The Project Gutenberg EBook of Nouveaux contes cruels et propos d'au delà, by 
Auguste de Villiers de L'Isle-Adam

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Title: Nouveaux contes cruels et propos d'au delà

Author: Auguste de Villiers de L'Isle-Adam

Release Date: September 24, 2020 [EBook #63285]

Language: French

Character set encoding: ISO-8859-1

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VILLIERS DE L'ISLE-ADAM

Nouveaux
Contes Cruels
ET
Propos d'au delà

NOUVELLE ÉDITION, SUIVIE DE FRAGMENTS INÉDITS

ÉDITIONS GEORGES CRÈS ET Cie
21, RUE HAUTEFEUILLE, PARIS

MCMXIX

DU MÊME AUTEUR

AUX ÉDITIONS GEORGES CRÈS ET Cie:

Axel. (Collection «Les Maîtres du Livre».) (Épuisé.)

Le Nouveau Monde.

Chez les Passants. (Collection «Les Proses».)

Elen. (Collection le «Théâtre d'Art».)

Droits de reproduction, de traduction et d'adaptation réservés pour tous pays.

IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE:

Vingt-six exemplaires sur vergé d'Arches, (dont six hors commerce), numérotés.

NOUVEAUX CONTES CRUELS

LES AMIES DE PENSION

A Monsieur Octave Maus.

Rien ne sert de rien.—Et, d'abord, il n'y a rien. Cependant tout arrive:—mais cela est indifférent!

THÉOPHILE GAUTIER.

Filles de gens riches, Félicienne et Georgette furent insérées, tout enfants, en ce célèbre pensionnat tenu par mademoiselle Barbe Desagrémeint.

Là,—bien que les dernières gouttes de lait du sevrage transparussent encore sur leurs lèvres,—une conformité de vues, touchant les riens sacrés de la toilette, les unit, bientôt, d'une amitié profonde. Leurs âges similaires, leur charme de même genre, la parité d'instruction sagement restreinte qu'elles reçurent ensemble cimentèrent ce sentiment.—D'ailleurs, ô mystères féminins! tout de suite, à travers les brumes de l'âge tendre, elles s'étaient reconnues d'instinct, comme ne pouvant se porter ombrage.

De classe en classe, elles ne tardèrent pas à notifier, par mille nuances de maintien, l'estime laïque d'elles-mêmes qu'elles tenaient des leurs: le seul sérieux avec lequel elles absorbaient leurs tartines, au goûter, l'indiquait. En sorte que, presque oubliées de leurs proches, elles atteignirent, à peu près simultanément, la dix-huitième année, sans qu'aucun nuage eût jamais troublé l'azur de cette sympathie,—que, d'une part, solidifiait l'exquis terre à terre de leurs natures, et que, d'autre part, idéalisait, s'il se peut dire, leur «honnêteté» d'adolescentes.

Soudainement, la Fortune ayant conservé son déplorable caractère versatile et rien n'étant stable ici-bas, même dans les temps modernes, l'Adversité survint. Leurs familles, radicalement ruinées, en moins de cinq heures, par le Krach[1], durent les retraire, à la hâte, de la maison Desagrémeint,—où, d'ailleurs, l'éducation de ces demoiselles pouvait être considérée comme achevée.

[1] Illustre faillite de quinze à seize cents millions, qui eut lieu, en France, vers 1884 ou 1885,—et dont le héros déclara, devant la Cour d'assises (ceci avec d'incontestables preuves à l'appui), n'avoir aucune idée touchant les plus élémentaires notions de banque ni d'arithmétique. Ce qui explique, outre mesure, l'empressement des gens dits de sens commun à lui avoir confié des capitaux.

On essaya, tout aussitôt, de les marier, comme suprême ressource, par voie d'annonces, la seule risquable, sans trop de folie, en cette disgrâce. On dut vanter, en typographie adamantine, leurs «qualités du cœur», le piquant de leurs figures, le montant de leur gentillesse, leurs tailles, même leurs goûts réfléchis, leurs préférences pour l'intérieur: on alla jusqu'à imprimer qu'elles n'aimaient que les vieillards.—Nul parti ne se présenta.

Que faire?… «Travailler?…» Cliché peu persuadeur—et de pratique malaisée!… Une tendance portait, il est vrai, Georgette vers la confection; quelque chose, aussi, eût poussé Félicienne vers l'enseignement;—mais il eût fallu l'introuvable! savoir ces premiers débours d'outillage, d'installation,—débours que (toujours vu cette friponne d'Adversité!) leurs parents ne pouvaient plus avancer qu'en rêve! De guerre lasse, toutes deux, ainsi qu'il arrive trop souvent dans les grandes villes, s'attardèrent, un même soir, tout à coup,—jusqu'au lendemain midi et demi.

Alors, commença la vie galante,—fêtes, plaisirs, soupers, amours, bals, courses et premières! L'on ne voyait plus ses familles que pour leur offrir de petits services,—par exemple, des billets de faveur; quelque argent.

En ce tourbillon de poussière dorée, et quoique leurs occupations nouvelles les obligeassent, par convenance, de vivre séparées, Félicienne et Georgette devaient fatalement se rencontrer! Oui: c'était inévitable. Eh bien, leur amitié, loin de s'atténuer de ce changement d'existence, s'en renforça, tout au contraire. En effet, même au plus fort des étourdissements du monde, on aime à se retremper, de temps en temps, en quelque chose de pur et d'honnête: et ce quelque chose, elles l'obtenaient, entre elles, par le simple échange d'un regard d'autrefois tout chargé des innocents souvenirs de leur jeune âge à l'Institution Desagrémeint;—noble et chaste illusion dont l'inaliénable trésor consolidait leur sympathie.

L'impression qu'elles puisaient en ce respectif regard leur procurait,—par son contraste, et à volonté,—un doucereux piment de mélancolie où toutes deux resavouraient au moins un arrière-goût de cette estime laïque d'elles-mêmes qui leur était foncière; bref, chacune en ressentait «qu'on n'était pas les premières venues».

L'une et l'autre s'étaient, bien entendu, choisi, dès le principe, ce qu'on appelle un «ami de cœur», cette chose sacrée, sise, en soi, plus haut que toutes questions vénales. Lorsque, en effet, on a tant d'acquéreurs, il est si doux de se reposer, de se ressaisir en quelqu'un de gratuit! C'est d'une mode bien touchante.—A vrai dire, Georgette, non plus que Félicienne,—que Félicienne surtout!—ne tenaient guère à ces préférés, chacun d'eux n'étant, au fond, qu'une sorte d'interlope moitié de proxénète:—mais, tout pesé, ces deux jeunes boulevardiers, en leur élégance utile, conféraient à nos inséparables un brevet de faiblesse attrayante qui en complétait la séductive morbidesse. Un «ami de cœur», en effet, rassoit, dans l'Opinion, toute femme de mœurs un peu libres. On s'entend dire: «Comment! tu es encore avec un tel?» et l'on répond: «Que veux-tu! je l'AIME!» ce qui montre qu'après tout l'on n'est pas de bois. Enfin, l'«ami de cœur» est, au moral, pour une semi-sérieuse, ce qu'est, au physique, un «jolihomme» au bras duquel on se promène; cela fait partie de la toilette.

*
*  *

Or, il advint qu'une fois,—par un de ces hasards de fins de soupers si fréquents dans la vie brillante,—Georgette fut accompagnée, au petit matin, chez elle, par le jeune Enguerrand de Testevuyde (l'«ami de cœur» de Félicienne), et que celui-ci ne ressortit dudit séjour qu'à l'heure du madère,—toutes circonstances qui furent, naturellement, relatées, le soir même, à Félicienne, grâce à l'empressement de quelques amies sûres.

La commotion qu'elle en ressentit se résolut, d'abord, en une syncope.—De retour à elle-même, elle ne dit rien: mais sa tristesse fut grande. Elle n'en revenait pas. Quoi! sa seule amie, son autre elle-même, lui avait, sciemment, ravi—non pas un de ces messieurs,—mais, qui? celui qui était sacré!… L'outrage de cette inattendue perfidie lui semblait trop absurde, trop immérité, trop méprisable pour valoir une colère. Et puis, elle ne pouvait s'expliquer que Georgette, même emportée par l'essor d'un hystérique affolement, se fût décidée à faire coup double tant sur leur amitié que sur le commun trésor de si rafraîchissants souvenirs que toutes deux perdaient par suite d'une brouille désormais irréparable. Félicienne en ressentit un vide atroce, où se noya jusqu'à l'infidélité d'Enguerrand. Renonçant à comprendre leurs amours, elle les consigna tous les deux à sa porte, sans explication, n'aimant pas le bruit. Et la vie continua pour elle, moins ce couple d'ombres.

Par exemple, la première fois qu'elles se revirent au Bois, oh! ce fut d'une froideur!… Félicienne fut polaire.

Toutes deux étaient en victoria, seules, comme de juste, et incluses au milieu de la file, en l'allée des Acacias.

Félicienne considéra, fixement, sans la saluer, son ex-amie qui, chose bizarre! lui souriait avec l'expansion charmante de jadis. Déconcertée de l'attitude de Félicienne, Georgette leva sur elle ses beaux yeux bleus limpides, avec un air d'étonnement si sincère que Félicienne en fut frappée!—Mais, devant le monde, comment se questionner? Il fallait se tenir. Les deux victorias se croisèrent. Ce fut tout.

On dut se retrouver encore, de temps à autre, en différents soupers. Certes, en ces occasions, Félicienne laissait, moins que jamais, transparaître son ressentiment!… Cependant, Georgette, habituée aux inflexions de voix de son amie, ne la reconnaissait plus et semblait ne rien comprendre à cette réserve glaciale.—«Mais qu'as-tu donc, Félicienne?—Moi? rien: je suis comme d'habitude.» Et, décemment, Georgette ne pouvait pousser plus loin, transformer le souper en explication.—A la longue, la vie va si vite, aujourd'hui, l'insoucieuse inconscience est si grande, les distractions si multiples,—et l'on était si toujours en compagnie,—que l'une et l'autre, durant près de quatre mois, se contentèrent de résumer, chez soi, tous les jours, en quelques soupirs étouffés, suivis d'un ou de divers pleurs furtifs, le chagrin complexe que ce subit attiédissement causait à leurs cœurs sensibles—et que, par un nonchaloir sans nom, elles ne se donnaient même pas la peine d'éclaircir.—Au fait, où les aurait menées une «explication»?

*
*  *

Elle eut lieu, pourtant!—Ce fut après une soirée de Cirque: elles se trouvaient seules en un salon particulier de cabaret nocturne, attendant, en silence, des messieurs qui allaient venir.

—Enfin, s'écria tout à coup Georgette larmoyante, veux-tu me dire, oui ou non, ce qui t'a pris contre moi? Pourquoi me fais-tu cette peine—dont je sais bien que tu dois souffrir, aussi?

—Oh! tu peux garder ton Enguerrand, je veux dire M. de Testevuyde!—répondit Félicienne d'un ton sec; vrai, je n'y tenais plus. Seulement tu pouvais choisir mieux,—ou me prévenir qu'il te plaisait. J'eusse avisé. On n'enlève pas un amant de cœur à une amie!… Je ne sache pas avoir essayé de t'enlever Melchior.

—Moi! s'exclama Georgette avec ses yeux de gazelle surprise; moi, je t'ai enlevé… et c'est là le motif…

—Ne nie pas! murmura dédaigneusement Félicienne,—je sais. Je suis sûre, tiens… des quatre premières nuits que tu lui as accordées.

—Mais, tu pourrais même dire six! répondit en souriant Georgette; six en tout, par exemple!

—Vraiment!… Et, pour un caprice de si belle durée, tu as annulé notre amitié?… Mes compliments!

—Un caprice? moi? pour ton amant? gémissait Georgette les regards au ciel. Et tu m'as crue capable d'une telle noirceur après plus de quinze ans d'amitié?… Mais tu es folle! ou tu es devenue méchante!

—Alors, que signifie ta conduite? au bout du compte?… Te moques-tu de moi, voyons?

—Ma conduite?… Mais, elle est toute simple, ma conduite!… Et tu le fais exprès de ne pas comprendre, à la fin!

—C'est bien, mademoiselle! dit Félicienne en se levant, très digne. Je n'aime pas les railleries et vous laisse le champ libre.

—Mais, cria naïvement Georgette, les yeux en larmes,—mais… IL M'A PAYÉE, MOI!…

A cette parole, Félicienne tressaillit et se retourna: sur son joli visage, un rayonnement de joie subite fit comme scintiller la veloutine.

—Hein? s'écria-t-elle; comment, Georgette. Et tu ne me l'as pas écrit tout de suite?

—Dame! pouvais-je croire que tu n'avais pas deviné? que tu me soupçonnais? Savais-je, même, pourquoi tu me battais froid? Demande-moi vite pardon d'avoir pensé que je pouvais te trahir, vilaine… bête! Et embrasse ta Georgette!

Elle était dans les bras de son amie, qui, maintenant, la contemplait avec tendresse. Toutes deux échangèrent, enfin, de nouveau, ce regard de jadis où l'estime laïque d'elles-mêmes s'évoquait au fort des mille souvenirs de l'Institution Desagrémeint.

Fière, Félicienne retrouvait son amie toujours digne d'elle.

Un peu confuses du malentendu qui les avait un instant désunies, elles se pressaient la main, l'une à l'autre, sans vaines paroles.

Séance tenante, en attendant ces messieurs, Félicienne, ayant demandé une carte postale ouverte, écrivit de revenir à M. de Testevuyde, s'accusant d'avoir été dupe de mauvaises langues. Celui-ci, qui s'était d'abord formalisé, eut le bon goût de ne pas tenir, une minute, rigueur à sa chère Félicienne!…—qui, le lendemain, vers deux heures, chez elle, ne manqua point de le gronder, par exemple, de son inconduite:

—Ah! monsieur, lui dit-elle, boudeuse en le menaçant du doigt,—c'est donc vrai que vous allez dépenser tout votre argent chez les filles?

LA TORTURE PAR L'ESPÉRANCE

A Monsieur Edouard Nieter.

—Oh! une voix, une voix, pour crier!…

EDGAR POE (Le Puits et la Pendule).

Sous les caveaux de l'Official de Saragosse, au tomber d'un soir de jadis, le vénérable Pedro Arbuez d'Espila, sixième prieur des dominicains de Ségovie, troisième Grand Inquisiteur d'Espagne—suivi d'un fra redemptor (maître-tortionnaire) et précédé de deux familiers du Saint-Office, ceux-ci tenant des lanternes, descendit vers un cachot perdu. La serrure d'une porte massive grinça; on pénétra dans un méphitique in pace, où le jour de souffrance d'en haut laissait entrevoir entre des anneaux scellés aux murs, un chevalet noirci de sang, un réchaud, une cruche. Sur une litière de fumier, et maintenu par des entraves, le carcan de fer au cou, se trouvait assis, hagard, un homme en haillons, d'un âge désormais indistinct.

Ce prisonnier n'était autre que rabbi Aser Abarbanel, juif aragonais, qui,—prévenu d'usure et d'impitoyable dédain des Pauvres,—avait, depuis plus d'une année, été, quotidiennement, soumis à la torture. Toutefois, son «aveuglement étant aussi dur que son cuir», il s'était refusé à l'abjuration.

Fier d'une filiation plusieurs fois millénaire, orgueilleux de ses antiques ancêtres,—car tous les juifs dignes de ce nom sont jaloux de leur sang,—il descendait, talmudiquement, d'Othoniel, et, par conséquent, d'Ipsiboë, femme de ce dernier Juge d'Israël: circonstance qui avait aussi soutenu son courage au plus fort des incessants supplices.

Ce fut donc les yeux en pleurs, en songeant que cette âme si ferme s'excluait du salut, que le vénérable Pedro Arbuez d'Espila, s'étant approché du rabbin frémissant, prononça les paroles suivantes:

—«Mon fils, réjouissez-vous: voici que vos épreuves d'ici-bas vont prendre fin. Si, en présence de tant d'obstination, j'ai dû permettre, en gémissant, d'employer bien des rigueurs, ma tâche de correction fraternelle a ses limites. Vous êtes le figuier rétif qui, trouvé tant de fois sans fruit, encourt d'être séché… mais c'est à Dieu seul de statuer sur votre âme. Peut-être l'infinie Clémence luira-t-elle pour vous au suprême instant! Nous devons l'espérer! Il est des exemples… Ainsi soit!—Reposez donc, ce soir, en paix. Vous ferez partie, demain, de l'auto da fé: c'est-à-dire que vous serez exposé au quemadero, brasier prémonitoire de l'éternelle Flamme: il ne brûle, vous le savez, qu'à distance, mon fils, et la Mort met au moins deux heures (souvent trois) à venir, à cause des langes mouillés et glacés dont nous avons soin de préserver le front et le cœur des holocaustes. Vous serez quarante-trois seulement. Considérez que, placé au dernier rang, vous aurez le temps nécessaire pour invoquer Dieu, pour lui offrir ce baptême du feu qui est de l'Esprit-Saint. Espérez donc en La Lumière et dormez.»

En achevant ce discours, dom Arbuez ayant, d'un signe, fait désenchaîner le malheureux, l'embrassa tendrement. Puis, ce fut le tour du fra redemptor, qui, tout bas, pria le juif de lui pardonner ce qu'il lui avait fait subir en vue de le rédimer; puis l'accolèrent les deux familiers, dont le baiser, à travers leurs cagoules, fut silencieux. La cérémonie terminée, le captif fut laissé, seul et interdit, dans les ténèbres.

*
*  *

Rabbi Aser Abarbanel, la bouche sèche, le visage hébété de souffrance, considéra, d'abord, sans attention précise, la porte fermée.—«Fermée?…» Ce mot, tout au secret de lui-même, éveillait, en ses confuses pensées, une songerie. C'est qu'il avait entrevu, un instant, la lueur des lanternes en la fissure d'entre les murailles de cette porte. Une morbide idée d'espoir, due à l'affaissement de son cerveau, émut son être. Il se traîna vers l'insolite chose apparue! Et, bien doucement, glissant un doigt, avec de longues précautions, dans l'entre-bâillement, il tira la porte vers lui. O stupeur! par un hasard extraordinaire, le familier qui l'avait refermée avait tourné la grosse clef un peu avant le heurt contre les montants de pierre. De sorte que, le pêne rouillé n'étant pas entré dans l'écrou, la porte roula de nouveau dans le réduit.

Le rabbin risqua un regard au dehors.

A la faveur d'une sorte d'obscurité livide, il distingua, tout d'abord, un demi-cercle de murs terreux, troués par des spirales de marches;—et, dominant, en face de lui, cinq ou six degrés de pierre, une espèce de porche noir, donnant accès en un vaste corridor, dont il n'était possible d'entrevoir, d'en bas, que les premiers arceaux.

S'allongeant donc, il rampa jusqu'au ras de ce seuil.—Oui, c'était bien un corridor, mais d'une longueur démesurée! Un jour blême, une lueur de rêve l'éclairait: des veilleuses, suspendues aux voûtes, bleuissaient, par intervalles, la couleur terne de l'air:—le fond lointain n'était que de l'ombre. Pas une porte, latéralement, en cette étendue! D'un seul côté, à sa gauche, des soupiraux, aux grilles croisées, en des enfoncées du mur, laissaient passer un crépuscule—qui devait être celui du soir, à cause des rouges rayures qui coupaient, de loin en loin, le dallage. Et quel effrayant silence!… Pourtant, là-bas, au profond de ces brumes, une issue pouvait donner sur la liberté! La vacillante espérance du juif était tenace, car c'était la dernière.

Sans hésiter donc, il s'aventura sur les dalles, côtoyant la paroi des soupiraux, s'efforçant de se confondre avec la ténébreuse teinte des longues murailles. Il avançait avec lenteur, se traînant sur la poitrine,—et se retenant de crier lorsqu'une plaie, récemment avivée, le lancinait.

Soudain, le bruit d'une sandale qui s'approchait parvint jusqu'à lui dans l'écho de cette allée de pierre. Un tremblement le secoua; l'anxiété l'étouffait; sa vue s'obscurcit. Allons! c'était fini, sans doute? Il se blottit, à croppetons, dans un enfoncement, et, à demi mort, attendit.

C'était un familier qui se hâtait. Il passa rapidement, un arrache-muscles au poing, cagoule baissée, terrible, et disparut. Le saisissement, dont le rabbin venait de subir l'étreinte, ayant comme suspendu les fonctions de la vie, il demeura près d'une heure sans pouvoir effectuer un mouvement. Dans la crainte d'un surcroît de tourments s'il était repris, l'idée lui vint de retourner en son cachot. Mais le vieil espoir lui chuchotait, dans l'âme, ce divin Peut-être, qui réconforte dans les pires détresses! Un miracle s'était produit! Il ne fallait plus douter! Il se remit donc à ramper vers l'évasion possible. Exténué de souffrance et de faim, tremblant d'angoisses, il avançait!—Et ce sépulcral corridor semblait s'allonger mystérieusement! Et lui, n'en finissant pas d'avancer, regardait toujours l'ombre, là-bas, où devait être une issue salvatrice.

—Oh! oh! voici que des pas sonnèrent de nouveau, mais, cette fois, plus lents et plus sombres. Les formes blanches et noires, aux longs chapeaux à bords roulés, de deux inquisiteurs, lui apparurent, émergeant sur l'air terne, là-bas. Ils causaient à voix basse et paraissaient en controverse sur un point important, car leurs mains s'agitaient.

A cet aspect, rabbi Aser Abarbanel ferma les yeux: son cœur battit à le tuer; ses haillons furent pénétrés d'une froide sueur d'agonie; il resta béant, immobile, étendu le long du mur, sous le rayon d'une veilleuse, immobile, implorant le Dieu de David.

Arrivés en face de lui, les deux inquisiteurs s'arrêtèrent sous la lueur de la lampe,—ceci par un hasard sans doute provenu de leur discussion. L'un d'eux, en écoutant son interlocuteur, se trouva regarder le rabbin! Et, sous ce regard dont il ne comprit pas d'abord l'expression distraite, le malheureux croyait sentir les tenailles chaudes mordre encore sa pauvre chair; il allait donc redevenir une plainte et une plaie! Défaillant, ne pouvant respirer, les paupières battantes, il frissonnait, sous l'effleurement de cette robe. Mais, chose à la fois étrange et naturelle, les yeux de l'inquisiteur étaient évidemment ceux d'un homme profondément préoccupé de ce qu'il va répondre, absorbé par l'idée de ce qu'il écoute, ils étaient fixes—et semblaient regarder le juif sans le voir!

En effet, au bout de quelques minutes, les deux sinistres discuteurs continuèrent leur chemin, à pas lents, et toujours causant à voix basse, vers le carrefour d'où le captif était sorti; ON NE L'AVAIT PAS VU!… Si bien que, dans l'horrible désarroi de ses sensations, celui-ci eut le cerveau traversé par cette idée: «Serais-je déjà mort, qu'on ne me voit pas?» Une hideuse impression le tira de léthargie: en considérant le mur, tout contre son visage, il crut voir, en face des siens, deux yeux féroces qui l'observaient!… Il rejeta la tête en arrière en une transe éperdue et brusque, les cheveux dressés!… Mais non! non. Sa main venait de se rendre compte, en tâtant les pierres: c'était le reflet des yeux de l'inquisiteur qu'il avait encore dans les prunelles, et qu'il avait réfracté sur deux taches de la muraille.

En marche! Il fallait se hâter vers ce but qu'il s'imaginait (maladivement sans doute) être la délivrance! vers ces ombres dont il n'était plus distant que d'une trentaine de pas, à peu près. Il reprit donc, plus vite, sur les genoux, sur les mains, sur le ventre, sa voie douloureuse; et bientôt il entra dans la partie obscure de ce corridor effrayant.

Tout à coup, le misérable éprouva du froid sur ses mains qu'il appuyait sur les dalles: cela provenait d'un violent souffle d'air, glissant sous une porte à laquelle aboutissaient les deux murs.—Ah Dieu! si cette porte s'ouvrait sur le dehors! Tout l'être du lamentable évadé eut comme un vertige d'espérance! Il l'examinait, du haut en bas, sans pouvoir bien la distinguer à cause de l'assombrissement autour de lui.—Il tâtait: point de verrous, ni de serrure.—Un loquet!… Il se redressa: le loquet céda sous son pouce: la silencieuse porte roula devant lui.

*
*  *

«—Alleluia!…» murmura, dans un immense soupir d'actions de grâces, le rabbin, maintenant debout sur le seuil, à la vue de ce qui lui apparaissait.

La porte s'était ouverte sur des jardins, sous une nuit d'étoiles! sur le printemps, la liberté, la vie! Cela donnait sur la campagne prochaine, se prolongeant vers les sierras dont les sinueuses lignes bleues se profilaient sur l'horizon;—là, c'était le salut!—Oh! s'enfuir! Il courrait toute la nuit sous ces bois de citronniers dont les parfums lui arrivaient. Une fois dans les montagnes, il serait sauvé! Il respirait le bon air sacré; le vent le ranimait, ses poumons ressuscitaient! Il entendait, en son cœur dilaté, le Veni foràs de Lazare! Et, pour bénir encore le Dieu qui lui accordait cette miséricorde, il étendit les bras devant lui, en levant les yeux au firmament. Ce fut une extase.

Alors, il crut voir l'ombre de ses bras se retourner sur lui-même:—il crut sentir que ces bras d'ombre l'entouraient, l'enlaçaient,—et qu'il était pressé tendrement contre une poitrine. Une haute figure était, en effet, auprès de la sienne. Confiant, il baissa le regard vers cette figure—et demeura pantelant, affolé, l'œil morne, trémébond, gonflant les joues et bavant d'épouvante.

—Horreur! il était dans les bras du Grand Inquisiteur lui-même, du vénérable Pedro Arbuez d'Espila, qui le considérait, de grosses larmes plein les yeux, et d'un air de bon pasteur retrouvant sa brebis égarée!…

Le sombre prêtre pressait contre son cœur, avec un élan de charité si fervente le malheureux juif, que les pointes du cilice monacal sarclèrent, sous le froc, la poitrine du dominicain. Et pendant que rabbi Aser Abarbanel, les yeux révulsés sous les paupières, râlait d'angoisse entre les bras de l'ascétique dom Arbuez et comprenait confusément que toutes les phases de la fatale soirée n'étaient qu'un supplice prévu, celui de l'Espérance! le Grand Inquisiteur, avec un accent de poignant reproche et le regard consterné, lui murmurait à l'oreille, d'une haleine brûlante et altérée par les jeûnes:

—Eh quoi, mon enfant! A la veille, peut-être, du salut… vous vouliez donc nous quitter!

SYLVABEL

A Monsieur Victor Mauroy.

Belle comme la nuit et, comme elle, peu sûre.

ALFRED DE VIGNY.

Au château de Fonteval, une fête de noces venait de prendre fin, sur le minuit. Dans le parc, entre de hautes allées aux feuillages encore illuminés de guirlandes vénitiennes, les violons, sur l'estrade champêtre, ayant cessé de sonner des contredanses,—les hobereaux des environs venaient de rejoindre, à la grille d'honneur, leurs équipages, et les villageois invités regagnaient, à travers les sentiers, leurs métairies, avec des chansons d'usage,—d'autant mieux que l'on avait trinqué, bien des fois, sous les chênes, devant le tonneau follement enrubanné aux couleurs de la jeune épousée.

Le nouveau châtelain, M. Gabriel du Plessis les Houx, avait donc échangé l'alliance, le matin même de ce beau jour envolé déjà,—dans la chapelle de ce brillant manoir,—avec mademoiselle Sylvabel de Fonteval, une Diane chasseresse, brune et blanche, une svelte jeune fille aux allures d'amazone.

Vingt ans et vingt-trois ans!… Beaux, élégants et riches, l'avenir s'annonçait, pour eux, couleur d'aurore et d'azur.

Sylvabel avait quitté le bal vers dix heures et demie et se trouvait,—sans doute,—en ce moment, dans sa chambre nuptiale. Les gens du château, toutes fenêtres éteintes, devaient être endormis.

En bas, cependant,—vis-à-vis des salles de jeu, dans la serre qui précédait les jardins, deux hommes éclairés par un candélabre posé sur un guéridon rustique, entre des arbustes, causaient à mi-voix, assis l'un auprès de l'autre sur de vertes chaises cannelées. L'un était M. du Plessis, lui-même,—l'autre le baron Gérard de Linville, son oncle, ancien chargé d'affaires et diplomate assez estimé. Sur l'instante prière de son neveu, M. de Linville, à la veille d'un départ pour la Suède où l'appelait une mission discrète, avait accepté de passer la nuit au château.

—Mon cher baron, s'écria tout à coup Gabriel, merci d'être resté. Vous seul pouvez me donner un conseil utile, dans le moment, des plus graves, que je traverse. Je vous ai fait part de l'ardeur, de l'amour poignant et insensé que j'éprouve pour ma femme,—une passion qui, souvent, me fait pâlir et balbutier lorsqu'elle me parle. Or, écoutez bien ceci: je sens que Sylvabel ne ressent pour votre neveu que la plus frivole des sympathies, bref, qu'elle ne m'aime pas. C'est une enfant élevée au maniement des chevaux, des fusils, une fille brisante, indomptable, ennuyée, très virile sous des dehors charmeurs, et qui, me sachant doux, et devinant que je souffre pour sa chère personne, me dédaigne quelque peu. Sylvabel m'a simplement accepté, tant pour ma fortune—(ah! c'est ainsi!)—que pour s'adjoindre une manière d'esclave:—par suite, elle me trahirait tôt ou tard,—peut-être, sinon sûrement. Elle me trouve trop paisible! trop «artiste»! trop exalté vers les «nuages»,—sans CARACTÈRE enfin!…

«Joignez à ceci que je la crois, cependant, d'une pénétration d'esprit presque… mystérieuse! c'est une devineresse… Mais, que voulez-vous! elle semble comme s'être butée à cette idée aussi absurde que fâcheuse. Tenez! à ce point de m'avoir notifié, ce soir, qu'elle a résolu, pour demain, dès la matinée, une partie de chasse, à cheval!… sans doute pour indiquer, au personnel de cette habitation, combien peu fatigante aura été notre nuit nuptiale,—que, par parenthèses, je dois passer seul. Si cet état de choses dure huit jours, le pli sera pris, je serai perdu,—quoi que je puisse tenter dans l'avenir: ce qui suppose un dénouement tragique, à bref délai, ma nature, quand on l'oblige à quitter les «nuages», étant celle des plus violents explosifs. Je viens donc vous demander, à vous, homme subtil, qui non seulement avez vécu mais avez su vivre, si vous voyez un moyen de dissiper, en ma femme, l'impression désolante qu'elle a conçue de moi! Voyez-vous un expédient pour être aimé? pour susciter en son jugement la certitude de mon CARACTÈRE? Tout est là. J'exécuterai votre conseil, quel qu'il soit, passivement, sans réfléchir et en soldat, comme on boit le remède que nous offre un grand médecin: je m'en remets à vous comme on s'en remet à ses témoins, dans une affaire: car c'est à la fois mon honneur et mon bonheur qui sont en jeu.

Le baron Gérard ayant jeté un regard clair et sourieur sur son jeune disciple, réfléchit un instant, puis se pencha tout près de l'oreille de Gabriel, et, durant cinq minutes, chuchota des paroles au cours desquelles son neveu tressaillit deux ou trois fois en un silence d'étonnement.

—Je pars demain matin pour Stockholm, ajouta M. de Linville en se levant, et d'une voix plus haute: Vous m'écrirez le résultat. Surtout, soyez aussi simple… que mon conseil,—en le suivant.

—Merci! du fond de mon cœur! Bon voyage et au revoir!… répondit Gabriel en se levant aussi et lui serrant la main.

Les deux attardés montèrent chacun dans sa chambre, où le chargé d'affaires dut mieux dormir que son jeune ami.

*
*  *

—Tayaut! tayaut! le soleil brille!—Dormez-vous, Gabriel?

Telle, sous les fenêtres de son époux, s'écriait,—bien assise sur un alezan brûlé qui piaffait dans l'herbe, tandis qu'autour d'elle aboyaient, en de joyeuses gambades, chiens courants et couchants,—madame Sylvabel du Plessis les Houx: et, ce disant, elle fronçait le pli d'entre ses noirs sourcils sur ses yeux bleu clair, en faisant siffler une fine cravache.

Le galop d'un cavalier débusquant d'une allée derrière elle, lui fit retourner la tête: c'était Gabriel.

—Ma chère Sylvabel, vous me voyez en avance de dix minutes, selon l'usage, dit-il en la saluant.

—Tiens?… Ah! oui: vous étiez, sans doute, en vos rêves, sous les arbres?… Vous avez l'air tout radieux. Vous composiez?

—Oui… ce bouquet, pour vous, de trois boutons de rose et—de ces brins de verveine.

—Vous êtes galant! répondit, d'un ton léger, Sylvabel, en glissant les fleurs entre deux boutons de son corsage.

—C'est mon devoir; et puis, la verveine préserve des accidents, dit froidement M. du Plessis.

Vaguement surprise, peut-être, de l'intonation presque sérieuse de son mari, l'élégante amazone le regarda; puis impatiente:

—Partons! reprit-elle après un silence de deux secondes: nous déjeunerons là-bas dans une clairière, sur la mousse.

Durant les premières heures de la chasse, Gabriel ne prononça pas vingt paroles; mais toutes respiraient la bonne humeur et la préoccupation du gibier. Il tua deux lièvres, un coq de bruyère et huit cailles, que mit en gibecière et en filet l'unique piqueur qui galopait derrière eux.

Vers le midi, l'on prit terre en une magnifique éclaircie d'arbres. Après une tranche de pâté, deux verres de champagne, quelques fraises des bois et du café, Gabriel,—qui avait observé, tout le temps du repas, les ébats des écureuils entre les branches et jeté le projet d'une battue aux loups pour le prochain hiver,—alluma une cigarette et, l'ayant fumée:

—En selle! dit-il, si vous êtes reposée, toutefois, Sylvabel?

—Allons! répondit-elle.

Et l'on se départit, derechef, à travers champs.

Soudain, au beau travers d'une route, à trente pas d'une haie, un lièvre passa comme l'éclair. Les chiens se précipitèrent: Gabriel, ayant tiré, le manqua.

