The Project Gutenberg eBook of Mon amour, by René Boylesve
This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.
Title: Mon amour
Author: René Boylesve
Release Date: April 03, 2021 [eBook #64983]
Language: French
Character set encoding: UTF-8
Produced by: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)
*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MON AMOUR ***

RENÉ BOYLESVE

MON AMOUR

PARIS
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
3, RUE AUBER, 3

DU MÊME AUTEUR

CONTES
LES BAINS DE BADE (épuisé) 1 vol.
LA LEÇON D’AMOUR DANS UN PARC 1 —
ROMANS
LE MÉDECIN DES DAMES DE NÉANS 1 vol.
SAINTE-MARIE-DES-FLEURS 1 —
LE PARFUM DES ILES BORROMÉES 1 —
MADEMOISELLE CLOQUE 1 —
LA BECQUÉE 1 —
L’ENFANT A LA BALUSTRADE 1 —
LE BEL AVENIR 1 —
MON AMOUR 1 —

Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays, y compris la Hollande.

Published, october fifteenth nineteen hundred and seven.
Privilege of copyright in the United States reserved, under the Act approved March third, nineteen hundred and five, by Calmann-Lévy.

ÉMILE COLIN ET Cie — IMPRIMERIE DE LAGNY
E. GREVIN, SUCCr

A
HENRI DE RÉGNIER

MON AMOUR

Ne pense qu’à charmer ton cœur…

Mimnerme.

Avignon, 15 avril.

J’ai dû m’arrêter à Avignon pour compléter un rapport sur les tableaux de la vieille école de Provence. J’ai pris, ce matin, à la tête du pont du Rhône, un tramway bancroche et famélique et je suis allé sonner à l’hospice de Villeneuve. Une petite sœur avenante et proprette m’a mené à la salle qui sert de musée, et a bien voulu me laisser là, seul. J’ai écrit, une heure durant, dans une paix délicieuse, notamment sur la figure réaliste, vivante, fine, presque spirituelle, si gracieuse, si près de nous et cependant si belle, d’une « Vierge couronnée » d’Enguerrand Charronton.

Il y a une beauté doucement familière et tout humaine, que je ne dis pas que l’art grec n’a pas connue, mais que nous ne connaissons pas dans l’art grec, et que les Français ont excellé à rendre, principalement dans leur sculpture, avant la Renaissance. Cette Vierge a un front large et haut, plein d’esprit, de minces sourcils et des yeux allongés, une bouche fine, assez grande et qu’embellit la mystérieuse moue, l’expression essentielle peut-être du visage humain, la moue que fait l’enfant encore simple, la moue que nous donnent le sommeil, la pensée, la mélancolie et la mort.

Je note pour moi-même, et comme coïncidence curieuse, que cette figure d’une femme qui a vécu vers le milieu du XVe siècle, ou bien cette conception d’un peintre, est le portrait de madame de Pons.

Avignon, 16 avril.

Je ne manquerai pas de dire à madame de Pons que j’ai vu son portrait au petit musée de Villeneuve-lez-Avignon. Elle ne manquera pas de me faire observer, avec ce demi-sourire attristé, — qui est bien celui de la « Vierge couronnée », — que c’est une manie assez commune de découvrir des ressemblances contemporaines dans toute figure encadrée. Oserai-je lui dire qu’il est moins commun de reconnaître, entre un Père éternel et un Fils, un peu gênés par les ailes éployées d’un Saint-Esprit, et entourés d’une légion d’anges et de bienheureux, la figure d’une femme du monde chez qui l’on dîne, et de ne pas la trouver comique ?… En effet, laquelle de ses pareilles eût supporté une telle compagnie ?… Mais cela pourrait être pris pour un compliment, pour un certain compliment grave, et que je ne ferai pas, je le sens bien, parce qu’il est trop juste, ou parce que l’on sentirait trop que je le crois juste…

J’ai passé la journée à Vaucluse. Quel paysage ! quel lieu de retraite pour un grand esprit farouche ! Quel vase où cultiver un superbe amour ! C’est large et c’est nettement limité. On a de quoi s’y gonfler le cœur pour un objet unique et précis. C’est âpre, et il y a aussi des reposoirs de tendresse. Le vaste enclos rétrécit le ciel, mais c’est pour qu’on y puisse bondir plus droit et plus haut. La géante coupée des rocs à pic a la rigueur du destin, mais la petite vallée d’eau gazouillante et d’herbe fraîche baigne et caresse la chair de l’homme au pied du terrible mur. J’imagine le prisonnier de cette gigantesque cellule : quand il va se heurter pour s’y briser à ce roc de deux cents mètres, et perpendiculaire, véritable bout du monde, pour peu qu’il s’arrête un instant et regarde en arrière, le voilà radouci et ramené à l’espérance par la vue de cette lointaine colline semi-circulaire, où de jolis gradins illusoires, faits de végétations parallèles, ont l’air de lui offrir une évasion facile. Tout semble organisé là pour faire durer un beau supplice. Je me suis penché sur le trou profond d’où jaillit la Sorgue, par intermittences, en tourbillons furieux ; aujourd’hui tout était calme ; sous la voûte écrasée par l’épouvantable rocher, il n’y avait qu’un lac d’encre… et la menace perpétuelle de l’irruption soudaine.

J’ai pensé à cette « inondation de passion » dont parle Pascal.

Là-haut sont les restes d’un château où fréquenta Pétrarque ; en bas est le lieu où fut sa petite maison. Au fond de cette vallée, il s’emplissait d’amour et d’ambition ; quand son âme allait déborder, il fuyait, et courait le monde : — un ermite et un agité, mais l’un et l’autre frénétiquement et le cœur haut placé toujours.

Je suis resté là, assis, longtemps. Par un sentier, je voyais monter des touristes. J’ai vu une femme donnant la main à un petit enfant. Elle était grande, avec des yeux à paupières lentes, et les traits des bustes antiques ; elle avait cet air réservé et ce pas de panathénées, religieux, rythmé, dont la seule indication sur un marbre me touche. Ne fut-ce pas ainsi que le poète vit Laure ?

Paris, 22 avril.

En arrivant à Paris, j’apprends que la porte est rigoureusement fermée chez les Pons.

— Que se passe-t-il ?

— Rien de bon… ou plutôt…

— Quoi ?

— Cela dépend ; c’est selon le point de vue…

— Celui du mari ou celui de la femme ?

— Ah bien ! je n’hésite pas à choisir mon point de vue.

— Ni moi.

— Je vous en félicite.

Personne n’ignore, sauf sa femme, que Pons se ruine depuis deux ans avec une fille qui a déjà perdu T… et D… Depuis plus longtemps, madame de Pons est délaissée de son mari, sinon maltraitée par lui, ce que quelques-uns ont affirmé, mais ce qu’a toujours dissimulé la discrétion un peu hautaine de cette femme rare et irréprochable. Tout ce que l’on connaît de la situation, jusqu’à présent, c’est par les propos cyniques du mari ; madame de Pons est certes fort éloignée de croire qu’aucun même des familiers de la maison puisse être informé de ce que vaut son mari. On a soutenu qu’elle l’aimait : c’est l’opinion de ceux qui lui ont fait la cour.

Aujourd’hui on dit que Pons aurait fui. Je suis impatient de savoir le sort de cette pauvre femme.

23 avril.

Le bruit est confirmé. Madame de Pons aurait appris, à onze heures du matin, par le valet de chambre, que monsieur n’était pas rentré de la nuit et qu’il avait laissé sur sa table une lettre pour madame.

On dit que, l’avant-veille, le misérable aurait eu l’audace de demander à sa femme ses bijoux : « Ma chère, ils ne sont pas en sûreté ; on cambriole, le jour comme la nuit : permettez que je les enferme dans le coffre-fort… » Il a emporté les bijoux, et la fortune avec.

28 avril.

Madame de Pons s’est retirée rue du Bouquet-d’Auteuil, chez madame Delaunay, sa mère. J’y suis allé tantôt. On ne cache rien, sauf le rapt des bijoux. Madame de Pons n’a pas paru. On a parlé de divorce ; la mère serait d’avis de déposer une demande, mais la fille s’y oppose. On prétend — mais est-ce vraisemblable ? — qu’elle aurait dit :

— Il reviendra. Je l’attendrai.

L’aimait-elle donc ?… Oh ! le chenapan !

2 mai.

Pons est parti avec Gaby Brewster, sa maîtresse. Bon pour une promenade aux lacs italiens ou une dernière semaine de Biarritz ! Cette fille-là le ramènera à Paris.

On dit, chez le notaire Lavergne, que les trois quarts de la dot de madame de Pons sont du voyage. Madame Delaunay, la mère, n’est guère riche. Est-ce que la pauvre femme, à trente ans, se verrait frustrée de tout ?

On ne parle que d’elle. Je ne puis penser qu’à elle.

Je souffre pour elle ; mais je ne me dissimule pas que j’éprouve une certaine satisfaction d’avoir acquis, par cet événement public, le droit de penser à elle, et de le dire.

3 mai.

Pons était de bonne famille, bien élevé, mais vulgaire. Il n’était pas sot ; mais, sans culture, ancien cancre au collège, rebelle aux examens, il portait trois ans de caserne. On l’avait mis dans l’industrie : il gagnait plus d’argent que nous tous et méprisait nos diplômes et nos goûts ; il ne se plaisait pas avec ceux qui se plaisaient avec sa femme, et ceux qui aimaient à causer avec sa femme ne trouvaient rien à lui dire, à lui. Sur combien d’entretiens n’a-t-il pas pesé chez lui-même, à sa table, de tout son poids d’illettré, de balourd, de fabricant fermé à toute idée du monde moral ! Sa femme nous tirait d’embarras avec un tact, une promptitude, une simplicité à faire croire qu’elle n’avait pas remarqué la sottise ou que nous-mêmes avions pu nous tromper. Jamais elle ne parut choquée par le rustre, mais pas une fois elle ne manqua de dissiper l’effet de la maladresse. Si, dans la causerie, nous paraissions trop oublier son mari, elle nous rappelait qu’elle était sa femme en disant : « mon mari », ou bien en l’interpellant : « Amédée !… »

C’était un gaillard blond, ni beau ni laid. Il est parti. Bon voyage !

5 mai.

Nous ne nous sommes pas trouvés nombreux, tantôt, chez madame Delaunay. Madame de Pons n’était pas là, d’abord. Au bout de dix minutes, j’ai vu remuer la tapisserie qui forme portière sur le petit salon, et une main a touché la bordure. Madame de Pons a paru. C’était la première fois qu’elle se montrait, depuis l’événement. Son visage était reposé ; elle a parlé comme de coutume, sans tomber toutefois dans l’affectation de vouloir ignorer ce qui est. Elle a dit gentiment :

— Donnez-moi des nouvelles, je ne sors plus guère…

Elle a eu un mot assez raide. A sa mère qui ne se rappelait plus la date d’un petit fait, elle a dit :

— Maman, voyons ! c’était la veille du départ d’Amédée.

On a un peu frissonné. Mais le mot n’était pas prémédité ; il correspondait à sa pensée, simplement : Amédée est parti à telle date, personne ne l’ignore ; pourquoi ne point dater du départ d’Amédée ? Elle le nomme Amédée : s’en étonne-t-on ? Mais c’est qu’il a nom Amédée : elle ne va pas l’appeler « ce goujat ! »… Tout de même, cela signifie qu’il n’est pas mort, qu’il n’est pas supprimé. Il est parti, mais sa qualité de mari subsiste : le règne d’Amédée continue.


La voix de madame de Pons, il me semble qu’elle suspend le mouvement, la circulation, dans ma poitrine : tout s’arrête en moi, pour entendre.


Quand sa longue jambe remue sous la soie légère, j’éprouve une espèce de frémissement qui me rappelle celui que certaines choses d’art m’ont causé. Ce n’est cependant pas d’admiration que je suis ému, et je ne crois pas que ce soit de désir…


Elle m’a dit :

— Eh bien, ce voyage d’Avignon ?

C’est moi qui l’avais oublié… Est-ce que son malheur m’aurait troublé plus qu’elle-même ?


Avignon ! c’est juste… Mais voilà que maintenant je ne trouve plus que la « Vierge Couronnée » ressemble à madame de Pons… Est-ce que la « Vierge » a cette cendre épaisse de cheveux blonds ? est-ce qu’elle a dans ses yeux clairs et minces cette honnêteté ? est-ce qu’elle a cette bouche ?… Ah ! ah ! ah ! cette bouche, est-ce qu’elle l’a, la pauvre « Vierge ? »…

6 mai.

Il y a des âmes délicates. Il serait curieux qu’il y en eût eu, et qu’il n’en subsistât pas une ! L’affinement, dont on nous parle, consiste-t-il à vivre, à aimer comme les bêtes ?…

Ce n’est point le scrupule religieux ni l’enchaînement au devoir d’épouse qui créent la plus belle pudeur de la femme, car la servitude volontaire enlève une certaine grâce, mais c’est ce goût qu’un être qui se sent libre a pour soi-même, pour la propreté, si j’ose dire, de son vêtement, pour l’élégance achevée de sa personne. Tous les traités de morale ou d’amoralisme n’y feront rien : la prétendue liberté des mœurs n’y fera rien : la plupart des femmes sont nées monogames. Leur instinct les voue à un seul homme ; leur prédisposition à ne subir qu’un mâle, un maître unique, est plus forte que leur penchant à l’amour. Elles peuvent faillir à cette vocation d’unité, mais interrogez-les : de leur aveu profond, leur idéal était là.

20 mai.

En me promenant dans Paris, j’ouvre les yeux comme un étranger, comme un enfant.

Quelqu’un est en moi. Un nouveau venu ? pas tout à fait. Quelqu’un arrivé de fort loin, qui se tenait coi, provisoirement, gênant un peu, sans doute, mais ignorant de la langue et taciturne. Il sait la langue, à présent, et il parle : il faut tout lui dire. Il est curieux, insatiable. Je fais pour lui le guide dans Paris ; moi-même, il me faut tout réapprendre. Et il a des opinions : il m’étonne, il me contredit, il me bouleverse. C’est qu’il s’impose !

Est-ce un autre que moi ? est-ce moi ? Tout est nouveau, tout est changé.

Depuis quand ? pourquoi cela ? Ah çà, que s’est-il passé ?

Voilà : il y avait un homme qui, aimé ou non, digne ou non, était là, tenant un rôle, intime peut-être, public, en tout cas, de mari. Cet homme est devenu indigne, aux yeux de sa femme, je veux le croire, aux yeux de la société, assurément. C’est tout.

Et ce qui germait en moi est éclos, et pousse, et m’envahit.

Il y a des choses que je ne regardais pas. Je ne regardais pas l’eau de la Seine, les nuages sur le ciel, les canards au Bois de Boulogne. Je regarde tout cela, j’y vois des merveilles, et j’ai l’assurance que je suis seul à les y découvrir. J’ai envie de dire à tout le monde : « Que vous êtes sots ! vous ne voyez donc pas ?… » Et j’ai envie de parler, longuement, d’expliquer tout ce que je vois. C’est que je projette sur toutes choses son image. C’est partout son image que je vois.

21 mai.

Madame Delaunay nous a retenus, quelques-uns, à dîner. Allons ! ce n’est pas un deuil ; la vie n’est pas interrompue ; madame de Pons ne porte aucune trace apparente de l’événement ; nous avons passé d’un appartement dans un autre ; la présence de la mère est plus douce que celle du mari, et les convives vont être triés peu à peu : l’atmosphère se purifie ; le sens de la causerie est plus délié ; et jusqu’à la contrainte, presque subtile, que nous impose la blessure de cette jeune femme, communique à notre petit groupe un certain air qui me plaît. Un homme sensible et fin y goûterait un rare plaisir, à la condition de n’être pas amoureux.

Mais l’amour est turbulent, taquin, satirique ; il est tout nerf et muscle, et il bouscule volontiers les gens assis paisiblement et devisant en cercle. J’ai envie de mordre, de dire des mots qui fassent mal à quelqu’un, et de marcher, comme un gamin, sur un pois fulminant, au milieu de la réunion sereine. Puis cela passe, et je demanderais pardon de mes velléités d’incartade.

Elle m’a dit :

— Vous êtes méchant. Que c’est laid !

D’autres fois, je me jetterais au cou de n’importe qui ; j’embrasserais tout le monde ; tout le monde, oui, mais non pas elle… A elle, j’aimerais, en m’inclinant très bas, à lui baiser pieusement ses petites mules, pas plus… Quand j’ai, devant elle, ce désir, je me couvre les yeux et le front avec la main, car il me semble qu’il est écrit en feu sur mon visage.

23 mai.

Mon amour est d’une jeunesse qui m’étonne. On dirait qu’il manque de précédent et qu’il a à inventer de toutes pièces sa tenue et sa conduite futures. Il ne s’est pas encore exprimé, il n’a pas attaqué ; ce n’est pas du tout l’amour qui fonce sur l’objet. Il a des énervements et des langueurs. Tantôt il s’imagine heureux, — c’est bien facile ! — et il est ivre ; tantôt il a la vision d’obstacles insurmontables, qui l’épouvantent : alors il se suicide et agonise théâtralement, sans qu’il ait éprouvé ses forces.

6 juin.

Je suis parti inopinément pour un petit voyage archéologique en Bourgogne. A mon retour, je trouve un mot de madame de Pons, vieux de quatre jours, et me priant à dîner le lendemain. Je cours expliquer mon absence.

Elle m’a reçu. Elle m’a dit qu’elle éprouvait le besoin que ses amis ne s’éloignent pas d’elle, même pour huit jours, sans la prévenir ; qu’elle s’appuyait sur eux, que, l’un d’eux manquant, c’était une brèche à la rampe de l’escalier, tout à coup, et que cela lui « pinçait le cœur ». Elle a porté la main à sa poitrine, a pris une bribe d’étoffe entre deux ongles et l’a tortillée : la marque en est demeurée visible au drap, le temps de ma visite. Elle m’a dit :

— Vous comprenez ?

Je comprenais que c’est une femme qui sent sa vie brisée et à qui les amitiés fidèles sont pour le moment le plus efficace secours. Me trouvant pour la première fois seul avec elle depuis son malheur, je remarquais combien l’événement l’avait affectée. Elle me l’avouait à sa manière : en me disant combien elle tenait à nous, elle confessait combien son mari lui manquait. Mais manquait-il à son amour ? ou manquait-il à sa vie de femme du monde ?… Comment savoir ? Elle-même distinguait-elle ?

Elle est sensible à la négligence de quelques hommes qui se montrent moins depuis qu’elle habite chez sa mère. Ce sont ceux qui, chez elle, autrefois, étaient du groupe de son mari plutôt que du sien. Je m’efforçai de lui faire entendre que ce n’étaient pas ceux-là ses meilleurs amis, à elle : ils ne l’estimaient pas à sa valeur ; elle-même, avec eux, n’échangeait point de propos qui comptent. Tout de même, elle les regrette ; elle ne veut pas avouer qu’elle préférait les uns aux autres, bien que, évidemment, elle les préférât. Elle regrette surtout sa maison, son salon. Il est possible qu’elle ne regrette son mari qu’en tant qu’il était celui qui lui donnait un nom, une situation dans le monde.

En me parlant, le cœur gros, de ces chagrins-là, elle glissait peut-être à de plus graves confidences. D’une chiquenaude, je l’y pouvais pousser ; mieux même, en jouant un rôle passif, je voyais une femme s’attendrir et me révéler d’un coup ce que j’eusse fait campagne pour découvrir. Mais je l’arrêtai.

Lâcheté de ma part ? Je ne sais. Crainte d’apprendre un secret du cœur redoutable ? C’est possible. En vérité, je ne pourrais dire qui m’ordonna de faire dévier la conversation. Quel que fût le secret du cœur, favorable ou non à mon sentiment, j’en pouvais profiter, car celui qui a reçu une confidence s’élève au-dessus de celui qui l’a faite, et je me haussais de quelques degrés dans l’intimité de la femme que j’aime. Mais je fus si sec, je parus si étranger à son désir d’effusion que, d’elle-même, madame de Pons s’arrêta court et me dit :

— Voyons ! causons archéologie…

A peine hors de chez elle, dès mon premier pas dans la rue, voici l’attaque de désespoir, avec la reconstitution de ma visite à madame de Pons, telle qu’elle aurait pu être. Et mille petites circonstances de cet entretien, détails réels, que je n’invente pas, dont j’ai été témoin, mais que ma conscience, occupée ailleurs, a négligés, se représentent à moi avec la netteté d’une hallucination.

Son entrée dans le petit salon, mon émoi !… Ses entrées ébranlent en moi un monde ; je porte tout un peuple en alarme. C’est son regard qui m’imprègne d’abord, puis je vois la couleur de sa robe, le relief d’un genou, celui de la poitrine, puis ses cheveux dans la lumière, puis sa bouche éclatante et pure, sa main à baiser, en même temps que son parfum m’atteint et m’enveloppe dans une nuée dont je crois discerner et toucher la molle vapeur. Mais le son de sa voix rafle tout, toute ma sensibilité est à lui.

J’ai donc été vis-à-vis d’elle, seul à seule, par un hasard qui peut ne se pas présenter de nouveau. Jamais je n’ai été aussi certain qu’elle eût besoin d’affectueuses paroles, jamais invitation plus douce ne me fut faite à les lui dire ; jamais je n’éprouvai plus débordante envie de causer tendrement avec elle ; jamais les mots ne me fussent venus, sans doute, meilleurs, plus inspirés, jamais occasion ne s’offrira de les dire plus à propos ! Et non seulement je n’ai rien dit, mais, de ma vie, je ne parus plus indifférent. J’eusse écouté la première venue, une mendiante dans un square, une prostituée narrant son infortune : je n’ai pas fait à madame de Pons l’honneur de seulement l’entendre.

Je me repentirais moins d’une mauvaise action que de la sottise que j’ai commise. Quand on aime bien, ne dirait-on pas que c’est la première fois qu’on aime ?

7 juin.

Je me souviens d’avoir aimé ! Cependant, si je songe à madame de Pons, avoir aimé me paraît puéril. Chose curieuse : je ne songe pas à être l’amant de madame de Pons ; si je le suis un jour, la force des choses aura déterminé ce dénouement ; je n’ai pas l’intention de hâter ce dénouement ; cependant je suis au désespoir si je viens à m’aviser que je m’en éloigne… Mon sentiment est d’une essence plus fine que ceux que j’ai éprouvés. Quel est-il donc ? Je n’en sais rien ; mais je sens en moi, profondément, je sens que le brutal Amour des carrefours, celui qui préside tout nu à l’union des sexes, s’en rit ; je l’entends, le gavroche : il m’appelle « aristo » !

Même jour.

A d’autres moments, le souvenir de la sottise que j’ai commise en mon tête-à-tête avec madame de Pons me revient sous un autre aspect : il me donne de la fierté. J’ai sacrifié le plaisir de manifester mon sentiment à la joie hautaine de garder mon sentiment tout en moi. Ma bouche a voulu taire mes intérêts immédiats : qui sait si elle n’a pas obéi à l’ordre obscur de la partie de mon âme la mieux éprise et, en définitive, la plus sûre gardienne de mon amour ? L’amour a des façons et un langage secrets qui nous échappent à nous-mêmes ; quand nous croyons qu’il a agi maladroitement, peut-être plaide-t-il avec la plus sûre éloquence, et l’âme à qui il s’adresse et que nous jugeons pour nous perdue, il l’a gagnée, c’est possible !

