Project Gutenberg's Molière, by Jean-Baptiste Poquelin and Philarète Chasles

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Title: Molière
       OEuvres complètes de J. -B. Poquelin, Tome 4

Author: Jean-Baptiste Poquelin
        Philarète Chasles

Release Date: June 4, 2018 [EBook #57270]

Language: French

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Au lecteur

Table


ŒUVRES COMPLÈTES

DE J.-B. POQUELIN

MOLIÈRE

NOUVELLE ÉDITION

PAR

M. PHILARÈTE CHASLES

PROFESSEUR AU COLLÉGE DE FRANCE

«Chaque homme de plus qui sait lire, est un lecteur de plus pour Molière.»

Sainte-Beuve.


TOME QUATRIÈME

PARIS

CALMANN LÉVY, ÉDITEUR

ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES

3, RUE AUBER, 3

1889


Droits de reproduction et de traduction réservés.


CINQUIÈME ÉPOQUE

1668-1669

ÉTUDES SUR L’ANTIQUITÉ.—ATTAQUES A LA NOBLESSE DE RACE

XXIII. 1668. AMPHITRYON.
XXIV. 1668. GEORGES DANDIN.
XXV. 1668. L’AVARE.
XXVI. 1669. M. DE POURCEAUGNAC.

AMPHITRYON

COMÉDIE

REPRÉSENTÉE POUR LA PREMIÈRE FOIS, A PARIS, SUR LE THÉATRE DU PALAIS-ROYAL, LE 2 JANVIER 1668, ET DEVANT LE ROI, LE 16 JANVIER SUIVANT.

La jeunesse volage et passionnée de Louis XIV continuait de fournir sa carrière triomphale: à Hortense Mancini avaient succédé mademoiselle de la Vallière et bientôt madame de Montespan. Le marquis de Montespan, noble provincial, s’accommodait peu de cet honneur que lui faisait le roi, et recevait une lettre de cachet qui l’envoyait vivre dans ses terres. La cour, éblouie et attentive, prosternée aux pieds du monarque, séduite d’ailleurs par la grâce, l’élégance, les qualités supérieures, le don 2 de commander et de gouverner les hommes, était prête à tout admirer et à tout approuver. Quant à Molière, son Tartuffe, suspendu par l’ordre, et, il faut le dire, par le bon sens du roi, qui craignait l’effet combiné de ses propres débordements et de cette déclaration de guerre faite aux dévots par son acteur favori, l’avertissait de cesser un moment son feu et de se replier, pour ainsi dire, sur des sujets moins brûlants et moins dangereux. Amphitryon, l’Avare et Georges Dandin furent le produit de cette trêve; Boileau, ami intime de Molière, le pressait de revenir aux anciens, de les étudier avec soin, de s’en nourrir et de préparer ainsi son entrée à l’Académie. L’Amphitryon de Plaute, imitation joyeusement vigoureuse des parodies dramatiques auxquelles l’antiquité soumettait les dieux de son Olympe, attira d’abord l’attention et fut l’objet de l’élaboration de Molière; il en fit deux œuvres distinctes: Amphitryon d’abord, puis, en creusant la même idée et en l’appliquant aux mœurs modernes, Georges Dandin, cette farce presque tragique, tant elle est burlesque, où un mari de basse naissance est trop honoré par sa femme qui le trompe, et le galant gentilhomme sur lequel il ne peut venger son honneur.

Amphitryon lui-même ressemblait fort à M. de Montespan et Louis XIV à Jupiter. Déjà Rotrou, dans les Sosies, avait emprunté à Plaute la plupart de ses traits comiques, et Molière ne se fit pas faute de reprendre son bien. De là une œuvre puissante infiniment supérieure, quant à la portée philosophique, à celle de l’auteur latin, écrite en vers libres et en rimes croisées qui ne se soumettent pas toujours à la règle de l’entrelacement des assonances masculines et féminines, œuvres d’une gaieté de ton et d’une richesse d’éloquente audace que l’on admire surtout quand on la compare à son modèle. Plaute, l’ancien directeur de théâtre, longtemps enchaîné à la meule, amusait la populace romaine; homme d’un talent supérieur, forcé de se maintenir dans des limites bornées que lui opposait la grossièreté de son auditoire, il avait laissé tout à faire à Molière, quant au développement moderne de l’idée principale: la destruction, de toute morale devant 3 la force; l’adultère lui-même consacré par une volonté souveraine; le faible obligé de plier la tête et d’attacher une espèce d’honneur à ce qui déshonore dans une autre situation. Quand il s’agit d’un dieu ou d’un monarque, on ne doit faire aucune attention à l’infidélité conjugale, et M. de Montespan, comme Amphitryon, ne doit pas lutter avec Jupiter.

Était-ce l’avis de Molière? excusait-il cette brutalité du fait qu’il signalait avec tant de génie? Nous ne le croyons pas. Les anciens eux-mêmes, auxquels il empruntait leur caricature, voyaient dans Jupiter devenu coupable d’adultère la puissance créatrice ravalée dans son excès; ils ne l’approuvaient pas, puisqu’ils se moquaient à la fois d’elle et de l’humanité, et ce qui prouve que Molière, dont la gaieté est si triste, pensait absolument comme eux, ce sont les dernières paroles que Sosie adresse aux courtisans avertis par l’exil que M. de Montespan venait de subir.

... Que chacun chez soi doucement se retire:
Sur telles affaires toujours
Le meilleur est de ne rien dire.


A SON ALTESSE SÉRÉNISSIME
MONSEIGNEUR
LE PRINCE

Monseigneur,

N’en déplaise à nos beaux esprits, je ne vois rien de plus ennuyeux que les épîtres dédicatoires; et Votre Altesse Sérénissime trouvera bon, s’il lui plaît, que je ne suive point ici le style de ces messieurs-là, et refuse de me servir de deux ou trois misérables pensées qui ont été tournées et 4 retournées tant de fois, qu’elles sont usées de tous les côtés. Le nom du grand Condé est un nom trop glorieux pour le traiter comme on fait tous les autres noms. Il ne faut l’appliquer, ce nom illustre, qu’à des emplois qui soient dignes de lui; et, pour dire de belles choses, je voudrois parler de le mettre à la tête d’une armée plutôt qu’à la tête d’un livre; et je conçois bien mieux ce qu’il est capable de faire en l’opposant aux forces des ennemis de cet État qu’en l’opposant à la critique des ennemis d’une comédie.

Ce n’est pas, Monseigneur, que la glorieuse approbation de Votre Altesse Sérénissime ne fût une puissante protection pour toutes ces sortes d’ouvrages, et qu’on ne soit persuadé des lumières de votre esprit autant que de l’intrépidité de votre cœur et de la grandeur de votre âme. On sait, par toute la terre, que l’éclat de votre mérite n’est point renfermé dans les bornes de cette valeur indomptable qui se fait des adorateurs chez ceux même qu’elle surmonte; qu’il s’étend, ce mérite, jusques aux connoissances les plus fines et les plus relevées, et que les décisions de votre jugement sur tous les ouvrages d’esprit ne manquent point d’être suivies par le sentiment des plus délicats. Mais on sait aussi, Monseigneur, que toutes ces glorieuses approbations dont nous nous vantons au public ne nous coûtent rien à faire imprimer; et que ce sont des choses dont nous disposons comme nous voulons. On sait, dis-je, qu’une épître dédicatoire dit tout ce qu’il lui plaît, et qu’un auteur est en pouvoir d’aller saisir les personnes les plus augustes, et de parer de leurs grands noms les premiers feuillets de son livre; qu’il a la liberté de s’y donner, autant qu’il veut, l’honneur de leur estime, et de se faire des protecteurs qui n’ont jamais songé à l’être.

Je n’abuserai, Monseigneur, ni de votre nom, ni de vos bontés, pour combattre les censeurs de l’Amphitryon, et m’attribuer une gloire que je n’ai pas peut-être méritée: et je ne prends la liberté de vous offrir ma comédie que pour avoir lieu de vous dire que je regarde incessamment, avec une profonde vénération, les grandes qualités que vous joignez 5 au sang auguste dont vous tenez le jour, et que je suis, Monseigneur, avec tout le respect possible et tout le zèle imaginable,

De Votre Altesse Sérénissime,

Le très-humble, très-obéissant,
et très-obligé serviteur,

J.-B. P. Molière.


PERSONNAGES ACTEURS
MERCURE.  
LA NUIT.  
JUPITER, sous la forme d’Amphitryon. La Thorillière.
MERCURE, sous la forme de Sosie. Du Croisy.
AMPHITRYON, général des Thébains. La Grange.
ALCMÈNE, femme d’Amphitryon. Mlle Molière.
CLÉANTHIS, suivante d’Alcmène, et femme de Sosie. Mad. Béjart.
ARGATIPHONTIDAS, capitaines thébains. Chateauneuf.
NAUCRATÈS,  
POLIDAS,  
PAUSICLÈS,  
SOSIE, valet d’Amphitryon. Molière.
La scène est à Thèbes, devant la maison d’Amphitryon.

PROLOGUE

MERCURE, sur un nuage; LA NUIT, dans un char traîné dans l’air par deux chevaux.

MERCURE.

Tout beau! charmante Nuit, daignez vous arrêter.
Il est certain secours que de vous on désire,
Et j’ai deux mots à vous dire
De la part de Jupiter.

LA NUIT.

Ah! ah! c’est vous, seigneur Mercure!
Qui vous eût deviné, là, dans cette posture?

6

MERCURE.

Ma foi, me trouvant las, pour ne pouvoir fournir
Aux différens emplois où Jupiter m’engage,
Je me suis doucement assis sur ce nuage,
Pour vous attendre venir.

LA NUIT.

Vous vous moquez, Mercure, et vous n’y songez pas[1]:
Sied-il bien à des dieux de dire qu’ils sont las?

MERCURE.

Les dieux sont-ils de fer?

LA NUIT.

Non; mais il faut sans cesse
Garder le decorum de la divinité.
Il est de certains mots dont l’usage rabaisse
Cette sublime qualité,
Et que, pour leur indignité,
Il est bon qu’aux hommes on laisse.

MERCURE.

A votre aise vous en parlez;
Et vous avez, la belle, une chaise roulante
Où, par deux bons chevaux, en dame nonchalante,
Vous vous faites traîner partout où vous voulez.
Mais de moi ce n’est pas de même:
Et je ne puis vouloir, dans mon destin fatal,
Aux poëtes assez de mal
De leur impertinence extrême,
D’avoir, par une injuste loi
Dont on veut maintenir l’usage,
A chaque dieu, dans son emploi,
Donné quelque allure en partage,
Et de me laisser à pied, moi,
Comme un messager de village;
Moi qui suis, comme on sait, en terre et dans les cieux,
Le fameux messager du souverain des dieux;
7 Et qui, sans rien exagérer,
Par tous les emplois qu’il me donne,
Aurois besoin, plus que personne,
D’avoir de quoi me voiturer.

LA NUIT.

Que voulez-vous faire à cela?
Les poëtes font à leur guise.
Ce n’est pas la seule sottise
Qu’on voit faire à ces messieurs-là.
Mais contre eux toutefois votre âme à tort s’irrite,
Et vos ailes aux pieds sont un don de leurs soins.

MERCURE.

Oui; mais, pour aller plus vite,
Est-ce qu’on s’en lasse moins?

LA NUIT.

Laissons cela, seigneur Mercure,
Et sachons ce dont il s’agit.

MERCURE.

C’est Jupiter, comme je vous l’ai dit,
Qui de votre manteau veut la faveur obscure,
Pour certaine douce aventure
Qu’un nouvel amour lui fournit.
Ses pratiques, je crois, ne vous sont pas nouvelles:
Bien souvent pour la terre il néglige les cieux;
Et vous n’ignorez pas que ce maître des dieux
Aime à s’humaniser pour des beautés mortelles,
Et sait cent tours ingénieux
Pour mettre à bout les plus cruelles.
Des yeux d’Alcmène il a senti les coups;
Et, tandis qu’au milieu des béotiques plaines
Amphitryon, son époux,
Commande aux troupes thébaines,
Il en a pris la forme, et reçoit là-dessous
Un soulagement à ses peines,
Dans la possession des plaisirs les plus doux.
L’état des mariés à ses feux est propice:
L’hymen ne les a joints que depuis quelques jours;
Et la jeune chaleur de leurs tendres amours
8 A fait que Jupiter à ce bel artifice
S’est avisé d’avoir recours.
Son stratagème ici se trouve salutaire;
Mais, près de maint objet chéri,
Pareil déguisement seroit pour[2] ne rien faire;
Et ce n’est pas partout un bon moyen de plaire
Que la figure d’un mari.

LA NUIT.

J’admire Jupiter, et je ne comprends pas
Tous les déguisements qui lui viennent en tête.

MERCURE.

Il veut goûter par là toutes sortes d’états;
Et c’est agir en dieu qui n’est pas bête.
Dans quelque rang qu’il soit des mortels regardé,
Je le tiendrois fort misérable
S’il ne quittoit jamais sa mine redoutable,
Et qu’au faîte des cieux il fût toujours guindé.
Il n’est point à mon gré de plus sotte méthode
Que d’être emprisonné toujours dans sa grandeur,
Et surtout, aux transports de l’amoureuse ardeur,
La haute qualité devient fort incommode.
Jupiter, qui sans doute en plaisir se connoît,
Sait descendre du haut de sa gloire suprême;
Et, pour entrer dans tout ce qu’il lui plaît
Il sort tout à fait de lui-même,
Et ce n’est plus alors Jupiter qui paroît.

LA NUIT.

Passe encor de le voir, de ce sublime étage,
Dans celui des hommes venir,
Prendre tous les transports que leur cœur peut fournir,
Et se faire à leur badinage,
Si, dans les changemens où son humeur l’engage,
A la nature humaine il s’en vouloit tenir.
Mais de voir Jupiter taureau,
Serpent, cygne, ou quelque autre chose,
Je ne trouve point cela beau,
Et ne m’étonne pas si parfois on en cause.

9

MERCURE.

Laissons dire tous les censeurs:
Tels changemens ont leurs douceurs
Qui passent leur intelligence.
Ce dieu sait ce qu’il fait aussi bien là qu’ailleurs;
Et, dans les mouvemens de leurs tendres ardeurs,
Les bêtes ne sont pas si bêtes que l’on pense.

LA NUIT.

Revenons à l’objet dont il a les faveurs.
Si, par son stratagème, il voit sa flamme heureuse,
Que peut-il souhaiter, et qu’est-ce que je puis?

MERCURE.

Que vos chevaux, par vous au petit pas réduits,
Pour satisfaire aux vœux de son âme amoureuse,
D’une nuit si délicieuse
Fassent la plus longue des nuits;
Qu’à ses transports vous donniez plus d’espace,
Et retardiez la naissance du jour
Qui doit avancer le retour
De celui dont il tient la place.

LA NUIT.

Voilà sans doute un bel emploi
Que le grand Jupiter m’apprête!
Et l’on donne un nom fort honnête
Au service qu’il veut de moi!

MERCURE.

Pour une jeune déesse,
Vous êtes bien du bon temps!
Un tel emploi n’est bassesse
Que chez les petites gens.
Lorsque dans un haut rang on a l’heur[3] de paroître
Tout ce qu’on fait est toujours bel et bon:
Et, suivant ce qu’on peut être,
Les choses changent de nom.

10

LA NUIT.

Sur de pareilles matières
Vous en savez plus que moi;
Et, pour accepter l’emploi,
J’en veux croire vos lumières.

MERCURE.

Eh! là, là, madame la Nuit,
Un peu doucement, je vous prie;
Vous avez dans le monde un bruit[4]
De n’être pas si renchérie.
On vous fait confidente, en cent climats divers,
De beaucoup de bonnes affaires;
Et je crois, à parler à sentimens ouverts,
Que nous ne nous en devons guères.

LA NUIT.

Laissons ces contrariétés,
Et demeurons ce que nous sommes.
N’apprêtons point à rire aux hommes
En nous disant nos vérités.

MERCURE.

Adieu. Je vais là-bas, dans ma commission,
Dépouiller promptement la forme de Mercure,
Pour y vêtir la figure
Du valet d’Amphitryon.

LA NUIT.

Moi, dans cet hémisphère, avec ma suite obscure,
Je vais faire une station.

MERCURE.

Bonjour, la Nuit.

LA NUIT.

Adieu, Mercure.

Mercure descend de son nuage, et la Nuit traverse le théâtre.

11

ACTE PREMIER

SCÈNE I.—SOSIE.

Qui va là? Heu! ma peur à chaque pas s’accroît!
Messieurs, ami de tout le monde.
Ah! quelle audace sans seconde
De marcher à l’heure qu’il est!
Que mon maître, couvert de gloire,
Me joue ici d’un vilain tour!
Quoi! si pour son prochain il avoit quelque amour,
M’auroit-il fait partir par une nuit si noire?
Et, pour me renvoyer annoncer son retour
Et le détail de sa victoire,
Ne pouvoit-il pas bien attendre qu’il fût jour?
Sosie, à quelle servitude
Tes jours sont-ils assujettis!
Notre sort est beaucoup plus rude
Chez les grands que chez les petits.
Ils veulent que pour eux tout soit, dans la nature,
Obligé de s’immoler.
Jour et nuit, grêle, vent, péril, chaleur, froidure,
Dès qu’ils parlent, il faut voler.
Vingt ans d’assidu service
N’en obtiennent rien pour nous.
Le moindre petit caprice
Nous attire leur courroux.
Cependant notre âme insensée
S’acharne au vain honneur de demeurer près d’eux,
Et s’y veut contenter de la fausse pensée
Qu’ont tous les autres gens, que nous sommes heureux.
Vers la retraite en vain la raison nous appelle,
En vain notre dépit quelquefois y consent;
Leur vue a sur notre zèle
Un ascendant trop puissant,
12 Et la moindre faveur d’un coup d’œil caressant
Nous rengage de plus belle.
Mais enfin, dans l’obscurité,
Je vois notre maison, et ma frayeur s’évade.
Il me faudroit, pour l’ambassade,
Quelque discours prémédité.
Je dois aux yeux d’Alcmène un portrait militaire
Du grand combat qui met nos ennemis à bas;
Mais comment diantre le faire,
Si je ne m’y trouvai pas?
N’importe, parlons-en et d’estoc et de taille,
Comme oculaire témoin.
Combien de gens font-ils des récits de bataille
Dont ils se sont tenus loin!
Pour jouer mon rôle sans peine,
Je le veux un peu repasser.
Voici la chambre où j’entre en courrier que l’on mène,
Et cette lanterne est Alcmène,
A qui je me dois adresser.
Sosie pose sa lanterne à terre.
Madame, Amphitryon, mon maître et votre époux[5]...
(Bon! beau début!) l’esprit toujours plein de vos charmes,
M’a voulu choisir entre tous
Pour vous donner avis du succès de ses armes,
Et du désir qu’il a de se voir près de vous.
«Ah! vraiment, mon pauvre Sosie,
«A te revoir j’ai de la joie au cœur.»
Madame, ce m’est trop d’honneur,
Et mon destin doit faire envie.
(Bien répondu!) «Comment se porte Amphitryon?»
Madame, en homme de courage,
Dans les occasions où la gloire l’engage.
(Fort bien! belle conception!)
«Quand viendra-t-il, par son retour charmant,
«Rendre mon âme satisfaite?»
Le plus tôt qu’il pourra, madame, assurément,
13 Mais bien plus tard que son cœur ne souhaite.
(Ah!) «Mais quel est l’état où la guerre l’a mis?
«Que dit-il? que fait-il? Contente un peu mon âme.»
Il dit moins qu’il ne fait, madame,
Et fait trembler les ennemis.
(Peste! où prend mon esprit toutes ces gentillesses?)
«Que font les révoltés? dis-moi, quel est leur sort?»
Ils n’ont pu résister, madame, à notre effort;
Nous les avons taillés en pièces,
Mis Ptérélas, leur chef, à mort,
Pris Télèbe d’assaut; et déjà dans le port
Tout retentit de nos prouesses.
«Ah! quel succès! ô dieux! qui l’eût pu jamais croire[6]?
«Raconte-moi, Sosie, un tel événement.»
Je le veux bien, madame; et, sans m’enfler de gloire,
Du détail de cette victoire
Je puis parler très-savamment.
Figurez-vous donc que Télèbe
Madame, est de ce côté.
Sosie marque les lieux sur sa main, ou à terre.
C’est une ville, en vérité,
Aussi grande quasi que Thèbe.
La rivière est comme là.
Ici nos gens se campèrent;
Et l’espace que voilà,
Nos ennemis l’occupèrent.
Sur un haut, vers cet endroit,
Étoit leur infanterie;
Et plus bas, du côté droit,
Étoit la cavalerie.
Après avoir aux dieux adressé les prières,
Tous les ordres donnés, on donne le signal.
Les ennemis, pensant nous tailler des croupières,
Firent trois pelotons de leurs gens à cheval;
Mais leur chaleur par nous fut bientôt réprimée,
Et vous allez voir comme quoi.
14 Voilà notre avant-garde à bien faire animée;
Là, les archers de Créon, notre roi;
Et voici le corps d’armée.
On fait un peu de bruit.
Qui d’abord... Attendez, le corps d’armée a peur,
J’entends quelque bruit, ce me semble.

SCÈNE II.—MERCURE, SOSIE.

MERCURE, sous la figure de Sosie sortant de la maison d’Amphitryon.

Sous ce minois qui lui ressemble,
Chassons de ces lieux ce causeur,
Dont l’abord importun troubleroit la douceur
Que nos amans goûtent ensemble.

SOSIE, sans voir Mercure.

Mon cœur tant soit peu se rassure,
Et je pense que ce n’est rien.
Crainte pourtant de sinistre aventure,
Allons chez nous achever l’entretien.

MERCURE, à part.

Tu seras plus fort que Mercure,
Ou je t’en empêcherai bien.

SOSIE, sans voir Mercure.

Cette nuit en longueur me semble sans pareille.
Il faut, depuis le temps que je suis en chemin,
Ou que mon maître ait pris le soir pour le matin,
Ou que trop tard au lit le blond Phébus sommeille
Pour avoir trop pris de son vin.

MERCURE, à part.

Comme avec irrévérence
Parle des dieux ce maraud!
Mon bras saura bien tantôt
Châtier cette insolence;
Et je vais m’égayer avec lui comme il faut,
En lui volant son nom avec sa ressemblance.

SOSIE, apercevant Mercure d’un peu loin.

Ah! par ma foi, j’avois raison:
C’est fait de moi, chétive créature!
15 Je vois devant notre maison
Certain homme dont l’encolure
Ne me présage rien de bon.
Pour faire semblant d’assurance,
Je veux chanter un peu d’ici.
Il chante.

MERCURE.

Qui donc est ce coquin qui prend tant de licence
Que de chanter et m’étourdir ainsi?
A mesure que Mercure parle, la voix de Sosie s’affaiblit peu à peu.
Veut-il qu’à l’étriller ma main un peu s’applique?

SOSIE, à part.

Cet homme assurément n’aime pas la musique.

MERCURE.

Depuis plus d’une semaine
Je n’ai trouvé personne à qui rompre les os;
La vigueur de mon bras se perd dans le repos;
Et je cherche quelque dos
Pour me remettre en haleine.

SOSIE, à part.

Quel diable d’homme est-ce ci?
De mortelles frayeurs je sens mon âme atteinte.
Mais pourquoi trembler tant aussi?
Peut-être a-t-il dans l’âme autant que moi de crainte,
Et que le drôle parle ainsi
Pour me cacher sa peur sous une audace feinte.
Oui, oui, ne souffrons point qu’on nous croie un oison:
Si je ne suis hardi, tâchons de le paroître.
Faisons-nous du cœur par raison:
Il est seul, comme moi; je suis fort, j’ai bon maître,
Et voilà notre maison.

MERCURE.

Qui va là?

SOSIE.

Moi.

MERCURE.

Qui, moi?

16

SOSIE.

A part.
Moi. Courage, Sosie!

MERCURE.

Quel est ton sort, dis-moi?

SOSIE.

D’être homme, et de parler.

MERCURE.

Es-tu maître, ou valet?

SOSIE.

Comme il me prend envie.

MERCURE.

Où s’adressent tes pas?

SOSIE.

Où j’ai dessein d’aller.

MERCURE.

Ah! ceci me déplaît.

SOSIE.

J’en ai l’âme ravie.

MERCURE.

Résolûment, par force ou par amour,
Je veux savoir de toi, traître,
Ce que tu fais, d’où tu viens avant jour,
Où tu vas, à qui tu peux être.

SOSIE.

Je fais le bien et le mal tour à tour;
Je viens de là, vais là; j’appartiens à mon maître.

MERCURE.

Tu montres de l’esprit, et je te vois en train
De trancher avec moi de l’homme d’importance.
Il me prend un désir, pour faire connoissance,
De te donner un soufflet de ma main.

SOSIE.

A moi-même?

MERCURE.

A toi-même, et t’en voilà certain.
Mercure donne un soufflet à Sosie.

17

SOSIE.

Ah! ah! c’est tout de bon.

MERCURE.

Non, ce n’est que pour rire,
Et répondre à tes quolibets.

SOSIE.

Tudieu! l’ami, sans vous rien dire,
Comme vous baillez des soufflets!

MERCURE.

Ce sont là de mes moindres coups,
De petits soufflets ordinaires.

SOSIE.

Si j’étois aussi prompt que vous,
Nous ferions de belles affaires.

MERCURE.

Tout cela n’est encor rien.
Nous verrons bien autre chose;
Pour y faire quelque pause,
Poursuivons notre entretien.

SOSIE.

Je quitte la partie.
Sosie veut s’en aller.

MERCURE, arrêtant Sosie.

Où vas-tu?

SOSIE.

Que t’importe?

MERCURE.

Je veux savoir où tu vas.

SOSIE.

Me faire ouvrir cette porte.
Pourquoi retiens-tu mes pas?

MERCURE.

Si jusqu’à l’approcher tu pousses ton audace,
Je fais sur toi pleuvoir un orage de coups.

SOSIE.

Quoi! tu veux, par ta menace,
M’empêcher d’entrer chez nous?

18

MERCURE.

Comment! chez nous?

SOSIE.

Oui, chez nous.

MERCURE.

Oh! le traître!
Tu te dis de cette maison?

SOSIE.

Fort bien. Amphitryon n’en est-il pas le maître?

MERCURE.

Eh bien, que fait cette raison?

SOSIE.

Je suis son valet.

MERCURE.

Toi?

SOSIE.

Moi.

MERCURE.

Son valet?

SOSIE.

Sans doute.

MERCURE.

Valet d’Amphitryon?

SOSIE.

D’Amphitryon, de lui.

MERCURE.

Ton nom est...

SOSIE.

Sosie.

MERCURE.

Heu! comment?

SOSIE.

Sosie.

MERCURE.

Écoute:
Sais-tu que de ma main je t’assomme aujourd’hui?

SOSIE.

Pourquoi? De quelle rage est ton âme saisie?

19

MERCURE.

Qui te donne, dis-moi, cette témérité,
De prendre le nom de Sosie?

SOSIE.

Moi, je ne le prends point, je l’ai toujours porté.

MERCURE.

O le mensonge horrible, et l’impudence extrême!
Tu m’oses soutenir que Sosie est ton nom?

SOSIE.

Fort bien; je le soutiens, par la grande raison
Qu’ainsi l’a fait des dieux la puissance suprême,
Et qu’il n’est pas en moi de pouvoir dire non,
Et d’être un autre que moi-même.

MERCURE.

Mille coups de bâton doivent être le prix
D’une pareille effronterie.

SOSIE, battu par Mercure.

Justice, citoyens! Au secours! je vous prie.

MERCURE.

Comment, bourreau, tu fais des cris!

SOSIE.

De mille coups tu me meurtris,
Et tu ne veux pas que je crie?

MERCURE.

C’est ainsi que mon bras...

SOSIE.

L’action ne vaut rien.
Tu triomphes de l’avantage
Que te donne sur moi mon manque de courage;
Et ce n’est pas en user bien.
C’est pure fanfaronnerie[7]
De vouloir profiter de la poltronnerie
De ceux qu’attaque notre bras.
Battre un homme à jeu sûr n’est pas d’une belle âme;
Et le cœur est digne de blâme
Contre les gens qui n’en ont pas.

20

MERCURE.

Eh bien, es-tu Sosie à présent? qu’en dis-tu?

SOSIE.

Tes coups n’ont point en moi fait de métamorphose;
Et tout le changement que je trouve à la chose,
C’est d’être Sosie battu...

MERCURE, menaçant Sosie.

Encor! cent autres coups pour cette autre impudence.

SOSIE.

De grâce, fais trêve à tes coups!

MERCURE.

Fais donc trêve à ton insolence.

SOSIE.

Tout ce qu’il te plaira; je garde le silence.
La dispute est par trop inégale entre nous.

MERCURE.

Es-tu Sosie encor? dis, traître!

SOSIE.

Hélas! je suis ce que tu veux:
Dispose de mon sort tout au gré de tes vœux;
Ton bras t’en a fait le maître.

MERCURE.

Ton nom étoit Sosie, à ce que tu disois?

SOSIE.

Il est vrai jusqu’ici j’ai cru la chose claire;
Mais ton bâton, sur cette affaire,
M’a fait voir que je m’abusois.

MERCURE.

C’est moi qui suis Sosie, et tout Thèbes l’avoue:
Amphitryon jamais n’en eut d’autre que moi.

SOSIE.

Toi, Sosie?

MERCURE.

Oui, Sosie; et, si quelqu’un s’y joue,
Il peut bien prendre garde à soi.

SOSIE, à part.

Ciel! me faut-il ainsi renoncer à moi-même,
Et par un imposteur me voir voler mon nom?
21 Que son bonheur est extrême,
De ce que je suis poltron!
Sans cela, par la mort...

MERCURE.

Entre tes dents, je pense,
Tu murmures je ne sais quoi.

SOSIE.

Non. Mais, au nom des dieux, donne-moi la licence
De parler un moment à toi.

MERCURE.

Parle.

SOSIE.

Mais promets-moi de grâce,
Que les coups n’en seront point.
Signons une trêve.

MERCURE.

Passe:
Va, je t’accorde ce point.

SOSIE.

Qui te jette, dis-moi, dans cette fantaisie?
Que te reviendra-t-il de m’enlever mon nom?
Et peux-tu faire enfin, quand tu serois démon,
Que je ne sois pas moi, que je ne sois Sosie?

MERCURE, levant le bâton sur Sosie.

Comment! tu peux...

SOSIE.

Ah! tout doux:
Nous avons fait trêve aux coups.

MERCURE.

Quoi! pendard, imposteur, coquin!...

SOSIE.

Pour des injures,
Dis-m’en tant que tu voudras;
Ce sont légères blessures,
Et je ne m’en fâche pas.

MERCURE.

Tu te dis Sosie?

22

SOSIE.

Oui. Quelque conte frivole...

MERCURE.

Sus, je romps notre trêve, et reprends ma parole.

SOSIE.

N’importe. Je ne puis m’anéantir pour toi,
Et souffrir un discours si loin de l’apparence.
Être ce que je suis est-il en ta puissance?
Et puis-je cesser d’être moi?
S’avisa-t-on jamais d’une chose pareille?
Et peut-on démentir cent indices pressans?
Rêvé-je? Est-ce que je sommeille?
Ai-je l’esprit troublé par des transports puissans?
Ne sens-je pas bien que je veille?
Ne suis-je pas dans mon bon sens?
Mon maître Amphitryon ne m’a-t-il pas commis
A venir en ces lieux vers Alcmène sa femme?
Ne lui dois-je pas faire, en lui vantant sa flamme,
Un récit de ses faits contre nos ennemis?
Ne suis-je pas du port arrivé tout à l’heure?
Ne tiens-je pas une lanterne en main?
Ne te trouvé-je pas devant notre demeure?
Ne t’y parlé-je pas d’un esprit tout humain?
Ne te tiens-tu pas fort de ma poltronnerie,
Pour m’empêcher d’entrer chez nous?
N’as-tu pas sur mon dos exercé ta furie?
Ne m’as-tu pas roué de coups?
Ah! tout cela n’est que trop véritable;
Et, plût au ciel, le fût-il moins!
Cesse donc d’insulter au sort d’un misérable;
Et laisse à[8] mon devoir s’acquitter de ses soins.

MERCURE.

Arrête, ou sur ton dos le moindre pas attire
Un assommant éclat de mon juste courroux.
Tout ce que tu viens de dire
Est à moi, hormis les coups.

23

SOSIE.

Ce matin, du vaisseau, plein de frayeur en l’âme,
Cette lanterne sait comme je suis parti.
Amphitryon, du camp, vers Alcmène sa femme
M’a-t-il pas envoyé?

MERCURE.

Vous en avez menti.
C’est moi qu’Amphitryon députe vers Alcmène,
Et qui du port Persique arrive de ce pas;
Moi, qui viens annoncer la valeur de son bras
Qui nous fait remporter une victoire pleine,
Et de nos ennemis a mis le chef à bas.
C’est moi qui suis Sosie, enfin, de certitude,
Fils de Dave, honnête berger;
Frère d’Arpage mort en pays étranger;
Mari de Cléanthis la prude,
Dont l’humeur me fait enrager;
Qui dans Thèbe ai reçu mille coups d’étrivière,
Sans en avoir jamais dit rien;
Et jadis en public fus marqué par derrière,
Pour être trop homme de bien.

SOSIE, bas à part.

Il a raison. A moins d’être Sosie,
On ne peut pas savoir tout ce qu’il dit;
Et, dans l’étonnement dont mon âme est saisie,
Je commence, à mon tour, à le croire un petit[9]
En effet, maintenant que je le considère,
Je vois qu’il a de moi taille, mine, action.
Faisons-lui quelque question,
Afin d’éclaircir ce mystère.
Haut.
Parmi tout le butin fait sur nos ennemis,
Qu’est-ce qu’Amphitryon obtient pour son partage?

MERCURE.

Cinq fort gros diamans en nœud proprement mis,
Dont leur chef se paroît comme d’un rare ouvrage.

24

SOSIE.

A qui destine-t-il un si riche présent?

MERCURE.

A sa femme; et sur elle il le veut voir paroître.

SOSIE.

Mais où, pour l’apporter, est-il mis à présent?

MERCURE.

Dans un coffret scellé des armes de mon maître.

SOSIE, à part.

Il ne ment pas d’un mot à chaque repartie;
Et de moi je commence à douter tout de bon.
Près de moi, par la force, il est déjà Sosie;
Il pourrait bien encor l’être par la raison.
Pourtant, quand je me tâte et que je me rappelle,
Il me semble que je suis moi.
Où puis-je rencontrer quelque clarté fidèle,
Pour démêler ce que je voi?
Ce que j’ai fait tout seul, et que n’a vu personne,
A moins d’être moi-même, on ne le peut savoir.
Par cette question il faut que je l’étonne;
C’est de quoi le confondre, et nous allons le voir.
Haut.
Lorsqu’on étoit aux mains, que fis-tu dans nos tentes,
Où tu courus seul te fourrer?

MERCURE.

D’un jambon...

SOSIE, bas, à part.

L’y voilà!

MERCURE.

Que j’allai déterrer,
Je coupai bravement deux tranches succulentes,
Dont je sus fort bien me bourrer.
Et, joignant à cela d’un vin que l’on ménage,
Et dont, avant le goût, les yeux se contentoient,
Je pris un peu de courage
Pour nos gens qui se battoient.

SOSIE, bas, à part.

Cette preuve sans pareille
En sa faveur conclut bien;
25 Et l’on n’y peut dire rien,
S’il n’étoit dans la bouteille.
Haut.
Je ne saurois nier, aux preuves qu’on m’expose,
Que tu ne sois Sosie, et j’y donne ma voix.
Mais, si tu l’es, dis-moi qui tu veux que je sois,
Car encor faut-il bien que je sois quelque chose.

MERCURE.

Quand je ne serai plus Sosie,
Sois-le, j’en demeure d’accord;
Mais, tant que je le suis, je te garantis mort,
Si tu prends cette fantaisie.

SOSIE.

Tout cet embarras met mon esprit sur les dents,
Et la raison à ce qu’on voit s’oppose.
Mais il faut terminer enfin par quelque chose;
Et le plus court pour moi, c’est d’entrer là-dedans.

MERCURE.

Ah! tu prends donc, pendard! goût à la bastonnade?

SOSIE, battu par Mercure.

Ah! qu’est-ce-ci? grands dieux! il frappe un ton plus fort,
Et mon dos pour un mois en doit être malade.
Laissons ce diable d’homme et retournons au port.
O juste ciel! j’ai fait une belle ambassade!

MERCURE, seul.

Enfin je l’ai fait fuir; et, sous ce traitement,
De beaucoup d’actions il a reçu la peine;
Mais je vois Jupiter, que fort civilement
Reconduit l’amoureuse Alcmène.

SCÈNE III.—JUPITER, sous la figure d’Amphitryon; ALCMÈNE, CLÉANTHIS, MERCURE.

JUPITER.

Défendez, chère Alcmène, aux flambeaux d’approcher.
Ils m’offrent des plaisirs en m’offrant votre vue;
Mais ils pourroient ici découvrir ma venue,
Qu’il est à propos de cacher.
26 Mon amour, que gênoient tous ces soins éclatans
Où me tenoit lié la gloire de nos armes,
Aux devoirs de ma charge a volé les instans
Qu’il vient de donner à vos charmes.
Ce vol, qu’à vos beautés mon cœur a consacré,
Pourroit être blâmé dans la bouche publique,
Et j’en veux pour témoin unique
Celle qui peut m’en savoir gré.

ALCMÈNE.

Je prends, Amphitryon, grande part à la gloire
Que répandent sur vous vos illustres exploits;
Et l’éclat de votre victoire
Sait toucher de mon cœur les sensibles endroits;
Mais, quand je vois que cet honneur fatal
Éloigne de moi ce que j’aime,
Je ne puis m’empêcher, dans ma tendresse extrême,
De lui vouloir un peu de mal,
Et d’opposer mes vœux à cet ordre suprême
Qui des Thébains vous fait le général,
C’est une douce chose, après une victoire,
Que la gloire où l’on voit ce qu’on aime élevé;
Mais, parmi les périls mêlés à cette gloire,
Un triste coup, hélas! est bientôt arrivé.
De combien de frayeurs a-t-on l’âme blessée,
Au moindre choc dont on entend parler!
Voit-on, dans les horreurs d’une telle pensée,
Par où jamais se consoler
Du coup dont on est menacée!
Et, de quelque laurier qu’on couronne un vainqueur,
Quelque part que l’on ait à cet honneur suprême,
Vaut-il ce qu’il en coûte aux tendresses d’un cœur
Qui peut, à tout moment, trembler pour ce qu’il aime?

JUPITER.

Je ne vois rien en vous dont mon feu ne s’augmente;
Tout y marque à mes yeux un cœur bien enflammé;
Et c’est je vous l’avoue, une chose charmante
De trouver tant d’amour dans un objet aimé,
27 Mais, si je l’ose dire, un scrupule me gêne,
Aux tendres sentimens que vous me faites voir;
Et, pour les bien goûter, mon amour, chère Alcmène,
Voudroit n’y voir entrer rien de votre devoir;
Qu’à votre seule ardeur, qu’à ma seule personne,
Je dusse les faveurs que je reçois de vous;
Et que la qualité que j’ai de votre époux
Ne fût point ce qui me les donne.

ALCMÈNE.

C’est de ce nom pourtant que l’ardeur qui me brûle
Tient le droit de paroître au jour;
Et je ne comprends rien à ce nouveau scrupule
Dont s’embarrasse votre amour.

JUPITER.

Ah! ce que j’ai pour vous d’ardeur et de tendresse
Passe aussi celle d’un époux;
Et vous ne savez pas, dans des momens si doux,
Quelle en est la délicatesse:
Vous ne concevez point qu’un cœur bien amoureux
Sur cent petits égards s’attache avec étude,
Et se fait une inquiétude
De la manière d’être heureux.
En moi, belle et charmante Alcmène,
Vous voyez un mari, vous voyez un amant;
Mais l’amant seul me touche, à parler franchement;
Et je sens, près de vous, que le mari le gêne.
Cet amant, de vos vœux jaloux au dernier point,
Souhaite qu’à lui seul votre cœur s’abandonne;
Et sa passion ne veut point
De ce que le mari lui donne.
Il veut de pure source obtenir vos ardeurs,
Et ne veut rien tenir des nœuds de l’hyménée,
Rien d’un fâcheux devoir qui fait agir les cœurs,
Et par qui tous les jours des plus chères faveurs
La douceur est empoisonnée.
Dans le scrupule enfin dont il est combattu,
Il veut, pour satisfaire à sa délicatesse,
Que vous le sépariez d’avec ce qui le blesse,
28 Que le mari ne soit que pour votre vertu,
Et que de votre cœur, de bonté revêtu,
L’amant ait tout l’amour et toute la tendresse.

ALCMÈNE.

Amphitryon, en vérité,
Vous vous moquez de tenir ce langage;
Et j’aurois peur qu’on ne vous crût pas sage,
Si de quelqu’un vous étiez écouté.

JUPITER.

Ce discours est plus raisonnable,
Alcmène, que vous ne pensez.
Mais un plus long séjour me rendroit trop coupable,
Et du retour au port les momens sont pressés.
Adieu. De mon devoir l’étrange barbarie
Pour un temps m’arrache de vous,
Mais, belle Alcmène, au moins, quand vous verrez l’époux,
Songez à l’amant, je vous prie.

ALCMÈNE.

Je ne sépare point ce qu’unissent les dieux;
Et l’époux et l’amant me sont fort précieux.

SCÈNE IV.—CLÉANTHIS, MERCURE.

CLÉANTHIS, à part.

O ciel! que d’aimables caresses
D’un époux ardemment chéri!
Et que mon traître de mari
Est loin de toutes ces tendresses!

MERCURE, à part.

La Nuit, qu’il me faut avertir,
N’a plus qu’à plier tous ses voiles,
Et, pour effacer les étoiles,
Le soleil de son lit peut maintenant sortir.

CLÉANTHIS, arrêtant Mercure.

Quoi! c’est ainsi que l’on me quitte!

MERCURE.

Et comment donc? Ne veux-tu pas
Que de mon devoir je m’acquitte,
29 Et que d’Amphitryon j’aille suivre les pas?

CLÉANTHIS.

Mais avec cette brusquerie,
Traître! de moi te séparer!

MERCURE.

Le beau sujet de fâcherie!
Nous avons tant de temps ensemble à demeurer!

CLÉANTHIS.

Mais quoi! partir ainsi d’une façon brutale,
Sans me dire un seul mot de douceur pour régale[10]!

MERCURE.

Diantre! où veux-tu que mon esprit
T’aille chercher des fariboles?
Quinze ans de mariage épuisent les paroles;
Et depuis un long temps nous nous sommes tout dit.

CLÉANTHIS.

Regarde, traître! Amphitryon;
Vois combien pour Alcmène il étale de flamme:
Et rougis, là-dessus, du peu de passion
Que tu témoignes pour ta femme.

MERCURE.

Eh! mon Dieu! Cléanthis, ils sont encore amans.
Il est certain âge où tout passe;
Et ce qui leur sied bien dans ces commencemens,
En nous, vieux mariés, auroit mauvaise grâce.
Il nous feroit beau voir, attachés face à face,
A pousser les beaux sentimens!

CLÉANTHIS.

Quoi! suis-je hors d’état, perfide, d’espérer
Qu’un cœur auprès de moi soupire?

MERCURE.

Non, je n’ai garde de le dire;
Mais je suis trop barbon pour oser soupirer,
Et je ferois crever de rire.

CLÉANTHIS.

Mérites-tu, pendard, cet insigne bonheur
De te voir pour épouse une femme d’honneur?

30

MERCURE.

Mon Dieu! tu n’es que trop honnête;
Ce grand honneur ne me vaut rien.
Ne sois point si femme de bien,
Et me romps un peu moins la tête.

CLÉANTHIS.

Comment! de trop bien vivre on te voit me blâmer!

MERCURE.

La douceur d’une femme est tout ce qui me charme;
Et ta vertu fait un vacarme
Qui ne cesse de m’assommer.

CLÉANTHIS.

Il te faudroit des cœurs pleins de fausses tendresses,
De ces femmes aux beaux et louables talens,
Qui savent accabler leurs maris de caresses,
Pour leur faire avaler l’usage des galans.

MERCURE.

Ma foi, veux-tu que je te dise?
Un mal d’opinion ne touche que les sots;
Et je prendrois pour ma devise:
«Moins d’honneur et plus de repos.»

CLÉANTHIS.

Comment! tu souffrirois, sans nulle répugnance,
Que j’aimasse un galant avec toute licence?

MERCURE.

Oui, si je n’étois plus de tes cris rebattu,
Et qu’on te vît changer d’humeur et de méthode.
J’aime mieux un vice commode
Qu’une fatigante vertu.
Adieu, Cléanthis, ma chère âme;
Il me faut suivre Amphitryon.

CLÉANTHIS, seule.

Pourquoi, pour punir cet infâme,
Mon cœur n’a-t-il assez de résolution?
Ah! que dans cette occasion
J’enrage d’être honnête femme!

31

ACTE II

SCÈNE I.—AMPHITRYON, SOSIE.

AMPHITRYON.

Viens çà, bourreau, viens çà. Sais-tu maître fripon,
Qu’à te faire assommer ton discours peut suffire,
Et que, pour te traiter comme je le désire,
Mon courroux n’attend qu’un bâton?

SOSIE.

Si vous le prenez sur ce ton,
Monsieur, je n’ai plus rien à dire,
Et vous aurez toujours raison.

AMPHITRYON.

Quoi! tu veux me donner pour des vérités, traître,
Des contes que je vois d’extravagance outrés?

SOSIE.

Non: je suis le valet, et vous êtes le maître;
Il n’en sera, monsieur, que ce que vous voudrez.

AMPHITRYON.

Çà, je veux étouffer le courroux qui m’enflamme,
Et, tout du long, t’ouïr sur ta commission.
Il faut, avant que voir ma femme,
Que je débrouille ici cette confusion.
Rappelle tous tes sens, rentre bien dans ton âme,
Et réponds mot pour mot à chaque question.

SOSIE.

Mais, de peur d’incongruité,
Dites-moi, de grâce, à l’avance,
De quel air il vous plaît que ceci soit traité.
Parlerai-je, monsieur, selon ma conscience,
Ou comme auprès des grands on le voit usité?
Faut-il dire la vérité,
Ou bien user de complaisance?

AMPHITRYON.

Non; je ne te veux obliger
32 Qu’à me rendre de tout un compte fort sincère.

SOSIE.

Bon. C’est assez, laissez-moi faire;
Vous n’avez qu’à m’interroger.

AMPHITRYON.

Sur l’ordre que tantôt je t’avois su prescrire...

SOSIE.

Je suis parti, les cieux d’un noir crêpe voilés,
Pestant fort contre vous dans ce fâcheux martyre,
Et maudissant vingt fois l’ordre dont vous parlez.

AMPHITRYON.

Comment, coquin!

SOSIE.

Monsieur, vous n’avez rien qu’à dire[11],
Je mentirai, si vous voulez.

AMPHITRYON.

Voilà comme un valet montre pour nous du zèle!
Passons. Sur les chemins que t’est-il arrivé?

SOSIE.

D’avoir une frayeur mortelle
Au moindre objet que j’ai trouvé.

AMPHITRYON.

Poltron!

SOSIE.

En nous formant, nature a ses caprices;
Divers penchans en nous elle fait observer;
Les uns à s’exposer trouvent mille délices;
Moi, j’en trouve à me conserver.

AMPHITRYON.

Arrivant au logis...

SOSIE.

J’ai, devant notre porte,
En moi-même voulu répéter un petit[12]
Sur quel ton et de quelle sorte
Je ferois du combat le glorieux récit.

33

AMPHITRYON.

Ensuite?

SOSIE.

On m’est venu troubler et mettre en peine.

AMPHITRYON.

Et qui?

SOSIE.

Sosie; un moi, un moi, de vos ordres jaloux,
Que vous avez du port envoyé vers Alcmène,
Et qui de nos secrets a connaissance pleine,
Comme le moi qui parle à vous.

AMPHITRYON.

Quels contes!

SOSIE.

Non, monsieur, c’est la vérité pure.
Ce moi plus tôt que moi s’est au logis trouvé;
Et j’étois venu, je vous jure,
Avant que je fusse arrivé.

AMPHITRYON.

D’où peut procéder, je te prie,
Ce galimatias maudit?
Est-ce songe? est-ce ivrognerie,
Aliénation d’esprit,
Ou méchante plaisanterie?

SOSIE.

Non, c’est la chose comme elle est,
Et point du tout conte frivole,
Je suis homme d’honneur, j’en donne ma parole,
Et vous m’en croirez, s’il vous plaît.
Je vous dis que, croyant n’être qu’un seul Sosie,
Je me suis trouvé deux chez nous;
Et que de ces deux moi, piqués de jalousie,
L’un est à la maison, et l’autre est avec vous;
Que le moi que voici, chargé de lassitude,
A trouvé l’autre moi frais, gaillard et dispos,
Et n’ayant d’autre inquiétude
Que de battre et casser des os.

34

AMPHITRYON.

Il faut être, je le confesse,
D’un esprit bien posé, bien tranquille, bien doux,
Pour souffrir qu’un valet de chansons me repaisse.

SOSIE.

Si vous vous mettez en courroux,
Plus de conférence entre nous;
Vous savez que d’abord tout cesse.

AMPHITRYON.

Non, sans emportement je te veux écouter;
Je l’ai promis. Mais dis, en bonne conscience,
Au mystère nouveau que tu me viens conter
Est-il quelque ombre d’apparence?

SOSIE.

Non; vous avez raison, et la chose à chacun
Hors de créance doit paroître.
C’est un fait à n’y rien connoître,
Un conte extravagant, ridicule, importun;
Cela choque le sens commun;
Mais cela ne laisse pas d’être.

AMPHITRYON.

Le moyen d’en rien croire, à moins qu’être insensé!

SOSIE.

Je ne l’ai pas cru, moi, sans une peine extrême.
Je me suis d’être deux senti l’esprit blessé,
Et longtemps d’imposteur j’ai traité ce moi-même;
Mais à me reconnoître enfin il m’a forcé:
J’ai vu que c’était moi, sans aucun stratagème.
Des pieds jusqu’à la tête il est comme moi fait,
Beau, l’air noble, bien pris, les manières charmantes;
Enfin, deux gouttes de lait
Ne sont pas plus ressemblantes;
Et n’étoit que ses mains sont un peu trop pesantes,
J’en serois fort satisfait.

AMPHITRYON.

A quelle patience il faut que je m’exhorte!
Mais enfin, n’es-tu pas entré dans la maison?

35

SOSIE.

Bon, entré! Eh! de quelle sorte?
Ai-je voulu jamais entendre de raison?
Et ne me suis-je pas interdit notre porte?

AMPHITRYON.

Comment donc?

SOSIE.

Avec un bâton,
Dont mon dos sent encore une douleur très-forte.

AMPHITRYON.

On t’a battu?

SOSIE.

Vraiment.

AMPHITRYON.

Et qui?

SOSIE.

Moi.

AMPHITRYON.

Toi, te battre?

SOSIE.

Oui, moi; non pas le moi d’ici,
Mais le moi du logis, qui frappe comme quatre.

AMPHITRYON.

Te confonde le ciel de me parler ainsi!

SOSIE.

Ce ne sont point des badinages:
Le moi que j’ai trouvé tantôt
Sur le moi qui vous parle a de grands avantages;
Il a le bras fort, le cœur haut:
J’en ai reçu des témoignages;
Et ce diable de moi m’a rossé comme il faut;
C’est un drôle qui fait des rages.

AMPHITRYON.

Achevons. As-tu vu ma femme?

SOSIE.

Non.

AMPHITRYON.

Pourquoi?

36

SOSIE.

Par une raison assez forte.

AMPHITRYON.

Qui t’a fait y manquer, maraud? Explique-toi.

SOSIE.

Faut-il le répéter vingt fois de même sorte?
Moi, vous dis-je, ce moi plus robuste que moi;
Ce moi qui s’est de force emparé de la porte;
Ce moi qui m’a fait filer doux;
Ce moi qui le seul moi veut être;
Ce moi de moi-même jaloux;
Ce moi vaillant, dont le courroux
Au moi poltron s’est fait connoître;
Enfin ce moi qui suis chez nous;
Ce moi qui s’est montré mon maître;
Ce moi qui m’a roué de coups.

AMPHITRYON.

Il faut que ce matin, à force de trop boire,
Il se soit troublé le cerveau.

SOSIE.

Je veux être pendu, si j’ai bu que de l’eau!
A mon serment on m’en peut croire.

AMPHITRYON.

Il faut donc qu’au sommeil tes sens se soient portés,
Et qu’un songe fâcheux, dans ces confus mystères,
T’ait fait voir toutes les chimères,
Dont tu me fais des vérités.

SOSIE.

Tout aussi peu. Je n’ai point sommeillé,
Et n’en ai même aucune envie.
Je vous parle bien éveillé;
J’étois bien éveillé ce matin, sur ma vie;
Et bien éveillé même étoit l’autre Sosie,
Quand il m’a si bien étrillé.

AMPHITRYON.

Suis-moi; je t’impose silence:
C’est trop me fatiguer l’esprit;
Et je suis un vrai fou d’avoir la patience
37 D’écouter d’un valet les sottises qu’il dit.

SOSIE, à part.

Tous les discours sont des sottises,
Partant d’un homme sans éclat:
Ce seroient paroles exquises
Si c’étoit un grand qui parlât.

AMPHITRYON.

Entrons sans davantage attendre.
Mais Alcmène paroît avec tous ses appas;
En ce moment sans doute elle ne m’attend pas,
Et mon abord la va surprendre.

SCÈNE II.—ALCMÈNE, AMPHITRYON, CLÉANTHIS, SOSIE.

ALCMÈNE, sans voir Amphitryon.

Allons pour mon époux, Cléanthis, vers les dieux,
Nous acquitter de nos hommages,
Et les remercier des succès glorieux
Dont Thèbes, par son bras, goûte les avantages.
Apercevant Amphitryon.
O dieux!

AMPHITRYON.

Fasse le ciel qu’Amphitryon vainqueur
Avec plaisir soit revu de sa femme!
Et que ce jour, favorable à ma flamme,
Vous redonne à mes yeux avec le même cœur!
Que j’y retrouve autant d’ardeur
Que vous en rapporte mon âme!

ALCMÈNE.

Quoi! de retour sitôt?

AMPHITRYON.

Certes, c’est, en ce jour,
Me donner de vos feux un mauvais témoignage;
Et ce «Quoi! sitôt de retour?»
En ces occasions n’est guère le langage
D’un cœur bien enflammé d’amour.
J’osois me flatter en moi-même
38 Que loin de vous j’aurois trop demeuré.
L’attente d’un retour ardemment désiré
Donne à tous les instans une longueur extrême;
Et l’absence de ce qu’on aime,
Quelque peu qu’elle dure, a toujours trop duré.

ALCMÈNE.

Je ne vois...

AMPHITRYON.

Non, Alcmène, à son impatience
On mesure le temps en de pareils états;
Et vous comptez les momens de l’absence
En personne qui n’aime pas.
Lorsque l’on aime comme il faut,
Le moindre éloignement nous tue,
Et ce dont on chérit la vue
Ne revient jamais assez tôt.
De votre accueil, je le confesse,
Se plaint ici mon amoureuse ardeur;
Et j’attendois de votre cœur
D’autres transports de joie et de tendresse.

ALCMÈNE.

J’ai peine à comprendre sur quoi
Vous fondez les discours que je vous entends faire;
Et, si vous vous plaignez de moi,
Je ne sais pas, de bonne foi,
Ce qu’il faut pour vous satisfaire.
Hier au soir, ce me semble, à votre heureux retour,
On me vit témoigner une joie assez tendre,
Et rendre aux soins de votre amour
Tout ce que de mon cœur vous aviez lieu d’attendre.

AMPHITRYON.

Comment?

ALCMÈNE.

Ne fis-je pas éclater à vos yeux
Les soudains mouvemens d’une entière allégresse?
Et le transport d’un cœur peut-il s’expliquer mieux,
Au retour d’un époux qu’on aime avec tendresse?

39

AMPHITRYON.

Que me dites-vous là?

ALCMÈNE.

Que même votre amour
Montra de mon accueil une joie incroyable;
Et que, m’ayant quittée à la pointe du jour,
Je ne vois pas qu’à ce soudain retour
Ma surprise soit si coupable.

AMPHITRYON.

Est-ce que du retour que j’ai précipité
Un songe, cette nuit, Alcmène, dans votre âme,
A prévenu la vérité?
Et que, m’ayant peut-être en dormant bien traité,
Votre cœur se croit vers ma flamme
Assez amplement acquitté?

ALCMÈNE.

Est-ce qu’une vapeur, par sa malignité,
Amphitryon, a, dans votre âme,
Du retour d’hier au soir brouillé la vérité,
Et que du doux accueil duquel je m’acquittai
Votre cœur prétend à ma flamme
Ravir toute l’honnêteté?

AMPHITRYON.

Cette vapeur, dont vous me régalez,
Est un peu, ce me semble, étrange.

ALCMÈNE.

C’est ce qu’on peut donner pour change,
Au songe dont vous me parlez.

AMPHITRYON.

A moins d’un songe, on ne peut pas, sans doute,
Excuser ce qu’ici votre bouche me dit.

ALCMÈNE.

A moins d’une vapeur qui vous trouble l’esprit,
On ne peut pas sauver ce que de vous j’écoute.

AMPHITRYON.

Laissons un peu cette vapeur, Alcmène.

ALCMÈNE.

Laissons un peu ce songe, Amphitryon.

40

AMPHITRYON.

Sur le sujet dont il est question,
Il n’est guère de jeu que trop loin on ne mène.

ALCMÈNE.

Sans doute; et, pour marque certaine,
Je commence à sentir un peu d’émotion.

AMPHITRYON.

Est-ce donc que par là vous voulez essayer
A réparer l’accueil dont je vous ai fait plainte?

ALCMÈNE.

Est-ce donc que par cette feinte
Vous désirez vous égayer?

AMPHITRYON.

Ah! de grâce, cessons, Alcmène, je vous prie,
Et parlons sérieusement.

ALCMÈNE.

Amphitryon, c’est trop pousser l’amusement;
Finissons cette raillerie.

AMPHITRYON.

Quoi! vous osez me soutenir en face
Que plus tôt qu’à cette heure on m’ait ici pu voir?

ALCMÈNE.

Quoi! vous voulez nier avec audace
Que dès hier en ces lieux vous vîntes sur le soir?

AMPHITRYON.

Moi! je vins hier?

ALCMÈNE.

Sans doute; et dès devant l’aurore
Vous vous en êtes retourné.

AMPHITRYON, à part.

Ciel! un pareil débat s’est-il pu voir encore?
Et qui de tout ceci ne seroit étonné?
Sosie!

SOSIE.

Elle a besoin de six grains d’ellébore,
Monsieur; son esprit est tourné.

AMPHITRYON.

Alcmène, au nom de tous les dieux,
41 Ce discours a d’étranges suites!
Reprenez vos sens un peu mieux,
Et pensez à ce que vous dites.

ALCMÈNE.

J’y pense mûrement aussi;
Et tous ceux du logis ont vu votre arrivée.
J’ignore quel motif vous fait agir ainsi;
Mais, si la chose avoit besoin d’être prouvée,
S’il étoit vrai qu’on pût ne s’en souvenir pas,
De qui puis-je tenir, que de vous, la nouvelle
Du dernier de tous vos combats,
Et les cinq diamans que portoit Ptérélas,
Qu’a fait dans la nuit éternelle
Tomber l’effort de votre bras?
En pourroit-on vouloir un plus sûr témoignage?

AMPHITRYON.

Quoi! je vous ai déjà donné
Le nœud de diamans que j’eus pour mon partage,
Et que je vous ai destiné?

ALCMÈNE.

Assurément. Il n’est pas difficile
De vous en bien convaincre.

AMPHITRYON.

Et comment?

ALCMÈNE, montrant le nœud de diamans à sa ceinture.

Le voici.

AMPHITRYON.

Sosie!

SOSIE, tirant de sa poche un coffret.

Elle se moque, et je le tiens ici:
Monsieur, la feinte est inutile.

AMPHITRYON, regardant le coffret.

Le cachet est entier.

ALCMÈNE présentant à Amphitryon le nœud de diamans.

Est-ce une vision?
Tenez. Trouverez-vous cette preuve assez forte?

AMPHITRYON.

Ah! ciel! ô juste ciel!

42

ALCMÈNE.

Allez, Amphitryon,
Vous vous moquez d’en user de la sorte;
Et vous en devriez avoir confusion.

AMPHITRYON.

Romps vite ce cachet.
SOSIE, ayant ouvert le coffret.
Ma foi, la place est vide.
Il faut que, par magie, on ait su le tirer,
Ou bien que de lui-même il soit venu, sans guide,
Vers celle qu’il a su qu’on en vouloit parer.

AMPHITRYON, à part.

O dieux! dont le pouvoir sur les choses préside,
Quelle est cette aventure, et qu’en puis-je augurer
Dont mon amour ne s’intimide?

SOSIE, à Amphitryon.

Si sa bouche dit vrai, nous avons même sort,
Et, de même que moi, monsieur, vous êtes double.

AMPHITRYON.

Tais-toi!

ALCMÈNE.

Sur quoi vous étonner si fort;
Et d’où peut naître ce grand trouble?

AMPHITRYON, à part.

O ciel! quel étrange embarras!
Je vois des incidens qui passent la nature;
Et mon honneur redoute une aventure
Que mon esprit ne comprend pas.

ALCMÈNE.

Songez-vous, en tenant cette preuve sensible,
A me nier encor votre retour pressé?

AMPHITRYON.

Non; mais, à ce retour, daignez, s’il est possible,
Me conter ce qui s’est passé.

ALCMÈNE.

Puisque vous demandez un récit de la chose,
Vous voulez dire donc que ce n’étoit pas vous?

43

AMPHITRYON.

Pardonnez-moi; mais j’ai certaine cause
Qui me fait demander ce récit entre nous.

ALCMÈNE.

Les soucis importans qui vous peuvent saisir
Vous ont-ils fait si vite en perdre la mémoire?

AMPHITRYON.

Peut-être; mais enfin vous me ferez plaisir
De m’en dire toute l’histoire.

ALCMÈNE.

L’histoire n’est pas longue. A vous je m’avançai,
Pleine d’une aimable surprise,
Tendrement je vous embrassai,
Et témoignai ma joie à plus d’une reprise.

AMPHITRYON, à part.

Ah! d’un si doux accueil je me serois passé.

ALCMÈNE.

Vous me fîtes d’abord ce présent d’importance,
Que du butin conquis vous m’aviez destiné,
Votre cœur avec véhémence
M’étala de ses feux toute la violence,
Et les soins importuns qui l’avoient enchaîné,
L’aise de me revoir, les tourmens de l’absence,
Tout le souci que son impatience
Pour le retour s’étoit donné;
Et jamais votre amour, en pareille occurrence,
Ne me parut si tendre et si passionné.

AMPHITRYON, à part.

Peut-on plus vivement se voir assassiné!

ALCMÈNE.

Tous ces transports, toute cette tendresse,
Comme vous croyez bien, ne me déplaisoient pas;
Et, s’il faut que je le confesse,
Mon cœur, Amphitryon, y trouvoit mille appas.

AMPHITRYON.

Ensuite, s’il vous plaît?

ALCMÈNE.

Nous nous entrecoupâmes
44 De mille questions qui pouvoient nous toucher.
On servit. Tête à tête ensemble nous soupâmes;
Et, le souper fini, nous nous fûmes coucher.

AMPHITRYON.

Ensemble?

ALCMÈNE.

Assurément. Quelle est cette demande?

AMPHITRYON, à part.

Ah! c’est ici le coup le plus cruel de tous,
Et dont à s’assurer trembloit mon feu jaloux.

ALCMÈNE.

D’où vous vient, à ce mot, une rougeur si grande?
Ai-je fait quelque mal de coucher avec vous?

AMPHITRYON.

Non, ce n’étoit pas moi, pour ma douleur sensible;
Et qui dit qu’hier ici mes pas se sont portés
Dit, de toutes les faussetés,
La fausseté la plus horrible.

ALCMÈNE.

Amphitryon!

AMPHITRYON.

Perfide!

ALCMÈNE.

Ah! quel emportement!

AMPHITRYON.

Non, non, plus de douceur et plus de déférence;
Ce revers vient à bout de toute ma constance;
Et mon cœur ne respire, en ce fatal moment,
Et que fureur et que vengeance!

ALCMÈNE.

De qui donc vous venger? et quel manque de foi
Vous fait ici me traiter de coupable?

AMPHITRYON.

Je ne sais pas; mais ce n’étoit pas moi:
Et c’est un désespoir qui de tout rend capable.

ALCMÈNE.

Allez, indigne époux, le fait parle de soi,
Et l’imposture est effroyable.
45 C’est trop me pousser là-dessus,
Et d’infidélité me voir trop condamnée.
Si vous cherchez, dans ces transports confus,
Un prétexte à briser les nœuds d’un hyménée
Qui me tient à vous enchaînée,
Tous ces détours sont superflus;
Et me voilà déterminée
A souffrir qu’en ce jour nos liens soient rompus.

AMPHITRYON.

Après l’indigne affront que l’on me fait connoître,
C’est bien à quoi, sans doute, il faut vous préparer:
C’est le moins qu’on doit voir; et les choses peut-être
Pourront n’en pas là demeurer.
Le déshonneur est sûr, mon malheur m’est visible,
Et mon amour en vain voudroit me l’obscurcir;
Mais le détail encor ne m’en est pas sensible,
Et mon juste courroux prétend s’en éclaircir.
Votre frère déjà peut hautement répondre
Que, jusqu’à ce matin, je ne l’ai point quitté:
Je m’en vais le chercher, afin de vous confondre
Sur ce retour qui m’est faussement imputé.
Après, nous percerons jusqu’au fond d’un mystère
Jusques à présent inouï;
Et, dans les mouvemens d’une juste colère,
Malheur à qui m’aura trahi!

SOSIE.

Monsieur...

AMPHITRYON.

Ne m’accompagne pas,
Et demeure ici pour m’attendre.

CLÉANTHIS, à Alcmène.

Faut-il...

ALCMÈNE.

Je ne puis rien entendre:
Laisse-moi seule, et ne suis point mes pas.

46

SCÈNE III.—CLÉANTHIS, SOSIE.

CLÉANTHIS, à part.

Il faut que quelque chose ait brouillé sa cervelle;
Mais le frère sur-le-champ
Finira cette querelle.

SOSIE, à part.

C’est ici pour mon maître un coup assez touchant;
Et son aventure est cruelle.
Je crains fort pour mon fait quelque chose approchant,
Et je m’en veux, tout doux, éclaircir avec elle.

CLÉANTHIS, à part.

Voyez s’il me viendra seulement aborder!
Mais je veux m’empêcher de rien faire paroître.

SOSIE, à part.

La chose quelquefois est fâcheuse à connoître,
Et je tremble à la demander.
Ne vaudroit-il pas mieux, pour ne rien hasarder,
Ignorer ce qu’il en peut être?
Allons, tout coup vaille, il faut voir,
Et je ne m’en saurois défendre.
La foiblesse humaine est d’avoir
Des curiosités d’apprendre
Ce qu’on ne voudroit pas savoir.
Dieu te gard’, Cléanthis!

CLÉANTHIS.

Ah! ah! tu t’en avises,
Traître, de t’approcher de nous!

SOSIE.

Mon Dieu! qu’as-tu? Toujours on te voit en courroux,
Et sur rien tu te formalises!

CLÉANTHIS.

Qu’appelles-tu sur rien? dis.

SOSIE.

J’appelle sur rien
Ce qui sur rien s’appelle en vers ainsi qu’en prose;
47 Et rien, comme tu le sais bien,
Veut dire rien, ou peu de chose.

CLÉANTHIS.

Je ne sais qui me tient, infâme!
Que je ne t’arrache les yeux,
Et ne t’apprenne où va le courroux d’une femme.

SOSIE.

Holà! D’où te vient donc ce transport furieux?

CLÉANTHIS.

Tu n’appelles donc rien le procédé, peut-être,
Qu’avec moi ton cœur a tenu?

SOSIE.

Et quel?

CLÉANTHIS.

Quoi! tu fais l’ingénu?
Est-ce qu’à l’exemple du maître
Tu veux dire qu’ici tu n’es pas revenu?

SOSIE.

Non, je sais fort bien le contraire;
Mais je ne t’en fais pas le fin.
Nous avions bu de je ne sais quel vin,
Qui m’a fait oublier tout ce que j’ai pu faire.

CLÉANTHIS.

Tu crois peut-être excuser par ce trait...

SOSIE.

Non, tout de bon, tu m’en peux croire,
J’étois dans un état où je puis avoir fait
Des choses dont j’aurois regret,
Et dont je n’ai nulle mémoire.

CLÉANTHIS.

Tu ne te souviens point du tout de la manière
Dont tu m’as su traiter, étant venu du port?

SOSIE.

Non plus que rien. Tu peux m’en faire le rapport:
Je suis équitable et sincère,
Et me condamnerai moi-même, si j’ai tort.

48

CLÉANTHIS.

Comment! Amphitryon m’ayant su disposer[13],
Jusqu’à ce que tu vins j’avois poussé ma veille;
Mais je ne vis jamais une froideur pareille:
De ta femme il fallut moi-même t’aviser;
Et, lorsque je fus te baiser,
Tu détournas le nez et me donnas l’oreille.

SOSIE.

Bon!

CLÉANTHIS.

Comment! bon?

SOSIE.

Mon Dieu! tu ne sais pas pourquoi,
Cléanthis, je tiens ce langage:
J’avois mangé de l’ail, et fis, en homme sage,
De détourner un peu mon haleine de toi.

CLÉANTHIS.

Je te sus exprimer des tendresses de cœur;
Mais à tous mes discours tu fus comme une souche,
Et jamais un mot de douceur
Ne te put sortir de la bouche.

SOSIE, à part.

Courage!

CLÉANTHIS.

Enfin ma flamme eut beau s’émanciper,
Sa chaste ardeur en toi ne trouva rien que glace;
Et, dans un tel retour, je te vis la tromper
Jusqu’à faire refus de prendre au lit la place
Que les lois de l’hymen t’obligent d’occuper.

SOSIE.

Quoi! je ne couchai point?

CLÉANTHIS.

Non, lâche!

SOSIE.

Est-il possible!

49

CLÉANTHIS.

Traître! il n’est que trop assuré.
C’est de tous les affronts l’affront le plus sensible;
Et, loin que ce matin ton cœur l’ait réparé,
Tu t’es d’avec moi séparé
Par des discours chargés d’un mépris tout visible.

