement sous tous les grands archets !
Tu gardais de la scène où tu t’empanachais
Une provision de fierté pour la Ville !
Ceux-là savent comment, aux puissants étonnés,
On répond : « Non, monsieur ! » en relevant le nez,
Qui purent, Coquelin, te voir jouer — et vivre.
Toi, tu jouas ta vie et tu vécus tes jeux ;
Et le rôle où sonna le mieux ta voix de cuivre
Fut celui d’honnête homme et d’ami courageux.

XVI
CE QUE JE FAIS

A Pierre Mortier, pour son enquête du Gil Blas.

Ce que je fais, Monsieur ? Des courses dans les bois,
A travers des ronciers qui me griffent les manches ;
Le tour de mon jardin sous des arceaux de branches ;
Le tour de ma maison sur un balcon de bois.
Lorsque les piments verts m’ont donné soif, je bois
De l’eau fraîche, en prenant la cruche par les hanches ;
J’écoute, lorsque l’heure éteint les routes blanches,
Le soir plein d’Angélus, de grelots et d’abois.
Ce que je fais ? Je fais quelquefois une lieue
Pour aller voir plus loin si la Nive est plus bleue ;
Je reviens par la berge… Et c’est tout, s’il fait beau !
S’il pleut, je tambourine à mes vitres des charges ;
Je lis, en crayonnant des choses dans les marges ;
Je rêve, ou je travaille.
Edmond Rostand.
Cambo.

XVII
LA FÊTE AU MANÈGE

Ce fut de l’élégance, et ce fut de la joie :
De beaux chevaux flattés au col par des gants blancs,
La bride en cuir verni, le filet tout en soie,
La tête aux crins tressés qui s’agite et chatoie
Comme un encensoir de rubans ;
Une noble tenue, une grâce narquoise,
Moderne sans excès, Louis Quinze pas trop,
La vieille selle à grands panneaux, à la françoise,
Et les commandements faits d’une voix courtoise :
« Messieurs, quand vous voudrez. Au trot. »
Ce fut le piaffement, les rênes qu’on rassemble,
Un bruit doux de galop dans le sable, l’envol
Des chapeaux saluant les Dames tous ensemble.
Ce fut de la musique et des fleurs, ce fut l’amble,
Et ce fut le pas espagnol ;
Un travail en douceur, des bêtes sans révoltes,
Un manège de rêve, un idéal Saumur,
Et tour à tour, au gré des Maîtres désinvoltes,
Les contre-changements de main, les quatre voltes,
La spirale et la croupe au mur.
Cela sans un à-coup, et d’une aisance telle
Que, jamais, épiant l’Écuyer assoupli,
La lorgnette ne put, si sévère fût-elle,
Voir remuer, dans la manchette, une dentelle,
Ni bouger, dans la botte, un pli.
Mais encor qu’elle fût frivole et sans alarmes,
Cette fête, malgré les rubans, le jabot,
La présence des fleurs et l’absence des armes,
Elle fut martiale, et, charmante, eut pour charmes
Tout ce que la guerre a de beau.
Car cette allure en selle et cette nonchalance,
Ce port de tête fier évoquant des plumets,
Cette cambrure, cet esprit, cette fringance,
Non, tout cela n’est pas seulement l’élégance
Anglaise de la chasse, — mais
C’est l’élégance, encor, française, de la guerre ;
C’est bien la Haute-École et le professorat,
Mais c’est la fantaisie, aussi, crâne et légère ;
Et c’est, en même temps que de La Guérinière,
Chamborant, Lasalle et Murat !
Ces chapeaux délurés, ils ont eu pour ancêtres
— Mis sur l’oreille, un peu, par le vent du danger,
Et galonnés d’un or noirci par les salpêtres, —
Ceux-là qu’à Fontenoy, jadis, Messieurs les Maîtres
Assuraient avant de charger !
Tout cela, c’est la guerre en sa coquetterie,
En ce qu’elle a de clair, d’allègre et d’orgueilleux :
Car, d’un nuage blond nous voilant la tuerie,
Toujours le beau galop d’une cavalerie
Nous jette de la poudre aux yeux !
La bataille est au fond de tous ces jeux bravaches ;
La peau peut s’empourprer, de ces gants blancs si purs ;
On sent de la fureur, déjà, dans ces moustaches,
Et déjà, dans le geste arrogant des cravaches,
Le geste des sabres futurs !
Mais tous ces beaux messieurs viennent, bride abattue,
Implorer la pitié de vos cœurs, aujourd’hui.
Et l’idée est vraiment exquise qu’ils ont eue,
De faire intervenir pour la guerre qui tue
La guerre qui piaffe et qui luit !
Nous — tant pis si le cœur timide s’en effare ! —
Nous, nous sommes ici pour dire qu’il y a
— Pardon de ce tocsin parmi cette fanfare ! —
Qu’il y a, lorsque sonne, hélas ! l’heure barbare,
Autre chose que tout cela ;
Autre chose que l’acier clair, la bouche rose ;
Où tinte le mousseux mâchonnement du mors,
Autre chose qu’un air de musique, autre chose
Qu’un sabot de pur-sang écrasant une rose…
Il y a les blessés, les morts.
Il faut se rappeler que ces fêtes splendides,
Que ces gais carrousels ont d’obscurs lendemains,
Qu’il y a tout d’un coup des selles qui sont vides,
Des étriers, soudain, qui ballottent, des brides
Qui brusquement flottent sans mains !
Que, sur les vastes champs nocturnes des Bazeilles,
Les chevaux démontés courent en hennissant,
Se penchent pour flairer des blessures vermeilles,
Repartent au galop, et n’ont pas aux oreilles
Des flots de rubans, mais de sang ;
Que, la Mort chevauchant leurs côtes de squelettes,
Pour la désarçonner ils font de vains écarts,
Et que les éperons qui réglaient leurs courbettes
N’ont plus qu’à déchirer l’herbe, de leurs molettes,
Ou bien la toile des brancards ;
Qu’on meurt dans les fossés, qu’on meurt dans les ravines,
Et qu’on mourrait bien plus, plus seul, ayant plus peur,
Si, frêle ambulancière aux bravoures divines,
La femme, ayant un soir du sang à ses mains fines,
N’avait mis ses mains sur son cœur,
Et, priant dans l’horreur comme un lys dans un bouge,
De ses mains que son âme oublia d’essuyer
N’avait doublé la croix d’argent pâle qui bouge,
Et d’un geste immortel marqué d’une croix rouge
La blancheur de son tablier !

4 juin 1898.

XVIII
AUX ÉLÈVES DU COLLÈGE STANISLAS

Merci. — Je voudrais vous parler. — Mais qu’on me laisse,
Avant de vous parler, vous regarder encor.
Laissez que je regarde un peu cette jeunesse.
Et laissez que je reconnaisse
Ces képis et ces boutons d’or !
Nous vous ressemblions quand nous avions vos âges.
Mais quoi ! ce Stanislas, c’est celui de mon temps !
Tes classes, vieux collège, ont les mêmes visages,
Comme ton parc a des feuillages
Toujours les mêmes au printemps !
Je ne comprends plus bien. Hier, j’étais cet élève !
Je crois me voir, là-bas, moi-même, au dernier rang.
Je ne m’applaudis pas, — mais, pâle, je me lève,
Et tout ceci me semble un rêve,
Et je me regarde en pleurant.
Oui, ce sont là vraiment des minutes uniques.
Il me semble sentir, et c’est attendrissant,
Tant à ce que je fus je vous trouve identiques,
Sous chacune de vos tuniques
Battre mon cœur d’adolescent !
Ah ! Stanislas ! Je revois tout. Je me rappelle.
J’entends la cloche encor nous tirer de nos draps ;
Et par la longue cour où l’on bat la semelle,
Je crois partir pour la chapelle,
Mon petit tapis sous le bras.
Le ronron glorieux du palmarès m’enivre ;
Je fais le geste encor de me serrer au flanc,
Avant d’aller chercher, sur l’estrade, mon livre,
Le ceinturon bouclé de cuivre
Où luit une S en métal blanc.
Stanislas ! maîtres chers ! rires sous les portiques !
Bruit des feuillets tournés à l’étude du soir !
La Fête-Dieu ! le parc envahi de cantiques,
Et les chassepots pacifiques
Qu’on présentait à l’ostensoir !
Tout est resté pareil, me dit-on : les concierges,
Les portes, le parloir au parquet bien frotté.
Dans la chapelle, aux murs, mêmes croix, mêmes Vierges.
Seulement un peu moins de cierges,
Un peu plus d’électricité.
Pour tous ces souvenirs, merci. Que vous dirai-je ?
Vous m’avez rassuré. Sur mon âme, soudain,
Les mots des envieux fondent comme de neige :
Si j’ai des amis au collège,
Je serai donc aimé demain ?…
Je voudrais vous parler. Oui, vos maîtres s’étonnent,
Je n’ai nul titre. Je le sais. Vous m’excusez ?
Je n’ai que l’amitié dont vos cœurs me couronnent,
Et cette gravité que donnent
Quelques rêves réalisés.
Monsieur de Bergerac est mort ; je le regrette.
Ceux qui l’imiteraient seraient originaux.
C’est la grâce, aujourd’hui, qu’à tous je vous souhaite.
Voilà mon conseil de poète :
Soyez des petits Cyranos.
S’il fait nuit, battez-vous à tâtons contre l’ombre,
Criez éperdument, lorsque c’est mal : C’est mal !
Soyez pour la beauté, soyez contre le nombre !
Rappelez vers la plage sombre
Le flot chantant de l’Idéal !
L’Idéal est fidèle autant que l’Atlantique ;
Il fuit pour revenir, — et voici le reflux !
Qu’une grande jeunesse ardente et poétique
Se lève ! On eut l’esprit critique ;
Ayez quelque chose de plus !
Ayez une âme ; ayez de l’âme ; on en réclame !
De mornes jeunes gens aux grimaces de vieux
Se sont, après un temps de veulerie infâme,
Aperçus que, n’avoir pas d’âme,
C’est horriblement ennuyeux.
Balayer cet ennui, ce sera votre tâche.
Empanachez-vous donc ; ne soyez pas émus
Si la blague moderne avec son rire lâche
Vient vous dire que le panache
A cette heure n’existe plus !
Il est vrai qu’il va mal avec notre costume,
Que, devant la laideur des chapeaux londoniens,
Le panache indigné s’est enfui dans la brume,
En laissant sa dernière plume
Au casoar des saint-cyriens.
Il a fui. Mais malgré les rires pleins de baves
Qui de toute beauté furent les assassins,
Le panache est toujours, pour les yeux clairs et graves,
Aussi distinct au front des braves
Que l’auréole au front des saints.
Sa forme a pu céder, mais son âme s’entête !
Le panache ! et pourquoi n’existerait-il plus ?
Le front bas, quelquefois, on doute, on s’inquiète…
Mais on n’a qu’à lever la tête :
On le sent qui pousse dessus !
Une brise d’orgueil le soulève et l’entoure.
Il prolonge en frissons chaque sursaut de cœur.
On l’a dès que d’un but superbe on s’enamoure,
Car il s’ajoute à la bravoure
Comme à la jeunesse sa fleur.
Et c’est pourquoi je vous demande du panache !
Cambrez-vous. Poitrinez. Marchez. Marquez le pas.
Tout ce que vous pensez, soyez fiers qu’on le sache,
Et retroussez votre moustache,
Même si vous n’en avez pas !
Ne connaissez jamais la peur d’être risibles ;
On peut faire sonner le talon des aïeux
Même sur des trottoirs modernes et paisibles,
Et les éperons invisibles
Sont ceux-là qui tintent le mieux !

3 mars 1898.

XIX
LA TRISTESSE DE L’ÉVENTAIL

Écrit sur l’éventail d’autographes de Madame Marcel Ballot.

Je pleure un peu sur la poitrine.
Écoute, ô Charmante qui m’as !
J’habitais dans une vitrine,
Passage des Panoramas.
J’étais blanc. Tous mes autres frères
Dépliaient un décor tremblant
Sur leurs dix-huit lames légères :
Moi, je n’avais rien. J’étais blanc.
Et j’attendais. — « Qui sait, disais-je,
Ce qu’on mettra sur moi demain ?
Une aurore ? un effet de neige ?
Un marquis baisant une main ?
« Va-t-il m’échoir un clair de lune ?
M’honorera-t-on d’un Watteau ?
Aurai-je la personne brune
Qui veut monter dans le bateau ?
« Aurai-je le souffleur de bulles,
Ou bien le batteur d’entrechats ?
La guirlande de libellules,
Ou la ligne de petits chats ?
« Sur mes branches aériennes
Verra-t-on s’effeuiller des fleurs
Madeleine-Lemairiennes,
Ou des Amours viser des cœurs ?
« Serai-je Louis Quinze, ou Seize ?
Aurai-je un duel de Pierrots ?
Déployerai-je un steeple-chase
Ou quelque course de taureaux ?
« Une nostalgique hirondelle
Qui veut voir fleurir le cédrat,
Tout en me traversant, va-t-elle
Affirmer qu’elle reviendra ?
« Bucolique, aurai-je la ferme
Et le mouton ? et verra-t-on,
Lorsque brusquement je me ferme,
La ferme entrer dans le mouton ?
« Ou, quand la campagne plissée
Rapprochera ses arbrisseaux,
Verra-t-on la Cruche Cassée
Réunir ses petits morceaux ?
« Ah ! pour un éventail qui bouge,
Miroiter, c’est l’essentiel !
Mettez-moi du jaune, du rouge :
J’ai la forme d’un arc-en-ciel !
« Afin qu’en scintillant je batte,
Que ne suis-je aussi pailleté
Que le maillot d’un acrobate
Ou qu’un étang de nuit d’été !
« Que ne suis-je !… » Mais on me touche,
On me couvre de fins réseaux…
Quoi ! ce sont des pattes de mouche ?
J’attendais des pattes d’oiseaux !
Toute ma fragile armature
En a craqué de douleur !… Ay !
Faut-il que la littérature
Gâte tout, même l’éventail ?
Sur ma palette qui s’échancre,
Quoi ! pas le moindre vermillon ?
Ah ! ces gens-là mettraient de l’encre
Sur les ailes d’un papillon !
Et moi qui rêvais, aux lumières,
De faire gaîment voltiger
Des carquois, des roses trémières,
Du bleu tendre et de l’or léger,
Tout couvert de noms de « Chers Maîtres »,
Au lieu d’éblouissants émaux,
Triste comme un homme de lettres,
Je n’agiterai que des mots !

Cambo, 24 février 1903.

XX
LES MOTS

A Jules Renard.

I

La vaste pièce était noire.
Des craquements anormaux
Semblaient sortir de l’armoire
Où sont enfermés les Mots.
Sous les quatre longues vitres
Dont les vieux rideaux froncés
Sont verts comme des élytres,
Des soupirs furent poussés.
Et parmi l’ombre où des cuivres
Luisaient encor sur du bois,
Tous les mots, dans tous les livres,
Remuèrent à la fois.
Un bruit de pages griffées
Fut coupé par un sanglot :
Je crus qu’on tuait les Fées
Dans les Contes de Perrault.
On eût dit des plaintes d’elfes
Poursuivis par un Merlin ;
Un tollé de moineaux guelfes
Contre un hibou gibelin.
J’entendis, je crus entendre
Des petits pas de ciseaux
Courir dans de la chair tendre
Et trébucher sur des os.
« On nous fait d’horribles choses ! »
Criaient, sous les rideaux verts,
Les mots qui sont dans les proses,
Les mots qui sont dans les vers.
« Assez ! — Grâce ! — On m’excrucie !
— Non, c’est trop chirurgical !
— Ay ! les dents de votre scie
Ont atteint mon radical ! »
J’entendis des mots étranges
Qui par des mots étaient dits.
Sous les vieux rideaux à franges.
Tout gémissait. J’entendis :
« C’est sur le cœur de Racine,
Hélas ! qu’ils m’ont massacré !
— O Chénier ! on assassine
Au coin de ton Bois Sacré !
— « Bourreaux ! achevez l’oiselle
Qui palpite sur le sol :
Il me fallait mes deux l
Pour pouvoir prendre mon vol ! »
J’entendis : « Je sens leur lame
M’arracher mon c muet :
Cette lettre était mon âme
Puisqu’elle était mon secret !
— « Ah ! faut-il qu’on nous dissèque ?
Et pourquoi des bistouris
Lorsque la bibliothèque
Avait déjà des souris ?… »
Et c’étaient les voix éteintes
D’une clinique où l’on meurt.
Tous les mots poussaient des plaintes,
Chacun selon son humeur.
L’un appelait les Quarante
Comme on appelle le guet ;
L’autre, d’une voix mourante,
Criait : « Au secours, Faguet ! »
On entendait, de souffrance,
Rugir un mot léonin
Dans un livre Jeune-France
Relié par Thouvenin ;
Un adjectif acrobate,
En faisant le grand écart,
Essayait, d’un coup de batte,
De détourner un trocart ;
Un juron fut énergique ;
Un soupir fut élégant ;
Quelquefois un mot tragique
Mourait en monologuant ;
Et les mots qui vont par strophes,
Formant un chœur plein d’effroi,
Commentaient les catastrophes
Comme dans Œdipe roi :

II

« Ah ! disaient ces mots en larmes,
Nous sommes pourtant les mots,
Vos amis, vos fleurs, vos armes,
Vos talismans, vos émaux !
« Nous sommes pourtant les gnomes
Tueurs de géants, les nains
Affranchisseurs de royaumes
Et souleveurs d’Apennins !
« C’est nous les poneys espiègles
Qui dans votre cour piaffons,
Et les attelages d’aigles
Crevant du vol vos plafonds !
« C’est nous le clown et le page
Qui portons masque ou haubert,
Et qui faisons du tapage
Dans le gueuloir de Flaubert ;
« C’est nous l’hermine et la toile,
L’auréole et le bonnet ;
Nous venons avec l’Étoile
Aussitôt qu’un Rêve naît ;
« C’est nous les petits Rois Mages
Apportant dans nos doigts bruns
L’Or et l’Encens des Images,
Et la Myrrhe des Parfums !
« C’est nous… » Mais, comme d’un gouffre,
Des cris montaient derechef ;
On criait : « Grâce ! — Je souffre !
— Nous souffrons, avec deux f !
— « Depuis quand est-il infâme
Qu’un sein rose ait un jumeau ?
En coupant une m à femme
Vous amazonez ce mot ! »
On criait : « Où donc, tonnerre !
M’aller cacher, éclopé.
En me traînant sur une r,
En sautant sur un seul p ?
— « Ils ont fait de nous des crabes !
Vengeance ! — Nous témoignons
Que nous avions des syllabes
En brandissant des moignons !
— « Mais ces monstres qu’on fabrique,
Qu’en veut-on faire ? — Bourreau,
Veux-tu doter d’un lexique
L’Ile du Docteur Moreau ?
— « Toi qui viens, tortionnaire,
De m’arracher mon sternum,
Est-ce qu’un dictionnaire
T’est commandé par Barnum ? »
Tremblant sous l’acier qui grince :
« Ah ! Seigneur Grammairien,
Hurlait un Verbe, ta pince
Ne me laissera donc rien ?
« Épargne-moi, je suis neutre ! »
Mais, calme sous le couteau,
Un vieux mot coiffé d’un feutre
Parla dans un in-quarto :

III

« Je sais, moi, vieux mot farouche,
Qui ne suis pas né d’hier,
Que c’est en vain que l’on touche
Au mot vivant, libre, et fier.
« Parole écoutée ou lue,
Sur la feuille ou dans le vent,
Le mot, qui vit, évolue
Ainsi qu’un être vivant.
« Une âme nous est éclose.
Divin parvenu, le mot
Descend du premier doigt rose
Que tend le premier marmot.
« Mais aujourd’hui, puissants, riches,
Sur les terres tout en fleurs
Du cerveau jadis en friches
Nous vivons en grands seigneurs.
« Chacun de nous a son âge,
Sa famille, son aïeul,
Son cœur, sa voix, son visage,
Et le droit de changer seul.
« Nous avons nos gais sosies
Et nos graves substituts,
Notre humeur, nos fantaisies,
Nos jeux, nos goûts, nos vertus.
« Il nous plaît d’être, à la rime,
Le lys ou le péridot ;
Nous aimons qu’on nous imprime
En caractères Didot ;
« Parfois notre voix trop haute
Refuse de se baisser :
Car nous nous vengeons de l’hôte
Qui ne sait pas nous placer.
« Nous n’acceptons, dans nos fêtes,
Loin des pouvoirs existants,
D’ordres que des grands poètes
Et de leçons que du temps !
« Nous savons, sans que personne
Nous vienne avertir tout bas,
Éliminer la consonne
Qui ne nous réussit pas.
« Sans qu’une loi se paraphe,
Nous adoptons un matin
Une faute d’orthographe
Qui va bien à notre teint !
— « Ce discours a du panache !
Dit un mot jeune et moqueur,
Mais quelqu’un m’a pris mon h !
— Hélas ! sanglota le Chœur,
« L’h est très persécutée !
Et la mienne aura son tour !
Et la tienne, ô Prométhée,
Sera livrée au vautour !… »