15 juin.

La maison qu’habite madame Delaunay, rue du Bouquet-d’Auteuil, a un petit jardin, de quoi faire environ vingt pas de long en large, où il y a l’amorce d’une allée de charmes très ancienne, qu’un mur et des constructions modernes ont coupée. Elle part, la belle allée, et aussitôt l’on est au bout. Jusqu’où menait-elle autrefois ?… De plus fortunés que nous se sont promenés là-dessous, sans compter leurs pas ; ils avaient devant eux l’espace, l’attrayant espace, qui est comme une garantie, une sécurité : l’image du temps que la destinée nous concède. Sous de longues charmilles, on était moins pressé : on avait le loisir de penser ; on laissait mûrir et tomber à son heure un grave aveu ; des couples partis d’ici timides encore ont pu là-bas, là-bas, au fin bout de l’allée ancienne, se toucher la main, et les lèvres à leur retour, ayant dit tout ce qu’il fallait pour qu’ils en vinssent là, décemment… On ne sait pas ce que nous avons perdu, avec les longues allées des jardins ! En rognant tout, on nous a fait le souffle court ; nous nous hâtons : nos conclusions sont prématurées et nos amours trop tôt cueillies ont goût de vert.

Nous avons évoqué, ce soir, dans le petit jardin de madame Delaunay, les gens, ceux qui sont connus et ceux qui n’ont pas de nom, qui firent ici jadis une plus longue promenade que la nôtre. C’était, au XVIIIe siècle, le parc de M. de la Popelinière : le jeu est facile, agréable et mélancolique. Sous ces arbres. Rameau composa ; La Tour y vint en voisin ; Vanloo, Chardin et Pigalle en amis, le maréchal de Saxe en triomphateur ; Duclos y causa ; Rousseau y distribua des pommes à d’humbles petites filles, et le maréchal de Richelieu y aima la maîtresse de la maison.

— Voilà bien des années, dit madame de Pons, que nous connaissons ces six arbres alignés au fond du petit jardin de maman : nous n’avons jamais songé qu’ils aient pu faire partie d’autre chose que de ce bout de jardin !…

J’ai offert de rechercher les vieux plans du château de Boulainvilliers et des dépendances, afin d’y retrouver la charmille :

— Non ! non ! s’est écriée madame de Pons, imaginons-la ; comme c’est plus joli !

Cependant elle s’est intéressée soudain au jardin voisin, où des marronniers et des ormes chargés d’années font une forêt de verdure vingt fois grande comme le jardin de madame Delaunay. Le mur est bas, un banc s’y adosse : elle a grimpé sur le banc ; je l’y ai suivie ; nos regards ont pénétré ensemble dans l’ombre du sous-bois profond. Un petit lac reflétant la lueur d’un bec de gaz, un vase blanc, un marbre, seuls, gardaient quelque apparence ; un chat s’enfuit et fit plonger des grenouilles ; peu à peu nous discernâmes une muraille de lierre, les arcades d’une orangerie, une chaumière rustique ; au bord de l’eau, un saule. L’air était calme ; nous fîmes taire madame Delaunay et quelques amis qui bavardaient ; on entendait, par intervalles, dans les nuées du feuillage, un oiseau frissonner. Je dis :

— Curieuse !… curieuse !…

Elle me toucha, d’un doigt, le dessus de la main, puis elle porta à sa bouche — sans arrière-pensée, certes ! — l’extrémité de ce même doigt et fit :

— Chut !…

Pour la mieux voir, je descendis du banc. Elle avait une robe de foulard, à ramages, et la relevait, de la main gauche, en arrière, jusqu’à la cheville ; en se haussant, elle pliait la fine semelle des souliers vernis ; du salon, une lampe, au travers d’un abat-jour rose, la caressait d’une lueur de veilleuse.

Je lui tendis la main, pour qu’elle mît pied à terre : elle sauta. Un instant, court, presque inappréciable, je l’ai soutenue, elle, tout son corps, par sa main, entre mes doigts…

16 juin.

On parle de vitesse : trains électriques, transatlantiques, automobiles : mais la rapidité de la fuite des jours ! « Hier… » « le mois dernier… », « l’an passé… », « il y a dix ans de cela, mon pauvre vieux !… » paroles de voyageurs ! Et nous attendons demain, la semaine prochaine et la future année avec impatience. Nous ne vivons pas, nous sommes sans cesse sur le point de vivre : « Quand la maison sera bâtie… » « Quand nous serons tirés d’embarras… » « Quand ma santé sera meilleure… » ou bien : « Quand les jours seront longs !… » — O amour de l’été prochain !

Et le moment présent ? On n’a pas le temps de le saisir. C’est un éclair qui éblouit. On dit : « J’y repenserai ce soir… » Mais ce serait du passé déjà ; et d’ailleurs le sommeil vous surprend. Il n’y a qu’espoir et souvenir.

Cependant, j’attends mercredi prochain…

Je me fais une image de ma vie : c’est une personne qui marche, un bras tendu, en tâtonnant, non sans un certain effroi, tandis qu’elle tourne la tête en arrière avec un sourire attristé, avec la nostalgie du chemin parcouru.

22 juin.

Ce soir, rue du Bouquet-d’Auteuil, on a parlé littérature, romans, et, plus particulièrement, de ce goût, qui est à la mode, et qui consiste à se laisser vaincre, subjuguer, anéantir par le plus modeste phénomène naturel. Un parfum : on est ivre ; une couleur : on est ébloui ; un son : l’on tombe en syncope !

— Ne serait-ce pas, a demandé quelqu’un, qu’il n’y a plus d’émotions véritables, et que, par faiblesse, un auteur recourt précipitamment au geste ou à l’expression extrêmes, auxquels les émotions réelles les plus fortes n’aboutiraient elles-mêmes qu’exceptionnellement, avouez-le !

— Me sentir défaillir, dit madame de Pons, ne me semble pas tant que cela un plaisir ; j’aime bien, au contraire, constater que je suis un peu la maîtresse chez moi. Si je vois une belle chose, je m’en sens plus fière et plus forte ; la musique, même celle qui m’émeut jusqu’aux larmes, loin de me faire tomber, me redresse, me donne de la force, m’élève. Ce goût d’anéantissement, cet appétit de mort me sont étrangers, et même hostiles…

Madame Delaunay juge, elle, que se pâmer à tout propos est indécent ; mais elle aime assez qu’en son récit un auteur lui indique nettement les sentiments qu’il désire qu’on éprouve…

— C’est que, dit-elle, ces messieurs sont souvent difficiles à lire, et, s’il y a de « l’embrouillamini », je m’y perds…

— De sorte que, maman, dit en souriant sa fille, si tu lis : « La situation était tendue à se rompre », tu le crois, sans que tu t’en sois aperçue en tournant les pages, et, si l’auteur te dit que « les pierres mêmes du chemin en eussent été attendries… »

— Je pleure, dit la bonne madame Delaunay, ma parole d’honneur !…

29 juin.

Madame de Pons m’a dit :

— Vous avez un secret. Allez-vous vous marier ?… Je suis curieuse, vous savez !…

J’ai eu l’air si naïvement étonné qu’elle m’a dit aussitôt :

— Ah ! non, je me suis trompée ; ce n’est pas cela…

Ma gorge s’est encore fermée ; je n’ai rien ajouté, pas même un mot sur sa gentille curiosité.

Quelquefois je regarde sa main, uniquement sa main. Je la regarderais des heures… Est-ce que je sais seulement si elle est jolie ? C’est sa main… Litanies ! métaphores ! épithètes même ! quels jeux, indignes du vrai amour ! Il a peu souci de belles images celui qui meurt du besoin de répéter qu’il aime.

2 juillet.

Mon amour s’élève ; je monte avec lui. Je m’en aperçois à mon dédain croissant pour toute vulgarité. Je suis sur le vaisseau en pleine mer ; je suis dans le ballon qui plane… Comment se fait-il que l’amour qu’on a pour une femme vous exhausse au-dessus de vous-même ?

Qu’est-ce qui m’embellit ? Est-ce l’espoir, qui, par moments, me tourne la face vers le soleil ? Est-ce la grande douleur de ne pas espérer, plus fréquente que l’espoir ? Est-ce la dignité de l’être que j’aime ? Est-ce moi seul, en aimant, qui produis le fard dont je me sens tout paré ? Vaines questions ! Pour moi, j’ai assez que mon âme soit embellie.

Je vais d’instinct aux poètes ; non pas à ceux qui parlent d’amour. Je cherche une émotion sœur de la mienne, c’est-à-dire une espèce de beauté, mais qui ne soit pas la mienne, c’est-à-dire l’amour : en vérité, toute peinture de l’amour me déplaît.

La musique m’ennuie ou m’exaspère ; mais, l’autre jour, la Sonate à Kreutzer tout à coup m’a comblé. Le plaisir qui m’a envahi est de même essence que celui que je désire et attends. A l’andante, cette chose qui, depuis quelque temps, me soulève la poitrine de bas en haut me suffoqua : cela voulait fuir par ma gorge ; et j’aurais dû quitter la salle, si je n’avais osé pleurer.

Hier, j’ai prié madame de Pons de nous jouer au piano la Sonate à Kreutzer. — Elle la sait à merveille et la joue bien. — J’ai vu madame de Pons qui jouait la Sonate à Kreutzer ; mais la Sonate à Kreutzer, je ne l’ai pas entendue. La sonate peut avoir des affinités avec mon émotion amoureuse ; mais, côte à côte au point de se choquer, l’amour tue l’art même.

Je ne m’étais pas aperçu que madame de Pons m’avait regardé ; elle s’est levée soudain et m’a dit :

— Mais, mon cher, il faudrait au moins écouter !

Elle est bien fine ! Que ne devine-t-elle pas ? Suis-je assuré de lui cacher quelque chose ?

3 juillet.

Mon sentiment, comme un parfum, enivre ma mémoire de souvenirs charmants. Tout ce qui fut heureux dans ma vie se groupe et fait cortège à mon amour. Ainsi nos heures se tiennent par la ressemblance de leur visage : les belles s’assemblent entre elles pour chanter et danser, et les méchantes pour grincer des dents ou gémir. Si l’on voit l’une d’elles, on voit toutes ses pareilles, presque infailliblement, et point les autres.

Il ne fait aujourd’hui ni chaud ni beau ; mais quel temps fait-il dans mon cœur ? Je viens de revoir tout à coup un soir d’août au bord du lac de Côme, et je me souviens avec mignardise des plus petites choses que j’y ai vues et pensées. Il y avait au-dessus de Bellagio une lune pleine et superbe, et l’eau colorée par son reflet miroitait sous la brise avec un entrain endiablé. Je me plaisais à vouloir que cette eau fût prise soudain d’une belle ardeur pour la lune et que chaque flot combattît pour conquérir la grosse joufflue indifférente. Ces petits flots luttaient en une mêlée mortelle, ils tuaient et ils étaient tués pour l’amour de la lune ; mais incessamment l’armée bariolée recevait des renforts nouveaux qu’une même frénésie animait, et la tache lumineuse, tantôt agrandie par les renforts, tantôt réduite par un combat funeste, avançait petit à petit sur le lac, vers moi qui pensais :

« Mon Dieu ! mon Dieu ! est-il bien possible que la plus grande volupté de l’homme soit de mourir pour ce qu’il aime ! »

Même jour.

Aucun de ceux qui sont restés fidèles à madame de Pons ne lui fait la cour. Ceux qui la lui ont faite, autrefois, étaient du parti de son mari, et ils la connaissaient mal.

Hubert, qui vient tous les huit jours à Auteuil, m’a dit, en sortant :

— C’est une femme qu’on adore, mais l’aimer ne serait pas drôle.

— Pas drôle ?…

— Je m’entends.

Hubert est peu commun, fort lettré, homme de goût ; mais il aime le paradoxe.

Il me dit que ce qu’il estime surtout dans la compagnie de madame de Pons, c’est qu’elle le repose agréablement, intelligemment, de la compagnie des femmes qu’il fréquente.

— La plupart de mes amies, me dit-il, ne sont pas loin de me rappeler ce qu’étaient, il y a dix-huit ans, les demoiselles altérées auprès desquelles nous faisions au quartier latin nos débuts de galanterie. Elles sont incomparablement mieux mises, j’en conviens ; leurs parfums et leur linge sont autrement fins, et les milieux où nous les rencontrons sont élégants au lieu de sordides ; l’avantage à passer des unes aux autres est évident ; mais la transition a été si douce qu’on a pu la remarquer à peine. Et, ma foi, ne l’aurait-on pas aperçue, qu’il n’y aurait pas inconvénient, la conversation, de part et d’autre, étant à peu près la même par les sujets traités et par la façon libre dont on les traite. Nous avons plus d’esprit qu’à vingt ans, c’est vrai, pour quelques-uns… Ces pauvres filles nous recevaient à des tables où l’on buvait en jouant aux dominos ou à la manille ; aujourd’hui, c’est le bridge. Elles ne recevaient pas indifféremment tous les hommes ; elles adoptaient et se disputaient entre elles leurs clients, boudaient ceux-ci, tiraient la langue à ceux-là et choisissaient leurs amants parmi cette sélection : c’est le monde. Boire ou jouer n’était pas le but de la clientèle des brasseries, car elle l’eût pu faire ailleurs à meilleur marché, mais s’asseoir à côté d’une femme qui vous accordait, une ou deux nuits par semaine, la faveur de partager sa couche. Ceux qui s’accoudaient à ces tables se savaient amants d’une même femme, ou aspirant à l’être ; ils savaient leur jour et leur heure, et n’en montraient à peu près pas de jalousie : c’est notre indulgente société à la mode.

— Elle vous plaît cependant !

— Rien n’est amusant comme un monde où la vie amoureuse est facile, variée, sans danger. Et ces femmes sans retenue, sans passion désobligeante, et « entraînées » par l’habitude des intrigues, sont des maîtresses bien commodes. Je me plais parmi elles, parce qu’elles sont élégantes, vivantes, et, j’oserai le dire, parce qu’elles sont à la mode… Je me plais parmi elles parce que je suis presque jeune encore et que ces femmes-là, généralement peu déformées par la maternité, sont baignées, massées, assouplies, charnues comme des courtisanes… J’ajouterai qu’elles ont plus de naturel, plus de spontanéité et de piquant en leur esprit borné que mainte femme d’un monde plus cultivé. Enfin, que diable ! ce sont de délicieuses petites bêtes…

— Mais lorsque vous serez vieux et qu’elles ne seront plus jeunes ?…

— Ah !… j’accorde que tout être qui se ride ou blanchit n’a de charme qu’autant qu’il a su mettre dans sa vie quelque chose au-dessus de sa sensualité, et que ces femmes-là ne sauront jamais porter de cheveux blancs…

— Connaissez-vous dis-je, à Hubert, une lettre de Flaubert à George Sand, datée de 1871, après la guerre ? Il y attribue notre faiblesse à ce qu’alors, en France, tout était faux : « Faux réalisme, dit-il, fausse armée, faux crédit et même fausses catins. On les appelait marquises, de même que les grandes dames se traitaient familièrement de cochonnettes. »

— Il y aura bientôt quarante ans de cela !

— J’avoue ma répugnance pour la confusion des genres.

— Je vous comprends si bien, me dit Hubert, que je vais, comme vous voyez, chaque semaine chez madame de Pons.

— Oui, mais vous, vous allez aussi ailleurs !…

Un mot d’amoureux exclusif — non pas d’amant — m’a échappé. Il est vrai que j’ai dit cela à Hubert en souriant. Comme je le haïrais s’il n’allait que chez madame de Pons !

4 juillet.

Je crois… je ne sais sur quoi m’appuyer pour prétendre cela, mais je crois que madame de Pons ne pense pas trop à son mari. Elle pense à la situation un peu anormale que le départ de son mari lui a faite, mais il est apparent — à quoi ? grand Dieu !… à quoi ?… peu importe ! — il est apparent que le règne d’Amédée, s’il continue, n’est pas pesant. Enfin, elle n’a pas la figure d’une femme qui pleure l’homme aimé : voilà !… On pouvait admettre, les premiers temps, qu’elle se composait une figure ; mais le masque, aujourd’hui, serait tombé : or il tient. C’est bien d’elle-même, ce n’est pas par un effort de volonté qu’elle rit, qu’elle cause, qu’elle reçoit, dans le salon de sa mère, avec plus de bonne humeur qu’autrefois chez elle-même.

Beaucoup de gens se décident à la venir voir. J’admire la prudence du monde. Ils ont pris le temps de la réflexion : on eût dit que le cas de cette femme abandonnée et volée par un bandit était douteux !… Il faut qu’ils se concertent ; ils agissent en corps ; ils condamnent ou approuvent à la majorité des suffrages.

Elle est flattée qu’on la vienne voir. Je lui ai dit :

— Vous croyiez-vous donc coupable ?

— Le monde, m’a-t-elle répondu, est une puissance aveugle, comme la mer : il obéit on ne sait à quoi, au vent, à la lune, à combien d’influences mêlées ! S’il vous est favorable, on en est fier : non qu’on l’estime précisément lui-même, mais parce qu’on se croit protégé du Dieu qui fait marcher les éléments.

Presque tous, à propos d’elle, n’ont à la bouche que le mot « divorce ». Elle n’en veut pas entendre parler plus qu’au premier jour ; elle dit simplement :

— J’ai mes idées sur le mariage.

Elle ne laisse point devant elle attaquer son mari.

Cependant je maintiens qu’elle ne pense pas trop à son mari.

6 juillet.

Tantôt, elle est venue tout à coup s’asseoir à côté de moi sur un tabouret, et elle m’a dit :

— Vous seriez gentil tout plein, si vous restiez à dîner avec nous.

J’ai cru que d’autres seraient priés ; mais peu à peu tout le monde s’est retiré, et je me suis trouvé seul avec madame de Pons et sa mère. Je me rappelle que je me suis commandé énergiquement :

« Ne pense pas ! n’interprète pas ! Tu commettrais une niaiserie… »

Et, en effet, je n’ai pas pensé, je n’ai pas interprété : je me suis abandonné, simplement, au plaisir de passer une soirée avec elle. Pour les imaginatifs, il n’y a de plaisirs que les imprévus, tous les autres étant gâchés par avance.

Sa mère est une femme pleine de sens, avec un certain libéralisme d’idées, qu’elle a certainement reçu de son mari, mais qu’elle conserve pieusement, comme le souvenir de cet homme, qui fut, dit-on, très remarquable. Par elle-même, elle est moins « distinguée » — comme on disait jadis — que sa fille : c’est de son père que tient madame de Pons. C’était un homme féru de lettres anciennes et d’histoire. Il a causé avec sa fille dès qu’elle eut sept ou huit ans : il lui a appris beaucoup en se jouant ; il lui a épargné de connaître l’appareil professoral, la pompe du cours public, la fatuité de prendre part à un enseignement « savant », de sorte que tout ce qu’elle possède, elle le sait aussi naturellement qu’elle sait s’habiller, se coiffer, ou plaire. Elle doit à son père le rare privilège de pouvoir parler avec des hommes sans leur donner, au bout d’un quart d’heure, cette sensation de quatrième acte vide, après quoi il ne reste qu’à folâtrer ou partir.

Nous avons fait un dîner bien agréable. Qu’il est donc bon de s’entretenir avec une femme jolie et jeune qui n’a pas délibérément l’esprit désordonné et dont les sens, si on les soupçonne, ne sont pas là, en avant, à l’étal !… Le désir peut provoquer un certain genre d’esprit ; mais permet-il qu’on soit intelligent ?…

Et je me demandais quelle pouvait être autrefois la vie commune de ce rustre de Pons fermé au sujet moral le plus élémentaire, obtus comme un sabot à ce qui n’était pas le mouvement d’une mécanique ou le rendement, en chiffres, d’une opération positive, et, par là-dessus, d’une jovialité de sous-off !…

Après le dîner, madame Delaunay s’étant un moment écartée, madame de Pons est revenue s’asseoir à côté de moi, sur le même tabouret que tantôt. Alors mon cœur a battu, malgré le commandement que je m’étais fait, et j’ai eu une singulière émotion, presque peur.

Elle m’a dit, si près que son souffle m’a caressé les lèvres :

— Dites-moi, vous ! on n’a pas entendu parler de lui ?

Sa phrase s’est pelotonnée en une petite balle de plomb, qui m’est entrée là, entre les deux yeux.

J’espère qu’elle n’a pas vu mon trouble. J’ai répondu aussitôt :

— Je suis le plus mal informé de vos amis ; pourquoi me demandez-vous cela, à moi ?

Elle parut n’avoir pas entendu ; elle dit :

— Mais cette fille ! cette fille a dû écrire à quelqu’un, à une amie, à un amant, à une couturière, à une concierge, que sais-je !

— Que sais-je, moi-même ?

— Vous semblez froissé !

Je compris que je n’étais plus maître de moi. Je me raidis et mentis :

— Froissé ? dis-je, pouvez-vous croire !… et pourquoi ?

— Je ne le demande, dit-elle. Enfin, vous devez comprendre mon angoisse : il s’agit de savoir si mon mari va revenir ou bien non.

Je lui ai promis de faire une enquête. Son angoisse est trop légitime, et, quant à ses sentiments, ne signifie rien.

Il reste que c’est à moi qu’elle a confié son angoisse.

Elle aurait pu la confier à Hubert, entre autres, qui est cent fois mieux placé que moi, par le monde qu’il fréquente, pour la soulager…

Ces alertes sentimentales me brisent.

11 juillet.

J’ai écrit, il n’y a pas longtemps, que mon amour m’élevait : aujourd’hui, il m’a conduit rue La Bruyère chez une concierge avec qui j’ai parlé, durant vingt minutes, de Gaby Brewster. Gaby semble bien n’avoir pas donné signe de vie.

Au surplus, la concierge m’a renvoyé chez une certaine Lise de Lys, intime amie de Gaby. Lise de Lys a été stupéfaite, et fâchée de découvrir un amant de Gaby qu’elle ne connaissait pas.

Quel moyen de lui faire entendre que je n’étais pas un amant de Gaby ?

— Ah ! elle m’a fait des cachotteries ! a dit Lise de Lys ; eh bien ! rien ne m’étonne plus…

J’essayai de défendre Gaby.

— Rien ne m’étonne plus ! reprit Lise de Lys. Ainsi, on m’a volé des boucles d’oreilles en diamants, vous n’êtes pas sans en avoir entendu parler par les journaux ?… eh bien ! je ne voulais pas le croire, non… c’était une femme qui s’était toujours conduite correctement avec moi ; mais, à présent qu’elle a agi en cachette de moi…

Bon ! voilà que j’étais cause qu’on accusait Gaby d’avoir dérobé les boucles d’oreilles en diamants ! Je dus plaider tout de bon pour la disparue. J’étais venu pour m’informer d’elle ; ce fut moi que l’on pressa d’interrogations. Ma discrétion extrême fut suspecte. Pour me tirer du mauvais pas et, du même coup, innocenter Gaby, je dus feindre de confesser que je ne m’étais servi du nom de Gaby que pour m’introduire près de la séduisante Lise de Lys.