SOSIE.

Vivat Sosie!

CLÉANTHIS.

Eh quoi! ma plainte a cet effet!
Tu ris après ce bel ouvrage!

SOSIE.

Que je suis de moi satisfait!

CLÉANTHIS.

Exprime-t-on ainsi le regret d’un outrage?

SOSIE.

Je n’aurois jamais cru que j’eusse été si sage.

CLÉANTHIS.

Loin de te condamner d’un si perfide trait,
Tu m’en fais éclater la joie en ton visage!

SOSIE.

Mon Dieu! tout doucement! Si je parois joyeux,
Crois que j’en ai dans l’âme une raison très-forte,
Et que, sans y penser, je ne fis jamais mieux
Que d’en user tantôt avec toi de la sorte.

CLÉANTHIS.

Traître! te moques-tu de moi?

SOSIE.

Non, je te parle avec franchise.
En l’état où j’étois, j’avois certain effroi
Dont, avec ton discours, mon âme s’est remise,
Je m’appréhendois fort, et craignois qu’avec toi
Je n’eusse fait quelque sottise.

CLÉANTHIS.

Quelle est cette frayeur? et sachons donc pourquoi.

SOSIE.

Les médecins disent, quand on est ivre,
Que de sa femme, on se doit abstenir,
50 Et que dans cet état il ne peut provenir
Que des enfans pesans et qui ne sauroient vivre.
Vois, si mon cœur n’eût su de froideur se munir,
Quels inconvéniens auroient pu s’en ensuivre!

CLÉANTHIS.

Je me moque des médecins,
Avec leurs raisonnemens fades:
Qu’ils règlent ceux qui sont malades,
Sans vouloir gouverner les gens qui sont bien sains.
Ils se mêlent de trop d’affaires,
De prétendre tenir nos chastes feux gênés;
Et sur les jours caniculaires
Ils nous donnent encore, avec leurs lois sévères,
De cent sots contes par le nez.

SOSIE.

Tout doux!

CLÉANTHIS.

Non, je soutiens que cela conclut mal;
Ces raisons sont raisons d’extravagantes têtes.
Il n’est ni vin ni temps qui puisse être fatal
A remplir le devoir de l’amour conjugal;
Et les médecins sont des bêtes.

SOSIE.

Contre eux, je t’en supplie, apaise ton courroux;
Ce sont d’honnêtes gens, quoi que le monde en dise.

CLÉANTHIS.

Tu n’es pas où tu crois; en vain tu files doux:
Ton excuse n’est point une excuse de mise;
Et je me veux venger tôt ou tard, entre nous,
De l’air dont chaque jour je vois qu’on me méprise.
Des discours de tantôt je garde tous les coups,
Et tâcherai d’user, lâche et perfide époux,
De cette liberté que ton cœur m’a permise.

SOSIE.

Quoi?

CLÉANTHIS.

Tu m’as dit tantôt que tu consentois fort,
Lâche, que j’en aimasse un autre!

51

SOSIE.

Ah! pour cet article, j’ai tort.
Je m’en dédis, il y va trop du nôtre.
Garde-toi bien de suivre ce transport.

CLÉANTHIS.

Si je puis une fois pourtant
Sur mon esprit gagner la chose...

SOSIE.

Fais à ce discours quelque pause.
Amphitryon revient, qui me paroît content.

SCÈNE IV.—JUPITER, CLÉANTHIS, SOSIE.

JUPITER, à part.

Je viens prendre le temps de rapaiser Alcmène,
De bannir les chagrins que son cœur veut garder,
Et donner à mes feux, dans ce soin qui m’amène,
Le doux plaisir de se raccommoder.
A Cléanthis.
Alcmène est là-haut, n’est-ce pas?

CLÉANTHIS.

Oui, pleine d’une inquiétude
Qui cherche de la solitude,
Et qui m’a défendu d’accompagner ses pas.

JUPITER.

Quelque défense qu’elle ait faite,
Elle ne sera pas pour moi.

SCÈNE V.—CLÉANTHIS, SOSIE.

CLÉANTHIS.

Son chagrin, à ce que je voi,
A fait une prompte retraite.

SOSIE.

Que dis-tu, Cléanthis, de ce joyeux maintien,
Après son fracas effroyable?

CLÉANTHIS.

Que, si toutes nous faisions bien,
52 Nous donnerions tous les hommes au diable,
Et que le meilleur n’en vaut rien.

SOSIE.

Cela se dit dans le courroux;
Mais aux hommes par trop vous êtes accrochées,
Et vous seriez ma foi, toutes bien empêchées,
Si le diable les prenait tous.

CLÉANTHIS.

Vraiment...

SOSIE.

Les voici. Taisons-nous.

SCÈNE VI.—JUPITER, ALCMÈNE, CLÉANTHIS, SOSIE.

JUPITER.

Voulez-vous me désespérer?
Hélas! arrêtez, belle Alcmène.

ALCMÈNE.

Non, avec l’auteur de ma peine
Je ne puis du tout demeurer.

JUPITER.

De grâce!...

ALCMÈNE.

Laissez-moi!

JUPITER.

Quoi!...

ALCMÈNE.

Laissez-moi, vous dis-je!

JUPITER, bas, à part.

Ses pleurs touchent mon âme, et sa douleur m’afflige.
Haut.
Souffrez que mon cœur...

ALCMÈNE.

Non, ne suivez point mes pas.

JUPITER.

Où voulez-vous aller?

ALCMÈNE.

Où vous ne serez pas.

53

JUPITER.

Ce vous est une attente vaine.
Je tiens à vos beautés par un nœud trop serré,
Pour pouvoir un moment en être séparé.
Je vous suivrai partout, Alcmène.

ALCMÈNE.

Et moi, partout je vous fuirai.

JUPITER.

Je suis donc bien épouvantable!

ALCMÈNE.

Plus qu’on ne peut dire, à mes yeux.
Oui, je vous vois comme un monstre effroyable,
Un monstre cruel, furieux,
Et dont l’approche est redoutable;
Comme un monstre à fuir en tous lieux.
Mon cœur souffre, à vous voir, une peine incroyable.
C’est un supplice qui m’accable;
Et je ne vois rien sous les cieux
D’affreux, d’horrible, d’odieux,
Qui ne me fût plus que vous supportable.

JUPITER.

En voilà bien, hélas! que votre bouche dit.

ALCMÈNE.

J’en ai dans le cœur davantage;
Et, pour s’exprimer tout, ce cœur a du dépit
De ne point trouver de langage.

JUPITER.

Eh! que vous a donc fait ma flamme,
Pour me pouvoir, Alcmène, en monstre regarder?

ALCMÈNE.

Ah! juste ciel! cela peut-il se demander!
Et n’est-ce pas pour mettre à bout une âme?

JUPITER.

Ah! d’un esprit plus adouci...

ALCMÈNE.

Non, je ne veux du tout vous voir ni vous entendre.

JUPITER.

Avez-vous bien le cœur de me traiter ainsi?
54 Est-ce là cet amour si tendre
Qui devait tant durer quand je vins hier ici?

ALCMÈNE.

Non, non, ce ne l’est pas, et vos lâches injures
En ont autrement ordonné.
Il n’est plus, cet amour tendre et passionné;
Vous l’avez dans mon cœur, par cent vives blessures,
Cruellement assassiné:
C’est en sa place un courroux inflexible,
Un vif ressentiment, un dépit invincible,
Un désespoir d’un cœur justement animé,
Qui prétend vous haïr, pour cet affront sensible,
Autant qu’il est d’accord de vous avoir aimé;
Et c’est haïr autant qu’il est possible.

JUPITER.

Hélas! que votre amour n’avoit guère de force,
Si de si peu de chose on le peut voir mourir!
Ce qui n’étoit que jeu doit-il faire un divorce?
Et d’une raillerie a-t-on lieu de s’aigrir?

ALCMÈNE.

Ah! c’est cela dont je suis offensée,
Et que ne peut pardonner mon courroux;
Des véritables traits d’un mouvement jaloux
Je me trouverois moins blessée.
La jalousie a des impressions
Dont bien souvent la force nous entraîne;
Et l’âme la plus sage, en ces occasions,
Sans doute avec assez de peine
Répond de ses émotions.
L’emportement d’un cœur qui peut s’être abusé
A de quoi ramener une âme qu’il offense;
Et, dans l’amour qui lui donne naissance,
Il trouve au moins, malgré toute sa violence,
Des raisons pour être excusé.
De semblables transports contre un ressentiment
Pour défense toujours ont ce qui les fait naître;
Et l’on donne grâce aisément
A ce dont on n’est pas le maître.
Mais que, de gaieté de cœur,
55 On passe aux mouvemens d’une fureur extrême;
Que sans cause l’on vienne, avec tant de rigueur,
Blesser la tendresse et l’honneur
D’un cœur qui chèrement nous aime;
Ah! c’est un coup trop cruel en lui-même,
Et que jamais n’oubliera ma douleur.

JUPITER.

Oui, vous avez raison, Alcmène; il se faut rendre.
Cette action, sans doute, est un crime odieux:
Je ne prétends plus le défendre;
Mais souffrez que mon cœur s’en défende à vos yeux,
Et donne au vôtre à qui se prendre
De ce transport injurieux.
A vous en faire un aveu véritable,
L’époux, Alcmène, a commis tout le mal;
C’est l’époux qu’il vous faut regarder en coupable
L’amant n’a point de part à ce transport brutal,
Et de vous offenser son cœur n’est point capable.
Il a pour vous, ce cœur, pour jamais y penser,
Trop de respect et de tendresse;
Et, si de faire rien à vous pouvoir blesser
Il avait eu la coupable foiblesse,
De cent coups à vos yeux il voudroit le percer.
Mais l’époux est sorti de ce respect soumis
Où pour vous on doit toujours être;
A son dur procédé l’époux s’est fait connoître,
Et par le droit d’hymen il s’est cru tout permis.
Oui, c’est lui qui sans doute est criminel vers vous.
Lui seul a maltraité votre aimable personne;
Haïssez, détestez l’époux,
J’y consens, et vous l’abandonne;
Mais, Alcmène, sauvez l’amant de ce courroux
Qu’une telle offense vous donne;
N’en jetez pas sur lui l’effet,
Démêlez-le un peu du coupable;
Et pour être enfin équitable.
Ne le punissez point de ce qu’il n’a pas fait.

ALCMÈNE.

Ah! toutes ces subtilités
56 N’ont que des excuses frivoles,
Et pour les esprits irrités
Ce sont des contre-temps que de telles paroles.
Ce détour ridicule est en vain pris par vous.
Je ne distingue rien en celui qui m’offense,
Tout y devient l’objet de mon courroux;
Et, dans sa juste violence,
Sont confondus et l’amant et l’époux.
Tous deux de même sorte occupent ma pensée;
Et des mêmes couleurs, par mon âme blessée,
Tous deux ils sont peints à mes yeux;
Tous deux sont criminels, tous deux m’ont offensée,
Et tous deux me sont odieux.

JUPITER.

Eh bien, puisque vous le voulez,
Il faut donc me charger du crime.
Oui, vous avez raison lorsque vous m’immolez
A vos ressentimens, en coupable victime:
Un trop juste dépit contre moi vous anime;
Et tout ce grand courroux qu’ici vous étalez
Ne me fait endurer qu’un tourment légitime.
C’est avec droit que mon abord vous chasse,
Et que de me fuir en tous lieux
Votre colère me menace.
Je dois vous être un objet odieux;
Vous devez me vouloir un mal prodigieux.
Il n’est aucune horreur que mon forfait ne passe,
D’avoir offensé vos beaux yeux:
C’est un crime à blesser les hommes et les dieux;
Et je mérite enfin, pour punir cette audace
Que contre moi votre haine ramasse
Tous ses traits les plus furieux.
Mais mon cœur vous demande grâce;
Pour vous la demander je me jette à genoux,
Et la demande au nom de la plus vive flamme
Du plus tendre amour dont une âme
Puisse jamais brûler pour vous.
Si votre cœur, charmante Alcmène,
Me refuse la grâce où j’ose recourir,
57 Il faut qu’une atteinte soudaine
M’arrache, en me faisant mourir,
Aux dures rigueurs d’une peine
Que je ne saurois plus souffrir.
Oui, cet état me désespère.
Alcmène, ne présumez pas
Qu’aimant, comme je fais, vos célestes appas,
Je puisse vivre un jour avec votre colère.
Déjà de ces momens la barbare longueur
Fait, sous des atteintes mortelles,
Succomber tout mon triste cœur;
Et de mille vautours les blessures cruelles
N’ont rien de comparable à ma vive douleur.
Alcmène, vous n’avez qu’à me le déclarer:
S’il n’est point de pardon que je doive espérer,
Cette épée aussitôt, par un coup favorable,
Va percer à vos yeux le cœur d’un misérable,
Ce cœur, ce traître cœur, trop digne d’expirer,
Puisqu’il a pu fâcher un objet adorable:
Heureux, en descendant au ténébreux séjour,
Si de votre courroux mon trépas vous ramène,
Et ne laisse en votre âme, après ce triste jour,
Aucune impression de haine,
Au souvenir de mon amour!
C’est tout ce que j’attends pour faveur souveraine.

ALCMÈNE.

Ah! trop cruel époux!

JUPITER.

Dites, parlez Alcmène.

ALCMÈNE.

Faut-il encor pour vous conserver des bontés,
Et vous voir m’outrager par tant d’indignités?

JUPITER.

Quelque ressentiment qu’un outrage nous cause,
Tient-il contre un remords d’un cœur bien enflammé?

ALCMÈNE.

Un cœur bien plein de flamme à mille morts s’expose,
Plutôt que de vouloir fâcher l’objet aimé.

58

JUPITER.

Plus on aime quelqu’un, moins on trouve de peine...

ALCMÈNE.

Non, ne m’en parlez point; vous méritez ma haine.

JUPITER.

Vous me haïssez donc?

ALCMÈNE.

J’y fais tout mon effort;
Et j’ai dépit de voir que toute votre offense
Ne puisse de mon cœur jusqu’à cette vengeance
Faire encore aller le transport.

JUPITER.

Mais pourquoi cette violence,
Puisque, pour vous venger, je vous offre ma mort?
Prononcez-en l’arrêt, et j’obéis sur l’heure.

ALCMÈNE.

Qui ne saurait haïr peut-il vouloir qu’on meure?

JUPITER.

Et moi, je ne puis vivre, à moins que vous quittiez
Cette colère qui m’accable,
Et que vous m’accordiez le pardon favorable
Que je vous demande à vos pieds.
Sosie et Cléanthis se mettent aussi à genoux.
Résolvez ici l’un des deux,
Ou de punir, ou bien d’absoudre.

ALCMÈNE.

Hélas! ce que je puis résoudre
Paroît bien plus que je ne veux.
Pour vouloir soutenir le courroux qu’on me donne,
Mon cœur a trop su me trahir:
Dire qu’on ne saurait haïr,
N’est-ce pas dire qu’on pardonne?

JUPITER.

Ah! belle Alcmène, il faut que, comblé d’allégresse...

ALCMÈNE.

Laissez; je me veux mal de mon trop de foiblesse.

59

JUPITER.

Va Sosie, et dépêche-toi,
Voir, dans les doux transports dont mon âme est charmée,
Ce que tu trouveras d’officiers de l’armée,
Et les invite à dîner avec moi.
Bas, à part.
Tandis que d’ici je le chasse,
Mercure y remplira sa place.

SCÈNE VII.—CLÉANTHIS, SOSIE.

SOSIE.

Eh bien, tu vois, Cléanthis, ce ménage.
Veux-tu qu’à leur exemple ici
Nous fassions entre nous un peu de paix aussi,
Quelque petit rapatriage?

CLÉANTHIS.

C’est pour ton nez, vraiment! cela se fait ainsi!

SOSIE.

Quoi! tu ne veux pas?

CLÉANTHIS.

Non.

SOSIE.

Il ne m’importe guère.
Tant pis pour toi.

CLÉANTHIS.

Là, là, revien.

SOSIE.

Non, morbleu! je n’en ferai rien,
Et je veux être, à mon tour, en colère.

CLÉANTHIS.

Va, va, traître! laisse-moi faire:
On se lasse parfois d’être femme de bien.

60

ACTE III

SCÈNE I.—AMPHITRYON.

Oui, sans doute, le sort tout exprès me le cache;
Et des tours que je fais, à la fin je suis las.
Il n’est point de destin plus cruel, que je sache;
Je ne saurois trouver, portant partout mes pas,
Celui qu’à chercher je m’attache,
Et je trouve tous ceux que je ne cherche pas.
Mille fâcheux cruels, qui ne pensent pas l’être,
De nos faits avec moi, sans beaucoup me connoître,
Viennent se réjouir pour me faire enrager.
Dans l’embarras cruel du souci qui me blesse,
De leurs embrassemens et de leur allégresse
Sur mon inquiétude ils viennent tous charger.
En vain à passer je m’apprête,
Pour fuir leurs persécutions,
Leur tuante amitié de tous côtés m’arrête;
Et, tandis qu’à l’ardeur de leurs expressions
Je répons d’un geste de tête,
Je leur donne tout bas cent malédictions.
Ah! qu’on est peu flatté de louange, d’honneur,
Et de tout ce que donne une grande victoire,
Lorsque dans l’âme on souffre une vive douleur,
Et que l’on donnerait volontiers cette gloire
Pour avoir le repos du cœur!
Ma jalousie, à tout propos,
Me promène sur ma disgrâce;
Et plus mon esprit y repasse,
Moins j’en puis débrouiller le funeste chaos.
Le vol des diamans n’est pas ce qui m’étonne;
On lève les cachets, qu’on ne l’aperçoit pas;
Mais le don qu’on veut qu’hier j’en vins faire en personne
Est ce qui fait ici mon cruel embarras.
La nature parfois produit des ressemblances
61 Dont quelques imposteurs ont pris droit d’abuser;
Mais il est hors de sens que, sous ces apparences,
Un homme pour époux se puisse supposer;
Et dans tous ces rapports sont mille différences
Dont se peut une femme aisément aviser.
Des charmes de la Thessalie
On vante de tous temps les merveilleux effets;
Mais les contes fameux qui partout en sont faits
Dans mon esprit toujours ont passé pour folie,
Et ce seroit du sort une étrange rigueur,
Qu’au sortir d’une ample victoire
Je fusse contraint de les croire
Aux dépens de mon propre honneur.
Je veux la retâter sur ce fâcheux mystère,
Et voir si ce n’est point une vaine chimère
Qui sur ses sens troublés ait su prendre crédit.
Ah! fasse le ciel équitable
Que ce penser soit véritable,
Et que, pour mon bonheur, elle ait perdu l’esprit!

SCÈNE II.—MERCURE, AMPHITRYON.

MERCURE, sur le balcon de la maison d’Amphitryon, sans être vu ni entendu d’Amphitryon.

Comme l’amour ici ne m’offre aucun plaisir,
Je m’en veux faire au moins qui soient d’autre nature,
Et je vais égayer mon sérieux loisir
A mettre Amphitryon hors de toute mesure.
Cela n’est pas d’un dieu bien plein de charité;
Mais aussi n’est-ce pas ce dont je m’inquiète;
Et je me sens, par ma planète,
A la malice un peu porté.

AMPHITRYON.

D’où vient donc qu’à cette heure on ferme cette porte?

MERCURE.

Holà! tout doucement. Qui frappe?

AMPHITRYON, sans voir Mercure.

Moi.

62

MERCURE.

Qui, moi?

AMPHITRYON, apercevant Mercure, qu’il prend pour Sosie.

Ah! ouvre.

MERCURE.

Comment, ouvre! Et qui donc es-tu, toi
Qui fais tant de vacarme et parles de la sorte?

AMPHITRYON.

Quoi! tu ne me connais pas?

MERCURE.

Non,
Et n’en ai pas la moindre envie.

AMPHITRYON, à part.

Tout le monde perd-il aujourd’hui la raison?
Est-ce un mal répandu? Sosie! holà, Sosie!

MERCURE.

Eh bien, Sosie! oui, c’est mon nom,
As-tu peur que je ne l’oublie?

AMPHITRYON.

Me vois-tu bien?

MERCURE.

Fort bien. Qui peut pousser ton bras
A faire une rumeur si grande?
Et que demandes-tu là-bas?

AMPHITRYON.

Moi, pendard! ce que je demande?

MERCURE.

Que ne demandes-tu donc pas?
Parle, si tu veux qu’on t’entende.

AMPHITRYON.

Attends, traître! avec un bâton
Je vais là-haut me faire entendre,
Et de bonne façon t’apprendre
A m’oser parler sur ce ton.

MERCURE.

Tout beau! si pour heurter tu fais la moindre instance,
Je t’enverrai d’ici des messagers fâcheux.

63

AMPHITRYON.

O ciel! vit-on jamais une telle insolence?
La peut-on concevoir d’un serviteur, d’un gueux?

MERCURE.

Eh bien, qu’est-ce? M’as-tu tout parcouru par ordre?
M’as-tu de tes gros yeux assez considéré?
Comme il les écarquille, et paroît effaré!
Si des regards on pouvoit mordre,
Il m’aurait déjà déchiré.

AMPHITRYON.

Moi-même je frémis de ce que tu t’apprêtes
Avec ces impudens propos,
Que tu grossis pour toi d’effroyables tempêtes!
Quels orages de coups vont fondre sur ton dos!

MERCURE.

L’ami, si de ces lieux tu ne veux disparoître,
Tu pourras y gagner quelque contusion.

AMPHITRYON.

Ah! tu sauras, maraud, à ta confusion,
Ce que c’est qu’un valet qui s’attaque à son maître!

MERCURE.

Toi, mon maître?

AMPHITRYON.

Oui, coquin! M’oses-tu méconnoître?

MERCURE.

Je n’en reconnois point d’autre qu’Amphitryon.

AMPHITRYON.

Et cet Amphitryon, qui, hors moi, le peut être?

MERCURE.

Amphitryon?

AMPHITRYON.

Sans doute.

MERCURE.

Ah! quelle vision!
Dis-nous un peu, quel est le cabaret honnête
Où tu t’es coiffé le cerveau?

AMPHITRYON.

Comment! encore?

64

MERCURE.

Étoit-ce un vin à faire fête?

AMPHITRYON.

Ciel!

MERCURE.

Étoit-il vieux, ou nouveau?

AMPHITRYON.

Que de coups!

MERCURE.

Le nouveau donne fort dans la tête,
Quand on le veut boire sans eau.

AMPHITRYON.

Ah! je t’arracherai cette langue, sans doute!

MERCURE.

Passe, mon cher ami, crois-moi;
Que quelqu’un ici ne t’écoute.
Je respecte le vin. Va-t’en, retire-toi,
Et laisse Amphitryon dans les plaisirs qu’il goûte.

AMPHITRYON.

Comment! Amphitryon est là dedans?

MERCURE.

Fort bien!
Qui, couvert des lauriers d’une victoire pleine,
Est auprès de la belle Alcmène,
A jouir des douceurs d’un aimable entretien.
Après le démêlé d’un amoureux caprice,
Ils goûtent le plaisir de s’être rajustés.
Garde-toi de troubler leurs douces privautés,
Si tu ne veux qu’il ne punisse
L’excès de tes témérités.

SCÈNE III.—AMPHITRYON.

Ah! quel étrange coup m’a-t-il porté dans l’âme!
En quel trouble cruel jette-t-il mon esprit!
Et, si les choses sont comme le traître dit,
Où vois-je ici réduits mon honneur et ma flamme!
A quel parti me doit résoudre ma raison?
65 Ai-je l’éclat ou le secret à prendre?
Et dois-je, en mon courroux, renfermer ou répandre
Le déshonneur de ma maison?
Ah! faut-il consulter dans un affront si rude?
Je n’ai rien à prétendre et rien à ménager;
Et toute mon inquiétude
Ne doit aller qu’à me venger.

SCÈNE IV.—AMPHITRYON, SOSIE, NAUCRATÈS ET POLIDAS, dans le fond du théâtre.

SOSIE, à Amphitryon.

Monsieur, avec mes soins, tout ce que j’ai pu faire,
C’est de vous amener ces messieurs que voici.

AMPHITRYON.

Ah! vous voilà!

SOSIE.

Monsieur...

AMPHITRYON.

Insolent! téméraire!

SOSIE.

Quoi?

AMPHITRYON.

Je vous apprendrai de me traiter ainsi.

SOSIE.

Qu’est-ce donc? qu’avez-vous?

AMPHITRYON, mettant l’épée à la main.

Ce que j’ai, misérable!

SOSIE, à Naucratès et à Polidas.

Holà, messieurs! venez donc tôt.

NAUCRATÈS, à Amphitryon.

Ah! de grâce, arrêtez!

SOSIE.

De quoi suis-je coupable?

AMPHITRYON.

Tu me le demandes, maraud!
A Naucratès.
Laissez-moi satisfaire un courroux légitime.
66

SOSIE.

Lorsque l’on pend quelqu’un, on lui dit pourquoi c’est.

NAUCRATÈS, à Amphitryon.

Daignez nous dire au moins quel peut être son crime.

SOSIE.

Messieurs, tenez bon, s’il vous plaît.

AMPHITRYON.

Comment! il vient d’avoir l’audace
De me fermer la porte au nez,
Et de joindre encor la menace
A mille propos effrénés!
Voulant le frapper.
Ah! coquin!

SOSIE, tombant à genoux.

Je suis mort!

NAUCRATÈS, à Amphitryon.

Calmez cette colère.

SOSIE.

Messieurs!

POLIDAS, à Sosie.

Qu’est-ce?

SOSIE.

M’a-t-il frappé?

AMPHITRYON.

Non, il faut qu’il ait le salaire
Des mots où tout à l’heure il s’est émancipé.

SOSIE.

Comment cela se peut-il faire
Si j’étois par votre ordre autre part occupé?
Ces messieurs sont ici pour rendre témoignage
Qu’à dîner avec vous je les viens d’inviter.

NAUCRATÈS.

Il est vrai qu’il nous vient de faire ce message,
Et n’a point voulu nous quitter.

AMPHITRYON.

Qui t’a donné cet ordre?

SOSIE.

Vous.

67

AMPHITRYON.

Et quand?

SOSIE.

Après votre paix faite,
Au milieu des transports d’une âme satisfaite
D’avoir d’Alcmène apaisé le courroux.
Sosie se relève.

AMPHITRYON.

O ciel! chaque instant, chaque pas,
Ajoute quelque chose à mon cruel martyre,
Et, dans ce fatal embarras,
Je ne sais plus que croire ni que dire.

NAUCRATÈS.

Tout ce que de chez vous il vient de nous conter
Surpasse si fort la nature,
Qu’avant que de rien faire et de vous emporter,
Vous devez éclaircir toute cette aventure.

AMPHITRYON.

Allons; vous y pourrez seconder mon effort;
Et le ciel à propos ici vous a fait rendre.
Voyons quelle fortune en ce jour peut m’attendre;
Débrouillons ce mystère, et sachons notre sort.
Hélas! je brûle de l’apprendre,
Et je le crains plus que la mort.
Amphitryon frappe à la porte de sa maison.

SCÈNE V.—JUPITER, AMPHITRYON, NAUCRATÈS, POLIDAS, SOSIE.

JUPITER.

Quel bruit à descendre m’oblige?
Et qui frappe en maître où je suis?

AMPHITRYON.

Que vois-je? justes dieux!

NAUCRATÈS.

Ciel! quel est ce prodige?
Quoi! deux Amphitryons ici nous sont produits!

AMPHITRYON, à part.

Mon âme demeure transie!
68 Hélas! je n’en puis plus, l’aventure est à bout;
Ma destinée est éclaircie,
Et ce que je vois me dit tout.

NAUCRATÈS.

Plus mes regards sur eux s’attachent fortement,
Plus je trouve qu’en tout l’un à l’autre est semblable.

SOSIE, passant du côté de Jupiter.

Messieurs, voici le véritable;
L’autre est un imposteur digne de châtiment.

POLIDAS.

Certes, ce rapport admirable
Suspend ici mon jugement.

AMPHITRYON.

C’est trop être éludés[14] par un fourbe exécrable;
Il faut avec ce fer rompre l’enchantement.

NAUCRATÈS, à Amphitryon, qui a mis l’épée à la main.

Arrêtez!

AMPHITRYON.

Laissez-moi!

NAUCRATÈS.

Dieux! que voulez-vous faire?

AMPHITRYON.

Punir d’un imposteur les lâches trahisons.

JUPITER.

Tout beau! l’emportement est fort peu nécessaire;
Et, lorsque de la sorte on se met en colère,
On fait croire qu’on a de mauvaises raisons.

SOSIE.

Oui, c’est un enchanteur qui porte un caractère
Pour ressembler aux maîtres des maisons.

AMPHITRYON, à Sosie.

Je te ferai, pour ton partage,
Sentir par mille coups ces propos outrageans.

SOSIE.

Mon maître est homme de courage,
69 Et ne souffrira point que l’on batte ses gens.

AMPHITRYON.

Laissez-moi m’assouvir dans mon courroux extrême,
Et laver mon affront au sang d’un scélérat.

NAUCRATÈS, arrêtant Amphitryon.

Nous ne souffrirons point cet étrange combat
D’Amphitryon contre lui-même.

AMPHITRYON.

Quoi! mon honneur de vous reçoit ce traitement!
Et mes amis d’un fourbe embrassent la défense!
Loin d’être les premiers à prendre ma vengeance,
Eux-mêmes font obstacle à mon ressentiment!

NAUCRATÈS.

Que voulez-vous qu’à cette vue
Fassent nos résolutions,
Lorsque par deux Amphitryons
Toute notre chaleur demeure suspendue?
A vous faire éclater notre zèle aujourd’hui,
Nous craignons de faillir et de vous méconnaître.
Nous voyons bien en vous Amphitryon paroître,
Du salut des Thébains le glorieux appui;
Mais nous le voyons tous aussi paroître en lui,
Et ne saurions juger dans lequel il peut être.
Notre parti n’est point douteux,
Et l’imposteur par nous doit mordre la poussière;
Mais ce parfait rapport le cache entre vous deux;
Et c’est un coup trop hasardeux
Pour l’entreprendre sans lumière.
Avec douceur laissez-nous voir
De quel côté peut être l’imposture;
Et, dès que nous aurons démêlé l’aventure,
Il ne nous faudra point dire notre devoir.

JUPITER.

Oui, vous avez raison, et cette ressemblance
A douter de tous deux vous peut autoriser.
Je ne m’offense point de vous voir en balance
Je suis plus raisonnable et sais vous excuser.
L’œil ne peut entre nous faire de différence,
Et je vois qu’aisément on s’y peut abuser.
70 Vous ne me voyez point témoigner de colère,
Point mettre l’épée à la main:
C’est un mauvais moyen d’éclaircir ce mystère,
Et j’en puis trouver un plus doux et plus certain.
L’un de nous est Amphitryon;
Et tous deux à vos yeux nous le pouvons paroître.
C’est à moi de finir cette confusion;
Et je prétends me faire à tous si bien connoître,
Qu’aux pressantes clartés de ce que je puis être
Lui-même soit d’accord du sang qui m’a fait naître,
Et n’ait plus de rien dire aucune occasion.
C’est aux yeux des Thébains que je veux avec vous
De la vérité pure ouvrir la connoissance;
Et la chose sans doute est assez d’importance
Pour affecter[15] la circonstance
De l’éclaircir aux yeux de tous.
Alcmène attend de moi ce public témoignage:
Sa vertu, que l’éclat de ce désordre outrage,
Veut qu’on la justifie, et j’en vais prendre soin.
C’est à quoi mon amour envers elle m’engage;
Et des plus nobles chefs je fais un assemblage
Pour l’éclaircissement dont sa gloire a besoin.
Attendant avec vous ces témoins souhaités,
Ayez je vous prie, agréable
De venir honorer la table
Où vous a Sosie invités.

SOSIE.

Je ne me trompois pas, messieurs; ce mot termine
Toute l’irrésolution;
Le véritable Amphitryon
Est l’Amphitryon où l’on dîne.

AMPHITRYON.

O ciel! puis-je plus bas me voir humilié?
Quoi! faut-il que j’entende ici, pour mon martyre,
Tout ce que l’imposteur à mes yeux vient de dire,
71 Et que dans la fureur que ce discours m’inspire,
On me tienne le bras lié!

NAUCRATÈS, à Amphitryon.

Vous vous plaignez à tort. Permettez-nous d’attendre
L’éclaircissement qui doit rendre
Les ressentimens de saison.
Je ne sais pas s’il impose;
Mais il parle sur la chose
Comme s’il avoit raison.

AMPHITRYON.

Allez, foibles amis, et flattez l’imposture:
Thèbes en a pour moi de tout autres que vous;
Et je vais en trouver qui, partageant l’injure,
Sauront prêter la main à mon juste courroux.

JUPITER.

Eh bien, je les attends, et saurai décider
Le différend en leur présence.

AMPHITRYON.

Fourbe! tu crois par là peut-être t’évader;
Mais rien ne te sauroit sauver de ma vengeance.

JUPITER.

A ces injurieux propos
Je ne daigne[16] à présent répondre;
Et tantôt je saurai confondre
Cette fureur avec deux mots.

AMPHITRYON.

Le ciel même, le ciel ne t’y sauroit soustraire;
Et jusques aux enfers j’irai suivre tes pas.

JUPITER.

Il ne sera pas nécessaire,
Et l’on verra tantôt que je ne fuirai pas.

AMPHITRYON, à part.

Allons, courons, avant que d’avec eux il sorte,
Assembler des amis qui suivent mon courroux;
Et chez moi venons à main-forte
Pour le percer de mille coups.

72

SCÈNE VI.—JUPITER, NAUCRATÈS, POLIDAS, SOSIE.

JUPITER.

Point de façon je vous conjure;
Entrons vite dans la maison.

NAUCRATÈS.

Certes, toute cette aventure
Confond le sens et la raison.

SOSIE.

Faites trêve, messieurs, à toutes vos surprises;
Et pleins de joie, allez tabler jusqu’à demain.
Seul.
Que je vais m’en donner, et me mettre en beau train
De raconter nos vaillantises!
Je brûle d’en venir aux prises,
Et jamais je n’eus tant de faim.

SCÈNE VII.—MERCURE, SOSIE.

MERCURE.

Arrête! Quoi! tu viens ici mettre ton nez,
Impudent fleureur de cuisine!

SOSIE.

Ah! de grâce, tout doux!

MERCURE.

Ah! vous y retournez?
Je vous ajusterai l’échine.

SOSIE.

Hélas! brave et généreux moi,
Modère-toi je t’en supplie,
Sosie, épargne un peu Sosie,
Et ne te plais point tant à frapper dessus toi.

MERCURE.

Qui de t’appeler de ce nom
A pu te donner la licence?
Ne t’en ai-je pas fait une expresse défense,
Sous peine d’essuyer mille coups de bâton?

73

SOSIE.

C’est un nom que tous deux nous pouvons à la fois
Posséder sous un même maître.
Sosie en tous lieux on sait me reconnoître;
Je souffre bien que tu le sois,
Souffre aussi que je le puisse être.
Laissons aux deux Amphitryons
Faire éclater des jalousies;
Et, parmi leurs contentions,
Faisons en bonne paix vivre les deux Sosies.

MERCURE.

Non, c’est assez d’un seul; et je suis obstiné
A ne point souffrir de partage.

SOSIE.

Du pas devant sur moi tu prendras l’avantage;
Je serai le cadet, et tu seras l’aîné.

MERCURE.

Non! un frère incommode, et n’est pas de mon goût,
Et je veux être fils unique.

SOSIE.

O cœur barbare et tyrannique!
Souffre qu’au moins je sois ton ombre.

MERCURE.

Point du tout.

SOSIE.

Que d’un peu de pitié ton âme s’humanise!
En cette qualité souffre-moi près de toi:
Je te serai partout une ombre si soumise,
Que tu seras content de moi.

MERCURE.

Point de quartier; immuable est la loi.
Si d’entrer là dedans tu prends encor l’audace,
Mille coups en seront le fruit.

SOSIE.

Las! à quelle étrange disgrâce,
Pauvre Sosie, es-tu réduit!

MERCURE.

Quoi! ta bouche se licencie
74 A te donner encor un nom que je défends!

SOSIE.

Non, ce n’est pas moi que j’entends;
Et je parle d’un vieux Sosie
Qui fut jadis de mes parens,
Qu’avec très-grande barbarie,
A l’heure du dîner, l’on chassa de céans.

MERCURE.

Prends garde de tomber dans cette frénésie,
Si tu veux demeurer au nombre des vivans.

SOSIE, à part.

Que je te rosserois, si j’avois du courage,
Double fils de putain, de trop d’orgueil enflé!

MERCURE.

Que dis-tu?

SOSIE.

Rien.

MERCURE.

Tu tiens, je crois, quelque langage.

SOSIE.

Demandez, je n’ai pas soufflé.

MERCURE.

Certain mot de fils de putain
A pourtant frappé mon oreille;
Il n’est rien de plus certain.

SOSIE.

C’est donc un perroquet que le beau temps réveille.

MERCURE.

Adieu. Lorsque le dos pourra te démanger,
Voilà l’endroit où je demeure.

SOSIE, seul.

O ciel! que l’heure de manger,
Pour être mis dehors, est une maudite heure!
Allons, cédons au sort dans notre affliction,
Suivons-en aujourd’hui l’aveugle fantaisie;
Et, par une juste union,
Joignons le malheureux Sosie
Au malheureux Amphitryon.
Je l’aperçois venir en bonne compagnie.

75

SCÈNE VIII.—AMPHITRYON, ARGATIPHONTIDAS, PAUSICLÈS, SOSIE, dans un coin du théâtre, sans être aperçu.

AMPHITRYON, à plusieurs autres officiers qui l’accompagnent.

Arrêtez là, messieurs, suivez-nous d’un peu loin,
Et n’avancez tous, je vous prie,
Que quand il en sera besoin.

PAUSICLÈS.

Je comprends que ce coup doit fort toucher votre âme.

AMPHITRYON.

Ah! de tous les côtés mortelle est ma douleur,
Et je souffre pour ma flamme
Autant que pour mon honneur.

PAUSICLÈS.

Si cette ressemblance est telle que l’on dit,
Alcmène, sans être coupable...

AMPHITRYON.

Ah! sur le fait dont il s’agit,
L’erreur simple devient un crime véritable,
Et, sans consentement, l’innocence y périt.
De semblables erreurs, quelque jour qu’on leur donne,
Touchent les endroits délicats;
Et la raison bien souvent les pardonne,
Que l’honneur et l’amour ne les pardonnent pas.

ARGATIPHONTIDAS.

Je n’embarrasse point là dedans ma pensée;
Mais je hais vos messieurs de leurs honteux délais,
Et c’est un procédé dont j’ai l’âme blessée
Et que les gens de cœur n’approuveront jamais.
Quand quelqu’un nous emploie, on doit, tête baissée,
Se jeter dans ses intérêts.
Argatiphontidas ne va point aux accords.
Écouter d’un ami raisonner l’adversaire
Pour des hommes d’honneur n’est point un coup à faire:
Il ne faut écouter que la vengeance alors.
Le procès ne me sauroit plaire;
Et l’on doit commencer toujours, dans ses transports,
76 Par bailler, sans autre mystère,
De l’épée au travers du corps.
Oui, vous verrez, quoi qu’il avienne,
Qu’Argatiphontidas marche droit sur ce point;
Et de vous il faut que j’obtienne
Que le pendard ne meure point
D’une autre main que de la mienne.

AMPHITRYON.

Allons.

SOSIE, à Amphitryon.

Je viens, monsieur, subir, à deux genoux,
Le juste châtiment d’une audace maudite.
Frappez, battez, chargez, accablez-moi de coups,
Tuez-moi dans votre courroux,
Vous ferez bien, je le mérite;
Et je n’en dirai pas un seul mot contre vous.

AMPHITRYON.

Lève-toi. Que fait-on?

SOSIE.

L’on m’a chassé tout net;
Et, croyant à manger m’aller comme eux ébattre,
Je ne songeois pas qu’en effet
Je m’attendois là pour me battre.
Oui, l’autre moi, valet de l’autre vous, a fait
Tout de nouveau le diable à quatre.
La rigueur d’un pareil destin,
Monsieur, aujourd’hui nous talonne:
Et l’on me des-Sosie[17] enfin
Comme on vous des-Amphitryonne.

AMPHITRYON.

Suis-moi.

SOSIE.

N’est-il pas mieux de voir s’il vient personne?

77

SCÈNE IX.—CLÉANTHIS, AMPHITRYON, ARGATIPHONTIDAS, POLIDAS, NAUCRATÈS, PAUSICLÈS, SOSIE.

CLÉANTHIS.

O ciel!

AMPHITRYON.

Qui t’épouvante ainsi?
Quelle est la peur que je t’inspire?

CLÉANTHIS.

Las! vous êtes là-haut, et je vous vois ici.

NAUCRATÈS, à Amphitryon.

Ne vous pressez point; le voici
Pour donner devant tous les clartés qu’on désire,
Et qui, si l’on peut croire à ce qu’il vient de dire,
Sauront vous affranchir de trouble et de souci.

SCÈNE X.—MERCURE, AMPHITRYON, ARGATIPHONTIDAS, POLIDAS, NAUCRATÈS, PAUSICLÈS, CLÉANTHIS, SOSIE.

MERCURE.

Oui, vous l’allez voir tous; et sachez par avance
Que c’est le grand maître des dieux,
Que, sous les traits chéris de cette ressemblance,
Alcmène a fait du ciel descendre dans ces lieux.
Et quant à moi, je suis Mercure,
Qui, ne sachant que faire, ai rossé tant soit peu
Celui dont j’ai pris la figure;
Mais de s’en consoler il a maintenant lieu,
Et les coups de bâton d’un dieu
Font honneur à qui les endure.

SOSIE.

Ma foi, monsieur le dieu, je suis votre valet:
Je me serois passé de votre courtoisie.

MERCURE.

Je lui donne à présent congé d’être Sosie.
Je suis las de porter un visage si laid;
78 Et je m’en vais au ciel, avec de l’ambroisie,
M’en débarbouiller tout à fait.
Mercure s’envole au ciel.

SOSIE.

Le ciel de m’approcher t’ôte à jamais l’envie!
Ta fureur s’est par trop acharnée après moi;
Et je ne vis de ma vie
Un dieu plus diable que toi.

SCÈNE XI.—JUPITER, AMPHITRYON, NAUCRATÈS, ARGATIPHONTIDAS, POLIDAS, PAUSICLÈS, CLÉANTHIS, SOSIE.

JUPITER, annoncé par le bruit du tonnerre, armé de son foudre, dans un nuage, sur son aigle.

Regarde, Amphitryon, quel est ton imposteur;
Et sous tes propres traits vois Jupiter paroître.
A ces marques tu peux aisément le connoître;
Et c’est assez, je crois, pour remettre ton cœur
Dans l’état auquel il doit être,
Et rétablir chez toi la paix et la douceur.
Mon nom, qu’incessamment toute la terre adore,
Étouffe ici les bruits qui pouvoient éclater.
Un partage avec Jupiter
N’a rien du tout qui déshonore;
Et sans doute il ne peut être que glorieux
De se voir le rival du souverain des dieux.
Je n’y vois pour ta flamme aucun lieu de murmure;
Et c’est moi, dans cette aventure,
Qui, tout dieu que je suis, dois être le jaloux.
Alcmène est toute à toi, quelque soin qu’on emploie;
Et ce doit à tes feux être un objet bien doux
De voir que, pour lui plaire, il n’est point d’autre voie
Que de paroître son époux;
Que Jupiter, orné de sa gloire immortelle,
Par lui-même n’a pu triompher de sa foi;
Et que ce qu’il a reçu d’elle
N’a, par son cœur ardent, été donné qu’à toi.

79

SOSIE.

Le seigneur Jupiter sait dorer la pilule.

JUPITER.

Sors donc des noirs chagrins que ton cœur a soufferts,
Et rends le calme entier à l’ardeur qui te brûle;
Chez toi doit naître un fils qui, sous le nom d’Hercule,
Remplira de ses faits tout le vaste univers.
L’éclat d’une fortune en mille biens féconde
Fera connoître à tous que je suis ton support,
Et je mettrai tout le monde
Au point d’envier ton sort.
Tu peux hardiment te flatter
De ces espérances données.
C’est un crime que d’en douter:
Les paroles de Jupiter
Sont des arrêts des destinées.
Il se perd dans les nues.

NAUCRATÈS.

Certes, je suis ravi de ces marques brillantes...

SOSIE.

Messieurs, voulez-vous bien suivre mon sentiment?
Ne vous embarquez nullement
Dans ces douceurs congratulantes:
C’est un mauvais embarquement;
Et d’une et d’autre part, pour un tel compliment,
Les phrases sont embarrassantes.
Le grand dieu Jupiter nous fait beaucoup d’honneur,
Et sa bonté, sans doute, est pour nous sans seconde;
Il nous promet l’infaillible bonheur
D’une fortune en mille biens féconde,
Et chez nous il doit naître un fils d’un très-grand cœur,
Tout cela va le mieux du monde.
Mais enfin coupons aux discours,
Et que chacun chez soi doucement se retire.
Sur telles affaires toujours
Le meilleur est de ne rien dire.

FIN D’AMPHITRYON.


80

GEORGE DANDIN
OU
LE MARI CONFONDU
COMÉDIE

REPRÉSENTÉE POUR LA PREMIÈRE FOIS, DEVANT LA COUR, A VERSAILLES, LE 19 JUILLET 1668, ET SUR LE THÉATRE DU PALAIS-ROYAL SANS LES INTERMÈDES, LE 9 NOVEMBRE SUIVANT.

En 1668, Louis XIV était maître de tout; la Franche-Comté était reliée à la France; le traité d’Aix-la-Chapelle signé; le roi avait fait effacer des registres du Parlement la trace de ce qui s’était passé entre 1647 et 1652; les femmes de la cour briguaient à l’envi l’honneur de rivaliser avec madame de Montespan et mademoiselle de la Vallière. C’était le règne de la force adorée. C’est aussi de cette époque que datent les deux œuvres de Molière dont on peut, avec le plus de raison, inculper le sens moral, Amphitryon et George Dandin. Nous avons signalé plus haut l’analogie de ces deux personnages. Dans la farce, Jupiter n’est plus que Clitandre; mais, grâce à la distance qui le sépare du paysan, mari d’une demoiselle noble, tout lui est permis comme à Jupiter. Molière semble convaincu de l’iniquité des choses humaines, et c’est la principale croyance qui ressort de son œuvre profondément misanthropique.

La cour, pendant l’absence de Louis XIV, avait été sevrée de ses plaisirs ordinaires. Le roi, qui revenait vainqueur, organisa, pour la dédommager, dans les jardins dessinés par Lenôtre, une fête splendide où la place principale fut donnée à la comédie; collations, bals, soupers, feux d’artifice, contribuèrent à la splendeur de la journée.

«O le charmant lieu que c’étoit!»

81

dit le journaliste contemporain;

«L’or partout, certes, éclatoit;
«Trois rangs de riches hautelices
«Décoroient ce lieu de délices;
«Aussi haut, sans comparaison,
«Que la vaste et grande cloison
«De l’église de Notre-Dame,
«Où l’on chante en si bonne gamme.
«Maintes cascades y jouoient
«Qui de tous côtés l’égayoient,
«Et, pour en gros ne rien omettre
«Dans les limites d’une lettre,
«En ce beau rendez-vous de jeux,
«Un théâtre auguste et pompeux,
«D’une manière singulière,
«S’y voyoit dressé par Molière.»

Le grave Félibien lui-même, dans la description qu’il donne de cette fête splendide, n’a que des éloges pour la petite comédie en prose où le sieur Molière montre la peine et les chagrins de ceux qui s’allient au-dessus de leur condition. Personne n’attacha beaucoup d’importance à une simple farce, et le directeur, le Momus de l’Olympe inférieur, comme le dit encore Robinet, aidé par le génie musical de Lulli, obtint un nouveau succès. Le fond même de sa pièce, qui passa pour une farce délicieuse, se perdait et disparaissait au milieu des divertissements des danses et de la musique de Lulli. Les vues de Louis XIV étaient servies. On se moquait à cœur joie de ces sots campagnards parlant blason, employant les termes surannés de la vénerie, ruinés d’ailleurs et abaissant leur fierté jusqu’à donner leur fille à un rustre. On riait de cette mademoiselle de la Prudoterie qui ne voulait pas être maîtresse d’un duc et pair; on ne ménageait pas le ban et l’arrière-ban de cette noblesse qui se vantait d’avoir assisté au siége de Montauban. Tout ce qui tenait à la province et au vieux monde était sacrifié; étiquettes de politesse, souvenirs de généalogie, cérémonies d’excuse ou de défi, les formules dont on vivait encore, rien n’était épargné. Après de vains compliments, dont 82 le vieux noble a réglé la teneur et qui ne signifient rien et ne satisfont à rien, la victime roturière ayant été obligée de demander pardon, M. de Sotenville s’écrie pédantesquement: «Voilà, monsieur, comment il faut pousser les choses.»

Le campagnard a profité de la leçon, et l’on sait qu’il a poussé les choses fort loin. Mais elle était donnée par un «baladin» enrichi sans doute par son art et par les bontés du roi, assez habile pour se maintenir à la cour, dénué de toute autorité sérieuse, et qui, considéré d’ailleurs comme le dernier des trouvères, avait licence de tout dire. Peu de temps auparavant, on l’avait vu, dans le Médecin malgré lui, se débarrasser successivement de sept habits dont il était revêtu. Dans George Dandin, sa femme lui administrait une volée de coups de bâton, et il riait. La bouffonnerie dérobait à tous les yeux le but sévère et sombre vers lequel Molière se dirigeait peut-être à son insu. Tout le dix-huitième siècle ne fit que creuser le sillon tracé par ce génie observateur, et les bourgeois ridicules, les turcarets, les héros de Dancourt, ceux de Dalainval, les marquis escrocs de Regnard, sont les fils et les petits-fils de George Dandin et de M. Jourdain, de Dorante, de don Juan et de Clitandre.

A quoi peut-il servir de rechercher avec soin si le Dolopathos ou le Castoiement des Dames, ou un conte de Boccace, ou une histoire indienne, ont servi de texte primitif à George Dandin? Les malices du sexe, commune matière des trouvères et de leurs fabliaux, ont fourni depuis le moyen âge à tous les conteurs italiens et gaulois mille facéties ingénieuses, que Molière, aussi laborieux que Shakspeare a constamment étudiées et qu’il a transformées à son gré, selon les besoins de son art et de son époque.


83

PERSONNAGES ACTEURS
GEORGE DANDIN[18], riche paysan, mari d’Angélique. Molière.
ANGÉLIQUE, femme de George Dandin, et fille de M. de Sotenville. Mlle Molière.
M. DE SOTENVILLE, gentilhomme campagnard, père d’Angélique. Du Croisy.
MADAME DE SOTENVILLE. Hubert.
CLITANDRE, amant d’Angélique. La Grange.
CLAUDINE, suivante d’Angélique. Mlle Debrie.
LUBIN, paysan, servant Clitandre. La Thorillière.
COLIN, valet de George Dandin.  
La scène est devant la maison de George Dandin, à la campagne.

ACTE PREMIER

SCÈNE I.—GEORGE DANDIN.

Ah! qu’une femme demoiselle[19] est une étrange affaire! et que mon mariage est une leçon bien parlante à tous les paysans qui veulent s’élever au-dessus de leur condition, et s’allier, comme j’ai fait, à la maison d’un gentilhomme! La noblesse, de soi, est bonne; c’est une chose considérable, assurément: mais elle est accompagnée de tant de mauvaises circonstances, qu’il est très-bon de ne s’y point frotter. Je suis devenu là-dessus savant à mes dépens, et connois le style des nobles, lorsqu’ils nous font, nous autres, entrer dans leur famille. L’alliance qu’ils font est petite avec nos personnes: c’est notre bien seul qu’ils épousent; et j’aurois bien mieux fait, tout riche que je suis, de m’allier en bonne et franche paysannerie, que de prendre une femme qui se tient 84 au-dessus de moi, s’offense de porter mon nom, et pense qu’avec tout mon bien je n’ai pas assez acheté la qualité de son mari. George Dandin! George Dandin! vous avez fait une sottise, la plus grande du monde. Ma maison m’est effroyable maintenant, et je n’y rentre point sans y trouver quelque chagrin.

SCÈNE II.—GEORGE DANDIN, LUBIN.

GEORGE DANDIN, à part, voyant sortir Lubin de chez lui.

Que diantre ce drôle-là vient-il faire chez moi?

LUBIN, à part, apercevant George Dandin.

Voilà un homme qui me regarde.

GEORGE DANDIN, à part.

Il ne me connoît pas.

LUBIN, à part.

Il se doute de quelque chose.

GEORGE DANDIN, à part.

Ouais! il a grand’peine à saluer.

LUBIN, à part.

J’ai peur qu’il n’aille dire qu’il m’a vu sortir de là dedans.

GEORGE DANDIN.

Bonjour.

LUBIN.

Serviteur.

GEORGE DANDIN.

Vous n’êtes pas d’ici, que je crois?

LUBIN.

Non: je n’y suis venu que pour voir la fête de demain.

GEORGE DANDIN.

Eh! dites-moi un peu, s’il vous plaît: vous venez de là dedans?

LUBIN.

Chut!

GEORGE DANDIN.

Comment?

LUBIN.

Paix!

GEORGE DANDIN.

Quoi donc?

85

LUBIN.

Motus! il ne faut pas dire que vous m’ayez vu sortir de là.

GEORGE DANDIN.

Pourquoi?

LUBIN.

Mon Dieu! parce...

GEORGE DANDIN.

Mais encore?

LUBIN.

Doucement, j’ai peur qu’on nous écoute.

GEORGE DANDIN.

Point, point.

LUBIN.

C’est que je viens de parler à la maîtresse du logis, de la part d’un certain monsieur qui lui fait les doux yeux; et il ne faut pas qu’on sache cela. Entendez-vous?

GEORGE DANDIN.

Oui.

LUBIN.

Voilà la raison. On m’a chargé de prendre garde que personne ne me vît; et je vous prie, au moins, de ne pas dire que vous m’ayez vu.

GEORGE DANDIN.

Je n’ai garde.

LUBIN.

Je suis bien aise de faire les choses secrètement, comme on m’a recommandé.

GEORGE DANDIN.

C’est bien fait.

LUBIN.

Le mari, à ce qu’ils disent, est un jaloux qui ne veut pas qu’on fasse l’amour à sa femme; et il feroit le diable à quatre, si cela venoit à ses oreilles. Vous comprenez bien?

GEORGE DANDIN.

Fort bien.

LUBIN.

Il ne faut pas qu’il sache rien de tout ceci.

86

GEORGE DANDIN.

Sans doute.

LUBIN.

On le veut tromper tout doucement. Vous entendez bien?

GEORGE DANDIN.

Le mieux du monde.

LUBIN.

Si vous alliez dire que vous m’avez vu sortir de chez lui, vous gâteriez toute l’affaire. Vous comprenez bien?

GEORGE DANDIN.

Assurément. Et comment nommez-vous celui qui vous a envoyé là dedans?

LUBIN.

C’est le seigneur de notre pays, monsieur le vicomte de choses... Foin! je ne me souviens jamais comment diantre ils baragouinent ce nom-là. Monsieur Cli... Clitandre.

GEORGE DANDIN.

Est-ce ce jeune courtisan qui demeure...

LUBIN.

Oui; auprès de ces arbres.

GEORGE DANDIN, à part.

C’est pour cela que depuis peu ce damoiseau poli s’est venu loger contre moi. J’avois bon nez, sans doute; et son voisinage déjà m’avoit donné quelque soupçon.

LUBIN.

Tétigué! c’est le plus honnête homme que vous ayez jamais vu. Il m’a donné trois pièces d’or pour aller dire seulement à la femme qu’il est amoureux d’elle et qu’il souhaite fort l’honneur de pouvoir lui parler. Voyez s’il y a là une grande fatigue, pour me payer si bien; et ce qu’est, au prix de cela, une journée de travail, où je ne gagne que dix sols!

GEORGE DANDIN.

Eh bien, avez-vous fait votre message?

LUBIN.

Oui. J’ai trouvé là dedans une certaine Claudine, qui, tout du premier coup, a compris ce que je voulois, et qui m’a fait parler à sa maîtresse...

87

GEORGE DANDIN, à part.

Ah! coquine de servante!

LUBIN.

Morguienne! cette Claudine-là est tout à fait jolie: elle a gagné mon amitié, et il ne tiendra qu’à elle que nous ne soyons mariés ensemble.

GEORGE DANDIN.

Mais quelle réponse a faite la maîtresse à ce monsieur le courtisan?

LUBIN.

Elle m’a dit de lui dire... Attendez, je ne sais si je me souviendrai bien de tout cela: qu’elle lui est tout à fait obligée de l’affection qu’il a pour elle, et qu’à cause de son mari, qui est fantasque, il garde d’en rien faire paroître, et qu’il faudra songer à chercher quelque invention pour se pouvoir entretenir tous deux.

GEORGE DANDIN, à part.

Ah! pendarde de femme!

LUBIN.

Tétiguienne! cela sera drôle; car le mari ne se doutera point de la manigance: voilà ce qui est de bon, et il aura un pied de nez avec sa jalousie. Est-ce pas?

GEORGE DANDIN.

Cela est vrai.

LUBIN.

Adieu. Bouche cousue, au moins! Gardez bien le secret, afin que le mari ne le sache pas.

GEORGE DANDIN.

Oui, oui.

LUBIN.

Pour moi, je vais faire semblant de rien. Je suis un fin matois, et l’on ne diroit pas que j’y touche.

SCÈNE III.—GEORGE DANDIN.

Eh bien, George Dandin, vous voyez de quel air votre femme vous traite! Voilà ce que c’est d’avoir voulu épouser une demoiselle! l’on vous accommode de toutes pièces, sans 88 que vous puissiez vous venger; et la gentilhommerie vous tient les bras liés. L’égalité de condition laisse du moins à l’honneur d’un mari liberté de ressentiment; et, si c’étoit une paysanne, vous auriez maintenant toutes vos coudées franches à vous en faire la justice à bons coups de bâton. Mais vous avez voulu tâter de la noblesse, et il vous ennuyoit d’être maître chez vous. Ah! j’enrage de tout mon cœur, et je me donnerois volontiers des soufflets. Quoi! écouter impudemment l’amour d’un damoiseau, et y promettre en même temps de la correspondance! Morbleu! je ne veux point laisser passer une occasion de la sorte. Il me faut, de ce pas, aller faire mes plaintes au père et à la mère, et les rendre témoins, à telle fin que de raison, des sujets de chagrin et de ressentiment que leur fille me donne. Mais les voici l’un et l’autre fort à propos.

SCÈNE IV.—MONSIEUR DE SOTENVILLE, MADAME DE SOTENVILLE, GEORGE DANDIN.

MONSIEUR DE SOTENVILLE.

Qu’est-ce, mon gendre? vous me paroissez tout troublé!

GEORGE DANDIN.

Aussi en ai-je du sujet, et...

MADAME DE SOTENVILLE.

Mon Dieu! notre gendre, que vous avez peu de civilité, de ne pas saluer les gens quand vous les approchez!

GEORGE DANDIN.

Ma foi! ma belle-mère, c’est que j’ai d’autres choses en tête; et...

MADAME DE SOTENVILLE.

Encore! Est-il possible, notre gendre, que vous sachiez si peu votre monde, et qu’il n’y ait pas moyen de vous instruire de la manière qu’il faut vivre parmi les personnes de qualité?

GEORGE DANDIN.

Comment?

MADAME DE SOTENVILLE.

Ne vous déferez-vous jamais, avec moi, de la familiarité de ce mot de ma belle-mère, et ne sauriez-vous vous accoutumer à me dire madame?

89

GEORGE DANDIN.

Parbleu! si vous m’appelez votre gendre, il me semble que je puis vous appeler ma belle-mère.

MADAME DE SOTENVILLE.

Il y a fort à dire, et les choses ne sont pas égales. Apprenez, s’il vous plaît, que ce n’est pas à vous à vous servir de ce mot-là avec une personne de ma condition; que tout notre gendre que vous soyez, il y a grande différence de vous à nous, et que vous devez vous connoître.

MONSIEUR DE SOTENVILLE.

C’en est assez, m’amour: laissons cela.

MADAME DE SOTENVILLE.

Mon Dieu, monsieur de Sotenville, vous avez des indulgences qui n’appartiennent qu’à vous, et vous ne savez pas vous faire rendre par les gens ce qui vous est dû.

MONSIEUR DE SOTENVILLE.

Corbleu! pardonnez-moi: on ne peut point me faire de leçons là-dessus; et j’ai su montrer en ma vie, par vingt actions de vigueur, que je ne suis point homme à démordre jamais d’une partie de mes prétentions; mais il suffit de lui avoir donné un petit avertissement. Sachons un peu, mon gendre, ce que vous avez dans l’esprit.

GEORGE DANDIN.

Puisqu’il faut donc parler catégoriquement, je vous dirai, monsieur de Sotenville, que j’ai lieu de...

MONSIEUR DE SOTENVILLE.

Doucement, mon gendre. Apprenez qu’il n’est pas respectueux d’appeler les gens par leur nom, et qu’à ceux qui sont au-dessus de nous il faut dire monsieur tout court.

GEORGE DANDIN.

Eh bien, monsieur tout court, et non plus monsieur de Sotenville, j’ai à vous dire que ma femme me donne...

MONSIEUR DE SOTENVILLE.

Tout beau! apprenez aussi que vous ne devez pas dire ma femme quand vous parlez de notre fille.

GEORGE DANDIN.

J’enrage! Comment! ma femme n’est pas ma femme?

90

MADAME DE SOTENVILLE.

Oui, notre gendre, elle est votre femme; mais il ne vous est pas permis de l’appeler ainsi; et c’est tout ce que vous pourriez faire, si vous aviez épousé une de vos pareilles.

GEORGE DANDIN, à part.

Ah! George Dandin, où t’es-tu fourré? (Haut.) Eh! de grâce, mettez, pour un moment, votre gentilhommerie à côté, et souffrez que je vous parle maintenant comme je pourrai. (A part.) Au diantre soit la tyrannie de toutes ces histoires-là! (A M. de Sotenville.) Je vous dis donc que je suis mal satisfait de mon mariage.

MONSIEUR DE SOTENVILLE.

Et la raison, mon gendre?

MADAME DE SOTENVILLE.

Quoi! parler ainsi d’une chose dont vous avez tiré de si grands avantages?

GEORGE DANDIN.

Et quels avantages, madame, puisque madame y a? L’aventure n’a pas été mauvaise pour vous; car, sans moi, vos affaires, avec votre permission, étoient fort délabrées, et mon argent a servi à reboucher d’assez bons trous; mais moi, de quoi y ai-je profité, je vous prie, que d’un allongement de nom, et, au lieu de George Dandin, d’avoir reçu par vous le titre de monsieur de la Dandinière?

MONSIEUR DE SOTENVILLE.

Ne comptez-vous pour rien, mon gendre, l’avantage d’être allié à la maison de Sotenville?

MADAME DE SOTENVILLE.

Et à celle de la Prudoterie, dont j’ai l’honneur d’être issue; maison où le ventre anoblit, et qui, par ce beau privilége, rendra vos enfans gentilshommes?

GEORGE DANDIN.

Oui, voilà qui est bien, mes enfans seront gentilshommes; mais je serai cocu, moi, si l’on n’y met ordre.

MONSIEUR DE SOTENVILLE.

Que veut dire cela, mon gendre?

GEORGE DANDIN.

Cela veut dire que votre fille ne vit pas comme il faut 91 qu’une femme vive, et qu’elle fait des choses qui sont contre l’honneur.

MADAME DE SOTENVILLE.

Tout beau! Prenez garde à ce que vous dites. Ma fille est d’une race trop pleine de vertu, pour se porter jamais à faire aucune chose dont l’honnêteté soit blessée; et, de la maison de la Prudoterie, il y a plus de trois cents ans qu’on n’a point remarqué qu’il y ait eu de femme, Dieu merci, qui ait fait parler d’elle.

MONSIEUR DE SOTENVILLE.

Corbleu! dans la maison de Sotenville on n’a jamais vu de coquette; et la bravoure n’y est pas plus héréditaire aux mâles que la chasteté aux femelles.

MADAME DE SOTENVILLE.

Nous avons eu une Jacqueline de la Prudoterie, qui ne voulut jamais être la maîtresse d’un duc et pair, gouverneur de notre province.

MONSIEUR DE SOTENVILLE.

Il y a eu une Mathurine de Sotenville, qui refusa vingt mille écus d’un favori du roi, qui ne lui demandoit seulement que la faveur de lui parler.

GEORGE DANDIN.

Oh bien, votre fille n’est pas si difficile que cela; et elle s’est apprivoisée depuis qu’elle est chez moi.

MONSIEUR DE SOTENVILLE.

Expliquez-vous, mon gendre. Nous ne sommes point gens à la supporter dans de mauvaises actions, et nous serons les premiers, sa mère et moi, à vous en faire la justice.

MADAME DE SOTENVILLE.

Nous n’entendons point raillerie sur les matières de l’honneur; et nous l’avons élevée dans toute la sévérité possible.

GEORGE DANDIN.

Tout ce que je puis dire, c’est qu’il y a ici un certain courtisan, que vous avez vu, qui est amoureux d’elle à ma barbe, et qui lui a fait faire des protestations d’amour qu’elle a très-humainement écoutées.

92

MADAME DE SOTENVILLE.

Jour de Dieu! je l’étranglerois de mes propres mains, s’il falloit qu’elle forlignât[20] de l’honnêteté de sa mère!

MONSIEUR DE SOTENVILLE.

Corbleu! je lui passerois mon épée au travers du corps, à elle et au galant, si elle avoit forfait[21] à son honneur.

GEORGE DANDIN.

Je vous ai dit ce qui se passe, pour vous faire mes plaintes; et je vous demande raison de cette affaire-là.

MONSIEUR DE SOTENVILLE.

Ne vous tourmentez point: je vous la ferai de tous deux; et je suis homme pour serrer le bouton à qui ce puisse être. Mais êtes-vous bien sûr de ce que vous nous dites?

GEORGE DANDIN.

Très-sûr.

MONSIEUR DE SOTENVILLE.

Prenez bien garde, au moins; car, entre gentilshommes, ce sont des choses chatouilleuses; et il n’est pas question d’aller faire ici un pas de clerc.

GEORGE DANDIN.

Je ne vous ai rien dit, vous dis-je, qui ne soit véritable.

MONSIEUR DE SOTENVILLE.

M’amour, allez-vous-en parler à votre fille, tandis qu’avec mon gendre j’irai parler à l’homme.

MADAME DE SOTENVILLE.

Se pourroit-il, mon fils, qu’elle s’oubliât de la sorte, après le sage exemple que vous savez vous-même que je lui ai donné?

MONSIEUR DE SOTENVILLE.

Nous allons éclaircir l’affaire. Suivez-moi, mon gendre, et ne vous mettez point en peine. Vous verrez de quel bois nous nous chauffons, lorsqu’on s’attaque à ceux qui nous peuvent appartenir.

93

GEORGE DANDIN.

Le voici qui vient vers nous.

SCÈNE V.—MONSIEUR DE SOTENVILLE, CLITANDRE, GEORGE DANDIN.

MONSIEUR DE SOTENVILLE.

Monsieur, suis-je connu de vous?

CLITANDRE.

Non pas, que je sache, monsieur.

MONSIEUR DE SOTENVILLE.

Je m’appelle le baron de Sotenville.

CLITANDRE.

Je m’en réjouis fort.

MONSIEUR DE SOTENVILLE.

Mon nom est connu à la cour; et j’eus l’honneur, dans ma jeunesse de me signaler des premiers à l’arrière-ban[22] de Nancy.

CLITANDRE.

A la bonne heure.

MONSIEUR DE SOTENVILLE.

Monsieur mon père, Jean-Gilles de Sotenville, eut la gloire d’assister en personne au grand siége de Montauban[23].

CLITANDRE.

J’en suis ravi.

MONSIEUR DE SOTENVILLE.

Et j’ai un aïeul, Bertrand de Sotenville, qui fut si considéré en son temps, que d’avoir permission de vendre tout son bien pour le voyage d’outre-mer[24].

CLITANDRE.

Je le veux croire.

MONSIEUR DE SOTENVILLE.

Il m’a été rapporté, monsieur, que vous aimez et poursuivez une jeune personne, qui est ma fille, pour laquelle je m’intéresse, (Montrant George Dandin.) et pour l’homme que vous voyez, qui a l’honneur d’être mon gendre.

94

CLITANDRE.

Qui? moi?

MONSIEUR DE SOTENVILLE.

Oui; et je suis bien aise de vous parler, pour tirer de vous, s’il vous plaît, un éclaircissement de cette affaire.

CLITANDRE.

Voilà une étrange médisance! Qui vous a dit cela, monsieur?

MONSIEUR DE SOTENVILLE.

Quelqu’un qui croit le bien savoir.

CLITANDRE.

Ce quelqu’un là en a menti. Je suis honnête homme. Me croyez-vous capable, monsieur, d’une action aussi lâche que celle-là? Moi, aimer une jeune et belle personne qui a l’honneur d’être la fille de monsieur le baron de Sotenville! je vous révère trop pour cela, et je suis trop votre serviteur. Quiconque vous l’a dit est un sot.

MONSIEUR DE SOTENVILLE.

Allons, mon gendre.

GEORGE DANDIN.

Quoi?

CLITANDRE.

C’est un coquin et un maraud.

MONSIEUR DE SOTENVILLE, à George Dandin.

Répondez.

GEORGE DANDIN.

Répondez vous-même.

CLITANDRE.

Si je savois qui ce peut être, je lui donnerois, en votre présence, de l’épée dans le ventre.

MONSIEUR DE SOTENVILLE, à George Dandin.

Soutenez donc la chose.

GEORGE DANDIN.

Elle est toute soutenue. Cela est vrai.

CLITANDRE.

Est-ce votre gendre, monsieur, qui...

MONSIEUR DE SOTENVILLE.

Oui, c’est lui-même qui s’en est plaint à moi.

95

CLITANDRE.

Certes, il peut remercier l’avantage qu’il a de vous appartenir; et, sans cela, je lui apprendrois bien à tenir de pareils discours d’une personne comme moi.

SCÈNE VI.—MONSIEUR ET MADAME DE SOTENVILLE, ANGÉLIQUE, CLITANDRE, GEORGE DANDIN, CLAUDINE.

MADAME DE SOTENVILLE.

Pour ce qui est de cela, la jalousie est une étrange chose! J’amène ici ma fille pour éclaircir l’affaire en présence de tout le monde.

CLITANDRE, à Angélique.

Est-ce donc vous, madame, qui avez dit à votre mari que je suis amoureux de vous?

ANGÉLIQUE.

