Project Gutenberg's Le Satyricon, by Petronius Arbiter (AKA Pétrone)

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Title: Le Satyricon

Author: Petronius Arbiter (AKA Pétrone)

Illustrator: Jean-Emile Laboureur

Translator: Laurent Tailhade

Release Date: October 19, 2016 [EBook #53321]

Language: French

Character set encoding: UTF-8

*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE SATYRICON ***




Produced by Madeleine Fournier. Images provided by the Hathi Trust.






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Le Satyricon


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LE
SATYRICON

DE PÉTRONE,

Traduit par Laurent Tailhade
NOUVELLE ÉDITION
Revue, corrigée, augmentée, et
ILLUSTRÉE
de six gravures en couleurs
par J. E. Laboureur.

A PARIS,
ÉDITIONS DE LA SIRÈNE

Bd. Malesherbes, 29
M. DCCCC. XXII.


[Pg 6]

[Pg 7]

AVIS PRÉMONITOIRE

Auctor purissimæ impuritatis.

Juste Lipse.

En conformité avec l'usage suivi par les traducteurs de Pétrone depuis 1692, on a cru opportun de consigner ici, aux places ordinaires, les apocryphes de Nodot, prédécesseur ingénieux mais balourd de FitzGérald (Kheyyam), de Mérimée (La Guzla), de Mac-Pherson et de l'Ossian qu'admira Bonaparte avec stupidité.

Le faussaire de Belgrade, riz-pain-sel, doublé de latiniste—comme un Paul-Louis Courier dépourvu de style et d'agrément—par des sutures adroites encore que d'un romanesque très inepte, a soudé les pages authentiques et fait plus attrayant leur débit. Ces imaginations, qui ne parvinrent à duper aucun des contemporains de Nodot (lors les académiciens de Nîmes) apparaissent comme un Evangile cinquième à l'auteur de Quo Vadis? abruti déjà de façon louable par les quatre précédents.

Elles aideront les quelques gens du monde qui lisent couramment les caractères d'imprimerie [Pg 8]à supporter la découverte de Rome au iie siècle, et la lecture de l'Histoire Auguste mêmement.

Afin d'éclairer la religion des personnes méticuleuses, on a pris soin de typographier entre crochets la version du pseudo-Satyricon.

Ces concessions faites à l'inintelligence de la critique et du lecteur, il a paru oiseux d'intimer aux personnes bénévolentes, la déglutition du Carmen de bello civili. Même il eût été probe d'effacer tous les vers du Satyricon qui ne tiennent au récit, ni par un mot, ni par une indication de mœurs, ni par un coin de paysage. Ces froides rhapsodies n'ont de commun, avec les randonnées d'Encolpis et de Tryphœna, que leur interpolation par un scholiaste bête dans un récit fort animé dont elles entravent la piaffe maladroitement. Les poèmes attribués à Pétrone, depuis Saint-Evremond, Nodot, Boispréaux, Durand de Moulins jusqu'à Héguin de Guerle et Baillard, les moins pompiers d'entre eux, furent en possession d'exciter les Muses de collège, d'impartir aux grimauds en veine luxurieuse, un thème à paraphrases. Que ne trouve-t-on pas là dedans? Les «fureurs de Neptune», «les caresses de Zéphire», et même les «ruisseaux de larmes» conservés depuis l'abbé Delille y croupissent marécageusement à l'abri du grand air.

[Pg 9]Les auteurs de ces choses, imbus de périphrases, de «bonnes expressions», guindés et pommadés ne semblent pas avoir eu d'autre but que d'abêtir un conteur d'esprit et de fournir une version pudique d'un texte qui l'est si peu. Les fripiers, les garçons d'étuves, les cinèdes, les cambrioleurs parlent chez ces vedeaux, la même langue, incolore et décente. On dirait qu'ils ont lavé leurs estomacs d'ivrognes dans le thé suisse de Nisard et fait leurs ongles dans le tub académique de M. Paul Deschanel. C'est à vomir. La palme de la rougeur pudique revient néanmoins à Desjardins-Boispréaux. Après avoir placé que de tutus et de feuilles de vigne! excusé l'Arbiter et garanti ses intentions, il finit par cette phrase qui vaut qu'on la propage, bonbon où le sucre du xviiie siècle se mêle encore au plâtre un peu moisi: «Poète, orateur, historien, Pétrone atteint le sublime dans tous les genres; mais les objets qu'il égayé de son pinceau blessent la pureté de nos mœurs(?). La lumière qui nous luit jette sur ces matières toute l'horreur qu'elles méritent et la nature arme contre elles la plus belle moitié du monde.»

On ne prétend pas fournir ici un doublet à ces pédantesques drôleries. Encore que Pétrone soit réfractaire à la traduction, il a paru élégant de donner un calque fidèle, de respecter [Pg 10]le décor des vieux maîtres dont les contes milésiens nous furent transmis sous ce nom, et pour la première fois, aux lecteurs français la crudité de leurs discours.

Quand Pétrone fait parler des drôles venus de la plus sordide populace, du maquerellage et du stellionnat à la richesse en même temps qu'aux «bons principes»; quand il met en scène des mignons opulents, retraités et pieux; quand il note les épanchements d'un prêteur à la petite semaine tombé (déjà!) dans la dévotion et le patriotisme, tenant par avance les discours du Père Lemmius, on a cru expédient de faire à l'argot moderne les plus larges emprunts, qui, seul, renferme des équivalents topiques aux entretiens de ces voyous. On n'a pas tenté non plus d'adoucir, de moderniser, les passages scabreux ni de mettre un vertugadin aux priapées. La sérénité dans l'impudeur est un caractère de l'art antique; elle brille chez Pétrone comme dans les figurines obscènes, les bronzes, les fresques, les drilopotæ, les Hermès phallophores du musée de Pompéi. La moderne hypocrisie est greffée en plein bois sur la honte chrétienne. Elle fut inconnue aux races calmes et libres qui dressaient aux carrefours de leurs chemins les bornes que vous savez contrepointées de l'inscription: Hic habitat felicitas.

[Pg 11]L'élégance de Pétrone différait sans doute des belles manières, telles que peuvent les entendre MM. Paul Bourget, Arthur Meyer et les calicots de chez Labbey. Mais un écrivain qui se respecte n'a point à considérer l'opinion de ces marchands.

Ainsi, dans la mesure du possible, tenant compte du déchet inhérent aux traductions même les plus loyales, sans intervenir dans les débats d'épigraphie ou de sémantique, ne prétendant faire œuvre d'érudition ni montrer au public autre chose qu'un roman, on a tenté d'enrichir—positis ponendis—la langue d'Amyot, de Lamennais et de Leconte de Liste par l'acquêt d'un ancien et autrement jeune que la plupart des conteurs modernes, de mettre ainsi à la main d'un plus grand nombre de lecteurs, les seuls contes réalistes qui viennent de l'antiquité. On se flatte, non d'avoir pleinement réussi, de telles ambitions appartiennent exclusivement aux cacographes avérés (beati lourdes quoniam ipsi trebuchaverunt), mais de remblayer une voie, où d'autres, plus heureux et plus doctes, auront l'honneur de triompher.

Car il est à désirer que cet exemple trouve des imitateurs. La France en est encore aux traductions par à peu près, aux «belles infidèles» de Perrot d'Ablancourt ou de l'abbé [Pg 12]de Marolles, aux Juvénal pour dames, aux Suétone châtrés, aux Martial vérécondieux.

Ici, du moins, on ose le croire, de tels reproches ne se peuvent encourir. L'impudicité romaine diffère grandement des pattes d'araignée de Mme Rachilde: c'est l'impudicité romaine que l'on trouvera dans le présent écrit.

Voici, libre de tous voiles et purifiée du badigeon académique, la ménippée ardente, la rhopographie ingénieuse de Titus Petronius Arbiter. Priapus et Cotytto s'y délectent de leur vigueur nue. Un remugle de parfumerie et de cuisine, de sueur humaine et de benjoin, une odeur âcre de fards et de sexes en rut flottent sur ces pages lubriques ou charmantes. On a fait en sorte de conserver, comme disait Chamfort, le scandale du texte dans toute sa pureté. Mais on n'a pas cru devoir la même déférence aux interpolations de Nodot. On a traduit fort mollement quelques-uns de ses passages, entre autres l'absurde chapitre cxxxviii, la ridicule histoire des amours de Chrysis avec Encolpis-Polyænos, que rien ne fait prévoir et que rien ne justifie. Nodot est d'ailleurs si mauvais écrivain qu'il traduit incorrectement jusqu'à son propre texte.

Certains noms de mets, d'ustensiles ou de vêtements, ne se peuvent transcrire que par des [Pg 13]synonymes tout à fait ridicules. Rien de plus grotesque par exemple, que de remplacer endromis par «robe de chambre» ou scribilita par «tarte au fromage», d'imposer à la monnaie antique les appellations du numéraire d'à présent. Le corymbion n'est pas une perruque au sens de Lenthéric. Usité d'ailleurs en botanique (plantes corymbiflores, etc.) rien ne s'oppose à l'acquisition du terme par la langue usuelle.

On emprunta au Dictionnaire des antiquités romaines et grecques d'Anthony Rich, trad. Chéruel (Didot, 1883), l'explication de ces vocables. Un second volume de paralipomènes, outre des commentaires et des lignes sur Pétrone insérées dans la Petite République au mois d'août 1900, contiendra la Vie d'Héliogabalus, par Ælius Lampridius, mémorialiste de l'école niaise.

Il peut sembler en effet intéressant d'opposer au Satyricon et de dater le geste d'un fol qui, investi d'absolu, à cent quarante ans d'intervalle, réalisa sur le trône des Césars, une mascarade sexuelle imagée par des artistes luxurieux. C'est une manière de snobisme qui n'est pas à la portée du ménage Dieulafoy.

L. T.

Prison de la Santé, le 25 avril 1902.


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Le Satyricon

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De sorte qu'après avoir donné à Giton mon portemanteau, nous sortîmes de la ville, en marche vers un castelet de Lycurgue.

Satyricon, page 29.


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ICI

COMMENCE

LE SATYRICON

DE PÉTRONE

Voici longtemps que je promets de vous narrer mes aventures, si bien que j'ai résolu de donner suite, aujourd'hui même, à cet engagement: car, moins pour éclaircir de doctes problèmes que pour animer des propos hilares et des colloques grivois, s'est opportunément congrégée notre assemblée.

[Avec infiniment d'esprit, Fabricius Vejento a disserté devant vous sur les mystifications religieuses. Il a démasqué la supercherie et les menteuses vaticinations de la prêtraille, son audace à publier des mystères dont elle n'entend pas le premier mot.

Mais] n'est-ce pas un charlatanisme aussi furieux de quoi les dédamateurs sont férus et possédés? Ils braillent:—Ces navrures, [Pg 18]pour la publique liberté, je les endurai! cet œil, j'en ai pour vous fait le sacrifice; donnez-moi, donnez un guide qui me guide vers mes enfants, car mes genoux mutilés ne me soutiennent plus!» Ces choses même seraient tolérables si elles ouvraient aux débutants un chemin vers l'éloquence. Mais aujourd'hui, à la bouffissure du discours, au fracas très vain des maximes ils gagnent uniquement ceci que, rendus au Forum, ils se croient dépaysés dans une autre planète. Et c'est pourquoi j'estime que les adolescents, à l'école, deviennent des sots fieffés qui de nos usages ne voient et n'entendent rien, mais qu'on berne, tout le temps, de pirates debout sur le rivage, préparant des fers, et de monarques promulguant un édit qui enjoint aux fils de trancher la tête paternelle, et d'oracles vouant à la mort, en temps d'épidémie, trois pucelles ou même davantage et d'une rhétorique melliflue où tout—actes et paroles—est meringué, pour ainsi dire, de sésame et de pavot.

Ceux qui sont nourris là-dedans ne peuvent pas avoir le sens commun, plus que fleurer bon cil qui s'héberge en la cuisine. Avec votre congé, maîtres ès sciences oratoires, souffrez que l'on vous die que c'est vous les premiers qui perdez la faconde. En suscitant une fallacieuse harmonie, et les pointes dérisoires, [Pg 19]vous avez énervé le corps du discours et préparé sa chute. Les éphèbes n'étaient pas encore entraînés à ces déclamations quand Sophocle et Euripide inventèrent les mots qui portent leur génie aux siècles à venir. Un pion ténébreux n'avait pas encore hébété les esprits, lorsque Pindare et les neuf Lyriques, sur les rhythmes d'Homère, prirent l'audace magnanime de chanter. Et, sans invoquer le témoignage des poètes, je ne vois pas, certes, que Platon ni Démosthène aient jamais exercé l'office de rhéteurs. Le grand et, si j'ose parler ainsi, le virginal Bien-Dire n'est point maquillé ou redondant, mais, par sa beauté propre, surgit. Naguère, cette énorme, cette venteuse loquacité, de l'Asie immigra dans Athènes: sur les esprits des jeunes hommes guindés vers le sublime, comme d'un astre pestilentiel tomba son haleine. Corrompue en son principe, l'éloquence dépérit et, bientôt, resta muette. Qui, depuis lors, approcha la perfection de Thucydide, la renommée d'Hypéride? Pas même un vers qui brille d'une heureuse couleur; mais tous, comme soufflés d'un oing pernicieux, ne peuvent, sous leur perruque blanche, atteindre la vieillesse. La peinture n'a pas une fin plus brillante, depuis que l'audace égyptiaque s'avisa d'en abréger la technique et d'en vulgariser les procédés.

[Pg 20][Je déclamais un jour à peu près de la sorte, quand Agamemnon s'approcha de nous, scrutant la foule d'un œil curieux et cherchant quel était l'orateur si diligemment écouté.]

Ne souffrit pas Agamemnon que je pérorasse longuement sous le portique, au temps où lui-même avait sué en vain dans sa chaire:—Mignon, dit-il, puisque tu dégoises d'un air qui ne sent pas le commun et, chose combien rare, puisque tu prises le bon sens, je ne t'abuserai pas touchant les secrets de mon art. La faute, dans ces exercices, n'incombe pas aux précepteurs qui, vivant au milieu d'archifous, sont tenus d'extravaguer. Car s'ils ne débitent point les fariboles qui plaisent aux élèves, ils restent—comme dit Cicéron—abandonnés dans leur classe déserte. Pareil à ces malins parasites qui, voulant capter le dîner du riche, inventent d'agréables propos (car, pour atteindre le but de leurs désirs, faut piper les oreilles), tel apparaît le maître d'éloquence. Il ressemble encore au pêcheur qui, s'il n'amorce point des lignes avec l'appât que le poisson préfère, se morfond en vain sur son rocher.

Que dirai-je? Les parents seuls méritent vos objurgations, qui ne veulent pas instruire leurs héritiers dans les bonnes disciplines. Ils sacrifient tout, et même l'avenir, au [Pg 21]besoin d'arriver. Par ambition, ils poussent au barreau des blancs-becs frais émoulus de leur école. Sachant quelle maturité demande l'Eloquence, ils y consacrent des gamins qui, pour la plupart, ont encore le lait au bout du nez. Que si les familles voulaient endurer la gradation des cours et que les jeunes hommes studieux, exercés par une lecture choisie, conformassent leur éducation à de nobles préceptes, de façon à châtier le style avec énergie, à suivre longuement les orateurs qu'ils prennent pour modèles, ces parfaits élèves auraient bientôt fait de mépriser tout ce qui, de nos jours, séduit l'enfance. Leurs plaidoyers, d'une allure élevée, acquerraient sur-le-champ et poids et majesté. A présent, les écoliers baguenaudent en classe. Les juveigneurs prêtent à rire sitôt qu'ils se montrent au Forum. Chose turpide: ce qu'ils ont appris autrefois de travers, ils n'en veulent pas confesser le vice dans leur âge mûr. Cependant, pour que vous n'alliez pas croire que j'improuve absolument les impromptus dont Lucilius nous donna le modèle, je vous dirai en vers mon sentiment là-dessus:

D'un art sévère, si tu veux goûter les fruits,
Applique ton âme aux grandes choses.
Qu'à la manière antique,
Tes mœurs reluisent d'une exacte frugalité.
[Pg 22]Ne prends souci de capter, dans leur maison, le regard hautain des rois
Ni, parasite, le dîner des puissants.
Fuis les biberons et n'étouffe pas dans les pots
La chaleur de ton génie; que, laudicène, on ne te voie pas,
Couronné, t'asseoir au théâtre ni prendre plaisir aux histrions.
Mais que t'agrée soit la citadelle de Tritonis Armigèra,
Soit le terroir habité par un colon de Lacédémone,
Ou bien Néapolis, demeure des Sirènes.
Consacre à la Muse tes virides années
Et t'abreuve d'un cœur joyeux aux sources mœoniennes;
Bientôt, absorbé par la troupe socratique, libre et changeant de rênes,
Du grand Démosthene tu feras sonner les armes.
Ici pourtant jaillira la puissance romaine, et, sous peu, du grec
Exonéré, ton esprit donnera sa vertu personnelle.
Entre temps, tu liras les pages des auteurs renommés au Forum:
Et l'assemblée retentira de tes discours agiles.
[Pg 23]Tu goûteras les prises d'armes, en sonorités belliqueuses mémorées,
Et, dominant sur ces choses, la grandiose parole de l'indompté Cicéron.
Pare ton intellect de fiers ornements et, comme d'un large fleuve
Ruisselant, tu feras jaillir de ton sein le verbe des Piérides.

J'écoutais bouche béante et ne m'aperçus pas qu'Ascyltos avait fui. Pendant que je m'enfonçais dans la chaleur de cette longue diatribe, une troupe d'écoliers envahit le portique. Ils venaient manifestement d'ouïr une harangue improvisée par je ne sais quel rhéteur, en réponse au cours d'Agamemnon. Pendant que ces marmousets bafouent, qui le fond même, qui l'ordonnance et l'écriture du discours, je m'évade opportunément. Et de courir en quête d'Ascyltos. Mais j'ignorais mon chemin, l'adresse de notre garni. C'est pourquoi je marchais sans profit, revenant sans cesse à mon point de départ, jusques au temps que, brisé par la course et déjà trempé de sueur, l'idée me vint d'aborder une vieille sempiterneuse qui criait, par les rues, des herbes potagères.

Maman, saurais-tu par hasard où je demeure?» fut ma première question. Délectée par cette plaisanterie idiote:—Possible [Pg 24]que je le sache,» répond-elle. Et voici qu'elle marche devant moi. Je la croyais devineresse. Mais bientôt, débouchant dans un lieu plus secret, la matrone obséquieuse soulève une portière:—C'est ici, dit-elle, que je pense que tu habites.» Je me défendis de connaître ce logis. En même temps, j'aperçois, parmi les écriteaux et les mérétrices à poil, des promeneurs furtifs. Bien tard, que dis-je? trop tard, je compris qu'on m'avait égaré dans un lieu d'honneur. Exécrant les embûches de la vieille ogresse, je couvris ma tête et m'empressai de fuir à travers le lupanar, vers une autre sortie. J'en touchais le seuil, lorsque je m'aplatis contre Ascyltos, crevé de fatigue et plus défaillant que moi. Vous auriez imaginé que la même procureuse nous avait affrontés en ce clapier. C'est pourquoi, riant un peu, je lui fis ma révérence:—Et que fais-tu, lui dis-je, en ce taudis compromettant?»

A pleines mains, il bouchonna la sueur qui l'inondait.—Si tu savais ce qui m'est arrivé, gémit-il.—Quoi de neuf? répliquai-je.» Mais lui, presque mourant:—Comme j'errais par la ville entière, sans retrouver la place où j'avais laissé notre auberge, m'accoste un père de famille qui s'offre à me conduire, le plus honnêtement du monde. [Pg 25]Ensuite, par des venelles très obscures, il m'emmène jusqu'ici et, m'offrant de l'argent, il se met à requérir de moi le don de courtoisie. Déjà la matrulle avait touché un as pour prix du cabinet. Déjà il passait la main dans mes chausses et, n'était ma vigueur plus grande que la sienne, j'eusse trinqué sans phrases.»

[Tandis qu'Ascyltos me narre son malencontre, le père de famille lui-même, accompagné d'une gaupe assez ragoûtante, survient et, faisant les yeux doux, invite Ascyltos à le suivre dans la maison, l'assurant qu'il n'a rien à craindre. Puisqu'il se refuse à être le patient, que, du moins, il consente à besogner en qualité d'agent. D'autre part, la catau s'évertue à m'aguicher et me prie de la suivre. Alors, nous emboîtons le pas. Menés à travers les affiches putanières, nous apercevons toute sorte de gens, mâles et femelles, en train de beluter dans les chambres d'amour], avec tant de violence qu'on les aurait crus empoisonnés de satyrion.

[Dès qu'ils nous aperçoivent, ils s'efforcent de nous exciter par leur entrain, par leurs gestes de cinèdes. Soudain, retroussé jusqu'à la ceinture, un furieux investit Ascyltos et, le culbutant sur un grabat, s'efforce de l'engeigner. Je bondis au secours du malheureux, et], [Pg 26]joignant nos forces, nous incaguons le malotru.

Ascyltos gagne au pied, s'enfuit dare-dare, me laissant en proie aux libidineuses complexions des forcenés: mais plus qu'eux riche en force et en valeur, je sors intact de ce nouvel assaut.

Ayant parcouru toute la ville ou peu s'en faut], comme à travers un brouillard caligineux, sur le trottoir d'une place, je reconnus Giton, debout [au seuil de notre hôtellerie], Je m'empressai d'entrer.—Frère, lui demandais-je, que nous as-tu cuisiné pour souper?» Mais le gosse, effondré sur le lit, cherche en vain à retenir des larmes et se met à pleurer abondamment. Perturbé moi-même par l'émotion du petit frère, je m'enquiers de ce qui lui est arrivé. Mais lui, tardivement et comme à regret, après que j'eus mêlé aux prières les éclats de fureur:—Ton ami, exclama-t-il, ton copain, Ascyltos, a devancé ta venue. Ici, me trouvant tout seul, le monstre a voulu entreprendre sur ma pudeur. Comme je criais de mon mieux, il a dégainé et: «Si tu es Lucrèce, m'a-t-il dit, tu as trouvé un Tarquin». Entendant cela, je poussai mes griffes vers les yeux d'Ascyltos: «Que réponds-tu à cela, catin! catin soumise et plus banale qu'une paillasse de rouleuse, toi dont le souffle même est ignominieux?» Feignant une horreur [Pg 27]mensongère, Ascyltos lève à son tour la main sur moi et clabaude sur un ton encore plus élevé: «As-tu fini, gladiateur obscène, [assassin de ton hôte], rebut de l'amphithéâtre! Ferme ça, voleur de nuit, qui, même lorsque tu godillais drûment, n'a jamais accolé une femme propre! Tu sais bien que je t'ai servi de frère dans un quinconce, comme à présent le môme dans ce cabaret.» Mais, répliquai-je, pourquoi t'esbigner pendant mon entretien avec le pédant?

Triple idiot! que voulais-tu que je fisse là? Je crevais de faim. Devais-je écouter des sentences, comme qui dirait un fracas de vitres brisées, ou bien l'Oracle des Songes? Tu es cent fois plus cochon que moi, Herculès à moi! toi qui, pour souper en ville, flagornes un magister.» Et voilà que nous tournons en risée cette discussion très honteuse, parlant avec sang-froid de choses et d'autres. Mais bientôt sa perfidie me revint en mémoire:—Ascyltos, dis-je, nos humeurs ne peuvent s'accorder; le mieux est de partager les hardes que nous avons en commun, puis de combattre par des gains séparés notre mutuelle pauvreté. Tu n'es pas sans lettres, ni moi-même; cependant, pour ne pas marcher sur tes brisées, je choisirai une autre sorte d'industrie, faute de quoi, mille occasions nous feraient, à chaque [Pg 28]instant, harpailler. Nous serions, avant peu, montrés au doigt.» Ascyltos acquiesça:—Mais, dit-il, aujourd'hui, en qualité de beaux esprits, nous sommes conviés à un banquet. Ne perdons pas cette agréable nuit; Toutefois, demain, puisque cela te plaît, je me pourvoirai d'un gîte et d'un amant.—Il est oiseux, répliquai-je, de différer ce qui nous agrée aujourd'hui.» Le désir seul me faisait ainsi brusquer les choses. Depuis longtemps je brûlais d'espacer un fâcheux et de reprendre avec mon cher Giton nos amusements d'autrefois.

[Ascyltos digéra peu cette avanie. Sans répliquer, il sortit brusquement. J'augurai mal de ce départ soudain: car je connaissais la fougue de son caractère et le dévergondage de ses appétits. Je le suivis pour observer ses démarches, pour faire obstacle à ses projets; mais il se déroba tout de suite à mes regards, et vainement je le cherchai].

Après avoir fait la guerre à l'œil dans tous les recoins de la ville, je regagnai mon galetas. Giton me baisa de tout son cœur. Moi, liant le cher enfant dans une étreinte robuste, je goûtai de mes vœux la jouissance plénière, et mes transports furent dignes d'envie.

Nos délices n'étaient pas encore épuisées [Pg 29]que, revenu à pas de loup et brisant avec fureur la porte, Ascyltos me trouva folâtrant avec mon frère. De rires, de bravos il emplit notre cambuse et, soulevant le balandras où nous étions tapis:—Que faisais-tu là, dit-il, citoyen très pudibond? Quoi! vous voilà tous deux sous la même couverture!»

Puis, non content de cette gabegie, il prend la courroie de sa besace et se met en devoir de m'étriller abondamment. Il ajoute à ses coups des propos dérisoires:—Que cela t'instruise à ne plus désormais, frère, trancher quoi que ce soit avec ton frère!»

L'imprévu du choc me stupéfia. J'avalai sans broncher sarcasmes et plamussades. Je tournai la chose en bouffonnerie. C'était prudent, car sans cela j'eusse dû en venir aux mains avec mon rival. Ma fausse hilarité apaisa ses esprits:—Encolpis, me dit-il en souriant, toi, dans la débauche enseveli, tu perds de vue notre disette de pécune. Ce qui nous reste est si peu que rien. Pendant les beaux jours, la ville est d'une effroyable stérilité. La campagne nous sera plus fructueuse. Allons voir nos amis.»

La nécessité me fit donner la main à ce conseil et suspendre mon ressentiment. De sorte qu'après avoir donné à Giton mon portemanteau, nous sortîmes de la ville, en marche vers [Pg 30]un castelet de Lycurgue, chevalier romain. Comme il avait été jadis le frère d'Ascyltos, il nous fit un bon accueil. Son entourage en accrut fort les agréments. D'abord, Tryphœna, miracle de beauté, commère d'un certain Lycas, patron de navire qui possédait quelques domaines aux alentours et proche de la mer. On ne peut exprimer les contentements que nous goûtâmes en ce lieu, qui est un des plus beaux qui se puissent rêver, encore que Lycurgue nous y fit assez petite chère. Faites état que Vénus, incontinent, prit soin de nous apparier. La belle Tryphœna mérita mes suffrages et, favorable, elle accueillit mes vœux. Mais à peine avais-je poussé ma pointe, que Lycas, indigné de se voir dérober son joujou, me somma de la remplacer auprès de lui. C'était un vieux collage. Rondement, il m'offrit de composer au moyen de cet échange. Ivre de luxure, il me persécutait de ses désirs, mais j'avais, alors, Tryphœna dans le sang et je fermai l'oreille aux invites de Lycas. Mes refus exaltèrent son béguin jusqu'à la passion. Il me suivait de tous côtés. Il entra, une nuit, dans ma chambrette. Voyant que la persuasion ne servait de rien, il voulut tâter du viol, mais je beuglai de telle sorte que toute la valetaille fut sur pied et que, Lycurgue aidant, je sortis indemne de ce terrible assaut.

[Pg 31]Enfin, Lycas, ne trouvant pas la maison où nous étions commode à ses desseins, me pria d'accepter son hospitalité. Je déclinai l'invitation. Il me fit presser de nouveau par Tryphœna. Elle s'entremit d'autant plus volontiers pour m'induire à céder au caprice de Lycas qu'elle se flattait d'en obtenir un surcroît de liberté. Je suivis donc l'Amour. Cependant Lycurgue ayant repris avec Ascyltos le commerce de jadis, n'entendait pas quitter son bel ami. De sorte que nous convînmes qu'il resterait près de Lycurgue, tandis que j'irais chez Lycas avec Giton.

Nous décrétâmes, en outre, que chacun de nous serait tenu de rapporter à la masse, et pour la commune subsistance, les aubaines que l'occasion nous fournirait.

La joie de Lycas fut inimaginable en apprenant ma résolution. Le voilà qui se met en quatre pour avancer le départ. Enfin, nous prîmes congé de nos amis et parvînmes, le soir même, à notre demeure nouvelle.

Pertinemment, Lycas avait pris ses mesures. Pendant la route, il se fit mon voisin, tandis que Tryphœna s'asseyait près de Giton. L'homme avait ainsi disposé les choses, connaissant bien les complexions de sa maîtresse, qu'elle se plaisait au changement, et qu'elle ne manquerait pas de convoiter le cher mignon. [Pg 32]Ce qui ne tarda guère d'advenir. La belle ardait pour le gamin, s'affichait de bonne grâce. Lycas, avec grand soin, m'indiquait leur manège. Cette conjoncture le poussa quelque peu dans mon esprit, de quoi il fut charmé. Car il se flattait que l'inconstance de ma sœur me la rendrait méprisable et que, n'étant plus sous l'empire de la dame, je l'écouterais, lui, plus favorablement.

Les choses furent ainsi pendant les premiers jours de notre visite chez Lycas. Tryphœna se consumait pour Giton, qui la servait de grand cœur: l'un et l'autre me chagrinaient fort. Cependant, Lycas dans son zèle à me plaire, inventait, chaque jour, de nouveaux passe-temps. Doris, sa jolie épouse, les embellissait de sa présence et de tels agréments que j'eus bientôt oublié Tryphœna. Je confiai aux truchements ordinaires, soupirs et regards noyés, le soin d'expliquer à Doris ma naissante amour. Languissants, mes regards lui firent d'enthousiastes aveux, et dans les siens brillait une flamme pareille. Cette éloquence muette nous découvrit tout d'abord, avant même que d'avoir échangé une parole, ce que nous ressentions avec tant de ferveur.

La jalousie de Lycas, à propos de quoi j'étais édifié, m'obligeait à garder le silence. De son côté, Doris ne se pouvait méprendre [Pg 33]aux soins dont m'accablait son homme. Dès que nous pûmes causer librement, elle s'en ouvrit à moi. Je confessai la chose, en lui faisant valoir ma résistance acharnée aux entreprises de Lycas. Mais elle me représenta, la bonne robe! qu'il fallait user de politique. Guidé par son adresse, je ne trouvai pas de meilleur expédient pour jouir de l'une que de m'abandonner à l'autre.

Cependant, Giton, épuisé, tâchait de réparer ses forces par un peu de repos. Tryphœna revint alors à moi. Ses avances rebutées firent place à la fureur. Sans cesse cramponnée à ma personne, elle eut bientôt fait de découvrir ma double intrigue avec les deux époux. La première ne lui causant aucun préjudice, elle ne s'en mit guère en peine, mais elle résolut d'entraver la seconde. Pour cet effet, elle n'hésita pas à informer Lycas de mes amours avec Doris. Plus sensible à la jalousie qu'à la tendresse, le mari préparait sa vengeance, quand, heureusement avertie par une femme de Tryphœna, Doris put se mettre à l'abri de l'orage. Mais il nous fallut suspendre nos rendez-vous et nos ébats.

Exécrant la perfidie de Tryphœna et l'ingratitude noire de Lycas, je pris la résolution de quitter la place. La fortune me favorisa. Car, la veille, un navire consacré à Isis et copieux [Pg 34]en butin avait échoué sur les écueils du voisinage.

Giton se prêta de grand cœur à l'aventure, mécontent comme il était et hargneux de voir Tryphœna ne plus se soucier de lui après l'avoir séché jusqu'aux moelles. Ayant délibéré ensemble, nous prîmes, de grand matin, la route vers la mer et nous entrâmes d'autant plus facilement dans le navire qu'il avait pour gardiens les gens de Lycas dont nous étions connus. Mais, pour nous faire honneur, les idiots se mirent à nous escorter. Cela ne faisait pas notre affaire, nous empêchait de larronner. Ce que voyant, je leur abandonnai Giton. Puis, subrepticement, je me coulai dans une chambre attenante à la poupe que décorait la statue de la Déesse. Je la spoliai d'une précieuse chasuble et d'un sistre d'argent. Ensuite, j'enlevai de la cabine du pilote quelques nippes de valeur. Enfin, glissant le long d'un funin, je quittai le navire, aperçu de l'unique Giton qui, prenant congé de ses gardes, me rejoignit dans peu d'instants.

Aussitôt qu'il fut devers moi, je lui montrai le butin que j'avais fait. Nous jugeâmes à propos de rallier Ascyltos chez Lycurgue: mais nous ne pûmes y parvenir que le jour d'après. En abordant notre compagnon, je lui narrai brièvement de quelle façon j'avais chapardé [Pg 35]la nef d'Isis et comment nous étions des victimes de l'amour. Il nous conseilla de prévenir Lycurgue et de le disposer en notre faveur, lui faisant connaître que les persécutions itératives de Lycas nous avaient obligés d'avancer notre retour, sans prendre le temps de l'avertir. Sur quoi Lycurgue nous promit son assistance indéfectible contre nos persécuteurs.

Chez Lycas, on n'éventa notre fuite qu'au lever de Doris et de Tryphœna. D'habitude, nous assistions galamment à leur toilette matinale. Aussitôt, Lycas met en campagne ses valets. On nous cherche surtout du côté de la mer. Là, nos rabatteurs apprennent quelle visite nous fîmes au tillac de la Déesse, mais rien encore du cambriolage. Car la poupe du bâtiment regardait vers le large et son pilote n'était pas rentré.

Enfin, Lycas ne doutant plus de notre évasion, la rancœur de m'avoir perdu le déchaîna contre Doris qu'il incriminait d'un tel essoine. Je tairai les outrages, les voies de fait auxquels il se porta, car j'en ignore le détail. Apprenez seulement que Tryphœna, instigatrice du désordre, persuada Lycas de nous aller quérir chez Lycurgue près de qui, certainement, nous étions réfugiés. Elle s'offrit même à être de la partie, afin de dauber sur nous en proportion de nos méfaits.

[Pg 36]Les voilà donc en route et arrivant d'assez bonne heure, le lendemain, au castelet. Nous étions sortis. Car Lycurgue nous avait conduits à certaines héraclées que fériait un bourg voisin. Nos poursuivants emboîtèrent le pas et finirent par nous trouver au temple, sous le porche. Leur aspect nous troubla fort. Lycas de notre escapade se plaignit à Lycurgue, en toute véhémence. Mais il fut reçu par notre hôte d'un front impénétrable et d'un sourcil dédaigneux. Ce froid me rendit l'audace. Malfaisants et honteux, ses stupres, je lui jetai d'abord à la face, lui reprochant, à haute voix, les lubriques assauts qu'il m'avait donnés, tant chez Lycurgue que dans sa propre demeure. Tryphœna, qui s'ingéra de me contredire, n'en fut pas, non plus, la bonne marchande. Je lui reprochai, devant les badauds qu'avait ameutés notre dispute, ses appétits de goule, montrant, à l'appui de mon dire, Giton crevé, moi-même presque démoli par cette chienne libertine.

Les éclats de rire que chacun fit alors jetèrent nos ennemis dans un étrange désarroi. Ils en eurent grand ennui et détalèrent au plus vite, mais jurant tout bas de se venger. Comme ils virent que, dans l'esprit de Lycurgue, nous avions pris les devants, ils résolurent de l'attendre chez lui pour le détromper des couleurs dont nous l'avions berné.

[Pg 37]La fête s'acheva si tard qu'il nous fut impossible de regagner le domaine. Lycurgue nous coucha dans une métairie qu'il possédait à mi-chemin de sa résidence. Le lendemain, obligé de rentrer chez soi pour affaires, il partit sans nous éveiller. Lycas et Tryphœna l'attendaient au castelet, qui le surent flatter, circonvenir, de manière si adroite qu'ils l'engagèrent à nous livrer entre leurs mains. Lycurgue, cruel par nature et se truphant de garder sa foi, ne songea plus qu'à nous rendre à nos ennemis. Il persuada Lycas d'aller chercher main-forte, cependant que, lui-même, nous garderait à vue dans sa propriété.

Il regagna donc la villa et nous reçut du même air qu'aurait pu prendre Lycas. Joignant les mains et prenant un air de circonstance, il nous reprocha la témérité que nous eûmes de chercher à lui en imposer par une accusation calomnieuse contre un de ses amis. Sans plus vouloir nous entendre, il ordonna qu'on nous mît aux arrêts, Giton et moi, dans notre chambre, faisant sortir Ascyltos, mais refusant de l'écouter sur notre justification. Puis, ayant comme il faut chapitré nos geôliers, emmenant Ascyltos, il s'en retourne au castelet.

Pendant la route, son mignon de couchette eut beau alléguer des raisons émollientes. [Pg 38]Rien ne put adoucir Lycurgue: larmes, blandices, ni prières. Cette dureté piqua si fort notre camarade qu'il résolut de nous déprisonner. Dès le soir même, il se prit d'altercas et refusa de coucher avec son amant, ce qui lui permit d'exécuter le plan qu'il avait formé pour notre salut.

Dès que la valetaille fut plongée dans le premier sommeil, prenant sur son dos notre bagage et passant par une brèche du mur qu'il avait remarquée, il atteignit, avant le jour, la métairie, entra sans nulle encombre et vint à notre chambre. Nos gardiens en avaient fermé la porte. Mais il était bien aisé de l'ouvrir, n'étant qu'une cloison de voliges, de quoi il vint à bout par le secours d'un morceau de fer et déboîta proprement la serrure, dont la chute nous éveilla. Car, en dépit de la fortune adverse, nous dormions à poings fermés.

Fatigués d'avoir assez avant dans la nuit prolongé la veille, nos argus ronflaient de la belle manière. Nous fûmes seuls désendormis par le tapage. Ascyltos nous dit brièvement tout ce qu'il avait fait pour nous. Besoin ne fut d'autres explications. Pendant que je m'habillais en hâte, l'idée me vînt d'assassiner nos geôliers d'abord et de carroubler ensuite la villa. Je soumis ce projet à mes compagnons. Ascyltos approuva le larcin, mais nous bailla [Pg 39]congé d'en venir à bout sans effusion de sang. Comme il savait les aîtres, il nous mena dans un garde-meuble où nous prîmes le meilleur. Nous délogeâmes à pointe d'aube et, déclinant les grandes routes, nous marchâmes jusques au temps que nous pûmes nous croire en sûreté.

Alors Ascyltos, reprenant haleine, se rigola hautement d'avoir friponné Lycurgue, pingre, dont à notre copain la parcimonie baillait juste raison de clabauder. Nul salaire pour tant de voluptueuses nuits. Une table aride en vins et stérile en fricot. La lésine de Lycurgue était, malgré sa richesse énorme, sordide au point qu'il se refusait les choses nécessaires à la vie.

Il ne boit pas au sein du fleuve et ne saisit pas les fruits qui s'offrent sur les eaux,
Ce Tantale infortuné que géhenne le désir.
Pareille, la face d'un riche avare qui redoute éperdument
Ce qu'il peut exécuter, qui remâche la soif dans sa bouche aride.

Ascyltos voulait rentrer dans Néapolis, le soir même. Je lui fis sentir son étourderie. La police nous y chercherait apparemment. Il valait mieux nous absenter, faire perdre ainsi notre piste aux argousins. D'ailleurs, l'état de nos finances nous permettait une balade à travers champs! Le conseil lui plut. Nous gagnâmes un hameau qu'embellissaient maintes cassines [Pg 40]et vide-bouteilles, où plusieurs de mes amis avaient accoutumé de faire carousse pendant la verte saison. Mais voilà qu'à mi-route une grosse pluie nous contraignit de quêter un abri dans un prochain village. Nous entrâmes au cabaret. Là, d'autres piétons s'étaient, comme nous, réfugiés pendant l'averse. Dans la confusion qui régnait, nul ne s'inquiéta de nos personnes. Tandis que nous guettions si le désordre ne nous fournirait pas quelque aubaine, Ascyltos aperçut à terre un petit sac de bonne mine qu'il effaroucha sans que nul y prît garde et qu'il trouva bien garni de pièces d'or. Cet heureux début nous émoustilla. Mais, pour éviter toute réclamation, nous prîmes aussitôt la porte de derrière. Un esclave y sellait des chevaux qui disparut, un moment, pour aller, sans doute, quérir quelque chose qu'il avait oublié au logis. Sitôt qu'il fut éloigné, je m'emparai d'une cape superbe que j'avais aperçue enroulée au portemanteau de la plus riche selle. Nous glissant tout le long des baraques, nous gagnâmes ensuite un bois peu distant du village.

Ayant percé jusqu'au fort du taillis, et jugeant le lieu sûr, nous débattîmes plusieurs controverses touchant les manières de céler notre pécune, dans la crainte qu'on nous arguât de larcin ou d'être nous-mêmes larronnés. Enfin, [Pg 41]nous résolûmes de coudre le magot en la doublure d'une vieille tunique à moi, que je mis ensuite sur mes épaules, après avoir chargé Ascyltos du manteau dérobé. Nous prîmes des sentiers détournés pour regagner la ville. Mais, au sortir de la forêt, nous entendîmes ces paroles de funeste augure:—Ils ne se peuvent échapper; ils sont réfugiés à coup sûr dans le bois. Quêtons sous le couvert afin de les appréhender plus aisément.»

Oyant cela, nous envahit une terreur si grande qu'Ascyltos et Giton, à travers les broussailles, décampèrent du côté de la ville. Je rebroussai chemin et rentrai dans le taillis avec une précipitation telle que je ne sentis pas de mes épaules tomber la précieuse tunique. Enfin, brisé de fatigue, ne pouvant aller plus loin, je m'affalai au pied d'un arbre, où je constatai la perte que je venais de faire. La douleur me rend des forces. Je me lève pour chercher mon trésor. Temps perdu! Oiseuse exploration! Abattu de lassitude et de chagrin, j'errai au plus obscur du bois. J'y demeurai au delà de quatre heures. Enervé cependant par cette affreuse solitude, je cherche, coûte que coûte, une issue. Ayant fait à peine quelques pas, je vois venir à ma rencontre une manière de campagnard. J'eus alors besoin de toute ma fermeté qui, par [Pg 42]bonheur, ne défaillit point. J'allai carrément à la rencontre de mon homme, le priant de m'indiquer la route de Néapolis: car il y a longtemps que j'erre sans pouvoir me tirer d'au milieu de ce bois. Pâle comme la mort et crotté jusqu'aux yeux, mon état lui fit compassion. Il me demanda si je n'avais rencontré personne. Ma réponse étant négative, il me remit obligeamment sur mon chemin. Au moment de nous séparer, nous aperçûmes deux hommes de sa connaissance qu'il appela et qui lui dirent qu'ils avaient battu l'estrade sans rien découvrir, sinon une méchante tunique, et, ils la firent voir.

On croira sans peine que je n'eus pas le front de la réclamer, encore que j'en connusse tout le prix. De quoi ma douleur ne fit qu'empirer. Le cœur brisé par le rapt de mon trésor et ma faiblesse augmentant à vue d'œil, je suivis lentement les rustres sans être aperçu d'eux.

Il était tard quand j'arrivai à Néapolis. J'entrai dans un mauvais bouchon où, plus qu'à demi-mort, Ascyltos gisait sur une paillasse. Je m'effondrai de même sur la couche voisine, sans qu'il me fût loisible de proférer un mot. Perturbé de ne plus voir la tunique dont il m'avait confié la garde:—Qu'as-tu fait de notre robe?» interrogea-t-il d'une voix saccadée. Je n'eus pas la force de répondre, [Pg 43]sinon par un regard piteux. Bientôt, me sentant réconforté, je lui fis, vaille que vaille, le récit de ma déconfiture. Il crut d'abord que je lui en donnais à garder. Malgré la rafale de larmes dont j'accompagnai mes serments, il persistait à n'y pas croire, m'accusant de vouloir détourner sa part de prise dans notre butin. Giton, plus consterné que moi-même, se tenait debout, gardant un silence hébété. Son chagrin donnait encore de nouvelles forces à mon désespoir. Mais ce qui me tourmentait par-dessus tout, c'était de nous savoir traqués par les mouches de police. J'en avertis Ascyltos, qui ne s'en émut guère, ayant tiré son épingle du jeu. Il était, d'ailleurs, persuadé que nul ne s'aviserait de nous chercher dans ce taudis, inconnus comme nous l'étions et n'ayant, au surplus, frayé avec personne.

Cependant, nous trouvâmes à propos de feindre une indisposition et d'avoir, de la sorte, un prétexte à garder la chambre. Mais nous ne pûmes y demeurer longtemps, car la monnaie se faisait rare au point qu'il devenait opportun de bazarder quelques nippes afin de subsister.

NOUS arrivâmes au marché sur le déclin du jour. Un bric-à-brac des mieux fournis. C'étaient, pour la plupart, des objets de piètre valeur, mais dont la brume servait à [Pg 44]cacher les origines suspectes, la douteuse provenance. Et comme, pour un motif pareil, nous avions apporté, en ce lieu, un gaban venu de la foire d'empoigne, nous saisîmes l'occasion favorable. Postés dans l'ombre, nous étalâmes un pan de notre marchandise, dans l'espoir que sa beauté nous vaudrait quelque chaland.

En effet, peu de temps après, un manant que je connaissais de vue, escorté d'une particulière, s'approcha de fort près et se mit à examiner attentivement notre manteau. Ascyltos, de son côté, jeta les yeux sur les épaules de cet homme qui faisait mine de vouloir acheter et resta figé de surprise. De mon côté, je n'étais point sans émotion. Il me semblait reconnaître dans cet homme, celui qui avait trouvé ma tunique parmi les broussailles. De fait, c'était bien lui. Mais Ascyltos ne s'en remettant pas au témoignage de ses yeux et pour ne rien emmancher à l'étourdie, perce jusqu'au bonhomme; sous prétexte de marchander la précieuse tunique, il la tire doucement et la palpe à son aise.

Ode Fortuna caprice admirabonde! Le rustre n'avait pas encore soupesé les ourlets d'une main curieuse. Même, il n'exposait ce vêtement que par manière d'acquit, à la façon d'une guenille.

[Pg 45]Reconnaissant l'intégrité de notre magot, et que le vendeur portait une face débonnaire, Ascyltos me prit à part:—Sais-tu, frère, dit-il, que le trésor nous revient sur quoi je lamentais? Voilà notre bonne petite frusque, avec y incluses toutes nos pépettes! Que faire? Par quel stratagème revendiquer notre bien?»

Pour moi, je me gaudissais fort, non seulement du profit, mais encore de me sentir lavé, par cette conjoncture, d'une suspicion très infamante. Je conseillai d'aller droit au but et de saisir les tribunaux de l'affaire, si le manant rechignait à céder notre bien.

Ce ne fut pas l'opinion d'Ascyltos:—Qui s'intéresse à nous dans ce chien de pays? Qui voudra prêter l'oreille à nos allégations? Je préfère, dit-il, remérer la tunique. Bien qu'elle soit à nous, ainsi que nous l'avons pu constater, mieux vaut pour quelques sous faire emplette du trésor et ne pas entamer une procédure ambiguë.

Que font les lois où, seule, règne la Pécune,
Où la pauvreté ne saurait gagner un procès?
Même ceux-là qui pratiquent à dîner l'ascétisme cynique,
Impudemment, trafiquent de leur mandat.
Ainsi, la Justice n'est rien, sinon un encan
[Pg 46]Où le chevalier même, assis au tribunal, favorise qui le paie.»

Par malheur, à part un dupundius et un, sicilique destinés à l'achat de lupins ou de cicéroles, nous étions absolument fauchés. C'est pourquoi, de peur que notre butin ne s'évanouît derechef, nous convînmes de lâcher la main sur le prix du gaban, sûrs de compenser notre perte légère par un gain des plus sérieux. Aussitôt donc que nous eûmes l'étoffe déballée, cette donzelle qui, drapée d'un voile, faisait société au campagnard, en inspecte jusqu'aux moindres coutures et, posant ses deux mains sur la frange, se met à donner de la voix comme pourceau qu'on égorge:—Les voici! je tiens mes deux voleurs!»

Abasourdis par ces hurlements, nous saisissons, pour donner le change, l'immonde tunique en lambeaux, nous écriant, sur le même ton, que ces gens-là brocantent nos dépouilles. Mais la partie n'était pas égale. La populace, conglomérée par nos abois, se tordait à nous entendre: les uns revendiquant un habit des plus riches, les autres, une loque ne valant pas d'être ravaudée. Mais Ascyltos vint à bout de calmer la risée et, le silence acquis:

Nous voyons bien que chacun prise très haut ses appartenances: qu'ils nous rendent notre tunique et remportent leur gaban.»

[Pg 47]Combien qu'au rural, ainsi qu'à sa chipie, le troc parût duisant, survinrent deux chicanous à tête de larrons qui, voulant escamoter le gaban, insistèrent afin que, de part et d'autre, on remît à leurs soins les effets contestés. Le tribunal, demain, serait saisi du différend. Car il s'agissait moins, d'après eux, d'établir la propriété des hardes en litige que de longuement rechercher laquelle des deux parties justifiait le soupçon d'improbité.