— Ah ! bien ! me dit la belle, vous, par exemple, vous êtes un type !… Mais il y en a comme vous.

J’ai fait très fidèlement le récit de ma mission à madame de Pons, et sans rire. Elle m’a écouté, elle-même, sans rire le moins du monde. Ce ne fut qu’un peu plus tard, lorsqu’elle eut pris son parti de l’échec de ma mission, qu’elle se laissa atteindre par le burlesque de l’aventure. Alors elle se mit à rire, trop. Franchement, elle n’a guère été gentille de me dire :

— Et moi qui allais me confondre en excuses pour vous avoir fait accomplir une démarche un peu bien ingrate !… mais vous me devez l’occasion d’avoir fait une aimable connaissance !…

Elle rit encore. Sa gaieté m’écorchait un peu. Et puis, tout à coup, entre deux propos tout à fait quelconques, elle me dit :

— Vous n’y retournerez pas, j’espère !

13 juillet.

L’été s’avance ; je vois venir le moment où l’on va dire, comme la chose la plus naturelle du monde :

— Nous partons à la fin de la semaine : monsieur un Tel, venez, mercredi, faire un petit dîner d’adieu !…

23 juillet.

Il est fait, le dîner d’adieu.

24 juillet.

Elle est à Aix, où sa mère va chaque année faire une cure et s’éternise.

Comme un enfant de quinze ans qui trace partout les initiales de la femme dont il rêve, j’écris sur des bouts de papier, sur des bandes de journaux, sur mon buvard, le mot : « Aix ». On le compose avec des lignes droites, on le déforme ; on en fait des losanges, des chiffres romains, des étoiles et des figures cabalistiques où personne ne saurait soupçonner le mot primitif, devenu énigmatique. Mais moi, je le vois !

Elle m’a dit, bien entendu :

— Ne vous verra-t-on pas là-bas ? — mais sur un ton distrait.

Je ne pouvais que répondre, d’un ton pareil :

— Je ne pense pas… Songez donc ! je vais, comme chaque année, rejoindre ma famille…

Elle a ajouté :

— Où cela ?

J’ai dit :

— Mais… en Normandie !…

Ne sait-elle pas que je vais, l’été, en Normandie ? A-t-elle dit cet : « Où cela ? » sans penser à ce qu’elle disait ?

Si elle ne pensait pas à ce qu’elle disait, peut-être pensait-elle :

« Ah ! il ne viendra pas là-bas ?… »

Ou bien affectait-elle un air distrait afin que je n’allasse pas m’imaginer qu’elle tenait à m’avoir là-bas ?…

Assez !… assez !… Ma tête !

25 juillet.

Ces séparations se font comme une opération chirurgicale : on en parle peu à l’avance, juste assez ; le jour et l’heure sont fixés, on se rend à l’endroit voulu, et, en un tour de main, c’est exécuté. Il ne reste plus que la convalescence à traîner en longueur.

Le jour venu, nous avons gardé notre bonne humeur. Nous n’étions pas allés au jardin, parce qu’il avait plu ; madame Delaunay se montrait un peu plus agitée qu’à l’ordinaire, parce qu’elle songeait à quelque objet à caser dans ses malles : elle sortait du salon, montait et redescendait… Je remarque, aujourd’hui seulement, qu’elle ne disait point ce qu’elle venait de faire… N’eût-elle pas pu dire : « C’est bien moi ! j’allais oublier la théière » ?… A aucun moment, et quoiqu’elle se soit absentée plusieurs fois, elle n’a dit quelque chose d’analogue à cela… Je remarque — aujourd’hui seulement ! — que ni elle ni sa fille n’ont fait d’autre allusion au départ — je n’ose dire : « à la séparation » — que celle-ci : « Vous verra-t-on là-bas ?… » Est-ce que cette réserve, ce silence concerté, n’étaient pas, par hasard, la plus exquise attention, un acte d’amitié d’un certain goût si rare qu’on ne lui connaît point de nom ?…

Car enfin, il n’y a pas à dire, toutes deux m’ont épargné d’entendre parler de leur départ !…

Mais ainsi cette dernière soirée, au lieu d’avoir été banale et semblable à toute autre, n’aurait été qu’une infiniment délicate manifestation de deux femmes en l’honneur de mon amitié ?… Mais, si elles ont voulu une telle manifestation, c’est-à-dire toute d’abstention, et si discrète ! ne serait-ce pas qu’elles ont deviné en moi, les deux chères créatures, une sensibilité vraiment trop vive à tout ce qui me vient d’elles ?…


Sensible ? moi ?… et j’ai failli ne point m’apercevoir tout justement de leur attention !… Butor, oui.

Mais voilà que je refais les événements, et dirige rétrospectivement les pensées, le mouvement des cœurs !

Elle est venue me reconduire jusque dans ce petit corridor d’entrée où manquent, au portemanteau, — je l’observe toujours, — le chapeau et la canne d’un homme. Elle est venue me reconduire. Pendant que je mettais mon pardessus, elle était debout devant moi, et ne disait rien. Je ne disais rien. Cela commençait à devenir assez sérieux, et mon esprit, qui se moque toujours de moi, allait risquer un mot qui pût nous faire rire, elle et moi, et nous permettre de nous quitter là-dessus. Une souris fila, dans le corridor à demi obscur : nous la vîmes tous les deux, nos regards la suivirent jusqu’à l’endroit où ces petites bêtes disparaissent comme par enchantement. L’intervention de la souris pouvait me dispenser du mot spirituel : à la vue de la souris, on s’agite, on ramène ses jupes, on pousse un cri, on s’égaye ou bien on a peur. Rien de tout cela. Nous ne fîmes pas allusion à la souris : ce fut comme si nous ne l’avions pas vue ou comme si nos pensées étaient, ensemble, ailleurs ; nous nous serrâmes la main, sans sourire, et sans nous être rien dit qu’« au revoir, au revoir ! »

Une fois dehors, je fus saisi d’un désespoir à me rouler par terre. En y réfléchissant aujourd’hui, je songe qu’il n’y avait peut-être pas là précisément de quoi me désespérer.

1er août.

Oh ! mon Dieu ! si je ne devais plus jamais poser ma bouche sur deux lèvres aimées qui s’entr’ouvrent !…

2 août.

Le cauchemar de mes nuits, c’est la vision soudaine de l’Amour qui se détourne de moi… Il est grand et beau, drapé dans un manteau de laine légère ; il baisse la tête, il étend le bras en avant, signifiant une résolution inexorable, et il s’éloigne. J’entends le bruit décroissant de son pas ; un peu après, je ne l’entends plus… « Amour ! Amour !… » Je l’appelle. Mais ma voix se perd dans une vallée colossale et déserte, dont l’horreur me réveille pleurant comme un enfant.

4 août.

En cinq minutes, au beau milieu du jour, la nuit est tombée ; il se soulève un colosse d’ombre barbouillé avec la cendre d’un brasier, sur lequel la maison voisine, en construction, paraît d’un blanc éclatant. Pas un souffle. Le drapeau que les maçons ont hissé sur la cheminée qui termine leur œuvre est flasque et immobile. Le thermomètre est descendu à six degrés. Sur la nuée obscure, un panache de fumée blanche s’élève, élégant, joli, aussitôt évaporé. Tout à coup, le drapeau se détache de sa hampe, et d’une seule claque de vent, devient rigide et plat comme une girouette. Deux hirondelles passent, éperdues, au niveau du troisième étage ; sur la chaussée, des chiens courent ; puis l’on entend les pas se précipiter et les voitures rouler plus nombreuses. Enfin voici la pluie : et la sinistre cendre du ciel a perdu déjà son ton de colère ; elle s’éclaircit. C’est une crise passée ; tout s’affadit et retourne au commun.


Je sais bien que, quelquefois, l’amour n’est qu’une bourrasque qui passe !…


Pourquoi mon attention fixée sur la procession d’images que le temps fait défiler sous mes yeux, décuple-t-elle invariablement mon tourment ou ma joie ? De quel lien secret sont unies les choses extérieures et ma vie intime, pour qu’elles se puissent à la fois si aisément ignorer, et pour que, si je les rapproche, elles semblent aussitôt se connaître, de longtemps, et s’épanchent, avec une complaisance d’anciennes compagnes de pensionnat ?

5 août.

Sur le point de partir pour la Normandie, j’ai eu un singulier scrupule, qu’il faut peut-être une longue hérédité chrétienne pour expliquer : n’ai-je pas pensé que je devais à la femme que j’aime de ne point prendre de plaisir loin d’elle, fût-ce le plus innocent, comme d’aller respirer l’air de la mer au mois d’août ?… Je jure que j’ai éprouvé cela. Je ne suis pas assez naïf pour que cette idée ait retardé dix minutes l’achèvement de ma valise, mais du fond obscur de mon âme remontent parfois, comme des bulles d’air à la surface d’un étang, de telles mignardises de conscience, aussitôt évaporées.

Cela se rattache au culte de la douleur, plus profond, plus beau, je le crois, plus voluptueux, assurément, que celui du plaisir.

Je ne sais quelle voix maligne me souffle : « Je te connais, toi : tu ne seras à aucun moment si heureux qu’à celui où l’on te torture… »

7 août.

On peut pleurer d’attendrissement au souvenir d’un geste, d’un regard, d’un mot, qui vous ont à peine touché à leur heure. Le bourdonnement d’une mouche ou la boucle rapide de son vol, pour peu qu’un témoin soit là, peuvent avoir des prolongements illimités. Les lèvres de madame de Pons, se séparant un jour, pour prononcer la syllabe du mot « Amédée », et le petit éclair des dents brillantes, au même instant, sont présents à mes yeux ; j’entends la même syllabe ; je revois le petit éclair ! Et un débordement de tendresse et de jalousie inonde cette image dont l’original, vieux de plusieurs années, n’avait même pas paru atteindre ma rétine.

8 août.

Je ne rêve jamais d’elle. En me promenant, parfois, je piétine de rage, ou bien, à ma table même, je cogne le sol, de mon talon, avec colère, parce que sa forme chérie m’apparaît, mais toujours de dos. Elle ne se détourne pas de moi : elle s’en va ; elle a à faire ailleurs.

9 août.

Seul, par un temps doux, voilé, je suis adossé, ce matin, à une falaise de sable au bord de la mer.

Toujours non satisfait, toujours triste, toujours inquiet, me voilà revenu ici, comme chaque été, et je crois voir, sur la mer et le ciel confondus, l’immense cadran d’une horloge dont l’aiguille marque le chiffre qui signifie un an écoulé.

Dans un moment de paix, durant une trêve de tous les mouvements humains, et quand j’aspire, de toute ma fatigue, au silence, le grand murmure de la mer basse semble me dire que le silence, jamais je ne le goûterai. Il vient de la mer, à deux cents pas de moi environ, un bruit clair, fait de sons argentins minuscules, quasi gais, chacun pris à part, déchirants dans leur ensemble : j’y reconnais les rires, les cabrioles et les singeries de la vie en commun… Et de beaucoup plus loin vient un sourd et large grondement pareil à des orages ou bien au grave ronflement d’une conque marine : cela est à peine perceptible, cela est monotone, mais, si l’on prête l’oreille, c’est une mélopée sombre et pathétique, une plainte d’abord, sur une note grêle et répétée, puis qui s’enfle, puis qui s’exaspère comme le cri de la sirène dans le brouillard, et pour revenir sans cesse à la petite note initiale, grêle, monotone, fondamentale : ce bruit lointain, c’est mon âme même, et c’est mon amour. C’est moi, grondant et douloureux, que cache incomplètement la troupe aux menus mouvements de son argentin, et qui joue en famille la comédie quotidienne…

Le soir.

Ce n’est pas de l’infini que je sens l’hostilité ; ce n’est pas Dieu qui m’effraie, car entre l’univers sans borne, l’idée divine et moi-même, à quelque modestie que je me réduise, il y a comme une secrète entente, le souvenir ou l’espoir d’une entrevue où un mot essentiel — ne fût-ce que : « j’admire » ou « j’adore » — pourra être échangé ; et enfin il y a, me semble-t-il, la qualité de mon amour… Mais c’est de ce monde, si proche de moi et si étranger, qui me fait fête, à qui je souris, mais sans que je l’aime ni qu’il m’aime : c’est lui mon ennemi…

10 août.

J’ai reçu d’Aix des cartes postales, en échange de celles que j’ai envoyées à Aix… Joli pays, Aix, je ne dis pas non ! Jolie invention, la carte postale : sous le prétexte que tout le monde la peut lire, on y écrit banal comme entrefilet de journal, et la lettre fermée, à présent, prend une importance !… Y recourir, c’est confesser qu’on a des cachotteries.

Elle a écrit au-dessous d’une vue du lac du Bourget ces seuls mots : « Il fait beau. » Moi, j’avais mis, sous une maison normande : « Il pleut. » — « Il pleut », cela pouvait signifier : « Je m’ennuie » ; mais « il fait beau », cela ne veut pas nécessairement dire : « Venez donc… »


Le fait est que la Normandie n’est pas un pays : c’est le déluge. Oh ! Et puis cette universelle verdure, ces vallées, ce ruisseau, — ce tapis de drap du conférencier dont le verre d’eau s’est répandu ! — ces petites collines en meules de foin !… Oh ! Et puis ces chemins, entre haies, d’où l’on ne voit rien, et qui ne communiquent pas entre eux, chemins égoïstes et qui vont, chacun pour soi, jusqu’au bout de leur idée, sans rien entendre !… Oh ! Et puis ces vaches, toujours ces vaches, ces museaux baveux, cette mâchoire infatigable, ces yeux bêtes ! cette odeur de bouse et de lait !… Et les paysans, qui croient toujours qu’on se moque d’eux, et qui se moquent de vous sans qu’on le croie !… Oh ! oh ! j’en ai contre la Normandie !

Autour de moi, l’on plaisante :

— Pourquoi y venez-vous tous les ans ? Jusqu’aujourd’hui vous ne vous en plaigniez pas ?

— Jusqu’aujourd’hui j’étais aveugle, et je vois.

Quelqu’un m’a dit :

— Jusqu’aujourd’hui vous voyiez, et vous êtes aveugle.


Évidemment, je suis le siège de phénomènes curieux et nouveaux, parmi lesquels mon orgueil outrecuidant, surtout, m’étonne… Un amour tel que le mien exige-t-il donc ce ridicule ?…

11 août.

J’ai marché, sur la route, pendant toute une après-midi, pour me donner un prétexte à ne rien faire : car mon travail, pour la première fois de ma vie, me semble ennuyeux et vain. En marchant, on se donne un certain air d’agir : on compte ses pas, on compte les bornes, on consulte sa montre, on se gare des automobiles… Et quand la fatigue commence à vous peser sur les jarrets, on est sur le point d’être presque content de soi : c’est un peu comme si l’on avait fait quelque chose ; on s’attirera même de la considération, en rentrant, si l’on certifie un bon nombre de kilomètres parcourus… Cependant eux, qui en ont « fait » trois cents sur leur « soixante chevaux », sont plus fiers…

Et cela me porte à rêver, ce soir… Voilà des gens, paresseux, qui se lèvent tôt et partent en automobile, n’ayant plus qu’un désir et qu’un but : atteindre le lieu fixé pour le déjeuner ; ils l’atteignent, déjeunent mal, sans plaisir, — et n’ont plus qu’un désir et qu’un but : revenir là d’où ils sont partis… Et rien ne donne, plus que cette course muette, folle, dépourvue d’agrément et sans utilité aucune, la sensation d’un jour bien employé… Quant à moi, rien ne m’épouvante comme la constatation d’un pareil fait : — si l’instinct, toujours puissant et sûr chez les gens qui réfléchissent peu, indiquait à ceux-là, pour fin dernière et vraiment bien simple de la vie, cette triste action : tuer le temps !…

12 août.

Il y a les raffinés de la matière comme il y a les raffinés de l’esprit : tous aboutissent à des extravagances. L’homme qui travaille pour gagner sa vie ou augmenter son bien-être est le seul, sans doute, dont l’action ait de la beauté ; mais celui qui, n’ayant rien à faire, singe celui qui travaille, — ou celui qui marche le long des routes à l’imitation du colporteur ou du chemineau, pour s’épargner d’entendre battre son cœur, sont comiques.

Qu’ils se moqueraient donc de moi si, lorsqu’ils me demandent, au retour de leurs expéditions dont je me moque : « Qu’avez-vous fait tout le jour ? » je leur répondais : « J’ai aimé !… aimé à trois cents lieues de la femme que j’aime !… »

Lorsqu’ils sont loin, et que je suis seul, je m’assieds dans une guérite dont la capeline d’osier cintré me cache toute vue à droite et à gauche, et, en face de la mer nue, je me laisse aller à aimer. Le ciel et la mer se peuplent : le passé ressuscite ; l’avenir prend une forme, passe, et s’évanouit comme un nuage. Et cela peut durer des heures. Oh ! qu’après cela il me semble que j’ai bien rempli ma journée !

Dans cet état, tout, un rien même, devient signe, symbole : comme je comprends la superstition des amoureux ! Le ciel du couchant a rougi, des barques ont passé… Pourquoi suis-je hanté tout à coup, et encore une fois, de ce souvenir d’une seule heure, à Livourne, il y a quinze ans, dans l’intervalle de deux trains, entre Pise et Florence ? C’était le soir, sur le port ; il y avait, je me souviens, de beaux vieux murs de briques, et un trois-mâts en partance : nous regardions ses voiles se déployer, puis se gonfler. Qu’il était joli et tentant ! Il invitait au voyage ; il partait ! Et tout à coup, on vit un mouvement d’hommes sur les jetées, et des barques dans l’avant-port : le trois-mâts, ayant à peine doublé la lanterne, s’échouait…

13 août.

Les moindres de mes pensées d’amour me semblent d’essence si supérieure à tout ce que j’entends, que je suis sans cesse irascible, et indigné des propos les plus innocents. Une certaine langue est chantée en moi, par des voix pures, auprès de laquelle les conversations ordinaires forment un bruit insupportable. — Est-ce là quelque chose d’analogue à ces belles illusions du rêve, qui nous font croire que nous voyons des paysages indicibles ou que nous avons d’ineffables conceptions, dont une seule chose nous demeure au réveil, à savoir que nous les avons eues, mais non pas un souvenir un peu net et qui se puisse exprimer ?

Qu’est-ce donc que je touche par la seule habitude nouvelle de penser toujours amoureusement ? Quel ennoblissement ai-je reçu en élisant simplement une femme entre toutes et en la jugeant digne d’accaparer toutes mes facultés ? Je me sens, en vérité, haussé dans la hiérarchie des êtres. Est-ce par la vertu de cet acte si étonnant de l’esprit et du cœur qu’on nomme foi ? est-ce par la vertu de cet autre acte humain, incompréhensible, qui est le dévouement ?… En effet, je crois en une femme, c’est-à-dire que j’ai la certitude absolue que cette femme est incomparable à aucune autre, et je lui suis dévoué : je lui appartiens, corps et biens.

Comme la plupart des religions, ce genre d’amour rend orgueilleux. On est fier de croire ; on plaint celui qui ne croit pas de même ; on le trouve bien petit.

14 août.

Ils aiment le bruit, le tintamarre, le charivari infernal. La plénitude de la santé physique, le corps flatté par l’exercice et mille soins, une sorte d’inconscience heureuse les reportent à leurs origines primitives, et d’ingénieux Américains, pour fournir les rythmes musicaux qui s’adaptent exactement aux civilisés d’aujourd’hui, n’ont eu qu’à les emprunter aux nègres. Il y a du brutal, du sanguin, et une lubricité animale dans ces secousses de torses et de sons ; elles leur procurent un plaisir réel, naturel, le plaisir même que réclamaient ces êtres nouveaux en qui il semble qu’on ait lâché pour la première fois, depuis dix-huit cents ans, la bête. Elle se porte bien !

En les écoutant, en les voyant tourbillonner comme un cyclone, ce soir, par les fenêtres du salon illuminé, j’ai eu, dans l’ombre de la terrasse et sous la voûte du ciel pur, l’illusion que j’aboutissais à l’extrême fin des civilisations qui ont enseigné à l’homme tant de manières, de si contenues, de si saugrenues et de si charmantes, et, qu’à côté de moi je voyais le monde qui recommençait.

Je me suis en allé, sur la longue plage solitaire, le plus loin possible essayer de goûter le délice de l’inertie et du silence.

15 août.

Un goût de néant, que je n’avais pas, m’est venu. Il y a des jours où je me plais dans l’inaction même de mon amour inavoué. Tant que le mot n’a pas été dit, mon imagination nourrit librement l’espérance. Mais je sens toute la lâcheté que mon cas suppose ; aussi, d’autres jours, je me relève et je vais agir.

Tâchons de pénétrer jusqu’au fond de tout cela : un secret instinct me murmure à l’oreille qu’un amour du genre de celui qui m’agite s’idéalise par l’absence, se purifie par son contraste même avec la vie médiocre ou bestiale qui m’environne, et que, de cet amour, c’est l’image que j’aurai le plus embellie qui me vaudra le plus de joie. — Je puis constater que ma pensée amoureuse est plus ardente et plus radieuse depuis mon séjour en un endroit presque détesté : elle se nourrit de mes colères. Mon amour progresse bien, si l’on veut admettre que l’amour puisse être « subjectif », comme disent les philosophes ; mais il n’avance point du tout, si l’amour est en définitive un duo, comme disent les musiciens, qui s’y entendent mieux que les philosophes.

16 août.

Mon désaccord avec les gens qui m’entourent, voici, je crois, ce qu’il est : ils vivent tout entiers dans le moment présent ; ils jugent tout événement par rapport à la minute, à l’heure, à la journée où il échoit ; tandis que je ne peux m’empêcher de voir toute l’étendue de ma vie, de la leur, depuis la nuit qui fut son point de départ jusqu’à la nuit qui sera son terme. Tant d’obscurité arrête le rire sur les lèvres. D’où venons-nous ? Où allons-nous si vite, précipités comme des étoiles filantes ? Voilà la question qui a causé au monde le plus d’angoisse, certes, mais le plus de ravissement aussi. L’idée religieuse la posa ; l’irréligion nous la fera-t-elle oublier ? En ce cas-là, il y aurait encore de certains amours qui, par de belles nuits, la feraient de nouveau formuler, entre des baisers, par la bouche de certains amants.

18 août.

Ce soir, sur la plage, à mer basse, étant seul, assis à même le sable, par une nuit noire, j’entendais, de loin, les pianos des villas… J’ai cru voir toutes ces jeunes femmes en robes claires, ces jeunes filles hardies, nuques et bras nus ; et ces hommes de plaisir, qui vivent dans leur atmosphère parfumée. Et, le front dans mes mains, sans vouloir, même mentalement, donner un nom à ce que j’éprouvais, j’ai senti ma gorge se serrer ; j’ai été surpris : j’allais sangloter !…

19 août.

