*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 48529 ***
Au lecteur
Table des Matières
ESSAIS DE MONTAIGNE
Planche I
Cet ouvrage se compose de quatre volumes, comprenant:
1er VOLUME.—Avertissement, table générale des chapitres, texte et traduction
du commencement au chapitre 6 inclus du livre II.
2e VOLUME.—Texte et traduction du chapitre 7 inclus du livre II au
chapitre 35 inclus de ce même livre.
3e VOLUME.—Texte et traduction du chapitre 36 du livre II jusqu'à la fin.
4e VOLUME *.—Notice sur Montaigne, etc.; sommaire des Essais, variantes,
notes, lexique, etc.
ILLUSTRATIONS:
1er vol.—Portrait de l'auteur, armoiries et signature.
2e vol.—Plan du domaine et perspective du manoir de Montaigne.
3e vol.—Vue de la tour de Montaigne et plan des étages.
4e vol.—Fac-similé d'une page du manuscrit de Bordeaux.
Voir sur ces illustrations, la notice insérée à cet effet au quatrième
volume, en tête des Notes.
* Ce volume, indépendant des autres, est susceptible par sa contexture
d'être aisément utilisé avec n'importe quelle édition des Essais
ancienne ou moderne, moyennant un simple tableau de concordance de
pagination facile à établir soi-même.
AVERTISSEMENT.
La présente édition des Essais de Montaigne (self-édition)
comprend: le texte original de cet ouvrage d'après l'édition de 1595
et sa traduction en langage de nos jours, avec sommaires intercalés;
un ensemble de ces mêmes sommaires, les citations classées par ordre
alphabétique, de très nombreuses notes hors texte inédites et autres;
un glossaire; un lexique des noms propres, avec index analytique des
principales matières, etc.; enfin, une notice sur l'auteur et sur son
œuvre.
Montaigne se distingue entre tous par le sujet qu'il traite et la
forme simple et humoristique qu'il y emploie: «Il a cela pour lui,
dit Pascal, qu'un homme bête ne le comprendra jamais»; de son côté,
Laboulaye le tient «comme le seul moraliste qu'on lise avec plaisir,
quand on n'a plus quarante ans»; et il ajoute: «On peut ouvrir les
Essais au hasard, toute page en est sérieuse et donne à réfléchir.»
Son sujet, c'est l'homme, qu'il étudie dans sa réalité, avec ses
besoins, ses passions et les conditions en lesquelles il se trouve pour
y satisfaire; et, pour plus de vérité, c'est lui-même qu'il analyse.
Mais s'il parle de lui, c'est de manière à nous occuper de nous; et
qui le lit, s'y reconnaît aujourd'hui comme il y a trois siècles, au
temps où l'auteur écrivait, parce que ce qu'il a peint, ce n'est pas la
société humaine qui, elle, change constamment, mais l'homme lui-même
lequel, pour si «ondoyant et divers» qu'il soit, au fond demeure
toujours le même.
Certainement Montaigne a vieilli; il émet bien des assertions qui,
avec le progrès des mœurs, le développement des sciences, les
idées nouvelles, les événements accomplis, ne sont plus exactes; sa
lecture n'en demeure pas moins intéressante et profitable, parce que
ces assertions, accompagnées d'observations sur la nature humaine, qui
sont et seront toujours vraies, présentées d'une manière saisissante,
éveillent en nous un retour inconscient sur nous-mêmes; l'humanité
peut continuer à progresser, les Essais seront toujours d'actualité;
et à qui, en ce siècle essentiellement utilitaire, demanderait à
quoi aujourd'hui peut encore servir cette lecture, on peut, en toute
assurance, répondre que nulle n'est plus propre à nous garder d'une
présomption exagérée, à nous inspirer de l'indulgence pour autrui, nous
maintenir en possession de nous-mêmes, amener en nous la résignation
contre la souffrance ou la mauvaise fortune, et, quoi qu'il advienne,
faire le calme en nos âmes.
Mais il n'en est pas de même de la langue que parle leur auteur; plus
on s'éloigne de l'époque où il écrivait, moins elle demeure facilement
intelligible, en raison des mots et des tournures de phrase hors
d'usage qui s'y rencontrent parfois en grand nombre, surtout quand il
disserte, II au lieu de raconter. Déjà, en 1790, un de ses éditeurs
disait, sans cependant le réaliser, «qu'il fallait mettre les Essais
à la portée de ceux auxquels manque le loisir de les déchiffrer». Ce
qui était déjà vrai alors, l'est plus encore maintenant, où moins de
gens qu'autrefois sont inoccupés, où les occupations de chacun se
sont multipliées, et où le nombre de ceux qui s'adonnent aux études
littéraires va diminuant constamment. C'est en raison de cet état de
choses que la présente édition a été entreprise; son but est de faire
que la lecture de cet ouvrage, si foncièrement profitable à quiconque
vit ou a vécu tant soit peu de la vie agitée de ce monde, devienne
aussi facile et intéressante aujourd'hui pour tous qu'elle l'était
autrefois pour quelques-uns.
Les érudits y trouveront, conforme à l'édition de 1595, d'Abel
Langelier, la meilleure qui ait été publiée, un texte auquel ils
pourront s'en tenir. S'ils veulent pousser plus loin, les relevés des
variantes de l'exemplaire manuscrit de Bordeaux et de l'édition de
1588 satisferont leur légitime désir, en même temps que la table des
citations leur donnera possibilité de se reporter aisément à telle
édition que ce soit. De plus, les sommaires placés en regard aideront
leurs recherches et même leurs lectures, en précisant l'idée que le
texte développe, aidant ainsi à sa compréhension, parfois difficile
dans tout ouvrage philosophique, et même dans Montaigne, si peu
semblable qu'il soit à cet égard à tous autres qui se sont occupés de
ces questions.—Dans les passages les laissant indécis, ils auront
encore la ressource de consulter la traduction en langage de nos jours
qui accompagne le texte original; ils y trouveront une interprétation
qu'ils seront toujours libres de ne pas accepter et même de critiquer.
Je crois cependant devoir faire observer à ceux chez lesquels cette
prédisposition existe, que la différence est grande entre l'attention
passagère permettant de relever les imperfections que, de-ci, de-là,
peuvent présenter quelques membres de phrase et le travail de longue
haleine qu'est l'expression, dans leur intégralité de la totalité des
idées contenues dans un ouvrage aussi considérable; et que, de fait,
une traduction de Montaigne présente de très réelles difficultés pour
arriver à lui conserver, dans la mesure du possible, la concision et
la délicatesse des nuances qui abondent en lui et rendre d'une façon
compréhensible certains passages obscurs ou ambigus. Cette difficulté
n'apparaît pas de prime abord: mais, pour s'en rendre compte, il suffit
d'en lire à haute voix un fragment de quelque étendue, une page entière
par exemple, la première venue; on verra de suite combien elle est
aujourd'hui difficilement lisible et parfois même peu compréhensible;
et si, ensuite, la plume à la main, on s'essaie à traduire cette
même page, de manière que la lecture à haute voix en soit courante
et nettement saisissable, on constatera combien malaisément on est
arrivé à un résultat satisfaisant; c'est une épreuve à laquelle je
convie nos critiques, avant qu'ils ne formulent leurs appréciations.
Pourront-elles, du reste, être plus sévères que celles émises par
anticipation par Naigeon, il y a cent ans passés: «Le projet de récrire
les Essais dans notre langue, peut passer comme tant d'autres idées
par la tête d'un ignorant et d'un sot, mais n'entrera jamais dans celle
d'un lecteur judicieux, instruit et d'un goût délicat et sûr»; j'ai
indiqué ci-dessus les raisons qui, nonobstant, nous ont fait passer
outre. Du reste, envisageant cette traduction non plus au point de
vue esthétique, mais sous le rapport utilitaire, G. Guizot n'a-t-il
pas dit: «Pour bien saisir les idées de Montaigne et les juger à leur
valeur, il faut se résigner à un travail III déplaisant; il faut les
dépouiller de leur forme ancienne et originale et les traduire en
langage d'aujourd'hui.»
Ceux auxquels le vieux français est moins familier, ne seront plus
absolument privés d'entrer en connaissance de cette œuvre si pleine
d'intérêt et d'originalité. La traduction, qui serre d'assez près le
texte, leur procurera cette satisfaction, en même temps que les notes
et le lexique leur donneront tous les renseignements qu'une curiosité,
qui naîtra d'elle-même, leur fera désirer quand le temps ne les
pressera pas trop.
Si exacte que puisse être une traduction de Montaigne, et le proverbe
italien est ici, comme ailleurs, de toute vérité: «Traduttore
traditore», elle ne saurait pourtant rendre «la précision, l'énergie,
la hardiesse de son style, le naturel, qui en font un de ses principaux
charmes et donnent à son ouvrage un caractère si particulier et
si piquant; son parler en effet a une grâce qui ne se peut égaler
en langage moderne». Pour suppléer à cette infériorité et ne pas
faire tort à l'auteur, que notre intention est de vulgariser et non
d'amoindrir, texte et traduction ont été juxtaposés: juxtaposition
que nous tenons comme tellement juste et indispensable, que nous nous
ferions un véritable scrupule de consentir, aujourd'hui et plus tard,
à ce que cette traduction, dont du reste elle permet de juger de la
fidélité, soit publiée séparément.
Dans les Essais, les en-tête des chapitres n'ont que rarement un
rapport tel avec les sujets si divers qui y sont traités, qu'ils
renseignent suffisamment; la table qui en a été faite et son annexe
constituent un fil conducteur simple et utile, pour s'orienter dans
ce fouillis inextricable par lui-même.—L'ensemble des sommaires
ajoute à cette première facilité et la complète en faisant ressortir la
liaison, toujours si difficile à saisir dans ce pêle-mêle de pensées
ingénieuses, mais jetées le plus souvent sans ordre et au hasard; il
rend possible à tous de se faire une idée précise de l'ouvrage et de
s'y reconnaître à coup sûr; aussi sera-t-il fréquemment consulté,
d'autant que des renvois, établis paragraphe par paragraphe, reportent,
sans hésitation, au texte lui-même.
Il a semblé également intéressant de donner un relevé des passages des
Essais les plus fréquemment cités, avec indication de l'endroit du
texte où ils se trouvent; pouvant ainsi les replacer dans le cadre d'où
ils ont été tirés, on sera à même, le cas échéant, de leur restituer
leur véritable sens dont, assez souvent, ils sont détournés.
En outre des mots et locutions hors d'usage dont nous avons déjà parlé,
des faits historiques peu connus, des allusions à des événements de
l'époque, des indications à préciser, des erreurs même se rencontrent
fréquemment dans Montaigne. Les notes qui accompagnent cette édition
sont de toutes sortes; elles ont pour objet d'élucider ces divers
points, et aussi de renseigner succinctement sur les principaux
personnages mis en cause, signaler certains emprunts faits à notre
auteur, ainsi que quelques-unes des appréciations émises par ses
commentateurs, les sources où lui-même a puisé, enfin de consigner des
rapprochements que la lecture de l'ouvrage fait naître spontanément.
C'est cet ensemble qui, donnant possibilité à chacun de lire les
Essais avec intérêt et de les méditer à sa convenance, suivant
l'instruction qu'il possède et le temps dont il dispose, fait que la
présente édition justifie d'être à la portée de tous.
De ces diverses parties, seule la traduction en langage de nos jours
IV qui, à la vérité, en dehors du texte original, en constitue le
gros œuvre, est uniquement de nous; et encore y avons-nous inséré,
à peu près telles quelles, les traductions des citations latines,
grecques, etc., auxquelles ont successivement collaboré tous les
éditeurs de Montaigne, depuis Mademoiselle de Gournay à laquelle en est
due la presque totalité.
Les sommaires ont été relevés dans Amaury Duval; généralement, on s'est
borné à les transcrire sans y rien changer, parfois cependant ils ont
été complétés: dans les derniers chapitres notamment, modifications et
additions sont assez fréquentes.
Les notes, toujours trop nombreuses pour les érudits, jamais assez
pour les autres, ont, en raison de leur multiplicité et pour conserver
au texte sa physionomie, été groupées dans un volume séparé. Pour la
plupart d'entre elles, tous ceux qui jusqu'ici se sont particulièrement
occupés de Montaigne, les Coste, Naigeon, Jamet, Leclerc, G. Guizot,
Payen, Margerie, Bonnefon et autres, ainsi que les auteurs dont il
s'est principalement inspiré: Hérodote, Cicéron, Sénèque, Pline,
Tite-Live, Plutarque, Diogène Laerce, etc..., ont été largement mis à
contribution; du reste la part contributive de chacun est mentionnée
partout où elle s'est exercée.
Le lexique comprend tous les noms propres qui se rencontrent dans le
texte.
L'index analytique des principales matières a été établi en s'aidant
des éditions antérieures comme, du reste, toutes en ont agi avec celles
qui les ont précédées.
Notes et lexique ont reçu une très notable extension, en vue de faire
que l'ouvrage se suffise à lui-même.
Pour donner satisfaction à certains, il a été joint un glossaire que
d'autres considèrent presque comme une superfétation, la traduction et
les notes permettant en effet, la plupart du temps, de s'en passer.
Ce faisant, nous croyons avoir, avec l'aide de nos devanciers, ajouté à
leur œuvre, sans nous dissimuler que les Essais se prêtent à tant
de dissertations et de commentaires, que beaucoup demeure qui pourrait
être fait; touchant même ce qui est, peut-être devrions-nous, avant de
le livrer à la publicité, maintes fois encore «sur le métier remettre
notre ouvrage», mais l'âge nous gagne.
Gal M.
Montgeron, août 1906.
1
TABLE GÉNÉRALE DES CHAPITRES
ET
ANNEXE ALPHABÉTIQUE
Nota.—Les en-tête des chapitres sont ceux du texte original; la traduction ne
suit que si elle en diffère. Les indications entre parenthèses sont celles de
l'idée principale qui est traitée dans le chapitre: elle n'est mentionnée que
lorsque l'en-tête même ne la fait pas ressortir suffisamment; ces mêmes indications,
classées par ordre alphabétique, sont reproduites après la présente
table, dans une annexe.
Les chiffres romains indiquent le volume, à la table particulière duquel il
y a lieu de se reporter pour avoir la page.
|
|
Volume. |
Av Lectevr.—L'auteur au lecteur |
I |
LIVRE PREMIER |
Ch. 1. |
—Par diuers moyens l'on arriue à pareille fin.—(Moyens
divers d'obtenir la commisération de ses ennemis). |
I |
Ch. 2. |
—De la tristesse. |
I |
Ch. 3. |
—Nos affections s'emportent au delà de nous.—Nous
prolongeons nos affections et nos haines au delà de
notre propre durée (Préoccupations continues que nous avons
de ce qui peut advenir, après notre mort, des choses auxquelles
nous nous intéressons pendant la vie; dans quelle mesure
nous devons aux rois notre obéissance et notre estime; du
soin de nos funérailles). |
I |
Ch. 4. |
—Comme l'ame descharge les passions sur les
obiects faux, quand les vrais luy deffaillent.—L'âme
exerce ses passions sur des objets auxquels elle s'attaque sans
raison, quand ceux, cause de son délire, échappent à son
action. |
I |
Ch. 5. |
—Si le chef d'vne place assiégée doit sortir pour
parlementer.—Le commandant d'une place assiégée doit-il
sortir de sa place pour parlementer? (Sur la bonne foi et la
loyauté à la guerre; du danger que court le commandant
d'une place assiégée, en sortant pour parlementer). |
I |
Ch. 6. |
—L'heure des Parlements dangereuse.—Le temps
durant lequel on parlemente, est un moment dangereux (Pendant
qu'on traite des conditions d'une capitulation, il faut
être sur ses gardes et redoubler de vigilance). |
I |
Ch. 7. |
—Que l'intention iuge nos actions.—Nos actions
sont à apprécier d'après nos intentions (Nos obligations s'étendent
au delà de la mort). |
I |
Ch. 8. |
—De l'oisiueté. |
I |
2Ch. 9. |
—Des menteurs.—(Sur la mémoire et le mensonge). |
I |
Ch. 10. |
—Du parler prompt ou tardif.—De ceux prompts à
parler de prime saut et de ceux auxquels un certain temps
est nécessaire pour s'y préparer (Sur l'éloquence). |
I |
Ch. 11. |
—Des prognostications.—Des pronostics (Sur l'astrologie
et la prédiction de l'avenir). |
I |
Ch. 12. |
—De la constance.—(Du courage et de ses limites). |
I |
Ch. 13. |
—Cérémonie de l'entreueue des Rois.—Cérémonial
dans les entrevues des rois (Sur la civilité, en particulier
dans les visites des souverains). |
I |
Ch. 14. |
—On est puny pour s'opiniastrer à vne place
sans raison.—On est punissable, quand on s'opiniâtre à
défendre une place au delà de ce qui est raisonnable. |
I |
Ch. 15. |
—De la punition de la couardise.—Punition à infliger
aux lâches. |
I |
Ch. 16. |
—Vn traict de quelques Ambassadeurs.—Façon
de faire de quelques ambassadeurs (De l'obéissance à ses supérieurs;
utilité de se renfermer dans ses aptitudes). |
I |
Ch. 17. |
—De la peur. |
I |
Ch. 18. |
—Qu'il ne faut iuger de nostre heur qu'apres la
mort.—Ce n'est qu'après la mort, qu'on peut apprécier si,
durant la vie, on a été heureux ou malheureux (Sur l'inconstance
de la fortune). |
I |
Ch. 19. |
—Que philosopher c'est apprendre à mourir. |
I |
Ch. 20. |
—De la force de l'imagination.—(Des esprits forts). |
I |
Ch. 21. |
—Le profit de l'vn est dommage de l'autre.—Ce
qui est profit pour l'un est dommage pour l'autre (Impossibilité
de concilier les intérêts de tous). |
I |
Ch. 22. |
—De la coustume et de ne changer aysément une
loy receue.—Des coutumes et de la circonspection à apporter
dans les modifications à faire subir aux lois en vigueur
(De la force de l'habitude; inconvénients de l'instabilité des
lois). |
I |
Ch. 23. |
—Diuers euenemens de mesme conseil.—Une
même ligne de conduite peut aboutir à des résultats dissemblables
(Sur la clémence; part du hasard dans les événements
humains). |
I |
Ch. 24. |
—Du pedantisme (ou faux savoir). |
I |
Ch. 25. |
—De l'institution des enfans.—De l'éducation des
enfants. |
I |
Ch. 26. |
—C'est folie de rapporter le vray et le faux à
nostre suffisance.—C'est folie de juger du vrai et du
faux avec notre seule raison (Degré de croyance qu'on peut
accorder aux récits extraordinaires). |
I |
Ch. 27. |
—De l'amitié.—(Éloge d'Étienne de la Boëtie). |
I |
Ch. 28. |
—Vint neuf sonnets d'Estienne de la Boetie. |
|
Ch. 29. |
—De la moderation.—(De la modération dans l'exercice
même de la vertu et les jouissances des plaisirs licites). |
I |
Ch. 30. |
—Des Cannibales.—(Sur l'état des hommes vivant en
dehors de la civilisation). |
I |
Ch. 31. |
—Qu'il faut sobrement se mesler de iuger des ordonnances
diuines.—Il faut beaucoup de circonspection,
quand on se mêle d'émettre un jugement sur les décrets de la
Providence. |
I |
3Ch. 32. |
—De fuir les voluptez, au prix de la vie.—Les
voluptés sont à fuir, même au prix de la vie. |
I |
Ch. 33. |
—La fortune se rencontre souuent au train de la
raison.—La fortune marche souvent de pair avec la raison
(Part de la fortune dans les événements humains). |
I |
Ch. 34. |
—D'vn defaut de nos polices.—Une lacune de notre
administration. |
I |
Ch. 35. |
—De l'vsage de se vestir.—(Sur l'usage des vêtements
et la force de l'habitude). |
I |
Ch. 36. |
—Du ieune Caton.—Sur Caton le jeune ou d'Utique
(Intérêts de nature à porter à des actes de vertu). |
I |
Ch. 37. |
—Comme nous pleurons et rions d'vne mesme
chose.—(Sentiments opposés qui nous portent à pleurer et
à rire d'une même chose). |
I |
Ch. 38. |
—De la solitude. |
I |
Ch. 39. |
—Considération sur Cicéron.—(Qualités qui conviennent
à un homme du monde.) |
I |
Ch. 40. |
—Que le goust des biens et des maux despend
en bonne partie de l'opinion que nous en auons.—Le
bien et le mal qui nous arrivent ne sont souvent tels que
par l'idée que nous nous en faisons. |
I |
Ch. 41. |
—De ne communiquer sa gloire.—L'homme n'est
pas porté à abandonner à d'autres la gloire qu'il a acquise. |
I |
Ch. 42. |
—De l'inegalité qui est entre nous.—(Inégalités résultant
des conditions de l'ordre social, différences entre les
qualités de chacun; des soucis de la royauté). |
I |
Ch. 43. |
—Des loix somptuaires.—(Danger des innovations
dans un état). |
I |
Ch. 44. |
—Du dormir.—(Sur la tranquillité d'âme dans les circonstances
graves). |
I |
Ch. 45. |
—De la battaille de Dreux.—(Sur la conduite d'un
général dans une bataille). |
I |
Ch. 46. |
—Des noms.—(De leur influence dans la vie). |
I |
Ch. 47. |
—De l'incertitude de nostre iugement.—(Sur l'art
de la guerre; part de la fortune dans les événements). |
I |
Ch. 48. |
—Des destriers.—Des chevaux d'armes (Sur l'équitation
et l'art de la guerre). |
I |
Ch. 49. |
—Des coustumes anciennes.—Des coutumes des anciens. |
I |
Ch. 50. |
—De Democritus et Heraclitus.—(De l'usage à faire
des diverses qualités de l'esprit). |
I |
Ch. 51. |
—De la vanité des parolles. |
I |
Ch. 52. |
—De la parsimonie des anciens. |
I |
Ch. 53. |
—D'vn mot de Cæsar.—(Du souverain bien; des désirs
insatiables de l'homme). |
I |
Ch. 54. |
—Des vaines subtilitez.—Inanité de certaines subtilités. |
I |
Ch. 55. |
—Des senteurs.—Des odeurs. |
I |
Ch. 56. |
—Des prieres. |
I |
Ch. 57. |
—De l'aage.—(De la jeunesse, de la vieillesse; sur l'époque
de la maturité de l'esprit). |
I |
4LIVRE DEUXIEME |
Ch. 1. |
—De l'inconstance de nos actions.—(Variations
dans le caractère et la conduite chez un même homme). |
I |
Ch. 2. |
—De l'iurongnerie.—(De l'ivrognerie et de l'enthousiasme). |
I |
Ch. 3. |
—Coustume de l'Isle de Cea.—(Sur le suicide). |
I |
Ch. 4. |
—A demain les affaires.—(Sur l'exactitude à apporter
dans le maniement des affaires). |
I |
Ch. 5. |
—De la conscience.—(De la bonne conscience; sur le
remords, la torture). |
I |
Ch. 6. |
—De l'exercitation.—De l'exercice (Sur le moyen de
se familiariser avec la mort; sur la nécessité de se connaître). |
I |
Ch. 7. |
—Des recompenses d'honneur.—Des récompenses
honorifiques. |
II |
Ch. 8. |
—De l'affection des peres aux enfants.—(Conduite à
tenir à leur égard; situation de fortune à leur donner; affection
que nous portons aux productions de notre esprit). |
II |
Ch. 9. |
—Des armes des Parthes. |
II |
Ch. 10. |
—Des liures.—(Jugement porté sur quelques auteurs
de toutes époques). |
II |
Ch. 11. |
—De la cruauté.—(La difficulté est inhérente à la
pratique de la vertu). |
II |
Ch. 12. |
—Apologie de Raimond de Sebonde.—(Sur les
fondements de la foi chrétienne; l'instinct des animaux; les
sectes philosophiques des anciens; la Divinité; l'âme humaine;
l'incertitude des connaissances de l'homme, celle de
ses sens; tout soumettre à l'examen de la raison conduit à
bien des erreurs, notamment dans les questions de religion). |
II |
Ch. 13. |
—De iuger de la mort d'autruy.—(Réserve à apporter,
quand nous jugeons de la mort d'autrui; sur le suicide). |
II |
Ch. 14. |
—Comme nostre esprit s'empesche soy-mesme.—(Par
sa faiblesse, l'esprit humain se crée à lui-même bien
des difficultés). |
II |
Ch. 15. |
—Que nostre desir s'accroist par la malaisance.—(Nos
désirs s'accroissent par la difficulté de les satisfaire). |
II |
Ch. 16. |
—De la gloire. |
II |
Ch. 17. |
—De la presumption.—(Opinion de Montaigne sur
lui-même; quelques appréciations sur les autres). |
II |
Ch. 18. |
—Du dementir.—Du fait de donner ou recevoir des
démentis (Sur le mensonge, le point d'honneur). |
II |
Ch. 19. |
—De la liberté de conscience.—(Du zèle pour la
religion; apologie de l'empereur Julien). |
II |
Ch. 20. |
—Nous ne goustons rien de pur.—(Mélange constant
du bien et du mal). |
II |
Ch. 21. |
—Contre la faineantise.—(Considérations sur le but
de la vie; activité nécessaire à un souverain). |
II |
Ch. 22. |
—Des postes. |
II |
Ch. 23. |
—Des mauuais moyens employez à bonne fin. |
II |
Ch. 24. |
—De la grandeur Romaine. |
II |
Ch. 25. |
—De ne contrefaire le malade.—(De la force de
l'imagination). |
II |
Ch. 26. |
—Des poulces. |
II |
5Ch. 27. |
—Couardise mere de cruauté.—La poltronnerie est
mère de la cruauté (Du duel; des sévices exercés sur les
suppliciés après leur mort). |
II |
Ch. 28. |
—Toutes choses ont leur saison.—Chaque chose
en son temps (Sur la vieillesse). |
II |
Ch. 29. |
—De la vertu. |
II |
Ch. 30. |
—D'vn enfant monstrueux. |
II |
Ch. 31. |
—De la colere. |
II |
Ch. 32. |
—Deffence de Seneque et de Plutarque. |
II |
Ch. 33. |
—L'Histoire de Spurina.—(Le rôle essentiel de l'âme
est de maîtriser les passions; particularités afférentes à Jules
César). |
II |
Ch. 34. |
—Obseruations sur les moyens de faire la guerre
de Iulius Cæsar. |
II |
Ch. 35. |
—De trois bonnes femmes.—(Sur le mariage et l'affection
conjugale). |
II |
Ch. 36. |
—Des plus excellents hommes.—(Sur Homère,
Alexandre et Epaminondas). |
III |
Ch. 37. |
—De la ressemblance des enfants aux peres.—(Sur
les maux de la vieillesse, sur la médecine). |
III |
LIVRE TROISIEME |
Ch. 1. |
—De l'vtile et de l'honneste. |
III |
Ch. 2. |
—Du repentir. |
III |
Ch. 3. |
—De trois commerces.—(De la société des hommes,
des femmes et de celle des livres). |
III |
Ch. 4. |
—De la diuersion. |
III |
Ch. 5. |
—Sur des Vers de Virgile.—(De l'amour, de la jalousie;
en ces matières, les reproches que s'adressent réciproquement
les deux sexes se valent). |
III |
Ch. 6. |
—Des coches.—(Meilleur emploi à faire, par un roi,
de ses richesses; sur le peu d'étendue des connaissances humaines). |
III |
Ch. 7. |
—De l'incommodité de la grandeur. |
III |
Ch. 8. |
—Sur l'art de conferer.—(La conversation forme le
caractère, apprend à supporter la contradiction; difficulté de
juger à bon escient, de discerner chez un auteur ce qui lui
appartient en propre). |
III |
Ch. 9. |
—De la vanité.—(Danger des changements dans le
gouvernement d'un état; des voyages; des soins du ménage). |
III |
Ch. 10. |
—De mesnager sa volonté.—Il faut contenir sa volonté
(Réserve à apporter dans les services qu'on est tenté de
rendre à autrui). |
III |
Ch. 11. |
—Des boyteux.—(Tendance de l'esprit humain pour
le merveilleux). |
III |
Ch. 12. |
—De la physionomie.—(Combien mieux que tous
les enseignements de la philosophie, la nature nous porte à
la résignation). |
III |
Ch. 13. |
—De l'expérience.—(Sur l'obscurité et le peu d'équité
des lois; l'incertitude de la médecine; le régime convenant le
mieux à la santé; le meilleur usage de la vie, des plaisirs;
sur la doctrine d'Épicure). |
III |
6
ANNEXE.
CLASSIFICATION DES CHAPITRES
D'APRÈS L'ORDRE ALPHABÉTIQUE DES PRINCIPAUX SUJETS
QUI EN FONT L'OBJET.
Des deux nombres entre parenthèses, le premier en chiffres romains marque
le livre; le second en chiffres arabes, le chapitre; celui, en chiffres romains,
qui suit en dehors de la parenthèse, indique le volume:
- Actions (De l'inconstance de nos),—(II, 1), I.
- Administration publique (Lacune que présente notre),—(I, 34), I.
- Affaires (Sur l'exactitude à apporter dans le maniement des affaires),—(II, 4), I.
- Affection conjugale (Sur l'),—(II, 35), II.
- Age (De l'),—(I, 57), I.
- Aide mutuelle que les hommes se doivent,—(I, 34), I.
- Alexandre le Grand (Sur),—(II, 34), II.
- Ambassadeurs (Sur certains actes de quelques),—(I, 16), I.
- Ame (De l'),—(II, 12), II.
- — (Son rôle essentiel est de maîtriser nos passions),—(II, 33), II.
- Amitié (De l'),—(I, 27), I.
- Amour (Sur l'),—(III, 5), III.
- Animaux (Instinct des),—(II, 12), II.
- Aptitudes (De l'utilité de se renfermer dans ses),—(I, 16), I.
- Armes (Des) des Parthes,—(II, 9), II.
- Astrologie (Sur l') et la prédiction de l'avenir,—(I, 11), I.
- Auteurs (Jugements portés sur quelques auteurs de toutes époques),—(II, 10), II.
- — (Difficulté d'apprécier ce qui leur appartient en propre),—(III, 8), III.
- Avarice (Sur l'),—(I, 40), I.
- Bien (Du) et du mal, leur mélange constant en toutes choses,—(II, 20), II.
- — (Sur le souverain),—(I, 53), I.
- Biens (Les) et les maux ne sont souvent tels que par l'opinion que nous en avons,—(I, 40), I.
- Boiteux (Des),—(III, 11), III.
- Caractère (Sur les variations dans le) chez un même homme,—(II, 1), I.
- Caton le jeune ou d'Utique,—(I, 36), I.
- Céa (Coutume de l'île de),—(II, 3), I.
- César (Particularités afférentes à),—(II, 33), II.
- — (Observations sur la manière de faire la guerre de),—(II, 34), II.
- — (A propos d'un mot de),—(I, 53), I.
- Choses (Toutes) ont leur saison,—(II, 28), II.
- Cicéron (Considérations sur),—(I, 39), I.7
- Civilisation (Sur l'état des hommes vivant en dehors de la),—(I, 30), I.
- Civilité (Sur la), en particulier dans les visites de souverains,—(I, 13), I.
- Clémence (Sur la),—(I, 23), I.
- Coches (Des),—(III, 6), III.
- Colère (De la),—(II, 31), II.
- Commerces (Des trois): les hommes, les femmes et les livres,—(III, 3), III.
- Commisération, moyens divers de l'obtenir de ses ennemis,—(I, 1), I.
- Conduite (Sur les variations dans la) chez un même homme,—(II, 1), I.
- Connaissances humaines (Incertitude des),—(II, 12), II.
- — (Sur le peu d'étendue des),—(III, 6), III.
- Conscience (De la),—(II, 5), I.
- — (De la bonne),—(II, 5), I.
- Contradiction. Il faut s'appliquer à savoir la supporter,—(III, 8), III.
- Conversation (Sur l'art de la),—(III, 8), III.
- Couardise (La), mère de la cruauté,—(II, 11), II.
- Courage (Sur le véritable) et ses limites,—(I, 12), I.
- Coutumes. Circonspection à apporter dans les modifications qu'on veut y introduire,—(I, 22), I.
- Coutumes (Des) des anciens,—(I, 49), I.
- Cruauté (De la),—(II, 11), II.
- Démentis (Des),—(II, 18), II.
- Démocrite (Sur) et Héraclite,—(I, 50), I.
- Désirs insatiables de l'homme,—(I, 53), I.
- — (Nos) s'accroissent par la difficulté de les satisfaire,—(II, 15), II.
- Destriers (Des) ou chevaux d'armes,—(I, 48), I.
- Diversion (De la),—(III, 4), III.
- Divinité (De la),—(II, 12), II.
- Dormir (Du),—(I, 44), I.
- Douleur (Sur la),—(I, 40), I.
- Dreux (De la bataille de),—(I, 45), I.
- Duel (Du),—(II, 27), II.
- Éducation des enfants (Sur l'),—(I, 25), I.
- Éloquence (Sur l'),—(I, 10), I.
- Enfant monstrueux (Au sujet d'un),—(II, 30), II.
- Enfants (De l'affection des pères pour leurs),—(II, 8), II.
- — (Rapports des pères avec leurs),—(II, 8), II.
- — (Situation de fortune à leur donner),—(II, 8), II.
- — (Sur la ressemblance des) aux pères,—(II, 37), III.
- Enthousiasme (Sur l'),—(II, 2), I.
- Epaminondas (Sur),—(II, 36), II.
- Épicure (Sur la doctrine d'),—(III, 13), III.
- Équitation (Sur l'),—(I, 48), I.
- Esprit (Affection que nous portons aux productions de notre),—(II, 8), II.
- — (De l'usage à faire des facultés de l'),—(I, 50), I.
- — (Sur l'époque de la maturité de l'),—(I, 57), I.8
- Esprit humain; par sa faiblesse, il est souvent un obstacle à lui-même,—(II, 14), II.
- Événements (Part du hasard dans les),—(I, 23), I.
- — résultats opposés de déterminations semblables,—(I, 33), I.
- Exercice (De l'),—(II, 6), I.
- Expérience (De l'),—(III, 13), III.
- Fainéantise (Sur la),—(I, 8), I.
- — (Contre la),—(II, 21), II.
- Faux (Du vrai et du), difficulté d'en juger,—(I, 26), I.
- Femmes (Trois bonnes),—(II, 35), II.
- Fin (Des mauvais moyens employés à bonne),—(II, 23), II.
- Foi chrétienne (Sur les fondements de la),—(II, 12), II.
- Fortune (Sur l'inconstance de la),—(I, 18; 33), I.
- — (Part de la) dans les événements,—(I, 47), I.
- Fréquentation (Sur la) des hommes,—(III, 3), III.
- — (Sur la) des femmes,—(III, 3), III.
- Funérailles (Du soin de nos),—(I, 3), I.
- Général (Sur la conduite d'un) dans une bataille,—(I, 45), I.
- Gloire, souci que l'on a de faire qu'elle ne soit pas partagée par autrui,—(I, 41), I.
- — (De la),—(II, 16), II.
- Gouvernement d'un état (Danger des changements dans le),—(III, 9), III.
- Grandeur (De l'incommodité de la),—(III, 7), III.
- Guerre (Sur la bonne foi et la loyauté à la),—(I, 5), I.
- — (Sur l'art de la),—(I, 47; 48), I.
- — (Sur la manière de César de faire la),—(II, 34), II.
- Habitude (Sur la force de l'),—(I, 22; 35), I.
- Hasard (Part du) dans les événements,—(I, 23), I.
- — résultats opposés de déterminations semblables,—(I, 33), I.
- Héraclite (Sur) et Démocrite,—(I, 50), I.
- Homère (Sur),—(II, 36), III.
- Homme du monde (Qualités convenables à un),—(I, 39), I.
- Hommes (Différence entre les qualités des),—(I, 42), I.
- — (Des plus excellents),—(II, 36), III.
- Honnête (De l') et de l'utile,—(III, 1), III.
- Honneur (Sur le point d'),—(II, 18), II.
- Imagination (De la force de l'), des esprits forts,—(I, 20), I.
- — (De la force de l'),—(II, 25), II.
- Inégalités existant chez les hommes du fait des conditions de l'état social,—(I, 42), I.
- Innovations (Danger des) dans un état,—(I, 43), I.
- Intérêts particuliers de chacun, impossibilité de les concilier,—(I, 51), I.
- Ivrognerie (De l'),—(II, 2), I.
- Jalousie (Sur la),—(III, 5), III.
- Jeunesse (Sur la),—(I, 57), I.9
- Jugement (Incertitude de notre),—(I, 47), I.
- Julien (Apologie de l'empereur),—(II, 19), II.
- La Boëtie (Éloge de),—(I, 27), I.
- Lâcheté (Sur la),—(I, 15), I.
- Lecteur (Au),—(»), I.
- Lecture (Sur la),—(III, 3), III.
- Liberté de conscience (De la),—(II, 19), II.
- Libre arbitre (Sur le),—(II, 14), II.
- Livres (Des),—(II, 10), II.
- Lois, inconvénients de leur instabilité,—(I, 22), I.
- — (Obscurité et peu d'équité des),—(III, 13), III.
- — somptuaires (Des),—(I, 43), I.
- Luxe (Sur le),—(I, 43), I.
- Mal (Du bien et du), leur mélange constant,—(II, 20), II.
- Malade (De ne contrefaire le),—(II, 25), II.
- Mariage (Sur le),—(II, 35), II.
- Maux (Les biens et les) ne sont souvent tels que par l'opinion que nous en avons,—(I, 40), I.
- Médecine (Sur la),—(II, 37), III.
- — (Sur l'incertitude de la),—(III, 13), III.
- Mémoire (Sur la) et le mensonge,—(I, 9), I.
- Ménage (Sur les soins du),—(III, 9), III.
- Mensonge (Sur le),—(II, 18), II.
- Menteurs (Des),—(I, 9), I.
- Merveilleux (Tendance de l'esprit humain pour le),—(III, 11), III.
- Modération (De la) dans l'exercice même de la vertu et les jouissances des plaisirs licites,—(I, 29), I.
- Montaigne (Opinion de) sur lui-même,—(II, 17), II.
- Mort (Sur nos obligations au delà de la mort),—(I, 7), I.
- — (Ce n'est qu'après notre) qu'on peut juger du degré de félicité que nous avons eu durant notre vie,—(I, 28), I.
- — (La) est-elle un bien ou un mal?—(I, 40), I.
- — (Sur le moyen de se familiariser avec la),—(II, 6), I.
- — d'autrui (Réserve à apporter quand nous jugeons de la),—(II, 13), I.
- Moyens (Des mauvais) employés à bonne fin,—(II, 23), II.
- Noms (Des), de leur influence dans la vie,—(I, 46), I.
- Obéissance (De l') à ses supérieurs,—(I, 46), I.
- Oisiveté (Sur l'),—(I, 8), I;—(II, 21), II.
- Parcimonie (De la) des anciens,—(I, 52), I.
- Parlementer (Du danger que court le commandant d'une place assiégée, en sortant pour),—(I, 5), I.
- — est toujours un moment dangereux pour une place assiégée,—(I, 6), I.
- Paroles (De la vanité des),—(I, 51), I.
- Pédantisme (Sur le), ou faux savoir,—(I, 24), I.
- Peur (De la),—(I, 17), I.10
- Philosopher, c'est apprendre à mourir,—(I, 19), I.
- Philosophiques (Sectes) des anciens,—(II, 12), III.
- Physionomie (De la),—(III, 12), III.
- Place de guerre, danger pour le commandant d'une place assiégée d'en sortir pour parlementer,—(I, 5), I.
- — le moment où l'on traite de la capitulation d'une place assiégée est toujours un moment dangereux,—(I, 6), I.
- — Sur trop d'opiniâtreté dans la défense d'une place assiégée,—(I, 14), I.
- Plaisirs (Sur le meilleur usage des),—(III, 13), III.
- Plutarque (Défense de Sénèque et de),—(II, 32), II.
- Postes (Des),—(II, 22), II.
- Pouces (Des),—(II, 26), II.
- Prédiction de l'avenir (Sur la) et l'astrologie,—(I, 11), I.
- Préoccupations (Sur les) de ce qui peut survenir après nous, en ce qui touche ce qui nous intéresse notre vie durant,—(I, 3), I.
- Présomption (De la),—(II, 17), II.
- Prières (Des),—(I, 56), I.
- Providence (Sur la) et ses desseins,—(I, 31), I.
- Pur (Nous ne goûtons rien de),—(II, 20), II.
- Raison (Tout soumettre à l'examen de la) conduit à bien des erreurs,—(II, 12), II.
- Récits extraordinaires (Sur le peu de croyance qu'on peut accorder aux),—(I, 26), I.
- Récompenses honorifiques (Des),—(II, 7), II.
- Régime (Sur le) qui convient le mieux à la santé,—(III, 13), III.
- Religion (Erreurs auxquelles conduit le libre examen dans les questions de),—(II, 12), II.
- — (Du zèle pour la),—(II, 19), II.
- Raimond de Sebonde (Apologie de),—(II, 12), II.
- Remords (Sur le),—(II, 5), I.
- Repentir (Du),—(III, 2), III.
- Résignation; la nature nous y porte, mieux que tous les enseignements philosophiques,—(III, 12), II.
- Roi; du meilleur emploi à faire de ses richesses,—(III, 6), III.
- Rois; dans quelle mesure nous leur devons notre obéissance et notre affection,—(I, 3), I.
- Romaine (De la grandeur),—(II, 24), II.
- Royauté (Sur les soucis de la),—(I, 42), I.
- Se connaître (Sur la nécessité de bien),—(II, 6), I.
- Sénèque (Défense de Plutarque et de),—(II, 32), II.
- Sens (Incertitude des) de l'homme,—(II, 12), II.
- Senteurs (Des) ou odeurs,—(I, 55), I.
- Sentiments opposés qui nous portent à pleurer et à rire tout à la fois d'une même chose,—(I, 37), I.
- Services (Réserve à apporter dans les) qu'on rend à autrui,—(III, 10), III.
- Société (Sur la manière d'être en),—(III, 8), III.
- Solitude (De la),—(I, 38), I.
- Sonnets (Vingt-neuf) de la Boétie,—(I, 28), I.
- Souverain (Activité nécessaire à un),—(II, 21), II.11
- Spurina (Histoire de),—(II, 33), II.
- Subtilités (Des vaines),—(I, 54), I.
- Suicide (Sur le),—(II, 3), I;—(II, 13), II.
- Suppliciés; des sévices exercés sur eux après leur mort,—(II, 27), II.
- Torture (Sur la),—(II, 5), I.
- Tranquillité d'âme (Sur la) dans les circonstances graves,—(I, 44), I.
- Tristesse (De la),—(I, 2), I.
- Utile (De l'honnête et de l'),—(III, 1), III.
- Vanité (De la),—(II, 17), II;—(III, 9), III.
- Vertu (Intérêts de nature à porter à des actes de),—(I, 36), I.
- — (La difficulté est inhérente à la pratique de la),—(II, 11), II.
- — (De la),—(II, 29), II.
- Vêtements (Sur l'usage des),—(I, 35), I.
- Vie (Considérations sur le but de la),—(II, 21), II.
- — (Sur le meilleur usage de la),—(III, 13), III.
- Vieillesse (Sur la),—(I, 57), I;—(II, 26), II.
- — (Sur les maux de la),—(II, 37), III.
- Virgile (Sur des vers de),—(III, 5), III.
- Volonté (Il faut ménager sa),—(III, 10), III.
- Voluptés à fuir, même au prix de la vie,—(I, 32), I.
- Voyages (Sur les),—(III, 9), III.
- Vrai (Du) et du faux, difficulté d'en juger,—(I, 26), I.
ESSAIS
DE
MICHEL SEIGNEVR
DE MONTAIGNE
CIↃ IↃ XCV
TEXTE ET TRADUCTION
14
C'est icy vn Liure de bonne foy, Lecteur. Il t'aduertit dés l'entree,
que ie ne m'y suis proposé aucune fin, que domestique et priuee:
ie n'y ay eu nulle consideration de ton seruice, ny de ma gloire:
mes forces ne sont pas capables d'vn tel dessein. Ie l'ay voué à la
commodité particuliere de mes parens et amis: à ce que m'ayans•
perdu (ce qu'ils ont à faire bien tost) ils y puissent retrouuer aucuns
traicts de mes conditions et humeurs, et que par ce moyen ils
nourrissent plus entiere et plus vifue la connoissance qu'ils ont eu
de moy. Si c'eust esté pour rechercher la faueur du monde, ie me
fusse mieus paré et me presanterois en vne marche estudiee. Ie veux1
qu'on m'y voye en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans
contantion et artifice: car c'est moy que ie peins. Mes defauts
s'y liront au vif et ma forme naifue, autant que la reuerence publique
me l'a permis. Que si i'eusse esté entre ces nations qu'on dit
viure encore souz la douce liberté des premieres loix de nature, ie•
t'asseure que ie m'y fusse tres-volontiers peint tout entier, et tout
nud. Ainsi, Lecteur, ie suis moy-mesme la matiere de mon liure,
ce n'est pas raison que tu employes ton loisir en vn subiect si
friuole et si vain. A Dieu donq. De Montaigne, ce premier de
mars, mille cinq cens quattre vins.2
Nota.—Ce texte a été collationné sur l'exemplaire de l'édition de 1595 (éditée à
Paris, à cette date, par Abel Langelier), appartenant à la Bibliothèque nationale, no 15
de la collection Payen.—En ce qui concerne spécialement l'avis au lecteur ci-dessus,
se reporter aux Notes, I, 14, 1, Av Lectevr.
16
LIVRE PREMIER.
CHAPITRE I. (TRADUCTION LIV. I, CH. I.)
Par diuers moyens on arrive à pareille fin.
LA plus commune façon d'amollir les cœurs de ceux qu'on a offencez,
lors qu'ayans la vengeance en main, ils nous tiennent à
leur mercy, c'est de les esmouuoir par submission, à commiseration
et à pitié: toutesfois la brauerie, la constance, et la resolution,
moyens tous contraires, ont quelquesfois seruy à ce mesme•
effect. Edouard Prince de Galles, celuy qui regenta si long temps
nostre Guienne: personnage duquel les conditions et la fortune ont
beaucoup de notables parties de grandeur; ayant esté bien fort
offencé par les Limosins, et prenant leur ville par force, ne peut
estre arresté par les cris du peuple, et des femmes, et enfans1
abandonnez à la boucherie, luy criants mercy, et se iettans à ses
pieds: iusqu'à ce que passant tousiours outre dans la ville, il
apperçeut trois Gentilshommes François, qui d'vne hardiesse incroyable
soustenoient seuls l'effort de son armee victorieuse. La
consideration et le respect d'vne si notable vertu, reboucha premierement•
la pointe de sa cholere: et commença par ces trois,
à faire misericorde à tous les autres habitans de la ville. Scanderberch,
Prince de l'Epire, suyuant vn soldat des siens pour le
tuer, et ce soldat ayant essayé par toute espece d'humilité et de
supplication de l'appaiser, se resolut à toute extremité de l'attendre2
l'espee au poing: cette sienne resolution arresta sus bout
la furie de son maistre, qui pour luy auoir veu prendre vn si
honorable party, le reçeut en grace. Cet exemple pourra souffrir
autre interpretation de ceux, qui n'auront leu la prodigieuse force
et vaillance de ce Prince là. L'Empereur Conrad troisiesme, ayant•
18
assiegé Guelphe Duc de Bauieres, ne voulut condescendre à plus
douces conditions, quelques viles et lasches satisfactions qu'on luy
offrist, que de permettre seulement aux gentils-femmes qui estoient
assiegees auec le Duc, de sortir leur honneur sauue, à pied, auec
ce qu'elles pourroient emporter sur elles. Elles d'vn cœur magnanime,•
s'aduiserent de charger sur leurs espaules leurs maris, leurs
enfans, et le Duc mesme. L'Empereur print si grand plaisir à voir la
gentillesse de leur courage, qu'il en pleura d'aise, et amortit toute
cette aigreur d'inimitié mortelle et capitale qu'il auoit portee contre
ce Duc: et dés lors en auant traita humainement luy et les siens.1
L'vn et l'autre de ces deux moyens m'emporteroit aysement:
car i'ay vne merueilleuse lascheté vers la misericorde et mansuetude:
tant y a, qu'à mon aduis, ie serois pour me rendre plus
naturellement à la compassion, qu'à l'estimation. Si est la pitié
passion vitieuse aux Stoiques: ils veulent qu'on secoure les affligez,•
mais non pas qu'on flechisse et compatisse auec eux. Or
ces exemples me semblent plus à propos, d'autant qu'on voit ces
ames assaillies et essayees par ces deux moyens, en soustenir l'vn
sans s'esbranler, et courber sous l'autre. Il se peut dire, que de
rompre son cœur à la commiseration, c'est l'effet de la facilité,2
debonnaireté, et mollesse: d'où il aduient que les natures plus
foibles, comme celles des femmes, des enfans, et du vulgaire, y
sont plus subiettes: mais ayant eu à desdaing les larmes et les
pleurs, de se rendre à la seule reuerence de la saincte image de
la vertu, que c'est l'effect d'vne ame forte et imployable, ayant•
en affection et en honneur vne vigueur masle, et obstinee. Toutesfois
és ames moins genereuses, l'estonnement et l'admiration
peuuent faire naistre vn pareil effect: tesmoin le peuple Thebain,
lequel ayant mis en Iustice d'accusation capitale, ses Capitaines,
pour auoir continué leur charge outre le temps qui3
leur auoit esté prescript et preordonné, absolut à toute peine
Pelopidas, qui plioit sous le faix de telles obiections, et n'employoit
à se garantir que requestes et supplications: et au contraire
Epaminondas, qui vint à raconter magnifiquement les choses
par luy faites, et à les reprocher au peuple d'vne façon fiere et•
arrogante, il n'eut pas le cœur de prendre seulement les balotes
en main, et se departit: l'assemblee louant grandement la hautesse
du courage de ce personnage. Dionysius le vieil, apres des
20
longueurs et difficultés extremes, ayant prins la ville de Rege,
et en icelle le Capitaine Phyton, grand homme de bien, qui
l'auoit si obstinéement defendue, voulut en tirer vn tragique
exemple de vengeance. Il luy dict premierement, comment le iour
auant, il auoit faict noyer son fils, et tous ceux de sa parenté.•
A quoy Phyton respondit seulement, qu'ils en estoient d'vn iour
plus heureux que luy. Apres il le fit despouiller, et saisir à des
Bourreaux, et le trainer par la ville, en le fouëttant tres ignominieusement
et cruellement: et en outre le chargeant de felonnes
parolles et contumelieuses. Mais il eut le courage tousiours constant,1
sans se perdre. Et d'vn visage ferme, alloit au contraire
ramenteuant à haute voix, l'honorable et glorieuse cause de sa
mort, pour n'auoir voulu rendre son païs entre les mains d'vn
tyran: le menaçant d'vne prochaine punition des dieux. Dionysius,
lisant dans les yeux de la commune de son armee, qu'au lieu de•
s'animer des brauades de cet ennemy vaincu, au mespris de leur
chef, et de son triomphe, elle alloit s'amollissant par l'estonnement
d'vne si rare vertu, et marchandoit de se mutiner, et mesmes
d'arracher Phyton d'entre les mains de ses sergens, feit cesser
ce martyre: et à cachettes l'enuoya noyer en la mer. Certes2
c'est vn subiect merueilleusement vain, diuers, et ondoyant, que
l'homme: il est malaisé d'y fonder iugement constant et vniforme.
Voyla Pompeius qui pardonna à toute la ville des Mamertins,
contre laquelle il estoit fort animé, en consideration de la vertu
et magnanimité du citoyen Zenon, qui se chargeoit seul de la•
faute publique, et ne requeroit autre grace que d'en porter seul
la peine. Et l'hoste de Sylla, ayant vsé en la ville de Peruse de
semblable vertu, n'y gaigna rien, ny pour soy, ny pour les autres.
Et directement contre mes premiers exemples, le plus hardy
des hommes et si gratieux aux vaincus Alexandre, forçant apres3
beaucoup de grandes difficultez la ville de Gaza, rencontra Betis
qui y commandoit, de la valeur duquel il auoit, pendant ce siege,
senty des preuues merueilleuses, lors seul, abandonné des siens,
ses armes despecees, tout couuert de sang et de playes, combatant
encores au milieu de plusieurs Macedoniens, qui le chamailloient•
de toutes parts: et luy dit, tout piqué d'vne si chere victoire:
car entre autres dommages, il auoit receu deux fresches blessures
sur sa personne: Tu ne mourras pas comme tu as voulu, Betis:
22
fais estat qu'il te faut souffrir toutes les sortes de tourmens qui
se pourront inuenter contre un captif. L'autre, d'vne mine non
seulement asseuree, mais rogue et altiere, se tint sans mot dire
à ces menaces. Lors Alexandre voyant l'obstination à se taire:
A il flechy vn genouil? luy est-il eschappé quelque voix suppliante?•
Vrayement ie vainqueray ce silence: et si ie n'en puis arracher
parole, i'en arracheray au moins du gemissement. Et tournant sa
cholere en rage, commanda qu'on luy perçast les talons, et le
fit ainsi trainer tout vif, deschirer et desmembrer au cul d'vne
charrette. Seroit-ce que la force de courage luy fust si naturelle1
et commune, que pour ne l'admirer point, il la respectast moins?
ou qu'il l'estimast si proprement sienne, qu'en cette hauteur il ne
peust souffrir de la veoir en vn autre, sans le despit d'vne passion
enuieuse? ou que l'impetuosité naturelle de sa cholere fust incapable
d'opposition? De vray, si elle eust receu bride, il est à•
croire, qu'en la prinse et desolation de la ville de Thebes elle
l'eust receue: à veoir cruellement mettre au fil de l'espee tant de
vaillans hommes, perdus, et n'ayans plus moyen de defence publique.
Car il en fut tué bien six mille, desquels nul ne fut veu
ny fuiant, ny demandant mercy: au rebours cerchans, qui çà,2
qui là, par les rues, à affronter les ennemis victorieux: les prouoquans
à les faire mourir d'vne mort honorable. Nul ne fut veu,
qui n'essaiast en son dernier souspir, de se venger encores: et à
tout les armes du desespoir consoler sa mort en la mort de quelque
ennemy. Si ne trouua l'affliction de leur vertu aucune pitié: et ne•
suffit la longueur d'vn iour à assouuir sa vengeance. Ce carnage
dura iusques à la derniere goute de sang espandable: et ne s'arresta
qu'aux personnes desarmées, vieillards, femmes et enfants,
pour en tirer trente mille esclaues.
IE suis des plus exempts de cette passion, et ne l'ayme ny3
l'estime: quoy que le monde ayt entrepris, comme à prix faict,
de l'honorer de faueur particuliere. Ils en habillent la sagesse,
24
la vertu, la conscience. Sot et vilain ornement. Les Italiens ont
plus sortablement baptisé de son nom la malignité. Car c'est vne
qualité tousiours nuisible, tousiours folle: et comme tousiours
couarde et basse, les Stoïciens en defendent le sentiment à leurs
sages. Mais le conte dit que Psammenitus Roy d'Ægypte, ayant•
esté deffait et pris par Cambysez Roy de Perse, voyant passer
deuant luy sa fille prisonniere habillee en seruante, qu'on enuoyoit
puiser de l'eau, tous ses amis pleurans et lamentans autour de
luy, se tint coy sans mot dire, les yeux fichez en terre: et voyant
encore tantost qu'on menoit son fils à la mort, se maintint en1
cette mesme contenance: mais qu'ayant apperçeu vn de ses
domestiques conduit entre les captifs, il se mit à battre sa teste,
et mener vn dueil extreme. Cecy se pourroit apparier à ce qu'on
vid dernierement d'vn Prince des nostres, qui ayant ouy à Trente,
où il estoit, nouuelles de la mort de son frere aisné, mais vn frere•
en qui consistoit l'appuy et l'honneur de toute sa maison, et
bien tost apres d'vn puisné, sa seconde esperance, et ayant soustenu
ces deux charges d'vne constance exemplaire, comme quelques
iours apres vn de ses gens vint à mourir, il se laissa emporter
à ce dernier accident; et quitant sa resolution, s'abandonna2
au dueil et aux regrets; en maniere qu'aucuns en prindrene
argument, qu'il n'auoit esté touché au vif que de cette derniere
secousse: mais à la verité ce fut, qu'estant d'ailleurs plein et
comblé de tristesse, la moindre sur-charge brisa les barrieres
de la patience. Il s'en pourroit, di-ie, autant iuger de nostre•
histoire, n'estoit qu'elle adiouste, que Cambyses s'enquerant à
Psammenitus, pourquoy ne s'estant esmeu au malheur de son filz
et de sa fille, il portoit si impatiemment celuy de ses amis:
C'est, respondit-il, que ce seul dernier desplaisir se peut signifier
par larmes, les deux premiers surpassans de bien loin tout moyen3
de se pouuoir exprimer. A l'auenture reuiendroit à ce propos
l'inuention de cet ancien peintre, lequel ayant à representer au
sacrifice de Iphigenia le dueil des assistans, selon les degrez de
l'interest que chacun apportoit à la mort de cette belle fille innocente,
ayant espuisé les derniers efforts de son art, quand ce•
vint au pere de la vierge, il le peignit le visage couuert, comme
si nulle contenance ne pouuoit rapporter ce degré de dueil. Voyla
pourquoy les Poëtes feignent cette miserable mere Niobé, ayant
perdu premierement sept filz, et puis de suite autant de filles,
sur-chargee de pertes, auoir esté en fin transmuee en rocher,4
diriguisse malis:
pour exprimer cette morne, muette et sourde stupidité, qui nous
transsit, lors que les accidens nous accablent surpassans nostre
26
portee. De vray, l'effort d'vn desplaisir, pour estre extreme, doit
estonner toute l'ame, et luy empescher la liberté de ses actions:
comme il nous aduient à la chaude alarme d'vne bien mauuaise
nouuelle, de nous sentir saisis, transis, et comme perclus de tous
mouuemens: de façon que l'ame se relaschant apres aux larmes et•
aux plaintes, semble se desprendre, se desmeller, et se mettre plus
au large, et à son aise.
Et via vix tandem voci laxata dolore est.
En la guerre que le Roy Ferdinand mena contre la veufue du
Roy Iean de Hongrie, autour de Bude, vn gendarme fut particulierement1
remerqué de chacun, pour auoir excessiuement bien faict
de sa personne, en certaine meslee: et incognu, hautement loué,
et plaint y estant demeuré: mais de nul tant que de Raiscïac
Seigneur Allemand, esprins d'vne si rare vertu: le corps estant
rapporté, cetuicy d'vne commune curiosité, s'approcha pour voir•
qui c'estoit: et les armes ostees au trespassé, il reconut son fils.
Cela augmenta la compassion aux assistans: luy seul, sans rien
dire, sans siller les yeux, se tint debout, contemplant fixement
le corps de son fils: iusques à ce que la vehemence de la tristesse,
aiant accablé ses esprits vitaux, le porta roide mort par2
terre.
Chi puo dir com' egli arde è in picciol fuoco,
disent les amoureux, qui veulent representer vne passion
insupportable.
misero quod omnes•
Eripit sensu mihi. Nam simul te
Lesbia aspexi, nihil est superîm
Quod loquar amens.
Lingua sed torpet, tenuis sub artus
Flamma dimanat, sonitu suopte3
Tinniunt aures, gemina teguntur
Lumina nocte.
Aussi n'est ce pas en la viue, et plus cuysante chaleur de l'accés,
que nous sommes propres à desployer nos plaintes et nos persuasions:
l'ame est lors aggrauee de profondes pensees, et le corps•
abbatu et languissant d'amour: et de là s'engendre par fois la defaillance
fortuite, qui surprent les amoureux si hors de saison; et
cette glace qui les saisit par la force d'vne ardeur extreme, au giron
mesme de la iouïssance. Toutes passions qui se laissent gouster,
et digerer, ne sont que mediocres,4
Curæ leues loquuntur, ingentes stupent.
La surprise d'un plaisir inesperé nous estonne de mesme.
Vt me conspexit venientem, et Troïa circum
Arma amens vidit, magnis exterrita monstris,
Diriguit visu in medio, calor ossa reliquit,
Labitur, et longo vix tandem tempore fatur.•
Outre la femme Romaine, qui mourut surprise d'aise de voir
28
son fils reuenu de la routte de Cannes: Sophocles et Denis le
Tyran, qui trespasserent d'aise: et Talua qui mourut en Corsegue,
lisant les nouuelles des honneurs que le Senat de Rome luy auoit
decernez; nous tenons en nostre siecle, que le Pape Leon dixiesme
ayant esté aduerty de la prinse de Milan, qu'il auoit extremement•
souhaittee, entra en tel excez de ioye, que la fieure l'en print, et
en mourut. Et pour vn plus notable tesmoignage de l'imbecillité
humaine, il a esté remerqué par les anciens, que Diodorus le
Dialecticien mourut sur le champ, espris d'vne extreme passion
de honte, pour en son escole, et en public, ne se pouuoir desuelopper1
d'vn argument qu'on luy auoit faict. Ie suis peu en prise
de ces violentes passions: i'ay l'apprehension naturellement dure;
et l'encrouste et espessis tous les iours par discours.
CEVX qui accusent les hommes d'aller tousiours beant apres les
choses futures, et nous apprennent à nous saisir des biens presens,•
et nous rassoir en ceux-là, comme n'ayants aucune prise sur
ce qui est à venir, voire assez moins que nous n'auons sur ce qui
est passé, touchent la plus commune des humaines erreurs: s'ils
osent appeller erreur, chose à quoy nature mesme nous achemine
pour le seruice de la continuation de son ouurage, nous imprimant,2
comme assez d'autres, cette imagination fausse, plus ialouse de
nostre action, que de nostre science. Nous ne sommes iamais chez
nous, nous sommes tousiours au delà. La crainte, le desir, l'esperance,
nous eslancent vers l'aduenir: et nous desrobent le sentiment
et la consideration de ce qui est, pour nous amuser à ce qui sera,•
voire quand nous ne serons plus. Calamitosus est animus futuri
anxius. Ce grand precepte est souuent allegué en Platon, Fay ton
faict, et te congnoy. Chascun de ces deux membres enueloppe generallement
tout nostre deuoir: et semblablement enueloppe son
compagnon. Qui auroit à faire son faict, verroit que sa premiere3
leçon, c'est cognoistre ce qu'il est, et ce qui luy est propre. Et qui
se cognoist, ne prend plus l'estranger faict pour le sien: s'ayme,
et se cultiue auant toute autre chose: refuse les occupations superflues,
et les pensees, et propositions inutiles. Comme la folie
30
quand on luy octroyera ce qu'elle desire, ne sera pas contente:
aussi est la sagesse contente de ce qui est present, ne se desplait
iamais de soy. Epicurus dispense son sage de la preuoyance
et soucy de l'aduenir. Entre les loix qui regardent les trespassez,
celle icy me semble autant solide, qui oblige les actions des•
Princes à estre examinees apres leur mort: ils sont compagnons,
sinon maistres des loix: ce que la Iustice n'a peu sur leurs testes,
c'est raison qu'elle l'ayt sur leur reputation, et biens de leurs
successeurs: choses que souuent nous preferons à la vie. C'est
vne vsance qui apporte des commoditez singulieres aux nations où1
elle est obseruee, et desirable à tous bons Princes: qui ont à se
plaindre de ce, qu'on traitte la memoire des meschants comme la
leur. Nous deuons la subiection et obeïssance egalement à tous
Rois: car elle regarde leur office: mais l'estimation, non plus que
l'affection, nous ne la deuons qu'à leur vertu. Donnons à l'ordre•
politique de les souffrir patiemment, indignes: de celer leurs
vices: d'aider de nostre recommandation leurs actions indifferentes,
pendant que leur auctorité a besoin de nostre appuy. Mais
nostre commerce finy, ce n'est pas raison de refuser à la Iustice,
et à nostre liberté, l'expression de noz vrays ressentiments: et2
nommément de refuser aux bons subiects, la gloire d'auoir reueremment
et fidellement serui vn maistre, les imperfections duquel
leur estoient si bien cognues: frustrant la posterité d'vn si vtile
exemple. Et ceux, qui, par respect de quelque obligation priuee
espousent iniquement la memoire d'vn Prince mesloüable, font iustice•
particuliere aux despends de la Iustice publique. Titus Liuius
dict vray, que le langage des hommes nourris sous la Royauté, est
tousiours plein de vaines ostentations et faux tesmoignages: chascun
esleuant indifferemment son Roy, à l'extreme ligne de valeur
et grandeur souueraine. On peult reprouuer la magnanimité de3
ces deux soldats, qui respondirent à Neron, à sa barbe, l'vn enquis
de luy, pourquoy il luy vouloit mal: Ie t'aimoy quand tu le valois:
mais despuis que tu és deuenu parricide, boutefeu, basteleur, cochier,
ie te hay, comme tu merites. L'autre, pourquoy il le vouloit
tuer; Par ce que ie ne trouue autre remede à tes continuels•
malefices. Mais les publics et vniuersels tesmoignages, qui apres
sa mort ont esté rendus, et le seront à tout iamais, à luy, et à tous
meschans comme luy, de ses tiranniques et vilains deportements,
qui de sain entendement les peut reprouuer? Il me desplaist,
32
qu'en vne si saincte police que la Lacedemonienne, se fust meslée
vne si feinte ceremonie à la mort des Roys. Tous les confederez et
voysins, et tous les Ilotes, hommes, femmes, pesle-mesle, se descoupoient
le front, pour tesmoignage de deuil: et disoient en leurs
cris et lamentations, Que celuy la, quel qu'il eust esté, estoit le•
meilleur Roy de tous les leurs: attribuants au reng, le los qui appartenoit
au merite; et, qui appartient au premier merite, au postreme
et dernier reng. Aristote, qui remue toutes choses, s'enquiert
sur le mot de Solon, Que nul auant mourir ne peut estre
dict heureux, Si celuy la mesme, qui a vescu, et qui est mort à souhait,1
peut estre dict, heureux, si sa renommee va mal, si sa posterité
est miserable. Pendant que nous nous remuons, nous nous
portons par preoccupation où il nous plaist: mais estant hors de
l'estre, nous n'auons aucune communication auec ce qui est. Et
seroit meilleur de dire à Solon, que iamais homme n'est donc heureux,•
puis qu'il ne l'est qu'apres qu'il n'est plus.
quisquam
Vix radicitus è vita se tollit, et eiicit:
Sed facit esse sui quiddam super inscius ipse,
Nec remouet satis à proiecto corpore sese, et2
Vindicat.
Bertrand du Glesquin mourut au siege du Chasteau de Rancon,
pres du Puy en Auuergne: les assiegez s'estans rendus apres, furent
obligez de porter les clefs de la place sur le corps du trespassé. Barthelemy
d'Aluiane, General de l'armee des Venitiens, estant mort•
au seruice de leurs guerres en la Bresse, et son corps ayant esté
rapporté à Venise par le Veronois, terre ennemie; la pluspart de
ceux de l'armee estoient d'aduis, qu'on demandast sauf-conduit
pour le passage à ceux de Veronne: mais Theodore Triuulce y contredit;
et choisit plustost de le passer par viue force, au hazard du3
combat: N'estant conuenable, disoit-il, que celuy qui en sa vie
n'auoit iamais eu peur de ses ennemis, estant mort fist demonstration
de les craindre. De vray, en chose voisine, par les loix Grecques,
celuy qui demandoit à l'ennemy vn corps pour l'inhumer,
renonçoit à la victoire, et ne lui estoit plus loisible d'en dresser•
trophee: à celuy qui en estoit requis, c'estoit tiltre de gain. Ainsi
perdit Nicias l'auantage qu'il auoit nettement gaigné sur les Corinthiens:
et au rebours, Agesilaus asseura celuy qui luy estoit bien
doubteusement acquis sur les Bœotiens. Ces traits se pourroient
trouuer estranges, s'il n'estoit receu de tout temps, non seulement4
d'estendre le soing de nous, au delà cette vie, mais encore de
croire, que bien souuent les faueurs celestes nous accompaignent
au tombeau, et continuent à nos reliques. Dequoy il y a tant
34
d'exemples anciens, laissant à part les nostres, qu'il n'est besoing
que ie m'y estende. Edouard premier Roy d'Angleterre, ayant essayé
aux longues guerres d'entre luy et Robert Roy d'Escosse,
combien sa presence donnoit d'aduantage à ses affaires, rapportant
tousiours la victoire de ce qu'il entreprenoit en personne;•
mourant, obligea son fils par solennel serment, à ce qu'estant trespassé,
il fist bouillir son corps pour desprendre sa chair d'auec
les os, laquelle il fit enterrer: et quant aux os, qu'il les reseruast
pour les porter auec luy, et en son armee, toutes les fois qu'il luy
aduiendroit d'auoir guerre contre les Escossois: comme si la destinee1
auoit fatalement attaché la victoire à ses membres. Iean
Zischa, qui troubla la Boheme pour la deffence des erreurs de
VViclef, voulut qu'on l'escorchast apres sa mort, et de sa peau
qu'on fist vn tabourin à porter à la guerre contre ses ennemis:
estimant que cela ayderoit à continuer les aduantages qu'il auoit•
eus aux guerres, par luy conduictes contre eux. Certains Indiens
portoient ainsin au combat contre les Espaignols, les ossemens
d'vn de leurs Capitaines, en consideration de l'heur qu'il auoit
eu en viuant. Et d'autres peuples en ce mesme monde, trainent à la
guerre les corps des vaillans hommes, qui sont morts en leurs2
batailles, pour leur seruir de bonne fortune et d'encouragement.
Les premiers exemples ne reseruent au tombeau, que la reputation
acquise par leurs actions passees: mais ceux-cy y veulent encore
mesler la puissance d'agir. Le faict du Capitaine Bayard est de
meilleure composition, lequel se sentant blessé à mort d'vne harquebusade•
dans le corps, conseillé de se retirer de la meslee,
respondit qu'il ne commenceroit point sur sa fin à tourner le dos
à l'ennemy: et ayant combatu autant qu'il eut de force, se sentant
defaillir, et eschapper du cheual, commanda à son maistre d'hostel,
de le coucher au pied d'vn arbre: mais que ce fust en façon qu'il3
mourust le visage tourné vers l'ennemy: comme il fit. Il me faut
adiouster cet autre exemple aussi remarquable pour cette consideration,
que nul des precedens. L'Empereur Maximilian bisayeul
du Roy Philippes, qui est à present, estoit Prince doué de tout
plein de grandes qualitez, et entre autres d'vne beauté de corps singuliere:•
mais parmy ces humeurs, il auoit ceste cy bien contraire
à celle des Princes, qui pour despescher les plus importants affaires,
font leur throsne de leur chaire percee: c'est qu'il n'eut
iamais valet de chambre, si priué, à qui il permist de le voir en sa
garderobbe: il se desroboit pour tomber de l'eau, aussi religieux4
qu'vne pucelle à ne descouurir ny à Medecin ny à qui que ce fust
les parties qu'on a accoustumé de tenir cachees. Moy qui ay la
bouche si effrontée, suis pourtant par complexion touché de cette
36
honte: si ce n'est à vne grande suasion de la necessité ou de la
volupté, ie ne communique gueres aux yeux de personne, les membres
et actions, que nostre coustume ordonne estre couuertes: i'y
souffre plus de contrainte que ie n'estime bien seant à vn homme,
et sur tout à vn homme de ma profession: mais luy en vint à telle•
superstition, qu'il ordonna par parolles expresses de son testament,
qu'on luy attachast des calessons, quand il seroit mort. Il
deuoit adiouster par codicille, que celuy qui les luy monteroit eust
les yeux bandez. L'ordonnance que Cyrus faict à ses enfans, que
ny eux, ny autre, ne voye et touche son corps, apres que l'ame en1
sera separee: ie l'attribue à quelque sienne deuotion: car et son
Historien et luy, entre leurs grandes qualitez, ont semé par tout le
cours de leur vie, vn singulier soin et reuerence à la religion. Ce
conte me despleut, qu'vn grand me fit d'vn mien allié, homme
assez cogneu et en paix et en guerre. C'est que mourant bien vieil•
en sa cour, tourmenté de douleurs extremes de la pierre, il amusa
toutes ses heures dernieres auec vn soing vehement, à disposer
l'honneur et la ceremonie de son enterrement: et somma toute la
noblesse qui le visitoit, de luy donner parolle d'assister à son
conuoy. A ce Prince mesme, qui le vid sur ces derniers traits, il fit2
vne instante supplication que sa maison fust commandee de s'y
trouuer; employant plusieurs exemples et raisons, à prouuer que
c'estoit chose qui appartenoit à vn homme de sa sorte: et sembla
expirer content ayant retiré cette promesse, et ordonné à son gré la
distribution, et ordre de sa montre. Ie n'ay guere veu de vanité si•
perseuerante. Cette autre curiosité contraire, en laquelle ie n'ay
point aussi faute d'exemple domestique, me semble germaine à
ceste-cy: d'aller se soignant et passionnant à ce dernier poinct,
à regler son conuoy, à quelque particuliere et inusitee parsimonie,
à vn seruiteur et vne lanterne. Ie voy louer cett'humeur, et l'ordonnance3
de Marcus Æmylius Lepidus, qui deffendit à ses heritiers
d'employer pour luy les ceremonies qu'on auoit accoustumé en telles
choses. Est-ce encore temperance et frugalité, d'euiter la despence
et la volupté, desquelles l'vsage et la cognoissance nous est imperceptible?