IV

Et le Chœur, à voix plus basse,
Chantait : « Nous étions si beaux !
Ce sont des copeaux de grâce
Qui s’en vont sous vos rabots ! »
Le Chœur chantait : « La merveille
Du beau mot mystérieux,
C’est qu’on le lit de l’oreille
Et qu’on l’écoute des yeux !
« Ce sortilège est le nôtre
Que si, de nos deux beautés,
Vous ôtez l’une, c’est l’autre
Que peut-être vous ôtez !
« Tant pis pour qui, sans extase,
Nous suit sur les parchemins
Quand pour nouer une phrase
Nous nous prenons par les mains !
« Pour obéir à nos maîtres,
Pour être émus ou distraits,
Nos doux visages de lettres
Ont besoin de tous leurs traits !
« Ah ! laissez-nous — double fièvre
D’une vie en deux frissons ! —
Dans le livre et sur la lèvre
Être beaux de deux façons ;
« Car sur la lèvre on s’enivre
Du souffle ardent qu’on reçoit ;
Mais ce n’est que dans le livre
Qu’on se sent aimé pour soi !…
« Toi qui, semant l’épouvante,
Viens, ô Simplificateur,
Vers la Rose de l’Infante
Avec un gros sécateur, —
« Pour que Houdon, sous les arbres,
S’exprime en espéranto,
Va simplifier les marbres
Avec un petit marteau ! »

V

Mais des cris de scoliastes
Annonçaient incessamment
Qu’on procédait à de vastes
Travaux d’enlaidissement.
Le char d’or de chaque Idée
Devenait un omnibus
Roulant sa lourdeur bondée
Dans un gâchis de rébus !
Paon criait : « Sous leur attaque
Perdant l’o qui m’ocellait,
J’ai l’air du bruit de la claque
Qu’administre au Beau le Laid ! »
L’orthographe égalitaire
Qui se plaît aux quiproquos
S’amusait, dans l’ombre, à faire
Douter d’eux les plus grands mots.
Héros criait : « Sort fantasque !
Doute vraiment singulier !
Ai-je pour coiffure un casque…
Ou pour chef-lieu Montpellier ?
— « Frappez ! dit un ironique,
Dieu reconnaîtra les siens !
— Messieurs, n’est-il pas inique,
Clamaient des mots parnassiens,
« De venir, lorsque, superbe,
Loin du vil argot, l’Argo
Veut cingler vers l’Or du Verbe,
Mettre sur lui l’embargo ?
Ils ont déchiré la gaze !…
Changé Pégase en dada !… »
S’éveillant au mot Pégase,
Un mot de Hugo gronda :
« Comme un chêne druidique
J’avais des gibbosités :
L’orthographe orthopédique
M’a guéri de ces beautés !
— « Eh bien, pour aller en ville
Je suis maintenant joli ! »
Disait un mot de Banville,
Spirituel et poli.
— « Ils n’auront pitié de nulle
Grâce ! criait une voix,
Puisque le mot libellule
Tremble déjà dans leurs doigts ! »
Nymphe pleurait : « Mon mystère
S’éteint comme un ver luisant !
— Je perds ma peau de panthère !
Criait Bacchante ! à présent
« Je vendange des vignobles
Où la rosée est en stras ! »
Et des épithètes nobles
Gémissaient dans l’ombre : « Hélas !
« Si ce sont là, disaient-elles.
Les caresses qu’ils nous font,
Nous aimions mieux les dentelles
Des manchettes de Buffon !
— « Mesdames, j’arbore un crêpe
S’il faut rendre à ces Messieurs
Mon x à taille de guêpe ! »
Disait un mot précieux.

VI

« Je ne tiens pas pour frivole,
Reprit ce mot trop brillant,
L’arabesque du symbole ;
Et puisque Chateaubriand,
« Scrutant l’onomatopée,
Gravement analysa
L’âme agreste enveloppée,
Dans le son rural des a,
« Pourquoi, dans l’hiéroglyphe,
Serait-il vain de chercher
Le dessin d’aile ou de griffe
Qu’un esprit put y cacher ?
« La secrète omnipotence
Du Démon de l’Alphabet
En tête du mot Potence
A fait planter un gibet !
« Messieurs, la lettre dessine…
Comment ? pourquoi ! le sait-on ?
Et toucher au mot glycine
C’est déranger un feston !
« J’ai ces visions perverses :
Je crois que d et que b
Sont deux mandores inverses
Dont troubadour est galbé ;
« L’accent circonflexe tombe
En ouvrant l’aile qu’il faut :
Sur aumône il est colombe,
Et sur trône il est gerfaut ;
« Lorsqu’il glisse sur la ligne,
C’est son y et son g
Qui font que sous le mot cygne
Un reflet tremble allongé !
« Tout prend un sens qui scintille
Dans le mot, subtil schéma :
Le sarment de la cédille,
Les yeux de chat du tréma,
« Cette flûte traversière
Dont le t joue en rêvant…
— Chut ! cria, sous la poussière
D’un gros livre, un mot savant :

VII

« Leur effort est vexatoire,
Jeune mot incirconspect,
En ceci que sa victoire
Peut atteindre l’intellect !
« Pour qu’elle soit triomphale,
Ce n’est pas sur le papier,
C’est au fond de l’encéphale
Qu’il faut nous estropier !
« Tous les beaux rêves qu’on aime
Sont des mots silencieux ;
Nous avons des lettres, même
Quand on nous lit dans les yeux.
« C’est par nous que pense l’homme.
Et ses pensers les plus hauts
Ne sont jamais que la somme
D’une addition de mots !
« Notre présence est fatale
Dans le songe le plus bleu ;
L’oraison la plus mentale
Met un grand D au mot Dieu.
« C’est la vieille turlutaine,
L’Esprit pur !… C’est le tillac
Sans la coque !… » Un mot de Taine
Cria : « Lisez Condillac !
— Qu’est ce que l’Intelligence ?
Un jeu d’échecs ! dit un mot
Très Café de la Régence
Dans le Neveu de Rameau.
« En promulguant des ukases,
Faut-il donc que vous risquiez
De tout brouiller sur les cases
Des sublimes échiquiers ?
« Les noms et les épithètes
Sont les Reines et les Rois :
Pourquoi resculpter ces têtes
Que reconnaissaient vos doigts ?
— « Oui, si c’est nous les Idées,
Il conviendrait, ô pédants,
Que vos mains intimidées
Eussent des jeux plus prudents !
« Quand le savant scrute, groupe,
Classe, étiquète, — faut-il
Risquer d’embuer sa loupe
Ou d’embarbouiller son fil ?
« Va-t-on jeter dans les chiffres
Qui, sous le front de Mozart,
Sont des chants d’orgue ou de fifres,
Un désordre de bazar ?
« Sait-on, d’ailleurs, l’importance
D’une lettre en ce secret
Qui force un cerveau de France
A fabriquer du concret ?
« Chevaliers des Phonétiques,
Savez-vous pourquoi, comment
Écrire en lettres gothiques
Fait penser en allemand ?
« Toi qui viens, d’un air sévère
Et d’un geste d’horloger,
Passer au papier de verre
Le mécanisme léger,
« Peut-être que tu t’obstines
A gratter sur l’or des noms
Les aspérités latines
Par quoi nous nous engrenons !
« Qui sait si quelque orthographe
N’est pas le signe aimanté
Dont le mot qui rêve agrafe
Le mot qui passe à côté ?
« O Pensée ! en tes cellules
Qui sont cinq cents millions,
Qui sait comment tu pullules,
Et par quoi nous nous lions ?
« Qui sait, en ces fourmilières,
Si nos lettres ne sont pas
Les antennes familières
Dont nous éclairons nos pas ?
« Qui sait ?… — Oh ! les psychologues !
Pendant que vous raisonnez,
Les néographes, ces dogues,
Nous ont mangé plusieurs nez ! »

VIII

A ce cri d’un mot gavroche,
Les mots crièrent : « Eh bien,
Puisque notre fin approche,
Puisque l’homme, n’aimant rien,
« Laisse nos cris sans réponse ;
Puisqu’un siècle où meurt le Beau
De la cuvette de Ponce
A fait un grand lavabo ;
« Puisque entre les blanches marges
Où nous aimons nous tenir
On ne verra que nos charges
Grimacer vers l’Avenir ;
« Puisqu’on nous offre, au lieu d’ailes,
Ce desinit in piscem ;
Que les œuvres immortelles
Seront nos Albums de Sem ;
« Que, sur les plus nobles pages,
D’affreux signes inconnus
Auront l’air de tatouages
Sur l’épaule de Vénus ;
« Puisque avec l’aiguille et l’encre,
Muse ! on brode sur ta peau
Les barbarismes du cancre,
Les coquilles du typo ;
« Puisqu’il faut, Beauté fossile !
Rendre, par le temps qui court,
Le calembour plus facile,
Le télégramme plus court ;
« Puisqu’on nous tordra la patte
Selon l’heure et les endroits,
Et que l’oreille auvergnate
A le droit d’avoir des droits ;
« Puisque le cas d’orthographe
Ira, pour être arbitré,
Consulter le phonographe
Plutôt que monsieur Littré ;
« Puisque — horreur dont on frissonne ! —
Les c devenant des k,
Kaen, Kahors et Karkassonne
Auront l’air en Kamtchatka ;
« Puisque sur nous tu te livres,
Réforme ! à des jeux obscurs
D’où résulteront des livres
Rédigés comme des murs ;
« Puisqu’on fait de nous, pygmées.
Des monstres de mardi gras,
Tous, désertons les armées
De ces Gullivers ingrats !
« Nous avons servi leur rêve
Mieux qu’Ariel et que Puck…
C’est bien ! Mettons-nous en grève :
Laissons-leur le volapük !…
« Fuyons !… Sortons des chefs-d’œuvre !
C’est, d’ailleurs, les respecter !
— Puis-je, moi, sans la couleuvre
D’une s à mon front, rester
« Parmi les fureurs d’Oreste ?…
Non !… — Et moi, je suis pied-bot.
Et vous voulez que je reste
Comme ça dans Salammbô ?…
« Non ! — Qu’on m’arrache de terre
Comme un mauvais agaric.
Moi qui semble dans Voltaire
Être mis par Frédéric !
— « Et moi, traînant ma carcasse
De mot bancroche et bancal,
Je veux, si je suis cocasse,
Ne pas l’être dans Pascal !
— « Il faut quitter l’églantine
Lorsqu’on n’est plus papillon !
Ne souffrons pas Lamartine
Imprimé par Boquillon !
« Qu’un grand’effort nous délivre !
— Ouvrons le livre ! — Essayons
De nous évader du livre !… »
Alors, sur tous les rayons,
Je compris que tous les tomes,
Qui sentaient en eux souffrir
Tous ces chers petits fantômes,
Ne demandaient qu’à s’ouvrir !
Ils poussaient contre les vitres
En bombant sous les rideaux
Leurs dos chamarrés de litres ;
Et quand l’effort de leurs dos
Eut vaincu les vitres blêmes,
Dans un grincement de cuir
Ils s’ouvrirent tous d’eux-mêmes
Pour laisser les mots s’enfuir !
Et les mots, les mots sans nombre
D’Art, de Science, et d’Amour,
Tous ! les mots qui font de l’ombre
Et les mots qui font du jour,
Les mots d’Histoire et d’Épée,
De Roman et de Frisson,
Tous ! les grands mots d’Épopée,
Les petits mots de Chanson,
Ceux que fixait l’armature
D’un sonnet ou d’un rondel,
Tous s’enfuirent, en rupture
De basane ou de bradel !
La chambre engouffra l’haleine
De tout un peuple qui fuit :
« Par ici, ceux de Verlaine !… »
On s’appelait dans la nuit,
« Par ici, ceux de Valmore ! »
Et je m’aperçus soudain
Que la nuit sentait l’aurore
Et la chambre le jardin !
« Quittons les pages natales !
Allons être laids… ailleurs !
— Où ?… — Sur les cartes postales !… »
Ricanaient les mots railleurs !
— « Non ! criaient les mots sublimes,
Evaporons-nous ! Fuyons,
Pour devenir, sur les cimes,
De la brume et des rayons !
« Oui, tous, de splendeur avides,
Fuyons, en essaims tremblants ;
Laissons sous les fronts des vides
Et sur les feuillets des blancs !
— « J’ai plusieurs voyelles vertes,
Disait un mot de Rimbaud ;
Les fenêtres sont ouvertes !
Envolons-nous ! Il fait beau !
— « Fuyons ! Devenons les choses
Dont nous n’étions que les noms !
Devenons de l’air… des roses…
Du ciel… du soir… devenons… »
A travers de vagues treilles
Leurs voix semblaient s’éloigner…
« Oui… devenons des abeilles !… »
Disaient les mots de Chénier.

IX

Et le jour parut… « Les Livres !… »
M’écriai-je comme un fou.
… Ils étaient là, sous les cuivres
De leur temple d’acajou.
Les rideaux de quinze-seize
S’allongeaient dessus, prudents :
Et l’orthographe française
Habitait encor dedans.
Alors — oh ! sur moi ruisselle,
Source !… oh ! Verbe de mon sol,
Touche mon front de cette aile
Que suit des yeux Rivarol ! —
Alors… bénissant la Muse,
Échappant au cauchemar
De voir George Sand camuse
Et Victor Hugo camard ;
Sentant fuir dans la lumière
La peur que, faute d’un t,
Tout le rire de Molière
Ne me parût édenté ;
Bousculant tous les volumes ;
M’écriant aux beaux endroits :
« Ils sont tels que nous les lûmes !… »
Et les caressant des doigts ;
Disant : « Merci ! nuit cruelle
Qui viens de me révéler
Une volupté nouvelle :
La volupté d’épeler » ;
Trouvant chaque lettre juste ;
Donnant aux mots le baiser
Que l’on donnerait au buste
Qu’on a cru voir se briser ;
Oubliant dans mon délire
L’hamlétisme et tous ses maux,
Je me mis à lire, à lire
Des mots, des mots et des mots !…
Et jamais je n’ai, peut-être,
Su comme aujourd’hui je sais
Que j’adore chaque lettre
De chacun des mots français.

Cambo, 5 avril 1905.

XXI
LA JOURNÉE D’UNE PRÉCIEUSE

I
DIX HEURES MOINS LE QUART

. . . . . . . . . . . . . . .
Mais soudain Lycidas devient plus diaphane,
Éric se décolore, Amaryllis se fane,
Les cheveux de Daphnide en vapeurs se défont,
Alcimadure avec Lindamor se confond ;
Et, tandis qu’un ruban dont flotte l’adieu tendre
Désigne seul, au loin, la place où fut Sylvandre,
Et que de Céladon il ne reste plus rien,
Lui-même le Pays s’envole, aérien.
Tout disparaît. Le Faune accoudé sur un cippe,
Au coin du carrefour bleuâtre, se dissipe.
Le Pont s’évanouit ainsi qu’un arc-en-ciel.
L’indispensable Bois, le Banc essentiel
S’effondrent doucement, suivis par les Fontaines.
Un doigt mystérieux efface les grands Chênes
Avec tous les sonnets qui sont écrits dessus…
Et sur le fond, alors, où ne se dresse plus
Le vieil Arbre creusé qui sert de boîte à lettres,
Commencent à monter lentement deux fenêtres :
On voit se préciser peu à peu leurs carreaux ;
Un restant de bergers, de mages, de héros,
Fond sur leur verre ainsi qu’un givre de décembre ;
Le jour entre ; il repousse aux angles de la chambre,
Où la nuit les reprend, les débris du décor ;
Le bout d’une houlette, un instant, danse encor ;
L’œil d’un sorcier devient un clou qui s’ensoleille…
Et Sibylle-Anne Ogier de Mirmande s’éveille.
Elle s’éveille. Elle est éveillée.
Et pourtant
Elle doute de l’être, à cause qu’elle entend
Son rêve s’obstiner à mêler des théorbes
Au piaillis des moineaux qui picorent des sorbes
Dans le jardin voisin d’un hôtel du Marais.
Le songe, quand Phœbus l’a percé de ses rais,
Survit-il à demi ? Peut-on, quand on s’éveille,
Les yeux ne rêvant plus, rêver avec l’oreille ?
Quelle est cette aventure ?… Et, brusque, son talon,
Hors de l’immense lit aussi large que long,
Tombe, comme une rose, au tapis de l’estrade ;
Elle fait quatre pas hors de la balustrade
Qui sépare la chambre, avec pompe, du lit,
Regarde d’un peu loin par la fenêtre, rit,
Refait ses quatre pas en arrière, plus lente,
Et se revient coucher en disant : « C’est Phylante. »
Elle bâille. Ses yeux vont au cadran de bois
Qui laisse pendre au mur l’ombre de ses deux poids.
Et Sibylle connaît, pendant qu’elle s’étire,
Qu’il n’est pas tout à fait dix heures, c’est-à-dire
Qu’il n’est pas l’heure où, noble, elle doit s’éveiller.
Lors, renfonçant sa tête un peu dans l’oreiller,
Doralise… (Il convient maintenant qu’on le dise :
C’est le nom qu’on lui donne en phébus), Doralise…
(Conservons-lui ce nom puisqu’il lui va des mieux
Et que c’est son vrai nom au pays précieux),
Doralise, voyant qu’elle a, selon l’horloge,
Le temps d’interroger son âme, l’interroge.
Son âme ?… Où donc au juste en est-elle à présent ?
Ce Phylante, éveilleur en musique, est plaisant.
Il semble — sa musique est vraiment excellente ! —
Qu’elle l’aime et qu’il l’aime. Et pourtant, ce Phylante…

II
PHYLANTE

Ce Phylante aux rubans choisis chez Perdrigeon,
Ce Phylante pattu comme un riche pigeon
Dont les pattes auraient pour plumes des dentelles,
Qui ne porte jamais, si coûteuses soient-elles,
Que des bottes de peau levantine, que des
Chemises à jabot de linge hollandais,
Expert à se serrer au poignet, sous la manche,
Le large ruban noir qui fait la main plus blanche,
Ce cher Phylante, encor qu’il soit loin d’être laid,
Qu’il excelle à donner les violons, qu’il ait
La réputation d’être bon alcôviste
Et de savoir en quoi le dernier doux consiste,
Encor qu’il soit celui, lorsqu’on parle d’amours,
Dont le nom à côté de son nom vient toujours,
Encor qu’il chante en bas pour elle à l’instant même,
Il ne l’aime pas plus, grand Dieu ! qu’elle ne l’aime.
Tout ceci n’est qu’un jeu raffiné de roman.

III
LE JEU

Qu’un jeu.
La vérité, c’est que depuis un an
Doralise feignait d’avoir perdu la tête
Pour Phylante, marquis, mousquetaire et poète,
Pendant, secrètement, que son cœur distinguait
Tiridate, alchimiste et chevalier du guet.
Phylante est le manteau dessous quoi Doralise
— Un ravissant manteau, du plus joli cerise ! —
En aime un autre. C’est, pour qu’on ne sache rien,
Un rôle qu’il veut bien jouer… et jouer bien,
Oh ! très bien ! oh ! si bien qu’on le croirait perfide,
Si lui-même, déjà, n’aimait Garamantide,
Précieuse avec qui, depuis un lustre entier,
Doralise entretient commerce d’amitié.
D’ailleurs, Garamantide est folle de Phylante,
Mais feint pour Tiridate une amour violente ;
Tiridate, qui pour Doralise est en feu,
Feint que Garamantide est sa dame, — et le jeu
Prend une intensité tout à fait délicate :
Phylante est occupé de feindre, Tiridate
Feint, Doralise feint, Garamantide feint,
Et tout le monde feint, et c’est le fin du fin.
Et pourquoi chez ces gens cette fureur de feindre,
Puisque chacun, au fait, devrait bien autant craindre
De paraître brûler pour tel objet que pour
Tel autre ?
Parce que, premièrement, l’amour
Ne va tout uniment, sans secrets et sans pactes,
Que pour les cœurs épais et les âmes compactes.
Tous les tendres Bergers font les mystérieux,
Et, semblant désunis, ne sont unis que mieux.
Les rimes, ô Rimeurs, que vous désaccouplâtes,
Riment-elles moins bien pour ne pas être plates ?
Il sied qu’un quatuor d’amants alambiqueurs,
Comme un quatrain ses vers, sache croiser ses cœurs.
Et, deuxièmement, (oh ! tu le sais, Astrée,
Toi qui fuis à travers l’intrigue enchevêtrée
Comme à travers un bois !) parce que nous souffrons
Sans trop de déplaisir, sans rougeur à nos fronts,
Sans que notre bonheur pense courir un risque,
Que l’on dise de nous ce qui n’est pas, tandis que
Le seul soupçon du vrai nous ôte le repos.
Et c’est ainsi qu’ayant égaré le propos,
Quatre cœurs, dont chacun fait un mensonge double,
Vivent secrètement, et sans trouble.
Sans trouble ?