Moi? Et comment lui aurois-je dit? Est-ce que cela est? Je voudrois bien le voir, vraiment, que vous fussiez amoureux de moi. Jouez-vous-y, je vous en prie; vous trouverez à qui parler; c’est une chose que je vous conseille de faire! Ayez recours, pour voir, à tous les détours des amans: essayez un peu, par plaisir, à m’envoyer des ambassades, à m’écrire secrètement de petits billets doux, à épier les momens que mon mari n’y sera pas, ou le temps que je sortirai, pour me parler de votre amour: vous n’avez qu’à y venir, je vous promets que vous serez reçu comme il faut.

CLITANDRE.

Eh! là, là, madame, tout doucement, il n’est pas nécessaire de me faire tant de leçons, et de vous tant scandaliser. Qui vous dit que je songe à vous aimer?

ANGÉLIQUE.

Que sais-je, moi, ce qu’on me vient conter ici?

CLITANDRE.

On dira ce que l’on voudra; mais vous savez si je vous ai parlé d’amour lorsque je vous ai rencontrée.

ANGÉLIQUE.

Vous n’aviez qu’à le faire, vous auriez été bien venu!

96

CLITANDRE.

Je vous assure qu’avec moi vous n’avez rien à craindre, que je ne suis point homme à donner du chagrin aux belles; et que je vous respecte trop, et vous et messieurs vos parens, pour avoir la pensée d’être amoureux de vous.

MADAME DE SOTENVILLE, à George Dandin.

Eh bien, vous le voyez.

MONSIEUR DE SOTENVILLE.

Vous voilà satisfait, mon gendre. Que dites-vous à cela?

GEORGE DANDIN.

Je dis que ce sont là des contes à dormir debout; que je sais bien ce que je sais, et que tantôt, puisqu’il faut parler net, elle a reçu une ambassade de sa part.

ANGÉLIQUE.

Moi, j’ai reçu une ambassade?

CLITANDRE.

J’ai envoyé une ambassade?

ANGÉLIQUE.

Claudine!

CLITANDRE, à Claudine.

Est-il vrai?

CLAUDINE.

Par ma foi voilà une étrange fausseté!

GEORGE DANDIN.

Taisez-vous, carogne que vous êtes! Je sais de vos nouvelles; et c’est vous qui tantôt avez introduit le courrier!

CLAUDINE.

Qui? moi?

GEORGE DANDIN.

Oui, vous. Ne faites point tant la sucrée.

CLAUDINE.

Hélas! que le monde aujourd’hui est rempli de méchanceté, de m’aller soupçonner ainsi, moi qui suis l’innocence même!

GEORGE DANDIN.

Taisez-vous, bonne pièce! Vous faites la sournoise, mais je vous connois il y a longtemps; et vous êtes une dessalée[25].

97

CLAUDINE, à Angélique.

Madame, est-ce que...

GEORGE DANDIN.

Taisez-vous, vous dis-je! vous pourriez bien porter la folle enchère de tous les autres; et vous n’avez point de père gentilhomme.

ANGÉLIQUE.

C’est une imposture si grande, et qui me touche si fort au cœur, que je ne puis pas même avoir la force d’y répondre. Cela est bien horrible d’être accusée par un mari, lorsqu’on ne lui fait rien qui ne soit à faire! Hélas! si je suis blâmable de quelque chose, c’est d’en user trop bien avec lui.

CLAUDINE.

Assurément.

ANGÉLIQUE.

Tout mon malheur est de le trop considérer, et plût au ciel que je fusse capable de souffrir, comme il dit, les galanteries de quelqu’un! je ne serois pas tant à plaindre. Adieu; je me retire, et je ne puis plus endurer qu’on m’outrage de cette sorte!

SCÈNE VII.—MONSIEUR ET MADAME DE SOTENVILLE, CLITANDRE, GEORGE DANDIN, CLAUDINE.

MADAME DE SOTENVILLE, à George Dandin.

Allez, vous ne méritez pas l’honnête femme qu’on vous a donnée.

CLAUDINE.

Par ma foi! il mériteroit qu’elle lui fît dire vrai; et, si j’étois en sa place, je n’y marchanderois pas. (A Clitandre.) Oui, monsieur, vous devez, pour le punir, faire l’amour à ma maîtresse. Poussez, c’est moi qui vous le dis: ce sera fort bien employé; et je m’offre à vous y servir, puisqu’il m’en a déjà taxée.

Claudine sort.

MONSIEUR DE SOTENVILLE.

Vous méritez, mon gendre, qu’on vous dise ces choses-là; et votre procédé met tout le monde contre vous.

98

MADAME DE SOTENVILLE.

Allez, songez à mieux traiter une demoiselle bien née; et prenez garde désormais à ne plus faire de pareilles bévues.

GEORGE DANDIN, à part.

J’enrage de bon cœur d’avoir tort lorsque j’ai raison.

SCÈNE VIII.—MONSIEUR DE SOTENVILLE, CLITANDRE, GEORGE DANDIN.

CLITANDRE, à monsieur de Sotenville.

Monsieur, vous voyez comme j’ai été faussement accusé: vous êtes homme qui savez les maximes du point d’honneur, et je vous demande raison de l’affront qui m’a été fait!

MONSIEUR DE SOTENVILLE.

Cela est juste, et c’est l’ordre des procédés. Allons, mon gendre, faites satisfaction à monsieur.

GEORGE DANDIN.

Comment! satisfaction?

MONSIEUR DE SOTENVILLE.

Oui, cela se doit dans les règles, pour l’avoir à tort accusé.

GEORGE DANDIN.

C’est une chose, moi, dont je ne demeure pas d’accord, de l’avoir à tort accusé; et je sais bien ce que j’en pense.

MONSIEUR DE SOTENVILLE.

Il n’importe. Quelque pensée qui vous puisse rester, il a nié: c’est satisfaire les personnes; et l’on n’a nul droit de se plaindre de tout homme qui se dédit.

GEORGE DANDIN.

Si bien donc que si je le trouvois couché avec ma femme, il en seroit quitte pour se dédire?

MONSIEUR DE SOTENVILLE.

Point de raisonnement. Faites-lui les excuses que je vous dis.

GEORGE DANDIN.

Moi! je lui ferai encore des excuses après...

MONSIEUR DE SOTENVILLE.

Allons, vous dis-je; il n’y a rien à balancer, et vous n’avez 99 que faire d’avoir peur d’en trop faire, puisque c’est moi qui vous conduis.

GEORGE DANDIN.

Je ne saurois...

MONSIEUR DE SOTENVILLE.

Corbleu! mon gendre, ne m’échauffez pas la bile: je me mettrois avec lui contre vous. Allons, laissez-vous gouverner par moi.

GEORGE DANDIN, à part.

Ah! George Dandin!

MONSIEUR DE SOTENVILLE.

Votre bonnet à la main, le premier: monsieur est gentilhomme, et vous ne l’êtes pas.

GEORGE DANDIN, à part, le bonnet à la main.

J’enrage!

MONSIEUR DE SOTENVILLE.

Répétez avec moi: Monsieur...

GEORGE DANDIN.

Monsieur...

MONSIEUR DE SOTENVILLE.

Je vous demande pardon... (Voyant que George Dandin fait difficulté de lui obéir.) Ah!

GEORGE DANDIN.

Je vous demande pardon...

MONSIEUR DE SOTENVILLE.

Des mauvaises pensées que j’ai eues de vous.

GEORGE DANDIN.

Des mauvaises pensées que j’ai eues de vous.

MONSIEUR DE SOTENVILLE.

C’est que je n’avois pas l’honneur de vous connoître.

GEORGE DANDIN.

C’est que je n’avois pas l’honneur de vous connoître.

MONSIEUR DE SOTENVILLE.

Et je vous prie de croire...

GEORGE DANDIN.

Et je vous prie de croire...

MONSIEUR DE SOTENVILLE.

Que je suis votre serviteur.

100

GEORGE DANDIN.

Voulez-vous que je sois serviteur d’un homme qui me veut faire cocu?

MONSIEUR DE SOTENVILLE, le menaçant encore.

Ah!

CLITANDRE.

Il suffit, monsieur.

MONSIEUR DE SOTENVILLE.

Non, je veux qu’il achève, et que tout aille dans les formes: Que je suis votre serviteur.

GEORGE DANDIN.

Que je suis votre serviteur.

CLITANDRE, à George Dandin.

Monsieur, je suis le vôtre de tout mon cœur; et je ne songe plus à ce qui s’est passé. (A monsieur de Sotenville.) Pour vous, monsieur, je vous donne le bonjour, et suis fâché du petit chagrin que vous avez eu.

MONSIEUR DE SOTENVILLE.

Je vous baise les mains; et, quand il vous plaira, je vous donnerai le divertissement de courre un lièvre[26].

CLITANDRE.

C’est trop de grâce que vous me faites.

Clitandre sort.

MONSIEUR DE SOTENVILLE.

Voilà, mon gendre, comme il faut pousser les choses. Adieu. Sachez que vous êtes entré dans une famille qui vous donnera de l’appui, et ne souffrira point que l’on vous fasse aucun affront.

SCÈNE IX.—GEORGE DANDIN.

Ah! que je... Vous l’avez voulu; vous l’avez voulu, George Dandin; vous l’avez voulu; cela vous sied fort bien, et vous voilà ajusté comme il faut: vous avez justement ce que vous méritez. Allons, il s’agit seulement de désabuser le père et la mère; et je pourrai trouver peut-être quelque moyen d’y réussir.

101

ACTE II

SCÈNE I.—CLAUDINE, LUBIN.

CLAUDINE.

Oui, j’ai bien deviné qu’il falloit que cela vînt de toi, et que tu l’eusses dit à quelqu’un qui l’ait rapporté à notre maître.

LUBIN.

Par ma foi! je n’en ai touché qu’un petit mot, en passant, à un homme, afin qu’il ne dît point qu’il m’avoit vu sortir; et il faut que les gens, en ce pays-ci, soient de grands babillards!

CLAUDINE.

Vraiment, ce monsieur le vicomte a bien choisi son monde, que de te prendre pour son ambassadeur; et il s’est allé servir là d’un homme bien chanceux!

LUBIN.

Va, une autre fois je serai plus fin, et je prendrai mieux garde à moi.

CLAUDINE.

Oui, oui, il sera temps!

LUBIN.

Ne parlons plus de cela. Écoute.

CLAUDINE.

Que veux-tu que j’écoute?

LUBIN.

Tourne un peu ton visage devers moi.

CLAUDINE.

Eh bien, qu’est-ce?

LUBIN.

Claudine.

CLAUDINE.

Quoi?

LUBIN.

Eh! là! ne sais-tu pas bien ce que je veux dire?

CLAUDINE.

Non.

102

LUBIN.

Morgué! je t’aime.

CLAUDINE.

Tout de bon?

LUBIN.

Oui, le diable m’emporte! Tu me peux croire, puisque j’en jure.

CLAUDINE.

A la bonne heure.

LUBIN.

Je me sens tout tribouiller le cœur quand je te regarde.

CLAUDINE.

Je m’en réjouis.

LUBIN.

Comment est-ce que tu fais pour être si jolie?

CLAUDINE.

Je fais comme font les autres.

LUBIN.

Vois-tu, il ne faut point tant de beurre pour faire un quarteron; si tu veux, tu seras ma femme, je serai ton mari, et nous serons tous deux mari et femme.

CLAUDINE.

Tu serois peut-être jaloux comme notre maître.

LUBIN.

Point.

CLAUDINE.

Pour moi, je hais les maris soupçonneux; et j’en veux un qui ne s’épouvante de rien, un si plein de confiance et si sûr de ma chasteté, qu’il me vît sans inquiétude au milieu de trente hommes.

LUBIN.

Eh bien, je serai tout comme cela.

CLAUDINE.

C’est la plus sotte chose du monde que de se défier d’une femme, et de la tourmenter. La vérité de l’affaire est qu’on n’y gagne rien de bon: cela nous fait songer à mal; et ce sont souvent les maris qui, avec leur vacarme, se font eux-mêmes ce qu’ils sont.

103

LUBIN.

Eh bien, je te donnerai la liberté de faire tout ce qu’il te plaira.

CLAUDINE.

Voilà comme il faut faire pour n’être point trompé. Lorsqu’un mari se met à notre discrétion, nous ne prenons de liberté que ce qu’il nous en faut; et il en est comme avec ceux qui nous ouvrent leur bourse, et nous disent: Prenez. Nous en usons honnêtement, et nous nous contentons de la raison. Mais ceux qui nous chicanent, nous nous efforçons de les tondre, et nous ne les épargnons point.

LUBIN.

Va, je serai de ceux qui ouvrent leur bourse; et tu n’as qu’à te marier avec moi.

CLAUDINE.

Eh bien, bien, nous verrons.

LUBIN.

Viens donc ici, Claudine.

CLAUDINE.

Que veux-tu?

LUBIN.

Viens, te dis-je.

CLAUDINE.

Ah! doucement. Je n’aime point les patineurs.

LUBIN.

Eh! un petit brin d’amitié.

CLAUDINE.

Laisse-moi là, te dis-je; je n’entends pas raillerie.

LUBIN.

Claudine!

CLAUDINE, repoussant Lubin.

Hai!

LUBIN.

Ah! que tu es rude à pauvres gens! Fi! que cela est malhonnête de refuser les personnes! N’as-tu point de honte d’être belle et de ne vouloir pas qu’on te caresse? Eh! là!

CLAUDINE.

Je te donnerai sur le nez!

104

LUBIN.

Oh! la farouche! la sauvage! Fi! pouah! la vilaine, qui est cruelle!

CLAUDINE.

Tu t’émancipes trop.

LUBIN.

Qu’est-ce que cela te coûteroit de me laisser un peu faire?

CLAUDINE.

Il faut que tu te donnes patience.

LUBIN.

Un petit baiser seulement, en rabattant sur notre mariage.

CLAUDINE.

Je suis votre servante.

LUBIN.

Claudine, je t’en prie, sur l’et tant moins[27].

CLAUDINE.

Eh! que nenni! J’y ai déjà été attrapée. Adieu. Va-t’en, et dis à monsieur le vicomte que j’aurai soin de rendre son billet.

LUBIN.

Adieu, beauté rudanière[28].

CLAUDINE.

Le mot est amoureux.

LUBIN.

Adieu, rocher, caillou, pierre de taille, et tout ce qu’il y a de plus dur au monde!

CLAUDINE, seule.

Je vais remettre aux mains de ma maîtresse... Mais la voici avec son mari: éloignons-nous, et attendons qu’elle soit seule.

SCÈNE II.—GEORGE DANDIN, ANGÉLIQUE.

GEORGE DANDIN.

Non, non; on ne m’abuse pas avec tant de facilité, et je ne suis que trop certain que le rapport que l’on m’a fait est véritable. 105 J’ai de meilleurs yeux qu’on ne pense, et votre galimatias ne m’a point tantôt ébloui.

SCÈNE III.—CLITANDRE, ANGÉLIQUE, GEORGE DANDIN.

CLITANDRE, à part, dans le fond du théâtre.

Ah? la voilà; mais le mari est avec elle.

GEORGE DANDIN, sans voir Clitandre.

Au travers de toutes vos grimaces j’ai vu la vérité de ce que l’on m’a dit, et le peu de respect que vous avez pour le nœud qui nous joint. (Clitandre et Angélique se saluent.) Mon Dieu! laissez-là votre révérence; ce n’est pas de ces sortes de respects dont je vous parle, et vous n’avez que faire de vous moquer.

ANGÉLIQUE.

Moi, me moquer! en aucune façon.

GEORGE DANDIN.

Je sais votre pensée, et connois... (Clitandre et Angélique se saluent encore.) Encore! Ah! ne raillons point davantage. Je n’ignore pas qu’à cause de votre noblesse vous me tenez fort au-dessous de vous, et le respect que je veux dire ne regarde point ma personne; j’entends parler de celui que vous devez à des nœuds aussi vénérables que le sont ceux du mariage... (Angélique fait signe à Clitandre.) Il ne faut point lever les épaules, et je ne dis point de sottises.

ANGÉLIQUE.

Qui songe à lever les épaules?

GEORGE DANDIN.

Mon Dieu! nous voyons clair. Je vous dis, encore une fois, que le mariage est une chaîne à laquelle on doit porter toutes sortes de respects; et que c’est fort mal fait à vous d’en user comme vous faites. (Angélique fait signe de la tête à Clitandre.) Oui, oui, mal fait à vous; et vous n’avez que faire de hocher la tête, et de me faire la grimace.

ANGÉLIQUE.

Moi? je ne sais ce que vous voulez dire.

GEORGE DANDIN.

Je le sais fort bien, moi; et vos mépris me sont connus. 106 Si je ne suis pas né noble, au moins suis-je d’une race où il n’y a point de reproche; et la famille des Dandin...

CLITANDRE, derrière Angélique, sans être aperçu de George Dandin.

Un moment d’entretien.

GEORGE DANDIN, sans voir Clitandre.

Eh?

ANGÉLIQUE.

Quoi? Je ne dis mot.

George Dandin tourne autour de sa femme, et Clitandre se retire en faisant une grande révérence à George Dandin.

SCÈNE IV.—GEORGE DANDIN, ANGÉLIQUE.

GEORGE DANDIN.

Le voilà qui vient rôder autour de vous.

ANGÉLIQUE.

Eh bien, est-ce ma faute? Que voulez-vous que j’y fasse?

GEORGE DANDIN.

Je veux que vous y fassiez ce que fait une femme qui ne veut plaire qu’à son mari. Quoiqu’on en puisse dire, les galans n’obsèdent jamais que quand on le veut bien. Il y a un certain air doucereux qui les attire, ainsi que le miel fait les mouches; et les honnêtes femmes ont des manières qui les savent chasser d’abord.

ANGÉLIQUE.

Moi, les chasser! et par quelle raison? Je ne me scandalise point qu’on me trouve bien faite et cela me fait du plaisir.

GEORGE DANDIN.

Oui! Mais quel personnage voulez-vous que joue un mari pendant cette galanterie?

ANGÉLIQUE.

Le personnage d’un honnête homme, qui est bien aise de voir sa femme considérée.

GEORGE DANDIN.

Je suis votre valet. Ce n’est pas là mon compte; et les Dandin ne sont point accoutumés à cette mode-là.

ANGÉLIQUE.

Oh! les Dandin s’y accoutumeront s’ils veulent; car, pour 107 moi, je vous déclare que mon dessein n’est pas de renoncer au monde, et de m’enterrer toute vive dans un mari. Comment! parce qu’un homme s’avise de nous épouser, il faut d’abord que toutes choses soient finies pour nous, et que nous rompions tout commerce avec les vivans! C’est une chose merveilleuse que cette tyrannie de messieurs les maris; et je les trouve bons de vouloir qu’on soit morte à tous les divertissemens, et qu’on ne vive que pour eux! Je me moque de cela, et ne veux point mourir si jeune.

GEORGE DANDIN.

C’est ainsi que vous satisfaites aux engagemens de la foi que vous m’avez donnée publiquement?

ANGÉLIQUE.

Moi? je ne vous l’ai point donnée de bon cœur, et vous me l’avez arrachée. M’avez-vous, avant le mariage, demandé mon consentement, et si je voulois bien de vous? Vous n’avez consulté, pour cela, que mon père et ma mère; ce sont eux, proprement, qui vous ont épousé, et c’est pourquoi vous ferez bien de vous plaindre toujours à eux des torts que l’on pourra vous faire. Pour moi, qui ne vous ai point dit de vous marier avec moi, et que vous avez prise sans consulter mes sentimens, je prétends n’être point obligée à me soumettre en esclave à vos volontés, et je veux jouir, s’il vous plaît, de quelque nombre de beaux jours que m’offre la jeunesse, prendre les douces libertés que l’âge me permet, voir un peu le beau monde, et goûter le plaisir de m’ouïr dire des douceurs. Préparez-vous-y, pour votre punition; et rendez grâces au ciel de ce que je ne suis pas capable de quelque chose de pis.

GEORGE DANDIN.

Oui! C’est ainsi que vous le prenez? Je suis votre mari, et je vous dis que je n’entends pas cela.

ANGÉLIQUE.

Moi, je suis votre femme, et je vous dis que je l’entends.

GEORGE DANDIN, à part.

Il me prend des tentations d’accommoder tout son visage à la compote, et le mettre en état de ne plaire de sa vie aux diseurs de fleurettes. Ah! allons, George Dandin; je ne pourrois me retenir, et il vaut mieux quitter la place.

108

SCÈNE V.—ANGÉLIQUE, CLAUDINE.

CLAUDINE.

J’avois, madame, impatience qu’il s’en allât, pour vous rendre ce mot de la part que vous savez.

ANGÉLIQUE.

Voyons.

CLAUDINE, à part.

A ce que je puis remarquer, ce qu’on lui dit ne lui déplaît pas trop.

ANGÉLIQUE.

Ah! Claudine, que ce billet s’explique d’une façon galante! Que, dans tous leurs discours et dans toutes leurs actions, les gens de cour ont un air agréable! Et qu’est-ce que c’est, auprès d’eux, que nos gens de province?

CLAUDINE.

Je crois qu’après les avoir vus, les Dandin ne vous plaisent guère.

ANGÉLIQUE.

Demeure ici: je m’en vais faire la réponse...

CLAUDINE, seule.

Je n’ai pas besoin, que je pense, de lui recommander de la faire agréable. Mais voici...

SCÈNE VI.—CLITANDRE, LUBIN, CLAUDINE.

CLAUDINE.

Vraiment, monsieur, vous avez pris là un habile messager.

CLITANDRE.

Je n’ai pas osé envoyer de mes gens; mais, ma pauvre Claudine, il faut que je te récompense des bons offices que je sais que tu m’as rendus.

Il fouille dans sa poche.

CLAUDINE.

Eh! monsieur, il n’est pas nécessaire. Non, monsieur, vous n’avez que faire de vous donner cette peine-là; et je vous rends service parce que vous le méritez, et que je me sens au cœur de l’inclination pour vous.

109

CLITANDRE, donnant de l’argent à Claudine.

Je te suis obligé.

LUBIN, à Claudine.

Puisque nous serons mariés, donne-moi cela, que je le mette avec le mien.

CLAUDINE.

Je te le garde, aussi bien que le baiser.

CLITANDRE, à Claudine.

Dis-moi, as-tu rendu mon billet à ta belle maîtresse?

CLAUDINE.

Oui. Elle est allée y répondre.

CLITANDRE.

Mais, Claudine, n’y a-t-il pas moyen que je la puisse entretenir?

CLAUDINE.

Oui: venez avec moi, je vous ferai parler à elle.

CLITANDRE.

Mais le trouvera-t-elle bon, et n’y a-t-il rien à risquer?

CLAUDINE.

Non, non. Son mari n’est pas au logis, et puis ce n’est pas lui qu’elle a le plus à ménager; c’est son père et sa mère, et, pourvu qu’ils soient prévenus[29], tout le reste n’est point à craindre.

CLITANDRE.

Je m’abandonne à ta conduite.

LUBIN, seul.

Tétiguenne! que j’aurai là une habile femme! Elle a de l’esprit comme quatre.

SCÈNE VII.—GEORGE DANDIN, LUBIN.

GEORGE DANDIN, bas, à part.

Voici mon homme de tantôt. Plût au ciel qu’il pût se résoudre à vouloir rendre témoignage au père et à la mère de ce qu’ils ne veulent point croire!

110

LUBIN.

Ah! vous voilà, monsieur le babillard, à qui j’avois tant recommandé de ne point parler, et qui me l’aviez tant promis! Vous êtes donc un causeur, et vous allez redire ce que l’on vous dit en secret?

GEORGE DANDIN.

Moi?

LUBIN.

Oui. Vous avez été tout rapporter au mari, et vous êtes cause qu’il a fait du vacarme. Je suis bien aise de savoir que vous avez de la langue; et cela m’apprendra à ne vous plus rien dire.

GEORGE DANDIN.

Écoute, mon ami.

LUBIN.

Si vous n’aviez point babillé, je vous aurois conté ce qui se passe à cette heure; mais, pour votre punition, vous ne saurez rien du tout.

GEORGE DANDIN.

Comment! qu’est-ce qui se passe?

LUBIN.

Rien, rien. Voilà ce que c’est d’avoir causé, vous n’en tâterez plus, et je vous laisse sur la bonne bouche.

GEORGE DANDIN.

Arrête un peu.

LUBIN.

Point.

GEORGE DANDIN.

Je ne te veux dire qu’un mot.

LUBIN.

Nennin, nennin. Vous avez envie de me tirer les vers du nez.

GEORGE DANDIN.

Non, ce n’est pas cela.

LUBIN.

Eh! quelque sot[30]... Je vous vois venir.

GEORGE DANDIN.

C’est autre chose. Écoute.

111

LUBIN.

Point d’affaire. Vous voudriez que je vous dise que monsieur le vicomte vient de donner de l’argent à Claudine, et qu’elle l’a mené chez sa maîtresse. Mais je ne suis pas si bête.

GEORGE DANDIN.

De grâce...

LUBIN.

Non.

GEORGE DANDIN.

Je te donnerai...

LUBIN.

Tarare!

SCÈNE VIII.—GEORGE DANDIN.

Je n’ai pu me servir, avec cet innocent, de la pensée que j’avois. Mais le nouvel avis qui lui est échappé feroit la même chose; et si le galant est chez moi, ce seroit pour avoir raison aux yeux du père et de la mère, et les convaincre pleinement de l’effronterie de leur fille. Le mal de tout ceci, c’est que je ne sais comment faire pour profiter d’un tel avis. Si je rentre chez moi, je ferai évader le drôle; et quelque chose que je puisse voir moi-même de mon déshonneur, je n’en serai point cru à mon serment, et l’on me dira que je rêve. Si, d’autre part, je vais quérir beau-père et belle-mère, sans être sûr de trouver chez moi le galant, ce sera la même chose, et je retomberai dans l’inconvénient de tantôt. Pourrois-je point[31] m’éclaircir doucement s’il y est encore? (Après avoir été regarder par le trou de la serrure.) Ah! ciel! il n’en faut plus douter, et je viens de l’apercevoir par le trou de la porte. Le sort me donne ici de quoi confondre ma partie; et, pour achever l’aventure, il fait venir à point nommé les juges dont j’avois besoin.

SCÈNE IX.—MONSIEUR ET MADAME DE SOTENVILLE, GEORGE DANDIN.

GEORGE DANDIN.

Enfin, vous ne m’avez pas voulu croire tantôt, et votre fille l’a emporté sur moi; mais j’ai en main de quoi vous faire 112 voir comme elle m’accommode; et, Dieu merci! mon déshonneur est si clair maintenant, que vous n’en pourrez plus douter.

MONSIEUR DE SOTENVILLE.

Comment! mon gendre, vous en êtes encore là-dessus?

GEORGE DANDIN.

Oui, j’y suis; et jamais je n’eus tant de sujet d’y être.

MADAME DE SOTENVILLE.

Vous nous venez encore étourdir la tête?

GEORGE DANDIN.

Oui, madame; et l’on fait bien pis à la mienne.

MONSIEUR DE SOTENVILLE.

Ne vous lassez-vous point de vous rendre importun?

GEORGE DANDIN.

Non; mais je me lasse fort d’être pris pour dupe.

MADAME DE SOTENVILLE.

Ne voulez-vous point vous défaire de vos pensées extravagantes?

GEORGE DANDIN.

Non, madame; mais je voudrois bien me défaire d’une femme qui me déshonore.

MADAME DE SOTENVILLE.

Jour de Dieu! notre gendre, apprenez à parler!

MONSIEUR DE SOTENVILLE.

Corbleu! cherchez des termes moins offensans que ceux-là.

GEORGE DANDIN.

Marchand qui perd ne peut rire.

MADAME DE SOTENVILLE.

Souvenez-vous que vous avez épousé une demoiselle[32].

GEORGE DANDIN.

Je m’en souviens assez, et ne m’en souviendrai que trop.

MONSIEUR DE SOTENVILLE.

Si vous vous en souvenez, songez donc à parler d’elle avec plus de respect.

GEORGE DANDIN.

Mais que ne songe-t-elle plutôt à me traiter plus honnêtement? Quoi! parce qu’elle est demoiselle, il faut qu’elle ait la liberté de me faire ce qui lui plaît, sans que j’ose souffler?

113

MONSIEUR DE SOTENVILLE.

Qu’avez-vous donc, et que pouvez-vous dire? N’avez-vous pas vu, ce matin, qu’elle s’est défendue de connoître celui dont vous m’étiez venu parler?

GEORGE DANDIN.

Oui. Mais vous, que pourrez-vous dire si je vous fais voir maintenant que le galant est avec elle?

MADAME DE SOTENVILLE.

Avec elle?

GEORGE DANDIN.

Oui, avec elle, et dans ma maison.

MONSIEUR DE SOTENVILLE.

Dans votre maison?

GEORGE DANDIN.

Oui, dans ma propre maison.

MADAME DE SOTENVILLE.

Si cela est, nous serons pour vous contre elle.

MONSIEUR DE SOTENVILLE.

Oui. L’honneur de notre famille nous est plus cher que toute chose; et, si vous dites vrai, nous la renoncerons pour notre sang, et l’abandonnerons à votre colère.

GEORGE DANDIN.

Vous n’avez qu’à me suivre.

MADAME DE SOTENVILLE.

Gardez de vous tromper.

MONSIEUR DE SOTENVILLE.

N’allez pas faire comme tantôt.

GEORGE DANDIN.

Mon Dieu; vous allez voir. (Montrant Clitandre, qui sort avec Angélique.) Tenez, ai-je menti?

SCÈNE X.—ANGÉLIQUE, CLITANDRE, CLAUDINE, MONSIEUR ET MADAME DE SOTENVILLE, avec GEORGE DANDIN, dans le fond du théâtre.

ANGÉLIQUE, à Clitandre.

Adieu. J’ai peur qu’on vous surprenne ici, et j’ai quelques mesures à garder.

114

CLITANDRE.

Promettez-moi donc, madame, que je pourrai vous parler cette nuit.

ANGÉLIQUE.

J’y ferai mes efforts.

GEORGE DANDIN, à monsieur et à madame de Sotenville.

Approchons doucement par derrière, et tâchons de n’être point vus.

CLAUDINE, à Angélique.

Ah! madame, tout est perdu! Voilà votre père et votre mère, accompagnés de votre mari.

CLITANDRE.

Ah! ciel!

ANGÉLIQUE, bas, à Clitandre et à Claudine.

Ne faites pas semblant de rien, et me laissez faire tous deux. (Haut, à Clitandre.) Quoi! vous osez en user de la sorte après l’affaire de tantôt, et c’est ainsi que vous dissimulez vos sentimens! On me vient rapporter que vous avez de l’amour pour moi, et que vous faites des desseins de me solliciter; j’en témoigne mon dépit, et m’explique à vous clairement en présence de tout le monde: vous niez hautement la chose, et me donnez parole de n’avoir aucune pensée de m’offenser; et cependant, le même jour, vous prenez la hardiesse de venir chez moi me rendre visite, de me dire que vous m’aimez, et de me faire cent sots contes pour me persuader de répondre à vos extravagances: comme si j’étois femme à violer la foi que j’ai donnée à un mari, et m’éloigner jamais de la vertu que mes parens m’ont enseignée! Si mon père savoit cela, il vous apprendroit bien à tenter de ces entreprises! Mais une honnête femme n’aime point les éclats: je n’ai garde de lui en rien dire; (Après avoir fait signe à Claudine, d’apporter un bâton.) Et je veux vous montrer que, toute femme que je suis, j’ai assez de courage pour me venger moi-même des offenses que l’on me fait. L’action que vous avez faite n’est pas d’un gentilhomme, et ce n’est pas en gentilhomme aussi que je veux vous traiter.

Angélique prend le bâton et le lève sur Clitandre, qui se range de façon que les coups tombent sur George Dandin.

115

CLITANDRE, criant comme s’il avait été frappé.

Ah! ah! ah! ah! ah! doucement!

SCÈNE XI.—MONSIEUR ET MADAME DE SOTENVILLE, ANGÉLIQUE, GEORGE DANDIN, CLAUDINE.

CLAUDINE.

Fort, madame! frappez comme il faut.

ANGÉLIQUE, faisant semblant de parler à Clitandre.

S’il vous demeure quelque chose sur le cœur, je suis pour vous répondre.

CLAUDINE.

Apprenez à qui vous vous jouez!

ANGÉLIQUE, faisant l’étonnée.

Ah! mon père, vous êtes là!

MONSIEUR DE SOTENVILLE.

Oui, ma fille; et je vois qu’en sagesse et en courage tu te montres un digne rejeton de la maison de Sotenville. Viens çà, approche-toi, que je t’embrasse.

MADAME DE SOTENVILLE.

Embrasse-moi aussi, ma fille. Las! je pleure de joie, et reconnois mon sang aux choses que tu viens de faire.

MONSIEUR DE SOTENVILLE.

Mon gendre, que vous devez être ravi! et que cette aventure est pour vous pleine de douceurs! Vous aviez un juste sujet de vous alarmer; mais vos soupçons se trouvent dissipés le plus avantageusement du monde.

MADAME DE SOTENVILLE.

Sans doute, notre gendre; et vous devez maintenant être le plus content des hommes.

CLAUDINE.

Assurément. Voilà une femme, celle-là! Vous êtes trop heureux de l’avoir, et vous devriez baiser les pas où elle passe.

GEORGE DANDIN, à part.

Euh! traîtresse!

MONSIEUR DE SOTENVILLE.

Qu’est-ce, mon gendre? Que ne remerciez-vous un peu 116 votre femme de l’amitié que vous voyez qu’elle montre pour vous?

ANGÉLIQUE.

Non, non, mon père; il n’est pas nécessaire. Il ne m’a aucune obligation de ce qu’il vient de voir; et tout ce que j’en fais n’est que pour l’amour de moi-même.

MONSIEUR DE SOTENVILLE.

Où allez-vous, ma fille?

ANGÉLIQUE.

Je me retire, mon père, pour ne me voir point obligée de recevoir ses complimens.

CLAUDINE, à George Dandin.

Elle a raison d’être en colère. C’est une femme qui mérite d’être adorée, et vous ne la traitez pas comme vous devriez.

GEORGE DANDIN, à part.

Scélérate!

SCÈNE XII.—MONSIEUR ET MADAME DE SOTENVILLE, GEORGE DANDIN.

MONSIEUR DE SOTENVILLE.

C’est un petit ressentiment de l’affaire de tantôt, et cela se passera avec un peu de caresse que vous lui ferez. Adieu, mon gendre; vous voilà en état de ne vous plus inquiéter. Allez-vous-en faire la paix ensemble, et tâchez de l’apaiser par des excuses de votre emportement.

MADAME DE SOTENVILLE.

Vous devez considérer que c’est une jeune fille élevée à la vertu, et qui n’est point accoutumée à se voir soupçonnée d’aucune vilaine action. Adieu. Je suis ravie de voir vos désordres finis, et des transports de joie que vous doit donner sa conduite.

SCÈNE XIII.—GEORGE DANDIN.

Je ne dis mot, car je ne gagnerois rien à parler; et jamais il ne s’est rien vu d’égal à ma disgrâce. Oui, j’admire mon malheur, et la subtile adresse de ma carogne de femme pour se donner toujours raison et me faire avoir tort! Est-il possible 117 que toujours j’aurai du dessous avec elle; que les apparences toujours tourneront contre moi, et que je ne parviendrai point à convaincre mon effrontée! O ciel! seconde mes desseins, et m’accorde la grâce de faire voir aux gens que l’on me déshonore!

ACTE III

SCÈNE I.—CLITANDRE, LUBIN.

CLITANDRE.

La nuit est avancée, et j’ai peur qu’il ne soit trop tard. Je ne vois point à me conduire. Lubin!

LUBIN.

Monsieur?

CLITANDRE.

Est-ce par ici?

LUBIN.

Je pense que oui. Morgué! voilà une sotte nuit, d’être si noire que cela!

CLITANDRE.

Elle a tort, assurément; mais si, d’un côté, elle nous empêche de voir, elle empêche, de l’autre, que nous ne soyons vus.

LUBIN.

Vous avez raison, elle n’a pas tant de tort. Je voudrois bien savoir, monsieur, vous qui êtes savant, pourquoi il ne fait point jour la nuit?

CLITANDRE.

C’est une grande question, et qui est difficile. Tu es curieux, Lubin!

LUBIN.

Oui: si j’avois étudié, j’aurois été songer à des choses où on n’a jamais songé.

CLITANDRE.

Je le crois. Tu as la mine d’avoir l’esprit subtil et pénétrant.

118

LUBIN.

Cela est vrai. Tenez, j’explique du latin, quoique jamais je ne l’aie appris! et voyant l’autre jour écrit sur une grande porte collegium, je devinai que cela vouloit dire collége.

CLITANDRE.

Cela est admirable! Tu sais donc lire, Lubin?

LUBIN.

Oui, je sais lire la lettre moulée; mais je n’ai jamais su apprendre à lire l’écriture.

CLITANDRE.

Nous voici contre la maison. (Après avoir frappé dans ses mains.) C’est le signal que m’a donné Claudine.

LUBIN.

Par ma foi! c’est une fille qui vaut de l’argent; et je l’aime de tout mon cœur.

CLITANDRE.

Aussi t’ai-je amené avec moi pour l’entretenir.

LUBIN.

Monsieur, je vous suis...

CLITANDRE.

Chut! j’entends quelque bruit.

SCÈNE II.—ANGÉLIQUE, CLAUDINE, CLITANDRE, LUBIN.

ANGÉLIQUE.

Claudine!

CLAUDINE.

Eh bien?

ANGÉLIQUE.

Laisse la porte entr’ouverte.

CLAUDINE.

Voilà qui est fait.

Scène de nuit. Les acteurs se cherchent les uns les autres dans l’obscurité.

CLITANDRE, à Lubin.

Ce sont elles. St!

ANGÉLIQUE.

St!

119

LUBIN.

St!

CLAUDINE.

St!

CLITANDRE, à Claudine, qu’il prend pour Angélique.

Madame!

ANGÉLIQUE, à Lubin, qu’elle prend pour Clitandre.

Quoi?

LUBIN, à Angélique, qu’il prend pour Claudine.

Claudine!

CLAUDINE, à Clitandre, qu’elle prend pour Lubin.

Qu’est-ce?

CLITANDRE, à Claudine, croyant parler à Angélique.

Ah! madame, que j’ai de joie!

LUBIN, à Angélique, croyant parler à Claudine.

Claudine! ma pauvre Claudine!

CLAUDINE, à Clitandre.

Doucement, monsieur.

ANGÉLIQUE, à Lubin.

Tout beau, Lubin.

CLITANDRE.

Est-ce toi, Claudine?

CLAUDINE.

Oui.

LUBIN.

Est-ce vous, madame?

ANGÉLIQUE.

Oui.

CLAUDINE, à Clitandre.

Vous avez pris l’une pour l’autre.

LUBIN, à Angélique.

Ma foi, la nuit, on n’y voit goutte.

ANGÉLIQUE.

Est-ce pas vous, Clitandre?

CLITANDRE.

Oui, madame.

120

ANGÉLIQUE.

Mon mari ronfle comme il faut; et j’ai pris ce temps pour nous entretenir ici.

CLITANDRE.

Cherchons quelque lieu pour nous asseoir.

CLAUDINE.

C’est fort bien avisé.

Angélique, Clitandre et Claudine vont s’asseoir dans le fond du théâtre.

LUBIN, cherchant Claudine.

Claudine, où est-ce que tu es?

SCÈNE III.—ANGÉLIQUE, CLITANDRE, CLAUDINE, assis au fond du théâtre; GEORGE DANDIN, à moitié déshabillé; LUBIN.

GEORGE DANDIN, à part.

J’ai entendu descendre ma femme, et je me suis vite habillé pour descendre après elle. Où peut-elle être allée? Seroit-elle sortie?

LUBIN, cherchant Claudine, et prenant George Dandin pour Claudine.

Où es-tu donc, Claudine? Ah! te voilà par ma foi, ton maître est plaisamment attrapé; et je trouve ceci aussi drôle que les coups de bâton de tantôt, dont on m’a fait récit. Ta maîtresse dit qu’il ronfle, à cette heure, comme tous les diantres; et il ne sait pas que monsieur le vicomte et elle sont ensemble, pendant qu’il dort. Je voudrois bien savoir quel songe il fait maintenant. Cela est tout à fait risible. De quoi s’avise-t-il aussi, d’être jaloux de sa femme, et de vouloir qu’elle soit à lui tout seul? C’est un impertinent, et monsieur le vicomte lui fait trop d’honneur. Tu ne dis mot, Claudine? Allons, suivons-les, et me donne ta petite menotte, que je la baise. Ah! que cela est doux! Il me semble que je mange des confitures. (A George Dandin, qu’il prend toujours pour Claudine, et qui le repousse rudement.) Tudieu! Comme vous y allez! voilà une petite menotte qui est un peu bien rude!

GEORGE DANDIN.

Qui va là?

LUBIN.

Personne.

121

GEORGE DANDIN.

Il fuit, et me laisse informé de la nouvelle perfidie de ma coquine. Allons, il faut que, sans tarder, j’envoie appeler son père et sa mère, et que cette aventure me serve à me faire séparer d’elle. Holà! Colin! Colin!

SCÈNE IV.—ANGÉLIQUE, CLITANDRE, CLAUDINE, LUBIN, assis au fond du théâtre; GEORGE DANDIN, COLIN.

COLIN, à la fenêtre.

Monsieur!

GEORGE DANDIN.

Allons, vite ici-bas.

COLIN, sautant par la fenêtre.

M’y voilà, on ne peut pas plus vite.

GEORGE DANDIN.

Tu es là?

COLIN.

Oui, monsieur.

Pendant que George Dandin va chercher Colin du côté où il a entendu sa voix, Colin passe de l’autre et s’endort.

GEORGE DANDIN, se tournant du côté où il croit qu’est Colin.

Doucement. Parle bas. Écoute. Va-t’en chez mon beau-père et ma belle-mère, et dis que je les prie très-instamment de venir tout à l’heure ici. Entends-tu? Eh! Colin! Colin!

COLIN, de l’autre côté, se réveillant.

Monsieur!

GEORGE DANDIN.

Où diable es-tu?

COLIN.

Ici.

GEORGE DANDIN.

Peste soit du maroufle qui s’éloigne de moi! (Pendant que George Dandin retourne du côté où il croit que Colin est resté, Colin, à moitié endormi, passe de l’autre côté et se rendort.) Je te dis que tu ailles de ce pas trouver mon beau-père et ma belle-mère, et leur dire que je les conjure de se rendre ici tout à l’heure. M’entends-tu bien? Réponds. Colin! Colin!

122

COLIN, de l’autre côté, se réveillant.

Monsieur!

GEORGE DANDIN.

Voilà un pendard qui me fera enrager! Viens-t’en à moi. (Ils se rencontrent, et tombent tous deux.) Ah! le traître! il m’a estropié. Où est-ce que tu es? Approche, que je te donne mille coups. Je pense qu’il me fuit.

COLIN.

Assurément.

GEORGE DANDIN.

Veux-tu venir!

COLIN.

Nenni, ma foi.

GEORGE DANDIN.

Viens, te dis-je!

COLIN.

Point. Vous me voulez battre.

GEORGE DANDIN.

Eh bien, non, je ne te ferai rien.

COLIN.

Assurément?

GEORGE DANDIN.

Oui; approche. (A Colin, qu’il tient par le bras.) Bon! tu es bien heureux de ce que j’ai besoin de toi. Va-t’en vite, de ma part, prier mon beau-père et ma belle-mère de se rendre ici le plus tôt qu’ils pourront, et leur dis que c’est pour une affaire de la dernière conséquence; et s’ils faisoient quelque difficulté à cause de l’heure, ne manque pas de les presser et de leur bien faire entendre qu’il est très-important qu’ils viennent, en quelque état qu’ils soient. Tu m’entends bien maintenant?

COLIN.

Oui, monsieur.

GEORGE DANDIN.

Va vite, et reviens de même. (Se croyant seul.) Et moi, je vais rentrer dans ma maison, attendant que... Mais j’entends quelqu’un. Ne seroit-ce point ma femme? Il faut que j’écoute, et me serve de l’obscurité qu’il fait.

George Dandin se range près de la porte de sa maison.

123

SCÈNE V.—ANGÉLIQUE, CLITANDRE, CLAUDINE, LUBIN, GEORGE DANDIN.

ANGÉLIQUE, à Clitandre.

Adieu. Il est temps de se retirer.

CLITANDRE.

Quoi! sitôt?

ANGÉLIQUE.

Nous nous sommes assez entretenus.

CLITANDRE.

Ah! madame, puis-je assez vous entretenir, et trouver en si peu de temps toutes les paroles dont j’ai besoin? Il me faudroit des journées pour me bien expliquer à vous de tout ce que je sens; et je ne vous ai pas dit encore la moindre partie de ce que j’ai à vous dire.

ANGÉLIQUE.

Nous en écouterons une autre fois davantage.

CLITANDRE.

Hélas! de quel coup me percez-vous l’âme, lorsque vous me parlez de vous retirer; et avec combien de chagrin m’allez-vous laisser maintenant!

ANGÉLIQUE.

Nous trouverons moyen de nous revoir.

CLITANDRE.

Oui. Mais je songe qu’en me quittant vous allez trouver un mari. Cette pensée m’assassine; et les priviléges qu’ont les maris sont des choses cruelles pour un amant qui aime bien.

ANGÉLIQUE.

Serez-vous assez foible pour avoir cette inquiétude, et pensez-vous qu’on soit capable d’aimer de certains maris qu’il y a? On les prend parce qu’on ne s’en peut défendre, et que l’on dépend de parens qui n’ont des yeux que pour le bien; mais on sait leur rendre justice, et l’on se moque fort de les considérer au delà de ce qu’ils méritent.

GEORGE DANDIN, à part.

Voilà nos carognes de femmes!

124

CLITANDRE.

Ah! qu’il faut avouer que celui qu’on vous a donné étoit peu digne de l’honneur qu’il a reçu, et que c’est une étrange chose que l’assemblage qu’on a fait d’une personne comme vous avec un homme comme lui!

GEORGE DANDIN, à part.

Pauvres maris! voilà comme on vous traite!

CLITANDRE.

Vous méritez, sans doute, une toute autre destinée; et le ciel ne vous a point faite pour être la femme d’un paysan.

GEORGE DANDIN.

Plût au ciel! fût-elle la tienne! tu changerois bien vite de langage! Rentrons; c’en est assez.

George Dandin, étant rentré, ferme la porte en dedans.

SCÈNE VI.—ANGÉLIQUE, CLITANDRE, CLAUDINE, LUBIN.

CLAUDINE.

Madame, si vous avez à dire du mal de votre mari, dépêchez vite, car il est tard.

CLITANDRE.

Ah! Claudine, que tu es cruelle!

ANGÉLIQUE, à Clitandre.

Elle a raison. Séparons-nous.

CLITANDRE.

Il faut donc s’y résoudre, puisque vous le voulez. Mais, au moins, je vous conjure de me plaindre un peu des méchans momens que je vais passer.

ANGÉLIQUE.

Adieu.

LUBIN.

Où es-tu, Claudine, que je te donne le bonsoir?

CLAUDINE.

Va, va, je le reçois de loin, et je t’en renvoie autant.

SCÈNE VII.—ANGÉLIQUE, CLAUDINE.

ANGÉLIQUE.

Rentrons sans faire de bruit.

125

CLAUDINE.

La porte s’est fermée.

ANGÉLIQUE.

J’ai le passe-partout.

CLAUDINE.

Ouvrez donc doucement.

ANGÉLIQUE.

On a fermé en dedans, et je ne sais comment nous ferons.

CLAUDINE.

Appelez le garçon qui couche là.

ANGÉLIQUE.

Colin! Colin! Colin!

SCÈNE VIII.—GEORGE DANDIN, ANGÉLIQUE, CLAUDINE.

GEORGE DANDIN, à la fenêtre.

Colin! Colin! Ah! je vous y prends donc, madame ma femme, et vous faites des escampativos pendant que je dors! Je suis bien aise de cela, et de vous voir dehors à l’heure qu’il est!

ANGÉLIQUE.

Eh bien, quel grand mal est-ce qu’il y a à prendre le frais de la nuit?

GEORGE DANDIN.

Oui, oui. L’heure est bonne à prendre le frais! C’est bien plutôt le chaud, madame la coquine! et nous savons toute l’intrigue du rendez-vous et du damoiseau. Nous avons entendu votre galant entretien, et les beaux vers à ma louange que vous avez dits l’un et l’autre. Mais ma consolation, c’est que je vais être vengé, et que votre père et votre mère seront convaincus maintenant de la justice de mes plaintes et du déréglement de votre conduite. Je les ai envoyé quérir, et ils vont être ici dans un moment.

ANGÉLIQUE, à part.

Ah! ciel!

CLAUDINE.

Madame!

126

GEORGE DANDIN.

Voilà un coup, sans doute, où vous ne vous attendiez pas. C’est maintenant que je triomphe, et j’ai de quoi mettre à bas votre orgueil et détruire vos artifices. Jusques ici vous avez joué mes accusations, ébloui vos parens, et plâtré vos malversations. J’ai eu beau voir et beau dire; et votre adresse toujours l’a emporté sur mon bon droit, et toujours vous avez trouvé moyen d’avoir raison; mais, à cette fois, Dieu merci! les choses vont être éclaircies, et votre effronterie sera pleinement confondue.

ANGÉLIQUE.

Eh! je vous prie, faites-moi ouvrir la porte.

GEORGE DANDIN.

Non, non: il faut attendre la venue de ceux que j’ai mandés, et je veux qu’il vous trouvent dehors à la belle heure qu’il est. En attendant qu’ils viennent, songez, si vous voulez, à chercher dans votre tête quelque nouveau détour pour vous tirer de cette affaire; à inventer quelque moyen de rhabiller votre escapade; à trouver quelque belle ruse pour éluder ici les gens et paraître innocente, quelque prétexte spécieux de pèlerinage nocturne, ou d’amie en travail d’enfant, que vous veniez de secourir.

ANGÉLIQUE.

Non. Mon intention n’est pas de vous rien déguiser. Je ne prétends point me défendre, ni vous nier les choses, puisque vous les savez.

GEORGE DANDIN.

C’est que vous voyez bien que tous les moyens vous en sont fermés, et que, dans cette affaire, vous ne sauriez inventer d’excuse qu’il ne me soit facile de convaincre de fausseté.

ANGÉLIQUE.

Oui, je confesse que j’ai tort, et que vous avez sujet de vous plaindre. Mais je vous demande par grâce de ne m’exposer point maintenant à la mauvaise humeur de mes parens et de me faire promptement ouvrir.

GEORGE DANDIN.

Je vous baise les mains.

127

ANGÉLIQUE.

Eh! mon pauvre petit mari, je vous en conjure!

GEORGE DANDIN.

Eh! mon pauvre petit mari! Je suis votre petit mari maintenant, parce que vous vous sentez prise. Je suis bien aise de cela; et vous ne vous étiez jamais avisée de me dire ces douceurs.

ANGÉLIQUE.

Tenez, je vous promets de ne vous plus donner aucun sujet de déplaisir, et de me...

GEORGE DANDIN.

Tout cela n’est rien. Je ne veux point perdre cette aventure; et il m’importe qu’on soit une fois éclairci à fond de vos déportemens.

ANGÉLIQUE.

De grâce, laissez-moi vous dire. Je vous demande un moment d’audience.

GEORGE DANDIN.

Eh bien, quoi?

ANGÉLIQUE.

Il est vrai que j’ai failli, je vous l’avoue encore une fois; que votre ressentiment est juste; que j’ai pris le temps de sortir pendant que vous dormiez, et que cette sortie est un rendez-vous que j’avois donné à la personne que vous dites. Mais enfin ce sont des actions que vous devez pardonner à mon âge, des emportemens de jeune personne qui n’a encore rien vu, et ne fait que d’entrer au monde; des libertés où l’on s’abandonne sans y penser de mal, et qui sans doute, dans le fond, n’ont rien de...

GEORGE DANDIN.

Oui: vous le dites, et ce sont des choses qui ont besoin qu’on les croie pieusement.

ANGÉLIQUE.

Je ne veux point m’excuser, par là, d’être coupable envers vous; et je vous prie seulement d’oublier une offense dont je vous demande pardon de tout mon cœur, et de m’épargner, en cette rencontre, le déplaisir que me pourroient causer les reproches fâcheux de mon père et de ma mère. Si 128 vous m’accordez généreusement la grâce que je vous demande, ce procédé obligeant, cette bonté que vous me ferez voir, me gagnera entièrement; elle touchera tout à fait mon cœur, et y fera naître pour vous ce que tout le pouvoir de mes parents et les liens du mariage n’avoient pu y jeter. En un mot, elle sera cause que je renoncerai à toutes les galanteries, et n’aurai de l’attachement que pour vous. Oui, je vous donne ma parole que vous m’allez voir désormais la meilleure femme du monde, et que je vous témoignerai tant d’amitié, tant d’amitié, que vous en serez satisfait.

GEORGE DANDIN.

Ah! crocodile, qui flatte les gens pour les étrangler!

ANGÉLIQUE.

Accordez-moi cette faveur.

GEORGE DANDIN.

Point d’affaires. Je suis inexorable.

ANGÉLIQUE.

Montrez-vous généreux.

GEORGE DANDIN.

Non.

ANGÉLIQUE.

De grâce!

GEORGE DANDIN.

Point.

ANGÉLIQUE.

Je vous en conjure de tout mon cœur.

GEORGE DANDIN.

Non, non, non! Je veux qu’on soit détrompé de vous, et que votre confusion éclate.

ANGÉLIQUE.

Eh bien, si vous me réduisez au désespoir, je vous avertis qu’une femme, en cet état, est capable de tout, et que je ferai quelque chose ici dont vous vous repentirez.

GEORGE DANDIN.

Et que ferez-vous, s’il vous plaît?

ANGÉLIQUE.

Mon cœur se portera jusqu’aux extrêmes résolutions; et, de ce couteau que voici, je me tuerai sur la place.

129

GEORGE DANDIN.

Ah! ah! A la bonne heure!

ANGÉLIQUE.

Pas tant à la bonne heure pour vous que vous vous imaginez. On sait de tous côtés nos différends et les chagrins perpétuels que vous concevez contre moi. Lorsqu’on me trouvera morte, il n’y aura personne qui mette en doute que ce ne soit vous qui m’aurez tuée; et mes parens ne sont pas gens, assurément, à laisser cette mort impunie, et ils en feront, sur votre personne, toute la punition que leur pourront offrir et les poursuites de la justice et la chaleur de leur ressentiment. C’est par là que je trouverai moyen de me venger de vous; et je ne suis pas la première qui ait su recourir à de pareilles vengeances, qui n’ait pas fait difficulté de se donner la mort, pour perdre ceux qui ont la cruauté de nous pousser à la dernière extrémité.

GEORGE DANDIN.

Je suis votre valet. On ne s’avise plus de se tuer soi-même, et la mode en est passée il y a longtemps.

ANGÉLIQUE.

C’est une chose dont vous pouvez vous tenir sûr; et, si vous persistez dans votre refus, si vous ne me faites ouvrir, je vous jure que, tout à l’heure, je vais vous faire voir jusqu’où peut aller la résolution d’une personne qu’on met au désespoir.

GEORGE DANDIN.

Bagatelles, bagatelles! C’est pour me faire peur.

ANGÉLIQUE.

Eh bien, puisqu’il le faut, voici qui nous contentera tous deux, et montrera si je me moque. (Après avoir fait semblant de se tuer.) Ah! c’en est fait! Fasse le ciel que ma mort soit vengée comme je le souhaite, et que celui qui en est cause reçoive un juste châtiment de la dureté qu’il a eue pour moi!

GEORGE DANDIN.

Ouais! seroit-elle bien si malicieuse que de s’être tuée pour me faire pendre? Prenons un bout de chandelle pour aller voir.

130

SCÈNE IX.—ANGÉLIQUE, CLAUDINE.

ANGÉLIQUE, à Claudine.

St! Paix! Rangeons-nous chacune immédiatement contre un des côtés de la porte.

SCÈNE X.—ANGÉLIQUE ET CLAUDINE, entrant dans la maison au moment que George Dandin en sort, et fermant la porte en dedans; GEORGE DANDIN, une chandelle à la main.

GEORGE DANDIN.

La méchanceté d’une femme iroit-elle bien jusque-là? (Seul, après avoir regardé partout.) Il n’y a personne. Eh! je m’en étois bien douté! et la pendarde s’est retirée, voyant qu’elle ne gagnoit rien après moi, ni par prières ni par menaces. Tant mieux! cela rendra ses affaires encore plus mauvaises; et le père et la mère, qui vont venir, en verront mieux son crime. (Après avoir été à la porte de sa maison pour rentrer.) Ah! ah! la porte s’est fermée. Holà! ho! quelqu’un! qu’on m’ouvre promptement!

SCÈNE XI.—ANGÉLIQUE ET CLAUDINE, à la fenêtre; GEORGE DANDIN.

ANGÉLIQUE.

Comment! c’est toi? D’où viens-tu, bon pendard? Est-il l’heure de revenir chez soi, quand le jour est près de paroître? et cette manière de vivre est-elle celle que doit suivre un honnête mari?

CLAUDINE.

Cela est-il beau d’aller ivrogner toute la nuit, et de laisser ainsi toute seule une pauvre jeune femme dans la maison?

GEORGE DANDIN.

Comment! vous avez...

ANGÉLIQUE.

Va, va, traître! je suis lasse de tes déportemens, et je m’en veux plaindre, sans plus tarder, à mon père et à ma mère.

131

GEORGE DANDIN.

Quoi! c’est vous qui osez...

SCÈNE XII.—MONSIEUR ET MADAME DE SOTENVILLE, en déshabillé de nuit; COLIN, portant une lanterne; ANGÉLIQUE ET CLAUDINE, à la fenêtre; GEORGE DANDIN.

ANGÉLIQUE, à monsieur et madame de Sotenville.

Approchez, de grâce, et venez me faire raison de l’insolence la plus grande du monde, d’un mari à qui le vin et la jalousie ont troublé de telle sorte la cervelle, qu’il ne sait plus ni ce qu’il dit, ni ce qu’il fait, et vous a lui-même envoyé quérir pour vous faire témoins de l’extravagance la plus étrange dont on ait jamais ouï parler. Le voilà qui revient, comme vous voyez, après s’être fait attendre toute la nuit, et, si vous voulez l’écouter, il vous dira qu’il a les plus grandes plaintes du monde à vous faire de moi; que, durant qu’il dormoit, je me suis dérobée d’auprès de lui pour m’en aller courir, et cent autres contes de même nature qu’il est allé rêver.

GEORGE DANDIN, à part.

Voilà une méchante carogne!

CLAUDINE.

Oui; il nous a voulu faire accroire qu’il étoit dans la maison, et que nous en étions dehors; et c’est une folie qu’il n’y a pas moyen de lui ôter de la tête.

MONSIEUR DE SOTENVILLE.

Comment! Qu’est-ce à dire cela?

MADAME DE SOTENVILLE.

Voilà une furieuse impudence, que de nous envoyer quérir!

GEORGE DANDIN.

Jamais...

ANGÉLIQUE.

Non, mon père, je ne puis plus souffrir un mari de la sorte: ma patience est poussée à bout; et il vient de me dire cent paroles injurieuses.

MONSIEUR DE SOTENVILLE, à George Dandin.

Corbleu! vous êtes un malhonnête homme!

132

CLAUDINE.

C’est une conscience de voir une pauvre jeune femme traitée de la façon; et cela crie vengeance au ciel.

GEORGE DANDIN.

Peut-on...

MONSIEUR DE SOTENVILLE.

Allez, vous devriez mourir de honte!

GEORGE DANDIN.

Laissez-moi vous dire deux mots.

ANGÉLIQUE.

Vous n’avez qu’à l’écouter: il va vous en conter de belles!

GEORGE DANDIN, à part.

Je désespère!

CLAUDINE.

Il a tant bu, que je ne pense pas qu’on puisse durer contre lui; et l’odeur du vin qu’il souffle est montée jusqu’à nous.

GEORGE DANDIN.

Monsieur mon beau-père, je vous conjure...

MONSIEUR DE SOTENVILLE.

Retirez-vous: vous puez le vin à pleine bouche.

GEORGE DANDIN.

Madame, je vous prie...

MADAME DE SOTENVILLE.

Fi! ne m’approchez pas: votre haleine est empestée.

GEORGE DANDIN, à madame de Sotenville.

Souffrez que je vous...

MONSIEUR DE SOTENVILLE.

Retirez-vous, vous dis-je, on ne peut vous souffrir!

GEORGE DANDIN, à monsieur de Sotenville.

Permettez, de grâce, que...

MADAME DE SOTENVILLE.

Pouah! vous m’engloutissez le cœur. Parlez de loin, si vous voulez.

GEORGE DANDIN.

Eh bien, oui, je parle de loin. Je vous jure que je n’ai bougé de chez moi, et que c’est elle qui est sortie.

ANGÉLIQUE.

Ne voilà pas ce que je vous ai dit?

133

CLAUDINE.

Vous voyez quelle apparence il y a.

MONSIEUR DE SOTENVILLE, à George Dandin.

Allez, vous vous moquez des gens. Descendez, ma fille, et venez ici.

SCÈNE XIII.—MONSIEUR ET MADAME DE SOTENVILLE, GEORGE DANDIN, COLIN.

GEORGE DANDIN.

J’atteste le ciel que j’étois dans la maison, et que...

MONSIEUR DE SOTENVILLE.

Taisez-vous: c’est une extravagance qui n’est pas supportable.

GEORGE DANDIN.

Que la foudre m’écrase tout à l’heure, si...

MONSIEUR DE SOTENVILLE.

Ne nous rompez pas davantage la tête, et songez à demander pardon à votre femme.

GEORGE DANDIN.

Moi! demander pardon?

MONSIEUR DE SOTENVILLE.

Oui, pardon, et sur-le-champ!

GEORGE DANDIN.

Quoi! je...

MONSIEUR DE SOTENVILLE.

Corbleu! si vous me répliquez, je vous apprendrai ce que c’est que de vous jouer à nous!

GEORGE DANDIN.

Ah! George Dandin!

SCÈNE XIV.—MONSIEUR ET MADAME DE SOTENVILLE, ANGÉLIQUE, GEORGE DANDIN, CLAUDINE, COLIN.

MONSIEUR DE SOTENVILLE.

Allons, venez, ma fille, que votre mari vous demande pardon.

134

ANGÉLIQUE.

Moi! lui pardonner tout ce qu’il m’a dit! Non, non, mon père, il m’est impossible de m’y résoudre; et je vous prie de me séparer d’un mari avec lequel je ne saurois plus vivre.

CLAUDINE.

Le moyen d’y résister!

MONSIEUR DE SOTENVILLE.

Ma fille, de semblables séparations ne se font point sans grand scandale; et vous devez vous montrer plus sage que lui, et patienter encore cette fois.

ANGÉLIQUE.

Comment! patienter après de telles indignités? Non, mon père, c’est une chose où je ne puis consentir.

MONSIEUR DE SOTENVILLE.

Il le faut, ma fille; c’est moi qui vous le commande.

ANGÉLIQUE.

Ce mot me ferme la bouche; et vous avez sur moi une puissance absolue.

CLAUDINE.

Quelle douceur!

ANGÉLIQUE.

Il est fâcheux d’être contrainte d’oublier de telles injures; mais, quelque violence que je me fasse, c’est à moi de vous obéir.

CLAUDINE.

Pauvre mouton!

MONSIEUR DE SOTENVILLE, à Angélique.

Approchez.

ANGÉLIQUE.

Tout ce que vous me faites faire ne servira de rien; et vous verrez que ce sera dès demain à recommencer.

MONSIEUR DE SOTENVILLE.

Nous y donnerons ordre. (A George Dandin.) Allons, mettez-vous à genoux.

GEORGE DANDIN.

A genoux?

MONSIEUR DE SOTENVILLE.

Oui, à genoux, et sans tarder.

135

GEORGE DANDIN, à genoux, une chandelle à la main. A part.

O Ciel! (A Monsieur de Sotenville.) Que faut-il dire?

MONSIEUR DE SOTENVILLE.

Madame, je vous prie de me pardonner...

GEORGE DANDIN.

Madame, je vous prie de me pardonner...

MONSIEUR DE SOTENVILLE.

L’extravagance que j’ai faite...

GEORGE DANDIN.

L’extravagance que j’ai faite... (A part.) de vous épouser.

MONSIEUR DE SOTENVILLE.

Et je vous promets de mieux vivre à l’avenir.

GEORGE DANDIN.

Et je vous promets de mieux vivre à l’avenir.

MONSIEUR DE SOTENVILLE, à George Dandin.

Prenez-y garde, et sachez que c’est ici la dernière de vos impertinences que nous souffrirons.

MADAME DE SOTENVILLE.

Jour de Dieu! si vous y retournez, on vous apprendra le respect que vous devez à votre femme et à ceux de qui elle sort!

MONSIEUR DE SOTENVILLE.

Voilà le jour qui va paroître. Adieu. (A George Dandin.) Rentrez chez vous, et songez bien à être sage. (A madame de Sotenville.) Et nous, m’amour, allons nous mettre au lit.

SCÈNE XV.—GEORGE DANDIN.

Ah! je le quitte maintenant, et je n’y vois plus de remède. Lorsqu’on a, comme moi, épousé une méchante femme, le meilleur parti qu’on puisse prendre, s’est de s’aller jeter dans l’eau la tête la première.

FIN DE GEORGE DANDIN.

136


L’AVARE.

COMÉDIE

REPRÉSENTÉE POUR LA PREMIÈRE FOIS, A PARIS, SUR LE THÉATRE DU PALAIS-ROYAL, LE 9 SEPTEMBRE 1668.

L’étude de Plaute, conseillée par Boileau, avait déjà donné à Molière un succès éclatant. Amphitryon, rapidement improvisé dans un rhythme vif et nouveau, avait réuni tous les suffrages. Forcé d’attendre l’assentiment de Louis XIV pour faire reparaître son Tartuffe sur la scène, il essaya de refaire la Marmite du poëte comique latin, comme il a refait son Amphitryon. Il écrivit sa pièce en une prose mâle, simple et rapide, qui reproduit sa pensée avec plus de vivacité et de liberté que le lourd hexamètre, avec plus de concision que ce mélange de toutes les mesures dont il venait de faire un brillant usage. Ce qu’il allait tenter dans l’Avare, c’était la parfaite copie du ton bourgeois parisien et de l’intérieur d’une famille naïvement saisie avec ses passions et ses vices. Le travail de la versification ne pouvait que gêner cet habile artiste, toujours préoccupé des proportions et de l’harmonie. L’auteur latin avait imaginé un pauvre assez tranquille dans sa misère, comme le savetier de la Fontaine, et qui tout à coup devient maître d’un trésor. Il l’enfouit dans une marmite, et cette marmite dans son jardin. Adieu dès lors à toute tranquillité d’esprit. La richesse inattendue bannit de chez le possesseur de la marmite toute gaieté et même tout repos. Cet homme n’est pas l’avare; c’est le propriétaire embarrassé d’une richesse dont il ne sait pas se servir.

Molière féconde l’idée de Plaute; il voit dans ce personnage 137 une passion et un caractère à la fois; l’égoïsme de la fortune, la féroce personnalité des richesses, la famille en révolte contre un chef despotique et cruel, l’avare dupe de sa propre passion; un Mascarille femelle tirant avantage des vices ridicules et odieux du bourgeois; les malédictions du père bafoué par le fils; le père usurier se rencontrant face à face avec son fils dissipateur; le groupe de la famille dissous et toutes les atteintes à la dignité personnelle de l’humanité rencontrant leur juste châtiment. Voilà l’œuvre de Molière. C’est un drame tragique sous la forme la plus bouffonne; et les moralistes qui ont blâmé le poëte ne sont pas descendus jusqu’au fond de sa pensée. Est-ce la famille qu’il détruit? Oui, sans doute; cette famille servile qui ne laisse pas à la volonté humaine son libre essor et qui oublie que le jeune homme de vingt ans doit créer sa destinée, et, sans perdre aucun respect, attester sa dignité individuelle en faisant de sa vie son œuvre. Est-ce la vieillesse que raille Molière? Oui, sans doute; celle qui fait l’usure et qui affame sa maison. Est-ce le mariage? Oui, sans doute; celui qui dispose des femmes au moyen d’une dot, sans considération pour leur bonheur et leur volonté. Un célèbre avare, le conseiller Tardieu, dont Boileau s’est souvenu, venait de donner à la société parisienne le sordide spectacle de cette passion ignoble et de ses suites. Tardieu était mort tragiquement, assassiné par des bandits. Ce fut un à-propos que Molière voulut faire servir à son succès. Il créa pour son avare un sobriquet expressif emprunté à Plaute lui-même, et non pas, comme l’ont prétendu les commentateurs, aux additions qu’a faites à cette pièce le savant italien Urcœus Codrus. «Intùs mi harpagatum est,» on a dérobé (harponné) dans ma maison! s’écrie le héros. Voilà le nom d’Harpagon tout trouvé. La Belle Plaideuse de Boisrobert fournit à Molière cette admirable rencontre du père usurier et du fils emprunteur. I Suppositi «les Personnages 138 supposés» de l’Arioste, trois canevas italiens, la Cameriera nobile, il Dottor Baccettone, et enfin Lélie et Arlequin, valets dans la même maison, lui payèrent leur tribut accoutumé. Un des membres de cette petite république dramatique dont il était le roi, Béjart cadet, se trouvant blessé au pied par la pointe d’une épée, au moment où il voulait séparer deux amis qui se battaient, Molière pensa qu’un valet boiteux serait excellent pour un avare, fit boiter la Flèche, et donna l’exemple à tous les acteurs de province, qui jouèrent désormais en boitant les rôles de Béjart cadet. Ainsi fut construite avec un art achevé, et couronnée par un dénoûment postiche qui prouve combien Molière tenait peu à cette portion mécanique de son art, une des plus redoutables œuvres de la comédie moderne; œuvre devant laquelle J.-J. Rousseau lui-même a reculé plein d’effroi.

Elle n’eut aucun succès à la représentation. Il y avait dans les esprits une idée générale de l’élégance et du beau dans l’art qui se refusait absolument à considérer la vile prose et le langage ordinaire comme dignes d’une scène épurée et d’un poëte de génie. C’était la conséquence naturelle de l’anathème prononcé par Boileau contre le langage des paysans sur la scène. Le rhythme officiel paraissait indispensable, la prose semblait indécente. «Cinq actes de prose! s’écriaient les connaisseurs et les marquis, ce farceur se moque-t-il de nous? et pour qui nous prend-il?» C’était le reproche littéraire que l’on avait déjà fait à Don Juan. Qui le croirait? telle fut aussi l’opinion de Boileau, partisan du τò πρέπον des Grecs, de la suprême décence et de la gravité ornée; cet esprit naturellement juste se trompait. Défions-nous de tous les jugements contemporains, et attendons celui de la postérité, souvent lente à prononcer la sentence, mais infaillible.