—C'est cet imbécile de Murmuro! dit-il avec un doux sourire, mais en rechargeant, très vite, son arme: il s'est jeté entre le lièvre et moi comme j'ajustais.

Et, faisant feu de nouveau, il abattit, à cent pas de lui, d'une balle sans doute, le superbe basset qu'il venait d'accuser.

A ce spectacle inattendu, Sylvabel tressaillit.

—Comment! vous tuez ce chien, le rendant coupable de votre maladresse? s'écria-t-elle, un peu saisie.

—Et je le regrette, car je l'aimais beaucoup! répondit tranquillement Gabriel. Mais je suis ainsi fait que je ne puis supporter sans un mouvement parfois violent une contrariété; soldat, je serais fusillé, je le sens, dans les vingt-quatre heures. C'est un défaut qui rendit mon enfance batailleuse—et dont j'ai voulu jusqu'à ce jour, en vain, me corriger. J'essayerai de nouveau, cependant, pour vous plaire.

Sylvabel, serrant sa cravache, se tut, un peu songeuse.

Et l'on repartit. Entre temps, Gabriel parla de toutes autres choses que de l'incident… oublié. Ses paroles furent légères et rares.

Une heure après, environ, comme une compagnie de perdrix s'envolait, en face d'eux, avec son bruit spécial, Gabriel épaula, tira: pas un des oiseaux ne perdit une plume.

—Vraiment, voilà qui est insupportable! gronda-t-il très bas mais d'une voix calme: c'est ma gredine de jument, figurez-vous, qui a fait un écart au moment où je visais.

Ce disant, il prit un pistolet d'arçon dans l'une des fontes, introduisit, froidement, le bout du canon dans l'oreille de la bête et lui fit sauter la cervelle. D'un bond de côté, à terre, il évita, non sans grâce, la chute de l'animal qui, tombé sur le flanc, demeura sans mouvement après une brève agonie.

Pour le coup, Sylvabel ouvrit tout grands ses yeux bleus:

—Mais on n'a pas idée de cela! c'est de la démence!—Que vous prend-il, enfin, Gabriel, de tuer une aussi belle bête,—et de race, à propos d'une perdrix manquée!

—Je le déplore, madame: toutefois, je croyais vous avoir, il y a peu d'instants, révélé, en confidence, une faiblesse natale dont je souffre. Je ne puis que vous le redire: il est au-dessus de mes forces de supporter, sans protestation, la plus légère contrariété,—Piqueur! votre cheval! vous reviendrez à pied: nous rentrons.

Une fois en selle, puis seul à seul, au loin, vers le château:

—En vérité, mon ami, murmura Sylvabel, c'est à peine si je me rassure moi-même, en songeant aux propriétés magiques de votre bouquet de verveine!… Est-ce ainsi que vous tenez la promesse de dompter votre irascible CARACTÈRE, en vue de me devenir agréable?

—Cette fois, en effet, la force de l'habitude a déjoué mes bonnes résolutions, répondit le jeune homme; mais je saurai, ma chère Sylvabel, mieux veiller, à l'avenir, sur moi-même; oui, pour vous complaire et mériter vos bonnes grâces, je veux m'ingénier à devenir… sinon patient et doux jusqu'à l'atonie… du moins un peu moins prompt à m'emporter.

Ceci fut débité avec une galanterie glaciale. Madame du Plessis les Houx en demeura sans parole,—jusqu'à Fonteval où l'on arriva dès les premières ombres du soir.

*
*  *

Le souper, par exemple, fut charmant.

La nuit, la châtelaine oublia (sans doute par inadvertance) de pousser la targette de sa chambre. En sorte, que, vers cinq heures du matin, comme, à force de joies, de fatigue et d'amour, tous les deux, enivrés de leur conjugale tendresse, se murmuraient délicieusement ce qu'ils avaient de plus ineffable au fond de l'âme, Sylvabel, tout à coup, regarda son mari d'un air singulier—puis, tout bas, aux lueurs de la veilleuse bleue que pâlissait l'aube du bel été:

—Gabriel, une journée t'a suffi pour me conquérir… bien à toi! non point à cause de ce beau cassage de vitres, dont je souriais en moi-même, à propos de deux innocents animaux… mais parce que l'homme qui, entre tous, est doué d'assez de fermeté pour accomplir,—durant un jour et une pareille nuit, sans se trahir un seul instant et en présence de celle dont il souffre,—le bon conseil d'un ami sûr et de clairvoyance éprouvée,—s'atteste, par cela seul, être supérieur à ce conseil même, et fait preuve par conséquent d'assez de «caractère» pour être digne d'amour. Tu peux ajouter ceci dans la lettre d'actions de grâces que tu as, sans doute, promis d'écrire à notre oncle et ami, le baron de Linville, en Suède.

L'ENJEU

A Monsieur Edmond Deman.

«Gare, dessous…»

DICTON POPULAIRE.

En cette nuit de commencement d'automne, le vieil hôtel à jardins, demeure de la brune Maryelle,—tout à l'extrême du faubourg Saint-Honoré,—semblait endormi. Au premier étage, en effet, dans le salon soie cerise, les rideaux, long-tombants, des fenêtres vitragées—qui donnaient sur les allées sablées et le jet d'eau de la pelouse—interceptaient les clartés de l'intérieur.

Au fond de cette pièce, une large tapisserie Henri II, drapée sur une fleur de fer, laissait entrevoir, en une salle voisine, les blancheurs damassées d'une table en lumières, chargée encore de porcelaines à café, de fruits et de cristaux,—bien que l'on jouât, depuis minuit, dans le salon.

Sous les deux touffes de feuilles d'argent, fleuries de lueurs, d'une couple de girandoles appliquées dans les tentures, deux «messieurs» du glacis le plus élégant, aux teints anglais, aux sourires distingués, aux airs bien pensants, aux longs favoris fluides, proféraient le lys de leurs gilets vis-à-vis d'un écarté, que tenait, contre l'un d'eux, une sorte de jeune abbé brun, d'une pâleur naturelle très saisissante (on eût dit celle d'un mort) et d'une présence au moins équivoque, en ce séjour.

Non loin, Maryelle, en un déshabillé de mousseline dont s'avivaient ses yeux noirs, et des violettes au joint de son corsage où bougeait de la neige, versait, de temps à autre, du rœderer glacé en de longs verres légers, sur un guéridon,—sans cesser, pour cela, d'attiser, de ses aspirantes lèvres, le feu d'une cigarette russe—que maintenait, annelée au petit doigt gauche, une fine pince de vermeil.—Sourieuse, aussi, parfois, des propos tièdes que—par sursauts et comme lanciné de discrets transports,—venait lui susurrer à l'oreille (en se penchant sur le perlé des épaules) l'invité oisif,—elle daignait répondre, mono-syllabiquement.

Ensuite, c'était encore le silence, à peine troublé par le bruissement des cartes, de l'or poussé, des jetons de nacre et des billets sur le tapis.

L'air, le mobilier, les étoffes, sentaient un peu le fade: une fluence de veloutines, l'âcre du tabac d'Orient, l'ébène des vastes miroirs, le vague des bougies, une idée d'iris.

*
*  *

Le joueur en soutane de drap fin, l'abbé Tussert, n'était autre que l'un de ces diacres sevrés de toute vocation, dont la pénible engeance tend, par bonheur, à disparaître. Rien, en lui, de ces petits abbés d'autrefois, que le bouffi de leurs joues rieuses a rendus, dans l'Histoire, presque véniels. Celui-ci, grand, taillé à la serpe, la face d'un ovale aux maxillaires saillants, était, vraiment, d'une espèce plus sombre. C'était au point qu'à de certains instants l'ombre d'un crime ignoré semblait foncer encore sa silhouette. Chez lui, le grain spécial du teint blafard indiquait des sens d'un sadisme froid. D'astucieuses lèvres pondéraient, en ce visage, l'énergie naïvement barbare des traits. Ses prunelles noiraudes, vindicatives, luisaient sous la carrure d'un front triste, aux sourcils rectilignes, et leur regard crépusculaire était comme natalement préoccupé; souvent fixe.—Laminé par les controverses du séminaire, le timbre d'acier de sa voix avait acquis des inflexions mates qui en ouataient la dureté; toutefois on sentait le poignard dans la gaine. Taciturne,—s'il parlait, c'était de haut et l'un des pouces presque toujours enfoncé dans son élégante ceinture à franges de soie.—Très demi-mondain, «lancé» comme s'il eût cherché à se fuir,—plutôt reçu qu'accepté, il est vrai,—on l'admettait, grâce à cette sorte de peur confuse, indéfinissable, que suggérait sa personne. D'aucuns (d'affreux malins, à rentes escroquées) l'invitaient, aussi, pour poivrer, s'il était possible, du clinquant de sa sacrilège présence,—du scandale, enfin, de son costume,—la banalité lamentable d'un souper de viveurs,—ce qui réussissait mal, car son aspect gênait, au fond, même en de tels milieux (les déserteurs quelconques n'étant guère estimés des inquiets sceptiques modernes).

Au fait, ce costume, pourquoi le gardait-il? Peut-être, s'étant mis à la mode sous cette robe, craignait-il, aujourd'hui, de se travestir d'une redingote qui eût compromis son «originalité»?… Mais non! C'est qu'il était trop tard; il avait l'empreinte. Ses pareils, même en se laïcisant l'extérieur, ne sont-ils pas reconnaissables toujours? On dirait que, de tous les vêtements qu'ils portent ensuite, transparaît l'invisible soutane de Nessus qu'ils ne peuvent plus s'arracher des épaules, ne l'eussent-ils endossée qu'une fois: on en perçoit l'absence. Et, lorsque, à l'instar d'un Renan par exemple, ils jasent du Maître, leur juge, il semble, par intervalles, qu'au milieu d'on ne sait quelle VRAIE nuit, apparue, alors, tout au fond de leurs yeux, on entend,—au subit reflet d'une lanterne sourde et sous des feuillages d'oliviers,—claquer, sur la joue divine, le visqueux baiser de l'Euphémisme.

Maintenant, d'où provenait cet or qu'il extrayait, chaque jour, de sa poche noire? Du jeu? Soit. On glissait là-dessus sans approfondir, ne lui connaissant ni dettes, ni maîtresse, ni bonnes fortunes.—D'ailleurs, aujourd'hui!… Qu'importait?… Chacun ses petites affaires!… Les femmes le traitaient d'homme «charmant»; et c'était fini.

*
*  *

Tout à coup, Tussert, sur un refus de cartes, ployant son jeu:

—Je perds seize mille francs, ce soir! dit-il.

—Vingt-cinq louis de revanche? offrit le vicomte Le Glaïeul.

—Je ne propose ni accepte le jeu sur parole et je n'ai plus d'or sur moi, répondit Tussert. Toutefois, mon état m'a mis en possession d'un secret,—d'un grand secret,—que je me décide à risquer, si cela vous agrée, contre vos vingt-cinq louis,—en cinq points liés.

Après un assez légitime silence:

—Quel secret?… demanda M. Le Glaïeul, à demi stupéfait.

—Mais, celui de l'Eglise! répliqua froidement Tussert.

Fut-ce l'intonation brève et, certes, peu mystificatrice de ce ténébreux viveur, ou la fatigue nerveuse de la nuit, ou les captieuses fumées dorées du rœderer, ou l'ensemble de ces choses, les deux invités et la rieuse Maryelle, elle-même, tressaillirent à ces mots: tous trois, en regardant l'énigmatique personnage, venaient d'éprouver la sensation que leur eût causée le dressement soudain d'une tête de serpent, entre les flambeaux.

—L'Eglise a tant de secrets… que je pourrais, au moins, vous demander lequel!… répondit, sans plus s'émouvoir, le vicomte Le Glaïeul: mais, vous me voyez médiocrement curieux de ces sortes de révélations. Concluons. J'ai trop gagné, ce soir, pour vous refuser; donc, tenu, quand même! Vingt-cinq louis, en cinq points liés, contre «Le secret de l'Eglise»!

Par une courtoisie d'homme «du monde» il ne voulut évidemment point ajouter: «… qui ne nous intéresse pas».

On reprit les cartes.

—L'abbé! savez-vous bien qu'en ce moment vous avez l'air du… Diable?… s'écria, d'un ton naïf, la tout aimable Maryelle, devenue presque pensive.

—L'enjeu, d'ailleurs, est d'une bizarrerie minime, pour des incrédules! murmura, follement, l'invité oisif avec un de ces insignifiants sourires parisiens dont la sérénité ne tient même pas devant une salière renversée.—Le secret de l'Eglise! Ah! ah!… Ce doit être drôle.

Tussert le regarda:

—Vous en jugerez, si je perds encore, dit-il.

La partie commença, plus lente que les autres: une manche fut gagnée, d'abord, par… lui; puis revanche perdue.

—La belle! dit-il.

Chose très singulière: l'attention,—pimentée, au début, d'un semblant de superstition souriante, était, par degrés insensibles, devenue intense: on eût dit qu'autour des joueurs l'air s'était saturé d'une solennité subtile:—d'une inquiétude!…—On tenait à gagner.

A deux points contre trois, le vicomte Le Glaïeul, ayant retourné le roi de cœur, eut, pour jeu, les quatre sept—et un huit neutre; Tussert, ayant la quinte majeure de pique, hésita, joua d'autorité, par un mouvement de risque-tout,—et perdit, comme de raison. Le coup fut joué très vite.

Le diacre eut, pendant une seconde, une lueur de regard et le front crispé.

A présent, Maryelle considérait, insoucieusement, ses ongles roses; le vicomte, d'un air distrait, examinait la nacre des jetons, sans questionner; l'invité oisif, se détournant, par contenance, entr'ouvrit (avec un tact qui tenait, vraiment, de l'Inspiration!) les rideaux de la croisée, auprès de lui.

*
*  *

Alors, à travers les arbres, apparut, pâlissant les bougies, l'aube livide,—le petit jour, dont le reflet rendit brusquement mortuaires les mains des jeunes hôtes du salon. Et le parfum de l'appartement sembla s'affadir, plus impur, d'un regret de plaisirs marchandés, de chairs à regret voluptueuses,—de lassitude!—Et de très vagues mais poignantes nuances passèrent sur les visages, dénonçant, d'une imperceptible estompe, les atteintes futures que l'âge réservait à chacun d'eux. Bien que l'on ne crût à rien, ici, qu'à des plaisirs fantômes, on se sentit, tout à coup, sonner si creux en cette existence, que le coup d'aile de la vieille Tristesse-du-Monde effleura, malgré eux, à l'improviste, ces faux amusés: en eux, c'était le vide, l'inespérance: on oubliait, on ne se souciait plus d'entendre… l'insolite secret… si, toutefois…

Mais le diacre s'était levé, glacial, tenant, déjà, son tricorne.—Après un coup d'œil circulaire, officiel, sur ces trois vivants quelque peu interdits:

—Madame, et vous, messieurs, dit-il, puisse l'enjeu que j'ai perdu vous donner à songer!… Payons.

Et, regardant, avec une fixité froide, les brillants écouteurs, il prononça, d'une voix plus basse, mais qui sonna comme un coup de glas, cette damnable, cette fantastique parole:—Le secret de l'Église?… C'est… C'EST QU'IL N'Y A PAS DE «PURGATOIRE».

Et, pendant que, ne sachant que penser, on le considérait, non sans un certain émoi, le diacre, ayant salué, se dirigea, tranquille, vers le seuil;—après avoir montré, dans l'embrasure, sa face morne et blême, aux yeux baissés, il referma la porte sans aucun bruit.

Une fois seuls, on respira, délivré de ce spectre.

—Ce doit être inexact! balbutia, candidement, la sentimentale Maryelle, encore impressionnée.

—Propos d'un décavé, pour ne pas dire d'un farceur qui ne sait de quoi il parle!… s'exclama Le Glaïeul, d'un ton de palefrenier qui a fait fortune.—Le Purgatoire, l'Enfer, le Paradis!… C'est du moyen âge, tout cela! C'est de la blague!

—N'y pensons plus! flûta l'autre gilet.

Mais, en cette mauvaise clarté de l'aube, le menaçant mensonge du jeune impie avait, quand même, porté!—Tous trois étaient fort pâles. On but, avec de niais sourires forcés, un dernier verre de champagne…

Et, cette matinée-là,—de quelque pressante éloquence que se montrât l'invité oisif,—Maryelle, pénitente peut-être, refusa d'accéder à son «amour».

L'INCOMPRISE

A Monsieur Jules Destrée.

Ne frappez jamais une femme, même avec une fleur.

Sourates de l'AL-KORAN.

Aux primes roses du dernier printemps, Geoffroy de Guerl, emmenant de Paris sa première préférée, Simone Liantis, avait loué, sur les bords de la Loire, ce riant cottage, meublé en style Louis XVI et clos de jardins—où de très hauts lilas, enserrant une centrale étendue de verdure, s'entrecroisaient en longues charmilles jusqu'à la claire-voie.—Aux lointains alentours, sur le flanc de menues collines, d'assez profondes épaisseurs de frênes et de mélèzes,—que, maintenant, rougissait déjà l'automne,—épandaient comme de la solitude vers l'habitation.

A vingt ans—et n'étant doué que d'à peine sept mille francs de rente,—s'exposer à de l'attachement pour une élégante, pour cette élancée brune aux regards assurés, à peau de jasmin, aux traits fins et durs,—folie, n'est-ce pas?… Soit. Mais si M. de Guerl était bien fait, d'allures aimables, d'une bravoure célèbre et d'un esprit artiste, une sentimentalité clairvoyante le défendait,—armure occulte, mais à l'épreuve,—contre toutes amoureuses concessions capables d'entraîner d'essentielles déchéances.

Simone, d'ailleurs, durant ce sizain de lunes de miel, s'était montrée des moins dangereuses, ne jouant au mariage que par attitude, point mondaine, gaie, peu dépensière, et, les soirs, ayant de ces «tout ce que tu voudras!» qui brûlaient l'oreille.—Et puis, sa nature était si insoucieuse, qu'elle s'était laissé saisir et vendre tout ce qu'elle tenait de ses deux premiers oubliés. Il ne lui restait, pour biens, que d'insignifiants bijoux, de peu nombreuses toilettes,—et une bague. Par exemple, le merveilleux solitaire de celle-ci était d'une taille, d'une blancheur et d'une eau si rares—que des joailliers en renom s'étaient engagés à le payer, net, cinq cents louis, le jour qu'il plairait.

—Ah! comme l'on s'était «amusé» toute la saison!… Chevauchées, parties de pêche et de canot, chasses exprès fatigantes, repas rustiques sur l'herbe, excursions,—et, chez soi, musique, baisers, livres, causeries et disputes! L'on avait des jeux,—de vieilles armes, aussi, d'autrefois, qu'on essayait, pour rire, aux jardins.—En fait de connaissances, on n'avait reçu personne; si bien que, grâce à l'illusion juvénile, M. de Guerl et Simone pouvaient, à présent, se sembler intimes.

*
*  *

Cependant… elle avait des instants, instants indéfinissables, dont la fréquence augmentait aux approches du retour à Paris. Ainsi, lorsque, la tenant enlacée, sous les lilas troués de lueurs d'étoiles, il lui disait les choses les plus douces, lui parlant, avec tendresse, d'un enfant qui les unirait plus encore, d'heures passionnées, d'une existence joyeuse et toute simple, la bien-aimée paraissait comme distraite, le regardait avec une sorte d'étrangère fixité, comme lui cachant un grief. Un trépignement démentait les singulières larmes dont, parfois, ses cils étincelaient; ce qui donnait à son émotion secrète un caractère de contrariété,—presque d'impatience,—inintelligible.

Elle semblait sur le point de lui crier quelque chose; puis, désespérée et comme y renonçant, elle se taisait.

Brusque, elle lui avait souvent dit, en ces instants-là:

—Tu sais, Geoffroy, s'il me plaisait, je pourrais te quitter?—même sans te prévenir, d'une heure à l'autre.—Avec mon diamant, je suis libre: j'aurais le temps, là-bas, de choisir, entre les plus riches, un amant de mon goût. Oui, si je voulais, dès ce soir,—tiens, tu serais seul. Plus de Simone.—Eh bien?… quoi! cela ne t'irrite pas davantage?… Merci!

Ses yeux brillaient; on eût dit qu'elle attendait une parole, un acte, que M. de Guerl ne savait pas trouver. Les réponses étonnées du jeune homme étaient reçues de Simone avec des détours de tête, une moue,—un léger haussement d'épaules, même, depuis peu.—Aux: «—Que te prend-il, chère Simone?…» elle répondait, grave, en regardant le vague:—«Tu verras, toi, qu'avec toute ta bonne éducation, tu seras la cause de ma mort.—Mais… qu'as-tu donc? s'écriait-il.—Ah! si seulement tu étais un peu… autre!—Alors, tu ne m'aimes plus?…—Si… mais… pas tant que je voudrais! et c'est ta faute.» Il souriait à ce mot, et Simone, sourcils froncés, courait s'enfermer dans sa chambre—où son amant l'entendait pleurer pendant quelquefois une heure.—Revenue vers lui, elle paraissait avoir oublié sa petite scène!… De sorte que, sans accorder à l'incident plus d'attention, M. de Guerl, se désattristant, concluait avec un «Dieu! que les femmes sont bizarres!» dont la banalité puissante le rassurait.

*
*  *

Par un couchant magnifique, vers les cinq heures, comme tous deux, aux jardins, par forme de distraction paradoxale et faute d'autres, tiraient de l'arbalète sur la pelouse,—d'une vieille et forte arbalète de jadis,—la trop singulière jeune femme, n'ayant plus de carreaux à envoyer, s'écria, tout à coup,—après un de ces longs regards dans le vague:

—Tiens! suis-je bête! Et ça?

En une saccade, ôtant de son doigt le diamant, elle le posa sur la rainure de l'arbalète, en ce moment relevée vers les bouquets de bois et les flaques stagnantes de la Loire.

—Hein!… Si je l'envoyais? Pourtant?… dit-elle.

Et elle riait.

—Simone! es-tu folle?… répondit-il.

Mais, comme cédant à quelque irrésistible mouvement d'hystérie perverse, arrivée à la crise aiguë, elle pressa froidement la détente:—une étincelle, une goutte de feu s'enfonça dans le crépuscule.

Pendant que M. de Guerl regardait son amie avec stupeur, celle-ci, laissant tomber l'arbalète, arracha une branchette assez solide, puis, jetant l'autre bras à l'entour du cou de son amant, lui murmura, les yeux à demi fermés, d'une voix rauque, triviale, câline,—et d'un timbre qu'il n'avait pas entendu:

Ah! je sais ce que je mérite, va! Mais, cette fois, au moins, je pense—que tu vas y aller… (Elle cinglait l'air, de sa badine) et là,—ferme!… ou tu n'es pas un homme! Crois-tu quelle m'aura coûté cher, ma première danse, de toi?—Dame, aussi! quand on étouffe!… Ah! ça fait du bien, ça détend, de dire les choses, à la fin des fins!—Te voilà mon maître! Plus un sou! Tu peux me chasser!—Comme tu me plais, à présent!… Mais, rudoie-moi donc! Surtout ne te gêne pas.—Comment! tu dis que tu m'aimes, et, en six mois, tu ne m'as même pas flanqué une gifle?…—C'est égal: cette fois-ci, je ne l'aurai pas volé, d'être battue! (Elle se renversait à demi, sentant l'âcre, marquant, de ses ongles, l'une des mains de son amant, dont elle respirait, à narines dilatées, le veston de velours noir.)—Il faut qu'une femme se sente un peu tenue, vois-tu!… Et, si tu savais comme ça vaut mieux que des phrases une bonne dégelée!—Tu vas me laisser là ta politesse, à présent, j'imagine? hein!… (Ses dents claquaient.) Là! tu es pâle! tu es en colère! Tu vas me faire des bleus!… Je savais bien que tu étais un mâle!

A cette éruption, des moins prévues, M. de Guerl, ayant, en effet, pâli, la considérait comme s'il l'eût vue pour la première fois. Puis, se dégageant, après un silence, et tranquille:

—Une cravache me sera mieux en main! dit-il.

Et, la laissant, haletante, sur un banc, il rentra; puis, de l'autre porte, sortit de la maison, comme on s'échappe.—Trois heures après, Simone, très inquiète, déchirait, entre ses dents, son mouchoir, dans sa chambre, devant une bougie,—lorsque la bonne lui remit la lettre suivante, apportée de Nantes, par exprès:

«Chère abandonnée, je te dois six mois d'une illusion ravissante, je l'avoue; mais, en te dévoilant, ce soir, tu as à jamais glacé pour toi les sens que cette illusion seule m'inspirait.—Certes, je n'ignore pas qu'aujourd'hui, surtout, il paraît indispensable (aux yeux de maintes personnes de ton sexe) d'être une brute pour être un «mâle»,—et que les baisers semblent plus fades à celles-ci que les horions;—mais comme, d'une part, entre les violents plaisirs auxquels, par simple jeu, peut se prêter notre sensualité, il se trouve que le propre de ceux dont, paraît-il, tu raffoles, est de détruire cette JOIE, qui (seule et avant tout) doit consacrer la vie à deux entre une compagne et son compagnon, et comme, d'autre part, si tu ne peux te passer de danses pour te figurer que tu m'aimes, je puis très bien, moi, me passer, pour être heureux, d'administrer des volées à celle qui m'est chère,—j'ai dû m'enfuir, même sans chapeau, pour nous épargner tout échange d'aussi oiseuses que burlesques explications.

«Ainsi, fantasque enfant! lorsque je te contemplais, dans les belles soirées, sous nos longues charmilles, et que, transporté d'amour, je murmurais sur tes lèvres ce que mon cœur me suggérait, tu te disais, toi, tout bonnement, avec un profond soupir, en levant tes beaux yeux au ciel, dont ils semblaient mélancoliquement compter les étoiles:—Oui; mais, tout cela, ce n'est pas des bons coups de botte?… Pauvre ange! plains-moi, si, redoutant une gaucherie native, je ne m'estime pas assez parfait pour oser…, ne fût-ce qu'essayer de te satisfaire. A chacun ses sens et ses désirs! Je ne discute pas les tiens, ni leur aloi; je déplore, seulement, de ne me juger, pour toi, qu'un aggravant garde-malade. Donc, adieu. Ne t'inquiète pas plus de notre cœur que de la chaumière; celle-ci est déjà louée, pour le 15, à toute une famille de braves négociants, qui n'attendent que ton départ. Demain, dans la matinée, un factotum viendra te remettre, sous pli, un bon de six mille francs, payable à vue (à la tienne seule), chez mon notaire, à Paris. Moi, je suis déjà loin.»

«Compliments, regrets et bonne chance!

«Geoffroy[2]

[2] L'auteur de cette Nouvelle n'approuve guère le ton de cette lettre envers une malade. Elle serait, tout d'abord, d'un ingrat, si elle n'émanait d'un jeune ignorant mondain, beaucoup TROP distingué ici.

Simone, à cette lecture, allongeant les lèvres avec une irréprochable moue de dédain, la laissa tomber d'entre deux doigts:

—Quel dommage qu'un si beau garçon ne soit, au fond, qu'un rêveur!—murmura-t-elle:—et quel dommage que ceux-là qui savent comprendre une femme… soient si…

Elle s'arrêta, rêveuse elle-même, Simone Liantis, la pauvre et délicate fille,—hélas! tout récemment décédée, d'ailleurs (navrante Humanité!) sous le numéro 435, vingt-sixième série (nymphomanes), aux Incurables,—son mal étant essentiel,—c'est-à-dire de ceux dont on ne peut pas (sans Dieu) VOULOIR guérir.

SŒUR NATALIA

A Madame la comtesse de Poli.

«Oh! quand ma dernière heure
Viendra fixer mon sort,
Obtenez que je meure
De la plus sainte mort.»

(Vieux cantique à NOTRE-DAME.)

Autrefois, en Andalousie, à l'angle d'une route montueuse, s'élevait un monastère de franciscaines du tiers ordre;—ce cloître, bien qu'en vue d'autres couvents qui se veillaient les uns les autres, était surtout protégé par la vénération qu'imposait, alors, l'aspect de toute grande croix sur un portail d'où tintait une cloche deux fois le jour. Une longue chapelle, dont l'huis, jamais fermé, s'ouvrait sur trois marches et le grand chemin, longeait, d'un côté, le grand mur de ce monastère. Aux alentours, les riches plaines, les arbres à parfums, l'herbe des fossés, l'isolement, la route poudreuse.

Par un énervant crépuscule d'automne, se trouvait, agenouillée en ses habits de novice, au fond de cette chapelle, une jeune fille aux traits d'une beauté suave et touchante. C'était devant une niche creusée en un pilier:—du cintre pendait une solitaire lampe d'or, éclairant une Madone aux yeux baissés, aux mains ouvertes, ruisselantes de grâces radieuses,—une Mère céleste, en l'attitude de l'Ecce ancilla.

Sur la route, on entendait monter, à travers les vitraux opposés, les accents frais et sonores d'un chanteur de sérénade que les accords d'une mandoline cordouane accompagnaient. Les langoureuses paroles brûlantes de passion, d'audace, de jeunesse, parvenaient, dans l'église, jusqu'à sœur Natalia, la novice agenouillée, qui, le front sur ses bras croisés aux pieds de la Madone, murmurait, d'une voix désolée:

—Madame, vous le voyez, je pleure, et vous supplie de ne point me bannir de toute compassion, car c'est défaillante et dans l'angoisse—et votre sainte image au fond de toutes les pensées—que je vais m'exiler d'ici. O chaste reine, prendrez-vous en pitié celle qui déserte, pour un amour mortel, le seuil du salut! Cette voix, vous l'entendez, elle m'implore, en sa fervente fidélité! Si je ne viens pas, il va mourir! Ses transports, si longtemps subis sans espérance et sans plainte, comment les condamner? Et persister à ne pas consoler celui qui aime tant! Vous qui savez si je vous aime, ô Madame! et que, tous les soirs, ma joie était de venir vous prier ici, pardonnez-moi! Voici mon voile, voici la clef de ma cellule, je les remets à vos pieds. Mais, je ne peux plus… j'étouffe… Cette voix, elle m'attire… Adieu… adieu!

Debout, chancelante, n'osant lever les yeux, sœur Natalia posa la clef sainte et le voile aux pieds de la bleue Madone au doux visage de lumière, aux yeux baissés aussi,—mais vers quels Cieux et quelles étoiles! Puis, s'appuyant aux piliers, elle gagna le portail, et, après un instant, l'entr'ouvrit: elle descendit les degrés et se trouva sur la route,—qui s'étendait lointaine, aux clartés d'une large lune illuminant la campagne.

—Juan! cria-t-elle.

A cet appel, un cavalier, un juvénile seigneur, au profil dominateur, aux regards tout brûlants de joie, apparut, et sautant de cheval, enveloppa de son manteau celle qui était, enfin, venue vers lui.

—O Natalia! dit-il.

La tenant ployée entre ses bras, sur son cheval, ils partirent vite vers le manoir dont les tours, là-bas, s'accusaient sous les lunaires ombres.

*
*  *

Ce furent six mois de fêtes, d'amour, de voyages charmants, à travers l'Italie, à Florence, à Rome, à Venise: lui joyeux, elle souvent pensive, les caresses de son ardent ravisseur, bien qu'éperdues et enivrantes, n'étant pas celles que l'innocence de son cœur avait espérées.

Soudainement, de retour à Cadix, par un matin de soleil, sans qu'une parole même l'eût avertie, elle se réveilla seule, sans anneau nuptial, sans même la joie d'un enfant;—son amant, fatigué d'elle, était disparu.

Avec un profond soupir, la jeune fille laissa tomber le billet sombre qui lui annonçait la solitude:—elle ne se plaignit pas, résolue à ne pas survivre.

En peu d'heures, lorsqu'elle eut répandu aux Pauvres l'or qui lui restait, au moment même de se délivrer de la vie, une pensée,—une candide pensée,—l'oppressa: revoir, encore une fois, une seule fois, pour un suprême adieu, la Madone de jadis.

Donc, vêtue en pénitente et mendiant un peu de pain sur la route, elle s'achemina vers le monastère,—vers la chapelle, plutôt! car elle ne pouvait plus rentrer parmi les vierges fidèles. En quelques jours de marche, et, comme se fonçaient les bleuissements d'un beau soir d'été tout brillant d'astres, elle arriva tremblante, exténuée, devant le saint portail.

Elle se souvenait qu'à cette heure-là ses anciennes compagnes étaient retirées, en oraison, dans leurs cellules, et que, sous les hauts piliers, l'église devait être aussi déserte que le soir de l'enlèvement. Elle poussa donc la porte et regarda:—personne!… Là-bas, seulement, sous la lampe toujours claire, la Madone.

Elle entra, puis, à deux genoux, avança sur les dalles blanches, vers sa céleste amie, et inclinée, entre des sanglots, elle balbutia, parvenue aux pieds de Celle qui pardonne:

—Oh! Madame! je suis indigne de clémence! Je ne savais pas,—alors que la tentatrice voix me suppliait!—je ne savais pas quel abandon, quel opprobre, hélas! réserve l'amour mortel. O honte! dont je vais mourir, bannie de tout asile chez les miens,—ici, surtout!… Laquelle de vos filles, ô Mère, ne m'accueillerait d'un signe d'effroi, me montrant le dehors en cette chapelle?…—Oh! j'ai perdu l'espérance, en voulant consoler!…

*
*  *

Alors, comme les silencieuses larmes de Natalia tombaient sur les pieds de l'Elue Divine, et que la jeune fille relevait un regard suprême, chargé d'adieux, vers la Madone, elle tressaillit d'une soudaine extase, car elle vit les yeux sacrés qui la regardaient; et les lèvres de la statue s'entr'ouvrirent; et Celle du Ciel lui dit, doucement:

«—Ma fille, ne te souviens-tu pas? Tu m'as confié ton voile, et la clef de ta cellule, avant de nous quitter. Je t'ai donc remplacée, accomplissant sous ce voile toutes les tâches de tes vœux: nulle d'entre tes compagnes ne s'est aperçue de ton absence: reprends donc ce que tu m'as confié; rentre dans ta cellule, et… ne t'en va plus.»

L'AMOUR DU NATUREL

A Monsieur Emile Michelet.

L'Homme peut tout inventer, excepté l'art d'être heureux.

NAPOLÉON BONAPARTE.

En ses excursions matinales dans la forêt de Fontainebleau, M. C** (le chef actuel de l'Etat), par un de ces derniers levers de soleil, en vaguant sur l'herbe et la rosée, s'était engagé en une sorte de val, du côté des gorges d'Apremont.

