The Project Gutenberg EBook of Essais de Montaigne (self-édition) - Volume
II, by Michel de Montaigne

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Title: Essais de Montaigne (self-édition) - Volume II

Author: Michel de Montaigne

Translator: Général Michaud

Release Date: June 8, 2015 [EBook #49168]

Language: French

Character set encoding: ISO-8859-1

*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ESSAIS DE MONTAIGNE ***




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Au lecteur

Table des Matières


ESSAIS DE MONTAIGNE


Cet ouvrage se compose de quatre volumes, comprenant:

1er VOLUME.—Avertissement, table générale des chapitres, texte et traduction du commencement au chapitre 6 inclus du livre II.

2e VOLUME.—Texte et traduction du chapitre 7 inclus du livre II au chapitre 35 inclus de ce même livre.

3e VOLUME.—Texte et traduction du chapitre 36 du livre II jusqu'à la fin.

4e VOLUME *.—Notice sur Montaigne, etc.; sommaire des Essais, variantes, notes, lexique, etc.


ILLUSTRATIONS:

1er vol.—Portrait de l'auteur, armoiries et signature.

2e vol.—Plan du domaine et perspective du manoir de Montaigne.

3e vol.—Vue de la tour de Montaigne et plan des étages.

4e vol.—Fac-similé d'une page du manuscrit de Bordeaux.

Voir sur ces illustrations, la notice insérée à cet effet au quatrième volume, en tête des Notes.


* Ce volume, indépendant des autres, est susceptible par sa contexture d'être aisément utilisé avec n'importe quelle édition des Essais ancienne ou moderne, moyennant un simple tableau de concordance de pagination facile à établir soi-même.


Planche II


ESSAIS

DE

MICHEL  SEIGNEVR

DE   MONTAIGNE


CIↃ  IↃ  XCV


TEXTE ET TRADUCTION

(suite)


LIVRE  SECOND.    
(Suite).


CHAPITRE VII.    (TRADUCTION LIV. II, CH. VII.)
Des récompenses d'honneur.

CEVX qui escriuent la vie d'Auguste Cæsar, remerquent cecy en sa
discipline militaire, que des dons il estoit merueilleusement liberal
enuers ceux qui le meritoient: mais que des pures recompenses
d'honneur il en estoit bien autant espargnant. Si est-ce qu'il
auoit esté luy mesme gratifié par son oncle, de toutes les recompenses
militaires, auant qu'il eust iamais esté à la guerre. Ç'a esté
vne belle inuention, et receuë en la plus part des polices du monde,
d'establir certaines merques vaines et sans prix, pour en honnorer
et recompenser la vertu: comme sont les couronnes de laurier, de
chesne, de meurte, la forme de certain vestement, le priuilege d'aller1
en coche par ville, ou de nuit auecques flambeau, quelque assiette
particuliere aux assemblées publiques, la prerogatiue d'aucuns surnoms
et titres, certaines merques aux armoiries, et choses semblables
dequoy l'vsage a esté diuersement receu selon l'opinion des nations,
et dure encores.   Nous auons pour nostre part, et plusieurs de nos
voisins, les ordres de cheualerie, qui ne sont establis qu'à cette fin.
C'est à la verité vne bien bonne et profitable coustume, de trouuer
moyen de recognoistre la valeur des hommes rares et excellens,
et de les contenter et satisfaire par des payemens, qui ne chargent
aucunement le publiq, et qui ne coustent rien au Prince. Et ce qui2
a esté tousiours conneu par experience ancienne, et que nous auons
autrefois aussi peu voir entre nous, que les gens de qualité auoyent
plus de ialousie de telles recompenses, que de celles où il y auoit
du guain et du profit, cela n'est pas sans raison et grande apparence.
12 Si au prix qui doit estre simplement d'honneur, on y mesle
d'autres commoditez, et de la richesse: ce meslange au lieu d'augmenter
l'estimation, il la rauale et en retranche. L'ordre Sainct Michel,
qui a esté si long temps en credit parmy nous, n'auoit point
de plus grande commodité que celle-la, de n'auoir communication
d'aucune autre commodité. Cela faisoit, qu'autre-fois il n'y auoit ne
charge ny estat, quel qu'il fust, auquel la Noblesse pretendist auec
tant de desir et d'affection, qu'elle faisoit à l'ordre, ny qualité qui
apportast plus de respect et de grandeur: la vertu embrassant et
aspirant plus volontiers à vne recompense purement sienne, plustost1
glorieuse, qu'vtile.   Car à la verité les autres dons n'ont pas
leur vsage si digne, d'autant qu'on les employe à toute sorte d'occasions.
Par des richesses on satisfaict le seruice d'vn valet, la diligence
d'vn courrier, le dancer, le voltiger, le parler, et les plus viles
offices qu'on reçoiue: voire et le vice s'en paye, la flaterie, le maquerelage,
la trahison: ce n'est pas merueille si la vertu reçoit et
desire moins volontiers cette sorte de monnoye commune, que celle
qui luy est propre et particuliere, toute noble et genereuse. Auguste
auoit raison d'estre beaucoup plus mesnager et espargnant de cette-cy,
que de l'autre: d'autant que l'honneur, c'est vn priuilege qui2
tire sa principale essence de la rareté: et la vertu mesme.

Cui malus est nemo, quis bonus esse potest?

On ne remerque pas pour la recommandation d'vn homme, qu'il ait
soin de la nourriture de ses enfans, d'autant que c'est vne action
commune, quelque iuste qu'elle soit: non plus qu'vn grand arbre,
où la forest est toute de mesmes. Ie ne pense pas qu'aucun citoyen
de Sparte se glorifiast de sa vaillance: car c'estoit vne vertu populaire
en leur nation: et aussi peu de la fidelité et mespris des richesses.
Il n'eschoit pas de recompense à vne vertu, pour grande
qu'elle soit, qui est passée en coustume: et ne sçay auec, si nous3
l'appellerions iamais grande, estant commune.   Puis donc que ces
loyers d'honneur, n'ont autre prix et estimation que cette là, que
peu de gens en iouyssent, il n'est, pour les aneantir, que d'en faire
largesse. Quand il se trouueroit plus d'hommes qu'au temps passé,
qui meritassent nostre ordre, il n'en faloit pas pourtant corrompre
14 l'estimation. Et peut aysément aduenir que plus le meritent: car
il n'est aucune des vertuz qui s'espande si aysement que la vaillance
militaire. Il y en a vne autre vraye, perfaicte et philosophique,
dequoy ie ne parle point (et me sers de ce mot, selon nostre vsage)
bien plus grande que cette cy, et plus pleine: qui est vne force et
asseurance de l'ame, mesprisant également toute sorte de contraires
accidens; equable, vniforme et constante, de laquelle la nostre n'est
qu'vn bien petit rayon.   L'vsage, l'institution, l'exemple et la coustume,
peuuent tout ce qu'elles veulent en l'establissement de celle,
dequoy ie parle, et la rendent aysement vulgaire, comme il est tres-aysé1
à voir par l'experience que nous en donnent nos guerres ciuiles.
Et qui nous pourroit ioindre à cette heure, et acharner à vne
entreprise commune tout nostre peuple, nous ferions refleurir nostre
ancien nom militaire. Il est bien certain, que la recompense de
l'ordre ne touchoit pas au temps passé seulement la vaillance, elle
regardoit plus loing. Ce n'a iamais esté le payement d'vn valeureux
soldat, mais d'vn Capitaine fameux. La science d'obeïr ne meritoit
pas vn loyer si honorable: on y requeroit anciennement vne expertise
bellique plus vniuerselle, et qui embrassast la plus part et plus
grandes parties d'vn homme militaire, neque enim eædem militares2
et imperatoriæ artes sunt, qui fust encore, outre cela de condition
accommodable à vne telle dignité. Mais ie dy, quand plus de gens
en seroyent dignes qu'il ne s'en trouuoit autresfois, qu'il ne falloit
pas pourtant s'en rendre plus liberal: et eust mieux vallu faillir à
n'en estrener pas tous ceux, à qui il estoit deu, que de perdre pour
iamais, comme nous venons de faire, l'vsage d'vne inuention si vtile.
Aucun homme de cœur ne daigne s'auantager de ce qu'il a de commun
auec plusieurs. Et ceux d'auiourd'huy qui ont moins merité
cette recompense, font plus de contenance de la desdaigner, pour
se loger par là, au reng de ceux à qui on fait tort d'espandre indignement3
et auilir cette marque qui leur estoit particulierement deuë.
Or de s'attendre en effaçant et abolissant cette-cy, de pouuoir
soudain remettre en credit, et renouueller vne semblable coustume,
ce n'est pas entreprinse propre à vne saison si licentieuse et malade,
16 qu'est celle, où nous nous trouuons à present: et en aduiendra
que la derniere encourra dés sa naissance, les incommoditez qui
viennent de ruiner l'autre. Les regles de la dispensation de ce nouuel
ordre, auroyent besoing d'estre extremement tendues et contraintes,
pour luy donner authorité: et cette saison tumultuaire
n'est pas capable d'vne bride courte et reglée. Outre ce qu'auant
qu'on luy puisse donner credit, il est besoing qu'on ayt perdu la
memoire du premier, et du mespris auquel il est cheut.   Ce lieu
pourroit receuoir quelque discours sur la consideration de la vaillance,
et difference de cette vertu aux autres: mais Plutarque estant1
souuent retombé sur ce propos, ie me meslerois pour neant de rapporter
icy ce qu'il en dit. Cecy est digne d'estre consideré, que nostre
nation donne à la vaillance le premier degré des vertus, comme
son nom montre, qui vient de valeur: et qu'à nostre vsage, quand
nous disons vn homme qui vaut beaucoup, ou vn homme de bien,
au stile de nostre Cour, et de nostre Noblesse, ce n'est à dire autre
chose qu'vn vaillant homme: d'vne façon pareille à la Romaine.
Car la generale appellation de vertu prend chez eux etymologie de
la force. La forme propre, et seule, et essencielle, de noblesse en
France, c'est la vacation militaire. Il est vray-semblable que la premiere2
vertu qui se soit faict paroistre entre les hommes, et qui a
donné aduantage aux vns sur les autres, ç'a esté cette-cy: par laquelle
les plus forts et courageux se sont rendus maistres des plus
foibles, et ont acquis reng et reputation particuliere: d'où luy est demeuré
cet honneur et dignité de langage: ou bien que ces nations
estans tres-belliqueuses, ont donné le prix à celle des vertus, qui
leur estoit plus familiere, et le plus digne tiltre. Tout ainsi que nostre
passion, et cette fieureuse solicitude que nous auons de la chasteté
des femmes, fait aussi qu'vne bonne femme, vne femme de bien,
et femme d'honneur et de vertu, ce ne soit en effect à dire autre3
chose pour nous, qu'vne femme chaste: comme si pour les obliger
à ce deuoir, nous mettions à nonchaloir tous les autres, et leur
laschions la bride à toute autre faute, pour entrer en composition
de leur faire quitter cette-cy.

18

CHAPITRE VIII.    (TRADUCTION LIV. II, CH. VIII.)
De l'affection des pères aux enfants.

A Madame d'Estissac.

MADAME, si l'estrangeté ne me sauue, et la nouuelleté, qui ont
accoustumé de donner prix aux choses, ie ne sors iamais à mon
honneur de cette sotte entreprinse: mais elle est si fantastique, et
a vn visage si esloigné de l'vsage commun, que cela luy pourra
donner passage. C'est vne humeur melancolique, et vne humeur par
consequent tres-ennemie de ma complexion naturelle, produite par
le chagrin de la solitude, en laquelle il y a quelques années que ie
m'estoy ietté, qui m'a mis premierement en teste cette resuerie de
me mesler d'escrire. Et puis me trouuant entierement despourueu
et vuide de toute autre matiere, ie me suis presenté moy-mesmes à1
moy pour argument et pour subiect. C'est le seul liure au monde
de son espece, et d'vn dessein farousche et extrauaguant. Il n'y a
rien aussi en cette besoigne digne d'estre remerqué que cette bizarrerie:
car à vn subiect si vain et si vil, le meilleur ouurier du
monde n'eust sçeu donner façon qui merite qu'on en face conte. Or
Madame, ayant à m'y pourtraire au vif, i'en eusse oublié vn traict
d'importance, si ie n'y eusse representé l'honneur, que i'ay tousiours
rendu à vos merites. Et I'ay voulu dire signamment à la teste de ce
chapitre, d'autant que parmy vos autres bonnes qualitez, celle de
l'amitié que vous auez montrée à vos enfans, tient l'vn des premiers2
rengs. Qui sçaura l'aage auquel Monsieur d'Estissac vostre mari
vous laissa veufue, les grands et honorables partis, qui vous ont esté
offerts, autant qu'à Dame de France de vostre condition, la constance
et fermeté dequoy vous auez soustenu tant d'années et au trauers
de tant d'espineuses difficultez, la charge et conduite de leurs
affaires, qui vous ont agitée par tous les coins de France, et vous
tiennent encores assiegée, l'heureux acheminement que vous y auez
donné, par vostre seule prudence ou bonne Fortune: il dira aisément
auec moy, que nous n'auons point d'exemple d'affection maternelle
20 en nostre temps plus exprez que le vostre. Ie louë Dieu,
Madame, qu'elle aye esté si bien employée: car les bonnes esperances
que donne de soy Monsieur d'Estissac vostre fils, asseurent
assez que quand il sera en aage, vous en tirerez l'obeïssance et reconnoissance
d'vn tres-bon enfant. Mais d'autant qu'à cause de sa
puerilité, il n'a peu remerquer les extremes offices qu'il a receu de
vous en si grand nombre, ie veux, si ces escrits viennent vn iour à
luy tomber, en main, lors que ie n'auray plus ny bouche ny parole
qui le puisse dire, qu'il reçoiue de moy ce tesmoignage en toute
verité: qui luy sera encore plus vifuement tesmoigné par les bons1
effects, dequoy si Dieu plaist il se ressentira, qu'il n'est Gentilhomme
en France, qui doiue plus à sa mere qu'il fait, et qu'il ne
peut donner à l'aduenir plus certaine preuue de sa bonté, et de sa
vertu, qu'en vous reconnoissant pour telle.
S'il y a quelque loy vrayement naturelle, c'est à dire quelque
instinct, qui se voye vniuersellement et perpetuellement empreinct
aux bestes et en nous, ce qui n'est pas sans controuerse, ie puis dire
à mon aduis, qu'apres le soin que chasque animal a de sa conseruation,
et de fuir ce qui nuit, l'affection que l'engendrant porte à
son engeance, tient le second lieu en ce rang. Et parce que Nature2
semble nous l'auoir recommandée, regardant à estendre et faire
aller auant, les pieces successiues de cette sienne machine: ce n'est
pas merueille, si à reculons des enfans aux peres, elle n'est pas si
grande. Ioint cette autre consideration Aristotelique: que celuy qui
bien faict à quelcun, l'aime mieux, qu'il n'en est aimé. Et celuy à
qui il est deu, aime mieux, que celuy qui doibt: et tout ouurier
aime mieux son ouurage, qu'il n'en seroit aimé, si l'ouurage auoit
du sentiment: d'autant que nous auons cher, estre, et estre consiste
en mouuement et action. Parquoy chascun est aucunement en son
ouurage. Qui bien fait, exerce vne action belle et honneste: qui3
reçoit, l'exerce vtile seulement. Or l'vtile est de beaucoup moins
aimable que l'honneste. L'honneste est stable et permanent, fournissant
à celuy qui l'a faict, vne gratification constante. L'vtile se perd
et eschappe facilement, et n'en est la memoire ny si fresche ny si
douce. Les choses nous sont plus cheres, qui nous ont plus cousté.
Et donner, est de plus de coust que le prendre.   Puis qu'il a pleu
à Dieu nous doüer de quelque capacité de discours, affin que comme
les bestes nous ne fussions pas seruilement assubiectis aux loix communes,
ains que nous nous y appliquassions par iugement et liberté
volontaire: nous deuons bien prester vn peu à la simple authorité4
de Nature: mais non pas nous laisser tyranniquement emporter à
22 elle: la seule raison doit auoir la conduite de nos inclinations. I'ay de
ma part le goust estrangement mousse à ces propensions, qui sont produites
en nous sans l'ordonnance et entremise de nostre iugement.
Comme sur ce subiect, duquel ie parle, ie ne puis receuoir cette
passion, dequoy on embrasse les enfans à peine encore naiz, n'ayants
ny mouuement en l'ame, ny forme recognoissable au corps, par où
ils se puissent rendre aimables: et ne les ay pas souffert volontiers
nourrir pres de moy. Vne vraye affection et bien reglée, deuroit
naistre, et s'augmenter auec la cognoissance qu'ils nous donnent
d'eux; et lors, s'ils le valent, la propension naturelle marchant1
quant et quant la raison, les cherir d'vne amitié vrayement paternelle;
et en iuger de mesme s'ils sont autres, nous rendans tousiours
à la raison, nonobstant la force naturelle. Il en va fort souuent
au rebours, et le plus communement nous nous sentons plus
esmeuz des trepignemens, ieux et niaiseries pueriles de noz enfans,
que nous ne faisons apres, de leurs actions toutes formées: comme
si nous les auions aymez pour nostre passe-temps, comme des guenons,
non comme des hommes. Et tel fournit bien liberalement de
iouëts à leur enfance, qui se trouue resserré à la moindre despence
qu'il leur faut estans en aage. Voire il semble que la ialousie que2
nous auons de les voir paroistre et iouyr du monde, quand nous
sommes à mesme de le quitter, nous rende plus espargnans et restrains
enuers eux. Il nous fasche qu'ils nous marchent sur les talons,
comme pour nous solliciter de sortir. Et si nous auions à craindre
cela, puis que l'ordre des choses porte qu'ils ne peuuent, à dire
verité, estre, ny viure, qu'aux despens de nostre estre et de nostre
vie, nous ne deuions pas nous mesler d'estre peres.   Quant à moy,
ie treuue que c'est cruauté et iniustice de ne les receuoir au partage
et societé de noz biens, et compagnons en l'intelligence de noz
affaires domestiques, quand ils en sont capables, et de ne retrancher3
et resserrer noz commoditez pour pouruoir aux leurs, puis que
nous les auons engendrez à cet effect. C'est iniustice de voir qu'vn
pere vieil, cassé, et demy-mort, iouysse seul à vn coing du foyer,
des biens qui suffiroient à l'auancement et entretien de plusieurs
enfans, et qu'il les laisse cependant par faute de moyen, perdre
24 leurs meilleures années, sans se pousser au seruice public, et cognoissance
des hommes. On les iecte au desespoir de chercher par quelque
voye, pour iniuste qu'elle soit, à prouuoir à leur besoing. Comme
i'ay veu de mon temps, plusieurs ieunes hommes de bonne maison,
si addonnez au larcin, que nulle correction les en pouuoit destourner.
I'en cognois vn bien apparenté, à qui par la priere d'vn sien
frere, tres-honneste et braue Gentil-homme, ie parlay vne fois pour
cet effect. Il me respondit et confessa tout rondement, qu'il auoit
esté acheminé à cett'ordure, par la rigueur et auarice de son pere;
mais qu'à present il y estoit si accoustumé, qu'il ne s'en pouuoit1
garder. Et lors il venoit d'estre surpris en larrecin des bagues d'vne
dame, au leuer de laquelle il s'estoit trouué auec beaucoup d'autres.
Il me fit souuenir du compte que i'auois ouy faire d'vn autre Gentil-homme,
si faict et façonné à ce beau mestier, du temps de sa ieunesse,
que venant apres à estre maistre de ses biens, deliberé d'abandonner
cette trafique, il ne se pouuoit garder pourtant s'il passoit
pres d'vne boutique, où il y eust chose, dequoy il eust besoin,
de la desrobber, en peine de l'enuoyer payer apres. Et en ay veu
plusieurs si dressez et duitz à cela, que parmy leurs compagnons
mesmes, ils desrobboient ordinairement des choses qu'ils vouloient2
rendre. Ie suis Gascon, et si n'est vice auquel ie m'entende moins.
Ie le hay vn peu plus par complexion, que ie ne l'accuse par discours:
seulement par desir, ie ne soustrais rien à personne. Ce
quartier en est à la verité vn peu plus descrié que les autres de la
Françoise nation. Si est-ce que nous auons veu de nostre temps à
diuerses fois, entre les mains de la Iustice, des hommes de maison,
d'autres contrées, conuaincus de plusieurs horribles voleries. Ie
crains que de cette desbauche il s'en faille aucunement prendre à ce
vice des peres.   Et si on me respond ce que fit vn iour vn Seigneur
de bon entendement, qu'il faisoit espargne des richesses, non pour3
en tirer autre fruict et vsage, que pour se faire honorer et rechercher
aux siens; et que l'aage luy ayant osté toutes autres forces, c'estoit
le seul remede qui luy restoit pour se maintenir en authorité en sa
famille, et pour euiter qu'il ne vinst à mespris et desdain à tout le
monde (de vray non la vieillesse seulement, mais toute imbecillité,
selon Aristote, est promotrice d'auarice) cela est quelque chose:
mais c'est la medecine à vn mal, duquel on deuoit euiter la naissance.
Vn pere est bien miserable, qui ne tient l'affection de ses
enfans, que par le besoin qu'ils ont de son secours, si cela se doit
nommer affection: il faut se rendre respectable par sa vertu, et par4
sa suffisance, et aymable par sa bonté et douceur de ses mœurs.
26 Les cendres mesmes d'vne riche matiere, elles ont leur prix: et les
os et reliques des personnes d'honneur, nous auons accoustumé de
les tenir en respect et reuerence. Nulle vieillesse peut estre si caducque
et si rance, à vn personnage qui a passé en honneur son
aage, qu'elle ne soit venerable; et notamment à ses enfans, desquels
il faut auoir reglé l'ame à leur deuoir par raison, non par necessité
et par le besoin, ny par rudesse et par force.

Et errat longè, mea quidem sententia,
Qui imperium credat esse grauius aut stabilius,
Vi quod fit, quàm illud quod amicitia adiungitur.1
I'accuse toute violence en l'education d'vne ame tendre, qu'on
dresse pour l'honneur, et la liberté. Il y a ie ne sçay quoi de seruile
en la rigueur, et en la contraincte: et tiens que ce qui ne se
peut faire par la raison, et par prudence, et addresse, ne se fait iamais
par la force. On m'a ainsin esleué: ils disent qu'en tout mon
premier aage, ie n'ay tasté des verges qu'à deux coups, et bien
mollement. I'ay deu la pareille aux enfans que i'ay eu. Ils me meurent
tous en nourrisse: mais Leonor, vne seule fille qui est eschappée
à cette infortune, a attaint six ans et plus, sans qu'on ayt
employé à sa conduicte, et pour le chastiement de ses fautes pueriles,2
l'indulgence de sa mere s'y appliquant aysément, autre chose
que parolles, et bien douces. Et quand mon desir y seroit frustré,
il est assez d'autres causes ausquelles nous prendre, sans entrer en
reproche auec ma discipline, que ie sçay estre iuste et naturelle.
I'eusse esté beaucoup plus religieux encores en cela vers des masles,
moins nais à seruir, et de condition plus libre: i'eusse aymé
à leur grossir le cœur d'ingenuité et de franchise. Ie n'ay veu autre
effect aux verges, sinon de rendre les ames plus lasches, ou plus
malitieusement opiniastres.   Voulons nous estre aymez de noz enfans?
leur voulons nous oster l'occasion de souhaiter nostre mort?3
(combien que nulle occasion d'vn si horrible souhait, ne peut estre
ny iuste ny excusable, nullum scelus rationem habet) accommodons
leur vie raisonnablement, de ce qui est en nostre puissance. Pour
cela, il ne nous faudroit pas marier si ieunes que nostre aage vienne
quasi à se confondre auec le leur. Car cet inconuenient nous iette à
plusieurs grandes difficultez. Ie dy specialement à la Noblesse, qui
est d'vne condition oysifue, et qui ne vit, comme on dit, que de ses
rentes: car ailleurs, où la vie est questuaire, la pluralité et compagnie
des enfans, c'est vn agencement de mesnage, ce sont autant
de nouueaux vtils et instrumens à s'enrichir.   Ie me mariay à4
trente trois ans, et louë l'opinion de trente cinq, qu'on dit estre
d'Aristote. Platon ne veut pas qu'on se marie auant les trente: mais
28 il a raison de se mocquer de ceux qui font les œuures de mariage
apres cinquante cinq: et condamne leur engeance indigne d'aliment
et de vie. Thales y donna les plus vrayes bornes: qui ieune, respondit
à sa mere le pressant de se marier, qu'il n'estoit pas temps:
et, deuenu sur l'aage, qu'il n'estoit plus temps. Il faut refuser l'opportunité
à toute action importune. Les anciens Gaulois estimoient
à extreme reproche d'auoir eu accointance de femme, auant l'aage
de vingt ans: et recommandoient singulierement aux hommes, qui
se vouloient dresser pour la guerre, de conseruer bien auant en
l'aage leur pucellage; d'autant que les courages s'amollissent et1
diuertissent par l'accouplage des femmes.

Ma hor congiunto à giouinetta sposa,
Lieto homai de' figli, era inuilito
Ne gli affetti di padre et di marito.

Muleasses Roy de Thunes, celuy que l'Empereur Charles cinquiesme
remit en ses Estats, reprochoit la memoire de Mahomet son pere,
de sa hantise auec les femmes, l'appellant brode, effeminé, engendreur
d'enfants. L'histoire Grecque remarque de Iecus Tarentin, de
Chryso, d'Astylus, de Diopompus, et d'autres, que pour maintenir
leurs corps fermes au seruice de la course des ieux Olympiques, de2
la Palæstrine, et tels exercices, ils se priuerent autant que leur dura
ce soing, de toute sorte d'acte Venerien. En certaine contrée des
Indes Espagnolles, on ne permettoit aux hommes de se marier,
qu'apres quarante ans, et si le permettoit-on aux filles à dix ans.
Vn Gentilhomme qui a trente cinq ans, il n'est pas temps qu'il face
place à son fils qui en a vingt: il est luy-mesme au train de paroistre
et aux voyages des guerres, et en la cour de son Prince: il a
besoin de ses pieces; et en doit certainement faire part, mais telle
part, qu'il ne s'oublie pas pour autruy. Et à celuy-là peut seruir
iustement cette response que les peres ont ordinairement en la3
bouche: Ie ne me veux pas despouiller deuant que de m'aller coucher.
   Mais vn pere atterré d'années et de maux, priué par sa foiblesse
et faute de santé, de la commune societé des hommes, il se faict
tort, et aux siens, de couuer inutilement vn grand tas de richesses.
Il est assez en estat, s'il est sage, pour auoir desir de se despouiller
pour se coucher, non pas iusques à la chemise, mais iusques à
vne robbe de nuict bien chaude: le reste des pompes, dequoy il n'a
plus que faire, il doit en estrener volontiers ceux, à qui par ordonnance
naturelle cela doit appartenir. C'est raison qu'il leur en laisse
l'vsage, puis que Nature l'en priue: autrement sans doute il y a de4
la malice et de l'enuie. La plus belle des actions de l'Empereur
30 Charles cinquiesme fut celle-là, à l'imitation d'aucuns anciens de
son qualibre, d'auoir sçeu recognoistre que la raison nous commande
assez de nous despouiller, quand noz robbes nous chargent
et empeschent, et de nous coucher quand les iambes nous faillent.
Il resigna ses moyens, grandeur et puissance à son fils, lors qu'il
sentit defaillir en soy la fermeté et la force pour conduire les affaires,
auec la gloire qu'il y auoit acquise.

Solue senescentem maturè sanus equum, ne
Peccet ad extremùm ridendus, et ilia ducat.
Cette faute, de ne se sçauoir recognoistre de bonne heure, et ne1
sentir l'impuissance et extreme alteration que l'aage apporte naturellement
et au corps et à l'ame, qui à mon opinion est esgale, si
l'ame n'en a plus de la moitié, a perdu la reputation de la plus part
des grands hommes du monde. I'ay veu de mon temps et cognu familierement,
des personnages de grande authorité, qu'il estoit bien
aisé à voir, estre merueilleusement descheuz de cette ancienne suffisance,
que ie cognoissois par la reputation qu'ils en auoient acquise
en leurs meilleurs ans. Ie les eusse pour leur honneur volontiers
souhaitez retirez en leur maison à leur aise, et deschargez des occupations
publiques et guerrieres, qui n'estoient plus pour leurs2
espaules. I'ay autrefois esté priué en la maison d'vn Gentilhomme
veuf et fort vieil, d'vne vieillesse toutefois assez verte. Cettuy-cy
auoit plusieurs filles à marier, et vn fils desia en aage de paroistre;
cela chargeoit sa maison de plusieurs despences et visites estrangeres,
à quoy il prenoit peu de plaisir, non seulement pour le soin
de l'espargne, mais encore plus, pour auoir, à cause de l'aage, pris
vne forme de vie fort esloignée de la nostre. Ie luy dy vn iour vn
peu hardiment, comme i'ay accoustumé, qu'il luy sieroit mieux de
nous faire place, et de laisser à son fils sa maison principale, car il
n'auoit que celle-là de bien logée et accommodée, et se retirer en3
vne sienne terre voisine, où personne n'apporteroit incommodité à
son repos, puis qu'il ne pouuoit autrement euiter nostre importunité,
veu la condition de ses enfans. Il m'en creut depuis, et s'en
trouua bien.   Ce n'est pas à dire qu'on leur donne, par telle voye
d'obligation, de laquelle on ne se puisse plus desdire: ie leur lairrois,
moy qui suis à mesme de iouer ce rolle, la iouyssance de ma
maison et de mes biens, mais auec liberté de m'en repentir, s'ils
m'en donnoyent occasion: ie leur en lairrois l'vsage, par ce qu'il
32 ne me seroit plus commode. Et de l'authorité des affaires en gros,
ie m'en reseruerois autant qu'il me plairoit. Ayant tousiours iugé
que ce doit estre vn grand contentement à vn pere vieil, de mettre
luy-mesme ses enfans en train du gouuernement de ses affaires, et
de pouuoir pendant sa vie contreroller leurs deportemens: leur
fournissant d'instruction et d'aduis suyuant l'experience qu'il en a,
et d'acheminer luy mesme l'ancien honneur et ordre de sa maison
en la main de ses successeurs, et se respondre par là, des esperances
qu'il peut prendre de leur conduicte à venir. Et pour cet
effect, ie ne voudrois pas fuir leur compagnie, ie voudrois les esclairer1
de pres, et iouyr selon la condition de mon aage, de leur allegresse,
et de leurs festes. Si ie ne viuoy parmy eux (comme ie ne
pourroy sans offencer leur assemblée par le chagrin de mon aage,
et l'obligation de mes maladies, et sans contraindre aussi et forcer
les regles et façons de viure que i'auroy lors) ie voudroy au moins
viure pres d'eux en vn quartier de ma maison, non pas le plus en
parade, mais le plus en commodité. Non comme ie vy il y a quelques
années, vn Doyen de S. Hilaire de Poictiers, rendu à telle solitude
par l'incommodité de sa melancholie, que lors que i'entray en
sa chambre, il y auoit vingt deux ans, qu'il n'en estoit sorty vn seul2
pas; et si auoit toutes ses actions libres et aysées, sauf vn reume
qui luy tomboit sur l'estomac. A peine vne fois la sepmaine, vouloit-il
permettre qu'aucun entrast pour le voir. Il se tenoit tousiours
enfermé par le dedans de sa chambre seul, sauf qu'vn valet luy
portoit vne fois le iour à manger, qui ne faisoit qu'entrer et sortir.
Son occupation estoit se promener, et lire quelque liure, car il cognoissoit
aucunement les lettres, obstiné au demeurant de mourir
en cette desmarche, comme il fit bien tost apres. I'essayeroy par
vne douce conuersation, de nourrir en mes enfans vne viue amitié
et bien-vueillance non feinte en mon endroict. Ce qu'on gaigne aisément3
enuers des natures bien nées: car si ce sont bestes furieuses,
comme nostre siecle en produit à miliers, il les faut hayr et fuyr
pour telles.   Ie veux mal à cette coustume, d'interdire aux enfants
l'appellation paternelle, et leur en enioindre vn' estrangere, comme
plus reuerentiale: Nature n'aiant volontiers pas suffisamment pourueu
à nostre authorité. Nous appellons Dieu tout-puissant, pere, et
desdaignons que noz enfants nous en appellent. I'ay reformé cett'
erreur en ma famille. C'est aussi folie et iniustice de priuer les enfans
qui sont en aage, de la familiarité des peres, et vouloir maintenir
en leur endroit vne morgue austere et desdaigneuse, esperant4
par là, les tenir en crainte et obeissance. Car c'est vne farce tres-inutile,
34 qui rend les peres ennuieux aux enfans, et qui pis est, ridicules.
Ils ont la ieunesse et les forces en la main, et par consequent
le vent et la faueur du monde; et reçoiuent auecques mocquerie,
ces mines fieres et tyranniques, d'vn homme qui n'a plus de
sang, ny au cœur, ny aux veines: vrais espouuantails de cheneuiere.
Quand ie pourroy me faire craindre, i'aimeroy encore mieux
me faire aymer. Il y a tant de sortes de deffauts en la vieillesse, tant
d'impuissance, elle est si propre au mespris, que le meilleur acquest
qu'elle puisse faire, c'est l'affection et amour des siens: le commandement
et la crainte, ce ne sont plus ses armes.   I'en ay veu1
quelqu'vn, duquel la ieunesse auoit esté tres-imperieuse, quand c'est
venu sur l'aage, quoy qu'il le passe sainement ce qu'il se peut, il
frappe, il mord, il iure, le plus tempestatif maistre de France, il se
ronge de soing et de vigilance, tout cela n'est qu'vn bastelage, auquel
la famille mesme complotte: du grenier, du celier, voire et de
sa bource, d'autres ont la meilleure part de l'vsage, cependant qu'il
en a les clefs en sa gibbessiere, plus cherement que ses yeux. Cependant
qu'il se contente de l'espargne et chicheté de sa table, tout
est en desbauche en diuers reduits de sa maison, en ieu, et en despence,
et en l'entretien des comptes de sa vaine cholere et prouuoyance.2
Chacun est en sentinelle contre luy. Si par fortune quelque
chetif seruiteur s'y addonne, soudain il luy est mis en soupçon:
qualité à laquelle la vieillesse mord si volontiers de soy-mesme.
Quantes fois s'est-il vanté à moy, de la bride qu'il donnoit aux siens,
et exacte obeïssance et reuerence qu'il en receuoit; combien il
voyoit clair en ses affaires!

Ille solus nescit omnia.

Ie ne sçache homme qui peust apporter plus de parties et naturelles
et acquises, propres à conseruer la maistrise, qu'il faict, et si
en est descheu comme vn enfant. Partant l'ay-ie choisi parmy plusieurs3
telles conditions que ie cognois, comme plus exemplaire. Ce seroit
matiere à vne question scholastique, s'il est ainsi mieux, ou autrement.
En presence, toutes choses luy cedent. Et laisse-on ce vain
cours à son authorité, qu'on ne luy resiste iamais. On le croit, on
le craint, on le respecte tout son saoul. Donne-il congé à vn valet?
il plie son pacquet, le voila party: mais hors de deuant luy seulement.
Les pas de la vieillesse sont si lents, les sens si troubles, qu'il
viura et fera son office en mesme maison, vn an, sans estre apperceu.
36 Et quand la saison en est, on faict venir des lettres lointaines,
piteuses, suppliantes, pleines de promesse de mieux faire, par où
on le remet en grace. Monsieur fait-il quelque marché ou quelque
depesche, qui desplaise? on la supprime: forgeant tantost apres,
assez de causes, pour excuser la faute d'execution ou de response.
Nulles lettres estrangeres ne luy estants premierement apportées,
il ne void que celles qui semblent commodes à sa science. Si par
cas d'aduanture il les saisit, ayant en coustume de se reposer sur
certaine personne, de les luy lire, on y trouue sur le champ ce qu'on
veut: et faict-on à tous coups que tel luy demande pardon, qui l'iniurie1
par sa lettre. Il ne void en fin affaires, que par vne image
disposée et desseignée et satisfactoire le plus qu'on peut, pour n'esueiller
son chagrin et son courroux. I'ay veu souz des figures differentes,
assez d'œconomies longues, constantes, de tout pareil effect.
Il est tousiours procliue aux femmes de disconuenir à leurs maris.
Elles saisissent à deux mains toutes couuertures de leur contraster:
la premiere excuse leur sert de pleniere iustification. I'en
ay veu, qui desrobboit gros à son mary, pour, disoit-elle à son confesseur,
faire ses aulmosnes plus grasses. Fiez vous à cette religieuse
dispensation. Nul maniement leur semble auoir assez de dignité,2
s'il vient de la concession du mary. Il faut qu'elles l'vsurpent ou finement
ou fierement, et tousiours iniurieusement, pour luy donner de la
grace et de l'authorité. Comme en mon propos, quand c'est contre
vn pauure vieillard, et pour des enfants, lors empoignent elles ce
tiltre, et en seruent leur passion, auec gloire: et comme en vn commun
seruage, monopolent facilement contre sa domination et gouuernement.
Si ce sont masles, grands et fleurissans, ils subornent
aussi incontinent ou par force, ou par faueur, et maistre d'hostel et
receueur, et tout le reste. Ceux qui n'ont ny femme ny fils, tombent
en ce malheur plus difficilement, mais plus cruellement aussi et indignement.3
Le vieil Caton disoit en son temps, qu'autant de valets,
autant d'ennemis. Voyez si selon la distance de la pureté de son
siecle au nostre, il ne nous a pas voulu aduertir, que femme, fils,
et valet, autant d'ennemis à nous. Bien sert à la decrepitude de nous
fournir le doux benefice d'inapperceuance et d'ignorance, et facilité
à nous laisser tromper. Si nous y mordions, que seroit-ce de nous;
38 mesme en ce temps, où les Iuges qui ont à decider noz controuerses,
sont communément partisans de l'enfance et interessez?   Au cas
que cette pipperie m'eschappe à voir, aumoins ne m'eschappe-il pas,
à voir que ie suis tres-pippable. Et aura-on iamais assez dit, de
quel prix est vn amy, à comparaison de ces liaisons ciuiles? L'image
mesme, que i'en voy aux bestes, si pure, auec quelle religion ie la
respecte! Si les autres me pippent, au moins ne me pippe-ie pas
moy-mesme à m'estimer capable de m'en garder: ny à me ronger
la ceruelle pour m'en rendre. Ie me sauue de telles trahisons en mon
propre giron, non par vne inquiete et tumultuaire curiosité, mais1
par diuersion plustost, et resolution. Quand i'oy reciter l'estat de
quelqu'vn, ie ne m'amuse pas à luy: ie tourne incontinent les yeux
à moy, voir comment i'en suis. Tout ce qui le touche me regarde.
Son accident m'aduertit et m'esueille de ce costé-là. Tous les iours
et à toutes heures, nous disons d'vn autre ce que nous dirions plus
proprement de nous, si nous sçauions replier aussi bien qu'estendre
nostre consideration. Et plusieurs autheurs blessent en cette maniere
la protection de leur cause, courant en auant temerairement
à l'encontre de celle qu'ils attaquent, et lanceant à leurs ennemis
des traits, propres à leur estre relancez plus auantageusement.2
Feu M. le Mareschal de Monluc, ayant perdu son filz, qui mourut
en l'Isle de Maderes, braue Gentil-homme à la verité et de grande
esperance, me faisoit fort valoir entre ses autres regrets, le desplaisir
et creue-cœur qu'il sentoit de ne s'estre iamais communiqué à
luy: et sur cette humeur d'vne grauité et grimace paternelle, auoir
perdu la commodité de gouster et bien cognoistre son filz; et aussi
de luy declarer l'extreme amitié qu'il luy portoit, et le digne iugement
qu'il faisoit de sa vertu. Et ce pauure garçon, disoit-il, n'a
rien veu de moy qu'vne contenance refroignée et pleine de mespris,
et a emporté cette creance, que ie n'ay sçeu ny l'aimer ny l'estimer3
selon son merite. A qui gardoy-ie à descouurir cette singuliere affection
que ie luy portoy dans mon ame? estoit-ce pas luy qui en
deuoit auoir tout le plaisir et toute l'obligation? Ie me suis contraint
40 et gehenné pour maintenir ce vain masque: et y ay perdu le plaisir
de sa conuersation, et sa volonté quant et quant, qu'il ne me peut
auoir portée autre que bien froide, n'ayant iamais receu de moy que
rudesse, ny senti qu'vne façon tyrannique. Ie trouue que cette plainte
estoit bien prise et raisonnable. Car comme ie sçay par vne trop
certaine experience, il n'est aucune si douce consolation en la perte
de noz amis, que celle que nous apporte la science de n'auoir rien
oublié à leur dire, et d'auoir eu auec eux vne parfaite et entiere
communication. O mon amy! En vaux-ie mieux d'en auoir le goust,
ou si i'en vaux moins? i'en vaux certes bien mieux. Son regret me1
console et m'honnore. Est-ce pas vn pieux et plaisant office de ma
vie, d'en faire à tout iamais les obseques? Est-il iouyssance qui
vaille cette priuation?   Ie m'ouure aux miens tant que ie puis, et
leur signifie tres-volontiers l'estat de ma volonté, et de mon iugement
enuers eux, comme enuers vn chacun: ie me haste de me produire,
et de me presenter: car ie ne veux pas qu'on s'y mesconte, à
quelque part que ce soit. Entre autres coustumes particulieres qu'auoient
noz anciens Gaulois, à ce que dit Cæsar, cette-cy en estoit
l'vne, que les enfans ne se presentoyent aux peres, ny s'osoyent
trouuer en public en leur compagnie, que lors qu'ils commençoyent2
à porter les armes; comme s'ils vouloyent dire que lors il estoit aussi
saison, que les peres les receussent en leur familiarité et
accointance.   I'ay veu encore vne autre sorte d'indiscretion en aucuns
peres de mon temps, qui ne se contentent pas d'auoir priué pendant
leur longue vie, leurs enfans de la part qu'ils deuoient auoir naturellement
en leurs fortunes, mais laissent encore apres eux, à leurs
femmes cette mesme authorité sur tous leurs biens, et loy d'en disposer
à leur fantasie. Et ay cognu tel Seigneur des premiers officiers
de nostre Couronne, ayant par esperance de droit à venir, plus
de cinquante mille escus de rente, qui est mort necessiteux et accablé3
de debtes, aagé de plus de cinquante ans, sa mere en son extreme
decrepitude, iouyssant encore de tous ses biens par l'ordonnance
du pere, qui auoit de sa part vescu pres de quatre vingts ans.
Cela ne me semble aucunement raisonnable. Pourtant trouue-ie peu
d'aduancement à vn homme de qui les affaires se portent bien,
d'aller chercher vne femme qui le charge d'vn grand dot; il n'est
point de debte estrangere qui apporte plus de ruyne aux maisons:
mes predecesseurs ont communement suyui ce conseil bien à propos,
et moy aussi. Mais ceux qui nous desconseillent les femmes riches,
42 de peur qu'elles soyent moins traictables et recognoissantes, se
trompent, de faire perdre quelque reelle commodité, pour vne si
friuole coniecture. A vne femme desraisonnable, il ne couste non
plus de passer par dessus vne raison, que par dessus vne autre. Elles
s'ayment le mieux où elles ont plus de tort. L'iniustice les alleche:
comme les bonnes, l'honneur de leurs actions vertueuses: et en sont
debonnaires d'autant plus, qu'elles sont plus riches: comme plus
volontiers et glorieusement chastes, de ce qu'elles sont belles.
C'est raison de laisser l'administration des affaires aux meres
pendant que les enfans ne sont pas en l'aage selon les loix pour en1
manier la charge: mais le pere les a bien mal nourris, s'il ne peut
esperer qu'en leur maturité, ils auront plus de sagesse et de suffisance
que sa femme, veu l'ordinaire foiblesse du sexe. Bien seroit-il
toutesfois à la verité plus contre Nature, de faire despendre les
meres de la discretion de leurs enfans. On leur doit donner largement,
dequoy maintenir leur estat selon la condition de leur maison
et de leur aage, d'autant que la necessité et l'indigence est beaucoup
plus mal seante et mal-aisée à supporter à elles qu'aux masles: il
faut plustost en charger les enfans que la mere.   En general, la
plus saine distribution de noz biens en mourant, me semble estre,2
les laisser distribuer à l'vsage du païs. Les loix y ont mieux pensé
que nous: et vaut mieux les laisser faillir en leur eslection, que de
nous hazarder de faillir temerairement en la nostre. Ils ne sont pas
proprement nostres, puis que d'vne prescription ciuile et sans nous,
ils sont destinez à certains successeurs. Et encore que nous ayons
quelque liberté audelà, ie tien qu'il faut vne grande cause et bien
apparente pour nous faire oster à vn, ce que sa Fortune luy auoit
acquis, et à quoy la iustice commune l'appelloit: et que c'est abuser
contre raison de cette liberté, d'en seruir noz fantasies friuoles
et priuées. Mon sort m'a faict grace, de ne m'auoir presenté des3
occasions qui me peussent tenter, et diuertir mon affection de la
commune et legitime ordonnance. I'en voy, enuers qui c'est temps
perdu d'employer vn long soin de bons offices. Vn mot receu de
mauuais biais efface le merite de dix ans. Heureux, qui se trouue à
point, pour leur oindre la volonté sur ce dernier passage. La voisine
action l'emporte, non pas les meilleurs et plus frequents offices,
mais les plus recents et presents font l'operation. Ce sont
44 gents qui se iouent de leurs testaments, comme de pommes ou de
verges, à gratifier ou chastier chaque action de ceux qui y pretendent
interest. C'est chose de trop longue suitte, et de trop de poids,
pour estre ainsi promenée à chasque instant: et en laquelle les
sages se plantent vne fois pour toutes, regardans sur tout à la raison
et obseruance publique.   Nous prenons vn peu trop à cœur ces substitutions
masculines: et proposons vne eternité ridicule à noz
noms. Nous poisons aussi trop les vaines coniectures de l'aduenir,
que nous donnent les esprits puerils. A l'aduenture eust on faict
iniustice, de me deplacer de mon rang, pour auoir esté le plus lourd1
et plombé, le plus long et desgousté en ma leçon, non seulement
que tous mes freres, mais que tous les enfans de ma prouince: soit
leçon d'exercice d'esprit, soit leçon d'exercice de corps. C'est follie
de faire des triages extraordinaires, sur la foy de ces diuinations,
ausquelles nous sommes si souuent trompez. Si on peut blesser cette
regle, et corriger les destinées aux chois qu'elles ont faict de noz
heritiers, on le peut auec plus d'apparence, en consideration de
quelque remarquable et enorme difformité corporelle: vice constant
inamandable: et selon nous, grands estimateurs de la beauté,
d'important preiudice.   Le plaisant dialogue du legislateur de2
Platon, auec ses citoyens, fera honneur à ce passage. Comment
donc, disent ils sentans leur fin prochaine, ne pourrons nous point
disposer de ce qui est à nous, à qui il nous plaira? O Dieux, quelle
cruauté! Qu'il ne nous soit loisible, selon que les nostres nous auront
seruy en noz maladies, en nostre vieillesse, en noz affaires, de
leur donner plus et moins selon noz fantasies! A quoy le legislateur
respond en cette maniere: Mes amis, qui auez sans doubte bien tost
à mourir, il est mal-aisé, et que vous vous cognoissiez, et que vous
cognoissiez ce qui est à vous, suiuant l'inscription Delphique. Moy,
qui fay les loix, tien, que ny vous n'estes à vous, ny n'est à vous ce3
que vous iouyssez. Et voz biens et vous, estes à vostre famille tant
passée que future: mais encore plus sont au public, et vostre famille
et voz biens. Parquoy de peur que quelque flatteur en vostre vieillesse
ou en vostre maladie, ou quelque passion vous sollicite mal à propos,
de faire testament iniuste, ie vous en garderay. Mais ayant respect
et à l'interest vniuersel de la cité, et à celuy de vostre maison, i'establiray
46 des loix, et feray sentir, comme de raison, que la commodité
particuliere doit ceder à la commune. Allez vous en ioyeusement où
la necessité humaine vous appelle. C'est à moy, qui ne regarde pas
l'vne chose plus que l'autre, qui autant que ie puis, me soingne du
general, d'auoir soucy de ce que vous laissez.   Reuenant à mon
propos, il me semble en toutes façons, qu'il naist rarement des femmes
à qui la maistrise soit deuë sur des hommes, sauf la maternelle
et naturelle: si ce n'est pour le chastiment de ceux, qui par quelque
humeur fiebureuse, se sont volontairement soubsmis à elles: mais
cela ne touche aucunement les vieilles, dequoy nous parlons icy. C'est1
l'apparence de cette consideration, qui nous a faict forger et donner
pied si volontiers, à cette loy, que nul ne veit onques, qui priue les
femmes de la succession de cette couronne: et n'est guere Seigneurie
au monde, où elle ne s'allegue, comme icy, par vne vray-semblance
de raison qui l'authorise: mais la Fortune luy a donné
plus de credit en certains lieux qu'aux autres. Il est dangereux de
laisser à leur iugement la dispensation de nostre succession, selon
le choix qu'elles feront des enfans, qui est à tous les coups inique
et fantastique. Car cet appetit desreglé et goust malade, qu'elles ont
au temps de leurs groisses, elles l'ont en l'ame, en tout temps.2
Communement on les void s'addonner aux plus foibles et malotrus,
ou à ceux, si elles en ont, qui leur pendent encores au col. Car
n'ayans point assez de force de discours, pour choisir et embrasser
ce qui le vault, elles se laissent plus volontiers aller, où les impressions
de Nature sont plus seules: comme les animaux qui n'ont cognoissance
de leurs petits, que pendant qu'ils tiennent à leurs mammelles.
   Au demeurant il est aisé à voir par experience, que cette
affection naturelle, à qui nous donnons tant d'authorité, a les racines
bien foibles. Pour vn fort leger profit, nous arrachons tous les iours
leurs propres enfans d'entre les bras des meres, et leur faisons3
prendre les nostres en charge: nous leur faisons abandonner les
leurs à quelque chetiue nourrisse, à qui nous ne voulons pas commettre
les nostres, ou à quelque cheure; leur deffendant non seulement
de les allaiter, quelque danger qu'ils en puissent encourir:
mais encore d'en auoir aucun soin, pour s'employer du tout au seruice
des nostres. Et voit-on en la plus part d'entre elles, s'engendrer
bien tost par accoustumance vn'affection bastarde, plus vehemente
48 que la naturelle, et plus grande sollicitude de la conseruation des
enfans empruntez, que des leurs propres. Et ce que i'ay parlé des
cheures, c'est d'autant qu'il est ordinaire autour de chez moy, de
voir les femmes de village, lors qu'elles ne peuuent nourrir les enfans
de leurs mammelles, appeller des cheures à leurs secours. Et
i'ay à cette heure deux lacquais, qui ne tetterent iamais que huict
iours laict de femmes. Ces cheures sont incontinent duites à venir
allaicter ces petits enfans, recognoissent leur voix quand ils crient,
et y accourent: si on leur en presente vn autre que leur nourrisson,
elles le refusent, et l'enfant en fait de mesme d'vne autre cheure.1
I'en vis vn l'autre iour, à qui on osta la sienne, par ce que son
pere ne l'auoit qu'empruntée d'vn sien voisin, il ne peut iamais s'adonner
à l'autre qu'on luy presenta, et mourut sans doute, de faim.
Les bestes alterent et abbastardissent aussi aisément que nous,
l'affection naturelle. Ie croy qu'en ce que recite Herodote de certain
destroit de la Lybie, il y a souuent du mesconte: il dit qu'on
s'y mesle aux femmes indifferemment: mais que l'enfant ayant force
de marcher, trouue son pere celuy, vers lequel, en la presse, la
naturelle inclination porte ses premiers pas.   Or à considerer cette
simple occasion d'aymer noz enfans, pour les auoir engendrez, pour2
laquelle nous les appellons autres nous mesmes: il semble qu'il y
ait bien vne autre production venant de nous, qui ne soit pas de
moindre recommendation. Car ce que nous engendrons par l'ame,
les enfantements de nostre esprit, de nostre courage et suffisance,
sont produits par vne plus noble partie que la corporelle, et sont
plus nostres. Nous sommes pere et mere ensemble en cette generation:
ceux-cy nous coustent bien plus cher, et nous apportent plus
d'honneur, s'ils ont quelque chose de bon. Car la valeur de nos
autres enfans, est beaucoup plus leur, que nostre: la part que nous
y auons est bien legere: mais de ceux-cy, toute la beauté, toute la3
grace et prix est nostre. Par ainsin ils nous representent et nous
rapportent bien plus viuement que les autres. Platon adiouste, que
ce sont icy des enfants immortels, qui immortalisent leurs peres,
voire et les deïfient, comme Lycurgus, Solon, Minos. Or les Histoires
estants pleines d'exemples de cette amitié commune des peres enuers
les enfans, il ne m'a pas semblé hors de propos d'en trier aussi quelqu'vn
de cette-cy. Heliodorus ce bon Euesque de Tricea, ayma mieux
50 perdre la dignité, le profit, la deuotion d'vne prelature si venerable,
que de perdre sa fille: fille qui dure encore bien gentille: mais à
l'aduenture pourtant vn peu trop curieusement et mollement goderonnée
pour fille ecclesiastique et sacerdotale, et de trop amoureuse
façon. Il y eut vn Labienus à Rome, personnage de grande valeur et
authorité, et entre autres qualitez, excellent en toute sorte de literature,
qui estoit, ce croy-ie, fils de ce grand Labienus, le premier des
capitaines qui furent soubs Cæsar en la guerre des Gaules, et qui
depuis s'estant ietté au party du grand Pompeius, s'y maintint si
valeureusement iusques à ce que Cæsar le deffit en Espaigne. Ce1
Labienus dequoy ie parle, eut plusieurs enuieux de sa vertu, et
comme il est vray-semblable, les courtisans et fauoris des Empereurs
de son temps, pour ennemis de sa franchise, et des humeurs paternelles,
qu'il retenoit encore contre la tyrannie, desquelles il est
croiable qu'il auoit teint ses escrits et ses liures. Ses aduersaires
poursuiuirent deuant le magistrat à Rome, et obtindrent de faire
condamner plusieurs siens ouurages qu'il auoit mis en lumiere, à
estre bruslés. Ce fut par luy que commença ce nouuel exemple de
peine, qui depuis fut continué à Rome à plusieurs autres, de punir
de mort les escrits mesmes, et les estudes. Il n'y auoit point assez de2
moyen et matiere de cruauté, si nous n'y meslions des choses que
Nature a exemptées de tout sentiment et de toute souffrance, comme
la reputation et les inuentions de nostre esprit: et si nous n'allions
communiquer les maux corporels aux disciplines et monumens des
Muses. Or Labienus ne peut souffrir cette perte, ny de suruiure à
cette sienne si chere geniture; il se fit porter et enfermer tout vif
dans le monument de ses ancestres, là où il pourueut tout d'vn train
à se tuer et à s'enterrer ensemble. Il est malaisé de montrer aucune
autre plus vehemente affection paternelle que celle-là. Cassius Seuerus,
homme tres-eloquent et son familier, voyant brusler ses liures,3
crioit que par mesme sentence on le deuoit quant et quant condamner
à estre bruslé tout vif, car il portoit et conseruoit en sa memoire ce
qu'ils contenoient. Pareil accident aduint à Greuntius Cordus accusé
d'auoir en ses liures loué Brutus et Cassius. Ce Senat vilain, seruile,
et corrompu, et digne d'vn pire maistre que Tibere, condamna ses
escrits au feu. Il fut content de faire compagnie à leur mort, et se
tua par abstinence de manger. Le bon Lucanus estant iugé par ce
coquin Neron; sur les derniers traits de sa vie, comme la pluspart
du sang fut desia escoulé par les veines des bras, qu'il s'estoit faictes
tailler à son medecin pour mourir, et que la froideur eut saisi les4
52 extremitez de ses membres, et commençast à s'approcher des parties
vitales; la derniere chose qu'il eut en sa memoire, ce furent
aucuns des vers de son liure de la guerre de Pharsale, qu'il recitoit,
et mourut ayant cette derniere voix en la bouche. Cela qu'estoit-ce,
qu'vn tendre et paternel congé qu'il prenoit de ses enfans; representant
les a-dieux et les estroits embrassemens que nous donnons
aux nostres en mourant; et vn effet de cette naturelle inclination,
qui r'appelle en nostre souuenance en cette extremité, les choses,
que nous auons eu les plus cheres pendant nostre vie?   Pensons
nous qu'Epicurus qui en mourant tourmenté, comme il dit, des1
extremes douleurs de la cholique, auoit toute sa consolation en la
beauté de la doctrine qu'il laissoit au monde, eust receu autant de
contentement d'vn nombre d'enfans bien nais et bien esleuez, s'il en
eust eu, comme il faisoit de la production de ses riches escrits? et
que s'il eust esté au chois de laisser apres luy vn enfant contrefaict
et mal nay, ou vn liure sot et inepte, il ne choisist plustost, et non
luy seulement, mais tout homme de pareille suffisance, d'encourir
le premier mal'heur que l'autre? Ce seroit à l'aduenture impieté en
Sainct Augustin, pour exemple, si d'vn costé on luy proposoit d'enterrer
ses escrits, dequoy nostre religion reçoit vn si grand fruict, ou2
d'enterrer ses enfans au cas qu'il en eust, s'il n'aymoit mieux enterrer
ses enfans. Et ie ne sçay si ie n'aymerois pas mieux beaucoup en
auoir produict vn parfaictement bien formé, de l'accointance des
Muses, que de l'accointance de ma femme. A cettuy-cy tel qu'il est,
ce que ie donne, ie le donne purement et irreuocablement, comme
on donne aux enfans corporels. Ce peu de bien, que ie luy ay faict,
il n'est plus en ma disposition. Il peut sçauoir assez de choses que
ie ne sçay plus, et tenir de moy ce que ie n'ay point retenu: et qu'il
faudroit que tout ainsi qu'vn estranger, i'empruntasse de luy, si
besoin m'en venoit. Si ie suis plus sage que luy, il est plus riche que3
moy. Il est peu d'hommes addonnez à la poësie, qui ne se gratifiassent
plus d'estre peres de l'Eneide que du plus beau garçon
de Rome: et qui ne souffrissent plus aisément l'vne perte que
l'autre. Car selon Aristote, de tous ouuriers le poëte est nommément
le plus amoureux de son ouurage. Il est malaisé à croire, qu'Epaminondas
qui se vantoit de laisser pour toute posterité des filles qui
feroyent vn iour honneur à leur pere (c'estoyent les deux nobles
victoires qu'il auoit gaigné sur les Lacedemoniens) eust volontiers
consenty d'eschanger celles-là, aux plus gorgiases de toute la Grece:
ou qu'Alexandre et Cæsar ayent iamais souhaité d'estre priuez de4
la grandeur de leurs glorieux faicts de guerre, pour la commodité
d'auoir des enfans et heritiers, quelques parfaicts et accompliz qu'ils
54 peussent estre. Voire ie fay grand doubte que Phidias ou autre excellent
statuaire, aymast autant la conseruation et la durée de ses
enfans naturels, comme il feroit d'vne image excellente, qu'auec
long trauail et estude il auroit parfaite selon l'art. Et quant à ces
passions vitieuses et furieuses, qui ont eschauffé quelque fois les
peres à l'amour de leurs filles, ou les meres enuers leurs fils,
encore s'en trouue-il de pareilles en cette autre sorte de parenté.
Tesmoing ce que lon recite de Pygmalion, qu'ayant basty vne statue
de femme de beauté singuliere, il deuint si esperduement espris de
l'amour forcené de ce sien ouurage, qu'il falut, qu'en faueur de sa1
rage les Dieux la luy viuifiassent:

Tentatum mollescit ebur, positóque rigore
Subsidit digitis.

CHAPITRE IX.    (TRADUCTION LIV. II, CH. IX.)
Des armes des Parthes.

C'EST vne façon vitieuse de la noblesse de nostre temps, et pleine
de mollesse, de ne prendre les armes que sur le point d'vne extreme
necessité: et s'en descharger aussi tost qu'il y a tant soit peu
d'apparence, que le danger soit esloigné. D'où il suruient plusieurs
desordres: car chacun criant et courant à ses armes, sur le point
de la charge, les vns sont à lacer encore leur cuirasse, que leurs
compaignons sont desia rompus. Nos peres donnoient leur salade,2
leur lance, et leurs gantelets à porter, et n'abandonnoient le reste
de leur equippage, tant que la couruée duroit. Nos trouppes sont à
cette heure toutes troublées et difformes, par la confusion du bagage
et des valets qui ne peuuent esloigner leurs maistres, à cause
de leurs armes. Tite Liue parlant des nostres, Intolerantissima laboris
corpora vix arma humeris gerebant. Plusieurs nations vont
encore et alloient anciennement à la guerre sans se couurir: ou se
couuroient d'inutiles defences.

Tegmina queis capitum raptus de subere cortex.

Alexandre le plus hazardeux Capitaine qui fut iamais, s'armoit fort3
rarement. Et ceux d'entre nous qui les mesprisent n'empirent pour
cela de guere leur marché. S'il se voit quelqu'vn tué par le defaut
d'vn harnois, il n'en est guere moindre nombre, que l'empeschement
56 des armes a faict perdre, engagés sous leur pesanteur, ou
froissez et rompus, ou par vn contre-coup, ou autrement. Car il
semble, à la verité, à voir le poix des nostres et leur espesseur,
que nous ne cherchons qu'à nous deffendre, et en sommes plus
chargez que couuers. Nous auons assez à faire à en soustenir le faix,
entrauez et contraints, comme si nous n'auions à combattre que du
choq de nos armes: et comme si nous n'auions pareille obligation
à les deffendre, qu'elles ont à nous. Tacitus peint plaisamment des
gens de guerre de nos anciens Gaulois, ainsin armez pour se maintenir
seulement, n'ayans moyen ny d'offencer ny d'estre offencez, ny1
de se releuer abbatus. Lucullus voyant certains hommes d'armes
Medois, qui faisoient front en l'armée de Tigranes, poisamment et
malaisément armez, comme dans vne prison de fer, print de là
opinion de les deffaire aisément, et par eux commença sa charge et
sa victoire. Et à present que nos mousquetaires sont en credit, ie
croy qu'on trouuera quelque inuention de nous emmurer pour nous
en garentir, et nous faire trainer à la guerre enfermez dans des
bastions, comme ceux que les anciens faisoient porter à leurs elephans.
   Cette humeur est bien esloignée de celle du ieune Scipion,
lequel accusa aigrement ses soldats, de ce qu'ils auoyent semé des2
chausse-trapes soubs l'eau à l'endroit du fossé, par où ceux d'vne
ville qu'il assiegeoit, pouuoient faire des sorties sur luy: disant que
ceux qui assailloient, deuoient penser à entreprendre, non pas à
craindre. Et craignoit auec raison que cette prouision endormist leur
vigilance à se garder. Il dict aussi à vn ieune homme, qui luy faisoit
montre de son beau bouclier: Il est vrayement beau, mon fils, mais
vn soldat Romain doit auoir plus de fiance en sa main dextre, qu'en
la gauche.   Or il n'est que la coustume, qui nous rende insupportable
la charge de nos armes.

L'husbergo in dosso haueano, et l'elmo in testa,3
Duo di quelli guerrier d'i quali io canto.
Ne notte o di doppo ch'entraro in questa
Stanza, gl' haueanò mai mesi da canto,
Che facile à portar comme la vesta
Era lor, perchè in vso l'hauean tanto.

L'Empereur Caracalla alloit par païs à pied armé de toutes pieces,
conduisant son armée. Les pietons Romains portoient non seulement
le morion, l'espée, et l'escu: car quant aux armes, dit Cicero, ils
estoient si accoustumez à les auoir sur le dos, qu'elles ne les empeschoient
non plus que leurs membres: arma enim, membra militis4
58 esse dicunt: mais quant et quant encore, ce qu'il leur falloit de
viures, pour quinze iours, et certaine quantité de paux pour faire
leurs rempars, iusques à soixante liures de poix. Et les soldats de
Marius ainsi chargez, marchant en bataille, estoient duits à faire
cinq lieuës en cinq heures, et six s'il y auoit haste. Leur discipline
militaire estoit beaucoup plus rude que la nostre: aussi produisoit
elle de bien autres effects. Le ieune Scipion reformant son armée en
Espaigne, ordonna à ses soldats de ne manger que debout, et rien
de cuit. Ce traict est merueilleux à ce propos, qu'il fut reproché à
vn soldat Lacedemonien, qu'estant à l'expedition d'vne guerre, on1
l'auoit veu soubs le couuert d'vne maison: ils estoient si durcis à la
peine, que c'estoit honte d'estre veu soubs vn autre toict que celuy
du ciel, quelque temps qu'il fist. Nous ne menerions guere loing nos
gens à ce prix là.   Au demeurant Marcellinus, homme nourry aux
guerres Romaines, remerque curieusement la façon que les Parthes
auoyent de s'armer, et la remerque d'autant qu'elle estoit esloignée
de la Romaine. Ils auoyent, dit-il, des armes tissuës en maniere de
petites plumes, qui n'empeschoient pas le mouuement de leur corps:
et si estoient si fortes que nos dards reiallissoient venans à les
hurter: ce sont les escailles, dequoy nos ancestres auoient fort accoustumé2
de se seruir. Et en vn autre lieu: Ils auoient, dit-il, leurs
cheuaux fors et roides, couuerts de gros cuir, et eux estoient armez
de cap à pied, de grosses lames de fer, rengées de tel artifice, qu'à
l'endroit des iointures des membres elles prestoient au mouuement.
On eust dict que c'estoient des hommes de fer: car ils auoient des
accoustremens de teste si proprement assis, et representans au naturel
la forme et parties du visage, qu'il n'y auoit moyen de les
assener que par des petits trous ronds, qui respondoient à leurs
yeux, leur donnant vn peu de lumiere, et par des fentes, qui estoient
à l'endroict des naseaux, par où ils prenoyent assez malaisément3
haleine,

Flexilis inductis animatur lamina membris,
Horribilis visu; credas simulacra moueri
Ferrea, cognatôque viros spirare metallo.
Par vestitus equis: ferrata fronte minantur,
Ferratôsque mouent, securi vulneris, armos.

Voila vne description, qui retire bien fort à l'equippage d'vn homme
d'armes François, à tout ses bardes. Plutarque dit que Demetrius
fit faire pour luy, et pour Alcinus, le premier homme de guerre qui
fust pres de luy, à chacun vn harnois complet du poids de six vingts4
liures, là où les communs harnois n'en pesoient que soixante.

60

CHAPITRE X.    (TRADUCTION LIV. II, CH. X.)
Des Liures.

IE ne fay point de doute, qu'il ne m'aduienne souuent de parler de
choses, qui sont mieux traictées chez les maistres du mestier, et
plus veritablement. C'est icy purement l'essay de mes facultez naturelles,
et nullement des acquises. Et qui me surprendra d'ignorance,
il ne fera rien contre moy: car à peine respondroy-ie à autruy de
mes discours, qui ne m'en responds point à moy, ny n'en suis satisfaict.
Qui sera en cherche de science, si la pesche où elle se loge:
il n'est rien dequoy ie face moins de profession. Ce sont icy mes
fantasies, par lesquelles ie ne tasche point à donner à connoistre
les choses, mais moy: elles me seront à l'aduenture connues vn1
iour, ou l'ont autresfois esté, selon que la Fortune m'a peu porter
sur les lieux, où elles estoient esclaircies. Mais il ne m'en souuient
plus. Et si ie suis homme de quelque leçon, ie suis homme de nulle
retention. Ainsi ie ne pleuuy aucune certitude, si ce n'est de faire
connoistre iusques à quel poinct monte pour cette heure, la connoissance
que i'en ay.   Qu'on ne s'attende pas aux matieres, mais à la
façon que i'y donne. Qu'on voye en ce que i'emprunte, si i'ay sçeu
choisir dequoy rehausser ou secourir proprement l'inuention, qui
vient tousiours de moy. Car ie fay dire aux autres, non à ma teste,
mais à ma suite, ce que ie ne puis si bien dire, par foiblesse de mon2
langage, ou par foiblesse de mon sens. Ie ne compte pas mes emprunts,
ie les poise. Et si ie les eusse voulu faire valoir par nombre,
ie m'en fusse chargé deux fois autant. Ils sont touts, ou fort peu
s'en faut, de noms si fameux et anciens, qu'ils me semblent se
nommer assez sans moy. Ez raisons, comparaisons, argumens, si
i'en transplante quelcun en mon solage, et confons aux miens, à
escient i'en cache l'autheur, pour tenir en bride la temerité de ces
sentences hastiues, qui se iettent sur toute sorte d'escrits: notamment
62 ieunes escrits, d'hommes encore viuants: et en vulgaire, qui
reçoit tout le monde à en parler, et qui semble conuaincre la conception
et le dessein vulgaire de mesmes. Ie veux qu'ils donnent vne
nazarde à Plutarque sur mon nez, et qu'ils s'eschaudent à iniurier
Seneque en moy. Il faut musser ma foiblesse souz ces grands credits.
I'aimeray quelqu'vn qui me sçache deplumer: ie dy par clairté de
iugement, et par la seule distinction de la force et beauté des propos.
Car moy, qui, à faute de memoire, demeure court tous les
coups, à les trier, par recognoissance de nation, sçay tresbien
connoistre, à mesurer ma portée, que mon terroir n'est aucunement1
capable d'aucunes fleurs trop riches, que i'y trouue semées, et que
tous les fruicts de mon creu ne les sçauroient payer. De cecy suis-ie
tenu de respondre, si ie m'empesche moy-mesme, s'il y a de la vanité
et vice en mes discours, que ie ne sente point, ou que ie ne soye
capable de sentir en me le representant. Car il eschappe souuent
des fautes à nos yeux: mais la maladie du iugement consiste à ne
les pouuoir apperceuoir, lors qu'vn autre nous les descouure. La
science et la verité peuuent loger chez nous sans iugement, et le
iugement y peut aussi estre sans elles: voire la reconnoissance de
l'ignorance est l'vn des plus beaux et plus seurs tesmoignages de2
iugement que ie trouue. Ie n'ay point d'autre sergent de bande, à
renger mes pieces, que la Fortune. A mesme que mes resueries se
presentent, ie les entasse: tantost elles se pressent en foule, tantost
elles se trainent à la file. Ie veux qu'on voye mon pas naturel et
ordinaire ainsi detraqué qu'il est. Ie me laisse aller comme ie me
trouue. Aussi ne sont ce point icy matieres, qu'il ne soit pas permis
d'ignorer, et d'en parler casuellement et temerairement.   Ie souhaiterois
auoir plus parfaicte intelligence des choses, mais ie ne la
veux pas achepter si cher qu'elle couste. Mon dessein est de passer
doucement, et non laborieusement ce qui me reste de vie. Il n'est3
rien pourquoy ie me vueille rompre la teste: non pas pour la science,
de quelque grand prix qu'elle soit.   Ie ne cherche aux liures
qu'à m'y donner du plaisir par vn honneste amusement: ou si i'estudie,
ie n'y cherche que la science, qui traicte de la connoissance
64 de moy-mesmes, et qui m'instruise à bien mourir et à bien viure.

Has meus ad metas sudet oportet equus.
Les difficultez, si i'en rencontre en lisant, ie n'en ronge pas mes
ongles: ie les laisse là, apres leur auoir faict vne charge ou deux.
Si ie m'y plantois, ie m'y perdrois, et le temps: car i'ay vn esprit
primsautier. Ce que ie ne voy de la premiere charge, ie le voy moins
en m'y obstinant. Ie ne fay rien sans gayeté: et la continuation et
contention trop ferme esblouït mon iugement, l'attriste, et le lasse.
Ma veuë s'y confond, et s'y dissipe. Il faut que ie la retire, et que ie
l'y remette à secousses. Tout ainsi que pour iuger du lustre de l'escarlatte,1
on nous ordonne de passer les yeux pardessus, en la parcourant
à diuerses veuës, soudaines reprinses et reiterées. Si ce
liure me fasche, i'en prens vn autre, et ne m'y addonne qu'aux
heures, où l'ennuy de rien faire commence à me saisir. Ie ne me
prens gueres aux nouueaux, pour ce que les anciens me semblent
plus pleins et plus roides: ny aux Grecs, par ce que mon iugement
ne sçait pas faire ses besoignes d'vne puerile et apprantisse intelligence.
   Entre les liures simplement plaisans, ie trouue des modernes,
le Decameron de Boccace, Rabelays, et les baisers de Iean
second, s'il les faut loger sous ce tiltre, dignes qu'on s'y amuse.2
Quant aux Amadis, et telles sortes d'escrits, ils n'ont pas eu le credit
d'arrester seulement mon enfance. Ie diray encore cecy, ou
hardiment, ou temerairement, que cette vieille ame poisante, ne se
laisse plus chatouiller, non seulement à l'Arioste, mais encores au
bon Ouide: sa facilité, et ses inuentions, qui m'ont rauy autresfois,
à peine m'entretiennent elles à cette heure. Ie dy librement mon
aduis de toutes choses, voire et de celles qui surpassent à l'aduenture
ma suffisance, et que ie ne tiens aucunement estre de ma iurisdiction.
Ce que i'en opine, c'est aussi pour declarer la mesure de ma
veuë, non la mesure des choses. Quand ie me trouue dégousté de3
l'Axioche de Platon, comme d'vn ouurage sans force, eu esgard à vn
tel autheur, mon iugement ne s'en croit pas. Il n'est pas si outrecuidé
de s'opposer à l'authorité de tant d'autres fameux iugemens
anciens: qu'il tient ses regens et ses maistres: et auecq lesquels il
est plustost content de faillir. Il s'en prend à soy, et se condamne,
ou de s'arrester à l'escorce, ne pouuant penetrer iusques au fonds:
ou de regarder la chose par quelque faux lustre. Il se contente de
se garentir seulement du trouble et du desreglement: quant à sa
foiblesse, il la reconnoist, et aduoüe volontiers. Il pense donner
66 iuste interpretation aux apparences, que sa conception luy presente:
mais elles sont imbecilles et imparfaictes. La plus part des fables
d'Esope ont plusieurs sens et intelligences: ceux qui les mythologisent,
en choisissent quelque visage, qui quadre bien à la fable:
mais pour la pluspart, ce n'est que le premier visage et superficiel:
il y en a d'autres plus vifs, plus essentiels et internes, ausquels ils
n'ont sçeu penetrer: voyla comme i'en fay.   Mais pour suyure ma
route: il m'a tousiours semblé, qu'en la poësie, Virgile, Lucrece,
Catulle, et Horace, tiennent de bien loing le premier rang: et
signamment Virgile en ses Georgiques, que i'estime le plus accomply1
ouurage de la poësie: à comparaison duquel on peut reconnoistre
aysément qu'il y a des endroicts de l'Æneide, ausquels l'autheur eust
donné encore quelque tour de pigne s'il en eust eu loisir. Et le cinquiesme
liure en l'Æneide me semble le plus parfaict. I'ayme aussi
Lucain, et le practique volontiers, non tant pour son stile, que pour
sa valeur propre, et verité de ses opinions et iugemens. Quant au
bon Terence, la mignardise, et les graces du langage Latin, ie le
trouue admirable à representer au vif les mouuemens de l'ame, et la
condition de nos mœurs: à toute heure nos actions me reiettent à
luy. Ie ne le puis lire si souuent que ie n'y trouue quelque beauté et2
grace nouuelle. Ceux des temps voisins à Virgile se plaignoient, dequoy
aucuns luy comparoient Lucrece. Ie suis d'opinion, que c'est à
la verité vne comparaison inegale: mais i'ay bien à faire à me r'asseurer
en cette creance, quand ie me treuue attaché à quelque beau
lieu de ceux de Lucrece. S'ils se piquoient de cette comparaison, que
diroient ils de la bestise et stupidité barbaresque, de ceux qui luy
comparent à cette heure Arioste: et qu'en diroit Arioste luy-mesme?

O seclum insipiens et infacetum!

I'estime que les anciens auoient encore plus à se plaindre de ceux
qui apparioient Plaute à Terence (cestuy-cy sent bien mieux son3
Gentil-homme) que Lucrece à Virgile. Pour l'estimation et preference
de Terence, fait beaucoup, que le pere de l'eloquence Romaine
l'a si souuent en la bouche, seul de son reng: et la sentence, que
le premier iuge des poëtes Romains donne de son compagnon.   Il
m'est souuent tombé en fantasie, comme en nostre temps, ceux qui
se meslent de faire des comedies, ainsi que les Italiens, qui y sont
assez heureux, employent trois ou quatre argumens de celles de
Terence, ou de Plaute, pour en faire vne des leurs. Ils entassent en
68 vne seule comedie, cinq ou six contes de Boccace. Ce qui les fait
ainsi se charger de matiere, c'est la deffiance qu'ils ont de se pouuoir
soustenir de leurs propres graces. Il faut qu'ils trouuent vn
corps où s'appuyer: et n'ayans pas du leur assez dequoy nous arrester,
ils veulent que le conte nous amuse. Il en va de mon autheur
tout au contraire: les perfections et beautez de sa façon de dire,
nous font perdre l'appetit de son subiect. Sa gentillesse et sa mignardise
nous retiennent par tout. Il est par tout si plaisant,

Liquidus, puróque simillimus amni,

et nous remplit tant l'ame de ses graces, que nous en oublions1
celles de sa fable.   Cette mesme consideration me tire plus auant.
Ie voy que les bons et anciens poëtes ont euité l'affectation et la
recherche, non seulement des fantastiques eleuations Espagnoles
et Petrarchistes, mais des pointes mesmes plus douces et plus retenues,
qui sont l'ornement de tous les ouurages poëtiques des
siecles suyuans. Si n'y a il bon iuge qui les trouue à dire en ces
anciens, et qui n'admire plus sans comparaison, l'egale polissure
et cette perpetuelle douceur et beauté fleurissante des epigrammes
de Catulle, que tous les esguillons, dequoy Martial esguise la queuë
des siens. C'est cette mesme raison que ie disoy tantost, comme2
Martial de soy, minus illi ingenio laborandum fuit, in cuius locum
materia successerat. Ces premiers là, sans s'esmouuoir et sans se
picquer se font assez sentir: ils ont dequoy rire par tout, il ne faut
pas qu'ils se chatouillent: ceux-cy ont besoing de secours estranger:
à mesure qu'ils ont moins d'esprit, il leur faut plus de corps:
ils montent à cheual par ce qu'ils ne sont assez forts sur leurs iambes.
Tout ainsi qu'en nos bals, ces hommes de vile condition, qui
en tiennent escole, pour ne pouuoir representer le port et la decence
de nostre noblesse, cherchent à se recommander par des
sauts perilleux, et autres mouuemens estranges et basteleresques.3
Et les dames ont meilleur marché de leur contenance, aux danses
où il y a diuerses descoupeures et agitation de corps, qu'en certaines
autres danses de parade, où elles n'ont simplement qu'à
marcher vn pas naturel, et representer vn port naïf et leur grace
ordinaire. Et comme i'ay veu aussi les badins excellens, vestus en
leur à tous les iours, et en vne contenance commune, nous donner
tout le plaisir qui se peut tirer de leur art: les apprentifs, qui ne
70 sont de si haute leçon, auoir besoin de s'enfariner le visage, se
trauestir, se contrefaire en mouuemens de grimaces sauuages, pour
nous apprester à rire. Cette mienne conception se reconnoist mieux
qu'en tout autre lieu, en la comparaison de l'Æneide et du Furieux.
Celuy-là on le voit aller à tire d'aisle, d'vn vol haut et ferme, suyuant
tousiours sa poincte: cestuy-cy voleter et sauteler de conte
en conte, comme de branche en branche, ne se fiant à ses aisles,
que pour vne bien courte trauerse: et prendre pied à chasque
bout de champ, de peur que l'haleine et la force luy faille,

Excursúsque breues tentat.1

Voyla donc quant à cette sorte de subiects, les autheurs qui me
plaisent le plus.   Quant à mon autre leçon, qui mesle vn peu
plus de fruit au plaisir, par où i'apprens à renger mes opinions et
conditions, les liures qui m'y seruent, c'est Plutarque, dépuis qu'il
est François, et Seneque. Ils ont tous deux cette notable commodité
pour mon humeur, que la science que i'y cherche, y est traictée
à pieces décousues, qui ne demandent pas l'obligation d'vn long
trauail, dequoy ie suis incapable. Ainsi sont les Opuscules de Plutarque
et les Epistres de Seneque, qui sont la plus belle partie de
leurs escrits, et la plus profitable. Il ne faut pas grande entreprinse2
pour m'y mettre, et les quitte où il me plaist. Car elles n'ont point
de suite et dependance des vnes aux autres. Ces autheurs se rencontrent
en la plus part des opinions vtiles et vrayes: comme aussi
leur fortune les fit naistre enuiron mesme siecle: tous deux precepteurs
de deux Empereurs Romains: tous deux venus de pays
estranger: tous deux riches et puissans. Leur instruction est de la
cresme de la philosophie, et presentée d'vne simple façon et pertinente.
Plutarque est plus vniforme et constant: Seneque plus ondoyant
et diuers. Cettuy-cy se peine, se roidit et se tend pour armer
la vertu contre la foiblesse, la crainte, et les vitieux appetis: l'autre3
semble n'estimer pas tant leur effort, et desdaigner d'en haster
son pas et se mettre sur sa garde. Plutarque a les opinions Platoniques,
douces et accommodables à la societé ciuile: l'autre les a
Stoïques et Epicuriennes, plus esloignées de l'vsage commun, mais
selon moy plus commodes en particulier, et plus fermes. Il paroist
en Seneque qu'il preste vn peu à la tyrannie des Empereurs de son
temps: car ie tiens pour certain, que c'est d'vn iugement forcé,
qu'il condamne la cause de ces genereux meurtriers de Cæsar:
Plutarque est libre par tout. Seneque est plein de pointes et saillies,
Plutarque de choses. Celuy là vous eschauffe plus, et vous4
72 esmeut, cestuy-cy vous contente d'auantage, et vous paye mieux:
il nous guide, l'autre nous pousse.   Quant à Cicero, les ouurages,
qui me peuuent seruir chez luy à mon desseing, ce sont ceux qui
traittent de la philosophie, specialement morale. Mais à confesser
hardiment la verité (car puis qu'on a franchi les barrieres de l'impudence,
il n'y a plus de bride) sa façon d'escrire me semble ennuyeuse:
et toute autre pareille façon. Car ses prefaces, definitions,
partitions, etymologies, consument la plus part de son ouurage. Ce
qu'il y a de vif et de moüelle, est estouffé par ces longueries d'apprets.
Si i'ay employé vne heure à le lire, qui est beaucoup pour1
moy, et que ie r'amentoiue ce que i'en ay tiré de suc et de substance,
la plus part du temps ie n'y treuue que du vent: car il
n'est pas encor venu aux argumens, qui seruent à son propos, et
aux raisons qui touchent proprement le neud que ie cherche. Pour
moy, qui ne demande qu'à deuenir plus sage, non plus sçauant ou
eloquent, ces ordonnances logiciennes et Aristoteliques ne sont pas
à propos. Ie veux qu'on commence par le dernier poinct: i'entens
assez que c'est que mort, et volupté, qu'on ne s'amuse pas à les
anatomizer. Ie cherche des raisons bonnes et fermes, d'arriuée, qui
m'instruisent à en soustenir l'effort. Ny les subtilitez grammairiennes,2
ny l'ingenieuse contexture de parolles et d'argumentations, n'y
seruent. Ie veux des discours qui donnent la premiere charge dans
le plus fort du doubte: les siens languissent autour du pot. Ils sont
bons pour l'escole, pour le barreau, et pour le sermon, où nous
auons loisir de sommeiller: et sommes encores vn quart d'heure
apres, assez à temps, pour en retrouuer le fil. Il est besoin de parler
ainsin aux iuges, qu'on veut gaigner à tort ou à droit, aux
enfans, et au vulgaire, à qui il faut tout dire, et voir ce qui portera.
Ie ne veux pas qu'on s'employe à me rendre attentif, et qu'on
me crie cinquante fois, Or oyez, à la mode de nos heraux. Les Romains3
disoyent en leur religion, Hoc age: que nous disons en la
nostre, Sursum corda, ce sont autant de parolles perdues pour moy.
I'y viens tout preparé du logis: il ne me faut point d'alechement,
ny de saulse: ie mange bien la viande toute crue: et au lieu de
m'esguiser l'appetit par ces preparatoires et auant-ieux, on me le
lasse et affadit. La licence du temps m'excusera elle de cette sacrilege
audace, d'estimer aussi trainans les dialogismes de Platon
74 mesme, estouffans par trop sa matiere? Et de pleindre le temps
que met à ces longues interlocutions vaines et preparatoires, vn
homme, qui auoit tant de meilleures choses à dire? Mon ignorance
m'excusera mieux, sur ce que ie ne voy rien en la beauté de son
langage. Ie demande en general les liures qui vsent des sciences,
non ceux qui les dressent. Les deux premiers, et Pline, et leurs
semblables, ils n'ont point de Hoc age, ils veulent auoir à faire à
gens qui s'en soyent aduertis eux mesmes: ou s'ils en ont, c'est vn,
Hoc age, substantiel et qui a son corps à part.   Ie voy aussi volontiers
les Epistres ad Atticum, non seulement par ce qu'elles contiennent1
vne tresample instruction de l'Histoire et affaires de son
temps: mais beaucoup plus pour y descouurir ses humeurs priuées.
Car i'ay vne singuliere curiosité, comme i'ay dict ailleurs, de
connoistre l'ame et les naïfs iugemens de mes autheurs. Il faut
bien iuger leur suffisance, mais non pas leurs mœurs, ny eux par
cette montre de leurs escris, qu'ils étalent au theatre du monde.
I'ay mille fois regretté, que nous ayons perdu le liure que Brutus
auoit escrit de la vertu: car il fait bel apprendre la theorique de
ceux qui sçauent bien la practique. Mais d'autant que c'est autre
chose le presche, que le prescheur: i'ayme bien autant voir Brutus2
chez Plutarque, que chez luy-mesme. Ie choisiroy plustost de sçauoir
au vray les deuis qu'il tenoit en sa tente, à quelqu'vn de ses
priuez amis, la veille d'vne bataille, que les propos qu'il tint le
lendemain à son armée: et qu'il faisoit en son cabinet et en sa
chambre, que ce qu'il faisoit emmy la place et au Senat.   Quant
à Cicero, ie suis du iugement commun, que hors la science, il n'y
auoit pas beaucoup d'excellence en son ame: il estoit bon citoyen,
d'vne nature debonnaire, comme sont volontiers les hommes gras,
et gosseurs, tel qu'il estoit, mais de mollesse et de vanité ambitieuse,
il en auoit sans mentir beaucoup. Et si ne sçay comment3
l'excuser d'auoir estimé sa poësie digne d'estre mise en lumiere.
Ce n'est pas grande imperfection, que de mal faire des vers, mais
c'est imperfection de n'auoir pas senty combien ils estoyent indignes
de la gloire de son nom. Quant à son eloquence, elle est du
tout hors de comparaison, ie croy que iamais homme ne l'egalera.
Le ieune Cicero, qui n'a ressemblé son pere que de nom, commandant
en Asie, il se trouua vn iour en sa table plusieurs estrangers,
et entre autres Cæstius assis au bas bout, comme on se fourre souuent
aux tables ouuertes des grands: Cicero s'informa qui il estoit
à l'vn de ses gents, qui luy dit son nom: mais comme celuy qui4
76 songeoit ailleurs, et qui oublioit ce qu'on luy respondoit, il le luy
redemanda encore dépuis deux ou trois fois: le seruiteur pour
n'estre plus en peine de luy redire si souuent mesme chose, et pour
le luy faire cognoistre par quelque circonstance, C'est, dit-il, ce
Cæstius de qui on vous a dict, qu'il ne fait pas grand estat de l'eloquence
de vostre pere au prix de la sienne: Cicero s'estant soudain
picqué de cela, commanda qu'on empoignast ce pauure Cæstius, et
le fit tres-bien fouëter en sa presence: voyla vn mal courtois hoste.
Entre ceux mesmes, qui ont estimé toutes choses contées cette
sienne eloquence incomparable, il y en a eu, qui n'ont pas laissé1
d'y remerquer des fautes. Comme ce grand Brutus son amy, disoit
que c'estoit vne eloquence cassée et esrenée, fractam et elumbem.
Les orateurs voisins de son siecle, reprenoyent aussi en luy, ce curieux
soing de certaine longue cadance, au bout de ses clauses, et
notoient ces mots, esse videatur, qu'il y employe si souuent. Pour
moy, i'ayme mieux vne cadance qui tombe plus court, coupée en
yambes. Si mesle il par fois bien rudement ses nombres, mais rarement.
I'en ay remerqué ce lieu à mes aureilles. Ego verò me minus
diu senem esse mallem, quàm esse senem, antequam essem.   Les
historiens sont ma droitte bale: car ils sont plaisans et aysez: et2
quant et quant l'homme en general, de qui ie cherche la cognoissance,
y paroist plus vif et plus entier qu'en nul autre lieu: la varieté
et verité de ses conditions internes, en gros et en detail, la
diuersité des moyens de son assemblage, et des accidents qui le
menacent. Or ceux qui escriuent les vies, d'autant qu'ils s'amusent
plus aux conseils qu'aux euenemens: plus à ce qui part du dedans,
qu'à ce qui arriue au dehors: ceux là me sont plus propres. Voyla
pourquoy en toutes sortes, c'est mon homme que Plutarque. Ie suis
bien marry que nous n'ayons vne douzaine de Laërtius, ou qu'il ne
soit plus estendu, ou plus entendu. Car ie suis pareillement curieux3
de cognoistre les fortunes et la vie de ces grands precepteurs du
monde, comme de cognoistre la diuersité de leurs dogmes et fantasies.
En ce genre d'estude des Histoires, il faut feuilleter sans
distinction toutes sortes d'autheurs et vieils et nouueaux, et barragouins
et François, pour y apprendre les choses, dequoy diuersement
ils traictent.   Mais Cæsar singulierement me semble meriter
qu'on l'estudie, non pour la science de l'Histoire seulement, mais
78 pour luy mesme: tant il a de perfection et d'excellence par dessus
tous les autres: quoy que Salluste soit du nombre. Certes ie lis cet
autheur auec vn peu plus de reuerence et de respect, qu'on ne lit
les humains ouurages: tantost le considerant luy-mesme par ses
actions, et le miracle de sa grandeur: tantost la pureté et inimitable
polissure de son langage, qui a surpassé non seulement tous
les historiens, comme dit Cicero, mais à l'aduenture Cicero mesme.
Auec tant de syncerité en ses iugemens, parlant de ses ennemis,
que sauf les fausses couleurs, dequoy il veut couurir sa mauuaise
cause, et l'ordure de sa pestilente ambition, ie pense qu'en cela1
seul on y puisse trouuer à redire, qu'il a esté trop espargnant à
parler de soy: car tant de grandes choses ne peuuent auoir esté
executées par luy, qu'il n'y soit allé beaucoup plus du sien, qu'il
n'y en met.   I'ayme les historiens, ou fort simples, ou excellens.
Les simples, qui n'ont point dequoy y mesler quelque chose du leur,
et qui n'y apportent que le soin, et la diligence de r'amasser tout
ce qui vient à leur notice, et d'enregistrer à la bonne foy toutes
choses, sans chois et sans triage, nous laissent le iugement entier,
pour la cognoissance de la verité. Tel est entre autres pour exemple,
le bon Froissard, qui a marché en son entreprise d'vne si2
franche naïfueté, qu'ayant faict vne faute, il ne craint aucunement
de la recognoistre et corriger, en l'endroit, où il en a esté aduerty:
et qui nous represente la diuersité mesme des bruits qui couroyent,
et les differens rapports qu'on luy faisoit. C'est la matiere de l'Histoire
nuë et informe: chacun en peut faire son profit autant qu'il
a d'entendement. Les bien excellens ont la suffisance de choisir ce
qui est digne d'estre sçeu, peuuent trier de deux rapports celuy qui
est plus vray-semblable: de la condition des Princes et de leurs
humeurs, ils en concluent les conseils, et leur attribuent les paroles
conuenables: ils ont raison de prendre l'authorité de regler nostre3
creance à la leur: mais certes cela n'appartient à gueres de gens.
Ceux d'entre-deux, qui est la plus commune façon, ceux là nous
gastent tout: ils veulent nous mascher les morceaux; ils se donnent
loy de iuger et par consequent d'incliner l'Histoire à leur fantasie:
car depuis que le iugement pend d'vn costé, on ne se peut garder de
contourner et tordre la narration à ce biais. Ils entreprennent de
choisir les choses dignes d'estre sçeuës, et nous cachent souuent telle
parole, telle action priuée, qui nous instruiroit mieux: obmettent
pour choses incroyables celles qu'ils n'entendent pas: et peut estre
80 encore telle chose pour ne la sçauoir dire en bon Latin ou François.
Qu'ils estalent hardiment leur eloquence et leur discours: qu'ils iugent
à leur poste, mais qu'ils nous laissent aussi dequoy iuger apres
eux: et qu'ils n'alterent ny dispensent par leurs racourcimens et par
leur choix, rien sur le corps de la matiere: ains qu'ils nous la r'enuoyent
pure et entiere en toutes ses dimensions.   Le plus souuent
on trie pour cette charge, et notamment en ces siecles icy, des personnes
d'entre le vulgaire, pour cette seule consideration de sçauoir
bien parler: comme si nous cherchions d'y apprendre la grammaire:
et eux ont raison n'ayans esté gagez que pour cela, et1
n'ayans mis en vente que le babil, de ne se soucier aussi principalement
que de cette partie. Ainsin à force de beaux mots ils nous
vont patissant vne belle contexture des bruits, qu'ils ramassent és
carrefours des villes. Les seules bonnes Histoires sont celles, qui
ont esté escrites par ceux mesmes qui commandoient aux affaires,
ou qui estoient participans à les conduire, ou au moins qui ont eu
la fortune d'en conduire d'autres de mesme sorte. Telles sont quasi
toutes les Grecques et Romaines. Car plusieurs tesmoings oculaires
ayans escrit de mesme subiect (comme il aduenoit en ce temps là,
que la grandeur et le sçauoir se rencontroient communement) s'il y2
a de la faute, elle doit estre merueilleusement legere, et sur vn accident
fort doubteux. Que peut on esperer d'vn medecin traictant
de la guerre, ou d'vn escholier traictant les desseins des Princes?
Si nous voulons remerquer la religion, que les Romains auoient en
cela, il n'en faut que cet exemple: Asinius Pollio trouuoit és histoires
mesme de Cæsar quelque mesconte, en quoy il estoit tombé,
pour n'auoir peu ietter les yeux en tous les endroits de son armée,
et en auoir creu les particuliers, qui luy rapportoient souuent des
choses non assez verifiées, ou bien pour n'auoir esté assez curieusement
aduerty par ses lieutenans des choses, qu'ils auoient conduites3
en son absence. On peut voir par là, si cette recherche de la
verité est delicate, qu'on ne se puisse pas fier d'vn combat à la
science de celuy, qui y a commandé; ny aux soldats, de ce qui s'est
passé pres d'eux, si à la mode d'vne information iudiciaire, on ne
confronte les tesmoins, et reçoit les obiects sur la preuue des
ponctilles, de chaque accident. Vrayement la connoissance que
nous auons de nos affaires est bien plus lasche. Mais cecy a esté
suffisamment traicté par Bodin, et selon ma conception.   Pour
82 subuenir vn peu à la trahison de ma memoire, et à son defaut, si
extreme, qu'il m'est aduenu plus d'vne fois, de reprendre en main
des liures, comme recents, et à moy inconnus, que i'auoy leu soigneusement
quelques années au parauant, et barbouillé de mes
notes: i'ay pris en coustume dépuis quelque temps, d'adiouster au
bout de chasque liure, ie dis de ceux desquels ie ne me veux seruir
qu'vne fois, le temps auquel i'ay acheué de le lire, et le iugement
que i'en ay retiré en gros: à fin que cela me represente au moins
l'air et idée generale que i'auois conceu de l'autheur en le lisant.
Ie veux icy transcrire aucunes de ces annotations.   Voicy ce que1
ie mis il y a enuiron dix ans en mon Guicciardin: car quelque langue
que parlent mes liures, ie leur parle en la mienne. Il est historiographe
diligent, et duquel à mon aduis, autant exactement que
de nul autre, on peut apprendre la verité des affaires de son temps:
aussi en la pluspart en a-t-il esté acteur luy mesme, et en rang honnorable.
Il n'y a aucune apparence que par haine, faueur, ou vanité
il ayt déguisé les choses: dequoy font foy les libres iugemens qu'il
donne des grands: et notamment de ceux, par lesquels il auoit esté
auancé, et employé aux charges, comme du Pape Clement septiesme.
Quant à la partie dequoy il semble se vouloir preualoir le plus,2
qui sont ses digressions et discours, il y en a de bons et enrichis
de beaux traits, mais il s'y est trop pleu. Car pour ne vouloir rien
laisser à dire, ayant vn suiect si plain et ample et à peu pres infiny,
il en deuient lasche, et sentant vn peu le caquet scholastique.
I'ay aussi remerqué cecy, que de tant d'ames et effects qu'il iuge,
de tant de mouuemens et conseils, il n'en rapporte iamais vn seul
à la vertu, religion, et conscience: comme si ces parties là estoyent
du tout esteintes au monde: et de toutes les actions, pour belles
par apparence qu'elles soient d'elles mesmes, il en reiecte la cause
à quelque occasion vitieuse, ou à quelque proufit. Il est impossible3
d'imaginer, que parmy cet infiny nombre d'actions, dequoy il iuge,
il n'y en ait eu quelqu'vne produite par la voye de la raison. Nulle
corruption peut auoir saisi les hommes si vniuersellement, que
quelqu'vn n'eschappe de la contagion. Cela me fait craindre qu'il y
aye vn peu de vice de son goust, et peut estre aduenu, qu'il ait
estimé d'autruy selon soy.   En mon Philippe de Comines, il y a
cecy: Vous y trouuerez le langage doux et aggreable, d'vne naïfue
simplicité, la narration pure, et en laquelle la bonne foy de l'autheur
reluit euidemment, exempte de vanité parlant de soy, et
d'affection et d'enuie parlant d'autruy: ses discours et enhortemens,4
accompaignez, plus de bon zele et de verité, que d'aucune
exquise suffisance, et tout par tout de l'authorité et grauité, representant
son homme de bon lieu, et éleué aux grans affaires.

84

Sur les Memoires de monsieur du Bellay: C'est toujours plaisir
de voir les choses escrites par ceux, qui ont essayé comme il les
faut conduire: mais il ne se peut nier qu'il ne se découure evidemment
en ces deux Seigneurs icy vn grand dechet de la franchise
et liberté d'escrire, qui reluit és anciens de leur sorte: comme au
Sire de Iouinuille domestique de S. Loys, Eginard chancelier de
Charlemaigne, et de plus fresche memoire en Philippe de Comines.
C'est icy plustost vn plaidoyer pour le Roy François, contre l'Empereur
Charles cinquiesme, qu'vne Histoire. Ie ne veux pas croire,
qu'ils ayent rien changé, quant au gros du faict, mais de contourner1
le iugement des euenemens souuent contre raison, à nostre
auantage, et d'obmettre tout ce qu'il y a de chatouilleux en la vie
de leur maistre, ils en font mestier: tesmoing les reculemens de
Messieurs de Montmorency et de Brion, qui y sont oubliez, voire le
seul nom de Madame d'Estampes, ne s'y trouue point. On peut
couurir les actions secrettes, mais de taire ce que tout le monde
sçait, et les choses qui ont tiré des effects publiques, et de telle
consequence, c'est vn defaut inexcusable. Somme pour auoir l'entiere
connoissance du Roy François, et des choses aduenuës de son
temps, qu'on s'addresse ailleurs, si on m'en croit. Ce qu'on peut2
faire icy de profit, c'est par la deduction particuliere des batailles
et exploits de guerre, où ces Gentils-hommes se sont trouuez:
quelques paroles et actions priuées d'aucuns Princes de leur temps,
et les pratiques et negociations conduites par le Seigneur de Langeay,
où il y a tout plein de choses dignes d'estre sceues, et des
discours non vulgaires.

CHAPITRE XI.    (TRADUCTION LIV. II, CH. XI.)
De la cruauté.

IL me semble que la vertu est chose autre, et plus noble, que les
inclinations à la bonté, qui naissent en nous. Les ames reglées
d'elles mesmes et bien nées, elles suyuent mesme train, et representent
en leurs actions, mesme visage que les vertueuses. Mais la3
vertu sonne ie ne sçay quoy de plus grand et de plus actif, que de
se laisser par vne heureuse complexion, doucement et paisiblement
conduire à la suite de la raison. Celuy qui d'vne douceur et facilité
naturelle, mespriseroit les offences receuës, feroit chose tresbelle
86 et digne de loüange: mais celuy qui picqué et outré iusques au vif
d'vne offence, s'armeroit des armes de la raison contre ce furieux
appetit de vengeance, et apres vn grand conflict, s'en rendroit en
fin maistre, feroit sans doubte beaucoup plus. Celuy-là feroit bien,
et cestuy-cy vertueusement: l'vne action se pourroit dire bonté,
l'autre vertu. Car il semble que le nom de la vertu presuppose de la
difficulté et du contraste, et qu'elle ne peut s'exercer sans partie.
C'est à l'auenture pourquoy nous nommons Dieu bon, fort, et
liberal, et iuste, mais nous ne le nommons pas vertueux. Ses operations
sont toutes naïfues et sans effort.   Des philosophes non seulement1
Stoiciens, mais encore Epicuriens (et cette enchere ie l'emprunte
de l'opinion commune, qui est fauce, quoy que die ce subtil
rencontre d'Arcesilaüs, à celuy qui luy reprochoit, que beaucoup
de gents passoient de son eschole en l'Epicurienne, et iamais au
rebours: Ie croy bien. Des coqs il se fait des chappons assez, mais
des chappons il ne s'en fait iamais des coqs. Car à la verité en fermeté
et rigueur d'opinions et de preceptes, la secte Epicurienne ne
cede aucunement à la Stoique. Et vn Stoicien reconnoissant meilleure
foy, que ces disputateurs, qui pour combattre Epicurus, et se
donner beau ieu, luy font dire ce à quoy il ne pensa iamais, contournans2
ses paroles à gauche, argumentans par la loy grammairienne,
autre sens de sa façon de parler, et autre creance, que celle
qu'ils sçauent qu'il auoit en l'ame, et en ses mœurs, dit qu'il a laissé
d'estre Epicurien, pour cette consideration entre autres, qu'il
trouue leur route trop hautaine et inaccessible: et ij qui φιληδονοι
vocantur, sunt φιλοχαλοι et φιλοδιχαιοι, omnésque virtutes et colunt, et
retinent). Des philosophes Stoiciens et Epicuriens, dis-ie, il y en a
plusieurs qui ont iugé, que ce n'estoit pas assez d'auoir l'ame en
bonne assiette, bien reglée et bien disposée à la vertu: ce n'estoit
pas assez d'auoir nos resolutions et nos discours, au dessus de tous3
les efforts de Fortune: mais qu'il falloit encore rechercher les occasions
d'en venir à la preuue: ils veulent quester de la douleur,
de la necessité, et du mespris, pour les combattre, et pour tenir
leur ame en haleine: multum sibi adijcit virtus lacessita.   C'est
l'vne des raisons, pourquoy Epaminondas, qui estoit encore d'vne
tierce secte, refuse des richesses que la Fortune luy met en main,
par vne voye tres-legitime: pour auoir, dit-il, à s'escrimer contre
la pauureté, en laquelle extreme il se maintint tousiours. Socrates
s'essayoit, ce me semble, encor plus rudement, conseruant pour
son exercice, la malignité de sa femme, qui est vn essay à fer4
88 esmoulu. Metellus ayant seul de tous les Senateurs Romains entrepris
par l'effort de sa vertu, de soustenir la violence de Saturninus
tribun du peuple à Rome, qui vouloit à toute force faire passer vne
loy iniuste, en faueur de la commune: et ayant encouru par là, les
peines capitales que Saturninus auoit establies contre les refusans,
entretenoit ceux, qui en cette extremité, le conduisoient en la place
de tels propos: Que c'estoit chose trop facile et trop lasche que de
mal faire; et que de faire bien, où il n'y eust point de danger,
c'estoit chose vulgaire: mais de faire bien, où il y eust danger,
c'estoit le propre office d'vn homme de vertu. Ces paroles de Metellus1
nous representent bien clairement ce que ie vouloy verifier,
que la vertu refuse la facilité pour compagne; et que cette aisée,
douce, et panchante voie, par où se conduisent les pas reglez d'vne
bonne inclination de nature, n'est pas celle de la vraye vertu. Elle
demande vn chemin aspre et espineux, elle veut auoir ou des difficultez
estrangeres à luicter, comme celle de Metellus, par le moyen
desquelles Fortune se plaist à luy rompre la roideur de sa course:
ou des difficultez internes, que luy apportent les appetits desordonnez
et imperfections de nostre condition.   Ie suis venu iusques
icy bien à mon aise: mais au bout de ce discours, il me tombe en2
fantasie que l'ame de Socrates, qui est la plus parfaicte qui soit
venuë à ma cognoissance, seroit à mon compte vne ame de peu de
recommendation. Car ie ne puis conceuoir en ce personnage aucun
effort de vitieuse concupiscence. Au train de sa vertu, ie n'y puis
imaginer aucune difficulté ny aucune contrainte: ie cognoy sa raison
si puissante et si maistresse chez luy, qu'elle n'eust iamais
donné moyen à vn appetit vitieux, seulement de naistre. A vne vertu
si esleuée que la sienne, ie ne puis rien mettre en teste. Il me semble
la voir marcher d'vn victorieux pas et triomphant, en pompe et
à son aise, sans empeschement, ne destourbier. Si la vertu ne peut3
luire que par le combat des appetits contraires, dirons nous donq
qu'elle ne se puisse passer de l'assistance du vice, et qu'elle luy doiue
cela, d'en estre mise en credit et en honneur? Que deuiendroit aussi
cette braue et genereuse volupté Epicurienne, qui fait estat de
nourrir mollement en son giron, et y faire follatrer la vertu; luy
donnant pour ses iouets, la honte, les fieures, la pauureté, la mort,
et les gehennes? Si ie presuppose que la vertu parfaite se cognoist
à combattre et porter patiemment la douleur, à soustenir les efforts
de la goutte, sans s'esbranler de son assiette: si ie luy donne pour
son obiect necessaire l'aspreté et la difficulté, que deuiendra la vertu4
qui sera montée à tel poinct, que de non seulement mespriser la
douleur, mais de s'en esiouyr; et de se faire chatouiller aux pointes
90 d'vne forte colique, comme est celle que les Epicuriens ont establie,
et de laquelle plusieurs d'entre eux nous ont laissé par leurs actions,
des preuues tres-certaines? Comme ont bien d'autres, que ie
trouue auoir surpassé par effect les regles mesmes de leur discipline.
Tesmoing le ieune Caton.   Quand ie le voy mourir et se
deschirer les entrailles, ie ne me puis contenter, de croire simplement,
qu'il eust lors son ame exempte totalement de trouble et d'effroy:
ie ne puis croire, qu'il se maintint seulement en cette desmarche,
que les regles de la secte Stoique luy ordonnoient, rassise,
sans esmotion et impassible: il y auoit, ce me semble, en la vertu1
de cet homme, trop de gaillardise et de verdeur, pour s'en arrester
là. Ie croy sans doubte qu'il sentit du plaisir et de la volupté, en
vne si noble action, et qu'il s'y aggrea plus qu'en autre de celles de
sa vie. Sic abijt è vita, vt causam moriendi nactum se esse gauderet.
Ie le croy si auant, que i'entre en doubte s'il eust voulu que l'occasion
d'vn si bel exploict luy fust ostée. Et si la bonté qui luy faisoit
embrasser les commoditez publiques plus que les siennes, ne
me tenoit en bride, ie tomberois aisément en cette opinion, qu'il
sçauoit bon gré à la Fortune d'auoir mis sa vertu à vne si belle
espreuue, et d'auoir fauorisé ce brigand à fouler aux pieds l'ancienne2
liberté de sa patrie. Il me semble lire en cette action, ie ne
sçay quelle esiouyssance de son ame, et vne esmotion de plaisir
extraordinaire, et d'vne volupté virile, lors qu'elle consideroit la
noblesse et haulteur de son entreprise:

Deliberata morte ferocior.

Non pas aiguisée par quelque esperance de gloire, comme les
iugements populaires et effeminez d'aucuns hommes ont iugé: car
cette consideration est trop basse, pour toucher vn cœur si genereux,
si haultain et si roide, mais pour la beauté de la chose
mesme en soy: laquelle il voyoit bien plus clair, et en sa perfection,3
luy qui en manioyt les ressorts, que nous ne pouuons faire.
La Philosophie m'a faict plaisir de iuger, qu'vne si belle action eust
esté indecemment logée en toute autre vie qu'en celle de Caton:
et qu'à la sienne seule il appartenoit de finir ainsi. Pourtant
ordonna-il selon raison et à son fils et aux Senateurs qui l'accompagnoyent,
de prouuoir autrement à leur faict. Catoni, quum incredibilem
natura tribuisset grauitatem, eámque ipse perpetua constantia
roborauisset, sempérque in proposito consilio permansisset, moriendum
potius, quàm tyranni vultus aspiciendus erat. Toute mort
doit estre de mesmes sa vie. Nous ne deuenons pas autres pour4
mourir. I'interprete tousiours la mort par la vie. Et si on m'en recite
quelqu'vne forte par apparence, attachée à vne vie foible: ie
tiens qu'ell' est produitte de cause foible et sortable à sa vie.   L'aisance
92 donc de cette mort, et cette facilité qu'il auoit acquise par la
force de son ame, dirons nous qu'elle doiue rabattre quelque chose
du lustre de sa vertu? Et qui de ceux qui ont la ceruelle tant soit
peu teinte de la vraye Philosophie, peut se contenter d'imaginer
Socrates, seulement franc de crainte et de passion, en l'accident de
sa prison, de ses fers, et de sa condemnation? Et qui ne recognoist
en luy, non seulement de la fermeté et de la constance, c'estoit son
assiette ordinaire que celle-là, mais encore ie ne sçay quel contentement
nouueau, et vne allegresse enioüée en ses propos et façons
dernieres? A ce tressaillir, du plaisir qu'il sent à gratter sa iambe,1
apres que les fers en furent hors: accuse-il pas vne pareille douceur
et ioye en son ame, pour estre desenforgée des incommodités
passées, et à mesme d'entrer en cognoissance des choses aduenir?
Caton me pardonnera, s'il luy plaist; sa mort est plus tragique, et
plus tendue, mais cette-cy est encore, ie ne sçay comment, plus
belle. Aristippus à ceux qui la plaignoyent, Les Dieux m'en enuoyent
vne telle, fit-il. On voit aux ames de ces deux personnages, et de
leurs imitateurs (car de semblables, ie fay grand doubte qu'il y en
ait eu) vne si parfaicte habitude à la vertu, qu'elle leur est passée
en complexion. Ce n'est plus vertu penible, ny des ordonnances de2
la raison, pour lesquelles maintenir il faille que leur ame se roidisse:
c'est l'essence mesme de leur ame, c'est son train naturel
et ordinaire. Ils l'ont renduë telle, par vn long exercice des
preceptes de la Philosophie, ayans rencontré vne belle et riche nature.
Les passions vitieuses, qui naissent en nous, ne trouuent plus
par où faire entrée en eux. La force et roideur de leur ame,
estouffe et esteint les concupiscences, aussi tost qu'elles commencent
à s'esbranler.   Or qu'il ne soit plus beau, par vne haulte et
diuine resolution, d'empescher la naissance des tentations; et de
s'estre formé à la vertu, de maniere que les semences mesmes des3
vices en soient desracinées: que d'empescher à viue force leur
progrez; et s'estant laissé surprendre aux esmotions premieres des
passions, s'armer et se bander pour arrester leur course, et les
vaincre: et que ce second effect ne soit encore plus beau, que d'estre
simplement garny d'vne nature facile et debonnaire, et desgoustée
par soy mesme de la desbauche et du vice, ie ne pense point qu'il
y ait doubte. Car cette tierce et derniere façon, il semble bien
qu'elle rende vn homme innocent, mais non pas vertueux: exempt
de mal faire, mais non assez apte à bien faire. Ioint que cette condition
est si voisine à l'imperfection et à la foiblesse, que ie ne sçay4
pas bien comment en demesler les confins et les distinguer. Les
noms mesmes de bonté et d'innocence, sont à cette cause aucunement
noms de mespris.   Ie voy que plusieurs vertus, comme la
chasteté, sobrieté, et temperance, peuuent arriuer à nous, par
deffaillance corporelle. La fermeté aux dangers, si fermeté il la
94 faut appeller, le mespris de la mort, la patience aux infortunes,
peut venir et se treuue souuent aux hommes, par faute de bien
iuger de tels accidens, et ne les conceuoir tels qu'ils sont. La
faute d'apprehension et la bestise, contrefont ainsi par fois les
effects vertueux. Comme i'ay veu souuent aduenir, qu'on a loué
des hommes, de ce, dequoy ils meritoyent du blasme. Vn Seigneur
Italien tenoit vne fois ce propos en ma presence, au des-auantage
de sa nation: Que la subtilité des Italiens et la viuacité de leurs
conceptions estoit si grande, qu'ils preuoyoient les dangers et accidens
qui leur pouuoyent aduenir, de si loing, qu'il ne falloit pas1
trouuer estrange, si on les voyoit souuent à la guerre prouuoir à
leur seurté, voire auant que d'auoir recognu le peril: que nous et
les Espagnols, qui n'estions pas si fins, allions plus outre; et qu'il
nous falloit faire voir à l'œil et toucher à la main, le danger auant
que de nous en effrayer; et que lors aussi nous n'auions plus de
tenue: mais que les Allemans et les Souysses, plus grossiers et
plus lourds, n'auoyent le sens de se rauiser, à peine lors mesmes
qu'ils estoyent accablez soubs les coups. Ce n'estoit à l'aduenture
que pour rire. Si est-il bien vray qu'au mestier de la guerre, les
apprentis se iettent bien souuent aux hazards, d'autre inconsideration2
qu'ils ne font apres y auoir esté eschauldez.

Haud ignarus, quantùm noua gloria in armis,
Et prædulce decus, primo certamine, possit.

Voyla pourquoy quand on iuge d'vne action particuliere, il faut
considerer plusieurs circonstances, et l'homme tout entier qui l'a
produicte, auant la baptizer.   Pour dire vn mot de moy-mesme:
I'ay veu quelque fois mes amis appeller prudence en moy, ce qui
estoit fortune; et estimer aduantage de courage et de patience, ce
qui estoit aduantage de iugement et opinion; et m'attribuer vn tiltre
pour autre; tantost à mon gain, tantost à ma perte. Au demeurant,3
il s'en faut tant que ie sois arriué à ce premier et plus parfaict degré
d'excellence, où de la vertu il se faict vne habitude; que du second
mesme, ie n'en ay faict guere de preuue. Ie ne me suis mis
en grand effort, pour brider les desirs dequoy ie me suis trouué
pressé. Ma vertu, c'est vne vertu, ou innocence, pour mieux dire,
accidentale et fortuite. Si ie fusse nay d'vne complexion plus desreglée,
ie crains qu'il fust allé piteusement de mon faict: car ie n'ay
essayé guere de fermeté en mon ame, pour soustenir des passions,
si elles eussent esté tant soit peu vehementes. Ie ne sçay point
96 nourrir des querelles, et du debat chez moy.   Ainsi, ie ne me puis
dire nul grand-mercy, dequoy ie me trouue exempt de plusieurs
vices:

Si vitiis mediocribus, et mea paucis
Mendosa est natura, alioqui recta, velut si
Egregio inspersos reprehendas corpore næuos.

Ie le doy plus à ma fortune qu'à ma raison. Elle m'a faict naistre
d'vne race fameuse en preud'hommie, et d'vn tres-bon pere: ie ne
sçay s'il a escoulé en moy partie de ses humeurs, ou bien si les
exemples domestiques, et la bonne institution de mon enfance, y1
ont insensiblement aydé; ou si ie suis autrement ainsi nay,

Seu Libra, seu me Scorpius adspicit
Formidolosus, pars violentior
Natalis horæ, seu tyrannus
Hesperiæ Capricornus vndæ.

Mais tant y a que la pluspart des vices ie les ay de moy mesmes en
horreur. La responce d'Antisthenes à celuy, qui luy demandoit le
meilleur apprentissage: Desapprendre le mal: semble s'arrester à
cette image. Ie les ay, dis-ie, en horreur, d'vne opinion si naturelle
et si mienne, que ce mesme instinct et impression, que i'en ay2
apporté de la nourrice, ie l'ay conserué, sans qu'aucunes occasions
me l'ayent sçeu faire alterer. Voire non pas mes discours propres,
qui pour s'estre desbandez en aucunes choses de la route commune,
me licentieroyent aisément à des actions, que cette naturelle inclination
me fait haïr. Ie diray vn monstre: mais ie le diray pourtant.
Ie trouue par là en plusieurs choses plus d'arrest et de regle en mes
mœurs qu'en mon opinion: et ma concupiscence moins desbauchée
que ma raison. Aristippus establit des opinions si hardies en faueur
de la volupté et des richesses, qu'il mit en rumeur toute la philosophie
à l'encontre de luy. Mais quant à ses mœurs, Dionysius le tyran3
luy ayant presenté trois belles garses, afin qu'il en fist le chois:
il respondit, qu'il les choisissoit toutes trois, et qu'il auoit mal
prins à Paris d'en preferer vne à ses compaignes. Mais les ayant
conduittes à son logis, il les renuoya, sans en taster. Son vallet se
trouuant surchargé en chemin de l'argent qu'il portoit apres luy:
il luy ordonna qu'il en versast et iettast là, ce qui luy faschoit. Et
Epicurus, duquel les dogmes sont irreligieux et delicats, se porta en
sa vie tres-deuotieusement et laborieusement. Il escrit à vn sien
amy, qu'il ne vit que de pain bis et d'eaue; le prie de luy enuoyer
vu peu de formage, pour quand il voudra faire quelque somptueux4
repas. Seroit-il vray, que pour estre bon tout à faict, il nous le
faille estre par occulte, naturelle et vniuerselle proprieté, sans loy,
sans raison, sans exemple?   Les desbordemens, ausquels ie me
suis trouué engagé, ne sont pas Dieu mercy des pires. Ie les ay
bien condamnez chez moy, selon qu'ils le valent: car mon iugement
98 ne s'est pas trouué infecté par eux. Au rebours, ie les accuse
plus rigoureusement en moy, qu'en vn autre. Mais c'est tout: car
au demeurant i'y apporte trop peu de resistance, et me laisse trop
aisément pancher à l'autre part de la balance, sauf pour les regler,
et empescher du meslange d'autres vices, lesquels s'entretiennent
et s'entre-enchainent pour la plus part les vns aux autres, qui ne
s'en prend garde. Les miens, ie les ay retranchez et contrains les
plus seuls, et les plus simples que i'ay peu:

nec vltra
Errorem foueo.1
Car quant à l'opinion des Stoiciens, qui disent, le sage œuurer
quand il œuure par toutes les vertus ensemble, quoy qu'il y en ait
vne plus apparente selon la nature de l'action: (et à cela leur pourroit
seruir aucunement la similitude du corps humain; car l'action
de la colere ne se peut exercer, que toutes les humeurs ne nous y
aydent, quoy que la colere predomine) si de là ils veulent tirer pareille
consequence; que quand le fautier faut, il faut par tous les
vices ensemble, ie ne les en croy pas ainsi simplement; ou ie ne les
entend pas: car ie sens par effect le contraire. Ce sont subtilitez
aiguës, insubstantielles, ausquelles la Philosophie s'arreste par fois.2
Ie suy quelques vices: mais i'en fuy d'autres, autant que sçauroit
faire vn sainct. Aussi desaduoüent les Peripateticiens, cette connexité
et cousture indissoluble: et tient Aristote, qu'vn homme
prudent et iuste, peut estre et intemperant et incontinant. Socrates
aduoüoit à ceux qui recognoissoient en sa physionomie quelque
inclination au vice, que c'estoit à la verité sa propension naturelle,
mais qu'il l'auoit corrigée par discipline. Et les familiers du philosophe
Stilpo disoient, qu'estant nay subject au vin et aux femmes,
il s'estoit rendu par estude tresabstinent de l'vn et de l'autre.   Ce
que i'ay de bien, ie l'ay au rebours, par le sort de ma naissance:3
ie ne le tiens ny de loy ny de precepte ou autre apprentissage. L'innocence
qui est en moy, est vne innocence niaise; peu de vigueur,
et point d'art. Ie hay entre autres vices, cruellement la cruauté, et
par nature et par iugement, comme l'extreme de tous les vices.
Mais c'est iusques à telle mollesse, que ie ne voy pas esgorger vn
poulet sans desplaisir, et ois impatiemment gemir vn lieure sous
les dents de mes chiens: quoy que ce soit vn plaisir violent que la
chasse. Ceux qui ont à combattre la volupté, vsent volontiers de
cet argument, pour montrer qu'elle est toute vitieuse et des-raisonnable,
que lors qu'elle est en son plus grand effort, elle nous4
maistrise de façon, que la raison n'y peut auoir accez: et alleguent
100 l'experience que nous en sentons en l'accointance des femmes,

Cùm iam præsagit gaudia corpus,
Atque in eo est Venus, vt muliebria conserat arua.

où il leur semble que le plaisir nous transporte si fort hors de
nous, que nostre discours ne sçauroit lors faire son office tout perclus
et raui en la volupté.   Ie sçay qu'il en peut aller autrement;
et qu'on arriuera par fois, si on veut, à reietter l'ame sur ce mesme
instant, à autres pensemens: mais il la faut tendre et roidir d'aguet.
Ie sçay qu'on peut gourmander l'effort de ce plaisir, et m'y cognoy
bien, et n'ay point trouué Venus si imperieuse Deesse, que plusieurs1
et plus reformez que moy, la tesmoignent. Ie ne prens pour
miracle, comme faict la Royne de Nauarre, en l'vn des comptes de
son Heptameron, qui est vn gentil liure pour son estoffe, ny pour
chose d'extreme difficulté, de passer des nuicts entieres, en toute
commodité et liberté, auec vne maistresse de long temps desirée,
maintenant la foy qu'on luy aura engagée de se contenter des baisers
et simples attouchemens. Ie croy que l'exemple du plaisir de la
chasse y seroit plus propre: comme il y a moins de plaisir, il y a
plus de rauissement, et de surprinse, par où nostre raison estonnée
perd ce loisir de se preparer à l'encontre: lors qu'apres vne longue2
queste, la beste vient en sursaut à se presenter, en lieu où à l'aduenture,
nous l'esperions le moins. Cette secousse, et l'ardeur de
ces huées, nous frappe, si qu'il seroit malaisé à ceux qui ayment
cette sorte de petite chasse, de retirer sur ce point la pensée ailleurs.
Et les poëtes font Diane victorieuse du brandon et des flesches
de Cupidon.

Quis non malarum, quas amor curas habet,
Hæc inter obliuiscitur?
Pour reuenir à mon propos, ie me compassionne fort tendrement
des afflictions d'autruy, et pleurerois aisément par compagnie, si3
pour occasion que ce soit, ie sçauois pleurer. Il n'est rien qui tente
mes larmes que les larmes: non vrayes seulement, mais comment
que ce soit, ou feintes, ou peintes. Les morts ie ne les plains guere,
et les enuierois plustost; mais ie plains bien fort les mourans. Les
Sauuages ne m'offensent pas tant, de rostir et manger les corps des
trespassez, que ceux qui les tourmentent et persecutent viuans. Les
executions mesme de la iustice, pour raisonnables qu'elles soient,
ie ne les puis voir d'vne veuë ferme. Quelqu'vn ayant à tesmoigner
la clemence de Iulius Cæsar: Il estoit, dit-il, doux en ses vengeances:
ayant forcé les pyrates de se rendre à luy, qui l'auoient auparauant4
pris prisonnier et mis à rançon; d'autant qu'il les auoit menassez
102 de les faire mettre en croix, il les y condamna; mais ce fut apres les
auoir faict estrangler. Philomon son secretaire, qui l'auoit voulu
empoisonner, il ne le punit pas plus aigrement que d'vne mort
simple. Sans dire qui est cet autheur Latin, qui ose alleguer pour
tesmoignage de clemence, de seulement tuer ceux, desquels on a
esté offencé, il est aisé à deuiner qu'il est frappé des vilains et horribles
exemples de cruauté, que les tyrans Romains mirent en
vsage.   Quant à moy, en la iustice mesme, tout ce qui est au delà
de la mort simple, me semble pure cruauté. Et notamment à nous,
qui deurions auoir respect d'en enuoyer les ames en bon estat; ce1
qui ne se peut, les ayant agitées et desesperées par tourmens insupportables.
Ces iours passés, vn soldat prisonnier, ayant apperceu
d'vne tour où il estoit, que le peuple s'assembloit en la place, et
que des charpantiers y dressoient leurs ouurages, creut que c'estoit
pour luy: et entré en la resolution de se tuer, ne trouua qui l'y
peust secourir, qu'vn vieux clou de charrette, rouillé, que la Fortune
luy offrit. Dequoy il se donna premierement deux grands
coups autour de la gorge: mais voyant que ce auoit esté sans
effect: bien tost apres, il s'en donna vn tiers, dans le ventre, où il
laissa le clou fiché. Le premier de ses gardes, qui entra où il estoit,2
le trouua en cet estat, viuant encores: mais couché et tout affoibly
de ses coups. Pour emploier le temps auant qu'il deffaillist, on se
hasta de luy prononcer sa sentence. Laquelle ouïe, et qu'il n'estoit
condamné qu'à auoir la teste tranchée, il sembla reprendre vn nouueau
courage: accepta du vin, qu'il auoit refusé: remercia ses
iuges de la douceur inesperée de leur condemnation. Qu'il auoit
prins party, d'appeller la mort, pour la crainte d'vne mort plus
aspre et insupportable: ayant conceu opinion par les apprests qu'il
auoit veu faire en la place, qu'on le vousist tourmenter de quelque
horrible supplice: et sembla estre deliuré de la mort, pour l'auoir3
changée.   Ie conseillerois que ces exemples de rigueur, par le
moyen desquels on veut tenir le peuple en office, s'exerçassent contre
les corps des criminels. Car de les voir priuer de sepulture, de
les voir bouillir, et mettre à quartiers, cela toucheroit quasi autant
le vulgaire, que les peines, qu'on fait souffrir aux viuans; quoy que
par effect, ce soit peu ou rien, comme Dieu dit, Qui corpus occidunt,
et postea non habent quod faciant. Et les poëtes font singulierement
valoir l'horreur de cette peinture, et au dessus de la mort,
104
Heu! reliquias semiassi regis, denudatis ossibus,
Per terram sanie delibutas fœdè diuexarier.

Ie me rencontray vn iour à Rome, sur le point qu'on deffaisoit Catena,
vn voleur insigne: on l'estrangla sans aucune emotion de
l'assistance, mais quand on vint à le mettre à quartiers, le bourreau
ne donnoit coup, que le peuple ne suiuist d'vne voix pleintiue, et
d'vne exclamation, comme si chacun eust presté son sentiment à
cette charongne. Il faut exercer ces inhumains excez contre l'escorce,
non contre le vif. Ainsin amollit, en cas aucunement pareil,
Artaxerxes, l'aspreté des loix anciennes de Perse; ordonnant que les1
Seigneurs qui auoyent failly en leur estat, au lieu qu'on les souloit
foüetter, fussent despouillés, et leurs vestemens foüettez pour eux;
et au lieu qu'on leur souloit arracher les cheueux, qu'on leur ostast
leur hault chappeau seulement. Les Ægyptiens si deuotieux, estimoyent
bien satisfaire à la iustice diuine, luy sacrifians des pourceaux
en figure, et representez. Inuention hardie, de vouloir payer
en peinture et en ombrage Dieu, substance si essentielle.   Ie vy
en vne saison en laquelle nous abondons en exemples incroyables de
ce vice, par la licence de noz guerres ciuiles: et ne voit on rien aux
histoires anciennes, de plus extreme,que ce que nous en essayons2
tous les iours. Mais cela ne m'y a nullement appriuoisé. A peine me
pouuoy-ie persuader, auant que ie l'eusse veu, qu'il se fust trouué
des ames si farouches, qui pour le seul plaisir du meurtre, le voulussent
commettre; hacher et destrancher les membres d'autruy;
aiguiser leur esprit à inuenter des tourmens inusitez, et des morts
nouuelles, sans inimitié, sans proufit, et pour cette seule fin, de
iouir du plaisant spectacle, des gestes, et mouuemens pitoyables,
des gemissemens, et voix lamentables, d'vn homme mourant en
angoisse. Car voyla l'extreme poinct, où la cruauté puisse atteindre.
Vt homo hominem, non iratus, non timens, tantum spectaturus occidat.3
   De moy, ie n'ay pas sçeu voir seulement sans desplaisir,
poursuiure et tuer vne beste innocente, qui est sans deffence, et de
qui nous ne receuons aucune offence. Et comme il aduient communement
que le cerf se sentant hors d'haleine et de force, n'ayant
plus autre remede, se reiette et rend à nous mesmes qui le poursuiuons,
nous demandant mercy par ses larmes,

quæstuque cruentus,
Atque imploranti similis,

ce m'a tousiours semblé vn spectacle tres-deplaisant. Ie ne prens
guere beste en vie, à qui ie ne redonne les champs. Pythagoras les4
achetoit des pescheurs et des oyseleurs, pour en faire autant.

Primóque à cæde ferarum
Incaluisse puto maculatum sanguine ferrum.

Les naturels sanguinaires à l'endroit des bestes, tesmoignent vne
propension naturelle à la cruauté. Apres qu'on se fut appriuoisé à
106 Rome aux spectacles des meurtres des animaux, on vint aux hommes
et aux gladiateurs. Nature a, ce crains-ie, elle mesme attaché à
l'homme quelque instinct à l'inhumanité. Nul ne prent son esbat à
voir des bestes s'entreiouer et caresser; et nul ne faut de le prendre
à les voir s'entredeschirer et desmembrer. Et afin qu'on ne se
moque de cette sympathie que i'ay auec elles, la theologie mesme
nous ordonne quelque faueur en leur endroit. Et considerant, qu'vn
mesme maistre nous a logez en ce palais pour son seruice, et qu'elles
sont, comme nous, de sa famille; elle a raison de nous enjoindre
quelque respect et affection enuers elles.   Pythagoras emprunta1
la metempsychose, des Ægyptiens, mais depuis elle a esté receuë
par plusieurs nations, et notamment par nos Druides:

Morte carent animæ; sempérque priore relicta
Sede, nouis domibus viuunt, habitántque receptæ.

La religion de noz anciens Gaulois, portoit que les ames estans
eternelles, ne cessoyent de se remuer et changer de place d'vn corps
à vn autre: meslant en outre à cette fantasie, quelque consideration
de la iustice diuine. Car selon les desportemens de l'ame, pendant
qu'elle auoit esté chez Alexandre, ils disoient que Dieu luy
ordonnoit vn autre corps à habiter, plus ou moins penible, et rapportant2
à sa condition:

Muta ferarum
Cogit vincla pati: truculentos ingerit vrsis,
Prædonésque lupis, fallaces vulpibus addit.

Atque vbi per varios annos, per mille figuras
Egit, Lethæo purgatos flumine, tandem
Rursus ad humanæ reuocat primordia formæ.

Si elle auoit esté vaillante, la logeoient au corps d'vn lyon; si voluptueuse,
en celuy d'vn pourceau; si lasche, en celuy d'vn cerf ou
d'vn lieure; si malitieuse, en celuy d'vn renard; ainsi du reste;3
iusques à ce que purifiée par ce chastiement, elle reprenoit le corps
de quelque autre homme;

Ipse ego, nam memini, Troiani tempore belli,
Panthoïdes Euphorbus eram.
Quant à ce cousinage là d'entre nous et les bestes, ie n'en fay
pas grande recepte: ny de ce aussi que plusieurs nations, et notamment
des plus anciennes et plus nobles, ont non seulement receu
des bestes à leur société et compagnie, mais leur ont donné vn
rang bien loing au dessus d'eux; les estimans tantost familieres, et
fauories de leurs Dieux, et les ayans en respect et reuerence plus4
qu'humaine; et d'autres ne recognoissans autre Dieu, ny autre diuinité
qu'elles. Belluæ à barbaris propter beneficium consecratæ:
108
Crocodilon adorat
Pars hæc, illa pauet saturam serpentibus ibin,
Effigies sacri hic nitet aurea cercopitheci;
hic piscem fluminis, illic
Oppida tota canem venerantur.

Et l'interpretation mesme que Plutarque donne à cet erreur, qui est
tresbien prise, leur est encores honorable. Car il dit, que ce n'estoit
le chat, ou le bœuf, pour exemple, que les Ægyptiens adoroyent;
mais qu'ils adoroyent en ces bestes là, quelque image des facultez
diuines. En cette-cy la patience et l'vtilité: en cette-là, la viuacité,1
ou comme noz voisins les Bourguignons auec toute l'Allemaigne,
l'impatience de se voir enfermez: par où ils representoyent la
liberté, qu'ils aymoient et adoroient au delà de toute autre faculté
diuine, et ainsi des autres. Mais quand ie rencontre parmy les
opinions plus moderées, les discours qui essayent à montrer la
prochaine ressemblance de nous aux animaux: et combien ils ont
de part à nos plus grands priuileges; et auec combien de vray-semblance
on nous les apparie; certes i'en rabats beaucoup de nostre
presomption, et me demets volontiers de cette royauté imaginaire,
qu'on nous donne sur les autres creatures.   Quand tout cela en2
seroit à dire, si y a-il vn certain respect, qui nous attache, et vn
general deuoir d'humanité, non aux bestes seulement, qui ont vie
et sentiment, mais aux arbres mesmes et aux plantes. Nous deuons
la iustice aux hommes, et la grace et la benignité aux autres creatures,
qui en peuuent estre capables. Il y a quelque commerce entre
elles et nous, et quelque obligation mutuelle. Ie ne crains point
à dire la tendresse de ma nature si puerile, que ie ne puis pas
bien refuser à mon chien la feste, qu'il m'offre hors de saison, ou
qu'il me demande. Les Turcs ont des aumosnes et des hospitaux
pour les bestes: les Romains auoient vn soing public de la nourriture3
des oyes, par la vigilance desquelles leur Capitole auoit esté
sauué: les Atheniens ordonnerent que les mules et mulets, qui
auoyent seruy au bastiment du temple appellé Hecatompedon, fussent
libres, et qu'on les laissast paistre par tout sans empeschement.
Les Agrigentins auoyent en vsage commun, d'enterrer serieusement
les bestes, qu'ils auoient eu cheres: comme les cheuaux
de quelque rare merite, les chiens et les oyseaux vtiles: ou
mesme qui auoyent seruy de passe-temps à leurs enfans. Et la magnificence,
qui leur estoit ordinaire en toutes autres choses, paroissoit
aussi singulierement, à la sumptuosité et nombre des monuments4
esleuez à cette fin: qui ont duré en parade, plusieurs siecles
110 depuis. Les Ægyptiens enterroyent les loups, les ours, les crocodiles,
les chiens, et les chats, en lieux sacrés: embausmoyent
leurs corps, et portoyent le deuil à leurs trespas. Cimon fit vne
sepulture honorable aux iuments, auec lesquelles il auoit gaigné
par trois fois le prix de la course aux ieux Olympiques. L'ancien
Xanthippus fit enterrer son chien sur vn chef, en la coste de la
mer, qui en a depuis retenu le nom. Et Plutarque faisoit, dit-il,
conscience, de vendre et enuoyer à la boucherie, pour vn leger
profit, vn bœuf qui l'auoit long temps seruy.

CHAPITRE XII.    (TRADUCTION LIV. II, CH. XII.)
Apologie de Raimond de Sebonde.

C'EST à la verité vne tres-vtile et grande partie que la science:1
ceux qui la mesprisent tesmoignent assez leur bestise: mais ie
n'estime pas pourtant sa valeur iusques à cette mesure extreme
qu'aucuns luy attribuent. Comme Herillus le philosophe, qui logeoit
en elle le souuerain bien, et tenoit qu'il fust en elle de nous rendre
sages et contens: ce que ie ne croy pas: ny ce que d'autres ont
dict, que la science est mere de toute vertu, et que tout vice est
produit par l'ignorance. Si cela est vray, il est subiect à vne longue
interpretation.   Ma maison a esté dés long temps ouuerte aux
gens de sçauoir, et en est fort cogneuë; car mon pere qui l'a commandée
cinquante ans, et plus, eschauffé de cette ardeur nouuelle,2
dequoy le Roy François premier embrassa les lettres et les mit en
credit, rechercha auec grand soin et despence l'accointance des
hommes doctes, les receuant chez luy, comme personnes sainctes,
et ayans quelque particuliere inspiration de sagesse diuine, recueillant
leurs sentences, et leurs discours comme des oracles, et
auec d'autant plus de reuerence, et de religion, qu'il auoit moins
de loy d'en iuger: car il n'auoit aucune cognoissance des lettres,
non plus que ses predecesseurs. Moy ie les ayme bien, mais ie ne
les adore pas.   Entre autres, Pierre Bunel, homme de grande reputation
de sçauoir en son temps, ayant arresté quelques iours à3
Montaigne en la compagnie de mon pere, auec d'autres hommes de
112 sa sorte, luy fit present au desloger d'vn liure qui s'intitule Theologia
naturalis; siue Liber creaturarum, magistri Raimondi de Sebonde.
Et par ce que la langue Italienne et Espagnolle estoient
familieres à mon pere, et que ce liure est basty d'vn Espagnol barragouiné
en terminaisons Latines, il esperoit qu'auec bien peu
d'ayde, il en pourroit faire son profit, et le luy recommanda, comme
liure tres-vtile et propre à la saison, en laquelle il le luy donna: ce
fut lors que les nouuelletez de Luther commençoient d'entrer en
credit, et esbranler en beaucoup de lieux nostre ancienne creance.
En quoy il auoit vn tresbon aduis; preuoyant bien par discours de1
raison, que ce commencement de maladie declineroit aisément en
vn execrable atheisme. Car le vulgaire n'ayant pas la faculté de
iuger des choses par elles mesmes, se laissant emporter à la Fortune
et aux apparences, apres qu'on luy a mis en main la hardiesse
de mespriser et contreroller les opinions qu'il auoit euës en extreme
reuerence, comme sont celles où il va de son salut, et qu'on
a mis aucuns articles de sa religion en doubte et à la balance, il
iette tantost apres aisément en pareille incertitude toutes les autres
pieces de sa creance, qui n'auoient pas chez luy plus d'authorité ny
de fondement, que celles qu'on luy a esbranlées: et secoue comme2
vn ioug tyrannique toutes les impressions, qu'il auoit receues par
l'authorité des loix, ou reuerence de l'ancien vsage,

Nam cupidè conculcatur nimis antè metutum;

entreprenant deslors en auant, de ne receuoir rien, à quoy il n'ait
interposé son decret, et presté particulier consentement.   Or quelques
iours auant sa mort, mon pere ayant de fortune rencontré ce
liure soubs vn tas d'autres papiers abandonnez, me commanda de
le luy mettre en François. Il faict bon traduire les autheurs, comme
celuy-là, où il n'y a guere que la matiere à representer: mais ceux
qui ont donné beaucoup à la grace, et à l'elegance du langage, ils3
sont dangereux à entreprendre, nommément pour les rapporter à
vn idiome plus foible. C'estoit vne occupation bien estrange et
nouuelle pour moy: mais estant de fortune pour lors de loisir, et
ne pouuant rien refuser au commandement du meilleur pere qui
fut onques, i'en vins à bout, comme ie peuz: à quoy il print vn singulier
plaisir, et donna charge qu'on le fist imprimer: ce qui fut
executé apres sa mort.   Ie trouuay belles les imaginations de cet
autheur, la contexture de son ouurage bien suyuie; et son dessein
plein de pieté. Par ce que beaucoup de gens s'amusent à le lire, et
notamment les dames, à qui nous deuons plus de seruice, ie me4
suis trouué souuent à mesme de les secourir, pour descharger leur
liure de deux principales obiections qu'on luy faict. Sa fin est hardie
et courageuse, car il entreprend par raisons humaines et naturelles,
114 establir et verifier contre les atheistes tous les articles de la
religion Chrestienne. En quoy, à dire la verité, ie le trouue si
ferme et si heureux, que ie ne pense point qu'il soit possible de
mieux faire en cet argument là; et croy que nul ne l'a esgalé. Cet
ouurage me semblant trop riche et trop beau, pour vn autheur, duquel
le nom soit si peu cogneu, et duquel tout ce que nous sçauons,
c'est qu'il estoit Espagnol, faisant profession de medecine à Thoulouse,
il y a enuiron deux cens ans; ie m'enquis autrefois à Adrianus
Turnebus, qui sçauoit toutes choses, que ce pouuoit estre de ce
liure: il me respondit, qu'il pensoit que ce fust quelque quinte essence1
tirée de S. Thomas d'Aquin: car de vray cet esprit là, plein
d'vne erudition infinie et d'vne subtilité admirable, estoit seul capable
de telles imaginations. Tant y a que quiconque en soit l'autheur
et inuenteur, et ce n'est pas raison d'oster sans plus grande
occasion à Sebonde ce tiltre, c'estoit vn tres-suffisant homme, et
ayant plusieurs belles parties.   La premiere reprehension qu'on
fait de son ouurage; c'est que les Chrestiens se font tort de vouloir
appuyer leur creance, par des raisons humaines, qui ne se conçoit
que par foy, et par vne inspiration particuliere de la grace diuine.
En cette obiection, il semble qu'il y ait quelque zele de pieté: et à2
cette cause nous faut-il auec autant plus de douceur et de respect
essayer de satisfaire à ceux qui la mettent en auant. Ce seroit
mieux la charge d'vn homme versé en la theologie, que de moy, qui
n'y sçay rien. Toutefois ie iuge ainsi, qu'à vne chose si diuine et si
haultaine, et surpassant de si loing l'humaine intelligence, comme
est cette verité, de laquelle il a pleu à la bonté de Dieu nous esclairer,
il est bien besoin qu'il nous preste encore son secours, d'vne
faueur extraordinaire et priuilegiée, pour la pouuoir conceuoir et
loger en nous: et ne croy pas que les moyens purement humains
en soyent aucunement capables. Et s'ils l'estoient, tant d'ames3
rares et excellentes, et si abondamment garnies de forces naturelles
és siecles anciens, n'eussent pas failly par leur discours, d'arriuer
à cette cognoissance.   C'est la foy seule qui embrasse viuement
et certainement les hauts mysteres de nostre religion. Mais ce
n'est pas à dire, que ce soit vne tresbelle et treslouable entreprinse,
d'accommoder encore au seruice de nostre foy, les vtils naturels et
116 humains, que Dieu nous a donnez. Il ne faust pas doubter que ce
ne soit l'vsage le plus honorable, que nous leur sçaurions donner:
et qu'il n'est occupation ny dessein plus digne d'vn homme Chrestien,
que de viser par tous ses estudes et pensemens à embellir,
estendre et amplifier la verité de sa creance. Nous ne nous contentons
point de seruir Dieu d'esprit et d'ame: nous luy deuons encore,
et rendons vne reuerence corporelle: nous appliquons noz
membres mesmes, et noz mouuements et les choses externes à
l'honorer. Il en faut faire de mesme, et accompaigner nostre foy de
toute la raison qui est en nous: mais tousiours auec cette reseruation,1
de n'estimer pas que ce soit de nous qu'elle despende, ny que
nos efforts et arguments puissent atteindre à vne si supernaturelle et
diuine science.   Si elle n'entre chez nous par vne infusion extraordinaire:
si elle y entre non seulement par discours, mais encore
par moyens humains, elle n'y est pas en sa dignité ny en sa splendeur.
Et certes ie crain pourtant que nous ne la iouyssions que par
cette voye. Si nous tenions à Dieu par l'entremise d'vne foy viue:
si nous tenions à Dieu par luy, non par nous: si nous auions vn
pied et vn fondement diuin, les occasions humaines n'auroient pas
le pouuoir de nous esbranler, comme elles ont: nostre fort ne seroit2
pas pour se rendre à vne si foible batterie: l'amour de la
nouuelleté, la contraincte des Princes, la bonne fortune d'vn party,
le changement temeraire et fortuite de nos opinions, n'auroient pas
la force de secouër et alterer nostre croyance: nous ne la lairrions
pas troubler à la mercy d'un nouuel argument, et à la persuasion,
non pas de toute la rhetorique qui fut onques: nous soustiendrions
ces flots d'vne fermeté inflexible et immobile:

Illisos fluctus rupes vt vasta refundit,
Et varias circùm latrantes dissipat vndas
Mole sua.3
Si ce rayon de la diuinité nous touchoit aucunement, il y paroistroit
par tout: non seulement nos parolles, mais encore nos
operations en porteroient la lueur et le lustre. Tout ce qui partiroit
de nous, on le verroit illuminé de cette noble clarté. Nous deurions
auoir honte, qu'és sectes humaines il ne fut iamais partisan, quelque
difficulté et estrangeté que maintinst sa doctrine, qui n'y conformast
aucunement ses deportemens et sa vie: et vne si diuine et
celeste institution ne marque les Chrestiens que par la langue.
Voulez vous voir cela? comparez nos mœurs à vn Mahometan, à vn
Payen, vous demeurez tousiours au dessoubs. Là où au regard de4
l'auantage de nostre religion, nous deurions luire en excellence,
118 d'vne extreme et incomparable distance: et deuroit on dire, sont
ils si iustes, si charitables, si bons? ils sont donq Chrestiens. Toutes
autres apparences sont communes à toutes religions: esperance,
confiance, euenemens, ceremonies, penitence, martyres.
La merque peculiere de nostre verité deuroit estre nostre vertu,
comme elle est aussi la plus celeste merque, et la plus difficile: et
que c'est la plus digne production de la verité. Pourtant eut raison
nostre bon S. Loys, quand ce Roy Tartare, qui s'estoit faict Chrestien,
desseignoit de venir à Lyon, baiser les pieds au Pape, et y recognoistre
la sanctimonie qu'il esperoit trouuer en nos mœurs, de1
l'en destourner instamment, de peur qu'au contraire, nostre desbordée
façon de viure ne le dégoustast d'vne si saincte creance.
Combien que depuis il aduint tout diuersement, à cet autre, lequel
estant allé à Rome pour mesme effect, y voyant la dissolution des
prelats, et peuple de ce temps là, s'establit d'autant plus fort en
nostre religion, considerant combien elle deuoit auoir de force et
de diuinité, à maintenir sa dignité et sa splendeur, parmy tant de
corruption, et en mains si vicieuses.   Si nous auions vne seule
goutte de foy, nous remuerions les montaignes de leur place, dict
la saincte parole: nos actions qui seroient guidées et accompaignées2
de la diuinité, ne seroient pas simplement humaines, elles
auroient quelque chose de miraculeux, comme nostre croyance.
Breuis est institutio vitæ honestæ beatæque, si credas. Les vns font
accroire au monde, qu'ils croyent ce qu'ils ne croyent pas. Les autres
en plus grand nombre, se le font accroire à eux mesmes, ne
sçachants pas penetrer que c'est que croire.   Nous trouuons estrange
si aux guerres, qui pressent à cette heure nostre Estat, nous
voyons flotter les euenements et diuersifier d'vne maniere commune
et ordinaire: c'est que nous n'y apportons rien que le nostre.
La iustice, qui est en l'vn des partis, elle n'y est que pour ornement3
et couuerture: elle y est bien alleguée, mais elle n'y est ny
receuë, ny logée, ny espousée: elle y est comme en la bouche de
l'aduocat, non comme dans le cœur et affection de la partie. Dieu
doit son secours extraordinaire à la foy et à la religion, non pas à
nos passions. Les hommes y sont conducteurs, et s'y seruent de la
religion: ce deuroit estre tout le contraire. Sentez, si ce n'est par
noz mains que nous la menons: à tirer comme de cire tant de
figures contraires, d'vne regle si droitte et si ferme. Quand s'est il
120 veu mieux qu'en France en noz iours? Ceux qui l'ont prinse à gauche,
ceux qui l'ont prinse à droitte, ceux qui en disent le noir, ceux
qui en disent le blanc, l'employent si pareillement à leurs violentes
et ambitieuses entreprinses, s'y conduisent d'vn progrez si conforme
en desbordement et iniustice, qu'ils rendent doubteuse et
malaisée à croire la diuersité qu'ils pretendent de leurs opinions en
chose de laquelle depend la conduitte et loy de nostre vie. Peut on
veoir partir de mesme eschole et discipline des mœurs plus vnies,
plus vnes?   Voyez l'horrible impudence dequoy nous pelotons les
raisons diuines: et combien irreligieusement nous les auons et1
reiettées et reprinses selon que la Fortune nous a changé de place
en ces orages publiques. Cette proposition si solenne: S'il est permis
au subiect de se rebeller et armer contre son Prince pour la
defense de la religion: souuienne vous en quelles bouches cette
année passée l'affirmatiue d'icelle estoit l'arc-boutant d'vn parti:
la negatiue, de quel autre parti c'estoit l'arc-boutant. Et oyez à
present de quel quartier vient la voix et instruction de l'vne et de
l'autre: et si les armes bruyent moins pour cette cause que pour
celle là. Et nous bruslons les gents, qui disent, qu'il faut faire souffrir
à la verité le ioug de nostre besoing: et de combien faict la2
France pis que de le dire? Confessons la verité, qui trieroit de l'armée
mesme legitime, ceux qui y marchent par le seul zele d'vne
affection religieuse, et encore ceux qui regardent seulement la protection
des loix de leur pays, ou seruice du Prince, il n'en sçauroit
bastir vne compagnie de gens-darmes complete. D'où vient cela,
qu'il s'en trouue si peu, qui ayent maintenu mesme volonté et
mesme progrez en nos mouuemens publiques, et que nous les
voyons tantost n'aller que le pas, tantost y courir à bride aualée?
et mesmes hommes, tantost gaster nos affaires par leur violence et
aspreté, tantost par leur froideur, mollesse et pesanteur; si ce n'est3
qu'ils y sont poussez par des considerations particulieres et casuelles,
selon la diuersité desquelles ils se remuent?   Ie voy cela euidemment,
que nous ne prestons volontiers à la deuotion que les
offices, qui flattent noz passions. Il n'est point d'hostilité excellente
comme la Chrestienne. Nostre zele fait merueilles, quand il va secondant
nostre pente vers la haine, la cruauté, l'ambition, l'auarice,
la detraction, la rebellion. A contre-poil, vers la bonté, la
benignité, la temperance, si, comme par miracle, quelque rare complexion
ne l'y porte, il ne va ny de pied, ny d'aile. Nostre religion
122 est faicte pour extirper les vices: elle les couure, les nourrit, les
incite. Il ne faut point faire barbe de foarre à Dieu, comme on dict.
Si nous le croyions, ie ne dy pas par foy, mais d'vne simple
croyance: voire, et ie le dis à nostre grande confusion, si nous le
croyions et cognoissions comme vne autre histoire, comme l'vn de
nos compaignons, nous l'aimerions au dessus de toutes autres choses,
pour l'infinie bonté et beauté qui reluit en luy: au moins marcheroit
il en mesme reng de nostre affection, que les richesses, les
plaisirs, la gloire et nos amis. Le meilleur de nous ne craind point
de l'outrager, comme il craind d'outrager son voisin, son parent,1
son maistre. Est-il si simple entendement, lequel ayant d'vn costé
l'obiect d'vn de nos vicieux plaisirs, et de l'autre en pareille cognoissance
et persuasion, l'estat d'vne gloire immortelle, entrast, en
bigue de l'vn pour l'autre? Et si nous y renonçons souuent de pur
mespris: car quelle enuie nous attire au blasphemer, sinon à l'aduenture
l'enuie mesme de l'offense? Le philosophe Antisthenes,
comme on l'initioit aux mysteres d'Orpheus, le prestre luy disant,
que ceux qui se voüoyent à cette religion, auoyent à receuoir apres
leur mort des biens eternels et parfaicts: Pourquoy si tu le crois
ne meurs tu donc toy mesmes? luy fit-il. Diogenes plus brusquement2
selon sa mode, et plus loing de nostre propos, au prestre qui
le preschoit de mesme, de se faire de son ordre, pour paruenir aux
biens de l'autre monde: Veux tu pas que ie croye qu'Agesilaüs et
Epaminondas, si grands hommes, seront miserables, et que toy qui
n'es qu'vn veau, et qui ne fais rien qui vaille; seras bien heureux,
par ce que tu és prestre? Ces grandes promesses de la beatitude
eternelle si nous les receuions de pareille authorité qu'vn discours
philosophique, nous n'aurions pas la mort en telle horreur que
nous auons:

Non iam se moriens dissolui conquereretur,3
Sed magis ire foras, vestémque relinquere, vt anguis,
Gauderet, prælonga senex aut cornua ceruus.

Ie veux estre dissoult, dirions nous, et estre aueques Iesus-Christ.
La force du discours de Platon de l'immortalité de l'ame, poussa
bien aucuns de ses disciples à la mort, pour iouïr plus promptement
des esperances qu'il leur donnoit.   Tout cela c'est vn signe
tres-euident que nous ne receuons nostre religion qu'à nostre façon
et par nos mains, et non autrement que comme les autres religions
se reçoiuent. Nous nous sommes rencontrez au pays, où elle estoit
en vsage, ou nous regardons son ancienneté, ou l'authorité des4
124 hommes qui l'ont maintenuë, ou craignons les menaces qu'elle attache
aux mescreans, ou suyuons ses promesses. Ces considerations
là doiuent estre employées à nostre creance, mais comme subsidiaires:
ce sont liaisons humaines. Vne autre region, d'autres
tesmoings, pareilles promesses et menasses, nous pourroyent imprimer
par mesme voye vne creance contraire. Nous sommes Chrestiens
à mesme tiltre que nous sommes ou Perigordins ou Alemans.
Et ce que dit Plato, qu'il est peu d'hommes si fermes en l'atheïsme,
qu'vn danger pressant ne ramene à la recognoissance de
la diuine puissance: ce rolle ne touche point vn vray Chrestien.1
C'est à faire aux religions mortelles et humaines, d'estre receuës
par vne humaine conduite. Quelle foy doit ce estre, que la lascheté
et la foiblesse de cœur plantent en nous et establissent? Plaisante
foy, qui ne croid ce qu'elle croid, que pour n'auoir le courage de le
descroire. Vne vitieuse passion, comme celle de l'inconstance et de
l'estonnement, peut elle faire en nostre ame aucune production reglée?
Ils establissent, dit-il, par la raison de leur iugement, que ce
qui se recite des enfers, et des peines futures est feint, mais l'occasion
de l'experimenter s'offrant lors que la vieillesse ou les maladies
les approchent de leur mort: la terreur d'icelle les remplit2
d'vne nouuelle creance, par l'horreur de leur condition à venir. Et
par ce que telles impressions rendent les courages craintifs, il defend
en ses Loix toute instruction de telles menaces, et la persuasion
que des Dieux il puisse venir à l'homme aucun mal, sinon
pour son plus grand bien quand il y eschoit, et pour vn medecinal
effect. Ils recitent de Bion, qu'infect des atheïsmes de Theodorus,
il auoit esté long temps se moquant des hommes religieux: mais la
mort le surprenant, qu'il se rendit aux plus extremes superstitions:
comme si les Dieux s'ostoyent et se remettoyent selon l'affaire de
Bion. Platon, et ces exemples, veulent conclurre, que nous sommes3
ramenez à la creance de Dieu, ou par raison, ou par force. L'atheïsme
estant vne proposition, comme desnaturée et monstrueuse,
difficile aussi, et malaisée d'establir en l'esprit humain, pour insolent
et desreglé qu'il puisse estre: il s'en est veu assez, par vanité
et par fierté de conceuoir des opinions non vulgaires, et reformatrices
du monde, en affecter la profession par contenance: qui,
s'ils sont assez fols, ne sont pas assez forts, pour l'auoir plantée en
126 leur conscience. Pourtant ils ne lairront de ioindre leurs mains
vers le ciel, si vous leur attachez vn bon coup d'espée en la poitrine:
et quand la crainte ou la maladie aura abatu et appesanti
cette licentieuse ferueur d'humeur volage, ils ne lairront pas de se
reuenir, et se laisser tout discretement manier aux creances et
exemples publiques. Autre chose est, vn dogme serieusement digeré,
autre chose ces impressions superficielles: lesquelles nées de
la desbauche d'vn esprit desmanché, vont nageant temerairement
et incertainement en la fantasie. Hommes bien miserables et esceruellez,
qui taschent d'estre pires qu'ils ne peuuent!   L'erreur du1
paganisme, et l'ignorance de nostre saincte verité, laissa tomber
cette grande ame: mais grande d'humaine grandeur seulement,
encores en cet autre voisin abus, que les enfans et les vieillars se
trouuent plus susceptibles de religion, comme si elle naissoit et
tiroit son credit de nostre imbecillité. Le neud qui deuroit attacher
nostre iugement et nostre volonté, qui deuroit estreindre nostre
ame et ioindre à nostre Createur, ce deuroit estre vn neud prenant
ses repliz et ses forces, non pas de noz considerations, de noz raisons
et passions, mais d'vne estreinte diuine et supernaturelle,
n'ayant qu'vne forme, vn visage, et vn lustre, qui est l'authorité de2
Dieu et sa grace. Or nostre cœur et nostre ame estant regie et commandée
par la foy, c'est raison qu'elle tire au seruice de son dessein
toutes nos autres pieces selon leur portée. Aussi n'est-il pas
croyable, que toute cette machine n'ait quelques merques empreintes
de la main de ce grand architecte, et qu'il n'y ait quelque
image és choses du monde raportant aucunement à l'ouurier, qui
les a basties et formées. Il a laissé en ces hauts ouurages le charactere
de sa diuinité, et ne tient qu'à nostre imbecillité, que nous
ne le puissions descouurir. C'est ce qu'il nous dit luy-mesme, que
ses operations inuisibles, il nous les manifeste par les visibles. Sebonde3
s'est trauaillé à ce digne estude, et nous montre comment il
n'est piece du monde, qui desmente son facteur. Ce seroit faire tort
à la bonté diuine, si l'vniuers ne consentoit à nostre creance. Le
ciel, la terre, les elemens, nostre corps et nostre ame, toutes choses
y conspirent: il n'est que de trouuer le moyen de s'en seruir:
elles nous instruisent, si nous sommes capables d'entendre. Car ce
monde est vn temple tressainct, dedans lequel l'homme est introduict,
pour y contempler des statues, non ouurées de mortelle
main, mais celles que la diuine pensée a faict sensibles, le soleil,
128 les estoilles, les eaux et la terre, pour nous representer les intelligibles.
Les choses inuisibles de Dieu, dit Sainct Paul, apparoissent
par la creation du monde, considerant sa sapience eternelle, et sa
diuinité par ses œuures.

Atque adeo faciem cœli non inuidet orbi
Ipse Deus, vultúsque suos corpúsque recludit
Semper voluendo; séque ipsum inculcat et offert,
Vt bene cognosci possit, doceátque videndo
Qualis eat, doceátque suas attendere leges.
Or nos raisons et nos discours humains c'est comme la matiere1
lourde et sterile: la grace de Dieu en est la forme: c'est elle qui y
donne la façon et le prix. Tout ainsi que les actions vertueuses de
Socrates et de Caton demeurent vaines et inutiles pour n'auoir eu
leur fin, et n'auoir regardé l'amour et obeyssance du vray createur
de toutes choses, et pour auoir ignoré Dieu: ainsin est-il de nos
imaginations et discours: ils ont quelque corps, mais vne masse
informe, sans façon et sans iour, si la foy et grace de Dieu n'y sont
ioinctes. La foy venant à teindre et illustrer les argumens de Sebonde,
elle les rend fermes et solides: ils sont capables de seruir
d'acheminement, et de premiere guyde à vn apprentif, pour le2
mettre à la voye de cette cognoissance: ils le façonnent aucunement
et rendent capable de la grace de Dieu, par le moyen de laquelle
se parfournit et se parfaict apres nostre creance. Ie sçay vn
homme d'authorité nourry aux lettres, qui m'a confessé auoir esté
ramené des erreurs de la mescreance par l'entremise des argumens
de Sebonde. Et quand on les despouïllera de cet ornement, et du secours
et approbation de la foy, et qu'on les prendra pour fantasies
pures humaines, pour en combatre ceux qui sont precipitez aux
espouuantables et horribles tenebres de l'irreligion, ils se trouueront
encores lors, aussi solides et autant fermes, que nuls autres3
de mesme condition qu'on leur puisse opposer. De façon que nous
serons sur les termes de dire à nos parties,

Si melius quid habes, accerse; vel imperium fer.

Qu'ils souffrent la force de nos preuues, ou qu'ils nous en facent
voir ailleurs, et sur quelque autre subiect, de mieux tissuës, et
mieux estoffées. Ie me suis sans y penser à demy desia engagé
dans la seconde obiection, à laquelle i'auois proposé de respondre
pour Sebonde.   Aucuns disent que ses argumens sont foibles et
130 ineptes à verifier ce qu'il veut, et entreprennent de les choquer
aysément. Il faut secouër ceux cy vn peu plus rudement: car ils
sont plus dangereux et plus malitieux que les premiers. On couche
volontiers les dicts d'autruy à la faueur des opinions qu'on a preiugées
en soy. A vn atheïste tous escrits tirent à l'atheïsme. Il
infecte de son propre venin la matiere innocente. Ceux cy ont quelque
preoccupation de iugement qui leur rend le goust fade aux
raisons de Sebonde. Au demeurant il leur semble qu'on leur donne
beau ieu, de les mettre en liberté de combattre nostre religion par
les armes pures humaines, laquelle ils n'oseroyent attaquer en sa1
majesté pleine d'authorité et de commandement. Le moyen que ie
prens pour rabatre cette frenesie, et qui me semble le plus propre,
c'est de froisser et fouler aux pieds l'orgueil, et l'humaine fierté:
leur faire sentir l'inanité, la vanité, et deneantise de l'homme:
leur arracher des poingts, les chetiues armes de leur raison: leur
faire baisser la teste et mordre la terre, soubs l'authorité et reuerence
de la majesté diuine. C'est à elle seule qu'appartient la
science et la sapience: elle seule qui peut estimer de soy quelque
chose, et à qui nous desrobons ce que nous nous contons, et ce que
nous nous prisons.2

Ου γαρ εα φρονεεν ὁ Θεος μεγα αλλον η ἑαυτον.

Abbattons ce cuider, premier fondement de la tyrannie du maling
esprit. Deus superbis resistit: humilibus autem dat gratiam. L'intelligence
est en touts les Dieux, dit Platon, et point ou peu aux
hommes. Or c'est cependant beaucoup de consolation à l'homme
Chrestien, de voir nos vtils mortels et caduques, si proprement
assortis à nostre foy saincte et diuine: que lors qu'on les employe
aux suiects de leur nature mortels et caduques, ils n'y soient pas
appropriez plus vniement, ny auec plus de force.   Voyons donq si
l'homme a en sa puissance d'autres raisons plus fortes que celles3
de Sebonde: voire s'il est en luy d'arriuer à aucune certitude par
argument et par discours. Car sainct Augustin plaidant contre ces
gents icy, a occasion de reprocher leur iniustice, en ce qu'ils tiennent
les parties de nostre creance fauces, que nostre raison faut à
establir. Et pour montrer qu'assez de choses peuuent estre et auoir
esté, desquelles nostre discours ne sçauroit fonder la nature et les
causes: il leur met en auant certaines experiences cognuës et
indubitables, ausquelles l'homme confesse rien ne veoir. Et cela
faict il, comme toutes autres choses, d'vne curieuse et ingenieuse
recherche. Il faut plus faire, et leur apprendre, que pour conuaincre4
la foiblesse de leur raison, il n'est besoing d'aller triant des
rares exemples: et qu'elle est si manque et si aueugle, qu'il n'y a
nulle si claire facilité, qui luy soit assez claire: que l'aizé et le
132 malaisé luy sont vn: que tous subiects egalement, et la nature en
general desaduouë sa iurisdiction et entremise.   Que nous presche
la verité, quand elle nous presche de fuir la mondaine philosophie:
quand elle nous inculque si souuent, que nostre sagesse n'est que
folie deuant Dieu: que de toutes les vanitez la plus vaine c'est
l'homme: que l'homme qui presume de son sçauoir, ne sçait pas
encore que c'est que sçauoir: et que l'homme, qui n'est rien, s'il
pense estre quelque chose, se seduit soy-mesmes, et se trompe?
Ces sentences du sainct Esprit expriment si clairement et si viuement
ce que ie veux maintenir, qu'il ne me faudroit aucune autre1
preuue contre des gens qui se rendroient auec toute submission et
obeyssance à son authorité. Mais ceux cy veulent estre fouëtez à leurs
propres despens, et ne veulent souffrir qu'on combatte leur raison
que par elle mesme.   Considerons donq pour cette heure, l'homme
seul, sans secours estranger, armé seulement de ses armes, et despourueu
de la grace et cognoissance diuine, qui est tout son honneur,
sa force, et le fondement de son estre. Voyons combien il a
de tenuë en ce bel equipage. Qu'il me face entendre par l'effort de
son discours, sur quels fondemens il a basty ces grands auantages,
qu'il pense auoir sur les autres creatures. Qui luy a persuadé que2
ce branle admirable de la voute celeste, la lumiere eternelle de ces
flambeaux roulans si fierement sur sa teste, les mouuemens espouuentables
de cette mer infinie, soyent establis et se continuent tant
de siecles, pour sa commodité et pour son seruice? Est-il possible
de rien imaginer si ridicule, que cette miserable et chetiue creature,
qui n'est pas seulement maistresse de soy, exposée aux
offences de toutes choses, se die maistresse et emperiere de l'vniuers?
duquel il n'est pas en sa puissance de cognoistre la moindre
partie, tant s'en faut de la commander. Et ce priuilege qu'il s'attribuë
d'estre seul en ce grand bastiment, qui ayt la suffisance d'en3
recognoistre la beauté et les pieces, seul qui en puisse rendre graces
à l'architecte, et tenir conte de la recepte et mise du monde: qui
luy a seelé ce priuilege? qu'il nous montre lettres de cette belle et
grande charge. Ont elles esté ottroyées en faueur des sages seulement?
Elles ne touchent guere de gents. Les fols et les meschants
sont-ils dignes de faueur si extraordinaire? et estants la pire piece
du monde, d'estre preferez à tout le reste? en croirons nous cestuy-là;
134 Quorum igitur causa quis dixerit effectum esse mundum? Eorum
scilicet animantium, quæ ratione vtuntur; hi sunt dij et homines,
quibus profectò nihil est melius. Nous n'aurons iamais assez bafoüé
l'impudence de cet accouplage. Mais pauuret qu'a il en soy digne
d'vn tel auantage?   A considerer cette vie incorruptible des corps
celestes, leur beauté, leur grandeur, leur agitation continuée d'vne
si iuste regle:

Cùm suscipimus magni cœlestia mundi
Templa super, stellisque micantibus Æthæra fixum,
Et venit in mentem Lunæ Solisque viarum:1

à considerer la domination et puissance que ces corps là ont, non
seulement sur nos vies et conditions de nostre fortune,

Facta etenim et vitas hominum suspendit ab astris:

mais sur nos inclinations mesmes, nos discours, nos volontez: qu'ils
regissent, poussent et agitent à la mercy de leurs influances, selon
que nostre raison nous l'apprend et le trouue:

Speculatáque longè
Deprendit tacitis dominantia legibus astra,
Et totum alterna mundum ratione moueri,
Fatorúmque vices certis discernere signis:2

à voir que non vn homme seul, non vn Roy, mais les monarchies,
les empires, et tout ce bas monde se meut au branle des moindres
mouuements celestes:

Quantàque quàm parui faciant discrimina motus:
Tantum est hoc regnum, quod regibus imperat ipsis!

si nostre vertu, nos vices, nostre suffisance et science, et ce mesme
discours que nous faisons de la force des astres, et cette comparaison
d'eux à nous, elle vient, comme iuge nostre raison, par leur
moyen et de leur faueur:

Furit alter amore,3
Et pontum tranare potest et vertere Troiam,
Alterius sors est scribendis legibus apta;
Ecce patrem nati perimunt, natósque parentes,
Mutuáque armati coeunt in vulnera fratres;
Non nostrum hoc bellum est, coguntur tanta mouere,
Inque suas ferri pœnas, lacerandáque membra,
Hoc quoque fatale est sic ipsum expendere fatum.

nous tenons de la distribution du ciel cette part de raison que
nous auons, comment nous pourra elle esgaler à luy? comment
soubs-mettre à nostre science son essence et ses conditions?   Tout4
ce que nous voyons en ces corps là, nous estonne; quæ molitio, quæ
ferramenta, qui vectes, quæ machinæ, qui ministri tanti operis fuerunt?
pourquoy les priuons nous et d'ame, et de vie, et de discours?
136 y auons nous reconnu quelque stupidité immobile et insensible, nous
qui n'auons aucun commerce auec eux que d'obeïssance? Dirons nous,
que nous n'auons veu en nulle autre creature, qu'en l'homme, l'vsage
d'vne ame raisonnable? Et quoy? Auons nous veu quelque chose
semblable au soleil? Laisse-il d'estre, par ce que nous n'auons rien
veu de semblable? et ses mouuements d'estre, par ce qu'il n'en est
point de pareils? Si ce que nous n'auons pas veu, n'est pas, nostre
science est merueilleusement raccourcie. Quæ sunt tantæ animi
angustiæ? Sont ce pas des songes de l'humaine vanité, de faire de
la lune vne terre celeste? y deuiner des montaignes, des vallées,1
comme Anaxagoras? y planter des habitations et demeures humaines,
et y dresser des colonies pour nostre commodité, comme
faict Platon et Plutarque? et de nostre terre en faire vn astre esclairant
et lumineux? Inter cætera mortalitatis incommoda, et hoc est,
caligo mentium: nec tantùm necessitas errandi, sed errorum amor.
Corruptibile corpus aggrauat animam, et deprimit terrena inhabitatio
sensum multa cogitantem.   La presomption est nostre maladie naturelle
et originelle. La plus calamiteuse et fragile de toutes les
creatures c'est l'homme, et quant et quant, la plus orgueilleuse.
Elle se sent et se void logée icy parmy la bourbe et le fient du2
monde, attachée et cloüée à la pire, plus morte et croupie partie
de l'vniuers, au dernier estage du logis, et le plus esloigné de la
voute celeste, auec les animaux de la pire condition des trois: et
se va plantant par imagination au dessus du cercle de la lune, et
ramenant le ciel soubs ses pieds.   C'est par la vanité de cette
mesme imagination qu'il s'egale à Dieu, qu'il s'attribue les conditions
diuines, qu'il se trie soy-mesme et separe de la presse des
autres creatures, taille les parts aux animaux ses confreres et compagnons,
et leur distribue telle portion de facultez et de forces,
que bon luy semble. Comment cognoist il par l'effort de son intelligence,3
les branles internes et secrets des animaux? par quelle
comparaison d'eux à nous conclud il la bestise qu'il leur attribue?
Quand ie me iouë à ma chatte, qui sçait, si elle passe son temps de
moy plus que ie ne fay d'elle? Nous nous entretenons de singerie
138 reciproques. Si i'ay mon heure de commencer ou de refuser, aussi
à elle la sienne. Platon en sa peinture de l'aage doré sous Saturne,
compte entre les principaux aduantages de l'homme de lors, la communication
qu'il auoit auec les bestes, desquelles s'enquerant et
s'instruisant, il sçauoit les vrayes qualitez, et differences de chacune
d'icelles: par où il acqueroit vne tres parfaicte intelligence et
prudence; et en conduisoit de bien loing plus heureusement sa vie,
que nous ne sçaurions faire. Nous faut il meilleure preuue à iuger
l'impudence humaine sur le faict des bestes? Ce grand autheur a
opiné qu'en la plus part de la forme corporelle, que Nature leur a1
donné, elle a regardé seulement l'vsage des prognostications, qu'on
en tiroit en son temps.   Ce defaut qui empesche la communication
d'entre elles et nous, pourquoy n'est il aussi bien à nous
qu'à elles? C'est à deuiner à qui est la faute de ne nous entendre
point: car nous ne les entendons non plus qu'elles nous. Par cette
mesme raison elles nous peuuent estimer bestes, comme nous les
estimons. Ce n'est pas grand merueille, si nous ne les entendons
pas, aussi ne faisons nous les Basques et les Troglodytes. Toutesfois
aucuns se sont vantez de les entendre, comme Appollonius
Thyaneus, Melampus, Tiresias, Thales et autres. Et puis qu'il est2
ainsi, comme disent les cosmographes, qu'il y a des nations qui
reçoyuent vn chien pour leur Roy, il faut bien qu'ils donnent certaine
interpretation à sa voix et mouuements. Il nous faut remerquer
la parité qui est entre nous. Nous auons quelque moyenne
intelligence de leurs sens, aussi ont les bestes des nostres, enuiron
à mesme mesure. Elles nous flattent, nous menassent, et nous requierent:
et nous elles. Au demeurant nous decouurons bien
euidemment, qu'entre elles il y a vne pleine et entiere communication,
et qu'elles s'entr'entendent, non seulement celles de mesme
espece, mais aussi d'especes diuerses:3

Et mutæ pecudes, et denique secla ferarum
Dissimiles suerunt voces variásque ciuere
Cùm metus aut dolor est, aut cùm iam gaudia gliscunt.

En certain abboyer du chien le cheual cognoist qu'il y a de la colere:
de certaine autre sienne voix, il ne s'effraye point.   Aux
bestes mesmes qui n'ont pas de voix, par la societé d'offices, que
nous voyons entre elles, nous argumentons aisément quelque
autre moyen de communication: leurs mouuemens discourent et
traictent.
140
Non alia longè ratione atque ipsa videtur
Protrahere ad gestum pueros infantia linguæ.

Pourquoy non, tout aussi bien que nos muets disputent, argumentent,
et content des histoires par signes? I'en ay veu de si souples
et formez à cela, qu'à la verité, il ne leur manquoit rien à la perfection
de se sçauoir faire entendre. Les amoureux se courroussent,
se reconcilient, se prient, se remercient, s'assignent, et disent en
fin toutes choses des yeux.

E'l silentio ancor suole
Hauer prieghi e parole.1
Quoy des mains? nous requerons, nous promettons, appellons,
congedions, menaçons, prions, supplions, nions, refusons, interrogeons,
admirons, nombrons, confessons, repentons, craignons, vergoignons,
doubtons, instruisons, commandons, incitons, encourageons,
iurons, tesmoignons, accusons, condamnons, absoluons,
iniurions, mesprisons, deffions, despittons, flattons, applaudissons,
benissons, humilions, moquons, reconcilions, recommandons, exaltons,
festoyons, resiouïssons, complaignons, attristons, desconfortons,
desesperons, estonnons, escrions, taisons: et quoy non? d'vne
variation et multiplication à l'enuy de la langue. De la teste nous2
conuions, renuoyons, aduoüons, desaduoüons, desmentons, bienueignons,
honorons, venerons, dedaignons, demandons, esconduisons,
egayons, lamentons, caressons, tansons, soubsmettons, brauons,
enhortons, menaçons, asseurons, enquerons. Quoy des
sourcils? Quoy des espaules? Il n'est mouuement, qui ne parle, et
vn langage intelligible sans discipline, et vn langage publique. Qui
fait, voyant la varieté et vsage distingué des autres, que cestuy-cy
doibt plustost est iugé le propre de l'humaine nature. Ie laisse à
part ce que particulierement la necessité en apprend soudain à ceux
qui en ont besoing: et les alphabets des doigts, et grammaires en3
gestes: et les sciences qui ne s'exercent et ne s'expriment que par
iceux: et les nations que Pline dit n'auoir point d'autre langue.
Vn ambassadeur de la ville d'Abdere, apres auoir longuement parlé
au Roy Agis de Sparte, luy demanda: Et bien, Sire, quelle responce
veux-tu que ie rapporte à nos citoyens? que ie t'ay laissé dire tout
ce que tu as voulu, et tant que tu as voulu, sans iamais dire mot:
voila pas vn taire parlier et bien intelligible?   Au reste, quelle
142 sorte de nostre suffisance ne recognoissons nous aux operations des
animaux? est-il police reglée auec plus d'ordre, diuersifiée à plus
de charges et d'offices, et plus constamment entretenuë, que celle
des mouches à miel? Cette disposition d'actions et de vacations si
ordonnée, la pouuons nous imaginer se conduire sans discours et
sans prudence?

His quidam signis atque hæc exempla sequuti,
Esse apibus partem diuinæ mentis, et haustus
Æthereos dixere.1

Les arondelles que nous voyons au retour du printemps fureter tous
les coins de nos maisons, cherchent elles sans iugement, et choisissent
elles sans discretion de mille places, celle qui leur est la plus
commode à se loger? Et en cette belle et admirable contexture de
leurs bastimens, les oiseaux peuuent ils se seruir plustost d'vne figure
quarrée, que de la ronde, d'vn angle obtus, que d'vn angle droit,
sans en sçauoir les conditions et les effects? Prennent-ils tantost de
l'eau, tantost de l'argile, sans iuger que la dureté s'amollit en l'humectant?
Planchent-ils de mousse leur palais, ou de duuet, sans
preuoir que les membres tendres de leurs petits y seront plus mollement2
et plus à l'aise? Se couurent-ils du vent pluuieux, et plantent
leur loge à l'orient, sans cognoistre les conditions differentes
de ces vents, et considerer que l'vn leur est plus salutaire que
l'autre? Pourquoy espessit l'araignée sa toile en vn endroit, et relasche
en vn autre? se sert à cette heure de cette sorte de neud,
tantost de celle-là, si elle n'a et deliberation, et pensement, et conclusion?
   Nous recognoissons assez en la pluspart de leurs ouurages,
combien les animaux ont d'excellence au dessus de nous, et
combien nostre art est foible à les imiter. Nous voyons toutesfois
aux nostres plus grossiers, les facultez que nous y employons, et3
que nostre ame s'y sert de toutes ses forces: pourquoy n'en estimons
nous autant d'eux? Pourquoy attribuons nous à ie ne sçay
quelle inclination naturelle et seruile, les ouurages qui surpassent
tout ce que nous pouuons par nature et par art? En quoy sans y
penser nous leur donnons vn tres-grand auantage sur nous, de faire
que Nature par vne douceur maternelle les accompaigne et guide,
comme par la main à toutes les actions et commoditez de leur vie,
et qu'à nous elle nous abandonne au hazard et à la fortune, et à
quester par art, les choses necessaires à nostre conseruation; et
nous refuse quant et quant les moyens de pouuoir arriuer par aucune4
institution et contention d'esprit, à la suffisance naturelle des
bestes: de maniere que leur stupidité brutale surpasse en toutes
144 commoditez, tout ce que peult nostre diuine intelligence. Vrayement
à ce compte nous aurions bien raison de l'appeller vne tres-iniuste
marastre. Mais il n'en est rien, nostre police n'est pas si difforme
et desreglée.   Nature a embrassé vniuersellement toutes ses creatures:
et n'en est aucune, qu'elle n'ait bien plainement fourny de
tous moyens necessaires à la conseruation de son estre. Car ces
plaintes vulgaires que i'oy faire aux hommes (comme la licence
de leurs opinions les esleue tantost au dessus des nuës, et puis les
rauale aux Antipodes) que nous sommes le seul animal abandonné,
nud sur la terre nuë, lié, garrotté, n'ayant dequoy s'armer et couurir1
que de la despouïlle d'autruy: là où toutes les autres creatures,
Nature les a reuestuës de coquilles, de gousses, d'escorse, de poil,
de laine, de pointes, de cuir, de bourre, de plume, d'escaille, de
toison, et de soye selon le besoin de leur estre: les a armées de
griffes, de dents, de cornes, pour assaillir et pour defendre, et les
a elle mesmes instruites à ce qui leur est propre, à nager, à courir,
à voler, à chanter: là où l'homme ne sçait ny cheminer, ny parler,
ny manger, ny rien que pleurer sans apprentissage.

Tum porro puer, vt sæuis proiectus ab vndis
Nauita, nudus humi iacet infans, indigus omni2
Vitali auxilio, cùm primùm in luminis oras
Nexibus ex aluo matris natura profudit,
Vagitúque locum lugubri complet, vt æquum est
Cui tantùm in vita restet transire malorum.
At variæ crescunt pecudes, armenta, feræque,
Nec crepitacula eis opus est, nec cuiquam adhibenda est
Almæ nutricis blanda atque infracta loquela;
Nec varias quærunt vestes pro tempore cœli;
Denique non armis opus est, non mœnibus altis
Queis sua tutentur, quando omnibus omnia largè3
Tellus ipsa parit, naturáque dædala rerum.
Ces plaintes là sont fauces: il y a en la police du monde, vne
egalité plus grande, et vne relation plus vniforme. Nostre peau est
pourueue aussi suffisamment que la leur, de fermeté contre les
iniures du temps, tesmoing plusieurs nations, qui n'ont encores
essayé nul vsage de vestemens. Nos anciens Gaulois n'estoient
gueres vestus, ne sont pas les Irlandois noz voisins, soubs vn ciel si
froid. Mais nous le iugeons mieux par nous mesmes: car tous les
endroits de la personne, qu'il nous plaist descouurir au vent et à
l'air, se trouuent propres à le souffrir. S'il y a partie en nous foible,4
et qui semble deuoir craindre la froidure, ce deuroit estre l'estomach,
146 où se fait la digestion: noz peres le portoyent descouuert, et
noz Dames, ainsi molles et delicates qu'elles sont, elles s'en vont
tantost entr'ouuertes iusques au nombril. Les liaisons et emmaillottemens
des enfants ne sont non plus necessaires: et les meres Lacedemoniennes
esleuoient les leurs en toute liberté de mouuements
de membres, sans les attacher ne plier. Nostre pleurer est commun
à la plus part des autres animaux, et n'en est guere qu'on ne voye
se plaindre et gemir long temps apres leur naissance: d'autant que
c'est vne contenance bien sortable à la foiblesse, en quoy ils se sentent.
Quant à l'vsage du manger, il est en nous, comme en eux,1
naturel et sans instruction.

Sentit enim vim quisque suam quam possit abuti.

Qui fait doute qu'vn enfant arriué à la force de se nourrir, ne sçeut
quester sa nourriture? et la terre en produit, et luy en offre assez
pour sa necessité, sans autre culture et artifice. Et sinon en tout
temps, aussi ne fait elle pas aux bestes, tesmoing les prouisions,
que nous voyons faire aux fourmis et autres, pour les saisons steriles
de l'année.   Ces nations, que nous venons de descouurir, si
abondamment fournies de viande et de breuuage naturel, sans soing
et sans façon, nous viennent d'apprendre que le pain n'est pas nostre2
seule nourriture: et que sans labourage, nostre mere Nature
nous auoit munis à planté de tout ce qu'il nous falloit: voire,
comme il est vray-semblable, plus plainement et plus richement
qu'elle ne fait à present, que nous y auons meslé nostre artifice:

Et tellus nitidas fruges, vinetáque læta
Sponte sua primùm mortalibus ipsa creauit;
Ipsa dedit dulces fœtus, et pabula læta;
Quæ nunc vix nostro grandescunt aucta labore,
Conterimúsque boues et vires agricolarum;

le débordement et desreglement de nostre appetit deuançant toutes3
les inuentions, que nous cherchons de l'assouuir.   Quant aux
armes, nous en auons plus de naturelles que la plus part des autres
animaux, plus de diuers mouuemens de membres, et en tirons plus
de seruice naturellement et sans leçon: ceux qui sont duicts à combatre
nuds, on les void se ietter aux hazards pareils aux nostres. Si
quelques bestes nous surpassent en cet auantage, nous en surpassons
plusieurs autres. Et l'industrie de fortifier le corps et le couurir
par moyens acquis, nous l'auons par vn instinct et precepte naturel.
148 Qu'il soit ainsi, l'elephant aiguise et esmoult ses dents, desquelles
il se sert à la guerre (car il en a de particulieres pour cet vsage,
lesquelles il espargne, et ne les employe aucunement à ses autres
seruices). Quand les taureaux vont au combat, ils respandent et
iettent la poussiere à l'entour d'eux: les sangliers affinent leurs
deffences: et l'ichneumon, quand il doit venir aux prises auec le
crocodile, munit son corps, l'enduit et le crouste tout à l'entour, de
limon bien serré et bien paistry, comme d'vne cuirasse. Pourquoy
ne dirons nous qu'il est aussi naturel de nous armer de bois et de
fer?   Quant au parler, il est certain, que s'il n'est pas naturel, il1
n'est pas necessaire. Toutesfois ie croy qu'vn enfant, qu'on auroit
nourry en pleine solitude, esloigné de tout commerce (qui seroit vn
essay malaisé à faire) auroit quelque espece de parolle pour exprimer
ses conceptions: et n'est pas croyable, que Nature nous ait
refusé ce moyen qu'elle a donné à plusieurs autres animaux. Car
qu'est-ce autre chose que parler, cette faculté, que nous leur voyons
de se plaindre, de se resiouyr, de s'entr'appeller au secours, se
conuier à l'amour, comme ils font par l'vsage de leur voix? Comment
ne parleroient elles entr'elles? elles parlent bien à nous, et
nous à elles. En combien de sortes parlons nous à nos chiens, et ils2
nous respondent? D'autre langage, d'autres appellations, deuisons
nous auec eux, qu'auec les oyseaux, auec les pourceaux, les beufs,
les cheuaux: et changeons d'idiome selon l'espece.

Cosi per entro loro schiera bruna
S'ammusa l'vna con l'altra formica,
Forse à spiar lor via, et lor fortuna.

Il me semble que Lactance attribuë aux bestes, non le parler seulement,
mais le rire encore. Et la difference de langage, qui se voit
entre nous, selon la difference des contrées, elle se treuue aussi aux
animaux de mesme espece. Aristote allegue à ce propos le chant3
diuers des perdrix, selon la situation des lieux:

Variæque volucres
Longè alias alio iaciunt in tempore voces,
Et partim mutant cum tempestatibus vna
Raucisonos cantus.

Mais cela est à sçauoir, quel langage parleroit cet enfant: et ce
qui s'en dit par diuination, n'a pas beaucoup d'apparence. Si on
m'allegue contre cette opinion, que les sourds naturels ne parlent
point: ie respons que ce n'est pas seulement pour n'auoir peu receuoir
l'instruction de la parolle par les oreilles, mais plustost4
pource que le sens de l'ouye, duquel ils sont priuez, se rapporte à
celuy du parler, et se tiennent ensemble d'vne cousture naturelle.
En façon, que ce que nous parlons, il faut que nous le parlions
150 premierement à nous, et que nous le facions sonner au dedans à nos
oreilles, auant que de l'enuoyer aux estrangeres.   I'ay dict tout
cecy, pour maintenir cette ressemblance, qu'il y a aux choses humaines:
et pour nous ramener et ioindre à la presse. Nous ne
sommes ny au dessus, ny au dessous du reste: tout ce qui est sous
le ciel, dit le sage, court vne loy et fortune pareille.

Indupedita suis fatalibus omnia vinclis.

Il y a quelque difference, il y a des ordres et des degrez: mais c'est
soubs le visage d'vne mesme nature:

Res quæque suo ritu procedit, et omnes1
Fœdere naturæ certo discrimina seruant.
Il faut contraindre l'homme, et le renger dans les barrieres de
cette police. Le miserable n'a garde d'eniamber par effect au delà:
il est entraué et engagé, il est assubiecty de pareille obligation que
les autres creatures de son ordre, et d'vne condition fort moyenne,
sans aucune prerogatiue, præexcellence vraye et essentielle. Celle
qu'il se donne par opinion, et par fantasie, n'a ny corps ny goust.
Et s'il est ainsi, que luy seul de tous les animaux, ayt cette liberté
de l'imagination, et ce desreglement de pensées, luy representant
ce qui est, ce qui n'est pas; et ce qu'il veut; le faulx et le veritable2
c'est vn aduantage qui luy est bien cher vendu, et duquel il
a bien peu à se glorifier: car de là naist la source principale des
maux qui le pressent, peché, maladie, irresolution, trouble, desespoir.
   Ie dy donc, pour reuenir à mon propos, qu'il n'y a point
d'apparence d'estimer, que les bestes facent par inclination naturelle
et forcée, les mesmes choses que nous faisons par nostre
choix et industrie. Nous deuons conclurre de pareils effects, pareilles
facultez, et de plus riches effects des facultez plus riches: et
confesser par consequent, que ce mesme discours, cette mesme
voye, que nous tenons à œuurer, aussi la tiennent les animaux, ou3
quelque autre meilleure.   Pourquoy imaginons nous en eux cette
contrainte naturelle, nous qui n'en esprouuons aucun pareil effect?
Ioint qu'il est plus honorable d'estre acheminé et obligé à reglément
agir par naturelle et ineuitable condition, et plus approchant
de la diuinité, que d'agir reglément par liberté temeraire et fortuite;
152 et plus seur de laisser à Nature, qu'à nous les resnes de nostre
conduitte. La vanité de nostre presomption faict, que nous
aymons mieux deuoir à noz forces, qu'à sa liberalité, nostre suffisance:
et enrichissons les autres animaux des biens naturels, et
les leur renonçons, pour nous honorer et annoblir des biens acquis:
par vne humeur bien simple, ce me semble: car ie priseroy
bien autant des graces toutes miennes et naïfues, que celles que
i'aurois esté mendier et quester de l'apprentissage. Il n'est pas en
nostre puissance d'acquerir vne plus belle recommendation que
d'estre fauorisé de Dieu et de Nature.   Par ainsi le renard, dequoy1
se seruent les habitans de la Thrace, quand ils veulent entreprendre
de passer par dessus la glace de quelque riuiere gelée, et
le laschent deuant eux pour cet effect, quand nous le verrions au
bord de l'eau approcher son oreille bien pres de la glace, pour
sentir s'il orra d'vne longue ou d'vne voisine distance, bruire l'eau
courant au dessoubs, et selon qu'il trouue par là, qu'il y a plus ou
moins d'espesseur en la glace, se reculer, ou s'auancer, n'aurions
nous pas raison de iuger qu'il luy passe par la teste ce mesme discours,
qu'il feroit en la nostre: que c'est vne ratiocination et consequence
tirée du sens naturel: Ce qui fait bruit, se remue; ce qui2
se remue, n'est pas gelé; ce qui n'est pas gelé est liquide, et ce qui
est liquide plie soubs le faix? Car d'attribuer cela seulement à vne
viuacité du sens de l'ouye, sans discours et sans consequence, c'est
vne chimere, et ne peut entrer en nostre imagination. De mesme
faut-il estimer de tant de sortes de ruses et d'inuentions, dequoy
les bestes se couurent des entreprises que nous faisons sur elles.
Et si nous voulons prendre quelque aduantage de cela mesme,
qu'il est en nous de les saisir, de nous en seruir, et d'en vser à
nostre volonté, ce n'est que ce mesme aduantage, que nous auons
les vns sur les autres. Nous auons à cette condition noz esclaues, et3
les Climacides estoient ce pas des femmes en Syrie qui seruoyent
couchées à quatre pattes, de marchepied et d'eschelle aux dames
à monter en coche? Et la plus part des personnes libres, abandonnent
pour bien legeres commoditez, leur vie, et leur estre à la
puissance d'autruy. Les femmes et concubines des Thraces plaident
à qui sera choisie pour estre tuée au tumbeau de son mary. Les
tyrans ont-ils iamais failly de trouuer assez d'hommes vouez à leur
deuotion: aucuns d'eux adioustans d'auantage cette necessité de
les accompagner à la mort, comme en la vie? Des armées entieres
se sont ainsin obligées à leurs Capitaines. La formule du serment4
154 en cette rude escole des escrimeurs à outrance, portoit ces promesses:
Nous iurons de nous laisser enchainer, brusler, battre, et
tuer de glaiue, et souffrir tout ce que les gladiateurs legitimes
souffrent de leur maistre; engageant tresreligieusement et le corps
et l'ame à son seruice:

Vre meum, si vis, flamma caput, et pete ferro
Corpus, et intorto verbere terga seca.

C'estoit vne obligation veritable, et si il s'en trouuoit dix mille telle
année, qui y entroyent et s'y perdoyent. Quand les Scythes enterroyent
leur Roy, ils estrangloyent sur son corps, la plus fauorie de1
ses concubines, son eschanson, escuyer d'escuirie, chambellan,
huissier de chambre et cuisinier. Et en son anniuersaire ils tuoyent
cinquante cheuaux montez de cinquante pages, qu'ils auoyent empalé
par l'espine du dos iusques au gozier, et les laissoyent ainsi
plantez en parade autour de la tombe. Les hommes qui nous seruent,
le font à meilleur marché, et pour vn traictement moins curieux
et moins fauorable, que celuy que nous faisons aux oyseaux,
aux cheuaux, et aux chiens. A quel soucy ne nous demettons nous
pour leur commodité? Il ne me semble point, que les plus abiects
seruiteurs facent volontiers pour leurs maistres, ce que les Princes2
s'honorent de faire pour ces bestes. Diogenes voyant ses parents en
peine de le rachetter de seruitude: Ils sont fols, disoit-il, c'est
celuy qui me traitte et nourrit, qui me sert; et ceux qui entretiennent
les bestes, se doiuent dire plustost les seruir, qu'en estre seruis.
Et si elles ont cela de plus genereux, que iamais lyon ne s'asseruit
à vn autre lyon, ny vn cheual à vn autre cheual par faute
de cœur.   Comme nous allons à la chasse des bestes, ainsi vont les
tigres et les lyons à la chasse des hommes: et ont vn pareil exercice
les vnes sur les autres: les chiens sur les lieures, les brochets
sur les tanches, les arondeles sur les cigales, les esperuiers sur les3
merles et sur les allouettes:

Serpente ciconia pullos
Nutrit, et inuenta per deuia rura lacerta,
Et leporem aut capream famulæ Iouis et generosæ
In saltu venantur aues.

Nous partons le fruict de nostre chasse auec noz chiens et oyseaux,
comme la peine et l'industrie. Et au dessus d'Amphipolis
en Thrace, les chasseurs et les faucons sauuages, partent iustement
le butin par moitié: comme le long des palus Mæotides, si le pescheur
ne laisse aux loups de bonne foy, vne part esgale de sa4
prise, ils vont incontinent deschirer ses rets. Et comme nous auons
vne chasse, qui se conduit plus par subtilité, que par force, comme
celle des colliers de noz lignes et de l'hameçon, il s'en void aussi
de pareilles entre les bestes. Aristote dit, que la Seche iette de son
col vn boyau long comme vne ligne, qu'elle estand au loing en le
156 laschant, et le retire à soy quand elle veut: à mesure qu'elle apperçoit
quelque petit poisson s'approcher, elle luy laisse mordre le
bout de ce boyau, estant cachée dans le sable, ou dans la vase, et
petit à petit le retire iusques à ce que ce petit poisson soit si prés
d'elle, que d'vn sault elle puisse l'attraper.   Quant à la force, il
n'est animal au monde en butte de tant d'offences, que l'homme:
il ne nous faut point vne balaine, vn elephant, et vn crocodile, ny
tels autres animaux, desquels vn seul est capable de deffaire vn
grand nombre d'hommes: les poulx sont suffisans pour faire vacquer
la dictature de Sylla: c'est le desieuner d'vn petit ver, que le1
cœur et la vie d'vn grand et triomphant Empereur.   Pourquoy disons
nous, que c'est à l'homme science et cognoissance bastie par
art et par discours, de discerner les choses vtiles à son viure, et au
secours de ses maladies, de celles qui ne le sont pas, de cognoistre
la force de la rubarbe et du polypode; et quand nous voyons les
cheures de Candie, si elles ont receu vn coup de traict, aller entre
vn million d'herbes choisir le dictame pour leur guerison, et la
tortue quand elle a mangé de la vipere, chercher incontinent de
l'origanum pour se purger, le dragon fourbir et esclairer ses yeux
auecques du fenoil, les cigongnes se donner elles mesmes des2
clysteres à tout de l'eau de marine, les elephans arracher non seulement
de leur corps et de leurs compagnons, mais des corps aussi
de leurs maistres, tesmoin celuy du Roy Porus qu'Alexandre deffit,
les iauelots et les dardz qu'on leur a iettez au combat, et les arracher
si dextrement, que nous ne le sçaurions faire auec si peu de
douleur: pourquoy ne disons nous de mesmes, que c'est science et
prudence? Car d'alleguer, pour les deprimer, que c'est par la
seule instruction et maistrise de Nature, qu'elles le sçauent, ce
n'est pas leur oster le tiltre de science et de prudence: c'est la leur
attribuer à plus forte raison qu'à nous, pour l'honneur d'vne si3
certaine maistresse d'escole.   Chrysippus, bien qu'en toutes autres
choses autant desdaigneux iuge de la condition des animaux,
que nul autre Philosophe, considerant les mouuements du chien,
qui se rencontrant en vn carrefour à trois chemins, ou à la queste
de son maistre qu'il a esgaré, ou à la poursuitte de quelque proye
qui fuit deuant luy, va essayant vn chemin apres l'autre, et apres
s'estre asseuré des deux, et n'y auoir trouué la trace de ce qu'il
158 cherche, s'eslance dans le troisiesme sans marchander: il est contraint
de confesser, qu'en ce chien là, vn tel discours se passe:
I'ay suiuy iusques à ce carre-four mon maistre à la trace, il faut
necessairement qu'il passe par l'vn de ces trois chemins: ce n'est
ny par cettuy-cy, ny par celuy-là, il faut donc infailliblement qu'il
passe par cet autre: et que s'asseurant par cette conclusion et discours,
il ne se sert plus de son sentiment au troisiesme chemin,
ny ne le sonde plus, ains s'y laisse emporter par la force de la
raison. Ce traict purement dialecticien, et cet vsage de propositions
diuisées et conioinctes, et de la suffisante enumeration des1
parties, vaut-il pas autant que le chien le sçache de soy que de
Trapezonce?   Si ne sont pas les bestes incapables d'estre encore
instruites à nostre mode. Les merles, les corbeaux, les pies, les
perroquets, nous leur apprenons à parler: et cette facilité, que
nous recognoissons à nous fournir leur voix et haleine si souple et
si maniable, pour la former et l'astreindre à certain nombre de
lettres et de syllabes, tesmoigne qu'ils ont vn discours au dedans,
qui les rend ainsi disciplinables et volontaires à apprendre. Chacun
est saoul, ce croy-ie, de voir tant de sortes de cingeries que les
batteleurs apprennent à leurs chiens: les dances, où ils ne faillent2
vne seule cadence du son qu'ils oyent; plusieurs diuers mouuemens
et saults qu'ils leur font faire par le commandement de leur
parolle: mais ie remerque auec plus d'admiration cet effect, qui
est toutes-fois assez vulgaire, des chiens dequoy se seruent les
aueugles, et aux champs et aux villes: ie me suis pris garde
comme ils s'arrestent à certaines portes, d'où ils ont accoustumé
de tirer l'aumosne, comme ils euitent le choc des coches et des
charrettes, lors mesme que pour leur regard, ils ont assez de place
pour leur passage: i'en ay veu le long d'vn fossé de ville, laisser
vn sentier plain et vni, et en prendre vn pire, pour esloigner son3
maistre du fossé. Comment pouuoit-on auoir faict conceuoir à ce
chien, que c'estoit sa charge de regarder seulement à la seureté de
son maistre, et mespriser ses propres commoditez pour le seruir?
et comment auoit-il la cognoissance que tel chemin luy estoit bien
assez large, qui ne le seroit pas pour vn aueugle? Tout cela se
peut-il comprendre sans ratiocination?   Il ne faut pas oublier ce
que Plutarque dit auoir veu à Rome d'vn chien, auec l'Empereur
Vespasian le pere au Theatre de Marcellus. Ce chien seruoit à
vn batteleur qui ioüoit vne fiction à plusieurs mines et à plusieurs
personnages, et y auoit son rolle. Il falloit entre autres choses4
160 qu'il contrefist pour vn temps le mort, pour auoir mangé de certaine
drogue: apres auoir auallé le pain qu'on feignoit estre cette
drogue, il commença tantost à trembler et branler, comme s'il
eust esté estourdy: finalement s'estendant et se roidissant, comme
mort, il se laissa tirer et trainer d'vn lieu à autre, ainsi que portoit
le subject du ieu, et puis quand il cogneut qu'il estoit temps, il
commença premierement à se remuer tout bellement, ainsi que s'il
se fust reuenu d'vn profond sommeil, et leuant la teste regarda çà
et là d'vne façon qui estonnoit tous les assistans.   Les bœufs qui
seruoyent aux iardins Royaux de Suse, pour les arrouser et tourner1
certaines grandes rouës à puiser de l'eau, ausquelles il y a des
baquets attachez, comme il s'en voit plusieurs en Languedoc, on
leur auoit ordonné d'en tirer par iour iusques à cent tours chacun,
ils estoient si accoustumez à ce nombre, qu'il estoit impossible par
aucune force de leur en faire tirer vn tour dauantage, et ayans
faict leur tasche ils s'arrestoient tout court. Nous sommes en l'adolescence
auant que nous sçachions compter iusques à cent, et venons
de descouurir des nations qui n'ont aucune cognoissance des
nombres.   Il y a encore plus de discours à instruire autruy qu'à
estre instruit. Or laissant à part ce que Democritus iugeoit et2
prouuoit, que la plus part des arts, les bestes nous les ont apprises:
comme l'araignée à tistre et à coudre, l'arondelle à bastir, le
cigne et le rossignol la musique, et plusieurs animaux par leur imitation
à faire la medecine: Aristote tient que les rossignols instruisent
leurs petits à chanter, et y employent du temps et du
soing: d'où il aduient que ceux que nous nourrissons en cage, qui
n'ont point eu loisir d'aller à l'escole soubs leurs parens, perdent
beaucoup de la grace de leur chant. Nous pouuons iuger par là,
qu'il reçoit de l'amendement par discipline et par estude. Et entre
les libres mesme, il n'est pas vng et pareil; chacun en a pris selon3
sa capacité. Et sur la ialousie de leur apprentissage, ils se debattent
à l'enuy, d'vne contention si courageuse, que par fois le vaincu
y demeure mort, l'aleine luy faillant plustost que la voix. Les plus
ieunes ruminent pensifs, et prennent à imiter certains couplets de
chanson: le disciple escoute la leçon de son precepteur, et en rend
compte auec grand soing: ils se taisent l'vn tantost, tantost l'autre:
on oyt corriger les fautes, et sent-on aucunes reprehensions
du precepteur.   I'ay veu, dit Arrius, autresfois vn elephant ayant
à chacune cuisse vn cymbale pendu, et vn autre attaché à sa
trompe, au son desquels tous les autres dançoyent en rond, s'esleuans4
et s'inclinans à certaines cadences, selon que l'instrument
162 les guidoit, et y auoit plaisir à ouyr cette harmonie. Aux spectacles
de Rome, il se voyoit ordinairement des elephans dressez à se mouuoir
et dancer au son de la voix, des dances à plusieurs entrelasseures,
coupeures et diuerses cadances tres-difficiles à apprendre.
Il s'en est veu, qui en leur priué rememoroient leur leçon, et
s'exerçoyent par soing et par estude pour n'estre tancez et battuz
de leurs maistres.   Mais cett'autre histoire de la pie, de laquelle
nous auons Plutarque mesme pour respondant, est estrange. Elle
estoit en la boutique d'vn barbier à Rome, et faisoit merueilles de
contrefaire auec la voix tout ce qu'elle oyoit. Vn iour il aduint que1
certaines trompettes s'arresterent à sonner long temps deuant cette
boutique: depuis cela et tout le lendemain, voyla cette pie pensiue,
muette et melancholique; dequoy tout le monde estoit esmerueillé,
et pensoit-on que le son des trompettes l'eust ainsin estourdie
et estonnée; et qu'auec l'ouye, la voix se fust quant et quant
esteinte. Mais on trouua en fin, que c'estoit vne estude profonde, et
vne retraicte en soy-mesmes, son esprit s'exercitant et preparant
sa voix, à representer le son de ces trompettes: de maniere que
sa premiere voix ce fut celle là, d'exprimer parfaictement leurs reprises,
leurs poses, et leurs nuances; ayant quicté par ce nouuel2
apprentissage, et pris à desdain tout ce qu'elle sçauoit dire
auparauant.   Ie ne veux pas obmettre d'alleguer aussi cet autre exemple
d'vn chien, que ce mesme Plutarque dit auoir veu (car quant à
l'ordre, ie sens bien que ie le trouble, mais ie n'en obserue non
plus à renger ces exemples, qu'au reste de toute ma besongne) luy
estant dans vn nauire, ce chien estant en peine d'auoir l'huyle qui
estoit dans le fond d'vne cruche, où il ne pouuoit arriuer de la
langue, pour l'estroite emboucheure du vaisseau, alla querir des
cailloux, et en mit dans cette cruche iusques à ce qu'il eust faict
hausser l'huyle plus pres du bord, où il la peust atteindre. Cela3
qu'est-ce, si ce n'est l'effect d'vn esprit bien subtil? On dit que les
corbeaux de Barbarie en font de mesme, quand l'eau qu'ils veulent
boire est trop basse.   Cette action est aucunement voisine de ce
que recitoit des elephans, vn Roy de leur nation, Iuba; que quand
par la finesse de ceux qui les chassent, l'vn d'entre eux se trouue
pris dans certaines fosses profondes qu'on leur prepare, et les recouure
lon de menues brossailles pour les tromper, ses compagnons
y apportent en diligence force pierres, et pieces de bois, afin
que cela l'ayde à s'en mettre hors. Mais cet animal rapporte en
tant d'autres effects à l'humaine suffisance, que si ie vouloy suiure4
164 par le menu ce que l'experience en a appris, ie gaignerois aisément
ce que ie maintiens ordinairement, qu'il se trouue plus de difference
de tel homme à tel homme, que de tel animal à tel homme.
Le gouuerneur d'vn elephant en vne maison priuée de Syrie, desroboit
à tous les repas, la moitié de la pension qu'on luy auoit ordonnée:
vn iour le maistre voulut luy-mesme le penser, versa dans
sa mangeoire la iuste mesure d'orge, qu'il luy auoit prescrite, pour
sa nourriture: l'elephant regardant de mauuais œil ce gouuerneur,
separa auec la trompe, et en mit à part la moitié, declarant
par là le tort qu'on luy faisoit. Et vn autre, ayant vn gouuerneur1
qui mesloit dans sa mangeaille des pierres pour en croistre la mesure,
s'approcha du pot où il faisoit cuyre sa chair pour son disner,
et le luy remplit de cendre. Cela ce sont des effects particuliers:
mais ce que tout le monde a veu, et que tout le monde sçait, qu'en
toutes les armées qui se conduisoyent du pays de Leuant, l'vne des
plus grandes forces consistoit aux elephans, desquels on tiroit des
effects sans comparaison plus grands que nous ne faisons à present
de nostre artillerie, qui tient à peu pres leur place en vne battaille
ordonnée (cela est aisé à iuger à ceux qui cognoissent les histoires
anciennes)2

Si quidem Tyrio seruire solebant
Annibali, et nostris ducibus, regique Molosso,
Horum maiores, et dorso ferre cohortes,
Partem aliquam belli, et euntem in prælia turrim.

Il falloit bien qu'on se respondist à bon escient de la creance de
ces bestes et de leur discours, leur abandonnant la teste d'vne battaille;
là où le moindre arrest qu'elles eussent sçeu faire, pour la
grandeur et pesanteur de leur corps, le moindre effroy qui leur
eust faict tourner la teste sur leurs gens, estoit suffisant pour tout
perdre. Et s'est veu peu d'exemples, où cela soit aduenu, qu'ils se3
reiectassent sur leurs trouppes, au lieu que nous mesmes nous reiectons
les vns sur les autres, et nous rompons. On leur donnoit
charge non d'vn mouuement simple, mais de plusieurs diuerses
parties au combat: comme faisoient aux chiens les Espagnols à la
nouuelle conqueste des Indes; ausquels ils payoient solde, et faisoient
partage au butin. Et montroient ces animaux, autant d'addresse
et de iugement à poursuiure et arrester leur victoire, à
charger ou à reculer, selon les occasions, à distinguer les amis des
ennemis, comme ils faisoient d'ardeur et d'aspreté. Nous admirons
et poisons mieux les choses estrangeres que les ordinaires: et sans4
cela ie ne me fusse pas amusé à ce long registre. Car selon mon
opinion, qui contrerollera de pres ce que nous voyons ordinairement
es animaux, qui viuent parmy nous, il y a dequoy y trouuer
des effects autant admirables, que ceux qu'on va recueillant és
166 pays et siecles estrangers. C'est vne mesme nature qui roule son
cours. Qui en auroit suffisamment iugé le present estat, en pourroit
seurement conclurre et tout l'aduenir et tout le passé.   I'ay
veu autresfois parmy nous, des hommes amenez par mer de loingtain
pays, desquels par ce que nous n'entendions aucunement le
langage, et que leur façon au demeurant et leur contenance, et
leurs vestemens, estoient du tout esloignez des nostres, qui de
nous ne les estimoit et sauuages et brutes? qui n'attribuoit à stupidité
et à bestise, de les voir muets, ignorans la langue Françoise,
ignorans nos baise-mains, et nos inclinations serpentées; nostre1
port et nostre maintien, sur lequel sans faillir, doit prendre son
patron la nature humaine? Tout ce qui nous semble estrange, nous
le condamnons, et ce que nous n'entendons pas. Il nous aduient
ainsin au iugement que nous faisons des bestes. Elles ont plusieurs
conditions, qui se rapportent aux nostres: de celles-là par comparaison
nous pouuons tirer quelque coniecture: mais de ce qu'elles
ont particulier, que sçauons nous que c'est? Les cheuaux, les
chiens, les bœufs, les brebis, les oyseaux, et la pluspart des animaux,
qui viuent auec nous, recognoissent nostre voix, et se laissent
conduire par elle: si faisoit bien encore la murene de Crassus,2
et venoit à luy quand il l'appelloit: et le font aussi les anguilles,
qui se trouuent en la fontaine d'Arethuse: et i'ay veu des gardoirs
assez, où les poissons accourent, pour manger, à certain cry de
ceux qui les traictent.

Nomen habent, et ad magistri
Vocem quisque sui venit citatus.

Nous pouuons iuger de cela.   Nous pouuons aussi dire, que les
elephans ont quelque participation de religion, d'autant qu'apres
plusieurs ablutions et purifications, on les voit haussans leur
trompe, comme des bras; et tenans les yeux fichez vers le soleil3
leuant, se planter long temps en meditation et contemplation, à certaines
heures du iour; de leur propre inclination, sans instruction
et sans precepte. Mais pour ne voir aucune telle apparence és autres
animaux, nous ne pouuons pourtant establir qu'ils soient sans
religion, et ne pouuons prendre en aucune part ce qui nous est
caché.   Comme nous voyons quelque chose en cette action que le
philosophe Cleanthes remerqua, par ce qu'elle retire aux nostres:
Il vid, dit-il, des fourmis partir de leur fourmiliere, portans le
corps d'vn fourmis mort, vers vne autre fourmiliere, de laquelle
168 plusieurs autres fourmis leur vindrent au deuant, comme pour parler
à eux, et apres auoir esté ensemble quelque piece, ceux-cy s'en
retournerent, pour consulter, pensez, auec leurs concitoyens, et
firent ainsi deux ou trois voyages pour la difficulté de la capitulation.
En fin ces derniers venus, apporterent aux premiers vn ver
de leur taniere comme pour la rançon du mort, lequel ver les premiers
chargerent sur leur dos, et emporterent chez eux, laissans
aux autres le corps du trespassé. Voila l'interpretation que Cleanthes
y donna: tesmoignant par là que celles qui n'ont point de
voix, ne laissent pas d'auoir pratique et communication mutuelle;1
de laquelle c'est nostre deffaut que nous ne soyons participans; et
nous meslons à cette cause sottement d'en opiner.   Or elles produisent
encores d'autres effects, qui surpassent de bien loing nostre
capacité, ausquels il s'en faut tant que nous puissions arriuer
par imitation, que par imagination mesme nous ne les pouuons
conceuoir. Plusieurs tiennent qu'en cette grande et derniere battaille
nauale qu'Antonius perdit contre Auguste, sa galere capitainesse
fut arrestée au milieu de sa course, par ce petit poisson, que
les Latins nomment remora, à cause de cette sienne proprieté d'arrester
toute sorte de vaisseaux, ausquels il s'attache. Et l'Empereur2
Caligula vogant auec vne grande flotte en la coste de la Romanie,
sa seule galere fut arrestée tout court, par ce mesme
poisson; lequel il fit prendre attaché comme il estoit au bas de son
vaisseau, tout despit dequoy vn si petit animal pouuoit forcer et la
mer et les vents, et la violence de tous ses auirons, pour estre seulement
attaché par le bec à sa galere, car c'est vn poisson à coquille,
et s'estonna encore non sans grande raison, de ce que luy
estant apporté dans le batteau, il n'auoit plus cette force, qu'il
auoit au dehors. Vn citoyen de Cyzique acquit iadis reputation de
bon mathematicien, pour auoir appris la condition de l'herisson. Il3
a sa taniere ouuerte à diuers endroits et à diuers vents; et preuoyant
le vent aduenir, il va boucher le trou du costé de ce vent-là;
ce que remerquant ce citoyen, apportoit en sa ville certaines
predictions du vent, qui auoit à tirer. Le cameleon prend la couleur
du lieu, où il est assis: mais le poulpe se donne luy-mesme la couleur
qu'il luy plaist, selon les occasions, pour se cacher de ce qu'il
craint, et attrapper ce qu'il cherche. Au cameleon c'est changement
de passion, mais au poulpe c'est changement d'action. Nous auons
quelques mutations de couleur, à la frayeur, la cholere, la honte,
et autres passions, qui alterent le teint de nostre visage: mais c'est4
par l'effect de la souffrance, comme au cameleon. Il est bien en la
170 iaunisse de nous faire iaunir, mais il n'est pas en la disposition de
nostre volonté. Or ces effects que nous recognoissons aux autres
animaux, plus grands que les nostres, tesmoignent en eux quelque
faculté plus excellente, qui nous est occulte; comme il est vraysemblable
que sont plusieurs autres de leurs conditions et puissances,
desquelles nulles apparances ne viennent iusques à nous.
De toutes les predictions du temps passé, les plus anciennes et
plus certaines estoyent celles qui se tiroient du vol des oyseaux.
Nous n'auons rien de pareil ny de si admirable. Cette regle, cet
ordre du bransler de leur aisle, par lequel on tire des consequences1
des choses à venir, il faut bien qu'il soit conduit par quelque excellent
moyen à vne si noble operation; car c'est prester à la lettre,
d'aller attribuant ce grand effect, à quelque ordonnance naturelle,
sans l'intelligence, consentement, et discours, de qui le
produit: et est vne opinion euidemment faulse. Qu'il soit ainsi: la
torpille a cette condition, non seulement d'endormir les membres
qui la touchent, mais au trauers des filets, et de la scene, elle
transmet vne pesanteur endormie aux mains de ceux qui la remuent
et manient: voire dit-on d'auantage, que si on verse de
l'eau dessus, on sent cette passion qui gaigne contremont iusques2
à la main, et endort l'attouchement au trauers de l'eau. Cette force
est merueilleuse: mais elle n'est pas inutile à la torpille: elle la
sent et s'en sert; de maniere que pour attraper la proye qu'elle
queste, on la void se tapir soubs le limon, afin que les autres poissons
se coulans par dessus, frappez et endormis de cette sienne
froideur, tombent en sa puissance. Les gruës, les arondeles, et autres
oyseaux passagers, changeans de demeure selon les saisons de
l'an, montrent assez la cognoissance qu'elles ont de leur faculté
diuinatrice, et la mettent en vsage.   Les chasseurs nous asseurent,
que pour choisir d'vn nombre de petits chiens, celuy qu'on3
doit conseruer pour le meilleur, il ne faut que mettre la mere au
propre de le choisir elle mesme; comme si on les emporte hors de
leur giste, le premier qu'elle y rapportera, sera tousiours le meilleur:
ou bien si on fait semblant d'entourner de feu le giste, de
toutes parts, celuy des petits, au secours duquel elle courra premierement.
Par où il appert qu'elles ont vn vsage de prognostique
que nous n'auons pas: ou qu'elles ont quelque vertu à iuger de
leurs petits, autre et plus viue que la nostre.   La maniere de
naistre, d'engendrer, nourrir, agir, mouuoir, viure et mourir des
bestes, estant si voisine de la nostre, tout ce que nous retranchons4
de leurs causes motrices, et que nous adioustons à nostre condition
172 au dessus de la leur, cela ne peut aucunement partir du discours
de nostre raison. Pour reglement de nostre santé, les medecins
nous proposent l'exemple du viure des bestes, et leur façon:
car ce mot est de tout temps en la bouche du peuple:

Tenez chaults les pieds et la teste,
Au demeurant viuez en beste.

La generation est la principale des actions naturelles: nous auons
quelque disposition de membres, qui nous est plus propre à cela:
toutesfois ils nous ordonnent de nous ranger à l'assiette et disposition
brutale, comme plus effectuelle:1

More ferarum,
Quadrupedúmque magis ritu, plerumque putantur
Concipere vxores: quia sic loca sumere possunt,
Pectoribus positis, sublatis semina lumbis.

Et reiettent comme nuisibles ces mouuements indiscrets, et insolents,
que les femmes y ont meslé de leur creu; les ramenant à
l'exemple et vsage des bestes de leur sexe, plus modeste et rassis.

Nam mulier prohibet se concipere atque repugnat,
Clunibus ipse viri Venerem si læta retractet,
Atque exossato ciet omni pectore fluctus.2
Eijcit enim sulci recta regione viáque
Vomerem, atque locis auertit seminis ictum.
Si c'est iustice de rendre à chacun ce qui luy est deu, les bestes
qui seruent, ayment et deffendent leurs bien-faicteurs, et qui
poursuyuent et outragent les estrangers et ceux qui les offencent,
elles representent en cela quelque air de nostre iustice: comme
aussi en conseruant vne equalité tres-equitable en la dispensation
de leurs biens à leurs petits. Quant à l'amitié, elles l'ont sans comparaison
plus viue et plus constante, que n'ont pas les hommes.
Hyrcanus le chien du Roy Lysimachus, son maistre mort, demeura3
obstiné sus son lict, sans vouloir boire ne manger: et le iour qu'on
en brusla le corps, il print sa course, et se ietta dans le feu, où il
fut bruslé. Comme fit aussi le chien d'vn nommé Pyrrhus; car il
ne bougea de dessus le lict de son maistre, depuis qu'il fut mort:
et quand on l'emporta, il se laissa enleuer quant et luy, et finalement
se lança dans le buscher où on brusloit le corps de son maistre.
   Il y a certaines inclinations d'affection, qui naissent quelquefois
en nous, sans le conseil de la raison, qui viennent d'vne temerité,
fortuite, que d'autres nomment sympathie: les bestes en sont
capables comme nous. Nous voyons les cheuaux prendre certaine4
accointance des vns aux autres, iusques à nous mettre en peine
pour les faire viure ou voyager separément. On les void appliquer
174 leur affection à certain poil de leurs compagnons, comme à certain
visage: et où ils le rencontrent, s'y ioindre incontinent auec feste
et demonstration de bienueillance; et prendre quelque autre
forme à contre-cœur et en haine. Les animaux ont choix comme
nous, en leurs amours, et font quelque triage de leur femelles. Ils
ne sont pas exempts de nos ialousies et d'enuies extremes et
irreconciliables.   Les cupiditez sont ou naturelles et necessaires,
comme le boire et le manger; ou naturelles et non necessaires,
comme l'accointance des femelles; ou elles ne sont ny naturelles
ny necessaires: de cette derniere sorte sont quasi toutes celles des1
hommes: elles sont toutes superfluës et artificielles. Car c'est merueille
combien peu il faut à Nature pour se contenter, combien peu
elle nous a laissé à desirer. Les apprests à nos cuisines ne touchent
pas son ordonnance. Les Stoiciens disent qu'vn homme auroit
dequoy se substanter d'vne oliue par iour. La delicatesse de
nos vins, n'est pas de sa leçon, ny la recharge que nous adioustons
aux appetits amoureux:

Neque illa
Magno prognatum deposcit consule cunnum.
Ces cupiditez estrangeres, que l'ignorance du bien, et vne fauce2
opinion ont coulées en nous, sont en si grand nombre, qu'elles
chassent presque toutes les naturelles. Ny plus ny moins que si en
vne cité, il y auoit si grand nombre d'estrangers, qu'ils en missent
hors les naturels habitans, ou esteignissent leur authorité et puissance
ancienne, l'vsurpant entierement, et s'en saisissant.   Les
animaux sont beaucoup plus reglez que nous ne sommes, et se
contiennent auec plus de moderation soubs les limites que Nature
nous a prescripts. Mais non pas si exactement, qu'ils n'ayent encore
quelque conuenance à nostre desbauche. Et tout ainsi comme
il s'est trouué des desirs furieux, qui ont poussé les hommes à l'amour3
des bestes, elles se trouuent aussi par fois esprises de nostre
amour, et reçoiuent des affections monstrueuses d'vne espece à autre.
Tesmoin l'elephant corriual d'Aristophanes le grammairien, en
l'amour d'vne ieune bouquetiere en la ville d'Alexandrie, qui ne
luy cedoit en rien aux offices d'vn poursuyuant bien passionné:
car se promenant par le marché, où lon vendoit des fruicts, il en
prenoit auec sa trompe, et les luy portoit: il ne la perdoit de veuë,
que le moins qu'il luy estoit possible; et luy mettoit quelquefois la
176 trompe dans le sein par dessoubs son collet, et luy tastoit les tettins.
Ils recitent aussi d'vn dragon amoureux d'vne fille; et d'vne
oye esprise de l'amour d'vn enfant, en la ville d'Asope; et d'vn belier
seruiteur de la menestriere Glaucia: et il se void tous les iours
des magots furieusement espris de l'amour des femmes. On void
aussi certains animaux s'addonner à l'amour des masles de leur
sexe. Oppianus et autres recitent quelques exemples, pour montrer
la reuerence que les bestes en leurs mariages portent à la parenté;
mais l'experience nous fait bien souuent voir le contraire;

Nec habetur turpe iuuencæ1
Ferre patrem tergo; fit equo sua filia coniux;
Quásque creauit, init pecudes caper; ipsáque cuius
Semine concepta est, ex illo concipit ales.
De subtilité malitieuse, en est-il vne plus expresse que celle du
mulet du philosophe Thales? lequel passant au trauers d'vne riuiere
chargé de sel, et de fortune y estant bronché, si que les sacs
qu'il portoit en furent tous mouillez, s'estant apperçeu que le
sel fondu par ce moyen, luy auoit rendu sa charge plus legere, ne
failloit iamais aussi tost qu'il rencontroit quelque ruisseau, de se
plonger dedans auec sa charge, iusques à ce que son maistre descouurant2
sa malice, ordonna qu'on le chargeast de laine, à quoy
se trouuant mesconté, il cessa de plus vser de cette finesse.   Il y
en a plusieurs qui representent naïfuement le visage de nostre auarice;
car on leur void vn soin extreme de surprendre tout ce
qu'elles peuuent, et de le curieusement cacher, quoy qu'elles n'en
tirent point vsage. Quant à la mesnagerie, elles nous surpassent
non seulement en cette preuoyance d'amasser et espargner pour le
temps à venir, mais elles ont encore beaucoup de parties de la
science, qui y est necessaire. Les fourmis estandent au dehors de
l'aire leurs grains et semences pour les esuenter, refreschir et secher,3
quand ils voyent qu'ils commencent à se moisir et à sentir le
rance, de peur qu'ils ne se corrompent et pourrissent. Mais la
caution et preuention dont ils vsent à ronger le grain de froment,
surpasse toute imagination de prudence humaine. Par ce que le
froment ne demeure pas tousiours sec ny sain, ains s'amolit, se resoult
et destrempe comme en laict, s'acheminant à germer et produire:
de peur qu'il ne deuienne semence, et perde sa nature et
proprieté de magasin pour leur nourriture, ils rongent le bout, par
où le germe a coustume de sortir.   Quant à la guerre, qui est la
plus grande et pompeuse des actions humaines, ie sçaurois volontiers,4
178 si nous nous en voulons seruir pour argument de quelque
prerogatiue, ou au rebours pour tesmoignage de nostre imbecillité
et imperfection: comme de vray, la science de nous entre-deffaire
et entretuer, de ruiner et perdre nostre propre espece, il semble
qu'elle n'a pas beaucoup dequoy se faire desirer aux bestes qui ne
l'ont pas.

Quando leoni
Fortior eripuit vitam leo? quo nemore vnquam
Expirauit aper maioris dentibus apri?

Mais elles n'en sont pas vniuersellement exemptes pourtant: tesmoin1
les furieuses rencontres des mouches à miel, et les entreprinses
des Princes des deux armées contraires:

Sæpe duobus
Regibus incessit magno discordia motu;
Continuóque animos vulgi et trepidantia bello
Corda licet longé præsciscere.

Ie ne voy iamais cette diuine description, qu'il ne m'y semble lire
peinte l'ineptie et vanité humaine. Car ces mouuemens guerriers,
qui nous rauissent de leur horreur et espouuantement, cette tempeste2
de sons et de cris:

Fulgur ibi ad cælum se tollit, totáque circum
Ære renidescit tellus, subtèrque virûm vi
Excitur pedibus sonitus, clamoréque montes
Icti reiectant voces ad sidera mundi.

cette effroyable ordonnance de tant de milliers d'hommes armez,
tant de fureur, d'ardeur, et de courage, il est plaisant à considerer
par combien vaines occasions elle est agitée, et par combien legeres
occasions esteinte.

Paridis propter narratur amorem3
Græcia Barbariæ diro collisa duello.

Toute l'Asie se perdit et se consomma en guerres pour le macquerellage
de Paris. L'enuie d'vn seul homme, vn despit, vn plaisir,
vne ialousie domestique, causes qui ne deuroient pas esmouuoir
deux harangeres à s'esgratigner, c'est l'ame et le mouuement de
tout ce grand trouble. Voulons nous en croire ceux mesmes qui en
sont les principaux autheurs et motifs? Oyons le plus grand, le
plus victorieux Empereur, et le plus puissant qui fust onques, se
iouant et mettant en risée tres-plaisamment et tres-ingenieusement,
plusieurs batailles hazardées et par mer et par terre, le sang4
et la vie de cinq cens mille hommes qui suiuirent sa fortune, et les
forces et richesses des deux parties du monde espuisées pour le
seruice de ses entreprinses:

Quòd futuit Glaphyran Antonius, hanc mihi pœnam
Fuluia constituit, se quoque vti futuam.
Fuluiam ego vt futuam! quid si me Manius oret
Pædicem, faciam? non puto, si sapiam.
Aut futue, aut pugnemus, ait: quid si mihi vita
Charior est ipsa mentula? signa canant.

I'vse en liberté de conscience de mon Latin, auecq le congé, que5
180 vous m'en auez donné. Or ce grand corps à tant de visages et de
mouuemens, qui semblent menasser le ciel et la terre:

Quàm multi Lybico voluuntur marmore fluctus,
Sæuus vbi Orion hybernis conditur vndis,
Vel cùm sole nouo densæ torrentur aristæ,
Aut Hermi campo, aut Lyciæ flauentibus aruis,
Scuta sonant, pulsùque pedum tremit excita tellus:

ce furieux monstre, à tant de bras et à tant de testes, c'est tousiours
l'homme foyble, calamiteux, et miserable. Ce n'est qu'vne
formilliere esmeuë et eschaufée,1

It nigrum campis agmen:

vn souffle de vent contraire, le croassement d'vn vol de corbeaux,
le faux pas d'vn cheual, le passage fortuite d'vn aigle, vn songe,
vne voix, vn signe, vne brouée matiniere, suffisent à le renuerser
et porter par terre. Donnez luy seulement d'vn rayon de soleil par
le visage, le voyla fondu et esuanouy: qu'on luy esuente seulement
vn peu de poussiere aux yeux, comme aux mouches à miel de nostre
Poëte, voyla toutes nos enseignes, nos legions, et le grand Pompeius
mesmes à leur teste, rompu et fracassé: car ce fut luy, ce
me semble, que Sertorius battit en Espaigne à tout ces belles armes,2
qui ont aussi seruy à Eumenes contre Antigonus, à Surena
contre Crassus:

Hi motus animorum, atque hæc certamina tanta
Pulueris exigui iactu compressa quiescent.

Qu'on descouple mesmes de noz mouches apres, elles auront et la
force et le courage de le dissiper. De fresche memoire, les Portugais
assiegeans la ville de Tamly, au territoire de Xiatine, les habitans
d'icelle porterent sur la muraille quantité de ruches, dequoy
ils sont riches. Et auec du feu chasserent les abeilles si viuement
sur leurs ennemis, qu'ils abandonnerent leur entreprinse, ne pouuans3
soustenir leurs assauts et piqueures. Ainsi demeura la victoire
et liberté de leur ville, à ce nouueau secours: auec telle fortune,
qu'au retour du combat, il ne s'en trouua vne seule à dire. Les
ames des Empereurs et des sauatiers sont iettées à mesme moule.
Considerant l'importance des actions des Princes et leur poix, nous
nous persuadons qu'elles soyent produictes par quelques causes
aussi poisantes et importantes. Nous nous trompons: ils sont menez
et ramenez en leurs mouuemens, par les mesmes ressors, que
nous sommes aux nostres. La mesme raison qui nous fait tanser
auec vn voisin, dresse entre les Princes vne guerre: la mesme4
raison qui nous fait fouëtter vn laquais, tombant en vn Roy, luy
fait ruiner vne prouince. Ils veulent aussi legerement que nous,
mais ils peuuent plus. Pareils appetits agitent vn ciron et vn elephant.
   Quant à la fidelité, il n'est animal au monde traistre au
prix de l'homme. Nos histoires racontent la vifue poursuitte que
certains chiens ont faict de la mort de leurs maistres. Le Roy
182 Pyrrhus ayant rencontré vn chien qui gardoit vn homme mort, et
ayant entendu qu'il y auoit trois iours qu'il faisoit cet office, commanda
qu'on enterrast ce corps, et mena ce chien quant et luy. Vn
iour qu'il assistoit aux montres generales de son armee, ce chien
apperceuant les meurtriers de son maistre, leur courut sus, auec
grans aboys et aspreté de courroux, et par ce premier indice
achemina la vengeance de ce meurtre, qui en fut faicte bien tost
apres par la voye de la iustice. Autant en fit le chien du sage Hesiode,
ayant conuaincu les enfans de Ganistor Naupactien, du
meurtre commis en la personne de son maistre. Vn autre chien1
estant à la garde d'vn temple à Athenes, ayant aperçeu vn larron
sacrilege qui emportoit les plus beaux ioyaux, se mit à abbayer
contre luy tant qu'il peut: mais les marguilliers ne s'estans point
esueillez pour cela, il se mit à suyure, et le iour estant venu, se
tint vn peu plus esloigné de luy, sans le perdre iamais de veuë:
s'il luy offroit à manger, il n'en vouloit pas, et aux autres passans
qu'il rencontroit en son chemin, il leur faisoit feste de la queuë, et
prenoit de leurs mains ce qu'ils luy donnoient à manger: si son
larron s'arrestoit pour dormir, il s'arrestoit quant et quant au lieu
mesmes. La nouuelle de ce chien estant venuë aux marguilliers de2
cette eglise, ils se mirent à le suiure à la trace, s'enquerans des
nouuelles du poil de ce chien, et en fin le rencontrerent en la ville
de Cromyon, et le larron aussi, qu'ils ramenerent en la ville d'Athenes,
où il fut puny. Et les iuges en recognoissance de ce bon office,
ordonnerent du public certaine mesure de bled pour nourrir
le chien, et aux prestres d'en auoir soin. Plutarque tesmoigne cette
histoire, comme chose tres-aueree et aduenue en son siecle.
Quant à la gratitude, car il me semble que nous auons besoin de
mettre ce mot en credit, ce seul exemple y suffira, qu'Appion recite
comme en ayant esté luy mesme spectateur. Vn iour, dit-il, qu'on3
donnoit à Rome au peuple le plaisir du combat de plusieurs bestes
estranges, et principalement de lyons de grandeur inusitee, il y en
auoit vn entre autres, qui par son port furieux, par la force et
grosseur de ses membres, et vn rugissement hautain et espouuantable,
attiroit à soy la veuë de toute l'assistance. Entre les autres esclaues,
qui furent presentez au peuple en ce combat des bestes, fut
vn Androdus de Dace, qui estoit à vn Seigneur Romain, de qualité
consulaire. Ce lyon l'ayant apperceu de loing, s'arresta premierement
tout court, comme estant entré en admiration, et puis s'approcha
tout doucement d'vne façon molle et paisible, comme pour4
entrer en recognoissance auec luy. Cela faict, et s'estant asseuré
de ce qu'il cherchoit, il commença à battre de la queuë à la mode
des chiens qui flattent leur maistre, et à baiser, et lescher les
mains et les cuisses de ce pauure miserable, tout transi d'effroy et
hors de soy. Androdus ayant repris ses esprits par la benignité
de ce lyon, et r'asseuré sa veuë pour le considerer et recognoistre:
c'estoit vn singulier plaisir de voir les caresses, et les festes
184 qu'ils s'entrefaisoient l'vn à l'autre. Dequoy le peuple avant esleué
des cris de ioye, l'Empereur fit appeller cet esclaue, pour entendre
de luy le moyen d'vn si estrange euenement. Il luy recita vne histoire
nouuelle et admirable. Mon maistre, dict-il, estant proconsul
en Aphrique, ie fus contrainct par la cruauté et rigueur qu'il me
tenoit, me faisant iournellement battre, me desrober de luy, et
m'en fuir. Et pour me cacher seurement d'vn personnage ayant si
grande authorité en la prouince, ie trouuay mon plus court, de
gaigner les solitudes et les contrees sablonneuses et inhabitables
de ce pays là, resolu, si le moyen de me nourrir venoit à me faillir,1
de trouuer quelque façon de me tuer moy-mesme. Le soleil estant
extremement aspre sur le midy, et les chaleurs insupportables, ie
m'embatis sur vne cauerne cachee et inaccessible, et me iettay dedans.
Bien tost apres y suruint ce lyon, ayant vne patte sanglante
et blessee, tout plaintif et gemissant des douleurs qu'il y souffroit:
à son arriuee i'eu beaucoup de frayeur, mais luy me voyant mussé
dans vn coing de sa loge, s'approcha tout doucement de moy, me
presentant sa patte offencee, et me la montrant comme pour demander
secours: ie luy ostay lors vn grand escot qu'il y auoit, et
m'estant vn peu appriuoisé à luy, pressant sa playe en fis sortir2
l'ordure qui s'y amassoit, l'essuyay, et nettoyay le plus proprement
que ie peux. Luy se sentant allegé de son mal, et soulagé de cette
douleur, se prit à reposer, et à dormir, ayant tousiours sa patte
entre mes mains. De là en hors luy et moy vesquismes ensemble en
cette cauerne trois ans entiers de mesmes viandes: car des bestes
qu'il tuoit à sa chasse, il m'en apportoit les meilleurs endroits, que
ie faisois cuire au soleil à faute de feu, et m'en nourrissois. A la
longue, m'estant ennuyé de cette vie brutale et sauuage, comme ce
lyon estoit allé vn iour à sa queste accoustumee, ie partis de là, et
à ma troisiesme iournee fus surpris par les soldats, qui me menerent3
d'Affrique en cette ville à mon maistre, lequel soudain me condamna
à mort, et à estre abandonné aux bestes. Or à ce que ie voy
ce lyon fut aussi pris bien tost apres, qui m'a à cette heure voulu
recompenser du bien-fait et guerison qu'il auoit reçeu de moy. Voyla
l'histoire qu'Androdus recita à l'Empereur, laquelle il fit aussi entendre
de main à main au peuple. Parquoy à la requeste de tous
il fut mis en liberté, et absous de cette condamnation, et par ordonnance
du peuple luy fut faict present de ce lyon. Nous voyions
depuis, dit Appion, Androdus conduisant ce lyon à tout vne petite
laisse, se promenant par les tauernes à Rome, receuoir l'argent4
qu'on luy donnoit: le lyon se laisser couurir des fleurs qu'on luy
iettoit, et chacun dire en les rencontrant: Voyla le lyon hoste de
l'homme, voyla l'homme medecin du lyon.   Nous pleurons souuent
la perte des bestes que nous aymons, aussi font elles la nostre.

Pòst, bellator equus, positis insignibus, Æthon
It lacrymans, guttisque humectat grandibus ora.