139


PERSONNAGES ACTEURS
HARPAGON, père de Cléante et d’Élise, et amoureux de Mariane. Molière.
CLÉANTE, fils d’Harpagon, amant de Mariane. La Grange.
ÉLISE, fille d’Harpagon, amante de Valère. Mlle Molière.
VALÈRE, fils d’Anselme et amant d’Élise. Du Croisy.
MARIANE, amante de Cléante, et aimée d’Harpagon. Mlle Debrie.
ANSELME, père de Valère et de Mariane.  
FROSINE, femme d’intrigue. Mad. Béjart.
MAITRE SIMON, courtier.  
MAITRE JACQUES, cuisinier et cocher d’Harpagon. Hubert.
LA FLÈCHE, valet de Cléante. Béjart cadet.
DAME CLAUDE, servante d’Harpagon.  
BRINDAVOINE, } laquais d’Harpagon.  
LA MERLUCHE,  
Un Commissaire et son Clerc.  
La scène est à Paris, dans la maison d’Harpagon.

ACTE PREMIER

SCÈNE I.—VALÈRE, ÉLISE.

VALÈRE.

Eh quoi! charmante Élise, vous devenez mélancolique, après les obligeantes assurances que vous avez eu la bonté de me donner de votre foi! Je vous vois soupirer, hélas! au milieu de ma joie! Est-ce du regret, dites-moi, de m’avoir fait heureux? et vous repentez-vous de cet engagement où mes feux ont pu vous contraindre?

ÉLISE.

Non, Valère, je ne puis pas me repentir de tout ce que je 140 fais pour vous. Je m’y sens entraînée par une trop douce puissance, et je n’ai pas même la force de souhaiter que les choses ne fussent pas. Mais, à vous dire vrai, le succès me donne de l’inquiétude; et je crains fort de vous aimer un peu plus que je ne devrois.

VALÈRE.

Eh! que pouvez-vous craindre, Élise, dans les bontés que vous avez pour moi?

ÉLISE.

Hélas! cent choses à la fois: l’emportement d’un père, les reproches d’une famille, les censures du monde; mais plus que tout, Valère, le changement de votre cœur, et cette froideur criminelle dont ceux de votre sexe payent le plus souvent les témoignages trop ardens d’un innocent amour.

VALÈRE.

Ah! ne me faites pas ce tort, de juger de moi par les autres! Soupçonnez-moi de tout, Élise, plutôt que de manquer à ce que je vous dois. Je vous aime trop pour cela; et mon amour pour vous durera autant que ma vie.

ÉLISE.

Ah! Valère, chacun tient les mêmes discours! Tous les hommes sont semblables par les paroles; et ce n’est que les actions qui les découvrent différens.

VALÈRE.

Puisque les seules actions font connoître ce que nous sommes, attendez donc, au moins, à juger de mon cœur par elles, et ne me cherchez point des crimes dans les injustes craintes d’une fâcheuse prévoyance. Ne m’assassinez point, je vous prie, par les sensibles coups d’un soupçon outrageux; et donnez-moi le temps de vous convaincre, par mille et mille preuves, de l’honnêteté de mes feux.

ÉLISE.

Hélas! qu’avec facilité on se laisse persuader par les personnes que l’on aime! Oui, Valère, je tiens votre cœur incapable de m’abuser. Je crois que vous m’aimez d’un véritable amour et que vous me serez fidèle: je n’en veux point du tout douter, et je retranche mon chagrin aux appréhensions du blâme qu’on pourra me donner.

141

VALÈRE.

Mais pourquoi cette inquiétude?

ÉLISE.

Je n’aurois rien à craindre, si tout le monde vous voyoit des yeux dont je vous vois; et je trouve en votre personne de quoi avoir raison aux choses que je fais pour vous. Mon cœur, pour sa défense, a tout votre mérite, appuyé du secours d’une reconnoissance où le ciel m’engage envers vous. Je me représente, à toute heure, ce péril étonnant qui commença de nous offrir aux regards l’un de l’autre; cette générosité surprenante qui vous fit risquer votre vie pour dérober la mienne à la fureur des ondes; ces soins pleins de tendresse que vous me fîtes éclater après m’avoir tirée de l’eau, et les hommages assidus de cet ardent amour que ni le temps, ni les difficultés n’ont rebuté, et qui, vous faisant négliger et parens et patrie, arrête vos pas en ces lieux, y tient en ma faveur votre fortune déguisée, et vous a réduit, pour me voir, à vous revêtir de l’emploi de domestique[33] de mon père. Tout cela fait chez moi, sans doute, un merveilleux effet; et c’en est assez, à mes yeux, pour me justifier l’engagement où j’ai pu consentir; mais ce n’est pas assez peut-être pour le justifier aux autres, et je ne suis pas sûre qu’on entre dans mes sentimens.

VALÈRE.

De tout ce que vous avez dit, ce n’est que par mon seul amour que je prétends auprès de vous mériter quelque chose; et, quant aux scrupules que vous avez, votre père lui-même ne prend que trop de soin de vous justifier à tout le monde; et l’excès de son avarice, et la manière austère dont il vit avec ses enfans, pourroient autoriser des choses plus étranges. Pardonnez-moi, charmante Élise, si j’en parle ainsi devant vous. Vous savez que, sur ce chapitre, on n’en peut pas dire de bien. Mais enfin, si je puis, comme je l’espère, retrouver mes parens, nous n’aurons pas beaucoup de peine à nous le rendre favorable. J’en attends des nouvelles avec impatience, et j’en irai chercher moi même, si elles tardent à venir.

142

ÉLISE.

Ah! Valère, ne bougez d’ici, je vous prie, et songez seulement à vous bien mettre dans l’esprit de mon père.

VALÈRE.

Vous voyez comme je m’y prends, et les adroites complaisances qu’il m’a fallu mettre en usage pour m’introduire à son service; sous quel masque de sympathie et de rapports de sentimens je me déguise pour lui plaire, et quel personnage je joue tous les jours avec lui, afin d’acquérir sa tendresse. J’y fais des progrès admirables; et j’éprouve que, pour gagner les hommes, il n’est point de meilleure voie que de se parer à leurs yeux de leurs inclinations, que de donner dans leurs maximes, encenser leurs défauts, et applaudir à ce qu’ils font. On n’a que faire d’avoir peur de trop charger la complaisance, et la manière dont on les joue a beau être visible, les plus fins toujours sont de grandes dupes du côté de la flatterie; et il n’y a rien de si impertinent et de si ridicule qu’on ne fasse avaler, lorsqu’on l’assaisonne en louanges. La sincérité souffre un peu au métier que je fais; mais, quand on a besoin des hommes, il faut bien s’ajuster à eux; et, puisqu’on ne sauroit les gagner que par là, ce n’est pas la faute de ceux qui flattent, mais de ceux qui veulent être flattés.

ÉLISE.

Mais que ne tâchez-vous aussi à gagner l’appui de mon frère, en cas que la servante s’avisât de révéler notre secret?

VALÈRE.

On ne peut pas ménager l’un et l’autre; et l’esprit du père et celui du fils sont des choses si opposées, qu’il est difficile d’accommoder ces deux confidences ensemble. Mais vous, de votre part, agissez auprès de votre frère, et servez-vous de l’amitié qui est entre vous deux pour le jeter dans nos intérêts. Il vient. Je me retire. Prenez ce temps pour lui parler, et ne lui découvrez de notre affaire que ce que vous jugerez à propos.

ÉLISE.

Je ne sais si j’aurai la force de lui faire cette confidence.

143

SCÈNE II.—CLÉANTE, ÉLISE.

CLÉANTE.

Je suis bien aise de vous trouver seule, ma sœur; et je brûlois de vous parler, pour m’ouvrir à vous d’un secret.

ÉLISE.

Me voilà prête à vous ouïr, mon frère. Qu’avez-vous à me dire?

CLÉANTE.

Bien des choses, ma sœur, enveloppées dans un mot. J’aime.

ÉLISE.

Vous aimez?

CLÉANTE.

Oui, j’aime. Mais, avant que d’aller plus loin, je sais que je dépends d’un père, et que le nom de fils me soumet à ses volontés; que nous ne devons point engager notre foi sans le consentement de ceux dont nous tenons le jour; que le ciel les a faits les maîtres de nos vœux, et qu’il nous est enjoint de n’en disposer que par leur conduite; que, n’étant prévenus d’aucune folle ardeur, ils sont en état de se tromper bien moins que nous, et de voir beaucoup mieux ce qui nous est propre; qu’il en faut plutôt croire les lumières de leur prudence que l’aveuglement de notre passion; et que l’emportement de la jeunesse nous entraîne le plus souvent dans des précipices fâcheux. Je vous dis tout cela, ma sœur, afin que vous ne vous donniez pas la peine de me le dire; car enfin mon amour ne veut rien écouter, et je vous prie de ne me point faire de remontrances.

ÉLISE.

Vous êtes-vous engagé, mon frère, avec celle que vous aimez?

CLÉANTE.

Non: mais j’y suis résolu, et je vous conjure, encore une fois, de ne me point apporter des raisons pour m’en dissuader.

144

ÉLISE.

Suis-je, mon frère, une si étrange personne?

CLÉANTE.

Non, ma sœur: mais vous n’aimez pas; vous ignorez la douce violence qu’un tendre amour fait sur nos cœurs; et j’appréhende votre sagesse.

ÉLISE.

Hélas! mon frère, ne parlons point de ma sagesse; il n’est personne qui n’en manque, du moins une fois en sa vie; et, si je vous ouvre mon cœur, peut-être serai-je à vos yeux bien moins sage que vous.

CLÉANTE.

Ah! plût au ciel que votre âme, comme la mienne...

ÉLISE.

Finissons auparavant votre affaire, et me dites qui est celle que vous aimez.

CLÉANTE.

Une jeune personne qui loge depuis peu en ces quartiers, et qui semble être faite pour donner de l’amour à tous ceux qui la voient. La nature, ma sœur, n’a rien formé de plus aimable, et je me sentis transporté dès le moment que je la vis. Elle se nomme Mariane, et vit sous la conduite d’une bonne femme de mère qui est presque toujours malade, et pour qui cette aimable fille a des sentimens d’amitié qui ne sont pas imaginables. Elle la sert, la plaint et la console, avec une tendresse qui vous toucheroit l’âme. Elle se prend d’un air le plus charmant du monde aux choses qu’elle fait; et l’on voit briller mille grâces en toutes ses actions, une douceur pleine d’attraits, une bonté tout engageante, une honnêteté adorable, une... Ah! ma sœur, je voudrois que vous l’eussiez vue!

ÉLISE.

J’en vois beaucoup, mon frère, dans les choses que vous me dites; et, pour comprendre ce qu’elle est, il me suffit que vous l’aimez.

CLÉANTE.

J’ai découvert sous main qu’elles ne sont pas fort accommodées[34], et que leur discrète conduite a de la peine à étendre 145 à tous leurs besoins le bien qu’elles peuvent avoir. Figurez-vous, ma sœur, quelle joie ce peut être que de relever la fortune d’une personne que l’on aime; que de donner adroitement quelques petits secours aux modestes nécessités d’une vertueuse famille; et concevez quel déplaisir ce m’est de voir que, par l’avarice d’un père, je sois dans l’impuissance de goûter cette joie, et de faire éclater à cette belle aucun témoignage de mon amour!

ÉLISE.

Oui, je conçois assez, mon frère, quel doit être votre chagrin.

CLÉANTE.

Ah! ma sœur, il est plus grand qu’on ne peut croire. Car, enfin, peut-on rien voir de plus cruel que cette rigoureuse épargne qu’on exerce sur nous, que cette sécheresse étrange où l’on nous fait languir? Eh! que nous servira d’avoir du bien, s’il ne nous vient que dans le temps que nous ne serons plus dans le bel âge d’en jouir, et si, pour m’entretenir même, il faut que maintenant je m’engage de tous côtés; si je suis réduit avec vous à chercher tous les jours le secours des marchands, pour avoir moyen de porter des habits raisonnables? Enfin, j’ai voulu vous parler pour m’aider à sonder mon père sur les sentimens où je suis: et, si je l’y trouve contraire, j’ai résolu d’aller en d’autres lieux, avec cette aimable personne, jouir de la fortune que le ciel voudra nous offrir. Je fais chercher partout, pour ce dessein, de l’argent à emprunter; et, si vos affaires, ma sœur, sont semblables aux miennes, et qu’il faille que notre père s’oppose à nos désirs, nous le quitterons là tous deux, et nous affranchirons de cette tyrannie où nous tient depuis si longtemps son avarice insupportable.

ÉLISE.

Il est bien vrai que tous les jours il nous donne de plus en plus sujet de regretter la mort de notre mère, et que...

CLÉANTE.

J’entends sa voix. Éloignons-nous un peu pour achever 146 notre confidence; et nous joindrons après nos forces pour venir attaquer la dureté de son humeur.

SCÈNE III.—HARPAGON, LA FLÈCHE.

HARPAGON.

Hors d’ici tout à l’heure, et qu’on ne réplique pas! Allons, que l’on détale de chez moi, maître juré filou, vrai gibier de potence!

LA FLÈCHE, à part.

Je n’ai jamais rien vu de si méchant que ce maudit vieillard, et je pense, sauf correction, qu’il a le diable au corps.

HARPAGON.

Tu murmures entre tes dents!

LA FLÈCHE.

Pourquoi me chassez-vous?

HARPAGON.

C’est bien à toi, pendard, à me demander des raisons! Sors vite, que je ne t’assomme!

LA FLÈCHE.

Qu’est-ce que je vous ai fait?

HARPAGON.

Tu m’as fait que je veux que tu sortes.

LA FLÈCHE.

Mon maître, votre fils, m’a donné ordre de l’attendre.

HARPAGON.

Va-t’en l’attendre dans la rue, et ne sois point dans ma maison, planté tout droit comme un piquet, à observer ce qui se passe, et faire ton profit de tout. Je ne veux point avoir sans cesse devant moi un espion de mes affaires, un traître dont les yeux maudits assiégent toutes mes actions, dévorent ce que je possède, et furettent de tous côtés pour voir s’il n’y a rien à voler.

LA FLÈCHE.

Comment diantre voulez-vous qu’on fasse pour vous voler? Êtes-vous un homme volable, quand vous renfermez toutes choses, et faites sentinelle jour et nuit?

HARPAGON.

Je veux renfermer ce que bon me semble, et faire sentinelle 147 comme il me plaît! Ne voilà pas de mes mouchards, qui prennent garde à ce qu’on fait! (Bas à part.) Je tremble qu’il n’ait soupçonné quelque chose de mon argent. (Haut.) Ne serois-tu point homme à faire courir le bruit que j’ai chez moi de l’argent caché?

LA FLÈCHE.

Vous avez de l’argent caché?

HARPAGON.

Non, coquin, je ne dis pas cela. (Bas.) J’enrage! (Haut.) Je demande si, malicieusement, tu n’irois point faire courir le bruit que j’en ai.

LA FLÈCHE.

Eh! que nous importe que vous en ayez ou que vous n’en ayez pas, si c’est pour nous la même chose?

HARPAGON, levant la main pour donner un soufflet à La Flèche.

Tu fais le raisonneur! je te baillerai de ce raisonnement-ci par les oreilles! Sors d’ici, encore une fois!

LA FLÈCHE.

Eh bien, je sors.

HARPAGON.

Attends: ne m’emportes-tu rien?

LA FLÈCHE.

Que vous emporterois-je?

HARPAGON.

Tiens, viens çà, que je voie. Montre-moi tes mains.

LA FLÈCHE.

Les voilà.

HARPAGON.

Les autres!

LA FLÈCHE.

Les autres?

HARPAGON.

Oui.

LA FLÈCHE.

Les voilà.

HARPAGON, montrant les hauts-de-chausses de La Flèche.

N’as-tu rien mis ici dedans?

LA FLÈCHE.

Voyez vous-même.

148

HARPAGON, tâtant le bas des haut-de-chausses de La Flèche.

Ces grands hauts-de-chausses sont propres à devenir les recéleurs des choses qu’on dérobe; et je voudrois qu’on en eût fait pendre quelqu’un.

LA FLÈCHE, à part.

Ah! qu’un homme comme cela mériteroit bien ce qu’il craint! et que j’aurois de joie à le voler!

HARPAGON.

Euh?

LA FLÈCHE.

Quoi?

HARPAGON.

Qu’est-ce que tu parles de voler?

LA FLÈCHE.

Je vous dis que vous fouillez bien partout pour voir si je vous ai volé.

HARPAGON.

C’est ce que je veux faire.

Harpagon fouille dans les poches de La Flèche.

LA FLÈCHE, à part.

La peste soit de l’avarice et des avaricieux!

HARPAGON.

Comment? que dis-tu?

LA FLÈCHE.

Ce que je dis?

HARPAGON.

Oui; qu’est-ce que tu dis d’avarice et d’avaricieux?

LA FLÈCHE.

Je dis que la peste soit de l’avarice et des avaricieux!

HARPAGON.

De qui veux-tu parler?

LA FLÈCHE.

Des avaricieux.

HARPAGON.

Et qui sont-ils ces avaricieux?

LA FLÈCHE.

Des vilains et des ladres.

HARPAGON.

Mais qui est-ce que tu entends par là?

149

LA FLÈCHE.

De quoi vous mettez-vous en peine?

HARPAGON.

Je me mets en peine de ce qu’il faut.

LA FLÈCHE.

Est-ce que vous croyez que je veux parler de vous?

HARPAGON.

Je crois ce que je crois; mais je veux que tu me dises à qui tu parles quand tu dis cela.

LA FLÈCHE.

Je parle... je parle à mon bonnet.

HARPAGON.

Et moi, je pourrois bien parler à ta barrette[35].

LA FLÈCHE.

M’empêcherez-vous de maudire les avaricieux?

HARPAGON.

Non: mais je t’empêcherai de jaser et d’être insolent. Tais-toi!

LA FLÈCHE.

Je ne nomme personne.

HARPAGON.

Je te rosserai si tu parles!

LA FLÈCHE.

Qui se sent morveux, qu’il se mouche.

HARPAGON.

Te tairas-tu?

LA FLÈCHE.

Oui, malgré moi.

HARPAGON.

Ah! ah!

LA FLÈCHE, montrant à Harpagon une poche de son justaucorps.

Tenez, voilà encore une poche: êtes-vous satisfait?

HARPAGON.

Allons, rends-le-moi sans te fouiller[36].

150

LA FLÈCHE.

Quoi?

HARPAGON.

Ce que tu m’as pris.

LA FLÈCHE.

Je ne vous ai rien pris du tout.

HARPAGON.

Assurément?

LA FLÈCHE.

Assurément.

HARPAGON.

Adieu. Va-t’en à tous les diables!

LA FLÈCHE, à part.

Me voilà fort bien congédié.

HARPAGON.

Je te le mets sur la conscience, au moins.

SCÈNE IV.—HARPAGON.

Voilà un pendard de valet qui m’incommode fort; et je ne me plais point à voir ce chien de boiteux-là[37]! Certes, ce n’est pas une petite peine que de garder chez soi une grande somme d’argent; et bienheureux qui a tout son fait[38] bien placé, et ne conserve seulement que ce qu’il faut pour sa dépense! On n’est pas peu embarrassé à inventer, dans toute une maison, une cache fidèle; car, pour moi, les coffres forts me sont suspects, et je ne veux jamais m’y fier. Je les tiens justement une franche amorce à voleur; et c’est toujours la première chose que l’on va attaquer.

SCÈNE V.—HARPAGON, ÉLISE ET CLÉANTE, parlant ensemble et restant dans le fond du théâtre.

HARPAGON, se croyant seul.

Cependant je ne sais si j’aurai bien fait d’avoir enterré 151 dans mon jardin dix mille écus qu’on me rendit hier. Dix mille écus en or, chez soi, est une somme assez... (A part, apercevant Élise et Cléante.) O ciel! je me serai trahi moi-même! la chaleur m’aura emporté, et je crois que j’ai parlé haut en raisonnant tout seul. (A Cléante et à Élise.) Qu’est-ce?

CLÉANTE.

Rien, mon père.

HARPAGON.

Y a-t-il longtemps que vous êtes là?

ÉLISE.

Nous ne venons que d’arriver.

HARPAGON.

Vous avez entendu...

CLÉANTE.

Quoi? mon père.

HARPAGON.

Là...

ÉLISE.

Quoi?

HARPAGON.

Ce que je viens de dire.

CLÉANTE.

Non.

HARPAGON.

Si fait, si fait!

ÉLISE.

Pardonnez-moi.

HARPAGON.

Je vois bien que vous en avez ouï quelques mots. C’est que je m’entretenois en moi-même de la peine qu’il y a aujourd’hui à trouver de l’argent, et je disois qu’il est bien heureux qui peut avoir dix mille écus chez soi.

CLÉANTE.

Nous feignions[39] à vous aborder, de peur de vous interrompre.

152

HARPAGON.

Je suis bien aise de vous dire cela, afin que vous n’alliez pas prendre les choses de travers, et vous imaginer que je dise que c’est moi qui ai dix mille écus.

CLÉANTE.

Nous n’entrons point dans vos affaires.

HARPAGON.

Plût à Dieu que je les eusse, dix mille écus!

CLÉANTE.

Je ne crois pas...

HARPAGON.

Ce seroit une bonne affaire pour moi.

ÉLISE.

Ce sont des choses...

HARPAGON.

J’en aurois bon besoin.

CLÉANTE.

Je pense que...

HARPAGON.

Cela m’accommoderoit fort.

ÉLISE.

Vous êtes...

HARPAGON.

Et je ne me plaindrois pas, comme je fais, que le temps est misérable.

CLÉANTE.

Mon Dieu! mon père, vous n’avez pas lieu de vous plaindre, et l’on sait que vous avez assez de bien.

HARPAGON.

Comment! j’ai assez de bien! Ceux qui le disent en ont menti! Il n’y a rien de plus faux; et ce sont des coquins qui font courir tous ces bruits-là!

ÉLISE.

Ne vous mettez point en colère.

HARPAGON.

Cela est étrange, que mes propres enfans me trahissent et deviennent mes ennemis!

153

CLÉANTE.

Est-ce être votre ennemi que de dire que vous avez du bien?

HARPAGON.

Oui. De pareils discours, et les dépenses que vous faites, seront cause qu’un de ces jours on me viendra chez moi couper la gorge, dans la pensée que je suis tout cousu de pistoles.

CLÉANTE.

Quelle grande dépense est-ce que je fais?

HARPAGON.

Quelle? Est-il rien de plus scandaleux que ce somptueux équipage que vous promenez par la ville? Je querellois hier votre sœur; c’est encore pis. Voilà qui crie vengeance au ciel; et, à vous prendre depuis les pieds jusqu’à la tête, il y auroit là de quoi faire une bonne constitution[40]. Je vous l’ai dit vingt fois, mon fils, toutes vos manières me déplaisent fort; vous donnez furieusement dans le marquis; et pour aller ainsi vêtu, il faut bien que vous me dérobiez.

CLÉANTE.

Eh! comment vous dérober?

HARPAGON.

Que sais-je? Où pouvez-vous donc prendre de quoi entretenir l’état que vous portez?

CLÉANTE.

Moi, mon père? c’est que je joue; et, comme je suis fort heureux, je mets sur moi tout l’argent que je gagne.

HARPAGON.

C’est fort mal fait. Si vous êtes heureux au jeu, vous en devriez profiter, et mettre à honnête intérêt l’argent que vous gagnez, afin de le trouver un jour. Je voudrois bien savoir, sans parler du reste, à quoi servent tous ces rubans dont vous voilà lardé depuis les pieds jusqu’à la tête, et si une demi-douzaine d’aiguillettes[41] ne suffit pas pour attacher un haut-de-chausses. Il est bien nécessaire d’employer de l’argent à des perruques, lorsque l’on peut porter des cheveux de son cru, qui ne coûtent rien! Je vais gager qu’en 154 perruques et rubans il y a du moins vingt pistoles; et vingt pistoles rapportent par année dix-huit livres six sous huit deniers, à ne les placer qu’au denier douze[42].

CLÉANTE.

Vous avez raison.

HARPAGON.

Laissons cela, et parlons d’autre affaire. (Apercevant Cléante et Élise qui se font des signes.) Eh! (Bas à part.) Je crois qu’ils se font signe l’un à l’autre de me voler ma bourse. (Haut.) Que veulent dire ces gestes-là?

ÉLISE.

Nous marchandons, mon frère et moi, à qui parlera le premier, et nous avons tous deux quelque chose à vous dire.

HARPAGON.

Et moi j’ai quelque chose aussi à vous dire à tous deux.

CLÉANTE.

C’est de mariage, mon père, que nous désirons vous parler.

HARPAGON.

Et c’est de mariage aussi que je veux vous entretenir.

ÉLISE.

Ah! mon père?

HARPAGON.

Pourquoi ce cri? Est-ce le mot, ma fille, ou la chose, qui vous fait peur?

CLÉANTE.

Le mariage peut nous faire peur à tous deux, de la façon que vous pouvez l’entendre; et nous craignons que nos sentimens ne soient pas d’accord avec votre choix.

HARPAGON.

Un peu de patience; ne vous alarmez point. Je sais ce qu’il faut à tous deux, et vous n’aurez, ni l’un ni l’autre aucun lieu de vous plaindre de tout ce que je prétends faire; et, pour commencer par un bout. (A Cléante.) Avez-vous vu, dites-moi, une jeune personne appelée Mariane, qui ne loge pas loin d’ici?

155

CLÉANTE.

Oui, mon père.

HARPAGON.

Et vous?

ÉLISE.

J’en ai ouï parler.

HARPAGON.

Comment, mon fils, trouvez-vous cette fille?

CLÉANTE.

Une fort charmante personne.

HARPAGON.

Sa physionomie?

CLÉANTE.

Tout honnête et pleine d’esprit.

HARPAGON.

Son air et sa manière?

CLÉANTE.

Admirables, sans doute.

HARPAGON.

Ne croyez-vous pas qu’une fille comme cela mériteroit assez que l’on songeât à elle?

CLÉANTE.

Oui, mon père.

HARPAGON.

Que ce seroit un parti souhaitable?

CLÉANTE.

Très-souhaitable.

HARPAGON.

Qu’elle a toute la mine de faire un bon ménage?

CLÉANTE.

Sans doute.

HARPAGON.

Et qu’un mari auroit satisfaction avec elle?

CLÉANTE.

Assurément.

156

HARPAGON.

Il y a une petite difficulté: c’est que j’ai peur qu’il n’y ait pas, avec elle, tout le bien qu’on pourroit prétendre.

CLÉANTE.

Ah! mon père, le bien n’est pas considérable, lorsqu’il est question d’épouser une honnête personne.

HARPAGON.

Pardonnez-moi, pardonnez-moi. Mais ce qu’il y a à dire, c’est que, si l’on n’y trouve pas tout le bien qu’on souhaite, on peut tâcher de regagner cela sur autre chose.

CLÉANTE.

Cela s’entend.

HARPAGON.

Enfin, je suis bien aise de vous voir dans mes sentimens; car son maintien honnête et sa douceur m’ont gagné l’âme, et je suis résolu de l’épouser, pourvu que j’y trouve quelque bien.

CLÉANTE.

Euh?

HARPAGON.

Comment?

CLÉANTE.

Vous êtes résolu, dites-vous...

HARPAGON.

D’épouser Mariane.

CLÉANTE.

Qui? Vous, vous!

HARPAGON.

Oui, moi, moi, moi. Que veut dire cela?

CLÉANTE.

Il m’a pris tout à coup un éblouissement, et je me retire d’ici.

HARPAGON.

Cela ne sera rien. Allez vite boire dans la cuisine un verre d’eau claire.

157

SCÈNE VI.—HARPAGON, ÉLISE.

HARPAGON.

Voilà de mes damoiseaux flouets[43], qui n’ont non plus de vigueur que des poules. C’est là ma fille, ce que j’ai résolu pour moi. Quant à ton frère, je lui destine une certaine veuve dont, ce matin, on m’est venu parler; et, pour toi, je te donne au seigneur Anselme.

ÉLISE.

Au seigneur Anselme?

HARPAGON.

Oui; un homme mûr, prudent et sage, qui n’a pas plus de cinquante ans, et dont on vante les grands biens.

ÉLISE, faisant la révérence.

Je ne veux point me marier, mon père, s’il vous plaît.

HARPAGON, contrefaisant Élise.

Et moi, ma petite fille, ma mie, je veux que vous vous mariiez, s’il vous plaît.

ÉLISE, faisant encore la révérence.

Je vous demande pardon, mon père.

HARPAGON, contrefaisant Élise.

Je vous demande pardon, ma fille.

ÉLISE.

Je suis très-humble servante au seigneur Anselme; mais, (Faisant encore la révérence.) avec votre permission, je ne l’épouserai point.

HARPAGON.

Je suis votre très-humble valet; mais, (Contrefaisant Élise.) avec votre permission, vous l’épouserez dès ce soir.

ÉLISE.

Dès ce soir?

HARPAGON.

Dès ce soir.

ÉLISE, faisant encore la révérence.

Cela ne sera pas, mon père.

158

HARPAGON, contrefaisant encore Élise.

Cela sera, ma fille.

ÉLISE.

Non.

HARPAGON.

Si.

ÉLISE.

Non, vous dis-je!

HARPAGON.

Si, vous dis-je!

ÉLISE.

C’est une chose où vous ne me réduirez point.

HARPAGON.

C’est une chose où je te réduirai.

ÉLISE.

Je me tuerai plutôt que d’épouser un tel mari!

HARPAGON.

Tu ne te tueras point, et tu l’épouseras. Mais voyez quelle audace! A-t-on jamais vu une fille parler de la sorte à son père?

ÉLISE.

Mais a-t-on jamais vu un père marier sa fille de la sorte?

HARPAGON.

C’est un parti où il n’y a rien à redire; et je gage que tout le monde approuvera mon choix.

ÉLISE.

Et moi, je gage qu’il ne sauroit être approuvé d’aucune personne raisonnable.

HARPAGON, apercevant Valère de loin.

Voilà Valère. Veux-tu qu’entre nous deux nous le fassions juge de cette affaire?

ÉLISE.

J’y consens.

HARPAGON.

Te rendras-tu à son jugement?

ÉLISE.

Oui; j’en passerai par ce qu’il dira.

159

HARPAGON.

Voilà qui est fait.

SCÈNE VII.—VALÈRE, HARPAGON, ÉLISE.

HARPAGON.

Ici, Valère. Nous t’avons élu pour nous dire qui a raison de ma fille ou de moi.

VALÈRE.

C’est vous, monsieur, sans contredit.

HARPAGON.

Sais-tu bien de quoi nous parlons?

VALÈRE.

Non. Mais vous ne sauriez avoir tort, et vous êtes toute raison.

HARPAGON.

Je veux, ce soir, lui donner pour époux un homme aussi riche que sage; et la coquine me dit au nez qu’elle se moque de le prendre. Que dis-tu de cela?

VALÈRE.

Ce que j’en dis?

HARPAGON.

Oui.

VALÈRE.

Eh! eh!

HARPAGON.

Quoi?

VALÈRE.

Je dis que, dans le fond, je suis de votre sentiment; et vous ne pouvez pas que vous n’ayez raison[44]. Mais aussi n’a-t-elle pas tort tout à fait, et...

HARPAGON.

Comment! le seigneur Anselme est un parti considérable; c’est un gentilhomme qui est noble, doux, posé, sage et 160 fort accommodé[45], et auquel il ne reste aucun enfant de son premier mariage. Sauroit-elle mieux rencontrer?

VALÈRE.

Cela est vrai. Mais elle pourroit vous dire que c’est un peu précipiter les choses, et qu’il faudroit au moins quelque temps pour voir si son inclination pourroit s’accommoder avec...

HARPAGON.

C’est une occasion qu’il faut prendre vite aux cheveux. Je trouve ici un avantage qu’ailleurs je ne trouverois pas; et il s’engage à la prendre sans dot.

VALÈRE.

Sans dot?

HARPAGON.

Oui.

VALÈRE.

Ah! je ne dis plus rien. Voyez-vous? voilà une raison tout à fait convaincante; il se faut rendre à cela.

HARPAGON.

C’est pour moi une épargne considérable.

VALÈRE.

Assurément; cela ne reçoit point de contradiction. Il est vrai que votre fille vous peut représenter que le mariage est une plus grande affaire qu’on ne peut croire; qu’il y va d’être heureux ou malheureux toute sa vie; et qu’un engagement qui doit durer jusqu’à la mort ne se doit jamais faire qu’avec de grandes précautions.

HARPAGON.

Sans dot!

VALÈRE.

Vous avez raison: voilà qui décide tout; cela s’entend. Il y a des gens qui pourroient vous dire qu’en de telles occasions l’inclination d’une fille est une chose, sans doute, où l’on doit avoir de l’égard; et que cette grande inégalité d’âge, d’humeur et de sentimens, rend un mariage sujet à des accidens très-fâcheux...

161

HARPAGON.

Sans dot!

VALÈRE.

Ah! il n’y a pas de réplique à cela; on le sait bien. Qui diantre peut aller là contre? Ce n’est pas qu’il n’y ait quantité de pères qui aimeroient mieux ménager la satisfaction de leurs filles que l’argent qu’ils pourroient donner; qui ne les voudroient point sacrifier à l’intérêt, et chercheroient, plus que toute autre chose, à mettre dans un mariage cette douce conformité qui sans cesse y maintient l’honneur, la tranquillité et la joie; et que...

HARPAGON.

Sans dot!

VALÈRE.

Il est vrai; cela ferme la bouche à tout. Sans dot! Le moyen de résister à une raison comme celle-là?

HARPAGON, à part, regardant du côté du jardin.

Ouais! il me semble que j’entends un chien qui aboie. N’est-ce point qu’on en voudroit à mon argent? (A Valère.) Ne bougez; je reviens tout à l’heure.

SCÈNE VIII.—ÉLISE, VALÈRE.

ÉLISE.

Vous moquez-vous, Valère, de lui parler comme vous faites?

VALÈRE.

C’est pour ne point l’aigrir, et pour en venir mieux à bout. Heurter de front ses sentimens est le moyen de tout gâter; et il y a de certains esprits qu’il ne faut prendre qu’en biaisant; des tempéramens ennemis de toute résistance; des naturels rétifs, que la vérité fait cabrer, qui toujours se roidissent contre le droit chemin de la raison, et qu’on ne mène qu’en tournant où l’on veut les conduire. Faites semblant de consentir à ce qu’il veut, vous en viendrez mieux à vos fins; et...

ÉLISE.

Mais ce mariage, Valère!

162

VALÈRE.

On cherchera des biais pour le rompre.

ÉLISE.

Mais quelle invention trouver, s’il se doit conclure ce soir?

VALÈRE.

Il faut demander un délai, et feindre quelque maladie.

ÉLISE.

Mais on découvrira la feinte, si l’on appelle des médecins.

VALÈRE.

Vous moquez-vous? Y connoissent-ils quelque chose? Allez, allez, vous pourrez avec eux avoir quel mal il vous plaira; ils vous trouveront des raisons pour vous dire d’où cela vient.

SCÈNE IX.—HARPAGON, ÉLISE, VALÈRE.

HARPAGON, à part, dans le fond du théâtre.

Ce n’est rien, Dieu merci!

VALÈRE, sans voir Harpagon.

Enfin, notre dernier recours, c’est que la fuite nous peut mettre à couvert de tout; et si votre amour, belle Élise, est capable d’une fermeté... (Apercevant Harpagon.) Oui, il faut qu’une fille obéisse à son père. Il ne faut point qu’elle regarde comme un mari est fait; et, lorsque la grande raison de sans dot s’y rencontre, elle doit être prête à prendre tout ce qu’on lui donne.

HARPAGON.

Bon! voilà bien parlé, cela!

VALÈRE.

Monsieur, je vous demande pardon si je m’emporte un peu, et prends la hardiesse de lui parler comme je fais.

HARPAGON.

Comment! j’en suis ravi, et je veux que tu prennes sur elle un pouvoir absolu. (A Élise.) Oui, tu as beau fuir, je lui donne l’autorité que le ciel me donne sur toi, et j’entends que tu fasses tout ce qu’il te dira.

163

VALÈRE, à Élise.

Après cela, résistez à mes remontrances!

SCÈNE X.—HARPAGON, VALÈRE.

VALÈRE.

Monsieur, je vais la suivre, pour lui continuer les leçons que je lui faisois.

HARPAGON.

Oui, tu m’obligeras. Certes...

VALÈRE.

Il est bon de lui tenir un peu la bride haute.

HARPAGON.

Cela est vrai. Il faut...

VALÈRE.

Ne vous mettez pas en peine. Je crois que j’en viendrai à bout.

HARPAGON.

Fais, fais. Je m’en vais faire un petit tour en ville, et je reviens tout à l’heure.

VALÈRE, adressant la parole à Élise, en s’en allant du côté par où elle est sortie.

Oui, l’argent est plus précieux que toutes les choses du monde, et vous devez rendre grâces au ciel de l’honnête homme de père qu’il vous a donné. Il sait ce que c’est que de vivre. Lorsqu’on s’offre de prendre une fille sans dot, on ne doit point regarder plus avant. Tout est renfermé là dedans, et sans dot tient lieu de beauté, de jeunesse, de naissance, d’honneur, de sagesse et de probité.

HARPAGON.

Ah! le brave garçon! Voilà parlé comme un oracle. Heureux qui peut avoir un domestique[46] de la sorte!

164

ACTE II.

SCÈNE I.—CLÉANTE, LA FLÈCHE.

CLÉANTE.

Ah! traître que tu es! où t’es-tu donc allé fourrer? Ne t’avois-je pas donné ordre...

LA FLÈCHE.

Oui, monsieur, et je m’étois rendu ici pour vous attendre de pied ferme: mais monsieur votre père, le plus mal gracieux des hommes, m’a chassé dehors malgré moi, et j’ai couru risque d’être battu.

CLÉANTE.

Comment va notre affaire? Les choses pressent plus que jamais; et, depuis que je t’ai vu, j’ai découvert que mon père est mon rival.

LA FLÈCHE.

Votre père amoureux?

CLÉANTE.

Oui; et j’ai eu toutes les peines du monde à lui cacher le trouble où cette nouvelle m’a mis.

LA FLÈCHE.

Lui, se mêler d’aimer! De quoi diable s’avise-t-il? Se moque-t-il du monde? Et l’amour a-t-il été fait pour des gens bâtis comme lui?

CLÉANTE.

Il a fallu, pour mes péchés, que cette passion lui soit venue en tête.

LA FLÈCHE.

Mais par quelle raison lui faire un mystère de votre amour?

CLÉANTE.

Pour lui donner moins de soupçon, et me conserver, au besoin, des ouvertures plus aisées pour détourner ce mariage. Quelle réponse t’a-t-on faite?

165

LA FLÈCHE.

Ma foi, monsieur, ceux qui empruntent sont bien malheureux; et il faut essuyer d’étranges choses, lorsqu’on en est réduit à passer comme vous, par les mains des fesse-mathieux.

CLÉANTE.

L’affaire ne se fera point?

LA FLÈCHE.

Pardonnez-moi. Notre maître Simon, le courtier qu’on nous a donné, homme agissant et plein de zèle, dit qu’il a fait rage pour vous, et il assure que votre seule physionomie lui a gagné le cœur.

CLÉANTE.

J’aurai les quinze mille francs que je demande?

LA FLÈCHE.

Oui; mais à quelques petites conditions qu’il faudra que vous acceptiez, si vous avez dessein que les choses se fassent.

CLÉANTE.

T’a-t-il fait parler à celui qui doit prêter l’argent?

LA FLÈCHE.

Ah! vraiment, cela ne va pas de la sorte. Il apporte encore plus de soin à se cacher que vous; et ce sont des mystères bien plus grands que vous ne pensez. On ne veut point du tout dire son nom; et l’on doit aujourd’hui l’aboucher avec vous dans une maison empruntée, pour être instruit par votre bouche de votre bien et de votre famille; et je ne doute point que le seul nom de votre père ne rende les choses faciles.

CLÉANTE.

Et principalement notre mère étant morte, dont on ne peut m’ôter le bien.

LA FLÈCHE.

Voici quelques articles qu’il a dictés lui-même à notre entremetteur, pour vous être montrés avant que de rien faire:

«Supposé que le prêteur voie toutes ses sûretés, et que l’emprunteur soit majeur, et d’une famille où le bien soit ample, assuré, clair et net de tout embarras, on fera une bonne et exacte obligation par-devant un notaire, le plus 166 honnête homme qu’il se pourra, et qui, pour cet effet, sera choisi par le prêteur, auquel il importe le plus que l’acte soit dûment dressé.»

CLÉANTE.

Il n’y a rien à dire à cela.

LA FLÈCHE.

«Le prêteur, pour ne charger sa conscience d’aucun scrupule, prétend ne donner son argent qu’au denier dix-huit[47]

CLÉANTE.

Au denier dix-huit? Parbleu! voilà qui est honnête. Il n’y a pas lieu de se plaindre.

LA FLÈCHE.

Cela est vrai.

«Mais, comme ledit prêteur n’a pas chez lui la somme dont il est question, et que, pour faire plaisir à l’emprunteur, il est contraint lui-même de l’emprunter d’un autre sur le pied du denier cinq[48], il conviendra que ledit premier emprunteur paye cet intérêt, sans préjudice du reste, attendu que ce n’est que pour l’obliger que ledit prêteur s’engage à cet emprunt.»

CLÉANTE.

Comment diable! quel Juif, quel Arabe est-ce là? C’est plus qu’au denier quatre[49].

LA FLÈCHE.

Il est vrai; c’est ce que j’ai dit. Vous avez à voir là-dessus.

CLÉANTE.

Que veux-tu que je voie? J’ai besoin d’argent, et il faut bien que je consente à tout.

LA FLÈCHE.

C’est la réponse que j’ai faite.

CLÉANTE.

Il y a encore quelque chose?

167

LA FLÈCHE.

Ce n’est plus qu’un petit article.

«Des quinze mille francs qu’on demande, le prêteur ne pourra compter en argent que douze mille livres, et, pour les mille écus restans, il faudra que l’emprunteur prenne les hardes, nippes, bijoux, dont s’ensuit le mémoire, et que ledit prêteur a mis, de bonne foi, au plus modique prix qu’il lui a été possible.»

CLÉANTE.

Que veut dire cela?

LA FLÈCHE.

Écoutez le mémoire:

«Premièrement, un lit de quatre pieds à bandes de point de Hongrie, appliquées fort proprement sur un drap de couleur d’olive, avec six chaises et la courte-pointe de même: le tout bien conditionné, et doublé d’un petit taffetas changeant rouge et bleu.

«Plus, un pavillon à queue, d’une bonne serge d’Aumale rose sèche, avec le mollet et les franges de soie.»

CLÉANTE.

Que veut-il que je fasse de cela?

LA FLÈCHE.

Attendez.

«Plus, une tenture de tapisserie des amours de Gombaud et de Macée[50].

«Plus, une grande table en bois de noyer, à douze colonnes ou piliers tournés, qui se tire par les deux bouts, et garnie par le dessous de ses six escabelles.»

CLÉANTE.

Qu’ai-je à faire, morbleu?...

LA FLÈCHE.

Donnez-vous patience.

«Plus, trois gros mousquets tout garnis de nacre de perle, avec les fourchettes[51] assortissantes.

168

«Plus, un fourneau de brique, avec deux cornues et trois récipiens, fort utiles à ceux qui sont curieux de distiller.»

CLÉANTE.

J’enrage!

LA FLÈCHE.

Doucement.

«Plus un luth de Bologne, garni de toutes ses cordes, ou peu s’en faut.

«Plus, un trou-madame et un damier, avec un jeu de l’oie, renouvelé des Grecs, fort propres à passer le temps lorsque l’on n’a que faire.

«Plus, une peau d’un lézard de trois pieds et demi, remplie de foin: curiosité agréable pour pendre au plancher d’une chambre.

«Le tout ci-dessus mentionné valant loyalement plus de quatre mille cinq cents livres, et rabaissé à la valeur de mille écus, par la discrétion du prêteur.»

CLÉANTE.

Que la peste l’étouffe avec sa discrétion, le traître, le bourreau qu’il est! A-t-on jamais parlé d’une usure semblable? et n’est-il pas content du furieux intérêt qu’il exige, sans vouloir encore m’obliger à prendre pour trois mille livres les vieux rogatons qu’il ramasse? Je n’aurai pas deux cents écus de tout cela; et cependant il faut bien me résoudre à consentir à ce qu’il veut, car il est en état de me faire tout accepter, et il me tient, le scélérat! le poignard sur la gorge!

LA FLÈCHE.

Je vous vois, monsieur, ne vous en déplaise, dans le grand chemin justement que tenoit Panurge pour se ruiner, prenant argent d’avance, achetant cher, vendant à bon marché, et mangeant son blé en herbe.

CLÉANTE.

Que veux-tu que j’y fasse? Voilà où les jeunes gens sont réduits par la maudite avarice des pères; et on s’étonne, après cela, que les fils souhaitent qu’ils meurent!

LA FLÈCHE.

Il faut avouer que le vôtre animeroit contre sa vilenie le 169 plus posé homme du monde. Je n’ai pas, Dieu merci! les inclinations fort patibulaires; et parmi mes confrères que je vois se mêler de beaucoup de petits commerces, je sais tirer adroitement mon épingle du jeu, et me démêler prudemment de toutes les galanteries qui sentent tant soit peu l’échelle; mais, à vous dire vrai, il me donneroit, par ses procédés, des tentations de le voler; et je croirois, en le volant, faire une action méritoire.

CLÉANTE.

Donne-moi un peu ce mémoire, que je le voie encore.

SCÈNE II.—HARPAGON, MAITRE SIMON, CLÉANTE et LA FLÈCHE, dans le fond du théâtre.

MAITRE SIMON.

Oui, monsieur, c’est un jeune homme qui a besoin d’argent; ses affaires le pressent d’en trouver, et il en passera par tout ce que vous en prescrirez.

HARPAGON.

Mais croyez-vous, maître Simon, qu’il n’y ait rien à péricliter? et savez-vous le nom, les biens et la famille de celui pour qui vous parlez?

MAITRE SIMON.

Non. Je ne puis pas bien vous en instruire à fond; et ce n’est que par aventure que l’on m’a adressé à lui; mais vous serez de toutes choses éclairci par lui-même, et son homme m’a assuré que vous serez content quand vous le connoîtrez. Tout ce que je saurois vous dire, c’est que sa famille est fort riche, qu’il n’a plus de mère déjà, et qu’il s’obligera, si vous voulez, que son père mourra avant qu’il soit huit mois.

HARPAGON.

C’est quelque chose que cela. La charité, maître Simon, nous oblige à faire plaisir aux personnes, lorsque nous le pouvons.

MAITRE SIMON.

Cela s’entend.

LA FLÈCHE, bas à Cléante, reconnoissant maître Simon.

Que veut dire ceci? Notre maître Simon qui parle à votre père!

170

CLÉANTE, bas à la Flèche.

Lui auroit-on appris qui je suis? et serois-tu pour me trahir?

MAITRE SIMON, à la Flèche.

Ah! ah! vous êtes bien pressé! Qui vous a dit que c’étoit céans? (A Harpagon.) Ce n’est pas moi, monsieur, au moins, qui leur ai découvert votre nom et votre logis; mais, à mon avis, il n’y a pas grand mal à cela; ce sont des personnes discrètes, et vous pouvez ici vous expliquer ensemble.

HARPAGON.

Comment?

MAITRE SIMON, montrant Cléante.

Monsieur est la personne qui veut vous emprunter les quinze mille livres dont je vous ai parlé.

HARPAGON.

Comment, pendard! c’est toi qui t’abandonnes à ces coupables extrémités!

CLÉANTE.

Comment, mon père, c’est vous qui vous portez à ces honteuses actions!

Maître Simon s’enfuit, et la Flèche va se cacher.

SCÈNE III.—HARPAGON, CLÉANTE.

HARPAGON.

C’est toi qui te veux ruiner par des emprunts si condamnables?

CLÉANTE.

C’est vous qui cherchez à vous enrichir par des usures si criminelles?

HARPAGON.

Oses-tu bien, après cela, paroître devant moi?

CLÉANTE.

Osez-vous bien, après cela, vous présenter aux yeux du monde?

HARPAGON.

N’as-tu point de honte, dis-moi, d’en venir à ces débauches-là, de te précipiter dans des dépenses effroyables, et de faire une honteuse dissipation du bien que tes parens t’ont amassé avec tant de sueurs?

171

CLÉANTE.

Ne rougissez-vous point de déshonorer votre condition par les commerces que vous faites, de sacrifier gloire et réputation au désir insatiable d’entasser écu sur écu, et de renchérir, en fait d’intérêt, sur les plus infâmes subtilités qu’aient jamais inventées les plus célèbres usuriers?

HARPAGON.

Ote-toi de mes yeux, coquin! ôte-toi de mes yeux!

CLÉANTE.

Qui est plus criminel, à votre avis, ou celui qui achète un argent dont il a besoin, ou bien celui qui vole un argent dont il n’a que faire?

HARPAGON.

Retire-toi, te dis-je, et ne m’échauffe pas les oreilles! (Seul.) Je ne suis pas fâché de cette aventure; et ce m’est un avis de tenir l’œil plus que jamais sur toutes ses actions.

SCÈNE IV.—FROSINE, HARPAGON.

FROSINE.

Monsieur...

HARPAGON.

Attendez un moment: je vais revenir vous parler. (A part.) Il est à propos que je fasse un petit tour à mon argent.

SCÈNE V.—LA FLÈCHE, FROSINE.

LA FLÈCHE, sans voir Frosine.

L’aventure est tout à fait drôle! Il faut bien qu’il ait quelque part un ample magasin de hardes; car nous n’avons rien reconnu au mémoire que nous avons.

FROSINE.

Eh! c’est toi, mon pauvre la Flèche! D’où vient cette rencontre?

LA FLÈCHE.

Ah! ah! c’est toi, Frosine! Que viens-tu faire ici?

FROSINE.

Ce que je fais partout ailleurs: m’entremettre d’affaires, 172 me rendre serviable aux gens, et profiter du mieux qu’il m’est possible des petits talens que je puis avoir. Tu sais que, dans ce monde, il faut vivre d’adresse, et qu’aux personnes comme moi le ciel n’a donné d’autres rentes que l’intrigue et que l’industrie.

LA FLÈCHE.

As-tu quelque négoce avec le patron du logis?

FROSINE.

Oui. Je traite pour lui quelque petite affaire dont j’espère une récompense.

LA FLÈCHE.

De lui? Ah! ma foi, tu seras bien fine si tu en tires quelque chose; et je te donne avis que l’argent céans est fort cher.

FROSINE.

Il y a de certains services qui touchent merveilleusement.

LA FLÈCHE.

Je suis votre valet, et tu ne connois pas encore le seigneur Harpagon. Le seigneur Harpagon est de tous les humains l’humain le moins humain, le mortel de tous les mortels le plus dur et le plus serré. Il n’est point de service qui pousse sa reconnoissance jusqu’à lui faire ouvrir les mains. De la louange, de l’estime, de la bienveillance en paroles, et de l’amitié, tant qu’il vous plaira; mais de l’argent, point d’affaires. Il n’est rien de plus sec et de plus aride que ses bonnes grâces et ses caresses; et donner est un mot pour qui il a tant d’aversion, qu’il ne dit jamais: Je vous donne, mais: Je vous prête le bonjour.

FROSINE.

Mon Dieu! je sais l’art de traire les hommes! j’ai le secret de m’ouvrir leur tendresse, de chatouiller leurs cœurs, de trouver les endroits par où ils sont sensibles.

LA FLÈCHE.

Bagatelles ici! Je te défie d’attendrir du côté de l’argent l’homme dont il est question. Il est Turc là-dessus, mais d’une turquerie à désespérer tout le monde; et l’on pourroit crever, qu’il n’en branleroit pas. En un mot, il aime l’argent plus que réputation, qu’honneur et que vertu; et la vue d’un demandeur lui donne des convulsions: c’est le frapper par 173 son endroit mortel, c’est lui percer le cœur, c’est lui arracher les entrailles; et si... Mais il revient: je me retire.

SCÈNE VI.—HARPAGON, FROSINE.

HARPAGON, bas.

Tout va comme il faut. (Haut.) Eh bien, qu’est-ce, Frosine?

FROSINE.

Ah! mon Dieu, que vous vous portez bien, et que vous avez là un vrai visage de santé!

HARPAGON.

Qui? moi?

FROSINE.

Jamais je ne vous vis un teint si frais et si gaillard.

HARPAGON.

Tout de bon?

FROSINE.

Comment, vous n’avez de votre vie été si jeune que vous êtes; et je vois des gens de vingt-cinq ans qui sont plus vieux que vous.

HARPAGON.

Cependant, Frosine, j’en ai soixante bien comptés.

FROSINE.

Eh bien, qu’est-ce que cela, soixante ans? voilà bien de quoi! C’est la fleur de l’âge, cela; et vous entrez maintenant dans la belle saison de l’homme.

HARPAGON.

Il est vrai: mais vingt années de moins, pourtant, ne me feroient point de mal, que je crois.

FROSINE.

Vous moquez-vous? Vous n’avez pas besoin de cela, et vous êtes d’une pâte à vivre jusques à cent ans.

HARPAGON.

Tu le crois?

FROSINE.

Assurément. Vous en avez toutes les marques. Tenez-vous un peu. Oh! que voilà bien, entre vos deux yeux, un signe de longue vie!

174

HARPAGON.

Tu te connois à cela?

FROSINE.

Sans doute. Montrez-moi votre main. Ah! mon Dieu, quelle ligne de vie!

HARPAGON.

Comment?

FROSINE.

Ne voyez-vous pas jusqu’où va cette ligne-là?

HARPAGON.

Eh bien, qu’est-ce que cela veut dire?

FROSINE.

Par ma foi, je disois cent ans; mais vous passerez les six-vingts[52].

HARPAGON.

Est-il possible!

FROSINE.

Il faudra vous assommer, vous dis-je; et vous mettrez en terre et vos enfans et les enfans de vos enfans.

HARPAGON.

Tant mieux! Comment va notre affaire?

FROSINE.

Faut-il le demander? et me voit-on me mêler de rien dont je ne vienne à bout? J’ai, surtout pour les mariages, un talent merveilleux. Il n’est point de partis au monde que je ne trouve en peu de temps le moyen d’accoupler; et je crois, si je me l’étois mis en tête, que je marierois le Grand Turc avec la république de Venise. Il n’y avoit pas, sans doute, de si grandes difficultés à cette affaire-ci. Comme j’ai commerce chez elles, je les ai à fond l’une et l’autre entretenues de vous; et j’ai dit à la mère le dessein que vous aviez conçu pour Mariane, à la voir passer dans la rue et prendre l’air à sa fenêtre.

HARPAGON.

Qui a fait réponse...

FROSINE.

Elle a reçu la proposition avec joie; et, quand je lui ai 175 témoigné que vous souhaitiez fort que sa fille assistât ce soir au contrat de mariage qui se doit faire de la vôtre, elle y a consenti sans peine, et me l’a confiée pour cela.

HARPAGON.

C’est que je suis obligé, Frosine, de donner à souper au seigneur Anselme; et je serai bien aise qu’elle soit du régal.

FROSINE.

Vous avez raison. Elle doit, après dîner, rendre visite à votre fille, d’où elle fait son compte d’aller faire un tour à la foire, pour venir ensuite au souper.

HARPAGON.

Eh bien, elles iront ensemble dans mon carrosse, que je leur prêterai.

FROSINE.

Voilà justement son affaire.

HARPAGON.

Mais, Frosine, as-tu entretenu la mère touchant le bien qu’elle peut donner à sa fille? Lui as-tu dit qu’il falloit qu’elle s’aidât un peu, qu’elle fît quelque effort, qu’elle se saignât pour une occasion comme celle-ci? Car encore n’épouse-t-on point une fille sans qu’elle apporte quelque chose.

FROSINE.

Comment! c’est une fille qui vous apporte douze mille livres de rente.

HARPAGON.

Douze mille livres de rente!

FROSINE.

Oui. Premièrement, elle est nourrie et élevée dans une grande épargne de bouche. C’est une fille accoutumée à vivre de salade, de lait, de fromage et de pommes, et à laquelle, par conséquent, il ne faudra ni table bien servie, ni consommés exquis, ni orges mondés perpétuels, ni les autres délicatesses qu’il faudroit pour une autre femme; et cela ne va pas à si peu de chose, qu’il ne monte bien, tous les ans, à trois mille francs pour le moins. Outre cela, elle n’est curieuse que d’une propreté fort simple, et n’aime point les superbes habits, ni les riches bijoux, ni les meubles somptueux, où donnent ses pareilles avec tant de chaleur; et cet 176 article-là vaut plus de quatre mille livres par an. De plus, elle a une aversion horrible pour le jeu, ce qui n’est pas commun aux femmes d’aujourd’hui; et j’en sais une de nos quartiers qui a perdu, à trente-et-quarante, vingt mille francs cette année. Mais n’en prenons rien que le quart. Cinq mille francs au jeu par an, et quatre mille francs en habits et bijoux, cela fait neuf mille livres; et mille écus que nous mettons pour la nourriture: ne voilà-t-il pas par année vos douze mille francs comptés?

HARPAGON.

Oui: cela n’est pas mal; mais ce compte-là n’est rien de réel.

FROSINE.

Pardonnez-moi. N’est-ce pas quelque chose de réel que de vous apporter en mariage une grande sobriété, l’héritage d’un grand amour de simplicité de parure, et l’acquisition d’un grand fonds de haine pour le jeu?

HARPAGON.

C’est une raillerie que de vouloir me constituer sa dot de toutes les dépenses qu’elle ne fera point. Je n’irai point donner quittance de ce que je ne reçois pas; et il faut que je touche quelque chose.

FROSINE.

Mon Dieu! vous toucherez assez; et elles m’ont parlé d’un certain pays où elles ont du bien, dont vous serez le maître.

HARPAGON.

Il faut voir cela. Mais, Frosine, il y a encore une chose qui m’inquiète. La fille est jeune, comme tu vois; les jeunes gens, d’ordinaire, n’aiment que leurs semblables, et ne cherchent que leur compagnie; j’ai peur qu’un homme de mon âge ne soit pas de son goût, et que cela ne vienne à produire chez moi certains petits désordres qui ne m’accommoderoient pas.

FROSINE.

Ah! que vous la connoissez mal! C’est encore une particularité que j’avois à vous dire. Elle a une aversion épouvantable pour les jeunes gens, et n’a de l’amour que pour les vieillards.

177

HARPAGON.

Elle?

FROSINE.

Oui, elle. Je voudrais que vous l’eussiez entendue parler là-dessus. Elle ne peut souffrir du tout la vue d’un jeune homme; mais elle n’est point plus ravie, dit-elle, que lorsqu’elle peut voir un beau vieillard avec une barbe majestueuse. Les plus vieux sont pour elle les plus charmans; et je vous avertis de n’aller pas vous faire plus jeune que vous êtes. Elle veut tout au moins qu’on soit sexagénaire; et il n’y a pas quatre mois encore qu’étant prête d’être mariée, elle rompit tout net le mariage, sur ce que son amant fit voir qu’il n’avoit que cinquante-six ans, et qu’il ne prit point de lunettes pour signer le contrat.

HARPAGON.

Sur cela seulement?

FROSINE.

Oui. Elle dit que ce n’est pas contentement pour elle que cinquante-six ans; et surtout elle est pour les nez qui portent des lunettes.

HARPAGON.

Certes, tu me dis là une chose toute nouvelle.

FROSINE.

Cela va plus loin qu’on ne vous peut dire. On lui voit dans sa chambre quelques tableaux et quelques estampes; mais que pensez-vous que ce soit? Des Adonis, des Céphales, des Pâris et des Apollons? Non: de beaux portraits de Saturne, du roi Priam, du vieux Nestor, et du bon père Anchise sur les épaules de son fils.

HARPAGON.

Cela est admirable! Voilà ce que je n’aurois jamais pensé; et je suis bien aise d’apprendre qu’elle est de cette humeur. En effet, si j’avois été femme, je n’aurois point aimé les jeunes hommes.

FROSINE.

Je le crois bien! Voilà de belles drogues que des jeunes gens, pour les aimer! ce sont de beaux morveux, de beaux 178 godelureaux, pour donner envie de leur peau; et je voudrois bien savoir quel ragoût il y a à eux!

HARPAGON.

Pour moi, je n’y en comprends point, et je ne sais pas comment il y a des femmes qui les aiment tant.

FROSINE.

Il faut être folle fieffée. Trouver la jeunesse aimable, est-ce avoir le sens commun? Sont-ce des hommes que des jeunes blondins, et peut-on s’attacher à ces animaux-là?

HARPAGON.

C’est ce que je dis tous les jours: avec leur ton de poule laitée, leurs trois petits brins de barbe relevés en barbe de chat, leurs perruques d’étoupes, leurs hauts-de-chausses tombans, et leurs estomacs débraillés!

FROSINE.

Eh! cela est bien bâti, auprès d’une personne comme vous! Voilà un homme, cela; il y a là de quoi satisfaire à la vue; et c’est ainsi qu’il faut être fait et vêtu, pour donner de l’amour.

HARPAGON.

Tu me trouves bien?

FROSINE.

Comment! vous êtes à ravir, et votre figure est à peindre. Tournez-vous un peu, s’il vous plaît. Il ne se peut pas mieux. Que je vous voie marcher. Voilà un corps taillé, et dégagé comme il faut, et qui ne marque aucune incommodité.

HARPAGON.

Je n’en ai pas de grandes, Dieu merci! Il n’y a que ma fluxion[53] qui me prend de temps en temps.

FROSINE.

Cela n’est rien. Votre fluxion ne vous sied point mal, et vous avez grâce à tousser.

HARPAGON.

Dis-moi un peu: Mariane ne m’a-t-elle point encore vu? N’a-t-elle point pris garde à moi en passant?

FROSINE.

Non; mais nous nous sommes fort entretenues de vous. Je 179 lui ai fait un portrait de votre personne, et je n’ai pas manqué de lui vanter votre mérite, et l’avantage que ce lui seroit d’avoir un mari comme vous.

HARPAGON.

Tu as bien fait, et je t’en remercie.

FROSINE.

J’aurois, monsieur, une petite prière à vous faire. J’ai un procès que je suis sur le point de perdre, faute d’un peu d’argent (Harpagon prend un air sérieux) et vous pourriez facilement me procurer le gain de ce procès, si vous aviez quelque bonté pour moi. Vous ne sauriez croire le plaisir qu’elle aura de vous voir. (Harpagon reprend un air gai.) Ah! que vous lui plairez, et que votre fraise à l’antique fera sur son esprit un effet admirable! Mais surtout elle sera charmée de votre haut-de-chausses attaché au pourpoint avec aiguillettes. C’est pour la rendre folle de vous; et un amant aiguilleté[54] sera pour elle un ragoût merveilleux.

HARPAGON.

Certes, tu me ravis de me dire cela.

FROSINE.

En vérité, monsieur, ce procès m’est d’une conséquence tout à fait grande. (Harpagon reprend son air sérieux.) Je suis ruinée, si je le perds; et quelque petite assistance me rétabliroit mes affaires... Je voudrois que vous eussiez vu le ravissement où elle étoit à m’entendre parler de vous. (Harpagon reprend son air gai.) La joie éclatoit dans ses yeux au récit de vos qualités; et je l’ai mise enfin dans une impatience extrême de voir ce mariage entièrement conclu.

HARPAGON.

Tu m’as fait grand plaisir, Frosine; et je t’en ai, je te l’avoue, toutes les obligations du monde.

FROSINE.

Je vous prie, monsieur, de me donner le petit secours que je vous demande. (Harpagon reprend son air sérieux.) Cela me remettra sur pied, et je vous en serai éternellement obligée.

180

HARPAGON.

Adieu. Je vais achever mes dépêches.

FROSINE.

Je vous assure, monsieur, que vous ne sauriez jamais me soulager dans un plus grand besoin.

HARPAGON.

Je mettrai ordre que mon carrosse soit tout prêt pour vous mener à la foire.

FROSINE.

Je ne vous importunerois pas si je ne m’y voyois forcée par la nécessité.

HARPAGON.

Et j’aurai soin qu’on soupe de bonne heure, pour ne vous point faire malades.

FROSINE.

Ne me refusez pas la grâce dont je vous sollicite. Vous ne sauriez croire, monsieur, le plaisir que...

HARPAGON.

Je m’en vais. Voilà qu’on m’appelle. Jusqu’à tantôt.

FROSINE, seule.

Que la fièvre te serre, chien de vilain, à tous les diables! Le ladre a été ferme à toutes mes attaques; mais il ne me faut pas pourtant quitter la négociation; et j’ai l’autre côté, en tous cas, d’où je suis assurée de tirer bonne récompense.

ACTE III

SCÈNE I.—HARPAGON, CLÉANTE, ÉLISE, VALÈRE, DAME CLAUDE, tenant un balai, MAITRE JACQUES, LA MERLUCHE, BRINDAVOINE.

HARPAGON.

Allons, venez çà tous; que je vous distribue mes ordres pour tantôt, et règle à chacun son emploi. Approchez, dame Claude; commençons par vous. Bon, vous voilà les armes à 181 la main. Je vous commets au soin de nettoyer partout; et surtout prenez garde de ne point frotter les meubles trop fort, de peur de les user. Outre cela, je vous constitue, pendant le souper, au gouvernement des bouteilles; et, s’il s’en écarte quelqu’une, et qu’il se casse quelque chose, je m’en prendrai à vous, et le rabattrai sur vos gages.

MAITRE JACQUES, à part.

Châtiment politique!

HARPAGON, à dame Claude.

Allez.

SCÈNE II.—HARPAGON, CLÉANTE, ÉLISE, VALÈRE, MAITRE JACQUES, BRINDAVOINE, LA MERLUCHE.

HARPAGON.

Vous, Brindavoine, et vous, la Merluche, je vous établis dans la charge de rincer les verres et de donner à boire, mais seulement lorsque l’on aura soif, et non pas selon la coutume de certains impertinens de laquais, qui viennent provoquer les gens, et les faire aviser de boire lorsqu’on n’y songe pas. Attendez qu’on vous demande plus d’une fois, et vous ressouvenez de porter toujours beaucoup d’eau.

MAITRE JACQUES, à part.

Oui. Le vin pur monte à la tête.

LA MERLUCHE.

Quitterons-nous nos siquenilles[55], monsieur?

HARPAGON.

Oui, quand vous verrez venir les personnes: et gardez bien de gâter vos habits.

BRINDAVOINE.

Vous savez bien, monsieur, qu’un des devans de mon pourpoint est couvert d’une grande tache de l’huile de la lampe.

LA MERLUCHE.

Et moi, monsieur, que j’ai mon haut-de-chausses tout 182 troué par derrière, et qu’on me voit, révérence parler...

HARPAGON, à La Merluche.

Paix! Rangez cela adroitement du côté de la muraille, et présentez toujours le devant au monde. (A Brindavoine, en lui montrant comment il doit mettre son chapeau au-devant de son pourpoint, pour cacher la tache d’huile.) Et vous, tenez toujours votre chapeau ainsi, lorsque vous servirez.

SCÈNE III.—HARPAGON, CLÉANTE, ÉLISE, VALÈRE, MAITRE JACQUES.

HARPAGON.

Pour vous, ma fille, vous aurez l’œil sur ce que l’on desservira, et prendrez garde qu’il ne s’en fasse aucun dégât: cela sied bien aux filles. Mais cependant préparez-vous à bien recevoir ma maîtresse[56], qui vous doit venir visiter et vous mener avec elle à la foire. Entendez-vous ce que je vous dis?

ÉLISE.

Oui, mon père.

SCÈNE IV.—HARPAGON, CLÉANTE, VALÈRE, MAITRE JACQUES.

HARPAGON.

Et vous, mon fils le damoiseau, à qui j’ai la bonté de pardonner l’histoire de tantôt, ne vous allez pas aviser non plus de lui faire mauvais visage.

CLÉANTE.

Moi, mon père? mauvais visage! Et par quelle raison?

HARPAGON.

Mon Dieu! nous savons le train des enfans dont les pères se remarient, et de quel œil ils ont coutume de regarder ce qu’on appelle belle-mère. Mais, si vous souhaitez que je perde le souvenir de votre dernière fredaine, je vous recommande surtout de régaler[57] d’un bon visage cette personne-là, 183 et de lui faire enfin tout le meilleur accueil qu’il vous sera possible.

CLÉANTE.

A vous dire le vrai, mon père, je ne puis pas vous promettre d’être bien aise qu’elle devienne ma belle-mère: je mentirois si je vous le disois. Mais pour ce qui est de la bien recevoir et de lui faire bon visage, je vous promets de vous obéir ponctuellement sur ce chapitre.

HARPAGON.

Prenez-y garde au moins.

CLÉANTE.

Vous verrez que vous n’aurez pas sujet de vous en plaindre.

HARPAGON.

Vous ferez sagement.

SCÈNE V.—HARPAGON, VALÈRE, MAITRE JACQUES.

HARPAGON.

Valère, aide-moi à ceci. Or çà, maître Jacques, je vous ai gardé pour le dernier.

MAITRE JACQUES.

Est-ce à votre cocher, monsieur, ou bien à votre cuisinier, que vous voulez parler? car je suis l’un et l’autre.

HARPAGON.

C’est à tous les deux.

MAITRE JACQUES.

Mais à qui des deux le premier?

HARPAGON.

Au cuisinier.

MAITRE JACQUES.

Attendez donc, s’il vous plaît.

Maître Jacques ôte sa casaque de cocher, et paroît vêtu en cuisinier.

HARPAGON.

Quelle diantre de cérémonie est-ce là?

MAITRE JACQUES.

Vous n’avez qu’à parler.

184

HARPAGON.

Je me suis engagé, maître Jacques, à donner ce soir à souper.

MAITRE JACQUES, à part.

Grande merveille!

HARPAGON.

Dis-moi un peu: nous feras-tu bonne chère?

MAITRE JACQUES.

Oui, si vous me donnez bien de l’argent.

HARPAGON.

Que diable! toujours de l’argent! Il semble qu’ils n’aient autre chose à dire: de l’argent, de l’argent, de l’argent! Ah! ils n’ont que ce mot à la bouche, de l’argent! toujours parler d’argent! Voilà leur épée de chevet[58], de l’argent!

VALÈRE.

