Project Gutenberg's La fabrique de mariages - Volume IV, by Paul Féval

This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
whatsoever.  You may copy it, give it away or re-use it under the terms
of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
www.gutenberg.org.  If you are not located in the United States, you'll
have to check the laws of the country where you are located before using
this ebook.



Title: La fabrique de mariages - Volume IV

Author: Paul Féval

Release Date: July 30, 2018 [EBook #57607]

Language: French

Character set encoding: UTF-8

*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA FABRIQUE DE MARIAGES  ***




Produced by Claudine Corbasson and the Online Distributed
Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was
produced from images generously made available by The
Internet Archive/Canadian Libraries)







Au lecteur

Table des chapitres

LA
FABRIQUE DE MARIAGES.


COLLECTION HETZEL.


LA
FABRIQUE DE MARIAGES

PAR

PAUL FÉVAL.

IV

Édition autorisée pour la Belgique et l’Étranger,
interdite pour la France.

LEIPZIG,

ALPH. DURR, LIBRAIRE-ÉDITEUR.

1858


BRUXELLES.—TYP. DE J. VANBUGGENHOUDT,
Rue de Schaerbeek, 12.


5

DEUXIÈME PARTIE.
——
L’HOTEL DE MERSANZ
(SUITE).

XII
— Les papiers du baron. —

—Ma chère belle, poursuivit madame la baronne du Tresnoy, votre patience va être bientôt récompensée. Nous touchons aux faits.

»Permettez-moi de vous dire que M. du Tresnoy eut encore plus de patience que vous. Sa patience dura des années.

»Peut-être avez-vous ouï déjà ce nom du château de la Savate...

—Ces messieurs en parlent quelquefois, répondit 8 la vicomtesse; n’est-ce pas une salle de pugilat et de lutte?

—C’est un lieu plus singulier encore que son enseigne... Ne vous étonne-t-il pas un peu qu’il y ait un rapport quelconque entre madame la marquise de Sainte-Croix et le château de la Savate?

—Tout m’étonne, chère madame... et rien ne m’étonne, pourrais-je dire... J’écoute et j’attends.

—Êtes-vous toujours résolue à vous attaquer à ce mystère?

—Plus que jamais... Je disais l’autre jour à je ne sais plus qui: Si j’étais homme, je me ferais un duel avec un tueur de profession, tant ma vie me pèse... Ceci est un duel... mon adversaire est juste aussi redoutable qu’il me le faut... Avant de m’endormir, ce soir, je mettrai mon testament au net... il n’est pas long... c’est un adieu à ceux qui m’ont aimée... Continuez, je vous prie.

—Pendant des mois entiers, reprit madame du Tresnoy, on entoura cette maison de la barrière des Paillassons d’une surveillance active et incessante. Il n’y eut point de résultat.—Dans quelques minutes, vous allez savoir ce qui rompit les chiens et donna le change.

»Un matin,—c’était déjà bien longtemps après 9 l’affaire de la rue du Cherche-Midi, si longtemps, que l’ardeur de M. du Tresnoy commençait à se ralentir,—le secrétaire de M. le fermier général des jeux se présenta à la préfecture. Il venait porter plainte contre les maisons clandestines, faisant aux établissements autorisés une concurrence ruineuse. Il arrivait avec des documents. Il prétendait que ces maisons se multipliaient dans une proportion véritablement effrayante.

»M. du Tresnoy avait coutume de s’en fier le moins possible au zèle de ses subordonnés. Il reçut dans son cabinet, où nous sommes, le secrétaire de la ferme des jeux. L’intérêt personnel est toujours souverainement clairvoyant, et ce serait une police sublime que celle qui serait composée d’égoïsmes embrigadés.

»Les détails fournis par l’employé des jeux frappèrent souverainement mon mari. Je me souviens que, le soir de ce jour, il me dit:

»—J’ai fait une découverte. Tous les vices se tiennent et forment la pente qui conduit au crime... Madame la marquise de Sainte-Croix est une joueuse effrénée.

»—Vous pensez donc encore à cette femme? demandai-je.

»—C’est une chose singulière, fit-il au lieu de me répondre;—je n’ai pas pris garde, dans le 10 moment... Vous souvenez vous du rapport de cet agent qui suivit madame de Sainte-Croix depuis l’église Saint-Sulpice jusqu’à la rue de l’École, hors barrières?

»—Oui, répondis-je,—le rapport où il était question de château de la Savate.

»M. du Tresnoy répéta ce mot:

»—Le château de la Savate...

»Son doigt s’enfonçait dans les plis de sa tempe. C’était ainsi quand il réfléchissait profondément.

»—On m’a parlé aussi, ce matin, reprit-il,—du château de la Savate.

»J’avoue que je dressai curieusement l’oreille.

»—Elle joue par elle-même, poursuivit M. du Tresnoy qui rêvait,—et par ce Garnier de Clérambault, le marieur... Elle joue au tripot et à la bourse... Elle perd des sommes extravagantes... où les prend-elle?

»Il s’arrêta sur cette question.

»Puis, perdant son regard dans le vide:

»—On ne me les a nommés ni l’un ni l’autre, continua-t-il,—ni la marquise, ni le Garnier... mais je les ai devinés... et c’est une nouvelle brèche au rempart dont ils s’entourent... Je veux tenter encore un assaut.

»—Prenez garde!... murmurai-je.

»—Je prends garde!... répliqua M. du Tresnoy, 11 qui fronça les sourcils;—j’ai déjà bien donné des veilles à cette tâche... ma conscience me crie qu’il ne la faut point abandonner... Il y a de grandes iniquités derrière les précautions qu’ils prennent; ce que je sais n’est rien auprès de ce que l’avenir m’apprendra... Ce n’est pas un espoir que j’exprime là, c’est une certitude.

»—Et vous a-t-on fourni, demandai-je,—au sujet de cette maison, le château de la Savate, quelque renseignement qui complète les rapports de vos agents?

»Il fit un geste d’impatience.

»Je vis que sa volonté de savoir était devenue passion.

»Je vis que son travail s’était fait douleur.

»—Non, me répondit-il après un silence;—rien... Il y a là comme une armure diabolique; aucun de mes coups ne peut l’entamer... Cet homme de la ferme des jeux ne voit que l’intérêt de la ferme des jeux... s’il m’a parlé de madame de Sainte-Croix, c’est qu’elle fréquente la maison clandestine de la Saurel, montée sur un très-grand pied, où quelques femmes du monde peuvent perdre leur argent sans être vues... La ferme des jeux est outrée de ce progrès, qui est un attrait puissant... Le marieur Garnier de Clérambault a tenté de fonder une banque dans le faubourg Saint-Germain, 12 c’est pour cela qu’il a été question de lui... enfin, il paraît qu’on risque de très-grosses sommes dans ce bouge du château de la Savate. Le maître, une sorte de saltimbanque qui a nom Vaterlot, dit Barbedor, donne des séances de force et d’adresse, comme ils appellent cela... Les sportmen parisiens, pour imiter en tout la vénérable innocence de leurs confrères de Londres, vont applaudir ces taureaux humains, payés pour s’entr’assommer. Il y a des paris énormes engagés chaque soir... et la ferme des jeux enrage, trouvant immoral et damnable ce fait qu’on se puisse ruiner hors de chez elle.

»Il se leva et fit plusieurs tours dans la chambre sans parler.

»—Rien! répéta-t-il.

»Comme il prononçait ce mot, son domestique entra et lui remit deux lettres. Il ouvrit la première. C’était une lettre d’invitation autographe et très-aimable; le prince de *** priait M. le baron du Tresnoy de lui faire l’honneur de venir dîner chez lui le mardi suivant.

»Le post-scriptum disait que M. le prince avait un service à demander à M. le préfet de police.

»Mon mari ordonna d’atteler.

»Pendant qu’on lui obéissait, il ouvrit la deuxième lettre, qui était de la directrice de Saint-Lazare. Une détenue du nom de Justine demandait à faire 13 des révélations à M. le préfet de police personnellement.

»Mon mari ne voulut pas me permettre de l’accompagner.

»Il rentra, cette nuit-là, fort tard. Il avait refusé le dîner du prince, tout en se mettant à sa disposition. Le prince, pauvre esprit que l’âge amenait presque à la faiblesse de l’enfance, lui avait demandé sa protection pour madame la marquise de Sainte-Croix,—à l’insu de celle-ci.

»C’était une sainte que cette femme, tout uniment. Elle avait refusé sa main, à lui, le prince de ***, par des scrupules qui vraiment n’appartenaient point à la terre.

»Et, comme il arrive toujours à ces belles âmes, la haine des méchants la pressait de toutes parts. Elle était persécutée, elle était victime. Les sept péchés capitaux dressaient leurs embûches sous ses pas. On l’attaquait d’en haut et d’en bas à la fois: les grands et les petits...

»Il y avait surtout, au dire du prince, une misérable créature, nommée Justine, qui, lassant à la fin l’inépuisable et patiente charité de la marquise, s’était attiré un refus de secours.

»—Ces gens-là, vous le savez bien, continua-t-il en s’animant,—croient qu’on leur doit des rentes. Je donne, moi qui parle, plus de quarante mille écus par 14 an, et je reçois plus de malédictions que de grâces... Il suffit de refuser une fois pour mériter le bûcher. La pauvre marquise est dans ce cas, précisément. Cette fille Justine a juré de se venger. Elle est adroite, elle est perdue, elle sait que son ancienne bienfaitrice a des ennemis... Il est si aisé, cher monsieur, de transformer certaines actions charitables en des démarches suspectes...

»Et ainsi de suite: le bon vieux prince parla pendant deux heures...

»Je vous affirme qu’il agissait, en effet, à l’insu de madame de Sainte-Croix. Ce n’est pas elle qui eût permis pareille imprudence.

»J’ignore quel accueil M. du Tresnoy eût fait à la communication de la directrice de Saint-Lazare, sans cette visite à l’hôtel du prince. Ce que je sais, c’est qu’en sortant de l’hôtel du prince, M. du Tresnoy se fit mener en droite ligne à la prison de Saint-Lazare.

»On fit mander la fille Justine sur-le-champ. M. du Tresnoy s’enferma avec elle dans le cabinet de la directrice.

»Ceci se passait au mois de septembre 182..., trois semaines environ avant la mort de M. le baron du Tresnoy.

»La fille Justine et lui restèrent enfermés pendant plus de deux heures.

15

»Le lendemain, M. du Tresnoy envoya au secrétariat général l’ordre de faire chercher sur-le-champ, soit à Paris, soit ailleurs, un individu nommé Jean Lagard, neveu du propriétaire du château de la Savate.

»En même temps, il manda en son cabinet la concierge du no 37bis de la rue du Cherche-Midi, deux domestiques ayant été au service de M. le comte Achille de Mersanz, du vivant de sa première femme, M. Isidore-Adalbert Souëf, notaire royal, la dame Ernestine Rodelet, demeurant à Chartres, et M. Garnier de Clérambault.

»M. du Tresnoy avait coutume de vivre en famille. Ses deux filles étaient sa joie. Nous passions presque toutes nos soirées ensemble.—A dater de ce moment, il s’éloigna de nous. Un travail de toutes les heures l’absorbait. Il veillait toutes les nuits dans ce cabinet, où il est mort,—debout,—auprès de ce bureau, dont la tablette a été son dernier oreiller; il veillait sans relâche. Le jour levant le retrouvait chaque matin acharné à son œuvre.

»Il était évident pour moi que le point de départ de cette recrudescence d’activité était son entrevue avec la fille Justine.

»Qu’avait-t-il appris dans cette conférence? Je le lui demandai; car nous étions un de ces ménages 16 où le mot indiscrétion n’a point de sens. Il me répondit:

»—Vous saurez tout à la fois.

»Huit ou dix jours s’étaient écoulés depuis sa visite à Saint-Lazare. Je n’ignorais pas qu’il y était retourné plusieurs fois.

»Un soir, il me dit, oubliant qu’il ne m’avait point mise au fait de ce qui se passait.

»—Cette Ernestine Rodelet et ce Jean Lagard me rendront fou.

»Je lui serrai la main en silence. Je le voyais maigrir et pâlir.

»—Ma bonne amie, s’écria-t-il avec une colère sans motifs, lui, le plus doux et le plus courtois des hommes,—je ne veux pas de vos observations... ce que je fais est très-étroitement mon devoir... je suis payé pour cela... Quand le tambour bat, le soldat ne va pas s’embarrasser de sa femme, ni de ses enfants... L’honneur du magistrat dans ma position est bien mieux défini que celui du soldat, et sa responsabilité est immensément supérieure... il y aurait insanité d’esprit à nier cette évidence... Non! je n’ai pas le droit de reculer.

»Je pense qu’il vit dans mes yeux les larmes que je voulais lui cacher; car il m’attira contre sa poitrine.

»—Voila deux jours que je n’ai pas embrassé nos petits chéris!... murmura-t-il.

17

»Mon cœur me fit mal. Je me levai précipitamment. J’allai chercher les deux enfants.

»Je n’avais été qu’une minute absente, et pourtant, quand je revins, tenant par la main Juliette et Dorothée, il nous avait déjà oubliées.

»Je le trouvai noyé de nouveau dans ses préoccupations. Il murmurait:

»—Ce Jean Lagard est introuvable!... et cette Ernestine Rodelet...—Non, non, madame, s’interrompit-il en me voyant;—il y a temps pour tout! Emmenez ces deux petites... Bonjour, mes mignonnes, bonjour...

»Comme je restais, interdite, sur le seuil, il haussa les épaules avec impatience et me tourna le dos.

»Il me sonna une demi-heure après pour me demander pourquoi je le laissais seul.

»Huit jours se passèrent encore. Vous n’eussiez pas reconnu M. du Tresnoy. Une fièvre lente le tenait. Quand je l’apercevais un instant, le soir, il me faisait frayeur. Ses yeux avaient des regards fous. Je résolus enfin d’aller me jeter à ses genoux et de le prier, au nom de nos enfants, de faire trêve à cette tâche mortelle...

»Mortelle, j’ai dit le mot; car il n’avait plus que bien peu d’heures à vivre.

»Je le trouvai calme. Il avait vu cette femme 18 Ernestine Rodelet. Jean Lagard sortait de son cabinet.

»Il ne me laissa point parler.

»—Tout est fini, ma chère femme, me dit-il. Si Dieu me donne vingt-quatre heures d’existence, cette femme—ce monstre,—va recevoir le châtiment qu’elle a tant de fois mérité.

»Il avait les mains sur ces papiers que je tiens et dont tout à l’heure vous allez prendre connaissance;—car mon récit n’est qu’une explication préalable et nécessaire. Il secouait la tête lentement, comme un homme qui compte avec sa conscience, s’applaudissant en soi-même d’un rude et loyal travail accompli.

»—Jean Lagard seul est resté muet, reprit-il;—cette classe a un bizarre point d’honneur qui consiste à ne jamais dénoncer. J’ai bien compris que Jean Lagard a connaissance des faits révélés par cette Justine et confirmés par d’autres: Justine a dit la vérité, je le sais... mais il faudra du temps avant que ces pauvres gens comprennent que la honte n’est pas dans l’aveu véridique et complet... Il y a trop d’habiles intéressés à entretenir chez eux la haine, la défiance, le mépris de la justice. Jean Lagard déteste cette femme et son complice: il a refusé de les charger. Mais madame Rodelet a parlé. Je prends encore cette journée. Demain, je 19 serai tout à vous, ma femme et mes enfants.—Demain, à l’heure où nous sommes, la main de la justice sera sur ces criminels...

»Le soir de ce même jour, M. le baron du Tresnoy était assis dans ce fauteuil, livide, les mains tremblantes, les yeux injectés de sang.

»Il se sentait mourir,—et il avait peur pour nous qui restions ici-bas, sans protection ni soutien.

»Il avait peur de cette femme. Il sentait l’infernal pouvoir de cette femme.

»Il me fit jurer de ne jamais m’attaquer à cette femme.

»Il mourut d’une attaque d’apoplexie, pendant qu’on allait chercher le médecin.

»Ce sont les propres paroles du médecin: il mourut d’une attaque d’apoplexie.

»Je n’ai ni preuve ni indice sur quoi fonder l’opinion que le médecin se trompait.

»J’adorais M. le baron du Tresnoy, mon mari. Sur ma religion, je l’adorais;—mais j’ai mes filles...

La baronne laissa tomber sa tête entre ses mains.

Il y avait longtemps que madame de Grévy n’interrogeait plus. Elle écoutait, calme et sombre. Il y avait dans ses yeux une résolution presque virile.

20

A l’étage supérieur, le piano radotait ses gammes grêles et sèches.—Le jour s’en allait tombant.

—Allez-vous me confier ces papiers? demanda la vicomtesse après un instant de silence.

—Si vous ne les lisiez pas, répliqua madame du Tresnoy, tout ce que j’ai dit serait inutile... Les faits sont là dedans: vous n’avez eu que la préface.

La vicomtesse se leva.

—Restez, dit la baronne;—vous allez faire ici votre lecture... Tout cela est de la main de mon mari... Pas une de ces feuilles ne sortira de ce cabinet.

Il y eut comme une nuance de provocation dans son accent quand elle ajouta:

—Si vous voyez là dedans de la défiance, et que cette défiance vous choque, je ne puis qu’en être fâchée... mettons que je ne vous ai rien dit.

La vicomtesse, sans manifester aucune impatience, se rassit et disposa de nouveau les plis de sa robe.

Madame du Tresnoy la regardait avec une curiosité croissante.

—Ceci était ma dernière épreuve, dit-elle;—j’ai voulu vous tenir la porte de sortie ouverte jusqu’à la fin... Certes, vous aviez le droit de vous formaliser ou de faire semblant... Rien n’était si 21 aisé que de me dire: «Vous passez les bornes!» et de prendre la clef des champs... Les vieilles femmes comme moi, chère belle, ont la prétention de connaître le cœur humain... Vous avez dû rencontrer dans le monde madame la marquise de Sainte-Croix, au temps où elle était encore très-belle... Est-ce que, par hasard...?

—Je vous comprends, chère madame, l’interrompit froidement la vicomtesse;—mais vous faites fausse route... Mon mari, que je sache, ne s’est jamais occupé de madame la marquise de Sainte-Croix... et, jusqu’à présent, je n’ai point eu d’amants qu’on me pût enlever...

—Oh! bonne petite! s’écria la baronne:—pouvez-vous penser?...—Mais, se reprit-elle d’un ton caressant,—sans aller jusque-là...

—Je vous donne ma parole d’honnête femme, l’interrompit encore madame de Grévy,—qu’il n’y a jamais rien eu... absolument rien... entre la marquise et moi.

Un instant, le regard de la veuve exprima une sorte d’admiration qui s’éteignit peu à peu en une nuance de bienveillante ironie.

—Je vous crois, murmura-t-elle;—en vérité, je vous crois... Vous n’êtes pas faite comme les autres... vous êtes une manière de petit chevalier errant... Eh bien, s’il faut vous dire toute ma 22 pensée, je vous aime mieux comme cela: vous avez la force du franc-juge... Si j’avais trouvé en vous une rancune personnelle, j’aurais eu peur.

Les papiers qu’elle avait triés et qu’elle tenait à la main étaient divisés en cinq cahiers, portant chacun son titre.

Sur la couverture du premier étaient écrits ces mots: Arrivée à Paris. Mariage. Mort du marquis de Sainte-Croix. Sur le second cahier: Mort de M. Rodelet, no 81. Sur le troisième: Mort de madame la comtesse de Mersanz, no 23. Sur le quatrième: Fabrique de mariages. Affaires Justine Lagard. Sur le cinquième: Madame Octave Merriaux. Madame Seveste, nos 37 et 37bis.

La baronne mit ces cinq cahiers sur les genoux de madame de Grévy et se dirigea vers la porte en disant:

—Voilà le résultat de huit ans de recherches... huit années s’écoulèrent entre la première dénonciation de Fromenteau... et la mort de M. le baron du Tresnoy; mais c’est tout au plus si vous en aurez pour une heure à lire ces papiers... Vous verrez que ma préface était bien faite et que vous comprendrez tout... Je vais inspecter un peu ces demoiselles et je suis à vous.

Elle sortit.

23

La vicomtesse entendit la clef tourner dans la serrure au dehors.

On l’enfermait.

—Ce fou de vicomte a raison, pensa-t-elle en souriant,—quand il dit qu’il aimerait mieux avoir affaire à douze bandits qu’à une seule mère de famille.

Elle rejeta le cahier sur lequel était ce titre: Madame Octave Merriaux. Madame Seveste, nos 37 et 37bis, et ouvrit celui qui portait cette suscription: Mort de M. Rodelet, no 81.

Dès les premières lignes, elle fut saisie violemment par l’intérêt de cette lecture. Dans ce travail que feu le baron du Tresnoy avait écrit lui-même d’un bout à l’autre, les faits étaient présentés avec une clarté magistrale. La lumière sortait du récit lui-même comme la flamme jaillit tout à coup de deux sombres tisons rapprochés. Le caractère de Flavie était saisi avec une telle précision, que son crime apparaissait pour ainsi dire en relief.

Et pourtant, il n’y avait point de preuves à l’appui. M. du Tresnoy comptait sur les témoignages rassemblés par lui. Ceci n’était que le plan même de l’attaque qu’il allait diriger contre la marquise, au moment où la mort l’avait surpris.

La vicomtesse resta un instant comme éblouie en découvrant l’ensemble de cette combinaison à la 24 fois machiavélique et romanesque, employée pour dépouiller l’opulent fournisseur. L’histoire d’Ernestine, séduite de sang-froid pour arriver à isoler complétement le bonhomme, la frappa et l’épouvanta.

—Oui, se dit-elle en refermant le cahier,—cette créature est un adversaire redoutable. Elle ne ménage rien, elle ne respecte rien. Malheur à quiconque se met en face d’elle.

Ses doigts distraits feuilletaient déjà un autre cahier, celui qui portait pour titre: Fabrique de mariages. Affaire Justine Lagard.

Ses yeux déchiffrèrent machinalement quelques mots, et son attention fut tout de suite réveillée. Il s’agissait d’une histoire beaucoup plus récente et dont les personnages étaient tous vivants. Ici, la preuve ne manquait point; ce cahier était comme un recueil des aveux de Justine, la jolie ouvrière en chambre qui avait autrefois trahi par ambition l’amour de Jean Lagard.

En moins de deux années, Justine avait subi toutes les diverses faces de cette existence brillante et misérable que tant de jeunes filles prennent de loin pour le bonheur.

Justine, à son point de départ, n’était pas du tout une de ces écervelées dont la cohue tourbillonne dans les bas-fonds de la joie parisienne. Ce 25 n’était pas l’entraînement qui l’avait jetée hors de la droite voie, c’était le calcul.

Justine avait été longtemps une très-économe et très-laborieuse ouvrière. Le démon l’avait tentée par le défaut des personnes trop rangées: l’avarice; le démon lui avait montré un petit tas d’or.

Justine, foulant aux pieds résolument son premier amour, s’était élancée vers son rêve, qui était la fortune.

Elle eût réussi peut-être, si elle n’eût point consenti à devenir pour madame de Sainte-Croix une sorte de satellite. Celle-ci, en effet, douée d’une puissance d’absorption sans égale, ne laissait rien à ses associés.

Il n’y avait guère que Garnier de Clérambault pour tirer son épingle du jeu avec une pareille commanditaire; encore...

Justine rendit gorge. Furieuse, elle voulut se venger. Madame de Sainte-Croix la brisa comme un jouet.

Justine, vaincue et la rage dans le cœur, essaya une seconde bataille. Elle usa de ruse. C’était peine perdue avec notre marquise. Justine alla de chute en chute heurter le seuil de Saint-Lazare.

Du fond de ces abîmes, ordinairement, on ne peut nuire. Les voix qui sortent de là sont rarement écoutées; mais Justine avait pour un peu le 26 même genre d’énergie que sa redoutable ennemie. Elle était forte pour le mal.

Ce fut Justine qui porta le premier coup à cette cuirasse sans défaut qui avait protégé si longtemps madame la marquise de Sainte-Croix,—et ce fut Justine qui causa la mort de M. le baron du Tresnoy.

Il y avait beaucoup de choses dans ce second cahier. On voyait que Justine avait espionné consciencieusement, quand elle était libre encore.

D’abord, le système de l’association de madame la marquise avec Garnier de Clérambault y était expliqué tout au long. Le mécanisme de ce piége, perpétuellement tendu au beau milieu de Paris pour prendre les riches dupes, était clairement dévoilé. Justine avait connu à madame de Sainte-Croix jusqu’à six nièces, et presque toutes avaient joué leur rôle un certain nombre de fois.

Ensuite, Justine parlait des sommes folles que la marquise jetait dans ce gouffre sans fond creusé par sa passion pour le jeu.—Elle expliquait à son insu la longue inutilité des recherches du préfet de police: madame de Sainte-Croix et Garnier ne se voyaient plus depuis longtemps qu’à la dérobée, dans des maisons tierces et parfois loin de Paris.

Le lieu de rendez-vous de la barrière des Paillassons lui-même avait été abandonné.

27

Enfin, Justine insinuait que le véritable père de cet enfant, mis au monde par madame Octave Merriaux, au no 39 de la rue du Cherche-Midi... Mais il est des détails qu’il ne faut point creuser.

La vicomtesse repoussa ce cahier avec plus de dégoût que le premier.

Le soleil couchant glissait ses rayons obliques entre les hautes draperies des rideaux demi-fermés et venait frapper en plein le portrait de M. le baron du Tresnoy. Il y a des conditions de lumière qui font vivre tout à coup la toile. Le grave visage du magistrat, ainsi éclairé, semblait penser. C’était un recueillement triste et résigné.

Madame de Grévy crut voir cette figure pour la première fois.

Un instant sa tête, plus lourde, se pencha sur sa poitrine.

—Elle a ses filles! murmura-t-elle répétant sans moquerie le refrain de la baronne;—elle a un but ici-bas, un devoir, une mission. Elle protège quelqu’un, elle est nécessaire à quelqu’un... Ces deux créatures au cœur étroit, à l’esprit pointu, ces êtres taillés en pleine pièce dans la prose parisienne, ces demoiselles presque laides, à peu près méchantes, ces larves qui n’ont qu’une passion, gagnent leurs ailes de mouche au changement de peau du mariage; elle les aime, elle les couve: c’est son trésor... 28 elle brûlerait le temple d’Éphèse pour leur trouver des maris... Elle en fera des femmes, à force de travail, des femmes passables, des femmes à qui la maternité donnera à leur tour un but, un cœur, un prétexte de s’efforcer et de vivre. C’est le monde. Je suis au-dessous de ces gens-là, puisque je vis sans prétexte et sans but.

Sa main, qui était encore charmante, pénétra sous la moelleuse étoffe de son corsage et en retira un petit médaillon d’or émaillé.