Voila vne aisee reformation et de peu de coust. S'il estoit•
besoin d'en ordonner, ie seroy d'aduis, qu'en celle là, comme en
toutes actions de la vie, chascun en rapportast la regle, au degré de
sa fortune. Et le Philosophe Lycon prescrit sagement à ses amis,
38
de mettre son corps où ils aduiseront pour le mieux: et quant aux
funerailles, de les faire ny superflues ny mechaniques. Ie lairrois
purement la coustume ordonner de cette ceremonie, et m'en remettray
à la discretion des premiers à qui ie tomberay en charge.
Totus hic locus est contemnendus in nobis, non negligendus in nostris.•
Et est sainctement dict à vn sainct: Curatio funeris, conditio
sepulturæ, pompa exequiarum, magis sunt viuorum solatia, quàm
subsidia mortuorum. Pourtant Socrates à Criton, qui sur l'heure de
sa fin luy demande, comment il veut estre enterré: Comme vous
voudrez, respond-il. Si i'auois à m'en empescher plus auant, ie1
trouuerois plus galand, d'imiter ceux qui entreprennent viuans et
respirans, iouyr de l'ordre et honneur de leur sepulture: et qui se
plaisent de voir en marbre leur morte contenance. Heureux qui
sachent resiouyr et gratifier leur sens par l'insensibilité, et viure de
leur mort! A peu, que ie n'entre en haine irreconciliable contre•
toute domination populaire: quoy qu'elle me semble la plus naturelle
et equitable: quand il me souuient de cette inhumaine iniustice
du peuple Athenien: de faire mourir sans remission, et sans
les vouloir seulement ouïr en leurs defenses, ces braues Capitaines,
venants de gaigner contre les Lacedemoniens la bataille naualle2
pres les Isles Arginenses: la plus contestee, la plus forte bataille,
que les Grecs aient onques donnee en mer de leurs forces: par ce
qu'apres la victoire, ils auoient suiuy les occasions que la loy de
la guerre leur presentoit, plustost que de s'arrester à recueillir
et inhumer leurs morts. Et rend cette execution plus odieuse, le•
faict de Diomedon. Cettuy cy est l'vn des condamnez, homme de
notable vertu, et militaire et politique: lequel se tirant auant pour
parler, apres auoir ouy l'arrest de leur condemnation, et trouuant
seulement lors temps de paisible audience, au lieu de s'en seruir au
bien de sa cause, et à descouurir l'euidente iniquité d'vne si cruelle3
conclusion, ne representa qu'vn soin de la conseruation de ses
iuges: priant les Dieux de tourner ce iugement à leur bien: et à
fin que, par faute de rendre les vœux que luy et ses compagnons
auoient voué, en recognoissance d'vne si illustre fortune, ils n'attirassent
l'ire des Dieux sur eux, les aduertissant quels vœux c'estoient.•
Et sans dire autre chose, et sans marchander, s'achemina
de ce pas courageusement au supplice. La fortune quelques
40
annees apres les punit de mesme pain souppe. Car Chabrias
Capitaine general de leur armee de mer, ayant eu le dessus du
combat contre Pollis Admiral de Sparte, en l'isle de Naxe, perdit
le fruict tout net et content de sa victoire, tres-important à leurs
affaires, pour n'encourir le malheur de cet exemple, et pour ne•
perdre peu de corps morts de ses amis, qui flottoyent en mer,
laissa voguer en sauueté vn monde d'ennemis viuants, qui depuis
leur feirent bien acheter cette importune superstition.
Quæris, quo iaceas, post obitum, loco?
Quo non nata iacent.1
Cet autre redonne le sentiment du repos, à vn corps sans ame,
Neque sepulcrum, quo recipiat, habeat portum corporis:
Vbi, remissa humana vita, corpus requiescat à malis.
Tout ainsi que nature nous faict voir, que plusieurs choses mortes
ont encore des relations occultes à la vie. Le vin s'altere aux caues,•
selon aucunes mutations des saisons de sa vigne. Et la chair de
venaison change d'estat aux saloirs et de goust, selon les loix de la
chair viue, à ce qu'on dit.
CHAPITRE IIII. (TRADUCTION LIV. I, CH. IV.)
Comme l'ame descharge ses passions sur des obiects
faux, quand les vrais luy defaillent.
VN Gentil-homme des nostres merueilleusement subiect à la
goutte, estant pressé par les Medecins de laisser du tout l'vsage2
des viandes salees, auoit accoustumé de respondre plaisamment,
que sur les efforts et tourments du mal, il vouloit auoir à qui s'en
prendre; et que s'escriant et maudissant tantost le ceruelat, tantost
la langue de bœuf et le iambon, il s'en sentoit d'autant allegé.
Mais en bon escient, comme le bras estant haussé pour frapper,•
il nous deult si le coup ne rencontre, et qu'il aille au vent: aussi
que pour rendre vne veuë plaisante, il ne faut pas qu'elle soit perduë
et escartee dans le vague de l'air, ains qu'elle ayt butte pour la
soustenir à raisonnable distance.
Ventus vt amittit vires, nisi robore densæ3
Occurrant siluæ spatio diffusus inani.
De mesme il semble que l'ame esbranlee et esmeuë se perde en
42
soy-mesme, si on ne luy donne prinse: et faut tousiours luy fournir
d'obiect où elle s'abutte et agisse. Plutarque dit à propos de ceux
qui s'affectionnent aux guenons et petits chiens, que la partie
amoureuse qui est en nous, à faute de prise legitime, plustost que
de demeurer en vain, s'en forge ainsin vne faulce et friuole. Et nous•
voyons que l'ame en ses passions se pipe plustost elle mesme, se
dressant vn faux subiect et fantastique, voire contre sa propre
creance, que de n'agir contre quelque chose. Ainsin emporte les
bestes leur rage à s'attaquer à la pierre et au fer, qui les a
blessees: et à se venger à belles dents sur soy-mesmes du mal1
qu'elles sentent.
Pannonis haud aliter post ictum sæuior vrsa
Cui iaculum parua Lybis amentauit habena,
Se rotat in vulnus, telumque irata receptum
Impetit, et secum fugientem circuit hastam.•
Quelles causes n'inuentons nous des malheurs qui nous aduiennent?
à quoy ne nous prenons nous à tort ou à droit, pour auoir
où nous escrimer? Ce ne sont pas ces tresses blondes, que tu deschires,
ny la blancheur de cette poictrine, que despitée tu bats si
cruellement, qui ont perdu d'vn malheureux plomb ce frere bien2
aymé: prens t'en ailleurs. Liuius parlant de l'armee Romaine
en Espaigne, apres la perte des deux freres ses grands Capitaines,
Flere omnes repente, et offensare capita: c'est vn vsage commun. Et
le Philosophe Bion, de ce Roy, qui de dueil s'arrachoit le poil, fut
plaisant, Cetuy-cy pense-il que la pelade soulage le dueil? Qui n'a•
veu mascher et engloutir les cartes, se gorger d'vne bale de dez,
pour auoir où se venger de la perte de son argent? Xerxes foita
la mer, et escriuit vn cartel de deffi au mont Athos: et Cyrus
amusa toute vne armee plusieurs iours à se venger de la riuiere de
Gyndus, pour la peur qu'il auoit eu en la passant: et Caligula3
ruina vne tresbelle maison, pour le plaisir que sa mere y auoit eu.
Le peuple disoit en ma ieunesse, qu'vn Roy de noz voysins, ayant
receu de Dieu vne bastonade, iura de s'en venger: ordonnant que
44
de dix ans on ne le priast, ny parlast de luy, ny autant qu'il estoit
en son auctorité, qu'on ne creust en luy. Par où on vouloit peindre
non tant la sottise, que la gloire naturelle à la nation, dequoy estoit
le compte. Ce sont vices tousiours conioincts: mais telles actions
tiennent, à la verité, vn peu plus encore d'outrecuidance, que de•
bestise. Augustus Cesar ayant esté battu de la tempeste sur mer, se
print à deffier le Dieu Neptunus, et en la pompe des ieux Circenses
fist oster son image du reng où elle estoit parmy les autres Dieux,
pour se venger de luy. Enquoy il est encore moins excusable, que
les precedens, et moins qu'il ne fut depuis, lors qu'ayant perdu vne1
bataille sous Quintilius Varus en Allemaigne, il alloit de colere et
de desespoir, choquant sa teste contre la muraille, en s'escriant,
Varus rens moy mes soldats: car ceux la surpassent toute follie,
d'autant que l'impieté y est ioincte, qui s'en adressent à Dieu mesmes,
ou à la fortune, comme si elle auoit des oreilles subiectes à•
nostre batterie. A l'exemple des Thraces, qui, quand il tonne ou
esclaire, se mettent à tirer contre le ciel d'vne vengeance Titanienne,
pour renger Dieu à raison, à coups de fleche. Or, comme
dit cet ancien Poëte chez Plutarque,
Point ne se faut courroucer aux affaires.2
Il ne leur chaut de toutes nos choleres.
Mais nous ne dirons iamais assez d'iniures au desreglement de
nostre esprit.
CHAPITRE V. (TRADUCTION LIV. I, CH. V.)
Si le chef d'vne place assiegee, doit sortir
pour parlementer.
LVCIVS Marcius Legat des Romains, en la guerre contre Perseus
Roy de Macedoine, voulant gaigner le temps qu'il luy falloit encore•
à mettre en point son armee, sema des entregets d'accord, desquels
le Roy endormy accorda trefue pour quelques iours: fournissant
par ce moyen son ennemy d'opportunité et loisir pour s'armer:
d'où le Roy encourut sa derniere ruine. Si est-ce, que les vieux du
Senat, memoratifs des mœurs de leurs Peres, accuserent cette prattique,3
comme ennemie de leur stile ancien: qui fut, disoient-ils,
combattre de vertu, non de finesse, ny par surprinses et rencontres
de nuict, ny par fuittes apostees, et recharges inopinees: n'entreprenans
46
guerre, qu'apres l'auoir denoncee, et souuent apres auoir
assigné l'heure et lieu de la bataille. De cette conscience ils renuoierent
à Pyrrhus son traistre Medecin, et aux Phalisques leur desloyal
maistre d'escole. C'estoient les formes vrayement Romaines,
non de la Grecque subtilité et astuce Punique, où le vaincre par•
force est moins glorieux que par fraude. Le tromper peut seruir
pour le coup: mais celuy seul se tient pour surmonté, qui scait
l'auoir esté ny par ruse, ny de sort, mais par vaillance de troupe à
troupe, en vne franche et iuste guerre. Il appert bien par ce langage
de ces bonnes gents, qu'ils n'auoient encore receu cette belle1
sentence,
dolus an virtus quis in hoste requirat?
Les Achaïens, dit Polybe, detestoient toute voye de tromperie en
leurs guerres, n'estimants victoire, sinon où les courages des ennemis
sont abbatus. Eam vir sanctus et sapiens sciet veram esse victoriam,•
quæ salua fide, et integra dignitate parabitur, dit vn autre:
Vos ne velit, an me regnare hera: quidue ferat fors
Virtute experiamur.
Au Royaume de Ternate, parmy ces nations que si à pleine bouche
nous appelons Barbares, la coustume porte, qu'ils n'entreprennent2
guerre sans l'auoir denoncee: y adioustans ample declaration des
moiens qu'ils ont à y emploier, quels, combien d'hommes, quelles
munitions, quelles armes, offensiues et defensiues. Mais aussi cela
faict, ils se donnent loy de se seruir à leur guerre, sans reproche,
de tout ce qui aide à vaincre. Les anciens Florentins estoient si•
esloignés de vouloir gaigner aduantage sur leurs ennemis par surprise,
qu'ils les aduertissoient vn mois auant que de mettre leur
exercite aux champs, par le continuel son de la cloche qu'ils nommoient,
Martinella. Quant à nous moins superstitieux, qui tenons
celuy auoir l'honneur de la guerre, qui en a le profit, et qui apres3
Lysander, disons que, Où la peau du Lyon ne peut suffire, il y faut
coudre vn lopin de celle du Regnard, les plus ordinaires occasions
48
de surprise se tirent de cette praticque: et n'est heure, disons nous,
où vn chef doiue auoir plus l'œil au guet, que celle des parlemens
et traités d'accord. Et pour cette cause, c'est vne regle en la
bouche de tous les hommes de guerre de nostre temps, Qu'il ne faut
iamais que le Gouuerneur en vne place assiegee sorte luy mesmes•
pour parlementer. Du temps de nos peres cela fut reproché
aux Seigneurs de Montmord et de l'Assigni, deffendans Mouson
contre le Comte de Nansau. Mais aussi à ce conte, celuy la seroit
excusable, qui sortiroit en telle façon, que la seureté et l'audantage
demeurast de son costé: comme fit en la ville de Regge, le Comte1
Guy de Rangon (s'il en faut croire du Bellay, car Guicciardin dit
que ce fut luy mesmes) lors que le Seigneur de l'Escut s'en approcha
pour parlementer: car il abandonna de si peu son fort, qu'vn
trouble s'estant esmeu pendant ce parlement, non seulement Monsieur
de l'Escut et sa trouppe, qui estoit approchee auec luy, se•
trouua le plus foible, de façon qu'Alexandre Triuulce y fut tué,
mais luy mesme fut contrainct, pour le plus seur, de suiure le
Comte, et se ietter sur sa foy à l'abri des coups dans la ville. Eumenes
en la ville de Nora pressé par Antigonus qui l'assiegeoit, de
sortir pour luy parler, alleguant que c'estoit raison qu'il vinst2
deuers luy, attendu qu'il estoit le plus grand et le plus fort: apres
auoir faict cette noble responce: Ie n'estimeray iamais homme plus
grand que moy, tant que i'auray mon espee en ma puissance, n'y
consentit, qu'Antigonus ne luy eust donné Ptolemæus son propre nepueu
ostage, comme il demandoit. Si est ce qu'encores en y a-il,•
qui se sont tresbien trouuez de sortir sur la parole de l'assaillant:
tesmoing Henry de Vaux, Cheualier Champenois, lequel estant
assiegé dans le Chasteau de Commercy par les Anglois, et Barthelemy
de Bonnes, qui commandoit au siege, ayant par dehors faict
sapper la plus part du Chasteau, si qu'il ne restoit que le feu pour3
accabler les assiegez sous les ruines, somma ledit Henry de sortir à
parlementer pour son profict, comme il fit luy quatriesme; et son
euidente ruyne luy ayant esté montree à l'œil, il s'en sentit singulierement
obligé à l'ennemy: à la discretion duquel apres qu'il se
fut rendu et sa trouppe, le feu estant mis à la mine, les estansons•
de bois venus à faillir, le Chasteau fut emporté de fons en comble.
Ie me fie aysement à la foy d'autruy: mais mal-aysement le
50
feroi-ie, lors que ie donrois à iuger l'auoir plustost faict par desespoir
et faute de cœur, que par franchise et fiance de sa loyauté.
TOVTES-FOIS ie vis dernierement en mon voysinage de Mussidan, que
ceux qui en furent délogez à force par nostre armee, et autres
de leur party, crioyent comme de trahison, de ce que pendant les entremises•
d'accord, et le traicté se continuant encores, on les auoit
surpris et mis en pieces. Chose qui eust eu à l'auanture apparence
en autre siecle; mais, comme ie viens de dire, nos façons sont entierement
esloignées de ces regles: et ne se doit attendre fiance des
vns aux autres, que le dernier seau d'obligation n'y soit passé: encores1
y a il lors assés affaire. Et a tousiours esté conseil hazardeux,
de fier à la licence d'vne armee victorieuse l'obseruation
de la foy, qu'on a donnee à vne ville, qui vient de se rendre par
douce et fauorable composition, et d'en laisser sur la chaude, l'entree
libre aux soldats. L. Æmylius Regillus Preteur Romain, ayant•
perdu son temps à essayer de prendre la ville de Phocees à force,
pour la singuliere proüesse des habitants à se bien defendre, feit
pache auec eux, de les receuoir pour amis du peuple Romain, et
d'y entrer comme en ville confederee: leur ostant toute crainte
d'action hostile. Mais y ayant quand et luy introduict son armee,2
pour s'y faire voir en plus de pompe, il ne fut en sa puissance,
quelque effort qu'il y employast, de tenir la bride à ses gents: et
veit deuant ses yeux fourrager bonne partie de la ville: les droicts
de l'auarice et de la vengeance suppeditant ceux de son autorité et
de la discipline militaire. Cleomenes disoit, Que quelque mal•
qu'on peust faire aux ennemis en guerre, cela estoit par-dessus
la Iustice, et non subiect à icelle, tant enuers les Dieux, qu'enuers
les hommes: et ayant faict treue auec les Argiens pour sept iours,
la troisiesme nuict apres il les alla charger tous endormis, et les
défict, alleguant qu'en sa treue il n'auoit pas esté parlé des nuicts:3
mais les Dieux vengerent ceste perfide subtilité. Pendant le parlement,
52
et qu'ils musoient sur leurs seurtez, la ville de Casilinum
fust saisie par surprinse. Et cela pourtant au siecle et des plus
iustes Capitaines et de la plus parfaicte milice Romaine: car il
n'est pas dict, qu'en temps et lieu il ne soit permis de nous preualoir
de la sottise de noz ennemis, comme nous faisons de leur•
lascheté. Et certes la guerre a naturellement beaucoup de priuileges
raisonnables au preiudice de la raison. Et icy faut la regle, neminem
id agere, vt ex alterius prædetur inscitia. Mais ie m'estonne de
l'estendue que Xenophon leur donne, et par les propos, et par
diuers exploicts de son parfaict Empereur: autheur de merueilleux1
poids en telles choses, comme grand Capitaine et Philosophe des
premiers disciples de Socrates; et ne consens pas à la mesure de
sa dispense en tout et par tout. Monsieur d'Aubigny assiegeant
Cappoüe, et apres y auoir fait vne furieuse baterie, le Seigneur
Fabrice Colonne, Capitaine de la ville, ayant commencé à parlementer•
de dessus vn bastion, et ses gens faisants plus molle garde,
les nostres s'en emparerent, et mirent tout en pieces. Et de plus
fresche memoire à Yuoy, le Seigneur Iulian Rommero, ayant fait
ce pas de clerc de sortir pour parlementer auec Monsieur le Connestable,
trouua au retour sa place saisie. Mais afin que nous ne2
nous en allions pas sans reuanche, le Marquis de Pesquaire assiegeant
Genes, où le Duc Octauian Fregose commandoit soubs
nostre protection, et l'accord entre eux ayant esté poussé si auant,
qu'on le tenoit pour fait, sur le point de la conclusion, les Espagnols
s'estans coullés dedans, en vserent comme en vne victoire•
planiere: et depuis à Ligny en Barrois, où le Comte de Brienne
commandoit, l'Empereur l'ayant assiegé en personne, et Bertheuille
Lieutenant dudict Comte estant sorty pour parlementer, pendant le
parlement la ville se trouue saisie.
Fù il vincer sempre mai laudabil cosa,3
Vinca si ò per fortuna ò per ingegno,
disent-ils: mais le Philosophe Chrysippus n'eust pas esté de cet
aduis: et moy aussi peu. Car il disoit que ceux qui courent à
l'enuy, doiuent bien employer toutes leurs forces à la vistesse, mais
il ne leur est pourtant aucunement loisible de mettre la main sur•
leur aduersaire pour l'arrester: ny de luy tendre la iambe, pour le
faire cheoir. Et plus genereusement encore ce grand Alexandre, à
Polypercon, qui luy suadoit de se seruir de l'auantage que l'obscurité
de la nuict luy donnoit pour assaillir Darius: Point, dit-il, ce
54
n'est pas à moy de chercher des victoires desrobees: malo me fortunæ
pœniteat, quàm victoriæ pudeat.
Atque idem fugientem haud est dignatus Orodem
Sternere, nec iacta cæcum dare cuspide vulnus:
Obuius, aduersóque occurrit, séque viro vir•
Contulit, haud furto melior, sed fortibus armis.
LA mort, dit-on, nous acquitte de toutes nos obligations. I'en sçay
qui l'ont prins en diuerse façon. Henry septiesme Roy d'Angleterre
fit composition auec Dom Philippe fils de l'Empereur
Maximilian, ou pour le confronter plus honnorablement, pere de1
l'Empereur Charles cinquiesme, que ledict Philippe remettoit entre
ses mains le Duc de Suffolc de la Rose blanche, son ennemy, lequel
s'en estoit fuy et retiré au pays bas, moyennant qu'il promettoit de
n'attenter rien sur la vie dudict Duc: toutesfois venant à mourir, il
commanda par son testament à son fils, de le faire mourir, soudain•
apres qu'il seroit decedé. Dernierement en cette tragedie que
le Duc d'Albe nous fit voir à Bruxelles és Contes de Horne et d'Aiguemond,
il y eut tout plein de choses remerquables: et entre
autres que ledict Comte d'Aiguemond, soubs la foy et asseurance
duquel le Comte de Horne s'estoit venu rendre au Duc d'Albe,2
requit auec grande instance, qu'on le fist mourir le premier: affin
que sa mort l'affranchist de l'obligation qu'il auoit audict Comte
de Horne. Il semble que la mort n'ayt point deschargé le premier de
sa foy donnee, et que le second en estoit quitte, mesmes sans mourir.
Nous ne pouuons estre tenus au delà de nos forces et de nos•
moyens. A cette cause, par ce que les effects et executions ne sont
aucunement en nostre puissance, et qu'il n'y a rien en bon escient
en nostre puissance, que la volonté: en celle là se fondent par necessité
et s'establissent toutes les regles du deuoir de l'homme. Par
ainsi le Comte d'Aiguemond tenant son ame et volonté endebtee à3
sa promesse, bien que la puissance de l'effectuer ne fust pas en ses
mains, estoit sans doute absous de son deuoir, quand il eust
suruescu le Comte de Horne. Mais le Roy d'Angleterre faillant à sa
parolle par son intention, ne se peut excuser pour auoir retardé
56
iusques apres sa mort l'execution de sa desloyauté: non plus que le
masson de Herodote, lequel ayant loyallement conserué durant sa
vie le secret des thresors du Roy d'Egypte son maistre, mourant les
descouurit à ses enfans. I'ay veu plusieurs de mon temps conuaincus
par leur conscience retenir de l'autruy, se disposer à y•
satisfaire par leur testament, et apres leur decés. Ils ne font rien
qui vaille. Ny de prendre terme à chose si pressante, ny de vouloir
restablir vne iniure auec si peu de leur ressentiment et interest.
Ils doiuent du plus leur. Et d'autant qu'ils payent plus poisamment,
et incommodéement: d'autant en est leur satisfaction plus1
iuste et meritoire. La penitence demande à charger. Ceux la font
encore pis, qui reseruent la declaration de quelque haineuse volonté
enuers le proche à leur derniere volonté, l'ayants cachee
pendant la vie. Et monstrent auoir peu de soin du propre honneur,
irritans l'offencé à l'encontre de leur memoire: et moins•
de leur conscience, n'ayants pour le respect de la mort mesme, sceu
faire mourir leur maltalent: et en estendant la vie outre la leur.
Iniques iuges, qui remettent à iuger alors qu'ils n'ont plus cognoissance
de cause. Ie me garderay, si ie puis, que ma mort die
chose, que ma vie n'ayt premierement dit et apertement.2
COMME nous voyons des terres oysiues, si elles sont grasses et fertilles,
foisonner en cent mille sortes d'herbes sauuages et inutiles
et que pour les tenir en office, il les faut assubiectir et employer à
certaines semences, pour nostre seruice. Et comme nous voyons,
que les femmes produisent bien toutes seules, des amas et pieces•
de chair informes, mais que pour faire vne generation bonne et
naturelle, il les faut embesongner d'vne autre semence: ainsin est-il
des esprits; si on ne les occupe à certain subiect, qui les bride
et contraigne, ils se iettent desreiglez, par-cy par-là, dans le vague
champ des imaginations.3
58
Sicut aquæ tremulum labris vbi lumen ahenis
Sole repercussum, aut radiantis imagine Lunæ,
Omnia peruolitat latè loca, iámque sub auras
Erigitur, summique ferit laquearia tecti.
Et n'est folie ny réuerie, qu'ils ne produisent en cette agitation,•
velut ægri somnia, vanæ
Finguntur species.
L'ame qui n'a point de but estably, elle se perd: Car comme on
dit, c'est n'estre en aucun lieu, que d'estre par tout.
Quisquis vbique habitat, Maxime, nusquam habitat.1
Dernierement que ie me retiray chez moy, deliberé autant que ie
pourroy, ne me mesler d'autre chose, que de passer en repos, et à
part, ce peu qui me reste de vie, il me sembloit ne pouuoir faire
plus grande faueur à mon esprit, que de le laisser en pleine oysiueté,
s'entretenir soy-mesmes, et s'arrester et rasseoir en soy: ce•
que i'esperois qu'il peust meshuy faire plus aysément, deuenu auec
le temps, plus poisant, et plus meur; mais ie trouue,
variam semper dant otia mentem,
qu'au rebours faisant le cheual eschappé, il se donne cent fois
plus de carriere à soy-mesmes, qu'il ne prenoit pour autruy: et2
m'enfante tant de chimeres et monstres fantasques les vns sur les
autres, sans ordre, et sans propos, que pour en contempler à mon
ayse l'ineptie et l'estrangeté, i'ay commencé de les mettre en rolle:
esperant auec le temps, luy en faire honte à luy mesmes.
IL n'est homme à qui il siese si mal de se mesler de parler de memoire.•
Car ie n'en recognoy quasi trace en moy: et ne pense qu'il
y en ayt au monde, vne autre si merueilleuse en defaillance. I'ay
toutes mes autres parties viles et communes, mais en cette-là ie
pense estre singulier et tres-rare, et digne de gaigner nom et reputation.
Outre l'inconuenient naturel que i'en souffre: car certes,3
veu sa necessité, Platon a raison de la nommer vne grande et puissante
deesse: si en mon pays on veut dire qu'vn homme n'a point de
sens, ils disent, qu'il n'a point de memoire: et quand ie me plains
du defaut de la mienne, ils me reprennent et mescroient, comme
si ie m'accusois d'estre insensé: ils ne voyent pas de chois entre•
memoire et entendement. C'est bien empirer mon marché: mais ils
60
me font tort: car il se voit par experience plustost au rebours,
que les memoires excellentes se ioignent volontiers aux iugemens
debiles. Ils me font tort aussi en cecy, qui ne sçay rien si bien faire
qu'estre amy, que les mesmes paroles qui accusent ma maladie,
representent l'ingratitude. On se prend de mon affection à ma memoire,•
et d'vn defaut naturel, on en fait vn defaut de conscience.
Il a oublié, dict-on, cette priere ou cette promesse: il ne se souuient
point de ses amys: il ne s'est point souuenu de dire, ou faire,
ou taire cela, pour l'amour de moy. Certes ie puis aysément oublier:
mais de mettre à nonchalloir la charge que mon amy m'a1
donnee, ie ne le fay pas. Qu'on se contente de ma misere, sans en
faire vne espece de malice: et de la malice autant ennemye de
mon humeur. Ie me console aucunement. Premierement sur ce,
que c'est vn mal duquel principallement i'ay tiré la raison de corriger
vn mal pire, qui se fust facilement produit en moy: sçauoir•
est l'ambition, car cette deffaillance est insuportable à qui s'empestre
des negotiations du monde. Que comme disent plusieurs
pareils exemples du progres de nature, elle a volontiers fortifié
d'autres facultés en moy, à mesure que cette-cy s'est affoiblie, et
irois facilement couchant et allanguissant mon esprit et mon iugement,2
sur les traces d'autruy, sans exercer leurs propres forces, si
les inuentions et opinions estrangieres m'estoient presentes par le
benefice de la memoire. Que mon parler en est plus court: car le
magasin de la memoire, est volontiers plus fourny de matiere, que
n'est celuy de l'inuention. Si elle m'eust tenu bon, i'eusse assourdi•
tous mes amys de babil: les subiects esueillans cette telle quelle
faculté que i'ay de les manier et employer, eschauffant et attirant
mes discours. C'est pitié: ie l'essaye par la preuue d'aucuns de
mes priuez amys: à mesure que la memoire leur fournit la chose
entiere et presente, ils reculent si arriere leur narration, et la chargent3
de tant de vaines circonstances, que si le conte est bon, ils en
estouffent la bonté: s'il ne l'est pas, vous estes à maudire ou
l'heur de leur memoire, ou le malheur de leur iugement. Et c'est
chose difficile, de fermer vn propos, et de le coupper despuis qu'on
est arroutté. Et n'est rien, où la force d'vn cheual se cognoisse•
plus, qu'à faire vn arrest rond et net. Entre les pertinents mesmes,
i'en voy qui veulent et ne se peuuent deffaire de leur course. Ce
pendant qu'ils cerchent le point de clorre le pas, ils s'en vont baliuernant
et trainant comme des hommes qui deffaillent de foiblesse.
Sur tout les vieillards sont dangereux, à qui la souuenance4
62
des choses passees demeure, et ont perdu la souuenance de leurs
redites. I'ay veu des recits bien plaisants, deuenir tres-ennuyeux,
en la bouche d'vn Seigneur, chascun de l'assistance en ayant esté
abbreuué cent fois. Secondement qu'il me souuient moins des
offences receuës, ainsi que disoit cet ancien: il me faudroit vn protocolle,•
comme Darius, pour n'oublier l'offense qu'il auoit receue
des Atheniens, faisoit qu'vn page à touts les coups qu'il se mettoit
à table, luy vinst rechanter par trois fois à l'oreille, Sire,
souuienne vous des Atheniens: et que les lieux et les liures que
ie reuoy, me rient tousiours d'vne fresche nouuelleté. Ce n'est1
pas sans raison qu'on dit, que qui ne se sent point assez ferme de
memoire, ne se doit pas mesler d'estre menteur. Ie sçay bien que
les grammairiens font difference, entre dire mensonge, et mentir:
et disent que dire mensonge, c'est dire chose fausse, mais qu'on a
pris pour vraye, et que la definition du mot de mentir en Latin,•
d'où nostre François est party, porte autant comme aller contre
sa conscience: et que par consequent cela ne touche que ceux
qui disent contre ce qu'ils sçauent, desquels ie parle. Or ceux
icy, ou ils inuentent marc et tout, ou ils déguisent et alterent vn
fons veritable. Lors qu'ils déguisent et changent, à les remettre2
souuent en ce mesme conte, il est mal-aisé qu'ils ne se desferrent:
par ce que la chose, comme elle est, s'estant logée la premiere
dans la memoire, et s'y estant empreincte, par la voye de la connoissance
et de la science, il est mal-aisé qu'elle ne se represente
à l'imagination, délogeant la fausceté, qui n'y peut auoir le pied•
si ferme, ny si rassis: et que les circonstances du premier aprentissage,
se coulant à tous coups dans l'esprit, ne facent perdre le
souuenir des pieces raportées faulses ou abastardies. En ce qu'ils
inuentent tout à faict, d'autant qu'il n'y a nulle impression contraire,
qui choque leur fausceté, ils semblent auoir d'autant moins3
à craindre de se mesconter. Toutefois encore cecy, par ce que c'est
vn corps vain, et sans prise, eschappe volontiers à la memoire, si
elle n'est bien asseuree. Dequoy i'ay souuent veu l'experience, et
plaisamment, aux despens de ceux qui font profession de ne former
autrement leur parole, que selon qu'il sert aux affaires qu'ils•
negotient, et qu'il plaist aux grands à qui ils parlent. Car ces circonstances
à quoy ils veulent asseruir leur foy et leur conscience,
estans subiettes à plusieurs changements, il faut que leur parole se
diuersifie quand et quand: d'où il aduient que de mesme chose,
ils disent, tantost gris, tantost iaune: à tel homme d'vne sorte, à4
tel d'vne autre: et si par fortune ces hommes rapportent en butin
64
leurs instructions si contraires, que deuient ce bel art? Outre ce
qu'imprudemment ils se desferrent eux-mesmes si souuent: car
quelle memoire leur pourroit suffire à se souuenir de tant de diuerses
formes, qu'ils ont forgées en vn mesme subiect? I'ay veu
plusieurs de mon temps, enuier la reputation de cette belle sorte•
de prudence: qui ne voyent pas, que si la reputation y est, l'effect
n'y peut estre. En verité le mentir est vn maudit vice. Nous ne
sommes hommes, et ne nous tenons les vns aux autres que par la
parole. Si nous en connoissions l'horreur et le poids, nous le poursuiurions
à feu, plus iustement que d'autres crimes. Ie trouue qu'on1
s'amuse ordinairement à chastier aux enfans des erreurs innocentes,
tres mal à propos, et qu'on les tourmente pour des actions temeraires,
qui n'ont ny impression ny suitte. La menterie seule, et vn peu au
dessous, l'opiniastreté, me semblent estre celles desquelles on
deuroit à toute instance combattre la naissance et le progrez, elles•
croissent quand et eux: et depuis qu'on a donné ce faux train à la
langue, c'est merueille combien il est impossible de l'en retirer.
Par où il aduient, que nous voyons des honnestes hommes d'ailleurs,
y estre subiects et asseruis. I'ay vn bon garçon de tailleur, à
qui ie n'ouy iamais dire vne verité, non pas quand elle s'offre pour2
luy seruir vtilement. Si comme la verité, le mensonge n'auoit qu'vn
visage, nous serions en meilleurs termes: car nous prendrions
pour certain l'opposé de ce que diroit le menteur. Mais le reuers
de la verité a cent mille figures, et vn champ indefiny. Les Pythagoriens
font le bien certain et finy, le mal infiny et incertain. Mille•
routtes desuoyent du blanc: vne y va. Certes ie ne m'asseure pas,
que ie peusse venir à bout de moy, à guarentir vn danger euident
et extresme, par vne effrontee et solenne mensonge. Vn ancien
pere dit, que nous sommes mieux en la compagnie d'vn chien
cognu, qu'en celle d'vn homme, duquel le langage nous est inconnu.3
Vt externus alieno non sit hominis vice. Et de combien est le
langage faux moins sociable que le silence? Le Roy François premier,
66
se vantoit d'auoir mis au rouet par ce moyen, Francisque
Tauerna, Ambassadeur de François Sforce Duc de Milan, homme
tres-fameux en science de parlerie. Cettuy-cy auoit esté despesché
pour excuser son maistre enuers sa Maiesté, d'vn fait de grande
consequence; qui estoit tel. Le Roy pour maintenir tousiours quelques•
intelligences en Italie, d'où il auoit esté dernierement chassé,
mesme au Duché de Milan, auoit aduisé d'y tenir pres du Duc vn
Gentilhomme de sa part, Ambassadeur par effect, mais par apparence
homme priué, qui fist la mine d'y estre pour ses affaires
particulieres: d'autant que le Duc, qui dependoit beaucoup plus1
de l'Empereur, lors principallement qu'il estoit en traicté de mariage
auec sa niepce, fille du Roy de Dannemarc, qui est à present
douairiere de Lorraine, ne pouuoit descouurir auoir aucune praticque
et conference auecques nous, sans son grand interest. A
cette commission, se trouua propre vn Gentil-homme Milannois,•
escuyer d'escurie chez le Roy, nommé Merueille. Cettuy-cy despesché
auecques lettres secrettes de creance, et instructions d'Ambassadeur,
et auec d'autres lettres de recommendation enuers le Duc,
en faueur de ses affaires particulieres, pour le masque et la montre,
fut si long temps aupres du Duc, qu'il en vint quelque ressentiment2
à l'Empereur: qui donna cause à ce qui s'ensuiuit apres,
comme nous pensons: ce fut, que soubs couleur de quelque meurtre,
voila le Duc qui luy faict trancher la teste de belle nuict, et
son proces faict en deux iours. Messire Francisque estant venu
prest d'vne longue deduction contrefaicte de cette histoire; car le•
Roy s'en estoit adressé, pour demander raison, à tous les Princes
de Chrestienté, et au Duc mesmes: fut ouy aux affaires du matin,
et ayant estably pour le fondement de sa cause, et dressé à cette
fin, plusieurs belles apparences du faict: Que son maistre n'auoit
iamais pris nostre homme, que pour Gentil-homme priué, et sien3
subiect, qui estoit venu faire ses affaires à Milan, et qui n'auoit
iamais vescu là soubs autre visage: desaduouant mesme auoir sçeu
qu'il fust en estat de la maison du Roy, ny connu de luy, tant s'en
faut qu'il le prist pour Ambassadeur. Le Roy à son tour le pressant
de diuerses obiections et demandes, et le chargeant de toutes pars,•
l'acculla en fin sur le point de l'execution faicte de nuict, et
comme à la desrobée. A quoy le pauure homme embarrassé, respondit,
pour faire l'honneste, que pour le respect de sa Maiesté,
le Duc eust esté bien marry, que telle execution se fust faicte de
iour. Chacun peut penser, comme il fut releué, s'estant si lourdement4
couppé, à l'endroit d'vn tel nez que celuy du Roy François.
Le Pape Iulle second, ayant enuoyé vn Ambassadeur vers le Roy
d'Angleterre, pour l'animer contre le Roy François, l'Ambassadeur
ayant esté ouy sur sa charge, et le Roy d'Angleterre s'estant arresté
en sa response, aux difficultez qu'il trouuoit à dresser les•
preparatifs qu'il faudroit pour combattre vn Roy si puissant, et en
68
alleguant quelques raisons: l'Ambassadeur repliqua mal à propos,
qu'il les auoit aussi considerées de sa part, et les auoit bien dictes
au Pape. De cette parole si esloignée de sa proposition, qui estoit
de le pousser incontinent à la guerre, le Roy d'Angleterre print le
premier argument de ce qu'il trouua depuis par effect, que cet•
Ambassadeur, de son intention particuliere pendoit du costé de
France, et en ayant aduerty son maistre, ses biens furent confisquez,
et ne tint à guere qu'il n'en perdist la vie.
ONC ne furent à tous toutes graces données.
Aussi voyons nous qu'au don d'eloquence, les vns ont la facilité
et la promptitude, et ce qu'on dit, le boutehors si aisé, qu'à chasque1
bout de champ ils sont prests: les autres plus tardifs ne parlent
iamais rien qu'elabouré et premedité. Comme on donne des regles
aux dames de prendre les ieux et les exercices du corps, selon l'auantage
de ce qu'elles ont le plus beau. Si i'auois à conseiller de
mesmes, en ces deux diuers aduantages de l'eloquence, de laquelle•
il semble en nostre siecle, que les Prescheurs et les Aduocats facent
principalle profession, le tardif seroit mieux Prescheur, ce me semble,
et l'autre mieux Aduocat: par ce que la charge de celuy-là luy
donne autant qu'il luy plaist de loisir pour se preparer; et puis sa
carriere se passe d'vn fil et d'vne suite, sans interruption: là où2
les commoditez de l'Aduocat le pressent à toute heure de se mettre
en lice: et les responces improuueuës de sa partie aduerse, le reiettent
de son branle, où il luy faut sur le champ prendre nouueau
party. Si est-ce qu'à l'entreueuë du Pape Clement et du Roy François
à Marseille, il aduint tout au rebours, que Monsieur Poyet,•
homme toute sa vie nourry au barreau, en grande reputation, ayant
charge de faire la harangue au Pape, et l'ayant de longue main
pourpensee, voire, à ce qu'on dict, apportée de Paris toute preste,
le iour mesme qu'elle deuoit estre prononcée, le Pape se craignant
qu'on luy tinst propos qui peust offenser les Ambassadeurs des3
autres Princes qui estoyent autour de luy, manda au Roy l'argument
qui luy sembloit estre le plus propre au temps et au lieu,
70
mais de fortune, tout autre que celuy, sur lequel Monsieur Poyet
s'estoit trauaillé: de façon que sa harengue demeuroit inutile, et
luy en falloit promptement refaire vne autre. Mais s'en sentant
incapable, il fallut que Monsieur le Cardinal du Bellay en prinst
la charge. La part de l'Aduocat est plus difficile que celle du Prescheur:•
et nous trouuons pourtant ce m'est aduis plus de passables
Aduocats que Prescheurs, au moins en France. Il semble que
ce soit plus le propre de l'esprit, d'auoir son operation prompte
et soudaine, et plus le propre du iugement, de l'auoir lente et posée.
Mais qui demeure du tout muet, s'il n'a loisir de se preparer, et1
celuy aussi, à qui le loisir ne donne aduantage de mieux dire, ils
sont en pareil degré d'estrangeté. On recite de Seuerus Cassius,
qu'il disoit mieux sans y auoir pensé: qu'il deuoit plus à la fortune
qu'à sa diligence; qu'il luy venoit à proufit d'estre troublé
en parlant: et que ses aduersaires craignoyent de le picquer, de•
peur que la colere ne luy fist redoubler son eloquence. Ie cognois
par experience cette condition de nature, qui ne peut soustenir
vne vehemente premeditation et laborieuse: si elle ne va gayement
et librement, elle ne va rien qui vaille. Nous disons d'aucuns
ouurages qu'ils puent à l'huyle et à la lampe, pour certaine aspreté2
et rudesse, que le trauail imprime en ceux où il a grande part.
Mais outre cela, la solicitude de bien faire, et cette contention de
l'ame trop bandée et trop tendue à son entreprise, la rompt et
l'empesche, ainsi qu'il aduient à l'eau, qui par force de se presser
de sa violence et abondance, ne peut trouuer yssue en vn goulet•
ouuert. En cette condition de nature, dequoy ie parle, il y a
quant et quant aussi cela, qu'elle demande à estre non pas esbranlée
et picquée par ces passions fortes, comme la colere de
Cassius, car ce mouuement seroit trop aspre: elle veut estre non
pas secoüée, mais sollicitée: elle veut estre eschauffée et resueillée3
par les occasions estrangeres, presentes et fortuites. Si elle va toute
seule, elle ne fait que trainer et languir: l'agitation est sa vie et
sa grace. Ie ne me tiens pas bien en ma possession et disposition:
le hazard y a plus de droit que moy: l'occasion, la compaignie,
le branle mesme de ma voix, tire plus de mon esprit, que ie n'y•
trouue lors que ie le sonde et employe à part moy. Ainsi les
paroles en valent mieux que les escrits, s'il y peut auoir chois
où il n'y a point de prix. Cecy m'aduient aussi, que ie ne me
72
trouue pas où ie me cherche: et me trouue plus par rencontre,
que par l'inquisition de mon iugement. I'auray eslancé quelque
subtilité en escriuant. I'entens bien, mornée pour vn autre, affilée
pour moy. Laissons toutes ces honnestetez. Cela se dit par chacun
selon sa force. Ie l'ay si bien perdue que ie ne sçay ce que i'ay•
voulu dire: et l'a l'estranger descouuerte par fois auant moy. Si ie
portoy le rasoir par tout où cela m'aduient, ie me desferoy tout. Le
rencontre m'en offrira le iour quelque autre fois, plus apparent
que celuy du midy: et me fera estonner de ma hesitation.
QVANT aux oracles, il est certain que bonne piece auant la venue1
de Iesus Christ, ils auoyent commencé à perdre leur credit: car
nous voyons que Cicero se met en peine de trouuer la cause de
leur defaillance. Et ces mots sont à luy: Cur isto modo iam oracula
Delphis non eduntur, non modò nostra ætate, sed iamdiu, vt nihil
possit esse contemptius? Mais quant aux autres prognostiques, qui se•
tiroyent de l'anatomie des bestes aux sacrifices, ausquels Platon attribue
en partie la constitution naturelle des membres internes
d'icelles, du trepignement des poulets, du vol des oyseaux, Aues
quasdam rerum augurandarum causa natas esse putamus, des fouldres,
du tournoyement des riuieres, Multa cernunt aruspices: multa2
augures prouident: multa oraculis declarantur: multa vaticinationibus:
multa somniis: multa portentis, et autres sur lesquels l'ancienneté
appuyoit la pluspart des entreprises, tant publicques que
priuées; nostre Religion les a abolies. Et encore qu'il reste entre
nous quelques moyens de diuination és astres, és esprits, és figures•
du corps, és songes, et ailleurs: notable exemple de la forcenée
curiosité de nostre nature, s'amusant à preoccuper les choses futures,
comme si elle n'auoit pas assez affaire à digerer les presentes:
74
cur hanc tibi rector Olympi
Sollicitis visum mortalibus addere curam,
Noscant venturas vt dira per omina clades?
Sit subitum quodcunque paras, sit cæca futuri
Mens hominum fati, liceat sperare timenti:•
Ne vtile quidem est scire quid futurum sit: Miserum est enim nihil
proficientem angi: si est-ce qu'elle est de beaucoup moindre auctorité.
Voylà pourquoy l'exemple de François Marquis de Sallusse
m'a semblé remerquable: car Lieutenant du Roy François en son
armée delà les monts, infiniment fauorisé de nostre cour, et obligé1
au Roy du Marquisat mesmes, qui auoit esté confisqué de son frere:
au reste ne se presentant occasion de le faire, son affection mesme
y contredisant, se laissa si fort espouuanter, comme il a esté adueré,
aux belles prognostications qu'on faisoit lors courir de tous costez
à l'aduantage de l'Empereur Charles cinquiesme, et à nostre desauantage•
(mesmes en Italie, où ces folles propheties auoyent
trouué tant de place, qu'à Rome fut baillée grande somme d'argent
au change, pour cette opinion de nostre ruine) qu'apres s'estre
souuent condolu à ses priuez, des maux qu'il voyoit ineuitablement
preparez à la couronne de France, et aux amis qu'il y auoit, se2
reuolta, et changea de party: à son grand dommage pourtant,
quelque constellation qu'il y eust. Mais il s'y conduisit en homme
combatu de diuerses passions: car ayant et villes et forces en sa
main, l'armee ennemie soubs Antoine de Leue à trois pas de luy, et
nous sans soupçon de son faict, il estoit en luy de faire pis qu'il ne•
fit. Car pour sa trahison nous ne perdismes ny homme, ny ville que
Fossan: encore apres l'auoir long temps contestee.
Prudens futuri temporis exitum
Caliginosa nocte premit Deus,
Ridétque si mortalis vltra3
Fas trepidat.
Ille potens sui
Lætúsque deget, cui licet in diem
Dixisse, vixi; cras vel atra
Nube polum pater occupato,•
Vel sole puro.
Lætus in præsens animus, quod vltra est,
Oderit curare.
Et ceux qui croyent ce mot au contraire, le croyent à tort. Ista
sic reciprocantur, vt et si diuinatio sit, dij sint: et si dij sint, sit4
diuinatio. Beaucoup plus sagement Pacuuius,
Nam istis qui linguam auium intelligunt,
Plúsque ex alieno iecore sapiunt, quàm ex suo,
Magis audiendum quàm auscultandum censeo.
Cette tant celebree art de deuiner des Toscans nasquit ainsin. Vn•
laboureur perçant de son coultre profondement la terre, en veid
sourdre Tages demi-dieu, d'vn visage enfantin, mais de senile prudence.
Chacun y accourut, et furent ses paroles et science recueillie
et conseruee à plusieurs siecles, contenant les principes et moyens
76
de cette art. Naissance conforme à son progrez. I'aymerois bien
mieux regler mes affaires par le sort des dez que par ces songes.
Et de vray en toutes republiques on a tousiours laissé bonne part
d'auctorité au sort. Platon en la police qu'il forge à discretion, luy
attribue la decision de plusieurs effects d'importance, et veut entre•
autres choses, que les mariages se facent par sort entre les bons.
Et donne si grand poids à cette election fortuite, que les enfans qui
en naissent, il ordonne qu'ils soyent nourris au païs: ceux qui naissent
des mauuais, en soyent mis hors: toutesfois si quelqu'vn de
ces bannis venoit par cas d'aduenture à montrer en croissant1
quelque bonne esperance de soy, qu'on le puisse rappeller, et exiler
aussi celuy d'entre les retenus, qui montrera peu d'esperance de son
adolescence. I'en voy qui estudient et glosent leurs Almanacs, et
nous en alleguent l'authorité aux choses qui se passent. A tant dire,
il faut qu'ils dient et la verité et le mensonge. Quis est enim, qui•
totum diem iaculans, non aliquando conlineet? Ie ne les estime de
rien mieux, pour les voir tomber en quelque rencontre. Ce seroit
plus de certitude s'il y auoit regle et verité à mentir tousiours. Ioint
que personne ne tient registre de leurs mescontes, d'autant qu'ils
sont ordinaires et infinis: et fait-on valoir leurs diuinations de ce2
qu'elles sont rares, incroiables, et prodigieuses. Ainsi respondit
Diagoras, qui fut surnommé l'Athee, estant en la Samothrace, à
celuy qui en luy montrant au Temple force vœuz et tableaux de
ceux qui auoyent eschapé le naufrage, luy dit: Et bien vous, qui
pensez que les Dieux mettent à nonchaloir les choses humaines, que•
dittes vous de tant d'hommes sauuez par leur grace? Il se fait ainsi,
respondit-il: ceux là ne sont pas peints qui sont demeurez noyez,
en bien plus grand nombre. Cicero dit, que le seul Xenophanes
Colophonien entre tous les Philosophes, qui ont aduoué les Dieux, a
essayé de desraciner toute sorte de diuination. D'autant est-il moins3
de merueille, si nous auons veu par fois à leur dommage, aucunes
de nos ames principesques s'arrester à ces vanitez. Ie voudrois bien
auoir reconnu de mes yeux ces deux merueilles, du liure de Ioachim
Abbé Calabrois, qui predisoit tous les Papes futurs; leurs
noms et formes; et celuy de Leon l'Empereur qui predisoit les Empereurs•
et Patriarches de Grece. Cecy ay-ie reconnu de mes yeux,
qu'és confusions publiques, les hommes estonnez de leur fortune,
78
se vont reiettant, comme à toute superstition, à rechercher au ciel
les causes et menaces anciennes de leur malheur: et y sont si estrangement
heureux de mon temps, qu'ils m'ont persuadé, qu'ainsi
que c'est vn amusement d'esprits aiguz et oisifs, ceux qui sont
duicts à ceste subtilité de les replier et desnouër, seroyent en tous•
escrits capables de trouuer tout ce qu'ils y demandent. Mais sur
tout leur preste beau ieu, le parler obscur, ambigu et fantastique
du iargon prophetique, auquel leurs autheurs ne donnent aucun
sens clair, afin que la posterité y en puisse appliquer de tel qu'il
luy plaira. Le demon de Socrates estoit à l'aduanture certaine1
impulsion de volonté, qui se presentoit à luy sans le conseil de son
discours. En vne ame bien espuree, comme la sienne, et preparee
par continu exercice de sagesse et de vertu, il est vray-semblable
que ces inclinations, quoy que temeraires et indigestes, estoyent
tousiours importantes et dignes d'estre suiuies. Chacun sent en soy•
quelque image de telles agitations d'vne opinion prompte, vehemente
et fortuite. C'est à moy de leur donner quelque authorité,
qui en donne si peu à nostre prudence. Et en ay eu de pareillement
foibles en raison, et violentes en persuasion, ou en dissuasion,
qui estoit plus ordinaire à Socrates, ausquelles ie me2
laissay emporter si vtilement et heureusement, qu'elles pourroyent
estre iugees tenir quelque chose d'inspiration diuine.
LA loy de la resolution et de la constance ne porte pas que nous
ne nous deuions couurir, autant qu'il est en nostre puissance,
des maux et inconueniens qui nous menassent, ny par consequent•
d'auoir peur qu'ils nous surpreignent. Au rebours, tous moyens
honnestes de se garentir des maux, sont non seulement permis,
mais louables. Et le ieu de la constance se iouë principalement à
porter de pied ferme, les inconueniens où il n'y a point de remede.
De maniere qu'il n'y a soupplesse de corps, ny mouuement aux armes3
de main, que nous trouuions mauuais, s'il sert à nous garantir du
coup qu'on nous rue. Plusieurs nations tresbelliqueuses se seruoyent
80
en leurs faits d'armes, de la fuite, pour aduantage principal,
et montroyent le dos à l'ennemy plus dangereusement que leur
visage. Les Turcs en retiennent quelque chose. Et Socrates en Platon
se mocque de Laches, qui auoit definy la fortitude, se tenir
ferme en son reng contre les ennemis. Quoy, feit-il, seroit ce donc•
lascheté de les battre en leur faisant place? Et luy allegue Homere,
qui louë en Æneas la science de fuir. Et par ce que Laches se
r'aduisant, aduouë cet vsage aux Scythes, et en fin generallement
à tous gens de cheual: il luy allegue encore l'exemple des gens de
pied Lacedemoniens (nation sur toutes duitte à combatre de pied1
ferme) qui en la iournee de Platees, ne pouuant ouurir la phalange
Persienne, s'aduiserent de s'escarter et sier arriere: pour, par
l'opinion de leur fuitte, faire rompre et dissoudre cette masse, en
les poursuiuant. Par où ils se donnerent la victoire. Touchant les
Scythes, on dit d'eux, quand Darius alla pour les subiuger, qu'il•
manda à leur Roy force reproches, pour le voir tousiours reculant
deuant luy, et gauchissant la meslee. A quoy Indathyrsez, car
ainsi se nommoit-il, fit responce, que ce n'estoit pour auoir peur de
luy, ny d'homme viuant: mais que c'estoit la façon de marcher
de sa nation: n'ayant ny terre cultiuee, ny ville, ny maison à deffendre,2
et à craindre que l'ennemy en peust faire profit. Mais s'il
auoit si grand faim d'en manger, qu'il approchast pour voir le lieu
de leurs anciennes sepultures, et que là il trouueroit à qui parler
tout son saoul. Toutes-fois aux canonnades, depuis qu'on leur est
planté en butte, comme les occasions de la guerre portent souuent,•
il est messeant de s'esbranler pour la menace du coup: d'autant
que par sa violence et vitesse nous le tenons ineuitable: et en y
a meint vn qui pour auoir ou haussé la main, ou baissé la teste, en
a pour le moins appresté à rire à ses compagnons. Si est-ce qu'au
voyage que l'Empereur Charles cinquiesme fit contre nous en3
Prouence, le Marquis de Guast estant allé recognoistre la ville
d'Arle, et s'estant ietté hors du couuert d'vn moulin à vent, à la
faueur duquel il s'estoit approché, fut apperceu par les Seigneurs
de Bonneual et Seneschal d'Agenois, qui se promenoyent sus le
theatre aux arenes: lesquels l'ayant montré au Seigneur de Villiers•
Commissaire de l'artillerie, il braqua si à propos vne couleurine,
que sans ce que ledict Marquis voyant mettre le feu se lança à
quartier, il fut tenu qu'il en auoit dans le corps. Et de mesmes
quelques annees auparavant, Laurent de Medicis, Duc d'Vrbin,
82
pere de la Royne, mere du Roy, assiegeant Mondolphe, place
d'Italie, aux terres qu'on nomme du Vicariat, voyant mettre le feu
à vne piece qui le regardoit, bien luy seruit de faire la cane: car
autrement le coup, qui ne luy rasa que le dessus de la teste, luy
donnoit sans doute dans l'estomach. Pour en dire le vray, ie ne•
croy pas que ces mouuements se fissent auecques discours: car
quel iugement pouuez-vous faire de la mire haute ou basse en
chose si soudaine? et est bien plus aisé à croire, que la fortune
fauorisa leur frayeur: et que ce seroit moyen vne autre fois aussi
bien pour se ietter dans le coup, que pour l'euiter. Ie ne me puis1
deffendre si le bruit esclatant d'vne harquebusade vient à me fraper
les oreilles à l'improuueu, en lieu où ie ne le deusse pas attendre,
que ie n'en tressaille: ce que i'ay veu encores aduenir à d'autres
qui valent mieux que moy. Ny n'entendent les Stoiciens, que l'ame
de leur sage puisse resister aux premieres visions et fantaisies qui•
luy suruiennent: ains comme à vne subiection naturelle consentent
qu'il cede au grand bruit du ciel, ou d'vne ruine, pour exemple,
iusques à la palleur et contraction: ainsin aux autres passions,
pourueu que son opinion demeure sauue et entiere, et que l'assiette
de son discours n'en souffre atteinte ny alteration quelconque, et2
qu'il ne preste nul consentement à son effroy et souffrance. De
celuy, qui n'est pas sage, il en va de mesmes en la premiere
partie, mais tout autrement en la seconde. Car l'impression des
passions ne demeure pas en luy superficielle: ains va penetrant
iusques au siege de sa raison, l'infectant et la corrompant. Il•
iuge selon icelles, et s'y conforme. Voyez bien disertement et plainement
l'estat du sage Stoique:
Mens immota manet, lacrymæ voluuntur inanes.
Le sage Peripateticien ne s'exempte pas des perturbations, mais il
les modere.3
84
IL n'est subiect si vain, qui ne merite vn rang en cette rapsodie.
A nos regles communes, ce seroit vne notable discourtoisie et à
l'endroit d'vn pareil, et plus à l'endroit d'vn grand, de faillir à vous
trouuer chez vous, quand il vous auroit aduerty d'y deuoir venir:
Voire adioustoit la Royne de Nauarre Marguerite à ce propos, que•
c'estoit inciuilité à vn Gentil-homme de partir de sa maison, comme
il se faict le plus souuent, pour aller au deuant de celuy qui le vient
trouuer, pour grand qu'il soit: et qu'il est plus respectueux et ciuil
de l'attendre, pour le receuoir, ne fust que de peur de faillir sa
route: et qu'il suffit de l'accompagner à son partement. Pour moy1
i'oublie souuent l'vn et l'autre de ces vains offices: comme ie retranche
en ma maison autant que ie puis de la cerimonie. Quelqu'vn
s'en offence: qu'y ferois-ie? Il vaut mieux que ie l'offence pour vne
fois, que moy tous les iours: ce seroit vne subiection continuelle.
A quoy faire fuit-on la seruitude des cours, si on l'entraine iusques•
en sa taniere? C'est aussi vne regle commune en toutes assemblees,
qu'il touche aux moindres de se trouuer les premiers à l'assignation,
d'autant qu'il est mieux deu aux plus apparans de se faire attendre.
Toutesfois à l'entreueuë qui se dressa du Pape Clement, et
du Roy François à Marseille, le Roy y ayant ordonné les apprests2
necessaires, s'esloigna de la ville, et donna loisir au Pape de deux ou
trois iours pour son entree et refreschissement, auant qu'il le vinst
trouuer. Et de mesmes à l'entree aussi du Pape et de l'Empereur à
Bouloigne, l'Empereur donna moyen au Pape d'y estre le premier et
y suruint apres luy. C'est, disent-ils, vne cerimonie ordinaire aux•
abouchemens de tels Princes, que le plus grand soit auant les autres
au lieu assigné, voire auant celuy chez qui se fait l'assemblee:
et le prennent de ce biais, que c'est afin que cette apparence tesmoigne,
que c'est le plus grand que les moindres vont trouuer, et
le recherchent, non pas luy eux. Non seulement chasque païs,3
86
mais chasque cité et chasque vacation a sa ciuilité particuliere. I'y
ay esté assez soigneusement dressé en mon enfance, et ay vescu en
assez bonne compaignie, pour n'ignorer pas les loix de la nostre
Françoise: et en tiendrois eschole. I'aime à les ensuiure, mais non
pas si couardement, que ma vie en demeure contraincte. Elles ont•
quelques formes penibles, lesquelles pourueu qu'on oublie par discretion,
non par erreur, on n'en a pas moins de grace. I'ay veu
souuent des hommes inciuils par trop de ciuilité, et importuns de
courtoisie. C'est au demeurant vne tres-vtile science que la
science de l'entregent. Elle est, comme la grace et la beauté, conciliatrice1
des premiers abords de la societé et familiarité: et par
consequent nous ouure la porte à nous instruire par les exemples
d'autruy, et à exploitter et produire nostre exemple, s'il a quelque
chose d'instruisant et communicable.
CHAPITRE XIIII. (TRADUCTION LIV. I, CH. XIV.)
On est puny pour s'opiniastrer en vne place
sans raison.
LA vaillance a ses limites, comme les autres vertus: lesquels franchis,•
on se trouue dans le train du vice: en maniere que par
chez elle on se peut rendre à la temerité, obstination et folie, qui
n'en sçait bien les bornes, malaisez en verité à choisir sur leurs
confins. De cette consideration est nee la coustume que nous auons
aux guerres, de punir, voire de mort, ceux qui s'opiniastrent à defendre2
vne place, qui par les regles militaires ne peut estre soustenue.
Autrement soubs l'esperance de l'impunité il n'y auroit
poullier qui n'arrestast vne armee. Monsieur le Connestable de
Mommorency au siege de Pauie, ayant esté commis pour passer
le Tesin, et se loger aux fauxbourgs S. Antoine, estant empesché•
d'vne tour au bout du pont, qui s'opiniastra iusques à se faire
batre, feit pendre tout ce qui estoit dedans: et encore depuis
accompagnant Monsieur le Dauphin au voyage delà les monts,
ayant prins par force le Chasteau de Villane, et tout ce qui estoit
dedans ayant esté mis en pieces par la furie des soldats, horsmis3
88
le Capitaine et l'enseigne, il les fit pendre et estrangler pour
cette mesme raison: comme fit aussi le Capitaine Martin du Bellay
lors Gouuerneur de Turin, en cette mesme contree, le Capitaine
de S. Bony: le reste de ses gens ayant esté massacré à la prinse
de la place. Mais d'autant que le iugement de la valeur et foiblesse•
du lieu, se prend par l'estimation et contrepois des forces
qui l'assaillent (car tel s'opiniastreroit iustement contre deux couleurines,
qui feroit l'enragé d'attendre trente canons) ou se met
encore en conte la grandeur du Prince conquerant, sa reputation,
le respect qu'on luy doit: il y a danger qu'on presse vn peu la1
balance de ce costé là. Et en aduient par ces mesmes termes,
que tels ont si grande opinion d'eux et de leurs moyens, que ne
leur semblant raisonnable qu'il y ait rien digne de leur faire teste,
ilz passent le cousteau par tout où ils trouuent resistance, autant
que fortune leur dure: comme il se voit par les formes de sommation•
et deffi, que les Princes d'Orient et leurs successeurs, qui
sont encores, ont en vsage, fiere, hautaine et pleine d'vn commandement
barbaresque. Et au quartier par où les Portugaiz escornerent
les Indes, ils trouuerent des estats auec cette loy vniuerselle
et inuiolable, que tout ennemy vaincu par le Roy en presence, ou2
par son Lieutenant est hors de composition de rançon et de mercy.
Ainsi sur tout il se faut garder qui peut, de tomber entre les
mains d'vn Iuge ennemy, victorieux et armé.
I'OVY autrefois tenir à vn Prince, et tresgrand Capitaine, que
pour lascheté de cœur vn soldat ne pouuoit estre condamné à•
mort: luy estant à table fait recit du proces du Seigneur de Veruins,
qui fut condamné à mort pour auoir rendu Bouloigne. A la
90
verité c'est raison qu'on face grande difference entre les fautes qui
viennent de nostre foiblesse, et celles qui viennent de nostre malice.
Car en celles icy nous nous sommes bandez à nostre escient
contre les regles de la raison, que nature a empreintes en nous: et
en celles là, il semble que nous puissions appeller à garant cette•
mesme nature pour nous auoir laissé en telle imperfection et deffaillance.
De maniere que prou de gens ont pensé qu'on ne se
pouuoit prendre à nous, que de ce que nous faisons contre nostre
conscience: et sur cette regle est en partie fondee l'opinion de
ceux qui condamnent les punitions capitales aux heretiques et mescreans:1
et celle qui establit qu'vn Aduocat et vn Iuge ne puissent
estre tenuz de ce que par ignorance ils ont failly en leur charge.
Mais quant à la coüardise, il est certain que la plus commune
façon est de la chastier par honte et ignominie. Et tient-on que
cette regle a esté premierement mise en vsage par le legislateur•
Charondas: et qu'auant luy les loix de Grece punissoyent de mort
ceux qui s'en estoyent fuis d'vne bataille: là où il ordonna seulement
qu'ils fussent par trois iours assis emmy la place publicque,
vestus de robe de femme: esperant encores s'en pouuoir seruir,
leur ayant fait reuenir le courage par cette honte. Suffundere malis2
hominis sanguinem quàm effundere. Il semble aussi que les loix
Romaines punissoyent anciennement de mort, ceux qui auoyent
fuy. Car Ammianus Marcellinus dit que l'Empereur Iulien condemna
dix de ses soldats, qui auoyent tourné le dos à vne charge
contre les Parthes, à estre degradez, et apres à souffrir mort,•
suyuant, dit-il, les loix anciennes. Toutes-fois ailleurs pour vne
pareille faute il en condemne d'autres, seulement à se tenir parmy
les prisonniers sous l'enseigne du bagage. L'aspre chastiement du
peuple Romain contre les soldats eschapez de Cannes, et en cette
mesme guerre, contre ceux qui accompaignerent Cn. Fuluius en sa3
deffaitte, ne vint pas à la mort. Si est-il à craindre que la honte les
desespere, et les rende non froids amis seulement, mais ennemis.
Du temps de nos Peres le Seigneur de Franget, iadis Lieutenant
de la compaignie de Monsieur le Mareschal de Chastillon, ayant par
Monsieur le Mareschal de Chabannes esté mis Gouuerneur de Fontarabie•
au lieu de Monsieur du Lude, et l'ayant rendue aux Espagnols,
fut condamné à estre degradé de noblesse, et tant luy que
sa posterité declaré roturier, taillable et incapable de porter armes:
et fut cette rude sentence executee à Lyon. Depuis souffrirent
pareille punition tous les Gentils-hommes qui se trouuerent dans4
Guyse, lors que le Comte de Nansau y entra: et autres encore depuis.
92
Toutesfois quand il y auroit vne si grossiere et apparante ou
ignorance ou couardise, qu'elle surpassast toutes les ordinaires, ce
seroit raison de la prendre pour suffisante preuue de meschanceté
et de malice, et de la chastier pour telle.
I'OBSERVE en mes voyages cette practique, pour apprendre tousiours•
quelque chose, par la communication d'autruy, qui est vne
des plus belles escholes qui puisse estre, de ramener tousiours ceux,
auec qui ie confere, aux propos des choses qu'ils sçauent le mieux.
Basti al nocchiero ragionar de' venti,
Al bifolco dei tori, et le sue piaghe1
Conti 'l guerrier, conti 'l pastor gli armenti.
Car il aduient le plus souuent au contraire, que chacun choisit
plustost à discourir du mestier d'vn autre que du sien: estimant
que c'est autant de nouuelle reputation acquise: tesmoing le reproche
qu'Archidamus feit à Periander, qu'il quittoit la gloire d'vn•
bon Medecin, pour acquerir celle de mauuais Poëte. Voyez combien
Cesar se desploye largement à nous faire entendre ses inuentions à
bastir ponts et engins: et combien au prix il va se serrant, où il
parle des offices de sa profession, de sa vaillance, et conduite de sa
milice. Ses exploicts le verifient assez Capitaine excellent: il se veut2
faire cognoistre excellent Ingenieur; qualité aucunement estrangere.
Le vieil Dionysius estoit tres grand chef de guerre, comme il
conuenoit à sa fortune: mais il se trauailloit à donner principale
recommendation de soy, par la poësie: et si n'y sçauoit guere. Vn
homme de vacation iuridique, mené ces iours passez voir vne•
estude fournie de toutes sortes de liures de son mestier, et de tout
autre mestier, n'y trouua nulle occasion de s'entretenir: mais il
s'arresta à gloser rudement et magistralement vne barricade logee
sur la vis de l'estude, que cent Capitaines et soldats recognoissent
tous les iours, sans remerque et sans offense.3
Optat ephippia bos piger, optat arare caballus.
Par ce train vous ne faictes iamais rien qui vaille. Ainsin, il faut
trauailler de reietter tousiours l'architecte, le peintre, le cordonnier,
94
et ainsi du reste chacun à son gibier. Et à ce propos, à la lecture
des histoires, qui est le subiet de toutes gens, i'ay accoustumé
de considerer qui en sont les escriuains: si ce sont personnes, qui
ne facent autre profession que de lettres, i'en apren principalement
le stile et le langage: si ce sont Medecins, ie les croy plus volontiers•
en ce qu'ils nous disent de la temperature de l'air, de la santé et
complexion des Princes, des blessures et maladies: si Iurisconsultes,
il en faut prendre les controuerses des droicts, les loix,
l'establissement des polices, et choses pareilles: si Theologiens, les
affaires de l'Eglise, censures Ecclesiastiques, dispences et mariages:1
si courtisans, les meurs et les cerimonies: si gens de guerre, ce
qui est de leur charge, et principalement les deductions des exploits
où ils se sont trouuez en personne: si Ambassadeurs, les menees,
intelligences, et praticques, et maniere de les conduire. A cette
cause, ce que i'eusse passé à vn autre, sans m'y arrester, ie l'ay•
poisé et remarqué en l'histoire du Seigneur de Langey, tres entendu
en telles choses. C'est qu'apres auoir conté ces belles remonstrances
de l'Empereur Charles cinquiesme, faictes au consistoire à Rome,
present l'Euesque de Macon, et le Seigneur du Velly nos Ambassadeurs,
où il auoit meslé plusieurs parolles outrageuses contre nous;2
et entre autres, que si ses Capitaines et soldats n'estoient d'autre
fidelité et suffisance en l'art militaire, que ceux du Roy, tout sur
l'heure il s'attacheroit la corde au col, pour luy aller demander misericorde.
Et de cecy il semble qu'il en creust quelque chose: car
deux ou trois fois en sa vie depuis il luy aduint de redire ces mesmes•
mots. Aussi qu'il défia le Roy de le combatre en chemise auec l'espee
et le poignard, dans vn batteau. Ledit Seigneur de Langey
suiuant son histoire, adiouste que lesdicts Ambassadeurs faisans vne
despesche au Roy de ces choses, luy en dissimulerent la plus grande
partie, mesmes luy celerent les deux articles precedens. Or i'ay3
trouué bien estrange, qu'il fust en la puissance d'vn Ambassadeur
de dispenser sur les aduertissemens qu'il doit faire à son maistre,
mesme de telle consequence, venant de telle personne, et dits en si
grand'assemblee. Et m'eust semblé l'office du seruiteur estre, de fidelement
representer les choses en leur entier, comme elles sont•
aduenuës: afin que la liberté d'ordonner, iuger, et choisir demeurast
au maistre. Car de luy alterer ou cacher la verité, de peur qu'il
96
ne la preigne autrement qu'il ne doit, et que cela ne le pousse à
quelque mauuais party, et ce pendant le laisser ignorant de ses
affaires, cela m'eust semblé appartenir à celuy, qui donne la loy,
non à celuy qui la reçoit, au curateur et maistre d'eschole, non à
celuy qui se doit penser inferieur, comme en authorité, aussi en•
prudence et bon conseil. Quoy qu'il en soit, ie ne voudroy pas estre
seruy de cette façon en mon petit faict. Nous nous soustrayons
si volontiers du commandement sous quelque pretexte, et vsurpons
sur la maistrise: chascun aspire si naturellement à la liberté et
authorité, qu'au superieur nulle vtilité ne doibt estre si chere, venant1
de ceux qui le seruent, comme luy doit estre chere leur simple
et naifue obeissance. On corrompt l'office du commander, quand
on y obeit par discretion, non par subiection. Et P. Crassus, celuy
que les Romains estimerent cinq fois heureux, lors qu'il estoit en
Asie Consul, ayant mandé à vn Ingenieur Grec, de luy faire mener•
le plus grand des deux mas de nauire, qu'il auoit veu à Athenes,
pour quelque engin de batterie, qu'il en vouloit faire: celuy cy
sous titre de sa science, se donna loy de choisir autrement, et mena
le plus petit, et selon la raison de art, le plus commode. Crassus,
ayant patiemment ouy ses raisons, luy feit tres-bien donner le fouet:2
estimant l'interest de la discipline plus que l'interest de l'ouurage.