L'avis du séquestre agréait aux spectateurs. Mais voici que, du milieu de la foule, sort un quidam chauve et le front garni de caruncules tubéreuses: c'était une manière de solliciteur au contentieux. Il s'empare du gaban et jure les Consentès qu'il le reproduira devant le tribunal. Manifestement, le but de ces escogriffes était de faire déposer notre gage entre leurs pattes et, l'ayant esbrouffé, d'empêcher par la crainte d'une accusation de vol, notre comparution à l'audience. Sur ce point, nous étions on ne peut plus d'accord. Le hasard adjuva les désirs de chacun: indigné de nous voir mener ce train pour une infâme penaille, le croquant jeta la tunique à la face d'Ascyltos et, pour clore la dispute, demanda le dépôt en mains tierces du gaban, seule cause de cette échauffourée. Ayant donc ainsi recouvré, comme nous le pensions, notre belle monnaie. [Pg 48]en un temps de galop nous vînmes à l'auberge. La porte barricadée, nous fîmes des gorges chaudes tant sur les hommes d'affaires que sur nos accusateurs. Ils avaient déployé une telle finesse pour nous rendre nos écus!

Nous commencions à découdre la fameuse tunique, afin d'en extraire les jaunets, lorsque nous entendîmes un quidam s'informer près de notre logeur sur ce qu'étaient les individus qui venaient d'entrer chez lui. Cela m'atterra. L'homme à peine sorti, je courus dans la salle basse m'informer de ce qu'il pouvait être. Là, j'appris qu'un licteur du préteur, dont l'emploi est de recenser, pour les registres publics, le nom de tous les étrangers, en apercevant deux qu'il n'avait pas inscrits encore, s'était informé de notre pays et de nos occupations.

Le marchand de soupe dévida ces commérages d'un air à me faire soupçonner que son taudis n'était pas franc. Pour obvier à tout méchef, nous résolûmes d'en sortir et de n'y rentrer qu'à la nuit. En partant, nous donnâmes à Giton les ordres nécessaires pour qu'il nous fît à souper.

Nous voilà donc en marche. Evitant les quartiers du bel air, nous déambulions parmi les ruelles borgnes, lorsque, à jour fermant et dans un passage obscur, nous rencontrâmes [Pg 49]deux femmes en grand habit, de tournure avenante, que, d'un pas mesuré, nous suivîmes jusqu'à la porte d'un oratoire. C'est là qu'elles entrèrent. Un murmure insolite en venait jusqu'à nous, comme d'un centre mystique. A notre tour, la curiosité nous fit pénétrer dans la chapelle, où nous aperçûmes de nombreuses coquines. Elles hurlaient, pareilles aux bacchantes, et secouaient dans leur main droite de petites figures de Priapus envitaillées à faire peur. Ne fut loisible d'en apprendre davantage: car, à notre aspect, le troupeau beugla de telle sorte que la coupole de l'oratoire en fut ébranlée. Ces dames voulaient s'emparer de nous. Mais, sans tarder, nous tirâmes nos grègues et nous en fûmes au logis.

Nous gobelottions en paix, grâce au zèle de Giton, quand la porte résonna sous des coups de heurtoir impudemment frappés.—Qui va là? demandâmes-nous, pâlissant de crainte.—Ouvrez, répondit-on, et vous l'allez savoir.» Pendant ce dialogue, la serrure branlante se détacha d'elle-même et, par la porte ouverte, une femme entra, la tête encapuchonnée. C'était la même qui, peu de temps auparavant, exhortait le rural au manteau.—Vous pensiez donc me faire la figue? nous dit-elle. Je suis la dariolette de Quartilla dont furent par vous les sacra perturbés, dans [Pg 50]l'oratoire de Priapus. Voici qu'elle vient en personne à votre juchoir. Elle souhaite obtenir de vous un moment d'entretien. Ne vous effarez pas. Elle n'accuse ni ne punira votre erreur. Même, elle admire plutôt le dieu qui conduisit en cette ville des jeunes hommes si courtois.»

Nous gardions encore le silence, ne sachant que penser d'une telle ouverture, lorsque nous vîmes entrer Quartilla elle-même, flanquée d'une pucelette. Sur le bord de ma courte-pointe elle se vint échouer où, longuement, elle pleura. Nous demeurions aphones, pantois et sidérés devant cette incontinence lacrymale, cet étalage flegmatique de désespoir. Quand enfin s'apaisa la bourrasque, elle écarta son voile et, tordant les mains jusqu'à faire craquer ses doigts, nous démasqua un visage irrité:—D'où vous vient, dit-elle, cette audace? Qui vous enseigna le brigandage et l'imposture? Mais, que Fidius me soit en aide! j'ai compassion de vous. Car nul, sans être châtié, ne troubla nos mystères. En effet, ce pays abonde si fort en divinités protectrices que les hommes y sont moins que les Dieux faciles à trouver. Ne croyez pas, néanmoins, que je sois venue ici pour cause de vengeance. Plus que l'affront reçu m'émeut votre jeunesse. Elle me persuade que, par ignorance, [Pg 51]vous commîtes cet inexpiable forfait.

Sache donc que, la nuit dernière, je fus horripilée d'un frisson à tel point glacial que je craignais un accès de fièvre tierce. Je demandai au sommeil quelque rémission. L'ordre me fut, en songe, intimé de te quérir et de lénifier par ton accortise l'impétueux de mes quérimonies. Le souci de ma guérison n'est pas, toutefois, ce qui m'inquiète davantage. Une alarme plus sérieuse me déchire les entrailles qui me conduira jusqu'à la mort, à savoir qu'inspirés par la licence de votre âge vous ne divulguiez ce qu'ont saisi vos regards dans la chapelle de Priapus et profaniez, devant le monde, la religion des Dieux. A vos genoux tendent mes paumes ouvertes. Je vous obsècre et vous supplie de ne pas tourner en dérision nos offices nocturnes, de ne point afficher les arcanes immémoriaux dont la plupart de nos mystes eux-mêmes ne soupçonnent pas le rituel.

Ayant achevé sa déprécation, les larmes de Quartilla redoublèrent, avec une abondance de furieux soupirs. Elle presse contre mon lit son visage et sa poitrine.—Madame, lui dis-je, ému de crainte et de miséricorde, tiens-toi l'esprit en repos sur la double fin de ta visite. Oncques n'ébruiterai quoi que ce soit de vos sanctimoniales observances. Quant à la fièvre tierce, puisqu'un songe t'informa [Pg 52]que je possède les vertus et complexions pertinentes à sa cure, nous adjuverons la providence des Dieux, même au péril. de notre vie.»

Cette promesse lui rendit la gaîté. Passant des larmes aux rires, elle me baise étroitement et peigne mes cheveux qu'elle ramène en boucles sur l'oreille:—Je fais trêve, dit-elle, et vous remets votre offense. Que, pourtant, si vous n'eussiez acquiescé au traitement que je désire, dès demain une troupe de braves eût tiré contre vous raison de cette injure et soutenu ma dignité.

Turpide est le mépris, l'impératif, luisant de gloire.
Il me plaît élire mon chemin au gré de mes caprices.
Car le sage, raisonnablement, apaise les querelles par le mépris
Et, pardonnant aux vaincus, il triomphe deux fois.»

Battant des mains, elle se creva de rire, tout à coup, d'une telle furie que nous en eûmes peur. Dans son coin, la camériste, qui était advenue la première, se tordait comme sa maîtresse. La bambine entrée avec Quartilla ne tarda point à suivre leur exemple.

Tout résonnait de leurs éclats. On se fût cru dans une baraque de morions. Entre [Pg 53]temps, stupéfaits de leur brusque saute d'humeur, incertains, nos regards se posaient tantôt sur les pécores et tantôt sur nous-mêmes. Quartilla reprend enfin la parole.—J'ai fait le nécessaire, dit-elle, pour que, de la journée, il n'entre âme qui vive dans cette maison; de telle sorte que, sans crainte des fâcheux, tu pourras m'insinuer aisément le remède contre la fièvre que tu m'as promis.»

A ces mots, Ascyltos demeura vaguement hébété. Quant à moi, plus frigide soudain qu'un hiver des Gaules, je restai sans émettre quelque son que ce fût. Néanmoins, je comptais sur le muscle de mes compagnons et de moi pour donner à l'aventure une issue galante.

En effet, trois petites fumelles, si quelque méchant dessein les liguaient contre nous, l'eussent-elles jamais emporté sur un trio de mâles qui, à défaut d'autre mérite, gardaient pour coadjuteur les solides attributs de leur sexe. Et, certes, nos reins étaient déjà fortement ceinturés. Même, en cas d'assaut, j'avais ordonné mon plan de bataille. J'engagerais l'action avec Quartilla, Ascyltos avec la servante et Giton avec la parthénie.

[Tandis que je roulais, en mon esprit, ces choses, Quartilla me requit de soigner sa fièvre tierce. Mais, bientôt, déçue de l'espoir [Pg 54]qu'elle fondait sur ma vaillance, elle déguerpit, furibonde, pour nous envahir peu après, en compagnie d'estaffiers inconnus qui, sur son commandement, nous charroyèrent dans un palais très superbe].

Ce fut un coup de foudre. Toute constance nous abandonna et, dans notre malencontre, la mort nous apparut inéluctable.

Moi, cependant:—Je te supplie, madame, si tu nous réserves de plus tristes aventures, achève-les d'un seul coup! Nous n'avons pas de tels forfaits sur la conscience que la torture doive, par surcroît, aggraver notre exécution.»

La suivante, qui s'appelait Psyché, sur le parquet diligemment étendit une couverture et sollicita mes génitoires glacées par mille morts. Ascyltos avait dans son pallium enfoui sa tête, n'ignorant pas combien il est périlleux d'intervenir dans les secrets d'autrui. [Sur ces entrefaites] la péronnelle sort de son giron deux sangles vigoureuses dont elle m'attache, tour à tour, les pieds et les mains.

[Ainsi garrotté, je lui représentai que ces comportements n'étaient pas un bon moyen que prenait sa maîtresse pour venir à bout de la démangeaison qui lui tenait le bas-ventre:—D'accord, répondit-elle, mais j'ai sous la main un électuaire plus efficace et plus [Pg 55]prompt.» Aussitôt, elle apporte une timbale pleine de satyrion.

A force de débiter des boniments de femme saoule et, tout en se payant ma tête, elle fit si bien que j'eusse ingurgité la drogue: mais Ascyltos, ayant naguère ses blandices rebuté, sur son dos elle jeta la dernière prise de satyrion, sans qu'il s'en aperçût].

Comme la conversation languissait:—Et moi, dit Ascyltos, suis-je pas digne de boire?» La camériste, trahie par mon sourire, applaudit des deux mains:—Cavalier, dit-elle, je t'en ai donné; même tu as seul vidé le gobelet jusqu'à la lie.

—Vère! interjecta sa maîtresse. Notre Encolpis n'a donc pas humé toute la dose?» Cette galéjade nous fit rire plaisamment. Giton lui-même ne put tenir jusqu'à la fin son sérieux, depuis surtout que la pucelette se fut emparée de son visage, couvrant de baisers le petit drôle, qui n'y répugnait pas.

J'aurais, dans ma détresse, appelé au secours. Mais outre que personne au monde n'eût branlé pour notre défense, avec une épingle à cheveux, Psyché, quand j'attestai la foi des Quiritès, me lardait les mâchoires, tandis que la fillette armée d'un pinceau qu'elle avait elle-même imbibé de satyrion opprimait Ascyltos.

[Pg 56]Pour comble d'infortune, survint un cinède paré d'une gausapa vert myrte, retroussé jusqu'au nombril, qui, tantôt, en dansant, nous amignardait à grands coups de fesses, tantôt nous inquinait de baisers cadavéreux. Quartilla, une verge de baleine à la main et ses jupes enroulées autour de la ceinture, lui commande enfin de donner répit à notre gêne. Sur quoi nous sacrâmes l'un et l'autre, par des mots très religieux, que périrait avec nous un arcane si secret et clandestin. Là-dessus entrèrent maints lutteurs de gymnase qui nous oignirent d'une huile très noblement parfumée.

Oubliant alors notre courbature, nous endossâmes des robes de fête et prîmes le chemin d'une salle voisine. Trois lits étaient dressés autour d'un couvert de la plus grande magnificence. Invités à nous étendre, l'appétit aiguisé par de mirifiques hors-d'œuvre, nous versons à flots dans notre gésier le vin de Falernum. Après avoir mangé force vivres délicats, le sommeil nous gagnait peu à peu:—Qu'est-ce à dire, se mit à rugir Quartilla, et pensez-vous être ici pour dormir sachant que cette nuit est la vigile de Priapus?»

Comme Ascyltos, grevé de tant de maux, roupillait de grand cœur, Psyché, qui n'avait point oublié ses rebuffades, lui frotta longuement le visage de suie, et d'un tison [Pg 57]éteint, sans qu'il en eût conscience, badigeonna sa bouche, ses épaules et ses bras. Moi-même, harassé de tant de maux, je prenais un avant-goût du sommeil. A notre exemple, tant au dehors que dans le triclinium, la valetaille ronflait à dire d'expert. L'un gisant sous les pieds des convives, l'autre adossé à la muraille, un troisième étayé par le chambranle de la porte, ils cuvaient tous leur vin pêle-mêle, tête contre tête. Les lampes, cependant, exhaustes de liquide, éparpillaient une lumière ténue et défaillante, lorsque deux Syriens voulant rafler une bouteille, s'insinuèrent dans le triclinium. Tandis que, près d'un dressoir couvert d'argenterie, les deux vauriens se disputent leur aubaine, elle se brise entre leurs doigts. Table, vaisselle plate, buffet, tout dégringole. Même, une coupe, tombant de haut, va briser le crâne d'une servante qui dormait sur un lit voisin. A ce choc inattendu, la malheureuse hurle, dénonçant les voleurs et suscitant les ivrognes. Pris la main dans le sac, les Syriens, venus en quête d'une proie, se laissent adroitement tomber sur un deuxième lit: et de ronfler comme s'ils avaient pioncé depuis longtemps.

Déjà réveillé en sursaut, le tricliniarchès infusait de l'huile aux quinquets moribonds. Déjà les esclaves, s'étant bouchonné les yeux, [Pg 58]reprenaient leur office, quand l'arrivée d'une cymbaliste, faisant claquer ses cuivres, nous remit tous sur pied.

On recommença donc à manger sur nouveaux frais. Quartilla, derechef, nous éperonne à boire; le vacarme des cymbales accroît la gaillardise des soupeurs. Et le cinède reparaît aussi, fastidieux entre les hommes et digne commensal d'une pareille maison, qui, après avoir battu la mesure en gestes saccadés, expectore ces vers:

Ici, venez ici, les spatalocinèdes!
Marchez! courez! volez!
Cuisses hospitalières! fesses agiles! mains expertes!
Bougres neufs! vieilles tantes! eunuques de Délos!

Ayant fini son couplet, le pied plat m'insalive d'un baiser très immonde. Bientôt, il grimpe sur mon lit et me déshabille malgré moi. Longuement il ahane sur ma braguette. Mais en vain. Des ruisseaux de pommade à l'acacia fluaient, avec la sueur, de sa tête graisseuse. Tant de craie enfarinait ses joues pleines de rides que vous les eussiez prises pour un mur débué par les grandes pluies.

Je ne pus retenir davantage mes pleurs, envahi par la plus noire tristesse.—De grâce, madame, dis-je à Quartilla, est-ce l'embasicète [Pg 59]que tu as chargé de me bourreler?» Mais elle, frappant légèrement des mains:—Que voilà donc un habile homme et qui me fait une question d'esprit! Ne sais-tu pas que l'incube s'appelle en grec embasicète?»

Alors, ne voulant pas que mon associé fût mieux partagé que moi-même:—Par ta Foi, repris-je, Ascyltos, dans ce triclinium, chôme seul notre fête.

—C'est juste, répond-elle. Qu'on donne à Ascyltos l'embasicète!» Aussitôt fait que dit. Le cinède changea de monture et, passant à mon copain, l'écrasa sous son derrière et ses embrassements. Debout, au milieu du combat, Giton, à force de rire, s'endommageait les intestins.

L'ayant considéré avec attention, Quartilla s'enquiert du bel enfant.—A qui appartient-il?

—C'est mon amant, répliquai-je.

—Pourquoi donc ne m'a-t-il point donné l'osclage?» Et, vers soi l'attirant, elle baise Giton à pleines lèvres. Bientôt elle glisse la main dans la fente de sa robe, dégage les charmes neufs du bel enfant. Puis elle ajoute:—Demain, avec ce bibelot, je préluderai à mes plaisirs. Mais, pourvue ce soir, je ne saurais goûter un banal ordinaire, m'étant le bas-ventre gorgé d'un très robuste ânon.» [Pg 60]A ces mots, Psyché, riant, s'approcha de sa maîtresse et lui coula je ne sais quel propos dans l'oreille:—Oui, oui! dit Quartilla, c'est fort bien avisé. Pourquoi non? L'occasion est admirable. Il faut dévirginer notre Pannychis.» Là-dessus, on introduit une môme assez gentille, ne paraissant guère plus de sept ans, la même qui, dans cet après-midi, avait chaperonné Quartilla dans notre bouge. Tout le monde applaudit et réclame, sur-le-champ, la consommation des épousailles.

Je demeurai stupide; puis j'affirmai que, d'une part, Giton, gamin des plus vérécondieux, n'oserait devant tous effectuer l'expérience; que, de l'autre, Pannychis n'était pas en âge de supporter, comme une femme, la douloureuse prélibation:

—Bon! répartit Quartilla, étais-je plus nubile quand je perdis mon pucelage? Que me soit adverse Juno si je me rappelle avoir oncques été vierge! Fillette, je badinais avec des polissons de mon âge; puis, les années avançant, j'accordai mes faveurs à des cadets plus robustes, jusqu'au temps que je sois parvenue aux heures où nous sommes. De là, sans doute, l'origine du proverbe: Qui l'a porté vedeau, peut aussi le porter taureau.»

Donc, et de peur qu'en secret mon amant [Pg 61]n'endurât de plus graves méchefs, je me levai pour concourir à l'office nuptial.

Déjà, Psyché enroulait un flammeum sur le chef de la petite. Déjà, l'embasicète marchait en paranymphe, portant à la main le brandon d'hyménée. Suivait un long troupeau de vaches imbriaques applaudissant de tout leur cœur. Le thalamus, drapé conformément aux rites, s'érigeait dans la grand'salle.

Alors Quartilla, incendiée par l'aspect de cette paillardise, soudain se leva, puis, agrippant Giton, l'emporta vers la chambre d'amour. Sans nul doute le petit babouin se laissait faire avec plaisir, tandis que sa partenaire oyait sans épouvante ni tristesse le nom terrible de l'Hymen.

De sorte qu'après qu'on les eut couchés ensemble et mis sous clef, nous restâmes assis sur le pas de la porte, Quartilla surtout, qui, par une fente ingénieusement ouverte, appliquait un œil curieux, observant le jeu puéril avec une attention libidineuse. Et moi, vers ce spectacle elle me traîna aussi d'une main défaillante. Dans cette posture, nos visages s'effleuraient; tout le temps que lui laissait Giton et Pannychis, agitant les lèvres, elle me frappait sur les joues de baisers furtifs.

[J'étais si las des familiarités de cette pute que je ne pourpensais que d'évasion. J'en déclarai [Pg 62]le dessein au fuligineux Ascyltos qui l'approuva beaucoup. Il espérait fuir, en même temps, les vexations de Psyché. Rien plus facile. Mais Giton restait enfermé dans la chambre et nous voulions soustraire le gamin aux fureurs de ces dévergondées. Tandis que nous cherchions un expédient, Pannychis se laissa choir, en jouant du serrecroupière, tandis que, démonté par le poids, Giton suivit sa combrecelle au pied du lit. Heureusement il en fut quitte pour la peur. Mais la petite, légèrement blessée au front, s'écria d'une telle violence, que Quartilla, épouvantée, s'engouffra dans la chambre en coup de vent. Ce qui nous permit de lever le pied sans demander notre reste. Promptement, nous galopâmes jusqu'à l'auberge et, sur-le-champ,] nous étant fourrés dans les draps, nous passâmes libres d'inquiétude le restant de la nuit.

[Le lendemain, comme nous sortions du logis, nous rencontrâmes deux de nos ravisseurs. Ascyltos, dès qu'il les eut remembrés, fondit sur l'un d'eux avec ardeur; puis, l'ayant mis hors de combat et dangereusement blessé, il me vint seconder contre l'autre. Celui-là se défendit si vaillamment qu'il nous vulnéra tous les deux, mais de sorte légère, et fut assez adroit pour décamper sans la moindre égratignure.]

[Pg 63]Le troisième jour était venu, embelli par la perspective d'une crevaille exorbitante, pareille au suprême festin des gladiateurs. Mais navrés comme nous l'étions, nous trouvâmes plus expédient de fuir que de rester en repos. C'est pourquoi, [nous revînmes diligemment à notre hôtellerie. Nos plaies étaient sans gravité. Une fois recousues, nous les pansâmes avec de l'huile et du vin.

Cependant nous avions laissé un de nos ennemis sur le carreau, et la crainte d'être découverts nous angoissait.] Nous délibérions ainsi, très affligés, sur les mesures à prendre pour éviter la tempête imminente, lorsqu'un officieux d'Agamemnon interrompit nos spéculations funèbres:—Hé quoi! dit-il brusquement, ne savez-vous pas chez qui l'on dîne aujourd'hui? C'est Trimalchio, le richomme, qui, dans son triclinium, possède une horloge près de quoi un buccinateur l'avertit de la fuite des jours et des moments perdus.» Aussitôt, oubliant les maux passés, nous reprenons sans tarder nos habits. Giton, qui avait consenti jusqu'alors à nous servir d'esclave, reçoit l'ordre de nous accompagner au bain.

A peine harnachés, nous déambulons, sans autre souci que de vadrouiller. Des joueurs étaient groupés autour d'une barrière. Nous approchons. Le premier objet qui [Pg 64]frappa nos regards fut un vieillard chauve, engoncé dans une camisole feuille-morte, s'exerçant à la paume, entre force cadets aux longs cheveux bouclés. Nous n'admirions pas tant cette belle jeunesse que le paterfamilias, qui pelotait, en chaussons, avec des balles couleur de prase. Dès qu'une de ces balles avait touché terre, on la mettait au panier, cependant qu'un naquet, pourvu d'une sacoche bien garnie, en fournissait inépuisablement les joueurs.

Nous aperçûmes des choses nouvelles. Entre autres, deux eunuques debout aux extrémités de la piste. L'un tenait un pot de chambre d'argent, l'autre recensait les éteufs, non ceux-là qui vibraient entre les mains des partenaires, mais qui jonchaient le sol.

Comme nous admirions tout ce faste, Ménélaüs vint à nous:—Voilà, dit-il, voilà Trimalchio chez qui vous popinez ce soir. En doutez-vous? cette partie que vous voyez, n'est autre chose que l'apéritif.»

Ménélaüs parlait encore, quand Trimalchio fit craquer ses doigts. A ce geste l'eunuque au pot de chambre vint mettre son bassin à la portée du joueur, lequel, ayant sa vessie exonéré, demanda qu'on lui donnât à laver, puis épongea ses doigts aux boucles d'un mignon. [Pg 65]Il serait long de consigner toutes les bizarrereries de Trimalchio. Enfin, nous gagnâmes les Thermes. Après avoir pris une chaude et sué à notre aise, nous passâmes au rafraîchissoir.


Abasourdis par ces hurlements, nous saisissons, pour donner le change, l'immonde tunique en lambeaux.

Satyricon, page 46.


Déjà Trimalchio, enolié d'aromates, les faisait déterger, non avec de vulgaires linteaux, mais bien avec un peignoir de la plus fine estame. Cependant, trois masseurs iatraliptès sablaient le Falernum en sa présence, et, comme en se pelaudant à propos de boire, ils en humectaient le sol:—Buvez! dit Trimalchio. C'est du vin de ma bouche.» Bientôt, on l'enveloppa dans une gausapa écarlate. Puis on l'étendit sur une litière que devançaient quatre piqueurs adornés de phaleræ, ainsi qu'une voiture à bras où se pavanaient les délices de Trimalchio, enfant vieillot, chassieux et plus vilain que son maître lui-même. Tandis qu'on l'emportait, un tibicen vint à lui, tenant des flageolets, et, penché, à son oreille, comme pour dire quelque secret, ne cessa de flûter pendant tout le chemin. Nous suivîmes, repus d'admiration, et nous arrivâmes, en même temps qu'Agamemnon, à la porte du palais, sur le jambage de laquelle m'apparut un écriteau, avec cette inscription:

TOVT ESCLAVE
QVI SANS LE CONGÉ DV PATRON SORTIRA
CENT FOIS RECEVRA LES ÈTRIVIÈRES

[Pg 66]A l'entrée, se tenait un portier vert, sanglé d'une ceinture cerise; dans un plateau d'argent, il écossait des pois. Au-dessus du seuil pendait une cage d'or renfermant une pie aux ailes bigarrées, qui saluait de ses cris les allants et venants.

Tandis que, plongé dans la stupeur, j'admirais tout cela, bouche bée, je pensai me laisser choir de peur et me casser les jambes. A senestre, près de la loge du suisse, était peint un molosse enchaîné, avec cette inscription en lettres capitales: GARE AV CHIEN! Et mes compagnons de dauber sur moi. Ayant repris haleine, je continuai l'examen des fresques peintes sur les murs. On y voyait un marché d'esclaves, portant au col une pancarte, avec des légendes. Et Trimalchio lui-même, les cheveux dénoués, tenant un caducée, entrait dans Rome sur un char conduit par Minerva. Plus loin, il apprenait à ratiociner, puis était nommé Dispensateur, toutes choses que le peintre avait curieusement élucidées par de multiples inscriptions. A l'extrémité de la galerie, Mercurius enlevait, par le menton, Trimalchio encore, et le déposait sur le siège le plus élevé d'un tribunal. Auprès, était Fortuna, riche de sa corne, et les trois Parques filant une quenouille d'or.

Je notai de plus, à l'extrémité de cette galerie, [Pg 67]une troupe de coureurs qui, sous la direction d'un écuyer, s'entraînaient à la vitesse. En outre, dans un coin, je vis une grande armoire. Là, dans un reliquaire, des Larès d'argent, une statuette de Vénus, et, non de médiocre taille, une pyxide en or qu'on me dit contenir la première barbe de notre amphytrion.

Alors, je me pris à interroger l'ostiaire:—Quelles sont, demandai-je, ces figures au milieu de l'atrium?—L'Ilias et l'Odyssea, répondit-il, et, vers la senestre, les jeux de gladiateurs donnés par Lénas.»

Nous n'avions pas loisir d'en regarder plus long.

Nous avançâmes vers le triclinium. Au seuil, le Procurateur recevait des comptes. Mais ce qui nous estomira davantage, ce furent des faisceaux avec des haches, appendus en trophées au chambranle de l'huis, et dont la partie inférieure se terminait par une sorte d'éperon en bronze qui, supportait cette inscription:

A G. POMPEIVS TRIMALCHIO
SEVIR AVGVSTAL
CINNAMVS DISPENSATEVR

Au-dessous, brûlait une lampe double suspendue à la voûte. Sur les montants de la porte, deux tablettes étaient accrochées, dont [Pg 68]l'une, si j'ai bonne mémoire, contenait ces mots:

LE III ET LA VEILLE DES KAL. DE JANV.
NOTRE G. SOVPE DEHORS

L'autre faisait paraître les phases de la lune, l'image peinte des sept étoiles, et, marqués par des clous, les jours heureux ou malheureux. Au moment où, soûls de voluptés, nous allions pénétrer, enfin, dans la salle à manger:—Du pied droit! nous cria un esclave commis à cet office. Sans doute, nous trépidâmes quelque peu, dans la crainte que l'un des convives ne transgressât le précepte. Enfin, nous partions uniformément du pied droit, lorsqu'un autre serf, en purette, se vint abattre à nos genoux, suppliant notre faveur de le soustraire aux peines immanentes; car la prévarication était légère qui le mettait en péril: avaient été soustraits au bain les vêtements du dispensateur dont il avait la garde, qui valaient à peine X. H. sestercius. Nous voilà donc retirant le pied droit. Dans son cabinet, le dispensateur nombrait des écus d'or. Nous le priâmes de remettre à l'esclave sa peine. Superbe, il nous toisa, et:—Ce n'est pas tant la perte dont je suis ému, que l'incurie de ce bélître. Ma robe de chambre il a perdue, qui me fut donnée, à mon jour natal, par un [Pg 69]certain client. Tyrienne, sans doute, mais, une fois déjà, elle avait été lavée. Quoi qu'il en soit, je vous accorde la grâce du vaurien.»

Pénétrés d'une si noble munificence, nous étions à peine de retour dans le triclinium que le serf au profit duquel nous avions manifesté se porta derechef à notre rencontre. Il nous surprit étrangement par la fureur de ses embrassades multipliées et drues, avec force louanges pour notre humanité:—Au surplus, dit-il, vous saurez à l'instant qui vous avez obligé. Le vin dominical est dans la main du garçon de l'échansonnerie; or, c'est moi qui tiens la coupe et vous en tâterez.»

Enfin, après tous ces retards, nous nous couchons à table. Des pages d'Alexandrie, sur nos mains, infusent l'eau de neige, immédiatement suivis par des pédicures très agiles, qui font nos pieds et rognent nos ongles, d'une adresse merveilleuse: ce que faisant, nul ne gardait le silence, mais, vaquant à leur fâcheux emploi, ils l'agrémentaient de chansons. Je fus curieux d'expérimenter si la livrée tout entière chanterait de même. Pour cela, je demandai à boire: un garçon plein de zèle me servit, sur-le-champ, non sans me régaler d'une acide complainte. Pareillement faisaient tous les gens de la maison, sitôt qu'on leur demandait [Pg 70]quelque office. Hanter vous eussiez cru un chœur de pantomimes et non le triclinium d'un paterfamilias.

Entre temps on apporta les promulsis, de tous points magnifiques; les convives sur leurs lits ayant déjà pris place, à la réserve de Trimalchio auquel, par une incongruité nouvelle, on réservait le haut bout. Au milieu de la table, dans une manière de plateau, se prélassait une bourrique en métal de Corinthe, portant sur le dos un bissac dont les poches contenaient, l'une des olives blanches, l'autre des olives noires. Flanquaient l'ânon deux plats circulaires. Sur leurs marges étaient gravés le nom de Trimalchio et le poids du métal. Tels porte-assiettes, réunis en arceaux, présentaient des loirs saupoudrés de sésame et arrosés de miel. Sur un gril d'argent fumaient des andouillettes. Sous le gril s'étageaient des prunes syriaques et des pépins de migraine.

Nous entamions déjà cette noble chère quand, au rythme d'une symphonie, Trimalchio fut apporté. Ses esclaves le couchèrent sur de menus oreillers, ce qui fit pouffer quelques étourdis. Le personnage y prêtait d'ailleurs. Sa tête rase émergeait d'un pallium cramoisi; autour de sa nuque, emmitoufflée dans ce vêtement, il avait, par surcroît, tortillé une serviette à bandes énormes, [Pg 71]dont les franges pendaient çà et là. Au petit doigt senestre il portait un large anneau faiblement doré, puis, au bout du quatrième, une petite bague qui me sembla d'or pur, avec des incrustations en forme d'étoiles, du plus brillant acier. Pour ostenter d'autres richesses encore, il découvrit jusqu'à l'épaule son bras droit orné d'un bracelet d'or et d'un cercle d'ivoire, que rehaussaient des agréments de métal poli. Ensuite, curant ses dents avec une épine d'argyrose:

Mes excellents bons, dit-il, je n'avais, en ce moment, aucun désir de me mettre à table: mais ne voulant pas que mon absence mît plus de retard à vos ébats, j'ai quitté un divertissement qui m'agréait fort. Souffrez néanmoins que j'achève ma partie.

Un page le suivait, portant la table à jeu en bois de térébinthe avec des tesseræ de cristal, et, ce qui me parut du dernier galant, au lieu de jetons blancs et noirs, de grosses médailles d'argent et d'or. Mais, tandis qu'il dégoisait, en jouant, les plus abjectes pantalonnades et que nous poussions encore une brèche parmi les hors-d'œuvre, on nous apporte, dans le monte-plats, un corbillon sur lequel une galline en bois sculpté, les ailes étendues en rond, semblait couver des œufs. Aussitôt, deux esclaves approchent, et, la symphonie bourdonnant [Pg 72]de plus belle, ils se mirent à scruter la paille. Ils en sortent des œufs de paon qu'à la ronde ils impartissent. Alors, se tournant vers nous, Trimalchio:—Amis, dit-il, c'est par mon ordre que l'on a caché des œufs de paon sous le ventre de la poule; mais, Herculès à moi! j'ai lieu d'appréhender qu'ils ne soient déjà couvis; regardons toutefois s'ils sont encore mangeables.» A cet effet, nous recevons des cuillers ne pesant pas moins d'une demi-livre. Nous brisons la coque de ces œufs très artistement boulangée en pâte ferme. J'étais sur le point de jeter le mien, car je pensais y voir déjà grouiller un paonneau, lorsqu'un vieux pique-assiette m'arrêta:—Il y a là, me dit-il, je ne sais quelle friandise.» Je finis de rompre la coquille et trouvai, dans une farce de jaunes d'œufs bien poivrée, un bec-figue des plus gras.

Cependant Trimalchio, ayant fini de jouer, ordonne qu'on lui resserve tous les plats dont nous avons tâté. D'une voix haute, il proclame que si quelqu'un souhaite encore du vin miellé, il en peut boire son comptant, lorsque, au signal nouveau donné par l'orchestre, un chœur chantant d'esclaves emporte la desserte. Au milieu du fracas vint à tomber une patène d'argent. Croyant bien faire, un garçon d'office tente de la ramasser. [Pg 73]Mais Trimalchio, qui l'aperçoit, ordonne de souffleter l'esclave par manière d'objurgation et de jeter l'assiette aux épluchures. Sur quoi un valet, préposé au garde-meuble, de la balayer avec d'autres rebuts.

Après cela, une entrée de deux Æthiops chevelus, portant des utricules pareilles à celles qu'on emploie pour faire tomber la poussière de l'amphithéâtre, qui nous donnèrent à laver, non avec de l'eau claire, mais avec un très bon vin.

Chacun loua le maître pour ces élégances. Mais Trimalchio, prenant la parole:—Mars, dit-il, prise l'Egalité. C'est pourquoi j'ai ordonné d'assigner à chacun sa table. En même temps, l'escafignon de ces puants esclaves et leur chaleur nous importuneront moins.» On apporte, aussitôt, des fiasques de verre, méticuleusement bouchées de plâtre. A leur goulot pendait l'écriteau que voici:

FALERNVM OPIMIEN
DE CENT FÉVILLES.

Tandis que nous lisions ces étiquettes, battant des mains, Trimalchio s'écria:—Heu! heu! cela est donc! le vin dure plus que l'homme transitoire! Faisons carrousse et buvons à pocharder la lune. Le vin, c'est la vie! Celui que je vous offre est de l'opimien authentique. [Pg 74]Hier, je traitais à souper de plus honnêtes gens que vous; néanmoins, le vin qu'on leur présenta n'égalait point celui-ci.»

Comme nous popinions, flagornant d'un ton pénétré la magnificence de notre hôte, un esclave posa sur la table une larve d'argent, squelette en miniature, si bien ajusté que les articulations et les vertèbres se mouvaient en tous sens, de la meilleure grâce. Puis, ayant saisi la poupée, au moyen d'une ficelle intérieure il lui donna plusieurs sortes d'attitudes, la prenant tour à tour et la remettant au milieu du couvert, jusques au temps que Trimalchio se mit à déclamer:

Heu! heu! malheur à nous! l'homme, tout entier, n'est qu'un pur néant!
Combien fragile notre existence! Et pendue au plus cassant des fils!
Ainsi nous serons tous, quand Orcus nous emportera.
Donc, vivons au mieux, tant que vivre nous est permis.

Le myriologue et nos courbettes furent interrompus. Un deuxième service qui, à la vérité, ne répondait guère à notre désir, parut en même temps. Néanmoins, une curiosité nouvelle fixa bientôt les regards de la compagnie. C'était un globe en manière de surtout, dont l'orbe était paré des signes du zodiaque. [Pg 75]Au-dessus de chaque peinture, le majordome avait placé des mets qui, par leur essence ou leur forme, se pouvaient rattacher à ces constellations. Sur le Bélier, des pois chiches (pois du bélier); sur le Taureau, une pièce de bœuf; sur les Gémeaux, une paire de testicules et de rognons; sur le Cancer, une couronne; sur le Lion, des figues africaines; sur la Vierge, une vulve de truie érigone; sur la Balance, un peson qui, d'un côté, soutenait un poupelin, de l'autre, une croustade; sur le Scorpion, une scorpène; sur le Sagittaire, un ώτοπετὴς, lièvre cornu; sur le Capricorne, un homard; sur le Verseau, une oie; sur les Poissons, deux mulets. Au centre, le plus beau gazon du monde, fraîchement tondu, supportait un rayon de miel.

Entre temps, un éphèbe égyptien offrait du pain chaud, à la ronde, en un petit four d'argent, et, d'un fausset impitoyable, écorchait un couplet emprunté à la Farce de l'Assa fœtida. Sans beaucoup d'enthousiasme, nous nous préparions à donner l'assaut, car les mets étaient du dernier commun, lorsque Trimalchio nous apostropha:—Je vous conseille de manger dit-il; on n'est à table que pour cela.»

Il dit. Au son des instruments quatre danseurs bondissent et, dans une pirouette, font disparaître le couvercle du surtout. C'est [Pg 76]un nouveau festin qui paraît à nos yeux: poulardes grasses, tétine de truie et levraut empenné, qui figure Pégasos. Dans les angles de cette machine, des statuettes de Marsyas portaient de petites outres d'où giclait une saumure pimentée, sur des poissons qui nageaient dans une sorte d'Euripus. Nous joignons nos bravos à ceux du domestique et nous attaquons, en riant, les nourritures de haut goût.

Trimalchio, non moins délecté que nous de la surprise:—Carpe!» dit-il. Et soudain parut un officier de bouche qui, suivant la mesure de l'orchestre, se mit à trancher les viandes en cadence. Vous eussiez cru, au rythme de son geste, voir l'un de ces volumineux essédaires qui, soutenus par l'orgue hydraulique, s'escriment dans l'arène.

Cependant, Trimalchio sans cesse répétait d'une voix melliflue:—Carpe! Carpe!» de sorte que, l'entendant réitérer avec cette insistance, je soupçonnai quelque pointe, dont je m'enquis auprès de mon proche voisin, lui demandant ce que voulait dire cela. Il avait assisté fréquemment à de pareilles scènes:—Vous voyez bien, me répondit-il, notre écuyer tranchant? Cet homme a pour nom Carpus, de telle sorte que Trimalchio, en disant Carpe (Coupe!), du même coup appelle son esclave et lui notifie ses commandements.»

[Pg 77]J'étais repu, si bien que je me retournai tout à fait vers mon interlocuteur pour mieux entendre ses propos. Après quelques discours et des questions en l'air, idoines à servir d'amorce:—Quelle est, dis-je, cette femme que je vois sans cesse aller et venir de tous côtés? —C'est la femme de Trimalchio, Fortunata la bien nommée, qui ramasse l'or à la puchette et le mesure au boisseau.—Et jadis, que faisait-elle?—Me pardonne ton Génie! tu n'aurais pas voulu accepter d'elle un chanteau de pain. A présent, nul ne sait ni comment ni pourquoi elle est assise au plus haut de l'Empyrée. C'est le τὰ πάντα de Trimalchio. Bref, elle pourrait sans effort lui persuader qu'on n'y voit goutte en plein midi. Lui-même ignore sa richesse, tant il est étrangement pécunieux; mais elle, bonne ménagère d'un tel bien, pourvoit à toute chose. Vous la trouvez sans cesse où vous ne l'attendez point. Sèche, sobre, d'excellent conseil, néanmoins, une langue de vipère et qui jase comme une pie borgne, une fois la tête sur l'oreiller. Quand elle aime, elle aime fort, mais elle hait de même ceux qu'elle tient en aversion.

Trimalchio possède en biens-fonds un territoire aussi vaste que le vol du milan, sans compter le numéraire dont il entasse et fait provigner les intérêts. Chez son portier, on [Pg 78]compte plus d'écus, en un jour, que n'en ont dans tout leur patrimoine les personnes les mieux rentées. Vous voyez d'ici le trésor. Quant aux esclaves, babæ! babæ! non, Herculès, à moi! je crois que la dixième partie d'entre eux ne connaît pas son maître. Mais la crainte qu'il leur inspire est telle qu'avec un mot il ferait cacher ce bétail sous une touffe de rue.

Au demeurant, ne va pas imaginer qu'il fasse emplette de quoi que ce soit. Il récolte dans ses domaines toutes les choses dont il a besoin: laine, cire, poivre et du lait de poule si tu en avais la fantaisie. Que te dirai-je de plus? Ses mérinos, autrefois, n'étaient pas des meilleurs. Il fit venir des béliers de Tarentum afin d'amender les ouailles et de refaire son troupeau. Voulant obtenir chez soi du miel de l'Hymettos, il s'est procuré des abeilles dans Athènes, améliorant ainsi les avettes indigènes par le croisement d'un essaim grégeois.

Dernièrement, il écrivait en India pour demander de la graine de morilles. Bien plus: il n'est mule en ses haras qui ne sorte d'un onagre. Vois tous ces lits; pas un dont les matelas ne soient faits avec de la laine teinte de pourpre ou de cochenille. Tant est grande la veine du patron! Prends garde, au moins, [Pg 79]de faire paraître quelque dédain envers les affranchis qui furent ses compagnons d'esclavage. Tous abondent en numéraire: ils sont juteux énormément. Remarque celui-ci, au bas bout de la dernière table. Il possède à présent jusqu'à vingt mille écus. Or, sa grandeur est de fraîche date. Il est sorti du plus obscur néant. Naguère encore il portait du bois sur son dos. Mais on prétend (je l'ai ouï dire et n'en sais rien) qu'ayant larronné le pileus d'un incube, il sut dénicher un trésor. Si quelque dieu guerdonne un mortel, je ne lui porte pas envie. Mais notre homme a la joue encore chaude. Il garde les stigmates de la manumission, du bienheureux soufflet qui le tira d'esclavage. Au demeurant, il ne s'en trouve que mieux, car il a fait placarder cet écriteau devant son bouge d'autrefois:

C. POMPEIVS DIOGÈNE
DEPVIS LES KALENDES JVLIENNES MET CE
GARNI EN LOCATION AYANT, LVI-MÊME,
ACQVIS VN HOTEL.

—Quel est, demandai-je, celui qui occupe la place destinée à l'affranchi de César?—Encore un homme qui, dans peu de temps, a fait fortune. Je ne le blâme pas. Il avait décuplé son patrimoine, puis la déconfiture est venue. Il n'a plus sur la tête un cheveu qui lui [Pg 80]appartienne. Mais, Herculès à moi! il n'y a pas de sa faute, car je le tiens pour le plus galant homme qui soit. Quelques vauriens d'affranchis l'ont grugé de la belle manière et conduit rondement au bout de son rouleau. Tu n'ignores point ceci: dès que la marmite a cessé de bouillir et que les coffres se vident, les amis les plus intimes se déguisent en cerfs.—Et dans quel honorable commerce avait-il pu acquérir tant d'argent?—Rien de plus simple. Il était entrepreneur de pompes funèbres. Son couvert attestait une royale dépense. Entre autres, on y voyait des ragots avec leurs soies, des chefs-d'œuvre de pâtisserie, des oiseaux, une armée entière de queux et de mitrons. On effusait, chez lui, plus de vin sous la table que la plupart des Quiritès n'en ont dans leur cellier. Mais c'est un lunatique et non pas un homme, que ce croquemort! Aussi, voyant tomber son crédit, et de peur que ses créanciers n'eussent des inquiétudes, il fit naguère afficher cet avis:

IVLIVS PROCLVS
DANS VNE VACATION A LA CRIÉE,
MET EN VENTE LE SVPERFLV DE SON GARDE-MEVBLE
POVR LIQVIDER SON PASSIF

Trimalchio interrompit notre causette. On avait desservi les entrées. L'hilarité [Pg 81]du boire animait les convives et l'entretien se généralisait. Alors, notre hôte, appuyé sur le coude:—Honorons ce vin, dit-il, et mettons à la nage les poissons que nous avons ingurgités. Pensez-vous, dites-moi, que je me contente des nourritures qu'on nous a offertes dans les compartiments du surtout que vous avez vu? Ne connaissez-vous point Ulyssès? Après tout, il importe, en faisant bonne chère, de s'occuper d'érudition.

Que donnent en paix les os de mon bienfaiteur! Sa volonté me fit un homme entre les hommes. Ainsi, l'on ne peut rien m'offrir qui me semble nouveau. Je vous expliquerai donc l'allégorie du globe. Le firmament, habitacle des douze Dieux, prend tour à tour leurs figures. Tantôt, c'est le Bélier. Qui naît sous l'influence d'un tel signe a de nombreux pécores, des laines en abondance, la tête dure, le front impudent et la corne pointue. Il influence les pédants et les chicanous.»

Nous applaudissons le bien visé de cette astrologie, et Trimalchio reprend de plus belle:—C'est le Taureau qui brille ensuite, occupant tout le ciel; naissent les individus récalcitrants, les bouviers, les goinfres qui ne songent qu'à la boustifaille. Ceux qui viennent sous les Gémeaux aiment à s'accoupler, comme les étalons d'un char, comme les bœufs d'un [Pg 82]coutre et le commun des testicules. Ce sont eux qui ménagent la chèvre et le chou. Moi, je suis né sous le Cancer. Comme l'écrevisse de mon horoscope, je marche sur plusieurs pieds; à travers les flots et les continents j'instaure mes alleus. En effet, le Cancer étend son influence: il gouverne les deux éléments. C'est pour cela que je n'ai posé sur lui qu'une couronne, afin de ne porter aucun préjudice à mon thème de nativité. Sous le Lion naissent les mâche-dru et les impérieux. Sous la Vierge, les bougres, les fuyards, le gibier de prison. Sous la balance, les bouchers, les droguistes et les différentes espèces de chicanous. Sous le Scorpion, les assassins et les empoisonneurs. Sous le Sagittaire, les bigles qui regardent au chou et dérobent le lard. Sous le Capricorne, les claquepatins à qui leurs misères font pousser des cornes. Sous le Verseau, les aubergistes et les nigauds à tête de citrouille. Sous les Poissons, enfin, les cuisiniers et les rhéteurs. Ainsi, pareil à une meule, tourne l'Univers dont, à chaque instant, la révolution nous apporte quelque disgrâce, depuis naître jusqu'à mourir. Quant au gazon que vous voyez, tenant le milieu du globe et supportant un rayon, le symbole en est aisé à déduire. C'est la Terre, notre mère. Comme un œuf arrondie, elle occupe le centre du monde et renferme en soi [Pg 83]toutes les délices, pareilles à un gâteau de miel.»

Quelle érudition et quelle faconde! s'écrièrent à la fois les convives érigeant les mains au plafond, jurant tous qu'Hipparchus et Aratus étaient, au regard de Trimalchio, de la petite bière. Sur ces entrefaites arrive une troupe de laquais. Ils suspendent à nos lits des housses peintes, où des filets, des piqueurs avec leurs épieux, enfin tout l'appareil de la chasse, était représenté. Nous ne savions qu'imaginer de cette nouvelle surprise, quand, tout à coup, une clameur furieuse éclate au dehors. Et voici que des molosses de Laconia se mettent à hurler, en courant autour de la table. Les suivait un repositorium, sur quoi gisait le plus énorme sanglier qui se pût voir. On avait coiffé sa hure d'un pileus d'affranchi. Deux corbeilles pendaient à ses défenses, d'une vannerie assez délicate, faite avec des branchettes de palmier, l'une pleine de dattes de Syrie, l'autre de dattes de la Thébaïs. Autour, des marcassins en croûte de pâté semblaient accrochés aux mamelles de la bête, faisaient ainsi entendre que c'était une laie. On nous les octroya par manière d'apophorètes. Cette fois, le même Carpus, qui débitait les autres viandes, ne fut pas admis à trancher la monstrueuse venaison, mais un grand estafier [Pg 84]barbu, dont les jambes étaient emmaillotées de bandelettes et qui portait une alicula rayée de diverses couleurs. Prenant son couteau de chasse, il débride largement la panse de la truie. Soudain un vol de grives en essore avec fracas. Vainement les pauvres bestioles cherchent à fuir, en voletant. Des oiseleurs, postés dans le triclinium, avec de longs roseaux, les attrapent en un clin d'œil, et, suivant l'ordre du maître, donnent un oisillon à chacun des convives. Alors, Trimalchio:—Voyons, dit-il, si ce porc forestier n'a point dévoré tout le gland?» Aussitôt les esclaves de se ruer aux corbeilles que l'animal portait à son boutoir et de nous distribuer en portions égales dattes d'Afrique et dattes de Syrie.

Au milieu du hourvari, comme j'avais une place en retrait, ce me fut un amusement de suivre la pente des cogitations. Pourquoi ce verrat embéguiné d'un pileus? A la fin, ayant épuisé les plus saugrenues battologies, je questionnai derechef le voisin accommodant, mon interprète ordinaire, et lui déduisis mon embarras.