Elle avait un secret, cette chère vicomtesse; car son regard inquiet fit le tour de la chambre.

Nul ne la regardait, sauf le portrait du préfet de police.

Eh bien, l’œil froid et ferme du magistrat défunt la fit tressaillir.

Elle avait un secret, un secret bien gardé, un secret tout entouré de terreurs et de défiances.

Que renfermait le médaillon joli, suspendu à un cordonnet en cheveux?

Au moment où elle allait l’ouvrir, la vieille boiserie craqua. Le médaillon fut vitement recaché dans le sein de la vicomtesse.

Tous les cœurs honnêtes en sont là. On a frayeur en touchant le seuil de certains mystères. Je sais des femmes que je n’aime point d’amour et je donnerais beaucoup, du temps, de l’argent, du repos, 29 pour leur barrer le chemin des petits abîmes où trébuchent les anges de ce monde.

Plus d’une fois, la vue de ces portraits si bien cachés ou de tout autre indice m’a serré le cœur.

C’est si terrible, un roman, dans notre vie civilisée. Il y a autour de ces bonheurs volés tant d’inquiétudes, tant de douleurs, tant de larmes!—Parfois, il y a un si grand nombre d’âmes qui peuvent être brisées du même coup,—et parfois encore tant de sang!

Elles ne savent pas—les imprudentes!—où descend cette route dont l’entrée est toute semée de fleurs...

Ce craquement de la boiserie avait fait notre jolie vicomtesse toute tremblante. Le rouge était venu à ses joues, puis la pâleur. Nous ne saurions dire ce que l’émotion, la moindre émotion rendait d’attraits et de jeunesse à ce visage délicat, dont la beauté, au dire unanime des connaisseurs, était un peu passée.

Avez-vous vu revivre une fleur sous l’arrosoir?

Cette fleur de notre parterre parisien pouvait renaître, on le voyait bien. Il ne lui fallait pour cela qu’un peu de passion ou de bonheur.

Ce médaillon, était-ce la passion,—ou n’était-ce qu’un souvenir?

Les espoirs de cette union si prospère au début 30 étaient-ils morts violemment, et ce médaillon contenait-il le portrait de l’assassin?

La vicomtesse attendit, l’oreille au guet, la main sous son corsage.

Puis elle sourit, raillant elle-même sa frayeur.

Puis encore elle ouvrit le médaillon d’émail, qui renfermait, en effet, un portrait.

Oh! pauvres femmes, victimes des méchantes hontes et des sophistiques pudeurs!

Ce portrait dont on faisait si grand mystère, puisque la seule crainte de le voir découvert donnait des frissons et des battements de cœur, ce portrait qu’on dissimulait comme l’indice d’un crime, c’était l’insouciant sourire du beau vicomte de Grévy à l’âge de vingt-cinq ans.

Vous figurez-vous cependant sans frémir quelqu’un entrant à l’improviste et surprenant la vicomtesse, cette sceptique, cette moqueuse, contemplant le portrait de son mari?

Les entendez-vous, le lendemain:

—Ah çà! la vicomtesse porte donc le portrait de son époux?

—Dans un médaillon qui ne la quitte jamais.

—Sur son cœur fidèle, jusqu’à la mort!

—Entre cuir et chair...

—C’est une gageure.

—C’est une relique!

31

Malheureuse vicomtesse! que de rires! que de bravos ironiques!

C’était à la rendre célèbre autrement qu’Arthémise, femme de Mausole, qui but son mari de si grand cœur!

Nous en sommes là.

Peut-être que cette charmante vicomtesse, femme vaillante, spirituelle et sensée, n’aurait pas eu si grande frayeur si le médaillon eût renfermé un autre portrait.

Au moins, ç’aurait été le gage d’une faute. Le monde n’aurait pu rire de si bon cœur.

On se demande avec stupéfaction d’où vient le magique pouvoir du rire des sots.

La vicomtesse ne donna qu’un coup d’œil au médaillon, mais elle y joignit un baiser. Une larme vint à ses yeux; puis un sourire mutin chassa cette larme.

Le médaillon fut remis à cette chère place que M. le vicomte de Grévy ne se doutait certes point d’occuper.

—Plût à Dieu qu’il en fût selon les paroles de la baronne!... murmura-t-elle;—pour toute récompense, je ne demanderais que son affection.

Le cœur fait toujours cette faute de français. Ce n’était pas l’affection de la baronne que madame de Grévy demandait à Dieu.

32

Mais bientôt un nuage plus sombre vint attrister son gracieux visage.

—Il faudrait d’abord réussir, reprit-elle;—et quelle chance puis-je avoir?...—Celui-là, continua-t-elle en reportant les yeux sur le portrait de M. le baron du Tresnoy,—avait pour lui tout ce qui fait la force d’un homme: le bon droit, la ferme volonté, la science des lois, l’expérience, le rang, le pouvoir... Et celui-là n’a pu soutenir la lutte contre cette femme... Moi, je suis faible; moi, je suis seule; moi, je n’ai ni acquis ni prudence... ma présence même en ce lieu prouve que je suis une folle...

Elle avança la main pour prendre le troisième cahier.

—Tous ceux et toutes celles qui se sont mis en face d’elle sont morts..., murmura-t-elle, tandis que sa main découragée retombait à vide.

Mais cet abattement ne dura pas longtemps. Ses paupières battirent tout à coup et un sourire d’enfant éclaira ses grands yeux mouillés.

—Si je mourais ainsi, dit-elle,—je suis bien sûre qu’il me regretterait...

Elle saisit le reste des papiers. Le troisième cahier était le récit des derniers jours de cette pauvre jeune femme, la première comtesse de Mersanz. Dans cette partie de son œuvre, la manière de 33 M. le baron du Tresnoy semblait avoir subitement changé. Vous n’eussiez jamais cru que c’était l’austère magistrat qui parlait. Cela paraissait écrit sous la dictée d’un esprit simple, naïf et imbu de poésie.

La main d’une femme s’y reconnaissait à chaque ligne.

On voyait la jeune comtesse mourir, tuée lentement par ce poison moral que lui versait son bourreau sans pitié ni trêve. Tout était présenté d’une façon si claire et si énergique à la fois, que l’idée d’invraisemblance ne venait même pas à l’esprit.

Quand madame de Grévy lut la course en voiture au bois de Boulogne, devant la grille de la Muette, les larmes jaillirent de ses yeux. C’était le coup suprême.

Dans la voiture refermée, Anna entendait ce pauvre souffle de la victime, qui allait s’éteignant par degrés.

Le cahier s’échappa des mains de la vicomtesse. Elle avait le cœur serré comme si le drame eût déroulé devant ses yeux sa scène unique et si longue.

La porte s’ouvrit. L’heure était passée. Madame la baronne du Tresnoy se montra sur le seuil. Elle était froide et bourgeoisement affairée. Son visage ne gardait aucune trace d’émotion.

34

—C’est une chose bien singulière, dit-elle en refermant la porte avec soin;—Juliette, qui a pourtant beaucoup de dispositions,—tous ses maîtres sont d’accord là-dessus,—prend trois fois par semaine une demi-leçon de dix francs... et certes, c’est lourd pour un budget comme le nôtre... M. du Tresnoy a laissé une fortune très-bornée... Trente francs tous les huit jours... cent vingt francs par mois... Eh bien, elle ne fait pas de progrès... Vous comprenez bien, ma toute belle, que mon envie n’est pas que ma fille acquière un talent d’artiste... mais j’avais désiré une jolie force d’amateur... cela fait bien dans le monde, et, quoi qu’on dise, cela aide à s’établir... Dans mon plan, Juliette tenait le piano et Dorothée chantait... Il y a des maisons où l’on aime cela... J’ai souvent regretté, quand j’étais jeune, de n’avoir pas un talent...

Elle vint s’asseoir, en parlant ainsi, auprès de la vicomtesse, qui ne l’écoutait point.

—Eh bien, s’interrompit-elle en posant sa main sur le genou de madame de Grévy,—nos impressions?... Comment trouvons-nous tout cela?...

Elle s’arrêta en remarquant la maladive pâleur qui envahissait les joues de la jeune femme.

—Écoutez donc! fit-elle;—cela ne m’étonne 35 pas, chère petite... on aurait peur pour moins que cela.

Madame de Grévy dit:

—Vous vous trompez, je n’ai pas peur.

—Alors, vous êtes brave comme les preux de la table ronde, ma toute belle... mais, malgré tout votre courage, il me semble que vous allez prendre mal... Vous ferai-je apporter quelque chose?

—De l’air!... murmura la vicomtesse, dont le front était humide;—je voudrais un peu d’air.

La baronne courut ouvrir la fenêtre.

Madame de Grévy fit effort pour se lever. Elle vint jusqu’à la croisée en s’appuyant sur le bras de sa compagne.

Celle-ci allait parler encore. La jeune femme l’arrêta d’un geste.

—J’ai tout lu, dit-elle;—j’ai tout compris. La tâche me plaît: je l’accepte.

Madame du Tresnoy changea de visage aussitôt et s’inclina silencieusement.

La vicomtesse poursuivit:

—Je me souviens de tout ce que vous m’avez dit, chère madame;—vous avez vos filles, je ne dois point compter sur vous.

—Absolument pas, répondit la baronne;—je ne puis vous offrir que mes souhaits et mes prières.

—Ces papiers eux-mêmes...

36

—Ces papiers surtout vous sont refusés... Vous comprenez que vous ne pourriez vous en servir sans mettre en cause M. du Tresnoy.

—Je ne vous demande point ces papiers, chère madame... je vous remercie purement et simplement de la science que vous m’avez donnée... Un mot encore, cependant... En dehors de vous, il se peut trouver un aide, un témoin, un instrument... Avant que je sorte de chez vous, permettez que nous cherchions ensemble.

—Je permets, répliqua la baronne... seulement, mon nom ne doit pas être prononcé...

—Cela va sans dire... vous avez vos filles.

La baronne sourit sans amertume aucune.

—Si jamais Dieu vous en donne, vous serez moins brave, dit-elle.

—Cherchons, reprit madame de Grévy;—cette Justine...?

—Envolée de Saint-Lazare, l’interrompit la baronne, perche on ne sait où.

—Madame Seveste?...

—Morte il y a très-longtemps, morte veuve, en laissant cette pauvre petite, dont je vous ai raconté l’histoire, à la grâce de Dieu.

—Madame Rodelet?...

—Muette, pour un morceau de pain qu’on lui jette.

37

—Ce Lagard?...

—Incapable et tombé trop bas.

—Les agents employés autrefois par votre mari?

—Je vous les interdis, ma toute belle.

—Il n’y a donc personne?...

—Si fait... il y a un être en ce monde qui peut combattre le monstre avec quelque chance de succès... C’est une femme, je vous le dis tout de suite... Elle est plus forte que je ne le serais moi-même; elle est plus forte que ne l’était mon mari. Elle sait tout ce que nous savons et tout ce que nous ignorons. Sa position la met à l’abri des coups qui nous briseraient...

—Elle est donc bien haut placée? fit la vicomtesse.

Madame du Tresnoy se mit à sourire.

—Est-ce que je la connais? demanda madame de Grévy.

—Assurément, non.

—Pensez-vous que je puisse me faire présenter à elle?

—Peut-être... mais pas par moi.

—En deux mots, qui est-elle? fit la jeune femme avec quelque impatience. Porte-t-elle un titre mieux sonnant que le mien? Est-elle duchesse ou princesse?

38

Le sourire de madame du Tresnoy devint plus malicieux, tandis qu’elle se penchait à la croisée en prêtant l’oreille.

Une voix douce et perçante à la fois qui chevrotait légèrement dans les notes hautes, montait en ce moment de l’esplanade des Invalides. Elle chantait:

—Voilà le plaisir, mesdames, voilà le plaisir!

Madame de Grévy fronçait déjà ses sourcils mutins, parce que la réponse se faisait attendre.

La baronne lui fit signe d’approcher et de s’accouder près d’elle à l’appui du balcon.

—Aimez-vous le plaisir? demanda-t-elle en fermant les yeux à demi.

La vicomtesse, à ce coup, se recula offensée.—La baronne lui serra le bras fortement.

—Je vous fournis le moyen que vous réclamiez, prononça-t-elle à voix basse,—le moyen d’entrer en rapport avec cette femme, qui peut combattre à armes égales madame la marquise de Sainte-Croix.

Son doigt tendu désigna une pauvre frêle créature dont le pas inégal semblait gêné par la boîte cylindrique qu’elle portait sur la hanche, une vieille petite marchande de plaisir qui tournait l’angle de la rue Saint-Dominique, jetant sa joyeuse 39 provocation à quelques enfants groupés à l’entrée des bosquets:

—En voulez-vous?...

Madame de Grévy resta bouche béante, mais son regard interrogeait.

—Dieu me garde de plaisanter en un sujet pareil, madame! dit la baronne, devenue tout à coup grave et presque solennelle;—cette femme est la seule arme que je sache assez bien trempée pour vous la mettre dans la main,—car je vous admire et je vous aime;—cette femme a nom Marguerite Vital... Elle a été concierge au no 37bis de la rue du Cherche-Midi.

—Oh!... fit madame de Grévy, dont tout le corps s’inclina en dehors du balcon.

—Elle connaissait madame Seveste, dont elle a recueilli, dans le temps, la fille orpheline, continua la baronne.—Cette femme a été concierge du no 81 de la rue de l’Université; elle a vu mourir le millionnaire Rodelet... Cette femme a été concierge du no 23 de la rue de Varennes; elle a eu le dernier soupir de madame la comtesse de Mersanz.

—Merci! s’écria la vicomtesse;—merci!

—Ce n’est pas tout, acheva madame du Tresnoy, qui la retenait par le bras;—cette femme est mariée légitimement au capitaine Roger, ce 40 beau-père terrible dont la marquise de Sainte-Croix fait une machine de guerre.

—Et alors?...

—Et alors, vous pouvez lui parler haut et franc, car la comtesse Béatrice est sa fille!


XIII
— Toilette de mademoiselle Géran. —

La baronne parlait encore, que madame de Grévy descendait déjà en courant les escaliers de l’hôtel du Tresnoy.

—Tête folle! murmura la veuve en se rapprochant de la fenêtre pour voir ce qui allait se passer dehors,—excellent cœur!...

Elle ajouta, tandis qu’un sourire détendait ses lèvres:

—Il y a bien là dedans un peu de fringale romanesque... 42 La chère belle s’ennuie... elle s’ennuie à mourir... elle a besoin d’une passion, d’un danger, d’une escapade... c’est pour sa santé...

Madame de Grévy venait de sauter dans sa voiture.

La baronne s’accouda sur son balcon.

—Est-ce que vraiment je deviendrais méchante sur mes vieux jours? pensa-t-elle.—Non! c’est le cœur qui parle chez cette pauvre victime de nos sophismes mondains... S’il lui faut un roman, c’est qu’elle ne veut pas égarer dans le banal sentier du vice son insatiable appétit de tendresse... Elle fait bien; Dieu l’approuve... et peut-être ferais-je comme elle, si je n’avais pas mes filles...

Un gros soupir ponctua cette amende honorable.

Nous n’irons pas jusqu’à affirmer que madame la baronne du Tresnoy fût devenue chevaleresque sans mademoiselle Juliette et mademoiselle Dorothée, ces deux grandes filles qui faisaient si peu de progrès dans les arts,—malgré le prix qu’on y mettait;—mais, enfin, l’exemple a ses entraînements. Il suffit d’un brave sous-lieutenant pour lancer sur la gueule béante des canons tout un troupeau tremblant de conscrits.

Il y avait un regret dans les dernières paroles de madame la baronne.

43

La voiture de madame de Grévy rejoignit la petite marchande de plaisir à quelques pas des bosquets.

Madame de Grévy sauta sur le trottoir.

Elle saisit par le bras la petite bonne femme étonnée.

La baronne ne pouvait entendre les paroles échangées, mais elle devinait,—et le souffle s’arrêtait dans sa poitrine, tandis qu’elle regardait avidement cette scène, muette pour elle, le corps tout entier penché en dehors de son balcon.

Madame de Grévy, l’élégante vicomtesse, serrait les mains de la petite bonne femme entre ses mains frais gantées.

Elle la poussa de force dans son coupé,—avec la boîte cylindrique, contenant ces excellents plaisirs,—la joie de la pension Géran.

Les gamins ameutés faisaient cercle à l’entour.

Le coupé partit au grand trot.

Il y avait une larme dans les yeux de madame la baronne du Tresnoy.

La cloche sonnait pour appeler les pensionnaires de la maison Géran à la récréation du soir. Du jardin, qui était vide encore, on commença d’entendre à l’intérieur un vague et subtil murmure: c’était un composé de mille petits mouvements et de mille bourdonnements plus petits. Le troupeau 44 qui, tout à l’heure, allait se débander en liberté, était encore sous la surveillance des sous-maîtresses. Pour avoir le droit de courir et de chanter, de cabrioler et de crier, il fallait que la sévère porte du vestibule fût dépassée.

—Attendez donc, mademoiselle Victorine!

—Oh! la méchante, qui pince avant d’être dans le jardin!

—Ne me poussez pas, ou je vais le dire!

—Jouerons-nous à la visite, nous trois?... Je retiens Félicité pour le volant!... Finissez donc, mademoiselle.

Partout où une demi-douzaine de pensionnaires sont réunies, c’est ce cri qui domine: «Finissez donc, mademoiselle!»

Mais le perron est franchi. La sous-maîtresse, débordée à droite et à gauche, prend déjà le chemin de ce banc où elle va présider, mélancolique et ennuyée, aux jeux de la troupe turbulente. Son œil morne cherche dans les groupes les condamnées de la classe qui vient de s’achever.

Elle fait le compte de ses retenues, et que d’enfantines malédictions elle soulève, la pauvre fille! Comme on voudrait la trouver fautive pour lui rendre en faisceau toutes les petites misères qu’elle passe sa triste vie à éparpiller.

On la déteste aveuglément, comme on abhorre 45 la hache ou le bourreau; on ne veut pas voir son propre martyre.

Pour elle seule au monde, disons-le bien haut, tous ces bons petits cœurs sont impitoyables.

S’en venge-t-elle? Il se peut, mais le fait est rare. Elle arrive si vite à l’état de pétrification! Remarquons ce symptôme effrayant: il n’y a jamais d’âge précis sur ces figures de victimes. Elles sont jeunes et vieilles à la fois.

Il se rencontre dans nos sociétés bien des sophismes vivants, bien des déclassements, bien des existences sacrifiées;—mais voici devant nos yeux le malheur le plus découragé, l’écrasement privé de toute compensation,—l’ennui poussé jusqu’au tragique, l’ennui assassin et mortel!

Ayez pitié, fillettes folles! Beaux anges souriants à qui l’avenir tresse des guirlandes, ayez compassion!

Songez qu’il s’est trouvé d’heureux enfants comme vous à qui ont manqué les promesses de l’avenir. Si vous alliez tomber jusqu’à cette pauvre et lugubre magistrature! Si vous alliez, radieux séraphins, devenir roides, timides, maigres, jaunes, et infliger des retenues?...

Chères petites, ayez pitié!

Les cris espiègles se répondaient sous les bosquets. La ronde tôt formée foulait la pelouse,—autre 46 victoire. Dans les allées, les grandes entamaient la bourse des cancans du jour. Je ne sais comment cela se fit, la ronde s’arrêta au bout de quelques tours; cache-cache n’eut pas même le temps de s’organiser, les barres à peine mises en train s’arrêtèrent.

Les grandes étaient rassemblées en groupe serré dans l’avenue qui conduisait à ce cavalier fameux, affectionné par Maxence et Césarine.

Il était question justement de Césarine et de Maxence.

Toutes deux avaient quitté la pension,—le même jour,—à l’improviste.

Il y avait là-dessous un mystère.

Aussi, autour du groupe formé par les grandes, les moyennes se mirent à rôder. Elles voulaient savoir, les curieuses. On parlait bas: raison de plus.

Un mot transpira, puis deux. La calomnie, selon Beaumarchais, rase le sol. A la pension Géran, les bavardages, qu’ils soient ou non calomnieux, imprégnent l’air et se combinent tout naturellement avec lui. C’est un élément inconnu aux chimistes, mais qui fait sérieuse concurrence à l’oxygène et à l’azote.

Quand l’air fut bien saturé de cancans, les petites s’approchèrent.

47

Et la sous-maîtresse put lire de suite et sans être interrompue, soixante lignes d’un généreux roman américain, combattant avec une singulière vaillance l’esclavage, que nul ne songe à défendre.

Gloire à ceux qui ont la grandeur d’âme d’enfoncer les portes ouvertes!

—Auriez-vous jamais cru cela de cette Césarine?

—Elle faisait si bien sa fière!

—On ne va pas toujours ainsi sur le cavalier pour le roi de Prusse!

Deux ou trois grandes regardèrent le cavalier avec envie.

Et mademoiselle Anastasie continua:

—Du cavalier, on voit la terrasse d’une maison située rue de Babylone.

—Le jeune homme venait sur la terrasse, reprit mademoiselle Hermine.

—Du cavalier, on plonge sur l’avenue de Saxe...

—Tous les jours, le régiment passait par l’avenue de Saxe!

—Le clerc de notaire est blond...

—L’officier est brun...

—Qu’écoutez-vous donc là, petites filles?

Mademoiselle Hermine et mademoiselle Anastasie écartèrent brusquement les moyennes, qui les serraient de trop près. Elles manifestèrent avec 48 franchise l’indignation que leur inspirait un tel excès de curiosité. Les moyennes, du même ton, repoussèrent bien loin les petites en disant:

—Ce n’est pas de votre âge!

La sous-maîtresse, éveillée en sursaut par le mouvement qui s’ensuivit, cacha son roman abolitionniste sous son camail.

Mais quand donc ces généreux Américains feront-ils des livres pour affranchir nos tristes sous-maîtresses! Voilà un lamentable sujet!

—Qu’est cela? demanda mademoiselle Mélite Géran, qui se montra en corset à une fenêtre du premier étage.

La sous-maîtresse se leva toute droite et resta immobile.

Le troupeau des fillettes se dispersa.

La grande mademoiselle Mélite cacha son buste fier et long derrière les battants de la croisée refermée.

Mais les jeux eurent beau recommencer, ce n’était plus qu’une mise en scène. Le ballon bondissait désormais hypocritement, les barres faisaient semblant de courir, la ronde se tordait par manière d’acquit, on ne mettait plus rien dans le corbillon, et la tour elle-même oubliait de prendre garde!

Les cancans allaient et venaient: un couple de 49 nouvelles qui eût épuisé l’inépuisable magasin d’épithètes de madame de Sévigné,—une paire de faits divers à révolutionner l’établissement Géran de fond en comble.

Ce n’est pas sans dessein que j’emploie ce mot faits divers. Je sais à Paris, à l’heure où j’écris, une pension Géran qui possède un journal quotidien, rédigé, publié et lu par ces demoiselles. Tous les efforts de l’autorité ont été jusqu’à présent impuissants à détruire cet organe, qui traite avec une indépendance frisant l’effronterie les plus hautes questions humanitaires,—au point de vue de la poupée. Les exemplaires séditieux du pamphlet circulent sous la mantille et sont avidement dévorés par ce gentil public, toujours enragé d’opposition. La révolte y est prêchée en phrases blondes qui font frémir. On peut, dès à présent, pronostiquer que, dans une dizaine d’années, le métier de mari sera une pure impossibilité.

Il m’a été donné d’avoir entre les mains un numéro de ce recueil périodique. Il n’était pas imprimé, mais calligraphié d’une écriture fine, serrée, élégante, incisive, pointue comme l’ongle de ces diables mignons qui entrent, dit-on, parfois dans le corps des femmes. Les articles bavardaient bien un peu, mais pas beaucoup plus que ceux des véritables journaux. Il y avait un premier-Paris qui chargeait 50 madame de tous les crimes,—des entrefilets barbelés à l’adresse des différents professeurs,—une jolie petite chronique des récréations tout émaillée de sarcasmes,—un feuilleton de cœur, plusieurs pièces de vers et une charade.

Cela avait un titre: l’Amazone.

Je n’étonnerai personne en avouant que cette feuille de papier satiné me donna la chair de poule.

Voici cependant quelles étaient les deux nouvelles qui agitaient si profondément le petit peuple Géran: Césarine avait deux amoureux! Deux! à son âge! Quelle horreur! mais quelle gloire!

Maxence de Sainte-Croix se mariait. Elle devenait comtesse et belle-mère de Césarine de Mersanz.

Le comte Achille de Mersanz n’était pas veuf, c’est vrai. Tant mieux. Mystère!

On connaissait à la pension cette adorable femme, toute jeune et toute belle, la comtesse Béatrice.—Il y eut une Augustine qui prononça le mot divorce qu’elle avait entendu par-dessus les murailles. Toutes les grandes approuvèrent le divorce.—D’ailleurs, cette charmante comtesse Béatrice avait vingt-quatre ans. A la pension, nulle ne s’intéresse aux vieilles qui ont dépassé la vingtième année.

Comment ces deux nouvelles, vraies ou fausses, 51 avaient-elles franchi la grille de la pension Géran? Nous ne saurions rien dire à ce sujet, sinon que plusieurs étrangers étaient venus au parloir, entre autres madame la marquise de Sainte-Croix et ce grand Garnier de Clérambault, orné d’un habit bleu tout neuf. L’agitation était à la maison depuis le matin. Les sous-maîtresses, avant les élèves, avaient tenu la bourse aux cancans. Mesdames n’avaient fait ni la classe du matin ni la classe du soir; on avait pu remarquer leur préoccupation profonde.

Elles dînaient en ville.—Après le dîner, elles allaient au bal.

Au bal! la grande mademoiselle Mélite! avec son foulard et sa boîte d’or! Au bal! la modeste Philomène, malgré ses humbles allures et sa physionomie de béguine.

Au moment où nous parlons, elles étaient à leur toilette.

Et la pension savait cela! La pension savait tout, bien que, à cette époque, elle n’eût pas encore de journal quotidien. Comment jouer en présence de pareils événements? Je vous le dis: sous-maîtresses, grandes, moyennes et petites auraient donné par souscription une somme folle pour percer le rideau jaloux qui cachait les préparatifs de cette solennelle toilette.

52

La chambre où mademoiselle Mélite et mademoiselle Philomène s’habillaient de compagnie, était un dortoir particulier où l’on plaçait de temps à autre des élèves spécialement recommandées. Elle communiquait par un bout avec l’appartement de mademoiselle Mélite, par l’autre avec l’appartement de mademoiselle Philomène.

Elle contenait trois lits.

On payait un supplément pour avoir le droit de dormir dans cet asile réservé.

Quel que fût, du reste, le taux du supplément, il ne pouvait solder les bienfaits de ce double voisinage, Philomène d’un côté, Mélite de l’autre. Heureux parents! Enfants heureux!