Toujours d'une élégance rectiligne, très simple, en chapeau rond, en petit frac boutonné, l'air positif, n'ayant, en son incognito, rien qui rappelât les allures du précédent Numa,—bref, n'excédant pas, en sa modestie distinguée, l'aspect d'un touriste officiel, il se laissait aller, par hygiène, aux charmes de la Nature.

Soudain, il s'aperçut que «la rêverie avait conduit ses pas» devant une assez spacieuse cabane, coquette, avec ses deux fenêtres aux contrevents verts. S'étant approché, M. C** dut reconnaître que les planches de cette demeure anormale étaient pourvues de numéros d'ordre—et que c'était un genre de baraque foraine, louée, sans doute, à qui de droit. Sur la porte étaient inscrits, en blanches capitales, ces deux noms: DAPHNIS ET CHLOÉ.

Cette inscription le surprit. Par une curiosité souriante, mais discrète,—bref, sans songer le moins du monde à laïciser cet ermitage, il heurta, poliment, à la porte.

—Entrez! crièrent, de l'intérieur, deux fraîches voix d'enfants.

Il toucha le loquet: la porte s'ouvrit, pendant qu'un intermittent rayon de soleil, à travers les feuillages, l'illuminait ainsi que l'intérieur de l'idyllique habitation.

M. C**, sur le seuil, se voyait en présence d'un tout jeune homme aux blonds cheveux bouclés, aux traits de médaille grecque, au teint mat, aux sceptiques yeux bleus—dont le fin regard offrait cet on ne sait quoi de railleur qui spécialise le fond des prunelles normandes,—et d'une toute jeune fille, au visage ingénu, d'un ovale pur, couronné de beaux cheveux bruns tressés. Ils étaient vêtus, l'un et l'autre, d'un complet de deuil, en étoffe de campagne,—d'une coupe que le bienpris de leurs personnes rendait passable. Tous deux étaient charmants—et leur air artiste n'éveillait pas, chose étrange, l'aversion.

Revenant de maints voyages, le chef de l'Etat se trouvait donc, un peu malgré lui, tout heureux d'apercevoir d'autres «visages» que ceux des préfets, des sous-préfets et des maires: cela lui reposait la vue.

Daphnis était debout contre une table rustique: l'aimable Chloé, regardant, sous ses cils abaissés, l'hôte inattendu, se trouvait assise sur une couchette de fer, nouveau système, au matelas de varech, aux draps blancs et rudes, au double oreiller. Trois chaises en sparterie, quelques objets de ménage, des plats et des tasses de faïence en imitation de vieux Limoges, et, sur la table, de brillants couverts en tout récent melchior,—complétaient l'ameublement du réduit nomade.

Étranger, dit Daphnis, soyez le bienvenu, vous qui entrez en cet inespéré rayon de soleil!… Vous déjeunez avec nous sans façons, n'est-ce pas? Nous avons des œufs, du lait, du fromage, du café, même;—Chloé, vite un couvert de plus!

Les puissants de la terre aiment les choses simples et imprévues, et se prêtent volontiers aux charmes de l'incognito, chez les humbles. Devant pareil accueil, M. C** ne pouvait guère se refuser d'être aimable et, par forme de distraction, de se laisser aller à détendre, un peu (pour cette fois et par exception), le rigorisme de son caractère.

«Voici, pensa-t-il, deux jeunes excentriques, échappés de quelques coins de Paris—et qui ont adopté cette ingénieuse manière de passer les vacances!… Peut-être sont-ils plus amusants que mon entourage: voyons.»

—Mes jeunes amis, répondit-il en souriant (de l'air d'un roi de jadis entrant chez des bergers) j'aime le naturel!… et j'accepte votre offre champêtre.

On prit place autour de la table, où, Chloé s'étant empressée, le repas commença sur-le-champ.

—Ah! le Naturel!… soupira Daphnis, avec un profond soupir: c'est à son intention que nous sommes ici! Nous le cherchons, d'un cœur sans détours: mais—en vain!

M. C** les regarda:

—Comment, comment, mes jeunes amis? Mais, il vous environne! il vous enveloppe, ici, le naturel, de toutes ses joies pures, de tous ses produits agrestes!… Tenez,—l'excellent lait! les fraîches tartines!

—Ah! dit Chloé, cela, c'est vrai, bel étranger; le lait, on peut le boire: car il est fait, je crois, avec d'excellente cervelle de mouton.

—Quant aux tartines, murmura Daphnis, pour ce qui est du pain, vous savez, avec les levures nouvelles, on n'est jamais sûr… mais quant au beurre, j'avoue qu'il m'a paru d'une margarine intéressante. Si vous préfériez, toutefois, le fromage, en voici un de confiance, où le suif et la craie n'entrent que pour un tiers à peine;—il est d'invention nouvelle.

A ces paroles, M. C** considéra, plus attentivement, ses deux jeunes amphitryons:

—Et… vous vous appelez Daphnis et Chloé… dit-il.

—Oh! ce sont nos petits noms, seulement… répondit Daphnis. Nos familles, jadis à l'aise, habitaient à Paris, aux Champs-Élysées, lorsqu'une subite conversion les réduisit au travail. Donc, récent avocat, j'allais bailler mon stage, comme tout le monde; Chloé, studieuse et déjà doctoresse, étudiait pour devenir sage-femme, lorsqu'un petit héritage nous a permis de nous unir tout de suite, sans attendre la clientèle,—et d'essayer de reprendre, selon nos goûts natals, en cette vieille forêt, notre existence du temps de Longus… mais, c'est difficile, aujourd'hui.—Quoi? vous ne mangez plus, cher étranger?… Voulez-vous deux œufs au miroir? Ceux-ci sont à la mode. Ils proviennent de l'exportation, vous savez? de ces trois millions d'œufs artificiels que l'Amérique nous expédie par jour: on les trempe dans une eau acidulée qui fait la coque: c'est instantané. Croyez-moi, goûtez-y. Nous prendrons le café après. Il est excellent! c'est de cette fausse-chicorée premier choix dont la vente annuelle, rien qu'à Paris, s'élève, d'après les totaux officiels, à dix-huit millions de francs. Ne nous refusez pas. C'est de bon cœur, et sans cérémonie.

M. C** dont la curiosité, malgré lui, s'éveillait à ces accents juvéniles, détourna diplomatiquement la conversation pour éviter avec le plus de politesse possible de répondre à l'offre cordiale de ses hôtes.

—Un petit héritage, dites-vous?… reprit-il avec un air d'intérêt sympathique:—en effet, vous êtes vêtus de deuil, chers enfants!

—Oui: nous portons celui de notre pauvre oncle Polémon! gémit Chloé, en essuyant une invisible larme.

—Polémon? dit M. C** cherchant dans ses souvenirs;—ah oui! celui qui, pareil à Silène, était bon buveur de clairet, dans le temps des légendes?

—Lui-même! soupira Daphnis: aussi ne s'éveillait-il, chaque aurore, qu'avec la… bouche de bois, le digne suppôt de Bacchus! Il aimait le vin naturel: or, s'étant fait adresser, en sa chaumine, une feuillette de ce fameux «Vin de propriétaire», vous savez…

—Oui, bel étranger, appuya Chloé, d'une musicale petite voix de professeur: une feuillette de cette mixture si bien tartrée, plâtrée et dûment arseniquée que quatre ou cinq cents modernes en sont décédés!… de ce vin généreux que l'on boit en France, chez les artisans, en chantant, d'un cœur léger, la chanson célèbre:

Je songe en remerciant Dieu,
Qu'ils n'en ont pas en Angleterre!

—En sorte que, reprit Daphnis, l'Être suprême l'ayant appelé à lui le soir même de la mise en bouteilles, notre oncle Polémon s'est rendu à cet appel au milieu d'atroces coliques, l'infortuné vieillard!—et ceci en nous léguant quelques drachmes. Mais, pardon:—vous fumez peut-être? cher étranger?… Voulez-vous un de ces cigares?… Ils sont, vraiment, passables, et de belle mine. Toujours importation d'Amérique!… c'est en feuilles de papier trempé dans une décoction de nicotine épurée, provenue des meilleurs bouts de cigares de la Havane; on en vend de deux à trois millions par mois, vous savez, rien qu'en France:—ceux-ci sont de première marque, au dire même de la régie…

Pour le coup, M. C** croyant démêler, en ces derniers mots, une vague intention d'ironie à l'adresse du Progrès, crut devoir prendre un peu de son air officiel.

—Merci, dit-il. Mais,—s'il est vrai que quelques abus se soient, hélas, glissés dans l'Industrie moderne,—en s'adressant bien, l'on trouve du vrai, toujours! D'ailleurs, à votre âge, qu'importent les vains plaisirs de la table? Ici, surtout, au milieu de cette nature vivante, de ces magnifiques et vivaces arbres, par exemple, dont les ramures séculaires… l'odeur salubre…

—Plaît-il, cher étranger? répondit Daphnis en ouvrant de grands yeux:—quoi… vous ignorez donc? Mais, ces superbes chênes, ces hauts mélèzes, qui ont abrité tant de royales amours, ayant subi, durant certaine nuit d'un récent hiver, cinq ou six degrés de froid de plus que n'en pouvaient supporter leurs racines,—(ceci au rapport même des inspecteurs des Eaux et Forêts de l'Etat)—sont morts, en réalité. Vous pouvez voir l'entaille officielle qui les marque pour être abattus l'année prochaine. Ils finiront dans des cheminées de ministères. Ces feuillées sont les dernières et ne proviennent plus que de la vitesse acquise: ce n'est qu'une brillante agonie. Il suffit à un connaisseur de jeter un coup d'œil sur leur écorce pour savoir que la sève ne monte plus. En sorte que, sous l'apparence vivante de leurs ombrages, nous nous trouvons, en réalité, entourés d'innombrables spectres végétaux, de fantômes d'arbres!… Les anciens arbres nous quittent! Place aux jeunes.

Un nuage passa sur le front, cependant mathématique, de M. C**:—à travers les hauts branchages, au dehors, une petite ondée froide cliquetait.

—En effet, je crois, à présent, me souvenir… murmura-t-il;—mais n'exagérons rien!… et n'examinons rien de trop près, si nous voulons distinguer quelque chose… Il vous reste cette exubérante nature estivale…

—Comment! se récria de nouveau Daphnis,—comment, cher étranger, vous trouvez «naturel» un été où nous passons nos après-midi, ma pauvre Chloé et moi, à grelotter l'un auprès de l'autre?

—L'été n'est pas des plus chauds, en effet, cette année, reprit M. C**; eh bien, levez vos regards plus haut, jeunes gens! il vous reste la vue de ce vaste ciel intact et pur…

—Un ciel intact et pur… où se croisent, toute la journée, des essaims de ballons pleins de messieurs éclairés… ce n'est plus un ciel… naturel, cher étranger!

—Mais… la nuit, à la clarté des astres, au chant du rossignol, vous pouvez oublier…

—C'est que, murmura Daphnis, d'interminables rais électriques, partis du polygone, traversent l'ombre de leurs immenses balais de brouillard clair: cela modifie, à chaque instant, la clarté des étoiles et frelate la belle lueur lunaire sur les bois!… La nuit n'est plus… naturelle.

—Quant aux rossignols, soupira Chloé, les sifflets continuels des trains de Melun les ont épouvantés; ils ne chantent plus, bel étranger!

—Oh! jeunes gens! s'écria M. C**, vous êtes, aussi, bien… pointilleux!—Si vous aimez tant le Naturel, que ne vous êtes-vous fixés au bord de la mer?… comme jadis?… Le bruit des hautes vagues… les jours d'orage…

—La mer, cher étranger? dit Daphnis: c'est que nous n'ignorons pas qu'un gros câble en aniaise, d'un bout à l'autre, l'immensité bien surfaite.—Il suffit, vous le savez, d'y verser un ou deux barils d'huile pour en apaiser les plus hautes vagues à près d'une lieue de ronde. Quant aux éclairs de ses «orages», du moment où, du centre d'un cerf-volant, on peut les faire descendre dans une bouteille,—la mer, aujourd'hui, ne nous paraît plus si… naturelle.

—En tout cas, dit M. C**, les montagnes restent, pour les âmes élevées, un séjour où le calme…

—Les montagnes? répondit Daphnis, lesquelles? Les Alpes, par exemple? Le mont Cenis?… Avec son chemin de fer qui le traverse, de part en part, comme un rat,—et qui, de sa vapeur, enfume, comme un fétide encensoir ambulant, les plateaux jadis verdoyants et habitables?… Les trains express parcourent, du haut en bas, les montagnes, avec des roues à crans d'arrêt. Ce n'est plus… naturel, ces montagnes-là!

Il y eut un moment de silence.

—Alors, reprit bientôt M. C**, résolu à voir jusqu'où tiendraient les paradoxes de ces deux élégiaques amants de la Nature, alors, jeune homme, que comptez-vous faire?

—Mais… y renoncer! s'écria Daphnis: suivre le mouvement! Et, pour vivre, faire,—par exemple… de… la politique, si vous voulez. Cela rapporte beaucoup.

A ce propos, M. C** tressaillit et, réprimant un éclat de rire, les regarda tous deux.

—Ah! dit-il; vraiment?… Et, si je ne suis pas indiscret, que voudriez-vous être, en politique, monsieur Daphnis?

—Oh! dit tranquillement Chloé, toujours d'une exquise voix doctorale et terre à terre, puisque Daphnis représente, en soi, le parti des ruraux mécontents, bel étranger, je lui ai conseillé de se porter, à tout hasard, en candidat exotique, dans la circonscription la plus «arriérée» de ce pays. Cela se trouve. Or, que faut-il, de nos jours, aux yeux de la majorité des électeurs, pour mériter la médaille législative? Savoir se garder, tout d'abord, d'écrire—ou d'avoir écrit—le moindre beau livre; savoir se priver d'être doué, en aucun art, d'un immense talent; affecter de mépriser comme frivole tout ce qui touche aux productions de pure Intelligence: c'est-à-dire n'en parler jamais qu'avec un sourire protecteur, distrait et placide; savoir, habilement, donner de soi l'impression d'une saine médiocrité; pouvoir tuer le temps, chaque jour, entre trois cents collègues, soit à voter de commande,—soit à se prouver, les uns aux autres, que l'on n'est, au fond, que de moroses hâbleurs, dénués, sauf rares exceptions, de tout désintéressement;—et, le soir, en mâchonnant un cure-dents, regarder la foule, d'un œil atone, en murmurant: «Bah! Tout s'arrange! tout s'arrange!» Voilà, n'est-il pas vrai, les préalables conditions requises pour être jugé possible.—Une fois élu, l'on éprouve neuf mille francs d'appointements (et le reste), car on ne se paye pas de mots, à la Chambre!—l'on s'appelle l'«Etat»… et l'on décerne, entre temps, un ou deux brillants bureaux de tabac à sa chère petite Chloé!… Tout cela n'est pas inepte, je trouve: c'est un métier facile. Pourquoi n'essaierais-tu pas, Daphnis?

—Eh! dit Daphnis, je ne dis pas non. C'est une question de frais d'affiches et de démarches dont l'on pourrait, à la rigueur, surmonter l'écœurement.—Après tout, s'il ne s'agissait que d'avoir une «opinion» pour enlever la chose,—tenez, cher étranger, mettons-les toutes en votre chapeau rond—et tirez au hasard!—Vous devez avoir la main heureuse, je sens cela; vous amenez la meilleure d'entre elles, je parie,—celle qui sera, comme on dit, l'épingle du jeu.—D'ailleurs, m'est avis que si, plus tard, une autre me devenait plus plaisante, me souriait davantage,—peuh! au taux où elles sont, en cette époque, pour ce qu'elles pèsent et produisent, je ne me donnerais même pas la peine d'en changer.—Les «opinions», en ce siècle, ne sont plus… naturelles, voyez-vous.

M. C**, en homme affable, en esprit éclairé, condescendit à sourire de ces innocents paradoxes qu'excusait, à ses yeux, l'âge de ces précoces originaux.

—Au fait, monsieur Daphnis, dit-il, vous pourriez représenter le parti du Cynisme-loyal, et, à ce titre, réunir bien des suffrages.

—Sans compter, reprit Chloé, que—si je dois en croire, bel étranger, le bout du journal qui enveloppait le fromage, ce matin,—plusieurs localités chercheraient à faire équilibre (en inventant quelqu'un jusqu'à présent d'introuvable) à la gênante influence de certain «général» devenu l'engouement public, le député à la mode, et dont la politique…

—Un général, dites-vous, Chloé?… interrompit Daphnis avec étonnement:—un général… qui fait de la politique… et qui est député… Ce n'est donc pas un général… naturel?

—Non! dit M. C**, plus grave malgré lui, cette fois.—Mais, concluons, mes jeunes amis. Votre franchise d'adolescents un peu bizarres, mais aimables, a gagné ma sympathie, et je dois, à mon tour, me faire connaître. Je suis l'actuel chef de l'Etat français, dont vous me semblez de trop ironiques citoyens;—et je prends bonne note, monsieur Daphnis, de votre prochaine candidature.

Entr'ouvrant son frac, M. C** laissa voir, entre son gilet et sa belle chemise blanche, empesée et rectangulaire, cette aune de large ruban de moire rouge qui va si bien à ses portraits et qui ne laisse aucun doute sur les augustes fonctions de qui le porte: cela remplace la couronne, sans choquer.

—Tiens! le roi! s'écrièrent, à la fois, Daphnis et Chloé, se levant, pleins de stupeur et de vague respect.

—Jeunes gens, il n'y a plus de roi! dit, avec froideur, M. C**; cependant, j'ai les pouvoirs d'un roi… quoique…

—J'entends! murmura Daphnis avec une sorte de condoléance: vous n'êtes pas, non plus, un roi… naturel?

—J'ai, du moins, l'honneur de présider une république naturelle! répondit (plus sec) M. C**, en se levant.

Daphnis toussa légèrement, à ces mots, mais sans interrompre, par déférence, n'étant pas encore «député».

—Comme tel, ajouta M. C**, je vous octroie,—en retour de votre hospitalité gracieuse, et par exception,—licence pleine et entière d'occuper,—sans être inquiétés par nos gardes, et ceci durant les vacances de l'exercice 1888,—ce val désert, sis en l'une des principales forêts de l'Etat.—Puissé-je, l'heure venue, vous devenir plus utile, jeunes attardés d'une légende, qu'hélas! le Progrès, je le vois, surannise!…

—Que béni soit le jour… commença Daphnis.

Et le «roi» salua les deux «bergers» et se retira, d'un pas égal, entre les grands arbres défunts, vers le vieux palais lointain,—laissant le pseudo-couple de Longus quelque peu saisi de l'aventure.

Rentré en la royale demeure, où, provisoirement, M. C** occupe, je crois, les appartements de saint Louis (les moins inhabitables, d'ailleurs, de cette bâtisse ancienne qui n'a plus de raison d'être que comme rendez-vous de chasse ou villégiature pittoresque), l'honorable président du régime actuel, en fumant un vrai cigare dans l'oratoire du vainqueur d'Al-Mansourah, de Taillebourg et de Saintes, ne pouvait s'empêcher de reconnaître, en soi-même, qu'au fond l'amour des choses trop naturelles n'est plus qu'une sorte de rêve des moins réalisables, bon à défrayer, tout au plus, le verbiage des gens en retard,—et que DAPHNIS et CHLOÉ, pour mener, aujourd'hui, leur train du passé, leur simple existence champêtre, pour se nourrir, enfin, de vrai lait, de vrai pain, de vrai beurre, de vrai fromage, de vrai vin, dans de vrais bois, sous un vrai ciel, en une vraie chaumière, et liés d'un amour sans arrière-pensée, auraient dû commencer par mettre leur dite chaumière sur un pied d'environ vingt-cinq mille livres de rente,—attendu que le premier des bienfaits dont nous soyons, positivement, redevables à la Science, est d'avoir placé les choses simples essentielles et «naturelles» de la vie, HORS DE LA PORTÉE DES PAUVRES.

LE CHANT DU COQ

A Monsieur le Docteur Albert Robin.

Et continuo, cantavit gallus.

EVANGILES.

Le château fortifié du préfet romain Ponce Pilate était situé sur la pente du Moria: celui du tétrarque Hérode s'élevait, éblouissant, au milieu de jets d'eaux vives et de portiques, sur le mont Sion non loin des jardins de l'ancien Grand Prêtre Annas, beau-père de ce «Joseph», surnommé Caïphe, soixante-huitième successeur d'Aaron, dont le lourd palais sacerdotal se dressait, également, au faîte de la ville de David.

Or, le 13 du mois de nisan (14 avril) de l'an de Rome 782 (an 33 et un temps de J.-C.), un détachement de la cohorte d'occupation—savoir cinq cent cinquante-cinq hommes, prêtés au Grand Prêtre, en cas de sédition populaire, par le préfet—cerna silencieusement, sur les dix heures et demie du soir, les abords montueux des Oliviers.

A l'entrée de ce sentier, que coupait, plus haut, l'inégal ruisseau du Cédron, le chef des piquiers du Temple, Hannalus[3] causait, sans doute, avec les centurions; il attendait ces agents d'Israël auxquels seuls il devait faire livrer passage, en vue de l'arrestation d'un factieux en vogue, de ce magicien de Nazareth, du fameux Jésus, que l'on savait s'être «réfugié» là, cette nuit.

[3] Quelques rabbins ont écrit Ananus (voyez Rouleaux des commentaires talmudiques du Consistoire de Varsovie, 1827).

Bientôt, sous le clair de lune pascal[4], apparut, dévalant du faubourg d'Ophel, un gros de policiers pourvus de bâtons, d'épées et de cordes: ils étaient commandés par les deux émissaires du Grand Conseil, Achazias et Ananias—qu'assistait un porte-lanterne, Malchus, homme de confiance de Caïphe.—La troupe avait pour guide le plus récent disciple de ce Jésus, un homme originaire de cette petite ville de Karioth, sise dans la tribu de Juda, sur les bords de la mer Morte, à la limite occidentale de Gomorrhe l'ensevelie—(bien qu'il y eût aussi, aux frontières, un certain autre bourg moabite, appelé Kérioth, qui étageait ses quelques feux non loin de l'étang du Dragon).

[4] La Pâque juive ne pouvait être célébrée qu'à la pleine lune:—ce qui annule, astronomiquement, l'hypothèse de l'éclipse totale du soleil, avancée par quelques-uns pour essayer de justifier comme naturelles les Ténèbres prouvées du Vendredi-Saint.

L'homme en question était le seul disciple juif; les onze autres étaient galiléens.

Le Maître lui avait lavé les pieds avant de consacrer la Pâque avec les disciples.

Hannalus était ce même sar, ou chef, des gardes préposés aux nocturnes inspections des bâtiments du Temple. Quarante-deux années plus tard, lors du sac de Jérusalem, il fut traîné à Rome, chargé de chaînes, malgré ses soixante-quinze ans, et jeté aux pieds meurtriers de l'empereur Claude. Pour Achazias et Ananias,—faux témoins l'heure suivante,—le Talmud, sans nul détour, les déclare «délateurs à la solde du sanhédrin, comme ayant mission d'épier les pas, actes et paroles de Jésus». Quant à leur guide, son prophétique surnom signifie, en araméen, en syriaque et en samaritain, non seulement son lieu de naissance, mais, selon qu'on le prononce, il veut également dire l'Usurier, l'Homme de mensonge, le Trahisseur, la Mauvaise récompense[5], le Ceinture de cuir (porte-bourse), et, surtout, Le Pendu: le surnom résume la destinée.

[5] Ou, plutôt: «C'est là sa récompense.» (S. Jérôme.)

Le groupe, donc, redescendit peu après, emmenant un homme de très haute taille, dont les mains étaient liées. Jésus, en effet, était d'une stature fort élevée entre celles des humains,—car, lors de la Découverte de la Vraie Croix par l'impératrice sainte Hélène[6], l'on mesura l'intervalle entre les trous creusés par les clous des mains, ainsi que la distance entre ceux des pieds et le point d'intersection central des deux traverses: ces traces attestaient un patient d'une grandeur corporelle pouvant dépasser six pieds modernes.

[6] Voir la Vie de sainte Hélène: Invention de la Sainte Croix, et les auteurs sacrés qui ont traité du Bois de la Croix: (S. Bernard, S. Chrysostome), etc.—Voir aussi Ernest Hello, Physionomies de Saints.—Et La Bonne Nouvelle de Notre-Seigneur Jésus-Christ, tome V. (Publiée par Bray et Retaux. Auteur anonyme.)

Les légionnaires du préside Ponce Pilate escortèrent l'escouade et le divin Prisonnier jusqu'à l'opulente demeure d'Annas, puis regagnèrent le fort Antonia. L'ancien Grand Prêtre, n'ayant plus qualité pour statuer, dut renvoyer la cause devant le Sénat des soixante-dix, que présidait son gendre;—ce collège, au mépris encore de la Loi, venait de s'assembler sous les lampes de minuit chez Caïphe, dans la salle du Conseil.

—La Loi!… ne prescrivait-elle pas, aussi, que le Pontificat majeur ne pouvait être conféré qu'à vie?… Ah! qu'importait? Aujourd'hui, les Docteurs, sciemment oublieux du texte éternel, déposaient et remplaçaient, parfois dans le même semestre, au souffle d'influences de toute nature, les Grands Prêtres de Dieu.—De là l'ironie sombre de l'évangéliste saint Jean: «Caïphe était Grand Prêtre cette année-là[7]

[7] Voir le docteur Sepp, Vie de Jésus, tome III.

Or, Simon-Pierre et saint Jean, depuis les Oliviers, avaient suivi, dans les illicites détours de cette marche, ceux qui s'étaient saisis du Fils de l'Homme. A l'arrivée au tribunal de Sion, l'évangéliste, qui était connu chez le Grand Prêtre, pria, par trouble, la gardienne du portail de laisser Simon-Pierre pénétrer dans la tour carrée ou atrium du Palais; puis, y quittant l'apôtre, courut prévenir Marie, la Vierge veuve, chez qui devait s'être rendu saint Jacques, fils de Cléophas, frère de saint Joseph; saint Jacques était l'un de ces orphelins recueillis, selon la Loi, sous le toit de leur oncle défunt, et qui, élevés avec Jésus, presque, même, de son âge, furent appelés, depuis, ses frères d'après la coutume juive.—A dater de cette heure-là, saint Jean ne quitta plus la Sainte Mère,—qui, onze heures plus tard, devait devenir la sienne.

Au centre des portiques, en face des degrés de marbre jauni qui conduisaient au porche de cèdre de cette salle du premier étage où fut «jugé» le Sauveur, les gens de Caïphe, mêlés de gardiens, de soldats juifs, se trouvaient assis ou groupés, autour d'un épais brasier de charbon, car, en Orient, les nuits d'avril distillent de malsaines bruines, de glaciales rosées;—Pierre vint aussi parmi eux se chauffer;—ceci d'instinct, les pensées confuses, déconcertées, le regard trouble: la flamme éclairait sa face… Il considérait cette porte fermée.

Et de l'au-delà de cette porte, il entendait—l'on entendait dans l'atrium—les rumeurs, les sonores vociférations de l'assemblée. Les prêtres de la Chambre-Inférieure, déclarés uniquement aptes aux sacrifices, excitaient les satellites du Seuil à frapper Celui… qu'ils accusaient;—les Scribes,—docteurs de la Loi,—ne parlaient, avec des clameurs et d'obligatoires grincements de dents, que d'appliquer cette Loi—qu'ils enfreignaient à cet instant même, puisque le Nasi, souverain juge pouvant seul décréter la mort, n'avait pas été convoqué, par défiance;—les Anciens, enfin, les Archiprêtres de la Chambre-Haute, créatures d'Annas (qui, dérision! avait fait nommer successivement Grands Prêtres ses cinq enfants, sans compter, même, ce gendre), imposaient silence à Joseph de Haramathaïm et au pharisien Nicodémas (en hébreu, Bonaï ben Goriôn), bien que le Gamaliel d'alors, tenant tête au sagan Annas, exigeât la libre défense.

Tout à coup, sur l'interrogat précis de Caïphe, l'on entendit la réponse éternelle: «Vous L'AVEZ DIT!» Elle tomba, tranquille, dans le grand silence.—Puis, aussitôt, les cris: «A mort[8]!…» et le bruissement des vêtements déchirés[9].

[8] Car il fallait que, cette nuit même, la condamnation fût prononcée par le dernier sanhédrin d'Israël.—Le mois, le jour, l'heure même, du sacrifice, n'étaient-ils pas prédits depuis bien longtemps?—Le mois?… On peut lire dans le traite du Talmud, Rosch Haschana (fol. 14, vers 2): «Ce fut au mois de nisan qu'Israël, autrefois, fut délivré de l'Egypte); de même, au mois de nisan, il sera de nouveau délivré.»—Le Jour?… On peut lire dans le livre du rabbin Nephtâli intitulé Emeck Hamméleck (fol. 141, ch. XXXII, verset 2): «Nous avons une tradition précise qui nous enseigne que la Rédemption s'accomplira la veille de la Pâque, à l'entrée du Sabbat.»—L'Heure?… Elle est contenue dans le texte qui précède, puisque c'est le vendredi,—14 de nisan toujours, cette année-là,—que commençait, à partir de notre troisième heure, le sabbat de la Pâque juive.

[9] S'autorisant d'un texte du Lévitique (XXI, 10), on a reproché au Grand Prêtre Caïphe d'avoir transgressé la loi mosaïque en déchirant son vêtement.—Saint Léon le Grand dit même, à ce sujet, qu'il déchira son honneur sacerdotal avec ses vêtements, en oubliant la Loi qui les lui conférait.—Il y a, toutefois (au dire des rabbins), un texte du Talmud qui prescrivait au Grand Prêtre, au cas d'un sacrilège en Justice, de déchirer ses vêtements de bas en haut:—et les sanhédrites de haut en bas. Addition bien osée au texte formel de Moïse.

Maintenant en cette cour du palais prédestiné, autour du brasier, dont les lueurs pâlissaient avec le petit jour,—à quelques pas, sous cette porte terrible qu'il regardait encore, Simon-Pierre, pour se délivrer des questions dont le pressaient, depuis quelques instants, servantes et soldats, cherchant, enfin, à demeurer libre et, par ainsi, pouvoir,—ô candeur de l'homme!—se rendre utile(!!)—en était arrivé, de la dénégation d'abord vénielle, puis d'un reniement plus grave, à cette éperdue parole: «Je jure que je ne connais pas cet homme

Et, en cet instant, selon la prophétie du Sauveur, le Coq chanta.

Longtemps après la destruction de Jérusalem, au cours de l'un des premiers siècles de l'Eglise, il s'éleva, paraît-il, au sujet de ces trois mots,—s'il faut en croire une tradition latine provenue de vieux cloîtres,—une controverse des plus étranges entre des Juifs de Rome et quelques zélateurs chrétiens qui s'efforçaient de les catéchiser.

—Un coq chanta? dites-vous… s'écrièrent les Juifs, avec des sourires;—ils ignoraient donc notre Loi, ceux qui ont écrit cela! Vous-mêmes, la connaissez-vous? Sachez que l'on n'eût pas trouvé un coq vivant dans tout Jérusalem. Celui qui eût introduit, dans la cité de Sion, l'un, vivant, de ces animaux,—surtout la veille de ce jour de la Pâque où l'on immolait, sur les parvis du Temple, des milliers d'holocaustes,—eût encouru, comme sacrilège, la lapidation. Car la Loi motivait sa rigueur sur ceci, que le coq, prenant sa vie sur les fumiers qu'il pique et fouille de son bec, en fait sortir mille impures bestioles que le vent des hauteurs dissémine et qui peuvent, en se répandant—et pullulant—par les airs, aller altérer les viandes consacrées à Dieu. Or, comme, de mémoire d'Israélite, aucune mouche, même, ne vola jamais autour de la chair des victimes expiatoires[10], comment croire un Evangile dicté, selon vous, par l'Esprit-Saint,—et, cependant, où nous relevons une aussi grossière impossibilité!

[10] Rien d'étonnant que, par cette froide température d'avril et à la hauteur du mont Moria, nulle mouche ne se montrât dans les airs.

Cette objection, très inattendue, ayant interdit quelque peu les chrétiens,—et, ceux-ci réaffirmant, pour toute réponse, l'infaillible vérité des Saints Livres,—l'on fit venir, pour les confondre définitivement sur ce point mystérieux, un rabbin très âgé, depuis longtemps captif, dont tous vénéraient la science profonde et l'intégrité.

—Ah! répondit tristement le vieil exilé, depuis la ruine de la maison de leurs pères, les enfants d'Israël ont-ils donc oublié les rites du service de la Maison du Seigneur!… Quoi! l'on n'eût pas trouvé,—dites-vous, de coq vivant dans Jérusalem? Vous vous trompez! Il y en avait UN! Et c'est bien de celui-là que ce Jésus, de Nazareth, doit avoir voulu parler,—puisque ce texte précise «LE» COQ, et non pas «un» coq. Vous oubliez le grand Coq solitaire du Temple, le veilleur sacré, nourri des grains que lui jetaient les vierges, et dont la voix s'entendait au delà du Jourdain. Son cri matinal, mêlé au grondant fracas des portes de l'édifice rouvertes à chaque aurore, retentissait jusque dans Jéricho!… Plus sonore que les sabliers, il annonçait les heures du soir avec la ponctualité des étoiles!—Et la fonction de cet oiseau, crieur exact des instants du Ciel, était d'avertir le Préfet du Temple et les lévites armés,—dont ses appels dissipèrent souvent la somnolence,—du quadruple moment des rondes de nuit.

C'était l'AVERTISSEUR.

PROPOS D'AU DELA

L'ÉLU DES RÊVES

En novembre 1887, le jeune poète Alexis Dufrêne habitait, depuis peu de jours, un garni de la rue de La Harpe, au cinquième étage d'une très vieille maison devenue logis d'étudiants.

Ce soir-là, pour fêter ses vingt et un ans, il avait réuni, devant un vaste bol de punch, deux ex-compagnons de classes, à peu près de son âge: le peintre J. Bréart et le musicien Eusèbe Nédonchel.