186

Comme aucunes de nos nations ont les femmes en commun, aucunes
à chacun la sienne: cela ne se voit-il pas aussi entre les bestes,
et des mariages mieux gardez que les nostres?   Quant à la
societé et confederation qu'elles dressent entre elles pour se liguer
ensemble, et s'entresecourir, il se voit des bœufs, des porceaux, et
autres animaux, qu'au cry de celuy que vous offencez, toute la
trouppe accourt à son aide, et se ralie pour sa deffence. L'escare,
quand il a aualé l'ameçon du pescheur, ses compagnons s'assemblent
en foule autour de luy, et rongent la ligne: et si d'auenture
il y en a vn, qui ait donné dedans la nasse, les autres luy baillent1
la queuë par dehors, et luy la serre tant qu'il peut à belles dents:
ils le tirent ainsin au dehors et l'entrainent. Les barbiers, quand
l'vn de leurs compagnons est engagé, mettent la ligne contre leur
dos, dressant vne espine qu'ils ont dentelee comme vne scie, à tout
laquelle ils la scient et coupent.   Quant aux particuliers offices,
que nous tirons l'vn de l'autre, pour le seruice de la vie, il s'en void
plusieurs pareils exemples parmy elles. Ils tiennent que la balaine
ne marche iamais qu'elle n'ait au deuant d'elle vn petit poisson
semblable au goujon de mer, qui s'appelle pour cela la guide: la
baleine le suit, se laissant mener et tourner aussi facilement, que2
le timon fait retourner la nauire: et en recompense aussi, au lieu que
toute autre chose, soit beste ou vaisseau, qui entre dans l'horrible
chaos de la bouche de ce monstre, est incontinent perdu et englouty,
ce petit poisson s'y retire en toute seureté, et y dort, et
pendant son sommeil la baleine ne bouge: mais aussi tost qu'il
sort, elle se met à le suyure sans cesse: et si de fortune elle l'escarte,
elle va errant çà et là, et souuent se froissant contre les rochers,
comme vn vaisseau qui n'a point de gouuernail. Ce que Plutarque
tesmoigne auoir veu en l'isle d'Anticyre. Il y a vne pareille
societé entre le petit oyseau qu'on nomme le roytelet, et le crocodile:3
le roytelet sert de sentinelle à ce grand animal: et si l'ichneumon
son ennemy s'approche pour le combattre, ce petit oyseau,
de peur qu'il ne le surprenne endormy, va de son chant et à coup
de bec l'esueillant, et l'aduertissant de son danger. Il vit des demeurans
de ce monstre, qui le reçoit familierement en sa bouche,
et luy permet de becqueter dans ses machoueres, et entre ses
dents, et y recueillir les morceaux de chair qui y sont demeurez:
et s'il veut fermer la bouche, il l'aduertit premierement d'en sortir
en la serrant peu à peu sans l'estreindre et l'offencer. Cette coquille
qu'on nomme la nacre, vit aussi ainsin auec le pinnothere,4
qui est vn petit animal de la sorte d'vn cancre, luy seruant d'huissier
et de portier assis à l'ouuerture de cette coquille, qu'il tient
continuellement entrebaaillee et ouuerte, iusques à ce qu'il y voye
188 entrer quelque petit poisson propre à leur prise: car lors il entre
dans la nacre, et luy va pinsant la chair viue, et la contraint de
fermer sa coquille: lors eux deux ensemble mangent la proye enfermee
dans leur fort. En la maniere de viure des tuns, on y remarque
vne singuliere science des trois parties de la mathematique.
Quant à l'astrologie, ils l'enseignent à l'homme: car ils s'arrestent
au lieu où le solstice d'hyuer les surprend, et n'en bougent iusques
à l'equinoxe ensuyuant: voyla pourquoy Aristote mesme leur concede
volontiers cette science. Quant à la geometrie et arithmetique,
ils font tousiours leur bande de figure cubique, carree en tout1
sens, et en dressent vn corps de bataillon, solide, clos, et enuironné
tout à l'entour, à six faces toutes esgalles: puis nagent en
cette ordonnance carree, autant large derriere que deuant, de façon
que qui en void et compte vn rang, il peut aisément nombrer
toute la trouppe, d'autant que le nombre de la profondeur est esgal
à la largeur, et la largeur, à la longueur.   Quant à la magnanimité,
il est malaisé de luy donner vn visage plus apparent,
qu'en ce faict du grand chien, qui fut enuoyé des Indes au Roy
Alexandre: on luy presenta premierement vn cerf pour le combattre,
et puis vn sanglier, et puis vn ours, il n'en fit compte, et ne2
daigna se remuer de sa place: mais quand il veid vn lyon, il se
dressa incontinent sur ses pieds, montrant manifestement qu'il declaroit
celuy-là seul digne d'entrer en combat auecques luy.   Touchant
la repentance et recognoissance des fautes, on recite d'vn
elephant, lequel ayant tué son gouuerneur par impetuosité de cholere,
en print vn dueil si extreme, qu'il ne voulut onques puis
manger, et se laissa mourir.   Quant à la clemence, on recite
d'vn tygre, la plus inhumaine beste de toutes, que luy ayant esté
baillé vn cheureau, il souffrit deux iours la faim auant que de le
vouloir offencer, et le troisiesme il brisa la cage où il estoit enfermé,3
pour aller chercher autre pasture, ne se voulant prendre au
cheureau, son familier et son hoste.   Et quant aux droicts de la
familiarité et conuenance, qui se dresse par la conuersation, il
nous aduient ordinairement d'appriuoiser des chats, des chiens, et
des lieures ensemble.   Mais ce que l'experience apprend à ceux
qui voyagent par mer, et notamment en la mer de Sicile, de la
condition des halcyons, surpasse toute humaine cogitation. De
quelle espece d'animaux a iamais Nature tant honoré les couches,
la naissance, et l'enfantement? car les poëtes disent bien qu'vne
seule isle de Delos, estant au parauant vagante, fut affermie pour4
190 le seruice de l'enfantement de Latone: mais Dieu a voulu que toute
la mer fust arrestée, affermie et applanie, sans vagues, sans vents
et sans pluye, cependant que l'halcyon fait ses petits, qui est iustement
enuiron le solstice, le plus court iour de l'an: et par son
priuilege nous auons sept iours et sept nuicts, au fin cœur de
l'hyuer, que nous pouuons nauiguer sans danger. Leurs femelles
ne recognoissent autre masle que le leur propre: l'assistent toute
leur vie sans iamais l'abandonner: s'il vient à estre debile et
cassé, elles le chargent sur leurs espaules, le portent par tout, et
le seruent iusques à la mort.   Mais aucune suffisance n'a encores1
peu atteindre à la cognoissance de cette merueilleuse fabrique, dequoy
l'halcyon compose le nid pour ses petits, ny en deuiner la
matiere.   Plutarque, qui en a veu et manié plusieurs, pense que ce
soit des arestes de quelque poisson qu'elle conioinct et lie ensemble,
les entrelassant les vnes de long, les autres de trauers, et
adioustant des courbes et des arrondissemens, tellement qu'en fin
elle en forme vn vaisseau rond prest à voguer: puis quand elle a
paracheué de le construire, elle le porte au batement du flot marin,
là où la mer le battant tout doucement, luy enseigne à radouber
ce qui n'est pas bien lié, et à mieux fortifier aux endroits où2
elle void que sa structure se desmeut, et se lasche pour les coups
de mer: et au contraire ce qui est bien ioinct, le batement de la
mer le vous estreinct, et vous le serre de sorte, qu'il ne se peut
ny rompre ny dissoudre, ou endommager à coups de pierre, ny de
fer, si ce n'est à toute peine. Et ce qui plus est à admirer, c'est la
proportion et figure de la concauité du dedans: car elle est composée
et proportionnée, de maniere qu'elle ne peut receuoir ny
admettre autre chose, que l'oiseau qui l'a bastie: car à toute autre
chose, elle est impenetrable, close, et fermée, tellement qu'il ny
peut rien entrer, non pas l'eau de la mer seulement. Voyla vne3
description bien claire de ce bastiment et empruntée de bon lieu:
toutesfois il me semble qu'elle ne nous esclaircit pas encore suffisamment
la difficulté de cette architecture. Or de quelle vanité
nous peut-il partir, de loger au dessoubs de nous, et d'interpreter
desdaigneusement les effects que nous ne pouuons imiter ny
comprendre?   Pour suyure encore vn peu plus loing cette equalité
et correspondance de nous aux bestes, le priuilege dequoy
nostre ame se glorifie, de ramener à sa condition, tout ce qu'elle
conçoit, de despouiller de qualitez mortelles, et corporelles, tout
ce qui vient à elle, de renger les choses qu'elle estime dignes de4
son accointance, à desuestir et despouiller leurs conditions corruptibles,
et leur faire laisser à part, comme vestemens superflus
et viles, l'espesseur, la longueur, la profondeur, le poids, la couleur,
l'odeur, l'aspreté, la polisseure, la dureté, la mollesse, et
192 tous accidents sensibles, pour les accommoder à sa condition immortelle
et spirituelle: de maniere que Rome et Paris, que i'ay
en l'ame, Paris que i'imagine, ie l'imagine et le comprens, sans
grandeur et sans lieu, sans pierre, sans plastre, et sans bois:
ce mesme priuilege, dis-ie, semble estre bien euidemment aux
bestes. Car vn cheual accoustumé aux trompettes, aux harquebusades,
et aux combats, que nous voyons tremousser et fremir
en dormant, estendu sur sa litiere, comme s'il estoit en la meslée,
il est certain qu'il conçoit en son ame vn son de tabourin sans
bruict, vne armée sans armes et sans corps.1

Quippe videbis equos fortes, cùm membra iacebunt
In somnis, sudare tamen, spiraréque sæpe,
Et quasi de palma summas contendere vires.

Ce lieure qu'vn leurier imagine en songe, apres lequel nous le
voyons haleter en dormant, alonger la queuë, secoüer les iarrets,
et representer parfaictement les mouuemens de sa course: c'est vn
lieure sans poil et sans os.

Venantúmque canes in molli sæpe quiete,
Iactant crura tamen subitò, vocésque repente
Mittunt, et crebras reducunt naribus auras,2
Vt vestigia si teneant inuenta ferarum:
Experge factique, sequuntur inania sæpe
Ceruorum simulacra, fugæ quasi dedita cernant;
Donec discussis redeant erroribus ad se.

Les chiens de garde, que nous voyons souuent gronder en songeant,
et puis iapper tout à faict, et s'esueiller en sursaut, comme s'ils
apperceuoient quelque estranger arriuer; cet estranger que leur
ame void, c'est vn homme spirituel, et imperceptible, sans dimension,
sans couleur, et sans estre:

Consueta domi catulorum blanda propago3
Degere, sæpe leuem ex oculis volucrémque soporem
Discutere, et corpus de terra corripere instant,
Proinde quasi ignotas facies atque ora tuantur.
Quant à la beauté du corps, auant passer outre, il me faudroit
sçauoir si nous sommes d'accord de sa description. Il est vray-semblable
que nous ne sçauons guere, que c'est que beauté en nature
et en general, puisque à l'humaine et nostre beauté nous donnons
tant de formes diuerses, de laquelle, s'il y auoit quelque prescription
naturelle, nous la recognoistrions en commun, comme la chaleur
du feu. Nous en fantasions les formes à nostre appetit.4

Turpis Romano Belgicus ore color.

Les Indes la peignent noire et basannée, aux leures grosses et
enflées, au nez plat et large: et chargent de gros anneaux d'or le
194 cartilage d'entre les nazeaux, pour le faire pendre iusques à la
bouche, comme aussi la balieure, de gros cercles enrichis de pierreries,
si qu'elle leur tombe sur le menton, et est leur grace de
montrer leurs dents iusques au dessous des racines. Au Peru les
plus grandes oreilles sont les plus belles, et les estendent autant
qu'ils peuuent par artifice. Et vn homme d'auiourdhuy, dit auoir
veu en vne nation Orientale, ce soing de les agrandir, en tel credit,
et de les charger de poisants ioyaux, qu'à touts coups il passoit
son bras vestu au trauers d'vn trou d'oreille. Il est ailleurs des nations,
qui noircissent les dents auec grand soing, et ont à mespris1
de les voir blanches: ailleurs ils les teignent de couleur rouge.
Non seulement en Basque les femmes se trouuent plus belles la
teste rase: mais assez ailleurs: et qui plus est, en certaines contrées
glaciales, comme dit Pline. Les Mexicanes content entre les
beautez, la petitesse du front, et où elles se font le poil par tout le
reste du corps, elles le nourrissent au front, et peuplent par art:
et ont en si grande recommandation la grandeur des tetins, qu'elles
affectent de pouuoir donner la mammelle à leurs enfans par dessus
l'espaule. Nous formerions ainsi la laideur. Les Italiens la façonnent
grosse et massiue: les Espagnols vuidée et estrillée: et entre2
nous, l'vn la fait blanche, l'autre brune: l'vn molle et delicate,
l'autre forte et vigoureuse: qui y demande de la mignardise, et
de la douceur, qui de la fierté et majesté. Tout ainsi que la preferance
en beauté, que Platon attribue à la figure spherique, les
Epicuriens la donnent à la pyramidale plustost, ou carrée: et ne
peuuent aualer vn Dieu en forme de boule.   Mais quoy qu'il en
soit, Nature ne nous a non plus priuilegiez en cela qu'au demeurant,
sur ses loix communes. Et si nous nous iugeons bien,
nous trouuerons que s'il est quelques animaux moins fauorisez
en cela que nous, il y en a d'autres, et en grand nombre, qui le3
sont plus. A multis animalibus decore vincimur: voyre des terrestres
nos compatriotes. Car quant aux marins, laissant la figure,
qui ne peut tomber en proportion, tant elle est autre: en couleur,
netteté, polissure, disposition, nous leur cedons assez: et non
moins, en toutes qualitez, aux aërées. Et cette prerogatiue que les
poëtes font valoir de nostre stature droicte, regardant vers le ciel
son origine,

Pronáque cùm spectent animalia cætera terram,
Os homini sublime dedit, cœlúmque videre
Iussit, et erectos ad sydera tollere vultus.

196 elle est vrayement poëtique: car il y a plusieurs bestioles, qui
ont la veuë renuersée tout à faict vers le ciel: et l'encoleure des
chameaux, et des austruches, ie la trouue encore plus releuée et
droite que la nostre. Quels animaux n'ont la face au haut, et ne
l'ont deuant, et ne regardent vis à vis, comme nous: et ne descouurent
en leur iuste posture autant du ciel et de la terre que
l'homme? Et quelles qualitez de nostre corporelle constitution en
Platon et en Cicero ne peuuent seruir à mille sortes de bestes?
Celles qui nous retirent le plus, ce sont les plus laides, et les plus
abiectes de toute la bande: car pour l'apparence exterieure et forme1
du visage, ce sont les magots:

Simia quàm similis, turpissima bestia, nobis!

pour le dedans et parties vitales, c'est le pourceau.   Certes quand
i'imagine l'homme tout nud (ouy en ce sexe qui semble auoir plus
de part à la beauté) ses tares, sa subiection naturelle, et ses imperfections,
ie trouue que nous auons eu plus de raison que nul
autre animal, de nous couurir. Nous auons esté excusables d'emprunter
ceux que Nature auoit fauorisé en cela plus que nous, pour
nous parer de leur beauté, et nous cacher soubs leur despouille,
de laine, plume, poil, soye. Remerquons au demeurant, que nous2
sommes le seul animal, duquel le defaut offence nos propres compagnons,
et seuls qui auons à nous desrober en nos actions naturelles,
de nostre espece. Vrayement c'est aussi vn effect digne de
consideration, que les maistres du mestier ordonnent pour remede
aux passions amoureuses, l'entiere veuë et libre du corps qu'on
recherche: que pour refroidir l'amitié, il ne faille que voir librement
ce qu'on ayme.

Ille quòd obscœnas in aperto corpore partes
Viderat, in cursu qui fuit, hæsit amor.

Et encore que cette recepte puisse à l'auenture partir d'vne humeur3
vn peu delicate et refroidie: si est-ce vn merueilleux signe
de nostre defaillance, que l'vsage et la cognoissance nous dégoute
les vns des autres. Ce n'est pas tant pudeur, qu'art et prudence,
qui rend nos dames si circonspectes, à nous refuser l'entrée de
leurs cabinets, auant qu'elles soyent peintes et parées pour la
montre publique.

Nec veneres nostras hoc fallit, quò magis ipsæ
Omnia summopere hos vitæ postscenia celant,
Quos retinere volunt adstrictóque esse in amore.

Là où en plusieurs animaux, il n'est rien d'eux que nous n'aimions,4
198 et qui ne plaise à nos sens: de façon que de leurs excremens
mesmes et de leur descharge, nous tirons non seulement de la
friandise au manger, mais nos plus riches ornemens et parfums.
Ce discours ne touche que nostre commun ordre, et n'est pas si
sacrilege d'y vouloir comprendre ces diuines, supernaturelles et
extraordinaires beautez, qu'on voit par fois reluire entre nous,
comme des astres soubs vn voile corporel et terrestre.   Au demeurant
la part mesme que nous faisons aux animaux, des faueurs
de Nature, par nostre confession, elle leur est bien auantageuse.
Nous nous attribuons des biens imaginaires et fantastiques, des biens1
futurs et absens, desquels l'humaine capacité ne se peut d'elle
mesme respondre: ou des biens que nous nous attribuons faucement,
par la licence de nostre opinion, comme la raison, la science
et l'honneur: et à eux, nous laissons en partage des biens essentiels,
maniables et palpables, la paix, le repos, la securité, l'innocence
et la santé: la santé, dis-ie, le plus beau et le plus riche present,
que Nature nous sçache faire. De façon que la Philosophie,
voire la Stoïque, ose bien dire qu'Heraclitus et Pherecydes, s'ils
eussent peu eschanger leur sagesse auecques la santé, et se deliurer
par ce marché, l'vn de l'hydropisie, l'autre de la maladie pediculaire2
qui le pressoit, ils eussent bien faict. Par où ils donnent encore
plus grand prix à la sagesse, la comparant et contrepoisant à la
santé, qu'ils ne font en cette autre proposition, qui est aussi des
leurs. Ils disent que si Circé eust presenté à Vlysses deux breuuages,
l'vn pour faire deuenir vn homme de fol sage, l'autre de sage fol,
qu'Vlysses eust deu plustost accepter celuy de la folie, que de consentir
que Circé eust changé sa figure humaine en celle d'vne beste.
Et disent que la sagesse mesme eust parlé à luy en cette maniere:
Quitte moy, laisse moy là, plustost que de me loger sous la figure
et corps d'un asne. Comment? cette grande et diuine sapience, les3
philosophes la quittent donc, pour ce voile corporel et terrestre?
Ce n'est donc plus par la raison, par le discours, et par l'ame, que
nous excellons sur les bestes: c'est par nostre beauté, nostre beau
teint, et nostre belle disposition de membres, pour laquelle il nous
faut mettre nostre intelligence, nostre prudence, et tout le reste à
l'abandon. Or i'accepte cette naïfue et franche confession. Certes
ils ont cogneu que ces parties là, dequoy nous faisons tant de feste,
que ce n'est vaine fantasie. Quand les bestes auroient donc toute la
vertu, la science, la sagesse et suffisance Stoique, ce seroyent
tousiours des bestes: ny ne seroyent comparables à vn homme4
miserable, meschant et insensé. Car en fin tout ce qui n'est comme
200 nous sommes, n'est rien qui vaille. Et Dieu pour se faire valoir, il
faut qu'il y retire, comme nous dirons tantost. Par où il appert
que ce n'est par vray discours, mais par vne fierté folle et opiniastreté,
que nous nous preferons aux autres animaux, et nous
sequestrons de leur condition et societé.   Mais pour reuenir à
mon propos, nous auons pour nostre part, l'inconstance, l'irresolution,
l'incertitude, le deuil, la superstition, la solicitude des
choses à venir, voire apres nostre vie, l'ambition, l'auarice, la ialousie,
l'enuie, les appetits desreglez, forcenez et indomptables, la
guerre, la mensonge, la desloyauté, la detraction, et la curiosité.1
Certes nous auons estrangement surpayé ce beau discours, dequoy
nous nous glorifions, et cette capacité de iuger et cognoistre, si
nous l'auons achetée au prix de ce nombre infiny des passions,
ausquelles nous sommes incessamment en prinse. S'il ne nous
plaist de faire encore valoir, comme fait bien Socrates, cette notable
prerogatiue sur les bestes, que où Nature leur a prescript
certaines saisons et limites à la volupté Venerienne, elle nous en a
lasché la bride à toutes heures et occasions. Vt vinum ægrotis,
quia prodest rarò, nocet sæpissime, melius est non adhibere omnino,
quàm, spe dubiæ salutis, in apertam perniciem incurrere:2
Sic, haud scio, an melius fuerit humano generi motum istum celerem
cogitationis, acumen, solertiam, quam rationem vocamus, quoniam
pestifera sint multis, admodum paucis salutaria, non dari
omnino, quàm tam munificè et tam largè dari. De quel fruit pouuons
nous estimer auoir esté à Varro et Aristote, cette intelligence de
tant de choses? Les a elle exemptez des incommoditez humaines?
ont-ils esté deschargez des accidents qui pressent vn crocheteur?
ont ils tiré de la logique quelque consolation à la goute? pour
auoir sçeu comme cette humeur se loge aux iointures, l'en ont ils
moins sentie? sont ils entrez en composition de la mort, pour3
sçauoir qu'aucunes nations s'en resiouissent: et du cocuage, pour
sçauoir les femmes estre communes en quelque region? Au rebours,
ayans tenu le premier rang en sçauoir, l'vn entre les Romains,
l'autre, entre les Grecs, et en la saison où la science fleurissoit
le plus, nous n'auons pas pourtant appris qu'ils ayent eu
aucune particuliere excellence en leur vie: voire le Grec a assez
202 affaire à se descharger d'aucunes tasches notables en la sienne. A
on trouué que la volupté et la santé soyent plus sauoureuses à celuy
qui sçait l'astrologie, et la grammaire:

Illiterati num minus nerui rigent?

et la honte et pauureté moins importunes?

Scilicet et morbis et debilitate carebis,
Et luctum et curam effugies, et tempora vitæ
Longa tibi post hæc facto meliore dabuntur.
I'ay veu en mon temps, cent artisans, cent laboureurs, plus
sages et plus heureux que des recteurs de l'vniuersité: et lesquels1
i'aimerois mieux ressembler. La doctrine, ce m'est aduis, tient
rang entre les choses necessaires à la vie, comme la gloire, la noblesse,
la dignité, ou pour le plus comme la richesse, et telles
autres qualitez qui y seruent voyrement, mais de loing, et plus par
fantasie que par nature. Il ne nous faut guere non plus d'offices,
de regles, et de loix de viure, en nostre communauté, qu'il en faut
aux grues et formis en la leur. Et neantmoins nous voyons qu'elles
s'y conduisent tres ordonnément, sans erudition. Si l'homme estoit
sage, il prendroit le vray prix de chasque chose, selon qu'elle
seroit la plus vtile et propre à sa vie. Qui nous contera par nos2
actions et deportemens, il s'en trouuera plus grand nombre d'excellens
entre les ignorans, qu'entre les sçauans; ie dy en toute
sorte de vertu. La vieille Rome me semble en auoir bien porté de
plus grande valeur, et pour la paix, et pour la guerre, que cette
Rome sçauante, qui se ruina soy-mesme. Quand le demeurant
seroit tout pareil, aumoins la preud'hommie et l'innocence demeureroient
du costé de l'ancienne: car elle loge singulierement
bien auec la simplicité. Mais ie laisse ce discours, qui me tireroit
plus loing, que ie ne voudrois suyure. I'en diray seulement encore
cela, que c'est la seule humilité et submission, qui peut effectuer3
vn homme de bien. Il ne faut pas laisser au iugement de chacun
la cognoissance de son deuoir: il le luy faut prescrire, non pas le
laisser choisir à son discours: autrement selon l'imbecillité et varieté
infinie de nos raisons et opinions, nous nous forgerions en
fin des deuoirs, qui nous mettroient à nous manger les vns les
autres, comme dit Epicurus.   La premiere loy, que Dieu donna
iamais à l'homme, ce fut vne loy de pure obeyssance: ce fut vn
commandement, nud et simple où l'homme n'eust rien à cognoistre
et à causer, d'autant que l'obeyr est le propre office d'vne ame
raisonnable, recognoissant vn celeste, superieur et bien-facteur.4
204 De l'obeyr et ceder naist toute autre vertu, comme du cuider, tout
peché. Et au rebours: la premiere tentation qui vint à l'humaine
nature de la part du diable, sa premiere poison, s'insinua en nous,
par les promesses qu'il nous fit de science et de cognoissance,
Eritis sicut dij, scientes bonum et malum. Et les Sereines, pour piper
Vlysse en Homere, et l'attirer en leurs dangereux et ruineux laqs,
luy offrent en don la science. La peste de l'homme c'est l'opinion
de sçauoir. Voyla pourquoy l'ignorance nous est tant recommandée
par nostre religion, comme piece propre à la creance et à l'obeyssance.
Cauete, ne quis vos decipiat per philosophiam et inanes seductiones,1
secundum elementa mundi. En cecy y a il vne generalle
conuenance entre tous les philosophes de toutes sectes, que le
souuerain bien consiste en la tranquillité de l'ame et du corps.
Mais où la trouuons nous?

Ad summum sapiens vno minor est Ioue: diues,
Liber, honoratus, pulcher, rex denique regum:
Præcipuè sanus, nisi cùm pituita molesta est.
Il semble à la verité, que Nature, pour la consolation de nostre
estat miserable et chetif, ne nous ait donné en partage que la
presumption. C'est ce que dit Epictete, que l'homme n'a rien proprement2
sien, que l'vsage de ses opinions. Nous n'auons que du
vent et de la fumée en partage. Les Dieux ont la santé en essence,
dit la philosophie, et la maladie en intelligence: l'homme au rebours,
possede ses biens par fantasie, les maux en essence. Nous
auons eu raison de faire valoir les forces de nostre imagination:
car tous nos biens ne sont qu'en songe.   Oyez brauer ce pauure
et calamiteux animal. Il n'est rien, dit Cicero, si doux que l'occupation
des lettres: de ces lettres, dis-ie, par le moyen desquelles
l'infinité des choses, l'immense grandeur de Nature, les cieux en
ce monde mesme, et les terres, et les mers nous sont descouuertes:3
ce sont elles qui nous ont appris la religion, la moderation, la
grandeur de courage: et qui ont arraché nostre ame des tenebres,
pour luy faire voir toutes choses hautes, basses, premieres, dernieres,
et moyennes: ce sont elles qui nous fournissent dequoy
bien et heureusement viure, et nous guident à passer nostre aage
sans desplaisir et sans offence. Cestuy-cy ne semble il pas parler
de la condition de Dieu tout-viuant et tout-puissant? Et quant à
l'effect, mille femmelettes ont vescu au village vne vie plus equable,
plus douce, et plus constante, que ne fut la sienne.
206

Deus ille fuit Deus, inclute Memmi,
Qui princeps vitæ rationem inuenit eam, quæ
Nunc appellatur Sapientia, quique per artem
Fluctibus è tantis vitam tantisque tenebris,
In tam tranquillo et tam clara luce locauit.

Voyla des paroles tresmagnifiques et belles: mais vn bien leger
accident, mit l'entendement de cestuy-cy en pire estat, que celuy
du moindre berger: nonobstant ce Dieu precepteur et cette diuine
sapience. De mesme impudence est cette promesse du liure de
Democritus: Ie m'en vay parler de toutes choses. Et ce sot tiltre1
qu'Aristote nous preste, de Dieux mortels: et ce iugement de
Chrysippus, que Dion estoit aussi vertueux que Dieu. Et mon Seneca
recognoist, dit-il, que Dieu luy a donné le viure: mais qu'il
a de soy le bien viure. Conformément à cet autre, In virtute verè
gloriamur: quod non contingeret, si id donum à Deo non à nobis haberemus.
Cecy est aussi de Seneca: Que le sage a la fortitude pareille
à Dieu: mais en l'humaine foiblesse, par où il le surmonte.
Il n'est rien si ordinaire que de rencontrer des traicts de pareille
temerité. Il n'y a aucun de nous qui s'offence tant de se voir apparier
à Dieu, comme il fait de se voir deprimer au rang des autres2
animaux: tant nous sommes plus ialoux de nostre interest, que de
celuy de nostre createur.   Mais il faut mettre aux pieds cette
sotte vanité, et secouër viuement et hardiment les fondemens ridicules,
sur quoy ces fausses opinions se bastissent. Tant qu'il
pensera auoir quelque moyen et quelque force de soy, iamais
l'homme ne recognoistra ce qu'il doit à son maistre: il fera tousiours
de ses œufs poulles, comme on dit: il le faut mettre en
chemise. Voyons quelque notable exemple de l'effect de sa philosophie.
Possidonius estant pressé d'vne si douloureuse maladie,
qu'elle luy faisoit tordre les bras, et grincer les dents, pensoit bien3
faire la figue à la douleur pour s'escrier contre elle: Tu as beau
faire, si ne diray-ie pas que tu sois mal. Il sent mesmes passions
que mon laquays, mais il se braue sur ce qu'il contient aumoins sa
langue sous les loix de sa secte. Re succumbere non oportebat verbis
gloriantem. Archesilas estant malade de la goutte, Carneades qui
le vint visiter, s'en retournoit tout fasché: il le rappella, et luy
montrant ses pieds et sa poittrine: Il n'est rien venu de là icy, luy
dit-il. Cestuy cy a vn peu meilleure grace: car il sent auoir du
208 mal, et en voudroit estre depestré. Mais de ce mal pourtant son
cœur n'en est pas abbatu et affoibly. L'autre se tient en sa roideur,
plus, ce crains-ie, verbale qu'essentielle. Et Dionysius Heracleotes
affligé d'vne cuison vehemente des yeux, fut rangé à quitter ces
resolutions Stoïques.   Mais quand la science feroit par effect ce
qu'ils disent, d'émousser et rabattre l'aigreur des infortunes qui
nous suyuent, que fait elle, que ce que fait beaucoup plus purement
l'ignorance et plus euidemment? Le philosophe Pyrrho courant en
mer le hazard d'vne grande tourmente, ne presentoit à ceux qui
estoyent auec luy à imiter que la securité d'vn porceau, qui voyageoit1
auecques eux, regardant cette tempeste sans effroy. La philosophie
au bout de ses preceptes nous renuoye aux exemples d'vn
athlete et d'vn muletier: ausquels on void ordinairement beaucoup
moins de ressentiment de mort, de douleurs, et d'autres inconueniens,
et plus de fermeté, que la science n'en fournit onques
à aucun, qui n'y fust nay et preparé de soy-mesmes par habitude
naturelle. Qui fait qu'on incise et taille les tendres membres
d'vn enfant et ceux d'vn cheual plus aisément que les nostres, si
ce n'est l'ignorance? Combien en a rendu de malades la seule
force de l'imagination? Nous en voyons ordinairement se faire2
saigner, purger, et medeciner pour guerir des maux qu'ils ne
sentent qu'en leur discours. Lors que les vrais maux nous faillent,
la science nous preste les siens: cette couleur et ce teint vous
presagent quelque defluxion caterreuse: cette saison chaude vous
menasse d'vne émotion fieureuse: cette coupeure de la ligne
vitale de vostre main gauche, vous aduertit de quelque notable et
voisine indisposition. Et en fin elle s'en addresse tout detroussément
à la santé mesme. Cette allegresse et vigueur de ieunesse,
ne peut arrester en vne assiette, il luy faut desrober du sang et de
la force, de peur qu'elle ne se tourne contre vous mesmes. Comparés3
la vie d'vn homme asseruy à telles imaginations, à celle
d'vn laboureur, se laissant aller apres son appetit naturel, mesurant
les choses au seul sentiment present, sans science et sans
prognostique, qui n'a du mal que lors qu'il l'a: où l'autre a souuent
la pierre en l'ame auant qu'il l'ait aux reins: comme s'il n'estoit
point assez à temps pour souffrir le mal lors qu'il y sera, il l'anticipe
par fantasie, et luy court au deuant.   Ce que ie dy de la
210 medecine, se peut tirer par exemple generalement à toute science.
De là est venuë cette ancienne opinion des philosophes, qui logeoient
le souuerain bien à la recognoissance de la foiblesse de
nostre iugement. Mon ignorance me preste autant d'occasion
d'esperance que de crainte: et n'ayant autre regle de ma santé,
que celle des exemples d'autruy, et des euenemens que ie vois ailleurs
en pareille occasion, i'en trouue de toutes sortes: et m'arreste
aux comparaisons, qui me sont plus fauorables. Ie reçois la
santé les bras ouuerts, libre, plaine, et entiere: et aiguise mon
appetit à la iouïr, d'autant plus qu'elle m'est à present moins1
ordinaire et plus rare: tant s'en faut que ie trouble son repos et
sa douceur, par l'amertume d'vne nouuelle et contrainte forme
de viure.   Les bestes nous montrent assez combien l'agitation
de nostre esprit nous apporte de maladies. Ce qu'on nous dit de
ceux du Bresil, qu'ils ne mouroyent que de vieillesse, on l'attribue
à la serenité et tranquillité de leur air, ie l'attribue plustost à la
tranquillité et serenité de leur ame, deschargée de toute passion,
pensée et occupation tendue ou desplaisante: comme gents qui passoyent
leur vie en vne admirable simplicité et ignorance, sans lettres,
sans loy, sans Roy, sans relligion quelconque.   Et d'où vient2
ce qu'on trouue par experience, que les plus grossiers et plus lourds
sont plus fermes et plus desirables aux executions amoureuses?
et que l'amour d'vn muletier se rend souuent plus acceptable,
que celle d'vn gallant homme? sinon qu'en cettuy-cy l'agitation
de l'ame trouble sa force corporelle, la rompt, et lasse: comme
elle lasse aussi et trouble ordinairement soy-mesmes? Qui la desment,
qui la iette plus coustumierement à la manie, que sa
promptitude, sa pointe, son agilité, et en fin sa force propre?
Dequoy se fait la plus subtile folie que de la plus subtile sagesse?
Comme des grandes amitiez naissent des grandes inimitiez, des3
santez vigoreuses les mortelles maladies: ainsi des rares et vifues
agitations de noz ames, les plus excellentes manies, et plus detraquées:
il n'y a qu'vn demy tour de cheuille à passer de l'vn
à l'autre. Aux actions des hommes insensez, nous voyons combien
proprement s'aduient la folie, auec les plus vigoureuses operations
de nostre ame. Qui ne sçait combien est imperceptible le voisinage
d'entre la folie auec les gaillardes eleuations d'vn esprit libre; et
les effects d'vne vertu supreme et extraordinaire? Platon dit les
212 melancholiques plus disciplinables et excellens: aussi n'en est-il
point qui ayent tant de propension à la folie. Infinis esprits se
treuuent ruinez par leur propre force et soupplesse. Quel sault vient
de prendre de sa propre agitation et allegresse, l'vn des plus iudicieux,
ingenieux et plus formés à l'air de cette antique et pure
poësie, qu'autre poëte Italien aye de long temps esté? N'a-t-il pas
dequoy sçauoir gré à cette sienne viuacité meurtriere? à cette
clarté qui l'a aueuglé? à cette exacte, et tendue apprehension de
la raison, qui l'a mis sans raison? à la curieuse et laborieuse
queste des sciences, qui l'a conduit à la bestise? à cette rare1
aptitude aux exercices de l'ame, qui l'a rendu sans exercice et
sans ame? I'eus plus de despit encore que de compassion, de le
voir à Ferrare en si piteux estat suruiuant à soy-mesmes, mescognoissant
et soy et ses ouurages; lesquels sans son sçeu, et
toutesfois à sa veuë, on a mis en lumiere incorrigez et informes.
Voulez vous vn homme sain, le voulez vous reglé, et en ferme et
seure posture? affublez le de tenebres d'oisiueté et de pesanteur.
Il nous faut abestir pour nous assagir: et nous esblouir, pour
nous guider. Et si on me dit que la commodité d'auoir l'appetit
froid et mousse aux douleurs et aux maux, tire apres soy cette2
incommodité, de nous rendre aussi par consequent moins aiguz
et frians, à la iouyssance des biens et des plaisirs: cela est vray:
mais la misere de nostre condition porte, que nous n'auons tant
à iouyr qu'à fuir, et que l'extreme volupté ne nous touche pas
comme vne legere douleur: Segnius homines bona quàm mala sentiunt:
nous ne sentons point l'entiere santé, comme la moindre des
maladies:

Pungit
In cute vix summa violatum plagula corpus,
Quando valere nihil quemquam mouet. Hoc iuuat vnum,3
Quòd me non torquet latus, aut pes: cætera quisquam
Vix queat aut sanum sese, aut sentire valentem.

Nostre bien estre, ce n'est que la priuation d'estre mal. Voyla pourquoy
la secte de philosophie, qui a le plus faict valoir la volupté,
encore l'a elle rengée à la seule indolence. Le n'auoir point de mal,
c'est le plus auoir de bien, que l'homme puisse esperer: comme
disoit Ennius.

Nimium boni est, cui nihil est mali.
Car ce mesme chatouillement et aiguisement, qui se rencontre
en certains plaisirs, et semble nous enleuer au dessus de la santé4
simple, et de l'indolence; cette volupté actiue, mouuante, et ie ne
sçay comment cuisante et mordante, celle là mesme, ne vise qu'à
214 l'indolence, comme à son but. L'appetit qui nous rauit à l'accointance
des femmes, il ne cherche qu'à chasser la peine que nous
apporte le desir ardent et furieux, et ne demande qu'à l'assouuir, et
se loger en repos, et en l'exemption de cette fieure. Ainsi des
autres. Ie dy donc, que si la simplesse nous achemine à point n'auoir
de mal, elle nous achemine à vn tres-heureux estat selon nostre
condition. Si ne la faut-il point imaginer si plombée, qu'elle
soit du tout sans sentiment. Car Crantor auoit bien raison de combattre
l'indolence d'Epicurus, si on la bastissoit si profonde que
l'abort mesme et la naissance des maux en fust à dire. Ie ne louë1
point cette indolence qui n'est ny possible, ny desirable. Ie suis
content de n'estre pas malade: mais si ie le suis, ie veux sçauoir
que ie le suis, et si on me cauterise ou incise, ie le veux sentir. De
vray, qui desracineroit la cognoissance du mal, il extirperoit quand
et quand la cognoissance de la volupté, et en fin aneantiroit
l'homme. Istud nihil dolere, non sine magna mercede contingit immanitatis
in animo, stuporis in corpore. Le mal est à l'homme bien
à son tour. Ny la douleur ne luy est tousiours à fuïr, ny la volupté
tousiours à suiure.   C'est vn tres-grand auantage pour l'honneur
de l'ignorance, que la science mesme nous reiecte entre ses bras,2
quand elle se trouue empeschée à nous roidir contre la pesanteur
des maux: elle est contrainte de venir à cette composition, de nous
lascher la bride, et donner congé de nous sauuer en son giron, et
nous mettre soubs sa faueur à l'abri des coups et iniures de la Fortune.
Car que veut elle dire autre chose, quand elle nous presche
de retirer notre pensée des maux qui nous tiennent, et l'entretenir
des voluptez perdues; et de nous seruir pour consolation des maux
presens, de la souuenance des biens passez, et d'appeller à nostre
secours vn contentement esuanouy, pour l'opposer à ce qui nous
presse? Leuationes ægritudinum in auocatione à cogitanda molestia,3
et reuocatione ad contemplandas voluptates ponit, si ce n'est qu'où
la force luy manque, elle veut vser de ruse, et donner vn tour de
soupplesse et de iambe, où la vigueur du corps et des bras vient à
luy faillir. Car non seulement à vn philosophe, mais simplement à
vn homme rassis, quand il sent par effect l'alteration cuisante d'vne
fieure chaude, quelle monnoye est-ce, de le payer de la souuenance
de la douceur du vin Grec? Ce seroit plustost luy empirer
son marché,

Che ricordarsi il ben doppia la noia.
De mesme condition est cet autre conseil, que la Philosophie4
donne; de maintenir en la memoire seulement le bonheur passé,
216 et d'en effacer les desplaisirs que nous auons soufferts; comme si
nous auions en nostre pouuoir la science de l'oubly: et conseil
duquel nous valons moins encore vn coup.

Suauis est laborum præteritorum memoria.

Comment? la Philosophie qui me doit mettre les armes à la main,
pour combattre la Fortune; qui me doit roidir le courage pour
fouller aux pieds toutes les aduersitez humaines, vient elle à cette
mollesse, de me faire conniller par ces destours coüards et ridicules?
Car la memoire nous represente, non pas ce que nous choisissons,
mais ce qui luy plaist. Voire il n'est rien qui imprime si viuement1
quelque chose en nostre souuenance, que le desir de l'oublier.
C'est vne bonne maniere de donner en garde, et d'empreindre en
nostre ame quelque chose, que de la solliciter de la perdre. Et cela
est faulx, Est situm in nobis, vt et aduersa quasi perpetua obliuione
obruamus, et secunda iucundè et suauiter meminerimus. Et cecy est
vray, Memini etiam quæ nolo: obliuisci non possum quæ volo. Et de
qui est ce conseil? de celuy, qui se vnus sapientem profiteri sit ausus:

Qui genus humanum ingenio superauit, et omnes
Præstrinxit stellas, exortus vti ætherius sol.

De vuider et desmunir la memoire, est-ce pas le vray et propre2
chemin à l'ignorance?

Iners malorum remedium ignorantia est.

Nous voyons plusieurs pareils preceptes, par lesquels on nous permet
d'emprunter du vulgaire des apparences friuoles, où la raison
viue et forte ne peut assez: pourueu qu'elles nous seruent de contentement
et de consolation. Où ils ne peuuent guérir la playe, ils
sont contents de l'endormir et pallier. Ie croy qu'ils ne me nieront
pas cecy, que s'ils pouuoyent adiouster de l'ordre, et de la constance,
en vn estat de vie, qui se maintinst en plaisir et en tranquillité
par quelque foiblesse et maladie de iugement, qu'ils ne3
l'acceptassent:

Potare, et spargere flores
Incipiam, patiárque vel inconsultus haberi.

Il se trouueroit plusieurs philosophes de l'aduis de Lycas. Cettuy-cy
ayant au demeurant ses mœurs bien reglées, viuant doucement et
paisiblement en sa famille, ne manquant à nul office de son deuoir
envers les siens et estrangers, se conseruant tresbien des choses
nuisibles, s'estoit par quelque alteration de sens imprimé en la
ceruelle vne resuerie. C'est qu'il pensoit estre perpetuellement
aux theatres à y voir des passetemps, des spectacles, et des plus4
belles comedies du monde. Guery qu'il fut par les medecins, de
cette humeur peccante, à peine qu'il ne les mist en procés pour le
restablir en la douceur de ces imaginations.

Pol! me occidistis, amici,
Non seruastis, ait; cui sic extorta voluptas,
Et demptus per vim mentis gratissimus error.

218 D'vne pareille resuerie à celle de Thrasylaus, fils de Pythodorus,
qui se faisoit à croire que tous les nauires qui relaschoient du port
de Pyrée, et y abordoient, ne trauailloyent que pour son seruice:
se resiouyssant de la bonne fortune de leur nauigation, les recueillant
auec ioye. Son frere Crito l'ayant faict remettre en son meilleur
sens, il regrettoit cette sorte de condition, en laquelle il auoit
vescu en liesse, et deschargé de tout desplaisir. C'est ce que dit ce
vers ancien Grec, qu'il y a beaucoup de commodité à n'estre pas si
aduisé:

Εν τω φρονειν γαρ μηδεν, ἡδιστος βιος1

Et l'Ecclesiaste; En beaucoup de sagesse, beaucoup de desplaisir:
et, Qui acquiert science, s'acquiert du trauail et tourment.   Cela
mesme, à quoy la Philosophie consent en general, cette derniere
recepte qu'elle ordonne à toute sorte de necessitez, qui est de mettre
fin à la vie, que nous ne pouuons supporter: Placet? pare. Non
placet? quacumque vis exi. Pungit dolor? vel fodiat sanè? si nudus
es, da iugulum: sin tectus armis Vulcanijs, id est fortitudine, resiste:
et ce mot des Grecs conuiues qu'ils y appliquent, Aut bibat,
aut abeat: qui sonne plus sortablement en la langue d'vn Gascon,
qu'en celle de Ciceron, qui change volontiers en V. le B:2

Viuere si rectè nescis, decede peritis.
Lusisti satis, edisti satis, atque bibisti:
Tempus abire tibi est, ne potum largius æquo
Rideat, et pulset lasciua decentius ætas.

qu'est-ce autre chose qu'vne confession de son impuissance; et vn
renuoy, non seulement à l'ignorance, pour y estre à couuert, mais
à la stupidité mesme, au non sentir, et au non estre?

Democritum postquàm matura vetustas
Admonuit memorem, motus languescere mentis:
Sponte sua letho caput obuius obtulit ipse.3

C'est ce que disoit Antisthenes, qu'il falloit faire prouision ou de
sens pour entendre, ou de licol pour se pendre: et ce que Chrysippus
alleguoit sur ce propos du poëte Tyrtæus,

De la vertu, ou de mort approcher.

Et Crates disoit, que l'amour se guerissoit par la faim, sinon par le
temps: et à qui ces deux moyens ne plairoyent, par la hart. Celuy
Sextius, duquel Seneque et Plutarque parlent auec si grande recommandation,
s'estant ietté, toutes choses laissées, à l'estude de
la philosophie, delibera de se precipiter en la mer, voyant le progrez
220 de ses estudes trop tardif et trop long. Il couroit à la mort,
au deffault de la science. Voicy les mots de la loy, sur ce subject:
Si d'auenture il suruient quelque grand inconuenient qui ne se puisse
remedier, le port est prochain: et se peut-on sauuer à nage, hors du
corps, comme hors d'vn esquif qui faict eau: car c'est la crainte
de mourir, non pas le desir de viure, qui tient le fol attaché au
corps.   Comme la vie se rend par la simplicité plus plaisante,
elle s'en rend aussi plus innocente et meilleure, comme ie commençois
tantost à dire. Les simples, dit S. Paul, et les ignorans,
s'esleuent et se saisissent du ciel; et nous, à tout nostre sçauoir,1
nous plongeons aux abismes infernaux. Ie ne m'arreste ny à Valentian,
ennemy declaré de la science et des lettres, ny à Licinius,
tous deux Empereurs Romains, qui les nommoient le venin et la
peste de tout estat politique: ny à Mahumet, qui, comme i'ay entendu,
interdict la science à ses hommes: mais l'exemple de ce
grand Lycurgus et son authorité doit certes auoir grand poix, et la
reuerence de cette diuine police Lacedemonienne, si grande, si admirable,
et si long temps fleurissante en vertu et en bon heur, sans
aucune institution ny exercice de lettres.   Ceux qui reuiennent
de ce monde nouueau qui a esté descouuert du temps de nos peres,2
par les Espagnols, nous peuuent tesmoigner combien ces nations,
sans magistrat, et sans loy, viuent plus legitimement et plus reglément
que les nostres, où il y a plus d'officiers et de loix, qu'il n'y
a d'autres hommes, et qu'il n'y a d'actions.

Di cittatorie piene e di libelli,
D'esamine e di carte, di procure
Hanno le mani e il seno, e gran fastelli
Di chiose, di consigli e di letture,
Per cui le facultà de pouerelli
Non sono mai ne le citta sicure,3
Hanno dietro e dinanzi e d'ambi i lati,
Notai, procuratori ed aduocati.
C'estoit ce que disoit vn Senateur Romain des derniers siecles,
que leurs predecesseurs auoyent l'aleine puante à l'ail, et l'estomach
musqué de bonne conscience: et qu'au rebours, ceux de son
temps ne sentoient au dehors que le parfum, puans au dedans à
toute sorte de vices: c'est à dire, comme ie pense, qu'ils auoyent
beaucoup de sçauoir et de suffisance, et grand faute de preud'hommie.
L'inciuilité, l'ignorance, la simplesse, la rudesse s'accompagnent
volontiers de l'innocence: la curiosité, la subtilité, le sçauoir4
trainent la malice à leur suite: l'humilité, la crainte, l'obéissance,
la debonnaireté, qui sont les pieces principales pour la conseruation
de la societé humaine, demandent vne ame vuide, docile et
222 presumant peu de soy.   Les Chrestiens ont vne particuliere cognoissance,
combien la curiosité est vn mal naturel et originel en
l'homme. Le soing de s'augmenter en sagesse et en science, ce fut
la premiere ruine du genre humain; c'est la voye, par où il s'est
precipité à la damnation eternelle. L'orgueil est sa perte et sa corruption:
c'est l'orgueil qui iette l'homme à quartier des voyes communes,
qui luy fait embrasser les nouuelletez, et aymer mieux estre
chef d'vne trouppe errante, et desuoyée, au sentier de perdition,
aymer mieux estre regent et precepteur d'erreur et de mensonge,
que d'estre disciple en l'eschole de verité, se laissant mener et1
conduire par la main d'autruy, à la voye battuë et droicturiere.
C'est à l'aduanture ce que dit ce mot Grec ancien, que la superstition
suit l'orgueil, et luy obeit comme à son pere: ἡ δεισιδαιμονια
χαταπερ πατρι τω τυφω πειτεται. O cuider, combien tu nous empesches!
Apres que Socrates fut aduerty, que le Dieu de sagesse
luy auoit attribué le nom de Sage, il en fut estonné: et se recherchant
et secouant par tout, n'y trouuoit aucun fondement à cette
diuine sentence. Il en sçauoit de iustes, temperants, vaillants, sçauants
comme luy: et plus eloquents, et plus beaux, et plus vtiles
au païs. En fin il se resolut, qu'il n'estoit distingué des autres, et2
n'estoit sage que par ce qu'il ne se tenoit pas tel: et que son Dieu
estimoit bestise singuliere à l'homme, l'opinion de science et de
sagesse: et que sa meilleure doctrine estoit la doctrine de l'ignorance,
et la simplicité sa meilleure sagesse. La saincte Parole declare
miserables ceux d'entre nous, qui s'estiment: Bourbe et cendre,
leur dit-elle, qu'as-tu à te glorifier? et ailleurs, Dieu a faict
l'homme semblable à l'ombre, de laquelle qui iugera, quand par
l'esloignement de la lumiere elle sera esuanouye? Ce n'est rien que
de nous.   Il s'en faut tant que nos forces conçoiuent la haulteur
diuine, que des ouurages de nostre createur, ceux-là portent mieux3
sa marque, et sont mieux siens, que nous entendons le moins. C'est
aux Chrestiens vne occasion de croire, que de rencontrer vne chose
incroyable. Elle est d'autant plus selon raison, qu'elle est contre
l'humaine raison. Si elle estoit selon raison, ce ne seroit plus miracle;
et si elle estoit selon quelque exemple, ce ne seroit plus
chose singuliere. Melius scitur Deus nesciendo, dit S. Augustin. Et
Tacitus, Sanctius est ac reuerentius de actis Deorum credere quàm
scire. Et Platon estime qu'il y ayt quelque vice d'impieté à trop curieusement
s'enquerir et de Dieu, et du monde, et des causes premieres
des choses. Atque illum quidem parentem huius vniuersitatis4
inuenire difficile: et, quum iam inueneris, indicare in vulgus, nefas,
224 dit Ciceron. Nous disons bien puissance, verité, iustice: ce sont
parolles qui signifient quelque chose de grand: mais cette chose
là, nous ne la voyons aucunement, ny ne la conceuons. Nous disons
que Dieu craint, que Dieu se courrouce, que Dieu ayme.

Immortalia mortali sermone notantes.

Ce sont toutes agitations et esmotions, qui ne peuuent loger en
Dieu selon nostre forme, ny nous l'imaginer selon la sienne: c'est
à Dieu seul de se cognoistre et interpreter ses ouurages: et le fait
en nostre langue, improprement, pour s'aualler et descendre à
nous, qui sommes à terre couchez. La prudence comment luy peut1
elle conuenir, qui est l'eslite entre le bien et le mal: veu que nul
mal ne le touche? Quoy la raison et l'intelligence, desquelles nous
nous seruons pour par les choses obscures arriuer aux apparentes:
veu qu'il n'y a rien d'obscur à Dieu? La iustice, qui distribue à
chacun ce qui luy appartient, engendrée pour la société et communauté
des hommes, comment est-elle en Dieu? La temperance,
comment? qui est la moderation des voluptez corporelles, qui n'ont
nulle place en la diuinité. La fortitude à porter la douleur, le labeur,
les dangers, luy appartiennent aussi peu: ces trois choses
n'ayans nul accés pres de luy. Parquoy Aristote le tient egallement2
exempt de vertu et de vice. Neque gratia neque ira teneri potest,
quòd quæ talia essent, imbecilla essent omnia.   La participation
que nous auons à la cognoissance de la verité, quelle qu'elle soit,
ce n'est point par nos propres forces que nous l'auons acquise.
Dieu nous a assez appris cela par les tesmoings, qu'il a choisi du
vulgaire, simples et ignorans, pour nous instruire de ses admirables
secrets. Nostre foy ce n'est pas nostre acquest, c'est vn pur
present de la liberalité d'autruy. Ce n'est pas par discours ou par
nostre entendement que nous auons receu nostre religion, c'est par
authorité et par commandement estranger. La foiblesse de nostre3
iugement nous y aide plus que la force, et nostre aueuglement plus
que nostre clair-voyance. C'est par l'entremise de nostre ignorance,
plus que de nostre science, que nous sommes sçauans de diuin sçauoir.
Ce n'est pas merueille, si nos moyens naturels et terrestres
ne peuuent conceuoir cette cognoissance supernaturelle et celeste:
apportons y seulement du nostre, l'obeissance et la subiection: car
226 comme il est escrit; Ie destruiray la sapience des sages, et abbattray
la prudence des prudens. Où est le sage? où est l'escriuain?
où est le disputateur de ce siecle? Dieu n'a-il pas abesty la sapience
de ce monde? Car puis que le monde n'a point cogneu Dieu
par sapience, il luy a pleu par la vanité de la predication, sauuer
les croyans.   Si me faut-il voir en fin, s'il est en la puissance de
l'homme de trouuer ce qu'il cherche: et si cette queste, qu'il a employé
depuis tant de siecles, l'a enrichy de quelque nouuelle force,
et de quelque verité solide. Ie croy qu'il me confessera, s'il parle
en conscience, que tout l'acquest qu'il a retiré d'vne si longue poursuite,1
c'est d'auoir appris à recognoistre sa foiblesse. L'ignorance
qui estoit naturellement en nous, nous l'auons par longue estude
confirmée et auerée. Il est aduenu aux gens veritablement sçauans,
ce qui aduient aux espics de bled: ils vont s'esleuant et se haussant
la teste droite et fiere, tant qu'ils sont vuides; mais quand ils sont
pleins et grossis de grain en leur maturité, ils commencent à s'humilier
et baisser les cornes. Pareillement les hommes, ayans tout
essayé, tout sondé, et n'ayans trouué en cet amas de science et prouision
de tant de choses diuerses, rien de massif et de ferme, et
rien que vanité, ils ont renoncé à leur presumption, et recogneu2
leur condition naturelle. C'est ce que Velleius reproche à Cotta, et
à Cicero, qu'ils ont appris de Philo, n'auoir rien appris. Pherecydes,
l'vn des sept sages, escriuant à Thales, comme il expiroit,
I'ay, dit-il, ordonné aux miens, apres qu'ils m'auront enterré, de
te porter mes escrits. S'ils contentent et toy et les autres sages, publie
les: sinon, supprime les. Ils ne contiennent nulle certitude qui
me satisface à moy-mesme. Aussi ne fay-ie pas profession de sçauoir
la verité, ny d'y atteindre. I'ouure les choses plus que ie ne les
descouure. Le plus sage homme qui fut onques, quand on luy demanda
ce qu'il sçauoit, respondit, qu'il sçauoit cela, qu'il ne sçauoit3
rien. Il verifioit ce qu'on dit, que la plus grand part de ce que
nous sçauons, est la moindre de celles que nous ignorons: c'est à
dire, que ce mesme que nous pensons sçauoir, c'est vne piece, et
bien petite, de nostre ignorance.   Nous sçauons les choses en
songe, dit Platon, et les ignorons en verité. Omnes penè veteres, nihil
cognosci, nihil percipi, nihil sciri posse dixerunt; angustos sensus,
imbecilles animos, breuia curricula vitæ. Cicero mesme, qui
deuoit au sçauoir tout son vaillant, Valerius dit que, sur sa vieillesse,
il commença à desestimer les lettres. Et pendant qu'il les
traictoit, c'estoit sans obligation d'aucun party: suiuant ce qui luy4
sembloit probable, tantost en l'vne secte, tantost en l'autre: se tenant
228 tousiours soubs la dubitation de l'Academie. Dicendum est,
sed ita vt nihil affirmem: quæram omnia, dubitans plerumque et
mihi diffidens.   I'auroy trop beau ieu, si ie vouloy considerer
l'homme en sa commune façon et en gros: et le pourroy faire pourtant
par sa regle propre; qui iuge la verité non par le poids des
voix, mais par le nombre. Laissons là le peuple,

Qui vigilans stertit,
Mortua cui vita est propè iam viuo atque videnti,

qui ne se sent point, qui ne se iuge point, qui laisse la plus part de
ses facultez naturelles oisiues. Ie veux prendre l'homme en sa plus1
haulte assiette. Considerons-le en ce petit nombre d'hommes excellens
et triez, qui ayants esté douez d'vne belle et particuliere force
naturelle, l'ont encore roidie et aiguisée par soin, par estude et par
art, et l'ont montée au plus hault poinct de sagesse, où elle puisse
atteindre. Ils ont manié leur ame à tout sens, et à tout biais, l'ont
appuyée et estançonnée de tout le secours estranger, qui luy a esté
propre, et enrichie et ornée de tout ce qu'ils ont peu emprunter
pour sa commodité, du dedans et dehors du monde: c'est en eux
que loge la haulteur extreme de l'humaine nature. Ils ont reglé le
monde de polices et de loix. Ils l'ont instruit par arts et sciences,2
et instruit encore par l'exemple de leurs mœurs admirables. Ie
ne mettray en compte, que ces gens-là, leur tesmoignage, et leur
experience. Voyons iusques où ils sont allez, et à quoy ils se sont
tenus. Les maladies et les desfauts que nous trouuerons en ce college-là,
le monde les pourra hardiment bien aduouër pour siens.
Quiconque cherche quelque chose, il en vient à ce poinct, ou
qu'il dit, qu'il l'a trouuée; ou qu'elle ne se peut trouuer; ou qu'il
en est encore en queste. Toute la Philosophie est despartie en ces
trois genres. Son dessein est de chercher la verité, la science, et
la certitude. Les Peripateticiens, Epicuriens, Stoiciens, et autres,3
ont pensé l'auoir trouuée. Ceux-cy ont estably les sciences, que
nous auons, et les ont traictées, comme notices certaines. Clitomachus,
Carneades, et les Academiciens, ont desesperé de leur
queste; et iugé que la verité ne se pouuoit conceuoir par nos
moyens. La fin de ceux-cy, c'est la foiblesse et humaine ignorance.
Ce party a eu la plus grande suitte, et les sectateurs les plus nobles.
Pyrrho et autres Sceptiques ou Epechistes, de qui les dogmes plusieurs
anciens ont tenu tirez d'Homere, des sept sages, et d'Archilochus,
et d'Eurypides, et y attachent Zeno, Democritus, Xenophanes,
disent, qu'ils sont encore en cherche de la verité. Ceux-cy4
230 iugent, que ceux-là qui pensent l'auoir trouuée, se trompent infiniement;
et qu'il y a encore de la vanité trop hardie, en ce second
degré, qui asseure que les forces humaines ne sont pas capables d'y
atteindre. Car cela, d'establir la mesure de nostre puissance, de
cognoistre et iuger la difficulté des choses, c'est vne grande et extreme
science, de laquelle ils doubtent que l'homme soit capable.

Nil sciri quisquis putat, id quoque nescit,
An sciri possit, quo se nil scire fatetur.
L'ignorance qui se sçait, qui se iuge, et qui se condamne, ce n'est
pas vne entiere ignorance. Pour l'estre, il faut qu'elle s'ignore soy-mesme.1
De façon que la profession des Pyrrhoniens est, de bransler,
doubter, et enquerir, ne s'asseurer de rien, de rien ne se respondre.
Des trois actions de l'ame, l'imaginatiue, l'appetitiue, et
la consentante, ils en reçoiuent les deux premieres: la derniere,
ils la soustiennent, et la maintiennent ambigue, sans inclination,
ny approbation d'vne part ou d'autre, tant soit-elle legere. Zenon
peignoit de geste son imagination sur cette partition des facultez
de l'ame: La main espanduë et ouuerte, c'estoit apparence: la
main à demy serrée, et les doigts vn peu croches, consentement: le
poing fermé, comprehension: quand de la main gauche il venoit2
encore à clorre ce poing plus estroit, science. Or cette assiette de
leur iugement droicte, et inflexible, receuant tous obiects sans application
et consentement, les achemine à leur Ataraxie; qui est
vne condition de vie paisible, rassise, exempte des agitations que
nous receuons par l'impression de l'opinion et science, que nous
pensons auoir des choses. D'où naissent la crainte, l'auarice, l'enuie,
les desirs immoderez, l'ambition, l'orgueil, la superstition, l'amour
de nouuelleté, la rebellion, la desobeyssance, l'opiniastreté,
et la pluspart des maux corporels.   Voire ils s'exemptent par là,
de la ialousie de leur discipline. Car ils debattent d'vne bien molle3
façon. Ils ne craignent point la reuenche à leur dispute. Quand ils
disent que le poisant va contre-bas, ils seroient bien marris qu'on
les en creust; et cherchent qu'on les contredie, pour engendrer la
dubitation et surseance de iugement, qui est leur fin. Ils ne mettent
en auant leurs propositions, que pour combattre celles qu'ils
pensent, que nous ayons en nostre creance. Si vous prenez la leur,
ils prendront aussi volontiers la contraire à soustenir: tout leur
est vn: ils n'y ont aucun choix. Si vous establissez que la neige soit
232 noire, ils argumentent au rebours, qu'elle est blanche. Si vous
dites qu'elle n'est ny l'vn, ny l'autre, c'est à eux à maintenir qu'elle
est tous les deux. Si par certain iugement vous tenez, que vous n'en
sçauez rien, ils vous maintiendront que vous le sçauez. Ouï, et si
par vn axiome affirmatif vous asseurez que vous en doutez, ils vous
iront debattant que vous n'en doutez pas; ou que vous ne pouuez
iuger et establir que vous en doutez.   Et par cette extremité de
doubte, qui se secoue soy-mesme, ils se separent et se diuisent de
plusieurs opinions, de celles mesmes, qui ont maintenu en plusieurs
façons, le doubte et l'ignorance. Pourquoy ne leur sera-il1
permis, disent-ils, comme il est entre les dogmatistes, à l'vn dire
vert, à l'autre iaulne, à eux aussi de doubter? Est-il chose qu'on
vous puisse proposer par l'aduouer ou refuser, laquelle il ne soit
pas loisible de considerer comme ambigue? Et où les autres sont
portez, ou par la coustume de leur païs, ou par l'institution des
parens, ou par rencontre, comme par vne tempeste, sans iugement
et sans choix, voire le plus souuent auant l'aage de discretion, à
telle ou telle opinion, à la secte ou Stoïque ou Epicurienne, à laquelle
ils se treuuent hypothequez, asseruiz et collez, comme à
vne prise qu'ils ne peuuent desmordre: ad quamcumque disciplinam,2
velut tempestate, delati, ad eam, tanquam ad saxum, adhærescunt:
pourquoy, à ceux-cy, ne sera-il pareillement concedé, de
maintenir leur liberté, et considerer les choses sans obligation et
seruitude? Hoc liberiores et solutiores, quòd integra illis est iudicandi
potestas. N'est-ce pas quelque aduantage, de se trouuer
desengagé de la necessité, qui bride les autres? Vaut-il pas mieux
demeurer en suspens que de s'infrasquer en tant d'erreurs que
l'humaine fantasie a produictes? Vaut-il pas mieux suspendre sa
persuasion, que de se mesler à ces diuisions seditieuses et querelleuses?
Qu'iray-ie choisir? Ce qu'il vous plaira, pourueu que vous3
choisissiez. Voila vne sotte responce: à laquelle il semble pourtant
que tout le dogmatisme arriue: par qui il ne nous est pas permis
d'ignorer ce que nous ignorons. Prenez le plus fameux party,
iamais il ne sera si seur, qu'il ne vous faille pour le deffendre,
attaquer et combattre cent et cent contraires partis. Vaut-il pas
mieux se tenir hors de cette meslée? Il vous est permis d'espouser
comme vostre honneur et vostre vie, la creance d'Aristote sur
l'eternité de l'ame, et desdire et desmentir Platon là dessus, et à
234 eux il sera interdit d'en doubter? S'il est loisible à Panætius de
soustenir son iugement autour des aruspices, songes, oracles, vaticinations,
desquelles choses les Stoiciens ne doubtent aucunement:
pourquoy vn sage n'osera-il en toutes choses, ce que cettuy-cy
ose en celles qu'il a apprinses de ses maistres: establies du
commun consentement de l'eschole, de laquelle il est sectateur
et professeur? Si c'est vn enfant qui iuge, il ne sçait que c'est: si
c'est vn sçauant, il est præoccuppé.   Ils se sont reseruez vn
merueilleux aduantage au combat, s'estans deschargez du soin de
se couurir. Il ne leur importe qu'on les frappe, pourueu qu'ils1
frappent; et font leurs besongnes de tout. S'ils vainquent, vostre
proposition cloche; si vous, la leur: s'ils faillent, ils verifient
l'ignorance; si vous faillez, vous la verifiez: s'ils prouuent que
rien ne se sçache, il va bien; s'ils ne le sçauent pas prouuer,
il est bon de mesmes: Vt quum in eadem re paria contrariis in
partibus momenta inueniuntur, facilius ab vtraque parte assertio
sustineatur. Et font estat de trouuer bien plus facilement,
pourquoy vne chose soit fausse, que non pas qu'elle soit vraye;
et ce qui n'est pas, que ce qui est: et ce qu'ils ne croyent
pas, que ce qu'ils croyent. Leurs façons de parler sont, Ie n'establis2
rien: Il n'est non plus ainsi qu'ainsin, ou que ny l'vn
ny l'autre: Ie ne le comprens point. Les apparences sont egales
par tout: la loy de parler, et pour et contre, est pareille. Rien ne
semble vray qui ne puisse sembler faux. Leur mot sacramental,
c'est επεχω; c'est à dire, ie soustiens, ie ne bouge. Voyla leurs
refreins, et autres de pareille substance. Leur effect, c'est vne
pure, entiere, et tres-parfaicte surceance et suspension de iugement.
Ils se seruent de leur raison, pour enquerir et pour debattre:
mais non pas pour arrester et choisir. Quiconque imaginera
vne perpetuelle confession d'ignorance, vn iugement sans3
pente, et sans inclination, à quelque occasion que ce puisse estre,
il conçoit le Pyrrhonisme. I'exprime cette fantasie autant que ie
puis, par ce que plusieurs la trouuent difficile à conceuoir; et les
autheurs mesmes la representent vn peu obscurement et diuersement.
   Quant aux actions de la vie, ils sont en cela de la commune
236 façon. Ils se prestent et accommodent aux inclinations naturelles,
à l'impulsion et contrainte des passions, aux constitutions
des loix et des coustumes, et à la tradition des arts: non enim nos
Deus ista scire, sed tantummodo vti voluit. Ils laissent guider à ces
choses là, leurs actions communes, sans aucune opination ou
iugement. Qui fait que ie ne puis pas bien assortir à ce discours,
ce qu'on dit de Pyrrho. Ils le peignent stupide et immobile, prenant
vn train de vie farouche et inassociable, attendant le hurt des
charrettes, se presentant aux precipices, refusant de s'accommoder
aux loix. Cela est encherir sur sa discipline. Il n'a pas voulu se1
faire pierre ou souche: il a voulu se faire homme viuant, discourant,
et raisonnant, iouyssant de tous plaisirs et commoditez naturelles,
embesoignant et se seruant de toutes ses pieces corporelles
et spirituelles, en regle et droicture. Les priuileges fantastiques,
imaginaires, et faulx, que l'homme s'est vsurpé, de
regenter, d'ordonner, d'establir, il les a de bonne foy renoncez et
quittez. Si n'est-il point de secte, qui ne soit contrainte de permettre
à son sage de suiure assez de choses non comprinses, ny
perceuës ny consenties, s'il veut viure. Et quand il monte en mer,
il suit ce dessein, ignorant s'il luy sera vtile: et se plie, à ce que2
le vaisseau est bon, le pilote experimenté, la saison commode:
circonstances probables seulement. Apres lesquelles il est tenu
d'aller, et se laisser remuer aux apparances, pourueu qu'elles
n'ayent point d'expresse contrarieté. Il a vn corps, il a vne ame:
les sens le poussent, l'esprit l'agite. Encore qu'il ne treuue point
en soy cette propre et singuliere marque de iuger, et qu'il s'apperçoiue,
qu'il ne doit engager son consentement, attendu qu'il peut
estre quelque faulx pareil à ce vray: il ne laisse de conduire les
offices de sa vie pleinement et commodement. Combien y a il
d'arts, qui font profession de consister en la coniecture, plus qu'en3
la science? qui ne decident pas du vray et du faulx, et suiuent
seulement ce qu'il semble? Il y a, disent-ils, et vray et faulx, et
y a en nous dequoy le chercher, mais non pas dequoy l'arrester à
la touche. Nous en valons bien mieux, de nous laisser manier sans
inquisition, à l'ordre du monde. Vne ame garantie de preiugé, a
vn merueilleux auancement vers la tranquillité. Gents qui iugent
et contrerollent leurs iuges, ne s'y soubsmettent iamais deuëment.
Combien et aux loix de la religion, et aux loix politiques se
trouuent plus dociles et aisez à mener, les esprits simples et incurieux,
238 que ces esprits surueillants et pedagogues des causes
diuines et humaines? Il n'est rien en l'humaine inuention, où il
y ait tant de verisimilitude et d'vtilité. Cette-cy presente l'homme
nud et vuide, recognoissant sa foiblesse naturelle, propre à receuoir
d'en hault quelque force estrangere, desgarni d'humaine
science, et d'autant plus apte à loger en soy la diuine, aneantissant
son iugement, pour faire plus de place à la foy: ny mescreant
ny establissant aucun dogme contre les loix et obseruances communes,
humble, obeïssant, disciplinable, studieux; ennemy iuré
d'heresie, et s'exemptant par consequent des vaines et irreligieuses1
opinions introduites par les fauces sectes. C'est vne carte blanche
preparée à prendre du doigt de Dieu telles formes qu'il luy plaira
d'y grauer. Plus nous nous renuoyons et commettons à Dieu, et
renonçons à nous, mieux nous en valons. Accepte, dit l'Ecclesiaste,
en bonne part les choses au visage et au goust qu'elles se presentent
à toy, du iour à la iournée: le demeurant est hors de ta
cognoissance. Dominus nouit cogitationes hominum, quoniam vanæ
sunt.   Voila comment, des trois generales sectes de Philosophie,
les deux font expresse profession de dubitation et d'ignorance:
et en celle des dogmatistes, qui est troisiesme, il est aysé à descouurir,2
que la plus part n'ont pris le visage de l'asseurance que
pour auoir meilleure mine. Ils n'ont pas tant pensé nous establir
quelque certitude, que nous montrer iusques où ils estoient allez
en cette chasse de la verité, quam docti fingunt magis quàm norunt.
Timæus ayant à instruire Socrates de ce qu'il sçait des Dieux, du
monde, et des hommes, propose d'en parler comme vn homme à
vn homme; et qu'il suffit, si ses raisons sont probables, comme
les raisons d'vn autre: car les exactes raisons n'estre en sa main,
ny en mortelle main. Ce que l'vn de ses sectateurs a ainsin imité:
Vt potero, explicabo: nec tamen, vt Pythius Apollo, certa vt sint3
et fixa, quæ dixero: sed, vt homunculus, probabilia coniectura
sequens. Et cela sur le discours du mespris de la mort: discours
naturel et populaire. Ailleurs il l'a traduit, sur le propos mesme
de Platon. Si fortè, de Deorum natura ortúque mundi disserentes,
minus id quod habemus in animo consequimur, haud erit mirum.
Æquum est enim meminisse, et me, qui disseram, hominem esse, et
vos qui iudicetis: vt, si probabilia dicentur, nihil vltrà requiratis.
Aristote nous entasse ordinairement vn grand nombre d'autres
240 opinions, et d'autres creances, pour y comparer la sienne, et
nous faire voir de combien il est allé plus outre, et combien il
approche de plus pres la verisimilitude. Car la verité ne se iuge
point par authorité et tesmoignage d'autruy. Et pourtant euita
religieusement Epicurus d'en alleguer en ses escrits.   Cettuy-là
est le prince des dogmatistes, et si nous apprenons de luy, que le
beaucoup sçauoir apporte l'occasion de plus doubter. On le void
à escient se couurir souuent d'obscurité si espesse et inextricable,
qu'on n'y peut rien choisir de son aduis. C'est par effect vn Pyrrhonisme
soubs vne forme resolutiue. Oyez la protestation de Cicero,1
qui nous explique la fantasie d'autruy par la sienne. Qui requirunt,
quid de quaque re ipsi sentiamus: curiosius id faciunt, quàm necesse
est. Hæc in philosophia ratio, contra omnia disserendi, nullamque
rem apertè iudicandi, profecta à Socrate, repetita ab
Arcesila, confirmata à Carneade, vsque ad nostram viget ætatem.
Hi sumus, qui omnibus veris falsa quædam adiuncta esse dicamus,
tanta similitudine, vt in ijs nulla insit certè iudicandi et assentiendi
nota. Pourquoy, non Aristote seulement, mais la plus part
des philosophes, ont ils affecté la difficulté, si ce n'est pour faire
valoir la vanité du subject, et amuser la curiosité de nostre esprit,2
luy donnant où se paistre, à ronger cet os creuz et descharné?
Clytomachus affermoit n'auoir iamais sçeu, par les escrits de
Carneades, entendre de quelle opinion il estoit. Pourquoy a euité
aux siens Epicurus, la facilité, et Heraclytus en a esté surnommé
σχοτεινος? La difficulté est vne monoye que les sçauans employent,
comme les joueurs de passe-passe pour ne descouurir la vanité
de leur art: et de laquelle l'humaine bestise se paye aysément.

Clarus ob obscuram linguam, magis inter inanes:
Omnia enim stolidi magis admirantur amántque,
Inuersis quæ sub verbis latitantia cernunt.3
Cicero reprend aucuns de ses amis d'auoir accoustumé de
mettre à l'astrologie, au droit, à la dialectique, et à la geometrie,
plus de temps, que ne meritoyent ces arts: et que cela les diuertissoit
des deuoirs de la vie, plus vtiles et honnestes. Les philosophes
Cyrenaïques mesprisoyent esgalement la physique et la
dialectique. Zenon tout au commencement des liures de la republique,
declaroit inutiles toutes les liberales disciplines. Chrysippus
disoit, que ce que Platon et Aristote auoyent escrit de la
logique, ils l'auoyent escrit par ieu et par exercice: et ne pouuoit
croire qu'ils eussent parlé à certes d'vne si vaine matiere.   Plutarque4
242 le dit de la metaphysique, Epicurus l'eust encores dict de
la rhetorique, de la grammaire, poësie, mathematique, et hors la
physique, de toutes les autres sciences: et Socrates de toutes, sauf
celle des mœurs et de la vie. De quelque chose qu'on s'enquist
à luy, il ramenoit en premier lieu tousiours l'enquerant à rendre
compte des conditions de sa vie, presente et passée, lesquelles il
examinoit et iugeoit: estimant tout autre apprentissage subsecutif
à celuy-la et supernumeraire. Parum mihi placeant eæ litteræ quæ
ad virtutem doctoribus nihil profuerunt. La plus part des arts ont
esté ainsi mesprisés par le mesme sçauoir. Mais ils n'ont pas1
pensé qu'il fust hors de propos, d'exercer leur esprit és choses
mesmes, où il n'y auoit nulle solidité profitable.   Au demeurant,
les vns ont estimé Plato dogmatiste, les autres dubitateur, les
autres en certaines choses l'vn, et en certaines choses l'autre. Le
conducteur de ses dialogismes, Socrates, va tousiours demandant
et esmouuant la dispute, iamais l'arrestant, iamais satisfaisant:
et dit n'auoir autre science, que la science de s'opposer. Homere
leur autheur a planté egalement les fondements à toutes les sectes
de philosophie, pour montrer, combien il estoit indifferent par où
nous allassions. De Platon nasquirent dix sectes diuerses, dit-on.2
Aussi, à mon gré, iamais instruction ne fut titubante, et rien asseuerante,
si la sienne ne l'est.   Socrates disoit, que les sages
femmes en prenant ce mestier de faire engendrer les autres, quittent
le mestier d'engendrer elles. Que luy par le tiltre de sage
homme, que les Dieux luy auoyent deferé, s'estoit aussi desfaict
en son amour virile et mentale, de la faculté d'enfanter: se contentant
d'ayder et fauorir de son secours les engendrants: ouurir
leur nature; graisser leurs conduits: faciliter l'yssue de leur enfantement:
iuger d'iceluy: le baptizer: le nourrir: le fortifier:
l'emmaillotter, et circoncir: exerçant et maniant son engin, aux3
perils et fortunes d'autruy.   Il est ainsi de la plus part des
autheurs de ce tiers genre, comme les anciens ont remerqué des
escripts d'Anaxagoras, Democritus, Parmenides, Xenophanes, et
autres. Ils ont vne forme d'escrire douteuse en substance et en
dessein, enquerant plustost qu'instruisant: encore qu'ils entresement
leur stile de cadances dogmatistes. Cela se voit il pas aussi
bien en Seneque et en Plutarque? combien disent ils tantost d'vn
visage, tantost d'vn autre, pour ceux qui y regardent de prez? Et
244 les reconciliateurs des iurisconsultes deuoyent premierement les
concilier chacun à soy. Platon me semble auoir aymé cette forme
de philosopher par dialogues, à escient, pour loger plus decemment
en diuerses bouches la diuersité et variation de ses propres
fantasies. Diuersement traitter les matieres, est aussi bien les
traitter, que conformement, et mieux: à sçauoir plus copieusement
et vtilement. Prenons exemple de nous. Les arrests font le point
extreme du parler dogmatiste et resolutif: si est ce que ceux que
noz parlements presentent au peuple, les plus exemplaires, propres
à nourrir en luy la reuerence qu'il doit à cette dignité, principalement1
par la suffisance des personnes qui l'exercent, prennent
leur beauté, non de la conclusion, qui est à eux quotidienne, et
qui est commune à tout iuge, tant comme de la disceptation et
agitation des diuerses et contraires ratiocinations, que la matiere
du droit souffre. Et le plus large champ aux reprehensions des
vns philosophes à l'encontre des autres, se tire des contradictions
et diuersitez, en quoy chacun d'eux se trouue empestré: ou par
dessein, pour montrer la vacillation de l'esprit humain autour de
toute matiere, ou forcé ignoramment, par la volubilité et incomprehensibilité
de toute matiere. Que signifie ce refrein? en2
vn lieu glissant et coulant suspendons nostre creance: car, comme
dit Eurypides,

Les œuures de Dieu en diuerses
Façons, nous donnent des trauerses.

Semblable à celuy qu'Empedocles semoit souuent en ses liures,
comme agité d'vne diuine fureur, et forcé de la verité. Non non,
nous ne sentons rien, nous ne voyons rien, toutes choses nous sont
occultes, il n'en est aucune de laquelle nous puissions establir
quelle elle est: reuenant à ce mot diuin, Cogitationes mortalium timidæ,
et incertæ adinuentiones nostræ, et providentiæ.   Il ne faut3
pas trouuer estrange, si gens desesperez de la prise n'ont pas laissé
d'auoir plaisir à la chasse, l'estude estant de soy vne occupation
plaisante: et si plaisante, que parmy les voluptez, les Stoïciens defendent
aussi celle qui vient de l'exercitation de l'esprit, y veulent
de la bride, et trouuent de l'intemperance à trop sçauoir. Democritus
ayant mangé à sa table des figues, qui sentoient le miel, commença
soudain à chercher en son esprit, d'où leur venoit cette douceur
inusitee, et pour s'en esclaircir, s'alloit leuer de table, pour
voir l'assiette du lieu où ces figues auoyent esté cueillies: sa chambriere,
246 ayant entendu la cause de ce remuëment, luy dit en riant,
qu'il ne se penast plus pour cela, car c'estoit qu'elle les auoit mises
en vn vaisseau, où il y auoit eu du miel. Il se despita, dequoy elle
luy auoit osté l'occasion de cette recherche, et desrobé matiere à
sa curiosité. Va, luy dit-il, tu m'as faict desplaisir, ie ne lairray
pourtant d'en chercher la cause, comme si elle estoit naturelle.
Et volontiers n'eust failly de trouuer quelque raison vraye, à vn
effect faux et supposé. Cette histoire d'vn fameux et grand philosophe,
nous represente bien clairement cette passion studieuse,
qui nous amuse à la poursuyte des choses, de l'acquest desquelles1
nous sommes desesperez. Plutarque recite vn pareil exemple de
quelqu'vn, qui ne vouloit pas estre esclaircy de ce, dequoy il estoit
en doute, pour ne perdre le plaisir de le chercher: comme l'autre,
qui ne vouloit pas que son medecin luy ostast l'alteration de la
fieure, pour ne perdre le plaisir de l'assouuir en beuuant. Satius
est superuacua discere, quàm nihil. Tout ainsi qu'en toute pasture
il y a le plaisir souuent seul, et tout ce que nous prenons, qui est
plaisant, n'est pas tousiours nutritif, ou sain: pareillement ce
que nostre esprit tire de la science, ne laisse pas d'estre voluptueux,
encore qu'il ne soit ny alimentant ny salutaire.   Voicy2
comme ils disent: La consideration de la nature est vne pasture
propre à nos esprits, elle nous esleue et enfle, nous fait desdaigner
les choses basses et terriennes, par la comparaison des superieures
et celestes: la recherche mesme des choses occultes et grandes
est tresplaisante, voire à celuy qui n'en acquiert que la reuerence,
et crainte d'en iuger. Ce sont des mots de leur profession. La vaine
image de cette maladiue curiosité, se voit plus expressement
encores en cet autre exemple, qu'ils ont par honneur si souuent
en la bouche. Eudoxus souhaittoit et prioit les Dieux, qu'il peust
vne fois voir le soleil de pres, comprendre sa forme, sa grandeur,3
et sa beauté, à peine d'en estre bruslé soudainement. Il veut au
prix de sa vie, acquerir vne science, de laquelle l'vsage et possession
luy soit quand et quand ostée. Et pour cette soudaine et
volage cognoissance, perdre toutes autres cognoissances qu'il a, et
qu'il peut acquerir par apres.   Ie ne me persuade pas aysement,
qu'Epicurus, Platon, et Pythagoras nous ayent donné pour argent
248 contant leurs Atomes, leurs Idées, et leurs Nombres. Ils estoyent
trop sages pour establir leurs articles de foy, de chose si incertaine,
et si debattable. Mais en cette obscurité et ignorance du
monde, chacun de ces grands personnages, s'est trauaillé d'apporter
vne telle quelle image de lumiere: et ont promené leur
ame à des inuentions, qui eussent au moins vne plaisante et
subtile apparence, pourueu que toute fausse, elle se peust maintenir
contre les oppositions contraires: Vnicuique ista pro ingenio
finguntur, non ex scientiæ vi. Vn ancien, à qui on reprochoit, qu'il
faisoit profession de la Philosophie, de laquelle pourtant en son1
iugement, il ne tenoit pas grand compte, respondit que cela,
c'estoit vrayement philosopher.   Ils ont voulu considerer tout,
balancer tout, et ont trouué cette occupation propre à la naturelle
curiosité qui est en nous. Aucunes choses, ils les ont escrites pour
le besoin de la societé publique, comme leurs religions: et a
esté raisonnable pour cette consideration, que les communes
opinions, ils n'ayent voulu les esplucher au vif, aux fins de n'engendrer
du trouble en l'obeyssance des loix et coustumes de leur
pays.   Platon traitte ce mystere d'vn ieu assez descouuert. Car
où il escrit selon soy, il ne prescrit rien à certes. Quand il fait2
le legislateur, il emprunte vn style regentant et asseuerant: et si
y mesle hardiment les plus fantastiques de ses inuentions: autant
vtiles à persuader à la commune, que ridicules à persuader à soy-mesme:
sçachant combien nous sommes propres à receuoir
toutes impressions, et sur toutes, les plus farouches et enormes.
Et pourtant en ses loix, il a grand soing, qu'on ne chante en
publiq que des poësies, desquelles les fabuleuses feintes tendent
à quelque vtile fin: estant si facile d'imprimer touts fantosmes
en l'esprit humain, que c'est iniustice de ne le paistre plustost
de mensonges profitables, que de mensonges ou inutiles ou dommageables.3
Il dit tout destrousseement en sa Republique, que pour
le profit des hommes, il est souuent besoin de les piper. Il est
aisé à distinguer, les vnes sectes auoir plus suiuy la verité, les
autres l'vtilité, par où celles cy ont gaigné credit. C'est la misere de
nostre condition, que souuent ce qui se presente à nostre imagination
pour le plus vray, ne s'y presente pas pour le plus vtile à
nostre vie. Les plus hardies sectes, Epicurienne, Pyrrhonienne,
nouuelle Academique, encore sont elles contrainctes de se plier à
la loy ciuile, au bout du compte.   Il y a d'autres subiects qu'ils
ont belutez, qui à gauche, qui à dextre, chacun se trauaillant d'y4
250 donner quelque visage, à tort ou à droit. Car n'ayans rien trouué
de si caché, dequoy ils n'ayent voulu parler, il leur est souuent
force de forger des coniectures foibles et foles: non qu'ils les
prinssent eux mesmes pour fondement, ne pour establir quelque
verité, mais pour l'exercice de leur estude. Non tam id sensisse
quod dicerent, quàm exercere ingenia materiæ difficultate videntur
voluisse. Et si on ne le prenoit ainsi, comme couuririons nous vne
si grande inconstance, varieté, et vanité d'opinions, que nous
voyons auoir esté produites par ces ames excellentes et admirables?
Car pour exemple, qu'est-il plus vain, que de vouloir deuiner1
Dieu par nos analogies et coniectures: le regler, et le monde, à
nostre capacité et à nos loix? et nous seruir aux despens de la
diuinité, de ce petit eschantillon de suffisance qu'il luy a pleu
despartir à nostre naturelle condition? et par ce que nous ne
pouuons estendre nostre veuë iusques en son glorieux siege, l'auoir
ramené ça bas à nostre corruption et à nos miseres?   De toutes
les opinions humaines et anciennes touchant la religion, celle là
me semble auoir eu plus de vray-semblance et plus d'excuse, qui
recognoissoit Dieu comme vne puissance incomprehensible, origine
et conseruatrice de toutes choses, toute bonté, toute perfection,2
receuant et prenant en bonne part l'honneur et la reuerence, que
les humains luy rendoient soubs quelque visage, soubs quelque
nom et en quelque maniere que ce fust.

Iupiter omnipotens, rerum, regúmque, Deûmque,
Progenitor, genitrixque.

Ce zele vniuersellement a esté veu du ciel de bon œil. Toutes
polices ont tiré fruit de leur deuotion. Les hommes, les actions
impies, ont eu par tout les euenements sortables. Les histoires
payennes recognoissent de la dignité, ordre, iustice, et des prodiges
et oracles employez à leur profit et instruction, en leurs3
religions fabuleuses: Dieu par sa misericorde daignant à l'aduenture
fomenter par ces benefices temporels, les tendres principes
d'vne telle quelle brute cognoissance, que la raison naturelle leur
donnoit de luy, au trauers des fausses images de leurs songes.
Non seulement fausses, mais impies aussi et iniurieuses, sont
celles que l'homme a forgé de son inuention. Et de toutes les religions,
que Sainct Paul trouua en credit à Athenes, celle qu'ils
auoyent dediée à vne diuinité cachée et incognue, luy sembla la
plus excusable.   Pythagoras adombra la verité de plus pres:
252 iugeant que la cognoissance de cette cause premiere, et estre des
estres, deuoit estre indefinie, sans prescription, sans declaration:
que ce n'estoit autre chose, que l'extreme effort de nostre imagination,
vers la perfection: chacun en amplifiant l'idée selon sa
capacité.   Mais si Numa entreprint de conformer à ce proiect la
deuotion de son peuple: l'attacher à vne religion purement mentale,
sans obiect prefix, et sans meslange materiel: il entreprint
chose de nul vsage. L'esprit humain ne se sçauroit maintenir vaguant
en cet infini de pensées informes: il les luy faut compiler
à certaine image à son modelle. La majesté diuine s'est ainsi pour1
nous aucunement laissé circonscrire aux limites corporels. Ses sacrements
supernaturels et celestes, ont des signes de nostre terrestre
condition. Son adoration s'exprime par offices et paroles
sensibles: car c'est l'homme, qui croid et qui prie. Ie laisse à part
les autres arguments qui s'employent à ce subiect. Mais à peine
me feroit on accroire, que la veuë de noz crucifix, et peinture de
ce piteux supplice, que les ornements et mouuements ceremonieux
de noz eglises, que les voix accommodées à la deuotion de nostre
pensée, et cette esmotion des sens n'eschauffent l'ame des peuples,
d'vne passion religieuse, de tres-vtile effect.   De celles ausquelles2
on a donné corps comme la necessité l'a requis, parmy cette
cecité vniuerselle, ie me fusse, ce me semble, plus volontiers attaché
à ceux qui adoroient le soleil,

La lumiere commune,
L'œil du monde: et si Dieu au chef porte des yeux,
Les rayons du soleil sont ses yeux radieux,
Qui donnent vie à tous, nous maintiennent et gardent,
Et les faicts des humains en ce monde regardent:
Ce beau, ce grand soleil, qui nous faict les saisons,
Selon qu'il entre ou sort de ses douze maisons:3
Qui remplit l'vniuers de ses vertus cognues:
Qui d'vn traict de ses yeux nous dissipe les nuës:
L'esprit, l'ame du monde, ardant et flamboyant,
En la course d'vn iour tout le ciel tournoyant,
Plein d'immense grandeur, rond, vagabond et ferme:
Lequel tient dessoubs luy tout le monde pour terme:
En repos sans repos, oysif, et sans seiour,
Fils aisné de nature, et le pere du iour.

D'autant qu'outre cette sienne grandeur et beauté, c'est la piece
de cette machine, que nous descouurons la plus esloignée de nous:4
et par ce moyen si peu cognuë, qu'ils estoyent pardonnables, d'en
entrer en admiration et reuerence.   Thales, qui le premier s'enquesta
254 de telle matiere, estima Dieu vn esprit, qui fit d'eau toutes
choses. Anaximander, que les Dieux estoyent mourants et naissants
à diuerses saisons: et que c'estoyent des mondes infinis en nombre.
Anaximenes, que l'air estoit Dieu, qu'il estoit produit et immense,
tousiours mouuant. Anaxagoras le premier a tenu, la description
et maniere de toutes choses, estre conduitte par la force
et raison d'vn esprit infini. Alcmæon a donné la diuinité au soleil,
à la lune, aux astres, et à l'ame. Pythagoras a faict Dieu, vn esprit
espandu par la nature de toutes choses, d'où noz ames sont déprinses.
Parmenide, vn cercle entournant le ciel, et maintenant1
le monde par l'ardeur de la lumiere. Empedocles disoit estre des
Dieux, les quatre natures, desquelles toutes choses sont faittes.
Protagoras, n'auoir rien que dire, s'ils sont ou non, ou quels ils
sont. Democritus, tantost que les images et leurs circuitions sont
Dieux: tantost cette nature, qui eslance ces images: et puis, nostre
science et intelligence. Platon dissipe sa creance à diuers visages.
Il dit au Timée, le pere du monde ne se pouuoir nommer. Aux
Loix, qu'il ne se faut enquerir de son estre. Et ailleurs en ces
mesmes liures il fait le monde, le ciel, les astres, la terre, et nos
ames Dieux, et reçoit en outre ceux qui ont esté receuz par l'ancienne2
institution en chasque republique. Xenophon rapporte vn
pareil trouble de la discipline de Socrates. Tantost qu'il ne se faut
enquerir de la forme de Dieu: et puis il luy fait establir que le
soleil est Dieu, et l'ame Dieu: qu'il n'y en a qu'vn, et puis qu'il y
en a plusieurs. Speusippus neueu de Platon, fait Dieu certaine
force gouuernant les choses, et qu'elle est animale. Aristote, à
cette heure, que c'est l'esprit, à cette heure le monde: à cette
heure il donne vn autre maistre à ce monde, et à cette heure fait
Dieu l'ardeur du ciel. Xenocrates en fait huict. Les cinq nommez
entre les planetes, le sixiesme composé de toutes les estoiles fixes,3
comme de ses membres: le septiesme et huictiesme, le soleil et
la lune. Heraclides Ponticus ne fait que vaguer entre ses aduis, et
en fin priue Dieu de sentiment: et le fait remuant de forme à
autre, et puis dit que c'est le ciel et la terre. Theophraste se promeine
de pareille irresolution entre toutes ses fantasies: attribuant
l'intendance du monde tantost à l'entendement, tantost au
ciel, tantost aux estoilles. Strato, que c'est Nature ayant la force
d'engendrer, augmenter et diminuer, sans forme et sentiment.
Zeno, la loy naturelle, commandant le bien et prohibant le mal:
256 laquelle loy est vn animant: et oste les Dieux accoustumez, Iupiter,
Iuno, Vesta, Diogenes Apolloniates, que c'est l'aage. Xenophanes faict
Dieu rond, voyant, oyant, non respirant, n'ayant rien de commun
auec l'humaine nature. Aristo estime la forme de Dieu incomprenable,
le priue de sens, et ignore s'il est animant ou autre chose.
Cleanthes, tantost la raison, tantost le monde, tantost l'ame de
Nature, tantost la chaleur supreme entourant et enuelopant tout.
Perseus auditeur de Zenon, a tenu, qu'on a surnommé Dieux, ceux
qui auoyent apporté quelque notable vtilité à l'humaine vie, et
les choses mesmes profitables. Chrysippus faisoit vn amas confus1
de toutes les precedentes sentences, et compte entre mille formes
de Dieux qu'il fait, les hommes aussi, qui sont immortalisez. Diagoras
et Theodorus nioyent tout sec, qu'il y eust des Dieux. Epicurus
faict les Dieux luisants, transparents, et perflables, logez,
comme entre deux forts, entre deux mondes, à couuert des coups:
reuestus d'vne humaine figure et de nos membres, lesquels membres
leur sont de nul vsage.

Ego Deùm genus esse semper dixi, et dicam cælitum,
Sed eos non curare opinor, quid agat humanum genus.
Fiez vous à vostre philosophie: vantez vous d'auoir trouué la2
feue au gasteau, à voir ce tintamarre de tant de ceruelles philosophiques.
Le trouble des formes mondaines, a gaigné sur moy, que
les diuerses mœurs et fantaisies aux miennes, ne me desplaisent
pas tant, comme elles m'instruisent; ne m'enorgueillissent pas tant
comme elles m'humilient en les conferant. Et tout autre choix que
celuy qui vient de la main expresse de Dieu, me semble choix de
peu de prerogatiue. Les polices du monde ne sont pas moins contraires
en ce subiect, que les escholes: par où nous pouuons apprendre,
que la Fortune mesme n'est pas plus diuerse et variable,
que nostre raison, ny plus aueugle et inconsiderée. Les choses les3
plus ignorées sont plus propres à estre deifiées. Parquoy de faire
de nous des Dieux, comme l'ancienneté, cela surpasse l'extreme foiblesse
de discours. I'eusse encore plustost suyuy ceux qui adoroient
le serpent, le chien et le bœuf: d'autant que leur nature et
leur estre nous est moins cognu; et auons plus de loy d'imaginer ce
qu'il nous plaist de ces bestes-là, et leur attribuer des facultez extraordinaires.
258 Mais d'auoir faict des Dieux de nostre condition, de
laquelle nous deuons cognoistre l'imperfection, leur auoir attribué
le desir, la cholere, les vengeances, les mariages, les generations,
et les parenteles, l'amour, et la ialousie, nos membres et nos os,
nos fieures et nos plaisirs, nos morts et sepultures, il faut que cela
soit party d'vne merueilleuse yuresse de l'entendement humain.

Quæ procul vsque adeo diuino ab numine distant,
Inque Deûm numero quæ sint indigna videri.

Formæ, ætates, vestitus, ornatus noti sunt: genera, coniugia, cognationes,
omniáque traducta ad similitudinem imbecillitatis humanæ:1
nam et perturbatis animis inducuntur: accipimus enim Deorum
cupiditates, ægritudines, iracundias. Comme d'auoir attribué la diuinité
non seulement à la foy, à la vertu, à l'honneur, concorde, liberté,
victoire, pieté: mais aussi à la volupté, fraude, mort, enuie,
vieillesse, misere: à la peur, à la fieure, et à la male fortune, et
autres iniures de nostre vie, fresle et caduque.

Quid iuuat hoc, templis nostros inducere mores?
O curuæ in terris animæ et cælestium inanes!
Les Ægyptiens d'vne impudente prudence, defendoyent sur peine
de la hart, que nul eust à dire que Serapis et Isis leurs Dieux, eussent2
autres fois esté hommes: et nul n'ignoroit, qu'ils ne l'eussent
esté. Et leur effigie representée le doigt sur la bouche, signifioit,
dit Varro, cette ordonnance mysterieuse à leurs prestres, de taire
leur origine mortelle, comme par raison necessaire anullant toute
leur veneration. Puis que l'homme desiroit tant de s'apparier à
Dieu, il eust mieux faict, dit Cicero, de ramener à soy les conditions
diuines, et les attirer çà bas, que d'envoyer là haut sa corruption
et sa misere: mais à le bien prendre, il a fait en plusieurs
façons, et l'vn, et l'autre, de pareille vanité d'opinion.   Quand les
philosophes espeluchent la hierarchie de leurs Dieux, et font les3
empressez à distinguer leurs alliances, leurs charges, et leur puissance,
ie ne puis pas croire qu'ils parlent à certes. Quand Platon
nous dechiffre le verger de Pluton, et les commoditez ou peines
corporelles, qui nous attendent encore apres la ruine et aneantissement
de nos corps, et les accommode au ressentiment, que nous
auons en cette vie:

Secreti celant calles, et myrtea circùm
Sylua tegit; curæ non ipsa in morte relinquunt.

Quand Mahumet promet aux siens vn paradis tapissé, paré d'or et
de pierreries, peuplé de garses d'excellente beauté, de vins, et de4
viures singuliers, ie voy bien que ce sont des moqueurs qui se
260 plient à nostre bestise, pour nous emmieller et attirer par ces opinions
et esperances, conuenables à nostre mortel appetit. Si sont
aucuns des nostres tombez en pareil erreur, se promettants apres
la resurrection vne vie terrestre et temporelle, accompagnée de
toutes sortes de plaisirs et commoditez mondaines. Croyons nous
que Platon, luy qui a eu ses conceptions si celestes, et si grande
accointance à la diuinité, que le surnom luy en est demeuré, ait
estimé que l'homme, cette pauure creature, eust rien en luy d'applicable
à cette incomprehensible puissance? et qu'il ait creu que
nos prises languissantes fussent capables, ny la force de nostre sens1
assez robuste, pour participer à la beatitude, ou peine eternelle?
Il faudroit luy dire de la part de la raison humaine: Si les plaisirs
que tu nous promets en l'autre vie, sont de ceux que i'ay senti
çà bas, cela n'a rien de commun auec l'infinité. Quand tous mes
cinq sens de nature, seroient combles de liesse, et cette ame saisie
de tout le contentement qu'elle peut desirer et esperer, nous sçauons
ce qu'elle peut: cela, ce ne seroit encore rien. S'il y a quelque
chose du mien, il n'y a rien de diuin: si cela n'est autre, que
ce qui peut appartenir à cette nostre condition presente, il ne peut
estre mis en compte. Tout contentement des mortels est mortel. La2
recognoissance de nos parens, de nos enfans, et de nos amis, si
elle nous peut toucher et chatouïller en l'autre monde, si nous tenons
encores à vn tel plaisir, nous sommes dans les commoditez
terrestres et finies. Nous ne pouuons dignement conceuoir la grandeur
de ces hautes et diuines promesses, si nous les pouuons
aucunement conceuoir. Pour dignement les imaginer, il les faut
imaginer inimaginables, indicibles et incomprehensibles, et parfaictement
autres, que celles de nostre miserable experience. Oeuil
ne sçauroit voir, dit Sainct Paul: et ne peut monter en cœur
d'homme, l'heur que Dieu prepare aux siens. Et si pour nous en3
rendre capables, on reforme et rechange nostre estre, comme tu
dis Platon par tes purifications, ce doit estre d'vn si extreme changement
et si vniuersel, que par la doctrine physique, ce ne sera
plus nous:

Hector erat tunc cùm bello certabat, at ille
Tractus ab Æmonio non erat Hector equo;

ce sera quelque autre chose qui receura ces recompenses.

Quod mutatur, dissoluitur, interit ergo:
Traiiciuntur enim partes atque ordine migrant.

262

Car en la Metempsycose de Pythagoras, et changement d'habitation
qu'il imaginoit aux ames, pensons nous que le lyon, dans
lequel est l'ame de Cæsar, espouse les passions, qui touchoient
Cæsar, ny que ce soit luy? Si c'estoit encore luy, ceux là auroyent
raison, qui combattants cette opinion contre Platon, luy reprochent
que le fils se pourroit trouuer à cheuaucher sa mere, reuestuë
d'vn corps de mule, et semblables absurditez. Et pensons
nous qu'és mutations qui se font des corps des animaux en autres
de mesme espece, les nouueaux venus ne soyent autres que leurs
predecesseurs? Des cendres d'vn phœnix s'engendre, dit-on, vn ver,1
et puis vn autre phœnix: ce second phœnix, qui peut imaginer,
qu'il ne soit autre que le premier? Les vers qui font nostre soye,
on les void comme mourir et assecher, et de ce mesme corps se
produire vn papillon, et de là vn autre ver, qu'il seroit ridicule
estimer estre encores le premier. Ce qui a cessé vne fois d'estre,
n'est plus:

Nec si materiam nostram collegerit ætas
Post obitum, rursúmque redegerit, vt sita nunc est,
Atque iterum nobis fuerint data lumina vitæ,
Pertineat quidquam tamen ad nos id quoque factum,2
Interrupta semel cùm sit repetentia nostra.

Et quand tu dis ailleurs Platon, que ce sera la partie spirituelle de
l'homme, à qui il touchera de iouyr des recompenses de l'autre
vie, tu nous dis chose d'aussi peu d'apparence.

Scilicet auolsus radicibus vt nequit vllam
Dispicere ipse oculus rem seorsum corpore toto.

Car à ce compte ce ne sera plus l'homme, ny nous par consequent,
à qui touchera cette iouyssance. Car nous sommes bastis
de deux pieces principales essentielles, desquelles la separation,
c'est la mort et ruyne de nostre estre.3

Inter enim iacta est vitaï pausa, vagèque
Deerrarunt passim motus ab sensibus omnes.

Nous ne disons pas que l'homme souffre, quand les vers luy rongent
ses membres, dequoy il viuoit, et que la terre les consomme:

Et nihil hoc ad nos, qui coitu coniugióque
Corporis atque animæ consistimus vniter apti.
D'auantage, sur quel fondement de leur iustice peuuent les
Dieux recognoistre et recompenser à l'homme apres sa mort ses
actions bonnes et vertueuses: puis que ce sont eux mesmes, qui
les ont acheminées et produites en luy? Et pourquoy s'offencent4
ils et vengent sur luy les vitieuses, puis qu'ils l'ont eux-mesmes
produict en cette condition fautiue, et que d'vn seul clin de leur
volonté, ils le peuuent empescher de faillir? Epicurus opposeroit-il
pas cela à Platon, auec grand'apparence de l'humaine raison,
s'il ne se couuroit souuent par cette sentence. Qu'il est impossible
d'establir quelque chose de certain, de l'immortelle nature, par la
264 mortelle? Elle ne fait que fouruoyer par tout, mais specialement
quand elle se mesle des choses diuines. Qui le sent plus euidemment
que nous? Car encores que nous luy ayons donné des principes
certains et infallibles, encore que nous esclairions ses pas
par la saincte lampe de la verité, qu'il a pleu à Dieu nous communiquer:
nous voyons pourtant iournellement, pour peu qu'elle se
démente du sentier ordinaire, et qu'elle se destourne ou escarte de
la voye tracée et battuë par l'Eglise, comme tout aussi tost elle se
perd, s'embarrasse et s'entraue, tournoyant et flotant dans cette mer
vaste, trouble, et ondoyante des opinions humaines, sans bride et1
sans but. Aussi tost qu'elle pert ce grand et commun chemin, elle
se va diuisant et dissipant en mille routes diuerses.   L'homme ne
peut estre que ce qu'il est, ny imaginer que selon sa portée. C'est
plus grande presomption, dit Plutarque, à ceux qui ne sont qu'hommes,
d'entreprendre de parler et discourir des Dieux, et des demy-Dieux,
que ce n'est à vn homme ignorant de musique, vouloir iuger
de ceux qui chantent: ou à vn homme qui ne fut iamais au camp,
vouloir disputer des armes et de la guerre, en presumant comprendre
par quelque legere coniecture, les effects d'vn art qui est
hors de sa cognoissance.   L'ancienneté pensa, ce croy-ie, faire2
quelque chose pour la grandeur diuine, de l'apparier à l'homme,
la vestir de ses facultez, et estrener de ses belles humeurs et plus
honteuses necessitez: luy offrant de nos viandes à manger, de nos
danses, mommeries et farces à la resiouïr: de nos vestemens à se
couurir, et maisons à loger, la caressant par l'odeur des encens et
sons de la musique, festons et bouquets, et pour l'accommoder à
noz vicieuses passions, flatant sa iustice d'vne inhumaine vengeance:
l'esiouïssant de la ruine et dissipation des choses par elle
creées et conseruées. Comme Tiberius Sempronius, qui fit brusler
pour sacrifice à Vulcan, les riches despouilles et armes qu'il auoit3
gaigné sur les ennemis en la Sardeigne: et Paul Æmyle, celles de
Macedoine, à Mars et à Minerue. Et Alexandre, arriué à l'Ocean
Indique, ietta en mer en faueur de Thetis, plusieurs grands vases
d'or: remplissant en outre ses autels d'vne boucherie non de
bestes innocentes seulement, mais d'hommes aussi: ainsi que plusieurs
nations, et entre autres la nostre, auoyent en vsage ordinaire.
Et croy qu'il n'en est aucune exempte d'en auoir faict essay.

Sulmone creatos
Quattuor hic iuuenes totidem, quos educat Vfens,
Viuentes rapit, inferias quos immolet vmbris.4

266 Les Getes se tiennent immortels, et leur mourir n'est que s'acheminer
vers leur Dieu Zamolxis. De cinq en cinq ans ils depeschent
vers luy quelqu'vn d'entre eux, pour le requerir des choses necessaires.
Ce deputé est choisi au sort. Et la forme de le depescher
apres l'auoir de bouche informé de sa charge, est, que de ceux qui
l'assistent, trois tiennent debout autant de iauelines, sur lesquelles
les autres le lancent à force de bras. S'il vient à s'enferrer en lieu
mortel, et qu'il trespasse soudain, ce leur est certain argument de
faueur diuine: s'il en eschappe, ils l'estiment meschant et execrable,
et en deputent encore vn autre de mesmes. Amestris mere de1
Xerxes, deuenuë vieille, fit pour vne fois enseuelir touts vifs quatorze
iouuenceaux des meilleures maisons de Perse, suyuant la religion
du pays, pour gratifier à quelque Dieu sousterrain. Encore
auiourd'huy les idoles de Themixtitan se cimentent du sang des
petits enfants: et n'aiment sacrifice que de ces pueriles et pures
ames: iustice affamée du sang de l'innocence.

Tantum religio potuit suadere malorum!

Les Carthaginois immoloient leurs propres enfans à Saturne: et
qui n'en auoit point, en achetoit, estant cependant le pere et la
mere tenus d'assister à cet office, auec contenance gaye et contente.2

C'estoit vne estrange fantasie, de vouloir payer la bonté diuine,
de nostre affliction. Comme les Lacedemoniens qui mignardoient
leur Diane, par bourrellement des ieunes garçons, qu'ils faisoyent
fouëter en sa faueur, souuent iusques à la mort. C'estoit vne humeur
farouche, de vouloir gratifier l'architecte de la subuersion de
son bastiment: et de vouloir garentir la peine deuë aux coulpables,
par la punition des non coulpables: et que la pauure Iphigenia
au port d'Aulide, par sa mort et par son immolation deschargeast
enuers Dieu l'armée des Grecs des offences qu'ils auoyent
commises:3

Et casta incestè nubendi tempore in ipso
Hostia concideret mactatu mœsta parentis:

et ces deux belles et genereuses ames des deux Decius, pere et fils,
pour propitier la faueur des Dieux enuers les affaires Romaines,
s'allassent ietter à corps perdu à trauers le plus espez des ennemis.
Quæ fuit tanta Deorum iniquitas, vt placari populo Romano non possent,
nisi tales viri occidissent?   Ioint que ce n'est pas au criminel
de se faire fouëter à sa mesure, et à son heure: c'est au iuge, qui
ne met en compte de chastiment, que la peine qu'il ordonne: et ne
268 peut attribuer à punition ce qui vient à gré à celuy qui le souffre.
La vengeance diuine presuppose nostre dissentiment entier, pour
sa iustice, et pour nostre peine. Et fut ridicule l'humeur de Polycrates
tyran de Samos, lequel pour interrompre le cours de son
continuel bon heur, et le compenser, alla ietter en mer le plus cher
et precieux ioyau qu'il eust, estimant que par ce malheur aposté,
il satisfaisoit à la reuolution et vissicitude de la Fortune. Et elle
pour se moquer de son ineptie, fit que ce mesme ioyau reuinst encore
en ses mains, trouué au ventre d'vn poisson. Et puis à quel
vsage, les deschirements et desmembrements des Corybantes, des1
Menades, et en noz temps des Mahometans, qui s'esbalaffrent le visage,
l'estomach, les membres, pour gratifier leur prophete: veu
que l'offence consiste en la volonté, non en la poictrine, aux yeux,
aux genitoires, en l'embonpoinct, aux espaules, et au gosier?
Tantus est perturbatæ mentis et sedibus suis pulsæ furor, vt sic Dij
placentur, quemadmodum ne homines quidem sæuiunt. Cette contexture
naturelle regarde par son vsage, non seulement nous, mais
aussi le seruice de Dieu et des autres hommes: c'est iniustice de
l'affoler à notre escient, comme de nous tuer pour quelque pretexte
que ce soit. Ce semble estre grand lascheté et trahison, de mastiner2
et corrompre les functions du corps, stupides et serues, pour espargner
à l'ame, la solicitude de les conduire selon raison. Vbi iratos
Deos timent, qui sic propitios habere merentur? In regiæ libidinis
voluptatem castrati sunt quidam; sed nemo sibi, ne vir esset, iubente
Domino, manus intulit. Ainsi remplissoyent ils leur religion de plusieurs
mauuais effects.

Sæpius olim
Religio peperit scelerosa atque impia facta.
Or rien du nostre ne se peut apparier ou raporter en quelque
façon que ce soit, à la nature diuine, qui ne la tache et marque3
d'autant d'imperfection. Cette infinie beauté, puissance, et bonté,
comment peut elle souffrir quelque correspondance et similitude à
chose si abiecte que nous sommes, sans vn extreme interest et dechet
de sa diuine grandeur? Infirmum Dei fortius est hominibus: et
stultum Dei sapientius est hominibus. Stilpon le philosophe interrogé
si les Dieux s'esiouïssent de nos honneurs et sacrifices: Vous
270 estes indiscret, respondit il: retirons nous à part, si vous voulez
parler de cela. Toutesfois nous luy prescriuons des bornes, nous
tenons sa puissance assiegée par nos raisons (i'appelle raison nos
resueries et nos songes, auec la dispense de la philosophie, qui
dit, le fol mesme et le meschant, forcener par raison: mais que
c'est vne raison de particuliere forme) nous le voulons asseruir aux
apparences vaines et foibles de nostre entendement, luy qui a faict
et nous et nostre cognoissance. Par ce que rien ne se fait de rien,
Dieu n'aura sçeu bastir le monde sans matiere. Quoy, Dieu nous
a-il mis en main les clefs et les derniers ressorts de sa puissance?1
S'est-il obligé à n'outrepasser les bornes de nostre science? Mets le
cas, ô homme, que tu ayes peu remarquer icy quelques traces de
ses effects: penses-tu qu'il y ayt employé tout ce qu'il a peu, et
qu'il ayt mis toutes ses formes et toutes ses idées, en cet ouurage?
Tu ne vois que l'ordre et la police de ce petit caueau où tu és logé,
au moins si tu la vois: sa diuinité a vne iurisdiction infinie au
delà: cette piece n'est rien au prix du tout:

Omnia cùm cœlo terráque marique,
Nil sunt ad summam summaï totius omnem.

C'est vne loy municipale que tu allegues, tu ne sçays pas quelle est2
l'vniuerselle. Attache toy à ce à quoy tu és subiect, mais non pas
luy: il n'est pas ton confraire, ou concitoyen, ou compaignon. S'il
s'est aucunement communiqué à toy, ce n'est pas pour se raualer
à ta petitesse, ny pour te donner le contrerolle de son pouuoir.
Le corps humain ne peut voler aux nuës, c'est pour toy: le soleil
bransle sans seiour sa course ordinaire: les bornes des mers et
de la terre ne se peuuent confondre: l'eau est instable et sans fermeté:
vn mur est sans froissure impenetrable à un corps solide;
l'homme ne peut conseruer sa vie dans les flammes: il ne peut
estre et au ciel et en la terre, et en mille lieux ensemble corporellement.3
C'est pour toy qu'il a faict ces regles: c'est toy qu'elles
attaquent. Il a tesmoigné aux Chrestiens qu'il les a toutes franchies
quand il luy a pleu. De vray pourquoy tout puissant, comme il est,
auroit il restreint ses forces à certaine mesure? en faueur de qui
auroit il renoncé son priuilege?   Ta raison n'a en aucune autre
chose plus de verisimilitude et de fondement, qu'en ce qu'elle te
persuade la pluralité des mondes,

Terrámque, et solem, lunam, mare, cætera quæ sunt,
Non esse vnica, sed numero magis innumerali.

Les plus fameux esprits du temps passé, l'ont creuë; et aucuns des4
272 nostres mesmes, forcez par l'apparence de la raison humaine.
D'autant qu'en ce bastiment, que nous voyons, il n'y a rien seul
et vn,

Cùm in summa res nulla sit vna,
Vnica quæ gignatur, et vnica soláque crescat:

et que toutes les especes sont multipliées en quelque nombre. Par
où il semble n'estre pas vray-semblable, que Dieu ait faict ce seul
ouurage sans compaignon? et que la matiere de cette forme ayt
esté toute espuisée en ce seul indiuidu.

Quare etiam atque etiam tales fateare necesse est,1
Esse alios alibi congressus materiaï,
Qualis hic est auido complexu quem tenet æther.

Notamment si c'est vn animant, comme ses mouuemens le rendent
si croyable, que Platon l'asseure, et plusieurs des nostres ou le
confirment, ou ne l'osent infirmer: non plus que cette ancienne
opinion, que le ciel, les estoilles, et autres membres du monde,
sont creatures composées de corps et ame: mortelles, en consideration
de leur composition: mais immortelles par la determination
du createur. Or s'il y a plusieurs mondes, comme Democritus,
Epicurus et presque toute la philosophie a pensé, que sçauons nous2
si les principes et les regles de cestuy-cy touchent pareillement
les autres? Ils ont à l'auanture autre visage et autre police. Epicurus
les imagine ou semblables, ou dissemblables. Nous voyons
en ce monde vne infinie difference et varieté, pour la seule distance
des lieux. Ny le bled ny le vin se voit, ny aucun de nos animaux,
en ce nouueau coin du monde, que nos peres ont descouuert:
tout y est diuers. Et au temps passé, voyez en combien de
parties du monde on n'auoit cognoissance ny de Bacchus, ny de
Ceres. Qui en voudra croire Pline et Herodote, il y a des especes
d'hommes en certains endroits, qui ont fort peu de ressemblance à3
la nostre. Et y a des formes mestisses et ambigues, entre l'humaine
nature et la brutale. Il y a des contrées où les hommes naissent
sans teste, portant les yeux et la bouche en la poitrine: où ils sont
tous androgynes: où ils marchent de quatre pates: où ils n'ont
qu'vn œil au front, et la teste plus semblable à celle d'vn chien qu'à
la nostre: où ils sont moitié poisson par embas, et viuent en l'eau:
où les femmes accouchent à cinq ans, et n'en viuent que huict: où
ils ont la teste si dure et la peau du front, que le fer n'y peut mordre,
et rebouche contre: où les hommes sont sans barbe: des nations,
sans vsage de feu: d'autres qui rendent le sperme de couleur4
noire. Quoy ceux qui naturellement se changent en loups, en
iumens, et puis encore en hommes? Et s'il est ainsi, comme dit
Plutarque, qu'en quelque endroit des Indes, il y aye des hommes
sans bouche, se nourrissans de la senteur de certaines odeurs,
combien y a il de nos descriptions faulces? Il n'est plus risible, ny
274 à l'aduanture capable de raison et de societé. L'ordonnance et la
cause de nostre bastiment interne, seroyent pour la plus part hors
de propos.   Dauantage, combien y a il de choses en nostre cognoissance,
qui combattent ces belles regles que nous auons taillées
et prescriptes à Nature? Et nous entreprendrons d'y attacher Dieu
mesme! Combien de choses appellons nous miraculeuses, et contre
Nature? Cela se fait par chaque homme, et par chasque nation, selon
la mesure de son ignorance. Combien trouuons nous de proprietez
occultes et de quint'essences? car aller selon Nature pour
nous, ce n'est qu'aller selon nostre intelligence, autant qu'elle peut1
suiure, et autant que nous y voyons: ce qui est audelà, est monstrueux
et desordonné. Or à ce compte, aux plus aduisez et aux plus
habiles tout sera donc monstrueux: car à ceux là, l'humaine raison
a persuadé, qu'elle n'auoit ny pied, ny fondement quelconque: non
pas seulement pour asseurer si la neige est blanche: et Anaxagoras
la disoit noire: s'il y a quelque chose, ou s'il n'y a nulle chose: s'il
y a science, ou ignorance: ce que Metrodorus Chius nioit l'homme
pouuoir dire. Ou si nous viuons; comme Eurypides est en doubte,
si la vie que nous viuons est vie, ou si c'est ce que nous appellons
mort, qui soit vie:2

Τις δ' οιδεν ει ζην τουθ' ο κεκληται θανειν,
Το ζην δε θνεισκειν εστι?

Et non sans apparence. Car pourquoy prenons nous tiltre d'estre,
de cet instant, qui n'est qu'vne eloise dans le cours infini d'vne
nuict eternelle, et vne interruption si briefue de nostre perpetuelle
et naturelle condition? la mort occupant tout le deuant et tout le
derriere de ce moment, et encore vne bonne partie de ce moment.
D'autres iurent qu'il n'y a point de mouuement, que rien ne bouge:
comme les suiuants de Melissus. Car s'il n'y a qu'vn, ny ce mouuement
sphærique ne luy peut seruir, ny le mouuement de lieu à3
autre, comme Platon preuue. Qu'il n'y a ny generation ny corruption
en Nature. Protagoras dit qu'il n'y a rien en Nature, que le
doubte. Que de toutes choses on peut esgalement disputer: et de
cela mesme, si on peut egalement disputer de toutes choses. Mansiphanes,
que des choses, qui semblent, rien est non plus que non
est. Qu'il n'y a autre certain que l'incertitude. Parmenides, que de
ce qu'il semble, il n'est aucune chose en general. Qu'il n'est qu'vn.
Zenon, qu'vn mesme n'est pas. Et qu'il n'y a rien. Si vn estoit, il
seroit ou en vn autre, ou en soy-mesme. S'il est en vn autre, ce
276 sont deux. S'il est en soy-mesme, ce sont encore deux, le comprenant,
et le comprins. Selon ces dogmes, la nature des choses n'est
qu'vne ombre ou fausse ou vaine.   Il m'a tousiours semblé qu'à
vn homme Chrestien cette sorte de parler est pleine d'indiscretion
et d'irreuerence: Dieu ne peut mourir, Dieu ne se peut desdire,
Dieu ne peut faire cecy, ou cela. Ie ne trouue pas bon d'enfermer
ainsi la puissance diuine soubs les loix de nostre parolle. Et l'apparence
qui s'offre à nous, en ces propositions, il la faudroit representer
plus reueremment et plus religieusement.   Nostre parler a
ses foiblesses et ses deffaults, comme tout le reste. La plus part1
des occasions des troubles du monde sont Grammariens. Noz procez
ne naissent que du debat de l'interpretation des loix; et la plus
part des guerres, de cette impuissance de n'auoir sçeu clairement
exprimer les conuentions et traictez d'accord des Princes. Combien
de querelles et combien importantes a produit au monde le doubte
du sens de cette syllabe, Hoc? Prenons la clause que la logique
mesmes nous presentera pour la plus claire. Si vous dictes, Il faict
beau temps, et que vous dissiez verité, il faict donc beau temps.
Voyla pas vne forme de parler certaine? Encore nous trompera
elle. Qu'il soit ainsi, suyuons l'exemple: si vous dites, Ie ments, et2
que vous dissiez vray, vous mentez donc. L'art, la raison, la force
de la conclusion de cette-cy, sont pareilles à l'autre, toutesfois
nous voyla embourbez. Ie voy les philosophes Pyrrhoniens qui ne
peuuent exprimer leur generale conception en aucune maniere de
parler: car il leur faudroit vn nouueau langage. Le nostre est tout
formé de propositions affirmatiues, qui leur sont du tout ennemies.
De façon que quand ils disent, Ie doubte, on les tient incontinent à
la gorge, pour leur faire auouër, qu'aumoins assurent et sçauent
ils cela, qu'ils doubtent. Ainsin on les a contraints de se sauuer
dans cette comparaison de la medecine, sans laquelle leur humeur3
seroit inexplicable. Quand ils prononcent, I'ignore, ou, Ie doubte,
ils disent que cette proposition s'emporte elle mesme quant et
quant le reste: ny plus ny moins que la rubarbe, qui pousse hors
les mauuaises humeurs, et s'emporte hors quant et quant elle mesmes.
Cette fantasie est plus seurement conceuë par interrogation:
Que sçay-ie? comme ie la porte à la deuise d'vne balance.   Voyez
278 comment on se preuault de cette sorte de parler pleine d'irreuerence.
Aux disputes qui sont à present en nostre religion, si vous
pressez trop les aduersaires, ils vous diront tout destroussément,
qu'il n'est pas en la puissance de Dieu de faire que son corps soit
en paradis et en la terre, et en plusieurs lieux ensemble. Et ce
mocqueur ancien comment il en faict son profit. Au moins, dit-il,
est-ce vne non legere consolation à l'homme, de ce qu'il voit Dieu
ne pouuoir pas toutes choses: car il ne se peut tuer quand il le
voudroit, qui est la plus grande faueur que nous ayons en nostre
condition: il ne peut faire les mortels immortels, ny reuiure les1
trespassez, ny que celuy qui a vescu n'ait point vescu, celuy qui a
eu des honneurs, ne les ait point eus, n'ayant autre droit sur le
passé que de l'oubliance. Et afin que cette societé de l'homme à
Dieu, s'accouple encore par des exemples plaisans, il ne peut
faire que deux fois dix ne soyent vingt. Voyla ce qu'il dit, et qu'vn
Chrestien deuroit euiter de passer par sa bouche. Là où au rebours,
il semble que les hommes recherchent cette folle fierté de
langage pour ramener Dieu à leur mesure.

Cras vel atra
Nube polum Pater occupato,2
Vel sole puro, non tamen irritum
Quodcumque retro est efficiet, neque
Diffinget infectúmque reddet,
Quod fugiens semel hora vexit.

Quand nous disons que l'infinité des siecles tant passez qu'auenir
n'est à Dieu qu'vn instant: que sa bonté, sapience, puissance sont
mesme chose auecques son essence; nostre parole le dit, mais nostre
intelligence ne l'apprehende point.   Et toutesfois nostre outrecuidance
veut faire passer la diuinité par nostre estamine. Et de
là s'engendrent toutes les resueries et erreurs, desquelles le monde3
se trouue saisi, ramenant et poisant à sa balance, chose si esloignée
de son poix. Mirum quò procedat improbitas cordis humani,
paruulo aliquo inuitata successu. Combien insolemment rabroüent
Epicurus les Stoiciens, sur ce qu'il tient l'estre veritablement bon
et heureux, n'appartenir qu'à Dieu, et l'homme sage n'en auoir
qu'vn ombrage et similitude? Combien temerairement ont ils attaché
Dieu à la destinée! (à la mienne volonté qu'aucuns du surnom
de Chrestiens ne le facent pas encore) et Thales, Platon, et
Pythagoras, l'ont asseruy à la necessité. Cette fierté de vouloir
descouurir Dieu par nos yeux, a faict qu'vn grand personnage des4
nostres a attribué à la diuinité vne forme corporelle. Et est cause
de ce qui nous aduient tous les iours, d'attribuer à Dieu, les euenements
d'importance, d'vne particuliere assignation. Par ce qu'ils
nous poisent, il semble qu'ils luy poisent aussi, et qu'il y regarde
plus entier et plus attentif, qu'aux euenemens qui nous sont legers,
280 ou d'vne suitte ordinaire. Magna Dij curant, parua negligunt. Escoutez
son exemple: il vous esclaircira de sa raison: Nec in regnis
quidem reges omnia minima curant. Comme si à ce Roy là, c'estoit
plus et moins de remuer vn empire, ou la feuille d'vn arbre: et si
sa prouidence s'exerçoit autrement, inclinant l'euenement d'vne
battaille, que le sault d'vne puce. La main de son gouuernement,
se preste à toutes choses de pareille teneur, mesme force, et
mesme ordre: nostre interest n'y apporte rien: noz mouuements
et noz mesures ne le touchent pas. Deus ita artifex magnus in magnis,
vt minor non sit in paruis. Nostre arrogance nous remet tousiours1
en auant cette blasphemeuse appariation. Par ce que noz occupations
nous chargent, Straton a estreiné les Dieux de toute
immunité d'offices, comme sont leurs prestres. Il fait produire et
maintenir toutes choses à Nature: et de ses poids et mouuements
construit les parties du monde: deschargeant l'humaine nature de
la crainte des iugements diuins. Quod beatum æternúmque sit, id
nec habere negotij quicquam, nec exhibere alteri. Nature veut qu'en
choses pareilles il y ait relation pareille. Le nombre donc infini des
mortels conclud vn pareil nombre d'immortels: les choses infinies,
qui tuent et ruinent, en presupposent autant qui conseruent et2
profitent. Comme les ames des Dieux, sans langue, sans yeux, sans
oreilles, sentent entre elles chacune, ce que l'autre sent, et iugent
noz pensées: ainsi les ames des hommes, quand elles sont libres
et déprinses du corps, par le sommeil, ou par quelque rauissement,
deuinent, prognostiquent, et voyent choses, qu'elles ne sçauroyent
veoir meslées aux corps. Les hommes, dit Sainct Paul, sont
deuenus fols cuidans estre sages, et ont mué la gloire de Dieu incorruptible,
en l'image de l'homme corruptible.   Voyez vn peu ce
bastelage des deifications anciennes. Apres la grande et superbe
pompe de l'enterrement, comme le feu venoit à prendre au hault3
de la pyramide, et saisir le lict du trespassé, ils laissoient en
mesme temps eschapper vn aigle, lequel s'en volant à mont, signifioit
que l'ame s'en alloit en paradis. Nous auons mille medailles,
et notamment de cette honneste femme de Faustine, où cet aigle
est representé, emportant à la cheuremorte vers le ciel ces ames
deifiées. C'est pitié que nous nous pippons de nos propres singeries
et inuentions,

Quod finxere timent;

comme les enfans qui s'effrayent de ce mesme visage qu'ils ont barbouillé
et noircy à leur compagnon. Quasi quicquam infelicius sit4
282 homine, cui sua figmenta dominantur. C'est bien loin d'honorer celuy
qui nous a faicts, que d'honorer celuy que nous auons faict. Auguste
eut plus de temples que Iupiter, seruis auec autant de religion
et creance de miracles. Les Thasiens en recompense des biensfaicts
qu'ils auoyent receuz d'Agesilaus, luy vindrent dire qu'ils l'auoyent
canonisé: Vostre nation, leur dit-il, a elle ce pouuoir de faire Dieu
qui bon luy semble? Faictes en pour voir l'vn d'entre vous, et puis
quand i'auray veu comme il s'en sera trouué, ie vous diray grand-mercy
de vostre offre. L'homme est bien insensé: il ne sçauroit
forger vn ciron, et forge des Dieux à douzaines. Oyez Trismegiste1
louant nostre suffisance: De toutes les choses admirables a surmonté
l'admiration, que l'homme ayt peu trouuer la diuine nature,
et la faire.   Voicy des arguments de l'escole mesme de la philosophie.

Nosse cui Diuos et cœli numina soli,
Aut soli nescire, datum.

Si Dieu est, il est animal, s'il est animal, il a sens, et s'il a sens,
il est subject à corruption. S'il est sans corps, il est sans ame,
et par consequent sans action: et s'il a corps, il est perissable.
Voyla pas triomphé? Nous sommes incapables d'auoir faict le2
monde: il y a donc quelque nature plus excellente, qui y a mis la
main. Ce seroit vne sotte arrogance de nous estimer la plus parfaicte
chose de cet vniuers. Il y a donc quelque chose de meilleur.
Cela c'est Dieu. Quand vous voyez vne riche et pompeuse demeure,
encore que vous ne sçachiez qui en est le maistre; si ne direz vous
pas qu'elle soit faicte pour des rats. Et cette diuine structure, que
nous voyons du palais celeste, n'auons nous pas à croire, que ce
soit le logis de quelque maistre plus grand que nous ne sommes?
Le plus hault est-il pas tousiours le plus digne? Et nous sommes
placez au plus bas. Rien sans ame et sans raison ne peut produire3
vn animant capable de raison. Le monde nous produit: il a donc
ame et raison. Chasque part de nous est moins que nous. Nous
sommes part du monde. Le monde est donc fourny de sagesse et
de raison, et plus abondamment que nous ne sommes. C'est belle
chose que d'auoir vn grand gouuernement. Le gouuernement du
monde appartient donc à quelque heureuse nature. Les astres
ne nous font pas de nuisance: ils sont donc pleins de bonté.
Nous auons besoing de nourriture, aussi ont donc les Dieux, et se
paissent des vapeurs de ça bas. Les biens mondains ne sont pas
biens à Dieu: ce ne sont donc pas biens à nous. L'offenser, et4
284 l'estre offencé sont egalement tesmoignages d'imbecillité: c'est
donc follie de craindre Dieu. Dieu est bon par sa nature: l'homme
par son industrie, qui est plus. La sagesse diuine, et l'humaine
sagesse n'ont autre distinction, sinon que celle-la est eternelle. Or
la durée n'est aucune accession à la sagesse. Parquoy nous voyla
compagnons. Nous auons vie, raison et liberté, estimons la bonté,
la charité, et la iustice: ces qualitez sont donc en luy. Somme le
bastiment et le desbastiment, les conditions de la diuinité, se forgent
par l'homme selon la relation à soy. Quel patron et quel
modele! Estirons, esleuons, et grossissons les qualitez humaines1
tant qu'il nous plaira. Enfle toy pauure homme, et encore, et encore,
et encore,

Non, si te ruperis, inquit.

Profectò non Deum, quem cogitare non possunt, sed semetipsos pro
illo cogitantes, non illum, sed seipsos, non illi, sed sibi comparant.
Es choses naturelles les effects ne rapportent qu'à demy leurs
causes. Quoy cette-cy? elle est au dessus de l'ordre de Nature, sa
condition est trop hautaine, trop esloignée, et trop maistresse,
pour souffrir que noz conclusions l'attachent et la garottent. Ce
n'est par nous qu'on y arriue, cette routte est trop basse. Nous ne2
sommes non plus pres du ciel sur le mont Senis, qu'au fond de la
mer: consultez en pour voir auec vostre astrolabe.   Ils ramenent
Dieu iusques à l'accointance charnelle des femmes, à combien de
fois, à combien de generations. Paulina femme de Saturninus, matrone
de grande reputation à Rome, pensant coucher auec le Dieu
Serapis, se trouue entre les bras d'vn sien amoureux, par le macquerellage
des prestres de ce temple. Varro le plus subtil et le plus
sçauant autheur Latin, en ses liures de la Theologie, escrit, que le
secrestin de Hercules, iectant au sort d'vne main pour soy, de l'autre,
pour Hercules, ioüa contre luy vn soupper et vne garse: s'il3
gaignoit, aux despens des offrandes: s'il perdoit, aux siens. Il perdit,
paya son soupper et sa garse. Son nom fut Laurentine, qui
veid de nuict ce Dieu entre ses bras, luy disant au surplus, que le
lendemain, le premier qu'elle rencontreroit, la payeroit celestement
de son salaire. Ce fut Taruncius, ieune homme riche, qui la
mena chez luy, et auec le temps la laissa heritiere. Elle à son tour,
esperant faire chose aggreable à ce Dieu, laissa heritier le peuple
Romain. Pourquoy on luy attribua des honneurs diuins. Comme
s'il ne suffisoit pas, que par double estoc Platon fust originellement
286 descendu des Dieux, et auoir pour autheur commun de sa race,
Neptune: il estoit tenu pour certain à Athenes, qu'Ariston ayant
voulu iouïr de la belle Perictyone, n'auoit sçeu. Et fut aduerti en
songe par le Dieu Apollo, de la laisser impollue et intacte, iusques
à ce qu'elle fust accouchée. C'estoient les pere et mere de Platon.
Combien y a il és histoires, de pareils cocuages, procurez par les
Dieux, contre les pauures humains? et des maris iniurieusement
descriez en faueur des enfants? En la religion de Mahomet, il se
trouue par la croyance de ce peuple, assés de Merlins: assauoir
enfants sans pere, spirituels, nays diuinement au ventre des pucelles:1
et portent vn nom, qui le signifie en leur langue.   Il nous
faut noter, qu'à chasque chose, il n'est rien plus cher, et plus
estimable que son estre (le lyon, l'aigle, le daulphin, ne prisent
rien au dessus de leur espece) et que chacune rapporte les qualitez
de toutes autres choses à ses propres qualitez. Lesquelles nous
pouuons bien estendre et racourcir, mais c'est tout; car hors de
ce rapport, et de ce principe, nostre imagination ne peut aller, ne
peut rien diuiner autre, et est impossible qu'elle sorte de là, et
qu'elle passe au delà. D'où naissent ces anciennes conclusions. De
toutes les formes, la plus belle est celle de l'homme: Dieu donc2
est de cette forme. Nul ne peut estre heureux sans vertu: ny la
vertu estre sans raison: et nulle raison loger ailleurs qu'en l'humaine
figure: Dieu est donc reuestu de l'humaine figure. Ita est
informatum anticipatumque mentibus nostris, vt homini, quum de Deo
cogitet, forma occurrat humana. Pourtant disoit plaisamment Xenophanes,
que si les animaux se forgent des Dieux, comme il est
vray-semblable qu'ils facent, ils les forgent certainement de mesme
eux, et se glorifient, comme nous. Car pourquoy ne dira un oyson
ainsi: Toutes les pieces de l'vniuers me regardent, la terre me sert
à marcher, le soleil à m'esclairer, les estoilles à m'inspirer leurs3
influances: i'ay telle commodité des vents, telle des eaux: il n'est
rien que cette voute regarde si fauorablement que moy: ie suis le
mignon de Nature? Est-ce pas l'homme qui me traicte, qui me
loge, qui me sert: C'est pour moy qu'il fait et semer et moudre:
s'il me mange, aussi fait-il bien l'homme son compagnon; et si
fay-ie moy les vers qui le tuent, et qui le mangent. Autant en diroit
une gruë; et plus magnifiquement encore pour la liberté de
son vol, et la possession de cette belle et haulte region. Tam blanda
conciliatrix, et tam sui est Iena ipsa natura.   Or donc par ce
288 mesme train, pour nous sont les destinées, pour nous le monde, il
luict, il tonne pour nous; et le createur, et les creatures, tout est
pour nous. C'est le but et le poinct où vise l'vniuersité des choses.
Regardés le registre que la philosophie a tenu deux mille ans, et
plus, des affaires celestes: les Dieux n'ont agi, n'ont parlé, que
pour l'homme: elle ne leur attribue autre consultation, et autre
vacation. Les voyla contre nous en guerre.

Domitósque Herculea manu
Telluris iuuenes, vnde periculum
Fulgens contremuit domus1
Saturni veteris.

Les voicy partisans de noz troubles, pour nous rendre la pareille
de ce que tant de fois nous sommes partisans des leurs:

Neptunus muros magnóque emula tridenti
Fundamenta quatit, totámque à sedibus vrbem
Eruit: hîc Iuno Scæas sæuissima portas
Prima tenet.

Les Cauniens, pour la ialousie de la domination de leurs Dieux
propres, prennent armes en dos, le iour de leur deuotion, et vont
courant toute leur banlieue, frappant l'air par-cy par-là, à tout2
leurs glaiues, pourchassant ainsin à outrance, et bannissant les
Dieux estrangers de leur territoire. Leurs puissances sont retranchées
selon nostre necessité. Qui guerit les cheuaux, qui les hommes,
qui la peste, qui la teigne, qui la toux, qui vne sorte de gale,
qui vne autre: adeo minimis etiam rebus praua religio inserit Deos:
qui fait naistre les raisins, qui les aux: qui a la charge de la paillardise,
qui de la marchandise: à chasque race d'artisans, vn
Dieu: qui a sa prouince en Orient, et son credit, qui en Ponant,

Hîc illius arma,
Hîc currus fuit.3

O Sancte Apollo, qui vmbilicum certum terrarum obtines!

Pallada Cecropidæ, Minoïa Creta Dianam,
Vulcanum tellus Hipsipylæa colit,
Iunonem Sparte, Pelopeïadèsque Micenæ;
Pinigerum Fauni Mænalis ora caput,
Mars Latio venerandus.

Qui n'a qu'vn bourg ou vne famille en sa possession: qui loge seul,
qui en compagnie, ou volontaire ou necessaire.

Iunctáque sunt magno templa nepotis auo.

Il en est de si chetifs et populaires, car le nombre s'en monte iusques4
à trente six mille, qu'il en faut entasser bien cinq ou six à
produire vn espic de bled, et en prennent leurs noms diuers. Trois à
vne porte: celuy de l'ais, celuy du gond, celuy du seuil. Quatre à
vn enfant, protecteurs de son maillot, de son boire, de son manger,
290 de son tetter. Aucuns certains, aucuns incertains et doubteux. Aucuns,
qui n'entrent pas encore en paradis.

Quos, quoniam cœli nondum dignamur honore,
Quas dedimus, certè terras habitare sinamus.

Il en est de physiciens, de poëtiques, de ciuils. Aucuns, moyens
entre la diuine et humaine nature, mediateurs, entremetteurs de
nous à Dieu. Adorez par certain second ordre d'adoration, et diminutif.
Infinis en tiltres et offices: les vns bons, les autres mauuais.
Il en est de vieux et cassez, et en est de mortels. Car Chrysippus
estimoit qu'en la derniere conflagration du monde tous les Dieux1
auroyent à finir, sauf Iuppiter. L'homme forge mille plaisantes societez
entre Dieu et luy. Est-il pas son compatriote?

Iouis incunabula Creten.
Voicy l'excuse, que nous donnent, sur la consideration de ce subject,
Sceuola grand pontife, et Varron grand theologien, en leur
temps: Qu'il est besoin que le peuple ignore beaucoup de choses
vrayes, et en croye beaucoup de fausses. Quum veritatem, qua liberetur,
inquirat: credatur ei expedire, quod fallitur. Les yeux humains
ne peuuent apperceuoir les choses que par les formes de leur
cognoissance. Et ne nous souuient pas quel sault print le miserable2
Phaëthon pour auoir voulu manier les renes des cheuaux de son
pere, d'vne main mortelle. Nostre esprit retombe en pareille profondeur,
se dissipe et se froisse de mesme, par sa temerité. Si vous
demandez à la philosophie de quelle matiere est le soleil, que vous
respondra elle, sinon, de fer, et de pierre, ou autre estoffe de son
vsage? S'enquiert-on à Zenon que c'est que Nature? Vn feu, dit-il,
artiste, propre à engendrer, procedant reglément. Archimedes
maistre de cette science qui s'attribue la presseance sur toutes les
autres en verité et certitude: Le soleil, dit-il, est vn Dieu de fer
enflammé. Voyla pas vne belle imagination produicte de l'ineuitable3
necessité des demonstrations geometriques? Non pourtant si
ineuitable et vtile, que Socrates n'ayt estimé, qu'il suffisoit d'en
sçauoir, iusques à pouuoir arpenter la terre qu'on donnoit et receuoit:
et que Polyænus, qui en auoit esté fameux et illustre docteur,
ne les ayt prises à mespris, comme pleines de fauceté, et de
vanité apparente, après qu'il eut gousté les doux fruicts des iardins
poltronesques d'Epicurus. Socrates en Xenophon sur ce propos
d'Anaxagoras, estimé par l'antiquité entendu au dessus de
touts autres, és choses celestes et diuines, dit, qu'il se troubla du
292 cerueau, comme font tous hommes, qui perscrutent immoderément
les cognoissances, qui ne sont de leur appartenance. Sur ce
qu'il faisoit le soleil vne pierre ardente, il ne s'aduisoit pas, qu'vne
pierre ne luit point au feu, et, qui pis est, qu'elle s'y consomme.
En ce qu'il faisoit vn, du soleil et du feu, que le feu ne noircit pas
ceux qu'il regarde: que nous regardons fixement le feu: que le
feu tue les plantes et les herbes. C'est à l'aduis de Socrates, et au
mien aussi, le plus sagement iugé du ciel, que n'en iuger point.
Platon ayant à parler des daimons au Timée: C'est entreprinse,
dit-il, qui surpasse nostre portée: il en faut croire ces anciens,1
qui se sont dicts engendrez d'eux. C'est contre raison de refuser
foy aux enfants des Dieux, encore que leur dire ne soit estably par
raisons necessaires, ny vray-semblables: puis qu'ils nous respondent,
de parler de choses domestiques et familieres.   Voyons si
nous auons quelque peu plus de clarté en la cognoissance des
choses humaines et naturelles. N'est-ce pas vne ridicule entreprinse,
à celles ausquelles par nostre propre confession nostre science
ne peut atteindre, leur aller forgeant vn autre corps, et prestant
vne forme faulce de nostre inuention: comme il se void au mouuement
des planetes, auquel d'autant que nostre esprit ne peut arriuer,2
ny imaginer sa naturelle conduite, nous leur prestons du
nostre, des ressors materiels, lourds, et corporels:

Temo aureus, aurea summæ
Curuatura rotæ, radiorum argenteus ordo.

Vous diriez que nous auons eu des cochers, des charpentiers, et
des peintres, qui sont allez dresser là hault des engins à diuers
mouuemens, et ranger les roüages et entrelassemens des corps celestes
bigarrez en couleur, autour du fuseau de la necessité, selon
Platon.

Mundus domus est maxima rerum,3
Quam quinque altitonæ fragmine zonæ
Cingunt, per quam limbus pictus bis sex signis
Stellimicantibus, altus in obliquo æthere, lunæ
Bigas acceptat.

Ce sont tous songes et fanatiques folies. Que ne plaist-il vn iour à
Nature nous ouurir son sein, et nous faire voir au propre, les
moyens et la conduicte de ses mouuements, et y preparer nos
yeux? O Dieu quels abus, quels mescomtes nous trouuerions en
nostre pauure science! Ie suis trompé, si elle tient vne seule chose,
droictement en son poinct: et m'en partiray d'icy plus ignorant4
toute autre chose, que mon ignorance.   Ay-ie pas veu en Platon
294 ce diuin mot, que Nature n'est rien qu'vne poësie ainigmatique?
Comme, peut estre, qui diroit, vne peinture voilée et tenebreuse,
entreluisant d'vne infinie varieté de faux iours à exercer noz coniectures.
Latent ista omnia crassis occultata et circumfusa tenebris:
vt nulla acies humani ingenij tanta sit, quæ penetrare in cœlum,
terram intrare possit. Et certes la philosophie n'est qu'vne poësie
sophistiquée. D'où tirent ces autheurs anciens toutes leurs authoritez,
que des poëtes? Et les premiers furent poetes eux mesmes,
et la traicterent en leur art. Platon n'est qu'vn poete descousu.
Toutes les sciences sur-humaines s'accoustrent du stile poetique.1
Tout ainsi que les femmes employent des dents d'yuoire, où les
leurs naturelles leur manquent, et au lieu de leur vray teint, en
forgent vn de quelque matiere estrangere: comme elles font des
cuisses de drap et de feutre, et de l'embonpoinct de coton: et au
veu et sçeu d'vn chacun s'embellissent d'vne beauté fauce et empruntée:
ainsi fait la science (et nostre droict mesme a, dit-on,
des fictions legitimes sur lesquelles il fonde la verité de sa iustice)
elle nous donne en payement et en presupposition, les choses
qu'elle mesmes nous apprend estre inuentées: car ces epicycles,
excentriques, concentriques, dequoy l'astrologie s'aide à conduire2
le bransle de ses estoilles, elle nous les donne, pour le mieux
qu'elle ait sçeu inuenter en ce subject: comme aussi au reste, la
philosophie nous presente, non pas ce qui est, ou ce qu'elle croit,
mais ce qu'elle forge ayant plus d'apparence et de gentillesse. Platon
sur le discours de l'estat de nostre corps et de celuy des bestes:
Que ce, que nous auons dict, soit vray, nous en asseurerions, si
nous auions sur cela confirmation d'vn oracle. Seulement nous
asseurons, que c'est le plus vray-semblablement, que nous ayons
sçeu dire.   Ce n'est pas au ciel seulement qu'elle enuoye ses cordages,
ses engins et ses rouës: considerons vn peu ce qu'elle dit3
de nous mesmes et de nostre contexture. Il n'y a pas plus de retrogradation,
trepidation, accession, reculement, rauissement, aux
astres et corps celestes, qu'ils en ont forgé en ce pauure petit corps
humain. Vrayement ils ont eu par là, raison de l'appeller le petit
monde, tant ils ont employé de pieces, et de visages à le maçonner
et bastir. Pour accommoder les mouuemens qu'ils voyent en
l'homme, les diuerses functions et facultez que nous sentons en
nous, en combien de parties ont ils diuisé nostre ame? en combien
de sieges logée? à combien d'ordres et d'estages ont-ils departy4
ce pauure homme, outre les naturels et perceptibles? et à
combien d'offices et de vacations? Ils en font vne chose publique
296 imaginaire. C'est vn subject qu'ils tiennent et qu'ils manient: on
leur laisse toute puissance de le descoudre, renger, rassembler,
et estoffer, chacun à sa fantasie; et si ne le possedent pas encore.
Non seulement en verité, mais en songe mesmes, ils ne le
peuuent regler, qu'il ne s'y trouue quelque cadence, ou quelque
son, qui eschappe à leur architecture, toute enorme qu'elle est, et
rapiecée de mille lopins faux et fantastiques. Et ce n'est pas raison
de les excuser. Car aux peintres, quand ils peignent le ciel, la
terre, les mers, les monts, les isles escartées, nous leur condonons,
qu'ils nous en rapportent seulement quelque marque legere: et1
comme de choses ignorées, nous contentons d'vn tel quel ombrage
et feint. Mais quand ils nous tirent apres le naturel, ou autre subject,
qui nous est familier et cognu, nous exigeons d'eux vne parfaicte
et exacte representation des lineaments, et des couleurs: et
les mesprisons, s'ils y faillent.   Ie sçay bon gré à la garce Milesienne,
qui voyant le philosophe Thales s'amuser continuellement
à la contemplation de la voute celeste, et tenir tousiours les yeux
esleuez contre-mont, luy mit en son passage quelque chose à le
faire broncher, pour l'aduertir, qu'il seroit temps d'amuser son
pensement aux choses qui estoient dans les nues, quand il auroit2
pourueu à celles qui estoient à ses pieds. Elle luy conseilloit certes
bien, de regarder plustost à soy qu'au ciel. Car, comme dit Democritus
par la bouche de Cicero,

Quod est ante pedes, nemo spectat: cœli scrutantur plagas.

Mais nostre condition porte, que la cognoissance de ce que nous
auons entre mains, est aussi esloignée de nous, et aussi bien au
dessus des nuës, que celle des astres. Comme dit Socrates en Platon,
qu'à quiconque se mesle de la philosophie, on peut faire le
reproche que fait cette femme à Thales, qu'il ne void rien de ce
qui est deuant luy. Car tout philosophe ignore ce que fait son voisin:3
ouï et ce qu'il fait luy-mesme, et ignore ce qu'ils sont tous
deux, ou bestes, ou hommes.   Ces gens icy, qui trouuent les raisons
de Sebonde trop foibles, qui n'ignorent rien, qui gouuernent
le monde, qui sçauent tout:

Quæ mare compescant causæ, quid temperet annum,
Stellæ sponte sua, iussæue vagentur et errent:
Quid premat obscurum Lunæ, quid proferat orbem,
Quid velit et possit rerum concordia discors:

n'ont ils pas quelquesfois sondé parmy leurs liures, les difficultez
qui se presentent, à cognoistre leur estre propre? Nous voyons bien4
que le doigt se meut, et que le pied se meut, qu'aucunes parties
se branslent d'elles mesmes sans nostre congé, et que d'autres
nous les agitons par nostre ordonnance, que certaine apprehension
298 engendre la rougeur, certaine autre la palleur, telle imagination
agit en la rate seulement, telle autre au cerueau, l'vne nous cause
le rire, l'autre le pleurer, telle autre transit et estonne tous noz
sens, et arreste le mouuement de noz membres, à tel object l'estomach
se sousleue, à tel autre quelque partie plus basse. Mais
comme vne impression spirituelle, face vne telle faucée dans vn
subject massif, et solide, et la nature de la liaison et cousture de
ces admirables ressorts, iamais homme ne l'a sçeu: Omnia incerta
ratione, et in naturæ maiestate abdita, dit Pline; et S. Augustin,
Modus, quo corporibus adhærent spiritus, omnino mirus est, nec comprehendi1
ab homine potest: et hoc ipse homo est. Et si ne le met on
pas pourtant en doubte: car les opinions des hommes, sont receuës
à la suitte des creances anciennes, par authorité et à credit,
comme si c'estoit religion et loy. On reçoit comme vn iargon ce qui
en est communement tenu: on reçoit cette verité, auec tout son
bastiment et attelage d'argumens et de preuues, comme vn corps
ferme et solide, qu'on n'esbranle plus, qu'on ne iuge plus. Au
contraire, chacun à qui mieux mieux, va plastrant et confortant cette
creance receue, de tout ce que peut sa raison, qui est vn vtil
soupple contournable, et accommodable à toute figure. Ainsi se2
remplit le monde et se confit en fadeze et en mensonge.   Ce qui
fait qu'on ne doubte de guere de choses, c'est que les communes
impressions on ne les essaye iamais; on n'en sonde point le pied,
où git la faute et la foiblesse: on ne debat que sur les branches: on
ne demande pas si cela est vray, mais s'il a esté ainsin ou ainsin
entendu. On ne demande pas si Galen a rien dict qui vaille: mais
s'il a dict ainsin, ou autrement. Vrayement c'estoit bien raison que
cette bride et contrainte de la liberté de noz iugements, et cette
tyrannie de noz creances, s'estendist iusques aux escholes et aux
arts. Le Dieu de la science scholastique, c'est Aristote: c'est religion3
de debattre de ses ordonnances, comme de celles de Lycurgus
à Sparte. Sa doctrine nous sert de loy magistrale: qui est à l'aduanture
autant faulce que vne autre. Ie ne sçay pas pourquoy ie n'acceptasse
autant volontiers ou les idées de Platon, ou les atomes
d'Epicurus, ou le plein et le vuide de Leucippus et Democritus, ou
l'eau de Thales, ou l'infinité de Nature d'Anaximander, ou l'air de
300 Diogenes, ou les nombres et symmetrie de Pythagoras, ou l'infiny
de Parmenides, ou l'vn de Musæus, ou l'eau et le feu d'Apollodorus,
ou les parties similaires d'Anaxagoras, ou la discorde et
amitié d'Empedocles, ou le feu de Heraclitus, ou toute autre opinion,
(de cette confusion infinie d'aduis et de sentences, que produit
cette belle raison humaine par sa certitude et clair-voyance,
en tout ce dequoy elle se mesle) que ie feroy l'opinion d'Aristote,
sur ce subject des principes des choses naturelles: lesquels principes
il bastit de trois pieces, matiere, forme, et priuation. Et
qu'est-il plus vain que de faire l'inanité mesme, cause de la production1
des choses? La priuation c'est vne negatiue: de quelle
humeur en a-il peu faire la cause et origine des choses qui sont?
Cela toutesfois ne s'oseroit esbranler que pour l'exercice de la
logique. On n'y debat rien pour le mettre en doute, mais pour
deffendre l'autheur de l'escole des obiections estrangeres: son
authorité c'est le but, au delà duquel il n'est pas permis de s'enquerir.
   Il est bien aisé sur des fondemens auouez, de bastir ce
qu'on veut; car selon la loy et ordonnance de ce commencement,
le reste des pieces du bastiment se conduit aisément, sans se dementir.
Par cette voye nous trouuons nostre raison bien fondée, et2
discourons à boule-veuë. Car nos maistres præoccupent et gaignent
auant main, autant de lieu en nostre creance, qu'il leur en faut
pour conclurre apres ce qu'ils veulent; à la mode des geometriens
par leurs demandes auouées: le consentement et approbation que
nous leurs prestons, leur donnant dequoy nous trainer à gauche
et à dextre, et nous pyrouetter à leur volonté. Quiconque est creu
de ses presuppositions, il est nostre maistre et nostre Dieu: il
prendra le plant de ses fondemens si ample et si aisé, que par
iceux il nous pourra monter, s'il veut, iusques aux nuës. En cette
pratique et negotiation de science, nous auons pris pour argent3
content le mot de Pythagoras, que chaque expert doit estre creu
en son art. Le dialecticien se rapporte au grammairien de la signification
des mots: le rhetoricien emprunte du dialecticien les lieux
des argumens: le poëte, du musicien les mesures: le geometrien,
de l'arithmeticien les proportions: les metaphysiciens prennent
pour fondement les coniectures de la physique. Car chasque science
a ses principes presupposez, par où le iugement humain est bridé
de toutes parts. Si vous venez à chocquer cette barriere, en laquelle
gist la principale erreur, ils ont incontinent cette sentence en la
bouche; qu'il ne faut pas debattre contre ceux qui nient les principes.4
Or n'y peut-il auoir des principes aux hommes, si la diuinité
ne les leur a reuelez: de tout le demeurant, et le commencement,
302 et le milieu et la fin, ce n'est que songe et fumée. A ceux qui combattent
par presupposition, il leur faut presupposer au contraire,
le mesme axiome, dequoy on debat. Car toute presupposition humaine,
et toute enunciation, a autant d'authorité que l'autre, si la
raison n'en faict la difference. Ainsin il les faut toutes mettre à la
balance: et premierement les generalles, et celles qui nous tyrannisent.
La persuasion de la certitude, est vn certain tesmoignage
de folie, et d'incertitude extreme. Et n'est point de plus folles
gents, ny moins philosophes, que les Philodoxes de Platon. Il faut
sçauoir si le feu est chault, si la neige est blanche, s'il y a rien de1
dur ou de mol en nostre cognoissance.   Et quant à ces responses,
dequoy il se fait des comtes anciens: comme à celuy qui mettoit
en doubte la chaleur, à qui on dit qu'il se iettast dans le feu: à
celuy qui nioit la froideur de la glace, qu'il s'en mist dans le sein:
elles sont tres-indignes de la profession philosophique. S'ils nous
eussent laissé en nostre estat naturel, receuans les apparences
estrangeres selon qu'elles se presentent à nous par nos sens; et
nous eussent laissé aller apres nos appetits simples, et reglez par
la condition de nostre naissance, ils auroient raison de parler ainsi.
Mais c'est d'eux que nous auons appris de nous rendre iuges du2
monde: c'est d'eux que nous tenons cette fantasie, que la raison
humaine est contrerolleuse generalle de tout ce qui est au dehors et
au dedans de la voute celeste, qui embrasse tout, qui peut tout:
par le moyen de laquelle tout se sçait, et cognoist. Cette response
seroit bonne parmy les Canibales, qui iouyssent l'heur d'vne longue
vie, tranquille, et paisible, sans les preceptes d'Aristote, et sans la
cognoissance du nom de la physique. Cette response vaudroit mieux
à l'aduenture, et auroit plus de fermeté, que toutes celles qu'ils
emprunteront de leur raison et de leur inuention. De cette-cy
seroient capables auec nous, tous les animaux, et tout ce, où le3
commandement est encor pur et simple de la loy naturelle: mais
eux ils y ont renoncé. Il ne faut pas qu'ils me dient, il est vray, car
vous le voyez et sentez ainsin: il faut qu'ils me dient, si ce que ie
pense sentir, ie le sens pourtant en effect: et si ie le sens, qu'ils me
dient apres pourquoy ie le sens, et comment, et quoy: qu'ils me
dient le nom, l'origine, les tenans et aboutissans de la chaleur, du
froid; les qualitez de celuy qui agit, et de celuy qui souffre: ou
qu'ils me quittent leur profession, qui est de ne receuoir ny approuuer
rien, que par la voye de la raison: c'est leur touche à
toutes sortes d'essais. Mais certes c'est vne touche pleine de fauceté,4
304 d'erreur, de foiblesse, et defaillance.   Par où la voulons nous
mieux esprouuer, que par elle mesme? S'il ne la faut croire parlant
de soy, à peine sera elle propre à iuger des choses estrangeres: si
elle cognoist quelque chose, aumoins sera-ce son estre et son domicile.
Elle est en l'ame, et partie, ou effect d'icelle: car la vraye
raison et essentielle, de qui nous desrobons le nom à fauces enseignes,
elle loge dans le sein de Dieu, c'est là son giste et sa retraite,
c'est de là où elle part, quand il plaist à Dieu nous en faire
voir quelque rayon: comme Pallas saillit de la teste de son pere,
pour se communiquer au monde.   Or voyons ce que l'humaine1
raison nous a appris de soy et de l'ame: non de l'ame en general,
de laquelle quasi toute la philosophie rend les corps celestes et les
premiers corps participants: ny de celle que Thales attribuoit aux
choses mesmes, qu'on tient inanimées, conuié par la consideration
de l'aimant: mais de celle qui nous appartient, que nous deuons
mieux cognoistre.

Ignoratur enim quæ sit natura animaï:
Nata sit, an contrà nascentibus insinuetur,
Et simul intereat nobiscum morte dirempta;
An tenebras Orci visat, vastásque lacunas,2
An pecudes alias diuinitus insinuet se.
A Crates et Dicæarchus, qu'il n'y en auoit du tout point, mais
que le corps s'esbranloit ainsi d'vn mouuement naturel: à Platon,
que c'estoit vne substance se mouuant de soy-mesme: à Thales,
vne nature sans repos: à Asclepiades, vne exercitation des sens:
à Hesiodus et Anaximander, chose composée de terre et d'eau: à
Parmenides, de terre et de feu: à Empedocles, de sang:

Sanguineam vomit ille animam:

à Possidonius, Cleanthes et Galen, vne chaleur ou complexion chaleureuse,3

Igneus est ollis vigor, et cœlestis origo:

à Hippocrates, vn esprit espandu par le corps: à Varro, vn air
receu par la bouche, eschauffé au poulmon, attrempé au cœur, et
espandu par tout le corps: à Zeno, la quint'-essence des quatre elemens:
à Heraclides Ponticus, la lumiere: à Xenocrates, et aux
Ægyptiens, vn nombre mobile: aux Chaldées, vne vertu sans forme
determinée.

Habitum quemdam vitalem corporis esse,
Harmoniam Græci quam dicunt.

N'oublions pas Aristote, ce qui naturellement fait mouuoir le corps,4
qu'il nomme entelechie: d'vne autant froide inuention que nulle
306 autre: car il ne parle ny de l'essence, ny de l'origine, ny de la
nature de l'ame, mais en remerque seulement l'effect. Lactance,
Seneque, et la meilleure part entre les dogmatistes, ont confessé
que c'estoit chose qu'ils n'entendoient pas. Et apres tout ce denombrement
d'opinions: Harum sententiarum quæ vera sit, Deus
aliquis viderit, dit Cicero. Ie connoy par moy, dit S. Bernard, combien
Dieu est incomprehensible, puis que les pieces de mon estre
propre, ie ne les puis comprendre. Heraclitus, qui tenoit, tout estre
plein d'ames et de daimons, maintenoit pourtant, qu'on ne pouuoit
aller tant auant vers la cognoissance de l'ame, qu'on y peust arriuer,1
si profonde estre son essence.   Il n'y a pas moins de dissension,
ny de debat à la loger. Hippocrates et Hierophilus la mettent
au ventricule du cerueau: Democritus et Aristote, par tout le
corps:

Vt bona sæpe valet udo cùm dicitur esse
Corporis, et non est tamen hæc pars vlla valentis.

Epicurus, en l'estomach:

Hîc exultat enim pauor ac metus, hæc loca circúm
Lætitiæ mulcent.

Les Stoïciens, autour et dedans le cœur: Erasistratus, ioignant la2
membrane de l'epicrane: Empedocles, au sang: comme aussi
Moyse, qui fut la cause pourquoy il defendit de manger le sang des
bestes, auquel leur ame est iointe: Galen a pensé que chaque partie
du corps ait son ame: Strato l'a logée entre les deux sourcils: Qua
facie quidem sit animus, aut vbi habitet, ne quærendum quidem
est: dit Cicero. Ie laisse volontiers à cet homme ses mots propres.
Iroy-ie à l'éloquence alterer son parler? Ioint qu'il y a peu d'acquest
à desrober la matiere de ses inuentions. Elles sont et peu
frequentes, et peu roides, et peu ignorées. Mais la raison pourquoy
Chrysippus l'argumente autour du cœur, comme les autres3
de sa secte, n'est pas pour estre oubliée: C'est par ce, dit-il, que
quand nous voulons asseurer quelque chose, nous mettons la main
sur l'estomach: et quand nous voulons prononcer, εγω, qui signifie
moy, nous baissons vers l'estomach la machouëre d'embas. Ce lieu
ne se doit passer, sans remerquer la vanité d'vn si grand personnage:
car outre ce que ces considerations sont d'elles mesmes infiniment
legeres, la derniere ne preuue qu'aux Grecs, qu'ils ayent l'ame en
cet endroit là. Il n'est iugement humain, si tendu, qui ne sommeille
par fois. Que craignons nous à dire? Voyla les Stoiciens peres de
l'humaine prudence, qui trouuent, que l'ame d'vn homme accablé4
sous vne ruine, traine et ahanne long temps à sortir, ne se pouuant
desmesler de la charge, comme vne sourix prinse à la trapelle.
Aucuns tiennent, que le monde fut faict pour donner corps par punition,
aux esprits decheus par leur faute, de la pureté en quoy ils
308 auoyent esté creés: la premiere creation n'ayant esté qu'incorporelle:
et que selon qu'ils se sont plus ou moins esloignez de leur
spiritualité, on les incorpore plus et moins alaigrement ou lourdement.
De là vient la varieté de tant de matiere creée. Mais l'esprit,
qui fut pour sa peine inuesti du corps du soleil, deuoit auoir vne
mesure d'alteration bien rare et particuliere.   Les extremitez de
nostre perquisition tombent toutes en esblouyssement. Comme dit
Plutarque de la teste des histoires, qu'à la mode des chartes, l'orée
des terres cognuës est saisie de marests, forests profondes, deserts
et lieux inhabitables. Voyla pourquoy les plus grossieres et pueriles1
rauasseries, se trouuent plus en ceux qui traittent les choses
plus hautes, et plus auant: s'abysmants en leur curiosité et presomption.
La fin et le commencement de science, se tiennent en
pareille bestise. Voyez prendre à mont l'essor à Platon en ses nuages
poëtiques. Voyez chez luy le iargon des Dieux. Mais à quoy
songeoit-il, quand il definit l'homme, vn animal à deux pieds, sans
plume: fournissant à ceux qui auoyent enuie de se moquer de luy,
vne plaisante occasion? car ayans plumé vn chapon vif, ils alloyent
le nommant, l'homme de Platon.   Et quoy les Epicuriens, de
quelle simplicité estoyent ils allez premierement imaginer, que2
leurs atomes, qu'ils disoyent estre des corps ayants quelque pesanteur,
et vn mouuement naturel contre bas, eussent basti le
monde: iusques à ce qu'ils fussent auisez par leurs aduersaires,
que par cette description, il n'estoit pas possible qu'ils se ioignissent
et se prinsent l'vn à l'autre, leur cheute estant ainsi droite et
perpendiculaire, et engendrant par tout des lignes paralleles?
Parquoy il fut force, qu'ils y adioustassent depuis vn mouuement
de costé, fortuite: et qu'ils fournissent encore à leurs atomes, des
queuës courbes et crochuës, pour les rendre aptes à s'attacher et
se coudre. Et lors mesme, ceux qui les poursuyuent de cette autre3
consideration, les mettent ils pas en peine? Si les atomes ont par
sort formé tant de sortes de figures, pourquoy ne se sont ils iamais
rencontrez à faire vne maison et vn soulier? Pourquoy de mesme
ne croid on, qu'vn nombre infini de lettres Grecques versées emmy
la place, seroyent pour arriuer à la contexture de l'Iliade?   Ce
qui est capable de raison, dit Zenon, est meilleur, que ce qui n'en
est point capable: il n'est rien meilleur que le monde: il est donc
capable de raison. Cotta par cette mesme argumentation fait le
monde mathematicien: et le fait musicien et organiste, par cette
autre argumentation aussi de Zenon: Le tout est plus que la partie:4
310 nous sommes capables de sagesse, et sommes parties du monde:
il est donc sage. Il se void infinis pareils exemples, non d'argumens
faux seulement, mais ineptes, ne se tenans point, et accusans
leurs autheurs non tant d'ignorance que d'imprudence, és reproches
que les philosophes se font les vns aux autres sur les dissentions
de leurs opinions, et de leurs sectes.   Qui fagoteroit suffisamment
vn amas des asneries de l'humaine sapience, il diroit merueilles.
I'en assemble volontiers, comme vne montre, par quelque biais
non moins vtile que les instructions plus moderees. Iugeons par là
ce que nous auons à estimer de l'homme, de son sens et de sa raison,1
puis qu'en ces grands personnages, et qui ont porté si haut
l'humaine suffisance, il s'y trouue des deffauts si apparens et si
grossiers. Moy i'aime mieux croire qu'ils ont traitté la science
casuelement ainsi, qu'vn iouët à toutes mains, et se sont esbatus
de la raison, comme d'vn instrument vain et friuole, mettans en
auant toutes sortes d'inuentions et de fantasies tantost plus tenduës,
tantost plus lasches. Ce mesme Platon, qui definit l'homme
comme vne poulle, dit ailleurs apres Socrates, qu'il ne sçait à la
verité que c'est que l'homme, et que c'est l'vne des pieces du
monde d'autant difficile cognoissance. Par cette varieté et instabilité2
d'opinions, ils nous menent comme par la main tacitement à cette
resolution de leur irresolution. Ils font profession de ne presenter pas
tousiours leur auis à visage descouuert et apparent: ils l'ont caché
tantost soubs des vmbrages fabuleux de la poësie, tantost soubs
quelque autre masque: car nostre imperfection porte encores cela,
que la viande crue n'est pas tousiours propre à nostre estomach: il
la faut assecher, alterer et corrompre. Ils font de mesmes: ils obscurcissent
par fois leurs naïfues opinions et iugemens, et les falsifient
pour s'accommoder à l'vsage publique. Ils ne veulent pas faire
profession expresse d'ignorance, et de l'imbecillité de la raison3
humaine, pour ne faire peur aux enfans: mais ils nous la descouurent
assez soubs l'apparence d'vne science trouble et inconstante.
Ie conseillois en Italie à quelqu'vn qui estoit en peine de parler
Italien, que pourueu qu'il ne cherchast qu'à se faire entendre, sans
y vouloir autrement exceller, qu'il employast seulement les premiers
mots qui luy viendroyent à la bouche, Latins, François,
Espagnols, ou Gascons, et qu'en y adioustant la terminaison Italienne,
il ne faudroit iamais à rencontrer quelque idiome du pays,
ou Thoscan, ou Romain, ou Venetien, ou Piemontois, ou Napolitain,
et de se ioindre à quelqu'vne de tant de formes. Ie dis de4
312 mesme de la philosophie: elle a tant de visages et de varieté, et
a tant dict, que tous nos songes et resueries s'y trouuent. L'humaine
phantasie ne peut rien conceuoir en bien et en mal qui n'y
soit: Nihil tam absurdè dici potest, quod non dicatur ab aliquo
philosophorum. Et i'en laisse plus librement aller mes caprices en
public: d'autant que bien qu'ils soyent nez chez moy, et sans patron,
ie sçay qu'ils trouueront leur relation à quelque humeur ancienne,
et ne faudra quelqu'vn de dire: Voyla d'où il le print. Mes
mœurs sont naturelles: ie n'ay point appellé à les bastir, le secours
d'aucune discipline. Mais toutes imbecilles qu'elles sont, quand1
l'enuie m'a prins de les reciter, et que pour les faire sortir en
publiq, vn peu plus decemment, ie me suis mis en deuoir de les
assister, et de discours, et d'exemples: ç'a esté merueille à moy
mesme, de les rencontrer par cas d'aduenture, conformes à tant
d'exemples et discours philosophiques. De quel regiment estoit
ma vie, ie ne l'ay appris qu'apres qu'elle est exploittée et employée.
Nouuelle figure: Vn philosophe impremedité et fortuit.   Pour
reuenir à nostre ame, ce que Platon a mis la raison au cerueau,
l'ire au cœur, et la cupidité au foye, il est vray-semblable que
ç'a esté plustost vne interpretation des mouuemens de l'ame,2
qu'vne diuision, et separation qu'il en ayt voulu faire, comme d'vn
corps en plusieurs membres. Et la plus vray-semblable de leurs
opinions est, que c'est tousiours vne ame, qui par sa faculté ratiocine,
se souuient, comprend, iuge, desire et exerce toutes ses
autres operations par diuers instrumens du corps, comme le nocher
gouuerne son nauire selon l'experience qu'il en a, ores tendant
ou laschant vne corde, ores haussant l'antenne, ou remuant
l'auiron, par vne seule puissance conduisant diuers effets: et
qu'elle loge au cerueau: ce qui appert de ce que les blessures et
accidens qui touchent cette partie, offensent incontinent les facultez3
de l'ame: de là il n'est pas inconuenient qu'elle s'escoule par
le reste du corps:

Medium non deserit vnquam
Cœli Phœbus iter: radiis tamen omnia lustrat.

comme le soleil espand du ciel en hors sa lumiere et ses puissances,
et en remplit le monde.

Cætera pars animæ, per totum dissita corpus
Paret, et ad numen mentis moménque mouetur.
Aucuns ont dict, qu'il y auoit vne ame generale, comme vn
grand corps, duquel toutes les ames particulieres estoyent extraictes,4
et s'y en retournoyent, se remeslant tousiours à cette matiere
vniuerselle:
314
Deum namque ire per omnes
Terrásque, tractúsque maris, cœlúmque profundum:
Hinc pecudes, armenta, viros, genus omne ferarum,
Quemque sibi tenues nascentem arcessere vitas:
Scilicet huc reddi deinde, ac resoluta referri
Omnia: nec morti esse locum:

d'autres, qu'elles ne faisoyent que s'y resioindre et r'attacher:
d'autres, qu'elle estoyent produites de la substance diuine: d'autres,
par les anges, de feu et d'air. Aucuns, de toute ancienneté:
aucuns, sur l'heure mesme du besoin. Aucuns les font descendre1
du rond de la lune, et y retourner. Le commun des anciens,
qu'elles sont engendrées de pere en fils, d'vne pareille maniere et
production que toutes autres choses naturelles: argumentants
cela par la ressemblance des enfans aux peres,

Instillata patris virtus tibi:
Fortes creantur fortibus et bonis:

et qu'on void escouler des peres aux enfans, non seulement les
marques du corps, mais encores vne ressemblance d'humeurs, de
complexions, et inclinations de l'ame:

Denique cur acris violentia triste leonum2
Seminium sequitur? dolus vulpibus, et fuga ceruis
A patribus datur, et patrius pauor incitat artus?
Si non certa suo quia semine seminióque,
Vis animi pariter crescit cum corpore toto?

que là dessus se fonde la iustice diuine, punissant aux enfans la
faute des peres: d'autant que la contagion des vices paternels est
aucunement empreinte en l'ame des enfans, et que le desreglement
de leur volonté les touche.   Dauantage, que si les ames venoyent
d'ailleurs, que d'vne suitte naturelle, et qu'elles eussent esté quelque
autre chose hors du corps, elles auroyent recordation de leur estre3
premier; attendu les naturelles facultez, qui luy sont propres, de
discourir, raisonner et se souuenir.

Si in corpus nascentibus insinuatur,
Cur super anteactam ætatem meminesse nequimus,
Nec vestigia gestarum rerum vlla tenemus?

Car pour faire valoir la condition de nos ames, comme nous voulons,
il les faut presupposer toutes sçauantes, lors qu'elles sont
en leur simplicité et pureté naturelle. Par ainsin elles eussent
esté telles, estans exemptes de la prison corporelle, aussi bien
auant que d'y entrer, comme nous esperons qu'elles seront apres4
qu'elles en seront sorties. Et de ce sçauoir, il faudroit qu'elles se
ressouuinssent encore estans au corps, comme disoit Platon, que
ce que nous apprenions, n'estoit qu'vn ressouuenir de ce que nous
auions sçeu: chose que chacun par experience peut maintenir
estre fauce. En premier lieu d'autant qu'il ne nous ressouuient
iustement que de ce qu'on nous apprend: et que si la memoire
faisoit purement son office, aumoins nous suggereroit elle quelque
316 traict outre l'apprentissage. Secondement ce qu'elle sçauoit estant
en sa pureté, c'estoit vne vraye science, cognoissant les choses
comme elles sont, par sa diuine intelligence: là où icy on luy fait
receuoir la mensonge et le vice, si on l'en instruit; en quoy elle ne
peut employer sa reminiscence, cette image et conception n'ayant
iamais logé en elle.   De dire que la prison corporelle estouffe de
maniere ses facultez naifues, qu'elles y sont toutes esteintes: cela
est premierement contraire à cette autre creance, de recognoistre
ses forces si grandes, et les operations que les hommes en sentent
en cette vie, si admirables, que d'en auoir conclu cette diuinité et1
eternité passée, et l'immortalité à venir;

Nam si tantopere est animi mutata potestas,
Omnis vt actarum exciderit retinentia rerum,
Non, vt opinor, ea ab letho iam longior errat.
En outre, c'est icy chez nous, et non ailleurs, que doiuent estre
considerées les forces et les effects de l'ame: tout le reste de ses
perfections, luy est vain et inutile: c'est de l'estat present, que
doit estre payée et recognue toute son immortalité, et de la vie
de l'homme, qu'elle est comtable seulement. Ce seroit iniustice de
luy auoir retranché ses moyens et ses puissances, de l'auoir desarmée,2
pour du temps de sa captiuité et de sa prison, de sa
foiblesse et maladie, du temps où elle auroit esté forcée et contrainte,
tirer le iugement et vne condemnation de durée infinie et
perpetuelle: et de s'arrester à la consideration d'vn temps si court,
qui est à l'aduenture d'vne ou de deux heures, ou au pis aller,
d'vn siecle (qui n'ont non plus de proportion à l'infinité qu'vn
instant) pour de ce moment d'interualle, ordonner et establir definitiuement
de tout son estre. Ce seroit vne disproportion inique, de
tirer vne recompense eternelle en consequence d'vne si courte
vie. Platon, pour se sauuer de cet inconuenient, veut que les3
payements futurs se limitent à la durée de cent ans, relatiuement
à l'humaine durée: et des nostres assez leur ont donné bornes
temporelles.   Par ainsin ils iugeoyent, que sa generation suyuoit
la commune condition des choses humaines: comme aussi sa vie,
par l'opinion d'Epicurus et de Democritus, qui a esté la plus
receuë, suyuant ces belles apparences: Qu'on la voyoit naistre; à
mesme que le corps en estoit capable; on voyoit esleuer ses forces
comme les corporelles; on y recognoissoit la foiblesse de son enfance,
318 et auec le temps sa vigueur et sa maturité: et puis sa declination
et sa vieillesse, et en fin sa decrepitude:

Gigni pariter cum corpore, et vnà
Crescere sentimus, paritérque senescere mentem.

Ils l'apperceuoient capable de diuerses passions et agitée de plusieurs
mouuemens penibles, d'où elle tomboit en lassitude et en
douleur, capable d'alteration et de changement, d'allegresse, d'assopissement,
et de langueur, subjecte à ses maladies et aux offences,
comme l'estomach ou le pied:

Mentem sanari, corpus vt ægrum1
Cernimus, et flecti medicina posse videmus:

esblouye et troublée par la force du vin: desmue de son assiette,
par les vapeurs d'vne fieure chaude: endormie par l'application
d'aucuns medicamens, et reueillée par d'autres.

Corpoream naturam animi esse necesse est,
Corporeis quoniam telis ictúque laborat.

On luy voyoit estonner et renuerser toutes ses facultez par la seule
morsure d'vn chien malade, et n'y auoir nulle si grande fermeté
de discours, nulle suffisance, nulle vertu, nulle resolution philosophique,
nulle contention de ses forces, qui la peust exempter2
de la subjection de ces accidens: la saliue d'vn chetif mastin versée
sur la main de Socrates, secouër toute sa sagesse et toutes ses
grandes et si reglées imaginations, les aneantir de maniere qu'il
ne restast aucune trace de sa cognoissance premiere:

Vis.  .  .  .  .  .  .  animaï
Conturbatur, et .  .  .  .  .  diuisa seorsum
Disiectatur, eodem illo distracta veneno:

et ce venin ne trouuer non plus de resistance en cette ame, qu'en
celle d'vn enfant de quatre ans: venin capable de faire deuenir
toute la philosophie, si elle estoit incarnée, furieuse et insensée: si3
que Caton, qui tordoit le col à la mort mesme et à la fortune, ne
peust souffrir la veuë d'vn miroir, ou de l'eau, accablé d'espouuantement
et d'effroy, quand il seroit tombé par la contagion d'vn chien
enragé, en la maladie que les medecins nomment Hydroforbie.

Vis morbi distracta per artus
Turbat agens animam, spumantes æquore salso
Ventorum vt validis feruescunt viribus vndæ.
Or quant à ce poinct, la philosophie a bien armé l'homme pour
la souffrance de tous autres accidens, ou de patience, ou si elle
couste trop à trouuer, d'vne deffaitte inffallible, en se desrobant4
tout à faict du sentiment: mais ce sont moyens, qui seruent à vne
ame estant à soy, et en ses forces, capable de discours et de deliberation:
non pas à cet inconuenient, où chez vn philosophe, vne
ame deuient l'ame d'vn fol, troublée, renuersée, et perdue. Ce que
plusieurs occasions produisent, comme vne agitation trop vehemente,
que, par quelque forte passion, l'ame peut engendrer en
soy-mesme: ou vne blessure en certain endroit de la personne:
ou vne exhalation de l'estomach, nous iectant à vn esblouyssement
et tournoyement de teste:

Morbis in corporis auius errat5
Sæpe animus; dementit enim, deliráque fatur,
320 Interdúmque graui lethargo fertur in altum
Æternúmqùe soporem, oculis nutúque cadenti.
Les philosophes n'ont, ce me semble, guere touché cette corde,
non plus qu'vne autre de pareille importance. Ils ont ce dilemme
tousiours en la bouche, pour consoler nostre mortelle condition:
Ou l'ame est mortelle, ou immortelle: Si mortelle, elle sera sans
peine: Si immortelle, elle ira en amendant. Ils ne touchent iamais
l'autre branche: Quoy, si elle va en empirant? Et laissent
aux poëtes les menaces des peines futures. Mais par là ils se donnent
vn beau ieu. Ce sont deux omissions qui s'offrent à moy souvent1
en leurs discours. Ie reuiens à la premiere.   Cette ame pert
l'vsage du souuerain bien Stoïque, si constant et si ferme. Il faut
que nostre belle sagesse se rende en cet endroit, et quitte les armes.
Au demeurant, ils consideroient aussi par la vanité de l'humaine
raison, que le meslange et société de deux pieces si diuerses,
comme est le mortel et l'immortel, est inimaginable:

Quippe etenim mortale æterno iungere, et vnà
Consentire putare, et fungi mutua posse,
Desipere est. Quid enim diuersius esse putandum est,
Aut magis inter se disiunctum discrepitánsque,2
Quàm, mortale quod est, immortali atque perenni
Iunctum in concilio sæuas tolerare procellas?
Dauantage ils sentoyent l'ame s'engager en la mort, comme le
corps.

Simul æuo fessa fatiscit.

Ce que, selon Zeno, l'image du sommeil nous montre assez. Car il
estime que c'est vne defaillance et cheute de l'ame aussi bien que
du corps. Contrahi animum, et quasi labi putat atque decidere. Et ce
qu'on aperceuoit en aucuns, sa force, et sa vigueur se maintenir
en la fin de la vie, ils le rapportoyent à la diuersité des maladies,3
comme on void les hommes en cette extremité, maintenir, qui vn
sens, qui vn autre, qui l'ouïr, qui le fleurer, sans alteration: et ne
se voit point d'affoiblissement si vniuersel, qu'il n'y reste quelques
parties entieres et vigoureuses:

Non alio pacto, quàm si pes cùm dolet ægri,
In nullo caput interea sit fortè dolore.
La veuë de nostre iugement se rapporte à la verité, comme fait
l'œil du chat-huant, à la splendeur du soleil, ainsi que dit Aristote.
Par où le sçaurions nous mieux conuaincre que par si grossiers
aueuglemens en vne si apparente lumiere? Car l'opinion contraire,4
de l'immortalité de l'ame, laquelle Cicero dit auoir esté premierement
introduitte, au moins du tesmoignage des liures, par Pherecydes
Syrius du temps du Roy Tullus (d'autres en attribuent l'inuention
à Thales: et autres à d'autres) c'est la partie de l'humaine
322 science traictée auec plus de reseruation et de doute. Les dogmatistes
les plus fermes, sont contraints en cet endroit principalement,
de se reietter à l'abry des ombrages de l'Academie. Nul ne
sçait ce qu'Aristote a estably de ce subiect, non plus que touts les
anciens en general, qui le manient d'vne vacillante creance: rem
gratissimam promittentium magis quàm probantium. Il s'est caché
soubs le nuage des paroles et sens difficiles, et non intelligibles,
et a laissé à ses sectateurs, autant à debattre sur son iugement que
sur la matiere.   Deux choses leur rendoient cette opinion plausible:
l'vne, que sans l'immortalité des ames, il n'y auroit plus dequoy1
asseoir les vaines esperances de la gloire, qui est vne consideration
de merueilleux credit au monde: l'autre, que c'est vne
tres-vtile impression, comme dit Platon, que les vices, quand ils se
desroberont de la veuë et cognoissance de l'humaine iustice, demeurent
tousiours en butte à la diuine, qui les poursuyura, voire
apres la mort des coulpables. Vn soing extreme tient l'homme d'alonger
son estre; il y a pourueu par toutes ses pieces. Et pour la
conseruation du corps, sont les sepultures: pour la conseruation
du nom, la gloire. Il a employé toute son opinion à se rebastir,
impatient de sa fortune, et à s'estançonner par ses inuentions.2
L'ame par son trouble et sa foiblesse, ne pouuant tenir sur son
pied, va questant de toutes parts des consolations, esperances et
fondements, et des circonstances estrangeres, où elle s'attache et
se plante. Et pour legers et fantastiques que son inuention les luy
forge, s'y repose plus seurement qu'en soy, et plus volontiers. Mais
les plus aheurtez à cette si iuste et claire persuasion de l'immortalité
de nos esprits; c'est merueille comme ils se sont trouuez
courts et impuissans à l'establir par leurs humaines forces. Somnia
sunt non docentis, sed optantis: disoit vn ancien. L'homme peut
recognoistre par ce tesmoignage, qu'il doit à la fortune et au rencontre,3
la verité qu'il descouure luy seul; puis que lors mesme,
qu'elle luy est tombée en main, il n'a pas dequoy la saisir et la
maintenir, et que sa raison n'a pas la force de s'en preualoir.
Toutes choses produites par nostre propre discours et suffisance,
autant vrayes que fauces, sont subiectes à incertitude et debat.
C'est pour le chastiment de nostre fierté, et instruction de nostre
misere et incapacité, que Dieu produisit le trouble, et la confusion
de l'ancienne tour de Babel. Tout ce que nous entreprenons sans
son assistance, tout ce que nous voyons sans la lampe de sa grace,
324 ce n'est que vanité et folie. L'essence mesme de la verité, qui est
vniforme et constante, quand la fortune nous en donne la possession,
nous la corrompons et abastardissons par nostre foiblesse.
Quelque train que l'homme prenne de soy, Dieu permet qu'il arriue
tousiours à cette mesme confusion, de laquelle il nous represente
si viuement l'image par le iuste chastiement, dequoy il
batit l'outrecuidance de Nemroth, et aneantit les vaines entreprinses
du bastiment de sa pyramide. Perdam sapientiam sapientium,
et prudentiam prudentium reprobabo. La diuersité d'idiomes
et de langues, dequoy il troubla cet ouurage, qu'est-ce autre chose,1
que cette infinie et perpetuelle altercation et discordance d'opinions
et de raisons, qui accompaigne et embrouille le vain bastiment
de l'humaine science? Et l'embrouille vtilement. Qui nous
tiendroit, si nous auions un grain de connoissance? Ce sainct m'a
faict grand plaisir: Ipsa vtilitatis occultatio, aut humilitatis exercitatio
est, aut elationis attritio. Iusques à quel poinct de presomption
et d'insolence, ne portons nous nostre aueuglement et nostre
bestise?   Mais pour reprendre mon propos: c'estoit vrayement
bien raison, que nous fussions tenus à Dieu seul, et au benefice de
sa grace, de la verité d'vne si noble creance, puis que de sa seule2
liberalité, nous receuons le fruict de l'immortalité, lequel consiste
en la iouyssance de la beatitude eternelle. Confessons ingenuement,
que Dieu seul nous l'a dict, et la foy: car leçon n'est-ce pas
de Nature et de nostre raison. Et qui retentera son estre et ses
forces, et dedans et dehors, sans ce priuilege diuin: qui verra
l'homme, sans le flatter, il n'y verra ny efficace, ny faculté, qui
sente autre chose que la mort et la terre. Plus nous donnons, et
deuons, et rendons à Dieu, nous en faisons d'autant plus chrestiennement.
Ce que ce philosophe Stoïcien dit tenir du fortuit consentement
de la voix populaire, valoit-il pas mieux qu'il le tinst de3
Dieu? Cùm de animorum æternitate disserimus, non leue momentum
apud nos habet consensus hominum, aut timentium inferos, aut colentium.
Vtor hac publica persuasione.   Or la foiblesse des argumens
humains sur ce subiect, se connoist singulierement par les
fabuleuses circonstances, qu'ils ont adioustees à la suite de cette
opinion, pour trouuer de quelle condition estoit cette nostre immortalité.
Laissons les Stoïciens, Vsuram nobis largiuntur tanquam
cornicibus; diu mansuros aiunt animos, semper negant: qui
donnent aux ames vne vie au delà de ceste cy, mais finie. La plus
326 vniuerselle et plus receuë fantaisie, et qui dure iusques à nous,
ç'a esté celle, de laquelle on fait autheur Pythagoras; non qu'il en
fust le premier inuenteur, mais d'autant qu'elle receut beaucoup
de poix, et de credit, par l'authorité de son approbation: C'est que
les ames au partir de nous, ne faisoient que rouler de l'vn corps à
vn autre, d'vn lyon à un cheual, d'vn cheual à vn Roy, se promenants
ainsi sans cesse, de maison en maison. Et luy, disoit se souuenir
auoir esté Æthalides, depuis Euphorbus, en apres Hermotimus,
en fin de Pyrrhus estre passé en Pythagoras: ayant memoire
de soy de deux cents six ans. Adioustoyent aucuns, que ces mesmes1
ames remontent au ciel par fois, et en deuallent encores:

O pater, ànne aliquas ad cœlum hinc ire putandum est
Sublimes animas, iterúmque ad tarda reuerti
Corpora? quæ lucis miseris tam dira cupido?
Origene les fait aller et venir eternellement du bon au mauuais
estat. L'opinion que Varro recite, est, qu'en quatre cens quarante
ans de reuolution elles se reioignent à leur premier corps. Chrysippus,
que cela doibt aduenir apres certain espace de temps incognu
et non limité. Platon (qui dit tenir de Pindare et de l'ancienne
poësie cette croyance) des infinies vicissitudes de mutation, ausquelles2
l'ame est preparée, n'ayant ny les peines, ny les recompenses
en l'autre monde, que temporelles, comme sa vie en cestuy-cy
n'est que temporelle, conclud en elle vne singuliere sçience
des affaires du ciel, de l'enfer, et d'icy, où elle a passé, repassé, et
seiourné à plusieurs voyages: matiere à sa reminiscence.   Voicy
son progrés ailleurs: Qui a bien vescu, il se reioint à l'astre, auquel
il est assigné: qui mal, il passe en femme: et si lors mesme il
ne se corrige point, il se rechange en beste de condition conuenable
à ses mœurs vicieuses: et ne verra fin à ses punitions, qu'il ne
soit reuenu à sa naïue constitution, s'estant par la force de la raison3
défaict des qualitez grossieres, stupides, et elementaires, qui
estoyent en luy. Mais ie ne veux oublier l'obiection que font les
Epicuriens à cette transmigration de corps en autre. Elle est plaisante.
Ils demandent quel ordre il y auroit, si la presse des mourans
venoit à estre plus grande que des naissans. Car les ames deslogées
de leur giste seroyent à se fouler à qui prendroit place la
premiere dans ce nouuel estuy. Et demandent aussi, à quoy elles
passeroient leur temps, ce pendant qu'elles attendroient qu'vn logis
leur fust appresté: ou au rebours s'il naissoit plus d'animaux, qu'il
n'en mourroit, ils disent que les corps seroient en mauuais party,4
attendant l'infusion de leur ame, et en aduiendroit qu'aucuns d'iceux
se mourroient auant que d'auoir esté viuans.
328
Denique connubia ad veneris, partúsque ferarum,
Esse animas præsto deridiculum esse videtur,
Et spectare immortales mortalia membra
Innumero numero, certaréque præproperanter
Inter se, quæ prima potissimáque insinuetur.

D'autres ont arresté l'ame au corps des trespassez, pour en animer
les serpents, les vers, et autres bestes, qu'on dit s'engendrer de la
corruption de nos membres, voire et de nos cendres. D'autres la
diuisent en vne partie mortelle, et l'autre immortelle. Autres la
font corporelle, et ce neantmoins immortelle. Aucuns la font immortelle,1
sans science et sans cognoissance. Il y en a aussi des nostres
mesmes qui ont estimé, que des ames des condamnez, il s'en
faisoit des diables: comme Plutarque pense, qu'il se face des dieux
de celles qui sont sauuées. Car il est peu de choses que cet autheur
là establisse d'vne façon de parler si resolue, qu'il fait ceste-cy:
maintenant par tout ailleurs vne maniere dubitatrice et ambigue.
Il faut estimer, dit-il, et croire fermement, que les ames des
hommes vertueux selon nature et selon iustice diuine, deuiennent
d'hommes saincts, et de saincts demy-dieux, et de demy-dieux,
apres qu'ils sont parfaictement, comme és sacrifices de purgation,2
nettoyez et purifiez, estans deliurez de toute passibilité et de toute
mortalité, ils deuiennent, non par aucune ordonnance ciuile, mais
à la verité, et selon raison vray-semblable, dieux entiers et parfaicts,
en receuant vne fin tres heureuse et tres-glorieuse. Mais qui
le voudra voir, luy, qui est des plus retenus pourtant et moderez
de la bande, s'escarmoucher auec plus de hardiesse, et nous conter
ses miracles sur ce propos, ie le renuoye à son discours de la lune,
et du Dæmon de Socrates, là où aussi euidemment qu'en nul autre
lieu, il se peut aduerer, les mysteres de la philosophie auoir beaucoup
d'estrangetez communes auec celles de la poësie: l'entendement3
humain se perdant à vouloir sonder et contreroller toutes
choses iusques au bout: tout ainsi comme, lassez et trauaillez de
la longue course de nostre vie, nous retombons en enfantillage.
Voyla les belles et certaines instructions, que nous tirons de la
science humaine, sur le subiect de nostre ame.   Il n'y a point
moins de temerité en ce qu'elle nous apprend des parties corporelles.
Choisissons en vn, ou deux exemples: car autrement nous
nous perdrions dans cette mer trouble et vaste des erreurs medecinales.
Sçachons, si on s'accorde au moins en cecy, de quelle
matiere les hommes se produisent les vns des autres. Car quant à4
330 leur premiere production, ce n'est pas merueille, si en chose si
haute et ancienne, l'entendement humain se trouble et dissipe.
Archelaüs le physicien, duquel Socrates fut le disciple et le mignon,
selon Aristoxenus, disoit, et les hommes et les animaux auoir esté
faicts d'vn limon laicteux, exprimé par la chaleur de la terre. Pythagoras
dit nostre semence estre l'escume de nostre meilleur sang:
Platon, l'escoulement de la moëlle de l'espine du dos: ce qu'il
argumente de ce, que cet endroit se sent le premier, de la lasseté
de la besongne: Alcmeon, partie de la substance du cerueau: et
qu'il soit ainsi, dit-il, les yeux troublent à ceux qui se trauaillent1
outre mesure à cet exercice: Democritus, vne substance extraite
de toute la masse corporelle: Epicurus, extraicte de l'ame et du
corps: Aristote, vn excrement tiré de l'aliment du sang le dernier
qui s'espand en nos membres: autres, du sang, cuit et digeré par
la chaleur des genitoires: ce qu'ils iugent de ce qu'aux extremes
efforts, on rend des gouttes de pur sang: enquoy il semble qu'il y
ayt plus d'apparence, si on peut tirer quelque apparence d'vne
confusion si infinie. Or pour mener à effect cette semence, combien
en font-ils d'opinions contraires? Aristote et Democritus tiennent
que les femmes n'ont point de sperme: et que ce n'est qu'vne2
sueur qu'elles eslancent par la chaleur du plaisir et du mouuement,
qui ne sert de rien à la generation. Galen au contraire, et
ses suyuans, que sans la rencontre des semences, la generation ne
se peut faire. Voyla les medecins, les philosophes, les iurisconsultes,
et les theologiens, aux prises pesle mesle auec nos femmes,
sur la dispute, à quels termes les femmes portent leur fruict. Et
moy ie secours par l'exemple de moy-mesme, ceux d'entre eux, qui
maintiennent la grossesse d'onze moys. Le monde est basty de cette
experience, il n'est si simple femmelette qui ne puisse dire son
aduis sur toutes ces contestations, et si nous n'en sçaurions estre3
d'accord.   En voyla assez pour verifier que l'homme n'est non plus
instruit de la cognoissance de soy, en la partie corporelle, qu'en
la spirituelle. Nous l'auons proposé luy mesmes à soy, et sa raison,
à sa raison, pour voir ce qu'elle nous en diroit. Il me semble assez
auoir montré combien peu elle s'entend en elle mesme. Et, qui ne
s'entend en soy, en quoy se peut il entendre? Quasi veró mensuram
vllius rei possit agere, qui sui nesciat. Vrayement Protagoras nous
en comtoit de belles, faisant l'homme la mesure de toutes choses,
332 qui ne sçeut iamais seulement la sienne. Si ce n'est luy, sa dignité
ne permettra pas qu'autre creature ayt cet aduantage. Or luy estant
en soy si contraire, et l'vn iugement subuertissant l'autre sans
cesse, cette fauorable proposition n'estoit qu'vne risée, qui nous
menoit à conclurre par necessité la neantise du compas et du compasseur.
Quand Thales estime la cognoissance de l'homme tres-difficile
à l'homme, il luy apprend, la cognoissance de toute autre
chose luy estre impossible.   Vous, pour qui i'ay pris la peine d'estendre
vn si long corps, contre ma coustume, ne refuyrez point de
maintenir vostre Sebonde, par la forme ordinaire d'argumenter,1
dequoy vous estes tous les iours instruite, et exercerez en cela vostre
esprit et vostre estude: car ce dernier tour d'escrime icy, il ne
le faut employer que comme vn extreme remede. C'est vn coup desesperé,
auquel il faut abandonner vos armes, pour faire perdre à
vostre aduersaire les siennes: et vn tour secret, duquel il se faut
seruir rarement et reseruément. C'est grande temerité de vous perdre
pour perdre vn autre. Il ne faut pas vouloir mourir pour se venger,
comme fit Gobrias. Car estant aux prises bien estroictes auec
vn Seigneur de Perse, Darius y suruenant l'espée au poing, qui craignoit
de frapper, de peur d'assener Gobrias: il luy cria, qu'il donnast2
hardiment, quand il deuroit donner au trauers tous les deux.
I'ay veu reprouuer pour iniustes, des armes et conditions de combat
singulier desesperées, et ausquelles celuy qui les offroit, mettoit
luy et son compaignon en termes d'vne fin à tous deux ineuitable.
Les Portugais prindrent en la mer des Indes certains Turcs
prisonniers: lesquels impatiens de leur captiuité, se resolurent,
et leur succeda, frottant des clous de nauire l'vn à l'autre, et faisans
tomber vne estincelle de feu dans les caques de poudre (qu'il
y auoit en l'endroit où ils estoyent gardez) d'embraser et mettre
en cendre eux, leurs maistres et le vaisseau. Nous secouons icy les3
limites et dernieres clostures des sciences: ausquelles l'extremité
est vitieuse, comme en la vertu. Tenez vous dans la route commune,
il ne fait mie bon estre si subtil et si fin. Souuienne vous de
ce que dit le prouerbe Thoscan,

Chi troppo s'assottiglia, si scauezza.

Ie vous conseille en vos opinions et en vos discours, autant qu'en
vos mœurs, et en toute autre chose, la moderation et l'attrempance,
et la fuite de la nouuelleté et de l'estrangeté. Toutes les voyes extrauagantes
334 me faschent. Vous qui par l'authorité que vostre grandeur
vous apporte, et encores plus par les auantages que vous
donnent les qualitez plus vostres, pouuez d'vn clin d'œil commander
à qui il vous plaist, deuiez donner cette charge à quelqu'un,
qui fist profession des lettres, qui vous eust bien autrement appuyé
et enrichy cette fantasie. Toutesfois en voicy assez, pour ce
que vous en auez à faire.   Epicurus disoit des loix, que les pires
nous estoyent si necessaires, que sans elles, les hommes s'entremangeroient
les vns les autres. Et Platon verifie que sans loix,
nous viurions comme bestes. Nostre esprit est vn vtil vagabond,1
dangereux et temeraire: il est malaisé d'y ioindre l'ordre et la
mesure: de mon temps ceux qui ont quelque rare excellence au
dessus des autres, et quelque viuacité extraordinaire, nous les
voyons quasi tous, desbordez en licence d'opinions, et de mœurs:
c'est miracle s'il s'en rencontre vn rassis et sociable. On a raison
de donner à l'esprit humain les barrieres les plus contraintes qu'on
peut. En l'estude, comme au reste, il luy faut compter et regler
ses marches: il luy faut tailler par art les limites de sa chasse. On
le bride et garotte de religions, de loix, de coustumes, de science,
de preceptes, de peines, et recompenses mortelles et immortelles:2
encores voit-on que par sa volubilité et dissolution, il eschappe à
toutes ces liaisons. C'est vn corps vain, qui n'a par où estre saisi
et assené: vn corps diuers et difforme, auquel on ne peut asseoir
nœud ny prise. Certes il est peu d'ames si reglées, si fortes et bien
nées, à qui on se puisse fier de leur propre conduicte: et qui puissent
auec moderation et sans temerité, voguer en la liberté de leurs
iugemens, au delà des opinions communes. Il est plus expedient de
les mettre en tutelle. C'est vn outrageux glaiue à son possesseur
mesme, que l'esprit, à qui ne sçait s'en armer ordonnément et discrettement.
Et n'y a point de beste, à qui il faille plus iustement3
donner des orbieres, pour tenir sa veuë subjecte, et contrainte deuant
ses pas; et la garder d'extrauaguer ny çà ny là, hors les ornieres
que l'vsage et les loix luy tracent. Parquoy il vous siera
mieux de vous resserrer dans le train accoustumé, quel qu'il soit,
que de ietter vostre vol à cette licence effrenée. Mais si quelqu'vn
de ces nouueaux docteurs, entreprend de faire l'ingenieux en vostre
presence, aux despens de son salut et du vostre: pour vous deffaire
de cette dangereuse peste, qui se respand tous les iours en vos
336 cours, ce preseruatif à l'extreme necessité, empeschera que la contagion
de ce venin n'offencera, ny vous, ny vostre assistance.   La
liberté donc et gaillardise de ces esprits anciens, produisoit en la
philosophie et sciences humaines, plusieurs sectes d'opinions differentes,
chacun entreprenant de iuger et de choisir pour prendre
party. Mais à present, que les hommes vont tous vn train: qui certis
quibusdam destinatisque sententiis addicti et consecrati sunt, vt
étiam, quæ non probant, cogantur defendere: et que nous receuons
les arts par ciuile authorité et ordonnance: si que les escholes
n'ont qu'vn patron et pareille institution et discipline circonscripte,1
on ne regarde plus ce que les monnoyes poisent et valent, mais
chacun à son tour, les reçoit selon le prix, que l'approbation commune
et le cours leur donne: on ne plaide pas de l'alloy, mais de
l'vsage: ainsi se mettent egallement toutes choses. On reçoit la
medecine, comme la geometrie; et les battelages, les enchantemens,
les liaisons, le commerce des esprits des trespassez, les prognostications,
les domifications, et iusques à cette ridicule poursuitte
de la pierre philosophale, tout se met sans contredict. Il ne
faut que sçauoir, que le lieu de Mars loge au milieu du triangle de
la main, celuy de Venus au pouce, et de Mercure au petit doigt: et2
que quand la mensale couppe le tubercle de l'enseigneur, c'est
signe de cruauté: quand elle faut soubs le mitoyen, et que la
moyenne naturelle fait vn angle auec la vitale, soubs mesme endroit,
que c'est signe d'vne mort miserable: que si à vne femme,
la naturelle est ouuerte, et ne ferme point l'angle auec la vitale,
cela denote qu'elle sera mal chaste. Ie vous appelle vous mesme à
tesmoin, si auec cette science, vn homme ne peut passer auec reputation
et faueur parmy toutes compagnies.   Theophrastus disoit,
que l'humaine cognoissance, acheminée par les sens, pouuoit
iuger des causes des choses iusques à certaine mesure, mais qu'estant3
arriuée aux causes extremes et premieres, il falloit qu'elle
s'arrestast, et qu'elle rebouchast: à cause ou de sa foiblesse, ou de
la difficulté des choses. C'est vne opinion moyenne et douce; que
nostre suffisance nous peut conduire iusques à la cognoissance
d'aucunes choses, et qu'elle a certaines mesures de puissance, outre
lesquelles c'est temerité de l'employer. Cette opinion est plausible,
338 et introduicte par gens de composition: mais il est malaisé
de donner bornes à nostre esprit: il est curieux et auide, et n'a
point occasion de s'arrester plus tost à mille pas qu'à cinquante.
Ayant essayé par experience, que ce à quoy l'vn s'estoit failly,
l'autre y est arriué: et que ce qui estoit incogneu à vn siecle, le
siecle suyuant l'a esclaircy: et que les sciences et les arts ne se
iettent pas en moule, ains se forment et figurent peu à peu, en les
maniant et pollissant à plusieurs fois, comme les ours façonnent
leurs petits en les leschant à loisir: ce que ma force ne peut descouurir,
ie ne laisse pas de le sonder et essayer: et en retastant et1
pestrissant cette nouuelle matiere, la remuant et l'eschauffant, i'ouure
à celuy qui me suit, quelque facilité pour en iouyr plus à son
ayse, et la luy rends plus soupple, et plus maniable:

Vt Hymettia sole
Cera remollescit, tractatáque pollice multas
Vertitur in facies, ipsóque fit vtilis vsu.

Autant en fera le second au tiers: qui est cause que la difficulté
ne me doit pas desesperer; ny aussi peu mon impuissance, car ce
n'est que la mienne.   L'homme est capable de toutes choses,
comme d'aucunes. Et s'il aduouë, comme dit Theophrastus, l'ignorance2
des causes premieres et des principes, qu'il me quitte hardiment
tout le reste de sa science. Si le fondement luy faut, son
discours est par terre. Le disputer et l'enquerir, n'a autre but et
arrest que les principes: si cette fin n'arreste son cours, il se iecte
à vne irresolution infinie. Non potest aliud alio magis minùsue comprehendi,
quoniam omnium rerum vna est definitio comprehendendi.
Or il est vray-semblable que si l'ame sçauoit quelque chose, elle se
sçauroit premierement elle mesme; et si elle sçauoit quelque chose
hors d'elle, ce seroit son corps et son estuy, auant toute autre
chose. Si on void iusques auiourd'huy les dieux de la medecine se3
debattre de nostre anatomie,

Mulciber in Troiam, pro Troia stabat Apollo:

quand attendons nous qu'ils en soyent d'accord? Nous nous sommes
plus voisins, que ne nous est la blancheur de la nege, ou la pesanteur
de la pierre. Si l'homme ne se cognoist, comment cognoist-il
ses functions et ses forces? Il n'est pas à l'aduanture, que
quelque notice veritable ne loge chez nous; mais c'est par hazard.
Et d'autant que par mesme voye, mesme façon et conduitte, les
erreurs se reçoiuent en nostre ame, elle n'a pas dequoy les distinguer,
ny dequoy choisir la verité du mensonge.   Les Academiciens4
340 receuoyent quelque inclination de iugement; et trouuoyent
trop crud, de dire qu'il n'estoit pas plus vray-semblable que la
nege fust blanche, que noire; et que nous ne fussions non plus
asseurez du mouuement d'vne pierre, qui part de nostre main, que
de celuy de la huictiesme sphere. Et pour euiter cette difficulté et
estrangeté, qui ne peut à la verité loger en nostre imagination,
que malaisément; quoy qu'ils establissent que nous n'estions aucunement
capables de sçauoir, et que la verité est engoufrée dans
des profonds abysmes, où la veuë humaine ne peut penetrer: si
aduouoyent ils, les vnes choses plus vray-semblables que les autres;1
et receuoyent en leur iugement cette faculté, de se pouuoir
incliner plustost à vne apparence, qu'à vne autre. Ils luy permettoyent
cette propension, luy deffendant toute resolution. L'aduis
des Pyrrhoniens est plus hardy, et quant et quant plus vray-semblable.
Car cette inclination Academique, et cette propension
à vne proposition plustost qu'à vne autre, qu'est-ce autre chose
que la recognoissance de quelque plus apparente verité, en cette-cy
qu'en celle-là? Si nostre entendement est capable de la forme, des
lineamens, du port, et du visage, de la verité, il la verroit entiere,
aussi bien que demie, naissante, et imperfaicte. Cette apparence2
de verisimilitude, qui les fait prendre plustost à gauche qu'à droite,
augmentez la; cette once de verisimilitude, qui incline la balance,
multipliez la de cent, de mille onces; il en aduiendra en fin, que
la balance prendra party tout à faict, et arrestera vn chois et vne
verité entiere. Mais comment se laissent ils plier à la vray-semblance,
s'ils ne cognoissent le vray? Comment cognoissent ils la
semblance de ce, dequoy ils ne cognoissent pas l'essence? Ou nous
pouuons iuger tout à faict, ou tout à faict nous ne le pouuons pas.
Si noz facultez intellectuelles et sensibles, sont sans fondement et
sans pied, si elles ne font que flotter et vanter, pour neant laissons3
nous emporter nostre iugement à aucune partie de leur operation,
quelque apparence qu'elle semble nous presenter. Et la plus seure
assiette de nostre entendement, et la plus heureuse, ce seroit
celle-là, où il se maintiendroit rassis, droit, inflexible, sans bransle
et sans agitation. Inter visa vera, aut falsa, ad animi assensum,
nihil interest. Que les choses ne logent pas chez nous en leur
forme et en leur essence, et n'y facent leur entrée de leur force
propre et authorité, nous le voyons assez. Par ce que s'il estoit
ainsi, nous les receurions de mesme façon: le vin seroit tel en la
bouche du malade, qu'en la bouche du sain. Celuy qui a des creuasses4
342 aux doigts, ou qui les a gourdz, trouueroit vne pareille
durté au bois ou au fer, qu'il manie, que fait vn autre. Les
subjets estrangers se rendent donc à nostre mercy, ils logent chez
nous, comme il nous plaist. Or si de nostre part nous receuions
quelque chose sans alteration, si les prises humaines estoient assez
capables et fermes, pour saisir la verité par noz propres moyens,
ces moyens estans communs à tous les hommes, cette verité se
reiecteroit de main en main de l'vn à l'autre. Et au moins se trouueroit-il
vne chose au monde, de tant qu'il y en a, qui se croiroit
par les hommes d'vn consentement vniuersel. Mais ce, qu'il ne se1
void aucune proposition, qui ne soit debattue et controuersée entre
nous, ou qui ne le puisse estre, montre bien que nostre iugement
naturel ne saisit pas bien clairement ce qu'il saisit: car mon iugement
ne le peut faire receuoir au iugement de mon compagnon:
qui est signe qui ie l'ay saisi par quelque autre moyen, que par
vne naturelle puissance, qui soit en moy et en tous les hommes.
Laissons à part cette infinie confusion d'opinions, qui se void
entre les philosophes mesmes, et ce debat perpetuel et vniuersel
en la cognoissance des choses. Car cela est presupposé tres-veritablement,
que d'aucune chose les hommes, ie dy les sçauans, les2
mieux nais, les plus suffisans, ne sont d'accord: non pas que le
ciel soit sur nostre teste: car ceux qui doubtent de tout, doubtent
aussi de cela: et ceux qui nient que nous puissions comprendre
aucune chose, disent que nous n'auons pas compris que le ciel
soit sur nostre teste: et ces deux opinions sont, en nombre, sans
comparaison les plus fortes.   Outre cette diuersité et diuision
infinie, par le trouble que nostre iugement nous donne à nous
mesmes, et l'incertitude que chacun sent en soy, il est aysé à
voir qu'il a son assiette bien mal asseurée. Combien diuersement
iugeons nous des choses? combien de fois changeons nous noz3
fantasies? Ce que ie tiens auiourd'huy, et ce que ie croy, ie le tiens,
et le croy de toute ma croyance: tous mes vtils et tous mes ressorts
empoignent cette opinion, et m'en respondent, sur tout ce
qu'ils peuuent: ie ne sçaurois embrasser aucune verité ny conseruer
auec plus d'asseurance, que ie fay cette-cy. I'y suis tout
entier; i'y suis voyrement: mais ne m'est-il pas aduenu non vne
fois, mais cent, mais mille, et tous les iours, d'auoir embrassé
quelque autre chose à tout ces mesmes instrumens, en cette mesme
condition, que depuis i'ay iugée fauce? Au moins faut-il deuenir
sage à ses propres despens. Si ie me suis trouué souuent trahy4
344 soubs cette couleur, si ma touche se trouue ordinairement faulce,
et ma balance inegale et iniuste, quelle asseurance en puis-ie
prendre à cette fois, plus qu'aux autres? N'est-ce pas sottise, de
me laisser tant de fois pipper à vn guide? Toutesfois, que la
Fortune nous remue cinq cens fois de place, qu'elle ne face que
vuyder et remplir sans cesse, comme dans vn vaisseau, dans nostre
croyance, autres et autres opinions, tousiours la presente et la
derniere c'est la certaine, et l'infaillible. Pour cette-cy, il faut
abandonner les biens, l'honneur, la vie, et le salut, et tout,

Posterior res illa reperta,1
Perdit, et immutat sensus ad pristina quæque.

Quoy qu'on nous presche, quoy que nous apprenions, il faudroit
tousiours se souuenir que c'est l'homme qui donne, et l'homme
qui reçoit; c'est vne mortelle main qui nous le presente; c'est vne
mortelle main qui l'accepte. Les choses qui nous viennent du ciel,
ont seules droict et authorité de persuasion, seules merque de
verité: laquelle aussi ne voyons nous pas de nos yeux, ny ne la
receuons par nos moyens: cette saincte et grande image ne pourroit
pas en vn si chetif domicile, si Dieu pour cet vsage ne le
prepare, si Dieu ne le reforme et fortifie par sa grace et faueur2
particuliere et supernaturelle. Aumoins deuroit nostre condition
fautiue, nous faire porter plus moderément et retenuement en nos
changemens. Il nous deuroit souuenir, quoy que nous receussions
en l'entendement, que nous receuons souuent des choses fauces, et
que c'est par ces mesmes vtils qui se dementent et qui se trompent
souuent.   Or n'est-il pas merueille, s'ils se dementent, estans si
aysez à incliner et à tordre par bien legeres occurrences. Il est certain
que nostre apprehension, nostre iugement et les facultez de
nostre ame en general, souffrent selon les mouuemens et alterations
du corps, lesquelles alterations sont continuelles. N'auons nous pas3
l'esprit plus esueillé, la memoire plus prompte, le discours plus vif,
en santé qu'en maladie? La ioye et la gayeté ne nous font elles pas
receuoir les subjects qui se presentent à nostre ame, d'vn tout autre
visage, que le chagrin et la melancholie? Pensez vous que les vers
de Catulle ou de Sappho, rient à vn vieillard auaricieux et rechigné,
comme à vn ieune homme vigoureux et ardent? Cleomenes fils
d'Anaxandridas estant malade, ses amis luy reprochoyent qu'il
auoit des humeurs et fantasies nouuelles, et non accoustumées: le
croy bien, fit-il, aussi ne suis-ie pas celuy que ie suis estant sain:
estant autre, aussi sont autres mes opinions et fantasies. En la4
chicane de nos palais, ce mot est en vsage, qui se dit des criminels
qui rencontrent les iuges en quelque bonne trampe, douce et debonnaire,
346 gaudeat de bona fortuna. Car il est certain que les iugemens
se rencontrent par fois plus tendus à la condemnation, plus
espineux et aspres, tantost plus faciles, aysez, et enclins à l'excuse.
Tel qui rapporte de sa maison la douleur de la goutte, la ialousie,
ou le larrecin de son valet, ayant toute l'ame teinte et abbreuuée
de colere, il ne faut pas doubter que son iugement ne s'en altere
vers cette part là. Ce venerable Senat d'Areopage, iugeoit de nuict,
de peur que la veue des poursuiuans corrompist sa iustice. L'air
mesme et la serenité du ciel, nous apporte quelque mutation, comme
dit ce vers Grec en Cicero,1

Tales sunt hominum mentes, quali pater ipse
Iuppiter, auctifera lustrauit lampade terras.

Ce ne sont pas seulement les fieures, les breuuages, et les grands
accidens, qui renuersent nostre iugement: les moindres choses du
monde le tourneuirent. Et ne faut pas doubter, encores que nous
ne le sentions pas, que si la fieure continue peut atterrer nostre
ame, que la tierce n'y apporte quelque alteration selon la mesure
et proportion. Si l'apoplexie assoupit et esteint tout à faict la veuë
de nostre intelligence, il ne faut pas doubter que le morfondement
ne l'esblouisse. Et par consequent, à peine se peut-il rencontrer2
vne seule heure en la vie, où nostre iugement se trouue en sa deuë
assiette, nostre corps estant subiect à tant de continuelles mutations,
et estoffé de tant de sortes de ressorts, que i'en croy les medecins,
combien il est malaisé, qu'il n'y en ayt tousiours quelq'vn
qui tire de trauers.   Au demeurant, cette maladie ne se descouure
pas si aisément, si elle n'est du tout extreme et irremediable:
d'autant que la raison va tousiours torte, boiteuse, et deshanchée:
et auec le mensonge comme auec la verité. Par ainsin, il est malaisé
de descouurir son mescompte, et desreglement. I'appelle
tousiours raison, cette apparence de discours que chacun forge3
en soy: cette raison, de la condition de laquelle, il y en peut avoir
cent contraires autour d'vn mesme subject: c'est vn instrument de
plomb, et de cire, alongeable, ployable, et accommodable à tout
biais et à toutes mesures: il ne reste que la suffisance de le sçauoir
contourner. Quelque bon dessein qu'ait vn iuge, s'il ne s'escoute
de pres, à quoy peu de gens s'amusent; l'inclination à l'amitié, à
la parenté, à la beauté, et à la vengeance, et non pas seulement
choses si poisantes, mais cet instinct fortuite, qui nous fait fauoriser
vne chose plus qu'vne autre, et qui nous donne sans le congé
de la raison, le choix, en deux pareils subjects, ou quelque4
348 vmbrage de pareille vanité, peuuent insinuer insensiblement en
son iugement, la recommendation ou deffaueur d'vne cause, et
donner pente à la balance.   Moy qui m'espie de plus prez, qui
ay les yeux incessamment tendus sur moy, comme celuy qui n'a
pas fort affaire ailleurs,

Quis sub Arcto
Rex gelidæ metuatur oræ,
Quid Tyridatem terreat, vnicè
Securus,

à peine oseroy-ie dire la vanité et la foiblesse que ie trouue chez1
moy. I'ay le pied si instable et si mal assis, ie le trouue si aysé à
crouler, et si prest au branle, et ma veue si desreglée, qu'à iun
ie me sens autre, qu'apres le repas: si ma santé me rid, et la
clarté d'vn beau iour, me voyla honneste homme: si i'ay vn cor qui
me presse l'orteil, me voylà renfroigné, mal plaisant et inaccessible.
Vn mesme pas de cheual me semble tantost rude, tantost
aysé; et mesme chemin à cette heure plus court, vne autre fois
plus long: et vne mesme forme ores plus ores moins aggreable.
Maintenant ie suis à tout faire, maintenant à rien faire: ce qui
m'est plaisir à cette heure, me sera quelquefois peine. Il se fait2
mille agitations indiscrettes et casueles chez moy. Ou l'humeur
melancholique me tient, ou la cholerique; et de son authorité
priuée, à cett'heure le chagrin predomine en moy, à cette heure
l'allegresse. Quand ie prens des liures, i'auray apperceu en tel
passage des graces excellentes, et qui auront feru mon ame; qu'vn'autre
fois i'y retombe, i'ay beau le tourner et virer, i'ay beau le
plier et le manier, c'est vne masse incognue et informe pour moy.
En mes escris mesmes, ie ne retrouue pas tousiours l'air de ma
premiere imagination: ie ne sçay ce que i'ay voulu dire: et m'eschaude
souuent à corriger, et y mettre vn nouueau sens, pour3
auoir perdu le premier qui valloit mieux. Ie ne fay qu'aller et
venir: mon iugement ne tire pas tousiours auant, il flotte, il
vague,

Velut minuta magno
Deprensa nauis in mari, vesaniente vento.

Maintes-fois, comme il m'aduient de faire volontiers, ayant pris
pour exercice et pour esbat, à maintenir vne contraire opinion à la
mienne, mon esprit s'appliquant et tournant de ce costé-là, m'y
attache si bien, que ie ne trouue plus la raison de mon premier
aduis, et m'en despars. Ie m'entraine quasi où ie panche, comment4
que ce soit, et m'emporte de mon poix.   Chacun à peu pres en
diroit autant de soy, s'il se regardoit comme moy. Les prescheurs
sçauent, que l'emotion qui leur vient en parlant, les anime vers
la creance: et qu'en cholere nous nous addonnons plus à la deffence
350 de nostre proposition, l'imprimons en nous, et l'embrassons
auec plus de vehemence et d'approbation, que nous ne faisons
estans en nostre sens froid et reposé. Vous recitez simplement vne
cause à l'aduocat, il vous y respond chancellant et doubteux: vous
sentez qu'il luy est indifferent de prendre à soustenir l'vn ou l'autre
party: l'auez vous bien payé pour y mordre, et pour s'en formaliser,
commence-il d'en estre interessé, y a-il eschauffé sa volonté?
sa raison et sa science s'y eschauffent quant et quant: voylà vne
apparente et indubitable verité, qui se presente à son entendement:
il y descouure vne toute nouuelle lumiere, et le croit à bon1
escient, et se le persuade ainsi. Voire ie ne sçay si l'ardeur qui
naist du despit, et de l'obstination, à l'encontre de l'impression et
violence du magistrat, et du danger: ou l'interest de la reputation,
n'ont enuoyé tel homme soustenir iusques au feu, l'opinion
pour laquelle entre ses amys, et en liberté, il n'eust pas voulu
s'eschauder le bout du doigt.   Les secousses et esbranlemens que
nostre ame reçoit par les passions corporelles, peuuent beaucoup
en elle: mais encore plus les siennes propres: ausquelles elle est
si fort prinse, qu'il est à l'aduanture soustenable, qu'elle n'a aucune
autre alleure et mouuement, que du souffle de ses vents, et que2
sans leur agitation elle resteroit sans action, comme vn nauire en
pleine mer, que les vents abandonnent de leur secours. Et qui
maintiendroit cela, suiuant le party des Peripateticiens, ne nous
feroit pas beaucoup de tort, puis qu'il est cognu, que la pluspart
des plus belles actions de l'ame, procedent et ont besoin de cette
impulsion des passions. La vaillance, disent-ils, ne se peut parfaire
sans l'assistance de la cholere.

Semper Aiax fortis, fortissimus tamen in furore.

Ny ne court on sus aux meschants, et aux ennemis, assez vigoureusement,
si on n'est courroucé. Et veulent que l'aduocat inspire3
le courroux aux iuges, pour en tirer iustice.   Les cupiditez emeurent
Themistocles, emeurent Demosthenes: et ont poussé les
philosophes aux trauaux, veillées, et peregrinations: nous meinent
à l'honneur, à la doctrine, à la santé, fins vtiles. Et cette lascheté
d'ame à souffrir l'ennuy et la fascherie, sert à nourrir en la conscience,
la penitence et la repentance: et à sentir les fleaux de
Dieu, pour nostre chastiment, et les fleaux de la correction politique.
La compassion sert d'aiguillon à la clemence; et la prudence
352 de nous conseruer et gouuerner, est esueillée par nostre crainte:
et combien de belles actions par l'ambition? combien par la presomption?
Aucune eminente et gaillarde vertu en fin, n'est sans
quelque agitation desreglée. Seroit-ce pas l'vne des raisons qui
auroit meu les Epicuriens, à descharger Dieu de tout soin et sollicitude
de nos affaires: d'autant que les effects mesmes de sa
bonté ne se pouuoient exercer enuers nous, sans esbranler son
repos, par le moyen des passions, qui sont comme des piqueures
et sollicitations acheminans l'ame aux actions vertueuses? ou bien
ont ils creu autrement, et les ont prinses, comme tempestes, qui1
desbauchent honteusement l'ame de sa tranquillité? Vt maris
tranquillitas intelligitur, nulla, ne minima quidem, aura fluctus
commouente: sic animi quietus et placatus status cernitur, quum perturbatio
nulla est, qua moueri queat.   Quelles differences de sens
et de raison, quelle contrarieté d'imaginations nous presente la
diuersité de nos passions? Quelle asseurance pouuons nous doncq
prendre de chose si instable et si mobile, subjecte par sa condition
à la maistrise du trouble, n'allant iamais qu'vn pas forcé et emprunté?
Si nostre iugement est en main à la maladie mesmes, et
à la perturbation, si c'est de la folie et de la temerité, qu'il est2
tenu de receuoir l'impression des choses, quelle seurté pouuons
nous attendre de luy?   N'y a il point de hardiesse à la philosophie,
d'estimer des hommes qu'ils produisent leurs plus grands
effects, et plus approchans de la diuinité, quand ils sont hors
d'eux, et furieux et insensez? Nous nous amendons par la priuation
de nostre raison, et son assoupissement. Les deux voies naturelles,
pour entrer au cabinet des Dieux, et y preueoir le cours
des destinées, sont la fureur et le sommeil. Cecy est plaisant à
considerer. Par la dislocation, que les passions apportent à nostre
raison, nous deuenons vertueux: par son extirpation, que la3
fureur ou l'image de la mort apporte, nous deuenons prophetes
et deuins. Iamais plus volontiers ie ne l'en creu. C'est vn pur
enthousiasme, que la saincte verité a inspiré en l'esprit philosophique,
qui luy arrache contre sa proposition, que l'estat tranquille
de nostre ame, l'estat rassis, l'estat plus sain, que la philosophie
luy puisse acquerir, n'est pas son meilleur estat. Nostre
veillée est plus endormie que le dormir: nostre sagesse moins
sage que la folie: noz songes vallent mieux, que noz discours: la
pire place, que nous puissions prendre, c'est en nous. Mais pense
elle pas, que nous ayons l'aduisement de remarquer, que la voix,4
354 qui fait l'esprit, quand il est deprins de l'homme, si clair-voyant,
si grand, si parfaict, et pendant qu'il est en l'homme, si terrestre,
ignorant et tenebreux, c'est vne voix partant de l'esprit qui est en
l'homme terrestre, ignorant et tenebreux: et à cette cause voix
infiable et incroyable?   Ie n'ay point grande experience de ces
agitations vehementes, estant d'vne complexion molle et poisante;
desquelles la pluspart surprennent subitement nostre ame, sans
luy donner loisir de se recognoistre. Mais cette passion, qu'on dit
estre produite par l'oisiueté, au cœur des ieunes hommes, quoy
qu'elle s'achemine auec loisir et d'vn progrés mesuré, elle represente1
bien euidemment, à ceux qui ont essayé de s'opposer à son
effort, la force de cette conuersion et alteration, que nostre
iugement souffre. I'ay autrefois entrepris de me tenir bandé pour
la soutenir et rabattre: car il s'en faut tant que ie sois de ceux,
qui conuient les vices, que ie ne les suis pas seulement, s'ils ne
m'entrainent: ie la sentois naistre, croistre, et s'augmenter en
despit de ma resistance: et en fin tout voyant et viuant, me saisir
et posseder, de façon que, comme d'vne yuresse, l'image des
choses me commençoit à paroistre autre que de coustume: ie
voyois euidemment grossir et croistre les aduantages du subject2
que i'allois desirant, et aggrandir et enfler par le vent de mon
imagination: les difficultez de mon entreprise, s'aiser et se planir;
mon discours et ma conscience, se tirer arriere: mais ce feu
estant euaporé, tout à vn instant, comme de la clarté d'un esclair,
mon ame reprendre vne autre sorte de veuë, autre estat, et autre
iugement: les difficultez de la retraite, me sembler grandes et
inuincibles, et les mesmes choses de bien autre goust et visage,
que la chaleur du desir ne me les auoit presentées. Lequel plus
veritablement, Pyrrho n'en sçait rien. Nous ne sommes iamais
sans maladie. Les fieures ont leur chaud et leur froid: des effects3
d'une passion ardente, nous retombons aux effects d'vne passion
frilleuse.   Autant que ie m'estois ietté en auant, ie me relance
d'autant en arriere.

Qualis vbi alterno procurrens gurgite pontus,
Nunc ruit ad terras, scopulosque superiacit vndam,
Spumeus, extremámque sinu perfùndit arenam;
Nunc rapidus retro atque æstu reuoluta resorbens
Saxa, fugit, littúsque vado labente relinquit.
Or de la cognoissance de cette mienne volubilité, i'ay par accident
engendré en moy quelque constance d'opinions: et n'ay4
356 guere alteré les miennes premieres et naturelles. Car quelque
apparence qu'il y ayt en la nouuelleté, ie ne change pas aisément,
de peur que i'ay de perdre au change. Et puis que ie ne suis pas
capable de choisir, ie prens le choix d'autruy, et me tiens en
l'assiette où Dieu m'a mis. Autrement ie ne me sçauroy garder
de rouler sans cesse. Ainsi me suis-ie, par la grace de Dieu, conserué
entier, sans agitation et trouble de conscience, aux anciennes
creances de nostre religion, au trauers de tant de sectes et
de diuisions, que nostre siecle a produites. Les escrits des anciens,
ie dis les bons escrits, pleins et solides, me tentent, et remuent1
quasi où ils veulent: celuy que i'oy, me semble tousiours le plus
roide: ie les trouue auoir raison chacun à son tour, quoy qu'ils
se contrarient. Cette aisance que les bons esprits ont, de rendre
ce qu'ils veulent vray-semblable; et qu'il n'est rien si estrange, à
quoy ils n'entreprennent de donner assez de couleur, pour tromper
vne simplicité pareille à la mienne, cela montre euidemment la
foiblesse de leur preuue. Le ciel et les estoilles ont branslé trois
mille ans, tout le monde l'auoit ainsi creu, iusques à ce que
Cleanthes le Samien, ou, selon Theophraste, Nicetas Syracusien
s'aduisa de maintenir que c'estoit la terre qui se mouuoit, par2
le cercle oblique du Zodiaque tournant à l'entour de son aixieu.
Et de nostre temps Copernicus a si bien fondé cette doctrine, qu'il
s'en sert tres-reglément à toutes les consequences astrologiennes.
Que prendrons nous de là, sinon qu'il ne nous doit chaloir lequel
ce soit des deux? Et qui sçait qu'vne tierce opinion d'icy à mille
ans, ne renuerse les deux precedentes?

Sic voluenda ætas commutat tempora rerum:
Quod fuit in pretio, fit nullo denique honore;
Porro aliud succedit, et è contemptibus exit,
Inque dies magis appetitur, florétque repertum3
Laudibus, et miro est mortales inter honore.
Ainsi quand il se presente à nous quelque doctrine nouuelle,
nous auons grande occasion de nous en deffier, et de considerer
qu'auant qu'elle fust produite, sa contraire estoit en vogue: et
comme elle a esté renuersée par cette-cy, il pourra naistre à
l'aduenir vne tierce inuention, qui choquera de mesme la seconde.
Auant que les principes qu'Aristote a introduicts, fussent en credit,
d'autres principes contentoient la raison humaine, comme
ceux-cy nous contentent à cette heure. Quelles lettres ont ceux-cy,
quel priuilege particulier, que le cours de nostre inuention s'arreste4
à eux, et qu'à eux appartient pour tout le temps aduenir, la
possession de nostre creance? ils ne sont non plus exempts du
boute-hors, qu'estoient leurs deuanciers. Quand on me presse d'vn
358 nouuel argument, c'est à moy à estimer que ce, à quoy ie ne puis
satisfaire, vn autre y satisfera. Car de croire toutes les apparences,
desquelles nous ne pouuons nous deffaire, c'est vne grande
simplesse. Il en aduiendroit par là, que tout le vulgaire, et nous
sommes tous du vulgaire, auroit sa creance contournable, comme
vne girouette: car son ame estant molle et sans resistance, seroit
forcée de receuoir sans cesse, autres et autres impressions, la derniere
effaçant tousiours la trace de la precedente. Celuy qui se
trouue foible, il doit respondre suiuant la pratique, qu'il en
parlera à son conseil, ou s'en rapporter aux plus sages, desquels1
il a receu son apprentissage. Combien y a-t-il que la medecine
est au monde? On dit qu'vn nouueau venu, qu'on nomme Paracelse,
change et renuerse tout l'ordre des regles anciennes, et
maintient que iusques à cette heure, elle n'a seruy qu'à faire
mourir les hommes. Ie croy qu'il verifiera aisément cela. Mais de
mettre ma vie à la preuue de sa nouuelle experience, ie trouue
que ce ne seroit pas grand'sagesse. Il ne faut pas croire à chacun,
dit le precepte, par ce que chacun peut dire toutes choses. Vn
homme de cette profession de nouuelletez, et de reformations
physiques, me disoit, il n'y a pas long temps, que tous les anciens2
s'estoient notoirement mescontez en la nature et mouuemens des
vents, ce qu'il me feroit tres-euidemment toucher à la main, si ie
voulois l'entendre. Apres que i'euz eu vn peu de patience à ouyr
ses arguments, qui auoient tout plein de verisimilitude: Comment
donc, luy fis-ie, ceux qui nauigeoient soubs les loix de Theophraste,
alloient-ils en Occident, quand ils tiroient en Leuant? alloient-ils
à costé, ou à reculons? C'est la fortune, me respondit-il: tant y a
qu'ils se mescontoient. Ie luy repliquay lors, que i'aymois mieux
suiure les effects, que la raison. Or ce sont choses, qui se choquent
souuent: et m'a lon dict qu'en la geometrie, qui pense auoir gaigné3
le hault poinct de certitude parmy les sciences, il se trouue des
demonstrations ineuitables, subuertissans la verité de l'experience.
Comme Iacques Peletier me disoit chez moy, qu'il auoit trouué
deux lignes s'acheminans l'vne vers l'autre pour se ioindre, qu'il
verifioit toutefois ne pouuoir iamais iusques à l'infinité, arriuer à
se toucher. Et les Pyrrhoniens ne se seruent de leurs argumens et
de leur raison, que pour ruiner l'apparence de l'experience: et est
merueille, iusques où la soupplesse de nostre raison, les a suiuis à
ce dessein de combattre l'euidence des effects. Car ils verifient que
nous ne nous mouuons pas, que nous ne parlons pas, qu'il n'y a4
point de poisant ou de chault, auecques vne pareille force d'argumentations,
que nous verifions les choses plus vray-semblables.
Ptolomeus, qui a esté vn grand personnage, auoit estably les bornes
360 de nostre monde: tous les philosophes anciens ont pensé en tenir
la mesure, sauf quelques isles escartées, qui pouuoient eschapper
à leur cognoissance: c'eust esté pyrrhoniser, il y a mille ans, que
de mettre en doubte la science de la cosmographie, et les opinions
qui en estoient receuës d'vn chacun: c'estoit heresie d'aduouer des
Antipodes: voila de nostre siecle vne grandeur infinie de terre
ferme, non pas vne isle, ou vne contrée particuliere, mais vne
partie esgale à peu pres en grandeur, à celle que nous cognoissions,
qui vient d'estre descouuerte. Les geographes de ce temps,
ne faillent pas d'asseurer, que mes-huy tout est trouué et que tout1
est veu;

Nam quod adest præsto, placet, et pollere videtur.