—Comment! répondit-il; mais votre officieux lui-même pourrait expliquer cela, car c'est chose connue et bien loin d'une énigme. Le cochon qui vous étonne évita d'être mangé hier. On le mit sur table vers la fin du repas. [Pg 85]Les convives, à bout d'appétit, refusèrent d'y mordre. C'était lui conserver la liberté. Aussi le voyez-vous reparaître, ce soir, avec les attributs de l'émancipation.» Confus de ma stupidité, je ne poussai pas plus avant l'interrogatoire, dans la crainte de passer pour un homme qui n'avait jamais soupé dans le grand monde. Entre temps, un jeune esclave des plus beaux, couronné de pampre et de lierre, offrait à la ronde une corbeille de raisins. Tour à tour s'affublant des noms bachiques: Bromius, Lyæus, Evius, il chantait, d'une voix stridente, les poèmes de son maître. Délecté de cette harmonie, Trimalchio, l'envisageant:—Dionysus, cria-t-il, sois liber!» L'esclave aussitôt décoiffe le sanglier du pileus et le pose sur sa tête. Alors Trimalchio ajouta:

—On ne peut nier à présent que je possède Liber père de la liberté.» Chacun de s'extasier sur le jeu de mots et de baiser, à son tour, le nouvel affranchi.

En ce moment, Trimalchio, pressé d'aller à la garde-robe, se leva de table. Son départ, nous délivrant d'une tyrannie importune, ranima la conversation, le bavardage des soupeurs. Dama ayant, le premier, réclamé des pataracina, s'empare du crachoir: «O jour! quelle est ta vanité, le néant de ta gloire! Tu décrois, la nuit monte! C'est pourquoi rien [Pg 86]n'est plus sage que de passer, tout droit, du lit au triclinium. Ainsi, l'on n'a pas le temps de refroidir, ni besoin d'étuve pour se réchauffer: un verre de boisson tiède est le meilleur des manteaux. Moi, j'ai accolé force pintes; je suis saoul comme une bourrique et j'ai ramassé un casque de première grandeur.»

Seleucus, l'interrompant, continua son propos:—Moi, dit-il, j'ai grand soin de ne pas me laver tous les jours. Se baigner comme vous le faites, c'est un métier de dégraisseur. L'eau a des dents invisibles et, peu à peu, notre chair liquéfie. Mais, lorsque je me suis envoyé un bon coup de raisin, je nargue les hivers. Au demeurant, avec la meilleure volonté, je n'eusse pu me rendre aux thermes cet après-midi. J'étais de funérailles. Un brave type, un ami, Chrysantus, a tourné de l'œil. Naguère, il m'appelait encore et, même en ce moment, je crois parler à lui. Heu! heu! nous passons! tels une outre de vent gonflée, un peu moins que les mouches, car elles possèdent quelques vertus. Nous sommes pareils aux bulles d'air qui crèvent à la surface d'un étang.

Et que dirait-on si Chrysantus ne s'était pas astreint à une diète rigoureuse? Pendant: cinq jours, il n'est pas entré dans sa bouche une goutte d'eau, une mie de pain. Et, cependant, [Pg 87]il nous a quittés! C'est par trop de médecins qu'il est mort, ou, pour mieux dire, par le crime du Fatum: car médecin, avant tout, est soulas des esprits. Quoi qu'il en soit, on peut dire que les obsèques de Chrysantus furent poussées dans le magnifique. On l'a conduit au bûcher, sur son lit de festin, emmailloté de riches couvertures. Et des gémissements de premier choix! Son testament affranchit quelques serfs. Quant à sa femme, elle a pleuré sans verve. Comment eût-elle fait pour se montrer plus chiche de regrets si son époux l'eût traitée avec parcimonie? Ah! les femmes! Elles sont pareilles au milan. Ce qu'on leur fait de bien choit dans une citerne. Pour elles, un vieil amour est le plus funeste des cancers.»

Il nous rasait. Un nommé Phileros lui coupa la parole:—Ayons mémoire des seuls vivants! Chrysantus a reçu les témoignages qu'il fallait. Honnête vie, honnête mort! quel motif de se plaindre? Nul n'ignore qu'il est parti d'un as et qu'il aurait mordu à même un étron pour y chercher de la monnaie. C'est pourquoi il a fait fortune. Il s'est accru tel un gâteau de miel. J'estime, Herculès à moi! qu'il laisse cent mille sestertius bien comptés, tout en numéraire. Cependant, je m'expliquerai nettement sur son compte, ayant [Pg 88]bouffé une langue de chien. Il fut mal embouché, fort en gueule, bavard et la discorde même. Son frère était un brave gas, amical à son ami, la main ouverte et la table copieuse. Au début, il marchait sur des jambes peu solides. La première vendange fortifia ses côtes. Il vendit son vin au prix qu'il voulut. Mais ce qui finit de lui redresser le menton, ce fut une hoirie dans laquelle, adroitement, il souriça bien autre chose que la somme dont on l'avait fait légataire. Alors, Chrysantus, animé contre son frère, n'a-t-il pas eu la sottise de léguer, comme un crétin, son patrimoine à je ne sais quel intrigant sans feu ni lieu? S'enfuit au loin qui fuit les siens. Mais il eut toujours des serfs oraculaires qui l'empoisonnaient de venimeux conseils. Celui-là ne fait rien de bon qui croit d'abord ce qu'on lui dit. Principalement dans le commerce. Néanmoins, il est vrai que Chrysantus réalisa, sa vie durant, d'énormes bénéfices, ayant agglutiné jusqu'à des biens qui ne lui appartenaient pas. Et certes ce fut un vrai fils de Fortuna. Par lui touché, le plomb devenait or. La vie est facile à qui tout arrive en bon ordre. Et combien pensez-vous qu'avec soi il emporte d'années? Septante et quelques. Mais il était dur comme une corne, robuste pour son âge et noir comme un corbeau. Je connaissais l'homme de toute antiquité. Même [Pg 89]vieux, il restait lubrique à faire peur. Non, Herculès à moi! je ne pense pas qu'il eût épargné même la vertu d'un cabot dans sa maison. Bien plus il donnait dans les gamines. C'était le miché de n'importe quelle Minerva; et, certes, je ne l'improuve. Le contentement d'avoir besogné ferme, voilà tout ce qui l'accompagne au tombeau.»

Ainsi parla Philéros. Après lui, Ganymédès:—Vous narrez là des choses fort impertinentes, qui ne regardent la terre ni le ciel. Pendant ce temps nul ne se met en peine des vivres qu'il mâchera bientôt. Non, Herculès à moi! je n'ai pu trouver, aujourd'hui, une bouchée de pain. Et comment? La sécheresse persévère. Il me semble que j'ai le ventre creux depuis un an. Nos édiles (puisse la guigne leur advenir!) sont de manche avec les mitrons: aide-moi, je t'aiderai. Cependant les marmiteux crèvent dans la débine: car ces mandibules dévorantes fêtent les Saturnales d'un bout à l'autre de l'année. Oh! si nous possédions encore ces lions que je trouvai ici, en arrivant d'Asie! Cela s'appelait vivre. La Sicile intérieure avait pâti d'une même disette. Une même sécheresse ardait les moissons, pareille à la fureur de Jovis. Mais je me rappelle Saffinius. Il habitait près du vieil aqueduc, moi enfant. Ce n'était pas un homme, c'était [Pg 90]un grain de poivre. En quelque lieu qu'il fût, grondait un incendie. Mais droit, mais sûr, amical à son ami, avec qui tu pouvais, sans crainte, jouer à la mourre en pleines ténèbres. C'est dans la Curie qu'il le fallait voir. Il écrasait ses adversaires, les uns après les autres, comme avec un pilon. Il n'usait pas de rhétorique, mais allait droit au but. En vérité, lorsqu'il plaidait au barreau, sa voix enflait comme le son d'une trompette, sans que jamais on le vît suer ni cracher. Je pense qu'il avait en soi quelque chose d'asiatique. Et bénin, avec cela, attentif à rendre les saluts, nommant chacun par son nom, tout comme le plus simple d'entre nous. C'est pourquoi, dans ce temps, la nourriture était à vil prix. Le pain que tu payais d'un as, tu n'aurais pu l'achever, même en t'adjoignant un commensal. Pour le même prix, ceux qu'on donne à présent ne sont pas plus gros que la prunelle d'un bouvillon. Heu! heu! de jour en jour tout empire. Cette colonie, à rebours, se développe. On dirait le coccyx d'un vedeau. Mais pourquoi non? Nous avons un édile de trois figues tapées. Il préfère empocher un as que défendre les droits de ses administrés. C'est pourquoi il fait la bombe en son particulier. Il reçoit, en une matinée, autant et plus d'argent que les autres n'en possèdent pour tout bien. Je sais telle affaire [Pg 91]qui lui a valu mille denarius d'or. Pourtant, si nous avions des couilles, il ne s'offrirait pas tant d'agréments. Mais telle est à présent l'humeur populaire: au logis, des lions; en public, des renards. En ce qui me concerne, j'ai dévoré mes frusques et, pour peu que cette misère continue, il me faudra subhaster ma canfouine.

Que devenir, en effet, puisque ni les Dieux ni les hommes ne prennent en pitié ce malheureux pays? La paix soit dans ma maison, aussi vrai que je tiens notre débine pour un châtiment des Cælitès! Nul, en effet, ne s'occupe du Ciel. Nul n'observe les jeûnes. On fait cas de Jovis autant que d'un cheveu. Les hommes aux regards fichés en terre n'ont d'autre cure que de peser leurs écus.

Dans le temps, les femmes pieuses, drapées de leur stola, gravissaient pieds nus les collines, et, cheveux épars, âmes exemptes de péchés, dévotement elles faisaient monter vers Jovis des oraisons pour la pluie. Aussitôt, il pleuvait à verse; il pleuvait, oui monsieur! et, dans leurs maisons, les types rentraient saucés comme des rats. Mais les dieux ont à présent les pieds en laine; et, parce que nous manquons de religion, l'agriculture est dans le désespoir.»

[Pg 92]De grâce, reprit Echion le fripier, tâche de parler moins bêtement. Tantôt ceci, tantôt cela, comme disait le rustre qui avait perdu un cochon pie. Ce qui n'existe pas ce soir existera demain: la vie est ainsi mise en branle. Non, Herculès à moi! nul pays meilleur que le nôtre, s'il enfantait des hommes. Il traverse, en ce moment, une crise et n'est pas le seul. Il ne se faut point montrer délicats; partout nous voyons le milieu du ciel. Toi, si tu avais vécu ailleurs, tu prétendrais que les porcs s'y promènent tout braisés. Et voici que nous allons assister, dans trois jours, à un excellent cadeau, une troupe non de lanista, mais composée de nombreux affranchis. Et notre Titus, cœur magnanime, tête chaude, ne barguigne point, ne fait rien à demi. Il m'est de tout point familier, car je fais partie de son domestique. Le combat sera sans quartier. Titus donnera aux gladiateurs des lames irréprochables avec défense de rompre, de telle sorte que le milieu de la piste ressemble à un charnier. Le jeune homme a de quoi, ayant hérité au moins trente millions de sestertius, lorsque son père a tourné l'œil. Qu'il en dépense mal à propos quatre cent mille, son avoir ne sera guère ébréché, tandis qu'il aura obtenu la plus belle des réclames. Déjà il possède quelques bidets gaulois, une femme belge pour [Pg 93]conduire l'essedum. En outre, il a recruté le dispensateur de Glyco, lequel fut chipé en train de donner quelques spasmes à sa maîtresse. Vous, vous rigoleriez de voir, en public, se harpailler cornards et godelureaux. Glyco, lui, qui ne vaut pas la corde pour le pendre, a fait jeter aux bêtes son dispensateur. Cela s'appelle se déshonorer soi-même. En quoi le serf prévarique-t-il, contraint de besogner par sa maîtresse? Bien plus que lui, cette latrine d'amour eût mérité d'être encornée par un taureau. Mais qui ne peut battre l'âne cogne sur le bât. Comment, d'ailleurs, Glyco pensait-il que la fille d'Hermogénès ferait oncques une bonne fin? Il aurait pu essayer, par la même occasion, de rogner les ongles d'un milan au plus haut de son vol. Une couleuvre n'enfante pas des bouts de funin. Glyco, Glyco a donné son visage: c'est pourquoi, aussi longtemps qu'il vivra, il portera un stigmate que rien, si ce n'est Orcus, ne pourra infirmer. Du reste, les fautes sont personnelles. Mais, par avance, je subodore le gueuleton que Mamméa veut nous donner. Il y aura deux denarius pour les miens et pour moi. Si Mamméa nous comble ainsi, qu'il arrache à Norbanus toute la faveur du public! Et, n'en doutez pas, nous le verrons bientôt cingler à pleines voiles. Car, de bonne foi, quel bien nous a fait ce Norbanus? [Pg 94]Il nous a donné des gladiateurs de pacotille, absolument décrépits: rien qu'en soufflant dessus, vous les eussiez fait choir. Nous vîmes déjà de meilleurs bestiaires. Les cavaliers qui se sont égorgés étaient des momons de terre cuite; on eût pris ces gens-là pour de vieux coqs coquelinant. L'un était gourd, éclopé, l'autre cagneux; le tiers venu, moribond à la place du mort, avait les nerfs déjà coupés. Un Thrax de quelque tournure, chauffé par le public, montra une assez belle contenance. A la fin, ils se lardèrent prudemment pour achever la passe d'armes. C'étaient des gladiateurs à la douzaine, mous comme des chiffes et capons comme la lune, les plus beaux fuyards que l'on puisse imaginer. Cependant Norbanus, au sortir de l'arène: «Je vous ai, dit-il, offert un cadeau.—Et moi je t'ai applaudi. Compute maintenant: car je te donne plus que je n'ai reçu. La main lave la main.»

Tu me sembles, Agamemnon, dire en toi-même: «Que débite ce fâcheux?» Mais je bavarde à cause que toi, si apte à discourir, tu ne discours pas le moins du monde. Tu n'es pas du même bâtiment; c'est pourquoi tu déganes la rusticité de nos propos. Nous savons que tu es glorieux de ton éducation. Mais quoi? Ne te persuaderai-je pas, tôt ou tard, de pousser jusqu'à ma ferme [Pg 95]et de rendre visite à nos bicoques? Nous trouverons de quoi manger: poulardes et œufs frais. Cela ira tout seul, encore que l'intempérie ait fait, depuis bien des mois, tout venir de travers. Mais nous aurons toujours de quoi nous garnir le jabot. Même, je t'élève un disciple, mon Cicaro. Déjà, il connaît la division par quatre. S'il vit, il sera, sans cesse, à tes côtés, comme un petit esclave. Car, dès qu'il a un moment, on le voit rivé à ses tablettes. Ingénieux, de belle mine, je lui reproche seulement un goût maladif pour les oiseaux. Je lui ai, déjà, occis trois chardonnerets, lui donnant à croire que la fouine les avait mangés. Mais il en a bientôt déniché d'autres. Les vers lui plaisent énormément, qu'il réussit au mieux. D'autre part, il a donné du pied dans le derrière des Grecs. Il commence à mordre au latin, combien que son magister soit un cuistre, sans aucune méthode, assurément, lettré, mais qui ne veut pas se donner la moindre peine. Mon fils a, de plus, un second précepteur; celui-là peu docte, mais d'esprit ouvert et qui donne aux autres des connaissances qu'il n'a pas. Il vient d'habitude à la maison les jours fériés. Il se contente du moindre salaire. En outre, j'ai, à présent, fait emplette à mon gamin de certaines rubriques, parce que j'entends que, pour la gestion de mes affaires, il [Pg 96]sache un peu de droit. C'est un gagne-pain. Quant aux lettres, il n'en est que déjà trop coïnquiné. S'il renâcle, je le destine à l'un de ces métiers de tout repos—barbier, crieur public ou, du moins, avocat—dont nul ne pourra le déposséder, Orcus excepté. C'est pourquoi je lui brame tous les jours: «Premier-né, crois-moi, quelque chose que tu apprennes, tu l'apprends pour toi-même. Vois Philéros, l'agent d'affaires, s'il n'avait étudié, la faim, aujourd'hui, ne quitterait point ses lèvres. Naguère, naguère il portait à son cou des fardeaux pour quelque argent; à cette heure, il croît à l'envi même de Norbanus. La science est un trésor, et le métier ne cesse de nourrir son homme.»

Ces fariboles vibraient, lorsque Trimalchio entra, et, détergeant la pommade qui coulait de son front, se lava les mains. Peu de temps après:—Excusez-moi, dit-il, amis; voici plusieurs jours que mon ventre ne fonctionne pas congrûment. Les médecins n'y entendent goutte. Néanmoins, un oxéolé d'écorce de migraine et de bourgeons de sapin m'a été profitable. J'espère que mes entrailles vont désormais s'imposer un peu de retenue; sinon mon estomac beugle à croire que vous entendez mugir un taureau. C'est pourquoi, si quelqu'un de vous se trouve en proie à la nécessité, [Pg 97]qu'il n'y mette pas de fausse honte. Aucun de nous, certes, n'est composé de solides. Et j'estime que rien n'est comparable au tourment de se retenir. Cela seulement, Jovis ne le saurait inhiber. Tu ris, Fortunata, qui, chaque nuit, me prives de fermer l'œil! Moi, jamais, dans le triclinium, je n'ai défendu à quiconque de faire ce qui le met à l'aise; les médecins défendent que l'on se contraigne. Même dans le cas où vous sollicite quelque chose de plus, tout ce qu'il faut est préparé dehors: l'eau, la garde-robe et les autres petites commodités. Croyez-moi: quand les vents remontent au cerveau, tout le corps en est empoisonné. J'en sais plusieurs qui moururent ainsi pour n'avoir pas voulu confesser leur gêne intérieure.» Nous rendons grâce à la libéralité ainsi qu'à l'indulgence de Trimalchio, étouffant notre rire dans des popinations réitérées. Car nous ne savions pas encore que c'était à peine la moitié de cette crevaille prodigieuse et qu'il nous fallait gravir, par la suite, des monceaux escarpés de ragoûts et de viandes. En effet, les tables nettoyées aux accords de la musique, trois cochons blancs, muselés et cravatés de grelots, furent amenés dans le triclinium. Leur introducteur nous apprit que l'un avait deux ans, l'autre trois, et que le troisième était déjà vieux. Pour moi, [Pg 98]je supposais que c'étaient là des pétauristès avec des porcs savants tels qu'on en montre dans les cirques, dont les acrobaties plus ou moins portenteuses ne tarderaient pas à nous régaler. Mais Trimalchio, dissipant notre incertitude:—Quel est, dit-il, celui des trois qu'il vous plaît qu'on accommode sur-le-champ? Des fricoteurs de banlieue embrochent un poulet, un faisan ou de pareilles nénies; mes cuisiniers à moi font bouillir communément des veaux entiers dans un chaudron d'airain.» Aussitôt, il ordonne qu'on appelle un cuisinier. Sans redemander notre avis, il enjoint de tuer le plus âgé des pourceaux. Puis, élevant la voix:—De quelle décurie es-tu?—De la quarantième.—Acheté ou né dans ma maison?—Ni l'un ni l'autre, mais donné par le testament de Pansa.—Vois donc à préparer lestement ce cochon, faute de quoi j'ordonnerai qu'on te verse dans la décurie des valets de ferme.» Sur-le-champ, admonesté de la sorte et connaissant les pouvoirs du maître, le queux entraîna vers sa cuisine la viande à quatre pieds.

Trimalchio, nous dévisageant alors d'un regard amiteux:—Ce vin, dit-il, ne vous plaît point? Je le remplacerai. A vous de prouver qu'il est bon en lui faisant honneur. Par la grâce des Dieux, je ne l'achète point; [Pg 99]car tout ce qui vous fait ici baver de gourmandise naît dans un suburbain à moi, que je ne connais pas encore. C'est un pays aux confins de Terracina et de Tarentum. A présent, je veux annexer à mes petits lopins la Sicile, pour que, s'il me prend une fantaisie de promenade en Afrique, je puisse naviguer à travers mes domaines.

Mais déduis-nous, Agamemnon, quelle controverse tu as déclamée aujourd'hui? Moi qui vous parle, si je ne plaide pas des causes, j'ai néanmoins fait mes humanités d'après les divisions classiques; et, pour que vous ne m'imputiez pas à dégoût ces sortes d'études, apprenez que j'ai trois bibliothèques, l'une grecque, les autres latines. Expose donc, si tu m'aimes, le peristasis de ta déclamation.»

Agamemnon ayant commencé:—Un pauvre et un riche nourrissaient entre eux de grandes inimitiés.—Qu'est-ce qu'un pauvre? dit Trimalchio.—Charmant! repartit Agamemnon.» Et d'exposer je ne sais quelle théorie. Sur-le-champ, Trimalchio:—Cela, dit-il, si c'est un fait, n'est pas matière à controverse; si ce n'est pas un fait, cela n'est rien.» Nous accompagnâmes ce discours et d'autres semblables avec des effusions de louanges.—De grâce, continua Trimalchio, Agamemnon à moi très cher, te rappelles-tu les douze ahans [Pg 100]d'Herculès ou l'historiette d'Ulyssès et comment le Cyclops lui déboîta le pouce d'un coup de baguette? J'avais accoutumé de lire, étant gamin, tout cela dans Homérus. Car j'ai vu assurément, de mes yeux, la Sybille, à Cumæ, pendre dans une ampoule et, quand les gosses lui disaient: Σιβὐλλα, τί θέλεις; elle répondait—Ὰποθανεῖν θέλω.»

Trimalchio n'avait pas encore dégoisé toutes ses balivernes que le repositorium, avec le pourceau gigantesque, couvrit la table entière. Nous admirons tant de célérité, proclamant que même un poulet coquelinant ne saurait être plus tôt fricassé. Or, le cochon nous paraissait beaucoup plus volumineux que le sanglier dont on nous avait régalés un peu auparavant. Cependant Trimalchio de plus en plus l'examinait:—Quoi? quoi? dit-il, ce porc n'est pas étripé? Non, Herculès à moi! il ne l'est pas. Vite, vite, le cuisinier, ici.» Le maître-queux, l'oreille basse approche de la table et confesse qu'il a omis en effet de le vider.—Quoi! omis, vocifère Trimalchio, penses-tu avoir oublié seulement le poivre et le cumin? Déshabille-toi.» Cela ne tarda guère: on met à poil notre cuisinier, fort penaud, entre deux tourmenteurs. De supplier, néanmoins, chacun s'ingénie et de dire:—Ce sont des choses qui arrivent [Pg 101]tous les jours. Nous impétrons que tu l'absolves; mais s'il recommence une autre fois, nul de nous ne tentera la moindre chose en sa faveur.» Quant à moi, je ne pouvais me défendre d'une très cruelle sévérité, mais incliné vers l'oreille d'Agamemnon:—Evidemment ce gas est une mazette endurcie; un autre oublierait-t-il de boyauder un porc? non, Herculès à moi! je ne lui pardonnerais pas même de laisser les tripes à une ablette.» Il n'en fut pas de même de Trimalchio qui, d'un visage détendu en hilarité:—Donc, reprit-il, puisque tu es d'une si mauvaise mémoire, devant nous étripe ton cochon.» Le cuisinier, ayant récupéré sa tunique, saisit un couteau et, de çà, de là, timidement, débride la panse du goret. Soudain, par les ouvertures que leur poids agrandit, échappent tumultueusement crépinettes et boudins.

A cette jonglerie, le domestique d'applaudir et honneur à Gaïus! dans un long cri. Le cuisinier fut honoré d'un verre de vin, d'une couronne d'argent et d'un gobelet avec sa soucoupe, en bronze corinthien. Comme Agamemnon examinait de près ce métal, Trimalchio lui dit:—Je suis le seul à posséder le vrai corinthus.» J'attendais, comme à l'ordinaire, une cacade renforcée et qu'il se mît à nous dire qu'on apportait exprès [Pg 102]de Corinthus une orfèvrerie à son usage. Mais il s'en tira plus adroitement que je ne pensais:—Et peut-être, dit-il, me demanderez-vous comment il se fait que j'aie, à moi tout seul, du corinthus authentique? Parce que le potier d'airain à qui je prends mes vases se nomme Corinthus: or, qui peut se vanter d'avoir du corinthus mieux que celui qui compte parmi ses gens Corinthus en personne? Et ne me prenez pas, toutefois, pour un mauclerc. Je sais fort bien l'origine du bronze corinthien.

Quand Ilium fut pris, Annibal, rusé matois et grand coquin, larronna les statues de cuivre, d'or et d'argent, les rassembla sur un même bûcher, puis y mit le feu; de leur fonte naquit un airain composite. De cet amalgame les argentiers prirent des morceaux. Ils en fabriquèrent des plats, des drageoirs, des figurines. Ainsi le bronze corinthien est né de l'alliage des métaux précités; venu des trois autres, il n'est or, néanmoins, ni cuivre, ni argent. Excusez ce que je vais dire: je préfère, quant à moi, les ustensiles de verre. Certains ne partagent pas cette opinion. Que si le verre était infrangible, je l'aimerais mieux que l'or. Celui qu'on voit de nos jours est une matière vile.

Jadis, parut un ouvrier qui fabriqua, cependant, une patène de verre incassable. Admis devant César, il lui présenta son [Pg 103]ouvrage. Ensuite, l'ayant reprise des mains de l'Imperator, brusquement il jeta la coupe sur le parvis de mosaïque. César ne laissa pas d'être déferré, comme s'il avait pris peur. Mais l'ouvrier ramassa la patène qui était un peu mâchée à la façon des vases de cuivre. Tirant, alors, un martelet de son giron, l'homme paisiblement remit en ordre la paroi bossuée, de telle manière qu'il ne resta vestige de l'accident. Cela fait, il crut tenir le ciel de Jovis, quand l'Imperator lui demanda:—Un autre connaît-il ce procédé, tes moyens de vitrification? Prends garde à ce que tu vas dire.» L'ayant assuré que nul n'était dans le secret, César donna ordre qu'on lui tranchât la tête, parce que la divulgation d'un tel prodige rendrait l'or aussi méprisable que la boue.

Je suis, en fait d'argenterie, le plus curieux du monde. J'ai des gobelets grands comme des urnes funéraires, plus ou moins.

On y voit Cassandra égorgeant ses fils; les enfants morts gisent de telle sorte que tu les croirais en vie. J'ai une burette, que légua Mys à mon patron, où Dédalus enferme Niobé dans le cheval troyen. Sur d'autres coupes, on voit les pugilats d'Herméros et de Petractès. Tous ces vases sont de poids; car je suis connaisseur, et je ne vendrai ma jugeotte ni pour or ni pour argent.» Pendant qu'il déblatère, [Pg 104]un page laisse tomber une écuelle. Trimalchio se tournant vers lui:—Vite, punis-toi, lui dit-il; punis-toi d'être un petit babouin.» Aussitôt le page ouvre la bouche pour implorer. Mais lui:—Pourquoi m'implores-tu comme si j'étais mauvais? Simplement, je te conseille de prendre sur toi de n'être plus un babouin.» Enfin, cédant à nos instances, il accorde au page rémission plénière. Cette grâce obtenue, l'esclave fit en courant le tour de la table. Et Trimalchio:—Dehors, les aiguières! Ici la vinasse!» beugle-t-il. Nous applaudissons à cette plaisante saillie, et, plus que tout autre, Agamemnon, qui savait quels mérites pouvaient, un autre jour, le faire prier à souper. Abondamment flagorné, Trimalchio se remit à boire avec plus d'hilarité. Bientôt, à peu près ivre:—Eh quoi! nul de vous, dit-il, n'invite à danser ma Fortunata? Croyez-moi, cependant, personne, avec autant de chic, ne mène la cordax.» Ensuite, érigeant les bras au-dessus du chef, il imitait l'histrion Syrus, accompagné en faux-bourdon par tout le domestique:—Μά Δία! mort de ma vie! Μά Δία!» Et, certes, il eût continué de s'exhiber, si Fortunata n'eût parlé à son oreille, le morigénant, selon toute apparence: et qu'à sa gravité ne répondaient guère tant de misérables inepties. Rien d'ailleurs, de [Pg 105]plus inégal que sa contenance. Tantôt, en effet, il avait égard aux remontrances de madame, tantôt il retournait à sa crapule avec ostentation.

Et, juste à point nommé, comme il se mettait en posture d'obéir à sa démangeaison tripudiante, un nomenclateur, qui semblait commémorer les annales de l'Urbs interrompit son élan:—Le VII des calendes d'août, dans le domaine de Cumæ, qui appartient à Trimalchio, sont nés garçons XXX, filles XL; furent transportés des aires au grenier cinq cent mille modius de froment et conjugués cinq cents bœufs. Ce même jour, mis en croix le serf Mithridatès, pour avoir blasphémé le Génie de notre Gaïus. Ce même jour, reporté dans la caisse cent fois cent mille sestertius impossibles à colloquer. Ce même jour, incendie aux jardins de Pompeius, venu des édicules de Nasta, régisseur.—Quoi? dit Trimalchio; quand donc me furent achetés les jardins de Pompeius?—L'an dernier, répondit le nomenclateur; c'est pourquoi ils ne sont pas venus en compte jusqu'ici.» Trimalchio fuma et:—Quels que soient, à l'avenir, les fonds acquis pour moi, si je n'en suis pas informé au plus tard dans un semestre, je défends de les porter à mon compte, sachez-le.» Après, on lut les ordonnances des édiles ainsi [Pg 106]que les testaments des forestiers, qui exhérédaient Trimalchio, avec beaucoup de politesses. Vint ensuite le rôle des fermiers, l'histoire d'une affranchie répudiée par le garde champêtre qui l'avait surprise en train de se faire besogner par un garçon de bains, puis, le majordome relégué à Baiæ, le dispensateur convaincu de malversations, enfin un jugement survenu entre les esclaves de la chambre.

Au beau milieu de cette lecture, des pétauristès firent leur entrée. L'un d'eux, idiot très stupide, se campa debout au pied d'une échelle, ordonnant à un petit funambule de monter les degrés, d'arriver au sommet en exécutant un pas de danse et, chantant des rengaines, de passer dans des cerceaux enflammés, puis de tenir avec ses dents une amphore pleine d'eau. Seul, Trimalchio admirait ces billevesées, attestant que c'est un art bien ingrat.—Au surplus, disait-il, dans les choses humaines, il n'y a que deux spectacles pour me divertir: les acrobates et les cailles de combat. Quant aux bêtes savantes, aux morions, c'est de la pure gabatine. J'eus, une fois, le caprice d'acheter des comédiens; mais je ne leur permis de jouer que des atellanes et je donnai ordre au choraulès, d'accompagner, sur sa double flûte, des airs latins exclusivement.»

[Pg 107]Comme Gaïus était au plus fort de ses balivernes, le petit saltimbanque dégringola sur lui. Aussitôt la valetaille de beugler et les convives de suivre son exemple, non pour le regret d'un homme si infect, dont chacun eût vu briser le crâne avec satisfaction, mais à cause de la déplorable issue d'un tel repas et de la crainte qu'ils avaient d'être obligés de pleurer aux obsèques du vieux goinfre. Trimalchio, en personne, gémissait grièvement. Il se penchait sur son bras, comme lésé; puis les médecins d'accourir avec, au premier rang, Fortunata, les crins épars, une tasse à la main, se proclamant infortunée et misérable.

Quant au morveux qui s'était laissé choir, il se traînait à nos pieds demandant sa manumission. Je l'avais dans le nez, craignant que ses prières ne fussent chercher une catastrophe plus que ridicule. Car il ne m'était pas sorti encore de la mémoire, ce cuisinier qui avait oublié de vider le cochon. C'est pourquoi je me mis à inspecter les quatre coins du triclinium, de peur qu'un automate ne jaillît, soudain, à travers les parois, surtout après qu'un esclave eut reçu les étrivières parce que, pour envelopper le bras contus de son maître, il avait employé de la laine blanche en place de laine pourprée. Et mon soupçon ne traîna guère; en effet, au lieu de châtiment, vinrent [Pg 108]de grandes patentes par lesquelles Trimalchio conférait la liberté au petit funambule, afin que nul ne pût dire qu'un tel personnage avait pâti sous le choc d'un esclave.

Nous approuvons le geste. Dans un long discours, nous palabrons sur l'incertitude et la vanité des choses humaines:—Cela est vrai, dit Trimalchio. Mais il est opportun que l'accident ne passe pas sans épigramme.» Aussitôt, il demande ses codicilles et, sans trop s'alambiquer la cervelle, nous déclame d'abord la strophe que voici:

—Ce que tu n'expectes arrive tout à coup;
Et, par-dessus nos têtes, Fortuna prend soin des choses;
Donc verse-nous les vins de Falernum, serdeau!»

Ce madrigal amena la conversation sur les poètes. Depuis quelque temps déjà, on décernait la palme des beaux vers à Mopsus, le Thrax, jusqu'au temps que Trimalchio:—De grâce, dit-il, mon maître, quelle différence trouves-tu entre Cicéro et Publius? Le premier, selon moi est plus disert, le second plus instructif. Et, vraiment, que peut-on dire de meilleur?

Par le luxe vaincus, de Mars les remparts se dégradent,
En ton palais clos, le paon picore,
[Pg 109]Empenné d'un camail d'or babylonien.
Pour toi, la poule numidique, pour toi le coq châtré!
Et la cigogne même, la cigogne bienvenue, pérégrine, hôtesse de nos murs,
Piétaticultrice, aux jambes grêles, au bec sonneur de crotales,
Oiseau absent de l'hiver, bénin présage de la tiède saison,
La cigogne trouve un nid scélérat dans ton pot-au-feu!
Pourquoi ces unions surpayées, pourquoi ces marguerites de l'India?
Est-ce afin que la matrone, portant des phaleræ de perles,
Monte orgueilleusement au lit d'un étranger?
Pourquoi les feux virides et somptueux de l'émeraude?
Pourquoi veux-tu les étincelles du rubis carthaginois,
Sinon pour qu'il scintille? La probité vaut, peut-être, une escarboucle.
Mais il est juste que ta femme s'habille d'un textile zéphir,
Et, publiquement, parade toute nue sous un brouillard de lin.

Mais, poursuivit-il, après la carrière des lettres, quel est, à votre sens, le métier [Pg 110]le plus ardu? Selon moi, c'est celui de médecin ou d'argentier. Le médecin connaît tout ce que les pauvres types ont dans leurs viscères et le temps où la fièvre les doit prendre. Cependant je les hais furieusement à cause qu'ils me prescrivent sans cesse du bouillon de canard. L'argentier, à travers l'argent, discerne le cuivre.

Sont deux quadrupèdes muets, très laborieux, l'ovin et le bovin. Au bœuf, nous sommes redevables du pain que nous mangeons; à la brebis, de cette laine dont les tissus nous rendent glorieux. O forfait sans pareil! l'homme dévore le gigot et porte la tunique. Les abeilles aussi je les crois des bestioles divines, qui dégorgent le miel, encore qu'on prétende qu'il leur vient directement de Jovis. Néanmoins font-elles de redoutables piqûres, montrant que, même aux lieux où règne la douceur, on trouve les plus cuisantes épines.»

Ainsi Trimalchio s'évertuait à supplanter les philosophes, lorsqu'on nous vint présenter à la ronde une écuelle renfermant des billets de loterie. L'esclave préposé à cet office dénombrait les apophorètes: «Argent scélérat!»; et fut apporté un jambon sur quoi était posée une coupe de vinaigre; «oreiller!», un fanon de porc; «seriphios et contumélies!», un panier de fraises des bois, un gourdin et une [Pg 111]pomme. «Porreaux et pêches!» valut au gagnant un fouet plus un eustache; «passereaux et moustiquaire!», des raisins secs et du miel attique; «habit de dîner, habit de ville!», une pâtisserie et des tablettes; «canal et pédale!» firent venir un lièvre et une sandale; enfin, «murène et lettre», un rat (mus) et une raine attachés ensemble, ainsi qu'une botte de poirée!

Longtemps nous rîmes de ces libéralités grotesques et de mille autres semblables dont j'ai perdu le souvenir.

Entre temps, comme Ascyltos, avec une licence intempérante, et levant les mains, se truphait de toutes ces balivernes au point de rire jusqu'aux larmes, un colibert de Trimalchio s'échauffa dans son harnais. C'était celui-là même qui avait pris place à table au-dessus de moi:

—Qu'as-tu donc à rire, espèce de béjaune? cria-t-il. Est-ce que, par hasard, ne te délecte point le faste de mon seigneur? tu es, sans doute, plus rupin et tu bâfres, à l'ordinaire, de meilleurs morceaux. Que me soit propice la Tutelle de ce lieu, de même que, si j'étais couché auprès de lui, j'eusse inhibé sa loquèle. Joli coco pour se foutre du peuple! Il m'a tout l'air d'un voleur de nuit qui ne vaut pas même son urine. Pour en finir, si je pissais [Pg 112]autour de lui, il ne saurait où prendre pied. Non, Herculès à moi! non je n'ai pas coutume de fulminer pour si peu. Mais en chair molle naissent les vers. Il rit! qu'a-t-il à rire? Est-ce que le fœtus achète son papa? A cause que tu as une robe de laine et que tu es chevalier romain! Eh bien, moi, je suis fils de prince! Tu me diras: «Pourquoi donc as-tu servi?» Parce qu'il m'a plu me donner en esclavage, aimant mieux être citoyen romain que tributaire. Et, présentement, je me flatte de vivre en telle façon que je ne serve à quiconque de hochet. Homme, je suis parmi les hommes. Je déambule à tête défleubée. Un as de cuivre, je ne le dois à personne. Oncques n'ai reçu de commandement. Nul, dans le Forum, ne m'a dit: «Rends ce que tu dois». J'ai acheté des terres; j'ai mis de côté quelques lingots; je nourris quotidiennement vingt bedaines, sans compter mon chien; j'ai rédimé ma contubernale, pour que nul, dorénavant, ne s'essuie les mains après ses tétons; j'ai payé mille denarius de capitation; gratis, je fus fait sévir; et j'espère bien claquer de telle sorte que je n'aie pas à rougir après ma mort. Toi, cependant, tu es si besogneux que tu n'oses regarder sur tes talons. Tu vois un pou sur autrui; mais, sur toi-même, ne vois-tu pas une tique? A toi seul, des hommes tels que nous ont semblé ridicules. Voici ton


Autour de sa nuque, il avait, par surcroît, tortillé une serviette à bandes énormes, dont les franges pendaient çà et là.

Satyricon, page 70.


[Pg 113]maître, ton aîné! Cependant nous lui plaisons. Mais toi, petite arsouille mal torchée, tu ne réponds ni «mu» ni «ma». Cruche de terre! cuir mouillé qui, pour être plus souple, n'en est pas meilleur! Es-tu plus riche? dînes-tu deux fois? soupes-tu deux fois? En ce qui me concerne, je place mon honneur au-dessus des trésors. Pour en finir, quelqu'un m'a-t-il plus d'une fois réclamé son dû? J'ai servi quarante ans: nul cependant ne pourrait dire si j'étais esclave ou libre. J'étais un môme avec des cheveux dans le dos quand j'arrivai dans cette colonie. La basilique n'était pas encore édifiée. Je vouai cependant tous mes labeurs à contenter mon maître, homme prépondérant et copieux en dignités, qui en avait plus dans un seul ongle que toi dans ta personne entière. Certes, dans la maison, des ennemis cherchaient à me donner la passade. Néanmoins (au Genius bénédiction!) je parvins à surnager. Voilà bien la récompense de l'athlète: car il est plus facile de naître dans l'état d'homme libre que d'accéder à lui. Eh bien, tu demeures stupide, à présent, comme un bouc gavé de mercuriale?»

A ce discours, Giton, qui était au-dessous de lui, lâcha dans une effusion indécente, son rire longuement comprimé, ce que voyant l'antagoniste d'Ascyltos détourna ses invectives contre le mignon:—Et toi, dit-il, et toi tu [Pg 114]ris de même, pie huppée? O Saturnales! sommes-nous donc, je te prie, au mois de décembre? Quand as-tu soldé l'impôt du vingtième? Que viens-tu faire ici, gibier de potence, régal pour les corbeaux? J'aurai soin d'attirer contre toi l'ire de Jovis et contre celui-là qui ne sait pas te clouer le bec! Par ainsi, que je devienne rebuté du pain si, de mon ressentiment, je ne fais abandon au colibert, notre hôte. Sans quoi je t'eusse réglé sur-le-champ et d'après tes mérites. Nous sommes bien ici: ton patron, ce pilier de bordel, ne sait pas te fermer le crachoir. Il est bien vrai de dire: tel maître, tel valet. A peine je me contiens. Ma complexion est d'avoir la tête chaude. Lorsque j'ai commencé, je ne donnerais pas un dupondius de ma propre mère! C'est bon! je te verrai en public, mulot, que dis-je? champignon empoisonné! Que je ne croisse par en haut ni par en bas si je ne rembuche ton maître dans une touffe de rue! Et je ne t'épargnerai pas davantage, quand bien même, Herculès à moi! tu appellerais au secours Jovis Olympius! Je prendrai soin que ta tignasse devienne plus longue de huit pouces. Ton maître de pacotille aussi viendra fort bien sous ma dent. Ou je ne me connais plus, ou vous ne vous esclafferez guère, quand même vous auriez une barbe d'or. Sagana te soit hostile (j'y pourvoierai) comme au pouilleux [Pg 115]qui te dressa! Je n'ai pas étudié la géométrie, la critique et telles autres coïonnades, mais je connais les lettres lapidaires et je calcule fort bien, à tant pour cent, le change, suivant le poids, la monnaie et les métaux. Pour en finir, si tu veux, faisons, toi et moi, une petite gageure. Voici donc le lemme que je te propose. Tu sauras que ton père a gaspillé son argent, bien que tu connaisses la rhétorique. Dis-moi quel est celui de nous qui vient lentement et qui va loin? Paye, tu le sauras. Quel est celui de nous qui court et ne sort pas du même lieu? Qui de nous s'accroît et devient plus petit? Tu cours, tu restes bouche bée, tu te trémousses comme une souris dans un pot de chambre. Tais-toi donc ou cesse de molester qui vaut mieux que toi, un homme qui ne te savait pas au monde, à moins que tu n'espères m'imposer avec tes anneaux de buis, volés à ta coquine. Mercurius Occupo nous soit en aide! Allons au Forum et demandons le mutuum. Tu sauras alors ce que vaut ma bague de fer et le crédit qu'on lui voit. Vah! que tu es mignonne, petit renard mouillé. Que j'amène autant de lucre et meure avec autant de gloire, que le peuple jure par mes obsèques, tout comme je suis résolu à te poursuivre, en tous lieux, à t'enlever ta toge par lambeaux. Encore une avantageuse créature celui qui t'apprend ces manières-là! Mufrius [Pg 116]le magister (nous fûmes aussi à l'école) nous endoctrinait: «Vos devoirs sont-ils finis? Rentrez chez vous par le plus court. Ne baguenaudez pas. Ne haraudez point les personnes d'âge et dispensez-vous de compter les échoppes. Faute de quoi nul ne s'élève au-dessus d'un dupondius.» Pour moi, je rends grâce aux Dieux, à cause de l'artifice qui m'a élevé au rang où je splendis.»

Commençait Ascyltos de répondre au monitoire: mais Trimalchio délecté par la verve de son colibert:—Laissez, dit-il, vos hargneuses querelles et, de grâce, vivons en beauté. Pour toi, Herméros, épargne ce cadet. Le sang pétille dans ses veines; montre-toi plus rassis. Toujours, dans ces sortes de combats, le vainqueur est celui qui cède. Et toi, lorsque tu servais de chapon, coco! coco! tu n'étais pas d'humeur plus endurante. Soyons donc, cela vaut mieux, énormément doux et fort hilares en attendant les homéristes.» Sur-le-champ la troupe fit son entrée, heurtant les boucliers du manche de leurs piques. Trimalchio, pour les entendre, s'assit sur un coussin. Tandis que les homéristes dialoguaient en vers grecs, à leur accoutumée, insolemment, lui, d'une voix aiguë, il se mit à lire un livre latin. Bientôt, le silence fait:—Savez-vous, dit-il, quelle pièce ils vont jouer? La voici. Diomédès et Ganimédès [Pg 117]furent deux frères, desquels la sœur était Héléna. Agamemnon la ravit et lui substitua une biche, à l'autel de Diana. De sorte qu'Homérus évoque, dans ce poème, la prise d'armes des Troyens et des Parentins. Sachez la victoire d'Agamemnon et qu'il donna Iphigenia, sa fille, pour épouse au guerrier Achillès. Leur mariage fit déraisonner Ajax, qui vous expliquera l'argument tout à l'heure.» Trimalchio achevait à peine sa harangue; les homéristes firent entendre une clameur sauvage, cependant que, parmi le domestique hors d'haleine, était porté dans un plat aussi grand que la porte décumane, un veau bouilli, le chef orné d'un casque militaire. Suivait Ajax, l'épée au clair et mimant les gestes d'un lunatique. Il dépeça la bête, s'escrimant de droite et de gauche; puis, recueillant les morceaux à la pointe du glaive, il en fit la distribution aux convives ébaubis.

Nous n'eûmes pas grand loisir d'admirer une si ingénieuse pantomime! car soudain les poutres du lacunar se mirent à craquer avec un tel vacarme que le triclinium en éprouva la secousse. Pour moi, consterné, je me levai dans la crainte qu'un pétauriste ne dégringolât du plafond; les autres convives, non moins ahuris, dressaient leurs visages en l'air, expectant quoi de neuf allait tomber du [Pg 118]ciel. Voici, néanmoins, que le plancher s'entr'ouvre. En même temps un vaste plateau, en forme de cercle, se détache de la coupole et nous offre, dans son orbe, des couronnes d'or et des cassolettes d'albâtre, pleines de parfums. Invités à nous partager ces apophorètes, nous portons nos regards sur la table. Déjà on avait dressé un repositorium où brillaient quelques pièces de four au milieu desquelles un Priapus élaboré par le confiseur. Dans son giron, il portait, comme d'habitude, une corbeille pleine de raisins et assortie de fruits.

Avidement, nous étendions la main vers ces friandises pompeuses, lorsqu'un nouveau badinage nous vint remettre en gaîté. Ces pommes, en effet, ces gâteaux, épanchaient, au moindre contact, un esprit de safran qui, nous giclant au visage, ne laissait pas de nous incommoder un peu.

Dans l'opinion qu'un service parfumé avec un si religieux appareil contenait, sans doute, quelque chose de sacré, nous nous levons tout droit et souhaitons félicité à Augustus, père de la patrie. Après cette vénération, plusieurs convives faisant main basse sur les fruits, nous imitons leur exemple et rembourrons nos serviettes, moi surtout, qui ne croyais pouvoir d'une trop pesante largesse alourdir la robe de Giton. Sur ces entrefaites, serrés dans des [Pg 119]tuniques blanches, parurent trois éphèbes. Deux d'entre eux posèrent sur la table les Larès porteurs de la bulla, cependant que, promenant autour de nous une patère de vin, le troisième clamait: «Nous soient les Dieux propices!» Il ajoutait que l'un s'appelait Cerdo, l'autre Félicio, le troisième Lucro. Pour nous, chacun baisant à l'envi une médaille très exacte de Trimalchio, nous eussions rougi de n'en pas faire autant.

Après quoi, tous les dîneurs se souhaitèrent, à qui mieux mieux, allégresse du corps et santé de l'esprit. Cependant Trimalchio penché vers Nicéros, se prit à lui dire:—Toi que j'ai connu, jadis, un si brillant compère, toi qui passais pour un luron fini, tu ne dis rien ce soir, même à basse voix. Donc montre-toi plus aimable et, si tu veux me plaire, conte-nous quelques-unes de tes fredaines.» Délecté par cette invite, Nicéros, tout en se pavanant, se mit à renchérir sur les gracieusetés de l'amphytrion:—Que je ne gagne jamais, répliqua-t-il, une poignée de fèves, si je ne m'épanouis chaque jour de contentement à te voir en si bonne posture! Donc, le vin nous soit hilare, quand bien même les docteurs que voici devraient nous prendre en mésestime. D'ailleurs nous verrons bien. En attendant, je vais vous dire un épisode. Si [Pg 120]quelqu'un daube sur moi, je l'incague fortement. Au surplus, mieux vaut prêter à rire que déblatérer sur le prochain.»

Cet exorde fini...

le quidam entama son histoire:

—J'étais encore esclave et nous habitions la petite rue où se trouve présentement la maison de Gavilla. Or, en ce temps, je devins amoureux, comme il plut aux Immortels, de la femme à Ferentius, le cabaretier. Vous la connaissez bien, Melissa de Tarentum, une riche affaire de tous points. Mais, Herculès à moi! ce n'était pas la bagatelle qui me tenait au cœur. Si je l'aimais, c'était moins pour le déduit que pour sa bonne humeur. Tout ce que je lui demandais, elle me l'accordait sur-le-champ, la pauvre âme! Je lui confiais mes économies, mes pourboires qu'elle plaçait à des taux rémunérateurs.

Un beau jour, son époux s'avisa de trépasser à la campagne. Et moi, de chercher comment la rejoindre, par le jambart ou sous le bouclier, car c'est dans l'adversité que l'on distingue ses amis.

Par bonheur, mon patron devait justement aller à Capua, trafiquer de quelques nippes assez belles. Profitant de l'occurence, je requis de notre compagnon de chambre la conduite chez ma blonde, à cinq milles du logis. [Pg 121]C'était un brave à trois poils, soldat de pied en cap, robuste s'il en fut et courageux comme Orcus. En route au premier chant du coq, nous marchions par un clair de lune aussi limpide que le jour. Bientôt, en rase campagne, nous nous trouvâmes parmi les tombeaux.