D'autre part pourtant on pourroit aussi considerer, que cette
obeïssance si contreinte, n'appartient qu'aux commandements precis
et prefix. Les Ambassadeurs ont vne charge plus libre, qui en
plusieurs parties depend souuerainement de leur disposition. Ils•
n'executent pas simplement, mais forment aussi, et dressent par
leur conseil, la volonté du maistre. I'ay veu en mon temps des personnes
de commandement, reprins d'auoir plustost obey aux paroles
des lettres du Roy, qu'à l'occasion des affaires qui estoient pres
d'eux. Les hommes d'entendement accusent encore auiourd'huy,3
l'vsage des Roys de Perse, de tailler les morceaux si courts à leurs
agents et lieutenans, qu'aux moindres choses ils eussent à recourir
à leur ordonnance. Ce delay, en vne si longue estendue de domination,
ayant souuent apporté des notables dommages à leurs affaires.
Et Crassus, escriuant à vn homme du mestier, et luy donnant aduis•
de l'vsage auquel il destinoit ce mas, sembloit-il pas entrer en conference
de sa deliberation, et le conuier à interposer son decret?
98
OBSTVPVI, steterúntque comæ, et vox faucibus hæsit.
Ie ne suis pas bon naturaliste (qu'ils disent) et ne sçai guiere
par quels ressors la peur agit en nous, mais tant y a que c'est vne
estrange passion: et disent les Medecins qu'il n'en est aucune, qui
emporte plustost nostre iugement hors de sa deuë assiete. De vray,•
i'ay veu beaucoup de gens deuenus insensez de peur: et au plus
rassis il est certain pendant que son accés dure, qu'elle engendre de
terribles esblouissemens. Ie laisse à part le vulgaire, à qui elle
represente tantost les bisayeulx sortis du tombeau enueloppez en
leur suaire, tantost des Loups-garoups, des Lutins, et des Chimeres.1
Mais parmy les soldats mesme, où elle deuroit trouuer moins de
place, combien de fois a elle changé vn troupeau de brebis en esquadron
de corselets? des roseaux et des cannes en gens-darmes et
lanciers? nos amis en nos ennemis? et la croix blanche à la rouge?
Lors que Monsieur de Bourbon print Rome, vn port'enseigne, qui•
estoit à la garde du bourg sainct Pierre, fut saisi de tel effroy à la
premiere alarme, que par le trou d'vne ruine il se ietta, l'enseigne
au poing, hors la ville droit aux ennemis, pensant tirer vers le dedans
de la ville; et à peine en fin voyant la troupe de Monsieur de
Bourbon se renger pour le soustenir, estimant que ce fust vne sortie2
que ceux de la ville fissent, il se recogneut, et tournant teste r'entra
par ce mesme trou, par lequel il estoit sorty, plus de trois cens pas
auant en la campaigne. Il n'en aduint pas du tout si heureusement à
l'enseigne du Capitaine Iulle, lors que Sainct Paul fut pris sur nous
par le Comte de Bures et Monsieur du Reu. Car estant si fort esperdu•
de frayeur, que de se ietter à tout son enseigne hors de la
ville, par vne canonniere, il fut mis en pieces par les assaillans. Et
au mesme siege, fut memorable la peur qui serra, saisit, et glaça
si fort le cœur d'vn Gentil-homme, qu'il en tomba roide mort par
terre à la bresche, sans aucune blessure. Pareille rage pousse par3
fois toute vne multitude. En l'vne des rencontres de Germanicus
contre les Allemans, deux grosses trouppes prindrent d'effroy deux
100
routes opposites, l'vne fuyoit d'où l'autre partoit. Tantost elle nous
donne des aisles aux talons, comme aux deux premiers: tantost
elle nous cloüe les pieds, et les entraue: comme on lit de l'Empereur
Theophile, lequel en vne bataille qu'il perdit contre les Agarenes,
deuint si estonné et si transi, qu'il ne pouuoit prendre party•
de s'enfuyr: adeò pauor etiam auxilia formidat: iusques à ce que
Manuel l'vn des principaux chefs de son armee, l'ayant tirassé et
secoüé, comme pour l'esueiller d'vn profond somme, luy dit: Si
vous ne me suiuez ie vous tueray: car il vaut mieux que vous perdiez
la vie, que si estant prisonnier vous veniez à perdre l'Empire.1
Lors exprime elle sa derniere force, quand pour son seruice
elle nous reiette à la vaillance, qu'elle a soustraitte à nostre deuoir
et à nostre honneur. En la premiere iuste bataille que les Romains
perdirent contre Hannibal, sous le Consul Sempronius, vne troupe
de bien dix mille hommes de pied, qui print l'espouuante, ne voyant•
ailleurs par où faire passage à sa lascheté, s'alla ietter au trauers
le gros des ennemis: lequel elle perça d'un merueilleux effort,
auec grand meurtre de Carthaginois: achetant vne honteuse fuite,
au mesme prix qu'elle eust eu vne glorieuse victoire. C'est ce
dequoy i'ay le plus de peur que la peur. Aussi surmonte elle en2
aigreur tous autres accidents. Quelle affection peut estre plus
aspre et plus iuste, que celle des amis de Pompeius, qui estoient
en son nauire, spectateurs de cet horrible massacre? Si est-ce que
la peur des voiles Egyptiennes, qui commençoient à les approcher,
l'estouffa de maniere, qu'on a remerqué, qu'ils ne s'amuserent qu'à•
haster les mariniers de diligenter, et de se sauuer à coups d'auiron;
iusques à ce qu'arriuez à Tyr, libres de crainte, ils eurent loy
de tourner leur pensee à la perte qu'ils venoient de faire, et lascher
la bride aux lamentations et aux larmes, que cette autre plus forte
passion auoit suspendües.3
Tum pauor sapientiam omnem mihi ex animo expectorat.
Ceux qui auront esté bien frottés en quelque estour de guerre, tous
blessez encor et ensanglantez, on les rameine bien le lendemain à
la charge. Mais ceux qui ont conçeu quelque bonne peur des ennemis,
vous ne les leur feriez pas seulement regarder en face. Ceux•
qui sont en pressante crainte de perdre leur bien, d'estre exilez,
d'estre subiuguez, viuent en continuelle angoisse, en perdent le
102
boire, le manger, et le repos. Là où les pauures, les bannis, les
serfs, viuent souuent aussi ioyeusement que les autres. Et tant de
gens, qui de l'impatience des pointures de la peur, se sont pendus,
noyez, et precipitez, nous ont bien apprins qu'elle est encores plus
importune et plus insupportable que la mort. Les Grecs en recognoissent•
vne autre espece, qui est outre l'erreur de nostre discours:
venant, disent-ils, sans cause apparente, et d'vne impulsion
celeste. Des peuples entiers s'en voyent souuent frappez, et des
armees entieres. Telle fut celle qui apporta à Carthage vne merueilleuse
desolation. On n'y oyoit que cris et voix effrayees: on1
voyoit les habitans sortir de leurs maisons, comme à l'alarme;
et se charger, blesser et entretuer les vns les autres, comme si
ce fussent ennemis, qui vinssent à occuper leur ville. Tout y estoit
en desordre, et en fureur: iusques à ce que par oraisons et sacrifices,
ils eussent appaisé l'ire des dieux. Ils nomment cela terreurs•
Paniques.
CHAPITRE XVIII. (TRADUCTION LIV. I, CH. XVIII.)
Qu'il ne faut iuger de nostre heur, qu'après la mort.
Scilicet vltima semper
Expectanda dies homini est, dicique beatus
Ante obitum nemo supremáque funera debet.
Les enfans sçauent le conte du Roy Crœsus à ce propos: lequel2
ayant esté pris par Cyrus, et condamné à la mort, sur le point de
l'execution, il s'escria, O Solon, Solon: cela rapporté à Cyrus, et
s'estant enquis que c'estoit à dire, il luy fit entendre, qu'il verifioit
lors à ses despends l'aduertissement qu'autrefois luy auoit donné
Solon: que les hommes, quelque beau visage que fortune leur face,•
ne se peuuent appeller heureux, iusques à ce qu'on leur ayt veu
passer le dernier iour de leur vie, pour l'incertitude et varieté des
choses humaines, qui d'vn bien leger mouuement se changent d'vn
estat en autre tout diuers. Et pourtant Agesilaus, à quelqu'vn qui
disoit heureux le Roy de Perse, de ce qu'il estoit venu fort ieune à3
vn si puissant estat: Ouy-mais, dit-il, Priam en tel aage ne fut pas
malheureux. Tantost des Roys de Macedoine, successeurs de ce
grand Alexandre, il s'en faict des menuysiers et greffiers à Rome:
104
des tyrans de Sicile, des pedants à Corinthe: d'vn conquerant de
la moitié du monde, et Empereur de tant d'armees, il s'en faict vn
miserable suppliant des belitres officiers d'vn Roy d'Ægypte: tant
cousta à ce grand Pompeius la prolongation de cinq ou six mois de
vie. Et du temps de nos Peres ce Ludouic Sforce dixiesme Duc de•
Milan, soubs qui auoit si long temps branslé toute l'Italie, on l'a
veu mourir prisonnier à Loches: mais apres y auoir vescu dix ans,
qui est le pis de son marché. La plus belle Royne, vefue du plus
grand Roy de la Chrestienté, vient elle pas de mourir par la main
d'vn Bourreau? indigne et barbare cruauté! Et mille tels exemples.1
Car il semble que comme les orages et tempestes se piquent contre
l'orgueil et hautaineté de nos bastimens, il y ayt aussi là haut des
esprits enuieux des grandeurs de ça bas.
Vsque adeò res humanas vis abdita quædam
Obterit, et pulchros fasces sæuásque secures•
Proculcare, ac ludibrio sibi habere videtur.
Et semble que la fortune quelquefois guette à point nommé le dernier
iour de nostre vie, pour montrer sa puissance, de renuerser
en vn moment ce qu'elle auoit basty en longues annees; et nous
fait crier apres Laberius, Nimirum hac die vna plus vixi mihi, quàm2
viuendum fuit. Ainsi se peut prendre auec raison, ce bon aduis
de Solon. Mais d'autant que c'est vn Philosophe, à l'endroit desquels
les faueurs et disgraces de la fortune ne tiennent rang, ny
d'heur ny de malheur, et sont les grandeurs, et puissances, accidens
de qualité à peu pres indifferente, ie trouue vray-semblable,•
qu'il ayt regardé plus auant; et voulu dire que ce mesme bon-heur
de nostre vie, qui dépend de la tranquillité et contentement d'vn
esprit bien né, et de la resolution et asseurance d'vne ame reglee
ne se doiue iamais attribuer à l'homme, qu'on ne luy ayt veu
ioüer le dernier acte de sa comedie: et sans doute le plus difficile.3
En tout le reste il y peut auoir du masque: ou ces beaux discours
de la Philosophie ne sont en nous que par contenance, ou les
accidens ne nous essayant pas iusques au vif, nous donnent loisir de
maintenir tousiours nostre visage rassis. Mais à ce dernier rolle de
la mort et de nous, il n'y a plus que faindre, il faut parler François;•
il faut montrer ce qu'il y a de bon et de net dans le fond du pot.
Nam veræ voces tum demum pectore ab imo
Eiiciuntur, et eripitur persona, manet res.
Voyla pourquoy se doiuent à ce dernier traict toucher et esprouuer
toutes les autres actions de nostre vie. C'est le maistre iour, c'est4
le iour iuge de tous les autres: c'est le iour, dict vn ancien, qui
106
doit iuger de toutes mes années passées. Ie remets à la mort
l'essay du fruict de mes estudes. Nous verrons là si mes discours
me partent de la bouche, ou du cœur. I'ay veu plusieurs donner
par leur mort reputation en bien ou en mal, à toute leur vie. Scipion
beau-pere de Pompeius rabilla en bien mourant la mauuaise•
opinion qu'on auoit eu de luy iusques alors. Epaminondas interrogé
lequel des trois il estimoit le plus, ou Chabrias, ou Iphicrates,
ou soy-mesme: Il nous faut voir mourir, fit-il, auant que
d'en pouuoir resoudre. De vray on desroberoit beaucoup à celuy
là, qui le poiseroit sans l'honneur et grandeur de sa fin. Dieu1
l'a voulu comme il luy a pleu: mais en mon temps trois les plus
execrables personnes, que ie cogneusse en toute abomination de
vie, et les plus infames, ont eu des morts reglées, et en toute
circonstance composées iusques à la perfection. Il est des morts
braues et fortunées. Ie luy ay veu trancher le fil d'vn progrez•
de merueilleux auancement, et dans la fleur de son croist, à
quelqu'vn, d'vne fin si pompeuse, qu'à mon aduis ses ambitieux
et courageux desseins n'auoient rien de si hault que fut leur interruption.
Il arriua sans y aller, où il pretendoit, plus grandement
et glorieusement, que ne portoit son desir et esperance. Et deuança2
par sa cheute, le pouuoir et le nom, où il aspiroit par sa course.
Au iugement de la vie d'autruy, ie regarde tousiours comment s'en
est porté le bout, et des principaux estudes de la mienne, c'est qu'il
se porte bien, c'est à dire quietement et sourdement.
CICERO dit que Philosopher ce n'est autre chose que s'aprester à•
la mort. C'est d'autant que l'estude et la contemplation retirent
aucunement nostre ame hors de nous, et l'embesongnent à part du
corps, qui est quelque apprentissage et ressemblance de la mort:
ou bien, c'est que toute la sagesse et discours du monde se resoult
en fin à ce point, de nous apprendre à ne craindre point à3
mourir. De vray, ou la raison se mocque, ou elle ne doit viser
qu'à nostre contentement, et tout son trauail tendre en somme à
108
nous faire bien viure, et à nostre aise, comme dict la Sainte Escriture.
Toutes les opinions du monde en sont là, que le plaisir
est nostre but, quoy qu'elles en prennent diuers moyens; autrement
on les chasseroit d'arriuée. Car qui escouteroit celuy, qui
pour sa fin establiroit nostre peine et mesaise? Les dissentions des•
sectes Philosophiques en ce cas, sont verbales. Transcurramus solertissimas
nugas. Il y a plus d'opiniastreté et de picoterie, qu'il
n'appartient à vne si saincte profession. Mais quelque personnage
que l'homme entrepreigne, il iouë tousiours le sien parmy.
Quoy qu'ils dient, en la vertu mesme, le dernier but de nostre1
visee, c'est la volupté. Il me plaist de battre leurs oreilles de ce
mot, qui leur est si fort à contrecœur: et s'il signifie quelque
supreme plaisir, et excessif contentement, il est mieux deu à
l'assistance de la vertu, qu'à nulle autre assistance. Cette volupté
pour estre plus gaillarde, nerueuse, robuste, virile, n'en est que•
plus serieusement voluptueuse. Et luy deuions donner le nom du
plaisir, plus fauorable, plus doux et naturel: non celuy de la
vigueur, duquel nous l'auons denommee. Cette autre volupté
plus basse, si elle meritoit ce beau nom: ce deuoit estre en concurrence,
non par priuilege. Ie la trouue moins pure d'incommoditez2
et de trauerses, que n'est la vertu. Outre que son goust
est plus momentanee, fluide et caduque, elle a ses veilles, ses
ieusnes, et ses trauaux, et la sueur et le sang. Et en outre particulierement,
ses passions trenchantes de tant de sortes; et à son
costé vne satieté si lourde, qu'elle equipolle à penitence. Nous•
auons grand tort d'estimer que ses incommoditez luy seruent d'aiguillon
et de condiment à sa douceur, comme en nature le contraire
se viuifie par son contraire: et de dire, quand nous venons
à la vertu, que pareilles suittes et difficultez l'accablent, la rendent
austere et inacessible. Là où beaucoup plus proprement3
qu'à la volupté, elles anoblissent, aiguisent, et rehaussent le plaisir
diuin et parfaict, qu'elle nous moienne. Celuy la est certes bien
indigne de son accointance, qui contrepoise son coust, à son fruict:
et n'en cognoist ny les graces ny l'vsage. Ceux qui nous vont
110
instruisant, que sa queste est scabreuse et laborieuse, sa iouïssance
agréable: que nous disent-ils par là, sinon qu'elle est tousiours
desagreable? Car quel moien humain arriua iamais à sa iouïssance?
Les plus parfaits se sont bien contentez d'y aspirer, et de
l'approcher, sans la posseder. Mais ils se trompent; veu que de tous•
les plaisirs que nous cognoissons, la poursuite mesme en est plaisante.
L'entreprise se sent de la qualité de la chose qu'elle regarde:
car c'est vne bonne portion de l'effect, et consubstancielle.
L'heur et la beatitude qui reluit en la vertu, remplit toutes ses
appartenances et auenues, iusques à la premiere entree et extreme1
barriere. Or des principaux bienfaicts de la vertu, c'est le
mepris de la mort, moyen qui fournit nostre vie d'vne molle tranquillité,
et nous en donne le goust pur et amiable: sans qui toute
autre volupté est esteinte. Voyla pourquoy toutes les regles se
rencontrent et conuiennent à cet article. Et combien qu'elles nous•
conduisent aussi toutes d'vn commun accord à mespriser la douleur,
la pauureté, et autres accidens, à quoy la vie humaine est
subiecte, ce n'est pas d'vn pareil soing: tant par ce que ces accidens
ne sont pas de telle necessité, la pluspart des hommes passent
leur vie sans gouster de la pauureté, et tels encore sans sentiment2
de douleur et de maladie, comme Xenophilus le Musicien,
qui vescut cent et six ans d'vne entiere santé: qu'aussi d'autant
qu'au pis aller, la mort peut mettre fin, quand il nous plaira, et
coupper broche à tous autres inconuenients. Mais quant à la mort,
elle est ineuitable.•
Omnes eodem cogimur, omnium
Versatur vrna, serius ocius
Sors exitura, et nos in æter-
Num exitium impositura cymbæ.
Et par consequent, si elle nous faict peur, c'est vn subiect continuel3
de tourment, et qui ne se peut aucunement soulager. Il n'est
lieu d'où elle ne nous vienne. Nous pouuons tourner sans cesse la
teste çà et là, comme en pays suspect: quæ quasi saxum Tantalo
semper impendet. Nos parlemens renuoyent souuent executer les
criminels au lieu où le crime est commis: durant le chemin, promenez•
les par de belles maisons, faictes leur tant de bonne chere,
qu'il vous plaira,
non Siculæ dapes
Dulcem elaborabunt saporem,
Non auium, cytharæque cantus4
Somnum reducent.
Pensez vous qu'ils s'en puissent resiouir? et que la finale intention
de leur voyage leur estant ordinairement deuant les yeux, ne leur
ayt alteré et affadi le goust à toutes ces commoditez?
112
Audit iter, numerátque dies, spatiòque viarum
Metitur vitam, torquetur peste futura.
Le but de nostre carriere c'est la mort, c'est l'obiect necessaire
de nostre visee: si elle nous effraye, comme est-il possible d'aller
vn pas auant sans fiebure? Le remede du vulgaire c'est de n'y•
penser pas. Mais de quelle brutale stupidité luy peut venir vn si
grossier aueuglement? Il luy faut faire brider l'asne par la
queuë,
Qui capite ipse suo instituit vestigia retro.
Ce n'est pas de merueille s'il est si souuent pris au piege. On fait1
peur à nos gens seulement de nommer la mort, et la pluspart s'en
seignent, comme du nom du diable. Et par-ce qu'il s'en faict mention
aux testamens, ne vous attendez pas qu'ils y mettent la main,
que le Medecin ne leur ayt donné l'extreme sentence. Et Dieu sçait
lors entre la douleur et la frayeur, de quel bon iugement ils vous•
le patissent. Par ce que cette syllabe frappoit trop rudement
leurs oreilles, et que cette voix leur sembloit malencontreuse, les
Romains auoient apris de l'amollir ou l'estendre en perifrazes. Au
lieu de dire, il est mort; il a cessé de viure, disent-ils, il a vescu.
Pourueu que ce soit vie, soit elle passee, ils se consolent. Nous en2
auons emprunté, nostre feu Maistre-Iehan. A l'aduenture est-ce,
que comme on dict, le terme vaut l'argent. Ie nasquis entre vnze
heures et midi le dernier iour de Feburier, mil cinq cens trente
trois: comme nous contons à cette heure, commençant l'an en
Ianuier. Il n'y a iustement que quinze iours que i'ay franchy trente•
neuf ans, il m'en faut pour le moins encore autant. Ce pendant
s'empescher du pensement de chose si esloignee, ce seroit folie.
Mais quoy? les ieunes et les vieux laissent la vie de mesme condition.
Nul n'en sort autrement que si tout presentement il y entroit,
ioinct qu'il n'est homme si décrepite tant qu'il voit Mathusalem3
deuant, qui ne pense auoir encore vingt ans dans le corps. D'auantage,
pauure fol que tu es, qui t'a estably les termes de ta vie?
Tu te fondes sur les contes des Medecins. Regarde plustost l'effect et
l'experience. Par le commun train des choses, tu vis pieça par faueur
extraordinaire. Tu as passé les termes accoustumez de viure: et•
qu'il soit ainsi, conte de tes cognoissans, combien il en est mort
auant ton aage, plus qu'il n'en y a qui l'ayent atteint: et de ceux
mesme qui ont annobli leur vie par renommee, fais en registre, et
l'entreray en gageure d'en trouuer plus qui sont morts, auant,
qu'apres trente cinq ans. Il est plein de raison, et de pieté, de4
prendre exemple de l'humanité mesme de Iesus-Christ. Or il finit
sa vie à trente et trois ans. Le plus grand homme, simplement
114
homme, Alexandre, mourut aussi à ce terme. Combien a la mort
de façons de surprise?
Quid quisque vitet, nunquam homini satis
Cautum est in horas.
Ie laisse à part les fiebures et les pleuresies. Qui eust iamais pensé•
qu'vn Duc de Bretaigne deust estre estouffé de la presse, comme
fut celuy là à l'entree du Pape Clement mon voisin, à Lyon? N'as tu
pas veu tuer vn de nos Roys en se iouant? et vn de ses ancestres
mourut il pas choqué par vn pourceau? Æschylus menassé de la
cheute d'vne maison, a beau se tenir à l'airte, le voyla assommé1
d'vn toict de tortue, qui eschappa des pattes d'vn aigle en l'air:
l'autre mourut d'vn grain de raisin: vn Empereur de l'egratigneure
d'vn peigne en se testonnant: Æmylius Lepidus pour auoir heurté
du pied contre le seuil de son huis: et Aufidius pour auoir choqué
en entrant contre la porte de la chambre du conseil. Et entre les•
cuisses des femmes Cornelius Gallus Preteur, Tigillinus Capitaine du
guet à Rome, Ludouic fils de Guy de Gonsague, Marquis de Mantoüe.
Et d'vn encore pire exemple, Speusippus Philosophe Platonicien, et
l'vn de nos Papes. Le pauure Bebius, Iuge, cependant qu'il donne
delay de huictaine à vne partie, le voyla saisi, le sien de viure2
estant expiré: et Caius Iulius Medecin gressant les yeux d'vn patient,
voyla la mort qui clost les siens. Et s'il m'y faut mesler, vn mien
frere le Capitaine S. Martin, aagé de vingt trois ans, qui auoit desia
faict assez bonne preuue de sa valeur, iouant à la paume, reçeut
vn coup d'esteuf, qui l'assena vn peu au dessus de l'oreille droitte,•
sans aucune apparence de contusion, ny de blessure: il ne s'en
assit, n'y reposa: mais cinq ou six heures apres il mourut d'vne
Apoplexie que ce coup luy causa. Ces exemples si frequents et
si ordinaires nous passans deuant les yeux, comme est-il possible
qu'on se puisse deffaire du pensement de la mort, et qu'à chasque3
instant il ne nous semble qu'elle nous tienne au collet? Qu'importe-il,
me direz vous, comment que ce soit, pourueu qu'on ne s'en
donne point de peine? Ie suis de cet aduis: et en quelque maniere
qu'on se puisse mettre à l'abri des coups, fust ce soubs la peau
d'vn veau, ie ne suis pas homme qui y reculast: car il me suffit de•
passer à mon aise, et le meilleur ieu que ie me puisse donner, ie
le prens, si peu glorieux au reste et exemplaire que vous voudrez.
prætulerim delirus inérsque videri,
Dum mea delectent mala me, vel denique fallant,
Quàm sapere et ringi.4
Mais c'est folie d'y penser arriuer par là. Ils vont, ils viennent,
ils trottent, ils dansent, de mort nulles nouuelles. Tout cela est
beau: mais aussi quand elle arriue, ou à eux ou à leurs femmes, enfans
et amis, les surprenant en dessoude et au descouuert, quels tourmens,
quels cris, quelle rage et quel desespoir les accable? Vistes•
116
vous iamais rien si rabaissé, si changé, si confus? Il y faut prouuoir
de meilleure heure: et cette nonchalance bestiale, quand elle
pourroit loger en la teste d'vn homme d'entendement, ce que ie
trouue entierement impossible, nous vend trop cher ses denrees.
Si c'estoit ennemy qui se peust euiter, ie conseillerois d'emprunter•
les armes de la coüardise: mais puis qu'il ne se peut; puis qu'il
vous attrappe fuyant et poltron aussi bien qu'honeste homme,
Nempe et fugacem persequitur virum,
Nec parcit imbellis iuuentæ
Poplitibus, timidoque tergo.1
et que nulle trampe de cuirasse vous couure,
Ille licet ferro cautus se condat in ære,
Mors tamen inclusum protrahet inde caput.
aprenons à le soustenir de pied ferme, et à le combatre: Et
pour commencer à luy oster son plus grand aduantage contre•
nous, prenons voye toute contraire à la commune. Ostons luy l'estrangeté,
pratiquons le, accoustumons le, n'ayons rien si souuent
en la teste que la mort: à tous instans representons la à nostre
imagination et en tous visages. Au broncher d'vn cheual, à la cheute
d'vne tuille, à la moindre piqueure d'espeingle, remachons soudain,2
Et bien quand ce seroit la mort mesme? et là dessus, roidissons
nous, et nous efforçons. Parmy les festes et la ioye, ayons
tousiours ce refrein de la souuenance de nostre condition, et ne
nous laissons pas si fort emporter au plaisir, que par fois il ne
nous repasse en la memoire, en combien de sortes cette nostre allegresse•
est en butte à la mort, et de combien de prinses elle la
menasse. Ainsi faisoient les Egyptiens, qui au milieu de leurs
festins et parmy leur meilleure chere, faisoient apporter l'Anatomie
seche d'vn homme, pour seruir d'auertissement aux conuiez.
Omnem crede diem tibi diluxisse supremum,3
Grata superueniet, quæ non sperabitur hora.
Il est incertain où la mort nous attende, attendons la par tout.
La premeditation de la mort, est premeditation de la liberté. Qui
a apris à mourir, il a desapris à seruir. Il n'y a rien de mal en
la vie, pour celuy qui a bien comprins, que la priuation de la vie•
n'est pas mal. Le sçauoir mourir nous afranchit de toute subiection
et contraincte. Paulus Æmylius respondit à celuy, que ce miserable
Roy de Macedoine son prisonnier luy enuoyoit, pour le
prier de ne le mener pas en son triomphe, Qu'il en face la requeste
à soy mesme. A la verité en toutes choses si nature ne4
preste vn peu, il est mal-aysé que l'art et l'industrie aillent guiere
auant. Ie suis de moy-mesme non melancholique, mais songecreux:
il n'est rien dequoy ie me soye des tousiours plus entretenu que
118
des imaginations de la mort; voire en la saison la plus licentieuse
de mon aage,
Iucundum cùm ætas florida ver ageret.
Parmy les dames et les ieux, tel me pensoit empesché à digerer à
part moy quelque ialousie, ou l'incertitude de quelque esperance,•
cependant que ie m'entretenois de ie ne sçay qui surpris les iours
precedens d'vne fieure chaude, et de sa fin au partir d'vne feste
pareille, et la teste pleine d'oisiueté, d'amour et de bon temps, comme
moy: et qu'autant m'en pendoit à l'oreille.
Iam fuerit, nec post vnquam reuocare licebit.1
Ie ne ridois non plus le front de ce pensement là, que d'vn autre.
Il est impossible que d'arriuee nous ne sentions des piqueures
de telles imaginations: mais en les maniant et repassant, au long
aller, on les appriuoise sans doubte: autrement de ma part ie fusse
en continuelle frayeur et frenesie: car iamais homme ne se défia•
tant de sa vie, iamais homme ne feit moins d'estat de sa duree.
Ny la santé, que i'ay iouy iusques à present tresuigoureuse et peu
souuent interrompue, ne m'en alonge l'esperance, ny les maladies
ne me l'acourcissent. A chaque minute il me semble que ie m'eschappe.
Et me rechante sans cesse, Tout ce qui peut estre faict vn2
autre iour, le peut estre auiourd'huy. De vray les hazards et dangiers
nous approchent peu ou rien de nostre fin: et si nous pensons,
combien il en reste, sans cet accident qui semble nous menasser
le plus, de millions d'autres sur nos testes, nous trouuerons que
gaillars et fieureux, en la mer et en nos maisons, en la bataille et•
en repos elle nous est égallement pres. Nemo altero fragilior est:
nemo in crastinum sui certior. Ce que i'ay affaire auant mourir,
pour l'acheuer tout loisir me semble court, fust ce d'vne
heure. Quelcun feuilletant l'autre iour mes tablettes, trouua vn
memoire de quelque chose, que ie vouloys estre faite apres ma3
mort: ie luy dy, comme il estoit vray, que n'estant qu'à vne lieuë
de ma maison, et sain et gaillard, ie m'estoy hasté de l'escrire là,
pour ne m'asseurer point d'arriuer iusques chez moy. Comme
celuy, qui continuellement me couue de mes pensees, et les couche
en moy: ie suis à toute heure preparé enuiron ce que ie le puis•
estre: et ne m'aduertira de rien de nouueau la suruenance de la
mort. Il faut estre tousiours botté et prest à partir, en tant que
en nous est, et sur tout se garder qu'on n'aye lors affaire qu'à
soy.
Quid breui fortes iaculamur æuo4
Multa?
Car nous y aurons assez de besongne, sans autre surcrois. L'vn
120
se pleint plus que de la mort, dequoy elle luy rompt le train d'vne
belle victoire: l'autre qu'il luy faut desloger auant qu'auoir marié
sa fille, ou contrerolé l'institution de ses enfans: l'vn pleint la
compagnie de sa femme, l'autre de son fils, comme commoditez
principales de son estre. Ie suis pour cette heure en tel estat, Dieu•
mercy, que ie puis desloger quand il luy plaira, sans regret de chose
quelconque: ie me desnoue par tout: mes adieux sont tantost
prins de chascun, sauf de moy. Iamais homme ne se prepara à
quiter le monde plus purement et pleinement, et ne s'en desprint
plus vniuersellement que ie m'attens de faire. Les plus mortes1
morts sont les plus saines.
miser ô miser (aiunt) omnia ademit
Vna dies infesta mihi tot præmia vitæ:
et le bastisseur,
manent (dict-il) opera interrupta, minæque•
Murorum ingentes.
Il ne faut rien designer de si longue haleine, ou au moins auec
telle intention de se passionner pour en voir la fin. Nous sommes
nés pour agir:
Cùm moriar, medium soluar et inter opus.2
Ie veux qu'on agisse, et qu'on allonge les offices de la vie, tant
qu'on peut: et que la mort me treuue plantant mes choux; mais
nonchallant d'elle, et encore plus de mon iardin imparfait. I'en
vis mourir vn, qui estant à l'extremité se pleignoit incessamment,
dequoy sa destinee coupoit le fil de l'histoire qu'il auoit en main,•
sur le quinziesme ou seixiesme de nos Roys.
Illud in his rebus non addunt, nec tibi earum
Iam desiderium rerum super insidet vna.
Il faut se descharger de ces humeurs vulgaires et nuisibles. Tout
ainsi qu'on a planté nos cimetieres ioignant les Eglises, et aux3
lieux les plus frequentez de la ville, pour accoustumer, disoit
Lycurgus, le bas populaire, les femmes et les enfans à ne s'effaroucher
point de voir vn homme mort: et affin que ce continuel
spectacle d'ossemens, de tombeaux, et de conuois nous aduertisse
de nostre condition.•
Quin etiam exhilarare viris conuiuia cæde
Mos olim, et miscere epulis spectacula dira
Certantum ferro, sæpe et super ipsa cadentum
Pocula, respersis non parco sanguine mensis.
Et comme les Egyptiens apres leurs festins, faisoient presenter4
aux assistans vne grande image de la mort, par vn qui leur crioit:
Boy, et t'esiouy, car mort tu seras tel: aussi ay-ie pris en coustume,
d'auoir non seulement en l'imagination, mais continuellement la
mort en la bouche. Et n'est rien dequoy ie m'informe si volontiers,
que de la mort des hommes: quelle parole, quel visage, quelle•
122
contenance ils y ont eu: ny endroit des histoires, que ie remarque
si attentifuement. Il y paroist, à la farcissure de mes exemples: et
que i'ay en particuliere affection cette matiere. Si i'estoy faiseur
de liures, ie feroy vn registre commenté des morts diuerses: qui
apprendroit les hommes à mourir, leur apprendroit à viure. Dicearchus•
en feit vn de pareil titre, mais d'autre et moins vtile
fin. On me dira, que l'effect surmonte de si loing la pensee, qu'il
n'y a si belle escrime, qui ne se perde, quand on en vient là:
laissez les dire; le premediter donne sans doubte grand auantage:
et puis n'est-ce rien, d'aller au moins iusques là sans alteration1
et sans fiéure? Il y a plus: nature mesme nous preste la main,
et nous donne courage. Si c'est vne mort courte et violente, nous
n'avons pas loisir de la craindre: si elle est autre, ie m'apperçois
qu'à mesure que ie m'engage dans la maladie, i'entre naturellement
en quelque desdain de la vie. Ie trouue que i'ay bien plus affaire•
à digerer cette resolution de mourir, quand ie suis en santé,
que ie n'ay quand ie suis en fiéure: d'autant que ie ne tiens plus
si fort aux commoditez de la vie, à raison que ie commance à en
perdre l'vsage et le plaisir, i'en voy la mort d'vne veuë beaucoup
moins effrayee. Cela me faict esperer, que plus ie m'eslongneray de2
celle-là, et approcheray de cette-cy, plus aysément i'entreray en
composition de leur eschange. Tout ainsi que i'ay essayé en plusieurs
autres occurrences, ce que dit Cesar, que les choses nous
paroissent souuent plus grandes de loing que de pres: i'ay trouué
que sain i'auois eu les maladies beaucoup plus en horreur, que lors•
que ie les ay senties. L'alegresse où ie suis, le plaisir et la force, me
font paroistre l'autre estat si disproportionné à celuy-là, que par
imagination ie grossis ces incommoditez de la moitié, et les conçoy
plus poisantes, que ie ne les trouue, quand ie les ay sur les espaules.
I'espere qu'il m'en aduiendra ainsi de la mort. Voyons à ces mutations3
et declinaisons ordinaires que nous souffrons, comme nature
nous desrobe la veuë de nostre perte et empirement. Que reste-il à
vn vieillard de la vigueur de sa ieunesse, et de sa vie passee?
Heu senibus vitæ portio quanta manet!
Cesar à vn soldat de sa garde recreu et cassé, qui vint en la ruë,•
luy demander congé de se faire mourir: regardant son maintien
decrepite, respondit plaisamment: Tu penses donc estre en vie.
Qui y tomberoit tout à vn coup, ie ne crois pas que nous fussions
capables de porter vn tel changement: mais conduicts par
sa main, d'vne douce pente et comme insensible, peu à peu, de degré4
124
en degré, elle nous roule dans ce miserable estat, et nous y appriuoise.
Si que nous ne sentons aucune secousse, quand la ieunesse
meurt en nous: qui est en essence et en verité, vne mort plus dure,
que n'est la mort entiere d'vne vie languissante; et que n'est la
mort de la vieillesse: d'autant que le sault n'est pas si lourd du•
mal estre au non estre, comme il est d'vn estre doux et fleurissant,
à vn estre penible et douloureux. Le corps courbe et plié a
moins de force à soustenir un fais, aussi a nostre ame. Il la faut
dresser et esleuer contre l'effort de cet aduersaire. Car comme il
est impossible, qu'elle se mette en repos pendant qu'elle le craint:1
si elle s'en asseure aussi, elle se peut vanter, qui est chose comme
surpassant l'humaine condition, qu'il est impossible que l'inquietude,
le tourment, et la peur, non le moindre desplaisir loge en elle.
Non vultus instantis tyranni
Mente quatit solida, neque Auster•
Dux inquieti turbidus Adriæ,
Nec fulminantis magna Iouis manus.
Elle est renduë maistresse de ses passions et concupiscences; maistresse
de l'indigence, de la honte, de la pauureté, et de toutes autres
iniures de fortune. Gagnons cet aduantage qui pourra: c'est icy la2
vraye et souueraine liberté, qui nous donne dequoy faire la figue
à la force, et à l'iniustice, et nous moquer des prisons et des fers.
in manicis, et
Compedibus, sæuo te sub custode tenebo.
Ipse Deus simul atque volam, me soluet: opinor,•
Hoc sentit, moriar: mors vltima linea rerum est.
Nostre religion n'a point eu de plus asseuré fondement humain,
que le mespris de la vie. Non seulement le discours de la raison
nous y appelle; car pourquoy craindrions nous de perdre vne
chose, laquelle perduë ne peut estre regrettée? mais aussi puis que3
nous sommes menacez de tant de façons de mort, n'y a il pas plus
de mal à les craindre toutes, qu'à en soustenir vne? Que chaut-il,
quand ce soit, puis qu'elle est ineuitable? A celuy qui disoit à
Socrates; Les trente tyrans t'ont condamné à la mort: Et nature,
eux, respondit-il. Quelle sottise, de nous peiner, sur le point du•
passage à l'exemption de toute peine? Comme nostre naissance
nous apporta la naissance de toutes choses: aussi fera la mort de
toutes choses, nostre mort. Parquoy c'est pareille folie de pleurer
de ce que d'icy à cent ans nous ne viurons pas, que de pleurer de
ce que nous ne viuions pas, il y a cent ans. La mort est origine4
d'vne autre vie: ainsi pleurasmes nous, et ainsi nous cousta-il
d'entrer en cette-cy: ainsi nous despouillasmes nous de nostre
ancien voile, en y entrant. Rien ne peut estre grief, qui n'est qu'vne
126
fois. Est-ce raison de craindre si long temps, chose de si brief
temps? Le long temps viure, et le peu de temps viure est rendu
tout vn par la mort. Car le long et le court n'est point aux choses
qui ne sont plus. Aristote dit, qu'il y a des petites bestes sur la
riuiere Hypanis, qui ne viuent qu'vn iour. Celle qui meurt à huict•
heures du matin, elle meurt en ieunesse: celle qui meurt à cinq
heures du soir, meurt en sa decrepitude. Qui de nous ne se mocque
de voir mettre en consideration d'heur ou de malheur, ce moment
de durée? Le plus et le moins en la nostre, si nous la comparons à
l'eternité, ou encores à la duree des montaignes, des riuieres, des1
estoilles, des arbres, et mesmes d'aucuns animaux, n'est pas moins
ridicule. Mais nature nous y force. Sortez, dit-elle, de ce monde,
comme vous y estes entrez. Le mesme passage que vous fistes de la
mort à la vie, sans passion et sans frayeur, refaites le de la vie à la
mort. Vostre mort est vne des pieces de l'ordre de l'vniuers, c'est•
vne piece de la vie du monde.
inter se mortales mutua viuunt,
Et quasi cursores vitaï lampada tradunt.
Changeray-ie pas pour vous cette belle contexture des choses? C'est
la condition de vostre creation; c'est vne partie de vous que la2
mort: vous vous fuyez vous mesmes. Cettuy vostre estre, que vous
iouyssez, est également party à la mort et à la vie. Le premier iour
de vostre naissance vous achemine à mourir comme à viure.
Prima, quæ vitam dedit, hora, carpsit.
Nascentes morimur, finisque ab origine pendet.•
Tout ce que vous viués, vous le desrobés à la vie: c'est à ses despens.
Le continuel ouurage de vostre vie, c'est bastir la mort.
Vous estes en la mort, pendant que vous estes en vie: car vous
estes apres la mort, quand vous n'estes plus en vie. Ou, si vous
l'aymez mieux ainsi, vous estes mort apres la vie: mais pendant la3
vie, vous estes mourant: et la mort touche bien plus rudement le
mourant que le mort, et plus viuement et essentiellement. Si vous
auez faict vostre proufit de la vie, vous en estes repeu, allez vous
en satisfaict.
Cur non vt plenus vitæ conuiua recedis?•
Si vous n'en auez sçeu vser, si elle vous estoit inutile, que vous
chaut-il de l'auoir perduë? à quoy faire la voulez vous encores?
cur amplius addere quæris
Rursum quod pereat malè, et ingratum occidat omne?
La vie n'est de soy ny bien ny mal: c'est la place du bien et du4
mal, selon que vous la leur faictes. Et si vous auez vescu vn iour,
128
vous auez tout veu: vn iour est égal à tous iours. Il n'y a point
d'autre lumiere, ny d'autre nuict. Ce Soleil, cette Lune, ces Estoilles,
cette disposition, c'est celle mesme que vos ayeuls ont
iouye, et qui entretiendra vos arriere-nepueux.
Non alium videre patres: aliumve nepotes•
Aspicient.
Et au pis aller, la distribution et varieté de tous les actes de ma
comedie, se parfournit en vn an. Si vous auez pris garde au branle
de mes quatre saisons, elles embrassent l'enfance, l'adolescence, la
virilité, et la vieillesse du monde. Il a ioüé son ieu: il n'y sçait1
autre finesse, que de recommencer; ce sera tousiours cela mesme.
versamur ibidem, atque insumus vsque,
Atque in se sua per vestigia voluitur annus.
Ie ne suis pas deliberée de vous forger autres nouueaux passetemps.
Nam tibi præterea quod machiner, inueniámque•
Quod placeat, nihil est, eadem sunt omnia semper.
Faictes place aux autres, comme d'autres vous l'ont faite. L'equalité
est la premiere piece de l'equité. Qui se peut plaindre d'estre
comprins où tous sont comprins? Aussi auez vous beau viure, vous
n'en rabattrez rien du temps que vous auez à estre mort: c'est pour2
neant; aussi long temps serez vous en cet estat là, que vous craingnez,
comme si vous estiez mort en nourrisse:
licet, quod vis, viuendo vincere secla,
Mors æterna tamen, nihilominus illa manebit.
Et si vous mettray en tel point, auquel vous n'aurez aucun mescontentement.•
In vera nescis nullum fore morte alium te,
Qui possit viuus tibi te lugere peremptum,
Stánsque iacentem.
Ny ne desirerez la vie que vous plaignez tant.3
Nec sibi enim quisquam tum se vitámque requirit,
Nec desiderium nostri nos afficit vllum.
La mort est moins à craindre que rien, s'il y auoit quelque chose
de moins, que rien.
multo mortem minus ad nos esse putandum,•
Si minus esse potest quàm quod nihil esse videmus.
Elle ne vous concerne ny mort ny vif. Vif, par ce que vous estes:
mort, par ce que vous n'estes plus. D'auantage nul ne meurt auant
son heure. Ce que vous laissez de temps, n'estoit non plus vostre,
que celuy qui s'est passé auant vostre naissance: et ne vous touche4
non plus.
Respice enim quàm nil ad nos antè acta vetustas
Temporis æterni fuerit.
Où que vostre vie finisse, elle y est toute. L'vtilité du viure n'est
pas en l'espace: elle est en l'vsage. Tel a vescu long temps, qui a•
peu vescu. Attendez vous y pendant que vous y estes. Il gist en
vostre volonté, non au nombre des ans, que vous ayez assez vescu.
Pensiez vous iamais n'arriuer là, où vous alliez sans cesse? encore
130
n'y a-il chemin qui n'aye son issuë. Et si la compagnie vous peut
soulager, le monde ne va-il pas mesme train que vous allez?
omnia te vita perfuncta sequentur.
Tout ne branle-il pas vostre branle? y a-il chose qui ne vieillisse
quant et vous? Mille hommes, mille animaux et mille autres creatures•
meurent en ce mesme instant que vous mourez.
Nam nox nulla diem, neque noctem aurora sequuta est,
Quæ non audierit mistos vagitibus ægris
Ploratus mortis comites et funeris atri.
A quoy faire y reculez vous, si vous ne pouuez tirer arriere?1
Vous en auez assez veu qui se sont bien trouués de mourir, escheuant
par là des grandes miseres. Mais quelqu'vn qui s'en soit
mal trouué, en auez vous veu? Si est-ce grande simplesse, de condamner
chose que vous n'auez esprouuée ny par vous ny par autre.
Pourquoy te pleins-tu de moy et de la destinée? Te faisons nous tort?•
Est-ce à toy de nous gouuerner, ou à nous toy? Encore que ton aage
ne soit pas acheué, ta vie l'est. Vn petit homme est homme entier
comme vn grand. Ny les hommes ny leurs vies ne se mesurent à
l'aune. Chiron refusa l'immortalité, informé des conditions d'icelle,
par le Dieu mesme du temps, et de la durée, Saturne son2
pere. Imaginez de vray, combien seroit vne vie perdurable, moins
supportable à l'homme, et plus penible, que n'est la vie que ie luy
ay donnée. Si vous n'auiez la mort, vous me maudiriez sans cesse
de vous en auoir priué. I'y ay à escient meslé quelque peu d'amertume,
pour vous empescher, voyant la commodité de son vsage, de•
l'embrasser trop auidement et indiscretement. Pour vous loger en
cette moderation, ny de fuir la vie, ny de refuir à la mort, que ie
demande de vous; i'ay temperé l'vne et l'autre entre la douceur et
l'aigreur. I'apprins à Thales le premier de voz sages, que le viure
et le mourir estoit indifferent: par où, à celuy qui luy demanda,3
pourquoy donc il ne mouroit, il respondit tressagement, Pour ce
qu'il est indifferent. L'eau, la terre, l'air et le feu, et autres membres
de ce mien bastiment, ne sont non plus instruments de ta vie,
qu'instruments de ta mort. Pourquoy crains-tu ton dernier iour? Il
ne confere non plus à ta mort que chascun des autres. Le dernier•
pas ne faict pas la lassitude: il la declaire. Tous les iours vont à la
132
mort: le dernier y arriue. Voila les bons aduertissemens de nostre
mere Nature. Or i'ay pensé souuent d'où venoit cela, qu'aux
guerres le visage de la mort, soit que nous la voyons en nous ou en
autruy, nous semble sans comparaison moins effroyable qu'en nos
maisons: autrement ce seroit vne armée de medecins et de pleurars:•
et elle estant tousiours vne, qu'il y ait toutes-fois beaucoup
plus d'asseurance parmy les gens de village et de basse condition
qu'és autres. Ie croy à la verité que ce sont ces mines et appareils
effroyables, dequoy nous l'entournons, qui nous font plus de peur
qu'elle: vne toute nouuelle forme de viure: les cris des meres, des1
femmes, et des enfans: la visitation de personnes estonnees, et
transies: l'assistance d'vn nombre de valets pasles et éplorés: vne
chambre sans iour: des cierges allumez: nostre cheuet assiegé de
medecins et de prescheurs: somme tout horreur et tout effroy autour
de nous. Nous voyla des-ia enseuelis et enterrez. Les enfans•
ont peur de leurs amis mesmes quand ils les voyent masquez; aussi
auons nous. Il faut oster le masque aussi bien des choses, que des
personnes. Osté qu'il sera, nous ne trouuerons au dessoubs, que
cette mesme mort, qu'vn valet ou simple chambriere passerent dernierement
sans peur. Heureuse la mort qui oste le loisir aux apprests2
de tel equipage!
FORTIS imaginatio generat casum, disent les clercs.
Ie suis de ceux qui sentent tresgrand effort de l'imagination.
Chacun en est heurté, mais aucuns en sont renuersez. Son impression
me perse; et mon art est de luy eschapper, par faute de force à luy•
resister. Ie viuroye de la seule assistance de personnes saines et
gaies. La veuë des angoisses d'autruy m'angoisse materiellement:
et a mon sentiment souuent vsurpé le sentiment d'vn tiers. Vn tousseur
134
continuel irrite mon poulmon et mon gosier. Ie visite plus mal
volontiers les malades, ausquels le deuoir m'interesse, que ceux
ausquels ie m'attens moins, et que ie considere moins. Ie saisis le
mal, que i'estudie, et le couche en moy. Ie ne trouue pas estrange
qu'elle donne et les fieures, et la mort, à ceux qui la laissent faire, et•
qui luy applaudissent. Simon Thomas estoit vn grand medecin de
son temps. Il me souuient que me rencontrant vn iour à Thoulouse
chez vn riche vieillard pulmonique, et traittant auec luy des moyens
de sa guarison, il luy dist, que c'en estoit l'vn, de me donner occasion
de me plaire en sa compagnie: et que fichant ses yeux sur1
la frescheur de mon visage, et sa pensée sur cette allegresse et vigueur,
qui regorgeoit de mon adolescence: et remplissant tous ses
sens de cet estat florissant en quoy i'estoy lors, son habitude s'en
pourroit amender: mais il oublioit à dire, que la mienne s'en pourroit
empirer aussi. Gallus Vibius banda si bien son ame, à comprendre•
l'essence et les mouuemens de la folie, qu'il emporta son
iugement hors de son siege, si qu'onques puis il ne l'y peut remettre:
et se pouuoit vanter d'estre deuenu fol par sagesse. Il y en a,
qui de frayeur anticipent la main du bourreau; et celuy qu'on
debandoit pour luy lire sa grace, se trouua roide mort sur l'eschaffaut2
du seul coup de son imagination. Nous tressuons, nous tremblons,
nous pallissons, et rougissons aux secousses de nos imaginations;
et renuersez dans la plume sentons nostre corps agité à leur
bransle, quelques-fois iusques à en expirer. Et la ieunesse bouillante
s'eschauffe si auant en son harnois toute endormie, qu'elle•
assouuit en songe ses amoureux desirs.
Vt quasi transactis sæpe omnibus rebu' profundant
Fluminis ingentes fluctus, vestémque cruentent.
Et encore qu'il ne soit pas nouueau de voir croistre la nuict des
cornes à tel, qui ne les auoit pas en se couchant: toutesfois l'euenement3
de Cyppus Roy d'Italie est memorable, lequel pour auoir
assisté le iour auec grande affection au combat des taureaux, et
avoir eu en songe toute la nuict des cornes en la teste, les produisit
en son front par la force de l'imagination. La passion donna au fils
de Crœsus la voix, que nature luy auoit refusée. Et Antiochus print•
la fieure, par la beauté de Stratonicé trop viuement empreinte en
son ame. Pline dit auoir veu Lucius Cossitius, de femme changé en
homme le iour de ses nopces. Pontanus et d'autres racontent pareilles
metamorphoses aduenuës en Italie ces siecles passez: et par
vehement desir de luy et de sa mere,4
Vota puer soluit, quæ fæmina vouerat Iphis.
136
Passant à Vitry le François ie peu voir vn homme que l'Euesque de
Soissons auoit nommé Germain en confirmation, lequel tous les habitans
de là ont cogneu, et veu fille, iusques à l'aage de vingt deux
ans, nommée Marie. Il estoit à cette heure là fort barbu, et vieil,
et point marié. Faisant, dit-il, quelque effort en saultant, ses membres•
virils se produisirent: et est encore en vsage entre les filles
de là, vne chanson, par laquelle elles s'entraduertissent de ne
faire point de grandes eniambees, de peur de deuenir garçons,
comme Marie Germain. Ce n'est pas tant de merueille que cette
sorte d'accident se rencontre frequent: car si l'imagination peut1
en telles choses, elle est si continuellement et si vigoureusement
attachée à ce subiect, que pour n'auoir si souuent à rechoir en
mesme pensée et aspreté de desir, elle a meilleur compte d'incorporer,
vne fois pour toutes, cette virile partie aux filles. Les vns
attribuent à la force de l'imagination les cicatrices du Roy Dagobert•
et de Sainct François. On dit que les corps s'en-enleuent telle
fois de leur place. Et Celsus recite d'vn Prestre, qui rauissoit son
ame en telle extase, que le corps en demeuroit longue espace sans
respiration et sans sentiment. Sainct Augustin en nomme vn autre,
à qui il ne falloit que faire ouïr des cris lamentables et plaintifs:2
soudain il defailloit, et s'emportoit si viuement hors de soy, qu'on
auoit beau le tempester, et hurler, et le pincer, et le griller, iusques
à ce qu'il fust resuscité: lors il disoit auoir ouy des voix, mais
comme venant de loing: et s'aperceuoit de ses eschaudures et
meurtrisseures. Et que ce ne fust vne obstination apostée contre son•
sentiment, cela le montroit, qu'il n'auoit ce pendant ny poulx ny
haleine. Il est vraysemblable, que le principal credit des visions,
des enchantemens, et de tels effects extraordinaires, vienne de la
puissance de l'imagination, agissant principalement contre les ames
du vulgaire, plus molles. On leur a si fort saisi la creance, qu'ils3
pensent voir ce qu'ils ne voyent pas. Ie suis encore en ce doubte,
que ces plaisantes liaisons dequoy nostre monde se voit si entraué
qu'il ne se parle d'autre chose, ce sont volontiers des impressions
de l'apprehension et de la crainte. Car ie sçay par experience, que
tel de qui ie puis respondre, comme de moy-mesme, en qui il ne•
pouuoit choir soupçon aucun de foiblesse, et aussi peu d'enchantement,
ayant ouy faire le conte à vn sien compagnon d'vne defaillance
extraordinaire, en quoy il estoit tombé sur le point qu'il en
138
auoit le moins de besoin, se trouuant en pareille occasion, l'horreur
de ce conte luy vint à coup si rudement frapper l'imagination, qu'il
en courut vne fortune pareille. Et de là en hors fut subiect à y renchoir:
ce villain souuenir de son inconuenient le gourmandant et
tyrannisant. Il trouua quelque remede à cette resuerie, par vne•
autre resuerie. C'est qu'aduouant luy mesme, et preschant auant la
main, cette sienne subiection, la contention de son ame se soulageoit,
sur ce, qu'apportant ce mal comme attendu, son obligation en
amoindrissoit, et luy en poisoit moins. Quand il a eu loy, à son
chois (sa pensée desbrouillée et desbandée, son corps se trouuant en1
son deu) de le faire lors premierement tenter, saisir, et surprendre
à la cognoissance d'autruy, il s'est guari tout net. A qui on a esté
vne fois capable, on n'est plus incapable, sinon par iuste foiblesse.
Ce malheur n'est à craindre qu'aux entreprinses, où nostre ame se
trouue outre mesure tendue de desir et de respect; et notamment•
où les commoditez se rencontrent improuueues et pressantes. On
n'a pas moyen de se rauoir de ce trouble. I'en sçay, à qui il a seruy
d'y apporter le corps mesme, demy rassasié d'ailleurs, pour endormir
l'ardeur de cette fureur, et qui par l'aage, se trouue moins impuissant,
de ce qu'il est moins puissant: et tel autre, à qui il2
a serui aussi qu'vn amy l'ayt asseuré d'estre fourni d'vne contrebatterie
d'enchantemens certains, à le preseruer. Il vaut mieux, que ie
die comment ce fut. Vn Comte de tresbon lieu, de qui i'estoye
fort priué, se mariant auec vne belle dame, qui auoit esté poursuiuie
de tel qui assistoit à la feste, mettoit en grande peine ses amis:•
et nommément vne vieille dame sa parente, qui presidoit à ces
nopces, et les faisoit chez elle, craintiue de ces sorcelleries: ce
qu'elle me fit entendre. Ie la priay s'en reposer sur moy. I'auoye de
fortune en mes coffres, certaine petite piece d'or platte, où estoient
grauées quelques figures celestes, contre le coup du Soleil, et pour3
oster la douleur de teste, la logeant à point, sur la cousture du test:
et pour l'y tenir, elle estoit cousuë à vn ruban propre à rattacher
souz le menton. Resuerie germaine à celle dequoy nous parlons.
Iacques Peletier, viuant chez moy, m'auoit faict ce present singulier.
I'aduisay d'en tirer quelque vsage, et dis au Comte, qu'il pourroit•
courre fortune comme les autres, y ayant là des hommes pour
luy en vouloir prester vne; mais que hardiment il s'allast coucher:
que ie luy feroy vn tour d'amy: et n'espargneroys à son besoin, vn
miracle, qui estoit en ma puissance: pourueu que sur son honneur,
il me promist de le tenir tresfidelement secret. Seulement,4
140
comme sur la nuict on iroit luy porter le resueillon, s'il luy estoit
mal allé, il me fist vn tel signe. Il avoit eu l'ame et les oreilles si
battues, qu'il se trouua lié du trouble de son imagination: et me
feit son signe à l'heure susditte. Ie luy dis lors à l'oreille, qu'il se
leuast, souz couleur de nous chasser, et prinst en se iouant la•
robbe de nuict, que i'auoye sur moy (nous estions de taille fort
voisine) et s'en vestist, tant qu'il auroit executé mon ordonnance,
qui fut; Quand nous serions sortis, qu'il se retirast à tomber de
l'eaue: dist trois fois telles parolles: et fist tels mouuements. Qu'à
chascune de ces trois fois, il ceignist le ruban, que ie luy mettoys1
en main, et couchast bien soigneusement la medaille qui y estoit
attachée, sur ses roignons: la figure en telle posture. Cela faict,
ayant à la derniere fois bien estreint ce ruban, pour qu'il ne se
peust ny desnouer, ny mouuoir de sa place, qu'en toute asseurance
il s'en retournast à son prix faict: et n'oubliast de reietter ma•
robbe sur son lict, en maniere qu'elle les abriast tous deux. Ces
singeries sont le principal de l'effect. Nostre pensée ne se pouuant
desmesler, que moyens si estranges ne viennent de quelque abstruse
science. Leur inanité leur donne poids et reuerence. Somme
il fut certain, que mes characteres se trouuerent plus Veneriens2
que Solaires, plus en action qu'en prohibition. Ce fut vne humeur
prompte et curieuse, qui me conuia à tel effect, esloigné de ma nature.
Ie suis ennemy des actions subtiles et feintes: et hay la
finesse, en mes mains, non seulement recreatiue, mais aussi profitable.
Si l'action n'est vicieuse, la routte l'est. Amasis Roy d'Ægypte,•
espousa Laodice tresbelle fille Grecque: et luy, qui se montroit
gentil compagnon par tout ailleurs, se trouua court à iouïr
d'elle: et menaça de la tuer, estimant que ce fust quelque sorcerie.
Comme és choses qui consistent en fantasie, elle le reietta à la deuotion:
et ayant faict ses vœus et promesses à Venus, il se trouua3
diuinement remis, dés la premiere nuict, d'apres ses oblations et
sacrifices. Or elles ont tort de nous recueillir de ces contenances
mineuses, querelleuses et fuyardes, qui nous esteignent en nous
allumant. La bru de Pythagoras, disoit, que la femme qui se
couche auec vn homme, doit auec sa cotte laisser quant et quant la•
honte, et la reprendre auec sa cotte. L'ame de l'assaillant troublée
de plusieurs diuerses allarmes, se perd aisement. Et à qui l'imagination
a faict vne fois souffrir cette honte (et elle ne la fait souffrir
142
qu'aux premieres accointances, d'autant qu'elles sont plus ardantes
et aspres; et aussi qu'en cette premiere cognoissance qu'on donne
de soy, on craint beaucoup plus de faillir) ayant mal commencé, il
entre en fieure et despit de cet accident, qui luy dure aux occasions
suiuantes. Les mariez, le temps estant tout leur, ne doiuent ny•
presser ny taster leur entreprinse, s'ils ne sont prests. Et vault
mieux faillir indecemment, à estreiner la couche nuptiale, pleine
d'agitation et de fieure, attendant vne et vne autre commodité plus
priuée et moins allarmée, que de tomber en vne perpetuelle misere,
pour s'estre estonné et desesperé du premier refus. Auant la possession1
prinse, le patient se doibt à saillies et diuers temps, legerement
essayer et offrir, sans se piquer et opiniastrer, à se conuaincre
definitiuement soy-mesme. Ceux qui sçauent leurs membres de
nature dociles, qu'ils se soignent seulement de contre-pipper leur
fantasie. On a raison de remarquer l'indocile liberté de ce membre,•
s'ingerant si importunément lors que nous n'en auons que
faire, et defaillant si importunément lors que nous en auons le plus
affaire: et contestant de l'authorité, si imperieusement, auec nostre
volonté, refusant auec tant de fierté et d'obstination noz solicitations
et mentales et manuelles. Si toutesfois en ce qu'on gourmande2
sa rebellion, et qu'on en tire preuue de sa condemnation, il m'auoit
payé pour plaider sa cause: à l'aduenture mettroy-ie en souspeçon
noz autres membres ses compagnons, de luy estre allé dresser par
belle enuie, de l'importance et douceur de son vsage, cette querelle
apostée, et auoir par complot, armé le monde à l'encontre de luy,•
le chargeant malignement seul de leur faute commune. Car ie vous
donne à penser, s'il y a vne seule des parties de nostre corps, qui
ne refuse à nostre volonté souuent son operation, et qui souuent ne
s'exerce contre nostre volonté: elles ont chacune des passions
propres, qui les esueillent et endorment, sans nostre congé. A3
quant de fois tesmoignent les mouuements forcez de nostre visage,
les pensées que nous tenions secrettes, et nous trahissent aux
assistants? Cette mesme cause qui anime ce membre, anime aussi
sans nostre sceu, le cœur, le poulmon, et le pouls: la veue d'vn
obiect agreable, respandant imperceptiblement en nous la flamme•
d'vne emotion fieureuse. N'y a-il que ces muscles et ces veines,
144
qui s'eleuent et se couchent, sans l'adueu non seulement de nostre
volonté, mais aussi de notre pensée? Nous ne commandons pas à
noz cheueux de se herisser, et à nostre peau de fremir de desir ou
de crainte. La main se porte souuent où nous ne l'enuoyons pas.
La langue se transit, et la voix se fige à son heure. Lors mesme•
que n'ayans de quoy frire, nous le luy deffendrions volontiers,
l'appetit de manger et de boire ne laisse pas d'emouuoir les parties,
qui luy sont subiettes, ny plus ny moins que cet autre appetit: et
nous abandonne de mesme, hors de propos, quand bon luy semble.
Les vtils qui seruent à descharger le ventre, ont leurs propres1
dilatations et compressions, outre et contre nostre aduis, comme
ceux-cy destinés à descharger les roignons. Et ce que pour autorizer
la puissance de nostre volonté, Sainct Augustin allegue auoir
veu quelqu'vn, qui commandoit à son derriere autant de pets qu'il
en vouloit: et que Viues encherit d'vn autre exemple de son temps,•
de pets organizez, suiuants le ton des voix qu'on leur prononçoit,
ne suppose non plus pure l'obeissance de ce membre. Car en est-il
ordinairement de plus indiscret et tumultuaire? Ioint que i'en cognoy
vn, si turbulent et reuesche, qu'il y a quarante ans, qu'il tient
son maistre à peter d'vne haleine et d'vne obligation constante et2
irremittente, et le menne ainsin à la mort. Et pleust à Dieu, que ie
ne le sceusse que par les histoires, combien de fois nostre ventre
par le refus d'vn seul pet, nous menne iusques aux portes d'vne
mort tres-angoisseuse: et que l'Empereur qui nous donna liberté
de peter par tout, nous en eust donné le pouuoir. Mais nostre•
volonté, pour les droits de qui nous mettons en auant ce reproche,
combien plus vray-semblablement la pouuons nous marquer de
rebellion et sedition, par son des-reglement et desobeissance? Veut
elle tousiours ce que nous voudrions qu'elle voulsist? Ne veut elle
pas souuent ce que nous luy prohibons de vouloir; et à nostre3
euident dommage? se laisse elle non plus mener aux conclusions
de nostre raison? En fin, ie diroy pour monsieur ma partie, que
plaise à considerer, qu'en ce fait sa cause estant inseparablement
coniointe à vn consort, et indistinctement, on ne s'adresse pourtant
146
qu'à luy, et par les arguments et charges qui ne peuuent appartenir
à sondit consort. Car l'effect d'iceluy est bien de conuier inopportunement
par fois, mais refuser, iamais: et de conuier encore
tacitement et quietement. Partant se void l'animosité et illegalité
manifeste des accusateurs. Quoy qu'il en soit, protestant, que les•
Aduocats et Iuges ont beau quereller et sentencier: nature tirera
cependant son train: qui n'auroit faict que raison, quand elle
auroit doüé ce membre de quelque particulier priuilege. Autheur
du seul ouurage immortel, des mortels. Ouurage diuin selon Socrates:
et Amour desir d'immortalité, et Dæmon immortel luy1
mesmes. Tel à l'aduenture par cet effect de l'imagination, laisse
icy les escrouëlles, que son compagnon reporte en Espaigne.
Voyla pourquoy en telles choses l'on a accoustumé de demander
vne ame preparée. Pourquoy praticquent les Medecins auant main,
la creance de leur patient, auec tant de fausses promesses de sa•
guerison: si ce n'est afin que l'effect de l'imagination supplee
l'imposture de leur aposéme? Ils sçauent qu'vn des maistres de ce
mestier leur a laissé par escrit, qu'il s'est trouué des hommes à qui
la seule veuë de la medecine faisoit l'operation. Et tout ce caprice
m'est tombé presentement en main, sur le conte que me faisoit vn2
domestique apotiquaire de feu mon pere, homme simple et Souysse,
nation peu vaine et mensongiere: d'auoir cogneu long temps vn
marchand à Toulouse maladif et subiect à la pierre qui auoit,
souuent besoing de clysteres, et se les faisoit diuersement ordonner
aux Medecins, selon l'occurrence de son mal: apportez qu'ils•
estoyent, il n'y auoit rien obmis des formes accoustumées: souuent
il tastoit s'ils estoyent trop chauds: le voyla couché, renuersé, et
toutes les approches faictes, sauf qu'il ne s'y faisoit aucune iniection.
L'apotiquaire retiré apres cette ceremonie, le patient accommodé,
comme s'il auoit veritablement pris le clystere, il en3
sentoit pareil effect à ceux qui les prennent. Et si le Medecin n'en
trouuoit l'operation suffisante, il luy en redonnoit deux ou trois
autres, de mesme forme. Mon tesmoin iure, que pour espargner
la despence, car il les payoit, comme s'il les eut receus, la femme
de ce malade ayant quelquefois essayé d'y faire seulement mettre•
de l'eau tiede, l'effect en descouurit la fourbe; et pour auoir trouué
ceux-la inutiles, qu'il faulsit reuenir à la premiere façon. Vne
femme pensant auoir aualé vne espingle auec son pain, crioit et se
148
tourmentoit comme ayant vne douleur insupportable au gosier, où
elle pensoit la sentir arrestée: mais par ce qu'il n'y auoit ny enfleure
ny alteration par le dehors, vn habil'homme ayant iugé que
ce n'estoit que fantasie et opinion, prise de quelque morceau de
pain qui l'auoit picquée en passant, la fit vomir, et ietta à la desrobée•
dans ce qu'elle rendit, vne espingle tortue. Cette femme cuidant
l'auoir rendue, se sentit soudain deschargée de sa douleur. Ie
sçay qu'vn Gentil'homme ayant traicté chez luy vne bonne compagnie,
se vanta trois ou quatre iours apres par maniere de ieu, car
il n'en estoit rien, de leur auoir faict manger vn chat en paste:1
dequoy vne damoyselle de la troupe print telle horreur, qu'en
estant tombée en vn grand déuoyement d'estomac et fieure, il fut
impossible de la sauuer. Les bestes mesmes se voyent comme
nous, subiectes à la force de l'imagination: tesmoings les chiens,
qui se laissent mourir de dueil de la perte de leurs maistres: nous•
les voyons aussi iapper et tremousser en songe, hannir les cheuaux
et se debatre. Mais tout cecy se peut rapporter à l'estroite cousture
de l'esprit et du corps s'entre-communiquants leurs fortunes.
C'est autre chose; que l'imagination agisse quelque fois, non contre
son corps seulement, mais contre le corps d'autruy. Et tout2
ainsi qu'vn corps reiette son mal à son voisin, comme il se voit en
la peste, en la verolle, et au mal des yeux, qui se chargent de l'vn
à l'autre:
Dum spectant oculi læsos, læduntur et ipsi:
Multáque corporibus transitione nocent.•
pareillement l'imagination esbranlée auecques vehemence, eslance
des traits, qui puissent offencer l'obiect estrangier. L'ancienneté a
tenu de certaines femmes en Scythie, qu'animées et courroussées
contre quelqu'vn, elles le tuoient du seul regard. Les tortues, et
les autruches couuent leurs œufs de la seule veuë, signe qu'ils y3
ont quelque vertu eiaculatrice. Et quant aux sorciers, on les dit
auoir des yeux offensifs et nuisans.
Nescio quis teneros oculus mihi fascinat agnos.
Ce sont pour moy mauuais respondans que magiciens. Tant y a que
nous voyons par experience, les femmes enuoyer aux corps des•
enfans, qu'elles portent au ventre, des marques de leurs fantasies:
tesmoin celle qui engendra le More. Et il fut presenté à
Charles Roy de Boheme et Empereur, vne fille d'aupres de Pise
toute velue et herissée, que sa mere disoit auoir esté ainsi conceuë,
150
à cause d'vn' image de Sainct Iean Baptiste pendue en son lict.
Des animaux il en est de mesmes: tesmoing les brebis de Iacob,
et les perdris et lieures, que la neige blanchit aux montaignes.
On vit dernierement chez moy vn chat guestant vn oyseau au hault
d'vn arbre, et s'estans fichez la veuë ferme l'vn contre l'autre,•
quelque espace de temps, l'oyseau s'estre laissé choir comme mort
entre les pates du chat, ou enyuré par sa propre imagination, ou
attiré par quelque force attractiue du chat. Ceux qui ayment la
volerie ont ouy faire le conte du fauconnier, qui arrestant obstinément
sa veuë contre vn milan en l'air, gageoit, de la seule force de1
sa veuë le ramener contrebas: et le faisoit, à ce qu'on dit. Car les
histoires que i'emprunte, ie les renuoye sur la conscience de ceux
de qui ie les prens. Les discours sont à moy, et se tiennent par
la preuue de la raison, non de l'experience; chacun y peut ioindre
ses exemples: et qui n'en a point, qu'il ne laisse pas de croire qu'il•
en est assez, veu le nombre et varieté des accidens. Si ie ne comme
bien, qu'vn autre comme pour moy. Aussi en l'estude que ie traitte,
de noz mœurs et mouuements, les tesmoignages fabuleux, pourueu
qu'ils soient possibles, y seruent comme les vrais. Aduenu ou non
aduenu, à Rome ou à Paris, à Iean ou à Pierre, c'est tousiours vn2
tour de l'humaine capacité: duquel ie suis vtilement aduisé par ce
recit. Ie le voy, et en fay mon profit, egalement en vmbre qu'en
corps. Et aux diuerses leçons, qu'ont souuent les histoires, ie prens
à me seruir de celle qui est la plus rare et memorable. Il y a des
autheurs, desquels la fin c'est dire les euenements. La mienne,•
si i'y scauoye aduenir, seroit dire sur ce qui peut aduenir. Il est
justement permis aux Escholes, de supposer des similitudes, quand
ilz n'en ont point. Ie n'en fay pas ainsi pourtant, et surpasse de
ce costé là, en religion superstitieuse, toute foy historiale. Aux
exemples que ie tire ceans, de ce que i'ay leu, ouï, faict, ou dict, ie3
me suis defendu d'oser alterer iusques aux plus legeres et inutiles
circonstances, ma conscience ne falsifie pas vn iota, mon inscience
ie ne sçay. Sur ce propos, i'entre par fois en pensée, qu'il puisse
asses bien conuenir à vn Theologien, à vn Philosophe, et telles
152
gens d'exquise et exacte conscience et prudence, d'escrire l'histoire.