Sçauoir mon si Ptolomée s'y est trompé autrefois, sur les fondemens
de sa raison, si ce ne seroit pas sottise de me fier maintenant
à ce que ceux-cy en disent: et s'il n'est pas plus vraysemblable,
que ce grand corps, que nous appellons le monde, est chose
bien autre que nous ne iugeons.   Platon dit, qu'il change de visage
à tout sens: que le ciel, les estoilles et le soleil, renuersent
par fois le mouuement, que nous y voyons: changeant l'Orient à
l'Occident. Les prestres Ægyptiens dirent à Herodote, que depuis2
leur premier Roy, dequoy il y auoit onze mille tant d'ans (et de
tous leurs Roys ils luy feirent veoir les effigies en statues tirées
apres le vif) le soleil auoit changé quatre fois de routte: que la
mer et la terre se changent alternatiuement, l'vne en l'autre: que
la naissance du monde est indeterminée. Aristote, Cicero de mesmes.
Et quelqu'vn d'entre nous, qu'il est de toute eternité, mortel
et renaissant, à plusieurs vicissitudes: appellant à tesmoins Salomon
et Isaïe: pour euiter ces oppositions, que Dieu a esté quelque
fois createur sans creature: qu'il a esté oisif: qu'il s'est desdict
de son oisiueté, mettant la main à cet ouurage: et qu'il est par3
consequent subiect au changement. En la plus fameuse des Grecques
escholes, le monde est tenu vn Dieu, faict par vn autre Dieu
plus grand: et est composé d'vn corps et d'vne ame, qui loge en
son centre, s'espandant par nombres de musique, à sa circonference:
diuin, tres-heureux, tres-grand, tres-sage, eternel. En luy
sont d'autres Dieux, la mer, la terre, les astres, qui s'entretiennent
d'vne harmonieuse et perpetuelle agitation et danse diuine: tantost
se rencontrans, tantost s'esloignans: se cachans, montrans,
changeans de rang, ores auant, et ores derriere. Heraclitus establissoit
le monde estre composé par feu, et par l'ordre des destinées,4
se deuoir enflammer et resoudre en feu quelque iour, et
362 quelque iour encore renaistre. Et des hommes dit Apulée: sigillatim
mortales, cunctim perpetui. Alexandre escriuit à sa mere, la
narration d'vn prestre Ægyptien, tirée de leurs monuments, tesmoignant
l'ancienneté de cette nation infinie, et comprenant la
naissance et progrez des autres païs au vray. Cicero et Diodorus
disent de leur temps, que les Chaldeens tenoient registre de quatre
cens mille tant d'ans. Aristote, Pline, et autres, que Zoroastre viuoit
six mille ans auant l'aage de Platon. Platon dit, que ceux de
la ville de Saïs, ont des memoires par escrit, de huict mille ans:
et que la ville d'Athenes fut bastie mille ans auant ladicte ville de1
Saïs. Epicurus, qu'en mesme temps que les choses sont icy comme
nous les voyons, elles sont toutes pareilles, et en mesme façon, en
plusieurs autres mondes. Ce qu'il eust dict plus asseurément, s'il
eust veu les similitudes, et conuenances de ce nouueau monde des
Indes Occidentales, auec le nostre, present et passé, en si estranges
exemples.   En verité considerant ce qui est venu à nostre science
du cours de cette police terrestre, ie me suis souuent esmerueillé
de voir en vne tres-grande distance de lieux et de temps, les rencontres
d'un si grand nombre d'opinions populaires, sauuages, et
des mœurs et creances sauuages, et qui par aucun biais ne semblent2
tenir à nostre naturel discours. C'est vn grand ouurier de
miracles que l'esprit humain. Mais cette relation a ie ne sçay quoy
encore de plus heteroclite: elle se trouue aussi en noms, et en
mille autres choses. Car on y trouua des nations, n'ayans, que nous
sçachions, iamais ouy nouuelles de nous, où la circoncision estoit
en credit: où il y auoit des estats et grandes polices maintenuës
par des femmes, sans hommes: où nos ieusnes et nostre caresme
estoit representé, y adioustant l'abstinence des femmes: où nos croix
estoient en diuerses façons en credit, icy on en honoroit les sepultures,
on les appliquoit là, et nommément celle de S. André, à se3
deffendre des visions nocturnes, et à les mettre sur les couches des
enfans contre les enchantements: ailleurs ils en rencontrerent vne
de bois de grande hauteur, adorée pour Dieu de la pluye, et celle
là bien fort auant dans la terre ferme: on y trouua vne bien expresse
image de nos penitentiers: l'vsage des mitres, le cœlibat des
prestres, l'art de deuiner par les entrailles des animaux sacrifiez:
l'abstinence de toute sorte de chair et poisson, à leur viure, la façon
aux prestres d'vser en officiant de langue particuliere, et non vulgaire:
et cette fantasie, que le premier Dieu fut chassé par vn second
son frere puisné; qu'ils furent creés auec toutes commoditez,4
364 lesquelles on leur a depuis retranchées pour leur peché; changé
leur territoire, et empiré leur condition naturelle: qu'autresfois
ils ont esté submergez par l'inondation des eaux celestes, qu'il ne
s'en sauua que peu de familles, qui se ietterent dans les haults
creux des montagnes, lesquels creux ils boucherent, si que l'eau
n'y entra point, ayans enfermé là dedans, plusieurs sortes d'animaux;
que quand ils sentirent la pluye cesser, ils mirent hors des
chiens, lesquels estans reuenus nets et mouillez, ils iugerent l'eau
n'estre encore guere abaissée; depuis en ayans faict sortir d'autres,
et les voyans reuenir bourbeux, ils sortirent repeupler le monde,1
qu'ils trouuerent plein seulement de serpens. On rencontra en
quelque endroit, la persuasion du iour du iugement, si qu'ils s'offençoient
merueilleusement contre les Espagnols qui espandoient
les os des trespassez, en fouillant les richesses des sepultures, disans
que ces os escartez ne se pourroient facilement reioindre: la
trafique par eschange, et non autre, foires et marchez pour cet effect:
des nains et personnes difformes, pour l'ornement des tables
des Princes: l'vsage de la fauconnerie selon la nature de leurs oyseaux;
subsides tyranniques: delicatesses de iardinages; dances,
saults bateleresques; musique d'instrumens; armoiries; ieux de2
paulme; ieu de dez et de sort, auquel ils s'eschauffent souuent, iusques
à s'y iouer eux mesmes, et leur liberté: medecine non autre
que de charmes: la forme d'escrire par figures: creance d'vn seul
premier homme pere de tous les peuples; adoration d'vn Dieu qui
vesquit autrefois homme en parfaicte virginité, ieusne, et pœnitence,
preschant la loy de nature, et des ceremonies de la religion,
et qui disparut du monde, sans mort naturelle: l'opinion des
geants: l'vsage de s'enyurer de leurs breuuages, et de boire d'autant:
ornemens religieux peints d'ossemens et testes de morts,
surplys, eau-beniste, aspergez; femmes et seruiteurs, qui se presentent3
à l'enuy à se brusler et enterrer, auec le mary ou maistre
trespassé: loy que les aisnez succedent à tout le bien, et n'est
reserué aucune part au puisné, que d'obeissance: coustume à la
promotion de certain office de grande authorité, que celuy qui est
promeu prend vn nouueau nom, et quitte le sien: de verser de la
chaulx sur le genou de l'enfant freschement nay, en luy disant,
Tu és venu de pouldre, et retourneras en pouldre: l'art des augures.
Ces vains ombrages de nostre religion, qui se voient en
366 aucuns de ces exemples, en tesmoignent la dignité et la diuinité.
Non seulement elle s'est aucunement insinuée en toutes les nations
infideles de deça, par quelque imitation, mais à ces barbares
aussi comme par vne commune et supernaturelle inspiration: car
on y trouua aussi la creance du purgatoire, mais d'vne forme nouuelle;
ce que nous donnons au feu, ils le donnent au froid, et
imaginent les ames, et purgées, et punies, par la rigueur d'vne extreme
froidure. Et m'aduertit cet exemple, d'vne autre plaisante
diuersité: car comme il s'y trouua des peuples qui aymoyent à deffubler
le bout de leur membre, et en retranchoyent la peau à la1
Mahumetane et à la Iuifue, il s'en trouua d'autres, qui faisoient
si grande conscience de le deffubler, qu'à tout des petits cordons,
ils portoient leur peau bien soigneusement estiree et attachee au dessus,
de peur que ce bout ne vist l'air. Et de cette diuersité aussi,
que comme nous honorons les Roys et les festes, en nous parant
des plus honnestes vestements que nous ayons: en aucunes regions,
pour montrer toute disparité et submission à leur Roy, les
subiects se presentoyent à luy, en leurs plus viles habillements, et
entrants au palais prennent quelque vieille robe deschiree sur la
leur bonne, à ce que tout le lustre, et l'ornement soit au maistre.2
Mais suyuons.   Si Nature enserre dans les termes de son progrez
ordinaire, comme toutes autres choses, aussi les creances, les iugemens,
et opinions des hommes: si elles ont leur reuolution,
leur saison, leur naissance, leur mort, comme les choux: si le ciel
les agite, et les roule à sa poste, quelle magistrale authorité et permanante,
leur allons nous attribuant? Si par experience nous touchons
à la main que la forme de nostre estre despend de l'air, du
climat, et du terroir où nous naissons: non seulement le tainct,
la taille, la complexion et les contenances, mais encore les facultez
de l'ame: Et plaga cæli non solùm ad robur corporum, sed etiam3
animorum facit, dit Vegece: et que la Deesse fundatrice de la ville
d'Athenes, choisit à la situer, vne temperature de pays, qui fist les
hommes prudents, comme les prestres d'Ægypte apprindrent à
Solon: Athenis tenue cælum: ex quo etiam acutiores putantur Attici:
crassum Thebis: itaque pingues Thebani, et valentes: en maniere
qu'ainsi que les fruicts naissent diuers, et les animaux, les
hommes naissent aussi plus et moins belliqueux, iustes, temperans
et dociles: icy subiects au vin, ailleurs au larecin ou à la paillardise:
368 icy enclins à superstition, ailleurs à la mescreance: icy
à la liberté, icy à la seruitude: capables d'vne science ou d'vn
art: grossiers ou ingenieux: obeyssans ou rebelles: bons ou mauuais,
selon que porte l'inclination du lieu où ils sont assis, et prennent
nouuelle complexion, si on les change de place, comme les
arbres: qui fut la raison, pour laquelle Cyrus ne voulut accorder
aux Perses d'abandonner leur pays aspre et bossu, pour se transporter
en vn autre doux et plain: disant que les terres grasses
et molles font les hommes mols, et les fertiles les esprits infertiles.
Si nous voyons tantost fleurir vn art, vne creance, tantost1
vne autre, par quelque influance celeste: tel siecle produire telles
natures, et incliner l'humain genre à tel ou tel ply: les esprits
des hommes tantost gaillars, tantost maigres, comme nos champs:
que deuiennent toutes ces belles prerogatiues dequoy nous allons
flattants? Puis qu'vn homme sage se peut mesconter, et cent hommes,
et plusieurs nations: voire et l'humaine nature selon nous,
se mesconte plusieurs siecles, en cecy ou en cela: quelle seureté
auons nous que par fois elle cesse de se mesconter, et qu'en ce
siecle elle ne soit en mescompte?   Il me semble entre autres
tesmoignages de nostre imbecillité, que celuy-cy ne merite pas2
d'estre oublié, que par desir mesme, l'homme ne sçache trouuer
ce qu'il luy faut: que non par iouyssance, mais par imagination
et par souhait, nous ne puissions estre d'accord de ce dequoy
nous auons besoing pour nous contenter. Laissons à nostre pensée
tailler et coudre à son plaisir: elle ne pourra pas seulement desirer
ce qui luy est propre, et le satisfaire.

Quid enim ratione timemus
Aut cupimus? quid tam dextro pede concipis, vt te
Conatus non pœniteat, votique peracti?

C'est pourquoy Socrates ne requeroit les Dieux, sinon de luy donner3
ce qu'ils sçauoient luy estre salutaire. Et la priere des Lacedemoniens
publique et priuée portoit, simplement les choses bonnes
et belles leur estre octroyées: remettant à la discretion de la puissance
supreme le tirage et choix d'icelles.

Coniugium petimus, partúmque vxoris; at illi
Notum qui pueri, qualisque futura sit vxor.

Et le Chrestien supplie Dieu que sa volonté soit faicte: pour ne
tomber en l'inconuenient que les poëtes feignent du Roy Midas. Il
requit les Dieux que tout ce qu'il toucheroit se conuertist en or:
sa priere fut exaucée, son vin fut or, son pain or, et la plume de4
sa couche, et d'or sa chemise et son vestement: de façon qu'il se
370 trouua accablé soubs la iouyssance de son desir, et estrené d'vne
insupportable commodité: il luy falut desprier ses prieres:

Attonitus nouitate mali, diuésque misérque,
Effugere optat opes, et, quæ modò vouerat, odit.

Disons de moy-mesme. Ie demandois à la Fortune autant qu'autre
chose, l'ordre Sainct Michel estant ieune: car c'estoit lors l'extreme
marque d'honneur de la noblesse Françoise, et tres-rare.
Elle me l'a plaisamment accordé. Au lieu de me monter et hausser
de ma place, pour y aueindre, elle m'a bien plus gratieusement
traitté, elle l'a rauallé et rabaissé iusques à mes espaules et au1
dessoubs. Cleobis et Biton, Trophonius et Agamedes, ayans requis
ceux là leur Deesse, ceux-cy leur Dieu, d'vne recompense digne de
leur pieté, eurent la mort pour present: tant les opinions celestes
sur ce qu'il nous faut, sont diuerses aux nostres. Dieu pourroit
nous ottroyer les richesses, les honneurs, la vie et la santé mesme,
quelquefois à nostre dommage: car tout ce qui nous est plaisant, ne
nous est pas tousiours salutaire: si au lieu de la guerison, il nous
envoye la mort, ou l'empirement de nos maux: Virga tua et baculus
tuus ipsa me consolata sunt: il le fait par les raisons de sa
providence, qui regarde bien plus certainement ce qui nous est2
deu, que nous ne pouuons faire: et la deuons prendre en bonne
part, comme d'vne main tres-sage et tres-amie.

Si consilium vis
Permittes ipsis expendere numinibus, quid
Conueniat nobis, rebúsque sit vtile nostris:
Charior est illis homo quàm sibi.

Car de les requerir des honneurs, des charges, c'est les requerir,
qu'ils vous iettent à vne bataille, ou au ieu des dez, ou telle autre
chose, de laquelle l'issue vous est incognue, et le fruict doubteux.
Il n'est point de combat si violent entre les philosophes, et si3
aspre, que celuy qui se dresse sur la question du souuerain bien
de l'homme: duquel par le calcul de Varro, nasquirent deux cens
quatre vingtz sectes. Qui autem de summo bono dissentit, de tota
philosophiæ ratione disputat.

Tres mihi conuiuæ propè dissentire videntur,
Poscentes vario multum diuersa palato:
Quid dem? quid non dem? Renuis tu quod iubet alter;
Quod petis, id sanè est inuisum acidúmque duobus.

Nature deuroit ainsi respondre à leurs contestations, et à leurs debats.
Les uns disent nostre bien estre, loger en la vertu: d'autres,4
en la volupté: d'autres, au consentir à Nature: qui en la science:
372 qui à n'auoir point de douleur: qui à ne se laisser emporter aux
apparences: et à cette fantasie semble retirer cet' autre, de l'ancien
Pythagoras:

Nil admirari, propè res est vna, Numaci,
Soláque, quæ possit facere et seruare beatum,

qui est la fin de la secte Pyrrhonienne. Aristote attribue à magnanimité,
rien n'admirer. Et disoit Archésilas, les soustenemens et
l'estat droit et inflexible du iugement, estre les biens: mais les
consentemens et applications estre les vices et les maux. Il est vray
qu'en ce qu'il l'establissoit par axiome certain, il se départoit du1
Pyrrhonisme. Les Pyrrhoniens, quand ils disent que le souuerain
bien c'est l'Ataraxie, qui est l'immobilité du iugement, ils ne l'entendent
pas dire d'vne façon affirmatiue, mais le mesme bransle
de leur ame, qui leur fait fuir les precipices, et se mettre à couuert
du serein, celuy là mesme leur presente cette fantasie, et leur en
fait refuser vne autre.   Combien ie desire, que pendant que ie
vis, ou quelque autre, ou Iustus Lipsius, le plus sçauant homme qui
nous reste, d'vn esprit tres-poly et iudicieux, vrayement germain
à mon Turnebus, eust et la volonté, et la santé, et assez de repos,
pour ramasser en vn registre, selon leurs diuisions et leurs classes,2
sincerement et curieusement, autant que nous y pouuons voir, les
opinions de l'ancienne philosophie sur le subiect de nostre estre
et de nos mœurs, leurs controuerses, le credit et suitte des pars,
l'application de la vie des autheurs et sectateurs, à leurs preceptes,
és accidens memorables et exemplaires! Le bel ouurage
et vtile que ce seroit!   Au demeurant, si c'est de nous que nous
tirons le reglement de nos mœurs, à quelle confusion nous reiettons
nous? Car ce que nostre raison nous y conseille de plus vray-semblable,
c'est generalement à chacun d'obeyr aux loix de son
pays, comme est l'aduis de Socrates inspiré, dit-il, d'vn conseil3
diuin. Et par là que veut elle dire, sinon que nostre deuoir n'a
autre regle que fortuite? La verité doit auoir vn visage pareil et
vniuersel. La droiture et la iustice, si l'homme en cognoissoit, qui
eust corps et veritable essence, il ne l'attacheroit pas à la condition
des coustumes de cette contrée, ou de celle là: ce ne seroit
pas de la fantasie des Perses ou des Indes, que la vertu prendroit
sa forme. Il n'est rien subiect à plus continuelle agitation que les
loix. Depuis que ie suis nay, i'ay veu trois et quatre fois, rechanger
celles des Anglois noz voisins, non seulement en subiect politique,
qui est celuy qu'on veut dispenser de constance, mais au4
plus important subiect qui puisse estre, à sçauoir de la religion.
374 Dequoy i'ay honte et despit, d'autant plus que c'est vne nation, à
laquelle ceux de mon quartier ont eu autrefois vne si priuée accointance,
qu'il reste encore en ma maison aucunes traces de nostre
ancien cousinage. Et chez nous icy, i'ay veu telle chose qui
nous estoit capitale, deuenir legitime: et nous qui en tenons d'autres,
sommes à mesmes, selon l'incertitude de la fortune guerriere,
d'estre vn iour criminels de læse majesté humaine et diuine, nostre
iustice tombant à la mercy de l'iniustice: et en l'espace de peu
d'années de possession, prenant vne essence contraire. Comment
pouuoit ce Dieu ancien plus clairement accuser en l'humaine cognoissance1
l'ignorance de l'estre diuin: et apprendre aux hommes,
que leur religion n'estoit qu'vne piece de leur inuention, propre à
lier leur societé, qu'en declarant, comme il fit, à ceux qui en recherchoient
l'instruction de son trepied, que le vray culte à chacun,
estoit celuy qu'il trouuoit obserué par l'vsage du lieu, où il estoit?
O Dieu, quelle obligation n'auons nous à la benignité de nostre
souuerain createur, pour auoir desniaisé nostre creance de ces vagabondes
et arbitraires deuotions, et l'auoir logée sur l'eternelle
base de sa saincte parolle? Que nous dira donc en cette necessité
la philosophie? que nous suyuions les loix de nostre pays? c'est à2
dire cette mer flottante des opinions d'vn peuple, ou d'vn Prince,
qui me peindront la iustice d'autant de couleurs, et la reformeront
en autant de visages, qu'il y aura en eux de changemens de passion.
Ie ne puis pas auoir le iugement si flexible. Quelle bonté est-ce,
que ie voyois hyer en credit, et demain ne l'estre plus: et que
le traiect d'vne riuiere fait crime? Quelle verité est-ce que ces
montaignes bornent mensonge au monde qui se tient au delà?
Mais ils sont plaisans, quand pour donner quelque certitude aux
loix, ils disent qu'il y en a aucunes fermes, perpetuelles et immuables,
qu'ils nomment naturelles, qui sont empreintes en l'humain3
genre par la condition de leur propre essence: et de celles
là, qui en fait le nombre de trois, qui de quatre, qui plus, qui
moins: signe, que c'est vne marque aussi douteuse que le reste.
Or ils sont si defortunez (car comment puis-ie nommer cela, sinon
defortune, que d'vn nombre de loix si infiny, il ne s'en rencontre
aumoins vne que la fortune et temerité du sort ait permis estre vniuersellement
receuë par le consentement de toutes les nations?) ils
sont, dis-ie, si miserables, que de ces trois ou quatre loix choisies,
il n'en y a vne seule, qui ne soit contredite et desaduoüee, non par
vne nation, mais par plusieurs. Or c'est la seule enseigne vray-semblable,4
par laquelle ils puissent argumenter aucunes loix naturelles,
que l'vniuersité de l'approbation: car ce que Nature nous
auroit veritablement ordonné, nous l'ensuyurions sans doubte d'vn
commun consentement: et non seulement toute nation, mais tout
376 homme particulier, ressentiroit la force et la violence, que luy feroit
celuy, qui le voudroit pousser au contraire de cette loy. Qu'ils
m'en montrent pour voir, vne de cette condition. Protagoras et
Ariston ne donnoyent autre essence à la iustice des loix, que l'authorité
et opinion du legislateur: et que cela mis à part, le bon et
l'honneste perdoyent leurs qualitez, et demeuroyent des noms vains,
de choses indifferentes. Thrasymachus en Platon estime qu'il n'y a
point d'autre droit que la commodité du superieur. Il n'est chose,
en quoy le monde soit si diuers qu'en coustumes et loix. Telle
chose est icy abominable, qui apporte recommandation ailleurs:1
comme en Lacedemone la subtilité de desrober. Les mariages entre
les proches sont capitalement defendus entre nous, ils sont ailleurs
en honneur,

Gentes esse feruntur,
In quibus et nato genitrix, et nata parenti
Iungitur, et pietas geminato crescit amore.

Le meurtre des enfans, meurtre des peres, communication de femmes,
trafique de voleries, licence à toutes sortes de voluptez: il
n'est rien en somme si extreme, qui ne se trouue receu par l'vsage
de quelque nation.   Il est croyable qu'il y a des loix naturelles:2
comme il se voit és autres creatures: mais en nous elles sont perduës,
cette belle raison humaine s'ingerant par tout de maistriser
et commander, brouillant et confondant le visage des choses, selon
sa vanité et inconstance. Nihil itaque amplius nostrum est: quod
nostrum dico, artis est. Les subiets ont diuers lustres et diuerses

considerations: c'est de là que s'engendre principalement la diversité
d'opinions. Vne nation regarde vn subiect par vn visage, et
s'arreste à celuy là: l'autre par vn autre.   Il n'est rien si horrible
à imaginer, que de manger son pere. Les peuples qui auoyent
anciennement cette coustume, la prenoyent toutesfois pour tesmoignage3
de pieté et de bonne affection, cherchant par là à donner à
leurs progeniteurs la plus digne et honorable sepulture: logeants
en eux mesmes et comme en leurs moelles, les corps de leurs
peres et leurs reliques: les viuifiants aucunement et regenerants par
la transmutation en leur chair viue, au moyen de la digestion et
du nourrissement. Il est aysé à considerer quelle cruauté et abomination
c'eust esté à des hommes abreuuez et imbus de cette superstition,
de ietter la despouille des parens à la corruption de la
terre, et nourriture des bestes et des vers.   Lycurgus considera
au larrecin, la viuacité, diligence, hardiesse, et adresse, qu'il y a à4
surprendre quelque chose de son voisin, et l'vtilité qui reuient au
public, que chacun en regarde plus curieusement à la conseruation
378 de ce qui est sien: et estima que de cette double institution,
à assaillir et à defendre, il s'en tiroit du fruit à la discipline militaire
(qui estoit la principale science et vertu, à quoy il vouloit
duire cette nation) de plus grande consideration, que n'estoit le desordre
et l'iniustice de se preualoir de la chose d'autruy.   Dionysius
le tyran offrit à Platon vne robbe à la mode de Perse, longue,
damasquinée, et parfumée: Platon la refusa, disant, qu'estant nay
homme, il ne vestiroit pas volontiers de robbe de femme: mais
Aristippus l'accepta, auec cette responce, que nul accoustrement
ne pouuoit corrompre vn chaste courage. Ses amis tançoient sa1
lascheté de prendre si peu à cœur, que Dionysius luy eust craché
au visage: Les pescheurs, dit-il, souffrent bien d'estre baignés des
ondes de la mer, depuis la teste iusqu'aux pieds, pour attraper vn
goujon. Diogenes lauoit ses choulx, et le voyant passer, Si tu sçavois
viure de choulx, tu ne ferois pas la cour à vn tyran. A quoy
Aristippus, Si tu sçauois viure entre les hommes, tu ne lauerois pas
des choulx. Voylà comment la raison fournit d'apparence à diuers
effects. C'est vn pot à deux ances, qu'on peut saisir à gauche et à
dextre.

Bellum, ô terra hospita, portas:2
Bello armantur equi, bellum hæc armenta minantur:
Sed tamen ijdem olim curru succedere sueti
Quadrupedes, et frena iugo concordia ferre,
Spes est pacis.
On preschoit Solon de n'espandre pour la mort de son fils des
armes impuissantes et inutiles: Et c'est pour cela, dit-il, que plus
iustement ie les espans, qu'elles sont inutiles et impuissantes. La
femme de Socrates rengregeoit son deuil par telle circonstance, O
qu'iniustement le font mourir ces meschants iuges! Aimerois tu
donc mieux que ce fust iustement? luy repliqua il. Nous portons3
les oreilles percées, les Grecs tenoient cela pour vne marque de
seruitude. Nous nous cachons pour iouïr de nos femmes, les Indiens
le font en public. Les Scythes immoloyent les estrangers en
leurs temples, ailleurs les temples seruent de franchise.

Inde furor vulgi, quòd numina vicinorum
Odit quisque locus, cùm solos credat habendos
Esse Deos quos ipse colit.
I'ay ouy parler d'vn iuge, lequel où il rencontroit vn aspre
conflit entre Bartolus et Baldus, et quelque matiere agitée de
plusieurs contrarietez, mettoit en marge de son liure. Question4
pour l'amy, c'est à dire que la verité estoit si embrouillée et debatue,
380 qu'en pareille cause, il pourroit fauoriser celle des parties
que bon luy sembleroit. Il ne tenoit qu'à faute d'esprit et de suffisance,
qu'il ne peust mettre par tout, Question pour l'amy. Les
aduocats et les iuges de nostre temps, trouuent à toutes causes,
assez de biais pour les accommoder où bon leur semble. A vne
science si infinie, dépendant de l'authorité de tant d'opinions, et
d'vn subiect si arbitraire, il ne peut estre, qu'il n'en naisse vne
confusion extreme de iugemens. Aussi n'est-il guere si clair procés,
auquel les aduis ne se trouuent diuers: ce qu'vne compaignie
a iugé, l'autre le iuge au contraire, et elle mesmes au contraire1
vne autre fois. Dequoy nous voyons des exemples ordinaires, par
cette licence, qui tache merueilleusement la cerimonieuse authorité
et lustre de nostre iustice, de ne s'arrester aux arrests, et
courir des vns aux autres iuges, pour decider d'vne mesme cause.
Quant à la liberté des opinions philosophiques, touchant le vice
et la vertu, c'est chose où il n'est besoing de s'estendre: et où il se
trouue plusieurs aduis, qui valent mieux teus que publiez aux foibles
esprits. Arcesilaus disoit n'estre considerable en la paillardise, de
quel costé et par où on le fust. Et obscœnas voluptates, si natura requirit
non genere, aut loco, aut ordine, sed forma, ætate, figura metiendas2
Epicurus putat. Ne amores quidem sanctos à sapiente alienos esse
arbitrantur. Quæramus ad quam vsque ætatem iuuenes amandi sint.
Ces deux derniers lieux Stoïques, et sur ce propos, le reproche de
Diogarchus à Platon mesme, montrent combien la plus saine philosophie
souffre de licences esloignées de l'vsage commun, et
excessiues.   Les loix prennent leur authorité de la possession et
de l'vsage: il est dangereux de les ramener à leur naissance:
elles grossissent et s'annoblissent en roulant, comme nos riuieres:
suyuez les contremont iusques à leur source, ce n'est qu'vn petit
surjon d'eau à peine recognoissable, qui s'enorgueillit ainsin, et3
se fortifie, en vieillissant. Voyez les anciennes considerations, qui
ont donné le premier branle à ce fameux torrent, plein de dignité,
d'horreur et de reuerence: vous les trouuerez si legeres et si
delicates, que ces gens icy qui poisent tout, et le ramenent à la
382 raison, et qui ne reçoiuent rien par authorité et à credit, il n'est
pas merueille s'ils ont leurs iugements souuent tres-esloignez des
iugemens publiques. Gens qui prennent pour patron l'image premiere
de Nature, il n'est pas merueille, si en la pluspart de leurs
opinions, ils gauchissent la voye commune. Comme pour exemple:
peu d'entre eux eussent approuué les conditions contrainctes de
nos mariages: et la plus part ont voulu les femmes communes,
et sans obligation. Ils refusoient nos ceremonies. Chrysippus disoit,
qu'vn philosophe fera vne douzaine de culebutes en public, voire
sans haut de chausses, pour vne douzaine d'oliues. A peine eust il1
donné aduis à Clisthenes de refuser la belle Agariste sa fille, à
Hippoclides, pour luy auoir veu faire l'arbre fourché sur vne table.
Metrocles lascha vn peu indiscretement vn pet en disputant, en
presence de son eschole: et se tenoit en sa maison caché de honte,
iusques à ce que Crates le fut visiter: et adioustant à ses consolations
et raisons, l'exemple de sa liberté, se mettant à peter à
l'enuy auec luy, il luy osta ce scrupule: et de plus, le retira à sa secte
Stoïque, plus franche, de la secte Peripatetique plus ciuile, laquelle
iusque lors il auoit suiuy. Ce que nous appellons honnesteté, de
n'oser faire à descouuert, ce qui nous est honneste de faire à2
couuert, ils l'appelloient sottise: et de faire le fin à taire et desaduoüer
ce que nature, coustume, et nostre desir publient et proclament
de nos actions, ils l'estimoyent vice. Et leur sembloit,
que c'estoit affoller les mysteres de Venus, que de les oster du
retiré sacraire de son temple, pour les exposer à la veuë du peuple:
et que tirer ses jeux hors du rideau, c'estoit les perdre. C'est
chose de poix, que la honte: la recelation, reseruation, circonscription,
parties de l'estimation. Que la volupté tres ingenieusement
faisoit instance, sous le masque de la vertu, de n'estre prostituée
au milieu des quarrefours, foulée des pieds et des yeux de3
la commune, trouuant à dire la dignité et commodité de ses cabinets
accoustumez. De là disent aucuns, que d'oster les bordels
publiques, c'est non seulement espandre par tout la paillardise,
qui estoit assignée à ce lieu là, mais encore esguillonner les
hommes vagabonds et oisifs à ce vice, par la malaisance.

Mœchus es Aufidiæ, qui vir, Coruine, fuisti;
Riualis fuerat qui tuus, ille vir est.
Cur aliena placet tibi, quæ tua non placet vxor?
Nunquid securus non potes arrigere?

Cette experience se diuersifie en mille exemples.4
384
Nullus in vrbe fuit tota, qui tangere vellet
Vxorem gratis Cæciliane tuam,
Dum licuit: sed nunc, positis custodibus, ingens
Turba fututorum est. Ingeniosus homo es.

On demanda à vn philosophe qu'on surprit à mesme, ce qu'il faisoit:
il respondit tout froidement, Ie plante vn homme: ne rougissant
non plus d'estre rencontré en cela, que si on l'eust trouué
plantant des aulx.   C'est, comme i'estime, d'vne opinion tendre,
respectueuse, qu'vn grand et religieux autheur tient cette action,
si necessairement obligée à l'occultation et à la vergongne, qu'en1
la licence des embrassements Cyniques, il ne se peut persuader,
que la besoigne en vinst à sa fin: ains qu'elle s'arrestoit à representer
des mouuements lascifs seulement, pour maintenir l'impudence
de la profession de leur eschole: et que pour eslancer ce
que la honte auoit contrainct et retiré, il leur estoit encore apres
besoin de chercher l'ombre. Il n'auoit pas veu assez auant en leur
desbauche. Car Diogenes exerçant en publiq sa masturbation, faisoit
souhait en presence du peuple assistant, de pouuoir ainsi
saouler son ventre en le frottant. A ceux qui luy demandoyent,
pourquoy il ne cherchoit lieu plus commode à manger, qu'en pleine2
ruë: C'est, respondoit il, que i'ay faim en pleine ruë. Les femmes
philosophes, qui se mesloyent à leur secte, se mesloyent aussi à
leur personne, en tout lieu, sans discretion: et Hipparchia ne fut
receuë en la societé de Crates, qu'en condition de suyure en toutes
choses les vz et coustumes de sa regle. Ces philosophes icy donnoient
extreme prix à la vertu: et refusoyent toutes autres disciplines
que la morale: si est-ce qu'en toutes actions ils attribuoyent
la souueraine authorité à l'election de leur sage, et au dessus des
loix: et n'ordonnoyent aux voluptez autre bride, que la moderation,
et la conseruation de la liberté d'autruy.   Heraclitus et Protagoras,3
de ce que le vin semble amer au malade, et gracieux au
sain: l'auiron tortu dans l'eau, et droit à ceux qui le voyent hors
de là: et de pareilles apparences contraires qui se trouuent aux
subiects, argumenterent que tous subiects auoyent en eux les
causes de ces apparences: et qu'il y auoit au vin quelque amertume,
qui se rapportoit au goust du malade; l'auiron, certaine
qualité courbe, se rapportant à celuy qui le regarde dans l'eau. Et
ainsi de tout le reste. Qui est dire, que tout est en toutes choses, et
par consequent rien en aucune: car rien n'est, où tout est.   Cette
386 opinion me ramentoit l'experience que nous auons, qu'il n'est
aucun sens ny visage, ou droict, ou amer, ou doux, ou courbe, que
l'esprit humain ne trouue aux escrits, qu'il entreprend de fouïller.
En la parole la plus nette, pure, et parfaicte, qui puisse estre,
combien de fauceté et de mensonge a lon faict naistre? quelle heresie
n'y a trouué des fondements assez, et tesmoignages, pour entreprendre
et pour se maintenir? C'est pour cela, que les autheurs
de telles erreurs, ne se veulent iamais departir de cette preuue du
tesmoignage de l'interpretation des mots. Vn personnage de dignité,
me voulant approuuer par authorité, cette queste de la pierre philosophale,1
où il est tout plongé: m'allegua dernierement cinq ou
six passages de la Bible, sur lesquels, il disoit, s'estre premierement
fondé pour la descharge de sa conscience: (car il est de
profession ecclesiastique) et à la verité l'inuention n'en estoit pas
seulement plaisante, mais encore bien proprement accommodée à
la deffence de cette belle science.   Par cette voye, se gaigne le
credit des fables diuinatrices. Il n'est prognostiqueur, s'il a cette
authorité, qu'on le daigne feuilleter, et rechercher curieusement
tous les plis et lustres de ses paroles, à qui on ne face dire tout
ce qu'on voudra, comme aux Sybilles. Il y a tant de moyens d'interpretation,2
qu'il est malaisé que de biais, ou de droit fil, vn
esprit ingenieux ne rencontre en tout subiect, quelque air, qui luy
serue à son poinct. Pourtant se trouue vn stile nubileux et
doubteux, en si frequent et ancien vsage. Que l'autheur puisse
gaigner cela, d'attirer et embesoigner à soy la posterité. Ce que
non seulement la suffisance, mais autant, ou plus, la faueur fortuite
de la matiere peut gaigner. Qu'au demeurant il se presente
par bestise ou par finesse, vn peu obscurement et diuersement: ne
luy chaille. Nombre d'esprits le belutants et secoüants, en exprimeront
quantité de formes, ou selon, ou à costé, ou au contraire3
de la sienne, qui luy feront toutes honneur. Il se verra enrichi des
moyens de ses disciples, comme les regents du Landit. C'est ce qui
a faict valoir plusieurs choses de neant, qui a mis en credit plusieurs
escrits, et chargé de toute sorte de matiere qu'on a voulu:
vne mesme chose receuant mille et mille, et autant qu'il nous
plaist d'images et considerations diuerses.   Est-il possible qu'Homere
aye voulu dire tout ce qu'on luy fait dire: et qu'il se soit
388 presté à tant et si diuerses figures, que les theologiens, legislateurs,
capitaines, philosophes, toute sorte de gents, qui traittent sciences,
pour diuersement et contrairement qu'ils les traittent, s'appuyent
de luy, s'en rapportent à luy: Maistre general à touts offices,
ouurages, et artisans: General Conseiller à toutes entreprises?
Quiconque a eu besoing d'oracles et de predictions, en y a trouué
pour son faict. Vn personnage sçauant et de mes amis, c'est merueille
quels rencontres et combien admirables il y faict naistre, en
faueur de nostre religion: et ne se peut aysément departir de cette
opinion, que ce ne soit le dessein d'Homere, (si luy est cet autheur1
aussi familier qu'à homme de nostre siecle). Et ce qu'il trouue en
faueur de la nostre, plusieurs anciennement l'auoient trouué en
faueur des leurs.   Voyez demener et agiter Platon, chacun s'honorant
de l'appliquer à soy, le couche du costé qu'il le veut. On le
promeine et l'insere à toutes les nouuelles opinions, que le monde
reçoit: et le differente lon à soy-mesmes selon le different cours
des choses. On fait desaduoüer à son sens, les mœurs licites en
son siecle, d'autant qu'elles sont illicites au nostre. Tout cela, viuement
et puissamment, autant qu'est puissant et vif l'esprit de
l'interprete. Sur ce mesme fondement qu'auoit Heraclitus, et cette2
sienne sentence, Que toutes choses auoyent en elles les visages
qu'on y trouuoit, Democritus en tiroit vne toute contraire conclusion:
c'est que les subiects n'auoient du tout rien de ce que nous
y trouuions: et de ce que le miel estoit doux à l'vn, et amer à
l'autre, il argumentoit, qu'il n'estoit ny doux, ny amer. Les Pyrrhoniens
diroient qu'ils ne sçauent s'il est doux ou amer, ou ny l'vn
ny l'autre, ou tous les deux: car ceux-cy gaignent tousiours le
haut poinct de la dubitation. Les Cyrenayens tenoyent, que rien
n'estoit perceptible par le dehors, et que cela estoit seulement
perceptible, qui nous touchoit par l'interne attouchement, comme3
la douleur et la volupté: ne recognoissants ny ton, ny couleur,
mais certaines affections seulement, qui nous en venoyent: et que
l'homme n'auoit autre siege de son iugement. Protagoras estimoit
estre vray à chacun, ce qui semble à chacun. Les Epicuriens logent
aux sens tout iugement, et en la notice des choses, et en la volupté.
Platon a voulu, le iugement de la verité, et la verité mesme retirée
des opinions et des sens, appartenir à l'esprit et à la
cogitation.   Ce propos m'a porté sur la consideration des sens, ausquels
git le plus grand fondement et preuue de nostre ignorance. Tout
ce qui se cognoist, il se cognoist sans doubte par la faculté du4
390 cognoissant: car puis que le iugement vient de l'operation de celuy
qui iuge, c'est raison que cette operation il la parface par ses
moyens et volonté, non par la contraincte d'autruy: comme il
aduiendroit, si nous cognoissions les choses par la force et selon
la loy de leur essence. Or toute cognoissance s'achemine en nous
par les sens, ce sont nos maistres:

Via qua munita fidei
Proxima fert humanum in pectus, templáque mentis.

La science commence par eux, et se resout en eux. Apres tout,
nous ne sçaurions non plus qu'vne pierre, si nous ne sçauions,1
qu'il y a son, odeur, lumiere, faueur, mesure, poix, mollesse, durté,
aspreté, couleur, polisseure, largeur, profondeur. Voyla le plant
et les principes de tout le bastiment de nostre science. Et selon
aucuns, science n'est rien autre chose, que sentiment. Quiconque
me peut pousser à contredire les sens, il me tient à la gorge, il ne
me sçauroit faire reculer plus arriere. Les sens sont le commencement
et la fin de l'humaine cognoissance.

Inuenies primis ab sensibus esse creatam
Notitiam veri, neque sensus posse refelli.
Quid maiore fide porro quàm sensus haberi2
Debet?

Qu'on leur attribue le moins qu'on pourra, tousiours faudra il
leur donner cela, que par leur voye et entremise s'achemine toute
nostre instruction. Cicero dit que Chrysippus ayant essayé de rabattre
de la force des sens et de leur vertu, se representa à soy-mesmes
des argumens au contraire, et des oppositions si vehementes,
qu'il n'y peut satisfaire. Surquoy Carneades, qui maintenoit
le contraire party, se vantoit de se seruir des armes mesmes et
paroles de Chrysippus, pour le combattre: et s'escrioit à cette
cause contre luy: O miserable, ta force t'a perdu. Il n'est aucun3
absurde, selon nous, plus extreme, que de maintenir que le feu
n'eschauffe point, que la lumiere n'esclaire point, qu'il n'y a
point de pesanteur au fer, ny de fermeté, qui sont notices que
nous apportent les sens; ny creance, ou science en l'homme, qui
se puisse comparer à celle-là en certitude.   La premiere consideration
que i'ay sur le subiect des sens, est que ie mets en doubte
que l'homme soit prouueu de tous sens naturels. Ie voy plusieurs
animaux, qui viuent vne vie entiere et parfaicte, les vns sans la
veuë, autres sans l'ouye: qui sçait si à nous aussi il ne manque
pas encore vn, deux, trois, et plusieurs autres sens? Car s'il en4
manque quelqu'vn, nostre discours n'en peut découurir le défaut.
C'est le priuilege des sens, d'être l'extreme borne de nostre
aperceuance. Il n'y a rien au delà d'eux, qui nous puisse seruir
392 à les descouurir: voire ny l'vn sens n'en peut descouurir l'autre.

An poterunt oculos aures reprehendere, an aures
Tactus, an hunc porro tactum sapor arguet oris,
An confutabunt nares, oculiue reuincent?

Ils font trestous, la ligne extreme de nostre faculté.

Seorsum cuique potestas
Diuisa est, sua vis cuique est.

Il est impossible de faire conceuoir à vn homme naturellement
aueugle, qu'il n'y void pas, impossible de luy faire desirer la veuë
et regretter son defaut. Parquoy, nous ne deuons prendre aucune1
asseurance de ce que nostre ame est contente et satisfaicte de
ceux que nous auons: veu qu'elle n'a pas dequoy sentir en cela
sa maladie et son imperfection, si elle y est. Il est impossible de
dire chose à cet aueugle, par discours, argument, ny similitude,
qui loge en son imagination aucune apprehension, de lumiere, de
couleur, et de veuë. Il n'y a rien plus arriere, qui puisse pousser
le sens en euidence. Les aueugles nais, qu'on void desirer à voir,
ce n'est pas pour entendre ce qu'ils demandent: ils ont appris de
nous, qu'ils ont à dire quelque chose, qu'ils ont quelque chose à
desirer, qui est en nous, laquelle ils nomment bien, et ses effects2
et consequences: mais ils ne sçauent pourtant pas que c'est, ny ne
l'apprehendent ny pres ny loing.   I'ay veu vn Gentil-homme de
bonne maison, aueugle nay, aumoins aueugle de tel aage, qu'il ne
sçait que c'est que de veuë: il entend si peu ce qui luy manque,
qu'il vse et se sert comme nous, des paroles propres au voir, et
les applique d'vne mode toute sienne et particuliere. On luy presentoit
vn enfant duquel il estoit parrain, l'ayant pris entre ses
bras: Mon Dieu, dit-il, le bel enfant, qu'il le fait beau voir, qu'il a
le visage gay. Il dira comme l'vn d'entre nous, Cette sale a vne
belle veuë, il fait clair, il fait beau soleil. Il y a plus: car par ce3
que ce sont nos exercices que la chasse, la paume, la bute, et qu'il
l'a ouy dire, il s'y affectionne et s'y embesoigne: et croid y auoir
la mesme part, que nous y auons: il s'y picque et s'y plaist, et ne
les reçoit pourtant que par les oreilles. On luy crie, que voyla vn
liéure, quand on est en quelque belle splanade, où il puisse picquer:
et puis on luy dit encore, que voyla vn lieure pris: le voyla aussi
fier de sa prise, comme il oit dire aux autres, qu'ils le sont.
L'esteuf, il le prend à la main gauche, et le pousse à tout sa raquette:
de la harquebouse, il en tire à l'aduenture, et se paye de
ce que ses gens luy disent, qu'il est ou haut, ou costier.   Que4
sçait-on si le genre humain fait vne sottise pareille, à faute de
quelque sens, et que par ce defaut, la plus part du visage des
choses nous soit caché? Que sçait-on, si les difficultez que nous
trouuons en plusieurs ouurages de Nature, viennent de là? et si
plusieurs effets des animaux qui excedent nostre capacité, sont
394 produicts par la faculté de quelque sens, que nous ayons à dire?
et si aucuns d'entre eux ont vne vie plus pleine par ce moyen, et
entiere que la nostre? Nous saisissons la pomme quasi par tous
nos sens: nous y trouuons de la rougeur, de la polisseure, de
l'odeur et de la douceur: outre cela, elle peut auoir d'autres vertus,
comme d'asseicher ou restreindre, ausquelles nous n'auons
point de sens qui se puisse rapporter. Les proprietez que nous
appellons occultes en plusieurs choses, comme à l'aymant d'attirer
le fer, n'est-il pas vraysemblable qu'il y a des facultez sensitiues
en Nature propres à les iuger et à les apperceuoir, et que le defaut1
de telles facultez, nous apporte l'ignorance de la vraye essence
de telles choses? C'est à l'auanture quelque sens particulier, qui
descouure aux coqs l'heure du matin et de minuict, et les esmeut
à chanter: qui apprend aux poulles, avaut tout vsage et experience,
de craindre vn esparuier, et non vne oye, ny vn paon, plus grandes
bestes: qui aduertit les poulets de la qualité hostile, qui est au
chat contr'eux, et à ne se deffier du chien: s'armer contre le miaulement,
voix aucunement flatteuse, non contre l'abayer, voix aspre et
quereleuse. Aux freslons, aux formis, et aux rats, de choisir tousiours
le meilleur formage et la meilleure poire, auant que d'y auoir2
tasté, et qui achemine le cerf, l'elephant et le serpent à la cognoissance
de certaine herbe propre à leur guerison.   Il n'y a sens, qui
n'ait vne grande domination, et qui n'apporte par son moyen vn
nombre infiny de cognoissances. Si nous auions à dire l'intelligence
des sons, de l'harmonie, et de la voix, cela apporteroit vne confusion
inimaginable à tout le reste de nostre science. Car outre ce
qui est attaché au propre effect de chaque sens, combien d'argumens,
de consequences, et de conclusions tirons nous aux autres
choses par la comparaison de l'vn sens à l'autre? Qu'vn homme
entendu, imagine l'humaine nature produicte originellement sans3
la veuë, et discoure combien d'ignorance et de trouble luy apporteroit
vn tel defaut, combien de tenebres et d'aueuglement en
nostre ame: on verra par là, combien nous importe, à la cognoissance
de la verité, la priuation d'vn autre tel sens, ou de deux, ou
de trois, si elle est en nous. Nous auons formé vne verité par la
consultation et concurrence de nos cinq sens: mais à l'aduenture
falloit-il l'accord de huict, ou de dix sens, et leur contribution,
pour l'apperceuoir certainement et en son essence.   Les sectes
qui combatent la science de l'homme, elles la combatent principalement
par l'incertitude et foiblesse de nos sens. Car puis que toute4
396 cognoissance vient en nous par leur entremise et moyen, s'ils
faillent au rapport qu'ils nous font, s'ils corrompent ou alterent
ce, qu'ils nous charrient du dehors, si la lumiere qui par eux
s'écoule en nostre ame est obscurcie au passage, nous n'auons plus
que tenir. De cette extreme difficulté sont nées toutes ces fantasies:
que chaque subiect a en soy tout ce que nous y trouuons:
qu'il n'a rien de ce que nous y pensons trouuer: et celle des Epicuriens,
que le soleil n'est non plus grand que ce que nostre veuë
le iuge:

Quicquid id est, nihilo fertur maiore figura,1
Quàm, nostris oculis quam cernimus, esse videtur:

que les apparences, qui representent vn corps grand, à celuy qui
en est voisin, et plus petit, à celuy qui en est esloigné, sont toutes
deux vrayes:

Nec tamen hic oculos falli concedimus hilum;
Proinde animi vitium hoc oculis adfingere noli:

et resolument qu'il n'y a aucune tromperie aux sens: qu'il faut
passer à leur mercy, et chercher ailleurs des raisons pour excuser
la difference et contradiction que nous y trouuons.   Voyre
inuenter toute autre mensonge et resuerie (ils en viennent iusques2
là) plustost que d'accuser les sens. Timagoras iuroit, que pour
presser ou biaiser son œuil, il n'auoit iamais apperceu doubler
la lumiere de la chandelle: et que cette semblance venoit du vice
de l'opinion, non de l'instrument. De toutes les absurditez la plus
absurde aux Epicuriens, est, desauoüer la force et l'effect des sens.

Proinde quod in quoque est his visum tempore, verum est.
Et, si non potuit ratio dissoluere causam,
Cur ea quæ fuerint iuxtim quadrata, procul sint
Visa rotunda: tamen præstat rationis egentem
Reddere mendosè causas vtriusque figuræ,3
Quàm manibus manifesta suis emittere quæquam,
Et violare fidem primam, et conuellere tota
Fundamenta, quibus nixatur vita salúsque.
Non modò enim ratio ruat omnis, vita quoque ipsa
Concidat extemplo, nisi credere sensibus ausis,6
Præcipitésque locos vitare, et cætera quæ sint
In genere hoc fugienda.

Ce conseil desesperé et si peu philosophique, ne represente autre
chose, sinon que l'humaine science ne se peut maintenir que par
raison des-raisonnable, folle et forcenée: mais qu'encore vaut-il4
mieux, que l'homme, pour se faire valoir, s'en serue, et de tout
autre remede, tant fantastique soit-il, que d'aduoüer sa necessaire
bestise: verité si desaduantageuse. Il ne peut fuïr, que les sens ne
soyent les souuerains maistres de sa cognoissance: mais ils sont
incertains et falsifiables à toutes circonstances. C'est-là, où il faut
battre à outrance: et, si les forces iustes nous faillent, comme elles
font, y employer l'opiniastreté, la temerité, l'impudence. Au cas,
que ce que disent les Epicuriens soit vray, à sçauoir, que nous
n'auons pas de science, si les apparences des sens sont fauces: et
398 ce que disent les Stoïciens, s'il est aussi vray, que les apparences
des sens sont si fauces qu'elles ne nous peuuent produire aucune
science: nous concluerons aux despens de ces deux grandes sectes
dogmatistes, qu'il n'y a point de science.   Quant à l'erreur et incertitude
de l'operation des sens, chacun s'en peut fournir autant
d'exemples qu'il luy plaira: tant les faultes et tromperies qu'ils
nous font, sont ordinaires. Au retentir d'vn valon, le son d'vne
trompette semble venir deuant nous, qui vient d'vne lieuë derriere.

Extantésque procul medio de gurgite montes,1
Iïdem apparent, longè diuersi licet.
Et fugere ad puppim colles campique videntur
Quos agimus propter nauim.
Vbi in medio nobis equus acer obhæsit
Flumine, equi corpus transuersum ferre videtur
Vis, et in aduersum flumen contrudere raptim.

A manier vne balle d'arquebuse, soubs le second doigt, celuy du
milieu estant entrelassé par dessus, il faut extremement se contraindre,
pour aduoüer, qu'il n'y en ait qu'vne, tant le sens nous
en represente deux. Car que les sens soyent maintesfois maistres2
du discours, et le contraignent de receuoir des impressions qu'il
sçait et iuge estre faulces, il se void à tous coups. Ie laisse à part
celuy de l'attouchement, qui a ses functions plus voisines, plus
viues et substantielles, qui renuerse tant de fois par l'effect de la
douleur qu'il apporte au corps, toutes ces belles resolutions Stoïques,
et contraint de crier au ventre, celuy qui a estably en son
ame ce dogme auec toute resolution, que la colique, comme toute
autre maladie et douleur, est chose indifferente, n'ayant la force
de rien rabbattre du souuerain bon-heur et felicité, en laquelle le
sage est logé par sa vertu. Il n'est cœur si mol, que le son de nos3
tabourins et de nos trompettes n'eschauffe, ny si dur que la douceur
de la musique n'esueille et ne chatouille: ny ame si reuesche,
qui ne se sente touchée de quelque reuerence, à considerer cette
vastité sombre de noz eglises, la diuersité d'ornemens, et ordre de
noz ceremonies, et ouyr le son deuotieux de noz orgues, et l'harmonie
si posée, et religieuse de noz voix. Ceux mesme qui y entrent
auec mespris, sentent quelque frisson dans le cœur, et
quelque horreur, qui les met en deffiance de leur opinion. Quant
à moy, ie ne m'estime point assez fort, pour ouyr en sens rassis,
des vers d'Horace, et de Catulle, chantez d'vne voix suffisante, par4
vne belle et ieune bouche. Et Zenon auoit raison de dire, que la
voix estoit la fleur de la beauté. On m'a voulu faire accroire,
400 qu'vn homme que tous nous autres François cognoissons, m'auoit
imposé, en me recitant des vers, qu'il auoit faicts: qu'ils n'estoyent
pas tels sur le papier, qu'en l'air: et que mes yeux en feroyent
contraire iugement à mes oreilles: tant la prononciation a de
credit à donner prix et façon aux ouurages, qui passent à sa
mercy. Surquoy Philoxenus ne fut pas fascheux, en ce, qu'oyant
vn, donner mauuais ton à quelque sienne composition, il se print
à fouler aux pieds, et casser de la brique, qui estoit à luy: disant,
Ie romps ce qui est à toy, comme tu corromps ce qui est à moy.
A quoy faire, ceux mesmes qui se sont donnez la mort d'vne1
certaine resolution, destournoyent-ils la face, pour ne voir le coup
qu'ils se faisoyent donner? et ceux qui pour leur santé desirent
et commandent qu'on les incise et cauterise, ne peuuent soustenir
la veuë des apprests, vtils et operation du chirurgien, attendu que
la veuë ne doit auoir aucune participation à cette douleur? Cela
ne sont ce pas propres exemples à verifier l'authorité que les sens
ont sur le discours? Nous auons beau sçauoir que ces tresses sont
empruntées d'vn page ou d'vn lacquais: que cette rougeur est
venue d'Espaigne, et cette blancheur et polisseure, de la mer
Oceane: encore faut-il que la veuë nous force d'en trouuer le2
subject plus aimable et plus agreable, contre toute raison. Car en
cela il n'y a rien du sien.

Auferimur cultu, gemmis: auróque teguntur
Crimina, pars minima est ipsa puella sui.
Sæpe vbi sit quod ames inter tam multa requiras:
Decipit hac oculos ægide, diues amor.

Combien donnent à la force des sens les poëtes, qui font Narcisse
esperdu de l'amour de son ombre:

Cunctáque miratur, quibus est mirabilis ipse;
Se cupit imprudens; et qui probat, ipse probatur;3
Dûmque petit, petitur: paritérque accendit et ardent:

et l'entendement de Pygmalion si troublé par l'impression de la
veuë de sa statue d'iuoire, qu'il l'aime et la serue pour viue:

Oscula dat reddique putat, sequitúrque tenétque,
Et credit tactis digitos infidere membris,
Et metuit pressos veniat ne liuor in artus.
Qu'on loge vn philosophe dans vne cage de menus filets de fer
clair-semez, qui soit suspendue au hault des tours nostre Dame de
Paris; il verra par raison euidente, qu'il est impossible qu'il en
tombe; et si ne se sçauroit garder, s'il n'a accoustumé le mestier4
des couureurs, que la veuë de cette haulteur extreme, ne l'espouuante
et ne le transisse. Car nous auons assez affaire de nous asseurer
aux galeries, qui sont en nos clochers, si elles sont façonnées
à iour, encores qu'elles soyent de pierre. Il y en a qui n'en
peuuent pas seulement porter la pensée. Qu'on iette vne poultre
entre ces deux tours d'vne grosseur telle qu'il nous la faut à nous
402 promener dessus, il n'y a sagesse philosophique de si grande fermeté,
qui puisse nous donner courage d'y marcher, comme nous
ferions si elle estoit à terre. I'ay souuent essayé cela, en noz montaignes
de deça, et si suis de ceux qui ne s'effrayent que mediocrement
de telles choses, que ie ne pouuoy souffrir la veuë de cette
profondeur infinie, sans horreur et tremblement de iarrets et de
cuisses, encores qu'il s'en fallust bien ma longueur, que ie ne
fusse du tout au bord, et n'eusse sçeu choir, si ie ne me fusse
porté à escient au danger. I'y remarquay aussi, quelque haulteur
qu'il y eust, pourueu qu'en cette pente il s'y presentast vn arbre,1
ou bosse de rocher, pour soustenir vn peu la veuë, et la diuiser,
que cela nous allege et donne asseurance; comme si c'estoit chose
dequoy à la cheute nous peussions receuoir secours: mais que les
precipices coupez et vniz, nous ne les pouuons pas seulement regarder
sans tournoyement de teste: vt despici sine vertigine simul
oculornm animique non possit: qui est vne euidente imposture de
la veuë. Ce fut pourquoy ce beau philosophe se creua les yeux,
pour descharger l'ame de la desbauche qu'elle en receuoit, et pouuoir
philosopher plus en liberté. Mais à ce comte, il se deuoit
aussi faire estoupper les oreilles, que Theophrastus dit estre le2
plus dangereux instrument que nous ayons pour receuoir des impressions
violentes à nous troubler et changer; et se deuoit priuer
en fin de tous les autres sens; c'est à dire de son estre et de sa vie.
Car ils ont tous cette puissance, de commander nostre discours et
nostre ame. Fit etiam sæpe specie quadam, sæpe vocum grauitate et
cantibus, vt pellantur animi vehementius: sæpe etiam cura et timore.
Les medecins tiennent, qu'il y a certaines complexions, qui
s'agitent par aucuns sons et instrumens iusques à la fureur. I'en
ay veu, qui ne pouuoient ouyr ronger vn os soubs leur table sans
perdre patience: et n'est guere homme, qui ne se trouble à ce3
bruit aigre et poignant, que font les limes en raclant le fer: comme
à ouyr mascher pres de nous, ou ouyr parler quelqu'vn, qui ayt le
passage du gosier ou du nez empesché, plusieurs s'en esmeuuent,
iusques à la colere et la haine. Ce flusteur protocole de Gracchus,
qui amollissoit, roidissoit, et contournoit la voix de son maistre,
lors qu'il haranguoit à Rome, à quoy seruoit il, si le mouuement
et qualité du son, n'auoit force à esmouuoir et alterer le iugement
des auditeurs? Vrayement il y a bien dequoy faire si grande feste
de la fermeté de cette belle piece, qui se laisse manier et changer
au bransle et accidens d'vn si leger vent.   Cette mesme pipperie,4
que les sens apportent à nostre entendement, ils la reçoiuent à
leur tour. Nostre ame par fois s'en reuenche de mesme, ils mentent,
404 et se trompent à l'enuy. Ce que nous voyons et oyons agitez
de colere, nous ne l'oyons pas tel qu'il est.

Et solem geminum, et duplices se ostendere Thebas.

L'obiect que nous aymons, nous semble plus beau qu'il n'est:

Multimodis igitur prauas turpésque videmus
Esse in deliciis, summóque in honore vigere:

et plus laid celuy que nous auons à contre-cœur. A vn homme ennuyé
et affligé, la clarté du iour semble obscurcie et tenebreuse.
Noz sens sont non seulement alterez, mais souuent hebetez du tout,
par les passions de l'ame. Combien de choses voyons nous, que1
nous n'apperceuons pas, si nous auons nostre esprit empesché ailleurs?

In rebus quoque apertis noscere possis,
Si non aduertas animum, proinde esse, quasi omni
Tempore semotæ fuerint, longéque remotæ.

Il semble que l'ame retire au dedans, et amuse les puissances des
sens. Par ainsin et le dedans et le dehors de l'homme est plein de
foiblesse et de mensonge.   Ceux qui ont apparié nostre vie à vn
songe, ont eu de la raison, à l'aduanture plus qu'ils ne pensoyent.
Quand nous songeons, nostre ame vit, agit, exerce toutes ses facultez,2
ne plus ne moins que quand elle veille; mais si plus mollement
et obscurement; non de tant certes, que la difference y
soit, comme de la nuict à vne clarté vifue: ouy, comme de la
nuict à l'ombre: là elle dort, icy elle sommeille: plus et moins;
ce sont tousiours tenebres, et tenebres Cymmeriennes. Nous veillons
dormants, et veillants dormons. Ie ne voy pas si clair dans le
sommeil: mais quant au veiller, ie ne le trouue iamais assez pur
et sans nuage. Encore le sommeil en sa profondeur, endort par
fois les songes: mais nostre veiller n'est iamais si esueillé, qu'il
purge et dissipe bien à poinct les resueries, qui sont les songes des3
veillants, et pires que songes. Nostre raison et nostre ame receuant
les fantasies et opinions, qui luy nayssent en dormant, et authorizant
les actions de noz songes de pareille approbation, qu'elle fait
celles du iour: pourquoy ne mettons nous en doubte, si nostre
penser, nostre agir, est pas vn autre songer, et nostre veiller, quelque
espece de dormir?   Si les sens sont noz premiers iuges, ce
ne sont pas les nostres qu'il faut seuls appeller au conseil: car en
406 cette faculté, les animaux ont autant ou plus de droit que nous. Il
est certain qu'aucuns ont l'ouye plus aigue que l'homme, d'autres la
veue, d'autres le sentiment, d'autres l'attouchement ou le goust.
Democritus disoit que les Dieux et les bestes auoyent les facultez
sensitiues beaucoup plus parfaictes que l'homme. Or entre les effects
de leurs sens, et les nostres, la difference est extreme. Nostre
saliue nettoye et asseche noz playes, elle tue le serpent.

Tantáque in his rebus distantia differitásque est,
Vt quod aliis cibus est, aliis fuat acre venenum.
Sæpe etenim serpens, hominis contacta saliua,1
Disperit, ac sese mandendo conficit ipsa.

Quelle qualité donnerons nous à la saliue, ou selon nous, ou selon
le serpent? Par quel des deux sens verifierons nous sa veritable
essence que nous cherchons? Pline dit qu'il y a aux Indes certains
lieures marins, qui nous sont poison, et nous à eux: de maniere
que du seul attouchement nous les tuons. Qui sera veritablement
poison, ou l'homme, ou le poisson? à qui en croirons nous, ou au
poisson de l'homme, ou à l'homme du poisson? Quelque qualité
d'air infecte l'homme qui ne nuit point au bœuf; quelque autre le
bœuf, qui ne nuit point à l'homme; laquelle des deux sera en verité2
et en nature pestilente qualité? Ceux qui ont la iaunisse, ils
voyent toutes choses iaunastres et plus pasles que nous:

Lurida præterea fiunt quæcunque tuentur
Arquati.

Ceux qui ont cette maladie que les medecins nomment Hyposphragma,
qui est vne suffusion de sang soubs la peau, voient
toutes choses rouges et sanglantes. Ces humeurs, qui changent
ainsi les operations de nostre veuë, que sçauons nous si elles predominent
aux bestes, et leur sont ordinaires? Car nous en voyons
les vnes, qui ont les yeux iaunes, comme noz malades de iaunisse,3
d'autres qui les ont sanglans de rougeur: à celles là, il est
vray-semblable, que la couleur des obiects paroist autre qu'à
nous: quel iugement des deux sera le vray? Car il n'est pas dict,
que l'essence des choses, se rapporte à l'homme seul. La dureté,
la blancheur, la profondeur, et l'aigreur, touchent le seruice et
science des animaux, comme la nostre: Nature leur en a donné
l'vsage comme à nous. Quand nous pressons l'œil, les corps que
nous regardons, nous les apperceuons plus longs et estendus: plusieurs
bestes ont l'œil ainsi pressé: cette longueur est donc à l'aduanture
la veritable forme de ce corps, non pas celle que noz yeux4
luy donnent en leur assiette ordinaire. Si nous serrons l'œil par
dessoubs, les choses nous semblent doubles:

Bina lucernarum florentia lumina flammis,
408 Et duplices hominum facies, et corpora bina.

Si nous auons les oreilles empeschées de quelque chose, ou le passage
de l'ouye resserré, nous receuons le son autre, que nous ne
faisons ordinairement: les animaux qui ont les oreilles velues, ou
qui n'ont qu'vn bien petit trou au lieu de l'oreille, ils n'oyent par
consequent pas ce que nous oyons, et reçoiuent le son autre. Nous
voyons aux festes et aux theatres, qu'opposant à la lumiere des
flambeaux, vne vitre teinte de quelque couleur, tout ce qui est en
ce lieu, nous appert ou vert, ou iaune, ou violet:

Et vulgò faciunt id lutea russáque vela,1
Et ferrugina, cùm, magnis intenta theatris,
Per malos volgata trabésque trementia pendent:
Namque ibi consessum caueai subter, et omnem
Scenai speciem, patrum, matrúmque, deroúmque
Inficiunt, cogùntque suo volitare colore.

Il est vray-semblable que les yeux des animaux, que nous voyons
estre de diuerse couleur, leur produisent les apparences des corps
de mesmes leurs yeux.   Pour le iugement de l'operation des sens,
il faudroit donc que nous en fussions premierement d'accord auec
les bestes, secondement entre nous mesmes. Ce que nous ne sommes2
aucunement: et entrons en debat tous les coups de ce que
l'vn oyt, void, ou gouste, quelque chose autrement qu'vn autre:
et debattons autant que d'autre chose, de la diuersité des images
que les sens nous rapportent. Autrement oit, et voit par la regle
ordinaire de nature, et autrement gouste, vn enfant qu'vn homme
de trente ans: et cettuy-cy autrement qu'vn sexagenaire. Les sens
sont aux vns plus obscurs et plus sombres, aux autres plus ouuerts
et plus aigus. Nous receuons les choses autres et autres selon
que nous sommes, et qu'il nous semble. Or nostre sembler
estant si incertain et controuersé, ce n'est plus miracle, si on nous3
dit, que nous pouuons auouër que la neige nous apparoist blanche,
mais que d'establir si de son essence elle est telle, et à la verité,
nous ne nous en sçaurions respondre: et ce commencement esbranlé,
toute la science du monde s'en va necessairement à vau-l'eau. Quoy,
que noz sens mesmes s'entr'empeschent l'vn l'autre? vne peinture
semble esleuée à la veue, au maniement elle semble plate: dirons
nous que le musque soit aggreable ou non, qui resiouit nostre sentiment,
et offence nostre goust? Il y a des herbes et des vnguens
propres à vne partie du corps, qui en blessent vne autre: le miel
est plaisant au goust, mal plaisant à la veue. Ces bagues qui sont4
entaillées en forme de plumes, qu'on appelle en deuise, pennes
sans fin, il n'y a œil qui en puisse discerner la largeur, et qui se
sçeust deffendre de cette pipperie, que d'vn costé elle n'aille en
eslargissant, et s'appointant et estressissant par l'autre, mesmes
410 quand on la roulle autour du doigt: toutesfois au maniement elle
vous semble equable en largeur et par tout pareille. Ces personnes
qui pour aider leur volupté, se seruoyent anciennement de miroirs,
propres à grossir et aggrandir l'obiect qu'ils representent, affin que
les membres qu'ils auoient à embesongner, leur pleussent d'auantage
par cette accroissance oculaire: auquel des deux sens donnoient-ils
gaigné, ou à la veue qui leur representoit ces membres
gros et grands à souhait, ou à l'attouchement qui les leur presentoit
petits et desdaignables? Sont-ce nos sens qui prestent au subject
ces diuerses conditions, et que les subjects n'en ayent pourtant1
qu'vne? Comme nous voyons du pain que nous mangeons; ce n'est
que pain, mais nostre vsage en fait des os, du sang, de la chair,
des poils, et des ongles:

Vt cibus, in membra atque artus cùm diditur omnes,
Disperit, atque aliam naturam sufficit ex se.

L'humeur que succe la racine d'vn arbre, elle se fait tronc, feuille
et fruict: l'air n'estant qu'vn, il se fait par l'application à vne
trompette, diuers en mille sortes de sons. Sont-ce, dis-ie, noz sens
qui façonnent de mesme, de diuerses qualitez ces subjects; ou s'ils
les ont telles? Et sur ce doubte, que pouuons nous resoudre de2
leur veritable essence? D'auantage puis que les accidens des maladies,
de la resuerie, ou du sommeil, nous font paroistre les
choses autres, qu'elles ne paroissent aux sains, aux sages, et à
ceux qui veillent: n'est-il pas vray-semblable que nostre assiette
droicte, et noz humeurs naturelles, ont aussi dequoy donner vn
estre aux choses, se rapportant à leur condition, et les accommoder
à soy, comme font les humeurs desreglées: et nostre santé
aussi capable de leur fournir son visage, comme la maladie? Pourquoy
n'a le temperé quelque forme des obiects relatiue à soy,
comme l'intemperé: et ne leur imprimera-il pareillement son charactere?3
Le desgousté charge la fadeur au vin; le sain la saueur;
l'alteré la friandise. Or nostre estat accommodant les choses à soy,
et les transformant selon soy, nous ne sçauons plus quelles sont les
choses en verité, car rien ne vient à nous que falsifié et alteré par
noz sens. Où le compas, l'esquarre, et la regle sont gauches, toutes
les proportions qui s'en tirent, tous les bastimens qui se dressent
à leur mesure, sont aussi necessairement manques et deffaillans.
L'incertitude de noz sens rend incertain tout ce qu'ils produisent.

Denique vt in fabrica, si praua est regula prima,
Normáque si fallax rectis regionibus exit,4
Et libella aliqua si ex parte claudicat hilum,
Omnia mendosè fieri, atque obstipa necessum est,
Praua, cubantia, prona, supina, atque absona tecta,
Iam ruere vt quædam videantur velle, ruántque
Prodita iudiciis fallacibus omnia primis.
412 Hic igitur ratio tibi rerum praua necesse est,
Falsáque sit falsis quæcumque à sensibus orta est.

Au demeurant, qui sera propre à iuger de ces differences? Comme
nous disons aux debats de la religion, qu'il nous faut vn iuge non
attaché à l'vn ny à l'autre party, exempt de choix et d'affection,
ce qui ne se peut parmy les Chrestiens: il aduient de mesme en
cecy: car s'il est vieil, il ne peut iuger du sentiment de la vieillesse,
estant luy mesme partie en ce debat: s'il est ieune, de
mesme: sain, de mesme, de mesme malade, dormant, et veillant:
il nous faudroit quelqu'vn exempt de toutes ces qualitez, afin que1
sans præoccupation de iugement, il iugeast de ces propositions,
comme à luy indifferentes: et à ce compte il nous faudroit vn iuge
qui ne fust pas.   Pour iuger des apparences que nous receuons
des subjects, il nous faudroit vn instrument iudicatoire: pour verifier
cet instrument, il nous y faut de la demonstration: pour verifier
la demonstration, vn instrument, nous voila au rouet. Puis que
les sens ne peuuent arrester nostre dispute, estans pleins eux-mesmes
d'incertitude, il faut que ce soit la raison: aucune raison ne
s'establira sans vne autre raison, nous voyla à reculons iusques à
l'infiny. Nostre fantasie ne s'applique pas aux choses estrangeres,2
ains elle est conceue par l'entremise des sens, et les sens ne comprennent
pas le subject estranger, ains seulement leurs propres
passions: et par ainsi la fantasie et apparence n'est pas du subject,
ains seulement de la passion et souffrance du sens; laquelle
passion, et subject, sont choses diuerses: parquoy qui iuge par les
apparences, iuge par chose autre que le subject. Et de dire que
les passions des sens, rapportent à l'ame, la qualité des subjects
estrangers par ressemblance; comment se peut l'ame et l'entendement
asseurer de cette ressemblance, n'ayant de soy nul commerce,
auec les subjects estrangers? Tout ainsi comme, qui ne3
cognoist pas Socrates, voyant son pourtraict, ne peut dire qu'il luy
ressemble. Or qui voudroit toutesfois iuger par les apparences: si
c'est par toutes, il est impossible, car elles s'entr'empeschent par
leurs contrarietez et discrepances, comme nous voyons par experience.
Sera ce qu'aucunes apparences choisies reglent les autres?
Il faudra verifier cette choisie par vne autre choisie, la seconde par
la tierce: et par ainsi ce ne sera iamais faict. Finalement, il n'y
a aucune constante existence, ny de nostre estre, ny de celuy des
obiects. Et nous, et nostre iugement, et toutes choses mortelles,
414 vont coulant et roulant sans cesse. Ainsin il ne se peut establir
rien de certain de l'vn à l'autre, et le iugeant, et le iugé, estans
en continuelle mutation et branle.   Nous n'auons aucune communication
à l'estre, par ce que toute humaine nature est tousiours
au milieu, entre le naistre et le mourir, ne baillant de soy
qu'vne obscure apparence et ombre, et vne incertaine et debile
opinion. Et si de fortune vous fichez vostre pensée à vouloir prendre
son estre, ce sera ne plus ne moins que qui voudroit empoigner
l'eau: car tant plus il serrera et pressera ce qui de sa nature
coule par tout, tant plus il perdra ce qu'il vouloit tenir et empoigner.1
Ainsi veu que toutes choses sont subjectes à passer d'vn changement
en autre, la raison qui y cherche vne reelle subsistance,
se trouue deceuë, ne pouuant rien apprehender de subsistant et
permanant: par ce que tout ou vient en estre, et n'est pas encore
du tout, ou commence à mourir auant qu'il soit nay. Platon disoit
que les corps n'auoient iamais existence, ouy bien naissance, estimant
qu'Homere eust faict l'Ocean pere des Dieux, et Thetis la
mere: pour nous montrer, que toutes choses sont en fluxion, muance
et variation perpetuelle. Opinion commune à tous les philosophes
auant son temps, comme il dit: sauf le seul Parmenides, qui2
refusoit mouuement aux choses: de la force duquel il fait grand
cas. Pythagoras, que toute matiere est coulante et labile. Les Stoiciens,
qu'il n'y a point de temps present, et que ce que nous appellons
present, n'est que la iointure et assemblage du futur et du
passé: Heraclitus, que iamais homme n'estoit deux fois entré en
mesme riuiere: Epicharmus, que celuy qui a pieça emprunté de
l'argent, ne le doit pas maintenant; et que celuy qui cette nuict a
esté conuié à venir ce matin disner, vient auiourd'huy non conuié;
attendu que ce ne sont plus eux, ils sont deuenus autres: et qu'il
ne se pouuoit trouuer vne substance mortelle deux fois en mesme3
estat: car par soudaineté et legereté de changement, tantost elle
dissipe tantost elle rassemble, elle vient, et puis s'en va, de façon,
que ce qui commence à naistre, ne paruient iamais iusques à perfection
d'estre. Pourautant que ce naistre n'acheue iamais, et iamais
n'arreste, comme estant à bout, ains depuis la semence, va
tousiours se changeant et muant d'vn à autre. Comme de semence
humaine se fait premierement dans le ventre de la mere vn fruict
sans forme: puis vn enfant formé, puis estant hors du ventre,
vn enfant de mammelle; apres il deuient garçon; puis consequemment
vn iouuenceau; apres vn homme faict; puis vn homme4
d'aage; à la fin decrepite vieillard. De maniere que l'aage et generation
416 subsequente va tousiours deffaisant et gastant la precedente.

Mutat enim mundi naturam totius ætas,
Ex alióque alius status excipere omnia debet,
Nec manet vlla sui similis res: omnia migrant,
Omnia commutat natura et vertere cogit.

Et puis nous autres sottement craignons vne espece de mort, là où
nous en auons desia passé et en passons tant d'autres. Car non seulement,
comme disoit Heraclitus, la mort du feu est generation de
l'air, et la mort de l'air, generation de l'eau. Mais encor plus manifestement
le pouuons nous voir en nous mesmes. La fleur d'aage1
se meurt et passe quand la vieillesse suruient: et la ieunesse se
termine en fleur d'aage d'homme faict: l'enfance en la ieunesse:
et le premier aage meurt en l'enfance: et le iour d'hier meurt en
celuy du iourd'huy, et le iourd'huy mourra en celuy de demain:
et n'y a rien qui demeure, ne qui soit tousiours vn. Car qu'il soit
ainsi, si nous demeurons tousiours mesmes et vns, comment est-ce
que nous nous esiouyssons maintenant d'vne chose, et maintenant
d'vne autre? comment est-ce que nous aymons choses contraires,
ou les hayssons, nous les louons, ou nous les blasmons? comment
auons nous differentes affections, ne retenants plus le mesme sentiment2
en la mesme pensée? Car il n'est pas vray-semblable que
sans mutation nous prenions autres passions: et ce qui souffre
mutation ne demeure pas vn mesme: et s'il n'est pas vn mesme,
il n'est donc pas aussi: ains quant et l'estre tout vn, change aussi
l'estre simplement, deuenant tousiours autre d'vn autre. Et par
consequent se trompent et mentent les sens de nature, prenans ce
qui apparoist, pour ce qui est, à faute de bien sçauoir que c'est
qui est.   Mais qu'est-ce donc qui est veritablement? ce qui est
eternel: c'est à dire, qui n'a iamais eu de naissance, ny n'aura iamais
fin, à qui le temps n'apporte iamais aucune mutation. Car3
c'est chose mobile que le temps, et qui apparoist comme en ombre,
auec la matiere coulante et fluante tousiours, sans iamais demeurer
stable ny permanente: à qui appartiennent ces mots, deuant et
apres, et, a esté, ou sera. Lesquels tout de prime face montrent
euidemment, que ce n'est pas chose qui soit: car ce seroit grande
sottise et fauceté toute apparente, de dire que cela soit, qui n'est
pas encore en estre, ou qui desia a cessé d'estre. Et quant à ces mots,
present, instant, maintenant, par lesquels il semble que principalement
nous soustenons et fondons l'intelligence du temps, la raison
le descouurant, le destruit tout sur le champ: car elle le fend4
incontinent, et le partit en futur et en passé: comme le voulant
418 voir necessairement desparty en deux. Autant en aduient-il à la
nature, qui est mesurée, comme au temps, qui la mesure: car il
n'y a non plus en elle rien qui demeure, ne qui soit subsistant,
ains y sont toutes choses ou nées, ou naissantes, ou mourantes.
Au moyen dequoy ce seroit peché de dire de Dieu, qui est le seul
qui est, que il fut, ou il sera: car ces termes là sont declinaisons,
passages, ou vicissitudes de ce qui ne peut durer, ny demeurer en
estre. Parquoy il faut conclure Dieu seul est, non point selon aucune
mesure du temps, mais selon vne eternité immuable et immobile,
non mesurée par temps, ny subjecte à aucune declinaison:1
deuant lequel rien n'est, ny ne sera apres, ny plus nouueau ou
plus recent; ains vn realement estant, qui par vn seul maintenant
emplit le tousiours, et n'y a rien, qui veritablement soit, que luy
seul: sans qu'on puisse dire, il a esté, ou, il sera, sans commencement
et sans fin.   A cette conclusion si religieuse, d'vn homme
payen, ie veux ioindre seulement ce mot, d'vn tesmoing de mesme
condition, pour la fin de ce long et ennuyeux discours, qui me
fourniroit de matiere sans fin. O la vile chose, dit-il, et abiecte,
que l'homme, s'il ne s'esleue au dessus de l'humanité! Voyla vn
bon mot, et vn vtile desir: mais pareillement absurde. Car de faire2
la poignée plus grande que le poing, la brassée plus grande que le
bras, et d'esperer eniamber plus que de l'estenduë de noz iambes,
cela est impossible et monstrueux: ny que l'homme se monte au
dessus de soy et de l'humanité: car il ne peut voir que de ses yeux,
ny saisir que de ses prises. Il s'esleuera si Dieu luy preste extraordinairement
la main. Il s'esleuera abandonnant et renonçant à ses
propres moyens, et se laissant hausser et sousleuer par les moyens
purement celestes. C'est à nostre foy Chrestienne, non à sa vertu
Stoïque, de pretendre à cette diuine et miraculeuse metamorphose.

420

CHAPITRE XIII.    (TRADUCTION LIV. II, CH. XIII.)
De iuger de la mort d'autruy.

QVAND nous iugeons de l'asseurance d'autruy en la mort, qui est
sans doubte la plus remerquable action de la vie humaine, il se
faut prendre garde d'vne chose, que mal-aisément on croit estre
arriué à ce poinct. Peu de gens meurent resolus, que ce soit leur
heure derniere: et n'est endroit où la pipperie de l'esperance nous
amuse plus. Elle ne cesse de corner aux oreilles: D'autres ont bien
esté plus malades sans mourir, l'affaire n'est pas si desesperé qu'on
pense: et au pis aller, Dieu a bien faict d'autres miracles. Et aduient
cela de ce que nous faisons trop de cas de nous. Il semble
que l'vniuersité des choses souffre aucunement de nostre aneantissement,1
et qu'elle soit compassionnée à nostre estat. D'autant
que nostre veuë alterée se represente les choses de mesmes, et
nous est aduis qu'elles luy faillent à mesure qu'elle leur faut.
Comme ceux qui voyagent en mer, à qui les montagnes, les campagnes,
les villes, le ciel, et la terre vont mesme bransle, et quant
et quant eux:

Prouehimur portu, terræque vrbésque recedunt.

Qui vit iamais vieillesse qui ne louast le temps passé, et ne blasmast
le present, chargeant le monde et les mœurs des hommes, de
sa misere et de son chagrin?2

Iámque caput quassans, grandis suspirat arator,
Et cùm tempora temporibus præsentia confert
Præteritis, laudat fortunas sæpe parentis,
Et crepat antiquum genus vt pietate repletum.
Nous entrainons tout auec nous: d'où il s'ensuit que nous estimons
grande chose nostre mort, et qui ne passe pas si aisément,
ny sans solemne consultation des astres: tot circa vnum caput tumultuantes
deos. Et le pensons d'autant plus, que plus nous nous
prisons. Comment, tant de science se perdroit elle auec tant de
dommage, sans particulier soucy des destinées? vne ame si rare3
et exemplaire ne couste elle non plus à tuer, qu'vne ame populaire
et inutile? cette vie, qui en couure tant d'autres, de qui tant d'autres
vies dependent, qui occupe tant de monde par son vsage,
remplit tant de place, se desplace elle comme celle qui tient à son
simple nœud? Nul de nous ne pense assez n'estre qu'vn. De là
422 viennent ces mots de Cæsar à son pilote, plus enflez que la mer qui
le menassoit:

Italiam si cœlo authore recusas,
Me pete: sola tibi causa hæc est iusta timoris,
Vectorem non nosse tuum, perrumpe procellas
Tutela secure mei:

et ceux-cy,

Credit iam digna pericula Cæsar
Fatis esse suis: tantúsque euertere, dixit,
Me superis labor est, parua quem puppe sedentem,1
Tam magno petiere mari?

Et cette resuerie publique, que le soleil porta en son front tout le
long d'vn an le deuil de sa mort:

Ille etiam extincto miseratus Cæsare Romam,
Cùm caput obscura nitidum ferrugini texit.

Et mille semblables; dequoy le monde se laisse si aysément pipper,
estimant que noz interests alterent le ciel, et que son infinité se
formalise de noz menues actions. Non tanta cœlo societas nobiscum
est, vt nostro fato mortalis sit ille quoque siderum fulgor.   Or de
iuger la resolution et la constance, en celuy qui ne croit pas encore2
certainement estre au danger, quoy qu'il y soit, ce n'est pas raison:
et ne suffit pas qu'il soit mort en cette desmarche, s'il ne s'y
estoit mis iustement pour cet effect. Il aduient à la plus part, de
roidir leur contenance et leurs parolles, pour en acquerir reputation,
qu'ils esperent encore iouir viuans. D'autant que i'en ay veu
mourir, la fortune a disposé les contenances, non leur dessein. Et
de ceux mesmes qui se sont anciennement donnez la mort, il y a
bien à choisir, si c'est vne mort soudaine, ou mort qui ait du
temps. Ce cruel Empereur Romain, disoit de ses prisonniers, qu'il
leur vouloit faire sentir la mort, et si quelqu'vn se deffaisoit en3
prison, Celuy là m'est eschappé, disoit-il. Il vouloit estendre la
mort, et la faire sentir par les tourmens.

Vidimus et toto quamuis in corpore cæso,
Nil animæ lethale datum, morémque nefandæ
Durum sæuitiæ, pereuntis parcere morti.

De vray, ce n'est pas si grande chose, d'establir tout sain et tout
rassis, de se tuer; il est bien aisé de faire le mauuais, auant que
de venir aux prises. De maniere que le plus effeminé homme du
monde Heliogabalus, parmy ses plus lasches voluptez, desseignoit
bien de se faire mourir delicatement, où l'occasion l'en forceroit:4
et afin que sa mort ne dementist point le reste de sa vie, auoit
faict bastir expres vne tour somptueuse, le bas et le deuant de
laquelle estoit planché d'ais enrichis d'or et de pierrerie pour se
precipiter: et aussi fait faire des cordes d'or et de soye cramoisie
424 pour s'estrangler: et battre vne espée d'or pour s'enferrer: et
gardoit du venin dans des vaisseaux d'emeraude et de topaze, pour
s'empoisonner, selon que l'enuie luy prendroit de choisir de toutes
ces façons de mourir.

Impiger et fortis virtute coacta.

Toutefois quant à cettuy-cy, la mollesse de ses apprests rend plus
vray-semblable que le nez luy eust saigné, qui l'en eust mis au
propre. Mais de ceux mesmes, qui plus vigoureux, se sont resolus
à l'execution, il faut voir, dis-ie, si ç'a esté d'vn coup, qui
ostait le loisir d'en sentir l'effect. Car c'est à deuiner, à voir escouler1
la vie peu à peu, le sentiment du corps se meslant à celuy
de l'ame, s'offrant le moyen de se repentir, si la constance s'y
fust trouuée, et l'obstination en vne si dangereuse volonté. Aux
guerres ciuiles de Cæsar, Lucius Domitius pris en la Prusse,
s'estant empoisonné, s'en repentit apres. Il est aduenu de nostre
temps que tel resolu de mourir, et de son premier essay n'ayant
donné assez auant, la demangéson de la chair luy repoussant le
bras, se reblessa bien fort à deux ou trois fois apres, mais ne
peut iamais gaigner sur luy d'enfoncer le coup. Pendant qu'on
faisoit le procés à Plantius Syluanus, Vrgulania sa mere-grand luy2
enuoya vn poignard, duquel n'ayant peu venir à bout de se tuer, il
se feit coupper les veines à ses gents. Albucilla du temps de Tibere,
s'estant pour se tuer frappée trop mollement, donna encores à ses
parties moyen de l'emprisonner et faire mourir à leur mode.
Autant en fit le Capitaine Demosthenes apres sa route en la Sicile.
Et C. Fimbria s'estant frappé trop foiblement, impetra de son
vallet de l'acheuer. Au rebours, Ostorius, lequel pour ne se pouuoir
seruir de son bras, desdaigna d'employer celuy de son seruiteur
à autre chose qu'à tenir le poignard droit et ferme: et se donnant
le branle, porta luy mesme sa gorge à l'encontre, et la transperça.3
   C'est vne viande à la verité qu'il faut engloutir sans
macher, qui n'a le gosier ferré à glace. Et pourtant l'Empereur
Adrianus feit que son medecin merquast et circonscriuist en son
tetin iustement l'endroit mortel, où celuy eust à viser, à qui il
donna la charge de le tuer. Voyla pourquoy Cæsar, quand on luy
demandoit quelle mort il trouuoit la plus souhaitable, La moins
premeditée, respondit-il, et la plus courte. Si Cæsar l'a osé dire,
ce ne m'est plus lascheté de le croire. Vne mort courte, dit Pline,
est le souuerain heur de la vie humaine. Il leur fasche de la recognoistre.
Nul ne se peut dire estre resolu à la mort, qui craint4
à la marchander, qui ne peut la soustenir les yeux ouuerts. Ceux
426 qu'on voit aux supplices courir à leur fin, et haster l'execution,
et la presser, ils ne le font pas de resolution, ils se veulent oster
le temps de la considerer: l'estre morts ne les fasche pas, mais ouy
bien le mourir.

Emori nolo, sed me esse mortuum, nihili æstimo.

C'est vn degré de fermeté, auquel i'ay exprimenté que ie pourrois
arriuer, comme ceux qui se iettent dans les dangers, ainsi que
dans la mer, à yeux clos.   Il n'y a rien, selon moy, plus illustre
en la vie de Socrates, que d'auoir eu trente iours entiers à ruminer
le decret de sa mort: de l'auoir digerée tout ce temps là,1
d'vne tres-certaine esperance, sans esmoy, sans alteration: et
d'vn train d'actions et de parolles, rauallé plustost et anonchally,
que tendu et releué par le poids d'vne telle cogitation.   Ce Pomponius
Atticus, à qui Cicero escrit, estant malade, fit appeller
Agrippa son gendre, et deux ou trois autres de ses amys; et leur
dit, qu'ayant essayé qu'il ne gaignoit rien à se vouloir guerir, et
que tout ce qu'il faisoit pour allonger sa vie, allongeoit aussi et
augmentoit sa douleur; il estoit deliberé de mettre fin à l'vn et
à l'autre, les priant de trouuer bonne sa deliberation, et au pis
aller, de ne perdre point leur peine à l'en destourner. Or ayant2
choisi de se tuer par abstinence, voyla sa maladie guerie par accident:
ce remede qu'il auoit employé pour se deffaire, le remet
en santé. Les medecins et ses amis faisans feste d'vn si heureux
euenement, et s'en resiouyssans auec luy, se trouuerent bien trompez:
car il ne leur fut possible pour cela de luy faire changer
d'opinion, disant qu'ainsi comme ainsi luy falloit il vn iour franchir
ce pas, et qu'en estant si auant, il se vouloit oster la peine de
recommencer vn' autre fois. Cestuy-cy ayant recognu la mort
tout à loisir, non seulement ne se descourage pas au ioindre, mais
il s'y acharne: car estant satisfaict en ce pourquoy il estoit entré3
en combat, il se picque par brauerie d'en voir la fin. C'est bien
loing au delà de ne craindre point la mort, que de la vouloir
taster et sauourer.   L'histoire du philosophe Cleanthes est fort
pareille. Les gengiues luy estoyent enflées et pourries: les medecins
luy conseillerent d'vser d'vne grande abstinence. Ayant
ieuné deux iours, il est si bien amendé, qu'ils luy declarent sa
guarison, et permettent de retourner à son train de viure accoustumé.
Luy au rebours, goustant desia quelque douceur en cette
defaillance, entreprend de ne se retirer plus arriere, et franchir le
pas, qu'il auoit fort auancé.   Tullius Marcellinus ieune homme4
428 Romain, voulant anticiper l'heure de sa destinée, pour se deffaire
d'vne maladie, qui le gourmandoit, plus qu'il ne vouloit souffrir:
quoy que les medecins luy en promissent guerison certaine, sinon
si soudaine, appella ses amis pour en deliberer: les vns, dit Seneca,
luy donnoyent le conseil que par lascheté ils eussent prins
pour eux mesmes, les autres par flaterie, celuy qu'ils pensoyent
luy deuoir estre plus aggreable: mais vn Stoïcien luy dit ainsi: Ne
te trauaille pas Marcellinus, comme si tu deliberois de chose d'importance:
ce n'est pas grand'chose que viure, tes valets et les
bestes viuent: mais c'est grand'chose de mourir honestement, sagement,1
et constamment. Songe combien il y a que tu fais mesme
chose, manger, boire, dormir: boire, dormir, et manger. Nous
roüons sans cesse en ce cercle. Non seulement les mauuais accidens
et insupportables, mais la satieté mesme de viure donne
enuie de la mort. Marcellinus n'auoit besoing d'homme qui le
conseillast, mais d'homme qui le secourust: les seruiteurs craignoyent
de s'en mesler: mais ce philosophe leur fit entendre que
les domestiques sont soupçonnez, lors seulement qu'il est en
doubte, si la mort du maistre a esté volontaire: autrement qu'il
seroit d'aussi mauuais exemple de l'empescher, que de le tuer,2
d'autant que

Inuitum qui seruat, idem facit occidenti.

Apres il aduertit Marcellinus, qu'il ne seroit pas messeant, comme
le dessert des tables se donne aux assistans, nos repas faicts,
aussi la vie finie, de distribuer quelque chose à ceux qui en ont
esté les ministres. Or estoit Marcellinus de courage franc et liberal:
il fit departir quelque somme à ses seruiteurs, et les consola.
Au reste, il n'y eut besoing de fer, ny de sang: il entreprit de s'en
aller de cette vie, non de s'en fuyr: non d'eschapper à la mort,
mais de l'essayer. Et pour se donner loisir de la marchander, ayant3
quitté toute nourriture, le troisiesme iour suyuant, apres s'estre
faict arroser d'eau tiede, il defaillit peu à peu, et non sans quelque
volupté, à ce qu'il disoit. De vray, ceux qui ont eu ces deffaillances
de cœur, qui prennent par foiblesse, disent n'y sentir aucune douleur,
ains plustost quelque plaisir comme d'vn passage au sommeil
et au repos. Voyla des morts estudiées et digerées.   Mais à fin
que le seul Caton peust fournir à tout exemple de vertu, il semble
que son bon destin luy fit auoir mal en la main, dequoy il se
donna le coup: à ce qu'il eust loisir d'affronter la mort et de la
colleter, renforceant le courage au danger, au lieu de l'amollir.4
Et si ç'eust esté à moy, de le representer en sa plus superbe
430 assiete, ç'eust esté deschirant tout ensanglanté ses entrailles,
plustost que l'espée au poing, comme firent les statuaires de son
temps. Car ce second meurtre, fut bien plus furieux, que le
premier.

CHAPITRE XIIII.    (TRADUCTION LIV. II, CH. XIV.)
Comme nostre esprit s'empesche soy-mesmes.

C'EST vne plaisante imagination, de conceuoir vn esprit balancé
iustement entre-deux pareilles enuyes. Car il est indubitable,
qu'il ne prendra iamais party: d'autant que l'application et le choix
porte inequalité de prix: et qui nous logeroit entre la bouteille et
le iambon, auec egal appetit de boire et de manger, il n'y auroit
sans doute remede, que de mourir de soif et de faim. Pour pouruoir1
à cet inconuenient, les Stoïciens, quand on leur demande
d'où vient en nostre ame l'election de deux choses indifferentes
(et qui fait que d'vn grand nombre d'escus nous en prenions
plustost l'vn que l'autre, n'y ayant aucune raison qui nous incline
à la preference) respondent, que ce mouuement de l'ame est
extraordinaire et desreglé, venant en nous d'vne impulsion estrangere,
accidentale, et fortuite. Il se pourroit dire, ce me semble,
plustost, que aucune chose ne se presente à nous, où il n'y ait
quelque difference, pour legere qu'elle soit: et que ou à la veuë,
ou à l'attouchement, il y a tousiours quelque choix, qui nous tente2
et attire, quoy que ce soit imperceptiblement. Pareillement qui
presupposera vne fisselle egallement forte par tout, il est impossible
de toute impossibilité qu'elle rompe, car par où voulez vous
que la faucée commence? et de rompre par tout ensemble, il n'est
pas en nature. Qui ioindroit encore à cecy les propositions geometriques,
qui concluent par la certitude de leurs demonstrations,
le contenu plus grand que le contenant, le centre aussi grand que
sa circonference: et qui trouuent deux lignes s'approchans sans
cesse l'vne de l'autre, et ne se pouuans iamais ioindre: et la pierre
philosophale, et quadrature du cercle, où la raison et l'effect sont3
si opposites: en tireroit à l'aduenture quelque argument pour
secourir ce mot hardy de Pline, solum certum nihil esse certi, et homine
nihil miserius aut superbius.

432

CHAPITRE XV.    (TRADUCTION LIV. II, CH. XV.)
Que nostre desir s'accroist par la malaisance.

IL n'y a raison qui n'en aye vne contraire, dit le plus sage party
des philosophes. Ie remaschois tantost ce beau mot, qu'vn ancien
allegue pour le mespris de la vie: Nul bien nous peut apporter
plaisir, si ce n'est celuy, à la perte duquel nous sommes
preparez: In æquo est dolor amissæ rei, et timor amittendæ. Voulant
gaigner par là, que la fruition de la vie ne nous peut estre
vrayement plaisante, si nous sommes en crainte de la perdre. Il
se pourroit toutesfois dire au rebours, que nous serrons et embrassons
ce bien, d'autant plus estroit, et auecques plus d'affection,
que nous le voyons nous estre moins seur, et craignons qu'il nous1
soit osté. Car il se sent euidemment, comme le feu se picque à
l'assistance du froid, que nostre volonté s'aiguise aussi par le contraste:

Si numquam Danaen habuisset ahenea turris,
Non esset Danae de Ioue facta parens:

et qu'il n'est rien naturellement si contraire à nostre goust que la
satieté, qui vient de l'aisance: ny rien qui l'aiguise tant que la
rareté et difficulté. Omnium rerum voluptas ipso quo debet fugare
periculo crescit.

Galla, nega; satiatur amor, nisi gaudia torquent.2
Pour tenir l'amour en haleine, Lycurgue ordonna que les mariez
de Lacedemone ne se pourroient prattiquer qu'à la desrobée, et
que ce seroit pareille honte de les rencontrer couchés ensemble
qu'auecques d'autres. La difficulté des assignations, le danger des
surprises, la honte du lendemain,

Et languor, et silentium,
Et latere petitus imo spiritus,

c'est ce qui donne pointe à la sauce. Combien de ieux tres-lasciuement
plaisants, naissent de l'honneste et vergongneuse maniere
de parler des ouurages de l'Amour? La volupté mesme cherche à3
s'irriter par la douleur. Elle est bien plus sucrée, quand elle cuit,
et quand elle escorche. La courtisane Flora disoit n'auoir iamais
couché auec Pompeius, qu'elle ne luy eust faict porter les merques
de ses morsures.
434
Quod petiere, premunt arctè, faciúntque dolorem
Corporis, et dentes inlidunt sæpe labellis:
Et stimuli subsunt, qui instigant lædere id ipsum
Quodcunque est, rabies vnde illæ germina surgunt.
Il en va ainsi par tout: la difficulté donne prix aux choses.
Ceux de la Marque d'Ancone font plus volontiers leurs vœuz à
Sainct Iaques, et ceux de Galice à nostre Dame de Lorete: on fait
au Liege grande feste des bains de Luques, et en la Toscane de
ceux d'Aspa: il ne se voit guere de Romains en l'escole de l'escrime
à Rome, qui est pleine de François. Ce grand Caton se trouua1
aussi bien que nous, desgousté de sa femme tant qu'elle fut sienne,
et la desira quand elle fut à vn autre. I'ay chassé au haras vn
vieil cheual, duquel à la senteur des iuments, on ne pouuoit venir
à bout. La facilité l'a incontinent saoulé enuers les siennes: mais
enuers les estrangeres et la premiere qui passe le long de son
pastis, il reuient à ses importuns hannissements, et à ses chaleurs
furieuses comme deuant. Nostre appetit mesprise et outrepasse ce
qui luy est en main, pour courir apres ce qu'il n'a pas.

Transuolat in medio posita, et fugientia captat.

Nous defendre quelque chose, c'est nous en donner enuie.2

Nisi tu seruare puellam
Incipis, incipiet desinere esse mea.

Nous l'abandonner tout à faict, c'est nous en engendrer mespris.
La faute et l'abondance retombent en mesme inconuenient:

Tibi quod superest, mihi quod defit, dolet.

Le desir et la iouyssance nous mettent pareillement en peine. La
rigueur des maistresses est ennuyeuse, mais l'aisance et la facilité
l'est, à vray dire, encores plus, d'autant que le mescontentement
et la cholere naissent de l'estimation, en quoy nous auons la
chose desirée, aiguisent l'amour, et le reschauffent: mais la satieté3
engendre le dégoust: c'est vne passion mousse, hebetée, lasse,
et endormie.

Si qua volet regnare diu, contemnat amantem,

Contemnite amantes,
Sic hodie veniet, si qua negauit heri.
Pourquoy inuenta Popæa de masquer les beautez de son visage,
que pour les rencherir à ses amants? Pourquoy a lon voilé iusques
au dessoubs des talons ces beautez, que chacun desire montrer,
que chacun desire voir? Pourquoy couurent elles de tant d'empeschemens,
les vns sur les autres, les parties, où loge principallement4
nostre desir et le leur? Et à quoy seruent ces gros bastions,
dequoy les nostres viennent d'armer leurs flancs, qu'à leurrer
nostre appetit, et nous attirer à elles en nous esloignant?

Et fugit ad salices, et se cupit antè videri.
436 Interdum tunica duxit operta moram.

A quoy sert l'art de cette honte virginalle? cette froideur rassise,
cette contenance seuere, cette profession d'ignorance des choses,
qu'elles sçauent mieux, que nous qui les en instruisons, qu'à nous
accroistre le desir de vaincre, gourmander, et fouler à nostre
appetit, toute cette ceremonie, et ces obstacles? Car il y a non
seulement du plaisir, mais de la gloire encore, d'affolir et desbaucher
cette molle douceur, et cette pudeur infantine, et de ranger
à la mercy de nostre ardeur vne grauité froide et magistrale. C'est
gloire, disent-ils, de triompher de la modestie, de la chasteté, et1
de la temperance: et qui desconseille aux Dames, ces parties là,
il les trahit, et soy-mesmes. Il faut croire que le cœur leur fremit
d'effroy, que le son de nos mots blesse la pureté de leurs oreilles,
qu'elles nous en haissent et s'accordent à nostre importunité d'vne
force forcée. La beauté, toute puissante qu'elle est, n'a pas dequoy
se faire sauourer sans cette entremise. Voyez en Italie, où il y a
plus de beauté à vendre, et de la plus fine, comment il faut qu'elle
cherche d'autres moyens estrangers, et d'autres arts pour se
rendre aggreable: et si à la verité, quoy qu'elle face estant venale
et publique, elle demeure foible et languissante. Tout ainsi que2
mesme en la vertu, de deux effects pareils, nous tenons neantmoins
celuy-là, le plus beau et plus digne, auquel il y a plus d'empeschement
et de hazard proposé.   C'est vn effect de la prouidence diuine,
de permettre sa saincte Eglise estre agitée, comme nous la voyons
de tant de troubles et d'orages, pour esueiller par ce contraste
les ames pies, et les r'auoir de l'oisiueté et du sommeil, où les
auoit plongees vne si longue tranquillité. Si nous contrepoisons la
perte que nous auons faicte, par le nombre de ceux qui se sont
desuoyez, au gain qui nous vient pour nous estre remis en haleine,
resuscité nostre zele et nos forces, à l'occasion de ce combat,3
Ie ne sçay si l'vtilité ne surmonte point le dommage.   Nous auons
pensé attacher plus ferme le nœud de nos mariages, pour auoir
osté tout moyen de les dissoudre, mais d'autant s'est dépris et
relasché le nœud de la volonté et de l'affection, que celuy de la
contraincte s'est estrecy. Et au rebours, ce qui tint les mariages à
Rome, si long temps en honneur et en seurté, fut la liberté de les
rompre, qui voudroit. Ils gardoient mieux leurs femmes, d'autant
qu'ils les pouuoient perdre: et en pleine licence de diuorces, il se
passa cinq cens ans et plus, auant que nul s'en seruist.

Quod licet, ingratum est: quod non licet, acrius vrit.4
A ce propos se pourroit ioindre l'opinion d'vn ancien, que les
438 supplices aiguisent les vices plustost qu'ils ne les amortissent:
qu'ils n'engendrent point le soing de bien faire, c'est l'ouurage de
la raison, et de la discipline: mais seulement vn soing de n'estre
surpris en faisant mal.

Latius excisæ pestis contagia serpunt

Ie ne sçay pas qu'elle soit vraye, mais cecy sçay-ie par experience,
que iamais police ne se trouua reformée par là. L'ordre et reglement
des mœurs, dépend de quelque autre moyen.   Les histoires
Grecques font mention des Argippees voisins de la Scythie, qui
viuent sans verge et sans baston à offenser: que non seulement1
nul n'entreprend d'aller attaquer: mais quiconque s'y peut sauuer,
il est en franchise, à cause de leur vertu et saincteté de vie: et
n'est aucun si osé d'y toucher. On recourt à eux pour appoincter
les differents, qui naissent entre les hommes d'ailleurs. Il y a nation,
où la closture des iardins et des champs, qu'on veut conseruer,
se faict d'vn filet de coton, et se trouue bien plus seure et
plus ferme que nos fossez et nos hayes. Furem signata sollicitant.
Aperta effractarius præterit.   A l'aduenture sert entre autres
moyens, l'aisance, à couurir ma maison de la violence de noz
guerres ciuiles. La defense attire l'entreprise, et la deffiance l'offense.2
I'ay affoibly le dessein des soldats, ostant à leur exploit,
le hazard, et toute matiere de gloire militaire, qui a accoustumé de
leur seruir de titre et d'excuse. Ce qui est faict courageusement,
est tousiours faict honorablement, en temps où la iustice est morte.
Ie leur rens la conqueste de ma maison lasche et traistresse. Elle
n'est close à personne, qui y heurte. Il n'y a pour toute prouision,
qu'vn portier, d'ancien vsage et ceremonie: qui ne sert pas tant à
defendre ma porte, qu'à l'offrir plus decemment et gratieusement.
Ie n'ay ny garde ny sentinelle, que celle que les astres font pour
moy. Vn Gentil-homme a tort de faire montre d'estre en deffense,3
s'il ne l'est bien à poinct. Qui est ouuert d'vn costé, l'est par tout.
Noz peres ne penserent pas à bastir des places frontieres. Les
moyens d'assaillir, ie dy sans batterie et sans armée, et de surprendre
noz maisons, croissent touts les iours, au dessus des moyens
de se garder. Les esprits s'aiguisent generalement de ce costé là.
L'inuasion touche touts, la defense non, que les riches. La mienne
estoit forte selon le temps qu'elle fut faitte: ie n'y ay rien adiousté
440 de ce costé là, et craindroy que sa force se tournast contre moy-mesme.
Ioint qu'vn temps paisible requerra, qu'on les defortifie.
Il est dangereux de ne les pouuoir regaigner: et est difficile de
s'en asseurer. Car en matiere de guerres intestines, vostre vallet
peut estre du party que vous craignez. Et où la religion sert de
pretexte, les parentez mesmes deuiennent infiables auec couuerture
de iustice. Les finances publiques n'entretiendront pas noz
garnisons domestiques. Elles s'y espuiseroient. Nous n'auons pas dequoy
le faire sans nostre ruine: ou plus incommodeement et iniurieusement
encore, sans celle du peuple. L'estat de ma perte ne1
seroit guere pire. Au demeurant, vous y perdez vous, voz amis
mesmes s'amusent à accuser vostre inuigilance et improuidence,
plus qu'à vous pleindre, et l'ignorance ou nonchalance aux offices
de vostre profession. Ce que tant de maisons gardées se sont perduës,
où ceste cy dure: me fait soupçonner, qu'elles se sont perduës
de ce, qu'elles estoyent gardées. Cela donne et l'enuie et la raison
à l'assaillant. Toute garde porte visage de guerre. Qui se iettera,
si Dieu veut, chez moy: mais tant y a, que ie ne l'y appelleray pas.
C'est la retraitte à me reposer des guerres. I'essaye de soustraire
ce coing, à la tempeste publique, comme ie fay vn autre coing en2
mon ame. Nostre guerre a beau changer de formes, se multiplier
et diuersifier en nouueaux partis: pour moy ie ne bouge. Entre
tant de maisons armées, moy seul, que ie sçache, de ma condition,
ay fié purement au ciel la protection de la mienne. Et n'en ay iamais
osté ny vaisselle d'argent, ny titre, ny tapisserie. Ie ne veux
ny me craindre, ny me sauuer à demy. Si vne pleine recognoissance
acquiert la faueur diuine, elle me durera iusqu'au bout:
sinon, i'ay tousiours assez duré, pour rendre ma durée remerquable
et enregistrable. Comment? Il y a bien trente ans.

CHAPITRE XVI.    (TRADUCTION LIV. II, CH. XVI.)
De la gloire.

IL y a le nom et la chose: le nom, c'est vne voix qui remerque et3
signifie la chose: le nom, ce n'est pas vne partie de la chose, ny
442 de la substance: c'est vne piece estrangere ioincte à la chose, et
hors d'elle.   Dieu qui est en soy toute plenitude, et le comble de
toute perfection, il ne peut s'augmenter et accroistre au dedans:
mais son nom se peut augmenter et accroistre, par la benediction
et loüange, que nous donnons à ses ouurages exterieurs. Laquelle
loüange, puis que nous ne la pouuons incorporer en luy, d'autant
qu'il n'y peut auoir accession de bien, nous l'attribuons à son nom,
qui est la piece hors de luy, la plus voisine. Voylà comment c'est à
Dieu seul, à qui gloire et honneur appartient. Et n'est rien si esloigné
de raison, que de nous en mettre en queste pour nous: car estans1
indigens et necessiteux au dedans, nostre essence estant imparfaicte,
et ayant continuellement besoing d'amelioration, c'est là, à
quoy nous nous deuons trauailler. Nous sommes tous creux et vuides:
ce n'est pas de vent et de voix que nous auons à nous remplir:
il nous faut de la substance plus solide à nous reparer. Vn homme
affamé seroit bien simple de chercher à se pouruoir plustost d'vn
beau vestement, que d'vn bon repas: il faut courir au plus pressé.
Comme disent nos ordinaires prieres, Gloria in excelcis Deo, et in
terra pax hominibus. Nous sommes en disette de beauté, santé, sagesse,
vertu, et telles parties essentieles: les ornemens externes se2
chercheront apres que nous aurons proueu aux choses necessaires.
La theologie traicte amplement et plus pertinemment ce subiect,
mais ie n'y suis guere versé.   Chrysippus et Diogenes ont esté les
premiers autheurs et les plus fermes du mespris de la gloire. Et
entre toutes les voluptez, ils disoient qu'il n'y en auoit point de
plus dangereuse, ny plus à fuir, que celle qui nous vient de
l'approbation d'autruy. De vray l'experience nous en fait sentir
plusieurs trahisons bien dommageables. Il n'est chose qui empoisonne
tant les Princes que la flatterie, ny rien par où les meschans
gaignent plus aiséement credit autour d'eux: ny maquerelage si3
propre et si ordinaire à corrompre la chasteté des femmes, que
de les paistre et entretenir de leurs loüanges. Le premier enchantement
que les Sirenes employent à piper Vlysses, est de cette
nature:

Deça vers nous, deça, ô tresloüable Vlysse,
Et le plus grand honneur dont la Grece fleurisse.

Ces philosophes là disoient, que toute la gloire du monde ne meritoit
pas qu'vn homme d'entendement estendist seulement le doigt
pour l'acquerir:

Gloria quantalibet quid erit, si gloria tantúm est?4

Ie dis pour elle seule: car elle tire souuent à sa suite plusieurs commoditez,
444 pour lesquelles elle se peut rendre desirable: elle nous
acquiert de la bienvueillance: elle nous rend moins exposez aux iniures
et offences d'autruy, et choses semblables.   C'estoit aussi
des principaux dogmes d'Epicurus: car ce precepte de sa secte,
cache ta vie, qui deffend aux hommes de s'empescher des charges
et negotiations publiques, presuppose aussi necessairement qu'on
mesprise la gloire: qui est vne approbation que le monde fait des
actions que nous mettons en euidence. Celuy qui nous ordonne de
nous cacher, et de n'auoir soing que de nous, et qui ne veut pas
que nous soyons connus d'autruy, il veut encores moins que nous1
en soyons honorez et glorifiez. Aussi conseille il à Idomeneus, de
ne regler aucunement ses actions, par l'opinion ou reputation commune:
si ce n'est pour euiter les autres incommoditez accidentales,
que le mespris des hommes luy pourroit apporter.   Ces
discours là sont infiniment vrais, à mon aduis, et raisonnables.
Mais nous sommes, ie ne sçay comment, doubles en nous mesmes,
qui fait que ce que nous croyons, nous ne le croyons pas: et ne
nous pouuons deffaire de ce que nous condamnons. Voyons les dernieres
paroles d'Epicurus, et qu'il dit en mourant: elles sont grandes
et dignes d'vn tel philosophe: mais si ont elles quelque merque2
de la recommendation de son nom, et de cette humeur qu'il auoit
descriée par ses preceptes. Voicy vne lettre qu'il dicta vn peu auant
son dernier souspir.

Epicvrvs a Hermachvs salvt.
Ce pendant que ie passois l'heureux, et celuy-là mesmes le dernier
iour de ma vie, i'escriuois cecy, accompaigné toutesfois de telle
douleur en la vessie et aux intestins, qu'il ne peut rien estre adiousté
à sa grandeur. Mais elle estoit compensée par le plaisir
qu'apportoit à mon ame la souuenance de mes inuentions et de
mes discours. Or toy comme requiert l'affection que tu as eu dés
ton enfance enuers moy, et la philosophie, embrasse la protection3
des enfans de Metrodorus.
Voila sa lettre. Et ce qui me fait interpreter que ce plaisir qu'il
dit sentir en son ame, de ses inuentions, regarde aucunement la
reputation qu'il en esperoit acquerir apres sa mort, c'est l'ordonnance
de son testament, par lequel il veut que Aminomachus et Timocrates
ses heritiers, fournissent pour la celebration de son iour
natal tous les mois de Ianuier, les frais que Hermachus ordonneroit:
et aussi pour la despence qui se feroit le vingtiesme iour de
chasque lune, au traittement des philosophes ses familiers, qui
s'assembleroient à l'honneur de la memoire de luy et de Metrodorus.4
446    Carneades a esté chef de l'opinion contraire: et a maintenu
que la gloire estoit pour elle mesme desirable, tout ainsi que
nous embrassons nos posthumes pour eux-mesmes, n'en ayans aucune
cognoissance ny iouyssance. Cette opinion n'a pas failly d'estre
plus communement suyuie, comme sont volontiers celles qui
s'accommodent le plus à nos inclinations. Aristote luy donne le
premier rang entre les biens externes: Euite, comme deux extremes
vicieux, l'immoderation, et à la rechercher, et à la fuyr. Ie
croy que si nous auions les liures que Cicero auoit escrit sur ce subiect,
il nous en conteroit de belles: car cet homme là fut si forcené1
de cette passion, que s'il eust osé, il fust, ce crois-ie, volontiers tombé
en l'excez où tomberent d'autres, que la vertu mesme n'estoit desirable,
que pour l'honneur qui se tenoit tousiours à sa suitte:

Paulum sepultæ distat inertiæ
Celata virtus.

Qui est vn' opinion si fauce, que ie suis dépit qu'elle ait iamais
peu entrer en l'entendement d'homme, qui eust cet honneur de
porter le nom de philosophe.   Si cela estoit vray, il ne faudroit
estre vertueux qu'en public: et les operations de l'ame, où est le
vray siege de la vertu, nous n'aurions que faire de les tenir en2
regle et en ordre, sinon autant qu'elles deburoient venir à la cognoissance
d'autruy. N'y va il donc que de faillir finement et subtilement?
Si tu sçais, dit Carneades, vn serpent caché en ce lieu,
auquel sans y penser, se va seoir celuy, de la mort duquel tu esperes
profit: tu fais meschamment, si tu ne l'en aduertis: et d'autant
plus que ton action ne doibt estre cognuë que de toy. Si nous
ne prenons de nous mesmes la loy de bien faire: si l'impunité nous
est iustice, à combien de sortes de meschancetez auons nous tous
les iours à nous abandonner? Ce que S. Peduceus fit, de rendre fidelement
cela que C. Plotius auoit commis à sa seule science, de ses3
richesses, et ce que i'en ay faict souuent de mesme, ie ne le trouue
pas tant loüable, comme ie trouueroy execrable, que nous y eussions
failly. Et trouue bon et vtile à ramenteuoir en noz iours, l'exemple
de P. Sextilius Ruffus, que Cicero accuse pour auoir recueilly
vne heredité contre sa conscience: non seulement, non contre les
loix, mais par les loix mesmes. Et M. Crassus, et Q. Hortensius,
lesquels à cause de leur authorité et puissance, ayants esté pour certaines
quotitez appellez par vn estranger à la succession d'vn testament
448 faux, à fin que par ce moyen il y establist sa part: se contenterent
de n'estre participants de la fauceté, et ne refuserent d'en
tirer du fruit: assez couuerts, s'ils se tenoient à l'abry des accusations,
et des tesmoins, et des loix. Meminerint Deum se habere testem,
id est, vt ego arbitror, mentem suam.   La vertu est chose
bien vaine et friuole, si elle tire sa recommendation de la gloire.
Pour neant entreprendrions nous de luy faire tenir son rang à part,
et la déioindrions de la Fortune: car qu'est-il plus fortuite que la
reputation? Profectò fortuna in omni re dominatur: ea res cunctas
ex libidine magis quàm ex vero celebrat obscurátque. De faire que1
les actions soyent cognues et veuës, c'est le pur ouurage de la Fortune.
C'est le sort qui nous applique la gloire, selon sa temerité.
Ie l'ay veuë fort souuent marcher auant le merite: et souuent
outrepasser le merite d'vne longue mesure. Celuy qui premier s'aduisa
de la ressemblance de l'ombre à la gloire, fit mieux qu'il ne
vouloit. Ce sont choses excellemment vaines. Elle va aussi quelque
fois deuant son corps: et quelque fois l'excede de beaucoup en
longueur. Ceux qui apprennent à la noblesse de ne chercher en la
vaillance que l'honneur: quasi non sit honestum quod nobilitatum
non sit: que gaignent-ils par là, que de les instruire de ne se hazarder
2
iamais, si on ne les voit, et de prendre bien garde, s'il y a
des tesmoins, qui puissent rapporter nouuelles de leur valeur, là
où il se presente mille occasions de bien faire, sans qu'on en puisse
estre remerqué? Combien de belles actions particulieres s'enseuelisent
dans la foule d'vne bataille? Quiconque s'amuse à contreroller
autruy pendant vne telle meslée, il n'y est guere embesoigné:
et produit contre soy mesmes le tesmoignage qu'il rend
des deportemens de ses compaignons. Vera et sapiens animi magnitudo,
honestum illud quod maximè naturam sequitur, in factis
positum, non in gloria, iudicat. Toute la gloire, que ie pretens de3
ma vie, c'est de l'auoir vescue tranquille. Tranquille non selon Metrodorus,
ou Arcesilas, ou Aristippus, mais selon moy. Puisque la
philosophie n'a sçeu trouuer aucune voye pour la tranquillité, qui
fust bonne en commun, que chacun la cherche en son particulier.
A qui doiuent Cæsar et Alexandre cette grandeur infinie de leur
renommée, qu'à la Fortune? Combien d'hommes a elle esteint, sur
le commencement de leur progrés, desquels nous n'auons aucune
cognoissance, qui y apportoient mesme courage que le leur, si le
450 malheur de leur sort ne les eust arrestez tout court, sur la naissance
mesme de leurs entreprinses? Au trauers de tant et si extremes
dangers il ne me souuient point auoir leu que Cæsar ait
esté iamais blessé. Mille sont morts de moindres perils, que le
moindre de ceux qu'il franchit. Infinies belles actions se doiuent
perdre sans tesmoignage, auant qu'il en vienne vne à profit. On
n'est pas tousiours sur le haut d'vne bresche, ou à la teste d'vne
armée, à la veuë de son general, comme sur vn eschaffaut. On est
surpris entre la haye et le fossé: il faut tenter fortune contre vn
poullailler: il faut dénicher quatre chetifs harquebusiers d'vne1
grange: il faut seul s'escarter de la trouppe et entreprendre seul,
selon la necessité qui s'offre. Et si on prend garde, on trouuera, à
mon aduis, qu'il aduient par experience, que les moins esclattantes
occasions sont les plus dangereuses: et qu'aux guerres, qui se sont
passées de notre temps, il s'est perdu plus de gens de bien, aux occasions
legeres et peu importantes, et à la contestation de quelque
bicoque, qu'és lieux dignes et honnorables.   Qui tient sa mort
pour mal employée, si ce n'est en occasion signalée: au lieu d'illustrer
sa mort, il obscurcit volontiers sa vie: laissant eschapper
ce pendant plusieurs iustes occasions de se hazarder. Et toutes les2
iustes sont illustres assez: sa conscience les trompettant suffisamment
à chacun. Gloria nostra est testimonium conscientiæ nostræ.
Qui n'est homme de bien que par ce qu'on le sçaura, et par ce
qu'on l'en estimera mieux, apres l'auoir sçeu, qui ne veut bien faire
qu'en condition que sa vertu vienne à la cognoissance des hommes,
celuy-là n'est pas personne de qui on puisse tirer beaucoup de seruice.

Credo che'l resto di quel verno cose
Facesse degne di tener ne conto;
Ma fur sin'à quel tempo si nascose,3
Che non è colpa mia s'hor' non le conto:
Perche Orlando a far l'opre virtuose,
Piu ch'à narrarle poi, sempre era pronto,
Nè mai fu alcun'de li suoi fatti espresso,
Senon quando hebbe i testimonij appresso.

Il faut aller à la guerre pour son deuoir, et en attendre cette recompense,
qui ne peut faillir à toutes belles actions, pour occultes
qu'elles soyent, non pas mesmes aux vertueuses pensées: c'est le
contentement qu'vne conscience bien reglée reçoit en soy, de bien
faire. Il faut estre vaillant pour soy-mesmes, et pour l'auantage4
que c'est d'auoir son courage logé en vne assiette ferme et asseurée,
contre les assauts de la Fortune.

Virtus, repulsæ nescia sordidæ,
Intaminatis fulget honoribus:
Nec sumit aut ponit secures
Arbitrio popularis auræ.

Ce n'est pas pour la montre, que nostre ame doit iouër son rolle,
452 c'est chez nous au dedans, où nuls yeux ne donnent que les nostres:
là elle nous couure de la crainte de la mort, des douleurs et
de la honte mesme: elle nous asseure là, de la perte de nos enfans,
de nos amis, et de nos fortunes: et quand l'opportunité s'y
presente, elle nous conduit aussi aux hazards de la guerre. Non
emolumento aliquo, sed ipsius honestatis decore. Ce profit est bien
plus grand, et bien plus digne d'estre souhaité et esperé, que l'honneur
et la gloire, qui n'est autre chose qu'vn fauorable iugement
qu'on fait de nous.   Il faut trier de toute vne nation, vne douzaine
d'hommes, pour iuger d'vn arpent de terre, et le iugement de nos1
inclinations, et de nos actions, la plus difficile matiere, et la plus
importante qui soit, nous la remettons à la voix de la commune et
de la tourbe, mere d'ignorance, d'iniustice, et d'inconstance. Est-ce
raison de faire dependre la vie d'vn sage, du iugement des fols?
An quidquam stultius, quàm quos singulos contemnas, eos aliquid
putare esse vniuersos? Quiconque vise à leur plaire, il n'a iamais
faict, c'est vne bute qui n'a ny forme ny prise. Nil tam inæstimabile
est, quàm animi multitudinis. Demetrius disoit plaisamment de la
voix du peuple, qu'il ne faisoit non plus de recette, de celle qui
luy sortoit par en haut, que de celle qui luy sortoit par en bas.2
Celuy la dit encore plus: Ego hoc iudico, si quando turpe non sit,
tamen non esse non turpe, quum id à multitudine laudetur. Null'art,

nulle soupplesse d'esprit pourroit conduire nos pas à la suitte
d'vn guide si desuoyé et si desreglé. En cette confusion venteuse
de bruits de rapports et opinions vulgaires, qui nous poussent, il
ne se peut establir aucune route qui vaille. Ne nous proposons
point vne fin si flotante et volage: allons constamment apres la
raison: que l'approbation publique nous suyue par là, si elle veut:
et comme elle despend toute de la Fortune, nous n'auons point loy
de l'esperer plustost par autre voye que par celle là.   Quand pour3
sa droiture ie ne suyurois le droit chemin, ie le suyurois pour
auoir trouué par experience, qu'au bout du compte, c'est communement
le plus heureux, et le plus vtile. Dedit hoc prouidentia hominibus
munus, vt honesta magis iuuarent. Le marinier ancien disoit
ainsin à Neptune, en vne grande tempeste: O Dieu tu me sauueras
si tu veux, si tu veux tu me perdras: mais si tiendray-ie
454 tousiours droit mon timon. I'ay veu de mon temps mill' hommes
soupples, mestis, ambigus, et que nul ne doubtoit plus prudens
mondains que moy, se perdre où ie me suis sauué:

Risi successu posse carere dolos.

Paul Æmyle allant en sa glorieuse expedition de Macedoine, aduertit
sur tout le peuple à Rome, de contenir leur langue de ses actions,
pendant son absence. Que la licence des iugements, est vn
grand destourbier aux grands affaires! D'autant que chacun n'a pas
la fermeté de Fabius à l'encontre des voix communes, contraires et
iniurieuses qui ayma mieux laisser desmembrer son authorité aux1
vaines fantasies des hommes, que faire moins bien sa charge, auec
fauorable reputation, et populaire consentement.   Il y a ie ne
sçay quelle douceur naturelle à se sentir louër, mais nous luy prestons
trop de beaucoup.

Laudari haud metuam, neque enim mihi cornea fibra es;
Sed recti finémqve extremúmque esse recuso
Euge tuum et bellè.

Ie ne me soucie pas tant, quel ie sois chez autruy, comme ie me
soucie quel ie sois en moy-mesme. Ie veux estre riche par moy,
non par emprunt. Les estrangers ne voyent que les euenemens et2
apparences externes: chacun peut faire bonne mine par le dehors,
plein au dedans de fiebure et d'effroy. Ils ne voyent pas mon cœur,
ils ne voyent que mes contenances. On a raison de descrier l'hypocrisie,
qui se trouue en la guerre: car qu'est il plus aisé à vn
homme pratic, que de gauchir aux dangers, et de contrefaire le
mauuais, ayant le cœur plein de mollesse? Il y a tant de moyens
d'euiter les occasions de se hazarder en particulier, que nous aurons
trompé mille fois le monde, auant que de nous engager à vn
dangereux pas: et lors mesme, nous y trouuant empétrez, nous
sçaurons bien pour ce coup, couurir nostre ieu d'vn bon visage, et3
d'vne parolle asseurée, quoy que l'ame nous tremble au dedans. Et
qui auroit l'vsage de l'anneau Platonique, rendant inuisible celuy
qui le portoit au doigt, si on luy donnoit le tour vers le plat de la
main: assez de gents souuent se cacheroyent, où il se faut presenter
le plus: et se repentiroyent d'estre placez en lieu si honorable,
auquel la necessité les rend asseurez.

Falsus honor iuuat, et mendax infamia terret
Quem, nisi mendosum et mendacem?

Voyla comment tous ces iugemens qui se font des apparences externes,
456 sont merueilleusement incertains et douteux: et n'est aucun
si asseuré tesmoing, comme chacun à soy-mesme. En celles là
combien auons nous de goujats, compaignons de nostre gloire? Celuy
qui se tient ferme dans vne tranchée descouuerte, que fait il en
cela, que ne facent deuant luy cinquante pauures pionniers, qui
luy ouurent le pas, et le couurent de leurs corps, pour cinq sols de
paye par iour?

Non quicquid turbida Roma
Eleuet, accedas, examénque improbum in illa
Castiges trutina: nec te quæsiueris extrà.1
Nous appellons aggrandir nostre nom, l'estendre et semer en
plusieurs bouches: nous voulons qu'il y soit receu en bonne part,
et que cette sienne accroissance luy vienne à profit: voyla ce qu'il
y peut auoir de plus excusable en ce dessein. Mais l'exces de cette
maladie en va iusques là, que plusieurs cherchent de faire parler
d'eux en quelque façon que ce soit. Trogus Pompeius dit de Herostratus,
et Titus Liuius de Manlius Capitolinus, qu'ils estoyent plus
desireux de grande, que de bonne reputation. Ce vice est ordinaire.
Nous nous soignons plus qu'on parle de nous, que comment on en
parle: et nous est assez que nostre nom coure par la bouche des2
hommes, en quelque condition qu'il y coure. Il semble que l'estre
conneu, ce soit aucunement auoir sa vie et sa durée en la garde
d'autruy.   Moy, ie tiens que ie ne suis que chez moy, et de cette
autre mienne vie qui loge en la cognoissance de mes amis, à la
considerer nuë, et simplement en soy, ie sçay bien que ie n'en sens
fruict ny iouyssance, que par la vanité d'vne opinion fantastique.
Et quand ie seray mort, ie m'en resentiray encores beaucoup
moins. Et si perdray tout net, l'vsage des vrayes vtilitez, qui accidentalement
la suyuent par fois: ie n'auray plus de prise par où
saisir la reputation: ny par où elle puisse me toucher ny arriuer à3
moy. Car de m'attendre que mon nom la reçoiue: premierement ie
n'ay point de nom qui soit assez mien: de deux que i'ay, l'vn est
commun à toute ma race, voire encore à d'autres. Il y a vne famille
à Paris et à Montpelier, qui se surnomme Montaigne: vne autre en
Bretaigne, et en Xaintonge, de la Montaigne. Le remuement d'vne
seule syllabe, meslera noz fusées, de façon que i'auray part à leur
gloire, et eux à l'aduenture à ma honte. Et si, les miens se sont
458 autresfois surnommez Eyquem, surnom qui touche encore vne maison
cogneuë en Angleterre. Quant à mon autre nom, il est, à quiconque
aura enuie de le prendre. Ainsi i'honoreray peut estre, vn
crocheteur en ma place. Et puis quand i'aurois vne merque particuliere
pour moy, que peut elle merquer quand ie n'y suis plus?
peut elle designer et fauorir l'inanité?

Nunc leuior cippus non imprimit ossa
Laudat posteritas, nunc non è manibus illis,
Nunc non è tumulo fortunatáque fauilla
Nascuntur violæ?1

Mais de cecy i'en ay parlé ailleurs.   Au demeurant en toute vne
bataille où dix mill' hommes sont stropiez ou tuez, il n'en est pas
quinze dequoy lon parle. Il faut que ce soit quelque grandeur bien
eminente, ou quelque consequence d'importance, que la Fortune y
ait iointe, qui face valoir vn' action priuée, non d'vn harquebuzier
seulement, mais d'vn Capitaine: car de tuer vn homme, ou deux,
ou dix, de se presenter courageusement à la mort, c'est à la verité
quelque chose à chacun de nous, car il y va de tout: mais pour le
monde, ce sont choses si ordinaires, il s'en voit tant tous les iours,
et en faut tant de pareilles pour produire vn effect notable, que2
nous n'en pouuons attendre aucune particuliere recommendation.

Casus multis hic cognitus, ac iam
Tritus, et è medio fortunæ ductus aceruo.
De tant de miliasses de vaillans hommes qui sont morts depuis
quinze cens ans en France, les armes en la main, il n'y en a pas
cent, qui soyent venus à nostre cognoissance. La memoire non des
chefs seulement, mais des battailles et victoires est enseuelie. Les
fortunes de plus de la moitié du monde, à faute de registre, ne
bougent de leur place, et s'esuanoüissent sans durée. Si i'auois en
ma possession les euenemens incognus, i'en penserois tresfacilement3
supplanter les cognus, en toute espece d'exemples. Quoy,
que des Romains mesmes, et des Grecs, parmy tant d'escriuains et
de tesmoings, et tant de rares et nobles exploicts, il en est venu si
peu iusques à nous?

Ad nos vix tenuis famæ perlabitur aura.

Ce sera beaucoup si d'icy à cent ans on se souuient en gros, que
de nostre temps il y a eu des guerres ciuiles en France. Les Lacedemoniens
sacrifioient aux Muses entrans en battaille, afin que
leurs gestes fussent bien et dignement escris, estimants que ce fust
vne faueur diuine, et non commune, que les belles actions trouuassent4
460 des tesmoings qui leur sçeussent donner vie et memoire.
Pensons nous qu'à chasque harquebusade qui nous touche, et à
chasque hazard que nous courons, il y ait soudain vn greffier qui
l'enrolle? et cent greffiers outre cela le pourront escrire, desquels
les commentaires ne dureront que trois iours, et ne viendront à la
veuë de personne. Nous n'auons pas la milliesme partie des escrits
anciens; c'est la Fortune qui leur donne vie, ou plus courte, ou plus
longue, selon sa faueur: et ce que nous en auons, il nous est loisible
de doubter, si c'est le pire, n'ayans pas veu le demeurant. On
ne fait pas des histoires de choses de si peu: il faut auoir esté1
chef à conquerir vn Empire, ou vn Royaume, il faut auoir gaigné
cinquante deux battailles assignées, tousiours plus foible en nombre,
comme Cæsar. Dix mille bons compagnons et plusieurs grands
Capitaines, moururent à sa suitte, vaillamment et courageusement,
desquels les noms n'ont duré qu'autant que leurs femmes et leurs
enfans vesquirent:

Quos fama obscura recondit.

De ceux mesme, que nous voyons bien faire, trois mois, ou trois
ans apres qu'ils y sont demeurez, il ne s'en parle non plus que s'ils
n'eussent iamais esté. Quiconque considerera auec iuste mesure et2
proportion, de quelles gens et de quels faits, la gloire se maintient
en la memoire des liures, il trouuera qu'il y a de nostre siecle, fort
peu d'actions, et fort peu de personnes, qui y puissent pretendre
nul droict. Combien auons nous veu d'hommes vertueux, suruiure
à leur propre reputation, qui ont veu et souffert esteindre en leur
presence, l'honneur et la gloire tres-iustement acquise en leurs
ieunes ans? Et pour trois ans de cette vie fantastique et imaginaire,
allons nous perdant nostre vraye vie et essentielle, et nous engager
à vne mort perpetuelle? Les sages se proposent vne plus belle et plus
iuste fin, à vne si importante entreprise. Rectè facti, fecisse merces3
est: Officij fructus, ipsum officium est. Il seroit à l'aduanture excusable
à vn peintre ou autre artisan, ou encores à vn rhetoricien
ou grammairien, de se trauailler pour acquerir nom, par ses ouurages:
mais les actions de la vertu, elles sont trop nobles d'elles
mesmes, pour rechercher autre loyer, que de leur propre valeur:
et notamment pour la chercher en la vanité des iugemens humains.
   Si toute-fois cette fauce opinion sert au public à contenir
les hommes en leur deuoir: si le peuple en est esueillé à la
vertu: si les Princes sont touchez, de voir le monde benir la memoire
de Traian, et abominer celle de Neron: si cela les esmeut,4
462 de voir le nom de ce grand pendart, autresfois si effroyable et si
redoubté, maudit et outragé si librement par le premier escolier
qui l'entreprend: qu'elle accroisse hardiment, et qu'on la nourrisse
entre nous le plus qu'on pourra. Et Platon employant toutes
choses à rendre ses citoyens vertueux, leur conseille aussi, de ne
mespriser la bonne estimation des peuples. Et dit, que par quelque
diuine inspiration il aduient, que les meschans mesmes sçauent
souuent tant de parole, que d'opinion, iustement distinguer les
bons des mauuais. Ce personnage et son pedagogue sont merueilleux,
et hardis ouuriers à faire ioindre les operations et reuelations1
diuines tout par tout où faut l'humaine force. Et pour cette cause
peut estre, l'appelloit Timon en l'iniuriant, le grand forgeur de
miracles. Vt traijei poetæ confugiunt ad Deum, cùm explicare argumenti
exitum non possunt.   Puis que les hommes par leur insuffisance
ne se peuuent assez payer d'vne bonne monnoye, qu'on
y employe encore la fauce. Ce moyen a esté practiqué par tous
les legislateurs: et n'est police, où il n'y ait quelque meslange, ou
de vanité ceremonieuse, ou d'opinion mensongere, qui serue de
bride à tenir le peuple en office. C'est pour cela que la pluspart
ont leurs origines et commencemens fabuleux, et enrichis de2
mysteres supernaturels. C'est cela, qui a donné credit aux religions
bastardes, et les a faictes fauorir aux gens d'entendement. Et pour
cela, que Numa et Sertorius, pour rendre leurs hommes de meilleure
creance, les paissoyent de cette sottise, l'vn que la nymphe
Egeria, l'autre que sa biche blanche, luy apportoit de la part des
Dieux, tous les conseils qu'il prenoit. Et l'authorité que Numa
donna à ses loix soubs tiltre du patronage de cette Deesse, Zoroastre
legislateur des Bactrians et des Perses, la donna aux siennes,
soubs le nom du Dieu Oromazis: Trismegiste des Ægyptiens, de
Mercure: Zamolxis des Scythes, de Vesta: Charondas des Chalcides,3
de Saturne: Minos des Candiots, de Iuppiter: Lycurgus des
Lacedemoniens, d'Apollo: Dracon et Solon des Atheniens, de Minerue.
Et toute police a vn Dieu à sa teste: faucement les autres:
veritablement celle, que Moïse dressa au peuple de Iudée sorty
d'Ægypte. La religion des Bedoins, comme dit le sire de Iouinuille,
portoit entre autres choses, que l'ame de celuy d'entre eux qui
mouroit pour son Prince, s'en alloit en vn autre corps plus heureux,
plus beau et plus fort que le premier: au moyen dequoy ils
en hazardoyent beaucoup plus volontiers leur vie;

In ferrum mens prona viris, animæque capaces4
Mortis, et ignauum est redituræ parcere vitæ.

Voyla vne creance tressalutaire, toute vaine qu'elle soit. Chasque
464 nation a plusieurs tels exemples chez soy: mais ce subject meriteroit
vn discours à part.   Pour dire encore vn mot sur mon premier
propos: ie ne conseille non plus aux Dames, d'appeller honneur,
leur deuoir, vt enim consuetudo loquitur, id solum dicitur
honestum, quod est populari fama gloriosum: leur deuoir est le
marc: leur honneur n'est que l'escorce. Ny ne leur conseille de
nous donner cette excuse en payement de leur refus: car ie presuppose,
que leurs intentions, leur desir, et leur volonté, qui sont
pieces où l'honneur n'a que voir, d'autant qu'il n'en paroist rien au
dehors, soyent encore plus reglées que les effects.1

Quæ, quia non liceat, non facit, illa facit.

L'offence et enuers Dieu, et en la conscience, seroit aussi grande de
le desirer que de l'effectuer. Et puis ce sont actions d'elles mesmes
cachées et occultes, il seroit bien-aysé qu'elles en desrobassent
quelqu'vne à la cognoissance d'autruy, d'où l'honneur depend, si
elles n'auoyent autre respect à leur deuoir, et à l'affection qu'elles
portent à la chasteté, pour elle mesme. Toute personne d'honneur
choisit de perdre plus tost son honneur, que de perdre sa conscience.

CHAPITRE XVII.    (TRADUCTION LIV. II, CH. XVII.)
De la presumption.

IL y a vne autre sorte de gloire, qui est vne trop bonne opinion,2
que nous conceuons de nostre valeur. C'est vn'affection inconsiderée,
dequoy nous nous cherissons, qui nous represente à nous
mesmes, autres que nous ne sommes. Comme la passion amoureuse
preste des beautez, et des graces, au subject qu'elle embrasse,
et fait que ceux qui en sont espris, trouuent d'vn iugement
trouble et alteré, ce qu'ils ayment, autre et plus parfaict qu'il n'est.
Ie ne veux pas, que de peur de faillir de ce costé là, vn homme
se mescognoisse pourtant, ny qu'il pense estre moins que ce qu'il
est: le iugement doit tout par tout maintenir son droit. C'est
raison qu'il voye en ce subject comme ailleurs, ce que la verité luy3
presente. Si c'est Cæsar, qu'il se treuue hardiment le plus grand
466 Capitaine du monde. Nous ne sommes que ceremonie, la ceremonie
nous emporte, et laissons la substance des choses: nous nous tenons
aux branches et abandonnons le tronc et le corps. Nous auons
appris aux Dames de rougir, oyants seulement nommer, ce qu'elles
ne craignent aucunement à faire: nous n'osons appeller à droict
noz membres, et ne craignons pas de les employer à toute sorte de
desbauche.   La ceremonie nous deffend d'exprimer par parolles
les choses licites et naturelles, et nous l'en croyons: la raison
nous deffend de n'en faire point d'illicites et mauuaises, et personne
ne l'en croit. Ie me trouue icy empestré és loix de la ceremonie:1
car elle ne permet, ny qu'on parle bien de soy, ny qu'on
en parle mal. Nous la lairrons là pour ce coup. Ceux de qui la
Fortune, bonne ou mauuaise qu'on la doiue appeller, a faict passer
la vie en quelque eminent degré, ils peuuent par leurs actions publiques
tesmoigner quels ils sont. Mais ceux qu'elle n'a employez
qu'en foule, et de qui personne ne parlera, si eux mesmes n'en
parlent, ils sont excusables, s'ils prennent la hardiesse de parler
d'eux, mesmes enuers ceux qui ont interest de les cognoistre; à
l'exemple de Lucilius:

Ille velut fidis arcana sodalibus olim2
Credebat libris, neque si malè cesserat, vsquam
Decurrens alio, neque si benè: quo fit, vt omnis
Votiua pateat veluti descripta tabella
Vita senis.

Celuy la commettoit à son papier ses actions et ses pensées, et s'y
peignoit tel qu'il se sentoit estre. Nec id Rutilio et Scauro citra
fidem, aut obtrectationi fuit.   Il me souuient donc, que dés ma
plus tendre enfance, on remerquoit en moy ie ne sçay quel port
de corps, et des gestes tesmoignants quelque vaine et sotte fierté.
I'en veux dire premierement cecy, qu'il n'est pas inconuenient3
d'auoir des conditions et des propensions, si propres et si incorporées
en nous, que nous n'ayons pas moyen de les sentir et recognoistre.
Et de telles inclinations naturelles, le corps en retient
volontiers quelque ply, sans nostre sçeu et consentement. C'estoit
vne affetterie consente de sa beauté, qui faisoit vn peu pancher la
teste d'Alexandre sur vn costé, et qui rendoit le parler d'Alcibiades
mol et gras: Iulius Cæsar se grattoit la teste d'vn doigt, qui est la
contenance d'vn homme remply de pensemens penibles: et Cicero,
ce me semble, auoit accoustumé de rincer le nez, qui signifie vn
naturel mocqueur. Tels mouuemens peuuent arriuer imperceptiblement4
en nous. Il y en a d'autres artificiels, dequoy ie ne parle
point. Comme les salutations, et reuerences, par où on acquiert le
468 plus souuent à tort, l'honneur d'estre bien humble et courtois: on
peut estre humble de gloire. Ie suis assez prodigue de bonnettades,
notamment en esté, et n'en reçois iamais sans reuenche, de
quelque qualité d'hommes que ce soit, s'il n'est à mes gages. Ie
desirasse d'aucuns Princes que ie cognois, qu'ils en fussent plus
espargnans et iustes dispensateurs; car ainsin indiscretement espanduës,
elles ne portent plus de coup: si elles sont sans esgard,
elles sont sans effect. Entre les contenances desreglées, n'oublions
pas la morgue de l'Empereur Constantius, qui en publicq tenoit
tousiours la teste droicte, sans la contourner ou flechir ny çà ny là,1
non pas seulement pour regarder ceux qui le saluoient à costé,
ayant le corps planté immobile, sans se laisser aller au bransle de
son coche, sans oser ny cracher, ny se moucher, n'y essuyer le
visage deuant les gens. Ie ne sçay si ces gestes qu'on remerquoit
en moy, estoient de cette premiere condition, et si à la verité i'auoy
quelque occulte propension à ce vice; comme il peut bien estre:
et ne puis pas respondre des bransles du corps. Mais quant aux
bransles de l'ame, ie veux icy confesser ce que i'en sens.   Il y a
deux parties en cette gloire: sçauoir est, de s'estimer trop, et
n'estimer pas assez autruy. Quant à l'vne, il me semble premierement,2
ces considerations deuoir estre mises en compte. Ie me sens
pressé d'vne erreur d'ame, qui me desplaist, et comme inique, et
encore plus comme importune. I'essaye à la corriger: mais l'arracher
ie ne puis. C'est, que ie diminue du iuste prix des choses, que
ie possede: et hausse le prix aux choses, d'autant qu'elles sont
estrangeres, absentes, et non miennes. Cette humeur s'espand bien
loing. Comme la prerogatiue de l'authorité fait, que les maris regardent
les femmes propres d'vn vicieux desdein, et plusieurs
peres leurs enfants: ainsi fay-ie: et entre deux pareils ouurages,
poiseroy tousiours contre le mien. Non tant que la ialousie de mon3
auancement et amendement trouble mon iugement, et m'empesche
de me satisfaire, comme que, d'elle mesme la maistrise engendre
mespris de ce qu'on tient et regente. Les polices, les mœurs loingtaines
me flattent, et les langues. Et m'apperçoy que le Latin me
pippe par la faueur de sa dignité, au delà de ce qui luy appartient,
comme aux enfants et au vulgaire. L'œconomie, la maison, le cheual
de mon voisin, en egale valeur, vault mieux que le mien, de ce
qu'il n'est pas mien. Dauantage, que ie suis tres-ignorant en mon
470 faict: i'admire l'asseurance et promesse, que chacun a de soy: là
où il n'est quasi rien que ie sçache sçauoir, ny que i'ose me respondre
pouuoir faire. Ie n'ay point mes moyens en proposition et
par estat: et n'en suis instruit qu'apres l'effect: autant doubteux
de ma force que d'vne autre force. D'où il aduient, si ie rencontre
louablement en vne besongne, que ie le donne plus à ma fortune,
qu'à mon industrie: d'autant que ie les desseigne toutes au hazard
et en crainte.   Pareillement i'ay en general cecy, que de toutes
les opinions que l'ancienneté a euës de l'homme en gros, celles
que i'embrasse plus volontiers, et ausquelles ie m'attache le plus,1
ce sont celles qui nous mesprisent, auilissent, et aneantissent le
plus. La philosophie ne me semble iamais auoir si beau ieu, que
quand elle combat nostre presomption et vanité; quand elle recognoist
de bonne foy son irresolution, sa foiblesse, et son ignorance.
Il me semble que la mere nourrice des plus fausses opinions, et
publiques et particulieres, c'est la trop bonne opinion que l'homme
a de soy. Ces gens qui se perchent à cheuauchons sur l'epicycle de
Mercure, qui voient si auant dans le ciel, ils m'arrachent les dents:
car en l'estude que ie fay, duquel le subject, c'est l'homme, trouuant
vne si extreme varieté de iugemens, vn si profond labyrinthe2
de difficultez les vnes sur les autres, tant de diuersité et incertitude,
en l'eschole mesme de la sapience: vous pouuez penser, puis que
ces gens là n'ont peu se resoudre de la cognoissance d'eux mesmes,
et de leur propre condition, qui est continuellement presente à
leurs yeux, qui est dans eux; puis qu'ils ne sçauent comment
bransle ce qu'eux mesmes font bransler, ny comment nous peindre
et deschiffrer les ressorts qu'ils tiennent et manient eux mesmes,
comment ie les croirois de la cause du flux et reflux de la riuiere
du Nil. La curiosité de cognoistre les choses, a esté donnée aux
hommes pour fleau, dit la saincte Escriture.   Mais pour venir à3
mon particulier, il est bien difficile, ce me semble, qu'aucun autre
s'estime moins, voire qu'aucun autre m'estime moins, que ce que
ie m'estime. Ie me tien de la commune sorte, sauf en ce que ie
m'en tiens: coulpable des deffectuositez plus basses et populaires:
mais non desaduoüées, non excusées. Et ne me prise seulement
que de ce que ie sçay mon prix. S'il y a de la gloire, elle est infuse
en moy superficiellement, par la trahison de ma complexion: et
n'a point de corps, qui comparoisse à la veuë de mon iugement.
472 I'en suis arrosé, mais non pas teint. Car à la verité, quant aux
effects de l'esprit, en quelque façon que ce soit, il n'est iamais
party de moy chose qui me contentast. Et l'approbation d'autruy
ne me paye pas. I'ay le iugement tendre et difficile, et notamment
en mon endroit. Ie me sens flotter et fleschir de foiblesse. Ie n'ay
rien du mien, dequoy satisfaire mon iugement: i'ay la veue assez
claire et reglée, mais à l'ouurer elle se trouble: comme i'essaye
plus euidemment en la poësie. Ie l'ayme infiniment; ie me cognois
assez aux ouurages d'autruy: mais ie fay à la verité l'enfant quand
i'y veux mettre la main; ie ne me puis souffrir. On peut faire le1
sot par tout ailleurs, mais non en la poësie.

Mediocribus esse poetis
Non dij, non homines, non concessere columnæ.

Pleust à Dieu que cette sentence se trouuast au front des boutiques
de tous noz imprimeurs, pour en deffendre l'entrée à tant de
versificateurs.

Verùm
Nil securius est malo poeta.
Que n'auons nous de tels peuples? Dionysius le pere n'estimoit
rien tant de soy, que sa poësie. A la saison des jeux Olympiques,2
auec des chariots surpassant tous autres en magnificence, il enuoya
aussi des poëtes et des musiciens, pour presenter ses vers, auec
des tentes et pauillons dorez et tapissez royalement. Quand on vint
à mettre ses vers en auant, la faueur et excellence de la prononciation
attira sur le commencement l'attention du peuple. Mais quand
par apres il vint à poiser l'ineptie de l'ouurage, il entra premierement
en mespris: et continuant d'aigrir son iugement, il se ietta
tantost en furie, et courut abbattre et deschirer par despit tous
ces pauillons. Et ce que ces chariots ne feirent non plus, rien qui
vaille en la course, et que la nauire, qui rapportoit ses gents, faillit3
la Sicile, et fut par la tempeste poussée et fracassée contre la
coste de Tarante: il tint pour certain que c'estoit l'ire des Dieux
irritez comme luy, contre ce mauuais poëme: et les mariniers
mesmes, eschappez du naufrage, alloient secondant l'opinion de ce
peuple: à laquelle, l'oracle qui predit sa mort, sembla aussi aucunement
soubscrire. Il portoit, que Dionysius seroit pres de sa fin,
quand il auroit vaincu ceux qui vaudroyent mieux que luy. Ce qu'il
interpreta des Carthaginois, qui le surpassoyent en puissance. Et
ayant affaire à eux, gauchissoit souuent la victoire, et la temperoit,
pour n'encourir le sens de cette prediction. Mais il l'entendoit mal:4
car le Dieu marquoit le temps de l'aduantage, que par faueur et
iniustice il gaigna à Athenes sur les poëtes tragiques, meilleurs
que luy: ayant faict iouer à l'enuy la sienne, intitulée les Leneïens.
Soudain apres laquelle victoire, il trepassa: et en partie pour l'excessiue
474 ioye, qu'il en conceut.   Ce que ie treuue excusable du
mien, ce n'est pas de soy, et à la verité: mais c'est à la comparaison
d'autres choses pires, ausquelles ie voy qu'on donne credit.
Ie suis enuieux du bon-heur de ceux, qui se sçauent resiouyr et gratifier
en leur besongne; car c'est vn moyen aysé de se donner du
plaisir, puis qu'on le tire de soy-mesmes. Specialement s'il y a vn
peu de fermeté en leur opiniastrise. Ie sçay vn poëte, à qui fort et
foible, en foulle et en chambre, et le ciel et la terre, crient qu'il
n'y entend guere. Il n'en rabat pour tout cela rien de la mesure à
quoy il s'est taillé. Tousiours recommence, tousiours reconsulte:1
et tousiours persiste, d'autant plus ahurté en son aduis, qu'il touche
à luy seul, de le maintenir.   Mes ouurages, il s'en faut tant
qu'ils me rient, qu'autant de fois que ie les retaste, autant de fois
ie m'en despite.

Cùm relego, scripsisse pudet, quia plurima cerno,
Me quoque qui feci, iudice, digna lini.

I'ay tousiours vne idée en l'ame, qui me presente vne meilleure
forme, que celle que i'ay mis en besongne, mais ie ne la puis saisir
ny exploicter. Et cette idée mesme n'est que du moyen estage.
I'argumente par là, que les productions de ces riches et grandes2
ames du temps passé, sont bien loing au delà de l'extreme estenduë
de mon imagination et souhaict. Leurs escris ne me satisfont
pas seulement et me remplissent, mais ils m'estonnent et transissent
d'admiration. Ie iuge leur beauté, ie la voy, sinon iusques au
bout, au moins si auant qu'il m'est impossible d'y aspirer. Quoy
que i'entreprenne, ie doibs vn sacrifice aux Graces, comme dit
Plutarque de quelqu'vn, pour practiquer leur faueur.

Si quid enim placet,
Si quid dulce hominum sensibus influit,
Debentur lepidis omnia Gratiis.3

Elles m'abandonnent par tout. Tout est grossier chez moy, il y a
faute de polissure et de beauté. Ie ne sçay faire valoir les choses
pour le plus que ce qu'elles valent. Ma façon n'ayde rien à la matiere.
Voyla pourquoy il me la faut forte, qui aye beaucoup de
prise, et qui luyse d'elle mesme. Quand i'en saisi des populaires
et plus gayes, c'est pour me suiure, moy, qui n'aime point vne
sagesse ceremonieuse et triste, comme fait le monde: et pour
m'egayer, non pour egayer mon stile, qui les veut plustost graues
et seueres. Aumoins si ie doy nommer stile, vn parler informe et
sans regle: vn iargon populaire, et vn proceder sans definition,4
sans partition, sans conclusion, trouble, à la façon de celuy d'Amafanius
476 et de Rabirius. Ie ne sçay ny plaire, ny resiouyr, ny chatouiller.
Le meilleur compte du monde se seche entre mes mains,
et se ternit. Ie ne sçay parler qu'en bon escient. Et suis du tout
desnué de cette facilité, que ie voy en plusieurs de mes compagnons,
d'entretenir les premiers venus, et tenir en haleine toute
vne trouppe, ou amuser sans se lasser, l'oreille d'vn Prince, de
toute sorte de propos; la matiere ne leur faillant iamais, pour cette
grace qu'ils ont de sçauoir employer la premiere venue, et l'accommoder
à l'humeur et portée de ceux à qui ils ont affaire. Les
Princes n'ayment guere les discours fermes, ny moy à faire des1
comptes. Les raisons premieres et plus aisées, qui sont communément
les mieux prinses, ie ne sçay pas les employer. Mauuais
prescheur de commune. De toute matiere ie dy volontiers les plus
extremes choses, que i'en sçay. Cicero estime, qu'és traictez de la
philosophie, le plus difficile membre soit l'exorde. S'il est ainsi, ie
me prens à la conclusion sagement. Si faut-il sçauoir relascher la
corde à toute sorte de tons: et le plus aigu est celuy qui vient le
moins souuent en ieu. Il y a pour le moins autant de perfection à
releuer vne chose vuide, qu'à en soutenir vne poisante. Tantost
il faut superficiellement manier les choses, tantost les profonder.2
Ie sçay bien que la plus part des hommes se tiennent en ce bas
estage, pour ne conceuoir les choses que par cette premiere
escorse. Mais ie sçay aussi que les plus grands maistres, et Xenophon
et Platon, on les void souuent se relascher à cette basse
façon, et populaire, de dire et traitter les choses, la soustenans des
graces qui ne leur manquent iamais.   Au demeurant mon langage
n'a rien de facile et fluide: il est aspre, ayant ses dispositions
libres et desreglées. Et me plaist ainsi; sinon par mon iugement,
par mon inclination. Mais ie sens bien que par fois ie m'y
laisse trop aller, et qu'à force de vouloir euiter l'art et l'affection,3
i'y retombe d'vne autre part;

Breuis esse laboro,
Obscurus fio.

Platon dit que le long ou le court, ne sont proprietez qui ostent ny
qui donnent prix au langage. Quand i'entreprendrois de suiure cet
autre stile æquable, vny et ordonné, ie n'y sçaurois aduenir. Et
encore que les coupures et cadences de Saluste reuiennent plus à
mon humeur, si est-ce que ie treuue Cæsar et plus grand, et moins
aisé à representer. Et si mon inclination me porte plus à l'imitation
du parler de Seneque, ie ne laisse pas d'estimer dauantage4
celuy de Plutarque. Comme à taire, à dire aussi, ie suy tout simplement
478 ma forme naturelle. D'où c'est à l'aduanture que ie puis
plus, à parler qu'à escrire. Le mouuement et action animent les
parolles, notamment à ceux qui se remuent brusquement, comme
ie fay, et qui s'eschauffent. Le port, le visage, la voix, la robbe,
l'assiette, peuuent donner quelque prix aux choses, qui d'elles
mesmes n'en ont guere, comme le babil. Messala se pleint en Tacitus
de quelques accoustremens estroits de son temps, et de la
façon des bancs où les orateurs auoient à parler, qui affoiblissoient
leur eloquence.   Mon langage François est alteré, et en la
prononciation et ailleurs, par la barbarie de mon creu. Ie ne vis1
iamais homme des contrées de deçà, qui ne sentist bien euidemment
son ramage, et qui ne blessast les oreilles qui sont pures
Françoises. Si n'est-ce pas pour estre fort entendu en mon Perigourdin:
car ie n'en ay non plus d'vsage que de l'Allemand; et ne
m'en chault gueres. C'est vn langage, comme sont autour de moy
d'vne bande et d'autre, le Poitteuin, Xaintongeois, Angoulemoisin,
Lymosin, Auuergnat, brode, trainant, esfoiré. Il y a bien au dessus
de nous, vers les montagnes, vn Gascon, que ie treuue singulierement
beau, sec, bref, signifiant, et à la verité vn langage masle et
militaire, plus qu'aucun autre, que i'entende: autant nerueux, et2
puissant, et pertinent, comme le François est gracieux, delicat, et
abondant. Quant au Latin, qui m'a esté donné pour maternel, i'ay
perdu par des-accoustumance, la promptitude de m'en pouuoir
seruir à parler: ouï, et à escrire, en quoy autrefois ie me faisoy
appeller maistre Iean. Voylla combien peu ie vaux de ce costé là.
La beauté est vne piece de grande recommendation au commerce
des hommes. C'est le premier moyen de conciliation des vns
aux autres; et n'est homme si barbare et si rechigné, qui ne se
sente aucunement frappé de sa douceur. Le corps a vne grand'part
à nostre estre, il y tient vn grand rang: ainsi sa structure et composition3
sont de bien iuste consideration. Ceux qui veulent desprendre
noz deux pieces principales, et les sequestrer l'vne de
l'autre, ils ont tort. Au rebours, il les faut r'accoupler et reioindre.
Il faut ordonner à l'ame, non de se tirer à quartier, de s'entretenir
à part, de mespriser et abandonner le corps (aussi ne le sçauroit
elle faire que par quelque singerie contrefaicte) mais de se r'allier
à luy, de l'embrasser, le cherir, luy assister, le contreroller, le
conseiller, le redresser, et ramener quand il fouruoye; l'espouser
en somme, et luy seruir de mary: à ce que leurs effects ne paroissent
pas diuers et contraires, ains accordans et vniformes. Les4
480 Chrestiens ont vne particuliere instruction de cette liaison, car ils
sçauent, que la iustice diuine embrasse cette societé et ioincture
du corps et de l'ame, iusques à rendre le corps capable des recompenses
eternelles: et que Dieu regarde agir tout l'homme, et
veut qu'entier il reçoiue le chastiement, ou le loyer, selon ses demerites.
La secte Peripatetique, de toutes sectes la plus sociable,
attribue à la sagesse ce seul soing, de pouruoir et procurer en
commun, le bien de ces deux parties associées: et montre les
autres sectes, pour ne s'estre assez attachées à la consideration de
ce meslange, s'estre partializées, cette-cy pour le corps, cette autre1
pour l'ame, d'vne pareille erreur: et auoir escarté leur subject,
qui est l'homme; et leur guide, qu'ils aduouent en general estre
Nature. La premiere distinction, qui aye esté entre les hommes,
et la premiere consideration, qui donna les præeminences aux vns
sur les autres, il est vray-semblable que ce fut l'aduantage de la
beauté.

Agros diuisere atque dedere
Pro facie cuiusque et viribus ingenióque:
Nam facies multum valuit, virésque vigebant.
Or ie suis d'vne taille vn peu au dessoubs de la moyenne. Ce2
deffaut n'a pas seulement de la laideur, mais encore de l'incommodité:
à ceux mesmement, qui ont des commandements et des
charges: car l'authorité que donne vne belle presence et majesté
corporelle, en est à dire. C. Marius ne receuoit pas volontiers des
soldats, qui n'eussent six pieds de haulteur. Le Courtisan a bien
raison de vouloir pour ce Gentilhomme qu'il dresse, vne taille
commune, plustost que toute autre: et de refuser pour luy, toute
estrangeté, qui le face montrer au doigt. Mais de choisir, s'il faut
à cette mediocrité, qu'il soit plustost au deçà, qu'au delà d'icelle,
ie ne le ferois pas, à vn homme militaire. Les petits hommes, dit3
Aristote, sont bien iolis, mais non pas beaux: et se cognoist en la
grandeur, la grande ame, comme la beauté, en vn grand corps et
hault. Les Æthiopes et les Indiens, dit-il, elisants leurs Roys et Magistrats,
auoyent esgard à la beauté et procerité des personnes. Ils
auoient raison: car il y a du respect pour ceux qui le suiuent, et
pour l'ennemy de l'effroy, de voir à la teste d'vne trouppe, marcher
vn chef de belle et riche taille:

Ipse inter primos præstanti corpore Turnus
Vertitur, arma tenens, et toto vertice suprà est.

Nostre grand Roy diuin et celeste, duquel toutes les circonstances4
doiuent estre remerquées auec soing, religion et reuerence, n'a pas
482 refusé la recommandation corporelle, speciosus forma præ filiis hominum.
Et Platon auec la temperance et la fortitude, desire la
beauté aux conseruateurs de sa republique. C'est vn grand despit
qu'on s'addresse à vous parmy voz gens, pour vous demander où est
Monsieur: et que vous n'ayez que le reste de la bonnetade, qu'on
fait à vostre barbier ou à vostre secretaire. Comme il aduint au
pauure Philopœmen: estant arriué le premier de sa trouppe en vn
logis, où on l'attendoit, son hostesse, qui ne le cognoissoit pas, et
le voyoit d'assez mauuaise mine, l'employa d'aller vn peu aider à
ses femmes à puiser de l'eau, ou attiser du feu, pour le seruice de1
Philopœmen. Les Gentils-hommes de sa suitte estans arriuez, et
l'ayants surpris embesongné à cette belle vacation, car il n'auoit
pas failly d'obeïr au commandement qu'on luy auoit faict, luy
demanderent ce qu'il faisoit-là: Ie paie, leur respondit-il, la peine
de ma laideur. Les autres beautez, sont pour les femmes: la beauté
de la taille, est la seule beauté des hommes. Où est la petitesse, ny
la largeur et rondeur du front, ny la blancheur et douceur des
yeux, ny la mediocre forme du nez, ny la petitesse de l'oreille, et
de la bouche, ny l'ordre et blancheur des dents, ny l'espesseur
bien vnie d'vne barbe brune à escorce de chataigne, ny le poil2
releué, ny la iuste proportion de teste, ny la fraischeur du teint,
ny l'air du visage aggreable, ny vn corps sans senteur, ny la iuste
proportion de membres, peuuent faire vn bel homme.   I'ay au
demeurant, la taille forte et ramassée, le visage, non pas gras,
mais plein, la complexion entre le iovial et le melancholique,
moyennement sanguine et chaude,

Vnde rigent setis mihi crura, et pectora villis:

la santé, forte et allegre, iusques bien auant en mon aage, rarement
troublée par les maladies. I'estois tel, car ie ne me considere
pas à cette heure, que ie suis engagé dans les auenues de la vieillesse,3
ayant pieça franchy les quarante ans.

Minutatim vires et robur adultum
Frangit, et in partem peiorem liquitur ætas.

Ce que ie seray doresnauant, ce ne sera plus qu'vn demy estre: ce
ne sera plus moy. Ie m'eschappe tous les iours, et me desrobbe à
moy:

Singula de nobis anni prædantur euntes.
D'addresse et de disposition, ie n'en ay point eu; et si suis fils
d'vn pere dispost, et d'vne allegresse qui luy dura iusques à son
extreme vieillesse. Il ne trouua guere homme de sa condition, qui4
s'egalast à luy en tout exercice de corps: comme ie n'en ay trouué
guere aucun, qui ne me surmontast; sauf au courir, en quoy i'estoy
484 des mediocres. De la musique, ny pour la voix, que i'y ay tres-inepte,
ny pour les instrumens, on ne m'y a iamais sçeu rien apprendre.
A la danse, à la paulme, à la lucte, ie n'y ay peu acquerir
qu'vne bien fort legere et vulgaire suffisance: à nager, à escrimer,
à voltiger, et à saulter, nulle du tout. Les mains, ie les ay si
gourdes, que ie ne sçay pas escrire seulement pour moy; de façon,
que ce que i'ay barbouillé, i'ayme mieux le refaire que de me donner
la peine de le demesler, et ne ly guere mieux. Ie me sens poiser
aux escoutans: autrement bon clerc. Ie ne sçay pas clorre à droit
vne lettre, ny ne sçeuz iamais tailler plume, ny trancher à table,1
qui vaille, ny equipper vn cheval de son harnois, ny porter à poinct
vn oyseau, et le lascher: ny parler aux chiens, aux oyseaux, aux
cheuaux. Mes conditions corporelles sont en somme tresbien accordantes
à celles de l'ame, il n'y a rien d'allegre: il y a seulement
vne vigueur pleine et ferme. Ie dure bien à la peine, mais i'y dure,
si ie m'y porte moy-mesme, et autant que mon desir m'y conduit:

Molliter austerum studio fallente laborem.

Autrement, si ie n'y suis alleché par quelque plaisir, et si i'ay autre
guide que ma pure et libre volonté, ie n'y vauls rien. Car i'en suis
là, que sauf la santé et la vie, il n'est chose pourquoy ie vueille2
ronger mes ongles, et que ie vueill' acheter au prix du tourment
d'esprit et de la contrainte:

Tanti mihi non sit opaci
Omnis arena Tagi, quódque in mare voluitur aurum.

Extremement oisif, extremement libre, et par nature et par art. Ie
presteroy aussi volontiers mon sang, que mon soing. I'ay vne ame
libre et toute sienne, accoustumée à se conduire à sa mode. N'ayant
eu iusques à cett' heure ny commandant ny maistre forcé, i'ay
marché aussi auant, et le pas qu'il m'a pleu. Cela m'a amolli et
rendu inutile au seruice d'autruy, et ne m'a faict bon qu'à moy.3
Et pour moy, il n'a esté besoin de forcer ce naturel poisant,
paresseux et fay-neant. Car m'estant trouué en tel degré de fortune
dés ma naissance, que i'ay eu occasion de m'y arrester: (vne
occasion pourtant, que mille autres de ma cognoissance eussent
prinse, pour planche plustost, à se passer à la queste, à l'agitation
et inquietude) ie n'ay rien cherché, et n'ay aussi rien pris:

Non agimur tumidis velis Aquilone secundo,
Non tamen aduersis ætatem ducimus Austris:
Viribus, ingenio, specie, virtute, loco, re,
Extremi primorum, extremis vsque priores.4

Ie n'ay eu besoin que de la suffisance de me contenter. Qui est
486 toutesfois vn reglement d'ame, à le bien prendre, esgalement difficile
en toute sorte de condition, et que par vsage, nous voyons se
trouuer plus facilement encores en la disette qu'en l'abondance.
D'autant, à l'aduanture, que selon le cours de noz autres passions,
la faim des richesses est plus aiguisée par leur vsage, que par leur
besoin: et la vertu de la moderation, plus rare, que celle de la patience.
Et n'ay eu besoin que de iouyr doucement des biens que
Dieu par sa liberalité m'auoit mis entre mains. Ie n'ay gousté aucune
sorte de trauail ennuieux. Ie n'ay eu guere en maniement que
mes affaires: ou, si i'en ay eu, ç'a esté en condition de les manier1
à mon heure et à ma façon: commis par gents, qui s'en fioyent à
moy, et qui ne me pressoyent pas, et me cognoissoyent. Car encore
tirent les experts, quelque seruice d'vn cheual restif et poussif.
Mon enfance mesme a esté conduicte d'vne façon molle et libre, et
lors mesme exempte de subjection rigoureuse. Tout cela m'a donné
vne complexion delicate et incapable de sollicitude; iusques là, que
i'ayme qu'on me cache mes pertes, et les desordres qui me touchent.
Au chapitre de mes mises, ie loge ce que ma nonchalance
me couste à nourrir et entretenir:

Hæc nempe supersunt,
Quæ dominum fallunt, quæ prosint furibus.2

I'ayme à ne sçauoir pas le compte de ce que i'ay, pour sentir
moins exactement ma perte. Ie prie ceux qui viuent auec moy, où
l'affection leur manque, et les bons effects, de me pipper et payer
de bonnes apparences. A faute d'auoir assez de fermeté, pour
souffrir l'importunité des accidens contraires, ausquels nous sommes
subjects, et pour ne me pouuoir tenir tendu à regler et ordonner
les affaires, ie nourris autant que ie puis en moy cett' opinion:
m'abandonnant du tout à la Fortune, de prendre toutes choses
au pis; et ce pis là, me resoudre à le porter doucement et patiemment.3
C'est à cela seul, que ie trauaille, et le but auquel i'achemine
tous mes discours. A vn danger, ie ne songe pas tant comment
i'en eschapperay, que combien peu il importe que i'en
eschappe. Quand i'y demeurerois, que seroit ce? Ne pouuant regler
les euenements, ie me regle moy-mesme: et m'applique à eux,
s'ils ne s'appliquent à moy. Ie n'ay guere d'art pour sçauoir gauchir
la Fortune, et luy eschapper, ou la forcer; et pour dresser et
conduire par prudence les choses à mon poinct. I'ay encore moins
de tolerance, pour supporter le soing aspre et penible qu'il faut à
cela. Et la plus penible assiette pour moy, c'est estre suspens és4
choses qui pressent, et agité entre la crainte et l'esperance.   Le
488 deliberer, voire és choses plus legeres, m'importune. Et sens mon
esprit plus empesché à souffrir le bransle, et les secousses diuerses
du doute, et de la consultation, qu'à se rassoir et resoudre à quelque
party que ce soit, apres que la chance est liurée. Peu de passions
m'ont troublé le sommeil, mais des deliberations, la moindre
me le trouble. Tout ainsi que des chemins, i'en euite volontiers les
costez pendants et glissans, et me iette dans le battu, le plus
boüeux, et enfondrant, d'où ie ne puisse aller plus bas, et y cherche
seurté. Aussi i'ayme les malheurs tous purs, qui ne m'exercent et
tracassent plus, apres l'incertitude de leur rabillage: et qui du1
premier saut me poussent droictement en la souffrance.

Dubia plus torquent mala.
Aux euenemens, ie me porte virilement, en la conduicte puerilement.
L'horreur de la cheute me donne plus de fiebure que le
coup. Le ieu ne vaut pas la chandelle. L'auaritieux a plus mauvais
conte de sa passion, que n'a le pauure: et le ialoux, que le cocu.
Et y a moins de mal souuent, à perdre sa vigne, qu'à la plaider.
La plus basse marche, est la plus ferme: c'est le siege de la constance.
Vous n'y auez besoing que de vous. Elle se fonde là, et appuye
toute en soy. Cet exemple, d'vn Gentil-homme que plusieurs2
ont cogneu, a il pas quelque air philosophique? Il se marya bien
auant en l'aage, ayant passé en bon compaignon sa ieunesse, grand
diseur, grand gaudisseur. Se souuenant combien la matiere de
cornardise luy auoit donné dequoy parler et se moquer des autres:
pour se mettre à couuert, il espousa vne femme, qu'il print au
lieu, où chacun en trouue pour son argent, et dressa auec elle ses
alliances: Bon iour putain, bon iour cocu: et n'est chose dequoy
plus souuent et ouuertement, il entretinst chez luy les suruenans,
que de ce sien dessein: par où il bridoit les occultes caquets des
moqueurs, et esmoussoit la poincte de ce reproche.   Quant à3
l'ambition, qui est voisine de la presumption, ou fille plustost, il
eust fallu pour m'aduancer, que la Fortune me fust venu querir
par le poing: car de me mettre en peine pour vn' esperance incertaine,
et me soubmettre à toutes les difficultez, qui accompaignent
ceux qui cherchent à se pousser en credit, sur le commencement
de leur progrez, ie ne l'eusse sçeu faire,

Spem pretio non emo.

490 Ie m'attache à ce que ie voy, et que ie tiens, et ne m'eslongne guere
du port:

Alter remus aquas, alter tibi radat arenas.

Et puis on arriue peu à ces auancements, qu'en hazardant premierement
le sien. Et ie suis d'aduis, que si ce qu'on a, suffit à maintenir
la condition en laquelle on est nay, et dressé, c'est folie d'en
lascher la prise, sur l'incertitude de l'augmenter. Celuy à qui la
Fortune refuse dequoy planter son pied, et establir vn estre tranquille
et reposé, il est pardonnable s'il iette au hazard ce qu'il a,
puis qu'ainsi comme ainsi la necessité l'enuoye à la queste.1

Capienda rebus in malis præceps via est.

Et i'excuse plustost vn cabdet, de mettre sa legitime au vent, que
celuy à qui l'honneur de la maison est en charge, qu'on ne peut
point voir necessiteux qu'à sa faute. I'ay bien trouué le chemin
plus court et plus aisé, auec le conseil de mes bons amis du temps
passé, de me défaire de ce desir, et de me tenir coy:

Cui sit conditio dulcis, sine puluere palmæ.

Iugeant aussi bien sainement, de mes forces, qu'elles n'estoient pas
capables de grandes choses. Et me souuenant de ce mot du feu
Chancelier Oliuier, que les François semblent des guenons, qui vont2
grimpant contremont vn arbre, de branche en branche, et ne cessent
d'aller, iusques à ce qu'elles soyent arriuées à la plus haute
branche: et y montrent le cul, quand elles y sont.

Turpe est, quòd nequeas, capiti committere pondus,
Et pressum inflexo mox dare terga genu.
Les qualitez mesmes qui sont en moy non reprochables, ie les
trouuois inutiles en ce siecle. La facilité de mes mœurs, on l'eust
nommée lascheté et foiblesse: la foy et la conscience s'y feussent
trouuées scrupuleuses et superstitieuses: la franchise et la liberté,
importune, inconsiderée et temeraire. A quelque chose sert le mal'heur.3
Il fait bon naistre en vn siecle fort depraué: car par comparaison
d'autruy, vous estes estimé vertueux à bon marché. Qui n'est
que parricide en nos iours et sacrilege, il est homme de bien et
d'honneur:

Nunc, si depositum non inficiatur amicus,
Si reddat veterem cum tota ærugine follem,
Prodigiosa fides, et Tuscis digna libellis,
Quæque coronata lustrari debeat agna.

Et ne fut iamais temps et lieu, où il y eust pour les Princes loyer
plus certain et plus grand, proposé à la bonté, et à la iustice. Le4
premier qui s'auisera de se pousser en faueur, et en credit par cette
voye là, ie suis bien deçeu si à bon compte il ne deuance ses compaignons.
La force, la violence, peuuent quelque chose: mais non
pas tousiours tout. Les marchans, les iuges de village, les artisans,
nous les voyons aller à pair de vaillance et science militaire, auec
492 la noblesse. Ils rendent des combats honorables et publiques et
priuez: ils battent, ils defendent villes en noz guerres presentes.
Vn Prince estouffe sa recommendation emmy cette presse. Qu'il reluise
d'humanité, de verité, de loyauté, de temperance, et sur tout
de iustice: marques rares, incognuës et exilées. C'est la seule volonté
des peuples dequoy il peut faire ses affaires: et nulles autres
qualitez ne peuuent attirer leur volonté comme celles là: leur
estant les plus vtiles. Nihil est tam populare quàm bonitas.   Par
cette proportion ie me fusse trouué grand et rare: comme ie me
trouue pygmée et populaire, à la proportion d'aucuns siecles passez:1
ausquels il estoit vulgaire, si d'autres plus fortes qualitez n'y
concurroient, de veoir vn homme moderé en ses vengeances, mol
au ressentiment des offences, religieux en l'obseruance de sa parolle:
ny double ny soupple, ny accommodant sa foy à la volonté
d'autruy et aux occasions. Plustost lairrois-ie rompre le col aux
affaires, que de plier ma foy pour leur seruice.   Car quant à cette
nouuelle vertu de faintise et dissimulation, qui est à cett'heure
si fort en credit, ie la hay capitalement: et de tous les vices, ie
n'en trouue aucun qui tesmoigne tant de lascheté et bassesse de
cœur. C'est vn' humeur coüarde et seruile de s'aller desguiser et2
cacher sous vn masque, et de n'oser se faire veoir tel qu'on est.
Par là nos hommes se dressent à la perfidie. Estans duicts à produire
des parolles fauces, ils ne font pas conscience d'y manquer.
Vn cœur genereux ne doit point desmentir ses pensées: il se veut
faire voir iusques au dedans: tout y est bon, ou aumoins, tout y
est humain. Aristote estime office de magnanimité, hayr et aymer
à descouuert: iuger, parler auec toute franchise: et au prix de la
verité, ne faire cas de l'approbation ou reprobation d'autruy. Apollonius
disoit que c'estoit aux serfs de mentir, et aux libres de dire
verité. C'est la premiere et fondamentale partie de la vertu. Il la3
faut aymer pour elle mesme. Celuy qui dit vray, par ce qu'il y est
d'ailleurs obligé, et par ce qu'il sert: et qui ne craind point à dire
mensonge, quand il n'importe à personne, il n'est pas veritable suffisamment.
Mon ame de sa complexion refuit la menterie, et haït
mesme à la penser. I'ay vn' interne vergongne et vn remors piquant,
si par fois elle m'eschappe, comme par fois elle m'eschappe,
les occasions me surprenans et agitans impremeditement. Il ne faut
pas tousiours dire tout, car ce seroit sottise. Mais ce qu'on dit, il
494 faut qu'il soit tel qu'on le pense: autrement, c'est meschanceté.
Ie ne sçay quelle commodité ils attendent de se faindre et contrefaire
sans cesse: si ce n'est, de n'en estre pas creus, lors mesmes
qu'ils disent verité. Cela peut tromper vne fois ou deux les
hommes: mais de faire profession de se tenir couuert: et se vanter,
comme ont faict aucuns de nos Princes, qu'ils ietteroient leur chemise
au feu, si elle estoit participante de leurs vrayes intentions,
qui est vn mot de l'ancien Metellus Macedonicus: et qui ne sçait se
faindre, ne sçait pas regner: c'est tenir aduertis ceux qui ont à les
praticquer, que ce n'est que piperie et mensonge qu'ils disent. Quo1
quis versutior et callidior est, hoc inuisior et suspectior, detracta opinione
probitatis. Ce seroit vne grande simplesse à qui se lairroit
amuser ny au visage ny aux parolles de celuy, qui fait estat d'estre
tousiours autre au dehors, qu'il n'est au dedans: comme faisoit
Tibere. Et ne sçay quelle part telles gens peuuent auoir au commerce
des hommes, ne produisans rien qui soit receu pour comptant.
Qui est desloyal enuers la verité, l'est aussi enuers le mensonge.
   Ceux qui de nostre temps ont consideré en l'establissement
du deuoir d'vn Prince, le bien de ses affaires seulement: et l'ont
preferé au soing de sa foy et conscience, diroyent quelque chose à2
vn Prince, de qui la Fortune auroit rengé à tel poinct les affaires,
que pour tout iamais il les peust establir par vn seul manquement
et faute à sa parole. Mais il n'en va pas ainsin. On rechet
souuent en pareil marché: on fait plus d'vne paix, plus d'vn
traitté en sa vie. Le gain, qui les conuie à la premiere desloyauté,
et quasi tousiours il s'en presente, comme à toutes autres meschancetez:
les sacrileges, les meurtres, les rebellions, les trahisons,
s'entreprennent pour quelque espece de fruit: mais ce
premier gain apporte infinis dommages suyuants: iettant ce Prince
hors de tout commerce, et de tout moyen de negotiation par3
l'exemple de cette infidelité. Solyman de la race des Ottomans,
race peu soigneuse de l'obseruance des promesses et paches, lors
que de mon enfance, il fit descendre son armée à Otrante, ayant
sçeu que Mercurin de Gratinare, et les habitants de Castro, estoyent
detenus prisonniers, apres auoir rendu la place, contre ce qui auoit
esté capitulé par ses gents auec eux, manda qu'on les relaschast:
et qu'ayant en main d'autres grandes entreprises en cette contrée
là, cette desloyauté, quoy qu'elle eust apparence d'vtilité presente,
luy apporteroit pour l'aduenir, vn descri et vne deffiance d'infini
496 preiudice.   Or de moy i'ayme mieux estre importun et indiscret,
que flateur et dissimulé. I'aduoüe qu'il se peut mesler quelque
poincte de fierté, et d'opiniastreté, à se tenir ainsin entier et
ouuert comme ie suis sans consideration d'autruy. Et me semble
que ie deuiens vn peu plus libre, où il le faudroit moins estre: et
que ie m'eschauffe par l'opposition du respect. Il peut estre aussi,
que ie me laisse aller apres ma nature à faute d'art. Presentant
aux grands cette mesme licence de langue et de contenance que
i'apporte de ma maison: ie sens combien elle decline vers l'indiscretion
et inciuilité. Mais outre ce que ie suis ainsi faict, ie n'ay1
pas l'esprit assez souple pour gauchir à vne prompte demande, et
pour en eschapper par quelque destour: ny pour feindre vne verité,
ny assez de memoire pour la retenir ainsi feinte: ny certes assez
d'asseurance pour la maintenir: et fais le braue par foiblesse.
Parquoy ie m'abandonne à la nayfueté, et à tousiours dire ce que
ie pense, et par complexion, et par dessein: laissant à la Fortune
d'en conduire l'euenement. Aristippus disoit le principal fruit, qu'il
eust tiré de la philosophie, estre, qu'il parloit librement et ouuertement
à chacun.   C'est vn outil de merueilleux seruice, que la
memoire, et sans lequel le iugement fait bien à peine son office:2
elle me manque du tout. Ce qu'on me veut proposer, il faut que ce
soit à parcelles: car de respondre à vn propos, où il y eust plusieurs
diuers chefs, il n'est pas en ma puissance. Ie ne sçaurois receuoir
vne charge sans tablettes. Et quand i'ay vn propos de consequence
à tenir, s'il est de longue haleine, ie suis reduit à cette vile
et miserable necessité, d'apprendre par cœur mot à mot ce que
i'ay à dire: autrement ie n'auroy ny façon, ny asseurance, estant
en crainte que ma memoire vinst à me faire vn mauuais tour. Mais
ce moyen m'est non moins difficile. Pour apprendre trois vers, il
m'y faut trois heures. Et puis en vn propre ouurage la liberté et3
authorité de remuer l'ordre, de changer vn mot, variant sans cesse
la matiere, la rend plus malaisée à arrester en la memoire de son
autheur. Or plus ie m'en defie, plus elle se trouble: elle me sert
mieux par rencontre, il faut que ie la solicite nonchalamment: car
si ie la presse, elle s'estonne: et depuis qu'ell' a commencé à chanceler,
plus ie la sonde, plus elle s'empestre et embarrasse: elle me
sert à son heure, non pas à la mienne.   Cecy que ie sens en la
498 memoire, ie le sens en plusieurs autres parties. Ie fuis le commandement,
l'obligation, et la contrainte. Ce que ie fais aysément et
naturellement, si ie m'ordonne de le faire, par vne expresse et
prescrite ordonnance, ie ne sçay plus le faire. Au corps mesme, les
membres qui ont quelque liberté et iurisdiction plus particuliere
sur eux, me refusent par fois leur obeyssance, quand ie les destine
et attache à certain poinct et heure de seruice necessaire. Cette
preordonnance contraincte et tyrannique les rebute: ils se croupissent
d'effroy ou de despit, et se transissent. Autresfois estant en
lieu, où c'est discourtoisie barbaresque, de ne respondre à ceux qui1
vous conuient à boire: quoy qu'on m'y traitast auec toute liberté,
i'essaiay de faire le bon compagnon, en faueur des Dames qui
estoyent de la partie, selon l'vsage du pays. Mais il y eut du plaisir:
car cette menasse et preparation, d'auoir à m'efforcer outre
ma coustume, et mon naturel, m'estoupa de maniere le gosier, que
ie ne sçeuz aualler vne seule goute: et fus priué de boire, pour le
besoing mesme de mon repas. Ie me trouuay saoul et desalteré,
par tant de breuuage que mon imagination auoit preoccupé. Cet
effaict est plus apparent en ceux qui ont l'imagination plus vehemente
et puissante: mais il est pourtant naturel: et n'est aucun2
qui ne s'en ressente aucunement. On offroit à vn excellent archer
condamné à la mort, de luy sauuer la vie, s'il vouloit faire voir
quelque notable preuue de son art: il refusa de s'en essayer, craignant
que la trop grande contention de sa volonté, luy fist fouruoyer
la main, et qu'au lieu de sauuer sa vie, il perdist encore la
reputation qu'il auoit acquise au tirer de l'arc. Vn homme qui pense
ailleurs, ne faudra point, à vn pousse pres, de refaire tousiours vn
mesme nombre et mesure de pas, au lieu où il se promene: mais
s'il y est auec attention de les mesurer et compter, il trouuera que
ce qu'il faisoit par nature et par hazard, il ne le fera pas si exactement3
par dessein.   Ma librairie, qui est des belles entre les librairies
de village, est assise à vn coin de ma maison: s'il me
tombe en fantasie chose que i'y vueille aller chercher ou escrire,
de peur qu'elle ne m'eschappe en trauersant seulement ma cour, il
faut que ie la donne en garde à quelqu'autre. Si ie m'enhardis en
parlant, à me destourner tant soit peu, de mon fil, ie ne faux iamais
de le perdre: qui fait que ie me tiens en mes discours, contrainct,
500 sec, et resserré. Les gens, qui me seruent, il faut que ie
les appelle par le nom de leurs charges, ou de leur pays: car il
m'est tres-malaisé de retenir des noms. Ie diray bien qu'il y a trois
syllabes, que le son en est rude, qu'il commence ou termine par
telle lettre. Et si ie durois à viure long temps, ie ne croy pas que
ie n'oubliasse mon nom propre, comme ont faict d'autres. Messala
Coruinus fut deux ans n'ayant trace aucune de memoire. Ce qu'on
dit aussi de George Trapezonce. Et pour mon interest, ie rumine
souuent, quelle vie c'estoit que la leur: et si sans cette piece, il
me restera assez pour me soustenir auec quelque aisance. Et y regardant1
de pres, ie crains que ce defaut, s'il est parfaict, perde
toutes les functions de l'ame.

Plenus rimarum sum, hac atque illac perfluo.

Il m'est aduenu plus d'vne fois, d'oublier le mot que i'auois trois
heures au parauant donné ou receu d'vn autre: et d'oublier où i'auoy
caché ma bourse, quoy qu'en die Cicero. Ie m'ayde à perdre, ce
que ie serre particulierement. Memoria certè non modò philosophiam,
sed omnis vito vsum, omnésque artes, vnà maximè continet. C'est le
receptacle et l'estuy de la science, que la memoire: l'ayant si deffaillante
ie n'ay pas fort à me plaindre, si ie ne sçay guere. Ie sçay2
en general le nom des arts, et ce dequoy ils traictent, mais rien au
delà. Ie feuillete les liures, ie ne les estudie pas. Ce qui m'en demeure,
c'est chose que ie ne reconnoy plus estre d'autruy. C'est
cela seulement, dequoy mon iugement a faict son profit: les discours
et les imaginations, dequoy il s'est imbu. L'autheur, le lieu,
les mots, et autres circonstances, ie les oublie incontinent. Et suis si
excellent en l'oubliance, que mes escripts mesmes et compositions,
ie ne les oublie pas moins que le reste. On m'allegue tous les
coups à moy-mesme, sans que ie le sente. Qui voudroit sçauoir
d'où sont les vers et exemples, que i'ay icy entassez, me mettroit3
en peine de le luy dire: et si ne les ay mendiez qu'és portes cognuës
et fameuses: ne me contentant pas qu'ils fussent riches, s'ils
ne venoient encore de main riche et honorable: l'authorité y concurre
quant et la raison. Ce n'est pas grande merueille si mon liure
suit la fortune des autres liures: et si ma memoire desempare
ce que i'escry, comme ce que ie ly: et ce que ie donne, comme ce
que ie reçoy.   Outre le deffaut de la memoire, i'en ay d'autres,
qui aydent beaucoup à mon ignorance. I'ay l'esprit tardif, et mousse,
le moindre nuage luy arreste sa poincte: en façon que, pour
exemple, ie ne luy proposay iamais enigme si aisé, qu'il sçeust4
desuelopper. Il n'est si vaine subtilité qui ne m'empesche. Aux
502 ieux, où l'esprit a sa part; des échets, des cartes, des dames, et
autres, ie n'y comprens que les plus grossiers traicts. L'apprehension,
ie l'ay lente et embrouillée: mais ce qu'elle tient vne fois,
elle le tient bien, et l'embrasse bien vniuersellement, estroitement
et profondement, pour le temps qu'elle le tient. I'ay la veuë longue,
saine et entiere, mais qui se lasse aiséement au trauail, et
se charge. A cette occasion ie ne puis auoir long commerce auec
les liures, que par le moyen du seruice d'autruy. Le ieune Pline
instruira ceux qui ne l'ont essayé, combien ce retardement est
important à ceux qui s'adonnent à cette occupation.   Il n'est1
point ame si chetifue et brutale, en laquelle on ne voye reluire
quelque faculté particuliere: il n'y en a point de si enseuelie, qui
ne face vne saillie par quelque bout. Et comment il aduienne
qu'vne ame aueugle et endormie à toutes autres choses, se trouue
vifue, claire, et excellente, à certain particulier effect, il s'en faut
enquerir aux maistres. Mais les belles ames, ce sont les ames vniuerselles,
ouuertes, et prestes à tout: si non instruites, au moins
instruisables. Ce que ie dy pour accuser la mienne. Car soit par
foiblesse ou nonchalance (et de mettre à nonchaloir ce qui est à
nos pieds, ce que nous auons entremains, ce qui regarde de plus2
pres l'vsage de la vie, c'est chose bien eslongnée de mon dogme),
il n'en est point vne si inepte et si ignorante que la mienne, de
plusieurs telles choses vulgaires, et qui ne se peuuent sans honte
ignorer. Il faut que i'en conte quelques exemples.   Ie suis né et
nourry aux champs, et parmy le labourage: i'ay des affaires, et
du mesnage en main, depuis que ceux qui me deuançoient en la
possession des biens que ie iouys, m'ont quitté leur place. Or ie ne
sçay conter ny à get, ny à plume: la pluspart de nos monnoyes ie
ne les connoy pas: ny ne sçay la difference de l'vn grain à l'autre,
ny en la terre, ny au grenier, si elle n'est par trop apparente:3
ny à peine celle d'entre les choux et les laictues de mon iardin. Ie
n'entens pas seulement les noms des premiers outils du mesnage,
ny les plus grossiers principes de l'agriculture, et que les enfans
sçauent: moins aux arts mechaniques, en la trafique, et en la cognoissance
des marchandises, diuersité et nature des fruicts, de vins,
de viandes: ny à dresser vn oiseau, ny à medeciner vn cheual, ou
vn chien. Et puis qu'il me faut faire la honte toute entiere, il n'y a
pas vn mois qu'on me surprint ignorant dequoy le leuain seruoit à
faire du pain; et que c'estoit que faire cuuer du vin. On coniectura
anciennement à Athenes, vne aptitude à la mathematique, en4
celuy à qui on voyoit ingenieusement agencer et fagotter vne charge
de brossailles. Vrayement on tireroit de moy vne bien contraire
conclusion: car qu'on me donne tout l'apprest d'vne cuisine, me
voila à la faim. Par ces traits de ma confession, on en peut imaginer
504 d'autres à mes despens. Mais quel que ie me face cognoistre,
pourueu que ie me face cognoistre tel que ie suis, ie fay mon effect.
Et si ne m'excuse pas, d'oser mettre par escrit des propos si
bas et friuoles que ceux-cy. La bassesse du suiet m'y contrainct.
Qu'on accuse si on veut mon proiect, mais mon progrez, non. Tant
y a que sans l'aduertissement d'autruy, ie voy assez le peu que
tout cecy vaut et poise, et la folie de mon dessein. C'est prou que
mon iugement ne se deffere point, duquel ce sont icy les essais.

Nasutus sis vsque licet, sis denique nasus,
Quantum noluerit ferre rogatus Atlas:1
Et possis ipsum tu deridere Latinum,
Non potes in nugas dicere plura meas,
Ipse ego quàm dixi: quid dentem dente iuuabit
Rodere? carne opus est, si satur esse velis.
Ne perdas operam: qui se mirantur, in illos
Virus habe; nos hæc nouimus esse nihil.

Ie ne suis pas obligé à ne dire point de sottises, pourueu que ie
ne me trompe pas à les cognoistre. Et de faillir à mon escient, cela
m'est si ordinaire, que ie ne faux guere d'autre façon, ie ne faux
guere fortuitement. C'est peu de chose de prester à la temerité de2
mes humeurs les actions ineptes, puis que ie ne me puis pas deffendre
d'y prester ordinairement les vitieuses.   Ie vis vn iour à
Barleduc, qu'on presentoit au Roy François second, pour la recommandation
de la memoire de René Roy de Sicile, vn pourtraict
qu'il auoit luy-mesmes fait de soy. Pourquoy n'est-il loisible de
mesme à vn chacun, de se peindre de la plume, comme il se peignoit
d'vn creon? Ie ne veux donc pas oublier encor cette cicatrice,
bien mal propre à produire en public. C'est l'irresolution: defaut
tres-incommode à la negociation des affaires du monde. Ie ne sçay
pas prendre party és entreprinses doubteuses:3

Ne si, ne no, net cor mi suona intero.

Ie sçay bien soustenir vne opinion, mais non pas la choisir. Par ce
qu'és choses humaines, à quelque bande qu'on panche, il se presente
force apparences, qui nous y confirment: et le philosophe
Chrysippus disoit, qu'il ne vouloit apprendre de Zenon et Cleanthez
ses maistres, que les dogmes simplement: car quant aux
preuues et raisons, il en fourniroit assez de luy mesme. De quelque
costé que ie me tourne, ie me fournis tousiours assez de cause et
de vray-semblance pour m'y maintenir. Ainsi i'arreste chez moy le
doubte, et la liberté de choisir, iusques à ce que l'occasion me4
presse. Et lors, à confesser la verité, ie iette le plus souuent la
plume au vent, comme on dit, et m'abandonne à la mercy de la
Fortune. Vne bien legere inclination et circonstance m'emporte.
506
Dum in dubio est animus, paulo momento huc atque
Illuc impellitur.

L'incertitude de mon iugement, est si également balancée en la
pluspart des occurrences, que ie compromettrois volontiers à la
decision du sort et des dets. Et remarque auec grande consideration
de nostre foiblesse humaine, les exemples que l'histoire diuine
mesme nous a laissé de cet vsage, de remettre à la Fortune et
au hazard, la determination des eslections és choses doubteuses:
Sors cecidit super Matthiam. La raison humaine est vn glaiue double
et dangereux. Et en la main mesme de Socrates son plus intime1
et plus familier amy: voyez à quants de bouts c'est vn baston.
Ainsi, ie ne suis propre qu'à suyure, et me laisse aysément emporter
à la foule. Ie ne me fie pas assez en mes forces, pour entreprendre
de commander, ny guider. Ie suis bien ayse de trouuer
mes pas trassez par les autres. S'il faut courre le hazard d'vn
choix incertain, i'ayme mieux que ce soit soubs tel, qui s'asseure
plus de ses opinions, et les espouse plus, que ie ne fay les miennes,
ausquelles ie trouue le fondement et le plant glissant.   Et si ne
suis pas trop facile pourtant au change, d'autant que i'apperçois
aux opinions contraires vne pareille foiblesse. Ipsa consuetudo2
assentiendi periculosa esse videtur, et lubrica. Notamment aux affaires
politiques, il y a vn beau champ ouuert au bransle et à la
contestation.

Iusta pari premitur veluti cum pondere libra
Prona, nec hac plus parte sedet, nec surgit ab illa.

Les discours de Machiauel, pour exemple, estoient assez solides
pour le subiect, si y a-il eu grand'aisance à les combattre; et ceux
qui l'ont faict, n'ont pas laissé moins de facilité à combattre les
leurs. Il s'y trouueroit tousiours à vn tel argument, dequoy y
fournir responces, dupliques, repliques, tripliques, quadrupliques,3
et cette infinie contexture de debats, que nostre chicane a alongé
tant qu'elle a peu en faueur des procez:

Cædimur, et totidem plagis consumimus hostem:

les raisons n'y ayant guere autre fondement que l'experience, et
la diuersité des euenemens humains, nous presentant infinis exemples
à toutes sortes de formes. Vn sçauant personnage de nostre
temps, dit qu'en nos almanacs, où ils disent chaud, qui voudra dire
froid, et au lieu de sec, humide: et mettre tousiours le rebours de
ce qu'ils pronostiquent, s'il deuoit entrer en gageure de l'euenement
de l'vn ou l'autre, qu'il ne se soucieroit pas quel party il4
prinst, sauf és choses où il n'y peut escheoir incertitude: comme
de promettre à Noël des chaleurs extremes, et à la sainct Iean, des
rigueurs de l'hyuer. I'en pense de mesmes de ces discours politiques:
à quelque rolle qu'on vous mette, vous auez aussi beau
508 ieu que vostre compagnon, pourueu que vous ne veniez à choquer
les principes trop grossiers et apparens. Et pourtant, selon mon
humeur, és affaires publiques, il n'est aucun si mauuais train,
pourueu qu'il aye de l'aage et de la constance, qui ne vaille mieux
que le changement et le remuement. Nos mœurs sont extremement
corrompuës, et panchent d'vne merueilleuse inclination vers
l'empirement: de nos loix et vsances, il y en a plusieurs barbares
et monstrueuses: toutesfois pour la difficulté de nous mettre en
meilleur estat, et le danger de ce croullement, si ie pouuoy planter
vne cheville à nostre rouë, et l'arrester en ce poinct, ie le ferois1
de bon cœur.

Nunquam adeo fœdis adeóque pudendis
Vtimur exemplis, vt non peiora supersint.

Le pis que ie trouue en nostre estat, c'est l'instabilité: et que nos
loix, non plus que nos vestemens, ne peuuent prendre aucune
forme arrestée. Il est bien aysé d'accuser d'imperfection vne police:
car toutes choses mortelles en sont pleines: il est bien aysé
d'engendrer à vn peuple le mespris de ses anciennes obseruances:
iamais homme n'entreprint cela, qui n'en vinst à bout: mais d'y
restablir vn meilleur estat en la place de celuy qu'on a ruiné, à2
cecy plusieurs se sont morfondus, de ceux qui l'auoient entreprins.
Ie fay peu de part à ma prudence, de ma conduite: ie me laisse
volontiers mener à l'ordre public du monde. Heureux peuple, qui
fait ce qu'on commande, mieux que ceux qui commandent, sans
se tourmenter des causes: qui se laisse mollement rouller apres
le roullement celeste. L'obeyssance n'est iamais pure ny tranquille
en celuy qui raisonne et qui plaide.   Somme pour reuenir à moy,
ce seul, par où ie m'estime quelque chose, c'est ce, en quoy iamais
homme ne s'estima deffaillant: ma recommendation est vulgaire,
commune, et populaire: car qui a iamais cuidé auoir faute de3
sens? Ce seroit vne proposition qui impliqueroit en soy de la contradiction.
C'est vne maladie, qui n'est iamais où elle se voit:
elle est bien tenace et forte, mais laquelle pourtant, le premier
rayon de la veuë du patient, perce et dissipe: comme le regard du
soleil vn brouïllas opaque. S'accuser, ce seroit s'excuser en ce
subiect là: et se condamner, ce seroit s'absoudre. Il ne fut iamais
crocheteur ny femmelette, qui ne pensast auoir assez de
sens pour sa prouision. Nous recognoissons aysément és autres,
l'aduantage du courage, de la force corporelle, de l'experience,
de la disposition, de la beauté: mais l'aduantage du iugement,4
nous ne le cedons à personne. Et les raisons qui partent du simple
discours naturel en autruy, il nous semble qu'il n'a tenu
qu'à regarder de ce costé là, que nous ne les ayons trouuees.   La
510 science, le stile, et telles parties, que nous voyons és ouurages
estrangers, nous touchons bien aysément si elles surpassent les
nostres: mais les simples productions de l'entendement, chacun
pense qu'il estoit en luy de les rencontrer toutes pareilles, et en
apperçoit malaisement le poids et la difficulté, si ce n'est, et à
peine, en vne extreme et incomparable distance. Et qui verroit
bien à clair la hauteur d'vn iugement estranger, il y arriueroit et
y porteroit le sien. Ainsi, c'est vne sorte d'exercitation, de laquelle
on doit esperer fort peu de recommandation et de loüange, et vne
maniere de composition, de peu de nom. Et puis, pour qui escriuez1
vous? Les sçauants, à qui appartient la iurisdiction liuresque, ne
cognoissent autre prix que de la doctrine; et n'aduoüent autre
proceder en noz esprits, que celuy de l'erudition, et de l'art. Si vous
auez prins l'vn des Scipions pour l'autre, que vous reste il à dire,
qui vaille? Qui ignore Aristote, selon eux, s'ignore quand et quand
soy-mesme. Les ames grossieres et populaires ne voyent pas la grace
d'vn discours delié. Or ces deux especes occupent le monde. La
tierce, à qui vous tombez en partage, des ames reglées et fortes
d'elles mesmes, est si rare, que iustement elle n'a ny nom, ny rang
entre nous: c'est à demy temps perdu, d'aspirer, et de s'efforcer2
à luy plaire.   On dit communément que le plus iuste partage que
Nature nous aye fait de graces, c'est celuy du sens: car il n'est
aucun qui ne se contente de ce qu'elle luy en a distribué, n'est-ce
pas raison? qui verroit au delà, il verroit au delà de sa veuë. Ie
pense auoir les opinions bonnes et saines, mais qui n'en croit
autant des siennes? L'vne des meilleures preuues que i'en aye,
c'est le peu d'estime que ie fay de moy, car si elles n'eussent esté
bien asseurées, elles se fussent aisément laissé piper à l'affection
que ie me porte, singuliere, comme celuy qui la ramene quasi toute
à moy, et qui ne l'espands gueres hors de là. Tout ce que les autres3
en distribuent à vne infinie multitude d'amis, et de cognoissans,
à leur gloire, à leur grandeur, ie le rapporte tout au repos de mon
esprit, et à moy. Ce qui m'en eschappe ailleurs, ce n'est pas proprement
de l'ordonnance de mon discours:

Mihi nempe valere et viuere doctus.
Or mes opinions, ie les trouue infiniement hardies et constantes
512 à condamner mon insuffisance. De vray c'est aussi vn subiect,
auquel i'exerce mon iugement autant qu'à nul autre. Le monde
regarde tousiours vis à vis: moy, ie replie ma veuë au dedans, ie
la plante, ie l'amuse là. Chacun regarde deuant soy, moy ie regarde
dedans moy. Ie n'ay affaire qu'à moy, ie me considere sans cesse,
ie me contrerolle, ie me gouste. Les autres vont tousiours ailleurs,
s'ils y pensent bien: ils vont tousiours auant,

Nemo in sese tentat descendere:

moy, ie me roulle en moy-mesme. Cette capacité de trier le vray,
quelle qu'elle soit en moy, et cett'humeur libre de n'assubiectir1
aysément ma creance, ie la dois principalement à moy: car les plus
fermes imaginations que i'aye, et generalles, sont celles qui par
maniere de dire, nasquirent auec moy: elles sont naturelles, et
toutes miennes. Ie les produisis crues et simples, d'vne production
hardie et forte, mais vn peu trouble et imparfaicte: depuis
ie les ay establies et fortifiées par l'authorité d'autruy, et par les
sains exemples des anciens, ausquels ie me suis rencontré conforme
en iugement. Ceux-là m'en ont asseuré de la prinse, et m'en ont
donné la iouyssance et possession plus claire. La recommandation
que chacun cherche, de viuacité et promptitude d'esprit, ie la pretends2
du reglement, d'vne action esclatante et signalée, ou de
quelque particuliere suffisance: ie la pretends de l'ordre, correspondance,
et tranquillité d'opinions et de mœurs. Omnino si quidquam
est decorum, nihil est profectò magis quàm æquabilitas vniuersæ
vitæ, tum singularum actionum: quam conseruare non possis,
si, aliorum naturam imitans, omittas tuam.   Voyla donq iusques où
ie me sens coulpable de cette premiere partie, que ie disois estre
au vice de la presomption. Pour la seconde, qui consiste à n'estimer
point assez autruy, ie ne sçay si ie m'en puis si bien excuser:
car quoy qu'il me couste, ie delibere de dire ce qui en est. A l'aduenture3
que le commerce continuel que i'ay auec les humeurs
anciennes, et l'idée de ces riches ames du temps passé, me dégouste,
et d'autruy, et de moy-mesme: ou bien qu'à la verité nous
viuons en vn siecle qui ne produict les choses que bien mediocres.
Tant y a que ie ne connoy rien digne de grande admiration. Aussi
ne connoy-ie guere d'hommes, auec telle priuauté, qu'il faut pour
en pouuoir iuger: et ceux ausquels ma condition me mesle plus
ordinairement, sont pour la pluspart, gens qui ont peu de soing de
la culture de l'ame, et ausquels on ne propose pour toute beatitude
514 que l'honneur, et pour toute perfection, que la vaillance.
Ce que ie voy de beau en autruy, ie le louë et l'estime tres-volontiers.
Voire i'enrichis souuent sur ce que i'en pense, et me
permets de mentir iusques là. Car ie ne sçay point inuenter vn
subiect faux. Ie tesmoigne volontiers de mes amis, par ce que i'y
trouue de loüable. Et d'vn pied de valeur, i'en fay volontiers vn
pied et demy. Mais de leur prester les qualitez qui n'y sont pas,
ie ne puis: ny les defendre ouuertement des imperfections qu'ils
ont. Voyre à mes ennemis, ie rends nettement ce que ie dois de
tesmoignage d'honneur. Mon affection se change, mon iugement1
non. Et ne confons point ma querelle auec autres circonstances qui
n'en sont pas. Et suis tant ialoux de la liberté de mon iugement,
que mal-ayséement la puis-ie quitter pour passion que ce soit. Ie
me fay plus d'iniure en mentant, que ie n'en fay à celuy, de qui ie
mens. On remarque cette loüable et genereuse coustume de la
nation Persienne, qu'ils parloient de leurs mortels ennemis, et à
qui ils faisoyent la guerre à outrance, honorablement et equitablement
autant que portoit le merite de leur vertu.   Ie connoy des
hommes assez, qui ont diuerses parties belles: qui l'esprit, qui le
cœur, qui l'adresse, qui la conscience, qui le langage, qui vne2
science, qui vn'autre: mais de grand homme en general, et ayant
tant de belles pieces ensemble, ou vne, en tel degré d'excellence,
qu'on le doiue admirer, ou le comparer à ceux que nous honorons
du temps passé, ma fortune ne m'en a faict voir nul. Et le plus
grand que i'aye conneu au vif, ie di des parties naturelles de l'ame,
et le mieux né, c'estoit Estienne de la Boitie: c'estoit vrayement
vn' ame pleine, et qui montroit vn beau visage à tout sens:
vn' ame à la vieille marque: et qui eust produit de grands effects,
si sa fortune l'eust voulu: ayant beaucoup adiousté à ce riche naturel,
par science et estude.   Mais ie ne sçay comment il aduient,3
et si aduient sans doubte, qu'il se trouue autant de vanité et de
foiblesse d'entendement, en ceux qui font profession d'auoir plus
de suffisance, qui se meslent de vacations lettrées, et de charges
qui despendent des liures, qu'en nulle autre sorte de gens. Ou bien
par ce que lon requiert et attend plus d'eux, et qu'on ne peut
516 excuser en eux les fautes communes: ou bien que l'opinion du
sçauoir leur donne plus de hardiesse de se produire, et de se descouurir
trop auant, par où ils se perdent, et se trahissent. Comme
vn artisan tesmoigne bien mieux sa bestise, en vne riche matiere,
qu'il ait entre mains, s'il l'accommode et mesle sottement, et contre
les regles de son ouurage, qu'en vne matiere vile: et s'offence lon
plus du defaut, en vne statue d'or, qu'en celle qui est de plastre.
Ceux cy en font autant, lors qu'ils mettent en auant des choses qui
d'elles mesmes, et en leur lieu, seroyent bonnes: car ils s'en seruent
sans discretion, faisans honneur à leur memoire, aux despens1
de leur entendement: et faisans honneur à Cicero, à Galien, à
Vlpian, et à sainct Hierosme, pour se rendre eux ridicules.   Ie
retombe volontiers sur ce discours de l'ineptie de nostre institution.
Elle a eu pour sa fin, de nous faire, non bons et sages, mais
sçauans: elle y est arriuée. Elle ne nous a pas appris de suyure
et embrasser la vertu et la prudence: mais elle nous en a imprimé
la deriuation et l'etymologie. Nous sçauons decliner vertu, si nous
ne sçauons l'aymer. Si nous ne sçauons que c'est que prudence par
effect, et par experience, nous le sçauons par iargon et par cœur.
De nos voisins, nous ne nous contentons pas d'en sçauoir la race,2
les parentelles, et les alliances, nous les voulons auoir pour amis,
et dresser auec eux quelque conuersation et intelligence: elle
nous a appris les definitions, les diuisions, et partitions de la vertu,
comme des surnoms et branches d'vne genealogie, sans auoir autre
soing de dresser entre nous et elle, quelque pratique de familiarité
et priuée accointance. Elle nous a choisi pour nostre apprentissage,
non les liures qui ont les opinions plus saines et plus vrayes, mais
ceux qui parlent le meilleur Grec et Latin: et parmy ses beaux
mots, nous a fait couler en la fantasie les plus vaines humeurs
de l'antiquité.   Vne bonne institution, elle change le iugement3
et les mœurs: comme il aduint à Polemon: ce ieune homme
Grec desbauché, qui estant allé ouïr par rencontre, vne leçon de
Xenocrates, ne remerqua pas seulement l'éloquence et la suffisance
du lecteur, et n'en rapporta pas seulement en la maison, la science
de quelque belle matiere: mais vn fruit plus apparent et plus solide:
qui fut, le soudain changement et amendement de sa premiere
vie. Qui a iamais senti vn tel effect de nostre discipline?
518
Faciásne quod olim
Mutatus Polemon? ponas insignia morbi,
Fasciolas, cubital, focalia, potus vt ille
Dicitur ex collo furtim carpsisse coronas,
Postquam est impransi correptus voce magistri?
La moins dedeignable condition de gents, me semble estre,
celle qui par simplesse tient le dernier rang: et nous offrir vn
commerce plus reglé. Les mœurs et les propos des paysans, ie les
trouue communement plus ordonnez selon la prescription de la
vraye philosophie, que ne sont ceux de noz philosophes. Plus sapit1
vulgus, quia tantum, quantum opus est, sapit.   Les plus notables
hommes que i'aye iugé, par les apparences externes, car pour les
iuger à ma mode, il les faudroit esclairer de plus pres, c'ont esté,
pour le faict de la guerre, et suffisance militaire, le Duc de Guyse,
qui mourut à Orleans, et le feu Mareschal Strozzi. Pour gens suffisans,
et de vertu non commune, Oliuier, et l'Hospital Chanceliers
de France. Il me semble aussi de la poësie qu'elle a eu sa vogue
en nostre siecle. Nous auons abondance de bons artisans de ce
mestier-là, Aurat, Beze, Buchanan, l'Hospital, Mont-doré, Turnebus.
Quant aux François, ie pense qu'ils l'ont montée au plus haut2
degré où elle sera iamais: et aux parties, en quoy Ronsart et du
Bellay excellent, ie ne les treuue gueres esloignez de la perfection
ancienne. Adrianus Turnebus sçauoit plus, et sçauoit mieux ce qu'il
sçauoit, qu'homme qui fust de son siecle, ny loing au delà. Les
vies du Duc d'Albe dernier mort, et de nostre Connestable de
Mommorancy, ont esté des vies nobles, et qui ont eu plusieurs
rares ressemblances de fortune. Mais la beauté, et la gloire de la
mort de cettuy-cy, à la veuë de Paris, et de son Roy; pour leur
seruice contre ses plus proches; à la teste d'vne armée victorieuse
par sa conduitte; et d'vn coup de main, en si extreme vieillesse,3
me semble meriter qu'on la loge entre les remerquables euenemens
de mon temps. Comme aussi, la constante bonté, douceur de
mœurs, et facilité consciencieuse de Monsieur de la Nouë, en vne
telle iniustice de parts armées, vraye eschole de trahison, d'inhumanité,
et de brigandage, où tousiours il s'est nourry, grand homme
de guerre, et tres-experimenté.   I'ay pris plaisir à publier en
plusieurs lieux, l'esperance que i'ay de Marie de Gournay le Iars
ma fille d'alliance: et certes aymée de moy beaucoup plus que
520 paternellement, et enueloppée en ma retraitte et solitude, comme
l'vne des meilleures parties de mon propre estre. Ie ne regarde
plus qu'elle au monde. Si l'adolescence peut donner presage, cette
ame sera quelque iour capable des plus belles choses, et entre
autres de la perfection de cette tressaincte amitié, où nous ne lisons
point que son sexe ait peu monter encores: la sincerité et la
solidité de ses mœurs, y sont desia bastantes, son affection vers
moy plus que sur-abondante: et telle en somme qu'il n'y a rien à
souhaiter, sinon que l'apprehension qu'elle a de ma fin, par les cinquante
et cinq ans ausquels elle m'a rencontré, la trauaillast moins1
cruellement. Le iugement qu'elle fit des premiers Essays, et femme,
et en ce siecle, et si ieune, et seule en son quartier, et la vehemence
fameuse dont elle m'ayma et me desira long temps sur la
seule estime qu'elle en print de moy, auant m'auoir veu, c'est vn
accident de tres-digne consideration.   Les autres vertus ont eu
peu, ou point de mise en cet aage: mais la vaillance, elle est deuenue
populaire par noz guerres ciuiles: et en cette partie, il se
trouue parmy nous, des ames fermes, iusques à la perfection, et
en grand nombre, si que le triage en est impossible à faire.   Voila
tout ce que i'ay cognu, iusques à cette heure, d'extraordinaire2
grandeur et non commune.

CHAPITRE XVIII.    (TRADUCTION LIV. II, CH. XVIII.)
Du desmentir.

VOIRE mais, on me dira, que ce dessein de se seruir de soy, pour
subject à escrire, seroit excusable à des hommes rares et fameux,
qui par leur reputation auroyent donné quelque desir de leur cognoissance.
Il est certain, ie l'adoüe, et sçay bien que pour voir vn
homme de la commune façon, à peine qu'vn artisan leue les yeux
de sa besongne: là où pour voir vn personnage grand et signalé,
arriuer en vne ville, les ouuroirs et les boutiques s'abandonnent.
Il messiet à tout autre de se faire cognoistre, qu'à celuy qui a
dequoy se faire imiter; et duquel la vie et les opinions peuuent3
522 seruir de patron. Cæsar et Xenophon ont eu dequoy fonder et
fermir leur narration, en la grandeur de leurs faicts, comme en
vne baze iuste et solide. Ainsi sont à souhaiter les papiers iournaux
du grand Alexandre, les Commentaires qu'Auguste, Caton, Sylla,
Brutus, et autres auoyent laissé de leurs gestes. De telles gens, on
ayme et estudie les figures, en cuyure mesmes et en pierre.   Cette
remontrance est tres-vraye; mais elle ne me touche que bien peu.

Non recito cuiquam, nisi amicis, idque rogatus.
Non vbiuis, corámve quibuslibet. In medio qui
Scripta foro recitent sunt multi, quique lauantes.1

Ie ne dresse pas icy vne statue à planter au carrefour d'vne ville,
ou dans vne eglise, ou place publique:

Non equidem hoc studeo bullatis vt mihi nugis
Pagina turgescat:
Secreti loquimur.

C'est pour le coin d'vne librairie, et pour en amuser vn voisin, vn
parent, vn amy qui aura plaisir à me racointer et repratiquer en
cett' image. Les autres ont pris cœur de parler d'eux, pour y auoir
trouué le subject digne et riche; moy au rebours, pour l'auoir trouué
si sterile et si maigre, qu'il n'y peut eschoir soupçon d'ostentation.2
Ie iuge volontiers des actions d'autruy: des miennes, ie donne
peu à iuger, à cause de leur nihilité. Ie ne trouue pas tant de bien
en moy, que ie ne le puisse dire sans rougir. Quel contentement
me seroit-ce d'ouyr ainsi quelqu'vn, qui me recitast les mœurs, le
visage, la contenance, les plus communes parolles, et les fortunes
de mes ancestres, combien i'y serois attentif. Vrayement cela partiroit
d'vne mauuaise nature, d'auoir à mespris les portraits mesmes
de noz amis et predecesseurs, la forme de leurs vestements, et de
leurs armes. I'en conserue l'escriture, le seing et vne espée peculiere:
et n'ay point chassé de mon cabinet, des longues gaules, que3
mon pere portoit ordinairement en la main. Paterna vestis et annulus,
tanto charior est posteris, quanto ergo parentes maior affectus. Si
toutefois ma posterité est d'autre appetit, i'auray bien dequoy me
reuencher: car ils ne sçauroyent faire moins de comte de moy, que
i'en feray d'eux en ce temps là. Tout le commerce que i'ay en cecy
auec le publicq, c'est que i'emprunte les vtils de son escriture, plus
soudaine et plus aisée. En recompense, i'empescheray peut estre,
que quelque coin de beurre ne se fonde au marché.

Ne toga cordyllis, ne penula desit oliuis,
Et laxas scombris sæpe dabo tunicas.4

524

Et quand personne ne me lira, ay-ie perdu mon temps, de
m'estre entretenu tant d'heures oisiues, à pensements si vtiles et
aggreables? Moulant sur moy cette figure, il m'a fallu si souuent
me testonner et composer, pour m'extraire, que le patron s'en est
fermy, et aucunement formé soy-mesme. Me peignant pour autruy,
ie me suis peint en moy, de couleurs plus nettes, que n'estoyent
les miennes premieres. Ie n'ay pas plus faict mon liure, que mon
liure m'a faict. Liure consubstantiel à son autheur: d'vne occupation
propre: membre de ma vie: non d'vne occupation et fin,
tierce et estrangere, comme tous autres liures. Ay-ie perdu mon1
temps, de m'estre rendu compte de moy, si continuellement, si
curieusement? Car ceux qui se repassent par fantasie seulement,
et par langue, quelque heure, ne s'examinent pas si primement, ny
ne se penetrent, comme celuy, qui en fait son estude, son ouurage,
et son mestier: qui s'engage à vn registre de durée, de toute sa
foy, de toute sa force. Les plus delicieux plaisirs, si se digerent
ils au dedans: fuyent à laisser trace de soy: et fuyent la veuë,
non seulement du peuple, mais d'vn autre. Combien de fois m'a
cette besongne diuerty de cogitations ennuieuses? Et doiuent estre
comptées pour ennuyeuses toutes les friuoles. Nature nous a estrenez2
d'vne large faculté à nous entretenir à part: et nous y appelle
souuent, pour nous apprendre, que nous nous deuons en partie à
la societé, mais en la meilleure partie, à nous. Aux fins de renger
ma fantasie, à resuer mesme, par quelque ordre et proiect, et la
garder de se perdre et extrauaguer au vent, il n'est que de donner
corps, et mettre en registre, tant de menues pensées, qui se
presentent à elle. I'escoutte à mes resueries, par ce que i'ay à les
enroller. Quantes-fois, estant marry de quelque action, que la ciuilité
et la raison me prohiboient de reprendre à descouuert, m'en
suis-ie icy desgorgé, non sans dessein de publique instruction! Et3
si ces verges poëtiques:

Zon sus l'œil, zon sur le groin,
Zon sur le dos du Sagoin,

s'impriment encore mieux en papier, qu'en la chair viue. Quoy si
ie preste vn peu plus attentiuement l'oreille aux liures, depuis que
ie guette, si i'en pourray friponner quelque chose dequoy esmailler
ou estayer le mien? Ie n'ay aucunement estudié pour faire vn liure:
mais i'ay aucunement estudié, pour ce que ie l'auoy faict: si
c'est aucunement estudier, qu'effleurer et pincer, par la teste, ou
par les pieds, tantost vn autheur, tantost vn autre: nullement pour4
526 former mes opinions: ouï, pour les assister, pieça formées, seconder
et seruir.   Mais à qui croirons nous parlant de soy, en vne
saison si gastée? veu qu'il en est peu, ou point, à qui nous puissions
croire parlants d'autruy, où il y a moins d'interest à mentir.
Le premier traict de la corruption des mœurs, c'est le bannissement
de la verité; car comme disoit Pindare, l'estre veritable, est
le commencement d'vne grande vertu, et le premier article que
Platon demande au gouuerneur de sa republique. Nostre verité de
maintenant, ce n'est pas ce qui est, mais ce qui se persuade à autruy:
comme nous appellons monnoye, non celle qui est loyalle1
seulement, mais la fauce aussi, qui a mise. Nostre nation est de
long temps reprochée de ce vice. Car Saluianus Massiliensis, qui
estoit du temps de l'Empereur Valentinian, dit qu'aux François le
mentir et se pariurer n'est pas vice, mais vne façon de parler. Qui
voudroit encherir sur ce tesmoignage, il pourroit dire que ce leur
est à present vertu. On s'y forme, on s'y façonne, comme à vn
exercice d'honneur: car la dissimulation est des plus notables qualitez
de ce siecle.   Ainsi i'ay souuent consideré d'où pouuoit naistre
cette coustume, que nous obseruons si religieusement, de nous
sentir plus aigrement offencez du reproche de ce vice, qui nous2
est si ordinaire, que de nul autre: et que ce soit l'extreme iniure
qu'on nous puisse faire de parolle, que de nous reprocher la mensonge.
Sur cela, ie treuue qu'il est naturel, de se deffendre le
plus, des deffaux, dequoy nous sommes le plus entachez. Il semble
qu'en nous ressentans de l'accusation, et nous en esmouuans, nous
nous deschargeons aucunement de la coulpe: si nous l'auons par
effect, aumoins nous la condamnons par apparence. Seroit-ce pas
aussi, que ce reproche semble enuelopper la couardise et lascheté
de cœur? En est-il de plus expresse, que se desdire de sa parolle?
quoy se desdire de sa propre science? C'est vn vilain vice, que le3
mentir; et qu'vn ancien peint bien honteusement, quand il dit, que
c'est donner tesmoignage de mespriser Dieu, et quand et quand de
craindre les hommes. Il n'est pas possible d'en representer plus
richement l'horreur, la vilité, et le desreglement. Car que peut on
imaginer plus vilain, que d'estre couart à l'endroit des hommes,
et braue à l'endroit de Dieu? Nostre intelligence se conduisant par
la seule voye de la parolle, celuy qui la fauce, trahit la societé publique.
C'est le seul vtil, par le moyen duquel se communiquent
528 noz volontez et noz pensées: c'est le truchement de nostre ame:
s'il nous faut, nous ne nous tenons plus, nous ne nous entrecognoissons
plus. S'il nous trompe, il rompt tout nostre commerce, et
dissoult toutes les liaisons de nostre police. Certaines nations des
nouuelles Indes (on n'a que faire d'en remerquer les noms, ils ne
sont plus; car iusques à l'entier abolissement des noms, et ancienne
cognoissance des lieux, s'est estendue la desolation de cette
conqueste, d'vn merueilleux exemple, et inouy) offroyent à leurs
Dieux, du sang humain, mais non autre, que tiré de leur langue, et
oreilles, pour expiation du peché de la mensonge, tant ouye que1
prononcée. Ce bon compagnon de Grece disoit, que les enfans s'amusent
par les osselets, les hommes par les parolles.   Quant aux
diuers vsages de noz desmentirs, et les loix de nostre honneur en
cela, et les changemens qu'elles ont reçeu, ie remets à vne autre-fois
d'en dire ce que i'en sçay; et apprendray cependant, si ie puis,
en quel temps print commencement cette coustume, de si exactement
poiser et mesurer les parolles, et d'y attacher nostre honneur:
car il est aisé à iuger qu'elle n'estoit pas anciennement
entre les Romains et les Grecs. Et m'a semblé souuent nouueau et
estrange, de les voir se dementir et s'iniurier, sans entrer pourtant2
en querelle. Les loix de leur deuoir, prenoient quelque autre voye
que les nostres. On appelle Cæsar, tantost voleur, tantost yurongne
à sa barbe. Nous voyons la liberté des inuectiues, qu'ils font
les vns contre les autres; ie dy les plus grands chefs de guerre, de
l'vne et l'autre nation, où les parolles se reuenchent seulement par
les parolles, et ne se tirent à autre consequence.

CHAPITRE XIX.    (TRADUCTION LIV. II, CH. XIX.)
De la liberté de conscience.

IL est ordinaire, de voir les bonnes intentions, si elles sont conduites
sans moderation, pousser les hommes à des effects tres-vitieux.
En ce desbat, par lequel la France est à present agitée de
guerres ciuiles, le meilleur et le plus sain party, est sans doubte3
celuy, qui maintient et la religion et la police ancienne du pays.
530 Entre les gens de bien toutesfois, qui le suyuent (car ie ne parle
point de ceux, qui s'en seruent de pretexte, pour, ou exercer leurs
vengeances particulieres, ou fournir à leur auarice, ou suiure la
faueur des Princes: mais de ceux qui le font par vray zele enuers
leur religion, et saincte affection, à maintenir la paix et l'estat de
leur patrie) de ceux-cy, dis-ie, il s'en voit plusieurs, que la passion
pousse hors les bornes de la raison, et leur faict par fois prendre
des conseils iniustes, violents, et encore temeraires.   Il est certain,
qu'en ces premiers temps, que nostre religion commença de
gaigner authorité auec les loix, le zele en arma plusieurs contre1
toute sorte de liures payens; dequoy les gens de lettre souffrent
vne merueilleuse perte. I'estime que ce desordre ait plus porté de
nuysance aux lettres, que tous les feux des barbares. Cornelius
Tacitus en est vn bon tesmoing: car quoy que l'Empereur Tacitus
son parent, en eust peuplé par ordonnances expresses toutes les
librairies du monde: toutes-fois vn seul exemplaire entier n'a peu
eschapper la curieuse recherche de ceux qui desiroyent l'abolir,
pour cinq ou six vaines clauses, contraires à nostre creance.   Ils
ont aussi eu cecy, de prester aisément des louanges fauces, à tous
les Empereurs, qui faisoyent pour nous, et condamner vniuersellement2
toutes les actions de ceux, qui nous estoyent aduersaires,
comme il est aisé à voir en l'Empereur Iulian, surnommé l'Apostat.
C'estoit à la verité vn tres-grand homme et rare; comme celuy,
qui auoit son ame viuement tainte des discours de la philosophie,
ausquels il faisoit profession de regler toutes ses actions: et
de vray il n'est aucune sorte de vertu, dequoy il n'ait laissé de tres-notables
exemples. En chasteté, de laquelle le cours de sa vie donne
bien clair tesmoignage, on lit de luy vn pareil traict, à celuy d'Alexandre
et de Scipion, que de plusieurs tresbelles captiues, il n'en
voulut pas seulement voir vne, estant en la fleur de son aage: car il3
fut tué par les Parthes aagé de trente vn an seulement. Quant à la
iustice, il prenoit luy-mesme la peine d'ouyr les parties: et encore
que par curiosité il s'informast à ceux qui se presentoient à luy, de
quelle religion ils estoient: toutes-fois l'inimitié qu'il portoit à la
nostre, ne donnoit aucun contrepoix à la balance. Il fit luy mesme
532 plusieurs bonnes loix, et retrancha vne grande partie des subsides
et impositions, que leuoyent ses predecesseurs.   Nous auons deux
bons historiens tesmoings oculaires de ses actions: l'vn desquels,
Marcellinus, reprend aigrement en diuers lieux de son histoire,
cette sienne ordonnance, par laquelle il deffendit l'escole, et interdit
l'enseigner à tous les rhetoriciens et grammairiens Chrestiens,
et dit, qu'il souhaiteroit cette sienne action estre enseuelie
soubs le silence. Il est vray-semblable, s'il eust faict quelque chose
de plus aigre contre nous, qu'il ne l'eust pas oublié, estant bien affectionné
à nostre party. Il nous estoit aspre à la verité, mais non1
pourtant cruel ennemy. Car noz gens mesmes recitent de luy cette
histoire, que se promenant vn iour autour de la ville de Chalcedoine,
Maris Euesque du lieu, osa bien l'appeller meschant, traistre
à Christ, et qu'il n'en fit autre chose, sauf luy respondre: Va
miserable, pleure la perte de tes yeux: à quoy l'Euesque encore
repliqua: Ie rends graces à Iesus Christ, de m'auoir osté la veuë,
pour ne voir ton visage impudent: affectant en cela, disent-ils, vne
patience philosophique. Tant y a que ce faict là, ne se peut pas
bien rapporter aux cruautez qu'on le dit auoir exercées contre nous.
Il estoit, dit Eutropius mon autre tesmoing, ennemy de la Chrestienté,2
mais sans toucher au sang.   Et pour reuenir à sa iustice,
il n'est rien qu'on y puisse accuser, que les rigueurs, dequoy il
vsa au commencement de son empire, contre ceux qui auoyent
suiuy le party de Constantius son predecesseur. Quant à sa sobrieté,
il viuoit tousiours vn viure soldatesque: et se nourrissoit
en pleine paix, comme celuy qui se preparoit et accoustumoit à
l'austerité de la guerre. La vigilance estoit telle en luy, qu'il departoit
la nuict à trois ou à quatre parties, dont la moindre estoit
celle qu'il donnoit au sommeil: le reste, il l'employoit à visiter
luy mesme en personne, l'estat de son armée et ses gardes, ou à3
estudier: car entre autres siennes rares qualitez, il estoit tres-excellent
en toute sorte de literature. On dit d'Alexandre le grand,
qu'estant couché, de peur que le sommeil ne le desbauchast de ses
pensemens, et de ses estudes, il faisoit mettre vn bassin ioignant
son lict, et tenoit l'vne de ses mains au dehors, auec vne boulette
de cuiure: affin que le dormir le surprenant, et relaschant les prises
de ses doigts, cette boullette par le bruit de sa cheutte dans le
bassin, le reueillast. Cettuy-cy auoit l'ame si tendue à ce qu'il
vouloit, et si peu empeschée de fumées, par sa singuliere abstinence,
qu'il se passoit bien de cet artifice. Quant à la suffisance4
militaire, il fut admirable en toutes les parties d'vn grand Capitaine:
aussi fut-il quasi toute sa vie en continuel exercice de
guerre: et la pluspart, auec nous, en France contre les Allemans
et Francons. Nous n'auons guere memoire d'homme, qui ait veu
534 plus de hazards, ny qui ait plus souuent faict preuue de sa
personne.   Sa mort a quelque chose de pareil à celle d'Epaminondas:
car il fut frappé d'vn traict, et essaya de l'arracher, et l'eust
fait, sans ce que le traict estant tranchant, il se couppa et affoiblit
la main. Il demandoit incessamment qu'on le repportast en ce
mesme estat, en la meslée, pour y encourager ses soldats; lesquels
contesterent cette battaille sans luy, trescourageusement, iusques à
ce que la nuict separa les armées. Il deuoit à la philosophie, vn singulier
mespris, en quoy il auoit sa vie, et les choses humaines. Il
auoit ferme creance de l'eternité des ames.   En matiere de religion,1
il estoit vicieux par tout; on l'a surnommé l'Apostat, pour
auoir abandonné la nostre: toutesfois cette opinion me semble
plus vray-semblable, qu'il ne l'auoit iamais euë à cœur, mais que
pour l'obeïssance des loix il s'estoit feint iusques à ce qu'il tinst
l'empire en sa main. Il fut si superstitieux en la sienne, que ceux
mesmes qui en estoyent de son temps, s'en mocquoient: et disoit-on,
s'il eust gaigné la victoire contre les Parthes, qu'il eust fait
tarir la race des bœufs au monde, pour satisfaire à ses sacrifices.
Il estoit aussi embabouyné de la science diuinatrice, et donnoit authorité
à toute façon de prognostics. Il dit entre autres choses, en2
mourant, qu'il sçauoit bon gré aux Dieux et les remercioit, dequoy
ils ne l'auoyent pas voulu tuer par surprise, l'ayant de long temps
aduerty du lieu et heure de sa fin, ny d'vne mort molle ou lasche,
mieux conuenable aux personnes oysiues et delicates, ny languissante,
longue et douloureuse: et qu'ils l'auoyent trouué digne de
mourir de cette noble façon, sur le cours de ses victoires, et en la
fleur de sa gloire. Il auoit eu vne pareille vision à celle de Marcus
Brutus, qui premierement le menassa en Gaule, et depuis se representa
à luy en Perse, sur le point de sa mort. Ce langage qu'on luy
fait tenir, quand il se sentit frappé: Tu as veincu, Nazareen: ou,3
comme d'autres, Contente toy, Nazareen; à peine eust il esté oublié,
s'il eust esté creu par mes tesmoings: qui estants presens en
l'armée ont remarqué iusques aux moindres mouuements et parolles
de sa fin: non plus que certains autres miracles, qu'on y
attache.   Et pour venir au propos de mon theme: il couuoit, dit
Marcellinus, de long temps en son cœur, le paganisme; mais par
536 ce que toute son armée estoit de Chrestiens, il ne l'osoit descouurir.
En fin, quand il se vit assez fort pour oser publier sa volonté, il
fit ouurir les temples des Dieux, et s'essaya par tous moyens de mettre
sus l'idolatrie. Pour paruenir à son effect, ayant rencontré en
Constantinople, le peuple descousu, auec les prelats de l'Eglise Chrestienne
diuisez, les ayant faict venir à luy au palais, les admonesta
instamment d'assoupir ces dissentions ciuiles, et que chacun sans
empeschement et sans crainte seruist à la religion. Ce qu'il sollicitoit
auec grand soing, pour l'esperance que cette licence augmenteroit
les parts et les brigues de la diuision, et empescheroit le1
peuple de se reünir, et de se fortifier par consequent, contre luy,
par leur concorde, et vnanime intelligence: ayant essayé par la
cruauté d'aucuns Chrestiens, qu'il n'y a point de beste au monde
tant à craindre à l'homme, que l'homme.   Voyla ses mots à peu
pres: en quoy cela est digne de consideration, que l'Empereur Iulian
se sert pour attiser le trouble de la dissention ciuile, de cette
mesme recepte de liberté de conscience, que noz Roys viennent
d'employer pour l'estaindre. On peut dire d'vn costé, que de lascher
la bride aux pars d'entretenir leur opinion, c'est espandre et
semer la diuision, c'est prester quasi la main à l'augmenter, n'y2
ayant aucune barriere ny coërction des loix, qui bride et empesche
sa course. Mais d'autre costé, on diroit aussi, que de lascher la
bride aux pars d'entretenir leur opinion, c'est les amollir et relascher
par la facilité, et par l'aisance, et que c'est esmousser l'eguillon
qui s'affine par la rareté, la nouuelleté, et la difficulté. Et
si croy mieux, pour l'honneur de la deuotion de noz Roys; c'est,
que n'ayans peu ce qu'ils vouloient, ils ont fait semblant de vouloir
ce qu'ils pouuoient.

CHAPITRE XX.    (TRADUCTION LIV. II, CH. XX.)
Nous ne goustons rien de pur.

LA foiblesse de nostre condition, fait que les choses en leur simplicité
et pureté naturelle ne puissent pas tomber en nostre3
vsage. Les elemens que nous iouyssons, sont alterez: et les metaux
de mesme, et l'or, il le faut empirer par quelque autre matiere, pour
538 l'accommoder à nostre seruice. Ny la vertu ainsi simple, qu'Ariston
et Pyrrho, et encore les Stoiciens faisoient fin de la vie, ny
a peu seruir sans composition: ny la volupté Cyrenaique et Aristippique.
Des plaisirs, et biens que nous auons, il n'en est aucun
exempt de quelque meslange de mal et d'incommodité:

Medio de fonte leporum
Surgit amari aliquid, quod in ipsis floribus angat.

Nostre extreme volupté a quelque air de gemissement, et de plainte.
Diriez vous pas qu'elle se meurt d'angoisse? Voire quand nous en
forgeons l'image en son excellence, nous la fardons d'epithetes et1
qualitez maladifues, et douloureuses: langueur, mollesse, foiblesse,
deffaillance, morbidezza, grand tesmoignage de leur consanguinité,
et consubstantialité. La profonde ioye a plus de seuerité, que de
gayeté. L'extreme et plein contentement, plus de rassis que d'enioué.
Ipsa felicitas, se nisi temperat, premit. L'aise nous masche.
C'est ce que dit vn verset Grec ancien, de tel sens: Les Dieux nous
vendent tous les biens qu'ils nous donnent: c'est à dire, ils ne
nous en donnent aucun pur et parfaict, et que nous n'achetions au
prix de quelque mal.   Le trauail et le plaisir, tres-dissemblables
de nature, s'associent pourtant de ie ne sçay quelle ioincture naturelle.2
Socrates dit, que quelque Dieu essaya de mettre en masse,
et confondre la douleur et la volupté: mais, que n'en pouuant sortir,
il s'aduisa de les accouppler au moins par la queuë. Metrodorus
disoit qu'en la tristesse, il y a quelque alliage de plaisir. Ie ne sçay
s'il vouloit dire autre chose; mais moy, i'imagine bien, qu'il y a
du dessein, du consentement, et de la complaisance, à se nourrir
en la melancholie. Ie dis outre l'ambition, qui s'y peut encore mesler:
il y a quelque ombre de friandise et delicatesse, qui nous rit
et qui nous flatte, au giron mesme de la melancholie. Y a-il pas des
complexions qui en font leur aliment?3

Est quædam flere voluptas.

Et dit vn Attalus en Seneque, que la memoire de noz amis perdus
nous aggrée comme l'amer au vin trop vieil:

Minister veteris, puer, falerni
Ingere mi calices amariores:

et comme des pommes doucement aigres. Nature nous descouure
cette confusion. Les peintres tiennent, que les mouuemens et plis
du visage, qui seruent au pleurer, seruent aussi au rire. De vray,
auant que l'vn ou l'autre soyent acheuez d'exprimer, regardez à la
conduitte de la peinture, vous estes en doubte, vers lequel c'est4
qu'on va. Et l'extremité du rire se mesle aux larmes. Nullum sine
auctoramento malum est.   Quand i'imagine l'homme assiegé de
540 commoditez desirables: mettons le cas, que touts ses membres fussent
saisis pour tousiours, d'vn plaisir pareil à celuy de la generation
en son poinct plus excessif: ie le sens fondre soubs la charge de
son aise: et le voy du tout incapable de porter vne si pure, si constante
volupté, et si vniuerselle. De vray il fuit, quand il y est, et
se haste naturellement d'en eschapper, comme d'vn pas, où il ne se
peut fermir, où il craind d'enfondrer.   Quand ie me confesse à
moy religieusement, ie trouue que la meilleure bonté que i'aye, a
quelque teinture vicieuse. Et crains que Platon en sa plus nette
vertu (moy qui en suis autant sincere et loyal estimateur, et des1
vertus de semblable marque, qu'autre puisse estre) s'il y eust
escouté de pres (et il y escoutoit de pres) il y eust senty quelque
ton gauche, de mixtion humaine: mais ton obscur, et sensible seulement
à soy. L'homme en tout et par tout, n'est que rappiessement
et bigarrure. Les loix mesmes de la iustice, ne peuuent subsister
sans quelque meslange d'iniustice. Et dit Platon, que ceux-là
entreprennent de couper la teste de Hydra, qui pretendent oster
des loix toutes incommoditez et inconueniens. Omne magnum exemplum
habet aliquid ex iniquo, quod contra singulos vtilitate publica
rependitur, dit Tacitus.   Il est pareillement vray, que pour l'vsage
2
de la vie, et seruice du commerce public, il y peut auoir de l'excez
en la pureté et perspicacité de noz esprits. Cette clarté penetrante,
a trop de subtilité et de curiosité. Il les faut appesantir et esmousser,
pour les rendre plus obeissans à l'exemple et à la pratique;
et les espessir et obscurcir, pour les proportionner à cette vie
tenebreuse et terrestre. Pourtant se trouuent les esprits communs
et moins tendus, plus propres et plus heureux à conduire affaires.
Et les opinions de la philosophie esleuées et exquises, se trouuent
ineptes à l'exercice. Cette pointue viuacité d'ame, et cette volubilité
soupple et inquiete, trouble nos negotiations. Il faut manier3
les entreprises humaines, plus grossierement et superficiellement;
et en laisser bonne et grande part, pour les droits de la Fortune.
Il n'est pas besoin d'esclairer les affaires si profondement et si
subtilement. On s'y perd à la consideration de tant de lustres
contraires et formes diuerses, volutantibus res inter se pugnantes,
542 obtorpuerant animi.   C'est ce que les anciens disent de Simonides:
par ce que son imagination luy presentoit sur la demande
que luy auoit faict le Roy Hieron, pour à laquelle satisfaire il auoit
eu plusieurs iours de pensement, diuerses considerations, aiguës
et subtiles: doubtant laquelle estoit la plus vray-semblable, il desespera
du tout de la verité.   Qui en recherche et embrasse toutes
les circonstances, et consequences, il empesche son eslection. Vn
engin moyen, conduit esgallement, et suffit aux executions, de
grand, et de petit poix. Regardez que les meilleurs mesnagers, sont
ceux qui nous sçauent moins dire comme ils le sont; et que ces1
suffisans conteurs, n'y font le plus souuent rien qui vaille. Ie sçay
vn grand diseur, et tres excellent peintre de toute sorte de mesnage,
qui a laissé bien piteusement, couler par ses mains, cent mille liures
de rente. I'en sçay vn autre, qui dit, qu'il consulte mieux
qu'homme de son conseil, et n'est point au monde vne plus belle
montre d'ame, et de suffisance, toutesfois aux effects, ses seruiteurs
trouuent, qu'il est tout autre; ie dy sans mettre le malheur
en conte.

CHAPITRE XXI.    (TRADUCTION LIV. II, CH. XXI.)
Contre la faineantise.

L'EMPEREVR Vespasien estant malade de la maladie, dont il mourut,
ne laissoit pas de vouloir entendre l'estat de l'Empire: et2
dans son lict mesme, despeschoit sans cesse plusieurs affaires de
consequence: et son medecin l'en tançant, comme de chose nuisible
à sa santé: Il faut, disoit-il, qu'vn Empereur meure debout.
Voilà vn beau mot, à mon gré, et digne d'vn grand Prince. Adrian
l'Empereur s'en seruit depuis à ce mesme propos: et le deuroit on
souuent ramenteuoir aux Roys, pour leur faire sentir, que cette
grande charge, qu'on leur donne du commandement de tant d'hommes,
n'est pas vne charge oisiue; et qu'il n'est rien qui puisse si
iustement desgouster vn subject, de se mettre en peine et en hasard
pour le seruice de son Prince, que de le voir appoltronny cependant3
luy-mesme, à des occupations lasches et vaines: et d'auoir
soing de sa conseruation, le voyant si nonchalant de la nostre.