Voyons, voyons, un peu de logique !… J’oppose sans cesse mon amour à leur amour. Mon amour, n’est-ce pas ? est avant tout l’attachement d’une pensée à une pensée ; le leur est tout délire des sens. Et c’est l’image de celui-ci qui, hier soir, m’a troublé…

20 août.

Je veux agir. Mais je ris de moi-même. Afin de me donner le change, je vais partir pour l’Italie, où je devais aller en novembre prendre la dernière image de la Cène, à Milan, et des Corrège de Parme, qui se détériorent. J’aurai vite fait mon petit travail et il faudra que je passe par Aix pour rentrer en France. Ne pas m’y arrêter alors serait presque impoli… L’idée d’avancer ce voyage d’Italie est des plus simples !…

Parme, 28 août.

Et je suis là, un jour d’été torride, dans cette ville étrangère et morte. J’y suis venu autrefois, étant jeune, ayant l’âme légère, et je me souviens d’avoir médité dans la petite salle qui contient la Madone de saint Jérôme, où cette Madeleine, la plus voluptueuse des femmes qui aient jamais été conçue par un artiste, se laisse, tout inclinée, abandonnée, et le visage ravi, mettre par Jésus enfant la main dans ses beaux cheveux d’or !… A vingt-cinq ans, alors que je ne savais pas ce qu’est aimer, toute une vie d’amour et de plaisirs immesurés m’a été promise par cette femme admirable, et je suis sorti de la petite salle plus ivre qu’en aucun jour de ma vie.

J’ai eu quelque gêne à me retrouver tantôt en présence de la belle Madeleine : fut-ce dépit de mes vingt-cinq ans si lointains ? fut-ce dédain d’une câlinerie élégante et langoureuse où je sais trop, à présent, la part de l’attitude ?… C’est que j’aime !

J’aime : et tous ces beaux gestes, ces grâces exquises et, pour tout dire, cette savoureuse et délirante « manière corrégienne » me devient presque étrangère.

J’ai erré dans la ville, indifférent aux souvenirs qu’elle éveille. Près de madame de Pons mon amour tend à décupler le goût que les objets m’inspirent ; loin d’elle, sa pensée seule me hante et je ne sens que l’exil.

Un pays calciné, une ville rouge, un lit de rivière pavé de galets secs ; des monuments clos, dirait-on, comme pour étouffer, à l’intérieur, une fournaise ; des rues désertes. Je vais jusqu’au Jardin public, grand et beau parc solitaire. De longues allées aboutissent à un bassin d’eau croupissante qui contient un îlot planté d’ifs sombres et d’un pâle saule pleureur. Les arbres sont déjà jaunis, grillés, des feuilles tombent ; j’aperçois des statues de marbre ; une Flore, éplorée, là-bas, lève les bras, vers qui, vers quoi ?… Pleure-t-elle les feuillages trop tôt disparus ? est-elle lasse de solitude et de silence ?… Et, de l’extrême tristesse, un charme naît soudain : je voudrais rester là, des journées, des journées pareillement immobiles et torrides, devant l’eau croupie, les ifs noirs, le saule et la Flore éplorée.

J’ai passé une heure au bout du jardin, sur des remparts très vieux, d’où l’on ne voit que des fossés vides, des murs de briques et une campagne où il semble qu’il n’y ait jamais eu rien.

1er septembre.

Pour suspendre un peu plus longtemps ma décision de m’arrêter à Aix, j’ai voulu passer encore une fois par Venise…

L’abus de la littérature descriptive, extatique, dégoûte un honnête homme, non seulement d’écrire, mais d’éprouver une émotion dans certains lieux renommés pour enivrer les voyageurs. Je sens approcher la réaction : elle sera terrible. Un Jules Renard viendra ici, qui, sous prétexte de mettre les choses au point, nous fera de Venise une page implacable où la puanteur des canaux, l’invasion des Allemands et de leur langue, la rengaine des chansons, la niaiserie des figures béates que l’on croise en gondoles et la forêt des points d’exclamation que l’on voit s’ériger ici à la fin de toute phrase écrite ou parlée, — prendront une telle vigueur, une telle verve de vérité, que nul n’osera plus seulement s’aviser de la splendeur des ors de Saint-Marc, du spectre du passé au tournant d’un canal obscur, ni, sur la lagune, de la bacchanale insonore des plus belles couleurs que puisse composer la lumière du jour.

Comme l’antiquité, Napoléon ou la mer, Venise est un motif à amplification facile, et son seul nom a touché le lecteur avant que l’écrivain ait placé sa première épithète. Venise est le refuge de ceux qui n’ont pas d’émotions véritables à rendre, c’est le cadre d’amour de tous ceux qui ne sont pas amoureux. L’impression forte et juste, celle dont le frisson est contagieux, je l’ai trouvée quelquefois chez le poète qui parle d’une ruelle de son village ou du rideau de peupliers qui borne son horizon. Quant aux amants, l’on confond : ce n’est pas eux qui cherchent les lieux renommés pour l’amour, mais bien les pauvres solitaires en quête d’amour ; ceux qui s’aiment, ah ! que tout est beau pour eux, n’importe où !

2 septembre.

Il y a des rencontres singulières ; mes malles faites, mon billet retenu pour demain, après avoir décidé de m’arrêter à Aix, sans en avoir averti madame de Pons, je reçois d’elle une carte qui porte en tout, sous une vue banale de la gare d’Aix-les-Bains : « Halte-là ! s. v. p. »

Mon sort est trop beau ! Mais arriver à Aix dans les vingt-quatre heures, ce serait obéir, et ce serait exagéré. Me voilà obligé de feindre : j’antidate une lettre annonçant à ces dames mon « passage » à Aix. Car on ne me croirait point, si je disais : « J’avais mon billet pour Aix quand vous m’avez prié d’y faire halte. »

4 septembre.

Que de résolutions dans ce train ! Je ne me connus jamais tant d’audace.

Résolutions, audace, oui : tant qu’il n’est l’heure que de se dire : « J’adopte le parti d’être audacieux. » Mais, pour peu que plus de précision soit requise, par exemple : « Comment exercer cette audace ? et quand ? » qu’un homme vraiment épris est en peine !

Je sais bien comment je m’y prendrais si seulement je l’aimais un peu moins.

Aix-les-Bains, 5 septembre.

Il a été admis que nos lettres s’étaient croisées, et ce médiocre fait, cette rencontre de hasard, — moi annonçant mon arrivée à Aix, en même temps qu’elle m’invite à venir, — a agi, je l’ai bien vu, sur sa pensée, sur sa conscience : le plus petit mystère pénètre le cerveau d’une femme comme une goutte d’essence un sachet. Nullement crédule, madame de Pons est aujourd’hui, sinon convaincue, du moins soumise à cette idée que quelque chose de mieux qu’une puissance humaine a pu favoriser notre tendre amitié.

Je ne lui ai pas confessé la vérité, qui diffère trop peu de ce qu’il m’a fallu lui conter, et qui, en somme, comporte le même hasard exactement.

Chétif incident ! niaiseries que tout cela !… Mais l’amour est servi souvent par une valetaille qui ne paie pas de mine.

Elle a été heureuse en me voyant, c’est certain, mais cela peut venir de ce qu’elle s’est ennuyée jusqu’ici…

Mais elle s’est peut-être ennuyée jusqu’ici parce que…

6 septembre.

C’est une petite villa située dans le haut d’Aix ; elle n’est pas fort jolie et n’a point de nom romanesque. On la désigne, ainsi que trois de ses voisines, par le nom du propriétaire auquel on joint un numéro : encore est-ce le numéro qui est le moins disgracieux à dire : c’est la « villa Cervollet, numéro 2 ».

Et voilà une appellation banale qui est entrée désormais dans le trésor poétique de ma mémoire. A cet assemblage de mots si plats est lié, pour le reste de ma vie, le souvenir de la minute pour moi la plus triomphante : celle où madame de Pons m’est apparue, hier, dans une petite pièce quelconque, venant à moi la main tendue, et portant, en toute sa personne, l’éclat d’une joie affectueuse qui ne saurait tromper.

Elle venait tout entière au-devant de moi, je l’ai vu : sa main, son regard, son visage, sa bouche gonflée de tendres paroles, et ce genou qui pointait sous la robe claire d’été, et ce corps qui venait à moi !… Tout autre, à ma place, eût ouvert les bras à cette femme !… C’est d’imaginer par avance une volupté trop forte qui me la fait repousser quand elle s’offre : je la crois irréelle, je m’arrête en reconnaissant ma féerie… Nous nous sommes serré la main, très correctement. Et nous avons échangé des paroles ordinaires.

Madame Delaunay est venue, bien fatiguée par son traitement. Ces dames se sont plaintes de l’endroit qu’elles habitent, et moi de celui d’où je viens.

— Où donc est-on bien ?

— Entre amis, ai-je dit, l’endroit n’importe guère !…

Quand je me suis retrouvé seul avec madame de Pons, j’ai cru remarquer qu’elle sentait qu’il y avait entre nous la façon expansive dont elle s’était avancée vers moi dans la petite pièce. Subtilité d’amoureux ! mais certitude. Ravissement !… Lorsqu’elle m’a offert d’aller visiter le jardinet, je lui ai baisé la main et je lui ai dit :

— Mon amie, que je suis heureux de vous revoir !…

Nous avons visité ensemble le jardinet. Elle déplorait qu’on n’eût, de là, aucune vue sur le lac ; je le déplorai avec elle, d’un singulier ton, sans doute, car elle me dit :

— Comme ça a l’air de vous être égal !… Voyons ! ajouta-t-elle, asseyons-nous et causons !

Nous nous assîmes sur un banc, pour causer. La vue de son bras découvert et de la main que j’avais baisée m’étourdissait.

— J’ai peur d’être bête, lui dis-je en souriant ; parlez, vous !

Ma franchise mal contenue me poussait presque à un aveu.

Elle devint triste, tout à coup ; sa figure se voila. Nous causâmes, mais comme autrefois. Le nuage repassa, d’ailleurs, sur son visage. Cependant je ne m’en suis pas alarmé.

Même jour.

Que de temps j’ai vécu à ne pas espérer qu’elle pût m’aimer un jour ! Et voilà qu’une tranchée de désespoir me coupe les entrailles, aujourd’hui, quand je viens à penser : « Si elle ne m’aimait pas !… »

Même jour.

Est-ce que je ne pourrais pas interpréter l’attitude de sa mère envers moi, afin de connaître ses sentiments à elle-même ?

Idée absurde !… Elle trompe sa mère sur ses propres sentiments, car, si sentiments il y a, elle se trompe elle-même !… Comment cela ? Mais parce qu’elle ne croit point m’aimer. Une femme peut aimer sans qu’elle s’en doute. Celles qui ne pensent qu’à l’amour et qui se tâtent le pouls, chaque soir, afin de savoir si elles aiment, peuvent croire qu’elles aiment alors qu’elles n’aiment pas ; mais celles qui s’emploient, par un reste de fidélité tenace, à éloigner d’elles toute pensée d’amour décorent de noms innocents — tels qu’amitié, plaisirs intellectuels, communauté de goûts — ce qui est amour.

Même jour, le soir.

Je lis ce que j’ai écrit tantôt. Je n’en suis pas dupe : — je me cramponne à mon optimisme, parce que je mesure des yeux la chute que je vais faire si je le lâche.

8 septembre.

Elle espérait que je ne me montrerais pas différent de l’ami que j’étais quand nous nous sommes séparés à Paris. Mon étourdissement de l’autre matin, et le mot que j’ai dit, lui ont montré que le temps et l’absence ont fait mûrir le fruit. Il faut le cueillir en sa saison !…

Mais elle-même, ne s’est-elle point vue venir au-devant de moi dans cette petite pièce ? Elle voudrait, à présent, que je ne l’eusse point vue, moi !… Elle joue à nier l’évidence. Elle boude parce qu’elle constate que l’été ardent nous brûle, alors qu’elle souhaitait que le printemps durât.

« Il faut pourtant avancer, dit Pascal, mais qui peut dire jusques où ? »

9 septembre.

Je sens aussi que je me tiens mal : il doit être apparent que son corps me trouble. Peut-être sent-elle cela ?

Quel que soit le tourment que je souffre près d’elle, je ne l’échangerais pas contre la paix assurée — loin d’elle.

Je ne rapporte ici que le pire, c’est-à-dire mon doute. Mais le doute, avant l’aveu, est accompagné d’une infinité d’espérances dont le nombre et la gentillesse le travestissent et l’ornent constamment. Et il faut songer qu’après l’aveu, le doute, entre amants, est là toujours, mais non plus toutes les espérances.

Il est si bon, avant l’aveu, de ne pas savoir tout à fait quel sort vous est réservé, qu’on ferait durer volontairement cette période ! Elle a des ardeurs et des délicatesses comme n’en saurait offrir que l’époque où l’on redoute un cataclysme.

10 septembre.

— Son mari ? — me dit la bonne madame Delaunay ; — mais, cher monsieur, que ce bandit se présente aujourd’hui ou demain, elle est femme à le recevoir !…

Je souris.

Madame Delaunay s’en fâche.

— Je souris, lui dis-je, parce que je ne puis croire que cela soit.

— Ah ! vous ne pouvez pas croire que cela soit ?… Eh bien ! je vais vous citer un fait qui vous fera croire que cela est : son appartement du boulevard Malesherbes ? eh bien ! elle n’a pas fait une démarche pour en résilier le bail !… elle a payé le terme de juillet !…

— Aurait-elle des nouvelles de son mari ?

— Pour cela, non !

— Voyons, décidément, l’aimait-elle ?…

— Un chenapan !…

— Le chenapan était, après tout, son mari… Le jugeait-elle ?… N’a-t-elle pas des principes très enracinés ?… Ah ! madame, peut-être l’avez-vous trop bien élevée ?…

Qu’elle est drôle, madame Delaunay, en se défendant là contre, branlant la tête et pétillant des yeux :

— Ce n’est pas moi, je vous prie de le croire, qui lui ai fourré ces idées-là dans la tête !…

C’est une façon vive de dire : « Ma fille a des idées capables de la faire agir contrairement à son désir et à son bonheur. » Et l’instinct de la mère se révolte.

11 septembre.

Je les ai emmenées, elle et sa mère, dîner dans les jardins du casino, avec Guglielmo Santi, l’historien milanais, qui fait une saison ici. Quelle culture chez ce vieillard alerte ! quelle finesse et quelle fermeté dans le jugement des hommes et des œuvres ! et quelle grâce virile peut atteindre un esprit qui garde de l’ingénuité avec tant de savoir ! Qu’il est élégant à un homme vraiment grand de ne rapporter des sommets qu’un air plus pur ! Lorsque les hommes consentent, en faveur d’une femme intelligente, mais rien que femme, à présenter d’une façon courtoise les fleurs de leurs connaissances, de leur jugement et de leur goût, le joli jeu pour elle de les accueillir, de paraître les trier dans sa main, et de montrer, après, qu’elle en est toute parée, embellie !

Elle semblait bien heureuse. Tout le plaisir possible de l’esprit se mêlait à l’agrément des lumières tamisées, des toilettes claires, et de tant de bras nus ou chargés de bijoux, et de l’arôme des fraises, et de l’air de la belle nuit, un peu lourd.

J’ai eu envie de lui crier :

— Si votre mari était là, sapristi ! est-ce qu’une pareille soirée nous eût été possible ?

Après les avoir reconduites, je suis resté seul, sur la route, derrière les villas Cervollet 1, 2, 3, 4 ; et, au lieu de redescendre vers la ville, je me suis enfoncé dans la campagne. La nuit, la solitude, la magnificence du calme absolu, et mon dieu enfermé là, non loin, sous le petit toit d’ardoise qui s’argente à la montée du croissant de lune !… Griserie, plénitude de vie, espoir un peu forcé, mais espoir ! et je ne sais quoi de douloureux, en moi, qui se mélange si bien à la nuit !… Regards béats vers les étoiles ; une envie d’éclater en mille morceaux, en milliards de miettes, et d’aller scintiller si loin, si haut ! un désir d’échapper à moi-même comme n’importe qui, par les grands mots lyriques !… Montagnes, vallée, lac, ville endormie, silence ! — Quelle illusion que ces grandioses envolées ! la vérité est qu’un seul point m’attire : ce plat petit toit d’ardoise qui coiffe un vilain cube de briques, nommé la villa Cervollet no 2.

13 septembre.

Cela s’est passé bien simplement. Nous étions partis, elle et moi, seuls, pour aller nous promener dans la campagne, et sa mère, en la voyant si jolie et si rieuse sur le pas de la porte, m’avait dit à l’oreille :

— Elle s’émancipe !… ma parole d’honneur !…

Nous avions pris un chemin très rustique à travers les vignes, sur la pente du Revard, et je pensais, tout en causant :

« Quand nous serons arrivés à une certaine prairie que je sais, — où d’ailleurs nous n’arriverons pas de sitôt, — et d’où l’on a, au pied d’un orme, une très belle vue sur la Dent de Nivolet et Chambéry, nous nous assoirons, et alors je lui parlerai… »

Arrivés à l’endroit voulu, nous nous sommes assis, en effet, et avant que je lui « parle », elle m’a dit, sans préambule :

— Je ne crois pas que je vous aime.

Instantanément, j’ai posé ma main en écran, devant moi, et j’ai dit :

— Assez ! assez ! je vous en prie.

Elle a tout de même ajouté :

— Vous voyez que je suis franche…

J’ai dit :

— Oui, oui.

Et nous avons causé, comme si de rien n’était.

Même jour.

Évidemment il était fatal que, faisant une première promenade en tête à tête, avec elle, dès le moment que nous serions assis, je dusse « parler ». Femme, elle a senti cela, elle a pris les devants pour m’épargner d’avoir cet air toujours un peu sot qu’on a quand on fait, sur un ton chaleureux, une proposition qui n’est pas acceptée.

Je pense : « Elle a été cruelle… » Mais non ! Devinant que j’allais lui dire : « Je vous aime », elle me devance et me dit : « Je ne crois pas que je vous aime… » Elle sait mon amour-propre, elle sait le supplice rétrospectif qu’eût été pour moi, après coup, le souvenir de mon attitude en formulant l’aveu, et de mon émotion, de mon émotion dédaignée ! Sa brusquerie a été un moindre mal ; par là, elle entendait ménager une susceptibilité qu’elle connaît trop ! D’ailleurs, elle croyait que nous « parlerions » encore, après coup. Et comme elle eût, j’en suis certain, pansé la fraîche blessure ! Elle y comptait, elle avait tous ses baumes ; ma douleur, elle l’aurait endormie ; nous serions revenus causant, non pas de notre amour, mais d’amour ; et ce sujet, entre elle et moi, comme elle était persuadée qu’il me serait doux !… C’est moi qui ne l’ai pas voulu…

Je ne l’ai pas voulu !… Oh ! non, pas de consolation pour moi ! J’aime mieux une douleur aiguë, le sang qui gicle vif et pur, après le coup rapide, le stylet retiré aussitôt.

Non, non ! J’avais désiré trop. D’amicales caresses, allons ! auraient été dérisoires. « Je ne crois pas que je vous aime » : discuter cela, qui donc y songe ? Je sais fort bien et ce que cela contient de franchement négatif et ce que cela contient pour moi d’espérance : — juste assez pour ne me point décourager de souffrir !

Car ces paroles ne sont pas mortelles. Un soupirant moins déraisonnable y puiserait réconfort. Madame de Pons admet la pensée d’être aimée de moi ; elle admet la pensée de m’aimer ; elle demeure avec ces pensées, elle s’entretient avec elles, depuis longtemps peut-être, — mais elle n’est pas sûre de pouvoir longtemps les admettre, demeurer et s’entretenir avec elles… Elle n’est pas sûre, et cela suffit à me briser, moi qui aime ; mais, elle qui n’aime pas, quelle condescendance et quelle tendre bonté de vouloir bien me dire : « Je ne suis pas sûre » !… C’est moi qui ai été brutal en lui coupant la parole.

Je devrais me traîner à ses pieds.

15 septembre.

La vie continue entre nous ; mais elle est double : il y a ce que nous disons et ce que nous ne disons pas. Dès auparavant, oui, sans doute, ces réticences, en nos causeries, nous les soupçonnions ; désormais, nous les connaissons, et elles nous gênent, comme le voisin de campagne, derrière sa clôture basse, à partir du jour où on lui a été présenté. On le tenait pour inexistant : maintenant il est là. Lui-même semblait ne pas entendre votre langue ; à présent, on croit qu’il écoute. On s’observe, on se contient ; on écarte tout sujet propre à piquer sa curiosité. A force d’éliminer à cause de lui tels sujets, on s’en laisse imposer d’autres par lui : c’est lui qui gouverne vos entretiens. Bientôt on s’aperçoit que c’est pour lui uniquement que l’on parle ; il n’est plus de l’autre côté de la clôture, il est là.

Ni à elle ni à moi ne conviennent la dissimulation et la contrainte. Ne désirerions-nous pas nous quitter ?

16 septembre.

Qu’il faut donc que j’aie l’air malheureux !… Je lui trouve, à elle, un air compatissant.

Elle a compris que j’avais souffert horriblement du coup : car, si elle ne l’avait pas compris, elle aurait été humiliée et froissée de ce que je ne l’ai pas seulement laissée s’expliquer, parler, enfin ajouter un mot au sujet dont elle me faisait, je le reconnais, le grand honneur de m’entretenir. J’ai bien compris, sous le coup même, qu’elle me faisait très grand honneur ; mais ma sensibilité fut trop vive. Néanmoins elle ne m’a pas de rancune, et, à la dérobée, elle me plaint.

C’est par finesse d’esprit : elle me comprend ou me devine tout entier. Elle a, elle, toute sa tête !

Même jour, le soir.

J’ai dîné, seul, ce soir, au bord du lac. Orchestre, gamins en smoking, sablant le champagne avec des grues, de belles filles qui « se rasent », et des femmes septuagénaires vêtues en Juliettes et qui s’amusent, quelques piliers de tripot, des cabotins, un roi… Le mélange humain, animé et paré, aux lumières, au milieu des fruits, des bijoux, des peaux nues, et la musique aidant, n’est pas vulgaire pour moi, pourvu que je sois seul ; il me ranime et me grise, et son contraste même avec ce fond de lac sombre, hautain, austère, inhospitalier et célèbre, produit en moi un heurt comme ces poèmes ou ces rythmes barbares qui ont presque à la fois de la sensualité triviale et du sublime.

Reconnu un tel et un tel : quand la foule anonyme prend, ici ou là, un nom, alors elle s’avilit ; le charme est rompu…

Plus tard, loin du restaurant, j’ai marché au bord du lac à l’aspect tragique, sous une nuit chargée de nuages… Et j’ai pensé à tous les mots, aujourd’hui usés, qu’un amant du temps de Lamartine pouvait dire, dont l’âme d’une femme s’émouvait, et qu’un homme ne saurait adresser désormais à une jeune femme un peu « avertie ». Elle en rirait… A un certain degré de culture, que l’ironie rend l’art de charmer difficile ! Entre autres choses, cet art a abandonné le secours trop complaisant de la nature : flots, nuits étoilées, nuages, aquilons, — talismans qui ouvrirent tant de cœurs… Il faut une autre clef !