Comment peuuent-ils engager leur foy sur vne foy populaire?
comment respondre des pensées de personnes incognues; et donner
pour argent contant leurs coniectures? Des actions à diuers membres,
qui se passent en leur presence, ils refuseroient d'en rendre•
tesmoignage, assermentez par vn iuge. Et n'ont homme si familier,
des intentions duquel ils entreprennent de pleinement respondre.
Ie tien moins hazardeux d'escrire les choses passées, que presentes:
d'autant que l'escriuain n'a à rendre compte que d'vne
verité empruntée. Aucuns me conuient d'escrire les affaires de1
mon temps: estimants que ie les voy d'vne veuë moins blessée de
passion, qu'vn autre, et de plus pres, pour l'accés que fortune m'a
donné aux chefs de diuers partis. Mais ils ne disent pas, que pour
la gloire de Salluste ie n'en prendroys pas la peine: ennemy iuré
d'obligation, d'assiduité, de constance: qu'il n'est rien si contraire•
à mon stile, qu'vne narration estendue. Ie me recouppe si souuent,
à faute d'haleine. Ie n'ay ny composition ny explication, qui vaille.
Ignorant au delà d'vn enfant, des frases et vocables, qui seruent
aux choses plus communes. Pourtant ay-ie prins à dire ce que ie
sçay dire: accommodant la matiere à ma force. Si i'en prenois qui2
me guidast, ma mesure pourroit faillir à la sienne. Que ma liberté,
estant si libre, i'eusse publié des iugements, à mon gré
mesme, et selon raison, illegitimes et punissables. Plutarche nous
diroit volontiers de ce qu'il en a faict, que c'est l'ouurage d'autruy,
que ses exemples soient en tout et par tout veritables: qu'ils soient•
vtiles à la posterité, et presentez d'vn lustre, qui nous esclaire à la
vertu, que c'est son ouurage. Il n'est pas dangereux, comme en vne
drogue medicinale, en vn compte ancien, qu'il soit ainsin ou ainsi.
154
DEMADES Athenien condemna vn homme de sa ville, qui faisoit
mestier de vendre les choses necessaires aux enterremens, soubs
tiltre de ce qu'il en demandoit trop de profit, et que ce profit ne
luy pouuoit venir sans la mort de beaucoup de gens. Ce iugement
semble estre mal pris; d'autant qu'il ne se faict aucun profit qu'au•
dommage d'autruy, et qu'à ce compte il faudroit condamner toute
sorte de guain. Le marchand ne faict bien ses affaires, qu'à la
débauche de la ieunesse: le laboureur à la cherté des bleds:
l'architecte à la ruine des maisons: les officiers de la Iustice aux
procez et querelles des hommes: l'honneur mesme et pratique des1
Ministres de la religion se tire de nostre mort et de noz vices. Nul
Medecin ne prent plaisir à la santé de ses amis mesmes, dit l'ancien
Comique Grec; ny soldat à la paix de sa ville: ainsi du reste.
Et qui pis est, que chacun se sonde au dedans, il trouuera que
nos souhaits interieurs pour la plus part naissent et se nourrissent•
aux despens d'autruy. Ce que considerant, il m'est venu en fantasie,
comme nature ne se dement point en cela de sa generale police:
car les Physiciens tiennent, que la naissance, nourrissement
et, augmentation de chasque chose, est l'alteration et corruption
d'vn' autre.2
Nam quodcunque suis mutatum finibus exit,
Continuó hoc mors est illius, quod fuit antè.
CHAPITRE XXII. (TRADUCTION LIV. I, CH. XXII.)
De la coustume, et de ne changer aisément
vne loy receüe.
CELVY me semble auoir tres-bien conceu la force de la coustume,
qui premier forgea ce compte, qu'vne femme de village ayant
appris de caresser et porter entre ses bras vn veau des l'heure de•
sa naissance, et continuant tousiours à ce faire, gaigna cela par
156
l'accoustumance, que tout grand beuf qu'il estoit, elle le portoit
encore. Car c'est à la verité vne violente et traistresse maistresse
d'escole, que la coustume. Elle establit en nous, peu à peu, à la
desrobée, le pied de son authorité: mais par ce doux et humble
commencement, l'ayant rassis et planté auec l'ayde du temps, elle•
nous descouure tantost vn furieux et tyrannique visage, contre lequel
nous n'auons plus la liberté de hausser seulement les yeux.
Nous luy voyons forcer tous les coups les regles de nature: Vsus
efficacissimus rerum omnium magister. I'en croy l'antre de Platon en
sa republique, et les Medecins, qui quittent si souuent à son authorité1
les raisons de leur art: et ce Roy qui par son moyen rangea
son estomac à se nourrir de poison: et la fille qu'Albert recite
s'estre accoustumée à viure d'araignées: et en ce monde des
Indes nouuelles on trouua des grands peuples, et en fort diuers
climats, qui en viuoient, en faisoient prouision, et les appastoient:•
comme aussi des sauterelles, formiz, laizards, chauuesouriz, et fut
vn crapault vendu six escus en vne necessité de viures: ils les
cuisent et apprestent à diuerses sauces. Il en fut trouué d'autres
ausquels noz chairs et noz viandes estoyent mortelles et venimeuses.
Consuetudinis magna vis est. Pernoctant venatores in niue:2
in montibus vri se patiuntur: Pugiles, cœstibus contusi, ne ingemiscunt
quidem. Ces exemples estrangers ne sont pas estranges, si
nous considerons ce que nous essayons ordinairement; combien
l'accoustumance hebete noz sens. Il ne nous faut pas aller cercher
ce qu'on dit des voisins des cataractes du Nil: et ce que les Philosophes•
estiment de la musicque celeste; que les corps de ces
cercles, estants solides, polis, et venants à se lescher et frotter
l'vn à l'autre en roullant, ne peuuent faillir de produire vne merueilleuse
harmonie: aux couppures et muances de laquelle se
manient les contours et changements des caroles des astres. Mais3
qu'vniuersellement les ouïes des creatures de çà bas, endormies,
comme celles des Ægyptiens, par la continuation de ce son, ne
le peuuent apperceuoir, pour grand qu'il soit. Les mareschaux,
meulniers, armuriers, ne sçauroient demeurer au bruit, qui les
frappe, s'il les perçoit comme nous. Mon collet de fleurs sert à mon•
nez: mais apres que ie m'en suis vestu trois iours de suitte, il ne
sert qu'aux nez assistants. Cecy est plus estrange, que, nonobstant
les longs interualles et intermissions, l'accoustumance puisse
ioindre et establir l'effect de son impression sur noz sens: comme
essayent les voysins des clochiers. Ie loge chez moy en vne tour,4
où à la diane et à la retraitte vne forte grosse cloche sonne tous les
158
iours l'Aué Maria. Ce tintamarre estonne ma tour mesme: et aux
premiers iours me semblant insupportable, en peu de temps m'appriuoise
de maniere que ie l'oy sans offense, et souuent sans m'en
esueiller. Platon tansa vn enfant, qui iouoit aux noix. Il luy
respondit: Tu me tanses de peu de chose. L'accoustumance, repliqua•
Platon, n'est pas chose de peu. Ie trouue que noz plus
grands vices prennent leur ply des nostre plus tendre enfance, et que
nostre principal gouuernement est entre les mains des nourrices.
C'est passetemps aux meres de veoir vn enfant tordre le col à vn
poulet, et s'esbatre à blesser vn chien et vn chat. Et tel pere est si1
sot, de prendre à bon augure d'vne ame martiale, quand il voit
son fils gourmer iniurieusement vn païsant, ou vn laquay, qui ne se
defend point: et à gentillesse, quand il le void affiner son compagnon
par quelque malicieuse desloyauté, et tromperie. Ce sont
pourtant les vrayes semences et racines de la cruauté, de la tyrannie,•
de la trahyson. Elles se germent là, et s'esleuent apres gaillardement,
et profittent à force entre les mains de la coustume.
Et est vne tres-dangereuse institution, d'excuser ces villaines inclinations,
par la foiblesse de l'aage, et legereté du subiect. Premierement
c'est nature qui parle; de qui la voix est lors plus pure2
et plus naifue, qu'elle est plus gresle et plus neufue. Secondement,
la laideur de la piperie ne depend pas de la difference des escutz
aux espingles: elle depend de soy. Ie trouue bien plus iuste de
conclurre ainsi: Pourquoy ne tromperoit il aux escutz, puis qu'il
trompe aux espingles? que, comme ils font; Ce n'est qu'aux espingles:•
il n'auroit garde de le faire aux escutz. Il faut apprendre
soigneusement aux enfants de haïr les vices de leur propre contexture,
et leur en faut apprendre la naturelle difformité, à ce qu'ils
les fuient non en leur action seulement, mais sur tout en leur
cœur: que la pensee mesme leur en soit odieuse, quelque masque3
qu'ils portent. Ie sçay bien, que pour m'estre duict en ma puerilité,
de marcher tousiours mon grand et plain chemin, et auoir
eu à contrecœur de mesler ny tricotterie ny finesse à mes ieux
enfantins, (comme de vray il faut noter, que les ieux des enfants
ne sont pas ieux: et les faut iuger en eux, comme leurs plus serieuses•
actions) il n'est passetemps si leger, où ie n'apporte du
dedans, et d'vne propension naturelle, et sans estude, vne extreme
contradiction à tromper. Ie manie les chartes pour les doubles, et
tien compte, comme pour les doubles doublons, lors que le gaigner
et le perdre, contre ma femme et ma fille, m'est indifferent,4
comme lors qu'il va de bon. En tout et par tout, il y a assés de
mes yeux à me tenir en office: il n'y en a point, qui me veillent
160
de si pres, ny que ie respecte plus. Ie viens de voir chez moy vn
petit homme natif de Nantes, né sans bras, qui a si bien façonné
ses pieds, au seruice que luy deuoient les mains, qu'ils en ont à
la verité à demy oublié leur office naturel. Au demourant il les
nomme ses mains, il trenche, il charge vn pistolet et le lasche,•
il enfille son eguille, il coud, il escrit, il tire le bonnet, il se peigne,
il iouë aux cartes et aux dez, et les remue auec autant de dexterité
que sçauroit faire quelqu'autre: l'argent que luy ay donné,
il l'a emporté en son pied, comme nous faisons en nostre main.
I'en vy vn autre estant enfant, qui manioit vn' espee à deux mains,1
et vn' hallebarde, du ply du col à faute de mains, les iettoit
en l'air et les reprenoit, lançoit vne dague, et faisoit craqueter vn
fouët aussi bien que charretier de France. Mais on descouure
bien mieux ses effets aux estranges impressions, qu'elle faict en
nos ames, où elle ne trouue pas tant de resistance. Que ne peut•
elle en nos iugemens et en nos creances? y a il opinion si bizarre:
ie laisse à part la grossiere imposture des religions, dequoy tant
de grandes nations, et tant de suffisants personnages se sont veuz
enyurez: car cette partie estant hors de nos raisons humaines,
il est plus excusable de s'y perdre, à qui n'y est extraordinairement2
esclairé par faueur diuine: mais d'autres opinions y en a il
de si estranges, qu'elle n'aye planté et estably par loix és regions
que bon luy a semblé? Et est tres-iuste cette ancienne exclamation:
Non pudet physicum, id est speculatorem venatorémque naturæ,
ab animis consuetudine imbutis quærere testimonium veritatis?•
I'estime qu'il ne tombe en l'imagination humaine aucune fantasie
si forcenee qui ne rencontre l'exemple de quelque vsage public, et
par consequent que nostre raison n'estaye et ne fonde. Il est des
peuples où on tourne le doz à celuy qu'on saluë, et ne regarde l'on
iamais celuy qu'on veut honorer. Il en est où quand le Roy crache,3
la plus fauorie des dames de sa Cour tend la main: et en autre
nation les plus apparents qui sont autour de luy se baissent à
terre, pour amasser en du linge son ordure. Desrobons icy la place
d'vn compte. Vn Gentil-homme François se mouchoit tousiours
de sa main, chose tres-ennemie de nostre vsage, defendant là dessus•
son faict: et estoit fameux en bonnes rencontres. Il me demanda,
quel priuilege auoit ce salle excrement, que nous allassions
luy apprestant vn beau linge delicat à le receuoir; et puis,
qui plus est, à l'empaqueter et serrer soigneusement sur nous.
162
Que cela deuoit faire plus de mal au cœur, que de le voir verser
où que ce fust: comme nous faisons toutes nos autres ordures. Ie
trouuay, qu'il ne parloit pas du tout sans raison: et m'auoit la
coustume osté l'apperceuance de cette estrangeté, laquelle pourtant
nous trouuons si hideuse, quand elle est recitee d'vn autre païs.•
Les miracles sont, selon l'ignorance en quoy nous sommes de la
nature, non selon l'estre de la nature. L'assuefaction endort la
veuë de nostre iugement. Les Barbares ne nous sont de rien plus
merueilleux que nous sommes à eux: ny auec plus d'occasion,
comme chascun aduoüeroit, si chascun sçauoit, apres s'estre promené1
par ces loingtains exemples, se coucher sur les propres, et
les conferer sainement. La raison humaine est vne teinture infuse
enuiron de pareil pois à toutes nos opinions et mœurs, de quelque
forme qu'elles soient: infinie en matiere, infinie en diuersité. Ie
m'en retourne. Il est des peuples, où sauf sa femme et ses•
enfans aucun ne parle au Roy que par sarbatane. En vne mesme
nation et les vierges montrent à decouuert leurs parties honteuses,
et les mariees les couurent et cachent soigneusement. A quoy cette
autre coustume qui est ailleurs a quelque relation: la chasteté n'y
est en prix que pour le seruice du mariage: car les filles se peuuent2
abandonner à leur poste, et engroissees se faire auorter par
medicamens propres, au veu d'vn chascun. Et ailleurs si c'est vn
marchant qui se marie, tous les marchans conuiez à la nopce,
couchent auec l'espousee auant luy: et plus il y en a, plus a elle
d'honneur et de recommandation de fermeté et de capacité: si vn•
officier se marie, il en va de mesme; de mesme si c'est vn noble;
et ainsi des autres: sauf si c'est vn laboureur ou quelqu'vn du bas
peuple: car lors c'est au Seigneur à faire: et si on ne laisse pas
d'y recommander estroitement la loyauté, pendant le mariage. Il
en est, où il se void des bordeaux publics de masles, voire et des3
mariages: où les femmes vont à la guerre quand et leurs maris, et
ont rang, non au combat seulement, mais aussi au commandement.
Où non seulement les bagues se portent au nez, aux leures, aux
ioues, et aux orteils des pieds: mais des verges d'or bien poisantes
au trauers des tetins et des fesses. Où en mangeant on s'essuye les•
doigts aux cuisses, et à la bourse des genitoires, et à la plante des
pieds. Où les enfans ne sont pas heritiers, ce sont les freres et
nepueux: et ailleurs les nepueux seulement: sauf en la succession
164
du Prince. Où pour regler la communauté des biens, qui s'y obserue,
certains Magistrats souuerains ont charge vniuerselle de la
culture des terres, et de la distribution des fruicts, selon le besoing
d'vn chacun. Où l'on pleure la mort des enfans, et festoye
l'on celle des vieillarts. Où ils couchent en des licts dix ou douze•
ensemble auec leurs femmes. Où les femmes qui perdent leurs
maris par mort violente, se peuuent remarier, les autres non. Où
l'on estime si mal de la condition des femmes, que l'on y tuë les
femelles qui y naissent, et achepte l'on des voisins, des femmes
pour le besoing. Où les maris peuuent repudier sans alleguer1
aucune cause, les femmes non pour cause quelconque. Où les maris
ont loy de les vendre, si elles sont steriles. Où ils font cuire le
corps du trespassé, et puis piler, iusques à ce qu'il se forme
comme en bouillie, laquelle ils meslent à leur vin, et la boiuent.
Où la plus desirable sepulture est d'estre mangé des chiens:•
ailleurs des oyseaux. Où l'on croit que les ames heureuses viuent en
toute liberté, en des champs plaisans, fournis de toutes commoditez:
et que ce sont elles qui font cet echo que nous oyons. Où ils
combattent en l'eau, et tirent seurement de leurs arcs en nageant.
Où pour signe de subiection il faut hausser les espaules, et baisser2
la teste: et deschausser ses souliers quand on entre au logis du Roy.
Où les unuques qui ont les femmes religieuses en garde, ont encore
le nez et leures à dire, pour ne pouuoir estre aymez: et les prestres
se creuent les yeux pour accointer les demons, et prendre les oracles.
Où chacun faict vn Dieu de ce qu'il luy plaist, le chasseur d'vn lyon•
ou d'vn renard, le pescheur de certain poisson: et des idoles de
chaque action ou passion humaine: le soleil, la lune, et la terre,
sont les Dieux principaux: la forme de iurer, c'est toucher la terre
regardant le soleil: et y mange l'on la chair et le poisson crud. Où
le grand serment, c'est iurer le nom de quelque homme trespassé,3
qui a esté en bonne reputation au païs, touchant de la main sa
tumbe. Où les estrenes que le Roy enuoye aux Princes ses vassaux,
tous les ans, c'est du feu, lequel apporté, tout le vieil feu est esteint:
et de ce nouueau sont tenus les peuples voisins venir puiser chacun
pour soy, sur peine de crime de leze maiesté. Où, quand le Roy•
pour s'adonner du tout à la deuotion, se retire de sa charge, ce qui
auient souuent, son premier successeur est obligé d'en faire autant:
et passe le droict du Royaume au troisiéme successeur. Où lon diuersifie
166
la forme de la police, selon que les affaires semblent le requerir:
on depose le Roy quand il semble bon: et luy substitue lon
des anciens à prendre le gouuernail de l'Estat: et le laisse lon par
fois aussi és mains de la commune. Où hommes et femmes sont circoncis,
et pareillement baptisés. Où le soldat, qui en vn ou diuers•
combats, est arriué à presenter à son Roy sept testes d'ennemis, est
faict noble. Où lon vit soubs cette opinion si rare et insociable de
la mortalité des ames. Où les femmes s'accouchent sans pleincte et
sans effroy. Où les femmes en l'vne et l'autre iambe portent des
greues de cuiure: et si vn pouil les mord, sont tenues par deuoir1
de magnanimité de le remordre: et n'osent espouser, qu'elles
n'ayent offert à leur Roy, s'il le veut, leur pucellage. Où l'on saluë
mettant le doigt à terre: et puis le haussant vers le ciel. Où les hommes
portent les charges sur la teste, les femmes sur les espaules:
elles pissent debout, les hommes, accroupis. Où ils enuoient de leur•
sang en signe d'amitié, et encensent comme les Dieux, les hommes
qu'ils veulent honnorer. Où non seulement iusques au quatriesme
degré, mais en aucun plus esloigné, la parenté n'est soufferte aux
mariages. Où les enfans sont quatre ans à nourrisse, et souuent
douze: et là mesme il est estimé mortel de donner à l'enfant à tetter2
tout le premier iour. Où les peres ont charge du chastiment des
masles, et les meres à part, des femelles: et est le chastiment de
les fumer pendus par les pieds. Où on faict circoncire les femmes.
Où lon mange toute sorte d'herbes sans autre discretion, que de refuser
celles qui leur semblent auoir mauuaise senteur. Où tout est•
ouuert: et les maisons pour belles et riches qu'elles soyent sans
porte, sans fenestre, sans coffre qui ferme: et sont les larrons doublement
punis qu'ailleurs. Où ils tuent les pouils auec les dents
comme les Magots, et trouuent horrible de les voir escacher soubs
les ongles. Où lon ne couppe en toute la vie ny poil ny ongle: ailleurs3
où lon ne couppe que les ongles de la droicte, celles de la gauche
se nourrissent par gentillesse. Où ils nourrissent tout le poil du
costé droict, tant qu'il peut croistre: et tiennent raz le poil de l'autre
cousté. Et en voisines prouinces, celle icy nourrit le poil de deuant,
celle là le poil de derriere: et rasent l'oposite. Où les peres•
prestent leurs enfans, les maris leurs femmes, à iouyr aux hostes,
en payant. Où on peut honnestement faire des enfans à sa mere,
les peres se mesler à leurs filles, et à leurs fils. Où aux assemblees
168
des festins ils s'entreprestent sans distinction de parenté les enfans
les vns aux autres. Icy on vit de chair humaine: là c'est office de
pieté de tuer son pere en certain aage: ailleurs les peres ordonnent
des enfans encore au ventre des meres, ceux qu'ils veulent estre
nourriz et conseruez, et ceux qu'ils veulent estre abandonnez et tuez:•
ailleurs les vieux maris prestent leurs femmes à la ieunesse pour s'en
seruir: et ailleurs elles sont communes sans peché: voire en tel
païs portent pour marque d'honneur autant de belles houpes frangees
au bord de leurs robes, qu'elles ont accointé de masles. N'a
pas faict la coustume encore vne chose publique de femmes à part?1
leur a elle pas mis les armes à la main? faict dresser des armees,
et liurer des batailles? Et ce que toute la philosophie ne peut planter
en la teste des plus sages, ne l'apprend elle pas de sa seule ordonnance
au plus grossier vulgaire? car nous sçauons des nations
entieres, où non seulement la mort estoit mesprisee, mais festoyee:•
où les enfans de sept ans souffroient à estre foüettez iusques à la
mort, sans changer de visage: où la richesse estoit en tel mespris,
que le plus chetif citoyen de la ville n'eust daigné baisser le bras
pour amasser vne bource d'escus. Et sçauons des regions tres-fertiles
en toutes façons de viures, où toutesfois les plus ordinaires més2
et les plus sauoureux, c'estoient du pain, du nasitort et de l'eau. Fit
elle pas encore ce miracle en Cio, qu'il s'y passa sept cens ans, sans
memoire que femme ny fille y eust faict faute à son honneur? Et
somme, à ma fantasie, il n'est rien qu'elle ne face, ou qu'elle ne
puisse: et auec raison l'appelle Pindarus, à ce qu'on m'a dict, la•
Royne et Emperiere du monde. Celuy qu'on rencontra battant son
pere, respondit, que c'estoit la coustume de sa maison: que son
pere auoit ainsi batu son ayeul; son ayeul son bisayeul: et montrant
son fils: Cettuy cy me battra quand il sera venu au terme de
l'aage où ie suis. Et le pere que le fils tirassoit et sabouloit emmy3
la ruë, luy commanda de s'arrester à certain huis; car luy, n'auoit
trainé son pere que iusques là: que c'estoit la borne des iniurieux
traittements hereditaires, que les enfants auoient en vsage faire aux
peres en leur famille. Par coustume, dit Aristote, aussi souuent que
par maladie, des femmes s'arrachent le poil, rongent leurs ongles,•
mangent des charbons et de la terre: et plus par coustume que par
nature les masles se meslent aux masles. Les loix de la conscience,
170
que nous disons naistre de nature, naissent de la coustume:
chacun ayant en veneration interne les opinions et mœurs approuuees
et receuës autour de luy, ne s'en peut desprendre sans remors,
ny s'y appliquer sans applaudissement. Quand ceux de Crete vouloient
au temps passé maudire quelqu'vn, ils prioient les Dieux de•
l'engager en quelque mauuaise coustume. Mais le principal effect de
sa puissance, c'est de nous saisir et empieter de telle sorte, qu'à
peine soit-il en nous, de nous r'auoir de sa prinse, et de r'entrer
en nous, pour discourir et raisonner de ses ordonnances. De vray,
parce que nous les humons auec le laict de nostre naissance, et que1
le visage du monde se presente en cet estat à nostre premiere veuë,
il semble que nous soyons naiz à la condition de suyure ce train.
Et les communes imaginations, que nous trouuons en credit autour
de nous, et infuses en nostre ame par la semence de nos peres, il
semble que ce soyent les generalles et naturelles. Par où il aduient,•
que ce qui est hors les gonds de la coustume, on le croid hors les
gonds de la raison: Dieu sçait combien desraisonnablement le plus
souuent. Si comme nous, qui nous estudions, auons apprins de
faire, chascun qui oid vne iuste sentence, regardoit incontinent par
où elle luy appartient en son propre: chascun trouueroit, que cette2
cy n'est pas tant vn bon mot comme vn bon coup de fouet à la bestise
ordinaire de son iugement. Mais on reçoit les aduis de la verité
et ses preceptes, comme adressés au peuple, non iamais à soy: et
au lieu de les coucher sur ses mœurs, chascun les couche en sa
memoire, tres-sottement et tres-inutilement. Reuenons à l'empire•
de la coustume. Les peuples nourris à la liberté et à se commander
eux mesmes, estiment toute autre forme de police monstrueuse
et contre nature. Ceux qui sont duits à la monarchie en font de
mesme. Et quelque facilité que leur preste fortune au changement,
lors mesme qu'ils se sont auec grandes difficultez deffaitz de l'importunité3
d'vn maistre, ils courent à en replanter vn nouueau auec
pareilles difficultez, pour ne se pouuoir resoudre de prendre en
haine la maistrise. C'est par l'entremise de la coustume que chascun
est contant du lieu où nature l'a planté: et les sauuages d'Escosse
n'ont que faire de la Touraine, ny les Scythes de la Thessalie.•
Darius demandoit à quelques Grecs, pour combien ils voudroient
prendre la coustume des Indes, de manger leurs peres trespassez
(car c'estoit leur forme, estimans ne leur pouuoir donner plus fauorable
sepulture, que dans eux-mesmes) ils luy respondirent que
172
pour chose du monde ils ne le feroient: mais s'estant aussi essayé
de persuader aux Indiens de laisser leur façon, et prendre celle de
Grece, qui estoit de brusler les corps de leurs peres, il leur fit encore
plus d'horreur. Chacun en fait ainsi, d'autant que l'vsage nous
desrobbe le vray visage des choses.•
Nil adeo magnum, nec tam mirabile quicquam
Principio, quod non minuant mirarier omnes
Paulatim.
Autrefois ayant à faire valoir quelqu'vne de nos obseruations, et
receuë auec resoluë authorité bien loing autour de nous: et ne voulant1
point, comme il se fait, l'establir seulement par la force des
loix et des exemples, mais questant tousiours iusques à son origine,
i'y trouuay le fondement si foible, qu'à peine que ie ne m'en degoustasse,
moy, qui auois à la confirmer en autruy. C'est cette recepte,
par laquelle Platon entreprend de chasser les des-naturees•
et preposteres amours de son temps: qu'il estime souueraine et
principale: assauoir, que l'opinion publique les condamne: que les
Poëtes, que chacun en face de mauuais comptes. Recepte, par le
moyen de laquelle, les plus belles filles n'attirent plus l'amour des
peres, ny les freres plus excellents en beauté, l'amour des sœurs.2
Les fables mesmes de Thyestes, d'Oedipus, de Macareus, ayant, auec
le plaisir de leur chant, infus cette vtile creance, en la tendre ceruelle
des enfants. De vray, la pudicité est vne belle vertu, et de laquelle
l'vtilité est assez connuë: mais de la traitter et faire valoir
selon nature, il est autant mal-aysé, comme il est aysé de la faire•
valoir selon l'vsage, les loix, et les preceptes. Les premieres et vniuerselles
raisons sont de difficile perscrutation. Et les passent noz
maistres en escumant, ou en ne les osant pas seulement taster, se
iettent d'abordee dans la franchise de la coustume: là ils s'enflent,
et triomphent à bon compte. Ceux qui ne se veulent laisser tirer3
hors cette originelle source, faillent encore plus: et s'obligent à
des opinions sauuages, tesmoin Chrysippus: qui sema en tant de
lieux de ses escrits, le peu de compte en quoy il tenoit les conionctions
incestueuses, quelles qu'elles fussent. Qui voudra se deffaire
de ce violent preiudice de la coustume, il trouuera plusieurs•
choses receuës d'vne resolution indubitable, qui n'ont appuy qu'en
la barbe chenüe et rides de l'vsage, qui les accompaigne: mais ce
174
masque arraché, rapportant les choses à la verité et à la raison, il
sentira son iugement, comme tout bouleuersé, et remis pourtant en
bien plus seur estat. Pour exemple, ie luy demanderay lors, quelle
chose peut estre plus estrange, que de voir vn peuple obligé à suiure
des loix qu'il n'entendit oncques: attaché en tous ses affaires•
domesticques, mariages, donations, testaments, ventes, et achapts,
à des regles qu'il ne peut sçauoir, n'estans escrites ny publiees en
sa langue, et desquelles par necessité il luy faille acheter l'interpretation
et l'vsage. Non selon l'ingenieuse opinion d'Isocrates, qui
conseille à son Roy de rendre les trafiques et negociations de ses1
subiects libres, franches, et lucratiues; et leurs debats et querelles,
onereuses, chargees de poisans subsides: mais selon vne opinion
prodigieuse, de mettre en trafique, la raison mesme, et donner aux
loix cours de marchandise. Ie sçay bon gré à la fortune, dequoy,
comme disent nos historiens, ce fut vn Gentil-homme Gascon et de•
mon pays, qui le premier s'opposa à Charlemaigne, nous voulant
donner les loix Latines et imperiales. Qu'est-il plus farouche que
de voir vne nation, où par legitime coustume la charge de iuger se
vende; et les iugements soyent payez à purs deniers contans; et où
legitimement la iustice soit refusee à qui n'a dequoy la payer: et2
aye cette marchandise si grand credit, qu'il se face en vne police vn
quatriéme estat, de gens manians les procés, pour le ioindre aux trois
anciens, de l'Église, de la Noblesse, et du Peuple: lequel estat ayant
la charge des loix et souueraine authorité des biens et des vies, face
vn corps à part de celuy de la noblesse: d'où il aduienne qu'il y•
ayt doubles loix, celles de l'honneur, et celles de la iustice, en plusieurs
choses fort contraires: aussi rigoureusement condamnent
celles-là vn demanti souffert, comme celles icy vn demanti reuanché:
par le deuoir des armes, celuy-là soit degradé d'honneur et
de noblesse qui souffre vn' iniure, et par le deuoir ciuil, celuy qui3
s'en venge encoure vne peine capitale? qui s'adresse aux loix pour
auoir raison d'vne offense faicte à son honneur, il se deshonnore:
et qui ne s'y adresse, il en est puny et chastié par les loix: et de
ces deux pieces si diuerses, se rapportans toutesfois à vn seul chef,
ceux-là ayent la paix, ceux-cy la guerre en charge: ceux-là ayent•
le gaing, ceux-cy l'honneur: ceux-là le sçauoir, ceux-cy la vertu:
ceux-là la parole, ceux-cy l'action: ceux-là la iustice, ceux-cy la
vaillance: ceux-là la raison, ceux-cy la force: ceux-là la robbe
176
longue, ceux-cy la courte en partage. Quant aux choses indifferentes,
comme vestemens, qui les voudra ramener à leur vraye fin,
qui est le seruice et commodité du corps, d'où depend leur grace et
bien-seance originelle, pour les plus fantasticques à mon gré qui se
puissent imaginer, ie luy donray entre autres nos bonnets carrez:•
cette longue queuë de veloux plissé, qui pend aux testes de nos
femmes, auec son attirail bigarré: et ce vain modelle et inutile,
d'vn membre que nous ne pouuons seulement honnestement nommer,
duquel toutesfois nous faisons montre et parade en public.
Ces considerations ne destournent pourtant pas vn homme d'entendement1
de suiure le stile commun. Ains au rebours, il me semble
que toutes façons escartees et particulieres partent plustost de folie,
ou d'affectation ambitieuse, que de vraye raison: et que le sage
doit au dedans retirer son ame de la presse, et la tenir en liberté et
puissance de iuger librement des choses: mais quant au dehors,•
qu'il doit suiure entierement les façons et formes receuës. La societé
publique n'a que faire de nos pensees: mais le demeurant,
comme nos actions, nostre trauail, nos fortunes et nostre vie, il la
faut prester et abandonner à son seruice et aux opinions communes:
comme ce bon et grand Socrates refusa de sauuer sa vie par la desobeissance2
du magistrat, voire d'vn magistrat tres-iniuste et tres-inique.
Car c'est la regle des regles, et generale loy des loix, que
chacun obserue celles du lieu où il est: νομοις ἑπεσθαι τοισιν εγχωριοις
αλον. En voicy d'vne autre cuuee. Il y a grand doute, s'il se
peut trouuer si euident profit au changement d'vne loy receüe telle•
qu'elle soit, qu'il y a de mal à la remuer: d'autant qu'vne police,
c'est comme vn bastiment de diuerses pieces ioinctes ensemble d'vne
telle liaison, qu'il est impossible d'en esbranler vne que tout le corps
ne s'en sente. Le legislateur des Thuriens ordonna, que quiconque
voudroit ou abolir vne des vieilles loix, ou en establir vne nouuelle,3
se presenteroit au peuple la corde au col: afin que si la nouuelleté
n'estoit approuuee d'vn chacun, il fust incontinent estranglé. Et celuy
de Lacedemone employa sa vie pour tirer de ses citoyens vne
promesse asseuree, de n'enfraindre aucune de ses ordonnances.
178
L'Ephore qui coupa si rudement les deux cordes que Phrinys auoit
adiousté à la musique, ne s'esmoie pas, si elle en vaut mieux, ou si
les accords en sont mieux remplis: il luy suffit pour les condamner,
que ce soit vne alteration de la vieille façon. C'est ce que signifioit
cette espee rouillee de la Iustice de Marseille. Ie suis desgousté•
de la nouuelleté, quelque visage qu'elle porte; et ay raison,
car i'en ay veu des effets tres-dommageables. Celle qui nous presse
depuis tant d'ans, elle n'a pas tout exploicté: mais on peut dire auec
apparence, que par accident, elle a tout produict et engendré; voire
et les maux et ruines, qui se font depuis sans elle, et contre elle:1
c'est à elle à s'en prendre au nez,
Heu patior telis vulnera facta meis!
Ceux qui donnent le branle à vn Estat, sont volontiers les premiers
absorbez en sa ruine. Le fruict du trouble ne demeure guere à celuy
qui l'a esmeu; il bat et brouille l'eaue pour d'autres pescheurs. La•
liaison et contexture de cette monarchie et ce grand bastiment, ayant
esté desmis et dissout, notamment sur ses vieux ans par elle, donne
tant qu'on veut d'ouuerture et d'entree à pareilles iniures. La maiesté
royalle s'auale plus difficilement du sommet au milieu, qu'elle
ne se precipite du milieu à fons. Mais si les inuenteurs sont plus2
dommageables, les imitateurs sont plus vicieux, de se ietter en des
exemples, desquels ils ont senti et puni l'horreur et le mal. Et s'il
y a quelque degré d'honneur, mesmes au mal faire, ceux cy doiuent
aux autres, la gloire de l'inuention, et le courage du premier effort.
Toutes sortes de nouuelle desbauche puysent heureusement en cette•
premiere et fœconde source, les images et patrons à troubler nostre
police. On lit en nos loix mesmes, faictes pour le remede de ce premier
mal, l'apprentissage et l'excuse de toutes sortes de mauuaises
entreprises. Et nous aduient ce que Thucydides dit des guerres ciuiles
de son temps, qu'en faueur des vices publiques, on les battisoit3
de mots nouueaux plus doux pour leur excuse, abastardissant
et amollissant leurs vrais titres. C'est pourtant, pour reformer nos
consciences et nos creances, honesta oratio est. Mais le meilleur
pretexte de nouuelleté est tres-dangereux.
Adeo nihil motum ex antiquo probabile est.•
180
Si me semble-il, à le dire franchement, qu'il y a grand amour de
soy et presomption, d'estimer ses opinions iusques-là, que pour les
establir, il faille renuerser vne paix publique, et introduire tant de
maux ineuitables, et vne si horrible corruption de mœurs que les
guerres ciuiles apportent, et les mutations d'Estat, en chose de tel•
pois, et les introduire en son pays propre. Est-ce pas mal mesnagé,
d'aduancer tant de vices certains et cognus, pour combattre des erreurs
contestees et debatables? Est-il quelque pire espece de vices,
que ceux qui choquent la propre conscience et naturelle cognoissance?
Le Senat osa donner en payement cette deffaitte, sur le different1
d'entre luy et le peuple, pour le ministere de leur religion:
Ad deos, id magis quàm ad se pertinere, ipsos visuros, ne sacra sua
polluantur: conformément à ce que respondit l'oracle à ceux de
Delphes, en la guerre Medoise, craignans l'inuasion des Perses. Ils
demanderent au Dieu, ce qu'ils auoient à faire des tresors sacrez de•
son temple, ou les cacher, ou les emporter. Il leur respondit, qu'ils
ne bougeassent rien, qu'ils se souciassent d'eux: qu'il estoit suffisant
pour prouuoir à ce qui luy estoit propre. La religion Chrestienne
a toutes les marques d'extreme iustice et vtilité: mais nulle
plus apparente, que l'exacte recommandation de l'obeïssance du magistrat,2
et manutention des polices. Quel merueilleux exemple nous
en a laissé la sapience diuine; qui pour establir le salut du genre
humain, et conduire cette sienne glorieuse victoire contre la mort
et le peché, ne l'a voulu faire qu'à la mercy de nostre ordre politique:
et a soubsmis son progrez et la conduicte d'vn si haut effet•
et si salutaire, à l'aueuglement et iniustice de nos obseruations et
vsances: y laissant courir le sang innocent de tant d'esleuz ses fauoriz,
et souffrant vne longue perte d'années à meurir ce fruict inestimable?
Il y a grand à dire entre la cause de celuy qui suit les
formes et les loix de son pays, et celuy qui entreprend de les regenter3
et changer. Celuy là allegue pour son excuse, la simplicité,
l'obeissance et l'exemple: quoy qu'il face ce ne peut estre malice,
c'est pour le plus malheur. Quis est enim, quem non moueat clarissimis
monimentis testata consignatàque antiquitas? Outre ce que dit
182
Isocrates, que la defectuosité a plus de part à la moderation, que
n'a l'exces. L'autre est en bien plus rude party. Car qui se mesle de
choisir et de changer, vsurpe l'authorité de iuger: et se doit faire
fort, de voir la faute de ce qu'il chasse, et le bien de ce qu'il introduit.
Cette si vulgaire consideration m'a fermy en mon siege: et•
tenu ma ieunesse mesme, plus temeraire, en bride: de ne charger
mes espaules d'vn si lourd faix, que de me rendre respondant d'vne
science de telle importance. Et oser en cette cy, ce qu'en sain iugement,
ie ne pourroy oser en la plus facile de celles ausquelles on
m'auoit instruit, et ausquelles la temerité de iuger est de nul preiudice.1
Me semblant tres-inique, de vouloir sousmettre les constitutions
et obseruances publiques et immobiles, à l'instabilité d'vne
priuée fantasie (la raison priuée n'a qu'vne iurisdiction priuée) et
entreprendre sur les loix diuines, ce que nulle police ne supporteroit
aux ciuiles. Ausquelles, encore que l'humaine raison aye beaucoup•
plus de commerce, si sont elles souuerainement iuges de leurs
iuges: et l'extreme suffisance sert à expliquer et estendre l'vsage,
qui en est receu, non à le destourner et innouer. Si quelques fois
la prouidence diuine a passé par dessus les regles, ausquelles elle
nous a necessairement astreints: ce n'est pas pour nous en dispenser.2
Ce sont coups de sa main diuine: qu'il nous faut, non pas
imiter, mais admirer: et exemples extraordinaires, marques d'vn
expres et particulier adueu: du genre des miracles, qu'elle nous
offre, pour tesmoignage de sa toute puissance, au dessus de noz
ordres et de noz forces: qu'il est folie et impieté d'essayer à representer:•
et que nous ne deuons pas suiure, mais contempler auec
estonnement. Actes de son personnage, non pas du nostre. Cotta
proteste bien opportunément: Quum de religione agitur, T. Coruncanum,
P. Scipionem, P. Scæuolam, pontifices maximos, non Zenonem,
aut Cleanthem, aut Chrysippum, sequor. Dieu le sçache en nostre3
presente querelle, où il y a cent articles à oster et remettre, grands
et profonds articles, combien ils sont qui se puissent vanter d'auoir
exactement recogneu les raisons et fondements de l'vn et l'autre
party. C'est vn nombre, si c'est nombre, qui n'auroit pas grand
moyen de nous troubler. Mais toute cette autre presse où va elle?•
soubs quelle enseigne se iette elle à quartier? Il aduient de la leur,
comme des autres medecines foibles et mal appliquees: les humeurs
qu'elle vouloit purger en nous, elle les a eschauffées, exasperees et
184
aigries par le conflit, et si nous est demeurée dans le corps. Elle
n'a sçeu nous purger par sa foiblesse, et nous a cependant affoiblis:
en maniere que nous ne la pouuons vuider non plus, et ne receuons
de son operation que des douleurs longues et intestines. Si est-ce
que la fortune reseruant tousiours son authorité au dessus de•
nos discours, nous presente aucunes-fois la necessité si vrgente,
qu'il est besoin que les loix luy facent quelque place. Et quand on
resiste à l'accroissance d'vne innouation qui vient par violence à
s'introduire, de se tenir en tout et par tout en bride et en regle
contre ceux qui ont la clef des champs, ausquels tout cela est loisible1
qui peut auancer leur dessein, qui n'ont ny loy ny ordre que
de suiure leur aduantage, c'est vne dangereuse obligation et inequalité.
Aditum nocendi perfido præstat fides. D'autant que la discipline
ordinaire d'vn Estat qui est en sa santé, ne pouruoit pas à
ces accidens extraordinaires: elle presuppose vn corps qui se tient•
en ses principaux membres et offices, et vn commun consentement
à son obseruation et obeissance. L'aller legitime, est vn aller froid,
poisant et contraint: et n'est pas pour tenir bon, à vn aller licencieux
et effrené. On sçait qu'il est encore reproché à ces deux
grands personnages, Octauius et Caton, aux guerres ciuiles, l'vn de2
Sylla, l'autre de Cæsar, d'auoir plustost laissé encourir toutes extremitez
à leur patrie, que de la secourir aux despens de ses loix, et
que de rien remuer. Car à la verité en ces dernieres necessitez, où
il n'y a plus que tenir, il seroit à l'auanture plus sagement fait, de
baisser la teste et prester vn peu au coup, que s'ahurtant outre la•
possibilité à ne rien relascher, donner occasion à la violance de
fouler tout aux pieds: et vaudroit mieux faire vouloir aux loix ce
qu'elles peuuent, puis qu'elles ne peuuent ce qu'elles veulent. Ainsi
fit celuy qui ordonna qu'elles dormissent vingt quatre heures: et
celuy qui remua pour cette fois vn iour du calendrier: et cet autre3
qui du mois de Iuin fit le second May. Les Lacedemoniens mesmes,
tant religieux obseruateurs des ordonnances de leur païs, estans
pressez de leur loy, qui deffendoit d'eslire par deux fois Admiral vn
mesme personnage, et de l'autre part leurs affaires requerans de
toute necessité, que Lysander prinst de rechef cette charge, ils firent•
bien vn Aracus Admiral, mais Lysander surintendant de la marine.
Et de mesme subtilité, vn de leurs Ambassadeurs estant enuoyé vers
les Atheniens, pour obtenir le changement de quelque ordonnance,
et Pericles luy alleguant qu'il estoit deffendu d'oster le tableau, où
186
vne loy estoit vne fois posée, luy conseilla de le tourner seulement,
d'autant que cela n'estoit pas deffendu. C'est ce dequoy Plutarque
loüe Philopœmen, qu'estant né pour commander, il sçauoit non
seulement commander selon les loix, mais aux loix mesmes, quand
la necessité publique le requeroit.•
IAQVES Amiot, grand Aumosnier de France, me recita vn iour cette
histoire à l'honneur d'vn Prince des nostres (et nostre estoit-il
à tres-bonnes enseignes, encore que son origine fust estrangere)
que durant nos premiers troubles au siege de Roüan, ce Prince
ayant esté aduerti par la Royne mere du Roy d'vne entreprise qu'on1
faisoit sur sa vie, et instruit particulierement par ses lettres, de
celuy qui la deuoit conduire à chef, qui estoit vn Gentil-homme
Angeuin ou Manceau, frequentant lors ordinairement pour cet effet,
la maison de ce Prince: il ne communiqua à personne cet aduertissement:
mais se promenant l'endemain au mont saincte Catherine,•
d'où se faisoit nostre baterie à Rouan (car c'estoit au temps
que nous la tenions assiegee) ayant à ses costez ledit Seigneur
grand Aumosnier et vn autre Euesque, il apperçeut ce Gentil-homme,
qui luy auoit esté remarqué, et le fit appeller. Comme il
fut en sa presence, il luy dit ainsi le voyant desia pallir et fremir2
des alarmes de sa conscience: Monsieur de tel lieu, vous vous doutez
bien de ce que ie vous veux, et vostre visage le montre: vous n'auez
rien à me cacher: car ie suis instruict de vostre affaire si auant,
que vous ne feriez qu'empirer vostre marché, d'essayer à le couurir.
Vous sçauez bien telle chose et telle (qui estoyent les tenans et aboutissans•
des plus secretes pieces de cette menee) ne faillez sur vostre
vie à me confesser la verité de tout ce dessein. Quand ce pauure
homme se trouua pris et conuaincu, car le tout auoit esté descouuert
à la Royne par l'vn des complices, il n'eut qu'à ioindre les mains
et requerir la grace et misericorde de ce Prince; aux pieds duquel3
il se voulut ietter, mais il l'en garda, suyuant ainsi son propos: Venez
çà, vous ay-ie autre-fois fait desplaisir? ay-ie offencé quelqu'vn des
vostres par haine particuliere? Il n'y a pas trois semaines que ie
vous cognois, quelle raison vous a peu mouuoir à entreprendre ma
mort? Le Gentil-homme respondit à cela d'vne voix tremblante, que•
ce n'estoit aucune occasion particuliere qu'il en eust, mais l'interest
188
de la cause generale de son party, et qu'aucuns luy auoient persuadé
que ce seroit vne execution pleine de pieté, d'extirper en quelque
maniere que ce fust, vn si puissant ennemy de leur religion. Or,
suiuit ce Prince, ie vous veux montrer, combien la religion que ie
tiens est plus douce, que celle dequoy vous faictes profession. La•
vostre vous a conseillé de me tuer sans m'ouir, n'ayant receu de
moy aucune offence; et la mienne me commande que ie vous pardonne,
tout conuaincu que vous estes de m'auoir voulu tuer sans
raison. Allez vous en, retirez vous, que ie ne vous voye plus icy: et
si vous estes sage, prenez doresnauant en voz entreprises des conseillers1
plus gens de bien que ceux là. L'empereur Auguste estant
en la Gaule, reçeut certain auertissement d'vne coniuration que luy
brassoit L. Cinna: il delibera de s'en venger, et manda pour cet
effect au lendemain le conseil de ses amis: mais la nuict d'entre-deux
il la passa auec grande inquietude, considerant qu'il auoit à•
faire mourir un ieune homme de bonne maison, et neueu du grand
Pompeius: et produisoit en se pleignant plusieurs diuers discours.
Quoy donq, faisoit-il, sera-il dict que ie demeureray en crainte et
en alarme, et que ie lairray mon meurtrier se pourmener cependant
à son ayse? S'en ira-il quitte, ayant assailly ma teste, que i'ay2
sauuée de tant de guerres ciuiles, de tant de batailles, par mer et
par terre? et apres auoir estably la paix vniuerselle du monde,
sera-il absouz, ayant deliberé non de me meurtrir seulement, mais
de me sacrifier? Car la coniuration estoit faicte de le tuer, comme
il feroit quelque sacrifice. Apres cela s'estant tenu coy quelque•
espace de temps, il recommençoit d'vne voix plus forte, et s'en
prenoit à soy-mesme: Pourquoy vis tu, s'il importe à tant de gens
que tu meures? n'y aura-il point de fin à tes vengeances et à tes
cruautez? Ta vie vaut-elle que tant de dommage se face pour la
conseruer? Liuia sa femme le sentant en ces angoisses: Et les conseils3
des femmes y seront-ils receuz, luy dit elle? Fais ce que font
les medecins, quand les receptes accoustumees ne peuuent seruir,
ils en essayent de contraires. Par seuerité tu n'as iusques à cette
heure rien profité: Lepidus a suiuy Sauidienus, Murena Lepidus,
Cæpio Murena, Egnatius Cæpio. Commence à experimenter comment•
te succederont la douceur et la clemence. Cinna est conuaincu, pardonne
luy; de te nuire desormais, il ne pourra, et profitera à ta
gloire. Auguste fut bien ayse d'auoir trouué vn aduocat de son humeur,
et ayant remercié sa femme et contremandé ses amis, qu'il
auoit assignez au Conseil, commanda qu'on fist venir à luy Cinna4
tout seul. Et ayant fait sortir tout le monde de sa chambre, et fait
donner vn siege à Cinna, il luy parla en cette maniere: En premier
190
lieu ie te demande Cinna, paisible audience: n'interromps pas mon
parler, ie te donray temps et loysir d'y respondre. Tu sçais Cinna
que t'ayant pris au camp de mes ennemis, non seulement t'estant
faict mon ennemy, mais estant né tel, ie te sauuay; ie te mis entre
mains tous tes biens, et t'ay en fin rendu si accommodé et si aysé,•
que les victorieux sont enuieux de la condition du vaincu: l'office
du sacerdoce que tu me demandas, ie te l'ottroiay, l'ayant refusé à
d'autres, desquels les peres auoyent tousiours combatu auec moy:
t'ayant si fort obligé, tu as entrepris de me tuer. A quoy Cinna
s'estant escrié qu'il estoit bien esloigné d'vne si meschante pensee:1
Tu ne me tiens pas Cinna ce que tu m'auois promis, suyuit Auguste:
tu m'auois asseuré que ie ne serois pas interrompu: ouy, tu as entrepris
de me tuer, en tel lieu, tel iour, en telle compagnie, et de telle
façon: et le voyant transi de ces nouuelles, et en silence, non plus
pour tenir le marché de se taire, mais de la presse de sa conscience:•
Pourquoy, adiousta il, le fais tu? Est-ce pour estre Empereur?
Vrayment il va bien mal à la chose publique, s'il n'y a que moy,
qui t'empesche d'arriuer à l'Empire. Tu ne peux pas seulement deffendre
ta maison, et perdis dernierement vn procés par la faueur
d'vn simple libertin. Quoy? n'as tu pas moyen ny pouuoir en autre2
chose qu'à entreprendre Cæsar? Ie le quitte, s'il n'y a que moy qui
empesche tes esperances. Penses-tu, que Paulus, que Fabius, que les
Cosseens et Seruiliens te souffrent? et vne si grande trouppe de
nobles, non seulement nobles de nom, mais qui par leur vertu honnorent
leur noblesse? Apres plusieurs autres propos, car il parla à•
luy plus de deux heures entieres, Or va, luy dit-il, ie te donne,
Cinna, la vie à traistre et à parricide, que ie te donnay autres-fois
à ennemy: que l'amitié commence de ce iourd'huy entre nous:
essayons qui de nous deux de meilleure foy, moy t'aye donné ta vie,
ou tu l'ayes receuë. Et se despartit d'auec luy en cette maniere.3
Quelque temps apres il luy donna le consulat, se pleignant dequoy
il ne le luy auoit osé demander. Il l'eut depuis pour fort amy, et
fut seul faict par luy heritier de ses biens. Or depuis cet accident,
qui aduint à Auguste au quarantiesme an de son aage, il n'y eut
iamais de coniuration ny d'entreprise contre luy, et reçeut vne iuste•
recompense de cette sienne clemence. Mais il n'en aduint pas de
mesmes au nostre: car sa douceur ne le sceut garentir, qu'il ne
cheust depuis aux lacs de pareille trahison. Tant c'est chose vaine
et friuole que l'humaine prudence: et au trauers de tous nos
proiects, de nos conseils et precautions, la fortune maintient tousiours4
192
la possession des euenemens. Nous appellons les medecins
heureux, quand ils arriuent à quelque bonne fin: comme s'il n'y
auoit que leur art, qui ne se peust maintenir d'elle mesme, et qui
eust les fondemens trop frailes, pour s'appuyer de sa propre force: et
comme s'il n'y auoit qu'elle, qui ayt besoin que la fortune preste la•
main à ses operations. Ie croy d'elle tout le pis ou le mieux qu'on
voudra: car nous n'auons, Dieu mercy, nul commerce ensemble. Ie
suis au rebours des autres: car ie la mesprise bien tousiours, mais
quand ie suis malade, au lieu d'entrer en composition, ie commence
encore à la haïr et à la craindre: et respons à ceux qui me pressent1
de prendre medecine, qu'ils attendent au moins que ie sois
rendu à mes forces et à ma santé, pour auoir plus de moyen de
soustenir l'effort et le hazart de leur breuuage. Ie laisse faire nature,
et presuppose qu'elle se soit pourueue de dents et de griffes,
pour se deffendre des assaux qui luy viennent, et pour maintenir•
cette contexture, dequoy elle fuit la dissolution. Ie crain au lieu de
l'aller secourir, ainsi comme elle est aux prises bien estroites et
bien iointes auec la maladie, qu'on secoure son aduersaire au lieu
d'elle, et qu'on la recharge de nouueaux affaires. Or ie dy que
non en la medecine seulement, mais en plusieurs arts plus certaines,2
la fortune y a bonne part. Les saillies poëtiques, qui emportent
leur autheur, et le rauissent hors de soy, pourquoy ne les attribuerons
nous à son bon heur, puis qu'il confesse luy mesme qu'elles
surpassent sa suffisance et ses forces, et les recognoit venir d'ailleurs
que de soy, et ne les auoir aucunement en sa puissance: non plus•
que les orateurs ne disent auoir en la leur ces mouuemens et agitations
extraordinaires, qui les poussent au delà de leur dessein? Il en
est de mesmes en la peinture, qu'il eschappe par fois des traits de
la main du peintre surpassans sa conception et sa science, qui le
tirent luy mesmes en admiration, et qui l'estonnent. Mais la fortune3
montre bien encores plus euidemment, la part qu'elle a en tous ces
ouurages, par les graces et beautez qui s'y treuuent, non seulement
sans l'intention, mais sans la cognoissance mesme de l'ouurier. Vn
suffisant lecteur descouure souuent és escrits d'autruy, des perfections
autres que celles que l'autheur y a mises et apperceuës, et•
y preste des sens et des visages plus riches. Quant aux entreprises
194
militaires, chacun void comment la fortune y a bonne part. En nos
conseils mesmes et en nos deliberations, il faut certes qu'il y ayt du
sort et du bonheur meslé parmy: car tout ce que nostre sagesse
peut, ce n'est pas grandchose. Plus elle est aigue et viue, plus elle
trouue en soy de foiblesse, et se deffie d'autant plus d'elle mesme.•
Ie suis de l'aduis de Sylla: et quand ie me prens garde de pres aux
plus glorieux exploicts de la guerre, ie voy, ce me semble, que ceux
qui les conduisent, n'y employent la deliberation et le conseil, que
par acquit; et que la meilleure part de l'entreprinse, ils l'abandonnent
à la fortune; et sur la fiance qu'ils ont à son secours, passent1
à tous les coups au delà des bornes de tout discours. Il suruient
des allegresses fortuites, et des fureurs estrangeres parmy leurs
deliberations, qui les poussent le plus souuent à prendre le party le
moins fondé en apparence, et qui grossissent leur courage au dessus
de la raison. D'où il est aduenu à plusieurs grands Capitaines anciens,•
pour donner credit à ces conseils temeraires, d'alleguer à leurs
gens, qu'ils y estoyent conuiez par quelque inspiration, par quelque
signe et prognostique. Voyla pourquoy en cette incertitude et
perplexité, que nous apporte l'impuissance de voir et choisir ce qui
est le plus commode, pour les difficultez que les diuers accidens et2
circonstances de chaque chose tirent: le plus seur, quand autre
consideration ne nous y conuieroit, est à mon aduis de se reietter
au party, où il y a plus d'honnesteté et de iustice: et puis qu'on est
en doute du plus court chemin, tenir tousiours le droit. Comme en
ces deux exemples, que ie vien de proposer, il n'y a point de doubte,•
qu'il ne fust plus beau et plus genereux à celuy qui auoit receu
l'offence, de la pardonner, que s'il eust fait autrement. S'il en est
mes-aduenu au premier, il ne s'en faut pas prendre à ce sien bon
dessein: et ne sçait on, quand il eust pris le party contraire, s'il
eust eschapé la fin, à laquelle son destin l'appelloit; et si eust perdu3
la gloire d'vne telle humanité. Il se void dans les histoires, force
gens, en cette crainte; d'où la plus part ont suiuy le chemin de
courir au deuant des coniurations, qu'on faisoit contre eux, par
vengeance et par supplices: mais i'en voy fort peu ausquels ce remede
ayt seruy; tesmoing tant d'Empereurs Romains. Celuy qui se•
trouue en ce danger, ne doit pas beaucoup esperer ny de sa force,
ny de sa vigilance. Car combien est-il mal aisé de se garentir d'vn
ennemy, qui est couuert du visage du plus officieux amy que nous
ayons? et de cognoistre les volontez et pensemens interieurs de ceux
qui nous assistent? Il a beau employer des nations estrangeres pour4
sa garde, et estre tousiours ceint d'vne haye d'hommes armez: Quiconque
196
aura sa vie à mespris, se rendra tousiours maistre de celle
d'autruy. Et puis ce continuel soupçon, qui met le Prince en doute
de tout le monde, luy doit seruir d'vn merueilleux tourment. Pourtant
Dion estant aduerty que Callippus espioit les moyens de le faire
mourir, n'eut iamais le cœur d'en informer, disant qu'il aymoit•
mieux mourir que viure en cette misere, d'auoir à se garder non
de ses ennemys seulement, mais aussi de ses amis. Ce qu'Alexandre
representa bien plus viuement par effect, et plus roidement, quand
ayant eu aduis par vne lettre de Parmenion, que Philippus son plus
cher medecin estoit corrompu par l'argent de Darius pour l'empoisonner;1
en mesme temps qu'il donnoit à lire sa lettre à Philippus,
il auala le bruuage qu'il luy auoit presenté. Fut-ce pas exprimer
cette resolution, que si ses amis le vouloient tuer, il consentoit
qu'ils le peussent faire? Ce Prince est le souuerain patron des
actes hazardeux: mais ie ne sçay s'il y a traict en sa vie,•
qui ayt plus de fermeté que cestui-cy, ny vne beauté illustre
par tant de visages. Ceux qui preschent aux Princes la deffiance
si attentiue, soubs couleur de leur prescher leur seurté,
leur preschent leur ruine et leur honte. Rien de noble ne se
faict sans hazard. I'en sçay vn de courage tres-martial de sa2
complexion et entreprenant, de qui tous les iours on corrompt la
bonne fortune par telles persuasions: Qu'il se resserre entre les
siens, qu'il n'entende à aucune reconciliation de ses anciens ennemys,
se tienne à part, et ne se commette entre mains plus fortes,
quelque promesse qu'on luy face, quelque vtilité qu'il y voye. I'en•
sçay vn autre, qui a inesperément auancé sa fortune, pour auoir
pris conseil tout contraire. La hardiesse dequoy ils cerchent si
auidement la gloire, se represente, quand il est besoin, aussi magnifiquement
en pourpoint qu'en armes: en vn cabinet, qu'en vn
camp: le bras pendant, que le bras leué. La prudence si tendre et3
circonspecte, est mortelle ennemye des hautes executions. Scipion
sceut, pour pratiquer la volonté de Syphax, quittant son armée, et
abandonnant l'Espaigne, douteuse encore sous sa nouuelle conqueste,
passer en Afrique, dans deux simples vaisseaux, pour se
commettre en terre ennemie, à la puissance d'vn Roy barbare, à•
vne foy incogneue, sans obligation, sans hostage, sous la seule
seureté de la grandeur de son propre courage, de son bon heur,
et de la promesse de ses hautes esperances. Habita fides ipsam plerumque
fidem obligat. A vne vie ambitieuse et fameuse, il faut au
rebours, prester peu, et porter la bride courte aux souspeçons. La4
crainte et la deffiance attirent l'offence et la conuient. La plus deffiant
de nos Roys establit ses affaires, principalement pour auoir
198
volontairement abandonné et commis sa vie, et sa liberté, entre les
mains de ses ennemis: montrant auoir entiere fiance d'eux, afin
qu'ils la prinssent de luy. A ses legions mutinées et armées contre
luy, Cæsar opposoit seulement l'authorité de son visage, et la fierté
de ses paroles; et se fioit tant à soy et à sa fortune, qu'il ne craingnoit•
point de l'abandonner et commettre à vne armée seditieuse
et rebelle;
Stetit aggere fultus
Cespitis, intrepidus vultu, meruitque timeri
Nil metuens.1
Mais il est bien vray, que cette forte asseurance ne se peut
presenter bien entiere, et naifue, que par ceux ausquels l'imagination
de la mort, et du pis qui peut aduenir apres tout, ne donne
point d'effroy; car de la representer tremblante encore, doubteuse
et incertaine, pour le seruice d'vne importante reconciliation, ce•
n'est rien faire qui vaille. C'est vn excellent moyen de gaigner le
cœur et volonté d'autruy, de s'y aller soubsmettre et fier, pourueu
que ce soit librement, et sans contrainte d'aucune necessité, et que
ce soit en condition, qu'on y porte vne fiance pure et nette; le
front au moins deschargé de tout scrupule. Ie vis en mon enfance,2
vn Gentil-homme commandant à vne grande ville empressé à l'esmotion
d'vn peuple furieux. Pour esteindre ce commencement du
trouble, il print party de sortir d'vn lieu tres-asseuré où il estoit,
et se rendre à cette tourbe mutine: d'où mal luy print, et y fut
miserablement tué. Mais il ne me semble pas que sa faute fust tant•
d'estre sorty, ainsi qu'ordinairement on le reproche à sa memoire,
comme ce fut d'auoir pris vne voye de soubsmission et de mollesse:
et d'auoir voulu endormir cette rage, plustost en suiuant qu'en
guidant, et en requerant plustost qu'en remontrant: et estime que
vne gracieuse seuerité, auec vn commandement militaire, plein de3
securité, et de confiance, conuenable à son rang, et à la dignité de
sa charge, luy eust mieux succedé, au moins auec plus d'honneur,
et de bien-seance. Il n'est rien moins esperable de ce monstre ainsin
agité, que l'humanité et la douceur, il receura bien plustost la reuerance
et la crainte. Ie luy reprocherois aussi, qu'ayant pris vne•
resolution plustost braue à mon gré, que temeraire, de se ietter
foible et en pourpoint, emmy cette mer tempestueuse d'hommes
insensez, il la deuoit aualler toute, et n'abandonner ce personnage.
Là où il luy aduint apres auoir recogneu le danger de pres, de
saigner du nez: et d'alterer encore depuis cette contenance démise4
et flatteuse, qu'il auoit entreprinse, en vne contenance effraiee:
chargeant sa voix et ses yeux d'estonnement et de penitence: cerchant
200
à conniller et à se desrober, il les enflamma et appella sur
soy. On deliberoit de faire vne montre generalle de diuerses
trouppes en armes, (c'est le lieu des vengeances secrettes, et n'est
point où en plus grande seureté on les puisse exercer) il y auoit
publiques et notoires apparences, qu'il n'y faisoit pas fort bon pour•
aucuns, ausquels touchoit la principalle et necessaire charge de les
recognoistre. Il s'y proposa diuers conseils, comme en chose difficile,
et qui auoit beaucoup de poids et de suitte. Le mien fut, qu'on
euitast sur tout de donner aucun tesmoignage de ce doubte, et
qu'on s'y trouuast et meslast parmy les files, la teste droicte, et le1
visage ouuert, et qu'au lieu d'en retrancher aucune chose, à quoy
les autres opinions visoient le plus, au contraire, l'on sollicitast les
Capitaines d'aduertir les soldats de faire leurs salues belles et gaillardes
en l'honneur des assistans, et n'espargner leur poudre. Cela
seruit de gratification enuers ces trouppes suspectes, et engendra•
dés lors en auant vne mutuelle et vtile confidence. La voye qu'y
tint Iulius Cæsar, ie trouue que c'est la plus belle, qu'on y puisse
prendre. Premierement il essaya par clemence, à se faire aymer de
ses ennemis mesmes, se contentant aux coniurations qui luy estoient
descouuertes, de declarer simplement qu'il en estoit aduerti. Cela2
faict, il print vne tres-noble resolution, d'attendre sans effroy et
sans solicitude, ce qui luy en pourroit aduenir, s'abandonnant et se
remettant à la garde des Dieux et de la fortune. Car certainement
c'est l'estat où il estoit quand il fut tué. Vn estranger ayant dict
et publié par tout qu'il pourroit instruire Dionysius Tyran de Syracuse,•
d'vn moyen de sentir et descouurir en toute certitude, les
parties que ses subiets machineroient contre luy, s'il luy vouloit
donner vne bonne piece d'argent, Dionysius en estant aduerty, le
fit appeller à soy, pour s'esclaircir d'vn art si necessaire à sa conseruation;
cet estranger luy dict, qu'il n'y auoit pas d'autre art,3
sinon qu'il luy fist deliurer vn talent, et se ventast d'auoir apris
de luy vn singulier secret. Dionysius trouua cette inuention bonne,
et luy fit compter six cens escus. Il n'estoit pas vray-semblable,
qu'il eust donné si grande somme à vn homme incogneu, qu'en
recompense d'vn tres-vtile apprentissage, et seruoit cette reputation•
à tenir ses ennemis en crainte. Pourtant les Princes sagement publient
les aduis qu'ils reçoiuent des menées qu'on dresse contre
202
leur vie; pour faire croire qu'ilz sont bien aduertis, et qu'il ne se
peut rien entreprendre dequoy ils ne sentent le vent. Le Duc
d'Athenes fit plusieurs sottises en l'establissement de sa fresche
tyrannie sur Florence: mais cette-cy la plus notable, qu'ayant
receu le premier aduis des monopoles que ce peuple dressoit contre•
luy, par Mattheo dit Morozo, complice d'icelles, il le fit mourir, pour
supprimer cet aduertissement, et ne faire sentir, qu'aucun en la
ville s'ennuïast de sa domination. Il me souuient auoir leu autrefois
l'histoire de quelque Romain, personnage de dignité, lequel
fuyant la tyrannie du Triumuirat, auoit eschappé mille fois les1
mains de ceux qui le poursuiuoyent, par la subtilité de ses inuentions.
Il aduint vn iour, qu'vne troupe de gens de cheual, qui auoit
charge de le prendre, passa tout ioignant vn halier, où il s'estoit
tapy, et faillit de le descouurir. Mais luy sur ce point là, considerant
la peine et les difficultez, ausquelles il auoit desia si long•
temps duré, pour se sauuer des continuelles et curieuses recherches,
qu'on faisoit de luy par tout, le peu de plaisir qu'il pouuoit
esperer d'vne telle vie, et combien il luy valoit mieux passer vne
fois le pas, que demeurer tousiours en cette transe, luy-mesme les
r'appella, et leur trahit sa cachette, s'abandonnant volontairement2
à leur cruauté, pour oster eux et luy d'vne plus longue peine.
D'appeller les mains ennemies, c'est vn conseil vn peu gaillard: si
croy-ie, qu'encore vaudroit-il mieux le prendre, que de demeurer
en la fieure continuelle d'vn accident, qui n'a point de remede.
Mais puis que les prouisions qu'on y peut apporter sont pleines•
d'inquietude, et d'incertitude, il vaut mieux d'vne belle asseurance
se preparer à tout ce qui en pourra aduenir; et tirer quelque consolation
de ce qu'on n'est pas asseuré qu'il aduienne.
IE me suis souuent despité en mon enfance, de voir és comedies
Italiennes, tousiours vn pedante pour badin, et le surnom de3
magister, n'auoir guere plus honorable signification parmi nous.
Car leur estant donné en gouuernement, que pouuois-ie moins faire
que d'estre ialoux de leur reputation? Ie cherchois bien de les excuser
par la disconuenance naturelle qu'il y a entre le vulgaire, et
204
les personnes rares et excellentes en iugement, et en sçauoir:
d'autant qu'ils vont vn train entierement contraire les vns des
autres. Mais en cecy perdois-ie mon latin: que les plus galans
hommes c'estoient ceux qui les auoyent le plus à mespris, tesmoing
nostre bon du Bellay:•
Mais ie hay par sur tout vn sçauoir pedantesque.
Et est cette coustume ancienne: car Plutarque dit que Grec et
Escolier, estoient mots de reproche entre les Romains, et de mespris.
Depuis auec l'aage i'ay trouué qu'on auoit vne grandissime
raison, et que magis magnos clericos non sunt magis magnos sapientes.1
Mais d'où il puisse aduenir qu'vne ame riche de la cognoissance
de tant de choses, n'en deuienne pas plus viue, et plus esueillée;
et qu'vn esprit grossier et vulgaire puisse loger en soy,
sans s'amender, les discours et les iugemens des plus excellens
esprits, que le monde ait porté, i'en suis encore en doute. A receuoir•
tant de ceruelles estrangeres, et si fortes, et si grandes, il est
necessaire, me disoit vne fille, la premiere de nos Princesses, parlant
de quelqu'vn, que la sienne se foule, se contraigne et rappetisse,
pour faire place aux autres. Ie dirois volontiers, que comme
les plantes s'estouffent de trop d'humeur, et les lampes de trop2
d'huile, aussi faict l'action de l'esprit par trop d'estude et de matiere:
lequel occupé et embarassé d'vne grande diuersité de choses,
perde le moyen de se demesler. Et que cette charge le tienne courbe
et croupy. Mais il en va autrement; car nostre ame s'eslargit d'autant
plus qu'elle se remplit. Et aux exemples des vieux temps, il se•
voit tout au rebours, des suffisans hommes aux maniemens des
choses publiques, des grands Capitaines, et grands conseillers aux
affaires d'Estat, auoir esté ensemble tressçauans. Et quant aux
Philosophes retirez de toute occupation publique, ils ont esté aussi
quelque fois à la verité mesprisez, par la liberté Comique de leur3
temps, leurs opinions et façons les rendans ridicules. Les voulez
vous faire iuges des droits d'vn procés, des actions d'vn homme?
Ils en sont bien prests! Ils cerchent encore s'il y a vie, s'il y a
mouuement, si l'homme est autre chose qu'vn bœuf: que c'est
qu'agir et souffrir, quelles bestes ce sont, que loix et iustice. Parlent-ils•
du magistrat, ou parlent-ils à luy? c'est d'vne liberté irreuerente
et inciuile. Oyent-ils louer vn Prince ou vn Roy? c'est vn
pastre pour eux, oisif comme vn pastre, occupé à pressurer et tondre
ses bestes: mais bien plus rudement. En estimez vous quelqu'vn
206
plus grand, pour posseder deux mille arpents de terre? eux s'en
moquent, accoustumés d'embrasser tout le monde, comme leur
possession. Vous ventez vous de vostre noblesse, pour compter sept
ayeulx riches? ils vous estiment de peu, ne conceuant l'image
vniuerselle de nature, et combien chascun de nous a eu de predecesseurs,•
riches, pauures, Roys, valets, Grecs, Barbares. Et quand
vous seriez cinquantiesme descendant de Hercules, ils vous trouuent
vain, de faire valoir ce present de la fortune. Ainsi les desdeignoit
le vulgaire, comme ignorants les premieres choses et communes, et
comme presomptueux et insolents. Mais cette peinture Platonique1
est bien esloignée de celle qu'il faut à noz hommes. On enuioit
ceux-là comme estans au dessus de la commune façon, comme
mesprisans les actions publiques, comme ayans dressé vne vie
particuliere et inimitable, reglée à certains discours hautains et
hors d'vsage: ceux-cy on les desdeigne, comme estans au dessoubs•
de la commune façon, comme incapables des charges publiques,
comme trainans vne vie et des meurs basses et viles apres le vulgaire.