544

Quand quelqu'vn voudra maintenir, qu'il vaut mieux que le
Prince conduise ses guerres par autre que par soy: la Fortune luy
fournira assez d'exemples de ceux, à qui leurs lieutenans ont mis
à chef des grandes entreprises: et de ceux encore desquels la presence
y eust esté plus nuisible, qu'vtile. Mais nul Prince vertueux
et courageux pourra souffrir, qu'on l'entretienne de si honteuses
instructions. Soubs couleur de conseruer sa teste, comme la statue
d'vn sainct, à la bonne fortune de son estat, ils le degradent de
son office, qui est tout en action militaire, et l'en declarent incapable.
I'en sçay vn, qui aymeroit bien mieux estre battu, que de1
dormir, pendant qu'on se battroit pour luy: et qui ne vid iamais
sans ialousie, ses gents mesmes, faire quelque chose de grand en
son absence. Et Selym premier disoit auec raison, ce me semble,
que les victoires, qui se gaignent sans le maistre, ne sont pas
completes. De tant plus volontiers eust-il dit, que ce maistre deuroit
rougir de honte, d'y pretendre part pour son nom, n'y ayant embesongné
que sa voix et sa pensée. Ny cela mesme, veu qu'en telle
besongne, les aduis et commandemens, qui apportent l'honneur,
sont ceux-là seulement, qui se donnent sur le champ, et au propre
de l'affaire. Nul pilote n'exerce son office de pied ferme. Les2
Princes de la race Hottomane, la premiere race du monde en fortune
guerriere, ont chauldement embrassé cette opinion. Et Baiazet
second auec son filz, qui s'en despartirent, s'amusants aux sciences
et autres occupations casanieres, donnerent aussi de bien grands
soufflets à leur Empire: et celuy qui regne à present, Ammurath
troisiesme, à leur exemple, commence assez bien de s'en trouuer
de mesme. Fust-ce pas le Roy d'Angleterre, Edouard troisiesme,
qui dit de nostre Roy Charles cinquiesme, ce mot? Il n'y eut
onques Roy, qui moins s'armast, et si n'y eut onques Roy, qui tant
me donnast à faire. Il auoit raison de le trouuer estrange, comme3
vn effect du sort, plus que de la raison. Et cherchent autre adherent,
que moy, ceux qui veulent nombrer entre les belliqueux et
magnanimes conquerants, les Roys de Castille et de Portugal, de
ce qu'à douze cents lieuës de leur oisiue demeure, par l'escorte
de leurs facteurs, ils se sont rendus maistres des Indes d'vne et
d'autre part: desquelles c'est à sçauoir, s'ils auroyent seulement
le courage d'aller iouyr en presence.   L'Empereur Iulian disoit
encore plus, qu'vn philosophe et vn galant homme, ne deuoient
pas seulement respirer: c'est à dire, ne donner aux necessitez
corporelles, que ce qu'on ne leur peut refuser; tenant tousiours4
l'ame et le corps embesongnez à choses belles, grandes et vertueuses.
546 Il auoit honte si en public on le voyoit cracher ou suer
(ce qu'on dit aussi de la ieunesse Lacedemonienne, et Xenophon
de la Persienne) par ce qu'il estimoit que l'exercice, le trauail
continuel, et la sobrieté, deuoient auoir cuit et asseché toutes
ces superfluitez. Ce que dit Seneque ne ioindra pas mal en cet
endroict, que les anciens Romains maintenoient leur ieunesse
droite: ils n'apprenoient, dit-il, rien à leurs enfans, qu'ils deussent
apprendre assis.   C'est vne genereuse enuie, de vouloir
mourir mesme vtilement et virilement: mais l'effect n'en gist pas
tant en nostre bonne resolution, qu'en nostre bonne fortune. Mille1
ont proposé de vaincre, ou de mourir en combattant, qui ont failli
à l'vn et à l'autre: les blesseures, les prisons, leur trauersant ce
dessein, et leur prestant vne vie forcée. Il y a des maladies, qui atterrent
iusques à noz desirs, et nostre cognoissance. Fortune ne
deuoit pas seconder la vanité des legions Romaines, qui s'obligerent
par serment, de mourir ou de vaincre. Victor, Marce Fabi,
reuertar ex acie: si fallo, Iouem patrem Gradiuúmque Martem
aliósque iratos inuoco Deos. Les Portugais disent, qu'en certain
endroit de leur conqueste des Indes ils rencontrerent des soldats,
qui s'estoyent condamnez auec horribles execrations, de n'entrer2
en aucune composition, que de se faire tuer, ou demeurer victorieux:
et pour marque de ce vœu, portoyent la teste et la barbe
rase. Nous auons beau nous hazarder et obstiner. Il semble que
les coups fuyent ceux, qui s'y presentent trop alaigrement: et
n'arriuent volontiers à qui s'y presente trop volontiers, et corrompt
leur fin. Tel ne pouuant obtenir de perdre sa vie, par les
forces aduersaires, apres auoir tout essayé, a esté contraint, pour
fournir à sa resolution, d'en r'apporter l'honneur, ou de n'en rapporter
pas la vie: se donner soy mesme la mort, en la chaleur
propre du combat. Il en est d'autres exemples. Mais en voicy vn.3
Philistus, chef de l'armée de mer du ieune Dionysius contre les
Syracusains, leur presenta la battaille, qui fut asprement contestée,
les forces estants pareilles. En icelle il eut du meilleur au
commencement, par sa prouësse. Mais les Syracusains se rengeans
autour de sa galere, pour l'inuestir, ayant faict grands faicts
d'armes de sa personne, pour se desuelopper, n'y esperant plus
de ressource, s'osta de sa main la vie, qu'il auoit si liberalement
abandonnée, et frustratoirement, aux mains ennemies.   Moley
548 Moluch, Roy de Fais, qui vient de gaigner contre Sebastian Roy
de Portugal, cette iournée, fameuse par la mort de trois Roys,
et par la transmission de cette grande couronne, à celle de Castille:
se trouua grieuement malade dés lors que les Portugalois
entrerent à main armée en son estat; et alla tousiours depuis en
empirant vers la mort, et la preuoyant. Iamais homme ne se seruit
de soy plus vigoureusement, et brauement. Il se trouua foible,
pour soustenir la pompe ceremonieuse de l'entrée de son camp,
qui est selon leur mode, pleine de magnificence, et chargée de
tout plein d'action: et resigna cet honneur à son frere. Mais ce fut1
aussi le seul office de Capitaine qu'il resigna: touts les autres
necessaires et vtiles, il les feit tres-glorieusement et exactement.
Tenant son corps couché: mais son entendement, et son courage,
debout et ferme, iusques au dernier souspir: et aucunement au-delà.
Il pouuoit miner ses ennemis, indiscretement aduancez en
ses terres: et luy poisa merueilleusement, qu'à faute d'vn peu de
vie, et pour n'auoir qui substituer à la conduitte de cette guerre,
et affaires d'vn estat troublé, il eust à chercher la victoire sanglante
et hazardeuse, en ayant vne autre pure et nette entre ses
mains. Toutesfois il mesnagea miraculeusement la durée de sa2
maladie, à faire consumer son ennemy, et l'attirer loing de son
armée de mer, et des places maritimes qu'il auoit en la coste d'Affrique:
iusques au dernier iour de sa vie, lequel par dessein, il
employa et reserua à cette grande iournée. Il dressa sa bataille en
rond, assiegeant de toutes pars l'ost des Portugais; lequel rond
venant à se courber et serrer, les empescha non seulement au
conflict, qui fut tres aspre par la valeur de ce ieune Roy assaillant,
veu qu'ils auoient à montrer visage à tous sens: mais aussi les
empescha à la fuitte apres leur routte. Et trouuants toutes les
issues saisies, et closes; furent contraints de se reietter à eux3
mesmes: coaceruantûrque non solùm cæde, sed etiam fuga, et s'amonceller
les vns sur les autres, fournissants aux vaincueurs vne
tres-meurtriere victoire, et tres-entiere. Mourant, il se feit porter
et tracasser où le besoing l'appelloit: et coulant le long des files,
enhortoit ses Capitaines et soldats, les vns apres les autres. Mais
vn coing de sa battaille se laissant enfoncer, on ne le peut tenir,
qu'il ne montast à cheual l'espée au poing. Il s'efforçoit pour
s'aller mesler, ses gents l'arrestants, qui par la bride, qui par sa
robbe, et par ses estriers. Cet effort acheua d'accabler ce peu de
vie, qui luy restoit. On le recoucha. Luy se resuscitant comme en4
sursaut de cette pasmoison, toute autre faculté luy deffaillant;
pour aduertir qu'on teust sa mort (qui estoit le plus necessaire
550 commandement, qu'il eust lors à faire, affin de n'engendrer quelque
desespoir aux siens, par cette nouuelle) expira, tenant le doigt
contre sa bouche close: signe ordinaire de faire silence. Qui vescut
oncques si long temps, et si auant en la mort? qui mourut oncques
si debout? L'extreme degré de traitter courageusement la mort,
et le plus naturel, c'est la veoir, non seulement sans estonnement,
mais sans soucy: continuant libre le train de la vie, iusques
dedans elle. Comme Caton, qui s'amusoit à estudier et à dormir,
en ayant vne violente et sanglante, presente en son cœur, et la tenant
en sa main.1

CHAPITRE XXII.    (TRADUCTION LIV. II, CH. XXII.)
Des Postes.

IE n'ay pas esté des plus foibles en cet exercice, qui est propre à
gens de ma taille, ferme et courte: mais i'en quitte le mestier:
il nous essaye trop, pour y durer long temps.   Ie lisois à cette
heure, que le Roy Cyrus, pour receuoir plus facilement nouuelles
de tous les costez de son Empire, qui estoit d'vne fort grande estenduë,
fit regarder combien vn cheual pouuoit faire de chemin en
vn iour, tout d'vne traicte, et à cette distance il establit des
hommes, qui auoient charge de tenir des cheuaux prests, pour en
fournir à ceux qui viendroient vers luy. Et disent aucuns, que cette
vistesse d'aller, reuient à la mesure du vol des gruës.   Cæsar dit2
que Lucius Vibulus Rufus, ayant haste de porter vn aduertissement
à Pompeius, s'achemina vers luy iour et nuict, changeant de
cheuaux, pour faire diligence. Et luy mesme, à ce que dit Suetone,
faisoit cent mille par iour, sur vn coche de louage. Mais c'estoit
vn furieux courrier: car où les riuieres luy tranchoient son chemin,
il les franchissoit à nage: et ne se destourna iamais pour
querir vn pont, ou vn gué. Tiberius Nero allant voir son frere
Drusus, malade en Allemaigne, fit deux cens mille, en vingt quatre
heures, ayant trois coches. En la guerre des Romains contre le
552 Roy Antiochus, T. Sempronius Gracchus, dit Tite-Liue, per dispositos
equos propè incredibili celeritate ab Amphissa tertio die Pellam
peruenit: et appert à veoir le lieu, que c'estoient postes assises,
non freschement ordonnées pour cette course.   L'inuention de
Cecinna à renuoyer des nouuelles à ceux de sa maison, auoit bien
plus de promptitude: il emporta quand et soy des arondelles, et
les relaschoit vers leurs nids, quand il vouloit r'enuoyer de ses
nouuelles, en les teignant de marque de couleur propre à signifier
ce qu'il vouloit, selon qu'il auoit concerté auec les siens.   Au
theatre à Rome, les maistres de famille, auoient des pigeons dans1
leur sein, ausquels ils attachoyent des lettres, qu'ils vouloient
mander quelque chose à leurs gens au logis: et estoient dressez à en
rapporter response. D. Brutus en vsa assiegé à Mutine, et autres
ailleurs.   Au Peru, ils couroyent sur les hommes, qui les chargeoient
sur les espaules à tout des portoires, par telle agilité, que
tout en courant, les premiers porteurs reiettoyent aux seconds
leur charge, sans arrester vn pas.   I'entends que les Valachi,
courriers du grand Seigneur, font des extremes diligences: d'autant
qu'ils ont loy de desmonter le premier passant qu'ils trouuent
en leur chemin, en luy donnant leur cheual recreu. Pour se garder2
de lasser, ils se serrent à trauers le corps bien estroittement, d'vne
bande large comme font assez d'autres. Ie n'ay trouué nul seiour
à cet vsage.

CHAPITRE XXIII.    (TRADUCTION LIV. II, CH. XXIII.)
Des mauuais moyens employez à bonne fin.

IL se trouue vne merueilleuse relation et correspondance, en cette
vniuerselle police des ouurages de Nature: qui montre bien
qu'elle n'est ny fortuite ny conduite par diuers maistres. Les maladies
554 et conditions de nos corps, se voyent aussi aux estats et
polices: les royaumes, les republiques naissent, fleurissent et fanissent
de vieillesse, comme nous. Nous sommes subiects à vne
repletion d'humeurs inutile et nuysible, soit de bonnes humeurs,
(car cela mesme les medecins le craignent: et par ce qu'il n'y a
rien de stable chez nous, ils disent que la perfection de santé
trop allegre et vigoureuse, il nous la faut essimer et rabatre par
art, de peur que nostre nature ne se pouuant rassoir en nulle
certaine place, et n'ayant plus où monter pour s'ameliorer, ne
se recule en arriere en desordre et trop à coup: ils ordonnent1
pour cela aux atletes les purgations et les saignées, pour leur
soustraire cette superabondance de santé) soit repletion de mauuaises
humeurs, qui est l'ordinaire cause des maladies.   De
semblable repletion se voyent les estats souuent malades: et a lon
accoustumé d'vser de diuerses sortes de purgation. Tantost on
donne congé à vne grande multitude de familles, pour en descharger
le païs, lesquelles vont chercher ailleurs où s'accommoder aux
despens d'autruy. De cette façon nos anciens Francons partis du
fons d'Alemaigne, vindrent se saisir de la Gaule, et en deschasser
les premiers habitans: ainsi se forgea cette infinie marée d'hommes,2
qui s'escoula en Italie soubs Brennus et autres: ainsi les Gots et
Vuandales: comme aussi les peuples qui possedent à present la
Grece, abandonnerent leur naturel païs pour s'aller loger ailleurs
plus au large: et à peine est il deux ou trois coins au monde, qui
n'ayent senty l'effect d'vn tel remuement. Les Romains bastissoient
par ce moyen leurs colonies: car sentans leur ville se grossir
outre mesure, ils la deschargeoient du peuple moins necessaire, et
l'enuoyoient habiter et cultiuer les terres par eux conquises. Par
fois aussi ils ont à escient nourry des guerres auec aucuns leurs
ennemis, non seulement pour tenir leurs hommes en haleine, de3
peur que l'oysiueté mere de corruption, ne leur apportast quelque
pire inconuenient:

Et patimur longæ pacis mala; sæuior armis,
Luxuria incumbit.

Mais aussi pour seruir de saignée à leur Republique, et esuanter
vn peu la chaleur trop vehemente de leur ieunesse: escourter et
esclaircir le branchage de ce tige abondant en trop de gaillardise:
à cet effect se sont ils autrefois seruis de la guerre contre les
Carthaginois.   Au traité de Bretigny, Edoüard troisiesme Roy d'Angleterre,
ne voulut comprendre en cette paix generalle, qu'il fit4
auec nostre Roy, le different du Duché de Bretaigne, affin qu'il eust
où se descharger, de ses hommes de guerre, et que cette foulle
d'Anglois, dequoy il s'estoit seruy aux affaires de deça, ne se reiettast
556 en Angleterre. Ce fut l'vne des raisons, pourquoy nostre Roy
Philippe consentit d'enuoyer Iean son fils à la guerre d'outre-mer:
à fin d'emmener quand et luy vn grand nombre de ieunesse bouïllante,
qui estoit en sa gendarmerie. Il y en a plusieurs en ce temps,
qui discourent de pareille façon, souhaitans que cette esmotion
chaleureuse, qui est parmy nous, se peust deriuer à quelque guerre
voisine, de peur que ces humeurs peccantes, qui dominent pour
cette heure nostre corps, si on ne les escoulle ailleurs, maintiennent
nostre fiebure tousiours en force, et apportent en fin nostre
entiere ruine. Et de vray, vne guerre estrangere est vn mal bien1
plus doux que la ciuile: mais ie ne croy pas que Dieu fauorisast
vne si iniuste entreprise, d'offencer et quereler autruy pour nostre
commodité.

Nil mihi tam valdè placeat, Rhamnusia virgo,
Quòd temerè inuitis suscipiatur heris.
Toutesfois la foiblesse de nostre condition, nous pousse souuent
à cette necessité, de nous seruir de mauuais moyens pour vne
bonne fin. Lycurgus, le plus vertueux et parfaict legislateur qui fut
onques, inuenta cette tres-iniuste façon, pour instruire son peuple à
la temperance, de faire enyurer par force les Elotes, qui estoyent2
leurs serfs: à fin qu'en les voyant ainsi perdus et enseuelis dans
le vin, les Spartiates prinsent en horreur le desbordement de ce
vice. Ceux là auoyent encore plus de tort, qui permettoyent anciennement
que les criminels, à quelque sorte de mort qu'ils fussent
condamnez, fussent deschirez tous vifs par les medecins, pour y
voir au naturel nos parties interieures, et en establir plus de certitude
en leur art: car s'il se faut desbaucher, on est plus excusable,
le faisant pour la santé de l'ame, que pour celle du corps:
comme les Romains dressoient le peuple à la vaillance et au mespris
des dangers, et de la mort, par ces furieux spectacles de gladiateurs3
et escrimeurs à outrance, qui se combattoient, détailloient,
et entretuoyent en leur presence:

Quid vesani aliud sibi vult ars impia ludi,
Quid mortes iuuenum, quid sanguine pasta voluptas?

Et dura cet vsage iusques à Theodosius l'Empereur.

Arripe dilatam tua, dux, in tempora famam,
Quódque patris superest, successor laudis habeto.
Nullus in vrbe cadat, cuius sit pæna voluptas.
Iam solis contenta feris, infamis arena
Nulla cruentatis homicidia ludat in armis.4

C'estoit à la verité vn merueilleux exemple, et de tres-grand fruict,
pour l'institution du peuple, de voir tous les iours en sa presence,
558 cent, deux cents, voire mille coupples d'hommes armez les vns
contre les autres, se hacher en pieces, auec vne si extreme fermeté
de courage, qu'on ne leur vist lascher vne parolle de foiblesse
ou commiseration, iamais tourner le dos, ny faire seulement vn
mouuemont lasche, pour gauchir au coup de leur aduersaire: ains
tendre le col à son espee, et se presenter au coup. Il est aduenu
à plusieurs d'entre eux, estans blessez à mort de force playes,
d'enuoyer demander au peuple, s'il estoit content de leur deuoir,
auant que se coucher pour rendre l'esprit sur la place. Il ne falloit
pas seulement qu'ils combattissent et mourussent constamment,1
mais encore allegrement: en maniere qu'on les hurloit et maudissoit,
si on les voyoit estriuer à receuoir la mort. Les filles mesmes
les incitoient:

Consurgit ad ictus;
Et, quoties victor ferrum iugulo inserit, illa
Delicias ait esse suas, pectúsque iacentis
Virgo modesta iubet conuerso pollice rumpi.

Les premiers Romains employoient à cet exemple les criminels.
Mais depuis on y employa des serfs innocens, et des libres mesmes,
qui se vendoyent pour cet effect: iusques à des Senateurs et Cheualiers2
Romains: et encores des femmes:

Nunc caput in mortem vendunt, et funus arenæ,
Atque hostem sibi quisque parat, cùm bella quiescunt.

Hos inter fremitus nouósque lusus,
Stat sexus rudis insciúsque ferri,
Et pugnas capit improbus viriles.

Ce que ie trouuerois fort estrange et incroyable, si nous n'estions
accoustumez de voir tous les iours en nos guerres, plusieurs miliasses
d'hommes estrangers, engageants pour de l'argent leur
sang et leur vie, à des querelles, où ils n'ont aucun interest.3

CHAPITRE XXIIII.    (TRADUCTION LIV. II, CH. XXIV.)
De la grandeur Romaine

IE ne veux dire qu'vn mot de cet argument infiny, pour montrer
la simplesse de ceux, qui apparient à celle là, les chetiues grandeurs
de ce temps.   Au septiesme liure des epistres familieres de
560 Cicero (et que les grammairiens en ostent ce surnom, de familieres,
s'ils veulent, car à la verité il n'y est pas fort à propos: et ceux qui
au lieu de familieres y ont substitué ad familiares, peuuent tirer
quelque argument pour eux, de ce que dit Suetone en la vie de
Cæsar, qu'il y auoit vn volume de lettres de luy ad familiares) il y
en a vne, qui s'adresse à Cæsar estant lors en la Gaule, en laquelle
Cicero redit ces mots, qui estoyent sur la fin d'vn' autre lettre,
que Cæsar luy auoit escrit: Quant à Marcus Furius, que tu m'as
recommandé, ie le feray Roy de Gaule, et si tu veux, que i'aduance
quelque autre de tes amis, enuoye le moy. Il n'estoit pas nouueau1
à vn simple citoyen Romain, comme estoit lors Cæsar, de disposer
des Royaumes, car il osta bien au Roy Deiotarus le sien, pour
le donner à vn Gentil-homme de la ville de Pergame nommé
Mithridates. Et ceux qui escriuent sa vie enregistrent plusieurs
Royaumes par luy vendus: et Suetone dit qu'il tira pour vn coup,
du Roy Ptolomæus, trois millions six cens mill' escus, qui fut bien
pres de luy vendre le sien.

Tot Galatæ, tot Pontus eat, tot Lydia nummis.
Marcus Antonius disoit que la grandeur du peuple Romain ne
se montrait pas tant, par ce qu'il prenoit, que par ce qu'il donnoit.2
Si en auoit il quelque siecle auant Antonius, osté vn entre autres,
d'authorité si merueilleuse, qu'en toute son histoire, ie ne sçache
marque, qui porte plus haut le nom de son credit. Antiochus possedoit
toute l'Ægypte, et estoit apres à conquerir Cypre, et autres
demeurants de cet empire. Sur le progrez de ses victoires, C. Popilius
arriua à luy de la part du Senat: et d'abordée, refusa de
luy toucher à la main, qu'il n'eust premierement leu les lettres
qu'il luy apportoit. Le Roy les ayant leuës, et dict, qu'il en delibereroit:
Popilius circonscrit la place où il estoit auec sa baguette,
en luy disant: Ren moy responce, que ie puisse rapporter au Senat,3
auant que tu partes de ce cercle. Antiochus estonné de la rudesse
d'vn si pressant commandement, apres y auoir vn peu songé: Ie
feray, dit-il, ce que le Senat me commande. Lors le salüa Popilius,
comme amy du peuple Romain. Auoir renoncé à vne si grande
Monarchie, et cours d'vne si fortunée prosperité, par l'impression
de trois traits d'escriture! Il eut vrayement raison, comme il fit,
d'enuoyer depuis dire au Senat par ses ambassadeurs, qu'il auoit
receu leur ordonnance, de mesme respect, que si elle fust venuë
des Dieux immortels.   Tous les Royaumes qu'Auguste gaigna par
droict de guerre, il les rendit à ceux qui les auoyent perdus, ou4
en fit present à des estrangers. Et sur ce propos Tacitus parlant
du Roy d'Angleterre Cogidunus, nous fait sentir par vn merueilleux
562 traict cette infinie puissance. Les Romains, dit-il, auoyent
accoustumé de toute ancienneté, de laisser les Roys, qu'ils auoyent
surmontez, en la possession de leurs Royaumes, soubs leur authorité:
à ce qu'ils eussent des Roys mesmes, vtils de la seruitude:
Vt haberent instrumenta seruitutis et reges. Il est vray-semblable,
que Solyman, à qui nous auons veu faire liberalité du Royaume
d'Hongrie, et autres estats, regardoit plus à cette consideration,
qu'à celle qu'il auoit accoustumé d'alleguer; Qu'il estoit saoul et
chargé, de tant de Monarchies et de domination, que sa vertu, ou
celle de ses ancestres, luy auoyent acquis.1

CHAPITRE XXV.    (TRADUCTION LIV. II, CH. XXV.)
De ne contrefaire le malade.

IL y a vn epigramme en Martial qui est des bons, car il y en a chez
luy de toutes sortes: où il recite plaisamment l'histoire de
Cælius, qui pour fuir à faire la cour à quelques grans à Rome, se
trouuer à leur leuer, les assister et les suyure, fit la mine d'auoir
la goute: et pour rendre son excuse plus vray-semblable, se faisoit
oindre les iambes, les auoit enueloppees, et contre-faisoit entierement
le port et la contenance d'vn homme gouteux. En fin la
Fortune luy fit ce plaisir de l'en rendre tout à faict.

Tantum cura potest et ars doloris!
Desiit fingere Cœlius podagram.2
I'ay veu en quelque lieu d'Appian, ce me semble, vne pareille
histoire, d'vn qui voulant eschapper aux proscriptions des triumvirs
de Rome, pour se desrober de la cognoissance de ceux qui le poursuyuoient,
se tenant caché et trauesti, y adiousta encore cette
inuention, de contre-faire le borgne: quand il vint à recouurer vn
peu plus de liberté, et qu'il voulut deffaire l'emplatre qu'il auoit
long temps porté sur son œil, il trouua que sa veuë estoit effectuellement
perdue soubs ce masque. Il est possible que l'action de la
veuë s'estoit hebetée, pour auoir esté si long temps sans exercice,
et que la force visiue s'estoit toute reietée en l'autre œil. Car nous3
sentons euidemment que l'œil que nous tenons couuert, r'enuoye à
son compaignon quelque partie de son effect: en maniere que
celuy qui reste, s'en grossit et s'en enfle. Comme aussi l'oisiueté,
auec la chaleur des liaisons et des medicamens, auoit bien peu
attirer quelque humeur podagrique au gouteux de Martial.   Lisant
564 chez Froissard, le vœu d'vne troupe de ieunes Gentils-hommes
Anglois, de porter l'œil gauche bandé, iusques à ce qu'ils eussent
passé en France, et exploité quelque faict d'armes sur nous: ie
me suis souuent chatouïllé de ce pensement, qu'il leur eust pris,
comme à ces autres, et qu'ils se fussent trouuez tous éborgnez au
reuoir des maistresses, pour lesquelles ils auoyent faict
l'entreprise.   Les meres ont raison de tancer leurs enfans, quand ils
contrefont les borgnes, les boiteux et les bicles, et tels autres
defauts de la personne: car outre ce que le corps ainsi tendre en
peut receuoir vn mauuais ply, ie ne sçay comment il semble que1
la Fortune se ioüe à nous prendre au mot: et i'ay ouy reciter
plusieurs exemples de gens deuenus malades ayant dessigné de
feindre l'estre. De tout temps i'ay apprins de charger ma main et
à cheual et à pied, d'vne baguette ou d'vn baston: iusques à y
chercher de l'elegance, et m'en seiourner, d'vne contenance affettée.
Plusieurs m'ont menacé, que Fortune tourneroit vn iour
cette mignardise en necessité. Ie me fonde sur ce que ie seroy le
premier goutteux de ma race.   Mais alongeons ce chapitre et le
bigarrons d'vne autre piece, à propos de la cecité. Pline dit d'vn,
qui songeant estre aueugle en dormant, se le trouua l'endemain,2
sans aucune maladie precedente. La force de l'imagination peut
bien ayder à cela, comme i'ay dit ailleurs, et semble que Pline
soit de cet aduis: mais il est plus vray-semblable, que les mouuemens
que le corps sentoit au dedans, desquels les medecins trouueront,
s'ils veulent, la cause, qui luy ostoient la veuë, furent
occasion du songe.   Adioustons encore vn' histoire voisine de ce
propos, que Seneque recite en l'vne de ses lettres: Tu sçais, dit-il,
escriuant à Lucilius, que Harpasté la folle de ma femme, est demeurée
chez moy pour charge hereditaire: car de mon goust ie
suis ennemy de ces montres, et si i'ay enuie de rire d'vn fol, il3
ne me le faut chercher guere loing, ie ris de moy-mesme. Cette
folle, a subitement perdu la veuë. Ie te recite chose estrange,
566 mais veritable: elle ne sent point qu'elle soit aueugle, et presse
incessamment son gouuerneur de l'emmener, par ce qu'elle dit
que ma maison est obscure. Ce que nous rions en elle, ie te prie
croire, qu'il aduient à chacun de nous: nul ne cognoist estre
auare, nul conuoiteux. Encore les aueugles demandent vn guide,
nous nous fouruoions de nous mesmes. Ie ne suis pas ambitieux,
disons nous, mais à Rome on ne peut viure autrement: ie ne suis
pas sumptueux, mais la ville requiert vne grande despence: ce
n'est pas ma faute, si ie suis cholere, si ie n'ay encore establi aucun
train asseuré de vie, c'est la faute de la ieunesse. Ne cherchons1
pas hors de nous nostre mal, il est chez nous: il est planté en nos
entrailles. Et cela mesme, que nous ne sentons pas estre malades,
nous rend la guerison plus malaisée. Si nous ne commençons de
bonne heure à nous penser, quand aurons nous pourueu à tant de
playes et à tant de maux? Si auons nous vne tres-douce medecine,
que la philosophie: car des autres, on n'en sent le plaisir, qu'apres
la guerison, cette cy plaist et guerit ensemble. Voyla ce que dit
Seneque, qui m'a emporté hors de mon propos: mais il y a du profit
au change.

CHAPITRE XXVI.    (TRADUCTION LIV. II, CH. XXVI.)
Des pouces.

TACITVS recite que parmy certains Roys barbares, pour faire vne2
obligation asseurée, leur maniere estoit, de joindre estroictement
leurs mains droites l'vne à l'autre, et s'entrelasser les pouces:
et quand à force de les presser le sang en estoit monté au bout,
ils les blessoient de quelque legere pointe, et puis se les
entresuçoient.   Les medecins disent, que les pouces sont les maistres
doigts de la main, et que leur etymologie Latine vient de pollere.
Les Grecs l'appellent αντιχειρ, comme qui diroit vne autre main. Et
il semble que par fois les Latins les prennent aussi en ce sens, de
main entiere:

Sed nec vocibus excitata blandis,3
Molli pollice nec rogata, surgit.

568

C'estoit à Rome vne signification de faueur, de comprimer et
baisser les pouces:

Fautor vtroque tuum laudabit pollice ludum:

et de desfaueur de les hausser et contourner au dehors:

Conuerso pollice vulgi,
Quemlibet occidunt populariter.
Les Romains dispensoient de la guerre, ceux qui estoient blessez
au pouce, comme s'ils n'auoient plus la prise des armes assez
ferme. Auguste confisqua les biens à vn Cheualier Romain, qui
auoit par malice couppé les pouces à deux siens ieunes enfans,1
pour les excuser d'aller aux armées: et auant luy, le Senat du
temps de la guerre Italique, auoit condamné Caius Vatienus à prison
perpetuelle, et luy auoit confisqué tous ses biens, pour s'estre
à escient couppé le pouce de la main gauche, pour s'exempter de
ce voyage.   Quelqu'vn, dont il ne me souuient point, ayant
gaigné vne bataille nauale, fit coupper les pouces à ses ennemis
vaincus pour leur oster le moyen de combattre et de tirer la rame.
Les Atheniens les firent coupper aux Æginetes, pour leur oster la
preference en l'art de marine.   En Lacedemone le maistre chastioit
les enfans en leur mordant le pouce.2

CHAPITRE XXVII.    (TRADUCTION LIV. II, CH. XXVII.)
Coüardise mere de la cruauté.

I'AY souuent ouy dire, que la coüardise est mere de la cruauté:
et si ay par experience apperçeu, que cette aigreur, et aspreté
de courage malitieux et inhumain, s'accompaigne coustumierement
de mollesse feminine. I'en ay veu des plus cruels, subiets à pleurer
aiséement, et pour des causes friuoles. Alexandre tyran de Pheres,
ne pouuoit souffrir d'ouyr au theatre le ieu des tragedies, de peur
que ses cytoyens ne le vissent gemir aux malheurs d'Hecuba, et
d'Andromache, luy qui sans pitié, faisoit cruellement meurtrir tant
de gens tous les iours. Seroit-ce foiblesse d'ame qui les rendist
ainsi ployables à toutes extremitez? La vaillance, de qui c'est l'effect3
de s'exercer seulement contre la resistence,
570
Nec nisi bellantis gaudet ceruice iuuenci,

s'arreste à voir l'ennemy à sa mercy. Mais la pusillanimité, pour
dire qu'elle est aussi de la feste, n'ayant peu se mesler à ce premier
rolle, prend pour sa part le second, du massacre et du sang. Les
meurtres des victoires, s'exercent ordinairement par le peuple, et
par les officiers du bagage. Et ce qui fait voir tant de cruautez
inouies aux guerres populaires, c'est que cette canaille de vulgaire
s'aguerrit, et se gendarme, à s'ensanglanter iusques aux coudes,
et deschiqueter vn corps à ses pieds, n'ayant resentiment d'autre
vaillance.1

Et lupus et turpes instant morientibus vrsi,
Et quæcunque minor nobilitale fera est.

Comme les chiens coüards, qui deschirent en la maison, et mordent
les peaux des bestes sauuages, qu'ils n'ont osé attaquer aux
champs. Qu'est-ce qui faict en ce temps, nos querelles toutes mortelles?
et que là où nos peres auoyent quelque degré de vengeance,
nous commençons à cette heure par le dernier: et ne se parle
d'arriuée que de tuer? Qu'est-ce, si ce n'est coüardise?   Chacun
sent bien, qu'il y a plus de brauerie et desdain, à battre son ennemy,
qu'à l'acheuer, et de le faire bouquer, que de le faire mourir.2
D'auantage que l'appetit de vengeance s'en assouuit et contente
mieux: car elle ne vise qu'à donner ressentiment de soy. Voyla
pourquoy, nous n'attaquons pas vne beste, ou vne pierre, quand
elle nous blesse, d'autant qu'elles sont incapables de sentir nostre
reuenche. Et de tuer vn homme, c'est le mettre à l'abry de nostre
offence. Et tout ainsi comme Bias crioit à vn meschant homme, le
sçay que tost ou tard tu en seras puny, mais ie crains que ie ne le
voye pas: et plaignoit les Orchomeniens, de ce que la penitence que
Lyciscus eut de la trahison contre eux commise, venoit en saison,
qu'il n'y auoit personne de reste, de ceux qui en auoient esté interessez,3
et ausquels deuoit toucher le plaisir de cette penitence.
Tout ainsin est à plaindre la vengeance, quand celuy enuers lequel
elle s'employe, pert le moyen de la souffrir. Car comme le vengeur
y veut voir, pour en tirer du plaisir, il faut que celuy sur lequel il
se venge, y voye aussi, pour en receuoir du desplaisir, et de la repentance.
Il s'en repentira, disons nous. Et pour luy auoir donné
d'une pistolade en la teste, estimons nous qu'il s'en repente? Au
rebours, si nous nous en prenons garde, nous trouuerons qu'il nous
fait la mouë en tombant. Il ne nous en sçait pas seulement mauuais
gré, c'est bien loing de s'en repentir. Et luy prestons le plus4
fauorable de touts les offices de la vie, qui est de le faire mourir
promptement et insensiblement. Nous sommes à conniller, à trotter,
572 et à fuir les officiers de la iustice, qui nous suyuent: et luy
est en repos. Le tuer, est bon pour euiter l'offence à venir, non
pour venger celle qui est faicte. C'est vne action plus de crainte,
que de brauerie: de precaution, que de courage: de defense, que
d'entreprinse. Il est apparent que nous quittons par là, et la vraye fin
de la vengeance, et le soing de nostre reputation. Nous craignons,
s'il demeure en vie, qu'il nous recharge d'vne pareille. Ce n'est
pas contre luy, c'est pour toy, que tu t'en deffais.   Au Royaume
de Narsingue cet expedient nous demeureroit inutile. Là, non
seulement les gents de guerre, mais aussi les artisans, demeslent1
leurs querelles à coups d'espée. Le Roy ne refuse point le camp à
qui se veut battre: et assiste, quand ce sont personnes de qualité:
estrenant le victorieux d'vne chaisne d'or: mais pour laquelle conquerir,
le premier, à qui il en prend enuie, peut venir aux armes
auec celuy qui la porte. Et pour s'estre desfaict d'vn combat, il en
a plusieurs sur les bras.   Si nous pensions par vertu estre tousiours
maistres de nostre ennemy, et le gourmander à nostre
poste, nous serions bien marris qu'il nous eschappast, comme il
faict en mourant. Nous voulons vaincre plus seurement qu'honorablement.
Et cherchons plus la fin, que la gloire, en nostre querelle.2
   Asinius Pollio, pour vn honneste homme moins excusable,
representa vne erreur pareille: qui ayant escript des inuectiues
contre Plancus, attendoit qu'il fust mort, pour les publier. C'estoit
faire la figue à vn aueugle et dire des pouïlles à vn sourd, et offenser
vn homme sans sentiment plustost que d'encourir le hazard de
son ressentiment. Aussi disoit on pour luy, que ce n'estoit qu'aux
lutins de luitter les morts. Celuy qui attend à veoir trespasser
l'autheur, duquel il veut combattre les escrits, que dit-il, sinon
qu'il est foible et noisif? On disoit à Aristote, que quelqu'vn auoit
mesdit de luy: Qu'il face plus, dit-il, qu'il me fouëtte, pourueu3
que ie n'y soy pas.   Nos peres se contentoyent de reuencher vne
iniure par vn démenti, vn démenti par vn coup, et ainsi par ordre.
Ils estoient assez valeureux pour ne craindre pas leur aduersaire,
viuant, et outragé. Nous tremblons de frayeur, tant que nous le
voyons en pieds. Et qu'il soit ainsi, nostre belle pratique d'auiourdhuy,
porte elle pas de poursuyure à mort, aussi bien celuy
que nous auons offencé, que celuy qui nous a offencez? C'est aussi
vne espece de lascheté, qui a introduit en nos combats singuliers,
574 cet vsage, de nous accompagner de seconds, et tiers, et quarts.
C'estoit anciennement des duels, ce sont à cette heure rencontres,
et batailles. La solitude faisoit peur aux premiers qui l'inuenterent:
Quum in se cuique minimum fiduciæ esset. Car naturellement
quelque compagnie que ce soit, apporte confort, et soulagement
au danger. On se seruoit anciennement de personnes
tierces, pour garder qu'il ne s'y fist desordre et desloyauté, et
pour tesmoigner de la fortune du combat. Mais depuis qu'on a pris
ce train, qu'ils s'engagent eux mesmes, quiconque y est conuié, ne
peut honnestement s'y tenir comme spectateur, de peur qu'on ne1
luy attribue, que ce soit faute ou d'affection, ou de cœur. Outre
l'iniustice d'vne telle action, et vilenie, d'engager à la protection
de vostre honneur, autre valeur et force que la vostre, ie trouue
du desaduantage à vn homme de bien, et qui pleinement se fie de
soy, d'aller mesler sa fortune, à celle d'vn second: chacun court
assez de hazard pour soy, sans le courir encore pour vn autre: et
a assez à faire à s'asseurer en sa propre vertu, pour la deffence de
sa vie, sans commettre chose si chere en mains tierces. Car s'il n'a
esté expressement marchandé au contraire, des quatre, c'est vne
partie liée. Si vostre second est à terre, vous en auez deux sus les2
bras, auec raison. Et de dire que c'est supercherie, elle l'est voirement:
comme de charger bien armé, vn homme qui n'a qu'vn
tronçon d'espée; ou tout sain, vn homme qui est desia fort blessé.
Mais si ce sont auantages, que vous ayez gaigné en combatant,
vous vous en pouuez seruir sans reproche. La disparité et inegalité
ne se poise et considere, que de l'estat en quoy se commence
la meslée: du reste prenez vous en à la Fortune. Et quand vous
en aurez tout seul, trois sur vous, vos deux compaignons s'estant
laissez tuer, on ne vous fait non plus de tort, que ie ferois à la
guerre, de donner vn coup d'espee à l'ennemy, que ie verrois attaché3
à l'vn des nostres, de pareil auantage. La nature de la societé
porte, où il y a trouppe contre trouppe (comme où nostre
Duc d'Orleans, deffia le Roy d'Angleterre Henry, cent contre cent,
trois cents contre autant, comme les Argiens contre les Lacedemoniens:
trois à trois, comme les Horatiens contre les Curiatiens)
que la multitude de chasque part, n'est considerée que pour vn
homme seul. Par tout où il y a compagnie, le hazard y est confus
et meslé.   I'ay interest domestique à ce discours. Car mon frere
sieur de Matecoulom, fut conuié à Rome, à seconder vn Gentil-homme
576 qu'il ne cognoissoit guere, lequel estoit deffendeur, et appellé
par vn autre. En ce combat, il se trouua de fortune auoir en
teste, vn qui luy estoit plus voisin et plus cogneu (ie voudrois qu'on
me fist raison de ces loix d'honneur, qui vont si souuent choquant
et troublant celles de la raison). Apres s'estre desfaict de son
homme, voyant les deux maistres de la querelle, en pieds encores,
et entiers, il alla descharger son compaignon. Que pouuoit
il moins? deuoit-il se tenir coy, et regarder deffaire, si le sort
l'eust ainsi voulu, celuy pour la deffence duquel, il estoit là venu?
Ce qu'il auoit faict iusques alors, ne seruoit rien à la besongne: la1
querelle estoit indecise. La courtoisie que vous pouuez, et certes
deuez faire à vostre ennemy, quand vous l'auez reduict en mauuais
termes, et à quelque grand desaduantage, ie ne vois pas
comment vous la puissiez faire, quand il va de l'interest d'autruy,
où vous n'estes que suiuant, où la dispute n'est pas vostre. Il ne
pouuoit estre ny iuste, ny courtois, au hazard de celuy auquel il
s'estoit presté. Aussi fut-il deliuré des prisons d'Italie, par vne
bien soudaine et solemne recommandation de nostre Roy. Indiscrette
nation. Nous ne nous contentons pas de faire sçauoir nos
vices, et folies, au monde, par reputation: nous allons aux nations2
estrangeres, pour les leur faire voir en presence. Mettez trois François
aux deserts de Lybie, ils ne seront pas vn mois ensemble,
sans se harceler et esgratigner. Vous diriez que cette peregrination,
est vne partie dressée, pour donner aux estrangers le plaisir
de nos tragedies: et le plus souuent à tels, qui s'esiouyssent de
nos maux, et qui s'en moquent. Nous allons apprendre en Italie à
escrimer: et l'exerçons aux despends de nos vies, auant que de le
sçauoir. Si faudroit-il suyuant l'ordre de la discipline, mettre la
theorique auant la pratique. Nous trahissons nostre
apprentissage:3

Primitiæ iuuenum miseræ, bellique futuri
Dura rudimenta!
Ie sçay bien que c'est vn art vtile à sa fin (au duel des deux
Princes, cousins germains, en Hespaigne, le plus vieil, dit Tite
Liue, par l'addresse des armes et par ruse, surmonta facilement les
forces estourdies du plus ieune) et comme i'ay cognu par experience,
duquel la cognoissance a grossi le cœur à aucuns, outre
leur mesure naturelle. Mais ce n'est pas proprement vertu, puis
qu'elle tire son appuy de l'addresse, et qu'elle prend autre fondement
que de soy-mesme. L'honneur des combats consiste en la4
ialousie du courage, non de la science. Et pourtant ay-ie veu
quelqu'vn de mes amis, renommé pour grand maistre en cet exercice,
choisir en ses querelles, des armes, qui luy ostassent le moyen
578 de cet aduantage: et lesquelles dépendoient entierement de la
Fortune, et de l'asseurance: à fin qu'on n'attribuast sa victoire,
plustost à son escrime, qu'à sa valeur. Et en mon enfance, la noblesse
fuyoit la reputation de bon escrimeur comme iniurieuse:
et se desroboit pour l'apprendre, comme mestier de subtilité, desrogeant
à la vraye et naïfue vertu.

Non schiuar, non parar, non ritirarsi,
Voglion costor, nè qui destrezza ha parte;
Non danno i colpi finti hor pieni, hor scarsi,
Toglie l'ira e il furor l'vso de l'arte,1
Odi le spade horribilmente vrtarsi
A mezzo il ferro, il piè d'orma non parte,
Sempre è il piè fermo, é la man sempre in moto;
Nè scende taglio in van, ne punta a voto.
Les butes, les tournois, les barrieres, l'image des combats guerriers,
estoyent l'exercice de nos peres. Cet autre exercice, est
d'autant moins noble, qu'il ne regarde qu'vne fin priuée: qui nous
apprend à nous entreruyner, contre les loix et la iustice: et qui en
toute façon, produict tousiours des effects dommageables. Il est
bien plus digne et mieux seant, de s'exercer en choses qui asseurent,2
non qui offencent nostre police: qui regardent la publique
seurté et la gloire commune. Publius Rutilius Consus fut le premier,
qui instruisit le soldat, à manier ses armes par adresse et
science, qui conioignit l'art à la vertu: non pour l'vsage de querelle
priuée, ce fut pour la guerre et querelles du peuple Romain. Escrime
populaire et ciuile. Et outre l'exemple de Cæsar, qui ordonna aux
siens de tirer principalement au visage des gensdarmes de Pompeius
en la bataille de Pharsale: mille autres chefs de guerre se sont
ainsin aduisez, d'inuenter nouuelle forme d'armes, nouuelle forme
de frapper et de se couurir, selon le besoing de l'affaire present.3
Mais tout ainsi que Philopœmen condamna la lucte, en quoy il
excelloit, d'autant que les preparatifs qu'on employoit à cet exercice,
estoient diuers à ceux, qui appartiennent à la discipline militaire, à
laquelle seule il estimoit les gens d'honneur, se deuoir amuser:
il me semble aussi, que cette adresse à quoy on façonne ses membres,
ces destours et mouuements, à quoy on dresse la ieunesse, en
cette nouuelle eschole, sont non seulement inutiles, mais contraires
plustost, et dommageables à l'vsage du combat militaire. Aussi
y employent communement noz gents, des armes particulieres, et
peculierement destinées à cet vsage. Et i'ay veu, qu'on ne trouuoit4
guere bon, qu'vn Gentil-homme, conuié à l'espée et au poignard,
s'offrist en equipage de gendarme. Ny qu'vn autre offrist d'y aller
580 auec sa cape, au lieu du poignard. Il est digne de consideration,
que Lachez, en Platon, parlant d'vn apprentissage de manier les
armes, conforme au nostre, dit n'auoir iamais de cette eschole veu
sortir nul grand homme de guerre, et nomméement des maistres
d'icelle. Quant à ceux là, nostre experience en dit bien autant. Du
reste, aumoins pouuons nous tenir que ce sont suffisances de nulle
relation et correspondance. Et en l'institution des enfants de sa
police, Platon interdit les arts de mener les poings, introduittes par
Amycus et Epeius: et de lucter, par Antæus et Cecyo: par ce
qu'elles ont autre but, que de rendre la ieunesse apte au seruice1
bellique, et n'y conferent point. Mais ie m'en vois vn peu bien à
gauche de mon theme.   L'Empereur Maurice, estant aduerty par
songes, et plusieurs prognostiques, qu'vn Phocas, soldat pour lors
incognu, le deuoit tuer: demandoit à son gendre Philippus, qui
estoit ce Phocas, sa nature, ses conditions et ses mœurs: et comme
entre autres choses Philippus luy dict, qu'il estoit lasche et craintif,
l'Empereur conclud incontinent par là, qu'il estoit doncq meurtrier
et cruel. Qui rend les tyrans si sanguinaires? c'est le soing
de leur seurté, et que leur lasche cœur, ne leur fournit d'autres
moyens de s'asseurer, qu'en exterminant ceux qui les peuuent offencer,2
iusques aux femmes, de peur d'vne esgratigneure.

Cuncta ferit, dum cuncta timet.

Les premieres cruautez s'exercent pour elles mesmes, de là s'engendre
la crainte d'vne iuste reuanche, qui produict apres vne enfileure
de nouuelles cruautez, pour les estouffer les vnes par les
autres. Philippus Roy de Macedoine, celuy qui eust tant de fusées à
demesler auec le peuple Romain, agité de l'horreur de meurtres
commis par son ordonnance: ne se pouuant resoudre contre tant
de familles, en diuers temps offensées: print party de se saisir de
touts les enfants de ceux qu'il auoit faict tuer, pour de iour en3
iour les perdre l'vn apres l'autre, et ainsin establir son repos.
Les belles matieres siesent bien en quelque place qu'on les
seme. Moy, qui ay plus de soin du poids et vtilité des discours, que
de leur ordre et suite, ne doy pas craindre de loger icy vn peu à
l'escart, vne tres-belle histoire. Quand elles sont si riches de leur
propre beauté, et se peuuent seules trop soustenir, ie me contente
du bout d'vn poil, pour les ioindre à mon propos.   Entre les
autres condamnez par Philippus, auoit esté vn Herodicus, Prince
des Thessaliens. Apres luy, il auoit encore depuis faict mourir ses
582 deux gendres, laissants chacun vn fils bien petit. Theoxena et Archo
estoyent les deux vefues. Theoxena ne peut estre induicte à
se remarier, en estant fort poursuyuie. Archo espousa Poris, le
premier homme d'entre les Æniens, et en eut nombre d'enfants,
qu'elle laissa tous en bas aage. Theoxena, espoinçonnée d'vne
charité maternelle enuers ses nepueux, pour les auoir en sa conduitte
et protection, espousa Poris. Voicy venir la proclamation de
l'edict du Roy. Cette courageuse mere, se deffiant et de la cruauté
de Philippus, et de la licence de ses satellites enuers cette belle et
tendre ieunesse, osa dire, qu'elle les tueroit plustost de ses mains,1
que de les rendre. Poris effrayé de cette protestation, luy promet
de les desrober, et emporter à Athenes, en la garde d'aucuns
siens hostes fidelles. Ils prennent occasion d'vne feste annuelle,
qui se celebroit à Ænie en l'honneur d'Æneas, et s'y en vont. Ayans
assisté le iour aux ceremonies et banquet publique, la nuict ils
s'escoulent en vn vaisseau preparé, pour gaigner païs par mer. Le
vent leur fut contraire: et se trouuans l'endemain à la veuë de la
terre, d'où ils auoyent desmaré, furent suyuis par les gardes des
ports. Au ioindre, Poris s'embesoignant à haster les mariniers
pour la fuitte, Theoxena forcenée d'amour et de vengeance, se2
reiettant à sa premiere proposition, fait apprest d'armes et de poison,
et les presentant à leur veuë: Or sus mes enfants, la mort est
meshuy le seul moyen de vostre defense et liberté, et sera matiere
aux Dieux de leur saincte iustice: ces espées traictes, ces couppes
pleines vous en ouurent l'entrée. Courage. Et toy mon fils, qui
es plus grand, empoigne ce fer, pour mourir de la mort plus forte.
Ayants d'vn costé cette vigoureuse conseillere, les ennemis de l'autre,
à leur gorge, ils coururent de furie chacun à ce qui luy fut le
plus à main. Et demy morts furent iettez en la mer. Theoxena fiere
d'auoir si glorieusement pourueu à la seureté de tous ses enfants,3
accollant chaudement son mary: Suyuons ces garçons, mon amy,
et iouyssons de mesme sepulture auec eux. Et se tenants ainsin
embrassez, se precipiterent: de maniere que le vaisseau fut ramené
à bord, vuide de ses maistres.   Les tyrans pour faire tous
les deux ensemble, et tuer, et faire sentir leur colere, ils ont employé
toute leur suffisance, à trouuer moyen d'allonger la mort. Ils
veulent que leurs ennemis s'en aillent, mais non pas si viste, qu'ils
n'ayent loisir de sauourer leur vengeance. Là dessus ils sont en
grand peine: car si les tourmens sont violents, ils sont cours: s'ils
sont longs, ils ne sont pas assez douloureux à leur gré: les voyla à4
584 dispenser leurs engins. Nous en voyons mille exemples en l'antiquité;
et ie ne sçay si sans y penser, nous ne retenons pas quelque
trace de cette barbarie.   Tout ce qui est au delà de la mort simple,
me semble pure cruauté. Nostre iustice ne peut esperer, que
celuy que la crainte de mourir et d'estre decapité, ou pendu, ne
gardera de faillir; en soit empesché, par l'imagination d'vn feu
languissant, ou des tenailles, ou de la roue. Et ie ne sçay cependant,
si nous les iettons au desespoir. Car en quel estat peut estre
l'ame d'vn homme, attendant vingt-quatre heures la mort, brisé sur
vne rouë, ou à la vieille façon cloué à vne croix? Iosephe recite, que1
pendant les guerres des Romains en Iudée, passant où lon auoit
crucifié quelques Iuifs, trois iours y auoit, il recogneut trois de ses
amis, et obtint de les oster de là; les deux moururent, dit-il, l'autre
vescut encore depuis.   Chalcondyle homme de foy, aux memoires
qu'il a laissé des choses aduenues de son temps, et pres de
luy, recite pour extreme supplice, celuy que l'Empereur Mechmed
pratiquoit souuent, de faire trancher les hommes en deux parts,
par le faux du corps, à l'endroit du diaphragme, et d'vn seul coup
de simeterre: d'où il arriuoit, qu'ils mourussent comme de deux
morts à la fois: et voyoit-on, dit-il, l'vne et l'autre part pleine de2
vie, se demener long temps apres pressée de tourment. Ie n'estime
pas, qu'il y eust grand'souffrance en ce mouuement. Les supplices
plus hideux à voir, ne sont pas tousiours les plus forts à souffrir.
Et trouue plus atroce ce que d'autres historiens en recitent contre
des Seigneurs Epirotes, qu'il les feit escorcher par le menu, d'vne
dispensation si malicieusement ordonnée, que leur vie dura quinze
iours à cette angoisse.   Et ces deux autres. Crœsus avant faict
prendre vn Gentilhomme fauori de Pantaleon son frere, le mena
en la boutique d'vn foullon, où il le feit gratter et carder, à coups
de cardes et peignes de ce mestier, iusques à ce qu'il en mourut.3
George Sechel chef de ces paysans de Polongne, qui soubs
tiltre de la Croysade, firent tant de maux, deffaict en battaille par
le Vayuode de Transsiluanie, et prins, fut trois iours attaché nud
sur vn cheualet; exposé à toutes les manieres de tourmens que
chacun pouuoit apporter contre luy: pendant lequel temps on fit
ieusner plusieurs autres prisonniers. En fin, luy viuant et voyant,
on abbreuua de son sang Lucat son cher frere, et pour le salut duquel
seul il prioit, tirant sur soy toute l'enuie de leurs meffaits:
et fit on paistre vingt de ses plus fauoris Capitaines, deschirans à
586 belles dents sa chair, et en engloutissants les morceaux. Le reste
du corps, et parties du dedans, luy expiré, furent mises bouillir,
qu'on fit manger à d'autres de sa suitte.

CHAPITRE XXVIII.    (TRADUCTION LIV. II, CH. XXVIII.)
Toutes choses ont leur saison.

CEVX qui apparient Caton le Censeur, au ieune Caton meurtrier
de soy-mesme, apparient deux belles natures et de formes voisines.
Le premier exploitta la sienne à plus de visages, et precelle
en exploits militaires, et en vtilité de ses vacations publiques. Mais
la vertu du ieune, outre ce que c'est blaspheme de luy en apparier
nulle en vigueur, fut bien plus nette. Car qui deschargeroit d'enuie
et d'ambition, celle du Censeur, ayant osé chocquer l'honneur de1
Scipion, en bonté et en toutes parties d'excellence, de bien loing
plus grand que luy, et que tout autre homme de son siecle?   Ce
qu'on dit entre autres choses de luy, qu'en son extreme vieillesse,
il se mit à apprendre la langue Grecque, d'vn ardant appetit,
comme pour assouuir vne longue soif, ne me semble pas luy estre
fort honnorable. C'est proprement ce que nous disons, retomber en
enfantillage. Toutes choses ont leur saison, les bonnes et tout. Et
ie puis dire mon patenostre hors de propos. Comme on defera
T. Quintius Flaminius, de ce qu'estant general d'armée, on l'auoit
veu à quartier sur l'heure du conflict, s'amusant à prier Dieu, en2
vne battaille, qu'il gaigna.

Imponit finem sapiens et rebus honestis.
Eudemonidas voyant Xenocrates fort vieil s'empresser aux leçons
de son escole: Quand sçaura cettuy-cy, dit-il, s'il apprend encore?
Et Philopœmen, à ceux qui hault-louoyent le Roy Ptolomæus, de ce
qu'il durcissoit sa personne tous les iours à l'exercice des armes:
Ce n'est, dit-il, pas chose louable à vn Roy de son aage, de s'y exercer,
il les deuoit hormais reellement employer. Le ieune doit faire
588 ses apprests, le vieil en iouïr, disent les sages. Et le plus grand
vice qu'ils remerquent en nous, c'est que noz desirs raieunissent
sans cesse. Nous recommençons tousiours à viure.   Nostre estude
et nostre enuie deuroyent quelque fois sentir la vieillesse. Nous
auons le pied à la fosse, et noz appetis et poursuites ne font que
naistre.

Tu secanda marmora
Locas sub ipsum funus, et, sepulcri
Immemor, struis domos.

Le plus long de mes desseins n'a pas vn an d'estenduë: ie ne pense1
desormais qu'à finir: me deffay de toutes nouuelles esperances et
entreprinses: prens mon dernier congé de tous les lieux, que ie
laisse: et me depossede tous les iours de ce que i'ay. Olim iam nec
perit quicquam mihi, nec acquiritur, plus superest viatici quàm
viæ.

Vixi, et quem dederat cursum fortuna peregi.
C'est en fin tout le soulagement que ie trouue en ma vieillesse,
qu'elle amortist en moy plusieurs desirs et soings, dequoy la vie
est inquietée. Le soing du cours du monde, le soing des richesses,
de la grandeur, de la science, de la santé, de moy. Cettuy-cy apprend2
à parler, lors qu'il luy faut apprendre à se taire pour iamais.
On peut continuer à tout temps l'estude, non pas l'escholage.
La sotte chose, qu'vn vieillard abecedaire!

Diuersos diuersa iuuant, non omnibus annis
Omnia conueniunt.
S'il faut estudier, estudions vn estude sortable à nostre condition:
afin que nous puissions respondre, comme celuy, à qui quand
on demanda à quoy faire ces estudes en sa decrepitude: A m'en
partir meilleur, et plus à mon aise, respondit-il. Tel estude fut celuy
du ieune Caton, sentant sa fin prochaine, qui se rencontra au3
discours de Platon, de l'eternité de l'ame. Non, comme il faut
croire, qu'il ne fust de long temps garny de toute sorte de munition
pour vn tel deslogement. D'asseurance, de volonté ferme, et
d'instruction, il en auoit plus que Platon n'en a en ses escrits. Sa
science et son courage estoient pour ce regard, au dessus de la
philosophie. Il print cette occupation, non pour le seruice de sa
mort, mais comme celuy qui n'interrompit pas seulement son sommeil,
en l'importance d'vne telle deliberation, il continua aussi sans
choix et sans changement, ses estudes, auec les autres actions accoustumées
de sa vie. La nuict, qu'il vint d'estre refusé de la Preture,4
590 il la passa à iouer. Celle en laquelle il deuoit mourir, il la
passa à lire. La perte ou de la vie, ou de l'office, tout luy fut vn.

CHAPITRE XXIX.    (TRADUCTION LIV. II, CH. XXIX.)
De la vertu.

IE trouue par experience, qu'il y a bien à dire entre les boutées
et saillies de l'ame, ou vne resolue et constante habitude: et voy
bien qu'il n'est rien que nous ne puissions, voire iusques à surpasser
la diuinité mesme, dit quelqu'vn, d'autant que c'est plus, de
se rendre impassible de soy, que d'estre tel, de sa condition originelle:
et iusques à pouuoir ioindre à l'imbecillité de l'homme,
vne resolution et asseurance de Dieu. Mais c'est par secousse. Et
és vies de ces heros du temps passé, il y a quelque fois des traits1
miraculeux, et qui semblent de bien loing surpasser noz forces naturelles:
mais ce sont traits à la verité: et est dur à croire, que
de ces conditions ainsin esleuées, on en puisse teindre et abbreuuer
l'ame, en maniere, qu'elles luy deuiennent ordinaires, et comme
naturelles. Il nous eschoit à nous mesmes, qui ne sommes qu'auortons
d'hommes, d'eslancer par fois nostre ame, esueillée par
les discours, ou exemples d'autruy, bien loing au delà de son ordinaire.
Mais c'est vne espece de passion, qui la pousse et agite, et
qui la rauit aucunement hors de soy: car ce tourbillon franchi,
nous voyons, que sans y penser elle se desbande et relasche d'elle2
mesme, sinon iusques à la derniere touche; au moins iusques à
n'estre plus celles-là: de façon que lors, à toute occasion, pour vn
oyseau perdu, ou vn verre cassé, nous nous laissons esmouuoir à
peu pres comme l'vn du vulgaire. Sauf l'ordre, la moderation, et
la constance, i'estime que toutes choses soient faisables par vn
homme bien manque et deffaillant en gros. A cette cause disent les
sages, il faut pour iuger bien à poinct d'vn homme, principalement
contreroller ses actions communes, et le surprendre en son à
tous les iours.   Pyrrho, celuy qui bastit de l'ignorance vne si
592 plaisante science, essaya, comme tous les autres vrayement philosophes,
de faire respondre sa vie à sa doctrine. Et par ce qu'il
maintenoit la foiblesse du iugement humain, estre si extreme, que
de ne pouuoir prendre party ou inclination: et le vouloit suspendre
perpetuellement balancé, regardant et accueillant toutes choses,
comme indifferentes, on conte qu'il se maintenoit tousiours de
mesme façon, et visage: s'il auoit commencé vn propos, il ne laissoit
pas de l'acheuer, quand celuy à qui il parloit s'en fust allé:
s'il alloit, il ne rompoit son chemin pour empeschement qui se presentast,
conserué des precipices, du heurt des charrettes, et autres1
accidens par ses amis. Car de craindre ou euiter quelque chose,
c'eust esté choquer ses propositions, qui ostoient au sens mesmes,
toute eslection et certitude. Quelquefois il souffrit d'estre incisé et
cauterisé, d'vne telle constance, qu'on ne luy en veit pas seulement
siller les yeux. C'est quelque chose de ramener l'ame à ces imaginations,
c'est plus d'y ioindre les effects, toutesfois il n'est pas impossible:
mais de les ioindre auec telle perseuerance et constance,
que d'en establir son train ordinaire, certes en ces entreprinses si
esloignées de l'vsage commun, il est quasi incroyable qu'on le
puisse. Voyla pourquoy comme il fust quelquefois rencontré en sa2
maison, tançant bien asprement auecques sa sœur, et luy estant reproché
de faillir en cela à son indifferance: Quoy? dit-il, faut-il
qu'encore cette femmelette serue de tesmoignage à mes regles?
Vn'autre fois, qu'on le veit se deffendre d'vn chien: Il est, dit-il,
tres-difficile de despouiller entierement l'homme: et se faut mettre
en deuoir, et efforcer de combattre les choses, premierement par
les effects; mais au pis aller par la raison et par les discours.   Il
y a enuiron sept ou huict ans, qu'à deux lieuës d'icy, vn homme de
village, qui est encore viuant, ayant la teste de long temps rompue
par la ialousie de sa femme, reuenant vn iour de la besongne, et3
elle le bien-veignant de ses crialleries accoustumées, entra en telle
furie, que sur le champ à tout la serpe qu'il tenoit encore en ses
mains, s'estant moissonné tout net les pieces qui la mettoyent en
fieure, les luy ietta au nez. Et il se dit, qu'vn ieune Gentil-homme
des nostres, amoureux et gaillard, ayant par sa perseuerance amolli
en fin le cœur d'vne belle maistresse, desesperé, de ce que sur le
point de la charge, il s'estoit trouué mol luy mesmes et deffailly,
et que,

Non viriliter
Iners senile penis extulerat caput,4

594 il s'en priua soudain reuenu au logis, et l'enuoya, cruelle et sanglante
victime pour la purgation de son offence. Si c'eust esté par
discours et religion, comme les prestres de Cibele, que ne dirions
nous d'vne si hautaine entreprise?   Depuis peu de iours à Bragerac
à cinq lieuës de ma maison, contremont la riuiere de Dordoigne,
vne femme, ayant esté tourmentée et battue le soir auant,
de son mary chagrin et fascheux de sa complexion, delibera d'eschapper
à sa rudesse au prix de sa vie, et s'estant à son leuer accointée
de ses voisines comme de coustume, leur laissa couler
quelque mot de recommendation de ses affaires, prit vne sienne1
sœur par la main, la mena auec elle sur le pont, et apres auoir
pris congé d'elle, comme par maniere de ieu, sans montrer autre
changement ou alteration, se precipita du hault en bas, en la riuiere,
où elle se perdit. Ce qu'il y a de plus en cecy, c'est que ce
conseil meurit vne nuict entiere dans sa teste.   C'est bien autre
chose, des femmes Indiennes; car estant leur coustume aux maris
d'auoir plusieurs femmes, et à la plus chere d'elles, de se tuer apres
son mary, chacune par le dessein de toute sa vie, vise à gaigner ce
poinct, et cet aduantage sur ses compagnes: et les bons offices
qu'elles rendent à leur mary, ne regardent autre recompence que2
d'estre preferées à la compagnie de sa mort.

Vbi mortifero iacta est fax vltima lecto,
Vxorum fusis stat pia turba comis:
Et certamen habent lethi, quæ viua sequatur
Coniugium: pudor est non licuisse mori.
Ardent victrices, et flammæ pectora præbent,
Imponúntque suis ora perusta viris.
Vn homme escrit encore en noz iours, auoir veu en ces nations
Orientales, cette coustume en credit, que non seulement les femmes
s'enterrent apres leurs maris, mais aussi les esclaues, desquelles il3
a eu iouïssance. Ce qui se faict en cette maniere. Le mary estant trespassé,
la vefue peut, si elle veut, mais peu le veulent, demander deux
ou trois mois d'espace à disposer de ses affaires. Le iour venu elle
monte à cheual, parée comme à nopces: et d'vne contenance gaye,
va, dit elle, dormir auec son espoux, tenant en sa main gauche vn
miroüer, vne flesche en l'autre. S'estant ainsi promenée en pompe,
accompagnée de ses amis et parents, et de grand peuple, en feste,
elle est tantost rendue au lieu public, destiné à tels spectacles.
C'est vne grande place, au milieu de laquelle il y a vne fosse pleine
de bois: et ioignant icelle, vn lieu releué de quatre ou cinq marches:4
sur lequel elle est conduitte, et seruie d'vn magnifique repas.
596 Apres lequel, elle se met à baller et à chanter: et ordonne,
quand bon luy semble, qu'on allume le feu. Cela faict, elle descent,
et prenant par la main le plus proche des parents de son mary, ils
vont ensemble à la riuiere voisine, où elle se despouille toute nue,
et distribue ses ioyaux et vestements à ses amis, et se va plongeant
en l'eau, comme pour y lauer ses pechez. Sortant de là, elle s'enveloppe
d'vn linge iaune de quatorze brasses de long, et donnant
de rechef la main à ce parent de son mary, s'en reuont sur la
motte, où elle parle au peuple, et recommande ses enfans, si elle
en a. Entre la fosse et la motte, on tire volontiers vn rideau, pour1
leur oster la veuë de cette fournaise ardente: ce qu'aucunes deffendent,
pour tesmoigner plus de courage. Finy qu'elle a de dire,
vne femme luy presente vn vase plein d'huile à s'oindre la teste et
tout le corps, lequel elle iette dedans le feu, quand elle en a faict:
et en l'instant s'y lance elle mesme. Sur l'heure, le peuple renuerse
sur elle quantité de busches, pour l'empescher de languir: et se
change toute leur ioye en deuil et tristesse. Si ce sont personnes
de moindre estoffe, le corps du mort est porté au lieu où on le
veut enterrer, et là mis en son seant, la vefue à genoux deuant
luy, l'embrassant estroittement: et se tient en ce poinct, pendant2
qu'on bastit au tour d'eux, vn mur, qui venant à se hausser iusques
à l'endroit des espaules de la femme, quelqu'vn des siens par
le derriere prenant sa teste, luy tort le col: et rendu qu'elle a l'esprit,
le mur est soudain monté et clos, où ils demeurent enseuelis.
En ce mesme païs, il y auoit quelque chose de pareil en leurs
Gymnosophistes: car non par la contrainte d'autruy, non par l'impetuosité
d'vn' humeur soudaine: mais par expresse profession de
leur regle, leur façon estoit, à mesure qu'ils auoyent attaint certain
aage, ou qu'ils se voyoient menassez par quelque maladie, de
se faire dresser vn bucher, et au dessus, vn lict bien paré, et apres3
auoir festoyé joyeusement leurs amis et cognoissans, s'aller planter
dans ce lict, en telle resolution, que le feu y estant mis, on ne les
vist mouuoir, ny pieds ny mains: et ainsi mourut l'vn d'eux, Calanus,
en presence de toute l'armée d'Alexandre le Grand. Et n'estoit
estimé entre eux, ny sainct ny bien heureux, qui ne s'estoit ainsi
tué: enuoyant son ame purgée et purifiée par le feu, apres auoir
consommé tout ce qu'il y auoit de mortel et terrestre. Cette constante
premeditation de toute la vie, c'est ce qui fait le miracle.
Parmy noz autres disputes, celle du Fatum, s'y est meslée: et
598 pour attacher les choses aduenir et nostre volonté mesme, à certaine
et ineuitable necessité, on est encore sur cet argument, du
temps passé: Puis que Dieu preuoit toutes choses deuoir ainsin
aduenir, comme il fait, sans doubte: il faut donc qu'elles aduiennent
ainsin. A quoy noz maistres respondent, que le voir que quelque
chose aduienne, comme nous faisons, et Dieu de mesmes (car
tout luy estant present, il voit plustost qu'il ne preuoit) ce n'est
pas la forcer d'aduenir: voire nous voyons, à cause que les choses
aduiennent, et les choses n'aduiennent pas, à cause que nous
voyons. L'aduenement fait la science, non la science l'aduenement.1
Ce que nous voyons aduenir, aduient: mais il pouuoit autrement
aduenir: et Dieu, au registre des causes des aduenements qu'il a
en sa prescience, y a aussi celles qu'on appelle fortuites, et les volontaires,
qui despendent de la liberté qu'il a donné à nostre arbitrage,
et sçait que nous faudrons, par ce que nous auons voulu
faillir.   Or i'ay veu assez de gens encourager leurs troupes de
cette necessité fatale: car si nostre heure est attachée à certain
point, ny les harquebusades ennemies, ny nostre hardiesse, ny nostre
fuite et couardise, ne la peuuent auancer ou reculer. Cela est
beau à dire, mais cherchez qui l'effectuera: et s'il est ainsi, qu'vne2
forte et viue creance, tire apres soy les actions de mesme, certes
cette foy, dequoy nous remplissons tant la bouche, est merueilleusement
legere en noz siecles: sinon que le mespris qu'elle a des
œuures, luy face desdaigner leur compagnie. Tant y a, qu'à ce
mesme propos, le sire de Ioinuille tesmoing croyable autant que
tout autre, nous racomte des Bedoins, nation meslée aux Sarrasins,
ausquels le Roy sainct Louys eut affaire en la terre saincte,
qu'ils croyoient si fermement en leur religion les iours d'vn chacun
estre de toute eternité prefix et contez, d'vne preordonnance
ineuitable, qu'ils alloyent à la guerre nudz, sauf vn glaiue à la3
turquesque, et le corps seulement couuert d'vn linge blanc: et
pour leur plus extreme maudisson, quand ils se courroussoient
aux leurs, ils auoyent tousiours en la bouche: Maudit sois tu,
comme celuy, qui s'arme de peur de la mort. Voyla bien autre
preuue de creance, et de foy, que la nostre. Et de ce rang est aussi
celle que donnerent ces deux religieux de Florence, du temps de
nos peres. Estans en quelque controuerse de science, ils s'accorderent,
d'entrer tous deux dans le feu, en presence de tout le peuple,
et en la place publique, pour la verification chacun de son
party: et en estoyent des-ia les apprests tous faicts, et la chose4
iustement sur le poinct de l'execution, quand elle fut interrompue
par vn accident improuueu.   Vn ieune Seigneur Turc, ayant faict
600 vn signalé fait d'armes de sa personne, à la veuë des deux battailles,
d'Amurath et de l'Huniade, prestes à se donner: enquis par
Amurath, qui l'auoit en si grande ieunesse et inexperience (car
c'estoit la premiere guerre qu'il eust veu) remply d'vne si genereuse
vigueur de courage: respondit, qu'il auoit eu pour souuerain
percepteur de vaillance, vn lieure. Quelque iour estant à la
chasse, dit-il, ie descouury vn lieure en forme: et encore que
i'eusse deux excellents leuriers à mon costé: si me sembla-il, pour
ne le faillir point, qu'il valloit mieux y employer encore mon arc:
car il me faisoit fort beau ieu. Ie commençay à descocher mes flesches:1
et iusques à quarante, qu'il y en auoit en ma trousse: non
sans l'assener seulement, mais sans l'esueiller. Apres tout, ie descoupplay
mes leuriers apres, qui n'y peurent non plus. I'apprins
par là, qu'il auoit esté couuert par sa destinée: et que, ny les
traits, ny les glaiues ne portent, que par le congé de nostre fatalité,
laquelle il n'est en nous de reculer ny d'auancer. Ce compte
doit seruir, à nous faire veoir en passant, combien nostre raison
est flexible à toute sorte d'images. Vn personnage grand d'ans, de
nom, de dignité, et de doctrine, se vantoit à moy d'auoir esté porté
à certaine mutation tres-importante de sa foy, par vne incitation2
estrangere, aussi bizarre: et au reste si mal concluante, que ie la
trouuoy plus forte au reuers. Luy l'appelloit miracle: et moy
aussi, à diuers sens. Leurs historiens disent, que la persuasion,
estant populairement semée entre les Turcs de la fatale et imployable
prescription de leurs iours, ayde apparemment à les asseurer
aux dangers. Et ie cognois vn grand Prince, qui en fait
heureusement son proffit: soit qu'il la croye, soit qu'il la prenne
pour excuse, à se hazarder extraordinairement: pourueu que Fortune
ne se lasse trop tost, de luy faire espaule.   Il n'est point
aduenu de nostre memoire, vn plus admirable effect de resolution,3
que de ces deux qui conspirerent la mort du Prince d'Orenge.
C'est merueille, comment on peut eschauffer le second, qui l'executa,
à vne entreprinse, en laquelle il estoit si mal aduenu à son
compagnon, y ayant apporté tout ce qu'il pouuoit. Et sur cette
trace, et de mesmes armes, aller entreprendre vn Seigneur, armé
d'vne si fraiche instruction de deffiance, puissant de suitte d'amis,
et de force corporelle, en sa sale, parmy ses gardes, en vne ville
toute à sa deuotion. Certes il y employa vne main bien determinée,
602 et vn courage esmeu d'vne vigoreuse passion. Vn poignard est plus
seur, pour assener, mais d'autant qu'il a besoing de plus de mouuement,
et de vigueur de bras, que n'a vn pistolet, son coup est
plus subject à estre gauchy, ou troublé. Que celuy là, ne courust
à vne mort certaine, ie n'y fay pas grand doubte: car les esperances,
dequoy on eust sçeu l'amuser, ne pouuoient loger en entendement
rassis: et la conduite de son exploit, montre qu'il n'en
auoit pas faute, non plus que de courage. Les motifs d'vne si puissante
persuasion, peuuent estre diuers, car nostre fantasie fait de
soy et de nous, ce qu'il luy plaist. L'execution qui fut faicte pres1
d'Orleans, n'eut rien de pareil, il y eut plus de hazard que de vigueur:
le coup n'estoit pas à la mort, si la Fortune ne l'eust
rendu tel: et l'entreprise de tirer estant à cheual, et de loing, et
à vn qui se mouuoit au bransle de son cheual, fut l'entreprise d'vn
homme, qui aymoit mieux faillir son effect, que faillir à se sauuer.
Ce qui suyuit apres le montra. Car il se transit et s'enyura de la
pensée de si haute execution, si qu'il perdit entierement son sens, et à
conduire sa fuite, et à conduire sa langue, en ses responces. Que
luy falloit-il, que recourir à ses amis au trauers d'vne riuiere?
C'est vn moyen, où ie me suis ietté à moindres dangers, et que2
i'estime de peu de hazard, quelque largeur qu'ait le passage, pourueu
que vostre cheual trouue l'entrée facile, et que vous preuoyez
au delà, vn bord aysé selon le cours de l'eau. L'autre, quand
on luy prononça son horrible sentence: I'y estois preparé, dit-il,
ie vous estonneray de ma patience.   Les Assassins, nation dependant
de la Phœnicie, sont estimes entre les Mahumetans, d'vne
souueraine deuotion et pureté de mœurs. Ils tiennent, que le plus
court chemin à gaigner Paradis, c'est de tuer quelqu'vn de religion
contraire. Parquoy, on l'a veu souuent entreprendre, à vn ou deux,
en pourpoinct, contre des ennemis puissans, au prix d'vne mort3
certaine, et sans aucun soing de leur propre danger. Ainsi fut assassiné
(ce mot est emprunté de leur nom) nostre Comte Raimond
de Tripoli, au milieu de sa ville: pendant noz entreprinses de la
guerre saincte. Et pareillement Conrad Marquis de Mont-ferrat, les
meurtriers conduits au supplice, tous enflez et fiers d'vn si beau
chef d'œuure.

604

CHAPITRE XXX.    (TRADUCTION LIV. II, CH. XXX.)
D'vn enfant monstrueux.

CE comte s'en ira tout simple: car ie laisse aux medecins d'en
discourir. Ie vis auant hier vn enfant que deux hommes et vne
nourrisse, qui se disoient estre le pere, l'oncle, et la tante, conduisoient,
pour tirer quelque soul de le montrer, à cause de son
estrangeté. Il estoit en tout le reste d'vne forme commune, et se
soustenoit sur ses pieds, marchoit et gasouilloit, enuiron comme
les autres de mesme aage: il n'auoit encore voulu prendre autre
nourriture, que du tetin de sa nourrisse: et ce qu'on essaya en ma
presence de luy mettre en la bouche, il le maschoit vn peu, et le
rendoit sans aualler: ses cris sembloient bien auoir quelque chose1
de particulier: il estoit aagé de quatorze mois iustement. Au dessoubs
de ses tetins, il estoit pris et collé à vn autre enfant, sans
teste, et qui auoit le conduit du dos estouppé, le reste entier: car
il auoit bien l'vn bras plus court, mais il luy auoit esté rompu par
accident, à leur naissance; ils estoyent ioints face à face, et
comme si vn plus petit enfant en vouloit accoler vn plus grandelet.
La ioincture et l'espace par où ils se tenoient n'estoit que de quatre
doigts, ou enuiron, en maniere, que si vous retroussiez cet enfant
imparfaict, vous voyiez au dessoubs le nombril de l'autre: ainsi la
cousture se faisoit entre les tetins et son nombril. Le nombril de2
l'imparfaict ne se pouuoit voir, mais ouy bien tout le reste de son
ventre. Voyla comme ce qui n'estoit pas attaché, comme bras,
fessier, cuisses et iambes, de cet imparfaict, demouroient pendants
et branslans sur l'autre, et luy pouuoit aller sa longueur
iusques à my iambe. La nourrice nous adioustoit, qu'il vrinoit par
tous les deux endroicts: aussi estoient les membres de cet autre
nourris, et viuans, et en mesme poinct que les siens, sauf qu'ils
estoient plus petits et menus. Ce double corps, et ces membres
diuers, se rapportans à vne seule teste, pourroient bien fournir de
fauorable prognostique au Roy, de maintenir soubs l'vnion de ses3
loix, ces parts et pieces diuerses de nostre Estat. Mais de peur que
l'euenement ne le desmente, il vaut mieux le laisser passer deuant:
car il n'est que de deuiner en choses faictes, Vt quum facta sunt,
tum ad coniecturam aliqua interpretatione reuocentur: comme on
dit d'Epimenides qu'il deuinoit à reculons.   Ie vien de voir vn
pastre en Medoc, de trente ans ou enuiron, qui n'a aucune montre
606 des parties genitales: il a trois trous par où il rend son eau incessamment,
il est barbu, a desir, et recherche l'attouchement des femmes.   Ce
que nous appellons monstres, ne le sont pas à Dieu, qui
voit en l'immensité de son ouurage, l'infinité des formes, qu'il y a
comprinses. Et est à croire, que cette figure qui nous estonne, se
rapporte et tient, à quelque autre figure de mesme genre, incognu
à l'homme. De sa toute sagesse, il ne part rien que bon, et commun,
et reglé: mais nous n'en voyons pas l'assortiment et la relation.
Quod crebrò videt, non miratur, etiam si, cur fiat nescit. Quod
antè non vidit, id, si euenerit, ostentum esse censet. Nous appellons1
contre Nature, ce qui aduient contre la coustume. Rien n'est que
selon elle, quel qu'il soit. Que cette raison vniuerselle et naturelle,
chasse de nous l'erreur et l'estonnement que la nouuelleté nous
apporte.

CHAPITRE XXXI.    (TRADUCTION LIV. II, CH. XXXI.)
De la cholere.

PLVTARQVE est admirable par tout: mais principalement, où il
iuge des actions humaines. On peut voir les belles choses, qu'il
dit en la comparaison de Lycurgus, et de Numa, sur le propos de
la grande simplesse que ce nous est, d'abandonner les enfans au
gouuernement et à la charge de leurs peres. La plus part de noz
polices, comme dit Aristote, laissent à chascun, en maniere des2
Cyclopes, la conduitte de leurs femmes et de leurs enfants, selon
leur folle et indiscrete fantasie. Et quasi les seules, Lacedemonienne
et Cretense, ont commis aux loix la discipline de l'enfance.
Qui ne voit qu'en vn Estat tout despend de son education et nourriture?
et cependant sans aucune discretion, on la laisse à la mercy
des parens, tant fols et meschants qu'ils soient.   Entre autres
choses combien de fois m'a-il prins enuie, passant par nos ruës,
de dresser vne farce, pour venger des garçonnetz, que ie voyoy
escorcher, assommer, et meurtrir à quelque pere ou mere furieux,
608 et forcenez de colere? Vous leur voyez sortir le feu et la rage des
yeux,

Rabie iecur incendente feruntur
Præcipites, vt saxa iugis abrupta, quibus mons
Subtrahitur, cliuóque latus pendente recedit:

(et selon Hippocrates les plus dangereuses maladies sont celles qui
desfigurent le visage) à tout vne voix tranchante et esclatante, souuent
contre qui ne fait que sortir de nourrisse. Et puis les voyla
estroppiez, estourdis de coups: et nostre iustice qui n'en fait
compte, comme si ces esboittements et eslochements n'estoient pas1
des membres de nostre chose publique.

Gratum est quòd patriæ ciuem populóque dedisti,
Si facis vt patriæ sit idoneus, vtilis agris,
Vtilis et bellorum et pacis rebus agendis.
Il n'est passion qui esbranle tant la sincerité des iugements,
que la cholere. Aucun ne feroit doubte de punir de mort, le iuge,
qui par cholere auroit condamné son criminel: pourquoy est-il
non plus permis aux peres, et aux pedantes, de fouetter les enfans,
et les chastier estans en cholere? Ce n'est plus correction, c'est
vengeance. Le chastiement tient lieu de medecine aux enfans; et2
souffririons nous vn medecin, qui fust animé et courroucé contre
son patient?   Nous mesmes, pour bien faire, ne deurions iamais
mettre la main sur noz seruiteurs, tandis que la cholere nous dure.
Pendant que le pouls nous bat, et que nous sentons de l'esmotion,
remettons la partie: les choses nous sembleront à la verité autres,
quand nous serons r'accoisez et refroidis. C'est la passion qui commande
lors, c'est la passion qui parle, ce n'est pas nous. Au trauers
d'elle, les fautes nous apparoissent plus grandes, comme les
corps au trauers d'vn brouillas. Celuy qui a faim, vse de viande,
mais celuy qui veut vser de chastiement, n'en doit auoir faim ny3
soif. Et puis, les chastiemens, qui se font auec poix et discretion,
se reçoiuent bien mieux, et auec plus de fruit, de celuy qui les
souffre. Autrement, il ne pense pas auoir esté iustement condamné,
par vn homme agité d'ire et de furie: et allegue pour sa iustification,
les mouuements extraordinaires de son maistre, l'inflammation
de son visage, les sermens inusitez, et cette sienne inquietude,
et precipitation temeraire.

Ora tument ira, nigrescunt sanguine venæ,
Lumina Gorgoneo sæuius igne micant.

Suetone recite, que Caïus Rabirius ayant esté condamné par Cæsar,4
ce qui luy seruit le plus enuers le peuple (auquel il appella) pour
luy faire gaigner sa cause, ce fut l'animosité et l'aspreté que Cæsar
auoit apporté en ce iugement.   Le dire est autre chose que
610 le faire, il faut considerer le presche à part, et le prescheur à part.
Ceux-là se sont donnez beau ieu en nostre temps, qui ont essayé
de choquer la verité de nostre Eglise, par les vices des ministres
d'icelle: elle tire ses tesmoignages d'ailleurs. C'est vne sotte
façon d'argumenter, et qui reietteroit toutes choses en confusion.
Vn homme de bonnes mœurs, peut auoir des opinions faulces, et
vn meschant peut prescher verité, voire celuy qui ne la croit pas.
C'est sans doubte vne belle harmonie, quand le faire, et le dire
vont ensemble: et ie ne veux pas nier, que le dire, lors que les
actions suyuent, ne soit de plus d'authorité et efficace: comme1
disoit Eudamidas, oyant vn Philosophe discourir de la guerre; Ces
propos sont beaux, mais celuy qui les dit, n'en est pas croyable, car
il n'a pas les oreilles accoustumées au son de la trompette. Et
Cleomenes oyant vn rhetoricien harenguer de la vaillance, s'en
print fort à rire: et l'autre s'en scandalizant, il luy dit; I'en ferois
de mesmes, si c'estoit vne arondelle qui en parlast: mais si c'estoit
vne aigle, ie l'orrois volontiers. I'apperçois, ce me semble, és escrits
des anciens, que celuy qui dit ce qu'il pense, l'assene bien
plus viuement, que celuy qui se contrefaict. Oyez Cicero parler de
l'amour de la liberté: oyez en parler Brutus, les escrits mesmes2
vous sonnent que cettuy-cy estoit homme pour l'achepter au prix
de la vie. Que Cicero pere d'eloquence, traitte du mespris de la
mort, que Seneque en traite aussi, celuy là traine languissant, et
vous sentez qu'il vous veut resoudre de chose, dequoy il n'est pas
resolu. Il ne vous donne point de cœur, car luy-mesmes n'en a
point: l'autre vous anime et enflamme. Ie ne voy iamais autheur,
mesmement de ceux qui traictent de la vertu et des actions, que
ie ne recherche curieusement quel il a esté. Car les Ephores à
Sparte voyans vn homme dissolu proposer au peuple vn aduis vtile,
luy commanderent de se taire, et prierent vn homme de bien, de3
s'en attribuer l'inuention, et le proposer.   Les escrits de Plutarque,
à les bien sauourer, nous le descouurent assez; et ie pense
le cognoistre iusques dans l'ame: si voudrois-ie que nous eussions
quelques memoires de sa vie. Et me suis ietté en ce discours à
quartier, à propos du bon gré que ie sens à Aul. Gellius de nous
auoir laissé par escrit ce compte de ses mœurs, qui reuient à mon
subject de la cholere. Vn sien esclaue mauuais homme et vicieux,
mais qui auoit les oreilles aucunement abbreuuées des leçons de
philosophie, ayant esté pour quelque sienne faute despouillé par le
commandement de Plutarque; pendant qu'on le fouettoit, grondoit4
au commencement, que c'estoit sans raison, et qu'il n'auoit
612 rien faict: mais en fin, se mettant à crier et iniurier bien à bon
escient son maistre, luy reprochoit qu'il n'estoit pas philosophe,
comme il s'en vantoit: qu'il luy auoit souuent ouy dire, qu'il estoit
laid de se courroucer, voire qu'il en auoit faict vn liure: et ce que
lors tout plongé en la colere, il le faisoit si cruellement battre,
desmentoit entierement ses escrits. A cela Plutarque, tout froidement
et tout rassis; Comment, dit-il, rustre, à quoy iuges tu que
ie sois à cette heure courroucé? mon visage, ma voix, ma couleur,
ma parolle, te donne elle quelque tesmoignage que ie sois esmeu?
Ie ne pense auoir ny les yeux effarouchez, ny le visage troublé, ny1
vn cry effroyable: rougis-ie? escume-ie? m'eschappe-il de dire
chose, dequoy i'aye à me repentir? tressaulx-ie? fremis-ie de courroux?
car pour te dire, ce sont là les vrais signes de la cholere.
Et puis se destournant à celuy qui fouettoit: Continuez, luy dit-il,
tousiours vostre besongne, pendant que cettuy-cy et moy disputons.
Voyla son comte.   Archytas Tarentinus reuenant d'vne
guerre, où il auoit esté Capitaine general, trouua tout plein de
mauuais mesnage en sa maison, et ses terres en friche, par le
mauuais gouuernement de son receueur: et l'ayant fait appeller:
Va, luy dit-il, que si ie n'estois en cholere, ie t'estrillerois bien.2
Platon de mesme, s'estant eschauffé contre l'vn de ses esclaues,
donna à Speusippus charge de le chastier, s'excusant d'y mettre
la main luy-mesme, sur ce qu'il estoit courroucé. Charillus Lacedemonien,
à vn Elote qui se portoit trop insolemment et audacieusement
enuers luy: Par les Dieux, dit-il, si ie n'estois courroucé,
ie te ferois tout à cette heure mourir.   C'est vne passion qui se
plaist en soy, et qui se flatte. Combien de fois nous estans esbranlez
soubs vne fauce cause, si on vient à nous presenter quelque
bonne deffence ou excuse, nous despitons nous contre la verité
mesme et l'innocence? I'ay retenu à ce propos vn merueilleux3
exemple de l'antiquité. Piso personnage par tout ailleurs de notable
vertu, s'estant esmeu contre vn sien soldat, dequoy reuenant
seul du fourrage, il ne luy sçauoit rendre compte, où il
auoit laissé vn sien compagnon, tinst pour aueré qu'il l'auoit tué,
et le condamna soudain à la mort. Ainsi qu'il estoit au gibet, voicy
arriuer ce compagnon esgaré: toute l'armée en fit grand'feste, et
apres force caresses et accollades des deux compagnons, le bourreau
meine l'vn et l'autre, en la presence de Piso, s'attendant bien
toute l'assistance que ce luy seroit à luy-mesmes vn grand plaisir:
mais ce fut au rebours, car par honte et despit, son ardeur qui4
estoit encore en son effort, se redoubla: et d'vne subtilité que sa
passion luy fournit soudain, il en fit trois coulpables, par ce qu'il
614 en auoit trouué vn innocent: et les fit depescher tous trois: Le
premier soldat, par ce qu'il y auoit arrest contre luy: le second
qui s'estoit esgaré, par ce qu'il estoit cause de la mort de son compagnon;
et le bourreau pour n'auoir obey au commandement qu'on
luy auoit faict.   Ceux qui ont à negocier auec des femmes testues,
peuuent auoir essayé à quelle rage on les iette, quand on
oppose à leur agitation, le silence et la froideur, et qu'on desdaigne
de nourrir leur courroux. L'orateur Celius estoit merueilleusement
cholere de sa nature. A vn, qui souppoit en sa compagnie, homme
de molle et douce conuersation, et qui pour ne l'esmouuoir, prenoit1
party d'approuuer tout ce qu'il disoit, et d'y consentir: luy ne
pouuant souffrir son chagrin, se passer ainsi sans aliment: Nie
moy quelque chose, de par les Dieux, dit-il, affin que nous soyons
deux. Elles de mesmes, ne se courroucent, qu'affin qu'on se contre-courrouce,
à l'imitation des loix de l'amour. Phocion à vn
homme qui luy troubloit son propos, en l'iniuriant asprement, n'y
fit autre chose que se taire, et luy donner tout loisir d'espuiser sa
cholere: cela faict, sans aucune mention de ce trouble, il recommença
son propos, en l'endroict où il l'auoit laissé. Il n'est replique
si piquante comme est vn tel mespris.   Du plus cholere homme2
de France (et c'est tousiours imperfection, mais plus excusable à
vn homme militaire: car en cet exercice il y a certes des parties,
qui ne s'en peuuent passer) ie dy souuent, que c'est le plus patient
homme que ie cognoisse à brider sa cholere: elle l'agite de telle
violence et fureur,

Magno veluti cùm flamma sonore
Virgea suggeritur costis vndantis aheni,
Exultántque æstu latices, furit intus aquai
Fumidus atque altè spumis exuberat amnis,
Nec iam se capit vnda, volat vapor ater ad auras,3

qu'il faut qu'il se contraingne cruellement, pour la moderer. Et
pour moy, ie ne sçache passion, pour laquelle couurir et soustenir,
ie peusse faire vn tel effort. Ie ne voudrois mettre la sagesse à si
haut prix. Ie ne regarde pas tant ce qu'il fait, que combien il luy
couste à ne faire pis. Vn autre se vantoit à moy, du reglement et
douceur de ses mœurs, qui est, à la verité singuliere: ie luy disois,
que c'estoit bien quelque chose, notamment à ceux, comme luy,
d'eminente qualité, sur lesquels chacun a les yeux, de se presenter
au monde tousiours bien temperez: mais que le principal estoit de
prouuoir au dedans, et à soy-mesme: et que ce n'estoit pas à mon4
616 gré, bien mesnager ses affaires, que de se ronger interieurement:
ce que ie craignois qu'il fist, pour maintenir ce masque, et cette
reglée apparence par le dehors.   On incorpore la cholere en la
cachant: comme Diogenes dit à Demosthenes, lequel de peur d'estre
apperceu en vne tauerne, se reculoit au dedans: Tant plus tu
te recules arriere, tant plus tu y entres. Ie conseille qu'on donne
plustost vne buffe à la iouë de son valet, vn peu hors de saison,
que de gehenner sa fantasie, pour representer cette sage contenance.
Et aymerois mieux produire mes passions, que de les couuer
à mes despens. Elles s'alanguissent en s'esuantant, et en s'exprimant.1
Il vaut mieux que leur poincte agisse au dehors, que de la
plier contre nous. Omnia vitia in aperto leuiora sunt: et tunc perniciosissima,
quum simulata sanitate subsidunt.   I'aduertis ceux,
qui ont loy de se pouuoir courroucer en ma famille, premierement
qu'ils mesnagent leur cholere, et ne l'espandent pas à tout prix:
car cela en empesche l'effect et le poids. La criaillerie temeraire et
ordinaire, passe en vsage, et fait que chacun la mesprise: celle
que vous employez contre vn seruiteur pour son larcin, ne se sent
point, d'autant que c'est celle mesme qu'il vous a veu employer
cent fois contre luy, pour auoir mal rinsé vn verre, ou mal assis2
vne escabelle. Secondement, qu'ils ne se courroussent point en
l'air, et regardent que leur reprehension arriue à celuy de qui ils
se plaignent: car ordinairement ils crient, auant qu'il soit en leur
presence, et durent à crier vn siecle apres qu'il est party.

Et secum petulans amentia certat.

Ils s'en prennent à leur ombre, et poussent cette tempeste, en lieu,
où personne n'en est ny chastié ny interessé, que du tintamarre de
leur voix, tel qui n'en peut mais. I'accuse pareillement aux querelles,
ceux qui brauent et se mutinent sans partie: il faut garder
ces Rodomontades, où elles portent.3

Mugitus veluti cùm prima in prælia taurus
Terrificos ciet, atque irasci in cornua tentat,
Arboris obnixus trunco, ventósque lacessit
Ictibus, et sparsa ad pugnam proludit arena.
Quand ie me courrouce, c'est le plus vifuement, mais aussi le
plus briefuement et secretement que ie puis: ie me pers bien en
vistesse, et en violence, mais non pas en trouble: si que i'aille
iettant à l'abandon, et sans choix, toute sorte de parolles iniurieuses,
et que ie ne regarde d'assoir pertinemment mes pointes, où
618 i'estime qu'elles blessent le plus: car ie n'y employe communement,
que la langue. Mes valets en ont meilleur marché aux grandes occasions
qu'aux petites. Les petites me surprennent: et le mal'heur
veut, que depuis que vous estes dans le precipice, il n'importe, qui
vous ayt donné le bransle: vous allez tousiours iusques au fons. La
cheute se presse, s'esmeut, et se haste d'elle mesme. Aux grandes
occasions cela me paye, qu'elles sont si iustes, que chacun s'attend
d'en voir naistre vne raisonnable cholere: ie me glorifie à tromper
leur attente: ie me bande et prepare contre celles cy, elles me
mettent en ceruelle, et menassent de m'emporter bien loing si ie1
les suiuoy. Ayséement ie me garde d'y entrer, et suis assez fort,
si ie l'attens, pour repousser l'impulsion de cette passion, quelque
violente cause qu'elle aye: mais si elle me preoccupe, et saisit
vne fois, elle m'emporte, quelque vaine cause qu'elle aye. Ie marchande
ainsin auec ceux qui peuuent contester auec moy: Quand
vous me sentirez esmeu le premier, laissez moy aller à tort ou à
droict, i'en feray de mesme à mon tour. La tempeste ne s'engendre
que de la concurrence des choleres, qui se produisent volontiers
l'vne de l'autre, et ne naissent en vn poinct. Donnons à chacune
sa course, nous voyla tousiours en paix. Vtile ordonnance,2
mais de difficile execution. Par fois m'aduient il aussi, de representer
le courroussé, pour le reiglement de ma maison, sans aucune
vraye emotion. A mesure que l'aage me rend les humeurs
plus aigres, i'estudie à m'y opposer, et feray si ie puis que ie seray
d'oresenauant d'autant moins chagrin et difficile, que i'auray plus
d'excuse et d'inclination à l'estre: quoy que parcydeuant ie l'aye
esté, entre ceux qui le sont le moins.   Encore vn mot pour
clorre ce pas. Aristote dit, que la colere sert par fois d'armes à la
vertu et à la vaillance. Cela est vray-semblable: toutesfois ceux
qui y contredisent, respondent plaisamment, que c'est vn' arme3
de nouuel vsage: car nous remuons les autres armes, ceste cy
nous remue: nostre main ne la guide pas, c'est elle qui guide
nostre main: elle nous tient, nous ne la tenons pas.

620

CHAPITRE XXXII.    (TRADUCTION LIV. II, CH. XXXII.)
Defence de Seneque et de Plutarque.

LA familiarité que i'ay auec ces personnages icy, et l'assistance
qu'ils font à ma vieillesse, et à mon liure massonné purement de
leurs despouïlles, m'oblige à espouser leur honneur.   Quant à
Seneque, parmy vne miliasse de petits liurets, que ceux de la Religion
pretendue reformée font courir pour la deffence de leur
cause, qui partent par fois de bonne main, et qu'il est grand dommage
n'estre embesoignée à meilleur subiect, i'en ay veu autres-fois
vn, qui pour alonger et remplir la similitude qu'il veut trouuer,
du gouuernement de nostre pauure feu Roy Charles neufiesme,
auec celuy de Neron, apparie feu Monsieur le Cardinal de Lorraine1
auec Seneque, leurs fortunes, d'auoir esté tous deux les premiers
au gouuernement de leurs Princes, et quant et quant leurs mœurs,
leurs conditions, et leurs deportemens. Enquoy à mon opinion il
fait bien de l'honneur audict Seigneur Cardinal: car encore que ie
soys de ceux qui estiment autant son esprit, son eloquence, son zele
enuers sa religion et seruice de son Roy, et sa bonne fortune, d'estre
nay en vn siecle, où il fust si nouueau, et si rare, et quant et quant
si necessaire pour le bien public, d'auoir vn personnage ecclesiastique
de telle noblesse et dignité, suffisant et capable de sa charge:
si est-ce qu'à confesser la verité, ie n'estime sa capacité de beaucoup2
pres telle, ny sa vertu si nette et entiere, ny si ferme, que
celle de Seneque.   Or, ce liure dequoy ie parle, pour venir à son
but, fait vne description de Seneque tres-iniurieuse, ayant emprunté
ces reproches de Dion l'historien, duquel ie ne crois aucunement
le tesmoignage. Car outre qu'il est inconstant, qui apres
auoir appellé Seneque tres-sage tantost, et tantost ennemy mortel
des vices de Neron, le fait ailleurs, auaritieux, vsurier, ambitieux,
lasche, voluptueux, et contrefaisant le philosophe à fauces enseignes:
sa vertu paroist si viue et vigoureuse en ses escrits, et la
defence y est si claire à aucunes de ces imputations, comme de sa3
622 richesse et despence excessiue, que ie n'en croiroy aucun tesmoignage
au contraire. Et d'auantage, il est bien plus raisonnable, de
croire en telles choses les historiens Romains, que les Grecs et
estrangers. Or Tacitus et les autres, parlent tres-honorablement,
et de sa vie et de sa mort: et nous le peignent en toutes choses
personnage tres-excellent et tres-vertueux. Et ie ne veux alleguer
autre reproche contre le iugement de Dion, que cestuy-cy, qui est
ineuitable: c'est qu'il a le sentiment si malade aux affaires Romaines,
qu'il ose soustenir la cause de Iulius Cæsar contre Pompeius,
et d'Antonius contre Cicero.   Venons à Plutarque. Iean1
Bodin est vn bon autheur de nostre temps, et accompagné de
beaucoup plus de iugement que la tourbe des escriuailleurs de son
siecle, et merite qu'on le iuge et considere. Ie le trouue vn peu
hardy en ce passage de sa Methode de l'histoire, où il accuse Plutarque
non seulement d'ignorance (surquoy ie l'eusse laissé dire:
car cela n'est pas de mon gibier), mais aussi en ce que cet autheur
escrit souuent des choses incroyables et entierement fabuleuses
(ce sont ses mots). S'il eust dit simplement, les choses autrement
qu'elles ne sont, ce n'estoit pas grande reprehension: car ce que
nous n'auons pas veu, nous le prenons des mains d'autruy et à2
credit: et ie voy qu'à escient il recite par fois diuersement mesme
histoire: comme le iugement des trois meilleurs capitaines qui
eussent onques esté, faict par Hannibal, il est autrement en la vie
de Flaminius, autrement en celle de Pyrrhus. Mais de le charger
d'auoir pris pour argent content, des choses incroyables et impossibles,
c'est accuser de faute de iugement, le plus iudicieux autheur
du monde.   Et voicy son exemple: Comme, ce dit-il, quand
il recite qu'vn enfant de Lacedemone se laissa deschirer tout le
ventre à vn renardeau, qu'il auoit desrobé, et le tenoit caché soubs
sa robe, iusques à mourir plustost que de descouurir son larecin.3
Ie trouue en premier lieu cet exemple mal choisi: d'autant qu'il
est bien malaisé de borner les efforts des facultez de l'ame, là où
des forces corporelles, nous auons plus de loy de les limiter et
cognoistre. Et à cette cause, si c'eust esté à moy à faire, i'eusse
plustost choisi vn exemple de cette seconde sorte: et il y en a de
moins croyables. Comme entre autres, ce qu'il recite de Pyrrhus,
que tout blessé qu'il estoit, il donna si grand coup d'espée à vn
sien ennemy armé de toutes pieces, qu'il le fendit du haut de la
624 teste iusques au bas, si que le corps se partit en deux parts. En
son exemple, ie n'y trouue pas grand miracle, ny ne reçois l'excuse
de quoy il couure Plutarque, d'auoir adiousté ce mot, comme
on dit, pour nous aduertir, et tenir en bride nostre creance. Car
si ce n'est aux choses receuës par authorité et reuerence d'ancienneté
ou de religion, il n'eust voulu ny recevoir luy mesme, ny
nous proposer à croire, choses de foy incroyables. Et que ce mot,
comme on dit, il ne l'employe pas en ce lieu pour cet effect, il est
aysé à voir par ce que luy mesme nous raconte ailleurs sur ce subiect
de la patience des enfans Lacedemoniens, des exemples aduenuz1
de son temps plus malaisez à persuader. Comme celuy que
Cicero a tesmoigné aussi autant luy, pour auoir, à ce qu'il dit, esté
sur les lieux: Que iusques à leur temps, il se trouuoit des enfans
en cette preuue de patience, à quoy on les essayoit deuant l'autel
de Diane, qui souffroyent d'y estre fouëtez iusques à ce que le sang
leur couloit par tout non seulement sans s'escrier, mais encores
sans gemir, et aucuns iusques à y laisser volontairement la vie.
Et ce que Plutarque aussi recite, auec cent autres tesmoins, qu'au
sacrifice, vn charbon ardent s'estant coulé dans la manche d'vn enfant
Lacedemonien, ainsi qu'il encensoit, il se laissa brusler tout2
le bras, iusques à ce que la senteur de la chair cuyte en vint aux
assistans. Il n'estoit rien selon leur coustume, où il leur allast plus
de la reputation, ny dequoy ils eussent à souffrir plus de blasme
et de honte, que d'estre surpris en larecin. Ie suis si imbu de la
grandeur de ces hommes là, que non seulement il ne me semble,
comme à Bodin, que son conte soit incroyable, que ie ne le trouue
pas seulement rare et estrange. L'histoire Spartaine est pleine de
mille plus aspres exemples et plus rares: elle est à ce prix toute
miracle.   Marcellinus recite sur ce propos du larecin, que de son
temps il ne s'estoit encores peu trouuer aucune sorte de tourment,3
qui peust forcer les Egyptiens surpris en ce mesfaict: qui estoit fort
en vsage entre eux, à dire seulement leur nom.   Vn paisan Espagnol
estant mis à la gehenne sur les complices de l'homicide du
præteur Lucius Piso, crioit au milieu des tourmens, que ses amis
ne bougeassent, et l'assistassent en toute seureté, et qu'il n'estoit
pas en la douleur, de luy arracher vn mot de confession, et n'en
eut on autre chose, pour le premier iour. Le lendemain, ainsi
qu'on le ramenoit pour recommencer son tourment, s'esbranlant
vigoureusement entre les mains de ses gardes, il alla froisser sa
teste contre vne paroy, et s'y tua.   Epicharis ayant saoulé et lassé4
626 la cruauté des satellites de Neron, et soustenu leur feu, leurs batures,
leurs engins, sans aucune voix de reuelation de sa coniuration,
tout vn iour: rapportée à la gehenne l'endemain, les membres
touts brisez, passa vn lasset de sa robbe dans l'vn bras de sa
chaize, à tout vn nœud coulant, et y fourrant sa teste, s'estrangla
du pois de son corps. Ayant le courage d'ainsi mourir, et se desrober
aux premiers tourments, semble elle pas à escient auoir
presté sa vie à cette espreuue de sa patience du iour precedent,
pour se moquer de ce tyran, et encourager d'autres à semblable
entreprinse contre luy?   Et qui s'enquerra à nos argoulets, des1
experiences qu'ils ont euës en ces guerres ciuiles, il se trouuera
des effets de patience, d'obstination et d'opiniastreté, parmy nos
miserables siecles, et en cette tourbe molle et effeminée, encore
plus que l'Egyptienne, dignes d'estre comparez à ceux que nous
venons de reciter de la vertu Spartaine. Ie sçay qu'il s'est trouué
des simples paysans, s'estre laissez griller la plante des pieds,
ecrazer le bout des doigts à tout le chien d'vne pistole, pousser
les yeux sanglants hors de la teste, à force d'auoir le front serré
d'vne corde, auant que de s'estre seulement voulu mettre à rançon.
I'en ay veu vn, laissé pour mort tout nud dans vn fossé, ayant2
le col tout meurtry et enflé, d'vn licol qui y pendoit encore, auec
lequel on l'auoit tirassé toute la nuict, à la queuë d'vn cheual,
le corps percé en cent lieux, à coups de dague, qu'on luy auoit
donné, non pas pour le tuer, mais pour luy faire de la douleur et
de la crainte: qui auoit souffert tout cela, et iusques à y auoir
perdu parolle et sentiment, resolu, à ce qu'il me dit, de mourir
plustost de mille morts (comme de vray, quant à sa souffrance, il
en auoit passé vne toute entiere) auant que rien promettre: et si
estoit vn des plus riches laboureurs de toute la contrée. Combien
en a lon veu se laisser patiemment brusler et rotir, pour des opinions3
empruntées d'autruy, ignorées et incognues? I'ay cogneu
cent et cent femmes (car ils disent que les testes de Gascongne ont
quelque prerogatiue en cela) que vous eussiez plustost faict mordre
dans le fer chaut, que de leur faire desmordre vne opinion
qu'elles eussent conçeuë en cholere. Elles s'exasperent à l'encontre
des coups et de la contrainte. Et celuy qui forgea le conte de la
femme, qui pour aucune correction de menaces, et bastonnades,
ne cessoit d'appeller son mary pouïlleux, et qui precipitée dans l'eau
haussoit encores en s'estouffant, les mains, et faisoit au dessus de
sa teste, signe de tuer des poux: forgea vn conte, duquel en verité4
tous les iours, on voit l'image expresse en l'opiniastreté des femmes.
628 Et est l'opiniastreté sœur de la constance, au moins en vigueur
et fermeté.   Il ne faut pas iuger ce qui est possible, et ce
qui ne l'est pas, selon ce qui est croyable et incroyable à nostre
sens, comme i'ay dit ailleurs. Et est vne grande faute, et en laquelle
toutesfois la plus part des hommes tombent: ce que ie ne
dis pas pour Bodin: de faire difficulté de croire d'autruy, ce qu'eux
ne sçauroient faire, ou ne voudroient. Il semble à chacun que la
maistresse forme de l'humaine nature est en luy: selon elle, il
faut regler tous les autres. Les allures qui ne se rapportent aux
siennes, sont faintes et fauces. Luy propose lon quelque chose des1
actions ou facultez d'vn autre? la premiere chose qu'il appelle à la
consultation de son iugement, c'est son exemple: selon qu'il en va
chez luy, selon cela va l'ordre du monde. O l'asnerie dangereuse
et insupportable! Moy ie considere aucuns hommes fort loing au
dessus de moy, notamment entre les anciens: et encores que ie recognoisse
clairement mon impuissance à les suyure de mille pas,
ie ne laisse pas de les suyure à veuë, et iuger les ressorts qui les
haussent ainsi, desquels i'apperçoy aucunement en moy les semences:
comme ie fay aussi de l'extreme bassesse des esprits, qui
ne m'estonne, et que ie ne mescroy non plus. Ie voy bien le tour2
que celles là se donnent pour se monter, et i'admire leur grandeur:
et ces eslancemens que ie trouue tres-beaux, ie les embrasse:
et si mes forces n'y vont, au moins mon iugement s'y applique
tres-volontiers.   L'autre exemple qu'il allegue des choses
incroyables, et entierement fabuleuses, dictes par Plutarque: c'est
qu'Agesilaus fut mulcté par les Ephores pour auoir attiré à soy
seul, le cœur et la volonté de ses citoyens. Ie ne sçay quelle marque
de fauceté il y treuue: mais tant y a, que Plutarque parle là
des choses qui luy deuoyent estre beaucoup mieux cognuës qu'à
nous: et n'estoit pas nouueau en Grece, de voir les hommes punis3
et exilez, pour cela seul, d'agreer trop à leurs citoyens: tesmoin
l'Ostracisme et le Petalisme.   Il y a encore en ce mesme lieu, vn'
autre accusation qui me pique pour Plutarque, où il dit qu'il a
bien assorty de bonne foy, les Romains aux Romains, et les Grecs
entre eux, mais non les Romains aux Grecz, tesmoin, dit-il, Demosthenes
et Cicero, Caton et Aristides, Sylla et Lisander, Marcellus
et Pelopidas, Pompeius et Agesilaus, estimant qu'il a fauorisé
630 les Grecz, de leur auoir donné des compagnons si dispareils.
C'est iustement attaquer ce que Plutarque a de plus excellent et
loüable. Car en ses comparaisons (qui est la piece plus admirable
de ses œuvres, et en laquelle à mon aduis il s'est autant pleu) la
fidelité et syncerité de ses iugemens, esgale leur profondeur et
leur poix. C'est vn philosophe, qui nous apprend la vertu. Voyons
si nous le pourrons garentir de ce reproche de preuarication et
fauceté. Ce que ie puis penser auoir donné occasion à ce iugement,
c'est ce grand et esclatant lustre des noms Romains, que nous
auons en la teste: il ne nous semble point, que Demosthenes puisse1
esgaler la gloire d'vn consul, proconsul, et questeur de cette
grande republique. Mais qui considerera la verité de la chose, et les
hommes en eux mesmes, à quoy Plutarque a plus visé, et à balancer
leurs mœurs, leurs naturels, leur suffisance, que leur fortune: ie
pense au rebours de Bodin, que Ciceron et le vieux Caton, en doiuent
de reste à leurs compaignons. Pour son dessein, i'eusse plustost
choisi l'exemple du ieune Caton comparé à Phocion: car en ce
pair, il se trouueroit vne plus vray-semblable disparité à l'aduantage
du Romain. Quant à Marcellus, Sylla, et Pompeius, ie voy bien
que leurs exploits de guerre sont plus enflez, glorieux, et pompeux,2
que ceux des Grecs, que Plutarque leur apparie: mais les
actions les plus belles et vertueuses, non plus en la guerre qu'ailleurs,
ne sont pas tousiours les plus fameuses. Ie voy souuent des
noms de capitaines, estouffez soubs la splendeur d'autres noms, de
moins de merite: tesmoin Labienus, Ventidius, Telesinus et plusieurs
autres. Et à le prendre par là, si i'auois à me plaindre pour
les Grecs, pourrois-ie pas dire, que beaucoup moins est Camillus
comparable à Themistocles, les Gracches à Agis et Cleomenes,
Numa à Lycurgus? Mais c'est folie de vouloir iuger d'vn traict, les
choses à tant de visages.   Quand Plutarque les compare, il ne les3
esgale pas pourtant. Qui plus disertement et conscientieusement,
pourroit remarquer leurs differences? Vient-il à parangonner les
victoires, les exploits d'armes, la puissance des armées conduites
par Pompeius, et ses triumphes, auec ceux d'Agesilaus? Ie ne croy
pas, dit-il, que Xenophon mesme, s'il estoit viuant, encore qu'on
luy ait concedé d'escrire tout ce qu'il a voulu à l'aduantage d'Agesilaus,
osast le mettre en comparaison. Parle-il de conferer Lysander
à Sylla: Il n'y a, dit-il, point de comparaison, ny en nombre
de victoires, ny en hazard de batailles: car Lysander ne gaigna
seulement que deux batailles nauales, etc. Cela, ce n'est rien desrober4
aux Romains. Pour les auoir simplement presentez aux Grecz,
632 il ne leur peut auoir fait iniure, quelque disparité qui y puisse
estre. Et Plutarque ne les contrepoise pas entiers: il n'y a en gros
aucune preference: il apparie les pieces et les circonstances, l'vne
apres l'autre, et les iuge separément. Parquoy, si on le vouloit
conuaincre de faueur, il falloit en esplucher quelque iugement particulier:
ou dire en general, qu'il auroit failly d'assortir tel Grec
à tel Romain: d'autant qu'il y en auroit d'autres plus correspondans
pour les apparier, et se rapportans mieux.

CHAPITRE XXXIII.    (TRADUCTION LIV. II, CH. XXXIII.)
L'histoire de Spurina.

LA philosophie ne pense pas auoir mal employé ses moyens, quand
elle a rendu à la raison, la souueraine maistrise de nostre ame,1
et l'authorité de tenir en bride nos appetits. Entre lesquels ceux qui
iugent qu'il n'en y a point de plus violens, que ceux que l'amour
engendre, ont cela pour leur opinion, qu'ils tiennent au corps et à
l'ame, et que tout l'homme en est possedé: en maniere que la
santé mesmes en depend, et est la medecine par fois contrainte de
leur seruir de maquerellage. Mais au contraire, on pourroit aussi
dire, que le meslange du corps y apporte du rabais, et de l'affoiblissement:
car tels desirs sont subiects à satieté, et capables de
remedes materiels.   Plusieurs ayans voulu deliurer leurs ames
des alarmes continuelles que leur donnoit cet appetit, se sont seruis2
d'incision et destranchement des parties esmeuës et alterées.
D'autres en ont du tout abatu la force, et l'ardeur, par frequente
application de choses froides, comme de neige, et de vinaigre. Les
haires de nos aieulx estoient de cet vsage: c'est vne matiere tissue
de poil de cheual, dequoy les vns d'entr'eux faisoient des chemises,
et d'autres des ceintures à gehenner leurs reins. Vn Prince
me disoit, il n'y a pas long temps, que pendant sa ieunesse, vn
iour de feste solemne, en la cour du Roy François premier, où
tout le monde estoit paré, il luy print enuie de se vestir de la haire,
634 qui est encore chez luy, de monsieur son pere: mais quelque deuotion
qu'il eust, qu'il ne sceut auoir la patience d'attendre la
nuict pour se despouïller, et en fut long temps malade: adioustant
qu'il ne pensoit pas qu'il y eust chaleur de ieunesse si aspre,
que l'vsage de cette recepte ne peust amortir: toutesfois à l'aduanture
ne les a-il pas essayées les plus cuisantes. Car l'experience
nous faict voir, qu'vne telle esmotion, se maintient bien
souuent soubs des habits rudes et marmiteux: et que les haires
ne rendent pas tousiours heres ceux qui les portent.   Xenocrates
y proceda plus rigoureusement: car ses disciples pour essayer sa1
continence, luy ayants fourré dans son lict, Laïs, cette belle et fameuse
courtisane toute nuë, sauf les armes de sa beauté et folasres
apasts, ses phyltres: sentant qu'en despit de ses discours, et
de ses regles, le corps reuesche commençoit à se mutiner, il se fit
brusler les membres, qui auoient presté l'oreille à cette rebellion.
Là où les passions qui sont toutes en l'ame, comme l'ambition, l'avarice,
et autres, donnent bien plus à faire à la raison: car elle
n'y peut estre secourue, que de ses propres moyens: ny ne sont
ces appetits là, capables de satieté: voire ils s'esguisent et augmentent
par la iouyssance.   Le seul exemple de Iulius Cæsar,2
peut suffire à nous montrer la disparité de ces appetits: car iamais
homme ne fut plus addonné aux plaisirs amoureux. Le soin curieux
qu'il auoit de sa personne, en est vn tesmoignage, iusques à
se seruir à cela, des moyens les plus lascifs qui fussent lors en
vsage: comme de se faire pinceter tout le corps, et farder de parfums
d'vne extreme curiosité: et de soy il estoit beau personnage,
blanc, de belle et allegre taille, le visage plein, les yeux bruns et
vifs, s'il en faut croire Suetone: car les statues, qui se voyent de
luy à Rome ne rapportent pas bien par tout, à cette peinture.
Outre ses femmes, qu'il changea quatre fois, sans conter les amours3
de son enfance, auec le Roy de Bithynie Nicomedes, il eut le pucelage
de cette tant renommée Royne d'Ægypte, Cleopatra: tesmoin
le petit Cæsarion, qui en nasquit. Il fit aussi l'amour à Eunoé
Royne de Mauritanie: et à Rome, à Posthumia, femme de Seruius
Sulpitius: à Lollia, de Gabinius: à Tertulla, de Crassus, et à Mutia
mesme, femme du grand Pompeius. Qui fut la cause, disent
les historiens Romains, pourquoy son mary la repudia, ce que
Plutarque confesse auoir ignoré. Et les Curions pere et fils reprocherent
depuis à Pompeius, quand il espousa la fille de Cæsar,
636 qu'il se faisoit gendre d'vn homme qui l'auoit fait coqu, et que
luy-mesme auoit accoustumé d'appeller Ægysthus. Il entretint outre
tout ce nombre, Seruilia sœur de Caton, et mere de Marcus Brutus,
dont chacun tient que proceda cette grande affection qu'il portoit
à Brutus: par ce qu'il estoit nay en temps, auquel il y auoit apparence
qu'il fust issu de luy. Ainsi i'ai raison, ce me semble, de
le prendre pour homme extremement addonné à cette desbauche,
et de complexion tres-amoureuse. Mais l'autre passion de l'ambition,
dequoy il estoit aussi infiniment blessé, venant à combattre
celle là, elle luy fit incontinent perdre place.   Me ressouuenant1
sur ce propos de Mehemed, celuy qui subiugua Constantinople, et
apporta la finale extermination du nom Grec: ie ne sçache point
où ces deux passions se trouuent plus egalement balancées: pareillement
indefatigable ruffien, et soldat. Mais quand en sa vie, elles
se presentent en concurrence l'vne de l'autre, l'ardeur querelleuse
gourmande tousiours l'amoureuse ardeur. Et ceste-cy, encore que
ce fust hors sa naturelle saison, ne regaigna pleinement l'authorité
souueraine, que quand il se trouua en grande vieillesse, incapable
de plus soutenir le faix des guerres.   Ce qu'on recite pour vn
exemple contraire de Ladislaus Roy de Naples, est remarquable:2
Que bon capitaine, courageux, et ambitieux, il se proposoit pour
fin principale de son ambition, l'execution de sa volupté, et iouïssance
de quelque rare beauté. Sa mort fut de mesme. Ayant rengé
par vn siege bien poursuiuy, la ville de Florence si à destroit, que
les habitants estoient apres à composer de sa victoire: il la leur
quitta pourueu qu'ils luy liurassent vne fille de leur ville dequoy il
auoit ouy parler, de beauté excellente. Force fut de la luy accorder,
et garantir la publique ruine par vne iniure priuée. Elle estoit fille
d'vn medecin fameux de son temps; lequel se trouuant engagé en
si villaine necessité, se resolut à vne haute entreprinse. Comme3
chacun paroit sa fille et l'attournoit d'ornements et ioyaux, qui
la peussent rendre aggreable à ce nouuel amant, luy aussi luv
donna vn mouchoir exquis en senteur et en ouurage, duquel elle
eust à se seruir en leurs premieres approches: meuble, qu'elles
n'y oublient guere en ces quartiers là. Ce mouchoir empoisonné
selon la capacité de son art, venant à se frotter à ces chairs esmeuës
et pores ouuerts, inspira son venin si promptement, qu'ayant
638 soudain changé leur sueur chaude en froide, ils expirerent entre
les bras l'vn de l'autre.   Ie m'en reuay à Cæesar. Ses plaisirs ne
luy firent iamais desrober vne seule minute d'heure, ny destourner
vn pas des occasions qui se presentoient pour son agrandissement.
Cette passion regenta en luy si souuerainement toutes les
autres, et posseda son ame d'vne authorité si pleine, qu'elle l'emporta
où elle voulut. Certes i'en suis despit: quand ie considere
au demeurant, la grandeur de ce personnage, et les merueilleuses
parties qui estoient en luy: tant de suffisance en toute sorte de
sçauoir, qu'il n'y a quasi science en quoy il n'ait escrit: il estoit1
tel orateur, que plusieurs ont preferé son eloquence à celle de Cicero:
et luy-mesmes, à mon aduis, n'estimoit luy deuoir guere en
cette partie. Et ses deux Anticatons, furent principalement escrits
pour contre-balancer le bien dire, que Cicero auoit employé en
son Caton. Au demeurant, fut-il iamais ame si vigilante, si actiue,
et si patiente de labeur que la sienne? Et sans doubte, encore estoit
elle embellie de plusieurs rares semences de vertu, ie dy viues,
naturelles, et non contrefaictes. Il estoit singulierement sobre, et si
peu delicat en son manger, qu'Oppius recite, qu'vn iour luy ayant
esté presenté à table, en quelque sauce de l'huyle medecinée, au2
lieu d'huyle simple, il en mangea largement, pour ne faire honte à
son hoste. Vne autrefois, il fit fouëtter son boulenger, pour luy auoir
seruy d'autre pain que celuy du commun. Caton mesme auoit accoustumé
de dire de luy, que c'estoit le premier homme sobre, qui
se fust acheminé à la ruyne de son pays. Et quant à ce que ce
mesme Caton l'appella vn iour yurongne, cela aduint en cette façon.
Estans tous deux au Senat, où il se parloit du fait de la coniuration
de Catilina, de laquelle Cæsar estoit soupçonné, on luy vint
apporter de dehors, vn breuet à cachetes: Caton estimant que ce
fust quelque chose, dequoy les coniurez l'aduertissent, le somma3
de le luy donner: ce que Cæsar fut contrainct de faire, pour euiter
vn plus grand soupçon. C'estoit de fortune vne lettre amoureuse,
que Seruilia sœur de Caton luy escriuoit: Caton l'ayant leuë, la
luy reietta, en luy disant: Tien yurongne. Cela, dis-ie, fut plustost
vn mot de desdain et de colere, qu'vn expres reproche de ce vice:
comme souuent nous iniurions ceux qui nous faschent, des premieres
iniures qui nous viennent à la bouche, quoy qu'elles ne
soyent nullement deuës à ceux à qui nous les attachons. Ioinct que
ce vice que Caton luy reproche, est merueilleusement voisin de
640 celuy, auquel il auoit surpris Cæsar: car Venus et Bacchus se conuiennent
volontiers, à ce que dit le prouerbe: mais chez moy Venus
est bien plus allegre, accompaignée de la sobrieté.   Les
exemples de sa douceur, et de sa clemence, enuers ceux qui l'auoient
offencé sont infinis: ie dis outre ceux qu'il donna, pendant
le temps que la guerre ciuile estoit encore en son progrés, desquels
il fait luy-mesmes assez sentir par ses escrits, qu'il se seruoit pour
amadouër ses ennemis, et leur faire moins craindre sa future domination
et sa victoire. Mais si faut il dire que ces exemples là
s'ils ne sont suffisans à nous tesmoigner sa naïue douceur, ils1
nous montrent au moins vne merueilleuse confiance et grandeur
de courage, en ce personnage. Il luy est aduenu souuent, de renuoyer
des armées toutes entieres à son ennemy, apres les auoir
vaincuës, sans daigner seulement les obliger par serment, sinon
de le fauoriser, aumoins de se contenir sans luy faire la guerre: il
a prins trois et quatre fois tels capitaines de Pompeius, et autant
de fois remis en liberté. Pompeius declaroit ses ennemis, tous ceux
qui ne l'accompaignoient à la guerre: et luy fit proclamer qu'il
tenoit pour amis tous ceux qui ne bougeoient, et qui ne s'armoyent
effectuellement contre luy. A ceux de ses capitaines, qui se desroboient2
de luy pour aller prendre autre condition, il r'enuoioit
encore les armes, cheuaux, et equipages. Les villes qu'il auoit
prinses par force, il les laissoit en liberté de suyure tel party qu'il
leur plairoit, ne leur donnant autre garnison, que la memoire de
sa douceur et clemence. Il deffendit le iour de sa grande bataille
de Pharsale, qu'on ne mist qu'à toute extremité, la main sur les
citoyens Romains. Voyla des traits bien hazardeux selon mon iugement:
et n'est pas merueilles si aux guerres ciuiles, que nous
sentons, ceux qui combattent, comme luy, l'estat ancien de leur
pays, n'en imitent l'exemple. Ce sont moyens extraordinaires, et3
qu'il n'appartient qu'à la fortune de Cæsar, et à son admirable
pouruoyance, d'heureusement conduire. Quand ie considere la
grandeur incomparable de cette ame, i'excuse la victoire, de ne
s'estre peu depestrer de luy, voire en cette tres-iniuste et tres-inique
cause.   Pour reuenir à sa clemence, nous en auons plusieurs
naifs exemples, au temps de sa domination, lors que toutes
choses estants reduites en sa main, il n'auoit plus à se feindre.
Caius Memmius auoit escrit contre luy des oraisons tres-poignantes,
ausquelles il auoit bien aigrement respondu: si ne laissa-il bien
tost apres d'ayder à le faire Consul. Caius Caluus qui auoit faict4
plusieurs epigrammes iniurieux contre luy, ayant employé de ses
amis pour le reconcilier, Cæsar se conuia luy-mesme à luy escrire
642 le premier. Et nostre bon Catulle, qui l'auoit testonné si rudement
sous le nom de Mamurra, s'en estant venu excuser à luy,
il le fit ce iour mesme soupper à sa table. Ayant esté aduerty
d'aucuns qui parloient mal de luy, il n'en fit autre chose, que declarer
en vne sienne harangue publique, qu'il en estoit aduerty.
Il craignoit encore moins ses ennemis, qu'il ne les haissoit. Aucunes
coniurations et assemblees, qu'on faisoit contre sa vie, luy
ayants esté descouuertes, il se contenta de publier par edit qu'elles
luy estoient cognuës, sans autrement en poursuyure les autheurs.
Quant au respect qu'il auoit à ses amis: Caius Oppius voyageant1
auec luy, et se trouuant mal, il luy quitta vn seul logis qu'il y
auoit, et coucha toute la nuict sur la dure et au descouuert. Quant
à sa iustice, il fit mourir vn sien seruiteur, qu'il aimoit singulierement,
pour auoir couché auecques la femme d'vn cheualier Romain,
quoy que personne ne s'en plaignist. Iamais homme n'apporta,
ny plus de moderation en sa victoire, ny plus de resolution
en sa fortune contraire.   Mais toutes ces belles inclinations furent
alterées et estouffées, par cette furieuse passion ambitieuse: à
laquelle il se laissa si fort emporter, qu'on peut aisément maintenir,
qu'elle tenoit le timon et le gouuernail de toutes ses actions.2
D'vn homme liberal, elle en rendit vn voleur publique, pour fournir
à cette profusion et largesse, et luy fit dire ce vilain et tres-iniuste
mot, que si les plus meschans et perdus hommes du monde,
luy auoyent esté fidelles, au seruice de son agrandissement, il les
cheriroit et auanceroit de son pouuoir, aussi bien que les plus
gens de bien: l'enyura d'vne vanité si extreme, qu'il osoit se
vanter en presence de ses concitoyens, d'auoir rendu cette grande
Republique Romaine, vn nom sans forme et sans corps: et dire
que ses responces deuoyent meshuy seruir de loix: et receuoir
assis, le corps du Senat venant vers luy: et souffrir qu'on l'adorast,3
et qu'on luy fist en sa presence des honneurs diuins. Somme,
ce seul vice, à mon aduis, perdit en luy le plus beau, et le plus
riche naturel qui fut onques: et a rendu sa memoire abominable
à tous les gens de bien, pour auoir voulu chercher sa gloire de la
ruyne de son païs, et subuersion de la plus puissante, et fleurissante
chose publique que le monde verra iamais. Il se pourroit
bien au contraire, trouuer plusieurs exemples de grands personnages,
ausquels la volupté a faict oublier la conduicte de leurs affaires,
comme Marcus Antonius, et autres: mais où l'amour et
l'ambition seroient en esgale balance, et viendroient à se choquer4
de forces pareilles, ie ne fay aucun doubte, que ceste-cy ne gaignast
le prix de la maistrise.   Or pour me remettre sur mes brisées,
644 c'est beaucoup de pouuoir brider nos appetits, par le discours
de la raison, ou de forcer nos membres, par violence, à se
tenir en leur deuoir. Mais de nous fouëtter pour l'interest de nos
voisins, de non seulement nous deffaire de cette douce passion, qui
nous chatouïlle, du plaisir que nous sentons de nous voir aggreables
à autruy, et aymez et recherchez d'vn chascun: mais encore de
prendre en haine, et à contre-cœur nos graces, qui en sont cause,
et condamner nostre beauté, par ce que quelque autre s'en eschauffe,
ie n'en ay veu guere d'exemples: cestuy-cy en est. Spurina
ieune homme de la Toscane,1

Qualis gemma micat, fuluum quæ diuidit aurum,
Aut collo decus aut capiti, vel quale per artem
Inclusum buxo aut Oricia terebintho
Lucet ebur,

estant doüé d'vne singuliere beauté, et si excessiue, que les yeux
plus continents, ne pouuoient en souffrir l'esclat continemment, ne
se contentant point de laisser sans secours tant de fiéure et de feu,
qu'il alloit attisant par tout, entra en furieux despit contre soy-mesmes,
et contre ces riches presens, que Nature luy auoit faits:
comme si on se deuoit prendre à eux, de la faute d'autruy: et détailla,2
et troubla à force de playes, qu'il se fit à escient, et de cicatrices,
la parfaicte proportion et ordonnance que Nature auoit si
curieusement obseruée en son visage.   Pour en dire mon aduis:
i'admire telles actions, plus que ie ne les honnore. Ces excez sont
ennemis de mes regles. Le dessein en fut beau, et conscientieux:
mais, à mon aduis, vn peu manque de prudence. Quoy? si sa laideur
seruit depuis à en ietter d'autres au peché de mespris et de
haine, ou d'enuie, pour la gloire d'vne si rare recommandation:
ou de calomnie, interpretant cette humeur, à vne forcenée ambition.
Y a-il quelque forme, de laquelle le vice ne tire, s'il veult,3
occasion à s'exercer en quelque maniere? Il estoit plus iuste, et
aussi plus glorieux, qu'il fist de ces dons de Dieu, vn subiect de
vertu exemplaire, et de reglement.   Ceux, qui se desrobent aux
offices communs, et à ce nombre infini de regles espineuses, à tant
de visages, qui lient vn homme d'exacte preud'hommie, en la vie
ciuile: font, à mon gré, vne belle espargne: quelque pointe d'aspreté
peculiere qu'ils s'enioignent. C'est aucunement mourir, pour
fuir la peine de bien viure. Ils peuuent auoir autre prix, mais le
646 prix de la difficulté, il ne m'a iamais semblé qu'ils l'eussent. Ny
qu'en malaisance, il y ait rien audelà, de se tenir droit emmy les
flots de la presse du monde, respondant et satisfaisant loyalement
à touts les membres de sa charge. Il est à l'aduenture plus facile,
de se passer nettement de tout le sexe, que de se maintenir deuëment
de tout poinct, en la compagnie de sa femme. Et a l'on dequoy
couler plus incurieusement, en la pauureté, qu'en l'abondance,
iustement dispensée. L'vsage, conduit selon raison, a plus
d'aspreté, que n'a l'abstinence. La moderation est vertu bien plus
affaireuse, que n'est la souffrance. Le bien viure du ieune Scipion,1
a mille façons. Le bien viure de Diogenes, n'en a qu'vne. Ceste-cy
surpasse d'autant en innocence les vies ordinaires, comme les exquises
et accomplies la surpassent en vtilité et en force.

CHAPITRE XXXIIII.    (TRADUCTION LIV. II, CH. XXXIV.)
Obseruation sur les moyens de faire la guerre, de Iulius Cæsar.

ON recite de plusieurs chefs de guerre, qu'ils ont eu certains liures
en particuliere recommandation, comme le grand Alexandre,
Homere: Scipion Aphricain, Xenophon: Marcus Brutus, Polybius:
Charles cinquiesme, Philippe de Comines. Et dit-on de ce temps,
que Machiauel est encores ailleurs en credit. Mais le feu Mareschal
Strossy, qui auoit pris Cæsar pour sa part, auoit sans doubte
bien mieux choisi: car à la verité ce deuroit estre le breuiaire de2
tout homme de guerre, comme estant le vray et souuerain patron
de l'art militaire. Et Dieu sçait encore de quelle grace, et de quelle
beauté il a fardé cette riche matiere, d'vne façon de dire si pure,
si delicate, et si parfaicte, qu'à mon goust, il n'y a aucuns escrits
au monde, qui puissent estre comparables aux siens, en cette partie.
Ie veux icy enregistrer certains traicts particuliers et rares,
sur le faict de ses guerres, qui me sont demeurez en memoire.
Son armée estant en quelque effroy, pour le bruit qui couroit
648 des grandes forces, que menoit contre luy le Roy Iuba, au lieu de
rabattre l'opinion que ses soldats en auoyent prise, et appetisser
les moyens de son ennemy, les ayant faict assembler pour les r'asseurer
et leur donner courage, il print vne voye toute contraire à
celle que nous auons accoustumé: car il leur dit qu'ils ne se missent
plus en peine de s'enquerir des forces que menoit l'ennemy, et qu'il
en auoit eu bien certain aduertissement: et lors il leur en fit le
nombre surpassant de beaucoup, et la verité, et la renommée, qui
en couroit en son armée. Suiuant ce que conseille Cyrus en Xenophon.
D'autant que la tromperie n'est pas de tel interest, de trouuer1
les ennemis par effect plus foibles qu'on n'auoit esperé: que de les
trouuer à la verité bien forts, apres les auoir iugez foibles par
reputation.   Il accoustumoit sur tout ses soldats à obeyr simplement,
sans se mesler de contreroller, ou parler des desseins de
leur Capitaine; lesquels il ne leur communiquoit que sur le poinct
de l'execution: et prenoit plaisir s'ils en auoyent descouuert
quelque chose, de changer sur le champ d'aduis, pour les tromper:
et souuent pour cet effect ayant assigné vn logis en quelque lieu,
il passoit outre, et allongeoit la iournée, notamment s'il faisoit
mauuais temps et pluuieux.   Les Souisses, au commencement de2
ses guerres de Gaule, ayans enuoyé vers luy pour leur donner passage
au trauers des terres des Romains; estant deliberé de les
empescher par force, il leur contrefit toutesfois vn bon visage, et
print quelques iours de delay à leur faire responce, pour se seruir
de ce loisir, à assembler son armée. Ces pauures gens ne sçauoyent
pas combien il estoit excellent mesnager du temps: car il redit
maintes-fois, que c'est la plus souueraine partie d'vn capitaine, que
la science de prendre au poinct les occasions, et la diligence, qui
est en ses exploicts, à la verité, inouye et incroyable.   S'il n'estoit
pas fort conscientieux en cela, de prendre aduantage sur son3
ennemy, sous couleur d'vn traicté d'accord: il l'estoit aussi peu,
en ce qu'il ne requeroit en ses soldats autre vertu que la vaillance,
ny ne punissoit guere autres vices, que la mutination, et la desobeyssance.
Souuent apres ses victoires, il leur laschoit la bride à
toute licence, les dispensant pour quelque temps des regles de la
discipline militaire, adioustant à cela, qu'il auoit des soldats si bien
creez, que tous perfumez et musquez, ils ne laissoyent pas d'aller
furieusement au combat. De vray, il aymoit qu'ils fussent richement
650 armez, et leur faisoit porter des harnois grauez, dorez et argentez:
afin que le soing de la conseruation de leurs armes, les rendist
plus aspres à se deffendre. Parlant à eux, il les appelloit du nom
de compagnons, que nous vsons encore: ce qu'Auguste son successeur
reforma, estimant qu'il l'auoit faict pour la necessité de ses
affaires, et pour flatter le cœur de ceux qui ne le suyuoient que
volontairement:

Rheni mihi Cæsar in vndis
Dux erat: hic socius; facinus quos inquinat, æquat;

mais que cette façon estoit trop rabbaissée, pour la dignité d'vn1
Empereur et general d'armée, et remit en train de les appeller
seulement soldats.   A cette courtoisie, Cæsar mesloit toutesfois
vne grande seuerité, à les reprimer. La neufiesme legion s'estant
mutinée au pres de Plaisance, il la cassa auec ignominie, quoy que
Pompeius fust lors encore en pieds, et ne la reçeut en grace qu'auec
plusieurs supplications. Il les rappaisoit plus par authorité et
par audace, que par douceur.   Là où il parle de son passage
de la riuiere du Rhin, vers l'Allemaigne, il dit qu'estimant indigne
de l'honneur du peuple Romain, qu'il passast son armée à
nauires, il fit dresser vn pont, afin qu'il passast à pied ferme. Ce2
fut là, qu'il bastit ce pont admirable, dequoy il dechiffre particulierement
la fabrique: car il ne s'arreste si volontiers en nul
endroit de ses faits, qu'à nous representer la subtilité de ses inuentions,
en telle sorte d'ouurages de main.   I'y ay aussi remarqué
cela, qu'il fait grand cas de ses exhortations aux soldats
auant le combat: car où il veut montrer auoir esté surpris, ou
pressé, il allegue tousiours cela, qu'il n'eut pas seulement loisir de
haranguer son armée. Auant cette grande battaille contre ceux de
Tournay; Cæsar, dict-il, ayant ordonné du reste, courut soudainement,
où la fortune le porta, pour exhorter ses gens; et rencontrant3
la dixiesme legion, il n'eut loisir de leur dire, sinon, qu'ils
eussent souuenance de leur vertu accoustumée, qu'ils ne s'estonnassent
point, et soustinsent hardiment l'effort des aduersaires:
et par ce que l'ennemy estoit des-ia approché à vn iect de traict,
il donna le signe de la battaille: et de là estant passé soudainement
ailleurs pour en encourager d'autres, il trouua qu'ils estoyent
des-ia aux prises: voyla ce qu'il en dit en ce lieu là. De vray, sa
langue luy a faict en plusieurs lieux de bien notables seruices, et
estoit de son temps mesme, son eloquence militaire en telle recommendation,
que plusieurs en son armée recueilloyent ses harangues:4
et par ce moyen, il en fut assemblé des volumes, qui ont
duré long temps apres luy. Son parler auoit des graces particulieres;
652 si que ses familiers, et entre autres Auguste, oyant reciter
ce qui en auoit esté recueilly, recognoissoit iusques aux phrases,
et aux mots, ce qui n'estoit pas du sien.   La premiere fois qu'il
sortit de Rome, auec charge publique, il arriua en huict iours à la
riuiere du Rhone, ayant dans son coche deuant luy vn secretaire
ou deux qui escriuoyent sans cesse, et derriere luy, celuy qui portoit
son espée. Et certes quand on ne feroit qu'aller, à peine pourroit-on
atteindre à cette promptitude, dequoy tousiours victorieux
ayant laissé la Gaule, et suiuant Pompeius à Brindes, il subiuga
l'Italie en dix huict iours; reuint de Brindes à Rome; de Rome il1
s'en alla au fin fond de l'Espaigne; où il passa des difficultez extremes,
en la guerre contre Affranius et Petreius, et au long siege
de Marseille: de là il s'en retourna en la Macedoine, battit l'armée
Romaine à Pharsale; passa de là, suiuant Pompeius, en Ægypte,
laquelle il subiuga; d'Ægypte il vint en Syrie, et au pays de Pont,
où il combattit Pharnaces; de là en Afrique, où il deffit Scipion et
Iuba; et rebroussa encore par l'Italie en Espaigne, où il deffit les
enfans de Pompeius.

Ocior et cœli flammis et tigride fœta.

Ac veluti montis saxum de vertice præceps2
Cùm ruit auulsum vento, seu turbidus imber
Proluit, aut annis soluit sublapsa vetustas,
Fertur in abruptum magno mons improbus actu,
Exultátque solo, siluas, armenta, virósque,
Inuoluens secum.
Parlant du siege d'Auaricum, il dit, que c'estoit sa coustume,
de se tenir nuict et iour pres des ouuriers, qu'il auoit en besoigne.
En toutes entreprises de consequence, il faisoit tousiours la descouuerte
luy mesme, et ne passa iamais son armée en lieu, qu'il
n'eust premierement recognu. Et si nous croyons Suetone; quand3
il fit l'entreprise de traietter en Angleterre, il fut le premier à sonder
le gué.   Il auoit accoustumé de dire, qu'il aimoit mieux la
victoire qui se conduisoit par conseil que par force. Et en la guerre
contre Petreius et Afranius, la Fortune luy presentant vne bien
apparante occasion d'aduantage; il la refusa, dit-il, esperant auec
vn peu plus de longueur, mais moins de hazard, venir à bout de
ses ennemis. Il fit aussi là vn merueilleux traict, de commander à
tout son ost, de passer à nage la riuiere sans aucune necessité,

Rapuitque ruens in prælia miles,
Quod fugiens timuisset iter: mox vda receptis4
654 Membra fouent armis, gelidósque a gurgite, cursu
Restituunt artus.
Ie le trouue vn peu plus retenu et consideré en ses entreprinses,
qu'Alexandre: car cettuy-cy semble rechercher et courir à force
les dangers, comme vn impetueux torrent, qui choque et attaque
sans discretion et sans chois, tout ce qu'il rencontre.

Sic tauriformis voluitur Aufidus,
Qui regna Dauni perfluit Appuli
Dum sæuit, horrendámque cultis
Diluuiem meditatur agris.1

Aussi estoit-il embesongné en la fleur et premiere chaleur de son
aage; là où Cæsar s'y print estant desia meur et bien auancé.
Outre ce, qu'Alexandre estoit d'vne temperature plus sanguine,
cholere, et ardente: et si esmouuoit encore cette humeur par le
vin, duquel Cæsar estoit tres-abstinent.   Mais où les occasions de
la necessité se presentoyent, et où la chose le requeroit, il ne fut
iamais homme faisant meilleur marché de sa personne. Quant à
moy, il me semble lire en plusieurs de ses exploicts, vne certaine
resolution de se perdre, pour fuyr la honte d'estre vaincu. En cette
grande battaille qu'il eut contre ceux de Tournay, il courut se presenter2
à la teste des ennemis, sans bouclier, comme il se trouua,
voyant la pointe de son armée s'esbranler: ce qui luy est aduenu
plusieurs autres fois. Oyant dire que ses gens estoyent assiegez, il
passa desguisé au trauers l'armée ennemie, pour les aller fortifier
de sa presence. Ayant trauersé à Dirrachium, auec bien petites
forces, et voyant que le reste de son armée qu'il auoit laissée à
conduire à Antonius, tardoit à le suiure, il entreprit luy seul de
repasser la mer par vne tres-grande tormente: et se desroba, pour
aller reprendre le reste de ses forces; les ports de delà, et toute la
mer estant saisie par Pompeius. Et quant aux entreprises qu'il a3
faictes à main armée, il y en a plusieurs, qui surpassent en hazard
tout discours de raison militaire: car auec combien foibles moyens,
entreprint-il de subiuger le Royaume d'Ægypte: et depuis d'aller
attaquer les forces de Scipion et de Iuba, de dix parts plus grandes
que les siennes? Ces gens là ont eu ie ne sçay quelle plus qu'humaine
confiance de leur fortune: et disoit-il, qu'il falloit executer,
non pas consulter les hautes entreprises. Apres la battaille de Pharsale,
comme il eust enuoyé son armée deuant en Asie, et passast
auec vn seul vaisseau, le destroit de l'Hellespont, il rencontra en mer
656 Lucius Cassius, auec dix gros nauires de guerre: il eut le courage
non seulement de l'attendre, mais de tirer droit vers luy, et le sommer
de se rendre: et en vint à bout.   Ayant entrepris ce furieux
siege d'Alexia, où il y auoit quatre vingts mille hommes de deffence,
toute la Gaule s'estant esleuée pour luy courre sus, et leuer le
siege, et dressé vn' armée de cent neuf mille cheuaux, et de deux
cens quarante mille hommes de pied, quelle hardiesse et maniacle
confiance fut-ce, de n'en vouloir abandonner son entreprise, et se
resoudre à deux si grandes difficultez ensemble? Lesquelles toutesfois
il soustint: et apres auoir gaigné cette grande battaille contre1
ceux de dehors, rengea bien tost à sa mercy ceux qu'il tenoit enfermez.
Il en aduint autant à Lucullus, au siege de Tigranocerta
contre le Roy Tigranes, mais d'vne condition dispareille, veu la
mollesse des ennemis, à qui Lucullus auoit affaire.   Ie veux icy
remarquer deux rares euenemens et extraordinaires, sur le faict
de ce siege d'Alexia, l'vn, que les Gaulois s'assemblans pour venir
trouuer là Cæsar, ayans faict denombrement de toutes leurs forces,
resolurent en leur conseil, de retrancher vne bonne partie de cette
grande multitude, de peur qu'ils n'en tombassent en confusion.
Cet exemple est nouueau, de craindre à estre trop: mais à le bien2
prendre, il est vray-semblable, que le corps d'vne armée doit auoir
vne grandeur moderée, et reglée à certaines bornes, soit pour la
difficulté de la nourrir, soit pour la difficulté de la conduire et
tenir en ordre. Aumoins seroit il bien aisé à verifier par exemple,
que ces armées monstrueuses en nombre, n'ont guere rien fait qui
vaille. Suiuant le dire de Cyrus en Xenophon, ce n'est pas le nombre
des hommes, ains le nombre des bons hommes, qui faict l'aduantage:
le demeurant servant plus de destourbier que de secours.
Et Baiazet print le principal fondement à sa resolution, de liurer
iournée à Tamburlan, contre l'aduis de tous ses Capitaines, sur ce,3
que le nombre innombrable des hommes de son ennemy luy donnoit
certaine esperance de confusion. Scanderbech bon iuge et tres
expert, auoit accoustumé de dire, que dix ou douze mille combattans
fideles, deuoient baster à vn suffisant chef de guerre, pour
garantir sa reputation en toute sorte de besoing militaire. L'autre
poinct, qui semble estre contraire, et à l'vsage, et à la raison de
la guerre, c'est que Vercingentorix, qui estoit nommé chef et general
de toutes les parties des Gaules, reuoltées, print party de s'aller
enfermer dans Alexia. Car celuy qui commande à tout vn pays ne
se doit iamais engager qu'au cas de cette extremité, qu'il y allast4
de sa derniere place, et qu'il n'y eust rien plus à esperer qu'en la
deffence d'icelle. Autrement il se doit tenir libre, pour auoir moyen
658 de prouuoir en general à toutes les parties de son gouuernement.
Pour reuenir à Cæsar, il deuint auec le temps vn peu plus tardif
et plus consideré, comme tesmoigne son familier Oppius: estimant,
qu'il ne deuoit aisément hazarder l'honneur de tant de victoires,
lequel, vne seule defortune luy pourroit faire perdre. C'est
ce que disent les Italiens, quand ils veulent reprocher cette hardiesse
temeraire, qui se void aux ieunes gens, les nommants necessiteux
d'honneur, bisognosi d'honore: et qu'estans encore en
cette grande faim et disette de reputation, ils ont raison de la chercher
à quelque prix que ce soit: ce que ne doiuent pas faire ceux1
qui en ont desia acquis à suffisance. Il y peut auoir quelque iuste
moderation en ce desir de gloire, et quelque sacieté en cet appetit
comme aux autres: assez de gens le pratiquent ainsin.   Il estoit
bien esloigné de cette religion des anciens Romains, qui ne se vouloyent
preualoir en leurs guerres, que de la vertu simple et nayfue.
Mais encore y apportoit il plus de conscience que nous ne ferions à
cette heure, et n'approuuoit pas toutes sortes de moyens, pour
acquerir la victoire. En la guerre contre Ariouistus, estant à parlementer
auec luy, il y suruint quelque remuement entre les deux
armées, qui commença par la faute des gens de cheual d'Ariouistus.2
Sur ce tumulte, Cæsar se trouua auoir fort grand aduantage
sur ses ennemis, toutes-fois il ne s'en voulut point preualoir, de
peur qu'on luy peust reprocher d'y auoir procedé de mauuaise foy.
Il auoit accoustumé de porter vn accoustrement riche au combat,
et de couleur esclatante, pour se faire remarquer.   Il tenoit
la bride plus estroite à ses soldats, et les tenoit plus de court
estants pres des ennemis.   Quand les anciens Grecs vouloient accuser
quelqu'vn d'extreme insuffisance, ils disoyent en commun
prouerbe, qu'il ne sçauoit ny lire ny nager: il auoit cette mesme
opinion, que la science de nager estoit tres-vtile à la guerre, et en3
tira plusieurs commoditez: s'il auoit à faire diligence, il franchissoit
ordinairement à nage les riuieres qu'il rencontroit: car
il aymoit à voyager à pied, comme le grand Alexandre. En Ægypte,
ayant esté forcé pour se sauuer, de se mettre dans vn petit batteau,
et tant de gens s'y estants lancez quant et luy, qu'il estoit
en danger d'aller à fons, il ayma mieux se ietter en la mer, et gaigna
sa flotte à nage, qui estoit plus de deux cents pas au delà,
660 tenant en sa main gauche ses tablettes hors de l'eau, et trainant à
belles dents sa cotte d'armes, afin que l'ennemy n'en iouyst, estant
desia bien auancé sur l'aage.   Iamais chef de guerre n'eut tant
de creance sur ses soldats. Au commencement de ses guerres
ciuiles, les centeniers luy offrirent de soudoyer chacun sur sa
bourse, vn homme d'armes, et les gens de pied, de le seruir à leurs
despens: ceux qui estoyent plus aysez, entreprenants encore à deffrayer
les plus necessiteux. Feu Monsieur l'Admiral de Chastillon
nous fit veoir dernierement vn pareil cas en noz guerres ciuiles:
car les François de son armée, fournissoient de leurs bourses au1
payement des estrangers, qui l'accompagnoient. Il ne se trouueroit
guere d'exemples d'affection si ardente et si preste, parmy
ceux qui marchent dans le vieux train, soubs l'ancienne police des
loix. La passion nous commande bien plus viuement que la raison.
Il est pourtant aduenu en la guerre contre Annibal, qu'à
l'exemple de la liberalité du peuple Romain en la ville, les gendarmes
et Capitaines refuserent leur paye; et appelloit on au camp
de Marcellus, mercenaires, ceux qui en prenoient. Ayant eu du pire
aupres de Dyrrachium, ses soldats se vindrent d'eux mesmes offrir
à estre chastiez et punis, de façon qu'il eut plus à les consoler qu'à2
les tancer. Vne sienne seule cohorte, soustint quatre legions de
Pompeius plus de quatre heures, iusques à ce qu'elle fut quasi
toute deffaicte à coups de trait, et se trouua dans la tranchée, cent
trente mille flesches. Vn soldat nommé Scæua, qui commandoit à
l'vne des entrées, s'y maintint inuincible ayant vn œil creué, vne
espaule et vne cuisse percées, et son escu faucé en deux cens trente
lieux. Il est aduenu à plusieurs de ses soldats pris prisonniers,
d'accepter plustost la mort, que de vouloir promettre de prendre
autre party. Granius Petronius, pris par Scipion en Affrique, Scipion
apres auoir faict mourir ses compagnons, luy manda qu'il luy3
donnoit la vie, car il estoit homme de reng et questeur: Petronius
respondit que les soldats de Cæsar auoyent accoustumé de donner
la vie aux autres, non la receuoir; et se tua tout soudain de sa
main propre.   Il y a infinis exemples de leur fidelité: il ne faut
pas oublier le traict de ceux qui furent assiegez à Salone, ville partizane
pour Cæsar contre Pompeius, pour vn rare accident qui y
aduint. Marcus Octauius les tenoit assiegez; ceux de dedans estans
reduits en extreme necessité de toutes choses, en maniere que pour
suppleer au deffaut qu'ils auoyent d'hommes, la plus part d'entre
662 eux y estans morts et blessez, ils auoyent mis en liberté tous leurs
esclaues, et pour le seruice de leurs engins auoient esté contraints
de coupper les cheueux de toutes les femmes, affin d'en faire des
cordes; outre vne merueilleuse disette de viures; et ce neantmoins
resolus de iamais ne se rendre. Apres auoir trainé ce siege en
grande longueur, d'où Octauius estoit deuenu plus nonchalant, et
moins attentif à son entreprinse, ils choisirent vn iour sur le midy,
et comme ils eurent rangé les femmes et les enfans sur leurs murailles,
pour faire bonne mine, sortirent en telle furie, sur les
assiegeans, qu'ayants enfoncé le premier, le second, et tiers corps1
de garde, et le quatriesme, et puis le reste, et ayants faict du
tout abandonner les tranchées, les chasserent iusques dans les nauires:
et Octauius mesmes se sauua à Dyrrachium, où estoit Pompeius.
Ie n'ay point memoire pour cett' heure, d'auoir veu aucun
autre exemple, où les assiegez battent en gros les assiegeans, et
gaignent la maistrise de la campaigne; ny qu'vne sortie ait tiré
en consequence, vne pure et entiere victoire de battaille.

CHAPITRE XXXV.    (TRADUCTION LIV. II, CH. XXXV.)
De trois bonnes femmes.

IL n'en est pas à douzaines, comme chacun sçait; et notamment
aux deuoirs de mariage: car c'est vn marché plein de tant d'espineuses
circonstances, qu'il est malaisé que la volonté d'vne femme,2
s'y maintienne entiere long temps. Les hommes, quoy qu'ils y
soyent auec vn peu meilleure condition, y ont trop affaire. La
touche d'vn bon mariage, et sa vraye preuue, regarde le temps que
la societé dure; si elle a esté constamment douce, loyalle, et commode.
En nostre siecle, elles reseruent plus communément, à
estaller leurs bons offices, et la vehemence de leur affection, enuers
leurs maris perdus: cherchent au moins lors, à donner tesmoignage
de leur bonne volonté. Tardif tesmoignage, et hors de
saison. Elles preuuent plustost par là, qu'elles ne les ayment que
664 morts. La vie est pleine de combustion, le trespas d'amour, et de
courtoisie. Comme les peres cachent l'affection enuers leurs enfans,
elles volontiers de mesmes, cachent la leur enuers le mary, pour
maintenir vn honneste respect. Ce mystere n'est pas de mon goust.
Elles ont beau s'escheueler et s'esgratigner; ie m'en vois à l'oreille
d'vne femme de chambre, et d'vn secretaire: comment estoient-ils,
Comment ont-ils vescu ensemble? il me souuient tousiours de ce
bon mot, iactantius mœrent, quæ minus dolent. Leur rechigner est
odieux aux viuans, et vain aux morts. Nous dispenserons volontiers
qu'on rie apres, pourueu qu'on nous rie pendant la vie. Est-ce1
pas de quoy resusciter de despit: qui m'aura craché au nez pendant
que i'estoy, me vienne frotter les pieds, quand ie ne suis plus?
S'il y a quelque honneur à pleurer les maris, il n'appartient qu'à
celles qui leur ont ry: celles qui ont pleuré en la vie, qu'elles rient
en la mort, au dehors comme au dedans. Aussi, ne regardez pas à
ces yeux moites, et à cette piteuse voix: regardez ce port, ce teinct,
et l'embonpoinct de ces iouës, soubs ces grands voiles: c'est par
là qu'elle parle François. Il en est peu, de qui la santé n'aille en
amendant, qualité qui ne sçait pas mentir. Cette ceremonieuse
contenance ne regarde pas tant derriere soy, que deuant; c'est2
acquest, plus que payement. En mon enfance, vne honneste et
tresbelle dame, qui vit encores, vefue d'vn Prince, auoit ie ne sçay
quoy plus en sa parure, qu'il n'est permis par les loix de nostre
vefuage: à ceux qui le luy reprochoient: C'est, disoit elle, que ie
ne practique plus de nouuelles amitiez, et suis hors de volonté de
me remarier.   Pour ne disconuenir du tout à nostre vsage, i'ay
icy choisi trois femmes, qui ont aussi employé l'effort de leur
bonté, et affection, autour la mort de leurs maris. Ce sont pourtant
exemples vn peu autres, et si pressans, qu'ils tirent hardiment la
vie en consequence.   Pline le ieune auoit pres d'vne sienne maison3
en Italie, vn voisin merueilleusement tourmenté de quelques vlceres,
qui luy estoient suruenues és parties honteuses. Sa femme le
voyant si longuement languir, le pria de permettre, qu'elle veist à
loisir et de pres l'estat de son mal, et qu'elle luy diroit plus franchement
qu'aucun autre ce qu'il auoit à en esperer. Apres auoir
666 obtenu cela de luy, et l'auoir curieusement consideré, elle trouua
qu'il estoit impossible, qu'il en peust guerir, et que tout ce qu'il
auoit à attendre, c'estoit de trainer fort long temps vne vie douloureuse
et languissante: si luy conseilla pour le plus seur et souuerain
remede, de se tuer. Et le trouuant vn peu mol, à vne si rude entreprise:
Ne pense point, luy dit-elle, mon amy, que les douleurs que
ie te voy souffrir ne me touchent autant qu'à toy, et que pour m'en
deliurer, ie ne me vueille seruir moy-mesme, de cette medecine
que ie t'ordonne. Ie te veux accompagner à la guerison, comme
i'ay faict à la maladie: oste cette crainte, et pense que nous n'aurons1
que plaisir en ce passage, qui nous doit deliurer de tels tourmens:
nous nous en irons heureusement ensemble. Cela dit, et ayant
rechauffé le courage de son mary, elle resolut qu'ils se precipiteroient
en la mer, par vne fenestre de leur logis, qui y respondoit. Et
pour maintenir iusques à sa fin, cette loyale et vehemente affection,
dequoy elle l'auoit embrassé pendant sa vie, elle voulut encore qu'il
mourust entre ses bras; mais de peur qu'ils ne luy faillissent, et
que les estraintes de ses enlassemens, ne vinssent à se relascher par
la cheute et la crainte, elle se fit lier et attacher bien estroitement
auec luy, par le faux du corps; et abandonna ainsi sa vie, pour le2
repos de celle de son mary. Celle-là estoit de bas lieu; et parmy
telle condition de gens, il n'est pas si nouueau d'y voir quelque
traict de rare bonté,

Extrema per illos
Iustitia excedens terris vestigia fecit.
Les autres deux sont nobles et riches, où les exemples de vertu
se logent rarement.   Arria femme de Cecinna Pætus, personnage
consulaire, fut mere d'vne autre Arria femme de Thrasea Pætus,
celuy duquel la vertu fut tant renommée du temps de Neron; et
par le moyen de ce gendre, mere-grand de Fannia; car la ressemblance3
des noms de ces hommes et femmes, et de leurs fortunes,
en a fait mesconter plusieurs. Cette premiere Arria, Cecinna
Pætus, son mary, ayant esté prins prisonnier par les gens de l'Empereur
Claudius, apres la deffaicte de Scribonianus, duquel il auoit
suiuy le party: supplia ceux qui l'emmenoient prisonnier à Rome,
de la receuoir dans leur nauire, où elle leur seroit de beaucoup
moins de despence et d'incommodité, qu'vn nombre de personnes,
qu'il leur faudroit, pour le seruice de son mary: et qu'elle seule
fourniroit à sa chambre, à sa cuisine, et à tous autres offices. Ils
l'en refuserent: et elle s'estant iettée dans vn batteau de pescheur,4
qu'elle loua sur le champ, le suyuit en cette sorte depuis la Sclauonie.
Comme ils furent à Rome, vn iour, en presence de l'Empereur,
Iunia vefue de Scribonianus, s'estant accostée d'elle familierement,
pour la societé de leurs fortunes, elle la repoussa
668 rudement auec ces parolles: Moy, dit-elle, que ie parle à toy, ny
que ie t'escoute, à toy, au giron de laquelle Scribonianus fut tué,
et tu vis encores? Ces paroles, auec plusieurs autres signes, firent
sentir à ses parents, qu'elle estoit pour se deffaire elle mesme, impatiente
de supporter la fortune de son mary. Et Thrasea son
gendre, la suppliant sur ce propos de ne se vouloir perdre, et luy
disant ainsi: Quoy? si ie courois pareille fortune à celle de Cecinna,
voudriez vous que ma femme vostre fille en fist de mesme?
Comment donc? si ie le voudrois, respondit-elle: ouy, ouy, ie le
voudrois, si elle auoit vescu aussi long temps, et d'aussi bon accord1
auec toy, que i'ay faict auec mon mary. Ces responces augmentoient
le soing, qu'on auoit d'elle, et faisoient qu'on regardoit de
plus pres à ses deportemens. Vn iour apres auoir dict à ceux qui
la gardoient, Vous auez beau faire, vous me pouuez bien faire plus
mal mourir, mais de me garder de mourir, vous ne sçauriez:
s'eslançant furieusement d'vne chaire, où elle estoit assise, elle
s'alla de toute sa force chocquer la teste contre la paroy voisine:
duquel coup, estant cheute de son long esuanouye, et fort blessée
apres qu'on l'eut à toute peine faite reuenir: Ie vous disois
bien, dit-elle, que si vous me refusiez quelque façon aisée de me2
tuer, i'en choisirois quelque autre pour mal-aisée qu'elle fust. La
fin d'vne si admirable vertu fut telle: Son mary Pætus, n'ayant
pas le cœur assez ferme de soy-mesme, pour se donner la mort, à
laquelle la cruauté de l'Empereur le rengeoit; vn iour entre autres,
apres auoir premierement employé les discours et enhortements,
propres au conseil, qu'elle luy donnoit à ce faire, elle print le
poignart, que son mary portoit: et le tenant traict en sa main,
pour la conclusion de son exhortation; Fais ainsi Pætus, luy
dit-elle. Et en mesme instant, s'en estant donné vn coup mortel
dans l'estomach, et puis l'arrachant de sa playe, elle le luy presenta,3
finissant quant et quant sa vie: auec cette noble, genereuse,
et immortelle parole, Pæte non dolet. Elle n'eust loisir que de dire
ces trois parolles d'vne si belle substance; Tien Pætus, il ne m'a
point faict mal.

Casta suo gladium cùm traderet Arria Pæto,
Quem de visceribus traxerat ipsa suis:
Si qua fides, vulnus quod feci, non dolet, inquit,
Sed quod tu facies, id mihi Pæte dolet.

Il est bien plus vif en son naturel, et d'vn sens plus riche: car
et la playe, et la mort de son mary, et les siennes, tant s'en faut4
qu'elles luy poisassent, qu'elle en auoit esté la conseillere et promotrice:
mais ayant fait cette haulte et courageuse entreprinse
pour la seule commodité de son mary, elle ne regarde qu'à luy,
encore au dernier traict de sa vie, et à luy oster la crainte de la
suiure en mourant. Pætus se frappa tout soudain, de ce mesme
670 glaiue; honteux à mon aduis, d'auoir eu besoin d'vn si cher et
pretieux enseignement.   Pompeia Paulina, ieune et tres-noble
Dame Romaine, auoit espousé Seneque, en son extreme vieillesse.
Neron, son beau disciple, enuoya ses satellites vers luy, pour luy
denoncer l'ordonnance de sa mort, ce qui se faisoit en cette maniere.
Quand les Empereurs Romains de ce temps, auoyent condamné
quelque homme de qualité, ils luy mandoyent par leurs
officiers de choisir quelque mort à sa poste, et de la prendre dans
tel, ou tel delay, qu'ils luy faisoyent prescrire selon la trempe de
leur cholere, tantost plus pressé, tantost plus long, luy donnant1
terme pour disposer pendant ce temps là, de ses affaires, et quelque
fois luy ostant le moyen de ce faire, par la briefueté du temps:
et si le condamné estriuoit à leur ordonnance, ils menoyent des
gens propres à l'executer, ou luy couppant les veines des bras, et
des iambes, ou luy faisant aualler du poison par force. Mais les
personnes d'honneur, n'attendoyent pas cette necessité, et se seruoyent
de leurs propres medecins et chirurgiens à cet effect. Seneque
ouyt leur charge, d'vn visage paisible et asseuré, et apres, demanda
du papier pour faire son testament: ce que luy ayant esté refusé par
le Capitaine, il se tourne vers ses amis: Puis que ie ne puis, leur2
dit-il, vous laisser autre chose en recognoissance de ce que ie vous
doy, ie vous laisse au moins ce que i'ay de plus beau, à sçauoir
l'image de mes mœurs et de ma vie, laquelle ie vous prie conseruer
en vostre memoire: affin qu'en ce faisant, vous acqueriez la
gloire de sinceres et veritables amis. Et quant et quant, appaisant
tantost l'aigreur de la douleur, qu'il leur voyoit souffrir, par
douces paroles, tantost roidissant sa voix, pour les tancer: Où
sont, disoit-il, ces beaux preceptes de la philosophie? que sont
deuenuës les prouisions, que par tant d'années nous auons faictes,
contre les accidens de la fortune? la cruauté de Neron nous estoit3
elle incognue? que pouuions nous attendre de celuy, qui auoit tué
sa mere et son frere, sinon qu'il fist encor mourir son gouuerneur,
qui l'a nourry et esleué? Apres auoir dit ces paroles en commun, il
se destourne à sa femme, et l'embrassant estroittement, comme
par la pesanteur de la douleur elle deffailloit de cœur et de forces;
la pria de porter vn peu plus patiemment cet accident, pour l'amour
de luy; et que l'heure estoit venue, où il auoit à montrer, non
plus par discours et par disputes, mais par effect, le fruict qu'il
auoit tiré de ses estudes: et que sans doubte il embrassoit la mort,
non seulement sans douleur, mais auecques allegresse. Parquoy4
m'amie, disoit-il, ne la deshonnore par tes larmes, affin qu'il ne
semble que tu t'aimes plus que ma reputation: appaise ta douleur,
672 et te console en la connoissance, que tu as eu de moy, et de
mes actions, conduisant le reste de ta vie, par les honnestes occupations,
ausquelles tu és addonnée. A quoy Paulina ayant vn peu
repris ses esprits, et reschauffé la magnanimité de son courage,
par vne tres-noble affection: Non Seneca, respondit-elle, ie ne
suis pas pour vous laisser sans ma compagnie en telle necessité:
ie ne veux pas que vous pensiez, que les vertueux exemples de
vostre vie, ne m'ayent encore appris à sçauoir bien mourir: et
quand le pourroy-ie ny mieux, ny plus honnestement, ny plus à
mon gré qu'auecques vous? ainsi faictes estat que ie m'en voy1
quant et vous. Lors Seneque prenant en bonne part vne si belle et
glorieuse deliberation de sa femme; et pour se deliurer aussi de la
crainte de la laisser apres sa mort, à la mercy et cruauté de ses
ennemis: Ie t'auoy, Paulina, dit-il, conseillé ce qui seruoit à conduire
plus heureusement ta vie: tu aymes donc mieux l'honneur
de la mort: vrayement ie ne te l'enuieray point: la constance et
la resolution, soyent pareilles à nostre commune fin, mais la
beauté et la gloire soit plus grande de ta part. Cela fait, on leur
couppa en mesme temps les veines des bras: mais par ce que
celles de Seneque reserrées tant par la vieillesse, que par son2
abstinence, donnoyent au sang le cours trop long et trop lasche, il
commanda qu'on luy couppast encore les veines des cuisses: et de
peur que le tourment qu'il en souffroit, n'attendrist le cœur de sa
femme, et pour se deliurer aussi soy-mesme de l'affliction, qu'il
portoit de la veoir en si piteux estat: apres auoir tres-amoureusement
pris congé d'elle, il la pria de permettre qu'on l'emportast
en la chambre voisine, comme on feit. Mais toutes ces incisions
estans encore insuffisantes pour le faire mourir, il commanda à
Statius Anneus son medecin, de luy donner vn breuuage de poison;
qui n'eut guere non plus d'effect: car par la foiblesse et froideur3
des membres, elle ne peut arriuer iusques au cœur. Par ainsin on
luy fit en outre apprester vn baing fort chauld: et lors sentant sa
fin prochaine, autant qu'il eut d'halene, il continua des discours
tres-excellens sur le subiect de l'estat où il se trouuoit, que ses
secretaires recueillirent tant qu'ils peurent ouyr sa voix; et demeurerent
ses parolles dernieres long temps depuis en credit et honneur,
és mains des hommes: ce nous est vne bien fascheuse perte,
qu'elles ne soyent venues iusques à nous. Comme il sentit les derniers
traicts de la mort, prenant de l'eau du baing toute sanglante,
il en arrousa sa teste, en disant; Ie vouë cette eau à Iuppiter le4
liberateur. Neron aduerty de tout cecy, craignant que la mort de
Paulina, qui estoit des mieux apparentées dames Romaines, et
enuers laquelle il n'auoit nulles particulieres inimitiez, luy vinst à
reproche; renuoya en toute diligence luy faire r'atacher ses playes:
ce que ses gens d'elle, firent sans son sçeu, estant desia demy
morte, et sans aucun sentiment. Et ce que contre son dessein, elle
674 vesquit depuis, ce fut tres-honnorablement, et comme il appartenoit
à sa vertu, montrant par la couleur blesme de son visage,
combien elle auoit escoulé de vie par ses blessures.   Voyla mes
trois comtes tres-veritables, que ie trouue aussi plaisans et tragiques
que ceux que nous forgeons à nostre poste, pour donner
plaisir au commun: et m'estonne que ceux qui s'addonnent à cela,
ne s'auisent de choisir plustost dix mille tres-belles histoires, qui
se rencontrent dans les liures, où ils auroyent moins de peine, et
apporteroient plus de plaisir et profit. Et qui en voudroit bastir
vn corps entier et s'entretenant, il ne faudroit qu'il fournist du1
sien que la liaison, comme la soudure d'vn autre metal: et pourroit
entasser par ce moyen force veritables euenemens de toutes sortes,
les disposant et diuersifiant, selon que la beauté de l'ouurage le
requerroit, à peu pres comme Ouide a cousu et r'apiecé sa Metamorphose,
de ce grand nombre de fables diuerses.   En ce dernier
couple, cela est encore digne d'estre consideré, que Paulina
offre volontiers à quitter la vie pour l'amour de son mary, et que
son mary auoit autre-fois quitté aussi la mort pour l'amour d'elle.
Il n'y a pas pour nous grand contre-poix en cet eschange: mais
selon son humeur Stoïque, ie croy qu'il pensoit auoir autant faict2
pour elle, d'alonger sa vie en sa faueur, comme s'il fust mort pour
elle. En l'vne des lettres, qu'il escrit à Lucilius; apres qu'il luy a
fait entendre, comme la fiebure l'ayant pris à Rome, il monta soudain
en coche, pour s'en aller à vne sienne maison aux champs,
contre l'opinion de sa femme, qui le vouloit arrester; et qu'il luy
auoit respondu, que la fiebure qu'il auoit, ce n'estoit pas fiebure
du corps, mais du lieu: il suit ainsin: Elle me laissa aller me recommandant
fort ma santé. Or moy, qui sçay que ie loge sa vie en
la mienne, ie commence de pouruoir à moy, pour pouruoir à elle:
le priuilege que ma vieillesse m'auoit donné, me rendant plus3
ferme et plus resolu à plusieurs choses, ie le pers, quand il me
souuient qu'en ce vieillard, il y en a vne ieune à qui ie profite.
Puis que ie ne la puis ranger à m'aymer plus courageusement,
elle me renge à m'aymer moy mesme plus curieusement: car
il faut prester quelque chose aux honnestes affections: et par
fois, encore que les occasions nous pressent au contraire, il faut
r'appeler la vie, voire auec que tourment: il faut arrester l'ame
entre les dents, puis que la loy de viure aux gens de bien, ce n'est
pas autant qu'il leur plaist, mais autant qu'ils doiuent. Celuy qui
676 n'estime pas tant sa femme ou vn sien amy, que d'en allonger sa
vie, et qui s'opiniastre à mourir, il est trop delicat et trop mol: il
faut que l'ame se commande cela, quand l'vtilité des nostres le requiert:
il faut par fois nous prester à noz amis: et quand nous
voudrions mourir pour nous, interrompre nostre dessein pour eux.
C'est tesmoignage de grandeur de courage, de retourner en la
vie pour la consideration d'autruy, comme plusieurs excellens personnages
ont faict: et est vn traict de bonté singuliere, de conseruer
la vieillesse, (de laquelle la commodité la plus grande, c'est
la nonchalance de sa durée, et vn plus courageux et desdaigneux1
vsage de la vie,) si on sent que cet office soit doux, aggreable, et
profitable à quelqu'vn bien affectionné. Et en reçoit on vne tres-plaisante
recompense: car qu'est-il plus doux, que d'estre si cher
à sa femme, qu'en sa consideration, on en deuienne plus cher à
soy-mesme? Ainsi ma Paulina m'a chargé, non seulement sa
crainte, mais encore la mienne. Ce ne m'a pas esté assez de considerer,
combien resolument ie pourrois mourir, mais i'ay aussi
consideré, combien irresoluement elle le pourroit souffrir. Ie me
suis contrainct a viure, et c'est quelquefois magnanimité que viure.
Voyla ses mots excellens, comme est son vsage.2

11

LIVRE  SECOND.    
(Suite).


CHAPITRE VII.    (ORIGINAL LIV. II, CH. VII.)
Des récompenses honorifiques.

Les distinctions honorifiques sont éminemment propres à récompenser la valeur.—Les historiens de l'empereur Auguste remarquent que lorsqu'il s'agissait de services militaires, il avait pour règle d'être excessivement prodigue de cadeaux envers ceux qui le méritaient, tandis qu'il était bien autrement parcimonieux de récompenses purement honorifiques; peut-être était-ce parce que son oncle lui avait à lui-même décerné toutes les récompenses militaires avant qu'il eût jamais été à la guerre. C'est une belle invention, qui subsiste dans la plupart des états du monde, que d'avoir créé, pour en honorer et en récompenser la vertu, certaines distinctions s'adressant à la vanité et sans valeur par elles-mêmes, telles que couronnes de laurier, de chêne, de myrte, certains vêtements de forme particulière, le privilège de circuler en ville sur un char, ou de nuit avec des flambeaux, une place réservée dans les cérémonies publiques, la prérogative de certains surnoms, de certains titres, certaines marques dans les armoiries et autres choses analogues, variables selon les nations suivant leur tempérament, et dont l'usage dure encore.

A cet égard, l'institution des ordres de chevalerie est une conception heureuse.—Chez nous et chez certains peuples voisins, nous avons les ordres de chevalerie qui n'ont pas d'autre objet. C'est assurément une bien bonne et profitable idée que d'avoir trouvé le moyen de récompenser le mérite du petit nombre d'hommes de valeur exceptionnelle, de les contenter et de les satisfaire par des distinctions qui ne soient pas une charge pour le trésor public et ne coûtent rien au prince. C'est un fait d'expérience qui remonte aux temps anciens et que nous avons aussi pu voir jadis chez nous, que les gens de qualité se sont toujours montrés plus jaloux d'obtenir ces récompenses que celles procurant gain 13 et profit; ce qui s'explique parfaitement et rehausse considérablement le cas qu'on en fait. Si à un prix qui doit être uniquement honorifique, on attache des avantages particuliers, voire même une rémunération importante, ce mélange, au lieu de grandir l'estime en laquelle on le tient, la lui enlève et l'avilit.—L'ordre de Saint-Michel, qui a été si longtemps en crédit parmi nous, avait pour plus grand avantage de n'en conférer d'aucune sorte, ce qui faisait qu'autrefois il n'y avait pas de charge ni de situation, quelles qu'elles fussent, auxquelles la noblesse aspirât plus ardemment qu'à l'obtention de cet ordre et qui lui causassent plus de satisfaction; aucune autre qualité ne procurait plus de respect et de considération, la vertu souhaitant et recevant plus volontiers qu'aucune autre, une récompense qui est son apanage exclusif alors même qu'elle est plus glorieuse qu'utile.

Les récompenses pécuniaires s'appliquent à des services rendus de tout autre caractère.—Toutes les autres récompenses sont en effet moins honorables, d'autant qu'on en use à propos de tout: par des dons en argent se rémunèrent les services d'un valet, la diligence d'un courrier, quiconque nous charme par ses danses, ses talents en équitation, par sa parole. Tous les services en somme, même les plus vils, qu'on nous rend; tout, même le vice, est payé de cette façon: la flatterie, la trahison, celui qui favorise la débauche; par suite, il n'est pas étonnant que la vertu désire et accepte moins volontiers cette sorte de monnaie courante, que celle dont rien n'entache le caractère noble et généreux qui lui est propre et tout spécial.—Auguste avait raison d'être beaucoup plus économe de celle-ci que des autres, d'autant que l'honneur est un privilège dont la caractéristique essentielle est la rareté; c'est aussi celle de la vertu: «Pour qui ne voit pas de méchants, les bons ne sauraient exister (Martial).» On ne remarque pas un homme qui s'occupe de l'éducation de ses enfants: ce n'est pas là un titre de recommandation, si louable que ce soit, parce que c'est chose qui se rencontre communément; remarque-t-on un arbre de grande élévation, dans une forêt où tous sont de même? Je ne crois pas que jamais citoyen de Sparte se soit glorifié de sa vaillance, vertu pratiquée de tous chez ce peuple; non plus que de sa fidélité aux lois et de son mépris pour la richesse. Il n'est pas de récompense pour la vertu, si grande qu'elle soit, quand elle est dans les habitudes; je ne sais si même on donnerait cette qualification de grande, à une vertu qui se pratiquerait communément.

La vaillance est une vertu assez commune qui prime chez nous la vertu proprement dite.—Puisque ces témoignages d'honneur n'ont de prix et ne sont tenus en si haute estime que parce qu'ils sont décernés à un petit nombre, pour les anéantir il n'y a rien de tel que de les prodiguer. Quand même il y aurait aujourd'hui plus de gens que par le passé, qui mériteraient cet ordre, et je reconnais qu'il peut très bien se faire qu'il en soit 15 ainsi, car aucune vertu plus que le courage militaire n'est de nature à se répandre davantage, ce n'est pas une raison suffisante pour, en le multipliant, l'avoir laissé tomber en discrédit.—En dehors de la vaillance que je qualifie ici de vertu, employant ce mot dans son acception courante, il en existe une autre, la vertu proprement dite, qui constitue la perfection et est la seule que les philosophes reconnaissent. De nature plus élevée que la vaillance, à l'encontre de celle-ci elle s'étend à tout; elle consiste dans cette force et cette fermeté de l'âme, qui la rendent indifférente à tout événement quel qu'il soit, heureux ou malheureux, qui peut survenir; elle est toujours égale, pondérée, constante, et notre vertu par excellence n'en est qu'une très faible émanation.

Conditions dans lesquelles se décernait l'ordre de Saint-Michel; abus qui en a été fait.—Nos mœurs, notre éducation, les traditions, l'exemple, nous rendent celle-ci (la vaillance) aisée à pratiquer et font qu'elle est assez généralement répandue, ainsi qu'on peut parfaitement s'en rendre compte par ce qui se passe en ces temps de guerre civile; et si quelqu'un pouvait à cette heure ramener la concorde parmi nous et faire que les efforts de tous soient dirigés vers un même but, par elle nous verrions refleurir notre ancien renom militaire. Il est bien certain qu'aux temps passés, l'attribution de cet ordre ne visait pas cette seule vertu, il fallait plus encore: jamais il n'a été décerné à un soldat n'ayant que sa valeur, il ne l'était qu'à des chefs qui s'étaient particulièrement distingués. Savoir obéir ne suffisait pas alors pour une si honorable distinction; il fallait de plus des connaissances militaires étendues, embrassant l'ensemble et la majeure partie des branches qui constituent l'homme de guerre, «car les talents du soldat et ceux du général ne sont pas les mêmes (Tite-Live)», et, en outre, être de naissance permettant l'accès à une si haute dignité. Quoi qu'il en soit, quand même plus de gens qu'autrefois en seraient dignes, on n'eût pas dû le concéder avec tant de libéralité; mieux eût valu ne pas le donner à tous ceux qui pouvaient le mériter, que de déprécier l'institution à tout jamais, comme cela est arrivé par l'abus qui en a été fait, et se priver ainsi des services qu'elle pouvait rendre. Aucun homme de cœur ne daigne tirer avantage d'une chose qui lui est commune à lui et à beaucoup d'autres; et aujourd'hui, ceux mêmes qui ont le moins mérité de se voir attribuer cette récompense, sont ceux qui affectent le plus de la dédaigner pour se mettre sur le même rang que ceux qui l'ont bien gagnée, et auxquels on porte tort en l'avilissant par la prodigalité avec laquelle on l'octroie à des gens qui en sont indignes.

Le discrédit en lequel il est tombé, rend difficile de mettre en honneur un nouvel ordre de chevalerie.—Après avoir supprimé et aboli cet ordre, en avoir créé un autre avec l'espérance que, dès son apparition, cet autre sera tenu en considération, c'est une entreprise bien risquée en des temps aussi 17 pervertis et agités que ceux où nous vivons, et il faut s'attendre à ce que celui-ci se heurte, dès le début, aux difficultés qui ont entraîné la ruine du premier. Les conditions dans lesquelles ce dernier ordre est attribué, devraient, pour qu'il s'impose, être très sévères et rigoureusement observées; or, en cette époque troublée, il n'est pas possible de tenir la bride courte et bien ajustée; sans compter qu'avant qu'il trouve crédit, il faut qu'on ait perdu la mémoire du précédent et du mépris en lequel il est tombé.

En France, la vaillance tient le premier rang chez l'homme comme la chasteté chez la femme.—Je pourrais émettre ici quelques réflexions sur la vaillance et la différence entre cette vertu et les autres; mais c'est un sujet que Plutarque a traité à diverses reprises et je ne pourrais que rapporter ce qu'il a dit. Il y a lieu toutefois de remarquer que chez nous, nous assignons à cette vertu le premier rang, ainsi que le témoigne son nom, qui vient de valeur; et que, lorsque nous disons d'un homme qu'il a beaucoup de valeur ou que c'est un homme de bien, cela ne signifie autre chose, dans le langage de la cour et de la noblesse, sinon que c'est un homme vaillant. Les Romains l'entendaient également ainsi; chez eux, le mot vertu pris dans son acception la plus générale était synonyme de force. En France, le service militaire seul concède la noblesse; il en est la condition essentielle, exclusive. Il est vraisemblable que cette vertu qui, chez les hommes, donna la première la supériorité aux uns sur les autres, est celle qui tout d'abord les a frappés: par elle, les plus forts et les plus courageux ont dominé les plus faibles et ont acquis une réputation et un rang particuliers, ce qui lui a valu à elle-même d'avoir, dans notre langue, la place si élevée et si honorable qu'elle occupe. Il a pu encore arriver que nos ancêtres, étant d'humeur fort belliqueuse, ont donné la prééminence à cette vertu qu'ils pratiquaient journellement et l'ont désignée d'un nom en rapport avec l'estime qu'ils en faisaient. C'est un sentiment analogue à celui qui fait que, dans notre passion, dans notre fiévreuse sollicitude pour la chasteté de la femme, quand nous disons: une bonne femme, une femme de bien, une femme honorable et vertueuse, nous ne voulons pas dire autre chose qu'une femme chaste; il semble que pour les contraindre à l'observation de ce devoir, nous ne fassions aucun cas des autres et que nous n'attachions aucune importance aux fautes d'autre nature, pour en arriver à les détourner de celle-ci.

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CHAPITRE VIII.    (ORIGINAL LIV. II, CH. VIII.)
De l'affection des pères pour leurs enfants.

A Madame d'Estissac.

Comment Montaigne a été amené à écrire et à faire de lui-même le sujet de ses essais, et pourquoi il consacre ce chapitre à Madame d'Estissac.—Madame, si la singularité et la nouveauté qui, d'habitude, donnent du prix aux choses, ne me sauvent, jamais je ne sortirai à mon honneur de ma sotte entreprise; elle est si fantastique, se présente sous une forme si éloignée de ce qui se fait d'ordinaire, que peut-être cela pourra-t-il la faire admettre. C'est une humeur mélancolique, humeur par conséquent bien opposée à mon tempérament naturel, amenée par la solitude en laquelle je vis depuis quelques années, qui tout d'abord m'a mis en tête cette folie d'écrire.—Cette détermination prise, me trouvant entièrement dépourvu de documents autres que je pusse mettre en œuvre, je me suis pris moi-même comme sujet d'analyse et de discussion. Conçu dans cet ordre d'idées, extravagant et en dehors de toutes les règles conventionnelles, mon livre se trouve, par là, être unique au monde en son genre. En dehors de sa bizarrerie, un tel travail n'est guère de nature à éveiller l'attention; car, lorsque le sujet est aussi peu sérieux et si peu relevé, le meilleur ouvrier de la terre ne saurait arriver à lui donner une tournure qui lui procure du relief.—Or, Madame, ayant dessein de m'y peindre avec toute l'exactitude possible, j'aurais omis un fait d'importance, si j'avais passé sous silence l'hommage que j'ai toujours rendu à vos mérites. C'est cet hommage que j'ai voulu affirmer d'une manière particulière en tête de ce chapitre, d'autant que, parmi vos excellentes qualités, l'affection que vous avez témoignée à vos enfants tient l'un des premiers rangs. Ceux qui, sachant à quel âge M. d'Estissac votre mari vous a laissée veuve, connaîtront les grands et honorables partis, tels qu'il convient à une dame de France de votre condition, qui vous ont été offerts, la constance et la fermeté avec lesquelles, pendant tant d'années et malgré de si graves difficultés, vous avez administré et conduit les intérêts de ces enfants pour lesquels vous avez dû sans cesse aller et venir dans tous les coins de la France et qui vous absorbent encore maintenant, les heureux résultats auxquels vous êtes arrivée, uniquement par votre prudence et que d'autres attribueront à votre bonne fortune, diront certainement avec moi qu'il n'y a pas chez nous, eu ces temps-ci, d'exemple d'affection maternelle au-dessus de la 21 vôtre. Je loue Dieu, Madame, qu'elle ait abouti dans d'aussi heureuses conditions; les brillantes espérances que donne de lui M. d'Estissac votre fils sont une garantie que, lorsqu'il sera en âge, vous en aurez l'obéissance et la reconnaissance qu'on peut attendre d'un excellent fils. A cause de son jeune âge, il ne peut encore se rendre compte des soins éclairés et incessants que vous lui prodiguez; je veux que si ces lignes viennent un jour à tomber sous ses yeux, quand ma bouche sera close et ma parole éteinte, qu'il reçoive de moi le témoignage de cette vérité, qui lui sera encore plus vivement attestée par les précieux effets que, s'il plaît à Dieu, il en ressentira: qu'il n'est pas en France de gentilhomme qui doive plus à sa mère, et qu'il ne saurait, plus tard, donner une meilleure preuve de son bon cœur et de sa vertu qu'en reconnaissant ce que vous avez été.

L'affection des pères pour leurs enfants est plus grande que celle des enfants pour leurs pères.—S'il est vraiment une loi naturelle, c'est-à-dire quelque instinct qui se manifeste toujours et chez tous, bêtes et gens (quoiqu'il y en ait qui prétendent le contraire), c'est, à mon avis, l'affection que celui qui engendre porte à l'être qu'il a engendré: sentiment qui vient immédiatement après le soin que chacun prend de sa conservation et d'éviter ce qui peut lui être nuisible. La nature elle-même semble l'avoir voulu ainsi, pour que les diverses pièces dont se compose la machine qu'elle a créée, se développent et progressent; aussi n'est-ce pas étonnant que l'affection soit moins grande, quand, au rebours, elle s'exerce des enfants à l'égard des pères. A cela s'ajoute cette autre considération émise par Aristote, que celui qui fait du bien à un autre, aime mieux cet autre qu'il n'en est aimé; que celui envers lequel vous avez des obligations, vous aime mieux que vous ne l'aimez. Tout ouvrier aime plus l'œuvre dont il est l'auteur, qu'il n'en serait aimé, si cette œuvre était capable de sentiment; du reste, ce que nous avons de plus cher, c'est l'existence; et l'existence consiste à nous mouvoir et à agir: il en résulte que chacun se retrouve quelque peu dans ses œuvres. Qui donne, accomplit un acte beau et honnête; qui reçoit, fait seulement œuvre utile à lui-même; or, ce qui est utile plaît moins que ce qui est honnête. Ce qui est honnête est stable et permanent, et procure à son auteur une récompense qui se perpétue, tandis que l'utile se perd, échappe facilement, et le souvenir qui en demeure est moins agréable et moins doux. Les choses nous sont d'autant plus chères qu'elles nous ont coûté davantage, et donner a plus de prix que recevoir.

Il ne faut pas se laisser trop influencer par les penchants que l'on nomme naturels, on ne doit d'amitié aux enfants que s'ils s'en rendent dignes.—Puisqu'il a plu à Dieu de nous donner la faculté de raisonner quelque peu, afin que nous ne soyons pas, comme les bêtes, servilement assujettis aux lois qui nous sont communes à elles et à nous, et de permettre qu'en usant de notre libre arbitre nous en fassions une judicieuse application, nous devons bien nous prêter, dans une certaine limite, à 23 ce qu'édicte la nature, sans toutefois nous en laisser despotiquement imposer par elle, car seule la raison doit servir de règle à nos inclinations.—J'ai, quant à moi, extraordinairement peu de goût pour ces dispositions qui naissent en nous, auxquelles notre jugement n'a aucune part et qu'il ne ratifie pas. Par exemple, pour demeurer dans le sujet qui nous occupe, je ne puis concevoir cette passion qui fait que l'on embrasse les enfants, alors qu'ils viennent à peine de naître, qu'ils n'ont aucun mouvement d'âme, ni rien dans l'expression de leur physionomie qui leur permette de se montrer aimables; aussi n'ai-je pas souffert volontiers que les miens fussent élevés près de moi.—Une affection sincère et justifiée à leur égard devrait naître de la connaissance qu'ils nous donnent d'eux et croître avec elle pour alors, s'ils le méritent, et la disposition naturelle qui nous porte à les aimer marchant de pair avec le bon sens, en arriver à les chérir d'une affection vraiment paternelle; s'ils n'en étaient pas dignes, nous arriverions également ainsi à nous en rendre compte, écoutant toujours notre raison malgré les suggestions contraires de la nature. Fort souvent, c'est l'inverse qui a lieu: le plus généralement, nous nous sentons plus émus des trépignements, des jeux, des niaiseries puériles de nos enfants que nous ne le sommes plus tard d'actes accomplis par eux en toute connaissance; nous paraissons en cela les aimer en manière de passe-temps, comme nous ferions de guenons et comme cela ne devrait pas être pour des hommes. Il est des gens qui leur prodiguent les jouets quand ils sont enfants et qui, lorsqu'ils sont devenus grands, se montrent peu disposés à subvenir à la moindre dépense qu'ils peuvent avoir à faire. Il semble même que la jalousie de les voir faire bonne figure dans le monde et d'en jouir, quand nous-mêmes sommes sur le point de le quitter, nous rende plus parcimonieux et avares à leur endroit, et qu'il nous soit désagréable de les avoir sur nos talons comme s'ils nous pressaient de disparaître; cela ne devrait cependant pas nous émotionner à ce point ou alors il ne faut pas nous mêler d'avoir des enfants, parce qu'il est dans l'ordre des choses qu'ils ne peuvent ni exister, ni vivre, qu'aux dépens de notre existence et de notre vie à nous-mêmes.

Il faudrait partager de bonne heure ses biens avec ses enfants, cela leur permettrait de s'établir plus tôt et les préserverait de mauvaises tentations.—Je trouve qu'il y a cruauté et injustice à ne pas admettre nos enfants au partage et à la jouissance commune de nos biens, de ne pas les associer à nos affaires domestiques dès qu'ils en sont capables, et de ne rien retrancher ni réduire de nos commodités pour pourvoir aux leurs, alors que c'est pour cela que nous avons fait qu'ils sont au monde. Il n'est pas juste de voir un père vieux, cassé, demi-mort, jouir seul dans un coin de son foyer de biens qui suffiraient à placer et faire vivre plusieurs enfants auxquels, faute de leur en donner les moyens, il laisse perdre leurs meilleures années sans qu'ils aient 25 possibilité d'entrer dans les services publics et d'apprendre à connaître les hommes. Par désespoir, on les fait se jeter dans n'importe quelle voie, si mauvaise soit-elle, qui les met à même de pourvoir à leurs besoins; et c'est ce qui fait que j'ai vu, de mon temps, plusieurs jeunes gens de bonne famille avoir pris l'habitude du vol, au point que nulle correction ne pouvait les en détourner.—J'en connais un très bien apparenté auquel, sur la prière de son frère, très honnête et très brave gentilhomme, je parlais une fois à ce sujet. Il me répondit et me confessa bien franchement qu'il avait été amené à ce vilain penchant par la rigueur et l'avarice de son père, et qu'à présent, il y était tellement fait qu'il ne pouvait s'en défendre. Il venait d'être surpris volant les bagues d'une dame au lever de laquelle, avec beaucoup d'autres personnes, il avait assisté.—Cela me rappelle ce qu'on m'a conté d'un autre gentilhomme, si fait et façonné à ce beau métier qu'il avait exercé dans sa jeunesse que, devenu maître de ses biens et résolu à renoncer à cette passion du vol, il ne pouvait cependant s'empêcher, s'il venait à passer près d'une boutique où se trouvait quelque chose dont il eût besoin, de la dérober, prenant soin plus tard de l'envoyer payer. J'en ai même vu plusieurs qui, sous l'effet de cette impulsion et par habitude, volaient aux personnes de leur société des objets avec l'intention de les leur rendre.—Je suis Gascon, et cependant c'est un des vices que je comprends le moins; je le hais plus encore par tempérament que je ne le poursuis par raison; même en pensée, je ne suis porté à rien soustraire à personne. Mon pays est, à cet égard, un peu plus décrié que les autres parties de la France, je le reconnais; et pourtant nous avons vu en ces temps-ci, à différentes reprises, en d'autres provinces, sous la main de la justice, des gens de bonne maison convaincus de vols commis dans des circonstances particulièrement horribles. Je crains que cette dépravation ne soit imputable, dans une certaine mesure, à ce vice que je signale chez les pères.

Mauvaise excuse des pères qui thésaurisent pour conserver le respect de leurs enfants.—On peut me répondre comme le fit un jour un seigneur, de jugement droit, qui me disait que «s'il économisait, ce n'était pas pour un usage et un profit autres que de demeurer honoré et recherché des siens; que l'âge lui ayant ôté tout autre moyen d'action, c'était le seul qui lui restât pour conserver son autorité dans sa famille et éviter d'arriver à être méprisé et dédaigné de tout le monde». Cela peut être juste; mais ce n'est pas la vieillesse seule, c'est toute faiblesse intellectuelle qui, au dire d'Aristote, dispose à l'avarice. Quoi qu'il en soit, c'est là une raison; seulement, ce n'est qu'un remède à un mal, et c'est le mal qu'il faudrait éviter de voir se produire. Un père est bien malheureux si l'affection, en admettant que cela puisse s'appeler de ce nom, que lui portent ses enfants, dépend du besoin qu'ils ont de lui; c'est par la vertu et la capacité qu'on s'attire le respect, par la bonté et la douceur de ses mœurs qu'on se fait aimer; les 27 cendres mêmes d'une matière précieuse ont de la valeur, et il est dans nos coutumes de respecter et d'honorer les ossements et les restes des personnes qui se sont illustrées. Si caduc, si décrépit que soit, en sa vieillesse, un personnage dont la vie a été honorable, il n'en est pas moins vénérable, surtout pour ses enfants dont l'âme aura été formée au devoir par la raison et non par la nécessité ou le besoin, non plus que contrainte et forcée: «Il se trompe fort, à mon avis, celui qui croit son autorité mieux établie par la force que par l'affection (Térence).»

Trop de rigueur dans l'éducation forme des âmes serviles.—Je suis opposé à toute violence dans l'éducation d'une âme jeune, que l'on veut dresser au culte de l'honneur et de la liberté. La rigueur et la contrainte ont quelque chose de servile; et j'estime que ce que l'on ne peut obtenir par la raison, la prudence ou l'adresse, on ne l'obtiendra jamais par la force. J'ai été élevé ainsi, m'a-t-on dit, dans ma plus jeune enfance; je n'ai été fouetté que deux fois et encore avec beaucoup de ménagements. J'eusse agi de même avec mes enfants, mais tous sont morts en nourrice. Léonore, la seule fille que je n'ai pas eu le malheur de perdre dans ces conditions, a atteint l'âge de six ans et plus, sans qu'on ait employé pour la diriger et la punir de ses petites fautes d'enfant (ce en quoi, par son indulgence, sa mère se prêtait aisément), autre chose que des paroles et encore bien anodines. Si les espérances que je conçois d'elle venaient à être déçues, il est assez d'autres causes auxquelles nous pourrions nous en prendre, sans incriminer mon système d'éducation que je suis convaincu être juste et naturel. Envers des garçons, j'en aurais été encore plus fidèle observateur, parce qu'eux sont moins destinés à faire la volonté des autres et sont de condition plus libre; j'eusse aimé à développer en leur cœur l'ingénuité et la franchise. Le seul effet que j'aie constaté dans l'emploi des verges, c'est de rendre les âmes plus lâches ou de les faire s'opiniâtrer dans le mal.

Il ne faut pas se marier trop jeune; âge qui semble le mieux convenir.—Voulons-nous être aimés de nos enfants? leur ôter la tentation de souhaiter notre mort? quoique, en aucune circonstance, un si horrible souhait ne soit ni justifié, ni excusable, «Nul crime n'a sa raison d'être (Tite-Live)»: faisons-leur une vie aussi raisonnable que cela nous est possible. Pour ce faire, il ne faudrait pas nous marier tellement jeunes, que notre âge puisse être confondu avec le leur; il peut en résulter de très grands inconvénients. Je dis cela spécialement pour la noblesse qui passe son temps dans l'oisiveté et ne vit, comme on dit, que de ses rentes; car dans les autres classes de la société où l'on est obligé de travailler pour vivre, le nombre et la présence des enfants constituent une source de revenus, ce sont autant d'outils et d'instruments de travail qui concourent à enrichir.

Je me suis marié à trente-trois ans; j'admets très bien trente-cinq, âge qu'on dit avoir été indiqué par Aristote. Platon ne veut 29 pas qu'on se marie avant trente ans et se moque avec raison de ceux qui font œuvre de mariage après cinquante-cinq, déclarant leur progéniture indigne d'être élevée et de vivre. Thalès en fixe judicieusement les limites: dans sa jeunesse il répondait à sa mère qui le pressait de se marier «qu'il n'était pas encore temps»; plus tard, gagné par l'âge, «qu'il n'était plus temps». Chaque chose a son heure; ce qui ne vient pas à son moment est à écarter.—Les anciens Gaulois considéraient comme très répréhensible pour l'homme d'entrer en liaison avec la femme avant l'âge de vingt ans, et recommandaient expressément à ceux qui voulaient se consacrer au métier des armes, de conserver pendant longues années leur virginité, l'énergie s'amoindrissant et s'altérant par le contact de la femme: «Maintenant il est le mari d'une jeune femme et il est père: ce double bonheur a amolli son courage (Le Tasse).»—Muley Hassein, roi de Tunis, celui que l'empereur Charles-Quint replaça sur le trône, reprochait à la mémoire de Mahomet, son père, ses fréquentations continues des femmes, le traitant de lourdaud, d'efféminé, bon uniquement à faire des enfants.—L'histoire grecque relate que Jecus de Tarente, Crisson, Astyllus, Diopompe et autres, afin de se maintenir en bonnes conditions pour prendre part aux courses des jeux olympiques, aux exercices de la palestre et autres semblables, se privaient pendant la durée de leur entraînement de tout rapprochement avec la femme.—Dans certaines contrées des Indes espagnoles, on ne permettait aux hommes de se marier qu'après quarante ans, bien qu'on le permît aux filles à dix.—Un gentilhomme, à trente-cinq ans, n'est pas encore en âge de céder la place à un fils qui en a vingt: il n'a cessé d'être à même de supporter gaillardement les fatigues de la guerre et de faire bonne figure à la cour de son prince; et, quoique pour cela il ait besoin de toutes ses ressources, il lui est cependant d'obligation d'en faire une part pour son fils, sans toutefois s'oublier lui-même; dans ces conditions, il est naturel que lui vienne à l'idée cette réponse que les pères ont ordinairement à la bouche: «Je ne veux pas me dépouiller avant d'aller me coucher.»

Celui qu'accablent les ans et les infirmités ne devrait conserver pour lui que le nécessaire.—Mais un père accablé d'ans et d'infirmités, obligé de vivre à l'écart par son manque de force et de santé, est dans son tort et porte préjudice aux siens s'il conserve, sans en faire usage, une fortune excédant ses besoins. En ayant le moyen, il sera porté, s'il est sage, à se dépouiller, en attendant le moment de se coucher, non jusqu'à sa chemise, mais en ne conservant qu'une bonne robe de chambre bien chaude; le reste, qui ne sert qu'à une représentation dont il n'a plus que faire, il l'abandonnera de bonne grâce à ceux auxquels, par droit naturel, cela doit revenir après lui. Il est raisonnable qu'il leur en laisse l'usage, puisque la nature l'empêche d'en jouir; agir autrement c'est, sans aucun doute, faire mal et obéir à un sentiment d'envie. Le plus beau des actes de l'empereur Charles-Quint fut 31 d'avoir su, à l'instar de certains de son caractère dans l'antiquité, reconnaître que la raison elle-même nous commande de nous dépouiller quand, devenues d'un poids trop lourd pour nos épaules, nos robes nous gênent, et de nous coucher lorsque nos jambes fléchissent. Il résigna ses moyens d'action, son haut rang, sa puissance entre les mains de son fils, lorsqu'il sentit faiblir en lui la fermeté et la force qui lui étaient nécessaires pour conduire les affaires publiques avec la gloire qu'il y avait acquise: «Il n'est que temps de lâcher la bride à ton cheval devenu vieux, si tu ne veux pas qu'il devienne poussif, butte au bout de la carrière et soit un objet de risée (Horace).»

Mais peu de gens savent se retirer de la vie active quand l'âge les gagne.—Cette faute de ne pas savoir reconnaître en temps opportun l'affaiblissement et l'altération profonde que l'âge apporte naturellement à nos facultés physiques et morales, où, à mon sens, le corps et l'âme sont aussi éprouvés l'un que l'autre, si même l'âme ne l'est davantage, et de n'en pas convenir, a nui à la réputation de la plupart des grands hommes de tous les siècles et de tous les pays. J'ai vu, en ces temps-ci, et connu particulièrement des personnages de haut rang, chez lesquels on constatait aisément un amoindrissement considérable de leurs capacités d'autrefois que je connaissais par la réputation qu'ils s'étaient faite, quand ils étaient à un âge plus fortuné; j'eusse bien vivement souhaité, pour leur honneur, les voir retirés chez eux, jouissant en paix du passé, dégagés de toute fonction publique ou militaire qu'ils n'étaient plus de taille à remplir.—J'ai vécu jadis sur un pied de familiarité assez grande avec un gentilhomme veuf et fort âgé, supportant cependant assez allègrement sa vieillesse. Il avait plusieurs filles en état d'être mariées, et un fils à même de tenir sa place dans le monde; cela était pour lui une source de dépenses assez lourdes et faisait qu'il recevait beaucoup. Il y prenait peu de plaisir non seulement parce que ses goûts pour l'épargne s'en trouvaient contrariés, mais surtout parce qu'en raison de son âge, il menait un genre de vie fort différent du nôtre. Je lui dis un jour (c'était un peu hardi de ma part, mais cette liberté de langage était dans mes habitudes) que, puisque à cause de ses enfants il ne pouvait éviter la gêne que nous lui causions, il ferait bien mieux de nous céder la place, de laisser à son fils sa maison principale, la seule qui fût bien aménagée et où l'on pût loger commodément, et de se retirer dans une de ses terres, où personne ne troublerait son repos. Depuis, il m'a cru et s'en est bien trouvé.

En faisant abandon de l'usufruit de son superflu à ses enfants, un père doit se réserver la possibilité, si besoin était, de revenir sur sa décision.—Cela ne veut pas dire qu'on doive s'engager irrévocablement vis-à-vis de ses enfants, sans pouvoir se dédire par la suite. Moi, qui puis me trouver dans ce cas, je leur laisserais la jouissance de ma maison et de mes biens, mais sous réserve de revenir sur cette disposition, s'ils m'en donnaient 33 sujet. Je leur en abandonnerais l'usufruit, parce que cela me serait plus commode; et, en ce qui touche la direction générale de mes intérêts, je n'en conserverais que ce qui me plairait. J'ai toujours estimé que ce doit être une grande satisfaction pour un père, dans sa vieillesse, d'avoir initié ses enfants à la gestion de ses affaires et de pouvoir, de la sorte, pendant sa vie, juger de leur manière de faire tout en les aidant des conseils et des avis que son expérience lui suggère; remettant lui-même entre les mains de ses successeurs, avec les traditions du passé, l'honneur et la conduite de sa maison, il est à même de se confirmer par là dans les espérances qu'il a pu concevoir pour l'avenir. Aussi, je ne fuirais pas leur compagnie, afin de pouvoir les suivre de près et jouir, dans la mesure de mon âge, de leurs joies et de leurs fêtes. Si je ne vivais avec eux, ce que je ne pourrais sans les troubler par mon caractère morose conséquence de mon âge, par la gêne résultant de mes infirmités, et aussi afin de ne rien changer au genre de vie et au régime qu'à ce moment je devrais mener, je voudrais au moins vivre près d'eux, dans une partie de ma maison, non la plus en vue, mais la plus commode.—Je ne ferais pas comme ce doyen de Saint-Hilaire de Poitiers que j'ai vu, il y a quelques années, confiné dans une telle solitude par la mélancolie dont il était atteint que, lorsque j'entrai dans sa chambre, il y avait vingt-deux ans qu'il n'en était sorti et n'avait mis un pied dehors; et cependant, il avait tous ses mouvements libres et faciles, et n'était affligé que d'un rhume qui lui était tombé sur l'estomac. Il se tenait toujours seul, enfermé dans sa chambre; à peine une fois la semaine, permettait-il qu'on y entrât pour le voir; un domestique lui apportait à manger une fois par jour et ne devait faire qu'entrer et sortir. Il passait son temps à se promener et à lire, car il était quelque peu versé dans l'étude des lettres; du reste, absolument résolu à vivre de la sorte jusqu'à sa mort, qui arriva peu après.—Par mes bons procédés, j'essaierais d'entretenir chez mes enfants, à mon égard, une affection sincère, empreinte de bienveillance, ce à quoi on arrive aisément avec des natures ayant de bons sentiments; si, au contraire, on avait affaire à des bêtes furieuses, comme notre siècle en produit par milliers, il faudrait les haïr et les fuir.

Appeler les parents des noms de père et de mère ne devrait pas être interdit aux enfants.—Je suis ennemi de cette coutume d'interdire aux enfants d'appeler leurs parents père et mère, et de leur imposer, comme plus respectueuse, une dénomination ne rappelant en rien cette parenté, comme si la nature n'avait pas assez bien pourvu à notre autorité. Nous donnons ce nom de Père à Dieu tout-puissant, et dédaignons que nos enfants l'emploient vis-à-vis de nous; c'est là une erreur que j'ai réformée dans ma famille.—C'est aussi folie et injustice que de ne pas traiter nos enfants, quand ils sont en âge, avec une certaine familiarité et vouloir conserver à leur égard une morgue austère et dédaigneuse dans l'idée de les tenir de la sorte dans la crainte et l'obéissance; 35 c'est là une mascarade bien inutile, qui rend les pères ennuyeux pour leurs enfants, et en même temps ridicules, ce qui est pire. Les enfants ont pour eux la jeunesse et toutes les forces, par suite le vent et la faveur du monde; les mines fières et tyranniques d'un homme qui n'a plus de sang ni au cœur ni dans les veines les font sourire; ce ne sont là que des épouvantails pour éloigner les oiseaux des jardins. Alors même que je pourrais me faire craindre, je préférerais encore me faire aimer; il y a tant de défauts dans la vieillesse, tant d'impuissance, elle prête si fort au mépris, que ce qu'elle peut avoir de mieux à son actif, c'est l'affection et l'amour des siens; le commandement et la crainte ont cessé d'être des armes en ses mains.

Exemple d'un vieillard qui, voulant se faire craindre, était le jouet de tout son entourage.—J'ai connu quelqu'un qui avait été très autoritaire dans sa jeunesse; l'âge l'a atteint, mais il se maintient dans un aussi bon état que possible: il frappe, il mord, il jure, se montre le maître le plus difficile à servir qui soit en France; il s'épuise en soins et vigilance. Tout cela est comédie: autour de lui, c'est un complot dans lequel entre sa famille elle-même; la meilleure part de tout ce qui est dans le grenier, dans la cave, voire même dans sa bourse, est pour les autres, bien qu'il en ait les clefs dans son aumônière et y veille plus que sur ses yeux. Pendant qu'il se contente de vivre sur ses économies et d'une table chichement servie, dans tous les réduits de sa maison c'est une débauche continue; on s'amuse, on dépense, on raille les chimères que se forgent sa vaine colère et sa prévoyance. Chacun est en sentinelle contre lui; si par hasard quelque serviteur de petite importance s'attache à lui, on excite aussitôt contre ce fâcheux les soupçons du maître: chose facile, la vieillesse méfiante y étant naturellement portée. Bien souvent il s'est vanté à moi de la fermeté avec laquelle il tient les siens en bride, de l'obéissance absolue et du respect qu'il en obtient; il voit vraiment bien peu clair dans ses affaires! «Lui seul ignore ce qui se passe chez lui (Térence)!» Je ne connais pas d'homme qui, pour conserver la direction de sa maison, ait recours à plus de moyens naturels ou indiqués par l'expérience, et cela pour être joué comme un enfant; c'est ce qui me l'a fait choisir comme un exemple des plus typiques, parmi plusieurs situations de ce genre au courant desquelles je suis. «En est-il mieux ainsi ou vaudrait-il mieux qu'il en fût autrement?» c'est une question sur laquelle on peut ergoter. En apparence on lui cède toujours, mais c'est là une concession sans portée faite à son autorité; on ne lui résiste jamais, on l'écoute, on le craint, on le respecte autant qu'il peut le souhaiter. Donne-t-il congé à un domestique? celui-ci fait son paquet et le voilà parti, mais seulement hors de sa présence; la vieillesse a de si lentes allures, ses sens sont si troublés, que le dit valet vivra et continuera son service dans la maison pendant un an, sans qu'il l'aperçoive; puis, au bout d'un laps de temps convenable, on fait 37 arriver des lettres qui viennent de loin, excitant la compassion, pleines de supplications et de promesses de bien faire, et il obtient de rentrer en grâce. Monsieur passe-t-il quelque marché, écrit-il quelque lettre qui déplaisent, on les supprime, et, quelque temps après, on invente des raisons pour justifier le défaut d'exécution ou une réponse non arrivée. Nulle lettre du dehors ne lui est remise de prime abord, il ne voit que celles dont il n'est pas à craindre qu'il ait connaissance; si par hasard il met la main sur une qu'on avait intérêt à lui cacher, comme il a l'habitude de s'en remettre à certaine personne pour les lui lire, on leur fait toujours dire ce qu'on veut; c'est ainsi que fréquemment tel est présenté comme lui demandant pardon, alors qu'il l'injurie. Finalement, il ne voit ses affaires que sous un jour autre que ce qui est arrangé à dessein et lui donnant satisfaction au mieux de ce qui se peut, pour n'éveiller ni sa mauvaise humeur, ni son courroux. Sous des formes différentes, j'ai vu dans bien des maisons les affaires domestiques se régler longtemps et d'une façon continue de même sorte, c'est-à-dire tout autrement en réalité qu'en apparence.

Quand les vieillards sont chagrins, grondeurs, avares, femme, enfants, domestiques se liguent contre eux pour les tromper.—Les femmes ont toujours un penchant naturel à contrarier la volonté de leurs maris; elles saisissent avec empressement toutes les occasions de faire le contraire de ce qu'ils voudraient, et la première excuse venue suffit pour les justifier pleinement à leurs propres yeux. J'en ai connu une qui volait de grosses sommes à son mari pour, disait-elle à son confesseur, faire des aumônes plus abondantes; fiez-vous donc à cet emploi en œuvres pies! Nulle jouissance ne leur paraît digne, si c'est du consentement du mari; il faut, pour qu'elle leur soit agréable et qu'elles en fassent cas, qu'elles s'en soient emparées, soit par adresse, soit par autorité et toujours autrement que ce ne devrait être. Quand il arrive, comme dans le cas que je viens de citer, que la femme a affaire à un pauvre vieillard et qu'elle agit pour ses enfants, forte de ce prétexte, cela devient chez elle une passion dont elle se fait gloire; et pour s'affranchir, eux et elle, de cet esclavage commun, elle en arrive facilement à conspirer contre sa domination et son administration. Si les enfants sont déjà grands et en plein développement, ils ont vite fait aussi de suborner, soit en les intimidant, soit en les corrompant, le maître d'hôtel, l'homme d'affaires et tout le reste. Celui qui n'a ni femme ni fils est davantage à l'abri de semblable disgrâce; mais quand elle lui survient, elle est plus cruelle encore et moins honorable. Caton disait de son temps: «Autant de domestiques, autant d'ennemis»; ne pensez-vous pas qu'étant donnée la pureté relative de son siècle par rapport au nôtre, il dirait aujourd'hui: «Femme, enfants, domestiques sont autant d'ennemis, que nous avons.» Il est heureux que la décrépitude apporte avec elle un défaut de clairvoyance, une ignorance de ce qui se passe autour de nous, une facilité à nous laisser tromper, qui 39 sont autant de bienfaits. S'il en était autrement et que nous voulions regimber, que deviendrions-nous en ce temps où les juges qui ont à intervenir dans nos débats, sont eux-mêmes d'ordinaire portés à donner raison aux enfants et intéressés dans la question?

Pour nous diriger à ce moment de la vie, profitons des exemples que nous avons autour de nous.—Si je ne m'aperçois pas que je suis joué, au moins ne m'échappe-t-il pas de voir que je puis très bien l'être; aussi, combien appréciable un ami véritable et comme en diffèrent ces liaisons qui ne sont que des relations de société; les bêtes elles-mêmes nous donnent ce spectacle de rapports aussi touchants et, quand j'en suis témoin, je me fais scrupule de les troubler! Si les autres me trompent, du moins je ne me trompe pas moi-même au point de me croire capable de m'en garantir et de me mettre la cervelle à l'envers pour y échapper; je me garde de semblables trahisons dans mon intérieur, non par une curiosité inquiète et toujours en émoi, mais par les diversions que je fais naître et les résolutions que je prends. Quand j'entends raconter ce qui arrive à quelqu'un, je ne m'amuse pas à m'apitoyer sur lui; je fais aussitôt un retour sur moi-même et considère dans quelle mesure cela peut s'appliquer à moi; tout ce qui touche mon prochain, me touche; tout accident qui lui survient est pour moi un avertissement et appelle de ce côté mon attention. Tous les jours, à toutes heures, nous disons d'un autre ce que nous pourrions dire plus à propos de nous si nous savions reporter aussi sur nous-mêmes cet esprit d'observation dont nous faisons si bien application à ce qui ne nous touche pas. Nombre d'auteurs portent atteinte à la cause qu'ils défendent, en se livrant d'une façon irréfléchie à des attaques contre la partie adverse, lui décochant des traits qui se prêtent à leur être retournés et susceptibles de leur faire plus de mal qu'ils n'en ont fait eux-mêmes.

Un père regrette parfois de s'être montré trop grave, trop peu bienveillant envers ses enfants, au lieu de les traiter en amis et de les prendre pour confidents.—Feu M. le Maréchal de Montluc qui, à l'île de Madère, avait perdu son fils, brave gentilhomme en vérité et sur lequel reposaient de grandes espérances, me contait ses regrets, insistant surtout sur le chagrin et le crève-cœur qu'il éprouvait de ne s'être jamais complètement livré à lui; de ce que, pour avoir eu la fantaisie de conserver vis-à-vis de lui cette gravité, cette morgue affectée que revêt volontiers l'autorité paternelle, il s'était bénévolement privé de l'agrément d'apprécier et de bien connaître ce fils et aussi de lui révéler la profonde affection qu'il lui portait et en quelle estime il le tenait pour ses qualités: «Ce pauvre garçon, disait-il, ne m'a jamais vu qu'avec une mine refrognée et semblant faire peu de cas de lui; il a emporté la croyance que je n'ai su ni l'aimer, ni apprécier ses mérites. A qui donc devais-je découvrir la tendresse particulière qu'au fond du cœur je lui portais? n'est-ce pas à lui, auquel j'eusse dû m'en ouvrir pour lui en donner la joie et qu'il m'en 41 fût reconnaissant. Je me suis contraint, mis à la torture, pour conserver à son endroit ce vain masque d'indifférence; cela m'a fait perdre le plaisir de sa fréquentation, et aussi de son affection qui ne pouvait être bien chaude à mon endroit, n'ayant jamais été que rudoyé par moi et d'une façon parfois tyrannique.» Je trouve ces regrets fondés et bien rationnels. Je ne le sais que trop par expérience, il n'est rien qui adoucisse le chagrin que nous ressentons de la perte de nos amis comme d'avoir la certitude de n'avoir rien omis de ce qu'on avait à leur dire et d'avoir été avec eux en communication parfaite et complète d'idées et de sentiments. O mon ami, cet échange de pensées entre nous a-t-il été pour moi un bien, a-t-il été un mal? Il a été un bien, j'en vaux beaucoup mieux, il n'y a pas à en douter; le regret que je conserve de toi m'honore et me console, et c'est un pieux et agréable devoir de ma vie de me remémorer constamment ces souvenirs qui ne sont plus, privation qu'aucune jouissance ne peut compenser.

Je m'ouvre aux miens autant que je le puis et leur marque très volontiers les dispositions de cœur et d'esprit en lesquelles je suis à leur égard; j'en agis du reste ainsi avec chacun. Je me hâte de me révéler, pour qu'on me voie tel que je suis, ne voulant pas qu'on y trouve du mécompte sous quelque rapport que ce soit.—On lit dans César que, parmi les coutumes spéciales à nos ancêtres les Gaulois, les enfants se présentaient à leurs pères et n'osaient paraître avec eux en public que lorsqu'ils commençaient à porter les armes, comme si par là ils eussent voulu témoigner que c'était le moment, pour les pères, d'admettre leurs enfants à frayer familièrement avec eux.

C'est un tort de laisser à sa veuve les biens dont les enfants devraient jouir; comme aussi épouser une femme ayant une belle dot, n'est pas toujours une bonne affaire.—J'ai encore relevé en mon temps un autre genre d'abus chez certains pères de famille: non contents d'avoir, pendant une longue vie, privé leurs enfants de la part de revenus que, naturellement, ils eussent dû leur abandonner, ils laissent encore, après eux, à leurs femmes la possession de tous leurs biens avec latitude d'en disposer à leur fantaisie. J'ai connu un seigneur occupant une des premières charges de la couronne de France, qui, de par ses droits, avait en espérance plus de cinquante mille écus de rente, et qui est mort, à cinquante ans, dans le besoin, accablé de dettes, ayant encore sa mère arrivée à la plus extrême décrépitude qui jouissait de tous ses biens de par la volonté de son père qui, pour son compte, avait vécu près de quatre-vingts ans. Cela ne me semble pas du tout raisonnable.—Et pourtant, je trouve peu d'avantage, pour quelqu'un qui se trouve en bonne situation de fortune, à rechercher, pour s'allier, une femme qui lui apporte une grosse dot; de toutes les dettes qu'on peut avoir, il n'en est pas qui soit plus une cause de ruine pour les maisons; mes pères s'en sont tous fort judicieusement gardés et j'ai fait de même.—Toutefois ceux qui 43 nous détournent d'épouser des femmes riches, de peur qu'elles soient moins traitables et moins reconnaissantes, se trompent lorsque, pour une conjecture aussi douteuse, ils nous font perdre de réels avantages. Une femme déraisonnable ne se laisse pas plus arrêter par une raison que par une autre; ce qu'elle préfère, c'est ce qui est le moins à faire; le mal l'attire, tout comme fait la vertu chez celles qui sont bonnes; les plus riches sont fréquemment les plus maniables, comme souvent aussi plus belles elles sont, plus elles mettent leur gloire à demeurer chastes.

Un mari ne doit laisser à sa veuve que ce qui lui est nécessaire pour se maintenir dans le rang qu'elle occupe dans la société.—On a raison de laisser l'administration de leurs biens entre les mains de la mère, tant que les enfants ne sont pas à l'âge fixé par la loi pour l'exercer eux-mêmes; mais le père les a bien mal élevés, s'il ne peut compter qu'à leur majorité, ils n'auront pas plus de sagesse et de capacité que sa femme, étant donnée la faiblesse ordinaire de ce sexe. Je conviens toutefois qu'il est encore plus contre nature de mettre une mère à la discrétion de ses enfants; il faut lui laisser largement de quoi lui permettre de tenir son rang d'après la situation de sa maison et suivant son âge, d'autant que le besoin et l'indigence étant beaucoup plus malséants et pénibles pour la femme que pour l'homme, il faut les épargner à la mère plutôt qu'aux enfants.

Pour la répartition de ses biens, à sa mort, le mieux est de s'en rapporter aux lois de son pays.—En général, la plus sage répartition que nous puissions faire de nos biens, en mourant, me paraît être de nous conformer en cela aux usages du pays: les lois y ont pourvu mieux que nous ne pouvons le faire, et il est préférable qu'elles fassent erreur dans les choix qu'elles ont faits que de nous hasarder nous-mêmes à nous tromper dans ceux que nous pourrions faire inconsidérément. Nos biens, à proprement parler, ne nous appartiennent pas puisque des dispositions légales déterminent, en dehors de nous, ceux qui doivent les posséder après nous. Bien que nous ayons quelque liberté de faire autrement, je tiens qu'il faut un motif bien sérieux, bien indiscutable, pour que nous enlevions à quelqu'un ce que sa bonne fortune lui a réservé et que les lois lui reconnaissent, et que c'est abuser, contre tout droit, de cette liberté, que de la faire servir à nos fantaisies frivoles et personnelles. Le sort m'a fait grâce d'occasions où j'eusse pu être tenté d'égarer mon affection en dehors de ce qui est dans les règles communes et légitimes.—Je vois des gens auprès desquels c'est perdre son temps que de leur prodiguer ses bons offices; un mot pris de travers efface le mérite de dix années d'excellents services; heureux, en pareil cas, qui se trouve à point pour, à leur heure dernière, faire tourner à leur avantage les dispositions en lesquelles ils sont! Avec eux, ce qui a été fait en dernier lieu décide de tout; ce ne sont pas les services les meilleurs et les plus fréquents qu'ils considèrent, mais les plus récents, ceux 45 du moment. Ils jouent de leur testament comme de pommes et de verges, pour récompenser ou punir chaque action de ceux qui peuvent y être intéressés. C'est cependant chose de trop d'importance et qui mérite qu'on y réfléchisse longtemps, pour être ainsi modifiée à tout instant; les sages ne s'y résolvent qu'une fois pour toutes, s'y préoccupant surtout de ce que commandent la raison et l'observation des lois.

Les substitutions sont ridicules, et on fait souvent erreur en jugeant de l'avenir des enfants sur leur extérieur.—Nous prenons aussi un peu trop à cœur ces substitutions favorisant les branches masculines dans l'idée ridicule d'éterniser notre nom. Nous tenons également trop de compte des conjectures incertaines de l'avenir que nous formons sur le caractère que nous croyons reconnaître chez les enfants. N'eût-il pas été injuste de me faire déchoir du rang que j'occupais, parce que j'étais le plus lourdaud et le moins dégourdi, le plus long à apprendre et le plus ennuyé lorsqu'il était question de leçon, non seulement de tous mes frères, mais de tous les enfants de ma province, qu'il s'agît d'exercices de corps ou de ceux de l'esprit? C'est folie de faire des distinctions de quelque importance, basées sur ce qu'on croit deviner et qui, si souvent, ne se réalise pas. S'il est licite d'aller à l'encontre des règles qui déterminent quels sont nos héritiers et de corriger ces désignations, il semble que ce doit être surtout à titre de compensation, dans le cas de quelque particulière difformité corporelle, constituant un vice irrémédiable et qui ne peut s'atténuer, ce qui, selon nous qui sommes grands appréciateurs de la beauté, est une cause de préjudice considérable.

Raisons données par Platon pour que les héritages soient réglés par les lois.—Je rapporterai ici, pour donner plus de relief à ma prose, le plaisant dialogue du législateur de Platon avec ses concitoyens: «Comment, lui dit-on, sentant notre fin prochaine, nous ne pourrons disposer de ce qui nous appartient en faveur de qui nous plaira? Dieux, quelle cruauté! nous ôter la possibilité de donner plus ou moins, à notre gré, à ceux des nôtres qui nous auront prodigué leurs soins pendant que nous étions malades, durant notre vieillesse, ou qui se seront occupés de nos affaires!»—A quoi le législateur répond: «Mes amis, sans aucun doute vous ne tarderez pas à mourir; et comme, ainsi que le porte l'inscription du temple de Delphes, il vous est difficile de vous connaître et de connaître ce qui est à vous, moi qui fais les lois, j'estime que vous ne vous appartenez pas et que ce dont vous avez la jouissance ne vous appartient pas davantage. Vous et vos biens appartenez à votre famille tant passée que future; mais plus encore, vous, votre famille et vos biens appartenez à la chose publique. C'est pourquoi, de peur que quelque flatteur, durant votre vieillesse ou votre maladie, ou quelque passion ne vous sollicitent mal à propos de faire un testament inique, je vous en préserverai; et comme je respecte l'intérêt commun de la cité et celui 47 de votre maison, je ferai des lois où, comme de raison, l'intérêt particulier sera primé par l'intérêt général. Allez-vous-en donc gaîment où les nécessités auxquelles l'humanité est astreinte, vous appellent; c'est à moi, qui ne me passionne pas plus pour une chose que pour une autre, et qui, dans la mesure du possible ne me préoccupe que de l'intérêt de tous, à avoir souci de ce que vous laissez.»

Il ne faut pas laisser aux femmes le droit de partager nos biens entre leurs enfants; la mobilité et la faiblesse de leur jugement ne leur permettent pas de faire de bons choix.—Revenons à notre sujet. Il me semble que, quel que soit le point de vue auquel nous nous placions, il est peu de femmes nées avec des aptitudes telles, que leur autorité sur l'homme s'impose, en dehors de l'autorité maternelle et de l'influence qu'elles ont de par la nature elle-même. Il n'est pas question ici de ceux qui, punis par où ils ont péché, se sont, par suite de quelque passion malsaine, volontairement soumis à elles, d'autant que nous parlons de vieilles femmes, ce qui n'est pas le cas des leurs. C'est apparemment cette considération qui nous a fait édicter cette loi, admise si facilement et dont nul n'a jamais vu le texte, qui, chez nous, prive les femmes de la couronne. Il n'est guère de seigneurie au monde où la question ne se soit posée en raison du bien-fondé du motif qui justifie le principe; mais les choses ont fait qu'il a trouvé plus de partisans dans certains pays que dans d'autres.—Il est dangereux de laisser la femme disposer comme elle l'entend de notre succession, les choix qu'elle fait parmi ses enfants étant toujours iniques et fantastiques parce que les appétits bizarres, les goûts dépravés qu'elle manifeste lors de ses grossesses, elle les a dans l'âme en tous temps. Communément, on la voit donner la préférence à ceux d'entre eux les plus faibles et les plus mal tournés, ou à ceux, s'il en existe, qu'elle porte encore pendus à son cou. N'ayant pas la raison assez forte pour comprendre et saisir les choses suivant la valeur qui leur est propre, elles se laissent plus volontiers aller aux impressions résultant du seul fait de la nature, comme font les animaux qui ne reconnaissent leurs petits que lorsqu'ils les ont à la mamelle.

On compte en vain sur ce qu'on appelle la tendresse maternelle.—Il est du reste facile de juger par expérience combien sont peu profondes les racines de cette affection naturelle, à laquelle nous attribuons tant d'autorité. Pour un maigre salaire, nous arrachons tous les jours des enfants des bras de leur mère pour leur substituer les nôtres; nous amenons ces femmes à abandonner les leurs à quelque chétive nourrice à laquelle nous ne voulons pas confier les nôtres ou à quelque chèvre, et nous leur interdisons non seulement de les allaiter, quelque danger qui puisse en résulter pour eux, mais encore d'en prendre aucun soin, pour s'employer tout entières au service des nôtres; et l'on voit la plupart d'entre elles concevoir, par le fait de l'habitude, pour 49 ces enfants d'emprunt qu'elles nourrissent, une affection bâtarde souvent plus vive que l'affection naturelle qu'elles ont pour les leurs et apporter dans les soins qu'elles leur donnent, une sollicitude plus grande qu'à l'égard de ceux qui leur appartiennent.—Si j'ai parlé de chèvre, c'est qu'autour de moi il est ordinaire que les femmes des villages, quand elles ne peuvent nourrir leurs enfants, aient recours à des chèvres; j'ai chez moi, à cette heure, deux laquais qui n'ont tété que pendant huit jours du lait de femme. Ces chèvres s'habituent de suite à allaiter leurs nourrissons; elles reconnaissent leur voix quand ils crient et accourent au plus vite; si on leur en présente un autre que celui qu'elles nourrissent, elles le refusent; l'enfant repousse également une chèvre autre que celle qui le nourrit. J'en ai vu un, dernièrement, auquel on enleva sa chèvre que son père n'avait fait qu'emprunter à un de ses voisins; il ne voulut jamais prendre le pis de celle qu'on lui présentait à la place et mourut, probablement de faim. Chez les animaux, l'affection naturelle s'altère et s'abâtardit aussi facilement que chez nous. Je crois que ce qui, d'après Hérodote, se pratiquerait en certaines parties de la Libye, où hommes et femmes s'uniraient indifféremment et où l'enfant, quand il commence à marcher, reconnaît de lui-même son père vers lequel, au milieu de tous, le portent naturellement ses premiers pas, doit donner lieu à bien des erreurs.

Les hommes chérissent les productions de leur esprit bien plus que leurs propres enfants et, en effet, c'est bien plus exclusivement leur ouvrage.—A ne considérer que cette seule raison d'aimer nos enfants parce que nous les avons engendrés, ce qui nous les fait qualifier d'autres nous-mêmes, il est des productions d'un autre genre, émanant également de nous, qui ne sont pas, ce me semble, de moindre importance. Ce que notre âme engendre, ce qui naît de notre esprit, de notre courage, de notre capacité, provient d'une plus noble partie de nous-mêmes que notre corps, et est encore plus nous que nos enfants; nous en sommes à la fois le père et la mère. Ces créations nous coûtent bien plus, mais aussi, lorsqu'elles ont du bon, nous font bien plus honneur. Nos enfants valent beaucoup plus de leur propre fait que du nôtre, la part que nous y avons est bien légère; dans ces autres émanations de nous-mêmes au contraire, leur beauté, leur grâce, tout ce qui leur donne du prix est notre œuvre exclusive; aussi nous représentent-elles et éveillent-elles sur nous l'attention beaucoup plus vivement que nos enfants. Platon ajoute que ce sont elles qui arrivent à l'immortalité et immortalisent leurs pères, allant jusqu'à en faire des dieux: Lycurgue, Solon, Minos en sont des exemples.—Les histoires étant pleines de faits qui témoignent de l'affection que les pères portent communément à leurs enfants, il m'a paru ne pas être hors de propos d'en citer quelques-uns ayant trait à l'affection que l'on porte parfois à ces autres d'origine immatérielle:—Héliodore, ce bon évêque de Tricca, préféra 51 renoncer au rang, aux bénéfices et à la vénération que lui valait la dignité épiscopale dont il était investi, plutôt que de désavouer son roman amoureux intitulé «Théagène et Chariclée», fillette pleine de gentillesse, qui est encore de ce monde, mais, j'en conviens, un peu trop pimpante, sémillante, d'allures trop provocantes pour la fille d'un tel père, revêtu de fonctions ecclésiastiques et sacerdotales.—Il y eut à Rome un personnage de haute valeur et de grande autorité, du nom de Labiénus, qui, parmi ses autres qualités, avait celle d'exceller dans tous les genres de littérature. Il était, je crois, fils de ce grand Labiénus, le premier des lieutenants de César dans ses guerres des Gaules, lequel plus tard embrassa le parti de Pompée où il se comporta si vaillamment et finit par être défait par César en Espagne. Le Labiénus dont je parle se fit des envieux par sa vertu, et vraisemblablement aussi, en raison de sa franchise, de nombreux ennemis parmi les courtisans et les favoris des empereurs sous lesquels il vécut, non moins que par son esprit d'opposition à la tyrannie qu'il pouvait tenir de son père et qui probablement devait se retrouver dans ses écrits et dans ses livres. Ses adversaires le poursuivirent devant les magistrats et obtinrent par jugement que plusieurs de ses ouvrages, de ceux qui l'avaient mis en lumière, fussent brûlés. C'est à lui que fut appliqué, pour la première fois, à Rome, ce genre de peine qui le fut depuis à certains autres, emportant condamnation à mort des écrits eux-mêmes et de travaux littéraires. Nous n'avions pas assez de moyens ni de sujets d'exercer notre cruauté, il a fallu que nous y ajoutions des choses que la nature a exemptées de sentiment et sur lesquelles la souffrance n'a pas prise, comme les productions de l'esprit et la réputation que nous pouvons en acquérir; que nous soumettions aux rigueurs de la discipline les inspirations qui nous viennent des Muses, et que nous leur étendions les peines corporelles qui peuvent nous atteindre nous-mêmes. Labiénus ne put supporter cette perte, ni survivre à l'œuvre qui lui devait le jour et qui lui était si chère; il se fit porter et enfermer vivant dans le monument funéraire de ses ancêtres, où il se tua et s'ensevelit tout à la fois: il est difficile de trouver un témoignage d'affection paternelle qui surpasse celui-ci. Cassius Severus, homme d'une grande éloquence, qui était de l'intimité de Labiénus, s'écria, en voyant consumer ses livres, que la sentence eût dû le condamner lui-même à être en même temps brûlé vif, parce qu'il portait et conservait dans sa mémoire tout ce qui s'y trouvait écrit.—Pareil accident advint à Cremutius Cordus, accusé d'avoir dans ses ouvrages fait l'éloge de Brutus et de Cassius; ce misérable sénat, servile autant que corrompu, digne d'un pire maître tel que Tibère, les condamna au feu. Pour leur tenir compagnie dans la mort, Cremutius se laissa mourir de faim.—Lucain, cet homme de bien condamné par ce monstre qu'était Néron, s'était fait, pour se donner la mort, ouvrir les veines par son médecin. Il touchait à ses derniers moments et déjà avait perdu la presque totalité de 53 son sang, le froid avait envahi les extrémités des membres et gagnait les organes essentiels de la vie, quand il se mit à réciter certains vers de son poème sur la bataille de Pharsale, qui lui revinrent en dernier lieu à la mémoire; il s'éteignit les ayant à la bouche. N'est-ce pas là comme un tendre et paternel congé qu'il prenait de ses enfants: tels les adieux et les étroits embrassements que nous donnons aux nôtres, quand notre mort est proche; n'est-ce pas un effet de ce sentiment de la nature qui, à nos derniers moments, nous remet en mémoire ce qui, dans notre vie, a été l'objet de nos plus chères pensées?