Je n’ai jamais vu de réponse plus impertinente que celle-là. Voilà une belle merveille de faire bonne chère avec bien de l’argent! C’est une chose la plus aisée du monde, et il n’y a si pauvre esprit qui n’en fît bien autant; mais, pour agir en habile homme, il faut parler de faire bonne chère avec peu d’argent.

MAITRE JACQUES.

Bonne chère avec peu d’argent!

VALÈRE.

Oui.

MAITRE JACQUES, à Valère.

Par ma foi, monsieur l’intendant, vous nous obligerez de nous faire voir ce secret, et de prendre mon office de cuisinier; aussi bien vous mêlez-vous céans[59] d’être le factotum.

HARPAGON.

Taisez-vous! Qu’est-ce qu’il nous faudra?

MAITRE JACQUES.

Voilà monsieur votre intendant, qui vous fera bonne chère pour peu d’argent.

HARPAGON.

Haye! je veux que tu me répondes!

185

MAITRE JACQUES.

Combien serez-vous de gens à table?

HARPAGON.

Nous serons huit ou dix; mais il ne faut prendre que huit: quand il y a à manger pour huit, il y en a bien pour dix.

VALÈRE.

Cela s’entend.

MAITRE JACQUES.

Eh bien, il faudra quatre grands potages et cinq assiettes... Potages... Entrées.

HARPAGON.

Que diable! voilà pour traiter toute une ville entière.

MAITRE JACQUES.

Rôt...

HARPAGON, mettant la main sur la bouche de maître Jacques.

Ah! traître! tu manges tout mon bien.

MAITRE JACQUES.

Entremets...

HARPAGON, mettant encore la main sur la bouche de maître Jacques.

Encore?

VALÈRE, à maître Jacques.

Est-ce que vous avez envie de faire crever tout le monde? et monsieur a-t-il invité des gens pour les assassiner à force de mangeaille? Allez-vous-en lire un peu les préceptes de la santé, et demander aux médecins s’il y a rien de plus préjudiciable à l’homme que de manger avec excès.

HARPAGON.

Il a raison.

VALÈRE.

Apprenez, maître Jacques, vous et vos pareils, que c’est un coupe-gorge qu’une table remplie de trop de viandes; que, pour se bien montrer ami de ceux que l’on invite, il faut que la frugalité règne dans les repas qu’on donne; et que, suivant le dire d’un ancien, il faut manger pour vivre, et non pas vivre pour manger.

HARPAGON.

Ah! que cela est bien dit! Approche, que je t’embrasse pour ce mot. Voilà la plus belle sentence que j’aie entendue 186 de ma vie. Il faut vivre pour manger, et non pas manger pour vi... Non, ce n’est pas cela. Comment est-ce que tu dis?

VALÈRE.

Qu’il faut manger pour vivre, et non pas vivre pour manger.

HARPAGON, à maître Jacques.

Oui. Entends-tu? (A Valère.) Qui est le grand homme qui a dit cela?

VALÈRE.

Je ne me souviens pas maintenant de son nom.

HARPAGON.

Souviens-toi de m’écrire ces mots: je les veux faire graver en lettres d’or sur la cheminée de la salle.

VALÈRE.

Je n’y manquerai pas. Et, pour votre souper, vous n’avez qu’à me laisser faire; je réglerai tout cela comme il faut.

HARPAGON.

Fais donc.

MAITRE JACQUES.

Tant mieux! j’en aurai moins de peine.

HARPAGON, à Valère.

Il faudra de ces choses dont on ne mange guère, et qui rassasient d’abord: quelque bon haricot bien gras, avec quelque pâté en pot bien garni de marrons.

VALÈRE.

Reposez-vous sur moi.

HARPAGON.

Maintenant, maître Jacques, il faut nettoyer mon carrosse.

MAITRE JACQUES.

Attendez: ceci s’adresse au cocher. (Maître Jacques remet sa casaque.) Vous dites...

HARPAGON.

Qu’il faut nettoyer mon carrosse, et tenir mes chevaux tout prêts pour conduire à la foire...

MAITRE JACQUES.

Vos chevaux, monsieur! ma foi, ils ne sont point du tout en état de marcher. Je ne vous dirai point qu’ils sont sur la litière: les pauvres bêtes n’en ont point, et ce seroit mal 187 parler, mais vous leur faites observer des jeûnes si austères, que ce ne sont plus rien que des idées ou des façons de chevaux.

HARPAGON.

Les voilà bien malades! Ils ne font rien.

MAITRE JACQUES.

Et pour ne faire rien, monsieur, est-ce qu’il ne faut rien manger? Il leur vaudroit bien mieux, les pauvres animaux, de travailler beaucoup, de manger de même. Cela me fend le cœur de les voir ainsi exténués; car enfin, j’ai une tendresse pour mes chevaux, qu’il me semble que c’est moi-même, quand je les vois pâtir. Je m’ôte tous les jours pour eux les choses de la bouche; et c’est être, monsieur, d’un naturel trop dur, que de n’avoir nulle pitié de son prochain.

HARPAGON.

Le travail ne sera pas grand, d’aller jusqu’à la foire.

MAITRE JACQUES.

Non, je n’ai pas le courage de les mener; et je ferois conscience de leur donner des coups de fouets en l’état où ils sont. Comment voudriez-vous qu’il traînassent un carrosse? ils ne peuvent pas se traîner eux-mêmes.

VALÈRE.

Monsieur, j’obligerai le voisin Picard à se charger de les conduire; aussi bien nous fera-t-il ici besoin pour apprêter le souper.

MAITRE JACQUES.

Soit. J’aime mieux encore qu’ils meurent sous la main d’un autre que sous la mienne.

VALÈRE.

Maître Jacques fait bien le raisonnable!

MAITRE JACQUES.

Monsieur l’intendant fait bien le nécessaire!

HARPAGON.

Paix!

MAITRE JACQUES.

Monsieur, je ne saurois souffrir les flatteurs; et je vois que ce qu’il en fait, que ses contrôles perpétuels sur le pain et le vin, le bois, le sel et la chandelle, ne sont rien que pour vous gratter et vous faire sa cour. J’enrage de cela, et je suis 188 fâché tous les jours d’entendre ce qu’on dit de vous; car, enfin, je me sens pour vous de la tendresse, en dépit que j’en aie; et, après mes chevaux, vous êtes la personne que j’aime le plus.

HARPAGON.

Pourrois-je savoir de vous, maître Jacques, ce que l’on dit de moi?

MAITRE JACQUES.

Oui, monsieur, si j’étois assuré que cela ne vous fâchât point.

HARPAGON.

Non, en aucune façon.

MAITRE JACQUES.

Pardonnez-moi; je sais fort bien que je vous mettrois en colère.

HARPAGON.

Point du tout; au contraire, c’est me faire plaisir, et je suis bien aise d’apprendre comme on parle de moi.

MAITRE JACQUES.

Monsieur, puisque vous le voulez, je vous dirai franchement qu’on se moque partout de vous, qu’on nous jette de tous côtés cent brocards à votre sujet, et que l’on n’est point plus ravi que de vous tenir au cul et aux chausses, et de faire sans cesse des contes de votre lésine. L’un dit que vous faites imprimer des almanachs particuliers, où vous faites doubler les quatre-temps et les vigiles, afin de profiter des jeûnes où vous obligez votre monde; l’autre, que vous avez toujours une querelle toute prête à faire à vos valets dans le temps des étrennes ou de leur sortie d’avec vous, pour vous trouver une raison de ne leur donner rien. Celui-là conte qu’une fois vous fîtes assigner le chat d’un de vos voisins, pour vous avoir mangé un reste d’un gigot de mouton; celui-ci, que l’on vous surprit, une nuit, en venant dérober vous-même l’avoine de vos chevaux; et que votre cocher, qui étoit celui d’avant moi, vous donna, dans l’obscurité, je ne sais combien de coups de bâton, dont vous ne voulûtes rien dire. Enfin, voulez-vous que je vous dise? on ne sauroit aller nulle part où l’on ne vous entende accommoder de toutes pièces. Vous êtes la fable et la risée de tout le monde; 189 et jamais on ne parle de vous que sous les noms d’avare, de ladre, de vilain, et de fesse-mathieu.

HARPAGON, en battant maître Jacques.

Vous êtes un sot, un maraud, un coquin et un impudent!

MAITRE JACQUES.

Eh bien, ne l’avois-je pas deviné? Vous ne m’avez pas voulu croire. Je vous avois bien dit que je vous fâcherois de vous dire la vérité.

HARPAGON.

Apprenez à parlez!

SCÈNE VI.—VALÈRE, MAITRE JACQUES.

VALÈRE, riant.

A ce que je puis voir, maître Jacques, on paye mal votre franchise.

MAITRE JACQUES.

Morbleu! monsieur le nouveau venu, qui faites l’homme d’importance; ce n’est pas votre affaire. Riez de vos coups de bâton quand on vous en donnera, et ne venez point rire des miens.

VALÈRE.

Ah! monsieur maître Jacques, ne vous fâchez pas, je vous prie.

MAITRE JACQUES, à part.

Il file doux. Je veux faire le brave, et s’il est assez sot pour me craindre, le frotter quelque peu. (Haut.) Savez-vous bien monsieur le rieur, que je ne rie pas, moi, et que si vous m’échauffez la tête, je vous ferai rire d’une autre sorte?

Maître Jacques pousse Valère jusqu’au fond du théâtre en le menaçant.

VALÈRE.

Eh! doucement!

MAITRE JACQUES.

Comment doucement? Il ne me plaît pas, moi!

VALÈRE.

De grâce!

MAITRE JACQUES.

Vous êtes un impertinent!

190

VALÈRE.

Monsieur maître Jacques...

MAITRE JACQUES.

Il n’y a point de monsieur maître Jacques, pour un double[60]. Si je prends un bâton, je vous rosserai d’importance.

VALÈRE.

Comment! un bâton? (Valère fait reculer maître Jacques à son tour.)

MAITRE JACQUES.

Eh! je ne parle pas de cela.

VALÈRE.

Savez-vous bien, monsieur le fat, que je suis homme à vous rosser vous-même?

MAITRE JACQUES.

Je n’en doute pas.

VALÈRE.

Que vous n’êtes, pour tout potage, qu’un faquin de cuisinier?

MAITRE JACQUES.

Je le sais bien.

VALÈRE.

Et que vous ne me connoissez pas encore!

MAITRE JACQUES.

Pardonnez-moi.

VALÈRE.

Vous me rosserez, dites-vous?

MAITRE JACQUES.

Je le disois en raillant.

VALÈRE.

Et moi je ne prends point de goût à votre raillerie. (Donnant des coups de bâton à maître Jacques.) Apprenez que vous êtes un mauvais railleur.

MAITRE JACQUES, seul.

Peste soit la sincérité! c’est un mauvais métier: désormais j’y renonce, et je ne veux plus dire vrai. Passe encore pour mon maître, il a quelque droit de me battre, mais, pour ce monsieur l’intendant, je m’en vengerai si je puis.

191

SCÈNE VII.—MARIANE, FROSINE, MAITRE JACQUES.

FROSINE.

Savez-vous, maître Jacques, si votre maître est au logis?

MAITRE JACQUES.

Oui vraiment, il y est; je ne le sais que trop.

FROSINE.

Dites-lui, je vous prie, que nous sommes ici.

SCÈNE VIII.—MARIANE, FROSINE.

MARIANE.

Ah! que je suis, Frosine, dans un étrange état! et, s’il faut dire ce que je sens, que j’appréhende cette vue!

FROSINE.

Mais pourquoi, et quelle est votre inquiétude?

MARIANE.

Hélas! me le demandez-vous? et ne vous figurez-vous point les alarmes d’une personne toute prête à voir le supplice où l’on veut l’attacher?

FROSINE.

Je vois bien que, pour mourir agréablement, Harpagon n’est pas le supplice que vous voudriez embrasser; et je connois, à votre mine, que le jeune blondin dont vous m’avez parlé vous revient un peu dans l’esprit.

MARIANE.

Oui. C’est une chose, Frosine, dont je ne veux pas me défendre; et les visites respectueuses qu’il a rendues chez nous ont fait, je vous l’avoue, quelque effet dans mon âme.

FROSINE.

Mais avez-vous su quel il est?

MARIANE.

Non, je ne sais point quel il est. Mais je sais qu’il est fait d’un air à se faire aimer; que, si l’on pouvoit mettre les choses à mon choix, je le prendrois plutôt qu’un autre, et 192 qu’il ne contribue pas peu à me faire trouver un tourment effroyable dans l’époux qu’on veut me donner.

FROSINE.

Mon Dieu! tous ces blondins sont agréables, et débitent fort bien leur fait; mais la plupart sont gueux comme des rats: il vaut mieux, pour vous, de prendre un vieux mari qui vous donne beaucoup de bien. Je vous avoue que les sens ne trouvent pas si bien leur compte du côté que je dis, et qu’il y a quelques petits dégoûts à essuyer avec un tel époux; mais cela n’est pas pour durer; et sa mort, croyez-moi, vous mettra bientôt en état d’en prendre un plus aimable, qui réparera toutes choses.

MARIANE.

Mon Dieu! Frosine, c’est une étrange affaire, lorsque, pour être heureuse, il faut souhaiter ou attendre le trépas de quelqu’un; et la mort ne suit pas tous les projets que nous faisons.

FROSINE.

Vous moquez-vous? Vous ne l’épousez qu’aux conditions de vous laisser veuve bientôt; et ce doit être là un des articles du contrat. Il seroit bien impertinent de ne pas mourir dans trois mois! Le voici en propre personne.

MARIANE.

Ah! Frosine, quelle figure!

SCÈNE IX.—HARPAGON, MARIANE, FROSINE.

HARPAGON, à Mariane.

Ne vous offensez pas, ma belle, si je viens à vous avec des lunettes. Je sais que vos appas frappent assez les yeux, sont assez visibles d’eux-mêmes, et qu’il n’est pas besoin de lunettes pour les apercevoir; mais enfin, c’est avec des lunettes qu’on observe les astres; et je maintiens et garantis que vous êtes un astre, mais un astre, le plus bel astre qui soit dans le pays des astres. Frosine, elle ne répond mot, et ne témoigne, ce me semble, aucune joie de me voir.

193

FROSINE.

C’est qu’elle est encore toute surprise; et puis, les filles ont toujours honte à témoigner d’abord ce qu’elles ont dans l’âme.

HARPAGON, à Frosine.

Tu as raison. (A Mariane.) Voilà, belle mignonne, ma fille qui vient vous saluer.

SCÈNE X.—HARPAGON, ÉLISE, MARIANE, FROSINE.

MARIANE.

Je m’acquitte bien tard, madame, d’une telle visite.

ÉLISE.

Vous avez fait, madame, ce que je devois faire; et c’étoit à moi de vous prévenir.

HARPAGON.

Vous voyez qu’elle est grande, mais mauvaise herbe croît toujours.

MARIANE, bas à Frosine.

Oh! l’homme déplaisant!

HARPAGON, bas à Frosine.

Que dit la belle?

FROSINE.

Qu’elle vous trouve admirable.

HARPAGON.

C’est trop d’honneur que vous me faites, adorable mignonne.

MARIANE, à part.

Quel animal!

HARPAGON.

Je vous suis trop obligé de ces sentimens.

MARIANE, à part.

Je n’y puis plus tenir!

194

SCÈNE XI.—HARPAGON, MARIANE, ÉLISE, CLÉANTE, VALÈRE, FROSINE, BRINDAVOINE.

HARPAGON.

Voici mon fils aussi, qui vous vient faire la révérence.

MARIANE, bas à Frosine.

Ah! Frosine, quelle rencontre! C’est justement celui dont je t’ai parlé.

FROSINE, à Mariane.

L’aventure est merveilleuse.

HARPAGON.

Je vois que vous vous étonnez de me voir de si grands enfans; mais je serai bientôt défait et de l’un et de l’autre.

CLÉANTE, à Mariane.

Madame, à vous dire le vrai, c’est ici une aventure où sans doute, je ne m’attendois pas; et mon père ne m’a pas peu surpris lorsqu’il m’a dit tantôt le dessein qu’il avoit formé.

MARIANE.

Je puis dire la même chose. C’est une rencontre imprévue, qui m’a surprise autant que vous; et je n’étois point préparée à une telle aventure.

CLÉANTE.

Il est vrai que mon père, madame, ne peut pas faire un plus beau choix, et que ce m’est une sensible joie que l’honneur de vous voir; mais avec tout cela, je ne vous assurerai point que je me réjouis du dessein où vous pourriez être de devenir ma belle-mère. Le compliment, je vous l’avoue, est trop difficile pour moi; et c’est un titre, s’il vous plaît, que je ne vous souhaite point. Ce discours paroîtra brutal aux yeux de quelques-uns; mais je suis assuré que vous serez personne à le prendre comme il faudra; que c’est un mariage, madame, où vous vous imaginez bien que je dois avoir de la répugnance; que vous n’ignorez pas, sachant ce que je suis, comme il choque mes intérêts; et que vous voulez bien enfin que je vous dise, avec la permission de mon père, que, si les choses dépendoient de moi, cet hymen ne se feroit point.

195

HARPAGON.

Voilà un compliment bien impertinent! Quelle belle confession à lui faire!

MARIANE.

Et moi, pour vous répondre, j’ai à vous dire que les choses sont fort égales; et que, si vous auriez[61] de la répugnance à me voir votre belle-mère, je n’en aurois pas moins, sans doute, à vous voir mon beau-fils. Ne croyez pas, je vous prie, que ce soit moi qui cherche à vous donner cette inquiétude. Je serois fort fâchée de vous causer du déplaisir; et, si je ne m’y vois forcée par une puissance absolue, je vous donne ma parole que je ne consentirai point au mariage qui vous chagrine.

HARPAGON.

Elle a raison. A sot compliment il faut une réponse de même. Je vous demande pardon, ma belle, de l’impertinence de mon fils: c’est un jeune sot qui ne sait pas encore la conséquence des paroles qu’il dit.

MARIANE.

Je vous promets que ce qu’il m’a dit ne m’a point du tout offensée; au contraire, il m’a fait plaisir de m’expliquer ainsi ses véritables sentimens. J’aime de lui un aveu de la sorte; et, s’il avoit parlé d’autres façons, je l’en estimerois bien moins.

HARPAGON.

C’est beaucoup de bonté à vous de vouloir ainsi excuser ses fautes. Le temps le rendra plus sage, et vous verrez qu’il changera de sentimens.

CLÉANTE.

Non, mon père, je ne suis point capable d’en changer, et je prie instamment madame de le croire.

HARPAGON.

Mais voyez quelle extravagance! il continue encore plus fort.

CLÉANTE.

Voulez-vous que je trahisse mon cœur?

196

HARPAGON.

Encore! Avez-vous envie de changer de discours?

CLÉANTE.

Eh bien, puisque vous voulez que je parle d’autre façon, souffrez, madame, que je me mette ici à la place de mon père, et que je vous avoue que je n’ai rien vu dans le monde de si charmant que vous; que je ne conçois rien d’égal au bonheur de vous plaire, et que le titre de votre époux est une gloire, une félicité que je préférerois aux destinées des plus grands princes de la terre. Oui, madame, le bonheur de vous posséder est, à mes regards, la plus belle de toutes les fortunes; c’est où j’attache toute mon ambition. Il n’y a rien que je ne sois capable de faire pour une conquête si précieuse; et les obstacles les plus puissans...

HARPAGON.

Doucement, mon fils, s’il vous plaît.

CLÉANTE.

C’est un compliment que je fais pour vous à madame.

HARPAGON.

Mon Dieu! j’ai une langue pour m’expliquer moi-même, et je n’ai pas besoin d’un procureur[62] comme vous. Allons, donnez des siéges.

FROSINE.

Non; il vaut mieux que, de ce pas, nous allions à la foire, afin d’en revenir plus tôt, et d’avoir tout le temps ensuite de nous entretenir.

HARPAGON, à Brindavoine.

Qu’on mette donc les chevaux au carrosse.

SCÈNE XII.—HARPAGON, MARIANE, ÉLISE, CLÉANTE, VALÈRE, FROSINE.

HARPAGON, à Mariane.

Je vous prie de m’excuser, ma belle, si je n’ai pas songé à vous donner un peu de collation avant que de partir.

197

CLÉANTE.

J’y ai pourvu, mon père, et j’ai fait apporter ici quelques bassins d’oranges de la Chine, de citrons doux et de confitures, que j’ai envoyé quérir de votre part.

HARPAGON, bas à Valère.

Valère!

VALÈRE, à Harpagon.

Il a perdu le sens.

CLÉANTE.

Est-ce que vous trouvez, mon père, que ce ne soit pas assez? Madame aura la bonté d’excuser cela, s’il lui plaît.

MARIANE.

C’est une chose qui n’étoit pas nécessaire.

CLÉANTE.

Avez-vous jamais vu, madame, un diamant plus vif que celui que vous voyez que mon père a au doigt?

MARIANE.

Il est vrai qu’il brille beaucoup.

CLÉANTE, ôtant du doigt de son père le diamant, et le donnant à Mariane.

Il faut que vous le voyez de près.

MARIANE.

Il est fort beau sans doute, et jette quantité de feux.

CLÉANTE, se mettant au-devant de Mariane, qui veut rendre le diamant.

Nenni, madame, il est en de trop belles mains. C’est un présent que mon père vous fait.

HARPAGON.

Moi?

CLÉANTE.

N’est-il pas vrai, mon père, que vous voulez que madame le garde pour l’amour de vous?

HARPAGON, bas à son fils.

Comment?

CLÉANTE, à Mariane.

Belle demande! il me fait signe de vous le faire accepter.

MARIANE.

Je ne veux point...

CLÉANTE, à Mariane.

Vous moquez-vous? Il n’a garde de le reprendre.

198

HARPAGON, à part.

J’enrage!

MARIANE.

Ce seroit...

CLÉANTE, empêchant toujours Mariane de rendre le diamant.

Non, vous dis-je, c’est l’offenser.

MARIANE.

De grâce...

CLÉANTE.

Point du tout.

HARPAGON, à part.

Peste soit...

CLÉANTE.

Le voilà qui se scandalise de votre refus.

HARPAGON, bas à son fils.

Ah! traître!

CLÉANTE, à Mariane.

Vous voyez qu’il se désespère.

HARPAGON, bas à son fils, en le menaçant.

Bourreau que tu es!

CLÉANTE.

Mon père, ce n’est pas ma faute. Je fais ce que je puis pour l’obliger à le garder; mais elle est obstinée.

HARPAGON, bas à son fils, en le menaçant.

Pendard!

CLÉANTE.

Vous êtes cause, madame, que mon père me querelle.

HARPAGON, bas à son fils, avec les mêmes gestes.

Le coquin!

CLÉANTE, à Mariane.

Vous le ferez tomber malade. De grâce, madame, ne résistez point davantage.

FROSINE, à Mariane.

Mon Dieu! que de façons! Gardez la bague, puisque monsieur le veut.

MARIANE, à Harpagon.

Pour ne vous point mettre en colère, je la garde maintenant, et je prendrai un autre temps pour vous la rendre.

199

SCÈNE XIII.—HARPAGON, MARIANE, ÉLISE, CLÉANTE, VALÈRE, FROSINE, BRINDAVOINE.

BRINDAVOINE.

Monsieur, il y a là un homme qui veut vous parler.

HARPAGON.

Dis-lui que je suis empêché, et qu’il revienne une autre fois.

BRINDAVOINE.

Il dit qu’il vous apporte de l’argent.

HARPAGON, à Mariane.

Je vous demande pardon; je reviens tout à l’heure.

SCÈNE XIV.—HARPAGON, MARIANE, ÉLISE, CLÉANTE, VALÈRE, FROSINE, LA MERLUCHE.

LA MERLUCHE, courant, et faisant tomber Harpagon.

Monsieur...

HARPAGON.

Ah! je suis mort!

CLÉANTE.

Qu’est-ce, mon père? vous êtes-vous fait mal?

HARPAGON.

Le traître, assurément, a reçu de l’argent de mes débiteurs pour me faire rompre le cou!

VALÈRE, à Harpagon.

Cela ne sera rien.

LA MERLUCHE, à Harpagon.

Monsieur, je vous demande pardon; je croyois bien faire d’accourir vite.

HARPAGON.

Que viens-tu faire ici, bourreau?

LA MERLUCHE.

Vous dire que vos deux chevaux sont déferrés.

HARPAGON.

Qu’on les mène promptement chez le maréchal.

200

CLÉANTE.

En attendant qu’ils soient ferrés, je vais faire pour vous, mon père, les honneurs de votre logis, et conduire madame dans le jardin, où je ferai porter la collation.

SCÈNE XV.—HARPAGON, VALÈRE.

HARPAGON.

Valère, aie un peu l’œil à tout cela, et prends soin, je te prie, de m’en sauver le plus que tu pourras, pour le renvoyer au marchand.

VALÈRE.

C’est assez.

HARPAGON, seul.

O fils impertinent! as-tu envie de me ruiner?

ACTE IV

SCÈNE I.—CLÉANTE, MARIANE, ÉLISE, FROSINE.

CLÉANTE.

Rentrons ici; nous serons beaucoup mieux. Il n’y a plus autour de nous personne de suspect, et nous pouvons parler librement.

ÉLISE.

Oui, madame, mon frère m’a fait confidence de la passion qu’il a pour vous. Je sais les chagrins et les déplaisirs que sont capables de causer de pareilles traverses; et c’est, je vous assure, avec une tendresse extrême que je m’intéresse à votre aventure.

MARIANE.

C’est une douce consolation que de voir dans ses intérêts une personne comme vous; et je vous conjure, madame, de me garder toujours cette généreuse amitié, si capable de m’adoucir les cruautés de la fortune.

201

FROSINE.

Vous êtes, par ma foi, de malheureuses gens l’un et l’autre de ne m’avoir point, avant tout ceci, avertie de votre affaire. Je vous aurois, sans doute, détourné cette inquiétude, et n’aurois point amené les choses où l’on voit qu’elles sont.

CLÉANTE.

Que veux-tu? c’est ma mauvaise destinée qui l’a voulu ainsi. Mais, belle Mariane, quelles résolutions sont les vôtres?

MARIANE.

Hélas! suis-je en pouvoir de faire des résolutions? Et, dans la dépendance où je me vois, puis-je former que des souhaits?

CLÉANTE.

Point d’autre appui pour moi dans votre cœur que de simples souhaits? Point de pitié officieuse? Point de secourable bonté? Point d’affection agissante?

MARIANE.

Que saurois-je vous dire? Mettez-vous en ma place, et voyez ce que je puis faire. Avisez, ordonnez vous-même: je m’en remets à vous, et je vous crois trop raisonnable pour ne vouloir exiger de moi que ce qui peut m’être permis par l’honneur et la bienséance.

CLÉANTE.

Hélas! où me réduisez-vous, que de me renvoyer à ce que voudront permettre les fâcheux sentimens d’un rigoureux honneur et d’une scrupuleuse bienséance?

MARIANE.

Mais que voulez-vous que je fasse? Quand je pourrois passer sur quantité d’égards où notre sexe est obligé, j’ai de la considération pour ma mère. Elle m’a toujours élevée avec une tendresse extrême, et je ne saurois me résoudre à lui donner du déplaisir. Faites, agissez auprès d’elle; employez tous vos soins à gagner son esprit. Vous pouvez faire et dire tout ce que vous voudrez; je vous en donne la licence; et, s’il ne tient qu’à me déclarer en votre faveur, je veux bien consentir à lui faire un aveu, moi-même, de tout ce que je sens pour vous.

CLÉANTE.

Frosine, ma pauvre Frosine, voudrois-tu nous servir?

202

FROSINE.

Par ma foi, faut-il le demander? je le voudrois de tout mon cœur. Vous savez que, de mon naturel, je suis assez humaine. Le ciel ne m’a point fait l’âme de bronze, et je n’ai que trop de tendresse à rendre de petits services, quand je vois des gens qui s’entr’aiment en tout bien et en tout honneur. Que pourrions-nous faire à ceci?

CLÉANTE.

Songe un peu, je te prie.

MARIANE.

Ouvre-nous des lumières.

ÉLISE.

Trouve quelque invention pour rompre ce que tu as fait.

FROSINE.

Ceci est assez difficile. (A Mariane.) Pour votre mère, elle n’est pas tout à fait déraisonnable, et peut-être pourroit-on la gagner et la résoudre à transporter au fils le don qu’elle veut faire au père. (A Cléante.) Mais le mal que j’y trouve, c’est que votre père est votre père.

CLÉANTE.

Cela s’entend.

FROSINE.

Je veux dire qu’il conservera du dépit si l’on montre qu’on le refuse, et qu’il ne sera point d’humeur ensuite à donner son consentement à votre mariage. Il faudroit, pour bien faire, que le refus vînt de lui-même, et tâcher, par quelque moyen, de le dégoûter de votre personne.

CLÉANTE.

Tu as raison.

FROSINE.

Oui, j’ai raison; je le sais bien. C’est là ce qu’il faudroit; mais le diantre[63] est d’en pouvoir trouver les moyens. Attendez: si nous avions quelque femme un peu sur l’âge qui fût de mon talent, et jouât assez bien pour contrefaire une dame de qualité, par le moyen d’un train fait à la hâte, et d’un bizarre nom de marquise ou de vicomtesse, que 203 nous supposerions de la Basse-Bretagne, j’aurois assez d’adresse pour faire accroire à votre père que ce seroit une personne riche, outre ses maisons, de cent mille écus en argent comptant; qu’elle seroit éperdument amoureuse de lui, et souhaiteroit de se voir sa femme, jusqu’à lui donner tout son bien par contrat de mariage; et je ne doute point qu’il ne prêtât l’oreille à la proposition. Car enfin il vous aime fort, je le sais, mais il aime un peu plus l’argent; et quand, ébloui de ce leurre, il auroit une fois consenti à ce qui vous touche, il importeroit peu ensuite qu’il se désabusât, en venant à vouloir voir clair aux effets de notre marquise.

CLÉANTE.

Tout cela est fort bien pensé.

FROSINE.

Laissez-moi faire. Je viens de me ressouvenir d’une de mes amies qui sera notre fait.

CLÉANTE.

Sois assurée, Frosine, de ma reconnoissance, si tu viens à bout de la chose. Mais, charmante Mariane, commençons, je vous prie, par gagner votre mère; c’est toujours beaucoup faire que de rompre ce mariage. Faites-y de votre part, je vous en conjure, tous les efforts qu’il vous sera possible. Servez-vous de tout le pouvoir que vous donne sur elle cette amitié qu’elle a pour vous. Déployez sans réserve les grâces éloquentes, les charmes tout-puissans que le ciel a placés dans vos yeux et dans votre bouche; et n’oubliez rien, s’il vous plaît, de ces tendres paroles, de ces douces prières et de ces caresses touchantes à qui je suis persuadé qu’on ne sauroit rien refuser.

MARIANE.

J’y ferai tout ce que je puis, et n’oublierai aucune chose.

SCÈNE II.—HARPAGON, CLÉANTE, MARIANE, ÉLISE, FROSINE.

HARPAGON, à part, sans être aperçu.

Ouais! mon fils baise la main de sa prétendue belle-mère, 204 et sa prétendue belle-mère ne s’en défend pas fort! Y auroit-il quelque mystère là-dessous?

ÉLISE.

Voilà mon père.

HARPAGON.

Le carrosse est tout prêt; vous pouvez partir quand il vous plaira.

CLÉANTE.

Puisque vous n’y allez pas, mon père, je m’en vais les conduire.

HARPAGON.

Non: demeurez. Elles iront bien toutes seules, et j’ai besoin de vous.

SCÈNE III.—HARPAGON, CLÉANTE.

HARPAGON.

Or çà, intérêt de belle-mère à part, que te semble, à toi, de cette personne?

CLÉANTE.

Ce qui m’en semble?

HARPAGON.

Oui, de son air, de sa taille, de sa beauté, de son esprit.

CLÉANTE.

Là, là.

HARPAGON.

Mais encore?

CLÉANTE.

A vous en parler franchement, je ne l’ai pas trouvée ici ce que je l’avois crue. Son air est de franche coquette, sa taille est assez gauche, sa beauté très-médiocre, et son esprit des plus communs. Ne croyez pas que ce soit, mon père, pour vous en dégoûter; car, belle-mère pour belle-mère, j’aime autant celle-là qu’une autre.

HARPAGON.

Tu lui disois tantôt pourtant...

CLÉANTE.

Je lui ai dit quelque douceur en votre nom, mais c’étoit pour vous plaire.

205

HARPAGON.

Si bien donc que tu n’aurois pas d’inclination pour elle?

CLÉANTE.

Moi? point du tout!

HARPAGON.

J’en suis fâché, car cela rompt une pensée qui m’étoit venue dans l’esprit. J’ai fait, en la voyant ici, réflexion sur mon âge; et j’ai songé qu’on pourra trouver à redire de me voir marier à une si jeune personne. Cette considération m’en faisoit quitter le dessein; et, comme je l’ai fait demander et que je suis pour elle engagé de parole, je te l’aurois donnée, sans l’aversion que tu témoignes.

CLÉANTE.

A moi?

HARPAGON.

A toi.

CLÉANTE.

En mariage?

HARPAGON.

En mariage.

CLÉANTE.

Écoutez. Il est vrai qu’elle n’est pas fort à mon goût; mais, pour vous faire plaisir, mon père, je me résoudrai à l’épouser, si vous voulez.

HARPAGON.

Moi, je suis plus raisonnable que tu ne penses. Je ne veux point forcer ton inclination.

CLÉANTE.

Pardonnez-moi; je me ferai cet effort pour l’amour de vous.

HARPAGON.

Non, non. Un mariage ne sauroit être heureux, où l’inclination n’est pas.

CLÉANTE.

C’est une chose, mon père, qui peut-être viendra ensuite; et l’on dit que l’amour est souvent un fruit du mariage.

HARPAGON.

Non. Du côté de l’homme, on ne doit point risquer l’affaire; et ce sont des suites fâcheuses, où je n’ai garde de 206 me commettre. Si tu avois senti quelque inclination pour elle, à la bonne heure; je te l’aurois fait épouser au lieu de moi; mais, cela n’étant pas, je suivrai mon premier dessein, et je l’épouserai moi-même.

CLÉANTE.

Eh bien, mon père, puisque les choses sont ainsi, il faut vous découvrir mon cœur; il faut vous révéler notre secret. La vérité est que je l’aime depuis un jour que je la vis dans une promenade; que mon dessein étoit tantôt de vous la demander pour femme; et que rien ne m’a retenu que la déclaration de vos sentimens et la crainte de vous déplaire.

HARPAGON.

Lui avez-vous rendu visite?

CLÉANTE.

Oui, mon père.

HARPAGON.

Beaucoup de fois?

CLÉANTE.

Assez, pour le temps qu’il y a.

HARPAGON.

Vous a-t-on bien reçu?

CLÉANTE.

Fort bien, mais sans savoir qui j’étois; et c’est ce qui a fait tantôt la surprise de Mariane.

HARPAGON.

Lui avez-vous déclaré votre passion, et le dessein où vous étiez de l’épouser?

CLÉANTE.

Sans doute, et même j’en avois fait à sa mère quelque peu d’ouverture.

HARPAGON.

A-t-elle écouté, pour sa fille, votre proposition?

CLÉANTE.

Oui, fort civilement.

HARPAGON.

Et la fille correspond-elle fort à votre amour?

CLÉANTE.

Si j’en dois croire les apparences, je me persuade, mon père, qu’elle a quelque bonté pour moi.

207

HARPAGON, bas à part.

Je suis bien aise d’avoir appris un tel secret; et voilà justement ce que je demandois. (Haut.) Or sus, mon fils, savez-vous ce qu’il y a? C’est qu’il faut songer, s’il vous plaît, à vous défaire de votre amour, à cesser toutes vos poursuites auprès d’une personne que je prétends pour moi, et à vous marier dans peu avec celle qu’on vous destine.

CLÉANTE.

Oui, mon père; c’est ainsi que vous me jouez! Eh bien, puisque les choses en sont venues là, je vous déclare, moi, que je ne quitterai point la passion que j’ai prise pour Mariane; qu’il n’y a point d’extrémité où je ne m’abandonne pour vous disputer sa conquête; et que, si vous avez pour vous le consentement d’une mère, j’aurai d’autres secours, peut-être, qui combattront pour moi.

HARPAGON.

Comment, pendard! tu as l’audace d’aller sur mes brisées!

CLÉANTE.

C’est vous qui allez sur les miennes, et je suis le premier en date.

HARPAGON.

Ne suis-je pas ton père, et ne me dois-tu pas respect?

CLÉANTE.

Ce ne sont point ici des choses où les enfans soient obligés de déférer aux pères, et l’amour ne connoît personne.

HARPAGON.

Je te ferai bien me connoître avec de bons coups de bâton.

CLÉANTE.

Toutes vos menaces ne feront rien.

HARPAGON.

Tu renonceras à Mariane.

CLÉANTE.

Point du tout.

HARPAGON.

Donnez-moi un bâton tout à l’heure!

208

SCÈNE IV.—HARPAGON, CLÉANTE, MAITRE JACQUES.

MAITRE JACQUES.

Hé! hé! hé! messieurs, qu’est ceci? à quoi songez-vous?

CLÉANTE.

Je me moque de cela!

MAITRE JACQUES, à Cléante.

Ah! monsieur, doucement!

HARPAGON.

Me parler avec cette impudence!

MAITRE JACQUES, à Harpagon.

Ah! monsieur, de grâce!

CLÉANTE.

Je n’en démordrai point!

MAITRE JACQUES, à Cléante.

Eh quoi! à votre père?

HARPAGON.

Laissez-moi faire!

MAITRE JACQUES, à Harpagon.

Eh quoi! à votre fils? Encore passe pour moi.

HARPAGON.

Je te veux faire toi-même, maître Jacques, juge de cette affaire, pour montrer comme j’ai raison.

MAITRE JACQUES.

J’y consens. (A Cléante.) Éloignez-vous un peu.

HARPAGON.

J’aime une fille que je veux épouser; et le pendard a l’insolence de l’aimer avec moi, et d’y prétendre malgré mes ordres.

MAITRE JACQUES.

Ah! il a tort.

HARPAGON.

N’est-ce pas une chose épouvantable, qu’un fils qui veut entrer en concurrence avec son père? et ne doit-il pas, par respect, s’abstenir de toucher à mes inclinations?

209

MAITRE JACQUES.

Vous avez raison. Laissez-moi lui parler, et demeurez là.

CLÉANTE, à maître Jacques qui s’approche de lui.

Eh bien, oui, puisqu’il veut te choisir pour juge, je n’y recule point; il ne m’importe qui ce soit; et je veux bien aussi me rapporter à toi, maître Jacques, de notre différend.

MAITRE JACQUES.

C’est beaucoup d’honneur que vous me faites.

CLÉANTE.

Je suis épris d’une jeune personne qui répond à mes vœux, et reçoit tendrement les offres de ma foi; et mon père s’avise de venir troubler notre amour, par la demande qu’il en fait faire.

MAITRE JACQUES.

Il a tort assurément.

CLÉANTE.

N’a-t-il point de honte, à son âge, de songer à se marier? Lui sied-il bien d’être amoureux? et ne devroit-il pas laisser cette occupation aux jeunes gens?

MAITRE JACQUES.

Vous avez raison; il se moque. Laissez-moi lui dire deux mots. (A Harpagon.) Eh bien, votre fils n’est pas si étrange que vous le dites, et il se met à la raison. Il dit qu’il sait le respect qu’il vous doit; qu’il ne s’est emporté que dans la première chaleur, et qu’il ne fera point refus de se soumettre à ce qu’il vous plaira, pourvu que vous vouliez le traiter mieux que vous ne faites, et lui donner quelque personne en mariage, dont il ait lieu d’être content.

HARPAGON.

Ah! dis-lui, maître Jacques, que, moyennant cela, il pourra espérer toutes choses de moi, et que, hors Mariane, je lui laisse la liberté de choisir celle qu’il voudra.

MAITRE JACQUES.

Laissez-moi faire. (A Cléante.) Eh bien, votre père n’est pas si déraisonnable que vous le faites; et il m’a témoigné que ce sont vos emportemens qui l’ont mis en colère; qu’il n’en veut seulement qu’à votre manière d’agir, et qu’il sera fort disposé à vous accorder ce que vous souhaitez, pourvu que vous vouliez vous y prendre par la douceur, et lui rendre les 210 déférences, les respects et les soumissions qu’un fils doit à son père.

CLÉANTE.

Ah! maître Jacques, tu lui peux assurer que, s’il m’accorde Mariane, il me verra toujours le plus soumis de tous les hommes, et que jamais je ne ferai aucune chose que par ses volontés.

MAITRE JACQUES, à Harpagon.

Cela est fait; il consent à ce que vous dites.

HARPAGON.

Voilà qui va le mieux du monde.

MAITRE JACQUES, à Cléante.

Tout est conclu; il est content de vos promesses.

CLÉANTE.

Le ciel en soit loué!

MAITRE JACQUES.

Messieurs, vous n’avez qu’à parler ensemble: vous voilà d’accord maintenant; et vous alliez vous quereller, faute de vous entendre.

CLÉANTE.

Mon pauvre maître Jacques, je te serai obligé toute ma vie.

MAITRE JACQUES.

Il n’y a pas de quoi, monsieur.

HARPAGON.

Tu m’as fait plaisir, maître Jacques; et cela mérite une récompense. (Harpagon fouille dans sa poche; maître Jacques tend la main; mais Harpagon ne tire que son mouchoir, en disant:) Va je m’en souviendrai, je t’assure.

MAITRE JACQUES.

Je vous baise les mains.

SCÈNE V.—HARPAGON, CLÉANTE.

CLÉANTE.

Je vous demande pardon, mon père, de l’emportement que j’ai fait paroître.

211

HARPAGON.

Cela n’est rien.

CLÉANTE.

Je vous assure que j’en ai tous les regrets du monde.

HARPAGON.

Et moi j’ai toutes les joies du monde de te voir raisonnable.

CLÉANTE.

Quelle bonté à vous d’oublier si vite ma faute!

HARPAGON.

On oublie aisément les fautes des enfans lorsqu’ils rentrent dans leur devoir.

CLÉANTE.

Quoi! ne garder aucun ressentiment de toutes mes extravagances?

HARPAGON.

C’est une chose où tu m’obliges, par la soumission et le respect où tu te ranges.

CLÉANTE.

Je vous promets, mon père, que, jusques au tombeau, je conserverai dans mon cœur le souvenir de vos bontés.

HARPAGON.

Et moi, je te promets qu’il n’y aura aucune chose que de moi tu n’obtiennes.

CLÉANTE.

Ah! mon père, je ne vous demande plus rien; et c’est m’avoir assez donné que de me donner Mariane.

HARPAGON.

Comment?

CLÉANTE.

Je dis, mon père, que je suis trop content de vous, et que je trouve toutes choses dans la bonté que vous avez de m’accorder Mariane.

HARPAGON.

Qui est-ce qui parle de t’accorder Mariane?

CLÉANTE.

Vous, mon père.

HARPAGON.

Moi?

212

CLÉANTE.

Sans doute.

HARPAGON.

Comment! c’est toi qui as promis d’y renoncer.

CLÉANTE.

Moi, y renoncer?

HARPAGON.

Oui.

CLÉANTE.

Point du tout!

HARPAGON.

Tu ne t’es pas départi d’y prétendre?

CLÉANTE.

Au contraire, j’y suis porté plus que jamais.

HARPAGON.

Quoi, pendard! derechef?

CLÉANTE.

Rien ne me peut changer.

HARPAGON.

Laisse-moi faire, traître!

CLÉANTE.

Faites tout ce qu’il vous plaira.

HARPAGON.

Je te défends de me voir jamais!

CLÉANTE.

A la bonne heure!

HARPAGON.

Je t’abandonne!

CLÉANTE.

Abandonnez!

HARPAGON.

Je te renonce pour mon fils!

CLÉANTE.

Soit.

HARPAGON.

Je te déshérite!

CLÉANTE.

Tout ce que vous voudrez.

213

HARPAGON.

Et je te donne ma malédiction!

CLÉANTE.

Je n’ai que faire de vos dons.

SCÈNE VI.—CLÉANTE, LA FLÈCHE.

LA FLÈCHE, sortant du jardin avec une cassette.

Ah! monsieur, que je vous trouve à propos! suivez-moi vite.

CLÉANTE.

Qu’y a-t-il?

LA FLÈCHE.

Suivez-moi, vous dis-je; nous sommes bien!

CLÉANTE.

Comment?

LA FLÈCHE.

Voici votre affaire.

CLÉANTE.

Quoi?

LA FLÈCHE.

J’ai guigné ceci tout le jour.

CLÉANTE.

Qu’est-ce que c’est?

LA FLÈCHE.

Le trésor de votre père, que j’ai attrapé.

CLÉANTE.

Comment as-tu fait?

LA FLÈCHE.

Vous saurez tout. Sauvons-nous; je l’entends crier.

SCÈNE VII.—HARPAGON, criant au voleur dès le jardin.

Au voleur! au voleur! à l’assassin! au meurtrier! Justice, juste ciel! je suis perdu, je suis assassiné! on m’a coupé la gorge: on m’a dérobé mon argent! Qui peut-ce être? 214 Qu’est-il devenu? Où est-il? Où se cache-t-il? Que ferai-je pour le trouver? Où courir? Où ne pas courir? N’est-il point là? N’est-il point ici? Qui est-ce? Arrête! (A lui-même se prenant par le bras.) Rends-moi mon argent, coquin... Ah! c’est moi! Mon esprit est troublé, et j’ignore où je suis, qui je suis, et ce que je fais. Hélas! mon pauvre argent! mon pauvre argent! mon cher ami! on m’a privé de toi; et, puisque tu m’es enlevé, j’ai perdu mon support, ma consolation, ma joie: tout est fini pour moi, et je n’ai plus que faire au monde. Sans toi, il m’est impossible de vivre. C’en est fait; je n’en puis plus; je me meurs; je suis mort; je suis enterré! N’y a-t-il personne qui veuille me ressusciter, en me rendant mon cher argent, ou en m’apprenant qui l’a pris? Euh! que dites-vous? Ce n’est personne. Il faut, qui que ce soit qui ait fait le coup, qu’avec beaucoup de soin on ait épié l’heure; et l’on a choisi justement le temps que je parlois à mon traître de fils. Sortons. Je veux aller quérir la justice, et faire donner la question à toute ma maison; à servantes, à valets, à fils, à fille, et à moi aussi. Que de gens assemblés! Je ne jette mes regards sur personne qui ne me donne des soupçons, et tout me semble mon voleur. Eh! de quoi est-ce qu’on parle là? de celui qui m’a dérobé? Quel bruit fait-on là-haut? Est-ce mon voleur qui y est? De grâce, si l’on sait des nouvelles de mon voleur, je supplie que l’on m’en dise. N’est-il point caché là parmi vous? Ils me regardent tous, et se mettent à rire. Vous verrez qu’ils ont part, sans doute, au vol que l’on m’a fait. Allons vite, des commissaires, des archers, des prévôts, des juges, des gênes, des potences, et des bourreaux! Je veux faire pendre tout la monde; et, si je ne retrouve mon argent, je me pendrai moi-même après!

215

ACTE V

SCÈNE I.—HARPAGON, UN COMMISSAIRE.

LE COMMISSAIRE.

Laissez-moi faire; je sais mon métier, Dieu merci. Ce n’est pas d’aujourd’hui que je me mêle de découvrir des vols; et je voudrois avoir autant de sacs de mille francs que j’ai fait pendre de personnes.

HARPAGON.

Tous les magistrats sont intéressés à prendre cette affaire en main; et, si l’on ne me fait retrouver mon argent, je demanderai justice de la justice.

LE COMMISSAIRE.

Il faut faire toutes les poursuites requises. Vous dites qu’il y avoit dans cette cassette...

HARPAGON.

Dix mille écus bien comptés.

LE COMMISSAIRE.

Dix mille écus!

HARPAGON.

Dix mille écus.

LE COMMISSAIRE.

Le vol est considérable.

HARPAGON.

Il n’y a point de supplice assez grand pour l’énormité de ce crime; et, s’il demeure impuni, les choses les plus sacrées ne sont plus en sûreté.

LE COMMISSAIRE.

En quelles espèces étoit cette somme?

HARPAGON.

En bons louis d’or et pistoles bien trébuchantes[64].

216

LE COMMISSAIRE.

Qui soupçonnez-vous de ce vol?

HARPAGON.

Tout le monde; et je veux que vous arrêtiez prisonniers la ville et les faubourgs.

LE COMMISSAIRE.

Il faut, si vous m’en croyez, n’effaroucher personne, et tâcher doucement d’attraper quelques preuves afin de procéder après, par la rigueur, au recouvrement des deniers qui vous ont été pris.

SCÈNE II.—HARPAGON, UN COMMISSAIRE, MAITRE JACQUES.

MAITRE JACQUES, dans le fond du théâtre, en se retournant du côté par lequel il est entré.

Je m’en vais revenir. Qu’on me l’égorge tout à l’heure; qu’on me lui fasse griller les pieds; qu’on me le mette dans l’eau bouillante, et qu’on me le pende au plancher.

HARPAGON, à maître Jacques.

Qui? celui qui m’a dérobé?

MAITRE JACQUES.

Je parle d’un cochon de lait que votre intendant me vient d’envoyer, et je veux vous l’accommoder à ma fantaisie.

HARPAGON.

Il n’est pas question de cela; et voilà monsieur à qui il faut parler d’autre chose.

LE COMMISSAIRE, à maître Jacques.

Ne vous épouvantez point. Je suis un homme à ne vous point scandaliser[65], et les choses iront dans la douceur.

MAITRE JACQUES.

Monsieur est de votre souper?

LE COMMISSAIRE.

Il faut ici, mon cher ami, ne rien cacher à votre maître.

217

MAITRE JACQUES.

Ma foi, monsieur, je montrerai tout ce que je sais faire, et je vous traiterai du mieux qu’il me sera possible.

HARPAGON.

Ce n’est pas là l’affaire.

MAITRE JACQUES.

Si je ne vous fais pas aussi bonne chère que je voudrois, c’est la faute de monsieur notre intendant, qui m’a rogné les ailes avec les ciseaux de son économie.

HARPAGON.

Traître! il s’agit d’autre chose que de souper; et je veux que tu me dises des nouvelles de l’argent qu’on m’a pris.

MAITRE JACQUES.

On vous a pris de l’argent?

HARPAGON.

Oui, coquin! et je m’en vais te faire pendre, si tu ne me le rends.

LE COMMISSAIRE, à Harpagon.

Mon Dieu! ne le maltraitez point. Je vois à sa mine qu’il est honnête homme, et que, sans se faire mettre en prison, il vous découvrira ce que vous voulez savoir. Oui, mon ami, si vous nous confessez la chose, il ne vous sera fait aucun mal, et vous serez récompensé comme il faut par votre maître. On lui a pris aujourd’hui son argent, et il n’est pas que vous ne sachiez quelques nouvelles de cette affaire.

MAITRE JACQUES, bas, à part.

Voici justement ce qu’il me faut pour me venger de notre intendant. Depuis qu’il est entré céans, il est le favori; on n’écoute que ses conseils; et j’ai aussi sur le cœur les coups de bâton de tantôt.

HARPAGON.

Qu’as-tu à ruminer?

LE COMMISSAIRE, à Harpagon.

Laissez-le faire. Il se prépare à vous contenter; et je vous ai bien dit qu’il étoit honnête homme.

MAITRE JACQUES.

Monsieur, si vous voulez que je vous dise les choses, je crois que c’est monsieur votre cher intendant qui a fait le coup.

218

HARPAGON.

Valère!

MAITRE JACQUES.

Oui.

HARPAGON.

Lui! qui me paroît si fidèle?

MAITRE JACQUES.

Lui-même. Je crois que c’est lui qui vous a dérobé.

HARPAGON.

Et sur quoi le crois-tu?

MAITRE JACQUES.

Sur quoi?

HARPAGON.

Oui.

MAITRE JACQUES.

Je le crois... sur ce que je le crois.

LE COMMISSAIRE.

Mais il est nécessaire de dire les indices que vous avez.

HARPAGON.

L’as-tu vu rôder autour du lieu où j’avois mis mon argent?

MAITRE JACQUES.

Oui vraiment. Où étoit-il votre argent?

HARPAGON.

Dans le jardin.

MAITRE JACQUES.

Justement; je l’ai vu rôder dans le jardin. Et dans quoi est-ce que cet argent étoit?

HARPAGON.

Dans une cassette.

MAITRE JACQUES.

Voilà l’affaire. Je lui ai vu une cassette.

HARPAGON.

Et cette cassette, comment est-elle faite? Je verrai bien si c’est la mienne.

MAITRE JACQUES.

Comment elle est faite?

HARPAGON.

Oui.

219

MAITRE JACQUES.

Elle est faite... elle est faite comme une cassette.

LE COMMISSAIRE.

Cela s’entend. Mais dépeignez-la un peu, pour voir.

MAITRE JACQUES.

C’est une grande cassette.

HARPAGON.

Celle qu’on m’a volée est petite.

MAITRE JACQUES.

Eh! oui, elle est petite, si on le veut prendre par là; mais je l’appelle grande pour ce qu’elle contient.

LE COMMISSAIRE.

Et de quelle couleur est-elle?

MAITRE JACQUES.

De quelle couleur?

LE COMMISSAIRE.

Oui.

MAITRE JACQUES.

Elle est de couleur... là, d’une certaine couleur. Ne sauriez-vous m’aider à dire?

HARPAGON.

Euh?

MAITRE JACQUES.

N’est-elle pas rouge?

HARPAGON.

Non, grise.

MAITRE JACQUES.

Eh! oui, gris-rouge; c’est ce que je voulois dire.

HARPAGON.

Il n’y a point de doute; c’est elle assurément. Écrivez, monsieur, écrivez sa déposition. Ciel! à qui désormais se fier! Il ne faut plus jurer de rien; et je crois, après cela, que je suis homme à me voler moi-même.

MAITRE JACQUES, à Harpagon.

Monsieur, le voici qui revient. Ne lui allez pas dire, au moins, que c’est moi qui ai découvert cela.

220

SCÈNE III.—HARPAGON, LE COMMISSAIRE, VALÈRE, MAITRE JACQUES.

HARPAGON.

Approche, viens confesser l’action la plus noire, l’attentat le plus horrible qui jamais ait été commis.

VALÈRE.

Que voulez-vous, monsieur?

HARPAGON.

Comment, traître! tu ne rougis pas de ton crime?

VALÈRE.

De quel crime voulez-vous donc parler?

HARPAGON.

De quel crime je veux parler, infâme! comme si tu ne savois pas ce que je veux dire! C’est en vain que tu prétendrois de le déguiser; l’affaire est découverte, et l’on vient de m’apprendre tout. Comment abuser ainsi de ma bonté, et s’introduire exprès chez moi pour me trahir, pour me jouer un tour de cette nature?

VALÈRE.

Monsieur, puisqu’on vous a découvert tout, je ne veux point chercher de détours et vous nier la chose.

MAITRE JACQUES, à part.

Oh! oh! aurois-je deviné sans y penser?

VALÈRE.

C’étoit mon dessein de vous en parler, et je voulois attendre, pour cela, des conjonctures favorables; mais, puisqu’il est ainsi, je vous conjure de ne vous point fâcher, et de vouloir entendre mes raisons.

HARPAGON.

Et quelles belles raisons peux-tu me donner, voleur infâme?

VALÈRE.

Ah! monsieur, je n’ai pas mérité ces noms. Il est vrai que j’ai commis une offense envers vous; mais après tout, ma faute est pardonnable.

221

HARPAGON.

Comment! pardonnable? Un guet-apens, un assassinat de la sorte?

VALÈRE.

De grâce, ne vous mettez point en colère. Quand vous m’aurez ouï, vous verrez que le mal n’est pas si grand que vous le faites.

HARPAGON.

Le mal n’est pas si grand que je le fais! Quoi! mon sang, mes entrailles, pendard!

VALÈRE.

Votre sang, monsieur, n’est pas tombé dans de mauvaises mains. Je suis d’une condition à ne lui point faire de tort; et il n’y a rien, en tout ceci, que je ne puisse bien réparer.

HARPAGON.

C’est bien mon intention, et que tu me restitues ce que tu m’as ravi.

VALÈRE.

Votre honneur, monsieur, sera pleinement satisfait.

HARPAGON.

Il n’est pas question d’honneur là dedans. Mais, dis-moi, qui t’a porté à cette action?

VALÈRE.

Hélas! me le demandez-vous?

HARPAGON.

Oui vraiment, je te le demande!

VALÈRE.

Un dieu qui porte les excuses de tout ce qu’il fait faire, l’Amour.

HARPAGON.

L’Amour?

VALÈRE.

Oui.

HARPAGON.

Bel amour, bel amour, ma foi! l’amour de mes louis d’or?

VALÈRE.

Non, monsieur, ce ne sont point vos richesses qui m’ont tenté, ce n’est pas cela qui m’a ébloui; et je proteste de ne 222 prétendre rien à tous vos biens, pourvu que vous me laissiez celui que j’ai.

HARPAGON.

Non ferai[66], de par tous les diables! je ne te le laisserai pas! Mais voyez quelle insolence, de vouloir retenir le vol qu’il m’a fait.

VALÈRE.

Appelez-vous cela un vol?

HARPAGON.

Si je l’appelle un vol? Un trésor comme celui-là!

VALÈRE.

C’est un trésor, il est vrai, et le plus précieux que vous ayez, sans doute; mais ce ne sera pas le perdre que de me le laisser. Je vous le demande à genoux, ce trésor plein de charmes; et, pour bien faire, il faut que vous me l’accordiez.

HARPAGON.

Je n’en ferai rien! Qu’est-ce à dire cela?

VALÈRE.

Nous nous sommes promis une foi mutuelle, et avons fait serment de ne nous point abandonner.

HARPAGON.

Le serment est admirable, et la promesse plaisante!

VALÈRE.

Oui, nous nous sommes engagés d’être l’un à l’autre à jamais.

HARPAGON.

Je vous en empêcherai bien, je vous assure!

VALÈRE.

Rien que la mort ne nous peut séparer.

HARPAGON.

C’est être bien endiablé après mon argent!

VALÈRE.

Je vous ai déjà dit, monsieur, que ce n’étoit point l’intérêt qui m’avoit poussé à faire ce que j’ai fait. Mon cœur n’a point agi par les ressorts que vous pensez, et un motif plus noble m’a inspiré cette résolution.

223

HARPAGON.

Vous verrez que c’est par charité chrétienne qu’il veut avoir mon bien! Mais j’y donnerai bon ordre; et la justice, pendard effronté! me va faire raison de tout.

VALÈRE.

Vous en userez comme vous voudrez, et me voilà prêt à souffrir toutes les violences qu’il vous plaira; mais je vous prie de croire, au moins, que, s’il y a du mal, ce n’est que moi qu’il en faut accuser, et que votre fille, en tout ceci, n’est aucunement coupable.

HARPAGON.

Je le crois bien, vraiment! il seroit fort étrange que ma fille eût trempé dans ce crime. Mais je veux ravoir mon affaire, et que tu me confesses en quel endroit tu me l’as enlevée.

VALÈRE.

Moi? je ne l’ai point enlevée; et elle est encore chez vous.

HARPAGON, à part.

O ma chère cassette! (Haut.) Elle n’est point sortie de ma maison?

VALÈRE.

Non, monsieur.

HARPAGON.

Eh! dis-moi donc un peu; tu n’y as point touché?

VALÈRE.

Moi y toucher? Ah! vous lui faites tort, aussi bien qu’à moi; et c’est d’une ardeur toute pure et respectueuse que j’ai brûlé pour elle.

HARPAGON, à part.

Brûlé pour ma cassette!

VALÈRE.

J’aimerois mieux mourir que de lui avoir fait paroître aucune pensée offensante: elle est trop sage et trop honnête pour cela.

HARPAGON, à part.

Ma cassette trop honnête!

VALÈRE.

Tous mes désirs se sont bornés à jouir de sa vue; et rien 224 de criminel n’a profané la passion que ses beaux yeux m’ont inspirée.

HARPAGON, à part.

Les beaux yeux de ma cassette! Il parle d’elle comme un amant d’une maîtresse.

VALÈRE.

Dame Claude, monsieur, sait la vérité de cette aventure; et elle vous peut rendre témoignage...

HARPAGON.

Quoi! ma servante est complice de l’affaire?

VALÈRE.

Oui, monsieur: elle a été témoin de notre engagement; et c’est après avoir connu l’honnêteté de ma flamme qu’elle m’a aidé à persuader votre fille de me donner sa foi, et recevoir la mienne.

HARPAGON, à part.

Eh! est-ce que la peur de la justice le fait extravaguer? (A Valère.) Que nous brouilles-tu ici de ma fille?

VALÈRE.

Je dis, monsieur, que j’ai eu toutes les peines du monde à faire consentir sa pudeur à ce que vouloit mon amour.

HARPAGON.

La pudeur de qui?

VALÈRE.

De votre fille; et c’est seulement depuis hier qu’elle a pu se résoudre à nous signer mutuellement une promesse de mariage.

HARPAGON.

Ma fille t’a signé une promesse de mariage?

VALÈRE.

Oui, monsieur, comme de ma part, je lui en ai signé une.

HARPAGON.

O ciel! autre disgrâce!

MAITRE JACQUES, au commissaire.

Écrivez, monsieur, écrivez.

225

HARPAGON.

Rengrégement[67] de mal! surcroît de désespoir! (Au commissaire.) Allons, monsieur, faites le dû de votre charge; et dressez-lui-moi un procès comme larron et comme suborneur.

MAITRE JACQUES.

Comme larron et comme suborneur.

VALÈRE.

Ce sont des noms qui ne me sont point dus; et quand on saura qui je suis...

SCÈNE IV.—HARPAGON, ÉLISE, MARIANE, VALÈRE, FROSINE, MAITRE JACQUES, UN COMMISSAIRE.

HARPAGON.

Ah! fille scélérate! fille indigne d’un père comme moi! c’est ainsi que tu pratiques les leçons que je t’ai données? Tu te laisses prendre d’amour pour un voleur infâme, et tu lui engages ta foi sans mon consentement! Mais vous serez trompés l’un et l’autre. (A Élise.) Quatre bonnes murailles me répondront de ta conduite; (à Valère) et une bonne potence, pendard effronté! me fera raison de ton audace!

VALÈRE.

Ce ne sera point votre passion qui jugera l’affaire, et l’on m’écoutera, au moins, avant que de me condamner.

HARPAGON.

Je me suis abusé de dire une potence; et tu seras roué tout vif.

ÉLISE, aux genoux d’Harpagon.

Ah! mon père, prenez des sentimens un peu plus humains, je vous prie, et n’allez point pousser les choses dans les dernières violences du pouvoir paternel. Ne vous laissez point entraîner aux premiers mouvemens de votre passion, et donnez-vous le temps de considérer ce que vous voulez faire. Prenez la peine de mieux voir celui dont vous vous offensez. Il est tout autre que vos yeux ne le jugent; et vous trouverez 226 moins étrange que je me sois donnée à lui, lorsque vous saurez que, sans lui, vous ne m’auriez plus il y a longtemps. Oui, mon père, c’est celui qui me sauva de ce grand péril que vous savez que je courus dans l’eau, et à qui vous devez la vie de cette même fille dont...

HARPAGON.

Tout cela n’est rien; et il valoit bien mieux pour moi qu’il te laissât noyer que de faire ce qu’il a fait.

ÉLISE.

Mon père, je vous conjure, par l’amour paternel, de me...

HARPAGON.

Non, non; je ne veux rien entendre, et il faut que la justice fasse son devoir.

MAITRE JACQUES, à part.

Tu me payeras mes coups de bâton!

FROSINE, à part.

Voici un étrange embarras!

SCÈNE V.—ANSELME, HARPAGON, ÉLISE, MARIANE, FROSINE, VALÈRE, UN COMMISSAIRE, MAITRE JACQUES.

ANSELME.

Qu’est-ce, seigneur Harpagon? Je vous vois tout ému.

HARPAGON.

Ah! seigneur Anselme, vous me voyez le plus infortuné de tous les hommes; et voici bien du trouble et du désordre au contrat que vous venez faire! On m’assassine dans le bien, on m’assassine dans l’honneur; et voilà un traître, un scélérat, qui a violé tous les droits les plus saints, qui s’est coulé chez moi sous le titre de domestique[68], pour me dérober mon argent, et pour me suborner ma fille.

VALÈRE.

Qui songe à votre argent, dont vous me faites un galimatias?

HARPAGON.

Oui, ils se sont donné l’un à l’autre une promesse de mariage. 227 Cet affront vous regarde, seigneur Anselme; et c’est vous qui devez vous rendre partie contre lui, et faire toutes les poursuites de la justice, pour vous venger de son insolence.

ANSELME.

Ce n’est pas mon dessein de me faire épouser par force, et de rien prétendre à un cœur qui se seroit donné; mais, pour vos intérêts, je suis prêt à les embrasser, ainsi que les miens propres.

HARPAGON.

Voilà monsieur, qui est un honnête commissaire, qui n’oubliera rien, à ce qu’il m’a dit, de la fonction de son office. (Au commissaire, montrant Valère.) Chargez-le comme il faut, monsieur, et rendez les choses bien criminelles.

VALÈRE.

Je ne vois pas quel crime on me peut faire de la passion que j’ai pour votre fille, et le supplice où vous croyez que je puisse être condamné pour notre engagement, lorsqu’on saura ce que je suis...

HARPAGON.

Je me moque de tous ces contes; et le monde aujourd’hui n’est plein que de ces larrons de noblesse, que de ces imposteurs qui tirent avantage de leur obscurité, et s’habillent insolemment du premier nom illustre qu’ils s’avisent de prendre.

VALÈRE.

Sachez que j’ai le cœur trop bon pour me parer de quelque chose qui ne soit point à moi; et que tout Naples peut rendre témoignage de ma naissance.

ANSELME.

Tout beau! prenez garde à ce que vous allez dire. Vous risquez ici plus que vous ne pensez; et vous parlez devant un homme à qui tout Naples est connu, et qui peut aisément voir clair dans l’histoire que vous ferez.

VALÈRE, en mettant fièrement son chapeau.

Je ne suis point homme à rien craindre; et, si Naples vous est connu, vous savez qui étoit don Thomas d’Alburci.

228

ANSELME.

Sans doute, je le sais; et peu de gens l’ont connu mieux que moi.

HARPAGON.

Je ne me soucie ni de don Thomas ni de don Martin.

Harpagon, voyant deux chandelles allumées, en souffle une.

ANSELME.

De grâce, laissez-le parler; nous verrons ce qu’il en veut dire.

VALÈRE.

Je veux dire que c’est lui qui m’a donné le jour.

ANSELME.

Lui?

VALÈRE.

Oui.

ANSELME.

Allez; vous vous moquez. Cherchez quelque autre histoire qui vous puisse mieux réussir, et ne prétendez pas vous sauver sous cette imposture.

VALÈRE.

Songez à mieux parler. Ce n’est point une imposture, et je n’avance rien qu’il ne me soit aisé de justifier.

ANSELME.

Quoi! vous osez vous dire fils de don Thomas d’Alburci?

VALÈRE.

Oui, je l’ose; et suis prêt de soutenir cette vérité contre qui que ce soit.

ANSELME.

L’audace est merveilleuse! Apprenez, pour vous confondre, qu’il y a seize ans, pour le moins, que l’homme dont vous nous parlez périt sur mer avec ses enfans et sa femme, en voulant dérober leur vie aux cruelles persécutions qui ont accompagné les désordres de Naples, et qui en firent exiler plusieurs nobles familles.

VALÈRE.

Oui; mais apprenez, pour vous confondre, vous, que son fils, âgé de sept ans, avec un domestique, fut sauvé de ce naufrage par un vaisseau espagnol; et que ce fils sauvé est celui qui vous parle. Apprenez que le capitaine de ce vaisseau, 229 touché de ma fortune, prit amitié pour moi; qu’il me fit élever comme son propre fils, et que les armes furent mon emploi, dès que je m’en trouvai capable; que j’ai su, depuis peu, que mon père n’étoit point mort, comme je l’avois toujours cru; que, passant ici pour l’aller chercher, une aventure, par le ciel concertée, me fit voir la charmante Élise; que cette vue me rendit esclave de ses beautés, et que la violence de mon amour et les sévérités de son père me firent prendre la résolution de m’introduire dans son logis, et d’envoyer un autre à la quête de mes parens.

ANSELME.

Mais quels témoignages encore, autres que vos paroles, nous peuvent assurer que ce ne soit point une fable que vous ayez bâtie sur une vérité?

VALÈRE.

Le capitaine espagnol; un cachet de rubis qui étoit à mon père; un bracelet d’agate que ma mère m’avoit mis au bras; le vieux Pedro, ce domestique qui se sauva avec moi du naufrage.

MARIANE.

Hélas! à vos paroles je puis ici répondre, moi, que vous n’imposez point; et tout ce que vous dites me fait connoître clairement que vous êtes mon frère.

VALÈRE.

Vous, ma sœur?

MARIANE.

Oui. Mon cœur s’est ému dès le moment que vous avez ouvert la bouche; et notre mère, que vous allez revoir, m’a mille fois entretenue des disgrâces de notre famille. Le ciel ne nous fit point aussi périr dans ce triste naufrage; et ce furent des corsaires qui nous recueillirent, ma mère et moi, sur un débris de notre vaisseau. Après dix ans d’esclavage, une heureuse fortune nous rendit notre liberté; et nous retournâmes dans Naples, où nous trouvâmes tout notre bien vendu, sans y pouvoir trouver des nouvelles de notre père. Nous passâmes à Gênes, où ma mère alla ramasser quelques malheureux restes d’une succession qu’on avoit déchirée; et de là, fuyant la barbare injustice de ses parens, elle vint 230 en ces lieux, où elle n’a presque vécu que d’une vie languissante.

ANSELME.

O ciel! quels sont les traits de ta puissance! et que tu fais bien voir qu’il n’appartient qu’à toi de faire des miracles! Embrassez-moi, mes enfans, et mêlez tous deux vos transports à ceux de votre père.

VALÈRE.

Vous êtes notre père?

MARIANE.

C’est vous que ma mère a tant pleuré?

ANSELME.

Oui, ma fille; oui mon fils; je suis don Thomas d’Alburci, que le ciel garantit des ondes avec tout l’argent qu’il portoit, et qui, vous ayant tous crus morts durant seize ans, se préparoit, après de longs voyages, à chercher dans l’hymen d’une douce et sage personne la consolation de quelque nouvelle famille. Le peu de sûreté que j’ai vu pour ma vie à retourner à Naples m’a fait y renoncer pour toujours; et, ayant su trouver moyen d’y faire vendre ce que j’avois, je me suis habitué ici, où, sous le nom d’Anselme, j’ai voulu m’éloigner les chagrins de cet autre nom qui m’a causé tant de traverses.

HARPAGON, à Anselme.