IV
?…?

Doralise redit ces deux mots plusieurs fois,
Et s’étonne d’entendre un doute dans sa voix.
Elle l’entend d’abord, et puis elle l’écoute.
Et plus elle redit ces mots, moins elle doute
Du doute que contient son intonation ;
Et le tout petit point d’interrogation
Qui naquit de son doute et qui grandit avecque
A bientôt la grandeur d’une crosse d’évêque.
Au moment qu’il atteint cette dimension,
L’heure sonne.

V
DIX HEURES

Aussitôt, toute l’attention
Avec quoi se scrutait Doralise, se sauve !
Elle ne pense plus qu’à bien tenir alcôve.
Elle appelle.
Il se faut soutenir au réveil.
Qu’est-ce donc qu’on apporte en ce bol de vermeil ?
Un restaurant léger, fait de blancs de volaille,
D’un peu d’orge mondé qu’on pile et qu’on travaille,
De raisin de Damas, de roses sèches (sic),
Le tout bien distillé dedans un alambic,
Avec de la cannelle et de la coriandre…
C’est ce que Doralise a coutume de prendre.
Elle boit.
L’andante des théorbes s’est tu.
« Il faut m’accommoder, dix heures ont battu, »
Dit-elle.
Et sur son lit Martine l’accommode ;
Au col, aux deux poignets, ainsi qu’il est de mode
Lui chiffonne un étroit ruban couleur de feu ;
Pour qu’en un tournemain il la recoiffe un peu
Appelle le coiffeur… C’est l’illustre La Prime.
Il entre ; il rétablit la torsade ; il imprime
Un petit mouvement d’allégresse aux bouffons :
« Là, dit-il, gentiment nous les ébouriffons…
Souffrez que j’aplatisse à présent les garcettes. »
Il aplatit, et part.
On ouvre des cassettes,
Des boîtes, des cartons. Doralise choisit
Une coiffe, un collier. « C’est mon jour, songez-y,
Et qu’il faut que je sois dans mon plus bel aimable. »
Mais un carrosse, avec un vacarme du diable,
S’arrête dans la rue. On range les pliants ;
On chasse un petit chien aux regards suppliants ;
Des livres sont posés sur toutes les tablettes,
Vite…

VI
LA RUELLE

Et l’on voit entrer quelques figures blettes
Avec beaucoup de linge autour. Et ce sont des
Précieuses. Et puis deux ou trois grands dadais
Noir-vêtus : des auteurs.
Saluts, selon Nervèze.
Ces dames sont de Ville et n’ont droit qu’à la chaise.
Ces messieurs vont s’asseoir sur d’humbles perroquets.
On tousse. On se prépare à briller. Deux laquais
Ouvrent avec mystère un paravent énorme
Pour tenir prisonnier l’esprit. Le rond se forme.
Bavius lit un discours récemment terminé
Sur un vers de Monsieur de Corneille l’aîné,
Pendant que son rival Dordonius ricane.
Chaque dame brandille une petite canne
Et s’en fouette la jupe aux passages exquis.
Tiridate survient. Puis deux ou trois marquis.
Puis Phylante, enchanté de ses gants isabelle.
Mais tout d’un coup : « Mon cœur !…
— M’amour !…
— Ma toute belle !… »
Et frrrou… Garamantide à leur tête, ce sont
Des dames, de la Cour cette fois-ci. — Frisson. —
Tout de suite, à leurs pieds, quelques moustaches blondes
Prennent place, éployant par terre leurs rotondes…
Les dames de la Cour ayant droit au fauteuil,
Les dames de la Ville ont fait un mauvais œil.
Chiquenaude aux rubans, tapotis sur la moire.
Bavardages. Récits.
« Connaissez-vous l’histoire
Des perles que Monsieur de Liancourt attacha
Par jeu, chez une dame, au cou d’un chat ? Le chat
Crut entendre au jardin quelques sifflets de merles,
Bondit… On n’a revu ni le chat ni les perles. »
Chacun de raconter quelques traits d’animaux.
Puis on tâche à fixer le son de certains mots.
Ce problème est posé par un abbé linguiste :
« Comment prononce-t-on, jésuite ou jésuiste ? »
Les avis sont divers ; mais on en vient aux lois
Du parfait savoir-vivre, et l’on n’a qu’une voix
Contre cette hérésie (oh ! que rien ne rachète) :
Manger la confiture avec une fourchette !
C’est l’instant du Concours Poétique. Sujet
Précédemment choisi : SUR L’ENVOI D’UN CACHET
DE CRYSTAL. Il faudra qu’un rondeau se guilloche,
Mêlant la rime en al avec la rime en oche.
Dénouant gravement le ruban d’un rouleau,
Tiridate s’avance et déclame : « RONDEAU.
« Rondeau pour envoyer, avec mélancolie,
Un cachet de crystal à celle qui m’oublie.
« Ce cachet de crystal de roche
Par la matière se rapproche
Des yeux dont l’éclat m’est fatal,
Puisque vos yeux sont d’un crystal
Dont votre âme, hélas ! est la roche.
« Petit, limpide et glacial,
C’est une banquise de poche,
Le gel d’un pleur monumental,
Ce cachet !
« Car, épigramme et madrigal,
Il a double sens, il ricoche :
Froid, il peint votre cœur hiémal,
Mais il s’attriste, lacrymal,
Comme si, dedans, un reproche
Se cachait ! »
Phylante, interrompant le murmure flatteur,
S’avance, et, sans papier, nonchalant, grand seigneur
« RONDEAU, dit-il, que, pour terminer une brouille,
Sur l’écrin d’un cachet de crystal je gribouille !
« Je l’espère, ce sceau gemmal,
Ce sceau d’un crystal sans reproche,
(Car depuis Pépin d’Héristal
Nul roi n’eut sceau d’un tel crystal !)
Scellera le mot qui rapproche.
« Mon cœur bat comme triple croche.
Mais la Belle dont l’œil m’embroche
A le viscère intercostal
Gelé.
« Ah ! prenez ce sceau pour mailloche
Et m’en tapez sur la caboche
Jusqu’à briser mon crotophal,
Si je ne peux pas, triomphal,
Dire de votre cœur de roche :
« Je l’ai ! »
L’enthousiasme est vif. Mais à qui le laurier ?
La compagnie hésite. Et l’on entend crier :
« J’aime le sérieux ! — J’adore le burlesque !
C’est du meilleur Cotin !
— C’est du Voiture !
— Presque ! »
Et le rond se mettant à s’entredéchirer,
Doralise, tout bas, commence d’espérer
Que peut-être, ô bonheur ! une grande querelle,
La Querelle des Deux Rondeaux, naîtra chez elle !
Cependant un auteur qui, vexé, reste coi,
Cause quelque surprise.
On va vers lui. Pourquoi
N’a-t-il pas concouru ? Le bon poète laisse
Ce petit impromptu tomber, avec mollesse :
Mon sentiment est qu’un ron — DEAU
Doit être au moins de Gongo — RA
Pour qu’il soit digne que le — LISE
Notre divine DO-RA-LISE.
Ce chef-d’œuvre imprévu par tous est applaudi ;
Et puis chacun s’en va dîner. Il est midi.

VII
MIDI

Le soleil est brisé par les cristaux qu’il frappe.
Le fer à repasser a divisé la nappe
En carrés si petits que, de loin, l’on croit voir
Un immense damier qui n’aurait pas de noir.
Chaises droites à clous. Demi-dossier à frange.
En saut de lit, sentant la civette et l’eau d’ange,
Doralise est assise, et rêve, et n’a pas faim.
Son doigt agace un bec d’aiguière. C’est en vain
Que tu fumes, tortue, et que tu t’enjolives,
Petit levraut rôti, de citrons et d’olives !
Vague, elle fait la moue à chaque saupiquet.
Si pourtant à ce jeu Phylante se piquait ?
S’il devenait trop tendre ? — Un corps de mauviette
Craquotte entre ses dents. — Jetant sa serviette,
Elle n’accepte plus qu’un peu de blanc-manger…
(Non, ce jeu ne saurait devenir un danger !)
Un peu de céleri glacé dans de la crème…
(Et c’est assurément Tiridate qu’elle aime !)
Et, rose, avec aux dents un vert fenouil confit,
Sort de table.
Et soudain le plaisir que lui fit
Une invitation de l’Illustre Marquise
Lui revient en mémoire. Elle est, ce soir, admise
Pour la première fois, enfin ! chez Rambouillet.
Car on s’en va souper aux champs, et le billet
Porte qu’il faut d’abord que l’on se réunisse,
Pour partir tous ensemble, à l’Hôtel d’Arthénice.
Alors, vite, appelant ses femmes d’un « holà !… »

VIII
COMMENCEMENT DE LA TOILETTE

… Elle demande ses trois jupes de gala.
Mais son cœur la distrait ! Et, pendant qu’on prépare
Les trois jupes, voici qu’elle rêve et compare…
Avec son sifflotis, toujours, de loriot,
Ses plumes, son chapeau qu’il porte en gloriot,
Et les mille récits scandaleux qu’il propage,
Phylante a du brillant. Tiridate est moins page,
Tiridate prend moins le genre italien,
Tiridate est moins gai ; mais Tiridate est bien.
Les raisons que l’on voit de ses bonnes fortunes
Sont, outre sa pâleur et ses moustaches brunes,
Et son air qu’avantage un noir brodé de jais,
Sa façon de parler longtemps sur des sujets,
De présider le rond comme une académie,
Et de savoir placer des termes de chimie.
Phylante…
Mais déjà sur des bras en arceaux
Les trois jupes qu’on tient ainsi que trois cerceaux
S’offrent en bruissant. Doralise décrète
Qu’elle aime Tiridate en passant la secrète ;
Il lui semble, en passant la modeste, que c’est
Phylante qu’elle adore… Elle tire un lacet,
Soupire, fait bouffer un crevé, le chiffonne,
Et dit : « C’est Tiridate ! » en passant la friponne.
Il faut que ce soit lui. C’est lui, décidément.

IX
LE PORTRAIT

Alors elle s’exalte et s’attendrit. Serment
Qu’elle lui fit un jour, (oui, c’est lui qu’elle adore !)
Elle va te tenir, et tout de suite encore !
N’a-t-elle pas juré de composer pour lui
Son portrait ? Les portraits sont de mode aujourd’hui.
Sa toilette ?… Plus tard ! Et sur la housse blanche
De la table à coiffer, un bras dans une manche,
L’autre bras nu, laissant l’habilleuse crier,
Elle pose, au milieu des fards, un encrier ;
Là, parmi les flacons, ouvre une feuille, date,
Et, devant le miroir, écrit :
POUR TIRIDATE.
D’autres ayant parlé de leur gorge, je veux
Dire un mot de la mienne : elle est belle. Mes yeux
Sont violets le jour et noirs à la lumière ;
Je suis d’un blond hardi, ma grâce est singulière,
Et ma bouche n’est pas des plus petites… mais
De plus perlière
On n’en vit jamais.
Ma beauté, dès quelle se montre,
Peut ne pas mettre tout en feu,
Mais par la suite il s’y rencontre
Un agrément à quoi l’on résiste assez peu.
J’aime le bal, j’aime le jeu,
Et je…
Sa plume court, moulant le J des JE !
Son petit moi ne lui semble pas haïssable,
Et, lorsqu’elle est au bas d’une page, elle sable,
Tourne, et sur le verso cherche à se peindre encor ;
Et, lorsqu’elle relit son œuvre écrite en or,
— L’encre ayant retenu la poudre s’est dorée, —
Elle ne laisse pas d’être un peu déferrée,
Car elle s’aperçoit qu’en ce portrait promis
A Tiridate, et fait pour lui seul, elle a mis
Les choses qu’elle sait qui plaisent à Phylante.

X
LA TOILETTE (suite et fin)

Alors elle revient, nerveuse, querellante,
A son ajustement ; accuse de lenteur
Ses femmes ; lance en l’air des sachets de senteur ;
Avant d’en choisir deux chiffonne vingt manchettes ;
Fait coudre des rubis dans toutes les bouffettes ;
S’encadre d’un beau col aux grands festons coquets
(Comme n’en portent plus qu’en papier les bouquets !)
Interroge un miroir, sourit de sa réponse,
Et tourne.
Justaucorps d’argent. Chou qui se fronce,
Rouge, entre les deux seins. Perles rondes au cou.
Et qu’est-ce qui descend du collier vers le chou ?
C’est une perle en poire au bout d’un fil… rien qu’une :
Lourde et longue, elle a l’air d’une larme de lune.
Doralise est donc prête, et, debout, se gantant,
Hésite entre le masque et le voile, un instant.
L’ennuyeux, dans le masque, est ce bouton de verre
Que pour le maintenir entre les dents on serre :
On ne peut plus parler. Mais le délicieux,
C’est tout ce noir que l’on se met autour des yeux,
Ce noir qui donne un air de malice fantasque.
Le voile est plus commode : elle choisit le masque
Et sort.
Et la voilà qui trotte. A ses côtés
Trottine sa duègne. Et de ses doigts gantés,
De ses doigts dont les bouts se retournent en griffes
(Les gants trop longs leur font des ongles apocryphes),
Elle relève un peu sa jupe de tabis,
Et, laissant les passants derrière elle ébaubis,
Elle montre qu’elle a des bas verts à coin rose.
Car j’ai lu quelque part, dans un auteur en prose,
Et ne suis pas fâché de vous apprendre en vers
Que les bas-bleus alors portaient tous des bas verts.

XI
CHEZ ARTHÉNICE

Elle arrive à l’hôtel. La Loge de Zyrphée
Est pleine. On va partir. Et la Marquise-Fée
Sourit à Doralise et la reçoit au seuil.
Doralise a le temps d’admirer d’un coup d’œil
La célèbre hauteur des fenêtres, les lustres
Vantés, les paravents fameux, les fleurs illustres.
Le murmure qui court plein de noms glorieux
L’enchante. Et tout de suite elle cherche des yeux
Madame Cornuel, Gombaud, Godeau, Ménage.
Elle est parmi ces gens ; c’est bien elle ; elle nage.
Elle aperçoit Phylante et Tiridate, mais
Tels que dans sa ruelle on ne les vit jamais :
Celui-ci moins pompeux, celui-là plus modeste.
Elle-même se sent moins pédante, plus leste.
Et, le premier moment passé de vanité,
Elle éprouve une étrange et noble alacrité,
La satisfaction fine d’être mêlée
A je ne sais quelle œuvre exquise, heureuse, ailée.
Dans ce grand cabinet splendide et bruissant,
On se sent vaguement dans une ruche ; on sent
Que là, pendant qu’il rit doucement et qu’il cause,
Ce monde, pour plus tard, fabrique quelque chose.
Et parfois il semblait à Doralise encor
Que quelques-uns des mots qu’en ce joli décor
Lançaient tous ces coquets à toutes ces coquettes,
Dépassaient l’arc prévu par les frêles raquettes,
Et, devenus vivants, qu’ils s’envolaient, ces mots,
Comme si des volants devenaient des oiseaux !

XII
LES CARROSSES

On descend dans la cour. On se groupe. On s’agite.
Et pendant qu’on attend les grands carrosses, vite
Quelqu’un vient avertir Doralise qu’elle est
Du quatrième avec cette belle Paulet
Qu’on surnomma Lionne (elle porte crinière !)
Et qui chante, dit-on, d’une telle manière
Qu’après qu’elle eut chanté près d’un puits tout un soir
On trouva le matin — fut-ce de désespoir ? —
Deux rossignols défunts couchés sur la margelle.
Doralise fera le voyage avec elle,
Garamantide, et trois galants pour elles trois.
Carrosses d’aujourd’hui, que vous êtes étroits !
Et les carrosses verts, historiés de boues,
Avancent. On dirait des canapés à joues,
Brodés, passementés, galonnés et cloutés,
Des canapés profonds deux à deux ajustés.
Ils avancent. Chacun, à gauche comme à droite,
Offre, au lieu de portière, une sorte de boîte
Qui, lorsque la rabat un des deux laquais gris,
Devient un marchepied d’où descend un tapis.
Et l’on dirait encor, pendus entre des roues,
D’énormes batraciens soufflant dans leurs bajoues.
Alors, toutes et tous, prenant leurs airs de cour,
Se défendent, chacun et chacune à son tour,
De fouler le premier, d’effleurer la première,
Le tapis que déroule, en s’ouvrant, la portière,
Reculent par égard, s’effacent par respect,
Et dans le vaste coffre aux doublures d’Utrecht
Qui danse, suspendu sur de larges lanières,
Montent, quand ils sont las de faire des manières.
On part. Tous les chevaux sont blancs, et les badauds
Admirent.

XIII
EN ROUTE

L’air est tiède. On trousse les rideaux.
Et, sous le claquement éperdu de leurs franges,
On suce des limons d’Espagne et des oranges.
De temps en temps, après qu’on a passé Neuilly,
Tombe sur les genoux le bouquet frais cueilli
Que vous lanciez déjà, petites paysannes !
Et les carrosses vont, agitant leurs basanes,
Secouant des laquais sur leur arrière-train,
Pendant qu’à l’intérieur on déclame un quatrain,
On chante, on crie, on rit, on est fol, on est tendre.
En sorte que voilà ce que l’on peut entendre
Chaque fois qu’une côte oblige à ralentir,
Et fait, laissant les voix un instant retentir,
Plus rares les grelots, moins grinçantes les roues :
« Tra la la la…
— Marquis… » Drelin ! Drelin !… « Tu joues ?
En carrosse ? »… Drelin… « Des cartes ?
— Donnez-m’en !
— C’est un charmant garçon. — Il est un peu roman !
— Vous plaît-il un bonbon ? — Avez-vous lu Pyrame ?
— Ma chère âme !… Que dis-je ! elle fait vivre, l’âme !
Vous, vous faites mourir !… — Jouons au reversi.
— Quel ladre que ce vieux président de Bercy !
— Tudieu ! l’historie est bonne ! — Elle me fut contée
Par Madame Pilou. — C’est long, cette montée !
— D’ici qu’on soit en haut rimez un impromptu
A la belle Paulet ! »… Drelin… « Turlututu…
— O belle Paulet que j’adore,
Votre visage si charmant,
Angélique, est un firmament…
Dont votre rougeur est l’aurore !
— Je ne rougis jamais, d’abord ! — Voilà mentir !
— Je ne rougis jamais que de ne pas rougir !… »
Et, ce disant, Paulet, elle-même, en personne,
Vient de rougir !
« Bravo !
— Bis !
— Bien rougi, Lionne !
— Ah ! vous m’éclaboussez d’orange mon suédois !
— Chantons des lanturlus !
— Non ! Non !… des petits doigts.
— Calixte, la chaste dame,
A quelque chose dans l’âme
— Nous reprenons le trot : le grelot retentit !
— Mon petit doigt me l’a dit. »…
Drelin din din !… « Bonjour, Moutons blancs !
— Bonjour, l’Ane ! »
Drelin din !… « Mais, Marquis !… éventail !…
frangipane !… »
Din din !… « Tigresse… amour… feu… fleur… cœur. »
Drelin din
Din din… Et l’on arrive aux grilles d’un jardin.

XIV
LA FÊTE

Tiridate, tout bas, demande à Doralise
Que pour son cavalier, ce soir, elle l’élise.
« Jésus-Sire ! dit-elle, il faut, cher Imprudent,
Que je ne quitte pas Phylante un seul instant !
Bonsoir. Ne rendons pas la ruse translucide.
Restez bien tout le temps avec Garamantide. »
Comme le ciel est clair quand les arbres sont noirs !
Et les couples s’en vont jusques aux promenoirs
Qui sont les mieux tenus et les plus beaux du monde ;
Là, s’élançant chantante et divisée, une onde
Imite en ses façons celle de Tivoli.
L’Occident est rosé. C’est du dernier joli.
Et pour que maintenant ce soit du dernier tendre,
Vingt-quatre violons, tout doux, se font entendre,
Et trois nymphes, qu’on sait des plus grandes maisons,
Apparaissant soudain, dansent sur les gazons,
Dansent, et la nuit tombe, et rend plus incertaine
La blancheur de leur danse autour de la fontaine.
Et pendant que les sons vont diminuendo,
Dans le ciel, au-dessus des blancheurs d’un jet d’eau
Qui commence en crystal et qui finit en plume,
L’étoile du Berger, dont c’est l’Heure, s’allume.
Lorsque la symphonie eut attendri les cœurs,
On gagna doucement la chambre des liqueurs
Pour la collation. La dernière dragée
Fondait encore aux dents qu’une marche enragée
Sonnant aux violons donna le gai signal :
Alors le menuet, la chaconne, le bal !
Les pieds enrubannés ne touchaient plus la terre…
Les couples non dansants gagnaient avec mystère
Le parc. De temps en temps une étoile filait.
On entendait chanter Angélique Paulet.
Des mains ne furent pas, dans l’ombre, refusées…
Et tout à coup l’on fut surpris par des fusées
Qui, montant dans le ciel, descendaient dans le lac.