Épicure, à l'heure de sa mort, en proie, ainsi qu'il était obligé d'en convenir, à de très violentes douleurs d'entrailles, éprouvait une vive consolation à l'idée de la beauté de la doctrine dont il avait doté le monde. Croit-on que si, au lieu de ses écrits remarquables, il eût eu une nombreuse lignée d'enfants qu'il eût laissés après lui bien portants et bien élevés, il en eût ressenti autant de satisfaction? ou encore, qu'ayant à choisir, pour perpétuer sa mémoire, entre un enfant contrefait et mal portant ou un livre sot et inepte, il ne se fût pas résigné, lui et tout autre de son mérite, au premier de ces malheurs plutôt qu'au second?—Si, par exemple, on eût proposé à saint Augustin d'anéantir ses écrits dont notre religion a retiré un si grand fruit, ou de perdre ses enfants en admettant qu'il en ait eu, n'eût-ce pas été une impiété de sa part de ne pas sacrifier ces derniers?—Je ne sais vraiment pas si je n'aimerais pas beaucoup mieux en avoir mis au monde un, réunissant toutes les perfections, issu de mon commerce avec les Muses, plutôt que de mes relations avec ma femme. A celui-ci que je suis obligé d'accepter tel qu'il est, ce que je donne, je le lui donne simplement et d'une façon irrévocable, comme tout ce que nous donnons à nos enfants selon la chair; le peu de bien que je lui fais, cesse dès lors d'être à ma disposition. Il peut savoir des choses que je ne sais plus, en tenir de moi dont moi-même n'ai plus souvenir; et si besoin était que je lui fasse un emprunt, il me faudrait le contracter comme le ferait un étranger; si je suis plus sage que lui, il est plus riche que moi.—Il est peu d'hommes cultivant la poésie, qui ne se trouveraient mieux lotis d'être le père de l'Énéide que du plus beau garçon de Rome, et ne souffriraient davantage de la perte de celle-là que de celui-ci; d'autant que selon Aristote, de tous ceux qui produisent, le poète est, en particulier, le plus porté à s'éprendre de ses œuvres.—On croirait difficilement qu'Épaminondas, qui se vantait de laisser pour toute postérité des filles qui feraient un jour honneur à leur père (c'étaient les deux brillantes victoires qu'il avait remportées sur les Lacédémoniens), eût volontiers consenti à les échanger pour les deux plus belles filles de la Grèce; ni qu'Alexandre et César aient jamais souhaité sacrifier la célébrité qu'ils doivent à leurs glorieuses conquêtes, à l'avantage d'avoir des enfants qui eussent été leurs héritiers, si parfaits et si accomplis qu'ils eussent pu être. Je doute 55 aussi beaucoup que Phidias, ou tout autre sculpteur passé maître en son art, eût préféré la conservation et la durée des enfants que la nature lui avait donnés, à celles de telles de ses œuvres qu'à force de travail et d'étude il a amenées à la perfection.—Ces mêmes passions contre nature que rien ne peut contenir, qui ont parfois porté des pères à concevoir de l'amour pour leurs filles et des mères pour leurs fils, se rencontrent parfois au même degré dans cette parenté d'un autre genre; témoin ce que l'on dit de Pygmalion qui, ayant sculpté une statue de femme de singulière beauté, en devint si éperdument épris, d'un amour si violent qu'il fallut que, cédant à ses transports, les dieux lui donnassent la vie: «Il touche l'ivoire, et l'ivoire oubliant sa dureté naturelle cède et s'amollit sous ses doigts (Ovide).»

CHAPITRE IX.    (ORIGINAL LIV. II, CH. IX.)
Des armes des Parthes.

Mauvaise habitude de la noblesse de nos jours de ne s'armer, aux armées, qu'au dernier moment.—C'est un tort de la noblesse de notre époque qui dénote de la mollesse, qu'au contact de l'ennemi, elle ne prenne les armes qu'au dernier moment, alors qu'il y a urgence, et de s'en défaire aussitôt, à la moindre apparence que le danger s'est éloigné; il en résulte bien de la confusion: chacun va criant, courant après ses armes, alors qu'il faudrait charger l'ennemi, et il en est qui en sont encore à lacer leurs cuirasses que déjà leurs compagnons sont en déroute. Nos pères donnaient à porter leur casque, leur lance et leurs gantelets, et conservaient le reste de leur équipement tant que l'expédition durait. Actuellement nos troupes sont en grand trouble et en grand désordre par le pêle-mêle des bagages et des valets, qui ne peuvent marcher à part de leurs maîtres dont ils portent les armes. Parlant de nos ancêtres, Tite-Live disait déjà: «Incapables de souffrir la fatigue, ils avaient peine à porter leurs armes.»

Nos armes actuelles sont plus incommodes par leur poids qu'elles ne sont propres à la défense.—Il est au contraire des nations qui, dans l'antiquité et encore de nos jours, vont à la guerre sans se couvrir ou n'usent que d'armes défensives dont ils ne tirent aucune protection efficace: «N'ayant pour se couvrir la tête que des casques de liège (Virgile).» Alexandre, celui de tous les hommes de guerre qui se confiait le plus au hasard, ne revêtait que rarement son armure. Ceux d'entre nous qui n'en font pas cas, n'augmentent pas beaucoup pour cela les risques qu'ils courent; s'il arrive qu'il y en ait qui soient tués faute de ne pas l'avoir, le nombre 57 n'est pas moindre de ceux qui ont été perdus parce que leurs armes gênaient leurs mouvements, que dans une chute leur poids les immobilisait, ou qu'ils avaient quelques membres froissés ou fracturés, soit par le contre-coup, soit autrement.—A voir le poids et l'épaisseur de celles dont nous faisons usage, on dirait en vérité que nous ne cherchons qu'à nous défendre; elles nous chargent, plus qu'elles ne nous garantissent. Nous avons un tel effort à faire pour les porter, elles nous entravent et nous gênent à tel point, qu'il semble que combattre consiste uniquement dans le choc des unes contre les autres et que nous n'avons pas l'obligation de les défendre tout autant qu'elles celle de nous protéger. Tacite peint assez plaisamment les gens de guerre de l'ancienne Gaule, armés de telle sorte qu'ils avaient déjà grand'peine à se tenir debout et étaient dans l'impossibilité aussi bien d'attaquer que d'être attaqués, et qui, une fois à terre, ne pouvaient se relever.—Lucullus, voyant sur un point de la ligne de bataille de l'armée de Tigrane des guerriers mèdes pesamment et fort incommodément armés, semblant comme dans une prison de fer, pensa qu'il en aurait facilement raison et commença par eux son attaque, ce qui fut le prélude de sa victoire. A présent que les mousquetaires ont pris place dans nos armées, on va peut-être inventer quelque muraille derrière laquelle nous serons à l'abri de leurs coups, et nous irons à la guerre, enfermés dans des bastions mobiles dans lesquels on nous traînera comme ceux que les anciens faisaient porter à leurs éléphants.

On est plus vigilant quand on se sent moins protégé.—Cette manière de voir est bien éloignée de celle de Scipion Emilien, qui reprochait amèrement à ses soldats d'avoir semé de chausse-trapes le fond du fossé garni d'eau d'une ville dont il faisait le siège, en un endroit où les assiégés pouvaient exécuter des sorties, disant que lorsqu'on assaillait une place, il fallait songer à attaquer et non à se défendre; il craignait avec raison que cette mesure de précaution ne les portât à se garder avec moins de vigilance. C'est aussi lui qui disait à un jeune homme qui lui montrait un beau bouclier: «Il est, en effet, bien beau; mais, mon fils, un soldat romain doit plus se confier à sa main droite qu'à sa main gauche.»

C'est le défaut d'habitude qui nous fait paraître nos armes si pesantes.—Seul le défaut d'habitude nous rend pénible le port de nos armes: «Deux des guerriers que je chante ici, avaient la cuirasse sur le dos et le casque en tête; ni jour, ni nuit, depuis qu'ils étaient entrés dans ce château, ils n'avaient quitté cette armure qu'ils portaient aussi aisément que leurs habits, tant ils y étaient accoutumés (Arioste).»—L'empereur Caracalla marchait à pied, armé de toutes pièces, à la tête de ses troupes.—Les fantassins romains portaient non seulement le morion, l'épée et le bouclier, et leur habitude d'avoir constamment leurs armes sur le dos était telle, qu'ils ne s'en trouvaient pas plus gênés que de leurs propres membres, écrit Cicéron: «Ils disent que les armes 59 du soldat sont comme ses membres»; ils avaient en outre les vivres nécessaires pour quinze jours, plus un certain nombre de pieux pour palissader leur camp, le tout représentant un poids qui atteignait jusqu'à soixante livres. Avec ce chargement, les soldats de Marius, allant au combat, faisaient d'habitude cinq lieues en cinq heures, et même six quand il y avait urgence.—Leur discipline était beaucoup plus stricte que la nôtre, aussi en obtenait-on bien d'autres résultats; Scipion Emilien, ayant à la rétablir dans son armée, en Espagne, défendit à ses soldats de manger autrement que debout et de faire cuire leurs aliments.—A ce propos, voici un trait vraiment étonnant, c'est le reproche adressé à un soldat lacédémonien, se trouvant en expédition, de s'être abrité dans une maison; ils étaient si endurcis aux privations, que c'était une honte d'être vu sous un autre abri que la voûte céleste, quelque temps qu'il fît: à ce compte, nous n'irions guère loin aujourd'hui avec nos gens.

Ressemblance des armes des Parthes avec celles dont nous faisons nous-mêmes usage aujourd'hui.—Sur ce même chapitre, Ammien Marcellin, si au fait des guerres des Romains, donne des détails intéressants sur la manière dont les Parthes étaient armés; il y insiste d'autant plus qu'elle diffère notablement de celle des Romains: «Ils avaient, dit-il, des armures qu'on eût dit formées d'un tissu de petites plumes (probablement d'écailles métalliques s'imbriquant les unes dans les autres, qui étaient si fort en usage chez nos ancêtres), qui ne gênaient pas les mouvements du corps et étaient si résistantes que nos traits ne les pénétraient pas et rebondissaient quand ils venaient à les frapper.» Dans un autre passage, on lit: «Ils avaient des chevaux vigoureux et calmes, caparaçonnés de cuir épais; eux-mêmes étaient armés des pieds à la tête de grosses lamelles de fer agencées de telle façon, qu'aux jointures des membres, elles prêtaient aux mouvements. Ils semblaient des hommes de fer. La partie afférente à la tête, affectait la forme des divers contours du visage et était si bien ajustée, qu'il n'y avait pas possibilité d'atteindre la figure autrement que par de petits trous ronds qui correspondaient aux yeux et laissaient passer un peu de lumière, ou par des fentes correspondant aux narines et permettant à grand'peine de respirer. «Le métal flexible semble animé par les membres qu'il recouvre. C'est horrible à voir; on dirait des statues de fer qui marchent, le métal incorporé au guerrier qui le porte. De même des coursiers, leur front est bardé de fer; sous le fer, leurs flancs sont à l'abri des blessures (Claudien).» Cette description ne rappelle-t-elle pas l'équipement d'un de nos hommes d'armes, avec son armure complète?—Plutarque rapporte que Démétrius fit fabriquer pour lui et pour Alcinus, celui de ses guerriers appelé à marcher constamment à ses côtés, deux armures pesant chacune cent vingt livres, alors que celles dont on faisait d'ordinaire usage n'en pesaient que soixante.

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CHAPITRE X.    (ORIGINAL LIV. II, CH. X.)
Des livres.

En écrivant ses Essais, Montaigne n'a pas de plan arrêté et laisse libre cours à sa fantaisie.—Je ne doute pas qu'il ne m'arrive souvent de parler de choses qui sont mieux et plus exactement traitées par les hommes du métier passés maîtres, que par moi qui ne fais ici application que de mes dispositions naturelles et non de connaissances que je puis avoir acquises. Qui relèvera chez moi des erreurs provenant de mon ignorance, ne me contrariera nullement; je ne puis guère répondre auprès des autres de ce que j'écris, n'en répondant déjà pas auprès de moi-même qui n'en suis pas satisfait. Qui est en quête de science, doit aller la pêcher où elle se trouve et non chez moi qui n'en fais pas profession. Je n'ai d'autre idée ici que de suivre ma fantaisie; je n'ai nullement l'intention de faire connaître les choses dont je parle; ce que j'en fais, est uniquement pour me dépeindre moi-même. Ces choses, peut-être les connaîtrai-je un jour à fond; peut-être les ai-je connues ainsi jadis, quand le hasard m'a conduit sur les lieux où il m'était possible de les éclaircir; mais je ne m'en souviens plus. Je suis à même de tirer profit de ce que j'apprends, mais incapable de le retenir; aussi je ne garantis pas l'exactitude de ce que je dis, et on ne doit y voir que le degré de connaissance que j'en ai pour le moment.

Double motif qu'il a pour ne point nommer les auteurs auxquels il fait des emprunts et dont il donne des citations.—Il n'y a pas à prêter attention au choix des matières qui y sont traitées, mais seulement à la manière dont elles le sont; qu'on juge par les emprunts que j'ai faits, si j'ai su trouver ce qui est le plus propre à rehausser et appuyer convenablement l'idée que je veux développer et qui, elle, vient toujours de moi. Je ne m'inspire pas des citations que je fais, je m'en sers pour corroborer ce que je dis et que je ne puis exprimer aussi bien, soit parce que mon langage est moins expressif, soit parce que je sens moins bien. Je ne compte pas mes emprunts, j'en use selon ce qu'ils valent; si je m'étais appliqué à les multiplier, j'aurais pu en faire deux fois autant.—Ils proviennent tous, ou peu s'en faut, d'auteurs anciens si connus qu'il semble bien qu'on les reconnaîtra sans que j'aie besoin de les nommer. Les causes, les comparaisons, les preuves que j'en tire et insère dans mon ouvrage, je les confonds avec celles qui sont de mon crû; c'est intentionnellement que je ne cite pas ceux qui me les fournissent, pour tenir en respect les audaces de ces critiques qui assaillent hâtivement tous les écrits, surtout ceux 63 qui viennent de paraître, émanant d'hommes encore vivants et écrits dans le langage de tout le monde, ce qui permet à chacun d'en parler et fait croire que leur plan et les idées qui y sont émises sont aussi vulgaires que le langage employé; je veux que ces Zoïles commettent la maladresse de donner une chiquenaude sur le nez de Plutarque, en croyant me la donner à moi, et d'injurier Sénèque en ma personne.—Il me faut cacher ma faiblesse sous ces grandes réputations, mais volontiers je verrais quelqu'un m'ôter, grâce à la clairvoyance de son jugement, ces plumes dont je me suis paré, en distinguant, par la seule différence de force et de beauté qu'elles présentent d'avec les miennes, celles qui ne sont pas de moi. Si, faute de mémoire, je suis arrêté à tout instant quand moi-même je cherche à reconnaître l'origine de ces fragments qui me sont étrangers, je n'en sais pas moins très bien reconnaître, me connaissant assez pour cela, que ma terre est absolument hors d'état de produire les fleurs par trop riches que j'y trouve écloses, et que tout ce dont je suis capable ne saurait les égaler.—Là où je suis réellement responsable, c'est quand de moi-même, par vanité ou manque de jugement, je mets obstacle à reconnaître mes erreurs parce que je ne les sens pas ou que je suis incapable de les sentir alors même qu'on me les signale; bien souvent, en effet, des fautes nous échappent que nous ne voyons pas, mais c'est une infirmité de notre jugement que de ne pouvoir les apercevoir quand un autre nous les accuse. Nous pouvons posséder la science et la vérité, et manquer de jugement, comme aussi avoir du jugement sans ces deux autres qualités; savoir reconnaître notre ignorance est même l'une des garanties les plus belles et les plus sûres que le jugement ne nous fait pas défaut.—Le hasard est mon unique sergent de bataille; seul, il préside au rangement de ce que j'écris; à mesure que mes rêveries me passent par la tête, je les entasse: tantôt elles se pressent en foule, tantôt se présentent une à une. Je veux qu'on me voie dans mon allure naturelle, dans celle à laquelle je vais d'ordinaire, quelque décousue qu'elle soit. Je me laisse aller au gré de ce qui me vient à l'idée; c'est ce qui fait qu'ici, je ne traite que des sujets qu'il n'est pas permis d'ignorer et dont on peut parler sans préparation et hardiment.

La science coûte trop à acquérir, aussi ne lit-il que les livres qui l'amusent et ceux qui lui apprennent à bien vivre et à bien mourir.—Je souhaiterais certainement avoir une plus complète intelligence des choses dont je parle, mais pour l'acquérir je ne veux pas y mettre un prix aussi élevé que ce qu'elle coûte. J'ai dessein de passer tranquillement, sans me donner de peine, le temps qu'il me reste à vivre et ne veux me mettre martel en tête pour quoi que ce soit, pas même pour la science, malgré le grand cas que j'en fais.

Je ne cherche dans les livres que le plaisir que procure un honnête délassement; ou, si je les étudie, je ne m'attache qu'à ce qui peut développer en moi la connaissance de moi-même et me disposer 65 à bien vivre et à bien mourir: «C'est vers ce but que doivent tendre mes coursiers (Properce).»

Les difficultés, quand j'en rencontre en lisant, ne me préoccupent pas outre mesure, je les laisse de côté après m'être essayé une fois ou deux à les résoudre. Si je m'y arrêtais, je m'y perdrais et perdrais mon temps; car j'ai l'esprit qui, dès le début, donne tout ce qu'il peut, et ce que je ne saisis pas du premier coup, je le démêle de moins en moins en m'y obstinant. Je ne fais rien si je n'y ai de l'agrément, et m'attarder par trop sur un sujet, y apporter trop de contention d'esprit troublent mon entendement, l'attristent et le lassent. Ma vue s'y confond et s'y perd; il faut que je m'interrompe et m'y reprenne à plusieurs fois, ainsi que l'on fait pour juger du lustre d'une étoffe écarlate que l'on promène devant nos yeux, la faisant passer et repasser pour que nous la voyions sous ses différents reflets.—Si un livre m'ennuie, j'en prends un autre et ne m'y adonne que dans les moments où, à ne rien faire, l'ennui commence à s'emparer de moi. Je ne lis guère les livres nouveaux, je préfère les anciens qui me semblent plus sérieux et mieux faits; je ne recherche pas non plus les auteurs grecs, parce que, comme chez un enfant ou un apprenti, mon jugement s'accommode peu de ce que je ne comprends qu'à moitié.

Auteurs modernes du genre amusant qu'il lit volontiers.—Parmi les ouvrages qui ne sont que plaisants, je ne trouve guère de réellement amusant, parmi les modernes, que le Décaméron de Boccace, Rabelais et les Baisers de Jean Second, si toutefois on peut placer ce dernier, écrit en latin, parmi les modernes. Quant aux Amadis et autres romans de même sorte, ils ne m'ont même pas intéressé quand je les lisais étant enfant. Je dirai même, ce qui paraîtra bien hardi ou téméraire, que mon esprit vieilli ne prend plus plaisir à la lecture, non seulement de l'Arioste, mais encore de ce bon Ovide; sa facilité, sa richesse d'imagination qui, autrefois, m'ont ravi, ne me distraient plus aujourd'hui.—J'exprime librement mon avis sur toutes choses, même sur celles qui, de rencontre, dépassent mes connaissances intellectuelles et que je considère comme n'étant nullement de ma compétence; ce que j'en dis, c'est également pour donner la mesure de ma vue et non pour juger les choses elles-mêmes. Quand je me dégoûte de l'Axioche de Platon comme me faisant l'effet d'un ouvrage de peu de valeur eu égard à la puissance d'un pareil auteur, mon jugement ne croit pas pour cela à son infaillibilité; il n'a pas l'outrecuidance de contester l'autorité de tant d'autres juges de renom de l'antiquité qu'il tient pour ses maîtres, devant lesquels il s'incline et en compagnie desquels il serait plutôt satisfait de se tromper; c'est à lui-même qu'il s'en prend de cette divergence d'opinion, et il se condamne soit parce qu'il s'arrête à l'écorce, faute de pouvoir pénétrer jusqu'au cœur de l'œuvre qu'il a sous les yeux, soit parce qu'il l'a regardée sous un faux jour. Il se contente uniquement de ne se laisser ni troubler, ni entraîner à divaguer; quant à sa faiblesse, il 67 la reconnaît et l'avoue sans peine. Il pense donner une juste interprétation aux apparences telles qu'il les saisit; mais combien ces apparences elles-mêmes sont trompeuses et imparfaites. La plupart des fables d'Ésope ont plusieurs sens et significations; ceux qui en tirent un sens mythologique ou figuré, en choisissent un qui cadre bien avec le texte de la fable; généralement ce sens est celui qui apparaît à première vue, mais il n'est que superficiel, et il y en a d'autres plus vifs, plus essentiels que l'on découvre en allant plus avant, ce qu'ils n'ont pas su faire; c'est là précisément la façon dont je me comporte moi-même.

Poètes latins qu'il met au premier rang.—Mais poursuivons: Il m'a toujours semblé que parmi les poètes, Virgile, Lucrèce, Catulle et Horace tiennent, et de beaucoup, le premier rang. Particulièrement Virgile, dont les Géorgiques sont, à mon avis, l'ouvrage de poésie le plus accompli; en leur comparant l'Énéide, on reconnaît aisément chez ce dernier, des passages que l'auteur eût retouchés si le temps ne lui eût manqué; le cinquième livre de ce poème est celui que j'estime le plus parfait. J'aime aussi Lucain et le pratique volontiers, moins pour son style, que pour la valeur propre et la vérité des opinions et des jugements qu'il émet.—Quant au bon Térence, en lequel on retrouve toute la mignardise et les grâces de la langue latine, je le tiens pour admirable quand il peint les mouvements de l'âme et nos mœurs qu'il a su prendre sur le vif; à toute heure, mes actions me reportent en pensée vers lui et, si souvent que je le lise, j'y trouve toujours quelque beauté, quelque grâce nouvelles.—Les contemporains de Virgile se plaignaient de ce que certains lui égalaient Lucrèce, j'estime que c'est à tort; Virgile lui est supérieur, mais j'ai bien de la peine à penser ainsi quand j'ai sous les yeux de beaux passages de son émule. Si les admirateurs de Virgile s'offensaient de cette opinion, que diraient-ils donc de la bêtise et de la stupidité dignes des Barbares, de ceux qui aujourd'hui lui comparent l'Arioste? Qu'en dirait l'Arioste lui-même? «O siècle grossier et sans goût (Catulle)!» Je suis d'avis que les anciens avaient encore plus sujet de se plaindre quand ils voyaient Plaute placé sur la même ligne que Térence (qui, beaucoup plus que lui, a des façons de gentilhomme), que de voir mettre en balance Lucrèce avec Virgile. Ce qui marque l'estime que mérite Térence et la préférence que nous devons lui donner, c'est que Cicéron, le père de l'éloquence romaine, le cite constamment, ce qui n'est le cas pour personne autre de ce genre, et aussi le jugement sévère qu'Horace, le premier critique des poètes latins, porte sur Plaute.

Combien les poètes comiques de l'époque de Montaigne sont inférieurs en ce genre aux poètes latins.—J'ai souvent eu la fantaisie de constater combien, à notre époque, ceux qui se mêlent de faire des comédies (comme les Italiens qui s'y livrent avec assez de succès), usent de Térence et de Plaute auxquels ils empruntent les sujets de trois et quatre de leurs pièces pour en 69 composer une; il en est de même des contes de Boccace, dont ils réunissent cinq ou six dans une même comédie. La défiance en laquelle ils sont de pouvoir captiver l'intérêt avec leurs propres grâces, est la raison pour laquelle ils coulent tant de matières dans une seule composition; il leur faut s'appuyer sur quelque chose de résistant et, n'ayant pas en eux-mêmes de quoi nous retenir par les développements qu'ils donnent à leur sujet, ils cherchent à nous amuser par le sujet lui-même. Il en est tout autrement de Térence: la perfection et la beauté de son style nous font perdre de vue le thème qu'il traite; sa gentillesse, sa délicatesse, nous captivent de toutes parts; partout il plaît tellement, «il coule avec tant de pureté et de naturel (Horace)», il nous séduit par ses grâces à tel point que nous en oublions celles du sujet de sa comédie.

Les bons poètes évitent l'affectation et la recherche; ils n'ont pas besoin non plus d'ornements superflus pour soutenir l'intérêt.—Cette observation m'amène encore à remarquer que les bons poètes de l'antiquité ont évité l'affectation et la recherche, non seulement telles qu'elles se manifestent dans ces exagérations fantastiques comme il s'en rencontre dans les auteurs espagnols et qu'on trouve également chez Pétrarque et ses imitateurs, mais même dans ces saillies plus douces et plus retenues qui ornementent tous les ouvrages de poésie des siècles suivants. Aussi quiconque s'y connaît, le regrette s'il vient à les trouver chez un poète ancien, et admire beaucoup plus la perfection du fini, la douceur continue, la beauté fleurie des épigrammes de Catulle, que tous les aiguillons dont Martial affine ses satires; et cela, pour cette même raison que je viens de donner et que Martial indique en parlant de lui-même: «Il n'avait pas de grands efforts à faire, le sujet lui tenait lieu d'esprit (Martial).»—Les premiers, ceux qui brillent par leur imagination, se font suffisamment comprendre, sans s'agiter outre mesure, ni se piquer pour s'exciter; ils ont constamment de quoi rire, sans que pour cela il leur soit nécessaire de se chatouiller; les autres ont besoin de secours étrangers; moins ils ont d'esprit, plus il leur faut de corps; ils montent à cheval, parce qu'ils ne sont pas assez forts pour se tenir sur leurs jambes. C'est ainsi que dans nos bals publics, ces hommes de classe inférieure qui y enseignent à danser, dans l'impossibilité où ils sont d'avoir le maintien décent de notre noblesse, cherchent à se faire valoir, en exécutant des sauts périlleux et autres mouvements extraordinaires, comme ceux que pratiquent les bateleurs. C'est pour cela également que les dames ont plus facile contenance, dans les danses comportant des figures et des mouvements de corps, que dans certaines autres de cérémonie où elles n'ont simplement qu'à marcher en conservant leur port naturel et leur grâce ordinaire. De même aussi ne voit-on pas les baladins qui excellent dans leur art, vêtus de leurs habits de tous les jours, nous donner quand même, sans se grimer, tout le plaisir que leurs farces peuvent nous causer; tandis que leurs apprentis, non encore 71 rompus au métier, sont obligés de s'enfariner la figure, de se travestir, de faire force tours et grimaces burlesques, pour nous déterminer à rire.—Cette opinion de ma part éclate mieux que partout ailleurs, quand je compare l'Énéide et Roland le furieux. Le premier de ces poèmes se déroule à tire d'aile; son vol demeure constamment haut et ferme, on le voit toujours allant droit, sans dévier de sa direction; tandis que le second va voletant et sautillant d'épisode en épisode comme si, ne se fiant à ses ailes que pour franchir de courts espaces, il allait de branche en branche afin de prendre pied à chaque effort nouveau, de peur de perdre haleine et que la force ne lui manque: «Il ne tente que de petites courses (Virgile).»—Voilà, sur les sujets de ce genre, les auteurs qui me plaisent le plus.

Parmi les auteurs sérieux, Plutarque et Sénèque sont ceux que Montaigne préfère; comparaison entre ces deux écrivains.—Quant à mes autres lectures, celles où je m'instruis quelque peu en même temps que je me délecte, celles qui m'apprennent à penser et à me conduire, je les puise dans Plutarque depuis qu'il a été traduit en français, et dans Sénèque. Tous deux ont ce grand avantage, eu égard à ma disposition d'esprit, que les enseignements que j'y cherche s'y trouvent épars, ce qui ne m'impose pas un travail long et continu dont je suis incapable; ce caractère est celui des opuscules de Plutarque et des épîtres de Sénèque, qui sont ce qu'ils ont écrit de mieux et de plus profitable. Il ne faut pas disposer de grand temps pour s'y mettre et je les quitte où et quand cela me plaît, parce que les sujets ne s'y font pas suite et ne dépendent pas les uns des autres. Ces deux auteurs, d'accord sur la plupart des idées fondamentales, ont encore d'autres points communs: ils ont vécu dans le même siècle, ont été tous deux précepteurs d'empereurs romains, tous deux venaient de pays étrangers et ont été riches et puissants.—Leur enseignement est de la philosophie la meilleure, présentée de la façon la plus simple et avec compétence. Plutarque est plus égal et plus constant, Sénèque plus ondoyant et varié. Celui-ci peine, se raidit, fait effort pour défendre la vertu contre la faiblesse, la crainte et les appétits du vice; l'autre ne semble pas faire cas de ces ennemis, il dédaigne de hâter le pas, pour se mettre hors de leurs atteintes. Plutarque est de l'école de Platon, ses idées se gardent de toute exagération et s'accommodent de la société telle qu'elle est; chez l'autre qui est de l'école des Stoïciens et de celle d'Épicure, elles s'écartent davantage de ce qui est de mise dans la vie en commun mais sont, à mon avis, plus commodes pour l'individu et empreintes de plus de fermeté. Sénèque semble avoir fait quelque concession à la tyrannie des empereurs de son temps, car je considère comme certain que c'est parce qu'il y a été forcé, qu'il condamne la cause de ces hommes généreux qui ont frappé César; Plutarque conserve toujours son indépendance. Sénèque abonde en saillies et en critiques, chez Plutarque les faits prédominent; le premier vous échauffe et vous 73 émeut davantage, le second vous procure plus de contentement et vous dédommage mieux du temps que vous lui consacrez; celui-ci nous guide, l'autre nous pousse.

Jugement porté par Montaigne sur les ouvrages philosophiques de Cicéron.—Pour ce qui est de Cicéron, celles de ses œuvres qui conviennent au but que je me suis proposé, sont ses ouvrages philosophiques traitant de la morale. Mais, à vrai dire et si hardi que cela paraisse (et une fois que l'on a commencé à être impudent, on est dans une voie où l'on ne s'arrête pas), sa façon d'écrire, toute autre que celle des précédents, me semble ennuyeuse; ses préfaces, ses définitions, ses classifications, ses étymologies y tiennent en effet, et bien inutilement, presque toute la place; ce qu'il y a de vif et de nerveux est étouffé par * ces longueurs préliminaires. Si j'ai passé une heure à le lire, ce qui est beaucoup pour moi, et que je récapitule tout ce que j'en ai tiré de substantiel et de nutritif, la plupart du temps je ne trouve que du vent, parce que je ne suis encore arrivé ni aux arguments, ni aux raisons qui touchent directement au nœud de la question que je cherche à démêler. Pour moi, qui ne demande autre chose que de devenir plus sage, et ne veux devenir ni plus savant ou éloquent, cette exposition logique et conforme aux règles posées par Aristote est hors de propos; je voudrais que l'on commençât par ce qu'il met à la fin; je sais assez ce que c'est que la Mort et la Volupté, sans qu'on s'amuse à me les analyser en grand détail. Je cherche d'emblée les raisons bonnes et sérieuses de nature à me réconforter contre l'effort que j'ai à supporter de leur part, et les subtilités chères aux grammairiens, pas plus qu'un ingénieux agencement de phrases et d'argumentations, n'y ajoutent rien. Je veux des raisonnements qui, dès le début, battent en brèche le point principal du litige; les siens traînent trop autour de la question; ils sont bons pour l'école, le barreau ou le sermon où nous avons tout le loisir de sommeiller et sommes encore à temps, quand un quart d'heure après nous revenons à nous, d'en ressaisir le fil. C'est ainsi qu'il faut parler à des juges que l'on veut gagner à sa cause, que l'on ait tort ou raison; ou encore à des enfants ou à la foule auxquels il faut tout dire pour arriver à ce qu'ils en retiennent quelque chose; mais moi, je ne veux pas qu'on soit sans cesse à éveiller mon attention et qu'on me crie cinquante fois: «Entendez bien ceci,» comme font nos crieurs publics. Les Romains disaient dans leurs prières liturgiques: «Attention!» nous disons dans les nôtres: «Haut les cœurs!» ce sont là autant de paroles perdues pour moi qui arrive de chez moi tout disposé à écouter. Les assaisonnements et la sauce me sont inutiles, je mange très bien la viande toute crue; et, au lieu de me mettre en appétit, ces préambules, cette parade précédant la pièce, me fatiguent et lui font perdre de son charme.—La licence des temps sera-t-elle pour moi une excuse de l'audace sacrilège qui me porte à trouver également trop traînants les dialogues mêmes de Platon? sous cette forme, le sujet est 75 par trop étouffé et je regrette le temps que passe à ces longues interlocutions sans utilité, qui lui servent d'entrée en matière, un homme qui avait tant de meilleures choses à dire; mon ignorance me sera une excuse plus admissible de ce que je n'apprécie pas la beauté de son style.—En général, je recherche les livres qui mettent en œuvre la science et non ceux qui l'exposent; Plutarque et Sénèque, comme Pline l'ancien et leurs semblables, ne nous disent pas: «Attention!» ils ne veulent avoir affaire qu'à des gens qui se donnent d'eux-mêmes cet avertissement, ou, s'ils l'emploient, c'est alors à propos d'un point essentiel, ce n'est plus dès lors un simple préambule et il a une importance spéciale.

Éloge des lettres à Atticus.—Je lis volontiers les épîtres à Atticus de Cicéron, parce qu'elles donnent de très nombreux détails sur l'histoire et les affaires de son temps; et plus encore parce qu'elles nous édifient sur son caractère personnel et que, comme je l'ai dit ailleurs, j'éprouve une curiosité singulière à connaître l'âme et la tournure naturelle d'esprit des auteurs que je lis. Ce n'est guère que leur capacité, et non leurs mœurs ni eux-mêmes, que nous pouvons juger d'ordinaire par ce qu'ils mettent dans les écrits qu'ils étalent à la face du monde. J'ai mille fois regretté que l'ouvrage que Brutus a écrit sur la vertu, ne soit pas parvenu jusqu'à nous; il eût été beau d'apprendre la théorie de qui s'y connaissait si bien en pratique. Toutefois comme celui qui prêche et ce qu'il prêche sont deux choses différentes, j'aime encore mieux voir Brutus peint par Plutarque que par lui-même; mais je préférerais savoir au juste ce dont il devisait, sous sa tente, avec un quelconque de ses amis intimes, la veille d'une bataille, plutôt que les propos qu'il tenait le lendemain à son armée, et ce qu'il faisait dans son cabinet et dans sa chambre, plus encore que sur la place publique et au sénat.

Caractère de Cicéron, sa poésie, son éloquence.—Sur Cicéron, je suis de l'avis général, c'est qu'en dehors de son savoir, son âme, sous bien des rapports, n'atteint pas la perfection. Il était bon citoyen, de nature débonnaire ainsi que sont le plus souvent les hommes qui, comme il l'était, sont replets et disposés à se moquer; mais, à dire vrai, il y avait en lui beaucoup de mollesse, d'ambition et de vanité. Je ne sais comment expliquer autrement le cas qu'il faisait de sa poésie; certes, ce n'est pas une grande imperfection que de faire de mauvais vers; mais c'en est une que de ne pas sentir combien les siens étaient indignes de la gloire attachée à son nom.—Son éloquence est absolument hors de pair; je crois qu'aucun homme ne l'égalera jamais. Cicéron le jeune, son fils, qui n'avait d'autre point de ressemblance avec son père que le nom qu'il portait, commandait en Asie. Il avait un jour à sa table plusieurs personnes étrangères, parmi lesquelles Cestius qui était placé au bas bout et se trouvait là, comme il arrive qu'on se fourre chez les grands quand ils tiennent table ouverte. Cicéron s'informa qui il était, auprès d'un de ses gens qui lui dit son nom; 77 mais sa pensée était ailleurs, et, oubliant la réponse qui venait de lui être faite, il renouvela sa demande par deux ou trois fois différentes. Son serviteur, pour n'avoir pas la peine de lui répéter encore la même chose, finit par lui répondre, pour fixer son attention par quelque circonstance particulière: «C'est ce Cestius qui, vous a-t-on dit, ne fait pas grand cas de l'éloquence de votre père, quand il la compare à la sienne.» Cicéron, prenant la mouche sur ce propos, fit sur-le-champ saisir ce pauvre Cestius et, sans plus de façon, fouetter en sa présence. Voilà certes un amphitryon peu courtois!—Parmi ceux mêmes qui, tous comptes faits, avaient le plus d'estime pour son incomparable éloquence, il s'en est trouvé que cela n'a pas empêchés d'y relever des fautes; dans le nombre, le grand Brutus, son ami, qui disait que c'était une éloquence «cassée et sans vigueur». Les orateurs de l'époque qui suivit, lui reprochaient aussi ce soin singulier qu'il avait de terminer ses périodes par des phrases harmoniques d'une certaine longueur et les mots «à effet», qu'il emploie si souvent; pour moi, je préfère des phrases finales plus brèves, nettement scandées. Malgré ce souci de l'harmonie, il arrive, quoique assez rarement, qu'on rencontre chez lui des sons qui se heurtent, comme je l'ai remarqué dans cette phrase: «En vérité, quant à moi, j'aimerais mieux vieillir moins longtemps, que de vieillir avant le temps.»

Montaigne se plaît surtout avec les historiens, particulièrement avec ceux qui ont écrit les vies de grands personnages.—Les historiens constituent mon passe-temps favori; leur lecture m'est agréable et facile; avec cela, l'homme vu d'une façon générale, celui-là même que je cherche à pénétrer, est présenté par eux plus nettement et plus complètement que partout ailleurs; sa manière d'être y apparaît sous son vrai jour, tant dans son ensemble que dans ses détails et avec toutes ses variations; de même son caractère formé de l'assemblage de ses qualités et de ses défauts, ainsi que les accidents auxquels il est exposé. Parmi ceux qui écrivent l'histoire, ceux qui s'attachent moins aux événements qu'à leurs causes, qui considèrent les mobiles auxquels l'homme obéit plutôt que ce qui lui arrive, sont ceux qui me plaisent le plus; c'est pourquoi, à tous égards, Plutarque est mon homme.—Je suis très contrarié que nous n'ayons pas une douzaine de Diogène Laerce, ou que son ouvrage ne soit pas plus étendu ou plus intelligemment fait, parce que je suis tout aussi curieux de connaître la vie et les détails de l'existence de ces grands éducateurs du monde, que d'être renseigné sur leurs dogmes et leurs idées.—Quand on se livre à des études historiques de ce genre, il faut feuilleter indistinctement toutes sortes d'auteurs, vieux et nouveaux, qu'ils soient écrits en bon ou en mauvais français, afin d'arriver à connaître les différents points de vue sous lesquels chaque chose s'y trouve présentée.

Éloge des Commentaires de César.—Entre tous, César me paraît mériter qu'on l'étudie, non seulement sous le rapport de 79 l'histoire, mais pour lui-même, tant il y a en lui de perfection et de supériorité qui le placent au-dessus de tous les autres, même de Salluste. Je le lis assurément avec beaucoup plus de recueillement et de respect qu'on ne lit d'ordinaire les ouvrages autres que les écritures saintes, séduit tantôt par ses faits et gestes et sa merveilleuse grandeur, tantôt par la pureté et l'inimitable correction de son style bien supérieur, comme le dit Cicéron, à celui de tous les autres historiens, et parfois à celui de Cicéron lui-même. A la sincérité dans les jugements qu'il porte sur ses adversaires se joint, qu'en dehors des couleurs fausses sous lesquelles il dissimule ce que sa cause a de mauvais et l'horreur de sa funeste ambition, on ne peut, à mon sens, lui reprocher que de ne pas avoir parlé assez de lui-même, car d'aussi grandes choses que celles qu'il a accomplies, ne peuvent l'avoir été sans que la part qu'il y a prise ne soit beaucoup plus considérable qu'il ne le dit.

Les meilleurs historiens sont ceux qui ont le génie de l'histoire et s'imposent par leur valeur, ainsi que ceux qui écrivent avec simplicité et bonne foi.—Parmi les historiens, j'aime ceux qui sont ou très simples ou excellents. Ceux qui sont simples, n'étant pas à même d'y rien ajouter du leur, recueillent avec soin et exactitude tout ce qui arrive à leur connaissance, enregistrent tout de bonne foi, sans choix, ni triage, sans rien faire qui influence notre jugement dans la découverte de la vérité. Tel entre autres le bon Froissart qui, dans son œuvre, est d'une si franche naïveté, que lorsqu'il a commis une erreur, il ne craint pas de la reconnaître et de rectifier le passage où elle lui a été signalée; tous les bruits qui courent, il les relève avec les variantes qu'ils peuvent présenter; toutes les versions qu'il recueille, il les consigne; ce sont des matériaux bruts et informes pour servir à écrire l'histoire, qu'il collige; et chacun, après lui, peut les utiliser suivant ses aptitudes.—Les historiens parfaits ont l'intelligence nécessaire pour discerner ce qui mérite de passer à la postérité; ils sont à même de distinguer entre deux relations celle qui est la plus vraisemblable; de la situation en laquelle se trouvent les princes et de la connaissance de leur caractère, ils en déduisent les mobiles qui leur dictent leurs déterminations et ils placent en leur bouche les paroles qui conviennent à la circonstance; ils sont fondés à nous imposer leur manière de voir, mais cela n'est le propre que d'un petit nombre.—Ceux qui occupent un rang intermédiaire, et c'est la généralité, gâtent tout. Ils veulent nous mâcher les morceaux; ils prétendent juger et faussent l'histoire suivant l'idée qu'ils s'en forment; car une fois que l'on a jugé dans un certain sens, on ne peut se défendre de forcer les faits et de les présenter de manière à les faire abonder d'après l'idée qu'on s'en est prématurément fait. Ils font choix de ce qu'ils estiment devoir être conservé, et nous cachent souvent telle parole, telle action particulière qui éclaireraient mieux la situation; ils éliminent comme incroyables les choses qu'ils ne comprennent pas, et 81 d'autres encore, peut-être parce qu'ils ne savent pas bien les rendre en latin ou en français. Qu'ils nous développent hardiment et aussi éloquemment qu'ils le voudront leurs déductions, qu'ils jugent comme ils croient devoir le faire, mais qu'ils nous laissent, à nous aussi, la possibilité de juger après eux; que pour être plus précis et plus concis, ils n'altèrent et ne suppriment rien des matériaux qu'ils exposent, et qu'ils nous les présentent sans falsification et dans leur intégralité sous tous rapports.

Les bonnes histoires sont d'ordinaire celles faites par des hommes ayant pris part aux événements qu'ils racontent; difficulté de fixer les détails de certains faits.—Le plus souvent, surtout en ces siècles derniers, on attribue ces fonctions d'historiographe à des gens du commun, par cette seule raison qu'ils savent très bien parler, comme si c'était pour apprendre la grammaire que nous devions recourir à leurs travaux; quant à eux, n'ayant été choisis que par cette considération et n'ayant vendu que leur babil, c'est de cela surtout qu'ils se préoccupent et, qu'à grand renfort de belles phrases et de bruits ramassés dans les carrefours des villes, ils vont composant leurs chroniques. Les seules histoires ayant de la valeur, sont celles écrites par ceux-là mêmes qui commandaient aux affaires qu'ils racontent, qui participaient à leur direction ou au moins qui se sont trouvés en conduire d'autres de même sorte; c'est le cas de presque tous les historiens grecs et romains; car alors, si plusieurs témoins oculaires ont écrit sur le même sujet (et il arrivait fréquemment, en ces temps-là, que les hautes situations et le savoir se trouvaient réunis), et qu'il y ait erreur, elle ne peut être qu'excessivement légère et ne porter que sur un incident fort douteux. Que peut-on espérer d'un médecin qui parle guerre, ou d'un écolier qui traite des projets que les princes ont en tête?—Un seul exemple suffira pour montrer combien les Romains étaient scrupuleux à cet égard: Asinius Pollio signale dans les Commentaires mêmes de César, quelques erreurs qui seraient dues à ce qu'il ne pouvait voir par lui-même tout ce qui se passait dans son armée et à ce qu'il aurait cru des personnes lui rapportant parfois des faits qui n'avaient pas été suffisamment vérifiés, ou encore parce que ses lieutenants ne l'ont pas exactement renseigné sur les opérations qu'ils ont conduites en son absence. On peut juger par là combien cette recherche de la vérité est délicate puisqu'on ne peut se fier, pour connaître ce qui s'est passé dans un combat, à ce qu'en sait ce qui lui y commandait, ni aux soldats sur ce qui s'est passé près d'eux, qu'autant que, comme dans le cas d'une instruction judiciaire, on confronte les témoignages et on reçoit les objections avant d'admettre comme prouvés les moindres détails de chaque fait. La connaissance de ce qui se passe aujourd'hui offre bien moins de garantie encore, mais c'est là un point qui a été traité tout au long par Bodin dans le sens où je le conçois moi-même.

Jugements de Montaigne sur Guichardin, Philippe de 83 Comines et les sieurs de Bellay.—Pour remédier un peu aux trahisons de ma mémoire qui me fait défaut à un degré tel qu'il m'est arrivé plus d'une fois de reprendre, comme récents et m'étant inconnus, des livres que quelques années auparavant j'avais lus avec attention et couverts de notes, j'ai pris, depuis quelque temps, l'habitude d'inscrire à la fin de chacun de ceux dont je ne compte pas user à nouveau, l'époque à laquelle j'en ai terminé la lecture et, en gros, l'impression que j'en ai éprouvée, de manière à me représenter au moins la physionomie et l'idée générale qu'en lisant, je me suis faites de l'auteur. Voici quelques-unes de ces annotations:

Il y a environ dix ans, sur mon Guichardin (en quelque langue que mes livres soient écrits, c'est dans la mienne que je les annote), j'inscrivais: «Historiographe soigneux, duquel on peut, je crois, aussi exactement que de n'importe quel autre, apprendre la vérité sur les affaires de son temps, dans la plupart desquelles, du reste, il a joué un rôle dans un rang honorable. Il ne semble pas que par haine, condescendance ou vanité, il ait rien déguisé; on peut s'en rendre compte par l'impartialité des jugements qu'il porte sur les grands, particulièrement sur ceux qui, comme le pape Clément VII, l'ont employé et lui ont donné de l'avancement dans les charges qu'il occupait. Il paraît se prévaloir surtout des digressions qu'il fait et des appréciations qu'il porte; il y en a de bonnes et il relate de beaux traits, mais il s'y complaît trop; et pour ne rien laisser de côté, bien que déjà le sujet par lui-même soit très plein et très ample, pour ainsi dire infini, il le délaie encore et son style dégénère en caquet scolastique. J'ai aussi remarqué chez lui que, bien qu'il apprécie nombre d'hommes et de choses, nombre d'événements et de résolutions, il n'en rapporte jamais aucun à la vertu, à la religion, à la conscience, dont il ne tient pas plus compte que si elles n'existaient plus en ce monde; toutes les actions, si belles en apparence qu'elles puissent être, il les attribue toujours à quelque cause vicieuse ou au profit que l'auteur doit en retirer. Il est cependant impossible d'admettre que dans cette infinité de faits qu'il relate, il n'en soit pas un qui ait une cause raisonnable; la corruption n'a pas pu être si générale que tout le monde en ait été atteint et que nul n'y ait échappé. Cela me porte à croire que le sens critique a pu lui faire un peu défaut et que peut-être il a jugé les autres d'après ce qu'il était lui-même.»

Sur mon Philippe de Comines, j'ai écrit: «C'est là un langage doux et agréable, d'une entière simplicité; la narration y est exempte de circonlocutions, la bonne foi de l'auteur y est manifeste; il parle de lui-même sans vanité, des autres sans partialité ni envie; ses récits et ses commentaires marquent plus de zèle empressé et d'amour de la vérité que de réelle supériorité; en tout et partout, se révèlent une autorité et un sérieux qui témoignent un homme de bonne famille, familiarisé avec les affaires d'importance.»

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Sur les mémoires des sieurs de Bellay: «Il y a toujours plaisir à lire les choses écrites par ceux qui ont été mêlés à leur conduite; mais on ne peut nier que chez ces deux seigneurs on ne constate une infériorité évidente et très accentuée dans la sincérité et la liberté de langage qui, au contraire, caractérisent les écrivains similaires des temps passés, tels que le sire de Joinville familier de Saint Louis, Éginard chancelier de Charlemagne, et plus récemment Philippe de Comines. Leur ouvrage est plutôt un plaidoyer en faveur du roi François Ier contre l'empereur Charles-Quint, qu'une histoire. Je ne veux pas croire que les auteurs aient, quant au fond, rien changé aux faits qu'ils rapportent, mais ils se sont appliqués à les présenter, souvent à tort, sous un jour qui nous est favorable, omettant tout ce qui, dans la vie de leur maître, est de nature particulièrement délicate: c'est évidemment là un travail de commande; ainsi les disgrâces de Messieurs de Montmorency et de Brion n'y sont pas mentionnées, et même on n'y trouve seulement pas le nom de Madame d'Étampes; on peut admettre que l'on passe sous silence les choses secrètes, mais taire ce que tout le monde connaît, en passer de semblable importance qui ont eu une telle influence sur les affaires publiques, est inexcusable. En somme, si l'on m'en croit, on s'adressera ailleurs pour avoir une complète connaissance du roi François Ier et de ce qui s'est passé en son temps. Ce qu'on y peut lire avec profit, c'est le récit particulier des batailles et actions de guerre auxquelles ces deux gentilshommes ont assisté, quelques paroles et actes de la vie privée de certains princes de leur temps, les démarches faites et les négociations conduites par le seigneur de Langeais où sont consignées beaucoup de choses qui méritent d'être sues, accompagnées de réflexions assez remarquables.»

CHAPITRE XI.    (ORIGINAL LIV. II, CH. XI.)
De la cruauté.

La bonté a l'apparence de la vertu; caractères qui les différencient.—Il me semble que la vertu est chose autre et plus noble que le penchant à la bonté qui est naturellement en nous. Les âmes bien équilibrées dont l'éducation a été bonne, se comportent comme les âmes vertueuses, les actions des unes et des autres se ressemblent; mais la vertu se distingue par je ne sais trop quoi de plus grand, de plus actif que de se laisser, sous l'influence d'un heureux naturel, doucement et paisiblement mener par la raison. Celui qui, par douceur et indifférence inhérentes à son tempérament, méprise les offenses, fait une chose très belle et digne d'éloges; 87 mais celui qui, piqué au vif et profondément irrité par une offense, chez lequel la raison combat un furieux désir de vengeance, qu'après une longue lutte il parvient à surmonter, fait, sans aucun doute, beaucoup mieux encore. Celui-là agit bien, celui-ci vertueusement; l'acte du premier est de la bonté, celui du second de la vertu. Il semble que la vertu présuppose de la difficulté et de l'opposition, et qu'elle ne peut exister que s'il y a lutte. C'est peut-être pour cela que nous qualifions Dieu de bon, de fort, de libéral, de juste, mais non de «vertueux», parce que tout ce qu'il fait lui est naturel et qu'il n'a besoin d'aucun effort pour le faire.

Des philosophes, non seulement des Stoïciens mais même des Épicuriens, ont jugé qu'il ne suffit pas que l'âme soit animée de bons sentiments, voie juste et soit pleinement disposée à la pratique de la vertu, que par nos résolutions et nos discours nous nous élevions au-dessus des vicissitudes de la fortune, ils veulent encore que nous recherchions les occasions d'en faire la preuve, et ils vont au-devant de la douleur, de la misère, du mépris, afin de les combattre et de tenir leur âme en haleine: «La vertu s'affermit par la lutte (Sénèque).»—J'ai dit des Stoïciens, et même aussi des Épicuriens, suivant à cet égard l'opinion commune qui place les premiers au-dessus des seconds, et cela bien à tort, quoi qu'en dise Arcésilas dans cette boutade spirituelle par laquelle il répondait à quelqu'un qui lui faisait la remarque que beaucoup de gens passaient de son école à celle d'Épicure, * mais que l'inverse ne se produisait jamais: «Je crois bien; avec des coqs on fait assez de chapons, avec des chapons on n'a jamais fait de coqs.» La vérité est que la secte d'Épicure ne le cède en rien, comme fermeté et rigidité de principes et de préceptes, à celle de Zénon. Quelqu'un de cette dernière école, de meilleure foi que ceux qui dénigrent Épicure et qui, pour le combattre et se donner beau jeu, lui font dire ce qu'il n'a jamais pensé, interprètent ses paroles de travers, s'armant des règles de la grammaire pour y trouver un sens tout autre que celui suivant lequel il professait et des idées qu'ils savent contraires à ce qu'il pensait et mettait en pratique, disait que, entre autres considérations qui avaient fait qu'il n'avait pas voulu être épicurien, la voie qu'ils suivent, placée à trop grande hauteur, lui paraissait inaccessible, «car ceux qu'on appelle «les amoureux de la volupté», le sont en effet «de l'honnêteté et de la justice», et respectent et pratiquent toutes les vertus (Cicéron)».

C'est par les combats qu'elle livre que la vertu se perfectionne.—C'est parce que la vertu s'affermit par la lutte, qu'Épaminondas, qui était cependant d'une autre secte que les deux que je viens de citer, refuse les richesses que, très légitimement, la fortune lui met en mains, pour avoir sujet, dit-il, de lutter contre la pauvreté qui, chez lui, était grande et dont il ne sortit jamais.—Socrate était, ce me semble, soumis à plus rude épreuve encore, ayant affaire à une femme méchante qui, toujours appliquée à le tourmenter, était en quelque sorte pour lui comme un piège constamment 89 tendu.—A Rome, Métellus, n'écoutant que la voix de la vertu, seul de tous les sénateurs résistait aux violences du tribun du peuple Saturninus qui voulait à toute force faire passer en faveur des plébéiens une loi injuste. Ayant, de ce fait, encouru la peine capitale portée par ce tribun contre quiconque y ferait opposition, il tenait à ceux qui le conduisaient au lieu du supplice, des propos de cette nature: «Il est bien facile de mal faire et cela demande peu de courage; faire le bien sans courir de risques, est chose vulgaire; faire bien, alors qu'il y a danger à le faire, est le propre de l'homme vertueux.» Ces paroles nous peignent très clairement ce que je voulais établir: que la vertu n'admet pas la facilité pour compagne; et que cette voie aisée, commode, à pente douce sur laquelle nous sommes naturellement entraînés, n'est pas celle que suit la véritable vertu, son chemin à elle est ardu et épineux. Il lui faut la lutte, soit contre les difficultés qui naissent en dehors de nous comme dans le cas de Métellus vis-à-vis duquel la fortune s'est plu à interrompre les peines de la vie, soit contre les difficultés intimes produites en nous par nos appétits désordonnés et les imperfections de notre nature.

Dans les âmes touchant à la perfection, la vertu est facile à pratiquer parce qu'elle y est à l'état d'habitude.—Jusqu'ici ma thèse marche bien; mais voilà que je m'aperçois qu'à ce compte, l'âme de Socrate, qui est pourtant la plus parfaite qui soit à ma connaissance, ne serait pas très recommandable; car je ne puis concevoir qu'il ait jamais été en proie à des désirs condamnables; étant donnée sa vertu, je n'imagine pas qu'il ait éprouvé de difficulté à la pratiquer et que, pour cela, il ait dû entrer en lutte avec lui-même. Sa raison était si grande et il avait un tel empire sur lui, qu'elle n'a jamais dû seulement laisser naître en lui le moindre appétit répréhensible; sa vertu était si haute, que je ne puis supposer que rien de blâmable ait existé chez lui et je me la représente marchant constamment d'un pas victorieux et triomphant, solennel, sans embarras, sans que quoi que ce soit l'arrête ou la trouble.—Si, pour exister, la vertu a besoin de luttes contre les passions contraires, en conclurons-nous qu'elle ne peut se passer du concours du vice et qu'il lui est indispensable pour qu'elle obtienne le crédit et l'honneur en lesquels on la tient? Que vaudrait alors cette brave et généreuse volupté que prône Épicure, qui a pour la vertu des sentiments maternels, qu'elle élève pour ainsi dire sur ses genoux, folâtrant avec elle, lui donnant pour jouets la honte, les fièvres, la pauvreté, la mort, les cachots?—Si j'admets que la vertu parfaite se reconnaît dans la manière dont elle combat la douleur, dans la patience avec laquelle, sans en être émue, elle supporte les violences de la goutte; si l'âpreté et la difficulté sont les conditions essentielles de son existence, qu'est-ce donc alors que cette vertu montée à un diapason tel, que non seulement elle méprise la souffrance, mais s'en réjouit et se délecte sous l'étreinte d'une violente colique; cette vertu qui est celle 91 dont les Épicuriens ont posé le principe auquel nombre d'entre eux ont d'une façon incontestable conformé leurs actes, et que bien d'autres qu'eux ont même outrepassé, comme par exemple Caton le jeune?

Combien est belle la mort de Caton d'Utique!—Quand je vois Caton se déchirer les entrailles lorsqu'il se donne la mort, je ne puis croire que c'est simplement parce que son âme était absolument exempte de trouble et d'effroi, ni penser qu'il agissait ainsi uniquement pour obéir aux règles posées par les Stoïciens, qui voulaient que l'acte qu'il accomplissait le fût de propos délibéré, sans émotion, sans que son impassibilité se démentit. Il devait, j'estime, y avoir dans sa vertu trop d'énergie, elle était de trop bonne trempe pour s'en tenir là; et je crois plutôt qu'il trouvait plaisir et volupté dans l'accomplissement de cette si noble action, et qu'il s'y complut plus que dans toute autre de son existence: «Il sortit de la vie, heureux d'avoir trouvé un prétexte de se donner la mort (Cicéron).» Je le crois si bien, que je doute qu'il eût voulu que cette occasion d'un si bel exploit ne se présentât pas; j'en demeurerais convaincu, n'était sa hauteur de sentiments qui lui disait placer le bien public au-dessus du sien propre; et je suis persuadé qu'il sut gré à la fortune, puisqu'elle favorisait un brigand foulant aux pieds les antiques libertés de sa patrie, de lui avoir réservé à lui-même une si belle épreuve. Il me semble voir, dans sa conduite en cette circonstance, je ne sais quelle satisfaction intime de son âme qui devait éprouver un plaisir extraordinaire, une mâle volupté, lorsqu'elle considérait la noblesse et l'élévation de ce qu'il allait faire, «d'autant plus fière, qu'il avait résolu de mourir (Horace)», soutenu non par le désir d'acquérir de la gloire, comme l'ont prétendu quelques-uns, le jugeant comme peuvent le faire les masses toujours portées à voir les choses par leur petit côté: c'eût été là un motif indigne de ce cœur si généreux, si haut placé, si scrupuleux, mais par la beauté de l'acte lui-même dont il appréciait la sublimité mieux que nous ne pouvons le faire, parce que plus que personne il en connaissait les mobiles. Les philosophes, à ma grande satisfaction, ont estimé que cette action si belle, n'eût été chez personne mieux en place que dans la vie de Caton, qu'à lui seul il appartenait de finir ainsi; et néanmoins, il eut également raison d'ordonner à son fils et aux sénateurs qui l'accompagnaient de prendre une résolution autre: «Caton, qui avait reçu de la nature une sévérité incroyable, qui, par une perpétuelle constance et l'immuabilité de ses principes, avait encore affermi son caractère, devait mourir plutôt que de soutenir la vue d'un tyran (Cicéron).»—Toute mort doit être conforme à la vie à laquelle elle met un terme; au moment de mourir, nous ne devenons pas autres que nous n'étions. Je juge toujours de la mort par la vie et, si on vient à m'en citer quelqu'une témoignant de l'énergie, consécutive à une vie faible, je tiens que ce n'est là qu'un effet d'apparence et qu'elle n'en a pas moins une cause entachée de faiblesse, assortie à cette vie.

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La gaîté qui accompagne la mort de Socrate met celle-ci au-dessus de celle de Caton.—De ce que la mort de Caton s'est accomplie dans d'heureuses conditions, de ce qu'elle lui a été rendue facile par la force d'âme qu'il avait acquise, cela diminue-t-il le mérite transcendant de sa vertu? Qui, parmi ceux tant soit peu imbus des vrais principes de la philosophie, se borne à se représenter Socrate uniquement exempt de crainte et de passions, lorsqu'il fut jeté en prison, chargé de fers, puis condamné? Qui ne reconnaît en lui, outre la fermeté et la constance qui étaient le propre de sa vie ordinaire, une sorte de satisfaction nouvelle, de joie manifeste dans ses entretiens et sa manière d'être, lorsqu'il approche de sa fin? Le tressaillement de plaisir qu'il éprouve à se frotter la jambe quand ses fers viennent de lui être ôtés, n'est-ce pas un reflet du contentement, du bonheur que son âme ressent d'être dégagée des incommodités du passé et de l'approche du moment où l'avenir va se révéler à elle! Caton me pardonnera, je l'espère: sa mort est plus tragique et frappe davantage que celle de Socrate, mais celle-ci est, je ne sais pourquoi, encore plus belle. Aristippe, répondant à ceux qui le plaignaient, disait: «Puissent les dieux m'en accorder une pareille!» Chez ces deux personnages, Caton et Socrate, et chez ceux qui marchent sur leurs traces (car pour de semblables je doute qu'il en ait jamais existé), la pratique constante de la vertu l'a rendue partie intégrante d'eux-mêmes, l'âme n'a plus besoin de faire effort pour obéir à la raison; il est dans son essence même qu'il en soit ainsi, c'est un état naturel qui lui est ordinaire, et elle en est arrivée là par une longue pratique des préceptes de la philosophie appliqués par une belle et riche nature. Les mauvaises passions qui s'emparent de nous, n'ont point accès en eux, où la force et la rigidité des principes étouffent et éteignent les désirs malsains dès qu'ils commencent à germer.

Différents degrés de vertu.—Or, il faut reconnaître qu'il est plus beau, grâce à une haute et divine résolution, d'empêcher les tentations de naître et de se former à la vertu en étouffant le vice dans son germe que de s'opposer aux progrès du mal, de s'armer et de faire effort pour l'arrêter dans sa course et en triompher quand une fois on s'est laissé aller aux premières émotions des passions. Cette seconde façon de se conduire est elle-même, sans doute possible, plus méritoire que d'être simplement d'un tempérament facile et débonnaire, éloigné par nature de la débauche et du vice. Dans cette troisième et dernière hypothèse, l'homme, ce me semble, peut demeurer innocent mais il n'est pas vertueux, il est exempt de faire le mal mais sans énergie suffisante pour faire le bien, et cela lui constitue un état voisin de l'imperfection et de la faiblesse dont les limites sont si difficiles à distinguer, que ces mots mêmes de «Bonté» et «Innocence» n'éveillent plus en nous en quelque sorte qu'une idée de mépris.

Certaines vertus nous sont attribuées qui ne proviennent que de la faiblesse de nos facultés.—Je constate que 95 plusieurs vertus, telles que la chasteté, la sobriété, la tempérance, peuvent être produites en nous par un affaiblissement de nos facultés corporelles; la fermeté dans les dangers (si cela peut s'appeler de la fermeté), le mépris de la mort, la résignation dans le malheur, peuvent provenir et proviennent souvent de ce que l'homme ne juge pas bien de ces accidents et ne les conçoit pas tels qu'ils sont; c'est ainsi que faute de comprendre et par bêtise, on semble parfois être vertueux, et que j'ai vu louer des gens de choses pour lesquelles ils étaient à blâmer.—Un seigneur italien a tenu un jour devant moi le propos suivant, peu à l'avantage de sa nation: «La subtilité d'esprit des Italiens, disait-il, et la vivacité de leurs conceptions sont si grandes, ils prévoient de si loin les dangers et accidents qui peuvent leur advenir, qu'il n'est pas étrange qu'on les voie si souvent, à la guerre, pourvoir à leur sûreté avant même d'avoir reconnu le péril. Les Espagnols et nous qui ne sommes pas si fins, allons plus avant; il nous faut voir de nos propres yeux, toucher le danger avec la main, pour que nous nous en effrayions; mais, à partir de ce moment, nous n'avons pas meilleure tenue. Pour ce qui est des Allemands et des Suisses, plus grossiers et plus lourds, ils ont à peine l'esprit de se raviser, quand les coups commencent à pleuvoir sur eux.» C'était peut-être là une plaisanterie; il n'en est pas moins vrai qu'à la guerre, les débutants se risquent souvent avec une imprudence bien autrement grande qu'ils ne le font après avoir été échaudés: «On sait ce que peuvent sur un guerrier la soif de la gloire et l'espoir caressé d'un premier triomphe (Virgile).» Et c'est pourquoi, lorsqu'on juge une action particulière, il faut considérer les circonstances au milieu desquelles elle s'est produite, et dans son entier l'homme qui en est l'auteur, avant de se prononcer sur la qualification à lui donner.

Montaigne déclare qu'il a dû à son tempérament, plus qu'aux efforts faits pour résister, de n'avoir pas cédé à ses passions, et qu'il était plus réglé dans ses mœurs que dans ses pensées.—Un mot sur moi-même à ce propos. J'ai vu quelquefois mes amis appeler «prudence» ce qui, chez moi, n'était qu'une chance heureuse, et considérer comme un résultat de mon courage et de ma patience ce qui était un effet de mon jugement et de l'opinion que je m'étais faite de la situation, m'attribuant ainsi un titre pour un autre, tantôt à mon avantage, tantôt à mon détriment. Du reste, il s'en faut de tant que j'en sois arrivé à cet état qui tient le premier rang et réalise la perfection, où la vertu est passée en habitude, que je n'ai même donné que peu de preuves d'avoir atteint le degré précédent, n'ayant jamais fait grand effort pour contenir les désirs qui ont pu m'assaillir. Ma vertu n'est que de l'innocence ou, pour mieux dire, une vertu tout accidentelle et fortuite. Si j'étais venu au monde avec un tempérament plus ardent, j'aurais été en fort mauvaise posture, je le crains, car je n'ai guère trouvé en moi une fermeté d'âme capable de refréner mes passions, pour peu qu'elles aient été tant soit peu violentes; les 97 querelles et débats à soutenir en moi-même ne sont pas mon fait.

Je n'ai donc pas grand mérite à ne pas avoir certains vices. «Si ma nature est bonne et si je n'ai que quelques légers défauts, comme un beau visage peut avoir des taches légères (Horace)», je le dois moins à la raison qu'à la fortune. Celle-ci m'a fait naître d'une race réputée pour son honorabilité et d'un excellent père; je ne sais s'il m'a passé en partie son caractère, si les exemples de ma famille, la bonne éducation que j'ai reçue dans mon enfance, y ont insensiblement aidé, ou bien si je suis né dans ces dispositions; «Que je sois venu au monde sous le signe de la Balance, sous celui du Scorpion dont le regard est si funeste au moment de la naissance, ou sous celui du Capricorne qui règne en tyran sur les mers d'Occident (Horace)», ce qu'il y a de certain, c'est que de moi-même j'ai la plupart des vices en horreur. Le mot d'Antisthènes à quelqu'un qui lui demandait quel est le meilleur apprentissage de la vie: «Désapprendre le mal», ne semble pas applicable à mon cas. La répulsion que j'en ressens part d'un sentiment qui m'est si naturel et si personnel que cet instinct, cette impression qui remontent à mes premiers ans, sont demeurés sans qu'aucune circonstance ait pu les modifier, bien que, mes principes se départant sur quelques points de leur rigorisme, je me laisse aller, comme tout le monde, à des actes que ma nature intime réprouve. Cela peut paraître une énormité, il n'en est pas moins vrai que j'ai sur certaines choses plus de retenue et de règle dans mes mœurs que dans ma manière de voir, et que mes désirs ont moins que ma raison de propension à la débauche.—Aristippe, qui émet en faveur de la volupté et des richesses, des idées tellement hardies qu'elles ont mis en émoi et soulevé contre lui tous les philosophes, était tout autre dans sa vie privée: Denys le tyran lui ayant présenté trois belles filles pour qu'il fît son choix, il lui répond qu'il les choisit toutes les trois, Pâris s'étant trop mal trouvé d'en avoir préféré une aux deux autres; mais, arrivé chez lui, il les renvoie sans y toucher. Son valet, l'accompagnant dans un voyage, trouvait avoir trop grosse charge de l'argent qu'il portait; il lui dit d'en retirer ce qui pouvait l'embarrasser et de le laisser sur le bord du chemin.—Épicure, dont les dogmes sont irréligieux et nous incitent plutôt à bien jouir de la vie, vécut très attaché aux pratiques religieuses et adonné au travail. Nous le voyons écrire à un de ses amis qu'il ne vit que de pain bis et d'eau et qu'il le prie de lui envoyer un morceau de fromage, pour lui procurer la possibilité de faire à un moment donné un repas somptueux.—Serait-il donc vrai que, pour être tout à fait bon, il faille que nous y soyons porté par une disposition naturelle qui s'empare complètement de nous, dont nous n'avons pas conscience et à laquelle ni les lois, ni le raisonnement, ni l'exemple ne peuvent rien!

Mes propres débordements n'ont pas été, Dieu merci, des plus répréhensibles; je les ai condamnés, comme ils le méritaient, car mon jugement ne s'en est pas trouvé faussé; * il les a même blâmés 99 chez moi plus que chez tout autre, mais c'est tout. Je conviens que j'y oppose bien peu de résistance et que je me laisse aisément entraîner par eux, sauf à en prévenir les abus et empêcher qu'ils ne dégénèrent en excès de toute nature parce que, volontiers, si on n'y prend garde, les différents vices naissent les uns des autres et finissent par agir simultanément. Je me suis efforcé de restreindre les miens, de les isoler, de les simplifier de mon mieux, «sauf cela, je ne suis pas vicieux (Juvénal)».

Il estime que pour être adonné à un vice on n'est pas nécessairement sujet à tous autres.—Les Stoïciens disent que «lorsque le sage agit, toutes les vertus qui sont en lui, participent à l'action, bien qu'il y en ait une qui, suivant la nature de l'acte, semble avoir un effet prédominant». Nous retrouvons quelque chose de semblable dans le corps humain, qui ne peut, par exemple, s'abandonner à la colère, sans que toutes ses humeurs ne soient en mouvement, cette passion elle-même ne cessant de prédominer. De là, ils concluent que du moment où nous cédons à un vice, tous les autres se donnent simultanément carrière en nous. Je ne crois pas que les choses se passent aussi simplement ou je ne saisis pas bien ce qu'ils veulent dire, car, chez moi, je ressens l'effet contraire; ce sont là subtilités des plus délicates qui échappent au raisonnement et sur lesquelles s'exerce parfois la philosophie; j'ai des vices, mais il en est d'autres que je fuis avec autant d'attention qu'un saint peut en apporter. Les Péripatéticiens non plus n'admettent pas cette connexité, cette relation inévitable, et Aristote est d'avis qu'un homme peut être prudent et juste tout en étant intempérant et incontinent. Socrate avouait à ceux qui trouvaient que sa physionomie marquait un penchant au vice, qu'il y était, en effet, naturellement porté, mais qu'il s'en était corrigé parce qu'il s'en était fait un devoir. Les familiers du philosophe Stilpon disaient de lui que, né avec un goût prononcé pour le vin et les femmes, il était arrivé, en s'y appliquant, à s'abstenir complètement de l'un et de l'autre.

Au contraire, ce que j'ai de bien, je l'ai, parce que le sort me l'a attribué à ma naissance; ce n'est un effet ni des obligations, ni des principes qui m'ont été inculqués, non plus que de l'apprentissage que j'ai pu en faire; l'innocence qui est en moi, est essentiellement primitive, elle a peu de ressort et est sans malice.—Parmi les vices, il en est un, la cruauté, que j'exècre particulièrement; par nature aussi bien que par raison, je le considère comme le pire de tous; j'en suis arrivé à cette faiblesse que je ne vois pas égorger un poulet sans que cela me soit désagréable et il m'est pénible d'entendre gémir un lièvre sous les dents de mes chiens, quoique je sois très passionné pour la chasse.—Ceux qui s'élèvent contre la volupté, arguent volontiers, pour montrer qu'elle est vicieuse et déraisonnable, de ce que «lorsqu'elle est portée à son paroxysme, elle nous maîtrise au point que la raison n'y peut avoir accès», et, à l'appui, ils invoquent ce que nous ressentons lorsque nous nous 101 unissons à la femme, «quand, à l'approche du plaisir, Vénus va féconder son domaine (Lucrèce)», alors qu'il leur semble que la satisfaction de nos sens nous met tellement hors de nous que notre raison, anéantie et accaparée par la volupté, est hors d'état de jouer son rôle.

Il est possible à l'homme de demeurer maître de ses pensées et de sa volonté, dans les transports amoureux plus encore qu'à la chasse.—Je tiens qu'il peut en être autrement et qu'il est possible parfois, quand on le veut, de faire qu'en ce même instant, l'âme se reporte vers d'autres pensées; mais pour cela, il faut faire effort et que ce soit de propos délibéré. Je sais qu'on peut contenir l'effet de ce plaisir et j'en parle avec connaissance de cause; je n'ai pas trouvé que Vénus soit une si impérieuse déesse que le prétendent d'autres plus sévères que moi. Je ne considère pas comme un miracle, ainsi que le fait la reine de Navarre dans l'un des contes de son Heptaméron (livre très agréable en son genre), ni comme une difficulté excessive de passer des nuits entières, alors qu'on a toute liberté et facilité, avec une maîtresse que l'on a longuement désirée, et d'observer l'engagement que l'on aurait pris de se contenter de ses baisers et de simples attouchements. Je crois que la chasse nous donne un exemple plus probant de cette impuissance momentanée de la raison: le plaisir y est moins grand, le ravissement et la surprise le sont davantage, et cependant notre raison étonnée y perd la faculté de se ressaisir inopinément, quand, après une longue quête, la bête débouche tout à coup là où nous l'attendions le moins; la secousse, les cris poussés de toutes parts, nous entraînent au point qu'il serait difficile à ceux qui aiment cet exercice, de reporter à ce moment leur pensée ailleurs; aussi les poètes représentent-ils Diane victorieuse des embrasements et des flèches de Cupidon: «Comment ne pas oublier, au milieu de telles distractions, les soucis de l'amour (Horace)?»

Sensibilité de Montaigne; son horreur pour tout ce qui est cruauté.—Revenons à notre sujet. Je m'attendris très facilement sur les misères d'autrui; et, lorsqu'une circonstance quelconque me fait trouver avec d'autres personnes en larmes, je pleurerais facilement de compagnie, si une raison quelconque pouvait me tirer les larmes des yeux. Il n'est rien qui m'émeuve comme de voir pleurer, que ce soit en réalité, que l'on fasse semblant, ou même que ce soit simplement en peinture. Je ne plains guère les morts, je les envierais plutôt, mais je plains très fort les mourants. Les sauvages qui font rôtir et mangent les corps des trépassés, me produisent une impression moins pénible que ceux qui les tourmentent et les torturent quand ils sont encore vivants; je ne puis même voir avec calme les exécutions capitales ordonnées par la justice, si rationnelles qu'elles soient.—Quelqu'un voulant donner une preuve de la clémence de Jules César, disait: «Il était doux dans ses vengeances: Ayant contraint de se rendre à lui des pirates qui, quelque temps avant, l'avaient fait prisonnier, mis à 103 rançon et qu'il avait menacés de faire mettre en croix, il leur tint parole, mais ne les y fit attacher qu'après les avoir fait étrangler auparavant. Philomon, son secrétaire, ayant tenté de l'empoisonner, il le fit simplement mettre à mort, sans le torturer autrement». Sans nommer l'auteur latin qui ose produire comme un témoignage de clémence, de se borner à mettre à mort qui vous a offensé, il est facile de deviner que cet auteur écrivait sous l'impression des si vilains et horribles faits de cruauté, dont usèrent les tyrans qui régnèrent à Rome.

Même à l'égard des criminels, la peine de mort devrait être appliquée sans aggravation de tourments inutiles.—Pour moi, je tiens pour de la cruauté tout ce qui, même du fait de la justice, va au delà de la mort simplement appliquée, surtout de notre part à nous, qui devrions avoir la préoccupation d'envoyer les âmes en bon état dans l'autre monde, ce qui ne se peut, quand elles quittent celui-ci agitées et désespérées par les tourments intolérables qu'elles ont eus à subir.—Ces jours derniers, un soldat qui était prisonnier, apercevant de la tour où il était détenu que la foule se réunissait sur la place et que des charpentiers y montaient un échafaud, crut que c'était pour lui. Il en conçut la résolution de se tuer, et, pour ce faire, ne trouva qu'un vieux clou de charrette, tout rouillé, que le hasard lui mit entre les mains. Il s'en porta d'abord deux coups dans la gorge; puis, voyant qu'il n'obtenait pas le résultat qu'il cherchait, il s'en donna peu après un troisième coup dans le ventre, laissant le clou dans la plaie. Le premier gardien qui entra dans sa prison, le trouva en cet état, encore vivant mais gisant à terre et presque sans force du fait de ses blessures. De peur qu'il ne vint à trépasser, sans perdre de temps, on lui lut en hâte sa sentence; quand il l'eut entendue et qu'il vit qu'il n'était condamné qu'à avoir la tête tranchée, il parut reprendre courage, accepta du vin qu'il avait d'abord refusé et remercia ses juges de la douceur inespérée de sa condamnation, déclarant qu'il avait pris le parti de se donner la mort, par crainte d'avoir à en subir une plus dure et plus douloureuse, croyant, d'après les préparatifs qu'il avait vu faire sur la place, qu'on voulait lui faire subir quelque horrible supplice. De ce que son genre de mort était changé, il semblait que ce fût pour lui comme s'il était gracié.

Ces barbaries devraient uniquement s'exercer sur les corps inanimés des suppliciés; ils produiraient tout autant d'effet sur le public.—Je serais d'avis que ces exemples de rigueur, que l'on fait pour retenir le peuple dans le devoir, s'exerçassent seulement sur les cadavres des criminels; les voir privés de sépulture, brûlés, écartelés, cela impressionnerait le vulgaire autant que peuvent le faire les peines que l'on fait souffrir aux vivants, bien que de fait ce soit peu ou même rien, comme il est dit dans les saintes Écritures: «Ils tuent le corps; mais après, que peuvent-ils faire de plus (S. Luc)?» Les poètes font très bien ressortir ce que l'horreur de ces sévices exercés après la mort, 105 vient y ajouter: «Ho! ne leur laissez pas, sur ces champs désolés, traîner d'un roi sanglant les restes à demi brûlés (Ennius, cité par Cicéron).»—Je me trouvais un jour, par hasard, sur les lieux, quand, à Rome, fut supplicié Catena, un voleur fameux. On l'étrangla sans que l'assistance manifestât la moindre émotion; mais, quand on en vint à le mettre en quartiers, chaque coup que donnait le bourreau provoquait dans la foule des gémissements plaintifs et des exclamations, comme si chacun prêtait à ce cadavre les sensations qu'il éprouvait lui-même. Il faut exercer ces barbaries excessives, non sur qui vit encore, mais sur sa dépouille.—C'est en s'inspirant d'une pensée à peu près semblable, qu'Artaxerxès tempérait la rigueur des anciennes lois des Perses, en édictant que les seigneurs qui avaient manqué aux devoirs de leur charge, au lieu d'être fouettés, comme cela se faisait, seraient dépouillés de leurs vêtements que l'on fouetterait à leur place, et qu'au lieu de leur arracher les cheveux, on leur ôterait simplement leurs tiares.—Les Égyptiens, si remplis de dévotion, estimaient bien satisfaire à la justice divine, en lui sacrifiant des pourceaux, soit vivants, soit en effigie; idée hardie que de croire pouvoir s'acquitter ainsi par des moyens fictifs, tels que la peinture et l'ombre, vis-à-vis de Dieu qui est lui-même d'essence si essentiellement positive.

Je vis à une époque où, par suite des excès de nos guerres civiles, abondent des exemples incroyables de cruauté; je ne vois rien dans l'histoire ancienne, de pire que les faits de cette nature qui se produisent chaque jour et auxquels je ne m'habitue pas. A peine pouvais-je concevoir, avant de l'avoir vu, qu'il existât des gens assez farouches pour commettre un meurtre pour le seul plaisir de tuer; qui hachent, dépècent leur prochain, s'ingénient à inventer des tourments inusités et de nouveaux genres de mort, sans être mûs ni par la haine, ni par la cupidité, dans le seul but de se repaître du plaisant spectacle des gestes, des contorsions à faire pitié, des gémissements et des cris lamentables d'un homme agonisant dans les tortures; c'est là le dernier degré auquel la cruauté puisse atteindre: «Qu'un homme tue un homme, sans y être poussé par la colère ou la crainte, et seulement pour le voir mourir (Sénèque).»

Humanité de Montaigne vis-à-vis des bêtes.—Quant à moi, je n'ai seulement jamais pu voir sans peine poursuivre et tuer une innocente bête, qui est sans défense et de laquelle nous n'avons rien à redouter, ainsi que c'est d'ordinaire le cas du cerf qui, lorsqu'il se sent hors d'haleine, à bout de forces, qu'il n'a plus d'autre moyen d'échapper, se rend à nous qui le poursuivons et, les larmes aux yeux, implore merci, «plaintif, ensanglanté, il demande grâce (Virgile)»; ce spectacle m'a toujours été très pénible. Je ne prends guère de bêtes en vie, auxquelles je ne rende la liberté; pour en faire autant, Pythagore en achetait aux pêcheurs et aux oiseleurs.—«C'est, je crois, du sang des animaux que le fer a été teint pour la première fois (Ovide)»; un naturel sanguinaire à l'égard des bêtes, témoigne une propension naturelle à la cruauté. Quand on 107 se fut, à Rome, habitué au spectacle du meurtre des animaux, on en vint à celui des hommes et aux combats de gladiateurs. La nature, je le crains, nous a inculqué des tendances à l'inhumanité: nul ne prend plaisir à voir des bêtes jouant entre elles et se caressant; tout le monde en a, à les voir aux prises, se déchirant et se mettant en pièces réciproquement. Pour qu'on ne raille pas cette empathie que j'éprouve pour elles, je ferai observer que la théologie elle-même les recommande à notre bienveillance; par cela même qu'un même maître nous a placés, elles et nous, dans son palais pour son service, que, comme nous, elles sont de sa famille, c'est à bon droit qu'elle nous enjoint d'avoir pour elles quelque respect et de l'affection.

Le dogme de l'immortalité de l'âme a conduit au système de la métempsycose.—Pythagore a emprunté le dogme de la métempsycose aux Égyptiens; depuis, ce dogme a été admis par plusieurs nations, notamment par nos Druides: «Les âmes ne meurent pas; après avoir quitté leurs premières demeures, elles passent dans d'autres qu'elles habitent, et il en est éternellement ainsi (Ovide).» La religion des anciens Gaulois, admettant que l'âme est immortelle, en concluait qu'elle ne cesse d'être en mouvement et passe d'un corps dans un autre, associant en outre cette idée, acceptée par leur imagination, à l'action de la justice divine. Suivant la conduite qu'une âme a tenue, pendant qu'elle était chez tel d'entre nous, Dieu, disaient-ils, lui assigne un autre corps à habiter, la plaçant dans une condition plus ou moins pénible, d'après ce qu'elle a été: «Il emprisonne les âmes dans des corps d'animaux: celle de qui a été cruel va animer un ours, celle d'un voleur un loup, celle du fourbe un renard;... et, après avoir ainsi subi mille métamorphoses, purifiées enfin dans le fleuve de l'Oubli, elles sont rendues à leur forme humaine primitive (Claudien).» Si elle avait été vaillante, ils l'incarnaient dans le corps d'un lion; voluptueuse, dans celui d'un pourceau; lâche, dans un cerf ou un lièvre; malicieuse, dans un renard; et ainsi de suite, jusqu'à ce que, purifiée par cette pénitence, elle rentrât à nouveau dans le corps d'un autre homme: «Moi-même, il m'en souvient, au temps de la guerre de Troie, j'étais Euphorbe fils de Panthée,» fait dire Ovide à Pythagore.

Chez certains peuples, certains animaux étaient divinisés.—Je n'admets guère cette parenté entre nous et les bêtes; je ne partage pas davantage la manière de voir de certains peuples, des plus anciens et des plus avancés en civilisation notamment, où les bêtes étaient non seulement admises dans la société et la compagnie des hommes, mais y occupaient même un rang bien au-dessus du leur. Les uns les tenaient comme les familiers privilégiés des dieux et avaient pour elles un respect et une considération plus que pour n'importe quel être humain; d'autres, allant plus loin, les reconnaissaient pour dieux et n'avaient d'autres divinités qu'elles: «Les barbares ont divinisé les bêtes, à cause du profit qu'ils 109 en retirent (Cicéron)»;—«Les uns adorent le crocodile, d'autres regardent avec une sainte terreur l'ibis engraissé de serpents; ici, brille sur l'autel la statue d'or d'un singe à longue queue;... là, on adore un poisson du Nil; ailleurs, des villes entières se prosternent devant un chien (Juvénal).»—L'explication très acceptable, que Plutarque donne de cette erreur, est encore en l'honneur des bêtes: Ce n'est pas le chat ou le bœuf par exemple, que les Égyptiens adoraient, mais les attributs divins dont ils étaient l'image éloignée: dans le bœuf, c'était sa patience et son utilité; dans le chat, sa vivacité, ou, comme chez les Bourguignons nos voisins, et par toute l'Allemagne, son impatience de se voir enfermé; il symbolisait pour eux la liberté que ces peuples aimaient et adoraient au delà de tous les dons qu'ils tenaient de Dieu, et ainsi des autres.—Quand je rencontre chez des auteurs aux idées les plus sensées, des dissertations tendant à démontrer une certaine ressemblance entre nous et les bêtes, faisant ressortir combien elles participent aux plus grands privilèges dont nous jouissons nous-mêmes, et combien il est vrai qu'il y a des points communs entre nous et eux, je rabats certainement beaucoup de mes présomptions et abdique sans difficulté cette royauté imaginaire que l'homme se donne sur tous les animaux.

Nous devons nous montrer justes envers nos semblables et avoir des égards vis-à-vis de toutes les autres créatures.—Témoignages de gratitude envers les animaux.—Quoi qu'on en puisse dire, nous sommes tenus, et c'est là un devoir d'humanité qui s'impose à tous, à avoir quelque respect, non seulement pour les bêtes, mais pour tout ce qui a vie et sentiment; et cela s'étend même aux arbres et aux plantes. Nous devons aux hommes la justice; à toutes les autres créatures, capables d'en sentir les effets, de la sollicitude et de la bienveillance; entre elles et nous, il y a des relations, d'où certaines obligations réciproques des uns vis-à-vis des autres.—Je n'ai pas honte d'avouer que je suis tellement porté à la tendresse, et si enfant sous ce rapport, que j'ai peine à ne pas me prêter aux caresses de mon chien, ou à celles qu'il me demande, même lorsque c'est dans un moment inopportun.—Les Turcs ont des établissements où ils recueillent les bêtes, et des hôpitaux où ils les soignent.—Les Romains nourrissaient aux frais du trésor public les oies dont la vigilance avait sauvé le Capitole.—Les Athéniens avaient décidé que les mules et les mulets qui avaient été employés à la construction du temple, connu sous le nom d'Hecatempedon, seraient laissés en liberté et pourraient paître partout, sans que personne puisse y mettre empêchement.—Les Agrigentins avaient la coutume, pratiquée couramment, d'enterrer d'une façon effective les bêtes qui leur avaient été chères, telles que les chevaux qui avaient présenté quelque particularité remarquable, les chiens et les oiseaux qui leur avaient été utiles ou qui, simplement, avaient servi à amuser leurs enfants; la richesse et le nombre de ces sépultures, qu'on admirait encore 111 plusieurs siècles après, se ressentaient de la magnificence qu'ils apportaient à toutes choses.—Les Égyptiens enterraient les loups, les ours, les crocodiles, les chiens et les chats dans des lieux consacrés; ils les embaumaient et portaient leur deuil quand ces animaux trépassaient.—Cimon fit donner une sépulture honorable aux juments avec lesquelles, par trois fois, il avait remporté le prix de la course aux jeux Olympiques.—Xantippe, dans l'antiquité, fit enterrer son chien au bord de la mer, sur un promontoire qui depuis en a porté le nom.—Plutarque lui-même se faisait scrupule, nous dit-il, de vendre et d'envoyer à la boucherie, pour en tirer un léger profit, un bœuf qui l'avait longtemps servi.

CHAPITRE XII.    (ORIGINAL LIV. II, CH. XII.)
Apologie de Raimond * Sebond.

Est-il vrai que la science soit la mère de toutes les vertus?—La science est, je le reconnais, chose très grande et très utile; ceux qui la méprisent font preuve de bêtise. Je n'estime pourtant pas que sa valeur soit aussi élevée que certains l'admettent, comme le philosophe Herillus par exemple, qui la considère comme le souverain bien et lui attribue le pouvoir, qu'elle n'a pas suivant moi, de nous rendre sages et satisfaits; ou comme d'autres, qui la considèrent comme la mère de toutes les vertus, et qui, par contre, tiennent l'ignorance comme la cause de tous les vices; si cela est, bien des réserves sont à faire.

Le père de Montaigne qui avait les savants en haute estime, ayant reçu de l'un d'eux la Théologie naturelle de Sebond, la fit traduire d'espagnol en français par son fils.—Ma maison est depuis longtemps ouverte aux gens de science, et ils la connaissent bien. Mon père, qui s'est trouvé à sa tête pendant cinquante ans et plus, enflammé de cette ardeur nouvelle que le roi François Ier porta aux lettres et qui les mit en faveur, était très porté pour les gens instruits, recherchant leur société et se mettant en grands frais pour eux. Il les recevait chez lui comme des personnes en odeur de sainteté, quelque peu inspirées de la sagesse divine; il recueillait leurs préceptes et leurs entretiens comme des oracles, et avec d'autant plus de déférence et de foi qu'il n'était pas à même d'en juger, n'ayant pas plus que n'avaient eu ses aïeux, de connaissances littéraires. Moi, je les aime beaucoup, mais cela ne va pas jusqu'à l'adoration.

Parmi ceux qu'a reçus mon père, était Pierre Bunel qui, en son temps, avait une grande réputation de savoir, et qui, s'étant arrêté quelques jours à Montaigne, avec quelques autres savants comme 113 lui, lui fit présent, au moment de partir, d'un ouvrage intitulé: «Théologie naturelle ou Livre des créatures, par maître Raimond Sebond.» Mon père connaissait parfaitement les langues italienne et espagnole, et cet ouvrage étant écrit en espagnol auquel venaient s'ajouter des terminaisons latines, Bunel pensait qu'avec bien peu d'aide, mon père pourrait le lire avec fruit. Il le lui recommanda comme un livre très utile et très approprié aux circonstances: c'était l'époque où la réforme de Luther commençait à se répandre et à ébranler, dans bien des pays, nos anciennes croyances. A cet égard Bunel avait vu juste en prévoyant, simplement par le raisonnement, que ce commencement de maladie dégénérerait aisément en un exécrable athéisme; et cela, parce que le vulgaire, ne pouvant juger des choses par elles-mêmes, se laisse entraîner par les apparences et selon les caprices de la fortune. Lorsque une fois on a eu la témérité de l'inciter à mépriser et à contrôler les opinions pour lesquelles il avait eu jusque-là le plus profond respect comme celles où il y va de son salut, et qu'on a jeté le doute sur certains points de la religion, qu'on les soumet à son jugement, il arrive bien rapidement à éprouver la même incertitude sur toutes ses autres croyances, ce qui en reste n'ayant pas plus d'autorité et de fondement que ce qu'on a mis en question. Il secoue alors, comme pesant sur lui d'un joug tyrannique, toutes les impressions qui ont leur source soit dans ce qu'édictent les lois, soit dans le respect qu'il a pour d'anciens usages, «car on foule aux pieds de bon cœur ce qu'on a trop révéré (Lucrèce)»; et, dès lors, il entreprend de ne plus rien recevoir sans qu'au préalable, il n'ait eu à se prononcer et ne l'ait agréé.

Quelques jours avant sa mort, mon père ayant, par hasard, retrouvé ce livre sous un tas d'autres papiers abandonnés, me demanda de le lui traduire en français. C'est un travail facile que de traduire des auteurs comme celui-ci, chez lesquels le fond est tout; il n'en est pas de même de ceux qui sacrifient beaucoup à la grâce et à l'élégance du style, surtout quand il faut les rendre dans une langue moins expressive que celle dans laquelle ils sont écrits. C'était pour moi un travail tout nouveau et auquel j'étais complètement étranger; mais me trouvant, par un heureux hasard, avoir en ce moment des loisirs, et ne pouvant me refuser au désir du meilleur des pères qui ait jamais existé, je fis mon possible et en vins à bout. Mon père en éprouva une grande satisfaction et voulut que cette traduction fût imprimée; elle l'a été après sa mort.

Éloge de ce livre.—J'y trouvai de très belles idées; l'auteur est inspiré par la piété; toutes les parties de son ouvrage s'enchaînent parfaitement. Beaucoup de personnes, et, dans le nombre, des dames, auxquelles nous avons le plus d'obligations, s'amusant à le lire, j'ai souvent été à même de leur venir en aide en détruisant les deux objections principales dont ce livre est l'objet. Il y a de la hardiesse et du courage dans le but qu'il se propose; il entreprend 115 d'établir et de prouver contre les athées, tous les articles de foi de la religion chrétienne en se basant uniquement sur des raisons humaines et naturelles; et, à dire vrai, je le trouve si ferme, réussissant si bien dans cette voie, que je ne crois pas qu'il soit possible de mieux faire dans ce sens, ni que quelqu'un ait jamais fait aussi bien. L'ouvrage me paraissant trop riche et trop beau pour un auteur dont le nom est si peu connu, et dont nous ne savons rien autre, si ce n'est qu'il était espagnol et professait la médecine à Toulouse il y a environ deux cents ans, je m'enquis, quand je commençais à m'en occuper, de ce que ce pouvait bien être, auprès d'Adrien Tournebus qui savait tout. Celui-ci me répondit qu'il pensait que ce devait être une sorte de quintessence extraite des ouvrages de saint Thomas d'Aquin, dont l'érudition infinie et l'admirable subtilité d'esprit étaient seules à même d'avoir produit de telles idées. Toujours est-il que, quel qu'en soit l'auteur ou l'inventeur (et cette supposition de Tournebus ne suffit pas pour dépouiller Sebond de ce titre), c'est assurément un homme très capable qui a produit de très belles pages.

Première objection contre cet ouvrage: «Il ne faut point appuyer de raisons humaines ce qui est article de foi.»—La première objection qu'on adresse à son ouvrage, c'est que les chrétiens se font tort, en voulant appuyer de raisons purement humaines leurs croyances, qui ne peuvent se concevoir qu'autant qu'on a la foi et par une intervention particulière de la grâce divine.—Il semble que cette objection ait sa source dans une piété exagérée, aussi faut-il apporter à sa réfutation d'autant plus de délicatesse et de respect pour ceux qui la mettent en avant, et c'est dans cet esprit que je voudrais essayer de leur répondre. Ce serait mieux le fait d'un homme versé en théologie que le mien, car je n'y connais rien; toutefois, j'estime que lorsqu'il s'agit d'une question aussi haute, qui touche de si près à la divinité et excède autant l'intelligence humaine, comme est cette vérité dont il a plu à la bonté de Dieu de nous éclairer, il est bien besoin qu'il continue à nous venir en aide, et que ce ne peut être que par l'effet d'une faveur extraordinaire et privilégiée de sa part, que nous pouvons la concevoir et nous en pénétrer. Abandonnés à notre seule intelligence, nous n'en sommes pas capables; sans cela, il n'y aurait pas tant d'esprits d'une supériorité qui se rencontre rarement, réunissant toutes les qualités que l'homme tient de la nature et qui, dans les temps anciens, étaient seules à sa disposition, que leur raison a égarés quand, avec son seul secours, ils ont cherché à la connaître.

La foi est indispensable; mais quand elle existe, la raison corrobore utilement ses enseignements.—C'est la foi qui, seule, nous découvre les ineffables mystères de notre religion et nous confirme leur vérité; ce qui ne veut pas dire que ce ne soit pas une très belle et très louable entreprise, que de mettre au service de cette foi les moyens d'investigation que l'homme tient 117 naturellement de Dieu. Il n'y a pas de doute que ce ne soit là l'usage le plus honorable que nous puissions faire de ces moyens, et qu'il n'y a pas d'occupation, de dessein plus dignes d'un chrétien, que d'appliquer toutes ses études et toutes ses pensées à embellir, étendre et accroître les vérités en lesquelles il croit. Ne nous contentons pas de mettre au service de Dieu notre esprit et notre âme; tout notre être matériel lui doit et lui rend hommage; tous nos organes, tous nos faits et gestes, tout ce qui sort de nos mains, concourent à sa glorification; notre raison doit faire de même et s'employer à étayer notre foi, mais toujours sous cette réserve, de ne pas s'imaginer que par elle-même, par la puissance à laquelle elle peut atteindre et la valeur des arguments qu'elle peut émettre, il lui soit possible d'acquérir cette science surnaturelle qui nous vient de Dieu.

Si, par grâce extraordinaire, cette science ne nous est infuse, si elle n'entre en nous que par la force du raisonnement et tous autres procédés humains, elle n'y occupe pas la place et n'a pas la splendeur qu'elle devrait avoir; je crains bien pourtant que ce ne soit que dans ces conditions qu'elle nous ait pénétrés. Si nous étions attachés à Dieu par une foi ardente; si nous tenions à lui parce qu'il nous y a appelés, et non parce que nous y avons été conduits de nous-mêmes; si notre foi reposait sur une base émanant de lui, les tentations auxquelles est exposée l'humanité et qui l'ébranlent si fort, ne pourraient rien contre elle. Nous serions en état de résister à d'aussi faibles attaques; l'amour de la nouveauté, la contrainte que les princes peuvent exercer sur nous, la bonne fortune d'un parti, les changements si peu fondés et si inopinés qui surviennent dans nos opinions, n'auraient pas la force de secouer et d'altérer nos croyances; nous ne nous laisserions pas troubler par des arguments nouveaux, et toute la rhétorique du monde ne pourrait nous en dissuader; fermes et inébranlables, nous soutiendrions tous ces assauts, sans nous départir de notre calme: «Tel un vaste rocher oppose sa masse à la faveur des flots qui grondent et se brisent autour de lui (vers imités de Virgile).»

Chez le chrétien, la foi fait généralement défaut.—Si ce rayon divin nous touchait tant soit peu, il y paraîtrait en tout et partout; sa lueur se refléterait non seulement dans nos paroles, mais dans nos faits et gestes qui en acquerraient du lustre; tout ce qui émanerait de nous, serait illuminé de cette noble clarté. Nous devrions avoir honte; l'adepte de n'importe quelle secte de celles en lesquelles se répartit l'humanité, si difficile, si étrange que soit la doctrine de sa secte, y conforme rigoureusement sa conduite et sa vie; tandis que chez les Chrétiens leur doctrine, si divine, si céleste qu'elle soit, ne se manifeste que dans les mots. En voulez-vous la preuve? Comparez nos mœurs à celles des Mahométans et des Païens, voyez combien les nôtres leur sont toujours inférieures; tandis qu'en raison de l'excellence de notre religion nous devrions briller et, par notre perfection, laisser tous autres 119 bien loin derrière: «Ils sont si justes, si charitables, si bons, que ce doivent être des Chrétiens!» devrait-on dire. Le reste est commun à toutes les religions: l'espérance, la confiance, les événements sur lesquels elles s'étayent, les cérémonies, la pénitence, les martyrs; ce qui devrait distinguer la nôtre entre toutes, c'est notre vertu qui, en même temps qu'elle est le signe le plus caractéristique de son origine divine, est aussi le résultat le plus beau et le plus difficile auquel elle tend, parce qu'elle est la vérité.—C'est parce que nous ne sommes pas ce que nous devrions être que notre bon saint Louis avait raison quand il détournait, avec instance, de son dessein, ce roi tartare qui s'était fait chrétien, de venir à Lyon baiser les pieds du Pape et contempler la pureté des mœurs qu'il croyait trouver en nous, de peur qu'au contraire les débordements de notre vie ne tarissent en lui son admiration pour nos croyances.—Ce fut l'impression inverse que ressentit cet autre venu à Rome dans ces mêmes sentiments et qui, voyant la vie dissolue qu'y menaient en ce temps les prélats et le peuple, s'affermit d'autant plus dans la bonne opinion qu'il avait conçue de notre religion, en considérant combien elle devait avoir de force et tenir de Dieu même, pour se maintenir si digne et en un tel degré de splendeur en des mains si vicieuses et dans un milieu si corrompu.

Si nous avions un seul atome de foi, nous déplacerions des montagnes, disent les saintes Écritures; nos actions, inspirées par la divinité qui présiderait aussi à leur exécution, ne seraient pas simplement d'entre celles que l'homme peut accomplir, elles tiendraient du miracle comme nos croyances elles-mêmes: «Crois, et la voie qui te conduira à la vertu et au bonheur sera courte (Quintilien).» Les uns s'appliquent à faire croire au monde qu'ils croient, et ils ne croient pas; les autres, c'est le plus grand nombre, se le persuadent à eux-mêmes et ne savent pas ce que c'est que croire.

Dans les guerres de religion, ce sont les intérêts des partis qui seuls les guident.—Nous trouvons étrange que, dans la guerre qui, dans les temps présents, désole notre pays, les événements flottent indécis et se produisent tantôt dans un sens, tantôt dans un autre comme généralement cela arrive d'ordinaire; ils ne sont ainsi que parce que nous sommes livrés à nous-mêmes. L'un des partis a pour lui la justice, mais il en a fait simplement un drapeau et un masque; on la met en avant, mais on n'en tient pas compte; ce n'est pas elle qui fait agir, ce n'est pas sa cause que l'on a épousée; elle est là, comme dans la bouche d'un avocat; le parti qui s'en targue ne l'a ni dans le cœur, ni en affection. Dieu nous doit son aide dans les circonstances extraordinaires, mais quand sont en jeu la foi et la religion, et non nos passions; et ici, ce sont les hommes qui conduisent tout; pour eux, la religion n'est qu'un moyen, c'est le contraire qui devrait être. Réfléchissez et voyez si ce n'est pas nous qui la menons et qui, d'une règle si droite et si ferme, extrayons tant de conclusions opposées, tout comme 121 avec de la cire se modèlent les figures les plus contraires? La situation de la France a-t-elle jamais, plus que de nos jours, présenté plus exactement ce caractère? Les uns tirent la religion à droite, les autres à gauche; ceux-là en disent blanc, ceux-ci, noir; tous la font également servir à leurs violences et à leurs vues ambitieuses. Ils en agissent d'une façon tellement identique en leurs débordements et leurs injustices, qu'on se prend à douter et qu'on a peine à croire qu'ils soient d'opinions différentes, étant donné que notre opinion est ce qui doit régler notre conduite et faire loi dans notre vie; une même école, ayant mêmes principes, ne produirait pas des mœurs se ressemblant davantage, observées d'une manière aussi invariable.

Voyez l'horrible impudence avec laquelle nous jouons à la balle avec la parole divine, et avec quelle irréligion nous l'accueillons ou la rejetons, suivant que la fortune modifie notre place dans le cours de nos orages publics. Rappelez-vous quel parti, l'année dernière, tenait pour l'affirmative dans cette proposition d'importance capitale: «Est-il permis au sujet de se révolter et de s'armer contre son roi, pour la défense de la religion?» dont il avait fait sa pierre d'assise, quel autre tenait pour la négative dont il s'était constitué l'apôtre, et voyez aujourd'hui de quel côté sont l'un et l'autre et si les armes résonnent moins depuis que la cause de l'un est devenue celle de l'autre. Nous brûlons les gens qui disent qu'il faut faire subir à la vérité les modifications qu'exige l'intérêt de notre cause; en France, on fait bien pis que de le dire! Soyons francs: si l'on triait dans l'armée, voire même dans l'armée royale, ceux qui y sont uniquement par zèle pour leur foi et même aussi ceux qui n'ont en vue que la défense des lois du pays ou le service du prince, on n'en retirerait pas de quoi former une compagnie complète de gens d'armes. D'où vient que si peu de gens demeurent fidèles à leur foi première sans varier, quelle que soit la tournure que prennent les événements, tandis que nous en voyons tant y évoluer les uns à pas lents, les autres à bride abattue, et les mêmes hommes gâter tout tantôt par leur violence et leur âpreté, tantôt par leur froideur, leur mollesse et leur inertie? N'est-ce pas parce que la masse obéit à des considérations d'intérêt personnel, soumises à des chances variables comme les circonstances dans lesquelles elle se meut?

Chacun fait servir la religion à ses passions; le zèle du chrétien éclate surtout pour produire le mal.—Il est évident pour moi que nous ne nous astreignons volontiers qu'aux devoirs qui flattent nos passions. Il n'est point d'hostilité plus agissante que celle des Chrétiens quand ils invoquent l'intérêt de la religion; notre zèle fait merveille lorsqu'il s'exerce secondant notre penchant naturel à la haine, à la cruauté, à l'ambition, à l'avarice, à la médisance, à la rébellion; par contre, à moins que, par miracle, une raison quelconque ne nous y porte, rien ne nous décide, d'une façon ou d'une autre, à la bonté, à la bienveillance et à la 123 modération. Notre religion vise à déraciner le vice; on la fait servir à le dissimuler, le nourrir, lui donner carrière. Il ne faut pas se moquer de Dieu, ou, comme on dit, payer la dîme en donnant une gerbe de paille pour une gerbe de blé. Si nous croyions en lui, je ne dis pas parce que nous aurions la foi, mais simplement parce que nous aurions la conviction qu'il existe; je dirai même, à notre extrême confusion, si nous y croyions et si nous le connaissions comme nous faisons d'autre chose, d'un de nos compagnons, par exemple, nous l'aimerions par-dessus tout, en raison de son infinie bonté et de la beauté qui resplendit en lui; tout au moins occuperait-il le même rang que tiennent les richesses, les plaisirs, la gloire, les amis. Le meilleur de nous craint de blesser son voisin, ses parents, son maître, et ne redoute pas de l'outrager, Lui. Est-il quelqu'un, si simple d'esprit qu'il soit, qui, mettant en comparaison, d'un côté, ce qui nous cause un seul de ces plaisirs que nous procurent nos vices, et de l'autre, l'espérance d'une gloire immortelle dont il a connaissance et dont il est persuadé, ne troquerait pas l'un pour l'autre? Et cependant que de fois nous renonçons à cette gloire par le mépris que nous en faisons; car qu'est-ce qui nous pousse au blasphème sinon l'envie qui, sans rime ni raison, nous prend d'offenser Dieu!—Le philosophe Antisthène se faisait initier aux mystères d'Orphée; le prêtre lui disant que ceux qui embrassaient cette religion, jouiraient éternellement à leur mort des biens les plus parfaits: «Pourquoi donc, lui fit-il, si tu le crois, ne meurs-tu pas toi-même?»—Diogène, poussant encore plus avant dans ce sens, répondait avec sa brutalité ordinaire à un autre qui lui prêchait de se faire initier à la secte dont lui-même était prêtre, afin d'obtenir la possession des biens de l'autre monde: «Tu veux que je croie que d'aussi grands hommes qu'Agésilas et Épaminondas seront misérables, tandis que toi, qui n'es qu'un veau et ne fais rien qui vaille, tu serais des bienheureux, parce que tu es prêtre?»—Si nous accueillions ces grandes promesses de béatitude éternelle en y prêtant la même attention que nous apportons à tout argument philosophique, nous n'aurions pas la mort en si grande horreur que nous l'avons: «Loin de nous plaindre de la désagrégation de notre être, nous nous réjouirions plutôt de partir et de laisser notre dépouille mortelle, comme le serpent change de peau, comme le cerf se défait de son vieux bois (Lucrèce).» «Je veux être dissous, dirions-nous, pour être avec Jésus-Christ.» La puissance de raisonnement de Platon sur l'immortalité de l'âme ne porta-t-elle pas quelques-uns de ses disciples à se donner la mort, pour jouir plus tôt des espérances qu'il leur faisait concevoir!

C'est ne pas croire que de croire par faiblesse ou par crainte.—Tout cela est un signe très évident que nous ne comprenons notre religion qu'à notre façon et en usons à notre guise et pas autrement, comme il arrive de toutes les autres religions. Si elle est nôtre, c'est que le sort nous a fait naître dans un pays où elle existe, qu'elle y remonte à une haute antiquité, ou que les 125 hommes qui l'y ont établie y ont une grande autorité, que nous craignons les peines dont elle menace ceux qui sont en dehors d'elle, ou que nous avons été séduits par les promesses qu'elle nous fait; de telles considérations sont de nature à donner du poids à nos croyances mais ne sont que secondaires, ce sont des attaches purement humaines. Dans une autre contrée, d'autres influences, des promesses et des menaces semblables pourraient tout aussi bien, par un même travail, déterminer en nous d'autres croyances; nous sommes Chrétiens, tout comme nous sommes Périgourdins ou Allemands.

Les athées ne le sont guère que par vanité; en présence de la mort, ils reviennent aux idées religieuses.—Platon dit qu'il est peu d'athées qui le soient au point qu'un danger pressant ne les ramène pas à reconnaître la puissance divine; cet aphorisme ne s'applique pas au vrai chrétien; ce n'est que vers les religions enfantées par l'imagination de l'homme et qui n'ont qu'un temps, que nous sommes ainsi portés uniquement par des considérations humaines. Quelle foi peut être celle que font naître et développent en nous la lâcheté et la faiblesse de notre cœur! qu'elle est plaisante en vérité, ne croyant ce qu'elle croit, que parce qu'elle n'a pas le courage de cesser d'y croire! Un sentiment aussi vicieux que l'inconstance ou la frayeur, peut-il produire en notre âme une impression judicieuse!—Il en est qui prétendent prouver, dit encore Platon, que la raison doit nous faire considérer comme de pures inventions, tout ce qui se dit des enfers et des peines futures; que l'occasion se présente d'être conséquents avec leurs dires, que la vieillesse ou les maladies les mettent aux portes du tombeau, la terreur, l'horreur de ce que leur réserve l'avenir modifient du tout au tout leurs croyances. C'est parce que ces appréhensions enlèvent à l'homme son courage, que lui-même, dans ses lois, défend d'enseigner de telles menaces et de donner à croire que du mal puisse arriver aux hommes, du fait des dieux, autrement que lorsque c'est nécessaire pour leur plus grand bien, comme traitement pour les guérir d'affections morales. On dit de Bion, qu'adepte fervent de l'athéisme de Théodore, longtemps il s'était moqué des hommes adonnés à la religion; mais que, surpris par la mort, il se livra aux pratiques les plus superstitieuses, comme si les dieux existaient ou cessaient d'être, selon que cela faisait ou non l'affaire de Bion.—Platon conclut, et ces exemples confirment cette conclusion, que, soit par raison, soit par force, nous sommes toujours ramenés à croire à l'existence de Dieu. L'athéisme est une conception monstrueuse et contre nature qu'il est difficile et malaisé de faire admettre par l'esprit humain, quelque insolent et déréglé qu'il puisse être, quoiqu'il se soit vu assez de gens affectant d'en faire profession, soit par vanité, soit pour se donner la gloriole d'émettre des idées tendant à réformer le monde et qui ne soient pas celles de tous. Mais si ces gens sont fous au point de faire parade de ce qu'ils ne croient pas en Dieu, ils ne sont pas assez forts 127 pour implanter cette conviction dans leur conscience; donnez-leur un bon coup d'épée dans la poitrine, ils ne laisseront pas de joindre les mains et d'implorer le ciel; et, quand la crainte ou la maladie aura tempéré ou abattu cette licencieuse ardeur d'humeur volage, ils reviendront à eux et, bien discrètement, feront comme les autres et croiront ce que chacun croit. Autre chose est un dogme sérieusement étudié et que tout le monde admet, et autre chose ces impressions passagères qui, nées d'esprits déséquilibrés, vont entretenant les idées les plus téméraires et les moins définies que leur fantaisie leur inspire, et combien misérables et écervelés leurs auteurs qui s'efforcent d'être pires que cela ne leur est possible!

Ce sont les œuvres de Dieu qui nous amènent à lui et non notre faiblesse d'esprit; c'est ce que Sebond s'applique à démontrer.—Les erreurs du paganisme et l'ignorance où il était de notre sainte vérité, ont fait encore tomber la grande âme * de Platon, grande mais seulement autant que peut l'être l'âme de l'homme, dans cet autre abus voisin du précédent: «Que les enfants et les vieillards sont plus accessibles que les autres à la religion», comme si elle naissait et tenait sa puissance de notre faiblesse d'esprit. Le nœud qui devrait contenir notre jugement et notre volonté, étreindre notre âme et l'unir à notre Créateur, ne devrait ni être fait ni tirer sa force de nos considérations, de nos raisonnements, de nos passions; mais, d'essence divine, surnaturelle, se présenter à nous sous une forme, dans des conditions, avec un éclat uniques, n'être autre en un mot que l'autorité de Dieu et sa grâce. Notre cœur et notre âme sont régis et commandés par la foi; celle-ci doit donc pouvoir user, pour l'accomplissement de ses desseins, de toutes les autres parties de notre être suivant ce que chacune peut donner. Aussi n'est-il pas croyable que cet ensemble qui constitue le monde, que cette admirable machine ne porte pas trace dénonçant la main du grand architecte qui l'a construite; et que, dans quelques-unes de ses pièces, il ne demeure rien rappelant l'ouvrier qui les a faites et les a assemblées. Et, de fait, ses plus importants ouvrages dénotent le caractère de sa divinité et, seule, la faiblesse de notre esprit nous empêche de nous en apercevoir; car, ainsi que Dieu le dit lui-même, «ses œuvres invisibles se manifestent par celles qui sont visibles».—Sebond s'est appliqué à cette étude digne de notre attention; et il nous montre que rien de ce qui est en ce monde, ne dément son créateur. Ce serait vraiment faire tort à la bonté divine, que l'univers ne se prêtât pas à affirmer la vérité de nos croyances; le ciel, la terre, les éléments, notre corps, notre âme, toutes choses y concourent: à nous de trouver le moyen de nous en servir; elles nous livrent leur secret, sous condition que nous serons en état de le comprendre, car le monde est le temple sacré par excellence dans lequel l'homme a accès pour y contempler des statues sorties, non des mains des mortels, mais de celles de la divine pensée qui 129 les a faites accessibles à nos sens, comme sont le soleil, les étoiles, les eaux, la terre, pour nous en donner la compréhension et «faire, comme dit saint Paul, que nous concevions l'existence de celles qui échappent à notre vue, par ce que nous voyons de ce monde qu'il a créé, et que par ses œuvres nous nous rendions compte de sa sagesse éternelle et de sa divinité». «En ne dérobant pas jalousement à la terre la vue du ciel, en le faisant se dérouler sans cesse sur nos têtes, Dieu se dévoile sous tous ses aspects; de lui-même il s'offre, il s'inculque à nous; voulant être clairement connu, par son œuvre il nous montre qui il est et nous convie à méditer ses lois (Manilius).»

Ses arguments, par leur conformité avec notre foi, ont une valeur indéniable.—Or, tous les raisonnements, tous les discours humains sont choses inertes et stériles, qui ne prennent forme qu'autant que Dieu, par le moyen de la grâce, leur en ménage la possibilité et leur donne de la valeur. Les actes de vertu de Socrate et de Caton sont demeurés vains et inutiles, parce qu'ils n'avaient pas pour fin l'amour et l'obéissance qu'en tout nous devons à Dieu, véritable créateur de toutes choses, et qu'ils ne le connaissaient pas. Il en est de même de nos raisonnements et de nos discours: ils semblent avoir du corps, mais ne sont en réalité que des masses confuses, sans forme définie, condamnés à l'impuissance si la foi et la grâce n'y sont pas jointes. La foi venant à donner du coloris et du lustre aux arguments que fait valoir Sebond, leur communique de la fermeté et de la solidité et les rend capables d'initier un apprenti, de guider ses premiers pas sur la voie qui mène à la connaissance de la vérité en le façonnant dans une certaine mesure et le disposant à recevoir la grâce de Dieu qui affermit ses croyances et les rend parfaites. Je connais un homme faisant autorité, versé dans l'étude des lettres, qui m'a avoué avoir été ramené des erreurs de l'incrédulité par les arguments de Sebond. Alors même qu'on les dépouillerait de l'ornement et de l'appui que leur donne la foi en les approuvant, à ne les considérer que comme des fantaisies purement humaines, imaginées pour combattre ceux qui se sont précipités dans les épouvantables et horribles ténèbres de l'irréligion, leur valeur est telle qu'ils auraient autant de puissance et de solidité que tous autres que, dans les mêmes conditions, on pourrait leur opposer; si bien que nous serions fondés à dire aux parties en présence: «Si vous avez de meilleurs arguments, produisez-les, sinon soumettez-vous (Horace)»; reconnaissez la validité de nos preuves ou montrez-en d'autres, serait-ce même sur quelque autre sujet, qui se présentent mieux et soient plus probantes.—Mais voilà que, sans y penser, je suis déjà à demi engagé dans la discussion de la seconde des objections que l'on fait à Sebond et que, en son lieu et place, je me suis proposé de réfuter.

Seconde objection faite à Sebond: «Ses arguments sont faibles.»—Il y en a qui trouvent que ses arguments sont faibles, 131 qu'ils n'arrivent pas à démontrer ce qu'il veut prouver, et ils prétendent pouvoir les réfuter aisément. Ces gens-là méritent d'être tancés un peu plus rudement que je n'ai fait des premiers, parce qu'ils sont plus dangereux et ont plus de malice. On détourne volontiers le sens des paroles d'autrui pour appuyer ses propres opinions; pour un athée, tout écrit a quelque rapport avec l'athéisme, et il infecte de son propre venin même ce qui n'en porte pas trace. Ceux-ci ont des scrupules qui leur font paraître fades les raisons de Sebond, et ils trouvent que c'est leur donner beau jeu que de les mettre à même de combattre, avec des armes purement humaines, notre religion qu'ils n'oseraient attaquer, si elle leur apparaissait majestueusement dans la plénitude de l'autorité et du commandement. Pour maîtriser leur folie, ce qu'il y a de mieux me paraît être de froisser et de fouler aux pieds l'orgueil et l'arrogance de l'homme; de leur faire sentir son inanité, sa vanité, son néant; de leur ôter des mains ces chétives armes que leur fournit leur raison; de les obliger à s'incliner et à baiser la terre devant l'autorité et le respect de la majesté divine. A elle seule appartiennent la science et la sagesse; seule, elle vaut qu'on fasse cas d'elle; c'est à elle que nous dérobons ce dont nous nous parons et ce que nous apprécions tant en nous. «Dieu ne permet pas qu'un autre que lui s'enorgueillisse (Hérodote)», rabattons donc cette orgueilleuse prétention, point de départ de la tyrannie qu'exerce sur nous le malin esprit: «Dieu résiste aux superbes et fait grâce aux humbles (Saint Pierre).» L'intelligence est l'apanage des dieux, dit Platon, les hommes n'en ont que peu ou point. Aussi est-ce une grande consolation pour le chrétien de voir nos moyens, mortels et impuissants, s'adapter si bien à ce qu'exige notre foi sainte et divine que, lorsque nous les appliquons à des sujets, mortels impuissants comme ils le sont eux-mêmes, ils ne s'y appareillent ni mieux, ni avec plus de force.

Il faut reconnaître que bien des choses ne peuvent s'expliquer par la raison seule.—En conséquence, examinons si l'homme dispose de raisons plus puissantes que celles de Sebond, et s'il lui est possible d'arriver à quelque certitude par les preuves et les raisonnements qu'il est en état de produire. Saint Augustin, réfutant ces mêmes gens, leur reproche l'injustice qu'il y a à considérer comme faux tout ce que, dans nos croyances, notre raison ne parvient pas à prouver; et pour montrer que bien des choses sont et ont été, dont notre intelligence ne peut découvrir ni la nature, ni les causes, il leur cite des faits connus et indubitables que l'homme confesse ne pouvoir expliquer; en cela, du reste, comme en tout ce qu'il fait, saint Augustin déploie un soin remarquable et beaucoup d'esprit. Nous, il nous faut faire davantage et leur montrer que pour rendre manifeste la faiblesse de leur raison, il n'est pas besoin d'avoir recours à de rares exemples longuement recherchés: elle présente tant de points faibles, est si aveugle, qu'il n'y a rien de si clair et de si facile qui lui paraisse d'une parfaite 133 évidence; que pour elle, ce qui est aisé et malaisé ne sont qu'un; qu'enfin tout ce sur quoi elle entreprend de porter un jugement et la nature en général, se dérobent à sa juridiction et à sa compétence.

Que nous prêche la vérité, quand elle nous invite à fuir la philosophie de ce monde; quand, si souvent, elle nous inculque que notre sagesse n'est que folie devant Dieu; que, de toutes les vanités, l'homme est ce qu'il y a de plus vain; que celui qui se targue de son savoir, ne sait pas ce que c'est que savoir; que l'homme n'est rien, lorsqu'il s'imagine être quelque chose; qu'il s'exalte et se leurre lui-même? Ces sentences qui émanent de l'Esprit saint, expriment si clairement et si nettement ce que je veux établir que toute autre preuve serait superflue avec des gens qui, soumis et obéissants, s'inclineraient devant son autorité; mais ceux-ci tiennent à faire les frais des verges qui serviront à les fouetter, et n'admettent pas que l'on combatte leur raison autrement qu'en l'opposant à elle-même.

L'homme croit avoir une grande supériorité sur toutes les autres créatures, examinons ce qui en est: Est-il fondé à prétendre que toutes les merveilles de la nature n'ont été créées que pour lui?—Envisageons donc, pour le moment, l'homme abandonné à lui-même sans secours étranger, armé uniquement des armes qui lui sont propres et n'ayant pas l'aide de la grâce et de la connaissance de Dieu qui sont tout son honneur, toute sa force et auxquelles il doit d'être ce qu'il est, et voyons ce dont il est capable en ce bel équipage. Qu'il m'explique, par la puissance de son raisonnement, sur quoi repose la grande supériorité qu'il prétend avoir sur les autres créatures? Qui l'autorise à penser que le mouvement admirable de la voûte céleste, la lumière éternelle de ces flambeaux roulant si majestueusement au-dessus de sa tête, les fluctuations émouvantes de la mer aux horizons infinis, ont été créés et se continuent depuis tant de siècles pour sa seule commodité et son service? Est-il possible d'imaginer rien de si ridicule que cette misérable et chétive créature qui n'est seulement pas maîtresse d'elle-même, est exposée aux offenses de tant de choses et qui vient se dire la maîtresse et l'impératrice de l'univers? il n'est pas en son pouvoir d'en connaître la moindre parcelle, à plus forte raison de le commander. Qui lui a octroyé ce privilège qu'il s'arroge, d'être seul sur ce vaste bâtiment capable d'en apprécier la beauté et celle des pièces dont il se compose; de pouvoir seul en rendre grâce à l'architecte, et d'être seul en état d'en apprécier les ressources et de les mettre en valeur? Qu'il produise les lettres patentes qui lui confèrent ce bel et grand office! n'ont-elles été concédées qu'au bénéfice des sages? elles s'appliqueraient à bien peu; ou les fous et les méchants sont-ils dignes également d'une faveur aussi exceptionnelle? ils sont ce qu'il y a de pire au monde, pourquoi seraient-ils avantagés de la sorte sur tous les autres êtres de la création? Faut-il croire celui qui a 135 dit: «Qui donc nous enseignera pour qui le monde a été fait? C'est sans doute pour les êtres animés qui ont l'usage de la raison, c'est-à-dire pour les dieux et les hommes qui sont les plus parfaits de tous les êtres (Cicéron)!» ou plutôt pourrons-nous jamais assez bafouer son impudence, d'accoupler ainsi les dieux et les hommes? Qu'a donc alors en lui le pauvret, qui puisse lui valoir un tel avantage?

S'il est vrai que les astres ont de l'influence sur sa destinée, peut-il dire qu'il commande quand il ne fait qu'obéir.—Considérons la vie incorruptible des corps célestes, leur beauté, leur grandeur, leur mouvement continu réglé avec tant de précision: «Quand on contemple au-dessus de sa tête les voûtes immenses du monde et les astres brillants dont elles sont constellées, et qu'on vient à réfléchir sur les révolutions de la terre et du soleil (Lucrèce)»; considérons la domination et la puissance que ces corps exercent non seulement sur nos existences et les fluctuations de notre destinée, «car toutes les actions et la vie des hommes dépendent de l'influence des astres (Manilius)», mais même sur nos penchants, nos raisonnements, nos volontés qu'ils gouvernent, poussent et agitent suivant que cette influence se fait sentir dans un sens ou dans un autre, ainsi que notre raison l'établit et nous le montre: «Elle reconnaît que ces astres si éloignés, ont sur les hommes un secret empire, que des lois fixes règlent les mouvements périodiques de l'univers et que le cours des destinées est déterminé par des signes certains (Manilius)»;—si non seulement l'homme isolé, non seulement les rois, mais même les royaumes, les empires, tout en ce bas monde subit l'action des moindres mouvements célestes: «Les plus grandes révolutions sont produites par ces mouvements insensibles, tant sont hautes ces lois qui commandent aux rois eux-mêmes (Manilius)»;—si notre vertu, nos vices, notre capacité, notre science, cette intuition même que nous avons de l'influence qu'exercent les astres, et cette compréhension des relations qui existent entre eux et nous, nous viennent d'eux et sont des effets de leur action, ainsi que nous sommes portés à le croire: «L'un, furieux d'amour, traverse la mer, et va renverser Troie; l'autre est destiné par le sort à donner des lois; ici des enfants tuent leurs pères, là des pères tuent leurs enfants, ou ce sont des frères qui s'arment contre leurs frères et s'égorgent entre eux. Il ne faut pas en accuser les hommes; la destinée, plus forte qu'eux, les entraîne, les force à se déchirer et à se punir ainsi de leurs propres mains; tout cela devait arriver, ainsi l'a voulu le destin (Manilius)»;—si enfin c'est au ciel que nous devons cette parcelle de raison que nous avons, comment peut-elle nous faire son égal? comment pouvons-nous soumettre à notre science son principe et les conditions dans lesquelles il existe?

Que savons-nous de ces astres, sur quoi s'appuient les suppositions que nous émettons à leur sujet?—Tout ce que nous voyons de ces corps, est pour nous un sujet d'étonnement: «Quels instruments, quels leviers, quelles machines, quels ouvriers ont élevé un si vaste édifice (Cicéron)?» Pourquoi admettons-nous 137 qu'ils soient privés d'âme, de vie, de raison; nous ont-ils donné des preuves d'une stupidité persistante que rien n'est susceptible de modifier, à nous qui n'avons d'autres relations avec eux, que d'être sous leur dépendance? Dirons-nous que nous n'avons rien constaté qui témoigne d'une âme raisonnable, chez aucune créature autre que l'homme? Qu'est-ce que cela prouverait? Nous n'avons vu quoi que ce soit qui ressemble au soleil, et, de ce que nous n'avons rien vu de semblable à lui, en résulte-t-il qu'il n'existe pas, non plus que son mouvement de rotation parce qu'il n'a pas son pareil? Si tout ce que nous n'avons pas vu n'existait pas, notre science s'en trouverait considérablement réduite: «Tant sont étroites les bornes de notre esprit (Cicéron)!» N'est-ce pas un songe de la vanité humaine que de faire de la lune une terre céleste; d'y * rêver, comme Anaxagore, des montagnes, des vallées; d'imaginer, ainsi que l'admettent Platon et Plutarque, que, pour notre commodité, il s'y trouve des habitations où demeurent des êtres humains formant des colonies; et aussi que notre terre est un astre lumineux, jouissant d'un pouvoir éclairant: «Entre autres infirmités de la nature est cet aveuglement de l'âme qui force l'homme à errer et qui, de plus, lui fait chérir son erreur (Sénèque).»—«Le corps, sujet a se corrompre, alourdit l'âme, et cette enveloppe grossière la déprime dans l'exercice même de la pensée et l'attache à la terre (Saint Augustin).»

La présomption est chez nous une maladie naturelle et innée. De toutes les créatures, la plus misérable et la plus fragile c'est l'homme, qui en est en même temps, * dit Pline, la plus orgueilleuse; il en a la sensation, il se voit relégué dans la fange et la fiente du monde, attaché, cloué à la partie de l'univers qui est la pire, à celle qui est la plus morte, la plus croupissante, logé au dernier étage de l'édifice, celui qui est le plus éloigné de la voûte céleste, pêle-mêle avec les animaux qui rampent sur la terre, de pire condition que ceux qui vivent dans les airs ou dans l'eau; et le voilà qui, en imagination, se place au-dessus de l'orbite de la lune et ramène le ciel sous ses pieds!

En quoi notre supériorité vis-à-vis des animaux consiste-t-elle; est-il sûr que les bêtes n'ont pas comme nous des idées et un langage?—C'est par un effet de cette même vanité de son imagination que l'homme se fait l'égal de Dieu; qu'il s'attribue ce qui est le propre de la divinité; se classe de lui-même comme un être d'essence particulière, se mettant en dehors de la foule des autres créatures; fait la part aux animaux ses confrères et ses compagnons, assignant à chacun d'eux les parcelles de facultés physiques et intellectuelles qu'il juge à propos. Pour faire cette répartition, son intelligence lui a-t-elle révélé les mobiles intimes et cachés auxquels les animaux obéissent, et est-ce en les comparant à nous qu'il en est arrivé à conclure à la bêtise qu'il leur prête? Quand je joue avec ma chatte, qui sait si ce n'est pas elle qui, plus que moi-même, se distrait de la sorte? nous nous 139 amusons l'un et l'autre et, suivant comme je me trouve disposé, je la caresse ou la repousse, elle en agit de même au gré de son caprice.—Dans la description que nous donne Platon de l'âge d'or qui, sous Saturne, régna sur la terre, il considère comme un des principaux avantages de l'homme de cette époque, qu'il était en communication avec les bêtes. Il pouvait de la sorte, en les questionnant et les étudiant, connaître exactement les qualités de chacune d'elles et en quoi elles différaient les unes des autres, ce qui affinait son intelligence et sa prudence, et lui donnait le moyen de se conduire dans la vie incomparablement mieux que nous ne pouvons le faire. N'est-ce pas là la meilleure preuve que l'on puisse donner de l'impudence de l'homme à l'égard des animaux? Quant à la forme extérieure qu'ils tiennent de la nature, ce grand philosophe pense que, pour la plupart, celle-ci, en la leur donnant, s'est uniquement préoccupée de faire que cette forme pût servir aux pronostics qu'on en tirait au temps où il vivait.

Les bêtes se comprennent entre elles; si nous ne les comprenons pas, est-ce à elles ou à nous que cela est imputable?—Si les hommes et les animaux ne se comprennent plus, à qui la faute; pourquoi serait-ce la leur, plutôt que la nôtre? c'est là un point qui est encore à deviner. Puisque nous ne les comprenons pas plus qu'ils ne nous comprennent, ils peuvent en conclure que c'est nous qui sommes des bêtes, par la même raison qui fait que nous estimons que ce sont eux qui le sont. Il n'y a rien d'étonnant à ce que nous ne les comprenions pas; n'en est-il pas ainsi des Basques et des Troglodytes? Cependant certains: Apollonius de Tyane, Melampus, Tirésias, Thalès et autres, ont prétendu les comprendre, et, puisque ceux qui s'occupent de la description du monde, nous disent qu'il existe des peuples qui ont un chien pour roi, il faut bien que ses sujets aient quelque compréhension de ses sons de voix et de ses mouvements.—Remarquons quelles ressemblances il y a entre eux: nous avons, d'une façon générale, quelque intelligence de leurs sens; les bêtes l'ont vis-à-vis de nous, à peu près dans la même mesure, elles nous flattent, nous menacent, nous demandent ce qu'elles veulent comme nous faisons d'elles. Du reste, nous reconnaissons que, bien évidemment, elles s'entendent entre elles, complètement et en tout; et cela, non seulement celles de même espèce, mais encore celles d'espèces différentes. «Les animaux domestiques, comme les bêtes féroces, font entendre des cris différents selon que la crainte, la douleur ou la joie les agite (Lucrèce).»—Par certains aboiements du chien, le cheval sait qu'il est en colère; il n'a pas de crainte, quand sa voix a d'autres inflexions.

Celles qui n'ont pas de voix se font comprendre par les mouvements du corps, que de choses n'exprimons-nous pas nous-mêmes par gestes.—Chez les bêtes mêmes qui n'ont pas de voix, certains services qu'elles se rendent mutuellement nous prouvent clairement qu'elles ont d'autres moyens de communiquer; 141 leurs mouvements ont des significations qu'elles saisissent fort bien: «C'est par la même raison que nous voyons les enfants suppléer par des gestes à la parole qui leur manque (Lucrèce).»—Peut-on prétendre le contraire? n'est-ce pas ainsi, par signes, que nos muets discutent, s'entretiennent, content des histoires? J'en ai vu de si souples, de si bien dressés à cet exercice que, vraiment, ils se faisaient comprendre dans la perfection.—Les amoureux se disputent, se réconcilient, se prient, se remercient, se donnent des rendez-vous, se disent tout enfin avec les yeux: «Le silence même a son langage, il sait prier et se faire entendre (Le Tasse).»

Et avec les mains, que ne faisons-nous pas? Nous demandons, nous promettons, appelons, congédions, menaçons, prions, supplions, nions, refusons, interrogeons, admirons, comptons, confessons nos fautes, manifestons notre repentir, nos craintes, notre honte, nos doutes; nous nous informons, commandons, incitons, encourageons, jurons, portons témoignage, accusons, condamnons, absolvons, injurions, exprimons notre mépris, notre dépit; défions, flattons, applaudissons, bénissons, humilions; nous nous moquons, nous nous réconcilions, nous recommandons, exaltons, festoyons; nous nous réjouissons, nous nous plaignons, nous nous attristons; nous marquons notre découragement, notre désespoir, notre étonnement; nous nous écrions, nous nous taisons; que ne faisons-nous pas encore par ce moyen, variant et multipliant ce que nous exprimons, aussi bien qu'avec la parole?—Et de la tête: nous invitons, congédions, avouons, désavouons, démentons, souhaitons la bienvenue, honorons, vénérons, exprimons notre dédain, demandons, éconduisons, marquons notre gaîté, nous lamentons, caressons, adressons des reproches, faisons acte de soumission, bravons, exhortons, menaçons, donnons une assurance, demandons un renseignement!—Que ne disons-nous pas en fronçant les sourcils, en haussant les épaules?—Il n'est aucun de nos mouvements qui ne parle, et ne parle un langage intelligible, que tout le monde comprend, bien qu'il ne nous ait pas été enseigné; tout cela fait que lorsqu'on la compare à la variété des langues et au travail qu'elles demandent pour les posséder, cette communication par signes semble être plutôt le langage propre de la nature humaine.—Je laisse de côté ce que, dans cet ordre d'idées, la nécessité apprend, à un moment donné, à qui en a besoin; et aussi les lettres de l'alphabet exprimées avec les doigts, la grammaire inculquée par gestes, les sciences apprises et traduites par le même procédé; il est des nations chez lesquelles, au dire de Pline, on ne parle pas autrement.—Un ambassadeur de la ville d'Abdère, après avoir longuement entretenu Agis roi de Sparte, lui demanda quelle réponse il voulait qu'il rapportât à ses concitoyens: «Que je t'ai laissé dire tout ce que tu as voulu, répondit le roi, tant que tu as voulu, sans jamais dire un mot.» N'est-ce pas là parler tout en se taisant, et d'une manière fort compréhensible?

Leur habileté surpasse celle de l'homme, si bien qu'il 143 semblerait que la nature les a plus favorablement traitées que nous.—Du reste, quelle faculté avons-nous, dont nous ne retrouvions pas l'application dans ce que font les animaux? Est-il une organisation mieux ordonnée que celle des mouches à miel, où les diverses charges et offices soient plus diversifiés et mieux remplis? La répartition du travail et des emplois y est tellement bien réglée, que nous ne pouvons supposer qu'elle puisse être faite sans raison, ni réflexion! «A ces signes et à cette police admirable, des sages ont jugé que les abeilles renfermaient une parcelle de la divine intelligence et avaient une âme (Virgile).»—Les hirondelles que nous voyons, au retour du printemps, fureter tous les coins de nos maisons, exécutent-elles leurs recherches sans y apporter de jugement; et est-ce sans discernement que, sur mille places qu'elles pourraient occuper, elles choisissent celle qui leur est le plus commode?—Quand ils construisent leurs nids, de si belle et admirable contexture, les oiseaux font-ils choix d'un endroit à forme carrée, ronde, d'un angle droit ou d'un angle obtus, sans s'être rendu compte des conditions où ils se trouvent et de ce qui en résultera? Lorsqu'ils prennent tantôt de l'eau, tantôt de l'argile, ignorent-ils que celle-ci s'amollit en l'humectant? En tapissant leurs palais de mousse ou de duvet, ne prévoient-ils pas que les membres délicats de leurs petits s'y trouveront plus mollement et plus à l'aise? S'abritent-ils contre le vent qui apporte la pluie, et s'installent-ils regardant l'orient, sans connaître les conditions dans lesquelles soufflent les différents vents, ni considérer que l'un vaut mieux que l'autre?—Pourquoi l'araignée épaissit-elle sa toile en certains points et la fait-elle plus lâche en d'autres; pourquoi, à un moment donné, la tisse-t-elle d'une façon, et à un autre moment d'une autre, si elle n'y a, au préalable, pensé, réfléchi et pris parti?

Nous constatons assez combien, dans la plupart de leurs ouvrages, les animaux nous sont supérieurs, et combien notre art demeure au-dessous dans les imitations que nous en faisons, et cependant pour nos œuvres, qui sont bien plus grossières que les leurs, nous mettons en jeu de nombreuses facultés et notre âme s'y applique de toutes ses forces; pourquoi n'estimons-nous pas qu'il en est de même chez eux? Quelle raison nous fait attribuer à je ne sais quel instinct naturel et servile, des ouvrages qui surpassent tout ce que nous pouvons faire, tant naturellement qu'avec le secours de l'art? En cela, sans y penser, nous leur donnons un très grand avantage sur nous puisque la nature, par une tendresse toute maternelle, les accompagne et les guide, comme avec la main, dans les actions et les situations de leur vie, tandis qu'elle nous abandonne au hasard et à la fortune, qu'il nous faut recourir aux ressources de l'art pour nous procurer les choses nécessaires à notre conservation et qu'elle nous refuse en même temps, malgré une instruction préalable et tout en y apportant une grande contention d'esprit, la possibilité d'arriver à ce à quoi les bêtes parviennent spontanément; de telle sorte que la stupidité de ces brutes, 145 chaque fois qu'il s'agit de nos commodités réciproques, surpasserait notre divine intelligence! Vraiment, s'il en était ainsi, nous serions bien fondés à dire qu'elle est pour nous une bien injuste marâtre; mais il n'en est rien, notre organisation n'est si difforme ni si déréglée.

Il n'en est rien; elle a donné à l'homme tout ce qui est nécessaire à sa conservation.—La nature a pour toutes ses créatures même sollicitude; il n'en est aucune qu'elle n'ait abondamment pourvue de tous les moyens nécessaires à la conservation de son être; et ces plaintes que j'entends émettre (car la licence de nos opinions tantôt nous élève au-dessus des nues, tantôt nous ravale aux antipodes) ne sont pas fondées.—Elles portent sur ce que l'homme est le seul animal ainsi abandonné tout nu sur la terre dénudée; qu'il y arrive lié, garrotté et que, pour s'armer et se garantir, il est dans l'obligation de recourir aux dépouilles d'autrui; que la nature a revêtu toutes les autres créatures de coquilles, de gousses, d'écorce, de poils, de laine, de piquants, de cuir, de bourre, de plumes, d'écailles, de toison, de soie, suivant les besoins de chacune; qu'elle les a armées de griffes, de dents, de cornes pour attaquer et se défendre, leur enseignant même ce qui leur est particulier comme nager, courir, voler, chanter, alors que l'homme ne peut, sans apprentissage, ni marcher, ni parler, ni manger et qu'il ne sait que pleurer: «Semblable au nautonier que la tempête a jeté sur le rivage, l'enfant gît à terre, nu, sans parole, dénué de tous les secours de la vie, au moment où la nature vient de l'arracher avec effort du sein maternel pour le produire à la lumière. Il remplit l'air de ses vagissements, et il a raison, tant de maux l'attendent à son passage ici-bas! Au contraire, les animaux domestiques et les bêtes féroces croissent sans peine; ils n'ont besoin ni de hochets, ni des caresses et du langage enfantin d'une nourrice; la différence des saisons ne les oblige pas à changer de vêtements; enfin, il ne leur faut ni armes, ni hautes murailles pour se mettre en sûreté, parce que la nature, de son sein fécond, a largement pourvu à tous leurs besoins (Lucrèce).»

Il ne tiendrait qu'à nous de nous passer de vêtements et, sans culture, nous pourrions trouver partout notre nourriture.—Ces plaintes ne sont pas justifiées; il y a dans l'organisation du monde une plus grande égalité et plus d'uniformité. Notre peau, tout comme celle des animaux, est à même d'opposer une résistance suffisante aux injures du temps; à preuve: plusieurs peuplades qui n'ont pas encore fait usage de vêtements; nos ancêtres les Gaulois qui n'étaient guère vêtus, pas plus que ne le sont nos voisins les Irlandais dont le climat est si froid. Mais nous en jugeons encore mieux par nous-mêmes, car toutes les parties de notre corps: * le visage, les pieds, les mains, les jambes, les épaules, la tête, qu'il nous plaît, suivant ce qui est dans nos habitudes, d'exposer au vent et à l'air, les supportent bien. S'il est en nous une partie faible qui semble devoir redouter le froid, c'est bien l'estomac où se fait le travail de 147 la digestion; nos pères l'avaient à découvert et nos dames, si molles et si délicates qu'elles soient, vont parfois leurs vêtements entr'ouverts jusqu'au nombril.—L'emmaillotement des enfants, les précautions qu'on prend pour leur soutenir le corps, ne sont pas non plus indispensables; les mères lacédémoniennes élevaient les leurs, en laissant toute liberté de mouvements à leurs membres, sans les attacher, ni les contenir.—Si nous pleurons, cela nous est commun avec la plupart des animaux; il n'en est guère qu'on ne voie se plaindre et gémir longtemps encore après leur naissance; cela convient bien à l'état de faiblesse dans lequel ils se sentent.—Pour ce qui est de manger, c'est, chez nous comme chez eux, une chose naturelle qui vient sans qu'on l'apprenne, «car chaque animal sent sa force et ses besoins (Lucrèce)», et il est douteux qu'un enfant, arrivé à avoir la force de se nourrir, ne sût trouver sa nourriture: la terre la produit et la lui offre en quantité bien suffisante sans qu'il soit besoin ni de culture, ni de préparation d'aucun genre; pas en tous temps, à la vérité, mais, sur ce point, les bêtes sont dans les mêmes conditions, ce que témoignent les provisions que nous voyons faire aux fourmis et à d'autres, pour parer aux saisons stériles de l'année.

Ces nations récemment découvertes qui vivent dans l'abondance de viande et de boisson naturelle qu'elles ont à leur portée, sans avoir à s'en préoccuper ni à s'en occuper, nous montrent que le pain n'est pas la seule nourriture de l'homme, et que, sans qu'il soit besoin de labourer, la nature, en bonne mère, avait copieusement pourvu à tout ce qu'il nous faut, probablement même avec plus de prodigalité et de richesse qu'elle ne le fait à présent que nous sommes intervenus dans ses productions: «A l'origine, la terre produisait d'elle-même et fournissait à l'homme les plus riches moissons, le raisin joyeux, les fruits mûrs et les gras pâturages. Aujourd'hui, à peine accorde-t-elle ses richesses à un travail continu; nous en sommes réduits à épuiser nos bœufs et les forces du laboureur (Lucrèce)»; mais les exigences déraisonnables de nos appétits croissent plus encore que ce que nous pouvons imaginer pour les satisfaire.

L'homme est naturellement mieux armé que beaucoup d'autres animaux; et il n'est pas le seul qui, pour augmenter ses forces, recoure à des moyens artificiels.—Pour ce qui est des armes, la nature nous en a fournis plus que la plupart des animaux: nos membres sont susceptibles de plus de mouvements que les leurs et nous en tirons naturellement meilleur parti, sans nous y être exercés au préalable; nous voyons les hommes qui sont dressés à combattre tout nus, affronter les mêmes dangers que ceux que nous pouvons affronter nous-mêmes; et si, sous ce rapport, certains animaux ont de l'avantage sur nous, nous l'emportons sur nombre d'autres. Nous possédons d'instinct, sans qu'elle nous ait été inculquée, la précaution d'accroître notre force et de nous protéger en recourant à des mouvements artificiels. L'éléphant 149 aiguise et appointe les dents dont il use dans le combat (il en a de spéciales à cet effet, qu'il ménage et dont il ne se sert qu'à cet usage); le taureau, en pareille circonstance, s'entoure d'un nuage de poussière qu'il forme en frappant le sol avec le pied; le sanglier affile ses défenses; l'ichneumon qui va en venir aux prises avec le crocodile, se protège en enduisant complètement son corps d'une couche épaisse de limon bien pétri qui forme croûte et dans laquelle il est comme dans une cuirasse; n'est-il pas tout aussi naturel pour nous de nous fabriquer des armes, en ayant recours au bois et au fer?

Notre langage est chose factice, mais il y a lieu de penser qu'à l'instar des autres animaux, nous sommes susceptibles d'avoir un parler naturel.—Quant au langage de l'homme, il est certain que si on peut dire qu'il n'est pas le fait de la nature, il faut, d'autre part, reconnaître aussi que ce n'est pas chose qui lui soit indispensable. Je crois cependant qu'un enfant qui aurait été élevé dans un isolement absolu, sans relations avec le reste du genre humain (expérience difficile à faire), arriverait à avoir une sorte de parole, pour exprimer ce qu'il conçoit. Il n'est pas croyable en effet que nous soyons privés par la nature de cette ressource qu'elle a donnée à quelques animaux; car est-ce autre chose que parler, cette faculté que nous leur voyons de se plaindre, de se réjouir, de s'appeler les uns les autres à l'aide, de se convier à l'amour, en donnant de la voix? Pourquoi ne parleraient-ils pas entre eux? ils nous parlent et nous leur parlons bien. Que de choses, par exemple, ne disons-nous pas à nos chiens et sur lesquelles ils nous répondent? Le langage que nous leur tenons, les termes que nous employons avec eux sont autres qu'avec les oiseaux, qu'avec les pourceaux, les bœufs, les chevaux; selon l'espèce à laquelle appartient l'animal, nous nous servons d'un idiome approprié: «Ainsi, dans une noire fourmilière, on voit des fourmis s'aborder, chacune peut-être pour se rendre compte des desseins de l'autre et si elle a besoin de son concours (Dante).» Il me semble même que Lactance admet non seulement que les bêtes parlent, mais qu'elles rient.—La différence de langage qui se voit chez l'homme, suivant la contrée qu'il habite, se reproduit chez les animaux d'une même espèce: Aristote cite, comme exemple à l'appui, le chant de la perdrix qui varie suivant qu'elle se trouve en pays de plaine ou de montagne: «Divers oiseaux changent de voix suivant la diversité des temps; il en est auxquels une nouvelle saison inspire un nouveau ramage (Lucrèce).»—Reste à savoir quel langage parlerait cet enfant; mais ce que l'on en peut conjecturer, n'a pas grande apparence d'être ce qui serait. Si, à ce que j'en dis, on oppose que les sourds, qui le sont de naissance, ne parlent pas, je répondrai que ce n'est pas seulement parce qu'on n'a pas pu leur apprendre à parler en se faisant entendre d'eux, mais plutôt parce qu'il existe une corrélation naturelle entre le sens de l'ouïe dont ils sont privé et la parole; il semble que, quand nous parlons, il faille, d'abord, 151 que ce que nous disons, nous le disions à nous-mêmes et que nos oreilles le perçoivent, avant d'aller impressionner les oreilles des autres.

En somme, l'homme n'est ni au-dessus ni au-dessous du reste des animaux.—Tout cela est pour établir la ressemblance qu'il y a entre tous les êtres de la création, nous ramener et nous replacer dans l'ensemble des créatures. Nous ne sommes ni au-dessus ni au-dessous d'elles; tout ce qui est sous la voûte céleste, dit le sage, est soumis à la même loi et aux mêmes conditions: «Tout porte les chaînes de la fatalité (Lucrèce).» Il y a des différences, il y a des ordres, des degrés divers; mais d'une façon générale, les caractères essentiels sont les mêmes: «Chaque chose a son organisation propre, et toutes conservent les différences que la nature a mises entre elles (Lucrèce).»

Il faut contenir l'homme et le contraindre à ne pas franchir les barrières de l'enceinte commune. En réalité le malheureux ne saurait du reste les enjamber, lié qu'il est par les entraves qui le retiennent, l'assujettissent à toutes les obligations des autres créatures de même ordre, et cela dans des conditions qui n'ont rien de particulier. Il ne jouit en effet d'aucune prérogative effective surpassant notablement la règle commune et portant sur des points essentiels; celle qu'il s'attribue, soit qu'il y croie, soit par fantaisie, n'existe pas et n'a même pas l'apparence de la réalité. Et lors même qu'il en serait ainsi que, seul de tous les animaux, il aurait cette liberté d'imagination, ce déréglement de la pensée qui font qu'à volonté il se représente ce qui est et ce qui n'est pas, le vrai et le faux, ce serait là un avantage qui lui reviendrait bien cher et dont il n'aurait guère à tirer vanité, car c'est la source principale des maux qui l'accablent: le péché, la maladie, l'indécision, le trouble, le désespoir.

Les bêtes, comme les hommes, sont susceptibles de réflexion.—C'est pourquoi, pour revenir à mon sujet, je dis qu'il n'y a pas de raison pour penser que les bêtes font instinctivement et parce qu'elles obéissent à une force à laquelle elles ne peuvent se soustraire, ce que nous-mêmes faisons de notre plein gré et avec le secours de l'art. Les mêmes effets nous portent à conclure que les facultés qui les produisent sont les mêmes, et que, plus ces effets sont riches, plus riches sont ces facultés, ce qui nous oblige à confesser que les mêmes raisonnements, les mêmes moyens que les nôtres si même ils ne sont meilleurs que ceux d'après lesquels nous agissons, sont employés par les animaux dans ce qu'ils font.

Pourquoi supposer que chez eux l'action est machinale alors que chez nous-mêmes nous ne la ressentons pas telle? Sans compter qu'il est plus honorable d'être amené à agir comme il convient, par le fait d'une contrainte qui s'impose naturellement à nous et à laquelle nous ne pouvons nous soustraire, ce qui nous remet davantage encore sous la main de Dieu, que d'avoir l'obligation de 153 le faire, sous l'effet de notre libre arbitre, demeurant exposés à en user avec témérité et au hasard; dans de telles conditions, le plus sûr est encore de nous en remettre à la nature du soin de diriger notre manière de faire. Mais notre présomption est si vaniteuse que nous préférons devoir ce dont nous sommes capables, à notre propre force plutôt qu'à sa libéralité; que nous enrichissons les animaux de biens naturels, auxquels nous renonçons pour nous-mêmes, trouvant plus honorables et plus nobles des biens qu'il nous faut acquérir; et cela, à mon avis, par simplicité d'esprit, car je priserais bien autant des grâces qui me seraient personnelles et innées, que d'autres qu'il m'aurait fallu mendier et qui auraient nécessité un apprentissage; il n'est pas en notre pouvoir de nous procurer meilleure recommandation que d'être favorisé de Dieu et de la nature.

Les habitants de la Thrace qui entreprennent de traverser sur la glace une rivière qui est gelée, prennent un renard qu'ils lâchent devant eux. On voit alors l'animal, avant de s'engager, approcher l'oreille le plus près possible de la surface, pour sentir à quelle distance, plus ou moins grande, il entend le bruit de l'eau qui coule au-dessous; et, selon qu'il apprécie que la glace a plus ou moins d'épaisseur, il avance ou recule. Ne sommes-nous pas fondés à penser qu'il se fait dans sa tête le travail rationnel qui se ferait dans la nôtre, conséquence du bon sens naturellement inné en lui comme en nous: «Ce qui fait du bruit, remue; ce qui remue, n'est pas gelé; ce qui n'est pas gelé est liquide et ce qui est liquide enfonce sous le poids d'un fardeau.» Attribuer uniquement l'action du renard à la pénétration de son ouïe sans qu'il y ait réflexion de sa part et, par suite, sans qu'il en ait tiré de conclusion, est une chimère que notre esprit ne peut admettre. Il faut penser qu'il en est de même de tant de ruses et d'inventions auxquelles les bêtes ont recours, pour se défendre de ce que nous entreprenons contre elles.

Nous asservissons les bêtes, mais n'en est-il pas de même des hommes les uns vis-à-vis des autres?—Si nous arguons de ce que nous avons l'avantage de pouvoir les captiver, de nous en servir, d'en user à notre volonté, cet avantage nous l'avons également les uns sur les autres; c'est dans ces conditions que sont nos esclaves.—Les Climacides n'étaient-elles pas, en Syrie, des femmes qui se mettaient à terre à quatre pattes pour servir de marche-pied et d'échelle aux dames pour monter dans leurs chars?—Combien de gens libres font abandon de leur vie et de leur être à la puissance d'autrui pour de bien légers bénéfices?—Dans la Thrace, les femmes et les concubines se disputaient la faveur d'être tuées sur le tombeau de leur mari.—Les tyrans ont-ils jamais manqué d'hommes se mettant à leur complète dévotion, alors même que quelques-uns allaient jusqu'à leur imposer de les accompagner dans la mort comme pendant leur vie? Des armées entières ne se sont-elles pas liées, par cette même obligation, vis-à-vis de leur capitaine?—La formule du serment de ces rudes escrimeurs 155 à outrance qu'étaient les gladiateurs, portait: «Nous jurons de nous laisser enchaîner, brûler, frapper, tuer par le glaive, de souffrir tout ce que de loyaux gladiateurs sont exposés à endurer pour leur maître légitime, engageant solennellement notre corps et notre âme à son service.» «Brûle-moi la tête, si tel est ton bon plaisir; transperce-moi le corps d'un glaive ou déchire-moi le dos à coups de fouet (Tibulle).» C'était bien une réelle obligation, et, certaines années, il y en avait plus de dix mille qui la contractaient et auxquels elle coûtait la vie.—Les Scythes, à la mort de leur roi, étranglaient sur son corps sa concubine favorite, son échanson, son écuyer, son chambellan, l'huissier préposé à la porte de sa chambre et son cuisinier. A l'anniversaire de sa mort, ils tuaient cinquante chevaux montés par cinquante pages empalés du bas du dos au gosier, les laissant en cet état, exposés autour de la tombe, pour glorifier le mort.—Les hommes qui se mettent à notre service, le font à meilleur marché et dans des conditions moins agréables et moins avantageuses que celles dans lesquelles sont nos oiseaux, nos chevaux et nos chiens, pour lesquels nous nous astreignons à bien des soucis, au point que le dernier de nos serviteurs ne ferait probablement pas pour son maître ce que les princes s'honorent de faire pour ces bêtes.—Diogène, voyant ses parents en peine pour le racheter de la servitude, disait: «Ils sont fous; celui-là qui m'entretient et me nourrit, me rend service.» Ceux qui entretiennent des bêtes, devraient dire également qu'ils en sont les serviteurs et non pas qu'ils s'en servent.—Les animaux ont encore ceci de plus généreux que nous, c'est que jamais, par manque de cœur, un lion ne s'est fait l'esclave d'un autre lion, ni un cheval d'un autre cheval.

Les animaux pratiquent la chasse comme fait l'homme, parfois de commun accord.—De même que nous allons à la chasse des bêtes, les tigres et les lions vont à la chasse de l'homme; et, cet exercice, les animaux le pratiquent les uns par rapport aux autres: les chiens chassent le lièvre, les brochets les tanches, les hirondelles les cigales, les éperviers les merles et les alouettes: «La cigogne nourrit ses petits de serpents et de lézards trouvés dans les lieux sauvages; l'aigle, ministre de Jupiter, chasse dans les forêts le lièvre et le chevreuil (Juvénal).»—Nous partageons le produit de nos chasses avec nos chiens et nos oiseaux qui sont avec nous à la peine et dont nous utilisons les qualités cynégétiques.—En Thrace, au delà d'Amphipolis, chasseurs et faucons sauvages partagent équitablement, par moitié, le gibier qu'ils prennent; sur les bords du Palus Méotide, les loups auxquels le pêcheur ne laisse pas, de bonne foi, part égale de sa pêche, détruisent aussitôt ses filets.—Nous avons des chasses où il est plus fait emploi de l'adresse que de la force: telles sont la chasse avec des collets, celle à la ligne armée d'hameçon; les bêtes en pratiquent de semblables. Aristote dit que la Seiche projette de son corps un long boyau semblable à une ligne, qu'elle va déroulant sur un long parcours et qu'elle peut 157 replier en elle à volonté; chaque fois qu'elle voit un petit poisson s'en approcher, elle lui laisse mordre l'extrémité de ce boyau et demeure elle-même cachée dans le sable ou la vase; petit à petit, elle retire alors son boyau, entraînant le poisson jusqu'à ce que l'ayant amené tout près d'elle, d'un saut elle puisse l'attraper.

La force de l'homme est inférieure à celle de bien des animaux.—Pour ce qui est de la force, il n'est pas d'animal au monde, en butte à plus d'offenses que l'homme. Sans parler de la baleine, de l'éléphant, du crocodile, ni de tels autres animaux dont un seul, aux prises avec un plus ou moins grand nombre d'hommes, est capable de s'en défaire, les poux suffisent pour clore la dictature de Sylla, un animalcule a facilement raison à son déjeuner du cœur et de la vie d'un puissant empereur à l'épogée de la grandeur.

Les bêtes savent discerner ce qui leur est utile, soit pour leur subsistance, soit en cas de maladie.—Nous disons que c'est à la science, à une connaissance résultant de la pratique et du raisonnement que l'homme doit de discerner les substances utiles à son alimentation et au traitement de ses maladies, de celles qui n'y sont pas propres; de reconnaître les propriétés de la rhubarbe et du polypode. Pourquoi n'attribuons-nous pas de même à la science et à la prudence les faits de même ordre que présentent les animaux, quand nous voyons les chèvres de Candie, lorsqu'elles sont blessées, entre un million de plantes, choisir le dictame pour se guérir; la tortue recourir sans retard à l'origan pour se purger, quand elle a mangé de la vipère; le dragon s'éclaircir la vue et soigner ses yeux avec du fenouil; les cigognes s'administrer elles-mêmes des clystères avec de l'eau de mer; les éléphants retirer de leur propre corps et de celui de leurs congénères, et même des blessures reçues par leur maître (ainsi que nous en fournit un exemple le roi Porus que vainquit Alexandre), les javelots et les dards qui les ont atteints dans le combat, et faire cette opération si adroitement, que nous ne saurions mieux nous y prendre pour épargner la douleur au patient? Alléguer, pour déprécier les animaux, qu'en cela ils obéissent uniquement à ce que leur inspire et leur enseigne la nature, que ces notions leur sont innées, ne fait pas que, chez eux aussi, ce ne soit science et prudence; c'est simplement reconnaître qu'ils possèdent ces deux qualités à un plus haut degré que nous, pour le plus grand honneur de cette maîtresse d'école hors de pair.

Exemple de raisonnement chez un chien.—Chrysippe qui, en toutes autres choses, se montre aussi dédaigneux que n'importe quel autre philosophe de la condition inférieure des animaux, convient que lorsqu'il réfléchit sur les mouvements d'un chien à la recherche de son maître qu'il a perdu, ou à la poursuite d'un gibier qui lui échappe, et qui, arrivé à un carrefour où s'embranchent trois chemins, après avoir pris l'un, puis un second, et avoir reconnu que ni l'un ni l'autre n'offrent trace de ce qu'il 159 cherche, enfile le troisième sans hésiter, il est contraint de confesser qu'il faut que l'animal se soit tenu le raisonnement suivant: «J'ai suivi les traces de mon maître jusqu'à ce carrefour; il a dû nécessairement prendre l'un de ces trois chemins; or, il n'a suivi ni celui-ci, ni celui-là; donc, infailliblement, il est passé par cet autre.» Et, fort de cette déduction, il ne se consulte plus sur le troisième chemin, ne songe même pas à s'assurer s'il y trouvera des traces confirmant sa conclusion, il le prend obéissant à la force de son raisonnement. Cet effort de dialectique, cet emploi de propositions examinées d'abord séparément, puis ensemble, pour en arriver à une déduction logique, n'a-t-il pas autant de valeur si le chien y est amené de lui-même, que s'il y avait été conduit par les leçons reçues de Trapezonce?

Les bêtes sont capables d'être instruites.—On ne peut même pas dire que les bêtes soient incapables de recevoir une instruction comme se donne la nôtre: aux merles, aux corbeaux, aux pies, aux perroquets, nous apprenons à parler et ils s'y prêtent si facilement, leur organe est si souple, si maniable, se plie si aisément à l'émission des sons que nous voulons lui faire produire pour les amener à prononcer un certain nombre de lettres et de syllabes, qu'il est évident qu'il se fait en eux un raisonnement grâce auquel nous les trouvons si disposés et si portés de bonne volonté à apprendre.—Chacun a probablement vu, au point d'en être rassasié, les singeries qu'en si grand nombre les bateleurs enseignent à leurs chiens; les danses exécutées en cadence par ces animaux, sans qu'ils aillent jamais à contre-temps avec la musique qui les accompagne; les tours et les sauts qu'ils leur font faire à leur commandement.—Ce que font les chiens dont se servent les aveugles pour se conduire dans les villes comme dans les campagnes, bien que ce soit chose courante, me transporte encore plus d'admiration. Je me prends à contempler comme ils s'arrêtent à certaines portes où ils ont l'habitude de recevoir l'aumône, comme ils évitent les voitures et les charrettes alors qu'ils pourraient croire avoir assez de place pour passer. J'en ai vu un qui, longeant un fossé de la ville, abandonnait un sentier plan et bien battu pour en suivre un autre plus mauvais, afin que son maître se trouvât moins près du fossé. Comment avait-on pu faire comprendre à ce chien qu'il avait pour mission de se préoccuper uniquement de la sûreté de son maître sans s'inquiéter, dans l'accomplissement de cette tâche, de ses propres commodités? Comment pouvait-il savoir que tel chemin, assez large pour lui, ne l'était pas suffisamment pour un aveugle? cela peut-il s'expliquer sans admettre de raisonnement de sa part?

Il ne faut pas oublier ce que Plutarque conte d'un chien qu'il a vu, à Rome, au théâtre Marcellus, où se trouvait l'empereur Vespasien le père. Ce chien était employé par un bateleur dans une pièce à plusieurs tableaux et à plusieurs personnages, où il avait un rôle. Il devait, entre autres choses, pendant un temps 161 donné, contrefaire le mort pour avoir mangé certaine drogue. Après avoir avalé le pain qui était censé la drogue en question, il se mettait d'abord à trembler et à vaciller sur ses pattes, comme s'il avait des étourdissements, et finalement il s'étendait à terre et se raidissait comme s'il était mort, se laissant traîner et tirer d'un endroit à un autre, comme le comportait le sujet de la pièce. Puis, quand il estimait le moment venu, il commençait à remuer tout doucement comme s'il sortait d'un profond sommeil, levait la tête, regardait çà et là d'une façon qui étonnait tous les assistants.

Les bœufs employés à l'arrosage dans les jardins royaux de Suse, faisaient tourner de grandes roues munies de seaux qui puisaient l'eau, système dont certains font usage dans le Languedoc. Ces bœufs devaient chacun faire faire cent tours à la roue; ils connaissaient si bien ce nombre que, lorsqu'il était atteint, il était impossible, par n'importe quel moyen, d'en obtenir davantage: leur tâche était accomplie, ils s'arrêtaient net. Nous, nous arrivons à l'adolescence avant de savoir compter jusqu'à cent, et des nations viennent d'être découvertes qui n'ont aucune notion des nombres.

Quelques-unes instruisent les autres; il y en a qui s'instruisent elles-mêmes.—Instruire les autres demande encore plus de raisonnement que s'instruire soi-même. Laissons de côté ce qu'en pensait Démocrite qui s'attachait à prouver que nous tenons des bêtes la plupart des arts qui sont à notre connaissance, que, par exemple, l'araignée nous a appris à tisser et à coudre, l'hirondelle à bâtir, le cygne et le rossignol la musique, et que c'est en imitant certains animaux, que nous avons été initiés à la médecine. Aristote croit que les rossignols enseignent à leurs petits à chanter et y consacrent du temps et du soin; il s'ensuivrait que ceux que nous élevons en cage, qui ne peuvent apprendre avec leurs parents, perdent beaucoup du charme de leur chant; nous en pouvons conclure que ce chant s'améliore par les efforts et l'étude. Même pour ceux qui sont en liberté, le degré de perfection qu'il leur est possible d'atteindre n'est pas le même pour tous; il varie avec l'aptitude de chacun. Ils sont jaloux de leur talent et luttent parfois à qui en montrera le plus, et apportent dans cette lutte une si grande émulation, qu'on en a vu mourir, le souffle venant à leur manquer, avant qu'ils ne se résignent à s'avouer vaincus en cessant leur chant. Les plus jeunes travaillent mentalement, s'appliquant à reproduire les airs qu'ils entendent; l'élève écoute la leçon que lui donne celui qui l'instruit, y apportant une grande attention afin de s'en bien pénétrer; tour à tour l'un se tait, l'autre chante; on voit le précepteur corriger les fautes de son élève, on sent qu'il lui adresse des reproches.

J'ai vu, dit Arrien, une troupe d'éléphants, dans laquelle l'un d'eux jouait des cymbales; il en avait une attachée à chacune de ses cuisses, une autre à sa trompe. Au son de cette musique, les autres dansaient en rond, se dressant, s'inclinant en cadence, observant la mesure marquée par l'instrument; c'était un harmonieux 163 ensemble qui faisait plaisir.—Aux spectacles de Rome, se voyaient d'ordinaire des éléphants dressés à se mouvoir, à exécuter au son de la voix, des danses à plusieurs figures, compliquées de cadences variées très difficiles à apprendre. On en a vu qui, tout seuls, répétaient leur leçon et s'exerçaient avec soin et application, pour n'être pas réprimandés et battus par leurs maîtres.

Cette autre histoire d'une pie, que Plutarque, lui-même, garantit, est bien singulière. Cette pie était dans la boutique d'un barbier de Rome; elle contrefaisait à merveille, avec la voix, tout ce qu'elle entendait. Un jour, des trompettes s'arrêtent devant la boutique et y restent longtemps à sonner. Le reste de la journée et le lendemain, la pie demeura pensive, muette, mélancolique; tout le monde en était étonné et pensait que, surprise et étourdie du bruit des trompettes, elle en avait perdu la voix, en même temps qu'elle en avait été assourdie. On finit par s'apercevoir que c'était parce qu'elle s'était recueillie en elle-même et livrée à une profonde étude, méditant, préparant sa voix à imiter le son de ces trompettes; de telle sorte que la première fois qu'elle se reprit à se faire entendre, ce fut pour exprimer leurs airs au mieux de ce qui se pouvait, dans la même mesure et avec toutes leurs nuances; en adoptant ce nouveau répertoire, elle fut prise de dédain pour ce qu'auparavant elle savait dire et que, dès lors, elle laissa complètement de côté.

Industrie d'un chien qui veut boire l'huile du fond d'une cruche.—Je ne veux pas omettre cet autre exemple d'un chien, dont ce même Plutarque dit avoir été témoin, d'un bateau à bord duquel il était (je ne raconte pas ces faits dans l'ordre où il les donne; cet ordre m'importe peu, car je n'entends pas apporter plus de classement dans les exemples que je cite, que je n'en observe dans le reste de mon ouvrage). Ce chien, furetant sur la plage, était fort en peine pour laper de l'huile qui se trouvait au fond d'une cruche et à laquelle il ne pouvait parvenir avec sa langue, parce que l'orifice du vase était trop étroit. Pour y arriver, il se mit à aller chercher des cailloux et à les jeter dans la cruche, jusqu'à ce qu'il eût fait monter l'huile à hauteur des bords du vase de manière à pouvoir l'atteindre; n'est-ce pas là le fait d'un esprit bien subtil?—On dit que les corbeaux de Barbarie agissent de même quand le niveau de l'eau qu'ils veulent boire, est trop bas.

Subtilité et pénétration des éléphants.—Cela n'est pas sans quelque rapport avec ce que Juba, un des rois de ces contrées, rapporte des éléphants. Pour s'emparer d'eux, on prépare des fosses profondes, que l'on recouvre de menues broussailles qui les masquent à leur vue; s'ils viennent à y tomber, ils y demeurent prisonniers. Quand, à force d'adresse, ceux qui les chassent ont amené l'un d'eux à s'y prendre, ses compagnons apportent en hâte quantité de pierres et de pièces de bois pour combler la fosse et faciliter sa sortie.—Du reste, l'industrie de cet animal ressemble sous tant d'autres rapports à l'industrie humaine que, si je voulais 165 relater en détail tout ce qui a été relevé à cet égard, j'arriverais aisément à prouver ce que j'avance d'ordinaire: qu'il y a plus de différence entre tel homme et tel autre, qu'entre tel animal et tel homme.—Le gardien d'un éléphant appartenant à un particulier de la Syrie, lui dérobait à chaque repas la moitié de la ration qui lui revenait; un jour, le maître de l'animal voulut lui-même s'occuper de lui: il versa dans sa mangeoire la quantité exacte d'orge qui lui revenait. L'éléphant, regardant d'un mauvais œil son gardien, sépara cet orge en deux avec sa trompe et, mettant à part l'une des deux moitiés, révéla par là le tort qu'on lui faisait.—Un autre avait un gardien qui mélangeait des pierres à ce qu'il lui donnait à manger, pour en accroître la mesure; l'animal, s'approchant du pot où ce gardien faisait cuire sa viande pour son repas, le lui remplit de cendres.—Ce sont là des faits particuliers, mais ce que tout le monde a vu, ce que chacun sait, c'est que jadis, dans toutes les années des peuples de l'Orient, les éléphants en constituaient l'un des éléments les plus importants et, dans les combats, produisaient des effets plus grands, sans comparaison, que ceux que nous obtenons à présent de notre artillerie qui, dans un ordre de bataille régulier, occupe à peu près la place qu'y tenaient alors les éléphants (ce dont peuvent se rendre aisément compte ceux qui connaissent l'histoire ancienne): «Leurs ancêtres avaient été employés par le carthaginois Annibal, par nos généraux romains et par le roi d'Épire; ils transportaient sur leur dos des cohortes ou des tours que l'on voyait s'avancer au milieu de la mêlée (Juvénal).»—Il fallait bien que ce fût en connaissance de cause qu'on eût confiance en ces bêtes et en leur raisonnement, puisqu'on les faisait marcher en tête de l'armée, à une place où le moindre arrêt causé par leur grosseur et leur pesanteur, le moindre effroi qui les eût fait rétrograder sur les gens de leur parti, pouvaient tout perdre; et, de fait, il s'est vu peu d'exemples où il soit arrivé qu'ils se rejetassent sur leurs troupes, tandis qu'il nous advient de nous rejeter les uns sur les autres et de nous mettre ainsi en déroute. Ils étaient chargés d'effectuer non un simple mouvement, mais encore d'évoluer pendant le combat.—Ainsi en usaient les Espagnols lors de la récente conquête des nouvelles Indes, avec des chiens auxquels une solde était allouée et qui, en outre, participaient au butin. Ces chiens montraient autant d'adresse que d'à propos pour poursuivre ou s'arrêter après un succès, charger l'adversaire ou battre en retraite suivant les circonstances, distinguer amis et ennemis, qu'ils apportaient d'ardeur et de ténacité quand ils se trouvaient aux prises.—Nous admirons et apprécions davantage les choses qui ont un caractère de particularité que celles dont nous sommes journellement témoins, sans cela je ne me serais pas livré à cette longue énumération; car je crois que rien qu'en examinant de près ce que nous voyons chez les animaux qui vivent auprès de nous, nous y relèverions des faits aussi remarquables que ceux que l'on va chercher dans des pays et des temps autres que les nôtres. C'est toujours 167 une même nature dont le cours va se déroulant, et celui qui connaîtrait suffisamment l'état présent, pourrait en conclure à coup sûr l'avenir et le passé.

D'homme à homme, nous traitons de sauvages ceux qui n'ont pas nos usages; nous nous étonnons de même de tout ce que nous ne comprenons pas chez les animaux.—J'ai vu autrefois, parmi nous, des hommes venus par mer de lointains pays; parce que nous ne comprenions pas du tout leur langage, et que leurs façons, comme leur contenance et leurs vêtements, ne ressemblaient en rien aux nôtres, tous nous les estimions des sauvages et des brutes! Nous attribuions à leur stupidité et à leur bêtise, de les voir garder le silence, de ne pas parler le français, d'ignorer nos baisements de main, nos révérences contournées, notre attitude, notre maintien sur lesquels, sous peine d'être incorrects, nous voudrions voir se modeler tout ce qui appartient à l'espèce humaine. Nous condamnons tout ce qui nous semble étrange, et aussi ce que nous ne comprenons pas; c'est ce qui arrive dans l'appréciation que nous portons sur les bêtes. Sous certains rapports, elles ont de la ressemblance avec nous, et nous pouvons alors, par comparaison, former sur ces points communs quelques conjectures; mais que savons-nous de ce qui leur est propre? Les chevaux, les chiens, les bœufs, les brebis, les oiseaux et la plupart des animaux qui vivent avec nous, reconnaissent notre voix et répondent à notre appel, ce que faisait aussi la murène de Crassus qui allait à lui quand il l'appelait; ce que font également les anguilles qui sont dans la fontaine d'Aréthuse. Il nous est possible d'en juger par nous-mêmes, car assez souvent j'ai vu des viviers dont les poissons accouraient pour manger, à un appel formulé d'une certaine façon par ceux qui en prennent soin: «Chacun a son nom et accourt à la voix du maître qui les appelle (Martial).»

Il semble que, chez l'éléphant, il y ait trace de sentiment religieux.—Nous pouvons dire aussi que les éléphants ont un certain sentiment de la religion; on les voit, en effet, après leurs ablutions et leurs purifications, élever leur trompe comme des bras vers le ciel et, les yeux fixés vers le soleil levant, demeurer ainsi en contemplation, pendant un certain temps, à certaines heures de la journée, livrés à la méditation, et cela, de leur propre mouvement, sans y avoir été instruits ni y être obligés. Pour ce qui est des autres animaux chez lesquels nous ne voyons rien de semblable, il ne nous est pas possible, nonobstant, d'en conclure qu'ils soient sans religion, ne pouvant arguer ni pour, ni contre, de ce qui nous est caché.

Les échanges d'idées entre des animaux auxquels la voix fait défaut ne sauraient se nier.—Le fait suivant, que cite le philosophe Cléanthe, présente quelque analogie avec ce que nous pratiquons nous-mêmes. Il a vu, raconte-t-il, des fourmis, partant de leur fourmilière, porter vers une autre le corps d'une fourmi qui était morte. De cette seconde fourmilière se détachèrent plusieurs 169 autres fourmis qui vinrent au-devant des premières, comme pour parlementer avec elles. Après être demeurées un moment ensemble, les dernières s'en retournèrent pour aller, peut-on croire, conférer avec les autres fourmis de leur fourmilière; puis elles revinrent, et cela à deux ou trois reprises différentes, probablement en raison des difficultés de la négociation. Enfin ces dernières apportèrent de leur tanière un ver de terre comme rançon de la morte. Les premières chargèrent ce ver sur leur dos et l'emportèrent chez elles, laissant aux autres le corps de la trépassée. Cléanthe voit là une preuve que, si certains animaux n'ont pas de voix, il ne s'ensuit pas qu'ils soient dépourvus de moyen de communiquer entre eux et d'échanger leurs pensées, et que c'est une infériorité de notre nature, si nous ne pouvons participer, nous aussi, à ces relations, et sottise de notre part de vouloir nous en faire juges.

Facultés dont jouissent certains animaux et que nous ne possédons pas.—Les animaux font d'autres choses encore qui dépassent de beaucoup ce dont nous sommes capables, que nous ne parvenons pas à imiter, que notre imagination ne nous permet même pas de concevoir.—Plusieurs historiens ont rapporté que dans la grande et dernière bataille navale qu'Antoine perdit contre Auguste, sa galère amirale fut arrêtée dans sa marche par ce petit poisson que les Latins nomment «Remora», à cause de la propriété qu'il possède d'arrêter tout navire, quel qu'il soit, auquel il s'attache.—L'empereur Caligula voguant avec une grande flotte sur la côte de Roumanie, la galère qu'il montait fut arrêtée net par ce poisson; il le fit prendre alors qu'il était encore adhérent à la coque du bateau, et se trouva fort dépité qu'un si petit animal, fixé simplement à la paroi du navire par sa bouche (car c'est un poisson à coquille), fût capable de tenir tête à la mer, aux vents et à la force que pouvaient produire tous ses avirons; s'étonnant aussi à très juste raison de ce que, dès qu'il se trouve hors de l'eau, il perde la force qu'il a quand il est dans son élément.—Un citoyen de Cyzique acquit jadis la réputation d'un très bon mathématicien, pour avoir pénétré la manière de faire du hérisson. Cet animal creuse sa tanière en y ménageant plusieurs ouvertures diversement orientées: selon le vent qu'il prévoit, il bouche l'orifice qui correspond à cette direction; d'après cela, notre homme, qui en avait fait la remarque, prédisait, dans son entourage, le vent qui allait souffler.—Le caméléon prend la couleur du milieu dans lequel il se trouve. Le poulpe va plus loin: il se donne la couleur qu'il veut, suivant les circonstances, soit pour se dérober à la vue d'un animal qu'il craint, soit pour en atteindre un qu'il veut attraper. Dans le caméléon, c'est un effet indépendant de lui-même; chez le poulpe, c'est un effet de sa volonté. Notre visage change aussi parfois de couleur sous l'influence de la frayeur, de la colère, de la honte et d'autres passions encore; c'est le résultat d'une cause qui l'impose, comme chez le caméléon; sous l'effet de la jaunisse, 171 notre teint jaunit, mais, alors, c'est indépendant de notre volonté.—Ces choses, que les animaux peuvent et que nous ne parvenons pas à égaler, sont une preuve que, sur certains points, ils ont des moyens plus développés que les nôtres et qui nous sont cachés; comme il se peut, et cela est vraisemblable, qu'il s'en trouve qui soient dans des conditions et aient des facultés autres que rien ne nous révèle.

Les prédictions fondées jadis sur le vol des oiseaux, avaient peut-être leur raison d'être.—De tous les moyens de prédiction dans les temps passés, les plus anciens et aussi ceux présentant le plus de certitude, étaient tirés du vol des oiseaux; nous n'avons rien de pareil, ni de si admirable. Il faut bien admettre que la manière dont battaient leurs ailes, d'où se déduisait la connaissance de l'avenir, devait provenir de quelque cause intimement liée à cette science de caractère si noble; car s'en tenir à la lettre, attribuer de tels effets simplement à une cause naturelle, dont l'oiseau est inconscient, sans que son intelligence y soit pour quelque chose, sans qu'il s'y prête, sans qu'il y ait raisonnement de sa part, est une supposition évidemment fausse.—Cela admis, que dire de la torpille qui a la propriété d'engourdir les membres qui la touchent et qui, au travers même de la seine et autres filets, transmet cet engourdissement aux mains de ceux qui la touchent et la manient? On dit même que si on fait couler sur elle un jet d'eau, l'engourdissement remontant le fil de l'eau, gagne la main qui la déverse et lui enlève la sensation du toucher. Cette propriété merveilleuse n'est pas inutile à la torpille, elle en a conscience et en use; on la voit, en effet, quand elle est en quête d'une proie, se tapir dans la vase de telle sorte que les autres poissons glissant dessus, saisis et paralysés à son contact glacial, tombent en son pouvoir.—Les grues, les hirondelles et autres oiseaux de passage qui émigrant selon les saisons, témoignent assez qu'ils ont conscience d'être à même de deviner le temps, faculté qu'ils mettent à profit.

N'attribue-t-on pas aux chiennes de savoir discerner, dans une portée, le meilleur de leurs petits?—Les chasseurs affirment que pour choisir, en vue de le conserver, le meilleur d'une portée de petits chiens, il n'y a qu'à mettre la mère à même d'effectuer elle-même ce choix: si on les emporte hors de leur gîte, le premier qu'elle y rapportera sera toujours le meilleur; si encore on fait semblant d'entourer ce gîte de feu, ce sera à son secours qu'elle courra tout d'abord, ce qui montre bien qu'elle a une faculté de pronostiquer que nous n'avons pas, un moyen de juger ce que peuvent être ses petits, autre et plus perspicace que ce qui est en nous.

Sous bien des rapports, nous devrions prendre modèle sur les animaux.—Les bêtes naissent, engendrent, se nourrissent, agissent, se meuvent, firent et meurent d'une façon tellement analogue à nous, que tout ce qu'à cet égard nous refusons d'admettre à leur compte dans les causes qui déterminent ces effets 173 et que nous admettons pour nous-mêmes, parce que nous nous disons d'ordre supérieur, ne peut provenir de notre raison.—Pour nous conserver en bonne santé, les médecins nous conseillent de prendre exemple sur elles et de vivre à leur façon, et ce dicton populaire est de tous les temps: «Tenez-vous chaudement les pieds et la tête; pour le reste, vivez comme font les bêtes.»—La génération est le principal des actes auxquels nous incite la nature; pour son accomplissement, certaines positions de notre corps valent mieux que d'autres; ici encore, les médecins admettent que celle que prennent les animaux est celle qui convient le mieux et qu'il n'y a qu'à faire comme eux: «On estime communément que, pour être féconde, l'union des époux doit se faire dans l'attitude des quadrupèdes, parce qu'alors la situation horizontale de la poitrine et l'élévation des reins favorisent la direction du fluide générateur (Lucrèce).» Les mouvements indiscrets et provocateurs que d'elle-même la femme a imaginé d'y ajouter, passent pour nuisibles, ils sont à interdire; qu'elle prenne pour exemple ce que font les bêtes, chez lesquelles l'individu de leur sexe se comporte avec plus de modestie et de calme: «Les mouvements lascifs par lesquels la femme excite l'ardeur de son époux, sont un obstacle à la fécondation; ils déplacent le soc du sillon et détournent les germes du but (Lucrèce).»

Ils ont le sentiment de la justice; leur amitié est plus constante que celle de l'homme.—Si c'est faire acte de justice que de rendre à chacun ce qui lui est dû, les bêtes qui servent, aiment et défendent ceux qui les traitent bien, qui poursuivent les étrangers, ceux qui maltraitent leurs amis et se montrent agressifs envers eux, font en cela quelque chose qui se rapproche de nos idées de justice; ce même sentiment se retrouve encore dans la parfaite égalité qu'elles apportent dans les soins qu'elles donnent à leurs petits.—Pour ce qui est de leur attachement, il est chez elles incomparablement plus vif et plus constant que chez l'homme: A la mort du roi Lysimaque, son chien Hyrcan demeura obstinément sur le lit de son maître, sans vouloir ni boire ni manger; et le jour où le corps fut brûlé, il prit sa course et alla se jeter dans le feu et y périt.—Le chien d'un nommé Pyrrhus en agit de même: il ne voulut pas bouger de son lit quand celui-ci mourut; lorsqu'on enleva le corps, il se laissa emporter en même temps et, finalement, se lança dans le bûcher sur lequel se consumaient les restes de son maître.

Dans leurs goûts, leurs affections, en amour, ils sont délicats, extravagants, bizarres comme nous-mêmes.—Il y a certains courants d'affection, que l'on désigne du nom de sympathie, qui naissent quelquefois en nous sans que la raison y ait part, et qui sont l'effet d'un sentiment tout fortuit; tout comme nous, les bêtes en sont capables. C'est ainsi qu'on voit des chevaux s'éprendre les uns des autres, au point qu'on a bien de la peine à les faire vivre ou voyager séparément. On en voit qui se passionnent pour ceux 175 des leurs de telle ou telle couleur, comme nous pouvons faire pour certains genres de physionomie; quand ils en rencontrent de leur nuance favorite, aussitôt ils les approchent, leur font fête et leur manifestent la satisfaction qu'ils éprouvent; tandis qu'ils prennent en aversion ceux d'autre nuance et ne les acceptent qu'à contre-cœur.—Les animaux ont, comme nous, des préférences en amour et savent faire un choix parmi les femelles qui s'offrent à eux; ils ne sont pas exempts de jalousie, elle les rend irréconciliables et peut les porter à des actes extrêmes.

Les désirs des êtres animés ou sont dans la nature et répondent à des besoins réels, comme boire et manger, ou, tout en étant naturels, ne répondent pas à des nécessités absolues, tels ceux ayant trait aux rapports entre mâles et femelles; enfin il en est qui ne sont pas dans la nature et ne répondent pas davantage à des besoins. Cette dernière catégorie comprend la plupart des désirs de l'homme qui portent presque exclusivement sur des choses superflues et des besoins factices. Il est, en effet, merveilleux de voir combien la nature se contente de peu, combien elle nous laisse peu de choses à désirer; l'art de nos cuisiniers ne rentre pas dans ses prévisions: une olive par jour, au dire des stoïciens, suffit pour sustenter l'homme; ce n'est pas elle qui nous incite à avoir des vins plus ou moins délicats, non plus qu'à ce que nous ajoutions à la satisfaction pure et simple de nos besoins amoureux: «La volupté ne lui semble pas plus vive dans les bras de la fille d'un consul (Horace).»

Ces désirs superflus, introduits en nous par l'ignorance de ce qui est bien et la prédominance d'idées fausses, sont en si grand nombre, que presque tous ceux que nous tenons de la nature ont dû leur céder la place; il s'est produit à cet égard ni plus ni moins que ce qui surviendrait dans une cité où les étrangers seraient en si grand nombre, qu'ils en arriveraient à mettre dehors les habitants qui en sont originaires, absorbant l'autorité et le pouvoir que ceux-ci détenaient primitivement et finissant par l'usurper complètement et être seuls à l'exercer.

Les animaux sont, beaucoup plus que nous, soumis aux règles qui les régissent, et se maintiennent avec beaucoup plus de modération dans les limites que la nature leur a posées. Leur exactitude à les observer n'est cependant pas telle qu'ils ne puissent aussi parfois être portés à se livrer aux mêmes débauches que nous. C'est ainsi que, de même qu'il y a des hommes qui, sous l'empire de désirs violents à l'excès, sont portés à l'amour des bêtes, l'on voit des bêtes rechercher celui de l'homme, et des actes monstrueux de folie amoureuse se perpétrer entre animaux d'espèces différentes.—De ce nombre est l'éléphant qui, à Alexandrie, était auprès d'une jeune bouquetière le rival d'Aristophane le grammairien, auquel il ne le cédait en rien, dans les galanteries de poursuivant des plus passionnés qu'il prodiguait à cette jeune personne. Se promenant sur le marché où se vendaient les fruits, il en prenait avec sa trompe et les lui portait; il ne la perdait de vue que le moins qu'il pouvait, 177 lui passait quelquefois familièrement sa trompe sur la poitrine par-dessous son corsage et lui caressait les seins. On cite encore un lézard amoureux d'une jeune fille; une oie qui, dans la ville d'Asopa, l'était d'un enfant; un bélier qui éprouvait le même sentiment pour Glaucia, une chanteuse des rues. Tous les jours on voit des singes passionnément épris de la femme, comme aussi certains animaux s'adonner à des caresses amoureuses sur des individus mâles de leur espèce et de leur sexe.—Oppien et d'autres citent des faits tendant à prouver que dans leurs unions sexuelles, les bêtes respectent les liens de parenté, mais l'expérience nous fait voir que bien souvent c'est le contraire qui a lieu: «La génisse se livre sans honte à son père; la cavale au cheval dont elle est née; le bouc s'unit aux chèvres qu'il a engendrées et l'oiseau féconde l'oiseau qu'il a procréé (Ovide).»

Subtilité malicieuse d'un mulet.—En fait de malice ingénieuse de la part des animaux, en est-il de plus marquante que celle du mulet de Thalès le philosophe? Chargé de sel, il traversait une rivière, quand, fortuitement, il fit un faux pas; les sacs qu'il portait furent complètement mouillés, le sel se fondit et la charge en devint plus légère. L'animal s'en aperçut et, depuis, ne manquait jamais, dès qu'il rencontrait un ruisseau, de s'y plonger lui et sa charge, jusqu'à ce que, découvrant sa malice, son maître le fit charger de laine; ce qui advint ne faisant plus son compte, l'animal cessa son manège.

Certaines bêtes paraissent sujettes à l'avarice; d'autres sont fort ménagères.—Il est des animaux qui présentent, dans leur manière de faire, les signes caractéristiques de l'avarice; on les voit cherchant constamment à s'emparer de tout ce qu'ils peuvent et le cacher avec grand soin, bien qu'ils ne puissent en faire usage.—En fait d'économie domestique, les animaux nous surpassent non seulement par leur prévoyance qui les fait amasser et se créer une épargne en vue de l'avenir, mais sur encore beaucoup d'autres points qui, en cette matière, sont d'importance. Les fourmis exposent à l'air, en les tirant hors de leurs souterrains, les graines de toutes sortes qu'elles y ont emmagasinées, afin de les éventer, de les rafraîchir et de les sécher lorsqu'elles s'aperçoivent qu'elles commencent à moisir et à devenir rances, de crainte qu'elles ne se gâtent et pourrissent. La précaution qu'elles prennent de ronger l'une des extrémités de chaque grain de froment, dépasse tout ce que peut imaginer la prudence humaine: ce grain ne demeure pas constamment sec et intact, il s'amollit, se détrempe, devient laiteux quand approche le moment où il va germer et pousser; de peur qu'il ne subisse cette transformation, qu'il ne puisse plus se conserver en magasin et soit perdu pour leur nourriture, elles en rongent l'extrémité par laquelle le germe doit sortir.

Quelques-unes se font la guerre à l'instar des hommes, chez lesquels cette passion dénote une si grande imbécillité.—Pour ce qui est de la guerre, la plus grande des actions 179 humaines, celle dont il est fait le plus d'étalage, je me demande si vraiment il faut en faire mention comme établissant notre supériorité ou si, au contraire, elle ne témoigne pas de notre imbécillité et de notre imperfection. En vérité la science de se battre, de s'entre-tuer, de se ruiner, de concourir à la destruction de son espèce ne semble pas une prérogative à souhaiter aux bêtes qui ne l'ont pas: «Quand un lion plus fort qu'un autre a-t-il arraché la vie à un lion plus faible que lui? Dans quel bois un sanglier a-t-il jamais expiré sous la dent d'un autre sanglier plus vigoureux (Juvénal)?»—Les animaux ne sont cependant pas tous exempts de cette rage, comme nous le voyons par les rencontres furieuses qui se produisent chez les abeilles et les combats singuliers que se livrent les chefs des deux partis opposés: «Souvent entre deux reines, s'élèvent dans une ruche de sanglantes querelles; d'où l'on peut penser de quelle fureur guerrière le peuple est dès lors animé (Virgile).»—Je ne lis jamais la magnifique description que fait Lucrèce de ces rencontres sans que me viennent à la pensée l'ineptie et la vanité de l'homme; car ces évolutions guerrières qui nous ravissent d'horreur et d'épouvante, cette tempête de sons et de cris: «L'acier renvoie ses éclairs au ciel, toute la campagne à l'entour brille de l'éclat de l'airain; sous le pas des soldats la terre tremble, et les monts voisins font résonner jusqu'aux voûtes du monde les clameurs dont ils sont frappés (Lucrèce)», cette effroyable mêlée de tant de milliers d'hommes en armes, combattant avec tant de fureur, d'ardeur et de courage, n'est-il pas plaisant de considérer par quelles circonstances frivoles cela est amené, et quelles circonstances insignifiantes y mettent fin! «On raconte que l'amour de Pâris amena un duel à mort entre les Grecs et les Barbares (Horace)»; toute l'Asie se perdit, s'épuisa dans cette guerre amenée par cet amour adultère; le désir d'un seul homme, le dépit, un moment de plaisir, la jalousie d'un mari, toutes choses qui ne justifieraient pas que deux marchandes de hareng en viennent aux mains et s'égratignent, voilà la cause de tout ce branle-bas d'où résulta un si grand trouble.—Pour être mieux édifié, reportons-nous à ceux-là mêmes qui, en ces graves occurrences, en sont les auteurs et les causes. Écoutons ce qu'en dit l'empereur le plus grand, le plus puissant qui ait jamais été, celui que la victoire a le plus favorisé, s'amusant à tourner en ridicule, très plaisamment et avec beaucoup d'esprit, ces événements qui embrassèrent plusieurs batailles hasardées sur terre et sur mer, où, pour servir ses intérêts, coula le sang et fut exposée la vie de cinq cent mille hommes qui suivirent sa fortune, et où s'épuisèrent les forces et les richesses des deux parties du monde: «Parce qu'Antoine est l'amant de Glaphyre, Fulvie veut m'en faire porter la peine et que je devienne le sien. Moi, l'amant de Fulvie! Si Manius à l'haleine fétide sollicitait mes caresses, céderais-je? je ne le crois pas, j'aurais trop à en souffrir! «Aime-moi ou c'est la guerre!» dit-elle. Eh bien, soit, plutôt perdre la vie que d'affronter un pareil supplice! Sonnez, trompettes! (Martial).» Peut-être fais-je abus de mon latin; mais vous m'avez donné, 181 Madame, permission d'en user.—Une armée, ce grand corps, cet être si versatile et si agité qui semble menacer ciel et terre: «Comme les flots innombrables qui roulent en mugissant sur la mer de Libye quand, au retour de l'hiver, le fougueux Orion se plonge dans les eaux, ou comme les épis pressés que dore le soleil d'été soit dans les champs de l'Hermus, soit dans la féconde Lycie, les boucliers résonnent et la terre tremble sous les pas des guerriers (Virgile)»; ce monstre furieux qui a tant de bras et de si nombreuses têtes, c'est l'homme, toujours l'homme, faible, calamiteux, misérable, véritable fourmilière toujours agitée et surchauffée, «noir essaim qui marche dans la plaine (Virgile)», qu'un souffle de vent contraire, le croassement d'un vol de corbeaux, le faux pas d'un cheval, le passage fortuit d'un aigle, un songe, un mot, un signe, la brume du matin suffisent pour renverser et jeter à terre. Que le soleil le frappe de face, et le voilà évanoui et qui s'effondre; que seulement le vent lui porte un peu de poussière dans les yeux comme aux abeilles du poète, voilà nos enseignes, nos légions, quand bien même le grand Pompée serait à leur tête, qui sont rompues et anéanties, car c'est contre lui, si je ne me trompe, qu'en Espagne, Sertorius fit avec succès usage de ces belles armes qu'avait employées Eumène contre Antigone et Surena contre Crassus. «Cette grande animosité, tous ces furieux combats, un peu de poussière en a raison (Virgile).»—Qu'on lâche même contre lui ces mouches à miel, leur force et leur courage en triomphent. Assez récemment, les Portugais assiégeaient la ville de Tamly, sur le territoire de Xiatine; les habitants transportèrent sur leurs murailles un grand nombre de ruches qui constituent une de leurs richesses, et, produisant de la fumée, chassèrent les abeilles dans la direction de l'ennemi, auquel elles s'attachèrent si vivement que, ne pouvant résister à leurs attaques et à leurs piqûres, il abandonna ses projets; ce secours d'un nouveau genre assura la victoire et la liberté aux assiégés qui réussirent au point que, lorsque l'action prit fin, pas une abeille ne fit défaut, toutes étaient revenues.—Les âmes des empereurs et celles des savetiers sortent du même moule. N'envisageant que l'importance des actions des princes et les conséquences qu'elles ont, nous nous imaginons qu'elles ont d'autres causes, et aussi sont de plus de poids et de plus d'importance; c'est une erreur: ils vont et viennent mus par les mêmes ressorts qui nous font agir nous-mêmes. La même raison qui fait que nous nous querellons avec un voisin, amène la guerre chez les princes; ce pour quoi nous faisons fouetter un laquais se produisant chez un roi, le conduit à ruiner une province; leur volonté s'exerce aussi à la légère que la nôtre, mais ils peuvent davantage. Les mêmes appétits se retrouvent chez un ciron et chez un éléphant.

Fidélité, gratitude des animaux.—Sous le rapport de la fidélité, il n'est pas au monde d'animal plus traître que l'homme.—Nombreux sont les faits que l'on cite, témoignant de l'acharnement de certains chiens à venger la mort de leurs maîtres.—Le 183 roi Pyrrhus, rencontrant un chien gardant un cadavre qu'il veillait, lui dit-on, depuis trois jours, fit enterrer le corps et prit le chien avec lui. Un jour qu'il passait la revue de toute son armée, le chien, apercevant les meurtriers de son maître, leur courut sus avec des aboiements furieux, témoignant d'une violente irritation. Ce fut là un premier indice qui mit sur leurs traces; bientôt après, la justice les convainquit de leur crime et le punit.—Même chose advint par le fait du chien dont parle le sage Hésiode, qui dénonça les fils de Ganistor, de Naupacte, comme les auteurs du meurtre de son maître.—Un autre chien attaché à la garde d'un temple, à Athènes, aperçut un voleur sacrilège qui en emportait les plus beaux joyaux. Il se mit aussitôt à aboyer tant qu'il put contre lui, mais les gardiens du temple ne s'éveillèrent pas. Le chien se mit alors à suivre son voleur; le jour, il se tenait à distance de lui, mais sans jamais le perdre de vue; s'il lui offrait à manger, il n'en voulait pas, tandis qu'avec sa queue il faisait fête aux autres passants qu'il rencontrait et mangeait ce qu'ils lui donnaient; lorsque le voleur s'arrêtait pour dormir, le chien s'arrêtait en même temps et au même endroit. Cette conduite singulière étant parvenue à la connaissance des gardiens du temple, ils s'enquirent du signalement de l'animal, suivirent ses traces et l'atteignirent enfin au bourg de Cromyon et, avec lui, le larron qu'ils ramenèrent à Athènes où il fut puni. En reconnaissance de ce service, les juges ordonnèrent qu'il serait alloué, sur les deniers publics, une mesure déterminée de blé pour nourrir le chien qu'ils commirent aux bons soins des prêtres. Plutarque, qui raconte ce fait, en affirme l'authenticité; il se serait passé dans le siècle où il vivait.

Quant à la gratitude, vertu qui, de nos jours, a grand besoin d'être remise en crédit, un seul exemple nous suffira; il nous est conté par Appion qui était dans les rangs des spectateurs: Un jour, dit-il, à Rome, on donnait au peuple le spectacle de bêtes amenées de contrées lointaines; y figuraient entre autres des lions de haute taille comme il s'en voit rarement; parmi eux s'en trouvait un qui, par l'irritation qu'il manifestait, la force et la grosseur de ses membres, ses rugissements sonores qui répandaient l'épouvante, attirait particulièrement l'attention de l'assistance. Au nombre des esclaves livrés aux bêtes et destinés à paraître dans ce combat, était un Dace, du nom d'Androclès, qui appartenait à un personnage consulaire de Rome. En l'apercevant, le lion, tout d'abord, s'arrêta court, comme saisi d'étonnement; puis il s'approcha doucement de lui, pas à pas, on eût dit qu'il cherchait à le reconnaître; enfin, sûr de son fait, il commença à agiter la queue, comme font les chiens qui flattent leur maître, se mit à baiser et lécher les mains et les cuisses du pauvre misérable tout transi d'effroi et hors de lui. Sous les caresses du lion, Androclès, recouvrant ses esprits, se prit à le regarder et finit par le reconnaître; ce fut alors un spectacle bien rare de voir combien tous deux se faisaient fête et les caresses qu'ils échangeaient. La vue en faisait pousser au peuple des cris d'admiration; 185 l'empereur fit appeler l'esclave pour savoir de lui la cause de ce si étrange événement. Androclès lui en conta ainsi l'étonnante et peu banale histoire: «Mon maître était proconsul en Afrique; la cruauté et la rigueur dont il usait vis-à-vis de moi (il me faisait battre chaque jour) me déterminèrent à m'échapper et je m'enfuis. Pour me soustraire aux recherches de ce personnage de si haute autorité dans le pays, le plus sûr me parut de gagner le désert, résolu à me tuer d'une façon ou d'une autre, si je ne parvenais pas à me nourrir dans ces régions sablonneuses et inhabitables. Vers midi, le soleil étant extrêmement piquant et la chaleur insupportable, découvrant une caverne cachée et d'accès presque inaccessible, je m'y jetai. Bientôt après survint ce lion; il était blessé à la patte qu'il avait tout ensanglantée; la douleur qu'il éprouvait lui arrachait des plaintes et des gémissements. A son arrivée, je fus très effrayé; mais lui, m'apercevant blotti dans un coin de sa tanière, s'approcha de moi tout doucement, me tendant la patte dont il souffrait, me la montrant comme pour me demander assistance. Je la pris et en ôtai un grand éclat de bois qui y était entré; puis, un peu plus rassuré sur ses dispositions à mon égard, je pressai la plaie, en fis sortir tous les corps étrangers qui y avaient pénétré, et la nettoyai de mon mieux. Se sentant soulagé et la douleur s'étant calmée, il commença à reposer et s'endormit ayant toujours sa patte dans mes mains. A partir de ce moment, nous vécûmes ensemble tous deux dans cette caverne, mangeant les mêmes viandes, car il m'apportait toujours les meilleurs morceaux des bêtes qu'il tuait à la chasse; je les faisais cuire au soleil à défaut de feu et m'en nourrissais. Cela dura trois ans; à la longue, je me lassai de cette vie bestiale et sauvage, et, une fois que mon hôte était allé aux provisions comme à son ordinaire, je le quittai. Trois jours plus tard, surpris par des soldats, je fus arrêté, puis, d'Afrique, amené ici à mon maître qui, sur-le-champ, me condamna à mort et à être livré aux bêtes. A ce que je vois, mon lion a dû être pris en même temps que moi; me reconnaissant, il a voulu me témoigner sa gratitude pour les soins que je lui ai donnés et la guérison que je lui ai procurée.» Cette histoire dite à l'empereur, se répandit immédiatement de bouche en bouche parmi les assistants, et aussitôt, à la demande générale, il fut fait grâce, au nom du peuple, à Androclès, qui recouvra sa liberté et auquel il fut fait don de ce lion. Depuis, dit Appion, on le voit conduisant cet animal simplement tenu en laisse, se promener dans Rome de taverne en taverne, recueillant l'argent qu'on lui donne, tandis que le lion se laisse couvrir de fleurs qu'on lui lance; et chacun qui les rencontre, de dire: «Voilà le lion qui a donné l'hospitalité à cet homme, et l'homme qui a été le médecin de ce lion.»

Nous pleurons souvent la perte des bêtes que nous aimons; elles font de même à notre égard: «Ensuite venait, dépouillé d'ornements, Éthon, son cheval de bataille, qui pleurait et dont la figure était humectée de grosses larmes (Virgile).»

187

Il est des nations où les femmes sont en commun, il en est d'autres où chacun a la sienne; cela ne se voit-il pas aussi chez les animaux, et la fidélité conjugale n'est-elle pas mieux observée par eux que par nous.

Comme nous, ils se constituent en sociétés; on trouve même des associations d'individus d'espèces différentes.—Les sociétés, les fédérations qui ont pour objet de se liguer pour se prêter un mutuel secours, existent aussi chez eux.—Chez les bœufs, les pourceaux et autres, au cri de l'un d'eux que vous offensez, on voit toute la troupe accourir pour lui venir en aide et se grouper pour le défendre.—Quand l'escare vient à avaler l'hameçon que lui tend le pêcheur, ses compagnons s'assemblent en foule autour de lui et rongent le fil de la ligne. Lorsque, par hasard, il y en a un qui est entré dans la nasse, les autres, du dehors, le saisissent par la queue, la lui serrant tant qu'ils peuvent avec les dents et le tirent à force, cherchant à le faire sortir.—Les barbiers, quand l'un deux est harponné, frottent la corde qui retient le fer, avec leur dos qui est armé d'un os faisant saillie, dentelé en forme de scie, et s'efforcent de la rompre en la coupant.

Chez l'homme, pour s'entr'aider dans la vie, les individus se rendent des services réciproques; les bêtes en offrent également des exemples.—On dit que la baleine ne marche jamais que précédée d'un petit poisson, semblable au goujon de mer et que, pour cette particularité, on nomme «le guide». La baleine le suit, se laissant conduire et diriger par lui avec autant de facilité que le timonier fait virer le navire. En retour, tandis que tout ce qui, bête ou vaisseau, entré dans l'horrible gouffre qu'est la bouche du monstre, y est englouti et irrémédiablement perdu, le guide s'y retire en toute sûreté et y dort; pendant toute la durée de son sommeil, la baleine ne bouge pas, mais, aussitôt qu'il sort, elle le suit et cela d'une façon continue. Si, par hasard, elle perd sa trace, elle va errant de côté et d'autre, se heurtant souvent contre les rochers, semblable à un bateau qui n'a plus de gouvernail. Plutarque déclare avoir constaté le fait, près de l'île d'Anticyre.—Pareille association existe entre le petit oiseau qu'on nomme «le roitelet» et le crocodile. Le roitelet sert de sentinelle à ce grand animal; et, lorsque l'ichneumon, son ennemi, s'approche pour le combattre, l'oiseau, de peur que le crocodile ne soit surpris pendant son sommeil, l'éveille par son chant et ses coups de bec et le prévient du danger. Par contre, il vit des restes de ce monstre qui le reçoit familièrement dans sa gueule et le laisse becqueter dans ses mâchoires et entre ses dents, et y recueillir les débris de chair qui y sont demeurés. Lorsqu'il veut fermer la gueule, il le prévient auparavant d'en sortir, en ne la refermant que peu à peu, sans l'étreindre, ni le blesser.—Le coquillage connu sous le nom de «nacre», vit ainsi avec le pinnothère, petit animal de l'espèce du crabe, qui lui sert d'huissier et de portier. Stationnant à l'ouverture de ce coquillage, il en tient continuellement les deux valves 189 entrebâillées et ouvertes, jusqu'à ce qu'il y voit entrer quelque petit poisson propre à être capturé; il entre alors dans la nacre, et la pinçant dans la chair vive, la contraint à fermer sa coquille; tous deux se mettent alors à manger la proie qui s'est ainsi laissé emprisonner.—La manière de vivre des thons indique une singulière connaissance des trois branches des mathématiques. Pour l'astronomie, ils pourraient en remontrer à l'homme, car ils s'arrêtent là où les surprend le solstice d'hiver et n'en bougent plus jusqu'à l'équinoxe suivant; c'est pourquoi Aristote va même leur concédant l'intelligence de cette science. Ils dénotent la connaissance qu'ils ont de la géométrie et de l'arithmétique, en ce qu'ils se groupent toujours en bande affectant la forme d'un cube, carré en tous sens, sorte de bataillon en masse à six faces égales, clos et gardé de toutes parts. Ils nagent dans cet ordre qui présente les mêmes dimensions à l'arrière que sur le devant, de telle sorte que celui qui en voit et en compte un rang, peut aisément dénombrer l'effectif de la bande, dont la profondeur égale la largeur et la largeur égale la longueur.

Exemples de magnanimité, de repentir, de clémence chez les animaux.—Si nous parlons de magnanimité, il est difficile d'en trouver un exemple plus caractéristique que celui de ce chien, de taille tout à fait exceptionnelle, envoyé des Indes au roi Alexandre. On lui présenta tout d'abord à combattre un cerf, puis un sanglier, puis un ours; il n'en fit pas cas et ne daigna même pas bouger de sa place; mais quand on mit un lion en sa présence, il se dressa aussitôt sur ses pattes, manifestant ainsi le reconnaître comme le seul adversaire qu'il trouvât digne de lui.

Comme témoignage de repentir et d'aveu de ses fautes, citons un éléphant qui, dit-on, ayant tué son cornac dans un accès de colère, en eut un tel regret qu'il ne voulut plus accepter de nourriture et se laissa mourir de faim.

La clémence chez les animaux est attestée par ce fait que l'on prête à un tigre, la plus inhumaine de toutes les bêtes. On lui avait donné un chevreau; pendant deux jours, il souffrit la faim, plutôt que de lui faire du mal; et le troisième jour, il brisa la cage où il était enfermé pour aller chercher autre chose à dévorer, ne voulant pas se porter à cette extrémité sur ce chevreau, dont il avait fait son familier et son hôte.

La familiarité et les relations qui naissent de la fréquentation peuvent exister chez les animaux; il arrive en effet que nous apprivoisons fort bien à vivre ensemble, des chats, des chiens et des lièvres.

L'ingéniosité de l'alcyon dans la construction de son nid défie toute notre intelligence.—Quiconque voyage sur mer, notamment sur la mer de Sicile, peut voir la particularité que présente l'alcyon, qui dépasse tout ce que l'homme peut imaginer. Jamais la nature n'a tant honoré les couches, la naissance, l'enfantement d'aucune autre créature. Les poètes disent bien que l'île de 191 Délos, autrefois flottante, a été rendue immobile pour permettre les couches de Latone; mais ici, c'est Dieu qui a voulu que la mer s'arrête dans son mouvement, devienne stable et calme, sans vagues, sans vent, sans pluie, pendant que l'alcyon fait ses petits, précisément vers l'époque du solstice, au jour le plus court de l'année; grâce à ce privilège dont jouit cet oiseau, la navigation, à ce moment, en plein cœur de l'hiver, est sans dangers.—Chez l'alcyon, les femelles ne connaissent d'autre mâle que le leur; elles l'assistent sa vie durant, sans jamais l'abandonner; s'il vient à être débile ou infirme, elles le chargent sur leurs épaules, le portent partout et le servent jusqu'à la mort.—Personne n'est encore arrivé à pénétrer la façon merveilleuse avec laquelle l'alcyon construit son nid, non plus qu'à savoir quelle matière il emploie à sa construction. Plutarque, qui en a vu et en a tenu plusieurs dans les mains, pense que ce sont des arêtes de certain poisson que l'oiseau réunit et soude ensemble, les entrelaçant les unes en long, les autres obliquement, les infléchissant, arrondissant les angles, de manière à en former un vase sphérique à même de flotter. Quand il l'a achevé, il l'expose aux flots qui, en le battant tout doucement, lui montrent ce qui, n'étant pas suffisamment agglutiné, est à radouber: ces points, cédant sous les coups de la mer, se disjoignent, et il voit qu'ils sont à consolider davantage; ceux au contraire dont la soudure ne laisse rien à désirer, se resserrent sous cette action par suite de la pression qu'elle exerce et cela à un degré tel qu'on ne peut ni le rompre, ni le dissoudre, pas plus que l'endommager en le frappant avec une pierre ni même avec un instrument en fer, si ce n'est à grand'-peine. Les proportions et les dispositions intérieures de ce nid sont surtout à admirer: il est construit et de dimensions telles qu'il ne peut recevoir que l'oiseau qui l'a édifié et qui seul peut y entrer; pour tout ce qui n'est pas lui, il est impénétrable, clos, fermé au point que rien, pas même l'eau de la mer, ne peut y pénétrer. Si claire que soit cette description qui émane de bonne source, il me semble cependant qu'elle ne nous éclaire pas suffisamment sur les difficultés de la construction; aussi quelle vanité de notre part il y aurait à ranger au-dessous de nous et traiter avec dédain des œuvres que nous ne sommes capables ni d'imiter, ni de comprendre!

Les animaux nous ressemblent par l'imagination, ayant comme nous des songes et des souvenirs.—Poussons encore un peu plus loin cette étude comparative sur les points communs ou analogues entre nous et les bêtes.—Notre âme se glorifie d'élever à son niveau tout ce qu'elle conçoit; de dégager tout être qui se présente à elle de ce qui, en lui, n'est ni immatériel, ni immortel; de considérer les choses, qu'elle estime dignes d'occuper son attention, indépendamment de ce qu'elles ont qui est susceptible d'altération et dont il faut qu'elles se dépouillent, laissant de côté comme des accessoires superflus et de nulle valeur, l'épaisseur, la largeur, la profondeur, le poids, la couleur, l'odeur, la rugosité, le poli, la dureté, la tendreté, en un mot tout ce qui, en elles, est tangible 193 et périssable, pour s'accommoder à sa propre condition, qui est d'être immortelle et tout esprit; de telle sorte que si Rome et Paris viennent à occuper ma pensée, Paris, par exemple, je me l'imagine et me le représente, abstraction faite de ses dimensions, de son site, de la pierre, du plâtre, du bois qui s'y rencontrent, autrement dit de ses constructions.—Il ne semble pas que ce soit là une propriété dont notre âme ait le privilège exclusif; il est évident que les bêtes la possèdent aussi: Un cheval accoutumé aux trompettes, aux coups de fusil, aux combats, que l'on voit agité, émotionné pendant qu'il dort, comme s'il était au fort de la mêlée, alors qu'il est étendu sur sa litière, a en son âme, cela ne saurait faire doute, la conception d'un son de tambourin sans voix, d'une armée sans armes comme sans soldats: «Vous verrez de généreux coursiers, tout endormis qu'ils sont, suer, souffler bruyamment et se raidir, comme s'ils disputaient le prix d'une course (Lucrèce).»—Le lièvre que, dans un songe, ce lévrier s'imagine poursuivre, après lequel nous le voyons haleter tout en dormant, allongeant la queue, secouant les jarrets, reproduisant complètement les mouvements qu'il fait lorsqu'il court, est un lièvre qui n'a ni poils, ni os: «Souvent au milieu d'un profond sommeil, les chiens de chasse viennent à s'agiter tout à coup, à aboyer, à aspirer l'air fréquemment, comme s'ils étaient sur la piste de quelque bête; souvent même, en se réveillant, ils continuent à poursuivre le vain simulacre d'un cerf qu'ils s'imaginent voir fuir, jusqu'à ce que, revenus à eux, ils reconnaissent leur erreur (Lucrèce).»—Nous voyons parfois les chiens de garde, pendant leur sommeil, gronder, puis se mettre tout à fait à japper et finalement s'éveiller en sursaut, comme s'ils apercevaient quelque étranger approchant; cet étranger qu'ils voient en esprit, est un homme qui n'a pas de corps, qui échappe à nos sens, n'occupe aucune portion de l'espace, est sans couleur; il n'existe pas: «Souvent l'hôte fidèle et caressant de nos maisons, le chien, se dresse brusquement au milieu du léger sommeil qui alourdissait ses paupières, parce qu'il a cru voir une forme étrangère et de traits inconnus (Lucrèce).»

Quant à la beauté, il faut d'abord déterminer en quoi elle consiste, car on trouve sur ce point les opinions les plus diverses.—Pour ce qui est de la beauté du corps, il faudrait, avant d'en parler, savoir si nous sommes d'accord sur ce en quoi elle consiste. Il semble que nous ne sommes guère fixés sur ce qui, d'une façon générale, dans la nature, la constitue, puisque à ce que nous estimons l'être chez l'homme nous donnons tant de formes diverses. Si quelque règle naturelle existait à cet égard, nous nous y rangerions tous, comme nous nous entendons quand il est question de la chaleur produite par le feu; tandis que pour la beauté, suivant ce qu'il nous plaît, les formes les plus fantaisistes sont admises comme la constituant: «Le teint des belges déparerait un visage romain (Properce).»—Les Indiens se la représentent la peau noire et basanée, les lèvres charnues et épaisses, le nez plat 195 et large; le cartilage entre les deux narines chargé de gros anneaux d'or, l'étirant jusqu'à la bouche; la lèvre inférieure, parée de gros cercles enrichis de pierreries la faisant tomber au niveau du menton et découvrant les dents jusqu'aux gencives, ce qu'ils estiment être plein de grâce.—Au Pérou, l'oreille est d'autant plus belle qu'elle est plus grande, et on s'efforce de lui donner toute l'extension possible. Quelqu'un, de nos jours, dit avoir vu dans un pays de l'Orient, cette mode de l'agrandir et de la charger de pesants joyaux si en faveur, qu'il était facile de passer le bras, sans même relever la manche, dans le trou ménagé pour le passage de ces ornements.—Il y a ailleurs des nations où on se noircit les dents avec grand soin, les dents blanches y sont un objet de mépris; chez d'autres, on les teint en rouge.—Chez les Basques, les femmes estiment accroître leurs charmes, en se rasant la tête; il en est ainsi en d'autres lieux et, ce qui est plus extraordinaire, dans certaines régions boréales, au dire de Pline.—Les Mexicaines trouvent beau un front étroit et, tandis qu'elles s'épilent le reste du corps, elles recherchent l'abondance des cheveux sur le front et s'appliquent à en accroître la pousse; des seins développés outre mesure y sont tellement prisés, qu'il y a des femmes qui affectent d'avoir possibilité de donner à téter à leurs enfants par-dessus leurs épaules; nous, nous tiendrions cette exagération pour de la laideur.—Chez les Italiens, être gros et massif est l'idéal de la beauté; chez les Espagnols, c'est être mince et svelte; chez nous, c'est être blond pour les uns, brun pour les autres; tendre et délicat pour celui-ci, ferme et vigoureux pour celui-là; il y en a qui lui demandent d'avoir de la grâce et de la douceur, d'autres la veulent fière et majestueuse; tout comme Platon qui ne trouve rien de si beau que la forme sphérique, tandis que les Épicuriens lui préfèrent la forme pyramidale ou cubique et ne peuvent se résoudre à admettre un dieu qui aurait la forme d'une boule.

Aussi, de ce fait, ne sommes-nous pas davantage fondés à nous croire privilégiés.—Quoi qu'il en soit, la nature ne nous a pas en cela plus privilégiés qu'elle ne l'a fait dans ses lois communes à tous les êtres vivants, et, quand nous jugeons sans parti pris, nous trouvons que s'il existe des animaux moins favorisés que nous à cet égard, il y en a d'autres, et en plus grand nombre, qui le sont davantage: «Plusieurs animaux nous surpassent en beauté (Sénèque)», même parmi ceux qui, comme nous, vivent sur terre. Pour ce qui est de ceux vivant dans la mer, laissons de côté leur physionomie générale, trop différente de la nôtre pour qu'elles puissent se comparer; rien que comme couleur, propreté, brillant, arrangement, nous leur sommes pas mal inférieurs sous tous rapports, non moins que vis-à-vis de ceux qui vivent dans les airs.—La prérogative que font valoir les poètes, que nous aurions de nous tenir droits, regardant les cieux dont nous sommes originaires, n'est qu'une licence poétique: «Dieu a courbé les animaux et attaché leurs regards à la terre; en donnant à l'homme une tête droite, 197 il a voulu qu'il regardât le ciel et pût contempler les astres (Ovide).» Plusieurs bestioles en effet ont la vue complètement dirigée vers le ciel, et je trouve que les chameaux et les autruches ont l'encolure encore plus relevée et plus droite que nous ne l'avons. Existe-t-il des animaux qui n'aient pas la face placée au haut et en avant du corps et, tout comme nous, ne regardent pas droit devant eux; qui, dans leur attitude habituelle, n'aperçoivent pas une étendue du ciel et de la terre égale à celle que le regard de l'homme peut embrasser? Quelles qualités avons-nous, de par notre constitution physique, décrites par Platon et par Cicéron, qui ne soient l'apanage de mille sortes de bêtes? Parmi les animaux, ceux avec lesquels nous avons le plus de ressemblance, sont les plus laids et les plus abjects, car ce sont: le singe, pour ce qui est de l'apparence extérieure et de la forme du visage: «Tout difforme qu'il est, le singe nous ressemble (Ennius)», et le porc, en ce qui touche notre organisation intérieure et les parties vitales.

L'homme a plus de raisons que tout autre animal de couvrir sa nudité, tant il a d'imperfections dans son corps.—Quand, m'imaginant l'homme complètement nu et que, notamment dans le sexe auquel semble plus particulièrement dévolue la beauté, je considère ses défectuosités, les exigences auxquelles il est astreint de par la nature, ses imperfections, je trouve qu'en vérité, plus que tout autre animal, nous avons eu raison de couvrir notre nudité. Nous sommes bien excusables d'en emprunter les moyens à ceux qu'à cet égard, la nature a favorisés plus que nous et de nous parer de leur beauté, nous cachant sous leurs dépouilles, qu'elles soient laine, plume, fourrure ou soie. Remarquons encore que l'homme est le seul animal chez lequel cette imperfection soit choquante pour ses semblables, le seul qui se dérobe à la vue de ceux de son espèce, quand il veut satisfaire aux actes que lui impose la nature. N'est-ce pas aussi un fait qui mérite considération que de voir les maîtres en la question, ordonner comme remède contre les passions érotiques, la vue complète et sans voile du corps à la possession duquel nous portent nos désirs et que, pour refroidir en nous l'amour, il nous suffise de voir en toute liberté qui en est l'objet: «Il en est qui, pour avoir vu à découvert les parties secrètes de l'objet aimé, ont senti s'éteindre leur passion au moment le plus vif de leurs transports (Ovide).» Bien que cette recette émane probablement de quelqu'un de sentiment un peu délicat et qui renaît au calme, ce n'en est pas moins une preuve manifeste de notre imperfection, que l'usage et la connaissance nous dégoûtent les uns des autres.—Ce n'est pas tant la pudeur que le savoir-faire et la prudence, qui rend nos dames si circonspectes et les porte à nous refuser l'entrée de leurs cabinets de toilette, tant qu'elles ne sont ni fardées, ni parées, prêtes à paraître en public: «Elles n'y manquent pas, et ont grandement raison de défendre l'accès de ces arrière-scènes de la vie aux amants qu'elles veulent retenir sous leur joug (Lucrèce)»; alors que chez certains animaux, il n'est rien que nous 199 n'aimions et qui ne plaise à nos sens, au point que de leurs excréments mêmes et de tout ce qu'ils rejettent, nous tirons un manger délicat et aussi nos ornements les plus riches, nos parfums les plus suaves.—Ce que je dis là ne s'applique qu'au commun des hommes et des femmes; je ne suis pas si sacrilège que je l'étende à ces beautés divines, surnaturelles, extraordinaires, qu'on voit parfois rayonner au milieu de nous, comme des astres descendus sur la terre et que dissimule mal la forme humaine qu'elles ont empruntée.

Nonobstant, il n'admet de supériorité sous aucun rapport de qui n'est pas formé à son image.—Au surplus, la part même que dans les faveurs de la nature, de notre propre aveu, nous faisons aux animaux, leur est fort avantageuse. Nous nous attribuons des biens fantastiques et imaginaires, des biens à venir, qui ne sont pas là, et dont l'homme est impuissant à se garantir la possession; ou encore des biens tels que la raison, la science, l'honneur que, par un dérèglement de notre esprit, nous prétendons faussement posséder, alors que nous ne les avons pas; tandis que nous abandonnons en partage aux bêtes les biens essentiels, biens qui sont continuellement à notre portée et dont il nous est constamment loisible d'user: la paix, le repos, la sécurité, l'innocence et la santé; la santé que je n'hésite pas à déclarer le plus beau, le plus riche présent que la nature nous ait pu faire. Si bien que la philosophie, même la philosophie stoïque, va jusqu'à oser dire que si Héraclite et Phérécyde avaient eu possibilité d'échanger leur sagesse pour la santé et de se délivrer ainsi, l'un de l'hydropisie, l'autre de la maladie pédiculaire, dont ils souffraient, ils eussent bien fait d'opérer cet échange. Comparer et mettre ainsi en balance la santé et la sagesse, c'est attacher à cette dernière un bien plus grand prix, que lorsque ces mêmes philosophes viennent dire que, si Circé avait présenté à Ulysse deux philtres ayant la propriété, l'un de faire qu'un fou devienne sage, l'autre qu'un sage devienne fou, Ulysse eût dû préférer la folie, plutôt que de consentir à ce que Circé transformât sa figure humaine en celle d'une bête; et que la sagesse elle-même lui aurait dit: «Quitte-moi, renonce à moi, plutôt que de me loger sous la figure et dans le corps d'un âne.» Ainsi donc, voici les philosophes qui en viennent à tenir moins compte de la sagesse, cette grande et divine science, que de l'enveloppe que notre corps revêt sur cette terre! Ce ne serait donc plus par notre raison, par notre esprit, par notre âme, que nous l'emporterions sur les bêtes, mais par notre beauté, notre beau teint, la belle disposition de nos membres, auprès desquels notre intelligence, notre prudence et tout le reste se trouveraient sans valeur! Je prends acte de cette naïve et si franche confession, de laquelle il résulterait que ces attributs dont nous faisons tant de cas, ne seraient au fond qu'une illusion de notre imagination, de telle sorte que les bêtes pourraient avoir toutes les vertus, la science, la sagesse, la capacité des Stoïciens, elles seraient toujours des bêtes et ne pourraient entrer en comparaison avec un homme misérable, méchant et 201 insensé. D'après eux enfin, tout ce qui ne nous ressemble pas n'est rien qui vaille: Dieu * lui-même, et c'est un point sur lequel nous reviendrons, ne vaut que parce qu'il est à notre image; d'où il s'ensuit que ce n'est pas comme conséquence d'un raisonnement judicieux, mais uniquement par fierté et obstination que nous nous préférons aux animaux, que nous nous prétendons de condition autre et que nous n'acceptons pas leur société.

Avec tant de vices, d'appétits déréglés qui sont en lui, est-il en droit de se glorifier de sa raison?—Revenons à notre propos. Nous avons dans notre lot: l'inconstance, l'irrésolution, l'incertitude, la mauvaise foi, la superstition, la préoccupation des choses à venir, voire même de ce qui adviendra au delà de la vie, l'ambition, l'avarice, la jalousie, l'envie, les appétits déréglés, forcenés et indomptables, la guerre, le mensonge, la déloyauté, le dénigrement et la curiosité. Certainement c'est avoir payé étrangement cher et bien au-dessus de sa valeur cette belle raison dont nous nous glorifions, cette aptitude à connaître et à juger, si nous l'avons achetée au prix de ce nombre infini de passions, avec lesquelles nous sommes sans cesse aux prises; encore ne faisons-nous pas entrer en ligne de compte, ne l'appréciant pas plus que ne le fait Socrate à si juste titre, cette prérogative qu'il est à remarquer que nous avons sur les * autres animaux, que toute latitude nous est laissée de nous adonner aux plaisirs sexuels à toute heure et à toute occasion, alors qu'à cet égard la nature a imposé aux bêtes des bornes commandées par la raison.

La science ne nous garantit ni des maladies ni des incommodités de la vie.—«De même qu'il vaut mieux s'abstenir absolument de donner du vin aux malades, parce qu'en leur donnant ce remède, rarement utile et le plus souvent nuisible, pour une chance de salut on les exposerait à un danger véritable; peut-être aussi vaudrait-il mieux que la nature nous ait refusé cette activité de pensée, cette pénétration, cette industrie que nous appelons raison et qu'elle nous a si libéralement accordée, puisque cette faculté n'est salutaire qu'à un petit nombre d'hommes et funeste à tant d'autres (Cicéron).» De quel avantage, pensons-nous, a été à Varron et à Aristote cette intelligence qu'ils avaient de tant de choses? Les a-t-elle exemptés des incommodités inhérentes à la nature humaine? Ont-ils été à l'abri des accidents auxquels un portefaix est exposé? La logique les a-t-elle consolés de la goutte? De ce qu'ils savaient comment ce mal se loge aux jointures, l'ont-ils moins ressenti? De ce qu'ils n'ignoraient pas que chez certains peuples la mort est accueillie avec joie, la leur en a-t-elle été plus douce? Parce qu'ils avaient connaissance que dans certains pays les femmes sont en commun, ont-ils été plus consolés de l'infidélité des leurs? D'autre part, bien que par leur savoir ils aient occupé le premier rang, l'un chez les Romains, l'autre chez les Grecs, à une époque où la science était le plus florissante, il ne nous est cependant pas revenu que leurs vies aient été de celles qui ont le plus approché de la perfection; 203 celle d'Aristote, en particulier, présente quelques taches d'une certaine importance dont il ne saurait aisément se laver.—A-t-on jamais constaté que le plaisir et la santé aient plus de saveur pour celui qui sait l'astrologie et la grammaire: «Est-ce que pour être illettré, on est moins vigoureux aux combats de l'amour (Horace)?» ou que la honte et la pauvreté lui soient moins importunes: «C'est par là, sans doute, que vous échapperez à la maladie et à la décrépitude; vous ne connaîtrez ni le chagrin, ni les soucis, vous aurez une vie plus longue et un sort meilleur (Juvénal).»

Les ignorants sont plus sages et savent plus que bien des savants.—J'ai vu en mon temps cent artisans, cent laboureurs plus sages et plus heureux que des rhéteurs de l'université, et j'aimerais mieux leur ressembler qu'à ces derniers.—Je suis d'avis que l'érudition doit prendre place parmi les choses nécessaires à la vie, comme la gloire, la noblesse, les grandeurs, tout au plus comme * la beauté, la richesse et telles autres qualités qui nous sont d'utilité réelle, mais à un rang éloigné et plus encore pour satisfaire à des besoins factices qu'à ceux de la nature. Les principes de morale, les règles, même les lois ne nous sont guère plus indispensables pour la vie en commun qu'elles ne le sont aux communautés en lesquelles vivent les grues et les fourmis, qui sont cependant des mieux ordonnées, bien que l'érudition leur fasse défaut.—Si l'homme était sage, il attribuerait à chaque chose un prix, selon qu'elle serait plus ou moins utile et d'un usage plus ou moins approprié à sa vie. Qui nous estimerait selon nos actes et notre conduite, relèverait un plus grand nombre de gens parfaits chez les ignorants que parmi les savants et cela dans tous les genres de vertu. L'ancienne Rome me semble avoir été bien supérieure pendant la paix comme pendant la guerre, à la Rome savante qui s'est ruinée de ses propres mains; même en admettant qu'elles aient été de valeur égale, la probité et l'innocence prédomineraient dans la première en raison de la simplicité qui y régnait, simplicité dont ces deux qualités s'accommodent particulièrement bien.—Pour clore cette dissertation qui me mènerait plus loin que je ne veux aller, bornons-nous à constater que l'humilité et la soumission peuvent seules nous conduire à être hommes de bien, et qu'il ne faut pas abandonner à chacun la connaissance de ses devoirs; il faut les lui prescrire et ne pas s'en rapporter au choix de son jugement, sinon la faiblesse et la variété infinie de nos raisonnements et de nos idées conduiraient à nous en créer qui, finalement, feraient que nous nous dévorerions les uns les autres, comme dit Épicure.

Dès le principe, Dieu nous a interdit la science.—La première loi que Dieu ait jamais donnée à l'homme, a été purement d'obéir; un commandement net et simple lui épargnait d'avoir à connaître quoi que ce soit et d'en raisonner; l'obéissance est, du reste, le propre d'une âme raisonnable qui reconnaît en Dieu son supérieur et son bienfaiteur. Obéir et se soumettre sont le principe 205 de toutes les vertus, comme la présomption celui de tout péché. C'est en allant à l'encontre de ce principe que l'homme a éprouvé sa première tentation et que le diable a pu lui insinuer son premier poison, en lui promettant la science et le savoir: «Vous serez comme des dieux, sachant le bien et le mal (Genèse).» Dans Homère, les Sirènes, pour tromper Ulysse et l'attirer dans leurs dangereux filets qui recélaient sa perte, lui offraient de lui faire don de la science. Le mal chez l'homme, c'est de croire qu'il sait, et c'est pourquoi notre religion nous recommande avec tant d'insistance l'ignorance comme moyen propre à déterminer en nous la foi et l'obéissance: «Prenez garde qu'on ne vous trompe sous le masque de la philosophie et par de fausses apparences conformes aux doctrines du monde (S. Paul).» Tous les philosophes, de toutes les sectes, sont d'accord sur ce que le souverain bien réside dans la tranquillité de l'âme et du corps; mais comment réaliser cette tranquillité? «Le sage ne voit au-dessus de lui que Jupiter; il se trouve riche, libre, honoré, beau, enfin le roi des rois, surtout si sa santé est florissante et que la pituite ne le tourmente pas (Horace).»

Mais la présomption est le partage de l'homme.—Il semble en vérité que pour nous consoler de notre condition misérable et chétive, la nature ne nous ait donné que la présomption; c'est l'opinion d'Épictète: «L'homme n'a rien qui soit proprement à lui, en dehors de l'usage qu'il fait de ses opinions»; nous n'avons en partage que du vent et de la fumée. Les dieux ont la santé, par cela même qu'ils sont dieux, dit la philosophie, et ils ne connaissent la maladie que parce que leur intelligence fait qu'ils savent tout; l'homme au contraire a en lui le principe du mal, le bien chez lui n'est que mirage; nous avons bien raison de nous vanter de la force de notre imagination, car tous nos biens ne sont qu'en songe.

Écoutez les rodomontades de ce pauvre et malheureux animal: «Il n'est rien de si doux (c'est Cicéron qui parle) que de nous adonner aux lettres; à ces lettres, veux-je dire, qui nous révèlent la connaissance de l'infinité des choses existantes, de la nature dans ce qu'elle a de plus grand; des cieux alors que nous sommes encore de ce monde, des terres et des mers. C'est par elles que nous avons été instruits dans la religion; que nous connaissons la modération, le courage dans ce qu'il a de plus relevé; que notre âme a été arrachée aux ténèbres pour être initiée à toutes choses, à celles d'ordre élevé comme à celles d'ordre inférieur, à celles qui occupent le premier rang comme le dernier, ou un rang intermédiaire. C'est grâce à elles que nous pouvons vivre heureux et dans de bonnes conditions et que nous avançons en âge sans déplaisir et sans en souffrir.» Ne semble-t-il pas que c'est de Dieu, de Dieu bien vivant et tout-puissant, que l'auteur parle? Quant à la réalité, c'est que mille femmelettes ont vécu au village, d'une vie plus égale, plus douce et plus calme que n'a été celle de ce beau parleur.

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«Ce fut un dieu, illustre Memmius, oui, ce fut un dieu qui, le premier, trouva cette manière de vivre à laquelle on donne aujourd'hui le nom de «Sagesse», grâce à laquelle l'agitation et les ténèbres ont fait place, dans la vie, au calme et à la lumière (Lucrèce).» Voilà, n'est-ce pas, de belles et magnifiques paroles; et cependant, malgré ce dieu qui l'a instruit, malgré cette sagesse divine, un bien léger accident a suffi pour que l'entendement de celui qui les a dites en vienne à un état pire que celui du moindre berger.—Tout aussi impudents que ces propos, sont l'engagement inscrit par Démocrite en tête de son livre: «J'entreprends de parler sur toutes choses»; cette sotte qualification de «dieux mortels», que nous donne Aristote; cette appréciation émise par Chrysippe que «Dion était aussi vertueux que Dieu»; cette assertion de Sénèque, «que c'est à Dieu qu'il doit la vie, mais que c'est à lui-même qu'il doit de bien vivre»; et cette autre qui se rapproche de la précédente: «C'est avec raison que nous nous glorifions de notre vertu; ce qui ne pourrait être, si elle nous venait d'un dieu, au lieu que nous la tenions de nous-mêmes (Cicéron)»; celle-ci enfin, également de Sénèque: «Le sage allie à la faiblesse humaine une force d'âme semblable à celle de Dieu, ce en quoi il lui est supérieur.» Il n'est rien de si ordinaire que de rencontrer des faits témoignant une pareille outrecuidance; il n'y a personne de nous qui ne s'offense autant de se voir élevé à la hauteur de Dieu, qu'il est blessé d'être rabaissé au rang des autres animaux, tant nous sommes plus jaloux de ce qui nous touche, que de la gloire de notre Créateur.

Et pourtant la force d'âme de nos philosophes est impuissante contre la douleur physique devant laquelle souvent l'ignorant demeure impassible.—Il faut triompher de cette sotte vanité et saper hardiment et énergiquement les fondements ridicules sur lesquels s'élèvent ces opinions erronées. Tant que l'homme s'imaginera avoir quelque moyen d'action et quelque force par lui-même, jamais il ne reconnaîtra ce qu'il doit à son maître; il fera toujours ses œufs poules, comme dit le proverbe, prenant le germe pour la réalité; aussi faut-il le réduire à l'indigence absolue, ne lui laissant que sa chemise.—Voyons quelques exemples particulièrement instructifs de ce qu'a produit sa philosophie. Posidonius, torturé par une si cruelle maladie que ses bras se tordaient et ses mâchoires se contractaient, pensait témoigner bien du mépris pour la douleur, en l'invectivant ainsi: «Tu as beau faire, je ne conviendrai pas quand même que tu es un mal.» Il éprouvait les mêmes souffrances que mon laquais et se croyait brave parce qu'il en arrivait à tenir un langage conforme aux préceptes de la secte à laquelle il appartenait: «Il n'eût pas dû faire le brave en paroles, alors que, de fait, il succombait (Cicéron).»—Carnéades étant venu rendre visite à Arcésilas qui était malade de la goutte, se retirait très affecté de le voir en cet état; celui-ci le rappela et, lui montrant ses pieds et sa poitrine, lui dit: «Rien ne se sent ici de ce que j'éprouve là.» C'était avoir meilleure grâce 209 que le précédent: il reconnaissait qu'il souffrait et eût voulu être débarrassé de son mal; néanmoins son courage n'en était ni abattu, ni affaibli, tandis que Posidonius, je le crains, se raidissait plus en paroles qu'en réalité contre la souffrance.—Denys d'Héraclée, souffrant cruellement des yeux, en arriva à se départir de ses résolutions stoïques.

Les effets de l'ignorance sont préférables à ceux de la science.—Alors même que la science pourrait produire les effets que ces philosophes lui attribuent, qu'elle émousserait et atténuerait la violence des maux auxquels nous sommes exposés, que ferait-elle de plus que ce que fait tout naturellement l'ignorance et d'une façon plus sensible encore? Le philosophe Pyrrhon, courant en mer les dangers d'une très forte tempête, ne trouvait rien de mieux pour raffermir le courage de ses compagnons d'infortune, que de les inviter à imiter la tranquillité d'un pourceau qui était du voyage et regardait la tempête sans en être effrayé.—Quand la philosophie est à bout d'arguments, elle nous renvoie à l'exemple que nous donnent l'athlète et le muletier qui témoignent généralement beaucoup moins de sensibilité vis-à-vis de la mort, de la douleur et des autres misères de ce monde, et font preuve de plus de fermeté que n'arrive à en procurer la science à quiconque n'est pas préparé à les affronter par les habitudes de la vie courante, ou n'est pas né avec cette disposition naturelle.—N'est-ce pas l'ignorance qui fait qu'à inciser et tailler les membres délicats d'un enfant, ceux d'un cheval, on éprouve moins de résistance que lorsqu'il s'agit de nous? Combien de gens sont devenus malades uniquement par l'effet de leur imagination? Nous en voyons tous les jours qui se font saigner, purger, médicamenter pour soigner des maux qu'ils ne ressentent que parce qu'ils se figurent les avoir. Quand les maux véritables nous font défaut, la science nous en suppose: Par la couleur de votre teint, vous paraissez sous la menace de quelque affection catarrhale; les chaleurs de la saison vous prédisposent à un accès de fièvre; la ligne de vie de votre main gauche présente une section qui vous présage une assez sérieuse et prochaine indisposition. La science s'en prend même effrontément à la santé: Vous avez une expansion, une force de jeunesse qui ne peuvent se continuer ainsi; il faut vous tirer du sang et vous affaiblir de peur que cet état si florissant ne tourne contre vous.—Comparez l'existence d'un homme asservi à ces idées imaginaires avec celle d'un laboureur qui s'abandonne au courant naturel de la vie, ne tenant compte des choses que selon l'impression qu'il en reçoit au moment où elles se produisent, sans se préoccuper de ce qu'en peut dire la science, sans s'attacher aux conjectures; qui n'a de mal que lorsque le mal survient, alors que l'autre a souvent la maladie de la pierre dans l'âme avant qu'elle ne se porte sur les reins, anticipant, par un effet de son imagination, sur les souffrances qu'il aura à endurer, courant au-devant, comme s'il n'était pas suffisamment temps de souffrir, quand le moment en vient.