Les cigarettes avaient rendu nébuleux l'air de la chambre, qu'assainissait, toutefois, un bon feu clair. La causerie, assez joyeuse d'abord, s'était aggravée aux approches de minuit. L'on agitait, maintenant, d'abstraites questions d'art, d'«esthétique»; Alexis les écoutait, distraitement, laissant dire, étant persuadé que les artistes qui prennent le pli des théories ne se destinent qu'à vieillir, évités, en balbutiant, pour tout bien, des critiques au moins négligeables. (Il dédaignait, comme chose inutile, même de le dire, attendu qu'il faut de la poussière sur les routes,—bref, qu'au fond, chacun ne fait que ce qu'il doit faire, et ne trouve que ce qu'il a RÉELLEMENT cherché.)

Des bougies, sur la cheminée, éclairaient la pièce. On entrevoyait, contre le chevet du lit, une petite porte, sans doute condamnée depuis longtemps… Presque toutes les chambres d'hôtel ont de ces communications. Celle-ci venait de s'entre-bâiller toute seule depuis quelques instants; la targette rouillée s'était détachée d'elle-même, pendante encore à une vis. On distinguait une faible lueur, au joint des ais,—et, durant les accalmies de la discussion, de rauques soupirs, anhélants et pressés,—geints de l'au-delà de cette porte,—parvenaient aux jeunes causeurs.

—Ah ça!—dit, à la longue, le peintre Bréart, en baissant la voix,—qu'est-ce qu'il y a là, de l'autre côté?

—Si nous allions voir? murmura Nédonchel.

Tous deux s'étaient levés; mais Alexis, plus prompt, alla se poster contre le battant, s'y adossa, les bras croisés, et, d'un air de lyrisme calme, qui en imposa soudain à ses deux amis:

Ah! je le pressens et le devine, moi, ce qu'il y a derrière cette porte! s'écria-t-il.—Certes, ce doit être tel vieux roi de quelque Etat perdu de l'Orient, un dépossédé que les hasards de l'exil et la risée des gens du siècle auront conduit en ce taudion. Je songe qu'il est là, trônant sur un lit de camp, les yeux pleins de mélancolie et de fureur; auprès de lui gît quelque sacoche remplie de diamants et d'or, et, pensif, étreignant un sceptre emporté de nuit, il se laisse indifféremment agoniser. De là ces profonds soupirs!…—Eh bien! pourquoi troubler sa suprême songerie? Je pense que nous devons respecter sa solitude auguste et visionnaire. Laissez-moi m'endormir, fier d'un tel voisin! C'est là de quoi rêver de beaux rêves.

Bréart et Nédonchel avaient écouté, bouche béante, ce discours. Revenus de leur saisissement, ils se regardèrent, et, rassurés par le placide sourire d'Alexis:

—Non! s'écria Nédonchel, ma parole, j'ai cru… qu'il parlait sérieusement!

—J'en suis encore effaré moi-même, ajouta J. Bréart;—mais, à présent, soyons positifs.—Il faut aller voir! Tiens? Entends-tu?… Quelqu'un de très malade, à coup sûr! quelque pauvre diable!

—Hommes de peu de foi! répondit Alexis Dufrêne en livrant passage après un haussement d'épaules: Ah! vous voulez vérifier? Vous voulez voir? Vous voulez de la réalité?… Eh bien! allez!… Seulement, retenez cela:—si vous franchissez ce seuil, vous n'aurez jamais de talent.

Ce disant, il redescendit vers la cheminée, s'assit en son fauteuil et se mit à tisonner.

Eusèbe Nédonchel et J. Bréart, après un hochement de tête, ouvrirent la porte toute grande: elle donnait sur le dernier coin de palier d'un étroit et misérable escalier dit de service: en face d'eux, trois degrés aboutissaient à l'huis à demi béant d'un galetas—d'où provenaient la lueur et les plaintifs soupirs.

Ayant frappé sans réponse, ils entrèrent.

En ce réduit mansardé, d'une fétidité singulière, aux tuiles disjointes en leurs plâtras, une veilleuse près de grésiller, brillait, pauvre étoile, sur le rebord d'une sorte d'âtre sans feu ni cendres.

Une chaise dépaillée, une ombre de table, une écuelle, sous un jour de souffrance, dit à tabatière, creusé dans la toiture;—et dans un enfoncement, au plus sombre du bouge, un grabat sur lequel un très vieux homme, en loques de mendiant, à la face hébétée et blanche—en laquelle transparaissait déjà la Tête de mort,—semblait râler, les yeux fixes,—étreignant en sa main droite pendante un crochet de chiffonnier. C'était l'atroce misère, la veille de la fosse commune. Rien à faire. L'heure de délivrance allait tinter.

Horrifiés à ce spectacle, les deux jeunes gens reculèrent:—ayant tiré la porte, sans une parole, ils rentrèrent chez Alexis, les yeux agrandis et se bouchant le nez.

—Un peu dédoré, ton monarque! murmura bientôt J. Bréart.

—Légèrement défraîchi, ton prince! appuya Nédonchel.

Ils lui retracèrent ce qu'ils avaient vu.

Les ayant écoutés en silence, Alexis secoua, de l'ongle de son petit doigt, la cendre de sa cigarette.

—Oui, dit-il avec un soupir: voilà; c'est bien ce que je disais, vous n'aurez jamais de talent.

—Ah! mais, tu es absurde, à la fin! s'écria Bréart. Comment! à deux pas d'un mort, autant dire, tu fais le prophète en chambre? Il s'agit bien de talent!

—Et quel rapport? grommela Nédonchel.

—Séparons-nous, il est tard! dit Alexis. Je me charge de prévenir en bas demain matin.

On but un dernier verre; puis, après une banale poignée de main, les deux juvéniles artistes descendirent en se chuchotant maints quolibets d'un ordre funèbre, à l'adresse du poète et de son roi détrôné.

Alexis écouta le heurt du portail. S'étant approché de la fenêtre, il entendit monter de la rue jusqu'à lui les rires, un peu assombris toutefois, de J. Bréart et de Nédonchel. Quand leurs pas et leurs voix se furent perdus aux lointains, il revint s'enfermer d'un tour de clef.

—Les trouble-fête! les niais! murmura le poète. De quelle utilité, pour ce moribond, ces deux farceurs ont-ils été?… D'aucune. C'était bien la peine de se moquer de mon rêve, pour aller s'effrayer d'une ombre, et revenir, du Réel, en se bouchant le nez!… Voilà ce que c'est que de n'avoir aucun talent!…—Au dédain de cet Imaginaire, qui, seul, est réel pour tout artiste sachant commander à la vie de s'y conformer, ils ont préféré s'en remettre à leurs sens en se figurant qu'on peut voir ce qu'il y a!—Enfin, puisqu'ils m'ont créé un «devoir»,—allons.

Ce disant, il remplit un verre de punch, en manière de cordial, pour l'offrir, s'il en était temps encore, à son mystérieux voisin. Puis, rouvrant la petite porte, il entra dans le taudion.

Sans hésiter, il s'approcha du malheureux, et, se penchant, avec un accent d'intérêt et de bonté:

—Eh bien! sire, dit-il,—voyons, voyons!… Cela ne va donc pas?

A cette parole, le vieux Pauvre tressaillit comme d'un frisson mortel;—mais, à la stupeur d'Alexis, il trouva la force de se soulever, de s'accouder, de regarder son visiteur en silence, avec une froide solennité. Le poète lui tendit le verre, qu'il repoussa de son doigt.

—Ah! c'est vous, jeune homme! articula d'une voix très basse le vieillard à demi expirant et entrecoupant ses paroles:—je vous ai entendu. Là… je reconnais… votre voix. Vous avez parlé—d'un roi, d'un homme d'exil… Moi aussi… je suis un songeur… J'ai passé ma vie en rêves!… Vous m'avez fait du bien, tout à l'heure… Vous m'avez fourni le dernier! Les rêves!… C'est si beau… Mais… en errant par les rues, toutes les nuits, dans une capitale… on trouve parfois… de quoi presque les réaliser!… L'habitude seule fait qu'on dédaigne… cela!—Pourtant… si l'on est sobre, attentif, bon placeur de trouvailles… on devient… riche—avec les années!… Regardez!

Et, d'un pénible effort, du bout de son crochet tranchant, qui sembla rayonner comme un sceptre entre ses phalanges décharnées, il fendit la toile de son grabat.

Des billets, en liasses pressées, des pierreries, des rouleaux d'or apparurent.

A leur vue, il eut, au fond des yeux, comme la brusque flamme d'une lampe qui va s'éteindre.

—Ah! que de fois… au petit matin… rentrant ici… que de fois—en touchant, en palpant ce trésor sur cette lamentable paillasse, j'ai vécu des minutes merveilleuses!… Pouvant incorporer mes rêves, je les possédais comme réels…

La mort oppressait l'effrayant pauvre: il parut se hâter.

—Puisque vous en êtes digne, je vous fais mon héritier. Seulement, ne voyez plus vos deux amis; ils s'appellent du temps perdu.—Maintenant… au revoir!… Il y a là près d'un demi million… Quand vous m'aurez fermé les yeux, prenez cela, mon fils!… et continuez mes rêves!…—Moi,—je… m'éveille.

Un tressaut le secoua; son corps se raidit; il retomba rigide.

*
*  *

Aujourd'hui le poète Alexis Dufrêne, ayant su quintupler en quelques mois son héritage en opérations financières des plus solides, habite dans l'Inde, en plein Népaul, un château-palais, sis au centre d'une propriété des Mille et une Nuits. Oublieux, même de ses deux amis, il y mène une existence de radjah.

J. Bréart et Eusèbe Nédonchel sont toujours à Paris. Tous deux, en nobles «esthéticiens», s'attardent, chaque soir, au fond de ces tavernes hantées de nos jeunes écrivains futurs, auxquels ils s'efforcent, à coups de théories, de démontrer «qu'il faut toujours voir les chosesTELLES QU'ELLES SONT

MAITRE PIED

A Monsieur Guy de Maupassant.

Bien résolu, cette fois, en vue de faire fortune, à devenir ce que le monde appelle un homme terre à terre, je sentis le besoin d'un Mentor. Et quel choisir, d'un conseil à la fois plus substantiel et plus subtil, que l'ex-notaire de ma famille, Me Pied, le juriste réputé le plus pratique de Normandie?… Je me rappelais l'avoir contemplé en des soirées de jadis, dans cette grosse ville de province où mes inscriptions prises furent suivies de si peu d'exactitude au cours de droit;—j'évoquais en pensée sa face froide aux lunettes d'or, son regard toujours baigné d'une sage indifférence, son menton de prognat, la matité de sa parole précise, son flegme taciturne, son front fuyant et pâle, et plus je songeais, plus je sentais que sa consulte me serait, dans l'espèce, d'un souverain secours.

Toutefois, une assez contrariante circonstance tempérait quelque peu, je l'avoue, l'élan qui me portait à rechercher son intime et familière fréquentation:—les gazettes de ces récents mois m'avaient appris qu'il s'était fait condamner à perpétuité. Mon ombrageux naturel m'induisant aux désillusions trop promptes, la gravité de cette soudaine mauvaise note, la qualité de l'impair qu'elle supposait, auraient sensiblement amoindri, je crois, l'estime—jusque-là presque aveugle où je tenais la supériorité pratique de Me Pied,—n'eussent été deux détails du procès, lesquels m'avaient donné à réfléchir:

1o Le caractère—inexplicable chez lui, selon moi, de son «crime»;

2o Ce fait que, veuf et venant de céder son étude au comptant depuis moins d'un semestre, il était advenu qu'au cours des assises, les plus retors de nos limiers judiciaires avaient fini par s'avouer hors d'état de lui découvrir la propriété d'une pièce de cinq francs,—tellement il avait su placer, à l'étranger, d'une façon secrète et sûre, le large demi-million qu'on lui savait.

*
*  *

Ah! cette cause célèbre!… Comment, au lu des débats, du réquisitoire et du verdict, persister à me croire éveillé?… Il en ressortait, en effet, l'énigmatique résumé suivant.—En Bretagne, l'Avril passé, Me Pied, par un hasard de villégiature, s'était trouvé, depuis deux jours, l'hôte de notre vieux et cher baron des Gauds-d'Argental, un de ses plus anciens clients, un ami. Le second soir, une discussion de dessert s'étant élevée, Pied,—si réservé d'habitude, avait tout d'un coup stupéfait les convives en se révélant comme grand mangeur de prêtres et de rois. On s'était échauffé et, par instants, il avait donné à ses auditeurs interdits l'impression d'un Robespierre… Puis, il s'était retiré dans sa chambre après avoir notifié pour le lendemain matin son départ—devenu nécessaire d'ailleurs… Or, en vérité, c'est ici que les choses tournent à l'invraisemblable!… Au milieu de la nuit, se relevant en sursaut, Pied,—comme en proie à quelque maladive crise de perversité, de frénésie rancunière, de démence vindicative, absolument inconcevable chez l'homme que tous avaient, jusqu'alors, connu en lui,—s'était dirigé, brandissant un flambeau, vers la grange encombrée de fourrages qui attenait à l'habitation.

Des gens de ferme l'avaient VU METTRE LE FEU!—En un moment, la toiture éclata sous les flammes.—Heureusement, la proximité d'un puits réduisit le sinistre à de simples pertes matérielles.—Sur des rapports de témoins, la gendarmerie accourue avait arrêté l'incendiaire.—A l'instruction, Me Pied nia d'abord, jouant l'égarement, puis excipa d'accès de somnambulisme auxquels il était sujet.—Mais le plus étrange fut son attitude aux assises, où cyniquement il osa soutenir «qu'après tout, ce n'était pas un bien grand forfait d'avoir porté la torche dans la pigeonnière d'un sénile et arriéré talon rouge qui prétendait imposer à son siècle des idées politiques et religieuses déjà démodées sous Louis le Gros

Cette sortie lui valut l'examen médical. Les docteurs l'ayant déclaré pleinement responsable et de sang-froid, le procès suivit son cours.—Peuh! l'on s'attendait à quelque trois ou cinq ans. Soudain, voici qu'au moment du délibéré, le prévenu, travaillé sans doute par une rechute, se mit à fredonner ces vers,—de plus en plus contradictoires non seulement avec tout son passé, mais avec l'expression distraite et sceptique de sa figure:

Oui, je voudrais sans Dieu ni maîtres,
Usant de légitimes droits,
Des boyaux du dernier des prêtres
Etrangler le dernier des rois.

Pour le coup, les plus rassis de ses intimes ébauchèrent une grimace: le défenseur, abasourdi, réclama, devant l'évidente indisposition de son client, l'indulgence de la cour.—Vains efforts! Le jury breton, composé de bien-pensants, sortit exaspéré pour ne rentrer, une minute après, que sur des conclusions entraînant l'application du maximum,—et tout fut dit.

Grâce à d'officielles influences, dont ses secrets mandataires surent voiler les concussions, il lui fut accordé, de haut lieu, de subir jusqu'à nouvel ordre sa peine (et ceci pour raisons de santé) en un pénitencier du Centre—où les douceurs salariées de l'infirmerie le reçurent:—depuis quatre mois, il y attendait les amnisties d'usage.

Malgré l'arrêt glaçant qui sanctionnait cette histoire, je persistais—fort de l'impression laissée en mes esprits par son déconcertant héros—à la trouver assez… mystérieuse.

Mais, à quoi bon, désormais, perdre le temps à l'approfondir? Pied n'était plus qu'un homme à la mer.

L'essentiel était de savoir s'il avait recouvré, dans le calme de sa captivité, son fonds de mérite et de clairvoyance. Que m'importait le reste? La détention lui créant des loisirs, n'était-ce pas le moment de l'aller sonder et d'en apprendre, si possible, l'infaillible «Sésame, ouvre-toi!» de la réussite, en affaires positives, le «mot qui suffit» à se guider vers la Fortune?—M'étant donc fait recommander au ministre par une danseuse de mes amies, j'obtins de celui-ci, pour le directeur de la maison d'arrêt de C***, une lettre à faire battre aux champs devant mon domestique; et, sur les trois heures de relevée, l'autre lundi, j'arrivai, valise au poing, à C***. Une fois le seuil franchi de son énorme prison, je remis ma lettre.—Le directeur lui-même vint me prendre, avec affabilité: on traversa les cours.—Dans un angle du préau, cerné de massives murailles, un poêle, entouré de bancs, chauffait un abri de planches, un poste de surveillants. Le directeur m'y conduisit et m'y laissa seul, m'ayant prié d'attendre que le détenu me fût amené.

Bientôt parut, entre deux gardiens et vêtu de la bure grise des prisonniers, l'ex-notaire. Rien de changé, en sa rectiligne personne!… Une fois seuls, nous nous saluâmes; il m'indiqua l'un des bancs; je m'assis, et, m'ayant imité, il m'offrit un havane, en me disant:

—Vous êtes le seul qui soyez venu me visiter. En quoi puis-je vous être utile?

Devant pareil accueil, et fort de mon extrême jeunesse, je lui signifiai, sans ambages ni détours, à cœur ouvert, ma soif de conquérir une aisance dorée. Je lui avouai la foi que la lucidité de ses vues en affaires me suggérait toujours, et le grand espoir que, malgré sa mésaventure, j'avais fondé sur sa direction. Jusqu'à ce jour, mes goûts intellectuels m'avaient entraîné vers le culte des Lettres: écrire un beau livre me semblait encore un moyen de me créer une influence sociale et de parvenir, par suite, à la dignité du pain viager, la seule sérieuse en ce siècle… M'étais-je fourvoyé? Devais-je continuer? et dans quelle ligne?

—Cela dépend, répondit-il.—Si votre cerveau ne sécrète que du Beau convenu, si vous êtes né bon démarqueur, doué d'une écriture souple, d'une médiocrité… distinguée… Au fait, avez-vous publié quelque chose?

Je tirai, de la poche de ma houppelande, mon unique volume, un recueil de vers intitulé: Loisirs d'un Contribuable.

Il le prit et, sous l'horrible jour du préau, se mit à le parcourir. Nous fumions en silence. Au bout de cinq minutes, il me le rendit avec une inoubliable expression de dédaigneuse tristesse.

—Le titre m'avait fait espérer mieux, dit-il, et j'en déplore l'ironie. Ces pages décèlent un souci constant de Beau pur,—et de qualité désintéressée; on y sent frémir, sous le voile de vos vingt-cinq ans, le Mens divinior, le goût du rare, la recherche d'intégrité dans l'expression, l'éclair créateur.—Or, vous êtes pauvre; voici donc votre inévitable avenir:—dilution forcée de vous-même en menues productions obligatoires, impossibilité d'écrire œuvre vraie et puissante, mépris final de tous et de vous-même; vieillesse précoce et sans ressources; agonie sans les yeux au ciel de vos «Confrères», grabat d'hôpital ou de garni pour l'ultime soupir—et, sauf la sépulture par souscription, la probable fosse commune de tous les Mozart du monde.—Puis, une statue, peut-être, en un square, où votre ombre de bronze, sempiternellement entourée de bonnes d'enfants, semblera bénir le larbinisme humain, dont les demi-sourires poursuivront votre mémoire et dont vous aurez été le dindon.

A ces âcres paroles, je sentis une lueur me passer dans les yeux.

—Diantre! grommelai-je, mais… si l'Art puissant, voyant et viril, conduit à cette fin sombre,—et si la science pratique de la vie conduit… où vous êtes,—que choisir?

Cette fois, Pied fit un haut-le-corps et son visage glacé s'anima comme d'une surprise.

—Quoi! s'écria-t-il,—vous n'avez rien deviné, à mon sujet, de plus que les autres—et, ce nonobstant, vous êtes venu ici d'instinct?… Ma foi, cela mérite une confidence, rien, d'ailleurs, ne pouvant plus me nuire: Et, me regardant au blanc des yeux, il reprit d'une voix plus basse:

—Ainsi vous, qu'une… fée… a doté de la faculté maîtresse, le flair, vous avez pu supposer qu'un homme aussi pondéré que moi pouvait s'être laissé entraîner à des… absences?… Ah! poète! En quelle année pensez-vous donc vivre? En 1452? En 1865?… Mais, nous mangeons un siècle par an, ce jourd'hui, mon cher novateur!—et vous êtes en retard.—Sachez-le donc bien: de nos jours, ce n'est pas d'être au bagne, même à perpétuité, qui compromet l'avenir; ce serait bien plutôt d'avoir écrit un livre empreint de votre genre de Beau idéal. Cela, nul ne s'en relève,—le monde pardonnant tout,—excepté l'âme. Poète, je suis ici parce que je sais ce que je veux et ce que je fais, et qu'ayant un but fixe, je sais me conformer au meilleur moyen de l'atteindre vite et d'un pas infaillible. Je suis au bagne parce que,—chacun ayant ses petites faiblesses,—j'ai soif de considération vraie! officielle! cotée!

«Certes il est d'autres façons de l'obtenir, mais j'ai dû choisir la plus brève et la plus sûre.—Oui, parce que j'ai soif du pouvoir en un mot?—Vos prunelles se dilatent? Voyons! un peu de calme: rappelez-vous, et comparez. Socialement, qui étais-je hier? J'étais maître Pied, ancien notaire, trente mille francs de rente. Certes, c'était fort bien déjà; mon nom m'ouvrait toutes les portes; il est bref, terre à terre, témoigne d'une race prudente et ne porte ombrage à personne; il est donc bien évident qu'aujourd'hui ce nom,—mis en relief par un acte d'importance,—pouvait me conduire à tout.

«Mais quel acte accomplir? C'était là le problème. A quel titre eussé-je brigué, par exemple, les cinquante ou cent mille suffrages qui poussent à la Chambre et, par suite, si l'on sait son monde, au banc ministériel? Remarquez bien qu'il me le fallait banal, cet acte, ce moyen,—(car je répugne à l'extraordinaire),—banal, mais d'une valeur pratique, s'étayant sur des précédents hors de conteste.

«Eh bien, un très attentif examen des affiches électorales de ces quinze dernières années me convainquit, bientôt, de cette vérité—devant l'évidence de laquelle s'inclinerait M. de la Palisse,—qu'entre les candidats dûment élus et validés, ceux qui se bornèrent à faire valoir, sur les murailles, les simples titres politiques (lesquels en valent bien d'autres), D'ANCIENS FORÇATS, D'INCENDIAIRES ET D'ÉCHAPPÉS DE BAGNE (en ajoutant «sous le feu des sentinelles», ce qui, attestant la vigilance de l'Etat, n'est jamais démenti) furent ceux qui,—j'en ai la liste—obtinrent, pour la plupart, de l'enthousiasme populaire, des ballots de bulletins.

«A cette découverte, je résolus de m'appeler Pied… tenez, tout bonnement comme on s'appelle Pyat.

«En effet,—si l'on ne bute pas contre un de ces cas d'engouement, où tout un peuple vote quand même pour l'homme en qui s'incarne l'idée du jour, et devant lesquels il n'y a rien à faire,—ces titres à la législature sont les plus irrésistibles aux yeux des masses radicales,—pour peu, surtout, qu'on les espace par des bouts de phrase tels que: «martyr de la cause sociale, ayant bravé le jury, insulté et nargué les juges, fait acte d'homme «à poigne»; et j'atteste qu'aucune capacité ne vaut ces titres, et ne prévaudrait contre eux.—S'étant raréfiés, toutefois, cette année, faute de sérieux titulaires, celui qui, COMME MOI, peut les rénover, offre donc d'indiscutables chances d'apparaître comme l'homme attendu. Bref, mon évasion, dût-elle me revenir à quelque cinquante mille francs, l'affaire pour moi demeure excellente.

«Ah! qu'il doit être amusant de faire des lois—qui seront appliquées par ces mêmes juges vous ayant condamné aux travaux forcés!—Quand je pense à ce cher baron d'Argental! M'a-t-il assez pris pour le spectre rouge,—moi, qui, si je cédais à l'enfantillage de me parquer dans une opinion, serais, sans doute, Jérômiste! Un jour, je lui dirai combien il m'en a coûté d'accomplir le nécessaire sous son digne toit… Mais l'instant de mon «Vive la Pologne!…» étant sonné, je devais tout sacrifier à l'occasion. Mon plan l'exigeait,—et je me sens, ce soir, le but si bien en main, qu'entre ce chausson de lisière, que j'achève, et le portefeuille, je ne fais d'autre différence que celle de la fleur au fruit.

«Laissons cela. C'est assez parler de moi, mon avenir étant magnifique et tout tracé. Causons du vôtre. Maniez-moi, désormais, de l'or et non des mots. Plus de Beau idéal, plus d'Art, plus d'âme, plus de fumisteries!—ou gare le grabat, la voirie, et les bonnes d'enfants sous votre bronze.

«Dès demain, louez-moi, dans Paris, un bureau, trois chaises, un fauteuil, deux bancs pour l'antichambre, un domestique en livrée neutre et sévère, et que sur votre porte soit clouée une large plaque de cuivre avec ce mot: BANQUIER. Ce titre est d'un si intrinsèque prestige, il est à ce point magique, voyez-vous, que si tel mendiant, tel famélique loqueteux, osait l'inscrire au fronton de son échoppe, le passant, qui viendrait de lui jeter deux sous, lui confierait peut-être sa fortune. La leçon subie d'une faillite de quinze cents millions confiés au premier venu n'est-elle pas oubliée déjà? Les deux milliards qui viennent de s'évaporer entre les deux Amériques ont-ils appris quelque chose? Rien. Rien. Rien.

«Pénétrez-vous de cette vérité, en y conformant vos actes,—mais en criant au paradoxe, si des clients vous la redisaient! Vous n'avez point d'or? Feignez d'en manier! L'or est comme les femmes, il vient vite à qui s'en occupe toujours. Quant aux «artistes», peignez-vous la tête de leur souvenir.—Fuyez les humbles et les tristes, et les Pauvres: ils sont contraires à la lumière de l'or.

«Bref, rappelez-vous chaque matin le mot du vieux Laffitte mourant, et disant à ses fils: «Comment j'ai fait pour gagner mes millions?… En ne fréquentant jamais que des gens heureux!» Sur ce, bonsoir, jeune homme!… Une fois au pouvoir exécutif, si je vois que vous avez renoncé aux rêves et suivi mon conseil, eh bien, en retour de votre confiance et de votre visite, la veille de quelque conversion, je vous ferai signe. C'est reçu.»

Ce disant, Pied m'ayant salué, sortit.—Là-bas deux surveillants le réintégrèrent dans la prison.—Je m'enfuis.

*
*  *

Je dus m'aliter quelques jours à l'hôtel, cet entretien m'ayant très fortement impressionné.

De retour à Paris, ce 27 janvier 1889, que vois-je sur tous les murs? Les affiches électorales du citoyen Pied! Son évasion officielle!… Ah! comme il fait valoir ses titres! Quelles géniales fautes de français! Son triomphe est assuré.—Et cette image où, dans une barque, sous le feu des batteries d'un fort lointain, le voici voguant vers un soleil levant au ras des flots, ayant derrière lui deux femmes en tuniques blanches, l'une couronnée d'épis, l'autre tenant un glaive!—Je cours bien vite aux urnes voter pour lui, talonné de près, je l'espère, par ceux les plus éclairés de mes lecteurs. Me Pied n'a-t-il pas, sur tous les Honorables qu'il a réellement égalés, l'immense supériorité d'avoir su, au moins, ce qu'il faisait?

Mais, j'y songe! Pourvu que ce candidat modèle ne se heurte pas, inopinément, contre l'un de ces engouements de la foule pour un inconnu qui passe…—engouements mystérieux devant lesquels prévisions, calculs, sentences, deviennent de la fumée sous une rafale,—et qui semblent allumer, tout à coup, au front de ce passant, comme la lueur d'un destin[11]!

[11] Ici se terminait la première version de ce conte; sur une copie postérieure, Villiers de l'Isle Adam ajoutait les lignes suivantes:

«Heureusement, je n'aperçois, sur les murs, que les affiches d'un certain boulanger nommé Jacques—et je ne présume pas que ce compétiteur puisse l'emporter sur un homme d'une valeur aussi convenue que notre digne et si clairvoyant incendiaire.»

L'AMOUR SUBLIME

M. Evariste Rousseau-Latouche, député de l'un de nos départements les plus éclairés, siégeait au centre gauche de notre Parlement.

Au physique, c'était un de ces hommes qui ont toujours eu l'air d'un oncle.

Quarante-cinq ans, environ; l'encolure un peu molle, résistante pourtant; la chair des joues offrait quelques menues bouffissures, l'âge ayant ses droits; mais il en humectait chaque matin, de crèmes diverses, la couperose. Le nez long et froid. Les yeux grisâtres. La lèvre inférieure franche, rouge, un peu épaisse: la supérieure très fine et formant la ligne quatrième de la carrure du menton. La voix bien timbrée, précise. Brun encore, mais ceci grâce à ces innocentes «applications» de teinture qui sont de mode.

C'était le type de l'homme de nos jours, exempt de superstitions, ouvert à tous les aspects de l'esprit, peu dupe des grands mots, cubique en ses projets financiers, industriels ou politiques.

En 1876, il avait épousé mademoiselle Frédérique d'Allepraine, la tutrice de cette orpheline de dix-sept ans la lui ayant accordée à cause de l'extérieur, à la fois sérieux et engageant, de cet honnête homme;—et puis les situations se convenaient…

Rousseau-Latouche avait fait sa fortune dans les lins. Il ne s'était enrichi que par le travail—et, aussi, grâce à quelque peu de savoir-faire,—sans parler de certaines circonstances dont il est convenu que les sots seuls négligent de profiter; tout le monde l'estimait donc, de l'estime actuelle.

Au moral, il avait les idées françaises d'aujourd'hui, les idées, ayant cours,—excepté en quelques négligeables esprits. Ses convictions se résumaient en celles-ci:

1o Qu'en fait de religions, tous les cultes imaginables ayant eu leurs fervents et leurs martyrs, le Christianisme, en ses nuances diverses, ne devait plus être considéré que comme un mode analogue de cette «mysticité» qui s'efface d'elle-même—brume traversée par le soleil levant de la Science;

2o Qu'en fait de politique, le régime royal en France (et ailleurs), ayant fait son temps, s'annule également, de soi-même;

3o Qu'en fait de morale pratique, il faut, tout bonnement, se laisser vivre selon les règles salubres de l'honnêteté (ceci autant que possible),—sans être hostile au Bien, c'est-à-dire au Progrès;

4o Qu'en fait d'attitude sociale, le mieux est de laisser, en souriant, pérorer les gens en retard, dont le cerveau n'est pas d'une pondération calme et dont les derniers groupes tendent à disparaître comme les Peaux-Rouges.

Bref, c'était un être éminemment sympathique, ainsi que le sont, de nos jours, presque tous ceux qui—les mains vides, mais ouvertes—sont doués d'assez d'empire sur eux-mêmes pour pouvoir prononcer, non seulement sans rire, mais avec une sincérité d'accent convaincante, le mot Fraternité,—c'est-à-dire le mot le plus lucratif de notre époque.

Madame Rousseau-Latouche, née Frédérique d'Allepraine, en tant que nature, différait de son mari.

C'était une personne atteinte d'âme,—un être d'au delà joint à un être de terre. Elle était d'un genre de beauté à la fois grave, exquis et durable. Il ressortait de sa personne une sympathie pénétrante, mais qui humiliait un peu. Le regard chaste et froid de ses yeux bleus éclairait, d'intérieurement, sa transparente pâleur; et la grâce de son affabilité charmait,—bien qu'un peu glacée, à cause des gens dont le sourire trop volontiers s'affine.

En dépit des trente ans dont elle approchait, elle pouvait inspirer les sentiments d'un amour auguste, d'une passion noble et profonde. Quelque surpris que fussent, à sa vue, les visiteurs ou même les passants, il était difficile de ne pas se sentir moins qu'elle en sa présence,—et de ne pas rendre hommage à la simplicité si tranquillement élevée de cet être d'exception perdu en un milieu d'individus affairés. Dans les soirées elle semblait, malgré son évidente bonne volonté, si étrangère à son entourage, que les femmes la déclaraient «supérieure» avec un demi-sourire qui servait la transition pour parler de choses plus gaies.

Ses goûts étaient incompréhensibles, extraordinaires. Ainsi, musicienne, elle n'aimait exclusivement et sans jamais une concession, que cette musique dont l'aile porte les intelligences bien nées vers ces régions suprêmes de l'Esprit qu'illumine la persistante notion de Dieu,—d'une espérable immortalité en cette incréée «Lumière» où toute souffrance mortelle est oubliée.

Elle ne lisait que ces livres, si rares, où vibre la spiritualité d'un style pur. Peu mondaine, malgré les exigences de sa position, c'était à peine si elle acceptait de figurer en d'inévitables ou officielles fêtes. Taciturne, elle préférait l'isolement, chez elle, dans sa chambre, où sa manière de tuer le temps consistait, le plus souvent, à prier, en chrétienne simple, pénétrée d'espérance. Privée d'enfants, ses meilleures distractions étaient de porter, elle-même, à des pauvres, quelque argent, des choses utiles, ceci le plus possible, et en calculant de son mieux ces dépenses; car Evariste, sans précisément l'entraver ici, serrait devant toutes exagérations, et non sans sagesse, les cordons de la bourse.

M. Rousseau-Latouche, en conservateur sagace, en esprit éclectique, aux vues larges, comprenant toutes les aberrations des êtres non parvenus encore à sa sérénité intellectuelle, non seulement trouvait très excusable, en sa chère Frédérique, cette «mysticité» qu'il qualifiait de féminine, mais, secrètement, n'en était point fâché. Ceci pour plusieurs motifs concluants.

D'abord, parce que, si ce genre de goûts témoignait, en elle, d'une race «noble», le mieux est, aujourd'hui, d'absoudre, avec une indulgence discrète (une déférence, même), ces particularités d'atavisme destinées à s'atténuer avec les générations. On ne peut extirper, sans danger, ces espèces de taches de naissance,—qui, d'ailleurs, donnent du piquant à une femme. Puis,—tout en reconnaissant, en soi-même, la fondamentale frivolité de pareilles inclinations, on doit ne pas oublier qu'en de certains milieux influents encore, et dont les préjugés sont par conséquent ménageables, on peut être fier, négligemment, de laisser constater, en sa femme, ces travers sacrés, flatteurs même, et qu'ainsi l'on utilise. C'est une parure distinguée.