Aujourd’hui, la grande glace du parloir, décrochée pour la circonstance, avait été dressée entre les deux fenêtres et servait de psyché. La porte du dortoir était fermée à clef. Nul ne pouvait surprendre les deux demoiselles Géran dans le mystère de leur toilette.

Elles étaient là toutes deux, Mélite devant la glace, Philomène sur le seuil de sa chambre à coucher. Philomène nattait ses cheveux, qu’elle avait assez beaux; Mélite serrait d’un bras robuste les lacets de son vaillant corset en coutil écru. Elle y allait de bon cœur: sa face était rouge et la sueur perlait à ses tempes.

53

Le doux regard de Philomène, fixé sur elle, n’était pas exempt d’une petite pointe de raillerie.

—Est-ce que vous allez danser, ma sœur? demanda-t-elle.

—Pourquoi pas? répondit Mélite avec une certaine vivacité.

Elle donna un dernier tour de main à son corset et se campa fièrement devant la glace en ajoutant:

—Je n’ai pas encore trente ans, ma sœur.

Il n’y avait assurément rien de séduisant dans mademoiselle Mélite, nature masculine à laquelle les exigences de son état avaient imprimé ce cachet de roideur et d’importance qui tuerait la beauté même; mais son visage gardait un air de jeunesse, ses traits étaient réguliers, et le corset dessinait une taille vigoureusement cambrée.

Elle pouvait, en vérité, interroger la glace avec orgueil.

—Ma sœur, riposta Philomène, occupée à dissimuler de son mieux, à l’aide de bandeaux collants et plats, le luxe de sa chevelure,—vous avez pris toute la beauté de la famille... Il n’est pas étonnant que vous ayez parfois des regrets, car le monde n’aurait eu pour vous que des succès et des triomphes.

Mélite dirigea vers sa sœur un regard inquiet. Sur l’humble visage de Philomène, la bonhomie avait remplacé le sourire moqueur.

54

Mélite ne put retenir un gros soupir.

Puis elle haussa les épaules comme pour repousser une flatterie;—puis encore, prenant décidément son parti, elle massa au fond de sa boîte d’or une prodigue prise de tabac avant de l’aspirer avec un tapage plein de sensualité.

—Voilà! fit-elle;—j’ai fait mon deuil... Si nous nous retirons dans cinq ans, j’aurai encore le temps de jouer à la jeune femme.

Philomène passait une robe de mérinos noir.

—Comment trouvez-vous ce M. Garnier de Clérambault? demanda tout à coup Mélite.

—A vous dire vrai, je l’ai peu remarqué.

—L’air commun, mais bel homme.

—Oui... bel homme... parlant haut... trop haut...

—Quelque chose de loyal dans le timbre de la voix... un regard assuré... une tournure mâle...

Philomène, qui était rentrée dans sa chambre, revint et fit quelques pas en agrafant sa robe lâche et taillée à la vieille.

—A-t-il tout cela, ce gros monsieur? dit-elle avec un sourire.

Mélite rougit. Philomène reprit d’un ton très-sérieux:

—Faut-il parler franc? Je n’aime pas beaucoup la besogne que nous allons entamer.

55

—Pourquoi cela, ma sœur?

—Se mêler des affaires des autres...

—Quand c’est pour le bien et sans danger.

—Est-ce sans danger? demanda tout haut Philomène.

Puis, baissant la voix, elle ajouta:

—Est-ce pour le bien?

Mélite prit une pose d’orateur.

—Ma bonne, dit-elle, tu as de l’esprit, du savoir, du bon sens... mais tu manques un peu de largeur dans tes vues... Défaut de hardiesse, en un mot... C’est le vice de tes nombreuses et excellentes qualités.

L’aînée des demoiselles Géran écouta sans rire ce solennel préambule.

—Si je ne t’avais pas jugée supérieure, répliqua-t-elle,—je ne me serais pas mise volontiers en sous-ordre... je suis l’aînée...

—Bien, bien!... l’aînée de beaucoup... et, le jour où tu voudras être la maîtresse, tu sais bien que je m’effacerai avec bonheur.

Notez que cette humble Philomène promenait Mélite par le bout du nez, depuis le 1er janvier jusqu’à la Saint-Silvestre.

Elle s’approcha, saisit la main de sa grande sœur et lui dit avec effusion:

—Tu es à ta place! tu ne peux être que la première! 56 garde la suprématie et continue de faire prospérer l’établissement!

Mélite approuva du bonnet et continua:

—Moi, au contraire, je vois les choses de haut: c’est ma force... Eh bien, cette madame de Sainte-Croix est du meilleure et du plus grand monde. Les cartes de visite qui traînent dans sa corbeille sont un éblouissement: Talleyrand, Mortemart, Rohan, Noailles, Damas, Duras, Bauffremont, Chastellux, Mersanz, que sais-je? Tout le faubourg est là... Et je t’avoue que je n’ai pu résister au plaisir de glisser une de nos adresses parmi tant d’illustres cartons.

—Tu as bien fait! décida Philomène.

—Mon Dieu! répondit modestement Mélite,—c’est un enfantillage; mais, quand il s’agit de publicité, je ne connais pas de petits moyens... C’est un charme que cette femme-là! Elle vous met à l’aise, elle vous confesse... Maxence sera comme cela... On dit bien de côté et d’autre qu’elle a eu des si et des mais... Faut-il écouter tous les cancans?

—Notre position, risqua l’aînée,—nous oblige à beaucoup de précautions.

—Notre position, repartit la grande Mélite,—nous défend les voies de la publicité vulgaire. Nous ne pouvons mettre décemment la pension Géran ni 57 sur les murailles, ni à la quatrième page des journaux... Il faut pourtant se pousser, n’est-ce pas vrai!... Si nous pouvions battre la caisse comme le racahout des Arabes et la pommade du lion, le métier serait aussi par trop facile!... Je dis que ce M. Garnier de Clérambault est un homme immensément répandu... je dis que la marquise de Sainte-Croix voit Dieu et le diable... je dis que la maison de M. le comte Achille de Mersanz...

—C’est là le hic! interrompit Philomène.

—Ma parole, fit observer Mélite,—vous avez parfois des expressions d’une trivialité singulière, vous qui êtes si distinguée, quand vous voulez.

—C’est là le hic, ma sœur! répéta l’aînée avec son humble fermeté.—Laissons de côté les expressions: nous ne sommes pas encore au bal... Qui sait si M. Mersanz sera bien aise de notre intervention...

—Bah! fit Mélite;—il n’a pas d’autre fille à mettre en pension! S’il se fâche, tant pis!

—Et que nous a fait cette pauvre comtesse Béatrice?

Mélite grandit aussitôt de trois pouces.

Elle déploya, toute blanche qu’elle était dans son corset, son foulard rouge, vaste comme une serviette de table, et, restant dans la posture d’une personne qui va se moucher:

58

—Ma sœur, prononça-t-elle avec emphase,—est-ce vous qui parlez ainsi!... Faites-vous si bon marché des principes les plus sacrés de la morale?... Songez-vous qu’il s’agit d’une jeune fille de seize ans, élevée dans notre propre maison, nourrie de ces principes qui placent notre établissement si haut dans l’estime des familles bien posées?... Songez-vous que cette jeune fille, livrée à elle-même, privée de nos conseils, de nos exemples et de nos enseignements, va se trouver en contact avec une femme dont l’état civil est un mensonge!... j’emploie les propres expressions de M. Garnier de Clérambault... une femme qui porte un nom que le mariage ne lui a point donné...—une femme qui trompe effrontément le monde...

Philomène posa sa main sur le bras de sa cadette et dit:

—Vous êtes sévère.

Mélite se moucha.

Puis, au lieu de continuer le discours haut monté dont l’exorde promettait une si foudroyante péroraison, elle décrocha une robe de taffetas noir,—étoffe plein la main,—et la passa d’un air de mauvaise humeur.

La robe, coupée avec une certaine prétention d’élégance sévère, était un peu étroite pour la vigoureuse taille de mademoiselle Mélite. Il fallait 59 une aide pour l’agrafer. La douce Philomène s’approcha.

—En conscience, grommela Mélite, qui ne pouvait refuser ses services,—il y a des jours où je ne vous comprends pas!

—Vous êtes sévère! répéta paisiblement l’aînée;—ce titre de comtesse de Mersanz n’a pu être dérobé par la pauvre jeune femme... le comte Achille était là pour empêcher ce vol... Si elle l’a pris, c’est qu’on l’y a poussée... et vous savez comment ces choses se font, ma sœur... je mettrais ma main au feu qu’il y avait là-dessous quelque solennelle promesse de mariage...

—Cela ne nous regarde pas, prononça sèchement Mélite.

Elle retenait sa respiration pour diminuer d’autant le mâle développement de sa taille.

Philomène repartit:

—Si nous le prenons ainsi, rien ne nous regarde dans cette affaire-là...

Il y avait deux agrafes de mises, péniblement. Elles craquèrent toutes deux, parce que la grande Mélite perdit patience.

—Ma parole d’honneur! s’écria-t-elle,—tu n’a pas le sens commun!... M. Garnier de Clérambault se fait fort de nous donner la famille de Croze: il y a quatre jeune filles faites et trois qui 60 poussent... Madame de Sainte-Croix m’a promis les Berton, tout ce qu’il y a de plus riche dans la chaussée d’Antin... Nous avons dix-sept lits de vides... et le loyer va toujours!... Est-ce avec tes idées révolutionnaires que tu rempliras nos cadres?...

—J’ai voulu dire seulement..., murmura Philomène, qui battait en retraite.

—Non! l’interrompit l’impétueuse Mélite,—il y a des jours où je planterais là toute la boutique, vois-tu... Penses-tu que je ne trouverais pas à me marier?... Si tu veux marcher en dépit du bon sens, eh bien, garde la maison, je m’en lave les mains.

—Ma sœur!...

—Ce mariage fera un bruit d’enfer... et, quand on saura que les demoiselles Géran ont accompli cette bonne œuvre, toutes les mères voudront en tâter... Une pension qui marie peut augmenter son prix d’un bon tiers... sans compter les cadeaux et les pots-de-vins... Mais n’en parlons plus; c’est fini, j’y renonce...

—Si tu crois, ma bonne Mélite...

—J’y renonce!... J’ai une sœur qui ne comprend pas... elle avoue franchement cela... qui ne comprend pas qu’on se donne un peu de mal pour produire un grand bien... j’ai une sœur qui fait de la 61 sensiblerie et qui s’intéresse aux femmes vivant dans le concubinage...

Philomène, à ce mot cruel, eut grande envie de se fâcher. Elle était, au fond, bien plus forte que sa sœur. Mais qui n’a observé ce singulier phénomène, si commun dans les ménages: l’oppression de la supériorité par l’infériorité?

On peut affirmer que c’est la règle. La paix intérieure est le lâche prétexte de cette anomalie. Certains maris font, pour avoir la paix, des concessions véritablement héroïques. Cela leur procure une guerre éternelle.

«Si vous voulez la paix, disait cependant l’adage antique, soyez prêt pour la guerre.»

L’adage a bien raison politiquement parlant; il a raison surtout dans le domaine des faits domestiques.—Seulement, il y a la fatalité qui fait toujours rire Gavarni, et ces pauvres maris ne se corrigeront jamais.

S’ils se corrigeaient, adieu la comédie!

La douce Philomène et la robuste Mélite formaient une sorte de ménage. C’était la douce Philomène qui était le mari, à cause de son âge et de sa mansuétude.

Quand le costume cessera de différencier les sexes, on reconnaîtra toujours l’homme à sa débonnaireté.

62

Or, notez que, dans les querelles intestines, la déroute du mari est trop souvent déterminée par un dessous de cartes. L’intérêt, ce dieu folâtre des bucoliques modernes, rit presque toujours dans un coin de l’alcôve.

Ici, pour combattre le légitime courroux de Philomène, il y avait les dix-sept lits vides, les quatre demoiselles de Croze et les trois qui poussaient;—chers nourrissons dont quelques années devaient faire des pensionnaires.

Il y avait les Berton, une dynastie du quartier de l’Opéra!

Il y avait l’idée excellente—presque sublime—d’ajouter aux mérites de la pension Géran je ne sais quel horizon rose et voilé de gaze, au fond duquel, à perte de vue, on apercevrait le dieu d’hymen...

Philomène avait eu déjà plusieurs fois cette pensée.

Elle avait vu dans ses rêves toutes les élèves de la pension Géran, emportant, aux premiers jours de septembre, au lieu de livres dorés sur tranche et au lieu de couronnes de laurier-sauce, un prix vivant, un prix charmant: chacune un petit mari sous le bras.

Elle s’était demandé dans quelle partie de la plaine Saint-Denis on pourrait bâtir une pension 63 Géran assez vaste pour contenir toutes les jeunes demoiselles que ce nouveau système de récompenses, une fois connu, ferait sortir de terre.

Au lieu de se fâcher, elle courba la tête.

—J’ai une sœur, continuait cependant la grande Mélite avec une croissante amertume,—une sœur qui, abusant de la prépondérance que lui prête la supériorité fortuite de son âge, pose son veto brutal au-devant de mes meilleures résolutions.

—Du tout! du tout! fit l’aînée;—tu vas trop loin!... Je n’empêche rien, ma bonne biche... c’est tout au plus si je cherche à m’éclairer de temps en temps...

—De mieux en mieux!... Dites tout de suite que vous êtes dominée... esclave... victime...

—Mon Dieu, non... veux-tu savoir le fin mot?

—Voyons ce fin mot!

Ce disant, mademoiselle Mélite tendait de nouveau son dos aux doigts complaisants de sa sœur aînée.

—Le fin mot, dit Philomène, c’est que j’ai peur de jouer le rôle de marionnette, entre des mains trop habiles.

Mademoiselle Mélite eut pour le coup un sourire de pitié.

—Fais ce que dois, advienne que pourra! prononça-t-elle avec un magnifique sérieux. Puisque 64 nous trouvons l’occasion de sauvegarder l’avenir d’une de nos élèves... de régulariser une position et de...

—Arrête-toi là, chère sœur, l’interrompit Philomène, qui peinait à la tâche;—je crois que tu as gagné un ou deux centimètres depuis la dernière fois... le corsage est un peu juste... Voilà le mot qui me détermine: régulariser une position... quand même nous devrions en souffrir... Avale un peu ton haleine, ou nous n’arriverons pas... Si tu crois pouvoir compter sur ces nouvelles élèves... d’ailleurs, je n’ai aucune répugnance, moi, pour opérer les rapprochements en tout bien tout honneur et faire de temps en temps un mariage.

—Alors, pourquoi contraries-tu? demanda la rancunière Mélite.

—Là!... fit l’aînée, qui respira gros après avoir attaché la dernière agrafe.

Elle poussa Mélite jusqu’au-devant de la glace et ajouta en la caressant du regard:

—Voilà ce qui s’appelle une jolie taille!... ça ne m’étonne pas qu’on me prenne toujours pour ta mère!

Mélite se retourna radieuse et tendit la main à sa sœur. Elle était sanglée comme une valise. La paix fut cimentée par un double sourire; après quoi, Mélite ouvrit la fenêtre et appela:

65

—Mademoiselle Mathilde!

La sous-maîtresse leva sa pauvre figure maigre et farouche. Mélite lui fit signe de monter.

Quand mademoiselle Mathilde passa le seuil, Mélite s’occupait à faire bouffer les plis de sa robe. Elle ne put s’empêcher de demander:

—Suis-je bien habillée, mon enfant?

—Vous avez une toilette ravissante, répondit Mathilde.

Elles font, les infortunées, un effrayant abus de ces mots-là.

—Il est fort heureux, dit Mélite avec une pointe de dédain,—que je sois à votre gré, ma toute belle. Dieu merci, je m’occupe fort peu de ces frivolités. Ce sont là des triomphes misérables et trop faciles... Veuillez m’écouter très-attentivement... Ma sœur et moi nous nous absentons ce soir; c’est la première fois depuis bien des années, et vous devinerez—car vous n’êtes pas sans intelligence—que nous avons pour cela des motifs d’une haute gravité... Il est des cas où l’on doit savoir rompre avec ses habitudes, même les meilleures, pour aider au bien ou pour prévenir le mal...

—C’est donc vrai, mademoiselle, dit étourdiment Mathilde,—ce qu’on raconte sur la pauvre Césarine?...

66

La grande Mélite n’eut besoin que d’un regard pour la foudroyer.

—Mademoiselle Césarine de Mersanz sort de la pension Géran! prononça-t-elle avec emphase, tandis que Philomène approuvait du geste en nouant les rubans de son humble chapeau noir.

Cette réponse, paraîtrait-il, suffisait à tout; car mademoiselle Mathilde baissa les yeux et resta muette.

La grande Mélite continua, en découvrant un très-majestueux chapeau de velours qui avait, ma foi, une plume:

—Je ne vous dirai pas, mon enfant, que je vous laisse une grave responsabilité. Je hais l’exagération. La pension Géran est, Dieu merci, organisée de telle sorte, qu’elle pourrait marcher longtemps d’elle-même... Cependant, veillez... Laissez vos romans à vingt centimes, tranquilles jusqu’à notre retour... Vous voyez que je sais tout... S’il se passait quelque chose d’imprévu qui nécessitât impérieusement notre présence, nous dînons à l’hôtel de Sainte-Croix et nous passons la soirée à l’hôtel de Mersanz.

Ces deux noms retentirent dans la bouche de la grande Mélite comme deux sons de clairon.

Mathilde, que le mot roman à vingt centimes avait désarçonnée, s’inclina en silence. Elle essaya 67 de se rendre utile en dépliant le châle boiteux de sa suzeraine, qui jetait à sa glace un orgueilleux regard.

—Ferai-je avancer une voiture? demanda-t-elle.

—Il n’est pas besoin, répondit la grande Mélite en style noble.

Son doigt montrait, par la croisée de sa chambre à coucher, un équipage arrêté de l’autre côté de la grille.

Philomène était prête. On descendit triomphalement l’escalier au moment où la cloche rappelait les élèves à l’étude. Rien ne put empêcher les grandes, les moyennes et les petites de traverser le vestibule et de se mettre en rang sur le perron pour assister au départ de mesdames.

Toutes les puissances de ce monde aiment à voir leur peuple former la haie. Philomène sourit avec douceur; Mélite daigna caresser deux ou trois mentons en passant.

La porte de la grille s’ouvrit.

On put reconnaître, sur les panneaux de l’équipage, l’écusson de madame la marquise de Sainte-Croix. Il y avait quelqu’un dedans. Tous les regards s’aiguisèrent. C’était un jeune homme,—un beau jeune homme en habit noir et ganté de blanc. Son visage disparaissait un peu dans l’ombre.

68

Mais, quand il descendit pour offrir la main aux demoiselles Géran, dix voix s’élevèrent pour prononcer son nom;—ce qui prouvait à quel point grandes, moyennes et petites savaient le menu de la chronique.

—Celui qu’on allait voir sur le cavalier! dirent les unes.

—Le jeune homme de la terrasse! chuchotèrent les autres.

Et toutes:

—M. Léon Rodelet!


XIV
— Une fête à l’hôtel de Mersanz. —

Le dîner de l’hôtel de Sainte-Croix nous sera connu par les résultats. Nous avons à dire ici seulement le nom des convives. Autour de la table de madame la marquise s’asseyaient Philomène et Mélite Géran, M. Garnier de Clérambault, Léon Rodelet et Maxime.

Après le dîner, les deux demoiselles Géran furent prises par madame la marquise. L’entretien ne dura pas très-longtemps.

70

M. Garnier de Clérambault, pendant ce temps-là, s’était emparé de Léon Rodelet, qui semblait triste et inquiet.

Maxime était à sa toilette.

A la suite de son entretien avec Clérambault, Léon Rodelet sortit de l’hôtel de Sainte-Croix. Vous l’eussiez rencontré seul dans les rues désertes du faubourg Saint-Germain. Il était très-pâle, et ses mains froides touchaient souvent son front qui brûlait. Il allait chancelant comme un homme ivre.

Les deux demoiselles Géran, au contraire, paraissaient très-contentes d’elles-mêmes et de leurs hôtes. Les dernières paroles prononcées tombèrent avec aménité de la bouche de Philomène, qui dit, résumant sans doute la conférence tout entière:

—Du moment qu’il s’agit de régulariser la position de toute une famille, il n’y a pas à hésiter.

La marquise tendit ses deux mains. Mélite et Philomène, fort honorées, les pressèrent. C’étaient désormais deux héroïnes allant à la croisade des positions à régulariser. La conscience de leur dévouement les transfigurait.

Elles voyaient la vie en rose,—et dix-sept petites demoiselles qui venaient remplir les dix-sept lits vides...

71

Les préparatifs de cette fête, destinée à célébrer la rentrée de Césarine de Mersanz sous le toit paternel, étaient depuis longtemps déjà le soin le plus cher de Béatrice. L’idée venait d’elle-même. Son excellent cœur, qui s’élançait passionnément vers la fille de son mari, trouvait chaque jour un plaisir nouveau à s’occuper de ces détails.

C’était d’abord une surprise qu’on avait dû faire à Césarine.—Sans mauvaise intention aucune, le comte Achille avait vendu le secret, un jour qu’il s’était rendu seul à la pension Géran.

Il avait omis de faire mention de Béatrice.

Parlons plus vrai: il avait évité de prononcer le nom de Béatrice, parce que mademoiselle Maxence de Sainte-Croix était au parloir avec sa mère.

Pour un empire, le comte Achille n’aurait pas prononcé le nom de Béatrice devant Maxence.

Béatrice, néanmoins, gardait tout le plaisir de son invention. Elle était tout entière à son mari et ne savait point ce qui se passait au dehors. Certes, elle ne pouvait méconnaître les froideurs de Césarine, elle en souffrait profondément; mais elle les attribuait à ces défiances naturelles, à cette rancune ordinaire de l’orpheline contre la marâtre. Le verset le plus tendre et le plus ému de sa prière de chaque soir implorait Dieu pour que les yeux de la chère enfant s’ouvrissent enfin. Elle aimait Césarine 72 autant qu’Achille lui-même. Elle s’endormait souvent, et c’était son meilleur rêve, en serrant dans ses bras Césarine ramenée, qui lui souriait et lui rendait ses caresses.

Césarine, du reste, avait eu de bons moments parfois. Elle avait le cœur honnête et tendre. L’affection si vraie, si évidente de sa belle-mère l’avait souvent attirée.

Mais nous savons que Césarine subissait de perfides influences. Il est des préjugés si faciles à exalter!

Peut-être aussi Béatrice, dans l’excès de sa bonté, n’avait-elle pas pris tout de suite la position qui convenait. Elle avait exagéré le sentiment exquis et désintéressé qui était en elle.

Il ne faut pas, vis-à-vis des enfants, faire sa place trop humble. L’enfance abuse. Un peu plus de force ou de dignité aurait maintenu Césarine. Le respect amène parfois l’affection.

Mais Béatrice aimait tant! C’était à genoux qu’elle avait sollicité jadis les baisers de l’enfant rebelle. Elle s’asseyait si craintivement à sa place d’épouse et de mère, qu’on eût dit sans cesse qu’elle demandait pardon de l’occuper.

A dater du moment où le comte Achille avait mis fin au tête-à-tête que nous avons raconté, Béatrice était restée seule jusqu’à l’heure du dîner. Césarine 73 avait fait demander de ses nouvelles par mademoiselle Jenny, et la pauvre Béatrice, exaltant la portée de cette attention banale, était arrivée à table toute joyeuse.

Je suis sûre d’être compris de la majorité de mes lectrices quand je dirai que ce fait, si insignifiant en apparence, lui mettait plus de baume dans le cœur que les récentes instances de M. de Mersanz lui-même.

La femme possède, en effet, un instinct de subtile logique qui la mène toujours droit au centre de la question.

Béatrice, sans raisonner cette croyance, avait l’intime conviction que Césarine était le principal obstacle entre elle et son mari.

Le dîner fut froid et convenable. Achille n’eut pas besoin de faire effort pour éloigner les sujets d’entretien qu’il redoutait. La présence de Césarine arrêtait toute parole confidentielle sur les lèvres de Béatrice; elle se borna à faire d’une manière douce et charmante les honneurs de sa maison.

Après le dessert, elle s’éloigna contente, parce que M. de Mersanz, en l’engageant à faire toilette, et pressé par un remords peut être, lui dit tout bas:

—Nous causerons demain.

Béatrice vint baiser Césarine, qui se laissa faire. C’était une bonne journée.

74

Les heures qui précèdent l’ouverture d’une fête, dans les ménages bourgeois, sont terriblement laborieuses. C’est un moment de presse, un branle-bas général, un coup de feu, pour employer l’expression consacrée. Les domestiques, surmenés, nourrissent des idées de révolte; les enfants, profitant du désordre pour faire le diable, mettent tout sens dessus dessous; les maîtres se donnent un mal lamentable et payent d’avance fort cher le vaniteux plaisir de recevoir des gens qui vont railler leur mobilier, critiquer leur appartement, mordre leur caractère et hausser les épaules en humant leurs pauvres sorbets.

L’âne de la Fontaine disait: «Notre ennemi, c’est notre maître.»

L’invité arrange cela et pense: «Notre ennemi c’est notre hôte.»

Règle générale:

Si vous avez moins de cinquante mille francs de revenu, toute la peine que vous prenez en ces solennelles circonstances tourne à votre confusion.

Non-seulement la foule ne vous tient aucun compte de votre effort désespéré; mais, tout en vous déchirant, elle vous jalouse, et il y a une irréconciliable envie jusqu’au milieu de ses mépris.

Bénédictions sur la richesse! La richesse ne 75 connaît ni ces douleurs préparatoires, ni les déboires qui succèdent au fiévreux enthousiasme de l’effort. La richesse laisse faire. Elle ne quitte les tranquilles hauteurs de son indolence que pour moissonner paresseusement ce qu’elle n’a point semé. Il n’y a pas de revers possible; la victoire est toujours là, fidèle. La richesse n’a d’autre chagrin que de passer, insensible et blasée, au milieu de ces faciles triomphes.

Elle a droit. Son public lui appartient. Il faudrait je ne sais quel événement impossible pour lui faire une chute.

Il ne faut pas croire, du reste, que les choses se fassent toutes seules. M. Baptiste, ce fonctionnaire privé que nous avons eu l’honneur de peindre dans sa magnifique quiétude, n’est pas absolument un homme de loisir. Il cause beaucoup avec mademoiselle Jenny, c’est la vérité, quand son grand cœur condescend à s’éprendre de cette parfaite soubrette; mais il faut l’heure du délassement à toutes les hautes intelligences.

M. Baptiste a les qualités de ses défauts. Nous le croyons larron, mais il est habile; nous le savons impertinent, mais il possède le grand art de commander. L’envers du maraud, c’est le factotum,—et quel ministre ne glisse pas volontiers son pied dans les bottes du roi son maître?