Odi homines ignaua opera, Philosopha sententia. Quant à
ces Philosophes, dis-ie, comme ils estoient grands en science, ils
estoient encore plus grands en toute action. Et tout ainsi qu'on dit2
de ce Geometrien de Syracuse, lequel ayant esté destourné de sa
contemplation, pour en mettre quelque chose en pratique, à la
deffence de son païs, qu'il mit soudain en train des engins espouuentables,
et des effects surpassans toute creance humaine; desdaignant
toutefois luy mesme toute cette sienne manufacture, et pensant•
en cela auoir corrompu la dignité de son art, de laquelle ses
ouurages n'estoient que l'apprentissage et le iouet. Aussi eux, si
quelquefois on les a mis à la preuue de l'action, on les a veu voler
d'vne aisle si haulte, qu'il paroissoit bien, leur cœur et leur ame
s'estre merueilleusement grossie et enrichie par l'intelligence des3
choses. Mais aucuns voyants la place du gouuernement politique
saisie par hommes incapables, s'en sont reculés. Et celuy qui demanda
à Crates, iusques à quand il faudroit philosopher, en receut
cette responce: Iusques à tant que ce ne soient plus des asniers,
qui conduisent noz armées. Heraclitus resigna la Royauté à son•
frere. Et aux Ephesiens, qui luy reprochoient, qu'il passoit son
temps à ioüer auec les enfans deuant le temple: Vaut-il pas mieux
faire cecy, que gouuerner les affaires en vostre compagnie? D'autres
ayans leur imagination logée au dessus de la fortune et du
monde, trouuerent les sieges de la iustice, et les thrones mesmes4
208
des Roys, bas et viles. Et refusa Empedocles la royauté, que les
Agrigentins luy offrirent. Thales accusant quelquefois le soing du
mesnage et de s'enrichir, on luy reprocha que c'estoit à la mode du
renard, pour n'y pouuoir aduenir. Il luy print enuie par passe-temps
d'en montrer l'experience, et ayant pour ce coup raualé son•
sçauoir au seruice du proffit et du gain, dressa vne trafique, qui
dans vn an rapporta telles richesses, qu'à peine en toute leur vie,
les plus experimentez de ce mestier là, en pouuoient faire de pareilles.
Ce qu'Aristote recite d'aucuns, qui appelloyent et celuy là
et Anaxagoras, et leurs semblables, sages et non prudents, pour1
n'auoir assez de soin des choses plus vtiles: outre ce que ie ne
digere pas bien cette difference de mots, cela ne sert point d'excuse
à mes gents, et à voir la basse et necessiteuse fortune, dequoy
ils se payent, nous aurions plustost occasion de prononcer tous les
deux, qu'ils sont, et non sages, et non prudents. Ie quitte cette•
premiere raison, et croy qu'il vaut mieux dire, que ce mal vienne
de leur mauuaise façon de se prendre aux sciences: et qu'à la mode
dequoy nous sommes instruicts, il n'est pas merueille, si ny les
escoliers, ny les maistres n'en deuiennent pas plus habiles, quoy
qu'ils s'y facent plus doctes. De vray le soing et la despence de nos2
peres, ne vise qu'à nous meubler la teste de science: du iugement
et de la vertu, peu de nouuelles. Criez d'vn passant à nostre peuple:
O le sçauant homme! Et d'vn autre, O le bon homme! Il ne faudra
pas à destourner les yeux et son respect vers le premier. Il y faudroit
vn tiers crieur: O les lourdes testes! Nous nous enquerons•
volontiers, Sçait-il du Grec ou du Latin? escrit-il en vers ou en
prose? mais, s'il est deuenu meilleur ou plus aduisé, c'estoit le
principal, et c'est ce qui demeure derriere. Il falloit s'enquerir qui
est mieux sçauant, non qui est plus sçauant. Nous ne trauaillons
qu'à remplir la memoire, et laissons l'entendement et la conscience3
vuide. Tout ainsi que les oyseaux vont quelquefois à la queste du
grain, et le portent au bec sans le taster, pour en faire bechée à
leurs petits: ainsi nos pedantes vont pillotans la science dans les
liures, et ne la logent qu'au bout de leurs léures, pour la dégorger
210
seulement, et mettre au vent. C'est merueille combien proprement
la sottise se loge sur mon exemple. Est-ce pas faire de mesme, ce
que ie fay en la plus part de cette composition? Ie m'en vay escornifflant
par-cy par-là, des liures, les sentences qui me plaisent; non
pour les garder, car ie n'ay point de gardoire, mais pour les transporter•
en cettuy-cy; où, à vray dire, elles ne sont non plus miennes,
qu'en leur premiere place. Nous ne sommes, ce croy-ie, sçauants,
que de la science presente: non de la passée, aussi peu que de la
future. Mais qui pis est, leurs escoliers et leurs petits ne s'en nourrissent
et alimentent non plus, ains elle passe de main en main,1
pour cette seule fin, d'en faire parade, d'en entretenir autruy, et d'en
faire des comptes, comme vne vaine monnoye inutile à tout autre
vsage et emploite, qu'à compter et ietter. Apud alios loqui didicerunt,
non ipsi secum. Non est loquendum, sed gubernandum. Nature,
pour montrer qu'il n'y a rien de sauuage en ce qu'elle conduit, faict•
naistre souuent és nations moins cultiuées par art, des productions
d'esprit, qui luittent les plus artistes productions. Comme sur mon
propos, le prouerbe Gascon tiré d'vne chalemie, est-il delicat, Bouha
prou bouha, mas à remuda lous dits qu'em. Souffler prou souffler,
mais à remuer les doits, nous en sommes là. Nous sçauons dire,2
Cicero dit ainsi, voila les meurs de Platon, ce sont les mots mesmes
d'Aristote: mais nous que disons nous nous mesmes? que faisons
nous? que iugeons nous? Autant en diroit bien vn perroquet.
Cette façon me faict souuenir de ce riche Romain, qui auoit esté
soigneux à fort grande despence, de recouurer des hommes suffisans•
en tout genre de science, qu'il tenoit continuellement autour
de luy, affin que quand il escheoit entre ses amis, quelque occasion
de parler d'vne chose ou d'autre, ils suppleassent en sa place, et
fussent tous prests à luy fournir, qui d'vn discours, qui d'vn vers
d'Homere, chacun selon son gibier: et pensoit ce sçauoir estre sien,3
par ce qu'il estoit en la teste de ses gens. Et comme font aussi ceux,
desquels la suffisance loge en leurs somptueuses librairies. I'en
cognoy, à qui quand ie demande ce qu'il sçait, il me demande vn
liure pour le montrer: et n'oseroit me dire, qu'il a le derriere galeux,
s'il ne va sur le champ estudier en son lexicon que c'est que•
galeux, et que c'est que derriere. Nous prenons en garde les opinions
212
et le sçauoir d'autruy, et puis c'est tout: il les faut faire
nostres. Nous semblons proprement celuy, qui ayant besoing de
feu, en iroit querir chez son voisin, et y en ayant trouué vn beau
et grand, s'arresteroit là à se chauffer, sans plus se souuenir d'en
raporter chez soy. Que nous sert-il d'auoir la panse pleine de viande,•
si elle ne se digere, si elle ne se transforme en nous? si elle ne nous
augmente et fortifie? Pensons nous que Lucullus, que les lettres
rendirent et formerent si grand capitaine sans experience, les eust
prises à nostre mode? Nous nous laissons si fort aller sur les bras
d'autruy, que nous aneantissons nos forces. Me veux-ie armer contre1
la crainte de la mort? c'est aux despens de Seneca. Veux-ie tirer de
la consolation pour moy, ou pour vn autre? ie l'emprunte de Cicero:
ie l'eusse prise en moy-mesme, si on m'y eust exercé. Ie
n'ayme point cette suffisance relatiue et mendiée. Quand bien nous
pourrions estre sçauans du sçauoir d'autruy, au moins sages ne•
pouuons nous estre que de nostre propre sagesse.
μισω σοφιστην, ὁστις ουχ αυτω σοφος.
Ex quo Ennius: Nequidquam sapere sapientem, qui ipse sibi prodesse
non quiret.
si cupidus, si2
Vanus, et Euganea quantumuis vilior agna.
Non enim paranda nobis solum, sed fruenda sapientia est. Dionysius
se moquoit des Grammariens, qui ont soin de s'enquerir des
maux d'Vlysses, et ignorent les propres: des musiciens, qui accordent
leurs fleutes, et n'accordent pas leurs mœurs: des orateurs•
qui estudient à dire iustice, non à la faire. Si nostre ame n'en va
vn meilleur bransle, si nous n'en auons le iugement plus sain, i'aymerois
aussi cher que mon escolier eut passé le temps à ioüer à la
paume, au moins le corps en seroit plus allegre. Voyez le reuenir
de là, apres quinze ou seize ans employez, il n'est rien si mal propre3
à mettre en besongne, tout ce que vous y recognoissez d'auantage,
c'est que son Latin et son Grec l'ont rendu plus sot et presumptueux
qu'il n'estoit party de la maison. Il en deuoit rapporter
l'ame pleine, il ne l'en rapporte que bouffie: et l'a seulement
enflée, en lieu de la grossir. Ces maistres icy, comme Platon dit•
des Sophistes, leurs germains, sont de tous les hommes, ceux qui
promettent d'estre les plus vtiles aux hommes, et seuls entre tous
les hommes, qui non seulement n'amendent point ce qu'on leur
commet, comme faict vn charpentier et vn masson: mais l'empirent,
et se font payer de l'auoir empiré. Si la loy que Protagoras4
proposoit à ses disciples, estoit suiuie: ou qu'ils le payassent selon
son mot, ou qu'ils iurassent au temple, combien ils estimoient le
profit qu'ils auoient receu de sa discipline, et selon iceluy satisfissent
sa peine: mes pedagogues se trouueroient chouez, s'estans
214
remis au serment de mon experience. Mon vulgaire Perigordin
appelle fort plaisamment Lettre ferits, ces sçauanteaux, comme si
vous disiez Lettre-ferus, ausquels les lettres ont donné vn coup de
marteau, comme on dit. De vray le plus souuent ils semblent estre
raualez, mesmes du sens commun. Car le païsant et le cordonnier•
vous leur voyez aller simplement et naïuement leur train, parlant
de ce qu'ils sçauent: ceux-cy pour se vouloir esleuer et gendarmer
de ce sçauoir, qui nage en la superficie de leur ceruelle, vont
s'embarrassant, et empetrant sans cesse. Il leur eschappe de belles
parolles, mais qu'vn autre les accommode: ils cognoissent bien1
Galien, mais nullement le malade: ils vous ont des-ia rempli la
teste de loix, et si n'ont encore conçeu le neud de la cause: ils
sçauent la Theorique de toutes choses, cherchez qui la mette en
practique I'ay veu chez moy vn mien amy, par maniere de passetemps,
ayant affaire à vn de ceux-cy, contrefaire vn iargon de•
Galimatias, propos sans suitte, tissu de pieces rapportées, sauf qu'il
estoit souuent entrelardé de mots propres à leur dispute, amuser
ainsi tout vn iour ce sot à debattre, pensant tousiours respondre
aux obiections qu'on luy faisoit. Et si estoit homme de lettres et
de reputation, et qui auoit vne belle robbe.2
Vos ô patritius sanguis quos viuere par est
Occipiti cæco, posticæ occurrite sannæ.
Qui regardera de bien pres à ce genre de gens, qui s'estend bien
loing, il trouuera comme moy, que le plus souuent ils ne s'entendent,
ny autruy, et qu'ils ont la souuenance assez pleine, mais le•
iugement entierement creux: sinon que leur nature d'elle mesme
le leur ait autrement façonné. Comme i'ay veu Adrianus Turnebus,
qui n'ayant faict autre profession que de lettres, en laquelle c'estoit,
à mon opinion, le plus grand homme, qui fust il y a mil ans,
n'ayant toutesfois rien de pedantesque que le port de sa robbe, et3
quelque façon externe, qui pouuoit n'estre pas ciuilisée à la courtisane:
qui sont choses de neant. Et hay nos gens qui supportent
plus mal-aysement vne robbe qu'vne ame de trauers: et regardent
à sa reuerence, à son maintien et à ses bottes, quel homme il est.
Car au dedans c'estoit l'ame la plus polie du monde. Ie l'ay souuent•
à mon escient ietté en propos eslongnez de son vsage, il y voyoit
216
si cler, d'vne apprehension si prompte, d'vn iugement si sain, qu'il
sembloit, qu'il n'eust iamais faict autre mestier que la guerre, et
affaires d'Estat. Ce sont natures belles et fortes:
queis arte benigna
Et meliore luto finxit præcordia Titan,•
qui se maintiennent au trauers d'vne mauuaise institution. Or ce
n'est pas assez que nostre institution ne nous gaste pas, il faut qu'elle
nous change en mieux. Il y a aucuns de noz Parlemens, quand
ils ont à receuoir des officiers, qui les examinent seulement sur la
science: les autres y adioustent encores l'essay du sens, en leur1
presentant le iugement de quelque cause. Ceux-cy me semblent
auoir vn beaucoup meilleur stile. Et encore que ces deux pieces
soyent necessaires, et qu'il faille qu'elles s'y trouuent toutes deux:
si est-ce qu'à la verité celle du sçauoir est moins prisable, que celle
du iugement; cette-cy se peut passer de l'autre, et non l'autre de•
cette cy. Car comme dict ce vers Grec,
ως ουδεν ἡ μαθησις, ην μη νους παρη.
A quoy faire la science, si l'entendement n'y est? Pleust à Dieu que
pour le bien de nostre iustice ces compagnies là se trouuassent aussi
bien fournies d'entendement et de conscience, comme elles sont2
encore de science. Non vitæ, sed scholæ discimus. Or il ne faut pas
attacher le sçauoir à l'ame, il l'y faut incorporer: il ne l'en faut
pas arrouser, il l'en faut teindre; et s'il ne la change, et meliore
son estat imparfaict, certainement il vaut beaucoup mieux le laisser
là. C'est vn dangereux glaiue, et qui empesche et offence son maistre•
s'il est en main foible, et qui n'en sçache l'vsage: vt fuerit melius
non didicisse. A l'aduenture est ce la cause, que et nous, et
la Theologie ne requerons pas beaucoup de science aux femmes, et
que François Duc de Bretaigne filz de Iean V. comme on luy parla
de son mariage auec Isabeau fille d'Escosse, et qu'on luy adiousta3
qu'elle auoit esté nourrie simplement et sans aucune instruction de
lettres, respondit, qu'il l'en aymoit mieux, et qu'vne femme estoit
assez sçauante, quand elle sçauoit mettre difference entre la chemise
et le pourpoint de son mary. Aussi ce n'est pas si grande merueille,
comme on crie, que nos ancestres n'ayent pas faict grand•
estat des lettres, et qu'encores auiourd'huy elles ne se trouuent que
218
par rencontre aux principaux conseils de nos Roys: et si cette fin
de s'en enrichir, qui seule nous est auiourd'huy proposée par le
moyen de la Iurisprudence, de la Medecine, du pedantisme, et de
la Theologie encore, ne les tenoit en credit, vous les verriez sans
doubte aussi marmiteuses qu'elles furent onques. Quel dommage,•
si elles ne nous apprennent ny à bien penser, ny à bien faire?
Postquam docti prodierunt, boni desunt. Toute autre science, est
dommageable à celuy qui n'a la science de la bonté. Mais la raison
que ie cherchoys tantost, seroit elle point aussi de là, que
nostre estude en France n'ayant quasi autre but que le proufit,1
moins de ceux que nature a faict naistre à plus genereux offices
que lucratifs, s'adonnants aux lettres, ou si courtement (retirez
auant que d'en auoir pris appetit, à vne profession qui n'a rien de
commun auec les liures) il ne reste plus ordinairement, pour s'engager
tout à faict à l'estude, que les gents de basse fortune, qui y•
questent des moyens à viure? Et de ces gents-là, les ames estans
et par nature, et par institution domestique et exemple, du plus bas
aloy, rapportent faucement le fruit de la science. Car elle n'est pas
pour donner iour à l'ame qui n'en a point: ny pour faire voir vn
aueugle. Son mestier est, non de luy fournir de veuë, mais de la2
luy dresser, de luy regler ses allures, pourueu qu'elle aye de soy les
pieds, et les iambes droites et capables. C'est vne bonne drogue que
la science, mais nulle drogue n'est assés forte, pour se preseruer
sans alteration et corruption, selon le vice du vase qui l'estuye. Tel
a la veuë claire, qui ne l'a pas droitte: et par consequent void le•
bien, et ne le suit pas: et void la science, et ne s'en sert pas. La principale
ordonnance de Platon en sa republique, c'est donner à ses citoyens
selon leur nature, leur charge. Nature peut tout, et fait tout.
Les boiteux sont mal propres aux exercices du corps, et aux exercices
de l'esprit les ames boiteuses. Les bastardes et vulgaires sont indignes3
de la philosophie. Quand nous voyons vn homme mal chaussé,
nous disons que ce n'est pas merueille, s'il est chaussetier. De mesme
il semble, que l'experience nous offre souuent, vn medecin plus mal
medeciné, vn Theologien moins reformé, et coustumierement vn sçauant
moins suffisant qu'vn autre. Aristo Chius auoit anciennement•
raison de dire, que les philosophes nuisoient aux auditeurs: d'autant
que la plus part des ames ne se trouuent propres à faire leur profit de
telle instruction: qui, si elle ne se met à bien, se met à mal: ασωτους
220
ex Aristippi, acerbos ex Zenonis schola exire. En cette belle
institution que Xenophon preste aux Perses, nous trouuons qu'ils
apprenoient la vertu à leurs enfans, comme les autres nations font
les lettres. Platon dit que le fils aisné en leur succession royale,
estoit ainsi nourry. Apres sa naissance, on le donnoit, non à des•
femmes, mais à des eunuches de la premiere authorité autour des
Roys, à cause de leur vertu. Ceux-cy prenoient charge de luy rendre
le corps beau et sain: et apres sept ans le duisoient à monter
à cheual, et aller à la chasse. Quand il estoit arriué au quatorziesme,
ils le deposoient entre les mains de quatre: le plus sage,1
le plus iuste, le plus temperant, le plus vaillant de la nation. Le
premier luy apprenoit la religion: le second, à estre tousiours veritable:
le tiers, à se rendre maistre des cupidités: le quart, à ne
rien craindre. C'est chose digne de tres-grande consideration,
que en cette excellente police de Lycurgus, et à la verité monstrueuse•
par sa perfection, si songneuse pourtant de la nourriture
des enfans, comme de sa principale charge, et au giste mesmes des
Muses, il s'y face si peu de mention de la doctrine: comme si cette
genereuse ieunesse desdaignant tout autre ioug que de la vertu, on
luy aye deu fournir, au lieu de nos maistres de science, seulement2
des maistres de vaillance, prudence et iustice. Exemple que Platon
a suiuy en ses loix. La façon de leur discipline, c'estoit leur faire
des questions sur le iugement des hommes, et de leurs actions: et
s'ils condamnoient et loüoient, ou ce personnage, ou ce faict, il
falloit raisonner leur dire, et par ce moyen ils aiguisoient ensemble•
leur entendement, et apprenoient le droit. Astyages en Xenophon,
demande à Cyrus compte de sa derniere leçon; C'est, dit-il, qu'en
nostre escole vn grand garçon ayant vn petit saye, le donna à l'vn
de ses compagnons de plus petite taille, et luy osta son saye qui
estoit plus grand: nostre precepteur m'ayant fait iuge de ce different,3
ie iugeay qu'il falloit laisser les choses en cet estat, et que l'vn
et l'autre sembloit estre mieux accommodé en ce point: sur quoy il
me remontra que i'auois mal fait: car ie m'estois arresté à considerer
la bien seance, et il falloit premierement auoir proueu à la
iustice, qui vouloit que nul ne fust forcé en ce qui luy appartenoit.•
Et dit qu'il en fut fouëté, tout ainsi que nous sommes en nos villages,
222
pour auoir oublié le premier aoriste de τυπτω. Mon regent me
feroit vne belle harangue in genere demonstratiuo, auant qu'il me
persuadast que son escole vaut cette-là. Ils ont voulu coupper
chemin: et puis qu'il est ainsi que les sciences, lors mesmes qu'on
les prent de droit fil, ne peuuent que nous enseigner la prudence,•
la preud'hommie et la resolution, ils ont voulu d'arriuée mettre
leurs enfans au propre des effects, et les instruire non par ouïr dire,
mais par l'essay de l'action, en les formant et moulant vifuement,
non seulement de preceptes et parolles, mais principalement
d'exemples et d'œuures: afin que ce ne fust pas vne science en leur1
ame, mais sa complexion et habitude: que ce ne fust pas vn acquest,
mais vne naturelle possession. A ce propos, on demandoit à Agesilaus
ce qu'il seroit d'aduis, que les enfans apprinsent: Ce qu'ils
doiuent faire estans hommes, respondit-il. Ce n'est pas merueille,
si vne telle institution a produit des effects si admirables. On•
alloit, dit-on, aux autres villes de Grece chercher des Rhetoriciens,
des Peintres, et des Musiciens: mais en Lacedemone des legislateurs,
des magistrats, et Empereurs d'armée: à Athenes on aprenoit
à bien dire, et icy à bien faire: là à se desmesler d'vn argument
sophistique, et à rabattre l'imposture des mots captieusement2
entrelassez; icy à se desmesler des appats de la volupté, et à rabattre
d'vn grand courage les menasses de la fortune et de la
mort: ceux-là s'embesongnoient apres les parolles, ceux-cy apres
les choses: là c'estoit vne continuelle exercitation de la langue,
icy vne continuelle exercitation de l'ame. Parquoy il n'est pas estrange,•
si Antipater leur demandant cinquante enfans pour ostages,
ils respondirent tout au rebours de ce que nous ferions, qu'ils aymoient
mieux donner deux fois autant d'hommes faicts; tant ils
estimoient la perte de l'education de leur pays. Quand Agesilaus
conuie Xenophon d'enuoyer nourrir ses enfans à Sparte, ce n'est3
pas pour y apprendre la Rhetorique, ou Dialectique: mais pour
apprendre, ce dit-il, la plus belle science qui soit, asçauoir la
science d'obeir et de commander. Il est tres-plaisant, de voir Socrates,
à sa mode se moquant de Hippias, qui luy recite, comment
il a gaigné, specialement en certaines petites villettes de la Sicile,•
bonne somme d'argent, à regenter: et qu'à Sparte il n'a gaigné
224
pas vn sol. Que ce sont gents idiots, qui ne sçauent ny mesurer ny
compter: ne font estat ny de Grammaire ny de rythme: s'amusans
seulement à sçauoir la suitte des Roys, establissement et decadence
des Estats, et tels fatras de comptes. Et au bout de cela, Socrates
luy faisant aduouër par le menu, l'excellence de leur forme de gouuernement•
publique, l'heur et vertu de leur vie priuée, luy laisse
deuiner la conclusion de l'inutilité de ses arts. Les exemples nous
apprennent, et en cette martiale police, et en toutes ses semblables,
que l'estude des sciences amollit et effemine les courages, plus
qu'il ne les fermit et aguerrit. Le plus fort Estat, qui paroisse pour1
le present au monde, est celuy des Turcs, peuples egalement duicts
à l'estimation des armes, et mespris des lettres. Ie trouue Rome
plus vaillante auant qu'elle fust sçauante. Les plus belliqueuses
nations en nos iours, sont les plus grossieres et ignorantes. Les
Scythes, les Parthes, Tamburlan, nous seruent à cette preuue. Quand•
les Gots rauagerent la Grece, ce qui sauua toutes les librairies d'estre
passées au feu, ce fut vn d'entre eux, qui sema cette opinion,
qu'il failloit laisser ce meuble entier aux ennemis: propre à les
destourner de l'exercice militaire, et amuser à des occupations sedentaires
et oysiues. Quand nostre Roy, Charles huictieme, quasi2
sans tirer l'espee du fourreau, se veid maistre du Royaume de Naples,
et d'vne bonne partie de la Toscane, les Seigneurs de sa suitte,
attribuerent cette inesperee facilité de conqueste, à ce que les Princes
et la noblesse d'Italie s'amusoient plus à se rendre ingenieux et
sçauans, que vigoureux et guerriers.•
226
CHAPITRE XXV. (TRADUCTION LIV. I, CH. XXV.)
De l'Institution des enfans,
à Madame Diane de Foix, Contesse de Gurson.
IE ne vis iamais pere, pour bossé ou teigneux que fust son fils, qui
laissast de l'aduoüer: non pourtant, s'il n'est du tout enyuré de
cet' affection, qu'il ne s'apperçoiue de sa defaillance: mais tant y
a qu'il est sien. Aussi moy, ie voy mieux que tout autre, que ce ne
sont icy que resueries d'homme, qui n'a gousté des sciences que la•
crouste premiere en son enfance, et n'en a retenu qu'vn general et
informe visage: vn peu de chaque chose, et rien du tout, à la Françoise.
Car en somme, ie sçay qu'il y a vne Medecine, vne Iurisprudence,
quatre parties en la Mathematique, et grossierement ce à
quoy elles visent. Et à l'aduenture encore sçay-ie la pretention des1
sciences en general, au seruice de nostre vie: mais d'y enfoncer
plus auant, de m'estre rongé les ongles à l'estude d'Aristote monarque
de la doctrine moderne, ou opiniatré apres quelque science,
ie ne l'ay iamais faict: ny n'est art dequoy ie peusse peindre seulement
les premiers lineaments. Et n'est enfant des classes moyennes,•
qui ne se puisse dire plus sçauant que moy: qui n'ay seulement
pas dequoy l'examiner sur sa premiere leçon. Et si l'on m'y force,
ie suis contraint assez ineptement, d'en tirer quelque matiere de
propos vniuersel, sur quoy i'examine son iugement naturel: leçon,
qui leur est autant incognue, comme à moy la leur. Ie n'ay dressé2
commerce auec aucun liure solide, sinon Plutarche et Seneque, où
ie puyse comme les Danaïdes, remplissant et versant sans cesse.
I'en attache quelque chose à ce papier, à moy, si peu que rien.
L'histoire, c'est mon gibier en matiere de liures, ou la poësie, que
i'ayme d'vne particuliere inclination: car, comme disoit Cleanthes,•
tout ainsi que la voix contrainte dans l'étroit canal d'vne trompette
228
sort plus aigue et plus forte: ainsi me semble il que la sentence
pressee aux pieds nombreux de la poësie, s'eslance bien plus brusquement,
et me fiert d'vne plus viue secousse. Quant aux facultez
naturelles qui sont en moy, dequoy c'est icy l'essay, ie les sens
flechir sous la charge: mes conceptions et mon iugement ne marche•
qu'à tastons, chancelant, bronchant et chopant: et quand ie suis
allé le plus auant que ie puis, si ne me suis-ie aucunement satisfaict.
Ie voy encore du païs au delà: mais d'vne veüe trouble, et en
nuage, que ie ne puis demesler. Et entreprenant de parler indifferemment
de tout ce qui se presente à ma fantasie, et n'y employant1
que mes propres et naturels moyens, s'il m'aduient, comme il faict
souuent, de rencontrer de fortune dans les bons autheurs ces mesmes
lieux, que i'ay entrepris de traiter, comme ie vien de faire chez
Plutarque tout presentement, son discours de la force de l'imagination:
à me recognoistre au prix de ces gens là, si foible et si•
chetif, si poisant et si endormy, ie me fay pitié, ou desdain à moy
mesmes. Si me gratifie-ie de cecy, que mes opinions ont cet honneur
de rencontrer souuent aux leurs, et que ie vays au moins de
loing apres, disant que voire. Aussi que i'ay cela, que chacun n'a
pas, de cognoistre l'extreme difference d'entre-eux et moy: et2
laisse ce neant-moins courir mes inuentions ainsi foibles et basses,
comme ie les ay produites, sans en replastrer et recoudre les defaux
que cette comparaison m'y a descouuert. Il faut auoir les
reins bien fermes pour entreprendre de marcher front à front auec
ces gens là. Les escriuains indiscrets de nostre siecle, qui parmy•
leurs ouurages de neant, vont semant des lieux entiers des anciens
autheurs, pour se faire honneur, font le contraire. Car cett' infinie
dissemblance de lustres rend vn visage si pasle, si terni, et si laid
à ce qui est leur, qu'ils y perdent beaucoup plus qu'ils n'y gaignent.
C'estoient deux contraires fantasies. Le Philosophe Chrysippus3
mesloit à ses liures, non les passages seulement, mais des
ouurages entiers d'autres autheurs: et en vn la Medee d'Eurypides:
et disoit Apollodorus, que, qui en retrancheroit ce qu'il y
auoit d'estranger, son papier demeureroit en blanc. Epicurus au
rebours, en trois cents volumes qu'il laissa, n'auoit pas mis vne•
seule allegation. Il m'aduint l'autre iour de tomber sur vn tel
passage: I'auois trainé languissant apres des parolles Françoises,
230
si exangues, si descharnees, et si vuides de matiere et de sens,
que ce n'estoient voirement que parolles Françoises: au bout d'vn
long et ennuyeux chemin, ie vins à rencontrer vne piece haute,
riche et esleuee iusques aux nües: si i'eusse trouué la pente douce,
et la montee vn peu alongee, cela eust esté excusable: c'estoit vn•
precipice si droit et si coupé que des six premieres parolles ie cogneuz
que ie m'enuolois en l'autre monde: de là ie descouuris la
fondriere d'où ie venois, si basse et si profonde, que ie n'eus oncques
puis le cœur de m'y raualer. Si i'estoffois l'vn de mes discours
de ces riches despouilles, il esclaireroit par trop la bestise des autres.1
Reprendre en autruy mes propres fautes, ne me semble non
plus incompatible, que de reprendre, comme ie fay souuent, celles
d'autruy en moy. Il les faut accuser par tout, et leur oster tout
lieu de franchise. Si sçay ie, combien audacieusement i'entreprens
moy-mesmes à tous coups, de m'egaler à mes larrecins, d'aller pair•
à pair quand et eux: non sans vne temeraire esperance, que ie
puisse tromper les yeux des iuges à les discerner. Mais c'est autant
par le benefice de mon application, que par le benefice de mon
inuention et de ma force. Et puis, ie ne luitte point en gros ces
vieux champions là, et corps à corps: c'est par reprinses, menues2
et legeres attaintes. Ie ne m'y aheurte pas: ie ne fay que les taster:
et ne vay point tant, comme ie marchande d'aller. Si ie leur
pouuoy tenir palot, ie serois honneste homme: car ie ne les entreprens,
que par où ils sont les plus roides. De faire ce que i'ay
decouuert d'aucuns, se couurir des armes d'autruy, iusques à ne•
montrer pas seulement le bout de ses doigts: conduire son dessein
(comme il est aysé aux sçauans en vne matiere commune)
sous les inuentions anciennes, rappiecees par cy par là: à ceux
qui les veulent cacher et faire propres, c'est premierement iniustice
et lascheté, que n'ayans rien en leur vaillant, par où se produire,3
ils cherchent à se presenter par vne valeur purement estrangere:
et puis, grande sottise, se contentant par piperie de s'acquerir
l'ignorante approbation du vulgaire, se descrier enuers les gents
d'entendement, qui hochent du nez cette incrustation empruntee:
232
desquels seuls la louange a du poids. De ma part il n'est rien que
ie vueille moins faire. Ie ne dis les autres, sinon pour d'autant plus
me dire. Cecy ne touche pas les centons, qui se publient pour centons:
et i'en ay veu de tres-ingenieux en mon temps: entre-autres
vn, sous le nom de Capilupus: outre les anciens. Ce sont des esprits,•
qui se font veoir, et par ailleurs, et par là, comme Lipsius en
ce docte et laborieux tissu de ses Politiques. Quoy qu'il en soit,
veux-ie dire, et quelles que soient ces inepties, ie n'ay pas deliberé
de les cacher, non plus qu'vn mien pourtraict chauue et grisonnant,
où le peintre auroit mis non vn visage parfaict, mais le mien.1
Car aussi ce sont icy mes humeurs et opinions: ie les donne, pour
ce qui est en ma creance, non pour ce qui est à croire. Ie ne vise
icy qu'à decouurir moy-mesmes, qui seray par aduenture autre
demain, si nouuel apprentissage me change. Ie n'ay point l'authorité
d'estre creu, ny ne le desire, me sentant trop mal instruit•
pour instruire autruy. Quelcun doncq' ayant veu l'article precedant,
me disoit chez moy l'autre iour, que ie me deuoys estre vn
petit estendu sur le discours de l'institution des enfans. Or Madame
si i'auoy quelque suffisance en ce subiect, ie ne pourroy la mieux
employer que d'en faire vn present à ce petit homme, qui vous2
menasse de faire tantost vne belle sortie de chez vous (vous estes
trop genereuse pour commencer autrement que par vn masle). Car
ayant eu tant de part à la conduite de vostre mariage, i'ay quelque
droit et interest à la grandeur et prosperité de tout ce qui en
viendra: outre ce que l'ancienne possession que vous auez sur ma•
seruitude, m'oblige assez à desirer honneur, bien et aduantage à
tout ce qui vous touche. Mais à la verité ie n'y entens sinon cela,
que la plus grande difficulté et importance de l'humaine science
semble estre en cet endroit, où il se traitte de la nourriture et institution
des enfans. Tout ainsi qu'en l'agriculture, les façons, qui3
vont deuant le planter, sont certaines et aysees, et le planter mesme.
Mais depuis que ce qui est planté, vient à prendre vie: à l'esleuer,
il y a vne grande varieté de façons, et difficulté: pareillement aux
hommes, il y a peu d'industrie à les planter: mais depuis qu'ils
sont naiz, on se charge d'vn soing diuers, plein d'embesoignement•
et de crainte, à les dresser et nourrir. La montre de leurs inclinations
est si tendre en ce bas aage, et si obscure, les promesses si
234
incertaines et fauces, qu'il est mal-aisé d'y establir aucun solide
iugement. Voyez Cimon, voyez Themistocles et mille autres, combien
ils se sont disconuenuz à eux mesmes. Les petits des ours, et
des chiens, montrent leur inclination naturelle; mais les hommes
se iettans incontinent en des accoustumances, en des opinions, en•
des loix, se changent ou se deguisent facilement. Si est-il difficile
de forcer les propensions naturelles. D'où il aduient que par faute
d'auoir bien choisi leur route, pour neant se trauaille on souuent,
et employe lon beaucoup d'aage, à dresser des enfans aux choses,
ausquelles ils ne peuuent prendre pied. Toutesfois en cette difficulté1
mon opinion est, de les acheminer tousiours aux meilleures choses
et plus profitables; et qu'on se doit peu appliquer à ces legeres
diuinations et prognostiques, que nous prenons des mouuemens
de leur enfance. Platon en sa republique, me semble leur donner
trop d'autorité. Madame c'est vn grand ornement que la science,•
et vn vtil de merueilleux seruice, notamment aux personnes esleuees
en tel degré de fortune, comme vous estes. A la verité elle n'a
point son vray vsage en mains viles et basses. Elle est bien plus
fiere, de prester ses moyens à conduire vne guerre, à commander
vn peuple, à pratiquer l'amitié d'vn Prince, ou d'vne nation estrangere,2
qu'à dresser vn argument dialectique, ou à plaider vn appel,
ou ordonner vne masse de pillules. Ainsi Madame, par ce que ie
croy que vous n'oublierez pas cette partie en l'institution des vostres,
vous qui en auez sauouré la douceur, et qui estes d'vne race
lettree (car nous auons encore les escrits de ces anciens Comtes•
de Foix, d'où Monsieur le Comte vostre mary et vous, estes descendus:
et François Monsieur de Candale, vostre oncle, en faict
naistre tous les iours d'autres, qui estendront la cognoissance de
cette qualité de vostre famille, à plusieurs siecles) ie vous veux dire
là dessus vne seule fantasie, que i'ay contraire au commun vsage.3
C'est tout ce que ie puis conferer à vostre seruice en cela. La
charge du gouuerneur, que vous luy donrez, du chois duquel depend
tout l'effect de son institution, elle a plusieurs autres grandes
236
parties, mais ie n'y touche point, pour n'y sçauoir rien apporter
qui vaille: et de cet article, sur lequel ie me mesle de luy donner
aduis, il m'en croira autant qu'il y verra d'apparence. A vn enfant
de maison, qui recherche les lettres, non pour le gaing (car vne
fin si abiecte, est indigne de la grace et faueur des Muses, et puis•
elle regarde et depend d'autruy) ny tant pour les commoditez externes,
que pour les sienes propres, et pour s'en enrichir et parer
au dedans, ayant plustost enuie d'en reussir habil'homme, qu'homme
sçauant, ie voudrois aussi qu'on fust soigneux de luy choisir vn
conducteur, qui eust plustost la teste bien faicte, que bien pleine:1
et qu'on y requist tous les deux, mais plus les mœurs et l'entendement
que la science: et qu'il se conduisist en sa charge d'vne
nouuelle maniere. On ne cesse de criailler à nos oreilles, comme
qui verseroit dans vn antonnoir; et nostre charge ce n'est que redire
ce qu'on nous a dit. Ie voudrois qu'il corrigeast cette partie;•
et que de belle arriuee, selon la portee de l'ame, qu'il a en main,
il commençast à la mettre sur la montre, luy faisant gouster les
choses, les choisir, et discerner d'elle mesme. Quelquefois luy ouurant
le chemin, quelquefois le luy laissant ouurir. Ie ne veux pas
qu'il inuente, et parle seul: ie veux qu'il escoute son disciple parler2
à son tour. Socrates, et depuis Arcesilaus, faisoient premierement
parler leurs disciples, et puis ils parloient à eux. Obest plerumque
ijs, qui discere volunt, auctoritas eorum, qui docent. Il est bon qu'il
le face trotter deuant luy, pour iuger de son train: et iuger iusques
à quel point il se doibt raualler, pour s'accommoder à sa•
force. A faute de cette proportion, nous gastons tout. Et de la sçauoir
choisir, et s'y conduire bien mesurément, c'est vne des plus ardues
besongnes que ie sache. Et est l'effect d'vne haute ame et bien forte,
sçauoir condescendre à ses allures pueriles, et les guider. Ie marche
plus ferme et plus seur, à mont qu'à val. Ceux qui, comme3
nostre vsage porte, entreprenent d'vne mesme leçon et pareille
mesure de conduite, regenter plusieurs esprits de si diuerses
mesures et formes: ce n'est pas merueille, si en tout vn peuple
d'enfants, ils en rencontrent à peine deux ou trois, qui rapportent
238
quelque iuste fruit de leur discipline. Qu'il ne luy demande pas
seulement compte des mots de sa leçon, mais du sens et de la
substance. Et qu'il iuge du profit qu'il aura fait, non par le tesmoignage
de sa memoire, mais de sa vie. Que ce qu'il viendra
d'apprendre, il le luy face mettre en cent visages, et accommoder•
à autant de diuers subiets, pour voir s'il l'a encore bien pris et
bien faict sien, prenant l'instruction à son progrez, des paidagogismes
de Platon. C'est tesmoignage de crudité et indigestion que de
regorger la viande comme on l'a auallee: l'estomach n'a pas faict
son operation, s'il n'a faict changer la façon et la forme, à ce1
qu'on luy auoit donné à cuire. Nostre ame ne branle qu'à credit,
liee et contrainte à l'appetit des fantasies d'autruy, serue et captiuee
soubs l'authorité de leur leçon. On nous a tant assubiectis aux
cordes, que nous n'auons plus de franches alleures: nostre vigueur
et liberté est esteinte.•
Nunquam tutelæ suæ fiunt.
Ie vy priuément à Pise vn honneste homme, mais si Aristotelicien,
que le plus general de ses dogmes est: Que la touche et regle de
toutes imaginations solides, et de toute verité, c'est la conformité
à la doctrine d'Aristote: que hors de là, ce ne sont que chimeres2
et inanité: qu'il a tout veu et tout dict. Cette sienne proposition,
pour auoir esté vn peu trop largement et iniquement interpretee,
le mit autrefois et tint long temps en grand accessoire à l'inquisition
à Rome. Qu'il luy face tout passer par l'estamine, et ne
loge rien en sa teste par simple authorité, et à credit. Les principes•
d'Aristote ne luy soyent principes, non plus que ceux des
Stoiciens ou Epicuriens. Qu'on luy propose cette diuersité de iugemens,
il choisira s'il peut: sinon il en demeurera en doubte.
Che non men che saper dubbiar m'aggrada.
Car s'il embrasse les opinions de Xenophon et de Platon, par son3
propre discours, ce ne seront plus les leurs, ce seront les siennes.
Qui suit vn autre, il ne suit rien: il ne trouue rien: voire il ne
cerche rien. Non sumus sub rege, sibi quisque se vindicet. Qu'il sache,
qu'il sçait, au moins. Il faut qu'il imboiue leurs humeurs, non qu'il
apprenne leurs preceptes. Et qu'il oublie hardiment s'il veut, d'où•
il les tient, mais qu'il se les sache approprier. La verité et la raison
240
sont communes à vn chacun, et ne sont non plus à qui les a dites
premierement, qu'à qui les dit apres. Ce n'est non plus selon Platon,
que selon moy: puis que luy et moy l'entendons et voyons de
mesme. Les abeilles pillotent deçà delà les fleurs, mais elles en
font apres le miel, qui est tout leur; ce n'est plus thin, ny mariolaine.•
Ainsi les pieces empruntees d'autruy, il les transformera et
confondra, pour en faire vn ouurage tout sien: à sçauoir son iugement,
son institution, son trauail et estude ne vise qu'à le former.
Qu'il cele tout ce dequoy il a esté secouru, et ne produise que ce
qu'il en a faict. Les pilleurs, les emprunteurs, mettent en parade1
leurs bastiments, leurs achapts, non pas ce qu'ils tirent d'autruy.
Vous ne voyez pas les espices d'vn homme de parlement: vous
voyez les alliances qu'il a gaignees, et honneurs à ses enfants. Nul
ne met en compte publique sa recette: chacun y met son acquest.
Le guain de nostre estude, c'est en estre deuenu meilleur et•
plus sage. C'est, disoit Epicharmus, l'entendement qui voyt et qui
oyt: c'est l'entendement qui approfite tout, qui dispose tout, qui
agit, qui domine et qui regne: toutes autres choses sont aueugles,
sourdes et sans ame. Certes nous le rendons seruile et coüard, pour
ne luy laisser la liberté de rien faire de soy. Qui demanda iamais2
à son disciple ce qu'il luy semble de la Rhetorique et de la Grammaire,
de telle ou telle sentence de Ciceron? On nous les placque
en la memoire toutes empennees, comme des oracles, où les lettres
et les syllabes sont de la substance de la chose. Sçauoir par cœur
n'est pas sçauoir: c'est tenir ce qu'on a donné en garde à sa memoire.•
Ce qu'on sçait droittement, on en dispose, sans regarder au
patron, sans tourner les yeux vers son liure. Fascheuse suffisance,
qu'vne suffisance pure liuresque! Ie m'attens qu'elle serue d'ornement,
non de fondement: suiuant l'aduis de Platon, qui dit, la
fermeté, la foy, la sincerité, estre la vraye philosophie: les autres3
sciences, et qui visent ailleurs, n'estre que fard. Ie voudrois que le
Paluël ou Pompee, ces beaux danseurs de mon temps, apprinsent
des caprioles à les voir seulement faire, sans nous bouger de nos
places, comme ceux-cy veulent instruire nostre entendement, sans
l'esbranler: ou qu'on nous apprinst à manier vn cheual, ou vne•
242
pique, ou vn luth, ou la voix, sans nous y exercer: comme ceux
icy nous veulent apprendre à bien iuger, et à bien parler, sans
nous exercer à parler ny à iuger. Or à cet apprentissage tout ce
qui se presente à nos yeux, sert de liure suffisant: la malice d'vn
page, la sottise d'vn valet, vn propos de table, ce sont autant de•
nouuelles matieres. A cette cause le commerce des hommes y est
merueilleusement propre, et la visite des pays estrangers: non
pour en rapporter seulement, à la mode de nostre noblesse Françoise,
combien de pas a Santa rotonda, ou la richesse de calessons
de la Signora Liuia, ou comme d'autres, combien le visage de1
Neron, de quelque vieille ruyne de là, est plus long ou plus large,
que celuy de quelque pareille medaille. Mais pour en rapporter
principalement les humeurs de ces nations et leurs façons: et pour
frotter et limer nostre ceruelle contre celle d'autruy, ie voudrois
qu'on commençast à le promener dés sa tendre enfance: et premierement,•
pour faire d'vne pierre deux coups, par les nations
voisines, où le langage est plus esloigné du nostre, et auquel si
vous ne la formez de bon'heure, la langue ne se peut plier. Aussi
bien est-ce vne opinion receuë d'vn chacun, que ce n'est pas raison
de nourrir vn enfant au giron de ses parens. Cette amour naturelle2
les attendrit trop, et relasche, voire les plus sages: ils ne
sont capables ny de chastier ses fautes, ny de le voir nourry grossierement
comme il faut, et hasardeusement. Ils ne le sçauroient
souffrir reuenir suant et poudreux de son exercice, boire chaud,
boire froid, ny le voir sur vn cheual rebours, ny contre vn rude•
tireur le floret au poing, ou la premiere harquebuse. Car il n'y a
remede, qui en veut faire vn homme de bien, sans doubte il ne
le faut espargner en cette ieunesse: et faut souuent choquer les
regles de la medecine:
Vitámque sub dio et trepidis agat3
In rebus.
Ce n'est pas assez de luy roidir l'ame, il luy faut aussi roidir les
muscles; elle est trop pressee, si elle n'est secondee; et a trop à
faire, de seule fournir à deux offices. Ie sçay combien ahanne la
mienne en compagnie d'vn corps si tendre, si sensible, qui se•
laisse si fort aller sur elle. Et apperçoy souuent en ma leçon,
qu'en leurs escrits, mes maistres font valoir pour magnanimité et
force de courage, des exemples, qui tiennent volontiers plus de
l'espessissure de la peau et durté des os. I'ay veu des hommes,
des femmes et des enfans, ainsi nays, qu'une bastonade leur est4
244
moins qu'à moy vne chiquenaude; qui ne remuent ny langue ny
sourcil, aux coups qu'on leur donne. Quand les athletes contrefont
les Philosophes en patience, c'est plustost vigueur de nerfs que de
cœur. Or l'accoustumance à porter le trauail, est accoustumance à
porter la douleur: labor collum obducit dolori. Il le faut rompre à•
la peine, et aspreté des exercices, pour le dresser à la peine, et
aspreté de la dislocation, de la colique, du caustere: et de la
geaule aussi, et de la torture. Car de ces derniers icy, encore
peut-il estre en prinse, qui regardent les bons, selon le temps,
comme les meschants. Nous en sommes à l'espreuue. Quiconque1
combat les loix, menace les gents de bien d'escourgees et de la
corde. Et puis, l'authorité du gouuerneur, qui doit estre souueraine
sur luy, s'interrompt et s'empesche par la presence des
parents. Ioint que ce respect que la famille luy porte, la cognoissance
des moyens et grandeurs de sa maison, ce ne sont à mon•
opinion pas legeres incommoditez en cet aage. En cette escole
du commerce des hommes, i'ay souuent remarqué ce vice, qu'au
lieu de prendre cognoissance d'autruy, nous ne trauaillons qu'à la
donner de nous: et sommes plus en peine d'emploiter nostre marchandise,
que d'en acquerir de nouuelle. Le silence et la modestie2
sont qualitez tres-commodes à la conuersation. On dressera cet
enfant à estre espargnant et mesnager de sa suffisance, quand
il l'aura acquise, à ne se formalizer point des sottises et fables
qui se diront en sa presence: car c'est vne inciuile importunité de
choquer tout ce qui n'est pas de nostre appetit. Qu'il se contente•
de se corriger soy mesme. Et ne semble pas reprocher à autruy,
tout ce qu'il refuse à faire: ny contraster aux mœurs publiques.
Licet sapere sine pompa, sine inuidia. Fuie ces images regenteuses
du monde, et inciuiles: et cette puerile ambition, de vouloir paroistre
plus fin, pour estre autre; et comme si ce fust marchandise3
malaizee, que reprehensions et nouuelletez, vouloir tirer de
là, nom de quelque peculiere valeur. Comme il n'affiert qu'aux
grands Poëtes, d'vser des licences de l'art: aussi n'est-il supportable,
qu'aux grandes ames et illustres de se priuilegier au dessus
de la coustume. Si quid Socrates et Aristippus contra morem et consuetudinem•
fecerunt, idem sibi ne arbitretur licere: magnis enim
illi et diuinis bonis hanc licentiam assequebantur. On luy apprendra
de n'entrer en discours et contestation, que là où il verra vn champion
digne de sa lute: et là mesmes à n'emploier pas tous les
246
tours qui luy peuuent seruir, mais ceux-là seulement qui luy peuuent
le plus seruir. Qu'on le rende delicat au chois et triage de
ses raisons, et aymant la pertinence, et par consequent la briefueté.
Qu'on l'instruise sur tout à se rendre, et à quitter les armes
à la verité, tout aussi tost qu'il l'apperceura: soit qu'elle naisse•
és mains de son aduersaire, soit qu'elle naisse en luy-mesmes par
quelque rauisement. Car il ne sera pas mis en chaise pour dire vn
rolle prescript, il n'est engagé à aucune cause, que par ce qu'il
l'appreuue. Ny ne sera du mestier, où se vend à purs deniers contans,
la liberté de se pouuoir repentir et recognoistre. Neque, vt1
omnia, quæ præscripta et imperata sint, defendat, necessitate vlla
cogitur. Si son gouuerneur tient de mon humeur, il luy formera
la volonté à estre tres-loyal seruiteur de son Prince, et tres-affectionné,
et tres-courageux: mais il luy refroidira l'enuie de s'y attacher
autrement que par vn deuoir publique. Outre plusieurs autres•
inconuenients, qui blessent nostre liberté, par ces obligations
particulieres, le iugement d'vn homme gagé et achetté, ou il est
moins entier et moins libre, ou il est taché et d'imprudence et
d'ingratitude. Vn pur courtisan ne peut auoir ny loy ny volonté,
de dire et penser que fauorablement d'vn maistre, qui parmi tant2
de milliers d'autres subiects, l'a choisi pour le nourrir et eleuer de
sa main. Cette faueur et vtilité corrompent non sans quelque
raison, sa franchise, et l'esblouissent. Pourtant void on coustumierement,
le langage de ces gens là, diuers à tout autre langage,
en vn estat, et de peu de foy en telle matiere. Que sa conscience•
et sa vertu reluisent en son parler, et n'ayent que la raison pour
conduite. Qu'on luy face entendre, que de confesser la faute qu'il
descouurira en son propre discours, encore qu'elle ne soit apperceuë
que par luy, c'est vn effet de iugement et de sincerité, qui
sont les principales parties qu'il cherche. Que l'opiniatrer et contester,3
sont qualitez communes: plus apparentes aux plus basses
ames. Que se r'aduiser et se corriger, abandonner vn mauuais
party, sur le cours de son ardeur, ce sont qualitez rares, fortes, et
philosophiques. On l'aduertira, estant en compagnie, d'auoir les
yeux par tout: car ie trouue que les premiers sieges sont communement•
248
saisis par les hommes moins capables, et que les grandeurs
de fortune ne se trouuent gueres meslees à la suffisance.
I'ay veu ce pendant qu'on s'entretenoit au bout d'vne table, de la
beauté d'vne tapisserie, ou du goust de la maluoisie, se perdre
beaucoup de beaux traicts à l'autre bout. Il sondera la portee d'vn•
chacun: vn bouuier, un masson, vn passant, il faut tout mettre en
besongne, et emprunter chacun selon sa marchandise: car tout sert
en mesnage: la sottise mesmes, et foiblesse d'autruy luy sera instruction.
A contreroller les graces et façons d'vn chacun, il s'engendrera
enuie des bonnes, et mespris des mauuaises. Qu'on1
luy mette en fantasie vne honneste curiosité de s'enquerir de
toutes choses: tout ce qu'il y aura de singulier autour de luy, il
le verra: vn bastiment, vne fontaine, vn homme, le lieu d'vne
bataille ancienne, le passage de Cæsar ou de Charlemaigne.
Quæ tellus sit lenta gelu, quæ putris ab æstu,•
Ventus in Italiam quis bene vela ferat.
Il s'enquerra des mœurs, des moyens et des alliances de ce Prince,
et de celuy-là. Ce sont choses tres-plaisantes à apprendre, et tres-vtiles
à sçauoir. En cette practique des hommes, i'entens y comprendre,
et principalement, ceux qui ne viuent qu'en la memoire2
des liures. Il praticquera par le moyen des histoires, ces grandes
ames des meilleurs siecles. C'est vn vain estude qui veut: mais qui
veut aussi c'est vn estude de fruit estimable: et le seul estude, comme
dit Platon, que les Lacedemoniens eussent reserué à leur part. Quel
profit ne fera-il en cette part là, à la lecture des vies de nostre Plutarque?•
Mais que mon guide se souuienne où vise sa charge; et qu'il
n'imprime pas tant à son disciple, la date de la ruine de Carthage, que
les mœurs de Hannibal et de Scipion: ny tant où mourut Marcellus,
que pourquoy il fut indigne de son deuoir, qu'il mourust là.
Qu'il ne luy apprenne pas tant les histoires, qu'à en iuger. C'est à3
mon gré, entre toutes, la matiere à laquelle nos esprits s'appliquent
de plus diuerse mesure. I'ay leu en Tite Liue cent choses que tel
n'y a pas leu. Plutarche y en a leu cent; outre ce que i'y ay sçeu
lire: et à l'aduenture outre ce que l'autheur y auoit mis. A d'aucuns
c'est vn pur estude grammairien: à d'autres, l'anatomie de la•
Philosophie, par laquelle les plus abstruses parties de nostre nature
se penetrent. Il y a dans Plutarque beaucoup de discours estendus
250
tres-dignes d'estre sçeus: car à mon gré c'est le maistre ouurier
de telle besongne: mais il y en a mille qu'il n'a que touché simplement:
il guigne seulement du doigt par où nous irons, s'il nous
plaist, et se contente quelquefois de ne donner qu'vne atteinte dans
le plus vif d'vn propos. Il les faut arracher de là, et mettre en•
place marchande. Comme ce sien mot, Que les habitans d'Asie
seruoient à vn seul, pour ne sçauoir prononcer vne seule syllable,
qui est, Non, donna peut estre, la matiere, et l'occasion à la Boœtie,
de sa Seruitude volontaire. Cela mesme de luy voir trier vne legiere
action en la vie d'vn homme, ou vn mot, qui semble ne1
porter pas cela, c'est vn discours. C'est dommage que les gens
d'entendement, ayment tant la briefueté: sans doubte leur reputation
en vaut mieux, mais nous en valons moins. Plutarque ayme
mieux que nous le vantions de son iugement, que de son sçauoir:
il ayme mieux nous laisser desir de soy, que satieté. Il sçauoit•
qu'és choses bonnes mesmes on peut trop dire, et que Alexandridas
reprocha iustement, à celuy qui tenoit aux Ephores des bons propos,
mais trop longs: O estranger, tu dis ce qu'il faut, autrement
qu'il ne faut. Ceux qui ont le corps gresle, le grossissent d'embourrures:
ceux qui ont la matiere exile, l'enflent de paroles. Il se2
tire vne merueilleuse clarté pour le iugement humain, de la frequentation
du monde. Nous sommes tous contraints et amoncellez
en nous, et auons la veuë racourcie à la longueur de nostre nez.
On demandoit à Socrates d'où il estoit, il ne respondit pas, d'Athenes,
mais, du monde. Luy qui auoit l'imagination plus plaine•
et plus estanduë, embrassoit l'vniuers, comme sa ville, iettoit ses
cognoissances, sa societé et ses affections à tout le genre humain:
non pas comme nous, qui ne regardons que sous nous. Quand les
vignes gelent en mon village, mon prebstre en argumente l'ire de
Dieu sur la race humaine, et iuge que la pepie en tienne des-ia3
les Cannibales. A voir nos guerres ciuiles, qui ne crie que cette
machine se bouleuerse, et que le iour du iugement nous prent au
collet: sans s'auiser que plusieurs pires choses se sont veuës, et
que les dix mille parts du monde ne laissent pas de galler le bon
temps cependant? Moy, selon leur licence et impunité, admire de•
les voir si douces et molles. A qui il gresle sur la teste, tout l'hemisphere
252
semble estre en tempeste et orage. Et disoit le Sauoïard,
que si ce sot de Roy de France, eut sçeu bien conduire sa fortune,
il estoit homme pour deuenir maistre d'hostel de son Duc. Son
imagination ne conceuoit autre plus esleuee grandeur, que celle
de son maistre. Nous sommes insensiblement touts en cette erreur:•
erreur de grande suitte et preiudice. Mais qui se presente
comme dans vn tableau, cette grande image de nostre mere nature,
en son entiere maiesté: qui lit en son visage, vne si generale et
constante varieté: qui se remarque là dedans, et non soy, mais
tout vn royaume, comme vn traict d'vne pointe tres-delicate, celuy-là1
seul estime les choses selon leur iuste grandeur. Ce grand
monde, que les vns multiplient encore comme especes soubs vn
genre, c'est le miroüer, où il nous faut regarder, pour nous cognoistre
de bon biais. Somme ie veux que ce soit le liure de mon
escolier. Tant d'humeurs, de sectes, de iugemens, d'opinions, de•
loix, et de coustumes, nous apprennent à iuger sainement des nostres,
et apprennent nostre iugement à recognoistre son imperfection
et sa naturelle foiblesse: qui n'est pas vn legier apprentissage.
Tant de remuements d'estat, et changements de fortune publique,
nous instruisent à ne faire pas grand miracle de la nostre. Tant de2
noms, tant de victoires et conquestes enseuelies soubs l'oubliance,
rendent ridicule l'esperance d'eterniser nostre nom par la prise de
dix argoulets, et d'vn pouillier, qui n'est cognu que de sa cheute.
L'orgueil et la fiereté de tant de pompes estrangeres, la maiesté si
enflee de tant de cours et de grandeurs, nous fermit et asseure la•
veüe, à soustenir l'esclat des nostres, sans siller les yeux. Tant de
milliasses d'hommes enterrez auant nous, nous encouragent à ne
craindre d'aller trouuer si bonne compagnie en l'autre monde:
ainsi du reste. Nostre vie, disoit Pythagoras, retire à la grande et
populeuse assemblee des ieux Olympiques. Les vns exercent le3
corps, pour en acquerir la gloire des ieux: d'autres y portent des
marchandises à vendre, pour le gain. Il en est, et qui ne sont pas
les pires, lesquels n'y cherchent aucun fruict, que de regarder comment
et pourquoy chasque chose se faict: et estre spectateurs de
la vie des autres hommes, pour en iuger et regler la leur. Aux•
exemples se pourront proprement assortir tous les plus profitables
discours de la philosophie, à laquelle se doiuent toucher les actions
humaines, comme à leur regle. On luy dira,
quid fas optare, quid asper
Vtile nummus habet, patriæ charisque propinquis4
Quantum elargiri deceat, quem te Deus esse
Iussit, et humana qua parte locatus es in re,
Quid sumus, aut quidnam victuri gignimur:
254
Que c'est que scauoir et ignorer, qui doit estre le but de l'estude:
que c'est que vaillance, temperance, et iustice: ce qu'il y a à dire
entre l'ambition et l'auarice: la seruitude et la subiection, la licence
et la liberté: à quelles marques on congnoit le vray et solide
contentement: iusques où il faut craindre la mort, la douleur et la•
honte.
Et quo quemque modo fugiátque ferátque laborem.
Quels ressors nous meuuent, et le moyen de tant diuers branles en
nous. Car il me semble que les premiers discours, dequoy on luy
doit abreuuer l'entendement, ce doiuent estre ceux, qui reglent ses1
mœurs et son sens, qui luy apprendront à se cognoistre, et à
sçauoir bien mourir et bien viure. Entre les arts liberaux, commençons
par l'art qui nous faict libres. Elles seruent toutes voirement
en quelque maniere à l'instruction de nostre vie, et à son
vsage: comme toutes autres choses y seruent en quelque maniere•
aussi. Mais choisissons celle qui y sert directement et professoirement.
Si nous sçauions restraindre les appartenances de nostre vie
à leurs iustes et naturels limites, nous trouuerions, que la meilleure
part des sciences, qui sont en vsage, est hors de nostre vsage.
Et en celles mesmes qui le sont, qu'il y a des estendues et enfonceures2
tres-inutiles, que nous ferions mieux de laisser là: et suiuant
l'institution de Socrates, borner le cours de nostre estude en
icelles, où faut l'vtilité.
sapere aude,
Incipe: Viuendi qui rectè prorogat horam,•
Rusticus expectat dum defluat amnis, at ille
Labitur, et labetur in omne volubilis æuum.
C'est vne grande simplesse d'aprendre à nos enfans,
Quid moueant pisces, animosáque signa leonis,
Lotus et Hesperia quid capricornus aqua;3
la science des astres et le mouuement de la huictiesme sphere,
auant que les leurs propres.
τι πλειαδεσσι καμοι,
τι δ'αστρασιν βοωτεω.
Anaximenes escriuant à Pythagoras: De quel sens puis ie m'amuser•
aux secrets des estoilles, ayant la mort ou la seruitude touiours
presente aux yeux? Car lors les Roys de Perse preparoient la guerre
contre son pays. Chacun doit dire ainsin. Estant battu d'ambition,
d'auarice, de temerité, de superstition: et ayant au dedans tels
autres ennemis de la vie: iray-ie songer au bransle du monde?4
256
Apres qu'on luy aura appris ce qui sert à le faire plus sage et
meilleur, on l'entretiendra que c'est que Logique, Physique, Geometrie,
Rhetorique: et la science qu'il choisira, ayant desia le iugement
formé, il en viendra bien tost à bout. Sa leçon se fera tantost
par deuis, tantost par liure: tantost son gouuerneur luy fournira•
de l'autheur mesme propre à cette fin de son institution:
tantost il luy en donnera la moelle, et la substance toute maschee.
Et si de soy mesme il n'est assez familier des liures, pour y trouuer
tant de beaux discours qui y sont, pour l'effect de son dessein, on
luy pourra ioindre quelque homme de lettres, qui à chaque besoing1
fournisse les munitions qu'il faudra, pour les distribuer et dispenser
à son nourrisson. Et que cette leçon ne soit plus aisee, et naturelle
que celle de Gaza, qui y peut faire doute? Ce sont là preceptes
espineux et mal plaisans, et des mots vains et descharnez, où il n'y
a point de prise, rien qui vous esueille l'esprit: en cette cy l'ame•
trouue où mordre, où se paistre. Ce fruict est plus grand sans comparaison,
et si sera plustost meury. C'est grand cas que les choses
en soyent là en nostre siecle, que la philosophie soit iusques
aux gens d'entendement, vn nom vain et fantastique, qui se treuue
de nul vsage, et de nul pris par opinion et par effect. Ie croy que2
ces ergotismes en sont cause, qui ont saisi ses auenues. On a
grand tort de la peindre inaccessible aux enfans, et d'vn visage
renfroigné, sourcilleux et terrible: qui me l'a masquee de ce faux
visage pasle et hideux? Il n'est rien plus gay, plus gaillard, plus
enioué, et à peu que ie ne die follastre. Elle ne presche que feste•
et bon temps. Vne mine triste et transie, montre que ce n'est pas là
son giste. Demetrius le Grammairien rencontrant dans le temple de
Delphes vne troupe de Philosophes assis ensemble, il leur dit: Ou
ie me trompe, ou à vous voir la contenance si paisible et si gaye,
vous n'estes pas en grand discours entre vous. A quoy l'vn d'eux,3
Heracleon le Megarien, respondit: C'est à faire à ceux qui cherchent
si le futur du verbe βαλλω a double
λ, ou qui cherchent la
deriuation des comparatifs χειρον et
βελτιον, et des superlatifs
χειριστον
et βελτιστον, qu'il faut rider le front s'entretenant de leur science:
mais quant aux discours de la philosophie, ils ont accoustumé d'esgayer•
258
et resiouïr ceux qui les traictent, non les renfroigner et
contrister.
Deprendas animi tormenta latentis in ægro
Corpore, deprendas et gaudia, sumit vtrumque
Inde habitum facies.•
L'ame qui loge la philosophie, doit par sa santé rendre sain encores
le corps: elle doit faire luyre iusques au dehors son repos, et son
aise: doit former à son moule le port exterieur, et l'armer par
consequent d'vne gratieuse fierté, d'vn maintien actif, et allaigre,
et d'vne contenance contante et debonnaire. La plus expresse1
marque de la sagesse, c'est vne esiouissance constante: son estat
est comme des choses au dessus de la lune, tousiours serein. C'est
Baroco et Baralipton, qui rendent leurs supposts ainsi crotez et enfumez;
ce n'est pas elle, ils ne la cognoissent que par ouyr dire.
Comment? elle faict estat de sereiner les tempestes de l'ame, et•
d'apprendre la faim et les fiebures à rire: non par quelques Epicycles
imaginaires, mais par raisons naturelles et palpables. Elle a
pour son but, la vertu: qui n'est pas, comme dit l'eschole, plantée
à la teste d'vn mont coupé, rabotteux et inaccessible. Ceux qui l'ont
approchée, la tiennent au rebours, logée dans vne belle plaine fertile2
et fleurissante: d'où elle void bien souz soy toutes choses; mais
si peut on y arriuer, qui en sçait l'addresse, par des routtes ombrageuses,
gazonnées, et doux fleurantes; plaisamment, et d'vne
pante facile et polie, comme est celle des voutes celestes. Pour
n'auoir hanté cette vertu supreme, belle, triumphante, amoureuse,•
delicieuse pareillement et courageuse, ennemie professe et irreconciliable
d'aigreur, de desplaisir, de crainte, et de contrainte, ayant
pour guide nature, fortune et volupté pour compagnes: ils sont
allez selon leur foiblesse, faindre cette sotte image, triste, querelleuse,
despite, menaceuse, mineuse, et la placer sur vn rocher à3
l'escart, emmy des ronces: fantosme à estonner les gents. Mon
gouuerneur qui cognoist deuoir remplir la volonté de son disciple,
autant ou plus d'affection, que de reuerence enuers la vertu, luy
sçaura dire, que les poëtes suiuent les humeurs communes: et luy
faire toucher au doigt, que les Dieux ont mis plustost la sueur aux•
aduenues des cabinetz de Venus que de Pallas. Et quand il commencera
de se sentir, luy presentant Bradamant ou Angelique, pour
maistresse à ioüir: et d'vne beauté naïue, actiue, genereuse, non
hommasse, mais virile, au prix d'vne beauté molle, affettée, delicate,
artificielle; l'vne trauestie en garçon, coiffée d'vn morrion4
luisant: l'autre vestue en garce, coiffée d'vn attiffet emperlé: il
260
iugera masle son amour mesme, s'il choisit tout diuersement à cet
effeminé pasteur de Phrygie. Il luy fera cette nouuelle leçon,
que le prix et hauteur de la vraye vertu, est en la facilité, vtilité et
plaisir de son exercice: si esloigné de difficulté, que les enfans y
peuuent comme les hommes, les simples comme les subtilz. Le•
reglement c'est son vtil, non pas la force. Socrates son premier
mignon, quitte à escient sa force, pour glisser en la naïueté et aisance
de son progrés. C'est la mere nourrice des plaisirs humains.
En les rendant iustes, elle les rend seurs et purs. Les moderant,
elle les tient en haleine et en appetit. Retranchant ceux qu'elle refuse,1
elle nous aiguise enuers ceux qu'elle nous laisse: et nous
laisse abondamment tous ceux que veut nature: et iusques à la
satieté, sinon iusques à la lasseté; maternellement: si d'aduenture
nous ne voulons dire, que le regime, qui arreste le beuueur auant
l'yuresse, le mangeur auant la crudité, le paillard auant la pelade,•
soit ennemy de noz plaisirs. Si la fortune commune luy faut, elle
luy eschappe; ou elle s'en passe, et s'en forge vne autre toute
sienne: non plus flottante et roulante: elle sçait estre riche, et
puissante, et sçauante, et coucher en des matelats musquez. Elle
aime la vie, elle aime la beauté, la gloire, et la santé. Mais son2
office propre et particulier, c'est sçauoir vser de ces biens là regléement,
et les sçauoir perdre constamment: office bien plus noble
qu'aspre, sans lequel tout cours de vie est desnaturé, turbulent
et difforme: et y peut-on iustement attacher ces escueils, ces haliers,
et ces monstres. Si ce disciple se rencontre de si diuerse condition,•
qu'il aime mieux ouyr vne fable, que la narration d'vn beau
voyage, ou vn sage propos, quand il l'entendra. Qui au son du tabourin,
qui arme la ieune ardeur de ses compagnons, se destourne
à vn autre, qui l'appelle au ieu des batteleurs. Qui par souhait ne
trouue plus plaisant et plus doux, reuenir poudreux et victorieux3
d'un combat, que de la paulme ou du bal, auec le prix de cet exercice:
ie n'y trouue autre remede, sinon qu'on le mette patissier
262
dans quelque bonne ville: fust il fils d'vn Duc: suiuant le precepte
de Platon, qu'il faut colloquer les enfans, non selon les facultez de
leur pere, mais selon les facultez de leur ame. Puis que la Philosophie
est celle qui nous instruict à viure, et que l'enfance y a sa
leçon, comme les autres aages, pourquoy ne la luy communique•
lon?
Vdum et molle lutum est, nunc nunc properandus, et acri
Fingendus sine fine rota.
On nous apprent à viure, quand la vie est passée. Cent escoliers
ont pris la verolle auant que d'estre arriuez à leur leçon d'Aristote1
de la temperance. Cicero disoit, que quand il viuroit la vie de deux
hommes, il ne prendroit pas le loisir d'estudier les Poëtes Lyriques.
Et ie trouue ces ergotistes plus tristement encores inutiles. Nostre
enfant est bien plus pressé: il ne doit au paidagogisme que les
premiers quinze ou seize ans de sa vie: le demeurant est deu à•
l'action. Employons vn temps si court aux instructions necessaires.
Ce sont abus, ostez toutes ces subtilitez espineuses de la Dialectique,
dequoy nostre vie ne se peut amender, prenez les simples
discours de la philosophie, sçachez les choisir et traitter à point,
ils sont plus aisez à conceuoir qu'vn conte de Boccace. Vn enfant2
en est capable au partir de la nourrisse, beaucoup mieux que d'apprendre
à lire ou escrire. La philosophie a des discours pour la
naissance des hommes, comme pour la decrepitude. Ie suis de
l'aduis de Plutarque, qu'Aristote n'amusa pas tant son grand disciple
à l'artifice de composer syllogismes, ou aux principes de Geometrie,•
comme à l'instruire des bons preceptes, touchant la vaillance,
proüesse, la magnanimité et temperance, et l'asseurance de
ne rien craindre: et auec cette munition, il l'enuoya encores enfant
subiuguer l'empire du monde à tout 30000. hommes de pied, 4000.
cheuaulx, et quarante deux mille escuz seulement. Les autres arts3
et sciences, dit-il, Alexandre les honoroit bien, et loüoit leur excellence
et gentilesse, mais pour plaisir qu'il y prist, il n'estoit pas
facile à se laisser surprendre à l'affection de les vouloir exercer.