Il fallut arracher les joueurs au tric-trac,
Les danseurs à l’orchestre et les amants à l’ombre,
Pour partir… On partit.

XV
LE RETOUR

… Et des chansons sans nombre
Égayent le retour. On revient aux flambeaux.
Les yeux de Doralise, épuisés d’être beaux,
Se ferment. Elle songe, en la nuit bleue et fraîche,
Qu’il n’est plus qu’une chose, à présent, qui l’empêche,
Amour, d’aimer l’amant qu’elle aimerait aimer :
C’est qu’elle craindrait trop de se mésestimer
Si, sans art, sans secret, sans peur, sans stratagème,
Elle aimait uniment celui qu’on croit qu’elle aime.
A ce moment, comme on chantait des petits doigts,
Elle entendit quelqu’un fredonner à mi-voix :
Elle fait bien sa galante
Avec le rousseau Phylante ;
Mais ce n’est qu’un jeu hardi !
Car la blonde scélérate
Aime le brun Tiridate :
Mon petit doigt me l’a dit…
Lors, sans ouvrir les yeux, sans avoir l’air d’entendre,
Et souriant au doux parti qu’elle va prendre :
« Ah ! dit la scélérate, on sait tout ? c’est très bien
Le stratagème usé ne nous sert plus de rien ?
Mais pour faire servir encor le stratagème
Je n’ai qu’à simplement changer celui que j’aime.
Je vais aimer Phylante, et les gens, qui sont fins,
Continueront toujours à croire que je feins.
Et plus je l’aimerai, — c’est le gai de l’affaire, —
Moins on croira qu’il est celui que je préfère ;
Si bien que le mystère, un instant aboli,
Ingénieusement se trouve rétabli.
Et voilà. Quant à moi, je ne suis pas à plaindre :
Je feignais seulement ; je vais feindre de feindre ! »
Soudain, des soubresauts… Le pavé de Paris !

XVI
DEUX HEURES DU MATIN

On arrive devant sa maison… Bonsoirs… Cris…
« Au revoir !… au revoir !… » Gestes par les portières
Et voilà Doralise aux mains des chambrières.
Sa chambre. On la délace. Elle s’endort debout.
Le grand lit la reçoit. Ses forces sont à bout.
Il est temps que ce jour plein de choses finisse.
Elle n’est qu’une pauvre et faible Bérénice,
Et ce soir, cependant, elle peut dire, ainsi
Que Tite : « Je n’ai pas gaspillé ce jour-ci. »
Elle répète : « Ainsi que Tite… ainsi que Tite… »
Et sa tête aux coussins tombe, toute petite.
Oui… Phylante… elle va l’aimer… c’était fatal…
Tout repasse et se mêle… Un cachet de crystal
Danse le menuet… Phylante… Un peu grisée,
Elle entend des grelots tinter… Une fusée
Revient sous sa paupière éclore en gerbe d’or.
Et Sibylle-Anne Ogier de Mirmande s’endort.

1898.

XXII
UN SOIR A HERNANI

A Paul Meurice.

I

« Zoin da herri hori ? »
Le vieil homme fit halte.
L’heure rosait au loin les croupes de basalte ;
La montagne semblait courir au golfe clair
Pour mêler ses moutons aux moutons de la mer ;
La fougère était morte et l’herbe tremblait toute ;
Et, noir contre le ciel, au tournant de la route
Où, malgré la saison, deux genêts épineux
Gardaient du velours jaune entre leurs piquants bleus,
L’homme, qu’enveloppait une vaste rotonde,
Était assis de l’air le plus triste du monde
Sur un petit cheval à tête de mulet.
« Zoin da herri hori ? » demandai-je. (Quel est
Ce village ?)
Et du doigt je montrais un village,
Tout en scandant ces mots de la langue sauvage
Vieille comme la roche et comme l’Océan.
— Mais ma voix n’avait pas le chant guipuzcoan.
Le vieux Basque espagnol, sans cesser d’être triste,
Toucha le bord pointu de son béret carliste,
Laissa courtoisement tomber sur l’étranger
Le mépris d’un regard qui semblait déroger,
Et répondit…
Genêts, sapins, fougère, ronce !
Je connaissais pourtant, d’avance, sa réponse !
Je savais par quel mot trissyllabique et fier
Qui mettrait tout d’un coup de la gloire dans l’air,
Ce vieux pâtre hautain allait répondre, puisque
Par ces chemins d’Espagne où la grâce morisque
Vit dans le geste obscur d’un porteur de fagot,
J’arrivais tout exprès pour l’entendre, ce mot !
Puisqu’il avait, lui seul, rythmé ma marche ; et certe
Je ne l’ignorais pas, petite route verte,
Le nom du cher village assis sur tes bords frais ;
Ce n’était qu’un pieux frisson que je m’offrais
De me faire, en ce lieu, par cet homme, à cette heure,
Dire ce nom qui de tant d’ailes vous effleure !
L’enthousiasme était dans mon âme. J’avais
Besoin d’entendre là ce nom que je savais,
Et ce nom, que pourtant j’étais si sûr d’entendre,
Je l’attendais, — j’étais tout pâle de l’attendre !
Et j’eus froid dans le dos et les larmes aux yeux
Lorsque, rendu plus grand par l’accent de ce vieux
Et par la majesté du val crépusculaire,
Avec je ne sais quoi de farouche sur l’R
Qui vibra comme vibre un fer de makhila,
Avec sur l’I beaucoup de langueur, et sur l’A
Cette sonorité gutturale et chantante
Qui prolonge, élargit, et solennise, et, lente,
Balance une voyelle ainsi qu’un encensoir,
Le nom de Hernani roula dans l’or du soir !
Hernani ! Hernani !…
Pâtre du pays basque,
Quand le silence emplit le val comme une vasque,
Tu l’entends se rider au loin du moindre bruit ;
Et tu peux, quand parfois tu jettes dans la nuit
Le long ricanement de ton vieux cri de guerre,
Suivre, comme un enfant suit jusqu’au bout sa pierre,
Ton cri jusqu’aux derniers ricochets musicaux
De ses échos et des échos de ses échos !
Mais tu ne peux pas suivre un nom qui se prolonge
Dans tous les contreforts des Montagnes du songe,
Qui fait chanter tous les sommets roses qu’en nous
Ont laissés les premiers enthousiasmes fous ;
Et tu ne peux savoir qu’aux lointains de mon âme
Ce nom vient d’éveiller, en innombrable gamme,
Plus d’échos que jamais tu n’en déterminas
Quand tu poussais, le soir, tes longs irrintzinas !
Hernani !
Je frissonne !… Oh ! comme il a, ce rustre,
Dit ce nom sans savoir que ce nom est illustre !
La Victoire pour lui n’habite pas ce nom !
Est-ce que les beaux vers font pousser l’herbe ? Non,
Et le soc en ouvrant la terre qu’il défriche
Ne peut faire jaillir un tronçon d’hémistiche !
Ce nom n’est que le nom d’un pur triomphe d’art,
Il n’est brodé que sur l’invisible étendard,
Et rien pour ce passant grossier ne le consacre.
Ah ! si c’était le nom de quelque grand massacre,
Si ce Basque, en piochant, faisait sous son sabot
Rouler parfois — énorme et sinistre grelot —
Une tête de mort au large dans un casque
Et qui le fait sonner en y tournant, ce Basque
Prononcerait ce nom avec respect, tout bas ;
Car on est fier d’un champ où le dieu des combats
Vint faucher avant vous au son joyeux des fifres,
Et sur lequel deux Rois ont enlacé leurs chiffres
Tracés en ossements d’hommes et de chevaux ;
Et Wagram sait qu’il est Wagram ; et Roncevaux
Sait qu’il est Roncevaux ; Cannes sait qu’elle est Cannes ;
Mais, laissant se remplir de fleurs ses barbacanes,
Et s’étant au soleil sur la route endormi,
Hernani n’a pas su qu’il était Hernani !
Le paysan, toujours immobile, s’étonne ;
Sa gravité, devant mon trouble, l’abandonne ;
Il regarde ce fou qui tremble et s’attendrit
Quand on lui dit le nom d’un village ; il sourit
De tous les petits plis de son visage glabre ;
Puis, se renveloppant de tristesse cantabre,
Droit sur sa bique blanche au vieux ventre jauni,
Disparaît au tournant du chemin.
Hernani !…

II

J’avais dit : « Puisqu’il existe
Entre Irun et Tolosa
Un village fier et triste
Où la gloire se posa ;
Puisqu’en descendant vers l’Èbre
On entend, près d’un roc nu,
Palpiter un nom célèbre
Sur un village inconnu ;
Puisque, étant le nom d’un drame,
Et le nom d’un drame en vers,
Ce nom-là me touche l’âme
Comme avec des lauriers verts ;
Et puisque d’ailleurs les choses
S’arrangent mal à ce point,
Las ! que les apothéoses
Moi seul ne les verrai point ;
Puisque, ô divin porte-lyre,
Je ne sais pas où je puis
Aller prier pour te dire
Que, de ta suite, j’en suis ;
Puisque je n’irai pas boire,
Dans l’humble creux de ma main,
A ces fontaines de gloire
Qu’on fera couler demain…
Je prendrai devant ma porte
Ce chemin bleu qui conduit
A ce village qui porte
Ce nom qui chante et qui luit ;
J’irai voir, passant la Rhune,
O vieux village hidalgo,
Ton chapeau de tuile brune
Empanaché par Hugo ;
J’irai, parmi le mystère
De la route et du buisson,
Célébrer le centenaire
A ma modeste façon ;
Aucune voix indiscrète
Ne viendra me faire un cours
(L’œuvre, l’homme, et le poète) ;
Le Vent fera les discours.
Oh ! je n’aurai pas la pompe
D’un cortège officiel…
Mais le coteau qui s’estompe
Et les étoiles du ciel !
Un peu de brise française
En ce soir de Février
Soufflera dans le mélèze
Et dans le genévrier ;
Je veux, pèlerin que grise
Un espoir d’être béni,
Être là quand cette brise
Soufflera sur Hernani ! »
— Et j’étais parti. J’arrive,
Petite ville, et je vois
Ton arrogance pensive,
Ton noir profil d’autrefois !
Déjà je vois apparaître
Un toit fier et surplombant
Des balcons qui semblent être
Dessinés par Artaban ;
A mesure que j’approche
Je vois mieux se détacher
Cette fantastique roche
Qui domine ton clocher ;
Je t’admire ! je m’attarde
A t’admirer dans le soir !
Et pourquoi je te regarde,
Tu ne peux pas le savoir.
Hernani-du-Val-Bleuâtre
N’a pas entendu le cor
Que Hernani-du-Théâtre
Fait sonner dans son décor !
Tandis que ton nom s’envole
Sur le grand drame français,
Petite ville espagnole,
Tu murmures : Je ne sais…
Et tu t’endors, fière et triste,
Entre Irun et Tolosa,
Au fron-fron d’un guitariste,
Au parfum d’un mimosa !

III

Oui, c’était bien ici qu’il fallait que je vinsse !
Car la roue en bois plein, toujours, dans l’ombre, grince ;
Et tout est demeuré — choses et paysans —
Comme lorsqu’il passait, et qu’il avait dix ans !
Mais mon émotion, tout d’un coup, s’est accrue :
Je n’ose pas entrer dans la fameuse rue.
Au seuil de Hernani j’hésite avec amour,
Et j’en fais tout d’abord, avec respect, le tour.
Je traverse un étrange et vaste jeu de paume
Où travaille à cette heure un vieux cordier fantôme
Qui dévide, et recule, et chante. — Un montagnard
Passe. Il est sans cuirasse. Il n’a pas de poignard.
Mais rien qu’à la façon dont il marche dans l’herbe,
Je le reconnais bien, le jeune amant imberbe !
C’est lui-même, et la nuit tu dois, ô Doña Sol,
Lorsque de ton balcon il tombe sur le sol,
— Sans bruit parce qu’il a ses bonnes alpargates ! —
Dire pour ce bandit ton chapelet d’agates.
Oh ! cet homme farouche, et qui possède l’art
D’enfoncer son chapeau par-dessus le foulard
Qui traverse son front d’un bandage vert-pomme,
Va crier : « Je suis Jean d’Aragon ! » et cet homme
Va trouver trop petits pour lui des échafauds…
Non ! cet homme se baisse et ramasse une faux,
Et jette cette faux sur son épaule, et rentre
Chez lui, d’un pas qui fait de sa chaumière un antre !
— Et je vois s’avancer un être singulier
Qui balance un bâton de bois de néflier.
Et c’est le celador du village, le garde
De l’alcade. Et surpris, soudain, je le regarde.
Je n’en crois pas mes yeux !
« Pourquoi donc, celador,
Sur votre béret noir ces deux lettres en or ?
Que veut dire : V. H. ? »
Il répond avec pompe :
« Villa de Hernani. »
Cet Espagnol se trompe.
Oh ! quand, pour te grandir encore, on t’exila,
Maître, tu n’aurais eu qu’à venir vivre là !
C’eût été somptueux, formidable, — et logique.
La ville était marquée à ton chiffre magique.
Certes, j’aime cette île où ta grande ombre erra.
Mais j’aperçois le roc de Santa Barbara
S’ériger âprement, et je regrette presque,
En voyant un rocher tellement hugoesque,
Que, lorsqu’on t’exila, tu ne sois pas venu,
Prince de Hernani, vivre sur ce roc nu !
Je te vois habitant là-haut, parmi les ailes,
— O grand dessinateur de tours et de tourelles ! —
Cette espèce de noir donjon médiéval
Que tu faisais sortir avec un ciel, un val,
Et des mâchicoulis dont le créneau s’échancre,
De l’élargissement d’une arabesque d’encre !
Mais tu n’es pas absent, malgré que ton manoir
Soit construit seulement par les vapeurs du soir !
Superbe castellan d’une invisible crête,
Tu restes à jamais perché sur ta conquête !
Ce village orgueilleux sera toujours à toi :
Il n’est plus à l’Espagne, il n’est plus à son Roi ;
En allongeant sur lui la griffe d’un poème,
Tu l’as pris, ce village, à Don Carlos lui-même !
Mais que dis-je ? tu n’a pas attendu si tard !
Enfant, tu l’avais pris, en passant, d’un regard !
Si bien que Hernani, que ton œuvre accapare,
Est bien plus dans Hugo qu’il n’est dans la Navarre !

IV

Je tâche de revoir l’enfant mystérieux
Voyageant en Espagne, — et je ferme les yeux…
Et je marche à travers la bruyère sauvage,
Et je rêve, en marchant, les détails du voyage.
O joie ! avoir dix ans, être fils d’un vainqueur ;
Savoir déjà beaucoup de Virgile par cœur ;
Garder, n’ayant jamais été mis au collège,
Autour de l’âme, encor, ce duvet qui l’allège ;
Et — parce que, d’honneurs et de gloire couvert,
Le général Joseph-Léopold-Sigisbert,
Dont le père est un humble artisan de province,
Veut voir jouer ses fils dans le palais d’un prince,
Et qu’entre deux combats ce héros s’attendrit, —
Se trouver brusquement en route pour Madrid,
Et, le front bourdonnant encor d’un bruit de bronze,
Comme si l’on avait rêvé mil huit cent onze,
Paris et les portraits de Napoléon Deux,
Se réveiller courant des chemins hasardeux
Où, parfois, sur le bord d’un gouffre, au clair de lune,
On rencontre un courrier qui vient de Pampelune !
Je rêve les détails du voyage.
Correct,
Cambré contre le fond capitonné d’Utrecht
Pour que sa redingote à brandebourgs l’épouse
Et pour qu’elle rabatte à la mil huit cent douze
Sur son buste bombé les épaulettes d’or,
— Ou pour cacher qu’au fond du carrosse il s’endort, —
L’aide de camp marquis du Saillant accompagne
La générale Hugo qui se rend en Espagne.
La générale Hugo n’est pas contente. Elle a
Horreur du vieux coucou que l’on rafistola
Et qui penche, guimbarde aux formes fantômales,
Sous des gibbosités de meubles et de malles.
Cet objet à la fois gothique et Pompadour,
Chaise de poste ensemble et carrosse de cour,
Qui sur de grands ressorts en gondole s’agence,
Par son cabriolet tient de la diligence,
Et, par son grincement, du char à bœufs. Des bœufs
Viennent d’ailleurs aider dans les chemins bourbeux
Les six mules hors d’âge et tintinnabulantes
Auxquelles un gaillard, prompt à les trouver lentes,
Crie, en fouettant leur dos écorché jusqu’à l’os,
Toutes sortes de mots qui finissent en dios.
Les trois petits Hugo, d’humeur moins difficile,
Se sont accommodés de ce luxe fossile ;
Les deux grands ont pouffé de rire en contemplant
Le ventre vert et or de ce monstre roulant
Dont l’ombre sur la route est apocalyptique ;
Et, grave, ayant déjà sa petite esthétique,
Le plus petit des trois ne l’a pas trouvé laid.
Ils montent tous les trois dans le cabriolet.
Ils tirent les rideaux sur les anneaux de cuivre,
Changent de place ; ils sont heureux ; tout les enivre
Car les petits enfants sont de grands voyageurs
Et les endroits quittés ne gardent pas leurs cœurs.
Ils sont heureux. Ils ont des choses dans leur poches.
Ils ouvrent tout le temps et ferment des sacoches
Dans lesquelles Dieu seul sait tout ce qu’ils ont mis.
On entend s’envoler parfois de tendres cris
Vers ce cabriolet qui fait un bruit de cage ;
Et le carrosse roule… « Eugène, soyez sage !
— Surtout surveille bien ton petit frère, Abel ! »
Et l’on voit s’empourprer le mont Jaïtzquibel.
Ils font tous ce chemin que je viens de refaire.
Je les vois. Je peux dire : « Ils sont aux croix de pierre.
Ils longent le vieux mur de granit ». (Il y a
Maintenant sur ce mur un grand magnolia.)
Je peux dire : « Ils vont être au château d’Urtubie
Dont l’armure d’ardoise est sans cesse fourbie
Par quelque brusque averse au flot diluvien ;
Ils y sont ! ils le voient, comme un archer qui vient
De laver à grande eau les mailles de sa brugne,
Se sécher au soleil sur la route d’Urrugne.
Ils sont au pont ; ils sont… »
Je rêve les détails
Du voyage.
Je sais devant quels vieux portails
Ils se sont arrêtés, dans un certain village.
Ils roulent. Maintenant le bizarre attelage
A rejoint, près d’Irun, le Convoi du Trésor.
Un beau général-duc tout étincelant d’or
Prend le commandement de cette cavalcade
Qui doit faire briller les yeux de l’embuscade ;
C’est parmi des plumets que l’on ressort d’Irun ;
D’alertes éclaireurs galopent un par un
Pour voir si dans les rocs rien ne se dissimule…
Clic ! Clac ! Déjà les fers de la première mule
Ont frappé d’un sonore et quadruple oméga
La route d’Oyarzun et d’Astigarraga ;
La bergère s’enfuit et le troupeau s’effare ;
Les andalous vont l’amble au son de la fanfare.
Quoi ! pour Victor Hugo, des trompettes ? — Déjà ?
Non, mais pour le Trésor. Ce Trésor protégea
Le petit voyageur pour qui tremble la Muse.
Il est de ces hasards bienheureux. Dieu s’amuse.
Deux mille hommes à pied ! mille hommes à cheval !
Et l’on serre les rangs ! et dans l’ombre du val
La Providence — car toujours la Providence
Lorsque naît un génie est dans la confidence ! —
Sourit de ce Trésor qui n’est qu’un prête-nom ;
Et trois mille soldats renforcés de canon
Gardent, croyant garder un coffre plein de piastres,
Un merveilleux enfant dont l’âme est pleine d’astres !
Je rêve les détails du voyage.
Un convoi
Fait exprès, semble-t-il, pour l’enfant qui le voit !
Chaîne héroï-comique, espagnole et française,
Et dont chaque chaînon est fait d’une antithèse !
On voyage en Espagne, on est gardé par des
Grenadiers : ce sont des grenadiers hollandais.
Napoléon, qui pense à tout malgré la guerre,
Envoie un personnel tout neuf au Roi son frère :
De sorte qu’on peut voir un quadrille dansant
D’auditeurs au Conseil d’État sur des pur-sang.
Le Trésor est suivi de trois cents véhicules
Remplis de voyageurs charmants ou ridicules.
Élégance où parfois la loque flamboya,
On dirait d’un Boilly retouché par Goya.
Les jeunes colonels musqués et sans moustaches
Découvrent des minois dans le fond des pataches :
La main tremble ; l’œil rit ; la fleur tombe… Est-ce beau,
Criant à Salinas, chantant à Pancorbo,
Tantôt pris de fou rire et tantôt de panique,
Sous cet immense ciel bleu, ce cortège unique
Roulant, trottant, sifflant, luisant, flambant, piaffant,
Et, parmi ce cortège unique, cet enfant !
Cet enfant porte en lui deux provinces de France,
Et sa Bretagne rêve, et sa Lorraine pense ;
Et c’est en même temps un petit Parisien
Qui ne perd pas la tête et qui regarde bien.
Qu’il regarde ! voici Hernani !…