Et, d’autre part, il y a une pudeur — est-elle nouvelle ?… je ne sais — qui retient une âme délicate d’avouer l’emprise de la nature. Est-ce orgueil : ne point vouloir être touché par les choses ?… Est-ce humilité, au contraire : des éléments à moi, quelle fatuité d’admettre une relation !… L’homme qui me parle à brûle-pourpoint de ses « sensations » me gâte quelque chose, l’idée que j’avais de sa discrétion, de son tact, ou l’idée que j’avais des choses qu’il dit sentir. J’aime qu’il me montre qu’il a vraiment senti, mais par quelque détour ingénu ou bien à travers un voile tendu habilement ; j’aime qu’il se laisse surprendre, ou bien qu’il dise : « Ce n’est rien ! ce n’est rien ! » quand on voit qu’il pleure.

17 septembre.

Mon Dieu ! combien faut-il que je l’aime, pour ne pas l’aimer moins après le coup qu’elle m’a porté !…

J’ai failli lui dire : « Prenez garde ! en vous refusant à mon amour, vous le rendez moins pur. » Ç’aurait été la vérité. Je le constate, et cela m’enrage.

On peut donc tant aimer avant le désir ? Voici, maintenant seulement, que sa personne physique m’apparaît. J’ai bien pu, précédemment, la voir et la désirer, mais sans en avoir conscience ; et, dans mes méditations amoureuses, c’était ce par quoi elle se différencie de toute femme, c’était son être, sa pensée, me semblait-il, oui, vraiment, je ne sais quoi qui ne se confond pas avec sa chair, que j’appelais, que je souhaitais qui m’appartînt. Qu’elle m’aimât ! tout était là. Ah mais ! aussi le violent souhait !

C’est un ancestral et barbare instinct qui nous inspire de la colère contre la femme qui ne nous aime pas ! La colère n’est guère de mise, à présent que l’on ne prend plus une femme par la force ; elle devrait être remplacée par la temporisation, la patience… ou la science un peu exacte de l’amour… Bon pour le conquérant qui ne cherche qu’un motif à chanter victoire, tout cela ! mais une âme un peu fine veut avoir été aimée depuis toujours.

Je n’aurai point de satisfaction à la posséder demain, après des combats, si je n’apprends qu’elle s’était de longtemps donnée en pensée, sans que j’eusse rien fait pour cela.

Et, à ce propos, j’entends le subterfuge impertinent que le premier don Juan venu me fournit… L’Église, en certains cas, vous conseille : « Fréquentez les sacrements d’abord, et la grâce vous viendra. » — Où en suis-je tombé pour m’arrêter seulement à une pareille turpitude ?

Même jour, le soir.

Beethoven m’a sauvé. Du fond de la loge, au concert, je regardais madame de Pons, sa nuque découverte en carré, son bras, l’étoffe soyeuse tendue sur le genou, et sa bouche dont la seule image me fait pâlir…

Mais la voix divine, c’est-à-dire ce rythme, le plus ferme pas qui ait été fait vers l’harmonie souveraine qui crée peut-être un peu Dieu chaque jour, a soulevé mon désir, — comme un coup de vent prend une fumée, la tord, l’allège et la fait se perdre en spirales éthérées dans l’azur, — et, sans le détruire, sans l’atténuer même, par la vertu de la seule douleur magnifiée, m’a rendu mon amour d’autrefois, — d’hier encore…

J’ai pu parler, j’ai pu causer, comme avant. Elle m’a dit tout à coup :

— On vous retrouve.

Elle m’a laissé plonger dans ses yeux, un moment assez long pour que j’y puise un peu de ce qu’elle pense de moi. Mais je lui ai dit :

— C’est vous qui regardez en moi, non pas moi en vous !

Elle a souri, tristement, car cela lui laissait découvrir que mon trouble était revenu.

Non, en vérité, je n’ai pas vu en elle ! Mais, de mille petits faits, je conjecture qu’elle pense de moi précisément ce que j’ai si longtemps pensé d’elle, — et c’était dans les moments où je croyais l’aimer le plus : — « C’est surtout sa pensée que j’aime… » Ne croyais-je pas, par cela seul, la combler d’amour ?… Et moi, je n’en suis pas satisfait !…

18 septembre.

Elle ne craint pas de se montrer avec moi. Nous sommes sortis plusieurs fois, seuls, dans la campagne, et en ville. Pas un autre être ne fut plus sûrement créé pour m’appartenir. Pas un homme, à moins qu’elle ne m’en cache bien adroitement le souvenir, ne fut mêlé si étroitement que moi à sa vie…

Ah ! qu’est-ce donc qui m’empêche de lui dire, en nos causeries si libres : « Voyons ! j’ai plus de force aujourd’hui : expliquez-moi pourquoi vous ne croyez pas m’aimer ?… » Mais je me pare de l’orgueil de n’avoir pu, là-dessus, supporter davantage…

19 septembre.

Elle plongeait une lourde vieille louche d’argent dans un bassin où des fraises flottaient sur le champagne, et, en même temps, elle soutenait la coupe qu’elle allait m’offrir. Nous étions seuls dans la petite salle à manger de la villa Cervollet no 2 ; la dentelle de sa manche trempa dans le liquide ; je vis l’accident, mais négligeai de le signaler aussitôt, et ne fis : « Oh ! oh ! » que lorsqu’elle avait déjà retiré la louche et en versait le contenu dans la coupe. C’était faire : « oh ! oh ! » un peu tard, l’opération étant délicate, les deux bras tendus, occupés, la louche pesante et mal commode. Madame de Pons vit le champagne se répandre, par la dentelle, goutte à goutte, sur la nappe, et prit un air si désolé que je me précipitai pour étancher la dentelle humide avec n’importe quoi, mon mouchoir. Mais je n’avais pas achevé de presser la dentelle, que je tombai comme un homme ivre, la bouche au creux de ce bras demi-nu…

Elle dut reposer la louche dans le bassin, la coupe sur la table, mais je n’en vis rien. Nous nous trouvâmes, madame de Pons et moi, assis, chacun sur une chaise. Elle frappait, avec trois doigts, de petits coups sur sa poitrine. Je crois que son cœur battait fort et la gênait ; ses yeux me parurent cernés ; je la vis tout à coup sourire et elle dit simplement :

— Eh bien, voilà !…

Son ton, son visage, son geste commentaient ces mots si peu lyriques et qui me parurent grands. Cela signifiait :

« Je m’attendais, vous le pensez bien, à ce qui est arrivé : cela était inévitable ; je m’y suis exposée en vous laissant vivre si près de moi. Et, vous voyez, je ne récrimine pas, je ne vous fais aucun reproche… Mais cela va tout nous gâter… »

Cependant j’allais, moi, saisir de nouveau son bras et m’approcher de sa bouche : elle ne me l’eût peut-être pas refusée, et un fait accompli a bien de l’influence sur les idées et sur les sentiments. Elle aspira, à ce moment, comme pour parler : j’arrêtai mon élan ; je ne fis pas ce que j’allais faire, — et j’eus tort !… Elle parla, mais une circonstance extérieure avait détourné sa pensée ; elle me dit :

— J’entends maman qui revient du jardin.

En effet, madame Delaunay entra.

20 septembre.

Je suis tenté de croire : « Tout est perdu, faute d’un mouvement plus prompt. Un baiser échangé l’eût enchaînée, peut-être… »

Elle m’a dit, en me tendant la main, aujourd’hui :

— Mon ami, dispensez-moi de vous parler de mes sentiments. Je ne me crois pas le droit de savoir si j’en ai. C’est tout ! C’est tout. La raison que je vous donne est la vraie : elle ne vous blesse pas, j’espère ; elle ne peut pas vous désespérer.

Même jour.

Si je prends la peine de compter les mois écoulés depuis la disparition de son mari, je conclus qu’une femme de la race de madame de Pons ne peut vraiment tomber aujourd’hui entre les bras d’un amant…

Si indigne que soit son mari, elle n’eût pas été femme à le tromper jamais, à la condition qu’il fût demeuré là, qu’il eût gardé quelque décence : ce peu de décence, elle eût cru devoir le lui rendre au centuple.

En vérité, sait-elle seulement s’il n’est pas mort ?

Quant à moi, demeurer désormais près d’elle, c’est m’exposer infailliblement à renouveler la scène de la salle à manger. M’exposer à cela, après les paroles qu’elle m’a dites, c’est gâcher tout ce qui est déjà le passé de mon amour et ce qui en pourra être l’avenir…

Même jour.

J’ai baisé le creux de ton bras ! J’ai le goût de ta chair sur les lèvres ! Il y a un moment qui ne peut plus être anéanti, c’est celui où mon désir de toi m’a fait voir le duvet doré de ton bras, penser à ta gorge penchée sur la coupe, penser à ta bouche entr’ouverte et prononcer tout à coup, et tout bas, pour la première fois, ton nom !… Le moment est venu. Pourquoi ce moment vient-il ? Est-ce que, l’esprit étant tout saturé d’amour, l’amour enfin se répand dans les sens ? Moi, je suis envahi !…

Je vois ta bouche, et tes dents ! Je pense à ta gorge… Je crois baiser encore ton bras, le plus beau des bras que j’ai vus !…

21 septembre.

D’autres comptent jusqu’à cent pour se procurer le sommeil ; moi, je m’oblige à noter sur mon carnet, minute par minute, l’heure qui coule, pour ne pas penser. Cette heure est la dernière que je passerai dans ce pays. Je m’en vais.

C’est le moment du ramage des oiseaux : on dirait que la musique du restaurant, au bord du lac, s’est tue en leur faveur. La lumière, sur l’eau, est grise et rose ; au-dessus de la Dent du Chat, des nuages illuminés en dessous par le soleil déclinant, déjà caché pour nous, ont l’air d’un troupeau de moutons fuyant, le feu au ventre. Silence, tout à coup, immobilité apparente des choses :

O temps, suspends ton vol…

Il y a deux femmes qui se baignent et dont on ne distingue que le bonnet imperméable, entre les roseaux ; un éclat de rire me les signale à l’instant où reprend la piaillerie dans les arbres ; presque aussitôt la musique recommence à sévir ; les oiseaux se chamaillent de plus belle, et l’une des deux femmes pousse des cris aigus… Une barque passe, portant un monsieur et une dame en blanc, coiffés tous deux de chapeaux canotiers…

Bruits discordants, czardas irritantes, images triviales, vous-mêmes, quand vous serez éteints, achevés, effacés, serez touchants dans mon souvenir !…

A la pointe de la jetée, sur la gauche, il y a deux pêcheurs à la ligne, debout, inertes…

Un coup de fusil a retenti dans la campagne ; l’aboiement du chien se prolonge, et c’est en l’écoutant que je m’aperçois que les oiseaux sont couchés, que les musiciens sont partis… Je me retourne : je suis presque seul ; une vieille femme réempile les chaises… Quoi ! tout est fini déjà ?… J’ai presque plaisir à entendre de nouveau le rire des baigneuses : une action qui a quelque durée me rassure…

Mais la barque qui portait le monsieur et la dame en blanc vient de repasser à vide. Ils ont fait leur belle promenade aussi, les deux canotiers, payé leur heure qui ne se renouvellera pas… Et mes baigneuses ont pris leur bain : les voici qui montent à l’échelle, au bout d’une petite estacade de bois, et, dans le temps que je le note, leur maillot rouge a disparu sous le peignoir en tissu éponge et elles-mêmes derrière les cabines.

Rien ne demeure, une minute, semblable à soi-même : l’eau bleuit, le gris de l’air est devenu plus dur ; la moitié du lac qui reflète l’ombre de la montagne se plombe, et le troupeau de moutons aériens, là-haut, se carbonise et se racornit : — c’est un vol de corbeaux dans un ciel d’encre délayée ; — le vent plus frais fait courir sur l’eau de grandes ondes pressées qui viennent de loin, vers moi, comme des messagères de je ne sais quelle importante nouvelle, et qui meurent à mes pieds, une à une, avant d’avoir parlé. L’encre du ciel s’épaissit ; d’espoir, il ne restait que des balayures roses au bout du lac : elles viennent de se laisser voiler par une gaze couleur de lilas qui monte des eaux et de la montagne, monte, envahit tout et se perd dans le ton d’encre violacé du ciel…

Deux femmes passent derrière moi. L’une dit :

— Un dessinateur…

Et l’autre :

— Il a pris notre portrait dans l’eau.

Je ferme mon carnet… J’aurai conservé ainsi, tel quel, l’aspect extérieur d’une des heures pour moi les plus désolées.

24 septembre.

Comme un malade qui sent ses jours comptés, j’ai éprouvé le besoin de revoir le pays où je suis né, où j’ai vécu ma première jeunesse, et que j’ai quitté depuis plus de vingt ans. Ce qui m’amène ici, parbleu ! je le sais : c’est d’amour que j’ai besoin ; je meurs du désir que quelque chose, à défaut de quelqu’un, m’enveloppe d’un certain air de tendresse, et je nourris l’illusion qu’un pan de mur, une terrasse, un vieux jardin, ou la rivière qui coule au pied de ma petite ville, vont s’émouvoir à mon aspect chagrin !…

25 septembre.

La douceur, la délicatesse, la majesté tranquille et bienveillante de ces grands paysages de Loire ! Ces longs lointains, ces lignes et couleurs célestes où la silhouette vieillotte des moulins à vent joint une impression de contes de fées, presque souriante ! La courbe de ces eaux si rares, ramifiées en cent bras fluets autour des sables en fuseaux blonds comme des cheveux ; ces groupes de peupliers fournis et frais, merveilleux écrans où la lumière joue en se tamisant sur vingt plans divers ! ô grâce, charme ensorcelant, que la chevauchée éperdue des tons qui fuient en se dégradant, vers un horizon bas, fait de la courbure même de la terre !… Raison souveraine qui présidez à l’ordonnance de ces vallées splendides ! Calme parfait, possession de soi-même, retenue, discrétion, placidité apparente !…

Mais, ô vous, petite barre horizontale aperçue un peu partout au bord des levées, petite barre gravée dans la pierre tendre des murailles, à hauteur d’homme, et qui portez l’inscription mémorable : « Crue de 1856,… 66,… 76. » Elles sont deux, trois, quatre, parfois, au coin des maisons, les petites barres commémoratives de désastre, pareilles aux mesures superposées de la croissance d’un enfant. Que l’on ne se fie pas à ce fleuve de sable, à ces ruisselets alanguis, à ces nonchalantes beautés !

Langeais, 26 septembre.

Tous mes ravissements à la vue, au son, au parfum des choses, je les ai eus ici, à huit ans, dans le jardin potager d’un vieil oncle, pendant que le jardinier nommé Cadoudal, chaussé de gros sabots, et portant deux arrosoirs énormes, marchait dans une étroite allée en posant méticuleusement ses pieds l’un devant l’autre, avec la précision d’un balancier de pendule, et arrosait les radis. L’ondée, excessive, mouillait, au delà des radis, les gousses pendantes des petits pois en branches qui rendaient l’eau par leur pointe fine, et peu à peu, comme au compte-goutte, et elle atteignait d’autre part, les feuilles velues des melons qui, elles, au contraire, conservaient l’eau, en belles gouttes rondes, entre leurs poils. Que les melons sentaient donc bon, leur arôme mélangé à celui de la terre humide ! On disait « messieurs les melons » parce qu’ils étaient importants, obèses, objets de soins et d’admiration particulière, et parce qu’ils avaient des cloches de verre, blanchies à la chaux, intérieurement, et qu’on soulevait, ou baissait, ou inclinait sur des crémaillères, au mieux des intérêts de ces potentats ; et, dans ce « messieurs les melons », il y avait le sourire de Touraine, particulier aux gens du cru, qui, d’un mot souligné à peine, entend dire beaucoup, et finement, touchant surtout la comédie des hommes.

Mon goût du passé, des choses anciennes, et cette folle émotion qui me tire des larmes de joie à la vue d’une cour pavée où l’herbe pousse, je l’avais dans ce temps-là et dans ce jardin de Langeais ; cela descendait à moi du château, de ses beaux toits, de ses tours à poivrières et de ses ruines, que l’on voyait par-dessus la crête arrondie des marronniers roses.

Pourquoi les pas sur le gravier, venant d’une sombre allée sous ces marronniers, me causaient-ils déjà l’angoisse de l’imprévu, l’appréhension de ce qui va arriver tantôt, ce soir ou demain, mêlée à une impatience ardente de le voir arriver ? pourquoi me cachais-je, et pourquoi quittais-je rapidement ma cachette pour courir voir ? pourquoi étais-je si déconvenu, si triste, pour peu que ces pas sous l’allée ne fussent que de quelqu’un que l’on voyait tous les jours ? pourquoi la vue d’une fillette, d’une jeune fille, ou d’une dame qui passait pour jolie, en me faisant rougir de confusion, me comblait-elle tout à coup d’un avant-goût d’avenir et de félicités certaines mais inimaginables ? Pourquoi la même impression, augmentée il est vrai, d’une certaine notion d’infini, m’était-elle procurée par la vue du train de Nantes que l’on apercevait du haut d’un belvédère ?

Pourquoi, si ce n’est parce que mon amour présent germait dès ce temps-là ?…

Beaumont, 29 septembre.

Ma première visite a été pour le cimetière. Au bas d’une petite rue montante, j’ai demandé la clef à un serrurier tout grisonnant et je lui ai dit : « C’est vous le fils Tiffeneau ?… » La dernière fois que j’avais pris, dans cette boutique, la clef du cimetière, c’était son père qui la remettait ; mais je n’ai pas osé dire : « Et votre père ?… »

Et j’ai monté cette côte bordée de vieux murs de clos, et d’orties, où, autrefois, j’accompagnais tantôt l’un, tantôt l’autre, en les aidant à porter des fleurs ou bien la bouteille d’eau destinée à emplir un pot de fer-blanc qu’on maintenait toujours fleuri « là-haut »…

La porte est neuve, le mur est neuf : le cimetière est bien agrandi ! Je m’y perds… Que de noms à moi familiers !… Mais tout à coup je m’oriente : voici l’ancienne entrée, ses pilastres écroulés ; voici des cyprès… bien plus beaux !… et je reconnais celui au pied duquel reposent les trois femmes à qui je dois la vie : celle qui me l’a donnée ; celle qui me l’a conservée par ses soins, ma grand’mère ; et ma grand’tante Félicie, grâce à qui j’ai eu, pendant ma jeunesse, un peu d’argent. Elles reposent là, mes trois sources vénérées, unies par un commun amour, chacune sous une bien modeste plaque de marbre jauni par les pluies et où j’ai peine à épeler leurs chers noms, leur âge et l’invitation à prier Dieu pour elles… Voici le pot de fer-blanc où nous versions la bouteille d’eau.

L’endroit est paisible et simple ; la vue qu’on y a est presque jolie : de beaux et doux coteaux, une perspective lointaine, la petite ville couchée au bord de la rivière, la cheminée d’une usine à fabriquer le papier. Les mouches bourdonnent ; des poules caquètent derrière la muraille ; un âne brait ; au loin, j’entends le roulement d’une carriole ; sous mon genou, l’herbe, chauffée par le soleil de midi, est toute bruissante du fourmillement heureux des insectes.

Quand j’étais enfant, je tombais là à deux genoux, d’un seul coup, jugeant assez convenable de me faire un peu mal, et j’offrais au ciel ma petite douleur en le priant d’en reverser le mérite sur les trois mortes, afin qu’elles fussent heureuses là où elles étaient. Et toujours ma prière se perdait dans une songerie où j’essayais en vain de me représenter le lieu où elles pouvaient bien être, l’état qui pouvait être le leur. Je me disais : « Quand j’aurai lu beaucoup de livres, je saurai cela ». A présent, j’ai lu beaucoup de livres et je n’en sais pas plus.

Même jour.

La plupart des gens que j’ai connus dans ce pays sont morts ; ceux qui demeurent ne me reconnaissent pas. On s’aborde et on se nomme de part et d’autre. Curieux effet : le masque que le temps a mis sur notre visage d’il y a vingt ans fait sourire. En nous nommant, nous sourions, hochant la tête, il est vrai, refoulant nos pensées, parlant vite et un peu plus haut qu’il n’est nécessaire, comme des gens qui, s’étant rencontrés dans un chemin, la nuit, ont eu peur.

30 septembre.

J’ai revu Courance. C’est la terre où j’ai vécu tout enfant. J’allais par les chemins et les champs avec ma tante Félicie, en levant le bras bien haut pour lui donner la main, et aujourd’hui, me voilà promenant par la main des neveux qui ont l’âge que j’avais…

Ma mémoire fidèle me rappelle trop nettement le passé en ses détails les plus infimes ; et les deux rives de l’abîme qu’on ne refranchit pas, ainsi soudainement rapprochées, je suffoque… Ou bien c’est un fantôme qui se présente à moi, avec une précision qui m’effraie… Son œil bleu, sa bouche abîmée par la douleur physique, son teint de cire transparente, sa voix, et le grand amour de sa terre, qui était visible en toute sa personne : ma pauvre tante Félicie !… Et, à côté de son image, j’ai le souvenir de mes deux pieds ; mes deux pieds chaussés de vilaines galoches, c’était ce que je considérais avec le plus d’attention, en marchant par les chemins et les champs. Et j’entends encore la recommandation : « Mon enfant, regarde où tu mets les pieds !… »


Voilà, aujourd’hui comme il y a trente ans, le même sol, ce sol gris et si dur des chemins non entretenus, où les charrettes, en temps de pluie, enfoncent jusqu’au moyeu, et dont les ornières, en séchant, deviennent solides comme l’argile qui a passé par le feu. Voici, à mes pieds, les mêmes herbes, les jolis chardons qu’on écrase comme un animal nuisible, les pissenlits, la « boursette », une petite fleur jaune dont je n’ai jamais su le nom, et les crottes de biques !… Et, lorsqu’on a rejoint le chemin communal dont la chaussée est unie et rose, de chaque côté, quel beau tapis ! quel doux tapis fait d’un trèfle menu et pressé où trouvent moyen de pousser les pâquerettes, et que tondent sans cesse et maintiennent ras les oies, les chèvres, et les moutons ambulants !