Petite hinc iuuenésque senésque
Finem animo certum, miserique viatica canis.•
C'est ce que disoit Epicurus au commencement de sa lettre à Meniceus:
Ny le plus ieune refuie à philosopher, ny le plus vieil s'y
lasse. Qui fait autrement, il semble dire, ou qu'il n'est pas encores
saison d'heureusement viure: ou qu'il n'en est plus saison. Pour
tout cecy, ie ne veux pas qu'on emprisonne ce garçon, ie ne veux4
pas qu'on l'abandonne à la colere et humeur melancholique d'vn
furieux maistre d'escole: ie ne veux pas corrompre son esprit, à
264
le tenir à la gehenne et au trauail, à la mode des autres, quatorze
ou quinze heures par iour, comme vn portefaiz. Ny ne trouueroys
bon, quand par quelque complexion solitaire et melancholique, on
le verroit adonné d'vne application trop indiscrette à l'estude des
liures, qu'on la luy nourrist. Cela les rend ineptes à la conuersation•
ciuile, et les destourne de meilleures occupations. Et combien
ay-ie veu de mon temps, d'hommes abestis, par temeraire auidité de
science? Carneades s'en trouua si affollé, qu'il n'eut plus le loisir
de se faire le poil et les ongles. Ny ne veux gaster ses meurs genereuses
par l'inciuilité et barbarie d'autruy. La sagesse Françoise a1
esté anciennement en prouerbe, pour vne sagesse qui prenoit de
bon'heure, et n'auoit gueres de tenue. A la verité nous voyons encores
qu'il n'est rien si gentil que les petits enfans en France:
mais ordinairement ils trompent l'esperance qu'on en a conceuë,
et hommes faicts, on n'y voit aucune excellence. I'ay ouy tenir à•
gens d'entendement, que ces colleges où on les enuoie, dequoy ils
ont foison, les abrutissent ainsin. Au nostre, vn cabinet, vn iardin,
la table, et le lict, la solitude, la compagnie, le matin et le
vespre, toutes heures luy seront vnes: toutes places luy seront
estude: car la philosophie, qui, comme formatrice des iugements2
et des meurs, sera sa principale leçon, a ce priuilege, de se mesler
par tout. Isocrates l'orateur estant prié en vn festin de parler de
son art, chacun trouue qu'il eut raison de respondre: Il n'est pas
maintenant temps, de ce que ie sçay faire, et ce dequoy il est maintenant
temps, ie ne le sçay pas faire. Car de presenter des harangues•
ou des disputes de rhetorique, à vne compagnie assemblée
pour rire et faire bonne chere, ce seroit vn meslange de trop
mauuais accord. Et autant en pourroit-on dire de toutes les autres
sciences. Mais quant à la philosophie, en la partie où elle traicte
de l'homme et de ses deuoirs et offices, ç'a esté le iugement commun3
de tous les sages, que pour la douceur de sa conuersation,
elle ne deuoit estre refusée, ny aux festins, ny aux ieux. Et Platon
l'ayant inuitée à son conuiue, nous voyons comme elle entretient
l'assistence d'vne façon molle, et accommodée au temps et au lieu,
quoy que ce soit de ses plus hauts discours et plus salutaires.
Æquè pauperibus prodest, locupletibus æquè,
Et neglecta æquè pueris senibúsque nocebit.
Ainsi sans doubte il choumera moins, que les autres. Mais comme
les pas que nous employons à nous promener dans vne galerie, quoy
266
qu'il y en ait trois fois autant, ne nous lassent pas, comme ceux que
nous mettons à quelque chemin dessigné: aussi nostre leçon se
passant comme par rencontre, sans obligation de temps et de lieu,
et se meslant à toutes noz actions, se coulera sans se faire sentir.
Les ieux mesmes et les exercices seront vne bonne partie de l'estude:•
la course, la lucte, la musique, la danse, la chasse, le maniement
des cheuaux et des armes. Ie veux que la bien-seance exterieure,
et l'entre-gent, et la disposition de la personne se façonne
quant et quant l'ame. Ce n'est pas vne ame, ce n'est pas vn corps
qu'on dresse, c'est vn homme, il n'en faut pas faire à deux. Et1
comme dit Platon, il ne faut pas les dresser l'vn sans l'autre, mais
les conduire également, comme vne couple de cheuaux attelez à
mesme timon. Et à l'oüir semble il pas prester plus de temps et de
solicitude, aux exercices du corps: et estimer que l'esprit s'en exerce
quant et quant, et non au contraire? Au demeurant, cette institution•
se doit conduire par vne seuere douceur, non comme il se
fait. Au lieu de conuier les enfans aux lettres, on ne leur presente
à la verité, qu'horreur et cruauté. Ostez moy la violence et la force;
il n'est rien à mon aduis qui abatardisse et estourdisse si fort vne
nature bien née. Si vous auez enuie qu'il craigne la honte et le2
chastiement, ne l'y endurcissez pas. Endurcissez le à la sueur et au
froid, au vent, au soleil et aux hazards qu'il luy faut mespriser.
Ostez luy toute mollesse et delicatesse au vestir et coucher, au
manger et au boire: accoustumez le à tout: que ce ne soit pas vn
beau garçon et dameret, mais vn garçon vert et vigoureux. Enfant,•
homme, vieil, i'ay tousiours creu et iugé de mesme. Mais entre autres
choses, cette police de la plus part de noz colleges, m'a
tousiours despleu. On eust failly à l'aduenture moins dommageablement,
s'inclinant vers l'indulgence. C'est vne vraye geaule de ieunesse
captiue. On la rend desbauchée, l'en punissant auant qu'elle3
le soit. Arriuez y sur le point de leur office; vous n'oyez que cris,
et d'enfans suppliciez, et de maistres enyurez en leur cholere.
Quelle maniere, pour esueiller l'appetit enuers leur leçon, à ces
tendres ames, et craintiues, de les y guider d'vne troigne effroyable,
les mains armées de fouets? Inique et pernicieuse forme. Ioint ce•
que Quintilian en a tres-bien remarqué, que cette imperieuse authorité,
tire des suittes perilleuses: et nommément à nostre façon de
chastiement. Combien leurs classes seroient plus decemment ionchées
de fleurs et de feuillées, que de tronçons d'osiers sanglants?
268
l'y feroy pourtraire la ioye, l'allegresse, et Flora, et les Graces:
comme fit en son eschole le philosophe Speusippus. Où est leur
profit, que là fust aussi leur esbat. On doit ensucrer les viandes
salubres à l'enfant: et enfieller celles qui luy sont nuisibles. C'est
merueille combien Platon se montre soigneux en ses loix, de la•
gayeté et passetemps de la ieunesse de sa cité: et combien il s'arreste
à leurs courses, ieux, chansons, saults et danses: desquelles
il dit, que l'antiquité a donné la conduitte et le patronnage aux
Dieux mesmes, Apollon, aux Muses et Minerue. Il s'estend à mille
preceptes pour ses gymnases. Pour les sciences lettrées, il s'y amuse1
fort peu: et semble ne recommander particulierement la poësie,
que pour la musique. Toute estrangeté et particularité en noz
mœurs et conditions est euitable, comme ennemie de societé. Qui
ne s'estonneroit de la complexion de Demophon, maistre d'hostel
d'Alexandre, qui suoit à l'ombre, et trembloit au soleil? I'en ay veu•
fuir la senteur des pommes, plus que les harquebuzades; d'autres
s'effrayer pour vne souris: d'autres rendre la gorge à voir de la
cresme: d'autres à voir brasser vn lict de plume: comme Germanicus
ne pouuoit souffrir ny la veuë ny le chant des cocqs. Il y peut
auoir à l'aduanture à cela quelque proprieté occulte, mais on l'esteindroit,2
à mon aduis, qui s'y prendroit de bon'heure. L'institution
a gaigné cela sur moy, il est vray que ce n'a point esté sans quelque
soing, que sauf la biere, mon appetit est accommodable indifferemment
à toutes choses, dequoy on se paist. Le corps est encore
souple, on le doit à cette cause plier à toutes façons et coustumes:•
et pourueu qu'on puisse tenir l'appetit, et la volonté soubs boucle,
qu'on rende hardiment vn ieune homme commode à toutes nations
et compagnies, voire au desreglement et aux excés, si besoing est.
Son exercitation suiue l'vsage. Qu'il puisse faire toutes choses, et
n'ayme à faire que les bonnes. Les philosophes mesmes ne trouuent3
pas louable en Callisthenes, d'auoir perdu la bonne grace du grand
Alexandre son maistre, pour n'auoir voulu boire d'autant à luy. Il
rira, il follastrera, il se desbauchera auec son Prince. Ie veux qu'en
la desbauche mesme, il surpasse en vigueur et en fermeté ses compagnons,
et qu'il ne laisse à faire le mal, ny à faute de force ny de•
270
science, mais à faute de volonté. Multum interest, vtrum peccare quis
nolit, aut nesciat. Ie pensois faire honneur à vn Seigneur aussi eslongné
de ces debordemens, qu'il en soit en France, de m'enquerir à
luy en bonne compagnie, combien de fois en sa vie il s'estoit
enyuré, pour la necessité des affaires du Roy en Allemaigne: il le•
print de cette façon, et me respondit que c'estoit trois fois, lesquelles
il recita. I'en sçay, qui à faute de cette faculté, se sont mis en
grand peine, ayans à pratiquer cette nation. I'ay souuent remarqué
auec grande admiration la merueilleuse nature d'Alcibiades, de se
transformer si aisément à façons si diuerses, sans interest de sa1
santé; surpassant tantost la sumptuosité et pompe Persienne, tantost
l'austerité et frugalité Lacedemonienne; autant reformé en
Sparte, comme voluptueux en Ionie.
Omnis Aristippum decuit color, et status et res.
Tel voudrois-ie former mon disciple,•
Quem duplici panno patientia velat,
Mirabor, vitæ via si conuersa decebit,
Personamque feret non inconcinnus vtramque.
Voicy mes leçons: Celuy-là y a mieux proffité, qui les fait, que qui
les sçait. Si vous le voyez, vous l'oyez: si vous l'oyez, vous le voyez.2
Ia à Dieu ne plaise, dit quelqu'vn en Platon, que philosopher ce
soit apprendre plusieurs choses, et traitter les arts. Hanc amplissimam
omnium artium bene viuendi disciplinam, vita magis quàm
literis persequuti sunt. Leon Prince des Phliasiens, s'enquerant à
Heraclides Ponticus, de quelle science, de quelle art il faisoit profession:•
Ie ne sçay, dit-il, ny art, ny science: mais ie suis Philosophe.
On reprochoit à Diogenes, comment, estant ignorant, il se
mesloit de la Philosophie: Ie m'en mesle, dit-il, d'autant mieux à
propos. Hegesias le prioit de luy lire quelque liure: Vous estes
plaisant, luy respondit il: vous choisissés les figues vrayes et naturelles,3
non peintes: que ne choisissez vous aussi les exercitations
naturelles, vrayes, et non escrites? Il ne dira pas tant sa leçon,
comme il la fera. Il la repetera en ses actions. On verra s'il y a de
la prudence en ses entreprises: s'il y a de la bonté, de la iustice en
ses deportements: s'il a du iugement et de la grace en son parler:•
de la vigueur en ses maladies: de la modestie en ses ieux: de la
temperance en ses voluptez: de l'ordre en son œconomie: de l'indifference
en son goust, soit chair, poisson, vin ou eau. Qui disciplinam
272
suam non ostentationem scientiæ, sed legem vitæ putet: quique
obtemperet ipse sibi, et decretis pareat. Le vray miroir de nos discours,
est le cours de nos vies. Zeuxidamus respondit à vn qui luy
demanda pourquoy les Lacedemoniens ne redigeoient par escrit les
ordonnances de la prouesse, et ne les donnoient à lire à leurs ieunes•
gens; que c'estoit parce qu'ils les vouloient accoustumer aux faits,
non pas aux parolles. Comparez au bout de 15. ou 16. ans, à cettuy-cy,
vn de ces latineurs de college, qui aura mis autant de temps
à n'apprendre simplement qu'à parler. Le monde n'est que babil,
et ne vis iamais homme, qui ne die plustost plus, que moins qu'il1
ne doit: toutesfois la moitié de nostre aage s'en va là. On nous tient
quatre ou cinq ans à entendre les mots et les coudre en clauses,
encores autant à en proportionner vn grand corps estendu en quatre
ou cinq parties, autres cinq pour le moins à les sçauoir brefuement
mesler et entrelasser de quelque subtile façon. Laissons le à ceux•
qui en font profession expresse. Allant vn iour à Orleans, ie trouuay
dans cette plaine au deça de Clery, deux regents qui venoyent à
Bourdeaux, enuiron à cinquante pas l'vn de l'autre: plus loing
derriere eux, ie voyois vne trouppe, et vn maistre en teste, qui
estoit feu Monsieur le Comte de la Rochefoucaut: vn de mes gens2
s'enquit au premier de ces regents, qui estoit ce Gentil'homme qui
venoit apres luy: luy qui n'auoit pas veu ce train qui le suiuoit, et
qui pensoit qu'on luy parlast de son compagnon, respondit plaisamment,
Il n'est pas Gentil'homme, c'est vn grammairien, et ie
suis logicien. Or nous qui cherchons icy au rebours, de former non•
vn grammairien ou logicien, mais vn Gentil'homme, laissons les
abuser de leur loisir: nous auons affaire ailleurs. Mais que notre
disciple soit bien pourueu de choses, les parolles ne suiuront que
trop: il les trainera, si elles ne veulent suiure. I'en oy qui s'excusent
de ne se pouuoir exprimer; et font contenance d'auoir la3
teste pleine de plusieurs belles choses, mais à faute d'eloquence,
ne les pouuoir mettre en euidence: c'est vne baye. Sçauez vous à
mon aduis que c'est que cela? ce sont des ombrages, qui leur viennent
de quelques conceptions informes, qu'ils ne peuuent démesler
et esclarcir au dedans, ny par consequent produire au dehors. Ils•
ne s'entendent pas encore eux mesmes: et voyez les vn peu begayer
sur le point de l'enfanter, vous iugez que leur trauail n'est point à
l'accouchement, mais à la conception, et qu'ils ne font que lecher
encores cette matiere imparfaicte. De ma part, ie tiens, et Socrates
274
ordonne, que qui a dans l'esprit vne viue imagination et claire, il
la produira, soit en Bergamasque, soit par mines, s'il est muet:
Verbâque præuisam rem non inuita sequentur.
Et comme disoit celuy-là, aussi poëtiquement en sa prose, cùm res
animum occupauere, verba ambiunt. Et cest autre: ipsæ res verbas•
rapiunt. Il ne sçait pas ablatif, coniunctif, substantif, ny la grammaire;
ne faict pas son laquais, ou vne harangere de Petit pont:
et si vous entretiendront tout vostre soul, si vous en auez enuie, et
se desferreront aussi peu, à l'aduenture, aux regles de leur langage,
que le meilleur maistre és arts de France. Il ne sçait pas la1
rhetorique, ny pour auant-jeu capter la beneuolence du candide
lecteur, ny ne luy chaut de le sçauoir. De vray, toute cette belle
peinture s'efface aisément par le lustre d'vne verité simple et naifue.
Ces gentilesses ne seruent que pour amuser le vulgaire, incapable
de prendre la viande plus massiue et plus ferme; comme Afer montre•
bien clairement chez Tacitus. Les Ambassadeurs de Samos estoyent
venus à Cleomenes Roy de Sparte, preparez d'vne belle et
longue oraison, pour l'esmouuoir à la guerre contre le tyran Polycrates:
apres qu'il les eut bien laissez dire, il leur respondit: Quant
à vostre commencement, et exorde, il ne m'en souuient plus, ny par2
consequent du milieu; et quant à vostre conclusion, ie n'en veux
rien faire. Voila vne belle responce, ce me semble, et des harangueurs
bien camus. Et quoy cet autre? Les Atheniens estoient à
choisir de deux architectes, à conduire vne grande fabrique; le premier
plus affeté, se presenta auec vn beau discours premedité sur•
le subiect de cette besongne, et tiroit le iugement du peuple à sa
faueur: mais l'autre en trois mots: Seigneurs Atheniens, ce que
cettuy a dict, ie le feray. Au fort de l'eloquence de Cicero, plusieurs
en entroient en admiration, mais Caton n'en faisant que
rire: Nous auons, disoit-il, vn plaisant Consul. Aille deuant ou3
apres: vne vtile sentence, vn beau traict est tousiours de saison.
S'il n'est pas bien à ce qui va deuant, ny à ce qui vient apres, il
est bien en soy. Ie ne suis pas de ceux qui pensent la bonne
rythme faire le bon poëme: laissez luy allonger vne courte syllabe
s'il veut, pour cela non force; si les inuentions y rient, si l'esprit•
et le iugement y ont bien faict leur office: voyla vn bon poëte,
diray-ie, mais vn mauuais versificateur,
Emunctæ naris, durus componere versus.
276
Qu'on face, dit Horace, perdre à son ouurage toutes ses coustures
et mesures,
Tempora certa modósque, et quod prius ordine verbum est,
Posterius facias, præponens vltima primis,
Inuenias etiam disiecti membra poetæ:•
il ne se dementira point pour cela: les pieces mesmes en seront
belles. C'est ce que respondit Menander, comme on le tensast, approchant
le iour, auquel il auoit promis vne comedie, dequoy il n'y
auoit encore mis la main: elle est composée et preste, il ne reste
qu'à y adiouster les vers. Ayant les choses et la matiere disposée1
en l'ame, il mettoit en peu de compte le demeurant. Depuis que
Ronsard et du Bellay ont donné credit à nostre poësie Françoise, ie
ne vois si petit apprenti, qui n'enfle des mots, qui ne renge les cadences
à peu pres, comme eux. Plus sonat quàm valet. Pour le vulgaire,
il ne fut iamais tant de poëtes: mais comme il leur a esté•
bien aisé de representer leurs rythmes, ils demeurent bien aussi
court à imiter les riches descriptions de l'vn, et les délicates inuentions
de l'autre. Voire mais que fera-il, si on le presse de la
subtilité sophistique de quelque syllogisme? Le iambon fait boire,
le boire desaltere, parquoi le iambon desaltere. Qu'il s'en mocque.2
Il est plus subtil de s'en mocquer, que d'y respondre. Qu'il emprunte
d'Aristippus cette plaisante contrefinesse: Pourquoy le deslieray-ie,
puis que tout lié il m'empesche? Quelqu'vn proposoit
contre Cleanthes des finesses dialectiques: à qui Chrysippus dit,
Iouë toy de ces battelages auec les enfans, et ne destourne à cela•
les pensées serieuses d'vn homme d'aage. Si ces sottes arguties,
contorta et aculeata sophismata, luy doiuent persuader vne mensonge,
cela est dangereux: mais si elles demeurent sans effect, et ne l'esmeuuent
qu'à rire, ie ne voy pas pourquoy il s'en doiue donner
garde. Il en est de si sots, qu'ils se destournent de leur voye vn3
quart de lieuë, pour courir apres vn beau mot: aut qui non verba
rebus aptant, sed res extrinsecus arcessunt, quibus verba conueniant.
Et l'autre: Qui alicuius verbi decore placentis vocentur ad id quod
non proposuerant scribere. Ie tors bien plus volontiers vne belle
sentence, pour la coudre sur moy, que ie ne destors mon fil, pour•
l'aller querir. Au rebours, c'est aux paroles à seruir et à suiure, et
que le Gascon y arriue, si le François n'y peut aller. Ie veux que les
choses surmontent, et qu'elles remplissent de façon l'imagination
de celuy qui escoute, qu'il n'aye aucune souuenance des mots. Le
278
parler que i'ayme, c'est vn parler simple et naif, tel sur le papier
qu'à la bouche: vn parler succulent et nerueux, court et serré, non
tant delicat et peigné, comme vehement et brusque.
Hæc demum sapiet dictio, quæ feriet.
Plustost difficile qu'ennuieux, esloigné d'affectation: desreglé, descousu,•
et hardy: chaque loppin y face son corps: non pedantesque,
non fratesque, non pleideresque, mais plustost soldatesque,
comme Suetone appelle celuy de Iulius Cæsar. Et si ne sens pas
bien, pourquoy il l'en appelle. I'ay volontiers imité cette desbauche
qui se voit en nostre ieunesse, au port de leurs vestemens.1
Vn manteau en escharpe, la cape sur vne espaule, vn bas mal
tendu, qui represente vne fierté desdaigneuse de ces paremens estrangers,
et nonchallante de l'art: mais ie la trouue encore mieux
employée en la forme du parler. Toute affectation, nommément en
la gayeté et liberté Françoise, est mesaduenante au courtisan. Et•
en vne Monarchie, tout Gentil'homme doit estre dressé au port d'vn
courtisan. Parquoy nous faisons bien de gauchir vn peu sur le naif
et mesprisant. Ie n'ayme point de tissure, où les liaisons et les coustures
paroissent: tout ainsi qu'en vn beau corps, il ne faut qu'on
y puisse compter les os et les veines. Quæ veritati operam dat oratio,2
incomposita sit et simplex. Quis accuratè loquitur, nisi qui vult putidè
loqui? L'eloquence faict iniure aux choses, qui nous destourne à
soy. Comme aux accoustremens, c'est pusillanimité, de se vouloir
marquer par quelque façon particuliere et inusitée. De mesme au
langage, la recherche des frases nouuelles, et des mots peu cogneuz,•
vient d'vne ambition scholastique et puerile. Peusse-ie ne me seruir
que de ceux qui seruent aux hales à Paris! Aristophanes le Grammairien
n'y entendoit rien, de reprendre en Epicurus la simplicité
de ses mots: et la fin de son art oratoire, qui estoit, perspicuité
de langage seulement. L'imitation du parler, par sa facilité, suit3
incontinent tout vn peuple. L'imitation du iuger, de l'inuenter, ne
va pas si viste. La plus part des lecteurs, pour auoir trouué vne
pareille robbe, pensent tresfaucement tenir vn pareil corps. La
force et les nerfs, ne s'empruntent point: les atours et le manteau
s'empruntent. La plus part de ceux qui me hantent, parlent de•
mesmes les Essais: mais ie ne sçay, s'ils pensent de mesmes. Les
Atheniens, dit Platon, ont pour leur part, le soing de l'abondance
et elegance du parler, les Lacedemoniens de la briefueté, et ceux de
Crete, de la fecundité des conceptions, plus que du langage: ceux-cy
sont les meilleurs. Zenon disoit qu'il auoit deux sortes de disciples:4
les vns qu'il nommoit φιλολóγους, curieux d'apprendre les
280
choses, qui estoient ses mignons: les autres λογοφιλους, qui n'auoyent
soing que du langage. Ce n'est pas à dire que ce ne soit vne
belle et bonne chose que le bien dire: mais non pas si bonne qu'on
la faict, et suis despit dequoy nostre vie s'embesongne toute à cela.
Ie voudrois premierement bien sçauoir ma langue, et celle de mes•
voisins, où i'ay plus ordinaire commerce. C'est vn bel et grand
agencement sans doubte, que le Grec et Latin, mais on l'achepte
trop cher. Ie diray icy vne façon d'en auoir meilleur marché que de
coustume, qui a esté essayée en moy-mesmes; s'en seruira qui
voudra. Feu mon pere, ayant faict toutes les recherches qu'homme1
peut faire, parmy les gens sçauans et d'entendement, d'vne forme
d'institution exquise; fut aduisé de cet inconuenient, qui estoit en
vsage: et luy disoit-on que cette longueur que nous mettions à apprendre
les langues qui ne leur coustoient rien, est la seule cause,
pourquoy nous ne pouuons arriuer à la grandeur d'ame et de cognoissance•
des anciens Grecs et Romains. Ie ne croy pas que c'en
soit la seule cause. Tant y a que l'expedient que mon pere y trouua,
ce fut qu'en nourrice, et auant le premier desnouement de ma
langue, il me donna en charge à vn Allemand, qui depuis est mort
fameux medecin en France, du tout ignorant de nostre langue, et2
tresbien versé en la Latine. Cettuy-cy, qu'il auoit fait venir expres,
et qui estoit bien cherement gagé, m'auoit continuellement
entre les bras. Il en eut aussi auec luy deux autres moindres en
sçauoir, pour me suiure, et soulager le premier: ceux-cy ne m'entretenoient
d'autre langue que Latine. Quant au reste de sa maison,•
c'estoit vne regle inuiolable, que ny luy mesme, ny ma mere, ny
valet, ny chambriere, ne parloient en ma compagnie, qu'autant de
mots de Latin, que chacun auoit appris pour iargonner auec moy.
C'est merueille du fruict que chacun y fit: mon pere et ma mere y
apprindrent assez de Latin pour l'entendre, et en acquirent à suffisance,3
pour s'en seruir à la necessité, comme firent aussi les autres
domestiques, qui estoient plus attachez à mon seruice. Somme,
nous nous latinizames tant, qu'il en regorgea iusques à nos villages
tout autour, où il y a encores, et ont pris pied par l'vsage, plusieurs
appellations Latines d'artisans et d'vtils. Quant à moy, i'auois plus•
de six ans, auant que i'entendisse non plus de François ou de Perigordin,
que d'Arabesque: et sans art, sans liure, sans grammaire
ou precepte, sans fouet, et sans larmes, i'auois appris du Latin,
tout aussi pur que mon maistre d'escole le sçauoit: car ie ne le
pouuois auoir meslé ny alteré. Si par essay on me vouloit donner4
282
vn theme, à la mode des colleges; on le donne aux autres en François,
mais à moy il me le falloit donner en mauuais Latin, pour le
tourner en bon. Et Nicolas Grouchi, qui a escript de comitiis Romanorum,
Guillaume Guerente, qui a commenté Aristote, George Bucanan,
ce grand poëte Escossois, Marc Antoine Muret, que la France•
et l'Italie recognoist pour le meilleur orateur du temps, mes precepteurs
domestiques, m'ont dit souuent, que i'auois ce langage en
mon enfance, si prest et si à main, qu'ils craignoient à m'accoster.
Bucanan, que ie vis depuis à la suitte de feu Monsieur le Mareschal
de Brissac, me dit, qu'il estoit apres à escrire de l'institution des1
enfans: et qu'il prenoit l'exemplaire de la mienne: car il auoit lors
en charge ce Comte de Brissac, que nous auons veu depuis si valeureux
et si braue. Quant au Grec, duquel ie n'ay quasi du tout
point d'intelligence, mon pere desseigna me le faire apprendre par
art. Mais d'vne voie nouuelle, par forme d'ébat et d'exercice: nous•
pelotions nos declinaisons, à la maniere de ceux qui par certains
ieux de tablier apprennent l'Arithmetique et la Geometrie. Car
entre autres choses, il auoit esté conseillé de me faire gouster la
science et le deuoir, par vne volonté non forcée, et de mon propre
desir; et d'esleuer mon ame en toute douceur et liberté, sans rigueur2
et contrainte. Ie dis iusques à telle superstition, que par ce
qu'aucuns tiennent, que cela trouble la ceruelle tendre des enfans,
de les esueiller le matin en sursaut, et de les arracher du sommeil
(auquel ils sont plongez beaucoup plus que nous ne sommes) tout à
coup, et par violence, il me faisoit esueiller par le son de quelque•
instrument, et ne fus iamais sans homme qui m'en seruist. Cet
exemple suffira pour en iuger le reste, et pour recommander aussi
et la prudence et l'affection d'vn si bon pere: auquel il ne se faut
prendre, s'il n'a recueilly aucuns fruits respondans à vne si exquise
culture. Deux choses en furent cause: en premier, le champ sterile3
et incommode. Car quoy que i'eusse la santé ferme et entiere, et
quant et quant vn naturel doux et traitable, i'estois parmy cela si
poisant, mol et endormy, qu'on ne me pouuoit arracher de l'oisiueté,
non pas pour me faire iouer. Ce que ie voyois, ie le voyois
bien; et souz cette complexion lourde, nourrissois des imaginations•
hardies, et des opinions au dessus de mon aage. L'esprit, ie l'auois
lent, et qui n'alloit qu'autant qu'on le menoit: l'apprehension tardiue,
l'inuention lasche, et apres tout vn incroyable defaut de memoire.
De tout cela il n'est pas merueille, s'il ne sceut rien tirer
qui vaille. Secondement, comme ceux que presse vn furieux desir4
de guerison, se laissent aller à toute sorte de conseil, le bon homme,
284
ayant extreme peur de faillir en chose qu'il auoit tant à cœur, se
laissa en fin emporter à l'opinion commune, qui suit tousiours ceux
qui vont deuant, comme les gruës; et se rengea à la coustume,
n'ayant plus autour de luy ceux qui luy auoient donné ces premieres
institutions, qu'il auoit apportées d'Italie: et m'enuoya enuiron•
mes six ans au college de Guienne, tres-florissant pour lors, et le
meilleur de France. Et là, il n'est possible de rien adiouster au
soing qu'il eut, et à me choisir des precepteurs de chambre suffisans,
et à toutes les autres circonstances de ma nourriture; en
laquelle il reserua plusieurs façons particulieres, contre l'vsage des1
colleges: mais tant y a que c'estoit tousiours college. Mon Latin s'abastardit
incontinent, duquel depuis par desaccoustumance i'ay perdu
tout vsage. Et ne me seruit cette mienne inaccoustumée institution,
que de me faire eniamber d'arriuée aux premieres classes. Car à treize
ans, que ie sortis du college, i'auois acheué mon cours (qu'ils appellent)•
et à la verité sans aucun fruit, que ie peusse à present mettre
en compte. Le premier goust que i'euz aux liures, il me vint du
plaisir des fables de la Metamorphose d'Ouide. Car enuiron l'aage
de 7. ou 8. ans, ie me desrobois de tout autre plaisir, pour les lire:
d'autant que cette langue estoit la mienne maternelle; et que c'estoit2
le plus aisé liure, que ie cogneusse, et le plus accommodé à la foiblesse
de mon aage, à cause de la matiere. Car des Lancelots du
Lac, des Amadis, des Huons de Bordeaux, et tels fatras de liures,
à quoy l'enfance s'amuse, ie n'en cognoissois pas seulement le nom,
ny ne fais encore le corps: tant exacte estoit ma discipline. Ie•
m'en rendois plus nonchalant à l'estude de mes autres leçons prescrites.
Là il me vint singulierement à propos, d'auoir affaire à vn
homme d'entendement de precepteur, qui sceust dextrement conniuer
à cette mienne desbauche, et autres pareilles. Car par là,
i'enfilay tout d'vn train Vergile en l'Æneide, et puis Terence, et3
puis Plaute, et des comedies Italiennes, leurré tousiours par la
douceur du subiect. S'il eust esté si fol de rompre ce train, i'estime
que ie n'eusse rapporté du college que la haine des liures, comme
fait quasi toute nostre noblesse. Il s'y gouuerna ingenieusement,
faisant semblant de n'en voir rien. Il aiguisoit ma faim, ne me•
laissant qu'à la desrobée gourmander ces liures, et me tenant doucement
286
en office pour les autres estudes de la regle. Car les principales
parties que mon pere cherchoit à ceux à qui il donnoit
charge de moy, c'estoit la debonnaireté et facilité de complexion.
Aussi n'auoit la mienne autre vice, que langueur et paresse. Le
danger n'estoit pas que ie fisse mal, mais que ie ne fisse rien. Nul•
ne prognostiquoit que ie deusse deuenir mauuais, mais inutile: on
y preuoyoit de la faineantise, non pas de la malice. Ie sens qu'il en
est aduenu comme cela. Les plaintes qui me cornent aux oreilles,
sont telles: Il est oisif, froid aux offices d'amitié, et de parenté:
et aux offices publiques, trop particulier, trop desdaigneux. Les1
plus iniurieux mesmes ne disent pas, Pourquoy a il prins, pourquoy
n'a-il payé? mais, Pourquoy ne quitte-il, pourquoy ne
donne-il? Ie receuroy à faueur, qu'on ne desirast en moy que tels
effects de supererogation. Mais ils sont iniustes, d'exiger ce que ie
ne doy pas, plus rigoureusement beaucoup, qu'ils n'exigent d'eux•
ce qu'ils doiuent. En m'y condemnant, ils effacent la gratification
de l'action, et la gratitude qui m'en seroit deuë. Là où le bien faire
actif, deuroit plus peser de ma main, en consideration de ce que ie
n'en ay de passif nul qui soit. Ie puis d'autant plus librement disposer
de ma fortune, qu'elle est plus mienne: et de moy, que ie2
suis plus mien. Toutesfois si i'estoy grand enlumineur de mes
actions, à l'aduenture rembarrerois-ie bien ces reproches; et à
quelques-vns apprendrois, qu'ils ne sont pas si offensez que ie ne
face pas assez: que dequoy ie puisse faire assez plus que ie ne
fay. Mon ame ne laissoit pourtant en mesme temps d'auoir à part•
soy des remuements fermes: et des iugements seurs et ouuerts autour
des obiects qu'elle cognoissoit: et les digeroit seule, sans aucune
communication. Et entre autres choses ie croy à la verité
qu'elle eust esté du tout incapable de se rendre à la force et violence.
Mettray-ie en compte cette faculté de mon enfance, vne asseurance3
de visage, et soupplesse de voix et de geste, à m'appliquer
aux rolles que i'entreprenois? Car auant l'aage,
Alter ab vndecimo tum me vix ceperat annus:
i'ay soustenu les premiers personnages, és tragedies latines de Bucanan,
de Guerente, et de Muret, qui se representerent en nostre•
college de Guienne auec dignité. En cela, Andreas Goueanus nostre
principal, comme en toutes autres parties de sa charge, fut sans
comparaison le plus grand principal de France; et m'en tenoit-on
maistre ouurier. C'est vn exercice, que ie ne meslouë point aux
ieunes enfans de maison; et ay veu nos Princes s'y addonner depuis,4
288
en personne, à l'exemple d'aucuns des anciens, honnestement
et louablement. Il estoit loisible, mesme d'en faire mestier, aux
gents d'honneur et en Grece, Aristoni tragico actori rem aperit:
huic et genus et fortuna honesta erant: nec ars, quia nihil tale apud
Græcos pudori est, ea deformabat. Car i'ay tousiours accusé d'impertinence,•
ceux qui condemnent ces esbatemens: et d'iniustice,
ceux qui refusent l'entrée de nos bonnes villes aux comediens qui
le valent, et enuient au peuple ces plaisirs publiques. Les bonnes
polices prennent soing d'assembler les citoyens, et les r'allier,
comme aux offices serieux de la deuotion, aussi aux exercices et1
ieux. La societé et amitié s'en augmente, et puis on ne leur sçauroit
conceder des passetemps plus reglez, que ceux qui se font en presence
d'vn chacun, et à la veuë mesme du magistrat: et trouuerois
raisonnable que le Prince à ses despens en gratifiast quelquefois la
commune, d'vne affection et bonté comme paternelle: et qu'aux•
villes populeuses il y eust des lieux destinez et disposez pour ces
spectacles: quelque diuertissement de pires actions et occultes.
Pour reuenir à mon propos, il n'y a tel, que d'allecher l'appetit
et l'affection, autrement on ne fait que des asnes chargez de liures:
on leur donne à coups de foüet en garde leur pochette pleine de2
science. Laquelle pour bien faire, il ne faut pas seulement loger
chez soy, il la faut espouser.
CHAPITRE XXVI. (TRADUCTION LIV. I, CH. XXVI.)
C'est folie de rapporter le vray et le faux
à nostre suffisance.
CE n'est pas à l'aduenture sans raison, que nous attribuons à
simplesse et ignorance, la facilité de croire et de se laisser persuader.
Car il me semble auoir appris autrefois, que la creance•
estoit comme vne impression, qui se faisoit en nostre ame; et à
mesure qu'elle se trouuoit plus molle et de moindre resistance, il
estoit plus aysé à y empreindre quelque chose. Vt necesse est lancem
in libra ponderibus impositis deprimi: sic animum perspicuis
cedere. D'autant que l'ame est plus vuide, et sans contrepoids, elle3
290
se baisse plus facilement souz la charge de la premiere persuasion.
Voylà pourquoy les enfans, le vulgaire, les femmes et les malades
sont plus suiets à estre menez par les oreilles. Mais aussi de l'autre
part, c'est vne sotte presomption, d'aller desdeignant et condamnant
pour faux, ce qui ne nous semble pas vray-semblable: qui est•
vn vice ordinaire de ceux qui pensent auoir quelque suffisance,
outre la commune. I'en faisoy ainsin autrefois, et si i'oyois parler
ou des esprits qui reuiennent, ou du prognostique des choses futures,
des enchantemens, des sorcelleries, ou faire quelque autre
conte, où ie ne peusse pas mordre,1
Somnia, terrores magicos, miracula, sagas,
Nocturnos lemures, portentáque Thessala:
il me venoit compassion du pauure peuple abusé de ces folies. Et
à present ie treuue, que i'estoy pour le moins autant à plaindre
moy mesme. Non que l'experience m'aye depuis rien faict voir, au•
dessus de mes premieres creances; et si n'a pas tenu à ma curiosité:
mais la raison m'a instruit, que de condamner ainsi resolument
vne chose pour fausse, et impossible, c'est se donner l'aduantage
d'auoir dans la teste, les bornes et limites de la volonté de
Dieu, et de la puissance de nostre mere nature: et qu'il n'y a point2
de plus notable folie au monde, que de les ramener à la mesure de
nostre capacité et suffisance. Si nous appelons monstres ou miracles,
ce où nostre raison ne peut aller, combien s'en presente il continuellement
à nostre veuë? Considerons au trauers de quels nuages,
et comment à tastons on nous meine à la cognoissance de la pluspart•
des choses qui nous sont entre mains: certes nous trouuerons
que c'est plustost accoustumance, que science, qui nous en oste
l'estrangeté:
Iam nemo fessus saturúsque videndi,
Suspicere in cœli dignatur lucida templa:3
et que ces choses là, si elles nous estoyent presentees de nouueau,
nous les trouuerions autant ou plus incroyables qu'aucunes autres.
Si nunc primùm morialibus adsint
Ex improuiso, ceu sint obiecta repente,
Nil magis his rebus poterat mirabile dici,•
Aut minus antè quod auderent fore credere gentes.
Celuy qui n'auoit iamais veu de riuiere, à la premiere qu'il rencontra,
il pensa que ce fust l'Ocean: et les choses qui sont à nostre
cognoissance les plus grandes, nous les iugeons estre les extremes
que nature face en ce genre.4
Scilicet et fluuius qui non est maximus, ei est
Qui non antè aliquem maiorem vidit, et ingens
Arbor homòque videtur, et omnia de genere omni
Maxima quæ vidit quisque, hæc ingentia fingit.
Consuetudine oculorum assuescunt animi, neque admirantur, neque•
requirunt rationes earum rerum, quas semper vident. La nouuelleté
des choses nous incite plus que leur grandeur, à en rechercher les
292
causes. Il faut iuger auec plus de reuerence de cette infinie puissance
de nature, et plus de recognoissance de nostre ignorance et
foiblesse. Combien y a il de choses peu vray-semblables, tesmoignees
par gens dignes de foy, desquelles si nous ne pouuons estre
persuadez, au moins les faut-il laisser en suspens: car de les condamner•
impossibles, c'est se faire fort, par vne temeraire presumption,
de sçauoir iusques où va la possibilité. Si lon entendoit bien
la difference qu'il y a entre l'impossible et l'inusité; et entre ce
qui est contre l'ordre du cours de nature, et contre la commune
opinion des hommes, en ne croyant pas temerairement, ny aussi ne1
descroyant pas facilement: on obserueroit la regle de Rien trop,
commandee par Chilon. Quand on trouue dans Froissard, que le
Conte de Foix sçeut en Bearn la defaicte du Roy Iean de Castille à
Iuberoth, le lendemain qu'elle fut aduenue, et les moyens qu'il en
allegue, on s'en peut moquer: et de ce mesme que nos Annales•
disent, que le Pape Honorius le propre iour que le Roy Philippe
Auguste mourut à Mante, fit faire ses funerailles publiques, et les
manda faire par toute l'Italie. Car l'authorité de ces tesmoings n'a
pas à l'aduenture assez de rang pour nous tenir en bride. Mais
quoy? si Plutarque outre plusieurs exemples, qu'il allegue de l'antiquité,2
dit sçauoir de certaine science, que du temps de Domitian,
la nouuelle de la bataille perdue par Antonius en Allemaigne à
plusieurs iournees de là, fut publiee à Rome, et semee par tout le
monde le mesme iour qu'elle auoit esté perduë: et si Cæsar tient,
qu'il est souuent aduenu que la renommee a deuancé l'accident:•
dirons-nous pas que ces simples gens là, se sont laissez piper apres
le vulgaire, pour n'estre pas clair-voyans comme nous? Est-il rien
plus delicat, plus net, et plus vif, que le iugement de Pline, quand
il luy plaist de le mettre en ieu? rien plus esloigné de vanité? ie
laisse à part l'excellence de son sçauoir, quand ie fay moins de3
conte: en quelle partie de ces deux là le surpassons nous? toutesfois
il n'est si petit escolier, qui ne le conuainque de mensonge, et
qui ne luy vueille faire leçon sur le progrez des ouurages de nature.
Quand nous lisons dans Bouchet les miracles des reliques
de Sainct Hilaire: passe: son credit n'est pas assez grand pour•
nous oster la licence d'y contredire: mais de condamner d'vn train
toutes pareilles histoires, me semble singuliere impudence. Ce grand
Sainct Augustin tesmoigne auoir veu sur les reliques Sainct Geruais
294
et Protaise à Milan, vn enfant aueugle recouurer la veuë: vne
femme à Carthage estre guerie d'vn cancer par le signe de la croix,
qu'vne femme nouuellement baptisee luy fit: Hesperius, vn sien
familier auoir chassé les esprits qui infestoient sa maison, auec vn
peu de terre du Sepulchre de nostre Seigneur: et cette terre depuis•
transportee à l'Eglise, vn paralytique en auoir esté soudain guery:
vne femme en vne procession ayant touché à la chasse S. Estienne,
d'vn bouquet, et de ce bouquet s'estant frottée les yeux, auoir recouuré
la veuë pieça perduë: et plusieurs autres miracles, où il
dit luy mesmes auoir assisté. Dequoy accuserons nous et luy et1
deux S. Euesques Aurelius et Maximinus, qu'il appelle pour ses
recors? sera-ce d'ignorance, simplesse, facilité, ou de malice et
imposture? Est-il homme en nostre siecle si impudent, qui pense
leur estre comparable, suit en vertu et piété, soit en sçauoir, iugement
et suffisance?•
Qui vt rationem nullam afferrent, ipsa autoritate me frangerent.
C'est vne hardiesse dangereuse et de consequence, outre l'absurde
temerité qu'elle traine quant et soy, de mespriser ce que nous ne
conceuons pas. Car apres que selon vostre bel entendement, vous
auez estably les limites de la verité et de la mensonge, et qu'il se2
treuue que vous auez necessairement à croire des choses où il y a
encores plus d'estrangeté qu'en ce que vous niez, vous vous estes
des-ia obligé de les abandonner. Or ce qui me semble apporter
autant de desordre en nos consciences en ces troubles où nous
sommes, de la Religion, c'est cette dispensation que les Catholiques•
font de leur creance. Il leur semble faire bien les moderez et les
entenduz, quand ils quittent aux aduersaires aucuns articles de ceux
qui sont en debat. Mais outre ce, qu'ils ne voyent pas quel aduantage
c'est à celuy qui vous charge, de commancer à luy ceder, et vous
tirer arriere, et combien cela l'anime à poursuiure sa pointe: ces3
articles là qu'ils choisissent pour les plus legers, sont aucunefois
tres-importans. Ou il faut se submettre du tout à l'authorité de
nostre police ecclesiastique, ou du tout s'en dispenser. Ce n'est pas
à nous à establir la part que nous luy deuons d'obeissance. Et
d'auantage, ie le puis dire pour l'auoir essayé, ayant autrefois vsé•
de cette liberté de mon chois et triage particulier, mettant à nonchaloir
certains points de l'obseruance de nostre Eglise, qui semblent
auoir vn visage ou plus vain, ou plus estrange, venant à en
communiquer aux hommes sçauans, i'ay trouué que ces choses là
296
ont vn fondement massif et tressolide: et que ce n'est que bestise
et ignorance, qui nous fait les receuoir auec moindre reuerence
que le reste. Que ne nous souuient il combien nous sentons de contradiction
en nostre iugement mesmes? combien de choses nous
seruoyent hyer d'articles de foy, qui nous sont fables auiourd'huy?•
La gloire et la curiosité, sont les fleaux de nostre ame. Cette cy
nous conduit à mettre le nez par tout, et celle là nous defend de
rien laisser irresolu et indecis.
CONSIDERANT la conduite de la besongne d'vn peintre que i'ay, il
m'a pris enuie de l'ensuiure. Il choisit le plus bel endroit et1
milieu de chaque paroy, pour y loger vn tableau élabouré de toute
sa suffisance; et le vuide tout au tour, il le remplit de crotesques:
qui sont peintures fantasques, n'ayans grace qu'en la varieté et estrangeté.
Que sont-ce icy aussi à la verité que crotesques et corps
monstrueux, rappiecez de diuers membres, sans certaine figure,•
n'ayants ordre, suite, ny proportion que fortuite?
Desinit in piscem mulier formosa supernè.
Ie vay bien iusques à ce second point, auec mon peintre: mais ie
demeure court en l'autre, et meilleure partie: car ma suffisance ne
va pas si auant, que d'oser entreprendre vn tableau riche, poly et2
formé selon l'art. Ie me suis aduisé d'en emprunter vn d'Estienne
de la Boitie, qui honorera tout le reste de cette besongne. C'est vn
discours auquel il donna nom: La Seruitude volontaire: mais ceux
qui l'ont ignoré, l'ont bien proprement depuis rebatisé, le Contre-vn.
Il l'escriuit par maniere d'essay, en sa premiere ieunesse, à l'honneur•
de la liberté contre les tyrans. Il court pieça és mains des gens
d'entendement, non sans bien grande et meritee recommandation:
car il est gentil, et plein ce qu'il est possible. Si y a il bien à dire,
que ce ne soit le mieux qu'il peust faire: et si en l'aage que ie l'ay
cogneu plus auancé, il eust pris vn tel desseing que le mien, de3
mettre par escrit ses fantasies, nous verrions plusieurs choses rares,
298
et qui nous approcheroient bien pres de l'honneur de l'antiquité: car
notamment en cette partie des dons de nature, ie n'en cognois point
qui luy soit comparable. Mais il n'est demeuré de luy que ce discours,
encore par rencontre, et croy qu'il ne le veit oncques depuis qu'il luy
eschappa: et quelques memoires sur cet edict de Ianuier fameux par•
nos guerres ciuiles, qui trouueront encores ailleurs peut estre leur
place. C'est tout ce que i'ay peu recouurer de ses reliques (moy qu'il
laissa d'vne si amoureuse recommandation, la mort entre les dents,
par son testament, heritier de sa bibliotheque et de ses papiers) outre
le liuret de ses œuures que i'ay faict mettre en lumiere. Et si suis1
obligé particulierement à cette piece, d'autant qu'elle a seruy de
moyen à nostre premiere accointance. Car elle me fut montree
longue espace auant que ie l'eusse veu; et me donna la premiere
cognoissance de son nom, acheminant ainsi cette amitié, que nous
auons nourrie, tant que Dieu a voulu, entre nous, si entiere et si•
parfaicte, que certainement il ne s'en lit guere de pareilles: et
entre nos hommes il ne s'en voit aucune trace en vsage. Il faut tant
de rencontre à la bastir, que c'est beaucoup si la fortune y arriue
vne fois en trois siecles. Il n'est rien à quoy il semble que nature
nous aye plus acheminés qu'à la societé. Et dit Aristote, que les2
bons legislateurs ont eu plus de soing de l'amitié, que de la iustice.
Or le dernier point de sa perfection est cetuy-cy. Car en general
toutes celles que la volupté, ou le profit, le besoin publique ou
priué, forge et nourrit, en sont d'autant moins belles et genereuses,
et d'autant moins amitiez, qu'elles meslent autre cause et but•
et fruit en l'amitié qu'elle mesme. Ny ces quatre especes anciennes,
naturelle, sociale, hospitaliere, venerienne, particulierement n'y
conuiennent, ny coniointement. Des enfans aux peres, c'est plustost
respect. L'amitié se nourrit de communication, qui ne peut se
trouuer entre eux, pour la trop grande disparité, et offenceroit à3
l'aduenture les deuoirs de nature: car ny toutes les secrettes pensees
des peres ne se peuuent communiquer aux enfans, pour n'y
300
engendrer vne messeante priuauté: ny les aduertissemens et corrections,
qui est vn des premiers offices d'amitié, ne se pourroient
exercer des enfans aux peres. Il s'est trouué des nations, où par
vsage les enfans tuoyent leurs peres: et d'autres, où les peres
tuoyent leurs enfans, pour euiter l'empeschement qu'ils se peuuent•
quelquesfois entreporter: et naturellement l'vn depend de la ruine
de l'autre. Il s'est trouué des philosophes desdaignans cette cousture
naturelle, tesmoing Aristippus qui quand on le pressoit de l'affection
qu'il deuoit à ses enfans pour estre sortis de luy, il se mit à
cracher, disant, que cela en estoit aussi bien sorty: que nous engendrions1
bien des pouz et des vers. Et cet autre que Plutarque
vouloit induire à s'accorder auec son frere: Ie n'en fais pas, dit-il,
plus grand estat, pour estre sorty de mesme trou. C'est à la verité
vn beau nom, et plein de dilection que le nom de frere, et à cette
cause en fismes nous luy et moy nostre alliance: mais ce meslange•
de biens, ces partages, et que la richesse de l'vn soit la pauureté de
l'autre, cela detrampe merueilleusement et relasche cette soudure
fraternelle. Les freres ayants à conduire le progrez de leur auancement,
en mesme sentier et mesme train, il est force qu'ils se heurtent
et choquent souuent. D'auantage, la correspondance et relation2
qui engendre ces vrayes et parfaictes amitiez, pourquoy se trouuera
elle en ceux cy? Le pere et le fils peuuent estre de complexion entierement
eslongnee, et les freres aussi. C'est mon fils, c'est mon
parent: mais c'est vn homme farouche, vn meschant, ou vn sot. Et
puis, à mesure que ce sont amitiez que la loy et l'obligation naturelle•
nous commande, il y a d'autant moins de notre choix et liberté
volontaire: et nostre liberté volontaire n'a point de production qui
soit plus proprement sienne, que celle de l'affection et amitié. Ce
n'est pas que ie n'aye essayé de ce costé là, tout ce qui en peut
estre, ayant eu le meilleur pere qui fut onques, et le plus indulgent,3
iusques à son extreme vieillesse: et estant d'vne famille fameuse
de pere en fils, et exemplaire en cette partie de la concorde fraternelle:
et ipse
Notus in fratres animi paterni.•
D'y comparer l'affection enuers les femmes, quoy qu'elle naisse de
nostre choix, on ne peut: ny la loger en ce rolle. Son feu, ie le
confesse,
neque enim est dea nescia nostri
Quæ dulcem curis miscet amaritiem,4
est plus actif, plus cuisant, et plus aspre. Mais c'est vn feu temeraire
et volage, ondoyant et diuers, feu de fiebure, subiect à accez
302
et remises, et qui ne nous tient qu'à vn coing. En l'amitié, c'est
vne chaleur generale et vniuerselle, temperee au demeurant et
égale, vne chaleur constante et rassize, toute douceur et pollissure,
qui n'a rien d'aspre et de poignant. Qui plus est en l'amour ce n'est
qu'vn desir forcené apres ce qui nous fuit,•
Come segue la lepre il cacciatore
Al freddo, al caldo, alla montagna, al lito,
Ne piu l'estima poi, che presa vede,
E sol dietro à chi fugge affreta il piede.
Aussi tost qu'il entre aux termes de l'amitié, c'est à dire en la1
conuenance des volontez, il s'esuanouist et s'alanguist: la iouïssance
le perd, comme ayant la fin corporelle et suiette à sacieté.
L'amitié au rebours, est iouye à mesure qu'elle est desiree, ne
s'esleue, se nourrit, ny ne prend accroissance qu'en la iouyssance,
comme estant spirituelle, et l'ame s'affinant par l'vsage. Sous cette•
parfaicte amitié, ces affections volages ont autresfois trouué place
chez moy, affin que ie ne parle de luy, qui n'en confesse que trop
par ses vers. Ainsi ces deux passions sont entrees chez moy en cognoissance
l'vne de l'autre, mais en comparaison iamais: la premiere
maintenant sa route d'vn vol hautain et superbe, et regardant2
desdaigneusement cette cy passer ses pointes bien loing au dessoubs
d'elle. Quant au mariage, outre ce que c'est vn marché qui n'a
que l'entree libre, sa duree estant contrainte et forcee, dependant
d'ailleurs que de nostre vouloir: et marché, qui ordinairement se
fait à autres fins: il y suruient mille fusees estrangeres à desmeler•
parmy, suffisantes à rompre le fil et troubler le cours d'vne viue
affection: là où en l'amitié, il n'y a affaire ny commerce que d'elle
mesme. Ioint qu'à dire vray, la suffisance ordinaire des femmes,
n'est pas pour respondre à cette conference et communication, nourrisse
de cette saincte cousture: ny leur ame ne semble assez ferme3
pour soustenir l'estreinte d'vn neud si pressé, et si durable. Et certes
sans cela, s'il se pouuoit dresser vne telle accointance libre et
volontaire, où non seulement les ames eussent cette entiere iouyssance,
mais encores où les corps eussent part à l'alliance, où
l'homme fust engagé tout entier: il est certain que l'amitié en seroit•
plus pleine et plus comble: mais ce sexe par nul exemple n'y
est encore peu arriuer, et par les escholes anciennes en est reietté.
Et cette autre licence Grecque est iustement abhorree par nos
mœurs. Laquelle pourtant, pour auoir selon leur vsage, vne si necessaire
304
disparité d'aages, et difference d'offices entre les amants,
ne respondoit non plus assez à la parfaicte vnion et conuenance
qu'icy nous demandons. Quis est enim iste amor amicitiæ? cur neque
deformem adolescentem quisquam amat, neque formosum senem?
Car la peinture mesme qu'en faict l'Academie ne me desaduoüera•
pas, comme ie pense, de dire ainsi de sa part: Que cette premiere
fureur, inspiree par le fils de Venus au cœur de l'amant, sur l'obiect
de la fleur d'vne tendre ieunesse, à laquelle ils permettent tous
les insolents et passionnez efforts, que peut produire vne ardeur
immoderee, estoit simplement fondee en vne beauté externe: fauce1
image de la generation corporelle. Car en l'esprit elle ne pouuoit,
duquel la montre estoit encore cachee: qui n'estoit qu'en sa naissance,
et auant l'aage de germer. Que si cette fureur saisissoit vn
bas courage, les moyens de sa poursuitte c'estoient richesses, presents,
faueur à l'auancement des dignitez: et telle autre basse marchandise,•
qu'ils reprouuent. Si elle tomboit en vn courage plus
genereux, les entremises estoient genereuses de mesmes: Instructions
philosophiques, enseignements à reuerer la religion, obeïr aux
loix, mourir pour le bien de son païs: exemples de vaillance, prudence,
iustice. S'estudiant l'amant de se rendre acceptable par la2
bonne grace et beauté de son ame, celle de son corps estant pieça
fanée: et esperant par cette societé mentale, establir vn marché
plus ferme et durable. Quand cette poursuitte arriuoit à l'effect, en
sa saison (car ce qu'ils ne requierent point en l'amant, qu'il apportast
loysir et discretion en son entreprise; ils le requierent exactement•
en l'aimé: d'autant qu'il luy falloit iuger d'vne beauté interne,
de difficile cognoissance, et abstruse descouuerte) lors naissoit en
l'aymé le desir d'vne conception spirituelle, par l'entremise d'vne
spirituelle beauté. Cette cy estoit icy principale: la corporelle, accidentale
et seconde: tout le rebours de l'amant. A cette cause3
preferent ils l'aymé: et verifient, que les Dieux aussi le preferent:
et tansent grandement le poëte Aischylus, d'auoir en l'amour d'Achilles
et de Patroclus, donné la part de l'amant à Achilles, qui
306
estoit en la premiere et imberbe verdeur de son adolescence, et le
plus beau des Grecs. Apres cette communauté generale, la maistresse
et plus digne partie d'icelle, exerçant ses offices, et predominant:
ils disent, qu'il en prouenoit des fruicts tres-vtiles au priué et au
public. Que c'estoit la force des païs, qui en receuoient l'vsage: et•
la principale defense de l'equité et de la liberté. Tesmoin les salutaires
amours de Hermodius et d'Aristogiton. Pourtant la nomment
ils sacree et diuine, et n'est à leur compte, que la violence des tyrans,
et lascheté des peuples, qui luy soit aduersaire: en fin, tout
ce qu'on peut donner à la faueur de l'Academie, c'est dire, que1
c'estoit vn amour se terminant en amitié: chose qui ne se rapporte
pas mal à la definition Stoique de l'amour: Amorem conatum esse
amicitiæ faciendæ ex pulchritudinis specie. Ie reuien à ma description,
de façon plus equitable et plus equable. Omnino amicitiæ, corroboratis
iam confirmatisque et ingeniis, et ætatibus, iudicandæ sunt.•
Au demeurant, ce que nous appellons ordinairement amis et amitiez,
ce ne sont qu'accoinctances et familiaritez nouees par quelque
occasion ou commodité, par le moyen de laquelle nos ames s'entretiennent.
En l'amitié dequoy ie parle, elles se meslent et confondent
l'vne en l'autre, d'vn meslange si vniuersel, qu'elles effacent, et ne2
retrouuent plus la cousture qui les a ioinctes. Si on me presse de
dire pourquoy ie l'aymoys, ie sens que cela ne se peut exprimer,
qu'en respondant: Par ce que c'estoit luy, par ce que c'estoit moy.
Il y a au delà de tout mon discours, et de ce que i'en puis dire
particulierement, ie ne sçay quelle force inexplicable et fatale, mediatrice•
de cette vnion. Nous nous cherchions auant que de nous
estre veus, et par des rapports que nous oyïons l'vn de l'autre:
qui faisoient en nostre affection plus d'effort, que ne porte la raison
des rapports: ie croy par quelque ordonnance du ciel. Nous
nous embrassions par noz noms. Et à nostre premiere rencontre,3
qui fut par hazard en vne grande feste et compagnie de ville, nous
nous trouuasmes si prins, si cognus, si obligez entre nous, que rien
des lors ne nous fut si proche, que l'vn à l'autre. Il escriuit vne
Satyre Latine excellente, qui est publiee: par laquelle il excuse et
explique la precipitation de nostre intelligence, si promptement•
paruenue à sa perfection. Ayant si peu à durer, et ayant si tard
308
commencé (car nous estions tous deux hommes faicts: et luy plus
de quelque annee) elle n'auoit point à perdre temps. Et n'auoit à se
regler au patron des amitiez molles et regulieres, ausquelles il faut
tant de precautions de longue et preallable conuersation. Cette cy
n'a point d'autre idee que d'elle mesme, et ne se peut rapporter•
qu'à soy. Ce n'est pas vne speciale consideration, ny deux, ny trois,
ny quatre, ny mille: c'est ie ne sçay quelle quinte-essence de tout
ce meslange, qui ayant saisi toute ma volonté, l'amena se plonger
et se perdre dans la sienne, qui ayant saisi toute sa volonté, l'amena
se plonger et se perdre en la mienne: d'vne faim, d'vne concurrence1
pareille. Ie dis perdre à la verité, ne nous reseruant rien qui nous
fust propre, ny qui fust ou sien ou mien. Quand Lælius en presence
des Consuls Romains, lesquels apres la condemnation de Tiberius
Gracchus, poursuiuoient tous ceux qui auoient esté de son
intelligence, vint à s'enquerir de Caius Blosius, qui estoit le principal•
de ses amis, combien il eust voulu faire pour luy, et qu'il eust
respondu: Toutes choses. Comment toutes choses? suiuit-il, et quoy,
s'il t'eust commandé de mettre le feu en nos temples? Il ne me
l'eust iamais commandé, repliqua Blosius. Mais s'il l'eust fait?
adiousta Lælius: I'y eusse obey, respondit-il. S'il estoit si parfaictement2
amy de Gracchus, comme disent les histoires, il n'auoit que
faire d'offenser les Consuls par cette derniere et hardie confession:
et ne se deuoit departir de l'asseurance qu'il auoit de la volonté de
Gracchus. Mais toutesfois ceux qui accusent cette responce comme
seditieuse, n'entendent pas bien ce mystere: et ne presupposent•
pas comme il est, qu'il tenoit la volonté de Gracchus en sa manche,
et par puissance et par cognoissance. Ils estoient plus amis que
citoyens, plus amis qu'amis ou que ennemis de leur païs, qu'amis
d'ambition et de trouble. S'estans parfaittement commis, l'vn à
l'autre, ils tenoient parfaittement les renes de l'inclination l'vn de3
l'autre: et faictes guider cet harnois, par la vertu et conduitte de
la raison (comme aussi est il du tout impossible de l'atteler sans
cela) la responce de Blosius est telle, qu'elle deuoit estre. Si leurs
actions se demancherent, ils n'estoient ny amis, selon ma mesure,
l'vn de l'autre, ny amis à eux mesmes. Au demeurant cette response•
ne sonne non plus que feroit la mienne, à qui s'enquerroit à moy
de cette façon: Si vostre volonté vous commandoit de tuer vostre
fille, la tueriez vous? et que ie l'accordasse: car cela ne porte aucun
tesmoignage de consentement à ce faire: par ce que ie ne suis
point en doute de ma volonté, et tout aussi peu de celle d'vn tel4
amy. Il n'est pas en la puissance de tous les discours du monde, de
me desloger de la certitude, que i'ay des intentions et iugemens du
310
mien: aucune de ses actions ne me sçauroit estre presentee,
quelque visage qu'elle eust, que ie n'en trouuasse incontinent le
ressort. Nos ames ont charié si vniment ensemble: elles se sont
considerees d'vne si ardante affection, et de pareille affection descouuertes
iusques au fin fond des entrailles l'vne à l'autre: que non•
seulement ie cognoissoy la sienne comme la mienne, mais ie me
fusse certainement plus volontiers fié à luy de moy, qu'à moy.
Qu'on ne me mette pas en ce rang ces autres amitiez communes:
i'en ay autant de cognoissance qu'vn autre, et des plus parfaictes
de leur genre. Mais ie ne conseille pas qu'on confonde leurs1
regles, on s'y tromperoit. Il faut marcher en ces autres amitiez, la
bride à la main, auec prudence et precaution: la liaison n'est pas
nouée en maniere, qu'on n'ait aucunement à s'en deffier. Aymez le,
disoit Chilon, comme ayant quelque iour à le haïr: haïssez le,
comme ayant à l'aymer. Ce precepte qui est si abominable en cette•
souueraine et maistresse amitié, il est salubre en l'vsage des amitiez
ordinaires et coustumieres: à l'endroit desquelles il faut employer
le mot qu'Aristote auoit tres familier, O mes amys, il n'y a
nul amy. En ce noble commerce, les offices et les bien-faicts
nourrissiers des autres amitiez, ne meritent pas seulement d'estre2
mis en compte: cette confusion si pleine de nos volontez en est
cause: car tout ainsi que l'amitié que ie me porte, ne reçoit point
augmentation, pour le secours que ie me donne au besoin, quoy
que dient les Stoiciens: et comme ie ne me sçay aucun gré du seruice
que ie me fay: aussi l'vnion de tels amis estant veritablement•
parfaicte, elle leur faict perdre le sentiment de tels deuoirs, et
haïr et chasser d'entre eux, ces mots de diuision et de difference,
bien-faict, obligation, recognoissance, priere, remerciement, et leurs
pareils. Tout estant par effect commun entre eux, volontez, pensemens,
iugemens, biens, femmes, enfans, honneur et vie: et3
leur conuenance n'estant qu'vne ame en deux corps, selon la tres-propre
definition d'Aristote, ils ne se peuuent ny prester ny donner
rien. Voila pourquoy les faiseurs de loix, pour honnorer le mariage
de quelque imaginaire ressemblance de cette diuine liaison,
defendent les donations entre le mary et la femme. Voulans inferer•
par là, que tout doit estre à chacun d'eux, et qu'ils n'ont rien à
312
diuiser et partir ensemble. Si en l'amitié dequoy ie parle, l'vn
pouuoit donner à l'autre, ce seroit celuy qui receuroit le bien-fait,
qui obligeroit son compagnon. Car cherchant l'vn et l'autre, plus
que toute autre chose, de s'entre-bien faire, celuy qui en preste la
matiere et l'occasion, est celuy là qui faict le liberal, donnant ce•
contentement à son amy, d'effectuer en son endroit ce qu'il desire
le plus. Quand le Philosophe Diogenes auoit faute d'argent, il disoit,
qu'il le redemandoit à ses amis, non qu'il le demandoit. Et
pour montrer comment cela se pratique par effect, i'en reciteray
vn ancien exemple singulier. Eudamidas Corinthien auoit deux1
amis, Charixenus Sycionien, et Aretheus Corinthien: venant à mourir
estant pauure, et ses deux amis riches, il fit ainsi son testament:
Ie legue à Aretheus de nourrir ma mere, et l'entretenir en
sa vieillesse: à Charixenus de marier ma fille, et luy donner le
doüaire le plus grand qu'il pourra: et au cas que l'vn d'eux vienne•
à defaillir, ie substitue en sa part celuy, qui suruiura. Ceux qui
premiers virent ce testament, s'en moquerent: mais ses heritiers
en ayants esté aduertis, l'accepterent auec vn singulier contentement.
Et l'vn d'eux, Charixenus, estant trespassé cinq iours apres,
la substitution estant ouuerte en faueur d'Aretheus, il nourrit curieusement2
cette mere, et de cinq talens qu'il auoit en ses biens,
il en donna les deux et demy en mariage à vne sienne fille vnique,
et deux et demy pour le mariage de la fille d'Eudamidas, desquelles
il fit les nopces en mesme iour. Cet exemple est bien plein: si
vne condition en estoit à dire, qui est la multitude d'amis. Car cette•
parfaicte amitié, dequoy ie parle, est indiuisible: chacun se donne
si entier à son amy, qu'il ne luy reste rien à departir ailleurs: au
rebours il est marry qu'il ne soit double, triple, ou quadruple, et
qu'il n'ait plusieurs ames et plusieurs volontez, pour les conferer
toutes à ce subiet. Les amitiez communes on les peut départir, on3
peut aymer en cestuy-ci la beauté, en cet autre la facilité de ses
mœurs, en l'autre la liberalité, en celuy-là la paternité, en cet autre
la fraternité, ainsi du reste: mais cette amitié, qui possede
l'ame, et la regente en toute souueraineté, il est impossible qu'elle
soit double. Si deux en mesme temps demandoient à estre secourus,•
auquel courriez vous? S'ils requeroient de vous des offices
contraires, quel ordre y trouueriez vous? Si l'vn commettoit à vostre
silence chose qui fust vtile à l'autre de sçauoir, comment vous en
desmeleriez vous? L'vnique et principale amitié descoust toutes
autres obligations. Le secret que i'ay iuré ne deceller à vn autre,4
314
ie le puis sans pariure, communiquer à celuy, qui n'est pas
autre, c'est moy. C'est vn assez grand miracle de se doubler: et
n'en cognoissent pas la hauteur ceux qui parlent de se tripler. Rien
n'est extreme, qui a son pareil. Et qui presupposera que de deux
i'en aime autant l'vn que l'autre, et qu'ils s'entr'aiment, et m'aiment•
autant que ie les aime: il multiplie en confrairie, la chose la plus
vne et vnie, et dequoy vne seule est encore la plus rare à trouuer
au monde. Le demeurant de cette histoire conuient tres-bien à ce
que ie disois: car Eudamidas donne pour grace et pour faueur à
ses amis de les employer à son besoin: il les laisse heritiers de1
cette sienne liberalité, qui consiste à leur mettre en main les moyens
de luy bien-faire. Et sans doubte, la force de l'amitié se montre bien
plus richement en son fait, qu'en celuy d'Aretheus. Somme, ce sont
effects inimaginables, à qui n'en a gousté: et qui me font honnorer
à merueilles la responce de ce ieune soldat, à Cyrus, s'enquerant à•
luy, pour combien il voudroit donner vn cheual, par le moyen
duquel il venoit de gaigner le prix de la course: et s'il le voudroit
eschanger à vn royaume: Non certes, Sire: mais bien le lairroy ie
volontiers, pour en aquerir vn amy, Si ie trouuoy homme digne de
telle alliance. Il ne disoit pas mal, Si ie trouuoy. Car on trouue2
facilement des hommes propres à vne superficielle accointance:
mais en cettecy, en laquelle on negotie du fin fons de son courage,
qui ne fait rien de reste: il est besoin, que tous les ressorts soyent
nets et seurs parfaictement. Aux confederations, qui ne tiennent
que par vn bout, on n'a à prouuoir qu'aux imperfections, qui particulierement•
interessent ce bout là. Il ne peut chaloir de quelle religion
soit mon medecin, et mon aduocat; cette consideration n'a
rien de commun auec les offices de l'amitié, qu'ils ne doiuent. Et en
l'accointance domestique, que dressent auec moy ceux qui me
seruent i'en fay de mesmes: et m'enquiers peu d'vn laquay, s'il est3
chaste, ie cherche s'il est diligent: et ne crains pas tant vn muletier
ioueur qu'imbecille: ny vn cuisinier iureur, qu'ignorant. Ie ne me
mesle pas de dire ce qu'il faut faire au monde: d'autres assés s'en
meslent: mais ce que i'y fay,
Mihi sic vsus est: tibi, vt opus est facto, face.•
A la familiarité de la table, i'associe le plaisant, non le prudent:
au lict, la beauté auant la bonté: et en la societé du discours, la
suffisance, voire sans la preud'hommie, pareillement ailleurs. Tout
316
ainsi que cil qui fut rencontré à cheuauchons sur vn baton, se
iouant auec ses enfans, pria l'homme qui l'y surprint, de n'en rien
dire, iusques à ce qu'il fust pere luy-mesme, estimant que la passion
qui luy naistroit lors en l'ame, le rendroit iuge equitable d'vne telle
action. Ie souhaiterois aussi parler à des gens qui eussent essayé ce•
que ie dis: mais sçachant combien c'est chose esloignee du commun
vsage qu'vne telle amitié, et combien elle est rare, ie ne m'attens
pas d'en trouuer aucun bon iuge. Car les discours mesmes que
l'antiquité nous a laissé sur ce subiect, me semblent lasches au
prix du sentiment que i'en ay. Et en ce poinct les effects surpassent1
les preceptes mesmes de la philosophie.
Nil ego contulerim iucundo sanus amico.
L'ancien Menander disoit celuy-là heureux, qui auoit peu rencontrer
seulement l'ombre d'vn amy: il auoit certes raison de le
dire, mesmes s'il en auoit tasté. Car à la verité si ie compare tout•
le reste de ma vie, quoy qu'auec la grace de Dieu ie l'aye passee
douce, aisee, et sauf la perte d'vn tel amy, exempte d'affliction
poisante, pleine de tranquillité d'esprit, ayant prins en payement
mes commoditez naturelles et originelles, sans en rechercher d'autres:
si ie la compare, dis-ie, toute, aux quatre annees, qu'il m'a2
esté donné de iouyr de la douce compagnie et societé de ce personnage,
ce n'est que fumee, ce n'est qu'vne nuict obscure et
ennuyeuse. Depuis le iour que ie le perdy,
quem semper acerbum,
Semper honoratum (sic, Dii, voluistis!) habebo,•
ie ne fay que trainer languissant: et les plaisirs mesmes qui s'offrent
à moy, au lieu de me consoler, me redoublent le regret de
sa perte. Nous estions à moitié de tout: il me semble que ie luy
desrobe sa part,
Nec fas esse vlla me voluptate hic frui3
Decreui, tantisper dum ille abest meus particeps.
I'estois desia si faict et accoustumé à estre deuxiesme par tout,
qu'il me semble n'estre plus qu'à demy.
Illam meæ si partem animæ tulit
Maturior vis, quid moror altera?•
Nec charus æquè nec superstes
Integer? Ille dies vtramque
Duxit ruinam.
Il n'est action ou imagination, où ie ne le trouue à dire, comme si
eust-il bien faict à moy: car de mesme qu'il me surpassoit d'vne4
distance infinie en toute autre suffisance et vertu, aussi faisoit-il
au deuoir de l'amitié.
Quis desiderio sit pudor aut modus
Tam chari capitis?
O misero frater adempte mihi!•
Omnia tecum vnà perierunt gaudia nostra,
Quæ tuus in vita dulcis alebat amor.
318
Tu mea, tu moriens fregisti commoda, frater;
Tecum vna tota est nostra sepulta anima,
Cuius ego interitu tota de mente fugaui
Hæc studia, atque omnes delicias animi.
Alloquar? audiero nunquam tua verba loquentem?•
Nunquam ego te, vita frater amabilior,
Aspiciam posthac? at certè semper amabo.
Mais oyons vn peu parler ce garson de seize ans.