C’est là votre fils?

ANSELME.

Oui.

HARPAGON.

Je vous prends à partie pour me payer dix mille écus qu’il m’a volés.

ANSELME.

Lui! vous avoir volé?

HARPAGON.

Lui-même.

VALÈRE.

Qui vous dit cela?

HARPAGON.

Maître Jacques.

231

VALÈRE, à maître Jacques.

C’est toi qui le dis?

MAITRE JACQUES.

Vous voyez que je ne dis rien.

HARPAGON.

Oui. Voilà monsieur le commissaire qui a reçu sa déposition.

VALÈRE.

Pouvez-vous me croire capable d’une action si lâche?

HARPAGON.

Capable ou non capable, je veux ravoir mon argent.

SCÈNE VI.—HARPAGON, ANSELME, ÉLISE, MARIANE, CLÉANTE, VALÈRE, FROSINE, UN COMMISSAIRE, MAITRE JACQUES, LA FLÈCHE.

CLÉANTE.

Ne vous tourmentez point, mon père, et n’accusez personne. J’ai découvert des nouvelles de votre affaire; et je viens ici pour vous dire que, si vous voulez vous résoudre à me laisser épouser Mariane, votre argent vous sera rendu.

HARPAGON.

Où est-il?

CLÉANTE.

Ne vous en mettez point en peine. Il est en lieu dont je réponds; et tout ne dépend que de moi. C’est à vous de me dire à quoi vous vous déterminez; et vous pouvez choisir, ou de me donner Mariane, ou de perdre votre cassette.

HARPAGON.

N’en a-t-on rien ôté?

CLÉANTE.

Rien du tout. Voyez si c’est votre dessein de souscrire à ce mariage, et de joindre votre consentement à celui de sa mère, qui lui laisse la liberté de faire un choix entre nous deux.

MARIANE, à Cléante.

Mais vous ne savez pas que ce n’est pas assez que ce consentement; et que le ciel, (montrant Valère) avec un frère que 232 vous voyez, vient de me rendre un père (montrant Anselme) dont vous avez à m’obtenir.

ANSELME.

Le ciel, mes enfans, ne me redonne point à vous pour être contraire à vos vœux. Seigneur Harpagon, vous jugez bien que le choix d’une jeune personne tombera sur le fils plutôt que sur le père: allons, ne vous faites point dire ce qu’il n’est point nécessaire d’entendre; et consentez, ainsi que moi, à ce double hyménée.

HARPAGON.

Il faut, pour me donner conseil, que je voie ma cassette.

CLÉANTE.

Vous la verrez saine et entière.

HARPAGON.

Je n’ai point d’argent à donner en mariage à mes enfans.

ANSELME.

Et bien, j’en ai pour eux; que cela ne vous inquiète point.

HARPAGON.

Vous obligerez-vous à faire tous les frais de ces deux mariages?

ANSELME.

Oui, je m’y oblige. Êtes-vous satisfait?

HARPAGON.

Oui, pourvu que pour les noces vous me fassiez faire un habit.

ANSELME.

D’accord. Allons jouir de l’allégresse que cet heureux jour nous présente.

LE COMMISSAIRE.

Holà! messieurs, holà! tout doucement, s’il vous plaît: qui me payera mes écritures?

HARPAGON.

Nous n’avons que faire de vos écritures!

LE COMMISSAIRE.

Oui, mais je ne prétends pas, moi, les avoir faites pour rien.

HARPAGON, montrant maître Jacques.

Pour votre payement, voilà un homme que je vous donne à pendre.

233

MAITRE JACQUES.

Hélas! comment faut-il donc faire? on me donne des coups de bâton pour dire vrai, et on me veut pendre pour mentir!

ANSELME.

Seigneur Harpagon, il faut lui pardonner cette imposture.

HARPAGON.

Vous payerez donc le commissaire?

ANSELME.

Soit. Allons vite faire part de notre joie à votre mère.

HARPAGON.

Et moi, voir ma chère cassette.

FIN DE L’AVARE


234

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC

COMÉDIE-BALLET

REPRÉSENTÉE POUR LA PREMIÈRE FOIS, A CHAMBORD, LE 6 OCTOBRE 1669, ET A PARIS, SUR LE THÉATRE DU PALAIS-ROYAL, LE 15 NOVEMBRE SUIVANT.

Molière avait joué Georges Dandin à Versailles en juillet 1668; en septembre, l’Avare à Paris; puis le Tartufe au mois de janvier 1669. En octobre de la même année, il reparaissait à Chambord devant le roi, sous la forme de Monsieur de Pourceaugnac. Activité prodigieuse, secondée par celle de sa troupe, et qui prouve sans réplique la bonne administration de Molière et son talent pour gouverner les hommes.

C’est encore ici le hobereau de province, le gentilhomme de campagne. Il a des traits de M. de Montespan, lequel, depuis sa disgrâce, vivait exilé dans ses terres, au pied des Pyrénées, avec un grand crêpe et vêtu de noir. C’est la continuation de la guerre livrée du plein consentement de Louis XIV, et à sa grande joie sans doute, à ces Sottenvilles du Midi et du Nord qui avaient inquiété sa jeunesse, et auxquels la vie nomade de Molière, entre 1640 et 1660, avait associé l’héritier futur des Rabelais et des Villon.

Imaginez cette joyeuse farce et ces mascarades burlesques représentées avec luxe dans le château de Chambord, au milieu des forêts verdoyantes qui entourent ce bijou architectural de la renaissance. Combien la cour élégante et voluptueuse de Louis XIV, dominée par madame 235 de Montespan et pleine de dédain pour les nobliaux de province, dut rire de ce gentilhomme en gnac, épais et crédule, fort sur le droit et sur son droit, escorté de médecins formalistes et de graves apothicaires, dupe d’une petite fille effrontée et entendant retentir à ses oreilles le patois criard des campagnes du Nord et l’harmonieux dialecte du Languedoc! Molière, un peu gêné dans ses grandes œuvres par la solennité artistique de Boileau, prenait ici sa revanche et se donnait libre carrière. C’est une tour de Babel que Pourceaugnac: le flamand, le picard, le suisse, le languedocien, s’y entre-croisent et s’y jouent.

L’œuvre est tout empreinte des souvenirs de sa vie nomade. Suivant la légende de Molière, un gentilhomme limousin, ayant eu querelle sur le théâtre avec les acteurs, servit de type à Molière, qui vengea ainsi sa troupe insultée; on prétend aussi que cette farce ébouriffante eut pour premier motif le mauvais accueil fait au jeune Molière par les habitants de Limoges. L’érudition, de son côté, a découvert dans les Ménechmes de Plaute, dans l’Histoire générale des larrons, par Gabriel Chapuis, dans les Nouveaux contes à rire du sieur d’Ouville, dans les Repues franches attribuées à Villon, des traits analogues aux infortunes de Monsieur de Pourceaugnac.

Les mésaventures de ce grand homme sont celles d’Arlequin dans la farce italienne le Disgrazie d’Arlecchino. Qu’importe après tout? Les vues de Molière s’étendaient plus loin qu’un simple plagiat ou une puérile vengeance; personne mieux que lui n’a su ce qu’il faisait. Son procédé nous est connu: nous ne nous étonnerons plus de le voir jeter dans le même creuset et fondre dans le moule créé par sa philosophique ironie, les souvenirs, les passions, les observations, les lectures de sa vie entière.


236

PERSONNAGES ACTEURS
MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. Molière.
ORONTE. Béjart.
JULIE, fille d’Oronte. Mlle Molière.
ÉRASTE, amant de Julie. La Grange.
NÉRINE, femme d’intrigue, feinte Picarde. Mad. Béjart.
LUCETTE, feinte Gasconne. Hubert.
SBRIGANI, Napolitain, homme d’intrigue. Du Croisy.
PREMIER MÉDECIN.  
SECOND MÉDECIN.  
UN APOTHICAIRE.  
UN PAYSAN.  
UNE PAYSANNE.  
PREMIER SUISSE.  
SECOND SUISSE.  
UN EXEMPT.  
DEUX ARCHERS.  
PERSONNAGES DU BALLET
UNE MUSICIENNE.  
DEUX MUSICIENS.  
TROUPE DE DANSEURS.  
DEUX MAITRES à danser.  
DEUX PAGES, dansans.  
QUATRE CURIEUX DE SPECTACLES dansans.  
DEUX SUISSES dansans.  
DEUX MÉDECINS GROTESQUES.  
MATASSINS[69] dansans.  
DEUX AVOCATS chantans.  
DEUX PROCUREURS dansans.  
DEUX SERGENS dansans.  
TROUPE DE MASQUES.  
UNE ÉGYPTIENNE chantante.  
UN ÉGYPTIEN chantant.  
UN PANTALON[70] chantant.  
CHŒUR DE MASQUES chantans.  
SAUVAGES dansans.  
BISCAYENS dansans.  
La scène est à Paris.

237

ACTE PREMIER

SCÈNE I.—ÉRASTE, UNE MUSICIENNE, DEUX MUSICIENS CHANTANS, PLUSIEURS AUTRES JOUANT DES INSTRUMENTS; TROUPE DE DANSEURS.

ÉRASTE, aux musiciens et aux danseurs.

Suivez les ordres que je vous ai donnés pour la sérénade. Pour moi, je me retire et ne veux point paroître ici.

SCÈNE II.—UNE MUSICIENNE, DEUX MUSICIENS CHANTANS, PLUSIEURS AUTRES JOUANT DES INSTRUMENS; TROUPE DE DANSEURS.

Cette sérénade est composée de chant, d’instrumens et de danse. Les paroles qui s’y chantent ont rapport à la situation où Éraste se trouve avec Julie, et expriment les sentimens de deux amans qui sont traversés dans leurs amours par le caprice de leurs parens.

UNE MUSICIENNE.

Répands, charmante nuit, répands sur tous les yeux
De tes pavots la douce violence;
Et ne laisse veiller, en ces aimables lieux,
Que les cœurs que l’amour soumet à sa puissance.
Tes ombres et ton silence,
Plus beaux que le plus beau jour,
Offrent de doux momens à soupirer d’amour.

PREMIER MUSICIEN.

Que soupirer d’amour
Est une douce chose,
Quand rien à nos vœux ne s’oppose!
A d’aimables penchans notre cœur nous dispose;
Mais on a des tyrans à qui l’on doit le jour.
Que soupirer d’amour
Est une douce chose,
Quand rien à nos vœux ne s’oppose!

238

SECOND MUSICIEN.

Tout ce qu’à nos vœux on oppose
Contre un parfait amour ne gagne jamais rien;
Et, pour vaincre toute chose,
Il ne faut que s’aimer bien.

TOUS TROIS ENSEMBLE.

Aimons-nous donc d’une ardeur éternelle:
Les rigueurs des parens, la contrainte cruelle,
L’absence, les travaux, la fortune rebelle,
Ne font que redoubler une amitié fidèle.
Aimons-nous donc d’une ardeur éternelle:
Quand deux cœurs s’aiment bien,
Tout le reste n’est rien.

PREMIÈRE ENTRÉE DE BALLET.

Danse de deux maîtres à danser.

DEUXIÈME ENTRÉE DE BALLET.

Danse de deux pages.

TROISIÈME ENTRÉE DE BALLET.

Quatre curieux de spectacles, qui ont pris querelle pendant la danse des deux pages, dansent en se battant l’épée à la main.

QUATRIÈME ENTRÉE DE BALLET.

Deux Suisses séparent les quatre combattans, et, après les avoir mis d’accord, dansent avec eux.

SCÈNE III.—JULIE, ÉRASTE, NÉRINE.

JULIE.

Mon Dieu, Éraste, gardons d’être surpris. Je tremble qu’on ne nous voie ensemble; et tout seroit perdu après la défense que l’on m’a faite.

ÉRASTE.

Je regarde de tous côtés et je n’aperçois rien.

JULIE, à Nérine.

Aie aussi l’œil au guet, Nérine; et prends bien garde qu’il ne vienne personne.

239

NÉRINE, se retirant dans le fond du théâtre.

Reposez-vous sur moi, et dites hardiment ce que vous avez à vous dire.

JULIE.

Avez-vous imaginé pour notre affaire quelque chose de favorable? et croyez-vous, Éraste, pouvoir venir à bout de détourner ce fâcheux mariage que mon père s’est mis en tête?

ÉRASTE.

Au moins y travaillons-nous fortement; et déjà nous avons préparé un bon nombre de batteries pour renverser ce dessein ridicule.

NÉRINE, accourant, à Julie.

Par ma foi, voilà votre père.

JULIE.

Ah! séparons-nous vite.

NÉRINE.

Non, non, non, ne bougez; je m’étois trompée.

JULIE.

Mon Dieu! Nérine, que tu es sotte de nous donner de ces frayeurs!

ÉRASTE.

Oui, belle Julie, nous avons dressé pour cela quantité de machines; et nous ne feignons point de mettre tout en usage, sur la permission que vous m’avez donnée. Ne nous demandez point tous les ressorts que nous ferons jouer; vous en aurez le divertissement; et, comme aux comédies, il est bon de vous laisser le plaisir de la surprise, et de ne vous avertir point de tout ce qu’on vous fera voir: c’est assez de vous dire que nous avons en main divers stratagèmes tout prêts à produire dans l’occasion, et que l’ingénieuse Nérine et l’adroit Sbrigani entreprennent l’affaire.

NÉRINE.

Assurément. Votre père se moque-t-il, de vouloir vous anger[71] de son avocat de Limoges, monsieur de Pourceaugnac, 240 qu’il n’a vu de sa vie, et qui vient par le coche vous enlever à notre barbe? faut-il que trois ou quatre mille écus de plus, sur la parole de votre oncle, lui fassent rejeter un amant qui vous agrée? et une personne comme vous est-elle faite pour un Limosin? S’il a envie de se marier, que ne prend-il une Limosine, et ne laisse-t-il en repos les chrétiens? Le seul nom de monsieur de Pourceaugnac m’a mise dans une colère effroyable. J’enrage de monsieur de Pourceaugnac. Quand il n’y auroit que ce nom-là, monsieur de Pourceaugnac, j’y brûlerai mes livres, ou je romprai ce mariage; et vous ne serez point madame de Pourceaugnac. Pourceaugnac! cela se peut-il souffrir? Non, Pourceaugnac est une chose que je ne saurois supporter; et nous lui jouerons tant de pièces, nous lui ferons tant de niches, sur niches, que nous renverrons à Limoges monsieur de Pourceaugnac.

ÉRASTE.

Voici notre subtil Napolitain, qui nous dira des nouvelles.

SCÈNE IV.—JULIE, ÉRASTE, SBRIGANI, NÉRINE.[72]

SBRIGANI.

Monsieur, votre homme arrive; je l’ai vu à trois lieues d’ici, où a couché le coche; et, dans la cuisine, où il est descendu pour déjeuner, je l’ai étudié une bonne grosse demi-heure, et je le sais déjà par cœur. Pour sa figure, je ne veux point vous en parler: vous verrez de quel air la nature l’a dessinée, et si l’ajustement qui l’accompagne y répond comme il faut. Mais, pour son esprit, je vous avertis, par avance, qu’il est des plus épais qui se fassent; que nous trouvons en lui une matière tout à fait disposée pour ce que nous voulons, et qu’il est homme enfin à donner dans tous les panneaux qu’on lui présentera.

ÉRASTE.

Nous dis-tu vrai?

SBRIGANI.

Oui, si je me connois en gens.

241

NÉRINE.

Madame, voilà un illustre. Votre affaire ne pouvoit être mise en de meilleures mains, et c’est le héros de notre siècle pour les exploits dont il s’agit; un homme qui vingt fois en sa vie, pour servir ses amis, a généreusement affronté les galères; qui, au péril de ses bras et de ses épaules, sait mettre noblement à fin les aventures les plus difficiles, et qui, tel que vous le voyez, est exilé de son pays pour je ne sais combien d’actions honorables qu’il a généreusement entreprises.

SBRIGANI.

Je suis confus des louanges dont vous m’honorez; et je pourrois vous en donner avec plus de justice sur les merveilles de votre vie, et principalement sur la gloire que vous acquîtes lorsque, avec tant d’honnêteté, vous pipâtes au jeu, pour douze mille écus, ce jeune seigneur étranger que l’on mena chez vous; lorsque vous fîtes galamment ce faux contrat qui ruina toute une famille; lorsque, avec tant de grandeur d’âme, vous sûtes nier le dépôt qu’on vous avoit confié; et que si généreusement on vous vit prêter votre témoignage à faire pendre ces deux personnes qui ne l’avoient pas mérité.

NÉRINE.

Ce sont petites bagatelles qui ne valent pas qu’on en parle; et vos éloges me font rougir.

SBRIGANI.

Je veux bien épargner votre modestie, laissons cela: et, pour commencer notre affaire, allons vite joindre notre provincial, tandis que de votre côté vous nous tiendrez prêts au besoin les autres acteurs de la comédie.

ÉRASTE.

Au moins, madame, souvenez-vous de votre rôle; et, pour mieux couvrir notre jeu, feignez, comme on vous a dit, d’être la plus contente du monde des résolutions de votre père.

JULIE.

S’il ne tient qu’à cela, les choses iront à merveille.

ÉRASTE.

Mais, belle Julie, si toutes nos machines venoient à ne pas réussir?

242

JULIE.

Je déclarerai à mon père mes véritables sentimens.

ÉRASTE.

Et si, contre vos sentimens, il s’obstinoit à son dessein?

JULIE.

Je le menacerois de me jeter dans un couvent.

ÉRASTE.

Mais si, malgré tout cela, il vouloit vous forcer à ce mariage?

JULIE.

Que voulez-vous que je vous dise?

ÉRASTE.

Ce que je veux que vous me disiez!

JULIE.

Oui.

ÉRASTE.

Ce qu’on dit quand on aime bien.

JULIE.

Mais quoi?

ÉRASTE.

Que rien ne pourra vous contraindre, et que, malgré tous les efforts d’un père, vous me promettez d’être à moi.

JULIE.

Mon Dieu! Éraste, contentez-vous de ce que je fais maintenant, et n’allez point tenter sur l’avenir les résolutions de mon cœur; ne fatiguez point mon devoir par les propositions d’une fâcheuse extrémité dont peut-être n’aurons-nous pas besoin; et, s’il y faut venir, souffrez au moins que j’y sois entraînée par la suite des choses.

ÉRASTE.

Eh bien?...

SBRIGANI.

Ma foi, voici notre homme; songeons à nous.

NÉRINE.

Ah! comme il est bâti!

243

SCÈNE V.—MONSIEUR DE POURCEAUGNAC, SBRIGANI.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC, se tournant du côté d’où il est venu, et parlant à des gens qui le suivent.

Eh bien, quoi? qu’est-ce? qu’y a-t-il? Au diantre soit la sotte ville et les sottes gens qui y sont! Ne pouvoir faire un pas sans trouver des nigauds qui vous regardent et se mettent à rire! Eh! messieurs les badauds, faites vos affaires, et laissez passer les personnes sans leur rire au nez. Je me donne au diable, si je ne baille un coup de poing au premier que je verrai rire.

SBRIGANI, parlant aux mêmes personnes.

Qu’est-ce que c’est, messieurs? que veut dire cela? à qui en avez-vous? Faut-il se moquer ainsi des honnêtes étrangers qui arrivent ici?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Voilà un homme raisonnable, celui-là.

SBRIGANI.

Quel procédé est le vôtre! et qu’avez-vous à rire?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Fort bien.

SBRIGANI.

Monsieur a-t-il quelque chose de ridicule en soi?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Oui...

SBRIGANI.

Est-il autrement que les autres?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Suis-je tortu ou bossu?

SBRIGANI.

Apprenez à connoître les gens!

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

C’est bien dit.

SBRIGANI.

Monsieur est d’une mine à respecter.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Cela est vrai.

244

SBRIGANI.

Personne de condition.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Oui. Gentilhomme limosin.

SBRIGANI.

Homme d’esprit.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Qui a étudié en droit.

SBRIGANI.

Il vous fait trop d’honneur de venir dans votre ville.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Sans doute.

SBRIGANI.

Monsieur n’est point une personne à faire rire.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Assurément.

SBRIGANI.

Et quiconque rira de lui aura affaire à moi.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC, à Sbrigani.

Monsieur, je vous suis infiniment obligé.

SBRIGANI.

Je suis fâché, monsieur, de voir recevoir de la sorte une personne comme vous, et je vous demande pardon pour la ville.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Je suis votre serviteur.

SBRIGANI.

Je vous ai vu ce matin, monsieur, avec le coche, lorsque vous avez déjeuné; et la grâce avec laquelle vous mangiez votre pain m’a fait naître d’abord de l’amitié pour vous; et comme je sais que vous n’êtes jamais venu en ce pays, et que vous y êtes tout neuf, je suis bien aise de vous avoir trouvé, pour vous offrir mon service à cette arrivée, et vous aider à vous conduire parmi ce peuple, qui n’a pas parfois pour les honnêtes gens toute la considération qu’il faudroit.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

C’est trop de grâce que vous me faites.

245

SBRIGANI.

Je vous l’ai déjà dit: du moment que je vous ai vu, je me suis senti pour vous de l’inclination.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Je vous suis obligé.

SBRIGANI.

Votre physionomie m’a plu.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Ce m’est beaucoup d’honneur.

SBRIGANI.

J’y ai vu quelque chose d’honnête.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Je suis votre serviteur.

SBRIGANI.

Quelque chose d’aimable.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Ah! ah!

SBRIGANI.

De gracieux.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Ah! ah!

SBRIGANI.

De doux.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Ah! ah!

SBRIGANI.

De majestueux.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Ah! ah!

SBRIGANI.

De franc.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Ah! ah!

SBRIGANI.

Et de cordial.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Ah! ah!

SBRIGANI.

Je vous assure que je suis tout à vous.

246

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Je vous ai beaucoup d’obligation.

SBRIGANI.

C’est du fond du cœur que je parle.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Je le crois.

SBRIGANI.

Si j’avois l’honneur d’être connu de vous, vous sauriez que je suis un homme tout à fait sincère.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Je n’en doute point.

SBRIGANI.

Ennemi de la fourberie.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

J’en suis persuadé.

SBRIGANI.

Et qui n’est pas capable de déguiser ses sentimens.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

C’est ma pensée.

SBRIGANI.

Vous regardez mon habit, qui n’est pas fait comme les autres; mais je suis originaire de Naples, à votre service, et j’ai voulu conserver un peu et la manière de s’habiller et la sincérité de mon pays.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

C’est fort bien fait. Pour moi, j’ai voulu me mettre à la mode de la cour pour la campagne.

SBRIGANI.

Ma foi, cela vous va mieux qu’à tous nos courtisans.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

C’est ce que m’a dit mon tailleur. L’habit est propre et riche, et il fera du bruit ici.

SBRIGANI.

Sans doute. N’irez-vous pas au Louvre?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Il faudra bien aller faire ma cour.

SBRIGANI.

Le roi sera ravi de vous voir.

247

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Je le crois.

SBRIGANI.

Avez-vous arrêté un logis?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Non; j’allois en chercher un.

SBRIGANI.

Je serai bien aise d’être avec vous pour cela, et je connois tout ce pays-ci.

SCÈNE VI[73].—ÉRASTE, MONSIEUR DE POURCEAUGNAC, SBRIGANI.

ÉRASTE.

Ah! qu’est-ceci? Que vois-je? Quelle heureuse rencontre! Monsieur de Pourceaugnac! Que je suis ravi de vous voir! Comment! il semble que vous ayez peine à me reconnoître!

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Monsieur, je suis votre serviteur.

ÉRASTE.

Est-il possible que cinq ou six années m’aient ôté de votre mémoire, et que vous ne reconnoissiez pas le meilleur ami de toute la famille des Pourceaugnacs?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Pardonnez-moi. (Bas, à Sbrigani.) Ma foi, je ne sais qui il est.

ÉRASTE.

Il n’y a pas un Pourceaugnac à Limoges que je ne connoisse, depuis le plus grand jusques au plus petit; je ne fréquentois qu’eux dans le temps que j’y étois, et j’avois l’honneur de vous voir presque tous les jours.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

C’est moi qui l’ai reçu, monsieur.

ÉRASTE.

Vous ne vous remettez point mon visage?

248

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Si fait. (A Sbrigani.) Je ne le connois point.

ÉRASTE.

Vous ne vous ressouvenez pas que j’ai eu le bonheur de boire avec vous je ne sais combien de fois?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Excusez-moi. (A Sbrigani.) Je ne sais ce que c’est.

ÉRASTE.

Comment appelez-vous ce traiteur de Limoges qui fait si bonne chère?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Petit-Jean?

ÉRASTE.

Le voilà. Nous allions le plus souvent ensemble chez lui nous réjouir. Comment est-ce que vous nommez à Limoges ce lieu où l’on se promène?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Le cimetière des Arènes?

ÉRASTE.

Justement. C’est où je passois de si douces heures à jouir de votre agréable conversation. Vous ne vous remettez pas tout cela?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Excusez-moi: je me le remets. (A Sbrigani.) Diable emporte si je m’en souviens!

SBRIGANI, bas, à monsieur de Pourceaugnac.

Il y a cent choses comme cela qui passent de la tête.

ÉRASTE.

Embrassez-moi donc, je vous prie, et resserrons les nœuds de notre ancienne amitié.

SBRIGANI, à monsieur de Pourceaugnac.

Voilà un homme qui vous aime fort.

ÉRASTE.

Dites-moi un peu des nouvelles de toute la parenté. Comment se porte monsieur votre... là... qui est si honnête homme?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Mon frère le consul?

249

ÉRASTE.

Oui.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Il se porte le mieux du monde.

ÉRASTE.

Certes, j’en suis ravi. Et celui qui est de si bonne humeur? là... monsieur votre...

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Mon cousin l’assesseur?

ÉRASTE.

Justement.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Toujours gai et gaillard.

ÉRASTE.

Ma foi, j’en ai beaucoup de joie. Et monsieur votre oncle? le...

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Je n’ai point d’oncle.

ÉRASTE.

Vous aviez pourtant en ce temps-là...

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Non: rien qu’une tante.

ÉRASTE.

C’est ce que je voulois dire, madame votre tante. Comment se porte-t-elle?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Elle est morte depuis six mois.

ÉRASTE.

Hélas! la pauvre femme! elle étoit si bonne personne!

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Nous avons aussi mon neveu le chanoine, qui a pensé mourir de la petite vérole.

ÉRASTE.

Quel dommage ç’auroit été!

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Le connoissez-vous aussi?

ÉRASTE.

Vraiment! si je le connois! Un grand garçon bien fait.

250

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Pas des plus grands.

ÉRASTE.

Non; mais de taille bien prise.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Eh! oui.

ÉRASTE.

Qui est votre neveu?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Oui.

ÉRASTE.

Fils de votre frère ou de votre sœur?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Justement.

ÉRASTE.

Chanoine de l’église de... Comment l’appelez-vous?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

De Saint-Étienne.

ÉRASTE.

Le voilà; je ne connois autre.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC, à Sbrigani.

Il dit toute la parenté.

SBRIGANI.

Il vous connoît plus que vous ne croyez.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

A ce que je vois, vous avez demeuré longtemps dans notre ville?

ÉRASTE.

Deux ans entiers.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Vous étiez donc là quand mon cousin l’élu fit tenir son enfant à monsieur notre gouverneur?

ÉRASTE.

Vraiment oui; j’y fus convié des premiers.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Ce fut galant.

ÉRASTE.

Très-galant.

251

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

C’étoit un repas bien troussé.

ÉRASTE.

Sans doute.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Vous vîtes donc aussi la querelle que j’eus avec ce gentilhomme périgordin?

ÉRASTE.

Oui.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Parbleu! il trouva à qui parler.

ÉRASTE.

Ah! ah!

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Il me donna un soufflet; mais je lui dis bien son fait.

ÉRASTE.

Assurément. Au reste, je ne prétends pas que vous preniez d’autre logis que le mien.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Je n’ai garde de...

ÉRASTE.

Vous moquez-vous? je ne souffrirai point du tout que mon meilleur ami soit autre part que dans ma maison.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Ce seroit vous...

ÉRASTE.

Non. Le diable m’emporte! vous logerez chez moi.

SBRIGANI, à monsieur de Pourceaugnac.

Puisqu’il le veut obstinément, je vous conseille d’accepter l’offre.

ÉRASTE.

Où sont vos hardes?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Je les ai laissées, avec mon valet, où je suis descendu.

ÉRASTE.

Envoyons-les querir par quelqu’un.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Non. Je lui ai défendu de bouger, à moins que j’y fusse moi-même, de peur de quelque fourberie.

252

SBRIGANI.

C’est prudemment avisé.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Ce pays-ci est un peu sujet à caution.

ÉRASTE.

On voit les gens d’esprit en tout.

SBRIGANI.

Je vais accompagner monsieur, et le ramènerai où vous voudrez.

ÉRASTE.

Oui. Je serai bien aise de donner quelques ordres, et vous n’avez qu’à revenir à cette maison-là.

SBRIGANI.

Nous sommes à vous tout à l’heure.

ÉRASTE, à monsieur de Pourceaugnac.

Je vous attends avec impatience.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC, à Sbrigani.

Voilà une connoissance où je ne m’attendois point.

SBRIGANI.

Il a la mine d’être honnête homme.

ÉRASTE, seul.

Ma foi, monsieur de Pourceaugnac, nous vous en donnerons de toutes les façons: les choses sont préparées, et je n’ai qu’à frapper. Holà!

SCÈNE VII.—ÉRASTE, UN APOTHICAIRE.

ÉRASTE.

Je crois, monsieur, que vous êtes le médecin à qui l’on est venu parler de ma part?

L’APOTHICAIRE.

Non, monsieur; ce n’est pas moi qui suis le médecin; à moi n’appartient pas cet honneur, et je ne suis qu’apothicaire; apothicaire indigne, pour vous servir.

ÉRASTE.

Et monsieur le médecin est-il à la maison?

253

L’APOTHICAIRE.

Oui. Il est là embarrassé à expédier quelques malades; et je vais lui dire que vous êtes ici.

ÉRASTE.

Non: ne bougez, j’attendrai qu’il ait fait. C’est pour lui mettre entre les mains certain parent que nous avons, dont on lui a parlé, et qui se trouve attaqué de quelque folie, que nous serions bien aise qu’il pût guérir avant que de le marier.

L’APOTHICAIRE.

Je sais ce que c’est, je sais ce que c’est; et j’étois avec lui quand on lui a parlé de cette affaire. Ma foi, ma foi vous ne pouviez pas vous adresser à un médecin plus habile. C’est un homme qui sait la médecine à fond, comme je sais ma croix de par Dieu, et qui, quand on devroit crever, ne démordroit pas d’un iota des règles des anciens. Oui, il suit toujours le grand chemin, le grand chemin, et ne va point chercher midi à quatorze heures; et, pour tout l’or du monde, il ne voudroit pas avoir guéri une personne avec d’autres remèdes que ceux que la Faculté permet.

ÉRASTE.

Il fait fort bien. Un malade ne doit point vouloir guérir que la Faculté n’y consente.

L’APOTHICAIRE.

Ce n’est pas parce que nous sommes grands amis que j’en parle; mais il y a plaisir, il y a plaisir d’être son malade; et j’aimerois mieux mourir de ses remèdes que de guérir de ceux d’un autre. Car, quoiqu’il puisse arriver, on est assuré que les choses sont toujours dans l’ordre; et, quand on meurt sous sa conduite, vos héritiers n’ont rien à vous reprocher.

ÉRASTE.

C’est une grande consolation pour un défunt!

L’APOTHICAIRE.

Assurément; on est bien aise au moins d’être mort méthodiquement. Au reste, il n’est pas de ces médecins qui marchandent les maladies, c’est un homme expéditif, expéditif, qui aime à dépêcher ses malades; et quand on a à mourir, cela se fait avec lui le plus vite du monde.

254

ÉRASTE.

En effet, il n’est rien tel que de sortir promptement d’affaire.

L’APOTHICAIRE.

Cela est vrai. A quoi bon tant barguigner[74] et tant tourner autour du pot? Il faut savoir vivement le court ou le long d’une maladie.

ÉRASTE.

Vous avez raison.

L’APOTHICAIRE.

Voilà déjà trois de mes enfans dont il m’a fait l’honneur de conduire la maladie, qui sont morts en moins de quatre jours, et qui, entre les mains d’un autre, auroient langui plus de trois mois.

ÉRASTE.

Il est bon d’avoir des amis comme cela.

L’APOTHICAIRE.

Sans doute. Il ne me reste plus que deux enfans, dont il prend soin comme des siens; il les traite et gouverne à sa fantaisie, sans que je me mêle de rien; et, le plus souvent, quand je reviens de la ville, je suis tout étonné que je les trouve saignés ou purgés par son ordre.

ÉRASTE.

Voilà des soins fort obligeans.

L’APOTHICAIRE.

Le voici, le voici, le voici qui vient.

SCÈNE VIII.—ÉRASTE, PREMIER MÉDECIN, UN APOTHICAIRE, UN PAYSAN, UNE PAYSANNE.

LE PAYSAN, au médecin.

Monsieur, il n’en peut plus, et il dit qu’il sent dans la tête les plus grandes douleurs du monde.

PREMIER MÉDECIN.

Le malade est un sot; d’autant plus que, dans la maladie dont il est attaqué, ce n’est pas la tête, selon Galien, mais la rate, qui lui doit faire mal.

255

LE PAYSAN.

Quoi que c’en soit, monsieur, il a toujours, avec cela, son cours de ventre depuis six mois.

PREMIER MÉDECIN.

Bon! c’est signe que le dedans se dégage. Je l’irai visiter dans deux ou trois jours; mais, s’il mouroit avant ce temps-là, ne manquez pas de m’en donner avis, car il n’est pas de la civilité qu’un médecin visite un mort.

LA PAYSANNE, au médecin.

Mon père, monsieur, est toujours malade de plus en plus.

PREMIER MÉDECIN.

Ce n’est pas ma faute. Je lui donne des remèdes; que ne guérit-il? Combien a-t-il été saigné de fois?

LA PAYSANNE.

Quinze, monsieur, depuis vingt jours.

PREMIER MÉDECIN.

Quinze fois saigné?

LA PAYSANNE.

Oui.

PREMIER MÉDECIN.

Et il ne guérit point?

LA PAYSANNE.

Non, monsieur.

PREMIER MÉDECIN.

C’est signe que la maladie n’est pas dans le sang. Nous le ferons purger autant de fois, pour voir si elle n’est pas dans les humeurs; et, si rien ne nous réussit, nous l’enverrons aux bains.

L’APOTHICAIRE.

Voilà le fin, cela; le fin de la médecine.

SCÈNE IX.—ÉRASTE, PREMIER MÉDECIN, UN APOTHICAIRE.

ÉRASTE, au médecin.

C’est moi, monsieur, qui vous ai envoyé parler, ces jours passés, pour un parent un peu troublé d’esprit, que je veux 256 vous donner chez vous, afin de le guérir avec plus de commodité, et qu’il soit vu de moins de monde.

PREMIER MÉDECIN.

Oui, monsieur; j’ai déjà disposé tout, et promets d’en avoir tous les soins imaginables.

ÉRASTE.

Le voici.

PREMIER MÉDECIN.

La conjoncture est tout à fait heureuse, et j’ai ici un ancien de mes amis, avec lequel je serai bien aise de consulter sa maladie.

SCÈNE X.—MONSIEUR DE POURCEAUGNAC, ÉRASTE, PREMIER MÉDECIN, UN APOTHICAIRE.

ÉRASTE, à monsieur de Pourceaugnac.

Une petite affaire m’est survenue, qui m’oblige à vous quitter, (montrant le médecin) mais voilà une personne entre les mains de qui je vous laisse, qui aura soin pour moi de vous traiter du mieux qu’il lui sera possible.

PREMIER MÉDECIN.

Le devoir de ma profession m’y oblige, et c’est assez que vous me chargiez de ce soin.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC, à part.

C’est son maître d’hôtel, et il faut que ce soit un homme de qualité.

PREMIER MÉDECIN, à Éraste.

Oui, je vous assure que je traiterai monsieur méthodiquement, et dans toutes les régularités de notre art.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Mon Dieu! il ne me faut point tant de cérémonies, et je ne viens pas ici pour incommoder.

PREMIER MÉDECIN.

Un tel emploi ne me donne que de la joie.

ÉRASTE, au médecin.

Voilà toujours six pistoles d’avance, en attendant ce que j’ai promis.

257

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Non, s’il vous plaît; je n’entends pas que vous fassiez de dépense, et que vous envoyiez rien acheter pour moi.

ÉRASTE.

Mon Dieu! laissez faire, ce n’est pas pour ce que vous pensez.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Je vous demande de ne me traiter qu’en ami.

ÉRASTE.

C’est ce que je veux faire. (Bas au médecin.) Je vous recommande surtout de ne le point laisser sortir de vos mains; car, parfois, il veut s’échapper.

PREMIER MÉDECIN.

Ne vous mettez pas en peine.

ÉRASTE, à monsieur de Pourceaugnac.

Je vous prie de m’excuser de l’incivilité que je commets.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Vous vous moquez; et c’est trop de grâce que vous me faites.

SCÈNE XI.—MONSIEUR DE POURCEAUGNAC, PREMIER MÉDECIN, SECOND MÉDECIN, UN APOTHICAIRE.

PREMIER MÉDECIN.

Ce m’est beaucoup d’honneur, monsieur, d’être choisi pour vous rendre service.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Je suis votre serviteur.

PREMIER MÉDECIN.

Voici un habile homme, mon confrère, avec lequel je vais consulter la manière dont nous vous traiterons.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Il ne faut point tant de façons, vous dis-je; et je suis homme à me contenter de l’ordinaire.

PREMIER MÉDECIN.

Allons, des siéges.

Des laquais entrent et donnent des siéges.

258

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC, à part.

Voilà, pour un jeune homme, des domestiques bien lugubres.

PREMIER MÉDECIN.

Allons, monsieur; prenez votre place, monsieur.

Les deux médecins font asseoir monsieur de Pourceaugnac entre eux deux.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC, s’asseyant.

Votre très-humble valet. (Les deux médecins lui prennent chacun une main pour lui tâter le pouls.) Que veut dire cela?

PREMIER MÉDECIN.

Mangez-vous bien, monsieur?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Oui, et bois encore mieux.

PREMIER MÉDECIN.

Tant pis. Cette grande appétition du froid et de l’humide est une indication de la chaleur et sécheresse qui est au dedans. Dormez-vous fort?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Oui, quand j’ai bien soupé.

PREMIER MÉDECIN.

Faites-vous des songes?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Quelquefois.

PREMIER MÉDECIN.

De quelle nature sont-ils?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

De la nature des songes. Quelle diable de conversation est-ce là?

PREMIER MÉDECIN.

Vos déjections, comment sont-elles?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Ma foi, je ne comprends rien à toutes ces questions; et je veux plutôt boire un coup.

PREMIER MÉDECIN.

Un peu de patience: nous allons raisonner sur votre affaire devant vous, et nous le ferons en françois, pour être plus intelligibles.

259

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Quel grand raisonnement faut-il pour manger un morceau?

PREMIER MÉDECIN.

Comme ainsi soit qu’on ne puisse guérir une maladie qu’on ne la connoisse parfaitement, et qu’on ne la puisse parfaitement connoître sans en bien établir l’idée particulière et la véritable espèce, par ses signes diagnostiques et prognostiques; vous me permettrez, monsieur notre ancien, d’entrer en considération de la maladie dont il s’agit, avant que de toucher à la thérapeutique et aux remèdes qu’il nous conviendra faire pour la parfaite curation d’icelle. Je dis donc, monsieur, avec votre permission, que notre malade ici présent est malheureusement attaqué, affecté, possédé, travaillé de cette sorte de folie que nous nommons fort bien mélancolie hypocondriaque; espèce de folie très-fâcheuse, et qui ne demande pas moins qu’un Esculape comme vous, consommé dans notre art; vous, dis-je, qui avez blanchi, comme on dit, sous le harnois, et auquel il en a tant passé par les mains, de toutes les façons. Je l’appelle mélancolie hypocondriaque, pour la distinguer des deux autres; car le célèbre Galien établit doctement, à son ordinaire, trois espèces de cette maladie, que nous nommons mélancolie, ainsi appelée, non-seulement par les Latins, mais encore par les Grecs; ce qui est bien à remarquer pour notre affaire: la première, qui vient du propre vice du cerveau; la seconde, qui vient de tout le sang, fait et rendu atrabilaire; la troisième, appelée hypocondriaque, qui est la nôtre, laquelle procède du vice de quelque partie du bas-ventre et de la région inférieure, mais particulièrement de la rate, dont la chaleur et l’inflammation porte au cerveau de notre malade beaucoup de fuligines épaisses et crasses, dont la vapeur noire et maligne cause dépravation aux fonctions de la faculté princesse, et fait la maladie dont, par notre raisonnement, il est manifestement atteint et convaincu. Qu’ainsi ne soit: pour diagnostique incontestable de ce que je dis, vous n’avez qu’à considérer ce grand sérieux que vous voyez, cette tristesse accompagnée de crainte et de défiance, signes pathognomoniques et individuels de cette 260 maladie, si bien marquée chez le divin vieillard Hippocrate; cette physionomie, ces yeux rouges et hagards, cette grande barbe, cette habitude du corps, menue, grêle, noire et velue; lesquels signes le dénotent très-affecté de cette maladie, procédante du vice des hypocondres; laquelle maladie, par laps de temps, naturalisée, envieillie, habituée, et ayant pris droit de bourgeoisie chez lui, pourroit bien dégénérer ou en manie, ou en phthisie, ou en apoplexie, ou même en fine frénésie et fureur. Tout ceci supposé, puisqu’une maladie bien connue est à demi guérie, car ignoti nulla est curatio morbi[75], il ne vous sera pas difficile de convenir des remèdes que nous devons faire à monsieur. Premièrement, pour remédier à cette pléthore obturante, et à cette cacochymie luxuriante par tout le corps, je suis d’avis qu’il soit phlébotomisé libéralement; c’est-à-dire que les saignées soient fréquentes et plantureuses: en premier lieu, de la basilique, puis de la céphalique, et même, si le mal est opiniâtre, de lui ouvrir la veine du front, et que l’ouverture soit large, afin que le gros sang puisse sortir; et, en même temps, de le purger, désopiler et évacuer par purgatifs propres et convenables, c’est-à-dire par cholagogues, mélanogogues, et cætera; et, comme la véritable source de tout le mal est ou une humeur crasse et féculente ou une vapeur noire et grossière qui obscurcit, infecte et salit les esprits animaux, il est à propos ensuite qu’il prenne un bain d’eau pure et nette, avec force petit-lait clair, pour purifier, par l’eau, la féculence de l’humeur crasse, et éclaircir, par le lait clair, la noirceur de cette vapeur; mais, avant toute chose, je trouve qu’il est bon de le réjouir par agréables conversations, chants et instrumens de musique; à quoi il n’y a pas d’inconvénient de joindre des danseurs, afin que leurs mouvemens, disposition[76] et agilité puissent exciter et réveiller la paresse de ses esprits engourdis, qui occasionne l’épaisseur de son sang, d’où procède la maladie. Voilà les remèdes que j’imagine, auxquels pourront être ajoutés beaucoup d’autres meilleurs par monsieur notre maître et ancien, 261 suivant l’expérience, jugement, lumière et suffisance qu’il s’est acquis dans notre art. Dixi.

SECOND MÉDECIN.

A Dieu ne plaise, monsieur, qu’il me tombe en pensée d’ajouter rien à ce que vous venez de dire! Vous avez si bien discouru sur tous les signes, les symptômes et les causes de la maladie de monsieur; le raisonnement que vous en avez fait est si docte et si beau, qu’il est impossible qu’il ne soit pas fou et mélancolique hypocondriaque; et, quand il ne le seroit pas, il faudroit qu’il le devînt, pour la beauté des choses que vous avez dites, et la justesse du raisonnement que vous avez fait. Oui, monsieur, vous avez dépeint fort graphiquement, graphicè depinxisti, tout ce qui appartient à cette maladie. Il ne se peut rien de plus doctement, sagement, ingénieusement conçu, pensé, imaginé, que ce que vous avez prononcé au sujet de ce mal, soit pour la diagnose, ou la prognose, ou la thérapie; et il ne me reste rien ici, que de féliciter monsieur d’être tombé entre vos mains, et de lui dire qu’il est trop heureux d’être fou, pour éprouver l’efficace et la douceur des remèdes que vous avez si judicieusement proposés. Je les approuve tous, manibus et pedibus descendo in tuam sententiam[77]. Tout ce que j’y voudrois, c’est de faire les saignées et les purgations en nombre impair, numero deus impare gaudet[78]; de prendre le lait clair avant le bain; de lui composer un fronteau où il entre du sel, le sel est symbole de la sagesse; de faire blanchir les murailles de sa chambre, pour dissiper les ténèbres de ses esprits, album est disgregativum visus[79]; et de lui donner tout à l’heure un petit lavement, pour servir de prélude et d’introduction à ces judicieux remèdes, dont, s’il a à guérir, il doit recevoir du soulagement. Fasse le ciel que ces remèdes, monsieur, qui sont les vôtres, réussissent au malade, selon notre intention!

262

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Messieurs, il y a une heure que je vous écoute. Est-ce que nous jouons ici une comédie?

PREMIER MÉDECIN.

Non, monsieur, nous ne jouons point.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Qu’est-ce que tout ceci? et que voulez-vous dire, avec votre galimatias et vos sottises?

PREMIER MÉDECIN.

Bon! dire des injures! Voilà un diagnostique qui nous manquoit pour la confirmation de son mal; et ceci pourroit bien tourner en manie.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC, à part.

Avec qui m’a-t-on mis ici?

Il crache deux ou trois fois.

PREMIER MÉDECIN.

Autre diagnostique: la sputation fréquente.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Laissons cela, et sortons d’ici.

PREMIER MÉDECIN.

Autre encore: l’inquiétude de changer de place.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Qu’est-ce donc que toute cette affaire? et que me voulez-vous?

PREMIER MÉDECIN.

Vous guérir, selon l’ordre qui nous a été donné.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Me guérir?

PREMIER MÉDECIN.

Oui.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Parbleu! je ne suis pas malade.

PREMIER MÉDECIN.

Mauvais signe, lorsqu’un malade ne sent pas son mal.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Je vous dis que je me porte bien.

PREMIER MÉDECIN.

Nous savons mieux que vous comment vous vous portez; et nous sommes médecins qui voyons clair dans votre constitution.

263

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Si vous êtes médecins, je n’ai que faire de vous; et je me moque de la médecine.

PREMIER MÉDECIN.

Hom! hom! voici un homme plus fou que nous ne pensons.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Mon père et ma mère n’ont jamais voulu de remèdes, et ils sont morts tous deux sans l’assistance des médecins.

PREMIER MÉDECIN.

Je ne m’étonne pas s’ils ont engendré un fils qui est insensé. (Au second médecin.) Allons, procédons à la curation; et, par la douceur exhilarante de l’harmonie, adoucissons, lénifions et accoisons[80] l’aigreur de ses esprits, que je vois prêts à s’enflammer.

SCÈNE XII.—MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Que diable est-ce là? Les gens de ce pays-ci sont-ils insensés? Je n’ai jamais rien vu de tel, et je n’y comprends rien du tout.

SCÈNE XIII.—MONSIEUR DE POURCEAUGNAC, DEUX MÉDECINS GROTESQUES[81].

Ils s’asseyent d’abord tous trois; les médecins se lèvent à différentes reprises pour saluer monsieur de Pourceaugnac, qui se lève autant de fois pour les saluer.

LES DEUX MÉDECINS.

Buon dì, buon dì, buon dì,
Non vi lasciate uccidere
Dal dolor malinconico,
Noi vi faremo ridere
264 Còl nostro canto armonico;
Sol’ per guarirvi
Siamo venuti qui,
Buon dì, buon dì, buon dì.

PREMIER MÉDECIN.

Altro non è la pazzia
Che malinconia.
Il malato
Non è disperato,
Se vol pigliar un poco d’allegria,
Altro non è la pazzia
Che malinconia.

SECOND MÉDECIN.

Sù, cantate, ballate, ridete;
E, se far meglio volete,
Quando sentite il deliro vicino,
Pigliate del vino,
E qualche volta un poco di tabac.
Allegramente, monsu Pourceaugnac[82].

SCÈNE XIV.—MONSIEUR DE POURCEAUGNAC, DEUX MÉDECINS GROTESQUES, MATASSINS[83].

ENTRÉE DE BALLET.

Danse des matassins autour de M. de Pourceaugnac.

SCÈNE XV[84].—MONSIEUR DE POURCEAUGNAC, UN APOTHICAIRE, tenant une seringue.

L’APOTHICAIRE.

Monsieur, voici un petit remède, un petit remède, qu’il vous faut prendre, s’il vous plaît, s’il vous plaît.

265

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Comment? je n’ai que faire de cela!

L’APOTHICAIRE.

Il a été ordonné, monsieur, il a été ordonné.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Ah! que de bruit!

L’APOTHICAIRE.

Prenez-le, monsieur, prenez-le; il ne vous fera point de mal, il ne vous fera point de mal.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Ah!

L’APOTHICAIRE.

C’est un petit clystère, un petit clystère, bénin, bénin; il est bénin, bénin: là, prenez, prenez, monsieur; c’est pour déterger, pour déterger, déterger.

SCÈNE XVI.—MONSIEUR DE POURCEAUGNAC, UN APOTHICAIRE, DEUX MÉDECINS GROTESQUES, MATASSINS, avec des seringues.

LES DEUX MÉDECINS.

Piglia lo sù,
Signor monsu;
Piglia lo, piglia lo, piglia lo sù,
Che non ti farà male.
Piglia lo sù questo servizziale;
Piglia lo sù,
Signor monsu;
Piglia lo, piglia lo, piglia lo sù[85].

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Allez-vous-en au diable!

Monsieur de Pourceaugnac, mettant son chapeau pour se garantir des seringues, est suivi par les deux médecins et par les matassins; il passe par derrière le théâtre et revient se mettre sur sa chaise, auprès de laquelle il trouve l’apothicaire qui l’attendoit; les deux médecins et les matassins rentrent aussi.

266

LES DEUX MÉDECINS.

Piglia lo sù,
Signor monsu;
Piglia lo, piglia lo, piglia lo sù,
Che non ti farà male.
Piglia lo sù questo servizziale;
Piglia lo sù,
Signor monsu;
Piglia lo, piglia lo, piglia lo sù.

Monsieur de Pourceaugnac s’enfuit avec la chaise; l’apothicaire appuie sa seringue contre, les médecins et les matassins le suivent.

ACTE II

SCÈNE I.—PREMIER MÉDECIN, SBRIGANI.

PREMIER MÉDECIN.

Il a forcé tous les obstacles que j’avois mis, et s’est dérobé aux remèdes que je commençois de lui faire.

SBRIGANI.

C’est être bien ennemi de soi-même que de fuir des remèdes aussi salutaires que les vôtres.

PREMIER MÉDECIN.

Marque d’un cerveau démonté, et d’une raison dépravée, que de ne vouloir pas guérir.

SBRIGANI.

Vous l’auriez guéri haut la main.

PREMIER MÉDECIN.

Sans doute, quand il y auroit eu complication de douze maladies.

SBRIGANI.

Cependant voilà cinquante pistoles bien acquises qu’il vous fait perdre.

267

PREMIER MÉDECIN.

Moi, je n’entends point les perdre, et prétends le guérir en dépit qu’il en ait. Il est lié et engagé à mes remèdes, et je veux le faire saisir où je le trouverai, comme déserteur de la médecine et infracteur de mes ordonnances.

SBRIGANI.

Vous avez raison. Vos remèdes étoient un coup sûr, et c’est de l’argent qu’il vous vole.

PREMIER MÉDECIN.

Où puis-je en avoir des nouvelles?

SBRIGANI.

Chez le bonhomme Oronte, assurément, dont il vient épouser la fille, et qui, ne sachant rien de l’infirmité de son gendre futur, voudra peut-être se hâter de conclure le mariage.

PREMIER MÉDECIN.

Je vais lui parler tout à l’heure.

SBRIGANI.

Vous ne ferez point mal.

PREMIER MÉDECIN.

Il est hypothéqué à mes consultations, et un malade ne se moquera pas d’un médecin.

SBRIGANI.

C’est fort bien dit à vous; et, si vous m’en croyez, vous ne souffrirez point qu’il se marie que vous ne l’ayez pansé tout votre soûl.

PREMIER MÉDECIN.

Laissez-moi faire.

SBRIGANI, à part, en s’en allant.

Je vais, de mon côté, dresser une autre batterie; et le beau-père est aussi dupe que le gendre.

SCÈNE II.—ORONTE, PREMIER MÉDECIN

PREMIER MÉDECIN.

Vous avez, monsieur, un certain monsieur de Pourceaugnac qui doit épouser votre fille?

ORONTE.

Oui; je l’attends de Limoges, et il devroit être arrivé.

268

PREMIER MÉDECIN.

Aussi l’est-il, et il s’en est fui de chez moi, après y avoir été mis; mais je vous défends, de la part de la médecine, de procéder au mariage que vous avez conclu, que je ne l’aie dûment préparé pour cela, et mis en état de procréer des enfans bien conditionnés de corps et d’esprit.

ORONTE.

Comment donc?

PREMIER MÉDECIN.

Votre prétendu gendre a été constitué mon malade; sa maladie, qu’on m’a donnée à guérir, est un meuble qui m’appartient, et que je compte entre mes effets; et je vous déclare que je ne prétends point qu’il se marie, qu’au préalable il n’ait satisfait à la médecine, et subi les remèdes que je lui ai ordonnés.

ORONTE.

Il a quelque mal?

PREMIER MÉDECIN.

Oui.

ORONTE.

Et quel mal, s’il vous plaît?

PREMIER MÉDECIN.

Ne vous en mettez pas en peine.

ORONTE.

Est-ce quelque mal...

PREMIER MÉDECIN.

Les médecins sont obligés au secret. Il suffit que je vous ordonne, à vous et à votre fille, de ne point célébrer, sans mon consentement, vos noces avec lui, sur peine d’encourir la disgrâce de la Faculté, et d’être accablés de toutes les maladies qu’il nous plaira.

ORONTE.

Je n’ai garde, si cela est, de faire le mariage.

PREMIER MÉDECIN.

On me l’a mis entre les mains, et il est obligé d’être mon malade.

ORONTE.

A la bonne heure.

269

PREMIER MÉDECIN.

Il a beau fuir; je le ferai condamner, par arrêt, à se faire guérir par moi.

ORONTE.

J’y consens.

PREMIER MÉDECIN.

Oui, il faut qu’il crève ou que je le guérisse.

ORONTE.

Je le veux bien.

PREMIER MÉDECIN.

Et, si je ne le trouve, je m’en prendrai à vous; et je vous guérirai au lieu de lui.

ORONTE.

Je me porte bien.

PREMIER MÉDECIN.

Il n’importe. Il me faut un malade, et je prendrai qui je pourrai.

ORONTE.

Prenez qui vous voudrez; mais ce ne sera pas moi. (Seul.) Voyez un peu la belle raison!

SCÈNE III.—ORONTE, SBRIGANI, en marchand flamand.[86]

SBRIGANI.

Montsir, afec le fôtre permission, je suis un trancher marchane flamane, qui foudroit bienne fous temandair un petit nouvel.

ORONTE.

Quoi, monsieur?

SBRIGANI.

Mettez la fôtre chapeau sur le tête, montsir, si ve plaît.

ORONTE.

Dites-moi, monsieur, ce que voulez.

270

SBRIGANI.

Moi le dire rien, montsir, si fous le mettre pas le chapeau sur le tête.

ORONTE.

Soit. Qu’y a-t-il, monsieur?

SBRIGANI.

Fous connoître point en sti file un certe montsir Oronte?

ORONTE.

Oui, je le connois.

SBRIGANI.

Et quel homme est-il, montsir, si ve plaît?

ORONTE.

C’est un homme comme les autres.

SBRIGANI.

Je fous temande, montsir, s’il est un homme qui a du bienne?

ORONTE.

Oui.

SBRIGANI.

Mais riche beaucoup grandement, montsir?

ORONTE.

Oui.

SBRIGANI.

J’en suis aise beaucoup, montsir.

ORONTE.

Mais pourquoi cela?

SBRIGANI.

L’est, montsir, pour un petit raisonne de conséquence pour nous.

ORONTE.

Mais encore, pourquoi?

SBRIGANI.

L’est, montsir, que sti montsir Oronte donne son fille en mariage à un certe montsir de Pourceaugnac.

ORONTE.

Eh bien?

SBRIGANI.

Et sti montsir de Pourceaugnac, montsir, l’est un homme 271 que doivre beaucoup grandement à dix ou douze marchanes flamanes qui être venus ici.

ORONTE.

Ce monsieur de Pourceaugnac doit beaucoup à dix ou douze marchands?

SBRIGANI.

Oui, montsir; et, depuis huite mois, nous afoir obtenir un petit sentence contre lui, et lui a remettre à payer tou ce créancier de sti mariage que sti montsir Oronte donne pour son fille.

ORONTE.

Hon! hon! il a remis là à payer ses créanciers?

SBRIGANI.

Oui, montsir; et avec un grand défotion nous tous attendre sti mariage.

ORONTE, à part.

L’avis n’est pas mauvais. (Haut.) Je vous donne le bonjour.

SBRIGANI.

Je remercie montsir de la faveur grande.

ORONTE.

Votre très-humble valet.

SBRIGANI.

Je le suis, montsir, obliger plus que beaucoup du bon nouvel que montsir m’afoir donné. (Seul, après avoir ôté sa barbe, et dépouillé l’habit de Flamand qu’il a par-dessus le sien.) Cela ne va pas mal. Quittons notre ajustement de Flamand, pour songer à d’autres machines; et tâchons de semer tant de soupçons et de divisions entre le beau-père et le gendre, que cela rompe le mariage prétendu. Tous deux également sont propres à gober les hameçons qu’on leur veut tendre, et, entre nous autres fourbes de la première classe, nous ne faisons que nous jouer lorsque nous trouvons un gibier aussi facile que celui-là.

SCÈNE IV.—MONSIEUR DE POURCEAUGNAC, SBRIGANI.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC, se croyant seul.

Piglia lo sù, piglia lo sù, signor monsu. Que diable est-ce là? (Apercevant Sbrigani.) Ah!

272

SBRIGANI.

Qu’est-ce, monsieur? Qu’avez-vous?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Tout ce que je vois me semble lavement.

SBRIGANI.

Comment?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Vous ne savez pas ce qui m’est arrivé dans ce logis à la porte duquel vous m’avez conduit!

SBRIGANI.

Non, vraiment. Qu’est-ce que c’est?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Je pensois y être régalé comme il faut.

SBRIGANI.

Eh bien?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Je vous laisse entre les mains de monsieur. Des médecins habillés de noir. Dans une chaise. Tâter le pouls. Comme ainsi soit. Il est fou. Deux gros joufflus. Grands chapeaux. Buon dì, buon dì. Six Pantalons. Ta, ra, ta, ta; ta, ra, ta, ta; allegramente, monsu Pourceaugnac. Apothicaire. Lavement. Prenez, monsieur; prenez, prenez. Il est bénin, bénin, bénin. C’est pour déterger, pour déterger, déterger. Piglia lo sù, signor monsu; piglia lo, piglia lo, piglia lo sù. Jamais je n’ai été si soûl de sottise.

SBRIGANI.

Qu’est-ce que tout cela veut dire?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Cela veut dire que cet homme-là, avec ses grandes embrassades, est un fourbe qui m’a mis dans une maison pour se moquer de moi et me faire une pièce.

SBRIGANI.

Cela est-il possible?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Sans doute. Ils étoient une douzaine de possédés après mes chausses; et j’ai eu toutes les peines du monde à m’échapper de leurs pattes.

SBRIGANI.

Voyez un peu; les mines sont bien trompeuses! Je l’aurois 273 cru le plus affectionné de vos amis. Voilà un de mes étonnemens, comme il est possible qu’il y ait des fourbes comme cela dans le monde!

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Ne sens-je point le lavement? Voyez, je vous prie.

SBRIGANI.

Eh! il y a quelque petite chose qui approche de cela.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

J’ai l’odorat et l’imagination tout remplis de cela; et il me semble toujours que je vois une douzaine de lavemens qui me couchent en joue.

SBRIGANI.

Voilà une méchanceté bien grande! et les hommes sont bien traîtres et scélérats!

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Enseignez-moi, de grâce, le logis de monsieur Oronte; je suis bien aise d’y aller tout à l’heure.

SBRIGANI.

Ah! ah! vous êtes donc de complexion amoureuse? et vous avez ouï parler que ce M. Oronte a une fille?...

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Oui, je viens l’épouser.

SBRIGANI.

L’é... l’épouser?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Oui.

SBRIGANI.

En mariage?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

De quelle façon donc?

SBRIGANI.

Ah! c’est une autre chose; et je vous demande pardon.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Qu’est-ce que cela veut dire?

SBRIGANI.

Rien.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Mais encore?

274

SBRIGANI.

Rien, vous dis-je. J’ai un peu parlé trop vite.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Je vous prie de me dire ce qu’il y a là-dessous.

SBRIGANI.

Non, cela n’est point nécessaire.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

De grâce!

SBRIGANI.

Point: je vous prie de m’en dispenser.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Est-ce que vous n’êtes point de mes amis?

SBRIGANI.

Si fait; on ne peut pas l’être davantage.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Vous devez donc ne me rien cacher.

SBRIGANI.

C’est une chose où il y va de l’intérêt du prochain.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Afin de vous obliger à m’ouvrir votre cœur, voilà une petite bague que je vous prie de garder pour l’amour de moi.

SBRIGANI.

Laissez-moi consulter un peu si je le puis faire en conscience. (Après s’être un peu éloigné de monsieur de Pourceaugnac.) C’est un homme qui cherche son bien, qui tâche de pourvoir sa fille le plus avantageusement qu’il est possible; et il ne faut nuire à personne: ce sont des choses qui sont connues, à la vérité; mais j’irai les découvrir à un homme qui les ignore, et il est défendu de scandaliser[87] son prochain, cela est vrai. Mais, d’autre part, voilà un étranger qu’on veut surprendre, et qui, de bonne foi, vient se marier avec une fille qu’il ne connaît pas et qu’il n’a jamais vue; un gentilhomme plein de franchise, pour qui je me sens de l’inclination, qui me fait l’honneur de me tenir pour son ami, prend confiance en moi, et me donne une bague à garder pour l’amour de lui. (A monsieur de Pourceaugnac.) Oui, je 275 trouve que je puis vous dire les choses sans blesser ma conscience; mais tâchons de vous les dire le plus doucement qu’il nous sera possible, et d’épargner les gens le plus que nous pourrons. De vous dire que cette fille-là mène une vie déshonnête, cela seroit un peu trop fort: cherchons, pour nous expliquer, quelques termes plus doux. Le mot de galante[88] aussi n’est pas assez; celui de coquette[89] achevée me semble propre à ce que nous voulons, et je m’en puis servir pour vous dire honnêtement ce qu’elle est.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

L’on me veut donc prendre pour dupe?

SBRIGANI.

Peut-être dans le fond n’y a-t-il pas tant de mal que tout le monde croit; et puis il y a des gens, après tout, qui se mettent au-dessus de ces sortes de choses, et qui ne croient pas que leur honneur dépende...

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Je suis votre serviteur; je ne me veux point mettre sur la tête un chapeau comme celui-là; et l’on aime à aller le front levé dans la famille des Pourceaugnacs.

SBRIGANI.

Voilà le père.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Ce vieillard-là?

SBRIGANI.

Oui. Je me retire.

SCÈNE V.—ORONTE, MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Bonjour, monsieur, bonjour.

ORONTE.

Serviteur, monsieur, serviteur.

276

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Vous êtes monsieur Oronte, n’est-ce pas?

ORONTE.

Oui.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Et moi, monsieur de Pourceaugnac.

ORONTE.

A la bonne heure.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Croyez-vous, monsieur Oronte, que les Limosins soient des sots?

ORONTE.

Croyez-vous, monsieur de Pourceaugnac, que les Parisiens soient des bêtes?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Vous imaginez-vous, monsieur Oronte, qu’un homme comme moi soit si affamé de femme?

ORONTE.

Vous imaginez-vous, monsieur de Pourceaugnac, qu’une fille comme la mienne soit si affamée de mari?

SCÈNE VI.—JULIE, ORONTE, MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

JULIE.

On vient de me dire, mon père, que monsieur de Pourceaugnac est arrivé. Ah! le voilà sans doute, et mon cœur me le dit. Qu’il est bien fait! qu’il a bon air! et que je suis contente d’avoir un tel époux! Souffrez que je l’embrasse et que je lui témoigne...

ORONTE.

Doucement, ma fille, doucement.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC, à part.

Tudieu! quelle galante! comme elle prend feu d’abord!

ORONTE.

Je voudrois bien savoir, monsieur de Pourceaugnac, par quelle raison vous venez...

277

JULIE, s’approche de monsieur de Pourceaugnac, le regarde d’un air languissant, et lui veut prendre la main.

Que je suis aise de vous voir! et que je brûle d’impatience...

ORONTE.

Ah! ma fille, ôtez-vous de là, vous dis-je!

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC, à part.

Oh! oh! quelle égrillarde!

ORONTE.

Je voudrois bien, dis-je, savoir par quelle raison, s’il vous plaît, vous avez la hardiesse de...

Julie continue le même jeu.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC, à part.

Vertu de ma vie!

ORONTE, à Julie.

Encore! Qu’est-ce à dire, cela?

JULIE.

Ne voulez-vous pas que je caresse l’époux que vous m’avez choisi?

ORONTE.

Non. Rentrez là dedans.

JULIE.

Laissez-moi le regarder.

ORONTE.

Rentrez, vous dis-je.

JULIE.

Je veux demeurer là, s’il vous plaît.

ORONTE.

Je ne veux pas, moi; et, si tu ne rentres pas tout à l’heure, je...

JULIE.

Eh bien, je rentre.

ORONTE.

Ma fille est une sotte qui ne sait pas les choses.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC, à part.

Comme nous lui plaisons?

ORONTE, à Julie, qui est restée après avoir fait quelques pas pour s’en aller.

Tu ne veux pas te retirer?

278

JULIE.

Quand est-ce donc que vous me marierez avec monsieur?

ORONTE.

Jamais; et tu n’es pas pour lui.

JULIE.

Je le veux avoir, moi, puisque vous me l’avez promis.

ORONTE.

Si je te l’ai promis, je te le dépromets.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC, à part.

Elle voudroit bien me tenir.

JULIE.

Vous avez beau faire; nous serons mariés ensemble, en dépit de tout le monde.

ORONTE.

Je vous en empêcherai bien tous deux, je vous assure. Voyez un peu quel vertigo lui prend.

SCÈNE VII.—ORONTE, MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Mon Dieu! notre beau-père prétendu, ne vous fatiguez point tant; on n’a pas envie de vous enlever votre fille, et vos grimaces n’attrapperont rien.

ORONTE.

Toutes les vôtres n’auront pas grand effet.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Vous êtes-vous mis dans la tête que Léonard de Pourceaugnac soit un homme à acheter chat en poche, et qu’il n’ait pas là dedans quelque morceau de judiciaire pour se conduire, pour se faire informer de l’histoire du monde, et voir, en se mariant, si son honneur a bien toutes ses sûretés?

ORONTE.

Je ne sais pas ce que cela veut dire: mais vous êtes-vous mis dans la tête qu’un homme de soixante et trois ans ait si peu de cervelle, et considère si peu sa fille, que de la marier avec un homme qui a ce que vous savez, et qui a été mis chez un médecin pour être pansé?

279

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

C’est une pièce que l’on m’a faite; et je n’ai aucun mal.

ORONTE.

Le médecin me l’a dit lui-même.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Le médecin en a menti. Je suis gentilhomme, et je le veux voir l’épée à la main.

ORONTE.

Je sais ce que j’en dois croire; et vous ne m’abuserez pas là-dessus, non plus que sur les dettes que vous avez assignées sur le mariage de ma fille.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Quelles dettes?

ORONTE.

La feinte ici est inutile; et j’ai vu le marchand flamand qui, avec les autres créanciers, a obtenu depuis huit mois sentence contre vous.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Quel marchand flamand? Quels créanciers? Quelle sentence obtenue contre moi?

ORONTE.

Vous savez bien ce que je veux dire.

SCÈNE VIII.—MONSIEUR DE POURCEAUGNAC, ORONTE, LUCETTE.

LUCETTE, contrefaisant une Languedocienne.

Ah! tu es assi, et à la fi yeu te trobi après abé fa tant de passés. Podes-tu, scélérat, podes-tu sousteni ma bisto[90]?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Qu’est-ce que veut cette femme-là?

LUCETTE.

Que te boli, infâme! Tu fas semblan de nou me pas connouïsse, et nou rougisses pas, impudint que tu sios, tu ne rougisses pas de me beyre! (A Oronte.) Nou sabi pas, moussu, 280 saquos bous dont m’an dit que bouillo espousa la fillo; may yeu bous déclari que yeu souy sa fenno, et que y a set ans, moussu, qu’en passant à Pézénas, el auguet l’adressa, dambé sas mignardisos, commo sap tabla fayre, de me gaigna lou cor, et m’oubliget pra quel mouyen à ly douna la man per l’espousa[91].

ORONTE.

Oh! oh!

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Que diable est-ce ci?

LUCETTE.

Lou traité me quittet trés ans après, sul préteste de qualques affayres que l’apelabon dins soun pays, et despey noun l’y resçau pus quaso de noubelon; may dins lou tens qui soungeabi lou mens, m’an donnat abist que begnio dins aquesto billo per se remarida dambé un autro jouena fillo, que sous parens ly an proucurado, sensse saupré res de soun proumier mariatge. You ai tout quitta en diligensso, et me souy rendudo dins aqueste loc lou pu leou qu’ay pouscut, per m’oupousa en aquel criminel mariatge, et confondre as eyls de tout le mounde lou pus michant days hommes[92].

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Voilà une étrange effrontée!

LUCETTE.

Impudint! n’as pas hounte de m’injuria, alloc d’estre confus 281 day reproches secrets que ta consciensso te deu fayre[93]?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Moi, je suis votre mari?

LUCETTE.

Infâme! gausos-tu dire lou contrari? Hé! tu sabes be, per ma penno, que n’es que trop bertat; et plaguesso al cel qu’aco non fougesso pas, et que m’auquesso layssado dins l’estât d’innouessenço, et dins la tranquillita oun moun amo bibio daban que tous charmes et tas trompariés nou m’en bengouesson malhurousomen fayre sourty! yeu nou serio pas réduito à fayré lou tristé persounatge que yeu faou présentomen; à beyre un marit cruel mespresa touto l’ardou que yeu ay per el, et me laissa sensse cap de piétat abandounado à las mourtéles doulous que yeu ressenti de sas perfidos acciûs[94].