Il y avait un vieux noyer, au flanc ouvert à hauteur de la main, et que les pluies comblaient d’une eau pareille à du café noir, mais que je ne pouvais voir qu’en me faisant hausser ou en grimpant sur une grosse pierre ; et chaque jour, en passant, je hasardais un doigt dans cette espèce de bénitier. Sa vue est alliée dans ma mémoire à une phrase que j’entendais souvent au cours de ces promenades : « Mon enfant, quand tu seras grand… » Il est là encore, mon vieux noyer ! Je l’ai reconnu de loin à sa déchirure béante, et je me suis approché, tout vert de frissons, de la petite mare de café qu’il porte. Je l’ai vue sans grimper sur la pierre, et j’y ai plongé le doigt : « Mon enfant, quand tu seras grand… »

A tout bout de champ je m’interroge : « Depuis que tu t’es éloigné de ce sol, qu’as-tu fait ? » Les témoins de notre enfance sont d’acharnés enquêteurs et d’implacables juges. Docilement, je m’efforce de répondre ; je présente au noyer, au dolmen, à la mare, l’état naïf de mes travaux. O comme mes juges semblent impassibles ! N’ai-je rien accompli qui vaille ? Je songe que les hommes, eux, sont faciles à duper, que leurs visages sont vulnérables et sourient vite, de confiance. Mais je tremble devant un morceau d’écorce rugueuse, une vieille pierre, le miroir bourbeux de l’eau : enfin n’ai-je produit aucune beauté, aucun bonheur ? N’ai-je, du moins, donné au monde aucune émotion nouvelle ? — Et je ne sens l’indulgence de ces choses sévères que si, ma tête étant déçue, c’est mon cœur qui de nouveau palpite à cause de son grand amour. Elles me disent : « Oui, oui, c’est vrai, tu as aimé. »


A mi-côte, et près du croisement de deux allées de noyers, est un dolmen dont la table, écrasant l’un de ses soutiens, s’est abaissée et peut servir de siège. C’est là qu’autrefois ma tante Félicie aimait à faire halte en contemplant sa terre et ses cinq fermes étalées en éventail. Là, mon enfance et le souvenir de tout ce qui a été autour de cet amas de pierres surgissent, s’animent et jouent pour moi, sur je ne sais quel ton mineur, une pièce touffue, désordonnée, tendre, charmante et tragique aussi. Visages ! gestes ! son des voix ! lumière nimbant les choses finies, plus belle que le soleil !… Oh ! pourquoi un si grand attrait se mêle-t-il à tant de tristesse dans la mémoire du cœur ? O pierres ! ô noyers ! ô sol du chemin, dur comme le roc et dont le contact à mes semelles m’est plus agréable que des caresses, que contenez-vous ? qu’êtes-vous ? quelle âme en vous me chuchote ce langage obscur qui a la puissance d’une parole d’amour ?…

Le jour est splendide et calme ; sur la terre, on n’entend aucun bruit ; pas un être n’a bougé depuis une heure que je suis là ; où sont les hommes, les chiens, les bœufs, les oiseaux ? Où est le vent ? Je sens à peine l’odeur des herbes et de la terre ! Suis-je dans le présent ou bien dans le passé ? Suis-je halluciné par l’intensité du souvenir ?… Mais la notion du temps qui s’écoule m’est fournie par la tache noire d’un troupeau de dindons, qui se déplace d’un mouvement lent, perceptible à la longue.


Ce petit pays a un caractère sobre et fin, minutieux, presque pointillé, avec de larges et longues échappées soudaines ; par-dessus tout il est dépourvu d’emphase, de romanesque, et l’on pourrait dire même de tout pittoresque convenu. On peut le traverser sans prendre garde au sens si ferme et si délicat, si varié, si riche, et de goût toujours si pur de ses traits. Ici, point de peinture à pleine pâte ; le pinceau même n’y a presque rien à faire ; la plume, en deux traits, en rendrait l’essentiel.

Ce n’est rien, d’abord : un champ de chaume, trois rangées de betteraves, une vigne piquée d’échalas, un chêne isolé ; au second plan, un grand espace nu, arrondi comme le ventre ballonné d’une ânesse ; un noyer qui borde la route projette là-dessus son squelette. Mais tout est dans le trait qui, suivant la courbe bien gonflée du ballon, lui découpe, sur le ciel clair, une bordure où l’esprit même de tout ce paysage apparaît.

Quel art il y a dans la façon de traiter cette bordure ! Peu d’éléments en font les frais : une maison à demi visible, une cheminée qui fume, trois ormeaux aux formes fantasques, le pignon d’une gentilhommière, des peupliers, un espace vide, l’orée d’un bois, et le bois, là-bas, qui s’étale, descend, comme si la plume, écrasant ses becs, noircissait la fin de la page. Et la disposition sans cesse changeante de ces motifs vraiment modestes, et l’infaillible sûreté de chaque composition nouvelle, crée, au contraire d’une monotonie, une diversité, une fécondité d’images d’un style identique, infiniment original.

Vous escaladez la crête, atteignez les trois ormeaux, le petit toit, et votre vue charmée s’étend tout à coup à quatre ou cinq lieues au delà, sur les vallées de deux rivières, l’une bleue : la Creuse, qui vient du Berry ; l’autre, plus éloignée, d’opale laiteuse : la Vienne, courant vers la Loire immense.

1er octobre.

Il y a des heures, à la campagne, le soir, qui ont plus de saveur que toutes les beautés renommées de la nature. Mais sont-elles à la campagne ou en nous ? Quelle rencontre faut-il pour que nous passions là dans l’instant où les images le plus propres à nous émouvoir dégagent tout leur charme, ou quelle rencontre, pour qu’à l’instant où nous sommes le plus disposés à être émus, le chœur complaisant des choses se mette à chanter tout à coup notre intime ivresse ?

Nous terminions une promenade, et nous allions, pour regagner la maison, nous engager dans un petit bois, lorsque le soir tout à coup fut sensible.

Il n’y avait rien devant nous, que le chemin creux s’enfonçant sous bois, un beau chêne au bord du chemin, et, à droite, la lisière d’un sombre taillis dont la crête se dessinait très pure contre le croissant de la lune déjà rose ; et sur l’obscurité déchiquetée de ce bois, un troupeau de chèvres avec son petit gardien, à peine discernables, et sans qu’on entendît aucun de leurs mouvements, passait.


Ces chèvres avançaient d’un pas régulier comme la marche de la nuit tombante, et le petit gardien avait la couleur d’un lièvre, la couleur d’un tas de silex amassés près de là, la couleur de la terre. Les chèvres et le petit gardien passèrent. C’était comme si l’on eût vu le bois, le chemin creux, la nuit elle-même, d’un lent mouvement rudimentaire, révéler leur vie mystérieuse…


Après cela, au moment de nous enfoncer dans le bois, nous nous retournâmes en arrière. L’horizon était à cent mètres de nous, et, sur cette ligne légèrement courbée, renflée au milieu, reposait un bandeau de pourpre, étroit, et déchiré aux deux bouts. C’était le reste du coucher du soleil. Au-dessus, le grand ciel, au-dessous, quelques arpents de chaume, étaient couverts par la nuit ; et trois ormes grêles, dépouillés, la tête ronde, semblaient de bizarres épingles gigantesques, fixant là, en dépit de l’heure, ce lambeau magnifique arraché à un beau jour fini.


Au sortir de ce bois, quand le chemin défoncé s’élargit, et quand son sol plus clair que l’ombre cesse de guider nos pas, apparaît une vaste étendue baignée par la première heure de la nuit, sous le croissant qui rougit au milieu d’un halo brouillé. A droite, la lisière du bois s’enfuit, noir velours, d’un dessin splendide, le trait fort du tableau nocturne qui s’offre à nous ; puis au-dessous, en tons adoucis, s’écoulent les pentes des vignes invisibles, arrêtées à deux cents pas par deux fermes dont nous ne voyons que les toits, et qui semblent presque ensevelies. Et au loin, quand la vallée se redresse, on distingue l’autre trait, fin et charmant, de l’horizon, fait d’un bois de grands pins, puis de rien, puis d’un toit, puis d’ormes tordus, puis d’un bouquet de chênes, enfin de peupliers. Le silence est complet, universel, admirable. Dans l’ombre, à trois pas seulement, paraît un homme qui nous croise en nous souhaitant le bonsoir…

Je sens mon dos qui frissonne, et ma main a tremblé : qu’est-ce qui m’émeut tant ? Mon pays ? une certaine heure ? — ou la tristesse de mon amour que je répands partout ?…

3 octobre.

Il y a des jours où pèse sur nous comme une volonté de fakir qui fait germer des graines et fleurir la plante poussée hâtivement dans la main. Est-ce une atmosphère orageuse ? Est-ce la douceur trop subtile de l’air léger ? ou bien donc, qui est-ce qui passe entre l’inconnaissable et nous ? Le tintement d’une cloche, une voix, une feuille d’arbre qui remue, tirent de moi tout à coup ce que je ne croyais pas contenir. Une émotion qui semble un lent aboutissement : chagrin ou volupté à pleurer, se développent et m’envahissent d’un seul bond ; l’air s’agite autour de moi comme au battement d’une aile invisible ; il s’épure et il porte un parfum ignoré. Je reste à la fois ravi et désolé, comme si j’avais, moi aussi, reconnu Béatrice qui s’enfuit…

4 octobre.

J’ai été signer un papier chez le notaire qui occupe la maison où j’ai habité autrefois. Il sait bien que j’ai habité là, mais il me parle d’affaires ; il me retient dans son cabinet au lieu de me dire : « Vous avez peut-être envie de revoir la terrasse ?… » Et si je ne lui demandais pas la permission de m’accouder à la balustrade, il pourrait me croire préoccupé de ce que vaut l’hectolitre de blé. Il sourit quand je le supplie de me laisser monter dans le jardin du haut, car les fruits, justement, n’ont pas donné cette année, et il s’en excuse, le pauvre homme, tandis qu’à son côté je gravis, sous un prunier de mirabelles, certaines marches branlantes qui aboutissent au cadran solaire. Il s’excuse de ce que ce cadran soit si vieux, soit brisé, tienne de la place et ne serve à rien, tandis que je songe que c’est sur cette table d’ardoise, par l’ombre de ce style, que me fut révélée la gravité de l’heure qui ne revient pas et que me fut inspiré le goût des seules choses qui durent.

— Aucune pendule, dis-je au notaire, ne parle au cœur comme cette petite ombre qui est dirigée de si haut.

Il sourit encore, car il croit que je me moque. Je serais fâché qu’il soupçonnât en moi la moindre ironie, et, pour lui laisser le beau rôle, je fais l’imbécile devant cet homme d’affaires sérieux ; je lui dis, en passant entre deux poiriers :

— Ici, quand j’étais enfant, une jeune fille, en visite, piqua son ombrelle dans la terre et faillit l’oublier. Sur la porte, comme cette jeune fille allait partir, c’est moi qui fus dépêché pour querir l’ombrelle. Je savais bien où elle était, mais je fis comme si je la cherchais longtemps : caché derrière ce noisetier, je baisais, comme un grand amoureux, la petite pomme d’agate que touchait chaque jour la main du premier être qui ait charmé mon cœur.

Le notaire m’écoutait avec inquiétude. J’ai ajouté : « Au fond, dans la vie, il n’y a que ces choses-là qui comptent… » Mais le notaire a dû se dire que je n’ai pas cessé d’être enfant.

7 octobre.

Il a plu toute la nuit ; toute la matinée il a plu ; il pleuvra l’après-midi entière. J’ai une fenêtre ouverte sur le jardin, par où j’entends la chute continuelle de l’eau sur le sable et sur les feuillages ; au loin, c’est un murmure monotone, universel, sans défaillances, comme un bavardage de femmes ; plus près, sur les lierres, on discerne la goutte d’eau opiniâtre, qui a choisi telle feuille et, depuis des heures et des heures, la frappe d’un coup pareil, à intervalles comptés ; et, du haut de la fenêtre, pend un sarment de la treille, flexible, qui, depuis ce matin, sans relâche, salue, salue… De la basse-cour viennent parfois les gloussements étouffés des poules tapies à l’abri, paroles de mauvaise humeur.

De l’autre côté, sur la route qui traverse le faubourg, une voiture a passé, sombre, luisante et rapide comme une otarie entre deux plongeons, et suivie d’un pauvre chien si crotté par la boue qu’il avait l’air d’être en terre glaise ; et puis, plus rien n’a passé, plus rien n’a remué depuis une heure : la gouttière de la maison est affligée d’un hoquet incurable, et le toit de la grange voisine, d’une abondante incontinence. Et, par la porte d’une petite maison paysanne, je vois un bonnet blanc qui va et vient dans l’ombre…

Alors, toute coup, la détresse de l’atmosphère m’envahit. Je songe à des femmes veuves qui habitent, alentour, en des trous obscurs semblables à celui où je vois remuer le bonnet ; à d’autres, qui y veillent un homme paralysé, une mère mourante ; et à des jeunes filles qui s’y préparent avec joie au mariage, grâce à quoi elles pourront, à leur tour, en un trou obscur, par les jours de pluie, attendre le retour de l’homme, veiller leur mère mourante, ou transmettre à leur fille le même privilège de vivre, de longs jours de pluie, en un trou obscur ouvert sur la route où rien ne passera…

Je songe aussi à d’autres femmes, plus fortunées, qui sont, à l’heure qu’il est, dans leur demeure bourgeoise, et dans une pièce appelée salon, où dans l’angle est un piano fêlé, sur la cheminée des photographies encadrées de peluche, et sur un guéridon les journaux des modes de Paris, qu’elles ne suivront pas. Elles pensent à la première communion de Germaine ou au baccalauréat de Gustave, à la difficulté de se procurer de la viande de boucherie hors le dimanche, au grand dîner que donneront les Lambert au carnaval prochain : nous ne sommes qu’en octobre !… Et la pluie tombe autour d’elles !…

Je songe à une dame qui a vécu quatre-vingts ans dans la pièce même, tendue de serge bleue, où je me trouve, et quarante-sept ans seule, et qui y a subi peut-être quinze mille jours de pluie !… Je songe à une autre qui est morte à trente ans, non loin d’ici, dans la maison où je suis né… Est-ce que la pluie lui faisait peur comme à moi ? Est-ce qu’elle pensait : « Voici un jour vain, un jour qui ôte l’espérance, un jour retranché à ma vie ? » Ah ! quelle foi en le lendemain de la mort il faut, pour supporter sans désespoir une longue journée provinciale sans soleil ! Ou quelle inconscience !

Je songe à moi qui suis seul, sans doute, à m’attrister de la pluie !…

9 octobre.

L’automne radieux, le ciel pur, l’atmosphère sans trouble, une sorte d’arrêt bienheureux de toutes choses sous le magnifique soleil. Les coqs chantent, on entend au loin les battoirs des laveuses, et plus près le bourdonnement des mouches et des abeilles. Dans le jardin, près d’une bordure de thym, dont je casse, pour les respirer, les tigelles odorantes, je suis plongé dans le parfum lourd des reine-claude tombées et pourrissantes que de belles mouches dévorent avec un murmure d’allégresse… A ma barbe, une petite araignée, rubis minuscule, se balance au bout de son fil ; elle me confond avec le poirier sous lequel je suis assis. De petits papillons bleus, deux par deux, volètent au-dessus des glycines…

Que ne suis-je de ceux qui, devant un tel spectacle s’abandonnent, et acceptent l’invitation au bonheur que nous adresse la nature heureuse ! J’assiste à cette fête comme un étranger, attentif et curieux, et qui sait profiter du bien-être, mais qui pense que la fête n’est pas donnée pour lui.

Alors, plus désespéré par le beau temps que par la pluie, je m’en vais !…

Paris, 11 octobre.

Il y a, en cette saison, des soirées d’été attardé pénibles pour l’homme qui remonte, à neuf heures, s’enfermer seul chez lui, prétendant travailler et dormir… Parfois j’ai du courage, et sans me mettre au balcon, sans regarder par ma fenêtre, je m’assieds à ma table et implore d’un livre l’oubli de moi-même. Mais je n’ai pas eu de courage, ce soir.

Il fait trop beau : toutes les fenêtres de mes voisins sont ouvertes comme en juillet ; et, dans ces intérieurs de petits ménages, je discerne, à la longue, des ombres qui se meuvent lentement. Les gens qui ont peiné le jour sont lents le soir : les mouvements modérés sont pour eux les signes et comme le rite obligatoire du repos. Je vois deux fenêtres où des couples s’embrassent ; sur les balcons des ombres se rapprochent et demeurent côte à côte, longtemps. Que l’on s’aime donc, mon Dieu ! pour peu que l’esprit garde encore de la simplicité !

Je quitte la fenêtre et je me mets au travail. Au bout de cinq minutes, j’entends chez des voisins un piano. Quelqu’un, à ce piano, tapote un air de romance dont la banalité me ferait fuir si j’étais parmi les personnes qui l’écoutent, et une voix de femme s’élève, pauvre, pitoyable ou ridicule. Aussitôt ma solitude se trouble, s’émeut, s’attendrit, à la seule idée d’une réunion, d’une voix qui chante : quatre accords médiocres plaqués à temps me haussent au faîte de mon rêve ; pour une cause si misérable, quelle symphonie en moi, ce soir !…

12 octobre.

Je note encore le temps, l’image qui passe. J’en ai besoin.

Me voici à Versailles, dans le Jardin du Roi. Après m’être réchauffé aux couleurs vives du parterre, — flammes de soufre et brasier rougeoyant des cannas, bégonias d’un grenat éclatant, — je me suis retourné et j’ai eu devant moi l’entrée d’une salle de verdure dont le ton général est d’un chagrin, d’un pâle, d’un dolent, d’un fané, à faire pitié.

Il y a, au centre, sur un socle élevé, un vase de marbre antique où est représentée, je suppose, une scène de deuil : c’est une femme assise sur un lit, se cachant les yeux d’une main, et tendant le pied à une esclave qui le lui lave ; le fond est une draperie souple, suspendue à des crochets également espacés, au-dessous desquels elle se fronce en petits plis corrects, disposés en patte d’oie ; aux flancs du marbre, marchent de graves personnages, vêtus d’un tissu léger qui tombe tristement sur leur corps, comme une pluie serrée. Le socle est entouré d’un massif circulaire, puis d’une étroite allée et d’une plate-bande de rosiers du Bengale dépouillés. Ah ! les pauvres rosiers, ils ne sont plus faits que de longues et grêles tiges d’où vont choir, au prochain coup de vent, les quatre dernières feuilles et la dernière rose, pareille, en ce moment-ci, à une bande de journal chiffonnée et jetée là par un passant. Le tout clos par des arbres sombres, parmi lesquels un haut sapin, étouffé de végétations parasites et mourant, d’un geste tragique, dresse sur le ciel blême ses moignons décharnés : quelque chose comme un Laocoon des bois. Le silence, la solitude, la fraîcheur du soir, une buée qui monte parmi les feuillages lointains, l’automne qui me pénètre… Je donne un dernier regard à ce lieu de tristesse délicatement paré, à ce vase funéraire dont les bords, velus d’une mousse verdâtre, font penser à un poison qui aurait débordé…


Ces allées, en voûtes ogivales, longues, à demi obscures, aboutissant à une grille ancienne, rongée de rouille, derrière laquelle le clair soleil semble prisonnier !…


Le plaisir d’entendre, un peu partout, des gens qui passent prononcer de beaux noms qu’on n’entend que là : « Apollon », « le Roi », « la Reine », « le bosquet », « les trois fontaines », « marbre », « miroir », « marbre » encore !…

22 octobre.

Je ne peux pas ne plus penser à elle.

Voilà bien des jours que je ne l’ai vue ; je n’ose pas les compter comme font les collégiens, les soldats, les femmes amoureuses ; mais j’en ai bien envie. Pourquoi ? pour me dire et me répéter à moi-même : « Quarante-cinq ou cinquante-trois jours de néant ! » et invoquer la miséricorde céleste ; ou bien ne rien dire, baisser les deux coins de la bouche et m’enorgueillir de la dignité avec laquelle je porte la plus grande douleur.

25 octobre.

Les jours sont courts, et tout retour d’un soir où je ne la verrai pas, où je n’entendrai pas parler d’elle, me fait l’effet d’une entrée dans le lieu souterrain où l’on sera seul à jamais, où plus jamais, jamais, ne vous visitera le rayon de la lumière bien-aimée du jour… O lumière ! lumière ! ce n’est qu’à toi que l’être aimé puisse être comparé sans profanation.

27 octobre.

Depuis sept ou huit ans, j’avais conquis la paix, c’est-à-dire que les plaisirs de l’intelligence dominaient, domptaient presque ceux de la chair et du cœur.

Me voilà ! Je méprise tout : baiser la bouche d’une femme, tout est là ! Et vite, vite ! car je me dégrade et meurs tous les jours. J’ai ouvert Homère, Euripide, la Divine Comédie, Montaigne, Rabelais, l’Imitation : évidemment il n’y a qu’une chose qui compte, c’est baiser la bouche d’une femme ! Cela est écrit entre toutes les lignes qui ne le proclament pas ; c’est la seule vérité qui resplendisse ici-bas. Il n’y a qu’un homme pauvre, qu’un homme malheureux, qu’un homme vraiment pitoyable, c’est celui qui ne désire pas cela ou à qui cela se refuse !

J’écrivais tout à l’heure ; son parfum a passé comme une nuée, un fantôme, et la chair de son bras a effleuré ma lèvre… Je le jure ; j’en ai encore le frisson… Je la veux trop ! Mon désir la crée. Mon amour me fait presque peur.

29 octobre.

Et puis, tout à coup, un billet :

J’arrive, mon ami, je veux vous voir ! Venez ce soir même, je vous en prie.

Me voilà, dès ce soir, à Auteuil. Mon cœur bat dans cette petite rue où l’on ne voit que trois maisons et des arbres roux qui se dépouillent. J’aperçois de loin le bec de gaz éclairant le vieux mur gris : elle est là ! elle est là ! Je vais la voir, entendre sa voix, baiser sa main ! Dieu de Dieu ! la vie est trop bonne ; il y a trop de bonheur pour moi ; ce n’est pas juste. Ah ! tous ceux qui n’ont pas, comme moi, marché dans cette rue charmante, un soir d’automne, en regardant de loin ce vieux mur comme je le regarde, que toutes les félicités leur soient accordées, et que mon bonheur, à moi, soit fini : j’ai eu la part trop belle !

— Ces dames sont arrivées de ce matin, me dit la bonne.

Je suis dans le petit salon ; un pas, dans la chambre au-dessus, fait bruire autour de moi les girandoles ; cela sent le gaz, l’essence, la naphtaline ; Julie remonte la mèche de la lampe, qui a fumé, et se retire ; on vient ; on ouvre la porte. Et je la vois venir à moi, comme à Aix ! Mon visage doit être transfiguré ; quelque chose m’emplit à m’étouffer ; ma tendresse déborde ; mes yeux parlent pour moi… Elle vient, elle vient à moi. J’ouvre les bras sans songer à ce que je fais. Elle vient toujours. Je l’embrasse. Elle m’embrasse. Elle pleure. Je n’ai même pas songé à toucher ses lèvres, dont le désir effréné, depuis deux mois me hante.

Mes larmes coulent ; ah ! je ne fus jamais si heureux ! Et nous sommes là, sans pouvoir rien dire. Je pense :

« Dieu a passé entre nous ! le ciel vient de tomber là ! Est-il possible de goûter un pareil moment et de se retrouver simple mortel comme devant ? »

Et je lui adresse une question banale. Elle me répond, mieux :

— Mon ami, dit-elle, non, décidément, je ne peux me passer de vous !

Elle me raconte un séjour qu’elle a fait en Bourgogne : le château, les douves, le parc, le gibier, le vin, d’assez bonnes gens, un ennui sans fin.

— Et vous ? qu’avez-vous fait ?

— Je vous ai aimée, oh ! aimée !…

Elle sourit et dit :

— Vous serez patient, mon ami ? Jurez-le.

— Oh !… les serments !…

Elle me prend la main pour me faire jurer solennellement. Mais voilà que sa bouche m’apparaît. Et je la baise…

3 novembre.