Parce que i'ay trouué que cet ouurage a esté depuis mis en lumiere,
et à mauuaise fin, par ceux qui cherchent à troubler et changer1
l'estat de nostre police, sans se soucier s'ils l'amenderont, qu'ils
ont meslé à d'autres escrits de leur farine, ie me suis dédit de le
loger icy. Et affin que la memoire de l'autheur n'en soit interessee
en l'endroit de ceux qui n'ont peu cognoistre de pres ses opinions
et ses actions: ie les aduise que ce subiect fut traicté par luy en•
son enfance, par maniere d'exercitation seulement, comme subiect
vulgaire et tracassé en mil endroits des liures. Ie ne fay nul doubte
qu'il ne creust ce qu'il escriuoit: car il estoit assez conscientieux,
pour ne mentir pas mesmes en se iouant: et sçay d'auantage que
s'il eust eu à choisir, il eust mieux aymé estre nay à Venise qu'à2
Sarlac; et auec raison. Mais il auoit vn' autre maxime souuerainement
empreinte en son ame, d'obeyr et de se soubmettre tres-religieusement
aux loix, sous lesquelles il estoit nay. Il ne fut iamais
vn meilleur citoyen, ny plus affectionné au repos de son païs, ny
plus ennemy des remuëments et nouuelletez de son temps: il eust•
bien plustost employé sa suffisance à les esteindre, qu'à leur fournir
dequoy les émouuoir d'auantage: il auoit son esprit moulé au patron
d'autres siecles que ceux-cy. Or en eschange de cest ouurage
serieux i'en substitueray vn autre, produit en cette mesme saison
de son aage, plus gaillard et plus enioué.3
CHAPITRE XXVIII. (TRADUCTION LIV. I, CH. XXVIII.)
Vingt et neuf sonnets d'Estienne de la Boetie,
à Madame de Grammont Contesse de Guissen.
MADAME ie ne vous offre rien du mien, ou par ce qu'il est desia
vostre, ou pour ce que ie n'y trouue rien digne de vous. Mais
320
i'ay voulu que ces vers en quelque lieu qu'ils se vissent, portassent
vostre nom en teste, pour l'honneur que ce leur sera d'auoir pour
guide cette grande Corisande d'Andoins. Ce present m'a semblé
vous estre propre, d'autant qu'il est peu de dames en France, qui
iugent mieux, et se seruent plus à propos que vous, de la poësie:•
et puis qu'il n'en est point qui la puissent rendre viue et animee,
comme vous faites par ces beaux et riches accords, dequoy parmy
vn milion d'autres beautez, nature vous a estrenee: Madame ces
vers meritent que vous les cherissiez: car vous serez de mon aduis,
qu'il n'en est point sorty de Gascongne, qui eussent plus d'inuention1
et de gentillesse, et qui tesmoignent estre sortis d'vne plus
riche main. Et n'entrez pas en ialousie, dequoy vous n'auez que le
reste de ce que pieça i'en ay faict imprimer sous le nom de Monsieur
de Foix, vostre bon parent: car certes ceux-cy ont ie ne sçay
quoy de plus vif et de plus bouillant: comme il les fit en sa plus•
verte ieunesse, et eschauffé d'vne belle et noble ardeur que ie vous
diray, Madame, vn iour à l'oreille. Les autres furent faits depuis,
comme il estoit à la poursuitte de son mariage, en faueur de sa
femme, et sentant desia ie ne sçay quelle froideur maritale. Et moy
ie suis de ceux qui tiennent, que la poësie ne rid point ailleurs,2
comme elle faict en vn subiect folatre et desreglé.
SONNETS
I
Pardon amour, pardon, ô Seigneur ie te voüe
Le reste de mes ans, ma voix et mes escris,
Mes sanglots, mes souspirs, mes larmes et mes cris:
Rien, rien tenir d'aucun, que de toy ie n'aduoue.•
Helas comment de moy, ma fortune se ioue.
De toy n'a pas long temps, amour, ie me suis ris.
I'ay failly, ie le voy, ie me rends, ie suis pris.
I'ay trop gardé mon cœur, or ie le desaduoüe.
Si i'ay pour le garder retardé ta victoire,3
Ne l'en traitte plus mal, plus grande en est ta gloire.
Et si du premier coup tu ne m'as abbatu,
Pense qu'vn bon vainqueur et nay pour estre grand,
Son nouueau prisonnier, quand vn coup il se rend,
Il prise et l'ayme mieux, s'il a bien combattu.•
322
II
C'est amour c'est amour, c'est luy seul, ie le sens;
Mais le plus vif amour, la poison la plus forte,
A qui onq pauure cœur ait ouuerte la porte.
Ce cruel n'a pas mis vn de ses traitz perçans,
Mais arc, traits et carquois, et luy tout dans mes sens.•
Encor vn mois n'a pas, que ma franchise est morte,
Que ce venin mortel dans mes veines ie porte,
Et des-ja i'ay perdu, et le cœur et le sens.
Et quoy? si cest amour à mesure croissoit,
Qui en si grand tourment dedans moy se conçoit?1
O croistz, si tu peuz croistre, et amende en croissant.
Tu te nourris de pleurs; des pleurs ie te prometz,
Et pour te refreschir, des souspirs pour iamais.
Mais que le plus grand mal soit au moings en naissant.
III
C'est faict mon cœur, quitons la liberté.•
Dequoy meshuy seruiroit la deffence,
Que d'agrandir et la peine et l'offence?
Plus ne suis fort, ainsi que i'ay esté.
La raison fust vn temps de mon costé,
Or reuoltée elle veut que ie pense2
Qu'il faut seruir, et prendre en recompence
Qu'oncq d'vn tel neud nul ne fust arresté.
S'il se faut rendre, alors il est saison,
Quand on n'a plus deuers soy la raison.
Je voy qu'amour, sans que ie le deserue,•
Sans aucun droict, se vient saisir de moy?
Et voy qu'encor il faut à ce grand Roy
Quand il a tort, que la raison luy serue.
IIII
C'estoit alors, quand les chaleurs passées,
Le sale Automne aux cuues va foulant,3
Le raisin gras dessoubz le pied coulant,
Que mes douleurs furent encommencées.
324
Le paisan bat ses gerbes amassées,
Et aux caueaux ses bouillans muis roulant,
Et des fruitiers son automne croulant,
Se vange lors des peines aduancées.
Seroit ce point vn presage donné•
Que mon espoir est des-ja moissonné?
Non certes, non. Mais pour certain ie pense,
I'auray, si bien à deuiner i'entends,
Si l'on peut rien prognostiquer du temps,
Quelque grand fruict de ma longue esperance.1
V
I'ay veu ses yeux perçans, i'ay veu sa face claire:
(Nul iamais sans son dam ne regarde les dieux)
Froit, sans cœur me laissa son œil victorieux,
Tout estourdy du coup de sa forte lumiere.
Comme vn surpris de nuit aux champs quand il esclaire•
Estonné, se pallist si la fleche des cieux
Sifflant luy passe contre, et luy serre les yeux,
Il tremble, et veoit, transi, Iupiter en colere.
Dy moy Madame, au vray, dy moy si tes yeux vertz
Ne sont pas ceux qu'on dit que l'amour tient couuertz?2
Tu les auois, ie croy, la fois que ie t'ay veüe,
Au moins il me souuient, qu'il me fust lors aduis
Qu'amour, tout à vn coup, quand premier ie te vis,
Desbanda dessus moy, et son arc, et sa veüe.
VI
Ce dit maint vn de moy, de quoy se plaint il tant,•
Perdant ses ans meilleurs en chose si legiere?
Qu'a il tant à crier, si encore il espere?
Et s'il n'espere rien, pourquoy n'est il content?
Quand i'estois libre et sain i'en disois bien autant.
Mais certes celuy là n'a la raison entiere,3
Ains a le cœur gasté de quelque rigueur fiere,
S'il se plaint de ma plainte, et mon mal il n'entend.
Amour tout à vn coup de cent douleurs me point,
Et puis l'on m'aduertit que ie ne crie point.
Si vain ie ne suis pas que mon mal i'agrandisse•
326
A force de parler: s'on m'en peut exempter,
Ie quitte les sonnetz, ie quitte le chanter.
Qui me deffend le deuil, celuy là me guerisse.
VII
Quant à chanter ton los, par fois ie m'aduenture,
Sans oser ton grand nom, dans mes vers exprimer,•
Sondant le moins profond de cette large mer,
Ie tremble de m'y perdre, et aux riues m'asseure.
Ie crains en loüant mal, que ie te face iniure.
Mais le peuple estonné d'ouir tant t'estimer,
Ardant de te connoistre, essaie à te nommer,1
Et cherchant ton sainct nom ainsi à l'aduenture,
Esbloui n'attaint pas à veoir chose si claire,
Et ne te trouue point ce grossier populaire,
Qui n'ayant qu'vn moyen, ne voit pas celuy là:
C'est que s'il peut trier, la comparaison faicte•
Des parfaictes du monde, vne la plus parfaicte,
Lors s'il a voix, qu'il crie hardimant la voyla.
VIII
Quand viendra ce iour la, que ton nom au vray passe
Par France, dans mes vers? combien et quantes fois
S'en empresse mon cœur, s'en demangent mes doits?2
Souuent dans mes escrits de soy mesme il prend place.
Maugré moy ie t'escris, maugré moy ie t'efface.
Quand astrée viendroit et la foy et le droit,
Alors ioyeux ton nom au monde se rendroit.
Ores c'est à ce temps, que cacher il te face,•
C'est à ce temps maling vne grande vergogne
Donc Madame tandis tu seras ma Dourdouigne.
Toutesfois laisse moy, laisse moy ton nom mettre,
Ayez pitié du temps, si au iour ie te metz,
Si le temps ce cognoist, lors ie te le prometz,3
Lors il sera doré, s'il le doit iamais estre.
IX
O entre tes beautez, que ta constance est belle.
C'est ce cœur asseuré, ce courage constant,
C'est parmy tes vertus, ce que l'on prise tant:
Aussi qu'est-il plus beau, qu'vne amitié fidelle?•
328
Or ne charge donc rien de ta sœur infidele,
De Vesere ta sœur: elle va s'escartant
Tousiours flotant mal seure en son cours inconstant.
Voy tu comme à leur gré les vens se ioüent d'elle?
Et ne te repens point pour droict de ton aisnage•
D'auoir des-ia choisi la constance en partage.
Mesme race porta l'amitié souueraine
Des bons iumeaux, desquels l'vn à l'autre despart
Du ciel et de l'enfer la moitié de sa part,
Et l'amour diffamé de la trop belle Heleine.1
X
Ie voy bien, ma Dourdouigne encore humble tu vas:
De te monstrer Gasconne en France, tu as honte.
Si du ruisseau de Sorgue, on fait ores grand conte,
Si a il bien esté quelquefois aussi bas.
Voys tu le petit Loir comme il haste le pas?•
Comme des-ia parmy les plus grands il se conte?
Comme il marche hautain d'vne course plus prompte
Tout à costé du Mince, et il ne s'en plaint pas?
Un seul Oliuier d'Arne enté au bord de Loire,
Le faict courir plus braue et luy donne sa gloire.2
Laisse, laisse moy faire. Et vn iour ma Dourdouigne,
Si ie deuine bien, on te cognoistra mieux:
Et Garonne, et le Rhone, et ces autres grands Dieux
En auront quelque enuie, et possible vergoigne.
XI
Toy qui oys mes souspirs, ne me sois rigoureux•
Si mes larmes apart toutes miennes ie verse,
Si mon amour ne suit en sa douleur diuerse
Du Florentin transi les regrets languoreux,
Ny de Catulle aussi, le folastre amoureux,
Qui le cœur de sa dame en chatouillant luy perce,3
Ny le sçauant amour du migregeois Properce
Ils n'ayment pas pour moy, ie n'ayme pas pour eux.
Qui pourra sur autruy ses douleurs limiter,
Celuy pourra d'autruy les plaintes imiter:
Chacun sent son tourment, et sçait ce qu'il endure.•
330
Chacun parla d'amour ainsi qu'il l'entendit.
Ie dis ce que mon cœur, ce que mon mal me dict.
Que celuy ayme peu, qui ayme à la mesure.
XII
Quoy? qu'est-ce? ô vens, ô nues, ô l'orage!
A point nommé, quand d'elle m'aprochant•
Les bois, les monts, les baisses vois tranchant
Sur moy d'aguest vous poussez vostre rage.
Ores mon cœur s'embrase d'auantage.
Allez, allez faire peur au marchant,
Qui dans la mer les thresors va cherchant:1
Ce n'est ainsi, qu'on m'abbat le courage.
Quand i'oy les vents, leur tempeste et leurs cris,
De leur malice, en mon cœur ie me ris.
Me pensent ils pour cela faire rendre?
Face le ciel du pire, et l'air aussi:•
Ie veux, ie veux, et le declaire ainsi
S'il faut mourir, mourir comme Leandre.
XIII
Vous qui aimer encore ne sçauez,
Ores m'oyant parler de mon Leandre,
Ou iamais non, vous y debuez aprendre,2
Si rien de bon dans le cœur vous auez.
Il oza bien branlant ses bras lauez,
Armé d'amour, contre l'eau se deffendre,
Qui pour tribut la fille voulut prendre,
Ayant le frere et le mouton sauuez.•
Vn soir vaincu par les flos rigoureux,
Voyant des-ia, ce vaillant amoureux,
Que l'eau maistresse à son plaisir le tourne:
Parlant aux flos, leur iecta cette voix:
Pardonnez moy maintenant que i'y veois,3
Et gardez moy la mort, quand ie retourne.
XIIII
O cœur leger, ô courage mal seur,
Penses-tu plus que souffrir ie te puisse?
O bontez creuze, ô couuerte malice,
Traitre beauté, venimeuse douceur,•
332
Tu estois donc tousiours sœur de ta sœur?
Et moy trop simple il falloit que i'en fisse
L'essay sur moy? et que tard i'entendisse
Ton parler double et tes chants de chasseur?
Depuis le iour que i'ay prins à t'aimer,•
I'eusse vaincu les vagues de la mer.
Qu'est-ce meshuy que ie pourrais attendre?
Comment de toy pourrais i'estre content?
Qui apprendra ton cœur d'estre constant,
Puis que le mien ne le luy peut aprendre?1
XV
Ce n'est pas moy que l'on abuse ainsi:
Qu'à quelque enfant ses ruses on employe,
Qui n'a nul goust, qui n'entend rien qu'il oye:
Ie sçay aymer, ie sçay hayr aussi.
Contente toy de m'auoir iusqu'icy•
Fermé les yeux, il est temps que i'y voye:
Et que mes-huy, las et honteux ie soye
D'auoir mal mis mon temps et mon soucy,
Oserois tu m'ayant ainsi traicté
Parler à moy iamais de fermeté?2
Tu prens plaisir à ma douleur extreme:
Tu me deffends de sentir mon tourment:
Et si veux bien que ie meure en t'aimant.
Si ie ne sens, comment veux-tu que i'ayme?
XVI
O l'ay ie dict? helas l'ay ie songé?•
Ou si pour vray i'ay dict blaspheme telle?
S'a fauce langue, il faut que l'honneur d'elle
De moy, par moy, desus moy, soit vangé,
Mon cœur chez toy, ô madame, est logé:
Là donne luy quelque geene nouuelle:3
Fais luy souffrir quelque peine cruelle:
Fais, fais luy tout, fors luy donner congé.
Or seras tu (ie le sçay) trop humaine,
Et ne pourras longuement voir ma peine.
Mais vn tel faict, faut il qu'il se pardonne?•
334
A tout le moins haut ie me desdiray
De mes sonnets, et me desmentiray,
Pour ces deux faux, cinq cent vrais ie t'en donne.
XVII
Si ma raison en moy s'est peu remettre,
Si recouurer astheure ie me puis,•
Si i'ay du sens, si plus homme ie suis
Ie t'en mercie, ô bien heureuse lettre.
Qui m'eust (helas) qui m'eust sçeu recognoistre
Lors qu'enragé vaincu de mes ennuys,
En blasphemant madame ie poursuis?1
De loing, honteux, ie te vis lors paroistre
O sainct papier, alors ie me reuins,
Et deuers toy deuotement ie vins.
Ie te donrois vn autel pour ce faict,
Qu'on vist les traicts de cette main diuine.
Mais de les voir aucun homme n'est digne,•
Ny moy aussi, s'elle ne m'en eust faict.
XVIII
I'estois prest d'encourir pour iamais quelque blasme.
De colere eschauffé mon courage brusloit,
Ma fole voix au gré de ma fureur branloit,
Ie despitois les dieux, et encore ma dame.2
Lors qu'elle de loing iette vn breuet dans ma flamme
Ie le sentis soudain comme il me rabilloit,
Qu'aussi tost deuant luy ma fureur s'en alloit,
Qu'il me rendoit, vainqueur, en sa place mon ame.
Entre vous, qui de moy, ces merueilles oyez,•
Que me dites vous d'elle? et ie vous prie voyez,
S'ainsi comme ie fais, adorer ie la dois?
Quels miracles en moy, pensez vous qu'elle fasse
De son œil tout puissant, ou d'vn ray de sa face.
Puis qu'en moy firent tant les traces de ses doigts.3
XIX
Ie tremblois deuant elle, et attendois, transi,
Pour venger mon forfaict quelque iuste sentence,
A moy mesme consent du poids de mon offence,
Lors qu'elle me dict, va, ie te prens à mercy.
336
Que mon loz desormais par tout soit esclarcy:
Employe là tes ans: et sans plus, mes-huy pense
D'enrichir de mon nom par tes vers nostre France,
Couure de vers ta faute, et paye moy ainsi.
Sus donc ma plume, il faut, pour iouyr de ma peine•
Courir par sa grandeur, d'vne plus large veine.
Mais regarde à son œil, qu'il ne nous abandonne.
Sans ses yeux, nos esprits se mourroient languissants.
Ils nous donnent le cœur, ils nous donnent le sens.
Pour se payer de moy, il faut qu'elle me donne.1
XX
O vous maudits sonnets, vous qui printes l'audace
De toucher à madame: ô malings et peruers,
Des Muses le reproche, et honte de mes vers:
Si ie vous feis iamais, s'il faut que ie me fasse
Ce tort de confesser vous tenir de ma race,•
Lors pour vous, les ruisseaux ne furent pas ouuerts
D'Appollon le doré, des muses aux yeux verts,
Mais vous receut naissants Tisiphone en leur place.
Si i'ay oncq quelque part à la postérité
Ie veux que l'vn et l'autre en soit desherité.
Et si au feu vangeur des or ie ne vous donne,2
C'est pour vous diffamer, viuez chetifs, viuez,
Viuez aux yeux de tous, de tout honneur priuez
Car c'est pour vous punir, qu'ores ie vous pardonne.
XXI
N'ayez plus mes amis, n'ayez plus cette enuie•
Que ie cesse d'aimer, laissez moy obstiné,
Viure et mourir ainsi, puis qu'il est ordonné,
Mon amour c'est le fil, auquel se tient ma vie.
Ainsi me dict la fée, ainsi en Æagrie
Elle feit Meleagre à l'amour destiné,3
Et alluma sa souche à l'heure qu'il fust né,
Et dict, toy, et ce feu, tenez vous compaignie.
Elle le dict ainsi, et la fin ordonnée
Suyuit apres le fil de cette destinée,
La souche (ce dict lon) au feu fut consommée,•
338
Et deslors (grand miracle) en vn mesme moment
On veid tout à vn coup, du miserable amant
La vie et le tison, s'en aller en fumée.
XXII
Quand tes yeux conquerans estonné ie regarde,
I'y veoy dedans à clair tout mon espoir escript,•
I'y veoy dedans amour, luy mesme qui me rit,
Et m'y monstre mignard le bon heur qu'il me garde.
Mais quand de te parler par fois ie me hazarde,
C'est lors que mon espoir desseiché se tarit.
Et d'aduouer iamais ton œil, qui me nourrit,1
D'vn seul mot de saueur, cruelle tu n'as garde.
Si tes yeux sont pour moy, or voy ce que ie dis,
Ce sont ceux-là, sans plus, à qui ie me rendis.
Mon Dieu quelle querelle en toy mesme se dresse,
Si ta bouche et tes yeux se veulent desmentir.•
Mieux vaut, mon doux tourment, mieux vaut les departir,
Et que ie prenne au mot de tes yeux la promesse.
XXIII
Ce sont tes yeux tranchans qui me font le courage
Ie veoy saulter dedans la gaye liberté,
Et mon petit archer, qui mene à son costé2
La belle gaillardise et plaisir le volage.
Mais apres, la rigueur de ton triste langage
Me montre dans ton cœur la fiere honnesteté
Et condamné ie veoy la dure chasteté,
Là grauement assise et la vertu sauuage,•
Ainsi mon temps diuers par ces vagues se passe.
Ores son œil m'appelle, or sa bouche me chasse.
Helas, en cest estrif, combien ay i'enduré.
Et puis qu'on pense auoir d'amour quelque asseurance,
Sans cesse nuict et iour à la seruir ie pense,3
Ny encor de mon mal, ne puis estre asseuré.
XXIIII
Or dis-ie bien, mon esperance est morte.
Or est-ce faict de mon aise et mon bien.
Mon mal est clair: maintenant ie veoy bien,
I'ay espousé la douleur que ie porte.•
340
Tout me court sus, rien ne me reconforte,
Tout m'abandonne et d'elle ie n'ay rien,
Sinon tousiours quelque nouueau soustien,
Qui rend ma peine et ma douleur plus forte.
Ce que i'attends, c'est vn iour d'obtenir•
Quelques soupirs des gens de l'aduenir:
Quelqu'vn dira dessus moy par pitié:
Sa dame et luy nasquirent destinez,
Egalement de mourir obstinez,
L'vn en rigueur, et l'autre en amitié.1
XXV
I'ay tant vescu, chetif, en ma langueur,
Qu'or i'ay veu rompre, et suis encor en vie,
Mon esperance auant mes yeux rauie,
Contre l'escueil de sa fiere rigueur.
Que m'a seruy de tant d'ans la longueur?•
Elle n'est pas de ma peine assouuie:
Elle s'en rit, et n'a point d'autre enuie,
Que de tenir mon mal en sa vigueur.
Donques i'auray, mal'heureux en aimant
Tousiours vn cœur, tousiours nouueau tourment.2
Ie me sens bien que i'en suis hors d'halaine,
Prest à laisser la vie soubs le faix:
Qu'y feroit-on sinon ce que ie fais?
Piqué du mal, ie m'obstine en ma peine.
XXVI
Puis qu'ainsi sont mes dures destinées,•
I'en saouleray, si ie puis, mon soucy.
Si i'ay du mal, elle le veut aussi.
I'accompliray mes peines ordonnées.
Nymphes des bois qui auez estonnées,
De mes douleurs, ie croy quelque mercy,3
Qu'en pensez vous? puis-ie durer ainsi,
Si à mes maux trefues ne sont donnees?
Or si quelqu'vne à m'escouter s'encline,
Oyez pour Dieu ce qu'ores ie deuine.
Le iour est pres que mes forces ia vaines•
342
Ne pourront plus fournir à mon tourment.
C'est mon espoir, si ie meurs en aymant,
A donc, ie croy, failliray-ie à mes peines.
XXVII
Lors que lasse est, de me lasser ma peine,
Amour d'vn bien mon mal refreschissant,•
Flate au cœur mort ma playe languissant,
Nourrit mon mal, et luy faict prendre alaine,
Lors ie conçoy quelque esperance vaine:
Mais aussi tost, ce dur tyran, s'il sent
Que mon espoir se renforce en croissant,1
Pour l'estoufer, cent tourmens il m'ameine
Encor tous frez: lors ie me veois blasmant
D'auoir esté rebelle à mon tourmant.
Viue le mal, ô dieux, qui me deuore,
Viue à son gré mon tourmant rigoureux.•
O bien-heureux, et bien-heureux encore
Qui sans relasche est tousiours mal'heureux.
XXVIII
Si contre amour ie n'ay autre deffence
Ie m'en plaindray, mes vers le maudiront,
Et apres moy les roches rediront2
Le tort qu'il faict à ma dure constance.
Puis que de luy i'endure cette offence,
Au moings tout haut, mes rithmes le diront,
Et nos neueus, alors qu'ils me liront,
En l'outrageant, m'en feront la vengeance.•
Ayant perdu tout l'aise que i'auois,
Ce sera peu que de perdre ma voix.
S'on sçait l'aigreur de mon triste soucy,
Et fut celuy qui m'a faict cette playe,
Il en aura, pour si dur cœur qu'il aye,3
Quelque pitié, mais non pas de mercy.
XXIX
Ia reluisoit la benoiste iournée
Que la nature au monde te deuoit,
Quand des thresors qu'elle te reseruoit
Sa grande clef, te fust abandonnée.•
344
Tu prins la grace à toy seule ordonnée,
Tu pillas tant de beautez qu'elle auoit:
Tant qu'elle, fiere, alors qu'elle te veoit
En est par fois, elle mesme estonnée.
Ta main de prendre en fin se contenta:•
Mais la nature encor te presenta,
Pour t'enrichir cette terre ou nous sommes.
Tu n'en prins rien: mais en toy tu t'en ris,
Te sentant bien en auoir assez pris
Pour estre icy royne du cœur des hommes.1
COMME si nous auions l'attouchement infect, nous corrompons par
nostre maniement les choses qui d'elles mesmes sont belles et
bonnes. Nous pouuons saisir la vertu, de façon qu'elle en deuiendra
vicieuse: si nous l'embrassons d'vn desir trop aspre et violant.
Ceux qui disent qu'il n'y a iamais d'exces en la vertu, d'autant que•
ce n'est plus vertu, si l'exces y est, se iouent des paroles.
Insani sapiens nomen ferat, æquus iniqui,
Vltra quàm satis est, virtutem si petat ipsam.
C'est vne subtile consideration de la philosophie. On peut et trop
aymer la vertu, et se porter excessiuement en vne action iuste. A2
ce biaiz s'accommode la voix diuine, Ne soyez pas plus sages qu'il
ne faut, mais soyez sobrement sages. I'ay veu tel grand, blesser la
reputation de sa religion, pour se montrer religieux outre tout
exemple des hommes de sa sorte. I'ayme des natures temperees et
moyennes. L'immoderation vers le bien mesme, si elle ne m'offense,•
elle m'estonne, et me met en peine de la baptizer. Ny la mere de
Pausanias, qui donna la premiere instruction, et porta la premiere
pierre à la mort de son fils: ny le dictateur Posthumius, qui feit
mourir le sien, que l'ardeur de ieunesse auoit heureusement poussé
sur les ennemis, vn peu auant son reng, ne me semble si iuste,3
comme estrange. Et n'ayme ny à conseiller, ny à suiure vne vertu
si sauuage et si chere. L'archer qui outrepasse le blanc, faut comme
celuy, qui n'y arriue pas. Et les yeux me troublent à monter à coup,
vers vne grande lumiere également comme à deualler à l'ombre.
Calliclez en Platon dit, l'extremité de la philosophie estre dommageable:•
346
et conseille de ne s'y enfoncer outre les bornes du profit:
que prinse auec moderation, elle est plaisante et commode:
mais qu'en fin elle rend vn homme sauuage et vicieux: desdaigneux
des religions, et loix communes: ennemy de la conuersation ciuile:
ennemy des voluptez humaines: incapable de toute administration•
politique, et de secourir autruy, et de se secourir soy-mesme:
propre à estre impunement souffletté. Il dit vray: car en son exces,
elle esclaue nostre naturelle franchise: et nous desuoye par vne
importune subtilité, du beau et plain chemin, que nature nous
trace. L'amitié que nous portons à nos femmes, elle est tres-legitime:1
la Theologie ne laisse pas de la brider pourtant, et de la
restraindre. Il me semble auoir leu autresfois chez S. Thomas, en
vn endroit où il condamne les mariages des parans és degrez deffendus,
cette raison parmy les autres: Qu'il y a danger que l'amitié
qu'on porte à vne telle femme soit immoderée: car si l'affection•
maritale s'y trouue entiere et parfaicte, comme elle doit; et qu'on
la surcharge encore de celle qu'on doit à la parentele, il n'y a point
de doubte, que ce surcroist n'emporte vn tel mary hors les barrieres
de la raison. Les sciences qui reglent les mœurs des hommes,
comme la Theologie et la Philosophie, elles se meslent de tout.2
Il n'est action si priuée et secrette, qui se desrobbe de leur cognoissance
et iurisdiction. Bien apprentis sont ceux qui syndiquent leur
liberté. Ce sont les femmes qui communiquent tant qu'on veut leurs
pieces à garçonner: à medeciner, la honte le deffend. Ie veux donc
de leur part apprendre cecy aux maris, s'il s'en trouue encore qui•
y soient trop acharnez: c'est que les plaisirs mesmes qu'ils ont à
l'accointance de leurs femmes, sont reprouuez, si la moderation n'y
est obseruée: et qu'il y a dequoy faillir en licence et desbordement
en ce subiect là, comme en vn subiect illegitime. Ces encheriments
deshontez, que la chaleur premiere nous suggere en ce ieu,3
sont non indecemment seulement, mais dommageablement employez
enuers noz femmes. Qu'elles apprennent l'impudence au
moins d'vne autre main. Elles sont tousiours assés esueillées pour
nostre besoing. Ie ne m'y suis seruy que de l'instruction naturelle
et simple. C'est vne religieuse liaison et deuote que le mariage:•
voyla pourquoy le plaisir qu'on en tire, ce doit estre vn plaisir retenu,
serieux et meslé à quelque seuerité: ce doit estre vne volupté
aucunement prudente et consciencieuse. Et par ce que sa principale fin
c'est la generation, il y en a qui mettent en doubte, si lors que nous
sommes sans l'esperance de ce fruict, comme quand elles sont hors4
d'aage, ou enceintes, il est permis d'en rechercher l'embrassement.
348
C'est vn homicide à la mode de Platon. Certaines nations, et entre
autres la Mahumetane, abominent la conionction auec les femmes
enceintes. Plusieurs aussi auec celles qui ont leurs flueurs. Zenobia
ne receuoit son mary que pour vne charge; et cela fait elle le laissoit
courir tout le temps de sa conception, luy donnant lors seulement•
loy de recommencer: braue et genereux exemple de mariage.
C'est de quelque poëte disetteux et affamé de ce deduit, que Platon
emprunta cette narration: Que Iuppiter fit à sa femme vne si chaleureuse
charge vn iour, que ne pouuant auoir patience qu'elle eust
gaigné son lict, il la versa sur le plancher: et par la vehemence1
du plaisir, oublia les resolutions grandes et importantes, qu'il
venoit de prendre auec les autres Dieux en sa cour celeste: se ventant
qu'il l'auoit trouué aussi bon ce coup là, que lors que premierement
il la depucella à cachette de leurs parents. Les Roys de
Perse appelloient leurs femmes à la compagnie de leurs festins,•
mais quand le vin venoit à les eschauffer en bon escient, et qu'il
falloit tout à fait, lascher la bride à la volupté, ils les r'enuoioient
en leur priué; pour ne les faire participantes de leurs appetits
immoderez; et faisoient venir en leur lieu, des femmes, ausquelles
ils n'eussent point cette obligation de respect. Tous plaisirs et toutes2
gratifications ne sont pas bien logées en toutes gens. Epaminondas
auoit fait emprisonner vn garçon desbauché; Pelopidas le pria de
le mettre en liberté en sa faueur; il l'en refusa, et l'accorda à vne
sienne garse, qui aussi l'en pria: disant, que c'estoit vne gratification
deuë à vne amie, non à vn Capitaine. Sophocles estant•
compagnon en la Preture auec Pericles, voyant de cas de fortune
passer vn beau garçon: O le beau garçon que voyla! feit-il à Pericles.
Cela seroit bon à vn autre qu'à vn Preteur, luy dit Pericles;
qui doit auoir non les mains seulement, mais aussi les yeux chastes.
Ælius Verus l'Empereur respondit à sa femme comme elle se3
plaignoit, dequoy il se laissoit aller à l'amour d'autres femmes;
qu'il le faisoit par occasion consciencieuse, d'autant que le mariage
estoit vn nom d'honneur et dignité, non de folastre et lasciue
concupiscence. Et nostre histoire Ecclesiastique a conserué auec
honneur la memoire de cette femme, qui repudia son mary, pour•
ne vouloir seconder et soustenir ses attouchemens trop insolens et
desbordez. Il n'est en somme aucune si iuste volupté, en laquelle
l'excez et l'intemperance ne nous soit reprochable. Mais à parler
en bon escient, est-ce pas vn miserable animal que l'homme? A
350
peine est-il en son pouuoir par sa condition naturelle, de gouster
vn seul plaisir entier et pur, encore se met-il en peine de le retrancher
par discours: il n'est pas assez chetif, si par art et par estude
il n'augmente sa misere,
Fortunæ miseras auximus arte vias.•
La sagesse humaine faict bien sottement l'ingenieuse, de s'exercer
à rabattre le nombre et la douceur des voluptez, qui nous appartiennent:
comme elle faict fauorablement et industrieusement,
d'employer ses artifices à nous peigner et farder les maux, et en alleger
le sentiment. Si i'eusse esté chef de part, i'eusse prins autre1
voye plus naturelle: qui est à dire, vraye, commode et saincte: et
me fusse peut estre rendu assez fort pour la borner. Quoy que noz
medecins spirituels et corporels, comme par complot faict entre
eux, ne trouuent aucune voye à la guerison, ny remede aux maladies
du corps et de l'ame, que par le tourment, la douleur et la•
peine. Les veilles, les ieusnes, les haires, les exils lointains et solitaires,
les prisons perpetuelles, les verges et autres afflictions, ont
esté introduites pour cela. Mais en telle condition, que ce soyent
veritablement afflictions, et qu'il y ait de l'aigreur poignante: et
qu'il n'en aduienne point comme à vn Gallio, lequel ayant esté2
enuoyé en exil en l'isle de Lesbos, on fut aduerty à Rome qu'il s'y
donnoit du bon temps, et que ce qu'on luy auoit enioint pour peine,
luy tournoit à commodité. Parquoy ils se rauiserent de le r'appeler
pres de sa femme, et en sa maison; et luy ordonnerent de s'y tenir,
pour accommoder leur punition à son ressentiment. Car à qui le•
ieune aiguiseroit la santé et l'allegresse, à qui le poisson seroit plus
appetissant que la chair, ce ne seroit plus recepte salutaire: non
plus qu'en l'autre medecine, les drogues n'ont point d'effect à l'endroit
de celuy qui les prent auec appetit et plaisir. L'amertume et
la difficulté sont circonstances seruants à leur operation. Le naturel3
qui accepteroit la rubarbe comme familiere, en corromproit l'vsage:
il faut que ce soit chose qui blesse nostre estomac pour le guerir: et
icy faut la regle commune, que les choses se guerissent par leurs contraires:
car le mal y guerit le mal. Cette impression se rapporte
aucunement à cette autre si ancienne, de penser gratifier au Ciel et•
à la nature par nostre massacre et homicide, qui fut vniuersellement
embrassée en toutes religions. Encore du temps de noz peres,
Amurat en la prinse de l'Isthme, immola six cens ieunes hommes
Grecs à l'ame de son pere: afin que ce sang seruist de propitiation
à l'expiation des pechez du trespassé. Et en ces nouuelles terres4
352
descouuertes en nostre aage, pures encore et vierges au prix des
nostres, l'vsage en est aucunement receu par tout. Toutes leurs
Idoles s'abreuuent de sang humain, non sans diuers exemples
d'horrible cruauté. On les brule vifs, et demy rostis on les retire
du brasier, pour leur arracher le cœur et les entrailles. A d'autres,•
voire aux femmes, on les escorche vifues, et de leur peau ainsi
sanglante en reuest on et masque d'autres. Et non moins d'exemples
de constance et resolution. Car ces pauures gens sacrifiables,
vieillars, femmes, enfans, vont quelques iours auant, questans eux
mesmes les aumosnes pour l'offrande de leur sacrifice, et se presentent1
à la boucherie chantans et dançans auec les assistans. Les
ambassadeurs du Roy de Mexico, faisans entendre à Fernand Cortez
la grandeur de leur maistre; apres luy auoir dict, qu'il auoit trente
vassaux, desquels chacun pouuoit assembler cent mille combatans,
et qu'il se tenoit en la plus belle et forte ville qui fust soubs le•
Ciel, luy adiousterent, qu'il auoit à sacrifier aux Dieux cinquante
mille hommes par an. De vray, ils disent qu'il nourrissoit la guerre
auec certains grands peuples voisins, non seulement pour l'exercice
de la ieunesse du païs, mais principallement pour auoir dequoy fournir
à ses sacrifices, par des prisonniers de guerre. Ailleurs, en2
certain bourg, pour la bien-venue dudit Cortez, ils sacrifierent
cinquante hommes tout à la fois. Ie diray encore ce compte: Aucuns
de ces peuples ayants esté battuz par luy, enuoyerent le recognoistre
et rechercher d'amitié: les messagers luy presenterent trois
sortes de presens, en cette maniere: Seigneur voyla cinq esclaues:•
si tu és vn Dieu fier, qui te paisses de chair et de sang, mange les,
et nous t'en amerrons d'auantage: si tu és vn Dieu debonnaire,
voyla de l'encens et des plumes: si tu és homme, prens les oiseaux
et les fruicts que voicy.
QVAND le Roy Pyrrhus passa en Italie, apres qu'il eut recongneu3
l'ordonnance de l'armée que les Romains luy enuoyoient au deuant;
Ie ne sçay, dit-il, quels barbares sont ceux-cy (car les Grecs appelloyent
ainsi toutes les nations estrangeres) mais la disposition de
cette armée que ie voy, n'est aucunement barbare. Autant en dirent
354
les Grecs de celle que Flaminius fit passer en leur païs: et Philippus
voyant d'vn tertre, l'ordre et distribution du camp Romain, en
son Royaume, sous Publius Sulpicius Galba. Voilà comment il se
faut garder de s'attacher aux opinions vulgaires, et les faut iuger
par la voye de la raison, non par la voix commune. I'ay eu long•
temps auec moy vn homme qui auoit demeuré dix ou douze ans en
cet autre monde, qui a esté descouuert en nostre siecle, en l'endroit
où Vilegaignon print terre, qu'il surnomma la France Antartique.
Cette descouuerte d'vn païs infiny, semble de grande consideration.
Ie ne sçay si ie me puis respondre, qu'il ne s'en face à l'aduenir1
quelqu'autre, tant de personnages plus grands que nous ayans esté
trompez en cette-cy. I'ay peur que nous ayons les yeux plus grands
que le ventre, et plus de curiosité, que nous n'auons de capacité.
Nous embrassons tout, mais nous n'estreignons que du vent. Platon
introduit Solon racontant auoir appris des Prestres de la ville•
de Saïs en Ægypte, que iadis et auant le deluge, il y auoit vne
grande Isle nommée Atlantide, droict à la bouche du destroit de
Gibaltar, qui tenoit plus de païs que l'Afrique et l'Asie toutes deux
ensemble: et que les Roys de cette contrée là, qui ne possedoient
pas seulement cette Isle, mais s'estoyent estendus dans la terre2
ferme si auant, qu'ils tenoyent de la largeur d'Afrique, iusques en
Ægypte, et de la largeur de l'Europe, iusques en la Toscane, entreprindrent
d'eniamber iusques sur l'Asie, et subiuguer toutes les
nations qui bordent la mer Mediterranée, iusques au golfe de la
mer Maiour: et pour cet effect, trauerserent les Espaignes, la Gaule,•
l'Italie iusques en la Grece, où les Atheniens les soustindrent:
mais que quelque temps apres, et les Atheniens et eux et leur Isle
furent engloutis par le deluge. Il est bien vray-semblable, que cet
extreme rauage d'eau ait faict des changemens estranges aux habitations
de la terre: comme on tient que la mer a retranché la3
Sicile d'auec l'Italie:
Hæc loca vi quondam, et vasta conuulsa ruina
Dissiluisse ferunt, cùm protinus vtraque tellus
Vna foret;
Chypre d'auec la Surie; l'Isle de Negrepont, de la terre ferme de la
Bœoce: et ioint ailleurs les terres qui estoient diuisées, comblant•
de limon et de sable les fosses d'entre-deux.
Sterilisque diu palus aptáque remis
Vicinas vrbes alit, et graue sentit aratrum.
Mais il n'y a pas grande apparence, que cette Isle soit ce monde
nouueau, que nous venons de descouurir: car elle touchoit quasi4
l'Espaigne, et ce seroit vn effect incroyable d'inundation, de l'en
356
auoir reculée comme elle est, de plus de douze cens lieuës. Outre
ce que les nauigations des modernes ont des-ia presque descouuert,
que ce n'est point vne isle, ains terre ferme, et continente
auec l'Inde Orientale d'vn costé, et auec les terres, qui sont soubs
les deux poles d'autre part: ou si elle en est separée, que c'est d'vn•
si petit destroit et interualle, qu'elle ne mérite pas d'estre nommée
Isle, pour cela. Il semble qu'il y aye des mouuemens naturels
les vns, les autres fieureux en ces grands corps, comme aux nostres.
Quand ie considere l'impression que ma riuiere de Dordoigne faict
de mon temps, vers la riue droicte de sa descente; et qu'en vingt1
ans elle a tant gaigné, et desrobé le fondement à plusieurs bastimens,
ie vois bien que c'est vne agitation extraordinaire: car si
elle fust tousiours allée ce train, ou deust aller à l'aduenir, la figure
du monde seroit renuersée. Mais il leur prend des changements.
Tantost elles s'espandent d'vn costé, tantost d'vn autre, tantost•
elles se contiennent. Ie ne parle pas des soudaines inondations dequoy
nous manions les causes. En Medoc, le long de la mer, mon
frere Sieur d'Arsac, voit vne sienne terre, enseuelie soubs les sables,
que la mer vomit deuant elle: le feste d'aucuns bastimens paroist
encore: ses rentes et domaines se sont eschangez en pasquages2
bien maigres. Les habitans disent que depuis quelque temps, la
mer se pousse si fort vers eux, qu'ils ont perdu quatre lieuës de
terre. Ces sables sont ses fourriers. Et voyons de grandes montioies
d'arenes mouuantes, qui marchent vne demie lieuë deuant elle,
et gaignent païs. L'autre tesmoignage de l'antiquité, auquel on•
veut rapporter cette descouuerte, est dans Aristote, au moins si ce
petit liuret des merueilles inouyes est à luy. Il raconte là, que certains
Carthaginois s'estants iettez au trauers de la mer Atlantique,
hors le destroit de Gibaltar, et nauigé long temps, auoient descouuert
en fin vne grande isle fertile, toute reuestuë de bois, et arrousée3
de grandes et profondes riuieres, fort esloignée de toutes terres
fermes: et qu'eux, et autres depuis, attirez par la bonté et fertilité
du terroir, s'y en allerent auec leurs femmes et enfans, et commencerent
à s'y habituer. Les Seigneurs de Carthage, voyans que
leur pays se dépeuploit peu à peu, firent deffence expresse sur peine•
de mort, que nul n'eust plus à aller là, et en chasserent ces nouueaux
habitans, craignants, à ce qu'on dit, que par succession de
temps ils ne vinsent à multiplier tellement qu'ils les supplantassent
eux mesmes, et ruinassent leur estat. Cette narration d'Aristote
358
n'a non plus d'accord auec nos terres neufues. Cet homme que
i'auoy, estoit homme simple et grossier, qui est vne condition
propre à rendre veritable tesmoignage. Car les fines gens remarquent
bien plus curieusement, et plus de choses, mais ils les glosent:
et pour faire valoir leur interpretation, et la persuader, ils•
ne se peuuent garder d'alterer vn peu l'Histoire: ils ne vous representent
iamais les choses pures; ils les inclinent et masquent
selon le visage qu'ils leur ont veu: et pour donner credit à leur
iugement, et vous y attirer, prestent volontiers de ce costé là à la
matiere, l'allongent et l'amplifient. Ou il faut vn homme tres-fidelle,1
ou si simple, qu'il n'ait pas dequoy bastir et donner de la vraysemblance
à des inuentions fauces; et qui n'ait rien espousé. Le
mien estoit tel: et outre cela il m'a faict voir à diuerses fois plusieurs
mattelots et marchans, qu'il auoit cogneuz en ce voyage.
Ainsi ie me contente de cette information, sans m'enquerir de ce•
que les Cosmographes en disent. Il nous faudroit des topographes,
qui nous fissent narration particuliere des endroits où ils ont esté.
Mais pour auoir cet auantage sur nous, d'auoir veu la Palestine, ils
veulent iouïr du priuilege de nous conter nouuelles de tout le demeurant
du monde. Ie voudroye que chacun escriuist ce qu'il sçait,2
et autant qu'il en sçait: non en cela seulement, mais en tous autres
subiects. Car tel peut auoir quelque particuliere science ou
experience de la nature d'vne riuiere, ou d'vne fontaine, qui ne sçait
au reste, que ce que chacun sçait: il entreprendra toutesfois, pour
faire courir ce petit loppin, d'escrire toute la Physique. De ce vice•
sourdent plusieurs grandes incommoditez. Or ie trouue, pour
reuenir à mon propos, qu'il n'y a rien de barbare et de sauuage
en cette nation, à ce qu'on m'en a rapporté: sinon que chacun appelle
barbarie, ce qui n'est pas de son vsage. Comme de vray nous
n'auons autre mire de la verité, et de la raison, que l'exemple et3
idée des opinions et vsances du païs où nous sommes. Là est tousiours
la parfaicte religion, la parfaicte police, parfaict et accomply
vsage de toutes choses. Ils sont sauuages de mesmes que nous
appellons sauuages les fruicts, que nature de soy et de son progrez
ordinaire a produicts: là où à la verité ce sont ceux que nous•
auons alterez par nostre artifice, et destournez de l'ordre commun,
que nous deurions appeller plustost sauuages. En ceux là
sont viues et vigoureuses, les vrayes, et plus vtiles et naturelles,
vertus et proprietez; lesquelles nous auons abbastardies en ceux-cy,
les accommodant au plaisir de nostre goust corrompu. Et si pourtant4
360
la saueur mesme et delicatesse se trouue à nostre goust mesme
excellente à l'enui des nostres, en diuers fruits de ces contrées là,
sans culture: ce n'est pas raison que l'art gaigne le poinct d'honneur
sur nostre grande et puissante mere nature. Nous auons tant
rechargé la beauté et richesse de ses ouurages par noz inuentions,•
que nous l'auons du tout estouffée. Si est-ce que par tout où sa
pureté reluit, elle fait vne merueilleuse honte à noz vaines et friuoles
entreprinses.
Et veniunt hederæ sponte sua melius,
Surgit et in solis formosior arbutus antris,
Et volucres nulla dulcius arte canunt.1
Tous nos efforts ne peuuent seulement arriuer à representer le nid
du moindre oyselet, sa contexture, sa beauté, et l'vtilité de son
vsage: non pas la tissure de la chetiue araignée. Toutes choses, dit
Platon, sont produites ou par la nature, ou par la fortune, ou par
l'art. Les plus grandes et plus belles par l'vne ou l'autre des deux•
premieres: les moindres et imparfaictes par la derniere. Ces
nations me semblent donc ainsi barbares, pour auoir receu fort
peu de façon de l'esprit humain, et estre encore fort voisines de
leur naifueté originelle. Les loix naturelles leur commandent encores,
fort peu abbastardies par les nostres. Mais c'est en telle2
pureté, qu'il me prend quelque fois desplaisir, dequoy la cognoissance
n'en soit venuë plustost, du temps qu'il y auoit des hommes
qui en eussent sçeu mieux iuger que nous. Il me desplaist que Lycurgus
et Platon ne l'ayent euë: car il me semble que ce que nous
voyons par experience en ces nations là, surpasse non seulement•
toutes les peintures dequoy la poësie a embelly l'aage doré, et toutes
ses inuentions à feindre vne heureuse condition d'hommes:
mais encore la conception et le desir mesme de la philosophie. Ils
n'ont peu imaginer vne naifueté si pure et simple, comme nous la
voyons par experience: ny n'ont peu croire que nostre societé se3
peust maintenir auec si peu d'artifice, et de soudeure humaine.
C'est vne nation, diroy-ie à Platon, en laquelle il n'y a aucune espece
de trafique; nulle cognoissance de lettres; nulle science de
nombres; nul nom de magistrat, ny de superiorité politique; nul
vsage de seruice, de richesse, ou de pauureté; nuls contrats; nulles•
successions; nuls partages; nulles occupations, qu'oysiues; nul
respect de parenté, que commun; nuls vestemens; nulle agriculture;
nul metal; nul vsage de vin ou de bled. Les paroles mesmes,
qui signifient la mensonge, la trahison, la dissimulation, l'auarice,
l'enuie, la detraction, le pardon, inouyes. Combien trouueroit il4
362
la republique qu'il a imaginée, esloignée de cette perfection?
Hos natura modos primúm dedit.
Au demeurant, ils viuent en vne contrée de païs tres-plaisante, et
bien temperée: de façon qu'à ce que m'ont dit mes tesmoings, il
est rare d'y voir vn homme malade: et m'ont asseuré, n'en y auoir•
veu aucun tremblant, chassieux, edenté, ou courbé de vieillesse. Ils
sont assis le long de la mer, et fermez du costé de la terre, de
grandes et hautes montaignes, ayans entre-deux, cent lieuës ou
enuiron d'estendue en large. Ils ont grande abondance de poisson
et de chairs, qui n'ont aucune ressemblance aux nostres; et les1
mangent sans autre artifice, que de les cuire. Le premier qui y
mena vn cheual, quoy qu'il les eust pratiquez à plusieurs autres
voyages, leur fit tant d'horreur en cette assiette, qu'ils le tuerent à
coups de traict, auant que le pouuoir recognoistre. Leurs bastimens
sont fort longs, et capables de deux ou trois cents ames, estoffez•
d'escorse de grands arbres, tenans à terre par vn bout, et se soustenans
et appuyans l'vn contre l'autre par le feste, à la mode
d'aucunes de noz granges, desquelles la couuerture pend iusques à
terre, et sert de flanq. Ils ont du bois si dur qu'ils en coupent
et en font leurs espées, et des grils à cuire leur viande. Leurs licts2
sont d'vn tissu de cotton, suspenduz contre le toict, comme ceux
de noz nauires, à chacun le sien: car les femmes couchent à part
des maris. Ils se leuent auec le Soleil, et mangent soudain apres
s'estre leuez, pour toute la iournée: car ils ne font autre repas
que celuy-là. Ils ne boiuent pas lors, comme Suidas dit, de quelques•
autres peuples d'Orient, qui beuuoient hors du manger: ils boiuent
à plusieurs fois sur iour, et d'autant. Leur breuuage est faict de
quelque racine, et est de la couleur de noz vins clairets. Ils ne le
boiuent que tiede. Ce breuuage ne se conserue que deux ou trois
iours: il a le goust vn peu picquant, nullement fumeux, salutaire3
à l'estomach, et laxatif à ceux qui ne l'ont accoustumé: c'est
vne boisson tres-aggreable à qui y est duit. Au lieu du pain ils vsent
d'vne certaine matiere blanche, comme du coriandre confit. I'en
ay tasté, le goust en est doux et vn peu fade. Toute la iournée se
passe à dancer. Les plus ieunes vont à la chasse des bestes, à tout•
des arcs. Vne partie des femmes s'amusent cependant à chauffer
leur breuuage, qui est leur principal office. Il y a quelqu'vn
des vieillards, qui le matin auant qu'ils se mettent à manger, presche
en commun toute la grangée, en se promenant d'vn bout à
autre, et redisant vne mesme clause à plusieurs fois, iusques à ce4
qu'il ayt acheué le tour, car ce sont bastimens qui ont bien cent
pas de longueur; il ne leur recommande que deux choses, la vaillance
364
contre les ennemis, et l'amitié à leurs femmes. Et ne faillent
iamais de remarquer cette obligation, pour leur refrein, que
ce sont elles qui leur maintiennent leur boisson tiede et assaisonnée.
Il se void en plusieurs lieux, et entre autres chez moy, la
forme de leurs lits, de leurs cordons, de leurs espées, et brasselets•
de bois, dequoy ils couurent leurs poignets aux combats, et des
grandes cannes ouuertes par vn bout, par le son desquelles ils
soustiennent la cadance en leur dance. Ils sont raz par tout, et se
font le poil beaucoup plus nettement que nous, sans autre rasouër
que de bois, ou de pierre. Ils croyent les ames eternelles; et1
celles qui ont bien merité des Dieux, estre logées à l'endroit du ciel
où le Soleil se leue: les maudites, du costé de l'Occident. Ils ont
ie ne sçay quels Prestres et Prophetes, qui se presentent bien
rarement au peuple, ayans leur demeure aux montaignes. A leur
arriuée, il se faict vne grande feste et assemblée solennelle de plusieurs•
villages; chaque grange, comme ie l'ay descrite, faict vn
village, et sont enuiron à vne lieuë Françoise l'vne de l'autre. Ce
Prophete parle à eux en public, les exhortant à la vertu et à leur
deuoir: mais toute leur science ethique ne contient que ces deux
articles de la resolution à la guerre, et affection à leurs femmes.2
Cettuy-cy leur prognostique les choses à venir, et les euenemens
qu'ils doiuent esperer de leurs entreprinses: les achemine ou destourne
de la guerre: mais c'est par tel si que où il faut à bien
deuiner, et s'il leur aduient autrement qu'il ne leur a predit, il est
haché en mille pieces, s'ils l'attrapent, et condamné pour faux Prophete.•
A cette cause celuy qui s'est vne fois mesconté, on ne le void
plus. C'est don de Dieu, que la diuination: voyla pourquoy ce
deuroit estre vne imposture punissable d'en abuser. Entre les Scythes,
quand les deuins auoient failly de rencontre, on les couchoit
enforgez de pieds et de mains, sur des charriotes pleines de bruyere,3
tirées par des bœufs, en quoy on les faisoit brusler. Ceux qui manient
les choses subiettes à la conduitte de l'humaine suffisance,
sont excusables d'y faire ce qu'ils peuuent. Mais ces autres, qui
nous viennent pipant des asseurances d'vne faculté extraordinaire,
qui est hors de nostre cognoissance: faut-il pas les punir, de ce•
qu'ils ne maintiennent l'effect de leur promesse, et de la temerité
de leur imposture? Ils ont leurs guerres contre les nations, qui
sont au delà de leurs montaignes, plus auant en la terre ferme,
ausquelles ils vont tous nuds, n'ayants autres armes que des arcs
ou des espées de bois, appointées par vn bout, à la mode des langues4
de noz espieuz. C'est chose esmerueillable que de la fermeté de
leurs combats, qui ne finissent iamais que par meurtre et effusion
366
de sang: car de routes et d'effroy, ils ne sçauent que c'est. Chacun
rapporte pour son trophée la teste de l'ennemy qu'il a tué, et
l'attache à l'entrée de son logis. Apres auoir long temps bien traité
leurs prisonniers, et de toutes les commoditez, dont ils se peuuent
aduiser, celuy qui en est le maistre, faict vne grande assemblée de•
ses cognoissans. Il attache une corde à l'vn des bras du prisonnier,
par le bout de laquelle il le tient, esloigné de quelques pas, de peur
d'en estre offencé, et donne au plus cher de ses amis, l'autre bras
à tenir de mesme; et eux deux en presence de toute l'assemblée
l'assomment à coups d'espée. Cela faict ils le rostissent, et en mangent1
en commun, et en enuoyent des loppins à ceux de leurs amis,
qui sont absens. Ce n'est pas comme on pense, pour s'en nourrir,
ainsi que faisoient anciennement les Scythes, c'est pour representer
vne extreme vengeance. Et qu'il soit ainsin, ayans apperceu que les
Portugais, qui s'estoient r'alliez à leurs aduersaires, vsoient d'vne•
autre sorte de mort contre eux, quand ils les prenoient; qui estoit,
de les enterrer iusques à la ceinture, et tirer au demeurant du
corps force coups de traict, et les pendre apres: ils penserent que
ces gens icy de l'autre monde (comme ceux qui auoient semé la
cognoissance de beaucoup de vices parmy leur voisinage, et qui2
estoient beaucoup plus grands maistres qu'eux en toute sorte de
malice) ne prenoient pas sans occasion cette sorte de vengeance, et
qu'elle deuoit estre plus aigre que la leur, dont ils commencerent
de quitter leur façon ancienne, pour suiure cette-cy. Ie ne suis pas
marry que nous remerquons l'horreur barbaresque qu'il y a en vne•
telle action, mais ouy bien dequoy iugeans à point de leurs fautes,
nous soyons si aueuglez aux nostres. Ie pense qu'il y a plus de barbarie
à manger vn homme viuant, qu'à le manger mort, à deschirer
par tourmens et par gehennes, vn corps encore plein de sentiment,
le faire rostir par le menu, le faire mordre et meurtrir aux3
chiens, et aux pourceaux (comme nous l'auons non seulement leu,
mais veu de fresche memoire, non entre des ennemis anciens, mais
entre des voisins et concitoyens, et qui pis est, sous pretexte de
pieté et de religion) que de le rostir et manger apres qu'il est trespassé.
Chrysippus et Zenon chefs de la secte Stoicque, ont bien•
pensé qu'il n'y auoit aucun mal de se seruir de nostre charoigne, à
quoy que ce fust, pour nostre besoin, et d'en tirer de la nourriture:
comme nos ancestres estans assiegez par Cæsar en la ville
d'Alexia, se resolurent de soustenir la faim de ce siege par les
corps des vieillars, des femmes, et autres personnes inutiles au4
combat.
Vascones, fama est, alimentis talibus vsi
Produxere animas.
Et les medecins ne craignent pas de s'en seruir à toute sorte
368
d'vsage, pour nostre santé; soit pour l'appliquer au dedans, ou au
dehors. Mais il ne se trouua iamais aucune opinion si desreglée,
qui excusast la trahison, la desloyauté, la tyrannie, la cruauté, qui
sont noz fautes ordinaires. Nous les pouuons donc bien appeller
barbares, eu esgard aux regles de la raison, mais non pas eu•
esgard à nous, qui les surpassons en toute sorte de barbarie.
Leur guerre est toute noble et genereuse, et a autant d'excuse
et de beauté que cette maladie humaine en peut receuoir: elle
n'a autre fondement parmy eux, que la seule ialousie de la vertu.
Ils ne sont pas en debat de la conqueste de nouuelles terres: car1
ils iouyssent encore de cette vberté naturelle, qui les fournit sans
trauail et sans peine, de toutes choses necessaires, en telle abondance,
qu'ils n'ont que faire d'agrandir leurs limites. Ils sont encore
en cet heureux point, de ne desirer qu'autant que leurs necessitez
naturelles leur ordonnent: tout ce qui est au delà, est•
superflu pour eux. Ils s'entr'appellent generallement ceux de mesme
aage freres: enfans, ceux qui sont au dessouz; et les vieillards sont
peres à tous les autres. Ceux-cy laissent à leurs heritiers en commun,
cette pleine possession de biens par indiuis, sans autre titre,
que celuy tout pur, que nature donne à ses creatures, les produisant2
au monde. Si leurs voisins passent les montaignes pour les
venir assaillir, et qu'ils emportent la victoire sur eux, l'acquest du
victorieux, c'est la gloire, et l'auantage d'estre demeuré maistre en
valeur et en vertu: car autrement ils n'ont que faire des biens des
vaincus, et s'en retournent à leurs pays, où ils n'ont faute d'aucune•
chose necessaire; ny faute encore de cette grande partie, de sçauoir
heureusement iouir de leur condition, et s'en contenter. Autant en
font ceux-cy à leur tour. Ils ne demandent à leurs prisonniers,
autre rançon que la confession et recognoissance d'estre vaincus.
Mais il ne s'en trouue pas vn en tout vn siecle, qui n'ayme mieux3
la mort, que de relascher, ny par contenance, ny de parole, vn
seul point d'vne grandeur de courage inuincible. Il ne s'en void
aucun, qui n'ayme mieux estre tué et mangé, que de requerir seulement
de ne l'estre pas. Ils les traictent en toute liberté, afin que
la vie leur soit d'autant plus chere: et les entretiennent communément•
des menasses de leur mort future, des tourmens qu'ils y auront
à souffrir, des apprests qu'on dresse pour cet effect, du detranchement
de leurs membres, et du festin qui se fera à leurs
despens. Tout cela se faict pour cette seule fin, d'arracher de leur
bouche quelque parole molle ou rabaissée, ou de leur donner enuie4
de s'en fuyr; pour gaigner cet auantage de les auoir espouuantez,
370
et d'auoir faict force à leur constance. Car aussi à le bien prendre,
c'est en ce seul point que consiste la vraye victoire:
victoria nulla est,
Quàm quæ confessos animo quoque subiugat hostes.
Les Hongres tres-belliqueux combattants, ne poursuiuoient iadis•
leur pointe outre auoir rendu l'ennemy à leur mercy. Car en ayant
arraché cette confession, ils le laissoyent aller sans offense, sans
rançon; sauf pour le plus d'en tirer parole de ne s'armer des lors
en auant contre eux. Assez d'auantages gaignons nous sur nos
ennemis, qui sont auantages empruntez, non pas nostres. C'est la1
qualité d'vn porte-faix, non de la vertu, d'auoir les bras et les iambes
plus roides: c'est vne qualité morte et corporelle, que la disposition:
c'est vn coup de la fortune, de faire broncher nostre ennemy,
et de luy esblouyr les yeux par la lumiere du Soleil: c'est
vn tour d'art et de science, et qui peut tomber en vne personne•
lasche et de neant, d'estre suffisant à l'escrime. L'estimation et le
prix d'vn homme consiste au cœur et en la volonté: c'est là où
gist son vray honneur: la vaillance c'est la fermeté, non pas des
iambes et des bras, mais du courage et de l'ame: elle ne consiste
pas en la valeur de nostre cheual, ny de noz armes, mais en la2
nostre. Celuy qui tombe obstiné en son courage, si succiderit, de
genu pugnat. Qui pour quelque danger de la mort voisine, ne relasche
aucun point de son asseurance, qui regarde encores en rendant
l'ame, son ennemy d'vne veuë ferme et desdaigneuse, il est
battu, non pas de nous, mais de la fortune: il est tué, non pas•
vaincu: les plus vaillans sont par fois les plus infortunez. Aussi
y a-il des pertes triomphantes à l'enui des victoires. Ny ces quatre
victoires sœurs, les plus belles que le Soleil aye onques veu de ses
yeux, de Salamine, de Platées, de Mycale, de Sicile, n'oserent onques
opposer toute leur gloire ensemble, à la gloire de la desconfiture3
du Roy Leonidas et des siens au pas de Thermopyles, Qui
courut iamais d'vne plus glorieuse enuie, et plus ambitieuse au
gain du combat, que le Capitaine Ischolas à la perte? Qui plus ingenieusement
et curieusement s'est asseuré de son salut, que luy
de sa ruine? Il estoit commis à deffendre certain passage du Peloponnese,•
contre les Arcadiens; pour quoy faire, se trouuant du tout
incapable, veu la nature du lieu, et inegalité des forces: et se resoluant
que tout ce qui se presenteroit aux ennemis, auroit de necessité
à y demeurer: d'autre part, estimant indigne et de sa propre
372
vertu et magnanimité, et du nom Lacedemonien, de faillir à sa
charge: il print entre ces deux extremités, vn moyen party, de telle
sorte: Les plus ieunes et dispos de sa troupe, il les conserua à la
tuition et seruice de leur païs, et les y renuoya: et auec ceux desquels
le defaut estoit moindre, il delibera de soustenir ce pas: et•
par leur mort en faire achetter aux ennemis l'entrée la plus chere,
qu'il luy seroit possible: comme il aduint. Car estant tantost enuironné
de toutes parts par les Arcadiens: apres en auoir faict vne
grande boucherie, luy et les siens furent tous mis au fil de l'espée.
Est-il quelque trophée assigné pour les veincueurs, qui ne soit1
mieux deu à ces veincus? Le vray veincre a pour son roolle l'estour,
non pas le salut: et consiste l'honneur de la vertu, à combattre,
non à battre. Pour reuenir à nostre histoire, il s'en faut tant que
ces prisonniers se rendent, pour tout ce qu'on leur fait, qu'au rebours
pendant ces deux ou trois mois qu'on les garde, ils portent•
vne contenance gaye, ils pressent leurs maistres de se haster de les
mettre en cette espreuue, ils les deffient, les iniurient, leur reprochent
leur lascheté, et le nombre des battailles perduës contre les
leurs. I'ay vne chanson faicte par vn prisonnier, où il y a ce traict:
Qu'ils viennent hardiment trétous, et s'assemblent pour disner de2
luy, car ils mangeront quant et quant leurs peres et leurs ayeulx,
qui ont seruy d'aliment et de nourriture à son corps: ces muscles,
dit-il, cette chair et ces veines, ce sont les vostres, pauure fols que
vous estes: vous ne recognoissez pas que la substance des membres
de vos ancestres s'y tient encore: sauourez les bien, vous y trouuerez•
le goust de vostre propre chair: inuention, qui ne sent aucunement
la barbarie. Ceux qui les peignent mourans, et qui representent
cette action quand on les assomme, ils peignent le
prisonnier, crachant au visage de ceux qui le tuent, et leur faisant
la mouë. De vray ils ne cessent iusques au dernier souspir,3
de les brauer et deffier de parole et de contenance. Sans mentir,
au prix de nous, voila des hommes bien sauuages: car ou il faut
qu'ils le soyent bien à bon escient, ou que nous le soyons: il y a
vne merueilleuse distance entre leur forme et la nostre. Les
hommes y ont plusieurs femmes, et en ont d'autant plus grand•
nombre, qu'ils sont en meilleure reputation de vaillance. C'est vne
beauté remarquable en leurs mariages, que la mesme ialousie que
nos femmes ont pour nous empescher de l'amitié et bien-vueillance
d'autres femmes, les leurs l'ont toute pareille pour la leur acquerir.
374
Estans plus soigneuses de l'honneur de leurs maris, que de toute
autre chose, elles cherchent et mettent leur solicitude à auoir le
plus de compaignes qu'elles peuuent, d'autant que c'est vn tesmoignage
de la vertu du mary. Les nostres crieront au miracle: ce ne
l'est pas. C'est vne vertu proprement matrimoniale: mais du plus•
haut estage. Et en la Bible, Lea, Rachel, Sara et les femmes de
Iacob fournirent leurs belles seruantes à leurs maris, et Liuia seconda
les appetits d'Auguste, à son interest: et la femme du Roy
Deiotarus Stratonique, presta non seulement à l'vsage de son mary,
vne fort belle ieune fille de chambre, qui la seruoit, mais en nourrit1
soigneusement les enfants: et leur feit espaule à succeder aux estats
de leur pere. Et afin qu'on ne pense point que tout cecy se face
par vne simple et seruile obligation à leur vsance, et par l'impression
de l'authorité de leur ancienne coustume, sans discours et
sans iugement, et pour auoir l'ame si stupide, que de ne pouuoir•
prendre autre party, il faut alleguer quelques traits de leur suffisance.
Outre celuy que ie vien de reciter de l'vne de leurs chansons
guerrieres, i'en ay vn' autre amoureuse, qui commence en ce
sens: Couleuure arreste toy, arreste toy couleuure, afin que ma
sœur tire sur le patron de ta peinture, la façon et l'ouurage d'vn2
riche cordon, que ie puisse donner à m'amie: ainsi soit en tout
temps ta beauté et ta disposition preferée à tous les autres serpens.
Ce premier couplet, c'est le refrein de la chanson. Or i'ay
assez de commerce auec la poësie pour iuger cecy, que non seulement
il n'y a rien de barbarie en cette imagination, mais qu'elle•
est tout à faict Anacreontique. Leur langage au demeurant, c'est
vn langage doux, et qui a le son aggreable, retirant aux terminaisons
Grecques. Trois d'entre eux, ignorans combien couttera vn
iour à leur repos, et à leur bon heur, la cognoissance des corruptions
de deçà, et que de ce commerce naistra leur ruine, comme3
ie presuppose qu'elle soit des-ia auancée (bien miserables de s'estre
laissez pipper au desir de la nouuelleté, et auoir quitté la douceur
de leur ciel, pour venir voir le nostre) furent à Roüan, du temps
que le feu Roy Charles neufiesme y estoit: le Roy parla à eux long
temps, on leur fit voir nostre façon, nostre pompe, la forme d'vne•
belle ville: apres cela, quelqu'vn en demanda leur aduis, et voulut
sçauoir d'eux, ce qu'ils y auoient trouué de plus admirable:
ils respondirent trois choses, dont i'ay perdu la troisiesme, et en
suis bien marry; mais i'en ay encore deux en memoire. Ils dirent
qu'ils trouuoient en premier lieu fort estrange, que tant de grands4
hommes portans barbe, forts et armez, qui estoient autour du Roy
(il est vray-semblable qu'ils parloient des Suisses de sa garde) se
soubmissent à obeir à vn enfant, et qu'on ne choisissoit plustost
376
quelqu'vn d'entre eux pour commander. Secondement (ils ont vne
façon de leur langage telle qu'ils nomment les hommes, moitié les
vns des autres) qu'ils auoyent apperceu qu'il y auoit parmy nous
des hommes pleins et gorgez de toutes sortes de commoditez, et
que leurs moitiez estoient mendians à leurs portes, décharnez de•
faim et de pauureté; et trouuoient estrange comme ces moitiez icy
necessiteuses, pouuoient souffrir vne telle iniustice, qu'ils ne prinsent
les autres à la gorge, ou missent le feu à leurs maisons. Ie
parlay à l'vn d'eux fort long temps, mais i'auois vn truchement
qui me suiuoit si mal, et qui estoit si empesché à receuoir mes1
imaginations par sa bestise, que ie n'en peus tirer rien qui vaille.
Sur ce que ie luy demanday quel fruit il receuoit de la superiorité
qu'il auoit parmy les siens, car c'estoit vn Capitaine, et noz matelots
le nommoient Roy, il me dit, que c'estoit, marcher le premier
à la guerre: De combien d'hommes il estoit suiuy; il me montra•
vne espace de lieu, pour signifier que c'estoit autant qu'il en pourroit
en vne telle espace, ce pouuoit estre quatre ou cinq mille
hommes: Si hors la guerre toute son authorité estoit expirée; il dit
qu'il luy en restoit cela, que quand il visitoit les villages qui dépendoient
de luy, on luy dressoit des sentiers au trauers des hayes2
de leurs bois, par où il peust passer bien à l'aise. Tout cela ne va
pas trop mal: mais quoy? ils ne portent point de haut de chausses.
CHAPITRE XXXI. (TRADUCTION LIV. I, CH. XXXI.)
Qu'il faut sobrement se mesler de iuger
des ordonnances diuines.
LE vray champ et subiect de l'imposture, sont les choses inconnües:
d'autant qu'en premier lieu l'estrangeté mesme donne credit,
et puis n'estants point subiectes à nos discours ordinaires, elles nous•
ostent le moyen de les combattre. A cette cause, dit Platon, est-il
bien plus aisé de satisfaire, parlant de la nature des Dieux, que
de la nature des hommes: par ce que l'ignorance des auditeurs
preste vne belle et large carriere, et toute liberté, au maniement
d'vne matiere cachee. Il aduient de là, qu'il n'est rien creu si fermement,3
que ce qu'on sçait le moins, ny gens si asseurez, que ceux
378
qui nous content des fables, comme Alchymistes, Prognostiqueurs,
Iudiciaires, Chiromantiens, Medecins, id genus omne. Ausquels ie
ioindrois volontiers, si i'osois, vn tas de gens, interpretes et contrerolleurs
ordinaires des dessains de Dieu, faisans estat de trouuer
les causes de chasque accident, et de veoir dans les secrets de la•
volonté diuine, les motifs incomprehensibles de ses œuures. Et quoy
que la varieté et discordance continuelle des euenemens, les reiette
de coin en coin, et d'Orient en Occident, ils ne laissent de suiure
pourtant leur esteuf, et de mesme creon peindre le blanc et le noir.
En vne nation Indienne il y a cette loüable obseruance, quand1
il leur mes-aduient en quelque rencontre ou bataille, ils en demandent
publiquement pardon au Soleil, qui est leur Dieu, comme
d'vne action iniuste: rapportant leur heur ou malheur à la raison
diuine, et luy submettant leur iugement et discours. Suffit à vn
Chrestien croire toutes choses venir de Dieu: les receuoir auec•
recognoissance de sa diuine et inscrutable sapience: pourtant les
prendre en bonne part, en quelque visage qu'elles luy soient enuoyees.
Mais ie trouue mauuais ce que ie voy en vsage, de chercher
à fermir et appuyer nostre religion par la prosperité de nos entreprises.