Ensuite, cela présente—en attendant qu'il soit trouvé mieux—des garanties d'honnêteté conjugale des plus appréciables, aux yeux surtout d'un homme d'Etat, absorbé par des labeurs d'affaires, de législature, etc.,—qui, enfin, «n'a pas le temps» de veiller avec soin sur son foyer. En somme donc, ces diverses tendances d'un tempérament imaginatif constituant, à son estime, en sa chère femme, une sorte de préservatif organique, une égide naturelle contre les nombreuses tentations si fréquentes de l'existence moderne, Evariste,—bien qu'hostile, en principe, à leur essence,—avait fait, en bon opportuniste, la part du feu. Que lui importait, après tout? Ne vivons-nous pas en un siècle de pensée libre? Eh bien! du moment où cela non seulement ne le gênait pas, mais—redisons-le—lui pouvait être utile, flatteur même, entre temps, pourquoi ce clairvoyant époux eût-il risqué sa quiétude, en essayant, sans profit, de guérir sa femme de cette maladie incurable et natale qu'on appelle l'âme?… Tout pesé, ce vice de conformation ne lui semblait pas absolument rédhibitoire.

Presque toute l'année, les Rousseau-Latouche habitaient leur belle maison de l'avenue des Ternes. L'été, aux vacances de la Chambre, Evariste emmenait sa femme en une délicieuse maison de campagne, aux environ de Sceaux. Comme on n'y recevait pas, les soirées étaient, parfois, un peu longues; mais on se levait de meilleure heure. Un peu de solitude, cela retrempe et rassoit l'esprit.

De grands jardins, un bouquet de bois, de belles attenances, entouraient cette propriété d'agrément. N'étant pas insensible aux charmes de la nature, M. Rousseau-Latouche, le matin, vers sept heures, en veston de coutil à boutonnière enrubannée et le chef abrité d'un panama contre les feux de l'aurore, ne se refusait pas, tout comme un simple mortel, à parcourir, le sécateur officiel en main, ses allées bordurées de rosiers, d'arbres fruitiers et de melonnières. Puis, jusqu'à l'heure du déjeuner, il s'enfermait en son cabinet, y dépouillait sa correspondance, lisait, en ses journaux, les échos du jour, et songeait mûrement à des projets de loi—qu'il s'efforçait même de trouver urgents, étant un homme de bonne volonté.

Pendant la journée, madame s'occupait des nécessiteux que le curé de la localité lui avait recommandés:—ce qui, avec un peu de musique et de lecture, suffisait à combler les six semaines que l'on passait en cet exil.

Vers la fin de juillet, l'an dernier, les Rousseau-Latouche reçurent, à l'improviste, la visite exceptionnelle d'un jeune parent venu de Jumièges, la vieille ville, et venu pour voir Paris—sans autre motif. Peut-être s'y fixerait-il, selon des circonstances—si difficiles à prévoir aujourd'hui.

M. Bénédict d'Allepraine se trouvait être le cousin germain de Frédérique. Il était plus jeune qu'elle d'environ six années. Ils avaient joué ensemble, autrefois, chez leurs parents; et, sans s'être revus depuis l'adolescence, ils avaient toujours trouvé, dans leurs lettres de relations, entre famille, un mot aimable les rappelant l'un à l'autre. C'était un jeune homme assez beau, peu parleur, d'une douceur tout à fait grave et charmante, de grande distinction d'esprit et de manières parfaites, bien que M. Rousseau-Latouche les trouvât (mais avec sympathie) un peu «provinciales».

Or, par une coïncidence vraiment singulière, étant surtout donnée la rareté de ces sortes de caractères, la nature intellectuelle de Bénédict d'Allepraine se trouvait être pareille à celle de Frédérique. Oui, le tour essentiellement pensif de son esprit l'avait malheureusement conduit à certain dédain des choses terre à terre et à l'amour exclusif des choses d'en haut: ceci au point que sa fortune, bien que des plus modestes, lui suffisait, et qu'il ne s'ingéniait en rien pour l'augmenter, ce qui confinait à l'imprévoyance.

Ce n'était pas qu'il fût né poète; il l'était plutôt devenu, par un ensemble de raisonnements logiques et, disons-le tout bas, des plus solides, à la vue de toutes les feuilles sèches dont se payent, jusqu'à la mort, la plupart des individus soi-disant positifs. S'il acceptait de «croire» un peu par force, aux réalités relatives dont nous relevons tous, bon ou mal gré nous, c'était avec un enjouement qui laissait deviner la mince estime qu'il professait pour la tyrannie bien momentanée de ces choses. Bref, il s'était, de très bonne heure—et ceci grâce à des instincts natals—détaché de bien des ambitions, de bien des désirs, et ne reconnaissait, pour méritant le titre de sérieux, que ce qui correspondait aux goûts sagement divins de son âme.

Hâtons-nous d'ajouter que, dans ses relations, c'était un cœur d'une droiture excessive, incapable d'un adultère, d'une lâcheté, d'une indélicatesse, et que cette qualité, comme le rayon d'une étoile, transparaissait de sa personne. Quelque réfractaire qu'il se jugeât quant à l'action violente, s'il eût découvert, au monde, telle belle cause à défendre qui ne fût illusoire qu'à, demi, certes il se fût donné la peine d'être ce que les passants appellent un homme, et de façon, même, probablement, à démontrer, sans ostentation, le néant, l'incapacité de ceux qui l'eussent raillé sur les nuages de ses idées généreuses; mais, cette belle cause, il ne l'entrevoyait guère au milieu du farouche conflit d'intérêts qui, de nos jours, étouffe d'avance, sous le ridicule et le dédain, tout effort tenté vers quoi que ce soit d'élevé, de désintéressé, de digne d'être.—S'isolant donc en soi-même, avec une grande mélancolie, c'était comme s'il se fût fait naturaliser d'un autre monde.

Bénédict reçut un accueil amical chez les Rousseau-Latouche; on s'ennuyait, parfois; ce jeune homme représentait, au moins pour Evariste, quelques heures plus agréables, une distraction. Puis, il était de la famille, M. d'Allepraine dut céder à l'invitation formelle de passer les vacances avec eux.

En quelques jours, Frédérique et Bénédict, s'étant reconnus du même pays, se mirent, naturellement, à s'aimer d'un amour idéal, aussi chaste que profond, et que sa candeur même légitimait presque absolument. Certes ils n'étaient pas sans tristesse; mais leur sentiment était plus haut que ce qui leur causait cette tristesse.—Oh! cependant, ne pas s'être épousés! Quel éternel soupir! Quel morne serrement de cœur!

L'épreuve était lourde.—Sans doute ils expiaient quelque ancestral crime! Il fallait subir, sans faiblesse, la douleur que Dieu leur accordait, douleur si rude qu'ils pouvaient se croire des élus.

Rousseau-Latouche, en homme de tact, s'aperçut très vite de ce nébuleux sentiment dont leurs organismes moins équilibrés que le sien, les rendaient victimes. Comment l'eussent-ils dissimulé? C'était lisible en leur innocence même—en la réserve qu'ils se témoignaient.

Evariste,—nous l'avons donné à entendre,—était un de ces hommes qui s'expliquent les choses sans jamais s'emporter, son calme énergique lui conférant le don d'étiqueter toujours, d'une manière sérielle, un fait quelconque, sans l'isoler de son ambiance,—et, par conséquent, de le dominer, en l'utilisant même, s'il se pouvait,—dans la mesure du convenable, bien entendu.

Si donc son premier mouvement, instinctif, immédiat, fut de congédier Bénédict sous un prétexte poli, le second fut tout autre, après réflexion:—toute autre!

Étant données, en effet, ces deux natures «phénoménales», il fallait bien se garder, au contraire, de renforcer, en le contrecarrant, en ayant même l'air de le remarquer, cette sorte d'«angélisme» futile, ce cousinage idéal dont il redevait à lui-même de dédaigner d'être jaloux, du moment où il en tenait solidement l'objet réel. Leur honnêteté, qu'il sentait impeccable, le garantissait. Dès lors, il ne pouvait qu'être flatté, dans sa vanité d'homme de quarante-cinq ans, d'avoir pour femme une personne, qu'un jeune homme aimait—et aimerait—en vain! La qualité de leur inclination réciproque, il la comprenait exactement. C'était une sorte d'affectif, de morbide et vague penchant, éclos de trop mystiques aspirations et sans plus de consistance matérielle que le vertige résulté d'un duo de musique allemande, chanté avec une exagération de laisser-aller. Il lui suffirait, à lui, Rousseau-Latouche, d'un peu de circonspection pour circonscrire ce prétendu «amour» dans ces mêmes nuages d'où il émanait, et paralyser, d'avance, en lui, toutes échappées vers nos pâles mais importantes réalités. Il était bon de temporiser. Rien d'alarmant, en cette fumée juvénile, qui se dégageait—d'un couple de cerveaux ébriolés par une manière de tour de valse,—dans l'azur, et qui se disséminerait de soi-même au vent des désillusions de chaque jour.

Tous deux étaient, à n'en pas douter, d'une intégrité de conscience aussi évidente que la transparence du cristal de roche; ils étaient incapables d'un abus de confiance, d'une déshonnête chute en nos grossièretés sensuelles,—enfin d'un adultère, pourvu, bien entendu, que le Hasard ne vînt pas les tenter outre mesure. Son mariage leur était aussi désespérant que sacré,—car leur nature était de prendre au sérieux ces sortes de choses au point qu'ils eussent rougi de s'embrasser en cachette comme d'une insulte mutuelle! Dès lors, tous deux ne méritaient, au fond—(avec son estime!)—qu'un doux sourire. Il était l'homme,—eux étaient des enfants,—des «bébés» ivres d'intangible!—Conclusion: la ligne de conduite que lui dictaient la plus élémentaire prudence et le sentiment de sa rationnelle supériorité, devait être de fermer les yeux, de ne rien brusquer, de laisser, enfin, s'user, faute d'aliment physique, ce platonique «amour» qui,—supposait-il,—si nulle absolvable occasion, nulle circonstance… irrésistible… ne leur était offerte, pour ainsi de force, n'avait rien de vraiment sérieux,—et qu'au surplus les souffles hivernaux de la rentrée à Paris (en admettant, par impossible, qu'il durât jusque-là) dissiperaient comme un mirage. Il n'en resterait entre eux trois qu'un innocent souvenir de villégiature,—agréable, même, à tout prendre.

Cependant, les soirs,—dans les promenades aux jardins,—au déjeuner, au dîner, surtout dans le salon, lorsqu'on s'y attardait en causerie,—quelle que fût la retenue froide qu'ils se témoignaient, Frédérique et Bénédict semblaient se complaire à ne parler que d'«idéalités» de surexistence par delà le trépas, d'unions futures, de nuptiales fusions célestes,—ou de choses d'un art très élevé,—choses qui, pour M. Rousseau-Latouche, n'étaient, au fond, que des rêveries, des jeux d'esprit, du clinquant.

En vain cherchait-il, de temps à autre, à ramener la conversation sur un terrain plus solide,—le terrain politique par exemple:—on l'écoutait, certes, avec la déférence qui lui était due; mais, s'il s'agissait de lui répondre, on ne pouvait que se reconnaître trop peu versés en ces questions graves, et aussi d'une intelligence trop insuffisamment pratique, pour se permettre de risquer un avis en cette matière.—De sorte que, par d'insensibles fissures, la conversation glissait entre les mains (cependant bien serrées) du conversateur, et s'enfuyait en rêves mystiques. Bref, ils avaient l'air de fiancés que séparait un tuteur opiniâtre, et qui, à force d'ennuis, devenus insoucieux de se posséder sur la terre, faisaient, naïvement, leurs malles devant lui, Rousseau-Latouche, député du centre, pour les sphères éthérées.

C'était l'absurde s'installant dans la vie réelle.

Ceci dura quinze longs jours, au cours desquels Evariste, tout en n'ayant qu'à se louer de sa femme et de Bénédict au point de vue des convenances, en était tout doucement arrivé à se sentir comme étranger chez lui. Il ne pouvait s'expliquer ce phénomène, trouvant au-dessous de sa dignité de prendre au sérieux l'impalpable. Bien souvent il avait eu, de nouveau, la violente démangeaison de congédier Bénédict,—poliment, mais en ayant soin d'isoler Frédérique de cette scène d'adieux qui, présumait-il, ne se fût point terminée sans tiédeur. Et toujours le motif qui l'avait maintenu dans l'espèce de neutralité modérée dont il avait préféré l'option dès le principe, n'était autre que la dédaigneuse pitié qu'il ressentait, disons-nous, pour cet immatériel amour, et qu'il eût eu l'air de reconnaître, comme VALABLE, en s'effarouchant. Oui, c'était un homme trop soucieux de sa dignité morale pour accéder à cette concession risible.

A de certains moments, il en venait à regretter de ne pouvoir, vraiment, leur adresser aucun reproche, fondé sur la moindre inconséquence de leur part. C'est qu'il avait affaire non pas à des amoureux de la vie, mais à des amants de la Vie. A la fin, ceci l'énerva jusqu'à refroidir l'amour que Frédérique lui avait inspiré si longtemps. Les êtres trop équilibrés ne pardonnent pas volontiers l'âme, lorsque, par des riens inintelligibles pour eux (mais très sensibles), elle les humilie de son inviolable présence. L'âme prend, alors, à leurs yeux, les proportions d'un grief: et, même amoureux, cela les dégoûte bientôt de tout corps affligé de cette infirmité.

C'est pourquoi l'idée vint à Evariste,—l'idée étrange et cependant naturelle!—de les humilier à son tour, de leur montrer, de leur PROUVER qu'ils étaient, «au fond», des êtres de chair et d'os comme lui, et comme «tout le monde»!… Et que, sous les dehors de leurs belles phrases, plus ou moins redondantes, mais aussi creuses qu'idéales, se cachaient les sens purement humains d'une passion très banale!… Et que ce n'était pas la peine de le prendre de si haut avec les choses terrestres, quand après tout l'on n'en faisait fi qu'en paroles!

Il se mit donc—sans trop se rendre compte de la vilenie compassée d'un tel procédé—à leur tendre des pièges! à les laisser seuls, aux jardins, par exemple,—alors qu'il les observait de loin, muni d'une forte jumelle marine.—(Oh! certes, dès le premier baiser, par exemple, il serait survenu, et leur eût, en souriant, fait constater leur hypocrite faiblesse!)… Malheureusement pour lui, Frédérique et Bénédict ne donnèrent, en ces occasions, aucune prise à ses remontrances, ne réalisèrent pas son singulier espoir. Ils se parlèrent peu, et se séparèrent bientôt, sans affectation, par simple convenance. Frédérique devant aller rendre ses visites à des pauvres, Bénédict lui remettait un peu d'or, pour l'aider en ces futilités toutes féminines. De là les quelques paroles entre eux échangées. Evariste les trouvait au moins imbéciles.

Le fait est qu'aux yeux d'un jeune homme ordinaire, de ce que l'on appelle un Parisien, Bénédict eût passé pour un simple sot et Frédérique pour une coquette s'amusant d'un provincial. Rien de plus. Cependant le lien qui les unissait, pour vague qu'il fût, était, positivement, plus solide que… s'ils eussent été coupables. Evariste, qui tout d'abord s'était épuisé, en manifestations tendres, pour Frédérique (la sentant comme s'échapper), avait renoncé à la lutte devant le dévoué sourire de sa femme. Il semblait n'en être plus, à présent, que le propriétaire; une dédaigneuse aversion pour cette malheureuse insensée s'aigrissait en son raisonnable cœur centre-gauche. Cette énigmatique passion que Bénédict et Frédérique paraissaient n'éprouver que sous condition perpétuelle d'un sublime Futur, il finissait par la reconnaître pour la plus vivace de toutes, pour l'indéracinable, celle sur quoi s'émoussent tous les sarcasmes. Il sonda le mal d'un coup d'œil: le divorce était l'unique issue!—Il fallait le rendre inévitable, le forcer,—car Frédérique, en bonne chrétienne, s'y fût refusée à l'amiable, le divorce étant défendu.—L'indifférente résignation qu'elle avait mise à supporter les cauteleuses tendresses de son mari le prouvait d'avance, outre mesure, et celui-ci ne s'illusionnait pas à cet égard.

En ces conjectures, le mieux d'en finir était le plus tôt: la situation devenant intolérable.

L'épisode avait duré cinq semaines; c'était trop! Il en avait par-dessus les oreilles! Ayant négligé, à force de souci, ses lotions normales de teinture, sa barbe et ses cheveux étaient devenus réellement gris. Il fallait agir sans le moindre retard, car l'excellent homme comptait se marier en toute hâte, aussitôt, s'il se pouvait, après le prononcé du Tribunal.

Soudainement, il annonça donc le prochain retour à Paris, et simula,—comme dans les romans et pièces de théâtre les plus rudimentaires,—un départ de deux ou trois jours: il allait, disait-il, jeter un coup d'œil sur l'état de son hôtel en l'avenue des Ternes.

M. Rousseau-Latouche avait, tout justement, pour ami d'enfance, non point le commissaire de police de Sceaux, mais un commissaire de police des environs, qu'il avait fait nommer à ce poste.

Il alla donc le trouver et s'ouvrit à lui, ne lui taisant rien, lui précisant les choses telles qu'elles étaient, avec une clarté d'élocution dont il manquait à la Chambre, mais qu'il trouvait quand il s'agissait d'élucider ses affaires personnelles.—Tout fut raconté à dîner, en tête à tête.

Il fallut du temps, quelques heures, pour que le commissaire se rendît un compte exact de la situation, qu'il finit par entrevoir, à la longue, grâce à la sagacité spéciale qui est inhérente à cette profession.

On arriva donc, en tapinois, le lendemain «du départ», afin de ne rien brusquer, d'endormir tous soupçons. Deux heures après le dernier train du soir, on pénétra dans la maison, grâce aux clefs doubles d'Evariste, dont toutes les mesures étaient prises.

Il faisait une nuit d'automne, superbe, douce, bien étoilée.

On monta l'escalier, sans faire le moindre bruit. Il était près d'une heure du matin: le point capital était de les surprendre comme on dit, flagrante delicto.

La porte du salon n'était pas fermée, on parlait à l'intérieur. Le commissaire, avec des précautions extrêmes, ouvrit sans que la serrure grinçât. Quel spectacle écœurant s'offrit alors, à leurs yeux hagards!

Les deux amants, le dos tourné à la porte, et chacun les mains jointes sur le balcon d'une fenêtre ouverte, aussi bien vêtus qu'en plein midi, contemplaient, l'un vers l'autre, l'auguste nuit de lumière, avec des regards d'espérance, et récitaient ensemble, à l'unisson, leur prière du soir, d'une voix lente, mais dont la terrible simplicité d'accent semblait devoir glacer le sourire des gens les plus éclairés.

A ce tableau, M. Rousseau-Latouche demeura comme saisi d'une sorte d'hébétement grave: sur le moment, il eut, même, comme un vertige et craignit pour sa raison!—Son ami, le froid commissaire de police, reçut, entre ses bras, cet homme d'Etat chancelant, et d'un ton de commisération profonde lui dit alors naïvement à l'oreille ce peu de mots:

—Pauvre ami! Pas MÊMEtrompé!…

La légende nous affirme (hâtons-nous de l'ajouter) qu'il se servit d'une expression plus technique, chère à Molière.

Le fait est que pour l'honorable M. Rousseau-Latouche, ç'avait été jouer de malheur d'être tombé sur deux êtres aussi… intraitables!

LE MEILLEUR AMOUR

Entre les êtres destinés non pas au bonheur convenu, mais au réel bonheur, nous devons compter un jeune Breton nommé Guilhem Kerlis. On peut dire qu'il naquit sous une étoile heureuse, et que peu d'hommes, en leur amour, furent plus favorisés que lui. Cependant, combien simple fut son histoire!

Ce fut en 1882, à la brune d'un beau soir de septembre, qu'Yvaine et Guilhem se rencontrèrent dans la campagne de Rennes, près d'une barrière de prairie. Yvaine, fort jolie, avait seize ans; c'était la fille unique d'une métayère presque pauvre; elles habitaient le gros bourg de Boisfleury, près de la ville.

Ce soir-là, suivie de deux génisses et d'une demi-douzaine de brebis, tout son troupeau, elle rentrait.

Guilhem, beau gars de dix-huit ans, était le fils d'un garde-chasse du baron de Quélern: il rentrait aussi, son gibier en gibecière. Tous deux, s'étant regardés, s'étonnèrent de ne pas s'être vus plus tôt, car le bourg n'était pas à plus de deux lieues de la chaumière du garde. Autour d'eux, les champs de luzerne, les avoines fauchées, encore mêlées de fleurs, et, venues du lointain, les senteurs des bois embaumaient l'air vespéral. Ils se dirent quelques paroles.

Yvaine offrit à Guilhem des bluets qu'elle avait au corsage. Guilhem lui fit présent d'une belle perdrix rouge, et l'on se sépara sur un rendez-vous que la jeune fille accorda sans hésiter, car on avait parlé mariage—et Guilhem, tout de suite, lui avait plu.

Ils se revirent le lendemain, non loin de Boisfleury, dans un sentier que l'automne parsemait déjà de feuilles dorées;—ce fut la main dans la main qu'ils échangèrent de naïves confidences, sans même penser qu'ils s'aimaient.—Puis, tous les jours, jusqu'à la fin d'octobre, Guilhem la revit, se passionnant pour elle.

C'était un grave cœur plein de croyances, dont les sentiments étaient à la fois purs, ardents et stables. Yvaine était joueuse, engageante et d'un babil d'oiseau; peut-être un peu trop rieuse. Ils se fiancèrent avec d'innocents baisers, de doux projets de ménage.

Et c'était une longue étreinte silencieuse, lorsqu'ils se quittaient.

Comme Guilhem avait gardé son secret, même pour son père, le vieux garde attribuait l'air nouvellement soucieux de son fils aux seules approches du moment de la conscription—ce qui entrait pour une part, aussi, dans la vérité.—L'ancien sergent lui donnait, à souper, des conseils pour réussir au régiment.

*
*  *

Le primitif Guilhem aimait donc avec ferveur, avec foi—sans remarquer qu'Yvaine, étant seulement très jolie, mais sans une lueur de beauté, ne pouvait être qu'incapable de sentiments bien solides.

Amoureuse, peut-être; amante, sa nature s'y refusait. Certes, elle se fût peu défendue, s'il eût voulu, d'avance, en obtenir des privautés conjugales plus sérieuses que des baisers et des étreintes; mais, en ce croyant, une sorte d'effroi de ternir sa fiancée maîtrisait la fièvre des désirs, l'emportement de la passion, de tels entraînements, trop oublieux de l'honneur, sentaient le sacrilège, et ceci les réfrénait. Yvaine, de tempérament plus frivole, regrettait, au fond de ses idées, qu'il eût si fort cette qualité du respect;—et même son inclination pour lui s'en attiédit un peu. Elle avait envie de rire, parfois, de ce trop grave amour—qu'elle comprenait à l'étourdie, et selon d'étroites sensations; bref, elle eût bien préféré que Guilhem fût «plus amusant»; mais un mari (se disait-elle), ce doit sans doute être comme cela, d'abord.

Au moment des adieux, quand Guilhem tomba au service militaire, elle ressentait pour lui plutôt de l'amitié que de l'amour. Cependant, ils échangèrent la bague; elle l'attendrait. Cinq ans de fidélité! N'était-ce pas compter sur un rêve que d'y croire, l'ayant bien regardée? Pourtant l'idée ne vint même pas à Guilhem qu'elle pût manquer à sa parole.

Le matin de son départ, au moment de s'éloigner vers la ville, il lui dit, la tenant embrassée: «Va, je reviendrai sous-lieutenant, avec la croix.—Ah! mon Guilhem, lui répondit-elle (avec un accent si sincère qu'elle en fut dupe elle-même sur le moment), si tu te faisais tuer à la guerre, je te jure que je me ferais religieuse!» Il eut un tressaillement: c'était la promesse inespérée! Dans un élan de tendresse profonde, il lui ferma les paupières d'un long baiser… C'était scellé! Ils étaient mari et femme. On s'écrirait toutes les semaines.—La vérité, c'est qu'Yvaine l'avait entrevu en uniforme d'officier, ce qui l'avait transportée. Ils se séparèrent, les yeux en pleurs, n'ayant l'un de l'autre qu'une petite photographie, tirée par un artiste de passage, au prix d'un franc.

Guilhem fut incorporé dans les chasseurs d'Afrique et dirigé sur la province d'Alger.

*
*  *

Les premières lettres furent pour tous deux une joie charmante, presque aussi douce que les premiers rendez-vous. L'éloignement avait rendu Guilhem, pour la jeune fille, une sorte de «chose défendue» dont on la privait, et qu'elle désirait par cela même.

Puis, il y avait le devoir, maintenant qu'on s'était bien promis l'un à l'autre.

En six mois, cependant, les pâlissements de l'absence altérèrent un peu la constance déjà longue d'Yvaine. Elle soupirait et s'ennuyait de cette monotonie, de cette solitude. Sa parole jurée lui pesait parfois comme une chaîne. Elle en était revenue à l'amitié. Ses lettres, sa seule distraction, demeuraient toutefois les mêmes, ayant pris le pli des phrases tendres. Celles de Guilhem témoignaient qu'il ne vivait de plus en plus que d'elle—et d'espoir. Mais quatre ans et demi encore!… Naïve, elle bâillait, parfois, en y songeant. Sur ces entrefaites, le père de Guilhem, le vieux garde Kerlis, mourut, laissant un pécule des plus modestes, que Guilhem plaça, par correspondance, pour jusqu'à son retour.

Cette présence, qui avait gêné la mère et la fille, ayant disparu, celles-ci respirèrent plus à l'aise. La mère Blein, des plus accortes et jolie encore, devint de mœurs un peu libres.

Si bien qu'un jour, moins de dix mois après le départ de Guilhem, il arriva comme si un absurde coup de vent eût passé tout à coup.

Yvaine, en effet, par un soir de fête de village, s'en laissa dire par un jeune élève de marine, venu en congé, qui la séduisit à l'improviste et dut, après deux jours, la laisser seule.

Elle comprit alors trop tard qu'elle avait commis, en riant trop, l'irréparable.—Allons, c'était fini! Que faire? S'étourdir? Elle sentit que la vie allait l'entraîner.

Un mois après, à Rennes, elle avait un amant, qui l'installa, sans luxe d'ailleurs. Bientôt, devenue fille galante, elle mena l'existence de gros plaisirs qu'offre la province aux personnes désireuses de «s'amuser».

Cependant, par une féminine bizarrerie, elle avait gardé, au fond du cœur, un faible pour le passé lointain qu'elle avait trahi si follement. Les lettres douces et réchauffantes qu'elle recevait toujours formaient un tel contraste avec le ton dont les «autres» lui parlaient!… Ne sachant d'elle que ce qu'elle lui en apprenait, le soldat continuait, là-bas, de la respecter et de la chérir. Il est des soupirs qui éclairent: elle l'appréciait davantage, à présent!… De sorte que, sans bien se rendre compte de ce qu'elle osait, elle lui répondait avec la candeur d'autrefois, qu'elle retrouvait en lui écrivant—lui laissant croire, par un jeu triste et pour gagner du temps, qu'elle était toujours celle qu'il avait connue.

Se savoir aimée de vrai, cela lui faisait du bien. Comment y renoncer? Pourquoi le rendre si vite malheureux? Ne saurait-il pas toujours assez tôt? Elle devait s'efforcer de faire durer l'illusion de Guilhem jusqu'à la fin, s'il était possible. «Il a encore trois années!» se disait-elle;—et cela l'enhardissait. Et puis, elle ne pouvait s'en empêcher. C'était son seul et poignant bonheur.—«Tant mieux, s'il vient me tuer, quand il apprendra mon inconduite!… pensait-elle. Soyons heureux d'ici là!»—Ce qui ne l'empêchait pas, lancée comme elle était, de continuer, dans les intervalles, son train de fille qui s'étourdit et se donne «du bon temps» avec les étudiants et les officiers.

Tout à coup, plus de lettres. C'était la cinquième année, aux premiers mois seulement.

Ce silence brusque la remplit d'une angoisse violente. Saurait-il? A-t-il appris? Elle en fut d'autant plus consternée qu'au moment où ce silence compta plusieurs semaines, elle se trouvait à l'hospice, officiellement soignée, pour un mal abominable, gagné au cours de sa vie joyeuse, et qui la défigurait. Voici ce qui s'était passé:

Une fois incorporé dans son escadron, Guilhem, fort de son grave amour et sûr de sa fiancée, s'était bientôt fait remarquer comme soldat solide, studieux, exemplaire. Il lui semblait, chaque jour, qu'il gagnait Yvaine et leur bonheur futur. De là, sa conduite irréprochable. Ne vivant que des lettres qu'il recevait de France, et qui lui remplissaient le cœur, Yvaine était là, pour lui! L'absence la multipliait, sous le beau ciel oriental, et la mélancolie du désir l'y faisait apparaître encore plus charmante, plus délicieuse que dans les champs bretons. La joie, certaine pour lui, de l'avoir pour femme,—il l'éprouvait ainsi, d'avance, et chaque jour l'en rapprochait.

Lorsqu'il passa maréchal des logis avec la médaille militaire, son fier contentement se doubla de l'écrire à sa digne et chère petite femme!… Ah! comme, en son être, les mots foi, patrie, honneur, foyer, conservaient toutes leurs vibrations virginales,—grâce à ce pur sentiment qu'il avait emporté du pays!… Au point d'inaltérable confiance où il était parvenu, Guilhem, en lisant les phrases où parfois un mot trouble eût dû l'étonner, faisait la demande et la réponse—et justifiait tout.

Étant supposé qu'il eût soudainement appris de quelqu'un la réalité et qu'à force de preuves l'évidence eût fait chanceler sa foi, quel noir dégoût, quel poison, quelle horreur de vivre! Quel effondrement! Certes, celui qui lui eût fourni ces preuves, sous prétexte «d'être dans le vrai», n'eût-il pas été, dans son zèle aussi niais que maudissable, bien moins un ami qu'un meurtrier? Les braves lettres de son honnête et sainte petite Yvaine, n'était-ce pas pour lui le réel bonheur au milieu de cette séparation forcée, mais saturée d'espérance, qui était, au fond, la plus grande chance de sa vie? N'était-ce pas même le seul bonheur possible, entre eux, que cette ombre?

En admettant que son numéro l'eût exempté du service et qu'il eût épousé, là-bas, son Yvaine, quelle différence! Après les ivresses brèves, lorsqu'il se serait aperçu de la futile, oisive, inconsistante, coquette et dangereuse nature de sa femme, que de pleurs secrets il eût versés, lui qui ne pouvait concevoir que sacré le foyer conjugal!…

Quel ennui bientôt! quelle vieillesse redoutable! quelle solitude à deux, si toutefois une légèreté de sa femme n'eût pas amené quelque tragique dénouement!

Eh bien! au lieu de ce résultat positif du bonheur soi-disant réalisé, sa bonne étoile d'homme prédestiné à n'être que réellement heureux l'avait comblé de ces quatre ans et demi de félicité sans nuage, faite d'espoir bien fondé, d'absence illusoire, de réconfortants souvenirs chaque jour revécus! Et cela grâce à la duplicité mêlée d'effroi, grâce, enfin, à la duplicité pardonnable de celle qu'il ne pouvait soupçonner!… Pardonnable? avons-nous dit. Certes, comment, en effet, juger «coupables» ou «innocentes» ces sortes de natures?

Autant prétendre les alouettes criminelles parce qu'elles ne peuvent résister au miroir!

Et si l'on objecte que ce bonheur n'était que le fruit d'un mensonge, nous répondrons: cela prouve que, pour ceux qui en sont dignes, un Dieu fait toujours naître le bien du mal. D'ailleurs, dans ce bas monde, quel est le bonheur qui, au fond, ne tient pas à quelque mensonge?

Une nuit, aux premiers mois de cette cinquième année, Guilhem fut réveillé par le clairon. C'était une révolte d'Arabes. Il sauta en selle; on chargea.

L'escarmouche fut chaude; mais, moins d'une heure après, le mouvement séditieux était réprimé.

Comme l'on revenait au campement, sous la clarté des étoiles, deux ou trois coups de feu lointains, attardés, retentirent; des balles sifflèrent—et, soudain, se glissant du milieu des alfas, entre les chevaux, une ombre passa. Sans doute quelque fuyard tenant à venger un mort.

En effleurant le maréchal des logis, et comme celui-ci levait son sabre, l'Arabe étendit son flissah. De bas en haut, l'arme traversa la poitrine de Guilhem, qui s'inclina, mourant, sur l'encolure de son cheval, pendant que l'indigène disparaissait sous une étendue de dattiers, au long de la route.

On l'étendit sur une civière; mais il fit signe de s'arrêter; il n'arriverait pas vivant. C'était fini.

La pleine lune, au grand ciel africain, éclairait le groupe militaire.

Le voyant, d'instants en instants, s'éteindre, tous ceux qui l'entouraient, l'estimaient et l'aimaient, sentaient leurs yeux se mouiller et le contemplaient, tête nue.

Il tira de sa poitrine la petite photographie de la fiancée vénérée, qu'il ne devait plus revoir, mais qui lui avait juré, s'il était tué à la guerre, de se consacrer à Dieu.

Puis, comme le réel bonheur ne peut se trouver, ici-bas, qu'en soi-même, et que, par miracle, sa foi l'avait protégé contre tout scandale extérieur, emportant ses nobles et pures croyances préservées, il fit le signe de la croix. Alors, le visage rayonnant d'une joie extatique, tranquille, nuptiale, et touchant de ses lèvres l'image de sa chère et sainte femme, il expira doucement, d'un air d'élu.

LES FILLES DE MILTON

La jeune fille, tout à coup, soulevant un peu les paupières, et sans qu'un autre mouvement dérangeât son attitude, regarda très fixement, avec des yeux pénétrés d'une douce et poignante mélancolie, puis d'une voix languissante:

—Ma mère, enfin, lorsqu'un homme devenu débile et d'un esprit fatigué, d'une intraitable humeur, n'est plus en état d'être utile aux siens ni à personne, lorsque sa sénile vanité dont la suffisance fait sourire les passants, paraît s'augmenter aux approches d'une seconde enfance,—est-ce donc une criminelle prière que de demander à Dieu… de lui faire miséricorde… jusqu'à le rappeler le plus tôt possible vers la lumière… vers la vie éternelle?

La vieille femme, sans répondre, détourna la tête avec un frisson.