Je devrais taire ce qui est arrivé, l’oublier moi-même, me cacher, tout au moins, de peur que mon visage ne trahisse, dans la rue, un tel bonheur…

4 novembre.

Je ne cherche pas à comprendre ce qui est arrivé. Dans mes songeries, j’ai souvent imaginé à l’avance telle et telle scène probable ou possible entre madame de Pons et moi. Un baiser, un baiser d’amants, entre nous, je l’ai imaginé, oui, mais comme la fin et le prix de quelles hésitations, de quels atermoiements, de quelle patience infinie !… Et hier, justement, elle me recommandait cette patience, à l’instant même qui précéda celui où ce baiser fut échangé !… Oh ! ne disons pas : « Je ferai », ou : « Je ne ferai pas » ! Une porte qui s’ouvre, un pied posé un peu plus avant, le ton d’une robe ou bien le temps qu’il fait peuvent bouleverser les plans que la raison a le mieux établis. Nous ne savons pas qui nous dirige, et nos plus grandes surprises viennent de nous-mêmes.

7 novembre.

Je disais facilement mes peines et ma mélancolie ; mon bonheur, je ne sais pas l’exprimer. Pour lui, c’est un autre langage qui convient ; je n’y suis pas accoutumé. Et je sens une pudeur nouvelle : je n’ose pas dire que je suis heureux !…

Quelqu’un, intérieurement, me souffle :

« C’est que, sincèrement, tu ne l’es pas ! »

Je réponds :

« Comment ! comment ! Ne le serais-je pas ? »

Et la voix me chuchote :

« Ta situation est telle, en effet, que tu ne peux pas croire que tu ne sois pas heureux… »

Maudite voix ! — mon mauvais génie qui, lorsqu’il faisait beau, m’a toujours dit : « Pas tout à fait ! » qui, lorsque j’allais m’enthousiasmer, m’a averti : « Tu ne vois donc pas ?… » et qui, lorsque j’avais accompli quelque chose de bien, m’a grommelé invariablement : « Ce n’est que cela !… »

10 novembre.

Tes cheveux blonds, si lourds que tu n’en sais que faire et où chaque courbe luit comme un anneau d’or, ton front, ta tempe transparente, sous laquelle bat ta pensée, ton nez trop pur, la courbe de tes sourcils qui n’en finit pas et qui abrite si bien, au coin de l’œil, la petite grotte aux douleurs où le cerne bleu prend sa source ; tes yeux miraculeux, ta joue, — mon Dieu ! quand j’y pense !… — je les supporte encore : mais ta bouche !… La seule image évoquée de ta bouche m’affole, et me voilà qui pleure d’amour, d’admiration, de stupéfaction.

Ta tête chérie !

Tous les grands amoureux comprendront mon extase, mon délire quand je crie seulement : « Ta tête chérie ! »

Je la tiens dans mes mains ; je caresse tes oreilles entre mes paumes ; mes doigts tout entiers se perdent dans ta chevelure !…

Oh ! pardonne !… Au degré où je t’aime, je devrais taire, par respect pour ta personne, mon ivresse. Mais j’essaie, par là, de prolonger un peu de temps mon ivresse…

11 novembre.

Le croyant qui, étant mort, se voit entr’ouvrir les portes du paradis et qui peut se dire : « Dieu !… l’Éternité !… les voilà, je les touche !… » Quel moment !

12 novembre.

J’ai dû passer la matinée au musée de Versailles, et, après déjeuner, elle est venue me rejoindre dans le parc…

Souviens-toi à jamais de son image. — elle était debout contre le socle de la Diane, à droite avant de descendre au bassin de Latone ; — et de ce saut du cœur, en toi, au moment où tu t’es dit : « La voilà ! »

Je l’ai entraînée au jardin du grand Trianon, à l’endroit que j’aime. C’était une belle journée ; le vent était un peu froid, mais je savais bien que là-bas il y avait un abri, au soleil… C’est tout à fait à l’extrémité du palais, dans une petite allée de lauriers et de tamaris d’où l’on aperçoit les balustres de l’escalier double descendant au grand bassin dont la nappe immobile a l’éclat d’un miroir. Il n’y a jamais personne là. On entendait, sur la gauche, le bruit du vent dans les ormes dorés ; quelques feuilles sèches remuaient autour de nous : nous nous sommes tus pour le plaisir de goûter ce grand calme, et nos yeux s’amusaient à regarder la pointe argentée des herbes que l’air caressait, et qui luisaient comme les poils de la loutre au jour. Des vols de moucherons parsemaient l’atmosphère d’une poussière lumineuse. On se sentait loin et retirés, plus loin que dans la campagne romaine ou dans les champs de Paestum. Autour de nous, des souvenirs voltigeaient en fantômes… Elle m’a indiqué du doigt, un moment, derrière nous, entre les pilastres de marbre rose, les balcons de fer, à demi déchaussés, derrière lesquels sont closes les hautes persiennes :

— Si quelqu’un allait ouvrir ?…

Et cela m’a fait sourire comme une allusion à un fait absolument impossible. J’ai failli lui dire : « Mais tout est mort, nous sommes dans le passé !… » Cependant nous avons entendu un cri d’oiseau, puis, presque en même temps, une petite cloche lointaine a tinté trois heures, et cela a été fini pour les mouvements et pour les bruits ; le vent seul, à de longs intervalles, passait à travers les arbres, et, derrière lui, les feuilles tombaient.

15 novembre.

J’écrirai peut-être, un jour, comme tout le monde, un roman, où je rapporterai, travesties, bien entendu, les paroles d’une femme qui a lutté longtemps contre l’amour et qui s’y abandonne : ce seront des mots dont la magie est telle qu’elle s’en va, en arrière, enchanter les heures écoulées qui furent les plus douloureuses, les recréer, si lumineuses, si étourdissantes de joie, que l’on voudrait en avoir souffert d’autres, et de plus dures, et en souffrir encore. Un seul de ces mots, par le ravissement qu’il procure, montre combien l’abandon rapide et sans scrupule à la volupté est de goût pauvre et rudimentaire ; et il faudra bien aussi trouver un autre terme que celui de « volupté », — devenu abject, — pour dire ce tressaillement profond, total, magnifique, éperdu et grave, dont on ne saurait vraiment pas affirmer que c’est de plaisir qu’il est fait.

Mais comme je sens bien que, sans le secours de la fiction, une âme se raconte incomplètement au dehors ! Quand aucun œil humain ne devrait jamais voir le papier sur quoi j’écris ces lignes, je n’écrirais pas sur ce papier les quelques mots qui sont plus pour moi que tout ce que j’y ai écrit.

Mon bonheur est si grand que je suis devenu tout à coup pareil aux gens qui sont nés heureux : je me repais du moment présent.

20 novembre.

L’homme ne sait ce qu’est aimer qu’après qu’il a été menacé de ne plus aimer jamais. Une si épouvantable alerte, comme le danger imminent de la mort, projette un éclair seul capable de nous signaler l’étendue et la beauté de ce que nous allions perdre.

Que des jeunes gens puissent aimer ? Avec toutes les grâces de l’inconscience, oui, sans doute : ils cueillent un fruit en jouant, en folâtrant ; ils le gaspillent, ils le jettent derrière eux, l’ayant mordu à peine. Mais c’est nous, attardés, venus par derrière, qui le savourons jusqu’à l’amertume exquise du noyau.

22 novembre.

Je songe au jour où elle est venue là pour la première fois, où elle a monté l’escalier de ma maison !… Cette porte s’est ouverte et elle est entrée. Il faut que je me remémore cela : c’est une image que je veux revoir quand je mourrai.

Je n’ai pas remarqué, à ce moment, la couleur de sa robe ; je pensais seulement : « C’est elle, c’est son visage, son corps chéri… sa longue jambe faisant un pas pour moi !… »

Puis, en moi-même, je la remerciais d’être entrée en souriant, sans avoir l’air d’accomplir un sacrifice, sans aucune comédie.

Elle a pris l’air de la pièce, elle a regardé le dos de mes livres, mes gravures, mes photographies, mes statuettes, et puis elle m’a dit un mot qui m’a inquiété, depuis :

— Chez vous, c’est pareil à vous : cela me plaît, mais presque trop !…

— « Presque trop ? »… que voulez-vous dire ?

— Je n’en sais, ma foi, rien…

Je tirai l’épingle de son chapeau : la vue de ses cheveux arrêta en moi toute pensée malencontreuse…

26 novembre.

Mes idées, mes goûts, mes travaux, mes livres, comme elle m’en parle depuis qu’elle est à moi !… Je m’en plains.


Elle m’en parlait dès auparavant, voyons ! C’est de cela que nous causions, c’est en cela que nous nous sommes aimés !… Oui, oui ! j’en étais fier et satisfait, alors. Mais je vois bien, à présent, que ce n’était pas tant sa conversation que j’aimais : c’était elle.


Quand elle me parle de tout ce par quoi je me suis fait aimer d’elle, je suis jaloux. Je voudrais être un sot, un ignorant, un goujat même, et qu’elle m’aimât ! Ah ! comme je la croirais bien à moi !

Je lui ai dit cela, en riant. Elle m’a répondu innocemment :

— Mais je ne vous aimerais pas !

Qu’elle m’a fait mal !

L’adoration de sa chair peut-être aussi m’avilit-elle un peu ? De la région élevée où se maintenait notre amour, c’est moi qui tombe, et c’est elle, la Psyché, qui proteste. Surprises ! surprises ! l’amour n’est fait que de sujets d’étonnement : le premier jour, avant que je lui ôtasse son épingle, c’est elle qui m’avait paru me trouver trop peu vulgaire… — si c’est ainsi qu’il fallait interpréter son spontané « presque trop » !

29 novembre.

Son corps !…

Son corps ? mais, en définitive, serait-ce de tout elle la partie la plus sacrée, et l’essentielle, puisque, arrivé enfin à lui, et stupéfait de son emprise, je sens que je n’en parlerai cependant pas. Et je n’ai eu aucune gêne à dire son intelligence, sa sensibilité, son cœur… Son corps, j’ai osé parler de lui, oui, quand je n’étais que catéchumène, mais aujourd’hui le sentiment de sa grandeur me terrasse, et je me crois, moi qui le touche, promu à je ne sais quel sacerdoce.

La chair n’est honteuse que de se savoir éphémère. Mais ce n’est pas l’impérissable qui nous émeut : notre cœur ne se donne qu’à ce que le temps blesse d’heure en heure. Que le baiser d’une immortelle m’eût semblé froid !

30 novembre.

Je croyais qu’elle m’avait dès auparavant livré sa pensée, sa sensibilité, son cœur ; mais non ! je vois que c’est à présent seulement qu’elle me donne tout cela, en même temps qu’elle se donne. Ce n’était presque rien, ce que j’avais ou soupçonné ou reçu d’elle. A mesure que je la caresse et que je l’étreins plus passionnément, c’est son âme, son âme sans réserve qu’elle me livre. J’ai honte… Quelle humiliation est la mienne : ce n’est pas cela que je lui demande.

1er décembre.

Je me tais. C’est à son corps que je pense.

4 décembre.

Quant à elle, elle est toute transformée. Elle dit elle-même qu’elle naît à une vie nouvelle, et elle ne cache pas son bonheur. Sa mère en sourit, la bonne et libérale madame Delaunay !

Et je sens que madame Delaunay, elle, pense sans cesse au divorce.

Pourquoi cette opération, que je désire autant et plus que madame Delaunay, me fait-elle peur ? C’est qu’elle va nous faire souvenir du mari.

10 décembre.

Elle est là, étendue sur mon divan, les deux bras nus relevés, les mains croisées sous la nuque ; elle repose, elle sommeille. Elle est chez moi, à moi, et heureuse !

Sa bouche fait la divine moue. Les alentours de ses yeux, la petite veine bleue, les pénombres, et la région blonde de la tempe qui rejoint les cheveux, — cette vue me fait frémir les jarrets.

Évidemment, c’est pour ces moments-ci que je suis né et que j’ai vécu ; tout, jusqu’ici, n’a été qu’accessoire. C’est pour ces moments-ci que mon enfance solitaire m’a appris la saveur des choses, du jour et de l’ombre, du temps, éternel passant, et de la mort perpétuellement suspendue. C’est pour ces moments-ci que la religion de la beauté a pénétré en moi, quand j’ai eu quinze ans, en m’exaltant, en m’affinant sans cesse, et en me préparant à une admiration toujours plus difficile et plus rare. C’est pour ces moments-ci que j’ai orné ma mémoire, que la poésie a embelli ma pensée et que la musique de Beethoven m’a stupéfié… Qu’était-ce, en effet, que tout ceci : rêves d’enfant, exaltations de jeune homme, arts, littérature, si à de tels moments tout ceci ne devait aboutir ?… Pour la première fois, je sens que tout ceci et ma vie même avaient donc un sens certain, et c’était de préparer un magnifique amour… Notre amour vaut ce que nous valons nous-mêmes ; chacun de nous, en définitive, a l’amour qu’il mérite : ô vous, jeunes gens ! ô vous, femmes qui rêvez d’amoureuses extases, embellissez-vous !

Une demi-heure après.

A présent, il me semble, que je n’ai, de ma vie, rien vu, rien appris, rien pensé, rien senti, que l’univers est étroitement réduit ; que je suis moi-même un être borné : en effet, le flot de ces cheveux, ce bras nu qui paraît, le parfum de ce corps étendu, c’est à cela que j’appartiens tout entier. Au delà de cela, je ne vois rien, je ne soupçonne rien, je ne désire rien ; non, rien, je le jure…

Alors, qu’était-ce que cette illusion de tout à l’heure ?… Qu’était-ce que cette admiration de moi-même, par laquelle je rejoins le premier sot venu ?…

15 décembre.

Le bonheur a pour moi quelque chose d’effrayant. Je me méfiais de lui avant qu’il m’abordât ; il me touche, et je me crois la dupe de quelque farce sinistre, qui va finir tantôt et dont je comprendrai le sens tragique.

Est-ce orgueil de ma part ? Croirais-je le bonheur chose vulgaire ? Non, pas le bonheur qui me touche ! C’est sa qualité qui m’étonne : il est de la trame de mon rêve, et, quand je viens à penser qu’il peut égaler mon rêve, c’est alors que je tremble et me révolte, comme l’esprit positif en face de l’apparence mystérieuse des choses.

J’étais fait pour désirer, regretter, désespérer. Au milieu de la joie qui m’inonde, je me sens ahuri, maladroit, ridicule peut-être. On me dit que j’ai des mots et des gestes d’enfant ; je ris pour des niaiseries ; et il est vrai que, si je ne me retenais pas, je pleurerais pour un rien. Elle-même ne me reconnaît plus, et je me dis :

« Celui qu’elle a aimé en moi, c’est l’homme douloureux : que va-t-elle faire de moi content de la vie ?… »

20 décembre.

Une prière revient fréquemment sur ses lèvres : « Tu ne me quitteras pas !… tu ne me quitteras plus jamais !… » Et elle m’enlace ; ses bras se lient à mon cou comme si elle avait peur ;… peur de quoi ?… de qui ?… de moi ?… ou d’elle-même ?…

Et moi, je lui dis, naïvement :

— Comment ferais-je pour te quitter ?

En effet, me séparer d’elle me semble bien impossible.

— Tu ne le pourrais pas ! dit-elle, non, je sens que tu ne le pourrais pas !…

Il faut que je répète :

— Je ne le pourrais pas.

Son insistance, plus que ma crédulité, arrive à me laisser voir, au-dessus de nos têtes unies, ce rayonnement, que nie pourtant ma raison d’homme, et qui n’est produit que par l’idée de durée infinie, d’éternité…

25 décembre.

Pour que le temps de nous aimer soit plus long encore, nous avons imaginé de le prolonger en arrière. C’est tricher avec le destin ; c’est berner le créateur ! Nous nous efforçons de songer, elle et moi, à ce que certains moments passés auraient pu être si nous les avions vécus côte à côte.

Par exemple, je lui raconte : « J’ai fait un petit voyage, tu sais, l’année dernière, dans le Midi. Un matin, je me suis promené tout seul dans un bois de pins, et je me suis arrêté à regarder, entre les barreaux d’une grille de fer, un coin de verger isolé dans cette forêt. Il y avait là des choux à grosses feuilles pustuleuses, garnies de perles d’eau, une allée tapissée d’herbe humide et bordée de jonquilles ; là-dessus, des amandiers en fleurs… tu vois ?…

— Je suis avec toi, dit-elle, déjà dans ce temps-là, et je vois !…

— Plus loin, il y avait une pauvre cabane fermée, comme la grille, avec une chaîne et un cadenas couverts de rouille… tu vois ?… tu vois ?… Et puis, par une échappée grande comme mon chapeau, entre des branches de pin, ma chérie, te souviens-tu ? on apercevait l’azur de la rade de Villefranche, et les villas, des dimensions de dés à jouer ?…

Ses yeux se mouillent.

— Je n’étais pas là ! dit-elle, je n’étais pas là !…

Je l’étreins si fort que je peux m’imaginer qu’elle pénètre jusque dans ma vie passée.

Et nous voilà tous les deux émus d’un plaisir de réhabilitation : car il nous semble que nous ayons commis une grave faute en n’étant pas unis dès ce temps-là, et que nous la réparions aujourd’hui.

Je continue le jeu passionné :

— Un peu plus loin que notre verger fermé, ma chérie, il y a un sentier qui dégringole, sur des rocailles, vers la rade et où l’on ne peut s’empêcher de s’arrêter pour respirer le parfum des giroflées… On les cultive sur ce terrain en paliers, descendant peu à peu, comme de grandes marches fleuries ; et elles alternent avec les œillets à demi voilés sous les mailles d’un réseau de fils pareil à d’immenses toiles d’araignées que la rosée matinale fait étinceler au soleil. L’air frais est embaumé : le ciel est complètement pur… Il y a un gros réservoir, là, qui déverse son trop plein par un petit tuyau qu’on entend jaser ; mais je ne sais d’où vient le seul autre bruit, celui d’une poule qui glousse…

Elle m’arrête :

— Non, non ! ne continue pas ; cela me fait mal…

L’eau du fleuve ne remonte pas baiser les bords charmants qui lui ont échappé, à son passage.

26 décembre.

Tantôt, rue du Bouquet-d’Auteuil, le ciel semblait fardé comme un visage de femme, et la houpette gigantesque, au dos garni de satin rouge, on la voyait là-haut, là-haut, en train de semer dans l’immensité sa poudre lilas qui retombait jusqu’à nous.

Dans le petit jardin, les giroflées étaient pareilles à des légumes cuits que l’on retire du pot-au-feu ; les marguerites et les myosotis à une salade de mâches qui macérerait depuis hier. Un jardinier vêtu d’un pardessus au col relevé confectionnait à chaque tête de rosier un turban de paille.

Comme le son des cloches est fin dans l’air d’hiver ! On dirait qu’il se dépêche d’aller au bout de sa course, et il s’amenuise pour filer plus vite… Oh ! les beaux membres des arbres nus !… Tout gelait, au dehors, dans une substance légère et gris de perle. J’attendais… A un moment les cloches se sont tues ; je n’ai plus entendu rien… qu’un pas de femme qui descendait l’escalier : c’était mon bonheur qui venait à moi.

27 décembre.

Elle n’est pas venue chez moi aujourd’hui.

28 décembre.

Elle est venue.


Je sens que je n’ai plus que cela à dire : « Elle est venue », ou : « Elle n’est pas venue. » Désormais toute ma vie dépend d’une telle oscillation.

29 décembre.

Soyons sincères impitoyablement ! Est-il possible de dire ou d’écrire en toute franchise : « mon bonheur » ?… Et n’est-ce pas plutôt que, dans notre avidité de nous croire heureux, nous nous hâtons de dire ou d’écrire le mot, afin que la vertu même du mot nous leurre ?… Ce n’est pas le souvenir du bonheur qui nous reste, mais celui du moment où nous avons prononcé ou tracé le mot, pour forcer la chose.

Ah ! que les plus malhabiles vis-à-vis du monde sont parfois bons comédiens vis-à-vis d’eux-mêmes !

31 décembre.

Hubert, qui est venu aujourd’hui rue du Bouquet-d’Auteuil, m’a appris la présence de Pons à Paris. — Joli jour de l’an !

1er janvier.

Si, si ! plus joli nouvel an que je ne pensais : madame Delaunay m’a tenu à part, un moment, et m’a dit :

— Vous savez qu’elle n’est plus si opposée au divorce ? On peut lui en parler.

Je me suis risqué à lui en parler. Elle m’a répondu :

— Eh bien ! pour cela, voyons, qu’est-ce qu’il faut faire ?

— Mais d’abord, ai-je répliqué, pourquoi conserver votre appartement ?

Elle m’a promis de donner congé, mais j’ai vu que cela lui était pénible. Pourquoi ? grand Dieu ! pourquoi ?… Est-ce sa vie d’autrefois, est-ce son mari qu’elle regrette ?…

Elle ne sait pas qu’il est ici…

Mais n’oublions pas que je suis aujourd’hui tout à l’optimisme !

5 janvier.

Elle n’est pas venue.

6 janvier.

Caresses, tendresses. Presque trop. Puis des larmes tout à coup… C’est la première fois qu’elle pleure chez moi. Je m’inquiète. Elle dit :

— Ce n’est rien : je suis nerveuse…

Ce n’est pas cela qui me rassure !… Enfin elle se remet, et la voilà qui cause, cause !…

— Oh ! lui dis-je, vous êtes trop intelligente !

Elle se fâche, puis s’apaise, rit, se moque d’elle-même et se remet à parler, encore, à parler, oui, c’est sûr, trop intelligemment. J’essaie de la suivre, elle ne m’écoute pas.

Puis, tout à coup, sur le point de me quitter, piquant l’épingle dans son chapeau, elle me dit, comme la chose la plus ordinaire du monde :

— Vous savez qu’Amédée est ici ?

Je répète bêtement, malgré moi :

— Amédée ?

Et je m’assieds.

Mais enfin, il fallait bien qu’elle apprît, un jour ou l’autre, qu’il est ici !… Elle l’appelle « Amédée », sans doute ; eh bien ?…

Je dis :

— Vous l’avez vu ?

— Non.

— Vous le verrez ?

— Oh !

Et elle me parle de notre prochain rendez-vous. Ordinairement, c’est moi qui fais cela. Et elle me tend sa bouche. Ordinairement, c’est moi qui la cherche. Elle est sur le palier, elle revient, elle descend quatre marches, et les remonte… Je regarde son gant blanc descendre en spirale sur la rampe et diminuer comme un objet qui vous a échappé au bord d’un puits profond.

12 janvier.

On avoue assez facilement les tourments qu’une femme vous fait subir, avant qu’on la possède ; mais après, ce n’est plus de même…

13 janvier.

Elle n’est pas venue.

14 janvier.