Tout à coup, au milieu du chemin, voilà mon homme qui s'arrête, puis se met à incanter les étoiles. Moi, je m'assieds en fredonnant et regarde aussi les astres, pour ne pas troubler le sortilège. Mais, bientôt, portant les yeux sur mon bizarre compagnon, je l'aperçois en train d'ôter ses vêtements, qu'il dispose avec ordre sur le bord de l'allée. A ce spectacle, je commence à friser le naze. Peu à peu, l'épouvante me gagne. Je reste immobile, plus raide et plus froid qu'un trépassé.

Lui, cependant, urine tout autour de ses hardes et, soudain, se transforme en loup. Ne croyez pas que j'en impose. Mentir là-dessus, pour tout l'argent du monde, je ne le ferais point. Mais où donc en étais-je? Voici! à peine devenu loup, notre homme de hurler et de fuir vers les bois. Je ne savais d'abord que résoudre; mais, après quelques minutes, recouvrant mes esprits, je m'approche de ses habits afin de les emporter. Ils étaient changés en pierre. C'était à mourir de peur, convenez-en. Toutefois, j'eus la présence d'esprit de dégainer, [Pg 122]car je n'ignore point combien les larves, lémures ou fantômes redoutent le tranchant et l'estoc des épées.

M'escrimant ainsi, de droite et de gauche, contre les stryges aériennes, j'arrivai, clopin-clopant, à la villa de ma maîtresse. Je tombai quasi sans mouvement sur le seuil; la sueur inondait mon visage et mes dents cliquetaient ainsi que dans la fièvre.

Alarmée et surprise de me voir en un tel arroi, ma chère Mélissa me fit, néanmoins, quelques reproches d'arriver à cette heure indue:—Si tu étais advenu quelques moments plus tôt, me dit-elle, tu nous aurais été d'un grand secours. Imagine-toi qu'un loup de forte espèce a pénétré dans l'étable et saigné toutes nos ouailles à la gorge, comme un boucher de profession. Ni les cris ni les fourches n'ont pu l'arrêter dans sa besogne. Mais, bien qu'il se soit enfui grâce à je ne sais quel aveuglement incompréhensible de nos gars, je ne pense pas qu'il ait beaucoup de quoi se gaudir à nos dépens; un valet, plus ingambe que ses compagnons, l'a régalé d'un coup d'épieu à travers le col.

A ce récit, je vous laisse à penser quelle fut ma stupeur et si j'ouvris de grands yeux. Dès que le jour parut, je galopai vers la ville, avec l'empressement d'un aubergiste larronné par [Pg 123]les voleurs. Arrivé à cette place où j'avais laissé les effets de mon compagnon transmués en cailloux, je ne trouvai plus rien, sinon une large traînée de sang. Quelques gouttes, çà et là, tachaient la poussière, comme il en tombe d'une blessure frais ouverte.

Peu après, étant de retour dans notre garni, je trouvai le soldat brave comme Orcus étendu sur des matelas et saignant comme un bœuf, tandis qu'un chirurgien était occupé à lui panser la gorge. Alors, j'entendis que j'avais fait route avec un loup-garou, changeant de figure à sa guise. A dater de ce moment, je refusai de manger avec cet homme, et l'on m'eût assommé plutôt que de me faire asseoir auprès de lui. Libre aux esprits forts de ne pas me croire! Mais je veux être pendu si je surfais d'un iota. Et me soient les bons Génius fidèles, aussi vrai que je n'ai pas, dans mon récit, prévariqué du moindre mot.»

Nous restâmes fulgurés d'étonnement:—Que la Foi, dit Trimalchio, accueille ton discours, si quelque Foi subsiste, aussi bien que mes crins se hérissent d'horreur. J'ai appris que Nicéros ne conte pas de bourdes. Bien plus, c'est un garçon de poids et nullement bavard. Moi-même, je vous ferai connaître une épouvantable chose. C'est comme un âne sur les toits. J'étais encore un éphèbe chevelu (car, [Pg 124]dès l'enfance, j'ai mené la vie à l'instar de Chio), quand vint à trépasser Iphis, le mignon de notre maître. Herculès à moi! une marguerite, une vraie poupée, un trésor de perfections. Comme sa pauvre mémère jetait des pleurs singultueux et que tous nous étions dans la tristimonie, voilà que les stryges commencent leur boucan. On eût dit l'aboi des lévriers au pourchas d'un conil. Nous avions, alors, un Cappadox, grand gaillard, des plus déterminés qui vous eût, à bras tendu, enlevé un taureau furieux. Mon brave dégaine son espadon, il enjambe le seuil en courant, la main gauche enveloppée avec soin; il frappe une babeau, comme qui dirait à la place que je touche (puisse-t-elle être sauvée!) et la perfore d'outre en outre. Nous entendons un gémissement et (d'honneur, je ne mentirais pas!) nous ne voyons aucune sorcière. Cependant, notre Cappadox, le brave à trois poils, revient, se jette sur un lit de camp. Il avait le corps strié d'ecchymoses livides, comme si on l'eût fouetté de verges, à cause que l'avait touché une mauvaise main. Quant à nous, la porte close, nous reprenons itérativement notre office. Mais, tandis que la mère étreint le corps de son pauvre môme, elle touche et voit à la place un jaquemart de paille, sans cœur, sans intestins, absolument vide. Les stryges avaient [Pg 125]dérobé l'enfant et substitué au cadavre un marmouset en chaume. Plaît-il? Faut croire que ces vieilles garces détiennent de terribles secrets! Dans leurs besognes nocturnes, elles mettent la nature sens dessus dessous. Au reste, notre pourfendeur, le Cappadox, depuis cette aventure jamais ne retrouva ses couleurs; bien plus, dans quelques jours à peine, il mourut frénétique.»

Nous admirons et nous croyons de même. Puis, ayant baisé la table, nous obsécrons les Nocturnes de se tenir dans leur demeure lorsque nous rentrerons après souper. Certes, à présent, je voyais de nombreuses chandelles et muer d'aspect le triclinium tout entier, quand Trimalchio:—A toi je dis, s'écria-t-il, Plocrimus, tu ne contes rien! Tu ne nous délectes en rien! Naguère tu soûlais être aimable en société, chantonner comme un virtuose et déclamer avec feu des odelettes dialoguées. Heu! Heu! vous avez fui, douces figues au sucre!—Il est vrai, répondit l'autre, mes quadriges ont cessé de courir au même temps que je devins podagre. Autrefois, lorsque j'étais damoisel, je poussais des chansons à me rendre pulmonique. Quoi de tripudier? Quoi de jouer la comédie? Quoi de faire le barbier? Quel était mon égal sinon Apellès?» Posant la main sur sa bouche, il exsibila je ne sais quelle [Pg 126]abomination qu'ensuite il déclara comme une gentillesse renouvelée des Grecs. Trimalchio, à son tour, ayant imité les joueurs de hautbois, se tourna vers son chou-chou, nommé Crésus, un petit crevé chassieux, aux dents très sordides, qui s'amusait à ligoter de rubans émeraude une petite chienne noire, d'un embonpoint indécent. Ayant posé sur le torus la moitié d'un pain, il gavait son épagneule qui, n'en pouvant plus, dégorgeait les morceaux. Par ce travail admonesté, ordonna Trimalchio de faire entrer Scylax, gardien de sa maison et de son domestique. Sans retard fut introduit un molosse de taille surprenante. Il était à la chaîne. Un coup de talon, décoché par l'ostiaire, l'avertit de ramper, et, devant la table, il se posa. Alors, Trimalchio, jetant un pain de gruau:—Personne, dit-il, dans ma maison, ne m'aime davantage.» Indigné d'ouïr avec tant d'effusion exalter Scylax, le petit crevé dépose à terre sa chenaille et l'agace de toutes ses forces contre le mâtin. Scylax, tout naturellement, fidèle aux mœurs canines, emplit d'un horrifique aboi le triclinium et lacéra presque la margarita de Crésus. Or, le tumulte ne fut pas borné à cette rixe, mais un candélabre tomba sur la mense, ébréchant les vases de cristal et favorisant plusieurs convives d'une aspersion d'huile bouillante. Afin de ne paraître [Pg 127]aucunement ému de la casse, Trimalchio baisa son meschin et lui prescrivit de monter sur son dos. L'autre ne se le fait pas dire deux fois. Il saute à califourchon sur la nuque du maître, et, de sa main ouverte, lui distribue une volée de claques sur les épaules, puis, riant aux larmes, vocifère:—Gueules! Gueules! combien sont-ils?» Ce jeu fini, Trimalchio enjoint de remplir une gamelle vaste et d'en partager la liqueur aux esclaves qui gisaient à nos pieds, mais avec cette restriction:—Si quelqu'un ne veut chopiner, perfuse le vin sur sa tête. De jour, soyons sévères, mais hilares cette nuit.»

Après cette galanterie, on mit sur la table les mattées dont la recordation, pour peu qu'il vous plaise me croire, est susceptible encore de me lever le cœur. En guise de tourdes, on servit à chacun une poularde grasse, flanquée d'un œuf d'oie chaperonné. Trimalchio, avec beaucoup d'instance, nous pria de manger, attestant qu'on avait désossé les gallines. A ce point du festin, un licteur frappa aux portes du triclinium. Drapé dans une robe blanche, entouré d'un nombreux concours de valetaille, entra un convive, prié seulement au boire du dessert. Moi, sidéré par tant de faste, je supposais que le préteur lui-même venait d'apparaître. Pourquoi j'essayai le déjuc et [Pg 128]de poser mes pieds sur la dalle. Agamemnon se gaussa de ma trépidation et:—Calme-toi, dit-il, homme très stupide. Ce n'est rien qu'Habinas le sévir, tailleur de pierre, dont les marbres et les tombeaux sont grandement appréciés de la bonne compagnie.» Récréé par ce discours, je m'étendis sur ma couche et regardai avec une admiration peu commune l'entrée sensationnelle d'Habinas. Lui, déjà pompette, avait posé la main sur l'épaule de sa femme. Chargé de plusieurs couronnes, un parfum dégouttant de son front sur ses yeux, il gagna carrément la place du préteur, et, sans autre préambule, demanda le vin trempé d'eau chaude. Trimalchio, délecté de cette belle humeur, requit pour soi-même un scyphus de plus grande capacité et s'enquit d'Habinas comment on l'avait régalé chez les hôtes dont il sortait:—Tout, dit-il, nous avons eu, à l'exception de ta personne, car mes yeux étaient ici. Et, Herculès à moi! cela marcha fort bien. Scissa donnait un riche novendial en mémoire de son pauvre petit esclave qui n'avait reçu la manumission qu'à l'article de la mort; je pense qu'elle aura un joli supplément à casquer entre les mains des percepteurs du vingtième. On estime le défunt à cinquante mille grands sestertius. Néanmoins la chose nous fut soève, encore que forcés de répandre [Pg 129]la moitié de chaque brinde sur les osselets du pauvre homme.

Cependant, reprit Trimalchio, qu'eûtes-vous à souper?—Je vais te le dire, si je peux; car de tant bonne mémoire je suis que, fréquemment, j'ai oublié mon propre nom. Nous avons eu d'abord un cochon décoré de boudins; autour, des saucisses de Lucanie, des gésiers parfaitement accommodés, et, si je ne me trompe, des bettes, avec du gros pain bis fait à la maison, que je préfère au blanc, parce qu'il fortifie et tient le ventre libre. Grâce à lui, je ne pleure point lorsque je vais au privé. Dans le plateau suivant, un ramequin froid, arrosé de miel d'Hispania, chaud et délicieux. Je n'ai point tâté au ramequin, mais je me suis fourré du miel jusque-là. Alentour, des pois chiches, des lupins, noix à discrétion, mais une seule pomme par convive; toutefois, j'en ai souricé deux. Les voici, tortillées dans ma serviette; car, si je n'apportais quelque bagatelle de ce genre à mon petit esclave, j'aurais une engueulade.

Mon épouse m'admoneste à propos. On servit devant nous une gigue d'ourson, de quoi ayant imprudemment goûté, Scintilla fut sur le point de vomir tripes et boyaux. Quant à moi, j'en ai bâfré plus d'une livre, car cet ours avait presque un fumet de sanglier. Et si, [Pg 130]disais-je, l'ours dévore l'homme débile, à plus forte raison l'homme débile est bien venu à dévorer l'ours. En dernier lieu vint un fromage mou, du raisiné, quelques escargots, des animelles en hachis, et des foies en cocottes, et des œufs chaperonnés, et des raves, et de la moutarde, un bateau de coquillage, une couple de limaires; enfin, dans un ravier, des olives à la saumure que des malotrus nous disputèrent à coups de poing; quant au jambon, nous lui donnâmes l'exeat.

Mais dis-moi, Gaïus, pourquoi Fortunata n'est-elle point des nôtres?—Comment? Ne la connais-tu point? répondit Trimalchio: si elle n'a pas serré l'argenterie et distribué à l'office les reliefs du souper, tu ne lui ferais pas boire même un verre d'eau.—Soit, dit Habinas, mais si elle ne se couche pas à table, moi, je me rends invisible.» Et déjà, il faisait mine de se lever, quand, sur un geste de Trimalchio, le domestique tout entier appelle quatre fois avec des cris aigus: «Fortunata! Fortunata!» Enfin, elle arriva. Une blouse jaune paille laissait voir sa tunique cerise, et des periscelis de danseuse, en filigrane, à ses orteils, et des mules blanches brodées d'or. Alors, essuyant ses mains au sudarium qu'elle portait autour du cou, elle se jette sur le même lit où reposait la femme [Pg 131]d'Habinas, Scintilla, qu'elle baise et qui l'applaudit:—Est-ce toi, ma mignonne? Quel plaisir de te voir!» Cela vint au point que Fortunata, détachant les armilles de ses bras très épais, les offrit aux admirations de la commère. Enfin, elle dénoua ses periscelis et son réseau d'or, affirmant qu'il était à XXIV carats. Trimalchio, qui les observe, se fait apporter le tout.—Voyez, dit-il, ce chien d'attirail qu'une femme traîne après soi! Pour elles, nous nous dépouillons comme des benêts. Six livres et demie, c'est le poids des armilles que voici; j'en possède moi-même une qui pèse dix livres faite avec les millièmes de Mercurius.» Et, pour montrer qu'il n'en impose point, il ordonne d'apporter un peson, et de vérifier le poids à la ronde. Scintilla ne reste pas en arrière: elle détache de son col un drageoir d'or fin à quoi elle donnait le nom de Félicio. Elle en tire deux pendants d'oreille en forme de crotales, qu'elle propose, à son tour, aux louanges de Fortunata:—Par le bénéfice de mon maître, nul, dit-elle, ne peut se targuer d'en avoir de plus beaux.

—Quoi? dit Habinas, tu m'as sacrifié pour obtenir une fève de verre? Certes, si j'avais une fille, je l'essorillerais. Sans femmes, nous regarderions ces foutaises ni plus ni moins qu'un tas de boue. A présent, c'est pisser [Pg 132]chaud et boire frais.» Entre temps, un peu vexées, les deux femmes se rigolaient ferme, et, saoules comme des grives, se léchaient le museau. Pendant que l'une porte aux nues la diligence de la matrone, l'autre vante les délices et la condescendance de l'époux. Tandis qu'elles se tiennent embrassées, Habinas furtivement surgit, et, prenant les deux pieds de Fortunata, la culbute sur le lit.—Ah! ah! s'exclama-t-elle, voyant sa tunique errer plus haut que le genou. Soudain rajustée, elle voile dans le giron de Scintilla et sous les plis du sudarium sa face empourprée d'une rougeur très indécente.

Après quelque temps, Trimalchio commanda qu'on servît les deuxièmes tables. On enleva les autres, cependant que la valetaille répandait sur le sol des copeaux teintés de minium et de safran, et, ce que je n'avais point vu encore, de la pierre spéculaire mise en poudre. Sur-le-champ, Trimalchio:—J'aurais pu, dit-il, me contenter du service, car vos secondes tables, les voilà; néanmoins, s'il reste quelque friandise, qu'on l'apporte encore.» Alors, un petit voyou alexandrin, le même qui versait l'eau chaude, s'avisa de siffler en rossignol. Mais, soudain, Trimalchio se mit à crier:—Un autre! et la scène changea. L'esclave couché aux pieds d'Habinas, je crois, sur [Pg 133]l'injonction de son maître, se leva et, d'une voix sonore, déclama:

—Déjà, guidant sa flotte, Eneas a trouvé
Des chemins sûrs, parmi les vagues...

Jamais son plus acide ne frappa mon oreille: car, outre les longues et les brèves placées à contretemps, le sauvage agrémentait sa tirade par des lambeaux d'atellanes: si bien que Virgilius m'offusqua pour la première fois. Quand, hors d'haleine, il prit le parti de se taire:—Croiriez-vous, dit Habinas qu'il n'a jamais rien appris? Seulement, je l'envoyais parfois aux cirques de passage: c'est là qu'il s'est formé. Aussi n'a-t-il pas son pareil quand il imite les charlatans ou les muletiers. Dans les cas désespérés, il éclate de génie: savetier, maître-queux, mitron, il règne sur tout l'empire des Muses.

Deux vices, néanmoins, faute desquels ce serait un garçon inégalable: il est circoncis et ronfle. Car de le voir bigle je n'ai cure; c'est le regard de Vénus. Pour cela, il me plaît. A cause de son œil mort, il ne m'a coûté que trois cents denarius.»

Scintilla interrompit sa loquèle et:—Certes, dit-elle, tu ne dévoiles pas tous les artifices du voisin. Il est ta coquine et je prendrai soin qu'il porte les stigmates de l'emploi.»

[Pg 134]Trimalchio se mit à rire et:—Voilà bien, dit-il, le Cappadox! il ne se prive d'aucune bonne chose, et, Herculès à moi! je lui en fais mes compliments. Toi, Scintilla, ne veuille pas être jalouse. Crois-moi, car nous vous connaissons. Puissiez-vous me posséder toujours florissant, comme je faisais la bête à deux dos avec Mamméa, au point que son cocu, mon maître, en prit ombrage et me relégua parmi les esclaves ruraux. Mais tais-toi, langue, je te donnerai du pain!» Prenant cela pour un madrigal, sans doute, le maroufle très obscène tira de son sein une lampe d'argile et, pendant plus d'une demi-heure, contrefit, avec, les tibicinaires, cependant qu'Habinas l'accompagnait en sifflotant, la main posée sur sa lèvre inférieure. Enfin, s'avançant au milieu de la salle, tantôt avec des roseaux fendus il imitait les choraulès, tantôt, habillé d'un gaban, il représentait au vif le destin des muletiers. Cela dura jusqu'au temps qu'Habinas, l'ayant appelé à soi, le baisa de grand cœur et lui tendit un rouge-bord:—Epatant, dit-il, mon petit Massa, je te fais présent d'une paire de brodequins.» Nous n'aurions pas vu la fin de toutes ces calembredaines si l'on n'eût apporté l'épidipnis, composé de grives en pâte de froment, farcies de raisins et de noix. Suivirent des pommes cydôniennes implantées d'épines [Pg 135]pour simuler des hérissons. Le tout supportable, sans un autre mets tellement nauséabond que nous fussions morts plutôt que d'y toucher. Car, une fois mis sur table, nous conjecturâmes que c'était une oie grasse, avec autour des poissons et toutes les variétés d'oiseaux. Trimalchio nous dit:—Tout ce que vous voyez dans ce bassin n'est fait que d'un seul corps.» Moi, c'est-à-dire un homme très affûté, je compris immédiatement la chose et, regardant Agamemnon:—Je serais grandement surpris si les viandes en question ne sont pas modelées dans du bran ou de la terre cuite: aux Saturnales de Rome, j'ai vu des festins représentés de la même manière.»

Je n'avais pas fini de parler, quand Trimalchio s'expliqua:—Croisse mon patrimoine et non pas ma bedaine! aussi vrai que mon chef cuisina ces béatilles avec la chair unique d'un pourceau. Ne saurait être un homme plus expert. Ordonnez: d'une vulve il fabrique un poisson; du lard, une palombe; du coliphium, une tourtre; d'un boyau de cochon, une poularde. Et c'est pourquoi, dans ma jugeotte, un nom très coruscant lui fut imparti: on l'appelle Dædalus. Et puisqu'il est d'un bon esprit, j'ai, en sa faveur, importé dans Rome des couteaux en fer du Noricum.» Sur-le-champ, il demande ces couteaux, les [Pg 136]admire, les contemple et nous donne congé d'en éprouver le tranchant sur nos joues. Tout à coup, entrèrent deux esclaves qui faisaient semblant d'avoir entamé une rixe au bord du vivier, tant que les cruches encore leur pendaient au col. Trimalchio allait statuer sur le litige, mais ni l'un ni l'autre ne voulut obtempérer à la sentence. Chacun d'eux, s'escrimant du gourdin, frappa l'amphore adverse. Déferrés par l'incongru de ces ivrognes, nos regards ébahis suivaient leur altercas. Bientôt, cependant, nous vîmes choir des tests fracassés, huîtres et pétoncles. Un page les dressa et vint à la ronde nous les offrir sur un plateau. Cette fastueuse délicatesse piqua d'émulation le maître-coq de génie: il nous apporta des escargots sur un gril d'argent; puis, d'une voix chevrotante, d'une hideuse voix, il se mit à chanter. J'éprouve quelque malaise à rapporter les détails que voici: chose, en effet, inconnue jusqu'à présent, une troupe de mignons à chevelure flottante, promenant des parfums dans un bassin de vermeil, se mit en posture d'oindre les pieds des récombants, non sans avoir, au préalable, enguirlandé leurs jambes, leurs talons et leurs cuisses avec des entrelacs de verdure et de fleurs. De là, ce même aromate liquide fut projeté dans les cratères à vin et les lampes à huile. Cependant Fortunata [Pg 137]esquissait un pas de danse. Scintilla, complètement ivre, applaudissait beaucoup plus qu'elle ne parlait, quand Trimalchio:—Phylargyros et toi Carrio [bien que vous soyez] renommés champions de la quadrille verte, je vous permets de vous coucher à table. Toi, dis à ta contubernale Ménophila d'en user pareillement.» Il parle, et, soudain, le domestique s'empara du triclinium avec tant de verve que nous fûmes presque débusqués de nos lits. Pour mon compte, j'aperçus à mon chevet le cuisinier qui d'un porc avait fait une oie. Il puait la saumure et les condiments. Non content d'être à table, il se prit à imiter l'acteur Ephésus, puis voulut embarquer son maître dans une gageure: S'il faisait partie de la quadrille verte, aux prochaines courses, la première palme...

Ce défi plongea Trimalchio dans le ravissement:—Amis, les esclaves sont aussi des hommes, nous dit-il. Ils ont sucé le même lait que nous, encore qu'un méchant destin ait pesé sur eux. Mais, moi vivant, et dans peu de jours, ils boiront l'eau des hommes libres. En un mot, je donne à tous, par mon testament, la manumission. Je lègue, en outre, à Philargyros un fonds de terre et sa contubernale; à Carrio, une maison de rapport, le montant du vingtième, plus un lit avec sa literie. Quant à ma [Pg 138]Fortunata, je l'institue mon héritière. Je la recommande à tous mes amis, et si je proclame ainsi mes volontés suprêmes, c'est pour que mon domestique m'aime, dès à présent, comme si j'étais mort.» Chacun se met en devoir de rendre au munificent donateur des actions de grâce. Mais lui, faisant trêve aux coïonnades, enjoint qu'on apporte une minute de son testament et, depuis A jusqu'à Z, aux lamentations du domestique, le lit à haute voix. Puis, se tournant vers Habinas:—Qu'en dis-tu, ami très cher? T'occupes-tu d'élever mon tombeau d'après mes instructions? Instamment, je te prie de figurer, aux pieds de ma statue, la petite chienne, et des couronnes, et des onguents, et mes prouesses guerrières, afin que, grâce à ton ciseau, j'aie la bonne fortune de vivre après ma mort. En outre, je veux que le terrain de ma sépulture ait cent pieds de long et le double en profondeur. De plus, je veux autour de ma cendre toutes les espèces d'arbres fruitiers et des vignes abondamment. Il serait, en effet, de la dernière extravagance, de posséder pendant sa vie des maisons superbement tenues et de ne prendre aucun soin de la demeure où il faut loger bien plus longtemps. C'est pourquoi je veux, sur toutes choses, qu'on y grave cette inscription:

ce.monvment.n'affère.pas.a.mon.hoirie.

[Pg 139]Au surplus, j'aurai cure de prévenir, par testament, les outrages à mes restes. Je préposerai, en qualité de gardien, à mon sépulcre, un des esclaves à qui j'ai donné la manumission, afin que le peuple ne vienne pas chier contre le monument. Je te prie d'y sculpter mes nefs voguant à pleines voiles, de m'y représenter siégeant au tribunal, vêtu de la prætexta, avec, aux doigts, cinq anneaux d'or et versant au populaire un sac d'écus. Tu sais que j'ai donné un epulum et deux denarius d'or à chacun des convives. Représente, si bon te semble, des triclinium, et le Peuple en foule s'en donnant à cœur joie. A ma droite, place l'image de ma Fortunata, portant une colombe et menant une petite chienne en laisse; puis mon Cicaro, et des amphores copieuses, lutées de gypse pour empêcher le vin de fuir. Tu sculpteras encore, sur mon urne brisée, un enfant tout en pleurs. Au centre, une horloge: ainsi quiconque regardera l'heure devra, bon gré mal gré, lire mon nom. Quant à l'épitaphe, examine avec diligence le congruent de celle que voici:

C. Pompeivs. Trimalchio.

Maecenatianvs.

ici. repose.

A.lvi.absent.le.sevirat.

fvt. décerné.

[Pg 140]Encore.qv'il.pvt.dans.tovtes.

les.décvries.de.Rome.

prendre.place.

Néanmoins.ne.le.vovlvt.pas.

pievx.fort.fidèle.

de.pev.il.crvt.

De.sestertivs.laissa.trente.millions.

Et.jamais.n'écovta.

vn.philosophe.

Adiev.A.toi.avssi.adiev.

Ce disant, Trimalchio se mit à pleurer comme un vedeau. Pleurait aussi Fortunata; pleurait de même Habinas; enfin, tout le domestique—prié, semblait-il, à des funérailles—fit retentir le triclinium de lamentations. Bien plus, je commençais moi-même à pleurnicher, quand Trimalchio:—Eh bien! dit-il, sachant que nous devons mourir, pourquoi ne pas vivre en attendant? Pour que je vous voie entièrement satisfaits, allons-nous en au bain, de quoi, je vous le promets à mes risques, vous n'aurez pas le moindre déplaisir: Il est chaud comme un four.—Vrai, vrai, reprit Habinas, d'un seul jour en faire deux, il n'est rien que je préfère.» Et de se lever pieds nus et d'emboîter le pas à Trimalchio, tout en se gaudissant. Je regardai Ascyltos:—Que penses-tu? dis-je. Pour moi, la vue seule du [Pg 141]bain est capable de m'asphyxier.—Fais comme eux, répond Ascyltos, et, pendant qu'ils gagneront l'étuve, nous échapperons dans la foule.» Cela me plut. Giton nous conduisant à travers le portique, nous gagnâmes l'huis, quand un mâtin, enchaîné d'ailleurs, nous reçut avec un si effroyable vacarme qu'Ascyltos se laissa choir dans une piscine. Quant à moi, qui, même avant d'être dans les vignes, appréhendais un molosse en peinture, me portant au secours du nageur, le même gouffre ne tarda pas à m'engloutir. L'huissier de l'atrium vint à notre aide, qui, par son intervention, apaisa le dogue et nous ramena, tout tremblants, sur la terre ferme. Quant à Giton, grâce à un moyen très subtil, il s'était rédimé déjà de la gueule du monstre, disséminant devant lui toutes les friandises qu'il avait reçues de nous pendant le souper. Le chien, détourné par la victuaille, avait, sur-le-champ, apaisé ses fureurs. Cependant, comme nous grelottions, bleuis de froid et demandant à l'huissier de nous ouvrir la porte:—Erreur, dit-il, mon petit! si tu penses t'en aller par où tu es venu. Jamais ici nul des convives n'a repassé la même porte: on entre d'un côté, on sort de l'autre.»

Que faire? Hommes très infortunés, enclos dans ce labyrinthe d'un nouveau [Pg 142]genre et de qui l'immersion avait eu lieu déjà? Nous prenons les devants et sollicitons le portier de nous conduire au bain. Mettant bas nos vêtements que Giton fait sécher dans le vestibule, nous entrons dans une étuve fort étroite, ayant l'étendue à peu près d'une glacière. Là, Trimalchio se dressait tout nu: pas moyen d'esquiver la puanteur abominable de ses rots. Il disait:—Je ne sais rien de plaisant comme de prendre la chaude sans cohue», et que ce lieu, jadis, «avait été un fournil». Enfin las de rester sur ses jambes, il s'assit; puis, convié par la sonorité de la voûte, il fendit jusqu'au palais sa gargamelle d'imbriaque, et se mit en devoir de lacérer les airs de Ménécratès, au dire de ceux qui pouvaient entendre son jargon. Le reste des convives courait en se tenant par la main ou bien faisait sonner les murs de sauvages clameurs et de rires éperdus. Quelques-uns, les poignets ligotés, s'évertuaient à cueillir des anneaux sur le parvis; d'autres, un genou en terre, se renversaient la tête en arrière et touchaient du nez l'extrémité de leurs orteils. Abandonnant ces hiberons à leurs amusements, nous descendîmes dans la cuve qui se préparait pour Trimalchio. Bientôt, l'ébriété mise en déroute, nous fûmes conduits vers un nouveau triclinium où Fortunata venait de dresser un gueuleton mirobolant. Je notai, sous [Pg 143]les flambeaux, des figurines de pêcheur en bronze. Les tables étaient d'argent massif, les coupes à l'entour en argile dorée; devant nous, du vin frais coulait d'une chausse. Alors Trimalchio:—Amis, dit-il, mon esclave préféré coupe aujourd'hui sa barbe pour la première fois: c'est un garçon de bonnes mœurs, révérence parler, et que j'aime tout plein. Donc, passons la nuit à humecter la lune et buvons jusqu'à l'aurore.»

Comme il disait ces mots, un coq coquelinant se mit à claironner. Interloqué de ce présage, Trimalchio donne l'ordre qu'on fasse une libation de vin sous la table et qu'on asperge aussi les lampes avec du meilleur, puis il fait passer de gauche à droite son anneau:—Ce n'est pas sans cause, dit-il, que ce buccin nous donne le signal: ou bien un incendie est en train de couver non loin de cette demeure, ou bien quelqu'un du voisinage s'occupe à rendre le dernier soupir. Loin de nous! C'est pourquoi celui qui nous offrira le coq présagieux aura un bon pourboire.» En un clin d'œil, l'oiseau est apporté des environs. Trimalchio le condamne à être fricassé dans un poêlon de bronze. Dépecé par le même très docte cuisinier qui, peu auparavant, d'un porc nous fit des poissons et des ramiers, le coq est jeté dans une marmite. Cependant que Dædalus [Pg 144]verse un coulis bouillant, Fortunata concasse du poivre dans un égrugeoir de buis. Quand les mattées furent expédiées, Trimalchio se tourna vers la livrée:—Eh! quoi, leur dit-il, vous n'avez pas encore fini de souper! allez-vous-en et que d'autres vous remplacent à l'ouvrage.» En conséquence, une troupe nouvelle se présente aussitôt. Les partants criaient: «Bonne santé, Gaïus!»; les arrivants: «Salut Gaïus!» Or, ici, fut perturbée notre allégresse.

Parmi les nouveaux venus se trouvait un jeune garçon, pas du tout laid. Trimalchio, l'investit et le mange de baisers. Fortunata, pour mieux établir ses droits conjugaux, se met à vilipender Trimalchio, le traite d'épluchure, de vieux salaud qui ne peut pas contenir ses passions devant le monde. Pour finir, elle ajoute:—Chien!» Trimalchio, bouleversé, furieux de l'avanie, envoie un calice par le nez de Fortunata. Elle se met à beugler, comme si elle perdait au moins un œil, et porte ses mains tremblantes à son visage. Consternée autant qu'eux-mêmes, Scintilla fait un rempart de son estomac à l'épouse trépidante; mais un esclave officieux approche de la mandibule ecchymosée un urceolus plein d'eau froide. Sur quoi Fortunata se penche avec des lamentations et se prend à sangloter.

[Pg 145]Or, Trimalchio, loin de s'émouvoir:—Eh quoi! dit-il, cette pute ne me passe rien! Elle oublie apparemment que je l'ai sortie de la machine à exhiber les esclaves. J'en ai fait une personne du monde. Mais elle s'enfle comme une grenouille; elle ne crache pas dans ses tétons. C'est un baliveau, ce n'est pas une femme. Mais celui-là qui naît dans un bordel ne rêve point à des palais. Aussi, puisse mon Génius être favorable! j'aurai soin de mater cette Cassandra qui veut chausser mes brodequins. Moi, jadis, homme d'un dupondius, je pouvais épouser dix millions de sestertius. Tu sais, toi, que je n'en impose pas. Hier encore, Agatho, le parfumeur, me tirant à l'écart: «Je te conseille, dit-il, de ne pas souffrir que ta race disparaisse avec toi.» Et voici que moi, pour agir en homme bien né, pour qu'on ne me taxe point d'être volage, dans ma cuisse j'implante moi-même la doloire. Fort bien! j'aurais soin, carogne, que tu viennes me déterrer avec tes ongles. Et, pour que tu comprennes d'ores et déjà l'énormité de ton crime, entends-tu, Habinas? je te défends de placer la statue de cette femme sur ma tombe. Car je ne veux pas de criailleries lorsque je serai trépassé. Bien plus: pour qu'elle apprenne que je sais punir, j'entends qu'elle ne m'embrasse après ma mort.»

[Pg 146]Après cette fulmination Habinas intercéda, priant Trimalchio de mettre fin à son courroux:—Nul de nous, dit-il, n'est exempt de sottise. Car, des hommes et non des dieux.» De même, Scintilla tout en pleurs, attestant son Génie et l'appelant Gaïus, demande qu'il se laisse attendrir. Trimalchio ne tint pas plus longtemps ses larmes et:—Par grâce, dit-il, Habinas, et puisses-tu jouir ainsi de ton pécule! Si j'ai fait quelque chose de travers, crache-moi au visage. En effet, j'ai baisé cet adolescent, le plus vertueux du monde, non pour sa beauté, mais pour ce qu'il est orné de toutes les perfections. Il connaît la division par dix et sait lire à livre ouvert. Il a, sur ses bénéfices quotidiens, économisé le prix de son rachat. Il a, sur son épargne, fait l'acquisition d'un petit fauteuil et de deux truelles à potage. N'est-il pas digne d'être porté dans mes yeux?» Mais Fortunata oppose son décri.—C'est là ton dernier mot, boiteuse! je t'invite à digérer ton bien, milan, à ne pas me faire sortir mes crocs, pendarde ma mie! faute de quoi tu pourrais bien expérimenter mes coups de tête. Ce que j'ai une fois résolu, tu me connais, c'est comme un clou enfoncé dans une poutre. Mais ne pensons qu'à vivre! Quant à vous, mes amis, je vous conjure de la passer bonne. Car, moi aussi, je fus naguère ce que [Pg 147]vous êtes à présent; mais, par ma vertu, je montai sur ce faîte. Avoir de l'estomac, c'est ce qui crée un homme; le surplus est comme un tas de feuilles mortes. Je sais acheter, je sais vendre: un autre vous dira le reste. Moi, je crève de prospérité. Cependant, toi, souillon, tu pleurniches encore. Mais, comme je vous le disais au début, c'est ma frugalité qui m'a poussé vers la fortune. J'arrivai d'Asie pas plus haut que ce candélabre. Quotidiennement, j'avais accoutumé de me toiser à lui et, pour avoir sur-le-champ de la barbe au museau, je me frottais les lèvres avec l'huile des lampes. Or, j'ai concouru aux plaisirs de mon maître, en qualité de petite femme, quatorze années durant. Et, certes, il n'est pas de vergogne lorsqu'on défère à son patron. Entre temps aussi, je donnais de l'agrément à madame. Vous entendez ce que je dis. Au surplus je me tais, car je ne suis pas glorieux.

Enfin, comme il plut aux Consentès, je devins maître en la maison; et voilà! je m'emparai de la cervelle du patron. Quoi de plus? cohéritier avec César, je recueillis un patrimoine sénatorial. A personne, cependant, jamais rien n'est assez: je convoitais de faire le négoce. Pour ne pas vous lanterner, je mis à flot cinq bâtiments de commerce, avec une cargaison de vin—c'était de l'or, à cette [Pg 148]époque—et les envoyai à Rome. Vous croirez peut-être que je l'avais ordonné? tous mes vaisseaux firent naufrage! C'est un fait et non pas une bourde: en un seul jour, Neptunus me dévora trente millions de sestertius. Pensez-vous que je me laissai aller? non, Herculès à moi! Le dommage au contraire me fut un stimulant. Comme si de rien n'était, je fis construire d'autres nefs, plus grandes, et plus solides, et plus heureuses. Personne qui ne me traitât d'homme fort. Tu sais qu'un grand navire a une grande résistance. Je frétai les miens, itérativement, de vin, de lard, de fèves, d'herboristerie et d'esclaves. Ici Fortunata fit une chose pieuse; ses bijoux, sa garde-robe, elle vendit tout et me mit dans la main cent auréus. Cela devint le ferment de mon pécule. Marchent bien les affaires quand les Dieux s'en mêlent. J'arrondis, en une seule course, dix millions de sestertius. Aussitôt, je m'empresse de rémérer les fonds qui avaient appartenu à mon maître. Je bâtis un palais. Je spécule sur les bêtes de somme. Tout provigne, sous ma main, comme un rayon de miel. Sitôt que je fus plus riche, à moi seul, que tout le pays de mes pères, abandonnant registres et comptoirs je me retirai du commerce et me contentai de faire l'usure avec les affranchis. Même j'étais sur le point [Pg 149]de renoncer à toute espèce de trafic; mais je fus pressé de continuer par un astrologue, une façon de petit Grec du nom de Sérapa, vrai conseiller des Dieux! Il me rappela même des conjonctures oubliées: par le fil et par l'aiguille, il me remémora toute chose. Cet homme lisait dans mes intestins; il m'eût presque dit mon souper de la veille. On eût juré qu'il avait sans cesse habité près de moi.

Je te prie, Habinas (tu fus présent, je crois), rappelle-toi ceci: «Tu as érigé ton domaine avec des ressources infimes. Tu es médiocrement heureux en amis. Nul ne montre jamais pour tes bontés un ressentiment qui les égale. Tu nourris une vipère sous ton aisselle.» Et pourquoi ne vous le dirais-je pas? à présent, il me reste de vie encore trente années, quatre mois et deux jours. En outre, bientôt je recevrai un héritage. Ainsi m'a-t-il fait connaître mon destin. Que si le bonheur m'échoit d'annexer à mes immeubles l'Apulia, j'aurai fait dans le monde un assez beau chemin. Entre temps, par la vigilance de Mercurius, j'ai pu édifier cette demeure. Autrefois, vous le savez, c'était une bicoque. C'est un temple aujourd'hui. Elle renferme quatre salles à manger, vingt appartements, deux portiques de marbre. Au-dessus, un dortoir, le cubiculum où je dors, le trou de cette chipie, une cahute remarquable [Pg 150]de portier, un logement pour les hôtes, qui peut en recevoir une centaine. Bref, Scaurus, quand il vient ici, préfère descendre chez moi que partout ailleurs: cependant il a, chez son père, une maison au bord de la mer. Et j'ai encore beaucoup d'autres pièces que je vous ferai voir tantôt. Croyez-moi! tu as un as, tu vaux un as. Tiens de l'or, on te tient en estime. Ainsi, votre ami, qui fut jadis une raine, est à présent un roi. Cependant, Stichus, apporte les vêtements funéraires dans quoi je veux être enseveli; porte de même les onguents et le bon vin de cette amphore que j'ai ordonné qu'on emploie à laver mes ossements.»

Stichus ne s'attarda pas: mais il apporta dans le triclinium une prætexte, ainsi qu'un drap mortuaire blanc: Trimalchio nous enjoignit d'expérimenter si le tissu en était de bonne laine.—Prends garde Stichus, lui dit-il, prends garde aux souris, prends garde aux mites! Qu'elles n'y touchent point! sinon je te ferai brûler vif sur mon bûcher. Il me plaît qu'on enlève mes restes avec gloire, de telle façon que le peuple entier ne profère sur moi que des bénédictions.» Aussitôt, il déboucha une ampoule de nard et nous enolia tous:—J'espère, dit-il, qu'un tel aromate me délectera mort, qui m'a délecté vivant.» Ensuite, il ordonna de transvaser le vin dans un cratère, [Pg 151]puis:—Supposez, dit-il, que vous êtes conviés à mes parentales.» Cette extravagance touchait à la nausée extrême, quand Trimalchio, alourdi par une très infâme ébriété, commanda, nouvelle réjouissance, qu'on introduisît des cornistes dans le triclinium. Puis, s'étayant d'une pile de coussins, et vautré comme sur un lit de parade:—Figurez-vous, dit-il, que je suis mort; et jouez-nous quelque chose de beau.» Les musicastres, aussitôt, d'attaquer une marche funèbre. Un d'entre eux, notamment, esclave du croquemort, qui était le plus honnête homme de la bande, se mit à donner du cor avec tant de vigueur qu'il eut bientôt fait de mettre en émoi tout le quartier. C'est pourquoi les garçons de police, qui faisaient une ronde aux environs, cuidant que la demeure de Trimalchio ardait, s'employèrent sur-le-champ à fracturer la porte et, beaux de leur privilège, muni» de seaux d'eau et de haches, nous envahirent tumultueusement. Pour nous, à qui le hasard offrait une occasion très opportune, brûlant la politesse à Agamemnon, en toute hâte et véritablement comme d'un incendie, nous prenons la fuite.

Nulle torche pour nous éclairer, pour découvrir la route à nos pas incertains. Le silence de la nuit, au milieu de son cours, ne nous promettait plus la lumière des passants. [Pg 152]Joignez à cela que nous étions saouls comme des portefaix, ignorants des chemins qui, même vers midi, sont assez embrouillés. C'est pourquoi, ayant marché une heure ou peu s'en faut, dans les gravats, sur des cailloux pointus qui nous mettaient les pieds en sang, nous fûmes tirés de peine par la rubrique de Giton. Prudent en effet, et redoutant, la veille, de s'égarer en plein jour, il avait noté colonnes et pilastres d'une marque de craie dont les linéaments triomphèrent de la nuit la plus drue et, par une visible candeur, mirent dans leur chemin les désorientés. Cependant, nous n'avions pas fini de suer, combien que parvenus à l'étable. Notre vieille logeuse, après avoir passé presque toute la nuit à boire avec la crapule de son auberge, n'aurait pas senti le feu au derrière et peut-être nous eût-il fallu pernocter devant le seuil. Mais un courrier de Trimalchio intervint, homme riche de dix camions. Il ne s'attarda point à faire du vacarme. Il brisa la porte du bouge et nous introduisit par la brèche.

Arrivé dans le cubiculum, je gagnai notre couche avec mon petit voisin. Incendié par la chère succulente, mon sexe brandi comme un épieu, je m'engloutis dans les plus chaleureuses voluptés:

Ce que fut cette nuit, ô Dieux! ô Déesses!
[Pg 153]Combien doux ce lit! une étreinte de feu!
Et nous transfusions, çà et là, dans nos lèvres ardentes,
Nos âmes vagabondes. Fuyez soucis
Mortels! je me meurs de plaisir!

A tort, je me congratulais. Au moment où, les muscles résolus par la boisson, j'avais perdu l'usage de mes imbriaques mains, Ascyltos, passé maître dans toute espèce de canaillerie, souleva le môme, à la faveur des ombres, et le porta sous ses couvertures. Enveloppé tout à son aise d'un frère qui n'était pas le sien—Giton n'éprouvant ou dissimulant peut-être cette injure—il s'endormit dans des baisers adultères, oublieux de tout droit humain. C'est pourquoi, au réveil, je palpai mon lit dépouillé de sa joie. Par ce que les amants ont de plus sacré, je fus sur le point de transpercer l'un et l'autre de mon glaive et de prolonger leur sommeil en trépas. A la fin, prenant un parti plus sensé, je secouai Giton à coups d'étrivières, puis regardant Ascyltos d'un air menaçant:—Puisque, dis-je, tu as violé par un crime la foi et la commune amitié, emporte sur-le-champ ton bagage et va quérir un autre lieu que tu souilleras de ta présence.» Lui, ne fit pas d'objections; mais sitôt que, le plus loyalement du monde, nous eûmes réparti nos effets:—Courage, dit-il! à [Pg 154]présent, nous faut partager encore le petit garçon.»

Je crus d'abord qu'il badinait en s'en allant. Mais lui, d'une main parricide, mit au clair son épée et:—Tu ne jouiras pas seul de ta proie, exclama-t-il, cette proie que tu couves si amoureusement. J'en veux ma part ou, satisfait par ce glaive, je saurai bien la détacher.» Imitant son exemple, mon bras enroulé avec soin dans le pallium, je tombe en garde et me prépare au combat. Pendant cette crise de démence où nous conviait notre misère, l'enfant très infortuné embrassait tour à tour et trempait de ses larmes les genoux des deux adversaires, nous demandant avec imploration de ne pas renouveler, dans ce bouge, la lutte des frères Thébains et de ne polluer d'un sang mutuel cette religion d'une très noble familiarité.—Que si, néanmoins, proclamait-il, vos cœurs ont besoin d'un forfait, voici ma gorge nue! C'est là qu'il faut porter vos mains et pousser vos poignards! C'est à moi de mourir, puisque j'ai rompu le sacrement de l'amitié!» A cette prière, nous inhibons le fer et, tout d'abord, Ascyltos:—Je vais, dit-il, mettre un terme à la discorde. Que l'enfant lui-même suive qui bon lui semblera et qu'au moins, dans le choix d'un amant, nous sauvions sa liberté.» Moi, je pensais que la très vieille [Pg 155]accoutumance me donnait comme un gage de consanguinité. Je n'eus donc pas la moindre crainte. Je saisis la proposition avec une hâte fiévreuse et pressai mon amour de trancher le différend. Lui, sans délibération, ne voulant pas avoir l'air d'hésiter, se leva sur-le-champ, au dernier mot de ma réponse, élut pour frère Ascyltos. L'arrêt me foudroya. Je tombai sur mon grabat, comme désarmé, et j'eusse porté sur moi-même ces mains damnées, si le désir de la vengeance n'eût combattu mon désespoir. Superbe, avec le butin délicieux, m'abandonne Ascyltos. Moi, naguère encore, son très cher camarade, moi son égal par la similitude fraternelle de nos destins, il me laisse en un lieu pérégrin, dans la plus sinistre abjection.

Le nom d'amitié permane tant qu'il sert.
Le jeton sur le damier conduis une œuvre peu sûre.
Que Fortuna demeure, vous gardez un front souriant, amis!
Qu'elle défaille, vous détournez le visage dans une fuite honteuse.
Le troupeau des mimes gesticule sur la scène: tel représente le père,
Tel autre, le fils; un troisième occupe l'emploi de financier.
Mais quand on ferme la page des rôles comiques,
[Pg 156]La face véritable se montre, le masque disparaît.

Je ne mis dans mes pleurs qu'une brève complaisance. Mais craignant que Ménélaüs, notre cuistre, ne vînt, pour comble de malheur, à me trouver seul, dans ce garni, je ramassai mes pauvres hardes et m'en fus, le cœur bien gros, dans une auberge inconnue, à deux pas du rivage. Enfermé là, pendant trois jours, l'esprit féru de mon isolement, de mon humiliation, je frappais à grands coups ma poitrine endolorie par les sanglots. A travers les gémissements venus du fond de l'âme, je m'écriais sans cesse: «Donc, la terre n'a pu m'engloutir dans sa ruine, et la mer furieuse même contre les innocents! Je me suis dérobé à la justice. J'ai pu esquiver l'amphithéâtre. J'ai tué mon hôte et, cela, pour qu'après tant d'audace, exilé au fond d'un hôtel borgne, dans une cité grecque, j'endure cet abandon! Et par qui la solitude m'est-elle imposée? Par un adolescent contaminé de toutes les souillures, qui, de son propre aveu, mérite le bannissement, affranchi par le stupre et par le stupre citoyen, dont le cul se jouait aux dés, et que prenaient comme putain ceux-là même qui le croyaient un homme. Quoi de l'autre? O dieux! en guise de toge virile, celui-là prit une étale, qui, dès le berceau, fut convaincu de [Pg 157]n'être pas un mâle, qui fit œuvre de salope dans les ergastules, qui, ayant couché avec moi, tourne au gré de son humeur libidineuse, rétractant le nom de la vieille amitié; qui, proh pudeur! comme une racoleuse abjecte, vend tout au monde, pour les attouchements d'une seule nuit. Ils reposent, à cette heure, les amants! Liés du soir jusqu'au matin, et, peut-être, harassés de leurs mutuels ébats, ils tournent en dérision ma solitude. Mais non impunément. Ou je ne suis pas un homme, et un homme libre, ou dans le sang criminel je saurai venger mon affront!»