76

M. Baptiste coûte un prix fou. Il vaut énormément: presque moitié de ce qu’il coûte.

Je sais de braves seigneurs qui cherchent un M. Baptiste et qui ne le trouveront jamais.

Il faut un homme à M. Baptiste, qui se respecte trop pour voler un croquant nouvellement doré par le procédé électro-mobile.

Noblesse oblige. Les ancêtres de M. Baptiste faisaient les affaires de ceux qui allaient à la croisade. Quand, de père en fils, on a eu la gloire de dévaliser les preux, on éprouve le besoin de garder son rang.

A minuit, les salons de l’hôtel de Mersanz étaient pleins. Ce n’était pas du tout une petite fête de famille, selon la première idée de Béatrice, c’était un bal de bonne seconde force, avec le ban tout entier des invités de premier rang et une partie de l’arrière-ban.

Le faubourg Saint-Germain, considéré comme peuple noble ou matière à foule, pourrait être divisé en une soixantaine de catégories pour le moins.

Le classement de cette élégante population, par rang d’importance mondaine, n’est assurément pas difficile; mais il demanderait le même soin délicat que la confection d’une carte des vins, parfaitement équilibrée, où la préséance légitime des différents 77 crus serait graduée selon l’art et au-dessus de toute réclamation.

Il y a les dominations,—les soleils,—crus suprêmes, portant le cachet de la comète,—les puissances, grands vins des années choisies,—les prônes, meubles un peu vermoulus, flacons un peu fêlés, qui déjà sourient et saluent quand on les appelle constance ou lacryma-christi,—les positions acquises, vins vulgaires, mais solides, à qui l’âge a donné un parfum inconnu.

Il y a les étoiles fixes, haut bordeaux, grand bourgogne, cotés dans le commerce; les planètes, pomard ou château-laffitte; les constellations, groupes intéressants, mais dont les bouteilles, trop jeunes, n’ont pas encore ces dentelles moussues; il y a enfin la voie lactée: une immensité d’astres sans nom,—un océan de petit vin blanc!

Il y a la légion étrangère: grands d’Espagne, madère et xérès, princes du saint-empire, fiers cristaux de Bohême, où perle l’or liquide du johannisberg ou du tokai; les jeunes seigneurs d’Italie, bruns, satinés, soyeux, ténors, tièdes et sucrés: pur syracuse; les lords,—mais l’Angleterre n’a que son ale pesante et son abominable porter.

Il y a les bouquets provinciaux: le champenois, plus noble que Clovis et dont madame veuve Cliquot porte la gloire aux deux pôles; la côte-d’or, 78 le roussillon, l’anjou mousseux, le lourd orléanais, la bretagne aigrelette: tous bonnes âmes, rudes lames, jolies femmes drôlement crinolinées, appelant le faubourg Saint-Germain «mon cousin» avec d’étonnants accents.

Il y a la bourgeoisie alliée: nous entrons dans l’arrière-ban. Vins ordinaires, piquette, etc.

Il y a cette classe assez nombreuse de coquins, attachés au loyal faubourg comme la chenille à l’arbre: Tartufe moderne et sa hideuse famille,—toujours prêt à fonder des comptoirs en Californie, et buvant les aumônes, de l’autre côté de l’eau, en compagnie des filles de glaise: campêche empoisonné.

Il y a les protégés, pauvres diables, lourd fardeau: vin bleu.

Il y a les artistes: triste abondance. Arrêtons-nous.

Tout cela compose une formidable cohue. Tel palais de la rue de Varennes pourrait, s’il le voulait, à part les rayons, les astres et les simples lumières, réunir six fois plus de queues-rouges qu’un hôtel battant neuf, tout en plâtre, ayant l’honneur de servir de coque à un financier.

Chez M. le comte Achille de Mersanz, divers mains, il faut bien le dire, avaient lancé les invitations. Pour sa part, Béatrice n’avait guère appelé 79 que les intimes de la famille et quelques amis de Césarine. Cependant les salons regorgeaient, et les indifférents se montraient en considérable majorité. Pour mettre le lecteur à même de trouver le mot de cette petite énigme, peut-être suffira-t-il de rappeler un passage de l’entretien confidentiel entre M. Baptiste et mademoiselle Jenny.

Ces deux discrètes personnes s’étaient avoué mutuellement qu’elles avaient, en tout bien tout honneur, des relations avec madame la marquise de Sainte-Croix.

Or, la façon dont devaient être dressées les lettres d’invitation n’était pas du tout indifférente à madame la marquise de Sainte-Croix.

Le comte Achille se trouvait n’avoir point de secrétaire. M. Baptiste, profitant de l’intérim, rendait de bons services. Nous ne saurions trop respecter le pouvoir de ce maire du palais.

La fête était fort belle, nonobstant certaines causes de désordre, inhérentes à la composition même de son public. Pendant ce premier temps qui est comme le prologue ennuyeux d’un bal, madame la comtesse de Mersanz avait fait les honneurs avec une grâce charmante. Il fallait être initié aux menaces qui planaient au-dessus de cette maison pour deviner la mélancolie derrière le beau sourire de Béatrice.

80

Césarine aussi avait fait les honneurs. C’était parfaitement bien pour un début. Elle avait joué son petit rôle d’héritière présomptive avec un aplomb résolu qui dénotait une envie de prochainement régner.

Sans risquer précisément aucune démarche contre la bienséance, Césarine ne s’était point placée sous l’aile de sa belle-mère.

Beaucoup de gens avaient remarqué cela.

Césarine, depuis le commencement de la fête, faisait cour à part.

Nous n’avons rien à faire avec le bal proprement dit et nous laisserons danser ceux qui étaient là pour danser.

Chacun sait quel délicieux essaim de jeunes filles peut fournir le faubourg Saint-Germain, mêlé ou non. Certes, la beauté n’est pas parquée dans un quartier; la beauté est partout dans notre France, enfant gâté de Dieu;—mais il serait injuste de ne pas reconnaître qu’au fond de ces hôtels, souvent tristes et froids au dehors, la race fleurit toujours fière et toujours rayonnante.

Quelle race? dira-t-on. Parlons-nous de chevaux?

Je ne suis pas cause que la langue hippique nous ait volé ce mot absolument nécessaire. Nous parlons de femmes et de la race française. La race 81 française est là dans tout son éclat lumineux et charmant.

La race svelte et grande, les visages aquilins, les fronts à diadème: la beauté des filles des chevaliers.

Maintenant, si quelque curieux veut savoir pourquoi, dans le loyal faubourg, ces dames forment si victorieusement la plus belle moitié du genre humain, pourquoi les jouvenceaux ont un peu dégénéré, pourquoi les frères, doués modestement, ne ressemblent pas toujours à leurs adorables sœurs, nous avouerons avec ingénuité notre ignorance.

Voilà longtemps, du reste, qu’on parle de ce phénomène singulier. La statistique officielle n’a pas encore constaté ces bizarres différences.

Elles étaient là sous la chaude lumière des lustres, embellies toutes encore par cet incomparable génie qu’on appelle le goût français et qui est l’éclat dans la sobriété. Le plaisir animait leur teint et veloutait leurs regards. A la voix de l’orchestre, on voyait onduler comme un flot étincelant toutes ces fleurs, tous ces diamants et tous ces sourires.

Césarine avait dansé. On lui avait donné rang parmi les plus jolies.

Un instant, un seul instant, on avait pu voir mademoiselle Maxence de Sainte-Croix au milieu 82 du tourbillon de la valse. Son cavalier était le comte Achille.

Il n’y eut pas deux avis. L’opinion commune, cet aréopage souverain, la déclara unanimement la plus belle.

Elle était la plus belle.—Là-bas, parmi cette verdure du jardin Géran, sous les gais rayons du soleil matinier, nous avons pu établir entre nos deux héroïnes un parallèle où mademoiselle de Mersanz n’avait pas le désavantage. Césarine, cher bouton de rose, perlé par la rosée, était bien une fille du matin.

Maxence était la fille de la nuit,—de la nuit radieuse où mille feux s’épandent et se croisent. Ses yeux profonds semblaient absorber tous ces éblouissements; son teint mat, aux roses et splendides reflets, buvait la lumière.

Il y avait sur son front de seize ans je ne sais quel fardeau de fatalité qui la paraît hautement comme la couronne d’une reine.

Quand un rayon passait dans ses cheveux noirs aux fauves échappées, où courait un mince rang de corail, vous eussiez dit une flamme mystérieuse. Les longs cils de sa paupière recouvraient une pensée étrange et peut-être tragique. L’admiration qu’elle faisait naître s’accompagnait de souffrance. C’était ce sentiment impossible à définir que suscite 83 la perception de l’immensité dans la nature et dans l’art.

Cela plaît. C’est trop peu dire: cela exalte;—mais l’âme se replie comme si elle avait peur.

Une heure après la fête commencée, Maxence était illustre parmi les hôtes de M. de Mersanz. On la montrait aux nouveaux venus comme la maîtresse perle du vivant écrin qui miroitait dans les salons. Elle était le principal attrait, la principale curiosité de l’assemblée. Elle était la lionne, s’il est permis de prononcer encore ce mot, tombé dans le domaine ultra-vulgaire.

Et ce qui la faisait lionne, ce n’était pas seulement sa merveilleuse beauté. Sa merveilleuse beauté n’eût excité que l’étonnement, l’admiration, l’amour ou la jalousie.

Il y avait autre chose que cela dans l’impression produite par elle.

Osons le répéter, il y avait de l’effroi.

Des bruits couraient, des rumeurs, semées à dessein peut-être, circulaient de salon en salon.

Le comte Achille était le point de mire de tous les regards.

Qu’allait faire le comte Achille?

Les bruits qui couraient, les rumeurs qui sans cesse allaient et venaient, unissaient au nom du comte Achille le nom de Maxence.

84

Maxence était l’héroïne de ce drame annoncé, attendu, dont les péripéties allaient éclater peut-être sous les feux éblouissants de ces lustres, parmi les harmonies de cette fête.


XV
— Régulariser une position. —

Le comte Achille, par sa fortune, par son nom, par ses alliances, était du plus haut monde; mais ses oscillations politiques et aussi son second mariage l’avaient fait un peu déchoir. On savait que le maréchal le tenait à distance, et cette parenté avec le maréchal était la plus belle plume de son aile. Dans ses salons, il y avait bien un peu de l’un et de l’autre. L’ivraie se mêlait au froment en assez notable quantité.

86

Depuis le commencement de la soirée, madame la baronne du Tresnoy avait déjà souventes fois fait la grimace à l’aspect de certains visages.

Madame la baronne n’était plus jolie. Les grimaces qu’elle faisait n’avaient rien d’attrayant.

Elle était là avec ses deux grandes filles, pompeusement attifées;—car il est de règle, là comme ailleurs, que la toilette des demoiselles est en raison inverse du carré de leurs dots.

Juliette trouvait peu de danseurs, malgré les fruits savoureux du Midi et les fleurs confites qui formaient sa coiffure; Dorothée, nonobstant les feuillages trop touffus dont elle avait ombragé sa chevelure, n’en trouvait point du tout et restait sur sa chaise.

A cause de cela, elles pouvaient se donner tout entières aux impressions du moment.

Elles s’y donnaient avec la rancune amère des grandes filles qui font tapisserie.

En conscience, elles espéraient pis que pendre, et leurs dents de vaincues s’aiguisaient pour dévorer les catastrophes à venir.

Cela ne les empêchait pas de mordiller à droite et à gauche, pelotant en attendant partie.

—Quelle cohue! disait mademoiselle Juliette.

—On ne sait, en vérité, répondait mademoiselle Dorothée,—d’où sortent tous ces gens-là!

87

Gens de peu, petites gens, gens du plus mauvais ton, qui ne faisaient danser ni mademoiselle Dorothée ni mademoiselle Juliette!

Deux jeunes vicomtes de province, ayant encore le duvet des fruits de Béziers ou de Saint-Brieuc, vinrent en ce moment solliciter les mains de ces demoiselles pour la prochaine contredanse.

Madame la baronne du Tresnoy avait bien reconnu dans cet envoi la main charitable de Béatrice; mais mademoiselle Juliette ni mademoiselle Dorothée ne voient jamais ces choses-là.

Elles acceptent froidement l’aubaine et se moquent volontiers des juveigneurs de Quimper ou de Pézenas, qui viennent jeter une fleur sur les cailloux de leur sentier.

A la fin de la contredanse, elles échangent les communications suivantes:

—Il a l’accent auvergnat.

—Il brouille les figures.

—Il m’a dit que la journée avait été fort belle, pour la saison.

—Comme le gendarme de Nadaud... le mien m’a déclaré que Paris était plus grand que Brives-la-Gaillarde.

—C’est une découverte... mais le mien est de bonne maison.

—Le mien aussi.

88

—Il a un titre.

—Ils en ont tous à Landerneau!

Cela se termine par un double bâillement et par cette plainte sacramentelle:

—Où sont donc ces messieurs?

Ces messieurs, hélas! un groupe composé de toutes les admirations de mademoiselle Dorothée et de mademoiselle Juliette, une constellation où brillent tous les héros de ces mille romans que rêvent leurs heures ennuyées. Ces messieurs! douze ou quinze vainqueurs,—et pas un mari!

Où sont donc ces messieurs? Soit bizarrerie de goût, soit suprême bonté de cœur, si vous faites danser mademoiselle Juliette ou mademoiselle Dorothée, vous entendrez cette question pleine de mélancolique impertinence:

—Où sont ces messieurs?

Ces messieurs sont toujours au même endroit, croyez-le bien. Alfred de Lansac est au jeu, où il perd; Maxime de Beaumont aussi, André d’Orange également. Le comte Achille a établi quelque part un fumoir tout exprès pour M. de Grévy, le mari myope et volage de la charmante vicomtesse; pour Fauvel, l’heureux poëte à qui les plus mauvais opéras de salon coûtent à peine six mois de travail; pour Montmorin, pour le bel Aymar de Quelquechose,—rédacteur apprécié du Journal des 89 Demoiselles,—pour Frémiaux, le maquignon fashionable, et autres sultans d’égale importance, tous faisant partie du groupe sidéral: CES MESSIEURS.

Même Frémiaux,—surtout Frémiaux. Le cheval étant, au dire de Buffon, un noble animal, anoblit tous ceux qui savent gagner cinquante mille écus par an dans une écurie.

Dans les songes maternels de madame la baronne du Tresnoy, les quines que l’on peut gagner à la loterie du monde ont parfois la figure busquée, les cheveux blonds crépus, les larges épaules et le lorgnon d’or de Frémiaux.

Personne ne s’indignerait si demain ce bon garçon mettait sur ses cartes: «M. de Frémiaux.» On s’y attend. Ce serait de sa part un acte courtois; cela prouverait qu’il ne dédaigne pas la particule.

Procédons par l’absurde, comme en géométrie. Supposons qu’il épouse, un vilain jour, mademoiselle Dorothée ou mademoiselle Juliette. Dans vingt ans, vos neveux pourront coudoyer de petits vicomtes de Frémiaux, dont les aïeux faisaient mieux que combattre les Anglais, puisqu’ils les vendaient,—et fort cher.

Si leur nom se trouve difficilement dans l’armorial, on cherchera dans le Stud book.

Notons pour mémoire que madame la baronne 90 du Tresnoy avait salué fort légèrement madame la vicomtesse de Grévy, lorsque ces deux dames s’étaient rencontrées. Au contraire, elle avait accueilli avec reconnaissance et respect la démarche de madame la marquise de Sainte-Croix, qui avait bien voulu lui souhaiter le bonsoir en passant.

Madame la marquise avait une cour. Dix fois, Césarine de Mersanz était venue s’asseoir auprès d’elle. Le comte Achille l’avait promenée dans le bal.

On s’approchait d’elle avec une sorte de ferveur, et chacun voulait avoir un mot d’elle.

Sa toilette était un véritable chef-d’œuvre de combinaison. Cette femme avait réellement un grain de génie. Elle posait en vieille femme ce soir, en grand’mère plutôt qu’en mère, et cependant sa mise gardait une fière et souveraine élégance.

Elle était, avec Maxence, l’objet de la curiosité générale. Son apparition faisait nouveauté comme la rentrée de quelque comédien célèbre. Depuis longtemps, elle tenait rigueur au monde, et le monde n’avait pas besoin de chercher le motif de son retour. Ce motif était là, vivant et charmant: c’était sa fille, c’était Maxence. La présence de cette délicieuse enfant lui était une parure nouvelle. On lui savait gré de cette toilette d’aïeule, dont nous parlions naguère; on la trouvait plus 91 belle dans ce rôle imprévu, où elle apportait une douce et simple sérénité.

Les deux demoiselles Géran, placées non loin d’elle comme des aides de camp, n’étaient pas sans faire ressortir le ton exquis et la noble aisance de Flavie. La grande Mélite, portant haut comme un coursier de parade, cachait son embarras sous un air rogue. Moins intelligente que sa petite sœur, la suave Philomène, elle sentait bien cependant qu’elle n’était là que par tolérance et pour fournir la réplique à un moment donné du drame. Elle appartenait à cette catégorie de bonnes gens qui chantent à pleine voix quand ils ont peur et qui se drapent superbement quand on les déconcerte.

Philomène, au contraire, selon la pente de sa nature, dépassait le but par trop d’humilité. Elle était collante. Elle engluait son entourage à force de caresses et d’obséquiosités.

C’était de ce groupe si bien composé qu’était parti le mot de la situation.

Un mot illustre à la façon d’Attila et de Gengis-Khan, un mot fléau, un mot qui fait des ruines.

Un mot qui, cependant, exprime une chose morale, bonne, nécessaire, chrétienne.

Mais qui a servi de prétexte, ce terrible mot, depuis que le monde est monde, à des millions de trahisons, d’abandons et de lâchetés.

92

C’était dans ce coin, où les deux demoiselles Géran travaillaient pour la marquise, qu’on avait dit pour la première fois:

—Vous sentez bien que,—maintenant,—avec une jeune fille de seize ans dans la maison,—M. le comte de Mersanz ne peut manquer de songer à RÉGULARISER SA POSITION.

Que vous en semble? Cela paraît bien innocent.

Cela a égorgé des monceaux de femmes, depuis Ariane jusqu’à cette pauvre fille qui peut-être respire, à l’heure où nous écrivons ces lignes, la mortelle vapeur du charbon, parce qu’un vulgaire Thésée la délaisse pour épouser une Phèdre bourgeoise, chargée fatalement de la venger.

Rien ne change. La tragédie antique court les rues en crinoline.

Cela tue, nous vous le disons; cela ravage.

Et que la mauvaise foi ne vienne pas prétendre que nous prononçons là de dangereuses paroles. La mauvaise foi n’aura pas beau jeu. Nous parlerons la bouche ouverte et nous mettrons les points sur les i.

En commençant ce livre qui s’appelle la Fabrique de Mariages, nous avions l’intention d’attaquer rudement certaines industries encore plus drôles que malsaines qui ont pris pour enseigne le dieu d’hymen.

93

Nous voulions traduire un peu à la barre de la comédie ces Mercures du bon motif, cimentant à tort et à travers—moyennant une commission—les alliances les plus biscornues.

Il nous paraissait bon de chasser du temple ces effrontés marchands qui éclaboussent du bas de leur charlatanisme la plus haute et la plus sainte des institutions sociales, abstraction faite même de sa base divine; il nous paraissait juste de démasquer ces pitres qui marient au son de la grosse caisse, comme les dentistes de la rue détraquent les mâchoires en plein vent. Le bruit qui se fait autour de ce trafic est assurément une des obscénités les plus excentriques de notre époque. Cette musique de négociateurs déguisés en Turcs et de diplomates à queue rouge, nous avait fait tourner les yeux vers leur foire...

Mais, si frivole que soit un roman, il faut néanmoins quelque chose pour le faire.

Une fois dans la foire, nous avons vu avec étonnement qu’il n’y avait rien.

Rien que du bruit.

La foire matrimoniale s’agite entre des fantômes. Ce sont des maris illusoires qui courent après des femmes chimères.

Il n’y a rien, absolument rien. Les montres de ces magasins sont vides ou ne contiennent que des 94 mannequins et des poupées.—Si donc quelqu’un de ces avaleurs de sabres se prétendait attaqué dans ces pages, nous déclarons d’avance devant Dieu et devant les hommes qu’il aurait grand tort. On ne se bat pas contre le néant.

Paillasse étant ainsi mis hors de cause, restent ces marieurs plus discrets qui ne font pas de publicité, qui se gardent bien de mettre la moindre enseigne sur leur porte, et qui servent tout doucement de trait d’union dans les hymens réputés difficiles.

C’est encore une industrie, mais sans patente. Cette industrie, qui ne fait pas payer d’avance et qui dédaigne toute allure commerciale, obtient, à la différence de l’autre, de très-nombreux résultats. Elle tient sa place dans le monde, qui la connaît, qui la raille et qui en use.

Il y a des gens parfaitement honnêtes parmi ces caducées. En général, ils gagnent surabondamment l’argent qu’on leur donne.

De toutes les choses impossibles, un mariage difficile est la plus dure à travailler.

A Dieu ne plaise que nous ayons prétendu mettre ici en scène un de ces hommes ou une de ces femmes utiles! Nous avons trouvé, chemin faisant, sur les confias de la foire aux mariages et tout près du sentier où marchent à pas muets les 95 faiseurs sérieux de rapprochements, une histoire véritable, et nous la racontons.

Madame la marquise de Sainte-Croix et son joli collègue M. Garnier de Clérambault n’appartiennent à aucune catégorie classée. Mettons que ce sont de pures exceptions: nous resterons plus à l’aise, sans sortir de notre titre.

Il ne nous déplaît pas d’accorder que la fabrique Garnier de Clérambault, commanditée par madame la marquise, est et sera la seule de son genre.

D’autant que le lecteur appréciera dans sa sagesse.

Encore moins permettrons-nous de supposer que la pensée nous soit venue de plaider contre le mariage lui-même. Quelques romans, il est vrai, ont tenté ce méfait,—semblables à des brûlots perdus qui viennent s’échouer contre la base invulnérable d’un roc.—Le rocher n’a pas su que le brûlot se consumait à ses pieds.

Nous n’en voulons ici qu’à un mot hypocrite auquel la foule imprudente se laisse prendre trop souvent, à un mot qui ment et qui empoisonne.

Nous n’en voulons qu’à cette tournure de phrase benoîtement assassine: régulariser une position.

Cela s’entend de deux manières. La bonne signifie: 96 faire succéder l’union chrétienne et légale aux liens d’une cohabitation volontaire.

Qu’ils soient honorés et bénis, ceux qui l’entendent ainsi!

Nous parlions de marieurs. Il y en a, et de sublimes! Ceux-là font des affaires par milliers et n’en deviennent pas plus riches; ceux-là, soldats infatigables, montent à l’assaut du vice, et, vainqueurs, le transforment en vertu; ceux-là sont les ouvriers du bon Dieu; leur travail est sacré, leur bataille est féconde. Ils passent! les sceptiques et les sots rient à gorge déployée; mais ils ont laissé derrière eux la moralité conquise, la paix de la conscience et le bonheur.

Ces hommes et ces femmes qui végétaient, accouplés par le hasard, et dont les enfants n’avaient ni père ni mère, sont maintenant des époux; ils ont une famille, un motif de s’efforcer de bien faire, un but, un avenir.

Oh! riez; car, loin d’avoir un bénéfice, les croisés du sacrement de mariage ont payé,—payé, je dis bien,—l’homme et sa concubine, afin qu’ils se laissassent unir.

Comme on est forcé de payer les barbares parents qui refusent la vaccine à leurs enfants.—Riez!

Il y a de quoi. Ces jeunes gens, ces apôtres ne se formaliseront point de vos gaietés. Ils sont sortis 97 ce matin de leur vie d’élégance pour pénétrer au plus profond de la dégradation parisienne. Ils se sont baignés, une main au cœur, l’autre aux narines, dans l’océan des fanges matérielles et morales qui vous noieront quelque jour; ils ont, ces sauveteurs, amené au rivage de la civilisation un peuple de sauvages,—et payé la prime.

Vous pouvez rire.

Vous pouvez rire. Pas trop haut, cependant. Il y a des muscles sous leurs gants blancs.

On en a vu rosser des philosophes.

Ce fut un tort. Ils auraient mieux fait de se marier.

Qu’ils soient bénis encore une fois ceux qui comprennent ainsi notre terrible phrase et qui régularisent la position du pauvre, en faisant d’une couvée humaine une famille!

L’autre manière d’entendre notre mot n’est pas même française. Elle force le sens à ce point de dire précisément le contraire de ce que ses paroles expriment.

Et pourtant elle est généralement usitée dans son acception absurde et cruelle; beaucoup de bonnes gens s’en vont la répétant, et, ce qui pis est, croient faire œuvre pie.

Le second et lugubre sens de cette façon de parler: régulariser une position, c’est briser un 98 lien, torturer une âme, chasser une femme de la maison, mettre une existence sous la meule.

On frémit à bon droit en voyant une arme à feu dans les mains d’un enfant.

Et personne ne s’émeut quand la foule écervelée—qu’elle soit habillée d’indienne ou de velours—manie imprudemment cette machine meurtrière.

Il faut le dire, l’arme peut être bien dirigée. Certaines unions ne peuvent pas avoir une heureuse issue. Il est bon, il est loyal d’user de l’influence qu’on a pour arracher une personne chère à quelque commerce indigne. Mais il y a deux intérêts en jeu. En sauvant l’un, vous frappez l’autre. Il faut, par conséquent, un juge compétent pour rendre cet arrêt suprême.

Eh bien, le tribunal manque. Cela se fait toujours par entraînement et comme les paysans de Walter Scott menaient la sorcière à la mare. On crie: «Sus! sus!» La cohue est contente: elle veut toujours juger comme le bonhomme des Plaideurs.—Et, chose étrange, les femmes ici sont surtout impitoyables.

Les femmes n’aiment pas les femmes. Autour de ce supplice, les femmes sont toutes des tricoteuses, rangées sous l’échafaud. Celles qui ne sont pas enragées restent indifférentes et diraient volontiers, 99 parodiant le mot de Lafontaine: «Ce n’est qu’une femme qu’on égorge.»

L’animosité augmente, la rigueur devient implacable si la condamnée a usurpé une situation mondaine, et si le faux mari, aux temps des amours, a dressé un piédestal à celle qui deviendra sa victime. C’est sur la poitrine de la femme que sera frappé le meâ culpâ de l’homme. L’homme a menti au monde, le monde se venge en écrasant la femme...

Au nom du ciel! ce ne sont pourtant pas là des déclamations! Il ne me paraît pas ultra-révolutionnaire de reprocher au monde son éternelle et idiote faiblesse pour don Juan.