ORONTE.

Je ne saurois m’empêcher de pleurer. (A monsieur de Pourceaugnac.) Allez, vous êtes un méchant homme.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Je ne connois rien à tout ceci.

SCÈNE IX.—MONSIEUR DE POURCEAUGNAC, NÉRINE, LUCETTE, ORONTE.

NÉRINE, contrefaisant une Picarde.

Ah! je n’en pis plus; je sis tout essoflée! Ah! finfaron, tu m’as bien fait courir: tu ne m’écaperas mie. Justiche! justiche! je boute empêchement au mariage. (A Oronte.) Chés 282 mon méri, monsieu, et je veux faire pindre che bon pindard-là[95].

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Encore!

ORONTE, à part.

Que diable d’homme est-ce ci?

LUCETTE.

Et que boulez-bous dire, ambé bostre empachomen, et bostro pendarie? quaquel homo es bostre marit[96]?

NÉRINE.

Oui, medéme, et je sis sa femme[97].

LUCETTE.

Aquo es faus, aquos yeu que soun sa fenno; et, se deu estre pendut, aquos sera yeu que lou farai penja[98].

NÉRINE.

Je n’entains mie che baragoin-là[99].

LUCETTE.

Yeus bous disi que yeu soun sa fenno[100].

NÉRINE.

Sa femme?

LUCETTE.

Oy[101].

NÉRINE.

Je vous dis que chest mi, encore in coup, qui le sis[102].

LUCETTE.

Et yeu bous sousteni, yeu, qu’aquos yeu[103].

283

NÉRINE.

Il y a quetre ans qu’il m’a éposée[104].

LUCETTE.

Et yeu set ans y a que m’a prese per fenne[105].

NÉRINE.

J’ai des gairans de tout cho que je di[106].

LUCETTE.

Tout mon pay lo sap[107].

NÉRINE.

No ville en est témoin[108].

LUCETTE.

Tout Pézénas a bist nostre mariatge[109].

NÉRINE.

Tout Chin-Quentin a assisté à no noche[110].

LUCETTE.

Nou y a res de tant béritable[111].

NÉRINE.

Il gn’y a rien de plus chertain[112]?

LUCETTE, à monsieur de Pourceaugnac.

Gausos-tu dire lou contrari, valisquos[113]?

NÉRINE, à monsieur de Pourceaugnac.

Est-che que tu démaintiras, méchant homme[114].

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Il est aussi vrai l’un que l’autre.

LUCETTE.

Quingn impudensso! Et coussy, misérable, nou te soubennes 284 plus de la pauro Françoun, et del pauré Jeannet, que soun lous fruits de nostre mariatge[115]?

NÉRINE.

Bayer un peu l’insolence! Quoi! tu ne te souviens mie de chette pauvre ainfain, no petite Madeleine, que tu m’a laichée pour gaige de ta foi[116]?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Voilà deux impudentes carognes!

LUCETTE.

Béni, Françoun; béni Jeannet; béni toutou, béni toutoune, béni fayre beyre à un peyre dénaturat la duretat qu’el a per naoutres[117].

NÉRINE.

Venez, Madeleine, men ainfain, venez-ves-en ichi faire honte à vo père de l’impudainche qu’il a[118].

SCÈNE X.—MONSIEUR DE POURCEAUGNAC, ORONTE, LUCETTE, NÉRINE, PLUSIEURS ENFANS.

LES ENFANS.

Ah! mon papa! mon papa! mon papa!

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Diantre soit des petits fils de putains!

LUCETTE.

Coussy, trayte, tu nou sios pas dins la darnière confusiu de ressaupre à tal tous enfans, et de ferma l’oreillo à la tendresseo paternello? Tu nou m’escaperas pas, infâme! yeu te boly seguy pertout, et te reproucha ton crime jusquos à 285 tant que me sio benjado, et que t’ayo fayt penja; couquy, te boly fayré penja[119].

NÉRINE.

Ne rougis-tu mie de dire ches mots-là, et d’être insainsible aux cairesses de chette pauvre ainfaint? Tu ne te sauveras mie de mes pattes; et, en dépit de tes dains, je ferai bien voire que je sis ta femme, et je te ferai pindre[120].

LES ENFANS.

Mon papa! mon papa! mon papa!

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Au secours! au secours! Où fuirai-je? Je n’en puis plus!

ORONTE, à Lucette et à Nérine.

Allez, vous ferez bien de le faire punir; et il mérite d’être pendu.

SCÈNE XI.—SBRIGANI.

Je conduis de l’œil toutes choses, et tout ceci ne va pas mal. Nous fatiguerons tant notre provincial, qu’il faudra, ma foi, qu’il déguerpisse.

SCÈNE XII.—MONSIEUR DE POURCEAUGNAC, SBRIGANI.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Ah! je suis assommé! Quelle peine! quelle maudite ville! Assassiné de tous côtés!

SBRIGANI.

Qu’est-ce, monsieur? Est-il encore arrivé quelque chose?

286

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Oui. Il pleut en ce pays des femmes et des lavemens.

SBRIGANI.

Comment donc?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Deux carognes de baragouineuses me sont venues accuser de les avoir épousées toutes deux, et me menacent de la justice.

SBRIGANI.

Voilà une méchante affaire; et la justice, en ce pays-ci, est rigoureuse en diable contre cette sorte de crime.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Oui; mais, quand il y auroit information, ajournement, décret et jugement obtenu par surprise, défaut et contumace, j’ai la voie de conflit de juridiction pour temporiser, et venir aux moyens de nullité qui seront dans les procédures.

SBRIGANI.

Voilà en parler dans tous les termes; et l’on voit bien, monsieur, que vous êtes du métier.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Moi! point du tout. Je suis gentilhomme.

SBRIGANI.

Il faut bien, pour parler ainsi, que vous ayez étudié la pratique.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Point. Ce n’est que le sens commun qui me fait juger que je serai toujours reçu à mes faits justificatifs, et qu’on ne me sauroit condamner sur une simple accusation, sans un récolement et confrontation avec mes parties.

SBRIGANI.

En voilà de plus fin encore.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Ces mots-là me viennent sans que je les sache.

SBRIGANI.

Il me semble que le sens commun d’un gentilhomme peut bien aller à concevoir ce qui est du droit et de l’ordre de la justice, mais non pas à savoir les vrais termes de la chicane.

287

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Ce sont quelques mots que j’ai retenus en lisant les romans.

SBRIGANI.

Ah! fort bien!

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Pour vous montrer que je n’entends rien du tout à la chicane, je vous prie de me mener chez quelque avocat, pour consulter mon affaire.

SBRIGANI.

Je le veux, et vais vous conduire chez deux hommes fort habiles; mais j’ai auparavant à vous avertir de n’être point surpris de leur manière de parler: ils ont contracté du barreau certaine habitude de déclamation qui fait que l’on diroit qu’ils chantent: et vous prendrez pour musique tout ce qu’ils vous diront.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Qu’importe comme ils parlent, pourvu qu’ils me disent ce que je veux savoir?

SCÈNE XIII[121].—MONSIEUR DE POURCEAUGNAC, SBRIGANI, DEUX AVOCATS, DEUX PROCUREURS, DEUX SERGENS.

PREMIER AVOCAT, traînant ses paroles en chantant.

La polygamie est un cas,
Est un cas pendable.

SECOND AVOCAT, chantant fort vite en bredouillant.

Votre fait
Est clair et net.
Et tout le droit,
Sur cet endroit,
Conclut tout droit.
Si vous consultez nos auteurs,
Législateurs et glossateurs, 288
Justinian, Papinian,
Ulpian et Tribonian,
Fernand, Rebuffe, Jean Imole,
Paul Castre, Julian, Barthole,
Josan, Alciat et Cujas,
Ce grand homme si capable,
La polygamie est un cas,
Est un cas pendable.

ENTRÉE DE BALLET.

Danse de deux procureurs et de deux sergens. Les deux avocats chantent les paroles qui suivent:

SECOND AVOCAT.

Tous les peuples policés
Et bien sensés,
Les François, Anglois, Hollandois,
Danois, Suédois, Polonois,
Portugois, Espagnols, Flamands,
Italiens, Allemands,
Sur ce fait tiennent loi semblable,
Et l’affaire est sans embarras;
La polygamie est un cas,
Est un cas pendable.

PREMIER AVOCAT.

La polygamie est un cas,
Est un cas pendable.
Monsieur de Pourceaugnac, impatienté, les chasse.

ACTE III

SCÈNE I.—ÉRASTE, SBRIGANI.

SBRIGANI.

Oui, les choses s’acheminent où nous voulons; et, comme ses lumières sont fort petites et son sens le plus borné du 289 monde, je lui ai fait prendre une frayeur si grande de la sévérité de la justice de ce pays et des apprêts qu’on faisoit déjà pour sa mort, qu’il veut prendre la fuite; et, pour se dérober avec plus de facilité aux gens que je lui ai dit qu’on avoit mis pour l’arrêter aux portes de la ville, il s’est résolu à se déguiser; et le déguisement qu’il a pris est l’habit d’une femme.

ÉRASTE.

Je voudrois bien le voir en cet équipage.

SBRIGANI.

Songez, de votre part, à achever la comédie; et, tandis que je jouerai mes scènes avec lui, allez-vous-en... (Il lui parle à l’oreille.) Vous entendez bien?

ÉRASTE.

Oui.

SBRIGANI.

Et lorsque je l’aurai mis où je veux...

Il lui parle à l’oreille.

ÉRASTE.

Fort bien.

SBRIGANI.

Et quand le père aura été averti par moi...

Il lui parle encore à l’oreille.

ÉRASTE.

Cela va le mieux du monde.

SBRIGANI.

Voici notre demoiselle. Allez vite, qu’il ne nous voie ensemble.

SCÈNE II.—MONSIEUR DE POURCEAUGNAC en femme, SBRIGANI.

SBRIGANI.

Pour moi, je ne crois pas qu’en cet état on puisse jamais vous connoître, et vous avez la mine, comme cela, d’une femme de condition.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Voilà qui m’étonne, qu’en ce pays-ci les formes de la justice ne soient point observées.

290

SBRIGANI.

Oui, je vous l’ai déjà dit, ils commencent ici par faire pendre un homme, et puis ils lui font son procès.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Voilà une justice bien injuste!

SBRIGANI.

Elle est sévère comme tous les diables, particulièrement sur ces sortes de crimes.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Mais quand on est innocent?

SBRIGANI.

N’importe; ils ne s’enquêtent point de cela; et puis ils ont en cette ville une haine effroyable pour les gens de votre pays; et ils ne sont point plus ravis que de voir pendre un Limosin.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Qu’est-ce que les Limosins leur ont fait?

SBRIGANI.

Ce sont des brutaux, ennemis de la gentillesse et du mérite des autres villes. Pour moi, je vous avoue que je suis pour vous dans une peur épouvantable, et je ne me consolerois de ma vie, si vous veniez à être pendu.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Ce n’est pas tant la peur de la mort qui me fait fuir, que de ce qu’il est fâcheux à un gentilhomme d’être pendu, et qu’une preuve comme celle-là feroit tort à nos titres de noblesse.

SBRIGANI.

Vous avez raison; on vous contesteroit après cela le titre d’écuyer. Au reste, étudiez-vous, quand je vous mènerai par la main, à bien marcher comme une femme, et prendre le langage et toutes les manières d’une personne de qualité.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Laissez-moi faire. J’ai vu les personnes du bel air. Tout ce qu’il y a, c’est que j’ai un peu de barbe.

SBRIGANI.

Votre barbe n’est rien; il y a des femmes qui en ont autant que vous. Çà, voyons un peu comme vous ferez. 291 (Après que monsieur de Pourceaugnac a contrefait la femme de condition.) Bon.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Allons donc, mon carrosse! Où est-ce qu’est mon carrosse? Mon Dieu! qu’on est misérable d’avoir des gens comme cela! Est-ce qu’on me fera attendre toute la journée sur le pavé, et qu’on ne me fera point venir mon carrosse?

SBRIGANI.

Fort bien.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Holà! ho! cocher, petit laquais! Ah! petit fripon! que de coups de fouet je vous ferai donner tantôt! Petit laquais! petit laquais! Où est-ce donc qu’est ce petit laquais? Ce petit laquais ne se trouvera-t-il point? Ne me fera-t-on point venir ce petit laquais? Est-ce que je n’ai point un petit laquais dans le monde?

SBRIGANI.

Voilà qui va à merveille! Mais je remarque une chose: cette coiffe est un peu trop déliée: j’en vais querir une un peu plus épaisse, pour vous mieux cacher le visage, en cas de quelque rencontre.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Que deviendrais-je cependant[122]?

SBRIGANI.

Attendez-moi là. Je suis à vous dans un moment: vous n’avez qu’à vous promener.

Monsieur de Pourceaugnac fait plusieurs tours sur le théâtre, en continuant à contrefaire la femme de qualité.

SCÈNE III.—MONSIEUR DE POURCEAUGNAC, DEUX SUISSES.

PREMIER SUISSE, sans voir M. de Pourceaugnac.

Allons, dépêchons, camarade; il faut allair tous deux nous à la Crève, pour regarder un peu chousticier sti 292 monsiu de Porcegnac, qui l’a été contané par ortonnance à l’être pendu par son cou.

SECOND SUISSE, sans voir M. de Pourceaugnac.

Li faut nous loër un fenêtre pour voir sti choustice.

PREMIER SUISSE.

Li disent que l’on fait téjà planter un grand potence tout neuve, pour l’y accrocher sti Porcegnac.

SECOND SUISSE.

Li sira, mon foi, un grand plaisir di regarter pendre sti Limossin.

PREMIER SUISSE.

Oui! te li foir gambiller les pieds en haut tefant tout le monde.

SECOND SUISSE.

Li est un plaiçant trôle, oui; li disent que s’être marié troy foie.

PREMIER SUISSE.

Sti tiable li fouioir trois femmes à li tout seul! li être bien assez t’une.

SECOND SUISSE, en apercevant monsieur de Pourceaugnac.

Ah! ponchour, mameselle.

PREMIER SUISSE.

Que faire fous là tout seul?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

J’attends mes gens, messieurs.

SECOND SUISSE.

Li être belle, par mon foi!

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Doucement, messieurs.

PREMIER SUISSE.

Fous, mameselle, fouloir fenir réchouir fous à la Crève? Nous faire foir à fous un petit pendement pien choli.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Je vous rends grâce.

SECOND SUISSE.

Li être un gentilhomme limossin, qui sera pendu chantiment à un grand potence.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Je n’ai pas de curiosité.

293

PREMIER SUISSE.

Li être là un petit teton qui l’est trôle.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Tout beau!

PREMIER SUISSE.

Ma foi, moi couchair bien afec fous.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Ah! c’en est trop! et ces sortes d’ordures-là ne se disent point à une femme de ma condition.

SECOND SUISSE.

Laisse, toi; l’être moi qui le veut couchair afec elle.

PREMIER SUISSE.

Moi, ne fouloir pas laisser.

SECOND SUISSE.

Moi, li fouloir moi.

Les deux Suisses tirent monsieur de Pourceaugnac avec violence.

PREMIER SUISSE.

Moi, ne faire rien.

SECOND SUISSE.

Toi, l’afoir menti!

PREMIER SUISSE.

Toi, l’afoir menti toi-même!

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Au secours! A la force!

SCÈNE IV.—MONSIEUR DE POURCEAUGNAC, UN EXEMPT, DEUX ARCHERS, DEUX SUISSES.

L’EXEMPT.

Qu’est-ce? Quelle violence est-ce là! et que voulez-vous faire à madame? Allons, que l’on sorte de là, si vous ne voulez que je vous mette en prison.

PREMIER SUISSE.

Parti, pon! toi ne l’afoir point.

SECOND SUISSE.

Parti, pon aussi; toi ne l’afoir point encore.

294

SCÈNE V.—MONSIEUR DE POURCEAUGNAC, UN EXEMPT, DEUX ARCHERS.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Je vous suis bien obligée, monsieur, de m’avoir délivrée de ces insolens.

L’EXEMPT.

Ouais! voilà un visage qui ressemble bien à celui que l’on m’a dépeint.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Ce n’est pas moi, je vous assure.

L’EXEMPT.

Ah! ah! qu’est-ce que veut dire...

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Je ne sais pas.

L’EXEMPT.

Pourquoi donc dites-vous cela?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Pour rien.

L’EXEMPT.

Voilà un discours qui marque quelque chose; et je vous arrête prisonnier.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Eh! monsieur, de grâce!

L’EXEMPT.

Non, non: à votre mine et à vos discours, il faut que vous soyez ce monsieur de Pourceaugnac que nous cherchons, qui se soit déguisé de la sorte, et vous viendrez en prison tout à l’heure.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Hélas!

SCÈNE VI.—MONSIEUR DE POURCEAUGNAC, SBRIGANI, UN EXEMPT, DEUX ARCHERS.

SBRIGANI, à monsieur de Pourceaugnac.

Ah ciel! que veut dire cela?

295

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Ils m’ont reconnu.

L’EXEMPT.

Oui, oui: c’est de quoi je suis ravi.

SBRIGANI, à l’exempt.

Eh! monsieur, pour l’amour de moi! Vous savez que nous sommes amis il y a longtemps; je vous conjure de ne le point mener en prison.

L’EXEMPT.

Non: il m’est impossible.

SBRIGANI.

Vous êtes homme d’accommodement. N’y a-t-il pas moyen d’ajuster cela avec quelques pistoles?

L’EXEMPT, à ses archers.

Retirez-vous un peu.

SCÈNE VII.—MONSIEUR DE POURCEAUGNAC, SBRIGANI, UN EXEMPT.

SBRIGANI, à monsieur de Pourceaugnac.

Il faut lui donner de l’argent pour vous laisser aller. Faites vite.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC, donnant de l’argent à Sbrigani.

Ah! maudite ville!

SBRIGANI.

Tenez, monsieur.

L’EXEMPT.

Combien y a-t-il?

SBRIGANI.

Un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix.

L’EXEMPT.

Non; mon ordre est trop exprès.

SBRIGANI, à l’exempt qui veut s’en aller.

Mon Dieu! attendez. (A Monsieur de Pourceaugnac.) Dépêchez; donnez-lui-en encore autant.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Mais...

SBRIGANI.

Dépêchez-vous, vous dis-je, et ne perdez point de temps. Vous auriez un grand plaisir quand vous seriez pendu!

296

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Ah!

Il donne encore de l’argent à Sbrigani.

SBRIGANI, à l’exempt.

Tenez, monsieur.

L’EXEMPT, à Sbrigani.

Il faut donc que je m’enfuie avec lui; car il n’y auroit point ici de sûreté pour moi. Laissez-le-moi conduire, et ne bougez d’ici.

SBRIGANI.

Je vous prie donc d’en avoir un grand soin.

L’EXEMPT.

Je vous promets de ne le point quitter que je ne l’aie mis en lieu de sûreté.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC, à Sbrigani.

Adieu. Voilà le seul honnête homme que j’aie trouvé en cette ville.

SBRIGANI.

Ne perdez point de temps. Je vous aime tant, que je voudrois que vous fussiez déjà bien loin. (Seul.) Que le ciel te conduise! Par ma foi, voilà une grande dupe! Mais voici...

SCÈNE VIII.—ORONTE, SBRIGANI.

SBRIGANI, feignant de ne point voir Oronte.

Ah! quelle étrange aventure! quelle fâcheuse nouvelle pour un père! Pauvre Oronte! que je te plains! Que diras-tu? et de quelle façon pourras-tu supporter cette douleur mortelle?

ORONTE.

Qu’est-ce? Quel malheur me présages-tu?

SBRIGANI.

Ah! monsieur! ce perfide de Limosin, ce traître de monsieur de Pourceaugnac vous enlève votre fille!

ORONTE.

Il m’enlève ma fille!

SBRIGANI.

Oui. Elle en est devenue si folle, qu’elle vous quitte pour 297 le suivre; et l’on dit qu’il a un caractère[123] pour se faire aimer de toutes les femmes.

ORONTE.

Allons, vite à la justice! des archers après eux!

SCÈNE IX.—ORONTE, ÉRASTE, JULIE, SBRIGANI.

ÉRASTE, à Julie.

Allons, vous viendrez malgré vous, et je veux vous remettre entre les mains de votre père. Tenez, monsieur, voilà votre fille que j’ai tirée de force d’entre les mains de l’homme avec qui elle s’enfuyoit; non pas pour l’amour d’elle, mais pour votre seule considération. Car, après l’action qu’elle a faite, je dois la mépriser, et me guérir absolument de l’amour que j’avois pour elle.

ORONTE.

Ah! infâme que tu es!

ÉRASTE, à Julie.

Comment! me traiter de la sorte après toutes les marques d’amitié que je vous ai données! Je ne vous blâme point de vous être soumise aux volontés de monsieur votre père, il est sage et judicieux dans les choses qu’il fait; et je ne me plains point de lui de m’avoir rejeté pour un autre. S’il a manqué à la parole qu’il m’avoit donnée, il a ses raisons pour cela. On lui a fait croire que cet autre est plus riche que moi de quatre ou cinq mille écus, et quatre ou cinq mille écus est un denier considérable, et qui vaut bien la peine qu’un homme manque à sa parole; mais oublier en un moment toute l’ardeur que je vous avois montrée! vous laisser d’abord enflammer d’amour pour un nouveau venu, et le suivre honteusement sans le consentement de monsieur votre père, après les crimes qu’on lui impute! c’est une chose condamnée de tout le monde, et dont mon cœur ne peut vous faire d’assez sanglans reproches.

JULIE.

Eh bien, oui. J’ai conçu de l’amour pour lui, et je l’ai 298 voulu suivre, puisque mon père me l’avoit choisi pour époux. Quoi que vous me disiez, c’est un fort honnête homme; et tous les crimes dont on l’accuse sont faussetés épouvantables.

ORONTE.

Taisez-vous; vous êtes une impertinente, et je sais mieux que vous ce qui en est.

JULIE.

Ce sont sans doute des pièces qu’on lui fait, et c’est peut-être lui (montrant Éraste) qui a trouvé cet artifice pour vous en dégoûter.

ÉRASTE.

Moi! je serois capable de cela?

JULIE.

Oui, vous.

ORONTE.

Taisez-vous, vous dis-je; vous êtes une sotte!

ÉRASTE.

Non, non; ne vous imaginez pas que j’aie aucune envie de détourner ce mariage, et que ce soit ma passion qui m’ait forcé à courir après vous. Je vous l’ai déjà dit, ce n’est que la seule considération que j’ai pour monsieur votre père; et je n’ai pu souffrir qu’un honnête homme comme lui fût exposé à la honte de tous les bruits qui pourroient suivre une action comme la vôtre.

ORONTE.

Je vous suis, seigneur Éraste, infiniment obligé.

ÉRASTE.

Adieu, monsieur. J’avois toutes les ardeurs du monde d’entrer dans votre alliance: j’ai fait tout ce que j’ai pu pour obtenir un tel honneur; mais j’ai été malheureux, et vous ne m’avez pas jugé digne de cette grâce. Cela n’empêchera pas que je ne conserve pour vous les sentimens d’estime et de vénération où votre personne m’oblige; et, si je n’ai pu être votre gendre, au moins serai-je éternellement votre serviteur.

ORONTE.

Arrêtez, seigneur Éraste; votre procédé me touche l’âme, et je vous donne ma fille en mariage.

299

JULIE.

Je ne veux point d’autre mari que monsieur de Pourceaugnac.

ORONTE.

Et je veux, moi, tout à l’heure, que tu prennes le seigneur Éraste. Çà, la main!

JULIE.

Non, je n’en ferai rien.

ORONTE.

Je te donnerai sur les oreilles!

ÉRASTE.

Non, non, monsieur; ne lui faites point de violence, je vous en prie.

ORONTE.

C’est à elle à m’obéir, et je sais me montrer le maître.

ÉRASTE.

Ne voyez-vous pas l’amour qu’elle a pour cet homme-là? et voulez-vous que je possède un corps dont un autre possédera le cœur?

ORONTE.

C’est un sortilége qu’il lui a donné, et vous verrez qu’elle changera de sentiment avant qu’il soit peu. Donnez-moi votre main. Allons!

JULIE.

Je ne...

ORONTE.

Ah! que de bruit! Ça, votre main, vous dis-je! Ah! ah! ah!

ÉRASTE, à Julie.

Ne croyez pas que ce soit pour l’amour de vous que je vous donne la main; ce n’est que monsieur votre père dont je suis amoureux, et c’est lui que j’épouse.

ORONTE.

Je vous suis beaucoup obligé; et j’augmente de dix mille écus le mariage de ma fille. Allons, qu’on fasse venir le notaire pour dresser le contrat.

ÉRASTE.

En attendant qu’il vienne, nous pouvons jouir du divertissement 300 de la saison, et faire entrer les masques que le bruit des noces de monsieur de Pourceaugnac a attirés ici de tous les endroits de la ville.

SCÈNE X.—TROUPE DE MASQUES, DANSANS ET CHANTANS.

UN MASQUE, en Égyptienne.

Sortez, sortez de ces lieux,
Soucis, Chagrins et Tristesse;
Venez, venez, Ris et Jeux,
Plaisirs, Amours et Tendresse;
Ne songeons qu’à nous réjouir:
La grande affaire est le plaisir.

CHŒUR DE MASQUES CHANTANS.

Ne songeons qu’à nous réjouir:
La grande affaire est le plaisir.

L’ÉGYPTIENNE.

A me suivre tous ici
Votre ardeur est non commune;
Et vous êtes en souci
De votre bonne fortune:
Soyez toujours amoureux,
C’est le moyen d’être heureux.

UN MASQUE, en Égyptien.

Aimons jusques au trépas;
La raison nous y convie.
Hélas! si l’on n’aimoit pas,
Que seroit-ce de la vie?
Ah! perdons plutôt le jour
Que de perdre notre amour.

L’ÉGYPTIEN.

Les biens,

L’ÉGYPTIENNE.

La gloire,

L’ÉGYPTIEN.

Les grandeurs.

L’ÉGYPTIENNE.

Les sceptres, qui font tant d’envie,

301

L’ÉGYPTIEN.

Tout n’est rien, si l’amour n’y mêle ses ardeurs.

L’ÉGYPTIENNE.

Il n’est point, sans l’amour, de plaisir dans la vie.

TOUS DEUX ENSEMBLE.

Soyons toujours amoureux,
C’est le moyen d’être heureux.

CHŒUR.

Sus, sus, chantons tous ensemble;
Dansons, sautons, jouons-nous.

UN MASQUE, en Pantalon.

Lorsque pour rire on s’assemble,
Les plus sages, ce me semble,
Sont ceux qui sont les plus fous.

TOUS ENSEMBLE.

Ne songeons qu’à nous réjouir:
La grande affaire est le plaisir.

PREMIÈRE ENTRÉE DE BALLET.

Danse de sauvages.

SECONDE ENTRÉE DE BALLET.

Danse de Biscayens.

FIN DE MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.


302

SIXIÈME ÉPOQUE

1670-1673

DRAMES SATYRIQUES ET DIVERTISSEMENTS DE LA COUR.

XXVII. 1670. LES AMANS MAGNIFIQUES.
XXVIII. 1670. LE BOURGEOIS GENTILHOMME.
XXIX. 1671. PSYCHÉ.
XXX. 1671. LES FOURBERIES DE SCAPIN.
XXXI. 1661. LA COMTESSE D’ESCARBAGNAS.
XXXII. 1672. LES FEMMES SAVANTES.
XXXIII. 1673. LE MALADE IMAGINAIRE.

LES AMANS MAGNIFIQUES

COMÉDIE-BALLET EN CINQ ACTES, EN PROSE

REPRÉSENTÉE POUR LA PREMIÈRE FOIS, A SAINT-GERMAIN EN LAYE, AU MOIS DE FÉVRIER 1670, SOUS LE TITRE DE DIVERTISSEMENT ROYAL.

Louis XIV avait trente ans; la plus belle et la plus spirituelle personne de la cour était sa favorite avouée. Les plus sévères parmi les évêques ne protestaient que par le silence contre cette grandeur excessive et orientale, qui s’élevait comme un astre radieux au milieu de l’adoration universelle. La divinité symbolique de ce représentant majestueux et royal de la France au dix-septième siècle était un fait convenu que personne n’osait récuser. Molière, pour se maintenir à force d’adresse dans cette faveur qui lui permettait de disposer de sa troupe; directeur, 303 acteur, auteur, maître de ballet, comme l’avaient été Plaute, Shakspeare, et avant lui Caldéron, Molière était contraint au sacrifice à peu près complet de cette indépendance qui nous semble aujourd’hui inséparable du génie. Sans cette docilité qui nous étonne, aurait-il pu créer le Misanthrope et le Tartufe? Non, certes. Il achetait le triomphe de son art au prix de sa liberté personnelle. Le roi commandait, il obéissait.

En 1670, le frivole et spirituel versificateur Benserade, chargé jusque-là de la composition des ballets de cour, ayant renoncé à ce métier qui lui semblait fatigant et qu’il avait solennellement abdiqué en février 1669 (par un rondeau adressé aux dames dans le ballet de Flore), ce fut Molière qui eut ordre de le remplacer. Louis XIV prit la peine d’en donner le sujet, comme on le verra dans l’avant-propos de Molière; il fallut que, sur un texte rebattu et stérile qui lui avait déjà servi dans la Princesse d’Élide, un homme de génie voulût bien brocher des scènes qui amenaient des danses, des chants et des spectacles. Molière s’y prêta. Il avait le roi pour unique appui; et le docile philosophe, né avec tous les dons de l’artiste, habile à scander les vers pour la musique, imitateur et presque parodiste ingénieux des madrigaux de Benserade, créa les Amans magnifiques.

Lui-même il s’y plaça comme un fou de cour, libre bouffon qui rappelle le rôle de Moron dans la Princesse d’Élide, et qui indiquait assez bien la situation de Molière dans cette cour. A côté de lui, le libre penseur fit apparaître un représentant des superstitions qu’il détestait, l’astrologue Anaxarque;—trouvant ainsi moyen de frapper obliquement la crédulité humaine et de poursuivre son œuvre.

Trois mois après la représentation de cet ouvrage de commande, qui brille surtout par les divertissements et les machines, un événement bizarre frappa d’étonnement 304 la cour et la ville. La grande Mademoiselle, qui, élevée au milieu des troubles de la Fronde, était restée un peu romanesque, et qui avait choisi parmi les prétendants les plus autorisés et les plus célèbres un petit cadet de Gascogne, le marquis de Lauzun, recevait de Louis XIV l’ordre de renoncer à cette union, où elle avait placé son bonheur. Comment se fait-il que deux rôles des Amans magnifiques, celui de Sostrate (le sauveur de l’armée) et celui d’Ériphile (l’amie de l’amour), semblent calqués sur les caractères et la situation de Lauzun et de Mademoiselle, situation secrète, ou du moins connue de bien peu de personnes? Molière avait-il pénétré les secrets de la cour? savait-il où en était Lauzun, l’homme le plus dissimulé à la fois et le plus hardi, mais qu’il avait vu souvent chez sa femme et chez madame de la Sablière? était-il au courant de cette passion née en 1667, et qui, dans un cœur de plus de quarante ans, était devenue irrésistible? Nous ne pouvons que signaler ici la coïncidence des faits avec l’œuvre du poëte.

En vain, en 1688, essaya-t-on de reprendre la pièce de Molière. Après neuf représentations très-peu suivies, elle disparut de la scène; Dancourt, en 1704, essaya de nouveau la même tentative, également inutile, malgré les changements qu’il avait introduits dans les intermèdes.


PERSONNAGES DE LA COMÉDIE
ARISTIONE, princesse, mère d’Ériphile. Mlle Hervé.
ÉRIPHILE, fille de la princesse. Mlle Molière.
IPHICRATE, prince, amant d’Ériphile. La Grange.
TIMOCLÈS, prince, amant d’Ériphile. Du Croisy.
SOSTRATE, général d’armée, amant d’Ériphile.  
CLÉONICE, confidente d’Ériphile. Mme Béjart.
ANAXARQUE, astrologue. Hubert.
CLÉON, fils d’Anaxarque.  
CHORÈBE, de la suite d’Aristione.  305
CLITIDAS, plaisant de cour, de la suite d’Ériphile. Molière.
UNE FAUSSE VÉNUS, d’intelligence avec Anaxarque.  
PERSONNAGES DES INTERMÈDES
PREMIER INTERMÈDE.
ÉOLE.
TRITONS chantans.
FLEUVES chantans.
AMOURS chantans.
PÊCHEURS DE CORAIL dansans.
NEPTUNE.
SIX DIEUX MARINS dansans.
DEUXIÈME INTERMÈDE.
TROIS PANTOMIMES dansans.
TROISIÈME INTERMÈDE.
LA NYMPHE de la vallée de Tempé.
PERSONNAGES DE LA PASTORALE
EN MUSIQUE.
TYRCIS, berger, amant de Caliste.
CALISTE, bergère.
LYCASTE, berger, ami de Tyrcis.
MÉNANDRE, berger, ami de Tyrcis.
PREMIER SATYRE, amant de Caliste.
SECOND SATYRE, amant de Caliste.
SIX DRYADES dansantes.
SIX FAUNES dansans.
CLIMÈNE, bergère.
PHILINTE, berger.
TROIS PETITES DRYADES dansantes.
TROIS PETITS FAUNES dansans.
QUATRIÈME INTERMÈDE.
HUIT STATUES qui dansent.
CINQUIÈME INTERMÈDE.
QUATRE PANTOMIMES dansans.306
SIXIÈME INTERMÈDE.
FÊTE DES JEUX PYTHIENS
LA PRÊTRESSE.
DEUX SACRIFICATEURS chantans.
SIX MINISTRES DU SACRIFICE, portant des haches, dansans.
CHŒUR DE PEUPLES.
SIX VOLTIGEURS sautant sur des chevaux de bois.
QUATRE CONDUCTEURS D’ESCLAVES dansans.
HUIT ESCLAVES dansans.
QUATRE HOMMES armés à la grecque.
QUATRE FEMMES armées à la Grecque.
UN HÉRAUT.
SIX TROMPETTES.
UN TIMBALIER.
APOLLON.
SUIVANS D’APOLLON dansans.
La scène est en Thessalie, dans la vallée de Tempé.

AVANT-PROPOS

Le roi, qui ne veut que des choses extraordinaires dans tout ce qu’il entreprend, s’est proposé de donner à sa cour un divertissement qui fût composé de tous ceux que le théâtre peut fournir; et, pour embrasser cette vaste idée et enchaîner ensemble tant de choses diverses, Sa Majesté a choisi pour sujet deux princes rivaux, qui, dans le champêtre séjour de la vallée de Tempé, où l’on doit célébrer la fête des jeux Pythiens, régalent à l’envi une jeune princesse et sa mère de toutes les galanteries dont ils se peuvent aviser.

PREMIER INTERMÈDE

Le théâtre s’ouvre à l’agréable bruit de quantité d’instrumens; et d’abord il offre aux yeux une vaste mer bordée de chaque côté de 307 quatre grands rochers, dont le sommet porte chacun un Fleuve accoudé sur les marques de ces sortes de déités. Au pied de ces rochers sont douze Tritons de chaque côté; et, dans le milieu de la mer, quatre Amours montés sur des dauphins, et derrière eux le dieu Éole, élevé au-dessus des ondes sur un petit nuage. Éole commande aux vents de se retirer; et, tandis que quatre Amours, douze Tritons et huit Fleuves lui répondent, la mer se calme, et du milieu des ondes on voit s’élever une île. Huit pêcheurs sortent du fond de la mer, avec des nacres de perles et des branches de corail, et, après une danse agréable, vont se placer chacun sur un rocher au-dessus d’un Fleuve. Le chœur de la musique annonce la venue de Neptune; et, tandis que ce dieu danse avec sa suite, les Pêcheurs, les Tritons et les Fleuves accompagnent ses pas de gestes différents et de bruit de conques de perles. Tout ce spectacle est une magnifique galanterie[124], dont l’un des princes régale sur la mer la promenade des princesses.

PREMIÈRE ENTRÉE DE BALLET.

NEPTUNE ET SIX DIEUX MARINS.

DEUXIÈME ENTRÉE DE BALLET.

HUIT PÊCHEURS DE CORAIL.
Vers chantés.

RÉCIT D’ÉOLE.

Vents, qui troublez les plus beaux jours,
Rentrez dans vos grottes profondes,
Et laissez régner sur les ondes
Les Zéphyrs et les Amours.

UN TRITON.

Quels beaux yeux ont percé nos demeures humides?
Venez, venez, Tritons; cachez-vous, Néréïdes.

TOUS LES TRITONS.

Allons tous au-devant de ces divinités,
Et rendons par nos chants hommage à leurs beautés.

UN AMOUR.

Ah! que ces princesses sont belles!

UN AUTRE AMOUR.

Quels sont les cœurs qui ne s’y rendroient pas!

308

UN AUTRE AMOUR.

La plus belle des immortelles,
Notre mère, a bien moins d’appas.

CHŒUR.

Allons tous au-devant de ces divinités,
Et rendons par nos chants hommage à leurs beautés.

UN TRITON.

Quel noble spectacle s’avance?
Neptune, le grand dieu Neptune, avec sa cour.
Vient honorer ce beau séjour
De son auguste présence.

CHŒUR.

Redoublons nos concerts,
Et faisons retentir, dans le vague des airs,
Notre réjouissance.

Vers pour le Roi, représentant Neptune.

Le ciel, entre les dieux les plus considérés,
Me donne pour partage un rang considérable,
Et, me faisant régner sur les flots azurés,
Rend à tout l’univers mon pouvoir redoutable.
Il n’est aucune terre, à me bien regarder,
Qui ne doive trembler que je ne m’y répande;
Point d’États qu’à l’instant je ne puisse inonder
Des flots impétueux que mon pouvoir commande.
Rien n’en peut arrêter le fier débordement;
Et, d’une triple digue à leur force opposée
On les verroit forcer le ferme empêchement,
Et se faire en tous lieux une ouverture aisée.
Mais je sais retenir la fureur de ces flots
Par la sage équité du pouvoir que j’exerce,
Et laisser en tous lieux, au gré des matelots.
La douce liberté d’un paisible commerce.
On trouve des écueils parfois dans mes États;
On voit quelques vaisseaux y périr par l’orage;
Mais contre ma puissance on n’en murmure pas,
Et chez moi la vertu ne fait jamais naufrage.

309

Pour monsieur le Grand[125], représentant un dieu marin.

L’empire où nous vivons est fertile en trésors.
Tous les mortels en foule accourent sur ses bords,
Et, pour faire bientôt une haute fortune,
Il ne faut rien qu’avoir la faveur de Neptune.

Pour le marquis de Villeroy, représentant un dieu marin.

Sur la foi de ce dieu de l’empire flottant,
On peut bien s’embarquer avec toute assurance:
Les flots ont de l’inconstance,
Mais le Neptune est constant.

Pour le marquis de Rassan, représentant un dieu marin.

Voguez sur cette mer d’un zèle inébranlable:
C’est le moyen d’avoir Neptune favorable.

ACTE PREMIER

SCÈNE I.—SOSTRATE, CLITIDAS.

CLITIDAS, à part.

Il est attaché à ses pensées.

SOSTRATE[126], se croyant seul.

Non, Sostrate, je ne vois rien où tu puisses avoir recours, et tes maux sont d’une nature à ne te laisser nulle espérance d’en sortir.

CLITIDAS, à part.

Il raisonne tout seul.

SOSTRATE, se croyant seul.

Hélas!

CLITIDAS, à part.

Voilà des soupirs qui veulent dire quelque chose, et ma conjecture se trouvera véritable.

310

SOSTRATE, se croyant seul.

Sur quelles chimères, dis-moi, pourrois-tu bâtir quelque espoir? et que peux-tu envisager, que l’affreuse longueur d’une vie malheureuse, et des ennuis à ne finir que par la mort?

CLITIDAS, à part.

Cette tête-là est plus embarrassée que la mienne.

SOSTRATE, se croyant seul.

Ah! mon cœur! ah! mon cœur! où m’avez-vous jeté?

CLITIDAS.

Serviteur, seigneur Sostrate.

SOSTRATE.

Où vas-tu, Clitidas?

CLITIDAS.

Mais vous, plutôt, que faites-vous ici? et quelle secrète mélancolie, quelle humeur sombre, s’il vous plaît, vous peut retenir dans ces bois, tandis que tout le monde a couru en foule à la magnificence de la fête dont l’amour du prince Iphicrate vient de régaler sur la mer la promenade des princesses; tandis qu’elles y ont reçu des cadeaux[127] merveilleux de musique et de danse, et qu’on a vu les rochers et les ondes se parer de divinités pour faire honneur à leurs attraits?

SOSTRATE.

Je me figure assez, sans la voir, cette magnificence, et tant de gens, d’ordinaire, s’empressent à porter de la confusion dans ces sortes de fêtes, que j’ai cru à propos de ne pas augmenter le nombre des importuns.

CLITIDAS.

Vous savez que votre présence ne gâte jamais rien, et que vous n’êtes point de trop en quelque lieu que vous soyez. Votre visage est bien venu partout, et il n’a garde d’être de ces visages disgraciés qui ne sont jamais bien reçus des regards souverains. Vous êtes également bien auprès des deux princesses, et la mère et la fille vous font assez connoître l’estime qu’elles font de vous, pour n’appréhender 311 pas de fatiguer leurs yeux; et ce n’est pas cette crainte, enfin, qui vous a retenu.

SOSTRATE.

J’avoue que je n’ai pas naturellement grande curiosité pour ces sortes de choses.

CLITIDAS.

Mon Dieu! quand on n’auroit nulle curiosité pour les choses, on en a toujours pour aller où l’on trouve tout le monde; et, quoi que vous puissiez dire, on ne demeure point tout seul, pendant une fête, à rêver parmi des arbres, comme vous faites, à moins d’avoir en tête quelque chose qui embarrasse.

SOSTRATE.

Que voudrois-tu que j’y pusse avoir?

CLITIDAS.

Ouais, je ne sais d’où cela vient; mais il sent ici l’amour. Ce n’est pas moi. Ah! par ma foi, c’est vous.

SOSTRATE.

Que tu es fou, Clitidas!

CLITIDAS.

Je ne suis point fou. Vous êtes amoureux; j’ai le nez délicat, et j’ai senti cela d’abord.

SOSTRATE.

Sur quoi prends-tu cette pensée?

CLITIDAS.

Sur quoi? Vous seriez bien étonné si je vous disois encore de qui vous êtes amoureux.

SOSTRATE.

Moi?

CLITIDAS.

Oui. Je gage que je vais deviner tout à l’heure celle que vous aimez. J’ai mes secrets, aussi bien que notre astrologue dont la princesse Aristione est entêtée; et, s’il a la science de lire dans les astres la fortune des hommes, j’ai celle de lire dans les yeux le nom des personnes qu’on aime. Tenez vous un peu et ouvrez les yeux. É, par soi[128], é; r, i, ri, éri; 312 p, h, i, phi, ériphi; l, e, le: Ériphile. Vous êtes amoureux de la princesse Ériphile.

SOSTRATE.

Ah! Clitidas, j’avoue que je ne puis cacher mon trouble, et tu me frappes d’un coup de foudre.

CLITIDAS.

Vous voyez si je suis savant!

SOSTRATE.

Hélas! si, par quelque aventure, tu as pu découvrir le secret de mon cœur, je te conjure au moins de ne le révéler à qui que ce soit, et surtout de le tenir caché à la belle princesse dont tu viens de dire le nom.

CLITIDAS.

Et, sérieusement parlant, si dans vos actions j’ai bien pu connoître depuis un temps la passion que vous voulez tenir secrète, pensez-vous que la princesse Ériphile puisse avoir manqué de lumières pour s’en apercevoir? Les belles, croyez-moi, sont toujours les plus clairvoyantes à découvrir les ardeurs qu’elles causent; et le langage des yeux et des soupirs se fait entendre, mieux qu’à tout autre, à celles à qui il s’adresse.

SOSTRATE.

Laissons-la, Clitidas, laissons-la voir, si elle peut, dans mes soupirs et mes regards, l’amour que ses charmes m’inspirent; mais gardons bien que par nulle autre voie elle en apprenne jamais rien.

CLITIDAS.

Et qu’appréhendez-vous? Est-il possible que ce même Sostrate qui n’a pas[129] craint ni Brennus[130] ni tous les Gaulois, et dont le bras a si glorieusement contribué à nous défaire de ce déluge de barbares qui ravageoient la Grèce; est-il possible, dis-je, qu’un homme si assuré dans la guerre soit si timide en amour, et que je le voie trembler à dire seulement qu’il aime?

SOSTRATE.

Ah! Clitidas, je tremble avec raison; et tous les Gaulois 313 du monde, ensemble, sont bien moins redoutables que deux beaux yeux pleins de charmes.

CLITIDAS.

Je ne suis pas de cet avis; et je sais bien, pour moi, qu’un seul Gaulois, l’épée à la main, me feroit beaucoup plus trembler que cinquante beaux yeux ensemble les plus charmans du monde. Mais, dites-moi un peu, qu’espérez-vous faire?

SOSTRATE.

Mourir sans déclarer ma passion.

CLITIDAS.

L’espérance est belle! Allez, allez, vous vous moquez; un peu de hardiesse réussit toujours aux amans: il n’y a en amour que les honteux qui perdent: et je dirois ma passion à une déesse, moi, si j’en devenois amoureux.

SOSTRATE.

Trop de choses, hélas! condamnent mes feux à un éternel silence.

CLITIDAS.

Et quoi?

SOSTRATE.

La bassesse de ma fortune, dont il plaît au ciel de rabattre l’ambition de mon amour; le rang de la princesse, qui met entre elle et mes désirs une distance si fâcheuse; la concurrence de deux princes appuyés de tous les grands titres qui peuvent soutenir les prétentions de leurs flammes; de deux princes qui, par mille et mille magnificences, se disputent à tous momens la gloire de sa conquête, et sur l’amour de qui on attend tous les jours de voir son choix se déclarer; mais plus que tout, Clitidas, le respect inviolable où ses beaux yeux assujettissent toute la violence de mon ardeur.

CLITIDAS.

Le respect bien souvent n’oblige pas tant que l’amour; et je me trompe fort, ou la jeune princesse a connu votre flamme et n’y est pas insensible.

SOSTRATE.

Ah! ne t’avise point de vouloir flatter par pitié le cœur d’un misérable.

CLITIDAS.

Ma conjecture est fondée. Je lui vois reculer beaucoup le 314 choix de son époux, et je veux éclaircir un peu cette petite affaire-là. Vous savez que je suis auprès d’elle en quelque espèce de faveur, que j’y ai les accès ouverts, et qu’à force de me tourmenter[131] je me suis acquis le privilége de me mêler à la conversation, et de parler à tort et à travers de toutes choses. Quelquefois cela ne me réussit pas, mais quelquefois aussi cela me réussit. Laissez-moi faire, je suis de vos amis; les gens de mérite me touchent, et je veux prendre mon temps pour entretenir la princesse de...

SOSTRATE.

Ah! de grâce, quelque bonté que mon malheur t’inspire, garde-toi bien de lui rien dire de ma flamme. J’aimerois mieux mourir que de pouvoir être accusé par elle de la moindre témérité, et ce profond respect où ses charmes divins...

CLITIDAS.

Taisons-nous, voici tout le monde.

SCÈNE II.—ARISTIONE, IPHICRATE, TIMOCLÈS, SOSTRATE, ANAXARQUE, CLÉON, CLITIDAS.

ARISTIONE, à Iphicrate.

Prince, je ne puis me lasser de le dire, il n’est point de spectacle au monde qui puisse le disputer en magnificence à celui que vous venez de nous donner. Cette fête a eu des ornemens qui l’emportent sans doute sur tout ce que l’on sauroit voir; et elle vient de produire à nos yeux quelque chose de si noble, de si grand et de si majestueux, que le ciel même ne sauroit aller au delà; et je puis dire assurément qu’il n’y a rien dans l’univers qui s’y puisse égaler.

TIMOCLÈS.

Ce sont des ornemens dont on ne peut pas espérer que toutes les fêtes soient embellies; et je dois fort trembler, madame, pour la simplicité du petit divertissement que je m’apprête à vous donner dans le bois de Diane.

ARISTIONE.

Je crois que nous n’y verrons rien que de fort agréable; et, certes, il faut avouer que la campagne a lieu de nous 315 paroître belle, et que nous n’avons pas le temps de nous ennuyer dans cet agréable séjour qu’ont célébré tous les poëtes sous le nom de Tempé. Car enfin, sans parler des plaisirs de la chasse que nous y prenons à toute heure, et de la solennité des jeux Pythiens que l’on y célèbre tantôt, vous prenez soin l’un et l’autre de nous y combler de tous les divertissemens qui peuvent charmer les chagrins des plus mélancoliques. D’où vient, Sostrate, qu’on ne vous a point vu dans notre promenade?

SOSTRATE.

Une petite indisposition, madame, m’a empêché de m’y trouver.

IPHICRATE.

Sostrate est de ces gens, madame, qui croient qu’il ne sied pas bien d’être curieux comme les autres; et il est beau d’affecter de ne pas courir où tout le monde court.

SOSTRATE.

Seigneur, l’affectation n’a guère de part à tout ce que je fais; et, sans vous faire compliment, il y avoit des choses à voir dans cette fête qui pouvoient m’attirer, si quelque autre motif ne m’avoit retenu.

ARISTIONE.

Et Clitidas a-t-il vu cela?

CLITIDAS.

Oui, madame; mais du rivage.

ARISTIONE.

Et pourquoi du rivage?

CLITIDAS.

Ma foi, madame, j’ai craint quelqu’un des accidens qui arrivent d’ordinaire dans ces confusions. Cette nuit, j’ai songé de poisson mort et d’œufs cassés; et j’ai appris du seigneur Anaxarque que les œufs cassés et le poisson mort signifient malencontre.

ANAXARQUE.

Je remarque une chose: que Clitidas n’auroit rien à dire, s’il ne parloit de moi.

CLITIDAS.

C’est qu’il y a tant de choses à dire de vous, qu’on n’en sauroit parler assez.

316

ANAXARQUE.

Vous pourriez prendre d’autres matières, puisque je vous en ai prié.

CLITIDAS.

Le moyen? ne dites-vous pas que l’ascendant est plus fort que tout? et s’il est écrit dans les astres que je sois enclin à parler de vous, comment voulez-vous que je résiste à ma destinée?

ANAXARQUE.

Avec tout le respect, madame, que je vous dois, il y a une chose qui est fâcheuse dans votre cour, que tout le monde y prenne liberté de parler, et que le plus honnête homme y soit exposé aux railleries du premier méchant plaisant.

CLITIDAS.

Je vous rends grâce de l’honneur.

ARISTIONE, à Anaxarque.

Que vous êtes fou de vous chagriner de ce qu’il dit!

CLITIDAS.

Avec tout le respect que je dois à madame, il y a une chose qui m’étonne dans l’astrologie: comment des gens qui savent tous les secrets des dieux, et qui possèdent des connaissances à se mettre au-dessus de tous les hommes, aient besoin de faire leur cour et de demander quelque chose.

ANAXARQUE.

Vous devriez gagner un peu mieux votre argent, et donner à madame de meilleures plaisanteries.

CLITIDAS.

Ma foi, on les donne telles qu’on peut. Vous en parlez fort à votre aise; et le métier de plaisant n’est pas comme celui d’astrologue: bien mentir et bien plaisanter sont deux choses fort différentes, et il est bien plus facile de tromper les gens que de les faire rire.

ARISTIONE.

Eh! qu’est-ce donc que cela veut dire?

CLITIDAS, se parlant à lui-même.

Paix, impertinent que vous êtes! ne savez-vous pas bien que l’astrologie est une affaire d’État, et qu’il ne faut point toucher à cette corde-là? Je vous l’ai dit plusieurs fois, vous vous émancipez trop, et vous prenez de certaines libertés 317 qui vous joueront un mauvais tour, je vous en avertis. Vous verrez qu’un de ces jours on vous donnera du pied au cul, et qu’on vous chassera comme un faquin. Taisez-vous, si vous êtes sage.

ARISTIONE.

Où est ma fille?

TIMOCLÈS.

Madame, elle s’est écartée; et je lui ai présenté une main qu’elle a refusé d’accepter.

ARISTIONE.

Princes, puisque l’amour que vous avez pour Ériphile a bien voulu se soumettre aux lois que j’ai voulu vous imposer; puisque j’ai su obtenir de vous que vous fussiez rivaux sans devenir ennemis, et qu’avec pleine soumission aux sentimens de ma fille vous attendez un choix dont je l’ai faite seule maîtresse, ouvrez-moi tous deux le fond de votre âme, et me dites sincèrement quel progrès vous croyez l’un et l’autre avoir fait sur son cœur.

TIMOCLÈS.

Madame, je ne suis point pour[132] me flatter, j’ai fait ce que j’ai pu pour toucher le cœur de la princesse Ériphile, et je m’y suis pris, que[133] je crois, de toutes les tendres manières dont un amant se peut servir: je lui ai fait des hommages soumis de tous mes vœux; j’ai montré des assiduités, j’ai rendu des soins chaque jour; j’ai fait chanter ma passion aux voix les plus touchantes, et l’ai fait exprimer en vers aux plumes les plus délicates; je me suis plaint de mon martyre en des termes passionnés; j’ai fait dire à mes yeux, aussi bien qu’à ma bouche, le désespoir de mon amour; j’ai poussé à ses pieds des soupirs languissans; j’ai même répandu des larmes; mais tout cela inutilement, et je n’ai point connu qu’elle ait dans l’âme aucun ressentiment[134] de mon ardeur.

ARISTIONE.

Et vous, prince?

318

IPHICRATE.

Pour moi, madame, connoissant son indifférence et le peu de cas qu’elle fait des devoirs qu’on lui rend, je n’ai voulu perdre auprès d’elle ni plaintes, ni soupirs, ni larmes. Je sais qu’elle est toute soumise à vos volontés, et que ce n’est que de votre main seule qu’elle voudra prendre un époux; aussi n’est-ce qu’à vous que je m’adresse pour l’obtenir, à vous plutôt qu’à elle que je rends tous mes soins et tous mes hommages. Et plût au ciel, madame, que vous eussiez voulu jouir des conquêtes que vous lui faites, et recevoir pour vous les vœux que vous lui renvoyez!

ARISTIONE.

Prince, le compliment est d’un amant adroit, et vous avez entendu dire qu’il falloit cajoler les mères pour obtenir les filles; mais ici, par malheur, tout cela devient inutile, et je me suis engagée à laisser le choix tout entier à l’inclination de ma fille.

IPHICRATE.

Quelque pouvoir que vous lui donniez pour ce choix, ce n’est point compliment, madame, que ce que je vous dis. Je ne recherche la princesse Ériphile que parce qu’elle est votre sang; je la trouve charmante par tout ce qu’elle tient de vous, et c’est vous que j’adore en elle.

ARISTIONE.

Voilà qui est fort bien.

IPHICRATE.

Oui, madame, toute la terre voit en vous des attraits et des charmes que je...

ARISTIONE.

De grâce, prince, ôtons ces charmes et ces attraits: vous savez que ce sont des mots que je retranche des complimens qu’on me veut faire. Je souffre qu’on me loue de ma sincérité; qu’on dise que je suis une bonne princesse, que j’ai de la parole pour tout le monde, de la chaleur pour mes amis, et de l’estime pour le mérite et la vertu: je puis tâter de tout cela; mais, pour les douceurs de charmes et d’attraits, je suis bien aise qu’on ne m’en serve point; et, quelque vérité qui s’y pût rencontrer, on doit faire quelque scrupule 319 d’en goûter la louange, quand on est mère d’une fille comme la mienne.

IPHICRATE.

Ah! madame, c’est vous qui voulez être mère malgré tout le monde; il n’est point d’yeux qui ne s’y opposent; et, si vous le vouliez, la princesse Ériphile ne seroit que votre sœur.

ARISTIONE.

Mon Dieu! prince, je ne donne point dans tous ces galimatias où donnent la plupart des femmes: je veux être mère parce que je la suis, et ce seroit en vain que je ne la voudrois pas être. Ce titre n’a rien qui me choque, puisque, de mon consentement, je me suis exposée à le recevoir. C’est un foible de notre sexe, dont, grâce au ciel, je suis exempte; et je ne m’embarrasse point de ces grandes disputes d’âge sur quoi nous voyons tant de folles. Revenons à notre discours. Est-il possible que jusqu’ici vous n’ayez pu connoître où penche l’inclination d’Ériphile?

IPHICRATE.

Ce sont obscurités pour moi.

TIMOCLÈS.

C’est pour moi un mystère impénétrable.

ARISTIONE.

La pudeur peut-être l’empêche de s’expliquer à vous et à moi. Servons-nous de quelque autre pour découvrir le secret de son cœur. Sostrate, prenez de ma part cette commission, et rendez cet office à ces princes, de savoir adroitement de ma fille vers qui des deux ses sentimens peuvent tourner.

SOSTRATE.

Madame, vous avez cent personnes dans votre cour sur qui vous pourriez mieux verser l’honneur d’un tel emploi; et je me sens mal propre à bien exécuter ce que vous souhaitez de moi.

ARISTIONE.

Votre mérite, Sostrate, n’est point borné aux seuls emplois de la guerre. Vous avez de l’esprit, de la conduite, de l’adresse; et ma fille fait cas de vous.

SOSTRATE.

Quelque autre mieux que moi, madame...

320

ARISTIONE.

Non, non; en vain vous vous en défendez.

SOSTRATE.

Puisque vous le voulez, madame, il vous faut obéir; mais je vous jure que, dans toute votre cour, vous ne pouviez choisir personne qui ne fût en état de s’acquitter beaucoup mieux que moi d’une telle commission.

ARISTIONE.

C’est trop de modestie; et vous vous acquitterez toujours bien de toutes les choses dont on vous chargera. Découvrez doucement les sentimens d’Ériphile, et faites-la ressouvenir qu’il faut se rendre de bonne heure dans le bois de Diane.

SCÈNE III.—IPHICRATE, TIMOCLÈS, SOSTRATE, CLITIDAS.

IPHICRATE, à Sostrate.

Vous pouvez croire que je prends part à l’estime que la princesse vous témoigne.

TIMOCLÈS, à Sostrate.

Vous pouvez croire que je suis ravi du choix que l’on a fait de vous.

IPHICRATE.

Vous voilà en état de servir vos amis.

TIMOCLÈS.

Vous avez de quoi rendre de bons offices aux gens qu’il vous plaira.

IPHICRATE.

Je ne vous recommande point mes intérêts.

TIMOCLÈS.

Je ne vous dis point de parler pour moi.

SOSTRATE.

Seigneurs, il seroit inutile. J’aurois tort de passer les ordres de ma commission; et vous trouverez bon que je ne parle ni pour l’un ni pour l’autre.

IPHICRATE.

Je vous laisse agir comme il vous plaira.

TIMOCLÈS.

Vous en userez comme vous voudrez.

321

SCÈNE IV.—IPHICRATE, TIMOCLÈS, CLITIDAS.

IPHICRATE, bas, à Clitidas.

Clitidas se ressouvient bien qu’il est de mes amis; je lui recommande toujours de prendre mes intérêts auprès de sa maîtresse contre ceux de mon rival.

CLITIDAS, bas, à Iphicrate.

Laissez-moi faire. Il y a bien de la comparaison de lui à vous! et c’est un prince bien bâti pour vous le disputer!

IPHICRATE, bas, à Clitidas.

Je reconnoîtrai ce service.

SCÈNE V.—TIMOCLÈS, CLITIDAS.

TIMOCLÈS.

Mon rival fait sa cour à Clitidas; mais Clitidas sait bien qu’il m’a promis d’appuyer contre lui les prétentions de mon amour.

CLITIDAS.

Assurément; et il se moque, de croire l’emporter sur vous. Voilà, auprès de vous, un beau petit morveux de prince!

TIMOCLÈS.

Il n’y a rien que je ne fasse pour Clitidas.

CLITIDAS, seul.

Belles paroles de tous côtés! Voici la princesse; prenons mon temps pour l’aborder.

SCÈNE VI.—ÉRIPHILE, CLÉONICE.

CLÉONICE.

On trouvera étrange, madame, que vous vous soyez ainsi écartée de tout le monde.

ÉRIPHILE.

Ah! qu’aux personnes comme nous, qui sommes toujours accablées de tant de gens, un peu de solitude est parfois 322 agréable! et qu’après mille impertinens entretiens il est doux de s’entretenir avec ses pensées! Qu’on me laisse ici promener toute seule.

CLÉONICE.

Ne voudriez-vous pas, madame, voir un petit essai de la disposition de ces gens admirables qui veulent se donner à vous? Ce sont des personnes qui, par leurs pas, leurs gestes et leurs mouvemens, expriment aux yeux toutes choses; et on appelle cela pantomime. J’ai tremblé à vous dire ce mot, et il y a des gens dans votre cour qui ne me le pardonneroient pas.

ÉRIPHILE.

Vous avez bien la mine, Cléonice, de me venir ici régaler d’un mauvais divertissement; car, grâce au ciel, vous ne manquez pas de vouloir produire indifféremment tout ce qui se présente à vous; et vous avez une affabilité qui ne rejette rien; aussi est-ce à vous seule qu’on voit avoir recours toutes les muses nécessitantes[135]; vous êtes la grande protectrice du mérite incommodé[136]; et tout ce qu’il y a de vertueux indigens au monde va débarquer chez vous.

CLÉONICE.

Si vous n’avez pas envie de les voir, madame, il ne faut que les laisser là.

ÉRIPHILE.

Non, non; voyons-les: faites-les venir.

CLÉONICE.

Mais peut-être, madame, que leur danse sera méchante.

ÉRIPHILE.

Méchante ou non, il la faut voir. Ce ne seroit, avec vous, que reculer la chose, et il vaut mieux en être quitte.

CLÉONICE.

Ce ne sera ici, madame, qu’une danse ordinaire; une autre fois...

ÉRIPHILE.

Point de préambule, Cléonice; qu’ils dansent!

323

DEUXIÈME INTERMÈDE

La confidente de la jeune princesse lui produit trois danseurs, sous le nom de Pantomimes; c’est-à-dire qui expriment par leurs gestes toutes sortes de choses. La princesse les voit danser, et les reçoit à son service.

ENTRÉE DE BALLET DE TROIS PANTOMIMES.

ACTE II

SCÈNE I.—ÉRIPHILE, CLÉONICE.

ÉRIPHILE.

Voilà qui est admirable. Je ne crois pas qu’on puisse mieux danser qu’ils dansent, et je suis bien aise de les avoir à moi.

CLÉONICE.

Et moi, madame, je suis bien aise que vous ayez vu que je n’ai pas si méchant goût que vous avez pensé.

ÉRIPHILE.

Ne triomphez point tant; vous ne tarderez guère à me faire avoir ma revanche. Qu’on me laisse ici.

SCÈNE II.—ÉRIPHILE, CLÉONICE, CLITIDAS.

CLÉONICE, allant au-devant de Clitidas.

Je vous avertis, Clitidas, que la princesse veut être seule.

CLITIDAS.

Laissez-moi faire: je suis homme qui sais ma cour.

324

SCÈNE III.—ÉRIPHILE, CLITIDAS.

CLITIDAS, en chantant.

La, la, la, la (Faisant l’étonné en voyant Ériphile) Ah!

ÉRIPHILE, à Clitidas qui feint de vouloir s’éloigner.

Clitidas!

CLITIDAS.

Je ne vous avois pas vue là, madame.

ÉRIPHILE.

Approche. D’où viens-tu?

CLITIDAS.

De laisser la princesse votre mère, qui s’en alloit vers le temple d’Apollon, accompagnée de beaucoup de gens.

ÉRIPHILE.

Ne trouves-tu pas ces lieux les plus charmans du monde?

CLITIDAS.

Assurément. Les princes vos amans y étoient.

ÉRIPHILE.

Le fleuve Pénée fait ici d’agréables détours.

CLITIDAS.

Fort agréables. Sostrate y étoit aussi.

ÉRIPHILE.

D’où vient qu’il n’est pas venu à la promenade?

CLITIDAS.

Il a quelque chose dans la tête qui l’empêche de prendre plaisir à tous ses beaux régales[137]. Il m’a voulu entretenir; mais vous m’avez défendu si expressément de me charger d’aucune affaire auprès de vous, que je n’ai point voulu lui prêter l’oreille, et je lui ai dit nettement que je n’avois pas le loisir de l’entendre.

ÉRIPHILE.

Tu as eu tort de lui dire cela, et tu devois l’écouter.

CLITIDAS.

Je lui ai dit d’abord que je n’avois pas le loisir de l’entendre mais après je lui ai donné audience.

325

ÉRIPHILE.

Tu as bien fait.

CLITIDAS.

En vérité, c’est un homme qui me revient, un homme fait comme je veux que les hommes soient faits, ne prenant point des manières bruyantes et des tons de voix assommans; sage et posé en toutes choses, ne parlant jamais que bien à propos, point prompt à décider, point du tout exagérateur incommode; et, quelques beaux vers que nos poëtes lui aient récités, je ne lui ai jamais ouï-dire: voilà qui est plus beau que tout ce qu’a jamais fait Homère. Enfin c’est un homme pour qui je me sens de l’inclination; et, si j’étois princesse, il ne seroit pas malheureux.

ÉRIPHILE.

C’est un homme d’un grand mérite, assurément. Mais de quoi t’a-t-il parlé?

CLITIDAS.

Il m’a demandé si vous aviez témoigné grande joie au magnifique régale que l’on vous a donné, m’a parlé de votre personne avec des transports les plus grands du monde, vous a mise au-dessus du ciel, et vous a donné toutes les louanges qu’on peut donner à la princesse la plus accomplie de la terre, entremêlant tout cela de plusieurs soupirs qui disoient plus qu’il ne vouloit. Enfin, à force de le tourner de tous côtés, et de le presser sur la cause de cette profonde mélancolie dont toute la cour s’aperçoit, il a été contraint de m’avouer qu’il étoit amoureux.

ÉRIPHILE.

Comment, amoureux! quelle témérité est la sienne! c’est un extravagant que je ne verrai de ma vie.

CLITIDAS.

De quoi vous plaignez-vous, madame?

ÉRIPHILE.

Avoir l’audace de m’aimer! et, de plus, avoir l’audace de le dire!

CLITIDAS.

Ce n’est pas de vous, madame, dont il est amoureux.

ÉRIPHILE.

Ce n’est pas moi?

326

CLITIDAS.

Non, madame; il vous respecte trop pour cela, et est trop sage pour y penser.

ÉRIPHILE.

Et de qui donc, Clitidas?

CLITIDAS.

D’une de vos filles, la jeune Arsinoé.

ÉRIPHILE.

A-t-elle tant d’appas, qu’il n’ait trouvé qu’elle digne de son amour?

CLITIDAS.

Il l’aime éperdument, et vous conjure d’honorer sa flamme de votre protection.

ÉRIPHILE.

Moi?

CLITIDAS.

Non, non, madame. Je vois que la chose ne vous plaît pas. Votre colère m’a obligé à prendre ce détour; et, pour vous dire la vérité, c’est vous qu’il aime éperdument.

ÉRIPHILE.

Vous êtes un insolent de venir ainsi surprendre mes sentimens. Allons, sortez d’ici; vous vous mêlez de vouloir lire dans les âmes, de vouloir pénétrer dans les secrets du cœur d’une princesse! Otez-vous de mes yeux, et que je ne vous voie jamais, Clitidas.

CLITIDAS.

Madame...

ÉRIPHILE.

Venez ici. Je vous pardonne cette affaire-là.

CLITIDAS.

Trop de bonté, madame!

ÉRIPHILE.

Mais à condition (prenez bien garde à ce que je vous dis) que vous n’en ouvrirez la bouche à personne du monde, sur peine de la vie.

CLITIDAS.

Il suffit.

327

ÉRIPHILE.

Sostrate t’a donc dit qu’il m’aimoit?

CLITIDAS.

Non, madame. Il faut vous dire la vérité. J’ai tiré de son cœur, par surprise, un secret qu’il veut cacher à tout le monde, et avec lequel il est, dit-il, résolu de mourir. Il a été au désespoir du vol subtil que je lui en ai fait; et, bien loin de me charger de vous le découvrir, il m’a conjuré, avec toutes les instantes prières qu’on sauroit faire, de ne vous en rien révéler; et c’est trahison contre lui que ce que je viens de vous dire.

ÉRIPHILE.

Tant mieux! c’est par son seul respect qu’il peut me plaire; et s’il étoit si hardi que de me déclarer son amour, il perdroit pour jamais et ma présence et mon estime.

CLITIDAS.

Ne craignez point, madame...

ÉRIPHILE.

Le voici. Souvenez-vous, au moins, si vous êtes sage, de la défense que je vous ai faite.

CLITIDAS.

Cela est fait, madame. Il ne faut pas être courtisan indiscret.

SCÈNE IV.—ÉRIPHILE, SOSTRATE.

SOSTRATE.

J’ai une excuse, madame, pour oser interrompre votre solitude; et j’ai reçu de la princesse votre mère une commission qui autorise la hardiesse que je prends maintenant.

ÉRIPHILE.

Quelle commission, Sostrate?

SOSTRATE.

Celle, madame, de tâcher d’apprendre de vous vers lequel des deux princes peut incliner votre cœur.

ÉRIPHILE.

La princesse ma mère montre un esprit judicieux dans le 328 choix qu’elle a fait de vous pour un pareil emploi. Cette commission, Sostrate, vous a été agréable sans doute, et vous l’avez acceptée avec beaucoup de joie?

SOSTRATE.

Je l’ai acceptée, madame, par la nécessité que mon devoir m’impose d’obéir; et si la princesse avoit voulu recevoir mes excuses, elle auroit honoré quelque autre de cet emploi.

ÉRIPHILE.

Quelle cause, Sostrate, vous obligeoit à le refuser?

SOSTRATE.

La crainte, madame, de m’en acquitter mal.

ÉRIPHILE.

Croyez-vous que je ne vous estime pas assez pour vous ouvrir mon cœur, et vous donner toutes les lumières que vous pourrez désirer de moi sur le sujet de ces deux princes?

SOSTRATE.

Je ne désire rien pour moi là-dessus, madame; et je ne vous demande que ce que vous croirez devoir donner aux ordres qui m’amènent.

ÉRIPHILE.

Jusques ici je me suis défendue de m’expliquer, et la princesse ma mère a eu la bonté de souffrir que j’ai reculé toujours ce choix qui me doit engager; mais je serai bien aise de témoigner à tout le monde que je veux faire quelque chose pour l’amour de vous; et, si vous m’en pressez, je rendrai cet arrêt qu’on attend depuis si longtemps.

SOSTRATE.