Cela dit, je ceins mon épée et, de crainte que les muscles ne trahissent mon courage, par une ample réfection je suscite ma vigueur. Je m'élance dans la rue. D'un pas furibond je visite les promenoirs. Mais, tandis que, la face vultueuse et l'œil inhumain, je ne respire que meurtre et carnage, serrant d'un poing convulsif la garde, vouée aux représailles, de mon glaive, je provoque l'attention d'un militaire, peut-être vagabond ou détrousseur de nuit. Et:—Qui es-tu, camarade? me dit-il, quelle est ta légion? Quelle est ta centurie?» Comme je mentais avec aplomb sur l'un et l'autre point:—A la bonne heure, donc, ce reprit-il: voilà un corps d'armée où les soldats portent des phæcasium blancs!» Pour [Pg 158]le coup, je trahis l'imposture par mon visage et ma trépidation. Il m'ordonna de mettre bas les armes et de me garer du mal. Dépouillé de la sorte, ma vengeance tondue au pied, je rebroussai chemin et m'en fus à l'auberge. Mon humeur provocante se relâcha peu à peu: je commençai bientôt à remercier l'impudence du voleur.

Néanmoins, [il était dur de juguler ma soif de représailles. Je passai anxieusement la moitié de la nuit. Mais, à pointe d'aube, pour noyer mon chagrin et perdre le souvenir de ma honte, je sortis. De nouveau, je parcourus tous les portiques. Bientôt], je parvins à la pinacothèque, admirable par divers genres de tableaux. Car je vis et la main de Zeuxis, sous l'injure de la vétusté non encore défaillante, et des esquisses de Protogénès luttant de réalisme avec la nature elle-même, que je ne pus toucher sans une pieuse horreur. En outre, les camaïeux d'Apellès, que les Grecs disent monochromon, reçurent mes adorations. Avec tant de subtilités les contours des figures y sont menés dans la plus extrême ressemblance, que tu croirais voir aussi la peinture des âmes. Ici l'aigle emportait, sublime, un dieu parmi l'azur. Ici, le vierge Hylas repoussait Naïs dévergondée. Ailleurs, détestant sa coupable main, Apollo, d'une fleur, jacinthe à [Pg 159]peine éclose, magnifiait sa lyre détendue. Parmi ces figures d'amants que l'art immortalise, je m'écriai, comme dans la solitude:—Ainsi l'amour frappe jusques aux Dieux! Jovis, dans son ciel, ne découvrit aucun objet qui méritât son choix, mais, voulant s'abaisser jusqu'à la terre, du moins, il ne ravit à personne Ganymédès, le bien-aimé. La nymphe, qui d'Hylas fit sa proie eût maté le désir dont elle était férue, apprenant l'amour d'Herculès et qu'il accourrait lui disputer l'éphèbe tant chéri. Apollo, dans une fleur, évoqua l'ombre puérile d'Hyacinthos. Les histoires des Dieux sont toutes pleines d'étreintes que n'envenime point la fallace des rivaux. Mais moi, j'ai reçu dans ma compagnie un hôte plus cruel que Lycurgus!» Voici que, pendant mon discours au vent qui passe, entra dans la pinacothèque un vieillard à la tête chenue, à la physionomie expressive et qu'on eût dit promettre je ne sais quoi de grand. Sa mise n'était pas d'une élégance appropriée, de telle manière que l'on devinait, à cet indice, un littérateur, de ceux que les riches ont coutume d'exécrer. Celui-ci donc s'arrêta juste à mon côté:—Moi, dit-il, je suis poète et, comme je l'espère, non d'un souffle très petit, s'il convient d'ajouter quelque foi aux couronnes que, souvent, par courtoisie, on attribue à des benêts. Pourquoi donc, [Pg 160]me diras-tu, être si mal nippé? A cause de cela même: l'amour du style d'or n'a jamais enrichi personne.

Qui se fie à la mer, emporte un vaste bénéfice;
Qui gagne les camps et les combats, se voit couronner d'or;
Un plat adulateur cuve son vin sur des lits de pourpre;
Et qui sollicite les épouses, vergonde moyennant finance:
Facundia, seule, grelotte sous des haillons calamiteux,
Et, d'une langue misérable, invoque l'art déserté.

Cela n'est pas douteux. Quiconque se montre hostile au vice et marche, le front haut, dans les routes du monde, soulève tout d'abord, par le contraste de ses mœurs, d'inextinguibles haines; car peut-on endurer des vertus qu'on n'a pas? De plus, ceux qui n'ont d'autre objectif que d'empiler un magot ne veulent point qu'on estime, chez les hommes, quelque chose au delà du trésor qu'ils possèdent. Soient préconisés de toute façon les amis des lettres, pourvu qu'ils semblent inférieurs au poids de l'or.—Je ne sais, [dis-je, comment du Bel-Esprit est sœur la Pauvreté.» Et je me mis à soupirer.—A bon droit, reprit [Pg 161]le vieillard, tu plains les gens de lettres.—Ce n'est pas cela, répliquai-je, la matière de mes soupirs. J'ai un autre motif de me douloir, et plus grave énormément.» Puis, m'abandonnant à cette pente humaine de confier nos douleurs à l'oreille d'autrui, je lui narrai ma mauvaise fortune; surtout, je marquai de traits véhéments la noirceur d'Ascyltos et je clamais, au travers de mes gémissements]:—Je voudrais que l'ennemi fût innocent de ma retenue importune et qu'il se pût adoucir. Mais il est un vétéran de la déprédation. Il est, en ces matières, plus docte que les tenanciers de bordel.» [Le vieillard s'aperçut de mon ingénuité; il entreprit de me consoler. Pour lénifier ma tristesse, il me conta une aventure d'amour qu'il avait eue autrefois]:


Je reste immobile, plus raide et plus froid qu'un trépassé. Lui, cependant, se transforme en loup.

Satyricon, page 121.


C'était en Asie, où j'accomplissais un voyage stipendié par le questeur. Je fus reçu chez un citoyen de Pergamum. Le séjour m'en plaisait fort, moins à cause du bon goût des appartements que pour la beauté rare dont le fils de mon hôte reluisait. J'excogitai un stratagème qui ne permît au paterfamilias de suspecter mon amour. Toutes les fois qu'à table mention était faite de la pratique des jolis garçons, je m'échauffais d'une telle véhémence, je m'opposais avec une amertume si rechignée à ce qu'on violât mes oreilles par [Pg 162]d'obscènes propos, qu'aux regards de tous et nommément de la mère, je passais pour l'un des Philosophes. Bientôt, donc, je conduisis l'éphèbe au gymnase. Je réglai ses études. Je lui donnai des leçons en qualité de précepteur, ayant soin de tenir la porte fermée aux larrons éventuels de son beau corps. Une fois, couchés par hasard dans le triclinium, après une fête solennelle où nous avions dépêché l'étude, cependant qu'une trop longue hilarité nous donnait la paresse de gagner nos appartements, je m'aperçus, vers le milieu de la nuit, que mon élève ne dormait pas. C'est pourquoi, dans un murmure très timide, j'exhalai une prière: «Madame Vénus, dis-je, si, moi, je baise cet enfant de telle manière qu'il ne le sente, demain, je lui donnerai une couple de colombes.» Entendant quel salaire j'offrais de cette volupté, le jouvenceau ronfla d'abord. Encouragé par sa feinte, je l'approchai soudain et le couvris de baisers. Content de ce prélude, je me levai de bon matin. Je lui rapportai, selon son attente, une paire insigne de colombes. Ainsi me libérai-je de mon vœu.

La nuit d'après, comme il s'y prêtait de même, je fis un nouveau souhait: «Que je promène sur lui une main paillarde et qu'il ne le sente pas! Il aura, demain, deux coqs coquelinants et des plus belliqueux.» A cette [Pg 163]promesse, l'éphèbe se rapprocha spontanément; je pense qu'il craignait que le sommeil ne me prît. Mes caresses lui firent voir le néant d'une pareille inquiétude. Son être, à la réserve des dernières faveurs, me combla de délices. Puis, le matin venu, tout ce que j'avais promis fut apporté à l'enfant, qui pétilla de joie. Dès que la tierce nuit m'en donna le congé, près de l'oreille du dormeur mal endormi: «Dieux, immortels, suppliai-je, si, moi, de cet enfant qui dort je prélève un coït entier et désirable pour prix de ce bonheur, demain, je le guerdonnerai d'un trotteur asturco-macédonique.» Jamais d'un plus haut sommeil l'éphèbe ne dormit. C'est pourquoi, d'abord, ma main fit la conquête de ses blanches mamelles. Bientôt, je l'accolai d'un baiser frénétique, puis en un seul désir s'unirent tous mes vœux. Le lendemain, siégeant dans son cubiculum, il attendait l'offrande coutumière. Tu sais combien il est plus facile d'acquérir des colombes ou des coqs de combat qu'un cheval asturien. Outre cela, je craignais qu'un présent si magnifique ne rendît suspecte ma libéralité. Après donc quelques heures de promenade, je revins chez mon hôte, sans autre chose pour l'enfant qu'un baiser. Mais lui, regardant autour de moi et jetant ses bras à mon col:—Je t'en prie, ô maître; où donc est le trotteur? [Pg 164][—La difficulté, répondis-je, d'acquérir une bête élégante m'a contraint d'ajourner ce présent; mais, dans peu, je tiendrai ma parole.» On ne peut mieux l'éphèbe comprit ce que je voulais dire, et l'air de son visage trahit sa méchante humeur.]

Bien que, par cette offense, j'eusse fermé l'accès que je m'étais ouvert, je risquai une nouvelle tentative. En effet, peu de jours après, un hasard tout pareil ramenant pour nous la même fortune, sitôt que j'entendis ronfler le père, je suppliai l'éphèbe de me recevoir à merci, en d'autres termes, qu'il me laissât le faire pâmer, avec tous les propos que suggère un désir bien tendu. Mais lui, grandement courroucé, ne répondait autre chose sinon:—Ou dors, ou bien moi je le dis à mon père.» Il n'est contentement si ardu que n'extorque un désir opiniâtre. Pendant qu'il répète: «J'éveillerai mon père», je me faufile à ses côtés et j'arrache le plaisir à sa molle résistance. Mais lui, aucunement désobligé de mon audace, après s'être beaucoup lamenté de sa déception, et des railleries, et de ce que je l'avais exposé aux brocards de ses condisciples, car il vantait à eux mes largesses:—Vois pourtant, dit-il, je ne te ressemble point. Si tu veux quelque chose, fais-le de nouveau.» Moi donc, toutes offenses pardonnées, je rentrai [Pg 165]en grâce avec mon élève, puis, ayant usé du congé qu'il me donnait, je ne tardai pas à choir dans un profond sommeil.

Mais l'éphèbe en pleine maturité ne fut point rassasié par le deuxième choc, tant la fougue ardente de son âge l'invitait au succubat. Il secoua ma torpeur et:—Ne veux-tu rien autre?» dit-il. Certes, le présent ne m'était de tous points importun. Vaille que vaille, donc, fourbu, parmi la sueur et les ahans, il reçut de moi l'objet de son envie, puis je tombai de nouveau dans le somme, anéanti de volupté. Moins d'une heure après, il me pince d'une main légère et dit:—Pourquoi ne le faisons-nous plus?» Alors, tant de fois réveillé, je me pris à bouillir d'une colère véhémente et lui rendis ce compliment:—Ou dors, ou bien, moi, je le dis à ton père!»

Regaillardi par l'historiette, j'interrogeai le vieillard, plus expert sur l'âge des tableaux et sur quelques arguments qui, pour moi, restaient obscurs, en même temps, sur les causes de la dégénérescence moderne, par quoi les arts les plus beaux, entre autres la peinture, descendent à néant, dont on ne voit pas même une dernière trace:—L'amour de la pécune, me dit-il, instaura ce changement. Dans les siècles lointains, quand plaisaient encore les nudités [Pg 166]de la Vertu, les nobles arts s'invigoraient. Il n'était d'émulation entre les hommes que pour sauver de l'oubli un riche patrimoine aux époques futures. C'est pourquoi, Herculès nouveau, Démocritus exprima les sucs de toutes les herbes. Afin de ne laisser échapper aucune des énergies ou du minéral ou de la plante, il consuma ses jours dans les expérimentations.

Eudoxus, lui, sur la crête d'un mont très escarpé, attendit la vieillesse pour mieux saisir les mouvements des astres et du ciel. Dans le but de suffire à d'incessantes découvertes, Chrysippus, trois fois, avec de l'ellébore, détergea son esprit. Mais, pour en revenir aux arts plastiques, Lysippus, attaché aux linéaments d'un marbre unique, mourut de pauvreté. Myron, qui, presque, sut enclore dans le bronze l'âme des hommes et des animaux, ne trouva point d'héritier. Quant à nous, abîmés dans le vin et le garouage, nous n'osons plus même connaître les méthodes léguées par nos prédécesseurs. Dénigrant les anciens, nous tenons école de vices pour apprendre et pour enseigner. Où donc est la dialectique? Où donc l'astronomie? Où donc le chemin abrité de la sagesse? Qui, vous dis-je, pénètre dans un temple et dédie un holocauste pour obtenir la faconde, pour voir jaillir les sources de la philosophie? [Pg 167]Ils ne demandent plus même une bonne santé: mais, tout d'abord, avant de toucher le seuil du Capitolium, celui-ci voue un don pour mettre en terre un proche cousu d'or; celui-là, pour exhumer une somme enfouie; le troisième, s'il peut amasser, lui vivant, trente millions d'HS. Le Sénat même, précepteur du Droit et du Bien, est dans la coutume d'offrir mille livres d'or à Capitolinus. Pour que nul n'ignore son appétit d'argent, il sollicite Jovis au moyen d'un pécule. Ne t'étonne point si la peinture défaille, quand aux Dieux et aux hommes un tas d'or paraît plus beau que tous les ouvrages d'Apellès ou de Phidias, petits Grecs hurluberlus. Mais je te vois exclusivement empoigné par un tableau qui figure le sac de Troja, c'est pourquoi je m'efforcerai de te commenter en vers cette peinture:

Déjà, tristes parmi les craintes ambiguës,
Le dixième août gardait investis les Phrygiens. La foi dans le devin
Calchas pendait, incertaine, à de noires alarmes.
Quand, Délius vaticinant, les pins abattus
De Vida sont traînés. Les chênes intercis en rengrègent la meule
Qui, bientôt, figure un cheval menaçant.
[Pg 168]On ouvre une porte et se mussent dans les hanches
Ceux qui suivirent les camps. Là, par un combat décennal
Irritée, enclose est la vaillance. Ils comblent les profondes
Entrailles du cheval, ces Danaus, cachés sous le masque d'un vœu.
O patrie! mille nefs nous crûmes emportées
Et ton sol exempt de guerre! Une inscription gravée au col du monstre,
Les discours ménagés par Sinon de connivence avec le Destin,
Confirment leur départ et l'imposture; agent de notre perte.
Voici que, par les portes béantes, le peuple libre, le peuple affranchi des armes
Se rue à son caprice. Les yeux sont mouillés de pleurs
Et des esprits tremblants la joie a quelques larmes
Que fit jaillir la crainte. Mais de Neptunus le sacerdote,
Laocoon, cheveux au vent, repousse
A grands cris cette foule importune. Dardant un épieu,
Il stigmatise le ventre! Pourtant la Destinée appesantit sa main.
[Pg 169]Le coup rebondit et donne du poids au subterfuge.
De nouveau, cependant, Laocoon affermit son bras débile
Et frappe le garrot d'un merlin à deux tranchants. Frémit
La milice, prisonnière sous les lourdes charpentes; mais, tandis qu'elle murmure,
Le colosse de rouvre inspire un nouvel effroi.
Ainsi la cohorte des pubères entre, captive, dans Troja, pour que Troja tombe en captivité.
Mais voici d'autres indices! Là où Ténédos élevée écarte le pont
De son échine, intumescent, le détroit s'érige,
Et les flots diminués de leur calme, les flots bondissent, labourés.
Tel, dans la nuit silencieuse, le bruit des avirons
Est porté au loin, quand une flotte oppresse la mer
Et que la vague étale, sous les nefs massives, retentit.
Nous contemplons: de leurs orbes géminés, deux vouivres portent
Les ondes jusqu'aux falaises. Turgides, leurs poitrails,
[Pg 170]Ainsi qu'un fastueux navire, se creusent des sillons dans l'écume blanchâtre.
Les squames de leur croupe résonnent, leurs caroncules ondoyantes
Dominent sur l'embrun. Comme un astre fulgurant, leurs yeux,
D'un reflet d'incendie, embrasent chaque lame; leurs sifflements aigus font tressaillir la mer.
La stupeur hébète nos esprits. Debout fronts couronnés de l'infula,
Suivant le rite et le culte phrygiens, tes fils, trésor jumeau,
Laocoon! se tenaient près de toi. Soudain, liés par les anneaux
Des reptiles coruscants, leurs petites mains
Ils portent au visage. Ni l'un ni l'autre ne combat pour soi,
L'un et l'autre combat pour son frère. Leur amour transpose le danger!
Le trépas les ravit dans cette crainte mutuelle.
Voici qu'il accumule sur ses hoirs défunts, d'autres funérailles, le père,
Infirme auxiliateur! Ils appréhendent l'homme,
Ces monstres, ja repus de cadavres, et foulent sur l'arène les membres du vieillard.
[Pg 171]Il gît au milieu des autels, et victime à son tour, le prêtre!
La terre se lamente. Ainsi, dans la profanation des sacra,
Troja, vouée à la ruine, avait d'abord exterminé ses dieux.
Phœbé, déjà toute pleine, épanchait dans l'azur un nitide rayon,
Guidant la troupe des étoiles mineures au chaste feu de son candil.
Cependant que dorment les Priamidès ensevelis dans la nuit et dans le vin,
Les Danaus font choir la porte et disséminent leurs guerriers.
Les chefs bondissent, lance au poing: on voit, de même,
Un étalon qui, sans entraves, du joug thessalien
Débride son encolure et, dans un temps de galop, éparpille ses crins.
Eux, dégainent l'épée, assument le bouclier:
Ils préludent au massacre. L'un égorge les soldats pris de vin
Et, dans la mort, pérennise leur dernier
Somme. Un autre allume aux autels des torches incendiaires
Et, pour Troja dévaster, emprunte les cultes de Troja.

[Pg 172]Ici, des promeneurs qui déambulaient à travers le portique favorisèrent Eumolpus d'une grêle de cailloux. Mais lui, n'en étant plus à expérimenter le genre d'approbation que lui procurait son génie, enveloppa son chef et déguerpit hors du temple. J'avais peur, quant à moi, qu'ils ne me traitassent en poète. J'emboîtai donc le pas au fuyard et nous courûmes jusqu'à la mer. Dès qu'il nous fut loisible de faire halte à l'abri des projectiles:—De grâce, lui dis-je, que prétends-tu et quelle est cette bizarre maladie? A peine sommes-nous ensemble depuis deux heures. Or, déjà, tu m'as plus souvent débité un galimatias de poète qu'un langage d'honnête homme. Aussi, point ne m'étonne de voir la populace te cribler de pavés. Moi-même, je lesterai le pli de ma robe avec des pruneaux de rivière. Toutes fois et quantes l'humeur te prendra d'exhiber tes talents, je te ferai saigner le sinciput.» Il secoua les oreilles et:—O mien jouvenceau! dit-il, ce n'est pas d'aujourd'hui que je prends ces auspices. Bien plus, quand je me fais voir au théâtre dans le dessein d'y proclamer quelque tirade, un même accueil adventice m'est communément réservé. Au demeurant, et pour ne point, tout le long du jour, me harpailler avec toi, je m'abstiendrai de cette nourriture.—Dans [Pg 173]ce cas, si tu veux bien refréner ta bile d'aujourd'hui, nous souperons ensemble.» Puis je confiai à la gardienne du maigre bouchon les préparatifs de mon maigre repas [et, sans plus tarder, nous gagnâmes le bain.]

Là, m'apparut Giton, avec en main les peignoirs et les strigiles, adossé contre la muraille, l'air triste et confus. On devinait sans peine qu'il tenait à contre-cœur son emploi de bardache. C'est pourquoi, tandis que je le regardais obstinément pour m'assurer que c'était bien lui, tournant vers moi son front illuminé de joie:—Pitié, dit-il, mon frère! Ici je ne vois plus briller les armes, je parle librement. Sauve-moi du larron sanglant; punis les remords de ton juge par tels sévices qu'il te plaira. N'est-ce pas une consolation assez grande pour un misérable tel que moi de souffrir et te complaire?» Je lui prescris de clore ses lamentations, afin que nul ne surprenne le conciliabule: puis, laissant Eumolpus (car il déclamait un poème dans le bain), par une issue orde et ténébreuse, je fais sortir Giton et, d'un pied ravisseur, je vole à mon garni. Ensuite, les portes fermées, j'étreins son jeune corps d'un long embrassement. Sur sa face mouillée de larmes, j'imprime avec fureur mon visage. Longtemps nous restâmes sans voix, car l'enfant, par des sanglots réitérés, avait [Pg 174]brisé sa poitrine charmante.—O crime, disais-je, ô forfait ignominieux! Eh! quoi, je t'aime encore, toi qui m'abandonnas! Et mon cœur, ce cœur navré d'une blessure profonde, ne garde même plus de cicatrice! Que diras-tu pour justifier tes amours pérégrines? Un pareil affront, l'ai-je mérité?» Dès qu'il se sentit aimé, Giton rebroussa quelque peu le sourcil: «Accuser et chérir tous les deux à la fois, Herculès soutiendrait à peine un tel fardeau. Les discords d'amour, Amour les efface.»

Je poursuivis:—Cependant je n'ai point déféré à des tiers arbitres le jugement de notre amour. Vois! je cesse de me plaindre, et j'ai tout oublié si, de bonne foi, ton repentir amende tes outrages.» Tandis que j'épandais ces choses, dans les pleurs et les gémissements, il détergea ma face d'un coin de pallium et:—Je t'en prie, Encolpis, j'en appelle à ta mémoire et à ta foi. Est-ce moi qui t'abandonnai ou toi qui me livras? En vérité, je le confesse et le porte devant moi, quand, tous deux, je vous vis en armes, je m'abritai sous la main du plus fort.» Je baisai cette poitrine pleine de sapience. J'entourai son col de mes bras et, pour qu'il entendît aisément que je le recevais à merci, que de la meilleure foi mon amour était reviviscente, longuement, je l'étreignis sur mon cœur.

[Pg 175]Il était nuit close et la femme de ménage avait pourvu au souper quand à ma porte cogna Eumolpus. Je lui demande:—Combien êtes-vous?» En même temps, par la fente de l'huis, j'inspectai les alentours, m'assurant qu'Ascyltos ne lui fait pas escorte. Finalement, le voyant seul, j'ouvris à mon hôte sans plus tarder. Lui, tout d'abord, se vautrant sur la couchette, puis apercevant Giton qui dressait le couvert, se mit à le dévisager:—Eh! dit-il, j'approuve le Ganymédès. Il faut, ce soir, nous divertir un peu.» Aucunement ne me délecta ce prélude cavalier. Je craignis d'avoir reçu dans mon clapier un Ascyltos itératif. Quand le mignon eut empli son verre:—Je t'aime, reprit-il, mieux que le bain tout entier.» Et, la coupe étanchée avec gloutonnerie:—Je n'ai jamais crevé de soif comme aujourd'hui. Car, tandis que je m'étuvais, il s'en est fallu d'un zeste que je ne fusse étrillé, à cause que je m'étais ingénié d'émettre quelques vers pour les baigneurs groupés autour de la piscine. Débusqué des thermes comme du théâtre, je piétinais dans tous les angles du tepidarium et, d'une voix haute, condamant Encolpis. A l'autre bout de la salle, un damoiseau tout nu, qui avait perdu ses hardes, écumait de rage et vociférait après Giton. Quant à moi, les garçons d'étuve me tournaient en dérision et, [Pg 176]comme pour un fol, s'égayaient à me contrefaire avec grossièreté. Il n'en était pas de même autour du jeune furieux. Lui, au contraire, était le centre d'un concours nombreux de gobe-mouches qui l'admiraient à grands renforts d'applaudissements et lui donnaient les marques de la plus déférente vénération. En effet, ce garçon avait des agréments d'un tel poids que l'homme tout entier semblait une dépendance infime de sa mentule prodigieuse. O l'infatigable étalon! je pense que, du jour au lendemain, il saurait besogner sans le moindre repos. Aussi, l'aide qu'il demandait ne se fit pas attendre. Certain chevalier romain, qui passe pour un bougre distingué, le couvrit de son manteau et l'emmena chez soi, apparemment aux fins, seul, d'accaparer, à lui, un mérite si énorme. Mais moi, je n'eusse, faute d'un témoin, pas même arraché mes nippes aux mains de l'officieux. Preuve qu'il est plus expédient et profitable de chatouiller au bon endroit les génitoires que les auditoires.»

Cependant qu'Eumolpus bavardait, muait fréquemment la couleur de mon visage, hilare de l'affront reçu par mon ennemi, estomaqué de son aubaine. Toutefois, sans faire semblant de rien, et comme si j'ignorais l'aventure, je restai muet quelques instants, puis je détaillai à Eumolpus l'ordonnance du souper. [Je [Pg 177]finissais à peine que l'on mit sur table. C'étaient des plats canailles, mais succulents et réparateurs, qu'Eumolpus, le docteur famélique, dévora. Enfin rassasié, en bon philosophe, il se met à discourir sur les choses de la table, épanchant sa bile contre ces raffinés qui méprisent les denrées vulgaires et ne font estime que de la rareté.

—Pour un esprit corrompu] l'accessible devient abject et l'appétit dépravé se contente exclusivement des jouissances inabordables:

Ce qui peut finir les querelles misérables,
Un Dieu candide le voulut sous notre main.
Le vulgaire légume et les mûres adhérentes aux revêches buissons
Apaisent la faim d'un estomac impérieux.
Proche du fleuve, seul, un niais a soif et grelotte sous l'Eurus,
Quand le tiède bûcher pétille d'un feu clair.
La Loi se tient armée au seuil farouche de l'épouse:
Elle ne craint rien, la garce qui vient coucher dans un lit patenté.
Ce qui peut rassasier, la riche Nature le dispense;
Mais les souhaits qu'inspire aux effrénés la gloriole n'ont pas de terme.
Je ne veux point, ce que je désire, l'atteindre dès l'abord
[Pg 178]Ni me conjouir d'un triomphe à l'avance préparé.
L'oiseau pourchassé aux rives phasiennes, dans Colchis,
Et la poule numide émoustillent notre goût,
A cause de leur singularité. Mais l'oie blanche,
Mais le canard que signalent ses plumes bigarrées,
Sont bons pour les maroufles. Que des ultimes bords
Le scare nous advienne, et des Syrtes drainés,
Plus délicat, s'il a causé quelque naufrage!
Le mulet, déjà, semble fastidieux. La gueuse supplante
L'épouse; le cinname fait oublier la rose.
Tout ce qui vient de loin paraît d'un plus haut prix.

—Voilà donc, m'écriai-je, ce que vous avez promis: de ne pas débiter, cette nuit, une seule tirade! Par pudeur, épargnez-nous au moins, nous qui, jamais, ne vous lapidâmes.

Car si quelqu'un des galants qui popinent dans ce cabaret évente la trace d'un poète, c'en est assez pour mettre aux champs le voisinage et nous faire pelauder en votre compagnie. Pitié! Souvenez-vous de la pinacothèque ou bien encore de votre dernier bain!»

[Pg 179]Comme je parlais de la sorte, Giton, enfant très doux, me réprimanda sur l'indignité de mes invectives contre un homme d'âge:—C'est, oublieux du service promis, renverser par impertinence la table que vous avez offerte par humanité.»

A cette objurgation, il adapta maints propos encore de douceur et de vérécondie qui s'harmonisaient on ne peut mieux à sa beauté.

Oh! dit Eumolpus, heureuse la mère qui si plein d'accortise te forma! Grandis en vertu! L'assemblage est illustre de la raison et de la beauté. Surtout, ne crains pas d'avoir gaspillé de tant nobles paroles: tu t'es fait un amoureux. Moi, de ton los j'emplirai mes odes. Moi, pédagogue, moi, tuteur, même où tu ne l'ordonnes point je t'accompagnerai. Encolpis ne reçoit pas d'affront; il aime en autre lieu.»

Bien en prit à Eumolpus que le soldat maraudeur m'eût désarmé la veille. Faute de quoi j'eusse de grand cœur, dans le sang du poète, exercé la rage dont Ascyltos m'avait ému. Giton ne s'y trompa aucunement. Sous prétexte de chercher de l'eau, il quitta donc notre cambuse et, par une retraite judicieuse, fit tomber ma colère. Peu de temps après, l'effervescence attiédie:—Eumolpus, repris-je, mieux vaut encore subir tes vers que t'entendre [Pg 180]dégoiser tes offres de services. Je suis brutal; tu es cochon. Vois! nos humeurs ne sauraient faire bon ménage ensemble. Tu crois peut-être que je suis en démence? Eh bien, alors, quitte la place à ma frénésie et fous-moi le camp plus vite que ça!» Interloqué par la sommation, Eumolpus ne discute pas les motifs de mon courroux; mais, d'emblée, il franchit le seuil, attirant brusquement à soi la porte du galetas. Il m'enferme, lorsque je n'attends rien de pareil, enlève la clef dare-dare et bondit à la rescousse de Giton. Moi, pris au piège, reclus de la sorte, je me délibérai d'en finir avec la vie et de procéder sur-le-champ à ma pendaison. En conséquence, je dressai le châlit contre la muraille; j'y pendis mon semicintium, et déjà mon col passait dans le nœud coulant; mais, par les portes ouvertes, rentra Eumolpus, avec Giton qui de la borne fatale me révoqua dans la lumière. Giton surtout, sa douleur tournée en exaspération, jette une clameur sauvage et, me poussant des deux mains, me fait choir sur le lit.—Erreur! dit-il, Encolpis, erreur! si tu crois cette contingence possible de mourir avant moi. J'ai commencé le premier. Dans le bouchon d'Ascyltos j'ai vainement cherché une épée. Mais, si je ne t'avais rencontré, j'eusse péri dans un abîme: et, pour que tu connaisses que la mort est toujours à portée [Pg 181]de qui la désire, vois! contemple sur-le-champ le spectacle dont tu voulais me rendre témoin.» Ce disant, il arrache au courtaud d'Eumolpus un rasoir; frappant une fois sa gorge, puis une deuxième, il s'effondre à nos pieds. Foudroyé, je hurle d'épouvante, et, sur le corps du blessé, je requiers de sa lame un chemin vers la tombe. Mais ni Giton ne semblait lésé du moindre soupçon de blessure, ni moi, je n'éprouvais aucune espèce de douleur. Car c'était, à vrai dire, une de ces novacula non affûtées, au tranchant émoussé, dont se servent les apprentis merlans pour acquérir l'audace du barbier, que Giton avait prise dans sa gaine. C'est pourquoi le courtaud ne témoignait aucun effroi le voyant saisir son outil, et pourquoi Eumolpus n'avait pas mis le moindre obstacle à la pantomime de suicide.

Tandis que le drame se joue entre deux amants, survient le gargotier, avec le surplus de notre dînette. Ayant contemplé ce très immonde ventrouillage des supins:—Dites-moi! s'écria-t-il, êtes-vous des soûlards, ou bien des fugitifs, ou bien autre chose? qui de vous a mis le grabat sur deux pieds? que veut dire cette machination très clandestine? Vous, Herculès à moi! pour n'acquitter pas le loyer de votre cellule, vous pensez à décamper nuitamment. Cela n'ira point tout seul. Je [Pg 182]saurai vous montrer que ce n'est pas ici la chaumière d'une veuve, mais bien la maison de M. Manicius.—Tu nous menaces, je crois?» s'écrie Eumolpus, et, vlan! il frappe l'homme au visage d'un poing net et dru. L'aubergiste, allumé par de nombreuses popinations faites avec ses clients, envoie un urceolus de terre au front d'Eumolpus, lui balafre la tête et se sauve incontinent. Eumolpus, furieux de la contumélie, empoigne un candélabre de bois, s'élance au pourchas du fuyard et, par des coups largement réitérés, vendique son sourcil. Pour moi, saisissant une occasion de représailles, j'enferme au dehors Eumolpus. Payant de retour le mauvais coucheur, sans rival désormais j'use de ma chambre et de la nuit. Cependant, les gâte-sauces et tout le personnel de la maison houspillent mon banni; l'un, avec une broche pleine de rôts stridents, lui menace les yeux; l'autre, armé d'un crochet pris au garde-manger, se carre dans une attitude guerrière. Une vieille surtout, la mite à l'œil, un torchon plein de crasse en guise de tablier, campée sur des sandales de bois dépareillées, traîne un molosse d'énorme grandeur et l'agace contre Eumolpus. Mais lui, par la vertu de son candélabre, se défendait contre tout danger.

Nous regardions l'altercas par une fissure de la porte, qu'un peu avant cette gourmade, [Pg 183]Eumolpus avait faite en arrachant le marteau; je me délectais à le voir si bien pelaudé. Giton, nullement oublieux de sa miséricorde, opinait qu'on desserrât la porte et qu'on vînt en aide au périclitant. Moi, dont l'ire tenait encore, je ne pus contenir ma main; d'une stricte et dure chiquenaude je cognai la tête du mignon trop compatissant. Lui, pleurant, put s'asseoir sur le cadre du lit. Cependant, je braquais tour à tour les yeux par l'ouverture, encourageant de grand cœur les bourreaux d'Eumolpus et, comme d'une friandise, me régalant de son méchef. Tout à coup, le procurateur de l'immeuble, Bargatès, dérangé de table, fut porté au milieu de la rixe par deux lecticarius, à cause qu'il était podagre. D'une voix rageuse et barbare, longtemps il pérora contre les imbriaques et les vagabonds; puis reconnaissant Eumolpus:—O des poètes le plus disert, c'est toi, cria-t-il; et ces coquins d'esclaves ne rentrent pas sous terre! Leurs mains ne s'abstiennent pas de te frapper!» Ensuite, approchant d'Eumolpus, il lui dit à l'oreille:—Ma contubenale me fait la tête. Donc, si tu m'aimes, chante lui pouilles en vers, de telle sorte qu'une pudeur la prenne.»

Tandis qu'Eumolpus et Bargatès prolongent à l'écart leur entretien, pénètre dans [Pg 184]l'auberge un crieur public, flanqué d'un esclave banal et suivi d'un populaire non modique. Secouant une torche plus fumeuse que lucide, il proclame ceci:

vn éphèbe, dans le bain, il y a pev

d'instants, s'est égaré.

son age: environ xvii ans.

crespelé, avenant,

d'vne extrême beavté,

nommé Giton

si qvelqv'vn vevt bien rendre

lvi ov signaler sa retraite,

il recevra mille nvmmvs.

Non loin du crieur, debout, Ascyltos, dans un habit d'étoffe bariolée, portait, sur un bassin de vermeil, les écus promis, avec le signalement du disparu. Sans perdre un instant, j'ordonne à Giton de se couler promptement sous le grabat, de cramponner ses pieds et ses mains aux sangles qui, fichées dans le bois de lit, supportaient la paillasse, comme autrefois Ulyssès avait adhéré au ventre d'un bélier, et de s'étendre au mieux pour esquiver les mains des enquêteurs. Giton ne se le fait pas dire deux fois. En un clin d'œil, il insère ses bras dans le cadre et l'emporte sur Ulyssès par un même subterfuge. Moi, pour ne laisser aucune [Pg 185]prise aux soupçons, je couvre de mes hardes la couchette et figure les vestiges d'un seul homme à la mesure de mon corps. Cependant, Ascyltos, ayant fait sa ronde avec le goujat du crieur et fureté dans chaque cellule, pénétra dans la mienne. D'autant plus qu'il en trouva la porte diligemment verrouillée, il se flatta d'un heureux espoir. Mais l'esclave banal, insinuant par les commissures de la porte le fer de sa hache, eut bientôt fait d'en briser le verrou. Alors je me ruai aux genoux d'Ascyltos et, par le souvenir de l'amitié, par la communauté des misères d'autrefois, je l'implorai: Que, par grâce, il me montre mon amant! Bien plus, pour mieux donner créance à mes feintes prières:—Je sais, lui dis-je, Ascyltos, que tu viens pour m'occire. En effet, pourquoi ces haches qui t'accompagnent? Eh bien, rassasie ton courroux; je t'offre, vois, ma gorge nue; épanche le sang de mes veines, puisque, sous couleur de perquisition, c'est lui que tu viens chercher.» Ascyltos, indigné d'un tel soupçon, proteste qu'il ne demande autre chose que son fugitif, qu'il ne convoite pas la mort d'un homme ni d'un suppliant, encore moins d'un ami, qui, nonobstant nos démêlés fâcheux, lui demeure très cher.

Mais l'esclave public ne menait pas l'affaire avec tant de langueur. Armé d'un roseau [Pg 186]soustrait à l'aubergiste, il explore, avec, le dessous du lit et sonde les moindres lézardes aux quatre coins des murs. Giton esquivait de son mieux les coups, exhalait un souffle très timide, cependant que les punaises trottinaient sur son visage. [Dès qu'ils furent partis], Eumolpus, car la porte brisée ne pouvait exclure qui que ce soit, fait irruption dans ma chambre et s'écrie, haletant:—J'ai trouvé mille nummus! Je cours après le héraut et lui fais connaître, juste loyer de ta feintise, que Giton demeure en ton pouvoir.» J'embrasse les genoux d'Eumolpus. Il tient ferme:—Ne donne pas, lui dis-je, le coup de grâce à des mourants! A bon droit tu ferais cet esclandre s'il était possible de représenter celui que tu veux trahir. Mais, à présent, le mignon s'est évadé parmi la foule et je ne peux soupçonner quelle retraite il a choisie. Par la Foi! Eumolpus, ramène le chéri, fût-ce pour le reconduire chez Ascyltos!» Cependant que je fais gober cette bourde par mon homme insensiblement persuadé, Giton, crevant de tenir son haleine, éternua trois fois coup sur coup, d'une telle véhémence que le lit en fut secoué. A ce bruit, Eumolpus, détournant la tête:—Salut à vous!» dit-il. En faisant basculer notre paillasse, il aperçoit un Ulyssès que le Cyclops à jeun eût, lui-même, épargné. Bientôt, revenant à moi:—Qu'est-ce, [Pg 187]dit-il, canaille? Même pris, tu as l'audace de ne point confesser la vérité? Dire que si quelque dieu, arbitre des choses humaines, à l'enfant suspendu, n'avait pas arraché cet indice, je courrais à présent, comme un benêt, de taverne en taverne!» [Mais] Giton, mignard et patelin de beaucoup plus que moi, d'abord tamponne, avec des toiles d'araignées imbibées d'huile, cette blessure qu'Eumolpus avait reçue au front; puis, il échangea contre son petit pallium la veste en loques du poète; enfin, l'étreignant et, comme d'une fomentation, l'enveloppant de baisers:—Sous ta garde, père très cher, dit-il, nous sommes sous ta garde! Si tu aimes un peu le tien Giton, commence par vouloir le sauver. Ah! que m'engloutisse un brasier dévorateur! Que la mer hivernale me roule dans ses flots! Car c'est moi, moi, l'objet de toutes les scélératesses; car leur cause, c'est moi. Que je meure et la paix sera bientôt conclue entre les ennemis.» [Eumolpus, ému par les désastres ou d'Encolpis ou de Giton et, principalement, non oublieux des blandices de Giton:—Stupides vous êtes assurément, dit-il, qui, avantagés de si beaux dons, pourriez mener une vie heureuse et qui passez vos jours dans les transes, vous torturant, chaque matin, par des complications nouvelles.]

[Pg 188]Pour moi, toujours et partout, mes comportements furent les mêmes que si j'usais d'un soleil qui ne dût plus revenir. [C'est-à-dire que je ne prends nul souci du lendemain. S'il vous plaît imiter cet exemple, bannissez de vos esprits toute pensée inquiète. Ascyltos vous persécute ici; fuyez-le et suivez-moi dans mon prochain départ vers des sites étrangers.]

Laisse ta demeure et cherche d'autres bords.
O jouvent! un ordre meilleur naît pour toi.
Ne succombe à tes maux! Que l'Ister aux confins du Monde te salue,
Et Boréas gélide, et le royaume paisible de Canopus,
Et ceux qui voient Phébus renaître, et ceux qui le voient tomber.
Ithacus, mais Ithacus avantagé, descends parmi les sables inconnus...

[Comme passager, sur un bâtiment, je pars, sans doute, la nuit prochaine. Là, je suis pleinement connu. Vous y trouverez un gracieux accueil.» Utile et prudent j'estimai l'avis, car il me déliait des vexations d'Ascyltos et me promettait une plus douce vie. Pénétré de l'humanité d'Eumolpus, je me repentis grandement de l'injure que, naguère, je lui avais faite et commençai d'incriminer cette humeur jalouse, source de nos chagrins.] Tout en [Pg 189]pleurs, je lui demande et le conjure qu'il rentre de même en grâce avec moi:—Maîtriser les soupçons furieux, lui dis-je, cela n'est guère au pouvoir des amants. Cependant, je mettrai mes soins à ne rien dire, à ne rien faire qui puisse te désobliger de nouveau. Mais toi, bannis toute lèpre de ton cœur, étant maître des nobles arts. Efface jusqu'à la cicatrice. Dans une inculte, dans une âpre région, longtemps les frimas adhèrent au sol: mais dès que, domptée par le coutre, la glèbe resplendit, au moment où tu paries vois les flocons perdus ainsi qu'un gel de mai. Dans nos seins la fureur a même consistance. Elle obsède les esprits rudaniers, mais elle tombe sur le champ des intellects érudits.—Afin que tu saches, dit Eumolpus, combien ce que tu dis est juste, voici! je finirai par un baiser ma colère. En outre, et que profit nous advienne! expédiez au plus tôt votre petit bagage et suivez-moi ou, si vous le préférez, conduisez-moi.» Il parlait encore: la porte crépita, violemment poussée. Debout, un matelot très hispide se tenait sur le seuil.—Tu flânes, dit-il, Eumolpus, comme si tu ne savais pas qu'il faut faire diligence.» Nous nous levons sans retard. Eumolpus à son courtaud, qui ronflait depuis longtemps, ordonne de sortir et d'emporter nos valises. Moi, aidé par Giton, dans un paquet [Pg 190]je réunis tout ce qui nous appartient et, les astres adorés, je monte à bord du navire.

Nous prîmes place vers la poupe dans un coin retiré. Comme le jour n'était pas encore venu, Eumolpus sommeillait. Mais il fut impossible à Giton et à moi de goûter le moindre repos. Anxieux, je pourpensais qu'Eumolpus, agréé dans notre compagnie, était plus qu'Ascyltos un dangereux émule, ce qui me torturait éperdument. Enfin, la raison triompha de la douleur:]—Il est, sans doute, fâcheux que l'enfant plaise à mon hôte. Mais, après tout, n'est-ce point un bienfait commun à tous les hommes ce que la Nature a créé de meilleur? Le soleil brille pour quiconque. La lune, accompagnée d'innombrables étoiles, guide vers la pâture jusqu'aux bêtes fauves. Que se peut-il nommer de plus beau que les sources? néanmoins, elles coulent en public. Seul, donc, Amour sera plutôt un larcin qu'une récompense! Quoi plus? en vérité, je ne souhaite d'autres biens que ceux que le peuple m'envie. Un concurrent unique, un homme d'âge, est-il si redoutable? Voulût-il prendre quelques menus suffrages, il perdrait son temps, faute d'haleine. Ce soupçon, je le mis au-dessous de ma confiance et, fraudant mon esprit ombrageux, la tête enveloppée dans ma tunique, je fis le simulacre de dormir. Mais [Pg 191]tout à coup, Fortuna s'évertuant d'abattre ma constance, j'entendis sur le pont une voix hargneuse qui se lamentait:—Donc, il s'est foutu de moi?» Ce ton viril et presque familier à mes oreilles frappa net sur la détresse de mon cœur. Ce n'est pas tout, aiguisée de pareille acrimonie, une voix de femme bougonna:—Si quelque dieu plaçait Giton sous ma main, je recevrais comme il faut ce batteur d'estrade.» Atteints l'un et l'autre d'un choc si imprévu, le sang nous faillit dans les veines. Moi, d'abord, comme sous le poids d'un monstrueux éphialte, je mis quelque temps à retrouver la parole; puis, de mes mains frissonnantes, je secouai par le plomb de sa tunique Eumolpus déjà tombé dans le sommeil:—Par la Foi, lui dis-je, père, à quel armateur appartient ce navire? ou peux-tu me dire quels sont les passagers?» Inquiété de la sorte, il le supporta maugracieusement et:—Cela, dit-il, fut pour te plaire de choisir sur le pont un lieu très secret afin de taquiner mon somme. Or, en quoi peut-il être pertinent à tes affaires que je te dise que cette nef a pour patron Lycas Tarentinus, qui mène à Tarentum une aventurière du nom de Tryphœna?»


Nous prîmes place sur la poupe, dans un coin retiré. Comme le jour n'était pas encore venu, Eumolpus sommeillait.

Satyricon, page 190.


Je tremblai, atterré de cette foudre, et tendant ma gorge nue:—A présent, dis-je, Fortuna, ta victoire est complète!» Car [Pg 192]Giton, pâmé sur ma poitrine, avait perdu le souffle. Enfin, quand une sueur abondante eut révoqué nos esprits, j'embrassai les genoux d'Eumolpus:—Pitié, lui dis-je, pitié pour deux mourants! Par notre communauté de désir, viens, oh! viens-nous en aide! La mort approche; n'y mets pas d'obstacles et nous la tiendrons pour un bienfait.» Suffoqué de mon abominable soupçon, Eumolpus jure par les Dieux et les Déesses qu'il ne sait rien du mal qui nous échoit, qu'il n'a compliqué sa motion d'aucune ruse perfide, mais que, d'esprit ingénu et de foi véritable, il nous a introduits en bons camarades sur la nef où, depuis longtemps, son passage était retenu:—Quelles sont, demanda-t-il, ces embûches? Ou quel Hannibal accompagne la traversée? Lycas Tarentinus, homme très vérécondieux, est non seulement le patron de ce navire qu'il gouverne, mais il possède quelques biens-fonds. Ayant embarqué une troupe d'esclaves, pour se défaire de sa cargaison il la conduit au marché. Voilà donc le Cyclops et l'archipirate auquel nous devons notre passage! Avec lui est Tryphœna, de toutes les femmes la plus ragoûtante que, pour ses voluptés, il promène çà et là.—Ce sont eux, dit mon amant, que nous fuyons». Et, tout d'un trait, il expose les motifs de haine et le péril urgent à Eumolpus [Pg 193]épouvanté. Interdit et ne sachant que résoudre, il ordonne à chacun de donner son avis:—Supposez, dit-il, que nous soyons dans la grotte du Cyclops. Il nous faut trouver une issue, à moins que nous n'ayons pour agréable de sombrer dans la mer, ce qui nous délivrerait de tout péril.—Il vaudrait mieux, reprit Giton, convaincre le pilote de nous débarquer au premier port venu; tu affirmeras que ton frère, impatient de la mer, en est à ses derniers moments. Tu pourras obombrer ta simulation et de larmes et d'un air de visage consterné, de telle sorte que le timonier, pressé de miséricorde, te soit indulgent.—Impossible, dit Eumolpus: car les vaisseaux d'un tonnage aussi important que celui-ci n'entrent dans les ports qu'après de longues manœuvres; en outre, que ton frère, dans si peu de temps, fût réduit à cette extrémité, ne serait pas croyable. Ajoute encore ceci: Lycas, peut-être, et pour lui faire service, aura la pensée de visiter le moribond. Vois de quelle survenue opportune serait le maître que nous fuyons. Mais suppose que le navire puisse être détourné de sa grande course. Lycas ne vaque point à l'inspection du lit de ses malades, soit; mais comment pourrons-nous quitter le pont sans être vus de tous? La tête nue? ou bien encapuchonnée? Couverts, il ne se trouvera point un seul [Pg 194]passager qui ne veuille donner la main au languissant; tête nue, serait-ce autre chose que nous proscrire de bon hait?»