—C'est qu'en vérité me viennent des songeries… dangereuses! continua Déborah Milton, de cette même voix douce, claire et traînante, et que je me contiens mal de m'enfuir d'ici, parfois—pour bientôt revenir vous porter secours, ma mère! vous offrir du feu et du pain! Qu'importe le prix dont je les aurais payés!

—Tais-toi, Dieu le défend! Gagner le salut par la foi, dans l'épreuve, et ne murmurer jamais: voilà tout ce qu'il faut.

—Mais… j'ai vingt ans, moi! Tu l'oublies peut-être un peu, mère.

—Demain… tu auras mon âge. Tu verras… si tu y parviens.

—Ce soir n'est pas demain.

—Tais-toi.

Un silence.

—Tu es belle. Tu épouseras quelque jeune seigneur… espère, ma fille.

A cette parole, Déborah Milton se leva froidement et se tint debout, glacée et sévère.

—Un jeune seigneur! Ah! je ne veux pas rire entre ces murs couleur de sang! Quel d'entre eux voudrait pour femme de la fille d'un vieux rimeur sans pain, qui vota pour la mort de son roi? Je n'espère pas même… un pauvre ministre de Dieu… que le péril d'encourir la froideur du dernier des sujets de Charles II détournerait de ma main…

—Ton père a fait son devoir selon sa conscience!

—Les hommes austères devraient se passer d'enfants! murmura la jeune fille.

—Déborah!… tu es cruelle pour d'autres que pour lui!

—Oh! pardon, ma mère!

Elle frappa de son poing léger la table nue.

—C'est qu'aussi, à la fin, c'est horrible, cela! Toujours des rêves!… des cieux!… des anges, des démons qui ressemblent à des formes de nuages! Le ton dont ils parlent tout harnachés de leurs grelots de rimes sonores, fait douter de la réalité qu'ils représentent: elle se tait, l'agissante réalité. C'était bien la peine de devenir aveugle, pour voir au fond de l'obscurité éternelle passer tant de creux fantômes. La foi se nie dans une phrase trop bien cadencée, et qui attire l'attention sur elle en détournant l'esprit de ce qu'elle énonce. On dit: «Je crois!» et c'est fini. Peindre le ciel et l'enfer! Et le Paradis terrestre! Et l'histoire de l'infortuné couple d'êtres dont nous descendons tous! O tintement insupportable de mots vides! Creux travail! Et il faut, nous, ma sœur et moi, s'atteler à la besogne! écrire, muettes, ces divagations déraisonnables! Attendre, des fois, une heure, des vers qu'il faut souvent raturer… Et quand nous dormons sur le papier, nous réveiller à jeun, parfois,—et faire aller la plume… et toujours et encore mettre du noir sur du blanc… et jeter là dedans notre jeunesse annulée… alors qu'il y a là-bas, dans Londres, de bons abris, des tables bien servies et de beaux jeunes hommes,—qui vous feraient un accueil charmant!

Elle se tut.

—Mauvaises pensées! Résigne-toi!

—Des mots! Tu as faim, j'ai faim!… Voilà la vérité.

—Lui aussi a faim et ne se plaint pas, et de plus il souffre de vous savoir dans une détresse dont il est la cause.

—Allons! Deux choses le nourrissent: l'orgueil et la foi. Les poètes sont des êtres qui prennent une distraction pour but, au mépris des leurs et des peines qu'ils font supporter à ce qui les entoure. Rien ne les atteint! ils sont au fond de leurs rêves! O vanité! Dire qu'il s'imagine que ce «Paradis perdu» dominera les mémoires dans la Postérité! Dérision! Le libraire n'en donnera pas ce qu'a coûté le papier,—qu'il préfère même à notre pain. Bientôt nous serons en haillons; mais il est aveugle, et c'est de ses rimes, non de ses filles, qu'il est fier!… Et bourru jusqu'à nous battre! Non: c'est trop, je n'obéirai plus!

—Que veux-tu qu'il fasse?

—Ne plus être! Alors on pourrait changer de nom, s'expatrier, vivre! Ma sœur est jolie, et je suis belle. Eh bien, après?

—Et ton honneur, enfant! comme tu en parles!

—L'honneur des filles d'un vieux régicide?… D'un homme qui a participé à tuer celui qui seul donne un sens à ce mot,—l'honneur! Tu plaisantes, ma mère. Nous avons droit à l'honnêteté, voilà tout… On hérite de tout, bon ou mauvais, de ceux qui nous engendrent… Nous ferions pitié de prononcer ce mot: «notre honneur», devant ceux qui ont qualité pour estimer et au jugement desquels seulement on doit tenir.

—Tu parles comme il parlerait, s'il pensait comme toi. Mais il est des hommes qui souriraient de ce que tu dis.

—Eux-mêmes ne sauraient être que des menteurs: ce qui me dispenserait d'essayer de les convaincre, de souffrir de leur blâme ou d'être fière de leurs éloges. On les regarde, ils sont annulés,—et c'est fini.

—J'ai l'idée que nous pourrions peut-être emprunter quelque argent, si peu que ce soit, de M. Lindson. Nous ne lui avons rien demandé, jamais, à celui-là.

—Oui, je crois qu'il cherche à ne plus nous connaître, et qu'il n'ose pas être assez lâche, sans quelque motif. Il nous prêterait, sûr de n'être pas remboursé, et s'en autoriserait pour ne plus nous voir. Tu as raison. Veux-tu que j'aille, seule ou avec toi? Ne plus nous reconnaître! Il achèterait bien ce droit-là… deux écus, je pense.

La vieille, regardant par la fenêtre:

—Voilà, justement, M. Lindson;—on pourrait.

—J'y vais.

Rentre Emma, apportant du bois mort, un lourd fagot.

—Là!

Emma Milton courut à la huche, l'ouvrit, fureta derrière les assiettes de terre, et la referma, frappant les deux battants avec violence.

—Comment? Rien?… Où est le pain?

Silence.

—…

—Ta sœur est allée chercher quelque chose…

—Ah! Est-ce que le libraire a donné?

—Non, c'est M. Lindson auquel elle est allée emprunter.

—Oui: mais ce n'est pas sûr qu'il donne.

Rentre Déborah.

—Deux shillings!

La vieille se cache la figure.

Après un instant:

—C'est Dieu qui nous les donne: remercions-le de sa miséricorde et résignons-nous: il nous en donnera d'autres demain.

—C'est presque une aumône, dit Emma.

—Non, dit Déborah, c'est moins… je te dirai cela.

—Donne toujours, je cours chercher à manger.

Elle sort.


Milton parut.

Le vieillard tâtait les murs du bout de sa canne. Son visage aux lignes sévères, blêmi par les chagrins, son vaste front aux trois rides longues et droites, ses yeux fixes et sans lumière, la noblesse mystique du tour de son visage, ses grands cheveux aux longues mèches blanches partagées au milieu… Un vieux pourpoint de velours marron et des chausses de même,—et son grand col d'un blanc sali, noué par deux glands, ses souliers à boucles et son chapeau puritain datant des jours de Cromwell…

Il entra.

—Vous êtes là, n'est-ce pas? dit-il.

On ne lui répondit pas, tout d'abord.

—Oui, mon ami, dit la vieille femme.

Déborah eut un mouvement d'épaules, Emma sourit.

—Voici, mais écrivez lisiblement, ou je… Surtout ne changez pas les mots qui me sont venus,—et n'interrompez pas, si je ne m'arrête… Vous avez la manie de me souffler des mots qui me semblent justes, quand vous me les dites, parce qu'ils m'étonnent…, et qui sonnent creux lorsque vous relisez!… Le mot qui ne semble pas juste, isolément, est souvent le plus exact, s'il vient d'ensemble: car il n'y a pas de mots, en réalité: le seul poète est celui qui ne peut qu'aboyer magnifiquement sa pensée… la rugir parfois,—la tonner souvent… Mais on ne l'entend jamais que dans des rafales… Tant pis pour ceux qui n'entendent pas la langue du pays d'où souffle en mes vers le vent de l'éternité…

«… Et pour donner à démarquer le ronronnement du vers, les images, les expressions, les tours d'intelligence, le mouvement de la pensée,—cela se prend comme rien, sans le savoir! Et avec un peu de main, on ne copie pas, on singe. On fait servir cela à n'importe quelle niaiserie… qui passera oubliée, mais qui, aujourd'hui, empêche l'attention sur l'œuvre d'où procède cette bulle vide… et seule payée,—car le monde creux ne paie et n'estime que le vide… Qu'importe! la pensée seule vivra: les mots changent et se démodent vite; la pensée seule vivra,—car au fond des choses il n'y a ni mots ni phrases, ni rien autre chose que ce qui anime ces voiles! La pensée seule apparaîtra… l'impression de l'œuvre seule restera!… Entre ces prétendus poètes, je suis comme un vivant parmi les morts, un homme parmi des singes, un lion dévoré par des rats. Jésus-Christ m'a montré la route: je sais comment les hommes accueillent un Dieu. J'aurai le sort des prophètes. Je me résigne à ce que l'homme se moque, à mon sujet, de ma pauvreté… Car si j'étais riche,—ah! quel grand poète ils me trouveraient, l'émule, au moins, de M. Tom Craik, l'auteur des… l'immortel nom m'échappe…

«Allons! Comme j'ai mal à l'estomac, mon Dieu! Mais, c'est peut-être un peu—la faim? Allons, ce n'est rien. D'ailleurs, vous devez être à jeun, mes filles, vous aussi? Car, si je me rappelle, il n'y a plus rien? Donc, rendons gloire à Dieu. Les saints ont peu mangé… Ce ridicule est moins pénible que l'indigestion de ceux dont l'espièglerie misérable nous vole le nécessaire… Écrivez. Pourquoi ne dites-vous rien? Êtes-vous là seulement?

«Nous les plaignons d'avoir été assez bêtes pour se donner un mauvais estomac à force de rire de notre jeûne: chacun son lot: ce sont des gens qui ne trouvent rien de plus doux à leur être ni de plus divertissant que d'escamoter le pain de leurs frères,—pour ricaner de les voir maigrir, faute d'aliments. Ils n'oublient qu'une chose, c'est qu'il est aussi ridicule de mourir d'indigestion que de faim, d'embonpoint que de maigreur,—et qu'ils mourront sans rire, même de nous.

«Ma fille, tiens, je t'en prie, je t'en supplie,—ne me fais pas parler davantage d'autre chose que de… Obéis-moi! Je suis ton père! tiens, me voici à tes genoux!

—Mon père! voyez quelle exaltation! Ce que vous faites est-il raisonnable? Devant un pareil acte, comment penser que vous jouissez du bon sens nécessaire pour dicter des choses lisibles, comme du temps où vous écriviez?… Croyez-vous! C'est dans l'intérêt de votre gloire que nous vous supplions de vous mettre au lit, de vous reposer.

—Ah! cruelle enfant! Sois… non, je ne veux pas maudire personne, pas même celle qui… Sache que c'est le souffle de Dieu! O murmures du souffle de Dieu! O misère de l'humilité divine! Il faut le bon vouloir de ces péronnelles pour qu'on entende murmurer en des vers le souffle de Dieu!… Vois, vieillard, comme ton œuvre…

Les filles n'étaient pas toujours rebelles à l'irascible vieillard.

Alors, à tâtons, dans l'obscurité, il atteignit le dossier d'un siège, auprès de la table, s'assit, s'accouda, fermant les paupières.

… Et voici que la voix de Milton, lente et sublime… Il disait:

«Salut, lumière sacrée, fille du ciel née la première…»

Et ce fut un texte inconnu des générations.

C'était une éruption d'images où des pensées se symbolisaient en grands éclairs,—et la voix oublieuse de l'heure de la nuit sonnait, vibrante, profonde, mélodieuse! Un ange passa dans l'inspiration, car il semblait que l'on distinguât des frémissements d'ailes dans les mots sacrés qu'il proférait. Et les cimes des arbres de l'Eden s'illuminaient d'aurores perdues, et le chant matinal d'Ève, priant auprès des premières fontaines, devant l'Adam candide et grave, qui adorait, en silence,—et les reflets bleus du dragon s'enroulant autour de l'arbre défendu, et l'impression de la première tentatrice de notre race,—oh! cela chantait dans la transfiguration du vieux voyant…

A ces accents dont le souffle venait d'au delà de la terre, les trois femmes, en des toilettes de nuit, dans le désordre du premier sommeil quitté, l'une tenant une lampe qu'elles protégeaient de leurs mains contre le vent des ténèbres, apparurent aux portes de la salle où, dans la solitude et les grandes ombres, parlait le voyant des choses divines.

Les tiroirs.

La table.

A voix basse:

—Pas de papier! Quelle plume!… Elle n'a plus qu'un bec!

—Mon père, nous sommes là! Nous cherchons à écrire, mais vous allez trop vite… et l'on ne peut suivre… Ce que vous dites a l'air très bon, cette fois, je dois l'avouer… Si vous voulez bien recommencer, sans vous emporter ainsi, et parler lentement… peut-être…

Après un grand silence et un grand frisson, Milton répondit à voix basse, avec un soupir:

—Ah! il est trop tard, j'ai oublié.

ENTRE L'ANCIEN ET LE NOUVEAU

LE DUC, seul.—Oublié déjà des hommes, gît, maintenant, en poussière, à l'ombre de la Croix, le royal banni, dans le caveau deux fois funèbre de Goritz. Là repose un homme qui a souffert et qui, sans une tache de sang sur ses mains, jointes en son symbolique linceul, a comparu, sacré seulement par l'agonie douloureuse et par la Mort, dans la lumière divine. Son noble suaire, il le préféra, pour garder pure sa parole, au souverain manteau de ses devanciers. Il dort, béni de ses serviteurs, en cette commune foi que n'ont troublée ni les épreuves, ni les années, ni la tombe, ni l'exil. C'est bien. Dormez, sire. Gloire à Dieu!

LE CHEVALIER, entrant.—Bonsoir, Monsieur le duc.—Encore cette mélancolie?

LE DUC.—Elle me surprend moi-même, car voici déjà très longtemps que le roi est mort.

LE CHEVALIER.—Ah! tout ce que vous voudrez; mais nous sommes jeunes!… Entre nous, vivent les habits de deuil qui font ressortir la joie d'un beau souper tout en lumière, sous les candélabres vermeils!… soupers d'un régent enfin légitime. J'aimais le roi: j'ai pleuré sa noble mort. Mais… il est mort. Voyez comme les Champs-Élysées sont beaux, ce soir! A quand le luxe d'une cour spirituelle, intéressante, nouvelle? L'industrie en sera plus vaillante, les femmes plus rieuses, le numéraire plus fluide. Les lys refleuriront: en attendant Dieu n'empêche pas les roses, au contraire. Entre nous, j'estime que vous voilà sauvés. On respire. Nous pensons qu'en n'effarouchant point cette bourgeoisie, nous neutraliserons de niaises défiances. Affaire de trois ou de cinq ans. Deux législatures, et nous y sommes, sans autres coups de fusil. Plus tôt, peut-être. Ah! la bonne revision qu'a la Chambre! Maintenant on a le temps, l'or, la sincérité, l'hérédité. De plus, on est moderne, donc possible. Entre nous on ressemblait, jusqu'à ce jour, à ces derviches tourneurs qui s'entraînent sur un air mystérieux, suranné, monotone. Le chef disparaît, la sarabande s'arrête et se retourne apercevant la foule qui contemplait, en souriant, depuis un demi-siècle, ce spectacle que nous lui donnions gratis.

«Nous voici bien réveillés et prêts à l'action; notre étoile sort, enfin, des nuages; Allons! ne nous attardons pas en vaines doléances qui ne ressusciteraient personne! Vivons avec les vivants. Après le droit divin, le droit humain. Cinq dynasties ont passé; salut à la sixième!—Depuis dix siècles nous avons fait succéder au cri de deuil le cri d'espérance:—Vive donc le roi! seulement, le roi raisonnable d'une vraie république, puissante et brillante! Pourquoi ce front soucieux?

LE DUC.—Que de plus dispos que moi demeurent dans la mêlée!

LE CHEVALIER.—Plaît-il?

LE DUC.—On laisse au soldat blessé le temps d'arrêt nécessaire pour qu'il recueille ses forces.

LE CHEVALIER.—Il est des heures où resserrer seulement les rangs doit suffire à soutenir les blessés. Se désintéresser du combat dans ces instants, c'est favoriser l'ennemi.—Duc, le devoir est de se rallier au prince nouveau.

LE DUC.—Je pensais connaître mon devoir, avec preuves à l'appui.

LE CHEVALIER.—Cependant, vous hésitez lorsqu'il s'agit de… restreindre la part du feu.

LE DUC.—Que voulez-vous, Chevalier! Quelques-uns ne peuvent s'habituer en vingt-quatre heures, à tel nouveau régime d'esprit et de croyances, qui, étranger la veille, semble utile aujourd'hui, jusqu'à provoquer l'enthousiasme. Ce zèle nous inquiète plus qu'il ne nous rassure. Bien que nous inclinant avec déférence devant l'hérédité, le décret que plusieurs de nos mandataires ont dicté à Goritz ne nous persuade pas, d'emblée, que le récent principe enté sur l'ancien soit de vertu propre à restreindre bien sérieusement la… part du feu, comme vous dites.

LE CHEVALIER.—Eh! ne serait-ce que d'un rien, la tâche en vaudrait la peine, ici.

LE DUC.—Gardez cette sincère opinion pour le dessert de vos soupers.

LE CHEVALIER.—La vôtre serait, alors?

LE DUC.—Que l'ennemi même est moins à craindre qu'un douteux ami.

LE CHEVALIER.—De quel droit médire ainsi d'un prince encore inconnu?

LE DUC.—Inconnu? Jamais prince ne le fut tout à fait de ses partisans. Au surplus, je n'ai prétendu vous faire part que de l'impression d'une conscience plutôt anxieuse que malveillante.

LE CHEVALIER.—Qu'elle se rassure! Il est des garanties d'intérêt et de nécessité; nos chefs les ont pesées, ayant acquis cette capacité, doublée par l'expérience, dont les résultats déjà…

LE DUC.—… sont d'avoir conduit un roi de France au sépulcre après cinquante-trois ans d'exil.

LE CHEVALIER.—Qui pouvait faire mieux?

LE DUC.—Ou pis?

LE CHEVALIER.—Ah! sortons d'abord de la République! Nous discuterons après!

LE DUC.—On hésite, vous dis-je, à sortir, même de Charybde, lorsque c'est à seule condition de mettre le cap sur Scylla.

LE CHEVALIER.—Quelles brusques réformes désirez-vous donc? Il est des transitions indispensables! Entre la lourde nuit et l'aurore, il y a le crépuscule!

LE DUC.—Nous avons connu l'aurore et le jour,—et… il se fait tard.

LE CHEVALIER.—Mais vous êtes,—nous sommes chrétiens! L'Espérance est le premier devoir des hommes de foi!…

LE DUC.—Prenez garde.—La foi s'appuie sur… la tradition…

LE CHEVALIER.—Ah! Monsieur le Duc, nul ne doit plus invoquer, ici, la tradition!—«A quoi juger de l'arbre? A ses fruits.» Or, n'attendant même pas qu'il ait revêtu son feuillage pour le condamner, ne préjugeons pas, en téméraires, au nom (voulez-vous dire) de l'espèce dont son germe serait pénétré,—car il se trouve, par un véritable miracle, que l'espèce est double désormais de cet arbre mystérieux! Sa production future est donc tout à fait irrévélée. En supposant même que l'un des deux germes fût, hier, ainsi aveuglément condamnable, la vertu de l'autre, venant se greffer sur lui, le devoir devient, tout d'abord, de n'attendre que les meilleurs fruits de tous les deux, n'ayant pas l'expérience de leur avenir.—Souvenons-nous attentivement!—Est-ce un simple siège fleurdelisé d'or ou bien le trône de France que ce jeune homme, à la fois Orléans et Bourbon, est venu revendiquer à Frohsdorff, et, sujet soumis, demander à son roi? Strictement, le trône lui était transmissible sans cette grave, généreuse et humble démarche. S'il vous plaît de n'y constater qu'un acte d'adresse, il est permis de remarquer que cette adresse, loin d'être défendue, était salutaire pour tous. A présent, de quoi donc hérite, au profond de son être, l'héritier d'une dynastie sinon du principe vivant qui, seul, constitue le droit de cette dynastie? C'est là l'héritage dont monseigneur le Comte de Paris s'est fait, quand même, le légataire. Et le voici en possession. En présence du fait accompli nous ne devons plus voir, en lui, que le dauphin de France, devenu absolument chef de nom et d'armes de la Maison même de l'Etat. Si vous commencez par manquer de confiance en lui, de quel exemple lui serez-vous?… De quel droit en attendrez-vous le salut? Triste gage de concorde offert à la nation que le spectacle, déjà, d'une hésitation pareille! Quels que soient les prétextes de votre réserve, oublieux vous-même de cette vertu dont le souverain sacré peut augmenter ou transfigurer, en son divin éclair, l'âme d'un prince, en supposant qu'il en soit besoin?… pourquoi mêler à tout hasard les vaines fumées du doute à la lumière de son avènement? Non. Le devoir est de se rappeler qu'un roi de France, au moment où il le devient, entend, tout à coup, l'auguste sens des vieilles paroles au nom desquelles, seulement, nous fléchissons le genou devant la majesté de leur élu!… Et que nulle douleur ne puisse nous égarer au point d'en douter jamais.

LE DUC.—Casuiste, l'onction manque. Toutefois, il y a du vrai dans votre sagace homélie.

LE CHEVALIER.—Il y a la confiance, quand même, dans le principe!…—Aidons le roi, vous dis-je. C'est déjà très heureux d'en avoir un de possible par le temps qui court.

LE DUC.—Monsieur le chevalier,—nous sommes, entendez-vous, le respect, le devoir et le dévouement. Il ne s'agit que de nous les inspirer!…—Si nos convictions avaient pour base l'intérêt seul, nos sentiments seraient de même qualité que ceux du vulgaire; le respect ne serait qu'une attitude; le devoir, qu'une conviction; le dévouement, qu'un feu de paille. Or, nous sommes des hommes de foi, ne suivant que des hommes de foi. Notre valeur politique, notre militante influence, notre bonne disposition constante dépendent, nous le disons toujours, des vues, des croyances et de la conduite morale de qui tient l'autorité dans notre pays.—Au premier ordre, nous saurons bien ce que… nous aurons à faire.

LE CHEVALIER.—Ce que nous aurons à faire? Obéir!

LE DUC.—Un instant.—Avant d'être royaliste, je suis chrétien.

LE CHEVALIER.—Avant d'être chrétien, je suis homme!

LE DUC.—Alors, soyez républicain: ce n'est pas la peine de changer.

LE CHEVALIER.—Eh! Quel roi serait assez simple pour attenter au crédit de ce qui le sacre!… La Religion doit, seulement, s'éclairer autour du dogme: c'est l'arrière-pensée de tous! Que l'on en convienne oui ou non, nous vivons dans un siècle de lumières.

LE DUC.—Je suis de ces obscurantistes qui pensent que le christianisme n'a de leçons à recevoir de personne. Aucune épreuve—ni l'indifférence, ni les détresses,—ni les nuls soucis de ceux-là qui donnent la mesure de leurs âmes en un clignement d'œil aussi vide que mensonger,—ne nous fera troquer jamais notre foi, ce droit d'aînesse, pour tous les plats de lentilles du Progrès.—Cette réserve bien établie, nous croyons à l'œuvre de la délivrance, de clémence, de bien-être et d'équité que l'effort humain fonde, providentiellement, de jour en jour, et dont on déshonore l'esprit.

LE CHEVALIER.—Mais nous sommes partisans de tous les nobles élans de l'intelligence, comme de toutes les sages libertés!…—Ah ça! vous n'espérez pourtant pas ressusciter le drapeau blanc, j'imagine?

LE DUC.—Non. La bande blanche du drapeau tricolore ne flottera plus qu'à titre de souvenir sur les armées de France. Puisque le feu maître a poussé l'amour pour son royal étendard jusqu'à l'emporter avec lui dans la tombe et s'endormir dans ses plis, qui donc,—à moins d'être aveuglé, jusqu'à la démence, par une piété qui toucherait au sacrilège,—oserait briser les planches funèbres, pour lui ravir ce linceul? En vérité, celui-là trouverait plus d'exécuteurs que de partisans. En quelles mains sacrées le grand drapeau d'autrefois pourrait-il briller encore, hélas!… Et si l'on songe à la droiture, à l'honneur, à l'intégrité qu'il enveloppe en sa blancheur sainte, quel réveil pourrait être plus digne de son inoubliable gloire qu'un tel sommeil?… Non, non.—Qu'il dorme,—à l'entour de Celui qui l'a porté!

LE CHEVALIER.—Notre oriflamme a souvent changé de nuance, depuis cette journée de Rosebecque, où, pour la première fois, rouge avec ses fleurs de lys, il flamboya, tout à coup, sur sa lance d'or, dans la mêlée ardente, au grand soleil et décidant la victoire,—déployé par… par un chevalier d'alors, au-devant du jeune roi de France. Le principe qu'il comporte à travers les âges est donc, à vrai dire, indépendant de sa couleur… et il faut bien un drapeau à la patrie.

LE DUC.—Oh! la patrie, vous le savez, et le drapeau qui en représente ou dirige le développement au fort de l'Humanité, sont deux choses distinctes, sinon pour l'étranger, du moins pour nous. Il est évident que s'il s'agit de défendre la commune mère, elle sait,—et nous lui prouverons encore,—que nous l'aimons assez pour lui sacrifier même nos préférences et que le premier venu d'entre ses drapeaux nous suffit, en ces instants-là, pour nous rallier tous à son symbole héroïque.

«Mais si, entre nous seuls, il s'agit de sauvegarder la grandeur, la vitalité même de son être contre un esprit d'indifférence, d'hébétude, d'ironie vide et d'avilissement, à chacun selon sa conscience, alors le droit de faire prévaloir son emblème!… Qu'importe le nombre, le triomphe même ou la défaite à ceux qui croient leur cause meilleure? Ceci ne les regarde plus. Sursum corda! C'est l'affaire de Dieu.—Si donc le drapeau qui vous annonce est, réellement, un signe conciliateur, il sera vite jugé d'après les actes accomplis à son ombre. D'ici là, courtoise et mutuelle neutralité.

LE CHEVALIER.—Sans nous, vous n'auriez plus pour symbole qu'une hampe nue. Pourquoi la garder veuve sous l'influence de vaines appréhensions?… Ne serait-ce pas, plutôt, que vous cédez, peut-être, à la décision troublée d'une étrangère?

LE DUC.—Chevalier, les étrangers de la Maison de celle dont vous parlez accompagnent nos rois sur l'échafaud ou les suivent à l'exil durant toute une existence. Et lorsqu'elles n'ont connu de la majesté royale que les vêtements de deuil et que, pour prix d'un demi-siècle de courage, de foi, de grandeur et d'abnégation fidèle, il ne leur reste qu'un foyer désert et un tombeau, l'on est bien sévère si l'on trouve à reprendre sur leur compte.

LE CHEVALIER.—La reine, voulais-je dire, a cédé elle-même, sans doute, à de trop fidèles partisans du roi défunt. Depuis quand les souverains ne doivent-ils pas oublier jusqu'aux ressentiments devant la Raison d'Etat? Leur devoir est de lui sacrifier jusqu'à leur douleur.

LE DUC, pensif.—Oui, tombe remplie, château désert! Désert surtout, pour celle qui, maintenant seule, l'habite encore! Qui donc a-t-elle perdu? Un jour, autrefois! en Italie, où cette adolescente prédestinée vivait au milieu d'une cour brillante, on lui apprit que quelqu'un lui demandait sa main. Et lorsqu'on ajouta que ce futur fiancé, né sur les marches de l'un des plus grands trônes du monde, avait été chassé, tout enfant, du sol natal, et que cet enfant d'exil, jeune homme, était toujours proscrit, et que sa royale fortune était tout entière dans son cœur, dans sa foi, dans son âme,—et que des souvenirs terribles menaçaient encore celle qui recevrait de lui l'anneau nuptial—alors la jeune fille sourit et dit: «Je serai digne d'être sa compagne.» Ainsi se célébrèrent leurs noces lointaines.

«Et depuis lors, ils vécurent ainsi, toujours les regards pleins de la nostalgie du pays perdu et fixés sur cette terre qu'ils croyaient avoir le droit d'habiter et qu'ils ne pouvaient jamais pressentir jusqu'au delà de l'horizon. Et cet homme qui avait le droit de considérer ce pays comme le sien, cette terre aimée comme la sienne, était condamné à ne les connaître que… d'après des récits! était frustré de cette patrie, devenue pour lui comme légendaire et que tous deux n'entrevoyaient que dans leurs rêves.

«Et cependant, ce pays changeait. En 1848, une révolution; en 1852, une restauration impériale; en 1870, une défaite, la patrie sanglante, une révolution nouvelle…

«Et cependant, toujours l'exil.

«Elle voulut, du moins, que cet homme, dont ne voulait pas sa patrie, eût un foyer paisible, chrétien, noble, charitable et conjugal. Comme la jeune fille l'avait rêvé, elle fut la compagne douce, résignée,—toujours souriante, même au chevet mortel,—de ce banni! Et, au milieu de toutes ses tristesses, une tristesse plus poignante encore lui était réservée! A ce dernier représentant d'une si haute race elle n'eut même pas la joie de donner un héritier.

—Elle est pourtant quelque chose, cette femme! Elle est veuve d'un bon et loyal compagnon! Ce qui reste de lui et de son âme est sous ces voiles de deuil,—et n'est pas ailleurs!—Elle est celle qui était créée pour cette union. L'auréole qui se dégage de la mélancolie de son visage est le reflet de cette vie; et c'est dans ses yeux attristés que seulement nous pouvons avoir la sensation de toute cette longue épreuve.—Dans le souvenir de celui qui a disparu, elle est pour une moitié. Elle a été le double de cette âme, elle y a mêlé de la sienne. Elle est celle qui accepta tant d'effacement avec ce respect intime qui a su mettre un peu de joie au foyer proscrit.—A quel titre, de quel droit demander à présent à cette veuve douloureuse d'avoir en vue la raison d'Etat? Elle a bien gagné, pour prix de son amère journée, de se renfermer, vénérable, en sa douleur et de ne plus rien voir des choses extérieures ni des contingences humaines. Nous lui devons, tête nue en parlant d'elle, l'hommage respectueux et filial,—et nous n'avons d'autre droit que de lui prendre un peu de sa tristesse, si nous sommes dignes de la comprendre.

LE CHEVALIER, froid.—L'excès de sentimentalisme n'est point de mise en politique sérieuse et moderne.—Nettifions. Vous quittez la partie au moment où toutes nos forces sont nécessaires.—Soit! Mais les Alcestes de nos jours sont, vous le savez, des esprits chagrins dont on se passe. Et lorsqu'ils se rallient, à leur tour, après l'action, on se souvient de leur hésitation initiale. Le tronc sera debout sans leur secours.

LE DUC.—Les Alcestes vous répondent, au sujet du trône de France: Celui qui vient de mourir n'en voulait que l'honneur; si vous n'en voulez que le profit, vous ne régnerez pas. Car vous ne représenterez qu'une moitié de foi et qu'une demi-raison, ce dont la nation est un peu fatiguée. La foule est indifférente, alors qu'en fait de prestige on ne lui offre que celui-là.

LE CHEVALIER.—Duc, vous vous illusionnez: le souci de la lutte pour l'existence matérielle prime aujourd'hui tous les autres, aux yeux clairvoyants du peuple. Il lui subordonne même celui de sa pseudo-république; or, qui sommes-nous? Ceux-là sous le régime desquels TOUS ont à gagner le plus.—Il ne s'agit que de le faire comprendre, et le reste s'ensuivra, d'une marche lente et sûre. La splendeur du résultat ne peut sortir que de tels commencements.—Prophète en retard, de trop grands sentiments, vous dis-je, ne sont plus de mode.

LE DUC.—Je ne savais pas que viendrait un temps où, selon vous, il s'en trouverait de trop grands pour l'âme d'un roi de France… et des Français…—Les grands sentiments, chevalier! mais ils ne furent jamais à la mode! Ils furent toujours le partage exclusif d'un très petit nombre d'hommes, illustrés par l'envieux sarcasme des autres. De là l'Histoire, sans quoi nul n'eût pris la peine d'enregistrer des banalités. La niaiserie ni la froideur en vogue d'aucun siècle ne sauraient les empêcher jamais de se produire.

«Le plaisant de notre entretien est que, si l'actuel roi de France l'était de fait et qu'il vous entendît lui prêter un esprit de réussite fondé sur de trop médiocres et trop subtils compromis, le devoir de tous serait d'espérer, vraiment, que, de nous deux, ce serait vous qu'il désavouerait.

LE CHEVALIER, pensif.—Oui… vous êtes un courtisan… du Danube!

LE DUC.—Je suis amer, mais salubre. Est-ce là tout ce que vous aviez à me dire?

LE CHEVALIER.—Avant de nous quitter, au nom de ce sang que nous portons dans nos veines et qui durant de si longs siècles a toujours coulé, sans s'épargner jamais, pour une même cause, je vous révélerai ma pensée, à mon tour: elle flambe clair tout comme la vôtre.

«Monsieur le Duc, votre âme, si elle est fermée à la clémence, n'est point de la taille de vos paroles. Vous êtes plus royaliste que ne le fut… qui de droit! Vous ne faites pas votre devoir; nous conclurons à l'épée, si vous voulez, mais écoutez d'abord ma pensée sincère, car vous parlez en juge, alors que tous ont besoin d'absolution, ici.—Tôt ou tard, à défaut de roi (si, par impossible, grâce à l'inaction des vôtres ou à leur tiédeur, nous ne parvenons pas, avant l'imminente guerre, à faire entendre raison à la foule française), à défaut, dis-je, de roi, votre conscience vous criera:—«Vous avez abandonné votre chef, votre légitime prince pour des scrupules de factions usées, passées et mortes; vous n'avez pas servi la cause qui, par vous et avec notre bonne volonté, pouvait devenir la meilleure et faire refluer la basse marée qui nous submerge.—Ce jeune roi, froid mais innocent, c'était à nous tous d'être son règne, sa révélation, ses grands hommes, la persuasion de la patrie, son éloquence devant ses adversaires. Il ne représentait que l'ensemble de nos efforts qu'il a, quand même, le droit,—le devoir!—d'attendre des derniers gentilshommes. Vous avez donc préféré la nuit noire et le néant de ces rêves irréalisables à l'unique étoile dont il fallait regarder la lumière: si elle s'obscurcit dans les cieux avant que la puissante nef ait reconnu sa route, ce sera grâce à vos yeux détournés de ce dernier rayon. Sous prétexte de regretter stérilement le mieux, vous vous êtes rendu responsable du pire.