V

Les voitures
Passent sous la visière énorme des toitures
Dans cette rue étrange où je monte en rêvant.
Ah ! c’est l’Espagne, enfin !
Je sais bien qu’au-devant
De celui qui sera son poète, l’Espagne
Avait mandé sa grâce à travers la montagne,
Qu’elle avait détaché vers lui quelques splendeurs,
Vieux clochers chambellans, moulins ambassadeurs,
Chargés de l’accueillir au seuil de la Biscaye
D’un peu de majesté, de morgue et d’antiquaille !
Je sais bien qu’au devant de celui qui venait
Elle avait envoyé le soleil, le genêt,
Le vent du sud chantant son grand air de bravoure
Que déjà cette Reine, aux portes de Ciboure,
Avait fait de sa part saluer cet Infant
Par un vieux mendiant de rouge se coiffant ;
Mais c’est à Hernani — noir village, je t’aime ! —
Qu’elle avait décidé de l’attendre elle-même.
Et tous les murs étaient pavoisés de haillons.
Depuis qu’on parcourait les âpres régions,
Pour la première fois le convoi faisait halte ;
De sorte que ce fut vraiment — et je m’exalte,
Je parle seul tout haut, je ris ! — ce fut ici
Que la rencontre eut lieu. Noir village, merci !
Tout à l’heure, en passant, on me montrait une île.
J’ai dit au batelier : « Ta barque est inutile !
Que peut me faire, à moi, sur quel bout de terrain
Un Haro se rencontre avec un Mazarin ?
Je veux voir Hernani ! C’est là qu’entre les poutres
D’une rue où l’on boit le sombre vin des outres,
Sous une longue bande étroite d’indigo,
Se rencontra l’Espagne avec Victor Hugo !
Je suis un pèlerin. Je viens pour qu’on me montre
Le véritable endroit de la grande rencontre,
Et non pas je ne sais quelle île des Faisans !
— Le siècle, cette année, a de nouveau deux ans. »
O rapide frisson des âmes enfantines !
Aussitôt qu’il eut vu, l’enfant des Feuillantines,
L’orgueil silencieux qui ronge ces maisons
Et leur sort sur la face en énormes blasons ;
Ces fers forgés, ces bois sculptés, ces hommes pâles
Qui sur de pauvres seuils se drapent dans des châles ;
Les caprices pointus de ce pavé grimpant
Sous le balcon qui bombe et la loque qui pend ;
Aussitôt qu’il eut vu ce clocher à grillage
Où les cloches ont l’air d’oiseaux de bronze en cage ;
Aussitôt que, passant la poterne, il eut vu
Les longs veloutements de ce vallon perdu ;
Ces chênes bas taillés d’une façon si drôle
Qu’ils ont la grosse tête à perruque du saule ;
Ces fermes rabattant sur leur murs des volets
D’où le piment retombe en doubles chapelets ;
Ces gazons où toujours quelque poulain se vautre ;
Ces toits dont un côté descend plus bas que l’autre ;
Aussitôt qu’il eut vu marcher dans les sentiers
Des joueurs de pelote et des contrebandiers ;
Sous les arbres trapus tout enthyrsés de lierres
Rire des muletiers avec des sandalières ;
Des filles aux pieds nus, de leurs orteils vibrants,
Caresser à rebrousse-écume les torrents ;
Des prêtres bruns mêler des ombres de soutanes
Aux troncs décortiqués et pâles des platanes ;
Des mules, trois par trois, traîner ces grands berceaux
Dont la toile au soleil tremble sur deux arceaux ;
La broussaille dresser son piège qui chuchote ;
Les moulins avoir l’air d’attendre don Quichotte ;
Et les maïs bouger leur barbe et leurs plumets ;
Et les feux s’allumer soudain sur les sommets ;
Et le linge sécher à travers les campagnes,
Il fut plus Espagnol que toutes les Espagnes !
Il a reçu le coup de soleil, c’est fini.
Quand sa mère aura peur — plus loin que Hernani —
Il rira. Le buisson où s’embusque la haine,
Elle le connaît trop, la maman Vendéenne !
Elle dit à son fils : « Rentrez la tête un peu ! »
Mais une vitre éclate ! On vient de faire feu !
— « C’est gentil, l’ennemi qui m’envoie une bille ! »
Dit l’enfant. Car ce brave aux longs cheveux de fille
Est déjà tellement du pays où l’on est
Qu’il a mis du panache à son petit bonnet.

VI

O mystère charmant et profond de l’enfance !
Quoi ! cet être joyeux d’enfreindre une défense,
Qui rit, qui parle seul, qui joue, et qui soudain
Semble pris pour ses jeux d’un immense dédain,
Et rêve, dédaignant l’image ou la praline,
Dans le plus sombre coin de la vieille berline ;
Qui montrait tout à l’heure un golfe avec son doigt
En demandant : « Quel est ce gros saphir qu’on voit ? »
Ce garçonnet ravi d’abîmer son costume,
C’est Celui qui mettra son siècle sur l’enclume,
Qui pendant si longtemps sera terrible et seul,
Et qui pratiquera si bien l’Art d’être Aïeul
Que, pâles apprentis sortant tous de ses forges,
Les poètes seront ses innombrables Georges !
Quoi ! cet enfant, c’est lui par qui nous apprenons
Que tous ces voyageurs croyaient avoir des noms,
Et c’est lui l’éternel parmi ces éphémères !
Quoi ! c’est le grand Hugo, ce petit Victor !
Mères,
Qu’il y ait du respect parfois dans la douceur
Du baiser mis au front de votre enfant rêveur ;
Que vos lèvres, parfois en écartant des boucles,
Aient peur de se brûler à quelques escarboucles ;
Frissonnez au milieu d’un rire ; effrayez-vous
De prendre l’avenir, ainsi, sur vos genoux :
Et dites-vous, avec une ivresse inquiète,
Lorsque vous saisissez une petite tête
Pour essayer de voir au fond des yeux gamins,
Que vous tenez peut-être un monde entre vos mains !
— Sait-on à quel moment au juste le dieu passe ?
Songez à la minute émouvante de grâce
Où, dans la vieille rue, au son d’un fandango
Que rythme un claquement de fouet, Madame Hugo
Sort du carrosse vert dont l’attelage souffle,
Et, prenant dans ses bras l’enfant qu’elle emmitoufle,
Distraite, d’une voix qui sommeille à demi,
Lui dit légèrement : « Tu vois, c’est Hernani. »
Aucun éclair n’a lui dans la ruelle noire ;
Nul n’a senti tomber cette graine de gloire ;
Et lui-même l’enfant n’est pas resté songeur.
On se bouscule, on crie, on jure ; un voyageur
Chante… Et le germe obscur descend au fond de l’âme,
« C’est Hernani, tu vois », a murmuré Madame
La générale Hugo, d’une distraite voix.
Et l’enfant regardait. « C’est Hernani, tu vois »,
Dit cette mère. Et tout, pendant cette minute,
Tout, Don Ruy, Don Carlos, le grand vers dont la flûte
Soupire, le bandit, l’amour, le collier d’or,
La bataille de mil huit cent trente, le cor,
Mademoiselle Mars, la salle qui trépide,
Tout, le lion superbe et le vieillard stupide,
Oui, tout fut, au-dessus de ce village fier,
Pendant cette minute, en puissance, dans l’air !
Cette minute-là fut grosse du chef-d’œuvre.
— Et, faisant de son fouet zigzaguer la couleuvre,
Un jeune postillon, sur un seuil, étalait
Le rouge fatidique et vif de son gilet.
Le Rêve, dans l’esprit des grands amants du Verbe,
Abonde avec amour autour d’un nom superbe ;
Il suspend, en secret, son cristal doux et lent
Au nom qui s’alourdit d’un poids étincelant ;
Et quand, plus tard, cherchant dans cette ombre où tout reste
Hugo retirera de son cœur, d’un seul geste,
Le nom qui s’y enfonce en tremblant aujourd’hui,
Ce nom ramènera tout un drame avec lui !

VII

… Mais la nuit m’a surpris près d’un portail de pierre…
Alors je me souviens qu’il aimait la prière ;
Qu’il a divinement murmuré : « Va prier… »
Je songe que le soir du vingt-six Février,
Hernani, ton église est bien selon mon âme,
Puisque je ne peux pas aller à Notre-Dame !
Et je laisse la vieille en noir qui tient les clés
M’ouvrir.
Saint-Sébastien a les cheveux bouclés ;
Le large autel doré luit de toutes ses forces ;
Et l’on voit des raisins sur les colonnes torses.
Cette église serait sûrement de son goût.
Et comme dans son œuvre énorme on trouve tout,
J’y prends quelques beaux vers comme on choisit des cierges,
Et je les fais brûler doucement. Et les Vierges
— Fronts de cire entrevus à travers des carreaux —
Sont celles justement qu’invoquent ses héros ;
Et je t’ai demandé, Petit Roi de Galice,
Comment il faut prier pour que Dieu s’attendrisse !
Et je sors tout ému sous le ciel toujours beau.
Et je marche en disant : « Maître, Génie, Hugo…
Souris, Père d’un siècle, aux humbles fils d’une heure !
Que quelque chose, en nous, de ce grand jour, demeure !
Donne-nous le courage et donne-nous la foi
Qu’il nous faut pour oser travailler après toi… »
Et les mots se pressaient sans ordre sur ma lèvre,
Car depuis le matin je cultivais ma fièvre.
« … Fais que nous nous levions la nuit pour travailler,
Que nous ne dormions plus à cause du laurier,
Et détache ta main, un instant, de ta tempe,
Pour bénir notre front, notre cœur, notre lampe… »
Des paysans passaient. — « Persuade-nous bien
Que le travail est tout, que nous ne sommes rien… »
Un chant montait, de ceux que plusieurs voix reprennent.
« … et dis-nous de chanter pour que tous nous comprennent. »
Ainsi parlait la voix de mon âme à genoux.
Le soir d’Espagne était merveilleusement doux,
Mais il fallait partir, car l’ombre enveloppante
Venait ; je reprenais la vieille rue en pente
Qui serre tellement le ciel entre ses toits
Que l’on ne voit jamais qu’une étoile à la fois.
Je murmurais : « Faut-il qu’un pareil jour s’achève ? »
Je sortais de Hugo comme l’on sort d’un rêve :
Et j’ai redescendu la rue ; et lorsque j’ai
Passé sous le dernier balcon de fer forgé,
Un homme, d’une voix orgueilleuse et bourrue,
M’a dit : « Señor, c’est là — dans cette vieille rue —
Que naquit Urbieta, le brave à qui le Roi
François Premier rendit son épée ! » Alors, moi,
J’ai dit : « C’est là qu’est né — dans cette rue ancienne —
Le drame auquel le Cid pourrait rendre la sienne. »

Hernani, 26 février 1902.