Le monde ira danser demain chez don Juan, divorcé malgré la loi, fallût-il pour cela passer devant le pauvre corbillard qui conduit la vraie femme de don Juan au cimetière!

J’ai vu cela. J’ai entendu bourdonner autour de mes oreilles ce barbarisme imbécile: régulariser une position. J’ai vu les hordes en cravates blanches et en dentelles protéger un gros homme moustachu,—fort comme trois lutteurs du château de la Savate,—contre une pauvre sainte qui se mourait.

J’ai suivi le cercueil, moi tout seul, derrière la mère en larmes.

100

Elle avait tant souffert ici-bas, que ce deuil était comme une joie. La mère et moi, nous fêtions silencieusement la délivrance. Quand la terre eut tombé, pelle à pelle, sur la bière sourde, la mère sécha ses pleurs et dit: «Tant mieux pour elle!»

Elle était vieille, et je la vois encore partir en chancelant comme une femme ivre.

Sa fille était le dernier battement de son cœur.

L’homme moustachu, cédant à de bons conseils, avait ouvert cette tombe et régularisé cette position. Il était, je crois, vicomte de Bourse, et là-bas on ne transige pas avec l’honneur!

Il y a bien un autre mot qui se dit réparation et qu’on applique avec enthousiasme au cas où ce même gros seigneur barbu juge à propos d’épouser une coquine; mais c’est un tout autre sujet, et nous n’en parlons que par manière de génuflexion devant le discernement public.

Le ballon d’essai avait donc été lancé dans la partie du salon qui avait l’honneur de posséder les deux demoiselles Géran, la grande et la petite, la superbe et la modeste. Le mot trouva immédiatement de l’écho; il en trouve toujours et cela ne peut être autrement, puisqu’il promet pis que pendre: scandale nécessaire, catastrophe, péripéties. Il est si doux de manger son spectacle gratis!

101

En un clin d’œil, le mot fit tache d’huile et se répandit d’un bout à l’autre des salons.

Il glissa, sans gêne et sans encombre, entre les figures enchevêtrées d’une douzaine de quadrilles; il se balança aux mesures allemandes de la valse; il circula décemment le long des respectables galeries, effleurant les groupes politiques, galopant parmi les petits clubs des sportmen, interrompant un peu plus loin la critique éclairée de la comédie nouvelle, coupant en deux sur sa route un demi-cent de chroniques scandaleuses, prenant ses aises au buffet, occupant, autour des tapis verts, l’entr’acte de deux parties.

Vous l’avez vu se rouler comme un serpent, voler comme une hirondelle. De toutes les choses qui vont, c’est la plus agile; de toutes les choses qui rampent, c’est la plus subtile. Cela s’épand comme l’air ou comme la lumière; seulement, contre cela, il n’y a ni paravent ni écran.

Cela traverserait la muraille d’acier poli qui défend les châteaux enchantés de l’Arioste.

Au bout d’une demi-heure, tous les hôtes du comte Achille savaient qu’il s’agissait de régulariser sa position, c’est-à-dire d’envoyer Dieu sait où celle qui portait le nom de comtesse de Mersanz, et de faire un mariage convenable.

Nous demandons pardon au lecteur d’aller si 102 lentement, mais le sujet est délicat entre tous. Ces histoires véritables ont parfois une telle brutalité, qu’il les faut entourer d’une bourre.

Sans cela, vous qui vivez au milieu d’un fouillis d’histoires semblables, vous seriez les premiers à dire: «Cela est impossible! cela ne se passe pas ainsi.»

Notons un phénomène curieux, mais non pas rare. Dans le monde, la situation ne s’éclaircit presque jamais petit à petit, comme se fait l’aube dans nos climats tempérés. Le jour brille tout d’un coup au milieu d’un mystère. Il n’y a pas de crépuscule.

La veille, les trois quarts ignoraient, l’autre quart doutait, ou niait en haussant fièrement les épaules.—Le lendemain, tout le monde le sait; la chose existe; elle est incontestable. L’évidence éclate.—Qui a dit le secret?

Personne, souvent.

Le secret était mûr. Il est tombé sans qu’on ait pris la peine de le cueillir.

Le secret de la comtesse Béatrice était mûr. On se le renvoyait comme une balle, du salon à l’antichambre. Les petits jeunes gens qui dansent le savaient. Que dire de plus?

Aussi personne n’avait besoin d’explication préalable pour comprendre cette grande nouvelle: la 103 position va être régularisée. Il y avait lieu. Cette fausse comtesse jouait, de son reste.—Avait-elle bien le front encore de faire les honneurs!

Pauvre petite demoiselle Césarine! quelle humiliation! N’aurait-on pas dû se hâter davantage et faire la maison nette, au moins, pour son retour?

C’était pour elle, pour elle seulement que beaucoup de bonnes âmes restaient un instant de plus dans ces salons compromis. Sans elle, une fois dévoilée l’irrégularité de la position, chacun se fût retiré. C’eût été une déroute.—Mais la pauvre petite demoiselle Césarine n’était pas la cause de cela.

Elle en souffrait cruellement, on le voyait bien. Elle se tenait toujours très-loin de sa prétendue belle-mère, et cependant son regard ne la perdait point de vue.

Un voile de mélancolie couvrait la gaieté de ses seize ans...

Partant de là, on accusait bien un peu le père, mais seulement sur la question de temps. Le crime était d’avoir trop prolongé cette intrigue. Quant à l’intrigue elle-même, un jeune veuf est bien exposé, surtout quand il est puissamment riche. Ces créatures, d’ailleurs, sont si habiles, si adroites,—si rouées!

Car nous savons employer, dans nos salons 104 aristocratiques, l’énergie un peu rude de certaines expressions.

La faute était à Béatrice. Autres temps, autres mœurs. Jadis nous cherchions partout des Clarisse Harlowe et des Paméla, jadis nous traquions comme un loup enragé cet infâme Lovelace. C’était intolérable. Aujourd’hui que le monde a marché, nous savons bien que Clarisse et Paméla courent effrontément après ce bon M. Lovelace,—dont le sexe et l’âge méritent protection.

Nous avons découvert cela en même temps que l’harmoniflûte et le télégraphe électrique. Nous sommes un siècle gaillard!

On l’aurait brûlée volontiers, cette Béatrice, pour avoir séduit M. le comte de Mersanz. Il y avait des instants où l’opinion unanime la vouait aux plus affreux supplices.

Puis le reflux avait lieu. Vous connaissez tous ces marées qui vont et viennent sous le feu des bougies, marées bien plus capricieuses que celles de nos grèves. Soudain, le flot humain s’agitait: un contre-courant se faisait.—On venait de voir passer la comtesse Béatrice, calme, noble, souriante, au bras d’un ami ou d’un parent de M. de Mersanz. Les choses alors changeaient de face. D’où pouvaient partir tous ces cancans absurdes et peut-être intéressés? Quelles preuves avait-on 105 pour croire à ces on dit impossibles? Le comte avait-il parlé? Césarine avait-elle prononcé un seul mot? ou Béatrice elle-même s’était-elle trahie?

Ces symptômes si clairs s’obscurcissaient. On s’étonnait d’avoir cru, après s’être reproché d’avoir douté.—C’était fort intéressant, ce mouvement d’oscillation; cela occupait. On s’amusait véritablement beaucoup à l’hôtel de Mersanz, ce soir.

Et l’espérance de voir sous peu,—cette nuit même peut-être,—une position régularisée, ajoutait encore à l’allégresse générale.


XVI
— Saynètes. —

La scène est au fumoir, une bonbonnière du genre délicieux, toute doublée de cuir de Russie,—vitraux moyen âge,—potiches mémorables.

Frémiaux vient de gagner cinq cents louis à divers. Quoique ce soit sa constante habitude, il est fort gai. Frémiaux est un homme un peu fort et d’encolure normande. Son costume peut passer pour rigoureusement élégant. Il le porte mal. On n’a jamais su pourquoi dans ce monde, qui n’est pour lui qu’une clientèle, Frémiaux a presque droit d’insolence.

M. le vicomte de Grévy sort aussi de la salle de 108 jeu où il a perdu quelque cent napoléons en sa qualité de myope.

Dans le plus pur salon du monde, je ne réponds pas de la salle de jeux.

Et le salon du comte Achille était, ce soir, un peu poivre et sel.

Fauvel, le poëte, Aymar de Quelquechose, l’écrivain du premier âge, Maxime de Beaumont, André d’Orange et autres, demi-couchés sur les frais divans, envoient au plafond, selon la formule, les bleuâtres spirales de leurs panatelas.

Ils causent—et si vous saviez combien ils ont d’esprit!

FRÉMIAUX: Puisque tout le monde le dit, ce doit être un mensonge.

GRÉVY: Elle est plus adorable que jamais.

FAUVEL, le poëte: Qui a vu Achille danser avec ce soleil tropical: mademoiselle Maxime de Sainte-Croix?

QUELQUECHOSE, du Journal des Demoiselles: Maxence! c’est un nom d’homme.

FRÉMIAUX: Vous portez bien des moustaches, vous!

QUELQUECHOSE, le poing sur la hanche: Comment l’entendez-vous?

MAXIME DE BEAUMONT: Frémiaux, comment l’entends-tu?

109

FRÉMIAUX: J’entends qu’Achille est un heureux mortel.

QUELQUECHOSE: A la bonne heure.

GRÉVY: Mais pensez-vous, là, véritablement, que la chose puisse se faire?

FRÉMIAUX: Sans doute, puisqu’elle est absurde.

MONTMORIN, entrant. Combien Frémiaux a-t-il déjà fait de mots?

QUELQUECHOSE, avec rancune: Il en a beaucoup appelé, mais ça n’est pas venu.

GRÉVY: Ma parole d’honneur, si j’étais garçon, moi... ou si j’étais seulement le cousin de cette belle Béatrice... Voyez-vous, je mettrais ma main au feu que cette femme-là est pure comme les anges!

MONTMORIN: Quand même ta main brûlerait, la comtesse Béatrice n’en resterait pas moins la plus jolie femme de Paris... après mademoiselle de Sainte-Croix.

GRÉVY: Cette Maxence est plus belle?

FRÉMIAUX: Cent pour cent de différence!

GRÉVY: Achille la promène toujours?

MONTMORIN: Il y a éclipse.

GRÉVY: De l’une ou de l’autre?

MONTMORIN: De l’une et de l’autre... Énée et Didon dans la grotte... disparus tous les deux... et madame la marquise de Sainte-Croix a été saluer Béatrice.

110

On appelait déjà celle-ci par son nom. Il faut avouer, du reste, qu’au fumoir, les symptômes s’accusent plus rudement que partout ailleurs.

—Y a-t-il parmi vous, messieurs, demanda Montmorin, orateur presque aussi important que Frémiaux,—y a-t-il quelqu’un qui connaisse le beau lieutenant?

—Quel beau lieutenant, firent quelques-uns.

Le vicomte de Grévy était du nombre.

—Myope! s’écria Montmorin,—quand tu as salué ta femme sans la reconnaître, il lui donnait le bras.

Grévy éclata de rire.

—Je l’avais pris, dit-il, pour le vice-président de Vaudreuil, qu’on m’a signalé comme faisant la cour à la vicomtesse.

—Pauvre Grévy! l’officier le plus droit, le plus mince, le plus crânement planté de toute l’armée française!

—Ah çà! Grévy, tu ne seras donc jamais jaloux!

Le vicomte répondit simplement et sérieusement:

—Si je valais le quart de ce que vaut Anna, je serais l’homme le plus heureux de l’univers... et, si Anna était à la place de cette pauvre comtesse Béatrice, je vous préviens que nous verrions beau jeu.

Frémiaux prononça cet arrêt dans sa cravate:

—Grévy était né pour être un bon mari.

111

—Mais pourquoi Montmorin parlait-il du beau lieutenant?

—Parce qu’il occupe beaucoup là-bas... On dit de tous côtés que madame de Mersanz se compromet avec lui pendant que la superbe Maxence compromet Achille.

—C’est un tort! fit Quelquechose solennellement.

—Il a nom, ce lieutenant?

—Vital... ou Vidal... l’Antinoüs de notre brave troupe de ligne!... une admirable machine à afficher une femme!

Ceci était de Montmorin. Grévy jeta son cigare et dit:

—Si pourtant cette femme qui est belle entre toutes, supérieurement honnête et plus spirituelle dans sa douce modestie qu’un cent de nos bas bleus, avait pour frère l’un de nous...

—Cela prouverait qu’elle est bien née, riposta Montmorin.

Grévy haussa les épaules et sortit. Fauvel, le poëte, cherchait un mot fin depuis une demi-heure. Il dit:

—Grévy succédera au lieutenant Vidal... ou Vital.

—Les choses s’engagent drôlement, reprit Montmorin; je ne devine pas du tout comment cela va se débrouiller.

112

Frémiaux poussa une large bouffée et rendit cet oracle:

—Cela ne se débrouillera pas tout seul, mais Achille n’y sera pour rien... Achille est l’homme du laisser faire... Fiez-vous-en à cette belle Maxence, à madame de Sainte-Croix et même à la petite Césarine... Il y aura des morts sur le carreau; car ce sera une bataille de dames!

Dans les salons:

JULIETTE à Dorothée: Voilà M. de Grévy; mais il ne danse plus.

DOROTHÉE: Il serait bien temps pour sa femme de l’imiter.

JULIETTE: Cette petite Maxence va bien pour son âge.

DOROTHÉE: Si elle manque son coup, elle est perdue à tout jamais!

Cette éventualité consolante amena le même sourire aux lèvres pincées des deux demoiselles du Tresnoy.

UNE VOIX DE CINQUANTE ANS, dans la galerie: Le scandale a trop duré.

AUTRE VOIX, appartenant à une personne plus charitable: Mieux vaut tard que jamais.

MÉLITE, s’essuyant avec son mouchoir brodé, après avoir usé de son foulard:—C’est pour la 113 jeune personne... c’est uniquement pour la jeune personne...

PHILOMÈNE: Un pareil exemple... dans la maison paternelle...

MÉLITE, inflexion de prospectus: Nous aimions nos élèves comme si elles étaient nos filles... Quand nous avons fait ce qui s’appelle un brillant sujet...

PHILOMÈNE, doucement, à sa voisine, qui a eu l’imprudence de déclarer deux petites filles de six à huit ans: Voilà notre unique but, chère madame... faire des éducations sérieuses... produire des sujets à la fois modestes et distingués... et, comme je le dis quelquefois, d’honnêtes femmes qui sont partout remarquées.

VOIX DIVERSES: C’est tout clair... cela ne fait pas de doute... Dans ce cas-là, le plus pressé, c’est de régulariser la position.

L’ÉCHO, de toutes parts: Régulariser la position!... régulariser la position!

LA MARQUISE DE SAINTE-CROIX, abordant la baronne du Tresnoy: Ces deux charmantes demoiselles sont déjà fatiguées de la danse?

LA BARONNE: Il fait si chaud, madame!

JULIETTE: Nous sommes en nage!

DOROTHÉE: Il faut bien un peu se reposer.

(En ce moment, la valse prélude. On voit Maxence et Achille à l’autre bout du salon.)

114

LA BARONNE, souriant: A l’âge de mademoiselle votre fille, on ne sait pas ce que veut dire le mot lassitude.

LA MARQUISE, se plaçant entre la baronne et Dorothée: elle parle très-bas: Pourquoi cette petite Grévy est-elle mon ennemie?

LA BARONNE, sans embarras: J’ignorais que madame la vicomtesse de Grévy fût votre ennemie.

LA MARQUISE: Feu votre mari ne m’aimait pas, chère madame.

LA BARONNE: Chère madame, mon mari me parlait bien rarement affaires.

LA MARQUISE, baissant la voix: C’est faire un présent à ses amis que de leur raconter certaines histoires.

LA BARONNE: M. du Tresnoy est mort pauvre; nous avons peu d’amis; je n’aime pas raconter les histoires.

(Un silence).

Ces deux dames sont placées côte à côte. Elles ont toutes deux le sourire aux lèvres. On jurerait qu’elles échangent les plus fades compliments.

Mademoiselle Juliette et mademoiselle Dorothée font des efforts insensés pour saisir ce qu’elles disent.

C’est peine perdue.

115

MÉLITE: Maxence et Césarine sont deux amies inséparables... Ce serait un événement bien heureux sous tous les rapports.

PHILOMÈNE: Nous comparions souvent leur liaison aux plus célèbres amitiés de l’antiquité... Damon et Pythias... Nisus et Euryale...

UNE DOUAIRIÈRE DU GROS-CAILLOU, dont l’éducation première a été négligée: Philémon et Baucis... et autres.

PHILOMÈNE, saluant avec humilité: Et autres.

MÉLITE, doctoralement: Ce serait le bonheur qui entrerait dans la maison en même temps que la moralité.

LA DOUAIRIÈRE: Quel est donc ce grand garçon tout pâle qui suit mademoiselle de Mersanz comme son ombre.

DOROTHÉE: Tournure départementale!

JULIETTE: Physionomie de surnuméraire!

VOIX DIVERSES: Un joli jeune homme.

MÉLITE, confidentiellement: C’est peut-être un mariage.

CHŒUR: Vraiment!... le père et la fille en même temps!

LA DOUAIRIÈRE, attendrie: Ce serait bien mignon... A-t-il un titre?

MÉLITE, avec autorité: Excellente famille de la Beauce... M. de Rodelet...

116

LA DOUAIRIÈRE: Ah! peste... Rodelet!... connaît pas!

CÉSARINE, à Léon: Je n’en puis plus... je vous remercie!

LÉON, à part: Ses yeux ne quittent pas Vital! Il lui offre la main pour la reconduire à sa place. Béatrice passe au bras du lieutenant.—Chuchotements et rires.

LÉON, à part: Sa main a tressailli.

CÉSARINE: Ne m’avez-vous pas dit le nom de ce jeune homme qui est avec ma belle-mère?

LÉON: Deux fois, mademoiselle.

CÉSARINE, rougissant et souriant: Je n’ai pas de mémoire.

LÉON: Vital.

CÉSARINE, rêvant: Vital...

Béatrice et son cavalier franchissent le seuil de la serre voisine. Césarine, qui est assise déjà, et qui a salué Léon Rodelet pour lui donner congé, se relève vivement.

CÉSARINE: Il fait trop chaud ici... conduisez-moi dans la serre.

LA MARQUISE, à la baronne: Vous n’avez rien fait de ces papiers; vous avez senti le danger: vous avez vos filles... J’ai la certitude morale que vous n’en userez jamais... néanmoins, je vous en offre deux mille louis.

117

LA BARONNE, très-froidement: A défaut de fortune, M. du Tresnoy nous a laissé le souvenir de ses vertus... Je chercherai ces papiers, puisque vous semblez y tenir si passionnément, madame la marquise... Si je les trouve, j’aurai l’honneur de vous les remettre en mains propres, heureuse d’avoir pu vous être agréable.

LA MARQUISE, se levant et avec son meilleur sourire: Vous connaissez ces papiers... vous les avez montrés à la vicomtesse... Adieu, chère madame! vous entendrez parler de moi.

La baronne était très-pâle. Elle lui rendit son salut, et parvint à sourire, quoiqu’elle fût prête à se trouver mal.

Au buffet:

LA VICOMTESSE DE GRÉVY, accostant le bon capitaine Roger, qui parle haut, qui jure cartouchibus et qui raconte ses campagnes au milieu d’un cercle d’auditeurs émerveillés: Je voudrais bien vous dire un mot, capitaine.

ROGER, se redressant: A moi... n’y a pas d’offense... mais, sans vous commander, où donc que je vous ai entre-aperçue quelque part?

UN TRANSFUGE DU FUMOIR: La vicomtesse donne dans le militaire, ce soir.

CHOEUR, à demi-voix: Est-il drôle, ce bonhomme beau-père!

118

UN AMI DE LA MAISON: Vous conviendrez que c’est intolérable!... Cette vieille moustache est un comique par trop audacieux! Achille est ridicule depuis la plante des pieds jusqu’au bout du nez!... Il est temps, il est grand temps que cela finisse!

UN VICOMTE DÉPARTEMENTAL: Le vieux a une touche splendide!...

UN DANSEUR altéré, mais de bonne foi: La comtesse est une délicieuse femme!

L’AMI: Comtesse!... comtesse... nous verrons bien cela!

UN MONSIEUR qui protége une choriste du Cirque-Olympique: On n’a pas idée qu’un homme posé comme Achille se mette dans un pétrin pareil! C’est indécent!

CHOEUR: Il faut le voir pour le croire!

LE MAITRE D’HOTEL, à un porte-plateau derrière le buffet: Jean! tu vois bien cette dame qui emmène ses Victoires et Conquêtes?...

LE PORT-PLATEAU, regardant Roger et la vicomtesse: Oui, monsieur Martineau.

LE MAITRE D’HOTEL: C’est une sans-souci qui a de l’esprit comme quatre... et méchante et farceuse et, tout!... Prends les glaces et suis-la pour me dire quelle bamboche elle va jouer à la grande armée... Je le déteste, moi, ce troupier: il m’a bu deux bouteilles de champagne...

119

LA VICOMTESSE, à Roger: Capitaine, il ne faut plus retourner au buffet.

ROGER: Vous dites?... Je m’oppose: il fait trop soif!

Nous sommes forcés d’établir ici une parenthèse pour dire que le bon Roger était arrivé au bal avec quelques restes de sa bombance du matin. Il avait passé une notable partie de la journée avec le sergent Niquet, l’adjudant Palaproie et ce perfide Barbedor, qui l’avait soigneusement entretenu en état de liesse.—Si la barrière des Paillassons est jamais percée, il est à souhaiter que, par reconnaissance, on la nomme barrière Barbedor. Au fond du purgatoire, où Jean-François Vaterlot expie sans doute ses nombreuses fredaines, ce fort-et-adroit aura un bien doux moment.

Ce n’était pas pour lui, en effet, qu’il jouait ce rôle de traître, c’était pour la barrière des Paillassons, son idole!

Vers six heures du soir, le capitaine Roger était rentré à l’hôtel, toujours en compagnie des deux invalides et du maître du château de la Savate. Ces trois braves lui avaient proposé de l’aider dans l’importante affaire de sa toilette. Roger, résolu à se montrer dans toute sa splendeur au bal de son gendre, avait accepté.

Nous n’avons garde de nier l’effet touchant d’un 120 vieil uniforme. Mais ces exhibitions réussissent beaucoup mieux au théâtre que dans la vie privée. Depuis 1852, nous avons vu, Dieu merci, beaucoup de très-vieux uniformes dans nos rues. Certes, le peuple n’est pas suspect de ne pas aimer nos gloires: pour l’amour de nos gloires, le peuple le plus spirituel de l’univers chante faux du matin au soir les chansons les plus idiotes que jamais muse antigrammaticale ait rimées. Il lui suffit que Français soit au bout d’un vers boiteux, Victoire au bout d’un autre, pour s’égosiller loyalement et boire le campêche avec plaisir.

Eh bien, ces très-vieux uniformes qui, depuis 1852, émaillent volontiers les rues, excitent moins d’attendrissement que de surprise. Certains sceptiques se permettent de les trouver bouffons au degré suprême, et j’ai rencontré d’audacieux gamins qui, loin de verser des larmes à cet aspect, avaient bien le front de rire.

N’oublions pas que le pauvre Roger était, à son insu, un des principaux auxiliaires de madame la marquise de Sainte-Croix. Le ridicule qui l’entourait agissait sur ceux que la morale n’eût point suffi à convaincre de cette vérité: que la position soit régularisée.

Madame la marquise n’eût pas donné son Roger pour beaucoup d’argent.

121

Niquet et Palaproie, de plus en plus jaloux des splendeurs de leur ancien camarade, étaient spectateurs passifs de la toilette; mais Barbedor avait voulu être le valet de chambre de l’ancien,—son soldat, comme il avait dit. Roger, entre les mains d’un pareil chambellan, ne pouvait manquer d’être astiqué à miracle.

Toutes les grâces qu’on peut ajouter à la tenue d’un capitaine d’infanterie, années 1798-1799, furent mises en usage. Les guêtres dessinèrent sa jambe amaigrie et chancelante, boutonnées qu’elles étaient sur la culotte blanche; le frac étriqué fit briller au milieu du dos ses boutons passés à la patience; les épaulettes un peu rougies s’affaissèrent sur le drap trop mûr; et le tricorne était déjà entre les mains de Niquet, lorsque Barbedor, l’infâme, déplia un mystérieux paquet, dissimulé jusque-là sous sa vaste houppelande.

Ce paquet contenait une perruque plâtrée, selon l’ancienne mode militaire, dont le carnaval a conservé la respectable tradition.

Roger, à cette vue, ne put dissimuler son émoi. Il tendit solennellement la main à son cousin Vaterlot et dit:

—Je ne me les ai fait couper qu’en 1807... le dernier de la 26e! et, chaque fois que l’occasion y est, je les regrette. Je te remercie d’avoir pensé à ça!

122

Niquet et Palaproie s’étaient levés tous les deux. Leurs jambes de bois sonnèrent sur le parquet de la chambre. Ils trépignaient de joie.

—Moi, je les ai eus jusqu’en 1809! dit Niquet.

—Ah! mais! fit Palaproie;—moi, jusqu’en 1811... et il fallut de la salle de police pour les faire tomber!

Barbedor ajustait la perruque sur le crâne chauve et grisâtre de Roger. Les deux invalides se mirent à distance pour mieux voir.

—Ça y est! dit Niquet en battant des mains.

—Ah! mais oui! appuya Palaproie;—et je ne m’en cache pas, que je boirais bien quelque chose, eu égard à la circonstance d’avoir évoqué les souvenirs de la victoire!

Quand Roger fut costumé à son gré, on le fit descendre sur l’esplanade pour l’offrir à l’admiration des anciens. On but encore. Garnier de Clérambault était là parmi les promeneurs.

Il revint dire à madame la marquise, qui se préparait pour le bal:

—Cet imbécile de Roger est la plus belle plume de notre aile... On n’a pas un beau-père comme ça... A lui tout seul, il suffirait pour faire sauter la mine.

Les soirs où madame la marquise de Sainte-Croix travaillait dans le monde, M. Garnier de 123 Clérambault avait vacances. Elle n’aimait point le voir se risquer sur le glissant parquet des salons.

Lui se regardait comme un homme universel et propre à tout. Il se vantait même volontiers, comme tous les gens de sa sorte, d’exceller au jargon du grand monde. Mais nous savons qu’il ne résistait jamais à Flavie.—Ceci explique pourquoi nous n’avons pas salué l’habit bleu de notre Garnier à l’hôtel de Mersanz.

L’entrée de Roger avait été très-belle. Les invalides l’avaient accompagné jusqu’à la porte cochère. On s’était embrassé tendrement; puis le capitaine, posant son tricorne sur sa perruque plâtrée, avait monté le perron d’un pas processionnel.