(Un silence.)

Est-ce au nom du passé familial que vous hésitez?… Sur ce terrain, qui donc sera sans tache ou sans défaillance, après tout? Quis sustinebit?… Et n'est-ce donc pas un fait notoire que le prince cesse où commence le roi?… Mais croyez donc en lui, pour qu'il croie en lui-même? Un prince en qui nul n'aurait foi, fût-il le plus cordial, le plus généreux et le plus brave des êtres, victime de ce doute environnant, deviendrait fatalement inutile à tous et à lui-même. Qui doute de l'avenir le rend quand même douteux. Le soupçon diminue, la confiance grandit celui qui sait l'inspirer. Il s'augmente de la foi que l'on a en lui. Celui que tous croient le plus digne, ah! de gré ou de force,—malgré lui-même, finit tôt ou tard par mériter cette confiance, à moins d'être un simple scélérat.—Si vous lui refusez ce crédit, vous êtes coupable de ce que pourra lui mal conseiller votre abandon. Quoi! vous l'amoindrissez de toutes les forces qu'il puiserait en votre foi et, par vos soupçons dont l'obscure énergie le hante et l'affaiblit au plus intime de son être, vous l'empêchez vous-même d'être celui que vous voudriez qu'il fût!… Est-ce afin de lui reprocher un jour?…

«Non, je l'espère. Mais puisque vous êtes un homme de traditions et de hautes croyances, puisque vous ne voulez que du droit divin et ne vous fier qu'à celui-là, comment osez-vous déclarer d'avance que l'incontestable représentant de ce droit, investi selon l'ordre d'hérédité, de rang suprême, NE SERA PAS pénétré de cette grâce supérieure que Dieu ne saurait refuser à ceux qu'il a faits ses élus? Ce Dieu, pour vous convaincre, avait-il à le doter de cette onction avant l'heure?… Chrétien, chrétien, vous ne pouvez sans blasphémer, entendez-vous, AFFIRMER que celui-là SERA privé de cette grâce qui tient, selon vous, de Dieu même, son investiture.

Le roi n'a pas à déclarer ce qu'il fera, n'a pas à livrer ses projets à l'appréciation de l'ennemi. Est-ce qu'un général, digne de conduire une armée, sait exactement lui-même, la veille du combat, ce que les brusques et inconnus mouvements de l'adversaire lui dicteront demain sur le champ de bataille?… Non seulement on n'a pas à répondre, mais il est impossible de répondre. Cependant, je ne dois point manquer à la déférence profonde que tous doivent à votre pensée noble et fidèle. Encore sous le poids d'un demi-siècle d'amertumes, si vous ne vous reprenez pas aisément à l'Espérance, nul ne saurait avoir, sans déroger, le triste courage de vous reprocher quelque inquiétude. Aussi sombre que soit votre mélancolie, vous ne compromettrez jamais, par le désaveu, l'éternelle cause royale, nous ne l'ignorons pas. Vous vous dites que, puisque le vieux signe de ralliement ne flottera plus devant nos yeux, il serait plus conforme à votre douleur de vous tenir quelque temps à l'écart en esprit d'un deuil légitime. Dédaigneux de tout blâme, vous trouvez loisible, en conscience, de considérer comme un devoir de vous récuser, vous et les vôtres.

«Eh bien, je l'admettrais moi-même! Oui, je pourrais admettre cette fidélité d'outre-tombe, si le nouvel élu, triomphant, n'avait aucun besoin de vos services. Il n'aurait rien à vous demander, vous rien à recevoir de lui.

«Mais voici qu'il est en exil! Voici que notre cause semble vaincue, perdue au dire d'un grand nombre. Comment donc fuirez-vous le champ de bataille? Pouvez-vous être de ceux-là qui abandonnent leurs alliés à l'heure des défaites? Non, je refuse de le penser. Il ne vous plaira pas qu'on vous soupçonne de ceci! Plus le triomphe semble lointain, la victoire malaisée, plus vous devez accompagner de vœux ostensibles, d'une action militante, efficace, opiniâtre, celui qui représente… ce qui reste de cette cause. Si vous n'avez pas encore d'élan vers lui, il sait que, les premiers, vous en souffrez, et que, tôt ou tard, les cœurs battront à l'unisson! Réveillez-vous! Et que ce soit l'heure de l'adhésion profonde, oublieuse à jamais, unie à toujours.

Sursum corda!

(Un silence.)

—Mon cher duc, voici des paroles bien sérieuses. Je suis d'avis de briser là, sans autre cérémonie qu'un muet serrement de main. Quand vous aurez dominé votre excessif découragement, venez à nous. Venez. Vous êtes attendu. Il est de radieuses princesses qui vous accueilleront, d'abord, peut-être, d'une moue sévère, mais elle s'éclaircira bientôt d'un sourire! Il est d'intrépides princes dont la froideur brillante ne tiendra pas plus aux réchauffants rayons de votre sincère confiance que la neige au soleil, sur les monts altiers. De cet ensemble de rayonnements jailliront des prismes de lumières aux couleurs victorieuses. Venez! avec la moitié seulement de ce dévouement dont nous avons souffert pour le roi défunt, aujourd'hui l'on soulèverait des montagnes… Laissons-nous donc aller à la loyauté de la nouvelle espérance! Si vous êtes austère, à votre guise! Et que Dieu nous garde tous, même les frivoles tels que moi!

LE DUC, s'inclinant.—Adieu, Monsieur.

(Il s'éloigne.)

LE CHEVALIER, seul.—Tour d'ivoire, va! ma foi, bonsoir. Ah! qui nous délivrera des gens sublimes!…

Bien, je sais ce qu'il nous reste à décider, maintenant… du courage.

(Il frissonne un peu.)

Tiens! il fait froid ce soir!

(Il fait signe à une voiture qui passe.)

Ancienne place Royale!

(Le cocher murmure quelques mots indistincts pendant que le chevalier entre dans la voiture.)

Oui, mon ami, place Royale! C'est un peu loin… mais nous y arriverons tout de même!

FRAGMENT DE ROMAN

Madame,

Vous m'avez fait l'honneur de m'adresser quelques paroles. Une circonstance, que je viens vous apprendre, les a suivies.

Ce soir, vous étiez debout, sur la grève. Devant le reflux. La nuit, très claire, me laissait vous apercevoir d'assez loin,—et, grâce à des yeux de sauvage (pardonnez un tel aveu), je distinguais, soyez assez bonne pour l'admirer, jusqu'aux roses que vous teniez, d'une main distraite, le long de votre robe de deuil.

Vous écoutiez tout ce bruit.

N'imaginant pas d'ennui comparable au mien, à l'exception peut-être de celui que vous paraissez endurer, madame, je me disais, tout en faisant glisser du sable entre mes doigts pour me donner une contenance:

Si le vent arrachait les roses et s'en allait les semer, là-bas, sur la ligne d'écume d'or, lumineuse, où se lève Vénus? Quelle distraction inespérée! Certes, j'irais battant les flots, vers Vénus, les reprendre, non sans quelque solennité, dans la lumière et l'écume.

Au retour, il est vrai, je ne trouverais, sans doute, âme qui vive. Cette dame serait rentrée dans la ville, car il est tard;—et, seul, déconcerté, ruisselant, pareil à ces innocents, de race immortelle, qui veulent toujours faire les empressés, je serai là, debout sur les rochers, dans la nuit, tenant à la main les roses vaines.

Aussi, ajoutai-je après réflexions suffisantes, préférons, en homme sérieux, quelques flacons de champagne à quelques gorgées d'océan. Les roses sont des fleurs convenues: elles me seraient indifférentes sans leur beauté actuelle, qu'elles doivent, en grande partie, à la pâleur de la main qui jette son ombre sur elles: le vent est plus raisonnable que moi; quant aux rêves, il faudra que j'apprenne à fumer des cigarettes.

Avant de continuer, madame, je dois au profond respect et à la grande sympathie que vous commandez, de vous dire que, partagé entre la crainte de paraître (mille pardons!) un homme «amoureux» (autant dire un bateleur) et la crainte de m'exprimer trop froidement, ce qui serait de l'inconvenance, je suis gêné dans le tour de cette lettre. En deux mots, j'ai formé, par égoïsme, le dessein d'essayer de vous distraire, avec votre assentiment: ce qui me rendrait le service de m'intéresser moi-même.—A quel titre? J'ai maintenu ce jourd'hui, dans l'onde, certain être vivant, qui est de vos amis, et je considère ma présentation par lui comme de qualité bien supérieure, à vos yeux, à toute autre. Aussi, comme il se secouait avec importance, après cela! Il avait l'air du Hollandais touchant terre après les sept années.

Chose risible de se faire patronner par un indifférent, sous couleur de régularité! Sans compter qu'il arrive assez souvent que celui qui présente est moins connu que celui qui est présenté, car nous vivons dans le malentendu éternel. Entre esprits bien élevés, je trouve (et vous devez être un peu de cet avis, madame) que l'on n'est jamais mieux présenté que par soi-même… à moins de jouer de bonheur, comme moi.

Ainsi, daignez lire avant de condamner. Je crains que Grimace, toutefois, avec cet esprit de précipitation qui paraît le distinguer, ne m'ait défini que sommairement; voici donc, en deux mots, qui je suis. Je m'appelle M. d'Anthas, René, premier prix d'excellence au lycée Henri IV, pour vous servir, madame. J'ai, de plus, l'habit noir le mieux coupé qui se puisse voir ici: c'est un cri général d'admiration au casino quand je le revêts. Mon maître d'hôtel est comme pétrifié de mon exactitude à régler les notes qu'il me présente, sans que j'élève la moindre observation sur sa filouterie insigne. Il tombe, à ce sujet, dans des rêveries sans fin.—Pour ce qui est de mon honorabilité, j'ai su déjouer, jusqu'à ce jour, la vigilance méticuleuse des hommes de loi. Signe particulier: je regarde peu le ciel, attendu que l'étoile dont je puis aimer la lumière n'apparaîtra que plus tard: son rayon est en marche vers le monde; mais si éloigné encore qu'il y a lieu de parier que son premier éclat ne brillera que sur des ruines.—D'ailleurs, j'ai bon appétit. Quand un monsieur veut me plaisanter, comme je suis très violent, je me bats tout de suite avec lui, et les trois quarts du temps j'ai la main des plus malheureuses. Je lis beaucoup.—Je dis rarement ce que je pense, préférant me taire, crainte de passer pour un original.—C'est tout. Vous voyez, madame, que je suis à peu près comme un autre.

Je reviens, maintenant, à cette circonstance dont je vous parlais, et qui s'est présentée ce soir sur la grève pendant que vous faisiez à l'infini l'honneur d'y songer vaguement, en considérant l'un de ses phénomènes.

Quelqu'un vous appela. Le vent de mer me porta votre nom.—Je crois que je le reconnus.—Vous vous êtes détournée; vos sourcils, votre air, vos yeux distraits, tenaient de la nuit. Vous avez regardé l'eau magnifique, et le lointain, comme à regret de les quitter; puis l'ombre, devant vous: là, tout ce tumulte s'éteignait dans les échos. «Quelle voix me continuera ceci?…» pensiez-vous. Et vous étiez oppressée…

Le vent, éternel soupir aussi, passa autour de votre visage; puis il vint me frôler les cheveux et me toucher le front d'un souffle triste et sacré; j'eus l'impression du Destin.

A ce moment, je crois que nos yeux se sont fermés: quand j'ai regardé la plage, vous n'étiez plus là: vous montiez sans doute, appuyée au bras de la personne qui vous avait appelée, les pavés qui mènent à l'auberge de hasard.

Moi aussi, je suis rentré, alors. Et, depuis, je regarde les bougies brûler sur la table.

J'ai l'obsession d'un projet.

Je voudrais analyser le hasard de ce moment perdu; il me semble que je puis définir ce qu'il y a d'oublié, à votre insu, madame, dans le regard sans courage que vous avez jeté sur l'eau et sur la nuit; enfin, je suis presque persuadé que je saurais vous expliquer à vous-même ce qu'il y a de profond, de terrible même, dans le très vague soupir qui a gonflé, un instant, votre cœur et vous a fait brusquement fermer les yeux, comme si vous eussiez eu l'impression de la mort.

—Je désire, dis-je, fixer ce moment en écrivant sur sa nature un commentaire inattendu, et l'arrêter ainsi dans son vol vers le passé.

Cependant, madame, puis-je prendre sur moi, sans m'être assuré, tout d'abord, de votre bon vouloir, de vous adresser pareille méditation?

Si ce dessein vous déplaît, brûlez simplement cette lettre d'un cœur ami et pardonnez l'innocente attention d'un voyageur qui essayait de vous créer un passe-temps.

Si, au contraire, vous pensez ainsi que moi sur ce point, madame, et si vous ne voyez rien d'excessif dans cette idée toute simple, nous supposerons le conte suivant (qui est, d'ailleurs, une réalité). Nous le supposerons, comme l'on met un loup de velours noir et un domino, dans certaines soirées de la saison d'hiver, en un mot, par curiosité.

(De cette manière, nous aurons, l'une et l'autre, la liberté de parole qui sera si nécessaire, pour peu que vous poussiez la gracieuseté jusqu'à répondre, et vous prêter à ce jeu.)

Voici la supposition:

Vous êtes une reine persane;—je suis un prince lointain, que vos armées ont surpris et fait captif.

Familier, je porte à la cheville votre bracelet d'argent.—Ce soir, comme vos femmes venaient d'allumer les flambeaux, vous m'avez fait un signe.

J'ai dressé devant vous la grande plaque d'airain poli, votre miroir. Autour de lui sont entrelacées des branches d'ébène, sculptées de faces d'Esprits.

Accoudé au sommet, sur le front le plus affreux, moi, je rêve aux arbres titaniens sur mes vallées, à mes chariots dispersés, à la lune, à la rébellion future.

Vous, les coudes plongés dans les coussins, fatiguée et taciturne, et des pierreries éparses sur les peaux de lion à vos pieds, vous allez regarder et suivre au fond du miroir votre propre rêverie, pour tuer le temps.

Les musiciens se sont tus dans le palais. Des lances brillent, derrière les tentures, défendant l'entrée de la salle.

Le miroir est là, seul, violent, sincère, libre et magique! S'il vous ennuie, vous ferez un signe encore. Je le repousserai dans l'ombre et me recroiserai les bras.

Recevez, madame, mes hommages les plus respectueux.

RENÉ D'ANTHAS.

FRAGMENTS INÉDITS

ISABEAU DE BAVIÈRE

La France était occupée au Nord par l'Anglais, qui menaçait de plus en plus d'en faire la conquête. Les villes de Bourg, de Calais, et autres encore, étaient tombées en son pouvoir. Les coffres du royaume étaient vides, malgré les trésors amassés par Philippe le Hardi, duc de Bourgogne, qui, après la fameuse bataille de Nicopolis, était venu enfouir d'immenses richesses au château de Vincennes; les dépenses des fêtes de la cour avaient tout épuisé.

Pour faire face à ce désarroi de finances et au péril national de l'envahissement anglais, il y avait sur le trône un roi frappé de démence: Charles VI, fils de Charles V, dit le Sage. L'armée diminuait, n'ayant plus de solde suffisante. Les six mille archers bourguignons de Jean sans Peur avaient été licenciés.

Ce que les déportements et le luxe des seigneurs n'engloutissaient pas était distribué aux couvents, car le libertinage des grands était doublé d'une dévotion inconcevable. Loin de songer à repousser l'ennemi, on songeait à vivre en liesse. Le peuple, taillable et corvéable à merci, était écrasé de tels impôts qu'il redevait encore avant d'avoir gagné sa stricte vie et que l'air respirable, la poussière d'un chemin soulevée par le passage d'un troupeau, étaient frappés d'un droit de péage. Tout n'était pour le serf que taille, alleux et chevances. Les factions les plus désastreuses pour le pays divisaient les gens de guerre et les capitaines du royaume.

Tantôt c'était le duc Jean sans Peur, qui, ayant hérité de la haine paternelle de Philippe le Hardi contre les princes de l'Orléanais, croyait, de plus, avoir des motifs personnels de vengeance contre le duc Louis d'Orléans.

Celui-ci ayant été distingué de la duchesse de Bourgogne, femme de Jean sans Peur, leur querelle devint terrible.

Tantôt, c'était le connétable Bernard d'Armagnac qui, profitant de la folie du roi pour exercer une autorité sanglante et souveraine dans Paris, tenait la campagne contre Jean sans Peur.

Le duc de Bourgogne, cependant, pouvait seul disputer aux Anglais la terre de France et les chasser. Il était populaire. Un jour, le danger devenant de plus en plus menaçant, il y eut une réconciliation apparente ayant pour mobile l'intérêt et le salut du pays, entre le duc et Louis d'Orléans. Ce fut une solennité. Le peuple criait: Montjoie!… Notre-Dame était pavoisée. La réconciliation dura quelques jours, mais sans amener de résultats pour nos armes. Car un nouveau malheur était arrivé. Le duc de Bourgogne, pareil aux autres princes, dans l'atmosphère que l'on respirait alors à Paris, s'était comme efféminé et amolli.

En effet, l'ennemi le plus dangereux et le plus réel du royaume de France, ce n'était pas l'Anglais, qui devait être repoussé plus tard par Jeanne d'Arc, ce n'était pas la ruine du Trésor, ni les armées disséminées, ni les querelles entre les princes, ni la démence du roi!… L'ennemi, c'était la reine de France, une étrangère, Isabeau, fille d'Etienne II, duc de Bavière, femme de Charles VI, et qui avait été nommée régente depuis l'aliénation du roi.

Isabeau de Bavière était née en l'an de grâce 1368.

Elle était venue en France, à l'âge de quatorze ans, et avait épousé, le 17 juillet 1385, ce déplorable monarque. Elle avait alors près de dix-huit ans.

A partir de son avènement au trône, ce ne furent plus que carrousels, que fêtes, jeux, tournois, cours d'amour, duels, chasses et magnificences extraordinaires; l'adultère passait à l'état de mode insoucieuse; l'oubli de la patrie s'ensuivait. Le roi, sombre, ayant été brûlé grièvement dans un bal où le feu avait pris à son costume, vivait retiré, avec son connétable et quelques gens de guerre, entre autres Tanneguy du Châtel, qui n'était alors qu'un de ses écuyers et qui devait un jour s'illustrer par deux actions historiques des plus marquantes: l'enlèvement et le salut du dauphin Charles VII au milieu des flammes, lors de la journée des Ecorcheurs, et l'assassinat du duc de Bourgogne, qu'il dépêcha, de quatre coups de hache, dans une entrevue avec le dauphin.

Isabeau de Bavière ne haïssait point l'Anglais; elle traita même avec lui, honteusement, en maintes occasions; sa seule politique était l'amour du plaisir, la soif des excès violents et inconnus.

Les historiens sont d'accord sur sa beauté exceptionnelle.

Rousse comme l'or brûlé, pâle avec un teint d'orage, douée d'une beauté languide et fatale dont les séductions attiraient comme le danger, Isabeau ne se refusa même pas d'employer encore les ressources des baumes et des philtres: elle avait en amour la science des courtisanes grecques et des impératrices romaines. C'était une grande ennuyée, une cruelle épuisée, incapable de supporter le poids de la couronne de France sur son voluptueux front, mais plutôt faite pour présider des cours d'amour au fond d'un château et pour donner à toute une province des modes merveilleuses.

Svelte, elle excellait à monter les chevaux indomptés, intrépide à entrer dans sa capitale, au milieu du carnage des surprises nocturnes, bravant les arquebusades et l'incendie. Criminelle par nature, le crime lui seyait aussi bien que la queue de dragon aux sirènes. Avec ses amants, elle renforçait l'oubli que doit donner le baiser d'une femme, du sentiment de la mort prochaine que coûtait la possession de sa personne.

Si le côté politique de son histoire est révoltant, comme on vient de le voir, le côté joyeux de sa vie n'est pas moins sombre. Mais les satans ont des attraits brûlants et dorés comme l'enfer. De là, les passions mortelles qu'elle suscita.

Le vidame de Maulle, Louis d'Orléans, Jean sans Peur, Villiers de l'Isle-Adam, Lourdin de Saligny, le chevalier de Bois-Bourdon, et quelques autres plus ignorés, furent du nombre de ceux qu'elle aima; chacun d'eux eut une fin sinistre.

Le vidame de Maulle mourut en exil, mis au ban du royaume.

Louis d'Orléans fut assassiné, rue Barbette, par un chevalier d'aventures, Raoul d'Hocquetonville, qui lui fendit la tête d'un coup de masse d'armes.

Jean sans Peur tomba, au pont de Montereau, sous la hache de Tanneguy du Châtel.

Villiers de l'Isle-Adam, qui, pour elle, avait pris Paris en une nuit par un coup de maître sans autre exemple dans l'histoire, fut assassiné à Bruges dans une sédition populaire.

Lourdin de Saligny fut poignardé en Flandre, où l'avait interné la jalousie du duc de Bourgogne.

Le chevalier de Bois-Bourdon périt d'une manière très affreuse et tout à fait cruelle, comme on le verra tout à l'heure.

Quelques traits de son histoire donneront une idée du caractère étrange de cette femme[12].

[12] Au paragraphe suivant débute, sans variantes notables, le conte: La reine Ysabeau. Œuvres complètes, Contes cruels, tome II, Mercure de France.

....... .......... ...

Telle était cette jalouse créature que ses scandales et ses attraits ont illustrée, et dont l'histoire est écrite avec du sang et du feu.

*
*  *

L'un de ceux qui succédèrent au vidame de Maulle fut, comme nous l'avons dit, le chevalier de Bois-Bourdon.

C'était un jeune seigneur des mieux faits de la cour. A vingt-trois ans, il était célèbre par ses triomphales fantaisies, tant de luxe que d'amours. Ses duels, toujours heureux, le faisaient admirer des pages, féliciter par les femmes et craindre de ses pairs. La reine, ayant remarqué ce jeune seigneur, le nomma gouverneur de Vincennes et s'y renferma avec lui.

On se rappelle les circonstances particulières de l'événement arrivé au roi Charles VI, en traversant la forêt du Mans, où il avait été pris de démence. Un fantôme, en vêtements blancs (aposté peut-être par Isabeau dans le but de déterminer, par une crise superstitieuse, une insanité que ses philtres avaient préparée de longue main), un fantôme, disons-nous, lui était apparu brusquement, avait saisi la bride de son destrier, en criant: «Retourne, roi Charles, tu es trahi!» Ce qui, effectivement, avait jeté le roi dans un accès de folie furieuse. Ayant tiré son épée et mis à mal deux hommes de sa suite en criant: «trahison!» l'on fut obligé de s'en rendre maître par la force. Depuis lors, une sénilité hâtive l'avait accablé; il vivait, un peu hébété, dans son Louvre, en compagnie d'une demoiselle nommée Odette de Champdhiver, qui veillait sur la faiblesse du monarque et cherchait à le distraire, soit en inventant des jeux,—les cartes, par exemple,—soit en le charmant par ses chants et sa bonne grâce. De là, la liberté laissée à la reine.

A cette époque, bien que la régence lui eût été dévolue avec l'assistance, toutefois, de son beau-frère Louis, duc d'Orléans, et de son cousin Jean, duc de Bourgogne, comte de Nevers, surnommé, comme il a été dit, Jean sans Peur, la guerre entre Isabeau de Bavière et le comte Bernard d'Armagnac, connétable de France et féal du roi, n'était pas ouvertement décidée. L'amour du chevalier de Bois-Bourdon fut la torche qui l'alluma.

Un matin, en effet, comme le jeune chevalier revenait de Vincennes, joyeux et au galop, le sourire des joies éperdues aux lèvres, il croisa une petite troupe qu'il ne reconnut pas tout d'abord.

C'était Charles VI, le connétable et plusieurs seigneurs et soldats de la cour de Paris. Le roi faisait une promenade.

Soit étourderie, soit impertinence de rival, Bois-Bourdon ne revint point sur ses pas; il ne salua pas.

Le comte d'Armagnac lui cria de faire halte. Il continua vers Paris.

—Arrêtez ce jeune homme! dit simplement le connétable à deux soldats et à son prévôt Tanneguy du Châtel.

En entendant le galop des deux cavaliers derrière lui, Bourdon se détourna, fondit sur eux, désarçonna le premier, tua le second d'un coup d'épée, et, saluant le comte d'Armagnac, poussa l'insolence jusqu'à le défier lui-même.

Le connétable était un homme de guerre des plus habiles aux maniements de toutes les armes; il sourit, mit pied à terre, sa masse à la main. A vingt pas du jeune homme, il s'arrêta:

—Rendez-vous, messire, dit-il.

Un éclat de rire de Bois-Bourdon lui répondit.

Mais ce rire ne s'acheva pas. La masse d'armes du comte d'Armagnac, lancée par lui comme la pierre d'une fronde, était venue frapper au front le cheval du jeune homme: le cheval, tué sur le coup, avait jeté son cavalier évanoui sur le chemin.

On se saisit de Bois-Bourdon. On le fouilla. Une lettre de la reine fut trouvée entre son cœur et son pourpoint. Cette lettre, parfumée et tendre, produisit sur le roi Charles un effet terrible, malgré sa folie.

Bois-Bourdon fut enfermé au Châtelet, mis à la question le soir même; il y mourut, sans rien avouer, courageusement, car il aimait la reine. On l'ensevelit dans un sac de cuir sur lequel fut écrite cette légende: «Laissez passer la justice du roi», et on le jeta à la Seine.—La lettre fut publiée à son de trompe dans Paris.

Lorsque la reine apprit ce meurtre, et que c'était au comte d'Armagnac qu'elle devait cette aventure, comme elle était fidèle à ses fidèles, elle jura de venger la mort de son ami de la manière la plus horrible; et, comme on va le voir, elle tint parole.

*
*  *

Le connétable, connaissant à quelle sombre ennemie il avait affaire et profitant de la lueur de raison qu'avait eue le roi, fit immédiatement enlever Isabeau comme sa prisonnière et obtint de Charles VI un décret qui internait au château de Tours sa royale captive. Mais elle en fut bientôt enlevée par Jean sans Peur, qui la transporta à Troyes, où elle prit le titre de reine par la grâce de Dieu. Ce fut là qu'elle reçut un jour la visite d'un seigneur de l'Isle de France, le baron Jean de Villiers de l'Isle-Adam, gouverneur de Pontoise. C'était un jeune homme redoutable et qui, sous un aspect frivole, cachait un cœur d'acier.

Sa ville, une nuit, avait été surprise par les Anglais. Il en avait fendu la porte à coups de hache pour que ses bourgeois pussent échapper à la tuerie. Lui-même, sautant à cheval et à moitié vêtu, s'était élancé vers la Touraine, cherchant des hommes d'armes pour revenir. Mais il ne put reprendre Pontoise et en massacrer la garnison anglaise que quelques mois après.

Le connétable, en apprenant le coup de main inattendu des Anglais sur Pontoise, avait eu la mauvaise foi de dire que le baron de l'Isle-Adam avait dû vendre sa ville; et le soupçon de cette infamie avait, grâce à cette parole, plané sur lui, l'Isle-Adam.

Armagnac, qui profitait de la faiblesse du roi pour publier les lettres de galanterie d'une femme et d'une reine, avait imaginé cette calomnie pour dissimuler sa propre conduite.

Le fils du comte d'Armagnac qui a traité directement avec l'Anglais et vendu plusieurs villes, fut déshonoré historiquement par un procès à ce sujet, et le roi de France Charles VII porta publiquement, au contraire, le deuil de Villiers de l'Isle-Adam à la mort de ce maréchal.

A cette époque, Villiers dédaigna de se défendre autrement que par les armes d'abord, et en reprenant sa ville ensuite. Il se rangea du parti de Jean sans Peur, qui était celui d'Isabeau, et jura «de ne point se coucher dans un lit tant qu'il n'aurait point tracé avec son épée, sur la poitrine du connétable Bernard d'Armagnac, la croix rouge de Bourgogne.»

Ce fut dans ces dispositions d'esprit qu'il vint à Troyes, près d'Isabeau de Bavière, encore en deuil de son cher cavalier mort pour elle.

L'Isle-Adam, ébloui par l'éclat de cette beauté sans rivale, fondit sa vengeance et son amour dans un seul sentiment. Ce n'était pas un homme capable de perdre le temps en paroles;—son serment pouvait, à cet égard, le lui rendre affreusement difficile à garder tout à fait. Le soir de son arrivée à Troyes, au souper royal, il s'assura le concours de quelques amis, les sires de Chaville, d'Harcourt et de Chastelux, entre autres, réunit un millier de lances et marcha sur Paris, accompagné d'Isabeau elle-même, à cheval près de lui; la petite troupe se hâtait, dans le vent nocturne.

Le comte d'Armagnac, à force d'exactions et de cruautés, s'était fait exécrer de la population; le fils du gardien de la porte Saint-Antoine, Perrinet Leclerc, qui avait été frappé de vingt et un coups de fourreau d'épée, par ses ordres (quoique bourgeois), ouvrit la porte des fossés à Villiers de l'Isle-Adam, sur un signal convenu.

La reine et le grand baron, suivis des capitaines et de leurs soldats, entrèrent dans Paris. Et alors commença, aux cris de vive Bourgogne! vive Isabeau! un massacre vengeur et formidable qui dura trois jours, aux lueurs des incendies.

Villiers de l'Isle-Adam se précipita vers l'hôtel Saint-Pol, surprit la garnison, la dispersa, fit prisonnier le roi Charles VI, qu'il mit en lieu de sûreté; puis chercha le connétable qui se cachait.

Il courut dans Paris avec ses cavaliers, mettant à prix la tête du comte d'Armagnac, et tuant ceux qui ne criaient pas: Vive la reine!

L'Isle-Adam découvrit bientôt le connétable et, l'ayant blessé mortellement dans la lutte, exécuta son serment à la lettre. Il lui traça la croix de Bourgogne sur la poitrine d'un coup d'épée.

Le lendemain, à l'arrivée de Jean sans Peur, l'Isle-Adam ayant été fait maréchal de France, et Paris étant pacifié, il y a lieu de penser que le baron obtint d'Isabeau la permission de se «mettre en ung lit».

La reine eut bien des aventures galantes et inconnues. Celles-ci sont les principales.

Elle fut surnommée «la grande gaupe» par tout le populaire. Elle avait donné à la France le dauphin Charles VII, qui grandissait. Cependant la beauté merveilleuse d'Isabeau ne subit aucune atteinte du temps pendant de longues années. Cette beauté survécut même à ses amours.

Isabeau de Bavière mourut cependant presque abandonnée, vers l'âge de cinquante ans, et universellement méprisée.

(Septembre 1876.)

TRENTE TÊTES SUR LA PLANCHE[13]

[13] 14 octobre 1885.

Au milieu des préoccupations de cette heure grave, au moment où les regards sont presque tous fixés sur les urnes électorales, il est certain que nous ne devons prendre sur nous de rappeler les faits suivants à l'attention publique qu'à simple titre de délassement d'esprit.

Plusieurs journaux importants l'ont déclaré: s'il faut en croire les prévisions les plus compétentes, et d'après la nomenclature exceptionnelle des causes criminelles actuellement en instruction sur le territoire français, les assises de cet hiver nous ménagent, presque sûrement, une CINQUANTAINE de sentences capitales, sur trente desquelles, au bas mot, M. l'exécuteur, paraît-il, peut tabler haut la main. Presque toutes ces causes étant, en effet, d'une hideur peu commune, la mansuétude présidentielle se verra, cette fois, très probablement débordée par le cri de la vindicte sociale, et renoncera, tristement, à s'exercer sur cette collection de monstrueux condamnés.

En ces conjonctures, quelles que soient nos plus immédiates inquiétudes, se pourrait-il bien qu'il parût, à nos lecteurs, hors de propos de leur soumettre quelques réflexions touchant ces exterminations prochaines?

Alors, surtout, que nous nous proposons, non pas de gloser sur des débats à venir, mais seulement sur un point oublié dans le cérémonial tragique du supplice de la guillotine.

On ne saurait s'y prendre trop à l'avance, parce que ce genre de questions peut, d'ores et déjà, sembler d'un intérêt général.

Plusieurs éminents journalistes vont réclamer, ces jours-ci, nous dit-on, le rétablissement des marches de l'échafaud.

Nous l'avons, ailleurs, spécifié: l'instrument justicier[14] ne doit frapper un de nos semblables qu'au niveau des têtes de la foule, qu'à hauteur d'humanité. Le couteau-légal ne doit fonctionner que d'ensemble avec sa plate forme réglementaire, éliminée, depuis ces dernières années, on ne sait par qui ni pourquoi, ni de quel droit. Si la solennité des degrés de l'échafaud paraît d'une mise en scène surannée à quelques sceptiques en retard sur le véritable esprit des temps modernes, pourquoi ne trouvent-ils pas également démodées les robes rouges et les hermines de la cour d'assises? Comment tout le reste du cérémonial ne leur semble-t-il pas une pure fantasmagorie?

[14] L'Instant de Dieu (Derniers contes, Mercure, 1909).

On ne peut supprimer un anneau dans la chaîne des symboles de la Loi sans infirmer les autres et faire douter de leur sérieux. Or, tout le monde s'écœure, depuis longtemps, des impressions de boucherie que cause cette guillotine absurdement embusquée au ras du sol et dont la sournoiserie triviale est aussi peu digne de la Loi que de la Nation.

Cependant, l'on a regardé comme inopportune, paraît-il, la réclamation présentée à ce sujet par divers notables écrivains de la presse française,—et l'on a prétendu, même, que cette question ne la regardait pas.

Nous ne voulons répondre à cette fin de non-recevoir que par l'exposé du raisonnement suivant[15], dont l'évidence est, à nos yeux, tout à fait indiscutable.

[15] Développé dans le Réalisme dans la peine de mort (Chez les Passants, Georges Crès, 1914; pp. 93, 94, 95 et 96.)

....... .......... ...