Bien plutôt, dis-je à mon tour, demandons un refuge à la témérité. Descendons par le funin, sautons dans le canot et, rompant son amarre, commettons le surplus à Fortuna. Et moi, dans ce péril, je ne t'invite point, Eumolpus, à nous suivre; il ne sied pas d'embarquer un innocent dans l'aventure d'autrui. Je me déclare satisfait pour peu que le hasard favorise notre descente.—Non imprudent, le conseil, reprit Eumolpus, s'il était praticable. Mais vos démarches passeront-elles inaperçues de tous? Inaperçues du timonier qui, de son banc de quart, est toujours en éveil, observe nuitamment la course des étoiles? Et quand bien même, à la faveur d'un instant de sommeil, on pourrait se dérober à lui, c'est par l'avant qu'il faudrait essayer l'évasion. Or, il vous faut descendre par la poupe et le gouvernail même, puisque c'est là qu'est attachée l'amarre de l'esquif. Je m'étonne d'ailleurs, Encolpis, que la pensée ne te soit pas venue qu'un matelot, à poste fixe, garde nuit et jour la chaloupe, et que tu ne pourras te défaire de ce gardien, à moins de le supprimer d'un coup de couteau ou bien de le jeter par force dans la mer. Cela peut-il se [Pg 195]faire? Consultez votre audace. Quant à ma coïtion dans votre tentative, je ne récuse nul péril qui montre un espoir de salut: car je ne suppose en aucune manière que vous ayez le goût de dépenser inutilement votre souffle comme une chose précaire. L'expédient que voici est-il mieux pour vous duire? Moi, je vais vous rouler dans deux portemanteaux; attachés aux vêtements par des courroies, vous serez censés faire partie de mon bagage. Quelques hiatus vous permettront de recevoir l'air et la nourriture. Ensuite, je clamerai bien haut que mes deux esclaves, craignant un châtiment plus grave, se sont, de nuit, jetés à la mer; puis, dès que le vent nous aura conduits au port, sans nulle suspicion je vous débarquerai avec les autres paquets.—A merveille! répondis-je. Vous nous emballerez comme des corps solides, à quoi le ventre n'est pas accoutumé de faire injure ou comme ceux qui n'ont besoin d'éternuer ni de ronfler. Est-ce à cause que ce genre de fraude m'a tellement bien réussi la première fois? Mais je vous accorde que nous puissions durer un seul jour emmaillotés ainsi, qu'adviendra-t-il? Si, plus longtemps, le calme se prolonge ou la tempête adverse, que ferons-nous alors? Trop longtemps empaquetées, les nippes s'usent à tous leurs plis; les chartes en ballots perdent leur figure [Pg 196]première. Et nous, jeunes, ignorants du labeur, à la manière des statues nous pourrions endurer la corde et les toiles d'emballage! Non, non! il faut chercher encore une voie de salut. Examinez à votre tour ce que j'ai conçu. Eumolpus, étant curieux de lettres, possède manifestement une provision d'encre. Muons notre couleur avec ce topique; atramentons-nous, des ongles aux cheveux. Ainsi, comme des esclaves Æthiopès nous ferons figure près de toi, hilares d'éviter l'affront et les géhennes, si bien que, grâce au changement de teint, nous en imposerons à nos ennemis.—Malin, va! dit Giton. Il faut pareillement nous circoncire de telle sorte que nous ayons l'air de Juifs, nous trouer les oreilles en imitation des Arabes et nous passer la margoulette au blanc de craie afin que les Gaules nous regardent comme leurs naturels. Comme si la pigmentation de la peau à elle seule modifiait le type du visage! Comme s'il ne fallait pas le concours de nombreuses choses pour maintenir l'imposture avec une ombre de raison! Mais je veux que ton infâme drogue dure longtemps sur notre face. Admettons que nulle aspersion d'eau ne vienne faire tache sur quelque partie de notre corps; admettons que l'encre n'adhère pas à nos effets, ce qui arrive communément, lors même qu'elle n'est pas agglutinée [Pg 197]avec de la colle. Et puis, après? comment tuméfier nos lèvres en bourrelets effrayants, calamistrer nos cheveux à l'instar des nègres? Comment labourer nos fronts de tatouages, tordre nos jambes en cerceaux, poser les talons à terre et présenter des barbes à la mode pérégrine? Cette couleur, fabriquée par l'art, coïnquine le corps, ne le change point. Ecoutez ce qui vient à l'esprit du désespéré: nouons un vêtement autour de nos chefs, ensuite, immergeons-nous dans la profonde mer.»

Que les dieux ni les hommes ne souffrent pareille chose, exclama Eumolpus, et que vous donniez à vos jours une fin si turpide! Faites plutôt ce que je vous ordonne. Mon courtaud à gages est barbier—vous le savez par le geste du rasoir—qu'il vous rase sur-le-champ, à tous deux, non seulement la chevelure, mais, encore, les sourcils. J'arriverai par là-dessus, notant vos fronts d'une marque ingénieuse, de telle sorte que vous paraissiez avoir été condamnés aux stigmates. Ainsi, les mêmes lettres serviront à décliner les soupçons de qui vous cherche et, dans l'ombre du supplice, à dérober vos traits.» [Cela nous agréa.] Sans autrement la fallace ajourner, vers les plats-bords, à pas de loup, nous nous acheminons, et de livrer au tondeur nos chefs, nos [Pg 198]sourcils, afin qu'il les dénude. Un passager, qui, d'aventure, incliné sur le garde-fou, exonerait son estomac de copieux renards, constata le barbier, aux rayons de la lune, de qui le ministère lui sembla intempestif. Ayant exécré le présage, car nous imitions le suprême vœu des naufragés, il se rencoigna dans son lit. Nous, feignant de ne pas ouïr la malédiction du vomisseur, nous reprenons un masque de tristesse, et, dans le plus profond silence, nous passons le restant des heures de la nuit, fort mal insoporés. [Le lendemain, Eumolpus entra dans la cabine de Lycas, d'abord qu'il sut que Tryphœna était en commodité de recevoir. Après quelques discours touchant l'heureuse navigation qu'augurait la sérénité du ciel, adressant la parole à Tryphœna Lycas]:—M'est apparu, dit-il, pendant mon sommeil, Priapus qui vaticinait: «Cet Encolpis que tu cherches, apprends qu'il fut conduit par moi sur ton navire.» La dame frissonna:—On croirait, dit-elle, que nous avons dormi ensemble; car, à moi, la statue de Neptunus, que j'avais remarqué dans le tétrastylon de Baiæ, semblait me dire: «Dans la nef de Lycas, tu trouveras Giton.»

—Sache par là, dit Eumolpus, à quel point Epicurus est un homme divin qui condamne [Pg 199]ces sortes de phantasmes, avec une raison très élégante:

Les rêves qui bercent nos esprits de leurs ombres volages,
Non, les parvis des dieux, non, les forces de l'éther n'en délèguent point les apparences,
Mais chacun les fait naître en soi. Car, prostrés par le sommeil,
Quand le repos étend nos membres, la pensée, exempte de tout poids, vagabonde.
Ce qui fut au soleil revit dans les ténèbres. Qui détruit les places fortes
Par la guerre et déchaîne l'incendie à travers les cités misérables,
Voit des traits, des armées en déroute, et de royales funérailles,
Et le sang épanché comme une onde vulgaire, inonder les moissons.
Qui fait métier de plaider les affaires, évoque les lois, le forum
Et, d'un cœur pavide, le tribunal fermé.
L'avare amoncelle des richesses et déterre l'or enfoui.
Le chasseur quête dans les bois avec ses chiens. Il arrache aux ondes
Ou bien presse la carène submergée, le nautonier qui se sent mourir.
Elle écrit à son client, la pute. L'adultère offre un cadeau.
[Pg 200]Et le chien endormi aboie aux traces du lièvre.
Dans l'espace des nuits se rouvrent encore les blessures des infortunés.»

Cependant, Lycas, après avoir expié le songe de Tryphœna par une libation piaculaire:—Qui nous empêche, dit-il, de scruter le navire pour ne paraître point dédaigner les œuvres d'un esprit céleste?» Le passager qui, nuitamment, avait surpris le dol des très misérables—Hésus était son nom—éleva tout à coup la voix:—Donc, ceux-là qui sont-ils qui, pendant la nuit, se faisaient tondre au clair de lune? Exemple très mauvais, à moi Dius Fidius! car j'ai appris qu'il n'est permis à aucun mortel de rogner sur un navire ses ongles ou ses cheveux, à moins que le vent ne soit irrité contre la mer.»

S'embrasa Lycas, perturbé par ce discours:—Est-il possible, dit-il, qu'on se soit coupé les cheveux à mon bord et cela pendant une nuit pacifique? Amenez ici les coupables. Sachons quelles têtes doivent tomber en offrande lustratoire sur le pont de mon vaisseau.—C'est moi, dit Eumolpus, qui ordonnai cela. Ayant à partager leur traversée, j'ai fait mien le présage. Parce que ces gredins avaient une crinière épouvantable et démesurée, pour ne sembler point faire un ergastule [Pg 201]de ton navire, j'ai prescrit à mon barbier d'émonder leurs broussailles. En outre, je veux que les stigmates imprimés sur leur front, n'étant plus adombrés au moyen d'une longue chevelure, se manifestent clairement aux regards de tous. Entre autres gentillesses, ils dévoraient ma pécune chez une gourgandine qu'ils besognent en commun, d'où j'ai pu les extraire dans la nuit d'avant-hier, tout imbibés encore d'essences et de vin. En outre, ils flairent plus que jamais les reliques de mon patrimoine.»

Sur ce, en expiation à la Tutelle du navire, nous sommes, l'un et l'autre, condamnés à quarante coups de garcette. L'exécution ne se fit pas attendre. Tombent sur nous des matelots furibonds armés de cordes, qui, par un sang très vif, s'efforcent d'apaiser le courroux de leur Tutelle. Moi, en vérité, les trois premières sanglades, je les digérai avec le magnanime d'un Spartacus. Quant à Giton, dès la prime volée, il poussa un cri si aigu qu'il remplit les oreilles de Tryphœna par une voix très familière.

Elle n'en fut pas seule troublée. Mais toutes les servantes, à l'appel d'un accent bien connu, volèrent au secours du pauvre bâtonné. Déjà la beauté surprenante de Giton avait désarmé les hommes d'équipage et sa prière muette implorait [Pg 202]ses bourreaux, quand les servantes de crier toutes à la fois:—Giton! c'est Giton! inhibez vos mains très cruelles! C'est Giton! Maîtresse! Venez à son secours!» Tryphœna prête l'oreille; Tryphœna, déjà portée à les croire spontanément, s'élance comme un tourbillon vers le chéri. Lycas qui, lui, m'avait parfaitement connu, tout comme s'il entendait ma voix, accourt de même. Il ne considère mes mains ni mon visage, mais, sur-le-champ, il tourne ses regards vers mes génitoires, les soupèse d'une main officieuse et:—Salut, dit-il, Encolpis!» Etonnez-vous après cela, qu'au bout de vingt ans, la nourrice du Laertiade ait trouvé une marque signalétique de son identité! puisque cet homme prudent, malgré l'altération de mon visage et le travesti du corps entier, au moyen d'un argument unique arriva de si docte manière à reconnaître son fugitif. Tryphœna versa des larmes, trompée quant aux supplices—elle croyait véritables, en effet, les stigmates apposés à nos fronts captifs—puis, s'enquérant à voix basse:—Quel ergastule a intercepté vos courses vagabondes? Quelles mains implacables se sont acharnées à vous défigurer de la sorte? Ils méritaient, sans doute, quelques châtiments ces fuyards qui recevaient d'un cœur plein de haine mes bontés!»

[Pg 203]Ecumant de fureur, Lycas tressauta:—O toi, dit-il, femme simple! de croire à ces empreintes qui, gravées par le fer, en auraient bu l'estampage! Ah! si les gueux avaient maculé de cette inscription leurs bajoues, nous en aurions un adoucissement extrême! A présent, nous sommes par des arts mimiques circonvenus, et tournés en dérision par une marque imaginaire.» Tryphœna voulait compatir, n'ayant pas perdu son délice tout à fait; mais Lycas avait sur le cœur sa femme subornée et le ressentiment le plus vif de l'avanie endurée au portique d'Herculès. La face empourprée d'une extrême véhémence:—Je suis plus que jamais persuadé, proclame-t-il, que les Dieux prennent cure des choses humaines. Tu le comprends, ô Tryphœna, ce sont eux qui amenèrent ces malfaiteurs éhontés dans notre vaisseau et qui, par un double songe, nous rendirent leur providence manifeste. Ainsi, vois: nous est-il profitable d'absoudre ceux-là mêmes qu'un génie amical nous a conduits? Quant à moi, je suis loin d'être sanguinaire, mais je crains, en remettant ce crime, de pâtir en leur lieu.» Par une oraison tant superstitieuse, Tryphœna, retournée, affirme qu'elle ne fera pas la moindre opposition à notre supplice. Bien plus, qu'elle accède pleinement à de très justes représailles: car [Pg 204]elle n'avait pas été vexée par une injure moindre que Lycas, duquel fut la dignité mise en loques par nos commérages impudents:

La première au monde, Epouvante, fit les dieux, quand au ciel ardu
La foudre tombait, les remparts se brisant sous ses carreaux.
Et l'Athos flamboyait sous le choc! Bientôt, Phœbus, à son orient,
Ou, fugitif, laissant la terre parcourue, et la vieillesse de Luna,
Puis, la jeune beauté de ses néoménies. De tels signes, propagés sur toute la terre,
Et, par des mois nouveaux, les ans écartelés,
Ont introduit ces fantômes. L'Erreur inane prescrivit
Au laboureur de donner à Cérès les premiers honneurs de la moisson,
D'enchaîner Bacchus de sarments et de pampres, et d'éjouir Palès
Au travail des pasteurs. Il flotte enseveli,
Neptunus, immergé sous les vagues profondes et Pallas revendique
Maints lampadaires. Qui s'oblige par un vœu, qui fonde une cité,
Chacun à sa manière, dans un avide effort se prépare des dieux.»

[Lycas voyant Tryphœna unanime et prédisposée à la vengeance, ordonna d'ajouter des [Pg 205]supplices nouveaux, ce qu'ayant Eumolpus entendu, il s'efforça de l'amadouer par ces paroles]:

Les infortunés dont tu poursuis la mort pour satisfaire ta rancune, ô Lycas, et qui implorent ta miséricorde, ce sont des supliants.] Comme ils savaient que je ne suis pas un homme inconnu de toi, ils m'ont élu pour cet office et donné mandat pour les réconcilier avec ceux qui, jadis, leur furent très amis. Tu crois peut-être que ces jeunes hommes sont, par hasard, tombés dans tes filets? Quelle apparence! puisque le premier soin de celui qui s'embarque est de connaître le nom du capitaine dont la diligence répondra de sa vie. Fléchis donc tes esprits, lénifiés par cette démarche satisfactoire, et trouve bon que des hommes libres arrivent sans injure à leur destination. Les maîtres, durs aussi, les maîtres implacables font trêve à leur cruauté si, parfois, les échappés viennent spontanément à résipiscence. Un ennemi qui se rend doit être pardonné. Que voulez-vous de plus? Qu'exigez-vous encore? Là, sous vos regards, se prosternent en suppliants deux jeunes hommes, citoyens romains, bien apparentés, et, chose l'emportant de beaucoup sur ces deux titres, qui naguère vous furent unis par la familiarité. Si, Herculès à moi! ils eussent interverti votre [Pg 206]pécune, s'ils eussent lésé votre foi par une trahison, vous pourriez être saouls de représailles en face du désarroi où vous les voyez. L'esclavage, regardez! il se lit sur leurs fronts. Car, par une loi volontaire, ces fronts de citoyens portent le sceau des proscrits.» Lycas interrompit la déprécation du suppliant et:—Ne veuille pas, dit-il, embrouiller cette cause, mais réduis chaque point à son mode réel. Et d'abord, s'ils sont venus de leur plein gré, pourquoi ont-ils dénudé leurs crânes de cheveux? Qui maquille sa tête prépare une fraude et non une satisfaction. En second lieu, si rentrer en grâce par délégation était leur but, à quoi bon tant de peine pour celer tes protégés? De quoi il appert que les malfaiteurs sont, par accident, venus se prendre au piège et que tu fais appel à ton art pour éluder le choc de notre animadversion. Quant à la menace implicite que tu fais peser sur nous, en les proclamant ingénus et de bon lieu, prends garde que cette confiance ne détériore ton argumentation. Comment doivent agir ceux qui furent lésés quand les coupables donnent tête-bêche dans la peine qu'ils méritent? Mais, dis-tu, ils furent nos amis! C'est par cela même qu'ils méritent des rigueurs exemplaires. Qui déprède un inconnu, est traité de larron. Qui dépouille un ami n'est pas beaucoup moins qu'un parricide.» Eumolpus rétorqua [Pg 207]cette déclamation tant inique:—Je le vois, dit-il; rien ne fait le plus de tort à ces malheureux jouvenceaux que d'avoir déposé nuitamment leurs cheveux. De là, vous argumentez pour conclure qu'ils sont tombés par hasard et non venus sur cette nef. Je voudrais que ceci arrivât aussi candidement à vos oreilles que le geste fut simplement exécuté. Ils voulaient, en effet, Lycas, premier que de monter à ton bord, exonérer leur chef d'un poids incommode et superflu; mais le vent trop rapide les induisit à différer leur propos de nettoyage. Et, de vrai, ils n'ont pas supposé une minute que l'endroit ne fût pertinent à la chose, du moment qu'il leur plaisait s'en acquitter. Car ils ignoraient les présages et les ordonnances des navigateurs.—Mais en quoi, dit Lycas, peut-il être avantageux à des suppliants de se raser la tête? Les chauves sont-ils communément plus dignes de pitié? Que dis-tu, toi, larron? Quelle salamandre a corrodé tes sourcils? Pour quel dieu as-tu dévoué tes crins? Empoisonneur, réponds!»

Je demeurais stupide, effaré par la crainte du supplice, et, dans une déconfiture si manifeste, ne trouvant quoi que ce soit à répliquer. Bouleversé, difforme à cause de ma tête honteusement spoliée, les sourcils chauves autant que le front, je ne pouvais rien dire ni [Pg 208]faire de décent. Mais, sitôt qu'une éponge détersive eut imbibé d'eau ma face en pleurs, sitôt que le noir, liquéfié sur mes traits, en eut estompé chaque linéament sous un brouillard fuligineux, ma colère se convertit, gonflée en exécration. Eumolpus atteste qu'il ne souffrira pas que personne, au mépris des cultes et des lois, attente à des hommes libres. Il repousse les menaces de nos tourmenteurs, non seulement de la voix, mais, encore, du geste. Le courtaud d'Eumolpus secondait notre défenseur. Avec lui, deux passagers très débiles, plutôt consolateurs de la querelle que ferme appui dans le combat. Moi, je ne suppliais qui que ce fût, mais, intentant la main sous les yeux de Tryphœna, d'une voix libre et claire, j'attestai que si cette garce damnée—qui seule méritait d'être fessée devant tout l'équipage—ne s'abstenait point de Giton, contre elle je ferais usage de toutes mes forces. Plus irrité, Lycas s'enflamme à mon audace, indigné que, laissant là ma propre cause, je beugle sur ce ton pour la cause d'autrui. Pas moins ne sévit Tryphœna, embrasée de ma contumélie, et, bientôt, l'effectif tout entier du navire se partage en deux camps. D'un côté, le perruquier à gages, armé lui-même, nous distribue les ferrailles de son état. De l'autre, le domestique de Tryphœna se dispose à jouer des [Pg 209]mains nues. Et la clameur des servantes ne manque pas aux belligérants. Le timonier, seul, déclare qu'il renonce à la conduite du navire si l'on n'apaise cet accès provoqué par des salauds qu'a rendus fous le putanat. Et, néanmoins, s'exaspère la bile noire des jouteurs: eux combattant pour leur vengeance et nous, pour notre peau. Plusieurs donc, de part et d'autre se laissent choir, à demi morts; plusieurs, ensanglantés de leur blessure, comme d'une bataille s'en vont, tramant le pied. Cependant, le courroux des uns et des autres ne se relâche point. Giton, alors, très magnanime, porte sur son pénis le rasoir détesté, menaçant de trancher la racine du désordre. Mais Tryphœna s'empresse d'inhiber un pareil sacrilège et, pour le trésor en péril, ne dissimule pas son indulgence. Moi-même, je porte souvent à ma gorge le couteau du barbier, n'ayant pas plus envie de me tuer que Giton d'accomplir sa menace. Il mimait cependant avec plus de toupet le rôle de sa tragédie, à cause qu'il savait tenir la même novacula dont il avait feint de se couper le cou. Or, les deux partis se tenaient en présence, et, le combat menaçant de devenir plus sérieux qu'une escarmouche de pirates, le timonier obtint à grand'peine que Tryphœna, faisant l'office de caduceator, proposât une suspension d'armes. La foi donnée et reçue à [Pg 210]la manière des aïeux, elle tendit sur nous un rameau d'olivier emprunté à la Tutelle du navire, puis, osant pour la paix entamer le colloque:

—O fureur, clame-t-elle, qui transmue en armes la paix!
Quel châtiment nos mains ont-elles mérité? Ce n'est pas l'ennemi Troïus
Qui ravit dans cette flotte le gage d'Atride déçu,
Ni Médéa furieuse qui combat avec le sang fraternel,
Mais l'amour dédaigné qui saisit le glaive, heu!
Parmi ces flots, qui évoquent mes destins, ayant pris les armes?
Pour qui donc une seule mort n'est-elle point un salaire? Ne surpassez pas la mer.
A ces gouffres terribles n'imposez pas d'autres flots (de sang)!»

Cette harangue débitée par la femelle sur un mode haletant, l'armée hésita quelque peu. Nos mains, tendues vers la concorde, suspendirent les hostilités: occasion de répit dont le chef Eumolpus fit bon usage. Après avoir, de la façon la plus véhémente, rabroué Lycas, il signa des tablettes d'alliance pour un pacte dont voici la teneur:

«D'après la sentence de ton cœur, Tryphœna, [Pg 211]tu ne récrimineras plus sur l'avanie à toi faite par Giton; et, si tu as contre lui quelque sujet de plainte avant ce jour, tu promets de ne le harauder, le maudire ni l'inquiéter d'une manière quelconque à ce propos. En outre, si l'enfant y répugne, tu n'exigeras de lui ni étreinte, ni baiser, ni coït enlacé par Vénus; faute de quoi, tu paieras comptant, pour chaque infraction, cent denarius. Item, Lycas, d'après la sentence de ton cœur, tu ne poursuivras Encolpis ni de paroles outrageantes ni d'un front irrité. Tu ne chercheras pas à savoir dans quelle retraite il dort, pendant la nuit. Ou, si tu t'en informes, à chaque brutale entreprise, tu paieras comptant deux cents denarius.»

A ces mots et le traité conclu, nous mettons bas les armes. Pour que nul résidu de colère ne subsiste dans nos esprits, le serment juré, il nous plaît d'effacer dans une accolade les choses révolues. Sous l'exhortation de tous, les haines se dégonflent. Des nourritures, offertes sur le lieu de l'escarmouche, raccommodent les convives dans leur hilarité. Toute la nef retentit de chants, et, parce qu'une bonace imprévue a retardé la course, tel harponne avec un strident les poissons qui bondissent, tel autre, jetant un hameçon perfide, enlève une proie qui se débat en vain. Voici! Des oiseaux [Pg 212]pélagiques ayant posé sur les antennes, un subtil giboyeur les touche d'une claie de roseaux. Empêtrés dans la glu des baguettes, ils se laissent prendre à la main. L'aure fait tournoyer leurs plumes voltigeantes et roule dans l'écume inerte leurs pennes arrachées. Déjà Lycas, avec moi, commençait à rentrer en grâce; déjà Tryphœna sur Giton éparpillait les dernières gouttes de son breuvage, quand Eumolpus, en pointe de vin, se mit à pousser des calembredaines sur les chauves et les teigneux jusqu'au temps qu'ayant épuisé son très insipide badinage, il reprit la pente de ses vers et nous débita une petite élégie emperruquée:

Cet unique honneur de la forme, tes cheveux sont tombés!
Ces boucles printanières, un triste hiver les moissonne!
Dénudées à présent de leur ombre, tes tempes se flétrissent,
L'aire aduste rit de voir ses chaumes emportés.
O fallacieuse nature des Dieux! les premières joies données
A notre âge, les premières, vous les ravissez!
Malheureux! naguère, tes crins resplendissaient,
[Pg 213]Plus beau que Phœbus et que la sœur de Phœbus!
Plus lisse, à présent, que le bronze, plus arrondi
Qu'un champignon, créé dans le jardin par une flaque d'eau,
Tu crains et fuis les garces moqueuses.
Pour que tu saches l'imminence du trépas,
Entends qu'une part de ta tête a déjà péri.»

Il eût continué longtemps et proféré de plus ineptes choses encore. Mais une servante de Tryphœna, dans la cabine de l'entrepont, emmena l'éphèbe, et d'un corymbe de sa maîtresse lui adorna le front. Bien plus, elle prend, dans une pyxide, une paire de faux sourcils et les ajoute aux arcades rasées d'une manière tellement adextre qu'elle rend au mignon sa première vénusté. Tryphœna reconnaît le vrai Giton. Alors, toute gonflée de larmes, elle donne à l'enfant le premier baiser de bonne foi. Moi, combien que restauré dans son éclat primitif me délectât le cher petit, je renfrognais mon vis avec obstination, comprenant qu'il était empreint d'une difformité par trop extravagante, puisque Lycas même ne me trouvait pas digne d'un colloque. Mais à cette grevance la même chambrière porta secours et, m'ayant appelé, m'orna d'un postiche non moins décoratif: [Pg 214]que dis-je? ma face brilla d'un lustre plus avantageux pour ce que le corymbe était fait de poils blonds. Cependant, Eumolpus, avocat de nos périls et fauteur de la présente concorde, craignant que, par disette de propos, tombât notre gaîté, se mit à déblatérer longuement sur l'inconséquence féminine:—Elles s'enamourent aisément, et d'une même promptitude méconnaissent leurs élus. Il n'est pas, disait-il, si pudique femelle qu'une mentule étrangère n'excite jusqu'à la fureur. Sans prendre cure des tragédies vétustes, des noms légués par les siècles, je vous dirai une historiette que ma mémoire a pu saisir d'original, si vous avez pour agréable de l'entendre. Chacun ayant tourné vers lui ses yeux et ses oreilles, il commença dans les termes que voici:

Une matrone était dans Ephèsus, tellement notoire pour sa pudicité qu'elle évoquait les femmes des pays voisins au spectacle de tant de bonnes mœurs. Cette prude, ayant perdu son mari, non contente, d'après la coutume vulgaire, de suivre les obsèques toute déchevelée et de battre sa gorge nue en présence des assistants, escorta le défunt jusqu'au conditorium. Après avoir placé le corps dans un hypogée à la manière grec, elle se mît à le garder en pleurant nuit et jour. Ainsi [Pg 215]désespérée et recherchant la mort d'inanition, ni ses parents ni ses proches ne l'en surent divertir; les magistrats, rebutés en dernier lieu, ne purent que l'abandonner. Pleurée de tous, cette femme, d'un si étonnant exemple, déjà passait le cinquième jour sans aliments. Assistait la perdante une chambrière très dévouée, accommodant ses propres larmes aux sanglots du veuvage, et, toutes fois et quantes elle défaillait, ravivant la lumière placée dans le tombeau. Un seul entretien occupait la Cité. Dans tous les milieux, on tombait d'accord de la splendeur unique dont reluisait ce parangon d'amour et de fidélité. Dans ce même temps, il advint que l'Imperator de la province ordonna de ficher en croix certains larrons, tout proche de l'édicule où, sur le cadavre récent, la matrone pleurait. La nuit d'après l'exécution, un soldat qui gardait les croix, de peur qu'on ne vînt à détacher les pendus pour leur donner la sépulture, nota la lumière qui luisait plus clair, au milieu des tombeaux. Il entendit des gémissements luctueux, et, par le vice de la gent humaine, désira savoir ce que ce pouvait être et ce que l'on faisait. Il descend au conditorium. Voyant une femme très belle, d'abord, comme saisi par l'apparition d'un prodige ou de visions infernales, il demeure suspens. Ensuite, [Pg 216]ayant considéré le corps de la gisante, et ses pleurs, et sa face labourée à grands coups d'ongles, il en infère justement que c'est une épouse ne pouvant se résoudre à la mort du conjoint. Il apporte son fricot dans le monument; il exhorte la désolée à ne s'obstiner point dans un deuil superflu, à ne point arracher de sa poitrine un vain gémissement. La même issue est réservée à tous; les hommes, tôt ou tard, ont le cercueil pour domicile. Enfin, il lui débite les discours par quoi on a coutume de remettre d'aplomb les esprits ulcérés. Mais elle, d'un cœur envenimé par ces consolations impertinentes, déchire plus violemment son estomac, et, s'arrachant la crinière, dépose ses cheveux sur la dépouille étendue. Le soldat pourtant ne se rebute pas, mais, avec la même exhortation, il s'évertue à donner quelque nourriture à la petite femme, jusqu'au temps que la chambrière, séduite apparemment par le bouquet du vin, tend, la première, une main défaillante vers la politesse du jeune inviteur. Puis, refaite par le boire et le manger, elle tourne ses batteries contre l'obstination de sa maîtresse:—Que te servira, dit-elle, d'être consumée par l'inédie, et de t'ensevelir toute vivante et, premier que les destins ne le prescrivent, d'exhaler un souffle qu'ils ne demandent point?

[Pg 217]Crois-tu que la cendre ou les mânes ensevelis prennent cure de nous?

Ne veux-tu pas revivre? Veux-tu, dissipant ton erreur féminine autant qu'il te sera permis, goûter les fruits de la lumière? Le cadavre lui-même, étendu à tes pieds, t'admoneste qu'il faut jouir.»

Nul n'écoute à contre-cœur, si on le force à tâter de la nourriture ou bien à vivre la vie. C'est pourquoi, la femme, desséchée par plusieurs jours d'abstinence, endura le bris de son entêtement et ne mit pas à se remplir de viande moins d'appétit que sa camériste, la première domptée.

Au reste, vous savez que les tentations arrivent d'abondance alors qu'on a soupé. Le gars qui, par de bonnes paroles, avait obtenu que la matrone daignât renaître, avec les mêmes blandices entama le siège de sa pudicité. Or, le jeune homme à la prude ne semblait difforme ni manchot. En outre, la servante qui s'entremettait pour lui ne manquait pas de répéter:

Combattrez-vous encore cette amour qui vous duit?
Votre esprit ne sait-il pas quels champs vous habitez?

Enfin, pour abréger, vous connaîtrez que la dame ne fit jeûner aucun de ses pertuis et [Pg 218]que le soldat vainqueur l'endoctrina par tous les bouts. Ils couchèrent ensemble, non seulement pendant la nuit où furent consommées leurs épousailles, mais encore le lendemain et le troisième jour, ayant fermé, comme il sied, les portes du conditorium, afin que si l'un des amis ou des cognats venait au monument, il pût croire que, sur le corps de son homme, la très digne épouse avait enfin expiré. Cependant, le légionnaire, satisfait par la beauté de sa conquête et le secret de ses amours, achetait, suivant ses facultés, les plus savoureuses friandises. A peine le soir venu, il les portait au caveau funèbre. Pour lors, voyant le relâchement de la surveillance, les parents d'un crucifié décrochèrent, de nuit, leur pendu, afin de lui rendre les suprêmes honneurs. Quand le soldat, gonflé de nonchaloir tout le temps qu'il vaquait à sa paillarde besogne, eut, le lendemain, trouvé un gibet sans carcasse, redoutant la correction, il fut rejoindre sa bonne amie et lui conta cette mésaventure, ajoutant que, d'ailleurs, il était résolu de n'attendre point la sentence des magistrats, mais que son propre glaive ferait justice de l'incurie dont il s'était rendu coupable, pour toute grâce lui demandant un refuge à l'amant qui allait mourir, et de partager le funeste conditorium entre son époux [Pg 219]et son ribaud. La dame, tout aussi miséricordieuse que renchérie:—Aux dieux ne plaise, dit-elle, que j'assiste en même temps aux funérailles de deux hommes très chers; mieux vaut pendre le défunt que me déprendre du vivant.» Suivant cette oraison, elle ordonne qu'on sorte de la bière les restes de son mari et de les clouer à la potence vacante. Le soldat usa de l'expédient imaginé par cette femme que prudente. Et, le lendemain, ce fut un ébahissement populaire de voir qu'un mort s'était allé pendre lui-même, sans ombre de raison.

Confie aux vents ton radeau, mais non pas ton cœur aux drôlesses,
Car l'onde est plus sûre que le serment féminin.
Nulle bonté dans les femmes, ou si quelqu'une fait voir un peu de bien,
C'est que, par je ne sais quel destin, le pire est devenu meilleur.»

Les matelots accueillirent cette fable par des rires soutenus et Tryphœna, qui ne rougissait pas médiocrement, déroba son visage dans le sein de Giton, avec un air de caresse. Mais Lycas ne se dérida point et, secouant sa tête irritée:—Si l'Imperator, dit-il, avait fait son devoir, le corps du défunt eût été replacé dans la tombe et sa veuve mise en croix.» Sans doute lui revenaient en [Pg 220]mémoire et sa couche profanée, et sa nef mise au pillage par notre libidineuse migration. Mais le pacte d'alliance ne lui permettait pas de se ramentevoir. En outre, la belle humeur qui chatouillait nos esprits ne donnait aucun prétexte à son courroux. Cependant Tryphœna, vautrée sur le pect de Giton, couvrait tantôt ses mamelles de baisers, tantôt rajustait sur ce front dépouillé la chevelure d'emprunt. Moi, triste, impatient du contrat nouveau, je ne goûtais ni viande ni boisson, mais je regardais l'un et l'autre avec des yeux obliques et truculents. Tous les baisers me navraient, toutes les blandices qu'imaginait cette louve débordée. Et je ne savais pas encore si j'en voulais davantage à mon mignon de circonvenir la fumelle, ou bien à la fumelle de corrompre mon mignon. Des deux côtés, un spectacle à mes regards très ennemi et plus fâcheux que ma captivité passée. Ajoutez ceci que Tryphœna ne m'adressait plus la parole en camarade, comme on fait pour un galant autrefois bien venu, et que Giton ne me trouvait plus digne de porter, suivant l'usage, un brinde à ma santé, ni même de m'associer le moins du monde à l'entretien général. Il craignait, sans doute, aux premières heures de la concorde à son retour, que ce ne fût raviver une cicatrice fraîche encore. Inondèrent ma [Pg 221]poitrine des larmes préparées par la douleur. Mes gémissements, refoulés en soupirs, exilèrent, ou peu s'en faut, mes esprits éperdus. [A moi éploré, le corymbe flavescent prêtait je suppose quelque nouveau charme. Lycas, embrasé par un regain de fantaisie, me coulait des regards cochons et] tentait d'être admis, pour sa part, dans nos délices: il n'avait plus le sourcil du maître, mais l'obséquiosité du prétendant. [Vaines et longues furent ses tentatives. A la fin, se voyant débouté sans appel, son caprice tourna au verjus et, pour m'extorquer la chosette, il eut recours à la brutalité. Ce n'était pas en vain. J'opposai néanmoins une mâle résistance: mais je me sentais défaillir. Tryphœna, lorsqu'on n'y songe guère, entre chez lui en coup de vent et le pince au plus animé de ses transports. Lui, tout interloqué, se rajuste en grande hâte, prend le large sans souffler mot. Tryphœna, mise en verve par le spectacle d'une si belle ardeur:—A quoi tendait, s'il te plaît, ce fougueux assaut?» demanda-t-elle. Et me voilà contraint de lui détailler l'aventure. Ma narration la met en chaleur. Commémorant nos anciennes privautés, elle me convie à reprendre les ébats de jadis. Mais moi, fourbu d'avoir joui trop abondamment, je crache sur ses avances. Alors, hennissante d'amour, elle m'investit d'une étreinte [Pg 222]furibonde et me serre avec un tel emportement que je ne peux m'empêcher de crier. Au bruit, accourt une servante. Elle imagine sur l'apparence que je m'efforce d'outrager sa maîtresse qui me viole et, faisant irruption, elle désenlace notre accolade. Tryphœna de la sorte rebutée, impatiente de lubrique fureur, me rembarre sans ménagements. Puis, ce sont des menaces: elle court vers Lycas pour l'émouvoir encore, et le pousse à intenter contre moi leur vengeance commune. Or, sachez qu'autrefois j'avais été en bonne odeur auprès de la servante, lorsque je besognais sa maîtresse: aussi, elle endura d'une humeur chagrine ma scène avec Tryphœna. Elle jetait de gros soupirs dont, ardemment, je la pressai de m'élucider la cause.] Enfin, après un peu de résistance, elle éclata dans ces termes:—Si tu as une goutte de sang libre, tu ne feras point de cette gueuse un autre état que de la plus immonde roulure, parfumée à l'huile de joncs; si tu es un homme tu refuseras d'amâtiner cette chienne.» Tout cela m'angoissait, me tenait fort suspens. Mais rien ne me mortifiait à l'égal de la pensée qu'Eumolpus serait mis au courant de mes tribulations. Le bonhomme, passablement caustique, eut demandé raison en vers du préjudice que, d'après lui, je venais de supporter, [car son zèle ardent m'eût infailliblement couvert [Pg 223]d'un ridicule que j'appréhendais fort. J'étais en posture d'examiner par quels moyens je pourrais maintenir Eumolpus dans l'ignorance. Mais voici qu'il entre à l'impourvu dans ma chambre. Il était au courant des faits accomplis, car Tryphœna, les ayant rapportés à Giton par le menu, s'évertuait d'obtenir, aux dépens de mon frère, une compensation à mes dédains: de quoi Eumolpus bouillonnait, cela d'autant plus que les comportements lubriques de la dame rompaient, sans aucune retenue, avec l'obligation écrite. Dès que le vieillard m'aperçut, plaignant mon sort, il me pria de lui faire connaître les détails de l'incident. Le voyant si bien informé, j'exposai toute chose avec ingénuité: l'ardeur au stupre de Lycas, l'impétuosité luxurieuse de Tryphœna.] Oyant cela, jure Eumolpus en un vœu sacramentel [qu'il saura nous venger haut la main, et que, s'il est de justes dieux, ils ne laisseront point tant de crimes impunis.]

Tandis que nous proférons ces choses, la mer se démonte; les nuages, amenés des quatre coins de l'horizon, précipitent le jour dans les ténèbres. Les matelots trépidants courent à leurs manœuvres et carguent les voiles, en prévision de l'ouragan. Mais les sautes du vent poussaient des flots incertains. La mer tumultuait du bas abîme et le timonier avait [Pg 224]perdu sa route. Parfois, la tramontane bouffait vers la Sicile. Mais Aquilo, rude thalassocrate des grèves italiques, chassait de çà de là notre carène en proie à ses fureurs. Et, ce qui l'emportait en danger sur toutes les bourrasques, la ténèbre devint si compacte que le timonier lui-même n'apercevait plus la proue entière du navire. C'est pourquoi, Herculès à moi! quand la tourmente fut à son paroxysme, Lycas tremblant de peur, tendit ses paumes renversées:—Toi, dit-il, Encolpis, viens en aide aux périclitants. Et de quelle manière? En restituant le manteau divin et le sistre à mon navire. Par la Foi, sois-nous miséricordieux à ton accoutumée». Il vociférait à pleins poumons, quand un grain inattendu le précipita dans la mer. La tempête le ramena d'abord et le fit tourbillonner dans son gouffre maudit, puis le huma d'un trait. Cependant, ses esclaves très loyaux eurent promptement fait de ravir Tryphœna, et, dans l'esquif, l'ayant placée avec son meilleur bagage, de l'arracher à une mort très certaine. Moi, ayant accolé Giton, à grand renfort de pleurs je lamentais:—Cela, dis-je, nous l'avons mérité des Dieux qu'un même trépas nous conjoigne; mais Fortuna inclémente nous refuse ce bonheur. Vois! déjà les flots submergent la gabarre. Vois! déjà les lames forcenées déchirent le corps à [Pg 225]corps des amants. Donc, si tu couronnas jamais Encolpis de ta dilection, donne encore des baisers puisqu'il est encore temps, et dérobons cette joie ultime au Fatum qui se presse de nous engloutir.» Dès que j'eus dit cela, dépouillant sa robe, Giton s'enveloppe de ma tunique, offre ses lèvres à ma bouche, et, pour que la mer envieuse ne puisse rompre un si doux embrassement, il nous attache l'un à l'autre dans les replis d'une ceinture, et:—Que nul espoir ne nous reste! les vagues nous emporteront unis pour toujours. Peut-être, miséricordieuses, nous déposeront-elles sur un même rivage. Peut-être qu'un passant ému de furtive compassion nous jettera quelques pierres; enfin, suprême espoir, grâce aux flots insensés, l'arène ondoyante nous ensevelira.» Je laisse Giton former ces derniers nœuds. Comme paré pour le lit funèbre, j'attends la mort sans la redouter plus. Cependant, la tempête achève d'intégrer les arrêts du Destin; elle dévaste le peu qui subsiste encore de la nef en perdition. Plus de mâts, de gouvernail, de funin ou de rames; il ne reste qu'une épave, une charpente rude et sans forme, en allée au gré des eaux.

Accoururent des pêcheurs sur leurs canots, dans l'intention d'écumer le butin. Mais, voyant des hommes sur le pont résolus à défendre [Pg 226]leur bien, ils masquent leur piraterie en offres de service.

Nous entendons un murmure insolite. On eût dit, sous la chambre du pilote, le rauquement d'un fauve en appétit de grand air. Guidés par le son, nous découvrons Eumolpus assis, et le long d'une membrane copieuse ingérant des vers. Emerveillés par cet homme qui, nonobstant la mort prochaine, trouve le loisir de vaquer à des poèmes, nous le tirons de là, malgré qu'il déblatère, et nous le requérons de montrer du bon sens. Mais lui prend feu devant l'interruption:—Laissez-moi, dit-il, parachever ma sentence; le dithyrambe touche à sa fin.» Je mets la main au col du frénétique ordonnant à Giton de s'en saisir de même. Ainsi nous traînons jusqu'à la côte le poète mugissant.

Ayant élaboré cet ouvrage, nous gagnons, le cœur gros, une cabane de pêcheur. Là, pour toute réfection, des vivres chancis dans le naufrage, et nous passons la plus triste des nuits.


Le lendemain, délibérant pour savoir à quel pays nous fier, tout à coup, j'aperçois un cadavre, qui, mû par un léger remous, était porté vers la plage. Plein de douleur, je m'arrêtai; d'un œil humide, je commençai à interroger la foi des mers. «Et celui-là, peut-être, dis-je, [Pg 227]sur quelque point de la terre une calme épouse attend son retour; peut-être un fils, ignorant des tempêtes; peut-être, enfin, a-t-il déserté son vieux père en lui donnant le baiser du départ? Tels sont les propos des Ephémères; tels sont les vœux insensés de leurs voraces ambitions! Voilà comment surnage l'infortuné!» Jusque-là, je pleurais comme sur un inconnu, quand le flux retourna vers la terre, inviolée encore, la face du noyé. Et voici que je reconnais le terrible naguère, l'implacable Lycas, à présent roulé presque sous mes pieds. Je ne contraignis pas mes larmes plus longtemps; mais, frappant ma poitrine à coups redoublés: «Qu'est devenu, ce disais-je, ton esprit furieux? Qu'est ton insolence devenue? Eh bien! te voilà offert en pâture aux crabes et aux chiens, toi qui, pas plus tard qu'hier, te pavanais du haut de ta fortune! Echoué, tu n'as pas même une poutre de ton orgueilleux vaisseau!

Allez donc, ô mortels, emplissez vos poitrines de superbes cogitations! Allez, riches circonspects! et ces trésors acquis par la fraude ordonnez-les, pour en jouir pendant mille années! Celui-là, aussi, vérifia jusqu'au dernier jour l'état de son patrimoine; il avait fixé la date dans son esprit, la date du retour au pays de ses pères. Dieux et Déesses! il gît combien loin de sa destination! Mais ce n'est pas la [Pg 228]mer, qui, seule, prête aux hommes une foi décevante. L'un combat: ses armes le trahissent; un autre append à son foyer les offrandes rituelles, et meurt écrasé sous les décombres de ses Pénates. La mangeaille crève le goinfre, la tempérance ruine l'abstinent. Si tu poses bien ton calcul, partout est le naufrage. Mais celui qu'engloutissent les vagues, une sépulture ne le recouvre point? Comme s'il importait au corps qui doit périr l'agent qui le consume: feu, onde ou sénilité! Quoi que tu fasses, tout doit aboutir au même résultat. Mais les quadrupèdes vont lacérer le cadavre? Que le bûcher l'accueille donc, puisqu'il vaut mieux donner une pâture aux flammes. Cependant, nous estimons que le feu est le plus grave des châtiments lorsque nous sommes irrités contre nos esclaves. Quelle démence de nous évertuer pour que rien ne subsiste après les obsèques, alors que, bon gré mal gré, les destins en ordonnent ainsi!»

[Pour conclure à ces méditations, nous rendîmes au cadavre les suprêmes devoirs.] Et Lycas, sur un bûcher, dressé à frais communs par les soins de ses ennemis, se consumait avec lenteur. Eumolpus, cependant qu'il en rédigeait l'épigramme, plongeait ses regards dans l'espace, afin d'y dépendre quelques traits de génie.

[Pg 229]Cet office accompli de grand cœur, nous poursuivons notre route et, peu de temps après, tout en sueur, nous gravissons une montagne, d'où, posée sur un faîte sublime, nous apercevons, à peu de distance, une acropole fortifiée. Et ce qu'elle était, marchant à l'aventure, nous ne le savions pas, jusqu'au temps que nous apprîmes d'un certain pacant le nom de Croton, ville très antique, la première autrefois de l'Italie. Lorsque, enfin, poussant notre enquête avec diligence, nous lui demandons quelle sorte de personnes habitent ce noble terroir, à quel genre de trafic elles s'adonnent particulièrement depuis que de nombreuses guerres ont émietté leur splendeur:—O, dit-il, mes hôtes! si vous êtes marchands, quittez votre dessein et trouvez un autre moyen de vivre. Si, au contraire, vous êtes gens d'un monde plus relevé, soutenant l'imposture d'un front toujours égal, vous courez tout droit au lucre le plus merveilleux. Dans cette ville, en effet, on ne témoigne aucune déférence à la culture des lettres; le bien-dire en est absent. La frugalité, les saintes mœurs n'y montent par les louanges à de meilleurs destins. Néanmoins, tous les hommes que vous verrez en ce lieu forment deux groupes caractéristiques: les uns captent des héritages, les autres se les font capter. Nul, ici, n'élève de terre un fils nouveau-né, [Pg 230]à cause que l'homme pourvu d'héritiers siens n'est admis aux banquets ni aux spectacles; banni de toutes les élégances et des fréquentations du bel air, il s'enclotit chez les va-nu-pieds. Mais ceux qui n'ont jamais conduit la pompe nuptiale et qui sont exempts de parentèle, aux plus grands honneurs se voient promus. Au jugement des Crotoniatès, eux seuls ont des vertus militaires; il n'est point d'autres braves ni, devant la justice, d'autres innocents. Vous verrez, dit-il, une cité comparable à ces campagnes où la peste sévit; campagnes où l'on ne trouve que des charognes dilacérées, et corbeaux qui dilacèrent les charognes.»

Très futé, Eumolpus appliqua son entendement à l'inouï de cette affaire, et nous déclara que ce mode nouveau d'acquérir la propriété n'avait rien qui lui déplût. Je pensais que le vieillard badinait, avec le sans-gêne poétique. Mais lui:—Que ne puis-je me montrer en plus grand équipage, c'est-à-dire vêtu d'un costume plus honnête! Non, Herculès à moi! je ne porterais pas ce bissac et je vous conduirais sur-le-champ vers d'immenses pécunes.» Or, je lui promis de lui fournir ce qu'il exigerait, sous la réserve de m'agréer comme associé de rapine: les hardes et tout ce que le vide-bouteilles de Lycurgus avait produit [Pg 231]à ses déprédateurs. Quant à l'argent de poche immédiatement nécessaire, la Mère des Dieux, pour notre confiance dévote, ne manquera point de nous le départir. Que tardons-nous, dit Eumolpus, à machiner cette parade?» Nul n'osa condamner un artifice qui n'enlevait rien à la communauté. C'est pourquoi, voulant garder entre nous une fourberie de tout repos, nous jurons sacramentellement, d'après le formulaire d'Eumolpus, de nous laisser brûler, enchaîner, fouailler et trucider par le fer, en un mot de subir toute chose qu'il jugera bon d'ordonner. Très religieusement, nous vouons à notre maître nos corps et nos esprits, comme de légitimes gladiateurs. Ensuite du serment, déguisés en esclaves, nous rendons nos hommages à ce patron de comédie. Nous faisons d'Eumolpus, afin de compléter nos rôles, un père de famille qui vient de porter au bûcher son hoir, jeune homme d'une grande éloquence et d'un noble avenir. C'est pourquoi le très calamiteux vieillard a déserté sa ville, afin de ne rencontrer ni les camarades, ni les clients de son fils, ni la tombe, cause journalière de ses pleurs. Par surcroît d'affliction, un naufrage récent lui fait perdre plus de vingt fois cent mille sestertius; non que cette perte le touche, mais, privé de sa suite, il ne peut faire la figure qui convient à son rang. Il possède [Pg 232]en Afrique trente millions de sestertius, bien-fonds ou dépôts chez les banquiers. De plus, une famille si nombreuse, éparse dans les campagnes de Numidie, qu'elle pourrait assiéger même Carthago. Conformément à cette donnée, nous conseillons à Eumolpus de tousser abondamment, de se plaindre d'un ulcère à l'estomac et d'affecter en public un dégoût sans borne pour toute espèce de mets; qu'il parle d'or, d'argent, des arrérages incertains, de la propriété foncière et qu'il incrimine sans relâche la stérilité du terroir. Qu'on le voie occupé journellement à compulser des registres; qu'à toutes les heures il porte quelques modifications dans les tablettes de son testament, et, pour que rien ne manque à la mise en scène, chaque fois qu'il tente d'invoquer l'un de nous, qu'il feigne de prendre un nom pour un autre, afin qu'il apparaisse clairement que le maître se rappelle encore ceux qui ne sont plus en sa présence. Nos gestes ainsi réglés, priant les Dieux que tout arrive pour le bien et la félicité, nous nous mettons en route. Mais Giton ne durait pas sous un faix inaccoutumé. Corax, porteur de louage, détracteur de son ministère, posait à chaque instant les valises, maudissait les piétons, affirmant ou qu'il abandonnerait les sacoches, ou qu'il prendrait le large avec son fardeau:—Pensez-vous, [Pg 233]disait-il, que je sois un jumart ou bien un train de galets? J'ai fait marché avec vous pour les besognes d'un homme, et non pour celles d'un onagre. Je ne suis pas moins citoyen que vous, encore que mon père m'ait laissé dans la débine.» Mal content de ces imprécations, il levait à tout moment la cuisse, peuplant le chemin d'une crépitation et d'une odeur obscènes. Giton riait de son indiscipline, accompagnant chaque pet de Corax par un claquement de bouche imitatif.