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Ce que je dis des effets néfastes de la médecine, les faits montrent qu'on peut le dire également de toute autre science; de là est venue cette opinion de certains philosophes du temps jadis, qui faisaient consister la félicité suprême à avoir conscience de la faiblesse de notre jugement. Quant à moi, mon ignorance me porte autant à espérer qu'à craindre; pour gouverner ma santé, je me règle sur les exemples qui me viennent d'autrui et sur ce que je vois se produire ailleurs dans les conditions où je me trouve moi-même; ces constatations sont de toutes sortes, je me détermine d'après la comparaison que j'établis entre elles, choisissant ce qui me paraît le mieux convenir. Je fais à la santé l'accueil le plus cordial, la tenant comme chose essentielle qui nous fait libre; je lui subordonne tout le reste et m'applique à en jouir d'autant, qu'à présent elle m'est moins ordinaire et se fait plus rare; aussi je me garde de troubler son repos et sa douceur par les ennuis d'un nouveau genre de vie, où je me verrai obligé de me contraindre.

Les maladies du corps et de l'esprit sont souvent causées par l'agitation de l'âme.—Les bêtes qui doivent à leur quiétude une santé bien plus robuste que la nôtre, nous donnent assez la preuve combien l'agitation de notre esprit est une cause de maladie. On dit qu'au Brésil, les gens ne meurent que de vieillesse, ce qu'on attribue à la pureté et au calme de l'air qu'on y respire et qui, selon moi, est plutôt un effet de la sérénité et de la tranquillité de leur âme exempte des passions, des peines, des occupations qui surexcitent et sont une source de contrariétés; ignorants, ne connaissant rien des lettres, sans lois, sans roi, sans religion aucune, leur vie s'écoule dans une simplicité qui fait mon admiration.

D'où vient ce fait d'expérience que les gens les plus grossiers, d'esprit peu ouvert, sont les plus fermes, les plus désirables dans les exécutions amoureuses, et que l'amour d'un muletier se rende souvent plus acceptable que celui d'un galant homme? sinon que chez ce dernier, l'agitation de l'âme influe sur ses moyens physiques, les rompt, les lasse, comme elle lasse et trouble ordinairement l'âme elle-même. Qu'est-ce qui la rend déraisonnable, l'amène le plus communément à la manie, si ce n'est sa promptitude, ses saillies, son agilité, ce qui enfin constitue sa puissance d'action? Qu'est-ce qui différencie la plus subtile folie de la plus subtile sagesse? Des grandes amitiés naissent les grandes inimitiés, les santés vigoureuses sont le point de départ de maladies mortelles; de même les plus remarquables et les plus belles intelligences peuvent conduire aux plus sublimes folies, comme aux plus extravagantes: des unes aux autres il n'y a qu'un pas. Par ce dont sont capables les fous, nous pouvons juger combien en réalité la folie tient de près aux élans les plus généreux de notre âme. Qui ne sait combien est imperceptible la ligne de démarcation entre la folie et les inspirations les plus hardies d'un esprit complètement libre de lui-même, ou les résolutions que peut prendre, dans des circonstances extraordinaires, une vertu qui est au-dessus de tout! Platon dit que les 213 gens mélancoliques sont les plus capables de se soumettre à la discipline et les meilleurs, aussi n'y en a-t-il pas qui aient plus de propension à la folie; ce sont des esprits infinis que consument leur propre force et leur propre souplesse.—Quelle chute, par exemple, que celle dont nous venons d'être témoin, causée par la brillante surexcitation de ce poète si judicieux, si ingénieux, imprégné autant que, depuis longtemps, pas un autre d'entre les poètes italiens, des saines traditions de l'antique et pure poésie! Combien vraiment il a eu lieu d'être satisfait de cette vivacité d'esprit sous laquelle il a succombé! de cette clarté qui l'illuminait et qui l'a aveuglé! de cette exacte et si fine compréhension qu'il possédait et qui lui a fait perdre la raison! de ses recherches si curieuses et si ardues ayant la science pour objet, qui l'ont conduit à la bêtise! de cette aptitude si exceptionnelle aux travaux de l'esprit, à laquelle il doit de l'avoir perdu et de ne plus pouvoir travailler! En le voyant à Ferrare en si piteux état, se survivant à lui-même, ne reconnaissant ni lui, ni ses œuvres qu'on a publiées sans qu'il ait pu les revoir et y mettre la dernière main, bien que cette publication ait été faite de son vivant, j'éprouvais encore plus de dépit pour la fragilité de la nature humaine, que de compassion pour le malheur dont il était frappé.

L'indolence de l'esprit produit la vigueur corporelle et la santé.—Voulez-vous un homme qui soit sain, pondéré dans ses actes, dont vous puissiez être certain et qui offre toute garantie? faites-le vivre dans un milieu où règnent les ténèbres, qu'il demeure dans l'oisiveté et ne fasse pas travailler son intelligence. Pour nous rendre sages, il faut nous abêtir; pour nous mener, il faut nous aveugler. On me dira que cet avantage d'avoir l'appétit froid et d'offrir peu de prise à la douleur et au mal, a pour conséquence l'inconvénient de nous rendre moins friands de la jouissance des biens et des plaisirs et fait que nous les ressentons moins vivement; j'en conviens, mais la misère de notre condition fait que nous avons moins à jouir qu'à fuir, et que l'extrême volupté nous touche moins que la plus légère douleur: «Les hommes sont moins sensibles au plaisir qu'à la douleur (Tite Live)»; nous prêtons moins attention à la santé la plus parfaite qu'à la moindre des maladies: «Nous sommes sensibles à la moindre égratignure, et néanmoins la plénitude de la santé nous laisse indifférents. Nous nous réjouissons de n'être ni pleurétiques ni podagres, et à peine mettons-nous en compte d'être sains et vigoureux (La Boétie).» Notre bien-être consiste à ne pas avoir mal, et c'est pourquoi les philosophes qui se sont le plus attachés à exalter la volupté, l'ont fait uniquement résider dans l'insensibilité. Ne pas avoir de mal, c'est en fait de bien ce que l'homme peut espérer de mieux, comme dit Ennius.

Ce chatouillement, cette excitation que nous causent certains plaisirs, semblent tout à la fois excès de santé et malaise; cette volupté qui nous attire, à laquelle il nous faut céder malgré ce je ne sais quoi qu'elle a de cuisant, de mordant, n'a-t-elle pas finalement pour objet d'éteindre en nous la sensation? Le ravissement que nous 215 recherchons dans nos accointances avec la femme, naît du besoin que nous éprouvons de nous soustraire au tourment que nous cause un désir ardent et excessif que nous cherchons à assouvir pour retrouver le calme et nous débarrasser de la fièvre qui nous agite; et de même de tous les autres plaisirs. J'en conclus que si la simplicité d'esprit restreint les maux auxquels nous sommes exposés, elle nous ménage, dans l'état où nous sommes, une amélioration très appréciable de notre sort.—Il ne faudrait cependant pas la supposer accentuée au point qu'elle soit dépourvue de toute sensibilité, et Crantor avait raison de combattre cette indifférence préconisée par Épicure, quand on venait à l'exagérer au point de ne même pas convenir des maux qui nous frappent, quand déjà nous en sommes atteints: «Je n'approuve pas une insensibilité portée à ce degré qui, de fait, n'existe pas et n'est pas à désirer. Je suis content de n'être pas malade, mais si je le suis, je veux le savoir; et si on me cautérise ou me fait une incision, je veux le sentir.» Et, en effet, qui nous enlèverait la sensation du mal, nous priverait du même coup du sentiment de la volupté; ce serait en somme l'anéantissement de l'homme: «Cette indifférence ne s'acquiert pas sans une grande fermeté de l'esprit et un anéantissement du corps (Cicéron).» Le mal et le bien nous viennent tour à tour; la douleur ne nous poursuit pas sans cesse, et nous ne courons pas sans cesse après la volupté.

La science nous renvoie souvent à l'ignorance pour nous adoucir les maux présents.—C'est un très grand avantage à l'honneur de l'ignorance, que la science elle-même nous rejette dans ses bras, quand elle devient impuissante à nous endurcir contre nos maux devenus plus intenses; que celle-ci soit contrainte d'entrer en composition, de nous lâcher la bride, de nous laisser la latitude de nous réfugier au sein de sa rivale pour y chercher un abri contre les coups et les injures de la fortune. Ce n'est pas autre chose en effet que nous dit la science, quand elle nous prêche de dégager notre pensée des maux que nous endurons et de la reporter vers les voluptés qui ne sont plus; de nous consoler des maux présents par le souvenir des biens passés; d'appeler à notre secours les satisfactions que nous avons éprouvées jadis, pour les opposer à ce qui nous oppresse aujourd'hui: «Épicure dit qu'il faut faire diversion aux pensées tristes, en se reportant aux pensées riantes (Cicéron).» Manquant de force, la science a recours à la ruse; elle cherche par la souplesse et en usant des jambes, à remédier à la vigueur et à l'action des bras qui lui font défaut. Mais rappeler les douceurs des vins de la Grèce, non pas seulement à un philosophe, mais simplement à un homme de sens rassis aux prises avec un accès de fièvre chaude qui altère son entendement, c'est là vraiment un singulier remède, plutôt capable d'empirer son état: «Le souvenir du bien passé double le mal présent (Le Tasse).»

La philosophie agit de même, lorsqu'elle nous incite à l'oubli des maux passés.—Cet autre conseil que donne la philosophie est de même nature: «Il ne faut conserver que la mémoire 217 du bonheur dont nous avons joui, et effacer le souvenir des chagrins dont nous avons souffert»; comme s'il était en notre pouvoir d'oublier! Un tel conseil, encore une fois, ne peut que diminuer en nous notre force de résistance: «Doux est le souvenir des maux passés (Euripide).»—Comment la philosophie, qui doit nous fournir des armes pour combattre la fortune, qui doit fortifier mon courage pour me mettre à même de fouler aux pieds toutes les adversités humaines, peut-elle en venir à ce degré d'impuissance qu'elle admette que nous ayons recours à des échappatoires telles que ces détours pusillanimes et ridicules? Ce qui nous revient à la mémoire, ce n'est pas ce que nous voudrions, c'est ce qui lui plaît. Bien plus, il n'est rien qui imprime aussi profondément quelque chose dans notre souvenir, comme le désir que nous avons de l'oublier; c'est un bon moyen de le conserver, de le graver dans notre âme, que de la convier à n'en pas garder trace. Il est faux de prétendre qu'«il dépend de nous d'ensevelir pour jamais dans l'oubli nos malheurs passés et de ne nous rappeler que ce qui nous est arrivé d'heureux (Euripide reproduit par Cicéron)»; tandis qu'il est exact de dire: «Je me souviens des choses que je voudrais oublier et oublie celles dont je ne voudrais pas perdre le souvenir (Euripide).» Et de qui est ce conseil d'ensevelir nos malheurs dans un éternel oubli? de celui «qui seul entre tous a osé se dire sage (Cicéron)»; «qui, supérieur au genre humain par son génie, a effacé tous les hommes, comme le soleil, en se levant, éteint les étoiles (Lucrèce)». Vider et démunir sa mémoire, n'est-ce pas le véritable chemin qui mène le plus directement à l'ignorance?—«L'ignorance qui admet tout sans discussion, est un remède à nos maux (Sénèque).» Plusieurs philosophes ont émis des aphorismes semblables, par lesquels ils nous permettent de nous contenter, comme le commun des mortels, d'apparences frivoles, dans le cas où, avec tous ses arguments plus ou moins probants, la raison ne peut plus rien, pourvu que nous y trouvions satisfaction et consolation; ne pouvant guérir la plaie, ils se contentent de l'endormir et de la calmer momentanément. Je crois que personne ne peut nier qu'il accepterait, même au prix d'un jugement affaibli ou malade, de mener une existence agréable et tranquille dont l'ordre et la constance lui seraient garantis: «Je commencerais par boire et par répandre des fleurs, quitte à passer pour fou (Horace).»—Il se trouverait assurément bien des philosophes de l'avis de Lycas. Ce Lycas, au demeurant, de mœurs très régulières, vivait doucement et paisiblement dans sa famille, ne manquant en rien à ses devoirs à l'égard des siens et des étrangers, sachant très bien éviter ce qui pouvait lui être préjudiciable. Par quelque altération de son bon sens, il s'était mis dans la cervelle une idée fixe, s'imaginant être toujours dans les théâtres, assistant à des passe-temps, à des spectacles, aux plus belles comédies qui fussent au monde. Les médecins l'ayant guéri de cette manie, peu s'en fallut qu'il ne leur fît un procès, pour qu'ils lui rendent les douceurs qu'il goûtait ainsi en imagination: «Ah! mes amis, qu'avez-vous fait! En 219 me sauvant, vous m'avez tué; car c'est m'enlever toute volupté, que de m'arracher à l'erreur qui faisait le charme de ma vie (Horace).»—Thrasylas, fils de Pythodore, était atteint d'une manie analogue: il se figurait que tous les navires qui relâchaient dans le port du Pyrée et y abordaient, travaillaient pour son compte. Il se réjouissait de ce qu'ils avaient fait une bonne traversée et accueillait leur arrivée avec joie. Son frère Criton l'ayant fait remettre dans son bon sens, il regrettait son état passé dans lequel il avait vécu heureux, exempt de tout chagrin. C'est ce que rend ce vers d'un auteur grec de l'antiquité: «Il y a grand avantage à n'être pas trop avisé (Sophocle).» L'Ecclésiaste exprime la même pensée: «Beaucoup de sagesse est la source de beaucoup de déplaisir; qui acquiert la science, acquiert en même temps et travail et tourment.»

En nous concédant le droit de mettre fin à notre vie, lorsqu'elle nous est devenue insupportable, la philosophie témoigne encore davantage de son impuissance.—La philosophie admet assez généralement comme remède extrême aux difficultés de tous genres auxquelles nous ne pouvons échapper, que nous mettions fin à notre vie, quand nous ne pouvons les endurer: «La vie te plaît-elle, supporte-la. En es-tu rassasié, sors en comme tu voudras (Sénèque).»—«La douleur te pique-t-elle, ou même te déchire-t-elle? si tu es nu, tends la gorge; mais si tu es couvert des armes de Vulcain, c'est-à-dire si tu es fort, résiste (Cicéron).» Et ce dicton: «Qu'il boive ou qu'il s'en aille (Cicéron)», que les Grecs décochaient aux convives d'un festin et dont on fit application aux situations critiques par le changement de prononciation du B en V (Vivat au lieu de Bibat: qu'il vive, au lieu de: qu'il boive), transformation plus naturelle assurément dans la bouche d'un Gascon que dans la langue de Cicéron, qu'est-ce que cela de la part de la philosophie, sinon la confession de son impuissance? Pour se mettre à couvert, non seulement elle a recours à l'ignorance, mais même à la stupidité humaine et préconise l'abandon de tout sentiment et même de l'existence: «Si tu ne sais pas user de la vie, cède la place à ceux qui le savent. Tu as assez joué, tu as assez mangé, assez bu; il est temps de faire retraite, car tu pourrais t'enivrer et devenir la risée des jeunes gens, chez lesquels cette débauche est plus excusable que chez un homme de ton âge (Horace).»—«Démocrite, voyant que les ans avaient affaibli ses facultés, se donna volontairement la mort (Lucrèce).»—Antisthène exprime la même idée: «Il faut faire provision de sens pour comprendre, ou se munir d'un licol pour se pendre.»—Chrysippe fait tenir au poète Tyrtée un propos analogue: «Il nous faut arriver à la vertu ou à la mort.»—Cratès disait également: «L'amour se guérit comme la faim, ou encore avec le temps; ceux auxquels ni l'un ni l'autre de ces deux moyens ne peuvent donner satisfaction n'ont qu'à se mettre la corde au cou.»—Sextius, dont Sénèque et Plutarque parlent avec tant de considération, avait tout abandonné pour se livrer à l'étude de la philosophie. Ses études ne progressant que lentement et se prolongeant, il décida de se précipiter 221 dans la mer: ne pouvant atteindre à la science, il se donnait la mort.—Voici les termes mêmes de la loi que les Stoïciens posaient à ce sujet: «Si d'aventure survient quelque disgrâce à laquelle on ne peut apporter remède, le port est proche; l'on peut se sauver à la nage en abandonnant son corps, comme d'une barque qui fait eau. C'est la peur de mourir et non le désir de vivre, qui fait que le fou est attaché à son corps.»

La simplicité et l'ignorance sont des conditions de vie heureuse.—La simplicité dans l'existence la rend plus agréable, et aussi plus innocente et meilleure, ainsi que je l'ai dit plus haut. Les simples et les ignorants, dit saint Paul, s'élèvent et gagnent le ciel; nous, avec tout notre savoir, nous nous effondrons dans les abîmes infernaux.—Je ne rappellerai ni Valens, ennemi déclaré des sciences et des lettres, ni Licinius, ces deux empereurs romains qui les tenaient pour le poison et la peste de tout état politique; ni Mahomet qui, ai-je entendu dire, interdit la science à l'homme; mais j'invoquerai l'exemple de Lycurgue. L'autorité de ce grand législateur doit être d'un grand poids, comme aussi cette législation divine qui a droit à tous nos respects, qu'il avait donnée à Lacédémone, et qui, si grande et si admirable, y fit régner si longtemps la vertu et le bonheur, sans qu'y fussent admises la connaissance et la pratique des lettres.—Ceux de retour de ce monde nouveau, que les Espagnols ont découvert au temps de la génération qui nous a précédés, peuvent témoigner combien ces nations qui n'ont ni lois, ni magistrats, vivent mieux gouvernés et ordonnés que nous chez qui les fonctionnaires sont en plus grand nombre que ceux qui ne le sont pas, et où les lois outrepassent en nombre celui des actes à juger: «Ils ont les poches et les mains pleines d'ajournements, de requêtes, d'informations, de lettres de procuration et aussi de liasses de gloses, de consultations et de procédures. Avec de telles gens, les malheureux ne sont jamais en sûreté dans une ville; ils sont assiégés par derrière, par devant, de tous côtés, par une foule de notaires, de procureurs et d'avocats (Arioste).»

Un sénateur romain des derniers siècles de l'empire exprimait cette même idée: «Nos prédécesseurs disait-il, exhalaient une forte odeur d'ail, mais avaient l'estomac parfumé par une bonne conscience, tandis qu'à notre époque, les gens répandent une agréable senteur, mais à l'intérieur c'est une odeur nauséabonde produite par la fermentation de tous les vices»; autrement dit, suivant ma manière de voir, avec beaucoup de savoir et de capacité, ils manquaient totalement de conscience dans leur conduite.—Le manque d'éducation, l'ignorance, la simplicité d'esprit, la rudesse accompagnent d'ordinaire l'innocence; la curiosité, la subtilité, le savoir traînent la malice à leur suite; l'humilité, la crainte, l'obéissance, la bonté poussée jusqu'à la faiblesse, qui sont les bases essentielles sur lesquelles repose la conservation de la société humaine, sont le propre d'une âme vide, docile, présumant peu d'elle-même.

223

Funestes effets de la curiosité et de l'orgueil.—Les chrétiens savent mieux que personne combien la curiosité est un mal naturel et originel chez l'homme. Son désir de croître en sagesse et en savoir fut la cause première de la ruine du genre humain; c'est là ce qui l'a précipité vers la damnation éternelle: l'orgueil l'a perdu et corrompu. C'est l'orgueil qui jette l'homme hors des voies communes, qui lui fait embrasser les nouveautés, préférer être le chef d'une troupe errante et dévoyée dans un sentier de perdition, être professeur enseignant l'erreur et le mensonge, plutôt que disciple dans une école où s'enseigne la vérité et marcher, sous la direction d'autrui, sur la grande route bien entretenue et qui mène droit au but; c'est peut-être ce que rend cette ancienne maxime grecque: «La superstition suit l'orgueil et lui obéit comme à son père.» O présomption, combien tu nous es nuisible!

A quoi Socrate a dû le nom de sage.—Lorsque Socrate fut avisé que le dieu de la Sagesse lui avait attribué la qualification de sage, il en fut étonné. Se sondant, s'examinant, il ne trouvait rien qui pût motiver cette déclaration de la divinité, parce qu'il connaissait nombre de justes, de tempérants, de vaillants, de savants au même degré que lui, plus éloquents, plus beaux, plus utiles à leur pays. Il finit par conclure que ce qui pouvait le distinguer des autres et faire qu'il fût un sage, c'est que lui-même ne se considérait pas comme tel; que son dieu devait tenir comme une bien singulière bêtise de la part de l'homme, l'opinion que celui-ci se fait de sa science et de sa sagesse; et que la meilleure doctrine qu'il peut avoir est l'ignorance, comme la simplicité d'âme est sa meilleure sagesse. Nos livres saints déclarent bien misérables ceux qui ont pour eux-mêmes trop d'estime: «Tu n'es que boue et cendre, y lisons-nous, y a-t-il vraiment là de quoi te glorifier?» Et cet autre passage: «Dieu a fait l'homme semblable à une ombre»; qu'en peut-on voir, quand, la lumière s'éloignant, l'ombre s'évanouit? De fait, nous ne sommes rien.

Les recherches sur la nature divine sont condamnables.—Il s'en faut de tant que nous puissions atteindre les hauteurs où plane la divinité, que les œuvres du Créateur qui tiennent le plus de lui, qui portent le mieux son empreinte, sont celles que nous comprenons le moins. Se trouver en présence d'une chose incroyable, est pour le chrétien une occasion de croire; cette chose est d'autant plus rationnelle, qu'elle échappe davantage à la raison humaine; si celle-ci pouvait la comprendre, ce ne serait plus un miracle; si elle avait son similaire, elle ne serait pas unique. «On connaît mieux Dieu, en ne cherchant pas à le comprendre,» dit saint Augustin. «Il est plus saint et plus respectueux de croire que d'approfondir ce que font les dieux,» dit Tacite. Platon, lui aussi, estime que c'est en quelque sorte une impiété que de s'enquérir trop curieusement de Dieu, du monde et des causes premières des choses. Enfin, nous lisons dans Cicéron: «Il est difficile de connaître l'auteur de cet univers; et, si on parvient à le découvrir, il est impossible de le faire 225 comprendre au vulgaire.»—Dieu est puissance, vérité et justice, disons-nous; ces mots éveillent une idée de grandeur, mais ce qu'ils représentent exactement, nous ne le voyons pas, nous ne le concevons pas. Nous disons que Dieu éprouve de la crainte, qu'il est courroucé, qu'il aime, «exprimant des choses divines en des termes humains (Lucrèce)»; ce sont là des agitations, des émotions dont nous sommes susceptibles, mais qui ne peuvent se produire en Dieu comme nous les éprouvons, pas plus que nous ne sommes capables de comprendre la façon dont il les ressent. Dieu seul a possibilité de se connaître et d'expliquer ses actes, qui ne peuvent se traduire qu'improprement en notre langage, dont il use cependant pour s'abaisser et descendre jusqu'à nous qui gisons à terre. Comment la prudence, qui est l'intermédiaire entre le bien et le mal, pourrait-elle être son fait à lui, qu'aucun mal ne peut atteindre? Qu'a-t-il à faire de la raison et de l'intelligence qui, de choses qui nous échappent en partie, nous permettent de déduire des choses nettement définies, lui pour qui il n'y a rien d'obscur? La justice, qui a pour but d'attribuer à chacun ce qui lui appartient, est une conséquence de ce que les hommes vivent en société, où tout est pêle-mêle; elle ne saurait par suite entrer dans les attributs de Dieu. La tempérance consiste dans la modération apportée dans la jouissance de nos voluptés corporelles, quel rapport peut-elle avoir avec la divinité? Le courage que nous apportons à supporter la douleur, le travail, les dangers n'est pas davantage son fait, parce que ces trois choses lui sont absolument étrangères. Ce sont ces mêmes considérations qui font qu'Aristote tient Dieu pour exempt de vices et de vertus: «Il n'est susceptible ni d'amour, ni de haine, parce que tout ce qui est tel, est le propre d'êtres faibles (Cicéron).»

Ce que nous possédons de la vérité, ce n'est pas avec nos propres forces que nous y sommes arrivés.—Ce que nous pouvons concevoir de la Vérité, quoi que ce soit que nous en connaissions, ce n'est pas par nous-mêmes que nous y sommes arrivés; cela, Dieu nous l'a bien montré en allant faire choix, dans le bas peuple, de gens simples et ignorants pour nous instruire de ses admirables secrets. Notre foi, ce n'est pas nous qui l'avons acquise; c'est un présent que nous devons uniquement à la libéralité d'autrui. Ce n'est pas par notre raisonnement, par notre intelligence, que nous avons été amenés à notre religion; c'est par le fait d'une autorité en dehors de nous, qui l'a ainsi voulu. La faiblesse de notre jugement a fait en cela plus que sa force, notre aveuglement plus que notre clairvoyance. C'est grâce à notre ignorance plus qu'à notre savoir, que nous sommes arrivés à la connaissance des vérités divines. Il n'est pas étonnant du reste que nos moyens, qui sont ceux que nous tenons de la nature et qui ne s'appliquent qu'aux choses de la terre, ne puissent arriver à la conception de choses surnaturelles et célestes. Tout ce que nous pouvons faire, c'est de nous y prêter, en y apportant obéissance et soumission, 227 car il est écrit: «Je détruirai la sagesse des sages, j'abattrai la prudence des prudents.» Où est le sage, où est celui qui, en ce siècle, a écrit ou discuté sur ces questions? Dieu a bien réellement abêti la sagesse humaine, puisque par elle le monde n'ayant pu arriver à la connaissance de Dieu, il lui a plu pour sauver les croyants de recourir à la prédication de gens simples et ignorants.

A la fin de leur vie, les plus savants philosophes se sont aperçus qu'ils n'avaient rien appris.—Examinons donc si, finalement, il est au pouvoir de l'homme de trouver ce qu'il cherche, et si cette recherche à laquelle il s'est livré pendant tant de siècles l'a enrichi de quelque force nouvelle et de quelque vérité solide; je crois qu'on reconnaîtra, si l'on parle en conscience, que tout ce qu'il a retiré d'une si longue poursuite, est d'avoir appris à constater son impuissance. Par cette longue étude, l'ignorance qui de par notre nature est en nous, s'est confirmée et a été démontrée. Il est advenu aux vrais savants ce qui advient aux épis de blé, lesquels vont s'élevant, dressant fièrement leur tête, tant qu'ils sont vides, et qui, lorsqu'ils sont pleins, que les grains grossissent et viennent à maturité, s'inclinent et baissent la tête par humilité; de même, ces hommes après avoir tout essayé, tout sondé et, dans cet amas de science, dans cette masse si considérable de choses si diverses, n'avoir rien trouvé de solide et de ferme, rien si ce n'est la vanité, ont renoncé à leurs présomptions et reconnu le peu qu'ils sont en réalité. C'est ce que Velleius impute à Cotta et à Cicéron, «d'avoir appris de Philon qu'ils n'ont rien appris».—Phérécide, l'un des sept sages de la Grèce, aux approches de la mort, écrivait à Thalès: «J'ai prescrit à mon entourage, après qu'il m'aura enterré, de te porter mes écrits. S'ils te contentent, toi et les autres sages, publie-les; sinon, anéantis-les. Ils ne contiennent aucune certitude qui me satisfasse moi-même; aussi je ne prétends point connaître la vérité, ni même y atteindre, j'entrevois les choses plus que je ne les pénètre.»—Socrate, l'homme le plus sage qui fut jamais, répondit, quand on lui demanda ce qu'il savait, qu«'il était une chose qu'il savait bien, c'est qu'il ne savait rien». Sa réponse confirme ce qui se dit couramment, que, si étendu que soit ce que nous savons, c'est peu de chose à côté de ce que nous ignorons; autrement dit, que cela même que nous estimons savoir n'est qu'une parcelle bien faible de notre ignorance.

Nous connaissons les choses, dit Platon, telles qu'elles nous apparaîtraient en songe, et nous les ignorons dans leur vérité. «Presque tous les anciens ont dit que nous ne pouvons rien connaître, rien comprendre, rien savoir, parce que nos sens sont bornés, notre intelligence trop faible et la vie trop courte (Cicéron).» Cicéron lui-même, qui cependant tire toute sa valeur de son savoir, commençait sur sa vieillesse, au dire de Valère Maxime, à tenir les lettres en petite estime. Dans le temps qu'il s'y adonnait, c'était sans parti pris pour aucune opinion, inclinant tantôt vers une secte, tantôt vers une autre, suivant ce qui lui semblait le plus probable, 229 ne se départissant jamais du doute qui est le fonds de la doctrine de l'Académie: «Je vais parler, mais sans rien affirmer; je chercherai toutes choses, doutant le plus souvent et me défiant de moi-même (Cicéron).»

Examinons jusqu'à quel degré de connaissances ont pu parvenir les plus grands génies.—J'aurais trop beau jeu à considérer l'homme dans son ensemble et dans ce qu'il est le plus ordinairement; et cependant si j'en agissais ainsi, je ne ferais que l'imiter, lui qui juge de la vérité, non d'après la valeur des témoignages, mais d'après leur nombre. Laissons là le peuple, «qui dort lorsqu'il veille, qui est presque mort quoiqu'il vive et ait les yeux ouverts (Lucrèce)», qui ne se sent pas, ne se juge pas, et laisse oisives la plupart de ses facultés naturelles; prenons ce que l'humanité offre de mieux.—Étudions-le dans ce petit nombre d'hommes excellents, triés avec soin, qui, naturellement doués d'une force d'âme particulièrement belle, l'ont de plus trempée, affinée soigneusement par l'étude, par l'art, s'élevant aussi haut que la sagesse humaine s'y prête. Ces gens ont travaillé leur âme de toutes façons, sous toutes ses faces, la préparant à tout; puisant à toutes les sources étrangères susceptibles de lui venir en aide, tout ce qu'elle pouvait s'assimiler; l'enrichissant, l'ornant de tout ce qui peut s'emprunter et concourir à sa commodité, tant vis-à-vis d'elle-même que vis-à-vis d'autrui. En eux, la nature humaine atteint son plus haut degré de perfection: ils ont doté le monde de lois et d'institutions, y ont développé les arts et les sciences, et lui ont donné pour se conduire l'exemple de mœurs admirables; ce sont ceux-là seuls dont j'invoquerai le témoignage et l'expérience. Voyons jusqu'où ils sont allés, et ce à quoi ils s'en sont tenus; les maladies et les défauts que nous relèverons dans cette élite, nous pourrons tous hardiment avouer en être atteints.

Il y a trois manières en général de philosopher.—Quiconque cherche quelque chose, en vient à déclarer: ou qu'il l'a trouvée, ou qu'elle ne peut se découvrir, ou qu'il continue ses recherches. Toute la philosophie tend à l'une de ces trois conclusions; son but est de rechercher la vérité, de la pénétrer et de s'en convaincre. Les Péripatéticiens, les Épicuriens, les Stoïciens et autres, estiment l'avoir trouvée; ils ont établi quelles connaissances nous possédons et les tiennent comme des données offrant toute garantie de certitude.—Clitomaque, Carnéade et les Académiciens en général, désespèrent de voir aboutir les recherches auxquelles ils se sont livrés, et jugent que l'imperfection de nos moyens d'investigation ne le permettent pas; d'où ils concluent à la faiblesse et à l'ignorance de l'homme. Leur doctrine a été très répandue, elle compte parmi ses adeptes, les plus nobles esprits.—Pyrrhon et les autres Sceptiques ou Épéchistes, dont les dogmes, disent quelques auteurs anciens, sont tirés d'Homère, des sept sapes, d'Archiloque, d'Euripide, école à laquelle se rattachent Zénon, Démocrite, Xénophane, envisagent que la vérité est encore à trouver. 231 Ils estiment que ceux qui croient la tenir sont dans la plus profonde erreur, et que ceux-là mêmes qui affirment que les forces humaines ne sont pas capables d'y atteindre, sont, bien qu'à un degré moindre, encore trop hardis dans leur assertion, parce qu'établir dans quelle mesure nous pouvons connaître et juger de la difficulté des choses, est une science si élevée, dépassant tellement toute autre, qu'ils doutent que l'homme soit à même de la posséder: «Quiconque pense qu'on ne peut rien savoir, ne sait même pas si l'on sait quelque chose qui permette d'affirmer qu'on ne sait rien (Lucrèce).»

L'ignorance qui se connaît, se juge et se condamne, n'est pas l'ignorance absolue, il faudrait pour cela qu'elle s'ignorât; ce n'est donc pas d'ignorance, mais d'hésitation que les Pyrrhoniens font profession; ils doutent, s'enquièrent, n'assurent rien et ne répondent de rien. L'âme conçoit, désire et admet; de ces trois impressions, ils éprouvent les deux premières et cherchent à échapper à la dernière, demeurant dans l'ambiguïté sans incliner ni approuver, si peu que ce soit, dans un sens ou dans un autre. Ces trois facultés de l'âme, Zénon les traduisait par gestes: la main étendue et ouverte figurait l'apparence sous laquelle les choses se présentent; ouverte à moitié, les doigts un peu repliés, signifiait le consentement, le désir que nous avons de les approfondir; le poing fermé, la compréhension que nous en acquérons; la main gauche saisissant le poing ainsi fermé et l'étreignant, c'était la science qui les met en notre pouvoir.

État d'esprit et doctrine des Pyrrhoniens.—Avec une semblable disposition d'esprit, un jugement dont ils sont toujours maîtres, que rien ne fait fléchir, qui écarte tout ce qui lui est soumis comme inapplicable et inadmissible, les philosophes de cette école en arrivent à leur ataraxie: à cette impassibilité qui les caractérise et est la condition d'une vie paisible, calme, exempte des agitations que nous causent le sentiment et la connaissance que nous pouvons avoir des choses et donnent naissance à la crainte, à l'avarice, à l'envie, aux désirs immodérés, à l'ambition, à l'orgueil, à la superstition, à l'amour de la nouveauté, à la rébellion, à la désobéissance, à l'opiniâtreté et à la plupart des maux auxquels notre corps est exposé.

Ce procédé les dispense même d'être intransigeants sur ce qui est la base de leur doctrine, qu'ils ne défendent que mollement; ils ne redoutent pas de revenir sur ce qui a déjà été discuté; s'ils soutiennent que la pesanteur tend à attirer les corps en bas, ils seraient bien au regret qu'on les crût sur parole; ils ne demandent qu'à être contredits pour faire naître le doute et surseoir au jugement qu'on peut porter, ce qui est le but qu'ils se proposent. Ils n'émettent de proposition que pour les opposer à celles qu'ils supposent être dans l'idée de leurs adversaires. Si vous adoptez leur manière de voir, ils soutiendront volontiers, eux aussi, la thèse contraire; pour eux, c'est tout un, ils n'ont pas de préférence. Posez 233 que la neige est noire, ils s'attacheront à prouver que non, qu'elle est blanche; dites qu'elle n'est ni l'une ni l'autre, ils se mettront à démontrer qu'elle est l'une et l'autre; si vous arrivez à conclure que vous ne savez pas au juste ce qui en est, ils s'évertueront à établir que vous le savez fort bien; et, lors même que, par le raisonnement, vous établiriez d'une manière évidente que vous doutez de ce qui peut en être, ils discuteront pour vous prouver que le doute n'existe pas en vous ou que vous ne sauriez prouver que ce doute est fondé et subsiste réellement.

Toutes les opinions, d'après eux, étant contestables, il n'y a pas de raison pour adopter plutôt l'une que l'autre.—En concluant ainsi au doute, qui lui-même est sans consistance, les Pyrrhoniens se donnent la possibilité d'être de plusieurs opinions et de se diviser sur les questions qu'ils traitent, sur celles en particulier où ils ont déjà établi de plusieurs façons qu'il y a doute et ignorance. Pourquoi ne leur serait-il pas permis de douter, disent-ils, alors qu'il est admis chez les philosophes dogmatistes que l'un peut dire vert et l'autre jaune? Y a-t-il quelque chose qu'on puisse vous proposer de reconnaître ou de réprouver et qu'il ne soit pas loisible de considérer comme présentant de l'ambiguïté? Et tandis que, soit par suite des coutumes de leur pays, soit par suite de leur éducation de famille, soit par hasard, les autres peuvent, comme emportés par la tempête, sans y avoir réfléchi et sans avoir eu à choisir, souvent même avant d'avoir l'âge de raison, se trouver portés vers telle ou telle opinion, vers la secte des Stoïciens ou celle des Épicuriens, et y sont dès lors inféodés, asservis pour ainsi dire, comme dans un étau d'où ils ne peuvent se dégager: «attachés à n'importe quelle doctrine, comme à un rocher sur lequel la tempête les aurait jetés (Cicéron)», pourquoi ne leur concéderait-on pas, à eux aussi, de conserver leur liberté d'appréciation et la possibilité de considérer toutes choses sans qu'il leur soit imposé d'obligation qui les entrave dans le jugement qu'ils en portent: «d'autant plus libres et indépendants qu'ils ont une pleine puissance de juger (Cicéron)»? N'y a-t-il pas avantage à être dégagé des nécessités qui contiennent les autres? Ne vaut-il pas mieux demeurer en suspens, que de s'embarrasser en tant d'erreurs, produit de l'imagination humaine! N'est-il pas préférable de réserver sa conviction, que de se mêler à ces discussions séditieuses et querelleuses! Qu'irai-je choisir? «Ce qu'il vous plaira, pourvu que vous fassiez un choix.» C'est là une bien sotte réponse, c'est pourtant celle à laquelle aboutit le dogmatisme, qui ne nous permet pas d'ignorer ce que nous ignorons.—Adoptez le parti incontestablement le meilleur, il ne sera jamais si sûr, qu'il ne vous faille, pour le défendre, attaquer et combattre cent et cent partis contraires; ne vaut-il pas mieux se tenir hors de la mêlée? Il vous est permis d'épouser la croyance d'Aristote sur l'éternité de l'âme, de la faire vôtre au même degré que votre honneur et votre vie; vous pouvez discuter Platon et le contredire sur ce point, et il leur serait interdit d'en douter! Il est 235 loisible à Panétius de suspendre son jugement en ce qui touche la connaissance de l'avenir tirée de l'examen de victimes immolées par le sacrificateur, de l'interprétation des songes, des oracles et de toutes les autres pratiques semblables auxquelles croient les Stoïciens; pourquoi un sage ne pourrait-il en toutes choses oser ce que Panétius ose sur ces points admis par ses maîtres, qui ont reçu l'assentiment général de l'école à laquelle il appartient et où il enseigne? Quand c'est un enfant qui porte un jugement, il parle de ce qu'il ne sait pas; quand c'est un savant, il obéit à ses préoccupations.

Ces philosophes qui doutent de tout se sont ménagé un merveilleux avantage pour les luttes dans lesquelles ils peuvent se trouver engagés, en renonçant à parer les coups que leur portent leurs adversaires; peu leur importent ceux qu'ils reçoivent, pourvu qu'ils frappent. Tout leur est bon: s'ils ont le dessus, vos arguments sont sans valeur; si c'est vous qui l'emportez, ce sont les leurs qui sont en défaut;—s'ils font erreur, cela démontre que l'ignorance existe; si c'est vous qui vous trompez, c'est vous qui fournissez la preuve de son existence;—s'ils arrivent à prouver que rien n'est sûr: c'est bien, ils satisfont à la thèse qu'ils défendent; s'ils n'y parviennent pas: c'est encore bien, de ce fait même, elle n'en reçoit pas moins confirmation; «de la sorte, trouvant sur un même sujet des raisons égales pour et contre, il leur est facile dans un sens ou dans l'autre de suspendre leur jugement (Cicéron)». Ils estiment qu'il est beaucoup plus aisé d'établir les raisons qui font qu'une chose est fausse, que celles prouvant qu'elle est vraie; ce qui n'est pas, que ce qui est; ce qu'ils ne croient pas, que ce qu'ils croient. Leurs tours de phrase habituels sont: «Je ne prétends pas avoir établi que»;—«Il n'y a pas de raison pour qu'il en soit plutôt ainsi qu'autrement», ou «pour éliminer l'un plutôt que l'autre»;—«Je ne saisis pas»;—«Les apparences sont égales de part et d'autre»;—«Il n'y a pas lieu de parler plutôt pour que contre»;—«Rien ne semble vrai, qui ne puisse paraître faux». Leur mot sacramentel est: «J'hésite», c'est-à-dire «J'argumente, mais m'en tiens là et ne me prononce pas»; ces phrases de parti pris et autres analogues, sont leur continuel refrain. Cela a pour effet qu'éludant nettement et de la façon la plus absolue, l'obligation de se prononcer, de propos délibéré, ils ajournent tout jugement; ils ne font usage de leur raison que pour rechercher des points de discussion et discuter, jamais pour opter et prendre une décision. Qu'on se figure un continuel aveu d'ignorance, un jugement toujours indécis et sans idées propres sur quelque sujet que ce soit, telle est l'école de Pyrrhon. Si je cherche à peindre de mon mieux cet état d'esprit, c'est que beaucoup ne s'en rendent que difficilement compte, et que ceux mêmes qui ont écrit sur ce sujet, l'ont exposé un peu obscurément et de façons diverses.

Dans la vie ordinaire ils agissent comme tout le monde, se soumettant aux lois et aux usages établis.—Dans le courant ordinaire de la vie, ces philosophes agissent comme tout 237 le monde; ils se prêtent à la satisfaction des penchants naturels, à l'impulsion et à la contrainte qu'exercent les passions, aux obligations imposées par les lois et les coutumes, aux traditions d'après lesquelles les arts s'exercent: «car Dieu n'a pas voulu que nous pénétrions le sens des choses; il nous en permet seulement l'usage (Cicéron)». Ils y subordonnent leurs actions dans la vie commune, sans marquer à cet égard leurs préférences, ni émettre de jugement, ce qui ne cadre guère avec ce qu'on dit de Pyrrhon, quand on le représente stupide et ne tenant compte de rien, immobile, farouche et insociable dans ses relations, allant droit devant lui au risque de se heurter aux charrettes ou de donner dans les précipices, refusant de se soumettre aux lois établies. Le dépeindre tel, c'est exagérer sa règle de conduite: il n'a voulu être ni une pierre, ni une souche; il a voulu être un homme vivant, discourant, raisonnant, jouissant de tous les plaisirs et commodités que la nature met à notre disposition, usant de toutes ses facultés physiques et intellectuelles, honnêtement et dans la mesure où cela est licite. Ce à quoi il a de bonne foi renoncé et qu'il a abandonné, c'est le droit fantastique, imaginaire et faux que l'homme s'est arrogé d'établir, d'ordonner et de régenter * la vérité.—Du reste, il n'y a pas de secte qui ne soit contrainte de permettre au sage, afin de pouvoir vivre, de subir nombre de choses qu'il ne comprend pas, qu'il ne saisit pas, qui échappent à sa volonté. Si, par exemple, il entreprend un voyage par mer, il mettra son dessein à exécution, sans être certain de l'utilité qu'il en retirera; il s'efforcera de faire que le vaisseau soit bon, le pilote expérimenté, la saison favorable, mais ce ne sont là que des garanties de probabilité, et il devra s'y abandonner, se confiant à des apparences, à moins qu'elles ne soient absolument contraires. Il a un corps, il a une âme, les sens le poussent, l'esprit l'agite. Bien qu'il ne se sente pas cette compétence spéciale qui permet de porter un jugement, et qu'il reconnaisse qu'il ne saurait se prononcer en toute assurance, parce qu'en chaque chose il peut y avoir du faux autant qu'il lui semble y avoir du vrai, il ne laisse pas néanmoins de conduire sa vie dans les conditions les plus larges et les plus commodes.—Combien d'arts reposent sur des conjectures plus que sur la science; combien où la question du vrai et du faux importe peu et où ce qui semble être est la seule règle! Le vrai et le faux existent, disent-ils, et nous avons en nous les moyens de nous livrer à leur recherche, mais ne sommes pas à même de vérifier la valeur de ce que nous trouvons. Il vaut beaucoup mieux pour nous, ne pas nous livrer à de vaines recherches et nous en remettre simplement à l'ordre établi en ce monde. Une âme exempte de préjugés est un avantage précieux pour notre tranquillité. Les gens qui jugent et contrôlent leurs juges, ne se soumettent jamais avec une entière conviction.

Les esprits simples et peu curieux sont plus faciles à gouverner que tous autres.—Combien plus dociles aux lois de la religion comme à celles de la politique et plus faciles à conduire 239 sont les esprits simples et qui ne sont pas curieux, comparés à ceux qui scrutent et dogmatisent les choses divines et humaines! Rien de ce qui touche l'homme ne présente une plus incontestable utilité, que cette simplicité. En cette disposition, il apparaît nu et vide, conscient de sa faiblesse naturelle, mais susceptible cependant de recevoir d'en haut, dans une certaine mesure, la force qui lui fait défaut; étranger à toutes connaissances humaines, il est par là d'autant plus préparé à ce que la science divine élise domicile en lui; il fait abstraction de son propre jugement, pour faire plus large place à la foi; il croit et n'introduit aucun dogme contraire aux lois et à ce qui est d'observance générale; humble, obéissant, discipliné, studieux, ennemi juré de l'hérésie, il est par suite exempt de ces vaines opinions contraires à la religion, introduites par les sectes dissidentes; c'est une page blanche, prête à recevoir tout ce qu'il plaira à Dieu d'y tracer. Nous valons d'autant plus que nous nous reportons davantage vers Dieu et que, renonçant à nous-mêmes, nous nous remettons plus complètement à lui: «Accepte de bonne grâce, dit l'Ecclésiaste, les choses avec la forme et le goût sous lesquels, au jour le jour, elles se présentent à toi; le reste est en dehors de ce que tu peux arriver à connaître: Dieu sait que les pensées des hommes ne sont que vanité.»

Les dogmatistes prétendent avoir trouvé la vérité; leur assurance ne fait guère que masquer leur doute et leur ignorance.—Donc, sur trois catégories embrassant la généralité des sectes philosophiques, deux font profession expresse de doute et d'ignorance; quant à la troisième, celle des dogmatistes, il est aisé de reconnaître que la plupart ne semblent affirmer que pour se donner meilleure contenance; ils n'ont pas tant en vue de nous amener à quelque certitude, qu'à nous montrer à quel degré ils en sont arrivés, dans cette chasse à la poursuite de la vérité que «les savants supposent, plutôt qu'ils ne la connaissent».—Pour initier Socrate à ce qu'il sait des dieux, du monde et des hommes, Timée lui propose de s'en entretenir d'homme à homme, et de tenir comme suffisantes les raisons qu'il donnera, si elles ont ce même caractère de probabilité qu'on admet pour des questions autres; car pour ce qui est de raisons indiscutables dans toute la force du terme, il n'en peut produire, ni lui, ni tout autre mortel quel qu'il soit. C'est ce qu'un philosophe de cette école exprime ainsi dans un discours de compréhension facile et fort connu sur le mépris de la mort: «Je m'expliquerai comme je pourrai; mais n'allez pas prendre mes paroles pour des oracles, comme si elles sortaient de la bouche d'Apollon pythien; faible mortel, je ne poursuis que le probable (Cicéron).» Ailleurs, ce même philosophe traduit le texte même de Platon: «Si, discourant sur la nature des dieux et l'origine du monde, je m'explique imparfaitement, n'en soyez pas étonnés; rappelez-vous que moi qui vous parle et vous qui m'écoutez, nous sommes des hommes et que vous n'avez rien à me demander de plus que des probabilités (Cicéron).»—Aristote, lui, nous présente d'ordinaire une foule d'opinions 241 et de croyances qu'il met en parallèle avec les siennes, pour nous montrer combien celles-ci outrepassent les autres et combien il approche de plus près de la vraisemblance; mais ce n'est pas sur l'autorité et le témoignage d'autrui que la vérité s'établit. Quant à Épicure, il est à observer que, dans ses écrits, il évite religieusement d'en citer aucun.

Souvent les philosophes affectent d'être obscurs pour ne pas révéler l'inanité de leur science.—Aristote est le prince des dogmatistes et cependant nous apprenons de lui que beaucoup de savoir nous porte à douter plus encore. Souvent on le voit s'entourer de parti pris d'une obscurité épaisse et inextricable, au point qu'on ne peut démêler son avis; c'est là, en fait, du pyrrhonisme sous une forme qui le dissimule. Écoutez la déclaration de Cicéron nous exposant l'idée essentielle de cette école, en nous la donnant comme sienne: «Ceux qui voudraient savoir ce que nous pensons de chaque chose, sont trop curieux... Ce principe, en philosophe, de disputer de tout sans décider sur rien, établi par Socrate, repris par Arcésilas, affirmé par Carnéade, a fleuri jusqu'à nos jours... Nous sommes de l'école qui dit que le faux est partout mêlé au vrai et lui ressemble si fort qu'il est impossible de les discerner d'une manière certaine.»—Pourquoi non seulement Aristote, mais la plupart des philosophes ont-ils affecté de présenter toutes les questions sous une forme obscure, si ce n'est pour faire ressortir combien elles sont oiseuses, et amuser la curiosité de notre esprit en les lui donnant en pâture, os creux et décharné qu'on lui livre à ronger. Clitomaque affirmait n'être jamais parvenu à savoir, par les écrits de Carnéade, de quelle opinion il était. C'est pour ce motif qu'Épicure a évité dans les siens d'être clair, et que ceux d'Héraclite lui ont valu d'être surnommé «le Ténébreux». Être difficile à comprendre est une monnaie dont usent les savants, comme les prestidigitateurs qui font des tours de passe-passe pour empêcher qu'on aperçoive l'inanité de leur art, ce dont la bêtise humaine se paie aisément: «C'est par l'obscurité de son langage qu'Héraclite s'est attiré la vénération des ignorants; les sots en effet n'estiment et n'admirent que ce qui leur est présenté en termes énigmatiques (Lucrèce).»

Certains ont dédaigné les arts libéraux, même les sciences, prétendant que ces études détournent des devoirs de la vie.—Cicéron reproche à certains de ses amis de consacrer à l'astronomie, au droit, à la dialectique et à la géométrie, plus de temps que ces sciences ne méritent, et, que cela les détourne des devoirs de la vie qui sont et plus honnêtes et plus utiles. Les philosophes cyrénaïques méprisent au même degré la physique et la dialectique. Zénon, au début de ses écrits sur la République, déclare inutiles toutes les branches d'éducation libérale. Chrysippe dit que ce que Platon et Aristote ont écrit sur la logique, ne l'a été de leur part qu'à titre d'exercice et pour se jouer, ne pouvant croire qu'ils se soient appliqués à parler sérieusement d'un sujet 243 aussi creux. Plutarque en dit autant de la métaphysique. Épicure y eût ajouté la rhétorique, la grammaire, la poésie, les mathématiques et toutes les autres sciences en général, la physique excepté, Socrate * lui aussi, les dédaignait toutes, hors celles traitant des mœurs et de la conduite dans la vie. On pouvait s'enquérir de quoi que ce fût auprès de lui, il arrivait toujours à amener son interlocuteur à un retour sur sa vie présente et sa vie passée qu'il examinait et jugeait, estimant tout autre enseignement subordonné à celui-ci et ne venant qu'en surnombre: «J'aime peu les lettres qui n'ont pas servi à rendre vertueux ceux qui les pratiquent (Salluste).» La plupart des sciences ont donc été tenues en peu de considération par ces grands penseurs qui, toutefois, n'ont pas jugé hors de propos d'y exercer leur esprit, alors même qu'ils n'avaient pas à en retirer un profit sérieux.

On ne sait si Platon était dogmatiste ou sceptique; ses opinions ont donné naissance à dix sectes différentes.—Au surplus, les uns tiennent Platon pour un dogmatiste; les autres comme ayant le doute comme principe; il en est qui le qualifient d'une façon dans certains cas, de l'autre dans d'autres. Le personnage qui toujours a la haute main dans ses dialogues, Socrate, pose constamment des questions, pousse à la discussion, mais jamais n'y met fin et ne conclut; sa science, de son propre aveu, est uniquement de présenter des objections. Homère, leur précurseur, a été le point de départ de toutes les sectes philosophiques sans distinction, montrant ainsi combien la manière de voir de chacun lui importait peu. On dit que Platon a donné naissance à dix écoles différentes; à dire vrai, comparée à la sienne, il n'est pas, à mon sens, de doctrine plus indécise et moins affirmative.

Socrate disait que les sages-femmes, en prenant le métier d'aider les autres à engendrer, renoncent pour elles-mêmes à procréer, et qu'il en était de même de lui. Les dieux lui ayant déféré la qualité de sage-homme, il s'était lui aussi, par amour pour l'humanité et la pensée, défait de la faculté d'engendrer, se contentant d'assister ceux qui satisfont à cette loi de nature, et de leur prêter son secours, aidant aux évolutions de l'accouchement, lubrifiant les organes, facilitant la sortie de l'enfant, jugeant de sa conformation, le baptisant, l'élevant, le fortifiant, l'emmaillotant, le circoncisant; mettant ses propres moyens à la disposition d'autrui, en usant pour le préserver du mal et aider à son bien.

On peut en dire autant de la plupart des philosophes anciens de quelque renom.—Il en est ainsi de la plupart des auteurs de cette troisième catégorie, et les anciens en avaient déjà fait la remarque en ce qui touche les écrits d'Anaxagore, Démocrite, Parménide, Xénophane et autres qui, enquérant plus qu'ils ne se prononcent, donnent de parti pris à leur style la forme dubitative, alors même qu'ils l'entremêlent de formes affirmatives. Cela ne se voit-il pas également dans Sénèque et Plutarque qui, en y regardant de près, parlent d'une même chose, tantôt dans un sens, 245 tantôt dans un autre? ceux qui se donnent la tâche de mettre les jurisconsultes en concordance, doivent tout d'abord mettre chacun d'eux d'accord avec lui-même. La préférence que, dans ses ouvrages philosophiques, Platon donne, à bon escient, à la forme dialoguée, me paraît provenir de ce que par le dialogue, mettant ses idées dans la bouche de plusieurs, il peut plus commodément les exposer dans toute leur diversité et avec toutes les variantes qu'elles comportent. Traiter les questions en envisageant leurs divers aspects est une manière de les traiter tout aussi bien et même mieux qu'en les présentant sous le jour qui leur est favorable; on peut de la sorte en disserter plus longuement et avec plus d'utilité. Prenons-nous nous-mêmes comme exemple: les arrêts de la justice revêtent au plus haut degré un langage affirmatif et décisif; ceux notamment que nos parlements rendent en public, sont éminemment de nature à entretenir chez le peuple le respect qu'il doit à cette magistrature en raison de la capacité de ceux qui la composent. Or, la beauté de ces actes ne résulte pas tant de la décision qu'ils renferment (des décisions, il s'en prend chaque jour, c'est le propre de tout juge), que des débats et de l'examen des arguments contradictoires que la science du droit permet de faire valoir. De même le plus large champ est ouvert aux critiques que portent les philosophes sur leurs opinions réciproques, opinions les plus diverses et les plus contradictoires, dans lesquelles chacun s'empêtre, soit à dessein, pour démontrer combien, sur tout sujet, l'esprit humain est vacillant, soit parce qu'il y est contraint par ignorance lorsque, par sa subtilité, la question échappe à son entendement, ce qu'exprime cette phrase qui revient si souvent: «Sur tout sujet glissant et scabreux, réservons notre jugement.» Euripide dit de même: «La compréhension des œuvres de Dieu, en leurs façons diverses, nous est une cause de nombreux tracas.» C'est la même idée qu'Empédocle, comme en proie à une fureur inspirée par les dieux et forcé de se rendre à la vérité, reproduit souvent dans ses ouvrages: «Non, non; nous ne sentons rien, nous ne voyons rien; tout nous est caché; il n'est pas une chose dont nous puissions établir ce qu'elle est»; ce qui se retrouve aussi dans ce passage de nos textes sacrés: «Les pensées des mortels sont timides, leur prévoyance et leurs inventions sont incertaines (Livre de la Sagesse).»

Le charme que cause la recherche de la vérité explique que tant de gens s'y adonnent.—Il ne faut pas trouver étrange si ces gens, tout en désespérant d'atteindre au but, n'ont pas renoncé au plaisir de poursuivre: l'étude est par elle-même chose agréable; si agréable que, parmi les voluptés qu'interdisent les Stoïciens, figure celle provenant des exercices de l'esprit; ils la veulent modérée, et trop savoir est à leurs yeux de l'intempérance.—Démocrite ayant mangé à sa table des figues qui sentaient le miel, se mit aussitôt à chercher en son esprit d'où leur venait cette douceur inusitée. Afin de s'en rendre compte, il se levait pour aller voir la place où ces fruits avaient été cueillis, lorsque sa servante, 247 qui avait saisi le motif de ce dérangement, lui dit en riant de ne pas s'en mettre davantage en peine, que c'était elle qui les avait placés dans un récipient où il y avait eu du miel. Il s'irrita de ce qu'elle lui enlevait ainsi l'occasion de cette recherche et ôtait matière à sa curiosité: «C'est un déplaisir que tu me causes, lui dit-il; mais, va, je n'en rechercherai pas moins comment cela a eu lieu, comme si c'était un effet de la nature.» Et certainement il n'eût pas manqué de découvrir une raison présentant les apparences de la vérité, pour expliquer une chose qui n'était pas et n'existait que dans son esprit. Cette aventure survenue à un fameux et grand philosophe, nous peint bien le goût de l'étude arrivé à l'état de passion, au point que nous sommes désespérés d'arriver à connaître les choses dont nous nous amusons à poursuivre la connaissance.—Plutarque cite un pareil exemple de quelqu'un qui se refusait à être renseigné sur ce qui le laissait indécis, afin de n'être pas privé de la satisfaction de chercher par lui-même; comme cet autre qui ne voulait pas que son médecin lui fit passer l'altération que lui causait la fièvre, pour ne pas perdre le plaisir de boire pour assouvir sa soif. «Mieux vaut apprendre des choses inutiles, que de ne rien apprendre (Sénèque).» Ici, aussi bien qu'en fait de nourriture, le plaisir que nous prenons est souvent tout ce qui en résulte; ce que nous mangeons qui nous est agréable, n'est pas toujours nutritif ou sain, de même ce que notre esprit tire de la science ne laisse pas d'être voluptueux, alors même que ce n'est ni profitable, ni salutaire.

L'étude de la nature est également une occupation où se complaît notre esprit.—Voici comment ces philosophes s'expriment à cet égard: «La contemplation de la nature nourrit l'esprit; elle nous élève et nous grandit; elle fait que par comparaison avec les choses d'ordre supérieur et célestes, nous nous détachons de ce qui est bas et tient à la terre; la recherche des choses grandioses qui nous sont cachées, est très attachante par elle-même, même pour celui qui n'en retire d'autre fruit que des motifs de plus pour les respecter et craindre d'en porter jugement»; ce sont là les termes mêmes qu'ils emploient.—Le peu de sérieux qui est au fond de cette curiosité passée à l'état de maladie, apparaît encore mieux dans cet exemple qu'ils citent souvent comme leur faisant honneur: Eudoxe souhaitait qu'il lui fût donné, ne fût-ce qu'une seule fois, de voir le soleil de près, d'en saisir la constitution, la grandeur, la beauté; il priait les dieux de lui accorder cette faveur, dût-il, du même coup, en être brûlé; au prix de sa vie, il demandait à acquérir cette science, dont au même moment il devait perdre l'usage et la possession, et, pour cette connaissance d'un instant et éphémère, il renonçait à toutes autres qu'il possédait déjà et pouvait encore acquérir.

A quelle fin ont été mis en avant les Atomes d'Épicure, les Idées de Platon, les Nombres de Pythagore.—Je ne me persuade pas aisément qu'Épicure, Platon et Pythagore nous aient 249 donné, en y ajoutant foi eux-mêmes, leurs théories des Atomes, des Idées et des Nombres; ils étaient trop sages pour croire à des choses si peu établies et si discutables. Mais, sur cette question si obscure du système du monde que nous ignorons complètement, chacun de ces grands esprits s'efforçant d'apporter sa part de lumière, s'est appliqué à imaginer des conceptions d'apparence acceptables et ingénieuses, dont la fausseté leur importait peu, pourvu qu'elles pussent faire échec aux théories contraires: «Ces systèmes sont les fictions du génie de chaque philosophe et non le résultat de leurs découvertes (Sénèque).» Un ancien, auquel on reprochait de se targuer de philosophie, alors qu'il n'en tenait pas grand compte dans les jugements qu'il portait, répondait que «c'était précisément en cela qu'elle consistait».

Quelle est la vraie philosophie; sa conduite à l'égard de la religion et des lois.—Les philosophes ont voulu tout examiner, tout comparer, et ont trouvé là une occupation propre à alimenter la curiosité naturelle qui est en nous. Ils ont traité certaines questions afférentes aux besoins de la société, telles que celles relatives à la religion; et, par raison, ils se sont alors gardés de scruter à fond les opinions généralement admises, afin de ne pas apporter de trouble dans l'observation des lois et des coutumes de leur pays.

Platon agit à cet égard assez à découvert. Quand il écrit d'après lui-même, il n'émet aucune opinion ferme. Quand il parle en législateur, son style devient affirmatif et impérieux; il y consigne alors hardiment les idées les plus extraordinaires, qu'il juge utile d'inculquer à la foule et auxquelles il serait ridicule qu'il crût lui-même; il sait combien nous sommes disposés à recevoir toutes les impressions, et par-dessus toutes, celles qui sont les plus saugrenues et les plus inadmissibles. C'est pourquoi, dans ses Lois, il a grand soin de recommander qu'on ne chante en public que des poésies dont les données, empruntées à la fable, aient une portée utile, parce qu'il est si aisé de faire éclore dans l'esprit humain des fantômes de toutes sortes, qu'il est plus judicieux de lui donner en pâture des mensonges qui lui soient profitables, que d'autres qui lui seraient inutiles ou dommageables; ce qu'il exprime ouvertement dans sa République: «Pour être utile aux hommes, il est souvent nécessaire de les tromper.» Certaines sectes, ainsi qu'il est aisé de s'en rendre compte, se sont surtout attachées à la vérité, d'autres à l'utilité; ces dernières ont trouvé davantage crédit. C'est une des misères de notre condition, que souvent ce qui se présente à nous comme le plus vrai, n'est pas ce qui nous apparaît comme le plus utile dans la vie; c'est le cas des sectes les plus hardies, telles celles d'Épicure, de Pyrrhon, de l'Académie après les modifications qu'elle a subies; encore ont-elles été contraintes, en fin de compte, de se plier à la loi civile.

Les philosophes se sont occupés encore d'autres questions, qu'ils ont traitées, les uns dans un sens, les autres en sens contraire; 251 chacun, qui s'y est adonné, les résolvant à sa façon, bien ou mal. Comme il n'est rien de si caché, dont ils n'aient entrepris de parler, ils se sont souvent trouvés obligés de former des conjectures sans consistance, parfois extravagantes, qu'eux-mêmes ne considéraient pas comme ayant de la valeur ou pouvant servir à établir quelque vérité, propres seulement comme exercice d'étude: «On dirait qu'ils ont écrit moins par conviction, que pour exercer leur esprit par la difficulté du sujet.» Si on n'admettait pas qu'il en a été ainsi, comment expliquerait-on cette si grande variété d'opinions, souvent frivoles, se modifiant sans cesse, que nous voyons émises par ces esprits éminents et admirables?

Malgré notre impuissance à déterminer ce que c'est que Dieu, la question a été fort agitée par les anciens; opinion la mieux fondée sur ce point.—Qu'y a-t-il par exemple de plus vain que de vouloir deviner ce que peut être Dieu, par analogie avec ce que nous sommes nous-mêmes; de le juger, lui et le monde avec lui, d'après ce dont nous sommes capables et d'après nos propres lois; de faire servir au détriment de la Divinité, l'atome de lucidité qu'il lui a plu de nous concéder; et, notre vue ne pouvant s'étendre jusqu'où elle siège dans la plénitude de sa gloire, l'en avoir fait descendre et l'avoir associée à notre corruption et à nos misères!

De toutes les opinions humaines formulées par les anciens sur la religion, celle-là me paraît avoir eu le plus de vraisemblance et avoir été la plus judicieuse, qui faisait de Dieu une puissance que nous ne pouvons comprendre, origine et conservatrice de toutes choses, essentiellement bonne, absolument parfaite, recevant et prenant en bonne part l'hommage et le respect que lui rendent les humains, sous quelque forme, de quelque nom et de quelque manière que ce soit: «Tout-puissant Jupiter, père et mère du monde, des dieux et des rois (Valérius Seranus).» Ces hommages ont toujours été vus d'un bon œil par le Ciel: tous les gouvernements ont tiré profit de leur dévotion; et partout les événements ont été ce qu'en pouvaient attendre les hommes, quand leurs actes étaient empreints d'impiété. Les histoires païennes constatent, en ces religions qui reposaient sur des fables, de la dignité, de l'ordre, de la justice, des prodiges accomplis, des oracles rendus à l'avantage et pour l'instruction de l'humanité; Dieu, dans sa miséricorde, ayant daigné encourager quand même, par ces bénéfices temporels, les bonnes dispositions que marquait une aussi imparfaite connaissance de lui-même, à laquelle les hommes étaient arrivés par la seule raison, au travers des fausses images sous lesquelles ils se le représentaient, images non seulement fausses mais encore impies et injurieuses. Parmi tous les cultes que saint Paul vit pratiquer à Athènes, il en était un consacré à une «Divinité cachée et inconnue»; c'est celui d'entre tous qui lui parut le plus excusable.

De tous les philosophes, Pythagore fut celui qui eut le plus le sentiment 253 de la vérité, en estimant que cette cause première de toutes choses, cet Être principe de tout ce qui est, ne peut s'exprimer et échappe à toute règle, à toute définition; que ce ne peut être que ce que notre imagination, dans son plus puissant effort, conçoit comme la perfection; chacun en ayant une idée plus ou moins grande, suivant ce qu'il en peut concevoir.

Il faut au peuple une religion palpable.—Si Numa a réellement entrepris de diriger dans ce même sens les idées religieuses de son peuple, de l'attacher à une religion purement spirituelle, sans objet déterminé, étrangère à tout ce qui est matériel, un tel projet n'était pas pratique; l'esprit humain ne peut se contenter du vague que présente cet infini de pensées abstraites; il lui faut les adapter à quelque chose de précis, conforme à l'idée qu'il s'en est faite.—La majesté divine s'est, pour nous, laissé en quelque sorte circonscrire sous des formes précises qui lui donnent corps; ses sacrements surnaturels et célestes se manifestent dans des conditions qui les mettent à notre portée; notre adoration s'exprime par des cérémonies et des paroles compréhensibles pour l'homme, parce que c'est lui qui croit et qui prie. Je laisse de côté tous les autres arguments que l'on peut émettre en faveur de cette thèse, mais on me fera difficilement croire que la vue de nos crucifix, la reproduction de ce supplice qui excite à un si haut degré la pitié, que les ornements et la pompe du culte dans nos églises, ces voix qui traduisent si exactement la dévotion qui nous anime, cette émotion des sens que nous éprouvons, n'échauffent pas l'âme des foules d'une passion religieuse du plus heureux effet.

Le culte du soleil est celui qui s'explique le plus.—A choisir entre ces divinités auxquelles, en ces temps d'aveuglement universel, la nécessité a amené à donner corps, il me semble que c'eût été à ceux qui adoraient le soleil, que je me serais le plus volontiers rallié. «Le soleil éclaire le monde entier, il en est l'œil. Si Dieu a des yeux, les rayons du soleil en émanent. C'est à eux que tout doit de naître, de se développer et de vivre; ils sont les témoins de tout ce que l'homme accomplit. Le soleil, si beau, si grand, nous donne les saisons suivant qu'il entre dans l'une ou l'autre des douze constellations du zodiaque qui constituent sa demeure, ou qu'il en sort; il emplit l'univers de ses bienfaits que nul ne conteste; un seul de ses regards dissipe les nuages. Il est l'esprit, l'âme du monde; il échauffe et flamboie, dans sa course journalière, il parcourt le ciel dans toute son étendue; astre immense, sphérique, toujours errant, sans jamais dévier de sa route, il tient sous sa dépendance l'immensité sans limite, au travers de laquelle il se meut; toujours au repos sans jamais demeurer oisif, sans cesser d'agir, il est le fils aîné de la nature et le père du jour (Ronsard).» En outre de sa grandeur et sa beauté, c'est parmi les pièces qui entrent dans la composition du monde, celle que nous apercevons la plus éloignée de nous, par suite elle nous est peu connue; aussi ses adorateurs étaient-ils pardonnables de l'avoir en admiration et en respect.

255

Opinions diverses des philosophes sur la nature de Dieu.—Thalès qui, le premier, étudia ce sujet, estimait que Dieu est un esprit qui de l'eau a fait naître toutes choses.—Anaximandre, que les dieux meurent et naissent à certaines époques et qu'ils constituent des mondes dont le nombre est infini.—Anaximène, que c'est l'air qui est dieu, qu'il existe en quantité infinie et est toujours en mouvement.—Anaxagore émit le premier que la manière d'après laquelle chaque chose existe et se conduit, est l'effet de la force et de la raison d'un esprit que nous ne pouvons concevoir.—Alcméon range parmi les divinités: le soleil, la lune, les astres et l'âme;—Pythagore attribue cette qualité à un esprit existant naturellement en chaque chose et d'où nos âmes sont sorties.—Parménide considère comme tel, un cercle entourant le ciel et maintenant le monde par l'intensité de la lumière qu'il répand.—Empédocle place au rang des dieux les quatre éléments: l'air, l'eau, le feu et la terre, dont toutes choses sont faites.—Protagoras déclare n'être pas à même de dire s'ils sont ou ne sont pas, ni qui ils sont.—Démocrite classe comme dieux, tantôt les images mêmes sous lesquelles on les représente, tantôt les dons de la nature qu'elles symbolisent, et aussi notre science et notre intelligence.—Platon a sur ce point diverses manières de voir: dans Timée, il est d'avis que l'on ne peut dire qui a créé le monde; dans les Lois, qu'il ne sert de rien de rechercher ce qu'est Dieu; ailleurs, dans ces mêmes ouvrages, il divinise le monde, le ciel, les astres, la terre et les âmes; il reconnaît en outre comme dieux, tous ceux que les institutions anciennes ont, dans chaque état, admis comme tels.—Par Xénophon, nous constatons un trouble semblable dans la doctrine de Socrate: tantôt il ne faut pas s'enquérir de ce que Dieu peut être, tantôt il lui fait dire que le soleil est dieu, que l'âme est dieu: qu'il est unique et aussi qu'il y en a plusieurs.—D'après Speusippe, neveu de Platon, Dieu est une force qui gouverne toutes choses et cette force est animée.—Aristote, à un moment, déifie l'esprit; à un autre, le monde; plus tard, à ce monde il donne un maître; dans un passage de ses œuvres autre que les précédents, il divinise la chaleur qui vient du ciel.—Xénocrate compte huit dieux: les cinq planètes connues à son époque sont les cinq premiers; le sixième est constitué par l'ensemble des étoiles fixes dont chacune est une fraction de cette divinité; le soleil et la lune sont les septième et huitième.—Héraclide du Pont est hésitant entre ces diverses opinions, il en arrive à tenir Dieu pour un être privé de sentiments et passant d'une forme à une autre; finalement, il fait dieux le ciel et la terre.—Chez Théophraste, les idées à ce sujet reflètent les mêmes indécisions: tantôt, selon lui, c'est le bon sens qui dirige le monde; tantôt, c'est le ciel; tantôt, les étoiles.—Straton pense que c'est la nature qui a le pouvoir d'engendrer, de faire croître, d'anéantir, et qu'elle-même n'a ni forme définie, ni la faculté de sentir.—Zénon, que le monde relève d'une loi naturelle qui ordonne le bien, défend le mal et à laquelle 257 il reconnaît aussi le pouvoir de donner le mouvement et la vie; et il renverse de leurs piédestaux les dieux qu'on était accoutumé à y voir: Jupiter, Junon, Vesta.—Pour Diogène Apolloniate, c'est l'air qui est le souverain créateur de toutes choses.—Xénophane se représente Dieu sous la forme d'une boule, voyant, entendant, ne respirant pas, n'ayant rien de commun avec la nature humaine.—Ariston est d'avis que Dieu échappe à notre intelligence; il se le représente dépourvu de sens, ne sait s'il a le pouvoir de créer, et ignore tout de lui.—Cléanthe le suppose tantôt la raison, tantôt le monde lui-même; tantôt l'âme de la nature, tantôt cette chaleur vivifiante au suprême degré qui entoure et enveloppe tout.—Persée, qui avait suivi les leçons de Zénon, expose qu'on a appelé dieux les hommes qui se sont particulièrement rendus utiles à l'humanité, et aussi les choses elles-mêmes qui lui ont été profitables.—Chrysippe collige en un ensemble confus toutes les opinions précédentes, et obtient ainsi un millier de dieux de tous genres, parmi lesquels il comprend les hommes qui se sont immortalisés.—Diagoras et Théodore nient d'une façon absolue qu'il y ait des dieux.—Épicure les représente resplendissants, translucides, perméables à l'air, habitant entre les deux mondes, le ciel et la terre, où, inaccessibles, ils sont à l'abri des coups; ils auraient même visage que nous, mêmes membres, mais n'en feraient pas usage: «Quant à moi, j'ai toujours pensé qu'il existait une race de dieux; j'entends une race céleste, indifférente aux actions des hommes (Ennius).»

Ces diversités témoignent de notre impuissance; mais d'hommes faire des dieux, est le comble de l'extravagance.—Après cela, fiez-vous donc à la philosophie; vantez-vous d'avoir trouvé la fève dans le gâteau, d'avoir découvert la vérité dans ce conflit hasardeux de tant de conceptions philosophiques! La confusion qui règne dans la manière dont, en ce monde, chacun pense à cet égard, a pour moi cet avantage, que les mœurs et les idées différentes des miennes me déplaisent moins qu'elles ne m'instruisent, ne m'enorgueillissent pas tant qu'elles ne m'humilient, quand je les compare, et toute solution autre que celle qui nous vient de la main même de Dieu n'a, selon moi, que bien peu de supériorité sur les autres. Les institutions de ce monde ne sont, pas moins que les écoles, en opposition entre elles sur ce sujet; d'où nous pouvons conclure que le hasard n'est ni plus divers, ni plus variable que notre raison, ni plus aveugle et inconsidéré.—Les choses que nous ignorons le plus, sont les plus propres à être déifiées; aussi, faire de nous-mêmes des dieux, comme cela est arrivé dans l'antiquité, dépasse-t-il ce que peut excuser la faiblesse, si grande qu'elle soit, de notre jugement. Je me serais, sur ce point, plutôt rangé du côté de ceux qui adoraient le serpent, le chien, le bœuf, parce que la nature et l'être de ces animaux nous sont moins connus que les nôtres et que, par suite, nous sommes plus autorisés à penser ce qui nous plaît de ces bêtes et à leur accorder 259 des facultés extraordinaires. Mais avoir fait des dieux de notre condition, dont nous connaissons les imperfections; leur avoir attribué nos désirs, nos colères, nos vengeances; les faire se marier, avoir des enfants, une famille; connaître l'amour, la jalousie; être comme nous de chair et d'os, avec même organisation physique; les assujettir à la fièvre, au plaisir, à la mort; leur donner la sépulture comme à nous-mêmes, «toutes choses qui sont indignes des dieux et n'ont rien de commun avec leur nature (Lucrèce)»; «on donne le signalement de ces dieux; on dit leur âge, les ornements dont ils sont revêtus, leurs généalogies, leurs mariages, leurs alliances; on les apparie à notre bêtise humaine; on les fait sujets aux mêmes passions, amoureux, chagrins, colères (Cicéron)», c'est là le fait d'une incroyable divagation de l'esprit humain, tout comme d'avoir divinisé non seulement la foi, la vertu, l'honneur, la concorde, la liberté, la victoire, la piété, mais encore la volupté, la fraude, la mort, l'envie, la vieillesse, la misère, la peur, la fièvre, la mauvaise fortune et autres infirmités de notre vie frêle et caduque: «A quoi sert d'introduire dans nos temples la corruption de nos mœurs, ô âmes attachées à la terre et vides de pensées célestes (Cicéron)!»

Les Égyptiens, par une prudence non exempte d'impudence, défendaient à quiconque, sous peine d'être pendu, de dire que leurs dieux Sérapis et Isis avaient jadis été hommes, ce que nul n'ignorait. Les images de ces dieux les représentaient un doigt sur les lèvres, ce qui, au dire de Varron, rappelait à leurs prêtres cette mystérieuse ordonnance qui prescrivait de taire leur origine mortelle, comme mesure nécessaire pour ne pas porter atteinte à la vénération dont ils étaient l'objet.—Puisque l'homme désirait tant se faire semblable à Dieu, il eût mieux fait, dit Cicéron, d'attirer à lui placé au bas de l'échelle les vertus divines et de se les assimiler, que d'envoyer en haut sa corruption et sa misère; cependant, à bien considérer ce qui a eu lieu, toujours sous l'empire de ce même sentiment de vanité, il a, dans plusieurs cas, fait l'un et l'autre.

Est-ce sérieusement que les philosophes ont traité de la hiérarchie de leurs dieux, comme aussi de la condition des hommes dans une autre vie?—Quand les philosophes discutent le rang que leurs dieux occupent entre eux, et s'évertuent à faire ressortir leurs alliances, leurs fonctions, leur puissance, je ne puis croire qu'ils parlent sérieusement. Quand Platon nous dépeint en détail le verger de Pluton, les avantages et les peines corporelles qui nous attendent encore après la ruine et l'anéantissement de nos corps, et le rapport qui existe entre ce qui nous est réservé dans l'autre monde et la vie que nous avons tenue sur cette terre: «Là, au fond d'un bois de myrtes où conduisent des sentiers perdus, se cachent les victimes de l'amour; la mort même ne les a pas délivrées de leurs soucis (Virgile)»; quand Mahomet promet aux siens un paradis couvert de tapis, aux lambris dorés et scintillant de pierreries, peuplé de courtisanes de la plus exquise beauté, des vins et des mets délicieux, je vois bien que ce sont des gens qui se 261 moquent; ils se plient à notre bêtise pour nous emmieller et nous captiver par ces idées et ces espérances appropriées à nos appétits, pauvres mortels que nous sommes! Quelques-uns d'entre nous, chrétiens, sont tombés en pareille erreur, se promettant, après la résurrection, une nouvelle vie terrestre et temporelle, accompagnée de tous les plaisirs, de toutes les commodités de ce monde. Pouvons-nous croire que Platon, dont les conceptions ont été si élevées, qui a approché si près de la divinité que le surnom lui en est resté, ait pu penser que l'homme, cette chétive créature, ait en lui quelque chose de cette puissance que nous ne pouvons comprendre; et qu'il ait cru, étant donné le peu dont nous sommes capables et la faiblesse qui est en nous, que nous puissions être admis à participer à la béatitude éternelle ou être frappés de peines qui n'auront pas de fin?

Si, dans une autre vie, nous n'existons plus tels que nous étions sur la terre, ce n'est pas nous qui sentirons, qui jouirons.—Il y aurait lieu de lui répondre, au nom de la raison humaine: Si les plaisirs que tu nous promets en l'autre vie, sont de ceux que nous avons goûtés ici-bas, ils n'ont rien de commun avec l'infini; alors que les cinq sens que nous tenons de la nature recevraient complète satisfaction, que notre âme éprouverait tout le contentement qu'elle peut désirer et espérer, et nous savons ce dont elle est capable à cet égard, tout cela ne serait encore rien. S'il demeure quelque chose de nous, il n'y a rien de divin. Si ce n'est autre que ce qui est le propre de notre condition présente, il n'y a pas à en tenir compte. Tout ce qui nous était sujet de contentement avant notre mort, est mortel comme nous; si dans l'autre monde, retrouvant nos parents, nos enfants, nos amis, cela peut nous toucher et nous être agréable, si alors nous y attachons encore du prix, c'est que nous n'avons cessé d'être sensibles aux satisfactions terrestres qui n'ont qu'une durée limitée. Nous ne pouvons concevoir dignement la grandeur des hautes et divines promesses qui nous ont été faites, à nous chrétiens, si nous en avons une conception quelconque; pour les imaginer ce qu'elles sont, il faut nous les imaginer inimaginables, inexprimables, incompréhensibles et essentiellement autres que celles dont nous avons fait la misérable expérience. L'œil ne peut concevoir, dit saint Paul, le cœur de l'homme ne peut comprendre le bonheur que Dieu réserve à ses élus. Si, pour nous en rendre dignes, nous amendons et transformons notre être, comme tu supposes, Platon, que cela est possible par les purifications que tu imagines, le changement opéré doit être si radical, si universel, qu'au point de vue physique nous aurons cessé d'être nous-mêmes: «Hector était bien Hector, alors qu'il vivait et combattait: mais son cadavre traîné par les chevaux d'Achille, ce n'était plus Hector (Ovide)»; et ce sera quelque autre chose que nous qui recevra ces récompenses: «Ce qui change est dissous et par suite périt; de fait, les parties une fois désagrégées, il n'y a plus de corps (Lucrèce).»

263

Pensons-nous, d'après la métempsycose de Pythagore, que dans ce passage de l'âme d'un corps dans un autre qu'il imaginait, le lion en lequel est passée l'âme de César, éprouve les passions qui animaient César et que ce soit lui? Si c'était encore lui, ceux-là seraient dans le vrai, qui, combattant l'opinion de Platon sur ce point, lui objectent qu'il pourrait alors arriver qu'un fils chevauchât sur sa mère passée dans le corps d'une mule et autres semblables absurdités. Pouvons-nous admettre, lors même que ces passages s'effectueraient de corps d'animaux d'une espèce en d'autres de même espèce, que ces derniers ne soient pas autres que leurs prédécesseurs? Des cendres d'un phénix naît, dit-on, un ver, et ce ver se transforme en un autre phénix; qui peut imaginer que ce second phénix ne soit pas autre que le premier? Les vers qui produisent la soie que nous employons, on les voit mourir et se dessécher, et, de ce corps, naître un papillon lequel produit un autre ver, qu'il serait ridicule de considérer comme étant le même que le précédent; ce qui une fois a cessé d'être, n'est plus. «Alors même que le temps rassemblerait la matière de notre corps après qu'il a été dissous, et que, reconstituant ce corps tel qu'il est aujourd'hui, il lui rendrait la vie, cela ne s'appliquerait plus à nous du moment qu'il y a eu interruption dans le cours de notre existence (Lucrèce).»—Quand ailleurs tu dis, Platon, que ce sera à la partie spirituelle de l'homme qu'il écherra de jouir des récompenses de l'autre vie, c'est là encore une assertion tout aussi peu vraisemblable: «De même l'œil arraché de son orbite et séparé du corps, ne peut plus voir aucun objet (Lucrèce)»; parce qu'alors ce ne sera plus l'homme, ce ne sera plus nous par conséquent qui en aurons la jouissance, puisque nous sommes constitués de deux pièces principales, essentielles, dont la séparation est la mort et la ruine de notre être: «Dès qu'en effet la vie est interrompue, nos sens aussitôt perdent toute action (Lucrèce).» Quand les vers rongent ses membres qui pourvoyaient à son existence et que la terre les consume, est-ce que nous disons que l'homme souffre? «Cela ne nous touche pas, parce que nous sommes un tout formé de l'union de l'âme et du corps (Lucrèce).»

Et puis, pourquoi les Dieux récompenseraient-ils ou puniraient-ils l'homme après sa mort; n'est-ce pas par leur volonté qu'il a été tel qu'il a été?—Bien plus, sur quoi peuvent se baser les dieux pour, en bonne justice, reconnaître et récompenser chez l'homme, après sa mort, ses actions bonnes et vertueuses, puisque ce sont eux-mêmes qui les ont préparées et produites en lui; et pourquoi s'offensent-ils de celles qui sont vicieuses et les punissent-ils, puisque ce sont eux qui l'ont ainsi créé sujet à les commettre, alors que d'un clin d'œil, s'ils en ont la volonté, ils peuvent l'empêcher de faillir? Cette objection, Épicure ne l'opposerait-il pas à Platon, avec grande apparence de raison humaine, si déjà lui-même ne s'était dégagé du débat, en posant «qu'il est impossible d'établir quelque chose de certain sur la nature immortelle, en prenant pour point de départ la nature mortelle»; mais, en tout, 265 notre raison ne fait que se fourvoyer, surtout lorsqu'elle se mêle de deviser des choses divines. Pour qui cela est-il plus évident que pour nous chrétiens, bien que nous lui ayons donné pour se conduire des principes certains et infaillibles? Quoique nous éclairions ses pas avec le flambeau sacré de la vérité qu'il a plu à Dieu de nous communiquer, ne voyons-nous pas journellement, pour peu qu'elle dévie du sentier ordinaire, qu'elle se détourne ou s'écarte de la voie tracée et battue par l'Église, que tout aussitôt, sans direction et sans but, elle se perd, s'embarrasse, s'entrave, tournoyant et flottant sur cette vaste mer troublée et ondoyante des opinions humaines? Dès qu'elle quitte ce grand chemin suivi par tous, elle va se divisant et se dissipant par mille routes diverses.

Il est ridicule de prétendre connaître Dieu en prenant l'homme pour terme de comparaison.—L'homme ne peut être que ce qu'il est, et son imagination ne peut s'exercer que dans les limites de sa portée. C'est une plus grande présomption, dit Plutarque, de la part de ceux qui ne sont que des hommes, d'entreprendre de parler et de raisonner sur les dieux et les demi-dieux, que de la part de quelqu'un qui, ignorant la musique, veut juger ceux qui chantent; ou de qui n'ayant jamais été dans les camps, veut discuter sur les armes et la guerre, se croyant, parce qu'il en a quelques légères notions, apte à comprendre les effets d'un art qu'il ne connaît pas.

C'est en partant de là qu'on a cru l'apaiser par des prières, des fêtes, des présents et même par des sacrifices humains.—L'antiquité crut, je pense, faire quelque chose propre à donner de l'importance à la grandeur divine, en l'appariant à l'homme; en la dotant de ses facultés, la parant de ses belles humeurs et de ses plus honteuses nécessités; lui offrant nos viandes à manger; nos danses, nos momeries et nos farces pour la distraire; nos vêtements pour se couvrir; nos maisons pour y loger; la caressant par l'odeur de l'encens et les sons de la musique, lui tressant des guirlandes, lui composant des bouquets; et pour satisfaire, comme nous le faisons nous-mêmes, nos vicieuses passions que nous lui prêtons, flattant sa justice par d'inhumaines vengeances; la réjouissant par la ruine et la dissipation de choses qu'elle a créées et qui lui doivent leur conservation, comme firent Tibérius Sempronius livrant au feu, en sacrifice à Vulcain, les riches dépouilles et armes qu'il avait enlevées à l'ennemi, en Sardaigne; Paul-Émile sacrifiant celles de Macédoine à Mars et à Minerve; Alexandre le Grand qui, arrivé à l'Océan Indien, jeta à la mer plusieurs vases d'or de grandes dimensions, en l'honneur de Thétis, immolant en outre sur ses autels, non seulement quantité d'animaux innocents, mais aussi d'hommes, véritable boucherie, comme il était dans les coutumes courantes de certaines nations, de la nôtre entre autres; peut-être même n'en est-il pas une qui soit exempte de s'être livrée à cette pratique: «Énée saisit quatre jeunes guerriers, fils de Sulmone, et quatre autres nourris sur les bords de l'Ufens, pour les immoler 267 aux mânes de Pallas (Virgile).»—Les Gètes se considéraient comme immortels et, pour eux, mourir était simplement s'acheminer vers leur dieu Zamolxis. Tous les cinq ans, ils dépêchaient vers lui l'un d'entre eux, pour lui demander les choses nécessaires à la vie. Ce député était tiré au sort et sa mise en route s'effectuait ainsi qu'il suit: Après que ceux auxquels ce soin était dévolu, lui avaient fait connaître verbalement ce dont il avait commission, trois d'entre eux tenaient dressées la pointe en avant, autant de javelines, sur lesquelles les autres, le saisissant, le précipitaient avec force. S'il venait à s'enferrer de telle sorte qu'atteint mortellement, il mourût sur-le-champ, c'était un signe certain que leur dieu était favorablement disposé; s'il en échappait, c'était que le messager était mauvais, exécrable; et ils en dépêchaient un autre en procédant de la même façon.—Amestris, mère de Xerxès, devenue vieille, fit, en une seule fois, ensevelir vivants quatorze jeunes gens des meilleures familles de Perse, suivant les coutumes religieuses du pays, pour se concilier quelque dieu habitant au sein de la terre.—Aujourd'hui encore les idoles de Themixtitan se construisent en cimentant avec le sang de jeunes enfants les matières qui entrent dans leur composition, et elles n'agréent de sacrifice que ceux où ces petits êtres sans tache servent de victimes; quelle justice altérée du sang de l'innocence! «Combien la superstition a pu conseiller de crimes (Lucrèce)!»—Les Carthaginois immolaient leurs propres enfants à Saturne; ceux qui n'en avaient pas, en achetaient, et le père et la mère étaient tenus d'assister à cet holocauste et d'y avoir une contenance gaie, témoignant du contentement.

C'était une idée étrange que de vouloir reconnaître les bonnes grâces des cieux en nous infligeant des souffrances, comme faisaient les Lacédémoniens qui, pour être agréables à leur Diane, martyrisaient de jeunes garçons en les faisant fouetter en son honneur, parfois jusqu'à la mort. C'était un sentiment barbare que de chercher à complaire à l'architecte en détruisant son œuvre; comme aussi, pour épargner aux coupables la peine qu'ils méritaient, de frapper des innocents, ainsi qu'il arriva dans le port d'Aulis à cette infortunée Iphigénie, immolée pour racheter par sa mort les offenses que l'armée des Grecs avait commises envers les dieux: «Chaste et malheureuse victime qui, au moment même de son hymen, fut sacrifiée par la main criminelle d'un père (Lucrèce)!»—Et les deux Décius, père et fils, à l'âme si belle, si généreuse, allant, pour attirer la faveur divine sur les intérêts de Rome, se jeter à corps perdu au plus épais des ennemis: «Combien grande cette iniquité des dieux, de ne consentir à être favorables au peuple romain qu'au prix du sang de tels hommes (Cicéron)!»

Prétendre satisfaire à la justice divine en choisissant soi-même son expiation, est une dérision; ce n'est pas au criminel à fixer le châtiment qu'il doit subir.—Ajoutons que ce n'est point au criminel à se faire fouetter, quand et dans la mesure où cela lui convient; c'est au juge d'en ordonner, en ne 269 tenant compte dans le châtiment que de la peine que lui-même a prescrite et ne considérant pas comme telle, celle que le coupable s'est imposée de son plein gré. La vengeance divine, dans sa justice et pour notre punition, consiste dans le souverain déplaisir qu'à tous égards elle prévoit devoir nous causer.—Combien ridicule cette singulière idée qu'eut Polycrate, tyran de Samos, qui, pour rompre et compenser son bonheur persistant, jeta à la mer le plus précieux de ses joyaux, celui auquel il tenait le plus, estimant par ce malheur librement consenti, satisfaire aux vicissitudes et déjouer les alternatives de la fortune; pour se moquer de lui, le destin voulut que ce même joyau, trouvé dans le ventre d'un poisson, revînt entre ses mains.—De quelle utilité pouvait être aux Corybantes et aux Ménades de se déchirer le corps et de se mettre en pièces? Et, de notre temps, à quoi sert à certains Mahométans de se balafrer le visage, l'estomac, les membres, pensant rendre ainsi hommage à leur prophète? L'offense réside dans la volonté et non dans la poitrine, les yeux, les parties génitales, notre embonpoint, nos épaules ou notre gosier auxquels on s'en prend: «Tel est le trouble de leur esprit que, mis hors d'eux par le délire, ils pensent apaiser les dieux en surpassant toutes les cruautés des hommes (S. Augustin).»—L'état physique que nous tenons de la nature, importe par l'usage que nous en faisons, non seulement à nous, mais aussi au service de Dieu et à celui de notre prochain. Nous n'avons pas le droit de le compromettre sciemment, comme par exemple de nous tuer sous quelque prétexte que ce soit. Ce semble une grande lâcheté et une trahison que de profaner et dégrader les fonctions du corps, par elles-mêmes inconscientes et dépendantes de l'âme, pour épargner à celle-ci de les diriger avec toute la sollicitude que comporte la raison: «De quoi pensent-ils que les dieux s'irritent, ceux qui pensent les apaiser ainsi?... Des hommes ont été châtrés pour servir aux plaisirs des rois, mais jamais esclave ne s'est mutilé lui-même, lorsque son maître lui commandait de ne plus être homme (S. Augustin, d'après Sénèque).» C'est ainsi que les anciens avaient introduit dans leur religion plusieurs pratiques condamnables: «Autrefois, c'était la religion qui, le plus souvent, inspirait le crime et l'impiété (Lucrèce).»

Il n'est pas moins ridicule de juger, d'après nous, de la puissance et des perfections de Dieu, et de croire que c'est à notre intention qu'il a fait les lois qui régissent le monde.—Rien de ce qui est en nous, ne peut être assimilé ou attribué, de quelque façon que ce soit, à la nature divine sans la tacher et la marquer d'autant d'imperfection. Comment cette beauté, cette puissance, cette bonté infinies peuvent-elles, sans en éprouver un préjudice extrême, sans déchoir de leur divine grandeur, souffrir une relation, une ressemblance quelconque avec la chose si abjecte que nous sommes? «Dieu faible, est plus fort que l'homme dans toute sa force; sa folie est plus sage que notre sagesse (S. Paul).» Stilpon le philosophe, auquel on demandait si les dieux se réjouissaient 271 des honneurs que nous leur rendons et des sacrifices que nous leur faisons, répondait: «Vous êtes indiscrets; mettons-nous à l'écart, si nous voulons traiter ce sujet.» Et cependant nous lui assignons des limites à cette nature divine, nous restreignons sa puissance en lui prêtant notre manière de raisonner (j'entends par là nos rêveries et nos songes, comme le comprend la philosophie lorsqu'elle dit: «le fou lui-même, le méchant ont leur raison quand ils sont hors de sens, mais c'est une raison de forme particulière»); nous voulons la soumettre à ce que conçoit notre esprit si frivole et si faible elle qui nous a créés, nous et ce que nous savons.—Parce que rien ne se fait de rien, Dieu n'aurait pu créer le monde avec rien! Eh quoi, a-t-il donc mis en nos mains les clefs et les derniers ressorts de sa puissance, et s'est-il engagé à ne pas dépasser les bornes de notre science? Admettons, ô homme, que tu aies pu saisir ici-bas quelques traces de ce qu'il a fait; penses-tu qu'il y ait mis tout ce dont il est capable, employé toutes les formes qu'il est susceptible de lui donner, épuisé toutes les idées qu'il en peut avoir? Tu ne vois que l'ordre et la règle qui règnent en ce petit caveau où tu es logé, si encore tu les vois; mais sa divinité a une juridiction qui s'étend bien au delà, à l'infini; et, auprès de cet infini, l'espace que tu embrasses n'est rien: «Le ciel, la terre, la mer pris ensemble, ne sont rien à côté de l'universalité du grand tout (Lucrèce).» La loi que tu invoques, est une loi qui n'a trait qu'à la sphère où tu vis; tu ne connais pas la loi qui est de règle universelle.—Occupe-toi de ce qui te concerne et non de lui; il n'est ni ton confrère, ni ton concitoyen, ni ton compagnon. S'il s'est quelque peu communiqué à toi, ce n'est pas pour se ravaler à ta petitesse, ni pour que tu contrôles son pouvoir; le corps humain ne peut voler dans les nues, cette communication qui t'est faite ne s'étend pas au delà de ce que tu es à même de comprendre. Le soleil accomplit sans arrêt sa tâche ordinaire; les bornes de la mer et de la terre ne peuvent se confondre; l'eau est mobile et n'offre pas de résistance; un mur ne peut, sans effraction, être pénétré par un corps solide; l'homme ne peut conserver la vie dans les flammes; il ne peut, en corps, être à la fois au ciel, sur la terre et en mille lieux divers; mais ces règles, c'est pour toi que Dieu les a faites, c'est toi seul qu'elles * lient. Lui-même a fourni aux Chrétiens la preuve qu'aucune ne l'a arrêté quand il lui a plu de la franchir. Et, en vérité, pourquoi, tout-puissant comme il l'est, aurait-il assigné une limite à sa force; en faveur de qui eût-il renoncé à ce privilège?

Non seulement ces règles s'appliquent à notre monde mais à d'autres encore qui, vraisemblablement, existent en nombre infini et probablement bien différents de celui-ci.—Ta raison ne semble, sur aucun point, être plus dans le vrai, être plus fondée à penser ainsi qu'elle le fait, que lorsqu'elle te laisse entrevoir la pluralité des mondes: «La terre, le soleil, la lune, la mer et tout ce qui est, ne sont point uniques en leur genre: ils sont en nombre infini (Lucrèce).» Les plus fameux esprits des 273 temps passés l'ont cru et quelques-uns même parmi nous, cédant en cela aux apparences selon la raison humaine; d'autant que, dans cet édifice que nous avons sous les yeux, il n'y a rien d'isolé et qui soit seul de son espèce: «Il n'y a pas, dans la nature, d'être qui n'ait son semblable, qui naisse et qui croisse isolé (Lucrèce).» Toutes les espèces sont en nombre plus ou moins varié, ce qui rend invraisemblable que ce monde soit le seul ouvrage que Dieu ait fait sans lui donner de compagnon et que la matière qui a servi à le faire, ait été épuisée en cet unique exemplaire. «On est donc forcé de convenir qu'il s'est fait encore ailleurs des agglomérations de matières, semblables à celles que l'éther embrasse dans son vaste contour (Lucrèce)», surtout si cet ouvrage porte en lui la vie comme ses mouvements le feraient croire, au point que Platon l'affirme et que plusieurs des nôtres ou le confirment ou n'osent soutenir le contraire. Ne paraît pas davantage invraisemblable cette opinion des temps anciens que le ciel, les étoiles et les autres parties de l'univers sont composés d'un corps et d'une âme, mortels quant aux éléments qui entrent dans leur composition, mais immortels par la volonté du Créateur.—Or, s'il y a plusieurs mondes, comme le pensaient Démocrite, Épicure et presque tous les philosophes, savons-nous si les principes et les règles qui président au nôtre sont les mêmes dans les autres? peut-être leur physionomie et leur constitution sont-elles autres; Épicure les admet semblables, aussi bien que dissemblables. En celui-ci, nous voyons une infinité de variétés des plus diverses, par le seul fait de la distance qui sépare les lieux où elles se rencontrent: dans le nouveau coin de terre que nos pères viennent de découvrir, on ne trouve ni blé, ni vin, ni aucun de nos animaux, tout y est autre; voyez, aux temps passés, dans combien de parties du monde on ne connaissait ni Bacchus, ni Cérès.—A en croire Pline et Hérodote, il existe en certains endroits des hommes qui nous ressemblent fort peu; dans d'autres, leur conformation bâtarde et mal définie participe de l'être humain et de la bête. Il y aurait des contrées où les hommes naissent sans tête, ayant les yeux et la bouche à la poitrine; d'autres où chacun réunit en lui les deux sexes; d'autres où ils marchent à quatre pattes; d'autres où ils n'ont qu'un œil au milieu du front et la tête ressemblant plus à celle du chien qu'à la nôtre; d'autres où la partie inférieure de leur corps tient de celle d'un poisson et qui vivent dans l'eau; d'autres où ils ont la tête si dure, la peau du front si résistante que le fer ne peut y mordre et s'émousse dessus; d'autres où les femmes accouchent à cinq ans et meurent à huit; d'autres où les hommes n'ont pas de barbe; dans d'autres, l'usage du feu est inconnu; il en est où le sperme est de couleur noire; dans d'autres encore, l'homme se transforme naturellement en loup, en jument, puis redevient homme. Si ces assertions sont exactes et si, comme le dit Plutarque, en quelques endroits des Indes, il y a des hommes qui n'aient pas de bouche et se nourrissent en respirant certaines odeurs, combien d'erreurs existeraient dans nos descriptions de 275 l'espèce humaine? Si ce ne sont pas là des plaisanteries, ces hommes ne doivent probablement ni être doués de raison, ni capables de vivre en société; en tout cas, les règles de notre organisation intérieure, les causes qui y ont amené, ne sauraient pour la plupart leur être applicables.

Les règles que nous avons cru déduire de la nature, sont sans cesse démenties par les faits; tout est obscurité et doute. Diversité des opinions sur le monde et sur la nature.—Combien, en outre, y a-t-il de choses que nous connaissons qui vont à l'encontre de ces belles règles que nous-mêmes avons tracées et que nous prêtons à la nature? Et nous voudrions y soumettre Dieu lui-même! Combien de choses sont dites miraculeuses et contre nature, et cela par chaque homme, par chaque nation d'après son degré d'ignorance? Combien auxquelles nous découvrons des propriétés mystérieuses et au-dessus de tout ce que nous supposons pouvoir être! car «aller suivant la nature» n'est autre qu'«aller suivant notre intelligence», dans la limite où elle peut comprendre et où nous y voyons clair; ce qui dépasse, nous le tenons pour monstrueux et contraire à l'ordre normal. A ce compte, tout serait donc monstrueux pour les plus avisés et les plus habiles; car ce sont eux auxquels la raison humaine a donné la conviction qu'elle-même n'a ni base, ni fondements quels qu'ils soient, non seulement pour assurer que la neige est blanche, alors qu'Anaxagoras la disait noire, mais pour affirmer si quelque chose existe ou si rien n'existe; si la science est, ou si tout est ignorance, ce que Metrodorus de Chio refusait à l'homme de pouvoir trancher; si même nous vivons, impuissante qu'elle est à nous tirer de ce doute qu'exprime Euripide, non sans apparence de raison: «La vie que nous vivons est-elle la vie, ou est-ce ce que nous appelons la mort qui est la vie?» Pourquoi en effet prétendons-nous être, quand cela ne dure qu'un instant qui n'est qu'un éclair dans le cours infini d'une nuit éternelle, interruption bien courte de notre condition naturelle et perpétuelle, la mort occupant tout ce qui précède, tout ce qui suit ce moment et même une bonne partie de cet instant?—D'autres affirment que le mouvement n'existe pas, que tout est immobile, comme le prétendent ceux qui sont de l'école de Mélissus: s'il n'y a qu'un monde, disent-ils, ni le mouvement de rotation, ni le mouvement de translation que nous lui supposons, ne sauraient avoir d'utilité, comme le prouve Platon.—D'autres pensent qu'il n'y a ni génération, ni corruption dans la nature.—Au dire de Protagoras, le doute seul y subsiste; sur tout, on est également fondé à discuter, même sur cette assertion que tout est également discutable.—Nausiphane * dit que les choses qui paraissent être, ne sont pas, pas plus qu'elles ne sont; que rien n'est certain que l'incertitude;—Parménide, qu'il semble que d'une façon générale, rien n'existe, sauf un Être unique;—Zénon, qu'un Être unique n'existe même pas et qu'il n'y a rien. Si un Être unique existait, dit-il, il serait en un autre ou en lui-même; s'il était en un autre, ils seraient deux; 277 s'il était en lui-même, ils seraient encore deux: le contenant et le contenu.—La conclusion de tous ces dogmes est que toute chose dans la nature n'est qu'une ombre ou fausse ou vaine.

La puissance divine ne peut être définie par aucun langage humain, dont l'imperfection est la cause de toutes les erreurs et de toutes les contestations qui se produisent.—Il m'a toujours semblé que, de la part d'un chrétien, dire: «Dieu ne peut mourir; Dieu ne peut se dédire; Dieu ne peut faire ceci ou cela», est une façon de parler absolument indiscrète et irrévérencieuse. Je trouve mauvais d'enclore ainsi la puissance divine par les termes que nous employons; et ce que nous voulons rendre, quand nous parlons ainsi, il le faudrait exprimer plus respectueusement et plus religieusement.

Notre langage a ses faiblesses et ses défauts, comme toutes choses: la plupart des troubles de ce monde ont pour origine des subtilités de grammairiens; nos procès ne naissent que des discussions engendrées par l'interprétation des lois; la plupart des guerres, de notre impuissance à avoir su exprimer clairement les conventions et les traités conclus par les princes entre eux. Combien de querelles, et querelles importantes, sont résultées dans le monde entier, du doute auquel prête le sens de cette seule syllabe «Hoc»!—Prenons une tournure de phrase que la logique même indique comme de la plus grande clarté; si vous dites: «Il fait beau temps», et que vous disiez la vérité, c'est que le temps est beau. C'est là une forme de langage précise; elle est cependant encore sujette à nous induire en erreur; si, en effet, poursuivant notre démonstration, vous dites: «Je mens», et que vous disiez vrai, vous mentez. Dans l'une et l'autre de ces deux phrases, la construction, la raison, la force de la conclusion sont les mêmes, et pourtant vous voilà empêtrés parce qu'elles présentent deux déductions contraires. Cela met les philosophes de l'école de Pyrrhon dans l'impossibilité d'employer notre manière de parler pour exprimer le doute qui, en toutes choses, est leur règle. Il leur faudrait une autre langue; la nôtre, entièrement composée de propositions affirmatives, est tout à fait opposée à leur doctrine, si bien que lorsqu'ils disent: «Je doute», on les prend aussitôt à la gorge, pour leur faire avouer qu'au moins ils savent et assurent une chose, c'est qu'ils doutent. Si bien que, pour se dégager de cette objection, on les a contraints, empruntant à la médecine cette comparaison sans laquelle ils ne pourraient expliquer leur situation d'esprit, à convenir que lorsqu'ils disent: «J'ignore», ou: «Je doute», cette assertion est liée au reste de la proposition et disparaît avec elle, absolument comme la rhubarbe qui chasse du corps les mauvaises humeurs et est emportée avec et en même temps qu'elles. Cette même idée est plus exactement rendue par cette phrase interrogative: «Que sais-je?» qu'accompagnée d'une balance, j'ai prise comme devise.

C'est par suite de cette même imperfection que nous disons qu'il y a des choses impossibles à Dieu.—Voyez 279 combien dans les discussions actuelles sur notre religion, on se prévaut de cette manière de parler pleine d'irrévérence que je condamne. Si vous pressez trop vos adversaires, ils vous diront sans hésitation qu'«il n'est pas en la puissance de Dieu de faire que son corps soit à la fois au paradis, sur la terre et en divers lieux»! Comme en a fait son profit cet auteur de l'antiquité qui aime tant à railler: «Aussi, dit-il, quelle consolation pour l'homme de voir que Dieu ne peut pas tout; car, lors même qu'il le voudrait, il ne peut se tuer, ce qui est le plus grand privilège que nous ayons dans notre condition; il ne peut faire que les mortels soient immortels, ni que les morts ne soient pas morts; non plus que celui qui a vécu, n'ait pas vécu; que quiconque a reçu des honneurs, ne les ait point reçus; il n'a d'autre action sur le passé, que l'oubli»; et, affirmant ce rapprochement de l'homme et de Dieu par des exemples plutôt plaisants, «il ne peut faire, ajoute-t-il, que deux fois dix ne fassent pas vingt». Ainsi parle cet auteur qu'un chrétien devrait éviter d'imiter, tandis qu'au contraire il semble que, dans son orgueil, l'homme recherche ce langage aussi prétentieux qu'insensé pour ramener Dieu à sa propre mesure: «Que demain le Père des dieux couvre le ciel de nuages ou fasse resplendir le soleil dans un air pur, il ne peut faire que ce qui a été n'ait point été ni détruire ce que l'heure qui fuit a emporté sur son aile (Horace).» Quand nous disons que l'infinité des siècles, tant passés qu'à venir, ne représente pour Dieu qu'un instant; que sa bonté, sa sagesse, sa puissance sont dans son essence même, c'est notre bouche qui parle, mais notre intelligence ne comprend ce qu'elle dit.

Notre outrecuidance ne nous a-t-elle pas portés à le faire à notre image, alors que toute conception à son sujet nous est impossible.—Dans notre outrecuidance, nous voulons soumettre la divinité à notre examen; de là, toutes ces rêveries, toutes ces erreurs répandues dans le monde, qui met dans sa balance et pèse des choses pour lesquelles les poids dont il dispose sont si insuffisants: «Il est étonnant de voir jusqu'où va l'arrogance du cœur humain après le plus petit succès (Pline).» Avec quelle rudesse et quel mépris les Stoïciens critiquent Épicure de ce qu'il avance que Dieu seul est l'Être véritablement bon et heureux, et que le Sage n'a de ces attributs que l'ombre et l'apparence! Avec quelle témérité ils soumettent Dieu au destin! Puisse, parmi ceux qui se disent chrétiens, ne pas s'en trouver qui fassent de même! De leur côté, Thalès, Platon et Pythagore l'asservissent à la nécessité.—Cette prétention de vouloir nous rendre compte de ce que c'est que Dieu, a conduit un de nos grands docteurs à lui attribuer un corps; ce qui est cause qu'il nous arrive de faire, tous les jours, remonter à lui les événements importants d'un ordre particulier. Quand ils sont pour nous d'une certaine gravité, il semble qu'il doit en être de même pour lui, et qu'il doit y regarder davantage et avec plus d'attention que lorsqu'ils nous touchent moins ou ne sont 281 que de peu de conséquence: «Les dieux s'occupent des grandes choses et négligent les petites (Cicéron)». Poursuivez et vous verrez où vous conduit ce raisonnement: «Les rois eux-mêmes ne descendent pas dans les détails infimes du gouvernement (Cicéron)», comme si, à ce roi, il en coûtait davantage de remuer un empire que la feuille d'un arbre; comme si sa providence s'exerçait d'une façon autre, qu'elle règle la conduite d'une bataille ou le saut d'une puce. Son mode de gouvernement se prête à tout, s'exerce sur tout de la même manière, avec la même force, le même ordre; notre intérêt n'y est pour rien, nos mouvements, nos dispositions n'y font rien: «Dieu, si parfait ouvrier dans les grandes choses, ne l'est pas moins dans les petites (S. Augustin).»—Notre arrogance nous ramène toujours à cette assimilation qui est un blasphème. Parce que nos occupations nous sont une charge, Straton en affranchit les dieux d'une façon absolue, tout comme il en est ici-bas de leurs prêtres. Suivant lui, c'est la nature qui produit tout et en assure la conservation; les divers éléments dont le monde est composé, se maintiennent en vertu de leur propre mouvement, et l'homme n'a plus à craindre de jugement divin «parce qu'un être heureux et éternel n'a point de peine et n'en fait à personne (Cicéron)». Du fait qu'il est dans l'ordre de la nature qu'entre toutes choses subsiste un rapport constant, le nombre infini des mortels comporte un pareil nombre d'immortels, l'infinité des choses qui tuent et ruinent en présuppose autant qui conservent et sont de profit. Enfin, il estime que les âmes des dieux, sans avoir besoin de langue, d'yeux, d'oreilles, sentent chacune ce que l'une d'elles ressent et jugent nos pensées ainsi qu'il arrive aux âmes des humains qui, lorsqu'elles sont libres et émancipées de toute solidarité avec le corps soit par le sommeil, soit parce qu'elles sont tombées en extase, devinent, pronostiquent et voient des choses qui leur demeurent cachées tant qu'elles sont liées aux corps.—Devenus fous, dit saint Paul, en croyant être sages, nous avons transformé la gloire de Dieu qui est incorruptible, en limage de l'homme qui n'est que corruption.

Incapables de créer quoi que ce soit, nous sommes arrivés à faire des dieux à la douzaine.—Voyez quelle charlatanerie déployée dans ces déifications de l'antiquité: Après les pompes d'un grand et superbe service funèbre, au moment où le feu, gagnant le haut de la pyramide, atteignait le lit sur lequel était placé le trépassé, on laissait échapper un aigle qui s'élevait dans les airs, symbolisant l'âme du défunt montant en paradis. Nous avons, représentant cette scène, mille médailles, notamment une de cette honnête femme qu'était Faustine, où l'aigle est figuré emportant vers le ciel ces âmes déifiées campées à califourchon sur ses ailes. C'est pitié de voir comme nous nous évertuons à nous tromper nous-mêmes par nos singeries et nos inventions: «Ils redoutent ce qu'eux-mêmes ont inventé (Lucain)», comme les enfants qui s'effraient de la figure de leur camarade qu'eux-mêmes ont barbouillé et noirci: «Quoi de plus malheureux que l'homme esclave 283 des chimères qu'il s'est faites (Pline)!»—C'est bien loin d'honorer celui qui nous a créés, que d'honorer celui que nous avons fait. Auguste eut plus de temples que Jupiter, ils furent fréquentés avec autant de dévotion et aussi réputés par leurs miracles. Les Thasiens, pour reconnaître les bienfaits qu'ils avaient reçus d'Agésilas, vinrent lui dire qu'ils l'avaient placé au rang des dieux: «Puisque votre nation, leur répondit-il, a le pouvoir de faire dieu qui bon lui semble, faites-en un de l'un de vous, pour que je voie; puis, quand j'aurai vu comment il s'en trouve, je verrai si j'ai de grands remerciements à vous adresser pour votre offre.»—Que l'homme est donc insensé! il ne saurait créer un ciron, et il fait des dieux à la douzaine! Écoutez Trismégiste faisant l'éloge de ce dont nous sommes capables: «Parmi les choses admirables, il en est une qui les dépasse toutes, c'est que l'homme ait pu découvrir la nature divine et imaginer en quoi elle consiste.»

Énoncé de quelques arguments mis en avant pour déterminer la nature de Dieu.—Voici à ce sujet quelques-uns des arguments ayant cours dans les écoles de philosophie, «auxquelles seules il est donné de connaître les dieux et les puissances célestes, ou de savoir qu'il est impossible de les connaître (Lucain)»: «Si Dieu est, c'est un être animé; si c'est un être animé, il a des sens; s'il a des sens, il est sujet à la corruption. S'il n'a pas de corps, il n'a pas d'âme, par conséquent il ne peut rien; et s'il a un corps, il est périssable.» Voilà bien vraiment un raisonnement péremptoire, triomphant de toute objection!—«Nous sommes incapables d'avoir fait le monde, il y a donc quelque nature supérieure à la notre, qui y a mis la main.—Ce serait une sotte arrogance que de nous estimer la créature la plus parfaite de cet univers; il y a donc quelque chose de meilleur que nous, ce quelque chose c'est Dieu.—Quand vous voyez une riche et pompeuse demeure, alors même que vous ne savez pas qui en est le maître, vous ne dites pas qu'elle a été faite pour des rats; ne devons-nous pas croire de même que cette divine construction qu'est le palais céleste, est l'habitation de quelque maître plus grand que nous?—Celui qui est à l'échelon supérieur, n'est-il pas toujours le plus élevé en dignité? or, nous sommes au plus bas.—Rien, sans âme ni raison, ne saurait produire un être capable de raison et susceptible de donner la vie; le monde nous produit, donc il a âme et raison.—Chaque fraction de nous-mêmes est moindre que nous-mêmes; nous sommes une fraction du monde, le monde est donc doué de sagesse et de raison, et ce, à un degré supérieur à nous.—C'est une belle chose que d'avoir un grand gouvernement; le monde, sous ce rapport, témoigne donc de l'excellence du principe qui préside à ses destinées.—Les astres ne nous nuisent pas, la bonté est donc au nombre de leurs qualités.—Nous avons besoin de nourriture, les dieux sont donc dans le même cas; ils se nourrissent des vapeurs de l'atmosphère.—Les biens de ce monde ne sont pas des biens aux yeux de Dieu, il doit donc en être de même à nos yeux.—Qui en offense 285 un autre, qui se trouve offensé par autrui, font à un égal degré preuve d'imperfection; c'est donc folie de redouter Dieu.—Dieu est bon par nature, l'homme ne l'est qu'en s'y appliquant, ce qui constitue en lui une supériorité.—La sagesse divine et la sagesse humaine ne se distinguent que parce que la première est éternelle; or une durée plus ou moins grande n'ajoute rien à la sagesse, nous allons donc de pair sur ce point.—Nous possédons la vie, la raison, la liberté; nous apprécions la bonté, la charité, la justice, ces qualités appartiennent donc à Dieu.»—En somme, c'est l'homme qui admet ou rejette l'existence de Dieu, qui imagine les conditions de cette existence qu'il modèle sur lui-même; quel patron et quel modèle! Étire les qualités humaines, donne-leur de l'élévation et de la grandeur autant qu'il te plaira, enfle-toi, pauvre homme, enfle-toi encore, encore et encore, «enfle-toi à en crever, tu n'en approcheras toujours pas (Horace)». «Les hommes croyant penser à Dieu, dont ils ne peuvent avoir une idée, pensent à eux-mêmes; c'est à eux, et non pas à lui, qu'ils le comparent (S. Augustin).»

Dans ce qui relève de la nature, les effets ne dépendent qu'à moitié des causes; dans le cas présent, la divinité ne relève pas d'elle, elle est trop haut placée, trop loin de nous, trop supérieure à tout ce que nous pouvons imaginer, pour que nos conclusions l'atteignent et aient action sur elle; ce n'est pas par nous-mêmes que nous arriverons à démêler une telle question, la route qu'il nous est donné de suivre est trop en contre-bas; du sommet du mont Cenis au ciel il y a pour nous aussi loin que si nous étions au fond de la mer; si vous voulez en juger, consultez votre astrolabe.

On allait jusqu'à admettre couramment que les dieux pouvaient entrer en rapport intime avec la femme.—On va même jusqu'à faire entrer Dieu en rapports charnels avec la femme; cela s'est présenté fréquemment et dans tous les temps: Pauline, femme de Saturninus, dame romaine de haute réputation, croyant coucher avec le dieu Sérapis, se * trouva, par la connivence des prêtres du temple, tomber dans les bras d'un de ses admirateurs épris d'amour pour elle.—Varron, le plus spirituel et le plus savant des auteurs latins, écrit dans ses ouvrages de théologie que le desservant du temple d'Hercule, jetant les dés, d'une main pour lui, de l'autre pour son dieu, joua contre celui-ci un souper et une fille galante. S'il gagnait, les offrandes des fidèles devaient en faire les frais; sinon, c'était à ses dépens: il perdit et paya le souper et la fille. Cette dernière, qui s'appelait Laurentine, vit pendant la nuit le dieu dans ses bras, et celui-ci lui dit que le premier qu'elle rencontrerait le lendemain, l'indemniserait dans la mesure de ce qu'elle était en droit d'attendre, le ciel s'intéressant à elle. Celui qu'elle rencontra fut un jeune homme de grande fortune du nom de Teruncius qui la mena chez lui et, dans la suite, la fit son héritière. A son tour, pensant faire une chose agréable à son dieu, elle légua ses biens au peuple romain, ce qui fit qu'on lui concéda les honneurs divins.—Platon descendait des dieux par une double 287 filiation, qui toutes deux remontaient à Neptune; cela n'a pas suffi: On tenait pour certain à Athènes qu'Ariston, mari de la belle Perictione, voulant entrer en rapport intime avec elle, n'y parvint pas et que, dans un songe, Apollon l'avertit de la respecter et de la laisser intacte, jusqu'à ce qu'elle eût accouché; c'est ainsi que Platon serait venu au monde.—Combien les religions anciennes présentent-elles d'histoires semblables de pauvres humains trompés par les dieux, et combien de maris sont représentés victimes de pareil outrage, pour rehausser l'enfant en lui attribuant une origine divine.—Chez les Mahométans, la croyance populaire admet la naissance d'enfants sans père, conçus en esprit, auxquels, par l'intervention divine, des vierges donnent le jour; on les désigne sous le nom de «Merlins» qui, en leur langue, a cette signification.

Nous avons fait Dieu à notre image parce que nous nous imaginons être la perfection.—Notons que chaque être n'a rien de plus cher ni qu'il estime davantage que lui-même: le lion, l'aigle, le dauphin ne prisent rien au-dessus de leur espèce, et chacun juge des qualités qu'il constate en toutes choses d'après les siennes. Ces qualités que nous possédons, nous pouvons les supposer plus ou moins grandes, mais c'est tout; et, en dehors de cette possibilité, étant donné que nous ne pouvons en imaginer qui ne sont point et dont nous puissions doter la divinité, il n'y a pas à sortir de là et à passer outre; d'où ces conclusions qu'ont émises les anciens: «De toutes les formes, la plus belle est celle de l'homme; Dieu doit donc avoir cette forme.—Nul ne peut être heureux, s'il est vertueux; être vertueux, s'il n'est doué de raison; et la raison ne pouvant avoir son siège que dans une tête organisée comme celle de l'homme, Dieu par suite doit également avoir même visage que nous: «C'est une habitude et un préjugé de notre esprit, qui fait que nous ne pouvons penser à Dieu, sans nous le représenter sous la forme humaine (Cicéron).»—A cela Xénophane objectait plaisamment que si les animaux se forgent des dieux, comme il est à croire qu'ils le font, ils doivent certainement, eux aussi, les concevoir semblables à eux, devant s'estimer, comme nous le faisons nous-mêmes, les chefs-d'œuvre de la création. Car pourquoi un oison ne dirait-il pas: «Tout ce dont se compose l'univers est à mon usage: la terre me sert à marcher, le soleil à m'éclairer, les étoiles président à ma destinée; je tire tel avantage des vents, tel autre des eaux; il n'est rien que la voûte céleste ne considère plus favorablement que moi, je suis le favori de la nature! L'homme ne me soigne-t-il pas? il me loge, il est mon serviteur; c'est pour moi qu'il sème et fait ses moutures; s'il me mange, ne mange-t-il pas aussi l'homme son semblable, et moi-même est-ce que je ne mange pas les vers qui le tuent et le mangent lui aussi?» Une grue est en droit d'en dire autant et même plus encore, car elle a la liberté de voler, et par elle la possession de cette belle et haute région des airs, «tant la nature est une douce médiatrice et porte les êtres à s'aimer eux-mêmes (Cicéron)».

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De même, nous estimons que tout en ce monde n'existe que pour nous; ce qui avait conduit à doter chaque dieu d'attributions en rapport avec ceux de nos besoins auxquels il avait charge de satisfaire.—De ce train, nous en arrivons à ce que le destin n'a que nous en vue, quand il rend ses arrêts; c'est pour nous que le monde existe, que l'éclair brille, que la foudre tonne; le créateur, les créatures, tout est à notre intention; nous sommes le but, l'objectif de l'universalité des choses.—Examinez le compte tenu par la philosophie, depuis deux mille ans et plus, de ce qui se passe au ciel: les dieux n'ont agi, n'ont parlé que pour l'homme; aucune consultation, aucune vacation pour un autre objet n'y sont enregistrées. Les voilà en guerre contre nous: «Les enfants de la terre firent trembler l'auguste palais du vieux Saturne et tombèrent enfin sous les coups d'Hercule (Horace).» Les voici prenant part à nos troubles, pour nous rendre ce que si souvent nous avons fait nous-mêmes à leur égard quand ils étaient divisés: «Neptune, de son trident redoutable, ébranle les murs de Troie et renverse de fond en comble cette cité superbe; de son côté, l'impitoyable Junon se tient aux portes Scées (Virgile).»—Les Cauniens, jaloux de maintenir la suprématie de leurs dieux, prennent les armes le jour qui leur est consacré et vont, courant dans toute la banlieue, frappant l'air de ci, de là, à coups redoublés avec leurs glaives, pourchassant ainsi à outrance et jetant hors de leur territoire les dieux étrangers.—La puissance des dieux est répartie suivant nos besoins: il en est qui guérissent les chevaux, d'autres les hommes; qui de la peste, qui de la teigne, qui de la toux, qui d'une sorte de gale, qui d'une affection autre, «tant la superstition introduit les dieux, même dans les plus petites choses (Tite-Live)!» Celui-ci fait pousser les raisins, celui-là les aulx. L'un est préposé à la débauche, cet autre au commerce. Chaque corps de métier a son dieu; chaque divinité a sa province où elle est plus particulièrement en crédit, l'une à l'Orient, l'autre à l'Occident: «Là sont les armes de Junon, là son char (Virgile)»... «O saint Apollon, toi qui habites le centre du monde (Tite-Live)!»... «La ville de Cécrops honore Pallas; l'île de Crète, Diane; Lemnos, Vulcain; dans le Péloponèse, Sparte et Mycènes adorent Junon; Pan est le dieu du Ménale et Mars est vénéré dans le Latium (Ovide)». Il en est qui n'ont d'action que sur un bourg, sur une famille; qui logent seuls, tandis que d'autres sont en compagnie, soit parce qu'ils le veulent bien, soit parce qu'ils s'y trouvent obligés: «Le temple du petit-fils est réuni à celui de son divin aïeul (Ovide).» Il en est de si chétifs et de si infimes (car leur nombre s'en élève jusqu'à trente-six mille), qu'il faut les mettre à cinq ou six pour qu'ils arrivent à produire un épi de blé, et chacun prend le nom de sa fonction dans cette œuvre commune; ils sont trois pour une porte, chargés respectivement des vantaux, des gonds, du seuil; pour un enfant, ils sont quatre et veillent à son emmaillotement, à ce qu'il boit, à ce qu'il mange, au sein de sa nourrice. Il en est qui 291 sont authentiques; d'autres qui ne le sont pas et sur lesquels plane le doute; certains ne sont pas encore admis en paradis: «Puisque nous ne les jugeons pas encore dignes de l'honneur du ciel, permettons-leur d'habiter les terres que nous leur avons accordées (Ovide).»—Nous en trouvons qui sont physiciens, poètes, d'autres qui n'ont pas d'attributions; certains tiennent de la nature divine et de la nature humaine; ils intercèdent pour nous, sont nos médiateurs auprès de la divinité; le culte de nombre d'entre eux était restreint et d'ordre secondaire; d'autres avaient à l'infini des titres et des charges; les uns étaient bons, les autres mauvais: il y en avait de vieux et cassés, de mortels; Chrysippe estimait qu'au dernier cataclysme devant produire la fin du monde, tous, sauf Jupiter, cesseraient d'être. Enfin, l'homme forge mille rapports, souvent plaisants, entre Dieu et lui; ne vont-ils pas jusqu'à être compatriotes: «L'île de Crète, berceau de Jupiter (Ovide).»

L'esprit qui veut pénétrer les mystères de la nature, s'y perd; à combien d'idées diverses n'a pas donné lieu la matière dont est formé le soleil!—Le grand pontife Scévola et Varron, le grand théologien de son époque, nous donnent à cela l'excuse suivante: «Il est nécessaire que beaucoup de vérités soient ignorées du peuple, et qu'il croie beaucoup d'assertions qui ne sont pas»; «comme il ne cherche la vérité que pour s'affranchir, soyons certains qu'il est de son intérêt d'être trompé (S. Augustin)». L'œil de l'homme ne peut se rendre compte des choses que sous les formes dont il a notion. Vous souvient-il du saut que fit ce malheureux Phaéton pour avoir voulu, lui, simple mortel, prendre en main les rênes des chevaux de son père? notre esprit s'émeut, s'égare et s'expose à une chute semblable, quand sa témérité lui fait affronter pareilles impossibilités. Demandez à la philosophie de quoi est composé le soleil; que vous répond-elle, sinon qu'il est composé de fer, de pierre ou de telle autre matière dont nous faisons usage.—Demandez à Zénon ce que c'est que la nature: «C'est, vous dira-t-il, un feu qui est une sorte d'artisan ayant la faculté d'engendrer et procédant d'après des règles invariables».—Archimède, ce maître en cette science qui se décerne la préséance sur toutes les autres comme ne connaissant que du vrai et du certain, vous dit: «Le soleil est un dieu de fer en ignition.» Voilà vraiment une belle définition, résultat de ces soi-disant irréfutables conclusions auxquelles aboutissent les démonstrations de la géométrie, science dont la nécessité et l'utilité ne sont cependant pas tellement incontestables, que Socrate n'ait estimé qu'il suffisait d'en savoir assez pour arpenter la terre que l'on acquiert ou dont on se défait; et que Polynæus, qui en avait été un des maîtres les plus fameux et les plus illustres, ne l'ait prise en mépris, comme pleine d'erreurs et de vanité apparente, après avoir goûté les doux fruits des jardins d'Épicure, si chers aux timides.—A ce propos, Socrate, dans Xénophon, parlant d'Anaxagore que l'antiquité considérait comme plus entendu que personne autre aux choses célestes 293 et divines, dit que son cerveau s'altéra, ainsi que cela arrive chez tous ceux qui scrutent avec excès les questions qui excèdent leur compétence. Faisant du soleil une pierre ardente, il ne réfléchissait pas qu'une pierre ne devient pas lumineuse sous l'action du feu, et, qui plus est, qu'elle se consume. Considérant le soleil et le feu comme ne faisant qu'un, il oubliait que le feu ne noircit pas les êtres qui s'y trouvent exposés, qu'il nous est possible de le regarder fixement et qu'il tue les plantes et les herbes. De l'avis de Socrate et aussi du mien, le jugement le plus sage qu'on puisse porter sur le ciel, c'est de n'en point juger. Platon, parlant des démons dans Timée, dit: «C'est une entreprise qui surpasse ce dont nous sommes capables, que de traiter ce sujet; il faut à cet égard nous en rapporter aux anciens qui se prétendent descendre des dieux; il n'est pas raisonnable de nous refuser à croire ce qu'ils nous en disent, eux qui sont leurs fils, lors même qu'ils ne mettent à l'appui de leur dire aucune raison péremptoire ou vraisemblable, puisqu'ils nous affirment que ce qu'ils nous rapportent sont des traditions de famille qui leur sont bien connues.»

N'a-t-on pas imaginé que le mouvement des corps célestes fonctionne à l'aide des mêmes procédés que les machines de notre invention!—Voyons si nous en savons davantage sur les choses du domaine de la nature dont nous nous occupons. Pour celles auxquelles, de notre propre aveu, notre science ne peut atteindre, n'est-il pas ridicule de leur forger de toutes pièces un corps, et de leur prêter des formes autres que les leurs, qui soient entièrement de notre invention, comme il arrive à propos du mouvement des planètes? Notre esprit ne pouvant arriver à déterminer ni à concevoir comment ce mouvement s'effectue, nous imaginons des ressorts matériels, lourds, de modèles déterminés: «Le timon était d'or, les jantes des roues de même métal et leurs rayons d'argent (Ovide).» On dirait que nous avons eu des cochers, des charpentiers, des peintres qui sont allés là-haut dresser les engins nécessaires pour ces mouvements, agencer les rouages et l'enchevêtrement des corps célestes aux couleurs variées, suivant ce que, d'après Platon, commandaient les nécessités du but à atteindre: «Le monde est un édifice immense, entouré de cinq zones, traversé obliquement par une bordure enrichie de douze signes rayonnants d'étoiles, où ont accès le char de la Lune et ses deux coursiers (Varron)»; ce ne sont là que songes et fantastiques folies. Que ne plaît-il à la nature de nous entr'ouvrir un jour son sein, pour nous laisser voir à découvert ce qui produit et règle ses mouvements, et nous ouvrir les yeux. Dieu! que d'abus, que de mécomptes venant de notre pauvre science, nous constaterions! Je serais bien trompé, si nous trouvions une seule de ces assertions qui soit juste, et si nous n'en acquérions la conviction que ce dont nous sommes le plus ignorants, c'est de notre ignorance.

En somme, la philosophie nous présente toutes choses sous forme d'énigme comme font les poètes.—N'ai-je pas lu 295 dans Platon ce mot divin, que «la nature n'est rien qu'une poésie énigmatique», comme, dirait-on, une peinture voilée et ténébreuse, éclairée de ci, de là, par de faux jours en nombre infini, sur lesquels s'exercent nos suppositions: «Toutes ces choses sont enveloppées des plus épaisses ténèbres, et il n'y a pas d'esprit assez perçant pour pénétrer le ciel ou les profondeurs de la terre (Cicéron).»—Cela est vrai, la philosophie n'est qu'une poésie sophistiquée. D'où ceux qui dans l'antiquité s'y sont adonnés, tirent-ils leur autorité, si ce n'est des poètes? Les premiers d'entre eux l'étaient et ont philosophé comme ils versifiaient. Platon est poète à ses heures; * Timon l'appelle, par ironie, grand inventeur de miracles. Toutes les sciences traitant de questions dépassant l'intelligence de l'homme s'affublent des licences de la poésie. Les femmes emploient des dents en ivoire, quand les leurs viennent à leur faire défaut; elles modifient leur teint naturel avec des ingrédients étrangers; elles se font de faux mollets avec du drap et du feutre, se donnent de l'embonpoint avec du coton; au su et au vu de tout le monde, elles s'embellissent d'une beauté qu'elles n'ont pas et qu'elles empruntent; ainsi en agit la science (on dit même que celle du droit admet des fictions qui sont la base de ce que la justice tient pour être la vérité); elle nous offre en paiement, nous demandant de les supposer véritables, des choses qu'elle-même nous déclare être de son invention. Ces épicycles, ces cercles excentriques, concentriques, dont l'astronomie s'aide pour expliquer le mouvement des étoiles, elle ne nous les donne en effet que comme ce qu'elle a pu trouver de mieux à cet égard, ainsi du reste que fait également la philosophie, qui nous présente non ce qui est ou ce qu'elle croit être, mais ce qu'elle a imaginé comme la solution la plus élégante et la plus conforme aux apparences. Platon traitant de l'état de notre corps et de celui des animaux, s'exprime ainsi: «Nous affirmerions que ce que nous avons dit est exact, si un oracle nous en avait donné la confirmation; nous nous bornons à assurer que c'est ce que nous avons trouvé de plus vraisemblable à avancer.»

Sur lui-même, l'homme n'a également que des idées confuses.—Ce n'est pas seulement le ciel que la philosophie fournit de cordages, d'engins et de roues; considérons ce qu'elle dit de nous-mêmes et de notre contexture; il n'y a pas dans le système planétaire et les autres corps célestes plus de rétrogradations, de trépidations, d'ascensions, de reculements et de ravissements que les philosophes n'en ont imaginé dans ce pauvre petit corps humain. En cela il mérite bien le nom de petit Monde qu'ils lui ont donné, tant ils emploient, pour le maçonner et le bâtir, de pièces aux formes les plus variées. Pour expliquer les mouvements qu'ils relèvent chez l'homme, les diverses fonctions et facultés qui sont en nous, en combien de fragments n'ont-ils pas fractionné l'âme? en combien de cases ne l'ont-ils pas répartie? combien de divisions et de subdivisions n'établissent-ils pas en ce pauvre être, en dehors de celles que la nature a faites et qui nous sautent aux yeux? de combien 297 d'emplois et d'occupations ne le chargent-ils pas? Ils en font une sorte de république imaginaire; c'est un sujet qu'ils détiennent et dont ils ont le maniement exclusif; on leur a laissé toute latitude de le démonter, de le classifier, de le remonter, de le présenter sous tel jour qui leur convient; chacun a été laissé libre d'en user à sa fantaisie, et cependant ils ne sont pas encore fixés. Ils n'arrivent pas à établir sur ce point, non des règles positives, mais même de simples hypothèses, qu'il ne se rencontre quelque disposition mal prise, quelque son qui sonne faux et qui échappe, si énorme que soit la machine qu'ils ont construite et en dépit des mille rapiéçages mal appropriés et fantastiques dont elle a été l'objet.—Et à cela il n'est pas d'excuse; quand les peintres peignent le ciel, la terre, les mers, les montagnes, les îles lointaines, nous tolérons qu'ils ne nous en donnent que de vagues ébauches; c'est admissible pour des choses que nous ne connaissons pas et nous nous contentons dans ce cas d'esquisses plus ou moins fantaisistes; mais s'ils peignent d'après nature, ou que le sujet qu'ils ont entrepris nous soit connu et familier, alors nous exigeons d'eux une exacte et parfaite reproduction des lignes et des couleurs; et s'il n'en est pas ainsi, nous ne faisons pas cas de leur œuvre.

J'approuve cette servante de Milet qui, voyant le philosophe Thalès continuellement occupé à contempler la voûte céleste et tenir toujours ses regards en l'air, mit quelque chose sur son chemin pour le faire trébucher, l'avertissant par là qu'avant de s'amuser à penser à ce qui pouvait se passer dans les nues, il devait se préoccuper d'abord de ce qui se passait à ses pieds. C'est avec raison qu'elle lui conseillait de s'examiner, lui, plutôt que le ciel, car ainsi que Cicéron le fait dire à Démocrite: «Nous nous mettons à scruter les cieux, alors que nous ne voyons pas ce qui est à nos pieds.» Nous sommes ainsi faits, que la connaissance de ce qui est sous notre main, est aussi loin de nous se perdant dans les nues, que celle des astres. Ce même reproche que cette femme adressait à Thalès de ne rien voir de ce qui était devant lui, Socrate, au dire de Platon, l'adressait à quiconque se mêlait de philosophie, car tout philosophe ignore ce que fait son voisin, et même ce que lui-même fait, ne sachant même pas ce qu'ils sont tous deux, s'ils sont bêtes ou hommes.

Les gens qui actuellement trouvent trop faibles les raisons de Sebond, ceux qui n'ignorent rien, qui gouvernent le monde, qui savent tout: «Ce qui maîtrise la mer, ce qui règle les saisons; si les astres ont un mouvement propre ou obéissent à une loi étrangère; pourquoi le disque de la lune croît et décroît régulièrement; enfin comment l'harmonie de l'univers résulte de la discorde de ses éléments (Horace)», ont-ils quelquefois, dans leurs livres, prêté attention aux difficultés que présente la connaissance de notre être? Nous voyons bien que nos doigts se meuvent, que nos pieds se déplacent, que certaines parties de notre corps s'ébranlent d'elles-mêmes sans que nous y mettions du nôtre, tandis que d'autres n'entrent en 299 mouvement que sur notre volonté; que certaines émotions nous font rougir, d'autres pâlir; que les idées qui surgissent en nous agissent, les unes sur la rate seulement, d'autres sur le cerveau; il y en a qui nous font rire, d'autres nous font pleurer; d'autres nous frappent dans tous nos sens de peur et d'étonnement et nous immobilisent; si notre pensée vient à s'arrêter sur tel objet, notre estomac se soulève; sur tel autre, certaine partie qui se trouve plus en bas de nous-mêmes en est surexcitée; mais jamais personne n'a su comment ces impressions de l'esprit peuvent arriver à produire une pareille intensité d'action sur un corps qui présente une masse solide, ni quelle est la nature des rapports qui font fonctionner à l'unisson ces admirables ressorts: «Toutes ces choses sont impénétrables à la raison humaine et restent cachées dans la majesté de la nature», écrit Pline; saint Augustin dit de son côté: «Le lien par lequel l'esprit adhère au corps... est admirable et ne saurait être compris de l'homme; cette union, c'est l'homme même»; et, bien que ne se l'expliquant pas, personne ne le met en doute, parce que les opinions des hommes sur ce point résultent de ce que croyaient les anciens, croyances qui font autorité, auxquelles on ajoute foi, comme si elles faisaient partie intégrante de la religion et des lois. Ce qui peut s'en dire d'ordinaire, on n'y prête pas plus attention que si on parlait patois; c'est une vérité acceptée telle que, avec tout ce qui s'y rattache, tous les arguments, toutes les preuves à l'appui, tel un bloc ferme et solide qu'on n'ébranle plus, qu'on ne discute plus. Bien au contraire, chacun, à qui mieux mieux, va replâtrant et consolidant cette croyance reçue de tout ce que peut sa raison, laquelle est un outil souple, se pliant et s'accommodant à tout ce qu'on lui demande, et c'est ainsi que le monde se remplit de niaiseries et de mensonges dans lesquels il se complaît.

Ce qui fait qu'on ne révoque pas ces théories en doute, c'est qu'on les accepte toujours sans examen sous l'autorité du nom de celui qui les a émises.—Ce qui fait qu'on ne révoque que peu de choses en doute, c'est qu'on ne soumet jamais à l'épreuve les impressions communément répandues; on n'en sonde pas le pied qui est le point faible par où elles pèchent, on ne discute que sur les rameaux qu'il produit. On ne demande pas si telle chose est vraie, mais si c'est bien de cette manière ou de telle autre qu'elle a été entendue; on ne s'enquiert pas si ce que Galien a avancé est juste, mais si c'est ainsi ou autrement qu'il l'a dit.—Il était vraiment bien naturel que cette contrainte, qui bride la liberté de nos jugements et tyrannise nos croyances, s'étendît aux écoles et aux arts. Aristote est le dieu de la science scolastique; c'est un sacrilège de discuter ses ordonnances, tout comme c'en était un, à Sparte, de discuter celles de Lycurgue; nous tenons sa doctrine pour loi fondamentale, et peut-être est-elle aussi fausse qu'une autre. Je ne sais pourquoi je n'accepterai pas soit les idées de Platon, soit les atomes d'Épicure, le plein et le vide de Leucippe et de Démocrite, l'eau de Thalès, la nature avec son infinité 301 de formes d'Anaximandre, l'air de Diogène, les nombres et la symétrie de Pythagore, l'infini de Parménide; l'unité de Musée, l'eau et le feu d'Apollodore, les parties similaires d'Anaxagore, la répulsion et l'affinité d'Empédocle, le feu d'Héraclite, ou toute autre opinion d'entre cette infinité d'avis et de sentences qu'a émise notre belle raison humaine qui fait preuve de tant de certitude et de clairvoyance en tout ce dont elle se mêle, aussi bien que j'admets l'opinion d'Aristote sur les principes qui, d'après lui, sont l'origine de tout dans la nature; principes qui reposent sur trois éléments essentiels: la matière, la forme et le manque. Qu'y a-t-il de plus dépourvu de sens que de prétendre que toutes choses dérivent du néant? qu'est-ce que le manque, sinon un élément négatif, et quelle idée d'en avoir fait la cause et l'origine de ce qui est? C'est là cependant une assertion qu'on n'oserait combattre, si ce n'est comme exercice de logique; si on discute, ce n'est pas pour éclaircir le doute que l'on peut concevoir, mais pour défendre le chef de l'école contre les contradicteurs étrangers; en maintenir l'autorité est le but à poursuivre, il n'est pas permis de pousser ses investigations au delà.

Il est bien aisé de bâtir à sa guise sur des fondations dressées à cet effet; par cela même que le commencement a eu lieu suivant telle loi, telle ordonnance, le reste s'ensuit et l'édifice s'élève sans difficulté, comme de lui-même. Par ce procédé notre raison marche d'un pas assuré et nous discourons sans plus ample informé; dès avant la discussion, nos maîtres ont préparé le terrain et gagné dans notre esprit autant qu'il leur en faut pour pouvoir conclure comme ils l'entendent, à la façon de ceux qui, enseignant la géométrie, résolvent des propositions admises à l'avance. Avec le consentement et l'approbation que nous leur prêtons, ils sont libres de nous entraîner à droite, à gauche et de nous faire pirouetter à leur volonté.—Quiconque est cru dans les hypothèses qu'il émet est notre maître, notre Dieu; il a une base si ample, si commode qu'il peut avec un pareil point d'appui s'élever jusqu'aux nues, si cela lui convient. Dans la pratique et la transmission de la science, nous avons accepté pour argent comptant ce mot de Pythagore: «Tout expert doit être cru en ce qui touche son art»; ce qui fait que le dialecticien s'en rapporte au grammairien pour la signification des mots, que le rhétoricien emprunte au dialecticien ses arguments et l'art de les placer à propos; le poète, le rythme du musicien; celui qui s'adonne à la géométrie s'appuie sur les calculs de l'arithméticien; les métaphysiciens prennent pour base les conjectures de la physique, car chaque science a ses principes reposant sur ses hypothèses, ce qui, de toutes parts, lie le jugement de l'homme. Si vous essayez de renverser cette barrière qui constitue une erreur capitale, on vous objecte aussitôt cet aphorisme que ces savants ont continuellement à la bouche: «On ne discute pas avec ceux qui nient les principes.» Or, il ne saurait y avoir de principes chez les hommes qu'autant que la Divinité les leur a révélés; 303 en dehors de cette révélation, le commencement de toutes choses, le milieu, la fin, ne sont que songe et fumée.—A ceux qui, pour combattre, s'appuient sur des hypothèses, il faut opposer comme axiome les thèses contraires à celles sur lesquelles porte le débat; toutes celles que l'homme peut imaginer, se peuvent émettre; elles ont autant d'autorité les unes que les autres, si la raison n'en fait pas la différence. Il faut donc les examiner et les comparer; et en premier lieu, celles que l'on pose en règles générales et qui pèsent le plus lourdement sur nous. Vouloir en arriver à une certitude absolue est, en quelque sorte, un témoignage de folie et d'extrême incertitude; il n'y a pas gens plus fous ni moins philosophes que les Philodoxes de Platon: Que le feu soit chaud, que la neige soit blanche, qu'il n'y ait rien qui soit dur ou qui soit mou, nous n'y contredisons pas, disent-ils, mais encore faut-il qu'on nous le prouve.

Voulons-nous pour nous décider recourir à l'expérience, les sens nous trompent, et la raison, sujette elle-même à l'erreur, ne peut davantage nous guider.—A un tel langage, on conte que les anciens répondaient: à qui mettait la chaleur en doute, de se jeter dans le feu; à qui niait que la glace fût froide, de s'en appliquer sur la poitrine; ces réponses n'étaient pas dignes de gens qui se disaient philosophes. S'ils nous avaient laissés en notre état naturel, acceptant en toutes choses les apparences telles que nos sens les perçoivent, n'ayant d'autres appétits que ceux peu compliqués, déterminés uniquement par les conditions de notre existence, ils auraient été fondés à parler ainsi, mais ce sont eux qui nous ont appris à nous ériger en juges du monde et qui nous ont mis en tête cette singulière prétention, que «la raison humaine a droit de contrôle sur tout ce qui est aussi bien sous la voûte céleste qu'en dehors, qu'elle embrasse tout, peut tout, que par elle tout se sait et se connaît». Semblables réponses pourraient être bonnes chez les Cannibales, qui ont le bonheur de jouir d'une vie longue, tranquille et paisible sans faire application des préceptes d'Aristote, ni même connaître de nom la physique; et elles seraient plus concluantes que toutes autres que les adeptes de la philosophie peuvent imaginer et que leur suggère leur raison; elles sont à la portée de tous les animaux, autant qu'à la nôtre, comme tout ce qui découle purement et simplement de la loi de nature; mais eux se les sont interdites. Pour être conséquents avec eux-mêmes, ils ne peuvent me dire: «Telle chose est vraie, parce que vous la voyez et la sentez ainsi»; il faut qu'ils me démontrent que ce que je crois sentir, je le sens effectivement; et, si je le sens effectivement, pourquoi je le sens, comment, etc...; qu'ils me disent le nom, l'origine, les tenants et les aboutissants de la chaleur, du froid; ce qui fait que ceci a action sur cela et inversement; faute de quoi, ce ne sont pas des philosophes, les philosophes n'admettant rien, n'approuvant rien que du fait de la raison, qui est la pierre de touche, à la vérité pleine de faussetés, d'erreurs, 305 de faiblesse et de défaillance, à laquelle ils soumettent tout ce qu'ils essaient.

Par quoi pouvons-nous mieux éprouver la raison que par elle-même? Si nous ne pouvons l'en croire quand elle parle d'elle, elle n'est guère propre à apprécier ce qui n'est pas elle. Si elle est capable de connaître quelque chose, ce doit être au moins ce qu'elle est et où elle loge, puisqu'elle est en notre âme, dont elle fait partie ou dont elle est un effet. Il n'est pas question ici de la raison par excellence, la seule vraie, dont nous appliquons le nom si mal à propos: celle-ci réside dans le sein de Dieu, c'est là son gîte et sa retraite; c'est de là qu'elle émane, quand il plaît à Dieu de nous en envoyer quelque rayon, telle Pallas sortant du cerveau de Jupiter, quand elle se communiqua au monde.

Que nous apprend-elle par exemple de l'âme? A chaque philosophe, elle inspire une solution différente; cette divergence et les extravagants systèmes de quelques-uns démontrent bien la vanité des recherches philosophiques.—Voyons donc ce que la raison humaine nous apprend sur elle-même et sur l'âme; non sur l'âme en général, dont presque tous les philosophes dotent les corps célestes et ceux d'où dérivent les autres; ni sur celle que Thalès attribue même aux choses qu'on tient comme inanimées et auxquelles il a été amené à en attribuer une, en considérant ce qui se produit dans l'aimant; mais sur celle qui est en nous et que nous devons mieux connaître: «On ne connaît pas la nature de l'âme: naît-elle avec le corps, ou au contraire y est-elle introduite au moment de la naissance? périt-elle avec lui, va-t-elle visiter les sombres abîmes, ou passe-t-elle, par l'ordre des dieux, dans le corps des animaux (Lucrèce)?»

A Cratès et à Dicéarque, la raison avait appris que l'âme n'existe absolument pas, et que le corps s'anime par le seul fait de l'action de la nature; à Platon, que c'est une substance qui porte en elle-même sa propre mise en mouvement; à Thalès, qu'elle est une nature sans cesse en travail; à Asclépiade, le résultat du fonctionnement de nos sens; à Hésiode et à Anaximandre, un composé de terre et d'eau; à Parménide, de terre et de feu; à Empédocle, de sang: «Il vomit son âme de sang (Virgile)»; à Posidonius, Cléanthe et Galien, un foyer ou une sorte de flamme: «Les âmes ont la vigueur du feu et une origine céleste (Virgile)»; à Hippocrate, un esprit répandu dans le corps; à Varron, de l'air pénétrant par la bouche, s'échauffant dans les poumons, se purifiant dans le cœur et se répandant par tout le corps; à Zénon, la quintessence des quatre éléments; à Héraclide du Pont, de la lumière; à Xénocrate et aux Égyptiens, un coefficient variable; aux Chaldéens, une propriété sans forme déterminée: «Une certaine habitude vitale du corps, que les Grecs appellent Harmonie (Lucrèce).» N'oublions pas Aristote d'après lequel l'âme est ce qui fait naturellement mouvoir le corps, il la nomme Entelechie (Perfection), sans plus s'étendre sur sa provenance que sur celle de tout autre de nos organes, ne 307 parlant ni de son essence, ni de son origine, ni de sa nature, mais simplement de ses effets. Lactance, Sénèque et les principaux philosophes dogmatistes confessent que c'est chose qu'ils ne comprennent pas. Et maintenant, après cette énumération d'opinions: «Quelle est la vraie? Un dieu seul peut le savoir,» dit Cicéron. Je reconnais par moi-même, a dit saint Bernard, combien Dieu échappe à mon entendement, puisque déjà je ne puis comprendre les parties dont se compose mon être propre. Héraclite, qui admettait que les êtres sont tout âmes et démons, déclarait pourtant ne pouvoir aller suffisamment loin dans la connaissance de l'âme, au point de parvenir à la comprendre, tellement son essence est impénétrable.

Où loge-t-elle? Cela ne donne pas lieu à de moindres désaccords, ni à moins de discussions: Hippocrate et Hiérophile la placent dans le cervelet; Démocrite et Aristote, par tout le corps, «comme lorsqu'on dit que la santé appartient au corps, sans que pour cela elle fasse partie de l'homme en santé (Lucrèce)»; Épicure dans l'estomac: «car c'est là qu'on se sent palpiter de crainte et de terreur, là qu'on éprouve les douces émotions de la joie (Lucrèce)»; les Stoïciens, autour du cœur et à l'intérieur; Erasistrate, joignant l'enveloppe du crâne; Empédocle, dans le sang, comme Moïse, ce qui a porté ce dernier à défendre de manger celui des animaux, parce qu'il contient leur âme. Galien pense que chaque partie du corps a son âme; Straton la loge entre les deux sourcils. «Quelle figure a l'âme et où loge-t-elle? voilà ce qu'il ne faut pas chercher à connaître,» a dit Cicéron; je reproduis les termes mêmes qu'il emploie, ne voulant pas altérer le langage de l'éloquence; d'autant qu'il y a peu à gagner à le frustrer des idées de sa propre invention, parce qu'elles sont peu nombreuses, ont peu d'originalité et sont généralement connues.—La raison que donne Chrysippe et les autres philosophes de son école, pour placer l'âme autour du cœur, mérite de ne pas être laissée dans l'oubli: c'est parce que, dit-il, quand nous voulons affirmer quelque chose, nous mettons la main sur l'estomac; et que, lorsque nous prononçons le mot ego, qui en grec signifie moi, nous abaissons la mâchoire inférieure vers l'estomac. Cette explication marque peu de sérieux chez un aussi grand personnage; les autres considérations qu'il émet sont par elles-mêmes de peu de valeur, mais cette dernière ne saurait quand même constituer que pour les Grecs une preuve que l'âme est en cette place; on voit par là qu'il n'est jugement humain, si appliqué qu'il soit, qui parfois ne sommeille.—Pourquoi craindrions-nous de le dire? Voilà les Stoïciens qui sont les pères de la prudence humaine; n'ont-ils pas trouvé que l'âme, chez l'homme qui se débat aux approches de sa fin prochaine, peine et fatigue longtemps pour en sortir, ne pouvant, comme une souris prise dans une souricière, arriver à se dégager de ses entraves. Il en est parmi eux qui pensent que le monde a été fait pour, par punition, pourvoir de corps les esprits déchus par leur faute de la pureté 309 qu'ils avaient reçue lorsqu'ils ont été créés, la première création ayant été exclusivement incorporelle; et que, suivant qu'ils se sont plus ou moins éloignés de leur spiritualité, ils ont été incorporés dans des conditions qui leur sont plus ou moins pénibles ou faciles; d'où tant de variétés parmi les matières créées. A ce compte, l'esprit qui, pour son châtiment, a été investi du corps du soleil, devait avoir une dose d'altération bien rare et bien particulière.

Les conséquences résultant finalement de notre enquête, ont quelque chose d'inattendu. Il nous arrive ce qui, au dire de Plutarque, se produit quand on remonte aux origines de l'histoire: on trouve que les cartes donnent les terres connues, comme confinant à des marais, à de profondes forêts, à des déserts, à des lieux inhabitables; de même ceux qui s'occupent de ces hautes questions et veulent y voir plus avant, victimes de leur curiosité et de leur présomption, sont exposés aux plus grossières et aux plus puériles rêvasseries. La fin et le commencement de cette science tiennent également de la bêtise: voyez Platon s'élevant et prenant son essor dans ses nébuleuses conceptions poétiques; voyez quel jargon il fait parler aux dieux; à quoi songeait-il donc quand il définissait l'homme «un animal à deux pieds, sans plume», fournissant par là une bien plaisante occasion de se moquer de lui à ceux qui y étaient disposés et qui, ayant plumé un chapon vivant, le promenaient en disant que c'était là «l'homme de Platon»?

Et les Épicuriens! Quelle simplicité de leur part d'aller, au début, imaginer que le monde provenait de leurs atomes, qu'ils présentaient comme des corps pondérables et soumis à un mouvement de haut en bas par le seul effet de leur nature; cette hypothèse fit que leurs adversaires leur objectèrent que, dans de telles conditions, les dits atomes ne pouvaient se joindre et se grouper entre eux, leur chute s'effectuant suivant des lignes droites et verticales qui se trouvaient être constamment parallèles. Cette objection les contraignit à ajouter à leur description la possibilité, pour ces atomes, d'un mouvement oblique, tout fortuit, et à les doter de queues courbes et crochues, leur permettant de s'accrocher et de demeurer attachés les uns aux autres; ce qui n'empêcha pas leurs contradicteurs de les embarrasser encore, en leur demandant comment, «si les atomes ont, par le fait du hasard, produit tant de choses de formes diverses, il ne s'est jamais rencontré qu'ils aient fait une maison ou un soulier? et, aussi pourquoi ne pas admettre qu'il a pu se faire que des lettres grecques, répandues pêle-mêle, en nombre infini, en un point déterminé, soient arrivées à former la contexture de l'Iliade»?

«Ce qui est capable de raison, dit Zénon, est meilleur que ce qui n'en est pas capable; or, il n'est rien de meilleur que le monde, le monde est donc capable de raison.» Cotta, en employant cette même argumentation, fait le monde mathématicien; il le fait aussi musicien et joueur d'orgues, en lui faisant application de cet autre raisonnement, également de Zénon: «Le tout est plus que la partie; 311 nous sommes capables de sagesse, nous sommes partie du monde, donc le monde est sage.» On trouve dans les reproches que s'adressent les uns aux autres les philosophes discutant sur ce qui différencie leurs opinions et leurs sectes, des exemples en nombre infini de raisonnements semblables, non seulement faux, mais ineptes, qui ne peuvent se défendre et accusent chez leurs auteurs moins d'ignorance que d'imprudence.

Celui qui, avec compétence, se mettrait à compulser toutes ces âneries émanant de la sagesse humaine, ferait merveille; moi-même, en en présentant quelques-unes, par certains de leurs côtés, à titre de spécimen, fais œuvre aussi utile que d'en disserter plus posément. Nous pouvons juger par là en quelle estime nous devons tenir l'homme, son bon sens et sa raison, puisque même chez ces grands personnages qui ont porté si haut l'intelligence humaine, se trouvent des défauts si apparents et si grossiers.

Tout cela porte à croire que ce n'est pas sérieusement que tous ces philosophes ont débité leurs rêveries.—Pour moi, je préfère croire que ces philosophes ne se sont occupés de science que par occasion, comme d'un jouet se prêtant à tout; et que, pour se divertir, ils ont usé de la raison comme d'un instrument vain et frivole, mettant en avant toutes sortes d'idées plus ou moins bizarres, émises sous une forme tantôt sérieuse, tantôt badine. Ce même Platon, qui définit l'homme comme on ferait d'une poule, dit, après Socrate, dans un autre endroit de ses œuvres, «qu'à la vérité, il ne sait ce que c'est que l'homme; qu'il est une des pièces du monde des plus difficiles à connaître». Ces opinions variables et instables constituent un aveu tacite, mais évident, de leur volonté à ne pas sortir de leur indécision. Ils s'appliquent à ce que leur manière de voir n'apparaisse pas toujours nettement et à visage découvert; ils la cachent, soit sous les ombrages que leur offrent la fable et la poésie, soit sous quelque autre masque. C'est encore un effet de notre imperfection que la viande crue ne convienne pas toujours à notre estomac et qu'il soit besoin de la laisser se faire, s'altérer, se corrompre; les philosophes agissent de même: ils obscurcissent parfois leurs opinions et leurs jugements réels, les falsifient pour les mettre à la portée de tous. Ils ne veulent pas professer hautement l'ignorance, la faiblesse de la raison humaine, pour ne pas faire peur aux enfants; mais ils nous la dévoilent assez sous l'apparence d'une science trouble et inconstante.

Quand j'étais en Italie, je conseillai à quelqu'un qui était embarrassé pour parler italien, de se borner, s'il ne désirait que se faire comprendre, sans prétendre à un langage correct, à employer les mots latins, français, espagnols ou gascons rendant sa pensée, qui les premiers lui viendraient à la bouche, en y ajoutant simplement la terminaison italienne; qu'il ne manquerait pas, de la sorte, de se rencontrer avec l'un quelconque des idiomes du pays, soit toscan, soit romain, vénitien, piémontais ou napolitain et de se trouver s'exprimer en l'un ou l'autre de ces nombreux dialectes. J'en dirai 313 de même de la philosophie: elle a tant de formes, de variétés et a tant parlé, que tous nos songes, toutes nos rêveries y ont pris place; la fantaisie humaine ne peut plus rien concevoir, ni en bien, ni en mal, qui n'y soit: «On ne peut rien dire de si absurde, qui n'ait déjà été dit par quelque philosophe (Cicéron).»—Je n'en suis que plus libre pour livrer mes caprices au public, d'autant que, bien qu'émanant de moi seul et que personne ne me les ait suggérés, je sais qu'ils se trouveront toujours avoir quelque rapport avec d'autres déjà émis et qu'il ne manquera pas quelqu'un pour dire: «Voilà d'où il les a tirés.» Mes idées sont ce que la nature les a faites; pour les former, je me suis attaché à ne suivre aucune règle; et pourtant, quelque faibles qu'elles soient, quand l'envie m'a pris de les exprimer et que pour les publier dans des conditions plus favorables, je me suis mis en devoir de les appuyer de raisonnements et d'exemples, j'ai été moi-même émerveillé de m'apercevoir combien, d'aventure, elles se trouvent conformes à de si nombreux exemples et raisonnements philosophiques. A quelle doctrine se rattachent-elles? je ne l'ai su qu'après les avoir mises en œuvre et avoir jugé du résultat; j'appartiens à une espèce nouvelle: je suis un philosophe, devenu tel sans préméditation et par hasard.

L'opinion la plus vraisemblable est que l'âme loge dans le cerveau.—Pour revenir à notre âme, il est vraisemblable que si Platon a placé la raison dans le cerveau, la colère dans le cœur, la cupidité dans le foie, il a plutôt donné là une interprétation des mouvements de l'âme, qu'il n'a voulu indiquer en elle une division et une distinction à l'instar de celles qui existent entre les différents membres du corps. La plus vraisemblable de ces opinions est que l'âme est une; qu'elle a par elle-même la faculté de raisonner, de se souvenir, de comprendre, juger, désirer, et que toutes autres opérations, elle les exerce par l'entremise des différentes parties du corps, comme le pilote gouverne son navire suivant l'expérience qu'il en a, tantôt en tendant ou relâchant une corde, tantôt en hissant une vergue ou se servant de l'aviron, sa seule puissance produisant ces divers effets. Il est également probable que l'âme loge dans le cerveau; cela résulte de ce que les blessures et accidents qui affectent cet organe, se répercutent aussitôt sur les facultés de l'âme; du cerveau, il est naturel d'admettre qu'elle se répand au travers du reste du corps, de même que le soleil répand hors du ciel sa lumière et sa fécondité et en remplit le monde: «Le soleil, dans sa course, ne s'écarte jamais du milieu du ciel et cependant il éclaire tout de ses rayons (Horace).» «L'autre partie de l'âme, répandue par tout le corps, est assujettie et obéit aux ordres supérieurs de l'intelligence (Lucrèce).»

Diversité des opinions sur son origine.—Il en est qui ont avancé qu'il y a une âme principe de toutes les autres, quelque chose comme un grand corps dont toutes les âmes particulières sont extraites et où elles retournent pour se fondre à nouveau dans ce milieu qui se reconstitue sans cesse: «Dieu circule au travers des 315 terres, des mers, des profondeurs des cieux; à leur naissance, il prête à l'homme, aux animaux domestiques, aux bêtes féroces, le léger souffle qui les anime; dès lors, aucun n'est destiné à périr, tous doivent rendre leur être à ce grand tout dont il est issu (Virgile).» Parmi eux, certains estiment que tout en y retournant, elles ne font que s'y rattacher et conservent leur individualité; d'autres croient qu'elles sont une émanation de la substance divine; d'autres, qu'elles sont produites par les anges et formées de feu et d'air; les uns, qu'elles sont de toute éternité; les autres, qu'elles sont créées au moment du besoin; d'autres, quelles descendent du disque de la lune et y retournent.—Généralement, les anciens croyaient qu'elles sont engendrées de père en fils, de la même façon que tout ce que produit la nature. A l'appui de cette hypothèse, ils invoquaient la ressemblance des enfants avec leurs pères: «La vertu de ton père t'a été transmise avec la vie»; «Les forts engendrent les forts (Horace)»; et aussi que l'on voit les pères transmettre à leurs enfants, non seulement certains signes du corps, mais encore quelque chose de leur caractère, de leur tempérament, de leurs dispositions d'âme: «Pourquoi le lion transmet-il sa férocité à sa race? pourquoi la ruse est-elle héréditaire chez les renards, la fuite et la peur chez les cerfs...? si ce n'est parce que l'âme a son germe propre et se développe en même temps que le corps (Lucrèce).» Ils en donnaient encore comme raison que c'est là-dessus que se fonde la justice divine pour punir, dans les enfants, les fautes des pères; les vices de ceux-ci, par le fait de la contagion, entachant l'âme de ceux-là et les déréglements de la volonté des uns réagissant sur les autres.

Est-elle préexistante au corps auquel elle est unie?—Ils ajoutaient que si les âmes avaient une origine autre que celle-ci qui est toute naturelle, si elles avaient été quelque autre chose en dehors du corps avec lequel elles ont été engendrées, elles auraient souvenance de leur première condition, vu les facultés de discourir, raisonner et se souvenir dont elles sont naturellement douées: «Si l'âme s'insinue dans le corps à sa naissance, pourquoi ne nous souvenons-nous pas du passé? pourquoi ne conservons-nous aucune trace de nos actions antérieures (Lucrèce)?» Admettre cette hypothèse, c'est supposer que nos âmes ont toute science acquise quand elles sont encore dans toute leur simplicité et leur pureté naturelles; mais s'il en est ainsi, elles se trouvent exemptes d'être emprisonnées dans un corps; pourquoi alors cette réincarnation, puisque avant d'entrer dans leur nouveau corps elles seraient telles qu'elles seront, il faut l'espérer, quand elles en sortiront? Encore faudrait-il qu'elles se souviennent, pendant leur nouvelle vie, de ce qu'elles étaient arrivées à connaître lors de leur existence antérieure, «apprendre n'étant, au dire de Platon, que nous remémorer ce que nous avons su». Or, chacun sait par expérience que cette assertion est fausse; d'abord, parce que, précisément, nous ne nous souvenons que de ce qu'on nous apprend et que, si la mémoire faisait exactement son office, elle nous suggérerait bien quelque chose de plus que ce que 317 nous savons au début. En second lieu, la science que l'âme posséderait, puisqu'elle a recouvré sa pureté initiale, serait la science parfaite, de sorte que, grâce à sa divine intelligence, elle connaîtrait toutes choses dans leur réalité; or il arrive que si, sur un point ou sur un autre, on lui enseigne le mensonge ou le vice, elle les retient, n'ayant aucune réminiscence à y opposer, parce que cette image et cette conception de la vérité ne sont de fait encore jamais entrées en elle.

On ne saurait dire que son emprisonnement dans le corps étouffe ses qualités natives, au point que toutes s'en trouvent éteintes; ce serait premièrement contraire à cette autre croyance qui lui reconnaît une puissance si considérable et une action si admirable sur l'homme en cette vie, qu'on en a fait dans le passé une divinité remontant à toute éternité et à laquelle l'avenir réserve l'immortalité: «et cependant si le changement est si grand, que l'âme ne conserve aucun souvenir de ce qu'elle a fait, son état, ce me semble, diffère bien peu de la mort (Lucrèce)».

D'autre part, comme dans le cas qui nous occupe, ce sont les effets produits en nous, et non ailleurs, par les forces et l'action de l'âme qui sont à considérer; tout le reste de ses perfections lui est superflu et inutile, c'est son état présent qui doit lui valoir et lui procurer l'immortalité, et elle n'est responsable que de la vie de l'homme avec lequel elle fait corps. C'est pourquoi ce serait injuste, après lui avoir retiré ses moyens d'action et l'avoir désarmée, de la juger et de la frapper d'une condamnation d'une durée excessive, perpétuelle, pour le temps qu'elle est demeurée captive dans sa prison, faible, malade, constamment sous l'effet de la contrainte qui lui a été imposée. Statuer sur son sort en raison d'un temps aussi court, qui n'est parfois que d'une heure ou deux, au pis aller atteint un siècle, ce qui, dans un cas comme dans l'autre, n'est qu'un instant comparé à l'éternité, et, pour cet espace d'un moment, ordonner et disposer d'elle à tout jamais, serait d'une disproportion entre la cause et l'effet, aussi inique que de lui attribuer une récompense éternelle en raison des mérites d'une vie aussi courte. Pour parer à cette difficulté, Platon veut que ce qui nous attend après la mort, ait une durée de cent ans, en rapport avec celle de la vie humaine; nombre de nos docteurs ont pareillement assigné des bornes à ce temps d'épreuve.

Ce qu'il y a de certain c'est qu'elle naît avec le corps, se fortifie et s'affaiblit avec lui et que, pour la troubler, un léger accident suffit.—En somme, la croyance générale était que l'âme naît et vit dans les mêmes conditions que l'homme lui-même, suivant l'opinion d'Épicure et de Démocrite, qui était celle la plus communément admise d'après ces belles apparences: qu'on la voit naître à même le corps arrivé au degré voulu à cet effet; qu'on voit ses forces se développer en même temps que les forces physiques de l'individu; qu'on constate sa faiblesse tant que dure 319 l'enfance, sa vigueur et sa maturité croître avec le temps, son affaiblissement quand vient la vieillesse, enfin sa décrépitude: «Nous sentons qu'elle naît avec le corps, qu'elle croît et vieillit avec lui (Lucrèce).»—On constatait qu'elle est capable d'être en proie à diverses passions et d'éprouver des mouvements pénibles, lui causant de l'agitation et occasionnant en elle de la lassitude et de la douleur; d'être susceptible d'altération, de changement, d'allégresse, d'assoupissement, de langueur; d'avoir ses maladies et ses infirmités, tout comme le pied ou l'estomac ont les leurs: «Nous voyons l'esprit pouvoir être traité par la médecine et guérir comme un corps malade (Lucrèce).» On la constatait également émoustillée, troublée sous l'action du vin; déplacée de son assiette par les vapeurs d'une fièvre chaude; endormie par l'emploi de certains médicaments et réveillée par d'autres: «Il faut bien que l'âme soit corporelle, puisqu'elle est sensible aux impressions du corps (Lucrèce).» On voyait toutes ses facultés détraquées, renversées par le seul effet de la morsure d'un chien malade; et, quelle que soit la fermeté de sa raison, son intelligence, sa vertu, la résolution dont l'a dotée la philosophie, l'énergie de sa volonté, rien ne pouvoir l'exempter de subir les effets de semblables accidents; la salive d'un mauvais petit roquet sur la main de Socrate, réagir sur sa sagesse, ses idées si hautes, si pondérées et les anéantir au point qu'il n'en reste pas trace: «L'âme est troublée, altérée, bouleversée, brisée par la force de ce poison (Lucrèce)»; ce venin ne pas rencontrer plus de résistance dans l'âme de ce philosophe que dans celle d'un enfant de quatre ans et être capable de communiquer la rage à la philosophie tout entière si elle eût été personnifiée, et de la rendre furieuse, insensée; si bien que Caton, qui triompha de la mort elle-même et de la mauvaise fortune, n'eût pu supporter la vue d'un miroir ni celle de l'eau et eût été accablé d'épouvante et d'effroi si, par le fait de la contagion que peut transmettre un chien enragé, il eût été atteint de cette maladie que les médecins appellent hydrophobie: «Le mal, en se répandant dans les membres, trouble l'âme par sa violence, tout comme la force du vent soulève la mer en vagues écumantes (Lucrèce).»

Certainement la philosophie a bien armé l'homme contre la souffrance pouvant provenir de n'importe quel autre accident, elle l'a pourvu de patience; et, si son mal excède ses forces, en se dérobant complètement à la sensation qu'il en éprouve, il a un moyen infaillible d'y échapper. Mais ce sont là des procédés qui ne sont à l'usage que d'une âme maîtresse et sûre d'elle-même, capable de raisonnement et de résolution; ils ne remédient pas au cas où, chez un philosophe, l'âme s'affole, se trouble, se renverse et se perd, ainsi qu'il arrive en diverses circonstances, telles qu'une agitation trop véhémente survenant en elle sous l'influence d'une violente passion, une blessure en certains endroits de notre être, des exhalaisons de l'estomac nous causant des vertiges et des tournoiements de tête: «Souvent dans les maladies du corps, l'âme s'égare et se répand en discours sans suite; d'autres fois, une pesante 321 léthargie la plonge comme dans un profond et éternel sommeil, les yeux se ferment, la tête s'abat (Lucrèce).»

Les philosophes ne se sont guère, il me semble, appesantis sur ce point, non plus que sur un autre de même importance: Pour nous consoler de ce que nous sommes voués à la mort, ils ont toujours ce dilemme à la bouche: «Ou l'âme est mortelle, ou elle est immortelle; si elle est mortelle, elle sera indemne de toute souffrance; si elle est immortelle, elle ira marchant sans cesse dans la voie de la perfection.» Ils n'envisagent jamais l'autre cas: «Qu'arrivera-t-il si elle va constamment de mal en pis?» et ils laissent aux poètes à nous entretenir des peines futures qui nous menacent, se donnant de la sorte beau jeu. Ce sont là deux omissions que j'ai souvent remarquées dans leurs entretiens. Je reviens à la première de ces deux propositions, que l'âme est mortelle.

L'âme perd, en certaines circonstances, l'usage de la constance et de la fermeté que les Stoïciens tiennent pour le souverain bien; force alors est à notre belle sagesse de capituler et de rendre les armes. A cet égard, la vanité, qui est le propre de la raison humaine, avait porté à ne pas admettre comme supposables le mélange et la coexistence de deux conditions aussi opposées, de ce qui est mortel avec ce qui est immortel: «C'est folie d'unir le mortel à l'immortel, de les croire d'intelligence, et en communauté de fonctions. Que doit-on en effet imaginer de plus différent, de plus distinct, de plus contraire que ces deux substances, l'une périssable, l'autre indestructible, que vous prétendez réunir pour les exposer ensemble aux plus terribles désastres (Lucrèce)?»

On contestait moins le passage de vie à trépas de l'âme et du corps: «elle s'affaisse avec lui sous le poids des ans (Lucrèce)», dont, selon Zénon, le sommeil, qui «est une défaillance et une chute de l'âme, aussi bien que du corps», nous donne assez l'image. Si l'on voit chez quelques-uns l'âme conserver sa force et sa vigueur au déclin de la vie, cela, disait-on, tient à la diversité des maladies; de même que l'on voit, sur la fin de leurs jours, des hommes conserver intacts, qui un sens, qui un autre: l'un, l'ouïe; l'autre, l'odorat; l'affaiblissement n'est d'ordinaire pas si général, que certaines parties de l'organisme ne demeurent entières et sans rien perdre de leur vigueur: «de la même manière que les pieds peuvent être malades, sans que la tête ressente aucune douleur (Lucrèce)».

Les plus hardis dogmatistes eux-mêmes ne soutiennent que faiblement le dogme de l'immortalité de l'âme.—Le regard que notre jugement porte sur la vérité peut se comparer, comme le dit Aristote, à celui du chat-huant contemplant la splendeur du soleil. Nous n'avons rien de mieux que cette grossière cécité pour pénétrer cette si éclatante lumière; car l'opinion contraire qui préconise l'immortalité de l'âme, laquelle, au dire de Cicéron, a été introduite pour la première fois, du moins d'après ce qu'on trouve dans les livres, par Phérécyde de Syros contemporain de Tullus, que d'autres attribuent à Thalès et d'autres à d'autres, est 323 le point de la science humaine qui a été traité avec le plus de réserve et sur lequel plane le plus de doute. Les dogmatistes les plus intransigeants sont, à cet égard principalement, obligés de se ranger à l'opinion qui avait cours sous les ombrages de l'Académie. Nul ne sait ce qu'Aristote admettait à ce sujet, non plus qu'en général tous les philosophes anciens qui, là-dessus, n'avaient pas de croyance bien ferme: «promesse, éminemment agréable, d'un bien dont ils ne nous prouvent guère la certitude (Sénèque)»; il dissimule ce qu'il en pense sous un nuage de paroles dont le sens est obscur et qui sont peu intelligibles, laissant à ses sectateurs à disputer autant sur le jugement qu'il en porte, que sur la matière elle-même.

Bien que certaines considérations portent à le concevoir, ils n'ont rencontré juste que par hasard, et il nous faut, à ce sujet, nous en rapporter uniquement à ce que nous enseigne la révélation.—Deux choses militaient en faveur de cette opinion: l'une, c'est que sans l'immortalité de l'âme il n'y aurait plus sur quoi faire reposer les vaines espérances de gloire, qui sont un stimulant d'une merveilleuse puissance en ce monde; l'autre, que c'est une très salutaire croyance, comme le dit Platon, que les vices qui échappent à la vue et à la connaissance de la justice humaine, ne cessent pas d'être sous le coup de la justice divine qui les poursuit même après la mort des coupables. L'homme a un soin extrême de prolonger son être; il y a pourvu de toutes façons: pour la conservation de son corps, par la sépulture; pour celle de son nom, par la gloire; préoccupé de ce qu'il deviendra, il a mis en œuvre tout ce qui lui est venu à l'idée pour se reconstruire, et s'est ingénié à consolider sa mémoire.—L'âme ne pouvant, en raison de son trouble et de sa faiblesse, trouver le calme, va cherchant partout des consolations, des espérances, des appuis; elle s'attache à des circonstances étrangères et ne s'en départit plus; si légères, si fantastiques qu'elles soient, elle s'y loge, s'y reposant plus volontiers et avec plus de confiance qu'en elle-même.—Il est merveilleux combien les partisans les plus convaincus de cette idée si juste, si claire de l'immortalité de nos âmes, se sont trouvés à court et impuissants à l'établir avec les seules forces de leur raison humaine: «ce sont là les rêves d'un homme qui désire, mais qui ne trouve pas (Cicéron)», disait un ancien. Par là, l'homme peut reconnaître que c'est à la fortune, au hasard d'une rencontre, qu'il doit d'avoir pénétré la vérité quand il la découvre de lui même, puisque alors qu'elle lui tombe dans les mains, il n'est pas encore à même de la saisir et de la conserver, et que sa raison est hors d'état d'en tirer avantage. Tout ce que produisent notre raison seule et notre intelligence, aussi bien ce qui est vrai que ce qui est faux, est sujet à l'incertitude et à la discussion. C'est pour nous punir de notre orgueil et nous faire sentir notre misère et notre impuissance que Dieu a suscité le trouble et la confusion de l'ancienne tour de Babel; tout ce que nous entreprenons sans son assistance, tout ce que nous voyons sans que sa 325 grâce nous éclaire, n'est que vanité et folie; il n'est pas jusqu'à l'essence même de la vérité, qui cependant est uniforme et constante, que nous ne corrompions et qui ne dégénère par notre faiblesse quand la fortune nous en donne la possession. De quelque façon que l'homme s'y prenne, Dieu permet qu'il arrive toujours à cette même confusion dont il nous a donné une si saisissante image, par le juste châtiment dont il punit l'outrecuidance de Nemrod, en réduisant à néant ses folles tentatives pour mener à bien la construction de sa pyramide: «Je confondrai la sagesse des sages et réprouverai la prudence des prudents (S. Paul).» La diversité dans les idiomes et les langues que parlaient les ouvriers employés à élever cet édifice et qui le fit avorter, qu'est-ce, si ce n'est cet infini et perpétuel conflit et désaccord d'opinions et de raisonnements, inséparables de la science humaine si vaine, que cette diversité embrouille; ce qui du reste a son utilité, car qui nous retiendrait si nous possédions un atome de science. C'est une grande satisfaction pour moi, de voir un saint s'exprimer ainsi: «Les ténèbres dans lesquelles s'enveloppe la vérité, sont un exercice pour l'humilité et un frein pour l'orgueil (S. Augustin)»; à quel degré de présomption et d'insolence n'atteignent pas notre aveuglement et notre bêtise!

Poursuivons notre sujet. C'est vraiment bien conforme à la raison que nous ne tenions que de Dieu, et uniquement par sa grâce, de connaître la vérité sur cette croyance d'ordre si élevé, puisque c'est de sa seule libéralité que nous recevons ce que l'immortalité nous procure d'heureux, la jouissance de la béatitude éternelle. Confessons en toute simplicité que c'est Dieu seul qui nous l'a dit, et la foi qui nous l'enseigne; la nature et la raison n'y sont pour rien, et quiconque, abandonné à ses propres forces, entreprendra de se sonder en dedans et en dehors de lui-même, sans tenir compte de la révélation divine, et étudiera l'homme sans le flatter, ne verra en lui rien de sûr, rien de probable, aboutissant à autre chose, comme fin dernière, qu'à la mort et à la terre. Plus nous donnons, plus nous devons et plus nous rendons à Dieu, plus nous nous conduisons en vrais chrétiens. Ce que ce philosophe stoïcien dit tenir du sentiment fortuit qui s'est formé dans l'esprit de tous, n'eût-il pas mieux valu qu'il le tînt de Dieu: «Lorsque nous traitons de l'immortalité de l'âme, nous cherchons surtout appui auprès des hommes qui craignent les dieux infernaux ou qui les honorent; je profite de cette croyance généralement répandue (Sénèque).»

Ce qui, suivant différents philosophes, constitue l'immortalité de l'âme; défectuosité de tous ces systèmes.—La faiblesse des arguments humains sur ce point se révèle singulièrement par les circonstances, empruntées à la fable, qui ont été mises à l'appui de cette opinion pour déterminer dans quelles conditions nous sommes appelés à jouir de l'immortalité. Laissons de côté les Stoïciens «qui disent que nos âmes vivent comme les corneilles, longtemps, mais pas toujours (Cicéron)», qui lui donnent une 327 vie au delà de celle-ci, mais néanmoins limitée. L'idée la plus généralement reçue et qui * en divers lieux s'est continuée jusqu'à nous, a été celle dont Pythagore serait l'auteur; non que l'invention soit de lui, mais parce que l'autorité de son approbation lui a donné un grand poids et l'a mise en crédit; cette idée est la suivante: «Les âmes, quand elles nous quittent, ne font que passer d'un corps dans un autre; de celui d'un lion, dans celui d'un cheval; d'un cheval, chez un roi; promenées sans cesse d'une demeure dans une autre.» Pythagore disait même, à son propos, se souvenir avoir été Éthalide; postérieurement, Euphorbe; puis, Hermotinus; enfin, de Pyrrhus être passé en Pythagore, conservant la mémoire de ce que, durant deux cent six ans, il était devenu.—Il y en avait qui ajoutaient que parfois ces mêmes âmes remontaient au ciel pour, après, en redescendre encore: «O mon père, est-il vrai que des âmes retournent d'ici sur terre et revêtent de nouveau une enveloppe corporelle? Qui peut inspirer à ces malheureuses un aussi cruel désir de la vie (Virgile)?»

Origène les fait aller et venir éternellement d'un état heureux à un mauvais. Varron expose qu'après une évolution d'une durée de quatre cent quarante ans, elles s'unissent à nouveau à leur premier corps. Chrysippe, qu'il doit en arriver ainsi après une époque déterminée dont la durée est inconnue et qu'il n'indique pas. Platon (qui dit tenir de Pindare et des poètes anciens cette croyance), de ce que l'âme est soumise à une infinie multitude des migrations, et de ce qu'elle n'a à attendre en l'autre monde que des peines et des récompenses temporelles, ainsi que l'est déjà sa vie en celui-ci, conclut qu'elle acquiert une connaissance particulière des choses du ciel, des enfers comme de celles de la terre, et aussi des endroits où elle a passé, repassé et séjourné durant ses nombreuses pérégrinations dont elle a possibilité de conserver quelque vague souvenir et dont voici la progression: «Si l'âme a vécu dans le bien, elle rejoint l'astre qui lui est assigné; celle qui a mal vécu, passe dans un corps de femme; si, en cet état, elle ne s'amende pas, elle passe dans celui d'un animal de mœurs en rapport avec les vices dont elle est entachée; et elle ne voit la fin de ses peines qu'alors qu'elle est revenue à son état de pureté primitif après s'être, à force de raisonnement, défaite des qualités grossières, stupides qui chez elle étaient en germe.»—Je n'aurai garde d'omettre cette plaisante objection faite par les Épicuriens à cette transmigration d'un corps à un autre: «Qu'adviendrait-il, demandent-ils, si le nombre des mourants excédait le nombre de ceux qui naissent? les âmes délogées de leur gîte, en arriveraient à se fouler les unes les autres, pour se trouver des premières à prendre place dans ces nouvelles enveloppes»; et aussi: «A quoi passeraient leur temps, celles obligées d'attendre que leurs nouveaux logis soient prêts? Et inversement, s'il naissait plus d'animaux qu'il n'en meurt, en quelle fâcheuse situation, ajoutent-ils, seraient ceux auxquels il n'aurait pas été infusé d'âme? il s'en trouverait parmi eux qui mourraient avant d'avoir vécu.» «Il est ridicule 329 de supposer que les âmes se trouvent là toutes prêtes au moment précis de l'accouplement des animaux ou de leur naissance et que, substances immortelles, elles s'empressent en foule autour d'un corps mortel, se disputant entre elles à qui y sera introduite la première (Lucrèce).»—D'autres s'emparent de l'âme au moment du trépas, pour en animer les serpents, les vers et autres animalcules qui se produisent, dit-on, lorsque le corps entre en décomposition et même lorsqu'il est réduit en cendres; d'autres la composent de deux parties, l'une mortelle, l'autre immortelle; d'autres la supposent matérielle et quand même immortelle; quelques-uns admettent son immortalité, tout en la tenant comme incapable de science et de connaissance.—Il y en a encore qui sont d'avis que les âmes des condamnés s'incarnent dans les démons; et parmi les chrétiens, certains en jugent ainsi. Par analogie, Plutarque pense que les âmes qui ont obtenu leur salut deviennent dieux; il est peu de sujets sur lesquels cet auteur se prononce avec autant de netteté que sur celui-ci, alors que sur tous autres il s'exprime d'une manière dubitative et ambiguë: «Il faut estimer, dit-il, et croire fermement, en ce qui concerne les âmes des gens vertueux, qu'ainsi que cela est naturel et conforme à la justice divine, ces âmes, au sortir de cet état, transmigrent chez des saints; celles des saints, chez des demi-dieux; et celles des demi-dieux, après qu'elles se sont complètement dégagées de toute souillure et purifiées par des sacrifices expiatoires par exemple, n'ayant plus à payer tribut ni à la souffrance ni à la mort, et sans qu'à cet effet il soit besoin d'ordonnance civile et cependant bien réellement ainsi que le raisonnement le rend vraisemblable, deviennent des dieux entiers et parfaits, ce qui leur constitue une fin très heureuse et très glorieuse.» Celui qui serait désireux de voir Plutarque, pourtant l'un des auteurs anciens des plus retenus et des plus modérés, se faire l'un des plus hardis champions de cette thèse et conter des miracles à ce propos, peut se reporter à ses écrits sur la lune et sur le démon de Socrate; il y verra d'une manière aussi évidente que n'importe où, combien les mystères de la philosophie offrent de bizarreries qui lui sont communes avec la poésie. L'entendement humain se perd à vouloir sonder et contrôler tout à fond; c'est absolument ce qui nous arrive: harassés par le travail accompli dans le cours d'une longue vie, nous retombons en enfance.—Tels sont les beaux enseignements si empreints de certitude que la science humaine nous fournit touchant notre âme!

La manière dont se forme le corps humain est aussi inconnue que la nature de l'âme; tout est mystère dans la génération.—En ce qui se rapporte à la partie matérielle de notre être, la science est tout aussi téméraire dans ses conjectures. Choisissons-en un ou deux exemples seulement, parce qu'à tout relever, nous nous perdrions dans cet océan si vaste et si trouble des erreurs commises par les médecins. Voyons si, au moins, l'accord règne sur la manière dont les hommes se reproduisent les uns par 331 les autres, car pour ce qui est de leur création initiale, le fait remonte si haut dans l'antiquité qu'il n'est pas étonnant que l'esprit humain ne soit pas fixé sur ce qui en est et ne puisse se prononcer.—Le physicien Archélaüs, dont Socrate fut le disciple et le mignon, au dire d'Aristoxène, pensait que les hommes et les animaux sont engendrés par un limon laiteux, produit sous l'action du feu intérieur de la terre; Pythagore, que la semence dont nous provenons est l'écume du meilleur de notre sang; Platon, un écoulement de la moelle de la colonne vertébrale, et il en donne comme preuve que c'est là que se ressent, en premier lieu, la fatigue résultant de ce travail; Alcméon, une partie de la substance dont est formé le cerveau et que ce qui indique qu'il doit en être ainsi, c'est que la vue se trouble chez ceux qui se livrent outre mesure à cet exercice; Démocrite, que c'est une substance extraite de tout ce qui entre dans la composition du corps pris en masse; Épicure, qu'elle est extraite de l'âme et du corps; Aristote, que c'est une sécrétion qui provient du sang, et qu'elle est la dernière à s'épandre dans nos membres; d'autres la tiennent pour du sang cuit et transformé par la chaleur des organes générateurs, ainsi qu'on peut en juger par le fait que les efforts poussés à l'extrême dans l'accomplissement de cet acte, amènent des gouttes de sang pur, hypothèse qui semble la plus vraisemblable, si on peut démêler une probabilité dans cette infinité si confuse d'opinions.—Et combien d'avis divers sur la manière dont cette semence produit son effet! Aristote et Démocrite estiment que la femme ne sécrète pas de sperme, mais seulement une sueur résultant de la chaleur que développent en elle le plaisir et l'action, et qui ne joue aucun rôle dans la génération. Au contraire, Galien et ses disciples pensent qu'elle n'a lieu qu'autant que les semences émanant de l'homme et de la femme se mêlent.—Enfin, quelle est la durée de la gestation? Sur cette question, les médecins, les philosophes, les jurisconsultes et les théologiens sont pêle-mêle aux prises avec les femmes; par mon propre cas, je puis venir en aide à ceux qui maintiennent que le temps de la grossesse est de onze mois. Ainsi c'est là-dessus que le monde repose, ce sont là des sujets sur lesquels il n'est si simple femmelette qui ne puisse dire son avis, et cependant ce sont autant de contestations sur lesquelles nous ne pouvons être d'accord!

D'où cette conclusion que l'homme, ne se connaissant pas lui-même, ne peut par lui-même arriver à la connaissance de quoi que ce soit.—En voilà assez pour constater que l'homme n'en sait pas plus sur la partie corporelle de son être, que sur la partie spirituelle. Nous l'avons soumis lui-même à son propre examen, et avons fait sa raison juge d'elle-même, pour voir où cela conduirait; il me semble avoir suffisamment montré par cette mise en demeure combien elle s'entend peu sur elle-même; et qui ne s'entend pas sur soi-même, en quoi peut-il être compétent? «Comme si celui qui ignore sa propre mesure, pouvait entreprendre de mesurer quelque chose (Pline)!» En vérité Protagoras nous la contait belle, 333 quand il prenait pour mesure de toutes choses l'homme, qui n'a seulement jamais connu la sienne, et auquel sa dignité ne permet pas d'admettre qu'à son défaut, une autre créature ait cet avantage. Puisqu'il est en contradiction permanente avec lui-même, que sans cesse chez lui une appréciation détruit l'autre, nous proposer, comme nous l'avons fait, de nous en rapporter à lui, ne pouvait être qu'une plaisanterie, qui devait nécessairement nous amener à conclure à l'impuissance du compas et de celui qui le manie. Thalès, en estimant que la connaissance de l'homme est très difficile pour l'homme, lui apprend par cela même que la connaissance de toute autre chose lui est impossible.

Les arguments qui précèdent ne sont pas eux-mêmes sans danger et peuvent se retourner contre nous.—Vous, pour qui j'ai pris la peine de m'étendre si longuement contre mon habitude, vous ne reculerez pas à défendre les propositions de Sebond, avec la seule aide des argumentations qui s'emploient d'ordinaire et qui se retrouvent dans les instructions qui vous sont faites chaque jour; cela exercera votre esprit et sera pour vous un sujet d'étude intéressant. Car pour ce qui est de ce mode de discussion que je viens moi-même d'employer, il ne faut y avoir recours qu'à la dernière extrémité; c'est un coup de désespoir où l'on abandonne ses propres armes pour enlever à l'adversaire les siennes; c'est une botte secrète, dont il ne faut user que rarement et avec réserve. Se perdre pour en perdre un autre, est un acte des plus téméraires; il ne faut pas vouloir mourir pour assurer sa vengeance, comme fit Gobrias qui, aux prises avec un seigneur de Perse et ne faisant qu'un avec lui, voyant Darius, survenu l'épée à la main, arrêté par la crainte de l'atteindre, lui Gobrias, lui cria de frapper hardiment, dût-il les transpercer tous deux. J'ai vu blâmer, comme iniques, des combats singuliers dans lesquels les armes dont il était fait usage et les conditions étaient telles que l'issue devait en être forcément fatale, et la perte des deux adversaires, celle du provocateur aussi bien que celle de celui qui lui était opposé, inévitable.—Les Portugais avaient, dans la mer des Indes, fait prisonniers plusieurs Turcs; ceux-ci, impatients de leur captivité, résolurent, pour s'en délivrer, de mettre le feu et de détruire le navire et, avec lui, leurs maîtres et eux-mêmes, dessein qu'ils accomplirent au moyen de deux clous provenant du navire, qu'ils frottèrent l'un contre l'autre jusqu'à ce qu'une étincelle se produisant, vint à tomber dans les barils de poudre qui se trouvaient dans l'endroit où ils étaient enfermés.—Nous atteignons ici les confins de la science, ses dernières limites; tout comme la vertu, elle est en défaut en ses points extrêmes. Tenez-vous dans la voie commune, il n'est pas bon d'être si subtil et si fin; souvenez-vous à cet égard du proverbe toscan: «Qui trop se subtilise, se pulvérise (Pétrarque).» Je vous conseille la modération et la réserve dans les opinions que vous émettez, dans les raisonnements que vous tenez aussi bien que dans vos mœurs et en toutes autres choses; évitez ce qui est nouveau et 335 étrange; tout ce qui est extravagant, me fâche. Vous qui, par l'autorité du rang que vous occupez et, ce qui vaut mieux encore, par les avantages que vous donnent vos qualités personnelles, pouvez d'un clin d'œil commander à qui vous plaît, vous auriez dû confier la charge que je remplis à quelqu'un faisant de la littérature son occupation habituelle; il vous eût, bien autrement que moi, renseigné et documenté sur ce sujet. Quoi qu'il en soit, en voilà assez, pour ce que vous avez à en faire.

Aussi mieux vaut, sur ces questions, s'en tenir aux enseignements de la foi, éviter toute controverse, et ne recourir à ces arguments que si, avec certaines gens, on est obligé de discuter.—Épicure disait des lois que même les plus mauvaises nous sont si nécessaires que, sans elles, les hommes se dévoreraient entre eux; et Platon confirme que sans les lois nous vivrions comme les bêtes. Notre esprit est un outil vagabond, dangereux et téméraire; il est malaisé d'en user avec ordre et mesure. Ne voyons-nous pas, à notre époque, ceux qui ont une supériorité marquante bien au-dessus des autres, une perspicacité dépassant de beaucoup les mieux doués à cet égard, donner pour ainsi dire pleine licence à leurs opinions et à leurs actes? c'est miracle s'il en trouve un qui soit modéré et sociable.—On a raison d'opposer à l'esprit humain les barrières les plus étroites possible; dans les études auxquelles il se livre, comme dans le reste, il faut lui ménager et régler son allure; il faut, avec art, lui délimiter son terrain de chasse. On le bride, on l'enserre par la religion, les lois, les coutumes, la science, les préceptes, les peines et les récompenses mortelles et immortelles; il se soustrait quand même à tous ces liens par sa facilité à se mouvoir et à se dérober; c'est un corps sans consistance qu'on n'arrive ni à saisir, ni à retenir, corps aux formes multiples et mal définies qui échappe au nœud coulant et n'offre pas prise.—Il y a certainement peu d'âmes si réglées, si fortes, si bien nées qu'elles soient, auxquelles on puisse se fier de leur propre conduite et qui, abandonnées à leur seul jugement, soient susceptibles de voguer, avec modération et sans témérité, en dehors des idées qui ont communément cours; il est plus sûr de les mettre en tutelle. L'esprit est un glaive dangereux, même pour celui qui l'a en sa possession, s'il ne sait s'en servir avec opportunité et discrétion; et il n'y a pas d'animal auquel il soit mieux justifié de faire porter des œillères, pour l'obliger à regarder où il marche et l'empêcher d'extravaguer de ci, de là, en se jetant hors des ornières que l'usage et les lois ont tracées. Aussi, quoi que ce soit qu'on fasse valoir d'ordinaire en pareil cas, est-il préférable de nous y tenir plutôt que de vous lancer dans ces discussions à perte de vue qui entraînent à cette licence effrénée. Si cependant quelqu'un de ces nouveaux docteurs entreprenait de faire auprès de vous l'esprit fort aux dépens de son salut et du vôtre, pour vous défaire de cette dangereuse peste qui se répand de jour en jour davantage dans les cours, les arguments que je vous expose pourront, 337 en cas d'extrême nécessité, devenir un palliatif qui empêcherait que la contagion de ce poison ne vous gagne, vous et votre entourage.

Actuellement les sciences sont l'objet d'un enseignement officiel, en dehors duquel toute innovation est abusivement proscrite.—La liberté et la hardiesse dont usaient les anciens dans les œuvres de l'esprit firent que, naturellement, plusieurs sectes d'opinions différentes se formèrent dans la philosophie et dans toutes les branches des sciences humaines, chacun se mettant en état de juger et de choisir pour pouvoir prendre parti. Mais à présent que tout le monde va du même train: «liés à certains dogmes dont ils ne peuvent se départir, tous se voient forcés d'en défendre les conséquences, lors même qu'ils ne les approuvent pas (Cicéron)», que les questions afférentes aux arts sont réglées par ordonnances rendues par l'autorité civile, au point que les écoles relèvent toutes d'un même maître et que cette institution est soumise à une discipline déterminée, on ne regarde plus ce que les monnaies pèsent et valent, chacun les reçoit, le cas échéant, au prix auquel on les compte communément et que le cours leur donne; on ne discute pas si elles sont de bon ou mauvais aloi, mais seulement si elles sont acceptées. Et il en est ainsi de toutes choses: l'enseignement de la médecine ne se discute pas plus que celui de la géométrie; de même des tours de bateleur, des enchantements, des nouements d'aiguillettes, des évocations des âmes des trépassés, des pronostics, des pratiques de l'astrologie et même de cette ridicule recherche de la pierre philosophale, tout s'admet aujourd'hui sans soulever la moindre contradiction. Il suffit de savoir que Mars a son siège au centre du triangle formé par les lignes de la main, Vénus au pouce, Mercure au petit doigt; que lorsque la mensale se prolonge jusqu'à la protubérance de l'index, c'est signe de cruauté; que lorsqu'elle s'arrête au médius et que la ligne moyenne naturelle fait avec la ligne de vie un angle ayant son sommet à même hauteur, c'est un indice de mort violente; que si, chez la femme, cette ligne moyenne et la ligne de vie ne se coupent pas, cela dénote un penchant immodéré pour les plaisirs de la chair; avec une telle science, je vous en prends vous-même à témoin, un homme ne peut manquer d'acquérir de la réputation et d'être accueilli avec faveur dans toute société.

Il n'en est pas moins vrai que l'esprit de l'homme ne peut dépasser certaines limites dans la connaissance des choses.—Théophraste disait que le savoir de l'homme, guidé par les sens, peut, dans une certaine mesure, faire juger des causes de ce qui est; mais que s'il remonte aux causes essentielles et premières, il faut qu'il s'arrête, impuissant qu'il est, soit par sa faiblesse, soit par les difficultés auxquelles il se heurte. Une opinion intermédiaire et propre à nous flatter, c'est que notre capacité peut nous faire arriver à la connaissance de certaines choses, toutefois notre perspicacité a des limites au delà desquelles il est téméraire de vouloir l'employer; 339 c'est là une manière de voir plausible, présentée par des gens de bonne composition. Mais il n'est pas facile d'assigner des bornes à notre esprit; il est curieux et avide, et estime qu'il n'y a pas lieu pour lui de s'arrêter à mille pas plutôt qu'à cinquante, l'expérience lui ayant montré que là où l'un a échoué, un autre a réussi; que ce qui était inconnu à un siècle a été connu du siècle suivant; que les arts et les sciences ne se jettent pas tout d'un bloc dans un moule, mais se forment et prennent figure peu à peu, en les maniant et les polissant, en s'y reprenant à plusieurs fois, comme fait l'ours qui, pour faire prendre forme à ses petits, les lèche à loisir. Ce que ma force ne parvient pas à découvrir, je ne laisse pas de le sonder et de l'essayer; et, en malaxant et pétrissant cette matière nouvelle, la remuant, l'échauffant, je donne à celui qui vient après moi, de la facilité pour en tirer parti plus à son aise, en la lui rendant plus souple et plus maniable: «telle la cire de l'Hymette qui s'amollit au soleil et qui, pétrie sous le pouce, prend mille formes et devient plus maniable par l'usage (Ovide)»; le second en fera autant pour le troisième, d'où il résulte que la difficulté ne doit pas me désespérer non plus que mon impuissance, qui ne sont telles que pour moi.

Ignorant des causes premières, incapable de distinguer la vérité du mensonge, il doit s'arrêter dès les premiers pas.—L'homme est capable de tout, comme il n'est capable de rien; et s'il vient, comme le fait Théophraste, à avouer son ignorance des causes premières et des principes, il n'a plus qu'à renoncer d'une façon absolue à toute science; car si la base lui fait défaut, tout son raisonnement s'effondre. Disputer et s'enquérir n'ont d'autre but que d'être fixé sur les principes; s'il n'y parvient pas, il est voué à une irrésolution continue: «Une chose ne peut être comprise plus ou moins qu'une autre, parce que la compréhension est une pour toutes choses (Cicéron).»—Si l'âme avait connaissance de quelque chose, il est vraisemblable que ce serait tout d'abord d'elle-même; et si elle connaissait quelque chose en dehors d'elle, ce serait avant tout son corps et son enveloppe charnelle; et pourtant on voit que jusqu'à nos jours, les dieux de la médecine n'ont cessé de discuter sur notre anatomie: «Si Vulcain était contre Troie, Troie avait pour elle Apollon (Ovide)»; jusqu'à quand faudra-t-il attendre, pour qu'ils soient d'accord!—Nous sommes plus voisins de nous-mêmes que ne nous sont voisins la blancheur de la neige ou la pesanteur de la pierre; si l'homme ne se connaît pas lui-même, comment peut-il connaître sa force et pourquoi il est sur cette terre? Ce n'est pas que nous n'ayons à l'aventure quelque notion du vrai; mais c'est par hasard, d'autant que l'erreur pénètre en notre âme amenée par la même voie et de même façon, et que nous ne sommes pas à même de distinguer la vérité du mensonge, pas plus que de choisir entre eux.

Aussi est-il moins hasardeux de refuser à l'homme la possibilité d'arriver à la certitude en quoi que ce soit, que 341 d'admettre cette possibilité dans une certaine mesure.—Les Académiciens admettaient quelque tempérament à leur jugement sur notre complète ignorance, ils trouvaient trop catégorique de dire «qu'il n'est pas plus vraisemblable que la neige soit blanche plutôt que noire; que nous ne sommes pas plus certains que nous mettons en mouvement une pierre que nous lançons de notre propre main, que nous le sommes du mouvement de la huitième sphère». Pour parer à cette difficulté et à ce qu'elle présente de bizarre qui font que, vraiment, de telles propositions prennent malaisément pied dans notre imagination, et bien qu'ils eussent établi que nous sommes incapables de rien savoir et que la vérité est ensevelie dans de profonds abîmes où la vue humaine ne peut pénétrer, ils reconnaissaient cependant que certaines choses peuvent présenter plus de vraisemblance que d'autres et concédaient à leur jugement la faculté d'incliner vers une apparence plutôt que vers une autre; ils lui permettaient de marquer une préférence, mais lui défendaient toute solution ferme.—Les Pyrrhoniens étaient plus hardis dans leur opinion, en même temps qu'ils semblent être davantage dans le vrai; car cette tolérance des Académiciens, cette propension à se ranger à une proposition plutôt qu'à une autre, qu'est-ce, si ce n'est reconnaître qu'il y a en apparence plus de vérité dans celle-ci que dans celle-là? Or si notre esprit était capable de distinguer la forme, les traits, le port, le visage de la vérité, il la distinguerait aussi bien si elle lui apparaissait dans son entier, qu'il l'eût fait quand il ne la voyait qu'à moitié, alors qu'elle ne faisait que naître et était encore dans un état imparfait. Cette apparence de vraisemblance, qui vous a fait prendre plutôt à droite qu'à gauche, augmentez-la; cette once de probabilité, qui déjà fait incliner la balance, multipliez-la par cent, par mille, il arrivera que la balance trébuchera complètement et votre choix se fixera, parce que la vérité vous apparaîtra tout entière.—Mais comment peuvent-ils admettre la vraisemblance, s'ils ignorent ce qu'est la réalité? Comment savoir que quelque chose ressemble à quelque chose dont nous ne connaissons pas l'essence? Ou nous pouvons émettre un jugement précis, ou nous ne le pouvons absolument pas. Si à nos facultés intellectuelles et susceptibles de sentir, la base fait défaut; si elles ne reposent sur rien, si elles ne font que flotter, être le jouet des vents, notre jugement ne peut nous conduire à rien, quel que soit ce à quoi nous l'appliquions et quelles qu'en soient les apparences; ce qu'il y a de plus sûr et de plus heureux pour notre entendement, ce serait de se maintenir posé, droit, inflexible, sans broncher ni s'agiter: «Entre les apparences vraies ou fausses, il n'y a pas de différence dans l'assentiment qu'y donne l'esprit (Cicéron).» Que les choses ne prennent pas place en nous avec leur forme et leur principe essentiel, qu'elles ne s'imposent pas à nous par elles-mêmes et d'autorité, nous le voyons assez; s'il en était ainsi, chacune ferait sur chacun de nous la même impression; le vin aurait le même goût pour un malade que pour un 343 homme bien portant; celui qui a des crevasses aux doigts ou qui les a engourdis, trouverait que le bois ou le fer qu'il manie, sont aussi durs qu'ils le semblent à tout autre. Les choses en dehors de nous, qui viennent à nous, s'abandonnent donc à notre merci et nous demeurent dans les conditions où il nous plaît de les recevoir.—D'autre part, si ce que nous recevons, nous l'acceptions sans l'altérer; si les moyens d'appréciation dont dispose l'humanité étaient assez puissants et fermes pour saisir la vérité sans le secours d'éléments étrangers; ces moyens étant communs à tous les hommes, la vérité se transmettrait de main en main, des uns aux autres, et il finirait par arriver que d'un si grand nombre, il se trouverait bien au moins une chose à laquelle, d'un consentement universel, tous ajouteraient foi. Aussi, ce fait, qu'on ne voit aucune proposition qui ne soit débattue et controversée entre nous ou qui ne puisse l'être, montre-t-il bien que, livré à lui-même, notre jugement ne saisit pas bien clairement ce qu'il saisit, puisque mon jugement à moi ne peut le faire accepter au jugement de mon voisin, ce qui marque nettement que je le conçois par un moyen autre que celui qui résulterait d'une puissance de conception dont la nature nous aurait tous doués au même degré, moi et tous les hommes.

Laissons de côté cette infinie confusion d'opinions, qui se voit chez les philosophes eux-mêmes, et cette perpétuelle et universelle discussion sur la connaissance que nous avons des choses; il est en effet acquis à l'avance, comme absolument certain, que les hommes, je veux dire les savants, les plus sincères et les plus capables ne sont d'accord sur rien, pas même sur ce que le ciel est au-dessus de nos têtes, car ceux qui doutent de tout, doutent aussi que cela soit; et ceux qui nient que nous soyons à même de comprendre quoi que ce soit, disent que nous ne comprenons pas que le ciel soit au-dessus de nous; et ces deux opinions consistant l'une à douter, l'autre à nier, s'imposent, sans contredit, plus que toutes autres.

En dehors de l'infinie diversité d'opinions qui nous divisent, nous-mêmes nous varions constamment dans les jugements que nous portons sur un même sujet.—Outre cette innombrable diversité et division d'opinions, il est aisé de voir, par le trouble en lequel il nous jette et l'incertitude que chacun ressent en soi, que notre jugement est mal assis. Combien jugeons-nous diversement des choses? combien de fois changeons-nous d'idées? Ce que j'admets aujourd'hui et ce que je crois, je l'admets et j'y crois autant qu'il m'est possible; tous nos organes, toutes nos facultés s'emparent de cette opinion et m'en répondent chacun dans la limite de ce qu'il peut; je ne saurais embrasser aucune vérité, ni la conserver avec plus de conviction que je ne fais de celle-ci; je m'y suis donné tout entier, elle me tient bien réellement; mais ne m'est-il pas arrivé, non pas une fois, mais cent fois, mais mille fois, et tous les jours, d'avoir embrassé avec ces mêmes instruments, dans les mêmes conditions, quelque autre chose que depuis j'ai jugée fausse? Au moins faut-il devenir sage à nos propres dépens; si j'ai 345 été si souvent trahi par mon jugement, si cette pierre de touche est d'ordinaire défectueuse, si ma balance mal réglée n'est pas juste, quelle assurance cela me donne-t-il cette fois plus que les autres, et n'est-ce pas sottise de me laisser si souvent tromper par un tel guide? Et cependant, que la fortune nous fasse cinq cents fois varier d'idée, qu'elle ne fasse que vider et emplir sans cesse notre croyance, en y versant, comme dans un vase, opinions sur opinions, toujours la présente, venue la dernière, est celle qui est la vraie, l'infaillible; pour celle-ci, il nous faut sacrifier nos biens, l'honneur, la vie, le salut, tout enfin: «La dernière nous dégoûte de la première et la discrédite dans notre esprit (Lucrèce).»—Quoi qu'on nous prêche, quoi que nous apprenions, il faudrait toujours nous souvenir que c'est l'homme qui le donne et l'homme qui le reçoit; c'est la main d'un mortel qui nous présente, et la main d'un mortel qui accepte. Les choses qui nous viennent du ciel, ont seules le droit de persuasion et l'autorité nécessaire; seules elles portent l'empreinte de la vérité, mais nos yeux ne la distinguent pas et nous ne l'acquérons pas avec nos propres moyens; cette sainte et grande image ne pourrait élire domicile dans un aussi misérable logis que nous sommes si Dieu ne l'avait préparé à cet effet, si, par une faveur particulière et surnaturelle, il ne l'avait transformé et fortifié par sa grâce. Au moins notre condition si sujette à faillir devrait-elle nous inspirer plus de modération et de retenue dans nos variations; nous devrions nous souvenir que quelles que soient les impressions que notre entendement peut recevoir, ce sont souvent des choses erronées que nous percevons ainsi, et que nous les percevons avec ces mêmes outils qui souvent se démentent et se trompent.

Ces jugements de l'esprit sont essentiellement dépendants des altérations que le corps éprouve.—Et il n'est pas étonnant qu'ils se démentent, étant si faciles à se fausser et se tordre dans les plus légères occurrences. Il est certain que notre compréhension, notre jugement et en général les facultés de notre âme, souffrent suivant ce qu'éprouve le corps et les altérations auxquelles il est en butte et qui sont continuelles. N'avons-nous pas l'esprit plus éveillé, la mémoire plus prompte, le raisonnement plus vif, quand nous nous portons bien, que lorsque nous sommes malades? La joie, la gaîté ne nous disposent-elles pas à accepter les impressions que nous ressentons, de tout autre façon que le chagrin et la mélancolie? Pensez-vous que les vers de Catulle ou de Sapho plaisent à un vieillard avare et maussade, autant qu'à un jeune homme vigoureux et ardent?—Cléomène, fils d'Anaxandridas, était malade; ses amis lui reprochaient d'avoir une manière de voir et des idées nouvelles qui n'étaient pas dans ses habitudes: «Je le crois bien, leur répliqua-t-il, c'est qu'aussi je ne suis pas tel que lorsque je me porte bien; étant autre, mes opinions et mes idées sont autres.»—Les gens de chicane, au palais, disent couramment en parlant d'un criminel qui a affaire à des juges en 347 bonne disposition d'esprit, portés à la douceur et à l'indulgence: «Qu'il profite de sa bonne chance.» Il est de fait que les arrêts de la justice sont parfois plus enclins à condamner, plus sévères et plus rigoureux; tantôt plus faciles, moins durs, admettant davantage les circonstances atténuantes; il n'y a pas de doute en effet que le jugement de qui sort de chez lui souffrant de la goutte, en proie à la jalousie, ou venant d'être volé par son domestique, qui a l'âme sombre et envahie par la colère, ne se ressente de cette mauvaise disposition.—L'Aréopage, ce vénérable sénat, jugeait la nuit de peur que la vue des parties n'influençât sa justice.—Même l'état de l'atmosphère et la sérénité du ciel font varier notre jugement, ce que constate ce vers grec, rapporté par Cicéron: «Les dispositions mentales des hommes, en deuil, à la joie, varient chaque jour que leur départ Jupiter.» Ce ne sont pas seulement les fièvres, les boissons, les accidents graves qui bouleversent notre jugement: les choses les plus insignifiantes du monde le tournent et le retournent; et il ne faut pas douter, alors même que nous ne le sentons pas, que si la fièvre continue peut abattre notre âme, la fièvre intermittente l'altère aussi dans une certaine mesure, toute proportion gardée; si l'apoplexie assoupit et éteint complètement la lucidité de notre intelligence, incontestablement un rhume la trouble; par conséquent à peine se rencontre-t-il dans la vie une seule heure où notre jugement est dans son assiette normale, tant notre corps est sujet à de continuels changements, et machiné avec tant de ressorts que je suis de l'avis des médecins, qu'il est bien malaisé qu'il n'y en ait pas toujours un qui aille de travers.

Cette infirmité de notre jugement est malaisée à découvrir.—Et pour comble, à moins qu'elle ne soit tout à fait à son apogée et sans remède, ce n'est pas aisément que se découvre cette maladie qui oblitère notre jugement, d'autant que la raison toujours si torse, si déhanchée, si boiteuse, s'accommode aussi bien du mensonge que de la vérité; ce qui fait qu'il est difficile de reconnaître qu'elle est déréglée et que nous ne pouvons compter sur elle. Je conserve ce nom de raison à cette apparence de jugement que chacun se forme en lui-même et qui sur un même sujet peut affecter cent appréciations contraires les unes aux autres, instrument fait de plomb et de cire, qui peut s'étirer, se ployer, s'accommoder à toutes les circonstances, à tous les compromis, avec lequel il n'y a plus qu'à posséder l'habileté nécessaire pour lui faire épouser tous les contours qu'il doit prendre. En quelque bonne résolution que soit un juge, s'il ne se surveille de près, ce à quoi peu de gens s'amusent, il peut être sollicité à la bienveillance s'il s'agit d'un ami, d'un parent, d'une beauté, comme aussi être hanté par une idée de vengeance. Sans même aller jusque-là, cette simple tendance instinctive qui, en dehors de toute préméditation, nous porte à favoriser une chose plutôt qu'une autre et fait que, sans consulter la raison, nous prononçons entre deux sujets se présentant dans les mêmes conditions, ou quelque autre impulsion aussi peu saisissable, 349 peuvent agir à son insu sur son jugement et le disposer favorablement ou défavorablement dans une cause donnée, et faire pencher la balance d'un côté plutôt que d'un autre.

Moi, qui m'épie de très près, qui ai sans cesse les yeux sur moi, comme quelqu'un qui n'a pas fort à faire ailleurs: «qui ne me soucie nullement de savoir quel roi fait tout trembler sous l'Ourse glacée, ou de quoi s'alarme Tiridate (Horace)», à peine si j'oserais dire le peu de fond et la faiblesse que je constate en moi; j'ai le pied si peu sûr et si peu d'aplomb, je le trouve si aisé à faiblir, si prêt à chanceler et ma vue est si déréglée, qu'à jeun, je me sens tout autre qu'après avoir mangé; si je suis satisfait de ma santé, que le temps soit beau, me voilà un homme aimable; si j'ai un cor qui me blesse l'orteil, je suis maussade, déplaisant, inabordable; un cheval dont l'allure ne varie pas, me fait l'effet d'être tantôt dur, tantôt doux; le même chemin qui à cette heure me paraît court, une autre fois me semblera long; suivant le moment, la forme d'un objet me sera plus ou moins agréable; maintenant je suis en disposition d'entreprendre quoi que ce soit, à un autre moment de ne rien faire; ce qui à cette heure me fait plaisir, me sera quelquefois un sujet de contrariété. Mille agitations inopportunes et accidentelles se produisent en moi: ou je suis en proie à la mélancolie, ou c'est la colère qui me tient; de sa propre autorité c'est, à cette heure, le chagrin qui m'envahit; dans un instant, l'allégresse l'emportera. Quand je prends des livres, certains passages que je reconnais excellents me frappent par leur charme; qu'une autre fois ces mêmes ouvrages me retombent sous la main, j'aurai beau les tourner, les retourner, les feuilleter, les fouiller, rien de ce qu'ils renferment ne me revient à l'idée, tout m'y semble informe. Dans mes propres écrits je ne retrouve pas toujours ma pensée première, je ne sais plus ce que j'ai voulu exprimer et souvent je m'évertue à les corriger, à en modifier le sens, parce que la signification primitive qui valait mieux que celle que j'y substitue, m'échappe. Je ne fais qu'aller et venir, mon jugement ne va pas toujours droit de l'avant, il flotte, allant çà et là, «comme une frêle barque surprise en pleine mer par un vent furieux (Catulle)». Maintes fois, ce que je fais volontiers, me donnant pour tâche, tant pour m'exercer que pour m'amuser, de soutenir une opinion contraire à la mienne, mon esprit s'y appliquant, envisage si bien cet autre côté de la question, je m'y absorbe tellement, que je ne trouve plus les raisons qui me faisaient être de l'avis que j'avais en premier lieu et que je l'abandonne. Je m'entraîne, pour ainsi dire, du côté vers lequel je penche, et, quel qu'il soit, mon poids m'emporte de ce côté.

Ceux qui parlent en public, par exemple, n'arrivent-ils pas à subir eux-mêmes l'effet de leur propre parole.—Chacun pourrait presque en dire autant de lui-même, s'il s'étudiait comme je le fais; ceux qui parlent en public, savent fort bien que l'émotion qui leur vient en parlant les porte à croire que ce qu'ils disent est vrai. Lorsque nous sommes en colère, nous nous appliquons 351 davantage à défendre notre idée; nous l'incarnons en nous, nous l'embrassons avec plus de véhémence et nous la tenons pour meilleure que nous ne le faisons quand nous sommes calmes et de sang-froid.—Vous exposez simplement une affaire à un avocat, il vous répond en hésitant et sans conviction; vous sentez qu'il lui est indifférent de se mettre à soutenir l'un ou l'autre parti. L'avez-vous bien payé pour se ranger à votre cause et se passionner pour elle; commence-t-il à s'y intéresser; sa volonté vient-elle à s'y échauffer? sa raison et sa science s'y échauffent en même temps, et voilà qu'une vérité apparente, qui ne fait plus doute pour lui, se présente à son esprit; il voit l'affaire sous un jour tout différent; il y croit de bonne foi et se persuade que c'est ainsi. Je ne sais même pas si l'ardeur qui naît du dépit et de l'obstination que l'on éprouve en face du sentiment et de la violence que témoigne le magistrat qui poursuit, la surexcitation causée par le danger qui menace, ou encore le désir d'acquérir de la renommée, n'ont pas été jusqu'à amener tel homme que je pourrais nommer, à monter sur le bûcher pour soutenir son opinion, pour laquelle, libre et au milieu de ses amis, il n'eût pas voulu s'exposer à avoir le bout du doigt échaudé.

Les passions auxquelles l'âme est en proie n'ont pas une action moindre.—Les secousses et les ébranlements que notre âme reçoit du fait des passions auxquelles le corps est en proie, ont beaucoup d'action sur elle; elle en éprouve plus encore par ses propres passions, avec lesquelles elle est si fortement aux prises, qu'on peut presque avancer que ses mouvements et son allure dépendent exclusivement des vents qui s'élèvent en elle; et que sans l'agitation qu'ils y produisent, elle demeurerait inerte, comme un navire en pleine mer quand le vent ne lui prête pas assistance. Celui qui, à l'exemple des Péripatéticiens, soutiendrait cette thèse, ne nous causerait pas grand préjudice, puisqu'il est connu que la plupart des belles actions de l'âme procèdent de nos passions et ont besoin de leur impulsion; ne dit-on pas que la vaillance n'éclate jamais mieux que sous l'influence de la colère: «Ajax fut toujours brave, mais il fut plus brave encore dans sa fureur (Cicéron).» N'est-ce pas quand on est courroucé que l'on court sus avec le plus de vigueur aux malfaiteurs et à l'ennemi? il y en a même qui veulent que l'avocat s'applique à mettre les juges en courroux pour en obtenir justice.

Les plus grands hommes sont ceux qui éprouvent les passions les plus fortes.—Le désir immodéré des grandes choses qui a été le mobile de Thémistocle, de Démosthène, c'est lui qui a poussé les philosophes à travailler, à voyager en pays lointains, qui nous conduit à l'honneur, au savoir, à la santé, à toutes fins utiles. Cette lâcheté de l'âme qui fait que nous supportons l'ennui et le déplaisir, donne moyen à notre conscience de faire pénitence et de se repentir, et aussi d'être résignée aux fléaux que Dieu nous envoie pour notre châtiment et à ceux résultant d'une politique corrompue. La compassion dispose à la clémence; la prudence que 353 nous apportons à veiller à notre conservation et à nous diriger, est éveillée en nous par la crainte; combien de belles actions sont dues à l'ambition? combien à la haute opinion que nous avons de nous-mêmes? enfin, il n'est pas de vertu tant soit peu élevée et provoquant l'admiration, sans quelque agitation désordonnée de notre âme.—Ne serait-ce pas là l'une des raisons qui auraient porté les Épicuriens à décharger Dieu de tout soin, de toute sollicitude pour nos affaires? d'autant que les effets mêmes de sa bonté ne peuvent s'exercer sur nous, sans troubler le repos de notre âme par la mise en mouvement de nos passions qui sont comme des piqûres, des stimulants qui l'incitent aux actions vertueuses; ou bien ces philosophes ont-ils pensé autrement et considéré les passions comme des tempêtes qui une fois déchaînées, débauchent honteusement l'âme de sa quiétude? «De même que l'on juge de la tranquillité de la mer quand aucun souffle n'agite sa surface, ainsi on peut s'assurer que l'âme est tranquille lorsque nulle passion ne peut l'émouvoir (Cicéron).»

Quelle confiance, par suite, avoir en notre jugement, qui, plus il est exalté, plus il semble participer en quelque sorte aux secrets des dieux.—Quelles différences de sens et de raison nous présentent nos passions en leur diversité, et que d'idées dissemblables en résultent? Quelle assurance nous offre une chose si instable, si mobile, où le trouble règne en maître, qui ne marche jamais qu'à une allure imposée et qui n'est pas la sienne? Si notre jugement est dépendant même de la maladie, des perturbations que notre être éprouve; s'il faut qu'il soit en proie à la folie, à la témérité pour être impressionné, quelle sûreté pouvons-nous attendre de lui?

N'est-ce pas bien hardi à la philosophie d'assurer que les hommes ne produisent leurs plus grands effets, ceux qui les rapprochent le plus de la divinité, que lorsqu'ils sont hors d'eux, furieux, insensés? Nous nous améliorons par la perte de notre raison et quand elle est assoupie; les deux voies naturelles pour pénétrer dans le cabinet des dieux et y surprendre le cours des destinées sont la fureur et le sommeil; il est en vérité plaisant de le constater! C'est par le désarroi que les passions occasionnent à notre raison, que nous devenons vertueux; c'est par son anéantissement causé par la fureur ou l'image de la mort que nous devenons prophètes et devins!—Jamais je n'aurai été davantage porté à le croire: cédant à une inspiration irrésistible de la vérité sainte, l'esprit philosophique est dans l'obligation de reconnaître, à l'encontre de ce qu'il soutenait, que la tranquillité, le calme, la santé qu'il s'applique à faire acquérir à l'âme, ne constituent pas pour elle son meilleur état; éveillés, nous sommes plus endormis que si nous dormions; notre sagesse est moins sage que la folie; nos songes valent mieux que nos raisonnements; la pire des places que nous pouvons occuper, c'est en nous-mêmes. Mais d'autre part, la philosophie ne pense-t-elle pas que nous pouvons nous aviser de 355 remarquer que la voix qui rend l'esprit, quand il est séparé du corps, si clairvoyant, si grand, si parfait, tandis qu'il est si terrestre, si ignorant, si plongé dans les ténèbres lorsqu'il est incarné, n'est pas une voix qui part de l'esprit qui est en l'homme terrestre, ignorant, privé de lumière, et que par suite nous ne pouvons ni nous y fier, ni y croire?

Peut-on notamment disconvenir que sous l'influence de l'amour nous pensons, nous agissons tout autrement que lorsque nous sommes au calme; sommes-nous plus dans la vérité dans un cas que dans l'autre?—Me trouvant être d'un tempérament mou et lourd, je n'ai pas grande expérience de ces violentes agitations qui, pour la plupart, s'emparent subitement de notre âme, sans lui donner le loisir de se reconnaître; mais cette passion qui, dit-on, se produit, du fait de l'oisiveté, au cœur des jeunes gens, bien que ne s'y développant qu'avec le temps et à pas lents, donne bien nettement idée à ceux qui ont cherché à s'opposer à son progrès, de la force du changement et de l'altération que notre jugement en éprouve. Je me suis efforcé autrefois de la contenir et de la combattre en moi, car il s'en faut que je sois de ceux qui se complaisent dans le vice, je n'y cède que lorsqu'il m'entraîne. Je sentais cette passion naître, se développer et s'épanouir en dépit de ma résistance, s'emparer de moi et me posséder, bien que je la visse me gagnant et que je fusse bien vivant. L'effet se produisait à la façon dont agit l'ivresse: l'aspect des choses commençait à devenir autre que de coutume; je voyais bien évidemment grossir et croître les avantages de ce que j'allais désirant, je les sentais s'agrandir et s'enfler sous le souffle de mon imagination; les difficultés de l'entreprise s'aplanir et devenir plus aisées à surmonter; ma raison et ma conscience céder; puis, ce feu éteint, aussitôt, avec la soudaineté de la lueur de l'éclair, mon âme avoir d'autres visées, son état se modifier, mon jugement devenir autre; les difficultés de revenir en arrière sembler grandir et être invincibles et les mêmes choses avoir tout autre goût et m'apparaître sous un jour bien différent de celui sous lequel la chaleur du désir me les avait tout d'abord présentées. Lequel de ces deux états était le plus conforme à la vérité? Pyrrhon déclare n'en rien savoir. Nous ne sommes jamais complètement exempts de maladie; le feu de la fièvre alterne avec ses frissons; des effets d'une passion ardente nous retombons dans ceux d'une passion quelque peu froide; autant je m'étais jeté en avant, autant je me rejetais ensuite en arrière: «Ainsi la mer, dans son double mouvement, tantôt se précipite vers la côte, couvre le rocher d'écume et se répand au loin sur le rivage; tantôt revenant sur elle-même et entraînant dans son reflux les cailloux qu'elle avait apportés, elle fuit, et abaissant ses eaux, laisse la plage à découvert (Virgile).»

De tout cela il résulte qu'il ne faut pas nous laisser aller aisément aux opinions nouvelles.—Connaissant la mobilité de mon jugement, j'ai réagi, et, par exception, suis arrivé 357 à une certaine constance d'opinions, conservant à peu près intactes celles qu'au début je m'étais naturellement faites; car, quelle que soit l'apparence de vérité que peuvent prendre les nouveautés, je ne change guère de peur de perdre au change; incapable de choisir moi-même, je m'en rapporte au choix d'autrui et m'en tiens aux conditions dans lesquelles Dieu m'a placé, faute de quoi je ne saurais m'empêcher de rouler sans cesse. C'est ainsi que par la grâce de Dieu, j'ai conservé entières, sans agitation ni trouble de conscience, les anciennes croyances de notre religion, en dépit de tant de sectes et de divisions qui se sont produites en notre siècle.—Les ouvrages anciens, je parle des bons ouvrages, qui sont sérieux et ont du fond, m'attirent et agissent sur moi au plus haut point; celui que j'ai sous les yeux, est toujours celui qui m'impressionne le plus; je trouve que chacun, à tour de rôle, est dans le vrai, alors même que les thèses qui s'y trouvent développées sont opposées. Cette facilité qu'ont les bons auteurs à rendre vraisemblable tout ce qu'ils présentent, et il n'est rien de si étrange qu'ils n'entreprennent de peindre sous des couleurs qui trompent aisément une simplicité égale à la mienne, montre d'une façon évidente la faiblesse des preuves qu'ils produisent. Le ciel et les étoiles ont été, pendant trois mille ans, considérés comme se mouvant; tout le monde y a cru jusqu'à ce que Cléanthe de Samos ou, d'après Théophraste, Nicétas de Syracuse s'avisa de soutenir que c'était la terre qui, tournant sur son axe, se mouvait suivant le cercle oblique du Zodiaque; et, de notre temps, Copernic a si bien établi ce principe, qu'il s'en sert pour en déduire très régulièrement toutes les conséquences astronomiques. Qu'en conclure, sinon que nous n'avons pas à nous préoccuper de savoir lequel de ces deux systèmes est le vrai? Qui sait si, d'ici mille ans, un troisième ne les renversera pas tous deux? «Ainsi le temps change la valeur des choses; l'objet qui était en faveur, tombe dans le discrédit, tandis que celui qui était méprisé, est estimé à son tour; on le désire chaque jour davantage, il est admiré et se place au premier rang dans l'opinion des hommes (Lucrèce).»

Quelles garanties particulières de stabilité nous présentent-elles en effet pour l'avenir?—Nous avons donc, quand s'offre à nous une doctrine nouvelle, tout lieu de nous en défier et de considérer qu'avant qu'elle se soit produite, la doctrine contraire prévalait; et de même que celle-ci a été renversée par celle-là, il en naîtra peut-être, dans l'avenir, une troisième qui se substituera pareillement à la seconde. Avant que les principes posés par Aristote aient obtenu crédit, d'autres existaient qui donnaient satisfaction à la raison humaine, comme font ceux-ci à l'heure actuelle. Quelles lettres de recommandation ont ces derniers? quel privilège particulier les garantit que le cours de nos inventions s'arrêtera à eux, et qu'à tout jamais, dans l'avenir, notre croyance leur est acquise? ils ne sont pas plus à l'abri d'être rejetés, que ne l'étaient ceux qui les ont précédés.—Quand on me presse par un 359 argument nouveau, je me prends à penser que ce que je ne suis pas parvenu à résoudre, un autre le résoudra; mais qu'ajouter foi à toutes les apparences dont nous ne pouvons nous défendre, est une grande simplicité; cela amènerait le commun des mortels, et nous en sommes tous, à avoir sa foi virant de tous côtés comme une girouette, parce que l'âme malléable et plastique recevrait impressions sur impressions, la dernière effaçant toujours l'empreinte de la précédente. Celui qui se trouve faible en présence des doctrines nouvelles, doit répondre, comme il est d'usage courant, qu'il en référera à son conseil, ou s'en rapporter aux plus sages d'entre ceux qui ont présidé à son éducation.—Combien y a-t-il de temps que la médecine existe? On dit cependant qu'un novateur, du nom de Paracelse, en modifie et en renverse toutes les règles anciennes, et soutient que jusqu'à ce jour elles n'ont servi qu'à tuer les gens. Je crois qu'il arrivera aisément à prouver son dire; mais lui confier mon existence pour qu'il la fasse servir à attester la supériorité de ses méthodes nouvelles, j'estime que ce serait une grande sottise. Il ne faut pas avoir confiance en chacun, dit une maxime, parce que chacun est à même de dire n'importe quoi.—Un homme ainsi porté à innover et à réformer dans ce qui est du domaine des lois physiques, me disait, il n'y a pas longtemps, que les anciens s'étaient manifestement trompés sur la nature et les effets des vents, ce qu'il me ferait toucher du doigt et dont il me démontrerait l'évidence, si je voulais l'écouter. Après m'être prêté patiemment, pendant quelque temps, à l'entendre me développer ses arguments qui paraissaient très admissibles: «Comment donc, lui dis-je, ceux qui naviguaient en appliquant les principes de Théophraste, parvenaient-ils à aller vers l'Occident, quand le vent soufflait vers l'Orient? allaient-ils de côté ou à reculons?» «Affaire de hasard, me répondit-il; ce qu'il y a de certain, c'est qu'ils étaient dans l'erreur.» «Pour lors, répliquai-je, je préfère m'en rapporter aux effets plutôt qu'au raisonnement.» Or ce sont là deux choses qui se contredisent souvent: on m'a dit qu'en géométrie (science qui, entre toutes, prétend être arrivée au plus haut degré de certitude, il y a des démonstrations incontestables qui bouleversent tout ce que l'expérience indique comme vrai. C'est ainsi que Jacques Peletier me disait, chez moi, avoir découvert deux lignes s'acheminant lune vers l'autre en se rapprochant sans cesse, qu'il démontrait ne pouvoir, malgré cela, jamais se joindre alors même qu'elles se prolongeraient à l'infini. En toutes choses, les Pyrrhoniens emploient uniquement leurs arguments et leur raisonnement à combattre les apparences sous lesquelles elles se présentent, et c'est merveille jusqu'où la souplesse de notre raison se plie à ce parti pris de lutter contre l'évidence; ils démontrent que nous ne nous mouvons pas, ne parlons pas, que la pesanteur ou la chaleur n'existent pas; et cela, avec une telle vigueur d'argumentation qu'ils nous persuadent être vraies les choses les plus invraisemblables.—Ptolémée, qui a été un personnage marquant, avait déterminé les limites de notre 361 monde; tous les philosophes anciens ont pensé ne rien ignorer sur ce point de ce qui existait, sauf quelques îles lointaines qui pouvaient avoir échappé à leur connaissance; et, il y a mille ans, c'eût été raisonner à la manière de Pyrrhon, que de révoquer en doute ce qu'enseignait alors la cosmographie et les idées que chacun en avait; avouer l'existence des antipodes était une hérésie. Et voilà qu'en ce siècle, on vient de découvrir un continent d'une étendue infinie; non une île, non une contrée d'étendue restreinte, mais une portion de la terre à peu près égale en superficie à celle que nous connaissions. Les géographes de notre temps ne manquent pas d'affirmer qu'actuellement tout est découvert, que tout est connu: «car on se plaît dans ce qu'on a, et cela paraît supérieur à tout le reste (Lucrèce)». Je me demande si, alors que Ptolémée s'est trompé jadis sur ce qui constituait le point de départ de ses raisonnements, ce ne serait pas sottise de me fier aujourd'hui aux idées que ses successeurs émettent, et s'il n'est pas plus vraisemblable que ce grand corps, que nous appelons le Monde, soit bien autre que ce que nous en jugeons.

Tout ne change-t-il pas continuellement en ce monde, et combien incertaines sont les données que nous avons sur ses origines.—Platon dit que la physionomie s'en modifie de toutes façons; que le ciel, les étoiles, le soleil changent parfois du tout au tout le mouvement que nous leur voyons accomplir, l'orient devenant l'occident. Les prêtres d'Égypte ont raconté à Hérodote que, depuis leur premier roi, il y avait de cela onze mille et tant d'années (et ils lui montraient les effigies de tous leurs rois, en statues faites de leur vivant), l'orbite décrite par le soleil avait varié quatre fois; que la mer et la terre se transforment alternativement de l'une en l'autre; que la naissance du monde est indéterminée, ce qui est également dit par Aristote et par Cicéron. C'est aussi l'opinion d'un de nos savants qui, s'appuyant des témoignages de Salomon et d'Isaïe, présente le monde comme étant de toute éternité, sujet à la mort, mais renaissant après transformations; ce qui pare à cette objection que Dieu créateur a été quelquefois sans créatures, que parfois il est demeuré oisif, puis sorti de son oisiveté pour remanier son œuvre, et que par conséquent lui-même est sujet à changer.—Dans la plus fameuse école de la Grèce, le monde est considéré comme un dieu, créé par un autre dieu plus puissant. Il est composé d'un corps et d'une âme; celle-ci en occupe le centre, d'où elle s'épand vers la circonférence d'après les mêmes règles que celles qui président aux accords musicaux; il jouit de tous les apanages de la divinité, est très heureux, très grand, très sage, éternel: en lui sont d'autres dieux: la terre, la mer, les astres qui s'entretiennent dans une harmonieuse et perpétuelle agitation, sorte de danse divine, tantôt se rencontrant, tantôt s'éloignant, se cachant, se montrant, changeant l'ordre dans lequel ils errent, se trouvant parfois en avant les uns des autres, parfois en arrière.—Héraclite tenait le monde pour un foyer incandescent, appelé par l'ordre du destin à s'enflammer et à se consumer un jour, pour encore renaître un autre 363 jour.—Quant aux hommes,ils sont, dit Apulée, «mortels comme individus, immortels comme espèce».—Alexandre écrivait à sa mère le récit d'un prêtre égyptien, tiré des monuments de cette nation, qui témoignait de son antiquité, laquelle se perd dans l'infini, et relatait l'origine authentique et le développement des autres pays.—Cicéron et Diodore disent que, de leur temps, les Chaldéens avaient des chartes remontant à quatre cent mille et tant d'années.—Aristote, Pline et autres, que Zoroastre vivait six mille ans avant la venue de Platon.—Ce dernier rapporte que les habitants de Saïs ont des archives remontant à huit mille ans, et que la construction d'Athènes est antérieure de mille ans à celle de Saïs.—Épicure estime que ce que nous constatons exister sur cette terre se retrouve, en tout pareil et de même façon, dans plusieurs autres mondes; cette assertion il l'eût émise avec plus d'assurance encore, s'il eût vu les exemples si étranges de ressemblance et de conformité que présente le nouveau monde des Indes occidentales avec le nôtre tel qu'il est actuellement et tel qu'il a été.