L’effet aurait été bien plus grand, si Roger s’était montré ainsi au milieu des salons déjà remplis; mais il ignorait les beaux usages: il arriva en avance et ne quitta plus le buffet, où ses attraits le retenaient.

Au buffet, on venait le voir comme une bête curieuse, bien qu’il eût ôté la fameuse perruque, à cause de la chaleur.

La vicomtesse de Grévy l’attira dans l’embrasure d’une fenêtre.

Roger éprouvait bien un peu de respect pour cette belle dame; mais, après tout, il était le père 124 d’une dame plus belle encore et plus riche, selon toute apparence; il était le père de la maîtresse de la maison. Son embarras ne l’empêchait point de garder la conscience de ce fait, qu’il était ici presque chez lui.

Son gendre lui avait souri, au commencement de la soirée,—d’un air un peu équivoque, il est vrai;—mais ce comte Achille était fier et pas bon enfant.

Roger ne se sentait point du tout d’humeur à subir l’oppression de cette inconnue.

Il refusa tout net de se priver du buffet et entama une énergique protestation, que la vicomtesse coupa tout net en lui glissant quelques mots à l’oreille.

Ceux qui étaient en train de lorgner le bon capitaine et d’échanger à son endroit quelques bons mots de hasard, le virent tout à coup pâlir comme s’il eût reçu une blessure en pleine poitrine.

Il resta un instant comme foudroyé. La vicomtesse continuait de lui parler tout bas.

JEAN, revenant avec son plateau vide, derrière le buffet: Ah! ah! monsieur Martineau! vous avez bien deviné! Elle lui en a joué une, de farce!

MARTINEAU: A la vieille moustache?

JEAN: Oui, monsieur Martineau... J’en ris encore, tenez!

125

MARTINEAU: Quelle farce?

JEAN: Je ne sais pas.

MARTINEAU: Pourquoi ris-tu?

JEAN: Parce que c’est drôle.

MARTINEAU: Imbécile!

JEAN: Voilà donc qu’elle l’emmenait tambour battant... le vieux allait comme un chien qu’on fouette... Il a voulu s’en aller... Alors, elle lui a fait la farce...

MARTINEAU: Mais quelle farce?

JEAN: Vous allez voir... Je ne sais pas la farce... mais elle était bonne, car le vieux est devenu pâle comme un linge... J’ai cru qu’il allait tomber à la renverse... je lui ai offert un sorbet... Il m’a regardé avec des yeux tout choses... et il s’est mis à pleurer comme un enfant.

MARTINEAU: Il a bien assez bu pour cela... A ta besogne!

JEAN: Oui, monsieur Martineau... mais elle était drôle, pas vrai, la farce?

ROGER, à la vicomtesse: Ce n’est pas Béatrice qui vous a chargée de me parler ainsi! (Il se laisse aller sur un fauteuil.)

LA VICOMTESSE: Non, sur mon honneur!

ROGER: Qui donc? (Il essaye de se lever.)

LA VICOMTESSE, s’asseyant auprès de lui: Peu 126 importe cela... Vous ne savez pas tout; écoutez encore!

DOROTHÉE: Voyez donc, ma mère!... madame de Grévy en tête-à-tête avec le beau-père.

JULIETTE: Il est ivre!

LA BARONNE, sévèrement: Je vous défends de vous mêler de tout ceci.

LES DEUX GRANDES FILLES, se regardant: Qu’a donc ma mère?

MÉLITE: Je remarque rarement les choses de cette sorte... mais le fait est tellement patent...

PHILOMÈNE: Ce n’est pas une de nos chères enfants qui ferait cela!

LA DOUAIRIÈRE: J’ai reçu autrefois... et je passais pour bien recevoir... mais je ne restais pas la soirée entière avec un officier...

LA MARQUISE, distraite: De qui parle-t-on?

MONTMORIN: Madame la marquise me permettra de lui offrir mon sincère hommage... Il y a des siècles que nous n’avions eu l’honneur...

LA MARQUISE, sèchement: Trois ans.

FRÉMIAUX, qui passe, à part: Que va-t-il lui parler de siècles!...(Haut et s’avançant): Madame la marquise... (Il salue.)

MONTMORIN: C’est que le temps nous a paru horriblement long!

127

FRÉMIAUX: On parle de cette pauvre comtesse Béatrice, qui devient folle.

LA MARQUISE, très-froide: Comment?

FRÉMIAUX: J’oubliais que vous êtes la charité même.

GRÉVY, lorgnant, puis saluant: Madame la marquise... tout ce bruit, c’est pour un lieutenant de la ligne!... Si j’étais femme, en ce temps d’austérité, j’aurais peur de promener mes neveux qui sont au collége.

LA MARQUISE, tendant la main au vicomte: Vous êtes bon, vous, monsieur de Grévy!

MONTMORIN, à part: Touché!

FRÉMIAUX, entre haut et bas: Elle aura vu le lieutenant avec la vicomtesse.

GRÉVY, à la marquise: Mais où donc est votre charmante fille?

LA MARQUISE: C’est une pensionnaire...

FRÉMIAUX, à Montmorin: Une collégienne qui se fait déjà promener.

MONTMORIN, à Frémiaux: Achille a disparu... elle aussi... c’est superbe!

FRÉMIAUX, lorgnant à la ronde: Ma parole!... (Il essaye son lorgnon.) Dans un vaudeville, on réconcilierait les deux époux et l’on marierait le lieutenant à la collégienne.

128

MONTMORIN: Cela a tant d’esprit, les vaudevilles!

FRÉMIAUX: Aussi vivent-ils peu.

ROGER, dans l’embrasure, saisissant les deux mains de la vicomtesse: Dites-vous vrai, madame?

LA VICOMTESSE: Malheureusement, oui, capitaine.

ROGER, avec explosion: Alors, je vais aller trouver mon gendre... et lui dire... Mille tonnerres!... je ne lui dirai rien et je lui brûlerai la cervelle!

LA VICOMTESSE: Vous ne bougerez pas d’ici!

ROGER: Par exemple!... je serais curieux de savoir...

LA VICOMTESSE: Qui vous en empêchera?...

ROGER: Oui... qui m’en empêchera!

LA VICOMTESSE, froidement: Ce sera moi... en vous disant ces simples paroles... Si vous prononcez un mot, si vous faites un geste, vous tuez votre fille!


XVII
— Maxence de Sainte-Croix. —

Depuis quelques instants, madame la marquise de Sainte-Croix était inquiète et agitée. Il n’y paraissait rien, et c’est à peine si Garnier de Clérambault, introduit tout à coup dans les salons de Mersanz, eût découvert quelque signe de trouble sur le bronze sculpté qui était le visage de sa souveraine.

Garnier de Clérambault était pourtant le seul homme capable de lire un peu couramment les pages de ce livre fermé.

130

La marquise, tout en soutenant la conversation, suivait d’un œil furtif les mouvements du comte Achille.

Était-elle mère, ne fût-ce que pour un moment?

Voyait-elle le danger ou l’inconvenance de la position de Maxence? Avait-elle honte ou peur?

Nous savons bien que non. Rien de pareil ne pouvait exister entre madame la marquise de Sainte-Croix et Maxence. Il y a des mendiants qui volent des enfants et s’en servent pour exciter la charité des passants; il y a des bohémiens qui volent aussi des enfants pour leur rompre les muscles et en faire des saltimbanques. Madame de Sainte-Croix avait une autre industrie, voilà toute la différence. Maxence faisait partie de son fonds, comme les enfants volés sont la marchandise des gueux et des acrobates.

Elle nous a dit une fois, cette femme, dans une heure de solitude et de passion: «Si j’avais eu une fille...»

Mais chaque âme, si profondément pervertie qu’elle soit, se fatigue du blasphème parfois, et plaide sa cause devant la conscience éveillée tout à coup. Il n’est point de criminel endurci qui n’ait perdu quelque nuit d’insomnie à maudire le hasard, à refaire son passé, à chercher un motif plausible à son infamie.

131

Les uns s’écrient: «Si j’avais eu une mère!...» Et qui sait, en effet?

D’autres: «Si j’avais pu me faire aimer!»

Oh! qui sait! mon Dieu! qui sait?

Le crime n’est pas en nous,—et celui qui jette la première pierre, Notre-Seigneur le maudit.

Mais nous n’ignorons point que Flavie avait eu une fille. La baronne du Tresnoy n’était pas de ces femmes qui mentent pour trop parler. Tout au plus aurait-elle pu mentir parce qu’elle avait ses filles. Or, ici, l’accusation mensongère ne pouvait que nuire à sa maison.

L’histoire du no 37bis de la rue de Cherche-Midi devait être vraie.

Flavie avait mis au monde un enfant dans cet humble appartement qu’une mince cloison séparait du logement des époux Seveste.

Comment Flavie avait répudié ce gage de suprême miséricorde, comment elle avait vendu l’espoir de son salut, son amour, la dernière goutte de rosée qui pût raviver et refleurir son cœur, les papiers de feu le baron du Tresnoy nous l’ont dit.

Celui-là non plus ne pouvait mentir.

Cette femme était un abîme où rien d’humain apparemment ne restait.

Et pourtant, croyez-le, c’était sincèrement que, 132 du fond de sa perdition sans nom, elle s’était écriée: «Si j’avais eu une fille...»

Dieu veut qu’une étincelle reste toujours couvant sous les cendres d’un cœur.

Mais pour la ranimer, cette étincelle, il faut le repentir...

Maxence semblait triste et comme absorbée. C’était la seconde fois que le comte Achille dansait avec elle. Il lui parlait avec une extrême vivacité. Les réponses de la belle Maxence tombaient, rares et courtes. Sa démarche et son attitude respiraient une fatigue découragée.

La contredanse allait finir.

Madame la marquise de Sainte-Croix avait peine à dissimuler désormais son humeur.

Elle n’avait pas honte, mais elle avait peur.

En vérité, oui;—et sa peur n’était point que Maxence pût se compromettre.

Toute situation morale se traduit par un mot. Le mot était ici impatience.

La marquise de Sainte-Croix était sur le gril.

Sa principale attaque faisait long feu, et il lui était impossible de sonner la charge.

Elle restait condamnée à une douloureuse immobilité, pendant qu’une aile de son armée pliait. Elle rongeait son frein; elle se disait derrière son immuable sourire:

133

—Cette petite fille ne l’aime pas comme je l’espérais... c’est une poupée!... Cela ne marche pas... Rien ne se noue!

Mais, tout à coup, ses yeux brillèrent extraordinairement. Elle poussa un long soupir, et son être entier sembla se détendre en une joie soudaine.

Achille et Maxence venaient de disparaître derrière une draperie.

La grande Mélite se pinça, ma foi, les lèvres, et Philomène, la douce, rougit en baissant les yeux.

Le seuil que M. de Mersanz et sa jeune compagne venaient de franchir était marqué d’avance pour la mise en scène du drame. Madame la marquise de Sainte-Croix, Mélite et Philomène savaient où donnait cette porte. C’était un boudoir où la fête n’avait pas le droit d’entrée.

Une minute après que la portière fut retombée sur Achille et Maxence, le bruit de l’aventure courait du buffet au fumoir en passant par la serre et par tous les salons.

Cela venait corroborer si bien les rumeurs accréditées déjà, que la foule éprouva ce plaisir hébété des spectateurs qui, au théâtre, ont éventé une ficelle de la pièce.

Ce fut une joie générale.

On s’abordait en murmurant:

—Que vous disais-je?

134

—Avais-je deviné juste?

—La chose est complétement arrangée.

—Nous danserons aux noces.

—Il n’y aura pas de noces... Bénédiction à l’Abbaye-aux-Bois et départ immédiat pour l’Italie.

—Sait-on où se retirera l’ancienne comtesse?

—Vingt mille livres de rente viagère et la bride sur le cou.

—C’est bien payé!


Il y avait dans ce boudoir un portrait de Béatrice et un portrait de la première comtesse de Mersanz: deux pauvres belles jeunes femmes qui semblaient se sourire avec mélancolie.

Le comte Achille n’avait peut-être pas songé à cela: il était de ceux que ces coïncidences ne frappent pas très-vivement.

Cependant, lors de son entrée, les deux portraits lui sautèrent aux yeux et il éprouva une sensation pénible.

Cette sorte de conscience spéciale que les gens du monde possèdent, ce qu’on pourrait appeler un pèse-ridicules, s’émut en lui. Il se vit en Barbe-Bleue, amenant la troisième épouse dans la chambre où sont deux mortes.

135

Son regard rapide et sournois interrogea la physionomie de Maxence.

La physionomie de Maxence était muette.

Achille mit un soin puéril à la faire asseoir de manière qu’elle ne vît ni l’un ni l’autre des deux portraits. Maxence s’assit comme Achille le voulait. Une fois assise, elle croisa ses deux belles mains sur la blanche étoffe de sa robe et demeura immobile.

Cela n’avait certes point l’air d’un rendez-vous d’amour.—Cela ressemblait assez à ces entrevues auxquelles la foule bavarde faisait allusion là-bas, de l’autre côté de la porte, à ces tête-à-tête d’essai où un monsieur et une demoiselle se rapprochent officiellement pour savoir—en une heure—s’ils s’entr’aimeront fidèlement toute leur vie.

Cette chose est burlesque entre toutes. Personne n’en rit. Cela se fait, pour employer la solennelle et vide formule des pandectes mondaines.

Achille se plaça sur une chaise, à côté de la bergère où Maxence était assise.

Achille était un homme à succès qui savait sur le bout du doigt toute la série des sermons séducteurs. Il avait en sa mémoire un plantureux recueil de harangues passionnées; il possédait un choix riche d’exordes par insinuation ou ex abrupto; c’était un fort élève de rhétorique amoureuse.

136

Il était, en outre, bien capable d’improviser quelque peu, comme ces redoutables pianistes qui font du nouveau avec leurs réminiscences.

Il arrivait là sûr de lui-même. Le seuil de cette chambre, c’était le Rubicon. La belle Maxence l’avait passé.

Le comte Achille ouvrit la bouche pour entamer le discours-ministre, commandé par la circonstance. Le discours ne vint pas. Le comte Achille resta muet.

Les paroles qui venaient à ses lèvres lui semblèrent tout à coup démodées et surannées. Il n’y avait pas de prétexte à exorde. Cette charmante créature avait franchi le seuil de cette chambre sans émotion ni terreur.

Était-ce vaillance précoce et menaçante? Était-ce le comble de la candeur?

La candeur n’était pas en excès sur ce visage où perçaient tous les germes de la passion. La vaillance était plus vraisemblable. Que dire à la vaillance?

Le comte Achille se battait les flancs de tout son cœur et n’en tirait rien.

Les minutes s’écoulaient.

Au travers des cloisons, les mille bruits de la fête filtraient: murmures et harmonies. Cette odeur tiède et cependant enivrante qui est comme 137 le parfum de ces frais bouquets de femmes, venait par bouffées. Le boudoir n’était éclairé que par deux grandes lampes dont la lumière était tamisée par des globes en verre dépoli.

C’était une clarté douce qui contrastait avec les éblouissements du bal.

Maxence, dans son étrange immobilité, avait l’air d’une admirable statue.

On ne peut dire comme la situation marche durant ces silences. Quand même Achille se fût résolu à ce pis aller de reprendre l’entretien au point où il était lors de l’entrée dans le boudoir, la chose eût été absolument impossible.

Il y avait un monde entre l’instant présent et la minute écoulée.

Et plus le temps allait, plus la soudure de la conversation interrompue devenait malaisée.

Achille prit la main de Maxence; elle ne la retira point.

Cette main était de marbre: froide comme la mort.

—Vous souffrez?... balbutia le comte au hasard.

—Non, répondit mademoiselle de Sainte-Croix.

Un soupir souleva son beau sein. Le comte ajouta:

—Auriez-vous frayeur de moi?

Sur l’honneur, il n’y avait pas lieu. Ce pauvre vainqueur était tout défait. La sueur perlait à ses tempes.

138

—Frayeur?... répéta lentement la jeune fille;—pourquoi, frayeur?

Puis, se ravisant au moment où cette réponse naïve éperonnait le sommeil de don Juan, elle ajouta:

—Et pourtant, c’est vrai... je crois que j’ai peur.

Il fallait partir ou jamais.

Le comte fit à ses talents oratoires un appel désespéré.

—Mademoiselle, dit-il,—pensez-vous donc qu’il puisse exister un grand amour sans un grand respect? Comment vous ferais-je comprendre que ma passion pour vous n’est pas un désir, mais un esclavage... J’ai déclaré mes sentiments à madame la marquise, et c’est de son aveu que je m’agenouille à vos pieds...

Il s’agenouilla. Les mots ne lui venaient point.

Et néanmoins, il parlait vrai. Son émotion qui ne le servait point, était profonde. Il aimait avec fougue, avec violence.

Mais, à l’encontre de l’aventure de Pygmalion, cette Galathée se changeait en pierre.

Maxence poussa un second soupir.

Elle releva sur lui ses yeux humides, ses grands yeux où Dieu avait mis d’irrésistibles rayons. Elle sourit avec tristesse. Elle lui dit:

—Il y a longtemps que je vous aime.

139

Le comte faillit tomber de son haut.

Il y avait dans la voix de Maxence un tremblement adorable qui démentait la froideur de sa pose et l’invraisemblance de son aveu.

—Serait-il vrai?... s’écria le comte comme un amoureux de comédie.

—Bien longtemps, répéta mademoiselle de Sainte-Croix d’un accent rêveur;—depuis la première fois que je vous vis au parloir de la pension.

Le comte voulut porter à ses lèvres la main qu’il tenait. Elle la retira sans affectation et se tourna soudain vers le portrait de la première comtesse.

—Elle était belle! dit-elle.

Le comte tout pâle, se rejeta en arrière.

—Quel âge avait-elle quand on la tua? demanda Maxence avec simplicité, comme si elle n’eût point aperçu le trouble de M. de Mersanz.

—Mademoiselle!... murmura ce dernier, dont les lèvres roides se crispaient.

—L’autre était encore plus belle! fit doucement Maxence, dont le regard alla chercher le jeune et suave visage de Béatrice.

Elle avait employé le verbe être à l’imparfait, comme si Béatrice eût déjà rejoint dans la tombe celle qui se nommait avant elle madame la comtesse de Mersanz.

140

Le comte Achille restait frappé de stupeur.

—Tout ce que je vous dis vous étonne, reprit Maxence avec ce sourire étrangement découragé qui faisait sa physionomie si différente de celle des autres jeunes filles;—je n’ai point voulu vous faire du mal... Je ne crois pas que vous ayez l’âme méchante... et, pourtant, j’ai bien fait tout ce que j’ai pu pour ne pas vous aimer, car vous portez malheur!

Ces choses étaient si bizarres, si contradictoires et si absolument inattendues, que le comte Achille se réveilla par l’excès même de sa surprise. Il était homme du monde après tout, et ce trouble, éprouvé par lui naguère en face d’une toute jeune fille, ne pouvait être qu’une crise passagère.

Sans connaître madame la marquise de Sainte-Croix comme nous pouvons la connaître, il la savait habile incomparablement. Il l’avait aimée autrefois. Il l’avait quittée; disons plus: il s’était enfui par la peur qu’il avait d’elle.

Madame la marquise avait eu bien raison quand elle avait dit, pour exprimer combien elle comptait sur la nouvelle passion du comte: Il l’aime au point de s’être adressé à moi.

Ceci était énorme, en effet. On peut mesurer exactement le désir à la hauteur de la barrière franchie. Évidemment, le comte aimait assez pour 141 faire toutes les folies du monde, mais à la condition qu’un ne touchât point au bandeau qu’il avait sur les yeux.

Ici, Maxence, à supposer qu’elle fût complice de sa mère, jouait un jeu assurément inexplicable.

Si elle n’était pas complice de sa mère, pourquoi sa présence à l’hôtel?

Achille eut l’idée qu’il devait avoir. Il se dit:

—Ceci est une comédie dont je n’ai point l’intrigue, une charade dont le mot m’échappe.

Il y eut comme un froid qui traversa les fougues de son caprice.

Mais Maxence se taisait maintenant et rêvait. Au bout de ses longs cils, une larme brillait. Achille ne l’avait jamais vue si splendidement belle.

—Je vois, mademoiselle, dit-il en essayant un ton indifférent,—qu’on m’a noirci dans votre esprit.

—Oh! non, répondit-elle;—tous ceux qui me parlent de vous ont intérêt à entretenir les sentiments que j’ai pour vous.

Ceci devenait inexplicable. Achille jeta de côté son pauvre arsenal diplomatique et dit tout uniment:

—J’avoue, mademoiselle, que je ne vous comprends pas. Notre entretien prend une tournure tellement imprévue, que je vous prie en grâce de vous expliquer clairement.

142

—Clairement! répéta-t-elle avec une sorte d’amertume:—il n’y a rien de clair en moi, ni autour de moi... rien, sinon que je vous aime et que je suis condamnée.

C’était la troisième ou quatrième fois qu’elle mettait en avant son amour, sans retenue aucune et appelant bravement les choses par leur nom.

Le résultat ordinaire avait lieu: devant cet amour, exprimé avec une franchise inusitée, Achille ne parlait plus du sien.

Il n’y a pas une femme au monde qui n’ait l’instinct de cette loi. Il n’y a pas une femme qui ne sache qu’en matière d’amour, la défense est l’attaque. La pudeur est une valeur qui a acheté le nom de vertu comme les gros commerçants payent la noblesse qui rend leurs vieux jours plus grotesques.

—Il est pourtant une femme, reprit Maxence suivant un ordre d’idées dont le lien échappait au comte,—une femme qui pourrait parler clairement... mais je n’ai jamais osé l’interroger.

—Quelle femme? demanda M. de Mersanz.

Au lieu de répondre, Maxence passa la main sur son front.

Puis, d’une voix changée, elle se prit à réciter ces vers:

143

A son insu l’acide mord,
A son insu la fange tache,
Et le vil poignard qui se cache
A son insu donne la mort...

Achille ouvrit à ce coup de grands yeux. La pensée lui vint qu’elle était folle.

Cela pouvait se lire sur son visage, paraissait-il; car Maxence poursuivit avec lenteur:

—Non... non! je n’ai pas perdu la raison... Avant de vous aimer, il y avait des années que je vous connaissais... vous et cette pauvre morte...

Son doigt montrait le portrait de la première comtesse.

Achille, désormais, se taisait. Maxence reprit sans qu’on l’interrogeât:

—Il faut bien que vous sachiez mon histoire... J’ai connu ma mère loin d’ici, à la campagne. Auparavant, j’étais à Paris... du moins, je crois que c’était Paris... Mes souvenirs sont fort incertains à cause d’une maladie que je fis dans ce temps-là et qui dura deux ans. Je fus comme morte. J’avais tout oublié,—sauf cette mystérieuse et terrible aventure qui mit votre femme dans le tombeau...

—Mais quelle aventure? s’écria le comte avec un commencement de colère.

—L’ignorez-vous? demanda Maxence;—oui... je crois qu’on disait cela... vous ne saviez pas... 144 Pourquoi ce souvenir a-t-il survécu à tous ceux de mon enfance?... Pourquoi votre nom était-il resté en moi qui avais oublié tous les autres noms?... C’est qu’il était écrit que je vous aimerais... et que je mourrais par vous...

—Sur mon honneur, mademoiselle, fit le comte en se levant à demi,—je ne vois pas du tout où peut aboutir ce colloque fantastique.

—Restez! prononça la jeune fille sévèrement;—si vous ne le savez pas, je me charge de vous l’apprendre!

Achille se rassit, dominé par le regard qu’elle lui jeta.

—Tout ce qui, dans mes souvenirs, se rapporte à vous, reprit-elle comme si nulle interruption ne fût venue à la traverse de son récit,—date de l’époque qui précéda ma maladie. Je devais être dans une maison très-pauvre, et mêlée à des enfants indigents... c’est du moins la vague impression qui m’est restée... Il y avait une femme qui avait soin de moi... Il me semble parfois, tant ma mémoire est malade et confuse, que j’ai revu cette femme et que je ne l’ai point reconnue... c’était elle qui racontait l’histoire de la belle comtesse de Mersanz, assassinée lentement, cruellement,—horriblement, monsieur le comte,—à l’aide d’un poison qui ne laisse point de trace: la jalousie...

145

—Aurait-on osé m’accuser?...

Maxence secoua sa belle tête, sur laquelle ondulèrent ensemble les perles de sa parure et les masses brillantes de ses cheveux.

—Je me représentais cela, continua-t-elle,—tout enfant que j’étais... Je dédaignais les contes dont on amuse le premier âge: je ne voulais que cette histoire... Combien de fois ne l’ai-je pas vue toute blanche dans son lit, tandis que le prétendu fantôme parlait au nom de sa mère décédée et lui disait: «Ton mari ne t’aime plus... ton mari en aime une autre...»

La main d’Achille se crispa sur son front.

Lui aussi avait un souvenir.

Le lendemain de la mort de sa femme, la concierge de la maison était venue à lui. Entre les révélations de cette femme et les paroles de Maxence, il y avait une analogie menaçante.

Mais le comte Achille était de ceux qui disent: «Le passé est un mort qu’il faut enterrer.»

—Je n’ai jamais ajouté foi à ces extravagances! murmura-t-il.

—On vous l’avait donc dit! fit Maxence en détournant ses yeux de lui:—ce dut être une mort digne de pitié... et votre sommeil ne peut être tranquille.

Dans ces paroles, prononcées d’un ton plus bas 146 et presque mystérieux, le comte crut trouver la clef de toute cette énigme.

On n’avait pas fait fond sur ses promesses. On voulait le retenir par l’effroi.

La main de madame de Sainte-Croix était là.

Sur ce terrain, le comte Achille se retrouvait lui-même.

—Mademoiselle, demanda-t-il d’un ton leste et délibéré,—avons-nous dit assez de folies?... Vous plaît-il que nous rentrions dans le bal?

—Non, repartit simplement Maxence;—quand nous rentrerons dans le bal, vous me connaîtrez tout entière et vous saurez pourquoi jamais je ne puis être à vous.


XVIII
— Tête-à-tête. —

Pour le comte Achille de Mersanz, la question n’était réellement pas de savoir à cette heure si la belle Maxence serait ou ne serait pas à lui. L’aventure avait pris un pli si extraordinaire, que ses pensées d’amour faisaient trêve bel et bien.

Les dernières paroles de Maxence lui prouvaient qu’il s’était trompé en supposant que sa conduite était l’œuvre de madame de Sainte-Croix, qui voulait à tout prix assurer le mariage.

148

Maxence, en effet, repoussait ce dénoûment.

L’énigme devenait de plus en plus obscure, c’était tout ce qu’y voyait le comte Achille.