Mais alors, en poète revenant à son génie:—Nombreux, dit Eumolpus, nombreux, ô jeunes hommes! ceux pour qui la lyre est décevante; car, dès que le premier venu a mis un vers debout, qu'il a noyé une mince idée en un fracas de paroles ambitieuses, il croit qu'il a gravi les rocs de l'Hélicon. Ainsi, las de glapir au Forum, souvent les avocats se réfugient dans la paix carmentale, comme dans un port de bel accueil, estimant qu'il est plus aisé de bâtir un poème qu'une controverse enluminée de fariboles pédantesques. Mais un esprit généreux n'approuve point ces faux brillants. L'intellect ne peut ni concevoir ni mettre un part à la lumière, à moins d'être fertilisé par le fleuve du Bien-Dire, ses ondes et sa crue immense. Fuyez par-dessus tout l'abjection—dirais-je—des paroles. Emparez-vous [Pg 234]des vocables situés hors de l'atteinte plébéienne, pour que se réalise l'incantation fameuse:

Je hais et repousse le profane vulgaire.

Outre cela, prenez garde aux maximes qui se détachent de l'ouvrage et forment d'impertinentes saillies. Mais qu'elles reluisent de teintes savamment incorporées à la trame des vers. Homérus en est témoin, les Lyriques, Virgilius le Romain, et la curieuse félicité d'Horatius. Les autres n'ont pas vu la route qui conduit à la maîtrise poétique ou bien leurs vers ont craint d'y poser les talons. Voici! quiconque se targuera de mettre en œuvre cet énorme labeur de la Guerre civile tombera sous le poids, s'il n'a de fortes humanités. Il ne s'agit pas, en effet, de consigner en vers les gestes accomplis, de quoi les historiens s'acquittent beaucoup mieux que les poètes; mais, par les ambages, par l'intervention des Dieux et le torrent des inventions mythiques, il faut que se rue un libre génie, à telles enseignes que l'on découvre dans ses chants la vaticination d'une âme prophétique, bien plus que la scrupuleuse véracité d'un historien suppédité par ses garants. Voyez si cette fougueuse esquisse est pour vous plaire, encore qu'elle n'ait pas reçu la dernière main:


[Pg 235]Eumolpus ayant, avec sa rhapsodie, épanché des torrents de bile, nous entrâmes enfin dans Croton. Là, nous étant refaits chez un traiteur de bas étage, nous sortons, le lendemain, en quête d'une hôtellerie plus somptueuse. Nous tombons, alors, sur un gros d'hérédipètes, demandant quel genre d'hommes nous pouvons être et de quel pays nous advenons. Conformément à la tactique adoptée en commun, loquaces comme des pies borgnes, nous indiquons à la fois d'où et qui nous sommes. Notre auditoire se laisse convaincre haut la main. Tous, au même instant, de mettre leur chevance à la disposition d'Eumolpus avec une émulation intempérée et de solliciter à l'envi ses bonnes grâces par de riches présents.

Tandis que cela marchait ainsi, depuis longtemps, à Croton, Eumolpus, enflé de prospérité, oubliait son premier état de fortune au point de se targuer devant les siens que nul ne pouvait faire obstacle à son crédit et que l'impunité, si quelqu'un d'entre eux commettait un délit dans Croton, leur était acquise par le bénéfice des amis qu'il avait. Moi cependant, encore que je me crevasse chaque jour la bedaine, de plus en plus engraissé par l'affluence des biens, persuadé que Fortuna détournait son visage de ma garde, je ne laissais pas de pourpenser, maintes fois, tant à ma condition [Pg 236]nouvelle qu'à son origine:—Qu'arrivera-t-il de nous, me disais-je, si l'un de ces astucieux aigrefins dépêche un explorateur en Afrique et prend sur le fait notre mensonge? Qu'arrivera-t-il si, blasé par le bonheur quotidien, le courtaud à gages d'Eumolpus fait paraître quelque indice aux camarades qu'il hante, si, par une envieuse trahison, il découvre toute notre fallace? Assurément il faudra fuir encore et, par une mendicité nouvelle, rappeler cette misère que nous avions enfin débusquée. Dieux et Déesses! que de maux pour ceux qui vivent en dehors des lois! Ce qu'ils ont mérité, ils le craignent sans cesse. Presque en totalité, le monde semble jouer la pantomime.»

[Roulant ces choses dans mon esprit, je sors profondément triste de notre demeure pour, dans un air plus avenant, récréer mes pensées. Mais à peine avais-je fait quelques pas sur la promenade qu'une donzelle assez attifée vient à ma rencontre, me saluant du nom de Polyænos que je m'étais donné le jour de nos métamorphoses, me déclarant que sa maîtresse demandait congé de s'entretenir avec moi.—Erreur, lui dis-je, fort inquiet. Je suis un esclave étranger qui ne mérite pas le moins du monde une si haute faveur.—A toi-même, répliqua-t-elle, on m'a dépêchée.] Mais, parce que tu connais ta venusté, beau miroir à coquines, [Pg 237]tu te rengorges dans la superbe. Tu vends tes caresses et ne les donnes pas. A quoi prétend cette chevelure ondée au peigne fin, ces traits rehaussés de fard et l'impertinence quémandeuse de tes yeux? Pourquoi cette démarche savamment compassée et tes vestiges qui ne s'écartent point de la mesure de ton pied, sinon parce que tu mets ta beauté aux enchères, pour la vendre un bon prix? Me vois-tu? je ne connais point les augures. Je n'ai point accoutumé de connaître la sphère céleste des mathématiciens, mais je distingue fort bien les mœurs d'un homme sur son visage. Or, te voyant ainsi déambuler, ce que tu penses, je le sais. Expliquons-nous: si tu vends ce dont je te requiers, l'acheteur est tout prêt. Si, au contraire, ce qui est plus humain, tu te bailles en franchise, daigne permettre que je t'en doive l'agrément. Car, te disant esclave et d'abjecte filiation, tu ne fais qu'exaspérer la chaleur de ton objet. Il est des femmes que la crasse met en rut et dont la vulve ne s'agite qu'à l'aspect d'un esclave ou d'un stator impudemment retroussés. D'autres sont embrasées par un arenarius, par un muletier poudreux, par un histrion livré au cabotinage de la scène. Ma maîtresse est de ce goût; elle franchit quatorze gradins au-dessus de l'orchestre pour chercher dans la populace infime un étalon à [Pg 238]sa mesure.» Moi, tout pénétré de cette oraison persuasive:—Par grâce, dis-je, celle qui m'aime, ne serait-ce pas toi?» La servante s'égaya de ma froide rhétorique:—Je ne veux pas, dit-elle, que tu t'en fasses accroire à ce point. Jusqu'à présent je n'ai oncques servi de paillasse à des esclaves. Les Dieux ne souffrent pas que j'étreigne une croix de mes embrassements! Bon pour les matrones qui lèchent les cicatrices de la flagellation. Quant à moi, combien que simple camérière, je n'écarte mes gigots qu'en faveur de l'ordre équestre.» Je m'estomirai d'un tel discord dans la complexion des deux femelles, trouvant plus monstrueuses que Gorgo cette gouge avec la superbe d'une matrone, cette matrone avec les appétits canailles d'une gouge. Enfin, après avoir badiné quelque temps, je priai la dariolette de guider sa maîtresse à l'ombre des platanes. Elle goûta mon avis, releva sa jupe, se coula dans un bosquet de daphnés attenant au promenoir public. Elle n'y fut qu'un moment et produisit la dame hors du cabinet de verdure, installant près de moi une beauté plus charmante que tous les simulacres. Nulle voix n'en saurait déterminer la perfection; tout ce que j'en pourrais dire serait injurieux ou plat au regard de sa fraîcheur. Ses cheveux, naturellement calamistrés, ondoyaient sur ses épaules. [Pg 239]Front étroit, repoussant en arrière l'apex de la coiffure, sourcils déliés comme un trait de pinceau, fuyant en arc jusqu'au bord des tempes et presque se rejoignant aux confins des regards. Ses yeux, plus brillants que les étoiles dans un minuit sans lune, ses narines infléchies quelque peu et sa fleur de baiser telle que Praxitélès l'eût pour Dioné choisie. Son menton déjà, déjà son col, déjà ses mains, déjà la candeur de ses pieds chaussés d'un gracile réseau d'or, faisaient jaunir le marbre de Paros. Du coup, je méprisai Doris, mon vieil amour.

Comment se fait-il qu'ayant abandonné, ô Jovis! les armes
Parmi les Célicoles, fable silencieuse, tu ne parles point?
C'est à présent qu'il faudrait armer de cornes ton front torve
Et, sous des plumes blanches, dissimuler tes cheveux gris.
Voici l'unique Danaé! tente seulement de toucher son corps,
Et tes membres vont fluer dans une chaleur de flamme.»

Délectée, elle se prit à rire de si gorgiase manière, que je crus voir la lune découvrir son front sous le masque des nuées. Bientôt, d'un geste gouvernant le rythme des paroles:—Si [Pg 240]ne te dégoûte une femme d'honnête maison, experte du mâle depuis seulement cette année, je te concilie, ô jeune homme! une sœur. Tu possèdes un frère, je le sais, car je n'eus pas honte de m'enquérir de toi; mais qui donc te prohibe de m'adopter comme sœur? Je viens au même titre; daigne cependant, lorsque, bon te semblera, éprouver mon baiser.—C'est plutôt à moi, lui dis-je, de te prier, par ta forme, qu'il te plaise admettre sans répugnance un pérégrin parmi tes serviteurs. Tu me trouveras religieux, si tu me laisses t'adorer. Et, pour que tu ne penses pas que j'accède gratuitement à ce temple de l'Amour, je te donne mon frère.—Eh! quoi, dit-elle, tu me donnes celui-là hors duquel tu ne peux vivre, aux caresses de qui tes jours sont suspendus, celui-là que tu aimes comme je voudrais être aimée de toi?» Comme elle disait ces choses, tant de grâce était amalgamée à sa voix, un son tellement doux vibrait dans l'air, que vous auriez cru, parmi les aures amicales, ouïr l'unisson des Sirènes. C'est pourquoi, saisi d'admiration, et tout le ciel coruscant à mes yeux de je ne sais quel rayon illustre, je lui demandai son nom de déesse.—Oui-da! ma servante ne vous a donc pas appris que je me nomme Circé? Je ne suis pas la progéniture du Soleil; ma mère n'a pas arrêté au gré de [Pg 241]ses caprices un astre à son déclin, cependant j'aurai de quoi mander au ciel des bénédictions, pour peu que nous conjoignent les Destins. Bien plus, je ne sais quels dieux agissent sur nos intimes pensements. Non sans cause, Circé adore Polyænos. Car, entre ces deux noms, un flambeau a surgi. Prends donc mon étreinte, si mon étreinte est pour te plaire. Ici, tu n'as pas à craindre les fâcheux. Ton frère est loin de cet endroit.» Circé dit et, m'impliquant dans ses bras plus mols que le duvet, elle m'entraîne sur une pelouse revêtue d'un mélange de gramens.

Telle, du sommet de l'ida, éparpilla des fleurs
La Terre maternelle quand, se copulant à des feux réciproques,
Jovis conçut une flamme dans toute sa poitrine.
Alors s'épanouirent les roses, les violettes, et le souchet voluptueux,
Et la blancheur des lys parmi les vertes prées.
Ainsi, la Mère chthonienne sollicitait Vénus du fond des hautes herbes:
Et le jour plus candide favorisait leur secrète amour.

Couchés sur le gazon, enlacés l'un à l'autre, nous jouons à nous entre-baiser, dans l'espoir [Pg 242]d'une robuste volupté, [mais par une faiblesse intempestive de mes nerfs, Circé resta déçue].

Indignée d'un tel affront:—Quoi! dit-elle; serait-ce que mes baisers te font mal au cœur? le jeûne a-t-il rendu marcescente mon haleine? est-ce que, négligeant mes aisselles, je pue avec la sueur, des pieds et du gousset? Il n'en est rien sans doute; alors, tu crains Giton.» Inondé, quant à moi, d'une rougeur manifeste, même s'il me restait quelque force, je la perds. C'était comme un relâchement de tout mon être.—Par pitié, dis-je, ô reine! veuille ne pas insulter à ma misère. J'ai subi le contact d'un vénéfice.» Une défaite si niaise ne calma point l'ire de Circé. Elle m'enveloppa d'un regard de mépris et, se tournant vers sa camérière:—Dis-moi, Chrysis, mais dis-moi vrai: suis-je donc repoussante, ou mal peignée? ou bien quelque vice naturel offusque-t-il ma beauté?» Ensuite, elle arrache un miroir à la donzelle taciturne; elle explore tous les aspects de son visage, elle défripe sa robe quelque peu molestée par l'humide terroir, mais non mise en lambeaux comme après l'abordage des amants. Sans un mot de plus, elle entre dans un prochain édicule à Vénus consacré. Et moi, damné, comme induit en épouvante par quelque horrible vision, je m'interroge [Pg 243]en conscience, demandant si je fus ou non frustré d'une réelle volupté.

Ainsi, dans la nuit soporifère, quand un songe lutine
Les yeux errants, le tuf excavé montre son or
A la lumière; nos mains improbes patinent leur larcin,
Exhument les trésors, et la sueur perle à notre face.
Une crainte profonde règne sur les esprits: si, par hasard,
Le maître de la cache frappait sur notre sein alourdi par le vol!
Et, dès que la joie abandonne le rêveur abusé,
Quand reparaît la forme véritable, l'imagination désire le bien qu'elle a perdu:
Elle se plonge tout entière dans les ombres qui s'effacent.

[A dire vrai, tout concourait à me représenter cette malaventure comme un rêve ou comme un enchantement, et je demeurai à ce point destitué de mes nerfs qu'il me fut longtemps impossible de surgir. Cependant, l'oppression de mon esprit s'étant à demi relâchée, ma vigueur crut peu à peu; je gagnai la maison, où je ne fus pas sitôt arrivé que je m'acagnardai sur le lit, feignant une langueur. Peu de temps après, Giton, avisé de mon malaise, [Pg 244]vint, tout penaud, dans ma chambre. Pour le tirer d'inquiétude, je lui dis que je n'avais pris le lit qu'afin de me reposer. Je l'entretins de choses et d'autres; mais, de mon aventure, pas un mot, car je redoutais fort sa jalousie. Puis, voulant détourner jusqu'à l'ombre du soupçon, je le fis étendre à mon côté. Je me mis en devoir de lui donner une preuve d'amour. Vains efforts! mon ahan, mes sueurs, furent en pure perte. Il se leva, tout fumant de colère, accusant la débilité de mes nerfs et l'altération de ma tendresse, disant que ce n'était pas d'aujourd'hui qu'il apercevait mon indifférence et qu'il voyait bien que j'allais porter ailleurs ma force et mes esprits vitaux.—Que dis-tu, frère? ma dilection envers toi fut toujours la même. Toutefois la raison dompte à présent l'amour et la lubricité].—C'est pourquoi, répondit-il, [sur un ton goguenard], j'ai mille grâces à te rendre, car tu me chéris avec une foi socratique. Jamais Alcibiadès, ne gésit plus intact dans l'alcôve de son précepteur.

Crois-moi, frère, lui répartis-je, ma qualité virile, je ne la perçois plus, je ne la sens plus. Il est trépassé l'organe de mon corps dont la vaillance naguère me faisait un Achillès.»

[Giton comprit fort bien que je ne pouvais mie ériger le nerf caverneux et] le mignon redoutant, surpris avec moi dans un tête-à-tête [Pg 245]si privé, de donner aux caquets une pâture malhonnête, [s'arrachant de mes bras], gagna promptement l'intérieur de la maison.

Comme il sortait, Chrysis entra. Elle me rendit les tablettes de sa maîtresse. On y lisait ceci:

circé a polyænos salvt.

«Si l'on me voyait portée sur la fornication, je me plaindrais assurément d'avoir été refaite. Mais loin de là, je me complais dans ta langueur. Sous l'ombre du plaisir, j'ai folâtré en attendant partie. Mais toi, quel est ton sort? Dis-le-moi, je te prie? As-tu, sur tes pieds, regagné ta demeure? les médecins contestent que l'on puisse marcher à moins d'avoir des nerfs. Je vais te dire une chose, adolescent: garde-toi de la paralysie. Oncques malade ne me parut en si grave danger. Me soit en aide le Dius Fidius! te voilà déjà mort. Que si le même froid gagne tes mains et tes genoux, vite! fais demander le tibicen. Mais, voyons: encore que j'aie reçu de toi la plus sensible injure, comment dénier au malheureux homme que tu es l'analeptique le plus sûr? Si tu veux renaître à la santé, abroge ton éphèbe. Dors trois nuits sans Giton, et tu recouvreras tes nerfs. Pour ce qui me concerne, je ne suis pas en peine de trouver à qui plaire. Mon miroir [Pg 246]ne ment pas, non plus que ma renommée: [Porte-toi bien, si tu le peux].»

Chrysis, voyant que j'avais épuisé jusqu'au bout les brocards de la dame:—Ton désastre, dit-elle, n'a rien que de commun, surtout dans une cité comme la nôtre, où les cauquemares font descendre Luna. C'est pourquoi nous faudra vaquer au traitement de la chose. En attendant, écris d'un air agréable à ma maîtresse et rends à son humeur une candide bienveillance. Depuis ton avanie, elle ne se connaît plus.» Volontiers j'obéis à la servante, et voici les mots que j'imposai sur les tablettes:

polyænos a circé salvt.

Je l'avoue, ô maîtresse! j'ai prévariqué bien des fois, car je suis homme et jeune encore. Mes fautes, néanmoins, n'allaient pas jusqu'ici à la mort du délinquant. Tu possèdes, je l'affirme, les aveux du coupable. Ce que tu daigneras prescrire, je l'ai mérité. J'ai fait trahison! j'ai navré un homme! j'ai violé un sanctuaire! Parmi tant de forfaits, décrète un châtiment. S'il te plaît me voir mourir, je m'élance contre le fer; si l'anguillade te peut satisfaire, j'accours tout nu vers ma maîtresse. Mémore-toi seulement que, non pas moi, mais mon outil seul a contrevenu. Soldat prêt au duel, j'avais [Pg 247]perdu mes armes. Qui les a émoussées? je l'ignore. Peut-être mon désir a-t-il devancé la nature indolente; peut-être qu'à force de te convoiter dans chacun de tes appas, j'ai tari d'un seul coup mes dons voluptueux. Je ne comprends pas ce que j'ai pu faire. Cependant, tu veux que je redoute la paralysie. En est-il de plus extrême que celle qui me prive de l'instrument par quoi je t'aurais possédée? Voici pourtant la conclusion de ma défense. Je te plairai, si tu daignes admettre que je répare mon péché. Porte-toi bien.»

Chrysis congédiée avec la pollicitation que j'ai dite, je pris un soin minutieux de ma braguette défaillante. Je me privai de bain, me bornant à une onction légère, et me repus de mets invigorants, à savoir des échalotes et des noix d'escargots sans court-bouillon; je bus fort peu de vin. Puis, m'étant préparé au sommeil par une très succinte promenade, j'entrai dans mon lit sans Giton. Ayant tel souci d'apaiser Circé, je craignais que mon frère n'amoindrît ma vigueur.

Le lendemain, je me lève sans aucune disgrâce ou de corps ou d'esprit. Je descends vers le même bois de sycomores, combien que je redoute ce pourpris malencontreux et, sous les arbres, j'attends que Chrysis vienne me montrer le chemin. Après avoir fait quelques [Pg 248]pas, m'étant assis à la même place que le jour précédent, je l'aperçois en compagnie d'une petite vieille qu'elle traîne à son côté. Après m'avoir salué toutes deux:—Eh bien! me dit-elle, beau dédaigneux, avez-vous commencé de venir à résipiscence?»

La vieille recuite de vin
Aux lèvres grimaçantes

extrait de son giron une bandelette versicolore, faite de fils tordus et me la noue autour du col. Ensuite, elle délaye avec son crachat de la poussière qu'elle prend sur le médius et m'en signe le front, malgré ma répugnance:

—Puisque tu vis, il t'est permis d'espérer. Toi, rustique gardien,
Sois avec nous et, rigide Priapus, favorise les nerfs!»

Ce charme ayant pris fin, elle m'enjoint d'expuer trois fois et, trois fois, de jeter dans le pli de ma robe certains cailloux menus qu'elle incante d'abord, puis, entortille dans un ruban de pourpre.

Glissant la main au bon endroit, elle ausculte la vigueur de mon pénis. Bientôt l'organe docile au commandement de la duègne, comble ses mains d'une prodigieuse intumescence. Mais elle, frétillant de plaisir:—Vois, dit-elle, ma Chrysis, vois ce lièvre que j'ai fait lever pour d'autres que pour nous!» [Pg 249][Après cette quérimonie, la vieille me rendit à Chrysis, qui paraissait heureuse de voir que sa maîtresse eût reconquis un si notable morceau laquelle se hâta de m'amener au plus vite chez Circé; puis elle me fit entrer dans un cabinet de feuillage très amène, où la nature avait assemblé, dans une prodigalité magnifique, l'ornement des jardins et le plaisir des yeux.]

Le platane aux branches délicates faisait pleuvoir une ombre estivale,
Et Daphné que ceignent des grappes zinzolines, et le mobile cyprès,
Et les pins émondés jusqu'à leur parasol.
En ce lieu, jouait, avec d'errantes eaux, une cascatelle
Ecumante, dont le jet querelleur taquine le gravier,
O lieu digne d'amour, témoin le sylvestre Aédon
Et Progné citadine qui, s'hébergeant autour du gazon
Et des molles violettes, délectaient de leurs chants les plaines d'alentour.

Etendue à demi, Circé appuyait sur un torus d'or le galbe marmoral de ses épaules, et d'un myrte en fleur agitait l'air paisible. Dès quelle m'aperçoit, elle rougit un peu, sans doute remembrant l'insulte de la veille.

Après avoir congédié ses femmes, elle m'invite [Pg 250]à être assis près d'elle, et couvrant mes yeux de sa branche de myrte, plus audacieuse comme par l'interposition d'une paroi:—Eh bien, paralytique, me dit-elle, viens-tu, ce jourd'hui, tout entier?—Tu le demandes, répliquai-je, au lieu de t'en assurer par toi-même.» Et, rué de tout mon corps dans une étreinte qu'elle ne récuse point, je jouis à satiété de ses baisers.

La fleur de son beau corps m'appelle et me conduit à Vénus. Déjà ses lèvres, au donoiement de bouche, ont crépité. Déjà nos mains, parmi les détours et les obstacles, ont inventorié les engins du plaisir. [Mais au milieu de ces préliminaires très soëfs, mon cas se dérobe tout à coup, et je ne peux atteindre aux suprêmes voluptés]. Par une contumélie à ce point manifeste, la matrone verbérée, en désespoir de cause, recourt à la vengeance, appelle ses cubicularius et leur enjoint de me fouailler. Non encore satisfaite d'une injure si grave, elle assemble, avec les quasillariæ, le plus sordide rebut de son domestique, puis leur fait commandement de me conspuer.

D'une main, j'abrite mes yeux sans me dépenser en prières, sachant trop ce que j'ai mérité; ensuite de quoi l'on me jette à la porte, roué de coups et moite de crachats. Prosélénos [Pg 251]est de même chassée et Chrysis souffletée. Tout le domestique, effaré, se musse dans les coins demande quel rabat-joie a confondu l'hilarité dominicale. Pour moi, plus tavelé qu'une panthère, grâce à leur ample bastonnade, je dissimule de mon mieux tant d'ecchymoses tracées par les gourdins, ne voulant point de ma déconvenue égayer Eumolpus ou contrister Giton. Un seul expédient sauvegardait mon amour-propre: feindre quelque indisposition. Je recourus à lui.

Etendu sur ma couchette, libre et seul, je détournai le feu de ma colère sur la cause unique de mes maux.

Trois fois, je saisis un horrifique bipennis,
Trois fois, soudain plus mou que le thyrse des vignes,
Le fer m'échappa, n'assurant qu'un usage infidèle à mes tremblantes mains.
Car, à présent, fuyait le but de mon désir.
Le coupable, gercé d'un million de rides, se coulait dans mes viscères,
Tant que je ne pus ramener sa tête et l'offrir à la hache.
Mais déçu par la couardise de ce gibier de potence,
Contre lui je fis appel aux invectives les plus déshonnêtes.

Erigé sur le coude, je vexai à peu près le [Pg 252]contumax par l'oraison que voici:—Que dis-tu? m'écriai-je, opprobre des hommes et des Dieux, car il n'est pas même tolérable de te nommer entre les objets de quelque importance! Ai-je mérité de toi que, promu jusqu'aux cieux, tu me traînes dans les abîmes, que tu livres à l'insulte et la fleur de mes ans, et leur vigueur première, que tu m'imposes la cacochymie de l'ultime vieillesse? Ah! je t'en supplie, accorde-moi l'apodixis obituaire!»

Ainsi, je m'épanchais dans ma fureur.

Lui, tenait ses regards attachés à la terre.
Son visage n'étant pas autrement ému par le discours entamé
Que les saules flexibles ou que la tige du pavot langoureux.

Néanmoins, ayant achevé mon palabre spurcidique, je ressentis quelque pénitence de l'objurgation. La pourpre de la honte m'envahit secrètement pour, oublieux de ma vérécondie, être descendu jusqu'à conférer avec cette partie du corps de quoi les personnes comme il faut n'ont pas l'habitude même de soupçonner l'existence. Bientôt après, ayant gratté mon front:—Après tout, me dis-je, est-ce un mal d'exonérer ma douleur par ce blâme naturel? ou bien que sont les impropères dont nous avons accoutumé de maudire l'intestin, la gueule et même le cerveau, quand ils [Pg 253]nous font souffrir? Quoi plus? Ulyssès lui-même inflige des controverses à son cœur. Et les héros tragiques apostrophent leurs yeux, comme si leurs yeux pouvaient les entendre. Les podagres maudissent leurs orteils, les chiragres leurs pouces, les chassieux leurs paupières, et ceux-là même qui se blessent aux doigts d'une main transfèrent à leurs pieds la douleur qu'ils éprouvent.

Que me regardez-vous, l'air renfrogné, Catonès,
Condamnant le geste de ma neuve simplicité?
D'un entretien pur la triste grâce ne rit pas;
Mais ce que fait le peuple, une langue candide le rapporte.
Quelqu'un, du coucher de Vénus ne sait-il pas les fêtes?
Qui donc prohibe de fomenter sa chair dans la douceur du lit?
Le père du vrai, lui-même, Epicurus, d'être doctes en cet art
Nous fait une loi, disant que les Dieux mènent la même vie.

Rien n'est plus menteur que la persuasion inepte des hommes; rien n'est plus inepte que leur menteuse sévérité.»

Ayant épuisé cette déclamation, j'appelle Giton et:—Conte-moi, frère, lui dis-je, [Pg 254]mais sous ta foi: quand te vint Ascyltos détourner de mes bras, a-t-il poussé les efforts de sa veille aux dernières entreprises, ou bien s'est-il borné aux plaisirs d'une veuve et pudique nuit?» L'enfant toucha ses yeux et, dans toutes les formes du serment, jura qu'Ascyltos ne lui avait fait aucune violence. [A bien parler, j'avais l'entendement si abruti par les catastrophes du matin, que j'extravaguais un peu, ne sachant pas très bien ce que je voulais dire. A quel propos me remettre en mémoire un passé qui pouvait nuire encore? Enfin, pour recouvrer mes nerfs, je n'épargnai aucun effort et résolus de me dévouer aux Dieux. Je sortis peu après dans le dessein d'adjurer Priapus]. Je simulai, à tout événement, l'espoir sur mon visage et, posant un genou devant le seuil, j'implorai sa divinité dans les rythmes suivants:

Des Nymphæ, de Bacchus le compagnon, que Dioné la belle
Aux forêts somptueuses donna pour Génie! A toi l'inclyte
Lesbos se soumet et Thasos la verte. C'est toi qu'adore le Lydus
Aux fluides vêtements, toi dont il dédia le sanctuaire dans ton Hypœpæ.
Sois ici présent, ô de Bacchus tuteur et des Dryas volupté!
[Pg 255]Accueille les rogations timides! Je ne viens pas d'un sang lugubre arrosé;
Je n'ai point, ennemi sacrilège, porté
Ma droite sur les temples, mais pauvre, mais ayant perdu mon orgueil!
Attristé, j'ai commis un délit, mais non pas de tout mon corps.
Celui qui forfait pauvre est moins coupable. Par cette oraison, je t'en prie,
Exonère mes sens et pardonne à la coulpe mineure.
Et, quand de Fortuna me sourira l'instant,
Non sans honneur j'exalterai ton los. Il ira vers tes autels,
O Saint, le bouc père du troupeau; il ira vers tes autels,
Ce cornu, et le fruit d'une laie groïnante, hostie à la mamelle!
Ecumera dans tes patères le vin de l'année; trois fois d'un pied joyeux
Fera le tour de ta chapelle, une jouvence ébriolente.

Cependant que je profère cet hymne, guettant d'un œil avisé mon triste défunt, l'antique Prosélénos entre dans la chapelle. Crins épars, enlaidie par une robe noire, elle pose la main sur moi. Elle me traîne hors du vestibule dans une formidable appréhension de tous les malheurs.


Elle vint chez Eumolpus, remettant ses enfants à sa bonne prud'homie, confiant à son grand cœur elle-même et ses vœux.

Satyricon, page 272.


[Pg 256]Quelles stryges, dit-elle, ont dévoré tes nerfs? As-tu foulé nuitamment, dans un trivier, immondices ou cadavre? Non, pas même avec ton amant tu n'as pris de revanche; mais flasque, débile, aplati comme une haridelle gravissant un coteau, et l'ouvrage, et la sueur tu les as perdus. Non content de prévariquer toi-même, tu suscites contre moi les Dieux irrités. Et tu ne me donnerais aucune expiation!» Là-dessus, elle m'entraîne, sans récusation de ma part, dans la cella de la prêtresse, au fond même de la sacristie. Elle me culbute sur le lit. Prenant un roseau derrière la porte, elle m'applique une volée, à quoi je ne fais pas la moindre objection. Et, si du premier coup le roseau éclaté n'eût amorti la fougue de la verbérante, il se peut qu'elle m'eût rompu les bras et la tête pareillement. Je lamentais, surtout à cause de ses masturbations; des larmes pleuvaient de mes yeux en abondance. Abritant mon chef de la main droite, je l'inclinai dessus le pulvinar. Elle aussi, toute barbouillée de pleurs, s'assit à l'autre bout de la couchette et, d'une voix chevrotante, commença d'incriminer le long retard de sa vieillesse, jusques au temps que survint l'hiérodoule:—Pourquoi, dans ma cella, comme devant un bûcher funèbre, gémissez-vous? Pourquoi, dans un jour de frairie où [Pg 257]même sont tenus de rire les déconsolés?—Oh! répondit-elle, oh! Œnothéa, cet adolescent que tu vois est né sous un astre malin, car il ne peut vendre son paquet aux garces ni aux garçons. Jamais tu n'as vu chez un homme tant d'infélicité. Il porte une lanière de cuir mouillé, non pas des génitoires. En un mot, que penses-tu que soit un marjolet qui descend du lit de Circé n'ayant pu arçonner pour un seul coup?» Oyant ces choses, entre nous vint s'asseoir Œnothéa. Branlant la tête à plusieurs reprises:—Ce mal, dit-elle, je suis seule à connaître son remède. Et n'allez pas croire que j'opère avec ambiguïté. Je veux que ce jeune homme dorme la nuit avec moi, si mon art ne le rend plus bandé qu'une corne.

Tout le monde visible se range à ma loi. La terre en fleurs,
Quand je le veux, languit, aride, aux sillons épuisés;
Quand je le veux, elle prodigue sa richesse parmi les écueils, et des roches abruptes
Jaillissent les eaux du Nil; à moi le Pont
Soumet ses flots inertes, et Zéphirus apporte
A mes pieds sa flabellation muette. A moi les fleuves obéissent,
Et les tigres d'Hyrcania, et les dragons immobiles.
[Pg 258]Que parlerai-je de miracles inférieurs? Descend l'image de Luna,
Déduite par mes incantations; l'ardent Phœbus
Est contraint de ramener ses féroces chevaux, son orbe parcouru,
Tant mes conjurations font paraître d'efficace! La flamme des taureaux s'accoite
Dans les sacra virginaux éteinte; Circé Phœbeia,
Par des vers d'enchantement, mua les seconds d'Ulyssès.
Proteus a coutume d'être ce qu'il lui plaît. Experte dans ces artifices, je descendrais en pleine mer les forêts de l'Ida,
Posant les fleuves, en retour, sur les plus hauts sommets.

Horripilé, anéanti par une si fabuleuse incantation, je me pris à considérer la vieille plus diligemment.—Donc, exclame Œnothéa, prépare tes vœux à mon empire!» Elle déterge ses mains avec minutie, elle se penche vers le grabat et me baise par deux fois. Ensuite, elle pose une table antique au milieu de l'autel qu'elle emplit de braise vive; elle radoube avec de la poix tiède une écuelle rompue de vétusté. Mais un clou, qui avait suivi sa main décrochant cette écuelle de bois, par ses soins, est rendu à la paroi fumeuse. Bientôt, [Pg 259]ceinte d'un pallium carré, elle pose devant le foyer une vaste cucuma. En même temps, au bout d'une fourche, elle extrait du garde-manger une besace contenant sa provision de fèves, ainsi qu'un très rance lambeau de hure, criblé de mille trous. Déliant le cordon qui retenait le sac, elle éparpille sur la table une partie des légumes et me requiert de les purger vitement. J'obéis à son ordre: d'une main curieuse je sépare le grain des cosses très puantes. Mais elle, m'accusant d'inertie, agrippe les fèves de rebut, les dépouille adroitement de leurs gousses et les crache à terre comme une pluie de mouches. Admirable, en effet, le génie de la Pauvreté. La faim, éducatrice, dans le menu de la vie, enseigne bien des arts. L'hiérodoule semblait si attachée à la pratique de cette vertu, qu'elle éclatait dans les moindres effets à son usage. Sa case était le sacrarium de l'indigence, plus que tout autre lieu.

Là ne fulgurait pas l'ivoire indien où la toreutique fait adhérer des lames d'or,
Ne brillait de marbre en mosaïque, la terre
Abusée par ses propres dons; mais, sur une claie d'osier,
Des chaumes en tas, veufs de Cérès et des coupes récentes,
D'argile, qu'une roue obscure avait tournée d'un orbe dédaigneux;
[Pg 260]Un baquet distillant à gouttes grosses comme un lac; prise dans quelque souche molle,
De la vaisselle d'osier, plus un gueulard inquiné par Lyæus.
Mais la paroi, foncée de paille inerte
Et de limon adventice, comptait ses clous agrestes.
Le toit de roseau pendait, lié de joncs graciles.
En outre, suspendu aux soliveaux fumeux,
L'humble casa gardait quelques trésors: des sorbes mielleuses
Pendaient tressées avec des guirlandes parfumées,
Et de la sariette vétuste, et des pampres nonchalants.
Telle fut jadis au terroir d'Actéa, l'hôtesse
Digne des sacra, Hécalès, dont la Muse, aux siècles éloquents,
La Muse du Batiadès, a légué la mémoire pour l'éternité.

Alors Œnothéa, les fèves émondées, prélève un peu de viande puis, comme elle se propose, avec sa fourquette, de replacer dans le charnier ce museau de porc, évidemment contemporain de son jour natal, voici qu'elle rompt un escabeau mangé aux vers dont elle suppéditait la mesure de sa taille et qui, sous le poids de la dame écrasé, la dépêche [Pg 261]au mitan du foyer. Le goulot de la cucuma vole en pièces; l'eau chaude éteint le feu convalescent. Œnothéa se brûle même le coude à la braise d'un flambart et fait voler un nuage de cendre qui lui barbouille la face ignoblement. Epouvanté, je me dresse et relève la duègne, non sans quelque risée. Au même instant, et pour que rien ne mette en retard le sacrifice, elle, dans le voisinage, s'en va quêter du feu. Comme alors, je gagnais l'humble porte de la casa, voici que trois jars sacrés, dont c'était, je pense, la coutume de quémander vers midi à la vieille leur pitance journalière, font irruption contre moi et m'entourent, fort énervé de leur strideur immonde et colérique. L'un dilacère ma tunique, l'autre dénoue un lacet de mes chaussures, le troisième enfin, conducteur et maître des sévices, n'hésite pas à pincer ma jambe de son bec denté comme une scie. Oublieux alors des bagatelles, j'extorque un pied au guéridon; je m'escrime ainsi armé contre l'animal très belliqueux et, non rassassié par un coup débile, je pousse ma vindicte jusqu'au trépas de l'oison.

Tel Herculès, je pense, les Stymphalidès réduites par son art,
Pourchassa dans le ciel et, fluentes de sanie,
Les Harpyes, quand s'imburent de venins, ô Phinéus,
[Pg 262]Tes repas fallacieux. Frémit l'éther épouvanté
De hurlements insolites. Dans ces royales demeures du ciel, on vit
Les portes d'or vaciller sur leurs gonds.

Je laisse ma victime achoppée et les membres résolus. Çà et là, ses compagnons dévoraient une à une les fèves éparses dans tous les coins de l'aire. La mort du chef, apparemment, fut la raison pourquoi ils s'en revinrent dans leur temple. Me gaudissant de la proie en même temps que de la revanche, au pied du lit je fourre l'oison mort et baigne de vinaigre ma d'ailleurs peu profonde blessure dans le gras du mollet. Puis, craignant une engueulade, je forme le dessein de m'en aller. Je ramasse mes nippes et me mets en devoir de quitter la cella. Je n'en avais pas même franchi le seuil que j'aperçois Œnothéa s'amenant avec du feu sur une tuile. Je rebrousse tout net et, laissant ma tunique, je fais, devant la porte, celui qui guette son retour. Elle pose le feu, colloque dessus un tas de roseaux secs, puis, les ayant couverts de bûches en grand nombre, elle s'excuse de m'avoir fait attendre sur ce que sa commère ne l'avait congédiée qu'après avoir séché les trois libations prescrites.—Et toi, dit-elle, qu'as-tu fait pendant mon absence? Mais, où sont les fèves?» Moi qui pensais [Pg 263]m'être honoré d'un exploit digne de louanges, dans tous ses détails je lui narre le combat et, pour lénifier sa tristesse, je lui propose l'achat d'un autre jars. Mais, à l'aspect du défunt, voilà qu'elle pousse des cris si aigus et si bien imités qu'on eût pu croire derechef qu'une troupe d'oies envahissait le taudis. Eberlué par ce vacarme et décontenancé par l'imprévu de mon crime, je lui demande la cause de son emportement et pour quel motif elle s'apitoie autrement sur son jars que sur ma personne.

Mais elle, frappant ses mains:—Scélérat! dit-elle, et tu parles! Tu ne sais donc point quel attentat effroyable tes mains sacrilèges ont commis! Celui que tu viens d'occire était le délice de Priapus, un jars très duisant à toutes les matrones. C'est pourquoi ne t'avise pas de regarder ta faute comme une babiole. Si je te dénonçais aux magistrats, ce serait la potence. Par toi, fut de sang ma demeure pollue, ma demeure inviolée jusques à ce moment. Par ton fait, celui de mes ennemis qui voudra s'en donner la peine me fera bannir du sacerdoce.»

Elle geint et de sa tête branlante arrache les poils gris.
Elle déchire ses joues, et l'averse ne défaille de ses yeux.
[Pg 264]Mais, tel que par les vallons un fleuve torrentueux
Bondit, quand ont pris fin les neiges maussades, languide, Auster
Ne souffre pas le gel sur la terre délivrée:
Tel à plein jet, son masque ruissela et, d'un profond
Gémissement, sa gorge, par les murmures houleuse, retentit.

Alors:—De grâce, dis-je, modère tes clameurs; moi, pour un oison, je te donnerai une autruche.» Elle demeurait assise sur son lit, (moi, toujours stupide), et ne cessait d'incriminer le destin de son jars. Entre temps, Prosélénos revint avec l'argent du sacrifice. Voyant la bête morte, après s'être enquise des motifs de notre méchante humeur, elle se mit à pleurer d'une véhémence encore plus forte, lamentant sur mon malheur comme si j'avais féru mon propre père au lieu d'un oison vulgivague. A la fin, écœuré de leurs propos nauséabonds:—Voici, leur dis-je, voici deux aureus, au moyen desquels vous pourrez acheter une oie et force dieux.» Ce que voyant, Œnothéa:—Pardonne-moi, dit-elle, adolescent: pour toi seul je fus inquiète. Vois dans nos discours un argument d'affection, point de malignité. Aussi, nous prendrons soin que nul ne soupçonne l'affaire. [Pg 265]Toi, seulement, implore les Dieux, et qu'ils absolvent ton méfait.

Quiconque a des nummus vogue sur la foi des brises prospères
Et dirige Fortuna suivant son bon plaisir.
Qu'il mène épouse Danaë, permis lui sera-t-il
D'affirmer qu'Acrisius c'est toujours Danaë.
Qu'il compose des vers, qu'il déclame, qu'il fasse du bruit et toutes
Les causes qu'il les plaide; qu'il prenne le pas sur Cato.
Jurisconsulte, qu'il prononce «paret, non paret».
Qu'il soit votre égal en tout, Servius et Labeo!
Je parle beaucoup: ce que tu veux, les nummus présents, daigne le choisir.
Cela viendra. Le coffre-fort garde Jovis inclus.»

Pendant ce temps, la vieille, affairée, pose sous mes doigts une camélia pleine de vin; sur mes paumes étendues, elle procède aux ablutions lustrales avec des branches de persil et des tiges de porreaux. Cela fait, elle immerge des avelines en marmonnant une prière. Soit qu'elles tombent au fond de la coupe soit qu'elles remontent à la surface, elle en tire des présages. Mais ceci ne me trompait aucunement, [Pg 266]à savoir que les noisettes creuses, pleines de vent et sans moelle, surnageaient; les lourdes, au contraire, avec l'intégrité de leur amande, coulaient au plus profond. Ce fut, ensuite, le tour du jars: ouvrant sa poitrine, elle en extrait un foie énorme; d'après ses complexions elle me dit la bonne aventure. Bien plus, ne voulant que subsiste aucune trace du méfait, elle dépèce le jars tout entier et l'embroche pour en faire, à celui que, peu auparavant, elle-même dédiait au trépas, un hâtereau du meilleur goût. Entre temps, les rouges-bords allaient bon train chez les deux vieilles. [Gaiement, l'une et l'autre dévoraient cette oie, naguère objet de tant de larmes. Quand tout fut grignoté jusqu'aux os, l'hiérodoule, un peu pompette, se tournant de mon côté, me dit:—Il faut achever nos mystères afin de te rétablir en état de grâce tout à fait.]»

A ces mots, elle apporte un phallus de cuir, le graisse d'un oing composé d'huile, de poivre concassé, de graine d'ortie en poudre et, peu à peu, me l'insère dans l'anus. Puis, la sorcière maupiteuse badigeonne l'intérieur de mes cuisses avec le même liniment. Ensuite, elle compose un suc de cresson et d'aurone dont elle arrose mon pénis; elle saisit un fagot d'orties vertes et me flagelle doucement à partir de l'ombilic. Brûlé d'urtication, je prends [Pg 267]la fuite, les deux petites vieilles anhélant à ma poursuite. Encore que saoules de vin et de cochonnerie, elles m'emboîtent le pas. Elles me courent quelques rues:—Appréhendez le voleur!» clament-elles. Je m'évadai, pourtant, les pieds ensanglantés par ma course éperdue. [Enfin, arrivant au logis, recru de lassitude, je gagnai mon lit d'abord, mais je ne pus fermer les yeux. Cette longue suite d'adversités, je la roulais dans mon esprit et je considérais que nul ne fut exposé à de si rudes traverses. Je m'écriais:—O Sort! toujours persécuteur de ma joie, avais-tu donc besoin des tortures d'Amour? Faut-il me houspiller encore? O moi infortuné! Ces deux pouvoirs unis, Amour et Sort, ont conspiré ma perte. Et lui, le cruel Amour, oncques ne m'épargna. Amant, aimé, j'ai des douleurs pareilles. Voilà cette Chrysis, qui m'aime à la fureur et m'outrage sans répit. Elle fut, naguère, l'entremetteuse de Circé. Naguère, elle me dédaigna comme esclave, parce que j'assumais une robe servile. Or donc, c'est à présent cette même] Chrysis qui tenait en mésestime si grande ma première fortune et qui veut me suivre au péril de sa tête. [Elle en a protesté avec les serments les plus forts, quand elle m'a dévoilé son amour, jurant qu'elle se tiendrait toujours à mon côté. Mais Circé me possède tout entier. Je méprise les [Pg 268]autres. Vraiment, est-il rien de plus beau?] Ariadné, Léda, qu'eurent-elles de pareil à ce miracle de beauté? Que peuvent à son regard Hélèna ou Vénus? Paris lui-même, arbitre des Déesses en litige, la voyant comparaître au débat avec ses yeux mutins, eût laissé en offrande Hélèna et les Déesses. Du moins, si elle permettait de lui prendre un baiser, de tenir dans mes bras sa gorge divine et céleste, peut-être ce corps renaîtrait-il à la vigueur et redeviendraient sensibles les parties insoporées, je le crois, par un vénéfice. Et les outrages ne me lasseront point. J'en ai reçu les étrivières? peu m'importe! Elle m'a expellé comme un larron? l'indignité m'est un plaisir. Puissé-je seulement recouvrer ses bonnes grâces!»

Joints au tableau que j'évoquais, aux délices inspiratrices de Circé, mes rêves à ce point m'échauffèrent l'imagination que je froissai mon lit d'inutiles transports, image précaire de ma violente amour. Cependant, ce belutage fut encore sans aucun résultat. Cette persécution obstinée, à la fin brisa ma patience et je reprochai à ma Tutelle le charme invincible dont j'étais noué. Ayant mes esprits rassemblé, demandant aux héros antiques jadis persécutés des Dieux un motif de consolation, je m'écriai:]

[Pg 269]Non pas moi seulement les Puissances et l'implacable Fatum
Harcelèrent; le premier Tirynthius, poursuivi par l'ire d'Inachia,
Soutint le poids du ciel; avant moi, le profane
Pélias éprouva Juno; porta des armes inconscientes
Laomédon; le courroux d'un couple de divinités,
Téléphus le rassasia, et du règne de Neptunus s'effraya Ulyssès.
Et moi, sur la terre, sur les flots du vieillard Néréus,
Moi que désole la lourde animadversion de Priapus Hellespontiacus!»

[Torturé d'inquiétudes, je passai ma nuit entière dans une morne anxiété. Giton, qui me savait couché à la maison, entra dans ma chambre dès le point du jour et m'accusa non sans âpreté de mener une vie scandaleuse. A l'entendre, le domestique tout entier se plaignait avec force de mes comportements. On ne me voyait presque plus aux heures de service: «Et, peut-être, ces commerces où tu te plais finiront par te jouer un méchant tour!»

Je conclus de la romancine qu'il était fort au courant de mes affaires et que ce ne pouvait [Pg 270]être que par un venu durant mon absence pour s'enquérir de moi.]

Voulant m'en assurer, je m'informai de Giton si nul ne m'avait demandé:—Personne, dit-il, aujourd'hui. Mais, hier, une femme aucunement négligée a franchi notre porte. Après avoir longuement causé, me fatiguant de propos tirés par les cheveux, elle se prit à me dire vers la fin que tu mérites un châtiment et que tu subiras la peine des esclaves, si la partie lésée maintient sa plainte.» [Ce discours me tordit violemment et de nouvelles imprécations je maudis Fortuna.]

Je n'étais pas au bout de mes reproches, lorsque survint Chrysis. Elle m'investit d'une étreinte pleine d'effusion et:—Je te tiens, dit-elle, comme je t'avais espéré, toi, mon désir, toi, ma volupté! Jamais tu n'éteindras ce feu à moins que tu ne l'arroses du meilleur de ton sang.»

[Par la violence de Chrysis je fus grandement inquiété et j'usai de paroles caressantes pour me défaire d'elle. Je craignais, en effet, que le bruit de ses hennissements ne parvînt à l'oreille d'Eumolpus; car, depuis le temps de sa félicité, il nous montrait le sourcil orgueilleux du maître. J'apportai donc toute mon industrie à mitiger Chrysis. Je feignis la passion; je susurrai flatteusement; [Pg 271]enfin, je dissimulai avec tant d'astuce qu'elle me crut sans peine captif de son amour. Je lui représentai quel danger nous courrions l'un et l'autre si on la surprenait avec moi dans ma cella, et qu'Eumolpus infligeait des peines sévères pour le moindre manquement. Ce discours la fit résoudre à me quitter au plus vite, d'autant qu'elle aperçut rentrer Giton, qui était sorti de ma chambre, un peu avant qu'elle ne se montrât.