Dans le nouveau monde n'a-t-on pas trouvé, ayant cours, des pratiques et des traditions qui existent ou ont existé dans le monde ancien!—En vérité, en considérant ce que nous savons des diverses pratiques qui ont cours sur cette terre, j'ai été souvent émerveillé de voir qu'en des temps et des lieux très éloignés, il se soit rencontré en si grand nombre des opinions populaires extraordinaires, des mœurs et des croyances sauvages se ressemblant sans que, par aucun lien, elles paraissent issues de notre raison à l'état naturel. L'esprit humain accomplit vraiment de grands miracles, mais cette corrélation a encore je ne sais quoi de plus bizarre par la similitude de certains noms et de mille autres choses; car, dans ce nouveau monde, on a trouvé des nations qui jamais, que nous sachions, n'avaient entendu parler de nous, et chez lesquelles la circoncision se pratique; il y en avait où le gouvernement et l'administration étaient entre les mains des femmes, sans que les hommes y aient part; où nos jeûnes et notre carême étaient observés, et en plus, l'abstinence de femmes.—On en trouva où la croix était un symbole dont il était fait usage de diverses façons: ici, on en honorait les sépultures; là, elle s'employait, et en particulier la croix de S. André, pour se protéger contre les visions nocturnes et on les mettait sur les lits des enfants pour les garantir des enchantements; ailleurs, il en a été rencontré une en bois et de grande hauteur, adorée comme dieu de la pluie, cette dernière se trouvait bien avant dans la terre ferme.—On y a relevé des pratiques pénitentiaires exactement semblables aux nôtres, l'usage des mitres, le célibat ecclésiastique, l'art de deviner l'avenir par l'examen des entrailles des animaux offerts en sacrifice; l'abstinence, comme nourriture de chair et de poisson de toute espèce; l'emploi par les prêtres, lorsqu'ils officient, d'une langue spéciale à l'exclusion de la langue vulgaire.—On y a trouvé aussi l'idée d'un premier dieu chassé par un second, son frère puîné; celle que les 365 hommes ont été créés jouissant de toutes les commodités imaginables, dont ils ont depuis été privés pour avoir péché; qu'ils ont été chassés du territoire qu'ils occupaient et que leur condition première a empiré.—Qu'autrefois ils ont été submergés par une inondation causée par les eaux du ciel; seules, quelques familles échappèrent en gagnant les sommets des montagnes et s'y jetant dans des cavernes, s'y renfermant avec des animaux de diverses espèces et bouchant les ouvertures pour empêcher l'eau d'y pénétrer. Quand ils sentirent que la pluie avait cessé, ils firent sortir de leur abri des chiens, qui revinrent propres et tout mouillés, d'où ils conclurent que le niveau de l'eau n'avait pas encore de beaucoup diminué; un peu plus tard, ils en lâchèrent d'autres qui revinrent couverts de boue: ils sortirent alors eux-mêmes pour repeupler le monde qu'ils trouvèrent plein uniquement de serpents.—Chez certains, existait la croyance du jugement dernier; aussi étaient-ils profondément offensés de ce que les Espagnols, fouillant les sépultures pour en retirer les richesses qu'elles contenaient, dispersaient les ossements que ces tombeaux renfermaient, se disant que ces os, ainsi jetés à tous vents, ne pourraient que difficilement se joindre pour se reconstituer.—Le commerce s'y fait par voie d'échange et pas autrement, et il existe des foires et des marchés à cet effet. Des nains et des personnes difformes y sont employés pour ajouter chez les princes aux plaisirs de la table. La fauconnerie y est en usage dans la mesure où s'y prête l'espèce des oiseaux du pays. Il y existe des impôts abusifs. L'art de cultiver les jardins d'agrément s'y pratique. De même les danses, les tours de force et d'adresse des bateleurs, la musique instrumentale, les armoiries, les jeux de paume, de dés, de hasard auxquels on se livre avec passion, au point de mettre comme enjeu, et sa liberté et soi-même. La médecine s'y exerce uniquement au moyen de charmes et d'enchantements. L'écriture se compose d'hiéroglyphes. On y retrouve la croyance d'un dieu venu autrefois sur la terre où il a vécu dans une parfaite virginité, jeûnant, faisant pénitence, prêchant la loi naturelle et l'observance des cérémonies du culte, et qui a disparu d'ici-bas sans avoir subi la mort qui nous atteint tous. On croit aux géants. Il est fait usage de boissons susceptibles de causer l'ivresse et on en boit jusqu'à en perdre la raison. Il y est fait emploi d'ornements religieux portant l'image d'ossements et de têtes de mort, de surplis, d'eau bénite, d'aspersions. Femmes et serviteurs rivalisent à qui mieux mieux pour être brûlés ou enterrés avec le mari ou le maître qui vient de trépasser. Le fils aîné hérite de tout ce que possède le père; les puînés n'ont rien, sauf l'obligation d'obéir. Il est dans les coutumes que, lorsqu'il est pourvu à certains offices de tout premier ordre, celui qui y est élevé quitte son nom et en prend un nouveau. Aux enfants nouveau-nés, on verse de la chaux sur le genou, en leur disant: «Tu viens de la poussière, tu retourneras en poussière.» L'art des augures s'y exerce.—Ces vains simulacres de notre religion qui apparaissent 367 dans certains de ces exemples, témoignent de sa dignité et de sa divinité. Non seulement elle a pénétré chez les nations infidèles de notre hémisphère qui l'ont plus ou moins imitée, mais encore chez ces barbares, comme par une inspiration surnaturelle qui la fait s'étendre sur le monde entier. On y trouve même la croyance au purgatoire, mais sous une forme nouvelle: ce que nous livrons au feu, est livré au froid, et ces peuples s'imaginent que les âmes sont punies et purifiées en ayant à subir les rigueurs d'un froid excessif. Ceci me remet en mémoire une autre divergence dans les idées, assez plaisante: tandis que des peuplades aiment à avoir dégagée l'extrémité du gland du membre viril, et enlèvent à cet effet la peau qui l'entoure, comme font les Mahométans et les Juifs; d'autres, au contraire, se font un si grand cas de conscience d'en agir autrement, qu'à l'aide de tout petits cordons fixés à cette peau, ils l'étirent avec grand soin, de manière à ce qu'elle recouvre cette extrémité de peur qu'elle ne voie l'air.—Une autre divergence existe dans la manière d'honorer les rois et de se montrer dans les fêtes. En pareille circonstance, nous nous parons de nos vêtements les plus convenables; dans quelques pays, pour témoigner au roi de sa supériorité et de leur soumission, ses sujets se présentent à lui avec les effets les plus minables qu'ils possèdent, et, pour entrer au palais, ils mettent quelque vieille robe déchirée par-dessus la bonne dont ils sont revêtus de telle sorte que la personnalité du maître, brillant de tout son éclat, ressorte davantage et produise seule de l'effet.—Mais poursuivons.

Malgré ces ressemblances qu'on relève en des lieux si éloignés les uns des autres, il est certain que l'esprit des hommes varie suivant les climats et les siècles.—Si la nature enserre, comme elle le fait de toutes autres choses, dans les règles de sa marche ordinaire, les croyances, les jugements et les opinions des hommes; si leurs évolutions sont déterminées, s'ils ont leur saison, s'ils naissent, s'ils meurent comme il en est des choux; si le ciel les agite et les balaie à sa fantaisie, quelle autorité sérieuse et assurée leur attribuerons-nous? Si l'expérience nous fait toucher du doigt que l'organisation de notre être relève de l'air, du climat, du terroir où nous naissons; que non seulement notre teint, notre taille, notre complexion, nos moyens physiques en dépendent, mais encore les facultés de notre âme, «le climat ne contribue pas seulement à la vigueur du corps, mais aussi à celle de l'esprit», dit Végèce, au point que ce soit intentionnellement que la déesse qui a fondé Athènes ait fait choix, pour la bâtir, d'un climat tel que les hommes y deviennent plus particulièrement prudents, comme l'apprirent à Solon les prêtres d'Égypte: «L'air d'Athènes est léger, ce qui donne aux Athéniens plus de finesse; celui de Thèbes est lourd, aussi les Thébains ont-ils plus de vigueur que d'esprit (Cicéron)», dès lors, de même que les fruits présentent en naissant des variétés, les animaux et les hommes naissent eux aussi plus ou moins belliqueux, justes, tempérants, dociles; ici ils sont enclins au vin, 369 ailleurs au vol et au libertinage; ici ils ont de la propension à la superstition, ailleurs à l'incrédulité; ici pour la liberté, là pour la servitude; ils sont savants ou artistes, grossiers ou spirituels, obéissants ou rebelles, bons ou mauvais, suivant que le lieu où ils vivent les y porte; si on les transplante, leurs penchants se modifient comme il arrive des arbres. C'est pour ce motif que Cyrus ne voulut pas autoriser les Perses à quitter leur pays âpre et montagneux pour émigrer dans un autre doux et plat, disant que les terres grasses et faciles à travailler font des hommes sans énergie, que celles qui sont fertiles engendrent des esprits qui ne le sont pas. Quand nous voyons, sous quelque influence céleste, fleurir tantôt un art, tantôt un autre; une croyance se substituer à une autre, tel siècle produire tels tempéraments et disposer l'humanité à prendre tel ou tel pli; l'esprit humain être tantôt vigoureux, tantôt étiolé comme il advient de nos champs, que deviennent donc ces belles prérogatives dont nous nous flattons? Puisqu'un sage peut éprouver des mécomptes, cent hommes, des nations entières peuvent en éprouver; et, de fait, à mon sens, le genre humain tout entier se trompe depuis des siècles, soit sur ceci, soit sur cela; quelles assurances avons-nous que, parfois, il cesse de se tromper et que, dans le siècle actuel, il ne soit pas dans l'erreur?

Incapables de discerner ce qui leur conviendrait, souvent les hommes demandent au ciel des biens qui sont pour eux une source de malheurs.—Entre autres témoignages de notre faiblesse d'esprit, il semble que celui-ci ne mérite pas d'être omis: Même dans ce qu'il désire, l'homme ne sait pas discerner ce qu'il lui faut. Ce n'est pas seulement quand nous avons la jouissance des choses, que nous sommes en désaccord sur ce qui nous est nécessaire pour que nous soyons satisfaits; c'est aussi quand notre imagination seule est en travail et que nous n'avons qu'à souhaiter. Laissons notre pensée tailler et coudre comme il lui plaira, elle n'arrivera seulement pas à désirer ce qui lui convient, non plus qu'à * se satisfaire: «La raison sait-elle ce qu'elle doit craindre ou désirer? Quand jamais a-t-on conçu quoi que ce soit dont on n'ait pas eu à se repentir plus tard, au cas même où les faits ont répondu à ce qu'on en attendait (Juvénal)?» C'est ce qui faisait que Socrate ne demandait aux dieux de lui donner que ce qu'ils savaient lui être salutaire; et que la prière des Lacédémoniens, tant publique que privée, portait simplement de leur octroyer ce qui était bon et beau, s'en remettant à leur puissance suprême du choix et des éliminations à faire: «Nous demandons une épouse et nous voulons des enfants; mais il n'y a que Dieu qui sache quels seront ces enfants et quelle sera cette épouse (Juvénal).» Dans ses supplications le chrétien dit à Dieu:«Que votre volonté soit faite,» il évite de la sorte la mésaventure que les poètes prêtent au roi Midas. Midas avait demandé aux dieux que tout ce qu'il toucherait se convertît en or; sa prière fut exaucée: son vin devint or, son pain fut or, de même la plume de son lit et aussi sa chemise et ses vêtements, si 371 bien qu'il se trouva accablé par la satisfaction donnée à son désir et que le cadeau qui lui fut fait, devint pour lui d'une insupportable commodité; il lui fallut prier à nouveau pour obtenir que ses prières cessassent d'être exaucées: «Étonné d'un mal si nouveau, riche et indigent tout à la fois, il eût voulu fuir ses richesses et prenait en horreur l'objet de ses vœux (Ovide).»—Moi-même, dans ma jeunesse, j'ai demandé à la fortune, entre autres faveurs, d'obtenir l'ordre de Saint-Michel; c'était alors la plus insigne marque d'honneur de la noblesse française et elle était très rarement concédée. La fortune me l'a accordée, mais dans des conditions plaisantes: au lieu de faire que je me distingue et m'élève au-dessus de mon milieu pour y atteindre, elle m'a bien plus gracieusement traité; elle a ravalé cet ordre et l'a abaissé jusqu'à moi, et même plus bas.—Cleobis et Biton, Trophonius et Agamède ayant demandé, les premiers à leur déesse, les seconds à leur dieu, une récompense digne de leur piété, reçurent la mort en cadeau, tant ce que pensent les puissances célestes sur ce qui nous convient, diffère de ce que nous en pensons nous-mêmes! Dieu pourrait nous octroyer la richesse, les honneurs, la vie et même la santé, et cela nous être parfois préjudiciable, car tout ce qui nous plaît ne nous est pas toujours salutaire. Si au lieu de nous guérir, il nous envoie la mort ou une aggravation de nos maux: «Ta verge et ton bâton m'ont consolé (Psalmiste)», il agit ainsi, parce que c'est ce que, en sa sagesse, lui dicte sa prévoyance qui sait ce qu'il nous faut, bien plus exactement que nous ne pouvons le savoir; et nous devons le prendre en bonne part, comme nous venant d'une main très sage et qui ne veut que notre bien: «Si tu veux un bon conseil, abandonne aux dieux le soin de ce qui te convient et de ce qui t'est utile; l'homme leur est plus cher qu'il ne l'est à lui-même (Juvénal).» Leur demander des honneurs, des charges, c'est leur demander qu'ils vous jettent dans la mêlée d'une bataille, ou vous fassent prendre part à une partie de dés ou à toute autre chose dont l'issue vous est inconnue et le succès douteux.

Dans l'impossibilité où ils sont de discerner ce en quoi consiste le souverain bien, il semble que le calme absolu de l'esprit ne décidant sur rien, considéré comme tel par les Pyrrhoniens, est ce qui en approche le plus.—Il n'y a pas de sujet donnant lieu à controverses plus violentes et plus acharnées de la part des philosophes, que celui portant sur ce en quoi consiste pour l'homme le souverain bien. Varron compte que deux cent quatre-vingt-huit * sectes ont pris naissance sur cette question. «Or, dès que l'on ne s'accorde pas sur ce qu'est le souverain bien, on diffère d'opinion sur toute la philosophie (Cicéron)». «Il me semble voir trois convives de goûts différents; que leur donner? que ne pas leur donner? Tu prives l'un de ce qu'il aime et ce que tu offres aux deux autres leur déplaît (Horace)»; c'est la réponse que devrait faire la nature à leurs contestations et à leurs débats. Les uns font consister notre bien-être dans la vertu; d'autres, dans la volupté; d'autres, à laisser faire la nature; qui, dans la science; 373 qui, à ne pas souffrir; qui, à ne pas se laisser aller aux apparences. A cette dernière manière de voir, se rattache cette autre émise aux temps anciens par Pythagore: «Ne rien admirer, Numicius, est presque le seul moyen de faire et d'assurer son bonheur (Horace)», ce qui est le but auquel tend la secte de Pyrrhon. Aristote qualifie de magnanimité de n'avoir d'admiration pour rien; et Archésilas disait que le bien, c'est avoir un jugement droit et inflexible, joint à tout ce qui contribue à le maintenir tel, et que le vice et le mal résultent des concessions et des applications que nous en faisons. Il est vrai qu'en donnant ces propositions comme axiomes ne faisant pas doute, Archésilas se départait du procédé habituel des Pyrrhoniens. Quand ceux-ci disent que le souverain bien, c'est l'ataraxie, c'est-à-dire le calme parfait, l'immobilité du jugement, ils n'entendent pas l'affirmer d'une façon absolue; le même état d'esprit qui leur fait éviter un précipice, se préserver de la fraîcheur du soir, leur fait émettre cette idée du moment et en repousser une autre; c'est là pour eux une affirmation sans conséquence.

Combien je souhaiterais que, pendant ma vie, quelqu'un, Juste Lipse par exemple, qui est l'homme le plus savant que nous ayons, dont l'esprit est si cultivé et si judicieux, cousin germain sous ce rapport de mon Turnebus, eût la volonté, la santé et assez de loisirs pour colliger et classer par catégorie, avec toute sincérité et en les recherchant autant qu'il nous est possible, les opinions des philosophes anciens ayant trait à notre être et à nos mœurs, les controverses dont elles ont été l'objet, le crédit dont chacune a joui et tout ce qui s'y rattache; et aussi, comment leurs auteurs et leurs disciples ont, dans le cours de leur vie, fait application de leurs préceptes dans les événements mémorables et pouvant servir d'exemples; quel bel et utile ouvrage ce serait!

En prenant la raison pour guide, nos embarras ne diminuent pas, car tout change autour de nous, les lois plus encore que tout le reste.—A quelle confusion n'aboutirons-nous pas, si c'est en nous que nous cherchons la direction à imprimer à nos mœurs! Ce que nous conseille sur ce point la raison, avec le plus d'apparence de vérité, c'est généralement que chacun observe les lois de son pays; c'est l'avis de Socrate inspiré, dit-il, par la divinité; et que veut-elle dire par là, sinon que notre devoir n'a d'autre règle que le hasard? La vérité doit être une et universelle; si l'homme connaissait la droiture et la justice, en avait des types réels, pouvait se les représenter dans leur essence, il ne les ferait pas consister dans l'observance de coutumes de telles ou telles contrées; ce ne serait ni d'après ce que l'on en conçoit en Perse, ou dans les Indes, que la vertu prendrait forme. Il n'y a rien, comme les lois, qui soit plus sujet à de continuelles variations. Depuis que je suis né, j'ai vu trois ou quatre fois changer celles des Anglais, nos voisins, et non seulement celles se rapportant à la politique intérieure, que l'on admet n'avoir aucune fixité, mais celles afférentes au point le plus important qui puisse être, à la religion; 375 j'en ai honte et dépit, d'autant plus que notre région n'a pas été autrefois sans avoir des attaches avec cette nation et que, dans ma famille, il reste encore traces d'ancienne parenté avec elle. Dans notre province, ici même, j'ai vu tel acte constituant un crime capital, devenir par la suite légitime; et actuellement, attachés à un parti, nous sommes exposés, selon les chances de la guerre, à devenir un jour criminels de lèse-majesté humaine et divine, si, le parti opposé venant à triompher, au bout de quelques années, les idées contraires prévalent et que notre justice verse dans l'injustice. Ce dieu de l'antiquité ne pouvait plus clairement accuser à quel degré l'homme ignore l'être divin, et lui apprendre que sa religion n'était qu'un produit de son invention propre à cimenter la société, qu'il ne le faisait en déclarant, de dessus son trépied, à ceux qui, pour s'instruire, venaient le consulter, «que le vrai culte de chacun est celui à l'observation duquel il est tenu par les usages locaux». Dieu! quelle obligation n'avons-nous pas à la bonté de notre souverain Créateur de nous avoir éclairés sur la niaiserie de notre foi en ces dévotions qui nous étaient imposées et que rien ne justifiait, et d'avoir fait que nos croyances reposent aujourd'hui sur cette base éternelle de sa parole sacrée.—Sur ce point capital, la philosophie nous dit de «suivre les lois de notre pays», c'est-à-dire cette mer flottante que sont les opinions d'un peuple ou d'un prince, qui peignent la justice sous autant de couleurs et la transforment aussi souvent que leurs passions changent; mon jugement n'a pas une flexibilité suffisante pour accepter cette solution. Qu'est-ce que ce bien que je voyais hier considérer comme tel et qui ne le sera plus demain et que la traversée d'une rivière suffit pour transformer en crime? Quelle vérité est-ce que celle qui s'arrête à ces montagnes et devient mensonge pour qui habite au delà!

On n'est même pas d'accord sur ce qu'on appelle les lois naturelles.—Ils sont plaisants ceux qui, pour donner plus d'authenticité aux lois, disent qu'il y en a de fermes, perpétuelles, immuables, auxquelles ils donnent le nom de lois naturelles, qui seraient innées chez l'homme du fait même de ce à quoi elles s'appliquent; elles seraient au nombre de trois d'après les uns, de quatre d'après d'autres; il y en a qui en admettent plus, d'autres moins, signe qui dénote que le doute est permis là comme ailleurs. Les infortunés! car je ne puis qualifier autrement que d'infortune ce fait que, dans le nombre infini des lois, il ne s'en trouve pas au moins une pour laquelle la fortune et les hasards du sort aient permis que, du consentement unanime de tous les peuples, elle soit universellement admise. Ils sont, dis-je, si malheureux que de ces trois ou quatre lois dont ils ont fait choix, il n'y en a pas une seule qui ne soit contredite et désavouée, non par une nation mais par plusieurs. Or, l'acceptation de tous est la caractéristique essentielle qui seule pourrait être invoquée comme preuve de l'existence de lois naturelles; car ce que la nature nous aurait réellement ordonné, sans aucun doute nous l'observerions d'un commun accord, 377 parce que toute nation, tout homme même, se ressentirait de la contrainte et de la violence que leur ferait quiconque voudrait les pousser en sens contraire de cette loi; qu'on m'en montre, s'il se peut, une dans ces conditions.—Protagoras et Ariston n'assignaient d'autre origine à la justice des lois que l'autorité et l'opinion du législateur; hors de là, le bien et l'honnête ne sont plus des qualités, mais de simples dénominations sans signification appliquées à des choses sans valeur. Thrasymaque, dans Platon, estime que le droit n'est autre que la commodité du supérieur. Il n'est chose au monde présentant plus de diversité que les coutumes et les lois: ici, telle chose est abominable qui, ailleurs, est un titre de recommandation, comme était à Lacédémone l'adresse au vol; les mariages entre proches parents sont expressément défendus chez nous, ailleurs ils sont en honneur: «On dit qu'il y a des peuples où la mère s'unit à son fils, le père à sa fille, et où l'amour croît en raison de cette parenté (Ovide)»; tuer ses enfants, tuer son père, se communiquer ses femmes, faire le commerce de choses volées, avoir licence de se livrer à toutes sortes de volupté, tout, en somme, si poussé à l'extrême que ce soit, est admis dans les usages de quelque nation.

Combien de choses, sur lesquelles l'accord devrait exister, voyons-nous acceptées par les uns et proscrites par les autres.—Il est à croire qu'il existe des lois naturelles, comme cela se constate chez d'autres créatures; mais chez nous, elles se sont perdues, parce que notre belle raison humaine s'ingère partout pour maîtriser et commander, brouillant et confondant la physionomie des choses au gré de sa vanité et de son inconstance: «Il ne reste rien de nous; ce que j'appelle nôtre, n'est qu'une production de l'art.» Les choses se présentent sous des jours et dans des conditions diverses, c'est là la principale cause de la diversité des opinions; une nation regarde une chose sous un de ses aspects qui fixe ses idées, une autre la voit autrement et se détermine suivant cette autre manière dont elle la voit.

Rien n'est si horrible que la pensée de manger son père. Les peuples chez lesquels cette coutume existait jadis, l'observaient cependant comme un témoignage de piété et de bonne affection, se proposant de donner par là aux auteurs de leurs jours la sépulture la plus digne et la plus honorable, en logeant en eux-mêmes, pour ainsi dire dans la moelle de leurs os, les corps de leurs pères et ce qui en demeurait; les revivifiant en quelque sorte, les régénérant par cette absorption en leur propre chair, par ce fait qu'ils en faisaient leur nourriture et de la digestion qui s'ensuivait. Il est aisé de se figurer quelle cruauté et quelle abomination c'eût été pour ces hommes abreuvés et imbus de cette superstition, d'enfouir la dépouille de leurs parents dans la terre, où elle pourrirait et deviendrait la pâture des bêtes et des vers.

Lycurgue considérait dans le larcin, la vivacité, la diligence, la hardiesse, l'adresse qu'il y a à surprendre quelque chose appartenant à son voisin et l'utilité qui en revient au public en faisant 379 que chacun apporte plus d'attention à veiller sur ce qui lui appartient. A développer ainsi cette double tendance à assaillir et à se défendre, il trouvait, au point de vue de la discipline militaire (principale science et vertu essentielle qu'il voulait inculquer à sa nation), un avantage qui lui parut, par son importance, l'emporter sur l'inconvénient résultant du désordre et de l'injustice qu'il y a à s'emparer du bien d'autrui.

Denys le tyran offrit à Platon une robe comme on les portait en Perse, longue, lamée d'or et d'argent, et parfumée; Platon la refusa, disant que, né homme, il ne lui convenait pas de s'habiller en femme. Cette même robe, Aristippe l'accepta en disant que «nul accoutrement ne peut porter atteinte à qui est résolu à conserver sa chasteté».—Les amis de ce dernier blâmaient la lâcheté qu'il avait mise à prendre si peu à cœur que Denys lui eût craché au visage: «Les pêcheurs, leur dit-il, se résignent bien, pour prendre un goujon, à être mouillés de la tête aux pieds par les eaux de la mer.»—Diogène était occupé à laver des choux, lorsque voyant passer ce même philosophe, il lui cria: «Si pour vivre tu te contentais de choux, tu ne ferais pas la cour à un tyran.» A quoi Aristippe répondit: «Si tu savais vivre avec les hommes, tu ne laverais pas des choux.» Voilà comment la raison donne aux choses les apparences les plus diverses; c'est un pot à deux anses, que l'on peut prendre par l'anse droite ou par celle de gauche: «O terre hospitalière, tu portes la guerre; tes coursiers sont armés pour le combat et c'est le combat qu'ils nous présagent; cependant, ces fiers animaux étaient autrefois attelés à des charrues et avaient l'habitude de marcher fraternellement sous le joug, tout espoir de paix n'est donc pas perdu (Virgile)!»

On reprochait à Solon de répandre, sur la mort de son fils, des larmes impuissantes et inutiles: «C'est bien pour cela, dit-il, que j'ai sujet d'en répandre, c'est qu'elles sont inutiles et impuissantes.»—La femme de Socrate disant: «Oh! quelle injustice commettent ces méchants juges qui le font mourir,» voyait là un sujet d'aggravation pour sa douleur. «Préférerais-tu donc, lui répliqua Socrate, que j'aie mérité la mort?»—Nous portons les oreilles percées, ce que les Grecs tenaient pour une marque de servitude.—Nous nous cachons pour jouir de nos femmes, les Indous le font en public.—Les Scythes immolaient les étrangers dans leurs temples; ailleurs, les temples étaient des lieux d'asile.—«Chaque pays hait les divinités des pays voisins, parce que chacun tient ses dieux pour les seuls véritables; d'où les fureurs aveugles des foules (Juvénal).»

Les plaidoyers des avocats et, en maintes occasions, l'embarras des juges démontrent l'ambiguïté des lois.—J'ai entendu raconter d'un juge que, lorsqu'il rencontrait entre Bartolus et Baldus un conflit difficile à trancher et quelque sujet présentant de sérieuses difficultés, il écrivait en marge de son livre: «Question pour l'ami», voulant dire que la vérité y était 381 si embrouillée et controversée, qu'en semblable cause il lui serait loisible de favoriser celle des parties que bon lui semblerait; avec quelque peu d'esprit et de science, il eût pu inscrire partout cette même mention; dans toutes les affaires, avocats et juges de notre temps trouvent assez de moyens détournés pour y donner telle suite qui leur convient. Dans une science aussi étendue, qui dépend de tant d'opinions qui font loi, et où l'arbitraire joue un si grand rôle, une extrême confusion doit naturellement se produire dans les jugements à rendre, aussi n'est-il guère de procès, si clairs qu'ils soient, sur lesquels les avis exprimés ne soient différents; ce qu'une cour a jugé, une autre le juge en sens contraire; il arrive même que la même cour, jugeant à nouveau, juge autrement qu'elle ne l'a fait la première fois. Les faits de cette nature se voient couramment par suite de cet abus, qui porte si fort atteinte à l'autorité si gourmée et au prestige de notre justice, de ne pas accepter les arrêts rendus et d'aller de juridiction en juridiction pour faire prononcer sur une même cause.

Quant à la liberté dont usent les opinions philosophiques vis-à-vis du vice et de la vertu, c'est un point sur lequel il n'est pas besoin de s'étendre et qui a donné lieu à des avis que, par égard pour les esprits faibles, il vaut mieux taire que publier. Arcésilas disait qu'en fait d'impudicité, le mal n'est pas plus grand quel que soit celui qui s'en rend coupable et de quelque manière qu'il se commette: «Pour ce qui est des plaisirs obscènes, Épicure pense que si la nature les demande, ce n'est pas tant le sexe, le lieu et le rang qui peuvent y inciter, que la façon, l'âge et la figure (Cicéron)... Des amours saintement réglées ne sont pas interdites au sage (Cicéron)... Voyons jusqu'à quel âge on doit aimer les jeunes gens (Sénèque).» Ces deux dernières propositions émanent des Stoïciens; elles montrent, comme du reste le reproche adressé à ce propos à Platon lui-même par * Dicéarque, combien la philosophie la plus éclairée tolérait des licences excessives qui n'étaient point communément pratiquées.

Les lois et les mœurs tiennent surtout leur autorité de ce qu'elles existent; aussi les philosophes qui s'étaient donné pour règle de ne rien accepter sans examen, ne se faisaient-ils pas scrupule de ne pas les observer.—Les lois tiennent leur autorité de ce qu'elles existent et sont passées dans les mœurs; il est dangereux de les ramener à ce qu'elles étaient dans l'origine; comme les rivières, en roulant, elles acquièrent de l'importance et gagnent en considération. Remontez-en le cours jusqu'à leur source, ce n'est qu'un mince filet d'eau qu'on distingue à peine et qui va s'enorgueillissant et croissant en prenant de l'âge. Cherchez les motifs qui, dans le principe, ont donné l'essor à ce torrent de lois et coutumes, aujourd'hui si considérable, où se pressent juxtaposés les usages les plus recommandables et d'autres qui ne sauraient être trop réprouvés, auxquels nous marquons tant de déférence; vous les trouverez si légers, si délicats, qu'il n'est pas extraordinaire que ces philosophes qui scrutent tout, soumettant 383 tout à l'examen de leur raison, n'admettant de confiance rien de ce qui leur est imposé, aient souvent à cet égard des jugements très différents de ceux de tout le monde. Ils se modèlent sur ce qui était au début, quand la nature n'avait pas encore été altérée; il n'est donc pas étonnant que dans la plupart de leurs opinions, ils dévient de la voie commune. Peu d'entre eux, par exemple, auraient approuvé les conditions restrictives de nos mariages; la plupart voulaient que les femmes fussent en commun, sans qu'il en résultât d'obligations pour personne, et ils se refusaient à l'observation de ce que nous imposent les convenances. Chrysippe disait que, même sans culotte, un philosophe ferait en public une douzaine de culbutes pour une douzaine d'olives. Il eût à peine cherché à détourner Clisthène de donner la belle Agariste, sa fille, à Hippoclide, auquel il avait vu faire l'arbre fourchu sur une table.—Métroclès avait un peu indiscrètement lâché un pet, alors qu'entouré de ses disciples il dissertait avec eux, et, pris de honte, se tenait renfermé dans sa maison. Cratès vint le voir et joignant l'exemple à ses consolations et à ses raisonnements, se mettant à péter à qui mieux mieux avec lui, il le débarrassa de ses scrupules, et de plus l'amena à se rallier à la secte des Stoïciens à laquelle lui-même appartenait, secte plus franche que celle des Péripatéticiens qui était plus raffinée et que jusque-là Métroclès avait suivie.—Nous appelons honnêteté, n'oser faire à découvert ce que nous estimons honnête de faire à couvert; ces philosophes, aux idées primitives, l'appelaient sottise; et ils estimaient vicieux de s'ingénier à taire et à désavouer ce que la nature, les coutumes, nos désirs publient et proclament de nos actions. S'il leur semblait que c'était folie de célébrer les mystères de Vénus en dehors du sanctuaire réservé de son temple et de les exposer à la vue de tous, c'est que se livrer à ces jeux sans être abrité derrière des rideaux leur fait perdre leur saveur, parce que la honte est un poids lourd à porter; et que les voiler, y apporter de la réserve et de la modération, sont autant de conditions qui ajoutent à leur prix. Ils tenaient que la volupté plaidait pour elle-même en se plaignant, sous le masque de la vertu, d'être prostituée dans les carrefours, foulée aux pieds, dépréciée aux yeux de tous, par suite de cette absence de dignité et de commodité que lui assurent les locaux spéciaux qui lui sont d'ordinaire affectés; ce qui fait même dire à quelques-uns que supprimer les lieux de prostitution attitrés, c'est non seulement faire que les actes de débauche, auxquels ces lieux sont réservés, se commettront alors partout, c'est encore pousser à ce vice les vagabonds et les gens oisifs par les entraves qu'on y apporte: «Jadis mari d'Aufidie, te voilà, Corvinus, devenu son amant aujourd'hui qu'elle est la femme de celui qui autrefois était ton rival. Elle te déplaisait quand elle était à toi, pourquoi te plaît-elle depuis qu'elle est à un autre? Es-tu donc impuissant dès que tu n'as plus rien à craindre (Martial)?» Mille exemples témoignent qu'il en est ainsi, que les difficultés aiguillonnent nos désirs: «Il n'est personne 385 ô Cecilianus, qui ait voulu voir ta femme gratis, quand ses approches étaient libres; mais maintenant que tu la fais garder, les adorateurs abondent. Tu es vraiment un habile homme (Martial).»—On demandait ce qu'il faisait à un philosophe surpris à même s'unissant à une femme: «Je plante un homme», répondit-il froidement, ne rougissant pas plus d'être rencontré se livrant à cet acte, que s'il avait été vu plantant de l'ail.

Un de nos auteurs religieux, des plus grands, émet en des termes très dignes et mesurés, auxquels j'adhère, que l'accomplissement de cet acte nécessite tellement que l'on se cache et que l'on en ait honte, qu'il est convaincu que lorsqu'on se donne licence de s'abandonner à ces embrassements tels que l'école des Cyniques les admet, l'œuvre de chair, dans ces conditions, ne peut se mener à bonne fin; on peut bien se livrer à des mouvements lascifs, mais c'est tout; et, si cela suffit pour donner satisfaction à l'impudence dont cette école fait profession, pour déterminer l'afflux, qu'en pareil cas la honte contient et arrête, il leur faut encore rechercher n'être pas vus.—Cet auteur n'a pas été assez avant, dans ce qu'il a relevé de leurs excentricités: Diogène se masturbant en public, manifestait, en présence de la foule groupée autour de lui, «son contentement de pouvoir de la sorte procurer en le frottant des jouissances à son ventre». A qui lui demandait pourquoi il mangeait en pleine rue et ne cherchait pas un endroit plus commode, il répondait: «C'est parce que j'ai faim en pleine rue.» Les femmes adonnées à la philosophie et qui étaient affiliées à cette secte, se livraient à ces philosophes en tous lieux et à discrétion; Hipparchia ne fut admise dans la société de Cratès, qu'à condition de suivre en toutes choses les usages et les coutumes qui étaient de règle. Ils attachaient le plus haut prix à la vertu et n'acceptaient, pour se conduire, que la morale; cependant, dans toutes leurs actions, ils s'en remettaient à l'autorité du sage qu'ils avaient choisi comme chef de leur école, dont la manière de voir était souveraine et qu'ils plaçaient au-dessus des lois; et ils ne reconnaissaient d'autres bornes à leurs voluptés, que la modération à y apporter et le respect de la liberté d'autrui.

Des philosophes anciens ont soutenu que dans un même sujet subsistent les apparences les plus contraires.—De ce que le vin semble amer aux malades et est agréable aux gens bien portants, que l'aviron semble tors quand il plonge dans l'eau et paraît droit à ceux qui le voient complètement hors de ce milieu, que bien des choses se présentent ainsi sous des apparences contraires, Héraclite et Protagoras y voyaient une preuve que chacune porte en elle la cause de ces apparences: que le vin renferme un principe amer qui le fait paraître tel au goût des malades, l'aviron un principe courbe en rapport avec la disposition en laquelle se trouve celui qui le voit dans l'eau, et de même de tout le reste; ce qui revient à dire que tout est en toutes choses et par conséquent que rien n'est dans aucune, car il n'y a rien là où il y a tout.

387

Ce qu'il y a de certain, c'est que les termes les plus clairs peuvent toujours être interprétés de diverses façons.—Cette opinion me remémore ce qui se passe en nous. Il n'est pas un sens réel ou apparent, amer ou doux, droit ou courbé, que l'esprit humain ne trouve aux écrits qu'il entreprend d'examiner de près. De combien de faussetés et de mensonges une phrase aussi nette, aussi pure, aussi parfaite qu'il est possible, n'est-elle pas le point de départ? Quelle hérésie n'y a trouvé des témoignages assez probants pour se produire et se maintenir? Aussi les auteurs de semblables erreurs ne veulent-ils jamais renoncer aux preuves, tirées de l'interprétation donnée aux textes, qui peuvent témoigner à leur avantage. Un haut personnage, voulant justifier auprès de moi, en l'appuyant de quelque autorité, la recherche à laquelle il se livrait de la pierre philosophale, me citait, dernièrement, cinq ou six passages de la Bible, sur lesquels il s'était, disait-il, basé au début, pour se mettre en paix avec sa conscience (car il appartient à l'état ecclésiastique); et en vérité, ce qu'il avait trouvé n'était pas seulement original, mais encore s'appliquait très bien à la défense de cette belle science.

C'est de la sorte que s'accréditent les fables que nous débitent les devins; il n'est pas un individu se mêlant de prédire l'avenir, arrivé à avoir assez de réputation pour qu'on daigne le feuilleter et rechercher attentivement les diverses significations que l'on peut tirer de ses paroles, à qui on ne fera dire tout ce qu'on veut, comme aux Sibylles. Il y a tant de manières d'interpréter, qu'il est difficile qu'en n'importe quel sujet, en s'y prenant soit d'une façon, soit d'une autre, un esprit ingénieux ne trouve quelque air qui ne convienne à ce qu'il veut; c'est pour cela qu'un style obscur et équivoque est d'un usage si ancien et si fréquent. Qu'un auteur parvienne à attirer à lui la postérité et faire qu'elle s'occupe de lui, ce qui peut arriver soit en raison de sa valeur propre, soit aussi et même plus encore par la faveur dont jouit momentanément le sujet qu'il traite; qu'en outre, par bêtise ou par finesse, son style soit un peu confus et enchevêtré: il peut être sans souci; nombre d'esprits, le secouant et l'épluchant, en tireront quantité d'idées, ou conformes à la sienne, ou s'en rapprochant, ou absolument contraires et qui toutes lui feront honneur; et il arrivera ainsi au succès par le fait de ses disciples, comme les régents de collège s'enrichissent par l'argent du Landit. C'est ce qui a donné de la valeur à nombre de choses qui n'en avaient aucune, et a mis en relief certains écrits auxquels on a fait dire tout ce qu'on a voulu, une même chose pouvant être envisagée, comme il nous plaît, sous mille et mille formes et considérations diverses.

C'est ce qui fait qu'Homère est présenté comme ayant traité en maître les questions de tous genres, et Platon comme s'étant prononcé toujours dans le sens de celui qui le cite.—Est-il admissible qu'Homère ait voulu dire tout ce qu'on lui fait dire; qu'il se soit volontairement prêté à de si nombreuses 389 et de si diverses interprétations, que les théologiens, les législateurs, les guerriers, les philosophes et les gens de toutes sortes qui s'occupent de sciences, si divers et si opposés que soient les sujets qu'ils traitent, s'appuient de lui et s'en réfèrent à lui. Il est pour tous le grand maître en toutes choses, quels que soient les charges occupées, les professions exercées ou les arts que l'on cultive; il est le premier conseiller de toute entreprise; quiconque a eu besoin d'oracles et de prédictions, y a trouvé ce qui lui importait. Un personnage savant, qui est de mes amis, en est arrivé à y trouver en faveur de notre religion des indications réellement admirables, si bien que c'en est merveilleux, et il ne peut se défaire de l'idée que cela a été intentionnel chez Homère, qui lui est aussi familier qu'à quelque personne que ce soit de notre siècle; mais il est probable que ce qu'il y trouve en faveur de notre culte, plusieurs dans l'antiquité l'y avaient pareillement trouvé en faveur des leurs.

Voyez comme on fouille et agite Platon; chacun, s'honorant de le mettre de son côté, l'interprète à sa façon; on le promène par toutes les opinions auxquelles le monde donne le jour et on lui fait prendre parti; on va jusqu'à le mettre en contradiction avec lui-même, selon les idées ayant cours; on lui fait désavouer à son sens les mœurs admises de son temps, si elles ne sont plus de mise à notre époque, et cela avec d'autant plus de netteté et d'autorité que l'esprit de celui qui l'interprète est plus net et plus autoritaire. Des mêmes faits qui avaient conduit Héraclite à émettre cette maxime: «Que toute chose a en soi les apparences qu'elle présente», Démocrite tirait une conclusion tout opposée, savoir: «Que les choses n'ont rien de ce que nous y trouvons», et de ce que le miel est doux pour l'un, amer pour l'autre, il concluait qu'il n'est ni doux ni amer. Les Pyrrhoniens auraient dit qu'ils ne savent s'il est doux ou amer, s'il n'est ni l'un ni l'autre, ou encore l'un et l'autre à la fois, parce que, eux, s'efforcent toujours d'arriver à conclure que le point en litige prête au doute. Les Cyrénaïques tenaient que nous n'éprouvons aucune perception de l'extérieur; que cela seul est perceptible pour nous, qui nous cause des sensations intérieures, comme la douleur et la volupté; ils ne reconnaissent ni son, ni couleur, mais seulement les affections qu'elles occasionnent en nous et d'où naît uniquement le jugement de l'homme. Protagoras estimait que «pour chacun, la vérité est ce qui lui semble être». Les Épicuriens plaçaient le siège du jugement dans les sens, par lesquels nous acquérons la connaissance des choses et ressentons les sensations qu'elles causent. Platon voulait que le jugement qui nous fait distinguer la vérité, et la vérité elle-même, ressortissent non des sens et d'idées préconçues, mais de l'esprit et de la réflexion.

Si erronées que soient les notions qui nous viennent des sens, ils sont cependant la source de toutes nos connaissances.—Cette dissertation m'a amené à considérer le rôle des sens comme constituant la plus grande cause en même temps que la preuve de notre ignorance. Tout ce qui se connaît, se connaît 391 par la faculté de connaître que possède le sujet; cela est incontestable parce que le jugement étant un acte de celui qui juge, il est naturel qu'il y emploie au mieux ses moyens et sa volonté, et qu'il ne soit pas contraint de s'en rapporter à autrui, ainsi qu'il adviendrait si la connaissance de toutes choses s'imposait à nous par le fait même de leur nature. Or il n'en est point ainsi; cette connaissance nous arrive par les sens, qui sont nos maîtres: «Ce sont les voies par lesquelles l'évidence pénètre dans le sanctuaire de l'esprit humain (Lucrèce)»; c'est par eux que la science commence à nous pénétrer, et par eux qu'elle s'affirme. Après tout, nous serions aussi ignorants que peut l'être une pierre, si nous ne connaissions l'existence du son, de l'odeur, de la lumière, de la saveur, de la mesure, du poids, de la mollesse, de la dureté, de l'âpreté, de la couleur, du poli, de la largeur, de la profondeur, ce qui constitue la base et les principes de toute notre science; au point que pour certains, science n'est autre chose que sensation. Quiconque est de force à m'obliger à contredire ce que me témoignent mes sens, me tient à la gorge, il m'accule au point que je ne puis reculer davantage; les sens sont le commencement et la fin des connaissances humaines: «Vous reconnaîtrez que la notion du vrai nous vient par les sens; leur témoignage est irrécusable, car quel guide mérite plus notre confiance (Lucrèce)?» Qu'on leur attribue le moins qu'on pourra, toujours faudra-t-il leur concéder que tout ce que nous savons nous vient d'eux et par leur intermédiaire. Cicéron dit que Chrysippe ayant essayé d'amoindrir la force des sens et leur propriété, rencontra en lui-même de tels arguments contraires à sa thèse et de si violentes oppositions qu'il ne put atteindre au but; ce qui fit dire à Carnéade qui, en cette occasion, disputait contre lui et se vantait de se servir des armes mêmes et des paroles de Chrysippe pour le combattre: «Malheureux, ta propre force t'a perdu!» Il n'est rien de si absurde, selon nous, de si excessif que de soutenir que le feu n'échauffe pas, que la lumière n'éclaire pas, que le fer n'est ni pesant, ni dur, toutes choses dont la connaissance nous est venue par les sens; il n'y a chez l'homme aucune croyance, aucune science qui puissent se comparer en certitude à ce qu'ils nous enseignent.

Si nous ne pouvons tout expliquer, peut-être est-ce parce que certains sens existent dont l'homme est dépourvu, ce qu'il est dans l'impossibilité de constater.—La première observation que je ferai sur les sens est que je mets en doute que l'homme soit pourvu de tous ceux dont dispose la nature. Je vois des animaux qui passent très bien toute leur vie, les uns sans y voir, les autres sans entendre; qui sait si, à nous aussi, il ne manque pas un, deux, trois et même plusieurs autres sens? S'il nous en manque, notre raison est impuissante à faire que nous nous en apercevions. C'est le privilège des sens, d'être le summum de notre perspicacité; il n'y a rien en dehors d'eux qui nous puisse venir en aide pour les révéler, l'un d'eux ne peut même pas faire découvrir 393 l'autre: «L'ouïe peut-elle rectifier la vue, ou le toucher rectifier l'ouïe? le goût suppléer au tact? et l'odorat ou la vue réformer leurs erreurs (Lucrèce)?» Ils constituent absolument la limite extrême de nos facultés: «Chacun a sa puissance, chacun sa force propre (Lucrèce).» Il est impossible de faire comprendre à un aveugle-né qu'il ne voit pas; il est impossible de lui faire désirer d'y voir et regretter le sens qui lui fait défaut; aussi ne devons-nous tirer aucune assurance qu'aucun sens ne nous manque, de ce que notre âme est contente et satisfaite de ceux que nous avons, vu que, si cette imperfection existe, nous ne sommes à même ni de la sentir ni d'en souffrir. Il est impossible de dire quoi que ce soit à cet aveugle qui, par raisonnement, preuve ou analogie, l'amène à ce que son imagination acquière la moindre notion de ce que peuvent être la lumière, la couleur, la vue; il n'est rien en lui qui puisse l'amener à avoir idée de ce que peut être ce sens. Quand nous voyons les aveugles-nés souhaiter d'y voir, ce n'est pas qu'ils comprennent ce qu'ils demandent; ils savent par nous qu'ils ont quelque chose qui laisse à désirer, qu'il est en nous quelque chose qui leur manque; ils le nomment, en indiquent les effets et conséquences, mais cependant ne savent pas ce que c'est, et ne le conçoivent ni un peu, ni beaucoup.

Je connais un gentilhomme de bonne maison, aveugle de naissance, ou tout au moins qui l'est devenu à un âge où on ne sait encore ce que c'est que la vue. Il se rend si peu compte de ce qui lui manque, qu'il use et emploie comme nous les locutions servant à exprimer ce que l'on voit, mais en en faisant une application tout à fait particulière et qui lui est propre. On lui présentait un enfant dont il est le parrain; l'ayant pris dans les bras: «Mon Dieu, dit-il, le bel enfant! qu'il est beau à voir! comme son visage respire la gaîté!» Il dira comme chacun de nous: «Cette salle a une belle vue; le temps est clair; il fait un beau soleil.» Il y a plus; comme la chasse, le jeu de paume, le tir à l'arquebuse sont des exercices que nous pratiquons et qu'il en a entendu parler, il les affectionne, s'y mêle et croit y prendre la même part que nous; il s'y complaît, s'y passionne, et pourtant ne les conçoit que par l'oreille. On lui crie lorsqu'on est sur un beau terrain plat où il peut aller et venir: «Voilà un lièvre»; on lui dit ensuite: «Le lièvre est pris»; et il est aussi fier de cette capture qu'il entend dire aux autres qu'ils le sont eux-mêmes. Au jeu de paume, il prend la balle de la main gauche et la lance avec sa raquette dans n'importe quelle direction; avec l'arquebuse, il tire au hasard, et croit ses gens lorsqu'ils lui disent qu'il a tiré trop haut ou à côté.

Sait-on si le genre humain ne commet pas de pareilles sottises, faute de quelques sens, dont l'absence fait que la plupart des choses ne nous apparaissent pas sous leur vrai jour? Sait-on si la difficulté que nous éprouvons à comprendre certaines œuvres de la nature ne vient pas de là; si certaines choses accomplies par des animaux, qui dépassent ce que nous-mêmes pouvons faire, ne sont 395 pas produites par des facultés, conséquence de sens qui nous font défaut, et si, de ce fait, certains parmi eux ne se trouvent pas avoir une vie plus remplie, plus complète que la nôtre? La pomme met en jeu la plupart de nos sens: elle est rouge, lisse au toucher, a de l'odeur, est douce au goût; peut-être a-t-elle en plus d'autres vertus, comme d'assécher ou de restreindre, qui ne tombent sous aucun de nos sens. N'est-il pas vraisemblable qu'aux propriétés que nous appelons occultes, que nous constatons en plusieurs choses, comme dans l'aimant celle d'attirer le fer, doivent correspondre des facultés provenant de sens qui, par leur nature même, permettent de les saisir et de les apprécier, et qui, par leur absence, nous laissent dans l'ignorance de ce que sont réellement ces choses? C'est probablement à quelque sens particulier que les coqs doivent de distinguer l'heure le matin et à minuit et d'être portés à chanter; les poules, de redouter l'épervier, avant d'être instruites par la fréquentation et l'expérience, et de ne craindre ni l'oie ni le paon, qui sont pourtant de plus grande taille; les poulets, d'être avisés de l'hostilité naturelle que leur porte le chat et de ne pas se défier du chien: de se mettre en garde en entendant le miaulement du premier, dont cependant la voix est quelque peu attirante, et non à l'aboiement du second, dont le ton est dur et semble dénoncer quelqu'un prêt à chercher querelle; les frelons, les fourmis, les rats, de toujours choisir la meilleure poire ou le meilleur fromage, avant même d'en avoir tâté; le cerf, l'éléphant, le serpent, de reconnaître certaines herbes propres à les guérir.

C'est par les sens que la science s'acquiert: chacun d'eux y contribue et aucun ne peut suppléer à un autre.—Il n'y a pas un sens qui ne soit de grande importance et les connaissances dont nous sommes redevables à chacun d'eux sont en nombre infini. Si l'intelligence des sons, de l'harmonie et de la voix venait à nous manquer, cela introduirait une confusion inimaginable dans tout le reste de notre science; car, outre ce qui est du domaine propre de chaque sens, que d'arguments, de conséquences et de conclusions pour toutes autres choses ne tirons-nous pas, par comparaison d'un sens avec un autre. Supposons qu'un homme qui s'y entend, imagine le genre humain dépourvu, depuis son origine, du sens de la vue et recherche à quel degré d'ignorance et de trouble conduirait une telle lacune; quelles ténèbres, quel aveuglement en seraient résultés pour notre âme; et qu'on juge par là combien importe, pour la connaissance de la vérité, la privation d'un sens autre que ceux que nous possédons, de deux, de trois, si ces sens existent et que nous en soyons privés. Nous sommes arrivés à concevoir la vérité sous une forme à laquelle ont participé et concouru nos cinq sens; peut-être pour que cette forme soit la vraie et que nous ayons toute certitude de la saisir dans son intégralité, aurait-il fallu le concours de huit ou dix sens.

Les sectes philosophiques qui contestent la science humaine, mettent surtout en avant l'incertitude et la faiblesse de nos sens: 397 toute connaissance nous parvenant par leur entremise et leur moyen, s'ils sont en défaut dans les rapports qu'ils nous en font, s'ils corrompent ou altèrent ce qu'ils nous communiquent du dehors, si la lumière qui par eux se fait en notre âme est obscurcie au passage, nous n'avons plus sur quoi nous puissions compter. De cette extrême difficulté, sont nés ces divers aphorismes: «Chaque chose renferme en elle tout ce qu'on y trouve;—dans chacune il n'y a rien de ce que nous pensons y trouver»; et aussi ceux-ci qui émanent des Épicuriens: «Le soleil n'est pas plus grand que notre vue nous le fait apprécier;—les apparences qui nous font voir un corps plus grand quand on en est proche, et plus petit quand on en est éloigné, sont vraies toutes deux»; «nous ne convenons pas pour cela que nos yeux nous trompent, ne leur imputons donc pas les erreurs de l'esprit (Lucrèce)»;—et, ce qui est plus hardi: «Nos sens ne se trompent pas, nous sommes sous leur entière dépendance, et il faut chercher ailleurs les raisons qui peuvent expliquer les différences et les contradictions que nous constatons; inventer même (ils en viennent jusque-là) tout autre mensonge ou rêverie de notre esprit, plutôt qu'accuser les sens.»—Timagoras jurait qu'il avait beau cligner de l'œil, le presser, jamais il n'avait aperçu en double la lumière d'une chandelle et que cette illusion vient d'une erreur d'imagination et non d'un vice de cet organe.—De toutes les absurdités, la plus absurde, d'après les Épicuriens, est de désavouer le pouvoir et les effets des sens: «Les indications des sens sont vraies en tous temps. Si la raison ne peut expliquer pourquoi ce qui, carré vu de près, de loin paraît long, il vaut encore mieux, à défaut de la solution vraie de ce double phénomène, en donner une fausse plutôt que de laisser échapper de ses mains l'évidence, plutôt que de mentir à sa foi première et ruiner tous les fondements de crédibilité sur lesquels reposent notre conservation et notre vie, car les intérêts de la raison ne sont pas ici les seuls en jeu; la vie elle-même ne se conserve qu'avec le secours des sens; c'est sur leur témoignage que nous évitons les précipices et les autres choses nuisibles (Lucrèce).» Ce conseil désespéré et si peu philosophique ne signifie autre chose que la science humaine ne peut exister qu'autant que nous lui prêtons le secours d'une raison déraisonnable, folle, obstinée, et que, pour la satisfaction de la vanité de l'homme, il vaut encore mieux en user ainsi, aussi bien que de tout autre remède si fantastique qu'il soit, que d'avouer sa bêtise à laquelle il ne peut se soustraire; c'est là une vérité bien peu à son avantage. Il ne peut empêcher que les sens ne soient les souverains maîtres des connaissances qu'il possède; mais en aucun cas ils n'offrent de certitude et ils sont toujours sujets à nous induire en erreur; c'est là un point sur lequel il nous faut insister à outrance; et à défaut de ce qui devrait, avec juste raison, faire sa force, mais qui n'existe pas, l'homme doit y suppléer par l'opiniâtreté, la témérité, l'impudence.—Si les Épicuriens sont dans le vrai, c'est-à-dire «si la science n'existe pas du moment que les 399 apparences qui nous sont transmises par nos sens sont fausses», et si ce que disent les Stoïciens est également vrai: «que les apparences que nous recevons par les sens, sont tellement entachées de faux, qu'elles ne peuvent produire aucune science», du fait de ces deux grandes sectes dogmatistes, nous sommes amenés à conclure que la science n'est pas.

L'expérience révèle les erreurs et les incertitudes des sens qui, bien souvent, en imposent à la raison.—Quant à l'erreur et à l'incertitude des opérations des sens, chacun peut s'en procurer autant d'exemples qu'il lui plaît, tant les fautes et les tromperies qu'ils nous font sont ordinaires. Par l'effet de l'écho d'un vallon, le son d'une trompette semble venir de devant nous, alors qu'il part d'une lieue par derrière.—«Des montagnes qui s'élèvent au-dessus de la mer, nous paraissent de loin une même masse, quoiqu'en réalité elles soient très distantes l'une de l'autre. Les collines et les champs que nous côtoyons, semblent fuir vers la poupe du vaisseau sur lequel nous naviguons à pleines voiles. Si votre cheval s'arrête au milieu d'un cours d'eau, il paraît remonter obliquement le courant, comme emporté par une force étrangère (Lucrèce).»—Faites rouler une balle d'arquebuse sous le second doigt de la main, celui du milieu se superposant sur celui-ci: il faut se faire extrêmement violence pour reconnaître qu'il n'y a qu'une balle, tant les sens nous en représentent deux.—Que les sens dominent souvent notre raison et la contraignent à recevoir des impressions qu'elle sait fausses et apprécie telles, cela se voit constamment. Je laisse de côté le sens du toucher, qui a des fonctions plus immédiates, plus vives, et se traduit par des effets plus tangibles; qui, par la douleur qu'il est susceptible de faire éprouver au corps, renverse si fréquemment toutes les belles résolutions stoïques et arrache des plaintes à qui a mal au ventre, lors même que, dans le plus profond de son âme, il est un adepte fervent de ce principe, que «la colique, comme toute autre maladie et toute autre souffrance, est chose indifférente, et qu'elle n'a pas le pouvoir de diminuer en rien le souverain bonheur et la félicité que la vertu procure au sage». Mais il n'est cœur si efféminé que le son de nos tambours et de nos trompettes n'échauffe; il n'y en a pas de si dur que la musique, par sa douceur, n'éveille et ne chatouille; il n'y a pas âme si revêche qui ne se sente prise de recueillement, en considérant la sombre immensité de nos églises, leurs ornements si divers et l'ordre de nos cérémonies; en entendant le son de nos orgues qui porte tant à la dévotion, et l'harmonie si bien réglée de nos chants religieux; ceux mêmes qui entrent dans ces édifices avec une idée de mépris, s'en sentent le cœur impressionné et éprouvent comme une sorte de crainte superstitieuse qui les met en défiance de leur opinion.—Quant à moi, je ne m'estime pas assez fort pour demeurer insensible à la récitation de vers d'Horace ou de Catulle, dite d'une façon intelligente par une bouche jeune et belle, à la voix agréable; la voix, dit Zénon avec juste raison, est la fleur de la 401 beauté. Un jour, on a voulu me persuader qu'un homme, que nous connaissons tous nous autres Français, m'en avait imposé en me récitant des vers qu'il avait composés; qu'ils n'étaient pas tels sur le papier qu'ils en avaient l'air, et que mes yeux en jugeraient autrement que mes oreilles, tant la diction donne de prix et ajoute aux ouvrages qui ont à subir l'épreuve de la lecture! Aussi Philoxènes n'avait-il pas tort quand, entendant un lecteur lire d'une façon incorrecte un de ses écrits, il se mit à casser et piétiner des briques qui appartenaient à ce fâcheux, en disant: «Je brise ce qui est à toi, comme tu gâtes ce qui est à moi.»—Pour quelle raison des gens qui se sont donné la mort avec résolution, ont-ils détourné la tête, pour ne pas voir le coup qu'ils se faisaient porter? Et ceux qui, malades, désirent et demandent qu'on les incise ou qu'on les cautérise, pourquoi ne peuvent-ils soutenir la vue des apprêts du chirurgien, de ses instruments et de l'opération; ce n'est cependant pas de la vue, que doit leur venir la douleur? ces exemples ne prouvent-ils pas l'empire que les sens exercent sur la raison?—Nous avons beau savoir que les tresses d'un page ou d'un laquais ont été empruntées, que cette rougeur vient d'Espagne, que cette blancheur et son brillant sont des produits de l'Océan, contre toute raison notre vue nous fait quand même paraître plus aimable et plus agréable l'objet qui s'en pare: «Nous sommes séduits par la parure; l'or et les pierreries cachent les défauts; une jeune fille est la moindre partie de ce qui nous plaît en elle. Souvent on a peine à trouver ce qu'on aime parmi tant d'ornements; c'est sous cette égide opulente que l'amour trompe nos yeux (Ovide).» Combien les poètes accordent de pouvoir aux sens, lorsqu'ils nous représentent Narcisse épris de son ombre: «Il admire tout ce qu'il a d'admirable. L'insensé! il se désire lui-même, c'est lui-même qu'il approuve, lui-même qu'il convoite; il brûle de feux qu'il a lui-même allumés (Ovide);» c'est pour cela aussi qu'ils nous montrent Pygmalion, l'esprit si troublé par l'impression que lui cause la vue de sa statue d'ivoire, qu'il l'aime et se fait son serviteur, comme si elle était animée: «Il la couvre de baisers et s'imagine qu'elle lui répond; il la saisit, l'étreint; il croit sentir sous ses doigts le frisson de la chair, et craint en la pressant, d'y laisser une empreinte livide (Ovide).»

Qu'on mette un philosophe dans une cage en fil de fer assez mince et à larges mailles et que cette caisse soit suspendue au haut des tours de Notre-Dame de Paris, il verra d'une façon évidente qu'il est impossible qu'il en tombe et, malgré cela, à moins qu'il ne soit familiarisé avec le métier de couvreur, il ne pourra s'empêcher d'être épouvanté et transi par la vue de la hauteur à laquelle il se trouve. Nous-mêmes avons assez de peine à garder notre assurance, quand nous sommes sur les galeries qui règnent sur nos clochers, pour peu qu'elles soient à jour, et alors même qu'elles sont en pierre; certaines gens ne peuvent seulement pas en supporter la pensée. Qu'on jette entre ces deux tours une poutre assez large pour qu'on puisse se promener dessus, il n'y a pas de sagesse philosophique, 403 si ferme soit-elle, qui puisse nous donner le courage d'y marcher, comme nous le ferions si elle reposait à terre. J'ai souvent éprouvé dans nos montagnes de ce côté-ci des Pyrénées, bien que je sois de ceux que cela n'effraie que médiocrement, que je ne pouvais supporter la vue de ces immenses profondeurs sans ressentir du frisson et un tremblement dans les jarrets et les cuisses, bien qu'il s'en fallût d'une longueur égale à ma taille que je ne fusse tout à fait au bord et que je susse parfaitement qu'une chute n'était possible que si, volontairement, je m'exposais à ce danger. J'ai remarqué aussi que, quelque hauteur qu'il y ait, si sur la pente se présente un arbre ou une pointe de rocher qui coupe la vue et sur lequel elle puisse se poser un peu, cela nous soulage et nous rassure, comme si, en cas de chute, nous pouvions en attendre du secours; tandis que nous ne pouvons seulement pas regarder, sans que la tête nous tourne, les précipices abrupts et unis, «de telle sorte qu'on ne peut regarder en bas, sans être pris de vertige (Tite-Live)», ce qui est une vivante imposture de la vue.—C'est ce qui conduisit ce beau philosophe à se crever les yeux pour se mettre l'âme à l'abri des impressions déréglées qu'elle en recevait et pouvoir philosopher plus librement; mais, à ce compte, il eût dû aussi se bourrer de coton les oreilles qui, au dire de Théophraste, sont les plus dangereux de nos organes, susceptibles, par la violence des impressions qu'elles nous communiquent, de troubler et d'altérer nos idées; et, en fin de compte se priver également de tous les autres sens, autant dire de son être et de la vie, car tous ont ce pouvoir d'exercer de l'empire sur notre raison et notre âme: «Il arrive souvent que tel spectacle, telle voix, tel chant impressionnent vivement nos esprits; souvent aussi la douleur et la crainte produisent le même effet (Cicéron).»—Les médecins prétendent que certains tempéraments s'agitent jusqu'à la fureur, sous l'effet de certains sons et de certains instruments. J'en ai vu qui ne pouvaient entendre ronger un os sous leur table, sans perdre patience; et il n'y a guère de personnes qui ne soient incommodées par le bruit aigu et pénétrant que fait la lime quand on travaille le fer; de même entendre près de soi le bruit des mâchoires dans la mastication, ou parler quelqu'un qui a le gosier ou le nez embarrassé, agace certaines gens jusqu'à la colère et la haine. Ce joueur de flûte qui, à Rome, accompagnait Gracchus et atténuait, accentuait ou modifiait les accents de la voix de son maître haranguant le peuple, à quoi servait-il, si le rythme et les inflexions de ses sons n'avaient la propriété d'émouvoir et de modifier l'esprit de ses auditeurs? Il y a vraiment bien de quoi se féliciter si fort de cette belle faculté qu'a notre jugement de se laisser ainsi manier et transformer sous l'action et l'imprévu d'un aussi léger souffle!

Par contre, les passions de l'âme ont également action sur les témoignages des sens et concourent à les altérer.—Si les sens induisent en erreur notre entendement, à leur tour ils sont tout autant trompés; notre âme, parfois, prend sur eux sa 405 revanche; elle et eux mentent et se trompent à qui mieux mieux. Ce que nous voyons et entendons, quand nous sommes sous l'effet de la colère, ne nous apparaît pas tel que c'est: «On voit alors deux soleils et deux Thèbes (Virgile)»; ce qui est l'objet de notre affection nous semble plus beau qu'en réalité, «souvent nous voyons la difformité et la laideur faire des caprices et recevoir des hommages (Lucrèce)»; de même, celui pour lequel nous éprouvons de l'éloignement nous paraît plus laid qu'il n'est; la clarté du jour paraît terne et obscurcie à un homme ennuyé et dans l'affliction.—Nos sens ne sont pas seulement altérés, souvent ils sont entièrement oblitérés par les passions de l'âme. Combien de choses voyons-nous que nous n'apercevons pas quand notre esprit est occupé ailleurs: «Les choses, même les plus exposées à la vue, si nous n'y appliquons notre esprit, sont pour lui comme si elles se perdaient dans la nuit des temps (Lucrèce)»; il semble que l'âme se replie au dedans de nous et qu'elle se joue de ce que peuvent les sens. C'est ainsi que les facultés internes et externes de l'homme sont des sources continues de faiblesse et de mensonge.

C'est avec raison que la vie de l'homme a été comparée à un songe; que nous dormions ou que nous soyons éveillés, notre état d'âme varie peu.—Ceux qui ont comparé notre vie à un songe, ont fait plus judicieusement peut-être qu'ils ne pensaient. Dans nos songes, notre âme vit, agit, met en œuvre toutes ses facultés, ni plus ni moins que quand elle veille; admettons que ce soit plus mollement et d'une façon moins saisissable, la différence n'est certes pas aussi grande que celle de la nuit à un jour ensoleillé, tout au plus serait-ce comme de la nuit au crépuscule; si elle dort pendant notre sommeil, elle sommeille plus ou moins quand nous sommes éveillés; dans l'un et l'autre cas nous sommes dans les ténèbres, ténèbres profondes comme celles qui règnent dans les régions Cimmériennes. Nous veillons quand nous sommes endormis, nous dormons quand nous sommes éveillés. Pendant le sommeil, nous n'y voyons pas très clair; mais, quand nous sommes éveillés, la clarté n'est jamais parfaite et sans nuage; le sommeil, quand il est profond, endort parfois nos songes; éveillés, nous ne le sommes jamais assez pour être délivrés et complètement dégagés de toutes nos rêveries qui sont les songes des gens éveillés et pires que de vrais songes. Notre raison et notre âme recevant les idées et les sentiments qui naissent en nous pendant que nous dormons, et se prêtant à ce que nous entrevoyons dans nos songes, comme elles le font pour ce que nous concevons de jour, pourquoi mettre en doute que, lorsque nous pensons et agissons, nous ne faisons autre chose que songer, et qu'être éveillé n'est qu'une forme particulière du sommeil?

En général, les sens des animaux sont plus parfaits que ceux de l'homme; des différences sensibles peuvent aisément se constater.—Si les sens sont les juges auxquels nous devons nous en rapporter en premier lieu, ce ne sont pas seulement 407 les nôtres qu'il faut appeler au conseil. Sur ce point, les animaux ont autant et même plus de droit que nous; car il est certain qu'il en est qui ont l'ouïe plus fine que l'homme, d'autres la vue, d'autres l'odorat, d'autres le toucher ou le goût. Démocrite disait que les facultés par lesquelles nous éprouvons les sensations de toute nature, sont beaucoup plus parfaites chez les dieux et les animaux que chez l'homme. Il y a de fait une différence extrême entre les effets des sens chez ces derniers et chez nous; notre salive, par exemple, qui nettoie et assèche nos plaies, donne la mort aux serpents: «Entre ces effets la différence est si grande, que ce qui est nourriture pour les uns, est poison mortel pour les autres; ainsi le serpent, au contact de la salive humaine, dépérit et se dévore lui-même (Lucrèce).» Quelle qualification en déduirons-nous pour la salive: sera-ce celle que nous en concevons, ou celle que peut en concevoir le serpent? laquelle de ces deux propriétés nous fixera sur son essence que nous nous proposons de déterminer?—Pline dit qu'il y a aux Indes certains lièvres marins qui pour nous sont un poison, et réciproquement; il suffit que nous les touchions pour qu'ils meurent; lequel de ces effets est, en toute vérité, à classer comme poison: est-ce l'homme, est-ce le poisson? auquel donner la prééminence: au poisson sur l'homme, ou à l'homme sur le poisson?—L'homme est empoisonné dans tel air vicié dont le bœuf n'a souci; dans tel autre, c'est le bœuf qui souffre, l'homme n'y est pas incommodé; lequel de ces deux airs est de nature véritablement pestilentielle?—Les personnes qui ont la jaunisse, voient toutes choses sous un aspect jaunâtre et plus pâle que nous les voyons: «Tout paraît jaune à qui a la jaunisse (Lucrèce)» celles atteintes de cette maladie que les médecins nomment Hyposphagma, qui est un épanchement du sang sous la peau, voient tout en rouge et teinté de sang. Ces dispositions qui modifient ainsi ce que nous percevons par la vue, savons-nous si elles produisent ce même effet chez les bêtes et si, chez elles, il en est toujours ainsi? car il s'en trouve parmi elles qui ont les yeux jaunes comme ceux d'entre nous malades de la jaunisse, et d'autres qui les ont rouges comme s'ils étaient injectés de sang, il est vraisemblable que la couleur des objets leur apparaît autre qu'à nous; des deux jugements émis par nous et par elles, quel est le vrai? car il n'est pas dit que l'essence des choses n'importe qu'à l'homme; leur dureté, leur blancheur, leur profondeur, leur aigreur intéressent les services qu'en doivent tirer les animaux et la connaissance qu'ils en doivent avoir, tout comme elles nous touchent; la nature leur en a dévolu l'usage comme à nous. Quand nous pressons notre œil, les corps que nous regardons nous apparaissent plus longs et plus étendus; plusieurs animaux ont l'œil naturellement ainsi pressé; cette longueur que nous attribuons aux corps dans ce cas particulier, est peut-être bien leur longueur réelle, et non celle que nos yeux leur attribuent quand nous les regardons d'ordinaire. Si nous nous comprimons l'œil en appuyant par-dessous, nous voyons les choses en double: «Les lampes ont double lumière, les hommes double corps et double visage 409 (Lucrèce).»—Si nous avons les oreilles obstruées d'une façon quelconque, ou le passage de l'ouïe resserré, nous percevons les sons autrement que d'habitude; les animaux qui ont les oreilles velues, ou un tout petit trou leur en tenant lieu, ne doivent par conséquent pas entendre comme nous entendons, les sons qu'ils perçoivent doivent être autres.—Nous voyons dans les fêtes, dans les théâtres, des vitres de couleur interposées devant la lumière des flambeaux, et tout ce qui est dans les lieux éclairés de la sorte, nous paraître vert, jaune ou violet: «Ainsi font ces voiles jaunes, rouges et bruns, tendus dans nos théâtres et flottant à l'air au-dessous des poutres qui les soutiennent; leur éclat mobile se réfléchit sur les spectateurs et sur la scène; les sénateurs, les femmes, les statues des dieux, tout se teint de leur lumière changeante (Lucrèce).» Il est probable que les yeux des animaux, que nous voyons de couleurs diverses, leur font voir les corps sous les mêmes couleurs que celle de leurs yeux.

Même chez l'homme, nombreuses sont les circonstances qui modifient les témoignages des sens, et souvent les indications de l'un sont contradictoires avec celles fournies par un autre.—Pour juger des opérations faites par nos sens, il faudrait donc que nous soyons d'accord, d'abord avec les bêtes, et secondement entre nous; or cet accord n'existe pas. Nous disputons sans cesse sur ce que l'un entend, voit ou ressent et qui, toujours, s'entend, se voit et se ressent autrement que fait un autre; nous ne sommes pas moins divisés sur la diversité des images que nos sens nous rapportent. Dans les conditions ordinaires de la nature, un enfant entend, voit et ressent autrement qu'un homme de trente ans, et celui-ci autrement qu'un sexagénaire; les sens chez les uns sont plus éteints et plus émoussés, chez les autres plus ouverts et plus aigus. Nous percevons les choses différemment, suivant l'état dans lequel nous sommes et ce que cela nous semble; et ce qu'il nous semble est si incertain, si discutable, que ce n'est pas miracle si on vient nous dire que nous sommes en droit de déclarer que la neige nous apparaît blanche, mais que nous ne pouvons établir que telle est sa nature; ce qui est certain, c'est que nous ne saurions en répondre. Avec si peu de certitude à son point de départ, toute la science du monde est, par le fait, réduite à néant.—Et maintenant, faut-il démontrer que nos sens vont même se contredisant l'un l'autre? Une peinture qui ressort en relief quand on la voit, semble plate quand on la touche. Le musc flatte l'odorat et blesse le goût; dans ces conditions, est-ce chose agréable ou non? Il y a des herbes et des onguents qui conviennent à certaines parties du corps et en blessent d'autres. Le miel plaît au goût et déplaît à la vue. Ces bagues taillées en forme de plumes, qu'en termes d'armoiries on appelle «Pennes sans fin», dont l'œil ne peut discerner la largeur, ni se défendre de cette illusion que d'un côté elles vont s'élargissant et de l'autre se rétrécissant jusqu'à former pointe, illusion qui demeure même quand, mises 411 au doigt, on les fait tourner, semblent cependant au toucher de largeur constante, et dans toutes leurs parties pareilles à elle-mêmes. Il était jadis des personnes qui, pour ajouter à leur volupté, se servaient de miroirs propres à grossir et agrandir les objets qui s'y reflètent, afin que les membres avec lesquels ils allaient se mettre en contact, leur offrissent plus d'attrait par ce grossissement apparent; lequel de leurs deux sens leur donnait le plus de satisfaction: la vue qui leur représentait ces organes gros et grands à souhait, ou l'attouchement qui les leur présentait petits et moins affriolants? Sont-ce nos sens qui communiquent aux choses ces conditions diverses, et nonobstant la condition de chacune est-elle unique?—Le pain que nous mangeons, n'est que du pain; et cependant, par l'usage que nous en faisons, il devient os, sang, chair, poils, ongles: «Les aliments, s'infiltrant par tout le corps, périssent en changeant de nature (Lucrèce).» Les sucs qu'absorbe la racine des arbres, deviennent tronc, feuilles et fruits; l'air est un, et pourtant la trompette le rend en mille sons divers; sont-ce, dis-je, nos sens qui transforment d'une manière analogue les conditions diverses des choses, ou sont-elles telles? et, en présence de ce doute, que pouvons-nous juger de leur véritable nature?—Il y a plus, puisque dans les cas de maladie, de rêverie, de sommeil, les choses nous paraissent autrement que lorsque nous sommes en bonne santé, en pleine possession de nous-mêmes ou éveillés, n'est-il pas vraisemblable que notre état normal, nos humeurs en repos sont aussi de nature à donner aux choses une physionomie particulière, en rapport avec notre état et s'y accommodant, comme il arrive lorsque nos humeurs sont en mouvement? En santé, ne sommes-nous pas, tout autant que lorsque nous sommes malades, exposés à les envisager d'une manière particulière? Pourquoi celui qui est modéré, ne les verrait-il pas sous une forme appropriée à son état, comme il arrive à celui qui ne l'est pas; et tout comme lui, ne lui imprimerait-il pas son caractère? Celui qui est dégoûté du vin, lui attribue de la fadeur; celui qui est bien portant, de la saveur; celui qui est altéré, un goût appétissant. Les choses s'accommodant à l'état dans lequel nous sommes, se transforment d'après lui; nous ne savons plus la vérité sur elles, rien ne nous venant que falsifié et altéré par nos sens. Quand le compas, l'équerre et la règle sont fausses, toutes les mesures qu'ils donnent, tous les bâtiments à la construction desquels ils s'emploient, sont aussi, et nécessairement, défectueux et peu solides; de même l'incertitude de nos sens rend incertain tout ce qu'ils produisent: «Si dans la construction d'un édifice, la règle dont il a été fait usage en premier lieu est déviée, si l'équerre s'écarte de la perpendiculaire, si le niveau s'éloigne par quelque endroit de sa juste situation, il faut nécessairement que tout le bâtiment soit vicieux, penché, affaissé, sans grâce, sans aplomb, sans proportion, qu'une partie semble prête à s'écrouler et que tout s'écroule en effet pour avoir été d'abord mal conduit; de même si l'on ne peut compter sur le 413 rapport des sens, tous les jugements seront trompeurs et illusoires (Lucrèce).»—Au surplus, qui sera apte à juger de ces différences? Nous disons, quand il s'agit de controverses sur la religion, qu'il faudrait pour les trancher, un juge qui ne soit ni d'un camp ni d'un autre, exempt de parti pris et de préférence, ce qui ne saurait se trouver chez les Chrétiens. Le même fait se reproduit ici: si notre juge est un vieillard, il est inapte à juger impartialement de ce que ressent la vieillesse, étant lui-même intéressé dans le débat; si c'est un homme jeune, le cas est le même; le même aussi, si c'est un homme en bonne santé; de même, s'il est malade, s'il dort, s'il est éveillé; il faudrait quelqu'un qui ne se soit jamais trouvé dans aucun de ces cas, de telle sorte qu'il se prononce sans prévention entre les diverses propositions en présence, auxquelles il serait indifférent; et, à ce compte, il nous faudrait un juge qui n'existe pas.

En somme, on ne peut rien juger définitivement des choses par les apparences que nous en donnent les sens.—Pour juger des apparences que nous recevons des choses, il nous faudrait un instrument vérificateur; pour contrôler cet instrument, il nous faudrait des épreuves, et pour vérifier ces épreuves, un instrument; et nous voilà arrivés au bout de nos inventions.—Puisque les sens ne peuvent trancher le débat, étant eux-mêmes pleins d'incertitude, il faut que ce soit la raison; mais aucune raison ne peut être admise, sans qu'une autre ne démontre sa validité, et nous voilà ramenés en arrière à tout jamais. Notre imagination ne s'exerce pas directement sur les choses qui sont en dehors de nous; elle y est initiée par l'entremise des sens; les sens eux-mêmes ne s'occupent pas de ce qui leur est étranger, mais seulement de ce qui est l'objet de leurs propres impressions; et comme l'imagination et l'apparence que nous concevons des choses ne viennent pas d'elles, mais des jouissances et des souffrances qu'en éprouvent nos sens et que jouissances et souffrances sont variables, il en résulte que celui qui juge par les apparences, juge par autre chose que par l'objet lui-même.—Dira-t-on que les impressions des sens rapportent à l'âme une image exacte de ce que sont les objets étrangers? comment l'âme et l'entendement peuvent-ils s'assurer de l'exactitude de la ressemblance, n'ayant pas été eux-mêmes en rapport avec les objets? c'est comme qui ne connaît pas Socrate et voit son portrait, il ne peut dire qu'il lui ressemble.—Celui qui cependant voudrait juger sur les apparences, ne pourrait le faire d'après toutes; cela lui est impossible, car elles se neutralisent mutuellement par les contradictions et les différences qu'elles présentent, ainsi que nous le montre l'expérience. Ce ne sera donc que d'après quelques-unes dont il aura fait choix, que son jugement pourra s'exercer; mais quand il en aura choisi une, il faudra qu'il en choisisse une autre pour vérifier la première; puis une troisième pour contrôler la seconde et ainsi de suite, ce qui n'aura jamais de fin. En somme, nous-mêmes et tout ce qui existe n'avons pas d'état défini; nous, notre jugement et toutes 415 choses ici-bas, allons, suivant sans cesse le courant qui va nous ramenant constamment au point de départ; si bien que rien de certain ne peut s'établir entre nous-mêmes et ce qui est en dehors de nous, celui qui est juge, comme ce qui est jugé, étant continuellement en transformation et en mouvement.

En outre, rien chez l'homme n'est à l'état stable; constamment en transformation, il est insaisissable.—Nous ne connaissons davantage rien de notre être, parce que tout ce qui tient à la nature humaine est toujours naissant ou mourant, état intermédiaire qui ne donne, de ce que nous sommes, qu'une apparence mal définie et obscure, une opinion peu accentuée et incertaine; et que si, par hasard, vous vous attachez à rechercher ce que nous sommes en réalité, c'est ni plus ni moins comme si vous vouliez empoigner de l'eau: plus on serre et presse ce qui est fluide, plus on laisse échapper ce que l'on en tient et cherche à empoigner. Aussi de ce que toute chose est sujette à transformation, la raison, en quête de ce qui subsiste réellement, est déçue, parce qu'elle ne peut rien saisir qui ait corps et fixité, parce que tout, ou naît à l'existence et n'est pas complètement formé, ou commence à mourir avant que d'être né.—Platon disait que les corps n'ont jamais d'existence, qu'ils ne font que naître; il estimait qu'Homère, en faisant de l'Océan le père des dieux et de Thétis leur mère, avait voulu nous montrer par là que toute chose est sujette à des vicissitudes, des transformations et des variations perpétuelles, opinion qui était, dit-il, celle de tous les philosophes qui l'avaient précédé, à l'exception de Parménide, qui niait le mouvement des corps, force dont au contraire Platon faisait grand cas.—Pythagore tenait que toute matière est mobile et sujette à changer; les Stoïciens, que le temps présent n'existe pas et que ce que nous qualifions tel, n'est que le point de jonction et d'assemblage du passé avec le futur.—Héraclite disait que jamais homme n'a passé deux fois une même rivière; Épicharme, que celui qui, jadis a emprunté de l'argent, n'en est pas maintenant le débiteur; et que celui qui, cette nuit, a été convié à dîner pour ce matin et qui s'y présente, vient sans être invité, attendu que ce ne sont plus eux, ils sont devenus autres; «que toute substance mortelle ne se retrouve jamais deux fois dans le même état, parce que, par des changements brusques et insaisissables, tantôt elle s'évapore, tantôt elle se condense; elle vient, puis s'en va; de façon que ce qui commence à naître, n'arrive jamais à devenir un être parfait; on peut même dire que sa naissance ne s'achève pas et ne s'arrête jamais comme arrivée à terme; dès sa conception, elle va toujours se transformant et passant d'un état à un autre. Le germe humain par exemple devient tout d'abord, dans le ventre de la mère, un fruit informe, puis un enfant nettement formé; ensuite, lorsqu'il voit le jour, un enfant à la mamelle, qui après devient garçon, puis successivement un adolescent, un homme fait, un homme d'âge et finalement un vieillard décrépit, de telle sorte que l'âge et la 417 génération qui suit vont toujours défaisant et gâtant la génération qui précède: «Le temps change la face entière du monde; à un ordre de choses en succède nécessairement un autre; rien n'est stable, tout se transforme et la nature est en continuelle métamorphose (Lucrèce).»—«Et nous, sots que nous sommes, nous redoutons une forme particulière de la mort, alors que déjà nous en avons subi et en subissons tant d'autres; car, ainsi que le fait ressortir Héraclite, non seulement la mort du feu engendre l'air, la mort de l'air engendre l'eau, mais comme nous pouvons le voir d'une façon encore plus manifeste par ce qui se passe en nous, la fleur de l'âge passe et meurt quand survient la vieillesse, la jeunesse se termine quand l'homme arrive à la fleur de l'âge, l'enfance quand commence la jeunesse, et le premier âge quand vient l'enfance. Aujourd'hui marque la mort d'hier, demain sera celle d'aujourd'hui, rien ne demeure immuable. Admettons, en effet, que nous le soyons et demeurions toujours tels que nous sommes: comment se pourrait-il que nous nous réjouissions tantôt d'une chose à un moment, tantôt d'une autre à un autre instant? comment expliquer que nous aimions des choses contraires les unes aux autres ou que nous les haïssions, que nous les louions ou que nous les blâmions? Si nous éprouvons des sentiments différents pour une même chose, c'est que notre pensée à son sujet s'est modifiée, car il n'est pas vraisemblable que sans qu'il se soit opéré de changements en nous, nos sentiments aient varié; ce que le changement affecte, n'est plus identiquement le même qu'avant; n'étant plus identiquement le même, il n'est donc plus. Cessant d'être identique à soi-même, on cesse purement et simplement d'exister puisqu'on devient un autre; par suite les sens se trompent et mentent sur la nature des choses, quand ils prennent ce qui apparaît pour ce qui est faute de bien savoir ce qui est.»

D'où nous arrivons à conclure qu'il n'y a rien de réel, rien de certain, rien qui existe que Dieu.—«Qu'y a-t-il donc qui soit vraiment tel qu'on le voit? Cela seul qui est éternel, c'est-à-dire qui jamais n'a eu de commencement et qui jamais n'aura de fin; qui jamais ne change sous l'effet du temps, car le temps est chose mobile qui nous apparaît comme une ombre, entraînant avec lui la matière qui va coulant comme un fluide, jamais stable, toujours en transformation; à lui s'appliquent bien ces mots: «Devant et après», «a été ou sera», qui par leur assemblage même montrent jusqu'à l'évidence qu'il ne s'agit pas d'une chose qui est, car ce serait une grande sottise et une erreur indéniable de dire que cela est, d'une chose qui n'est pas encore ou qui a déjà cessé d'être. L'idée que nous nous faisons du temps se traduit par ces mots: «Présent, Instant, Maintenant», qui semblent en être la base; mais que la raison s'y arrête, et sur-le-champ cet assemblage s'écroule; dès le premier instant elle le rompt, le répartit en passé et futur et, en dehors de ces deux 419 subdivisions, se refuse à admettre toute autre répartition. Il en est de même de la nature qui se mesure, comme le temps lui-même qui lui sert de mesure: il n'y a non plus en elle rien qui demeure, ni qui subsiste; tout ce dont elle se compose ou a été, ou est en train de naître, ou est mourant. C'est pourquoi ce serait péché de dire de Dieu que «seul il est, a été, ou sera», parce que ce sont là des termes qui impliquent des changements, des transformations, des vicissitudes qui sont le propre de ce qui ne peut durer et dont l'existence n'est pas continue; d'où il faut conclure que «Dieu seul est», non suivant une mesure quelconque du temps, mais selon l'éternité immuable et fixe, qui n'est pas fonction du temps et n'est sujette à aucune variation; rien ne l'a précédé, rien ne le suivra et rien n'est ni plus nouveau, ni plus récent; il est réellement, maintenant et toujours qui pour lui ne font constamment qu'un; rien, si ce n'est lui, lui seul, n'existe véritablement, sans qu'on en puisse dire: «Il a été ou il sera», n'ayant pas eu de commencement et ne devant pas avoir de fin.»

L'homme n'est rien, ne peut rien par lui-même; seule la foi chrétienne lui permet de s'élever au-dessus de sa misérable condition.—A cette conclusion si religieuse d'un homme qui était païen, je n'ajouterai, pour clore ce long et ennuyeux entretien dont le sujet est inépuisable, que ce mot d'un autre philosophe païen lui aussi, et qui est dans les mêmes idées: «Oh, dit-il, quelle vile et abjecte chose que l'homme, s'il ne s'élève au-dessus de l'humanité!» C'est là une réflexion inspirée par un bon sentiment et le désir d'être utile, autant qu'une idée absurde. Il est en effet impossible et contre nature, de faire une poignée plus grande que le poing, une brassée plus grande que le bras, une enjambée plus considérable que la longueur de nos jambes; il ne peut davantage se faire que l'homme s'élève au-dessus de lui-même et de l'humanité, car il ne peut voir qu'avec ses yeux et saisir qu'avec les moyens qui lui sont propres. Il s'élèvera si Dieu, par extraordinaire, y prête la main; il s'élèvera sous condition qu'il abandonne ses propres moyens d'action, qu'il y renonce et se laisse hausser et soulever exclusivement par les moyens qui lui viennent du ciel. C'est notre foi chrétienne, et non la vertu stoïque des philosophes, qui peut prétendre opérer cette divine et miraculeuse métamorphose.

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CHAPITRE XIII.    (ORIGINAL LIV. II, CH. XIII.)
Du jugement à porter sur la mort d'autrui.

Peu d'hommes témoignent à leur mort d'une réelle fermeté d'âme.—Quand nous jugeons de la fermeté dont quelqu'un a fait preuve au moment de la mort, qui est assurément l'affaire capitale de la vie humaine, il faut tenir compte que rarement on se croit arrivé à ce point. Peu de gens meurent convaincus qu'ils sont à leur heure dernière, et il n'y a rien où l'espérance trompeuse nous illusionne davantage. Elle ne cesse de nous corner aux oreilles: «D'autres ont bien été plus malades, sans en mourir;—L'affaire n'est pas si désespérée qu'on le pense;—Au pis aller, Dieu a fait bien d'autres miracles.» Il en résulte que nous faisons trop de cas de nous-mêmes; il semble que tout souffre, de quelque façon, de notre anéantissement et compatit à notre état, d'autant que notre vue altérée nous fait voir les choses autrement qu'elles ne sont; il nous semble que ce sont elles qui se dérobent à nos yeux, quand ce sont eux qui sont en défaut, ainsi qu'il arrive à ceux qui voyagent sur mer, pour lesquels les montagnes, la campagne, les villes, le ciel, la terre se meuvent en même temps qu'eux et avec la même vitesse: «Nous sortons du port, la terre et la mer semblent s'éloigner (Virgile).»—Qui a jamais vu la vieillesse ne pas louer le temps passé et ne pas critiquer le présent, imputant au monde et aux mœurs du moment sa misère et son chagrin? «Secouant sa tête chauve, le vieux laboureur soupire; il compare le présent avec le passé, vante le bonheur de son père et parle sans cesse de la piété des anciens temps (Lucrèce).»

Nous sommes portés d'ordinaire à croire la nature entière intéressée à notre conservation.—Nous rapportons tout à nous, ce qui fait que nous faisons de notre mort une chose d'importance, qui ne saurait passer inaperçue et sans que les astres, solennellement consultés, ne se prononcent: «Que de dieux en mouvement pour la vie d'un seul homme (Sénèque)!» et nous le pensons d'autant plus, que nous nous estimons davantage: «Comment tant de science se perdrait, et le dommage si considérable qui en résulterait ne serait pas l'objet d'une préoccupation particulière du destin! La disparition d'une âme aussi rare, aussi exemplaire ne coûte-t-elle donc pas plus que celle du premier venu qui est sans utilité! Cette vie qui en soutient tant d'autres, dont tant d'autres dépendent, à laquelle tant de monde a intérêt, qui occupe tant de charges, est-il possible qu'elle soit écartée comme une autre qui ne tient pour ainsi dire à rien!»—Nul de nous ne songe assez qu'il 423 n'est qu'une unité; de là ces paroles de César, plus gonflées par la vanité que n'était grosse la mer qui le menaçait, adressées au patron de la barque qui le portait: «A défaut du ciel qui te refuse de te conduire aux rivages de l'Italie, vogues-y sous mes auspices; si tu as peur, c'est que tu ignores qui tu portes; fort de mon appui, affronte sans crainte la tempête (Lucain).» Celles-ci dérivent de cette même idée: «César juge enfin le péril à hauteur de son courage: Quoi, dit-il, les dieux ont besoin d'un si grand effort pour me perdre? ils assaillent de toute la fureur de la mer le frêle esquif sur lequel je suis assis (Lucain)!» De même cette folie d'un peuple voulant que durant une année entière le soleil porte le deuil de sa mort: «Lui aussi, à sa mort, prit part au malheur de Rome et se couvrit d'un voile de deuil (Virgile)»; et mille autres semblables dont le monde se laisse si aisément leurrer, croyant que nos intérêts peuvent faire que le ciel en soit troublé et que lui, qui est infini, se préoccupe de nos moindres actions: «L'alliance entre le ciel et nous n'est pas telle, qu'à notre mort les astres doivent s'éteindre (Pline).»

Pour bien juger du courage de qui s'est donné la mort, il faut examiner les circonstances dans lesquelles il se trouvait.—Ce n'est point être dans le vrai que de juger de la résolution et de la fermeté de quelqu'un, quand il n'a pas la certitude d'être en danger de mort, alors même qu'il s'y trouve, il n'y a pas à lui tenir compte de son attitude, si elle n'était en prévision même de l'événement. La plupart règlent leur contenance et leurs propos pour se faire une réputation dont ils ont encore l'espérance de jouir de leur vivant. Combien en ai-je vu mourir, dont l'attitude n'a pu être préparée et a été uniquement l'effet du hasard; parmi ceux mêmes qui, dans l'antiquité, se sont donné la mort, il y a encore à distinguer si elle a été soudaine, ou si elle est venue pour ainsi dire à pas comptés.—Ce cruel empereur romain qui disait, en parlant de ses victimes, qu'il voulait leur faire sentir la mort; et, de l'une d'elles qui s'était détruite dans sa prison: «Celui-là m'a échappé,» voulait prolonger leur mort en la leur faisant sentir par les tourments qu'il leur faisait endurer: «Nous l'avons vu vivant dans un corps tout meurtri, dont on prolongeait l'agonie par un raffinement de cruauté (Lucain).»—En vérité, ce n'est pas une si grosse affaire que de se résoudre à se donner la mort, quand on se porte bien et qu'on n'a rien à redouter; il est bien aisé de faire le fanfaron avant le moment fatal, tellement qu'Héliogabale, l'homme le plus efféminé qui ait jamais été, avait, au cours de ses plus molles voluptés, projeté de se donner la mort, si l'occasion l'y obligeait, dans des conditions particulièrement fastueuses: pour que cette mort ne démentit pas le reste de sa vie, il avait fait construire dans ce but, pour se précipiter du sommet, une tour somptueuse, dont le bas et le devant étaient plaqués de planches incrustées d'or et de pierreries; il avait aussi fait confectionner des lacets tissés d'or et de soie cramoisie 425 pour s'étrangler, forger une épée en or pour se transpercer, et conservait du poison dans des vases en émeraude et en topaze pour s'empoisonner, suivant que l'envie lui prendrait d'avoir recours, pour se tuer, à l'un de ces moyens: «Courageux par nécessité (Lucain).» En dépit de ces dispositions, pour celui-ci en particulier, la mollesse de tels apprêts rend vraisemblable que mis en demeure de s'exécuter, il eût reculé. Mais, parmi ceux-là mêmes qui, plus courageux, ont réalisé leur résolution, il y a à examiner, dis-je, si elle l'a été par un coup tel qu'ils se sont épargné d'en sentir l'effet, ou s'il est à présumer qu'ils se soient ménagé la possibilité de sentir la vie les abandonner peu à peu, cette sensation envahissant à la fois le corps et l'âme, se donnant de la sorte le temps de revenir sur leur détermination et témoignant, en y persévérant, de leur fermeté et de leur obstination dans le dessein si désespéré qu'ils avaient conçu.

Exemples de faiblesse chez des gens qui avaient résolu de se donner la mort.—Pendant les guerres civiles de César, Lucius Domitius fait prisonnier dans les Abruzzes, s'étant empoisonné, le regretta ensuite.—Il est arrivé de notre temps que tel, résolu à mourir et qui, du premier coup, ne s'était pas frappé assez violemment, s'y est repris et s'est blessé à nouveau très grièvement deux ou trois fois, sans parvenir, en raison des révoltes de la chair qui retenaient son bras, à prendre sur lui de se donner un coup pénétrant assez profondément.—Pendant qu'on instruisait le procès de Plautius Sylvanus, Urgulania, sa grand'mère, lui fit passer un poignard avec lequel il ne parvint pas à se tuer, et finalement il se fit ouvrir les veines par ses serviteurs.—Albucilla, du temps de Tibère, voulant se donner la mort, s'étant frappée avec trop peu de vigueur, donna à ses ennemis le temps de l'arrêter et de la faire mourir à leur guise.—C'est encore ce qui arriva au général Démosthène, après sa défaite en Sicile.—C. Fimbria, s'étant manqué par son défaut d'énergie, demanda à son valet de l'achever.—Par contre, Ostorius, ne pouvant se servir de son bras, dédaigna de demander à son serviteur autre chose que de maintenir droit et ferme le poignard, sur lequel de lui-même il se jetait, se transperçant la gorge.

Une mort prompte et inattendue est la plus désirable.—C'est à la vérité un morceau qui est à avaler sans mâcher, pour qui n'a pas le gosier ferré à glace; c'est pourquoi l'empereur Adrien se fit indiquer et marquer d'un cercle par son médecin, sur la poitrine, la place où, pour lui donner le coup mortel, devait frapper celui auquel il donnerait charge de le tuer. C'est aussi ce qui fit que César, auquel on demandait quel était, à son avis, la mort la plus désirable, répondit: «La moins prévue et la plus prompte.» Si César a osé le dire, ce n'est pas une lâcheté de ma part que de le croire. «Une mort courte, dit Pline, est le souverain bonheur de la vie humaine»; il déplaît cependant à certains de le reconnaître.—Nul ne peut se dire résolu à la mort, qui redoute de l'envisager et ne peut la voir venir les yeux ouverts. Les condamnés 427 que l'on voit courir au supplice pour hâter et presser leur exécution, ne le font pas par esprit de résolution, mais parce qu'ils veulent abréger le temps durant lequel ils sont face à face avec elle: être mort ne les effraie pas; ce qu'ils redoutent, c'est le passage de la vie à la mort: «Je ne veux pas mourir, mais il m'est indifférent d'être mort (Cicéron).» C'est là un degré de fermeté auquel, d'après l'expérience que j'en ai faite, je puis atteindre à l'exemple de ceux qui, les yeux fermés, se jettent au milieu des dangers ou dans la mer.

Noble constance de Socrate dans l'attente de la mort.—Il n'y a rien, suivant moi, de plus beau dans la vie de Socrate, que d'être demeuré pendant trente jours entiers sous le coup du décret qui le condamnait à mort et de l'avoir, pendant tout ce temps, envisagée tout à loisir, sans émotion, sans marquer dans sa manière d'être aucune altération, agissant, causant d'une façon plutôt calme et insensible, qu'affecté et surexcité par l'effet de cette pensée bien faite pour accabler.

Exemples de fermeté et de persistance de la part de certains qui se sont donné volontairement la mort.—Ce Pomponius Atticus, auquel Cicéron écrivait les lettres qui nous restent de lui, se trouvant malade, manda Agrippa son gendre et deux ou trois de ses amis et leur dit que, n'arrivant à rien en cherchant à se guérir, tous les traitements qu'il suivait pour prolonger sa vie, prolongeant aussi et accroissant ses souffrances, il était résolu à mettre fin à l'une et aux autres et qu'il les priait d'approuver le parti qu'il prenait, ou tout au moins de ne pas se mettre en peine de l'en détourner. Or, ayant choisi, pour mettre fin à ses jours, de se laisser mourir de faim, son abstinence, par l'effet du hasard, coupa court à la maladie: le remède qu'il employait pour se défaire de la vie le ramena à la santé. Ses médecins et ses amis, se félicitant de cet heureux résultat, s'en réjouissent avec lui; mais leur attente est bien trompée, car ils ne parviennent pas à lui faire modifier sa résolution: «Puisqu'il lui fallait, leur dit-il, franchir un jour ce pas, il ne voulait pas, au point où il en était déjà arrivé, avoir la peine de recommencer une autre fois.» Il avait tout à loisir médité sur la mort, et non seulement ne renonçait pas à se la donner, mais s'y opiniâtrait et, satisfait de ce qu'il avait commencé, affectait par courage d'aller jusqu'au bout. Tâter la mort, la savourer, c'est beaucoup plus que de ne pas la craindre.

L'histoire du philosophe Cléanthe ressemble fort à la précédente: Il avait les gencives enflées et gangrenées; les médecins lui conseillèrent le jeûne le plus absolu. L'ayant observé deux jours durant, il s'en trouve si bien, qu'ils le déclarent guéri et lui permettent de reprendre son train de vie habituel. Mais lui, trouvant déjà une certaine douceur à l'état de faiblesse auquel il était arrivé, se résout à ne pas revenir en arrière; et, persévérant au contraire dans la voie où il était déjà si avancé, il achève de se laisser mourir de faim.

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Un jeune Romain, Tullius Marcellinus, voulant devancer l'heure de sa destinée, pour se défaire d'une maladie qui le faisait souffrir plus qu'il ne voulait le supporter et dont les médecins lui assuraient la guérison certaine, mais non immédiate, convoqua ses amis pour en délibérer. Les uns, rapporte Sénèque, lui donnaient le conseil que, par lâcheté, ils eussent suivi eux-mêmes; d'autres, par flatterie, celui qu'ils croyaient devoir lui être le plus agréable; lorsque l'un d'eux, appartenant à l'école des Stoïciens, lui dit: «Ne t'en mets pas en peine, Marcellinus, comme s'il s'agissait d'une affaire d'importance; ce n'est pas grand'chose que de vivre; tes valets et les bêtes vivent; ce qui importe, c'est de mourir honorablement, sagement et avec courage. Songe combien il y a de temps que tu fais toujours la même chose: manger, boire et dormir; boire, dormir et manger; nous ne cessons de tourner dans ce cercle. Non seulement des accidents pénibles et insupportables, mais la satiété même de vivre, nous portent à désirer la mort.» Marcellinus avait besoin de quelqu'un, non pour en recevoir des conseils, mais pour le soutenir dans l'accomplissement de son dessein, et il venait de le trouver. Ses serviteurs craignaient de s'en mêler; notre philosophe leur fit comprendre que les domestiques ne sont compromis que dans le cas où il y a doute que la mort du maître soit volontaire, et que ce serait de leur part une aussi mauvaise action de l'empêcher de se tuer que de le tuer, d'autant que «sauver un homme malgré lui, c'est comme si on le tuait (Horace)». Il avisa ensuite Marcellinus que, de même qu'après un repas, on en distribue la desserte à ceux qui l'ont servi, il serait convenable que, sa vie finie, il laissât quelque chose à ceux qui, dans le cours de son existence, lui avaient prêté leur concours. Celui ci, libéral autant que franchement courageux, fit répartir une somme d'argent entre ses serviteurs et les consola du chagrin qu'ils manifestaient. Pour passer de vie à trépas, il n'eut recours ni au fer, ni à l'effusion du sang, résolu qu'il était à se retirer de cette vie et non à s'en évader; non d'échapper à la mort, mais à se mesurer avec elle. Pour se donner loisir de la défier, renonçant à toute nourriture, le troisième jour il se fit mettre dans un bain tiède, et s'affaiblissant de plus en plus, il passa insensiblement de vie à trépas, non sans éprouver, disait-il, une sorte de volupté. Ceux qui, par suite de faiblesse, tombent en syncope, affirment en effet ne ressentir aucune douleur et même éprouver un certain bien-être, comme lorsqu'ils s'endorment et s'abandonnent au repos.—Voilà certes des morts préméditées et patiemment endurées.

Courage de Caton aidant la mort à accomplir son œuvre.—Caton semble avoir été destiné à être, en toutes choses, un modèle de vertu. Sa bonne fortune permit, lorsqu'il se porta le coup mortel, qu'ayant mal à la main, il ne fit que se blesser, ce qui lui donna possibilité de lutter avec la mort pour arriver à l'étreindre; les circonstances, bien faites pour faire faiblir son courage, ne firent que le grandir. S'il m'eût appartenu de le représenter dans 431 l'attitude que je considère comme lui faisant le plus honneur, c'eût été tout ensanglanté, s'arrachant les entrailles, et non l'épée à la main, comme l'ont fait les sculpteurs de son temps; ce second acte de sa mort révèle sans contredit un courage bien plus violent que le premier.

CHAPITRE XIV.    (ORIGINAL LIV. II, CH. XIIII.)
Comment notre esprit se crée à lui-même des difficultés.

Notre choix entre deux choses de même valeur est déterminé par si peu, qu'on est en droit d'en conclure que tout ici-bas est doute et incertitude.—C'est une plaisante idée que de concevoir l'esprit en suspens entre deux choses dont, exactement et au même degré, il souhaite la réalisation; il est indubitable que, dans de telles conditions, il ne se décidera jamais, puisque s'il inclinait vers l'une d'elles et la choisissait, cela impliquerait une inégalité dans le prix qu'il y attache. Si, avec un égal besoin de boire et de manger, nous étions placés entre une bouteille et un jambon, nous n'aurions vraisemblablement d'autre ressource que de mourir de soif et de faim.—Pour parer à cette difficulté, quand on leur demande ce qui, en notre âme, détermine son choix entre deux choses indifférentes et fait que, dans un gros sac d'écus, nous prenons l'un plutôt que l'autre, alors * qu'étant tous pareils, nous n'avons pas de raison qui motive une préférence, les Stoïciens répondent que c'est l'effet d'un mouvement inconscient de l'âme qui ne peut s'expliquer, produit en nous par une impulsion étrangère, accidentelle et toute fortuite.—On pourrait plutôt dire, ce me semble, que rien ne se présente à nous sans quelque différence, si légère qu'elle soit; et que, soit à la vue, soit au toucher, il y a toujours quelque chose qui nous tente, nous attire et détermine notre choix, bien que nous ne nous en rendions pas compte. Supposons, par exemple, qu'une ficelle soit également résistante sur toute sa longueur, il devint impossible qu'elle se rompe; car en lequel de ses points voulez-vous qu'elle cède; et d'autre part, il n'est pas possible que tous cèdent à la fois?—Si à cela on joint ces propositions de la géométrie, par lesquelles on arrive à prouver par d'irréfutables démonstrations que le contenu est plus grand que le contenant, le centre d'une circonférence aussi grand que la circonférence elle-même, que deux lignes se rapprochant sans cesse l'une de l'autre n'arrivent jamais à se joindre, et aussi ces problèmes de la pierre philosophale, de la quadrature du cercle, toutes questions où la raison et ce qui est sont en opposition absolue, on y trouvera peut-être quelque argument à l'appui de cette assertion si hardie de Pline: «Il n'y a rien de certain que l'incertitude, ni rien de plus misérable et de plus fier que l'homme.»

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CHAPITRE XV.    (ORIGINAL LIV. II, CH. XV.)
Notre désir s'accroît par la difficulté qu'il rencontre à se satisfaire.

La difficulté de les obtenir et la crainte de les perdre, est ce qui donne le plus de prix à nos jouissances.—Il n'y a pas de raison à laquelle on ne puisse objecter une raison contraire, disent les plus raisonnables d'entre les philosophes. Il n'y a pas longtemps, me revenait à l'esprit cette belle sentence, prononcée par un personnage de l'antiquité, à l'appui du mépris que nous devons faire de la vie: «Nul bien ne peut nous procurer du plaisir, si ce n'est celui à la perte duquel nous sommes préparés.» «Le chagrin d'avoir perdu une chose et la crainte de la perdre, nous affectent également (Sénèque).» Il voulait dire par là que la jouissance de la vie ne peut nous offrir un réel attrait si nous avons crainte de la perdre. Cela pourrait encore s'entendre, au contraire, que nous nous attachons à ce bien et l'embrassons d'autant plus étroitement et avec plus de désir de le conserver, que nous voyons sa conservation nous être moins assurée et que nous craignons davantage qu'il ne nous soit ôté; car on sent et cela est absolument indiscutable que, comme le feu se ravive par le froid, notre volonté s'aiguise aussi par la contradiction: «Si Danaé n'avait pas été enfermée dans une tour d'airain, jamais elle n'eût donné un fils à Jupiter (Ovide).» Rien n'est, par nature, si contraire à nos désirs que la satiété qui résulte de la facilité; et rien ne les excite autant que la rareté et la difficulté: «En toutes choses, le plaisir croît en raison du péril qui devrait nous en éloigner (Sénèque).» «Repousse-moi, Galla, l'amour se rassasie bientôt si ses joies ne sont assaisonnées d'un peu de tourment (Martial).»

A Lacédémone, Lycurgue, pour tenir l'amour en haleine, ordonna que les gens mariés ne pourraient se pratiquer qu'à la dérobée et que les rencontrer couchés ensemble serait pour eux une honte aussi grande que d'être vus couchant avec d'autres. La difficulté des rendez-vous, le danger des surprises, la honte qui s'ensuit le lendemain, «et aussi la langueur, le silence, les soupirs tirés du fond du cœur (Horace)», voilà ce qui donne du piquant à la sauce. Quels plaisirs lascifs au plus haut point naissent de conversations en langage honnête et retenu sur les œuvres de l'amour? La volupté elle-même recherche des excitants dans la douleur; elle est bien plus suave lorsqu'elle est cuisante, qu'elle écorche. La courtisane Flora disait n'avoir jamais couché avec Pompée, qu'elle ne lui eût fait porter les marques de ses morsures. «Ils pressent étroitement l'objet 435 de leurs désirs; d'une dent cruelle, ils impriment sur ses lèvres des baisers douloureux; un secret aiguillon les excite contre celui-là même qui allume la fureur de leurs transports (Lucrèce).»

Tout ce qui est étranger a plus d'attrait pour nous; défendre une chose, c'est la faire désirer.—Il en est ainsi de tout; la difficulté donne du prix aux choses. Les habitants de la Marche d'Ancône portent plus volontiers leurs vœux à Saint-Jacques de Compostelle, et ceux de la Galice à Notre-Dame de Lorette; on fait à Liège grand cas des bains de Lucques et, en Toscane, de ceux de Spa; on ne voit guère de Romains fréquenter l'école d'escrime de Rome, qui est pleine de Français. Le grand Caton, tout comme cela nous arrive, se lassa de sa femme, tant qu'elle fut à lui, et se reprit à la désirer quand elle fut à un autre. J'ai renvoyé au haras un vieux cheval dont on ne pouvait venir à bout quand il sentait les juments: la facilité de se donner carrière avec les siennes l'en a aussitôt rassasié; mais avec les autres, c'est comme avant, et la première qui passe près de son enclos, ramène ses hennissements continus et ses surexcitations furieuses. Notre appétit méprise ce qui est à sa disposition; il ne s'y arrête pas et poursuit ce qu'il n'a pas: «Il dédaigne ce qu'il a sous la main et court après ce qui le fuit (Horace).» Nous défendre quelque chose, c'est nous en donner envie: «Si tu ne surveilles pas ta maîtresse, elle cessera bientôt d'être à moi (Ovide)»; nous l'abandonner complètement, c'est nous porter à en faire fi. La privation et l'abondance ont le même inconvénient: «Tu te plains de ton superflu et moi du mangue du nécessaire (Térence).» Le désir et la jouissance nous font également souffrir. La rigueur de nos maîtresses nous donne de l'ennui; mais, à vrai dire, l'aisance et la facilité avec lesquelles elles se livrent à nous, nous en causent encore plus, d'autant que le mécontentement et la colère naissent du prix que nous attachons à ce que nous désirons, excitent notre amour, le réchauffent, tandis que la satiété engendre le dégoût; ce n'est plus qu'une passion émoussée, hébétée, lasse et endormie: Si tu veux régner longtemps sur ton amant, dédaigne ses prières (Ovide)»; «Faites les dédaigneux, celle qui vous a refusé hier, viendra s'offrir à vous aujourd'hui (Properce).»

Les femmes ne se voilent et n'affectent de la pudeur, que pour se faire désirer.—Pourquoi Poppée imagina-t-elle de tenir couvertes d'un masque les beautés de son visage, sinon pour leur donner plus de prix aux yeux de ses amants? Pourquoi les femmes dérobent-elles à la vue, avec ces voiles descendant jusqu'au-dessous des talons, ces appâts que * chacune voudrait montrer, que chacun désire voir? Pourquoi entassent-elles les unes sur les autres tant de choses qui défendent les approches de ces parties de leur corps sur lesquelles se portent notre désir et le leur? A quoi servent ces énormes bastions dont les nôtres viennent d'armer leurs hanches, sinon à leurrer notre appétit en nous attirant vers elles, tout en nous en tenant écartés? «Elle court se cacher derrière les saules, mais auparavant elle a fait en sorte d'être aperçue (Virgile)»; «Parfois 437 elle a opposé sa robe à mes impatients désirs (Properce).»—A quoi sert cet art qui met en jeu l'air pudibond de la vierge, une froideur calculée, une contenance sévère, ce semblant d'ignorance de choses qu'elles savent mieux que nous qui les en instruisons, si ce n'est à accroître le désir que nous avons de vaincre, à stimuler et presser notre appétit par toutes ces cérémonies et ces obstacles? Car non seulement il y a du plaisir, mais encore de la gloire à affoler et débaucher ces discrètes résistances, ces pudeurs enfantines et mettre à la merci de notre ardeur une gravité froide et digne; il est glorieux de triompher de leur modestie, de leur chasteté et de leur tempérance; et celui qui déconseille aux femmes l'emploi de ces artifices, les trahit et lui-même avec elles.—Il faut que nous croyions que leur cœur frémit d'effroi, que le son de nos voix leur murmurant des propos d'amour, blesse la pureté de leurs oreilles, qu'elles nous en veulent et ne cèdent à nos importunités que contraintes et forcées. La beauté, si puissante qu'elle soit, ne suffit pas à se faire savourer sans ces velléités de résistance. Voyez en Italie, où il y en a à vendre plus que partout ailleurs et de la plus attrayante, comme il lui faut avoir recours à des moyens factices et appeler l'art à son aide pour se rendre agréable; sinon, quoique vénale et publique, sa recherche demeure faible et languissante. Il se produit ici ce qui arrive aussi à la vertu: deux voies y conduisent, l'une facile, l'autre semée d'obstacles et n'atteignant pas toujours le but; c'est cependant celle-ci que, dans les deux cas, nous estimons la plus belle et la plus digne.

C'est pour réveiller notre zèle religieux que Dieu permet les troubles qui agitent l'Église.—C'est un effet de la divine Providence de permettre que sa sainte Église soit, comme nous le voyons, en proie à tant de troubles et d'orages. Cela fait que, par contraste, les âmes pieuses s'éveillent et sortent de l'oisiveté et du sommeil où les avait plongées une si longue tranquillité. Si nous comparons les pertes résultant du nombre de ceux qui se sont dévoyés, au gain produit de ce fait que nous nous sommes retrempés, que notre zèle et nos forces se sont ravivés à l'occasion de cette lutte, je ne sais si le bénéfice n'excède pas le dommage.

Nous avons pensé resserrer les liens du mariage, en ôtant tout moyen de le rompre; mais il en est résulté que ceux créés par la volonté et l'affection se sont dénoués et relâchés, en même temps que s'est davantage rétréci le nœud de la contrainte. C'est l'opposé de ce qui s'est passé à Rome, où la liberté que chacun avait de le dissoudre, par cela seul qu'il en avait la volonté, fit qu'il demeura si longtemps en honneur et sans qu'il y fût porté atteinte. On s'appliquait d'autant plus à garder sa femme qu'on pouvait la perdre; et alors que le divorce était à la portée de tous, il se passa cinq cents ans et plus, sans que personne en usât. «Ce qui est permis n'a plus de charme; ce qui est défendu irrite les désirs (Ovide).»

La sévérité des supplices, loin d'empêcher les crimes, en augmente le nombre.—Ce propos m'amène à citer cette opinion 439 émise par un auteur ancien: «Les supplices excitent au vice plutôt qu'ils ne le refrènent; ils ne font pas qu'on s'applique à bien faire, cela est l'œuvre de la raison et du mode d'éducation; on veille seulement avec plus de soin à n'être point surpris faisant le mal.» «Le mal qu'on croyait extirpé, gagne et s'étend plus loin (Rutilius).» J'ignore si cette assertion est exacte, mais ce que je sais par expérience, c'est que jamais les supplices n'ont changé l'état moral d'un peuple; c'est de moyens autres que dépendent l'ordre et la régularité dans les mœurs.

Les historiens grecs font mention des Argippées, tribu voisine de la Scythie, qui vivaient sans avoir besoin de verges ni de bâton pour le maintien de l'ordre; non seulement personne n'entreprenait d'aller les attaquer, mais quiconque pouvait se réfugier chez eux, y trouvait asile à cause de leur vertu et de la sainteté de leur vie, et nul n'eût osé porter la main sur lui. Les peuplades environnantes recouraient à eux pour trancher leurs différends.—Ils citent également une nation où les clôtures des jardins et des champs qu'on veut délimiter, se marquent avec un simple filet de coton qui, malgré sa fragilité, y constitue une barrière bien plus respectée et plus effective que nos fossés et nos haies: «Les serrures attirent les voleurs: celui qui vole avec effraction, n'entre pas dans les maisons ouvertes (Sénèque).»

Montaigne, au milieu des guerres civiles, a garanti sa maison de toute invasion en la laissant ouverte et sans défense.—Peut-être la facilité d'y pénétrer est-elle, entre autres choses, une des causes qui ont préservé ma maison des violences de la guerre civile. Se défendre fait songer à attaquer; la défiance provoque l'offense. J'ai détourné les gens de guerre de l'idée de venir chez moi, en leur enlevant toute chance à courir et tout sujet d'acquérir de la gloire, ce qui d'habitude, à leurs yeux, justifie et excuse tous les excès. Ce qui demande du courage étant toujours tenu pour honorable dans les temps où la justice n'existe plus, j'ai fait en sorte que l'envahissement de ma maison soit un acte de lâcheté et de trahison. Elle n'est fermée pour personne qui vient y frapper; il n'y a pour toute mesure de précaution qu'un portier, dressé aux usages et cérémonies des temps passés et qui ne sert pas tant à défendre la porte qu'à rendre l'accueil plus décent et plus avenant; je n'ai d'autre garde et sentinelle que les astres. Un gentilhomme a tort de sembler vouloir être en mesure de faire résistance, si elle n'est * parfaitement organisée. Qui est accessible d'un côté, l'est de toutes parts; nos pères n'eurent jamais l'idée de construire des places frontières. Les moyens de se rendre maître de nos maisons, même sans armée, ni canon, deviennent de jour en jour plus puissants et hors de proportion avec les progrès des moyens de défense; c'est surtout l'idée d'envahir qui hante les esprits, elle intéresse tout le monde; la défense à y opposer n'intéresse que les riches.—Ma maison présente assez de résistance pour l'époque à laquelle elle a été construite; je n'y ai rien ajouté 441 sous ce rapport et craindrais, si je la fortifiais davantage, que cela ne tourne contre moi; sans compter que lorsque les temps redeviendront tranquilles, nous serons contraints de les démanteler. Dans de semblables demeures, il est dangereux de ne pouvoir s'y maintenir, et on n'est pas sûr de le pouvoir parce que, dans les guerres intestines, votre valet peut être du parti opposé au vôtre; et, lorsque c'est la religion qui en est le prétexte, les parents eux-mêmes, et non sans que cela ne paraisse justifié, deviennent suspects. Le trésor public ne peut entretenir des garnisons chez chacun, il n'y suffirait pas; nous ne pouvons le faire sans nous ruiner, ou ruiner le peuple, ce qui, à plus d'inconvénients, joint d'être plus injuste encore. Que sans me défendre, je sois envahi, je ne m'en trouverai guère plus mal. Si au contraire vous vous défendez, vous vous perdez; vos amis eux-mêmes, au lieu de vous plaindre, s'amusent à critiquer votre négligence à pourvoir à votre sûreté, et l'ignorance ou la nonchalance que vous apportez à ce qui est du ressort de votre profession. De ce que tant de maisons, dont la résistance était préparée, ont été perdues alors que la mienne est encore debout, je suis porté à croire que ce sont les velléités de résistance mêmes qui ont causé leur perte; elles ont donné l'idée de les attaquer et justifié l'assaillant à ses propres yeux; tout préparatif de défense marque qu'on est disposé à combattre. On peut se jeter chez moi si telle est la volonté de Dieu; mais, quoi qu'il arrive, je n'y appellerai personne; ce m'est un lieu de retraite où je me repose des guerres; c'est un coin que j'essaie de soustraire à la tempête qui règne partout, comme je fais en mon âme d'un autre petit coin. La guerre qui nous désole peut changer de forme, s'étendre, de nouveaux partis se constituer, pour moi, je ne bouge pas. De tant de maisons fortifiées, moi seul, que je sache, de ma condition * en France, m'en suis remis simplement au ciel du soin de protéger la mienne, et n'en ai jamais ôté pour les mettre en lieu sûr, ni argenterie, ni titres, ni tapisseries, ne voulant ni craindre, ni me sauver à demi. Si une entière confiance dans la Providence me vaut la faveur divine, elle se continuera jusqu'à la fin; sinon, j'ai été préservé pendant assez de temps, pour que déjà ce soit un fait digne de remarque et à noter, car voilà bien trente ans que cela dure.

CHAPITRE XVI.    (ORIGINAL LIV. II, CH. XVI.)
De la gloire.

A Dieu seul appartiennent gloire et honneur; l'homme manque de tant d'autres choses autrement nécessaires, qu'il est bien puéril à lui de rechercher celle-ci.—En tout, il y a le nom et la chose. Le nom est un mot qui marque et signifie la 443 chose; il n'en fait pas partie et ne s'y incorpore pas, c'est un accessoire qui lui est étranger et demeure en dehors d'elle.

Dieu qui, par lui-même, a tout et chez lequel tout atteint le comble de la perfection, ne peut personnellement grandir en puissance, ni croître en dignité; mais son nom peut recevoir augmentation et accroissement du fait des bénédictions et des louanges que nous donnons à celles de ses œuvres qui se manifestent à nous. Nos louanges qui ne peuvent le pénétrer et devenir partie intégrante de lui-même, d'autant que nul bien de notre part ne peut ajouter à ce qu'il est, nous les attribuons à son nom qui, en dehors de lui, est ce qui le touche de plus près.—A Dieu seul appartiennent gloire et honneur; aussi rien n'est si déraisonnable que de les revendiquer pour nous; nous sommes par nous-mêmes si pauvres, si nécessiteux, nous sommes d'essence si imparfaite, nous avons tellement besoin de travailler continuellement à nous améliorer, que ce doit être de notre part une attention constante. Absolument creux et vides, ce n'est pas de vent et de mots que nous devons nous remplir; nous avons besoin pour nous fortifier d'aliments plus substantiels et plus solides; un homme affamé serait bien simple s'il cherchait à se procurer un beau vêtement plutôt qu'un bon repas; c'est toujours au plus pressé qu'il faut courir: «Gloire à Dieu dans les cieux et paix aux hommes sur la terre (Évangile selon S. Luc)», comme nous disons dans nos prières habituelles. Nous avons pénurie de beauté, de santé, de sagesse, de vertu et autres qualités essentielles; il nous faut d'abord rechercher ces choses de première nécessité, avant de songer à nous procurer ce qui ne nous pare qu'extérieurement.—Mais ce sont là des questions que la théologie traite plus amplement et avec plus de compétence que moi qui n'y entends guère.

Plusieurs philosophes ont prôné le mépris de la gloire; elle n'est à rechercher que lorsque d'autres avantages plus réels l'accompagnent.—Chrysippe et Diogène ont été les premiers et les plus fermes à afficher le mépris de la gloire. Ils disaient que, de toutes les voluptés, il n'y en a pas de plus dangereuse, ni qui soit plus à fuir que celle qui nous vient de l'approbation d'autrui. Et, en effet, les cas abondent où ses trahisons ont causé de grands dommages: rien n'empoisonne tant les princes que la flatterie, il n'est rien par quoi les méchants en imposent davantage à leur entourage; combler les femmes de louanges, les leur répéter sans cesse, est le moyen le plus propre et le plus ordinaire pour triompher de leur chasteté; c'est le principal mode de séduction qu'emploient les Sirènes pour tromper Ulysse: «Viens à nous, viens, Ulysse, toi si digne d'être loué, toi dont la Grèce s'honore le plus (Homère).» Ces philosophes disaient que toute la gloire du monde ne vaut pas qu'un homme, qui a du jugement, étende seulement le petit doigt pour l'acquérir: «Qu'est-ce que la gloire, si grande qu'elle soit, si elle n'est que de la gloire (Juvénal)?» Je dis pour l'acquérir elle toute seule, car souvent elle entraîne à sa 445 suite des avantages qui peuvent la rendre désirable; elle nous vaut de la bienveillance, elle fait que nous sommes moins exposés aux injures et aux offenses d'autrui et autres choses semblables.

C'était là un des principaux dogmes d'Épicure, qui pourtant à son heure dernière n'a pas été, lui aussi, sans se préoccuper de sa réputation.—C'était aussi un des principaux dogmes d'Épicure, ce précepte de son école: «Cache ta vie», qui défend de s'embarrasser des charges et de la gestion des affaires publiques; il suppose nécessairement qu'au préalable on méprise la gloire qui est l'approbation que le monde donne à celles de nos actions que nous mettons en évidence. Nous ordonner de cacher notre vie, de ne nous occuper que de nous-mêmes et ne pas vouloir que les autres soient initiés à ce que nous faisons, c'est vouloir encore moins qu'ils nous honorent et nous glorifient. Aussi Épicure conseille-t-il à Idoménée de ne pas régler ses actions sur l'opinion ou la réputation qui peuvent communément avoir cours, à moins que ce ne soit nécessaire pour éviter les autres inconvénients qui parfois résulteraient pour lui du mépris que les hommes pourraient lui témoigner.

Ces recommandations sont, à mon avis, parfaitement vraies et raisonnables; mais nous sommes, je ne sais comment, deux êtres en un seul; ce qui fait qu'à une même chose nous croyons et nous ne croyons pas et que nous ne pouvons nous défaire de ce que nous condamnons. Reportons-nous, en effet, aux dernières paroles d'Épicure, prononcées au moment de sa mort; elles sont grandes, dignes d'un philosophe tel que lui; elles portent cependant trace du souci qu'il a de la réputation qui demeurera attachée à son nom et de cette disposition d'esprit, objet de ses critiques dans les préceptes qu'il a émis. Voici une lettre dictée par lui, peu avant son dernier soupir:

«Épicure à Hermachus, salut.—J'ai écrit ceci, ce jour, le dernier de ma vie, jour heureux bien que je souffre de la vessie et des intestins, au point qu'on ne saurait souffrir davantage; mais ma souffrance est compensée par le plaisir qu'apporte à mon âme le souvenir des idées que j'ai innovées et des plaidoyers que j'ai produits à leur sujet. Toi, prends sous ta protection les enfants de Métrodore; je compte, à cet égard, sur l'affection que, dès ton enfance, tu as eue pour moi et pour la philosophie.»

Voilà sa lettre. Ce qui me donne à croire que ce plaisir qu'il dit ressentir, en son âme, des idées qu'il a innovées, s'applique quelque peu à la réputation qu'il espérait en acquérir après sa mort, ce sont ses dispositions testamentaires, par lesquelles il veut qu' «Aminomaque et Timocrate, ses héritiers, fournissent chaque année, au mois de janvier, pour la célébration de l'anniversaire de sa naissance, la somme qu'Hermachus leur fixera; et aussi, celle nécessaire à la dépense pour, le vingtième jour de chaque lune, traiter les philosophes, ses amis particuliers, qui se réuniraient en l'honneur de sa mémoire et de celle de Métrodore.

447

Selon d'autres philosophes la gloire est désirable pour elle-même; erreur de ceux qui n'apprécient dans la vertu que la gloire qui l'accompagne.—Carnéade a été le chef de ceux d'opinion contraire. Il a posé que la gloire est désirable pour elle-même, tout comme nous portons affection à ceux de nos enfants qui peuvent naître après notre mort, bien que nous ne devions ni les connaître, ni en jouir. Cette opinion a été naturellement la plus communément adoptée, comme il arrive pour celles qui répondent davantage à ce que nous sommes enclins à préférer. Aristote assigne à la gloire le premier rang parmi les biens qui nous viennent en dehors de nous, et recommande d'éviter comme deux extrêmes également critiquables, l'exagération à la rechercher et celle à la fuir.—Je crois que, si nous avions ce que Cicéron a écrit à ce sujet, nous en verrions de belles; car il fut possédé de cette passion au point que s'il eût osé, il aurait, je crois, volontiers donné dans cet excès où d'autres sont tombés, tenant que la vertu elle-même n'est désirable que pour l'honneur que toujours elle entraîne à sa suite: «La vertu cachée ne diffère guère de l'obscure oisiveté (Horace)», ce qui est une manière de voir tellement fausse, que j'éprouve du dépit qu'elle ait jamais pu entrer dans l'esprit d'un homme qui a eu l'honneur de compter parmi les philosophes.

S'il en était ainsi, il ne faudrait jamais faire de belles actions que lorsqu'on est remarqué.—Si cela était vrai, il ne faudrait donc être vertueux qu'en public; et nous n'aurions que faire de diriger et de maintenir dans la voie droite les mouvements de notre âme, qui est le véritable siège de la vertu, quand ces mouvements ne doivent pas arriver à la connaissance d'autrui. N'importe-t-il donc, quand nous faisons le mal, que de le faire avec adresse et de telle sorte qu'il soit ignoré?—«Si tu t'aperçois, dit Carnéade, qu'un serpent est caché là où, sans s'en apercevoir, va s'asseoir quelqu'un de la mort duquel tu espères profiter, ce serait une mauvaise action de ne pas l'avertir, surtout si ce que tu fais ne doit être connu que de toi». Si nous ne puisons pas en nous-mêmes l'obligation de bien faire, si l'impunité est réputée justice, à combien de méchancetés, chaque jour, ne nous laisserons-nous pas entraîner?—En rendant fidèlement à C. Plotius les valeurs que celui-ci, sans que personne en eût connaissance, lui avait confiées en dépôt, agissant en cela comme souvent je l'ai fait moi-même, Sextus Peduceus n'a pas tant accompli une chose que j'estime méritoire, qu'il n'en eût commis une que je trouverais exécrable, s'il * eût agi autrement.—Il est bon et utile de rappeler, dans les temps où nous vivons, que Cicéron reprochait à P. Sextilius Rufus d'avoir recueilli un héritage que sa conscience lui interdisait d'accepter, non que ce fût contraire à la loi, mais bien qu'il eût la légalité pour lui. Il ne se montre pas moins sévère vis-à-vis de M. Crassus et de Q. Hortensius qui, en raison de leur autorité et de l'influence dont ils disposaient, avaient été compris pour de certaines sommes dans une succession que, 449 par un faux testament, un étranger avait captée et sur lequel il les avait inscrits pour, par eux, être assuré d'en arriver à ses fins. Se contentant tous deux de n'avoir pas participé au faux qui avait été commis, ils n'avaient pas refusé les bénéfices qui en résultaient pour eux, s'estimant suffisamment couverts parce que, du fait des lois, ils étaient à l'abri des accusations et des témoignages qui pouvaient être portés contre eux: «Ils eussent dû se souvenir qu'ils avaient Dieu pour témoin, j'entends par là leur conscience (Cicéron).»

La vertu serait chose bien frivole si elle tirait sa recommandation de la gloire.—La vertu est chose bien vaine et bien frivole, si c'est à la gloire qu'elle demande sa récompense; il ne vaudrait pas la peine, dans ce cas, de lui attribuer un rang à part et de faire une distinction entre elle et la fortune, car qu'y a-t-il de plus fortuit que la réputation? «La fortune étend sa domination sur toutes choses; elle élève les uns, abaisse les autres, moins selon leur mérite que selon son caprice (Salluste).» Faire que nos actions soient vues et connues, c'est uniquement le fait de la fortune; c'est le sort qui nous départit la gloire, au gré de sa fantaisie. Je l'ai vue fort souvent devancer le mérite, et souvent aussi l'excéder, parfois de beaucoup. Celui qui le premier eut l'idée de trouver une ressemblance entre l'ombre et la gloire, réussit au delà de ce qu'il pensait: ce sont deux choses vaines au plus haut point; comme l'ombre, la gloire nous précède parfois, et quelquefois dépasse considérablement notre taille en longueur.—Ceux qui enseignent à la noblesse à ne rechercher dans la vaillance que la gloire, «comme si une action n'était vertueuse que si elle devient célèbre (Cicéron)», à quoi arrivent-ils, sinon à lui inculquer de ne jamais s'exposer si on ne vous voit et d'avoir bien soin qu'il y ait des témoins à même de raconter vos prouesses, quand vous agissez là où il y a mille occasions de bien faire, mais où, faute de cette précaution, on n'aurait aucune chance d'être remarqué.—Combien de belles actions s'accomplissent dans le cours d'une bataille! Quiconque s'amuse à observer les autres dans une pareille mêlée, ne fait guère de besogne et produit contre lui-même les témoignages qu'il rend sur la façon dont se comportent ses compagnons d'armes: «Une âme vraiment grande, place l'honneur, qui est le principal but de notre nature, dans les actions vertueuses et non dans la gloire (Cicéron).»—Toute celle à laquelle j'aspire, c'est d'avoir vécu tranquille, non comme le comprennent Métrodore, Arcésilas ou Aristippe, mais à ma manière. Puisque la philosophie a été impuissante à trouver une voie qui mène au repos de l'âme et qui convienne à tous, que chacun, de son côté, cherche à y atteindre.

C'est le hasard qui donne la gloire; aussi, que de belles actions sont demeurées inconnues!—A quoi César et Alexandre doivent-ils leur immense renommée, sinon à la fortune? Sur combien d'hommes a-t-elle fait le silence, lorsqu'ils commençaient à prendre leur essor; combien, dont nous ignorons qu'ils ont existé, 451 et qui, cependant, ont déployé le même courage que ces deux héros, mais que leur mauvais sort a arrêtés court au début même de leurs entreprises? Il ne me souvient pas avoir lu qu'au travers des si nombreux et si grands dangers qu'il a courus, César ait jamais été blessé, et mille sont morts en affrontant des périls moindres que le moindre de ceux dans lesquels il s'est trouvé.—Pour une belle action qui profite à son auteur, une infinité passent inaperçues, parce que personne ne se trouve là pour en porter témoignage; on n'est pas toujours sur le sommet d'une brèche ou à la tête d'une armée, en vue de son général, comme si on était sur une estrade; on peut être surpris entre une haie et un fossé; selon les nécessités du moment, être obligé de s'escrimer contre un poulailler, de déloger d'une grange quatre chétifs arquebusiers; parfois, étant détaché de sa troupe, se trouver dans l'obligation d'agir isolément. Et même, pour peu qu'on y prête attention, on remarquera, je crois, que, de fait, les opérations qui mettent le moins en relief sont celles qui présentent le plus de danger; et que, dans les guerres de notre époque, il s'est perdu plus de braves dans des échauffourées de peu d'importance et à se disputer la possession de quelque bicoque, que dans des actions mémorables faisant honneur à ceux qui y ont pris part.

La vertu est à rechercher pour elle-même, indépendamment de l'approbation des hommes.—Celui qui tient sa mort pour mal employée, s'il ne succombe en se signalant, au lieu de s'illustrer, ternit de lui-même sa vie, lorsqu'il laisse échapper les occasions de courir la chance pour une cause juste, car ce qui est juste vous vaut toujours assez d'illustration, le témoignage de sa conscience étant pour chacun une gloire suffisante: «Notre gloire, c'est le témoignage de notre conscience (saint Paul).» Celui qui n'est homme de bien que parce qu'on le saura et parce qu'on l'en estimera davantage quand ce sera su, qui ne veut bien faire qu'à condition que sa vertu vienne à la connaissance des hommes, n'est pas quelqu'un dont on puisse obtenir beaucoup de service. «Je crois que le reste de cet hiver, Roland fit des choses dignes de mémoire; mais elles ont été si secrètes jusqu'ici, que ce n'est pas ma faute si je ne les raconte pas, car Roland a toujours été plus prompt à faire de belles actions qu'à les publier, et jamais ses exploits n'ont été divulgués que lorsqu'ils ont eu des témoins (Arioste).»—Il faut aller à la guerre par devoir et n'en attendre que cette récompense qui ne saurait faire défaut à toute belle action, si cachée qu'elle soit, qu'obtiennent même les pensées vertueuses et qui consiste dans le contentement, qu'une bonne conscience ressent en elle-même, de bien faire. Il faut être vaillant pour soi-même et pour l'avantage qu'il y a à être doué d'un courage reposant sur une base ferme et assurée, le mettant à même de défier les assauts de la fortune: «La vertu véritable brille d'un éclat sans mélange; elle ignore les refus honteux, elle ne prend ni ne quitte les faisceaux consulaires au gré d'un peuple volage (Horace).»—Ce n'est pas pour 453 faire étalage que notre âme doit remplir son rôle; c'est pour nous et en nous, où nul ne la voit que nous. Là, elle nous couvre contre la crainte de la mort, contre la douleur et même contre la honte; elle nous donne de la fermeté si nous venons à perdre nos enfants, nos amis et nos biens; et, lorsque le cas se présente, elle nous fait affronter les hasards de la guerre: «Non pour quelque récompense, mais pour la satisfaction attachée à la vertu (Cicéron).» C'est là un profit autrement grand, autrement digne d'être souhaité et espéré que l'honneur et la gloire, qui ne sont autre chose qu'une appréciation favorable qu'on porte sur nous.

Le jugement des foules est méprisable, le sage ne doit pas attacher de prix à l'opinion des fous.—Pour juger du droit de propriété d'un arpent de terre, il faut trier, dans une nation entière, une douzaine d'hommes; tandis que pour juger nos intentions et nos actions, la chose la plus difficile et la plus importante qui soit, nous nous en remettons à la voix publique, à la voix de la foule si ignorante, injuste et inconstante. Est-il raisonnable de faire dépendre des fous le jugement à porter sur la vie d'un sage? «Quoi de plus insensé que d'estimer, quand ils sont réunis, des gens que l'on méprise quand chacun d'eux est considéré à part (Cicéron).» Quiconque vise à plaire à la multitude n'y parvient jamais; elle n'offre qu'un but mal défini et qui ne donne pas prise: «Rien n'honore moins que les jugements de la foule (Tite-Live).»—Démétrius, parlant de la voix du peuple, disait en plaisantant qu'il ne se souciait pas plus de celle qui lui sortait par en haut que de celle lui sortant par en bas. Cicéron en parle plus mal encore: «Je dis, moi, qu'une chose, lors même qu'elle ne serait pas honteuse, semble l'être si elle est louée par la multitude.»—Nul talent, nulle souplesse d'esprit ne parviennent à diriger nos pas à la suite d'un guide aussi dévoyé et aussi déréglé: au milieu de cette confusion tumultueuse et sans consistance de bruits, de rapports, d'opinions émanant des foules qui nous pressent de tous côtés, aucune route ne peut être tracée que nous puissions suivre. Ne nous proposons donc pas un but si flottant et si indécis, et marchons constamment à la suite de la raison. Que l'approbation publique nous y suive si elle veut, et, comme elle dépend uniquement du hasard, nous n'avons pas lieu d'espérer la voir venir à nous davantage par une autre voie plutôt que par celle-ci.

Quand on ne suivrait pas la voie droite parce qu'elle est droite, il faudrait encore la suivre parce qu'elle est d'ordinaire la plus avantageuse.—Si je ne suivais le droit chemin en raison même de sa droiture, je le suivrais encore parce que j'ai constaté par expérience qu'au bout du compte, c'est d'ordinaire celui qui nous rend le plus heureux et nous est le plus utile: «C'est un bienfait de la Providence, que les choses honnêtes soient aussi les plus profitables (Quintilien).» Pendant une violente tempête, un nautonier des temps anciens parlait ainsi à Neptune: «O Dieu, tu me sauveras, si tu veux; tu me 455 perdras, si tu le préfères; mais je maintiendrai droite, quand même, la barre du gouvernail.» J'ai vu, en ces temps-ci, mille personnes souples, rusées, à double face, qui passaient incontestablement aux yeux de tous pour plus prudentes que je ne le suis quand il est question des affaires de ce monde, se perdre dans des circonstances où je me suis sauvé: «J'ai ri de voir que la ruse pouvait échouer (Ovide).»—Paul Émile, partant pour sa glorieuse expédition de Macédoine, recommanda par-dessus tout au peuple de Rome «de contenir, pendant son absence, sa langue sur ses opérations». Quel trouble en effet, pour les affaires importantes, que la licence avec laquelle on les juge, sans compter que tout le monde n'a pas vis-à-vis des mouvements populaires, de l'opposition et des injures dont ils y sont l'objet, la fermeté de Fabius, qui préféra laisser démembrer son autorité au gré des fantaisies non motivées du peuple, que de ne pas satisfaire au mieux de ce qu'il estimait être du devoir de sa charge, alors qu'il devait y gagner en réputation et en même temps se concilier la foule.

On fait trop de cas de la louange et de la réputation; notre juge le plus sûr, c'est nous-mêmes.—Il y a je ne sais quelle douceur naturelle à sentir qu'on vous loue; mais nous en faisons beaucoup trop de cas: «Je ne hais pas la louange, car j'ai la fibre sensible; mais jamais des «Très bien! bravo!» ne me paraîtront le terme et le but que l'on doive proposer à la vertu (Perse).» Je ne me soucie pas tant de ce que je puis être aux yeux des autres, que de ce que je suis à mes propres yeux; je veux être riche par moi-même et non par le fait d'emprunts. Les étrangers ne voient, en ce qui nous touche, que les choses et apparences externes, mais chacun peut présenter bonne mine à l'extérieur et, à l'intérieur, être dévoré par la fièvre et l'effroi; notre cœur ne se voit pas, notre contenance seule s'aperçoit.—On a raison de s'élever contre l'hypocrisie qui se produit à la guerre, car rien n'est plus aisé à un homme qui a de l'expérience, que de se dérober aux dangers et de faire le matamore, alors qu'il n'a que le cœur d'un lâche. Il y a tant de moyens d'éviter les occasions de s'exposer sérieusement que nous pouvons tromper mille fois le monde, avant de nous trouver dans l'impossibilité d'esquiver un mauvais pas; et lors même que nous nous y trouverions empêtrés, nous saurions bien, pour une fois, faire contre fortune bon cœur et, bien qu'ayant la frayeur dans l'âme, montrer un visage et une parole assurés. Que de gens qui posséderaient l'anneau de Gygès conté par Platon, rendant invisible celui qui l'avait au doigt quand il en tournait le chaton à l'intérieur de la main, s'en serviraient pour se cacher à certains moments où il importe le plus de se montrer, regrettant de se trouver, par la situation si honorable qu'ils occupent, dans l'obligation d'avoir une contenance ferme et assurée: «Qui peut être sensible à de fausses louanges ou redoute la calomnie, si ce n'est un malhonnête homme ou un menteur (Horace)?» Voilà pourquoi tous les jugements reposant sur des apparences extérieures sont éminemment 457 incertains et douteux, et que personne n'a de témoin plus fidèle de lui-même que soi-même. Quant à ce qui se passe à la guerre, combien avons-nous de gens de rien qui sont les compagnons de notre gloire; celui qui demeure bravement à découvert dans une tranchée, que fait-il autre que ne font, en avant de lui, cinquante pauvres pionniers qui vont lui ouvrant le passage et le couvrant de leur corps, pour une solde de cinq sous par jour? «Lorsque la tumultueuse Rome déprécie quelque chose, tu n'accèdes pas à son jugement et n'entreprends pas de redresser sa balance; ne cherche donc pas ce que tu es, en dehors de toi-même (Perse).»

Certains vont jusqu'à vouloir que leurs noms soient connus à tout prix, même par des crimes.—Nous appelons illustrer notre nom, le répandre et faire qu'il soit dans de nombreuses bouches; nous nous efforçons d'arriver à ce qu'il soit pris en considération et que le lustre qu'il acquiert nous vaille profit: c'est du reste la meilleure excuse que nous puissions donner de cette manière de faire. Mais c'est là une maladie qui nous emporte si loin, que certains cherchent à faire parler d'eux, de n'importe quelle façon. Trogue Pompée et Tite-Live disent, le premier d'Érostrate, le second de Manlius Capitolinus, qu'ils tenaient davantage à une grande qu'à une bonne réputation. C'est là un mal fréquent; nous nous appliquons plus à faire qu'on parle de nous, qu'à nous préoccuper des termes en lesquels on en parlera; il nous suffit que notre nom coure de bouche en bouche, quelles que soient les conditions dans lesquelles il circule; il semble qu'être connu, ce soit en quelque sorte s'en remettre à autrui du soin de sa vie et de la faire durer.

Qu'est-ce pourtant que la gloire attachée à un nom? n'est-il pas des noms communs à plusieurs familles, témoin celui de Montaigne?—Pour moi, je tiens que je ne suis qu'en moi-même; et cette autre vie, faite de ce que mes amis savent de moi, à la considérer telle qu'elle est, dépouillée de tout artifice, je sais très bien que ce que j'en retire et la jouissance qu'elle me procure ne sont que vanité produite par un pur effet d'imagination. Quand je serai mort, je ressentirai cet effet beaucoup moins encore; alors je perdrai d'une façon absolue l'usage de choses, celles-ci vraiment utiles, qu'accidentellement parfois nous lui devons. Je n'aurai plus prise sur la réputation qui ne pourra plus s'exercer sur moi, non plus qu'arriver jusqu'à moi. Je ne puis en effet compter qu'elle s'attache à mon nom, d'abord parce que je ne suis pas le seul à le porter: sur deux que j'ai, l'un m'est commun avec tous les membres de ma race et avec d'autres familles encore; il y en a une à Paris et à Montpellier qui se nomme Montaigne, une autre en Bretagne et en Saintonge qui a nom de la Montaigne. Cette interposition d'une seule syllabe n'est pas suffisante pour empêcher que nos faits et gestes, aux uns et aux autres, se confondent, au point que je ne participe à leur gloire et que peut-être mon indignité ne rejaillisse sur eux; et cela, bien que les miens 459 aient été autrefois surnommés Eyquem, surnom qui s'applique également à une famille connue d'Angleterre. Quant à mon autre nom, c'est un prénom qui appartient à quiconque a envie de le porter, et l'honneur dont je pourrais le rehausser, au lieu de me revenir, peut fort bien aller à un portefaix. Puis, lors même que je deviendrais un personnage de marque, que signifiera cette marque quand je ne serai plus? peut-elle désigner quelque chose qui n'est pas et lui donner de l'éclat? «Que la postérité me loue, la pierre qui recouvrira mes ossements en sera-t-elle plus légère? mes mânes, mon tombeau, mes cendres fortunées vont-elles pour cela se couronner de fleurs (Perse)?» mais c'est là un sujet que j'ai déjà traité ailleurs.

Peu d'hommes, sur un très grand nombre, jouissent de la gloire à laquelle ils pourraient prétendre.—Dans le cours d'une bataille où dix mille hommes sont tués ou blessés, il n'y en a pas quinze dont on parle. Il faut que la fortune nous gratifie d'un bien brillant fait d'armes ou qui ait une importance capitale, pour mettre en relief une action particulière qui soit le fait non d'un simple arquebusier, mais même d'un capitaine; car bien que tuer un homme, en tuer deux ou dix, affronter courageusement la mort, soient réellement quelque chose pour n'importe qui d'entre nous parce que nous y allons de notre tout, pour le monde c'est chose qui n'a rien d'extraordinaire; et il s'en voit tant chaque jour, il en faut tant de pareilles pour produire un résultat sensible, que nous ne pouvons espérer que cela attire sur nous l'attention d'une façon particulière: «C'est un accident ordinaire, arrivé à beaucoup d'autres, qui rentre dans les innombrables chances de la fortune (Juvénal).»

De tant de milliers de vaillants soldats qui sont morts en France depuis quinze cents ans les armes à la main, il n'y en a pas cent dont la mémoire soit parvenue jusqu'à nous; le souvenir non seulement des chefs, mais celui même des batailles et des victoires s'est éteint; les événements saillants de plus de la moitié du monde, faute de ne pas avoir été consignés, n'ont pas été connus en dehors du lieu où ils se sont passés et sont immédiatement tombés dans l'oubli. Si j'avais en ma possession le récit des faits demeurés inconnus, j'y trouverais, je crois, nombre d'exemples en tous genres qui supplanteraient très aisément ceux que nous fournissent les faits que nous connaissons; ce qui le prouve, c'est que des Grecs, et même des Romains, si riches en exploits des plus nobles, des plus rares, et qui ont eu tant de témoins pour les attester, tant d'écrivains pour les transmettre à la postérité, combien peu sont arrivés jusqu'à nous! «A peine si un vent léger nous en a porté la renommée (Virgile).» Ce sera beaucoup si, dans cent ans, on se souvient vaguement que, de notre temps, il y a eu des guerres civiles en France.—Les Lacédémoniens, entrant en guerre, sacrifiaient aux Muses, afin que leurs hauts faits fussent bien et dignement rapportés, estimant que c'est par faveur divine, qui n'est pas communément accordée, 461 que les belles actions trouvent des témoins qui sachent les reproduire et en conserver le souvenir.

A quel degré ne faut-il pas atteindre pour que notre mémoire se perpétue! dans de telles conditions, est-ce la peine de sacrifier à la gloire?—Supposons que chaque fois que nous sommes exposés au feu des arquebuses, ou que nous courons un danger, un greffier se trouve là à point pour en prendre note; cent autres greffiers en outre le reproduiraient-ils, qu'on en parlerait pendant trois jours à peine et personne après ne s'en occuperait plus. Nous ne possédons pas la millième partie des écrits anciens; c'est la fortune qui, suivant son caprice, leur donne une durée ou plus courte ou plus longue; et il nous est loisible, le reste ne nous étant pas connu, de penser que ce que nous en avons, n'est pas ce qu'il y a de moins de bon.—On ne fait pas des histoires de choses de si peu: il faut pour en être l'objet avoir conquis des empires ou des royaumes, avoir gagné cinquante-deux batailles rangées, bien qu'étant constamment inférieur en nombre, comme fit César. Dans ces diverses affaires, il a perdu dix mille braves compagnons et plusieurs grands capitaines morts vaillamment et courageusement; leurs noms n'ont duré qu'autant qu'ont vécu leurs femmes et leurs enfants, «ensevelis dans la gloire d'un moment (Virgile)».—De ceux mêmes des belles actions desquels nous sommes témoins, le souvenir demeure trois mois, trois ans; puis, on n'en parle pas plus que s'ils n'avaient jamais existé. Quiconque considérera à quel degré de gloire ont atteint les gens et les faits pour que la mémoire s'en perpétue dans les livres, estimera qu'en toute justice et toute proportion gardée, il se trouve en notre siècle bien peu d'actes et bien peu de personnes qui aient le droit d'y prétendre. Combien avons-nous connu d'hommes vertueux survivre à leur propre réputation et qui ont eu la douleur de voir, de leur vivant, s'éteindre l'honneur et la gloire qu'ils avaient très justement acquis dans leur jeunesse? Et pour trois ans de cette vie fictive et imaginaire nous irions compromettre notre vie réelle, la seule qui nous importe, et nous exposer à une mort perpétuelle? Sur ce point de si haute importance, les sages se proposent une fin et plus belle et plus juste: «La récompense d'une bonne action est de l'avoir faite; le fruit d'un service que nous rendons, c'est ce service même (Sénèque)».—Il peut être fort excusable pour un peintre ou tout autre artiste, ou encore pour un rhétoricien ou un grammairien de travailler pour se faire un nom par ses œuvres; mais les actes que la vertu nous inspire sont trop nobles par eux-mêmes, pour en rechercher la récompense en dehors, pour la chercher notamment dans la vanité des jugements humains.

On peut cependant dire en sa faveur qu'elle est un stimulant qui porte quelquefois à la vertu.—Si cependant cette idée fausse contribue chez le peuple à maintenir les hommes dans le devoir et les dispose à la vertu, si les princes sont touchés de voir bénir la mémoire de Trajan et exécrer celle de Néron, s'ils sont 463 émus en voyant le nom de ce grand malfaiteur, qui inspirait autrefois tant de terreur et était si redouté, être aujourd'hui maudit et insulté en toute liberté par le premier écolier auquel la pensée en vient, laissons-la croître autant qu'elle voudra et entretenons-la du mieux que nous pourrons. Platon, auquel tout était bon pour amener ses concitoyens à la vertu, leur conseille, entre autres choses, de ne pas mépriser * la considération et l'estime des peuples, et dit que, par une sorte d'inspiration divine, les méchants eux-mêmes savent souvent, tant dans leurs propos que dans leurs jugements, très justement distinguer les bons des mauvais. Ce philosophe et Socrate son maître s'entendent admirablement et n'hésitent pas à faire intervenir l'action et les révélations divines, chaque fois que la force humaine est impuissante, «à l'exemple des poètes tragiques qui ont recours à un dieu, lorsqu'ils ne savent comment trouver le dénouement de leur pièce (Cicéron)»; * c'est peut-être pour cela que Timon, l'invectivant, l'appelait grand fabricant de miracles.

Un semblable mobile équivaut à l'emploi de fausse monnaie quand la bonne ne suffit pas; cela a été le cas de tous les législateurs.—Puisque les hommes sont incapables de se payer complètement en bonne monnaie, employons-y aussi de la fausse. Tous les législateurs ont agi ainsi; et il n'est pas de législation où on ne retrouve quelque mélange soit de cérémonies futiles, soit de légendes mensongères qui servent à tenir le peuple en bride pour qu'il ne se détourne pas du devoir. C'est pour cela que la plupart d'entre elles ont des origines et des commencements fabuleux, enrichis de mystères surnaturels, ce qui a mis en crédit ces religions nées de l'erreur et les a fait accepter par les gens sensés. C'est pour cette cause, pour amener plus sûrement les hommes à croire davantage en eux, que Numa et Sertorius les nourrissaient de ces sottises: l'un, que la nymphe Égérie, l'autre, que sa biche blanche, leur apportaient de la part des dieux les conseils qu'ils en recevaient. La même autorité que Numa donna à ses lois par cette intervention divine, Zoroastre, le législateur de la Bactriane et de la Perse, la communiqua aux siennes en se servant du nom du dieu Oromazis; Trismégiste, par Mercure, en usa de même à l'égard des Égyptiens; Zamolxis se servit de Vesta vis-à-vis des Scythes; Charondas, de Saturne à l'égard des peuples de la Chalcédoine; Minos, de Jupiter auprès des Candiotes; Lycurgue, d'Apollon auprès des Lacédémoniens; Dracon et Solon, de Minerve auprès des Athéniens; toute législation a un dieu à sa tête; chez toutes ce sont de faux dieux, seule celle que Moïse donna au peuple de Judée à sa sortie d'Égypte émane du vrai Dieu. La religion des Bédouins, dit le Sire de Joinville, portait, entre autres choses, que l'âme de celui d'entre eux qui mourait pour son prince, passait dans un autre corps plus heureux, plus beau, plus fort que le premier, ce qui les amenait à exposer beaucoup plus volontiers leur vie: «Ils bravaient le fer, embrassaient la mort, regardant comme une lâcheté de ménager une vie qui devait renaître (Lucain).» C'est là une très salutaire croyance, 465 toute fausse qu'elle est; chaque nation en a un certain nombre semblables; mais ce sujet vaudrait d'être traité à part.

Quant aux femmes, elles ont tort d'appeler honneur ce qui est leur devoir; celles qui ne sont retenues que par la crainte de perdre leur honneur, sont bien près de céder.—Un mot encore sur ce qui fait l'objet de cet entretien. Je ne conseille pas davantage aux dames d'appeler honneur ce qui est leur devoir, «tout comme dans le langage ordinaire on n'appelle honnêteté que ce qui est glorieux dans l'opinion du peuple (Cicéron)». Leur devoir c'est le fruit, l'honneur n'est que l'enveloppe; et elles se font tort à elles-mêmes en invoquant cette excuse pour justifier leur refus de se donner, parce que leur intention, leur désir, leur volonté, qui sont choses où l'honneur n'a rien à voir, d'autant que rien ne s'en manifeste au dehors, sont encore plus à considérer que l'acte lui-même: «Celle-là succombe, qui refuse parce qu'il ne lui est pas permis de succomber (Ovide).» L'offense envers Dieu et envers la conscience est aussi grande, qu'elle résulte du désir ou du fait accompli. De plus, ces actes ayant essentiellement lieu en les cachant au vu et au su de tous, il leur serait bien facile de les dérober à la connaissance d'autrui, d'où l'honneur dépend, si seul il les retenait dans le devoir, et si elles ne pratiquaient pas la chasteté pour elle-même. Toute personne d'honneur préfère perdre l'honneur, plutôt que d'agir contre sa conscience.

CHAPITRE XVII.    (ORIGINAL LIV. II, CH. XVII.)
De la présomption.

La présomption nous fait concevoir une trop haute idée de notre mérite; mais pour fuir ce défaut il ne faut pas tomber dans l'excès contraire et s'apprécier moins qu'on ne vaut.—Il y a une autre sorte de gloire qui consiste dans la trop bonne opinion que nous concevons de notre mérite. C'est une affection inconsidérée pour nous-mêmes, qui fait que nous nous chérissons et que nous nous représentons à nos propres yeux autres que nous sommes; tel un amour passionné prête à qui nous aimons la beauté et la grâce et, troublant et altérant notre jugement, fait que ceux qui sont épris, aiment en l'objet de leur passion un être tout autre et beaucoup plus parfait qu'il n'est.

Je ne veux pourtant pas que, de peur de tomber dans cet excès, donnant dans un autre, un homme se méconnaisse et s'estime moins qu'il ne vaut; notre jugement doit en tout conserver sa rectitude, et il est juste qu'en cela, comme en toute autre chose, il distingue ce qui est la vérité; s'il est César, qu'il se reconnaisse hardiment 467 pour le plus grand capitaine du monde.—Tout chez nous est convention; les conventions nous emportent et nous font délaisser la réalité des choses; nous nous accrochons aux branches et lâchons le tronc et la partie essentielle. Nous avons enseigné aux dames à rougir, rien qu'en entendant nommer ce qu'elles ne craignent nullement de faire; nous n'osons appeler de leur nom nos membres, que nous ne craignons pas d'employer à des débauches de toute sorte.

Se peindre soi-même est le seul moyen de se faire connaître pour qui mène une vie obscure; c'est ce qui détermine Montaigne à parler de lui-même.—Les conventions nous défendent d'exprimer les actes licites et naturels et nous les observons; la raison nous interdit d'en commettre qui soient illicites et mauvais et personne ne l'écoute. Moi-même, en ce moment, je suis arrêté par ces lois que nous imposent les conventions et qui ne permettent pas de parler de soi, pas plus en bien qu'en mal; mais cette fois nous passerons outre.—Ceux que la fortune, bonne ou mauvaise comme on voudra la qualifier, a appelés à passer leur vie dans de très hautes situations, peuvent, par leurs actes publics, faire connaître ce qu'ils sont; mais ceux qu'elle a laissés perdus dans la foule, dont personne ne parlera si eux-mêmes n'en parlent, sont excusables lorsque, à l'exemple de Lucilius, ils prennent la hardiesse d'entretenir de leur propre personne ceux qui ont intérêt à les connaître: «Il confiait ses secrets au papier comme à un ami fidèle; qu'il en arrivât bien ou mal, jamais il n'eut d'autre confident, aussi s'est-il mis tout entier dans ses ouvrages, comme dans un tableau qu'il aurait voulu consacrer aux dieux (Horace).» Son papier était le dépositaire de ses actions et de ses pensées, et il s'y peignait tel qu'il se voyait. «Rutilius et Scaurus, pour avoir agi de même, n'ont été ni moins crus, ni moins estimés (Tacite).»

Enfant, il avait des gestes qui pouvaient dénoter en lui de la fierté; on ne saurait en inférer qu'il soit atteint de ce défaut.—Donc, il me souvient que, dès ma plus tendre enfance, on remarquait en moi je ne sais quelle tournure, quels gestes témoignant quelque peu de vanité et une sotte fierté. Je veux, à cet égard, dire de suite qu'il n'est pas rare d'avoir des qualités et des penchants qui nous soient propres et qui s'enracinent en nous, au point que nous sommes hors d'état de nous en apercevoir et de nous en rendre compte; de ces dispositions naturelles, le corps en retient d'ordinaire quelque habitude, sans même que nous nous en doutions et que nous y soyons pour quelque chose.—Chez Alexandre, c'était une propension à tenir la tête légèrement inclinée sur un côté, ce qui allait bien à son genre de beauté; de même chez Alcibiade, sa manière de parler lente et grave. Jules César se grattait la tête avec un doigt, ce qui est l'indice de quelqu'un qui a de graves soucis. Cicéron, si je ne me trompe, fronçait le nez, signe d'un naturel moqueur. De semblables habitudes peuvent survenir en nous, sans que nous nous en apercevions. Il y en a d'autres qui sont étudiées et dont je ne parle pas, comme les salutations et les révérences qui nous 469 valent, le plus souvent à tort, la réputation d'être humble et courtois; l'humilité, je l'admets, mais seulement quand il s'agit de gloire. Pour moi, je suis assez prodigue de saluts, surtout en été; et n'en reçois jamais sans les rendre, quelle que soit la qualité des gens, sauf s'ils sont à mes gages. Je souhaiterais que certains princes que je connais, s'en montrent plus parcimonieux et ne les distribuent qu'à bon escient; en n'y apportant pas de discrétion, ils leur font perdre de leur valeur; donnés indifféremment, ils n'ont plus d'effet.—Au nombre de ces attitudes singulières, ne passons pas sous silence la morgue de l'empereur Constance qui, en public, conservait toujours la tête droite, ne la tournant et ne l'inclinant ni d'un côté, ni de l'autre, pas même pour regarder ceux qui, venant de côté, le saluaient; il se tenait le corps immobile, ne se laissant pas même aller au mouvement de son char, n'osant ni cracher, ni se moucher, ni s'essuyer la figure devant le monde. Je ne sais si les gestes qu'on remarquait en moi étaient de cette nature et si vraiment j'avais quelque propension à être vaniteux; cela se peut bien, je ne peux répondre de mes défauts physiques, mais pour ce qui est des mouvements de l'âme, je veux en confesser ici ce que j'en ressens.

Il ne trouve bien rien de ce qu'il fait, et estime toujours moins les choses qu'il possède que celles qui appartiennent à autrui.—La présomption s'exerce de deux façons: en nous estimant trop et en n'estimant pas assez les autres. Sur le premier point, il me semble tout d'abord que les considérations suivantes doivent entrer en ligne de compte: Je suis constamment en proie à un défaut de l'âme qui me désole comme contraire à l'équité et plus encore comme fâcheux; j'essaie bien de m'en corriger, mais n'arrive pas à m'en affranchir complètement. Ce défaut est que j'estime toujours au-dessous de sa valeur toute chose que je possède, et au-dessus de ce qu'elles valent celles qui ne sont pas miennes; je les prise d'autant plus, qu'elles sont à autrui et hors de ma portée, et cette disposition d'esprit s'étend fort loin.—Je fais comme ces maris et certains pères qui, parce qu'ils ont le privilège d'avoir autorité sur leurs femmes et leurs enfants, ont le défaut de les traiter avec dédain; appelé à décider entre deux ouvrages de même mérite, dont l'un serait de moi, je me prononcerai toujours contre le mien, non que mon jugement, troublé par le désir de progresser et d'améliorer sans cesse, m'empêche d'arriver à être satisfait, mais parce que d'elle-même la possession restreint le cas que nous faisons de ce qui nous appartient et influe sur notre libre arbitre. J'ai une préférence pour les constitutions et les mœurs de l'antiquité, et aussi pour les langues de ces temps reculés, et constate que, par son grand air, le latin me séduit au delà de ce qui devrait être, me produisant le même effet qu'aux enfants et au vulgaire. Le train de maison, l'habitation, le cheval de mon voisin me semblent supérieurs aux miens, bien que d'égale valeur, uniquement parce qu'ils ne m'appartiennent pas. Bien plus, je ne me rends 471 pas compte de ce que je vaux moi-même; j'admire l'assurance que chacun a de soi et avec laquelle il compte sur lui-même, alors qu'il n'est pour ainsi dire rien que je croie savoir, rien dont j'ose me répondre que je suis à même de l'accomplir. Lorsque je me propose de faire telle ou telle chose, je n'ai point d'avance la notion exacte des moyens dont je puis user pour réussir et n'en suis instruit que par le résultat; je doute de ma force, tout autant que de celle d'un autre. Il en résulte que si j'accomplis un travail qui mérite des éloges, je l'attribue plutôt à la fortune qu'à mon savoir-faire, d'autant que je ne projette rien qu'au hasard et avec appréhension.

La trop bonne opinion que l'homme a de lui-même, semble à Montaigne être la cause des plus grandes erreurs.—J'ai aussi ceci de particulier, que d'ordinaire, de toutes les opinions que l'antiquité a émises sur l'homme en général, celles qui me captivent le plus, auxquelles je m'attache de préférence, ce sont celles qui affectent pour nous le plus de mépris, qui nous avilissent le plus et font le moins cas de nous. La philosophie ne me paraît jamais avoir si beau jeu que lorsqu'elle combat notre présomption et notre vanité, et quand elle reconnaît de bonne foi son irrésolution, sa faiblesse et son ignorance. Il me semble que l'origine des erreurs les plus grandes que nous commettons, en tant qu'individu comme en masse, et ce qui les entretient, c'est la trop bonne opinion que l'homme a de lui-même. Ces gens qui se perchent à califourchon sur l'orbite de Mercure et voient si avant ce qui se passe dans le ciel, me font hausser les épaules. On trouve en effet dans l'étude que je fais et dont l'homme est l'objet, une si extrême variété de jugements, un tel dédale de difficultés entassées les unes sur les autres, tant de diversité et d'incertitude chez ceux mêmes qui enseignent la sagesse, que vous pensez bien que puisque ces gens ne peuvent arriver à se connaître ni eux-mêmes, ni les conditions de leur existence qu'ils ont continuellement sous les yeux, qui résident en eux, puisqu'ils ne savent comment se meut ce qu'eux-mêmes font mouvoir, ni comment nous peindre et nous décrire les ressorts qu'ils tiennent et font jouer eux-mêmes, je suis de mon côté peu disposé à les croire lorsqu'ils nous exposent les causes auxquelles ils attribuent le flux et le reflux de Nil. La curiosité que nous avons de tout connaître est un fléau pour l'homme, disent les saintes Écritures.

Il sait le peu qu'il vaut; il a toujours été peu satisfait de ce que son esprit a produit, surtout lorsqu'il s'est essayé dans la poésie.—Pour en revenir à mon cas particulier, il est bien difficile, ce me semble, qu'un autre s'estime moins, et même qu'un autre m'estime moins, que je ne m'estime; je rentre dans la catégorie générale, sauf en ce que je m'y classe de moi-même; j'ai tous les pires défauts, ceux que l'on rencontre chez les gens du commun, mais je le reconnais, ne m'en excuse pas et me targue seulement de savoir ce que je vaux. Si j'ai de la vanité, elle est toute superficielle et tient à ce que l'apparence me trompe sur la réalité; que n'ayant point corps, ce travers échappe à mon jugement; 473 j'en suis arrosé, mais n'en suis point imprégné. Cela est si vrai, que les productions de mon esprit, en quelque genre que ce soit, ne me satisfont jamais et que l'approbation des autres n'est pas pour moi un dédommagement. J'ai le jugement délicat et difficile, notamment à mon endroit; * je me désavoue sans cesse et me sens, en tout, flottant et fléchissant par le fait de ma faiblesse; rien de moi ne lui donne satisfaction. Je suis assez perspicace et vois juste; mais à l'œuvre, ma vue se trouble. C'est ce que j'éprouve très nettement en poésie: je l'aime beaucoup et sais assez apprécier les ouvrages des autres; mais quand je veux y mettre la main, je m'en tire vraiment comme un enfant, et, ce que je fais, je ne puis le souffrir. On peut faire le sot partout ailleurs, mais non en cet art: «Tout défend la médiocrité aux poètes: les dieux, les hommes, les colonnes des portiques où on affiche leurs vers (Horace).» Plût à Dieu que cette sentence se trouvât à la devanture des boutiques de nos imprimeurs, pour en défendre l'entrée à bon nombre de versificateurs! «mais nul ne croit plus en soi, qu'un mauvais poète (Martial)».

Accueil fait aux jeux olympiques à la poésie de Denys l'ancien.—Que ne sommes-nous comme le peuple que voici. Denys l'ancien n'estimait rien tant en lui que sa poésie. Lors des jeux olympiques,en même temps que des chars surpassant tous autres en magnificence, des tentes et des pavillons tout brillants d'or et royalement tapissés, il y envoyait aussi des poètes et des musiciens pour y présenter ses vers. Quand on en vint à les juger, grâce à une excellente déclamation, ils attirèrent au début l'attention du peuple; mais quand, poursuivant, il en vint à apprécier l'ineptie de l'ouvrage, il commença à le trouver ridicule; et, son jugement s'exaspérant peu à peu, il entra en fureur et, de dépit, se portant aux pavillons de Denys, il les abattit et les mit en pièces. Ses chars ne réussirent pas mieux dans la course à laquelle ils prirent part; le navire qui ramenait ses gens ne put aborder en Sicile, la tempête le jeta sur les côtes de Tarente où il se brisa; et ce même peuple ne mit pas en doute que ce fût là un effet de la colère des dieux irrités comme lui en raison de ce mauvais poème; les mariniers échappés au naufrage partageaient eux-mêmes cette opinion.—L'oracle qui prédit la mort de ce tyran, parut même ratifier ce sentiment: il portait que «Denys serait près de sa fin, quand il aurait vaincu ceux qui vaudraient mieux que lui». Cette prédiction, Denys en fit application aux Carthaginois, dont la puissance dépassait la sienne: en guerre avec eux, souvent il ne poussait pas ses victoires à fond et contenait ses troupes, pour ne pas tomber dans le cas prédit. Mais il avait mal saisi le sens de l'oracle; le dieu avait visé le temps où, par l'intrigue, il l'emporta à Athènes sur les poètes tragiques qui lui étaient supérieurs, obtenant, contre toute justice, que fût jouée sa pièce ayant pour titre «Les Lénéens»; aussitôt après ce succès, il mourut subitement, en grande partie de la joie excessive qu'il en éprouva.

475

Opinion que Montaigne a de ses ouvrages; il a grand'peine à rendre même ses idées et ne s'entend nullement à faire valoir les sujets qu'il traite.—Quand je trouve dans ce qui vient de moi quelque chose d'excusable, ce n'est pas par la valeur que cela peut avoir; ce n'est, à dire vrai, qu'en le comparant à d'autres œuvres qui valent encore moins et que je vois appréciées.—Je suis envieux du bonheur de ceux qui savent être heureux et satisfaits de ce qu'ils font, car c'est là un moyen facile de se donner du plaisir puisqu'on le tire de soi, surtout quand on apporte de la persistance dans son obstination. Je connais un poète auquel, délicatement ou brutalement, en particulier ou en public, le ciel comme la terre crient qu'il n'y entend pas grand'chose; il ne renonce pour cela à quoi que ce soit de ce qu'il a dans l'idée, toujours il recommence, va consultant sans cesse, et toujours il persiste, tenant d'autant plus à son avis, * y étant d'autant plus attaché, qu'il est seul à penser qu'il y voit juste.

Il s'en faut tant que mes ouvrages me satisfassent, qu'autant de fois je les retouche, aussi souvent j'en éprouve du dépit: «Quand je les relis, j'ai honte de les avoir écrits, parce que j'y vois beaucoup de choses qui, même aux yeux indulgents de leur auteur, sont indignes d'être conservées (Ovide).» J'ai toujours une idée dans l'esprit, * mais elle ne m'apparaît pas avec netteté; sans cesse j'entrevois * comme dans un songe une forme meilleure que celle que je lui ai donnée; mais cette forme, je ne puis la saisir, ni la mettre en œuvre; et quant à l'idée elle-même, elle n'est jamais de premier ordre *. Cela me porte à conclure que les productions de ces esprits si riches, si grands des temps jadis, dépassent de beaucoup la limite extrême de mon imagination et de ce que je souhaite atteindre; leurs écrits ne font pas que me satisfaire et me captiver, ils m'étonnent, me transportent d'admiration: j'apprécie leur beauté, elle m'apparaît, non peut-être dans sa plénitude, du moins autant qu'il m'est possible de la saisir.—Pour tout travail que j'entreprends, j'invoque les Grâces, afin, comme dit Plutarque de quelqu'un, de me concilier leur faveur, «car tout ce qui plaît, tout ce qui charme les sens des mortels, c'est aux Grâces que nous en sommes redevables»; mais, en tout, elles m'abandonnent. Tout en moi est grossier *; la gentillesse, la beauté me font défaut; je ne sais faire valoir les choses au delà de ce qu'elles valent; ma façon de les présenter ne vient pas en aide à la matière, aussi me la faut-il consistante, intéressante et ayant de l'éclat par elle-même.—Quand je traite des sujets à la portée de tous et gais par eux-mêmes, c'est * par goût, n'aimant pas cette sagesse de convention, empreinte de tristesse, qui a les préférences du monde; c'est dans le but de m'égayer, bien plus que parce qu'ils rentrent dans la nature de mon style qui se prête plutôt aux sujets graves et sévères, si toutefois je puis appeler style un langage informe qui n'est soumis à aucune règle, vrai jargon populaire, uni à une rédaction sans nom, mal répartie, qui ne conclut pas, manque de clarté, à la manière d'Amafinius et de Rabirius. 477 Je ne sais ni plaire, ni distraire, ni chatouiller; le meilleur conte du monde, s'il passe par moi, cesse de présenter de l'intérêt et perd tout son charme. Je ne sais parler que lorsque je suis plein de mon sujet et manque absolument de cette facilité que je vois chez nombre de gens que je fréquente, qui entretiennent les premiers venus, captivent l'attention de toute une société, ou amusent un prince, sans se lasser, en leur racontant toute sorte de propos; les sujets ne leur font jamais défaut, parce qu'ils ont la faculté de savoir s'emparer du premier qui se présente, et de le traiter suivant la disposition d'esprit et le degré d'intelligence de ceux auxquels ils ont affaire. Les princes n'aiment guère les entretiens sérieux, ni moi à faire des contes. Les raisons qui se présentent les premières à l'idée, qui sont les plus aisées à trouver et, d'ordinaire, les mieux acceptées, je ne sais pas les employer; je suis un mauvais orateur de plein vent, et quel que soit ce dont il s'agit, volontiers je vais dès le début au fond des choses et dis ce que j'en sais. Cicéron estime que dans les questions philosophiques, ce qu'il y a de plus difficile c'est l'entrée en matière, peut-être bien; aussi, prudemment, je passe de suite à la conclusion. Encore faut-il savoir détendre les cordes de son instrument suivant les sons à produire, afin que le plus aigu soit celui qui se produise le moins souvent. Il y a pour le moins autant de talent à relever un sujet vide de sens, qu'à en soutenir un autre qui rentre dans le genre opposé; tantôt il faut les traiter en passant légèrement, tantôt les fouiller profondément. Je sais bien que la plupart des hommes s'en tiennent au moins complexe de ces deux procédés, pour n'avoir à envisager les choses que superficiellement; mais je sais aussi qu'on voit les plus grands maîtres, tels que Xénophon, Platon, se laisser fréquemment aller à cette façon simple et commune de dire et traiter les questions, la relevant par le charme qui leur est propre et dont ils ne se départissent jamais.

Son style est embarrassé, sa nature s'accommode mieux de parler que d'écrire; sa prononciation est altérée par le patois de son pays.—Mon langage lui-même n'a rien de facile ni de coulant; il est âpre * et dédaigneux, aux allures libres, ne reconnaissant aucune règle; il me plaît ainsi, sinon par raison, du moins par tempérament; mais je sens bien que, parfois, je ne m'observe pas assez et qu'à force de vouloir éviter l'art et * l'affectation, je tombe dans l'excès contraire: «Je cherche à être bref et je deviens obscur (Horace).» Platon dit que la prolixité et la brièveté sont des propriétés qui ne donnent ni n'enlèvent de mérite au langage. Lors même que je m'efforcerais de rendre le mien égal, uniforme, bien ordonné, je ne saurais y parvenir; bien que les phrases coupées et scandées de Salluste soient plus en rapport avec ma manière de m'exprimer, je trouve cependant le style de César plus noble et moins facile à imiter; et si je suis plutôt porté à me rapprocher de celui de Sénèque, cela ne m'empêche pas d'estimer davantage celui de Plutarque.—Comme dans * mes actes, quand je parle, je m'abandonne 479 simplement à ma nature, ce qui fait que j'ai peut-être plutôt avantage à parler qu'à écrire. Le mouvement et l'action donnent de la vie aux paroles, particulièrement chez ceux qui, ainsi que cela existe chez moi, ont le geste brusque et s'échauffent; l'attitude, la physionomie, le son de voix, la robe, les circonstances, peuvent donner du prix aux choses qui, comme la loquacité, n'en ont guère par elles-mêmes. Messala, dans Tacite, se plaint de quelques vêtements trop étroits que l'on portait en son temps, et aussi de la disposition des tribunes où les orateurs prenaient la parole, qui nuisaient aux effets de leur éloquence.

Mon français est altéré dans sa prononciation et sur d'autres points, par la barbarie de la contrée que j'habite; je n'ai jamais vu personne de cette région au sud de la Loire, dont le parler ne dénonçât nettement l'origine et ne blessât des oreilles purement françaises. Ce n'est pourtant pas que je sois de première force dans mon patois périgourdin, car je n'en use pas plus que de l'allemand et ne m'en soucie guère. C'est du reste un langage (comme ils sont tous autour de moi, d'un bout à l'autre de la région: Poitevin, Saintongeois, * Angoumoisin, Limousin, Auvergnat), qui est languissant, traînant, sans vigueur. Au-dessus de nous, du côté des montagnes, il y a pourtant un parler gascon que je trouve particulièrement beau, sec, bref, ayant de l'expression: langage véritablement mâle et martial plus que tout autre que je vois employer, aussi nerveux, puissant et précis que le français est gracieux, délicat et riche.—Quant au latin, qui m'a été donné comme langue maternelle, j'ai, faute d'avoir continué à le pratiquer, perdu la facilité que j'avais à le parler couramment et même à l'écrire, et qui faisait qu'autrefois on m'appelait «Maître Jean»; c'est dire combien peu je vaux sous ce rapport.

De quel prix est la beauté corporelle; c'est elle qui, la première, a créé de la différence entre les hommes.—La beauté est un facteur de très haute importance dans les rapports des uns avec les autres; c'est le moyen de rapprochement qui a le plus d'effet, et il n'est homme, si barbare et si maussade, qui ne se sente en quelque sorte influencé par ce qu'elle a de doux. Le corps est une grande part de nous-mêmes, il y occupe un rang de premier ordre; aussi sa structure et son agencement méritent-ils à juste titre d'être pris en considération. Ceux-là ont tort qui veulent le considérer séparément de l'âme et isoler l'une de l'autre ces deux parties principales de notre être; il faut au contraire les accoupler à nouveau si elles sont disjointes et resserrer le nœud qui les unit; il faut exiger de l'âme qu'elle ne tire pas de son côté, vivant à part, méprisant et délaissant le corps (ce qu'elle ne saurait faire que par suite d'une mauvaise inspiration), mais qu'elle se rapproche de lui, l'embrasse, le chérisse, lui prête assistance, le contrôle, le conseille, le redresse, le ramène, quand il se fourvoie; en somme l'épouse, lui tenant lieu de mari, de telle sorte qu'il n'y ait pas divergence apparente dans leurs actes et que, loin de se contrarier, 481 tous deux agissent d'accord et avec uniformité. Les chrétiens ont, à cet égard, des enseignements précieux; ils savent que la justice divine impose cette liaison et cette vie commune du corps et de l'âme, au point d'avoir rendu le corps susceptible de récompenses éternelles; que Dieu laisse à l'homme tout entier pleine liberté d'action, et veut que tout entier aussi il participe selon ses * mérites au châtiment ou aux immunités. La secte des Péripatéticiens, la plus pénétrée des besoins des sociétés, attribue à la sagesse seule le soin de pourvoir au bien de l'association des deux parties dont nous sommes formés et de le leur procurer; cette école démontre bien l'erreur en laquelle sont tombées les autres sectes en ne tenant pas suffisamment compte de cette association intime, en envisageant chacune de ces parties en son particulier et se déclarant, celle-ci pour le corps, celle-là pour l'âme, perdant de vue et le sujet dont elles s'occupent qui est l'homme, et leur guide dans leurs recherches que, pour la plupart, elles avouent être la nature.—La première distinction qui se soit produite entre les hommes, la considération qui tout d'abord détermina la prééminence des uns sur les autres, a été vraisemblablement due à l'avantage que donne la beauté: «Le partage des terres se fit d'abord en proportion de la beauté, de la vigueur, de l'esprit de chacun; car alors la beauté et la vigueur étaient les premières recommandations (Lucrèce).»

Montaigne était d'une taille au-dessous de la moyenne; une taille élevée est chez l'homme la condition essentielle de la beauté.—Je suis de taille un peu au-dessous de la moyenne; c'est là un défaut qui non seulement nuit à la beauté, mais qui encore est incommode, surtout chez ceux qui exercent des commandements et des charges, parce qu'il leur manque l'autorité que donnent une belle prestance et un physique imposant. C. Marius n'acceptait pas volontiers des soldats dont la taille n'atteignait pas six pieds.—«Le Courtisan» a raison de vouloir, pour le gentilhomme qu'il rêve, une taille ordinaire de préférence à toute autre et de lui refuser toute particularité pouvant le faire montrer au doigt. S'il ne satisfait pas à cette condition de taille moyenne et qu'il soit en dessous plutôt qu'en dessus, je ne le choisirai pas pour en faire un soldat.—Les hommes petits, dit Aristote, sont bien jolis, mais ils ne sont pas beaux; à la grandeur de ses actes se reconnaît une grande âme, comme une taille élevée et bien prise dénote la beauté.—Les Éthiopiens et les Indiens, dit ce même auteur, avaient égard, quand ils élisaient leurs rois et leurs magistrats, à la beauté et à la belle stature des personnes soumises à leur choix. Ils étaient dans le vrai, parce que cela inspire du respect à ceux qui le suivent et de l'effroi aux ennemis, de voir marcher à la tête d'une troupe un chef de haute taille et de forte corpulence: «Au premier rang marche Turnus les armes à la main, superbe et dépassant de la tête tous ceux qui l'entourent (Virgile).»

Notre divin et souverain roi qui est au ciel et dont tout ce qu'il fait est à méditer religieusement, avec soin et respect, n'a pas 483 dédaigné de se distinguer par la beauté physique: «Il était le plus beau d'entre les fils des hommes (Psalmiste)»; et Platon, avec la modération et la force d'âme, désire la beauté chez ceux qu'il place à la tête de sa république.—C'est un grand froissement d'amour-propre de voir qu'on s'adresse à vous, qui êtes au milieu de vos gens, pour vous demander: «Où est Monsieur?» et que vous n'avez que le reste du salut qu'on fait à votre barbier ou à votre secrétaire, mésaventure qu'a éprouvée ce pauvre Philopœmen. Il avait devancé son monde au logis où on l'attendait; son hôtesse qui ne le connaissait pas, le voyant avec son assez mauvaise mine, le chargea d'aller un peu aider les servantes à puiser de l'eau ou attiser le feu pour le service de Philopœmen. A leur arrivée, les gentilshommes de sa suite, le trouvant livré à cette belle occupation, car il n'avait pas manqué d'obtempérer à l'invitation qui lui avait été faite, lui demandèrent ce qu'il faisait ainsi: «Je supporte, leur dit-il, la peine de ma laideur.»—Les autres genres de beauté s'appliquent à la femme; celle de la taille est l'unique beauté de l'homme. Chez celui qui est petit, ni un front large et bombé, ni la blancheur et la douceur des yeux, ni un nez de forme moyenne, ni une oreille et une bouche petites, ni des dents blanches et bien disposées, ni une barbe brune couleur d'écorce de châtaigne, abondante et bien également fournie, ni une chevelure relevée, ni une tête en rapport avec la taille, ni la fraîcheur du teint, ni des traits agréables, ni un corps n'exhalant aucune odeur, pas plus que des membres bien proportionnés, ne peuvent faire un bel homme.

J'ai en outre la taille forte et trapue, le visage plein sans être bouffi; mon humeur est intermédiaire entre joviale et mélancolique; j'ai le tempérament chaud et sanguin, mais sans excès, «ce qui fait que j'ai les jambes et la poitrine velues (Martial)»; je suis dispos, ma santé est robuste, et rarement, jusque bien avant en âge, la maladie ne l'a troublée. Du moins c'est ainsi que j'ai été; car, à cette heure, où j'approche de la vieillesse, ayant, depuis longtemps déjà, dépassé quarante ans, il n'en est plus de même: «Peu à peu les forces se perdent, la vigueur s'épuise et la décrépitude va toujours croissant (Lucrèce).» Ce que je serai désormais ne sera plus que la moitié de moi-même, ce ne sera plus moi; tous les jours, je me désagrège, je me dérobe quelque peu à moi-même: «Les ans, dans leur cours, nous enlèvent sans cesse quelque portion de nous-mêmes (Horace).»

Maladroit aux exercices du corps, il était cependant vigoureux et résistant quand les fatigues auxquelles il se livrait provenaient de sa seule volonté.—Physiquement je n'avais ni adresse, ni dispositions particulières, bien que fils d'un père * très allègre et d'une souplesse qu'il conserva jusque dans son extrême vieillesse. Il ne rencontra guère d'homme l'égalant dans n'importe quel exercice du corps, comme je n'en ai pas trouvé beaucoup qui ne me dépassaient, sauf à la course où cependant 485 j'étais encore de force au-dessous de la moyenne. En musique, aussi bien vocale qu'instrumentale, j'ai été très inepte, on n'est jamais parvenu à rien m'apprendre. A la danse, au jeu de paume, à la lutte, je me montrais plutôt faible, d'une habileté des plus ordinaires; j'étais absolument nul en natation, en escrime, en voltige et au saut. Je suis si maladroit de mes mains, que je n'arrive seulement pas à écrire de manière à pouvoir me relire; si bien que je préfère refaire mes barbouillages que de me donner la peine de les déchiffrer. Je ne lis pas beaucoup mieux que je n'écris et je sens que je fatigue ceux qui m'écoutent; sauf cela, je suis bon clerc. Incapable de plier adroitement une lettre, je n'ai non plus jamais pu tailler une plume. Je ne sais pas découper à table d'une façon convenable, pas plus que harnacher un cheval, porter un oiseau de chasse sur le poing et le lancer sur sa proie, et pas davantage me faire comprendre des chiens, des oiseaux et des chevaux.—Mes qualités corporelles sont, en somme, en parfaite concordance avec celles de mon âme; il n'y a chez moi aucune vivacité, mais seulement une vigueur générale bien caractérisée. Je résiste facilement à la peine, mais ne l'endure que si c'est moi qui me la suis imposée et si c'est pour ma propre satisfaction: «Le plaisir que me cause le travail, m'en fait oublier la fatigue (Horace)»; sans cela, si je n'y trouve quelque plaisir, si j'y suis amené autrement que par un effet de pure et libre volonté de ma part, je ne vaux plus rien; car j'en suis là, que, sauf pour la santé et la vie, il n'est rien pour quoi je veuille me ronger les ongles ou que je veuille acheter au prix d'un effort d'esprit ou d'une contrainte: «A ce prix-là, je ne voudrais pas tout le sable du Tage, avec l'or qu'il roule vers l'Océan (Juvénal).» Extrêmement désœuvré, absolument libre par nature et par la vie que je me suis faite, je prêterais aussi volontiers mon sang que mes efforts. J'ai une âme éprise de liberté et d'indépendance, habituée à se conduire comme il lui plaît. N'ayant eu jusqu'à présent ni chef, ni maître qui m'aient été imposés, j'ai été de l'avant autant qu'il m'a plu et à l'allure qui me convenait; cela m'a gâté, m'a rendu inutile pour le service d'autrui et a fait que je ne suis bon qu'à moi-même.

Son état de fortune, à sa naissance, assurait son indépendance; il s'en est tenu là.—Mais en ce qui me touche, je n'ai pas été dans l'obligation de combattre ce naturel épais, paresseux et fainéant, car dès ma naissance, je me suis trouvé dans une situation de fortune telle que j'ai pu en demeurer là (situation dont pourtant mille autres de ma connaissance auraient tiré parti pour arriver aux honneurs, s'agiter et se créer de l'inquiétude), * ce qui, joint à ma disposition d'esprit, m'a permis de ne rien rechercher et fait aussi que je n'ai rien acquis: «L'Aquilon il est vrai n'enfle pas mes voiles, mais l'Auster ne trouble pas ma course paisible; en force, en talent, en beauté, en vertu, en naissance, en biens, je suis et des derniers de la première classe et des premiers de la dernière (Horace)»; je n'ai eu besoin que de savoir me contenter de ce que j'avais.—C'est 487 là un état d'âme difficilement accepté en quelque condition que l'on se trouve, mais qu'en fait nous voyons se produire plus facilement encore chez ceux qui n'ont rien que chez ceux qui sont dans l'abondance; d'autant que peut-être, ainsi qu'il arrive de nos autres passions, la soif des richesses est plus excitée par leur usage que par la privation qu'on en a, et que la modération est une vertu plus rare que la patience. Moi, je n'ai eu qu'à jouir doucement des biens que, dans sa libéralité, Dieu avait mis entre mes mains. Je ne me suis livré à aucun travail ennuyeux et ne me suis guère occupé que de gérer mes propres affaires; ou, si j'en ai eu d'autres, ce n'a été que sous condition de ne m'en occuper qu'à mon heure et à ma façon; j'en étais chargé par des gens qui me connaissaient, avaient confiance en moi et ne me pressaient pas; c'est ainsi que les gens experts savent encore tirer quelque service d'un cheval rétif et poussif.

Sa nonchalance est telle qu'il préfère ignorer les préjudices qu'il peut éprouver, que d'avoir à s'en préoccuper.—Mon enfance elle-même a été dirigée avec douceur; il m'a été laissé une grande liberté, et toute sujétion rigoureuse m'a été épargnée. Je dois à ce régime une humeur délicate, incapable de préoccupation au point que j'aime que l'on me cache les pertes que j'éprouve et toutes choses fâcheuses qui me concernent. Dans mes dépenses, je comprends ce que me coûte à nourrir et à entretenir une nonchalance qui fait que «le superflu échappe aux yeux du maître et profite aux voleurs (Horace)». Je préfère ne pas savoir exactement ce que j'ai, ce qui me permet d'ignorer au juste mes pertes. A défaut d'affection et de ses bons effets, je sais gré à ceux qui vivent avec moi, de me tromper en sauvant les apparences. N'ayant pas assez de fermeté pour supporter les contrariétés que je ressentirais des accidents contraires auxquels nous sommes sujets et pour n'être pas obligé à une attention constante dans la direction et le règlement de mes affaires, j'entretiens en moi, autant que je le puis, ce sentiment de m'abandonner en tout à la fortune: «mettant toutes choses au pire, et résigné à supporter ce pire avec douceur et patience»; c'est uniquement à en arriver là que je m'applique, c'est le but auquel tendent tous mes raisonnements. Si je cours un danger, je songe moins au moyen d'y échapper, que combien peu il importe que j'y échappe: si j'y restais, quel mal y aurait-il? Ne pouvant régler les événements, je me règle moi-même; je me soumets à eux, ne pouvant les soumettre à moi. Je ne m'entends guère à détourner la mauvaise fortune, à lui échapper ou à la maîtriser; je n'ai pas davantage la prudence nécessaire pour diriger et conduire les choses comme il convient à mes intérêts, et suis encore plus incapable de la patience que réclame l'attention minutieuse et fatigante indispensable pour agir ainsi. Ce qui m'est le plus pénible c'est, quand des choses m'oppressent, de demeurer en suspens, partagé entre la crainte et l'espérance.

Toute réflexion, toute délibération lui est pénible, bien 489 qu'une fois sa détermination prise, la résolution ne lui fasse pas défaut.—Délibérer, voire même sur les objets les moins importants, m'est désagréable; et mon esprit souffre davantage, lorsqu'il est aux prises avec l'agitation et les secousses diverses qu'il éprouve quand il est hésitant et se consulte, qu'à se résigner et accepter un parti quel qu'il soit, quand le sort en est jeté. Les passions ont peu troublé mon sommeil, qu'agite la moindre détermination à prendre. Je fais, en pareil cas, comme sur les chemins, où, pour plus de sûreté, j'évite volontiers les côtés inclinés et glissants, pour suivre les pistes battues, si boueuses et effondrées qu'elles soient, mais d'où l'on ne peut rouler plus bas et qui sont plus sûres; de même je préfère un malheur irrémédiable dont, du premier coup, je ressens la souffrance, et après lequel je n'ai plus à me tracasser et à travailler pour essayer, sans être certain d'y arriver, de le prévenir ou de l'atténuer: «Les maux incertains sont ceux qui me tourmentent le plus (Sénèque).»

Viennent les événements, je me conduis en homme, après m'être conduit comme un enfant dans les circonstances qui les ont amenés; l'appréhension de la chute me fait plus d'effet que le coup qui la détermine. Le jeu n'en vaut vraiment pas la chandelle; l'avare se trouve plus mal du fait de sa passion, que le pauvre; le jaloux, que celui qui est trompé; et souvent il y a moins de dommage à perdre sa vigne, qu'à plaider pour la conserver. La conduite la moins relevée est celle qui offre le plus de sécurité, c'est celle dans laquelle il est le plus facile de persévérer; vous n'y avez besoin de personne autre que vous, elle naît et se défend d'elle-même.—L'exemple suivant d'un gentilhomme que plusieurs ont connu, ne présente-t-il pas un certain caractère de philosophie? C'était un grand parleur, très moqueur, qui, dans sa jeunesse, avait été un grand viveur et avait fini par se marier à un âge avancé. Se souvenant combien les maris trompés lui avaient donné sujet d'exercer sa verve et ses moqueries, il épousa, pour se préserver de semblables railleries, une femme qu'il prit là où chacun en trouve pour son argent et fit avec elle ses conventions matrimoniales: «Bonjour, putain»; «Bonjour, cocu», étaient les salutations qu'ils échangeaient; et cet arrangement de sa part était le sujet dont il entretenait le plus souvent et ouvertement ceux qui venaient chez lui; de la sorte, il prévenait les propos moqueurs qui eussent été tenus en cachette de lui, et en arrivait à être insensible à toute allusion de ce genre.

L'incertitude du succès l'a dégoûté de l'ambition, qu'il n'admet que chez ceux dans l'obligation de chercher fortune.—Pour ce qui est de l'ambition, proche voisine de la présomption, ou plutôt sa fille, il eût fallu pour faire, que j'arrive à une haute position, que la fortune vint me prendre par la main; car de me mettre en peine pour une espérance incertaine, de me soumettre à toutes les obligations qui s'imposent à ceux qui, au début de leur carrière, cherchent à se mettre en relief, je n'aurais su le faire: «Je n'achète pas à ce prix l'espérance (Térence)»; je m'attache 491 à ce que je vois, à ce que je tiens, et ne m'éloigne guère du port: «Une de mes rames bat les flots, l'autre les sables du rivage (Properce).» Et puis, on réussit peu à arriver à de hautes situations, sans commencer à aventurer ce que l'on possède; et je suis d'avis que si ce que l'on a suffit à vous maintenir en la condition dans laquelle on est né et où on a été élevé, c'est folie de lâcher ce que l'on tient, dans l'espoir incertain de l'augmenter. Celui auquel la fortune a refusé où élire domicile et mener une existence tranquille et reposée, est pardonnable d'aventurer ce qu'il a; en tous cas, la nécessité le porte à chercher fortune: «Dans le malheur, il faut être téméraire (Sénèque)»; et j'excuse davantage un cadet de famille qui hasarde ce dont il a hérité, que celui auquel est échu de soutenir l'honneur de la maison et qui ne peut tomber dans le besoin que par sa faute. J'ai heureusement trouvé, grâce aux conseils de mes bons amis du temps passé, le moyen le plus court et le plus facile de me défaire des désirs de cette nature et de demeurer coi: «Quelle condition plus douce que de jouir de la victoire, sans avoir combattu (Horace)?» me rendant du reste parfaitement compte que mes forces ne sont pas de celles qui permettent de grandes choses et me souvenant de ce mot de feu le chancelier Olivier: «Les Français ressemblent à des guenons qui vont grimpant de branche en branche jusqu'au haut des arbres, ne s'arrêtent que lorsqu'elles ont atteint la plus haute et, une fois arrivées là, montrent leur derrière: «Il est honteux de se charger la tête d'un poids qu'on ne saurait porter, pour plier bientôt après et se dérober au fardeau (Properce).»

Par sa dépravation, le siècle où il est né ne convenait nullement à son humeur.—Les qualités mêmes qui sont en moi et dont je puis me flatter, sont sans utilité en ce siècle-ci; ma simplicité de mœurs eût été taxée de lâcheté et de faiblesse; ma foi et mes croyances, de scrupules et de superstition; ma franchise et ma liberté d'allure, trouvées importunes, inconsidérées et téméraires. A quelque chose malheur est bon; il est avantageux de naître dans un siècle de dépravation parce que, par comparaison avec d'autres, vous passez pour vertueux à bon marché; celui qui de nos jours n'est que parricide et sacrilège, est un homme de bien des plus honorables: «Aujourd'hui, si ton ami ne nie pas le dépôt que tu lui as confié, s'il te rend ton vieux sac avec ta vieille monnaie intacte, c'est un prodige de bonne foi qu'il faut inscrire dans les livres toscans et reconnaître par le sacrifice d'une brebis (Juvénal).» Jamais temps et lieu n'ont été, où les princes se soient trouvés dans des circonstances plus propices pour, en pratiquant la bonté et la justice, en acquérir une récompense plus assurée et plus grande. Le premier d'entre eux qui s'avisera de rechercher la faveur et la puissance en suivant cette voie, ou je me trompe fort, ou il parviendra aisément à supplanter ses rivaux; la force et la violence peuvent beaucoup, mais ne peuvent pas toujours tout. Nous voyons les marchands, les magistrats de nos villages, les artisans aller de pair avec la noblesse sous le rapport de la vaillance et de la science militaire, 493 soutenir des combats honorables soit individuellement, soit en commun; ils se battent, défendent les villes dans nos guerres actuelles, si bien qu'un prince, au milieu de cette foule, ne saurait se faire remarquer. Qu'il s'illustre par son humanité, son amour pour la vérité, sa loyauté, sa modération et surtout sa justice; ce sont là des qualités qui aujourd'hui sont rares, inconnues, exilées; c'est là ce que demandent uniquement les peuples dont il a à gérer les affaires, et nulles qualités plus que celles-ci ne peuvent lui gagner leur affection, parce que ce sont celles dont ils ont à retirer le plus d'avantages: «Rien n'est si populaire que la bonté (Cicéron).»

Par cette comparaison de mes qualités et de mes mœurs avec celles de mon temps, je me fusse trouvé une personnalité grande et rare, tandis que je me fais l'effet d'être un pygmée et ne sors pas de la généralité, quand je me compare aux hommes de quelques-uns des siècles passés, où l'on voyait couramment, indépendamment des autres qualités très sérieuses qu'ils avaient, des gens modérés dans leur vengeance, indulgents pour les offenses qui leur étaient faites, religieux observateurs de leur parole, n'admettant ni la duplicité, ni une morale trop facile, et ne transigeant pas avec leur foi suivant la volonté d'autrui et les occasions; quant à moi, je laisserais plutôt les affaires publiques s'effondrer, que d'assujettir la mienne à leur service.

On n'y connaît pas la franchise, la loyauté, et Montaigne abhorre la dissimulation.—Pour ce qui est de cette vertu nouvelle composée d'artifice et de dissimulation qui, à cette heure, est si fort en crédit, je la hais au plus haut point; de tous les vices, je n'en connais aucun qui témoigne de tant de lâcheté et d'un cœur aussi bas. C'est d'un caractère lâche et servile d'aller déguisé et caché sous un masque, n'osant se montrer tel que l'on est, cela dispose les gens à la perfidie; dressés à n'exprimer que des sentiments qu'ils n'éprouvent pas, ils ne se font pas un cas de conscience de mettre leurs actes en contradiction avec leurs paroles. Un cœur généreux ne doit pas parler contre sa pensée, il veut qu'on puisse lire en dedans de lui-même; tout y est bon, ou au moins tout y est humain. Aristote qualifie de magnanimité le fait de haïr et d'aimer ouvertement; de juger, de parler en toute franchise; de ne pas faire cas de l'approbation ou de la désapprobation d'autrui au détriment de la vérité. Apollonius disait que «mentir est le propre des esclaves, dire la vérité celui des hommes libres»; la vérité est la première condition, la condition fondamentale de la vertu, il faut l'aimer pour elle-même. Celui qui reste dans la vérité parce qu'il s'y trouve obligé, que cela lui est utile, et qui ne craint pas de faire un mensonge quand cela n'importe à personne, n'est pas suffisamment attaché à la vérité. Mon âme, par nature, fuit le mensonge; la pensée même lui en est odieuse; j'ai honte en moi-même et éprouve un remords cuisant si parfois il m'en échappe, comme cela m'arrive quand je suis surpris et pressé de répondre à l'improviste. Il ne faut pas toujours dire tout, ce serait sottise; mais 495 ce que l'on dit, doit être tel qu'on le pense; autrement, c'est mal.

La fourberie finit presque toujours par avoir de mauvais résultats, il est plus nuisible qu'utile pour les princes d'y avoir recours.—Je ne sais quel avantage on espère en dissimulant et agissant sans cesse autrement qu'on ne parle, si ce n'est de n'être pas cru, lors même qu'on dit la vérité; de la sorte on arrive bien à tromper les gens une fois ou deux, mais faire profession de dissimuler constamment sa pensée et se vanter, comme ont fait certains de nos princes, «qu'ils jetteraient leur chemise au feu, si elle pouvait soupçonner leurs véritables intentions», ce qui a été dit par Metellus Macédonicus, un homme des temps anciens; * et dire en public «que celui qui ne sait dissimuler, ne sait régner», c'est avertir ceux qui ont à traiter avec vous, que tout ce que vous leur dites est tromperie et mensonge: «Plus un homme est fin et adroit, plus il est odieux et suspect s'il perd sa réputation d'honnêteté (Cicéron).» Ce serait une grande simplicité que de se prendre à l'air ou aux paroles de qui, de parti pris, est, comme était Tibère, toujours autre au dehors qu'il n'est au dedans. Je ne sais comment de telles gens, dont rien ne peut être pris comme argent comptant, peuvent avoir des relations avec les autres; qui est déloyal envers la vérité, l'est également envers le mensonge.

Ceux qui, de notre temps, ont considéré qu'il était du devoir d'un prince de ne se préoccuper que du bien de ses affaires qu'ils placent au-dessus du soin qu'il doit prendre de sa foi et de sa conscience, peuvent, à celui dont la fortune a amené la situation en tel point qu'il peut la fixer à jamais en manquant une seule fois à sa parole, conseiller avec quelque apparence de raison d'en agir ainsi; mais les choses ne se passent pas de la sorte: on est sujet à revenir souvent sur de pareils marchés; on a à conclure plus d'une fois la paix, à signer plus d'un traité en sa vie. L'appât du gain vous convie à un premier acte de déloyauté, et il y en a presque toujours, comme dans toute mauvaise action: sacrilèges, meurtres, rébellions, trahisons, ne s'entreprennent jamais qu'en raison du résultat qu'on en attend; mais ce premier bénéfice est la source de bien nombreux dommages et enlève au prince, par l'exemple qu'il a donné de son infidélité, toutes relations et tout moyen de négociations.—Lorsque Soliman, de la race des Ottomans, race peu scrupuleuse dans l'observation des promesses et des pactes, fit, au temps de mon enfance, opérer à son armée une descente à Otrante, Mercurin de Gratinare et les habitants de Castro furent, après la reddition de cette place, retenus prisonniers au mépris de la capitulation passée entre eux et ses gens. L'ayant su, Soliman ordonna de les relâcher, faisant observer qu'ayant en vue d'autres grandes entreprises dans la contrée, cette déloyauté, malgré l'avantage momentané qu'elle semblait présenter, le discréditerait pour l'avenir et ferait naître contre lui une défiance de nature à lui porter un préjudice considérable.

Montaigne, ennemi de toute contrainte et de toute obligation, 497 apportait dans ses relations avec les grands une entière liberté de langage.—Pour ma part, je préfère être indiscret et importun que flatteur et dissimulé. J'avoue qu'il peut entrer un peu de fierté et d'opiniâtreté dans l'entière liberté et la sincérité que je conserve vis-à-vis de tous sans distinction, car il me semble que je suis parfois d'autant plus indépendant que je me trouve en présence de gens avec lesquels je devrais l'être moins; la crainte de paraître trop respectueux tend à faire que je me montre trop hardi, non par calcul mais probablement parce que je me laisse aller à ma nature. Usant avec les grands de la même liberté de langage et du même sans-gêne que dans ma maison, je sens bien que je frise souvent l'indiscrétion et l'incivilité; mais, outre que je suis ainsi fait, je n'ai l'esprit assez prompt ni pour esquiver une question imprévue et y échapper par quelque détour ni pour travestir la vérité, non plus qu'assez de mémoire pour me la rappeler après l'avoir altérée; je n'ai pas davantage assez d'assurance pour y persister, et c'est par faiblesse que je fais le brave. Il en résulte que je m'abandonne à ma naïveté et à toujours dire ce que je pense, aussi bien par tempérament que de parti pris, me reposant sur la fortune de ce qui peut s'ensuivre. Aristippe disait que «le principal fruit qu'il avait retiré de la philosophie, était de parler librement et à cœur ouvert à tout le monde».

L'infidélité de sa mémoire le mettait dans l'impossibilité de prononcer des discours de longue haleine.—C'est un outil d'un merveilleux usage que la mémoire, sans elle le jugement aurait peine à suffire à sa tâche; elle me manque complètement. Ce dont on veut me parler, il faut qu'on m'en entretienne séparément, point par point, parce qu'il n'est pas en mon pouvoir de soutenir une conversation sur plusieurs sujets à la fois, et je ne saurais être chargé d'une commission quelconque, sans en prendre note par écrit. Quand j'ai à prononcer un discours sur un sujet important, s'il est de longue haleine, j'en suis réduit à cette triste et malheureuse nécessité, d'apprendre par cœur, mot à mot, ce que j'ai à dire; autrement cela n'aurait pas de forme et je manquerais d'assurance, par crainte que ma mémoire ne vienne à me jouer un mauvais tour. Mais ce moyen n'est pas lui-même sans me présenter une difficulté moindre: pour apprendre trois vers, il me faut trois heures; et puis, dans un ouvrage que l'on compose soi-même, la liberté et la possibilité que l'on a de le remanier, de changer un mot, amènent des modifications constantes dans le texte, ce qui rend moins aisé pour l'auteur de le fixer dans sa mémoire. Or, plus je me défie de la mienne, plus elle se trouble; son service dépend de la disposition où elle se trouve; il me faut la solliciter doucement, car si je la presse, elle hésite; et une fois qu'elle a commencé à chanceler, plus je l'aiguillonne, plus elle s'empêtre et s'embarrasse; elle me sert à son heure, non à la mienne.

Il était tellement rebelle à toute pression, que sa volonté 499 elle-même était parfois impuissante à obtenir obéissance de lui-même.—Ce que j'éprouve pour la mémoire, je le ressens aussi pour d'autres choses; je fuis ce qui est commandement, obligation, contrainte; ce que je fais aisément et m'est naturel, je ne sais plus le faire s'il me le faut exécuter parce que je me le suis formellement imposé. Dans l'ordre physique, mes membres qui ont quelque liberté de mouvement et qui jouissent d'une certaine indépendance d'action, me refusent parfois obéissance, quand, dans des circonstances et à des moments donnés, la nécessité me fait réclamer leur service; cette exigence imprévue que je leur impose est un acte de tyrannie qui les rebute; paralysés par l'effroi ou le dépit, ils deviennent incapables d'aucun fonctionnement. Autrefois, m'étant trouvé quelque part, où il est de mauvais ton tenant de la sauvagerie de ne pas faire raison à ceux qui nous convient à boire, j'essayai, bien qu'on me laissât toute liberté, de faire, selon les usages du pays, le bon compagnon en l'honneur des dames qui étaient de la partie. Mais que j'y eus donc de plaisir! cette perspective qui me menaçait, d'être obligé de faire ce qui n'était ni dans mes goûts, ni dans mes habitudes, fit que mon gosier se contracta au point que je ne parvins pas à avaler une seule goutte et fus privé même de boire en mangeant, dans le courant du repas; j'étais gorgé et désaltéré par tant de liquides dont l'absorption avait préoccupé mon imagination.—Cet effet se remarque surtout chez ceux qui ont l'imagination ardente et puissante; il est pourtant naturel et il n'est personne qui ne l'éprouve quelque peu.—On offrait à un archer, qui était d'une adresse toute particulière et qui venait d'être condamné à mort, de lui faire grâce s'il consentait à donner quelque preuve éclatante de son habileté. Il refusa de s'y essayer, craignant que la trop grande tension d'esprit ne lui enlevât sa sûreté de main et qu'au lieu de sauver sa vie, il perdît encore dans cette épreuve la réputation qu'il avait au tir à l'arc.—Un homme dont la pensée est ailleurs, ne manquera pas, en allant et venant sur une promenade, de faire, à un pouce près, toujours le même nombre de pas et de même longueur, tandis que s'il s'applique à les compter et à les mesurer, il arrivera que ce qu'il faisait naturellement et par hasard, il ne le fera pas avec la même exactitude, quand ce sera à dessein.

Son peu de mémoire le mettait notamment hors d'état de démêler dans ce qui lui venait à l'esprit, ce qui lui était propre de ce qui était réminiscence provenant de ses lectures.—Ma bibliothèque, qui est belle pour une bibliothèque de campagne, occupe une des extrémités de ma demeure. S'il me faut y aller parce que me passe par la tête une idée dont je veux prendre note ou sur laquelle je veux faire des recherches, n'eussé-je qu'à traverser la cour, de peur que cette idée ne m'échappe, il me faut la donner en garde à quelqu'un. Si je m'enhardis, en parlant, à me détourner tant soit peu du fil de ma pensée, je ne manque jamais de le perdre; aussi, lorsque je discours, suis-je 501 gêné, sec et concis. Je suis obligé d'appeler mes serviteurs du nom de leur emploi ou de leur pays, parce qu'il m'est très difficile de me rappeler les noms propres; je dirai bien qu'un nom se compose de trois syllabes, qu'il est dur à prononcer, qu'il commence ou se termine par telle lettre, mais c'est tout; et si je devais vivre longtemps, je crois bien que je finirais par oublier mon propre nom, comme cela est arrivé à d'autres. Messala Corvinus est demeuré deux ans, ayant complètement perdu la mémoire; ce qui, dit-on, est également survenu à Georges de Trébizonde. Et, pensant à moi, je songe souvent quelle a dû être alors leur vie et si, venant à perdre cette faculté, il me resterait assez pour que l'existence ne me soit pas trop insupportable; en y regardant de près, je craindrais que cette défectuosité, si elle était complète, ne paralysât toutes les fonctions de mon âme: «Je suis comme un vase fêlé, je fuis de tous les côtés (Térence).» Il m'est arrivé plus d'une fois d'oublier le mot * d'ordre que, trois heures auparavant, j'avais donné moi-même au guet, ou qu'un autre m'avait communiqué, et aussi de ne plus me souvenir, quoi qu'en dise Cicéron, où j'avais caché ma bourse; la précaution que je prends de serrer une chose, aide souvent à me la faire perdre.—«La mémoire renferme assurément non seulement la philosophie, mais encore tous les arts et tout ce qui est à l'image de la vie (Cicéron)»; elle est le réceptacle, l'étui où se conserve la science. La mienne est si défectueuse que je n'ai pas beaucoup à m'étonner si je sais si peu de chose. Je connais en général le nom des arts, ce à quoi ils ont trait et rien de plus. Je feuillette les livres, je ne les étudie pas; ce qui m'en demeure, je ne le reconnais plus comme venant d'autrui, c'est uniquement ce que mon jugement s'est assimilé, les raisonnements, les idées dont il s'est pénétré; quant à l'auteur, aux passages d'où cela provient, aux mots employés et autres particularités, je les oublie sur-le-champ; et l'oubli est chez moi tellement complet que je n'oublie pas moins que le reste mes propres écrits et ce que j'ai moi-même composé; à tout instant je suis, à cet égard, pris en faute sans même que j'en aie conscience. Qui voudrait savoir de qui proviennent les vers et les exemples que j'accumule dans cet ouvrage, me mettrait bien en peine, s'il me fallait le lui dire; je ne les ai pourtant mendiés qu'à des portes connues et célèbres, ne me contentant pas de leur valeur intrinsèque, tenant encore à ce que la main qui me les donne soit riche et honorable et que leur autorité ajoute à la raison. Il n'y a rien d'étonnant à ce qu'il se produise pour mon livre ce qui arrive pour les autres, car ma mémoire perd le souvenir de ce que j'écris comme de ce que je lis, et ce que je donne a le même sort que ce que je reçois.

Il avait l'esprit lent et obtus, mais ce qu'il avait une fois compris, il le retenait bien.—Outre le défaut de mémoire, j'en ai d'autres qui contribuent beaucoup à mon ignorance. J'ai l'esprit lent et obtus; le moindre nuage arrête sa perspicacité au point, par exemple, que jamais je ne lui ai posé d'énigme, si facile fût-elle, qu'il ait su expliquer; il n'est si légère subtilité qui ne m'embarrasse; 503 des jeux où l'esprit a quelque part, tels que les échecs, les cartes, les dames et autres, je ne comprends que les règles générales. J'ai la compréhension lente et embrouillée, mais ce qu'une fois elle a saisi, elle le tient bien et l'embrasse complètement, étroitement, profondément, aussi longtemps qu'elle le tient. J'ai la vue longue, saine et nette; seulement quand je travaille, elle se lasse aisément et se trouble, ce qui fait que je ne puis demeurer longtemps avec les livres, sans l'aide de quelqu'un qui me fasse la lecture. Il en résulte pour ceux qui se livrent à cette occupation dans de semblables conditions, des pertes de temps, sur l'importance desquelles Pline le jeune peut renseigner ceux qui ne les connaissent pas.

Son ignorance à propos des choses les plus communes.—Il n'est âme si chétive et si abrupte, en laquelle on ne voie poindre quelque faculté particulière; il n'y en a pas de si éteinte qui ne se révèle de quelque façon; mais comment il se fait qu'il y en ait qui, aveugles et endormies sous tous autres rapports, réapparaissent vives, claires, parfaites, quand il s'agit d'une chose déterminée, l'explication en est à demander aux maîtres. Les belles âmes sont celles qui embrassent tout, qui sont ouvertes et prêtes à tout; elles peuvent n'être pas instruites, elles sont susceptibles de l'être. Ce que j'en dis est la critique de la mienne qui, soit faiblesse, soit nonchalance (et la nonchalance à l'égard de ce qui est à nos pieds, entre nos mains, pour ce qui touche de plus près à ce qui est en usage dans la vie, est cependant chose bien contraire à mes principes), en est à ce point qu'il n'en est aucune d'aussi inepte, d'aussi ignorante de certaines choses tellement sues de tous, qu'on ne peut sans honte ne pas les connaître; je vais en donner quelques exemples.

Je suis né et ai été élevé à la campagne, au milieu des champs; j'ai des affaires et des biens à administrer, depuis que ceux qui les possédaient avant que j'en jouisse, m'aient fait place. Or je ne sais calculer ni avec des jetons, ni avec la plume; je ne connais pas la plupart de nos monnaies; je ne sais pas faire, à moins qu'elle ne soit très apparente, la différence d'un grain avec un autre, qu'il soit en terre ou dans le grenier; je distingue à peine les choux des laitues de mon jardin; j'ignore même les noms des ustensiles de ménage les plus usuels et les principes élémentaires d'agriculture que savent les enfants; je me connais encore moins aux arts mécaniques, au commerce, aux marchandises, aux diverses espèces de fruits, de vins, de viandes, à dresser un oiseau pour la chasse, traiter un cheval ou un chien malades; et, puisqu'il me faut avouer toute ma honte, il n'y a pas un mois, on m'a surpris ne sachant pas en quoi le levain sert à la fabrication du pain, ni ce que c'est que faire cuver le vin.—Quelqu'un, à Athènes, dans l'antiquité, présuma l'aptitude d'un individu aux mathématiques, en le voyant agencer adroitement une charge de broussailles qu'il mettait en fagot; en vérité, de moi on peut conclure tout le contraire, car, me donnerait-on tout ce qu'il faut pour faire la cuisine, que je demeurerais avec la faim. Par le peu que je confesse, on peut juger combien d'autres choses 505 font défaut en moi. Mais ce que j'en dis importe peu; mon but est atteint, si je me fais connaître tel que je suis; aussi je ne m'excuse pas d'oser mettre par écrit des propos aussi peu relevés et aussi dénués d'intérêt que ceux-ci, le terre à terre de mon sujet m'y oblige. Qu'on critique, si on veut, l'idée que j'en ai eue, mais non la marche que je suis; ce qu'il y a de certain, c'est que sans avoir besoin que l'on m'en avertisse, je vois assez par moi-même le peu que vaut tout ceci, le peu de cas qui en sera fait et combien mon idée est folle; et c'est déjà beaucoup que mon jugement, dont ce sont là des essais, ne se déconcerte pas: «Soyez aussi fin critique qu'il est possible; ayez du nez, un nez comme Atlas n'en voudrait pas; confondriez-vous par vos plaisanteries Latinus en personne, que vous ne parviendriez pas à dire pis de ces bagatelles, que ce que j'en ai dit moi-même. Pourquoi mâcher dans le vide? Il faut de la chair pour pouvoir mordre et se repaître. Ici vous perdez votre peine, répandez ailleurs votre venin sur ceux qui s'admirent eux-mêmes, car pour moi, je sais que tout ceci n'est rien (Martial).»—Je * ne me suis pas obligé à ne pas dire de sottises, pourvu que je ne m'y trompe pas et les reconnaisse; si bien qu'être dans l'erreur en connaissance de cause m'est si ordinaire, que ce n'est guère que de cette façon que je me mets en faute, j'y suis rarement sans y prendre garde; c'est peu de chose d'attribuer à ma tournure d'esprit si osée des actes peu sensés, alors que je ne puis me défendre de lui en attribuer continuellement qui sont vicieux.

Foncièrement irrésolu, il était porté dans les cas douteux à suivre les autres ou à s'en rapporter au hasard.—Je vis un jour à Bar-le-Duc présenter au roi François II, pour honorer la mémoire de René, roi de Sicile, un portrait de lui-même que celui-ci avait fait; pourquoi ne serait-il pas de même permis à chacun de se peindre avec la plume, comme le roi René se peignait avec son crayon? Je ne veux pas non plus omettre à mon endroit ce stigmate qu'il convient si peu de produire en public, l'irrésolution, défaut si gênant chez ceux qui ont la gestion des affaires du monde. Je ne sais pas prendre parti dans les questions douteuses: «Ni oui, ni non, mon cœur ne me dit rien autre (Pétrarque)»; je sais bien discuter une opinion, je ne sais pas me prononcer. Dans les choses humaines, de quelque côté que l'on penche, il y a force apparences pour; ce qui faisait dire au philosophe Chrysippe qu'il ne voulait apprendre de Zénon et de Cléanthe, ses maîtres, que les principes de leur doctrine et que, quant aux preuves et aux raisonnements à mettre à l'appui, il se chargeait de les fournir lui-même. Moi aussi, de quelque côté que je me tourne, il me vient toujours suffisamment de motifs vraisemblables pour m'y arrêter; et je m'ancre dans le doute, me réservant la liberté de choisir, quand j'y serai obligé par les circonstances; à vrai dire, ce moment venu, je jette le plus souvent, suivant le dicton, la plume au vent, m'en remettant au hasard de la fortune; la plus légère impression, la plus insignifiante particularité, décident de ma détermination: «Lorsque 507 l'esprit est dans le doute, la moindre impulsion le fait pencher de l'un ou de l'autre côté (Térence).»—L'incertitude de mon jugement tient, dans certains cas, la balance tellement égale, que je m'en remettrais volontiers à la décision du sort et des dés; et je remarque, comme un témoignage probant de la faiblesse humaine, les exemples que l'histoire sacrée elle-même nous donne de s'en remettre à la fortune et au hasard pour, dans les cas douteux, décider des choix à faire: «Le sort tomba sur Mathias (Actes des Apôtres).» La raison humaine est un glaive à double tranchant et dangereux à manier; dans la main même de Socrate, son ami le plus intime et le plus familier, voyez combien de bouts a un bâton, combien de solutions présente une même affaire! Aussi ne suis-je capable que de suivre les autres, et me laisse aisément entraîner par la foule; je n'ai pas assez confiance en mes forces, pour entreprendre de commander et de diriger; je suis bien aise de trouver ouvert par autrui le sentier où je chemine. S'il me faut courir la chance d'un choix incertain, je préfère que ce soit à la remorque d'un autre plus sûr de ses opinions et qui les épouse plus que je ne fais des miennes, qui toujours me paraissent reposer sur une base glissante.

Par la même raison, il est peu favorable aux changements politiques.—Cependant je ne suis pas homme que l'on puisse facilement abuser, d'autant que je saisis très bien le côté faible des opinions contraires. «Donner constamment son assentiment, peut entraîner à bien des erreurs et à bien des dangers (Cicéron);» cela est vrai surtout dans les affaires politiques qui présentent un beau champ ouvert aux discussions et aux incertitudes: «La balance dont les plateaux sont chargés de poids égaux, ne s'abaisse, ni ne s'élève d'aucun côté (Tibulle).»—Les principes de Machiavel, par exemple, sont, en pareille matière, assez sérieux; et pourtant, ils ont été très aisément réfutés, et ceux qui l'ont fait, y ont employé des objections tout aussi facilement réfutables; à tout argument on trouve toujours bien deux, trois ou quatre répliques à opposer, sans compter ces inextricables débats qui n'en finissent pas, que la chicane a introduits pour, autant que faire se peut, prolonger les procès: «L'ennemi nous bat, nous le battons à notre tour (Horace).» Les raisons émises de part et d'autre, ne reposent guère que sur l'expérience, et les événements humains se produisent sous tant de formes que, pour chaque cas, les exemples sont en nombre infini.—Un savant personnage de notre époque dit que, quand nos almanachs prédisent le chaud, quelqu'un peut tout aussi bien dire qu'il fera froid; qu'il fera humide, quand ils prédisent un temps sec; pronostiquer toujours le contraire de ce qu'ils annoncent; et que si lui-même avait à parier pour l'une ou l'autre de ces prédictions opposées, peu lui importerait de quel côté il se rangerait, sauf pour ce qui ne saurait prêter à incertitude, comme de présager à Noël des chaleurs excessives, ou à la Saint-Jean les rigueurs de l'hiver. Je pense exactement de même des discussions politiques: quelle que soit la thèse que vous souteniez, vous avez 509 aussi beau jeu que votre adversaire, pourvu que vous ne veniez pas à heurter les principes les plus élémentaires et qui sautent aux yeux. Toutefois, à mon sens, dans les affaires publiques, il n'est pas de direction, si mauvaise qu'elle soit, qui, si elle est constamment suivie et appliquée depuis un certain temps déjà, ne soit préférable à des changements occasionnant des bouleversements. Nos mœurs sont excessivement corrompues et ont une tendance excessive à devenir pires; parmi nos lois et nos usages, il s'en trouve plusieurs de barbares et de monstrueux; et cependant, en raison de la difficulté d'améliorer ce qui existe et du danger d'effondrement causé par tout changement, si je pouvais planter une cheville qui arrêtât le mouvement de notre roue au point où nous en sommes, je le ferais de bon cœur: «Il n'est pas d'action si honteuse et si infâme, qu'on ne puisse encore en citer de pires (Juvénal).»—Ce que je trouve de plus malheureux en notre état, c'est l'instabilité; nos lois, pas plus que nos vêtements, ne peuvent prendre de forme arrêtée. Il est facile d'accuser un gouvernement d'imperfection puisque tout ce qui est mortel en est plein; il est bien aisé de pousser un peuple au mépris de ce qu'il observait jadis; il n'y a personne qui l'ait entrepris, qui n'en soit venu à bout; mais substituer quelque chose de meilleur à ce que l'on a ruiné, beaucoup qui l'ont tenté, y ont perdu leur peine.—Dans ma conduite, j'accorde peu de part à la prudence; je me laisse mener volontiers vers ce qui assure l'ordre public. Heureux peuple qui fait ce qu'on lui commande, mieux que ne font ceux qui ordonnent, sans s'inquiéter des causes de ce qu'on lui demande, se laissant doucement aller au gré de la Providence! Chez qui raisonne et discute, l'obéissance n'est jamais entière, ni sans arrière-pensée.

Sur quoi est fondée l'estime que Montaigne a de lui-même, il croit à son bon sens.—En somme, pour en revenir à moi, cela seul en quoi je m'estime, c'est ce en quoi jamais homme ne s'est cru défectueux; ce qui fait mon mérite est une chose vulgaire, que j'ai de commun avec n'importe qui: je crois à mon bon sens; et qui jamais a pensé en manquer? ce serait là une proposition en contradiction avec elle-même. Croire manquer de bon sens, est une maladie qui n'existe jamais chez qui elle se voit; si forte et si tenace qu'elle soit, il suffit cependant d'un coup d'œil de la part de celui qui s'en croit atteint, pour la percer et la dissiper, comme fait le soleil d'un brouillard opaque; s'en accuser, serait s'en excuser; se condamner sur ce sujet, serait s'absoudre. Jamais portefaix ni femmelette n'ont pensé ne pas en avoir leur part. Nous convenons assez facilement chez les autres de leur supériorité en fait de courage, de leur force corporelle, de leur expérience, de leur bonne santé, de leur beauté, mais ne concédons à personne celle du jugement; et tout ce que les autres peuvent dire, inspiré par le simple bon sens, il nous semble que cela nous serait venu de même à l'idée, pour peu que nous y ayons songé.

Les ouvrages uniquement inspirés par le bon sens, attirent 511 peu de réputation à leur auteur, parce que chacun se croit capable d'en faire autant.—Nous nous rendons bien aisément compte que les ouvrages des autres sont supérieurs aux nôtres sous le rapport de la science, du style, etc.; mais pour les simples productions de l'entendement, chacun pense qu'il est à même d'en émettre de semblables et n'en reconnaît qu'à grand'peine la charge et la difficulté, et seulement quand la distance entre ce qu'il voit chez les autres et ce qu'il peut lui-même est tellement grande que cela ne peut se comparer, et encore? Qui apprécierait sainement l'élévation à laquelle atteint la puissance de jugement qu'il constate chez autrui, arriverait à porter le sien à même hauteur. Aussi, ne devons-nous nous attendre à ne retirer de ces productions que peu d'éloges et pas grande considération, elles sont trop peu prisées.—Pour qui du reste les écrivez-vous? Les savants auxquels il appartient de juger des livres, ne reconnaissent de valeur qu'à ce qui est conforme à la doctrine; ils n'admettent aucune œuvre de l'esprit autre que celles qui traitent d'érudition et d'art; vous est-il arrivé d'avoir pris un Scipion pour l'autre, vous ne pouvez plus dès lors dire rien qui vaille. Qui, selon eux, ne connaît Aristote, de ce fait seul, s'ignore lui-même. D'autre part, les âmes * communes qui composent la masse, ne saisissent pas ce qu'il y a de grâce dans un ouvrage, traitant d'une façon aisée * un sujet élevé. Or, ces deux espèces de gens se partagent le monde; il y en a bien une troisième, précisément la plus à même de vous comprendre, qui se compose des esprits pondérés et forts par eux-mêmes; mais elle est si rare qu'elle n'a ni nom, ni rang parmi nous; et c'est à moitié perdre son temps que de faire effort pour aspirer à lui plaire.

Montaigne estime que ses opinions sont saines, parce qu'il les tient pour telles malgré le peu de cas qu'il fait de lui-même, et aussi parce qu'il s'analyse sans cesse.—On dit communément que le partage le plus juste que la nature nous ait fait de * ses dons, est celui du bon sens, parce qu'il n'y a personne qui ne soit satisfait de la part qui lui a été faite: c'est raisonnable; qui verrait au delà, verrait plus loin que ne porte sa vue. Je pense que mes opinions sont bonnes et saines, mais qui n'en pense pas autant des siennes? L'une des meilleures preuves que j'aie de l'excellence des miennes, c'est le peu d'estime que je fais de moi-même; si réellement elles n'étaient pas justes, elles n'auraient pas résisté à l'affection que je me porte, affection singulière d'un homme qui la ramène presque entièrement à soi et ne l'épand guère autour de lui. Tout ce que les autres en distribuent à une foule d'amis et connaissances, en vue de leur gloire, de leur grandeur, j'en use uniquement pour moi et pour la tranquillité de mon esprit; ce qui, m'échappant, va ailleurs, ce n'est pas parce que ma raison l'ordonne, mais involontairement: «Vivre bien et me bien porter, voilà toute ma philosophie (Lucrèce).»

Or, je trouve toujours mes opinions constamment disposées à 513 condamner hardiment mon insuffisance. C'est qu'aussi, c'est là vraiment un sujet auquel j'applique mon jugement autant qu'à nul autre. Le monde regarde toujours en face de lui; moi, je replie ma vue en dedans de moi-même, je l'y retiens et l'y amuse. Chacun regarde devant soi, tandis que c'est en moi que je regarde, ne m'occupant que de moi; sans cesse je me considère, je m'observe et m'analyse. Les autres, quand ils pensent sérieusement, vont toujours ailleurs, toujours en avant: «Personne ne tente de descendre en soi-même (Perse)»; moi, je m'y roule.—Cette aptitude à reconnaître en moi ce qui est la vérité quelle qu'elle soit, et cette disposition qui fait que je deviens aisément l'esclave de ce à quoi je crois, c'est surtout à moi que je les dois; car les idées d'ordre général les plus arrêtées que j'aie, sont, si je puis m'exprimer ainsi, nées avec moi; elles me sont naturelles et sont entièrement miennes. Je les ai tout d'abord exposées simplement, dépouillées de tout artifice, sincères et hardies, mais sous une forme un peu hésitante et imparfaite; depuis, je les ai formulées et fortifiées en les étayant de l'autorité d'autres personnes et des meilleurs exemples tirés de ceux des anciens avec lesquels mon jugement est d'accord; ils m'ont confirmé dans l'idée de m'y tenir, et m'en ont rendu plus * entières la jouissance et la possession.—L'estime que chacun cherche à acquérir par un esprit vif et prompt, je prétends y arriver par un esprit bien réglé; au lieu que ce soit par une action exercée d'une façon éclatante et signalée, ou par quelque capacité hors ligne, ce sera par l'ordre, la pondération, et le calme de mes opinions et de mes mœurs: «S'il est quelque chose d'honorable, c'est sans contredit une conduite uniforme et conséquente dans tous les actes de la vie, ce qui ne peut se trouver chez un homme qui, se dépouillant de son caractère, s'attache à imiter les autres (Cicéron).»

Il fait peu de cas de son époque, peut-être parce qu'il la compare sans cesse avec l'antiquité.—Voilà donc comment et dans quelle mesure, sur ce premier point, que nous sommes portés à concevoir une trop haute idée de nous-mêmes, je puis me dire atteint de ce défaut qu'est la présomption. Quant à la seconde façon dont il se manifeste, qui est de ne pas faire suffisamment cas d'autrui, je ne sais si je parviendrai à m'en excuser aussi bien; toutefois et quoi qu'il m'en coûte, je suis décidé à dire ce qui en est. Peut-être que mes fréquentations continues des idées qui prévalaient dans l'antiquité, et ce que j'ai retenu de ces âmes si riches des temps passés, me dégoûtent des autres et de moi-même; peut-être aussi est-il exact que nous vivons en un siècle qui ne produit rien que de bien médiocre; toujours est-il que je ne sais quoi que ce soit parmi nous digne de grande admiration. A la vérité je ne connais pas beaucoup d'hommes assez intimement, pour pouvoir les juger, et pour ce qui est de ceux qu'en raison de ma position je fréquente le plus ordinairement, ce sont pour la plupart des gens qui se préoccupent peu de la culture de l'âme et auxquels on ne 515 propose pour toute satisfaction dernière que l'honneur, et pour tout moyen d'y parvenir que la vaillance.

Il a toujours plaisir à louer le mérite partout où il le rencontre chez ses amis, et même chez ses ennemis.—Ce que je vois de beau chez les autres, je le loue et l'estime très volontiers; je * renchéris même souvent sur ce que j'en pense; je me permets cette exagération, mais rien de plus, car je suis incapable d'inventer de toutes pièces quelque chose qui ne serait pas. Je témoigne avec plaisir de ce qui, chez mes amis, est digne d'éloge; pour un pied de valeur qu'ils peuvent avoir, je leur en accorde aisément un et demi; mais je ne saurais leur attribuer des qualités qu'ils n'ont pas, ni les défendre quand même des imperfections qu'ils ont. Même à mes ennemis, je rends nettement témoignage de ce qui est à leur honneur; mes sentiments vis-à-vis d'eux sont autres, mais mon jugement n'en est pas altéré; je ne fais pas entrer la querelle qui nous sépare, en ligne de compte avec des considérations où elle n'a que faire; je suis si jaloux de conserver toute liberté à mon jugement, que je me résous difficilement à y renoncer, sous l'empire de quelque passion que ce soit; je me fais, en mentant, plus d'injure à moi-même qu'à celui auquel s'applique mon mensonge. Cette louable et généreuse coutume qui régnait en Perse, de toujours parler honorablement et équitablement, autant que le comportait le mérite de leur vertu, de leurs ennemis mortels, de ceux auxquels ils faisaient une guerre à outrance, est digne de remarque.

Les hommes complets sont rares; éloge de son ami Étienne de la Boétie.—Je connais nombre d'hommes qui ont de belles qualités de diverses sortes: celui-ci a de l'esprit, celui-là du cœur, d'autres ont soit de l'habileté, soit de la conscience, soit le don de la parole, sont des savants émérites, etc.; mais des hommes grands en toutes choses, qui aient toutes ces belles facultés réunies, ou l'une d'elles à un degré qui force à les admirer et permet de les comparer aux hommes des temps passés que nous honorons, je n'ai pas eu la bonne fortune d'en rencontrer un seul. De ceux que j'ai connus à fond, le plus grand, j'entends sous le rapport des dons naturels de l'âme, le mieux doué, a été Étienne de la Boétie. C'était une nature vraiment complète, supérieure à tous égards, une âme de vieille marque, qui eût atteint à de grands résultats, si sa fortune l'eût permis; car, à ce naturel déjà si riche, il avait beaucoup ajouté par l'étude et la science.

Les gens de lettres sont vains et faibles d'entendement; peut-être est-on porté envers eux à peu d'indulgence.—Je ne sais comment cela se fait, bien qu'il n'y ait pas de doute sur ce point, qu'on rencontre autant de vanité et de faiblesse de jugement chez ceux de professions comportant une certaine instruction et s'adonnant à l'étude des lettres, ou dans des situations qui font qu'ils fréquentent couramment les livres, que chez n'importe quelle autre sorte de gens. Peut-être est-ce parce qu'on leur demande plus, qu'on en attend davantage, et qu'on ne peut excuser chez eux les 517 mêmes fautes qu'on excuse chez tout le monde; ou encore, parce que la bonne opinion qu'ils ont de leur savoir les rend plus hardis à se produire sans s'observer suffisamment, et fait qu'ils se trahissent et se perdent. De même que chez un artiste se révèle bien plus son incapacité, quand c'est une matière de prix qu'il a entre les mains, s'il vient à la travailler et la traiter maladroitement et contre les règles de l'art, que s'il s'agissait d'une matière sans valeur; de même aussi qu'un défaut dans une statue en or choque plus que si elle était en plâtre; une impression analogue se produit en nous, lorsque ces lettrés mettent en relief des choses bonnes par elles-mêmes et lorsqu'elles sont à leur place, mais dont ils usent sans discrétion, faisant preuve de mémoire aux dépens de leur bon sens, présentant pêle-mêle à notre admiration Cicéron, Galien, Ulpian, Saint Jérôme, et, par ces citations intempestives, ne faisant que davantage ressortir combien ils sont ridicules.

Mauvaise direction imprimée à l'éducation; une bonne éducation modifie le jugement et les mœurs. Les mœurs du peuple, en leur simplicité, sont plus réglées que celles des philosophes de ce temps.—Je me laisse aller à reprendre mes réflexions sur l'ineptie de l'éducation qui nous est donnée; elle vise à faire de nous, non des hommes bons et sages, mais des hommes de savoir; elle y est arrivée. Nous n'avons pas appris à aimer et pratiquer la vertu et la prudence, mais on nous a inculqué de passer à côté et on nous en a enseigné l'étymologie. Vertu est un substantif que nous savons décliner, si nous ne savons aimer ce qu'il représente. Nous ignorons ce que c'est que la prudence, pour n'en pas connaître les effets et ne pas l'avoir expérimentée; mais nous en connaissons la définition et pouvons la réciter par cœur. Lorsqu'il s'agit de nos voisins, nous ne nous contentons pas d'en connaître la race, les parents, les alliés, nous voulons encore lier conversation et entrer en relations avec eux, les avoir pour amis; tandis que pour la vertu, on nous en a bien appris les définitions, les divisions et subdivisions, mais, comme on fait des surnoms et des branches d'une généalogie, sans avoir attention d'établir entre elle et nous des rapports de familiarité et un rapprochement intime. Pour faire notre apprentissage, on nous met des livres en main, non ceux où sont exposées les opinions les plus saines et les plus vraies, mais ceux écrits dans le meilleur grec et le meilleur latin et qui, avec le meilleur choix d'expressions, imprègnent notre esprit des idées les plus vaines qui avaient cours dans l'antiquité.

Une bonne éducation modifie le jugement et les mœurs, ainsi qu'il advint à Polémon, ce jeune Grec débauché qui, étant allé entendre, par occasion, une leçon de Xénocrate, ne fut pas seulement frappé de l'éloquence et du savoir du maître et ne se borna pas à rapporter chez lui la connaissance de quelque belle théorie, mais en retira un fruit plus tangible et plus solide, la réforme et le changement immédiats de la vie qu'il avait antérieurement menée. Qui a jamais ressenti pareil effet de l'enseignement que nous recevons? «Ferez-vous 519 ce que fit autrefois Polémon converti? Quitterez-vous la livrée de la débauche, les bandelettes, les coussins, les vaines parures, comme on raconte de ce jeune débauché qui, assistant un jour, par hasard, à une leçon de l'austère Xénocrate, arracha de son front et jeta à la dérobée les fleurs dont, à la mode des buveurs, il était couronné (Horace)?»

La condition la plus enviable pour l'homme me semble être celle qui, par sa simplicité, nous place au dernier rang et procure à notre existence le plus de régularité. Les mœurs, les aspirations des paysans me paraissent en général plus conformes aux principes de la vraie philosophie que ne sont celles de nos philosophes: «Le vulgaire est plus sage, parce qu'il n'est sage qu'autant qu'il le faut (Lactance).»

Hommes de guerre, politiques, poètes et autres qui seuls, parmi ceux de son siècle, semblent à Montaigne mériter une mention spéciale.—Les hommes que je mets en première ligne, à en juger par les apparences extérieures (car pour les apprécier à ma manière, il faudrait les examiner de plus près), sont: le duc de Guise qui mourut à Orléans et feu le Maréchal Strozzi, sous le rapport de leur capacité militaire et en tant qu'hommes de guerre; les chanceliers de France Olivier et l'Hospital, comme remarquables par leur haute intelligence et leur vertu supérieure à ce qui se rencontre communément.—La poésie latine semble avoir été fort cultivée en notre siècle, nous y avons abondance de bons auteurs: Daurat, de Bèze, Buchanan, l'Hospital, Mont-Doré, Turnebus. La poésie française a été, à mon avis, portée aussi haut qu'elle atteindra jamais; dans les genres où excellent Ronsard et du Bellay, elle ne s'éloigne guère, j'estime, de la perfection à laquelle on est arrivé dans l'antiquité. Adrien Turnebus savait plus, et ce qu'il savait, il le savait mieux qu'aucun homme de ce siècle, encore pourrait-on remonter plus haut.—La vie du dernier duc d'Albe décédé et celle de notre connétable de Montmorency ont été de nobles existences qui, sur plusieurs points, ont des ressemblances comme il s'en rencontre rarement; mais la belle et glorieuse mort de ce dernier, sous les yeux de Paris et de son roi, pour leur service, à la tête d'une armée victorieuse, dans un coup de main qu'il dirigeait lui-même malgré son extrême vieillesse, ayant comme adversaires ses plus proches parents, mérite de prendre place parmi les événements les plus remarquables de mon époque. De même aussi la bonté, la douceur de mœurs, la conscience éclairée de M. de la Noue, qui ne se démentirent jamais en ces temps d'abus si criants, commis par les factions en armes (véritable école de trahison, d'inhumanité et de brigandage), au milieu desquelles il n'a cessé de se montrer grand homme de guerre, des plus expérimentés.