XXIII
LE BOIS SACRÉ

L’ombre de trois cyprès sur le gazon progresse.
Et tandis qu’au lointain s’argente un ciel de Grèce,
Près d’une eau qui s’égoutte en creusant des viviers,
Les dieux se sont assis dans un bois d’oliviers.
C’est le dernier des bois sacrés.
La mer tranquille
S’allonge au fond, plus blanche autour d’une presqu’île ;
Et l’on voit, dès qu’ils sont rebroussés d’un peu d’air,
Les glauques oliviers blanchir comme la mer.
De hauts lauriers pensifs, splendidement moroses,
Près de lauriers moins hauts qui s’ajoutent des roses
Contractent leur feuillage avec un noir dédain,
Et les dieux sont assis comme dans un jardin.
Ils sont là, familiers, harmonieux, paisibles,
Ne faisant même pas l’effort d’être invisibles.
Junon, reconnaissable au beau pli de son cou
Autant qu’au sceptre d’or que surmonte un coucou ;
Vénus, qui, semble-t-il, ainsi qu’une statue,
Fut d’un linge mouillé par un sculpteur vêtue ;
Mars, dieu de la bataille ; Apollon, dieu du jour,
Dont l’arc a l’air plus grand que celui de l’Amour ;
Jupiter, dont ce soir le sourcil se défronce,
Et qui laisse, pour prendre une mûre à la ronce,
La foudre qu’il brûla jadis par les deux bouts ;
Minerve, aux yeux plus fiers que les yeux des hiboux
Sous les deux autres yeux vides et sans paupière
Qu’elle a levés au ciel en levant sa visière ;
Diane, dont la sauge aime le brodequin
Et qui porte un étroit diadème ; Vulcain,
Qui, faisant des projets d’art et de mécanique,
Gratte son front têtu sous son bonnet conique ;
Et Mercure, qui sent jusque dans son cerveau
Battre les ailerons qu’il a sur son chapeau,
Tous les grands dieux sont là, tous, excepté Neptune,
Et Vesta, que toujours tout plaisir importune,
Et Cérès, qui s’occupe aux épis blondissants ;
Mais trois dieux plus petits remplacent les absents :
Pan, qui n’est jamais loin dans un bois d’Arcadie,
Du rêve des roseaux forme une mélodie ;
Le nectar qui circule est versé par Hébé ;
Et Cupidon se livre à des jeux de bébé
Qui sont peu rassurants pour Junon la jalouse…
De sorte que les dieux, tout de même, sont douze.
Et les Olympiens dans ce bois sont venus
Pour sentir de la mousse, un peu, sous leurs pieds nus,
— Immortels étonnés d’être vivants encore ! —
Et pour danser un pas réglé par Terpsichore.
Ils se lèvent, joyeux. Mercure fait le guet.
Les attributs trop lourds vont joncher le muguet ;
Mars change vivement un arbre en panoplie,
Et comme Phidias, dans l’ombre, la supplie
De soigner la Victoire aux précieux contours
Que dans sa paume droite il plaça pour toujours,
Pallas met à l’abri d’un arceau d’églantine
L’Image minuscule et chryséléphantine.
Et tous dansent, déjà, se prenant par les mains,
Quand celui qui toujours veille sur les chemins,
Puisqu’il a pour autels les bornes milliaires,
Désigne, au loin, du bout de son thyrse, où les lierres,
Vivants, sont un aspic entouré d’un aspic,
La route qui, longeant le promontoire à pic,
Noue une nonchalante et blanche bandelette
Entre la mer et la bruyère violette,
Et, sur cette blancheur, un bondissant point noir.
Tout le groupe divin se penche pour mieux voir,
Regarde…
Et c’est le rire, alors, dont parle Homère.
Chaque dieu, sauf l’Amour, qui rit comme sa mère,
A son rire. En voyant approcher ce qui vient,
Jupiter, secoué du rire jovien,
Montre ses belles dents jusqu’au fond de sa gorge ;
Mars rit comme un combat ; Vulcain, comme une forge ;
Mercure a ces gaîtés de filou levantin
Qu’il a dans sa statue au Pio-Clémentin ;
Le rire inattendu de Pan est tout en perles,
Car les buissons barbus cachent des nids de merles ;
Le rire d’Apollon est du soleil chanté ;
Diane rit un rire émouvant de santé ;
Vénus, un rire doux qui peu à peu s’énerve ;
Et Junon rit du bout des lèvres ; et Minerve
Garde un visage grave et rit du fond des yeux.
Ah ! c’est en vain qu’un bois, pour abriter les dieux,
Veut contre le réel être un beau coin qui boude,
Quand la route en passant lui donne un coup de coude !
« Fuyez ! » murmure aux dieux tout le bois s’attristant.
Mais les dieux veulent rire encore ; en un instant,
Chacun attrape ce qu’il peut : Hébé, l’espiègle,
Les coupes d’or ; Junon, le paon ; Jupiter, l’aigle ;
Mercure, sa tortue ; Apollon, son lézard ;
Et, vite, dans le bois, en riant au hasard,
Tous ils vont se cacher !
Et le grand paysage
Bleuit.
C’est maintenant l’heure à double visage
Où, tandis qu’elle monte et qu’il n’est pas tombé,
On voit au ciel ensemble et Phébus et Phébé,
De même que ce soir on les voit sous ces arbres.
Les dieux ne bougent plus. L’ombre est pleine de marbres.
Le bois semble peuplé de Termes et d’Échos.
Et soudain, par les bleus silences amicaux,
Comme si, pour troubler ce Puvis de Chavannes,
Tous les fleuves du bruit avaient brisé leurs vannes,
Ce qui fonce, à travers le mystère écharpé,
C’est une trente-cinq quarante-cinq HP,
Le double phaéton à portes latérales ;
C’est, faisant sangloter les âmes vespérales
Et trembler tous les fils dans les doigts de Clotho,
Avec tout ce qu’il faut pour écraser, l’Auto !
Quatre cylindres ; châssis long ; première marque ;
L’air d’un rhinocéros qui serait une barque,
Et qui, plus précédé par ses yeux qu’un homard,
Allongerait un groin subitement camard !
C’est la machine énorme et poudreuse, — l’Ogresse
Blanche d’avoir mangé ces blancs chemins de Grèce
Que le soleil pieux s’obstine à tenir secs
Parce qu’il ne faut pas que sur les chemins grecs
La poudre des héros devienne de la fange ;
Et quand ce monstre, avec ses gros pneus de rechange
Qu’il porte dans son dos comme un soldat son sac,
Passe, et bondit déjà pour disparaître… crac !
On ne sait quoi l’arrête. Une sorte de bête
Se penche sur son cou pour voir ce qui l’arrête :
Est-ce au carburateur ? au différentiel ?
Qu’importe ! Dans ce bois tout transpercé de ciel
Où l’ægipan, naguère, aimait son ægipane,
On n’en peut plus douter maintenant : c’est la panne.
Un bras levé dessine un juron furieux.
Dans deux obscurs paquets luisent d’énormes yeux.
Pallas croit reconnaître en ces croquemitaines
Les chouettes qu’elle impose aux médailles d’Athènes.
L’un d’eux, sur le volant posant un court moignon,
A l’air d’être un crapaud qui tient un champignon.
Et le rire des dieux redouble.
Et quand ces choses
Deviennent, descendant parmi les lauriers-roses,
Deux ballots de fourrure, et qui veulent marcher,
Le rire est tel, du grand jusqu’au petit Archer,
Que les branches croient voir, dans la clarté plus rare,
Se tordre du Paros et pouffer du Carrare.
Ils regardent venir, les superbes dieux nus,
Ces loups exorbitants, ces chacals saugrenus,
Qui collent sur leur face avec une élastique
Des masques ignorés par le Théâtre Antique ;
Et les deux êtres vont, suivis à chaque pas
Par ce rire des dieux que nous n’entendons pas ;
Et ces pantins devant ces Immortels, c’est presque
Une caricature amusant une fresque.
Mais deux des mots d’argot par quoi nous patoisons
Semblent s’être échangés entre les deux toisons.
L’une veut s’arrêter dans ce bois : l’autre acquiesce.
On changera plus tard la déplorable pièce !
Et l’on voit s’arrêter les deux tas.
Les deux tas
Otent des caoutchoucs, des cuirs, des taffetas,
Des tricots, — et le rire en devient plus immense ! —
Des plastrons, des gilets de chèvre… et l’on commence
A soupçonner qu’ils sont de sexe différents ;
Et lorsque des boutons sautent les derniers rangs,
Et que le rire augmente à cause d’un pétase
De panama qui sort de treize tours de gaze ;
Quand les doigts, dégantés, ont fini d’élargir
Les fronts, ces prisonniers du masque, — on voit surgir,
L’un en complet veston, l’autre en robe princesse,
Deux êtres jeunes, beaux et gais.
Le rire cesse.
Lui jette sa casquette, et, vif, cambrant un corps
Qu’on sent être celui d’un batteur de records,
Se recoiffe. Une raie un peu trop médiane
Sépare ses cheveux sur son front. Et Diane
Voit, de ce conducteur grossier de camion,
Émerger un moderne et souple Endymion.
Car — c’est un de ces tours joués par la Jeunesse ! —
Il s’est fait le profil d’un pâtre de la Grèce
En croyant se raser comme un Américain.
Et les dieux, connaissant qu’on peut, tout aussi bien
Qu’on retrouve un Crétois dessous un Candiote,
Retrouver la beauté sous une cheviote,
Contemplent ce héros culotté d’homespon,
Qui porte — comme si par delà l’Hellespont
Il voulait conquérir de fabuleuses Troies, —
Des cnémides de cuir qu’entourent des courroies.
Elle, elle est ravissante. On ne sait pas si c’est
Toute seule ou bien avec l’aide de Doucet,
Mais elle est ravissante. Un peu brune, un peu rousse.
Un long cou remuant dans la dentelle douce
Qui la serre jusqu’aux oreilles. Des yeux verts.
La sveltesse. Le charme ondoyant et divers.
Quelque chose de plus, pourtant, qu’une Amazone.
Bref, révélant aux dieux le chic d’une autre zone,
C’est — Nymphe de Saint-Cloud, peut-être, ou de Saint-Leu !
J’en demande pardon à l’Hellade, — un Helleu !
Dès qu’elle a recroisé dans sa coiffe de paille
Les deux épingles d’or, il la prend par la taille,
Elle plie à son bras, et ce couple étonnant
Jusqu’au bord de la source arrive en bostonnant.
Stupeur des dieux.
Mais Lui, voyant de l’eau, veut boire :
Et dans ses mains, — coquille où luit la perle noire, —
Elle en puise.
Oh ! qui donc sont-ils ? Daphnis ? Chloé ?
Deux époux ? deux amants ? ou deux… ohé, ohé ?
Est-elle dans la danse ? est-il dans les négoces ?
Un prince ? une duchesse ? On ne sait pas. Deux gosses.
Mais le geste immortel des mains qui disent : « Bois ! »
A fait, à pas de loup, sortir l’Amour du bois.
Et Jupiter, toujours altéré par ce geste,
A tout d’un coup, dans son allure, bien qu’il reste
De marbre par la pose encore et la blancheur,
Je ne sais quoi qui sent son antique marcheur.
Pour écouter l’oiseau que Pan fait sur ses flûtes,
Le couple s’est assis. Tabac blond. Feu. Volutes.
Et tandis que les dieux, rêveurs et tout surpris
De trouver beaux des pieds qui sont des souliers gris,
Des cous qui sont des cols, des bras qui sont des manches,
Plus troublés qu’Actéon devant des formes blanches,
Pour voir des gens vêtus écartent les sarments,
Seul à n’avoir pas vu ces deux êtres charmants,
Vulcain, pâle, et tirant sur sa jambe débile,
Vient tomber en arrêt devant l’automobile.
Il mord ses doigts velus, le dieu des hauts-fourneaux !
A ses oreilles d’ours tremblent les grands anneaux ;
Et, l’œil torve, à pas lents, de loin, courbant l’échine,
Il se met à tourner autour de la Machine.
Les dieux ont à son front reconnu la pâleur
Qu’eut jadis Prométhée à son front de voleur ;
Et devinant de quoi cette âme est assoiffée,
Jupiter, des deux doigts, claque un appel : « Morphée ! »
Un petit vieux paraît, rythmant sa marche avec
Le bruit d’un grain qui sonne au creux d’un pavot sec.
Les situations les plus embarrassées,
Il les dénoue à coups de papavéracées.
Dès qu’il a derrière eux agité ses pavots,
Les possesseurs de la quarante-cinq chevaux
Trouvent que le grand air… la fatigue… la course…
Et s’endorment tous deux sur le bord de la source.
Vulcain vers le grand char fait un bond de boiteux.
Les dormeurs ont bougé. Mais Morphée, auprès d’eux,
Veille, et d’un sac bleuâtre où sa main preste plonge
Sort, pour Elle et pour Lui, les phantasmes du songe :
Pour Lui, des petits chars aux petits chevaux gras,
Des petites enfants aux corps de Tanagras…
Pour Elle, des petits chapeaux de violettes,
Des petits colliers d’or et des petits athlètes…
Et mille autres objets qu’une seconde il tient
Sur ces deux fronts qu’étonne un rêve athénien.
Mais autour de Vulcain tout l’Olympe fait cercle.
Il a du noir capot soulevé le couvercle,
Et son bras fauve plonge, explore. Il veut savoir.
Il va, vient, s’accroupit, découvre un réservoir,
Fait marcher un piston, tripote la pédale
Qu’on pousse lorsqu’on veut voler comme Dédale.
Sans doute, il est un peu surpris par tout cela :
Mais c’est Vulcain ! il a l’instinct du fer, il a
La divination de tout ce qui se forge !
Goupilles, manetons, bielles, bagues à gorge,
Ses doigts intelligents palpent tout. Il comprend,
Devine, reconstruit, réinvente, — et s’éprend
Du chariot vivant que nous nous fabriquâmes.
L’arbre pris dans la masse avec toutes ses cames
L’enchante. Il est Vulcain. La fonte le connaît.
Il donne un coup de poing dans son petit bonnet,
Et ce dieu, dont soudain rayonne le visage,
Trouve la pression du ressort d’embrayage.
Il ne peut plus cacher à Mars qu’il est séduit
Par le moteur qui tourne à régime réduit ;
Devant la magnéto sa joie est débordante ;
Il s’entre son bonnet comme celui de Dante ;
Il embrasse Vénus ; il force Jupiter
A se mettre à genoux pour mieux voir le carter ;
Il flatte de la main la bête fantastique,
Caresse ses gros yeux de cuivre, les astique,
Et soudain disparaît sous son ventre… Il est fou !
Quand il ressort, il a dans ses dents un écrou.
Jetant son vieux forceps noirci par les fournaises,
Dans le coffre d’outils il prend les clés anglaises.
La tunique du dieu devient un bourgeron.
Et tandis que, penché vers le grand Forgeron,
Jupiter, qu’un désir d’enlèvement tourmente,
Lui demande combien, pour ravir une Amante,
Ce monstre peut valoir de Centaures, — deux ? trois —
Vulcain ouvre, en riant, quatre fois ses dix doigts.
Puis il redisparaît en serrant sa ceinture.
A ce moment, dans les coussins de la voiture
Sous laquelle Vulcain se passe au cambouis,
On découvre un bull-dog de cinquante louis.
Il dort. Il est affreux. Diane le réveille ;
Et comme Cupidon mollement s’émerveille,
Sur cette truffe noire et luisante d’humour
Elle pose un baiser qui dit : « C’est un amour ! »
Le bull, flairant, aux plis du péplos qui se bleute,
Que cette dame-là doit avoir une meute,
L’adopte, et sans daigner, d’ailleurs, faire de frais,
Se rendort en calant son nez sur un bras frais.
Mais les dieux veulent tout visiter : c’est la douane.
On prend les sacs. Mercure, à ces choses idoine,
Fait connaître aux fermoirs ses doigts fins et musclés.
Sa main est un trousseau vivant de fausses clés !
La valise — est-il rien, pour Hermès, d’hermétique ? —
S’ouvre d’une façon toute diplomatique.
On fouille tout. Vénus arbore avec orgueil
Un chapeau qui lui met une rose sur l’œil.
Ce geste est le signal d’une scène sauvage.
Les bras des dieux sont pleins d’articles de voyage :
Argent, pégamoïd, peau de porc et cuir vert.
Hébé, folle en voyant de quoi mettre un couvert,
Vient, sur le marchepied, d’ouvrir une cantine
Ingénieuse au point qu’elle en est enfantine,
Et fait reluire, avec son chiton dorien,
Des tas d’objets anglais qui ne servent à rien.
Les nécessaires noirs entrebâillent, féroces,
Leurs gueules dont les dents sont l’ivoire des brosses ;
C’est le débarquement, sur les gazons épais,
De toute cette rue exquise de la Paix !
Des flacons que vous-même, ô Guerlain, vous remplîtes,
S’alignent, reluisants sous leurs casques d’hoplites !
On voit profondément rêver les Immortels
Devant une machine à faire les cocktails.
L’aigle de Jupiter s’aperçoit — et soupire, —
Sur un coupe-papier de cristal, genre Empire.
Et Mercure, — tandis que Phébus-Apollon
Trouve, dans un buvard de maroquin grain long,
Les vers d’un jeune auteur, et tâche, pour les lire,
D’en découvrir le rythme avec la Grande Lyre
Sur laquelle est sculpté Marsyas écorché, —
Mercure, visitant un étui guilloché,
Vole, de cette main qui toujours récidive,
Des cigarettes d’or où l’on voit le khédive.
Cupidon, qui s’empare, en criant : « Eurêka ! »
D’un diabolo de corne et de gutta-percha,
Essaye de jongler ; Vénus, pendant qu’il jongle,
Se passe un polissoir d’écaille sur un ongle ;
Et nul ne pense plus à Vulcain ; et Vulcain,
Qui vient de découvrir que le vilebrequin
Assure aux frottements une huile lente et sage,
Est livré tout entier aux beautés du graissage !
Apollon lit toujours les vers du jeune auteur ;
Hébé poursuit, avec un vaporisateur,
Mercure qui, devant le jet d’eau de Cologne,
Fuit en prenant sa pose à la Jean de Bologne.
Une boîte à bijoux, soudain, darde un tiroir :
Alors, c’est le collier, les bagues, le miroir,
Et c’est la bonbonnière à poudrer le visage
Dont, instantanément, Vénus trouve l’usage.
Rapide, elle se poudre, et prend un petit air
Que Junon aussitôt reproche à Jupiter.
Querelle. Allusions. Il est parlé d’un cygne.
Diane, cependant, qui sans scrupule assigne
Un destin fantaisiste aux objets élégants,
Pince le nez du bull avec un ouvre-gants.
— Et, couché sous l’acier du carter qu’il trépane,
Vulcain vient d’achever de réparer la panne.
A ce moment se place un double incident.
Mars
Découvre avec stupeur Kirby Beard et Leuchars ;
Mais, pour bien établir qu’il n’aime que la gloire,
De la trompe de cuivre il va presser la poire.
L’étincelant buccin pousse le cri des veaux.
Terreur des dieux. Morphée agite ses pavots.
Tout va bien. Elle dort. Il dort. On se rassure.
Et l’on regarde, au col d’un flacon noir, Mercure
Tordre un fil, qui soudain cesse de tenir bon.
Explosion. Fusée. Extra-dry. Mumm ! — D’un bond,
Les dieux sont prêts à fuir. Venus réincarcère
Tous les fers à friser dans le grand nécessaire.
Morphée agite ses pavots. Bien. Elle dort.
Il dort. On se rassure. Et dans les coupes d’or,
Tout en laissant du vol Mercure responsable,
C’est, au lieu du nectar, le champagne qu’on sable.
On en passe à Vulcain. Lui, sitôt qu’il a bu,
D’un grand revers de bras sèche un rire barbu,
Et, trouvant la liqueur acide, en redemande,
Afin de nettoyer un pignon de commande.
On en passe à Morphée. Et ce vieil Immortel
Est, dans le vin mousseux, pris d’un fou rire tel
Qu’il en laisse tomber trois gouttes dans les Rêves.
Alors, au lieu des chars, nymphes, athlètes, glaives,
Carquois, couronnes, nefs, on voit sortir du sac
Des danseuses de tulle et des clubmen en frac,
Des petites autos de fabrique française,
Des petits yachts, des petits meubles Louis Seize,
Et des petits chapeaux si grands qu’ils ont tous l’air
Du chapeau de Mistress Benwell par John Hoppner !
Vénus, très rouge, ayant de plus en plus sa rose
Sur l’œil, passe un manteau d’opossum, et propose
D’essayer la voiture : elle est pour les essais.
Cris. Tumulte. On revêt des châles écossais…
Mais on hésite. Alors, Vulcain cambre son râble,
Parfait chauffeur. Il dit combien est préférable
La nouvelle Chimère aux antiques Griffons ;
Il dit — et ses deux mains s’essuient à des chiffons,
Toutes noires d’avoir décrassé la crépine, —
La volupté de fuir, — et d’un fouet d’aubépine
Il époussette les coussins, — la volupté
De fuir, — et son doigt tourne un bouton molleté
Qui règle le débit d’huile des compte-gouttes, —
La volupté de fuir sur la blancheur des routes,
Si vite qu’à la peur de se briser les os
On ajoute la peur d’écraser les oiseaux !
« Venez ! dit-il aux dieux. Lorsqu’en ce char on grimpe,
Sur ces larges coussins bien plus que sur l’Olympe
On se sent tout à coup maître de l’Univers !
Nos dormeurs sont bercés par des songes divers :
Venez ! Nous reviendrons dans une heure, ici même. »
Vénus grimpe, esquissant de son geste un : « Qui m’aime
Me suive ! » Étant vêtu de poil de chèvre, Pan
Sent qu’il a le costume et répond en grimpant.
Ils grimpent tous, — Minerve même, un peu confuse.
Diane, à qui l’on offre une place, refuse,
Trouvant peu compatible à ses goûts forestiers
Un char qui ne peut pas passer par les sentiers.
L’Amour est réclamé par plusieurs voix rieuses :
Mais comme il n’est jamais dans les bandes joyeuses
Et qu’il voit deux amants dormir au bord de l’eau,
Il demande à rester avec son diabolo.
— « Et Phébus ? » dit Junon, s’emmitouflant de gazes.
Phébus, que fait rêver la quarante-pégases,
S’avance. Mais soudain : « Non ! » dit-il. Son front luit,
Et, pâle, il met sa lyre entre le monstre et lui.
Craint-il qu’un char trop neuf ne soit pas poétique ?
Il aime l’avenir, pourtant, ce Prophétique !
Mais, Pyroïs ! Æthon ! Eoüs ! c’est à vous
Qu’il pense, ô beaux Chevaux arrondisseurs de cous !
Et c’est à toi, Phlégon ! le plus beau du quadrige !
Quoi ! vous trahira-t-il pour goûter un vertige ?
Il fait signe à Junon qu’aux radieux Chevaux
Il ne peut pas donner d’invisibles rivaux
Qu’un Parthénon jamais n’aura sur sa métope !
Et sentant, malgré lui, qu’en lui se développe
L’amour du Monstre noir, il veut faire semblant
De demeurer fidèle à l’Attelage blanc !
Junon prend son grand air du temple d’Agrigente,
Et monte.
Mais Vulcain, qui visite une jante
Dans laquelle s’enchâsse un gros serpent python,
S’inquiète en sentant mollir le capiton
Dont il faut que la roue, en roulant, s’auréole.
Jupiter, des deux doigts, claque un appel : « Éole ! »
Le dieu dont le visage est plus pommé qu’un chou
Paraît ; puis, abouchant avec le caoutchouc
Son outre, il emprisonne au creux du pneumatique
L’air bleu qu’il destinait aux coteaux de l’Attique.
« Et du feu ? » dit Vulcain, vers les phares penché.
Jupiter, des deux doigts, claque un appel : « Psyché ! »
Un bras nu tend la lampe immortelle et fragile,
Et le bec de nickel s’allume au bec d’argile.
Vulcain met le moteur en marche. Et l’on dirait
Qu’il moud le café des Cyclopes. Tout est prêt.
Mais, pour tourner, il faut que le lourd char recule…
Jupiter, des deux doigts, claque un appel : « Hercule ! »
Croyant l’instant venu d’un treizième travail,
L’énorme demi-dieu nourri de bœuf et d’ail
Surgit. Il voit qu’un monstre aux yeux de feu s’apprête
A ravir tout l’Olympe. Il bondit, perd la tête,
D’un seul rond de massue obscurcit tout l’éther,
N’écoute pas Vulcain, n’entend pas Jupiter,
Renverse Mars qui veut empêcher la rencontre.
Rien ne peut l’arrêter, il va…
L’Amour se montre.
Alors, se souvenant d’Omphale et de son lit,
Il recule. Il a peur. Et pendant qu’il pâlit,
Vulcain peut s’expliquer. Ayant haussé l’épaule,
Le héros tend son pied vers le monstre de tôle,
Et, comme l’on écarte un fétu de méteil,
Il le fait reculer du bout de son orteil.
Puis, honteux d’un exploit qu’il trouve ridicule,
Il disparaît, d’un bond, dans le grand crépuscule.
Phébus, en feuilletant son livre dans les fleurs,
Regarde démarrer la barque aux flancs ronfleurs :
L’aigle de Jupiter bat des ailes en proue
Et l’oiseau de Junon, en poupe, fait la roue ;
Vulcain, fauve, injurie, en pressant des leviers.
Ceux qui veulent rester dans les bois d’oliviers ;
« Au revoir ! » font des bras envolés en corbeille ;
Et puis, plus rien… de la poussière… un bruit d’abeille…
Phébé fait faire au bull, de la patte : « Au revoir ! »
La nuit vient. Cupidon s’exerce à recevoir
Le diabolo : la chose aérienne monte,
Descend, deux fois, trois fois, quatre fois, — l’Amour compte.
Et, peu à peu, changeant de forme et de couleur,
Comme c’est lui qui joue, elle devient un cœur !
Morphée agite ses pavots ; le Musagète,
Voyant l’ombre tomber sur le livre, le jette ;
Et les songes, autour des dormeurs, vont dansant…
Tandis qu’au loin, faisant du quatre-vingts, du cent,
Projetant sa lumière en deux terribles cônes
Que traversent parfois, d’un bond, des petits faunes,
L’automobile fuit, toute pleine de dieux,
Et que, cessant déjà d’être mélodieux,
Et sur le marchepied accroupi comme un singe,
Pan déchire le soir des cris de sa syringe !

Une heure après. Le Bois. Les amants endormis.
La machine a repris sa place. On a remis
Tout en ordre. Les dieux ont disparu. Morphée
S’est envolé. Le vent, d’une fraîche bouffée,
Vient d’éveiller le couple. Un petit cri d’effroi.
Comment a-t-on dormi si longtemps ? Il fait froid.
Lui se lève, songeant à cette panne. Un phare
L’éblouit. Quoi ! les deux… rallumés ? Il s’effare.
Elle, non. Mais il voit que tout est réparé.
— « Bah ! on s’étonnera quand on sera rentré ! »
Bâille-t-elle. Mais Lui, de nouveau, gesticule,
Car les pneus sont plus durs que les biceps d’Hercule.
— « Tant mieux ! Partons ! » Et comme elle réendossa
Son Pélion de poils, il remet son Ossa.
Mais elle a tressailli : quel est, dans la doublure,
Ce parfum ?… Il accourt. Il plonge sa figure
Dans le grand vêtement où Vénus a passé.
Et tout d’un coup, brûlant, frénétique, insensé,
Et couvrant de baisers sa compagne interdite,
Il cherche dans son cou le parfum d’Aphrodite !
La hâte de rentrer augmente. Ils sont tous deux
Sur le siège. Départ. Trompe. Les coteaux bleus
Se mettent à courir. Un val s’ouvre, plus ample.
Des cyprès noirs, un pin, une colonne, un temple
Filent. La lune danse. Et quand le Bois Sacré
N’est plus qu’une chenille au flanc d’un mont nacré,
Soudain, dans la voiture énorme et fantômale,
On voit sortir de la délicieuse malle
Dont le couvercle plat vient de se soulever
La tête de l’Amour qui se fait enlever.
Il sort tout doucement, regarde avec malice
Les deux gros dos que font la mante et la pelisse
Comme deux chats dont le moteur est le ronron ;
Il s’étire, tout nu, sur les coussins marron,
Se renverse en croisant ses deux petites jambes,
Et, tout en fredonnant un de ces dithyrambes
Où bouillonnait le vin de Pindare enivré,
Il allume une cigarette à bout doré
Que lui passa sans doute en cachette Mercure.
Et les deux voyageurs roulent dans l’heure obscure,
Se demandant : « Qui donc, en ces parages grecs,
Rendit de l’air aux pneus et de la flamme aux becs ? »
Ils roulent ! et déjà, grisés par la vitesse,
Se demandant de moins en moins : « Qui donc était-ce ? »
Ils roulent, engourdis, bercés et poussiéreux,
En emportant l’Amour qui sourit derrière eux.

Cambo, 1908.

XXIV
LES DOUZE TRAVAUX

ΗΡΑΚΛΕΣ ΑΝΑΠΑΓΟΜΕΝΟΣ

(Bas-relief de la Villa Albani.)

Le dernier de ces lits de repos longs et bas
Dont il est évident que le destin n’est pas
De prêter leurs coussins à la douceur des sommes,
Mais de faire à leurs pieds s’écrouler les grands hommes,
Fut celui qu’illustra Madame Récamier.
La reine de Lydie, Omphale, eut le premier.
L’un fut en acajou, l’autre fut en ivoire,
Car la Fable est toujours plus belle que l’Histoire ;
L’un nous est apparu, déjà, dans un portrait ;
En un songe, ce soir, l’autre nous apparaît…

C’est un beau songe antique. Un jour doré le baigne.
Le chapiteau fleurit. La colonnade règne.
Un rectangle de ciel comme un vélum se tend.
La Reine est sur son lit. Elle file. On entend
Soupirer ce flûteau d’os de phénicoptère
Dont les esclaves noirs tiraient tant de mystère.
Tout repose. Dans la clepsydre au flanc bombé
L’instant est une perle avant d’être tombé.
Une fontaine allonge une lèvre de tuile.
Des trépieds sont chargés de ces gâteaux à l’huile
Où le miel dessinait d’ingénieux réseaux.
On voit près du grand lit la corbeille à fuseaux,
Comme un esquif auprès d’une nef triomphale.
Et sur les mains d’Omphale, et sur les bras d’Omphale,
Et sur le cou d’Omphale encore, et sur son sein,
Danse en losanges verts le reflet d’un bassin.
Si notre rêverie était plus tôt venue,
Elle eût, dans ce bassin, surpris la Reine nue,
Car des voiles mouillés sont écrasés au bord.
Maintenant, regardons tourner le fuseau d’or.
Mais le fameux rouet d’Omphale ? va-t-on dire.
— Les Grecs ne connaissaient que le fuseau. Traduire
Atractos par rouet serait un contresens ;
Et bien que je sois plein de respect pour Saint-Saëns
Et que devant Hugo, toujours, je m’agenouille,
C’est au fuseau qu’Omphale a filé la quenouille.
Donc, Omphale, au fuseau, file, et, tout en filant,
Omphale, vers qui vient Hercule d’un pas lent,
Omphale, vers qui vient, de colonne en colonne,
Celui que désormais nul rêve ne talonne
Puisque, accrochant au ciel sa gloire douze fois,
Il fit du Zodiaque un râtelier d’exploits,
Le regarde venir, du fond du péristyle,
Avec une tendresse infiniment hostile.
C’est lui.