Si donc la presse est, à ce point, prépondérante en ce qui, moralement, touche à l'application de la peine de mort, comment n'aurait-elle pas qualité pour se préoccuper du mode physique de l'application de cette peine! Il nous semble qu'elle a le droit d'être écoutée, ici, attendu qu'elle peut, ici du moins, conclure en connaissance d'une cause qu'elle eut souvent le loisir d'étudier de près.

C'est pourquoi, si les marches de l'échafaud sont jugées convenables par la presse, c'est qu'au fond l'opinion publique, aussi, les juge convenables, pour ne pas dire plus: et que, par conséquent, cette revendication doit être prise au sérieux, quand la presse vient à la formuler.

Si donc trente têtes humaines,—ou davantage,—doivent être tranchées, cet hiver, sur le sol français, quelque coupables que soient ces têtes, nous pensons qu'elles ont droit à tomber à hauteur d'hommes et non pas à hauteur de pourceaux.

Quelque positif que puisse être le raisonnement,—si, toutefois, il y eut raisonnement,—en vertu duquel tel ou tel personnage a pris sur lui de soustraire les marches légales de l'échafaud, nous prétendons que cette guillotine de basse-cour est choquante pour la Loi, pour la Nation, pour notre humanité.

Oui, nous sommes certains d'exprimer le vœu de la majorité des esprits à ce sujet, et non celui de quelques anodins sceptiques. Au surplus, les nouvelles Chambres, au cours de la session prochaine, vont être définitivement saisies de cette motion, et nous n'hésitons pas à répondre d'une presque unanimité de votes pour que cette plate-forme et ces marches de l'Echafaud,—abrogées par l'arbitraire d'on ne sait quel Prudhomme—soient restituées au plus vite à la dignité de la Loi.

A PROPOS D'UN LIVRE[16]

[16] 1er décembre 1863.

Selon quelques esprits diserts, le sujet d'une œuvre d'art ne doit influer ni sur le verdict touchant la valeur esthétique de l'œuvre, ni sur l'opinion morale que l'on peut désirer se faire touchant la personnalité de l'auteur. L'idée qui fait corps avec le travail et la poésie de cette œuvre peut être, au point de vue de l'art, indifféremment choisie dans les catégories du juste ou de l'injuste, du bien ou du mal, du moral ou de l'immoral; ce n'est jamais, pour l'art, qu'une occasion, qu'un moyen, dans le sens abstrait du mot, de se manifester.

L'art s'efforce librement vers la beauté, vers l'absolu de la philosophique et pure beauté, qui, suivant une expression tout hégélienne, serait: «comme l'eau claire, sans odeur, ni couleur, ni saveur particulière.» Il compose un royaume où toute chose est appelée à la transfiguration. Et, si l'artiste est assez puissant pour aller racheter la grande poésie même jusque dans les régions défendues par la morale, et que, sous une sensation d'éternité, il l'en dégage, tout irradiée de solennelles et profondes épouvantes, l'impur n'est plus ce qu'il nous apparaît, dans sa réalité: on ne doit plus le voir! Le génie est devenu sa rédemption: il s'est transfiguré sous le sceptre de diamant du magicien sacré: sujet de l'intelligence idéale, il ne relève plus de la conscience hypocrite, changeante et diverse, des hommes.

Ainsi, que le sujet d'un poème soit emprunté, par un artiste, aux données de la philosophie, de la politique, de l'utilité, de la concupiscence, de l'histoire, de la religion, de la guerre, etc.,—comme le Faust, par exemple, les Iambes, les Géorgiques, les Fleurs du mal, la Légende des siècles, le Paradis perdu et le Purgatoire, l'Iliade, etc., je cite pour des Français,—ces données, comme toutes celles qui en dérivent, sont indistinctement offertes, dans les pénombres mystérieuses et inquiètes de la rêverie[17], au bon plaisir du poète, sans qu'il y ait, à ses yeux, plus de mérite ou de grandeur à traiter l'une plutôt que l'autre, tous ces sujets comportant la même respectabilité comme la même indifférence au point de vue et dans la mesure de l'art: si le poème est pénétré d'un sentiment de majesté, d'indulgence et de beauté souveraine, le sujet choisi doit disparaître dans ce sentiment et, par suite, n'entrer pour rien dans la décision d'un homme de goût.

[17] L'expression anglaise pensiveness est plus exacte que le terme banal imposé par notre langue (note de Villiers de l'Isle-Adam).

C'est un point sur lequel,—malgré son évidence apparente,—on ne saurait trop insister, car nous sommes prévenus contre ce qui nous semble de nature à révolter les tendances de notre morale et de notre conscience, et lorsque l'art se dévoue à traiter les actions déréglées, l'habitude de la sensation influe sur notre jugement à notre insu; nous avons à nous défier des conventions inférieures et des préjugés contingents de la vie usuelle. Agissons, par l'idée du devoir, dans la société, comme des citoyens: agissons, également d'après l'idée essentielle du devoir, dans le rêve, comme des penseurs. La synthèse idéale de ces deux existences est située, sans doute, au milieu de la Mort, c'est-à-dire au delà de toute spéculation actuelle.

Pourquoi le titre d'un poème aurait-il ce pouvoir de refroidir, par avance, nos dispositions à l'estime de sa beauté? N'est-ce point, d'ailleurs, presque toujours dans les épisodes, les idées incidentes et les ciselures étrangères au sujet pris en lui-même de tel chef-d'œuvre reconnu, que consistent ses véritables beautés artistiques? Pourquoi même,—j'oserai le dire,—nous laissons-nous prémunir si facilement, par nos instincts d'injustice, d'égoïsme et de fierté, contre le caractère civique d'un artiste de génie, lorsque les sujets qu'il accepte de célébrer sont pris, à l'ordinaire, par exemple, dans le domaine du dissolu? Le plus épais bon sens devrait comprendre que l'on n'écrit de beaux vers qu'à force de persistance et de labeurs nécessités par l'apprentissage et la technique de l'art. Où donc un grand poète prendrait-il encore du temps pour être citoyen si condamnable? Qui nous autorise à mal présupposer de l'homme, parce que,—affligé comme nous, sans aucun doute, de quelque difformité sociale ou morale,—il se réfugie dans la Pensée sublime, pour essayer d'en corriger le côté choquant, d'en rêver l'absolution et d'en opérer le rachat? La notoriété, pour le poète, doit être une question bien secondaire, pour ne pas dire absolument nulle, lorsqu'il se préoccupe de son œuvre: il écrit pour se justifier devant lui-même et pour agrandir sa miséricorde envers les choses sensibles.

Donc, il faut, avant tout, considérer seulement la profondeur du Talent, en général, et, quant au reste, il ne doit pas importer dans un chef-d'œuvre. Il est certain que la bonne volonté religieuse de Dante, par exemple, ne l'eût pas sauvé de l'oubli s'il eût manqué de poésie et d'art dans ses poèmes. Bien au contraire, s'il se fût prévalu (le cas échéant) des tendances morales et pratiques de son œuvre pour en atténuer les imperfections esthétiques, le simple sens commun nous avertit que c'eût été, de sa part, une action déshonnête et scandaleuse. En effet, s'autoriser de l'intérêt tout social que la multitude accorde à telle idée de religion, de politique, etc., prise en elle-même et sans le secours de la vie extérieure, et transporter cet intérêt dans le domaine de l'Art pour s'en servir comme d'un adjuvant à la valeur propre d'un travail poétique, c'est baser la Poésie sur une émotion étrangère à elle-même et, risible artiste, lui manquer de respect en lui offrant des secours dont elle n'a que faire. C'est dire: «Vous le voyez! je suis une âme sensible; ayez, par conséquent, de la bienveillance pour mes vers, à cause de la droiture et de la bénignité qu'ils expriment et qui correspondent,—j'en suis sûr,—aux qualités que vous avez, mon cher lecteur.» C'est la rougeur au front que j'écris ces lignes; rien que d'y penser donne le malaise et le froid le plus gênant.

Eh bien! si nous considérons, par exemple, les Fleurs du mal sous ce critérium, nous ne devons pas varier notre justice.—Sachons lire! M. Charles Baudelaire ne tire pas secours de son sujet pris dans les notions convenues! Il regarde, et les impudicités se débattent (ironie féroce!) sous les étreintes de son idéal, comme les vers de terre sous les antennes du scolopendre.

Un autre préjugé,—le mot, cette fois, paraît avoir un sens,—assez en vogue, au dire d'une majorité sensée,—c'est celui de l'inspiration.

L'inspiration n'est autre chose que le libre développement d'une aptitude innée vers le beau idéal; c'est une bosse qui grossit; pour être sur une montagne, il faut être parti de terre et avoir monté péniblement la montagne; de même, pour être élevé réellement, il faut avoir gravi un à un les degrés dont cette élévation n'est que la somme. Le Génie, c'est l'application passionnelle, la résultante d'une organisation saine et laborieuse, la pleine possession de soi-même. Eh! que voudrait-on qu'il fût de plus que cela? Si tel homme naissait génie, avec la science infuse, comme les petits bramahs, ce serait une monstruosité, une privation de tout mérite, une animalité déplorable. L'abeille, le castor, la fourmi, etc., font des choses merveilleuses, mais ils ne font que cela et n'ont jamais fait autre chose: ils naissent avec le summum de leur développement moral; ils n'hésitent pas. Le géomètre ne saurait introduire une seule case de plus dans une ruche d'abeilles, et la forme de cette ruche est celle même qui, dans le moindre espace, peut contenir le plus de cases, etc. L'animal est exact: sa naissance lui confère avec la vie cette fatalité; l'homme, au contraire, est essentiellement indéterminé: il hésite, d'une manière toujours ascensionnelle, toujours approximative, vers son idéal[18]! Ce qui fait le fond de ses plus sublimes espérances, ce qui allume sur son front la lueur de l'immortalité, c'est précisément le sentiment de cette gravitation. En un mot, l'homme sent qu'il n'est pas fini!

[18] L'idéal, suivant Gottlieb Fichte, est: «ce qui doit toujours être réalisé, mais en même temps ce qui ne peut jamais l'être, sous peine de cesser d'être ce qu'il doit être, c'est-à-dire de cesser d'être l'idéal.» (Note de Villiers de l'Isle-Adam.)

Vis-à-vis de ces pensées, on conçoit que «l'inspiration» est une parole qui sent son bourgeois moderne de plusieurs milles. On est si instinctivement convaincu de sa nullité qu'on n'ose la prononcer que tempérée par un demi-sourire, c'est-à-dire presque comme une insulte et avec un air de protection bienveillante. L'artiste devient sous ce mot une sorte de sibylle sur le trépied, quasi inconsciente de la signification de ses chants, ou, pour mieux dire, une machine de Vaucanson. Il suffirait au premier venu de crier à tout hasard: «Deus! ecce Deus!» pour réduire à l'humilité les fatigues sacrées et les longs travaux d'un véritable poète; et quand l'expérience prouve la supercherie de l'Inspiré, ceux qui croyaient en lui nomment cette découverte: «la désillusion.» Le vulgaire voudrait voir les gens nés coiffés de divinité. Chose étrange! L'homme de génie lui-même n'aime souvent pas à être sincère sur ce point. Il se complaît quelquefois dans l'ovation faite aux puissances supérieures dont il veut bien paraître le représentant et le mandataire, il s'applaudit de cette distinction sans s'apercevoir qu'elle lui assigne une place au-dessous des gens ordinaires et inférieurs, qui ont au moins le mérite de leur développement, si peu qu'il soit. Mais comme il rit dans sa barbe de sa petite comédie!

Est-ce que la Pensée commet de ces injustices? Il en est, d'habitude, des fanatiques de l'Inspiration quand même comme de ceux qui disent: «Voilà de beaux vers: mais où est l'idée? Quel est le but de l'auteur?» sans songer que leurs paroles contiennent leur propre négation. Car, si les vers sont beaux, ils contiennent au moins l'idée de la beauté: ce qui est déjà quelque chose au point de vue de l'art, à ce qu'il semble! et, pour le surplus, on peut ajouter ce mot de Franklin: «Il est bien difficile à un sac vide de se tenir debout.»

Voilà donc, pour un grand nombre d'esprits éclairés, la première formule générale de l'Art considéré en lui-même. Je suis loin d'accepter sans réserves d'aussi spécieuses affirmations; mais ce n'est pas ici le moment de les discuter. J'expose, je n'impose pas. Il fallait signaler ce critérium et l'élucider de cette manière pour aborder consciencieusement la critique du livre de M. Mendès, car ce livre[19] est écrit,—sauf erreur,—à ce point de vue, et rien qu'à ce point de vue.

[19] Philomèla, livre lyrique (Paris, 1863).

....... .......... ...

SUR UNE PIÈCE D'AUGIER

Deux amants.

Survient le grand séparateur social,—le père,—que l'on appelle, je crois, père noble, en termes consacrés, chez les marionnettes.

Faut-il continuer?

Non, évidemment.

Ainsi, laissons de côté cette intrigue[20].

[20] Paul Forestier d'E. Augier (1868).

*
*  *

Les vers de cette comédie étant écrits suivant une esthétique qui me semble une des espiègleries les plus amusantes de notre grand siècle, je m'abstiendrai de toute appréciation à leur égard. Le Public pleure en les entendant; c'est tout ce qu'il faut,—et c'est là le gage parfait, selon l'opinion moderne, de la beauté d'une œuvre. Ayant le malheur d'avoir une confiance médiocre en l'infaillibilité des glandes lacrymales et des digestions pénibles, touchant l'Art éternel, les sanglots étouffés qui partent des baignoires, les foulards interrupteurs et autres critériums actuels du sublime, m'ont toujours—(qu'on me plaigne!)—fait lever le cœur. Ainsi laissons cela de nouveau.

*
*  *

Quant à la pièce, elle contient, vraiment, plusieurs scènes admirablement jouées, et deux ou trois décalques photographiques de la simple nature.

La Nature avant tout. Il est bon que le spectateur voyant un homme passer dix minutes à dire: «Donnez-moi mon paletot», ou: «Je boucle ma valise», s'écrie: «Comme c'est naturel! Vivent les POÈTES!» Ainsi oublions, derechef, toute discussion stérile sur un principe aussi flatteur.

Une seule scène est d'un écrivain, dans ce mélodrame: c'est la grande scène du troisième acte.

Quant au reste de l'action, j'ai eu l'honneur de n'y rien comprendre, et il est inutile de faire partager au lecteur cette manière de voir.—La chose m'a paru un triste mélange de criailleries, de banalités et de puérilités inconcevables. Mais je livre cette appréciation avec la plus grande humilité; je suis un fort mauvais juge de ces sortes de pièces. Etant donné leur horizon, je ne distingue plus, au bout de dix minutes, les personnages les uns des autres; et il y a des moments où je confonds M. Got avec Madame Lafontaine.

*
*  *

Une seule impression domine certains esprits au dénouement de la pièce. C'est celle que cause le vénérable père noble.

Le drôle ferait rougir d'être au monde.

Je ne connais pas de dégoût comparable à celui que m'inspirent ses cheveux blancs. C'est vraiment le monstre, le bourreau oiseux, l'Ennemi, celui qui mérite la mort et le haussement d'épaules.

Quelle infernale et suffisante caricature! Comme il parle de Dieu, de vertu, d'honnêteté, de dévouement, des lois sociales!… Comme il attendrit la foule!

Un jour, quand on sera revenu des discussions théâtrales avec ces types, lorsqu'on verra clair au fond de cette sorte de gens honorables,—on sera bien étonné; au lieu de sangloter sur leurs sages maximes, si émues et si judicieuses, on leur préférera celles de Desrues, l'empoisonneur, comme plus efficaces et plus humaines.

VERS

GOG

....... .......... ...
Ce fut donc au logis de cet homme qu'un soir
Quelqu'un frappa.
Ce juif ouvrit—et l'on put voir
Briller les piques dans le sentier.
—«La milice,
«Pensa-t-il, mène encore quelque esclave au supplice.»
Le couchant s'allumait dans les cieux meurtriers
Et rougissait au loin les maigres oliviers,
Baignant le Golgotha de sang et de lumière.
Une troupe d'enfants cheminait la première:
Ils criaient! Ils voulaient voir prendre les voleurs;
Puis venaient des soldats; puis des femmes, en pleurs.
Seul, dans l'herbe pierreuse, au versant des ravines,
Chargé d'une croix lourde, et le front ceint d'épines,
Un homme apparaissait tombé sur les deux mains.
Autour de lui riaient les cavaliers romains,
Et le centurion qui commandait l'escorte,
La lance au poing, cria, debout, devant la porte:
«Simon! viens nous aider à relever la croix
«Du roi des juifs, tombé pour la troisième fois!
«La côte est rude; un coup d'épaule! Il faut qu'il meure
«Et soit mis au sépulcre avant la sixième heure!»
Un grincement de dents retentit, bref et dur,
Dans l'angle que faisait la porte avec le mur.
Simon, sans s'émouvoir de ce bruit, dit:
—«Silence,
Gog!»
Le soldat reprit, appuyé sur sa lance:
«—Est-ce que tu n'es pas un portefaix?»
—«Je suis
«Cela précisément! dit l'homme: et je te suis.»

1879.

AVE, MATER VICTA

Et ils placèrent des gardes autour du Tombeau.

(Nouveau Testament.)

Comme le juste, en croix sur le mont solitaire,
Tomba trois fois sur les genoux
Avant de se dresser et de saisir la Terre
Entre ses bras puissants et doux,
Patrie au flanc blessé, tu bénis dans l'aurore
Tes fils tombés sans voir ton jour;
De leur dernier baiser ton vieux sol, rouge encore,
Fume de lumière et d'amour!…
Gloire à toi, grand Pays où l'Avenir se fonde!
Tes destins sont plus hauts que ton adversité:
Tu tiens l'ardent flambeau dont s'éclaire le monde,
Celui qui meurt pour toi meurt pour l'Humanité!
Toi qui donnas ton sang, ton or et tes merveilles
Sans récompense et sans repos,
Ils t'ont mise au sépulcre, ô France, et tu sommeilles!…
Nul n'a vengé tes saints drapeaux!
Mais on épie en vain les sursauts de ta pierre,
Tu la rompras de ton essor!…
Quand l'ombre veut tenir au tombeau la Lumière,
Pâques sonne ses cloches d'or!
Nous reforgeons sans trêve, au mépris des alarmes,
Ton vieux glaive aux bons lendemains.
Vois tes enfants nouveaux, froids sous leurs jeunes armes,
Impatients des clairs chemins!…
Le soc, depuis longtemps, chasse l'airain des bombes.
Les champs sont prêts pour le soleil:
Si d'âpres voix, au loin, disent que tu succombes,
Couvrons-les d'un cri de réveil.
Ressuscite!… La foi t'anime, auguste France!
Debout! Ton astre est immortel!…
Mais déjà tu renais! C'est l'aube d'espérance!…
Plus de fleurs de deuil sur l'Autel!
Le souci du devoir bannit dans les ténèbres
Les noirs souvenirs de la nuit.
Adieu, tambours voilés! Adieu, lauriers funèbres.
Le clairon sonne, le jour luit!
Gloire à toi! grand Pays où l'Avenir se fonde!
Tes destins sont plus hauts que ton adversité:
Tu tiens l'ardent flambeau dont s'éclaire le monde.
Celui qui meurt pour toi, meurt pour l'Humanité!

1877.

TARENTELLE

Une flûte dit: C'est l'été!
Viens, la joie émeut nos poitrines;
Mets ton poing blanc sur le côté
Comme font les Transtévérines
Epis et bleuets à demain!
Donne ta main.
Tout souci n'est que bagatelle!
Moissonneurs, dansons en chemin
La Tarentelle
Sur les gerbes penchée encor?
—Fleur des sillons, faneuse brune,
Les champs fument dans le ciel d'or.
Jette ta faucille importune!
Sur ton coude, d'un coup charmant
Que le tambourin roule et sonne!
Laisse tes nattes follement
Jouer autour de ta personne…

JE M'ENVOLERAI

Je m'envolerai dans les profondeurs!
Je fuirai la vie et ses lois moroses!
Et je cueillerai d'immortelles roses
Loin de vos hideurs.
Je m'élancerai vers vous, ô silences!
L'oubli loin d'ici m'attend, vaste mer,
—Pour mon cœur percé de vieux coups de lances,
Plus rien n'est amer.
Je m'envolerai, moi l'oiseau sauvage,
Vers tant de pays ignorés de tous,
Car l'indifférence est le seul hommage
Dont je suis jaloux.

NOTE BIBLIOGRAPHIQUE

Nouveaux Contes Cruels.—Sur les huit contes de la première édition (1888, Librairie illustrée), sept parurent cette même année 1888: la Torture par l'espérance, les Amies de pension, l'Enjeu, Sœur Natalia, l'Incomprise, dans le Gil Blas; l'Amour du naturel, dans le Figaro; le Chant du Coq, dans la Revue Libre.

Villiers de l'Isle-Adam, redoutant que son éditeur n'accompagnât le volume d'illustrations, dans le dessein de justifier sa firme, spécifia qu'il refuserait toute gravure. Deux ans auparavant, il avait, en effet, éprouvé un violent mécontentement, lors de la mise en vente d'un autre recueil de contes, l'Amour suprême, lequel avait été «orné» de têtes de chapitre vulgaires. On ne lira pas sans intérêt la curieuse protestation rédigée, à ce propos, par Villiers. Elle touche à plusieurs sujets. La voici:

M. B***, éditeur, place des Vosges, doit faire paraître aujourd'hui lundi, un de mes livres, intitulé l'Amour suprême.

Je m'oppose à la mise en vente de ce livre, et j'en réclame la saisie chez M. B*** pour les motifs suivants:

1o Ce volume (ainsi que je suis en mesure de le prouver au tribunal) contient trois nouvelles de plus que celles consenties par moi. Je ne sais en vertu de quel droit M. B*** s'en est accordé la propriété (C'est un jeune homme, et qui vient d'acheter la maison d'édition où il s'est installé).

2o Diverses illustrations ont été faites en ce livre, sans m'avoir été soumises et même contre mon gré. Presque toutes sont de nature à nuire pour plusieurs raisons sérieuses (celle, par exemple, d'escompter tout l'intérêt que peut offrir l'«inconnu» d'une nouvelle, en le présentant immédiatement, en un dessin, sous les yeux du lecteur,—lequel dès lors, perdant toute curiosité possible, ne s'intéresse plus);—etc., etc.,—plusieurs mêmes travestissent les nouvelles qu'ils semblent commenter, et d'une façon ridicule.

3o Aucun bon à tirer d'aucune nouvelle n'a été donné par moi. Aucune deuxième épreuve ne m'a été soumise,—et l'on a tiré, imprimé, illustré, etc., sans me communiquer même une seule épreuve des trois Nouvelles, que l'on s'est appropriées sans droit.

4o Les fautes d'impression, depuis la première ligne du livre jusqu'à la dernière, sont telles que cela finit par nuire même à la considération littéraire d'un auteur. C'est simplement une dérision.

5o En ne me communiquant pas d'épreuves de plusieurs Nouvelles, en lésant ainsi mon droit et mon devoir d'auteur, M. B*** m'a également privé de mon droit de dédicace de ces nouvelles, de telle sorte que, les ayant promises, il se trouve qu'il me fait manquer à ma parole, en me pillant et en m'imprimant sans mon consentement.

6o M. B***, par des lettres successives que j'ai collectionnées, ne m'a jamais donné plus de 24 heures pour corriger les premières épreuves des quatre nouvelles sur treize qu'il m'a envoyées; il me menaçait dans ses lettres de donner le bon à tirer pour une heure de retard, alors que j'ai droit de donner ce bon à tirer et que l'imprimeur qui lui a obéi (savoir M. M***) est, lui-même, responsable d'avoir agi, comme l'éditeur, au mépris des lois de la presse les plus élémentaires.—J'intente donc une action contre l'un et l'autre, et, pour me couvrir, tout d'abord, du dol qui m'est causé par la mise en vente de ce livre, je le saisis simplement.—Comte de Villiers de l'Isle-Adam.

Nouveaux Contes Cruels et Propos d'Au Delà.—Cinq derniers contes et des pages inédites, réunis sous le titre de Propos d'Au Delà que Villiers réservait, dès 1887, parmi ses œuvres à paraître, complétèrent cette réédition (Calman Lévy, 1893). Le Gil Blas avait donné l'Elu des rêves, en 1888; l'Universal Review, l'Amour sublime, le 18 avril 1889; le Figaro, le Meilleur Amour, dans son supplément littéraire du 10 août 1889, quelques jours avant la mort de Villiers de l'Isle-Adam. Il faut relire dans les Promenades Littéraires, les lignes émouvantes tracées par Remy de Gourmont, sur les instants qui précédèrent l'heure suprême. A Saint-Jean-de-Dieu, Villiers énumère des projets, s'inquiète de changements apportés par le secrétariat du «Supplément littéraire», à son manuscrit du «Meilleur Amour»; et il parlait «bas, las, déjà étreint par la mort…»

Les autres Contes étaient posthumes. Les feuilles finales appartenaient à un roman, auquel Mme J. Gautier et Villiers projetèrent de collaborer, sous forme de correspondance; mais il n'y eut jamais que cette première lettre.

C'est Remy de Gourmont qui reconstitua les Filles de Milton. Il fit suivre le conte inédit de la note suivante (Echo de Paris, 17 février 1891):

Manuscrit inédit de Villiers de l'Isle-Adam. Cinq feuillets in-fo, dont les deux derniers écrits sur les deux faces. C'est un brouillon tout de premier jet, qui ne porte aucune trace de corrections postérieures. Il doit dater du printemps 1888. Du moins, à cette époque, Villiers se préoccupait de plus amples renseignements sur Milton et sur sa famille. La copie est rigoureusement textuelle; des lignes de points séparent différents fragments qui n'ont pas entre eux de lien bien logique.—R. de Gourmont.

Fragments.Isabeau de Bavière. Ecrites à la même date que Hypermnestra et Lady Hamilton (Chez les Passants; collection «les Proses», Georges Crès, 1914), et pour cette même série des «Grandes Amoureuses» de l'éditeur A. Lacroix, Villiers a extrait de ces pages le «Conte cruel», la Reine Ysabeau. Elles attestent ses recherches en vue du Mémoire destiné à disculper Jean de Villiers, au cours du procès intenté, en 1876, aux auteurs de «Perrinet Leclerc», et la préparation du livre: Documents sur les règnes de Charles VI et Charles VII, annoncé pendant de nombreuses années.

Les notes sur Philomela et Paul Forestier furent insérées dans la Revue nouvelle (1er décembre 1863) et dans la Revue des Lettres et des Arts (2 février 1868), dont Villiers de l'Isle-Adam était rédacteur en chef. La représentation de la pièce d'Emile Augier avait eu lieu sur la scène du Théâtre français, le 25 janvier 1868. Gog est le fragment d'un poème, non retrouvé, porté au verso du faux-titre de l'édition originale du Nouveau Monde; de cette époque, également, Ave, mater, imprimé avec le sous-titre: «Hymne français», par un petit journal d'alors, le Parnasse (1er juillet 1877); le manuscrit de Tarentelle recèle l'indication: «A collationner».

On pourrait, en complément à cette bibliographie fragmentaire, ajouter un article de Villiers sur le général Margueritte. La Mort d'un héros (Figaro, 12 avril 1884) retrace la carrière du général:

A Fresnes-en-Wœvre, chef-lieu du canton où est né le général Margueritte, la statue du glorieux soldat, le plus jeune général de l'armée française, tombé à Sedan, sera inaugurée en juillet prochain. Sur la demande du commandant Rogier, la souscription, autorisée par l'Etat qui a fourni le métal de ce monument, et subventionnée par la foule, a été couverte avec un pieux enthousiasme. Arabes et Français se sont souvenus, ensemble cette fois, du bon organisateur, du chef loyal et intrépide. Le bronze a été commandé au sculpteur Lefeuvre. Il représente le général Margueritte au moment de la blessure, tendant l'épée vers l'ennemi, et soutenu par un chasseur d'Afrique dont le bras lui entoure la taille, dont le genou lui maintient la jambe.

Le groupe est d'une mâle et grave beauté. Le piédestal, haut de six mètres, taillé dans le marbre des Vosges, retracera dans ses bas-reliefs des épisodes de la vie militaire, terminée à quarante-neuf ans, de ce défenseur du sol français.

A grands traits, Villiers marque les états de service du général Margueritte, puis vient le récit de sa mort, d'après un manuscrit (publié depuis, en brochure), de son fils, M. Paul Margueritte, «qui a su consacrer à la mémoire de son père des pages d'un style à la fois simple, précis et touchant». Et Villiers termine:

Le lendemain, les plus grands honneurs furent rendus à sa dépouille mortelle par le duc d'Ossona, le général Thiebaud et les officiers de l'armée belge présents à Beauraing.

Margueritte avait adopté, pour sa vie, une devise austère, digne de sa belle âme et qui impressionne comme un appel de l'exil: Duc in altum! Vers la haute mer.

Plus tard, par les soins de la veuve et des enfants qui eurent souci de son dernier sommeil, son cercueil fut transporté en Algérie, terre de sa bonne œuvre et de sa première blessure.

Maintenant, il dort là, sur le versant d'une colline brûlée, le jour par le soleil—et dont le silence n'est troublé, la nuit, que par le rugissement lointain des lions.

TABLE

NOUVEAUX CONTES CRUELS
LES AMIES DE PENSION. 7
LA TORTURE PAR L'ESPÉRANCE. 22
SYLVABEL. 36
L'ENJEU. 50
L'INCOMPRISE. 64
SŒUR NATALIA. 77
L'AMOUR DU NATUREL. 85
LE CHANT DU COQ. 108
PROPOS D'AU DELA
L'ÉLU DES RÊVES. 125
MAITRE PIED. 137
L'AMOUR SUBLIME. 157
LE MEILLEUR AMOUR. 186
LES FILLES DE MILTON. 202
ENTRE L'ANCIEN ET LE NOUVEAU. 219
FRAGMENT DE ROMAN. 250
FRAGMENTS INÉDITS
ISABEAU DE BAVIÈRE. 263
TRENTE TÊTES SUR LA PLANCHE. 282
A PROPOS D'UN LIVRE. 288
SUR UNE PIÈCE. 301
VERS:
Gog. 305
Ave, mater victa. 307
Tarentelle. 309
Je m'envolerai. 310
NOTE BIBLIOGRAPHIQUE 313

Poitiers.—Société française d'Imprimerie.






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delà, by Auguste de Villiers de L'Isle-Adam

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electronic works

1.A.  By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
and accept all the terms of this license and intellectual property
(trademark/copyright) agreement.  If you do not agree to abide by all
the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.

1.B.  "Project Gutenberg" is a registered trademark.  It may only be
used on or associated in any way with an electronic work by people who
agree to be bound by the terms of this agreement.  There are a few
things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
even without complying with the full terms of this agreement.  See
paragraph 1.C below.  There are a lot of things you can do with Project
Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
works.  See paragraph 1.E below.

1.C.  The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
Gutenberg-tm electronic works.  Nearly all the individual works in the
collection are in the public domain in the United States.  If an
individual work is in the public domain in the United States and you are
located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
are removed.  Of course, we hope that you will support the Project
Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
the work.  You can easily comply with the terms of this agreement by
keeping this work in the same format with its attached full Project
Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.

1.D.  The copyright laws of the place where you are located also govern
what you can do with this work.  Copyright laws in most countries are in
a constant state of change.  If you are outside the United States, check
the laws of your country in addition to the terms of this agreement
before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
creating derivative works based on this work or any other Project
Gutenberg-tm work.  The Foundation makes no representations concerning
the copyright status of any work in any country outside the United
States.

1.E.  Unless you have removed all references to Project Gutenberg:

1.E.1.  The following sentence, with active links to, or other immediate
access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
copied or distributed:

This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
almost no restrictions whatsoever.  You may copy it, give it away or
re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
with this eBook or online at www.gutenberg.org/license

1.E.2.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
and distributed to anyone in the United States without paying any fees
or charges.  If you are redistributing or providing access to a work
with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
1.E.9.

1.E.3.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
with the permission of the copyright holder, your use and distribution
must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
terms imposed by the copyright holder.  Additional terms will be linked
to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
permission of the copyright holder found at the beginning of this work.

1.E.4.  Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
License terms from this work, or any files containing a part of this
work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.

1.E.5.  Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
electronic work, or any part of this electronic work, without
prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
active links or immediate access to the full terms of the Project
Gutenberg-tm License.

1.E.6.  You may convert to and distribute this work in any binary,
compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
word processing or hypertext form.  However, if you provide access to or
distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
form.  Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
License as specified in paragraph 1.E.1.

1.E.7.  Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.

1.E.8.  You may charge a reasonable fee for copies of or providing
access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
that

- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
     the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
     you already use to calculate your applicable taxes.  The fee is
     owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
     has agreed to donate royalties under this paragraph to the
     Project Gutenberg Literary Archive Foundation.  Royalty payments
     must be paid within 60 days following each date on which you
     prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
     returns.  Royalty payments should be clearly marked as such and
     sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
     address specified in Section 4, "Information about donations to
     the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."

- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
     you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
     does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
     License.  You must require such a user to return or
     destroy all copies of the works possessed in a physical medium
     and discontinue all use of and all access to other copies of
     Project Gutenberg-tm works.

- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
     money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
     electronic work is discovered and reported to you within 90 days
     of receipt of the work.

- You comply with all other terms of this agreement for free
     distribution of Project Gutenberg-tm works.

1.E.9.  If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
electronic work or group of works on different terms than are set
forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1.  Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
collection.  Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
works, and the medium on which they may be stored, may contain
"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
your equipment.

1.F.2.  LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
liability to you for damages, costs and expenses, including legal
fees.  YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3.  YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

1.F.3.  LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
written explanation to the person you received the work from.  If you
received the work on a physical medium, you must return the medium with
your written explanation.  The person or entity that provided you with
the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
refund.  If you received the work electronically, the person or entity
providing it to you may choose to give you a second opportunity to
receive the work electronically in lieu of a refund.  If the second copy
is also defective, you may demand a refund in writing without further
opportunities to fix the problem.

1.F.4.  Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5.  Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
the applicable state law.  The invalidity or unenforceability of any
provision of this agreement shall not void the remaining provisions.

1.F.6.  INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
with this agreement, and any volunteers associated with the production,
promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
business@pglaf.org.  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     gbnewby@pglaf.org


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations.
To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     http://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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