Éloge de Marie de Gournay, sa fille d'alliance.—J'ai pris plaisir à publier, en plusieurs circonstances, les espérances que j'ai conçues de Marie de Gournay le Jars, ma fille d'alliance, que j'aime certes d'une affection beaucoup plus que paternelle et que, dans 521 ma retraite et ma solitude, je me complais à considérer comme l'une des meilleures portions de moi-même; je n'ai plus d'yeux que pour elle au monde. Si on peut s'en rapporter à ce que présage l'adolescence, cette âme sera quelque jour capable de ce qu'il y a de plus beau; entre autres d'atteindre, en cette chose si sainte qu'est l'amitié, à la perfection portée à un degré auquel nous n'avons pas lu que son sexe ait pu encore parvenir. La sincérité et la solidité de son caractère se sont déjà élevées bien haut; son affection pour moi, qui dépasse tout ce que je pouvais ambitionner, est telle, que je n'ai, en somme, rien à souhaiter que de la voir moins cruellement affectée par l'appréhension qu'elle a de ma mort, m'ayant connu alors que déjà j'avais cinquante-cinq ans. L'appréciation que, femme, jeune, vivant isolée dans sa province, elle a, en ce siècle, portée sur mes premiers Essais, la fougue si remarquée avec laquelle elle s'est prise d'amitié pour moi, le désir qu'elle avait depuis longtemps d'entrer en relations avec moi, uniquement en raison de l'estime que je lui avais inspirée et cela bien longtemps avant de m'avoir vu, sont des particularités qui méritent de retenir l'attention.

Par ces temps de guerre civile continue, la vaillance, en France, est devenue une vertu commune.—Les vertus autres que la vaillance ne sont que peu ou point de mise dans les temps actuels; mais celle-ci s'est tellement généralisée par suite de nos guerres civiles, qu'il y a parmi nous des âmes dont la fermeté va jusqu'à la perfection; et leur nombre en est si grand, qu'une sélection est impossible à faire.

C'est là tout ce que, jusqu'à cette heure, je connais ayant un caractère de grandeur extraordinaire, dépassant ce qui se voit d'habitude.

CHAPITRE XVIII.    (ORIGINAL LIV. II, CH. XVIII.)
Du fait de donner ou recevoir des démentis.

Si, dans son livre, Montaigne parle si souvent de lui-même, c'est pour laisser un souvenir de lui à ses amis.—Oui, me dira-t-on, se prendre soi-même pour sujet d'un ouvrage, est excusable, mais seulement chez quelques hommes faisant exception qui, arrivés à la célébrité, ont pu, par leur réputation, inspirer le désir de les connaître. Il est certain, je le reconnais et le sais bien, que pour voir un homme qui ne se distingue pas du commun, un artisan lèvera à peine les yeux de dessus son travail, là même où, pour voir passer un grand personnage dont l'arrivée dans une ville est signalée, on abandonne ateliers et boutiques. Il ne sied à personne de se faire connaître, si ce n'est à ceux qui ont de quoi se faire imiter et dont la vie et les opinions peuvent servir de modèle. 523 César et Xénophon, par la grandeur de leurs actions, avaient matière suffisante pour élever et établir, comme sur des bases convenables et solides, les récits qu'ils nous en ont laissés; pour la même raison, nous sommes fondés à regretter que le journal des hauts faits d'Alexandre le Grand, les commentaires qu'ont écrits de leurs propres actes Auguste, Caton, Sylla, Brutus et autres, ne nous aient pas été conservés; on aime et on étudie de telles figures, même si elles ne sont qu'en cuivre ou en pierre.

Cette critique est très juste, mais me touche bien peu: «Je ne récite pas ceci à tout venant, en tous lieux, ni en présence de n'importe qui; je ne le lis qu'à mes amis et seulement lorsqu'ils m'en prient; il est beaucoup d'auteurs, au contraire, qui déclament leurs ouvrages en plein forum et dans les bains publics (Horace).» Je ne dresse pas ici une statue à ériger dans un carrefour d'une ville, dans une église ou sur une place publique: «Mon dessein n'est pas de grossir mon livre de pompeuses billevesées; en quelque sorte en tête à tête avec mon lecteur, j'y parle sans prétention (Perse)»; il est destiné à être rangé dans un coin de bibliothèque et servir à amuser un voisin, un parent, un ami qui aura plaisir à me retrouver et à passer, grâce à cette peinture, encore un moment avec moi. D'autres ont pris à cœur de parler d'eux, parce qu'ils trouvaient que le sujet était digne et fécond; chez moi, au contraire, je l'estime si stérile et si pauvre, que je ne saurais être soupçonné d'ostentation. Je juge volontiers les actions d'autrui, les miennes s'y prêtent peu en raison de leur nullité; je ne trouve pas tant de bien en moi, que je ne me permette de le dire sans rougir.—Quelle satisfaction j'éprouverais d'entendre quelqu'un me dépeindre ainsi les habitudes, les traits du visage, l'attitude, les propos usuels, les incidents de la vie de mes ancêtres; quelle attention j'y prêterais! Ce serait vraiment le fait d'une mauvaise nature, de ne pas faire cas de portraits authentiques de nos amis et de ceux qui nous ont précédés; de ne pas nous intéresser à la forme de leurs vêtements, à celle de leurs armes. Je conserve l'écriture des miens, leur cachet, * des livres de prières, une épée d'un modèle particulier * qu'ils ont portée, et n'ai pas jeté hors de mon cabinet de longues gaules, lui servant de cravaches, que mon père avait ordinairement à la main: «L'habit d'un père, son anneau, sont d'autant plus chers à ses enfants, que ceux-ci lui étaient plus affectionnés (S. Augustin).» Si cependant mes descendants viennent à avoir d'autres idées, je serai très à même d'avoir ma revanche, car ils ne sauraient faire moins de compte de moi, qu'à ce moment je ferai d'eux. Je n'ai en ceci commerce avec le public que parce que je lui emprunte son mode d'écriture, plus rapide et plus commode que l'écriture courante; en récompense, peut-être qu'en le fournissant de papier pour envelopper son beurre, j'empêcherai que sur le marché quelque morceau ne vienne à fondre: «De la sorte les thons et les olives ne manqueront pas d'enveloppes (Martial)»; «Je fournirai souvent aux maquereaux des habits où ils seront à l'aise (Catulle)».

525

Personne ne le lirait il, qu'il n'en aurait pas moins employé son temps d'une façon très agréable à s'étudier et à se peindre.—Alors même que personne ne me lirait, aurai-je perdu mon temps, pour avoir employé tant d'heures oisives à de si utiles et agréables pensées? Prenant un moulage de mon propre visage, j'ai dû bien souvent, pour me produire, me parer et composer mon maintien, si bien que le modèle a pris de la fixité et s'est en quelque sorte formé de lui-même. Me peignant pour autrui, j'ai peint le dedans de moi-même de couleurs plus nettes que celles qu'il présentait primitivement. Je n'ai pas plus fait mon livre, que mon livre ne m'a fait; il ne fait qu'un avec son auteur; c'est une étude de moi-même, il est partie intégrante de ma vie, je ne suis pas autre qu'il me représente et il n'est pas différent de ce que je suis; il ne vise pas comme tous les autres ouvrages un but autre que la personnalité de celui qui l'écrit et auquel il demeure étranger. Ai-je perdu mon temps en me scrutant avec tant de soin et de continuité? Ceux qui, par simple caprice et dans le cours d'une conversation, font un retour de quelques moments à peine sur eux-mêmes, ne s'examinent ni si avant, ni si exactement que celui qui en fait son étude, son œuvre, son métier, qui a pris vis-à-vis de lui-même l'engagement de consigner avec sincérité et sans ambages au mieux de ce qu'il peut, tout ce qu'il sent en lui; les plaisirs les plus délicieux, ne les savourons-nous pas en nous-même, évitant d'en laisser trace et de les révéler aux yeux non seulement de la foule, mais de tout autre? Combien de fois ce travail n'a-t-il pas été une diversion à des pensées ennuyeuses, au nombre desquelles sont à ranger toutes les pensées frivoles.—La nature nous a largement gratifié de la faculté de nous isoler pour réfléchir; et elle nous y invite souvent, pour nous apprendre que nous nous devons en partie à la société, mais plus encore à nous-mêmes. Afin de contraindre notre imagination à apporter de l'ordre jusque dans ses rêveries, de les faire porter sur des objets déterminés et de l'empêcher de se perdre en se laissant aller à extravaguer au gré des vents, il n'est rien de tel que de donner corps, en en prenant note, à ces idées passagères qui se présentent à l'esprit; c'est ce qui fait que j'écoute celles qui me passent par la tête, m'étant imposé de les consigner par écrit. Combien de fois, attristé de quelque action que la civilité ou la raison m'empêchaient de critiquer ouvertement, m'en suis-je déchargé dans ces Essais, avec l'arrière-pensée que cela contribuerait à l'instruction de tous? D'ailleurs ces verges poétiques: «Pan sur l'œil, pan sur le groin, pan sur le dos du sagouin (Marot)», produisent encore plus d'effet sur le papier, qu'appliquées sur la chair vive.—Et puis, je prête un peu plus attention aux livres, depuis que j'y recherche ce que j'en puis grappiller pour agrémenter et donner du relief au mien. Je n'ai aucunement étudié en vue d'en faire un, mais j'ai quelque peu travaillé tandis que je le faisais, si c'est travailler même un peu que d'effleurer tantôt un auteur, tantôt un autre en le prenant soit par le commencement, soit par la fin, non pour me former une opinion, 527 mais afin de m'en servir pour en tirer aide et renfort pour celle déjà faite depuis longtemps en moi.

Son siècle est si corrompu, que l'on ne se fait plus scrupule de parler contre la vérité.—Mais qui croirons-nous, en ces temps pervers, quand il parle de lui-même, alors qu'il n'est personne, ou à peu près, en qui nous puissions croire quand on nous parle d'autrui, cas où il y a moins intérêt à mentir? La première manifestation de la corruption des mœurs, c'est le bannissement de la vérité; être vrai, est, ainsi que le disait Pindare, le commencement d'une grande vertu; c'est la première condition que Platon impose au Gouverneur de sa république. Chez nous aujourd'hui, la vérité n'est pas ce qui est, mais ce qui arrive à persuader autrui; de même que nous appelons monnaie, non seulement celle de bon aloi, mais encore celle qui est fausse, pourvu qu'elle passe. C'est là un vice que l'on reproche depuis longtemps à notre nation; Salvianus Massiliensis, qui vivait du temps de l'empereur Valentinien, disait que «pour les Français, mentir et se parjurer ne sont pas des vices, mais simplement une façon de parler». Celui qui voudrait enchérir sur ce témoignage pourrait dire qu'à présent, pour eux, c'est une vertu; on s'y forme, on s'y façonne, comme on ferait pour un exercice honorable, parce que la dissimulation est devenue une des qualités les mieux portées en ce siècle.

Et cependant rien n'offense plus que de s'entendre vous en faire reproche; il est vrai que mentir est une lâcheté.—J'ai souvent réfléchi d'où pouvait provenir cette coutume que nous observons si religieusement, de nous sentir plus gravement offensés quand on nous reproche ce vice qui nous est si ordinaire, que si le reproche s'adressait à tout autre de nos défauts, et que l'injure la plus grave que l'on puisse nous adresser verbalement soit de nous reprocher de pratiquer le mensonge. J'en suis arrivé à penser, à cet égard, que ce doit être parce qu'il est naturel de nous défendre davantage des défauts auxquels nous sommes le plus enclins; il semble qu'en nous montrant plus sensibles à l'accusation et en nous en émouvant, nous atténuons en quelque sorte notre culpabilité; si nous commettons la faute, du moins la condamnons-nous en apparence. Ne serait-ce pas aussi parce que ce reproche semble dénoncer en nous de la couardise et de la lâcheté de cœur? Où sont-elles en effet plus caractérisées que chez celui qui se dédit de sa parole, qui se dédit de ce qu'il sait être? Mentir est un vilain défaut dont quelqu'un dans l'antiquité faisait bien ressortir la honte, en disant que «c'était un acte de mépris envers Dieu, en même temps qu'un témoignage de la crainte qu'on a des hommes». Il n'est pas possible d'en rendre plus heureusement l'horreur, combien il est vil et marque de dérèglement; car que peut-on imaginer de plus laid que d'être couard vis-à-vis des hommes et de faire le brave vis-à-vis de Dieu? Nos rapports entre nous n'ont lieu que par la parole; fausser cette parole, c'est donc trahir la société, puisqu'elle est le seul moyen par lequel nous pouvons communiquer 529 nos pensées et nos volontés, qu'elle est l'interprète de notre âme. Si cet intermédiaire nous fait défaut, l'association s'effondre, nous ne nous reconnaissons plus les uns les autres; s'il nous trompe, il rompt toutes nos relations, tous les liens qui retiennent notre groupement sont détruits.—Certains peuples des Nouvelles Indes, dont il n'y a pas intérêt à donner les noms qui n'existent plus (car dans cette conquête, accomplie de façon si extraordinaire, si inouïe, la dévastation a été telle que même les noms, servant jadis à désigner certaines localités, ont complètement disparu), offraient à leurs dieux du sang humain, exclusivement tiré de la langue et des oreilles, en expiation du péché de mensonge, perpétré aussi bien en écoutant qu'en parlant.—Ce personnage grec si vertueux, déjà cité, disait qu'on amuse les enfants avec des osselets et les hommes avec des paroles.

Les Grecs et les Romains, moins délicats que nous sur ce point, ne s'offensaient pas de recevoir des démentis.—Je remets à une autre fois à parler des circonstances diverses où nous usons de démentis, et des lois qu'à cet égard l'honneur nous impose et des alternatives par lesquelles elles ont passé; d'ici là je saurai, si cela m'est possible, à quelle époque s'est introduite l'habitude que nous avons de peser et de mesurer, aussi exactement que nous le faisons aujourd'hui, les paroles qui nous sont dites et d'y attacher notre honneur. Il est aisé de constater en effet que cela n'existait anciennement ni chez les Grecs, ni chez les Romains, et il m'a souvent semblé nouveau et étrange de voir, chez ces peuples, les gens se donner des démentis et s'injurier sans que cela les amenât à se battre: ce à quoi le devoir les obligeait en pareille circonstance, devait être autre que maintenant. On lance à César en pleine figure, tantôt l'épithète de voleur, tantôt celle d'ivrogne; nous voyons les uns et les autres s'injurier sans la moindre retenue, les plus grands chefs de deux armées en présence s'invectiver et ne répondre aux injures que par des injures, sans que cela tire autrement à conséquence.

CHAPITRE XIX.    (ORIGINAL LIV. II, CH. XIX.)
De la liberté de conscience.

Le zèle religieux est souvent excessif et conséquemment dangereux.—Il est fréquent de voir les bonnes intentions, lorsqu'elles sont menées sans modération, aboutir aux pires résultats. Dans ce conflit qui fait que la France est, à l'heure présente, en proie à la guerre civile, le parti le meilleur, le plus sain, est, sans nul doute, celui qui a en vue le maintien de la religion et du gouvernement 531 tels qu'ils existaient avant ces troubles. Et cependant, entre les gens de bien qui le suivent (je ne parle pas de ceux qui n'y voient que l'occasion, soit d'exercer leurs vengeances personnelles, soit de satisfaire leur avarice, ou encore de se concilier la faveur des princes; mais uniquement de ceux qui ne sont mus que par leur zèle pour la religion et le désir si respectable de voir maintenir dans leur patrie la paix et l'état de choses existant), parmi ceux-ci, dis-je, il s'en voit que la passion entraîne au delà des bornes de la raison, et leur fait prendre parfois des résolutions injustes, violentes et même téméraires.

Au zèle outré des premiers chrétiens est due la perte d'un grand nombre d'ouvrages de l'antiquité.—Il est certain que dans les premiers temps, lorsque notre religion commença à être admise par les lois, le zèle de ses prosélytes en amena quelques-uns à se porter contre les livres païens, de quelque nature qu'ils fussent, à des excès qui amenèrent des pertes irréparables que déplorent les gens de lettres, et qui causèrent à la littérature plus de préjudice que tous les incendies allumés par les Barbares. Cornélius Tacite en est un exemple probant; car bien que l'empereur Tacite, son parent, eût, par des ordonnances spéciales, répandu son ouvrage dans toutes les bibliothèques du monde, pas un seul exemplaire n'a pu cependant échapper entier aux recherches acharnées qu'en firent ceux qui, pour cinq ou six passages contraires à nos croyances, en ont poursuivi la destruction.

Leur intérêt les a aussi portés à louer de très mauvais empereurs favorables au christianisme et à en calomnier de bons qui leur étaient contraires. Du nombre de ces derniers est Julien surnommé l'Apostat; sa continence et sa justice.—A cette même époque, on fut aussi très porté à exalter outre mesure les empereurs favorables au christianisme, et à condamner, de parti pris, tous les actes de ceux qui lui étaient contraires, ainsi que cela se peut aisément constater à l'égard de l'empereur Julien, surnommé l'Apostat.—Ce prince fut véritablement un très grand homme comme on en voit peu, ainsi qu'il arrive de ceux dont l'âme est profondément imbue des principes de la philosophie, d'après lesquels il s'était fait une loi de régler toutes ses actions; et la vérité, c'est qu'il n'y a pas de vertu dont il n'ait donné de remarquables exemples. Sous le rapport de la chasteté, qu'il n'a cessé d'observer ainsi qu'en témoigne d'une manière irréfutable tout le cours de sa vie, on lit de lui un trait semblable à ceux attribués à Alexandre et à Scipion: plusieurs belles captives lui ayant été amenées, il ne voulut pas seulement en voir une, et il était alors à la fleur de l'âge, puisque lorsqu'il fut tué par les Parthes, il n'avait que trente et un ans. Pour ce qui est de sa justice, il prenait lui-même la peine d'entendre les parties; et bien que, par curiosité, il s'informât auprès de ceux qui se présentaient à lui, de quelle religion ils étaient, jamais cependant l'inimitié qu'il portait à la nôtre ne fit pencher la balance à leur préjudice. Lui-même fit 533 plusieurs bonnes lois, et il réduisit dans de notables proportions les subsides et les impositions que levaient ses prédécesseurs.

Nous avons deux historiens dignes de foi qui furent témoins oculaires de ses actes. L'un d'eux, Ammien Marcellin, critique sévèrement en divers passages de son ouvrage l'édit de ce prince, par lequel il défendait à tous les rhétoriciens et grammairiens chrétiens de tenir école et d'enseigner; cet historien ajoute qu'il serait à souhaiter que cette action pût être ensevelie dans le silence. Il est probable que si Julien avait commis quelque acte de plus grande gravité contre nous, Ammien Marcellin, qui était très affectionné à notre parti, n'eût pas oublié de le relater. A la vérité, il fut dur, mais non cruel; les nôtres racontent eux-mêmes de lui le fait suivant. Se promenant un jour dans la banlieue de Chalcédoine, Maris, évêque de cette ville, osa l'appeler «méchant, traître au Christ»; Julien se borna à lui répondre: «Va-t'en, malheureux, pleure la perte de tes yeux.» A quoi, l'évêque répliqua: «Je rends grâce à Jésus-Christ de m'avoir ôté la vue, ce qui me permet de ne pas voir ton visage impudent.» L'empereur, en cette circonstance, ajoutent ceux qui rapportent le fait, fit preuve d'une patience toute philosophique. Toujours est-il que cela ne cadre guère avec les cruautés qu'on l'accuse d'avoir commises contre nous.—Eutrope, mon second témoin, dit qu'il était ennemi du christianisme, mais qu'il ne répandit pas de sang.

Sa sobriété, son application au travail, son habileté dans l'art militaire.—Pour en revenir à sa justice, il n'est rien qu'on puisse lui reprocher en dehors des rigueurs dont il usa, au commencement de son règne, contre ceux qui avaient suivi le parti de Constance, son prédécesseur.—Quant à sa sobriété, sa nourriture était constamment celle du soldat; il vivait en pleine paix, comme quelqu'un se préparant et voulant s'habituer aux austérités de la guerre.—Sa vigilance était telle, qu'il faisait de la nuit trois ou quatre parts: il donnait la moins longue au sommeil et employait le reste à se rendre compte par lui-même de l'état de son armée, à visiter ses postes ou à étudier; car parmi les autres qualités qui le distinguaient entre tous, il excellait dans tous les genres de littérature.—On dit d'Alexandre le Grand que, lorsqu'il était couché, de peur que le sommeil ne l'emportât sur ses méditations ou ses études, il faisait placer près de son lit un bassin, et dans l'une de ses mains qu'il laissait en dehors, tenait une petite boule de cuivre, de telle sorte que si le sommeil venait à le gagner, ses doigts se desserrant, le bruit que faisait la boule en tombant dans le bassin le réveillait. Julien était tellement à ce qu'il voulait et avait la tête si dégagée en raison de l'abstinence qu'il observait à si haut degré, qu'il n'avait pas besoin de recourir à ce moyen.—Pour ce qui est de ses qualités militaires, il fut admirable dans tout ce qui est du ressort d'un grand capitaine; aussi fut-il, pendant presque toute sa vie, occupé à guerroyer, particulièrement avec nous, en Gaule, contre les Allemands et les Francs de la Franconie. 535 Nous n'avons guère d'hommes, dont la mémoire ait été conservée, qui aient couru plus de dangers, et payé plus souvent de leur personne.

Sa mort a quelque similitude avec celle d'Épaminondas.—Sa mort a quelque similitude avec celle d'Épaminondas: comme lui, il fut frappé d'un javelot qu'il essaya d'arracher de sa blessure; il l'eût fait, si les arêtes n'en avaient été tranchantes, ce qui fit qu'il se coupa et ne put se servir de sa main. En cet état, il ne cessa de demander qu'on le ramenât au combat, pour pouvoir encourager ses soldats qui, du reste, bien que hors de sa présence, disputèrent avec opiniâtreté la victoire, si bien que la nuit vint qui sépara les deux armées. Il devait à la philosophie le singulier mépris qu'il avait pour la vie et tout ce qui touche à l'humanité; il croyait fermement à l'immortalité de l'âme.

On l'a surnommé l'Apostat: c'est un surnom qu'il ne mérite pas, n'ayant vraisemblablement jamais été chrétien par le cœur. Il était excessivement superstitieux.—En matière de religion, il était absolument dévoyé; on l'a surnommé l'Apostat, pour avoir abandonné le christianisme. Je crois plus vraisemblable qu'il n'y avait jamais été attaché, mais que, pour obéir aux lois, il a dissimulé jusqu'à ce qu'il ait eu l'empire en main.—Il était d'une telle superstition que ceux mêmes de son époque, qui partageaient ses croyances, s'en moquaient, et, disait-on, s'il avait été victorieux des Parthes, il eût multiplié les sacrifices au point que c'en était fait de la race des bœufs en ce monde. Il avait aussi une confiance outrée dans la science des devins et croyait aux pronostics de tous genres. Entre autres choses, à son lit de mort, il dit savoir gré aux dieux, et les en remercier, de ce qu'ils ne l'avaient pas frappé par surprise, l'ayant depuis longtemps déjà averti du lieu et de l'heure de sa fin; et de ce qu'ils ne lui avaient pas infligé une mort molle ou lâche, telle que celle qui semble devoir être réservée aux gens oisifs et délicats, non plus qu'une mort languissante, longue et douloureuse; et de ce qu'ils l'avaient jugé digne de mourir si honorablement, au cours de ses victoires et dans tout l'éclat de sa gloire. A deux reprises différentes, il avait eu une vision semblable à celle de Marcus Brutus: une première fois en Gaule, qui l'avait averti d'un danger qui le menaçait; une seconde fois en Perse, un peu avant sa mort.—Quant à ces paroles qu'on lui prête, quand il se sentit frappé: «Tu as vaincu, Nazaréen!» ou selon d'autres: «Sois satisfait, Nazaréen!» les relations de mes deux historiens ne les eussent vraisemblablement pas omises, non plus que certains autres miracles qui se seraient produits et qu'on y rattache, s'ils y eussent ajouté foi, eux qui présents à l'armée, ont noté jusqu'aux moindres accidents et propos de cette fin.

Il voulait rétablir le paganisme et détruire les chrétiens en entretenant leurs divisions par une tolérance générale.—Pour achever ce que je veux en dire: Suivant Ammien Marcellin, l'empereur Julien méditait depuis longtemps, en son cœur, de restaurer 537 le paganisme; mais son armée était entièrement composée de chrétiens, et il n'osa dévoiler ses projets que lorsque enfin il se vit assez fort pour oser rendre publique sa volonté; il fit alors rouvrir les temples des dieux et essaya par tous les moyens de remettre sur pied l'idolâtrie. Pour y parvenir, trouvant à Constantinople le peuple désuni, du fait même des divisions des prélats de l'Église chrétienne, il manda ceux-ci près de lui, à son palais, et les invita instamment à assoupir ces dissensions intestines, de telle sorte que chacun pût, sans obstacle et sans crainte, pratiquer sa religion comme il l'entendrait. Il s'y employa avec grand soin, dans l'espérance que cette liberté augmenterait le nombre des factions et des cabales religieuses et par là empêcherait le peuple de s'unir et de tourner contre lui la force que lui auraient donnée la concorde et une entente unanime. Il avait éprouvé, par les cruautés commises par quelques chrétiens «qu'il n'y a pas de bête féroce au monde qui soit tant à redouter pour l'homme que l'homme lui-même»; ce sont là à peu près ses propres expressions.

Nos rois, probablement par impuissance, suivent ce même système à l'égard des catholiques et des protestants.—Cette tactique de l'empereur Julien est à remarquer en ce que, pour attiser les troubles occasionnés par la discorde qui régnait dans les esprits, il mit en œuvre ce même moyen de liberté de conscience dont usent nos rois pour les apaiser. Ce qui conduit à dire que, si, d'une part, donner toute liberté d'opinions aux partis, c'est développer et semer la division, prêter la main pour ainsi dire à l'accroître en faisant tomber toute barrière, toute restriction du fait des lois qui la contiennent et l'arrêtent dans sa course; d'un autre côté, lâcher la bride et permettre à tous les partis de manifester leurs opinions, c'est aussi les affaiblir par la facilité et la latitude qu'on leur donne, c'est émousser l'aiguillon qui les pousse et qu'affinent la rareté, la nouveauté et la difficulté. Pour l'honneur de nos rois, je préfère croire que n'ayant pu ce qu'ils auraient voulu, ils ont fait semblant de vouloir ce qu'ils pouvaient.

CHAPITRE XX.    (ORIGINAL LIV. II, CH. XX.)
Nous ne goûtons rien qui ne soit sans mélange.

Les hommes ne sauraient goûter de bonheur sans mélange, toujours quelque amertume se joint à la volupté.—La faiblesse de notre condition fait que les choses ne peuvent, dans leur simplicité et pureté naturelle, être employées telles; tout ce dont nous avons la jouissance, est altéré: tels les métaux, et jusqu'à l'or qu'il faut mélanger avec d'autres de moindre valeur 539 pour qu'il puisse servir aux usages que nous en faisons. La vertu dégagée de tout artifice, qu'Ariston et Pyrrhon et avec eux les Stoïciens indiquent comme le «but de la vie», ne peut davantage exister sans mélange, pas plus que la volupté telle que la conçoivent l'école Cyrénaïque et celle d'Aristippe. Des plaisirs et des biens dont nous jouissons, il n'en est pas un auquel ne se mêle quelque mal ou quelque inconvénient; aucun n'en est exempt: «De la source des plaisirs, s'élève comme une amertume qui tourmente, même sur un lit de fleurs (Lucrèce).»—L'extrême volupté qu'il nous est donné d'éprouver a quelque air de gémissement et de plainte! Ne diriez-vous pas qu'elle se meurt d'angoisse? Même quand nous nous la représentons dans ses sensations les plus délectables, nous l'accompagnons d'épithètes rappelant des impressions maladives et douloureuses: la langueur, la mollesse, la faiblesse, la défaillance, la morbidesse, qui témoignent bien de leur parenté et de leur semblable composition. Une joie profonde revêt plutôt un caractère de sévérité que de gaîté; l'extrême et plein contentement est calme plutôt qu'enjoué: «La félicité qui ne se modère pas, se détruit elle-même (Sénèque)»; la satisfaction nous épuise. C'est ce qu'exprime un ancien verset grec, dont le sens est: «Les dieux nous vendent tous les biens qu'ils nous donnent (Epicharme)»; c'est-à-dire qu'ils ne nous en donnent aucun de pur et de parfait et que nous n'achetons par quelque mal.

Le travail et le plaisir, qui sont de nature très dissemblable, sont liés pourtant par je ne sais quelle corrélation naturelle. Socrate dit qu'un dieu ayant essayé de faire un tout, où douleurs et voluptés se confondent, n'arrivant pas à ses fins, s'avisa de les accoupler au moins par leurs extrémités. Métrodorus disait que dans la tristesse il y a quelque alliage de plaisir; je ne sais si, dans sa pensée, cela avait une signification autre, mais je m'imagine bien que celui qui vit dans la mélancolie y apporte du parti pris, s'y prête et s'y complaît, sans compter que l'ambition peut encore s'y mêler. Dans nos accès mêmes de rêverie et de solitude, il y a comme une nuance légère de friandise, de délicatesse, qui nous rit et nous flatte; quelques tempéraments s'en repaissent: «Il y a de la volupté à pleurer (Ovide).»—Un certain Attale, dans Sénèque, dit que le souvenir des amis que nous avons perdus, nous cause une sorte de sensation agréable, tout comme l'amertume d'un vin trop vieux: «Jeune esclave, toi qui verses le vin vieux de Falerne, verse-m'en de plus amer (Catulle)»; ou comme le goût de pommes légèrement acides.—Dans la nature, le même contraste apparaît; les peintres admettent que les mouvements et les plis du visage, mis en jeu quand on pleure, sont les mêmes que lorsqu'on rit; et, en effet, regardez un tableau avant que le peintre ait achevé d'indiquer s'il veut que son sujet pleure ou rie, vous êtes en doute lequel des deux il va représenter; le rire confine aux larmes: «Il n'y a pas de mal qui n'ait sa compensation (Sénèque).»

Quand je me représente l'homme en pleine jouissance de tout ce 541 qu'il peut désirer d'agréable (admettons qu'il ressente d'une manière continue un plaisir semblable à celui que lui procure l'acte de génération, au moment où ce plaisir est à son apogée), je le vois céder sous le contentement qu'il éprouve et qui l'oppresse; il m'apparaît incapable de supporter sans discontinuité cette volupté sans mélange qui s'est emparée de tout son être. Et, en vérité, quand il la ressent, il la fuit; il a, de par la nature, hâte d'y échapper, comme d'un mauvais pas où il ne se sent pas solide et craint de s'effondrer.

Au moral il en est de même: point de bonté sans quelque teinte de vice, point de justice sans quelque mélange d'injustice.—Si je fais sincèrement mon examen de conscience, je trouve que tout élan de bonté chez moi, même le meilleur, est entaché de sentiments qui le diminuent; et je crois bien que Platon, malgré la rigidité de sa vertu (et je fais loyalement et sincèrement autant de cas que qui que ce soit de vertus portées à un aussi haut degré), s'il s'est examiné de près, comme sans doute il le faisait, ne se soit aperçu que la nature humaine n'était pas sans réagir légèrement en lui en sens contraire; réaction assurément bien atténuée et qu'il était seul à pouvoir constater. En tout et partout, l'homme n'est qu'un assemblage de pièces dépareillées. Les lois mêmes de la justice ne sauraient subsister sans qu'il s'y mêle de l'injustice; et, suivant l'expression de Platon, ceux-là entreprennent de couper la tête de l'hydre, qui prétendent faire disparaître des lois tous les inconvénients et toutes les imperfections: «Les punitions exemplaires ont toujours quelque chose d'inique, qui atteint les particuliers, mais dont bénéficie la société,» dit Tacite.

Dans la société même, les esprits les plus parfaits ne sont pas les plus propres aux affaires.—Il est également vrai que, pour son application dans la vie privée et aussi aux services de la vie publique, il peut y avoir excès dans la pureté et la perspicacité de notre esprit; trop de lucidité et de pénétration de sa part conduisent à trop de subtilité et de curiosité; il faut diminuer son activité et l'émousser, pour le plier à suivre les exemples qui lui sont donnés et devenir pratique; l'alourdir et l'obscurcir, pour le mettre au niveau des conditions de notre vie terrestre qui va à tâtons à travers les ténèbres. C'est pour cela que les esprits ordinaires, moins affinés, sont plus propres à la conduite des affaires et s'en tirent plus heureusement; les esprits plus élevés, plus exquis, tels que ceux portés aux idées philosophiques, sont impropres à les gérer. Cette vivacité d'esprit par trop acérée, cette volubilité qui s'applique à tout et s'inquiète de tout, jette le trouble dans les négociations dont nous avons à nous occuper. Les affaires humaines demandent à être menées plus grossièrement et plus superficiellement, et bonne et large part doit en être laissée à la fortune. Il n'est pas besoin d'examiner les questions si à fond, ni si finement; on se perd à vouloir tenir compte de tant d'aspects différents et de tant de formes diverses qu'elles affectent: «Voyant par eux-mêmes des choses si opposées, ils en étaient stupéfiés (Tite Live).»

543

C'est ce qui, d'après des auteurs anciens, advint à Simonide: sur une question que lui avait posée le roi Hiéron et pour laquelle il avait eu pour répondre plusieurs jours de réflexion, il lui vint à l'esprit tant de considérations diverses, toutes si aiguës et si subtiles que, doutant laquelle était la plus vraisemblable, il vint à désespérer complètement de distinguer la vérité.

Qui recherche et considère toutes les circonstances et conséquences d'une affaire, empêche qu'elle n'aboutisse; un esprit de moyenne capacité permet également d'atteindre le but et suffit à l'accomplissement des grandes comme des petites choses. Regardez les gens qui gèrent le mieux leurs biens: ce sont ceux le moins à même de nous dire comment ils s'y prennent; tandis que les autres qui parlent de la question avec le plus de suffisance, ne font souvent rien qui vaille. Je connais un grand parleur, qui expose parfaitement tout ce qui a trait à l'économie domestique et entre les mains duquel a coulé bien piteusement un patrimoine de cent mille livres de rente. J'en sais un autre qui pérore, donne des consultations mieux que n'importe quel expert en la matière; à personne au monde on ne prête plus d'esprit et de capacité, mais, sous le rapport des résultats, ses serviteurs trouvent que c'est tout différent, et cela sans faire entrer la malchance en ligne de compte.

CHAPITRE XXI.    (ORIGINAL LIV. II, CH. XXI.)
Contre la fainéantise.

C'est un devoir pour un prince de mourir debout, c'est-à-dire sans cesse occupé des affaires de l'État.—L'empereur Vespasien, au cours de la maladie dont il mourut, ne laissait pas de vouloir s'occuper des affaires de l'empire; et, dans son lit même, il ne cessait de traiter les questions importantes. Son médecin lui en faisant reproche comme d'une chose nuisible à son état de santé: «Il faut, lui répondit-il, qu'un empereur meure debout.» Voilà, à mon avis, un beau mot, digne d'un grand prince.—L'empereur Adrien, en semblable circonstance, a, depuis, tenu ce même propos que l'on devrait souvent rappeler à la mémoire des rois, pour leur faire comprendre que cette grande charge qu'ils ont, de commander à tant d'hommes, n'est pas une situation où on puisse demeurer oisif; et qu'il n'est rien qui, avec juste raison, soit de nature à dégoûter un sujet de se donner de la peine et de courir les hasards de la fortune pour le service de son prince, comme de le voir, pendant ce même temps, s'accoutumer à la paresse, s'adonnant à des occupations molles et frivoles, et avoir soin de sa conservation tout en se montrant si peu soucieux de la nôtre.

545

Il est naturel qu'un prince commande ses armées; les succès qu'il remporte sont plus complets et sa gloire mieux justifiée.—A quelqu'un qui voudrait établir qu'il est préférable qu'un prince fasse commander ses armées à la guerre au lieu de les commander lui-même, l'histoire fournit assez d'exemples de lieutenants qui ont mené à bien de grandes entreprises, et de princes dont la présence à l'armée eût été plus nuisible qu'utile; mais, de ceux-ci, aucun ayant vertu et courage ne pourrait souffrir qu'on lui conseillât une si honteuse abstention. Sous couleur de conserver sa tête, comme la statue d'un saint, pour le bien de ses états, on le dégrade * précisément de ce qui est son devoir qui consiste, surtout et * à très juste titre, dans la conduite des actions de guerre, et on lui délivre un brevet d'incapacité. J'en sais un qui préférerait être battu, plutôt que de dormir pendant que l'on se bat pour lui; il n'a même jamais vu sans en être jaloux ses propres gens accomplir quelque chose de grand en son absence.—Sélim Ier avait grandement raison, ce me semble, quand il disait que «les victoires qui se gagnent sans que le maître soit là, ne sont pas complètes». Il eût dit encore plus volontiers que ce maître doit rougir de honte de n'y participer que de nom et de n'y coopérer que par ses instructions et par la pensée; et encore même pas, car en pareille occurrence les avis et commandements dont on peut s'honorer, sont uniquement ceux qui se donnent sur le moment, dans le cours même de l'action. Il n'y a pas de pilote qui exerce son métier en demeurant en terre ferme.—Les princes de race ottomane, celle qui au monde doit le plus à la fortune des combats, étaient chauds partisans de ce principe; Bajazet II et son fils s'en départirent, s'amusant à l'étude des sciences et autres occupations sédentaires, aussi leur empire en a-t-il ressenti grandement le contre-coup; leur successeur actuel Amurat III, qui suit leur exemple, commence aussi à en subir pas mal les conséquences.—N'est-ce pas Edouard III, roi d'Angleterre, qui dit de notre Charles V: «Il n'y a jamais eu roi qui se soit mis moins en campagne, et il n'y en a jamais eu qui m'ait donné tant à faire»? Et il était fondé à trouver étrange qu'il en fût ainsi, car c'était un effet de la fortune, plus que de la raison.—Qu'ils cherchent d'autres que moi pour adhérer à leur opinion, ceux qui veulent mettre au nombre des conquérants belliqueux et magnanimes, ces rois de Castille et de Portugal qui, à douze cents lieues de leur capitale où ils demeurent oisifs, sont, par les troupes d'escorte de leurs facteurs, devenus maîtres des Indes orientales et occidentales, alors qu'il n'est pas certain qu'ils auraient seulement le courage de s'y rendre en personne.

A l'activité, les princes doivent joindre la sobriété.—L'empereur Julien disait plus encore: «Un philosophe et un homme au cœur généreux ne devraient pas, selon lui, seulement respirer»; c'est-à-dire ne devraient donner aux nécessités physiques que ce à quoi on ne peut se refuser, l'âme et le corps devant 547 toujours demeurer exclusivement occupés de choses grandes, belles et vertueuses. Il avait honte d'être vu crachant ou transpirant en public (sentiment qu'éprouvait également, dit-on, la jeunesse de Lacédémone, et aussi, d'après Xénophon, celle de Perse), estimant que l'exercice, un travail continu et la sobriété devaient arriver à dessécher et détruire ces sécrétions.—L'explication que donne Sénèque de la cause qui faisait que la jeunesse chez les anciens Romains se tenait toujours debout, ne fera pas mal à être rapportée ici: «Ils n'enseignaient rien à leurs enfants, dit-il, que ceux-ci dussent apprendre en demeurant assis.»

Le désir de mourir bravement et utilement est très louable, mais ce n'est pas toujours en notre pouvoir.—C'est un généreux désir que de souhaiter une mort digne d'un homme de cœur et qui ait son utilité; mais cela ne dépend pas tant de notre résolution, si ferme soit-elle, que de notre bonne fortune. Des milliers de gens se sont proposé de vaincre ou de périr en combattant, qui n'ont réalisé ni l'un ni l'autre; les blessures, la captivité ont entravé leur dessein et leur ont imposé de vivre; il y a des maladies qui paralysent même notre volonté et nous enlèvent jusqu'à notre connaissance. La Fortune ne devait pas se montrer favorable à la vanité qui dictait à ces légions romaines le serment par lequel elles s'obligeaient à vaincre ou à mourir: «Je reviendrai vainqueur du combat, ô Marcus Fabius; si je manque à mon engagement, que sévisse contre moi la colère de Jupiter, de Mars et des autres dieux (Tite Live).»—Les Portugais racontent que, lors de la conquête des Indes, ils eurent affaire, en certains endroits, à des soldats qui, consacrant leur résolution par les plus horribles imprécations, s'étaient condamnés à n'entrer en aucune composition et à se faire tuer ou être victorieux; comme marque de leur vœu, ils portaient la tête et la barbe rasées.—Nous avons beau nous aventurer et nous obstiner, il semble que les coups fuyent ceux qui s'y exposent bien franchement, qu'ils se refusent d'ordinaire à qui les recherchent, d'où avortement de leur dessein. Il en est qui, ne pouvant arriver à recevoir la mort de la main de l'adversaire, après avoir tout fait pour cela, ont été contraints à se la donner eux-mêmes dans la chaleur du combat, pour satisfaire à leur résolution d'en revenir avec l'honneur ou d'y laisser la vie. Il en existe de nombreux exemples, en voici un: Philistus, chef de l'armée de mer de Denys le jeune, en guerre avec les Syracusains, leur présenta la bataille qui, les forces étant égales, fut vivement disputée. Il débuta heureusement, grâce à sa valeur; mais les Syracusains ayant entouré sa galère et l'ayant cernée, et lui, n'ayant pu se dégager malgré de beaux faits d'armes où il paya vaillamment de sa personne, désespérant d'échapper, de sa propre main il s'ôta la vie dont il avait si libéralement et en vain fait abandon à l'ennemi.

Bel exemple de vertus guerrières donné par Mouley-Moluch, roi de Fez, dans un combat où il expire vainqueur 549 des Portugais.—Mouley-Moluch, roi de Fez, qui vient de remporter sur le roi de Portugal, Sébastien, cette journée fameuse par la mort de trois rois et qui a eu pour conséquence de faire passer la couronne de ce royaume sur la tête des rois de Castille, était gravement malade, lorsque les Portugais pénétrèrent à main armée dans ses états; et, à partir de ce moment, sa maladie ne fit qu'empirer, l'acheminant vers la mort qu'il sentit venir; jamais homme cependant ne montra plus d'énergie et de bravoure que lui en cette circonstance. Se trouvant trop faible pour supporter les fatigues de son entrée solennelle dans son camp qui, selon les usages de ce peuple, se fait en grande cérémonie et entraîne à beaucoup de représentation, il délégua son frère pour recevoir cet honneur. Mais ce fut la seule de ses attributions de capitaine qu'il résigna; toutes les autres, nécessaires et utiles, si pénibles qu'elles fussent pour lui, il les remplit avec la plus grande exactitude; il demeurait couché, mais son esprit et son courage restèrent debout et fermes jusqu'à son dernier soupir et même au delà. Il pouvait épuiser son ennemi qui s'était imprudemment avancé dans les terres, et il lui en coûta beaucoup de ce que, faute d'un peu de vie et de ce qu'il n'avait personne à qui remettre la conduite de cette guerre et le gouvernement en ces temps difficiles, il se trouvait contraint de chercher une victoire, toujours incertaine, qui ferait couler des flots de sang, tandis qu'il avait sous la main les moyens d'obtenir, sans grandes pertes, un succès assuré. Toutefois il profita merveilleusement de ce que sa maladie se prolongeait, pour user son adversaire, l'attirer loin de sa flotte et des places fortes qu'il possédait sur les côtes d'Afrique, et cela, jusqu'au dernier jour de sa vie que, de propos délibéré, il réservait et employa à cette grande journée. Il forma sa ligne de bataille en cercle, investissant de toutes parts l'armée des Portugais; et, ce cercle venant à se rétrécir et à se fermer, obligés de faire face de tous côtés, non seulement ils se trouvèrent gênés pendant le combat (qui fut très acharné, en raison de la valeur du jeune roi qui attaquait), mais encore ils furent mis dans l'impossibilité de fuir après leur déroute. Aussi trouvant toutes les issues occupées et fermées, contraints de se replier sur eux-mêmes, «entassés non seulement par le carnage, mais aussi par la fuite (Tite Live)», et de s'amonceler les uns sur les autres, ils procurèrent aux vainqueurs une victoire complète, des plus meurtrière pour les vaincus. Mourant, Mouley-Moluch se fit porter et mener çà et là, partout où besoin en était; circulant au travers des rangs, il encourageait ses capitaines et ses soldats, les uns après les autres. Ses troupes cédant sur un point de sa ligne, on ne put l'empêcher de monter à cheval et de mettre l'épée à la main, s'efforçant de se jeter dans la mêlée, tandis que ses gens l'arrêtaient, qui par la bride, qui par sa robe ou ses étriers. Cet effort acheva d'épuiser le peu de vie qui lui restait; on le recoucha et il ne sortit plus de son évanouissement qu'un instant, en sursaut, pour, sans recouvrer aucune autre faculté, dire de taire sa mort, ce 551 qui était bien l'ordre le plus important qu'il put donner à ce moment, afin que la nouvelle ne vînt pas désespérer les siens; et il expira, tenant un doigt sur sa bouche close, signe ordinaire de faire silence. Qui a jamais vécu si longtemps et si avant dans la mort? qui jamais plus que lui, est mort debout?

Tranquillité d'âme de Caton, résolu à la mort et sur le point de se la donner.—L'attitude la plus courageuse à conserver vis-à-vis de la mort, et la plus naturelle, c'est de la voir venir, non seulement sans étonnement, mais aussi sans * préoccupation; de continuer à vivre, jusqu'à ce qu'elle s'empare de nous, sans rien changer à son genre de vie, comme fit Caton, qui s'amusait à étudier et à dormir, quand déjà il avait résolu sa fin violente et sanglante, qu'elle était présente * à sa pensée et dans son cœur, et qu'il la tenait en sa main.

CHAPITRE XXII.    (ORIGINAL LIV. II, CH. XXII.)
Des postes.

Montaigne, petit et trapu, courait volontiers la poste dans sa jeunesse.—Je n'étais pas des moins résistants à courir la poste, exercice auquel conviennent les gens de ma taille, petite et trapue; mais j'y ai renoncé, il fatigue trop pour être pratiqué longtemps.

L'usage de disposer à demeure des chevaux de relais, de distance en distance, a été établi par Cyrus; les Romains l'ont employé.—Je lisais tout à l'heure que le roi Cyrus, afin de recevoir plus promptement les nouvelles des diverses parties de son empire, qui était fort étendu, fit expérimenter ce qu'un cheval peut, en un jour, parcourir d'une seule traite, et qu'il fit établir, à cette distance les uns des autres, des hommes qui avaient charge de tenir des chevaux prêts, pour en fournir à ceux qui lui étaient dépêchés; on dit que la vitesse ainsi obtenue, atteint celle des grues.

César rapporte que L. Vibulus Rufus, pressé de porter un avis à Pompée, se rendit vers lui en marchant jour et nuit, et changeant de chevaux, chemin faisant, pour aller plus vite.—César lui-même, dit Suétone, faisait cent milles par jour sur un char de louage, mais c'était un fameux courrier; car * là où les rivières interceptaient la route, il les franchissait à la nage et ne se détournait pas * de sa direction pour aller chercher un pont ou un gué.—Tibérius Néron (Tibère) allant voir son frère Drusus, qui se trouvait malade en Allemagne, fit deux cents milles en vingt-quatre heures; il voyageait avec trois chars.—Pendant la guerre de Rome contre le roi 553 Antiochus, T. Sempronius Gracchus, écrit Tite Live, «alla en trois jours d'Amphise à Pella, sur des chevaux de relais, marchant avec une rapidité presque incroyable»; en se rendant compte des lieux, il semble qu'en la circonstance, il a dû faire usage de relais permanents et non de relais récemment établis en vue de cette course.

Emploi d'hirondelles, de pigeons, pour faire parvenir rapidement les nouvelles.—Pour communiquer avec les siens, Cecina imagina un moyen bien plus prompt: il emportait avec lui des hirondelles, et, quand il voulait donner de ses nouvelles, il les relâchait après les avoir teintes d'une couleur convenue avec ses correspondants, suivant ce qu'il voulait leur faire savoir, et elles regagnaient leurs nids.

A Rome, les chefs de famille qui allaient au théâtre, emportaient dans leur sein des pigeons auxquels ils attachaient des lettres et qu'ils lâchaient quand ils voulaient mander quelque chose à ceux des leurs demeurés au logis; ces pigeons étaient dressés à leur rapporter la réponse.—D. Brutus, assiégé dans Modène, usa de ce procédé, et d'autres pareillement en d'autres circonstances.

Au Pérou, c'était avec des porteurs que se courait la poste.—Au Pérou, on courait la poste avec des hommes qui vous portaient sur leurs épaules, à l'aide de brancards; ils y mettaient une telle agilité que, tout en courant, les porteurs qui devaient céder la place à d'autres, le faisaient sans ralentir leur course d'un seul pas.

Mesure prise en Turquie pour assurer le service des courriers.—J'ai ouï dire que les Valaques, qui sont employés comme courriers pour le service du Grand Seigneur, vont avec une rapidité extrême, d'autant qu'ils sont autorisés à démonter le premier passant qui se rencontre sur leur route, en lui laissant, en échange du sien, leur cheval épuisé de fatigue.—Pour se préserver de la lassitude, ils se ceignent fortement les reins avec une large bande d'étoffe, comme assez d'autres le pratiquent; j'en ai usé, mais n'en ai éprouvé aucun soulagement.

CHAPITRE XXIII.    (ORIGINAL LIV. II, CH. XXIII.)
Des mauvais moyens employés à bonne fin.

Les états politiques sont sujets aux mêmes vicissitudes et accidents que le corps humain; lorsque la population s'accroît outre mesure, on recourt aux émigrations, à la guerre, etc.—Il existe, dans ce qui est la règle universelle des œuvres de la nature, une merveilleuse corrélation et une similitude qui montrent bien qu'elle n'est pas l'effet du hasard et que sa 555 direction n'est pas le fait de plusieurs. Les maladies, les conditions diverses de notre corps, se retrouvent dans les états et les gouvernements; tout comme les individus, les royaumes, les républiques naissent, fleurissent et déclinent, quand la vieillesse les atteint. Nous sommes sujets à des surabondances d'humeurs inutiles et nuisibles; les médecins les redoutent, même quand ces humeurs sont de celles qui nous sont bonnes, disant à cela que rien n'étant stable en nous, une santé trop florissante, qui nous communique trop de vivacité et de vigueur, est à contenir et à affaiblir avec art, de peur que la nature n'ayant plus son fonctionnement normal lorsqu'elle est arrivée à un degré où il ne lui est plus possible de continuer à s'améliorer, il n'en résulte un mouvement en arrière trop subit qui occasionne des désordres; c'est pour cela qu'ils prescrivent aux athlètes les purgations et les saignées, afin de leur enlever cet excès de santé; quant aux humeurs qui nous sont préjudiciables, leur surabondance est la cause ordinaire de nos maladies.

De semblables superfluités se voient souvent dans les états malades, et, en pareil cas, on leur administre pareillement des purgations de diverses sortes; par exemple, on expulse des familles en grand nombre pour en décharger le pays, et elles vont ailleurs chercher où s'implanter aux dépens d'autrui. C'est ainsi que nos anciens Francs, partis du fond de l'Allemagne, vinrent s'emparer de la Gaule, en en chassant ses anciens habitants; c'est à cela aussi que fut dû ce flot immense qui s'écoula en Italie, sous la conduite de Brennus et autres; que les Goths et les Vandales, ainsi que les peuples qui possèdent actuellement la Grèce, abandonnèrent leur pays natal, pour aller s'établir plus au large ailleurs; à peine, dans le monde, existe-t-il deux ou trois coins qui n'aient pas ressenti les effets de ces migrations.—C'est de la sorte que les Romains créaient leurs colonies. Lorsqu'ils sentaient la population de leur ville croître outre mesure, ils l'allégeaient de ce qui, en elle, leur était le moins nécessaire et l'envoyaient habiter et cultiver les terres qu'ils avaient conquises. Parfois aussi, ils ont intentionnellement entretenu la guerre avec certains de leurs ennemis, non seulement pour tenir le peuple en haleine, de peur que l'oisiveté, mère de la corruption, ne leur apportât pire: «Nous subissons les maux inséparables d'une trop longue paix; plus terrible que les armes, le luxe nous a domptés (Juvénal)»; mais encore pour servir de saignée à leur république, calmer les aspirations trop fougueuses de leur jeunesse, tailler et élaguer les branches de cet arbre * se développant avec trop de vigueur; c'est ce à quoi leur servirent jadis leurs guerres contre les Carthaginois.

Quand il conclut le traité de Brétigny, Édouard III d'Angleterre ne voulut pas comprendre, dans la paix générale qu'il fit avec notre roi, le différend relatif au duché de Bretagne, afin d'avoir où se débarrasser de cette foule d'Anglais qu'il avait employés au règlement de ses affaires sur le continent et empêcher qu'ils ne se rejetassent 557 sur l'Angleterre.—Ce fut aussi une des raisons qui décidèrent notre roi Philippe à envoyer son fils Jean guerroyer outre mer; il emmenait de la sorte * hors du royaume toute cette jeunesse aux passions ardentes, enrôlée sous sa bannière.

Quelques personnes, en ces temps-ci, raisonnent de la même façon; elles souhaiteraient que ce sentiment chaleureux qui est en nous, trouvât un dérivatif dans une guerre faite à quelqu'un de nos voisins, de peur que ces humeurs viciées qui, pour le moment, nous tracassent, ne continuent, si on ne les fait s'écouler ailleurs, l'état de fièvre qui nous tient et ne finissent par causer la ruine complète de notre pays. Il faut convenir qu'une guerre étrangère est un mal moindre qu'une guerre civile; mais je ne crois pas que Dieu soit favorable à une entreprise aussi inique que serait de chercher querelle à autrui et de l'offenser, pour notre propre commodité: «O puissante Némésis, fais que je ne désire rien à tel point que j'entreprenne de l'avoir au détriment de son légitime possesseur (Catulle).»

La faiblesse de notre condition nous réduit à recourir, dans un bon but, à de mauvais moyens; les combats de gladiateurs avaient été inventés pour inspirer au peuple romain le mépris de la mort.—Et cependant la faiblesse de notre condition nous pousse souvent à employer des moyens condamnables pour arriver à bien. Lycurgue, le plus vertueux et le plus parfait législateur qui fut jamais, imagina, pour inspirer la tempérance à son peuple, ce moyen si contraire à la justice, de contraindre les Ilotes, leurs esclaves, à s'enivrer, afin que les voyant, sous l'action du vin, perdre et l'esprit et tous sentiments, les Spartiates prissent en horreur de s'adonner à ce vice.—Ceux qui autorisaient que les criminels condamnés à mort fussent, quel que fût le genre de mort que portait la condamnation, disséqués tout vifs par les médecins, pour permettre à ceux-ci de saisir à même l'être vivant, le fonctionnement de nos organes intérieurs, et, par là, arriver à plus de certitude dans la pratique de leur art, étaient encore plus dans leur tort; car s'il est indispensable de transgresser les lois de l'humanité, il est plus excusable de le faire dans l'intérêt de la santé de l'âme que de celle du corps, ainsi que le faisaient les Romains, quand, pour inspirer au peuple la vaillance et le mépris des dangers et de la mort, ils lui donnaient en spectacle ces furieux combats de gladiateurs et d'escrimeurs à outrance, qui se combattaient, s'écharpaient et s'entretuaient en sa présence: «Autrement quel serait le but de ces combats impies de gladiateurs, de ces massacres de jeunes gens, de cette volupté se repaissant du sang (Prudence)?» usage qui dura jusqu'à l'empereur Théodose: «Saisissez, ô prince, une gloire réservée à votre règne, la seule dont il vous reste à grossir l'héritage paternel. Que le sang humain ne soit plus versé dans nos cirques, pour le plaisir du peuple! Que l'arène se contente du sang des bêtes et que nos regards ne soient plus souillés par la vue de jeux homicides (Prudence).»—Ce devait être vraiment un merveilleux exemple, d'une puissante action sur l'éducation du peuple, que d'avoir, 559 chaque jour, sous les yeux, cent, deux cents et jusqu'à mille couples d'hommes armés les uns contre les autres, se taillant en pièces avec un courage si résolu, qu'on ne les vit jamais laisser échapper un mot témoignant de la faiblesse ou implorant de la pitié, tourner le dos, ou faire seulement un mouvement pouvant les faire soupçonner de lâcheté pour esquiver le coup porté par l'adversaire; ils tendaient la gorge à son épée et s'offraient à ses coups. Il est arrivé à plusieurs d'entre eux, blessés à mort, percés de coups, de faire demander au peuple, avant de s'étendre sur place pour expirer, s'il était satisfait de la manière dont ils avaient accompli leur devoir. Il ne fallait pas seulement qu'ils combattissent et que le combat se terminât fatalement par leur mort, il fallait encore qu'ils le fissent avec courage; si bien qu'on les huait et les accablait de malédictions, si on les voyait répugner à recevoir le coup fatal; les jeunes filles elles-mêmes les y incitaient: «La vierge modeste se lève à chaque coup; toutes les fois que le vainqueur égorge son adversaire, elle est charmée et ravie, et si le vaincu demande grâce, elle renverse le pouce et ordonne qu'il meure (Prudence).» Les premiers Romains employaient des criminels à ces jeux sanglants qui étaient un moyen d'éducation; après, on y a employé des esclaves auxquels on n'avait rien à reprocher, et même des hommes libres qui se vendaient dans ce but; on y vit même des sénateurs, des chevaliers romains, et jusqu'à des femmes: «Maintenant ils vendent leur sang et, pour un prix convenu, vont mourir dans l'arène; en pleine paix, chacun d'eux s'est d'abord fait un ennemi, pour venir ensuite le combattre devant le peuple (Manilius)»; «Mêlé aux frémissements de ces nouveaux jeux, un sexe inhabile au dur maniement du fer, descend effrontément dans l'arène aux applaudissements de la foule et combat à l'instar des gladiateurs (Stace)»; ce qui me paraîtrait bien étrange et incroyable, si nous n'étions accoutumés à voir, tous les jours, dans nos guerres, tant de myriades d'étrangers engageant, pour de l'argent, leur sang et leur vie au service de querelles dans lesquelles ils n'ont aucun intérêt.

CHAPITRE XXIV.    (ORIGINAL LIV. II, CH. XXIIII.)
De la grandeur romaine.

Montaigne ne trouve rien de comparable à cette grandeur des Romains; n'étant encore que simple citoyen, César donne, vend et propose des trônes.—Je ne veux dire qu'un mot de ce sujet inépuisable, pour montrer la simplicité de ceux qui mettent sur le même pied la grandeur romaine et les chétives grandeurs de notre époque.

561

Dans le livre sept des «Épîtres familières» de Cicéron (cette épithète de familières, les grammairiens peuvent la supprimer, si cela leur convient, car vraiment elle ne se justifie guère; tandis que ceux qui y ont substitué celle de «à ses familiers», peuvent, pour ce faire, s'appuyer sur ce que Suétone, dans sa vie de César, dit qu'il existe de lui un volume de lettres écrites sous cette dénomination); dans ces épîtres donc, s'en trouve une qu'il adresse à César alors que celui-ci était en Gaule, où il reproduit ce passage qui terminait une lettre que lui-même avait reçue de lui: «Quant à Marcus Furius, que tu m'as recommandé, je le ferai roi de Gaule; et si tu veux que je donne une situation à quelque autre de tes amis, envoie-le-moi.» Ce n'était pas une nouveauté qu'un simple citoyen, comme était alors César, disposât de royaumes; déjà, il avait enlevé le sien au roi Déjotarus et en avait fait don à un nommé Mithridate, gentilhomme de la ville de Pergame. Ceux qui ont écrit sa vie, font mention de plusieurs * autres royaumes vendus par lui; et Suétone dit que d'une seule fois il tira trois millions six cent mille écus du roi Ptolémée, qui fut bien près de lui vendre le sien: «A tel prix la Gallicie, à tant le Pont, à tant la Lydie (Claudien)!»

Une lettre du Sénat romain suffit pour faire abandonner ses conquêtes à un roi puissant.—Marc-Antoine disait que la grandeur du peuple romain ne se manifestait pas tant par ce qu'il prenait que par ce qu'il donnait; de fait, un siècle avant Antoine, il avait ôté un royaume entre autres, par un acte merveilleux d'autorité tel, que je ne sais rien, dans toute son histoire, qui donne une plus haute idée de sa puissance. Antiochus était maître de l'Égypte entière et en train de conquérir Chypre et tout ce qui avait appartenu à cet empire. Il marchait de succès en succès, quand C. Popilius se présenta à lui de la part du Sénat et commença, en l'abordant, par refuser de lui toucher la main, avant qu'au préalable il eut pris connaissance des lettres qu'il lui apportait. Le roi les ayant lues, lui dit qu'il en délibérerait; mais Popilius, se mettant à tracer avec sa baguette un cercle autour de lui, lui dit: «Avant de sortir de ce cercle, fais-moi une réponse que je puisse rapporter au Sénat.» Antiochus, étonné de la rudesse d'un ordre aussi pressant, réfléchit un instant, puis répondit: «Je ferai ce que le Sénat me commande»; Popilius le salua alors comme ami du peuple romain. Le roi, victorieux comme il l'était, sur l'impression produite en lui par trois lignes d'écriture, avait renoncé à la conquête d'un aussi grand état que l'Égypte; aussi fut-il bien dans le vrai quand, quelque temps après, il faisait dire au Sénat par ses ambassadeurs, qu'il avait accueilli son injonction avec le même respect que si elle lui était venue des dieux immortels.

Les Romains rendaient leurs royaumes aux rois qu'ils avaient vaincus, pour faire de ceux-ci des instruments de servitude.—Tous les royaumes qu'Auguste acquit par droit de conquête, il les rendit à ceux qui les avaient perdus, ou en fit don à des étrangers. A ce sujet, Tacite, parlant du roi d'Angleterre 563 Cogidunus, nous fait saisir d'une façon merveilleuse cette puissance infinie des Romains. Ils avaient, dit-il, l'habitude, prise de longue date, de laisser en possession de leurs royaumes, sous leur protectorat, les souverains qu'ils avaient vaincus, «de manière à avoir jusqu'aux rois eux-mêmes comme instruments de servitude (Tacite)».—Il est vraisemblable que Soliman, à qui nous avons vu faire généreusement abandon du royaume de Hongrie et d'autres états, était mû plus par cette même raison que par celle qu'il donnait d'ordinaire: «qu'il était las du fardeau de tant de * royaumes et de cette puissance, qu'il devait à sa valeur et à celle de ses ancêtres».

CHAPITRE XXV.    (ORIGINAL LIV. II, CH. XXV.)
Se garder de contrefaire le malade.

Exemples de personnes devenues soit goutteuses, soit borgnes, pour avoir feint de l'être pendant quelque temps.—Il y a dans Martial, où on en trouve de toutes sortes, des bonnes et des mauvaises, une épigramme des meilleures. Il y raconte plaisamment l'histoire de Célius qui, pour éviter de faire la cour à certains hauts personnages de Rome, d'assister à leur lever, de faire antichambre chez eux ou de leur faire suite, fit semblant d'avoir la goutte. Pour rendre plus vraisemblable l'infirmité qu'il invoquait pour excuse, il se faisait frictionner les jambes, les tenait enveloppées et contrefaisait complètement l'attitude et la démarche d'un goutteux. La fortune finit par lui donner cette satisfaction de le devenir réellement: «Voyez pourtant ce que c'est que de si bien faire le malade! Célius n'a plus besoin de feindre qu'il a la goutte (Martial).»

J'ai vu quelque part, dans Appien, je crois, l'histoire semblable d'un individu qui, pour échapper aux proscriptions des triumvirs de Rome et n'être pas reconnu de ceux qui le poursuivaient, se tenait caché et déguisé; à quoi il imagina d'ajouter de contrefaire d'être borgne. Quand il vint à recouvrer un peu plus de liberté et qu'il voulut enlever l'emplâtre qu'il avait longtemps porté sur l'œil, il constata que, sous ce masque, il avait effectivement perdu la vue. Il se peut que cet organe se soit atrophié pour être demeuré longtemps sans fonctionner, et que sa puissance de vision soit tout entière passée dans l'autre œil. Nous sentons bien nettement, en effet, que si nous tenons un œil fermé, le travail qu'il devrait faire retombe sur l'autre, qui semble en quelque sorte se grossir et s'enfler. Il se peut qu'également chez le podagre de Martial, le défaut d'exercice et l'action des bandages et des médicaments aient fini par développer quelques dispositions à la goutte.

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Réflexion de Montaigne sur un vœu formé par quelques gentilshommes anglais.—Lisant dans Froissart qu'une troupe de jeunes gentilshommes anglais avaient fait vœu de porter un bandeau sur l'œil gauche jusqu'à ce qu'ils soient passés en France et y aient accompli quelque haut fait d'armes contre nous, je me suis souvent pris à penser combien il m'eût été agréable qu'il leur fût arrivé même mésaventure qu'à ceux dont je viens de parler, et qu'ils se soient trouvés devenus réellement borgnes, quand ils revirent leurs maîtresses, pour lesquelles, dans le désir de leur complaire, ils avaient conçu cette entreprise.

Il faut empêcher les enfants de contrefaire les défauts physiques qu'ils aperçoivent chez les autres.—Les mères ont raison de tancer leurs enfants, lorsqu'ils contrefont d'être borgnes, boiteux, de loucher ou d'avoir tels autres défauts de conformation. Outre que leur corps, tendre comme il l'est à cet âge, peut en recevoir un mauvais pli, la fortune, je ne sais comment, semble parfois, en cela, s'amuser à nous prendre au mot; et j'ai entendu citer plusieurs cas de gens devenus malades, alors qu'ils s'appliquaient à feindre de l'être. De tous temps j'ai eu l'habitude, que je fusse à pied ou à cheval, de porter à la main une baguette ou un bâton: j'en faisais une question d'élégance et je m'appuyais dessus, me donnant des airs de petit-maître; des personnes m'ont prédit que, ce faisant, une mauvaise chance pourrait bien, un jour, changer cette affectation de ma part en nécessité. Ce qui me rassure, c'est que si cela m'arrivait, je serais le premier de ma race qui aurait eu la goutte.

Exemple d'un homme devenu aveugle en dormant.—Allongeons ce chapitre et diversifions-le en changeant de sujet et disons un mot de la cécité. Pline rapporte que quelqu'un, en dormant, rêva qu'il était aveugle et se trouva l'être le lendemain, sans qu'aucune maladie eût précédé. La puissance de l'imagination, ainsi que je l'ai dit ailleurs, peut bien aider à ce que cela se produise et Pline semble être de cet avis; mais il me paraît plus vraisemblable que c'était le travail qui s'opérait à l'intérieur du corps et a amené la cécité (il appartient aux médecins d'en découvrir la cause, si cela leur convient), qui, en même temps, occasionna le songe.

Une folle habitant la maison de Sénèque, frappée de cécité, croyait que c'était la maison qui était devenue obscure; réflexion de ce philosophe sur ce que les hommes ressemblent à cette folle, attribuant leurs vices à d'autres causes qu'à eux-mêmes.—Ajoutons à ce propos, comme s'y rattachant, l'histoire suivante contée par Sénèque dans une de ses lettres: «Tu sais, dit-il, en écrivant à Lucilius, qu'Harpasté, la folle de ma femme, est, par héritage, demeurée à ma charge; j'eusse préféré qu'il en fût autrement, les monstres n'étant pas de mon goût, d'autant que lorsqu'il me prend envie de rire d'un fou, je n'ai guère à aller loin, je ris de moi-même. Cette folle a subitement perdu la vue. Ce que je te conte là est extraordinaire, 567 c'est cependant vrai: elle ne sent pas qu'elle est devenue aveugle, et elle tourmente constamment la femme chargée de son service, pour qu'elle l'emmène, parce que, dit-elle, ma maison est obscure. Ce qui nous prête à rire chez elle, est précisément, tu peux m'en croire, ce qui advient chez chacun de nous: nul ne s'aperçoit qu'il est avare, nul qu'il est envieux; encore les aveugles demandent-ils un guide; nous, c'est de nous-mêmes que nous nous enfonçons dans nos erreurs. Je ne suis pas ambitieux, disons-nous, mais, à Rome, on ne saurait vivre autrement; je ne suis pas porté au luxe, mais le séjour à la ville réclame une grande dépense; ce n'est pas ma faute si je suis colère, si je n'ai pas encore un train de vie bien réglé, c'est ma jeunesse qui en est cause. Ne cherchons pas notre mal en dehors de nous, il est en nous; il est enraciné dans nos entrailles; mais, par cela même que nous ne nous sentons pas malades, notre guérison est plus difficile. Si nous ne nous y prenons de bonne heure pour nous soigner, quand aurons-nous fini de panser tant de plaies, de parer à tant de maux? Et cependant nous avons à notre portée ce médicament si doux, qu'est la philosophie; des autres, on n'en ressent l'effet bienfaisant qu'après la guérison; celui-ci est agréable et guérit tout à la fois.» Voilà ce que dit Sénèque, cela m'a entraîné hors de mon sujet, mais nous gagnons au change.

CHAPITRE XXVI.    (ORIGINAL LIV. II, CH. XXVI.)
Du pouce.

Usage, chez certains rois barbares, de cimenter leurs alliances en entrelaçant leurs pouces, les faisant saigner, et suçant le sang l'un de l'autre.—Tacite raconte que chez certains rois barbares, les engagements les plus sacrés se contractaient en joignant très étroitement les mains droites l'une contre l'autre, les pouces entrelacés; puis quand, à force de presser, le sang en avait gagné les extrémités, ils les piquaient avec une pointe acérée, et se les suçaient réciproquement.

Étymologie du mot pouce.—Les médecins disent que les pouces sont les doigts essentiels de la main, et que le mot d'où dérive leur étymologie latine signifie «être fort, puissant». En grec, le sens du mot qui les désigne est comme qui dirait «une autre main». Il semble que parfois les Latins s'en sont aussi servis dans le sens de main entière: «Pour se dresser, elle n'a besoin ni d'être excitée de la voix, ni caressée du pouce (Martial).»

Coutume des Romains d'abaisser ou d'élever le pouce pour applaudir ou pour ordonner la mort des gladiateurs.—A 569 Rome, la main fermée et renversée, le pouce détaché et en dessous, témoignait la satisfaction: «Tes partisans applaudiront à ton jeu, en baissant les deux pouces (Horace).»—La main fermée, le pouce détaché et en dessus, était une marque de défaveur: «Quand la foule tourne le pouce en haut, il faut, pour lui plaire, que les gladiateurs s'égorgent (Juvénal).»

La mutilation du pouce, chez les anciens, dispensait du service militaire.—Les Romains exemptaient de la guerre ceux qui étaient blessés au pouce, comme n'ayant plus assez de force pour se servir de leurs armes.—Auguste confisqua les biens d'un chevalier romain qui avait tranché le pouce à deux de ses enfants en bas âge, dans le but criminel de leur créer un motif les dispensant de se rendre aux armées.—Avant lui, le Sénat, lors des guerres sociales, avait condamné Caius Vatienus à la prison perpétuelle et à la confiscation de tous ses biens, pour s'être volontairement coupé le pouce de la main gauche afin de s'épargner d'y prendre part.

Quelqu'un dont je ne me souviens pas, ayant remporté une victoire navale, fit trancher les pouces à tous ses prisonniers, pour leur ôter tout moyen de combattre et de manier la rame.—Les Athéniens agirent de même à l'égard des habitants d'Égine, pour leur ôter la supériorité dans l'emploi de leur marine.

A Lacédémone, les maîtres d'école punissaient les enfants en leur mordant les pouces.

CHAPITRE XXVII.    (ORIGINAL LIV. II, CH. XXVII.)
La poltronnerie est mère de la cruauté.

Vérité de l'adage qui fait l'objet de ce chapitre; le vrai brave épargne son ennemi vaincu, le lâche l'injurie et le frappe quand même il est réduit à l'impuissance.—J'ai souvent entendu dire que la poltronnerie est la mère de la cruauté, et * j'ai constaté par expérience combien un courage faux et perverti, entaché de mauvais sentiments et d'inhumanité, est d'ordinaire accompagné d'une faiblesse d'âme toute féminine; j'ai vu des gens des plus cruels avoir la larme facile et pour des motifs de nulle importance.—Alexandre, tyran de Phères, ne pouvait assister, au théâtre, à la représentation de tragédies, de peur que ses sujets ne le vissent s'attendrir sur les malheurs d'Hécube ou d'Andromaque, lui qui, sans pitié, faisait chaque jour torturer tant de personnes, avec des raffinements de cruauté. Ne serait-ce pas par faiblesse d'âme que les gens de cette espèce vont ainsi d'un extrême à l'autre? La vaillance a pour effet de ne s'exercer que contre 571 qui résiste, «elle ne se plaît à immoler un taureau que s'il se défend (Claudien)», elle suspend ses coups dès qu'elle voit l'ennemi à sa merci; mais la pusillanimité, pour montrer qu'elle est aussi de la fête, n'ayant pu se mêler à ce premier acte, entre en scène au second, celui du massacre et du sang. Les tueries qui suivent les victoires, sont ordinairement le fait des masses inconscientes et de ceux qui ont la garde des bagages; et ce qui fait que l'on voit tant de cruautés inouïes se commettre dans les guerres auxquelles le peuple est mêlé, c'est que la canaille qui en compose les bas-fonds s'accoutume au meurtre et devient cruelle par l'habitude de se vautrer dans le sang jusqu'aux coudes, de mettre en lambeaux les corps étendus à ses pieds, n'ayant pas idée d'une autre sorte de vaillance: «Le loup, les ours, les animaux les moins nobles, s'acharnent sur les mourants (Ovide)», comme les chiens couards qui, à la maison, déchirent à belles dents les peaux des bêtes sauvages qu'ils n'ont pas osé attaquer en pleine campagne. Pourquoi, à notre époque, nos querelles entraînent-elles toujours la mort? c'est que tandis que nos pères avaient des degrés dans leur vengeance, nous, à cette heure, nous commençons par le dernier; dès le début, on ne parle que de tuer; qu'est-ce cela, sinon de la poltronnerie?

Tuer son ennemi quand il est abattu, c'est se priver du plaisir de la vengeance; en outre, le repos lui est acquis, tandis que le survivant est obligé de fuir, de se cacher.—Chacun sent bien qu'il y a plus de bravoure et de dédain à battre son ennemi qu'à l'achever; à le contraindre à céder, qu'à le faire mourir; bien plus, notre soif de vengeance en est mieux assouvie, elle reçoit une plus complète satisfaction, car elle ne vise qu'à causer du ressentiment à notre ennemi; c'est même pour cela que nous n'attaquons pas une bête ou une pierre qui nous blessent, incapables qu'elles sont de comprendre que ce serait une revanche que nous exercerions; tandis que tuer un homme, c'est le mettre à l'abri de nos offenses. C'est ce qui faisait que Bias criait à un méchant dont il avait eu à souffrir: «Je sais que tôt ou tard, tu en seras puni; mais je crains de ne pas le voir»; et qu'il plaignait les habitants d'Orchomène, de ce que la punition de Lyciscus pour sa trahison envers eux venait alors qu'il n'existait plus personne de ceux qui avaient eu à en pâtir et auxquels cette punition devait causer du plaisir. La vengeance est à plaindre, quand elle perd le moyen de faire souffrir celui contre lequel elle s'exerce, car elle veut, et que celui qui se venge y trouve de la jouissance, et que celui duquel il se venge la ressente pour en éprouver du déplaisir et du repentir. «Il s'en repentira», disons-nous; lui loger une balle de pistolet dans la tête, est-ce faire qu'il se repente? Au contraire, si nous y regardons attentivement, nous trouvons qu'il nous nargue en tombant; il ne nous en sait même pas mauvais gré, ce qui est bien loin d'être du repentir; nous lui rendons le meilleur service qui se peut en cette vie, savoir une mort prompte et qui ne se sente pas; nous demeurons à chercher des détours, à nous agiter, 573 à fuir les gens de justice qui nous poursuivent, tandis que lui est en repos. Le tuer, c'est bon pour empêcher qu'il ne nous offense à nouveau dans l'avenir, mais non pour venger une injure reçue; il y a en cela plus de crainte que de bravoure, plus de précaution que de courage, de préoccupation de se défendre que d'idée de punir. Il est évident que c'est renoncer au but réel de la vengeance, et que nous portons atteinte à notre réputation; nous témoignons craindre que, s'il demeure en vie, il ne renouvelle ce dont une première fois nous avons été sa victime; ce n'est pas contre lui, c'est dans notre intérêt, que nous nous en défaisons.

Au royaume de Narsingue, cette manière de faire ne nous serait d'aucune utilité. Dans ce pays, hommes de guerre et artisans démêlent leurs querelles à coups d'épée. Le roi ne refuse à personne qui veut se battre, d'aller sur le terrain; il y assiste même, quand ce sont des gens de qualité, et fait don d'une chaîne d'or au vainqueur; mais quiconque a envie de conquérir cette chaîne, peut se mesurer avec celui qui la porte, de sorte que celui-ci, pour être sorti à son avantage d'un combat, s'en met plusieurs sur les bras.

Si nous pensions être toujours, par notre courage, les maîtres de notre ennemi, et pouvoir le malmener à notre fantaisie, nous serions bien au regret qu'il nous échappe, comme il le fait en mourant. Nous voulons vaincre, * mais avec certitude de succès plutôt que d'une manière honorable; nous cherchons dans une querelle le résultat plutôt que la gloire.

Une chose inexcusable, c'est d'attendre la mort d'un ennemi pour publier des invectives contre lui.—Asinius Pollion commit une erreur pareille, peu excusable chez un homme honorable; il avait écrit une diatribe contre Plancus et il attendit la mort de celui-ci pour la publier; au lieu de courir les chances du ressentiment qu'il provoquait, c'était en quelque sorte narguer un aveugle d'un geste indécent, un sourd par des paroles offensantes ou encore violenter quelqu'un sans connaissance. Aussi disait-on de lui «qu'il n'appartenait qu'à des démons d'entrer en lutte avec les morts». Celui qui attend qu'un auteur soit trépassé pour critiquer ses œuvres, que démontre-t-il, sinon qu'il est faible et se complaît à nuire. On disait à Aristote que quelqu'un avait médit de lui: «Qu'il fasse plus encore, répondit-il, qu'il me fouette, pourvu que je ne sois pas là.»

Les duels dérivent d'un sentiment de lâcheté, et l'usage de tenants d'un sentiment analogue.—Nos pères se contentaient de venger une injure par un démenti, un démenti par des coups, et ainsi par gradation; ils étaient assez valeureux pour ne pas craindre plein de vie, un adversaire qu'ils avaient outragé; nous, nous tremblons de frayeur, aussi longtemps que nous le voyons sur pied. Notre manière de faire aujourd'hui a pour conséquence, qu'elle nous induit à poursuivre la mort de celui que nous avons offensé, aussi bien que celle de qui nous a offensés.—C'est également par une sorte de lâcheté qu'a été introduit l'usage de 575 nous faire accompagner, dans nos combats singuliers de deux, de trois et même de quatre tenants; jadis ces rencontres étaient des duels, à cette heure ce sont de vraies batailles. Les premiers qui imaginèrent cette mode, étaient des gens qui redoutaient d'être abandonnés à eux-mêmes: «Chacun était en défiance de soi»; et, en effet, il est dans la nature qu'en face du danger, se trouver en compagnie réconforte et encourage. Jadis on avait recours à des personnes tierces, uniquement pour faire qu'il ne se produisit ni désordre, ni acte de déloyauté dans le combat et pouvoir en témoigner; mais, depuis qu'est venue cette habitude que les témoins * y prennent également part, quiconque y est convié, ne peut honorablement se borner à demeurer spectateur, de peur qu'on attribue son abstention à un manque d'affection ou de cœur. Outre ce qu'il y a d'inique et de déshonnête dans le fait d'appeler à votre aide, pour la protection de votre honneur, la valeur et la force d'un autre, je trouve préjudiciable à un homme de bien, qui a pleinement confiance en lui-même, d'aller associer sa fortune à celle d'un second: chacun court assez de risques pour lui-même, sans en courir encore pour autrui; a assez à faire fond sur son propre courage pour défendre sa vie, sans s'en remettre à des mains tierces pour la défense d'une chose si chère. Car, si le contraire n'a été expressément convenu, c'est partie liée entre les quatre combattants; si votre second est jeté à bas, vous avez les deux autres sur les bras, et à cela il n'y a rien à redire; prétendre que c'est un abus, c'est évident, tout comme de combattre, quand on est soi-même bien armé, un adversaire qui n'a plus qu'un tronçon d'épée, ou, quand vous êtes valide, un homme déjà grièvement blessé; mais puisque vous devez ces avantages aux chances du combat engagé, vous pouvez en user sans scrupule. Ce n'est que lorsque va commencer l'action, que la dissemblance et l'inégalité des conditions dans lesquelles chacun se trouve, sont à peser et à considérer; pour ce qui survient ensuite, prenez-vous-en à la fortune; si vous êtes trois contre trois, que vos deux compagnons soient tués et que vos trois adversaires se réunissent contre vous, vous n'avez pas plus raison de protester que lorsque à la guerre, je profite pareillement, pour donner un coup d'épée à un ennemi, de ce qu'il est aux prises avec quelqu'un des nôtres. Quand deux troupes sont opposées l'une à l'autre, comme lorsque le duc d'Orléans porta défi au roi d'Angleterre Henri, lui offrant de se mesurer cent contre cent; ou comme firent les Argiens contre les Lacédémoniens qui combattirent trois cents contre un même nombre; ou comme les Horaces contre les Curiaces, en venant aux mains trois contre trois, la règle est que l'ensemble de chaque groupe n'est considéré que comme un homme seul, et, partout où on agit de compagnie, les chances sont confuses et le hasard y a une large part.

Devoirs des tenants en pareille circonstance.—J'ai un intérêt de famille dans la question: mon frère, le sieur de Matecoulom, a été convié, à Rome, à servir de second à un gentilhomme 577 qu'il ne connaissait guère et qui avait été provoqué par un autre. Dans ce combat, il se trouva par hasard avoir à tenir tête à quelqu'un dont il était un peu voisin et qu'il connaissait davantage; combien je voudrais voir faire justice de telles lois d'honneur qui vont si souvent à l'encontre de la raison et la heurtent! Après avoir mis son adversaire hors de combat, voyant les deux principaux intéressés en la querelle encore sur pied et sains et saufs, mon frère vint prêter aide à celui qui l'avait attaché à sa cause. Pouvait-il faire autrement, devait-il se tenir coi et regarder la défaite, si le sort l'eût voulu ainsi, de celui pour la défense duquel il était venu? ce qu'il avait fait lui-même jusqu'alors n'eût, dans ce cas, servi à rien, et la querelle serait demeurée indécise. La courtoisie dont vous pouvez et devez user assurément à l'égard d'un ennemi que vous avez malmené et mis dans un grand état d'infériorité, je ne vois pas qu'elle soit admissible quand il y va de l'intérêt d'autrui, lorsque vous n'êtes qu'un auxiliaire et que la querelle n'est pas vôtre; mon frère n'eût été ni juste, ni courtois, ne pouvant l'être qu'aux dépens de celui qu'il assistait. Aussi fut-il relâché des prisons d'Italie, grâce à une prompte et très chaude intervention de notre roi.—Quelle indiscrète nation que la nôtre! Nous ne nous contentons pas d'une réputation qui répand de par le monde la connaissance de nos défauts et de nos folies, nous allons encore à l'étranger pour les lui placer sous les yeux. Mettez trois Français dans les déserts de la Libye, ils ne s'y trouveront pas ensemble depuis un mois, qu'ils se harcèleront et s'égratigneront; vous diriez que ces voyages en pays lointains font partie d'un plan préconçu en vue de donner le plaisir de nos tragédies aux étrangers, gens qui, le plus souvent, se réjouissent de ce qui nous arrive de mal et s'en moquent. Nous allons apprendre l'escrime en Italie, et en faisons application, au péril de notre vie, avant de la savoir; encore faudrait-il, suivant l'ordre des choses, connaître la théorie avant de passer à la pratique, sans quoi nous montrons que nous ne sommes que des apprentis: «Malheureux coups d'essai de la jeunesse, funeste apprentissage d'une guerre prochaine (Virgile)!»

L'art de l'escrime est à flétrir, parce qu'il ne procure la victoire qu'à force de feintes et de ruses.—Je sais bien que c'est un art utile au but en vue duquel il existe: Tite-Live rapporte qu'en Espagne dans un duel entre deux princes cousins germains, le plus vieux, par son adresse aux armes et ses feintes, eut facilement raison de la vigueur inconsidérée du plus jeune. C'est un art dont la connaissance, j'ai eu occasion de le constater, donne du cœur à certains au delà de ce qu'ils en ont; on ne saurait dire qu'en eux ce sentiment est du courage, puisqu'il s'appuie sur l'adresse et repose par suite sur autre chose que sur soi-même. L'honneur au combat consiste à ne faire, avec un soin jaloux, appel qu'à sa valeur et non à l'habileté; c'est ce qui faisait qu'un de mes amis, qui passait pour être de première force à l'escrime, choisissait, lorsqu'il avait quelque querelle à vider par les armes, celles dont l'emploi 579 lui ôtait cet avantage et où tout ne dépendait plus que du hasard et de la fermeté, afin qu'on n'attribuât pas sa victoire à sa force en escrime plutôt qu'à sa valeur. Dans mon enfance, la noblesse évitait comme injurieuse d'avoir de la réputation en cet art; elle ne s'y exerçait qu'à la dérobée, comme à un métier de loyauté douteuse s'alliant mal au vrai courage tel que nous le tenons de la nature: «Ils ne veulent ni esquiver, ni parer, ni fuir; l'adresse n'a pas part à leur combat; leurs coups ne sont point feints, tantôt directs, tantôt obliques; la colère, la fureur, leur ôtent tout usage de l'art. Écoutez le choc horrible de ces épées qui se heurtent en plein fer; ils ne rompraient pas d'une semelle; leurs pieds restent immobiles et leurs mains sont toujours en mouvement; d'estoc ou de taille, tous leurs coups portent (Le Tasse).»

Le tir à l'arc et à l'arbalète, les tournois, les sauts de barrière, tous les jeux images de la guerre, tels étaient les exercices que pratiquaient nos pères; celui de l'escrime est d'autant moins noble, qu'il ne vise qu'un but personnel; il nous apprend à nous mettre à mal les uns les autres, en contrevenant aux lois et à la justice; aussi, sous tous rapports, ses effets sont-ils préjudiciables; au lieu de se livrer à cet exercice, qui n'a en vue que des actes qui tombent sous le coup de la loi, il serait beaucoup plus digne et convenable de s'adonner à ceux qui ont pour objet d'assurer son exécution et sont la sauvegarde de notre indépendance et de notre gloire à tous.—* Le consul Publius Rutilius fut le premier qui instruisit le soldat à manier ses armes avec adresse et par principes; qui accoupla l'art et le courage, non en vue de querelles particulières, mais en prévision des guerres que pouvait entreprendre ou avoir à soutenir le peuple romain; ce fut une escrime pour tous, à laquelle furent astreints tous les citoyens. Outre l'exemple de César qui, à la bataille de Pharsale, commanda aux siens de tirer principalement au visage des gens d'armes de Pompée, nombre d'autres chefs militaires ont introduit, suivant les besoins du moment, des changements dans la forme des armes et dans leur mode d'emploi pour l'attaque et pour la défense.

D'ailleurs, à la guerre, il est inutile et parfois dangereux.—Philopœmen proscrivit la lutte, où il excellait, parce que l'entraînement par lequel on s'y préparait était en désaccord avec ce qui convenait pour former à l'observation des principes de la discipline militaire, ce à quoi, selon lui, un homme d'honneur, dans ses jeux, devait uniquement employer son temps. Il me semble de même, que cette adresse qu'on cherche à communiquer au corps, ces feintes, ces attaques, ces parades, ces ripostes auxquelles, en cette nouvelle école, * on exerce la jeunesse, loin d'être utiles, sont plutôt contraires et préjudiciables à ce qui est d'application à la guerre. On y emploie même des armes particulières, spécialement destinées à cet usage; et j'ai vu qu'un gentilhomme convié à un combat à l'épée et au poignard, était mal venu de s'y présenter en habit de guerre, tout aussi bien qu'un autre qui proposerait d'y venir avec 581 manteau d'armes et sans poignard.—Il est à remarquer que Lachez, dans Platon, parlant d'un enseignement de l'escrime tel que nous la pratiquons, dit n'avoir jamais vu cette école produire un seul grand homme de guerre, et ses chefs en particulier n'avoir jamais brillé sous ce rapport; notre propre expérience nous montre que, de nos jours, ces escrimeurs ne font pas mieux. Du reste, nous sommes fondés à dire qu'il n'y a aucune relation entre les habiletés qui se peuvent acquérir en des genres si différents; dans l'éducation que Platon veut pour les enfants de son état imaginaire, il interdit les exercices de pugilat introduits par Amycus et Epicius et ceux d'Antéus et Cercyo pour la lutte, comme tendant à autre chose qu'à développer parmi les jeunes gens l'aptitude au combat, et, de fait, ils n'y contribuent en rien. Mais je m'aperçois que me voilà bien à côté de mon sujet.

Les gens sanguinaires et cruels sont généralement lâches et un premier acte de cruauté en amène nécessairement d'autres.—L'empereur Maurice, prévenu par des songes et par plusieurs pronostics qu'un certain Phocas, soldat alors inconnu, devait l'assassiner, s'enquit auprès de Philippe, son gendre, de ce qu'était ce Phocas, de sa nature, de sa situation et de ses mœurs. Philippe lui ayant dit, entre autres choses, que c'était un homme pusillanime et lâche, l'empereur en conclut immédiatement qu'il devait être enclin au meurtre et à la cruauté.—Ce qui rend les tyrans si sanguinaires, c'est le soin de leur sûreté; la lâcheté qu'ils ont au cœur ne leur fournit pas d'autre moyen pour assurer cette sécurité que d'exterminer, par peur d'une simple égratignure, ceux, jusqu'aux femmes, qui peuvent les offenser: «Il frappe tout, parce qu'il craint tout (Claudien).» Les premières cruautés s'exercent pour elles-mêmes; puis, la crainte qu'elles n'engendrent une revanche justifiée en amène une nouvelle série; et elles vont se succédant ainsi, pour étouffer les vengeances au fur et à mesure qu'elles les font naître.—Philippe, roi de Macédoine, qui eut de si nombreux démêlés avec le peuple romain, inquiet des meurtres commis par ses ordres, ne pouvant triompher de la crainte que lui inspiraient tant de familles qu'à des époques diverses il avait offensées, prit le parti de s'emparer de tous les enfants de ceux qu'il avait fait tuer pour, un jour l'un, un jour l'autre, les perdre les uns après les autres et, par là, assurer son repos.

Les sujets intéressants font * toujours bien en quelque endroit qu'on les mette. Moi qui me préoccupe plus de la valeur et de l'utilité de mes propos que de les avoir en ordre et qu'ils se fassent suite, je ne regarde pas à placer ici la narration d'un beau fait, alors même qu'il semble n'être pas à sa place; il me suffit que des anecdotes aient de l'intérêt et soient de nature à se faire accepter d'elles-mêmes, pour que je me contente de la moindre corrélation avec la question que je traite et les y introduise.

Parmi les victimes de Philippe, s'était trouvé un Hérodicus, prince des Thessaliens; postérieurement, il avait fait aussi périr ses deux 583 gendres qui avaient laissé chacun une veuve, Théoxéna et Archo, avec chacune un tout jeune enfant. Théoxéna, quoique fort recherchée, ne se décida pas à se remarier. Archo épousa Poris, le premier d'entre les Éniens, dont elle eut nombre d'enfants, qui tous étaient en bas âge, quand elle-même vint à mourir. Théoxéna, poussée par les sentiments tout maternels qu'elle portait à ses neveux, épousa Poris, afin d'être à même de les diriger et de les protéger. Alors parut l'édit du roi qui réclamait que les enfants de ceux qu'il avait condamnés, lui fussent remis. Théoxéna, en mère courageuse, se défiant de la cruauté de Philippe et des violences de ses satellites à l'égard de ces jeunes et beaux enfants, osa déclarer qu'elle les tuerait de ses propres mains, plutôt que de les lui remettre. Poris, effrayé de cette protestation, lui promit de les enlever et de les transporter à Athènes, pour les confier à la garde de quelques hôtes qu'il y avait et de la fidélité desquels il était certain. Prenant occasion de la fête annuelle qui se célébrait à Énie, en l'honneur d'Énée, ils s'y rendent; dans la journée, ils assistent aux cérémonies, prennent part au banquet public, et, à la nuit, se glissent sur un vaisseau tenu prêt à cet effet, pour fuir par mer. Le vent leur fut contraire; et, se trouvant le lendemain en vue de la terre d'où ils étaient partis, les gardes du port leur donnèrent la chasse. Sur le point d'être rejoints, tandis que Poris s'efforce de stimuler les matelots pour hâter leur fuite, Théoxéna, surexcitée par son amour et son désir de vengeance, revenant à son premier projet, prépare des armes et du poison, et les leur présentant: «Allons, mes enfants, leur dit-elle, la mort est maintenant le seul moyen de défendre votre liberté; les dieux, dans leur sainte justice, nous jugeront; ces épées nues, ces coupes * pleines la mettent à notre disposition; ayez du courage! Toi, mon fils, qui es le plus grand, prends ce fer pour mourir de la mort la plus noble.» Pressés d'un côté par cette intrépide conseillère, de l'autre par leurs ennemis près de s'emparer d'eux, ils se précipitent tête baissée sur ce qui est le plus à leur portée et, à moitié morts, sont jetés à la mer. Théoxéna, fière d'avoir si glorieusement pourvu à la sûreté de tous ses enfants, embrasse chaleureusement son mari et lui dit: «Suivons ces garçons, mon ami, et jouissons, nous aussi, de la même sépulture qu'eux»; et, se tenant étroitement embrassés, ils se précipitent dans les flots et le vaisseau est ramené au port, vide de ses maîtres.

Les tyrans s'ingénient à prolonger les tourments de leurs victimes; souvent leurs intentions à cet égard sont déçues.—Les tyrans se sont ingéniés à trouver le moyen de prolonger la durée de la mort qu'ils infligeaient, dans le double but de faire périr les gens et de leur faire ressentir les effets de leur colère; ils veulent que leurs ennemis ne passent pas tellement vite de vie à trépas, qu'ils n'aient, eux, le plaisir de savourer leur vengeance. Ils ont bien du mal à y arriver, parce que lorsque les tourments sont violents, ils sont courts; s'ils sont de longue durée, ils 585 ne sont pas assez douloureux à leur gré, et ils se mettent à doser les tortures en conséquence. Nous en voyons mille exemples dans l'antiquité et je ne sais si, sans y penser, nous n'avons pas conservé quelque chose de cette barbarie.

Dans les exécutions ordonnées par la justice, tout ce qui outrepasse la mort simple est pure cruauté.—Tout ce qui outrepasse la mort simple me semble pure cruauté. Notre justice ne saurait espérer que celui que la crainte de la mort par décapitation ou pendaison n'empêche pas de faillir, en sera empêché par l'idée d'être brûlé à petit feu, tenaillé ou roué. De plus, je ne sais trop si nous ne plongeons pas dans le désespoir ceux auxquels nous infligeons de tels supplices. En quel état, en effet, peut se trouver l'âme d'un homme attendant la mort pendant vingt-quatre heures, étendu sur une roue, les membres rompus ou, comme on faisait jadis, cloué à une croix? Josèphe raconte que pendant les guerres des Romains en Judée, passant en un endroit où on avait crucifié plusieurs Juifs, en croix depuis trois jours déjà, ayant reconnu parmi eux trois de ses amis, il obtint leur grâce; deux moururent, dit-il, le troisième en réchappa.

Détail de quelques supplices atroces.—Chalcondyle, qui a laissé des mémoires dignes de foi sur ce qui s'est passé de son temps et près de lui, rapporte que l'empereur Mahomet appliquait souvent cet horrible supplice de faire couper des hommes en deux, d'un seul coup de cimeterre, par le milieu du corps, au-dessus des hanches, ce qui faisait qu'ils mouraient, pour ainsi dire, de deux morts à la fois; on voyait, dit-il, chacun des deux tronçons pleins de vie se démener encore longtemps, sous l'action de la douleur. Je ne crois cependant pas que ce supplice dût occasionner de bien grandes souffrances; ce ne sont pas toujours les plus hideux à voir qui font le plus souffrir et je trouve bien plus atroce ce que, d'après d'autres historiens, ont enduré certains seigneurs épirotes, que ce même Mahomet fit écorcher vifs, ordonnant, par un raffinement de cruauté, que l'opération fût conduite de telle sorte que leur supplice se prolongeât quinze jours durant.

Que dire de ces deux autres: Crésus ayant fait prendre un gentilhomme, favori de Pantaléon son frère, le fit conduire dans une boutique de foulon, où il le fit gratter et carder jusqu'à ce qu'il en mourût, avec les cardes et peignes employés dans ce métier.—Georges Sechel, chef de ces paysans de Pologne qui, sous prétexte de croisade, firent tant de mal, avait été défait dans un combat, et fait prisonnier par le Vayvode de Transylvanie. Pendant trois jours, il demeura nu, attaché sur un chevalet, exposé à tous les tourments qu'il plut à chacun d'exercer contre lui; durant ce temps, plusieurs autres prisonniers étaient soumis à un jeûne rigoureux. Alors, lui vivant encore et ayant sa pleine connaissance, on fit boire son sang à son frère Lucas qu'il chérissait et pour le salut duquel il ne cessait uniquement de supplier, cherchant à attirer sur lui seul la haine inspirée par leurs méfaits; puis on fit se repaître de sa chair 587 vingt de ses capitaines préférés qui le déchirèrent à belles dents et le dévorèrent morceau par morceau; enfin quand il eut rendu le dernier soupir, on fit bouillir ses entrailles et tout ce qui restait de son corps, et on le fit manger à d'autres de sa suite.

CHAPITRE XXVIII.    (ORIGINAL LIV. II, CH. XXVIII.)
Chaque chose en son temps.

Caton le censeur et Caton d'Utique; la vertu de celui-ci l'emporte de beaucoup sur celle du premier.—Ceux qui mettent sur le même rang Caton le censeur et Caton d'Utique, celui qui s'est lui-même donné la mort, assimilent l'une à l'autre deux belles natures qui ont bien des points communs. Caton le censeur montra son beau naturel sous plus d'aspects différents, il l'emporte par ses succès militaires et les services rendus dans les charges publiques qu'il a occupées; mais la vertu de Caton d'Utique, outre que ce serait un blasphème d'estimer qu'une autre puisse lui être comparée sous le rapport de l'énergie, a été beaucoup plus pure. Qui oserait en effet décharger celle de Caton le censeur du reproche d'envie et d'ambition, lui qui alla jusqu'à attaquer l'honneur de Scipion qui, en bonté et à tous autres égards, était de beaucoup meilleur que lui et que tout autre de son siècle?

Dans sa vieillesse Caton le censeur s'avisa d'apprendre le grec, c'est un ridicule; toutes choses doivent être faites en leur temps.—On dit entre autres de Caton le censeur que, dans son extrême vieillesse, il se mit à apprendre la langue grecque, y apportant beaucoup d'application, comme s'il voulait satisfaire un désir inné depuis longtemps; je ne tiens pas cela comme si digne d'admiration, c'est à proprement parler ce que j'appellerais retomber en enfance. Chaque chose a son temps, les bonnes comme le reste; et il peut fort bien arriver qu'une prière soit dite à un moment inopportun, ainsi que cela fut reproché à Q. Flaminius, que, général en chef, on avait vu, lors d'une bataille qu'il gagna, se mettre à l'écart, au moment de s'engager, et s'amuser à prier Dieu: «Le sage lui-même met des bornes à sa vertu (Juvénal).»

Eudémonidas voyant Xénocrate, à un âge avancé, s'empresser aux leçons de son école, dit: «Quand donc celui-ci saura-t-il, s'il apprend encore?»—Philopœmen, entendant prodiguer les éloges au roi Ptolémée, parce que chaque jour il s'endurcissait en faisant des armes, disait: «Un roi de son âge n'est pas à louer de ce qu'il se livre à de semblables exercices, qu'il ne devrait plus qu'appliquer quand l'occasion s'en présente.»—L'homme jeune, disent les sages, doit se préparer, le vieillard jouir du fruit de sa préparation; 589 et le plus grand défaut qu'ils relèvent en nous, c'est que nos désirs se rajeunissent sans cesse, que sans cesse nous recommençons notre vie.

Nos désirs devraient être amortis par l'âge, mais nos goûts et nos passions survivent à la perte de nos facultés.—Nos études et nos goûts devraient quelquefois être ceux qui conviennent à la vieillesse; déjà nous avons un pied dans la fosse, et nos aspirations, ce que nous poursuivons, viennent à peine de naître: «Tu fais tailler des marbres à la veille de mourir, élever des maisons, quand tu ne devrais songer qu'à un tombeau (Horace).» Le plus long des desseins que je conçois, ne demande pas un an pour sa réalisation; je ne pense qu'à ma fin et me défais de toutes nouvelles espérances et entreprises; j'adresse un adieu définitif à tous les lieux que je quitte et aliène chaque jour quelque chose de ce que je possède: «Depuis longtemps je ne perds, ni ne gagne..., il me reste plus de provisions que je n'ai de chemin à faire (Sénèque)»; «J'ai vécu, j'ai fourni la carrière que m'avait assignée la fortune (Virgile).»

Finalement, la vieillesse m'apporte du soulagement en toutes choses; elle amortit en moi des désirs et des préoccupations qui, dans la vie, sont une cause d'inquiétude: préoccupations des affaires de ce monde, de richesse, de grandeur, de science, de santé, de moi-même. Caton le censeur apprenait à parler, quand il lui fallait apprendre à se taire pour jamais. Jusqu'à la fin, l'étude peut se poursuivre, mais non le temps passé à l'école; quelle sotte chose qu'un vieillard qui apprend à épeler! «A qui se trouvent dans des conditions différentes, conviennent des choses diverses; chaque âge a ses appétits qui lui sont propres (Pseudo Gallus).»

Sans doute un vieillard peut encore étudier, mais ses études doivent être conformes à son âge et le préparer à quitter ce monde.—S'il nous faut étudier, livrons-nous à une étude appropriée à notre condition, de manière à pouvoir répondre comme celui à qui on demandait à quoi aboutissaient celles qu'il pratiquait, alors qu'il était en pleine décrépitude: «A partir meilleur et plus à mon aise.» Ce fut le cas de celle à laquelle s'adonnait Caton d'Utique sentant sa fin prochaine, étude qui se trouva être l'entretien de Platon sur l'éternité de l'âme. Non, comme on pourrait le croire, que depuis longtemps il ne fût prêt, sous tous rapports, à ce départ: certitude de ce qui allait arriver, volonté arrêtée qu'il en soit ainsi, connaissance de tout ce qui peut se savoir de ce qui nous attend au delà de la vie, de tout cela il avait plus que Platon n'en a mis dans ses écrits; sa science et son courage étaient, à cet égard, au-dessus de ce que prône la philosophie elle-même; et cet ouvrage, il ne l'avait pas choisi en vue de sa mort; mais, comme quelqu'un dont une telle résolution, malgré son importance, n'interrompt même pas le sommeil, il poursuivait ses études sans en modifier le cours, pas plus qu'il n'apporta de changement aux autres occupations habituelles de son existence. La nuit 591 où échoua sa candidature à la préture, il la passa à jouer; celle où il devait mourir, il la passa à lire; la perte de sa vie, celle de sa charge, n'eurent pas sur lui plus d'effet l'une que l'autre.

CHAPITRE XXIX.    (ORIGINAL LIV. II, CH. XXIX.)
De la vertu.

Par le mot vertu, il faut entendre ici la force d'âme; ce n'est pas en des élans impétueux, mais passagers, qu'elle consiste; elle demande de la constance et se rencontre rarement.—L'expérience me montre qu'il y a une très grande différence entre les boutades et les saillies de l'âme et ce qu'elle est dans le courant habituel de la vie. Je vois bien que rien ne nous est impossible, pas même de faire plus que la divinité elle-même, dit quelqu'un; il y a plus de mérite, par exemple, à demeurer impassible par la force de notre volonté, que d'être tel parce que l'impassibilité serait dans nos attributs. Nous en arrivons à pouvoir joindre à la faiblesse humaine, la résolution et la fermeté de Dieu lui-même, mais ce n'est que par à-coups. Dans la vie de ces héros des temps passés il y a quelquefois des actes prodigieux, qui semblent excéder de beaucoup les forces que nous avons reçues de la nature; mais ce ne sont à la vérité que des actes passagers, et on se persuadera difficilement que leurs âmes aient pu s'imprégner et se pénétrer de ces idées élevées au point qu'elles leur soient devenues d'application constante et pour ainsi dire naturelles. Il nous arrive bien à nous-mêmes, qui ne sommes que des avortons d'hommes, que parfois notre âme, éveillée par les discours ou les exemples d'autrui, s'élève beaucoup au-dessus de ce qui lui est habituel, mais elle est alors comme emportée par une sorte de passion qui la pousse, l'agite, la ravit en quelque sorte hors d'elle-même; et, ce tourbillon franchi, nous la voyons, sans y penser, se détendre, se relâcher d'elle-même, sinon peut-être jusqu'à sa dernière limite, au moins dans une mesure qui fait qu'elle n'est plus ce qu'elle était devenue; si bien qu'il suffit alors de la moindre occasion, d'un oiseau perdu, d'un verre cassé, pour nous émotionner à peu près autant qu'il peut advenir chez un homme du commun. Sauf l'ordre, la modération et la constance, j'estime tout possible à un homme même défectueux, qui d'ordinaire est au-dessous de ce qu'il devrait être; c'est pour cela que les sages posent que, pour juger sainement d'un homme, il est essentiel d'examiner surtout ses actions privées et de le surprendre dans ce qui est sa vie de tous les jours.

Bien que la possédant à un haut degré, Pyrrhon essaya 593 vainement de toujours mettre sa vie en conformité avec sa doctrine.—Pyrrhon, qui érigea l'ignorance en science de si plaisante sorte, essaya, comme tous les philosophes vraiment dignes de ce nom, de conformer sa vie à sa doctrine. Il prétendait que la faiblesse du jugement humain est si grande, qu'il est incapable de prendre un parti, ou d'incliner dans un sens plutôt que dans un autre; il le voulait continuellement en suspens, hésitant, considérant et accueillant tout comme chose indifférente. Aussi avait-il toujours, raconte-t-on, même manière de faire et même physionomie: s'il avait commencé à raconter quelque chose, il le contait jusqu'au bout, ne cessant de parler, alors même que son interlocuteur l'avait quitté; s'il marchait, il ne changeait pas de direction, quelque obstacle qui se présentât, et il fallait l'intervention de ses amis, pour le préserver des précipices, du heurt des charrettes et autres accidents; craindre ou éviter quelque chose était en effet contraire à ses principes, qui ne reconnaissaient pas nos sens capables de faire choix de quoi que ce soit, et ne tenaient rien pour certain. Il lui est arrivé quelquefois de supporter avec une telle constance des incisions et des cautérisations, qu'on ne lui voyait seulement pas ciller les yeux. C'est quelque chose de faire que l'âme accepte des idées de cette nature; c'est bien autre d'en faire application, ce n'est pourtant pas impossible. Mais les appliquer avec une persévérance, une constance telles, qu'elles deviennent notre manière d'être habituelle quand il s'agit de pratiques si éloignées de ce qui est communément, il est presque incroyable que cela se puisse. C'est ce qui explique pourquoi, aperçu chez lui, se querellant parfois très vivement avec sa sœur, et apostrophé sur ce qu'il se départissait en cela de son indifférence, il s'écria: «Eh quoi! faut-il que cette femmelette, elle aussi, vienne en témoignage à l'appui des règles de ma doctrine?» Une autre fois, ayant été vu se défendant contre un chien: «Il nous est bien difficile, dit-il, de nous dépouiller complètement de notre nature humaine; c'est d'abord par des actes qu'il faut nous défendre de ce qui nous menace, et la raison et la fatalité n'entrer en ligne que faute de mieux.»

Traits de courage amenés par une soudaine résolution.—Il y a environ sept à huit ans, qu'à deux lieues d'ici, un villageois qui vit encore, ayant depuis longtemps la tête rompue par les scènes de jalousie que lui faisait sa femme, fut, comme il revenait du travail, accueilli, en manière de bienvenue, par les criailleries habituelles de celle-ci. Là-dessus, il entra dans une fureur telle que, sur-le-champ, avec une serpe qu'il avait encore à la main, il se coupa net les parties de lui-même qui mettaient sa femme si fort en fièvre et les lui jeta au nez.—On conte aussi qu'un gentilhomme des nôtres, amoureux et très gaillard, parvenu, par sa persévérance, à attendrir le cœur d'une jolie maîtresse, s'étant trouvé, au moment d'entrer en possession d'elle, frappé d'impuissance et hors d'état de la satisfaire, «l'organe dont il attendait les services, 595 n'ayant redressé qu'une tête défaillante (Tibulle)», dans son désespoir, rentré chez lui, sans plus attendre, il s'en priva et envoya cette cruelle et sanglante victime à sa belle, en réparation de l'offense qu'il lui avait faite. Que ne dirions-nous d'un fait de si grande originalité, s'il avait été accompli avec réflexion et sous l'effet d'un mobile religieux, comme faisaient les prêtres de Cybèle?

Il y a peu de jours, à Bergerac, à cinq lieues de chez moi lorsqu'on remonte la rivière de la Dordogne, une femme qui, la veille au soir, avait été molestée et battue par son mari de naturel chagrin et peu sociable, résolut d'échapper à ses brutalités par le sacrifice de sa vie. A son lever, se rencontrant comme d'ordinaire avec d'autres femmes ses voisines, elle leur glissa quelques mots de recommandation sur ses affaires, puis * prenant par la main une sœur qu'elle avait, elle l'emmena sur le pont. Là, comme pour se jouer, elle lui fit ses adieux, et, sans laisser voir le moindre changement ou altération en elle, se précipita de haut en bas, dans la rivière où elle se perdit. Ce que ceci présente de plus particulier, c'est qu'elle mûrit ce dessein, dans sa tête, pendant une nuit entière.

Autres exemples, mais suites de déterminations, de projets arrêtés longtemps à l'avance.—Les femmes indoues font bien autre chose. Il est dans les mœurs de ces peuples que les maris aient plusieurs femmes et qu'à la mort de l'un d'eux, celle qui lui est la plus chère se tue après lui. C'est là un privilège que, pendant toute sa vie, chacune s'efforce de mériter à l'encontre de ses compagnes; les attentions qu'elles ont pour leur mari, les services qu'elles lui rendent, ont surtout pour objet d'obtenir la préférence pour lui tenir compagnie à sa mort: «Dès que la torche funèbre est lancée sur le bûcher, on voit à l'entour les épouses échevelées se disputer l'honneur de mourir et de suivre leur époux; lui survivre est une honte pour elles. Celle qui sort victorieuse de cette lutte, se précipite dans les flammes et, d'une bouche ardente, embrasse en mourant l'époux qui n'est plus (Properce).»

Quelqu'un rapporte avoir vu, dans ces contrées d'Orient, cette coutume encore en usage de nos jours; non seulement les femmes, lorsqu'elles ont perdu leur mari, s'ensevelissent avec lui, mais aussi les esclaves auxquelles il a accordé ses faveurs. A cet effet, on procède de la manière suivante: Le mari mort, la veuve peut, si elle désire, mais il est rare qu'elle le veuille, demander deux ou trois mois de répit, pour mettre ordre à ses affaires. Le jour venu, montée sur un cheval, parée comme pour une noce, la mine joyeuse, ayant à la main gauche un miroir, dans l'autre une flèche, «allant, dit-elle, dormir avec son époux», accompagnée de ses parents, de ses amis et d'une foule considérable en liesse, elle se promène en grande pompe, pour se rendre ensuite sur l'emplacement réservé à ce genre de spectacle. C'est une place assez vaste; au milieu, une fosse remplie de bois; joignant cette fosse, une plate-forme élevée de quatre ou cinq marches, sur laquelle la femme est 597 amenée. Là, on lui sert un repas magnifique; puis elle se met à danser et à chanter, et, quand elle le juge à propos, commande qu'on allume le feu. Ceci fait, elle descend, et prenant par la main le plus proche parent de son mari, ils vont ensemble à la rivière voisine, où elle se dépouille de ses vêtements qu'elle distribue, ainsi que ses joyaux, à ses amis, et, toute nue, va se plonger dans l'eau, pour s'y laver de ses péchés. En en sortant, elle s'enveloppe dans une pièce de linge jaune de quatorze brasses de long; et, reprenant la main du parent de son mari, elle revient à la plate-forme, d'où elle parle à la foule, recommandant ses enfants, si elle en a. D'ordinaire, entre le foyer et l'estrade, on tend un rideau pour lui masquer la vue de cette fournaise ardente; quelques-unes s'y opposent pour témoigner plus de courage. Quand elle a achevé ce qu'elle a à dire, une femme lui présente un vase plein d'huile, dont elle s'oint la tête et tout le corps; lorsqu'elle a fini, elle jette dans le feu ce qui en reste et, au même moment, s'y précipite elle-même. Aussitôt la foule l'accable de bûches pour empêcher que ses souffrances ne se prolongent, et la joie de tout à l'heure se change en deuil et en tristesse.—S'il s'agit de personnes de moindre importance, le corps du mort est porté au lieu où on veut l'enterrer; on l'y place assis, sa veuve à genoux devant lui le tient étroitement embrassé et demeure de la sorte, pendant qu'autour d'eux on élève un mur. Quand ce mur est arrivé à hauteur des épaules de la femme, un de ses parents, lui saisissant la tête par derrière, lui tord le cou; et, dès qu'elle a rendu l'âme, on achève de monter le mur et de clore cette tombe où mari et femme demeurent ensevelis.

Dans ce même pays, ceux de leurs philosophes appartenant à la secte des Gymnosophistes agissaient d'une façon analogue, et cela sans y être contraints par n'importe qui, sans que ce fût l'effet d'une exaltation suite d'une idée survenant à l'improviste, mais uniquement parce que telle était leur règle. Lorsqu'ils avaient atteint un certain âge, ou se voyaient menacés de quelque maladie, ils faisaient dresser un bûcher et, au-dessus, un lit somptueusement paré; puis, après avoir joyeusement festoyé avec leurs amis et connaissances, ils allaient se placer sur ce lit avec tant de résolution qu'une fois le bûcher allumé, on ne leur voyait plus remuer ni pieds ni mains. Ainsi mourut l'un d'eux, Calanus, devant toute l'armée d'Alexandre le Grand. Ces philosophes n'estimaient ni saint, ni bienheureux, aucun des leurs qui ne s'était pas donné la mort de la sorte, rendant son âme purgée et purifiée par le feu, après anéantissement de tout ce qu'il y avait de mortel et de terrestre en lui. Ce qui est prodigieux dans cet acte, c'est qu'il était, toute leur vie durant, l'objet d'une préméditation constante de leur part.

Le dogme de la fatalité est souvent mis en avant, quoique facile à réfuter; fréquemment, il est employé pour surexciter les esprits.—Au nombre des questions qui nous divisent, est celle de «la fatalité». Pour subordonner ce qui arrive, y 599 compris notre volonté, à une nécessité qui serait arrêtée à l'avance et à laquelle nous ne pourrions nous soustraire, on se sert, encore aujourd'hui, de cet argument des temps passés: «Puisque Dieu, ce qui n'est pas douteux, prévoit tout ce qui doit arriver, toute chose arrive donc fatalement déterminée à l'avance.» A quoi nos maîtres répondent: «Constater qu'une chose arrive, comme nous le faisons et comme Dieu lui-même le fait (car présent partout, il voit plutôt qu'il ne prévoit), ce n'est pas obliger cette chose à se produire; si nous voyons, c'est parce que les choses sont; et ce n'est pas parce que nous les voyons qu'elles sont. C'est l'événement qui fait la science que nous en avons, et non cette science qui fait l'événement. Ce que nous voyons arriver, est; mais il pouvait en être autrement; et Dieu, qui a la prescience des causes qui produisent les événements, a également celle des causes dites fortuites et aussi la prescience de celles qui dépendent de notre volonté, en raison de la liberté que nous tenons du libre arbitre qu'il nous a octroyé; il sait que si nous manquons à notre devoir, c'est parce que nous avons voulu y manquer.»

J'ai vu beaucoup de gens encourager leurs partisans, en ayant recours à ce dogme de la fatalité: «Si notre heure, disent-ils, doit arriver à point nommé, ni les arquebusades de l'ennemi, ni la hardiesse que nous déployons vis-à-vis de lui, non plus que notre fuite et notre lâcheté ne peuvent ni l'avancer, ni la reculer.» Cela est bon à dire, mais cherchez qui l'applique. Si une foi vive et forte produit des actions empreintes de ces mêmes qualités, notre foi, dont, en ce siècle, nous ne cessons de faire étalage, doit être merveilleusement faible à en juger par les résultats qu'elle produit, à moins qu'elle n'ait si peu de considération pour les œuvres qu'elle inspire, qu'elle dédaigne leur compagnie.—Sur ce sujet, nous lisons dans le Sire de Joinville, témoin digne de foi autant que tout autre, que les Bédouins qui étaient mêlés aux Sarrasins, lorsque le roi saint Louis eut affaire en Terre Sainte, croyaient si fermement, de par leur religion, que les jours de chacun sont, de toute éternité, déterminés et comptés, sans qu'il lui soit possible d'échapper à sa destinée, qu'ils allaient à la guerre complètement nus, n'ayant qu'un sabre à la turque et le corps couvert seulement d'un pan d'étoffe blanche. Leur plus grande malédiction, qu'ils proféraient sans cesse quand ils étaient en colère contre quelqu'un des leurs, était: «Maudit sois-tu, comme l'est celui qui s'arme par crainte de la mort!» C'est là une preuve de croyance et de foi, bien autre que celles que nous donnons nous-mêmes. Celle que, du temps de nos pères, donnèrent ces deux moines de Florence, est de même ordre: Se trouvant d'opinions opposées sur un point de science, ils convinrent, s'en remettant à la Providence de décider entre eux, d'entrer tous deux, en présence de tout le peuple, dans un brasier allumé sur la place publique; déjà les apprêts en étaient terminés et ils allaient passer à l'exécution, quand elle fut interrompue par un incident imprévu.

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Un jeune seigneur turc s'était signalé par un fait d'armes accompli personnellement, en vue des deux armées d'Amurat et d'Huniade sur le point d'en venir aux mains. Amurat lui ayant demandé à quoi il devait, lui si jeune et si inexpérimenté (c'était la première guerre à laquelle il prenait part), d'avoir déployé une vigueur et un courage si généreux, il répondit que la vaillance lui avait été enseignée par un professeur hors ligne, qui était un lièvre: «Étant un jour à la chasse, dit-il, je vis un lièvre au gîte; et, bien que j'eusse avec moi deux excellents lévriers, comme il se présentait d'une façon tout à fait avantageuse, il me sembla que, pour être plus sûr de ne pas le manquer, il valait encore mieux le tirer avec mon arc. Je me mis donc à lui décocher une flèche, puis une autre, et ainsi jusqu'à quarante qui étaient dans mon carquois, non seulement sans le toucher, mais même sans l'éveiller. Alors je découplai et lançai sur lui mes lévriers; ils ne réussirent pas davantage à l'atteindre. Je compris par là qu'il avait été protégé par la destinée; que ni les traits, ni les glaives ne portent, si la fatalité n'en a ainsi décidé, et que nous ne pouvons ni devancer, ni retarder son arrêt.»—Ce conte doit, en passant, servir à nous montrer combien notre raison est sensible aux impressions les plus diverses. Un personnage considérable par son âge, son nom, ses dignités et ses opinions, se vantait à moi d'avoir été amené à une modification très importante de sa foi, par un fait qui n'y avait qu'un rapport indirect et tout aussi bizarre que celui survenu à ce seigneur turc; fait si peu concluant du reste, que je trouve qu'il militait encore davantage dans le sens contraire. Il le qualifiait de miracle; moi aussi, mais en l'envisageant d'autre façon.—Les historiens turcs estiment que la conviction que, chez ce peuple, tout le monde a, que nos jours sont fixés d'une manière immuable par la fatalité, aide d'une façon évidente à lui donner cette assurance qu'il montre dans le danger. Je connais un grand prince qui fait servir fort heureusement cette croyance à ses intérêts, soit qu'il y ait foi, soit qu'il n'en use que pour se défendre contre le reproche de trop s'aventurer; puisse la fortune ne pas trop tôt se lasser de lui être favorable.

Quant aux assassins, la plupart du temps, ce sont les passions religieuses ou politiques qui arment leur bras.—Il n'y a pas, autant qu'il m'en souvient, de fait témoignant de plus de résolution, que celui de ces deux hommes qui attentèrent à la vie du prince d'Orange. Il est merveilleux comment le second, qui réussit dans son entreprise, ait pu y être déterminé, alors qu'elle avait si mal tourné chez le premier qui y avait cependant apporté toutes les garanties possibles de succès. Il s'agissait en effet, pour lui, de s'attaquer après ce précédent fâcheux, avec la même arme, à un seigneur qui, mis en garde par l'attentat dont récemment il venait d'être l'objet, avait un entourage nombreux d'amis dévoués, était doué d'une grande force physique et se trouvait chez lui, au milieu de ses gardes, dans une ville toute à sa dévotion. Certes, 603 il a fallu, pour perpétrer cet assassinat, une main bien sûre d'elle-même et un courage inspiré par une bien violente passion. Le poignard frappe plus sûrement, mais nécessite plus de mouvement et demande un bras plus vigoureux que le pistolet, aussi y a-t-il plus de risque que le coup ne dévie ou ne soit porté d'une main hésitante. Je suis convaincu que ce second assassin ne doutait pas qu'il courait à une mort certaine, car les espérances dont on a pu le leurrer à cet égard ne pouvaient être admises par qui avait un peu de bon sens, et sa conduite en la circonstance montre qu'il ne lui faisait pas plus faute que le courage. Les raisons qui peuvent inspirer une telle assurance sont diverses, notre imagination faisant d'elle et de nous ce qui lui plaît.—L'attentat commis près d'Orléans ne ressemble en rien au précédent; sa réussite fut due au hasard plus qu'à la vigueur d'exécution; le coup n'eût pas été * mortel, si le destin ne s'en fût mêlé; et l'avoir entrepris à cheval, en tirant de loin, sur un homme qui, à cheval lui-même, participait au mouvement de sa monture, est le fait de quelqu'un plus soucieux de se sauver que de réussir. Ce qui suivit le montre bien: l'assassin prit peur et se troubla tellement à la pensée de l'acte qu'il venait d'accomplir contre une si haute personnalité, qu'il perdit complètement la tête, aussi bien pour diriger sa fuite, que dans les réponses qu'il fit. Pour échapper, il n'avait qu'à franchir une rivière et il rejoignait ses amis; c'est une chose que j'ai faite pour me soustraire à des dangers bien moindres, et j'estime qu'on n'y court pas grand risque, quelque large que soit le cours d'eau, pourvu que le cheval puisse y entrer facilement et que, de l'autre côté, vous ayez en aval un point où il soit aisé d'aborder.—Quand on notifia à l'assassin du prince d'Orange l'horrible sentence portée contre lui, il dit ces seuls mots: «Je m'y attendais, et vous étonnerai par ma patience.»

Les Assassins, peuplade de la Phénicie, sont réputés chez les Mahométans, d'une dévotion et d'une pureté de mœurs s'élevant au-dessus de tout. Ils tiennent que la voie la plus courte pour gagner le paradis, c'est de tuer quelqu'un d'une religion autre que la leur; et on les a souvent vus s'attaquer, soit seuls, soit à deux, à des ennemis puissants, n'étant eux-mêmes vêtus que d'un simple caftan, sûrs d'y laisser la vie et sans prendre aucun soin de leur propre danger. Ainsi fut assassiné (le mot vient de leur nom), à l'époque de nos guerres saintes, au milieu de sa ville, Raymond, comte de Tripoli, qui était français; et aussi Conrad, marquis de Montferrat. Leurs meurtriers, conduits au supplice, étaient gonflés d'orgueil et fiers d'avoir accompli de si beaux chefs-d'œuvre.

605

CHAPITRE XXX.    (ORIGINAL LIV. II, CH. XXX.)
A propos d'un enfant monstrueux.

Description d'un enfant et d'un pâtre monstrueux; ce qui nous paraît tel, ne l'est pas pour la nature.—Je me borne au simple énoncé d'un fait, laissant aux médecins le soin de le commenter: J'ai vu, avant-hier, un enfant que deux hommes et une nourrice, qui se disaient être son père, son oncle et sa tante, menaient pour gagner quelques sous, le montrant à cause de son étrangeté. Cet enfant, qui avait juste quatorze mois, était de partout conformé comme d'ordinaire; il se tenait sur ses pieds, marchait et gazouillait comme * à peu près tous autres du même âge, ses cris toutefois semblaient avoir quelque chose de particulier; jusqu'alors il n'avait rien voulu prendre, en fait de nourriture, que le sein de sa nourrice; ce que, pour essayer, on lui mettait dans la bouche, ainsi qu'on le fit en ma présence, il le mâchait un peu, puis le rejetait sans l'avaler. Au-dessous des tetons, il était joint et accollé à un autre enfant qui n'avait pas de tête, dont l'orifice intestinal était clos et le reste du corps entier. Cet avorton avait bien un bras plus court que l'autre, mais parce qu'il l'avait eu cassé à leur naissance. Ces deux corps étaient joints face à face, comme un petit enfant qui aurait voulu se coller contre un autre plus grand. La jonction ne s'opérait que sur une longueur de quatre largeurs de doigt environ; en soulevant le corps de celui de ces deux êtres qui était imparfait, on apercevait au-dessous le nombril de l'autre; la ligne de suture était entre ses tetons et son nombril. De l'avorton, on ne pouvait apercevoir le nombril, mais tout le reste du ventre se voyait; les parties qu'il avait libres: les bras, les fesses, les cuisses et les jambes, demeuraient pendantes et mobiles le long du corps du plus grand, auquel elles arrivaient à mi-jambe. La nourrice ajoutait que ces deux êtres urinaient chacun pour son propre compte; que leurs membres, à tous deux, se nourrissaient également bien, et étaient les uns et les autres pleins de vie, ceux de l'avorton toutefois moins longs et plus grêles. Ce double corps et ces membres multiples rattachés à une seule tête, pourraient bien fournir un pronostic favorable pour notre roi, lui présageant le maintien sous ses lois des divers partis et factions de notre état politique; mais, de peur que l'événement ne vienne à le démentir, mieux vaut passer outre; il est plus sûr en effet de deviner les faits accomplis, «et par quelque interprétation, les faire cadrer avec les conjectures (Cicéron)», comme faisait Epiménides, dont on dit qu'il devinait à reculons.

Je viens de voir un pâtre du Médoc, âgé de trente ans environ 607 qui n'a pas apparence de parties génitales et, en place, trois trous par lesquels il urine continuellement; il a de la barbe, le désir de la femme et en recherche les caresses.

Ce que nous appelons des monstres, n'en sont pas aux yeux de Dieu, qui voit dans l'immensité de ses œuvres l'infinité des formes qu'il a imaginées; il est à croire que telle qui nous étonne, se rapporte à quelque autre de même genre, qui est inconnue à l'homme et en dérive. Tout ce qui émane de son infinie sagesse est beau et découle de règles générales; mais la relation de toutes ces créations entre elles et leur assortiment nous échappent: «L'homme ne s'étonne pas de ce qu'il voit souvent, lors même qu'il en ignore la cause; que ce qu'il n'a jamais vu arrive, c'est pour lui comme un prodige (Cicéron).» Nous disons de ce qui diffère de ce que nous voyons d'ordinaire, que c'est contre nature; rien, quel qu'il soit, n'est que suivant ses lois. Que cette considération si naturelle, qui s'applique à tout sans exception, chasse donc l'erreur et l'étonnement que la nouveauté nous cause.

CHAPITRE XXXI.    (ORIGINAL LIV. II, CH. XXXI.)
De la colère.

Il vaut mieux confier les enfants aux soins du gouvernement que de les laisser à leurs parents.—Plutarque est partout admirable; il l'est surtout, quand il apprécie les actions humaines. On peut lire les belles choses qu'il dit, dans le parallèle qu'il établit entre Lycurgue et Numa, à propos de la grande simplicité d'esprit avec laquelle nous abandonnons les enfants à la direction exclusive de leurs pères, auxquels nous en laissons la charge. La plupart de nos constitutions, comme le dit Aristote, admettent que chacun, comme cela pouvait exister chez les Cyclopes, dirige sa femme et ses enfants, au gré de son imagination plus ou moins folle et indiscrète; il n'y a guère que les constitutions de Lacédémone et de la Crète qui aient confié aux lois la direction de l'enfance. Qui ne voit que, dans un état, tout dépend de son éducation morale et physique? et cependant elle demeure, sans discernement aucun, à la merci des parents, quelque fous et méchants que ceux-ci puissent être.

Ceux-ci les châtient quelquefois, dans des transports de colère; ce n'est plus correction, c'est vengeance.—Combien de fois, par exemple, n'ai-je pas été tenté, en passant dans la rue, de venger, par quelque tour de ma façon, de petits garçons que je voyais écorchés, assommés, meurtris par un père ou une mère en fureur, mis hors d'eux par la colère; voyez-vous ces brutes, les 609 joues en feu, les yeux dénotant leur rage (et, d'après Hippocrate, les maladies qui nous défigurent sont des plus dangereuses), vociférant à tue-tête contre des êtres qui sortent à peine de nourrice, «dans l'emportement qui les entraîne, elles ressemblent au rocher abrupt qui, perdant son point d'appui, se précipite tout à coup du haut de la montagne (Juvénal)». Puis, des paroles on passe aux coups, et voilà ces pauvres petits, blessés, assommés, estropiés, sans que la justice s'en inquiète, comme si ces déboîtements et dislocations de membres n'atteignaient pas des créatures faisant partie de la société que nous formons: «On t'est reconnaissant de ce que tu as donné à la patrie un nouveau citoyen, pourvu toutefois que tu le rendes propre à la servir, soit dans la culture des champs, soit dans les travaux de la guerre, soit dans la pratique des arts de la paix (Juvénal).»

Il n'y a pas de passion qui, autant que la colère, porte atteinte à l'équité des jugements. Personne n'hésiterait à punir de mort un juge qui, sous l'empire de ce sentiment, aurait condamné un criminel; pourquoi donc pères et maîtres d'école ont-ils le droit, quand ils sont irrités, de fouetter un enfant ou de lui infliger tout autre châtiment? Ce n'est plus le corriger, c'est se venger. Le châtiment est en quelque sorte un médicament pour l'enfant; supporterions-nous qu'un médecin s'emporte et se mette en courroux contre le malade qu'il traite?

La colère nous fait envisager souvent les choses sous un aspect trompeur; combien sont hideux les signes extérieurs de la colère!—Nous-mêmes, pour bien faire, ne devrions jamais porter la main sur nos serviteurs, tant que la colère nous possède. Tant que notre pouls est agité et que nous sommes émotionnés, ajournons ce règlement de comptes; les choses nous sembleront certainement autres, quand nous serons revenus de notre emportement et que nous serons calmes. Sinon, c'est la passion qui alors nous commande, c'est elle qui parle et non pas nous et, sous son influence, les fautes nous paraissent plus grandes, comme il arrive des corps vus au travers d'un brouillard. Celui qui a faim, use de la viande pour la satisfaire; celui qui veut user des châtiments, ne doit en avoir ni faim, ni soif, d'autant qu'ils sont bien mieux acceptés de celui contre lequel ils sont exercés, et sont de bien plus d'effet sur lui, quand ils sont infligés avec mesure et réserve; autrement, condamné par un homme qu'agitent la colère et la fureur, le patient ne pense pas avoir été justement frappé; il argue, pour sa justification, des mouvements extraordinaires auxquels se livrait son maître, de son visage enflammé, de ses jurons inusités, de l'inquiétude et de la précipitation inconsidérées en lesquelles il était: «Sa face se tuméfie de colère, ses veines se gonflent et deviennent noires de sang, ses yeux étincellent d'un feu plus ardent que ceux de la Gorgone (Ovide).»—Suétone relate que Caius Rabirius, condamné par César, en ayant appelé au peuple, dut de gagner sa cause, surtout à l'animosité et à la dureté que César avait apportées dans son jugement.

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Il ne faut pas juger de la vérité ou de la fausseté des croyances et opinions des hommes d'après leur conduite habituelle.—Dire et faire sont deux, et il faut considérer séparément le sermon et le prédicateur. Ceux-là se sont donné beau jeu qui, en ces temps-ci, ont essayé de porter atteinte à la vérité de l'Église, en invoquant contre elle les vices de ses ministres; elle s'appuie sur des témoignages autres. Une semblable argumentation est erronée et porterait le trouble en toutes choses: un homme de bonnes mœurs peut avoir des opinions défectueuses, un méchant prêcher la vérité, ce que peut faire celui-là même qui ne croit pas. C'est sans doute un bel accord que faire et dire allant de pair; et je ne prétends pas que dire, quand les actes sont en conformité, n'ait pas plus d'autorité et ne soit pas plus efficace. Eudamidas, entendant un philosophe discourir sur la guerre, disait: «Ce sont là de beaux propos; mais celui qui les tient n'est pas à croire, ses oreilles ne sont pas familiarisées avec le son de la trompette.» Cléomène écoutant un rhétoricien traiter de la vaillance, se prit à rire bruyamment, et l'autre s'en formalisant, il lui dit: «Je rirais de même, si c'était une hirondelle qui parlât; tandis que si c'était un aigle, je l'écouterais attentivement.»—Il me semble que les écrits des anciens nous montrent bien que celui qui pense ce qu'il dit, frappe bien plus fortement l'esprit de ceux qui le lisent ou qui l'écoutent, que celui qui n'est pas pénétré de son sujet. Voyez Cicéron parlant de l'amour de la liberté, et voyez Brutus en parler: les écrits de ce dernier proclament qu'il était homme à l'acheter au prix de la vie. Que Cicéron, ce père de l'éloquence, traite du mépris de la mort et que Sénèque traite ce même sujet: celui-là est languissant, vous sentez qu'il a à se prononcer sur une chose dont il n'est pas convaincu, il ne nous donne pas du cœur, lui-même en manquant; l'autre vous anime et vous enflamme. Je ne lis jamais un auteur, de ceux traitant pareillement de la vertu et des actes qu'elle inspire, sans rechercher avec curiosité ce que lui-même a été. A Sparte, les éphores voyant un homme de mœurs dissolues faire au peuple une proposition utile, lui ordonnèrent de se taire, et prièrent un homme de bien de s'en attribuer l'idée et de la présenter.

Modération de quelques grands hommes dans des accès de colère.—Les écrits de Plutarque, si l'on s'en pénètre bien, montrent assez ce qu'il était, et je crois le connaître jusqu'au fond de l'âme; cependant je voudrais que nous possédions quelques documents sur sa vie, et, si je me suis écarté de mon sujet, c'est pour mentionner un passage d'Aulu-Gelle, dont je lui sais gré, qui nous donne une idée de ses mœurs et me ramène à la colère, qui est le point qui m'occupe. Un des esclaves de Plutarque, homme méchant et vicieux, mais qui, à assister à ses leçons, avait retenu sans les approfondir quelques notions de philosophie, avait été, sur son ordre, pour une faute qu'il avait commise, dépouillé de ses vêtements pour recevoir le fouet. Au début, pendant qu'on le fouettait, il grondait «que c'était sans raison qu'on le châtiait; qu'il n'avait rien 613 fait pour le mériter»; puis il se mit à crier et à injurier bel et bien son maître, lui reprochant «qu'il n'agissait pas en philosophe, comme il se vantait de l'être; qu'il lui avait souvent entendu dire que c'était mal de se mettre en colère, qu'il avait même écrit un livre là-dessus; et qu'en le faisant si cruellement battre, alors qu'il était sous le coup de l'irritation, il démentait complètement ses écrits». A cela, Plutarque, demeuré très calme, lui répondit froidement: «Comment, rustre, peux-tu juger qu'en ce moment je sois en colère? Mon visage, ma voix, mon teint, ma parole, te donnent-ils quelque preuve que je sois ému? Je ne crois avoir ni les yeux hagards, ni la figure bouleversée; je ne pousse pas de vociférations. Est-ce que je suis rouge? l'écume me vient-elle aux lèvres? m'échappe-t-il des paroles que je puisse avoir à regretter? est-ce que je tressaille? ai-je des frémissements de courroux? car, sache-le, ce sont là les véritables signes de la colère.» Et se tournant vers celui qui fouettait: «Continue ta besogne, lui dit-il, tandis que nous discutons, cet individu et moi.» Telle est l'anecdote que conte Aulu-Gelle.

Archytas de Tarente, revenant d'une guerre où il avait exercé les fonctions de capitaine général, trouva sa maison fort mal tenue et ses terres en friche, par le fait de la mauvaise gestion de son régisseur. L'ayant fait appeler: «Ah! lui dit-il, comme je t'étrillerais de bonne façon, si je n'étais en colère.»—Platon agit de même: fortement irrité contre un de ses esclaves, il chargea Speusippe de le châtier, s'excusant de ne pas le faire de sa propre main, parce qu'il était en courroux.—Le lacédémonien Charillus à un Ilote qui, effrontément, se montrait insolent à son égard: «Par les dieux, lui dit-il, si je n'étais en colère, je te tuerais sur l'heure!»

Nous cherchons toujours à trouver et à faire trouver notre colère juste et raisonnable.—La colère est une passion qui se complaît à elle-même et se flatte. Combien de fois, ayant agi sous l'empire d'une erreur, nous irritons-nous de la vérité et de l'innocence quand on nous démontre que nous sommes dans notre tort, ou que l'on nous présente quelque bonne raison? J'ai retenu à ce propos un exemple étonnant que nous fournit l'antiquité: Pison qui, en toutes autres circonstances, s'est montré d'une incontestable vertu, furieux contre un de ses soldats qui, parti avec un autre pour aller couper et faire sa provision de fourrages, revenait seul et ne pouvait rendre compte de ce qu'était devenu son camarade, regardant comme positif qu'il l'avait tué, sans plus de preuves, le condamna sur-le-champ à mort. Le condamné était au pied du gibet quand arrive son compagnon qui s'était égaré; toute l'armée leur fait grande fête et, après que tous deux se sont fait force amitiés et se sont embrassés, le bourreau les mène à Pison, s'attendant bien, ainsi que toute l'assistance, à ce que celui-ci en éprouverait une vive satisfaction. Ce fut tout l'inverse; par honte et dépit, sa fureur qui n'était pas calmée s'en accrut, et, par une subtilité d'esprit que lui suggéra sur le moment sa passion, il vit trois coupables 615 au lieu d'un innocent qu'on lui amenait, et il les fit mettre tous trois à mort: l'un, parce qu'il y avait déjà arrêt prononcé contre lui; l'autre, celui qui s'était égaré, parce qu'il était cause de la condamnation de son compagnon; et le bourreau, parce qu'il n'avait pas obéi à l'ordre qui lui avait été donné.

Les femmes naturellement emportées deviennent furieuses par la contradiction; le silence et la froideur les calment.—Ceux qui ont eu affaire à des femmes têtues, ont pu être à même d'éprouver à quel degré de rage on les amène quand, à leur exaspération, on oppose le silence et le sang-froid et qu'on dédaigne de fournir un aliment à leur colère. Célius l'orateur était d'un tempérament extraordinairement colère; quelqu'un, de nature douce et conciliante, qui soupait avec lui, pour ne pas lui donner lieu de s'émouvoir, approuvait de parti pris tout ce qu'il disait et se rangeait à son avis. Célius, impatienté de ne pouvoir s'abandonner à son esprit de contradiction, s'écria: «Mais, pour Dieu, contredis-moi donc sur quelque chose et que nous soyons deux à discuter.» Les femmes sont de même; elles se mettent en colère tout simplement pour avoir contre qui se disputer, à l'image de ce qui se passe quand elles se livrent à l'amour.—Phocion, qu'un homme interrompait par de violentes injures pendant qu'il parlait en public, se tut tout simplement, laissant à son interrupteur tout le loisir d'épancher sa colère; quand il eut fini, Phocion, sans faire aucune allusion à l'incident, reprit son discours où il l'avait laissé. Un tel dédain est la plus mordante réplique qu'on puisse faire en pareille, occurrence.

Pour cacher sa colère, il faut des efforts inouïs; elle est moins terrible quand elle éclate librement.—Je dis souvent de l'homme le plus colère de France (la colère est toujours une imperfection, plus excusable cependant chez un homme de guerre que chez un autre parce que, dans ce métier, il y a des cas où l'on ne peut s'empêcher de s'y abandonner), que c'est l'homme que je connais qui a le plus de mérite à se contenir. Elle l'agite avec tant de furie et de violence, «semblable à l'eau qui, lorsque la flamme, pétillant d'un bois sec, s'allume à grand bruit sous un vase d'airain, soulevée par la chaleur, frémit, bouillonne, déborde en écumant, en même temps qu'une noire vapeur s'élève dans les airs (Virgile)», qu'il faut qu'il se contraigne cruellement pour se modérer. Pour moi, je ne connais pas de passion que je puisse dissimuler au prix de tels efforts, et ne voudrais pas d'une sagesse acquise à si haut prix. Chez cet homme, ce ne sont pas tant ses écarts que je considère, que ce qu'il lui en coûte pour ne pas faire pis.—Un autre se vantait à moi de la régularité et de la douceur, effectivement très remarquables, de ses mœurs. Je lui répondis que se montrer constamment, envers tous, d'une humeur égale est une chose qui a bien son prix, notamment chez ceux qui, comme lui, sont en haute situation et sur lesquels se portent les regards de chacun; mais qu'il importe surtout de se préoccuper de ce qui se passe en soi, de ce 617 qui en résulte pour vous-même, et que, selon moi, ce n'est pas être ménager de ses propres intérêts, que de s'épuiser intérieurement, ce que je craignais qu'il ne fît, pour arriver à conserver ce masque, cette apparence extérieure de calme.

On s'imprègne de sa propre colère, en la dissimulant; on fait en quelque sorte ce que Diogène disait à Démosthène qui, de peur d'être aperçu dans une taverne, se retirait à l'intérieur: «Plus tu recules, plus tu y pénètres.» Je conseille plutôt de donner, même un peu hors de propos, un soufflet à son valet, que de se mettre à la torture pour paraître avoir la sagesse de se contenir. Je préfère donner l'essor à mes passions, plutôt que de les couver à mes dépens; elles perdent leur force, si on leur donne le moyen de se dissiper en les traduisant en action; il vaut mieux que leur aiguillon agisse à l'extérieur, que de se retourner contre nous: «Les maladies de l'âme qui sont visibles, sont les plus légères; les plus dangereuses sont celles qui se cachent sous une apparence de santé (Sénèque).»

Attention à avoir quand, dans son intérieur, on est amené à se mettre en colère.—J'avertis ici ceux de mon entourage qui sont dans le cas de se mettre en colère, d'abord, qu'ils ménagent les manifestations de cette nature et n'en usent pas à tout propos, cela leur ôte leur importance et en empêche l'effet; les criailleries sans cause et journalières deviennent chose courante, ce qui a pour résultat que personne n'en tient compte; les scènes que vous faites à un serviteur qui vous a volé, il ne les sent pas, ce sont les mêmes qu'il vous a vu lui faire cent fois, pour avoir mal rincé un verre ou mal rangé un escabeau. Secondement, qu'ils ne se courroucent pas à tort et à travers, sans regarder si leurs réprimandes vont bien à celui dont ils se plaignent; d'ordinaire, ils commencent à crier avant qu'il ne soit là, et continuent un siècle après qu'il n'y est plus, «l'insensé ne se possédant pas, s'emporte contre lui-même (Claudien)». Ils s'en prennent à leur ombre, la tempête éclate là où ne se trouvent ni celui contre lequel elle est dirigée, ni qui que ce soit auquel la leçon puisse profiter, et ce tintamarre a pour unique résultat d'assourdir des gens qui n'y peuvent rien.—Je signale aussi ceux qui, bien que n'ayant personne à qui s'en prendre, se livrent à des sorties, font les braves et vont se démenant dans le vide; ces rodomontades sont à garder pour les circonstances dans lesquelles elles peuvent avoir de l'effet: «Ainsi le taureau, lorsqu'il prélude contre un rival, pousse des mugissements terribles, frappe l'air de ses cornes, charge les troncs d'arbre et disperse de tous côtés la terre qu'il frappe du pied (Virgile).»

Caractère du courroux de Montaigne.—Quand je me mets en colère, je suis violent; mais cela dure aussi peu que possible et je l'ébruite le moins que je puis. Je m'abandonne bien à ma violence et à ma vivacité, mais je ne perds pas l'esprit au point de proférer au hasard et sans discernement toute sorte de paroles injurieuses, et c'est en parfaite connaissance de cause que je décoche 619 mes invectives, cherchant à atteindre le point où elles blessent le plus, car je n'emploie guère que la langue en ces occasions. Mes valets s'en tirent du reste à meilleur compte dans les cas graves que dans ceux de moindre importance. Ces derniers me prennent à l'improviste, et le malheur veut qu'une fois que vous êtes engagé dans le précipice, peu importe ce qui a déterminé la chute, elle se presse, s'active, se hâte d'elle-même, et vous roulez toujours jusqu'au fond. Dans les cas graves, c'est déjà une satisfaction pour moi que, ma colère étant plus justifiée, chacun s'attende à la voir grandie à proportion; cette attente, je mets mon amour-propre à la tromper; je me raidis et me tiens sur mes gardes contre des violences qui m'inquiètent, parce qu'elles pourraient m'entraîner très loin si je m'y abandonnais; aussi je m'en défends et suis assez fort, lorsque je suis en éveil, pour résister à ses entraînements, quelle que soit la cause qui l'ait amenée; mais, si je suis surpris, que je n'y sois pas préparé, une fois qu'elle s'est emparée de moi, elle m'emporte, si futile que soit cette cause.—Avec ceux vis-à-vis desquels je puis avoir à entrer en contestation, j'ai conclu cet arrangement: «Quand vous verrez que le premier je commence à être surexcité, leur ai-je dit, que j'aie tort ou raison, laissez-moi aller sans me contredire; j'en agirai de même à votre égard.» La tempête, en effet, ne sort que des colères qui s'entrechoquent; elles n'ont pas un point de commune origine, elles naissent souvent l'une de l'autre; laissons chacune poursuivre sa course et nous voilà constamment en paix. C'est là une bonne détermination, mais l'application en est difficile.—Quelquefois il m'arrive, sur des questions d'ordre intérieur de ma maison, de feindre d'être en colère, sans pour cela l'être le moins du monde.—A mesure que l'âge me rend plus sensible aux contrariétés, je m'étudie à ne pas céder à ce sentiment, et finirai par arriver, j'espère, à être d'autant moins colère et difficile que j'aurai plus de raison et de disposition à l'être, et cela, bien qu'autrefois j'ai compté parmi ceux sachant le moins se modérer.

La colère n'a jamais de bons effets: c'est une arme dangereuse, elle nous tient, nous ne la tenons pas.—Encore un mot avant de terminer ce chapitre. Aristote dit que «la colère sert parfois d'arme à la vertu et à la vaillance»; cela paraît vraisemblable; toutefois, ceux qui diffèrent d'avis sur ce point, objectent avec esprit qu'alors c'est une arme d'emploi tout spécial, car nous manions les autres armes, tandis que celle-ci, c'est elle qui nous manie; notre main ne la guide pas, c'est elle qui la guide; elle nous tient, ce n'est pas nous qui la tenons.

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CHAPITRE XXXII.    (ORIGINAL LIV. II, CH. XXXII.)
Défense de Sénèque et de Plutarque.

L'intimité que j'ai avec ces deux philosophes, l'aide dont ils me sont en ma vieillesse et aussi pour mon livre composé uniquement de ce que j'ai puisé chez eux, me font une obligation de défendre leur honneur.

Combien est fausse la comparaison que l'on a voulu établir entre Sénèque et le Cardinal de Lorraine.—Occupons-nous d'abord de Sénèque. Dans la quantité innombrable d'opuscules que répand la religion prétendue réformée pour la défense de sa cause, et dont quelques-uns sont parfois écrits de bonne encre qu'il est grand dommage de ne pas voir employée à meilleur usage, j'en ai vu un autrefois dont l'auteur, pour mieux exposer et compléter la similitude qu'il veut trouver entre le règne de feu notre pauvre roi Charles IX et celui de Néron, assimilant feu M. le cardinal de Lorraine à Sénèque, compare leurs fortunes qui les ont appelés tous deux à occuper le premier rang dans les conseils de leurs princes, et aussi leurs mœurs, leur conduite et leurs erreurs. A mon avis, c'est faire bien de l'honneur au dit cardinal; car, bien qu'encore je sois de ceux qui estiment le plus son esprit, son éloquence, son zèle envers sa religion et pour le service de son roi, sa bonne fortune qui l'a fait naître en un siècle où il a été si nouveau et si rare, en même temps que si nécessaire au bien public, qu'il se soit trouvé un dignitaire de l'Église de si haute noblesse, en situation si élevée, qui fût autant à sa place et aussi capable qu'il l'a été dans la charge qu'il occupait, je dois dire, pour rendre hommage à la vérité, que je ne le tiens cependant pas d'une capacité à beaucoup près comparable à celle de Sénèque, ni d'une vertu aussi nette, aussi ferme, aussi entière que celle de ce dernier.

L'opuscule dont je parle, fait, pour les besoins de la cause, un exposé fort injurieux de ce qu'a été Sénèque; il emprunte ses diatribes à Dion, historien dont le témoignage ne m'inspire aucune confiance. Outre que Dion est très versatile dans ses jugements, qu'après avoir exprimé ici qu'il considère Sénèque pour un homme très sage, ennemi mortel des vices de Néron, ailleurs il le peint comme porté à l'avarice, à l'usure, ambitieux, lâche, voluptueux, se disant philosophe et démentant ses paroles par ses actes, Sénèque est d'une vertu qui se montre si vive et de si bon aloi dans ses écrits, il s'y défend si clairement contre toutes les imputations dont il a été l'objet, notamment contre celles 623 afférentes à sa richesse et à ses dépenses excessives, que je ne puis ajouter foi à aucun témoignage porté contre lui. De plus, il est beaucoup plus rationnel de croire sur ce point les historiens romains, plutôt que ceux qui sont grecs ou étrangers; or Tacite et les autres parlent très honorablement de sa vie et de sa mort et le représentent, sous tous rapports, comme un personnage de haute vertu, qui s'est acquitté de son rôle d'une manière parfaite. Au jugement de Dion, je ne ferai qu'un seul reproche, mais il est caractéristique, c'est que cet historien a si peu le sens des affaires de Rome, qu'il ose prendre fait et cause pour Jules César contre Pompée, et pour Antoine contre Cicéron.

Plutarque a été taxé d'ignorance, d'excessive crédulité et de partialité; réfutation de ces accusations.—Passons à Plutarque. Jean Bodin, un des bons auteurs de notre temps, qui a beaucoup plus de jugement que la tourbe des écrivassiers de son siècle, mérite qu'on l'ait en considération et qu'on le discute. Je le trouve un peu hardi dans le passage de son ouvrage ayant pour titre: «Méthode pour faciliter l'étude de l'histoire», où il accuse Plutarque, non seulement d'ignorance (point sur lequel je ne le contredirai pas, parce que la question n'est pas de ma compétence), mais encore d'avoir souvent consigné «des faits incroyables et absolument du domaine de la fable»; ce sont ses propres expressions. S'il eût dit simplement «des faits autrement qu'ils ne se sont passés», le reproche n'eût pas été de grande conséquence, parce que ce que nous n'avons pas vu, il nous faut bien le tenir d'autrui et l'admettre à crédit; et je reconnais qu'en effet Plutarque nous donne parfois des versions différentes d'un même fait, tel est le cas du jugement émis par Annibal sur les trois plus grands capitaines qui aient jamais existé, qui est autre dans la vie de Flaminius que dans celle de Pyrrhus. Mais lui imputer d'avoir accepté pour argent comptant des choses incroyables et impossibles, c'est accuser de manque de jugement le plus judicieux historien du monde.

Nombreux exemples témoignant que les faits avancés par cet historien et présentés par la critique comme incroyables, n'ont rien d'impossible.—Voici l'exemple qu'en cite Bodin: «Tel est le cas, dit-il, quand il rapporte qu'un enfant de Lacédémone se laissa déchirer le ventre par un jeune renard qu'il avait volé et qu'il tenait caché sous sa robe, au point d'en mourir, plutôt que de courir risque qu'on s'aperçût du vol.» Je trouve en premier lieu que l'exemple est mal choisi, d'autant qu'il est bien malaisé d'assigner une limite aux facultés de l'âme, beaucoup plus qu'aux forces corporelles dont nous avons davantage possibilité d'apprécier le degré qu'elles ne peuvent dépasser; aussi, s'il m'avait appartenu de choisir, c'est un exemple de cette autre sorte que j'eusse présenté, et il s'en trouve dans Plutarque de moins croyables que le fait ci-dessus, tel celui ayant trait à Pyrrhus «qui, tout blessé qu'il était, écrit-il, donna un si formidable coup d'épée à un de ses adversaires qui était armé de toutes pièces, qu'il le 625 pourfendit du sommet de la tête en bas, si bien que le corps s'en trouva séparé en deux parties». Dans l'exemple donné par Bodin, je ne trouve rien de bien miraculeux et je n'admets pas l'excuse qu'il invoque pour disculper Plutarque, qui aurait ajouté à son récit les mots «à ce que l'on dit», pour nous avertir de nous garder d'y croire d'une façon absolue, comme si, en dehors de ce qui s'impose à nous par son antiquité et le respect dû aux traditions religieuses, il ne voulait ni accepter, ni nous proposer d'ajouter foi à des choses incroyables par elles-mêmes. Ces mots: «à ce que l'on dit», ne sont pas là dans ce but; ce qui le prouve, c'est qu'aussitôt après, toujours à propos du courage avec lequel les enfants de Lacédémone supportaient la souffrance, il nous cite des faits plus incroyables encore, arrivés de son temps, comme, par exemple, celui qu'avant lui, Cicéron avait déjà relaté et «dont il avait, a-t-il dit, été témoin sur les lieux mêmes». Encore à cette époque, écrit Plutarque, il y avait des enfants qui, dans les épreuves qu'à cet égard on leur faisait subir devant l'autel de Diane, supportaient d'être fouettés jusqu'à ce que le sang leur coulât de tout le corps et qui non seulement ne jetaient pas un cri, mais ne poussaient même pas un gémissement; il y en eut même qui, consciemment, se laissèrent ainsi fouetter jusqu'à en mourir.—Plutarque raconte encore, après cent autres qui en ont été témoins, ce fait qui a le même caractère: Un enfant de Sparte, dans la manche duquel un charbon ardent avait glissé pendant qu'il encensait, se laissa brûler le bras, au point que l'odeur de viande grillée saisit les assistants.—Il était dans les mœurs de ce peuple de ne rien mettre au-dessus de sa réputation, et rien n'y attirait plus de blâme et de honte que d'être surpris en flagrant délit de vol, ce qui explique la constance de celui se laissant déchirer par son renard. Je suis si convaincu de la grandeur d'âme de tels hommes que, loin de me paraître incroyable comme l'estime Bodin, le fait raconté par Plutarque ne me semble ni rare, ni étrange. L'histoire de Sparte est pleine de mille exemples plus rudes encore et qui se rencontrent rarement chez les autres nations; à ce compte, elle serait miracle d'un bout à l'autre.

Ammien Marcellin raconte, sur cette question de vol, que de son temps on n'avait pas encore trouvé de tortures capables de contraindre seulement à faire dire leurs noms aux Égyptiens qui étaient surpris dans la perpétration de ce méfait dont ils étaient coutumiers.

Un paysan espagnol, mis à la torture pour obtenir de lui qu'il dénonçât les complices du meurtre du préteur Lucius Pison, criait, au milieu des tourments, «que ses amis n'eussent pas à s'inquiéter, qu'ils pouvaient assister en toute assurance à son supplice; qu'il n'était pas au pouvoir de la douleur de lui arracher la moindre révélation». Le premier jour, on ne put rien tirer autre de lui; le lendemain, comme on l'amenait pour le torturer à nouveau, s'arrachant violemment des mains de ses gardiens, il alla donner de la tête contre un mur et se tua.

627

Épicharis avait épuisé et lassé la cruauté des bourreaux de Néron; elle avait enduré toute une journée d'être brûlée, battue, torturée, sans avoir fait de révélation sur la conjuration à laquelle elle avait pris part. Le lendemain, rapportée, les membres brisés, dans la chambre où elle devait subir à nouveau la question, elle passa un lacet de sa robe dans l'un des bras de sa chaise, formant une sorte de nœud coulant où elle entra la tête, et, se laissant aller de tout le poids de son corps, elle s'étrangla. En mourant ainsi courageusement et se dérobant à de nouveaux tourments, après avoir subi avec une patience qui n'avait pu être vaincue ceux du jour précédent, ne semble-t-elle pas avoir voulu railler le tyran contre lequel elle avait conspiré, et encourager ceux qui seraient disposés à l'imiter dans ses complots contre lui.

Si l'on s'enquérait auprès des derniers de nos soldats des faits dont ils ont été témoins ou acteurs dans nos guerres civiles, combien ne trouverait-on pas de traits d'endurance, d'obstination et d'opiniâtreté qui se sont produits, en ces temps malheureux, dans cette tourbe si molle, plus efféminée encore que le bas peuple égyptien, et qui sont cependant dignes d'être comparés à ceux que nous venons de donner de la vertu des Spartiates.—Je sais qu'il y a de simples paysans qui se sont laissé griller la plante des pieds, écraser les extrémités des doigts dans des mâchoires de chien de pistolet, serrer le front avec une corde au point que les yeux, tout injectés de sang, leur sortaient de la tête, avant de consentir seulement à traiter de leur rançon.—J'en ai vu un laissé pour mort dans un fossé; il était complètement nu, avait le cou tout meurtri et tuméfié par un licol qui y pendait encore et avec lequel on l'avait tenu attaché toute la nuit à la queue d'un cheval; le corps était percé en cent places de coups de dague qui lui avaient été portés, non pour le tuer, mais pour le faire souffrir et lui faire peur. Il avait souffert tout cela au point d'en perdre la parole et le sentiment, bien résolu, à ce qu'il m'a dit, à mourir de mille morts (et en vérité, comme souffrance, il avait eu à en endurer une bien entière), plutôt que de rien promettre; c'était pourtant un des plus riches laboureurs de la contrée.—Combien en a-t-on vu qui se sont laissé brûler et rôtir, pour des opinions qu'ils tenaient d'autrui, qu'ils ignoraient et sur lesquelles ils n'avaient même aucune donnée.—J'ai connu, par centaines, des femmes (on dit que, sous ce rapport, les têtes, en Gascogne, sont particulièrement douées) auxquelles vous eussiez fait mordre du fer rouge, plutôt que de les faire démordre d'une idée qui leur serait venue sous l'empire de la colère. Elles s'exaspèrent sous les coups et la contrainte, et celui qui a inventé le conte de celle qui, parce que son mari l'avait menacée et battue, ne cessait de le traiter de «pouilleux», et qui, jetée à l'eau, élevait encore les mains au-dessus de la tête faisant le geste d'écraser des poux tandis que déjà elle étouffait, a imaginé là un conte qui, en vérité, peint bien exactement l'opiniâtreté de la femme, telle que nous en voyons chaque jour des exemples; 629 et l'opiniâtreté est sœur de la constance, au moins en vigueur et en fermeté.

C'est un tort de vouloir juger du possible et de l'impossible par ce dont nous sommes nous-mêmes capables.—Ainsi que je l'ai dit ailleurs, il ne faut pas juger de ce qui est possible et de ce qui ne l'est pas, suivant qu'il nous semble que c'est croyable ou incroyable. C'est une grosse faute, je ne dis pas cela pour Bodin, en laquelle cependant tombent la plupart des hommes, de faire difficulté de croire que d'autres puissent savoir ou vouloir ce qu'eux-mêmes ne savent pas ou ne veulent pas. On dirait que chacun est le modèle par excellence de la nature humaine, que tous les autres doivent se régler d'après lui, et que tout ce qui, en eux, n'est pas conforme à ce qu'il est lui-même, est ou feint ou faux. Lui propose-t-on quelque chose qu'un autre ait fait ou imaginé: pour en juger, il se prend tout d'abord pour exemple; ce qui se passe en lui, est la règle qui doit régir le monde; quelle dangereuse et insupportable ânerie! Quant à moi, je considère certains hommes, notamment de ceux qui ont vécu dans l'antiquité, comme m'étant bien supérieurs; et, quoique je reconnaisse nettement mon impuissance à les suivre * même de très loin, je ne les perds pas de vue; j'ai la compréhension des ressorts qui les élèvent ainsi au-dessus du vulgaire, bien que n'en retrouvant aucunement trace en moi; j'en agis du reste de même vis-à-vis des esprits les plus bas, dont je ne m'étonne pas, et aux idées desquels, de parti pris, je ne me refuse pas à croire. Je saisis bien la façon dont les premiers s'y sont pris pour émerger et j'admire leur grandeur; je trouve très beaux ces élans de leur part et j'y applaudis; si mes forces ne me permettent pas de les imiter, mon jugement du moins les étudie très volontiers.

L'autre exemple que donne Bodin à l'appui de son assertion que Plutarque avance «des faits incroyables et absolument du domaine de la fable», est qu'«Agésilas fut condamné à l'amende par les éphores, pour s'être gagné le cœur et la bonne volonté de ses concitoyens qui ne connaissaient plus que lui». Je ne vois pas quel indice d'erreur la critique peut trouver là; il est certain que ces choses devaient être beaucoup mieux connues de Plutarque qu'elles ne le sont de nous; il n'était pas, au surplus, nouveau en Grèce de voir des hommes frappés et exilés, pour le seul fait de plaire par trop à leurs concitoyens; l'ostracisme et le pétalisme en font foi.

La partialité de Plutarque en faveur des Grecs, au détriment des Romains, n'est pas mieux fondée.—Cette même méthode pour faciliter l'étude de l'histoire porte contre Plutarque une autre accusation qui me choque: cet historien qui, dans les parallèles qu'il a établis, a appareillé avec la plus entière bonne foi, on le reconnaît, les Romains entre eux, et les Grecs entre eux, n'aurait pas apporté la même impartialité quand il compare des Romains avec des Grecs. «Par exemple, est-il dit, dans le rapprochement opéré entre Démosthène et Cicéron, Caton et Aristide, Sylla et Lysandre, Marcellus et Pelopidas, Pompée et Agésilas, les Grecs 631 se trouvent avantagés par le choix de ceux, par trop supérieurs, auxquels on les compare.» C'est précisément attaquer Plutarque dans ce qu'il y a en lui de meilleur et de plus digne d'éloges; car, dans ces comparaisons (qui constituent la partie la plus admirable de son œuvre et à laquelle, à mon avis, il s'est particulièrement attaché), la fidélité et la sincérité de ses jugements égalent leur profondeur et leur valeur; c'est un philosophe qui nous enseigne la vertu.—Voyons s'il nous est possible de le dégager de ce reproche de fausseté et de prévarication. Je pense que ce qui a donné lieu à cette appréciation défavorable, c'est la grande et éclatante auréole qui pare les noms romains que nous connaissons; il ne nous semble pas que Démosthène puisse égaler en gloire un consul, un proconsul, un questeur de la grande République; mais celui qui examine sous son vrai jour ce qui en est, ce que sont réellement ces hommes, ce à quoi s'est particulièrement appliqué Plutarque qui a comparé leurs mœurs, leurs caractères, leur capacité, plus que la fortune dont ils ont joui, pensera, à l'encontre de Bodin, que Cicéron et Caton l'ancien sont loin de valoir ceux en face desquels on les place. Notre critique eût mieux appuyé sa thèse, en donnant comme exemple le parallèle entre Caton le jeune et Phocion; il y eût trouvé une inégalité moins contestable, à l'avantage des Romains. Quant à Marcellus, Sylla, Pompée, les succès qu'ils ont eus à la guerre sont certainement plus importants, plus glorieux et ont plus d'éclat que ceux des Grecs que Plutarque leur compare; mais les actions les plus belles, les plus vertueuses, pas plus à la guerre qu'ailleurs, ne sont pas toujours celles qui ont le plus de renommée. Je rencontre souvent les noms de capitaines qui sont éclipsés par la splendeur d'autres qui ne les valent pas, témoin Labiénus, Ventidius, Télésinus, etc.; et, à cet égard, si j'avais à réclamer en faveur des Grecs, je pourrais dire que Camille est bien loin de pouvoir être comparé à Thémistocle, les Gracques à Agis et Cléomène, Numa à Lycurgue. Mais c'est folie de vouloir porter un jugement unique, embrassant un ensemble de sujets pouvant être envisagés de tant de manières différentes.

Quand Plutarque compare entre eux ces personnages illustres, il ne prétend pas qu'ils soient égaux; et personne mieux que lui n'est capable de faire ressortir avec plus de justesse et de conscience qu'il le fait, les différences qu'ils présentent. Compare-t-il les victoires, les prouesses accomplies sur le champ de bataille, la puissance des armées de Pompée et ses triomphes avec ceux d'Agésilas, il ajoute: «Je ne crois pas que Xénophon lui-même, s'il vivait, osât les mettre en balance, bien qu'on n'ait rien contesté de ce qu'il lui a plu d'écrire sur Agésilas.» Met-il en parallèle Lysandre et Sylla: «Il n'existe point de comparaison, dit-il, ni dans le nombre des victoires remportées, ni dans les chances qu'ils ont courues dans les combats qu'ils ont livrés, car Lysandre n'a gagné que deux batailles navales, etc.» Plutarque n'a en rien déprécié les Romains pour les avoir mis en présence des Grecs; il ne leur a pas fait 633 injure, quelque disproportion qui puisse exister entre eux, parce qu'il ne les prend pas dans leur entier, qu'il n'émet aucune préférence d'ensemble; il compare, les uns après les autres, certains épisodes, certaines particularités de leurs vies respectives et les juge séparément. Aussi pour le convaincre de partialité, faudrait-il scruter l'appréciation portée sur chaque cas particulier, ou prouver qu'en général il a eu tort en comparant tel Grec à tel Romain, parce que nombre d'autres, ayant beaucoup plus de points communs, auraient mieux convenu pour établir un parallèle entre eux.

CHAPITRE XXXIII.    (ORIGINAL LIV. II, CH. XXXIII.)
Histoire de Spurina.

Nous apprendre à commander nos passions, tel est le but de la philosophie; d'entre toutes, l'amour est celle qui semble faire naître en nous les appétits les plus violents.—La philosophie ne pense pas avoir mal employé ses moyens d'action, quand elle est parvenue à rendre notre raison souveraine maîtresse en notre âme et lui avoir donné une autorité suffisante pour contenir nos appétits. Les gens qui estiment que de ces appétits, aucuns ne sont plus violents que ceux que fait naître l'amour, s'appuient sur ce que ceux-ci embrassent le corps et l'âme, que tout entier l'homme en est possédé, au point que la santé même y est intéressée et que, parfois, le médecin est dans l'obligation de s'entremettre pour qu'il leur soit donné satisfaction. A quoi on peut objecter que l'intervention du corps rabaisse et affaiblit les désirs de cette nature, puisqu'ils sont sujets à en arriver à la satiété et susceptibles d'être calmés par l'effet de remèdes matériels.

De combien de moyens ne s'est-on pas servi pour les amortir: mutilations, cilices, réfrigérants de toutes espèces.—Certains voulant délivrer leurs âmes des alarmes continues que leur causaient ces désirs, ont eu recours à l'incision et à l'amputation des organes qui s'en trouvaient impressionnés et surexcités. D'autres en ont éteint la force et la vigueur par de fréquentes applications de choses froides, comme par exemple un mélange de neige et de vinaigre. Les haires ou cilices de nos pères n'avaient pas d'autre objet; ils étaient en tissu de poil de cheval, dont les uns faisaient des chemises, d'autres des ceintures servant à endolorir les reins.—Un prince me racontait, il n'y a pas longtemps, que, dans sa jeunesse, un jour de fête solennelle, à la cour du roi François Ier, tout le monde s'y trouvant paré de ses plus beaux atours, il lui prit fantaisie de vêtir le cilice, qu'il possède 635 encore, de monsieur son père; mais malgré toute sa dévotion, il n'eut pas la patience d'attendre jusqu'à la nuit pour s'en débarrasser, et il en fut longtemps malade. Il ajoutait qu'il ne pensait pas qu'il y eût ardeur de jeunesse si violente, que l'usage de ce moyen ne puisse contenir; il ne semble pas toutefois s'être, en cette occasion, trouvé aux prises avec celle de ces satisfactions produisant les sensations les plus aiguës, car l'expérience montre que l'émotion qui en résulte persiste bien souvent, si rudes et si misérables que soient les vêtements que l'on a, et que les haires ne font pas toujours de pauvres hères de ceux qui les portent.

Xénocrate employa un procédé plus énergique. Ses disciples, pour éprouver sa continence, avaient, à la dérobée, fait entrer dans son lit Laïs, la belle et fameuse courtisane; elle y avait pris place absolument nue, n'ayant que sa beauté pour arme et ses folâtres appâts comme philtres. Le philosophe sentant que son corps, demeuré jusqu'alors inaccessible aux tentations de cette nature, commençait à se mutiner en dépit de ses raisonnements et des règles qu'il s'était imposées, se fit brûler les organes qui avaient prêté l'oreille à cette rébellion. Quand les passions qui occupent l'âme, la tiennent seule, à l'exclusion du corps, comme font l'ambition, l'avarice et autres, elles créent beaucoup plus de difficultés à la raison qui, pour les dominer, n'a d'aide à attendre que d'elle-même; en outre, loin d'être susceptibles de satiété, ces passions s'avivent et augmentent par le fait même des satisfactions qui leur sont données.

Chez quelques-uns, l'ambition est plus indomptable que l'amour; César en a été un exemple.—L'exemple de Jules César pourrait à lui seul suffire à nous montrer combien ces appétits diffèrent; car jamais homme ne fut plus adonné aux plaisirs de l'amour. Le soin minutieux qu'il avait de sa personne, en témoigne; il allait jusqu'à user des moyens les plus lascifs qui étaient en usage à cette époque, comme de se faire épiler tout le corps et farder de parfums spéciaux dont l'emploi était excessivement rare. De sa personne, si nous nous en rapportons à Suétone, il était bel homme, avait le teint blanc, était de haute taille et bien proportionné; le visage était bien plein; il avait les yeux bruns et vifs; sous bien des points, les statues que l'on voit de lui à Rome, s'écartent de ce portrait. Outre ses femmes légitimes, et il en changea quatre fois, et sans compter les rapports amoureux que, dans sa jeunesse, il eut avec Nicomède roi de Bithynie, Cléopâtre, cette reine d'Égypte si fameuse, perdit avec lui sa virginité, et de leurs relations naquit le petit Césarion; il fit aussi l'amour avec Eunoé, reine de Mauritanie; à Rome, avec Posthumia femme de Servius Sulpitius, Lollia femme de Gabinius, Tertulla femme de Crassus, et même avec Mutia femme du grand Pompée, ce qui fut cause, disent les historiens romains, que son mari la répudia; Plutarque déclare ignorer ce fait, mais les Curions, le fils comme le père, ont plus tard reproché à Pompée, quand il épousa la fille de César, de 637 devenir le gendre d'un homme qui avait séduit sa femme et que lui-même qualifiait souvent du nom d'Égisthe. Outre celles que je viens d'énumérer, César eut encore pour maîtresse Servilia, sœur de Caton et mère de Marcus Brutus, et chacun croyait que la grande affection qu'il portait à ce dernier avait pour cause sa naissance à une époque qui pouvait donner à supposer qu'il était de lui. J'ai donc raison, ce semble, de le tenir comme excessivement porté à ce genre de débauche et de tempérament très amoureux; et cependant, quand la passion de l'ambition, dont il était également possédé à un degré infini, venait à se trouver en opposition avec la précédente, celle-ci lui cédait immédiatement le pas.

A ce propos, me revient en mémoire le cas de Mahomet qui subjugua Constantinople et y mit définitivement fin à la domination grecque. Je ne sais personne chez qui ces deux passions se soient trouvées, comme en lui, peser d'un poids aussi égal. Il était aussi robuste athlète en amour qu'à la guerre; mais chaque fois que dans le cours de son existence elles se sont fait concurrence, son ardeur pour les combats l'a toujours emporté sur son ardeur pour l'amour; et il en a été ainsi jusqu'à ce qu'arrivé à une extrême vieillesse et devenu incapable de supporter les fatigues de la vie des camps, sa passion pour la femme, reprenant le dessus, régna dès lors en maître chez lui, bien que la saison marquée par la nature en fût passée.

D'autres au contraire ont fait céder l'ambition à l'amour.—Ce qu'on raconte de Ladislas, roi de Naples, est un exemple remarquable du contraire; il était bon capitaine, courageux et ambitieux, mais son ambition avait surtout pour objet principal la satisfaction de ses appétits voluptueux et la possession de quelque rare beauté. Sa mort fut conforme à sa vie. Par un siège bien conduit, il avait serré de si près la ville de Florence, que ses habitants, aux abois, furent réduits à traiter. Il leur offrit de se retirer et d'abandonner ainsi le fruit de sa victoire, sous condition qu'on lui livrât une fille de la ville, d'une éclatante beauté, dont il avait entendu parler. Force fut d'accéder à sa volonté et, pour préserver la cité de la ruine dont elle était menacée, d'accepter cette injure, dont ne devaient souffrir que des intérêts privés. Cette beauté était la fille d'un médecin fameux à cette époque, qui, devant une si pénible nécessité, prit une résolution des plus énergiques. Tandis que chacun parait sa fille, la couvrant de dentelles et de bijoux pour la rendre plus agréable encore à cet amant qui se présentait dans des conditions si particulières, son père, se joignant aux autres, lui fit cadeau d'un mouchoir d'un travail exquis, exhalant un parfum délicieux, dont elle aurait à faire usage lors de leurs premiers embrassements, cet objet étant de ceux dont les femmes n'oublient guère d'user en pareil cas pour éponger les parties intéressées. Ce mouchoir était empoisonné; le médecin avait apporté à sa préparation toute la science de son art; à son contact avec les chairs échauffées et alors que les pores étaient dilatés, le poison les pénétrant, 639 agit si promptement que le sang en ébullition des deux amants se glaça instantanément et tous deux expirèrent dans les bras l'un de l'autre.

César ne sacrifiait jamais une heure de son temps, quand les affaires le réclamaient tout entier; il était à la fois le plus actif et le plus éloquent de son époque; il était aussi très sobre.—J'en reviens à César. Ses plaisirs ne lui firent jamais dérober une seule minute, ni se détourner d'un pas des occasions qui pouvaient concourir à son élévation; l'ambition domina chez lui toutes les autres passions et exerça sur son âme une autorité si complète qu'elle l'entraîna où elle voulut. En vérité, quand je considère la supériorité de cet homme et les merveilleuses dispositions dont il était doué, j'en éprouve du dépit. Ses connaissances en toutes choses étaient telles qu'il n'y a pour ainsi dire pas de science sur laquelle il n'ait écrit; comme orateur, il l'était au point que plusieurs ont préféré son éloquence à celle de Cicéron; et je crois bien que c'était aussi son opinion, car ses deux morceaux connus sous le nom d'«Anticatons» furent écrits pour contrebalancer l'effet produit par la magnificence de style que Cicéron avait déployée dans son éloge de Caton. Du reste, y a-t-il eu une âme aussi vigilante, aussi active, aussi acharnée au travail que la sienne que rehaussaient encore des qualités diverses qu'on ne peut lui contester et qui se rencontrent rarement telles qu'elles étaient en lui, je veux dire franches, naturelles et non contrefaites?—Il était remarquablement sobre et si peu difficile en fait de nourriture, qu'Oppius raconte qu'un jour on lui servit à table, dans une sauce, au lieu d'huile ordinaire, de l'huile préparée pour un médicament, et qu'il en mangea copieusement pour ne pas causer de confusion à son hôte; une autre fois, il fit fouetter son boulanger, pour lui avoir servi du pain autre que celui à l'usage de tout le monde. Caton disait même parfois qu'il était le premier homme doué de sobriété qui eût acheminé son pays à la ruine. Ce même Caton le traita bien un jour d'«ivrogne», mais cela dans les circonstances que voici: Ils étaient tous deux au Sénat; il y était question de la conjuration de Catilina à laquelle César était soupçonné d'être affilié, lorsque, du dehors, on lui fit passer un billet en cachette. Caton, pensant que ce pouvait être un avis que lui faisaient parvenir les conjurés, le somma de le lui remettre, ce à quoi César se trouva obligé pour éviter que les soupçons ne prissent plus de consistance. Or il se trouvait par hasard que c'était un billet doux que lui écrivait Servilia, sœur de Caton; celui-ci, l'ayant lu, le lui rejeta en disant: «Tiens, ivrogne.» A mon sens, cette apostrophe fut une marque de dédain et de colère et non un reproche impliquant la possession de ce vice; il en a été ici ce qui nous arrive souvent lorsque, invectivant ceux qui nous causent de l'irritation, nous employons à leur égard les premières injures qui nous viennent à la bouche, bien qu'elles ne s'appliquent en rien à eux auxquels nous les adressons; d'autant que ce vice que Caton semblait imputer ainsi à César va, la plupart 641 du temps, de pair avec celui sur lequel il venait de le surprendre, car Vénus et Bacchus vont volontiers de compagnie, dit un proverbe; chez moi, Vénus est au contraire bien plus allègre quand c'est la sobriété qui l'accompagne.

Sa douceur, sa clémence ont paru douteuses; mille exemples établissent qu'il avait cette qualité.—Les exemples de sa douceur et de sa clémence envers ceux qui l'avaient offensé, sont en nombre infini: je parle de ceux de ses actes qui se sont produits en dehors du temps où la guerre civile était encore dans toute sa violence; car durant cette période, ainsi qu'il l'a assez laissé entendre lui-même dans ses écrits, cette générosité lui servait à amadouer ses ennemis, et à leur faire moins redouter sa victoire et sa future domination. Si on ne peut dire de ceux-ci qu'ils soient suffisants pour prouver une douceur innée, toujours est-il qu'ils témoignent d'une merveilleuse confiance et d'un grand courage de sa part. Il lui est souvent arrivé de renvoyer à son ennemi, après les avoir vaincues, des armées entières, sans daigner seulement les obliger par serment, sinon à le servir, du moins à s'abstenir de lui faire la guerre. Il a fait prisonniers, trois ou quatre fois, certains capitaines de Pompée, et, chaque fois, leur a rendu la liberté. Pompée déclarait ennemis tous ceux qui ne se joignaient pas à lui; César fit proclamer qu'il considérait comme amis tous ceux qui demeureraient neutres et ne porteraient pas effectivement les armes contre lui. A ceux de ses capitaines qui l'abandonnaient pour embrasser le parti de son adversaire, il allait jusqu'à leur renvoyer leurs armes, leurs chevaux et leurs bagages. Il laissait aux villes dont il s'était emparé la liberté de suivre tel parti qui leur conviendrait, se fiant uniquement, pour les contenir, au souvenir de sa douceur et de sa clémence. Le jour de sa grande bataille de Pharsale, il ordonna de ne porter la main qu'à la dernière extrémité sur ceux qui étaient citoyens romains. C'est là, à mon avis, une manière de faire bien hasardeuse, et il n'est pas étonnant que, dans les guerres civiles que nous traversons, ceux qui, comme lui, combattent l'ancien ordre de choses de leur pays, ne l'imitent pas sur ce point; ce sont des procédés extraordinaires, dont seuls la fortune de César et son admirable génie étaient capables d'user heureusement. Quand je songe à la grandeur incomparable de cette âme, j'excuse la victoire de n'avoir pas cessé de lui demeurer fidèle, même en cette cause si injuste et si inique.

Pour en revenir à sa clémence, nous en avons plusieurs exemples qui se sont produits au temps de sa domination et témoignent qu'elle était bien dans sa nature; car, maître alors de toutes choses, il n'avait plus besoin de feindre.—Caius Memmius avait écrit contre lui des pamphlets très mordants, auxquels il avait même fort vertement répondu; cela ne l'empêcha pas de l'aider, bientôt après, à obtenir le consulat.—Caius Calvus qui lui avait décoché plusieurs épigrammes injurieuses, ayant employé un de ses amis à se réconcilier avec lui, César alla jusqu'à lui écrire lui-même 643 le premier.—Et notre bon Catulle qui l'avait si fort malmené sous le nom de Mamurra! il vint s'en excuser, et, le jour même, César le faisait manger à sa table.—Avisé que quelques-uns avaient mal parlé de lui, il se borna à déclarer, dans une harangue publique, qu'il en était averti.—S'il ne portait pas de haine à ses ennemis, il les craignait moins encore; quelques conciliabules avaient été tenus, quelques conjurations formées contre lui, ils furent découverts; il se contenta de publier par un édit qu'elles lui étaient connues, sans autrement en poursuivre les auteurs.—Comme exemple des attentions qu'il avait pour ses amis: Caius Oppius voyageant avec lui et se trouvant indisposé, il lui céda le seul abri qu'il y avait, et lui-même coucha toute la nuit en plein air et sur la dure.—Quant à sa justice, on peut en juger par ce trait: bien qu'aucune plainte n'eût été portée, il fit mettre à mort un de ses esclaves qu'il aimait particulièrement, pour avoir couché avec la femme d'un chevalier romain.—Jamais homme n'apporta plus de modération dans la victoire, ni plus de résolution quand la fortune lui fut contraire.

Mais son ambition effrénée l'a amené à renverser la république la plus florissante de l'antiquité, ce dont rien ne saurait l'absoudre.—Mais toutes ces belles qualités furent gâtées et étouffées par cette ambition effrénée à laquelle il se laissa si fort emporter, qu'on peut aisément affirmer qu'elle régla et dirigea toutes ses actions. D'un homme libéral elle fit un voleur des deniers publics, pour avoir possibilité de subvenir à ses prodigalités et à ses largesses. Elle l'amena à prononcer ce propos affreux, si contraire à tout principe de moralité, que les hommes les plus méchants du monde, les plus perdus de vice, s'ils l'avaient servi à le faire arriver au faîte des grandeurs, il les eût aimés et soutenus de tout son pouvoir, tout comme il faisait pour les meilleurs d'entre les gens de bien. Elle l'enivra d'une si grande vanité, qu'il osa se vanter devant ses concitoyens «d'avoir réduit cette grande République romaine à n'être qu'un nom, n'ayant plus ni forme, ni corps»; alla jusqu'à dire que «désormais les réponses qu'il ferait serviraient de lois»; osa demeurer assis pour recevoir le Sénat qui venait à lui en corps; souffrit qu'on l'adorât et que, lui présent, on lui rendit les honneurs divins. En somme, ce seul vice, selon moi, pervertit en lui le plus beau, le plus riche naturel qui fut jamais, et a fait que sa mémoire est odieuse à tous les gens de bien, parce qu'il a cherché sa gloire dans l'asservissement de son pays et le renversement du plus puissant et plus florissant gouvernement que le monde verra jamais.—On peut, bien au contraire de ce qui s'est passé chez César, trouver quelques exemples de grands personnages auxquels la volupté a fait oublier la conduite des affaires, comme cela est arrivé à Marc Antoine et autres; mais là où l'amour et l'ambition, existant au même degré, viendront se heurter l'un à l'autre avec une violence égale, je n'ai pas de doute que l'ambition ne l'emporte.

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Exemple extraordinaire d'un jeune Toscan, Spurina, qui, d'une beauté remarquable, se défigure pour se soustraire aux passions qu'il inspirait.—Pour rentrer dans mon sujet, je dis que c'est beaucoup que, par la force de la raison, nous puissions réfréner nos appétits et, en leur faisant violence, contraindre nos organes à se maintenir dans le devoir. Mais nous fouetter dans l'intérêt de nos voisins, non seulement nous défaire de cette douce passion qui nous chatouille si agréablement, renoncer au plaisir que nous ressentons à voir que nous sommes agréables à autrui, à être aimé et recherché par chacun, et, plus encore, prendre en haine les grâces qui nous valent ces satisfactions, en éprouver de la répugnance et condamner notre beauté parce qu'elle est cause de surexcitation chez d'autres, je n'en ai guère vu d'exemples. En voici un cependant:—Spurina, jeune Toscan, «qui ressemblait à un diamant enchâssé dans l'or et ornant un collier ou une couronne, ou à de l'ivoire serti de buis ou de térébinthe pour que la blancheur en ressorte davantage (Virgile)», était doué d'une beauté si rare et si grande, que les yeux les plus chastes ne pouvaient en soutenir l'éclat, sans en être violemment troublés. Non content de ne pas condescendre à calmer cette fièvre, ce feu qu'il attisait partout sur son passage, il entra en fureur contre lui-même et contre ces riches présents reçus de la nature, comme s'il était en droit de s'en prendre à eux de la faute d'autrui, et, à force d'entailles qu'il se fit volontairement et de cicatrices, il troubla et détruisit la parfaite harmonie et la régularité des traits de son visage, dont la nature l'avait si remarquablement doté.

Une telle action ne se peut approuver; il est plus noble de lutter que de se dérober aux devoirs que la société nous impose, à tous tant que nous sommes.—A vrai dire, j'admire de tels actes plus que je ne les approuve, de pareils excès ne s'accommodant pas avec mes principes. L'intention est bonne, et le fait celui d'une âme honnête; mais, à mon avis, il n'est pas suffisamment réfléchi. La laideur en laquelle notre jeune homme est tombé, ne peut-elle pas en avoir induit d'autres en faute, qui l'auront pris en mépris et en haine? n'a-t-on pu lui porter envie, en raison de la gloire que lui a value un acte aussi rare; ou le calomnier, en attribuant sa résolution à une déception, suite de visées trop ambitieuses? car il n'y a aucune forme que le vice, quand il lui plaît, ne revête lorsqu'il trouve occasion de se donner carrière d'une façon ou d'une autre. Il eût été plus judicieux, et aussi plus glorieux, qu'avec ces dons dont il était redevable à Dieu, il devînt un modèle de vertu et de mœurs, qui fût demeuré en exemple à la postérité.

Ceux qui se dérobent aux charges de la société, à ces obligations de tous genres, en nombre infini, souvent épineuses, qui pèsent sur un homme qui tient un rang honorable dans le monde, s'évitent, selon moi, bien des tracas, quels que soient les petits inconvénients particuliers qui en résultent; c'est en quelque sorte mourir,que de fuir la peine de vivre comme on le doit. Ces gens peuvent avoir 647 d'autres mérites, il ne m'a jamais paru qu'ils aient celui de se trouver aux prises avec les difficultés, car je n'en connais pas de pire que de se tenir en équilibre sur les flots de cette mer agitée qu'est le monde, de répondre et de satisfaire loyalement à tout ce qui est du ressort de la position que l'on occupe. Il est peut-être plus facile de s'abstenir d'une manière absolue de tout rapport avec le sexe féminin, que de se conduire toujours, à tous égards, d'une façon irréprochable avec sa femme; nous avons moins de chance de nous perdre en état de pauvreté, que dans une abondance dont il nous faut user avec mesure; l'usage dirigé par la raison, est plus pénible que l'abstinence; se modérer est une vertu qui exige de plus grands efforts que souffrir. Il est mille façons de vivre convenablement, comme l'entendait Scipion le jeune, tandis qu'il n'y en a qu'une à la façon de Diogène; et autant celle-ci surpasse en innocence la vie qui se mène d'ordinaire, autant elle-même est surpassée en utilité et en énergie par celles qui atteignent à la perfection et dont on dit que ce sont des existences accomplies.

CHAPITRE XXXIV.    (ORIGINAL LIV. II, CH. XXXIIII.)
Observations sur les moyens que Jules César employait à la guerre.

Selon Montaigne, les commentaires de César devraient être le bréviaire de tout homme de guerre.—On dit de plusieurs grands capitaines qu'ils ont eu une préférence marquée pour certains auteurs: Alexandre le Grand avait Homère: Scipion l'Africain, Xénophon; Marcus Brutus, Polybe; Charles Quint, Philippe de Comines; de notre temps Machiavel est, dit-on, en crédit ailleurs; mais feu le Maréchal Strozzi, qui pour sa part préférait César, avait incontestablement fait le meilleur choix. Les commentaires de César devraient, en effet, être le bréviaire de tout homme de guerre, car lui-même est le vrai et souverain modèle en art militaire; et Dieu sait, en outre, avec quelle grâce, de quelle beauté il a agrémenté cette matière déjà si riche par elle-même; son style y est si pur, si délicat, si parfait que, d'après mon goût, aucun écrit au monde sur ce sujet n'est comparable aux siens.—Je veux consigner ici quelques traits particuliers, qu'on rencontre rarement, qui se sont produits dans ses guerres et qui me reviennent en mémoire.

Pour rassurer ses troupes effrayées de la supériorité numérique de l'ennemi, il leur exagérait lui-même cette supériorité.—Son armée était quelque peu effrayée par les 649 bruits qui couraient de la grande supériorité des forces que le roi Juba menait contre lui. Au lieu de chercher à combattre l'idée que s'en étaient faite ses soldats, en diminuant les moyens dont disposait son ennemi, les ayant réunis pour les rassurer et remonter leur courage, il s'y prit tout autrement qu'on ne le fait d'habitude, leur disant de ne plus se mettre en peine de se renseigner sur les effectifs que l'ennemi leur opposait, parce qu'il avait reçu des avis précis à cet égard. Il leur en fit alors le dénombrement, exagérant de beaucoup ce qui était et ce que son armée présumait d'après les bruits en circulation. Il agit en cela suivant ce que conseille Cyrus dans Xénophon; d'autant que l'erreur, quand l'ennemi se révèle plus faible qu'on ne l'espérait, n'a pas de conséquence sérieuse, comme lorsqu'il vous apparaît effectivement très fort, alors qu'il passait pour être faible.

Il accoutumait ses soldats à obéir, sans les laisser commenter ses ordres.—Il accoutumait ses soldats à se borner en toutes choses à obéir, sans se mêler de contrôler ou de discuter les projets de leur chef, qu'il ne leur communiquait qu'au moment de leur exécution; et, s'ils en avaient découvert quelque chose, il prenait plaisir à les tromper, en les modifiant sur-le-champ; souvent, dans ce but, après avoir fixé qu'il serait fait étape en tel lieu, il passait outre et allongeait la marche, particulièrement lorsque le temps était mauvais et pluvieux.

Très ménager du temps, il savait amuser l'ennemi pour en gagner.—Les Suisses, au début des guerres des Gaules, ayant envoyé vers lui pour obtenir de traverser un territoire relevant de la domination romaine, et lui s'étant résolu à s'y opposer par la force, il fit quand même bon accueil à leurs messagers, et ajourna sa réponse à quelques jours, afin d'utiliser ce répit pour rassembler son armée. Ces pauvres gens ne savaient pas combien il excellait à mettre le temps à profit. Maintes fois il répète que c'est le talent le plus essentiel d'un capitaine, que de savoir saisir les occasions quand elles se présentent et faire diligence; celle qu'il déploya, dans le cours de ses exploits, est réellement inouïe et inimaginable.

Il n'exigeait guère de ses soldats que la vaillance et la discipline; parfois, il leur donnait toute licence; il aimait qu'ils fussent richement armés, les honorait du nom de compagnons, ce qui n'empêchait pas qu'il les traitât, le cas échéant, avec beaucoup de sévérité.—S'il n'était pas fort consciencieux quand il pouvait tirer avantage contre ses ennemis d'un traité conclu, il ne l'était pas davantage en ne demandant à ses soldats, en fait de vertu, que d'être vaillants, et ne punissant guère chez eux que la mutinerie et la désobéissance. Souvent après une victoire, il leur lâchait la bride et leur donnait licence de tout faire, les dispensant, pour un temps, d'observer les règles de la discipline militaire; du reste, ils étaient si bien dressés que, tout parfumés et musqués qu'ils étaient, cela ne les empêchait pas de courir avec frénésie au combat. Pour dire vrai, il aimait à leur 651 voir des armes de prix et les dotait d'équipements couverts de broderies et d'incrustations dorées et argentées afin que, soucieux de les conserver, ils missent plus d'énergie à les défendre.—Quand il leur parlait, il les appelait du nom de «compagnons» dont nous nous servons encore, ce que réforma l'empereur Auguste, son successeur, estimant que si César l'avait fait, c'était par suite des nécessités de la situation, pour flatter des gens qui, en somme, ne le suivaient que de leur plein gré: «Au passage du Rhin, César était général; ici, il est mon compagnon; le crime rend égaux tous ceux qui en sont complices (Lucain)», mais que cette façon de faire ne convenait plus à la dignité d'un empereur ou d'un général d'armée; et on en revint à ne plus les appeler que «soldats».

A cette courtoisie, César joignait une grande sévérité quand il avait à punir. La neuvième légion s'étant mutinée près de Plaisance, il en prononça la dissolution, la frappant d'ignominie, bien que Pompée tînt encore la campagne, et il ne la reçut en grâce qu'après des supplications réitérées. Il apaisait les désordres plus par son autorité et en payant d'audace, que par la douceur.

Il se complaisait aux travaux de campagne.—Quand il parle de son passage du Rhin, pour passer en Allemagne, il dit qu'estimant indigne du peuple romain de faire franchir ce fleuve à son armée sur des bateaux, il a fait construire un pont pour le passer de pied ferme. C'est à ce moment qu'il fit bâtir ce pont admirable sur la construction duquel il nous donne force détails; car de tout ce qu'il a fait, c'est surtout à nous initier à la fécondité de son imagination en ces sortes d'ouvrages comportant de la main-d'œuvre, qu'il se complaît le plus volontiers.

Il aimait à haranguer ses troupes, et ses harangues sont des modèles d'éloquence militaire.—J'ai aussi remarqué qu'il attachait une grande importance aux exhortations qu'il adressait à ses soldats au moment du combat; car chaque fois qu'il veut montrer qu'il a été surpris ou pressé, il dit toujours qu'il n'a même pas eu le temps de haranguer son armée. Avant la grande bataille qu'il livra aux gens de Tournai: «César, écrit-il, après avoir donné ses derniers ordres, courut aussitôt, pour exhorter son monde, là où le hasard le porta; et, rencontrant la dixième légion, il n'eut que le temps de lui dire de se souvenir de sa valeur habituelle, de ne pas s'étonner et de résister hardiment aux efforts de l'adversaire; mais déjà l'ennemi était arrivé à portée de trait, il donna le signal de la bataille et courut sur un autre point, pour continuer ses exhortations à une autre partie de ses troupes; il les trouva déjà engagées.» C'est ainsi qu'il en parle à ce passage de son livre; ce qu'il y a de certain, c'est que son talent de parole lui a rendu, en différentes circonstances, de bien signalés services. Même de son temps, son éloquence militaire était tellement appréciée que plusieurs, dans son armée, recueillaient ses harangues; on est arrivé ainsi, en les réunissant, à en former des volumes qui lui ont survécu longtemps. Son langage avait une grâce particulière, si bien que les personnes 653 de son intimité, l'empereur Auguste entre autres, entendant répéter ce qu'on avait recueilli de ses conversations et de ses discours, reconnaissaient les phrases, et jusqu'aux mots, qui n'étaient pas de lui.

Rapidité de César dans ses mouvements; aperçu de ses guerres nombreuses en divers pays.—La première fois qu'il sortit de Rome, étant investi d'une charge publique, il arriva en huit jours sur le Rhône; il voyageait ayant devant lui, sur son char, un ou deux secrétaires qui écrivaient sans cesse sous sa dictée, et derrière lui un serviteur portant ses armes.—Certainement, en ne faisant que traverser simplement le pays, on pourrait à peine le faire avec la rapidité qu'il déploya, lorsque, quittant la Gaule et suivant le mouvement de retraite de Pompée sur Brindes, en dix-huit jours il soumettait l'Italie. Revenant alors de Brindes à Rome, il va de Rome jusqu'aux extrémités les plus reculées de l'Espagne, où il a à surmonter des difficultés extrêmes dans sa guerre contre Afranius et Petreius. Après quoi, il vient assiéger Marseille qui résiste longtemps. De Marseille, il se rend en Macédoine, où il bat l'armée romaine à Pharsale; puis se jette à la poursuite de Pompée, ce qui le conduit en Égypte qu'il soumet. D'Égypte, il vient en Syrie et dans le Pont, où il combat Pharnace. De là, il passe en Afrique, où il défait Scipion et Juba; puis, rentrant en Italie qu'il ne fait que traverser, il se porte une seconde fois en Espagne, où il met en déroute les fils de Pompée: «Plus rapide que l'éclair, plus prompt que le tigre auquel on enlève ses petits (Lucain),» «pareil à un énorme rocher qui, miné par la pluie ou détaché par l'action du temps, arraché par les vents, se précipite du haut de la montagne vers la plaine, bondissant sur une pente rapide avec un fracas épouvantable, entraînant avec lui arbres, troupeaux et bergers (Virgile)».

Il voulait tout voir par lui-même.—Parlant du siège d'Avaricum, il dit qu'il avait coutume de se trouver jour et nuit près des ouvriers qu'il faisait travailler.—Dans toutes ses entreprises de quelque importance, il se livrait lui-même à des reconnaissances préalables; et jamais il n'engagea son armée sur un terrain, qu'il ne l'eût tout d'abord reconnu. Même, si nous en croyons Suétone, lors de son passage en Angleterre, il fut le premier à constater la profondeur de l'eau là où devait s'effectuer le débarquement.

Il préférait obtenir le succès en négociant plutôt que par la force des armes.—Il disait d'habitude qu'il préférait une victoire obtenue en négociant, que remportée de vive force. Dans la guerre contre Afranius et Petreius, la fortune lui présenta une occasion qui paraissait des plus favorables; il s'y refusa, espérant, dit-il, qu'en patientant un peu et donnant moins au hasard, il viendrait, quand même, à bout de ses ennemis.—Dans cette même guerre, il fit une chose bien étonnante: ce fut de faire passer une rivière à la nage à toute son armée, sans qu'il y eût nécessité: «Pour voler au combat, le soldat prend cette route par laquelle 655 il n'eût osé fuir. Tout mouillé, il se recouvre de ses armes et réchauffe en courant ses membres engourdis par le froid (Lucain).»

Il était dans ses entreprises plus circonspect qu'Alexandre et n'en donnait pas moins hardiment de sa personne chaque fois que c'était nécessaire.—Je trouve César un peu plus circonspect et réfléchi qu'Alexandre, dans ce qu'il entreprenait. Celui-ci semble toujours rechercher le danger et courir au-devant comme un torrent impétueux qui heurte et attaque sans discernement et sans faire de distinction tout ce qu'il rencontre: «Tel l'Aufide, qui arrose le royaume de Daunus Apulien, semblable, à l'époque des crues, à un taureau fougueux, roule des eaux torrentielles qui menacent les campagnes de la dévastation complète de leurs moissons (Horace).» Il est vrai qu'Alexandre était déjà en pleine activité à la fleur de l'âge, et encore sous l'effet des premières ardeurs de la jeunesse, tandis que César, à un âge avancé, en pleine maturité de jugement, ne faisait que commencer. De plus, Alexandre était d'un tempérament plus sanguin, colère et ardent, que surexcitait encore sa passion pour le vin, dont César sut toujours s'abstenir d'abuser.

Néanmoins, qu'il y eût nécessité et que la situation l'exigeât, César sut toujours faire, plus que pas un, bon marché de sa personne. Dans plusieurs circonstances où il donna par lui-même d'une façon particulière, je crois lire chez lui l'idée de se faire tuer pour échapper à la honte d'être vaincu.—Dans cette grande bataille livrée près de Tournai, voyant ses troupes avancées faiblir, il se jette tête baissée sur l'ennemi, tel qu'il est, sans s'être armé de son bouclier; et cela lui est arrivé plusieurs autres fois.—Apprenant qu'une partie de ses troupes étaient assiégées, il franchit, sous un déguisement, les lignes ennemies, pour aller fortifier les siens par sa présence.—Ayant abordé à Dyrrachium avec très peu de monde et voyant que le reste de son armée, qu'il avait laissé sous la conduite d'Antoine, tardait à le suivre, il se résout, pour l'aller chercher et le ramener, à repasser seul le bras de mer qu'il vient de franchir, affrontant une violente tempête pour passer inaperçu, son adversaire étant maître de la mer et de tous les ports de la côte opposée.—Dans le nombre des expéditions qu'il a faites, il s'en trouve plusieurs qui, par les risques qu'elles présentaient, dépassent tout ce que peut autoriser une judicieuse application de l'art militaire: avec quels faibles effectifs en effet n'entreprit-il pas la conquête du royaume d'Égypte, et alla-t-il plus tard attaquer les forces de Scipion et de Juba qui étaient dix fois supérieures aux siennes! De tels hommes ont je ne sais quelle confiance surnaturelle dans leur fortune; aussi, parlant de ces entreprises audacieuses, disait-il qu'il fallait les exécuter sans tenir conseil pour décider si elles étaient ou non à tenter.—Après la bataille de Pharsale, comme il avait fait prendre les devants à son armée pour passer en Asie, il traversait lui-même l'Hellespont, sans autre navire que celui qui le portait, quand il fit rencontre en mer de 657 L. Cassius à la tête de dix gros vaisseaux de guerre: non seulement il eut le courage de l'attendre, mais il marcha droit à lui, le somma de se rendre, et réussit à l'y amener.

Sa confiance et sa ténacité au siège d'Alésia.—Quand il entreprit le siège opiniâtre d'Alésia, la ville était défendue par quatre vingt mille hommes, et toute la Gaule, se levant pour marcher contre lui et l'obliger à se retirer, lui opposa en outre une armée de neuf mille cavaliers et deux cent quarante mille fantassins. Quelle hardiesse, quelle confiance touchant à la folie, que de ne pas vouloir, dans de telles conditions, renoncer à ce siège et oser tenir tête simultanément à deux attaques si formidables! Il le fit cependant et, après avoir gagné une grande bataille contre ceux du dehors, il parvint bientôt après à faire capituler ceux qu'il tenait assiégés.—La même chose arriva à Lucullus au siège de Tigranocerte, dans sa guerre contre Tigrane, mais dans des conditions différentes, étant donnée la mollesse de l'ennemi auquel Lucullus avait affaire.

Deux particularités intéressantes que présente ce siège.—Sur ce siège d'Alésia, je remarque deux faits rares et extraordinaires. Le premier, c'est que les Gaulois, s'assemblant pour combattre César, se résolurent en conseil, après avoir fait le dénombrement de leurs forces, à retrancher une notable partie de la grande multitude qu'ils étaient, de peur que la confusion ne s'y introduisît. C'est là un exemple nouveau, que de craindre de se trouver trop nombreux; mais, à le bien considérer, il est rationnel que l'effectif d'une armée soit de moyenne grandeur et maintenu dans de certaines bornes, en raison de la difficulté à pourvoir à sa subsistance, de la conduire et d'y faire régner l'ordre. En tout cas, il est très aisé de vérifier par des exemples, que ces armées d'effectifs monstrueux n'ont guère rien fait qui vaille. Au dire de Cyrus, rapporté par Xénophon, ce n'est pas le nombre des hommes, mais celui des hommes propres à combattre qui donne l'avantage, le reste cause plus de trouble qu'il n'apporte d'aide. Ce fut la raison principale qui détermina Bajazet à livrer bataille à Tamerlan contre l'avis unanime de ses capitaines; il espérait que la confusion s'introduirait dans la foule innombrable dont se composait l'armée de son ennemi. Scanderberg, bon juge et très expert en la matière, avait coutume de dire que dix à douze mille combattants sur lesquels on pouvait compter, devaient suffire à un général capable, pour le mettre à même de se tirer honorablement de quelque situation de guerre que ce soit.—Le second point sur lequel ce siège appelle mes réflexions, c'est qu'il semble contraire à ce qui a lieu d'ordinaire à la guerre et à ce que commande la raison que Vercingétorix, qui avait été nommé général en chef de toutes les Gaules révoltées, ait pris le parti de s'enfermer à Alésia. Celui qui commande à tout un pays, ne doit jamais s'immobiliser ainsi, à moins qu'il ne soit réduit à cette extrémité, que ce soit sa dernière place, et qu'il n'ait plus d'espoir que dans la défense qu'elle peut faire; autrement, il doit conserver sa liberté de mouvements, afin 659 d'avoir la possibilité de pourvoir à la direction de toutes les parties du gouvernement dont il a la charge.

Avec le temps, César devint plus retenu dans ses entreprises.—Avec le temps, César devint un peu moins prompt et plus circonspect dans ses résolutions, ainsi que nous l'apprend Oppius qui était de son intimité, pensant qu'il ne devait pas compromettre la si haute renommée qu'il devait à tant de victoires, et qu'une seule défaite pouvait lui faire perdre. C'est ce qu'expriment les Italiens, quand ils veulent reprocher à quelqu'un cette hardiesse téméraire qui se rencontre chez les jeunes gens; ils disent de lui que c'est un «besogneux d'honneur», un affamé de réputation et que, n'en ayant pas encore, ils ont raison de chercher à en acquérir à quelque prix que ce soit, ce que ne doivent pas faire ceux qui sont déjà arrivés. Ce changement chez César peut provenir d'une juste mesure à garder dans ce désir de gloire; peut-être aussi finit-on par en être rassasié comme de toutes autres choses, car assez de gens en agissent ainsi.

Quoique peu scrupuleux, il n'approuvait cependant pas qu'à la guerre on se servît de toutes sortes de moyens pour obtenir le succès.—César était bien loin d'avoir ce scrupule des anciens Romains, qui ne voulaient devoir leur succès à la guerre qu'à leur courage tel qu'ils l'avaient reçu de la nature, sans avoir recours à aucun artifice; malgré cela, il y apportait plus de conscience que nous ne ferions à l'époque actuelle, et n'estimait pas que tous les moyens sont bons pour obtenir la victoire. Dans sa guerre contre Arioviste, il était en pourparlers avec lui, quand un mouvement se produisit entre les deux armées, provoqué par la faute des cavaliers de ce chef gaulois. De ce qui s'ensuivit, César se trouva être en situation très avantageuse vis-à-vis de son ennemi; il ne voulut pas toutefois s'en prévaloir, afin de ne pas s'exposer au reproche d'avoir usé de mauvaise foi.

Il revêtait d'habitude, pour le combat, de riches costumes aux couleurs éclatantes qui permettaient de le distinguer de loin.

Quand l'ennemi était proche, il tenait ses soldats plus de court, se montrant beaucoup plus exigeant sous le rapport de la discipline.

Il savait très bien nager et aimait à aller à pied.—Lorsque, jadis, les Grecs voulaient marquer que quelqu'un était de la dernière incapacité, ils disaient de lui ce dicton populaire: «qu'il ne savait ni lire, ni nager». César tenait, lui aussi, que savoir nager est d'une très grande utilité à la guerre, et cela lui servit à diverses reprises. Quand il voulait faire diligence, il franchissait d'ordinaire à la nage les rivières qu'il rencontrait sur sa route, car, comme Alexandre le Grand, il aimait à voyager à pied.—En Égypte, obligé, un jour, pour échapper à ses ennemis, de se jeter dans une chaloupe, tant de gens s'y précipitèrent en même temps que lui, qu'il y avait danger que la barque enfonçât, et il préféra se jeter à la mer et gagner à la nage sa flotte qui était à plus de 661 deux cents pas de là, ce qu'il fit tenant de la main gauche ses tablettes hors de l'eau, et avec les dents sa cotte d'armes, la traînant ainsi afin que l'ennemi ne s'en saisit pas pour en faire un trophée; cela, alors qu'il était déjà avancé en âge.

Ses soldats et ses partisans avaient pour lui une affection extrême et lui étaient tout dévoués.—Jamais aucun chef militaire ne posséda autant la confiance de ses soldats. Au début de ses guerres civiles, ses centeniers lui offrirent de solder chacun un homme d'armes de ses propres deniers et ses fantassins de le servir à leurs dépens; ceux d'entre eux qui étaient le plus à leur aise, y joignant d'entretenir les plus nécessiteux.—Avec feu Monsieur l'amiral de Châtillon, nous eûmes occasion de voir dernièrement, dans nos guerres civiles, un fait semblable: les Français de son armée subvinrent de leur bourse au paiement des étrangers qui l'accompagnaient. On ne trouverait guère d'exemples d'une affection si ardente, si prête à tout, chez ceux qui sont dans les errements passés, habitués à un gouvernement qui, comme anciennement, fonctionne régulièrement; mais la passion a sur nous plus d'autorité que la raison. Pourtant, il est arrivé à Rome, lors de la guerre contre Annibal, qu'imitant la libéralité du peuple romain envers eux, les gens d'armes et les capitaines firent abandon de leur solde; et, au camp de Marcellus, on flétrit de l'épithète de «Mercenaires» ceux qui l'acceptèrent.—César ayant éprouvé un échec à Dyrrachium, ses soldats vinrent s'offrir d'eux-mêmes pour en être châtiés et punis, si bien qu'il eut plus à les consoler qu'à les frapper.—Une seule de ses cohortes, réduite à elle-même, soutint pendant plus de quatre heures, jusqu'à ce qu'elle fût presque entièrement détruite à coups de trait, tous les efforts de quatre légions de Pompée; dans les tranchées du camp qu'elle défendait, on trouva cent trente mille flèches. Un soldat, nommé Scéva, qui commandait à l'une des entrées, s'y maintint sans pouvoir être forcé, ayant un œil crevé, une épaule et une cuisse percées et son bouclier faussé en deux cent trente endroits.—Il est arrivé à plusieurs de ses soldats faits prisonniers, d'accepter la mort plutôt que de vouloir promettre de prendre parti contre lui. Granius Pétronius avait été fait prisonnier en Afrique par Scipion qui, après avoir fait mettre à mort ses compagnons de captivité, lui manda qu'il lui faisait grâce de la vie. Le vainqueur en agissait ainsi, parce que Pétronius était un homme de qualité et questeur; mais celui-ci lui répondit que «les soldats de César avaient coutume de donner la vie aux autres, et non de la recevoir d'eux»; et, sur ces mots, il se tua de sa propre main.

Il y a un nombre infini d'exemples de leur fidélité vis-à-vis de lui.—La conduite des défenseurs de Salone, ville qui tenait pour César contre Pompée, est à citer en raison de la particularité assez rare qui y advint. Marcus Octavius conduisait le siège; les assiégés étaient réduits en toutes choses aux plus extrêmes nécessités; pour suppléer au manque de combattants qui, pour la plupart, étaient 663 morts ou blessés, ils avaient rendu la liberté à tous leurs esclaves; pour manœuvrer leurs machines de guerre, ils avaient dû couper les cheveux à toutes les femmes, pour en tresser des cordes; à cela se joignait une excessive disette de vivres, et, malgré tout, ils étaient résolus à ne jamais se rendre. Leur résistance avait déjà fait traîner considérablement le siège en longueur et Octavius en était devenu plus négligent; sa vigilance s'était ralentie, lorsque les assiégés ayant choisi leur jour, après avoir placé les femmes et les enfants sur les remparts pour qu'ils ne parussent pas dégarnis, vers midi, exécutèrent une sortie avec une telle furie, qu'ils enfoncent la première ligne des postes des assiégeants, puis la seconde, la troisième, la quatrième, toutes enfin; ils les contraignent à abandonner leurs tranchées et leur donnent la chasse, les obligeant à regagner leurs navires et à s'y renfermer; Octavius lui-même s'enfuit jusqu'à Dyrrachium, où se trouvait Pompée. Je n'ai pas présentement en mémoire d'autre exemple d'assiégés battant le gros des assiégeants et demeurant maîtres de la campagne ni d'autre sortie qui ait eu pour conséquence une victoire aussi nette et aussi complète que si elle était résultée d'une bataille rangée.

CHAPITRE XXXV.    (ORIGINAL LIV. II, CH. XXXV.)
Trois femmes vraiment bonnes.

Quelques épigrammes de Montaigne contre les femmes de son siècle qui ne témoignent leur affection à leurs maris que quand ils sont morts.—Les femmes vraiment bonnes ne se comptent pas par douzaines, comme chacun sait; notamment quand on les envisage au point de vue des devoirs du mariage, car c'est là un marché entouré de tant de circonstances épineuses qu'il est difficile que la volonté d'une femme l'observe longtemps dans son entier; les hommes eux-mêmes ont bien de la peine à s'y faire, quoique se trouvant pour cela dans d'un peu meilleures conditions. La pierre de touche d'un bon mariage est dans la manière dont on a vécu tant qu'on est demeuré ensemble; il n'a été vraiment tel, que si l'union a été constamment douce, loyale et facile.—En notre siècle, les femmes réservent assez communément leurs bonnes grâces et les marques d'une violente affection envers leurs maris, pour quand elles les ont perdus; elles cherchent alors, par cet étalage, à montrer combien étaient grands les sentiments qu'elles leur portaient; manifestation tardive et hors de saison! Par là elles témoignent plutôt qu'elles ne 665 les aiment que parce qu'ils sont morts. Leur vie durant, c'était une ébullition continue; ils sont trépassés, elles sont tout amour et affabilité. De même que les pères dissimulent l'affection qu'ils ont pour leurs enfants, elles dissimulent volontiers elles aussi la leur à l'égard de leurs maris, pour commander le respect imposé par les lois de la bienséance. Un tel mystère n'est pas de mon goût; elles ont beau laisser leurs chevelures flotter en désordre, s'égratigner, je vais à l'oreille d'une femme de chambre, d'un secrétaire et leur demande: «Quelle était la nature de leurs rapports? comment vivaient-ils ensemble?» J'ai toujours présent à la mémoire ce bon mot: «Celles qui ont le moins de chagrin, pleurent avec le plus d'ostentation (Tacite)»; leur air maussade est odieux aux vivants et bien inutile aux morts. Nous permettrions volontiers de rire quand nous ne sommes plus, pourvu qu'on nous sourie un peu pendant notre vie. N'y a-t-il pas de quoi ressusciter de dépit si celle qui, lorsque je vivais, m'aura craché au nez, vient m'embrasser les pieds quand je ne suis plus? S'il y a quelque honneur à pleurer un mari, il n'appartient qu'à celles qui leur ont souri. Celles qui, près d'eux, ont passé leur temps à gémir, peuvent rire maintenant qu'ils sont morts; qu'elles se montrent donc extérieurement telles qu'elles sont au dedans d'elles-mêmes. Aussi, ne vous en laissez pas imposer par ces yeux humides et cette voix plaintive; considérez cette attitude, ce teint et ces joues pleines sous ces longs voiles, voilà qui parle avec sincérité; il en est peu dont la santé, en pareille occurrence, n'aille s'améliorant, et c'est là un indice qui ne saurait mentir. Cette contenance de circonstance ne vise pas tant le passé que l'avenir; elle a plus pour objet d'acquérir que de payer. Dans mon enfance, une honnête et très belle dame qui vit encore, veuve d'un prince, avait, dans sa parure, je ne sais quoi de plus que ne comportent les lois qui, à notre époque, règlent les questions de veuvage; à ceux qui le lui reprochaient, elle répondait: «C'est parce que je ne recherche plus de nouvelles conquêtes, et n'ai pas la volonté de me remarier.»

Cependant, dans l'antiquité, il en relève trois qui voulurent partager le sort de leurs maris se donnant la mort.—Pour n'aller en rien à rencontre de mes habitudes, j'ai fait ici choix de trois femmes qui, bien qu'elles aient laissé éclater leur bonté et leur affection pour leurs maris au moment de leur mort, n'en sont pas moins des exemples qui diffèrent quelque peu les uns des autres et si concluants, qu'on peut en déduire hardiment ce qu'elles ont été durant leur vie.

La première, citée par Pline le jeune, était une Italienne de naissance commune; son dévouement.—Pline le jeune avait près d'une de ses propriétés d'Italie un voisin très gravement atteint d'ulcères aux parties que la décence commande de dérober à la vue. Sa femme, le voyant dépérir depuis très longtemps, le pria de lui permettre de voir de près et à loisir l'état de son mal et qu'elle lui dirait, plus franchement qu'aucun autre, ce qu'il avait à 667 en espérer; il y consentit. Après l'avoir attentivement examiné, elle estima que la guérison était impossible; que tout ce qu'il pouvait attendre, était de traîner, fort longtemps encore, une vie douloureuse et languissante; et, comme plus sûr et souverain remède, elle lui conseilla de se tuer. Le trouvant un peu hésitant à accepter une solution aussi radicale: «Ne pense pas, mon ami, lui dit-elle, que les douleurs que je te vois souffrir ne me touchent pas autant que toi et que, pour y échapper, je ne veuille pas faire moi-même usage du médicament que je te conseille. Je te tiendrai compagnie quand tu seras guéri, comme je le fais pendant que tu es malade. N'aie donc pas cette crainte et pense au plaisir que nous éprouverons de ce passage de vie à trépas, auquel nous devrons d'être délivrés de tels tourments; c'est un heureux voyage que nous accomplirons ensemble.» Cela dit, et ayant ranimé le courage de son mari, elle décida qu'ils se précipiteraient dans la mer, d'une fenêtre de leur demeure, dont les flots baignaient le pied; et, pour lui témoigner jusqu'à la fin cette loyale et ardente affection dont elle l'avait entouré toute sa vie, elle voulut encore qu'il mourût entre ses bras; mais, de peur que les forces ne vinssent à lui manquer, et que les étreintes dont elle l'enlaçait ne se relâchassent dans la chute et par suite de l'appréhension qu'elle pourrait éprouver, elle se fit lier et attacher très étroitement à lui par le milieu du corps, faisant ainsi abandon de sa vie pour le repos de celle de son mari. Cette femme était de basse extraction et, parmi les gens de cette condition, des faits d'une aussi exquise bonté ne sont pas absolument rares: «C'est parmi les pauvres gens que la Justice, fuyant nos régions, a porté ses derniers pas (Virgile).»

Les deux autres sont des femmes nobles et riches, parmi lesquelles les exemples de vertu sont moins fréquents.

La seconde est Arria, femme de Cecina Pætus; son énergie.—Arria, femme de Cecina Pætus, personnage consulaire, était mère d'une autre Arria, femme de Thrasæas Pætus, dont la vertu fut en si grand renom du temps de Néron, et, du fait de ce gendre, elle fut grand'mère de Fannia; cette indication est nécessaire, la ressemblance des noms de ces hommes et de ces femmes et aussi leurs fortunes semblables ayant amené des confusions.-Cecina Pætus, après la défaite de Scribonianus, dont il avait embrassé le parti contre l'empereur Claude, ayant été arrêté par les gens de ce dernier, Arria, première du nom, sa femme, supplia ceux qui l'emmenaient prisonnier à Rome de la recevoir sur leur navire, où elle serait de moindre dépense et de moins de gêne que le personnel qu'ils devraient prendre pour le service de son mari, s'engageant à suffire à elle seule à faire sa chambre, sa cuisine et tout ce qui serait besoin; ils s'y refusèrent. Elle se jeta alors dans un bateau de pêcheur qu'elle loua sur-le-champ, et de la sorte le suivit depuis la Slavonie. Ils étaient à Rome, quand, un jour, en présence de l'empereur, Junia veuve de Scribonianus, s'autorisant de leurs infortunes communes, l'aborda familièrement; elle la repoussa 669 rudement, lui disant: «Tu veux que, moi, je te parle; que je t'écoute, toi, dans les bras de qui Scribonianus a été tué, et qui vis encore!» Ces paroles et d'autres indices donnèrent à penser à sa famille que, ne pouvant supporter les infortunes de son mari, elle songeait à attenter à ses jours. Thraséas, son gendre, la suppliant de renoncer à un tel dessein et lui disant à cet effet: «Quoi, si j'étais dans le cas de Cecina, voudriez-vous donc que ma femme, qui est votre fille, en agisse ainsi?» «Comment, si je le voudrais! répondit-elle; oui, oui, je le voudrais, si elle avait vécu avec toi aussi longtemps et en aussi bon accord que je l'ai fait avec mon mari!» Ces réponses amenaient un redoublement dans la surveillance dont elle était l'objet, et faisaient qu'on suivait de très près tous ses mouvements. Un jour, qu'elle venait de dire à ceux qui la gardaient: «Vous avez beau faire, vous pouvez me rendre la mort plus douloureuse, mais m'empêcher de mourir, cela n'est pas en votre pouvoir», s'élançant violemment d'une chaise sur laquelle elle était assise, elle alla donner, de toutes ses forces de la tête contre le mur voisin, se blessant grièvement et tombant évanouie sous la violence du coup: «Je vous disais bien, dit-elle après qu'à grand'peine on l'eut fait revenir à elle, que si vous m'empêchez de recourir, pour me tuer, à quelque procédé facile, j'en trouverai bien un autre, quelque difficile d'exécution qu'il soit.»—Voici comment finit cette femme d'un courage si admirable: Pætus son mari n'ayant pas, par lui-même, le cœur assez ferme pour se donner la mort à laquelle la cruauté de l'empereur l'obligeait, un jour, après bien d'autres, l'ayant tout d'abord catéchisé et pressé pour l'amener à assez de résolution pour adopter le conseil qu'elle voulait lui voir suivre, elle saisit le poignard qu'il portait et, le tirant de sa gaine et le tenant à la main, lui dit en manière de conclusion de ses exhortations: «Fais ainsi, Pætus»; et, au même instant, elle s'en frappait d'un coup mortel dans la poitrine; puis, arrachant l'arme de la plaie, elle exhalait son dernier soupir en prononçant cette noble et généreuse parole demeurée immortelle: «Pæte, non dolet» (Tiens, Pætus, cela ne fait point mal); n'ayant que le temps de dire ces trois mots de si belle signification. «Lorsque la chaste Arria eut présenté à son mari le fer qu'elle venait de retirer de son sein: Crois-moi, Pætus, dit-elle, le coup que je viens de me porter ne me fait point mal, je ne souffre que de celui que tu vas te donner à ton tour (Martial).» Les mots qu'elle a réellement prononcés, sont bien plus expressifs et d'une sublimité bien autrement grande, que la paraphrase qu'en donne le poète; car la blessure et la mort de son mari, comme les siennes, n'étaient pas ce qui l'occupait; elle-même les avait conseillées et en avait poursuivi l'exécution; mais après avoir conçu ce dessein si élevé et si courageux, uniquement pour la commodité de son époux, au dernier instant de sa vie, c'est encore à lui seul qu'elle songe, cherchant à faire qu'il n'ait aucune appréhension à la suivre dans la mort. Pætus se frappa aussitôt de ce même poignard; mais, à mon sens, il est 671 honteux pour lui d'avoir eu besoin, pour en arriver là, d'un aussi cher et précieux enseignement.

Paulina Pompeia, femme de Sénèque, est la troisième; son histoire.—Pompeia Paulina, jeune et très noble dame romaine, avait épousé Sénèque alors arrivé à un âge très avancé. Néron, le beau disciple de ce philosophe, envoya à celui-ci ses gardes pour lui notifier l'ordre de se donner la mort, ce qui se passait de la manière suivante: Quand les empereurs romains de cette époque avaient condamné un homme de qualité, ils lui mandaient par un de leurs officiers de choisir un genre de mort à sa convenance et de se la donner dans un délai de telle ou telle durée, qu'ils déterminaient selon le degré de ressentiment qu'ils avaient contre lui, délai tantôt plus long tantôt plus court, lui donnant du temps pour mettre ordre à ses affaires, et quelquefois lui en ôtant les moyens en écourtant celui laissé à sa disposition. Si le condamné n'obtempérait pas à cet ordre, l'officier pourvoyait à son exécution par l'entremise de gens ad hoc qu'il amenait avec lui et qui ouvraient au patient les veines des bras et des jambes, ou lui faisaient de force avaler du poison; mais les personnes qui se respectaient, ne s'exposaient pas à cette contrainte et recouraient pour cette opération à leurs propres médecins et chirurgiens. Sénèque reçut cette communication sans se départir de son calme et de son assurance; puis il demanda du papier pour faire son testament, ce qui lui fut refusé par le capitaine qui lui notifiait son arrêt de mort. Se tournant alors vers ses amis, il leur dit: «Puisque je ne puis rien vous donner autre en reconnaissance de ce que je vous dois, je vous laisse du moins ce que j'ai de plus beau, l'image de mes mœurs et de ma vie, dont je vous prie de conserver la mémoire, afin que, ce faisant, vous acquériez la gloire d'être de sincères et véritables amis.» En même temps, tantôt il calmait par de douces paroles l'intensité de la douleur de ceux qu'il voyait souffrir de son malheur, tantôt les gourmandait sur un ton de voix plus grave: «Où sont, leur disait-il, ces beaux préceptes de philosophie, ces garanties accumulées pendant tant d'années pour nous prémunir contre les accidents de la fortune? La cruauté de Néron nous était-elle donc inconnue? Que pouvions-nous attendre de celui qui a tué sa mère et son frère, sinon qu'il fasse aussi mourir son gouverneur qui l'a instruit et élevé?» Après ces paroles qui s'adressaient à tous, il se tourna vers sa femme et la tint étroitement embrassée. Comme à celle-ci, sous le poids de la douleur, le cœur et les forces défaillaient, il la pria de supporter, pour l'amour de lui, ce malheur avec plus de résignation, lui exposant que l'heure était venue, où il y avait à montrer, non plus par des dissertations ou par des discussions mais par des actes, le fruit qu'il avait retiré de ses études, auxquelles, à n'en pas douter, il devait d'accueillir la mort, non seulement sans révolte, mais encore avec joie: «C'est pourquoi, m'amie, lui dit-il, ne la déshonore pas par tes larmes, afin de ne pas paraître t'aimer toi-même plus que ma réputation; apaise ta 673 douleur; console-toi par ce que tu connais de moi et de mes actions; continue à pratiquer, durant le reste de tes jours, les honnêtes occupations auxquelles tu t'es adonnée.» A quoi Pauline, ayant un peu recouvré ses esprits, et sa très noble affection pour son époux réchauffant son courage magnanime, répondit: «Non, Sénèque; je ne suis pas pour ne pas vous tenir compagnie dans la situation qui vous est imposée; je ne veux pas que vous pensiez que les vertueux exemples de votre vie ne m'ont pas encore appris à bien mourir! Et quand pourrais-je le mieux faire, plus honorablement et plus à mon gré qu'avec vous? Tenez donc pour assuré que je quitterai la vie en même temps que vous.» Sénèque, prenant en bonne part cette si belle et glorieuse détermination de sa femme, qui le délivrait de l'appréhension qu'il avait de la laisser après lui à la merci de ses ennemis et de leur cruauté, reprit: «Je te conseillais ce qui convenait le mieux pour te rendre la vie heureuse; tu préfères l'honneur de mourir; en vérité, je ne puis te le contester. Nous apportons l'un et l'autre, à notre fin commune, même fermeté et même résolution; mais tu y as une part bien plus belle et bien plus glorieuse.» On leur ouvrit alors, à tous deux, les veines des bras; mais chez Sénèque, la circulation, moins active par suite de son grand âge et des privations qu'il s'imposait, faisant que le sang ne coulait que lentement et peu abondamment, il commanda qu'on lui ouvrît aussi les veines des cuisses; et autant pour que les souffrances qu'il endurait n'attendrissent pas le cœur de sa femme, que pour s'épargner à lui-même l'affliction de la voir en si pitoyable état, il prit très amoureusement congé d'elle et la pria de permettre qu'on l'emportât dans la chambre voisine, ce qui fut fait. Cependant les incisions qu'il avait subies ne suffisant pas pour amener la mort, il se fit donner par son médecin Statius Annéus un breuvage empoisonné qu'il prit sans en obtenir plus d'effet, parce qu'en raison de la faiblesse en laquelle il était et du froid qui commençait à raidir ses organes, le poison ne put atteindre le cœur; on le mit en conséquence dans un bain très chaud. Sentant dès lors sa fin approcher, tant qu'il eut du souffle il continua à émettre sur son état les plus excellentes réflexions, que recueillirent ses secrétaires aussi longtemps qu'ils purent distinguer sa voix; ses dernières paroles sont demeurées longtemps après lui, estimées et honorées de ceux qui les ont connues; aussi est-il bien regrettable qu'elles ne soient pas parvenues jusqu'à nous. Lorsqu'il se sentit arrivé à ses derniers moments, prenant de l'eau ensanglantée de son bain, il s'en arrosa la tête, et dit: «Je voue cette eau à Jupiter libérateur!»—Néron, prévenu moment par moment, craignant que la mort de Pauline, qui était des dames romaines les mieux apparentées et contre laquelle, du reste, il n'avait pas d'inimitié particulière, ne devînt un grief contre lui, envoya en toute hâte, pour qu'on refermât ses plaies; ce que firent ses gens à elle, à son insu, car déjà elle était à demi morte et n'avait plus sa connaissance. Elle continua donc à vivre, contrairement à la résolution 675 qu'elle avait prise; sa vie se poursuivit très honorablement, comme il convenait à sa vertu; la pâleur de son visage se maintint, attestant combien, par ses blessures, elle avait été près de la mort.

Les poètes tragiques auraient souvent beau jeu à tirer de l'histoire les sujets de leurs pièces.—Voilà mes trois contes, tous trois véritables et que je trouve aussi intéressants et tragiques que tous ceux que nous imaginons pour faire plaisir au public. Je m'étonne que ceux qui se livrent à cette occupation, au lieu d'inventer, n'aient pas plutôt l'idée de choisir parmi celles consignées dans les livres, dix mille très belles histoires; cela leur donnerait moins de peine, serait plus intéressant et leur procurerait plus de profit. Qui voudrait en composer un ouvrage entier se tenant, n'aurait qu'à fournir ce qui servirait à les lier les unes aux autres, comme la soudure qui unit deux fragments de métaux différents. Il pourrait de la sorte entasser force événements de toutes espèces qui sont arrivés; il les disposerait et les varierait suivant ce qui conviendrait pour la beauté de l'ouvrage, à peu près comme a fait Ovide, qui a composé ses Métamorphoses avec un grand nombre de fables diverses juxtaposées.

Particulière preuve d'amour que, de son côté, Sénèque avait donnée à sa femme en renonçant à la mort par égard pour elle.—Chez Sénèque et Pauline, il est encore digne de remarque que, si celle-ci offre volontairement à son mari de quitter la vie par amour pour lui, celui-ci avait, de son côté, renoncé autrefois à la mort pour l'amour d'elle. Pour nous, les deux choses ne sont pas l'équivalent l'une de l'autre; mais, étant données les idées stoïques de Sénèque, je crois qu'en prolongeant sa vie par égard pour sa femme, il pensait avoir autant fait en sa faveur qu'en mourant pour elle. Dans une des lettres qu'il écrit à Lucilius, il lui narre d'abord que la fièvre l'a pris à Rome; qu'aussitôt, montant dans son char, il s'est rendu à la campagne dans une de ses maisons, et cela, contre l'opinion de sa femme qui s'opposait à ce déplacement et à laquelle il avait répondu, pour passer outre, que sa fièvre ne provenait pas d'une prédisposition de sa part, mais tenait à une cause locale; puis il poursuit: «Elle me laissa aller, me recommandant fort ma santé; or, sachant qu'elle ne vit que pour moi, en me ménageant c'est elle que je ménage. Je dois à ma vieillesse d'avoir acquis, en certaines choses, plus de fermeté et de résolution; mais cela ne me sert plus de rien quand je viens à penser que, vieillard, je me dois à une jeune femme. N'arrivant pas à l'amener à être plus courageuse dans l'amour qu'elle me porte, elle m'oblige à envisager d'autre façon celui que je me porte à moi-même; il faut bien faire quelques concessions aux affections honnêtes, lors même que les circonstances nous invitent à agir autrement. Il faut alors nous rattacher à la vie, malgré la souffrance qu'on en éprouve; il faut, avec les dents, arrêter au passage notre âme prête à échapper puisque, pour les gens de bien, vivre est une obligation qui leur est imposée, non parce que cela leur plaît, mais parce 677 qu'ils en ont le devoir. Celui qui n'estime pas assez sa femme ou un ami pour continuer à vivre, et qui s'opiniâtre à mourir, est trop délicat de caractère et manque d'énergie; il faut que l'âme s'y résolve, quand cela est commandé par l'intérêt des nôtres; il faut parfois nous prêter à nos amis et, alors même qu'il nous conviendrait de mourir, nous devons, si pour eux il en est besoin, suspendre notre résolution. C'est témoigner de la grandeur et du courage que de revenir à l'existence en considération d'autrui ainsi que l'ont fait plusieurs excellents personnages; c'est un trait de bonté d'une nature toute particulière que de consentir à la vieillesse (dont le plus grand avantage est sa durée précaire qui permet d'user de la vie avec plus de courage et de dédain), lorsqu'on sent que la charge que l'on accepte ainsi est douce, agréable et profitable à quelqu'un pour qui l'on a une grande affection. Et quelle agréable récompense n'en reçoit-on pas? Est-il rien de plus doux que d'être cher à sa femme, au point que pour elle, on en devienne plus cher à soi-même? C'est ainsi que ma Pauline m'a donné charge et de ses craintes et des miennes; je n'ai pas eu seulement à considérer combien la mort répondait à mon désir, j'ai dû envisager aussi l'affliction qu'elle lui causerait et me suis imposé l'obligation de vivre; consentir à vivre est quelquefois acte de magnanimité!» Telles sont ses propres paroles, excellentes par elles-mêmes, comme l'est dans son application le principe qu'il émet.

FIN DU SECOND VOLUME.


TABLE DES MATIÈRES

CONTENUES DANS LE SECOND VOLUME.


LIVRE SECOND.
(Suite.)
    Pages.
Chapitre VII. Des recompenses d'honneur.—Des récompenses honorifiques. 10
Chapitre VIII. De l'affection des peres aux enfants. 18
Chapitre IX. Des armes des Parthes. 54
Chapitre X. Les Liures.—Des livres. 60
Chapitre XI. De la cruauté. 84
Chapitre XII. Apologie de Raimond de Sebonde. 110
Chapitre XIII. De iuger la mort d'autruy. 420
Chapitre XIV. Comme nostre esprit s'empesche soy-mesmes. 430
Chapitre XV. Que nostre desir s'accroist par la malaisance. 432
Chapitre XVI. De la gloire. 440
Chapitre XVII. De la presumption. 464
Chapitre XVIII. Du desmentir.—Du fait de donner ou de recevoir des démentis. 520
Chapitre XIX. De la liberté de conscience. 528
Chapitre XX. Nous ne goustons rien de pur. 536
Chapitre XXI. Contre la faineantise. 542
Chapitre XXII. Des Postes. 550
Chapitre XXIII. Des mauuais moyens employez à bonne fin. 552
Chapitre XXIV. De la grandeur Romaine. 558
Chapitre XXV. De ne contrefaire le malade. 562
Chapitre XXVI. Des poulces. 566
Chapitre XXVII. Couardise mere de la cruauté.—La poltronnerie est la mère de la cruauté. 568
Chapitre XXVIII. Toutes choses ont leur saison.—Chaque chose en son temps. 586
Chapitre XXIX. De la vertu. 590
Chapitre XXX. D'vn enfant monstrueux. 604
Chapitre XXXI. De la colere. 606
Chapitre XXXII. Deffence de Seneque et de Plutarque. 620
Chapitre XXXIII. L'Histoire de Spurina. 632
Chapitre XXXIV. Obseruations sur les moyens de faire la guerre de Iulius Cæsar. 646
Chapitre XXXV. De trois bonnes femmes.—Trois femmes supérieures. 662

ERRATUM DU SECOND VOLUME.

Page 420.—Les indications des points et chiffres placés dans la marge de droite et numérotant les lignes sont toutes à diminuer de 3; exemple: la ligne numérotée 10 n'est, en réalité, que la septième.


ADDITION AUX ERRATA DU PREMIER VOLUME.

Page 14, dernière ligne du Nota.—Au lieu de: «Notes I, 14, I, Liure», lire: «Notes, I, 14, av Lectevr».

Page 546, lig. 14.—Au lieu de: «sinistris sagos», lire: «sinistras sagis».


ADDITION AUX ERRATA DU SECOND VOLUME. (publié dans le volume III)

Page 46, lig. 29.—Au lieu de: «sort », lire: «fort».

Page 174, lig. 12.—Au lieu de: «combieu», lire: «combien».

Page 197, lig. 17.—Au lieu de: «raison», lire: «raisons».

Page 280, lig. 26.—Au lieu de: «homme », lire: «hommes».

Pour ce qui est des astérisques (*) insérés dans la traduction, se reporter au Nota de la page 15 du premier volume.


Au lecteur

~~~~~

Cette version électronique reproduit dans son intégralité la version originale. La partie écrite en «vieux français» est suivie par la «traduction» en français moderne.

L'orthographe a été conservée. Seuls quelques mots ont été modifiés. Ils sont soulignés par des tirets. Passer la souris sur le mot pour voir le texte original.

Les corrections indiquées par les ERRATA ont été prises en compte.

La ponctuation n'a pas été modifiée hormis quelques corrections mineures.

Ce texte contient quelques mots et expressions en Grec. Faites glisser votre souris sur le texte et la translittération en caractères latins apparaîtra.







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including legal fees, that arise directly or indirectly from any of
the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this
or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or
additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any
Defect you cause.

Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at
www.gutenberg.org Section 3. Information about the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is in Fairbanks, Alaska, with the
mailing address: PO Box 750175, Fairbanks, AK 99775, but its
volunteers and employees are scattered throughout numerous
locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt
Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to
date contact information can be found at the Foundation's web site and
official page at www.gutenberg.org/contact

For additional contact information:

    Dr. Gregory B. Newby
    Chief Executive and Director
    gbnewby@pglaf.org

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular
state visit www.gutenberg.org/donate

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate

Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
edition.

Most people start at our Web site which has the main PG search
facility: www.gutenberg.org

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including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
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