Maxence, elle, conservait son calme mélancolique. Après avoir refusé de rentrer dans le bal, elle avait gardé un instant le silence, comme si elle eût voulu se recueillir.

Elle semblait parler pour elle-même et ne s’inquiétait point si Achille l’écoutait.

—Quand je m’éveillai de cette longue fièvre, dit-elle, j’avais six ans. J’étais dans une maison de campagne auprès de Blois. Ma mère venait m’y voir une fois par an.

»Je l’appelle ma mère, parce qu’elle me dit: «Tu es ma fille.»

»Je n’ai jamais aimé que vous et la comtesse Béatrice, votre femme.

»J’aurais aimé l’autre aussi,—la morte.—D’où vient cela?

»Tout à l’heure, pendant que la valse nous entraînait tous deux, sentiez-vous battre mon cœur? Pour être à vous un instant, je donnerais toutes les heures de ma vie. C’est votre fille Césarine—pauvre enfant imprudente, vaine, orgueilleuse et bonne—qui a fait naître en moi l’idée d’être votre femme. C’est elle, du moins, qui a formulé ce rêve, un jour que nous étions seules à causer.

149

»La causerie est comme ces substances inflammables, qu’il ne faudrait point laisser entre les mains des enfants.

»Césarine est un cœur loyal, mais capable de mal faire, veillez sur elle...

»Je n’ai jamais eu pour ma mère qu’un sentiment: la soumission. Je vais lui désobéir aujourd’hui pour la première fois. Ce n’était pas par crainte que je faisais ses volontés. Celles qui aiment leur mère et Dieu doivent avoir le paradis sur la terre...

Sa voix tombait peu à peu et s’adoucissait comme un chant. Il y avait quelque chose de profond et à la fois d’enfantin dans les inflexions pénétrantes de sa parole. Ses deux mains délicates et charmantes étaient jointes sur l’étoffe légère de sa robe.

Depuis quelques instants, le courant des pensées du comte Achille avait changé. Un autre que lui aurait senti bien plus violemment le choc qu’il venait de subir; étant donnée l’égalité dans le choc, un autre encore en eût gardé bien plus fidèlement l’empreinte. C’était une nature réfractaire et fugace. Les impressions s’émoussaient contre sa mollesse, comme un coup de massue s’amortirait sur un matelas. Voyez quelle trace reste de la balle dirigée contre un coussin rempli de duvet: néant.

La vie qu’il avait menée, ses habitudes, ses 150 mœurs, perfectionnaient sans cesse sa vocation matérialiste. Il avait, par instinct et par choix, cette philosophie du sommeil, qui oppose aux traverses de la vie une sorte de chloroforme moral.

Il écartait d’une main poltronne tout ce qui était remords ou scrupule. Il voulait ses roses sans épines. Quand un fantôme se dressait devant lui, il fermait les yeux.

Ses regards étaient maintenant sur Maxence, dont les paupières baissées ne veillaient plus. A son insu, le charme recommençait d’opérer. Cette glace, qui tout à l’heure était tombée sur son ardente fantaisie, se fondait.

Il écoutait, oublieux déjà des épouvantes réveillées, oublieux de la tragédie de la veille et du drame du lendemain.

Ses yeux clos ne voyaient plus ces deux deuils qui étaient à sa droite et à sa gauche: la femme morte, la femme qui allait mourir.

Ce n’étaient pas des paroles qu’il écoutait, c’était la ravissante musique d’une voix d’enchanteresse, dont les accents allaient réveillant au fond de son être les élans de son caprice engourdi.

Immobile toujours et comme affaissée sous le fardeau de sa rêverie, Maxence offrait le plus délicieux tableau que pût saisir la main d’un peintre. Son front fier se penchait, tout chargé de paresseuse 151 tristesse. Les admirables boucles de ses cheveux tombaient en molles spirales le long de ses joues,—et parmi leurs anneaux, on voyait sourdre de subtils rayons qui satinaient le frais duvet de ses joues. Ses yeux s’ombraient profondément, tandis que son front, éclairé à demi, avait comme une auréole, et que sa belle bouche sérieuse montrait en lumière le mat corail de ses lèvres.

Ce n’est rien faire que d’esquisser des lignes ou des contours, que de marquer des clairs ou des ombres. C’est de la sculpture froide, ornement des pâles galeries ou des tombeaux silencieux. On demande davantage à la plume qui se vante d’être même au-dessus du pinceau.—Mais la plume, comme le ciseau et comme le pinceau, est impuissante à rendre ces mystérieux rayonnements que la main prodigue de Dieu jeta autour de la beauté.

De telle sorte que ces perfections vivantes semblent nager dans une atmosphère qui leur est propre et s’éclairer d’une lumière choisie, qui est le pur reflet de leur beauté même.

Vous vous souvenez bien de celle qui parut à vos yeux comme un céleste éblouissement? vous vous souvenez du poëme que chantait son sourire? Elle était unique en ce monde, n’est-ce pas? Elle avait tout ce dont Dieu est avare. Elle était l’étincelle divine, faite exprès pour allumer le foyer de 152 votre âme. Son regard vous anéantissait ou vous créait une vie nouvelle. Sa voix, sa douce voix, vous faisait vibrer comme une lyre.

Que de jeunesse et que de parfums! Comme la brise jouait heureusement dans cette chevelure!—Que de beauté, soit qu’elle allât, souriante et folle, par les sentiers mouillés, sous les grands arbres, au matin, quand les feuilles gardent dans leur creux des perles de rosée,—soit qu’elle se couchât à demi, fatiguée et pensive, dans le pré ras, tout blanc de pâquerettes...

Que de chère gaieté! que d’enivrantes tristesses! Vous vous en souvenez!

Maxence était celle-là. Maxence était un de ces riches diamants dont toutes les faces scintillent.

On dirait que la main de Dieu les laisse échapper, ces perles sans prix et qu’elles roulent ensuite au hasard d’une incompréhensible destinée.

Elles sont rares, et pourtant il y en a qui se perdent sans avoir profité à aucun,—comme ces trésors et ces parures qui dorment au fond de l’insondable mer...

Le comte Achille contemplait Maxence. Ses yeux s’animaient en la regardant. Son esprit, revenu à sa pente naturelle, cherchait déjà un moyen de vaincre.

—J’ai peu de bons souvenirs derrière moi, poursuivait 153 la jeune fille;—les années de mon enfance furent tristes. Quand j’eus huit ans, on me mit en pension à Blois. J’apprenais mal; mais j’étais très-belle. Mes compagnes étaient jalouses de moi et se vengeaient en me disant que j’étais idiote.

»Je n’ai eu mon intelligence qu’à l’âge de quatorze ans. Ma mère me prit un instant chez elle à Paris. Il y avait là des gens qui m’accablèrent de flatteries. Je fus fière de ma beauté, pour la première fois.

»Je me rappelle ceci: je demandais un jour à ma mère où j’étais avant ma grande maladie. Elle ne me répondit pas tout de suite. Ma mère est la femme la plus adroite et la plus habile que je connaisse. Elle fit en sorte d’abord de savoir au juste l’état de mes souvenirs. Cela fut aisé: j’étais sans défiance. Quand elle m’eut suffisamment sondée, elle me répondit:

»—Voilà un singulier phénomène, et je le soumettrai au docteur. Cette maladie a coupé ton existence en deux, puisque tu ne te souviens point de moi. Je ne t’ai jamais quittée.

»Ma mémoire confuse ne pouvait repousser ce mensonge par des faits. Mais le brouillard n’est pas la nuit. J’avais parfaite conscience que cette assertion était un mensonge.

—Depuis lors, je n’ai jamais plus interrogé ma 154 mère. On me mit à la pension Géran,—et l’on me dit de me lier avec mademoiselle Césarine de Mersanz, votre fille...

»Cela vous fait tressaillir, monsieur le comte, s’interrompit ici Maxence, qui releva sur lui ses yeux tout à coup souriants et pleins d’une espiègle raillerie;—vous n’avez jamais songé à tout l’attrait qu’ont vos huit cent mille livres de rente.

Achille rougit et se mordit la lèvre.

—Sur ma conscience! poursuivit Maxence déjà redevenue sérieuse,—je ne sais pas comment il se fait que je vous aime... Toute jeune que je suis et bien pauvre, je me crois au-dessus de vous.

Cela n’était pas fait pour dérider M. de Mersanz, qui salua en tâchant de prendre à son tour un air ironique.

La jeune fille le regarda un instant en silence.

—Vous vîntes seul, la première fois, au parloir, poursuivit-elle;—le nom de famille de Césarine m’avait déjà rappelé la fatale et mystérieuse histoire qui était tout le souvenir de mes premières années... J’avais interrogé Césarine avidement et souvent; je ne sais pourquoi je possédais sur elle un singulier empire: elle m’avait aimée tout de suite... Césarine me raconta volontiers ce qu’elle 155 savait de la mort de sa mère... Elle me dit qu’elle avait une marâtre: une toute jeune femme, belle, douce et bonne.

»Je fus prise tout de suite d’un désir passionné de la voir et de vous voir.

»Bien des fois, je m’étonnai de la violence avec laquelle je détestais votre femme.

»Vous vîntes.—Je compris. Jamais mon cœur n’avait battu. Quand vous vous éloignâtes, il me sembla que je restais toute seule. Je compris pourquoi je haïssais votre femme.

»Césarine me disait, la pauvre chère enfant:

»—Comment trouves-tu mon père? N’est-ce pas que mon père est bien beau? n’est-ce pas que mon père est tout jeune?

»J’attendais désormais avec une impatience pleine de fièvre la venue de la comtesse... Sa vue me mit au désespoir. Je n’avais rien rencontré jamais de si parfait. Je crus comprendre pour la première fois ce que c’était que la beauté, la grâce et le charme d’une femme. Se peut-il qu’on ait aimé Béatrice de Mersanz et qu’on ne l’aime plus?...

Maxence prononça ces dernières paroles, les yeux fixés sur ceux d’Achille.

Achille eut un sourire contraint et murmura:

—Je n’ai jamais aimé qu’une fois dans toute la 156 belle et grande acception de ce mot, mademoiselle.

—Et cet amour a été pour moi, n’est-ce pas? prononça Maxence avec amertume.

Son regard se tourna successivement vers les deux portraits. Elle pensa tout haut:

—Qu’y a-t-il donc dans le cœur des hommes?

—Tout à l’heure, Maxence, reprit Achille, dont les yeux ardents l’enveloppaient de la tête aux pieds,—je vais vous dire ce qu’il y a dans mon cœur.

Maxence avait suivi le regard d’Achille, qui glissait sur ses épaules demi-nues. Elle dit:

—J’ai froid!

Et, tout émue, elle montra une écharpe qui était sur l’ottomane. L’écharpe appartenait à Béatrice. Le comte, empressé, la lui offrit. Maxence la noua autour de son cou.

—C’est tout ce que je lui prendrai, fit-elle.

Sa main levée imposa silence au comte, qui allait répliquer.

Elle reprit:

—Je m’habituai à l’idée que cette femme était mon ennemie, c’est-à-dire l’obstacle élevé entre moi et vous...

—N’est-ce pas la vérité? s’écria le comte.

—Ce n’est pas la vérité, répondit froidement 157 Maxence. Je vous dirai le vrai nom de la barrière qui nous sépare... Je fus lâche et méprisable à mes propres yeux... J’enseignai la défiance à cette pauvre Césarine... je travestis les actions de la comtesse... je la calomniai...

Achille voulut prendre ses mains.

—Laissez, dit-elle;—j’aurai bientôt achevé: ne m’interrompez plus... Il y a quelques jours, j’ai eu comme une vision... Une pauvre femme que je voyais chaque matin et chaque soir, m’est apparue tout à coup sous un aspect nouveau... Pendant un instant, ma mémoire morte a fait effort pour renaître...

Et, changeant de ton soudain:

—Je mourrai jeune, monsieur le comte... je mourrai toute jeune.

—Puis-je enfin parler? demanda celui-ci d’un ton qu’il voulait faire enjoué.

Maxence glissa un regard effrayé vers le portrait de Béatrice.

Elle eut un frisson et murmura!

... Et le vil poignard qui se cache,
A son insu donne la mort...

—Puis-je parler? répéta le comte.

—Pas encore... Ce soir, quand nous sommes 158 arrivées, elle était seule... Son mari la délaissait... sa fille, qu’elle aime tant, s’éloignait d’elle... A un moment où personne ne faisait attention à moi, je me suis approchée...

—Et vous lui avez parlé? fit Achille avec un dépit effrayé.

—Écoutez bien ceci, monsieur le comte, répartit Maxence;—on a voulu tuer mon cœur, mais il vivra autant que moi!... Je ne veux pas être le poison qui mord ni le stylet caché dans la manche de l’assassin... Je ne veux pas! entendez-vous!

Elle se redressait, belle et grande comme une reine. Toute la vaillance d’une âme héroïque était dans sa pose. Ses yeux brûlaient. Une tempête intérieure soulevait son sein.

Achille comprenait-il? Achille admirait.

—Je ne veux pas! répéta-t-elle encore;—vivre est-il donc si bon? se guérit-on de l’infamie?... Elle songeait, votre femme, elle pleurait... Oh! c’est que, moi, je n’aurais pas pleuré! Remerciez-moi! vous m’auriez trompée comme les autres et c’eût été votre dernière lâcheté!... Je me suis mise à genoux devant elle... C’était de l’épouvante et de l’horreur que je lisais dans son regard... Elle savait déjà qu’on m’avait choisie pour lui porter le coup de la mort... J’ai baisé sa pauvre main tremblante, et j’ai dit:

159

»—Madame, je vous le jure, ce n’est pas vous que tout ceci tuera!

Maxence ne parla plus. Achille était de ceux que la résistance échauffe. Bourreau de deux anges, il eût assurément rampé devant un de ces délicieux démons qui prennent leur rôle de femme au rebours et domptent leur mari comme un écuyer hardi réduit un étalon.

Ce qui avait perdu la première comtesse de Mersanz, ce qui allait perdre Béatrice, c’était leur pareille et inaltérable douceur. Il fallait des verges pour mener ce gentilhomme. Les femmes russes aiment, dit-on, être battues; le comte Achille avait la vocation de ces dames. Il s’ennuyait quand l’aiguillon n’entrait pas dans sa chair.

Ceci n’est point une exception. Les amoureux de la cravache abondent. Quand une femme n’est ni belle, ni spirituelle, ni honnête, elle peut encore faire des passions parmi nos raffinés, si elle apprend à manier le gourdin.

Le symptôme de cette perversité de goût qui va gagnant nos mœurs, c’est la joie naïve de tous nos bêtas du boulevard, quand ils voient un cigare souiller de jolies lèvres roses. J’ai connu plusieurs dames aimées pour leurs moustaches.

Achille était piqué au jeu. Cette conquête, dont la facilité l’avait jeté d’abord dans une sorte de 160 désarroi, devenait de plus en plus problématique. La citadelle refermait ses portes entr’ouvertes, et l’ennemi, qui avait fait mine de se rendre, plantait maintenant son drapeau provoquant au plus haut des remparts.

Et cette proie, qui fuyait après s’être tenue à portée de sa main, jamais il n’en avait calculé si bien tout le prix. Maxence venait de déployer, sans le savoir, tout un arsenal de séduction; Maxence était belle à rendre fou le plus glacé de tous les quakers.

N’oublions pas, d’ailleurs, qu’avant cette entrevue décisive, la passion du comte était déjà très-haut montée. Nous avons dit en toute sincérité qu’Achille de Mersanz n’était point un méchant homme; nous avons dit aussi qu’il gardait à Béatrice une affection presque fraternelle.

Eh bien, pour satisfaire son désir aveugle, Achille de Mersanz était déjà déterminé, avant de mettre le pied dans cette chambre, à briser le cœur de Béatrice en trahissant une promesse sacrée. Il avait eu, quelques heures auparavant, à la vue de sa femme, un de ces retours fainéants auxquels sont sujets les gens de sa sorte. Il avait proposé le mariage immédiat comme un abri où réfugier sa défaillance morale. Nous ne prétendons point qu’il fût de mauvaise foi au moment précis où cette 161 offre était faite. Mais le moment était passé; le comte Achille ne s’en souvenait plus.

Un autre moment était venu: celui de la fantaisie arrivée à son comble. Les caprices de ces messieurs peuvent être passions pendant un temps. Achille était captif et subjugué. Rien en lui ne résistait plus. Il était désormais capable de tout pour arriver à son but,—de tout, sauf peut-être d’un acte de vigueur.

Dans le mal comme dans le bien, la force lui manquait.

Pendant plus d’une minute, il resta comme en extase devant la miraculeuse beauté de cette fille qui venait de lui faire ces deux déclarations contradictoires: «Je vous aime et jamais je ne vous appartiendrai.»

Il se recueillait. Il choisissait son point d’attaque. Il pensait: «Faut-il tant d’artillerie pour donner l’assaut à un cœur de seize ans!

—Mademoiselle, dit-il enfin d’un ton qu’il réussit à rendre calme, et avec toutes les marques du respect le plus soumis,—vous avez essayé de me blesser, quoique je ne me souvienne pas de vous avoir jamais fait de mal. Vous avez accumulé contre moi des accusations absurdes dans la réalité, mais graves par la manière dont vous les avez formulées. Votre envie est de me rebuter, j’ai cru 162 deviner cela: vous n’y pourrez point réussir, parce que ma patience, c’est mon amour même... Vous m’avez dit que vous m’aimiez, comme on prononce des paroles de haine; vous m’avez témoigné un mépris insultant et sans nom; j’écarte tout ce qui n’est pas votre sympathie pour moi! je ne crois qu’à cette sympathie, et j’y croirai jusqu’à mon dernier jour, parce qu’il est impossible qu’un amour comme le mien ne soit pas un aimant qui attire. Frappez, s’il vous reste encore des coups à me porter. Je souffrirai tout. J’y suis résolu. Frappez celui qui pourrait se défendre et qui ne le veut pas; frappez un homme agenouillé, percez un cœur esclave, dont tous les battements sont à vous. Je suis résigné, j’attends avec confiance. Il y a en moi une voix qui me crie: Toute une vie de bonheur sera le prix de ce martyre d’un jour.

Le comte Achille savait débiter ces tirades, vides et vaines comme des outres gonflées par le vent.

Maxence, après tout, n’était qu’une jeune fille.

Le comte vit ses paupières se baisser lentement. Il se crut assuré de vaincre.

—Une heure viendra, reprit-il d’un accent plus attendri,—où je serai jugé d’après mes actes et non point sur les vaines rumeurs d’un monde toujours hostile, parce qu’il ne cesse jamais d’être jaloux. Une heure viendra, mademoiselle, où vous 163 connaîtrez ma vie, où vous saurez quel a été mon dévouement, quelles ont été mes souffrances... Si cette pauvre femme, que j’ai tant pleurée, pouvait parler...

Il s’arrêta, pâlissant à la conscience de sa propre lâcheté.

Mais il ne recula point; au contraire, il eut le courage d’ajouter, en se tournant à demi vers le portrait de Béatrice:

—S’il était permis à un galant homme de soulever certains voiles...

—Oh!... fit Maxence indignée,—taisez-vous, monsieur!

—Cela n’est pas permis, continua le comte, dont la voix s’affermit parce que le plus fort était fait,—je me tais... Mais ce qui n’est pas permis non plus, c’est de laisser une belle et noble enfant briser sa vie et tuer son avenir par je ne sais quel vain sophisme de dévouement et de générosité... Vous m’aimez, Maxence, vous m’aimez malgré vous et jamais aveu ne m’a touché si profondément que le vôtre... Pourriez-vous donc m’aimer, si vous me méprisiez?...

—Oui..., murmura Maxence d’une voix faible.

Ce fut comme un gémissement.

—Vous vous trompez vous-même! s’écria M. de Mersanz;—comme toutes les jeunes filles, 164 vous avez lu de ces livres, prétendues études de mœurs, qui prennent la vie à rebours et font de l’existence humaine un extravagant paradoxe... Vous jouez avec le feu, Maxence... Je vois votre cœur battre au travers de vos dédains mensongers... Je ne vous comprends pas tout à fait; mais je vous devine, et, sur mon honneur, fallût-il vous défendre contre vous-même, je serai votre avocat et votre chevalier.

Je ne sais si Maxence l’écoutait, mais elle dit comme si sa pensée se fût échappée malgré elle:

—Avant de vous avoir vu, jamais je n’avais songé à mourir...

—Mourir! répéta le comte en attirant jusqu’à ses lèvres la belle main de la jeune fille.

Peut-être qu’en cet instant il était sincèrement ému, car le découragement de mademoiselle de Sainte-Croix ne ressemblait point à ces petits rôles désolés qui composent la comédie des pensionnaires en mal de roman.

Elle serra sa main d’un spasme faible et court. Ses yeux se troublèrent. Elle dit:

—Je veux rentrer dans le bal.

En même temps, elle fit un mouvement pour se rapprocher de la porte qui donnait dans le salon voisin.

Le comte la retint par une étreinte plus vive.

165

—Tout à l’heure, je le voulais, Maxence, dit-il;—maintenant, il faut que vous m’écoutiez.

—Je vous en prie, repartit la jeune fille;—ne me retenez pas!

Elle semblait demander grâce.

Et, en vérité, cette langueur qui voilait son regard, ce tremblement qui accompagnait ses paroles, démentaient énergiquement les froideurs méprisantes dont naguère elle enveloppait son étrange aveu. L’amour était là. Le comte Achille, appuyé sur son expérience, interrogeait ces symptômes et ne pouvait méconnaître la passion combattue mais victorieuse.

Cette lutte éclairait comme un rayon la suprême beauté de cette enfant. Achille la contemplait dans son adorable défaillance et sentait courir dans ses veines ce subtil frisson qui est à la fois de glace et de feu.

L’ivresse où il entrait lui montra le moment propice.

—Non! s’écria-t-il,—rien désormais ne pourra nous séparer.

En même temps, il saisit Maxence toute pâle et voulut la serrer dans ses bras.

Pendant la dixième partie d’une seconde, elle subit son étreinte et la rendit peut-être. Un rouge ardent avait remplacé la pâleur de ses joues. Ses 166 yeux se fermaient. Sa bouche entr’ouverte demandait le baiser.

Ce fut rapide comme l’éclair.

Elle se roidit tout à coup, et, redressant son corps souple, elle repoussa le comte Achille avec toute la force d’un homme.

Il était là encore, étourdi et stupéfait à la même place, que déjà Maxence touchait du pied le seuil.

Elle se tourna vers lui. Un sourire triomphant, mais bien triste, était autour de ses lèvres. Ses paupières demi-closes laissaient passer une flamme.

Sa main effleura sa bouche comme pour envoyer un baiser;—puis elle disparut en disant:

—Jamais!...


XIX
— Entre deux contredanses. —

L’instant d’après, Maxence s’asseyait, tranquille et froide, au côté de madame la marquise de Sainte-Croix. Celle-ci l’entoura aussitôt de soins et de caresses.

Les voisins se disaient: «Comme c’est touchant et beau, l’amour d’une mère!»

Madame la marquise de Sainte-Croix cherchait du regard le comte Achille; mais celui-ci était devenu invisible. Flavie n’était pas femme à montrer 168 son anxiété. Elle n’adressa aucune question à Maxence; seulement, le diable n’y perdait rien. Elle se livrait en silence à une sorte d’auscultation morale.

Au bout de dix minutes, elle lissa des deux mains les beaux cheveux de Maxence et déposa un baiser souriant sur son front. Son examen était achevé. Elle savait ce qu’elle voulait savoir.

—Ne l’invitez pas à danser, dit-elle à M. de Grévy, qui s’avançait;—elle aura demain une courbature.

Grévy baisa la main de la marquise.

—Voilà une heure, dit-il,—que je rôde autour de votre trésor... Tout le monde chante victoire: la huitième merveille du monde est trouvée...

—Mademoiselle, s’interrompit-il,—ayez pitié d’un pauvre aveugle, s’il vous plaît... Plutôt que de vous lorgner, je me mets à vos genoux pour vous demander la permission de vous regarder un instant...

—Faites, vicomte, faites! repartit en riant la marquise;—j’ai prévenu Maxence, qui vous connaît déjà pour le plus myope de tous les originaux.

Elle se dirigea vers les deux demoiselles Géran et se prit à leur parler d’un air parfaitement tranquille.

169

C’était très-sérieusement que Grévy présentait ses requêtes aux personnes qu’il voulait voir. Il s’assit auprès de Maxence et se mit au point comme une lorgnette. Sa figure de franc évaporé prit une expression d’admiration profonde.

—Mademoiselle..., commença-t-il.

Maxence lui coupa la parole.

—Où est madame la vicomtesse? demanda-t-elle rapidement et à voix basse.

—Vous connaissez ma femme? s’écria Grévy étourdiment.—Je la croyais jusqu’au cou dans le parti de la comtesse Béatrice!

Maxence sourit avec amertume. Comme sa mère la regardait en ce moment, elle prononça d’un ton dégagé quelques paroles insignifiantes qui semblaient répondre à un compliment.

Puis, baissant la voix de nouveau:

—Monsieur de Grévy, dit-elle, vous avez le cœur bon et loyal; peut-être est-il possible encore de conjurer un grand malheur... faites que je puisse entretenir un instant madame la vicomtesse.

Grévy s’inclina et prit congé sur-le-champ.

La marquise le suivit de l’œil tandis qu’il traversait les groupes.

—Maxence nous trahit, dit-elle à Mélite;—quel est son motif? Je l’ignore... L’heure marche... Il faut jouer notre va-tout sur Césarine.

170

Philomène et sa sœur échangèrent un regard. La marquise fixait sur elles son regard demi-fermé.

—Êtes-vous prêtes? demanda-t-elle.

—C’est pour faire le bien..., murmura Philomène.

—Notre chère Césarine, ajouta Mélite,—ne peut décemment habiter sous le même toit que cette créature.

—Êtes-vous prêtes? répéta la marquise.

Mélite prononça un oui franc et brave. Philomène avait la douce et vaillante résignation d’un martyr qui marche au combat.

Nous allons bien voir maintenant pourquoi madame de Sainte-Croix avait introduit à l’hôtel de Mersanz ces deux discrètes personnes. Leur véritable rôle commence. Il est modeste, mais véritablement utile.—C’est un simple soldat qui, d’ordinaire, met le feu à la mèche chargée de faire sauter un bastion.

La mèche, ici, c’était, paraîtrait-il, cette belle petite demoiselle Césarine.

—Assez dansé, mon cher ange, lui dit mademoiselle Mélite en la saisissant au passage;—nous n’avons plus aucuns droits sur vous...

—Sauf les droits du cœur..., intercala Philomène.

171

Césarine, rouge d’animation, essoufflée par la polka qu’elle venait de finir, essuya la sueur dont les gouttelettes perlées ruisselaient sous les boucles de ses cheveux blonds. Elle souriait, heureuse et lasse de tout ce plaisir qui l’entourait comme une enivrante atmosphère.