Lorsque parfois il s’arrête un moment,
Il a l’air de remplir l’entre-colonnement.
Chacune de ses mains est un Péloponèse.
Il ne ressemble pas à l’Hercule Farnèse,
Attendu qu’un héros n’a jamais le front bas.
Le goût qu’il eut toujours de ne reculer pas
A cambré dans ses reins l’arc de la résistance.
On voit battre son cœur même à cette distance.
Sa forme à toute règle échappe avec dédain,
Comme si Jupiter eût appris de Rodin
L’exagération sublime des volumes,
Ou bien qu’ayant été forgé sur des enclumes,
De peur qu’on n’effaçât les larges coups sur lui,
Avant d’être achevé ce corps se fût enfui.
La Massue arrachée à la forêt prochaine
Semble, entre ces doigts-là, du liège peint en chêne.
Il approche. Il est bien comme l’on veut qu’il soit,
Vêtu de son lion, et tel qu’on le reçoit
Du fond de la légende obscure que menace
De trop nous expliquer Denys d’Halicarnasse.
Émergeant du mystère, il marche plus nombreux.
Peut-être est-ce déjà le Samson des Hébreux.
Les confins de la Fable offrent des crépuscules
Où Varron a compté quarante-deux Hercules.
Lequel celui qui vient peut-il être ? — Lequel ?
On ne sait pas. Hercule, Héraklès, Harokel,
Le Crétois, l’Indien, il les est tous ensemble.
Il mêle, dans ce corps si copieux qu’il semble
Devoir mouiller le monde en sortant de son bain,
L’Hercule égyptien et l’Hercule thébain.
C’est l’Hercule intégral, la Force Hérakléenne,
Qui se repose, après sa terrible Douzaine,
Trouvant son nom trop grand pour daigner l’augmenter.
C’est le Mythe. Et ce Mythe est si sûr d’exister
Que, même en l’accusant d’être un mythe solaire,
On n’arriverait pas à le mettre en colère.
Il ne travaille plus, parce que ses rivaux
Se chargent de refaire, à présent, ses travaux,
Pendant que lui, plus fort que tous, étant le Mythe,
S’ajoute les rayons de quiconque l’imite.
Tel, ayant le Lion, la Massue, et cet air
Qu’il paraît qu’ont tous ceux qu’engendra Jupiter,
Il avance, faisant, avec sa main distraite,
Le geste machinal d’étrangler une bête,
Et, par le mufle roux, casqué d’un bâillement
Qui semble être celui de son désœuvrement.

Si l’Hercule qui vient est intégral, l’Omphale
Qui regarde venir cet Hercule est totale.
Depuis Pandore, on n’a rien fait de plus complet ;
Et Venus, qui, selon Hésiode, se plaît
A collectionner les sourires, se penche
Dans l’azur, au-dessus de cette Omphale blanche,
Et, sitôt qu’un sourire échappe à sa beauté,
Elle prend ce sourire et le met de côté,
Comptant s’en resservir dans la femme future.
Elle est tout l’artifice et toute la nature,
Cette Omphale. Ses cils ont un si long frisson
Qu’ils pourraient n’être pas noircis. Mais ils le sont,
Sa figure n’aurait pas besoin d’être peinte,
Mais elle l’est. Sa grâce ignore toute crainte
Parce que sur son corps les tissus assouplis
Inévitablement s’arrangent en beaux plis.
Elle croise ses deux sandales de manière
A montrer ses fameux orteils qu’une lanière
Sépare avec amour des doigts moins importants.
Elle ferme à demi ses yeux de temps en temps
Pour qu’ils semblent plus grands chaque fois qu’ils se rouvrent.
Ses gestes étourdis savent ce qu’ils découvrent
Et ses discours naïfs ce qu’ils tiennent couvert.
Elle porte le deuil du roi Tmolus, en vert.
Sa bouche est une fleur que ses yeux veulent vendre.
Et, blonde d’autant plus que le fleuve Scamandre
Roulait en ce temps-là des flots oxygénés,
Elle fait remuer les ailes de son nez,
Car il est entendu que leurs nez n’ont des ailes
Que pour nous révéler qu’elles sont sensuelles.
Elle ne peut d’ailleurs faire un seul mouvement
Qui ne soit immortel tout naturellement,
Et ses deux bras, levés pour dégager la boucle
Qui de son diadème accrocha l’escarboucle,
Ont déjà, tant la femme entière est dans sa peau,
Le geste qui remet l’épingle du chapeau.

Or, un arbre a poussé dans cette cour de marbre,
Triste de n’avoir pas tout le destin d’un arbre,
Car il a le soleil, mais il n’a pas le vent.
Et quand Hercule passe, il lui parle, souvent.
C’est un pin. Et le chœur des cigales l’habite.
Ce soir, sans écouter, Hercule passe vite.
Fauve, entre les piliers comme entre des barreaux,
Il marche. Il est tombé dans la fosse aux héros.
Qu’ouvre aux victorieux l’éternel gynécée.
Il marche, et, tout d’un coup, la crinière baissée,
S’apercevant, du coin de ce gros œil d’onyx
Qui garde un reflet vert d’avoir vu l’eau du Styx
Entourer de ses ronds la funèbre grenouille,
Qu’Omphale le regarde en filant sa quenouille,
S’arrête, plus tremblant que n’ont jamais été
Les épis du millet, que l’on sème en été ;
Car lui qui d’un lion s’est fait une chlamyde,
Cette femme petite et peinte l’intimide.
Pyrrha faisait déjà trembler Deucalion !
Hercule, sur son dos, a la peau d’un lion,
Mais elle a, sur son lit, la peau d’une panthère :
C’est pourquoi la massue énorme tombe à terre !
Une cigale chante.
Elle chante : « Il paraît
Qu’un Centaure traverse au galop la forêt,
Emportant à son col une vierge penchante ! »
Hercule n’entend pas.
Une cigale chante :
« Il paraît que tous les Brigands sont de retour ! »
Une cigale chante : « Il paraît qu’un Vautour
Dans le plus grand des cœurs hideusement picore ! »
Hercule n’entend pas.
Une cigale encore,
Chante, qu’il n’entend pas, ou qu’il entend trop bien :
« Il paraît qu’il existe un géant libyen
Qui propose aux passants des luttes inégales. »
C’est ainsi, dans le pin, que chantent les cigales,
Car les héros toujours ont de ces voix sur eux.
Mais d’une Lydienne Hercule est amoureux :
Avec l’air ambigu d’un simple qui se vexe
De sentir qu’il commence à devenir complexe,
Il se vient gauchement devant elle planter,
Et, voulant à la fois dans ses bras l’emporter,
Et mettre, comme un fruit, son cœur, pour elle, en quatre,
Et la débarbouiller de son fard, et la battre,
Rouge, il frappe du pied, comme un énorme enfant.
Sûre de son pouvoir et qu’un rien la défend,
Omphale lui sourit derrière un fil de laine.
Vénus prend ce sourire en disant : « Pour Hélène ! »
Hercule s’enhardit, il se penche… Et pendant
Qu’une cigale chante : « Il paraît qu’en rôdant
Un pâtre a vu des os sur le seuil d’une crypte ! »
Pendant qu’une autre chante : « Il paraît qu’en Égypte
Le monstre Busiris fait régner les effrois ! »
Il demande un baiser.
Il en obtient deux, froids.
Il en veut deux brûlants.
Il en obtient trois, chastes.
Et comme il tend vers elle encore des mains vastes,
Elle y met le fuseau, la quenouille et le fil.
« Qu’est-ce que ces petits objets ? » demande-t-il.
Chez les Monstres dont il fréquenta les mâchoires
On ne rencontre pas beaucoup ces accessoires.
Il a bien vu filer sa mère, mais ses yeux
Sont naturellement si purs et si pieux
Qu’en ce léger jouet d’une belle inhumaine
Il ne reconnaît pas la quenouille d’Alcmène.
Omphale explique alors que l’on file, et comment,
Et se met à filer d’un air sage et charmant.
Et pendant qu’elle file et, de la cime blanche,
Montre comme on détache une frêle avalanche
Dont le courant laineux doit, d’un pouce avisé,
Vers le fuseau sans cesse être ductilisé,
Hercule, que ravit cette leçon de choses,
Voit fondre la quenouille et fuir, sous ces doigts roses
Qui d’un petit glacier sont devenus l’Avril,
La neige du flocon dans le ruisseau du fil.
Mais le charme et le fil se rompent lorsque, brusque,
D’un geste qu’on croit voir peint sur un vase étrusque,
Elle tend la quenouille au colosse ébloui
Pour qu’il file à son tour.
«  — Moi ? » — Lui !
Derrière
Où se tiennent debout des Gloires qu’on insulte,
La proposition cause un certain tumulte.
Tendre un objet fragile à ses terribles doigts,
C’est les accuser d’être infâmement adroits !
Il a pris la quenouille ainsi qu’un brin d’éteule.
« Qu’il se serve de ça, celui qui dans la gueule
Du lion mit la main gauche — comme ceci —
Pendant qu’il le frappait de la main droite — ainsi ? »
Et, pour frapper une ombre un instant aperçue,
La quenouille, en tournant, devient une massue.
« Jamais ! »
Et la quenouille est lancée au plafond.

Or, comme, le plafond, c’est le grand ciel profond,
La quenouille, rendue éperdument légère
Par le bon coup de bras du puissant Clavigère,
Monte. Elle a l’air, traînant par son fil son fuseau,
D’un grand oiseau que suit un plus petit oiseau.
Va-t-elle, en retombant, causer quelque blessure ?
Omphale lève un bras… puis elle se rassure :
La quenouille, toujours, monte vers le ciel bleu.
Hercule craint d’avoir été trop loin.
Ce jeu
Pourrait sur ses amours déchaîner la rafale.
Il regarde, en dessous, Omphale.
Mais Omphale
Sourit, entre ses dents ayant mis son collier,
Un sourire à trois rangs de perles, singulier,
Et qui d’un cœur de roi ferait un cœur de pâtre.
Vénus prend ce sourire et dit « Pour Cléopâtre ! »
Hercule se rapproche avec des yeux d’amant.
« La chose, en retombant, dit-il modestement,
Ne pouvait fendre un front ni casser un pilastre,
Car tout ce qu’il envoie au ciel devient un astre ! »
Et la reine, en rêvant, pose sa tête sur
Ce bras qui va trop loin, c’est vrai, mais dans l’azur ;
Et la petite flûte africaine soupire,
La flûte qu’une loi, plus tard, dut interdire,
Parce qu’à sa chanson la volonté s’endort.
Il n’est plus question de la quenouille d’or
Qui, dans des milliers d’ans, surprendra l’astronome.
Respirant des parfums qu’à mesure on lui nomme,
Le héros est en train de s’instruire beaucoup :
Il apprend que le lierre est le parfum du cou,
Cependant qu’aux sourcils convient la marjolaine.
Mais il sent sur sa main un frôlement de laine :
« Qu’est-ce ? » fait-il. — Son œil n’est pas encourageant.
Rien. C’est une quenouille. Une autre.
Elle est d’argent.
Doucement, derrière elle, Omphale a, d’un long coffre,
Tiré cette quenouille admirable, qu’elle offre
A son seigneur Hercule.
Il la prend de si haut
Qu’à son poing la quenouille à l’air d’un javelot.
« Filer, lui, le vainqueur de l’Amazone ? »
Il mime
Son deuxième exploit. Sous la pointe sublime
La guerrière est tombée. Il va la mettre à mort,
Lui prend le bouclier d’une main qu’elle mord,
Puis, généreux, brisant le javelot, fait grâce.
Et, sans paraître voir la quenouille qu’il casse :
« Certes, ce n’est pas moi qui jamais me battrai,
Dit la reine, car l’homme a toujours préféré
La femme qui sourit à celle qui milite :
Lorsqu’on peut être Omphale on n’est pas Hippolyte !
Mais ne m’auriez-vous pris, à moi, qu’un baudrier ? »
Il la regarde.
Et c’est en bois de coudrier
Qu’est faite la quenouille, alors, qu’on lui présente.
Mais sitôt qu’il la tient par sa tige luisante,
D’un autre souvenir devenant le jouet,
Il fait claquer le fil : la quenouille est un fouet ;
Et les quatre chevaux qui mangèrent leur maître
Dansent devant Hercule ; et quand il a fait mettre,
En un cirque où le sang de Diomède bout,
Lampus, Xanthus, Darus et Podargus debout,
Il ne reste du fouet qu’un tronçon de quenouille.
La vision s’efface. Une sueur le mouille.
Alors, il est surpris, l’Athlète, le Tueur,
Que pour fouetter de l’ombre on se mette en sueur.
C’est donc un autre exploit l’exploit qu’on fait revivre ?
Et lui, qui, dans l’orgueil dont sa force l’enivre,
Eut parfois pour la Muse un regard dénigrant,
Rend justice au Poète et connaît qu’il est grand.
Puis, content d’être fort et d’avoir été juste,
Il demande du vin.

Et c’est un vin robuste
Que les femmes d’Omphale apportent, c’est le sien ;
Et dès qu’il a vidé le large bol ancien,
Il est comme un berger que rend dithyrambique
D’avoir bu du vin grec dans une peau de bique ;
Il affirme à la reine, en buvant coup sur coup,
Que le bois de son bol donne à son vin bon goût :
Il ne voyage pas sans son grand bol de hêtre !
La reine lui répond que maintenant, peut-être,
Il daignera filer cette quenouille-ci.
Hercule dans son bol a froncé le sourcil.
Elle est en bois d’érable. « Hein ! filer ? lui, Hercule ?
De la laine ? » — Il titube. — « Alors, qu’on l’émascule ! »
Il s’exprime crûment à cause qu’il a bu !
« Lui ! comme s’il portait, Nymphe au menton barbu,
Le doux nom de Chloé, peut-être, ou d’Éryphile,
Qu’il file ! »
Il fait tourner la quenouille.
« Qu’il file ! »
— Et la quenouille esquisse un triple horion, —
« Lui qui, lorsque l’absurde et triple Gérion
Voulut, pour quelques bœufs, crier comme trois ânes,
A, dans ses trois gosiers, fait rentrer ses trois crânes ! »
Et d’un geste de fou qu’il va falloir lier,
Il casse la quenouille en deux contre un pilier.
Faire filer Hercule est chose difficile.
Ni Macrobe ni Diodore de Sicile,
S’ils ont su qu’il fila, n’ont pu savoir comment.
Omphale a mis ses mains sur le torse fumant,
Qui s’apaise et reprend sa beauté lapidaire.
Et c’est bien, maintenant, Celui du Belvédère,
C’est le Torse divin, c’est le Chef d’Œuvre, c’est
Celui que Michel-Ange en mourant caressait,
Que la reine caresse avec un air étrange,
Et de tout autres doigts que ceux de Michel-Ange :
Et son sourire a l’air de cacher un émoi.
Vénus prend ce sourire en murmurant : « Pour moi. »
Et la quenouille, alors, est d’ébène cassante.

Car elle est chaque fois plus frêle, pour qu’il sente
Que, plus il la refuse, et plus elle sera
Irritante à filer, lorsqu’il la filera,
L’homme de ses fiertés devant porter la peine.
Mais Hercule, du bout de la pointe d’ébène
Qu’il vient de décoiffer de sa laine en soufflant,
Et qu’il laisse courir sur le dallage blanc
Ainsi que le burin sur la cire des tables,
Dessine un fleuve, un plan d’aqueduc, des étables,
La fosse où le fumier trouva son entonnoir,
Puis, empâtant une ombre avec son burin noir,
Montre comme on punit l’ingratitude abjecte
D’un roi qui ne veut pas payer son architecte.
La quenouille suivante est en bois de sapin.
Il la prend.
Au miroir Omphale se repeint,
Et, pour que les parfums persuadent Hercule,
D’une ampoule d’albâtre elle ôte l’opercule.
Mais, l’odeur du sapin évoquant la forêt,
Hercule avec ses chiens se revoit en arrêt…
Pour lever des bras nus dont la fraîcheur assoiffe,
Après s’être repeinte Omphale se recoiffe,
Et sa bouche, un instant, lui sert d’épinglier.
Mais Hercule, hagard, ne voit qu’un sanglier ;
Et, fonçant dans le rêve où sa fureur se grise,
Il attaque le mur d’un épieu qui se brise.
« Bon ! » dit la belle bouche, « une quenouille encor ! »
Et laissant sur le sol choir les épingles d’or,
La bouche se rapproche. Et lui, souffle de haine
D’avoir vu sur le mur l’ombre Érymanthéenne !
Mais Omphale a compris, à le voir résister,
Que l’instant est venu de le laisser goûter
Son âme sur sa lèvre. Alors, bien que cette âme
Ait un goût prononcé de rouge de carthame,
Il goûte un de ces longs et noirs baisers d’amour
Qui font dire, en rouvrant les yeux : « Tiens ! il fait jour ! »
Et lorsque, retrouvant lentement la lumière,
Ses lourds yeux éblouis se rouvrent, la première
Chose qu’il aperçoit, c’est…
Elle est en roseau,
Et lui propose, au bout de son fil, son fuseau
Dont le peson splendide est fait d’une turquoise,
Comme un gros hameçon à la danse narquoise.
« Depuis quand pêche-t-on à la ligne un dauphin ? »
Dit le colosse, avec un rire qu’il croit fin.
Et pour montrer comment — tout d’un coup il y songe ! —
Il pêcha le taureau maritime qui plonge
Et broute sous les eaux l’algue comme du foin,
Il saisit la quenouille, et, la dardant au loin,
Il retient le fuseau dont le fil se déroule :
Le monstre harponné veut s’enfuir sous la houle,
Mais en vain ! Et sur les fenouils de Marathon
Le taureau mugissant est pêché comme un thon.
Puis, sans remords d’avoir rendu veuve une taure,
Hercule, apercevant les gâteaux, se restaure.