Je lui ai dit :

— Je sais que votre mari vous a écrit qu’il était malheureux et qu’il désirait vous voir. Par la même lettre, il vous fixait un rendez-vous. Vous y êtes allée. Et votre mari vous a fait pleurer…

Elle m’interrompt :

— Comment savez-vous cela ?… Comment est-il possible que…

— Je le sais, vous le voyez bien !… Ce n’est pas par votre mari lui-même, car, si je le rencontrais, je lui tournerais le dos avec dégoût… Je le sais par quelqu’un qui a reçu cette confidence, et non pas, lui non plus, de votre mari !… Vous voyez donc l’usage que fait votre mari de vos bontés excessives et de vos larmes…

Elle est épouvantée, elle s’écrie :

— Il a été raconter cela !… Mais où ?… mais à qui ?…

— Qu’importe le lieu ? et qu’importe la personne ? C’est partout et c’est à tout le monde, puisque vous vous apercevez que déjà cela revient à vous !

Elle est atterrée, elle me demande pardon. Je vois son visage bouleversé. Je crois commettre un sacrilège en lui donnant tout à coup tant à souffrir. Mais, un moment, aussi, je l’ai haïe pour s’être rendue à l’appel de son mari.

Elle répète, au milieu de sanglots :

— Il m’écrivait : « Je suis malheureux !… »

— Il vous a abandonnée d’une façon scandaleuse ; il vous a volé votre fortune… Je le sais ! ne niez pas ! c’est votre pauvre maman qui paye, bien à contre-cœur, le loyer de l’appartement dont vous n’avez pas voulu vous défaire, où vous attendiez le misérable, où vous l’hébergez depuis son retour… je le sais !… Il a mangé votre fortune avec une gueuse ; il revient, à bout de ressources, vivre aux crochets de votre mère !…

— Non ! non ! ne croyez pas cela !… Cela ne sera pas !… C’est un misérable, certes ! mais, mon ami ! quand il me dit : « Je suis malheureux !… » Ah ! vous ne savez pas, vous ne pouvez pas savoir !… Un homme qui vous crie : « Je suis malheureux !… »

— Mais, malheureux, comment l’est-il ? par sa débauche, par sa lâcheté !… Et vous voyez qu’il se moque de vous parce que vous êtes accourue à son appel !

Elle se tait ; son œil égaré cherche où étayer l’obscur appel de ses instincts ; elle sait qu’elle a probablement tort de secourir son mari ; elle sent qu’elle continuera à le secourir.

J’ai pitié d’elle. Ma colère est tombée. Il ne me reste plus que l’irrémédiable douleur nouvelle qui m’envahit : cette femme est perdue pour moi.

15 janvier.

Moi aussi, je suis malheureux !

Malheureux : enfin, c’est moi que je retrouve ! Je me reconnais. Un étranger a habité en moi quelques semaines.

18 janvier.

Elle est venue me jurer qu’elle m’aimait, qu’elle n’aimait que moi, qu’elle n’avait jamais aimé que moi, que par moi seul elle avait été ravie… etc. Elle sanglotait ; elle se tordait les mains ; elle jurait encore qu’elle m’aimait… Mais ces serments, je ne les lui demandais pas… Je ne lui ai pas dit une seule fois : « Vous ne m’aimez pas. »

5 février.

Je lui ai annoncé que j’allais partir. Aussitôt j’ai vu une femme éperdue. J’aurais pu croire que c’était d’amour. Elle m’a conjuré de ne pas la quitter ; elle était suspendue à moi, les deux mains nouées derrière mon cou : — comme si elle m’aimait trop pour supporter mon absence, ou comme si, faute de mon cou où s’accrocher, elle s’en allait tomber dans une crevasse…

Elle ne pense pas que je vois sa faiblesse. Elle ne comprend pas que je m’efforce de la contempler elle-même avec une sorte de recul ; elle m’accuse de froideur : c’est elle qui me reproche de ne plus l’aimer !

Pour la rassurer là-dessus, comme je m’abandonnerais volontiers aux tendresses, si je ne voyais pas en elle, mieux qu’elle-même !

6 février.

Elle m’a dit :

— Emmenez-moi ! Je vous suivrai où il vous plaira…

Et, comme je ne répondais pas, elle a ajouté :

— Allons voir le verger à travers la grille et le sentier qui dégringole au milieu des giroflées…

Elle est sincère, elle viendrait bien si je le voulais. Tout autre, à ma place, l’emmènerait loin d’ici pour jouir d’elle au moins un peu de temps encore… Avec quelle bonne volonté elle m’aimerait !… Mais le tourment que je sais, maintenant, qu’elle a sous son front, et qu’elle a eu sans cesse, même en m’aimant, l’apaiserai-je par un voyage ?…

Elle n’a pas cessé un instant, elle ne cessera jamais de se tenir pour la femme de l’autre.

7 février.

Il y avait un moyen de projeter tout à coup dans son obscurité un rayon de lumière implacable ; c’était de lui annoncer ce que je venais d’apprendre : — que la procédure du divorce avançait à grands pas… Je lui ai dit tantôt où l’affaire en était. Elle a fait cette remarque :

— Mais il n’y a donc aucune difficulté ?

En effet, dans son cas, il n’y en a guère. Et je lui ai rappelé qu’elle devait voir l’avoué demain. Elle a dit :

— Demain ?…

Et ses yeux, ses yeux bien-aimés, cherchaient l’occupation de femme qui l’empêchera demain d’aller chez l’avoué.

16 février.

Elle s’exalte. Elle analyse trop ; elle sait trop bien m’énumérer les raisons pour lesquelles elle m’aime. Si elle m’aimait, saurait-elle pourquoi ?

20 février.

La tendresse que je ne veux pas te témoigner parce que je te sais perdue pour moi, je la confie à mon cahier. Tu ne liras jamais ces lignes ; tu ne connaîtras jamais la douleur ni l’amour qu’elles contiennent : c’est une inscription que je grave à l’intérieur d’un tombeau, — du mien, où je me crois couché.

21 février.

Je sens que je meurs quand je pense que je t’aime.

Lorsque j’ai été heureux par toi, je suis tenté de dire que ma vie était centuplée ; mais ce n’est pas cela : elle était vraiment changée. Il y avait un dieu en moi ; j’éprouvais son sublime plaisir, dont j’ai connu la grandeur à ma déception quand j’ai tenté de le traduire en notre pauvre langue… Il est parti, le dieu, en m’emportant le meilleur de ma vie. Je me sens affaibli. Aujourd’hui, par exemple, c’est à peine si j’ai de quoi souffrir ; mais la vérité, plus triste, est que je ne souffre même pas. C’est le vide. Tu ne sauras jamais…

22 février.

Nos rendez-vous, le matin, au Bois, dans les allées écartées, au delà des tribunes d’Auteuil, en descendant vers Boulogne !… Te voir de loin… Te prendre les mains sans seulement dire bonjour ; sans rien dire, te prendre les mains, te regarder dans les yeux, et puis détourner vite la tête et dire des bêtises, parce qu’on sent qu’on va pleurer… Marcher à côté de toi, te voir marcher, grande, mince, si souple !… Ton pied, ta jambe, ta gorge chérie qui m’accompagnent !… Tes mots qui prennent une forme vaporeuse dans l’air glacé !…

Et cela est déjà le passé. C’est fini. Je remue des cendres.

Au moins te souviendras-tu de cette promenade où tu n’as vu ces trois grands voyous qu’après qu’ils nous eurent fait grâce ? Quelle peur alors !… « Comment !… ils sont venus si près de nous ? Ils nous ont cernés ?… et vous me regardiez pendant cela tendrement !… » Je t’ai dit : « C’était ma seule arme. L’amour, vois-tu, en impose aux derniers des hommes. »

Et moi, je me souviendrai de cet endroit choisi, au centre de Paris, à deux pas du grand mouvement de la ville, et si solitaire, si loin de tout, dans l’ancien jardin réservé des Tuileries, du côté du quai. Il y a là un banc semi-circulaire, un grand vase de marbre enguirlandé, qui a des oreilles en têtes de bouc, un cyprès noir, court et trapu, un rideau de buis à hauteur d’homme, et un bel orme penché, aux fines branches dépouillées, qui semble mis là pour achever la beauté du groupe. On entend le jet d’eau qui tombe incessamment dans sa vasque, le grave sifflet des remorqueurs et le pépiement bruyant des moineaux gorgés de pain. Mais, il y a une certaine minute que j’avais voulu te faire goûter avec moi, c’est celle où, l’hiver, à la nuit tombante, par un ciel épais et humide, qui ne s’éclaire même pas après le coucher du soleil, le grand rideau de buis, n’interceptant plus aucune lumière, semble lui-même émettre une lueur verdâtre de féerie qui colore le banc, le vase, le sol même, et tire tout à coup des nuances variées de velours de la masse obscure du cyprès.

Je t’ai dit :

— Non, vraiment, est-ce que cela ne valait pas la peine ?…

Tu m’as dit, plus tendrement que jamais :

— Mon chéri !… Mon chéri !…

Tu semblais bien émue, tu l’étais !…

C’était le premier jour où tu t’étais excusée de ne pouvoir venir chez moi, sous le prétexte d’une course indispensable au Louvre. Je t’avais suppliée : « Que je vous aie au moins un instant dans ce jardin !… » Oh ! que je te sais gré d’être venue. — Tu n’allais pas au Louvre, mais au premier rendez-vous de ton mari !…

23 février.

Pourtant tu ne t’es pas détournée de moi ! Et même tu reviens, en amoureuse, en suppliante. Ce n’est pas toi qui t’es détournée encore, c’est ton instinct secret, tes habitudes de dix années, tes souvenirs, la figure de femme que tu as faite longtemps devant le monde… Ma chérie, tu me tendais les bras, et tout cela regardait ailleurs ! Tes yeux, que tu sais que j’aime tant, tu me les donnais ! et ta bouche, tu me l’offrais, il n’y a qu’un instant, — pour m’affoler, pour que nous nous affolions ensemble, n’est-ce pas ? pour que tu oublies, un moment, ce poids qui t’entraîne en arrière ; pour que moi, un moment, stupide, je ne m’aperçoive pas que tu ne viens pas toute à moi ?… Mais quels subterfuges, quels philtres, quelles drogues, je te demande un peu, pour un amour comme le nôtre ! Devant la mort, il faut avoir le sang-froid de dire : « C’est la mort. »

25 février.

Je me tiens le plus décemment que je peux. Mais comme j’embrasserais quelqu’un qui oserait me dire : « Mais pleurez donc, mon ami !… »

27 février.

Oh ! que tu as eu tort de me donner aujourd’hui tes lèvres, ma chérie ! Ce sont là des choses dont il ne faut pas raviver le souvenir ; je vais les perdre : je ne baiserai plus ta bouche, ma chérie, ma chérie !…

Je n’ai pas besoin de faire beaucoup de bruit ; je ne tiens pas à ce que l’univers m’entende crier ; que mon chagrin soit emmuré, et muet.

1er mars.

Je ne peux pas, je ne peux pas étouffer avec fierté ma douleur.

Je pense à la chair de tes joues, aux environs de tes yeux, aux coins de tes lèvres qui font la moue, à la lumière de tes dents quand tu parles… Et puis tout à coup, voilà tes yeux eux-mêmes, et tes lèvres !… Oh ! oh ! que quelqu’un ait pitié de moi !…

5 mars.

Je pense à toi au passé, et je te vois presque tous les jours !… Je règle, sous les yeux du moribond, le détail des obsèques. Et toi, tu ne t’aperçois pas de ce qui meurt. Je t’ai dit tantôt :

— Mais, ma pauvre chérie, tu ne m’aimes plus !…

Et tu as eu l’air très étonnée.

Si j’éclaire le fond de ta conscience, comme tu vas souffrir !

Cependant il faut bien que tu saches à qui tu appartiens…

Ta droiture est trop grande pour que tu ne croies pas m’appartenir, t’étant donnée à moi librement, ayant, sans doute, jusqu’à un certain point, répudié l’autre… Tu ne le sais pas, mais il y a quelque chose de plus fort que ta droiture, et c’est cela qui te rive à l’autre. J’ai mis beaucoup de temps à m’en apercevoir, moi qui te regarde : tu prendras ton temps et tu t’en apercevras, pauvre femme !… Tantôt, je t’ai embrassée d’une façon nouvelle, — l’as-tu remarqué ? — avec de la pitié.

Petit détail ; je t’ai demandé :

— Avez-vous songé enfin à aller chez l’avoué ?

Tu as rougi !… Tu as rougi devant moi de ne plus vouloir te séparer de ton mari ! Voilà ton embarras qui commence. J’abrégerai cela.

10 mars.

Elle ne pense qu’à ceci, que son mari est malheureux.

Pons a eu l’audace de se présenter rue du Bouquet-d’Auteuil, chez sa belle-mère. Madame Delaunay ne l’a pas reçu. J’ai dit à madame Delaunay :

— Vous avez eu tort : votre fille sera émue de l’affront qu’il a subi à votre porte et elle lui fournira quelque compensation.

Je gage qu’à l’heure qu’il est elle a déjà dit à sa mère :

— Le malheureux venait implorer ton pardon !

Quant à elle, elle n’a jamais eu de rancune contre lui : sa pensée intime a été qu’il avait fui parce qu’elle n’avait pas su le retenir. Quand le scélérat l’abandonnait, c’est elle-même qu’elle jugeait fautive : quelle peut bien être son attitude devant lui, aujourd’hui qu’elle a un amant ?

....... .......... ...

Elle n’est pas venue.

15 mars.

Je lui ai dit aujourd’hui la date de mon départ. Elle s’est mise à pleurer, mais doucement, sans éclats, sans surprise, comme à un événement inévitable. J’ai ajouté :

— Mais mon voyage ne sera pas long : je vais à Grasse pour un travail sur Fragonard…

Ses yeux humides m’ont regardé, et ils disaient :

« Nous savons bien qu’il n’y aura pas de retour… »

Puis elle-même m’a demandé :

— C’est à cause de lui que vous me quittez ?

— … J’ai un travail, il faut que j’aille là-bas…

Elle a pleuré, et nous n’avons plus rien dit qui vaille.

17 mars.

Que de choses nous aurions à nous dire, en ce moment, si je pouvais redevenir pour elle un ami ! Mais je l’aime trop, la présence de l’autre m’enrage… Et qu’est-ce qui m’affirme, après tout, qu’elle ne s’est pas redonnée à lui ?… Plutôt que l’accuser de cela, en finir !… en finir !…

19 mars.

Je ne lui demande même plus pourquoi elle n’est pas venue, hier, avant-hier, ni tel autre jour. Quand elle se traîne ici, c’est dans l’espoir secret de trouver en moi l’ami qu’elle voudrait. Elle a été profondément heureuse à côté de moi ; je crois qu’elle m’a un peu aimé ; si elle avait eu le temps d’en prendre l’habitude, j’aurais peut-être effacé l’autre !… Mais je sens qu’en m’éloignant je l’affranchis.

Que ne suis-je parti depuis six semaines ! Cette agonie lente est aussi par trop dure ; il fallait m’arracher subitement, endosser bravement toute la responsabilité d’une rupture brusque : elle m’eût détesté peut-être, un peu de colère l’eût soulagée, et, d’un coup brutal, l’eût rendue tout entière à son mari…

Cependant, si elle venait à me juger indigne, ne souffrirait-elle pas davantage pour avoir manqué à ses devoirs en faveur d’un homme de peu de prix ? n’irait-elle pas s’abaisser devant l’autre indigne pour ne lui avoir préféré qu’un de ses pareils ?… Non, tant pis ! qu’elle m’estime, au moins ! que son souvenir de moi reste beau.

20 mars.

Songe-t-on que, maintenant, elle me parle de lui ?… et qu’elle m’a dit de combien « le malheureux » avait maigri en dix mois ? et comme il est devenu « doux » !…

Je l’écoute. Le supplice est très raffiné.

Et une ambiguïté atroce le complique… Je me demande si elle me dit cela parce qu’elle ne sait pas qu’elle aime encore son mari, ou parce que déjà elle a oublié qu’elle m’a aimé…

Et la vieille maman, qui soupçonne la cause de mon départ, m’accuse :

— Vous pouviez la sauver : il ne fallait pas l’abandonner au moment où elle a le plus grand besoin d’un appui, d’un défenseur. Vous étiez le seul…

Je ne peux pas lui répondre : « Je suis le seul qui ne puisse rien, car elle m’a aimé et ne m’aime plus !… car elle ne m’a aimé que malgré la révolte de sa conscience profonde, et, pour ainsi dire, pendant le désarroi d’une bourrasque : l’ordre et le soleil revenus ont repris sur elle leur empire… Votre fille, chère madame, est de celles qui sont nées pour être femmes d’un seul homme, fût-ce de celui qu’elles n’ont pas choisi. »

Mais la vieille maman, qui a donné le jour à une de ces femmes-là, elle-même n’eût pas compris.

J’ai dit adieu à cette petite maison de la rue du Bouquet-d’Auteuil, à la vue sur le jardin où est l’amorce de charmille, à ce corridor où, un jour, madame de Pons et moi, sommes restés muets…

3 mars.

L’amour est une illumination. C’est entre cette femme et moi, comme une fête d’été qui finit. Quelqu’un a soufflé sur les lanternes, quelques mèches fumeuses répandent une odeur écœurante ; où furent l’éclat et l’heureuse rumeur, c’est la nuit, avec des relents d’ivresses humaines et un chaos d’objets saccagés dans l’ombre. Silence, immobilité, air épais…

25 mars.

J’ai vu ta main gantée de blanc s’éloigner en spirale, suivant la rampe de l’escalier. En bas, tu as relevé la tête pour voir si je te regardais encore : j’ai pensé que je ne te remercierais jamais de ce dernier regard, et je suis rentré dans ma chambre.

Une fourche d’écaille blonde et deux épingles étaient demeurées sur la cheminée, à côté du petit sac de chocolat… J’ai regardé longtemps cela, le feu mourant, le cher désordre de toute la pièce, — et la porte qui s’est refermée pour toujours sur toi…

FIN

ÉMILE COLIN ET Cie — IMPRIMERIE DE LAGNY — 16613 4-08.
E. GREVIN, SUCCr

*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MON AMOUR ***
Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed.
Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for an eBook, except by following the terms of the trademark license, including paying royalties for use of the Project Gutenberg trademark. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the trademark license is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. Project Gutenberg eBooks may be modified and printed and given away--you may do practically ANYTHING in the United States with eBooks not protected by U.S. copyright law. Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution.
START: FULL LICENSE
THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK
To protect the Project Gutenberg™ mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase “Project Gutenberg”), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg™ License available with this file or online at www.gutenberg.org/license.
Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg™ electronic works
1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg™ electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg™ electronic works in your possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project Gutenberg™ electronic work and you do not agree to be bound by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.
1.B. “Project Gutenberg” is a registered trademark. It may only be used on or associated in any way with an electronic work by people who agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few things that you can do with most Project Gutenberg™ electronic works even without complying with the full terms of this agreement. See paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project Gutenberg™ electronic works if you follow the terms of this agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg™ electronic works. See paragraph 1.E below.
1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation (“the Foundation” or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project Gutenberg™ electronic works. Nearly all the individual works in the collection are in the public domain in the United States. If an individual work is unprotected by copyright law in the United States and you are located in the United States, we do not claim a right to prevent you from copying, distributing, performing, displaying or creating derivative works based on the work as long as all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope that you will support the Project Gutenberg™ mission of promoting free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg™ works in compliance with the terms of this agreement for keeping the Project Gutenberg™ name associated with the work. You can easily comply with the terms of this agreement by keeping this work in the same format with its attached full Project Gutenberg™ License when you share it without charge with others.
1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in a constant state of change. If you are outside the United States, check the laws of your country in addition to the terms of this agreement before downloading, copying, displaying, performing, distributing or creating derivative works based on this work or any other Project Gutenberg™ work. The Foundation makes no representations concerning the copyright status of any work in any country other than the United States.
1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:
1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate access to, the full Project Gutenberg™ License must appear prominently whenever any copy of a Project Gutenberg™ work (any work on which the phrase “Project Gutenberg” appears, or with which the phrase “Project Gutenberg” is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, copied or distributed:
This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.
1.E.2. If an individual Project Gutenberg™ electronic work is derived from texts not protected by U.S. copyright law (does not contain a notice indicating that it is posted with permission of the copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in the United States without paying any fees or charges. If you are redistributing or providing access to a work with the phrase “Project Gutenberg” associated with or appearing on the work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg™ trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9.
1.E.3. If an individual Project Gutenberg™ electronic work is posted with the permission of the copyright holder, your use and distribution must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked to the Project Gutenberg™ License for all works posted with the permission of the copyright holder found at the beginning of this work.
1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg™ License terms from this work, or any files containing a part of this work or any other work associated with Project Gutenberg™.
1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this electronic work, or any part of this electronic work, without prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with active links or immediate access to the full terms of the Project Gutenberg™ License.
1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any word processing or hypertext form. However, if you provide access to or distribute copies of a Project Gutenberg™ work in a format other than “Plain Vanilla ASCII” or other format used in the official version posted on the official Project Gutenberg™ website (www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon request, of the work in its original “Plain Vanilla ASCII” or other form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg™ License as specified in paragraph 1.E.1.
1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, performing, copying or distributing any Project Gutenberg™ works unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing access to or distributing Project Gutenberg™ electronic works provided that:
• You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from the use of Project Gutenberg™ works calculated using the method you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed to the owner of the Project Gutenberg™ trademark, but he has agreed to donate royalties under this paragraph to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid within 60 days following each date on which you prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty payments should be clearly marked as such and sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in Section 4, “Information about donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation.”
• You provide a full refund of any money paid by a user who notifies you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he does not agree to the terms of the full Project Gutenberg™ License. You must require such a user to return or destroy all copies of the works possessed in a physical medium and discontinue all use of and all access to other copies of Project Gutenberg™ works.
• You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the electronic work is discovered and reported to you within 90 days of receipt of the work.
• You comply with all other terms of this agreement for free distribution of Project Gutenberg™ works.
1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg™ electronic work or group of works on different terms than are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing from the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the manager of the Project Gutenberg™ trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below.
1.F.
1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread works not protected by U.S. copyright law in creating the Project Gutenberg™ collection. Despite these efforts, Project Gutenberg™ electronic works, and the medium on which they may be stored, may contain “Defects,” such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by your equipment.
1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the “Right of Replacement or Refund” described in paragraph 1.F.3, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project Gutenberg™ trademark, and any other party distributing a Project Gutenberg™ electronic work under this agreement, disclaim all liability to you for damages, costs and expenses, including legal fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH DAMAGE.
1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a written explanation to the person you received the work from. If you received the work on a physical medium, you must return the medium with your written explanation. The person or entity that provided you with the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a refund. If you received the work electronically, the person or entity providing it to you may choose to give you a second opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy is also defective, you may demand a refund in writing without further opportunities to fix the problem.
1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth in paragraph 1.F.3, this work is provided to you ‘AS-IS’, WITH NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg™ electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg™ electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg™ work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg™ work, and (c) any Defect you cause.
Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™
Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life.
Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg™ and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.
Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state’s laws.
The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation’s website and official page at www.gutenberg.org/contact
Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine-readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS.
The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit www.gutenberg.org/donate.
While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate.
International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
Please check the Project Gutenberg web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: www.gutenberg.org/donate
Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works
Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For forty years, he produced and distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of volunteer support.
Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
Most people start at our website which has the main PG search facility: www.gutenberg.org.
This website includes information about Project Gutenberg™, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.