Il y avait un siége entre mademoiselle Mélite et mademoiselle Philomène; Césarine s’y laissa tomber en poussant un soupir joyeux.

—Jamais je ne me suis amusée ainsi! dit-elle.

C’était dans le second salon. Les deux demoiselles Géran étaient entrées en campagne. La marquise les attendait dans l’autre pièce.

—Nous en sommes-nous donné à cœur joie, pauvre belle chérie! reprit Mélite. C’est plaisir de voir briller ces beaux yeux!...

—Et fleurir ce teint qui semble une rose épanouie! appuya Philomène.

Quelques expressions poétiques émaillaient souvent çà et là les sages discours de l’aînée des demoiselles Géran. Mélite aussi avait de la poésie, mais moins, et le peu qu’elle avait tournait à l’épopée.

Césarine éprouvait un certain plaisir à revoir les deux demoiselles Géran. Le captif, une fois sorti de prison, aime à retrouver son geôlier. Le bon air du ciel ne semble que plus libre quand on contemple 172 du dehors le profil du donjon où la chaîne est restée.

Mélite, la terrible Mélite, n’avait plus d’autorité sur Césarine; ses actions étaient à l’abri du contrôle de la suave Philomène.

Elle le croyait du moins;—aussi ses charmants sourcils se froncèrent-ils tout à coup avec mutinerie quand, après des caresses alternées comme les dystiques des bergers de Virgile, Mélite et Philomène lui dirent presque en même temps:

—Mon enfant, il faut que nous causions raison.

Causer raison! Césarine connaissait ce redouté préambule.

Toute grande demoiselle qu’elle était désormais, elle ne put se défendre de faire un rapide examen de conscience. Elle sentit deux baisers qu’on mettait sur son front, l’un à droite, l’autre à gauche, et deux voix prononcèrent à l’unisson ces paroles:

—Il faut que vous veniez au secours de votre bon père.

La jolie fillette se redressa, étonnée.

Elle regarda Mélite, puis Philomène, qui fixaient sur elle leurs yeux remplis d’onction.

Elle crut deviner et dit en rougissant:

—Jamais je ne ferai de peine à mon père... On peut être convenable avec quelqu’un, mes bonnes demoiselles, sans se jeter toute la journée à son 173 cou... Je sais le respect que je dois à ma belle-mère, et, si je ne puis l’aimer bien tendrement, du moins...

Elle s’interrompit à ce mot, étonnée de l’expression double et singulière qui naissait sur le visage de ses anciennes maîtresses.

Mélite atteignait vigoureusement son foulard. Il y avait de l’indignation sur ses traits majestueux. Avant de se moucher avec un bruit de clairon, elle répéta:

—Du respect!

Philomène avait dardé ses yeux au plafond. Ce fut en poussant un soupir prolongé qu’elle dit à son tour:

—Du respect!

Puis, toutes les deux, les lèvres pincées par une intention non équivoque de mépris:

—Du respect, chère enfant! du respect!

—Et que faut-il donc de plus, bon Dieu? s’écria Césarine.

Les deux demoiselles Géran jouèrent, chacune de son côté, la stupéfaction.

—Pauvre ange! fit Mélite,—elle ne comprend pas.

—Et comment comprendrait-elle? s’écria Philomène;—ce n’est pas chez nous qu’on s’instruit sur ces sujets-là.

—Certes, certes, reprit Mélite;—cependant... 174 comme mademoiselle de Sainte-Croix était sa meilleure amie...

Elles causaient maintenant par-dessus la tête de Césarine, qui était tout oreilles.

Philomène parut frappée de l’observation de sa sœur.

Elle baissa les yeux et répliqua:

—Notre chère Maxence est la réserve même... Peut-être n’a-t-elle pas voulu montrer qu’elle avait connaissance de ce secret.

—Mais quel secret? s’écria Césarine, qui était entre ces deux bonnes femmes comme un petit cheval fougueux, impatienté par les mouches.

—Vous voyez bien! dit Mélite en s’adressant toujours à sa sœur.—Notre Maxence n’a pas parlé.

—Elle est admirable! ajouta Philomène;—à cet âge-là!...

Cependant, Césarine avait changé de couleur. Un fait lui revenait en mémoire. Lors de sa dernière conversation avec Maxence,—sur le banc du cavalier,—dans le jardin de la pension Géran, Maxence allait lui faire une confidence, lorsque le pas furtif de la petite bonne femme s’était fait entendre derrière les lilas.

Maxence s’était tue à l’instant où maman Carabosse annonçait sa venue par son cri joyeux:

175

—Voilà le plaisir, mesdames, voilà le plaisir!

Césarine s’en souvenait bien, désormais. Sans cette interruption, Maxence allait lui dire un grand secret,—un secret qui l’intéressait.

Maxence s’était fait prier beaucoup. Cela devait être terrible.

Et Césarine avait maudit maman Carabosse, dont la présence fermait cette bouche entr’ouverte. Césarine, aussitôt après le départ de la petite bonne femme, avait redoublé ses supplications. Peine inutile. Maxence, impitoyable, avait dit:

—A demain.

Le lendemain, Césarine et Maxence s’étaient séparées. Césarine n’avait pu rien savoir. Elle gardait seulement cette impression, que le secret devait se rapporter à sa belle-mère, madame la comtesse Béatrice de Mersanz.

—Vous avez été trop loin pour ne pas achever, mes chères demoiselles, dit Césarine en prenant son air impérieux;—si Maxence m’a caché une chose que je devais savoir, vous pouvez suppléer à son silence... Je vous le demande... Je l’exige de votre maternelle affection.

Les deux sœurs semblèrent hésiter.

—Le cas est embarrassant, murmura Mélite.

—Vaut-il mieux, objecta Philomène,—que 176 la pauvre enfant l’apprenne par d’autres que nous.

Mélite se recueillit et prit son air solennel.

—Césarine, commença-t-elle,—malgré votre innocence, vous allez comprendre nos scrupules. La chose est tellement grave, et vous vous attendez si peu à cette malheureuse révélation, que je cherche en vain la tournure de phrase à employer pour...

—Dites-moi tout simplement de quoi il s’agit, ma chère demoiselle, l’interrompit Césarine, pâle et les sourcils froncés.

—Eh bien..., fit la grande Mélite,—eh bien... Mais, je vous en prie, que ce soit vous, ma sœur Philomène.

—Je ne m’en sens pas la force, ma sœur Mélite.

—J’attends! murmura mademoiselle de Mersanz entre ses dents serrées.

Ce fut Mélite qui prononça enfin le mot:

—Celle que vous appelez votre belle-mère, dit-elle,—n’a pas le droit de porter le nom de votre père.

Césarine resta bouche béante. Elle était vivement frappée. Les jeunes personnes qui sortent de la pension Géran ne sont pas sans comprendre parfaitement une phrase pareille.

177

Philomène et Mélite la guettaient du coin de l’œil. Voici ce qu’elles virent:

D’abord, sous le coup même de sa surprise, la prunelle de Césarine brilla. Elle eut cette joie méchante de l’enfant qui aime plaies et bosses, selon l’expression vulgaire. Il y avait bien réellement en elle, contre sa belle-mère, un instinct d’éloignement. C’est la loi.

Les deux pédagogues femelles se sentirent l’âme contente.

Mais la réaction se fit bien vite. Notre pauvre Césarine avait bon cœur. Son front se chargea de tristesse. Le froncement mutin de ses sourcils tomba. Elle baissa les yeux en murmurant:

—Elle doit bien souffrir!

—Ce n’est pas à vous de la plaindre! dit sèchement Mélite, qui ne s’attendait pas à cela.

Césarine se redressa, blessée. Ce n’était plus une écolière.

Philomène se hâta de verser sur la plaie sa parole, fade comme une infusion de guimauve.

—Mon enfant! ma bonne enfant! roucoula-t-elle,—combien ce premier mouvement vous fait honneur... et aussi à notre établissement... S’il s’agissait d’une autre femme...

Mélite haussa tout bonnement les épaules, et ouvrit sa boîte d’or d’un geste méprisant.

178

Philomène lui fit un signe en poursuivant:

—Il est incontestable, mon trésor chéri, que vous ou moi,—s’il était possible de supposer que nous tombions si bas,—nous éprouverions de cruelles souffrances... Il arrive même parfois qu’un reste de sentiment survit au sein même du vice...

—Songez, mademoiselle, dit Césarine avec hauteur,—que votre blâme pourrait atteindre mon père.

Mélite massa convulsivement sa prise et dit d’un ton tranchant:

—Cela ne déshonore pas les hommes.

Quand Mélite, premier consul de ce gouvernement, lâchait ainsi quelque grosse sottise, Philomène tendait le dos.

Philomène pensait:

—La petite est d’un caractère bien difficile!

Elle mit un doigt sur sa bouche en regardant sa sœur.

—Dans le monde, fit-elle précipitamment;—ajoutez dans le monde, sœur Mélite... Dans le monde, en effet, malheureusement, on donne à l’autre sexe une latitude funeste... mais, selon nos principes, à nous... et notre chère Césarine a tous nos principes, Dieu merci, la présence de cette femme dans la maison de M. le comte de Mersanz...

179

Mélite l’interrompit pour s’écrier:

—Cela ne fait pas de doute.

Elle entrevoyait une transition excellente, un moyen tout naturel d’arriver au but. Il ne fallait pas moins que cela pour qu’elle baissât pavillon publiquement et si vite devant Philomène. Mais, l’arme une fois trouvée, elle voulut elle-même la manier.

—C’est à ce point de vue, reprit-elle,—que nous devons nous placer et que nous nous plaçons, par pur dévouement à notre ancienne élève... à notre fille chérie, pourrais-je dire, puisque nous lui avons tenu lieu de mère... Ne craignons point de parler clairement. La présence de cette femme est une honte et un scandale.

Philomène, tirant un long soupir du fond de sa poitrine, répéta:

—Un scandale et une honte.

—Et pourquoi me dites-vous cela? demanda Césarine avec une farouche défiance.

—Parce que, répliqua Mélite,—nous vous aimons de tout notre cœur.

—Et parce que, ajouta Philomène de son accent le plus mielleux,—d’autres bouches moins délicates pouvaient vous l’apprendre... C’est malheureusement le secret de la comédie.

La tête de Césarine s’inclina, tandis qu’elle murmurait:

180

—Qu’y puis-je faire?

—Vous pouvez tout! répliquèrent les deux sœurs avec une égale vivacité.

—Prétendriez-vous, fit la jeune fille, dont la droiture ne voyait qu’une issue à cette situation, et qui, d’un autre côté, suivait les mauvais conseils de son aversion irraisonnée,—prétendriez-vous que mon devoir fût de forcer la main à mon père et de le pousser à un mariage avec cette femme?

Mélite ouvrit la bouche pour protester carrément. Philomène vit le danger et saisit la parole.

—Ma bonne petite enfant, dit-elle plus onctueuse que jamais,—vous possédez un discernement bien supérieur à votre âge... Nous sommes fières, très-fières, d’avoir contribué à développer en vous cette exquise sûreté du sens moral qui sera votre guide dans toutes les situations de la vie... Oui, mille fois oui, vous avez parfaitement jugé la situation...

Mélite regardait sa sœur avec un étonnement plein d’inquiétude.

—Oui, poursuivait cependant Philomène,—vos instincts d’honneur ne vous trompent point... Dans la plupart des cas, ce serait votre devoir... à tout le moins votre devoir de chrétienne... mais...

Mélite respira.

181

—Mais?... répéta Césarine, dont les grands yeux interrogateurs étaient fixés sur Philomène.

Celle-ci se composa un maintien qui voulait dire: «J’ai pudeur et scrupule d’achever.»

L’orchestre emplissait les salons de lestes et joyeux accords. La gaieté du bal avait fini par prendre le dessus, couvrant ou chassant les menaces,—ou les promesses de drame qui naguère gênaient l’essor du plaisir. On dansait franchement, on se divertissait pour tout de bon, et les mille petites intrigues qui se croisent au milieu d’une fête, écheveau charmant et embrouillé de passions menues comme des fils de soie, allaient et venaient, sans souci de la récente inquiétude.

Il est, en définitive, des gens qui sont au bal pour se divertir. Les raffinés dédaignent ce naïf troupeau qui prend victorieusement sa revanche en laissant aux raffinés tout l’ennui de la fête.

Peut-être que les raffinés continuaient de ressasser la crainte ou l’espoir de la catastrophe possible;—mais on ne les entendait plus, tant la jeune voix de la danse chantait de bon cœur.

L’entrevue des deux demoiselles de Géran avec Césarine aurait pu réveiller la préoccupation générale; mais elle passait inaperçue.

Maxence et madame de Sainte-Croix la suivaient seules de loin: Maxence, d’un œil triste et froid, la 182 marquise avec une ardeur contenue qui faisait parfois poindre une plaque de vermillon parmi la pâleur de ses joues.

Nous avons parlé de la ferveur du bal, parce qu’il nous faut bien dire que cette voix grossissante du plaisir donnait de nombreuses distractions à notre jolie Césarine. Mon Dieu, oui, les jeunes filles sont ainsi, et nul ne peut se flatter d’être vrai, s’il ne tient compte des plus petites choses. Au milieu de ces graves questions soulevées, Césarine écoutait la polka gaillarde et suivait d’un regard envieux les couples qui passaient devant elle.

Les révélations qu’on venait de lui faire la tiraillaient dans un sens, le plaisir l’attirait de l’autre. Ses puérils désirs de vengeance contre sa belle-mère allaient en même temps s’éteignant. Elle ne pouvait haïr désormais celle qu’on lui disait être si bas tombée. Bien plus, elle était sur le point de la plaindre.

Mais vous allez comprendre cela, gentilles demoiselles qui n’avez pas encore oublié les effervescences, les ivresses et les serrements de cœur du premier bal,—du bal qui suivit la sortie de pension. Vous allez vous rappeler quelle affaire c’était qu’une polka promise ou qu’une contredanse manquée. Vous allez convenir avec moi que ces sérieux intérêts peuvent primer tout le reste.

183

Vous aviez un carnet—un bijou—pour inscrire ces contrats mignons, assurant pour un quart d’heure votre blanche main aux cavaliers qui avaient eu le bon goût de vous inviter à l’avance. Sur ce carnet, que de noms alignés! Vous étiez... vous êtes si jolie!

Césarine avait un carnet. Ce carnet était riche en noms inscrits; car le premier pas de mademoiselle de Mersanz dans la vie mondaine ressemblait à une ovation.

Mais je m’adresse encore à vous, mesdemoiselles: dans cette liste, n’est-ce pas qu’il y a toujours bon nombre de noms indifférents?

Et toujours aussi un nom,—quelquefois deux, car le cœur ne sait pas encore,—un nom pour le moins qui vaut tous les autres, à lui tout seul.

Dès le commencement de la soirée, Vital, tout de noir habillé, avait demandé une contredanse à Césarine. C’était déjà bien tard. Césarine n’avait pu accorder que la huitième. Les sept premières lui avaient paru durer longtemps, même celles qu’elle avait dansées avec Léon Rodelet, le second soupirant du temps de la pension.

C’était hier, ce temps; mais, bon Dieu! que c’était loin!

Tout en écoutant, avec une émotion mêlée d’impatience, les harangues jumelles de mademoiselle 184 Mélite et de mademoiselle Philomène, Césarine faisait tourner entre ses doigts déliés le bijou de nacre et d’or qui renfermait le bilan de ses obligations de la soirée: polkas, valses et quadrilles.

Machinalement peut-être, peut-être aussi pour hâter la péroraison du double sermon qui la tenait prisonnière, Césarine ouvrit son carnet. Ses yeux tombèrent sur la première page. Elle vit le nom de Vital, écrit en regard de la huitième contredanse.

MM. les lieutenants de la ligne ont tant d’autres mérites d’un ordre très-supérieur, que nous pouvons bien faire cet aveu: ils ne portent pas tous l’habit noir avec une parfaite élégance. L’uniforme communique au torse, et surtout au cou, une raideur martiale qui ne va point à notre frac léger, et qui est beaucoup trop héroïque pour la paisible cravate blanche.

Nous croirions avoir bien mérité de l’armée, si cette humble observation pouvait diminuer le fâcheux attrait que nos jeunes officiers ont pour le déguisement bourgeois.

Mais ce bon lieutenant Vital était si dépourvu de toute prétention, si naturel dans ses allures et si franchement beau depuis la tête jusqu’aux pieds, qu’en vérité, peu lui importait le costume. C’était, 185 dans toute la rigueur du terme, un de ces hommes qui ne peuvent pas être ridicules.

Césarine l’avait revu ce soir tel que ses souvenirs le lui montraient bien souvent. Elle ne savait pas s’il portait l’habit noir ou l’uniforme. Elle avait retrouvé son loyal et beau sourire; son émotion d’autrefois était revenue, mais décuplée.

Vital n’était plus à l’âge où la timidité est un charme. Il était très-timide pourtant, et sa timidité restait pleine de grâces.

Je ne sais trop que dire, sinon que c’était une belle âme, magnifiquement accompagnée par les dons physiques les plus prodigues que Dieu puisse accorder à une créature humaine.

Césarine, au son de sa voix sympathique et grave, avait senti battre son cœur.

J’ignore si Césarine eut honte de ce mouvement et si les sarcasmes de Maxence, à l’endroit des lieutenants d’infanterie, lui revinrent en mémoire. Le fait certain, c’est qu’elle s’étonna des mystérieuses émotions qui se succédaient en elle. La huitième contredanse lui sembla bien longue à venir. A mesure que le temps avançait, il s’opérait en elle un travail si bizarre, qu’elle repoussait sa propre pensée comme une fantasmagorie.—Elle, Césarine, la fille unique du comte de Mersanz, la filleule et la nièce du maréchal et prince de L***; 186 elle, Césarine, la fillette orgueilleuse qui avait une tendance notoire aux fiertés de pensionnaire, aux dédains irréfléchis, se sentait domptée d’avance. Cet homme qui allait venir tenait assurément un des rangs les plus humbles de la hiérarchie sociale. Césarine le voyait grand comme un maître.

Oh! non, elle n’avait pas honte;—mais, parfois, elle avait frayeur...

—Ma sœur, dit Philomène après avoir hésité un instant,—je ne trouve point de paroles pour me faire comprendre de cette chère enfant... Remplacez-moi: vous lui expliquerez cela bien plus clairement.

La prochaine contredanse était la huitième. Césarine songeait au moyen de s’esquiver. Elle regardait à toutes les portes, cherchant le noble et beau visage de Vital.

—Faites, ma sœur, faites, repartit Mélite;—puisque vous avez commencé, c’est à vous d’achever.

Philomène parut se recueillir. Au moment où Césarine, tout à fait distraite, ne prenait même plus la peine de feindre l’attention, elle dit d’une voix basse, mais pénétrante:

—Mon enfant, connaissez-vous bien l’histoire de votre malheureuse mère?

Césarine bondit sur son siége comme si un choc 187 violent l’eût atteinte. Une pâleur livide couvrit son front et ses joues.

Mélite elle-même, qui s’attendait à toute autre chose, fut vivement frappée. Elle regarda sa sœur avec stupéfaction.

—Pourquoi, demanda mademoiselle de Mersanz d’une voix altérée,—pourquoi choisissez-vous cette heure et ce lieu pour me parler de ma mère?

FIN DU QUATRIÈME VOLUME.

189


TABLE DES CHAPITRES.

DEUXIÈME PARTIE.—L’HOTEL DE MERSANZ.
(SUITE.)
XII. Les papiers du baron. 7
XIII. Toilette de mademoiselle Géran. 41
XIV. Une fête à l’hôtel de Mersanz. 69
XV. Régulariser une position. 85
XVI. Saynètes. 107
XVII. Maxence de Sainte-Croix. 129
XVIII. Tête-à-tête. 147
XIX. Entre deux contredanses. 167
FIN DE LA TABLE DU QUATRIÈME VOLUME.

Au lecteur

Cette version numérisée reproduit dans son intégralité la version originale. L’orthographe a été conservée. Seules les erreurs évidentes de typographie ont été corrigées.

La ponctuation n’a pas été modifiée hormis quelques corrections mineures.

En cliquant sur les liens suivants, vous accédez directement aux livres français publiés sur gutenberg.org et qui sont classés par popularité, genre, auteurs.







End of Project Gutenberg's La fabrique de mariages - Volume IV, by Paul Féval

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA FABRIQUE DE MARIAGES  ***

***** This file should be named 57607-h.htm or 57607-h.zip *****
This and all associated files of various formats will be found in:
        http://www.gutenberg.org/5/7/6/0/57607/

Produced by Claudine Corbasson and the Online Distributed
Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was
produced from images generously made available by The
Internet Archive/Canadian Libraries)


Updated editions will replace the previous one--the old editions will
be renamed.

Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright
law means that no one owns a United States copyright in these works,
so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United
States without permission and without paying copyright
royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part
of this license, apply to copying and distributing Project
Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm
concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark,
and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive
specific permission. If you do not charge anything for copies of this
eBook, complying with the rules is very easy. You may use this eBook
for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports,
performances and research. They may be modified and printed and given
away--you may do practically ANYTHING in the United States with eBooks
not protected by U.S. copyright law. Redistribution is subject to the
trademark license, especially commercial redistribution.

START: FULL LICENSE

THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK

To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
distribution of electronic works, by using or distributing this work
(or any other work associated in any way with the phrase "Project
Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full
Project Gutenberg-tm License available with this file or online at
www.gutenberg.org/license.

Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project
Gutenberg-tm electronic works

1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
and accept all the terms of this license and intellectual property
(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
the terms of this agreement, you must cease using and return or
destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your
possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a
Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound
by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the
person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph
1.E.8.

1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
used on or associated in any way with an electronic work by people who
agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
even without complying with the full terms of this agreement. See
paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this
agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm
electronic works. See paragraph 1.E below.

1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the
Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection
of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual
works in the collection are in the public domain in the United
States. If an individual work is unprotected by copyright law in the
United States and you are located in the United States, we do not
claim a right to prevent you from copying, distributing, performing,
displaying or creating derivative works based on the work as long as
all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope
that you will support the Project Gutenberg-tm mission of promoting
free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg-tm
works in compliance with the terms of this agreement for keeping the
Project Gutenberg-tm name associated with the work. You can easily
comply with the terms of this agreement by keeping this work in the
same format with its attached full Project Gutenberg-tm License when
you share it without charge with others.

1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
what you can do with this work. Copyright laws in most countries are
in a constant state of change. If you are outside the United States,
check the laws of your country in addition to the terms of this
agreement before downloading, copying, displaying, performing,
distributing or creating derivative works based on this work or any
other Project Gutenberg-tm work. The Foundation makes no
representations concerning the copyright status of any work in any
country outside the United States.

1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:

1.E.1. The following sentence, with active links to, or other
immediate access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear
prominently whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work
on which the phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the
phrase "Project Gutenberg" is associated) is accessed, displayed,
performed, viewed, copied or distributed:

  This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
  most other parts of the world at no cost and with almost no
  restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it
  under the terms of the Project Gutenberg License included with this
  eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the
  United States, you'll have to check the laws of the country where you
  are located before using this ebook.

1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is
derived from texts not protected by U.S. copyright law (does not
contain a notice indicating that it is posted with permission of the
copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in
the United States without paying any fees or charges. If you are
redistributing or providing access to a work with the phrase "Project
Gutenberg" associated with or appearing on the work, you must comply
either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or
obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg-tm
trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9.

1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
with the permission of the copyright holder, your use and distribution
must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any
additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms
will be linked to the Project Gutenberg-tm License for all works
posted with the permission of the copyright holder found at the
beginning of this work.

1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
License terms from this work, or any files containing a part of this
work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.

1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
electronic work, or any part of this electronic work, without
prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
active links or immediate access to the full terms of the Project
Gutenberg-tm License.

1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including
any word processing or hypertext form. However, if you provide access
to or distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format
other than "Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official
version posted on the official Project Gutenberg-tm web site
(www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense
to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means
of obtaining a copy upon request, of the work in its original "Plain
Vanilla ASCII" or other form. Any alternate format must include the
full Project Gutenberg-tm License as specified in paragraph 1.E.1.

1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.

1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works
provided that

* You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
  the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
  you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed
  to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he has
  agreed to donate royalties under this paragraph to the Project
  Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid
  within 60 days following each date on which you prepare (or are
  legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty
  payments should be clearly marked as such and sent to the Project
  Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in
  Section 4, "Information about donations to the Project Gutenberg
  Literary Archive Foundation."

* You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
  you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
  does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
  License. You must require such a user to return or destroy all
  copies of the works possessed in a physical medium and discontinue
  all use of and all access to other copies of Project Gutenberg-tm
  works.

* You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of
  any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
  electronic work is discovered and reported to you within 90 days of
  receipt of the work.

* You comply with all other terms of this agreement for free
  distribution of Project Gutenberg-tm works.

1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project
Gutenberg-tm electronic work or group of works on different terms than
are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing
from both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and The
Project Gutenberg Trademark LLC, the owner of the Project Gutenberg-tm
trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
works not protected by U.S. copyright law in creating the Project
Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm
electronic works, and the medium on which they may be stored, may
contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate
or corrupt data, transcription errors, a copyright or other
intellectual property infringement, a defective or damaged disk or
other medium, a computer virus, or computer codes that damage or
cannot be read by your equipment.

1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
liability to you for damages, costs and expenses, including legal
fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
written explanation to the person you received the work from. If you
received the work on a physical medium, you must return the medium
with your written explanation. The person or entity that provided you
with the defective work may elect to provide a replacement copy in
lieu of a refund. If you received the work electronically, the person
or entity providing it to you may choose to give you a second
opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If
the second copy is also defective, you may demand a refund in writing
without further opportunities to fix the problem.

1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO
OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT
LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of
damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement
violates the law of the state applicable to this agreement, the
agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or
limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or
unenforceability of any provision of this agreement shall not void the
remaining provisions.

1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in
accordance with this agreement, and any volunteers associated with the
production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm
electronic works, harmless from all liability, costs and expenses,
including legal fees, that arise directly or indirectly from any of
the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this
or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or
additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any
Defect you cause.

Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at
www.gutenberg.org Section 3. Information about the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is in Fairbanks, Alaska, with the
mailing address: PO Box 750175, Fairbanks, AK 99775, but its
volunteers and employees are scattered throughout numerous
locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt
Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to
date contact information can be found at the Foundation's web site and
official page at www.gutenberg.org/contact

For additional contact information:

    Dr. Gregory B. Newby
    Chief Executive and Director
    gbnewby@pglaf.org

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular
state visit www.gutenberg.org/donate

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate

Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
edition.

Most people start at our Web site which has the main PG search
facility: www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.