Et, du milieu des plats, pour son goût trop étroits,
D’où croulent des beignets dont il prend trente-trois
Dans le temps qu’un moineau prendrait une cornouille,
Quelque chose s’élève : et c’est une quenouille
Qui pousse comme un svelte et rapide surgeon.
Il la regarde, tout en mangeant. C’est du jonc.
Bien. Il la prend, la tord, la retord, ressuscite
A son poing glorieux l’arc primitif, l’arc scythe,
Celui dont les contours sont ceux du Pont-Euxin ;
Puis il imite, avec des clameurs de buccin,
— Le fil servant de corde et le fuseau de flèche, —
Une chasse encor plus terrible que sa pêche !
Poète épique, il fait de la cour un vallon.
Et — prodige soudain par lequel Apollon
Entend signifier que l’illusion crée,
Et qu’il tombe du vrai de cette erreur sacrée
Que Pégase aux mortels souffle par ses naseaux, —
On voit tomber, d’un des invisibles oiseaux
Qu’Hercule croit tuer au-dessus du Stymphale,
Une goutte de sang sur la robe d’Omphale.
Miracle où la faveur des dieux se garantit !
Mais la femme éternelle et que rien n’avertit
Veut suivre jusqu’au bout sa petite pensée.
Elle feint la douleur d’une amour offensée.
Si d’ailleurs elle lève au ciel ses bras tremblants,
C’est que les bras levés rendent les doigts plus blancs.
Hercule n’aime plus puisqu’il n’est plus docile !
Soit. Elle ira mourir. Où ? Très loin. Dans une île !
Et jetant sur sa tête un triste voile bleu,
Elle tâche, à l’ingrat, de sourire un adieu.
Alors — c’est l’effrayant mystère de la grâce —
Sur ce visage faux un tel sourire passe,
Un sourire si pur, si noble, si navré,
Qu’on voudrait le revoir, sur un visage vrai,
Exprimer tendrement qu’il faut que tout finisse.
Vénus prend ce sourire et dit : « Pour Bérénice. »
Quand il la voit partir, il rugit. Lentement,
Le sourire revient vers le rugissement.
Sur le rugissement le sourire se pose :
Et c’est comme un volcan qu’éteindrait une rose.
A l’oreille d’Hercule Omphale parle bas,
Et, découvrant qu’il a les cartilages plats
Ainsi que les avaient les bons Pancratiastes,
Les couvre de petits baisers enthousiastes.
Il a l’air attaqué d’un bourdonnant essaim.
La quenouille suivante est d’ivoire abyssin,
Pareille exactement à celle qu’a décrite,
Dans sa vingt-huitième Idylle, Théocrite.
Hercule la fracasse en faisant voir comment
Il prit, en lui lançant dans les pieds un sarment,
La Biche, au bord du gouffre où sa blancheur circule.
La quenouille suivante est d’ambre blond. Hercule
La concasse, en montrant comment il dut avoir
Trois morceaux de miel blond dans la main pour pouvoir
Approcher de Cerbère aux trois colliers de bronze.
La quenouille suivante…
« Ah ! cela va faire onze ! »
Dit Omphale, d’un ton qui devient menaçant.
« Dépense-t-on sa gloire ainsi qu’on perd du sang ? »
Songe Hercule affaibli qui pousse la faiblesse
Jusqu’à prier la reine, alors, qu’elle ne laisse
Pas s’établir entre eux cette chose, aujourd’hui,
D’avoir, elle, voulu qu’il eût moins d’âme, lui,
Et que, filant la laine assis sur des étoffes,
Lui, l’Hercule futur des frontons et des strophes,
Il risquât d’être ainsi du poète chanté,
Et du sculpteur ainsi toujours représenté !
Il supplie. Et cherchant à rencontrer l’œil glauque,
Il entend tout d’un coup ce rire bas et rauque
Que doit toujours finir par entendre l’amant.
Alors, Hercule pleure. Il pleure abondamment.
Car jamais la douleur d’un héros ne lésine,
Pas plus qu’un pin blessé ne compte sa résine.
Il pleure. Et cependant il ne veut pas filer,
Quand un geste où l’on sent l’ordre se formuler
Lui tend une quenouille insolemment fragile.
Peut-il ne pas la mettre en poudre — elle est d’argile ! —
Lui qui, dès que sa ruse eut obtenu d’Atlas ?…
Il s’arrête, sentant qu’on ne peut guère, hélas !
Lorsqu’à faire un métier de femme on se refuse,
Se vanter d’un triomphe obtenu par la ruse ;
Mais, comme il a dompté les Cercopes velus
Pour pouvoir effacer l’exploit qu’il n’aime plus
Sans que ses douze exploits cessassent d’être douze,
Il brise sur le dos de la race jalouse
Sa quenouille… Et la reine, alors, sautant du lit,
Pâlit, blêmit, verdit, rougit et violit,
Se prend ses cheveux, blonds comme les hélikryses,
Et les arrache.
Omphale est sujette à ces crises
Quand elle a vainement dû jouer tous ses jeux.
Hercule ne voit plus qu’un rictus outrageux
D’où s’échappent des mots près desquels seraient fades
Ceux qu’apprend la Harpie aux marins des Strophades.
Qu’il souffre de la voir ainsi se dévoiler !
Il souffre. Et cependant il ne veut pas filer.
S’il n’était qu’un dieu, certe, il filerait. Mais comme
Il est un demi-dieu, son orgueil est d’un homme.
Un homme est obligé d’être plus fier qu’un dieu.
« C’est ainsi ? » hurle-t-elle. Et, tournant son œil bleu,
Elle s’évanouit.
Le vainqueur des Cercopes
N’a pas accoutumé de soigner des syncopes.
Gauche, il puise de l’eau qu’il jette sur le sein.
Des femmes, en criant, le traitent d’assassin.
Et pendant, sur son lit, qu’en hâte il la rapporte,
Omphale laisse pendre une tête de morte.
Il lui jure qu’il l’aime, au milieu des sanglots.
Et lorsque, lentement, se rouvrent les yeux clos,
Et que, d’une voix vague, elle répète : « Il m’aime ? »
Il comprend qu’il va voir surgir la douzième.
Il ne voit rien surgir. Plus de quenouille. Rien.
Une Omphale charmante. — « Il l’aime ? Tout est bien.
C’est fini maintenant. Elle n’a plus envie
Que de le rendre heureux pendant toute sa vie.
Elle est l’Épouse. Elle est l’Amante. Elle est la Sœur. »
Puis elle fait un signe en disant : « Le danseur ! »
Alors, on voit entrer un nain.
Et ce nain danse.

Oh ! comme il danse bien, ce nain ! Quelle imprudence
Pourrait-il y avoir à regarder ce nain
Danser son petit pas nonchalant et bénin ?
Il feint si gentiment des frayeurs amusées,
Lorsqu’il voit sur le sol des quenouilles brisées,
Que le Héros sourit de sa propre fureur.
Ce nain, rien qu’en dansant, vous tire de l’erreur
De croire qu’il faut prendre une chose au tragique.
Il danse autour d’Hercule, et sa danse magique
L’enveloppe d’un charme indulgent et subtil.
« Filer ?… ne pas filer ?… qu’importe ? » danse-t-il.
Et ce bouffon a de la grâce. Trop de grâce.
L’œil brillant. Trop brillant. La main grasse. Trop grasse.
Et, profitant de l’air que souffle un Nubien,
Il se met à tourner. Il tourne bien. Trop bien.
Il tourne autour de tout d’une telle manière
Qu’il a l’air de prouver qu’il n’y a rien derrière.
Il glisse, en exprimant d’un claquement de doigts
L’importance qu’il sied d’attacher aux exploits.
Sparte, qui bannissait les teinturiers de crainte
Qu’on n’apprît le mensonge à voir la laine teinte,
Eût craint, en permettant à ce nain de danser,
Que l’on n’apprît la fuite en le voyant glisser.
Pour affirmer le peu d’importance des chutes,
Tous les faux pas qu’il fait deviennent des culbutes.
A chaque pirouette enlevant son toupet,
Il adresse au Héros un salut de respect,
Pendant qu’un petit pli du coin de son visage
Fait, devant la grandeur, les réserves d’usage.
Le Héros, qui jamais ne fut un grand devin,
Répond par un salut naïf. Et c’est en vain
Que, pour rendre au Héros ce bouffon diaphane,
Un lys autour duquel il a dansé se fane.
Il danse, et doucement le Héros s’engourdit !
Il danse, comme un faune et comme un érudit,
Le vieux sicinium, aïeul des tarentelles,
Mais en y ajoutant quelques beautés mortelles :
Une désinvolture oblique, un sens caché,
Une invitation à rester détaché
De tout, et de la danse elle-même qu’on danse.
Il gambille un « Qu’importe ? » et sitôt qu’il se lance
Dans un saut qui toujours se garde d’être un bond,
Il retombe sur la pointe d’un « A quoi bon ? »
Toute cette gaîté manque un peu d’allégresse.
Mais il y flotte encore un tel charme de Grèce
Que c’est presque trop tard lorsque l’on s’aperçoit
Qu’il n’est pas une chose au monde qui ne soit
Par ce danseur alerte amoindrie en cadence,
Et que ce qu’on a pris d’abord pour une danse
A cause de la grâce et de l’agilité
N’est qu’un piétinement sournois de la beauté.
Et voici que pour la première fois Hercule
Sent vaguement qu’il ne va pas sans ridicule
D’être toujours coiffé d’un mufle léonin ;
Et ce géant, gêné par le regard d’un nain,
Dégrafe de son front d’abord, puis de son torse,
Cette peau de lion qui peut-être est sa force !
L’œil du nain luit ; et, sous le beau monstre gisant,
Pressé de l’avilir en le contrefaisant,
Il se glisse. Et la bête, alors, bouge la patte,
Comme ces animaux qu’habite un acrobate.
Et le bouffon imite, assis, couché, debout,
Le repas, le réveil, le rugissement, tout,
Sauf le je ne sais quoi qui fait que l’on se sauve ;
Et, croyant démasquer les procédés du fauve,
Pastiche les fureurs et les rébellions,
Singe qui ne veut pas que l’on croie aux lions !
Et quand Hercule voit le lion apocryphe
Se chercher gravement des poux avec sa griffe,
Un rire absurde et bas qui le prend malgré lui
Le secoue et le tient plié.
L’œil du nain luit.
Quel bonheur d’avoir fait le vainqueur de Némée
Rire de son lion devant sa bien-aimée !
Celle-ci n’attendait que ce rire fatal,
Une quenouille est prête.

Elle est toute en cristal.
Elle a l’air d’un glaçon que coiffe un peu de neige.
Le rire, pénétrant dans l’âme qu’on assiège,
La livre.
Hercule a pris la quenouille. Il se rend.
Mais tout d’un coup : « Et l’Hydre ?… »
Et, glaive transparent,
La quenouille dans l’air coupe des têtes. « L’Hydre ! »
La quenouille se brise en brisant la clepsydre
Où la reine marquait déjà combien de temps
Hercule filerait. « L’Hydre ! »… En débris tintants
La quenouille retombe : Hercule aux pieds d’Omphale
A redécapité l’Hydre polycéphale.
— « Douze ! »… murmure Omphale.
Alors, Hercule a peur.

Il a peur. Car il sent que, si l’être trompeur
Possède, ayant prévu que toute gloire s’use,
Une quenouille encor dans sa boîte de ruse,
Il n’a plus un exploit dans son sac de fierté.
Hélas ! de douze exploits lorsqu’on s’est contenté,
Il faut craindre qu’un jour les quenouilles soient treize !
Hercule le comprend, et qu’à l’heure mauvaise
Où la vie aux plus grands veut imposer des plis
On n’a jamais assez de travaux accomplis ;
Il le comprend, que, lorsque vient cette heure triste,
Ce n’est jamais qu’avec son œuvre qu’on résiste ;
Que, puisqu’il faut combattre à ce mur adossé,
Douze exploits, c’est trop peu pour construire un passé !
Le nombre de grandeurs qu’il faut rêver, c’est toutes !
Enfant, s’il n’eût voulu boire que douze gouttes,
Eût-il éclaboussé le ciel d’étoiles ? Non !
Il faut mordre la Gloire au sein, comme Junon !
Ah ! que n’a-t-il tué le Vautour du Caucase !
Lorsqu’on s’endort sur ses lauriers, on les écrase.
Il aurait dû tuer Cacus ! Il aurait dû…
Qu’elle ait une quenouille encore, il est perdu !
Triste, affaibli par un long bonheur sans histoire,
Il sent que l’héroïsme est nourri de victoire,
Et que, si grand qu’on fût, et quoi qu’on ait osé,
On n’est plus un héros quand on s’est reposé !
Et soudain, comme un bœuf qui meurt, il s’agenouille :
Car dans les yeux d’Omphale il a vu la quenouille.
— Soit. Elle l’a. Mieux vaut finir. Puisqu’elle l’a,
Qu’elle la donne. Il la demande : « Donne-la. »
Il pourrait essayer encor de la détruire ;
Mais il sent, dans son âme, introduits par le rire,
Grouiller et pulluler les « A quoi bon ? » du nain.
Des quenouilles, grands dieux ! le désir féminin
Étant plus patient qu’une source filtrante.
S’il faut en avoir trente, Omphale en aura trente.
Et toutes, désormais, pour lui, sont en acier.
La quenouille est en verre.
Il la prend. Il s’assied.
Dans le creux de sa main il la sent mal reçue
Par les callosités qu’a faites la massue.
Mais il file ! Il file à merveille ! On croirait qu’il
Veut égaler déjà Lucrèce et Tanaquil !
Comment la lourde main s’est-elle résignée
A ces légèretés glissantes d’araignée ?
Ah ! si vous pouviez voir les gouttes de sueur
Qui tombent, l’enduisant d’une étrange lueur,
Sur le terrible fil dont le fuseau s’engraisse,
Comme vous pleureriez, filandières de Grèce !
Et tandis qu’humble, adroit, il file, — de quel droit,
Lorsque l’on est plus fort, refuser d’être adroit ? —
Tout le peuple secret de l’impur gynécée,
Ceux par qui fut Omphale et coiffée et massée,
Et, goûtant sur leurs doigts encore le festin,
Les affreux cuisiniers, — tous, pour voir ce Destin
Sombrer, splendide nef, comme un obscur pamphile,
S’amassent entre les piliers. Hercule file.
Ah ! que rapidement cette nouvelle court !
Il y a tout de suite, au fond de cette cour,
Pour voir s’humilier ainsi le Mâle énorme,
Tout un rassemblement d’eunuques qui se forme.
On fait, pour voir sa honte, entrer des inconnus.
C’est un délire.
Et douze Amours viennent, tout nus,
Soulever la Massue à l’effroyable écorce ;
Et quand, joyeux de voir s’écrouler une force,
— Car ce sont les Amours et ce n’est pas l’Amour, —
Les douze porteurs blonds, dansant sous le poids lourd
Avec une gaîté que l’effort rend bossue,
Miment l’enterrement gamin de la Massue,
Le rire, autour d’Hercule, en cris toujours plus forts,
Monte. Il baisse la nuque. Il file.
Et c’est alors
Qu’Omphale, dont les yeux disent : « Nous triomphâmes ! »
Fait ce geste de trop que font toujours les femmes
Lorsqu’elles ont marché sur des peaux de lions.
Heureusement pour nous qui nous humilions,
Elles sauront toujours se perdre par ce geste.
Elle avance, et, d’un pied soudain vulgaire et leste,
Pour s’affirmer devant ses coiffeurs, se poser
Dans l’estime du nain, pour le plaisir d’oser
Voir jusqu’où peut aller ce que cet homme accepte,
Elle met sur sa nuque une sandale inepte.
Mais à peine un tel pied prend-il un tel appui
Qu’un long rugissement, suppléant à celui
Que ne sait plus avoir le fauve débonnaire,
Est, au fond du ciel bleu, poussé par le Tonnerre.
Jupiter de son fils a brusquement souci.
Tout frissonne, se tait, se courbe. Et c’est ainsi
Que, lorsqu’un peu trop loin les choses sont allées,
La montagne interrompt le rire des vallées.
Un grand nuage noir dans l’azur se formant
Descend sur le palais. Il vient rapidement.
Entre les quatre murs de la cour blanche il entre.
Les Amours sous le lit se cachent à plat ventre.
Le nuage descend. On se met à genoux.
Hercule file.
On crie : « Hercule, sauve-nous !
Tu peux, d’un bras levé, l’empêcher de descendre ! »
Hercule file, et n’a pas l’air de les entendre.
Le nuage, effaçant la corniche, effaçant
La métope, effaçant l’architrave, descend.
La Reine et le Bouffon rampent aux pieds d’Hercule.
Et la Reine dit : « Roi ! » — « Géant ! » dit l’Homoncule.
Il leur fait signe qu’il ne sait plus que filer.
Tout est noir. On étouffe. On commence à hurler.
Et, parfois, quand l’éclair bleuit le péristyle,
On voit Hercule, assis dans l’éclair bleu, qui file.
Mais, jetant sa quenouille, il se lève, au moment
Où, descendu plus bas, le noir floconnement
Des chapiteaux déjà cache les astragales.
Il marche vers le pin où chantaient les cigales,
L’empoigne par le tronc, plus calme, semble-t-il,
Qu’un berger qui d’une herbe expurge son courtil ;
Et, tandis qu’il le tord d’une main et l’arrache,
De l’autre, l’émondant ainsi que d’une hache,
Il fait de l’arbre un mât, plus calme, dirait-on,
Qu’un pâtre qui se fait d’une branche un bâton.
Puis, maniant comme un gymnaste cette perche
Et l’enfonçant au cœur du nuage qu’il cherche,
Il saisit, tire, allonge un des flocons qui pend,
Et, de ce filament terrible enveloppant
Son poignet qui devient le fuseau de l’orage,
Se met, au bout du pin, à filer le nuage.
En un câble de brume aussi tremblant qu’un fil
On voit à ce poignet s’enrouler le péril,
Et de l’enroulement du long câble qui tremble,
Un peloton se forme et s’évapore ensemble :
Ainsi, le fils d’Alcmène au péplos étoilé
File ce que jamais personne n’a filé,
Le nuage. Et quand le nuage n’est plus qu’une
Nue, il file la nue, obscure laine brune
Que l’éclair quelquefois rattache au pin craquant
Avec sa bandelette éblouissante. Et quand
La nue, au bout de l’arbre encor diminuée,
N’est plus qu’une nuée, il file la nuée.
Et le ciel, peu à peu, peu à peu, peu à peu,
Redevient gris, redevient blanc, redevient bleu ;
Tout rentre dans l’azur, dans le jour, dans la règle ;
On entend les trois cris favorables d’un aigle ;
Et satisfait d’avoir pu filer aujourd’hui
Une quenouille enfin qui fût digne de lui,
Hercule jette l’arbre où fume un brin de foudre
Dans un reste de brume en train de se dissoudre.
Des lèvres sur ses mains veulent balbutier ;
Mais lui, sans se laisser même remercier
Par ceux qui, lorsqu’il fut douloureux, furent drôles,
Pousse la Reine au loin par ses belles épaules
Avec une hauteur douce qui l’abolit ;
Et faisant les Amours sortir de sous le lit,
Rattrapant le Bouffon qui passe sous les tables,
L’Amphytrioniade aux mains inévitables
Lance dans le bassin — qui n’est pas très profond,
Il s’en est assuré d’un coup d’œil, — le Bouffon,
Et, les gratifiant chacun d’une fessée,
Lance les douze Amours au fond du gynécée
Où des bras éperdus les reçoivent au vol ;
Sur les baigneurs courant la serviette au col
Il lance les flocons d’onguents et de vinaigre ;
Lance la flûte blanche à la tête du nègre ;
Puis lance les gâteaux sur les mitrons blafards ;
Sur les coiffeurs tremblants lance les pots de fards ;
Et, quand il ne voit plus que des dos et des nuques,
Sur les femmes en fuite il lance les eunuques.
Il reprend sa stature, alors, d’un coup de rein ;
Rouvre d’un coup de pied la porte aux gonds d’airain ;
D’un long reniflement animal et superbe
Rentre en possession de la senteur de l’herbe ;
Respire, en le trouvant divinement léger,
L’air libre qu’assainit le souffle du danger
Et qui rend l’appétit des agapes frugales ;
Se ressouvient de tous les noms que les Cigales
Chantaient quand il croyait ne pas les écouter ;
Se dit que, lorsqu’on put s’amuser à planter,
Pour borner ses exploits, des colonnes d’Hercule,
Ces bornes ne sont là que pour qu’on les recule ;
Sent qu’il est reconnu là-bas par son Destin ;

Ici manquent deux vers.

On ne sait quelle mort qui rend le ciel tout rouge ;
Désire cette pourpre, accepte cette mort,
Jette sa grande peau sur son épaule, et sort.

Et pendant qu’il s’en va du côté des montagnes
Et que la Reine pleure en griffant ses compagnes,
Comme il ne se peut pas qu’un homme aussi divin
Ait filé de la laine et que ce soit en vain,
Comme il faut que toujours d’une âme vraiment haute
Serve chaque souffrance, — et même chaque faute, —
Le déplorable fil resté sur les carreaux,
Ce fil qui, malgré tout, est l’œuvre d’un Héros
Dont l’âme s’est tordue avec sa laine torse,
Et qui, filé dans le malheur, prit tant de force
Qu’il ne pourra jamais dans l’ombre être cassé,
Ce fil mystérieux, Vénus l’a ramassé ;
Et, l’enroulant autour de son doigt diaphane,
Elle emporte ce fil, et dit : « Pour Ariane. »

Cambo, septembre 1909.

NOTES

Pour la Grèce, page 29. — Ce poème a été dit par l’auteur, au Théâtre de la Renaissance, le 11 mars 1897, au moment de la guerre entre la Turquie et la Grèce.


La Touche, page 75. — Ces strophes ont été écrites pour le catalogue des œuvres de Gaston La Touche, en mai 1908.


A Sarah, page 85. — Sonnet dit par l’auteur, sur la scène du Théâtre de la Renaissance, à la Manifestation des Poètes en l’honneur de Mme Sarah Bernhart, le 9 décembre 1896.


La Fête au Manège, page 92. — Vers écrits pour la fête donnée par la Société « L’Étrier », le 4 juin 1898.


Aux Élèves du Collège Stanislas, page 98. — Vers dits par l’auteur, le 3 mars 1898, à la « Matinée extraordinaire de Cyrano de Bergerac », donnée par le Théâtre de la Porte Saint-Martin, pour le Collège Stanislas.

TABLE

 
Pages.
I. Le Cantique de l’Aile
1
II. Premier Passage sur mon Jardin
18
III. Rome
19
IV. L’Alouette
20
V. Le Printemps de l’Aile
21
VI. Les Deux Chevaux
27
VII. Les Rois Mages
28
VIII. Pour la Grèce
29
IX. A Sa Majesté l’Impératrice de Russie
41
X. A Krüger
56
XI. Fabre-des-Insectes
67
XII. La Touche
75
XIII. A Sarah
85
XIV. Le Verger
86
XV. A Coquelin
90
XVI. Ce que je fais
91
XVII. La fête au manège
92
XVIII. Aux Élèves de Stanislas
98
XIX. La Tristesse de l’Éventail
104
XX. Les Mots
108
XXI. La Journée d’une Précieuse
139
XXII. Un Soir à Hernani
172
XXIII. Le Bois Sacré
201
XXIV. Les Douze Travaux
227

Paris. — Typ. Ph. Renouard, 19, rue des Saints-Pères. — 56255.

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