Elle venait de me quitter], quand un nouveau petit esclave accourut en toute hâte. Il m'affirma que le maître était fort irrité contre moi qui, depuis deux jours, avait faussé compagnie à mon emploi, et que je ferai sagement de tenir toute prête une excuse idoine à le calmer. A peine se pourra-t-il faire que la mauvaise humeur du quinteux vieillard s'apaise sans me régaler de coups.

[A ce point inquiet et chagrin me vit Giton qu'il ne me souffla pas mot de la péronnelle. D'Eumolpus il m'entretint uniquement; il me conseilla de tourner l'affaire en plaisanterie et de ne la pousser point dans le sérieux. J'obéis donc. J'abordai le patron d'un si riant visage qu'il me reçut non avec des reproches mais le plus allègrement du monde. Il se gaussa de ma Vénus propice. Il vanta ma beauté, mon élégance, de toutes les matrones bienvenue, et:—Je [Pg 272]n'ignore pas, dit-il, que la belle des belles se consume pour toi; et certes, Encolpis, cela pourra, dans son temps, nous être fort utile. Soutiens donc le personnage d'amant; de même, je soutiendrai, quant à moi, celui que j'ai entrepris.»]

Il parlait encore, quand nous vîmes s'avancer une matrone vertueuse parmi les plus rigides. C'était Philumèné. Dans son printemps, elle avait, grâce à la bagatelle, escroqué de nombreuses hoiries. Vieille à présent, et sa fleur que fanée! elle introduisait sa fille et son fils chez les veufs d'un certain âge. Par là, se succédant à elle-même, elle ne cessait point d'agrandir son commerce. Elle vint, naturellement, chez Eumolpus, remettant ses enfants à sa bonne prud'homie, confiant à son grand cœur elle-même et ses vœux:—Car, affirmait-elle, dans l'orbe entier de l'Univers, il était le seul homme capable d'instruire quotidiennement les juveigneurs par des préceptes salutaires». Elle finit en demandant congé de quitter ses enfants chez Eumolpus et que permis leur fût d'entendre ses leçons, ajoutant que c'était le plus bel héritage qu'elle pût leur léguer. Elle ne fit pas autrement qu'elle avait dit, laissa dans le cubiculum sa fille très spécieuse avec son frère, éphèbe, sous prétexte de visiter je ne sais quel [Pg 273]sanctuaire et d'y prononcer un vœu. Eumolpus, qui était si réservé sur ce chapitre que, même moi, je lui semblais encore une petite femme, n'hésita pas un seul instant. Il convia la nymphe au labeur sacré du culletage. Mais il s'était donné à tous pour goutteux, en outre, paralytique des rognons. S'il ne gardait point la simulation intégrale nous étions exposés à voir crouler cette admirable tragédie. C'est pourquoi, ne voulant pas démentir l'imposture, il pria sa partenaire de grimper sur lui, accommodée à son plaisir. En outre, il enjoignit à Corax de se mettre sous le lit d'amour, à quatre pattes, les mains posant sur le parquet, et de mouvoir son maître à renfort de croupion. Corax obéit. D'une secousse robuste, il répondait à la cadence du tendron. Mais, quand le jeu fut près d'aboutir, Eumolpus d'une voix claire exhortait Corax à réitérer son office. Ainsi, posé entre son courtaud et sa putain, le vieillard semblait faire un tour de balançoire. Une fois d'abord, puis une autre, au milieu d'un grand rire dont lui-même se crevait, Eumolpus égaya son bas-ventre. Moi aussi, ne voulant pas laisser mes armes se gâter dans l'inaction, tandis que le frère étudie par les fentes d'une cloison la mécanique de sa sœur, je m'approche de lui pour me rendre compte de l'appétit qu'il peut [Pg 274]avoir des derniers outrages. L'enfant, très docte, ne s'effarouchait pas le moins du monde, et répondait fort bien à mes agaceries. Mais là, je retrouvais encore, sur la marge du plaisir, l'inimitié d'un dieu.

[Ce nouveau malheur toutefois, ne me chagrina pas à la manière des précédents: car, peu après, mes nerfs se développèrent et je sentis renaître ma vigueur. Je proclamai:]—Les Dieux sont grands! Ils m'ont restauré dans mon entier. Mercurius Psychopompe, qui guide les âmes vers Orcus et les produit à la lumière, a daigné me rendre ce glaive qu'une main furieuse avait tollu: tu connaîtras par là que je suis mieux doué que Protésilas ou tout autre des Anciens.» A ces mots, je soulève ma tunique, et, sous les yeux d'Eumolpus, je fais mes preuves au complet. Mais lui, d'abord, s'épouvante, puis, afin de croire davantage, il patine de l'une et l'autre main le céleste guerdon.

[Cette résurrection admirable nous ayant mis en gaîté, nous cavillâmes sur les intrigues de Philumèné, sur l'expérience hâtive de ses rejetons, sur leur maîtrise dans le déduit. L'espoir d'un héritage les avait amenés: mais ces précoces talents ne pouvaient, ici, leur valoir aubaine. La façon malpropre d'attirer les successions et de circonvenir les aïeux sans famille [Pg 275]m'induisit à réfléchir sur notre état présent. Le goût me vint de ratiociner avec Eumolpus, lui montrant qu'il s'exposait, en captant les captateurs, à être capté lui-même. Ajoutant combien il importait que tous nos actes fussent d'une rigoureuse circonspection, je lui dis:]—Socratès, au jugement des hommes et des Dieux le plus sage mortel, se glorifiait souvent de n'avoir jamais porté les yeux sur les boutiques ni permis à ses regards d'embrasser les foules tumultueuses. Tant il est vrai que rien n'est profitable que d'avoir toujours la sagesse pour conseil. Cela est constant: nul ne court plus vite à l'infortune que celui qui guette les trésors d'autrui.

D'où les vagabonds, d'où les tire-laine prendraient-ils leurs revenus s'ils n'envoyaient de petites bourses, de petits sacs tintant l'airain, comme des hameçons, à travers le public? De même que le vulgaire animal s'appâte au moyen de la nourriture, de même les hommes ne se peuvent engluer dans l'espérance que sous la condition de mordre parfois à quelques réalités. [C'est pourquoi les Crotoniatès nous ont, jusqu'à présent, hébergés de si grasse manière;] mais le navire que tu avais promis, avec ta pécune et ton domestique, n'arrive pas. Les captateurs épuisés déjà ralentissent leur munificence. Ou je me trompe [Pg 276]beaucoup, ou la vulgaire Fortuna commence à être marrie des bontés que, depuis quelque temps, elle nous a fait paraître.»

J'ai, dit Eumolpus, inventé un stratagème qui tiendra fort suspens les captateurs d'hoiries. Et, retirant ses tablettes d'une besace, il nous lit comme suivent les clauses de son testament:]—Tous ceux qui trouveront dans le présent acte un legs en leur faveur, à l'exception de mes affranchis, recevront la libéralité que j'ai dite, à la condition de partager mon corps en morceaux devant les Comices du peuple et de le manger. Qu'ils n'en conçoivent nulle horreur. Nous savons qu'il est des gentils conservant encore cette loi qui prescrit à leurs proches d'engloutir les défunts, à ce point d'objurguer fréquemment les moribonds quand ils détériorent leur carne par un mal trop soutenu. J'admoneste, par là, ceux qui m'aiment de ne pas rechigner sur ce que j'ordonne, mais d'apporter à la consommation de ma viande le même entrain qu'ils mettront à dévorer mon esprit. [Comme il achevait ce premier article, certains familiers privés d'Eumolpus entrèrent dans le cubiculum, et, voyant les tablettes testamentaires dans la main du patron, ils le prièrent avec instance de les faire participer à la lecture. Il y consentit sur-le-champ et, depuis A jusqu'à [Pg 277]Z, il débita son factum. Eux firent grise mine devant cette clause peu ordinaire qui les obligeait à souper d'un cadavre, mais] la réputation d'extrême opulence dont jouissait Eumolpus aveuglait les yeux et les intellects de ces goujats, [les tenait si rampant devant lui qu'ils n'osèrent—les lâches—se rebiffer. Mais l'un d'eux, nommé] Gorgias, se déclara prêt à exécuter la clause [pourvu que l'exécution ne se fît pas trop attendre. A quoi Eumolpus] répondit:—Je n'ai rien à redouter des récusations de ton estomac. Il suivra ton ordre si tu lui promets en récompensation d'une heure fastidieuse toutes sortes de biens. Ferme les yeux, imagine qu'au lieu de viscères humains tu dégustes cent fois cent mille sestertius. Ajoute à cela que nous trouverons quelque ragoût qui en dénature la saveur. Et, de fait, aucune viande ne plaît en soi; mais, déguisée par quelque savante rubrique, elle conquiert les estomacs les plus adverses. Que si tu veux corroborer mon conseil avec certains exemples, les habitants de Saguntum, investis par Hannibal, se sont repus de chair humaine; et, cependant, ils n'attendaient aucune espèce d'héritage. Quand Scipio fut entré dans Numantia, l'on trouva des mères qui tenaient contre leurs seins des cadavres d'enfants à moitié dévorés. Les Pérusiens [Pg 278]firent de même, au temps d'une famine désespérée, et, de ces banquets, ils ne retiraient autre chose que de ne pas crever de famine. [Puis donc que] le dégoût qu'inspire la chair humaine est un leurre de l'imagination, vous emploierez votre cœur à surmonter cette fantaisie, ayant pour prix les legs immenses dont je dispose en votre faveur.» Ces paradoxes dégoûtants, Eumolpus les débitait d'un ton de voix, d'un air convaincus si peu, que les captateurs se prirent à douter de ses promesses. Ils épluchèrent minutieusement nos dires et nos faits. Leurs soupçons augmentèrent jusqu'à un point qu'ils furent à peu près convaincus de posséder en nous des vagabonds et des tire-laine. Alors, ceux qui pour nous recevoir s'étaient mis le plus en frais, résolurent de se saisir de nous, afin de prendre une vengeance égale à nos mérites. Mais Chrysis, au courant de toutes ces machinations, me découvrit les desseins des Crotoniatès à notre égard. Oyant cela, je fus effaré à ce point qu'aussitôt je décampais avec Giton, abandonnant Eumolpus aux rigueurs du Fatum. Peu de temps après, je reçus la nouvelle que les Crotoniatès, furibonds à l'idée que cette vieille pratique avait été longtemps et grassement nourrie aux dépens du public, trucidèrent Eumolpus à la façon de Massilia. [Pg 279][Pour entendre cette figure, sachez que] les Massiliensès, chaque fois que la peste ravageait leur cité, prenaient un de leurs pauvres qui s'offrait de lui-même. Pendant un an, il vivait sur les deniers publics, alimenté des plus exquises nourritures. Puis, la date convenue, orné d'une robe sanctimoniale, couronné de verveine, on le promenait avec maintes exécrations, pour que retombassent les maux de tous sur sa tête [dévouée]. Ensuite, du [haut d'un rocher], on le précipitait dans la mer.

Auteuil, 1912—Maison Dubois, 1918.

FIN

[Pg 280]


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Petit glossaire pour faciliter l'intelligence du Satyricon

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ABRÉVIATIONS

antiq. gr.antiquité grecque
antiq. lat.antiquité latine
arch.archaïsme
arg.argot
gr.grec
hellén.hellénisme
italian.italianisme
lat.latin
latin.latinisme
locut. popul.locution populaire
provincial.provincialisme
terme naut.terme nautique
vulg.vulgairement

[Pg 283]

acagnarder (s'), vulg.: s'abandonner paresseusement.
accoiter (s'), arch.: s'apaiser. La forme correcte est s'acoiser.
accortise, arch.: humeur accorte, gentillesse.
acheter, arg.: railler.
achopper, arch.: Selon le traducteur, abattre. La véritable acception de ce mot est: heurter.
acropole, hellén.: citadelle.
adextre, arch.: adroit
adjuver, latin.: aider.
adventice, latin.: étranger.
ahan, arch.: au fig. peine, fatigue, tribulation.
alicula, lat.: courte pèlerine.
alleu, terme féod.: possession territoriale.
altercas, arch.: contestation, dispute.
amignarder, arch.: rendre mignard—n'a jamais eu le sens d'aguicher que le traducteur lui attribue.
amiteux, provincial.: aimable.
analeptique, hellén.: fortifiant.
anhéler, latin.: haleter.
animelles, arch.: testicules.
apex, antiq. lat.: pointe en bois d'olivier qui surmontait le bonnet des prêtres.
apodixis, gr.: certificat.
apophorètes, hellén.: présents que, dans les festins, on tirait au sort, parmi les convives—les mentions portées sur les billets sont des jeux de mots par à-peu-près, composés de termes latins ou grecs, ou des deux ensemble. Ils sont intraduisibles en français.
arçonner, arch.: se courber en arc—acception gaillarde.
arder, arch.: brûler.
arenarius, lat.: destiné à l'arène, au cirque.
argyrose, hellén.: argent.
armille, latin.: bracelet.
arsouille, vulg.: vaurien.
Ascyltos, en grec: Infatigable.
atellane, antiq. lat.: sorte de comédie d'amateurs.
atramenter (du lat. atramen, encre noire): encrer.
atrium, antiq. lat.: sorte d'antichambre.
aure, latin.: brise.
automata, hellén.: surprises machinées.
auxiliateur, latin.: aide, protecteur.
avette, arch.: abeille.
avoir dans le nez, locut. popul.: avoir de l'animadversion pour quelqu'un.

babau, arch.: baboue, épouvantail d'enfants, sorte d'ogresse—et non pas stryge, harpie ou sorcière, comme le traducteur le croit.
babæ! babæ! hellén.: oh!, ah!, très bien!, à merveille!
bafrer, vulg.: manger goulûment.
balade, vulg.: flânerie, promenade.
bardache, arch.: sodomite.
battologie: répétition oiseuse.
battre l'estrade, locut. militaire arch.: aller en reconnaissance; fig. aller de-ci de-là, sans but.
béatilles: menues viandes, telles que ris de veau, crêtes de coq, etc., que l'on sert à part ou dans des pâtés.
béjaune, arch.: jeune oiseau; fig. jeune sot.
bel air, locut. arch.: aristocratie.
beluter, arch.: au fig. faire l'œuvre de chair.
bénéfice, latin.: faveur.
biberon, arch.: buveur.
bipennis, lat.: francisque.
blandices, arch.: caresses.
bombe (faire la), vulg.: faire bombance.
boniment, arg.: verbiage tendancieux.
boucan, arg.: vacarme.
bougre, arch.: bulgare; par extens. sodomite.
bouillon de canard, locut. popul.: eau.
boustifaille, vulg.: mangeaille.
bran, arch.: excrément.
brave, italian.: assassin à gages.
brinde, arch.: toste, santé portée.
buccin, antiq. lat.: trompette.
buccinateur, latin.: qui sonne de la trompette.
bulla, antiq. lat.: ornement d'or ou de cuir que les jeunes garçons et filles portaient au cou, et qui contenait une amulette—les dieux lares en étaient également pourvus.

cabot, arg.: chien.
cacade, méridional.: décharge de ventre; fig. fuite, retraite honteuse.—Tailhade donne à ce mot le sens de vantardise.
caduceator, lat.: héraut, envoyé, parlementaire (qui porte un caducée).
caligineux, latin.: brumeux.
cambriolage, arg.: vol commis dans les chambres inhabitées, pendant le jour.
cambuse, terme naut.: endroit où l'on distribue les rations de l'équipage; vulg.: maison.
camella, lat.: vase de bois utilisé pour certains sacrifices.
candeur, latin.: blancheur, éclat.
candil, espagn.: lumignon.
canfouine, arg.: tabatière, puis chambre sous les toits éclairée par une tabatière.
caroubler, arg.: crocheter une serrure à l'aide de caroubles (fausses clefs).
carmentale, latin.: mot forgé par Tailhade, et qui a le tort de faire confusion avec Carmentale, dédié à Carmentis (Porte carmentale). La paix carmentale veut dire ici: la paix des Muses, le délassement poétique.
carne, italian., vulg.: viande de mauvaise qualité.
carpe: impératif du verbe carpo, je coupe, et vocatif de Carpus, nom propre.
carreaux, arch.: traits d'arbalète, foudres.
carrousse (faire), locut. arch.: boire avec excès.
casa, lat.: cabane.
casquer, arg.: payer.
cassine, arch.: maisonnette de peu d'apparence.
castelet, arch.: petit château.
catau ou catin, arch.: abréviation de Catherine; vulg.: prostituée.
cauquemare, arch.: sorcière.
caviller, latin.: plaisanter.
cella, antiq. lat.: chapelle située au centre d'un temple, où était placée l'image de la divinité.
Célicoles, latin.: les dieux, habitants du Ciel.
Cerdo, hellén.: Manouvrier—semble signifier ici Travail.
cérébrer, latin.: réfléchir.
chanci, arch.: moisi.
chanteau, provincial.: morceau coupé à un gros pain.
chaparder, vulg.: subtiliser de menus objets, et non pas: cambrioler.
chaude (prendre une), locut. arch.: prendre un air de feu, s'étuver.
chenaille, arch.: canaille, troupe de chiens; ici mal employé pour chiennette, petite chienne.
chicanou, arch.: homme appartenant à la classe des gens de procédure.
chipé (être), vulg.: être pris.
chopiner, vulg.: boire avec excès.
choraulès, gr.: joueur de double flûte qui, au théâtre, accompagnait le chœur.
chou-chou, jarg. puéril: préféré, favori.
chthonienne (la mère), grec: la Terre.
cicaro, lat.: d'après M. E. Thomas, «cicaro meus» signifie mon gamin.
cil, arch.: celui.
cinède, hellén.: danseur qui se prostitue.
claque-patin, arch.: traîne-misère, vagabond.
claquer, arg.: mourir.
cochlea, lat.: colimaçon.
codicilles, latin.: tablettes à écrire.
cogitation, latin.: réflexion, pensée.
coinquiné, latin.: barbouillé.
coition, latin.: rencontre, combat.—Le traducteur semble donner à ce mot le sens de participation, concours.
collage, arg.: concubinage.
colloquer, vulg.: placer, caser.
colibert, latin.: esclave affranchi.
colyphium, gr.: sorte de ragoût particulier aux athlètes.
computer, latin.: calculer.
conditorium, antiq. lat.: caveau ou tombeau sépulcral.
congrégé, latin.: assembler, grouper.
conil, arch.: lapin.
conjouir, arch.: se réjouir avec.
conjuguer, latin.: accoupler.
Consentès, lat.: les douze grands dieux.
conspuer, latin.: cracher sur quelqu'un, le souiller de crachats.
contubernale, antiq.: compagne que le maître imposait à un esclave, sans que cette union ait aucune valeur civile.
contumélie, latin.: outrage.
copain, arch., vulg.: compagnon, camarade.
coquine, arg.: sodomite.
Corax, gr.: Corbeau. «Corax, porteur de louage, etc.»; le traducteur a oublié que Corax est le mercenaire, le valet d'Eumolpe, et non un porte-faix loué pour la circonstance.
courir, arch.: poursuivre.
coruscant, latin.: brillant, étincelant.
courtoisie (don de), locut. arch.: euphémisme pour dire les dernières faveurs.
courtaud, arch.: écourté; 1o cheval ou chien auquel on a coupé la queue et les oreilles; 2o garçon de boutique.—N'a jamais eu l'acception de valet que Tailhade de lui donne.
coutre, arch.: charrue.
crachoir (s'emparer du), locut. pop.: parler sans discontinuer.
crespelé, arch.: frisé.
crevaille, arch.: débauche de table.
croquant, vulg.: homme de rien.
cubiculum, antiq.: pièce dont l'ameublement comporte un lit.
cubicularius, antiq.: espèce de valet de chambre.
cucuma, lat.: grand vase à bouillir, en terre.
culletage (le), arch., vulg.: l'œuvre de chair.

danaus, latin.: grec.
dare-dare, vulg.: très rapidement.
dariolette, arch.: servante officieuse.
débine, arg.: misère.
débué, arch.: délavé.
décliner, arch.: éviter.
décurie, antiq. lat.: troupe composée de dix hommes; corporation, classe.
déduit (le), arch.: la réjouissance, c'est-à-dire l'œuvre de chair.
déduit, latin.: attiré, amené en bas.
défleuber, arch.: découvrir. La forme correcte est défubler; ctr. affubler.
déganer, provincial.: contrefaire, narguer.
déjuc (le), arch.: le matin, l'heure où les poules déjuchent. «J'essayai le déjuc», c'est-à-dire j'essayai de me lever, de me mettre debout.
destitué, latin.: trahi part.
déterger, latin.: essuyer.
détersif, latin.: qui essuie.
dévirginiser, latin.: dépuceler.
dire d'expert (a), locut. arch.: sans réserve.
dispensateur, lat.: trésorier.
dominical, latin.: seigneurial, du maître.
donner a garder (en), locut. arch.: en faire accroire.
donoiement, arch.: privauté amoureuse.—Le traducteur en fait, à tort, un équivalent de don.
drilopota, hellén.: celui qui boit dans un vase en forme de phallus.
duire, arch.: séduire.
duisant, arch.: séduisant.
dupondius, antiq. lat.: pièce de deux as.

ebriolent, latin.: en état d'ébriété.
effaroucher, arg.: subtiliser.
effuser, latin.: répandre.
embasicète (du gr. embasis, bain et coïté, vase): vase qui servait à puiser et à verser du vin et qu'on appelait aussi éphèbe. Le nom d'embasicète était également donné à un débauché professionnel.
enclotir (s'), arch.: se terrer.
Encolpis (du gr. Encolpios): Embrassé (qui est tenu dans les bras), Sympathique.
endromis, gr.: large manteau, épais et chaud, dont on s'enveloppait après les exercices de gymnastique.
engeigner, arch.: tromper,—Tailhade donne parfois à ce mot une acception obscène.
engueulade, vulg.: réprimande grossière.
enolier, latin.: enhuiler, oindre.
envahir, latin.: étreindre.
envitaillé, arch.: aprovisionné; fig.: bien fourni de membre.
éphémères (les), les mortels.
epidipnis, antiq. gr.: le dernier service d'un dîner.
epulum, antiq. lat.: festin public, repas sacré.
esbigner (s'), arg.: s'en aller.
esbrouffer, vulg.: épater, estomaquer; arg.: voler, subtiliser.
escafignon, arch.: sorte de chaussure. Sentir l'escafignon: sentir mauvais des pieds.
esprit, arch.: essence.
erigone, gr.: vierge, selon Tailhade—Erigone, s'étant pendue de désespoir à la mort de son père Icarius, fut, par les dieux, placée dans le Zodiaque sous le nom de la Vierge.
esseda, antiq. lat.: chariot à deux roues, traîné par deux chevaux.
essédaire: conducteur ou conductrice d'esseda.
essoine, arch.: événement fâcheux.
estame, arch.: laine à tricoter.
estomac (avoir de l'), vulg.: avoir de l'audace.
estomirer, arch.: éblouir.
éteuf, arch.: balle pour jouer.
étriller, vulg.: battre d'importance.
Eumolpus (du gr. Eumolpos): Harmonieux.
eustache, arg.: couteau.
excaver, latin.: creuser.
excogiter, latin.: imaginer.
exhauste, latin.: épuisé.
exhéréder, latin.: déshériter.
expecter, latin.: attendre.
expeller, latin.: repousser.
expuer, latin.: cracher.
exsibiler, latin.: siffler.

fallace, arch.: action de tromper en quelque mauvaise intention.
famille, latin.: l'ensemble des esclaves appartenant à un même maître.
Fatum, lat.: Destin.
Felicio (de Félix, heureux): Bonne-Chance.
fermer le crachoir, vulg.: fermer la bouche, imposer silence.
feuilles (de cent), latin.: de cent ans.—Les romains comptaient par feuilles l'âge du vin.
fidius (dius), lat.: épithète de Jupiter: le dieu qui préside à la bonne foi.
flabellation, latin.: souffle.
flambart, arch.: tison.
flammeum, antiq. lat.: le voile rouge des jeunes mariées.
foire d'Empoigne (la), locut. arg.: Venu de la foire d'Empoigne, ou, comme on dit, acheté à la course, c'est-à-dire en faisant main basse sur l'objet et en s'enfuyant.
fomentation, latin.: terme de médec., préparation chaude et liquide, dont on tamponne la partie contuse ou blessée.
Fortuna, lat.: la Fortune, c'est-à-dire la bonne ou la mauvaise
chance.
foutaise, vulg.: chose de néant.
franc, arg.: sûr.
frère, euphémisme argot.: aujourd'hui l'on dit tante.
fricoteur, vulg.: mauvais cuisinier.
frusque, arg.: «Voilà notre bonne petite frusque». Le mot ne s'emploie qu'au pluriel. Les frusques: non seulement les vêtements, mais tous les menus objets qui font partie du bagage des pauvres gens.
fumelle, provincial.: femelle, femme en mauvaise part.
fumer, arg.: rager.
funin, terme naut.: corde, câble.

gaban, caban, vêtement à manches et à capuchon.
gabatine (donner de la), arch.: en faire accroire en se moquant.
gabegie, vulg.: ce mot a pris le sens étendu de désordre, gaspillage. Sa véritable acception est fraude, supercherie.
gagner au pied, locut. arch.: s'enfuir.
galline, arch.: poule.
galéjade, méridional.: plaisanterie.
gargotier, vulg.: mauvais restaurateur.
garouage (aller en), locut. arch.: aller en partie de plaisir dans les mauvais lieux, courir le guilledou.
gausapa, antiq. gr.: étoffe de laine à longs poils.
géminé, latin.: redoublé, replié.
gêne, arch.: tourment.
gentil, latin.: qui appartient à une famille, à une race; peuple.
gésît, arch.: 3e pers. sing. du passé défini du verbe gésir, être gisant, être étendu.
gigue, terme de vénerie: cuisse.
godiller, arg.: être en érection.
gorgias, arch.: gracieux, coquet.
gosse, vulg.: enfant
gousset, arch.: aisselle.
gramen, lat.: gazon, herbe nouvelle.
grégeois, arch.: grec.
grevance, arch.: peine.
groinant, arch.: grognant.
guerdonner, arch.: récompenser—dans le texte il ne s'agit pas de récompense mais de don.
guerre a l'œil (faire la), locut. arch.: observer attentivement.
gueulard, arg.: ce mot, par lequel Tailhade traduit pot (testa), signifie en réalité bissac.
gueuleton, vulg.: repas.

hait (de bon), locut. arch.: bénévolement, de gaité de cœur.
harauder, arch.: poursuivre une personne en l'injuriant.
harpailler, arch.: se quereller.
hatereau, terme culin.: tranche de viande, tranche de foie, de porc, poivrée, salée et grillée.
hécalè, vieille femme qui, bien que pauvre, hébergeait les passants du mieux qu'elle pouvait.
héraclées, antiq.: solennités en l'honneur d'Hercule.
hérédipètes, lat.: coureurs d'héritages.
hiatus, latin.: ouverture.
hiérodoule, antiq. gr.: serviteur attaché à un temple.
hispide, latin.: hérissé.
hoir, arch.: héritier, fils.
horripilé, arch.: hérissé d'horreur.
hostie, latin.: victime consacrée.
hs, lat.: abréviation de sestertium, c'est-à-dire II et semis, le sesterce valant deux as et demi (env. 21 cent.)
huile de joncs: au sujet de cette expression, Tailhade, quelque part, s'accuse lui-même de «tripatouillage». Il n'est nullement question dans Pétrone de ce parfum canaille que mentionne Plaute.

idoine, arch.: approprié, capable.
illustre, latin.: clair, brillant.
imbriaque, arch.: ivre.
impartir, latin.: faire part, distribuer.
impétrer, latin.: solliciter.
impliquer, latin.: enlacer.
impropère, latin.: outrage.
incaguer, méridional.: concilier, au pr. et au fig.
inclyte, latin.: illustre.
inédie, latin.: abstinence.
infrangible, latin.: imbrisable.
infula, antiq. lat.: bandeau ou tresse de laine, insigne réservé aux personnes, aux animaux et aux objets sacrés.
ingérer, latin.: porter dans, contre ou sur.
inhiber, latin.: retenir.
inquiner, latin.: barbouiller.
insoporé, latin.: ensommeillé.
intenter, latin.: lever la main sur.
intercis, latin.: débité, fendu.
intervertir, latin.: enlever par fraude, détourner.
intumescent, latin.: gonflé.
investir, latin.: couvrir—acception obscène.
invigorer (s'), latin.: prendre de la vigueur.
itérativement, latin.: derechef.
itératif, latin.: exprime une action souvent répétée. Tailhade veut dire: j'eus peur d'avoir ouvert ma porte à un second Ascyltos.

jacquemart, arch.: personnage automatique qui frappe les heures sur un timbre d'horloge—le traducteur a voulu dire mannequin.
jaunet, arg.: pièce d'or.
juchoir, au fig.: demeure.
jumart, arch.: cheval.
juveigneur, arch.: le plus jeune (junior).

lacunar, antiq. lat.: caisson dans un plafond.
lanista, antiq. lat.: moniteur de gladiateurs.
larronner, arch.: voler.
laudicène, latin.: écornifleur.
lecticarius, lat.: porteur de litière.
lemme, hellén.: majeure d'un syllogisme.
linteau, latin.: linge.
loquèle, arch.: bavardage.
lucide, latin.: lumineux.
Lucro, lat.: Gain.
luctueux, latin.: lamentable.
lupanar, latin.: maison de tolérance.

mache-dru, arch.: gros mangeur.
ma dia! gr.: non, par Jupiter! non-da!
malencontre, arch.: malheur.
manche (être de), de moitié, de connivence.—Etre de manche ne se rencontre pas; on dit dans ce cas: être de mèche.
manumission, antiq. lat.: cérémonie d'affranchissement d'esclave.
marescent, lat.: en train de se flétrir.
margarita, lat.: perle; au fig. être ou objet précieux.
margoulette, vulg.: mâchoire.
marguerite, latin.: perle.
marjolet, arch.: homme futile.
maroufle, arch.: grossier ou méprisable personnage. «Le maroufle très obscène tire de son sein une lampe d'argile»; noter que maroufle se rapporte ici à Massa, l'esclave d'Habinas, et non à Trimalchio.
mattées, antiq. gr.: sorte d'olla-podrida.
matrulle: mère maquerelle (?).
mauclerc, arch.: ignorant.
maupiteux, arch.: impitoyable.
méchef, arch.: inconvénient.
melliflu, arch.: suave, éloquent.
membrane, latin.: peau préparée pour écrire, parchemin, tablette.
mémorer, latin.: rappeler, célébrer.
mense, latin.: table à manger.
mentule, latin.: verge.
mérétrice, latin.: fille de joie.
merlan, arg.: perruquier.
meschin, arch.: valet; mignon au sens équivoque.
meule, latin.: masse.
miché, arch.: niais, pris pour dupe; arg. mod.: client d'une prostituée.
migraine, arch.: grenade.
mitiger, latin.: amadouer.
modius, antiq. lat.: mesure de capacité pour les solides.
mœoniennes (sources), l'inspiration poétique—les Muses étant particulièrement honorées en Mœonie.
momon, arch.: masque.
mouche, arg.: espion de police.
morion, arch.: casque—le traducteur lui donne le sens de mime, baladin.
musser (se), arch.: se cacher.
mutuum, antiq. lat.: prêt de consommation.
myriologue, hellén.: discours, comme on dit, long d'une lieue.
myste, antiq. gr.: prêtre initié aux mystères de Cérès.

naquet, arch.: jeune valet; marqueur au jeu de paume.
navré, arch.: blessé.
navrure, arch.: blessure, plaie.
naze (friser le), locut. popul.: froncer le nez, rechigner.
nénie, latin.: bagatelle.
néoménie, hellén.: nouvelle lune.
nitide, latin.: éclatant.
novacula, antiq. lat.: rasoir.
novendial, antiq. lat.: sacrifice célébré neuf jours après la mort.
nummus, lat.: argent monnayé.

obsécrer, latin.: prier instamment.
officieux, latin.: valet; gardien du vestiaire.
oing, arch.: graisse à graisser.
opprimer, latin.: étreindre.
oraculaire, latin.: qui parle en oracle.
osclage, arch.: baiser d'hommage.
ostenter, latin.: montrer.
ostiaire, latin.: portier.
oxéolé, hellén.: vinaigre médical.

pacant, arch.: paysan.
pallium, antiq. latin.: manteau.
palombe, arch.: pigeon ramier.
parentèle, arch.: lignée.
paret, non paret, lat.: Il appert, il n'appert pas.
part, latin.: production (de l'esprit), conception.
parthénie, hellén.: vierge.
passade (donner la): enfoncer un nageur dans l'eau et passer par-dessus en nageant.
pataracina.—L'on ne sait au juste ce que c'est.
patère, antiq. lat.: coupe.
patiner, vulg.: manier.
pavide, latin.: effrayé.
pécore, latin.: troupeau.
pect, latin.: poitrine.
pécune, latin.: biens, fortune.
pelauder (se), arch.: s'ôter le poil; fig. se battre.
penaille, arch.: haillon.
penne, arch.: plume.
pépettes, arg.: pièces de monnaie.
pérégrin, latin.: étranger.
pérenniser, latin.: éterniser.
parentales, antiq. lat.: banquet de funérailles.
perfuser, latin.: répandre.
périclitant, latin.: celui qui est en péril.
periscelis, antiq. lat.: anneau de cheville.
peristasis, gr.: sujet, thème d'un discours.
permaner, latin.: persister.
pernocter, latin.: passer la nuit.
pertuis, arch.: trou.
petauriste, hellén.: acrobate.
petit-crevé, arg. du boulevard: jeune élégant.
Petite République. Voici un extrait de l'article auquel Tailhade fait allusion dans sa préface.

ARBITRE DES ELEGANCES

Ce n'est pas de Barrès qu'il s'agit. Occupé de soins électoraux, l'Edenté nationaliste n'a plus le temps de s'extasier sur les heureux qui portent des chaussettes à un louis le pied. Il opère dans les urnes, ce qui gâte un peu son exquisité; mais quand il sera président, au moins, de la République, on le verra faisant la pige à Deschanel, et plus jeune encore, si l'on ose s'exprimer ainsi.

Non, l'Arbitre des Elégances fut ce Pétrone dont parle Tacite, lequel n'a certainement pas écrit le Satyricon remis à la mode par le sot livre de Henryk Sienkiewicz. Les «raffinés» contemporains, qui ont omis, la plupart du temps, de faire leurs humanités, ont le goût prononcé des versions latines. Ils aiment qu'on leur découvre le Cantique des Cantiques (dans une version inexacte) et que l'on mette à leur portée les dialogues de Lucien ou les contes d'Apulée. M. Pierre Louys en est la preuve. Ayant élucidé ce point: que les cocottes antiques ressemblaient fort aux modernes, il a conquis le monde et l'approbation de Gyp. Le polaque Sienkiewicz est en possession de battre le même record. Son roman Quo Vadis? plus informe que les élucubrations de Lucie Herpin et non moins vide que les rocamboles de Dumas ou de Sardou, se recommande aux âmes contemporaines par un violent parfum de christianisme, nidoreux et polonais.

Le grand bernatier de la Libre Parole consacre trois colonnes (colonnes Rambuteau) de son abominable papier à Sienkiewicz. Drumont opère lui-même et déverse à la louange du pauvre bouquin le flux breneux de sa loquèle. Sociologue comme Bobèche, penseur comme Robert Macaire, il insulte Calvin, les huguenots, les juifs, Coligny, Dreyfus, dans cette langue qui tient du rapport de police et du prône dominical, à propos de l'incendie allumé par le fils d'Ænobarbus. Il y a des vicaires, en province, des receveurs buralistes, jadis capitaines d'habillement, qui tiennent pour érudites ces calembredaines. Quand les concierges deviennent «fils de croisés» nul obstacle ne les arrête.

Ainsi Drumont prophétise devant eux, comme l'ânesse de Balaam. Il leur offre, au petit déjeuner, les sandwichs d'Ezéchiel. Cela passe comme du beurre frais et l'abonné en redemande. Le succès de Quo Vadis éveille des pensées dans l'âme du député d'Alger, et, comme il n'est pas égoïste, ce brave homme les couche par écrit. Tout d'abord, il se débonde sur la littérature contemporaine. Les restitutions «trop savantes» de Jean Lorrain (qu'il confond pêle-mêle avec le grand Flaubert) lui semblent «trop guillochées, trop ciselées, trop surchargées, etc., etc., pour donner l'air, la perspective, l'âme des générations disparues», et tout ce qui s'ensuit. On pourrait néanmoins faire observer au Sociologue que son ami Jean Lorrain, quand il traite les amours d'Encolpis ou de Giton, est, plus que personne, pénétré de son sujet. Mais passons. Encore que Gaston Méry tienne pour un écrivain le hernieux auteur de la France juive, il est honnête de le quitter sur ce terrain: la critique des mœurs est son domaine.

A la remorque de Chateaubriand, «ridicule, emphatique et barbare breton», dit Michelet, mais qui ne laissait pas d'avoir plus de talent que ces gens-là, un imbécile nommé le cardinal de Wiseman, écrivit jadis une historiette imbécile, Fabiola, dont s'écœura l'enfance de ma génération. Cela faisait paraître des visées historiques, l'anecdote fondamentale ayant pour décor la Rome de Néron.

Depuis Cymodocée «regrettant son lit d'ivoire», l'ignominie jésuite avait fait du chemin. Rien ne subsistait: ni talent ni écriture ni bonne foi. C'étaient les Martyrs mis à la portée des confréries du Sacré-Cœur. Gœthe écrivit la Fiancée de Corinthe, si délicieusement interprétée par Anatole France; Renan, son Marc-Aurèle; Drumont admire Sienkiewicz.

Le point exhilarant de ce Polonais, c'est que, pour mettre d'aplomb son Pétrone, il a confondu les fragments apocryphes de Nodot avec le texte ancien. Il n'est pas d'élève de seconde qui ne sache que le texte appelé de Belgrade est l'œuvre d'un faussaire (comme l'Ossian de Mac Pherson), qui, en 1692, publia divers morceaux pour combler d'énormes lacunes et rendre plus agréable la lecture du Satyricon. Ce faussaire était un officier français du nom de Nodot, assez bon latiniste. Il fit éditer son travail chez Leers, à Rotterdam. Un heureux hasard, disait-il, lui avait procuré, en 1690, une copie exacte, et l'Europe désormais pourrait se glorifier d'avoir un Pétrone tout entier.

A part les académies de Nîmes et d'Arles dont les Tartarins envoyèrent des éloges à Nodot, personne dans le monde érudit n'accepta son imposture. Henryk Sienkiewicz, plus candide que Basnage, Barante, Burmann et autres doctes latinisants, parle d'un Fabricius Vejento mentionné dans le premier fragment de Nodot et le signale comme un compagnon de débauche familier à Pétrone. Et tout le reste de l'érudition marche à l'avenant de cette balourdise.

phæcasium, antiq. gr.: souliers blancs, propres aux gymnastes et aux prêtres de la Grèce et d'Alexandrie.
phalerce, antiq. gr. et lat.: sorte d'insignes d'or ou d'argent, marques honorifiques.
piaculaire, latin.: expiatoire.
piétaticultrice, latin.: qui pratique la piété filiale.—On prétendait que les cigognes prenaient soin de nourrir leurs vieux parents.
pileus, antiq. lat.: bonnet masculin en feutre.
pioncer, arg.: dormir.
plamussade, arch.: soufflets donnés coups sur coups.
pocharder, vulg.: enivrer.
poil (a),terme de manège: à cru, sans selle; fig. tout nu.
pollicitation, latin.: promesse.
pomerium, lat.: espace vide et consacré, au dedans et au dehors des remparts de Rome.
pompette, vulg.: en état d'ébriété.
popinations, latin.: rasades.
popiner, latin.: boire avec excès.
porte décumane, antiq. lat.: principale porte d'un camp.
portemanteau, arch.: valise.
portenteux, latin.: prodigieux.
poupelin, arch.: pièce de four, pâtisserie faite avec du beurre, du lait, etc.
pourchas, arch.: poursuite.
pourpenser, arch.: réfléchir.
prase, hellén.: chrysoprase, quartz vert foncé.
pratique, vulg.: fourbe.
prélibation, latin.: offrande des premiers fruits, des prémices.
prétexte, antiq. lat.: toge portée par les enfants de la caste patricienne, par les magistrats, les dictateurs, etc.
primigenius, lat.: premier de son espèce.
privé, arch.: lieux d'aisances.
procurateur, antiq. lat.: sorte de gérant.
prohiber, latin.: éloigner.
promulsis, antiq. lat.: hors-d'œuvre.
provigner, arch.: multiplier une plante par provins; fig. se multiplier.
pucelette, arch.: fillette.
puchette, provincial.: épuisette, cuiller à puiser.
pruneaux de rivière: cailloux.
pulvinar, lat.: coussin.
purette (en)—et non en purêtre—locut. arch.: en chemise.
putanat, néolog.: libertinage.
putanier, arch.: de putain—affiches putanières: c'est ainsi que Tailhade traduit titulos, cartes que les femmes publiques fixaient sur leurs portes pour faire connaître leur nom.
pute, arch.: fille de joie, femme libertine.
pyxide, hellén.: boîte.

quadrille verte, antiq. lat.: l'équipe prasine, l'équipe des conducteurs de chars de course dont la livrée était le vert.
quartilla, lat.: Petite-Quatrième.
quasillariæ, antiq. lat.: esclaves femelles ayant pour fonction de porter aux fileuses les paniers de laine.
quérimonie, arch.: plainte.
quirites, lat.: citoyen, bourgeois.

ragot, terme cynégét.: sanglier qui a quitté la compagnie et qui n'a pas encore trois ans.
raine, arch.: grenouille.
ramentevoir (se), arch.: se rappeler.
ramequin: pâtisserie au fromage.
ratiociner, latin.: raisonner.
rauquement, néolog.: cri rauque.
recombant, latin.: convive.
recordation, arch.: ressouvenir.
rédimer, latin.: racheter.
rembucher, terme cynégét.: S'emploie surtout sous la forme réfléchie (se rembucher). Se dit des bêtes sauvages: rentrer dans le bois.
repositorium, antiq. lat.: sorte de dressoir.
renard, vulg.: décharge d'estomac—vient de la locut. popul. écorcher le renard, piquer un renard, vomir.
rengréger, arch.: aggraver.
résolu, latin.: paralysé, anéanti.
reviviscent, latin.: renaissant.
révoquer, latin.: rappeler.
ribaud, arch.: mauvais garçon, homme qui vit avec les gens sans aveu et les prostituées.
richomme, arch.: richard.
rigoler (se), arch.: se donner du plaisir.
robe (bonne), locut. arch.: femme lascive.
rogation, latin.: prière.
romancine, arch.: réprimande.
rouge-bord, arch.: verre de vin plein jusqu'au bord.
houleuse, vulg.: fille qui racole sur la voie publique.
roulure, arg.: prostituée.
rubrique, arch.: ruse.
rudanier, arch.: grossier.
rue: nom de plusieurs plantes de la famille des rutacées.
rupin, arg.: riche, considérable.

sacrarium, lat.: sacristie.
sanctimonial, latin.: consacré.
satyricon, satiricon ou satiræ, hellén.: œuvres mêlées, mélanges (satura).
satyrion, satureum: philtre, boisson aphrodisiaque.
scare, hellén.: poisson des mers chaudes, dit perroquet de mer.
Scintilla, lat.: Etincelle.
scorpène: poisson dont les piquants sont venimeux.
scyphus, hellén.: coupe à boire.
sempiterneux, arch.: sempiternel.
senestre, arch.: gauche.
serdeau, arch.: échanson, d'après Tailhade.
seriphios, gr.: absinthe marine.
Σιβυλλα, τι θελεις, etc.—Sibylle, que veux-tu?—Je veux mourir.
sévir, sexvir (vi. vir. dans les inscriptions) lat.: membre d'un collège de six personnes; membre d'un collège de prêtres institué en l'honneur d'Auguste.
singultueux, latin.: qui a le caractère du sanglot.
soef, arch.: suave.
souricer, arch.: prendre les souris, en parlant des chats; s'emparer subrepticement de.
spurcidique, latin.: ordurier.
stator, lat.: messager d'un magistrat
stola, lat.: robe de la matrone romaine.
subhaster, arch.: vendre aux enchères.
subodorer, arch.: éventer, flairer de loin.
sudarium, antiq. lat.: sorte, de mouchoir.
suppéditer, latin.: fouler aux pieds au pr. et au fig. Tailhade lui donne le sens d'élever, de soutenir.
supin, latin.: renversé.
susciter, latin.: mettre debout.

tante, arg.: jeune homme accessible.
τα παντα (gr.: le tout), factotum.
tavelé, arch.: marqueté.
tepidarium, antiq. lat.: étuve tempérée dans laquelle on séjournait avant d'entrer dans le bain à haute température.
tessera, lat.: dé à jouer.
test, arch.: pot
tête-bêche, arch.: en sens inverse, comme, par exemple, les deux chiffres du nombre 69—et non tête baissée, comme l'a cru Tailhade après Victor Hugo.
textile, latin.: tissé.
thalamus, antiq. gr. et lat.: chambre où se faisait le coucher de la mariée, chambre nuptiale.
thalassocrate, hellén.: maître de la mer.
tibicen, antig. lat.: flûtiste.
tollu, arch.: partic. passé de tollir, enlever.
toreutique, hellén.: l'art de la ciselure.
torus, antiq. lat.: matelas ou lit.
tourde, arch.: grive.
tourner de l'œil, locut. popul.: mourir.
tourtre, arch.: tourterelle.
train de galets, le traducteur veut dire train de bateaux chargé de galets.
tramontane, arch.: vent du nord, dans la Méditerranée.
trépidation, latin.: agitation.
trépider, latin.: s'agiter confusément.
tricliniarcha, antiq. lat.: correspondait à peu près à notre maître d'hôtel.
Trimalchio, on a supposé que ce nom était formé du gr. tri, et malchiao, être gourd, être transi. Il signifierait ainsi quelque chose comme Triplegourde (cf. Trissotin). D'autres croient ce nom d'origine sémitique.
trinquer, vulg.: pâtir.
tripudier, latin.: danser, trépigner, sauter.
tristimonie, latin.: tristesse.
trivier, latin.: trivoie, patte-d'oie, endroit où aboutissent trois chemins.
trupher, arch.: la forme correcte est trufer, se moquer, abuser de.
Tryphœna (du gr. tryphè, voluptés, délices). Salace.
tuf: concrétion calcaire qui se trouve au-dessous de la terre franche.
tumultuer, latin.: être bruyamment agité—«La mer tumultuait du bas abîme», cette phrase est empruntée textuellement à Rabelais.
turgide, latin.: enflé.
turpide, latin.: honteux.
tutelle, latin.: divinité protectrice, lare, patronne.
type, vulg.: homme, individu masculin.

union, latin.: perle unique, perle baroque.
Urbs, lat.: la Ville, c'est-à-dire Rome.
urceolus, antiq. lat.: cruche à eau.
utricule, latin.: petite outre.

vache, arg.: femme, en mauvaise part—Tailhade traduit «femmes soûles» par «vaches imbriaques».
vadrouiller, vulg.: aller de taverne en taverne; traîner de nuit dans tous les mauvais lieux.
vedeau, arch.: veau.
vendiquer, latin.: venger.
vénéfice, latin.: breuvage magique, sortilège.
ventrouillage (se ventrouiller, arch.: se vautrer), vautrement.
vénusté, latin.: beauté.
verbérante, latin.: celle qui fouette.
verbèrer, latin.: fouetter—ici, au figuré.
vère, arch.: voire! oui vraiment!
vérécondie, latin.: modestie, modération.
vérécondieux, latin.: réservé, discret.
vergonder, lat.: respecter.—Le traducteur donne à ce verbe le sens de pécher.
vin de la bouche, arch.: vin réservé au maître.
vinasse, vulg.: vin ordinaire.
viride, latin.: verdoyant; fig.: jeune.
vis, arch.: visage.
vouivre, arch.: guivre, dragon.
vulgivague, latin.: vagabond, errant.
vultueux, latin.: tuméfié et enflammé—quant au visage.


JUSTIFICATION DU TIRAGE

La présente édition du Satyricon a été achevée d'imprimer le 31 janvier 1922: le texte par Henri Diéval, les illustrations par Louis Kaldor. On en a tiré quinze exemplaires sur papier Japon des manufactures impériales d'Insetsu-Kioku, chiffrés de 1 à 15, dont un (numéro 1) contient un dessin original et tous les croquis de J. E. Laboureur; et quatre sur Japon impérial (numéros 2 à 5) contiennent un dessin original. On a tiré en outre deux cent dix exemplaires sur papier vélin pur fil Lafuma chiffrés de 16 à 225.






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1.E.8.

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used on or associated in any way with an electronic work by people who
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violates the law of the state applicable to this agreement, the
agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or
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unenforceability of any provision of this agreement shall not void the
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trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
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electronic works, harmless from all liability, costs and expenses,
including legal fees, that arise directly or indirectly from any of
the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this
or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or
additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any
Defect you cause.

Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at
www.gutenberg.org Section 3. Information about the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is in Fairbanks, Alaska, with the
mailing address: PO Box 750175, Fairbanks, AK 99775, but its
volunteers and employees are scattered throughout numerous
locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt
Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to
date contact information can be found at the Foundation's web site and
official page at www.gutenberg.org/contact

For additional contact information:

    Dr. Gregory B. Newby
    Chief Executive and Director
    gbnewby@pglaf.org

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular
state visit www.gutenberg.org/donate

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate

Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
edition.

Most people start at our Web site which has the main PG search
facility: www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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