C’est une chose, madame, dont vous ne serez point importunée par moi; et je ne saurois me résoudre à presser une princesse qui sait trop ce qu’elle a à faire.

ÉRIPHILE.

Mais c’est ce que la princesse ma mère attend de vous.

SOSTRATE.

Ne lui ai-je pas dit aussi que je m’acquitterois mal de cette commission?

ÉRIPHILE.

Oh çà, Sostrate, les gens comme vous ont toujours les 329 yeux pénétrans; et je pense qu’il ne doit y avoir guère de choses qui échappent aux vôtres. N’ont-ils pu découvrir, vos yeux, ce dont tout le monde est en peine? et ne vous ont-ils point donné quelques petites lumières du penchant de mon cœur? Vous voyez les soins qu’on me rend, l’empressement qu’on me témoigne. Quel est celui de ces deux princes que vous croyez que je regarde d’un œil plus doux?

SOSTRATE.

Les doutes que l’on forme sur ces sortes de choses ne sont réglés d’ordinaire que par les intérêts qu’on prend.

ÉRIPHILE.

Pour qui, Sostrate, pencheriez-vous des deux? Quel est celui, dites-moi, que vous souhaiteriez que j’épousasse?

SOSTRATE.

Ah! madame, ce ne seront pas mes souhaits, mais votre inclination qui décidera de la chose.

ÉRIPHILE.

Mais si je me conseillois à vous[138] pour ce choix?

SOSTRATE.

Si vous vous conseilliez à moi, je serois fort embarrassé.

ÉRIPHILE.

Vous ne pourriez pas dire qui des deux vous semble plus digne de cette préférence?

SOSTRATE.

Si l’on s’en rapporte à mes yeux, il n’y aura personne qui soit digne de cet honneur. Tous les princes du monde seront trop peu de chose pour aspirer à vous; les dieux seuls y pourront prétendre, et vous ne souffrirez des hommes que l’encens et les sacrifices.

ÉRIPHILE.

Cela est obligeant, et vous êtes de mes amis. Mais je veux que vous me disiez pour qui des deux vous vous sentez plus d’inclination, quel est celui que vous mettez le plus au rang de vos amis.

330

SCÈNE V.—ÉRIPHILE, SOSTRATE, CHORÈBE.

CHORÈBE.

Madame, voilà la princesse qui vient vous prendre ici pour aller au bois de Diane.

SOSTRATE, à part.

Hélas! petit garçon, que tu es venu à propos!

SCÈNE VI.—ARISTIONE, ÉRIPHILE, IPHICRATE, TIMOCLÈS, SOSTRATE, ANAXARQUE, CLITIDAS.

ARISTIONE.

On vous a demandée, ma fille; et il y a des gens que votre absence chagrine fort.

ÉRIPHILE.

Je pense, madame, qu’on m’a demandée par compliment; et on ne s’inquiète pas tant qu’on vous dit.

ARISTIONE.

On enchaîne pour nous ici tant de divertissemens les uns aux autres, que toutes nos heures sont retenues; et nous n’avons aucun moment à perdre, si nous voulons les goûter tous. Entrons vite dans le bois, et voyons ce qui nous y attend. Ce lieu est le plus beau du monde: prenons vite nos places.

TROISIÈME INTERMÈDE

Le théâtre est une forêt où la princesse est invitée d’aller. Une Nymphe lui en fait les honneurs, en chantant; et, pour la divertir, on lui joue une petite comédie en musique, dont voici le sujet: un berger se plaint à deux bergers, ses amis, des froideurs de celle qu’il aime; les deux amis le consolent; et, comme la bergère aimée arrive, tous trois se retirent pour l’observer. Après quelque plainte amoureuse, elle se repose sur un gazon, et s’abandonne aux douceurs du sommeil. L’amant fait approcher ses amis, pour contempler les 331 grâces de sa bergère, et invite toutes choses à contribuer à son repos. La bergère, en s’éveillant, voit son berger à ses pieds, se plaint de sa poursuite; mais, considérant sa constance, elle lui accorde sa demande, et consent d’en être aimée, en présence des deux bergers amis. Deux Satyres arrivent, se plaignent de son changement, et, étant touchés de cette disgrâce, cherchent leur consolation dans le vin.


LES PERSONNAGES DE LA PASTORALE
LA NYMPHE de la vallée de Tempé.
TYRCIS.
LYCASTE.
MÉNANDRE.
CALISTE.
DEUX SATYRES.

PROLOGUE

LA NYMPHE DE TEMPÉ

Venez, grande princesse, avec tous vos appas,
Venez prêter vos yeux aux innocens ébats
Que notre désert vous présente:
N’y cherchez point l’éclat des fêtes de la cour;
On ne sent ici que l’amour,
Ce n’est que l’amour qu’on y chante.

SCÈNE I.—TYRCIS.

Vous chantez sous ces feuillages.
Doux rossignols pleins d’amour,
Et de vos tendres ramages
Vous réveillez tour à tour
Les échos de ces bocages:
Hélas! petits oiseaux, hélas!
Si vous aviez mes maux, vous ne chanteriez pas.

332

SCÈNE II.—LYCASTE, MÉNANDRE, TYRCIS.

LYCASTE.

Eh quoi? toujours languissant, sombre et triste?

MÉNANDRE.

Eh quoi! toujours aux pleurs abandonné?

TYRCIS.

Toujours adorant Caliste.
Et toujours infortuné.

LYCASTE.

Dompte, dompte, berger, l’ennui qui te possède.

TYRCIS.

Eh! le moyen, hélas!

MÉNANDRE.

Fais, fais-toi quelque effort.

TYRCIS.

Eh! le moyen, hélas! quand le mal est trop fort?

LYCASTE.

Ce mal trouvera son remède.

TYRCIS.

Je ne guérirai qu’à ma mort.

LYCASTE ET MÉNANDRE.

Ah! Tyrcis!

TYRCIS.

Ah! bergers!

LYCASTE ET MÉNANDRE.

Prends sur toi plus d’empire.

TYRCIS.

Rien ne me peut secourir.

LYCASTE ET MÉNANDRE.

C’est trop, c’est trop céder.

TYRCIS.

C’est trop, c’est trop souffrir.

LYCASTE ET MÉNANDRE.

Quelle foiblesse!

333

TYRCIS.

Quel martyre!

LYCASTE ET MÉNANDRE.

Il faut prendre courage.

TYRCIS.

Il faut plutôt mourir.

LYCASTE.

Il n’est point de bergère,
Si froide et si sévère,
Dont la pressante ardeur
D’un cœur qui persévère
Ne vainque la froideur.

MÉNANDRE.

Il est, dans les affaires
Des amoureux mystères,
Certains petits momens
Qui changent les plus fières,
Et font d’heureux amans.

TYRCIS.

Je la vois, la cruelle,
Qui porte ici ses pas;
Gardons d’être vu d’elle:
L’ingrate, hélas!
N’y viendroit pas.

SCÈNE III.—CALISTE.

Ah! que sur notre cœur
La sévère loi de l’honneur
Prend un cruel empire!
Je ne fais voir que rigueurs pour Tyrcis:
Et, cependant, sensible à ses cuisans soucis,
De sa langueur en secret je soupire,
Et voudrois bien soulager son martyre.
C’est à vous seuls que je le dis,
Arbres, n’allez pas le redire.
334 Puisque le ciel a voulu nous former
Avec un cœur qu’amour peut enflammer,
Quelle rigueur impitoyable
Contre des traits si doux nous force à nous armer?
Et pourquoi, sans être blâmable,
Ne peut-on pas aimer
Ce que l’on trouve aimable?

Hélas! que vous êtes heureux,
Innocens animaux, de vivre sans contrainte,
Et de pouvoir suivre sans crainte
Les doux emportemens de vos cœurs amoureux
Hélas! petits oiseaux que vous êtes heureux
De ne sentir nulle contrainte,
Et de pouvoir suivre sans crainte
Les doux emportemens de vos cœurs amoureux
Mais le sommeil sur ma paupière
Verse de ses pavots l’agréable fraîcheur:
Donnons-nous à lui tout entière;
Nous n’avons pas de loi sévère
Que défende à nos sens d’en goûter la douceur.

SCÈNE IV.—CALISTE, endormie; TYRCIS, LYCASTE, MÉNANDRE.

TYRCIS.

Vers ma belle ennemie
Portons sans bruit nos pas,
Et ne réveillons pas
Sa rigueur endormie.

TOUS TROIS.

Dormez, dormez, beaux yeux, adorables vainqueurs
Et goûtez le repos que vous ôtez aux cœurs.
Dormez, dormez, beaux yeux.

TYRCIS.

Silence, petits oiseaux;
Vents, n’agitez nulle chose,
335 Coulez doucement, ruisseaux:
C’est Caliste qui repose.

TOUS TROIS.

Dormez, dormez, beaux yeux, adorables vainqueurs;
Et goûtez le repos que vous ôtez aux cœurs.
Dormez, dormez, beaux yeux.

CALISTE, en se réveillant, à Tyrcis.

Ah! quelle peine extrême!
Suivre partout mes pas!

TYRCIS.

Que voulez-vous qu’on suive, hélas!
Que ce qu’on aime?

CALISTE.

Berger, que voulez-vous?

TYRCIS.

Mourir, belle bergère,
Mourir à vos genoux,
Et finir ma misère.
Puisque en vain à vos pieds on me voit soupirer,
Il y faut expirer.

CALISTE.

Ah! Tyrcis, ôtez-vous: j’ai peur que dans ce jour
La pitié dans mon cœur n’introduise l’amour.

LYCASTE ET MÉNANDRE, l’un après l’autre.

Soit amour, soit pitié,
Il sied bien d’être tendre.
C’est par trop vous défendre,
Bergère, il faut se rendre
A sa longue amitié.
Soit amour, soit pitié,
Il sied bien d’être tendre.

CALISTE, à Tyrcis.

C’est trop, c’est trop de rigueur,
J’ai maltraité votre ardeur,
Chérissant votre personne;
Vengez-vous de mon cœur,
Tyrcis, je vous le donne.

336

TYRCIS.

O ciel! bergers! Caliste! Ah! je suis hors de moi!
Si l’on meurt de plaisir, je dois perdre la vie.

LYCASTE.

Digne prix de ta foi!

MÉNANDRE.

O sort digne d’envie!

SCÈNE V.—DEUX SATYRES, CALISTE, TYRCIS, LYCASTE, MÉNANDRE.

PREMIER SATYRE, à Caliste.

Quoi! tu me fuis, ingrate! et je te vois ici
De ce berger à moi faire une préférence!

SECOND SATYRE.

Quoi! mes soins n’ont rien pu sur ton indifférence?
Et pour ce langoureux ton cœur s’est adouci?

CALISTE.

Le destin le veut ainsi;
Prenez tous deux patience.

PREMIER SATYRE.

Aux amans qu’on pousse à bout
L’amour fait verser des larmes;
Mais ce n’est pas notre goût,
Et la bouteille a des charmes
Qui nous consolent de tout.

SECOND SATYRE.

Notre amour n’a pas toujours
Tout le bonheur qu’il désire;
Mais nous avons un secours,
Et le bon vin nous fait rire
Quand on rit de nos amours.

TOUS.

Champêtres divinités,
Faunes, Dryades, sortez
337 De vos paisibles retraites.
Mêlez vos pas à nos sons,
Et tracez sur les herbettes
L’image de nos chansons.

PREMIÈRE ENTRÉE DE BALLET.

En même temps six Dryades et six Faunes sortent de leurs demeures, et font ensemble une danse agréable, qui, s’ouvrant tout d’un coup, laisse voir un berger et une bergère qui font en musique une petite scène d’un dépit amoureux.

DÉPIT AMOUREUX[139].

CLIMÈNE, PHILINTE.

PHILINTE.

Quand je plaisois à tes yeux,
J’étois content de ma vie,
Et ne voyois roi ni dieux
Dont le sort me fît envie.

CLIMÈNE.

Lorsqu’à toute autre personne
Me préféroit ton ardeur,
J’aurois quitté la couronne
Pour régner dessus ton cœur.

PHILINTE.

Une autre a guéri mon âme
Des feux que j’avois pour toi.

CLIMÈNE.

Un autre a vengé ma flamme
Des foiblesses de ta foi.

PHILINTE.

Chloris, qu’on vante si fort,
M’aime d’une ardeur fidèle;
Si ses yeux vouloient ma mort,
Je mourrois content pour elle.

338

CLIMÈNE.

Myrtil, si digne d’envie,
Me chérit plus que le jour;
Et moi, je perdrois la vie
Pour lui montrer mon amour.

PHILINTE.

Mais, si d’une douce ardeur
Quelque renaissante trace
Chassoit Chloris de mon cœur,
Pour te remettre en sa place?

CLIMÈNE.

Bien qu’avec pleine tendresse
Myrtil me puisse chérir,
Avec toi, je le confesse,
Je voudrois vivre et mourir.

TOUS DEUX ENSEMBLE.

Ah! plus que jamais aimons-nous,
Et vivons et mourons en des liens si doux.

TOUS LES ACTEURS DE LA PASTORALE.

Amans, que vos querelles
Sont aimables et belles!
Qu’on y voit succéder[140]
De plaisir, de tendresse!
Querellez-vous sans cesse
Pour vous raccommoder.

Amans, que vos querelles
Sont aimables et belles! etc.

SECONDE ENTRÉE DE BALLET.

Les Faunes et les Dryades recommencent leur danse, que les bergères et bergers musiciens entremêlent de leurs chansons, tandis que trois petites Dryades et trois petits Faunes font paraître dans l’enfoncement du théâtre tout ce qui se passe sur le devant.

LES BERGERS ET LES BERGÈRES.

Jouissons, jouissons des plaisirs innocens
Dont les feux de l’amour savent charmer nos sens,
339 Des grandeurs qui voudra se soucie;
Tous ces honneurs dont on a tant d’envie
Ont des chagrins qui sont trop cuisans.
Jouissons, jouissons des plaisirs innocens
Dont les feux de l’amour savent charmer nos sens.
En aimant tout nous plaît dans la vie;
Deux cœurs unis de leur sort sont contens:
Cette ardeur, de plaisirs suivie,
De tous nos jours fait d’éternels printemps.
Jouissons, jouissons des plaisirs innocens
Dont les feux de l’amour savent charmer nos sens.

ACTE III

SCÈNE I.—ARISTIONE, IPHICRATE, TIMOCLÈS, ÉRIPHILE, ANAXARQUE, SOSTRATE, CLITIDAS.

ARISTIONE.

Les mêmes paroles toujours se présentent à dire; il faut toujours s’écrier: Voilà qui est admirable! Il ne se peut rien de plus beau! Cela passe tout ce qu’on a jamais vu!

TIMOCLÈS.

C’est donner de trop grandes paroles, madame, à de petites bagatelles.

ARISTIONE.

Des bagatelles comme celles-là peuvent occuper agréablement les plus sérieuses personnes. En vérité, ma fille, vous êtes bien obligée à ces princes, et vous ne sauriez assez reconnoître tous les soins qu’ils prennent pour vous.

ÉRIPHILE.

J’en ai, madame, tout le ressentiment qu’il est possible.

ARISTIONE.

Cependant vous les faites longtemps languir sur ce qu’ils attendent de vous. J’ai promis de ne vous point contraindre; mais leur amour vous presse de vous déclarer, et de ne 340 plus traîner en longueur la récompense de leurs services. J’ai chargé Sostrate d’apprendre doucement de vous les sentimens de votre cœur, et je ne sais pas s’il a commencé à s’acquitter de cette commission.

ÉRIPHILE.

Oui, madame; mais il me semble que je ne puis assez reculer ce choix dont on me presse, et que je ne saurois le faire sans mériter quelque blâme. Je me sens également obligée à l’amour, aux empressemens, aux services de ces deux princes; et je trouve une espèce d’injustice bien grande à me montrer ingrate, ou vers l’un ou vers l’autre, par le refus qu’il m’en faudra faire dans la préférence de son rival.

IPHICRATE.

Cela s’appelle, madame, un fort honnête compliment pour nous refuser tous deux.

ARISTIONE.

Ce scrupule, ma fille, ne doit point vous inquiéter; et ces princes tous deux se sont soumis, il y a longtemps, à la préférence que pourra faire votre inclination.

ÉRIPHILE.

L’inclination, madame, est fort sujette à se tromper; et des yeux désintéressés sont beaucoup plus capables de faire un juste choix.

ARISTIONE.

Vous savez que je suis engagée de parole à ne rien prononcer là-dessus; et, parmi ces deux princes, votre inclination ne peut point se tromper, et faire un choix qui soit mauvais.

ÉRIPHILE.

Pour ne point violenter votre parole ni mon scrupule, agréez, madame, un moyen que j’ose proposer.

ARISTIONE.

Quoi, ma fille?

ÉRIPHILE.

Que Sostrate décide de cette préférence. Vous l’avez pris pour découvrir le secret de mon cœur, souffrez que je le prenne pour me tirer de l’embarras où je me trouve.

341

ARISTIONE.

J’estime tant Sostrate, que, soit que vous vouliez vous servir de lui pour expliquer vos sentimens, ou soit que vous vous en remettiez absolument à sa conduite, je fais, dis-je, tant d’estime de sa vertu et de son jugement, que je consens de tout mon cœur à la proposition que vous me faites.

IPHICRATE.

C’est-à-dire, madame, qu’il nous faut faire notre cour à Sostrate?

SOSTRATE.

Non, seigneur, vous n’aurez point de cour à me faire; et avec tout le respect que je dois aux princesses, je renonce à la gloire où elles veulent m’élever.

ARISTIONE.

D’où vient cela, Sostrate?

SOSTRATE.

J’ai des raisons, madame, qui ne permettent pas que je reçoive l’honneur que vous me présentez.

IPHICRATE.

Craignez-vous, Sostrate, de vous faire un ennemi?

SOSTRATE.

Je craindrois peu, seigneur, les ennemis que je pourrois me faire en obéissant à mes souveraines.

TIMOCLÈS.

Par quelle raison donc refusez-vous d’accepter le pouvoir qu’on vous donne, et de vous acquérir l’amitié d’un prince qui vous devroit tout son bonheur?

SOSTRATE.

Par la raison que je ne suis pas en état d’accorder à ce prince ce qu’il souhaiteroit de moi.

IPHICRATE.

Quelle pourroit être cette raison?

SOSTRATE.

Pourquoi me tant presser là-dessus? Peut-être ai-je, seigneur, quelque intérêt secret qui s’oppose aux prétentions de votre amour. Peut-être ai-je un ami qui brûle, sans oser le dire, d’une flamme respectueuse pour les charmes divins dont vous êtes épris. Peut-être cet ami me fait-il tous les 342 jours confidence de son martyre, qu’il se plaint à moi tous les jours des rigueurs de sa destinée, et regarde l’hymen de la princesse ainsi que l’arrêt redoutable qui le doit pousser au tombeau; et, si cela étoit, seigneur, seroit-il raisonnable que ce fût de ma main qu’il reçût le coup de sa mort?

IPHICRATE.

Vous auriez bien la mine, Sostrate, d’être vous-même cet ami dont vous prenez les intérêts.

SOSTRATE.

Ne cherchez point, de grâce, à me rendre odieux aux personnes qui vous écoutent. Je sais me connoître, seigneur; et les malheureux comme moi n’ignorent pas jusques où leur fortune leur permet d’aspirer.

ARISTIONE.

Laissons cela; nous trouverons moyen de terminer l’irrésolution de ma fille.

ANAXARQUE.

En est-il un meilleur, madame, pour terminer les choses au contentement de tout le monde, que les lumières que le ciel peut donner sur ce mariage? J’ai commencé, comme je vous ai dit, à jeter pour cela les figures mystérieuses que notre art nous enseigne; et j’espère vous faire voir tantôt ce que l’avenir garde à cette union souhaitée. Après cela, pourra-t-on balancer encore? La gloire et les prospérités que le ciel promettra ou à l’un ou à l’autre choix ne seront-elles pas suffisantes pour le déterminer; et celui qui sera exclu pourra-t-il s’offenser, quand ce sera le ciel qui décidera cette préférence?

IPHICRATE.

Pour moi, je m’y soumets entièrement; et je déclare que cette voie me semble la plus raisonnable.

TIMOCLÈS.

Je suis de même avis, et le ciel ne sauroit rien faire où je ne souscrive sans répugnance.

ÉRIPHILE.

Mais, seigneur Anaxarque, voyez-vous si clair dans les destinées, que vous ne vous trompiez jamais? et ces prospérités et cette gloire que vous dites que le ciel nous promet, qui en sera caution, je vous prie?

343

ARISTIONE.

Ma fille, vous avez une petite incrédulité qui ne vous quitte point.

ANAXARQUE.

Les épreuves, madame, que tout le monde a vues de l’infaillibilité de mes prédictions sont les cautions suffisantes des promesses que je puis faire. Mais enfin, quand je vous aurai fait voir ce que le ciel vous marque, vous vous réglerez là-dessus à votre fantaisie; et ce sera à vous à prendre la fortune de l’un ou de l’autre choix.

ÉRIPHILE.

Le ciel, Anaxarque, me marquera les deux fortunes qui m’attendent?

ANAXARQUE.

Oui, madame: les félicités qui vous suivront, si vous épousez l’un; et les disgrâces qui vous accompagneront, si vous épousez l’autre.

ÉRIPHILE.

Mais, comme il est impossible que je les épouse tous deux, il faut donc qu’on trouve écrit dans le ciel non-seulement ce qui doit arriver, mais aussi ce qui ne doit pas arriver.

CLITIDAS, à part.

Voilà mon astrologue embarrassé.

ANAXARQUE.

Il faudroit vous faire, madame, une longue discussion des principes de l’astrologie, pour vous faire comprendre cela.

CLITIDAS.

Bien répondu. Madame, je ne dis point de mal de l’astrologie: l’astrologie est une belle chose, et le seigneur Anaxarque est un grand homme.

IPHICRATE.

La vérité de l’astrologie est une chose incontestable, et il n’y a personne qui puisse disputer contre la certitude de ses prédictions.

CLITIDAS.

Assurément.

TIMOCLÈS.

Je suis assez incrédule pour quantité de choses; mais, 344 pour ce qui est de l’astrologie, il n’y a rien de plus sûr et de plus constant que le succès des horoscopes qu’elle tire.

CLITIDAS.

Ce sont des choses les plus claires du monde.

IPHICRATE.

Cent aventures prédites arrivent tous les jours, qui convainquent les plus opiniâtres.

CLITIDAS.

Il est vrai.

TIMOCLÈS.

Peut-on contester, sur cette matière, les incidens célèbres dont les histoires nous font foi?

CLITIDAS.

Il faut n’avoir pas le sens commun. Le moyen de contester ce qui est moulé?

ARISTIONE.

Sostrate n’en dit mot. Quel est son sentiment là-dessus?

SOSTRATE.

Madame, tous les esprits ne sont pas nés avec les qualités qu’il faut pour la délicatesse de ces belles sciences, qu’on nomme curieuses; et il y en a de si matériels, qu’ils ne peuvent aucunement comprendre ce que d’autres conçoivent le plus facilement du monde. Il n’est rien de plus agréable, madame, que toutes les grandes promesses de ces connoissances sublimes. Transformer tout en or; faire vivre éternellement; guérir par des paroles; se faire aimer de qui l’on veut; savoir tous les secrets de l’avenir; faire descendre comme on veut du ciel, sur des métaux, des impressions de bonheur; commander aux démons; se faire des armées invincibles et des soldats invulnérables; tout cela est charmant, sans doute, et il y a des gens qui n’ont aucune peine à en comprendre la possibilité, cela leur est le plus aisé du monde à concevoir. Mais, pour moi, je vous avoue que mon esprit grossier a quelque peine à le comprendre et à le croire, et j’ai toujours trouvé cela trop beau pour être véritable. Toutes ces belles raisons de sympathie, de force magnétique, et de vertu occulte, sont si subtiles et délicates, qu’elles échappent à mon sens matériel; et, sans parler du reste, jamais il n’a été en ma puissance de concevoir comme 345 on trouve écrit dans le ciel jusqu’aux plus petites particularités de la fortune du moindre homme. Quel rapport, quel commerce, quelle correspondance peut-il y avoir entre nous et des globes éloignés de notre terre d’une distance si effroyable? et d’où cette belle science, enfin, peut-elle être venue aux hommes? Quel Dieu l’a révélée? ou quelle expérience l’a pu former de l’observation de ce grand nombre d’astres qu’on n’a pu voir encore deux fois dans la même disposition?

ANAXARQUE.

Il ne sera pas difficile de vous le faire concevoir.

SOSTRATE.

Vous serez plus habile que tous les autres.

CLITIDAS, à Sostrate.

Il vous fera une discussion de tout cela quand vous voudrez.

IPHICRATE, à Sostrate.

Si vous ne comprenez pas les choses, au moins les pouvez-vous croire sur ce que l’on voit tous les jours.

SOSTRATE.

Comme mon sens est si grossier qu’il n’a pu rien comprendre, mes yeux aussi sont si malheureux qu’ils n’ont jamais rien vu.

IPHICRATE.

Pour moi, j’ai vu, et des choses tout à fait convaincantes.

TIMOCLÈS.

Et moi aussi.

SOSTRATE.

Comme vous avez vu, vous faites bien de croire; et il faut que vos yeux soient faits autrement que les miens.

IPHICRATE.

Mais enfin la princesse croit à l’astrologie; et il me semble qu’on y peut bien croire après elle. Est-ce que, madame, Sostrate, n’a pas de l’esprit et du sens?

SOSTRATE.

Seigneur, la question est un peu violente. L’esprit de la princesse n’est pas une règle pour le mien; et son intelligence 346 peut l’élever à des lumières où mon sens ne peut pas atteindre.

ARISTIONE.

Non, Sostrate, je ne vous dirai rien sur quantité de choses auxquelles je ne donne guère plus de créance que vous; mais, pour l’astrologie, on m’a dit et fait voir des choses si positives, que je ne la puis mettre en doute.

SOSTRATE.

Madame, je n’ai rien à répondre à cela.

ARISTIONE.

Quittons ce discours, et qu’on nous laisse un moment. Dressons notre promenade, ma fille, vers cette belle grotte où j’ai promis d’aller. Des galanteries à chaque pas!

QUATRIÈME INTERMÈDE

Le théâtre représente une grotte où les princesses vont se promener; et, dans le temps qu’elles y entrent, huit Statues, portant chacune deux flambeaux à leurs mains, sortent de leurs niches, et font une danse variée de plusieurs figures et de plusieurs belles attitudes, où elles demeurent par intervalles.

ENTRÉE DE BALLET DE HUIT STATUES.

ACTE IV

SCÈNE I.—ARISTIONE, ÉRIPHILE.

ARISTIONE.

De qui que cela soit, on ne peut rien de plus galant et de mieux entendu. Ma fille, j’ai voulu me séparer de tout le monde pour vous entretenir; et je veux que vous ne me cachiez rien de la vérité. N’auriez-vous point dans l’âme quelque inclination secrète que vous ne voulez pas nous dire?

347

ÉRIPHILE.

Moi, madame?

ARISTIONE.

Parlez à cœur ouvert, ma fille. Ce que j’ai fait pour vous mérite bien que vous usiez avec moi de franchise. Tourner vers vous toutes mes pensées, vous préférer à toutes choses, et fermer l’oreille, en l’état où je suis, à toutes les propositions que cent princesses, en ma place, écouteroient avec bienséance; tout cela vous doit assez persuader que je suis une bonne mère, et que je ne suis pas pour[141] recevoir avec sévérité les ouvertures que vous pourriez me faire de votre cœur.

ÉRIPHILE.

Si j’avois si mal suivi votre exemple, que de m’être laissée aller à quelques sentimens d’inclination que j’eusse raison de cacher, j’aurois, madame, assez de pouvoir sur moi-même pour imposer silence à cette passion, et me mettre en état de ne rien faire voir qui fût indigne de votre sang.

ARISTIONE.

Non, non, ma fille; vous pouvez, sans scrupule, m’ouvrir vos sentimens. Je n’ai point renfermé votre inclination dans le choix de deux princes: vous pouvez l’étendre où vous voudrez; et le mérite, auprès de moi, tient un rang si considérable, que je l’égale à tout; et, si vous m’avouez franchement les choses, vous me verrez souscrire sans répugnance au choix qu’aura fait votre cœur.

ÉRIPHILE.

Vous avez des bontés pour moi, madame, dont je ne puis assez me louer; mais je ne les mettrai point à l’épreuve sur le sujet dont vous me parlez; et tout ce que je leur demande, c’est de ne point presser un mariage où je ne me sens pas encore bien résolue.

ARISTIONE.

Jusqu’ici je vous ai laissée assez maîtresse de tout; et l’impatience des princes vos amans... Mais quel bruit est-ce que j’entends? Ah! ma fille, quel spectacle s’offre à nos yeux! quelque divinité descend ici, et c’est la déesse Vénus qui semble nous vouloir parler.

348

SCÈNE II.—VÉNUS, accompagnée de quatre petits Amours dans une machine; ARISTIONE, ÉRIPHILE.

VÉNUS, à Aristione.

Princesse, dans tes soins brille un zèle exemplaire
Qui par les immortels doit être couronné,
Et, pour te voir un gendre illustre et fortuné,
Leur main te veut marquer le choix que tu dois faire
Ils t’annoncent tous par ma voix
La gloire et les grandeurs que, par ce digne choix,
Ils feront pour jamais entrer dans ta famille.
De tes difficultés termine donc le cours,
Et pense à donner ta fille
A qui sauvera tes jours.

SCÈNE III.—ARISTIONE, ÉRIPHILE.

ARISTIONE.

Ma fille, les dieux imposent silence à tous nos raisonnemens. Après cela, nous n’avons plus rien à faire qu’à recevoir ce qu’ils s’apprêtent à nous donner; et vous venez d’entendre distinctement leur volonté. Allons dans le premier temple les assurer de notre obéissance, et leur rendre grâces de leurs bontés.

SCÈNE IV.—ANAXARQUE, CLÉON.

CLÉON.

Voilà la princesse qui s’en va, ne voulez-vous pas lui parler?

ANAXARQUE.

Attendons que sa fille soit séparée d’elle. C’est un esprit que je redoute, et qui n’est pas de trempe à se laisser mener ainsi que celui de sa mère. Enfin, mon fils, comme nous venons de voir par cette ouverture, le stratagème a réussi. Notre Vénus a fait des merveilles, et l’admirable ingénieur 349 qui s’est employé à cet artifice a si bien disposé tout, a coupé avec tant d’adresse le plancher de cette grotte, si bien caché ses fils de fer et tous ses ressorts, si bien ajusté ses lumières et habillé ses personnages, qu’il y a peu de gens qui n’y eussent été trompés; et, comme la princesse Aristione est fort superstitieuse, il ne faut point douter qu’elle ne donne à pleine tête dans cette tromperie. Il y a longtemps, mon fils, que je prépare cette machine, et me voilà tantôt au but de mes prétentions.

CLÉON.

Mais pour lequel des deux princes, au moins, dressez-vous tout cet artifice?

ANAXARQUE.

Tous deux ont recherché mon assistance, et je leur promets à tous deux la faveur de mon art. Mais les présens du prince Iphicrate et les promesses qu’il m’a faites l’emportent de beaucoup sur tout ce qu’a pu faire l’autre. Ainsi ce sera lui qui recevra les effets favorables de tous les ressorts que je fais jouer; et, comme son ambition me devra toute chose, voilà, mon fils, notre fortune faite. Je vais prendre mon temps pour affermir dans son erreur l’esprit de la princesse, pour la mieux prévenir encore par le rapport que je lui ferai voir adroitement des paroles de Vénus avec les prédictions des figures célestes que je lui dis que j’ai jetées. Va-t’en tenir la main au reste de l’ouvrage, préparer nos six hommes à se bien cacher dans leur barque derrière le rocher, à posément attendre le temps que la princesse Aristione vient tous les soirs se promener seule sur le rivage, à se jeter bien à propos sur elle ainsi que des corsaires, et donner lieu au prince Iphicrate de lui apporter ce secours qui, sur les paroles du ciel, doit mettre entre ses mains la princesse Ériphile. Ce prince est averti par moi; et, sur la foi de ma prédiction, il doit se tenir dans ce petit bois qui borde le rivage. Mais sortons de cette grotte; je te dirais, en marchant, toutes les choses qu’il faut bien observer. Voilà la princesse Ériphile: évitons sa rencontre.

350

SCÈNE V.—ÉRIPHILE.

Hélas! quelle est ma destinée! et qu’ai-je fait aux dieux pour mériter les soins qu’ils veulent prendre de moi?

SCÈNE VI.—ÉRIPHILE, CLÉONICE.

CLÉONICE.

Le voici, madame, que j’ai trouvé; et, à vos premiers ordres, il n’a pas manqué de me suivre.

ÉRIPHILE.

Qu’il approche, Cléonice; et qu’on nous laisse seuls un moment.

SCÈNE VII.—ÉRIPHILE, SOSTRATE.

ÉRIPHILE.

Sostrate, vous m’aimez!

SOSTRATE.

Moi, madame?

ÉRIPHILE.

Laissons cela, Sostrate; je le sais, je l’approuve, et vous permets de me le dire. Votre passion a paru à mes yeux accompagnée de tout le mérite qui me la pouvoit rendre agréable. Si ce n’étoit le rang où le ciel m’a fait naître, je puis vous dire que cette passion n’auroit pas été malheureuse, et que cent fois je lui ai souhaité l’appui d’une fortune qui pût mettre pour elle en pleine liberté les secrets sentimens de mon âme. Ce n’est pas, Sostrate, que le mérite seul n’ait à mes yeux tout le prix qu’il doit avoir, et que, dans mon cœur, je ne préfère les vertus qui sont en vous à tous les titres magnifiques dont les autres sont revêtus. Ce n’est pas même que la princesse ma mère ne m’ait assez laissé la disposition de mes vœux; et je ne doute point, je vous l’avoue, que mes prières n’eussent pu tourner son consentement du côté que j’aurois voulu. Mais il est des états, Sostrate, où il n’est pas honnête de vouloir tout ce qu’on 351 peut faire. Il y a des chagrins à se mettre au-dessus de toutes choses; et les bruits fâcheux de la renommée vous font trop acheter le plaisir que l’on trouve à contenter son inclination. C’est à quoi, Sostrate, je ne me serois jamais résolue; et j’ai cru faire assez de fuir l’engagement dont j’étois sollicitée. Mais, enfin, les dieux veulent prendre eux-mêmes le soin de me donner un époux; et tous ces longs délais avec lesquels j’ai reculé mon mariage, et que les bontés de la princesse ma mère ont accordés à mes désirs; ces délais, dis-je, ne me sont plus permis, et il me faut résoudre à subir cet arrêt du ciel. Soyez sûr, Sostrate, que c’est avec toutes les répugnances du monde que je m’abandonne à cet hyménée; et que, si j’avois pu être maîtresse de moi, ou j’aurois été à vous, ou je n’aurois été à personne. Voilà, Sostrate, ce que j’avois à vous dire; voilà ce que j’ai cru devoir à votre mérite, et la consolation que toute ma tendresse peut donner à votre flamme.

SOSTRATE.

Ah! madame, c’en est trop pour un malheureux! Je ne m’étois pas préparé à mourir avec tant de gloire; et je cesse, dans ce moment, de me plaindre des destinées. Si elles m’ont fait naître dans un rang beaucoup moins élevé que mes désirs, elles m’ont fait naître assez heureux pour attirer quelque pitié du cœur d’une grande princesse; et cette pitié glorieuse vaut des sceptres et des couronnes, vaut la fortune des plus grands princes de la terre. Oui, madame, dès que j’ai osé vous aimer (c’est vous, madame, qui voulez bien que je me serve de ce mot téméraire), dès que j’ai, dis-je, osé vous aimer, j’ai condamné d’abord l’orgueil de mes désirs; je me suis fait moi-même la destinée que je devois attendre. Le coup de mon trépas, madame, n’aura rien qui me surprenne, puisque je m’y étois préparé; mais vos bontés le comblent d’un honneur que mon amour jamais n’eût osé espérer; et je m’en vais mourir, après cela, le plus content et le plus glorieux de tous les hommes. Si je puis encore souhaiter quelque chose, ce sont deux grâces, madame, que je prends la hardiesse de vous demander à genoux: de vouloir souffrir ma présence jusqu’à cet heureux hyménée qui doit mettre fin à ma vie; et, 352 parmi cette grande gloire et ces longues prospérités que le ciel promet à votre union, de vous souvenir quelquefois de l’amoureux Sostrate. Puis-je, divine princesse, me promettre de vous cette précieuse faveur?

ÉRIPHILE.

Allez, Sostrate, sortez d’ici. Ce n’est pas aimer mon repos que de me demander que je me souvienne de vous.

SOSTRATE.

Ah! madame, si votre repos...

ÉRIPHILE.

Otez-vous, vous dis-je, Sostrate; épargnez ma foiblesse, et ne m’exposez point a plus que je n’ai résolu.

SCÈNE VIII.—ÉRIPHILE, CLÉONICE.

CLÉONICE.

Madame, je vous vois l’esprit tout chagrin: vous plaît-il que vos danseurs, qui expriment si bien toutes les passions, vous donnent maintenant quelque épreuve de leur adresse?

ÉRIPHILE.

Oui, Cléonice: qu’ils fassent tout ce qu’ils voudront, pourvu qu’ils me laissent à mes pensées.

CINQUIÈME INTERMÈDE

Quatre Pantomimes, pour épreuve de leur adresse, ajustent leurs gestes et leurs pas aux inquiétudes de la jeune princesse Ériphile.

ENTRÉE DE BALLET DE QUATRE PANTOMIMES.

353

ACTE V

SCÈNE I.—ÉRIPHILE, CLITIDAS.

CLITIDAS.

De quel côté porter mes pas? où m’aviserai-je d’aller? et en quel lieu puis-je croire que je trouverai maintenant la princesse Ériphile? Ce n’est pas un petit avantage que d’être le premier à porter une nouvelle. Ah! la voilà! Madame, je vous annonce que le ciel vient de vous donner l’époux qu’il vous destinoit.

ÉRIPHILE.

Eh! laisse-moi, Clitidas, dans ma sombre mélancolie.

CLITIDAS.

Madame, je vous demande pardon. Je pensois faire bien de vous venir dire que le ciel vient de vous donner Sostrate pour époux; mais, puisque cela vous incommode, je rengaîne ma nouvelle, et m’en retourne droit comme je suis venu.

ÉRIPHILE.

Clitidas! holà! Clitidas!

CLITIDAS.

Je vous laisse, madame, dans votre sombre mélancolie.

ÉRIPHILE.

Arrête, te dis-je; approche! Que viens-tu me dire?

CLITIDAS.

Rien, madame. On a parfois des empressemens de venir dire aux grands de certaines choses dont ils ne se soucient pas, et je vous prie de m’excuser.

ÉRIPHILE.

Que tu es cruel!

CLITIDAS.

Une autre fois j’aurai la discrétion de ne vous pas venir interrompre.

ÉRIPHILE.

Ne me tiens point dans l’inquiétude. Qu’est-ce que tu viens m’annoncer?

354

CLITIDAS.

C’est une bagatelle de Sostrate, madame, que je vous dirai une autre fois, quand vous ne serez point embarrassée.

ÉRIPHILE.

Ne me fais point languir davantage, te dis-je, et m’apprends cette nouvelle.

CLITIDAS.

Vous la voulez savoir, madame?

ÉRIPHILE.

Oui; dépêche. Qu’as-tu à me dire de Sostrate?

CLITIDAS.

Une aventure merveilleuse, où personne ne s’attendoit.

ÉRIPHILE.

Dis-moi vite ce que c’est.

CLITIDAS.

Cela ne troublera-t-il point, madame, votre sombre mélancolie?

ÉRIPHILE.

Ah! parle promptement.

CLITIDAS.

J’ai donc à vous dire, madame, que la princesse votre mère passoit presque seule dans la forêt, par ces petites routes qui sont si agréables, lorsqu’un sanglier hideux (ces vilains sangliers-là font toujours du désordre, et l’on devroit les bannir des forêts bien policées), lors, dis-je, qu’un sanglier hideux, poussé, je crois, par des chasseurs, est venu traverser la route où nous étions. Je devrois vous faire peut-être, pour orner mon récit, une description étendue du sanglier dont je parle; mais vous vous en passerez, s’il vous plaît, et je me contenterai de vous dire que c’étoit un fort vilain animal. Il passoit son chemin, et il étoit bon de ne lui rien dire, de ne point chercher de noise avec lui; mais la princesse a voulu égayer sa dextérité, et de son dard, qu’elle lui a lancé un peu mal à propos, ne lui en déplaise, lui a fait au-dessus de l’oreille une assez petite blessure. Le sanglier, mal morigéné, s’est impertinemment détourné contre nous: nous étions là deux ou trois misérables qui avons pâli de frayeur; chacun gagnoit son arbre, et la princesse, sans défense, demeuroit exposée à la furie 355 de la bête, lorsque Sostrate a paru, comme si les dieux l’eussent envoyé.

ÉRIPHILE.

Eh bien, Clitidas?

CLITIDAS.

Si mon récit vous ennuie, madame, je remettrai le reste à une autre fois.

ÉRIPHILE.

Achève promptement.

CLITIDAS.

Ma foi, c’est promptement de vrai que j’achèverai; car un peu de poltronnerie m’a empêché de voir tout le détail de ce combat; et tout ce que je puis vous dire, c’est que, retournant sur la place, nous avons vu le sanglier mort, tout vautré dans son sang, et la princesse pleine de joie, nommant Sostrate son libérateur, et l’époux digne et fortuné que les dieux lui marquoient pour vous. A ces paroles, j’ai cru que j’en avois assez entendu; et je me suis hâté de vous en venir, avant tous, apporter la nouvelle.

ÉRIPHILE.

Ah! Clitidas, pouvois-tu m’en donner une qui me pût être plus agréable?

CLITIDAS.

Voilà qu’on vient vous trouver.

SCÈNE II.—ARISTIONE, SOSTRATE, ÉRIPHILE, CLITIDAS.

ARISTIONE.

Je vois, ma fille, que vous savez déjà tout ce que nous pourrions vous dire. Vous voyez que les dieux se sont expliqués bien plus tôt que nous n’eussions pensé: mon péril n’a guère tardé à nous marquer leurs volontés, et l’on connoît assez que ce sont eux qui se sont mêlés de ce choix, puisque le mérite tout seul brille dans cette préférence. Aurez-vous quelque répugnance à récompenser de votre cœur celui à qui je dois la vie? et refuserez-vous Sostrate pour époux?

ÉRIPHILE.

Et de la main des dieux et de la vôtre, madame, je ne puis rien recevoir qui ne me soit fort agréable...

356

SOSTRATE.

Ciel! n’est-ce point ici quelque songe tout plein de gloire dont les dieux me veuillent flatter? et quelque réveil malheureux ne me replongera-t-il point dans la bassesse de ma fortune?

SCÈNE III.—ARISTIONE, ÉRIPHILE, SOSTRATE, CLÉONICE.

CLÉONICE.

Madame, je viens vous dire qu’Anaxarque a jusqu’ici abusé l’un et l’autre prince, par l’espérance de ce choix qu’ils poursuivent depuis longtemps, et qu’au bruit qui s’est répandu de votre aventure, ils ont fait éclater tous deux leur ressentiment contre lui, jusque-là que, de paroles en paroles, les choses se sont échauffées, et il en a reçu quelques blessures dont on ne sait pas bien ce qui arrivera. Mais les voici.

SCÈNE IV.—ARISTIONE, ÉRIPHILE, IPHICRATE, TIMOCLÈS, SOSTRATE, CLÉONICE, CLITIDAS.

ARISTIONE.

Princes, vous agissez tous deux avec une violence bien grande! et si Anaxarque a pu vous offenser, j’étois pour vous en faire justice moi-même.

IPHICRATE.

Et quelle justice, madame, auriez-vous pu nous faire de lui, si vous la faites si peu à notre rang dans le choix que vous embrassez?

ARISTIONE.

Ne vous êtes-vous pas soumis l’un et l’autre à ce que pourroient décider, ou les ordres du ciel, ou l’inclination de ma fille?

TIMOCLÈS.

Oui, madame, nous nous sommes soumis à ce qu’ils pourroient décider entre le prince Iphicrate et moi, mais non pas à nous voir rebutés tous deux.

ARISTIONE.

Et si chacun de vous a bien pu se résoudre à souffrir une 357 préférence, que vous arrive-t-il à tous deux où vous ne soyez préparés? et que peuvent importer à l’un et à l’autre les intérêts de son rival?

IPHICRATE.

Oui, madame, il importe. C’est quelque consolation de se voir préférer un homme qui vous est égal; et votre aveuglement est une chose épouvantable.

ARISTIONE.

Prince, je ne veux pas me brouiller avec une personne qui m’a fait tant de grâce que de me dire des douceurs; et je vous prie, avec toute l’honnêteté qui m’est possible, de donner à votre chagrin un fondement plus raisonnable; de vous souvenir, s’il vous plaît, que Sostrate est revêtu d’un mérite qui s’est fait connoître à toute la Grèce, et que le rang où le ciel l’élève aujourd’hui va remplir toute la distance qui étoit entre lui et vous.

IPHICRATE.

Oui, oui, madame, nous nous en souviendrons. Mais peut-être aussi vous souviendrez-vous que deux princes outragés ne sont pas deux ennemis peu redoutables.

TIMOCLÈS.

Peut-être, madame, qu’on ne goûtera pas longtemps la joie du mépris que l’on fait de nous.

ARISTIONE.

Je pardonne toutes ces menaces aux chagrins d’un amour qui se croit offensé; et nous n’en verrons pas avec moins de tranquillité la fête des jeux Pythiens. Allons-y de ce pas, et couronnons par ce pompeux spectacle cette merveilleuse journée.

SIXIÈME INTERMÈDE
QUI EST LA SOLENNITÉ DES JEUX PYTHIENS.

Le théâtre est une grande salle, en manière d’amphithéâtre ouvert d’une grande arcade dans le fond, au-dessus de laquelle est une tribune fermée d’un rideau, et dans l’éloignement paraît un autel pour le sacrifice. Six hommes, habillés comme s’ils étoient 358 presque nus, portant chacun une hache sur l’épaule, comme ministres du sacrifice, entrent par le portique, au son des violons, et sont suivis de deux sacrificateurs musiciens, d’une prêtresse musicienne, et leur suite.

LA PRÊTRESSE.

Chantez, peuples, chantez, en mille et mille lieux,
Du dieu que nous servons les brillantes merveilles;
Parcourez la terre et les cieux:
Vous ne sauriez chanter rien de plus précieux.
Rien de plus doux pour les oreilles.

UNE GRECQUE.

A ce dieu plein de force, à ce dieu plein d’appas,
Il n’est rien qui résiste.

AUTRE GRECQUE.

Il n’est rien ici-bas
Qui par ses bienfaits ne subsiste.

AUTRE GRECQUE.

Toute la terre est triste
Quand on ne le voit pas.

LE CHŒUR.

Poussons à sa mémoire
Des concerts si touchans,
Que, du haut de sa gloire,
Il écoute nos chants.

PREMIÈRE ENTRÉE DE BALLET.

Les six hommes portant les haches font entre eux une danse ornée de toutes les attitudes que peuvent exprimer les gens qui étudient leurs forces: puis ils se retirent aux deux côtés du théâtre, pour faire place à six voltigeurs.

DEUXIÈME ENTRÉE DE BALLET.

Six voltigeurs font paroître, en cadence, leur adresse sur des chevaux de bois, qui sont apportés par des esclaves.

TROISIÈME ENTRÉE DE BALLET.

Quatre conducteurs d’esclaves amènent, en cadence, douze esclaves qui dansent en marquant la joie qu’ils ont d’avoir recouvré leur liberté.

QUATRIÈME ENTRÉE DE BALLET.

Quatre hommes et quatre femmes, armés à la grecque, font ensemble une manière de jeu pour les armes.

359

La tribune s’ouvre. Un héraut, six trompettes et un timbalier, se mêlant à tous les instrumens, annoncent, avec un grand bruit la venue d’Apollon.

LE CHŒUR.

Ouvrons tous nos yeux
A l’éclat suprême
Qui brille en ces lieux.
Quelle grâce extrême!
Quel port glorieux!
Où voit-on des dieux
Qui soient faits de même?

Apollon, au bruit des trompettes et des violons, entre par le portique, précédé de six jeunes gens qui portent des lauriers entrelacés autour d’un bâton, et un soleil d’or au-dessus, avec la devise royale, en manière de trophée. Les six jeunes gens, pour danser avec Apollon, donnent leur trophée à tenir aux six hommes qui portent les haches, et commencent, avec Apollon, une danse héroïque, à laquelle se joignent, en diverses manières, les six hommes portant les trophées, les quatre femmes armées avec leurs timbres, et les quatre hommes armés avec leurs tambours, tandis que les six trompettes, le timbalier, les sacrificateurs, la prêtresse et le chœur de musique accompagnent tout cela, en se mêlant à diverses reprises; ce qui finit la fête des jeux Pythiens et tout le divertissement.

CINQUIÈME ET DERNIÈRE ENTRÉE DE BALLET.

APOLLON ET SIX JEUNES GENS DE LA SUITE, CHŒUR DE MUSIQUE.

Pour le Roi, représentant le Soleil.

Je suis la source des clartés;
Et les astres les plus vantés
Dont le beau cercle m’environne
Ne sont brillans et respectés
Que par l’éclat que je leur donne.
Du char où je me puis asseoir,
Je vois le désir de me voir
Posséder la nature entière;
Et le monde n’a son espoir
Qu’aux seuls bienfaits de ma lumière.

360

Bienheureuses de toutes parts,
Et pleines d’exquises richesses,
Les terres où de mes regards
J’arrête les douces caresses!

Pour monsieur le Grand, suivant d’Apollon.

Bien qu’auprès du soleil tout autre éclat s’efface,
S’en éloigner pourtant n’est pas ce que l’on veut;
Et vous voyez bien, quoi qu’il fasse,
Que l’on s’en tient toujours le plus près que l’on peut.

Pour le marquis de Villeroy, suivant d’Apollon.

De notre maître incomparable
Vous me voyez inséparable;
Et le zèle puissant qui m’attache à ses vœux
Le suit parmi les eaux, le suit parmi les feux.

Pour le marquis de Rassan, suivant d’Apollon.

Je ne serai pas vain, quand je ne croirai pas,
Qu’un autre, mieux que moi, suive partout ses pas.

FIN DES AMANS MAGNIFIQUES.


361

NOMS DES PERSONNES

QUI ONT CHANTÉ ET DANSÉ DANS LES INTERMÈDES DES AMANS MAGNIFIQUES.

DANS LE PREMIER INTERMÈDE.

ÉOLE, le sieur Estival.

TRITONS chantans, les sieurs Legros, Hédoin, Don, Gingan l’aîné, Gingan le cadet, Fernon le cadet, Rebel, Langeais, Deschamps, Morel et deux Pages de la musique de la chapelle.

FLEUVES chantans, les sieurs Beaumont, Fernon l’aîné, Noblet, Sérignan, David, Aurat, Pevellois, Gillet.

AMOURS chantans, quatre Pages de la musique de la chambre.

PÊCHEURS DE CORAIL dansans, les sieurs Jouan, Chicanneau, Pesan l’aîné, Magny, Joubert, Mayeu, la Montagne, Lestang.

NEPTUNE, le ROI.

DIEUX MARINS, M. le Grand, le marquis de Villeroy, le marquis de Rassan, les sieurs Beauchamp, Favier et la Pierre.

DANS LE SECOND INTERMÈDE.

PANTOMIMES dansans, les sieurs Beauchamp, Saint-André et Favier.

DANS LE TROISIÈME INTERMÈDE.

LA NYMPHE de la vallée de Tempé, mademoiselle des Fronteaux.

TYRCIS, le sieur Gaye.

CALISTE, mademoiselle Hilaire.

LYCASTE, le sieur Langeais.

MÉNANDRE, le sieur Fernon le cadet.

DEUX SATYRES, les sieurs Estival et Morel.

DRYADES dansantes, les sieurs Arnald, Noblet, Lestang, Favier le cadet, Foignard l’aîné et Isaac.

FAUNES dansans, les sieurs Beauchamp, Saint-André, Magny, Joubert, Favier l’aîné et Mayeu.

PHILINTE, le sieur Blondel.

CLIMÈNE, mademoiselle de Saint-Christophle.

PETITES DRYADES dansantes, les sieurs Bouilland, Vaignard et Thibault.

PETITS FAUNES dansans, les sieurs la Montagne, Daluzeau et Foignard.

DANS LE QUATRIÈME INTERMÈDE.

STATUES dansantes, les sieurs Dolivet, le Chantre, Saint-André, Magny, Lestang, Foignard l’aîné, Dolivet fils et Foignard le cadet.

362

DANS LE CINQUIÈME INTERMÈDE.

PANTOMIMES dansans, les sieurs Dolivet, le Chantre, Saint-André et Magny.

DANS LE SIXIÈME INTERMÈDE.

FÊTE DES JEUX PYTHIENS.

LA PRÊTRESSE, mademoiselle Hilaire.

PREMIER SACRIFICATEUR, le sieur Gaye.

SECOND SACRIFICATEUR, le sieur Langeais.

MINISTRES DU SACRIFICE, portant des haches, dansans, les sieurs Dolivet, le Chantre, Saint-André, Foignard l’aîné et Foignard le cadet.

VOLTIGEURS, les sieurs Joly, Doyat, de Launoy, Beaumont, du Gard l’aîné et du Gard le cadet.

CONDUCTEURS D’ESCLAVES dansans, les sieurs le Prêtre, Jouan, Pesan l’aîné et Joubert.

ESCLAVES dansans, les sieurs Paysan, la Vallée, Pesan le cadet. Favre, Vignard, Dolivet fils, Girard et Charpentier.

HOMMES ARMÉS A LA GRECQUE dansans, les sieurs Noblet, Chicanneau, Mayeu et Desgranges.

FEMMES ARMÉES A LA GRECQUE dansantes, les sieurs la Montagne, Lestang, Favier le cadet et Arnald.

UN HÉRAUT, le sieur Rebel.

TROMPETTES, les sieurs la Plaine, Lorange, du Clos, Beaumont, Cardonnet et Ferrier.

TIMBALIER, le sieur Diacre.

APOLLON, le ROI.

SUIVANS D’APOLLON dansans, M. le Grand, le marquis de Villeroi, le marquis de Rassan, les sieurs Beauchamp, Raynal et Favier.

CHŒURS DE PEUPLES chantans, les sieurs...


NOTES

[1] Deux rimes masculines dont l’une ne rime pas avec l’autre. Faute de versification.

[2] Pour: serait un motif pour. Ellipse archaïque admirable.

[3] Pour: bonheur. Voyez t. 1er, p. 94, note quatrième.

[4] Pour: réputation. Archaïsme populaire qui s’est conservé dans quelques provinces.

[5] Dialogue imité de Straparole.

[6] Deux rimes féminines qui ne riment pas entre elles. Faute de versification.

[7] Mot inventé par Molière.

[8] Pour: laisse mon devoir. Archaïsme inusité.

[9] Voyez la note, t. II, p. 139.

[10] Pour: comme de régale. Archaïsme perdu.

[11] Pour: vous n’avez rien à faire qu’à dire. Ellipse familière et excellente.

[12] Voyez la note, t. II, page 139.

[13] Pour: Amphitryon m’ayant donné bon exemple. Expression obscure et dont le sens un peu licencieux se cache sous cette obscurité.

[14] Pour: trompés. Du mot latin eludere. Latinisme qui n’est pas entré dans la langue.

[15] Au lieu de: pour chercher avec soin le moment de. Du mot latin affectare, rechercher.

[16] Pour: je ne daigne pas. Ellipse expressive.

[17] Mots composés avec la liberté que Molière emploie toujours.

[18] Sobriquet populaire déjà employé par Racine dans sa comédie des Plaideurs, et qui représente l’ineptie, l’irrésolution, et comme le dandinement de la pensée. Les Anglais se sont emparés de ce mot de l’ancienne langue française pour l’appliquer au fat, dandy.

[19] Pour: fille de noble, domina, domicella.

[20] Pour: se placer hors de lignée. Du latin, foras a linea. Vieux mot de généalogie.

[21] Pour: faire hors de l’honneur. Du latin, foras facere. Mot également féodal.

[22] Convocation de toute la noblesse des États.

[23] En 1621.

[24] Comme faisaient les anciens chevaliers.

[25] Pour: raffinée, qui a perdu sa rusticité. Mot proverbial et populaire, aujourd’hui passé de mode.

[26] Pour: d’une chasse au lièvre. Terme de vénerie.

[27] Pour: sur le compte et tant moins de ce que je vous dois.

[28] Pour: qui rudoie. Épithète populaire et triviale.

[29] Pour: qu’ils aient des préventions en l’honneur de leur fille.

[30] Voyez plus haut, tome Ier, p. 86, note quatrième.

[31] Pour: ne pourrais-je point. Ellipse.

[32] Voyez plus haut, p. 83, note deuxième.

[33] Du latin domus, attaché à la maison. Voyez la note, t. III, p. 194.

[34] Pour: dans l’aisance, assez riches pour vivre commodément. Archaïsme passé de mode.

[35] Bonnet rouge des cardinaux. Autrefois c’était un bonnet de paysan gascon.

[36] Pour: sans que je faille te fouiller. Faute de français qui rend la phrase plus nette et plus vive.

[37] Allusion à l’infirmité récente de Béjart cadet, qui jouait ce rôle. Voyez plus haut, p. 138.

[38] Pour: capital argent acquis. Du latin factus achevé, accompli.

[39] Pour: hésitions. La racine de ce mot n’est pas le latin fingere, mais le teutonique faint, faiblesse, défaillance, hésitation. Archaïsme très-ancien, suranné même du temps de Molière.

[40] Pour: création d’une rente ou cette rente elle-même.

[41] Cordon ferré des deux bouts, qui remplaçait les boutons et les boutonnières.

[42] Un peu plus de huit pour cent. Voyez plus loin, page 166.

[43] Pour: fluets, délicats. Archaïsme déjà ancien du temps de Molière.

[44] Pour: vous ne pouvez pas parler sans que. Ellipse et latinisme; c’est le quin des Latins, que Molière et Boileau ont essayé de faire pénétrer dans notre idiome, mais sans succès.

[45] Voyez plus haut la note, p. 144.

[46] Voyez la note, t. III, p. 194.

[47] Un peu plus de cinq et demi pour cent.

[48] A vingt pour cent.

Cent francs au denier cinq combien font-ils?—Vingt livres.

Boileau, Sat. VIII.

[49] A vingt-cinq pour cent.

[50] Pastorale comique populaire pendant la jeunesse de Molière, comme l’étaient, sous l’Empire, les amours de Paul et Virginie et de Malek-Adhel.

[51] Fer fourchu destiné à appuyer le mousquet.

[52] Pour cent vingt; six fois vingt ans. Archaïsme encore usité dans le patois de quelques provinces, surtout dans le Midi.

[53] Allusion à la santé de Molière, qui jouait ce rôle.

[54] Voyez plus haut la note deuxième, p. 153.

[55] On dit aujourd’hui souquenilles.

[56] Voyez la note, t. II. p. 227.

[57] Voyez la note, t. III, p. 17.

[58] Arme qu’on ne quitte pas, qu’on met sous le chevet pendant le sommeil.

[59] Voyez la note, t. III, p. 331.

[60] Pièce de monnaie qui valait deux deniers.

[61] Locution qui n’est plus française. On serait forcé de dire: s’il est vrai que vous auriez.

[62] Pour: chargé d’affaires, remplaçant. Du latin, pro curator.

[63] Pour: diable. Les gens sévères ne voulaient pas prononcer ce dernier mot, de même qu’en Angleterre on dit encore dence au lieu de devil.

[64] Pour: ayant le poids, essayées à la balance ou au trébuchet.

[65] Pour: outrager, maltraiter; dans le sens populaire du mot esclandre. Du latin, scandalum.

[66] Pour: je ne le ferai pas. Archaïsme latin très-regrettable et d’une admirable énergie.

[67] Pour: accroissement. Archaïsme. Du latin, rursus grandoir; devenu greignour au moyen âge. Rengréger, c’est re-en-gréger, rursus in grangius crescere, devenir de nouveau plus fort.

[68] Voyez la note, t. III, page 194.

[69] Danseurs grotesques. De l’espagnol matachines, pour mata-chinches, tue-punaises.

[70] L’un des masques de la comédie italienne, d’origine vénitienne, pianta leone (lion, plante-lion). Il s’agit du lion de Saint-Marc.

[71] Pour: vexer, fatiguer. Du teutonique angst, angoisse, tourment. Cette étymologie semble préférable à celle qui fait venir anger de angere, ou du persan angari, ou du latin angere. La racine primitive est sanscrite, et a produit toute cette famille de mots, depuis le persan angari jusqu’au français angoisse.

[72] Scène imitée de Plaute, l’Asinaire, acte III, scène II.

[73] Scène imitée d’une nouvelle de Scarron: Ne pas croire ce qu’on voit.

[74] Voyez la note, tome III, page 210.

[75] Point de cure d’une maladie inconnue.

[76] Pour: faculté d’être dispos. Expression détournée de son sens naturel.

[77] Pour: se ranger de l’avis de quelqu’un. Littéralement, aller des pieds et des mains du côté de l’avis de quelqu’un; comme les sénateurs romains, qui se rangeaient, en applaudissant, à côté de leur collègue dont ils adoptaient l’opinion.

[78] La divinité se plaît au nombre impair.

[79] Le blanc désagrège la vue, c’est-à-dire nuit à la vue. Axiome scolastique.

[80] Pour: apaisons. Du latin, quiescere acquiescere. Les Anglais ont gardé to quiet, mot qui se prononce coyiet.

[81] Les couplets italiens qui suivent furent, dit-on, écrits par Lulli, qui en fit la musique, et qui jouait le rôle d’un des deux médecins. Il s’est désigné, dans le livre du ballet, sous le nom de signor Chiacchiarone (le seigneur hâbleur)

[82] «Bonjour, bonjour, bonjour. Ne vous laissez pas tuer par la douleur mélancolique. Nous vous ferons rire avec notre chant harmonique. Nous ne sommes venus ici que pour vous guérir. Bonjour, bonjour, bonjour. «La folie n’est autre chose que la mélancolie. Le malade n’est pas désespéré, s’il veut prendre un peu de plaisir. La folie n’est autre chose que la mélancolie. «Or sus, courage! Chantez, dansez, riez; et, si vous voulez mieux faire, quand vous sentirez la folie approcher, prenez du vin et quelquefois un peu de tabac. Allons, gai, monsieur de Pourceaugnac!»

[83] Voyez plus haut la note première, p. 234.

[84] Scène imitée d’une mauvaise farce de Chevalier, intitulée la Désolation des filous sur la défense des armes.

[85] «Prenez-le, monsieur; prenez-le (le clystère); il ne vous fera point de mal.»

[86] Scène imitée, comme les suivantes, de la comédie italienne le Disgrazie d’Arlecchino (les Mésaventures d’Arlequin), où Arlequin, mis en fuite par de faux créanciers, de prétendues épouses et de prétendus enfants, se déguise en femme pour échapper à la justice.

[87] Voyez plus haut la note, p. 216.

[88] Pour: coquette aimant le plaisir. De l’espagnol galan, élégant, distingué. Le mot a changé de sens: la femme galante est celle qui conduit des intrigues amoureuses.

[89] Pour: femme de mauvaise vie. Il y a eu échange de sens et transposition entre ces deux épithètes; la coquette est devenue la galante, et la galante la coquette.

[90] «Lucette. Ah! tu es ici, et à la fin je te trouve, après avoir fait tant d’allées et de venues. Peux-tu, scélérat! peux-tu soutenir ma vue?»

[91] «Lucette. Ce que je te veux, infâme! tu fais semblant de ne me pas connaître, et tu ne rougis pas, impudent que tu es, tu ne rougis pas de me voir! (A Oronte.) Je ne sais pas, monsieur, si c’est vous dont on m’a dit qu’il voulait épouser la fille; mais je vous déclare que je suis sa femme, et qu’il y a sept ans qu’en passant à Pézénas il eut l’adresse, par ses mignardises qu’il sait si bien faire, de me gagner le cœur, et m’obligea, par ce moyen à lui donner la main pour l’épouser.»

[92] «Lucette. Le traître me quitta trois ans après, sous le prétexte de quelque affaire qui l’appelait dans son pays, et depuis je n’en ai point eu de nouvelles; mais, dans le temps que j’y songeais le moins, on m’a donné avis qu’il venait dans cette ville pour se remarier avec une autre jeune fille que ses parens lui ont promise, sans savoir rien de son premier mariage. J’ai tout quitté aussitôt, et je me suis rendue dans ce lieu le plus promptement que j’ai pu, pour m’opposer à ce criminel mariage, et pour confondre, aux yeux de tout le monde, le plus méchant des hommes.»

[93] «Lucette. Impudent! n’as-tu pas honte de m’injurier, au lieu d’être confus des reproches secrets que la conscience doit te faire?»

[94] «Lucette. Infâme! oses-tu dire le contraire? Ah! tu sais bien, pour mon malheur, que tout ce que je te dis n’est que trop vrai; et plût au ciel que cela ne fût pas, et que tu m’eusses laissée dans l’état d’innocence et dans la tranquillité où mon âme vivait avant que tes charmes et tes tromperies m’en vinssent malheureusement faire sortir! je ne serais point réduite à faire le triste personnage que je fais présentement, à voir un mari cruel mépriser toute l’ardeur que j’ai eue pour lui, et me laisser sans aucune pitié à la douleur mortelle que j’ai ressentie de ses perfides actions.»

[95] «Nérine. Ah! je n’en puis plus; je suis tout essoufflée! Ah! fanfaron, tu m’as bien fait courir: tu ne m’échapperas pas. Justice! justice! je mets empêchement au mariage. (A Oronte.) C’est mon mari, monsieur, et je veux faire pendre ce bon pendard-là!»

[96] «Lucette. Et que voulez-vous dire, avec votre empêchement et votre pendaison? Cet homme est votre mari?»

[97] «Nérine. Oui, et je suis madame, sa femme.»

[98] «Lucette. Cela est faux, et c’est moi qui suis sa femme, et, s’il doit être pendu, ce sera moi qui le ferai pendre.»

[99] «Nérine. Je n’entends pas ce langage-là.»

[100] «Lucette. Je vous dis que je suis sa femme.»

[101] «Lucette. Oui.»

[102] «Nérine. Je vous dis, encore un coup, que c’est moi qui le suis.»

[103] «Lucette. Et je vous soutiens, moi, que c’est moi.»

[104] «Nérine. Il y a quatre ans qu’il m’a épousée.»

[105] «Lucette. Et moi, il y a sept ans qu’il m’a prise pour femme.»

[106] «Nérine. J’ai des garants de tout ce que je dis.»

[107] «Lucette. Tout mon pays le sait.»

[108] «Nérine. Notre ville en est témoin.»

[109] «Lucette. Tout Pézénas a vu notre mariage.»

[110] «Nérine. Tout Saint-Quentin a assisté à notre noce.»

[111] «Lucette. Il n’y a rien de plus véritable.»

[112] «Nérine. Il n’y a rien de plus certain.»

[113] «Lucette, à monsieur de Pourceaugnac. Oses-tu dire le contraire, vilain?»

[114] «Nérine, à monsieur de Pourceaugnac. Est-ce que tu me démentiras, méchant homme?»

[115] «Lucette. Quel impudent! Comment, misérable! tu ne te souviens plus de la pauvre Françoise et du pauvre Jeannet, qui sont les fruits de notre mariage?»

[116] «Nérine. Voyez un peu l’insolence! Quoi! tu ne te souviens plus de cette pauvre enfant, notre petite Madeleine, que tu m’as laissée pour gage de ta foi?»

[117] «Lucette. Venez, Françoise; venez, Jeannet; venez tous, venez tous, venez faire voir à un père dénaturé l’insensibilité qu’il a pour nous tous.»

[118] «Nérine. Venez, Madeleine, mon enfant; venez vite ici, faire honte à votre père de l’impudence qu’il a.»

[119] «Lucette. Comment, traître! tu n’es pas dans la dernière confusion de recevoir ainsi tes enfants et de fermer l’oreille à la tendresse paternelle? Tu ne m’échapperas pas, infâme! je te veux suivre partout et te reprocher ton crime jusqu’à tant que je me sois vengée, et que je t’aie fait pendre. Coquin, je te veux faire pendre.»

[120] «Nérine. Ne rougis-tu pas de dire ces mots-là et d’être insensible aux caresses de cette pauvre enfant? Tu ne te sauveras pas de mes pattes; en dépit de tes dents, je te ferai bien voir que je suis ta femme, et je te ferai pendre.»

[121] Scène imitée des Mésaventures d’Arlequin. Voyez plus haut, page 269.

[122] Pour: pendant cela, inter-ea.

[123] Pour: talisman. Mot archaïque.

[124] Du mot espagnol galanteria, amusement agréable.

[125] On appelait, par abréviation, le grand écuyer M. le Grand, et le premier écuyer M. le Premier.

[126] M. de Lauzun, selon les commentateurs.

[127] Voyez la note troisième, tome Ier, page 268.

[128] Pour: per se, c’est-à-dire par soi-même. Ce qui signifie que É constituait une syllabe.

[129] Pour: qui n’a craint ni. Faute de français.

[130] De brenn, mot celtique conservé dans le bas-breton, qui signifie chef, et n’est pas un nom propre.

[131] Pour: remuer. Locution populaire.

[132] Pour: je ne suis point assez hardi pour. Ellipse archaïque.

[133] Pour: à ce que je crois. Ellipse archaïque.

[134] Voyez la note deuxième, tome Ier, p. 350.

[135] Pour: nécessiteuses. Emploi excessif et hardi du participe présent. Il n’est pas entré dans notre langage.

[136] Pour: malaisé.

[137] Pour divertissements. Voyez la note, tome III, page 17.

[138] Pour: prenais conseil de vous. Archaïsme concis et regrettable.

[139] Imitation de l’ode d’Horace: Donec gratus eram tibi.

[140] Pour: advenir, arriver. Voyez la note deuxième, tome Ier, p. 73.

[141] Voyez plus haut, p. 317, note première.


363

TABLE

CINQUIÈME ÉPOQUE (1668-1669).
XXIII. 1668. Amphitryon, comédie. 1
XXIV. 1668. Georges Dandin, ou le Mari confondu, comédie. 80
XXV. 1668. L’Avare, comédie. 136
XXVI. 1669. Monsieur de Pourceaugnac, comédie-ballet. 234
SIXIÈME ÉPOQUE (1670-1673).
XXVII. 1670. Les Amans magnifiques, comédie-ballet. 302

FIN DE LA TABLE DU QUATRIÈME VOLUME.


Au lecteur

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