Nostre creance a assez d'autres fondemens, sans l'authoriser2
par les euenemens. Car le peuple accoustumé à ces argumens
plausibles, et proprement de son goust, il est danger, quand les
euenemens viennent à leur tour contraires et des-auantageux, qu'il
en esbranle sa foi. Comme aux guerres où nous sommes pour la
Religion, ceux qui eurent l'auantage au rencontre de la Rochelabeille,•
faisans grand feste de cet accident, et se seruans de
cette fortune, pour certaine approbation de leur party: quand ils
viennent apres à excuser leurs defortunes de Mont-contour et de
Iarnac, sur ce que ce sont verges et chastiemens paternels, s'ils
n'ont vn peuple du tout à leur mercy, ils luy font assez aisément3
sentir que c'est prendre d'vn sac deux moultures, et de mesme
bouche souffler le chaud et le froid. Il vaudroit mieux l'entretenir
des vrays fondemens de la verité. C'est une belle bataille nauale
qui s'est gaignee ces mois passez contre les Turcs, sous la conduite
de dom Ioan d'Austria: mais il a bien pleu à Dieu en faire autres•
fois voir d'autres telles à nos despens. Somme, il est mal-aisé de
ramener les choses diuines à nostre balance, qu'elles n'y souffrent
du deschet. Et qui voudroit rendre raison de ce que Arrius et Leon
380
son Pape, chefs principaux de cette heresie, moururent en diuers
temps, de morts si pareilles et si estranges (car retirez de la dispute
par douleur de ventre à la garderobe, tous deux y rendirent
subitement l'ame) et exaggerer cette vengeance diuine par la circonstance
du lieu, y pourroit bien encore adiouster la mort de Heliogabalus,•
qui fut aussi tué en vn retraict. Mais quoy? Irenee se
trouue engagé en mesme fortune. Dieu nous voulant apprendre,
que les bons ont autre chose à esperer: et les mauuais autre chose
à craindre, que les fortunes ou infortunes de ce monde: il les
manie et applique selon sa disposition occulte: et nous oste le1
moyen d'en faire sottement nostre profit. Et se moquent ceux qui
s'en veulent preualoir selon l'humaine raison. Ils n'en donnent
iamais vne touche, qu'ils n'en reçoiuent deux. Sainct Augustin en
fait vne belle preuue sur ses aduersaires. C'est vn conflict, qui se
decide par les armes de la memoire, plus que par celles de la raison.•
Il se faut contenter de la lumiere qu'il plaist au Soleil nous
communiquer par ses rayons, et qui esleuera ses yeux pour en
prendre vne plus grande dans son corps mesme, qu'il ne trouue
pas estrange, si pour la peine de son outrecuidance il y perd la
veuë. Quis hominum potest scire consilium Dei? aut quis poterit cogitare,2
quid velit Dominus?
I'AVOIS bien veu conuenir en cecy la pluspart des anciennes opinions:
Qu'il est heure de mourir lorsqu'il y a plus de mal que de
bien à viure: et que de conseruer nostre vie à nostre tourment et
incommodité, c'est choquer les regles mesmes de nature, comme•
disent ces vieilles regles,
Η ζην αλυπως, η θανειν ευδαιμονως.
Καλον το θνησκειν οις hυβριν το ζην φερει.
Κρεισσον το μη ζην εστιν, η ζην αθλιως.
382
Mais de pousser le mespris de la mort iusques à tel degré, que de
l'employer pour se distraire des honneurs, richesses, grandeurs, et
autres faueurs et biens que nous appellons de la fortune; comme
si la raison n'auoit pas assez affaire à nous persuader de les abandonner,
sans y adiouster cette nouuelle recharge, ie ne l'auois veu•
ny commander, ny pratiquer: iusques lors que ce passage de Seneca
me tomba entre mains, auquel conseillant à Lucilius, personnage
puissant et de grande authorité autour de l'Empereur, de
changer cette vie voluptueuse et pompeuse, et de se retirer de
cette ambition du monde, à quelque vie solitaire, tranquille et philosophique:1
sur quoy Lucilius alleguoit quelques difficultez: Ie
suis d'aduis, dit-il, que tu quites cette vie là, ou la vie tout à faict:
bien te conseille-ie de suiure la plus douce voye, et de destacher
plustost que de rompre ce que tu as mal noüé, pourueu que s'il ne
se peut autrement destacher, tu le rompes. Il n'y a homme si•
coüard qui n'ayme mieux tomber vne fois, que de demeurer tousiours
en bransle. I'eusse trouué ce conseil sortable à la rudesse
Stoïque: mais il est plus estrange qu'il soit emprunté d'Epicurus,
qui escrit à ce propos, choses toutes pareilles à Idomeneus. Si
est-ce que ie pense auoir remarqué quelque traict semblable parmy2
nos gens, mais auec la moderation Chrestienne. Sainct Hilaire
Euesque de Poitiers, ce fameux ennemy de l'heresie Arrienne,
estant en Syrie fut aduerty qu'Abra sa fille vnique, qu'il auoit
laissee pardeça auec sa mere, estoit poursuyuie en mariage par les
plus apparens Seigneurs du païs, comme fille tres-bien nourrie,•
belle, riche, et en la fleur de son aage: il luy escriuit, comme nous
voyons, qu'elle ostast son affection de tous ces plaisirs et aduantages
qu'on luy presentoit: qu'il luy auoit trouué en son voyage
vn party bien plus grand et plus digne, d'vn mary de bien autre
pouuoir et magnificence, qui luy feroit presens de robes et de3
ioyaux, de prix inestimable. Son dessein estoit de luy faire perdre
l'appetit et l'vsage des plaisirs mondains, pour la ioindre
toute à Dieu. Mais à cela, le plus court et plus certain moyen luy
semblant estre la mort de sa fille, il ne cessa par vœux, prieres,
et oraisons, de faire requeste à Dieu de l'oster de ce monde, et de•
l'appeller à soy: comme il aduint: car bien-tost apres son retour,
elle luy mourut, dequoy il montra vne singuliere ioye. Cettuy-cy
semble encherir sur les autres, de ce qu'il s'adresse à ce moyen de
prime face, lequel ils ne prennent que subsidiairement, et puis que
c'est à l'endroit de sa fille vnique. Mais ie ne veux obmettre le bout4
de cette histoire, encore qu'il ne soit pas de mon propos. La femme
de Sainct Hilaire ayant entendu par luy, comme la mort de leur
fille s'estoit conduite par son dessein et volonté, et combien elle
auoit plus d'heur d'estre deslogee de ce monde, que d'y estre, print
384
vne si viue apprehension de la beatitude eternelle et celeste, qu'elle
solicita son mary auec extreme instance, d'en faire autant pour
elle. Et Dieu à leurs prieres communes, l'ayant retiree à soy, bien
tost apres, ce fut vne mort embrassée auec singulier contentement
commun.•
CHAPITRE XXXIII. (TRADUCTION LIV. I, CH. XXXIII.)
La fortune se rencontre souuent au train de la raison.
L'INCONSTANCE du bransle diuers de la fortune, fait qu'elle nous
doiue presenter toute espece de visages. Y a il action de iustice
plus expresse que celle cy? Le Duc de Valentinois ayant resolu
d'empoisonner Adrian Cardinal de Cornete, chez qui le Pape
Alexandre sixiesme son pere, et luy alloyent soupper au Vatican:1
enuoya deuant, quelque bouteille de vin empoisonné, et commanda
au sommelier qu'il la gardast bien soigneusement: le Pape y estant
arriué auant le fils, et ayant demandé à boire, ce sommelier, qui
pensoit ce vin ne luy auoir esté recommandé que pour sa bonté, en
seruit au Pape, et le Duc mesme y arriuant sur le point de la collation,•
et se fiant qu'on n'auroit pas touché à sa bouteille, en prit
à son tour; en maniere que le Pere en mourut soudain, et le
fils apres auoir esté longuement tourmenté de maladie, fut reserué
à vn' autre pire fortune. Quelquefois il semble à point nommé
qu'elle se ioüe à nous. Le Seigneur d'Estree, lors guidon de Monsieur2
de Vandosme, et le Seigneur de Liques, Lieutenant de la compagnie
du Duc d'Ascot, estans tous deux seruiteurs de la sœur du Sieur de
Foungueselles, quoi que de diuers partis (comme il aduient aux
voisins de la frontiere) le Sieur de Licques l'emporta: mais le
mesme iour des nopces, et qui pis est, auant le coucher, le marié•
ayant enuie de rompre vn bois en faueur de sa nouuelle espouse,
sortit à l'escarmouche pres de S. Omer, où le Sieur d'Estree se
trouuant le plus fort, le feit son prisonnier: et pour faire valoir
son aduantage, encore fallut-il que la Damoiselle,
386
Coniugis antè coacta noui dimittere collum,
Quàm veniens vna atque altera rursus hyems
Noctibus in longis auidum saturasset amorem,
luy fist elle mesme requeste par courtoisie de luy rendre son prisonnier:
comme il fit, la noblesse Françoise, ne refusant iamais•
rien aux Dames. Semble-il pas que ce soit vn sort artiste? Constantin
fils d'Helene fonda l'Empire de Constantinople: et tant de
siecles apres Constantin fils d'Helene le finit. Quelquefois il luy
plaist enuier sur nos miracles. Nous tenons que le Roy Clouis assiegeant
Angoulesme, les murailles cheurent d'elles mesmes par1
faueur diuine. Et Bouchet emprunte de quelqu'autheur, que le Roy
Robert assiegeant vne ville, et s'estant desrobé du siege, pour
aller à Orleans solemnizer la feste Sainct Aignan, comme il estoit
en deuotion, sur certain point de la Messe, les murailles de la ville
assiegee, s'en allerent sans aucun effort en ruine. Elle fit tout à•
contrepoil en nos guerres de Milan: car le Capitaine Rense assiegeant
pour nous la ville d'Eronne, et ayant faict mettre la mine
soubs vn grand pan de mur, et le mur en estant brusquement
enleué hors de terre, recheut toutes-fois tout empenné, si droit
dans son fondement, que les assiegez n'en vausirent pas moins.2
Quelquefois elle fait la medecine. Iason Phereus estant abandonné
des medecins, pour vne aposteme, qu'il auoit dans la poitrine,
ayant enuie de s'en défaire, au moins par la mort, se ietta en
vne bataille à corps perdu dans la presse des ennemis, où il fut
blessé à trauers le corps, si à point, que son aposteme en creua, et•
guerit. Surpassa elle pas le peintre Protogenes en la science de
son art? Cettuy-cy ayant parfaict l'image d'vn chien las et recreu,
à son contentement en toutes les autres parties, mais ne pouuant
representer à son gré l'escume et la baue, despité contre sa besongne,
prit son esponge, et comme elle estoit abreuuee de diuerses3
peintures, la ietta contre, pour tout effacer: la fortune porta
tout à propos le coup à l'endroit de la bouche du chien, et y parfournit
ce à quoy l'art n'auoit peu attaindre. N'adresse elle pas
quelquefois nos conseils, et les corrige? Isabel Royne d'Angleterre,
ayant à repasser de Zelande en son Royaume, auec vne armee,•
en faueur de son fils contre son mary, estoit perdue, si elle fust
arriuee au port qu'elle auoit proietté, y estant attendue par ses ennemis:
mais la fortune la ietta contre son vouloir ailleurs, où elle
print terre en toute seureté. Et cet ancien qui ruant la pierre à
vn chien, en assena et tua sa marastre, eut-il pas raison de prononcer4
ce vers:
Ταυτοματον ἡμων καλλιω βουλευεται;
La fortune a meilleur aduis que nous. Icetes auoit prattiqué
388
deux soldats, pour tuer Timoleon, seiournant à Adrane en la Sicile.
Ils prindrent heure, sur le point qu'il feroit quelque sacrifice.
Et se meslans parmy la multitude, comme ils se guignoyent l'vn
l'autre, que l'occasion estoit propre à leur besoigne: voicy vn tiers,
qui d'vn grand coup d'espee, en assene l'vn par la teste, et le rue•
mort par terre, et s'en fuit. Le compagnon se tenant pour descouuert
et perdu, recourut à l'autel, requerant franchise, auec
promesse de dire toute la verité. Ainsi qu'il faisoit le compte de la
coniuration, voicy le tiers qui auoit esté attrapé, lequel comme
meurtrier, le peuple pousse et saboule au trauers la presse, vers1
Timoleon, et les plus apparents de l'assemblee. Là il crie mercy:
et dit auoir justement tué l'assassin de son pere: verifiant sur le
champ, par des tesmoings que son bon sort luy fournit, tout à
propos, qu'en la ville des Leontins son pere, de vray, auoit esté
tué par celuy sur lequel il s'estoit vengé. On luy ordonna dix mines•
Attiques, pour auoir eu cet heur, prenant raison de la mort de
son pere, de retirer de mort le pere commun des Siciliens. Cette
fortune surpasse en reglement, les regles de l'humaine prudence.
Pour la fin: en ce faict icy, se descouure il pas vne bien
expresse application de sa faueur, de bonté et pieté singuliere?2
Ignatius Pere et fils, proscripts par les Triumuirs à Rome, se resolurent
à ce genereux office, de rendre leurs vies, entre les mains
l'vn de l'autre, et en frustrer la cruauté des Tyrans: ils se coururent
sus, l'espee au poing: elle en dressa les pointes, et en fit
deux coups esgalement mortels: et donna à l'honneur d'vne si•
belle amitié, qu'ils eussent iustement la force de retirer encore des
playes leurs bras sanglants et armés, pour s'entrembrasser en cet
estat, d'vne si forte estrainte, que les bourreaux couperent ensemble
leurs deux testes, laissans les corps tousiours pris en ce
noble neud; et les playes iointes, humans amoureusement, le sang3
et les restes de la vie, l'vne de l'autre.
FEV mon pere, homme pour n'estre aydé que de l'experience et
du naturel, d'vn iugement bien net, m'a dict autrefois, qu'il auoit
desiré mettre en train, qu'il y eust és villes certain lieu designé,
390
auquel ceux qui auroient besoin de quelque chose, se peussent rendre,
et faire enregistrer leur affaire à vn officier estably pour cet
effect: comme, ie cherche à vendre des perles: ie cherche des
perles à vendre; tel veut compagnie pour aller à Paris; tel s'enquiert
d'vn seruiteur de telle qualité, tel d'vn maistre; tel demande•
vn ouurier: qui cecy, qui cela, chacun selon son besoing.
Et semble que ce moyen de nous entr'aduertir, apporteroit non
legere commodité au commerce publique. Car à tous coups, il y a
des conditions, qui s'entrecherchent, et pour ne s'entr'entendre,
laissent les hommes en extreme necessité. I'entens auec vne1
grande honte de nostre siecle, qu'à nostre veuë, deux tres-excellens
personnages en sçauoir, sont morts en estat de n'auoir pas
leur saoul à manger: Lilius Gregorius Giraldus en Italie, et Sebastianus
Castalio en Allemaigne. Et croy qu'il y a mil'hommes qui
les eussent appellez auec tres-aduantageuses conditions, ou secourus•
où ils estoient s'ils l'eussent sçeu. Le monde n'est pas si generalement
corrompu, que ie ne sçache tel homme, qui souhaitteroit
de bien grande affection, que les moyens que les siens luy ont mis
en main, se peussent employer tant qu'il plaira à la fortune qu'il en
iouisse, à mettre à l'abry de la necessité, les personnages rares et2
remarquables en quelque espece de valeur, que le mal-heur combat
quelquefois iusques à l'extremité: et qui les mettroit pour le moins
en tel estat, qu'il ne tiendroit qu'à faute de bon discours, s'ils n'estoyent
contens. En la police œconomique mon pere auoit cet
ordre, que ie sçay loüer, mais nullement ensuiure. C'est qu'outre•
le registre des negoces du mesnage, où se logent les menus comptes,
payements, marchés, qui ne requierent la main du Notaire,
lequel registre, vn Receueur a en charge: il ordonnoit à celuy de
ses gents, qui luy seruoit à escrire, vn papier iournal, à inserer
toutes les suruenances de quelque remarque, et iour par iour les3
memoires de l'histoire de sa maison: tres-plaisante à veoir, quand
le temps commence à en effacer la souuenance, et tres à propos
pour nous oster souuent de peine. Quand fut entamee telle besoigne,
quand acheuee: quels trains y ont passé, combien arresté:
noz voyages, noz absences, mariages, morts: la reception des•
heureuses ou malencontreuses nouuelles: changement des seruiteurs
principaux: telles matieres. Vsage ancien, que ie trouue bon
à rafraichir, chacun en sa chacuniere: et me trouue vn sot d'y
auoir failly.
392
OV que ie vueille donner, il me faut forcer quelque barriere de
la coustume, tant ell'a soigneusement bridé toutes nos auenues.
Ie deuisoy en cette saison frilleuse, si la façon d'aller tout nud de
ces nations dernierement trouuees, est vne façon forcee par la
chaude temperature de l'air, comme nous disons des Indiens, et•
des Mores, ou si c'est l'originelle des hommes. Les gens d'entendement,
d'autant que tout ce qui est soubs le ciel, comme dit la
saincte Parole, est subiect à mesmes loix, ont accoustumé en pareilles
considerations à celles icy, où il faut distinguer les loix naturelles
des controuuees, de recourir à la generale police du1
monde, où il n'y peut auoir rien de contrefaict. Or tout estant
exactement fourny ailleurs de filet et d'éguille, pour maintenir son
estre, il est mécreable, que nous soyons seuls produits en estat
deffectueux et indigent, et en estat qui ne se puisse maintenir sans
secours estranger. Ainsi ie tiens que comme les plantes, arbres,•
animaux, et tout ce qui vit, se treuue naturellement equippé de
suffisante couuerture, pour se deffendre de l'iniure du temps,
Proptereáque ferè res omnes, aut corio sunt,
Aut seta, aut conchis, aut callo, aut cortice, tectæ,
aussi estions nous: mais comme ceux qui esteignent par artificielle2
lumiere celle du iour, nous auons esteint nos propres moyens, par
les moyens empruntez. Et est aisé à voir que c'est la coustume
qui nous fait impossible ce qui ne l'est pas. Car de ces nations qui
n'ont aucune cognoissance de vestemens, il s'en trouue d'assises
enuiron soubs mesme ciel, que le nostre, et soubs bien plus rude•
ciel que le nostre. Et puis la plus delicate partie de nous est celle
qui se tient tousiours descouuerte: les yeux, la bouche, le nez, les
oreilles; à noz contadins, comme à noz ayeulx, la partie pectorale
et le ventre. Si nous fussions nez auec condition de cotillons et de
greguesques, il ne faut faire doubte, que nature n'eust armé d'vne3
peau plus espoisse ce qu'elle eust abandonné à la baterie des saisons,
comme elle a faict le bout des doigts et plante des pieds.
Pourquoy semble il difficile à croire? entre ma façon d'estre vestu,
et celle du païsan de mon païs, ie trouue bien plus de distance,
394
qu'il n'y a de sa façon, à celle d'vn homme, qui n'est vestu que de
sa peau. Combien d'hommes, et en Turchie sur tout, vont nuds
par deuotion? Ie ne sçay qui demandoit à vn de nos gueux, qu'il
voyoit en chemise en plein hyuer, aussi scarbillat que tel qui se
tient ammitonné dans les martes iusques aux oreilles, comme il•
pouuoit auoir patience: Et vous monsieur, respondit-il, vous
auez bien la face descouuerte: or moy ie suis tout face. Les Italiens
content du fol du Duc de Florence, ce me semble, que son
maistre s'enquerant comment ainsi mal vestu, il pouuoit porter le
froid, à quoy il estoit bien empesché luy-mesme: Suiuez, dit-il,1
ma recepte de charger sur vous tous vos accoustrements, comme
ie fay les miens, vous n'en souffrirez non plus que moy. Le Roy
Massinissa iusques à l'extreme vieillesse, ne peut estre induit à
aller la teste couuerte par froid, orage, et pluye qu'il fist, ce qu'on
dit aussi de l'Empereur Seuerus. Aux batailles donnees entre les•
Ægyptiens et les Perses, Herodote dit auoir esté remarqué et par
d'autres, et par luy, que de ceux qui y demeuroient morts, le test
estoit sans comparaison plus dur aux Ægyptiens qu'aux Perses: à
raison que ceux cy portent tousiours leurs testes couuertes de
beguins, et puis de turbans: ceux la rases des l'enfance et descouuertes.2
Et le Roy Agesilaus obserua iusques à sa decrepitude, de
porter pareille vesture en hyuer qu'en esté. Cæsar, dit Suetone,
marchoit tousiours deuant sa troupe, et le plus souuent à pied, la
teste descouuerte, soit qu'il fist Soleil, ou qu'il pleust, et autant
en dit-on de Hannibal,•
tum vertice nudo
Excipere insanos imbres, cælique ruinam.
Vn Venitien, qui s'y est tenu long temps, et qui ne fait que d'en
venir, escrit qu'au Royaume du Pegu, les autres parties du corps
vestues, les hommes et les femmes vont tousiours les pieds nuds,3
mesme à cheual. Et Platon conseille merueilleusement pour la santé
de tout le corps, de ne donner aux pieds et à la teste autre couuerture,
que celle que nature y a mise. Celuy que les Polonnois ont
choisi pour leur Roy, apres le nostre, qui est à la verité l'vn des
plus grands Princes de nostre siecle, ne porte iamais gands, ny•
ne change pour hyuer et temps qu'il face, le mesme bonnet qu'il
porte au couuert. Comme ie ne puis souffrir d'aller deboutonné et
destaché, les laboureurs de mon voisinage se sentiroient entrauez
de l'estre. Varro tient, que quand on ordonna que nous tinsions la
teste descouuerte, en presence des Dieux ou du Magistrat, on le fit4
plus pour nostre santé, et nous fermir contre les iniures du temps,
que pour compte de la reuerence. Et puis que nous sommes sur
le froid, et François accoustumez à nous biguarrer, (non pas moy,
car ie ne m'habille guiere que de noir ou de blanc, à l'imitation de
396
mon pere) adioustons d'vne autre piece, que le Capitaine Martin
du Bellay recite, au voyage de Luxembourg, auoir veu les gelees
si aspres, que le vin de la munition se coupoit à coups de hache et
de coignee, se debitoit aux soldats par poix, et qu'ils l'emportoient
dans des panniers: et Ouide,•
Nudáque consistunt, formam seruantia testæ,
Vina; nec hausta meri, sed data frusta, bibunt.
Les gelees sont si aspres en l'emboucheure des Palus Mæotides,
qu'en la mesme place où le Lieutenant de Mithridates auoit liuré
bataille aux ennemis à pied sec, et les y auoit desfaicts, l'esté venu,1
il y gaigna contre eux encore vne bataille naualle. Les Romains
souffrirent grand desaduantage au combat qu'ils eurent contre les
Carthaginois pres de Plaisance, de ce qu'ils allerent à la charge, le
sang figé, et les membres contreints de froid: là où Hannibal auoit
faict espandre du feu par tout son ost, pour eschaufer ses soldats:•
et distribuer de l'huyle par les bandes, afin que s'oignants, ils
rendissent leurs nerfs plus souples et desgourdis, et encroustassent
les pores contre les coups de l'air et du vent gelé, qui couroit
lors. La retraitte des Grecs, de Babylone en leurs païs, est fameuse
des difficultez et mesaises, qu'ils eurent à surmonter. Cette cy en2
fut, qu'accueillis aux montaignes d'Armenie d'vn horrible rauage
de neiges, ils en perdirent la cognoissance du païs et des chemins:
et en estants assiegés tout court, furent vn iour et vne nuict, sans
boire et sans manger, la plus part de leurs bestes mortes: d'entre
eux plusieurs morts, plusieurs aueugles du coup du gresil, et lueur•
de la neige: plusieurs estropiés par les extremitez: plusieurs roides
transis et immobiles de froid, ayants encore le sens entier. Alexandre
veit vne nation en laquelle on enterre les arbres fruitiers en
hyuer pour les defendre de la gelee: et nous en pouuons aussi voir.3
Sur le subiect de vestir, le Roy de la Mexique changeoit quatre
fois par iour d'accoustremens, iamais ne les reiteroit, employant
sa desferre à ses continuelles liberalitez et recompenses: comme
aussi ny pot, ny plat, ny vtensile de sa cuisine, et de sa table, ne
luy estoient seruis à deux fois.•
398
IE n'ay point cette erreur commune, de iuger d'vn autre selon que
ie suis. I'en croy aysément des choses diuerses à moy. Pour
me sentir engagé à vne forme, ie n'y oblige pas le monde, comme
chascun fait, et croy, et conçoy mille contraires façons de vie: et
au rebours du commun, reçoy plus facilement la difference, que la•
ressemblance en nous. Ie descharge tant qu'on veut, vn autre estre,
de mes conditions et principes: et le considere simplement en luy
mesme, sans relation, l'estoffant sur son propre modelle. Pour
n'estre continent, ie ne laisse d'aduoüer sincerement, la continence
des Feuillans et des Capuchins, et de bien trouuer l'air de leur train.1
Ie m'insinue par imagination fort bien en leur place: et les ayme
et les honore d'autant plus, qu'ils sont autres que moy. Ie desire
singulierement, qu'on nous iuge chascun à part soy: et qu'on ne
me tire en consequence des communs exemples. Ma foiblesse n'altere
aucunement les opinions que ie dois auoir de la force et vigueur•
de ceux qui le méritent. Sunt, qui nihil suadent, quàm quod
se imitari posse confidunt. Rampant au limon de la terre, ie ne laisse
pas de remarquer iusques dans les nuës la hauteur inimitable d'aucunes
ames heroïques. C'est beaucoup pour moy d'auoir le iugement
reglé, si les effects ne le peuuent estre, et maintenir au moins cette2
maistresse partie, exempte de corruption. C'est quelque chose d'auoir
la volonté bonne, quand les iambes me faillent. Ce siecle,
auquel nous viuons, au moins pour nostre climat, est si plombé,
que ie ne dis pas l'execution, mais l'imagination mesme de la vertu
en est à dire: et semble que ce ne soit autre chose qu'vn iargon de•
college.
Virtutem verba putant, vt
Lucum ligna;
quam vereri deberent, etiam si percipere non possent. C'est vn affiquet
à pendre en vn cabinet, ou au bout de la langue, comme au bout3
de l'oreille, pour parement. Il ne se recognoist plus d'action vertueuse:
celles qui en portent le visage, elles n'en ont pas pourtant
400
l'essence: car le profit, la gloire, la crainte, l'accoutumance, et
autres telles causes estrangeres nous acheminent à les produire. La
iustice, la vaillance, la debonnaireté, que nous exerçons lors, elles
peuuent estre ainsi nommees, pour la consideration d'autruy, et du
visage qu'elles portent en public: mais chez l'ouurier, ce n'est aucunement•
vertu. Il y a vne autre fin proposee, autre cause mouuante.
Or la vertu n'aduoüe rien, que ce qui se faict par elle, et
pour elle seule. En cette grande bataille de Potidee, que les Grecs
sous Pausanias gaignerent contre Mardonius, et les Perses: les
victorieux suiuant leur coustume, venants à partir entre eux la1
gloire de l'exploit, attribuerent à la nation Spartiate la precellence
de valeur en ce combat. Les Spartiates excellents iuges de la vertu,
quand ils vindrent à decider, à quel particulier de leur nation debuoit
demeurer l'honneur d'auoir le mieux faict en cette iournee,
trouuerent qu'Aristodemus s'estoit le plus courageusement hasardé:•
mais pourtant ils ne luy en donnerent point de prix, par ce que sa
vertu auoit esté incitee du desir de se purger du reproche, qu'il
auoit encouru au faict des Thermopyles: et d'vn appetit de mourir
courageusement, pour garantir sa honte passee. Nos iugemens
sont encores malades, et suyuent la deprauation de nos mœurs. Ie2
voy la pluspart des esprits de mon temps faire les ingenieux à obscurcir
la gloire des belles et genereuses actions anciennes, leur
donnant quelque interpretation vile, et leur controuuant des occasions
et des causes vaines. Grande subtilité. Qu'on me donne l'action
la plus excellente et pure, ie m'en vois y fournir vraysemblablement•
cinquante vitieuses intentions. Dieu sçait, à qui les veut
estendre, quelle diuersité d'images ne souffre nostre interne volonté.
Ils ne font pas tant malitieusement, que lourdement et grossierement,
les ingenieux, à tout leur mesdisance. La mesme peine,
qu'on prent à detracter de ces grands noms, et la mesme licence,3
ie la prendroye volontiers à leur prester quelque tour d'espaule
pour les hausser. Ces rares figures, et triees pour l'exemple du
monde, par le consentement des sages, ie ne me feindroy pas de
les recharger d'honneur, autant que mon inuention pourroit, en
interpretation et fauorable circonstance. Et il faut croire, que les•
efforts de nostre inuention sont loing au dessous de leur merite.
C'est l'office des gents de bien, de peindre la vertu la plus belle
qui se puisse. Et ne messieroit pas, quand la passion nous transporteroit
402
à la faueur de si sainctes formes. Ce que ceux cy font au
contraire, ils le font ou par malice, ou par ce vice de ramener
leur creance à leur portee, dequoy ie viens de parler: ou comme
ie pense plustost, pour n'auoir pas la veuë assez forte et assez nette
ny dressee à conceuoir la splendeur de la vertu en sa pureté•
naifue. Comme Plutarque dit, que de son temps, aucuns attribuoient
la cause de la mort du ieune Caton, à la crainte qu'il auoit eu de
Cæsar: dequoy il se picque auecques raison: et peut on iuger par
là, combien il se fust encore plus offencé de ceux qui l'ont attribuee
à l'ambition. Sottes gents. Il eust bien faict vne belle action, genereuse1
et iuste plustost auec ignominie, que pour la gloire. Ce personnage
là fut veritablement vn patron, que nature choisit, pour
montrer iusques où l'humaine vertu et fermeté pouuoit atteindre.
Mais ie ne suis pas icy à mesmes pour traicter ce riche argument.
Ie veux seulement faire luiter ensemble, les traicts de cinq•
poëtes Latins, sur la louange de Caton, et pour l'interest de Caton:
et par incident, pour le leur aussi. Or deura l'enfant bien
nourry, trouuer au prix des autres, les deux premiers trainants. Le
troisiesme, plus verd: mais qui s'est abattu par l'extrauagance de
sa force. Il estimera que là il y auroit place à vn ou deux degrez2
d'inuention encore, pour arriuer au quatriesme, sur le point duquel
il ioindra ses mains par admiration. Au dernier, premier de
quelque espace: mais laquelle espace, il iurera ne pouuoir estre
remplie par nul esprit humain, il s'estonnera, il se transira. Voicy
merueilles. Nous auons bien plus de poëtes, que de iuges et interpretes•
de poësie. Il est plus aisé de la faire, que de la cognoistre.
A certaine mesure basse, on la peut iuger par les preceptes et par
art. Mais la bonne, la supreme, la diuine, est au dessus des regles
et de la raison. Quiconque en discerne la beauté, d'vne veuë ferme
et rassise, il ne la void pas: non plus que la splendeur d'vn esclair.3
Elle ne pratique point nostre iugement: elle le rauit et rauage. La
fureur, qui espoinçonne celuy qui la sçait penetrer, fiert encores
vn tiers, à la luy ouyr traitter et reciter. Comme l'aymant attire
non seulement vne aiguille, mais infond encores en icelle, sa faculté
d'en attirer d'autres: et il se void plus clairement aux theatres,•
que l'inspiration sacree des muses, ayant premierement agité
404
le poëte à la cholere, au deuil, à la hayne, et hors de soy, où elles
veulent, frappe encore par le poëte, l'acteur, et par l'acteur, consecutiuement
tout vn peuple. C'est l'enfileure de noz aiguilles, suspendues
l'vne de l'autre. Dés ma premiere enfance, la poësie a eu
cela, de me transpercer et transporter. Mais ce ressentiment bien•
vif, qui est naturellement en moy, a esté diuersement manié, par
diuersité de formes, non tant, plus hautes et plus basses, car c'estoient
tousiours des plus hautes en chasque espece, comme differentes
en couleur. Premierement, vne fluidité gaye et ingenieuse:
depuis vne subtilité aiguë et releuee. En fin, vne force meure et1
constante. L'exemple le dira mieux. Ouide, Lucain, Vergile. Mais
voyla nos gens sur la carriere.
Sit Cato, dum viuit, sanè vel Cæsare maior,
dit l'vn:
Et inuictum, deuicta morte, Catonem,•
dit l'autre. Et l'autre, parlant des guerres ciuiles d'entre Cæsar et
Pompeius,
Victrix causa diis placuit, sed victa Catoni.
Et le quatriesme sur les louanges de Cæsar:
Et cuncta terrarum subacta,2
Præter atrocem animun Catonis.
Et le maistre du cœur, apres auoir étalé les noms des plus grands
Romains en sa peinture, finit en cette maniere:
His dantem iura Catonem.
CHAPITRE XXXVII. (TRADUCTION LIV. I, CH. XXXVII.)
Comme nous pleurons et rions d'vne mesme chose.
QVAND nous rencontrons dans les histoires, qu'Antigonus sçeut•
tres-mauuais gré à son fils de luy auoir presenté la teste du
Roy Pyrrhus son ennemy, qui venoit sur l'heure mesme d'estre
tué combatant contre luy: et que l'ayant veuë il se print bien
fort à pleurer: et que le Duc René de Lorraine, pleingnit aussi la
mort du Duc Charles de Bourgoigne, qu'il venoit de deffaire, et en3
porta le deuil en son enterrement: et qu'en la bataille d'Auroy
(que le Comte de Montfort gaigna contre Charles de Blois sa partie,
pour le Duché de Bretaigne) le victorieux rencontrant le corps
406
de son ennemy trespassé, en mena grand deuil, il ne faut pas s'escrier
soudain,
Et cosi auen che l'animo ciascuna
Sua passion sotto el contrario manto
Ricopre, con la vista hor' chiara, hor bruna.•
Quand on presenta à Cæsar la teste de Pompeius, les histoires disent
qu'il en destourna sa veuë, comme d'vn vilain et mal plaisant spectacle.
Il y auoit eu entr'eux vne si longue intelligence, et societé au
maniement des affaires publiques, tant de communauté de fortunes,
tant d'offices reciproques et d'alliance, qu'il ne faut pas croire que1
cette contenance fust toute fauce et contrefaicte, comme estime cet
autre:
Tutúmque putauit
Iam bonus esse socer, lacrymas non sponte cadentes
Effudit, gemitúsque expressit pectore læto.•
Car bien qu'à la verité la pluspart de nos actions ne soient que
masque et fard, et qu'il puisse quelquefois estre vray,
Heredis fletus sub persona risus est.
si est-ce qu'au iugement de ces accidens, il faut considerer, comme
nos ames se trouuent souuent agitees de diuerses passions. Et tout2
ainsi qu'en nos corps ils disent qu'il y a vne assemblee de diuerses
humeurs, desquelles celle là est maistresse, qui commande le plus
ordinairement en nous, selon nos complexions: aussi en nostre ame,
bien qu'il y ait diuers mouuements, qui l'agitent, si faut-il qu'il
y en ayt vn à qui le champ demeure. Mais ce n'est pas auec si entier•
auantage, que pour la volubilité et soupplesse de nostre ame, les
plus foibles par occasion ne regaignent encores la place, et ne facent
vne courte charge à leur tour. D'où nous voyons non seulement les
enfans, qui vont tout naifuement apres la nature, pleurer et rire
souuent de mesme chose: mais nul d'entre nous ne se peut vanter,3
quelque voyage qu'il face à son souhait, qu'encore au départir de
sa famille, et de ses amis, il ne se sente frissonner le courage: et
si les larmes ne luy en eschappent tout à faict, au moins met-il le
pied à l'estrié d'vn visage morne et contristé. Et quelque gentille
flamme qui eschauffe le cœur des filles bien nees, encore les despend•
on à force du col de leurs meres, pour les rendre à leur espoux:
quoy que die ce bon compagnon,
Estne nouis nuptis odio Venus, ánne parentum
Frustrantur falsis gaudia lacrymulis,
Vbertim thalami quas intra limina fundunt?4
Non, ita me diui, vera gemunt, iuuerint.
Ainsin il n'est pas estrange de plaindre celuy-là mort, qu'on ne voudroit
aucunement estre en vie. Quand ie tance auec mon valet,
408
ie tance du meilleur courage que i'aye: ce sont vrayes et non feintes
imprecations: mais cette fumee passee, qu'il ayt besoing de moy,
ie luy bien-feray volontiers, ie tourne à l'instant le fueillet. Quand
ie l'appelle vn badin, vn veau: ie n'entrepren pas de luy coudre à
iamais ces titres: ny ne pense me desdire, pour le nommer honeste•
homme tantost apres. Nulle qualité nous embrasse purement et vniuersellement.
Si ce n'estoit la contenance d'vn fol, de parler seul,
il n'est iour ny heure à peine, en laquelle on ne m'ouist gronder
en moy-mesme, et contre moy, Bren du fat: et si n'enten pas, que
ce soit ma definition. Qui pour me voir vne mine tantost froide,1
tantost amoureuse enuers ma femme, estime que l'vne ou l'autre
soit feinte, il est vn sot. Neron prenant congé de sa mere, qu'il enuoioit
noyer, sentit toutefois l'émotion de cet adieu maternel: et
en eust horreur et pitié. On dit que la lumiere du Soleil, n'est pas
d'vne piece continuë: mais qu'il nous élance si dru sans cesse nouueaux•
rayons les vns sur les autres, que nous n'en pouuons apperceuoir
l'entre deux.
Largus enim liquidi fons luminis, ætherius sol
Inrigat assiduè cœlum candore recenti,
Suppeditátque nouo confestim lumine lumen:2
ainsin eslance nostre ame ses pointes diuersement et imperceptiblement.
Artabanus surprint Xerxes son nepueu, et le tança de
la mutation soudaine de sa contenance. Il estoit à considerer la
grandeur desmesurée de ses forces, au passage de l'Hellespont,
pour l'entreprinse de la Grece. Il luy print premierement vn tressaillement•
d'aise, à veoir tant de milliers d'hommes à son seruice,
et le tesmoigna par l'allegresse et feste de son visage. Et tout soudain
en mesme instant, sa pensée luy suggerant, comme tant de
vies auoient à defaillir au plus loing, dans vn siecle, il refroigna
son front, et s'attrista iusques aux larmes. Nous auons poursuiuy3
auec resoluë volonté la vengeance d'vne iniure, et ressenty vn singulier
contentement de la victoire; nous en pleurons pourtant: ce
n'est pas de cela que nous pleurons: il n'y a rien de changé; mais
nostre ame regarde la chose d'vn autre œil, et se la represente par
vn autre visage: car chasque chose a plusieurs biais et plusieurs•
lustres. La parenté, les anciennes accointances et amitiez, saisissent
nostre imagination, et la passionnent pour l'heure, selon
leur condition; mais le contour en est si brusque, qu'il nous
eschappe.
Nil adeo fieri celeri ratione videtur,4
Quàm si mens fieri proponit, et inchoat ipsa
Ocius ergo animus, quàm res se perciet vlla,
Ante oculos quarum in promptu natura videtur.
410
Et à cette cause, voulans de toute cette suitte continuer vn corps,
nous nous trompons. Quand Timoleon pleure le meurtre qu'il auoit
commis d'vne si meure et genereuse deliberation, il ne pleure pas
la liberté rendue à sa patrie, il ne pleure pas le Tyran, mais il pleure
son frere. L'vne partie de son deuoir est iouée, laissons luy en iouer•
l'autre.
LAISSONS à part cette longue comparaison de la vie solitaire à
l'actiue. Et quant à ce beau mot, dequoy se couure l'ambition et
l'auarice, Que nous ne sommes pas naiz pour nostre particulier,
ains pour le publicq; rapportons nous en hardiment à ceux qui sont1
en la danse; et qu'ils se battent la conscience, si au contraire, les
estats, les charges, et cette tracasserie du monde, ne se recherche
plustost, pour tirer du publicq son profit particulier. Les mauuais
moyens par où on s'y pousse en nostre siecle, montrent bien que la
fin n'en vaut gueres. Respondons à l'ambition que c'est elle mesme•
qui nous donne goust de la solitude. Car que fuit elle tant que la
societé? que cherche elle tant que ses coudées franches? Il y a dequoy
bien et mal faire par tout. Toutesfois si le mot de Bias est vray,
que la pire part c'est la plus grande, ou ce que dit l'Ecclesiastique,
que de mille il n'en est pas vn bon:2
Rari quippe boni: numero vix sunt totidem quot
Thebarum portæ, vel diuitis ostia Nili:
la contagion est tres-dangereuse en la presse. Il faut ou imiter les
vitieux, ou les haïr. Tous les deux sont dangereux; et de leur ressembler,
par ce qu'ils sont beaucoup, et d'en haïr beaucoup par ce•
qu'ils sont dissemblables. Et les marchands, qui vont en mer, ont
raison de regarder, que ceux qui se mettent en mesme vaisseau,
ne soyent dissolus, blasphemateurs, meschans: estimants telle societé
infortunée. Parquoy Bias plaisamment, à ceux qui passoient
412
auec luy le danger d'vne grande tourmente, et appelloient le secours
des Dieux: Taisez vous, feit-il, qu'ils ne sentent point que
vous soyez icy auec moy. Et d'vn plus pressant exemple: Albuquerque
Vice-Roy en l'Inde, pour Emanuel Roy de Portugal, en vn
extreme peril de fortune de mer, print sur ses espaules vn ieune•
garçon pour cette seule fin, qu'en la societé de leur peril, son innocence
luy seruist de garant, et de recommandation enuers la
faueur diuine, pour le mettre à bord. Ce n'est pas que le sage
ne puisse par tout viure content, voire et seul, en la foule d'vn palais:
mais s'il est à choisir, il en fuira, dit-il, mesmes la veue. Il1
portera s'il est besoing cela, mais s'il est en luy, il eslira cecy. Il
ne luy semble point suffisamment s'estre desfait des vices, s'il faut
encores qu'il conteste auec ceux d'autruy. Charondas chastioit pour
mauuais ceux qui estoient conuaincus de hanter mauuaise compagnie.
Il n'est rien si dissociable et sociable que l'homme: l'vn par•
son vice, l'autre par sa nature. Et Antisthenes ne me semble auoir
satisfait à celuy, qui luy reprochoit sa conuersation auec les meschants,
en disant, que les medecins viuent bien entre les malades.
Car s'ils seruent à la santé des malades, ils deteriorent la leur, par
la contagion, la veuë continuelle, et pratique des maladies. Or la2
fin, ce crois-ie, en est tout'vne, d'en viure plus à loisir et à son
aise. Mais on n'en cherche pas tousiours bien le chemin. Souuent
on pense auoir quitté les affaires, on ne les a que changez. Il n'y a
guere moins de tourment au gouuernement d'vne famille que d'vn
estat entier. Où que l'ame soit empeschée, elle y est toute. Et pour•
estre les occupations domestiques moins importantes, elles n'en
sont pas moins importunes. D'auantage, pour nous estre deffaicts
de la Cour et du marché, nous ne sommes pas deffaits des principaux
tourmens de nostre vie.
Ratio et prudentia curas,3
Non locus effusi latè maris arbiter, aufert.
L'ambition, l'auarice, l'irresolution, la peur et les concupiscences,
ne nous abandonnent point pour changer de contrée:
Et post equitem sedet atra cura.
Elles nous suiuent souuent iusques dans les cloistres, et dans les•
escoles de Philosophie. Ny les desers, ny les rochers creusez, ny
la here, ny les ieusnes, ne nous en démeslent:
Hæret lateri lethalis arundo.
414
On disoit à Socrates, que quelqu'vn ne s'estoit aucunement
amendé en son voyage: Ie croy bien, dit-il, il s'estoit emporté auecques
soy.
Quid terras alio calentes
Sole mutamus? patria quis exsul•
Se quoque fugit?
Si on ne se descharge premierement et son ame, du faix qui la
presse, le remuement la fera fouler dauantage; comme en vn nauire,
les charges empeschent moins, quand elles sont rassises. Vous
faictes plus de mal que de bien au malade de luy faire changer de1
place. Vous ensachez le mal en le remuant: comme les pals s'enfoncent
plus auant, et s'affermissent en les branslant et secouant.
Parquoy ce n'est pas assez de s'estre escarté du peuple; ce n'est pas
assez de changer de place, il se faut escarter des conditions populaires,
qui sont en nous: il se faut sequestrer et r'auoir de soy.•
Rupi iam vincula, dicas:
Nam luctata canis nodum arripit; attamen illa
Cùm fugit, à collo trahitur pars longa catenæ.
Nous emportons nos fers quand et nous. Ce n'est pas vne entiere
liberté, nous tous tournons encore la veuë vers ce que nous auons2
laissé; nous en auons la fantasie pleine.
Nisi purgatum est pectus, quæ prælia nobis
Atque pericula tunc ingratis insinuandum?
Quantæ conscindunt hominem cuppedinis acres
Sollicitum curæ? quantique perinde timores?•
Quidue superbia, spurcitia, ac petulantia, quantas
Efficiunt clades? quid luxus desidiésque?
Nostre mal nous tient en l'ame: or elle ne se peut eschapper à
elle mesme,
In culpa est animus, qui se non effugit vnquam,3
Ainsin il la faut ramener et retirer en soy. C'est la vraye solitude,
et qui se peut ioüir au milieu des villes et des cours des Roys; mais
elle se iouyt plus commodément à part. Or puis que nous entreprenons
de viure seuls, et de nous passer de compagnie, faisons que
nostre contentement despende de nous: desprenons nous de toutes•
les liaisons qui nous attachent à autruy: gaignons sur nous, de
pouuoir à bon escient viure seuls, et y viure à nostr'aise. Stilpon
estant eschappé de l'embrasement de sa ville, où il auoit perdu
femme, enfans, et cheuance; Demetrius Poliorcetes, le voyant en
vne si grande ruine de sa patrie, le visage non effrayé, luy demanda,4
s'il n'auoit pas eu du dommage; il respondit que non, et
qu'il n'y auoit Dieu mercy rien perdu de sien. C'est ce que le Philosophe
Antisthenes disoit plaisamment, Que l'homme se deuoit
pourueoir de munitions, qui flottassent sur l'eau, et peussent à nage
auec luy eschapper du naufrage. Certes l'homme d'entendement n'a•
rien perdu, s'il a soy mesme. Quand la ville de Nole fut ruinée par
les Barbares, Paulinus qui en estoit Euesque, y ayant tout perdu,
et leur prisonnier, prioit ainsi Dieu; Seigneur garde moy de sentir
416
cette perte: car tu sçais qu'ils n'ont encore rien touché de ce qui
est à moy. Les richesses qui le faisoyent riche, et les biens qui le
faisoient bon, estoyent encore en leur entier. Voyla que c'est de
bien choisir les thresors qui se puissent affranchir de l'iniure: et
de les cacher en lieu, où personne n'aille, et lequel ne puisse estre•
trahi que par nous mesmes. Il faut auoir femmes, enfans, biens, et
sur tout de la santé, qui peut, mais non pas s'y attacher en maniere
que nostre heur en despende. Il se faut reseruer vne arriere-boutique,
toute nostre, toute franche, en laquelle nous establissions
nostre vraye liberté et principale retraicte et solitude. En cette-cy1
faut-il prendre nostre ordinaire entretien, de nous à nous mesmes,
et si priué, que nulle accointance ou communication de chose
estrangere y trouue place: discourir et y rire, comme sans femme,
sans enfans, et sans biens, sans train, et sans valetz: afin que quand
l'occasion aduiendra de leur perte, il ne nous soit pas nouueau de•
nous en passer. Nous auons vne ame contournable en soy mesme;
elle se peut faire compagnie, elle a dequoy assaillir et dequoy deffendre,
dequoy receuoir, et dequoy donner: ne craignons pas en cette
solitude, nous croupir d'oisiueté ennuyeuse,
In solis sis tibi turba locis.2
La vertu se contente de soy: sans discipline, sans paroles, sans
effects. En noz actions accoustumees, de mille il n'en est pas vne
qui nous regarde. Celuy que tu vois grimpant contremont les ruines
de ce mur, furieux et hors de soy, en bute de tant de harquebuzades:
et cet autre tout cicatricé, transi et pasle de faim,•
deliberé de creuer plustost que de luy ouurir la porte; penses-tu
qu'ils y soyent pour eux? pour tel à l'aduenture, qu'ils ne virent
onques, et qui ne se donne aucune peine de leur faict, plongé
cependant en l'oysiueté et aux delices. Cettuy-cy tout pituiteux,
chassieux et crasseux, que tu vois sortir apres minuict d'vn estude,3
penses-tu qu'il cherche parmy les liures, comme il se rendra plus
homme de bien, plus content et plus sage? nulles nouuelles. Il y
mourra, ou il apprendra à la posterité la mesure des vers de
Plaute, et la vraye orthographe d'vn mot Latin. Qui ne contre-change
volontiers la santé, le repos, et la vie, à la reputation et à•
la gloire? la plus inutile, vaine et fauce monnoye, qui soit en nostre
vsage. Nostre mort ne nous faisoit pas assez de peur, chargeons
418
nous encores de celle de nos femmes, de noz enfans, et de nos
gens. Noz affaires ne nous donnoyent pas assez de peine, prenons
encores à nous tourmenter, et rompre la teste, de ceux de noz
voisins et amis.
Vah! quemquámne hominem in animum instituere, aut•
Parare, quod sit charius, quàm ipse est sibi?
La solitude me semble auoir plus d'apparence, et de raison, à ceux
qui ont donné au monde leur aage plus actif et fleurissant, à l'exemple
de Thales. C'est assez vescu pour autruy, viuons pour nous au
moins ce bout de vie: ramenons à nous, et à nostre aise nos pensées1
et nos intentions. Ce n'est pas vne legere partie que de faire
seurement sa retraicte; elle nous empesche assez sans y mesler
d'autres entreprinses. Puis que Dieu nous donne loisir de disposer
de notre deslogement; preparons nous y; plions bagage; prenons
de bon'heure congé de la compagnie; despétrons nous de ces violentes•
prinses, qui nous engagent ailleurs, et esloignent de nous.
Il faut desnoüer ces obligations si fortes: et meshuy aymer
cecy et cela, mais n'espouser rien que soy. C'est à dire, le reste
soit à nous: mais non pas ioint et colé en façon, qu'on ne le puisse
desprendre sans nous escorcher, et arracher ensemble quelque2
piece du nostre. La plus grande chose du monde c'est de sçauoir
estre à soy. Il est temps de nous desnoüer de la societé, puis que
nous n'y pouuons rien apporter. Et qui ne peut prester, qu'il se
deffende d'emprunter. Nos forces nous faillent: retirons les, et
resserrons en nous. Qui peut renuerser et confondre en soy les•
offices de tant d'amitiez, et de la compagnie, qu'il le face. En cette
cheute, qui le rend inutile, poisant, et importun aux autres, qu'il se
garde d'estre importun à soy mesme, et poisant et inutile. Qu'il se
flatte et caresse, et sur tout se regente, respectant et craignant sa
raison et sa conscience: si qu'il ne puisse sans honte, broncher en3
leur presence. Rarum est enim, vt satis se quisque vereatur. Socrates
dit, que les ieunes se doiuent faire instruire; les hommes
s'exercer à bien faire: les vieux se retirer de toute occupation
ciuile et militaire, viuants à leur discretion, sans obligation à certain
office. Il y a des complexions plus propres à ces preceptes de•
420
la retraite les vnes que les autres. Celles qui ont l'apprehension
molle et lasche, et vn' affection et volonté delicate, et qui ne s'asseruit
et ne s'employe pas aysément, desquels ie suis, et par naturelle
condition et par discours, ils se plieront mieux à ce conseil,
que les ames actiues et occupées, qui embrassent tout, et s'engagent•
par tout, qui se passionnent de toutes choses: qui s'offrent,
qui se presentent, et qui se donnent à toutes occasions. Il se
faut seruir de ces commoditez accidentales et hors de nous, en tant
qu'elles nous sont plaisantes; mais sans en faire nostre principal
fondement. Ce ne l'est pas; ny la raison, ny la nature ne le veulent.1
Pourquoy contre ses loix asseruirons nous nostre contentement à la
puissance d'autruy? D'anticiper aussi les accidens de fortune, se
priuer des commoditez qui nous sont en main, comme plusieurs
ont faict par deuotion, et quelques Philosophes par discours, se
seruir soy-mesmes, coucher sur la dure, se creuer les yeux, ietter•
ses richesses emmy la riuiere, rechercher la douleur (ceux-là pour
par le tourment de cette vie, en acquerir la beatitude d'vne autre:
ceux-cy pour s'estans logez en la plus basse marche, se mettre en
seureté de nouuelle cheute) c'est l'action d'vne vertu excessiue. Les
natures plus roides et plus fortes facent leur cachette mesmes,2
glorieuse et exemplaire.
Tuta et paruula laudo,
Cúm res deficiunt, satis inter vilia fortis:
Verùm, vbi quid melius contingit et vnctius, idem
Hos sapere, et solos aio benè viuere, quorum•
Conspicitur nitidis fundata pecunia villis.
Il y a pour moy assez affaire sans aller si auant. Il me suffit souz
la faueur de la fortune, me preparer à sa défaueur; et me representer
estant à mon aise, le mal aduenir, autant que l'imagination
y peut attaindre: tout ainsi que nous nous accoustumons aux3
iouxtes et tournois, et contrefaisons la guerre en pleine paix. Ie
n'estime point Arcesilaus le Philosophe moins reformé, pour le
sçauoir auoir vsé d'vtensiles d'or et d'argent, selon que la condition
de sa fortune le luy permettoit: et l'estime mieux, que s'il s'en
fust demis, de ce qu'il en vsoit moderément et liberalement. Ie•
voy iusques à quels limites va la necessité naturelle: et considerant
le pauure mendiant à ma porte, souuent plus enioué et plus
sain que moy, ie me plante en sa place: i'essaye de chausser mon
ame à son biaiz. Et courant ainsi par les autres exemples, quoy que
ie pense la mort, la pauureté, le mespris, et la maladie à mes talons,4
422
ie me resous aisément de n'entrer en effroy, de ce qu'vn
moindre que moy prend auec telle patience. Et ne veux croire que
la bassesse de l'entendement, puisse plus que la vigueur, ou que les
effects du discours, ne puissent arriuer aux effects de l'accoustumance.
Et cognoissant combien ces commoditez accessoires tiennent•
à peu, ie ne laisse pas en pleine iouyssance, de supplier Dieu pour
ma souueraine requeste, qu'il me rende content de moy-mesme, et
des biens qui naissent de moy. Ie voy des ieunes hommes gaillards,
qui portent nonobstant dans leurs coffres vne masse de pillules,
pour s'en seruir quand le rhume les pressera; lequel ils craignent1
d'autant moins, qu'ils en pensent auoir le remede en main. Ainsi
faut il faire: et encore si on se sent subiect à quelque maladie plus
forte, se garnir de ces medicamens qui assoupissent et endorment
la partie. L'occupation qu'il faut choisir à vne telle vie, ce doit
estre vne occupation non penible ny ennuyeuse; autrement pour•
neant ferions nous estat d'y estre venuz chercher le seiour. Cela
depend du goust particulier d'vn chacun. Le mien ne s'accommode
aucunement au ménage. Ceux qui l'aiment, ils s'y doiuent addonner
auec moderation,
Conentur sibi res, non se submittere rebus.2
C'est autrement vn office seruile que la mesnagerie, comme le
nomme Saluste. Elle a des parties plus excusables, comme le soing
des iardinages que Xenophon attribue à Cyrus. Et se peut trouuer
vn moyen, entre ce bas et vil soing, tendu et plein de solicitude,
qu'on voit aux hommes qui s'y plongent du tout; et cette profonde•
et extreme nonchalance laissant tout aller à l'abandon, qu'on voit
en d'autres:
Democriti pecus edit agellos
Cultáque, dum peregrè est animus sine corpore velox.
Mais oyons le conseil que donne le ieune Pline à Cornelius Rufus3
son amy, sur ce propos de la solitude: Ie te conseille en cette
pleine et grasse retraicte, où tu es, de quitter à tes gens ce bas et
abiect soing du mesnage, et t'addonner à l'estude des lettres, pour
en tirer quelque chose qui soit toute tienne. Il entend la reputation:
d'vne pareille humeur à celle de Cicero, qui dit vouloir employer sa•
solitude et seiour des affaires publiques, à s'en acquerir par ses
escrits vne vie immortelle.
Vsque adeóne
Scire tuum nihil est, nisi te scire hoc, sciat alter?
424
Il semble, que ce soit raison, puis qu'on parle de se retirer du
monde, qu'on regarde hors de luy. Ceux-cy ne le font qu'à demy.
Ils dressent bien leur partie, pour quand ils n'y seront plus: mais
le fruit de leur dessein, ils pretendent le tirer encore lors, du
monde, absens, par vne ridicule contradiction. L'imagination de•
ceux qui par deuotion, cerchent la solitude, remplissants leur
courage, de la certitude des promesses diuines, en l'autre vie, est
bien plus sainement assortie. Ils se proposent Dieu, obiect infini en
bonté et en puissance. L'ame a dequoy y rassasier ses desirs, en
toute liberté. Les afflictions, les douleurs, leur viennent à profit,1
employées à l'acquest d'vne santé et resiouyssance eternelle. La
mort, à souhait: passage à vn si parfaict estat. L'aspreté de leurs
regles est incontinent applanie par l'accoustumance: et les appetits
charnels, rebutez et endormis par leur refus: car rien ne les
entretient que l'vsage et l'exercice. Cette seule fin, d'vne autre vie•
heureusement immortelle, merite loyalement que nous abandonnions
les commoditez et douceurs de cette vie nostre. Et qui peut
embraser son ame de l'ardeur de cette viue foy et esperance, reellement
et constamment, il se bastit en la solitude, vne vie voluptueuse
et delicieuse, au delà de toute autre sorte de vie. Ny la2
fin donc ny le moyen de ce conseil ne me contente: nous retombons
tousiours de fieure en chaud mal. Cette occupation des liures,
est aussi penible que toute autre; et autant ennemie de la santé,
qui doit estre principalement considerée. Et ne se faut point laisser
endormir au plaisir qu'on y prend: c'est ce mesme plaisir qui perd•
le mesnager, l'auaricieux, le voluptueux, et l'ambitieux. Les sages
nous apprennent assez, à nous garder de la trahison de noz appetits;
et à discerner les vrays plaisirs et entiers, des plaisirs meslez
et bigarrez de plus de peine. Car la pluspart des plaisirs, disent
ils, nous chatouillent et embrassent pour nous estrangler, comme3
faisoyent les larrons que les Ægyptiens appelloyent Philistas: et
si la douleur de teste nous venoit auant l'yuresse, nous nous garderions
de trop boire; mais la volupté, pour nous tromper, marche
deuant, et nous cache sa suitte. Les liures sont plaisans: mais si
426
de leur frequentation nous en perdons en fin la gayeté et la santé,
nos meilleures pieces, quittons les. Ie suis de ceux qui pensent
leur fruit ne pouuoir contrepeser cette perte. Comme les hommes
qui se sentent de long temps affoiblis par quelque indisposition, se
rengent à la fin à la mercy de la medecine; et se font desseigner•
par art certaines regles de viure, pour ne les plus outrepasser:
aussi celuy qui se retire ennuié et desgousté de la vie commune,
doit former cette-cy, aux regles de la raison; l'ordonner et renger
par premeditation et discours. Il doit auoir prins congé de toute
espece de trauail, quelque visage qu'il porte; et fuïr en general1
les passions, qui empeschent la tranquillité du corps et de l'ame;
et choisir la route qui est plus selon son humeur:
Vnusquisque sua nouerit ire via.
Au mesnage, à l'estude, à la chasse, et tout autre exercice, il
faut donner iusques aux derniers limites du plaisir; et garder de•
s'engager plus auant, ou la peine commence à se mesler parmy.
Il faut reseruer d'embesoignement et d'occupation, autant seulement,
qu'il en est besoing, pour nous tenir en haleine, et pour nous
garantir des incommoditez que tire apres soy l'autre extremité
d'vne lasche oysiueté et assoupie. Il y a des sciences steriles et2
épineuses, et la plus part forgées pour la presse: il les faut laisser
à ceux qui sont au seruice du monde. Ie n'ayme pour moy, que
des liures ou plaisans et faciles; qui me chatouillent; ou ceux qui
me consolent, et conseillent à regler ma vie et ma mort.
Tacitum syluas inter reptare salubres,•
Curantem quidquid dignum sapiente bonòque est.
Les gens plus sages peuuent se forger vn repos tout spirituel,
ayant l'ame forte et vigoureuse. Moy qui l'ay commune, il faut que
i'ayde à me soustenir par les commoditez corporelles. Et l'aage
m'ayant tantost desrobé celles qui estoient plus à ma fantasie,3
i'instruis et aiguise mon appetit à celles qui restent plus sortables
à cette autre saison. Il faut retenir à tout nos dents et nos griffes,
l'vsage des plaisirs de la vie, que nos ans nous arrachent des
poings, les vns apres les autres:
Carpamus dulcia, nostrum est•
Quod viuis, cinis et manes et fabula fies.
Or quant à la fin que Pline et Cicero nous proposent, de la gloire,
c'est bien loing de mon conte. La plus contraire humeur à la retraicte,
c'est l'ambition. La gloire et le repos sont choses qui ne
peuuent loger en mesme giste: à ce que ie voy, ceux-cy n'ont que4
428
les bras et les iambes hors de la presse; leur ame, leur intention
y demeure engagée plus que iamais.
Tun', vetule, auriculis alienis colligis escas?
Ils se sont seulement reculez pour mieux sauter, et pour d'vn plus
fort mouuement faire vne plus viue faucée dans la trouppe. Vous•
plaist-il voir comme ils tirent court d'vn grain? Mettons au contrepoix,
l'aduis de deux philosophes, et de deux sectes tres-differentes,
escriuans l'vn à Idomeneus, l'autre à Lucilius leurs amis, pour du
maniement des affaires et des grandeurs, les retirer à la solitude.
Vous auez, disent-ils, vescu nageant et flottant iusques à present,1
venez vous en mourir au port. Vous auez donné le reste de vostre
vie à la lumiere, donnez cecy à l'ombre. Il est impossible de quitter
les occupations, si vous n'en quittez le fruit; à cette cause
desfaictes vous de tout soing de nom et de gloire. Il est danger que
la lueur de voz actions passées, ne vous esclaire que trop, et vous•
suiue iusques dans vostre taniere. Quittez auecq les autres voluptez,
celle qui vient de l'approbation d'autruy. Et quant à vostre science
et suffisance, ne vous chaille, elle ne perdra pas son effect, si vous
en valez mieux vous mesme. Souuienne vous de celuy, à qui comme
on demandast, à quoy faire il se pénoit si fort en vn art, qui ne2
pouuoit venir à la cognoissance de guere de gens: I'en ay assez de
peu, respondit-il, i'en ay assez d'vn, i'en ay assez de pas vn. Il disoit
vray: vous et vn compagnon estes assez suffisant theatre l'vn
à l'autre, ou vous à vous-mesmes. Que le peuple vous soit vn, et
vn vous soit tout le peuple. C'est vne lâche ambition de vouloir•
tirer gloire de son oysiueté, et de sa cachette. Il faut faire comme
les animaux, qui effacent la trace, à la porte de leur taniere. Ce
n'est plus ce qu'il vous faut chercher, que le monde parle de vous,
mais comme il faut que vous parliez à vous-mesmes. Retirez vous
en vous, mais preparez vous premierement de vous y receuoir: ce3
seroit folie de vous fier à vous mesmes, si vous ne vous sçauez
gouuerner. Il y a moyen de faillir en la solitude, comme en la
compagnie: iusques à ce que vous vous soyez rendu tel, deuant
qui vous n'osiez clocher, et iusques à ce que vous ayez honte et
respect de vous mesmes, obuersentur species honestæ animo: presentez•
vous tousiours en l'imagination Caton, Phocion, et Aristides,
en la presence desquels les fols mesme cacheroient leurs fautes, et
430
establissez les contrerolleurs de toutes vos intentions. Si elles se
detraquent, leur reuerence vous remettra en train: ils vous contiendront
en cette voye, de vous contenter de vous mesmes, de
n'emprunter rien que de vous, d'arrester et fermir vostre ame en
certaines et limitées cogitations, où elle se puisse plaire: et ayant•
entendu les vrays biens, desquels on iouyt à mesure qu'on les entend,
s'en contenter, sans desir de prolongement de vie ny de nom.
Voyla le conseil de la vraye et naifue philosophie, non d'vne philosophie
ostentatrice et parliere, comme est celle des deux premiers.
ENCOR' vn traict à la comparaison de ces couples. Il se tire des1
escrits de Cicero, et de ce Pline peu retirant, à mon aduis, aux
humeurs de son oncle, infinis tesmoignages de nature outre mesure
ambitieuse: entre autres qu'ils sollicitent au sceu de tout le monde,
les historiens de leur temps, de ne les oublier en leurs registres:
et la fortune comme par despit, a faict durer iusques à nous la•
vanité de ces requestes, et pieça faict perdre ces histoires. Mais
cecy surpasse toute bassesse de cœur, en personnes de tel rang,
d'auoir voulu tirer quelque principale gloire du cacquet, et de la
parlerie, iusques à y employer les lettres priuées escriptes à leurs
amis: en maniere, que aucunes ayans failly leur saison pour estre2
enuoyées, ils les font ce neantmoins publier auec cette digne excuse,
qu'ils n'ont pas voulu perdre leur trauail et veillées. Sied-il pas
bien à deux consuls Romains, souuerains magistrats de la chose
publique emperiere du monde, d'employer leur loisir, à ordonner
et fagotter gentiment vne belle missiue, pour en tirer la reputation,•
432
de bien entendre le langage de leur nourrisse? Que feroit pis vn
simple maistre d'escole qui en gaignast sa vie? Si les gestes de
Xenophon et de Cæsar, n'eussent de bien loing surpassé leur eloquence,
ie ne croy pas qu'ils les eussent iamais escrits. Ils ont
cherché à recommander non leur dire, mais leur faire. Et si la•
perfection du bien parler pouuoit apporter quelque gloire sortable
à vn grand personnage, certainement Scipion et Lælius n'eussent
pas resigné l'honneur de leurs comedies, et toutes les mignardises
et delices du langage Latin, à vn serf Afriquain. Car que cet ouurage
soit leur, sa beauté et son excellence le maintient assez, et1
Terence l'aduoüe luy mesme: et me feroit on desplaisir de me
desloger de cette creance. C'est vne espece de mocquerie et d'iniure,
de vouloir faire valoir vn homme, par des qualitez mes-aduenantes
à son rang; quoy qu'elles soient autrement loüables; et par
les qualitez aussi qui ne doiuent pas estre les siennes principales.•
Comme qui loüeroit vn Roy d'estre bon peintre, ou bon architecte,
ou encore bon arquebuzier, ou bon coureur de bague. Ces loüanges
ne font honneur, si elles ne sont presentées en foule, et à la
suitte de celles qui luy sont propres: à sçauoir de la iustice, et de
la science de conduire son peuple en paix et en guerre. De cette2
façon faict honneur à Cyrus l'agriculture, et à Charlemaigne l'eloquence,
et cognoissance des bonnes lettres. I'ay veu de mon temps,
en plus forts termes, des personnages, qui tiroient d'escrire, et
leurs tiltres, et leur vocation, desaduoüer leur apprentissage, corrompre
leur plume, et affecter l'ignorance de qualité si vulgaire, et•
que nostre peuple tient, ne se rencontrer guere en mains sçauantes:
et prendre souci, de se recommander par meilleures qualitez. Les
compagnons de Demosthenes en l'ambassade vers Philippus, loüoyent
ce Prince d'estre beau, eloquent, et bon beuueur: Demosthenes
disoit que c'estoient louanges qui appartenoient mieux à vne femme,3
à vn Aduocat, à vne esponge, qu'à vn Roy.
Imperet bellante prior, iacentem
Lenis in hostem.
Ce n'est pas sa profession de sçauoir, ou bien chasser, ou bien
dancer,•
Orabunt causas alij, cœlique mea us
Describent radio, et fulgentia, sidera dicent,
Hic regere imperio populos sciat.
434
Plutarque dit d'auantage, que de paroistre si excellent en ces
parties moins necessaires, c'est produire contre soy le tesmoignage
d'auoir mal dispencé son loisir, et l'estude, qui deuoit estre employé
à choses plus necessaires et vtiles. De façon que Philippus
Roy de Macedoine, ayant ouy ce grand Alexandre son fils, chanter•
en vn festin, à l'enui des meilleurs musiciens; N'as-tu pas honte,
luy dit-il, de chanter si bien? Et à ce mesme Philippus, vn musicien
contre lequel il debattoit de son art; Ia à Dieu ne plaise Sire, dit-il,
qu'il t'aduienne iamais tant de mal, que tu entendes ces choses là,
mieux que moy. Vn Roy doit pouuoir respondre, comme Iphicrates1
respondit à l'orateur qui le pressoit en son inuectiue de cette maniere:
Et bien qu'es-tu, pour faire tant le braue? es-tu homme
d'armes, es-tu archer, es-tu piquier? Ie ne suis rien de tout cela,
mais ie suis celuy qui sçait commander à tous ceux-là. Et Antisthenes
print pour argument de peu de valeur en Ismenias, dequoy on•
le vantoit d'estre excellent ioüeur de flustes. Ie sçay bien, quand
i'oy quelqu'vn, qui s'arreste au langage des Essais, que i'aimeroye
mieux, qu'il s'en teust. Ce n'est pas tant esleuer les mots, comme
deprimer le sens: d'autant plus picquamment, que plus obliquement.
Si suis-ie trompé si guere d'autres donnent plus à prendre en2
la matiere: et comment que ce soit, mal ou bien, si nul escriuain l'a
semée, ny guere plus materielle, ny au moins plus drue, en son
papier. Pour en ranger d'auantage, ie n'en entasse que les testes.
Que i'y attache leur suitte, ie multiplieray plusieurs fois ce volume.
Et combien y ay-ie espandu d'histoires, qui ne disent mot, lesquelles•
qui voudra esplucher vn peu plus curieusement, en produira
infinis Essais? Ny elles, ny mes allegations, ne seruent pas tousiours
simplement d'exemple, d'authorité ou d'ornement. Ie ne les regarde
pas seulement par l'vsage, que i'en tire. Elles portent souuent,
hors de mon propos, la semence d'vne matiere plus riche et plus3
hardie: et souuent à gauche, vn ton plus delicat, et pour moy, qui
n'en veux en ce lieu exprimer d'auantage, et pour ceux qui rencontreront
mon air. Retournant à la vertu parliere, ie ne trouue pas
grand choix, entre ne sçauoir dire que mal, on ne sçauoir rien que
bien dire. Non est ornamentum virile, concinnitas. Les Sages disent,•
que pour le regard du sçauoir, il n'est que la philosophie, et pour
436
le regard des effects, que la vertu, qui generalement soit propre à
tous degrez, et à tous ordres. Il y a quelque chose de pareil en
ces autres deux philosophes: car ils promettent aussi eternité aux
lettres qu'ils escriuent à leurs amis. Mais c'est d'autre façon, et
s'accommodans pour vne bonne fin, à la vanité d'autruy. Car ils leur•
mandent, que si le soing de se faire cognoistre aux siecles aduenir,
et de la renommée les arreste encore au maniement des affaires,
et leur fait craindre la solitude et la retraite, où ils les veulent appeller;
qu'ils ne s'en donnent plus de peine: d'autant qu'ils ont
assez de credit auec la posterité, pour leur respondre, que ne fust1
que par les lettres qu'ils leur escriuent, ils rendront leur nom aussi
cogneu et fameux que pourroient faire leurs actions publiques. Et
outre cette difference; encore ne sont-ce pas lettres vuides et descharnées,
qui ne se soustiennent que par vn delicat chois de mots,
entassez et rangez à vne iuste cadence; ains farcies et pleines de•
beaux discours de sapience, par lesquelles on se rend non plus
eloquent, mais plus sage, et qui nous apprennent non à bien dire,
mais à bien faire. Fy de l'eloquence qui nous laisse enuie de soy,
non des choses. Si ce n'est qu'on die que celle de Cicero, estant en
si extreme perfection, se donne corps elle mesme. I'adiousteray2
encore vn compte que nous lisons de luy, à ce propos, pour nous
faire toucher au doigt son naturel. Il auoit à orer en public, et
estoit vn peu pressé du temps, pour se preparer à son aise: Eros,
l'vn de ses serfs, le vint aduertir, que l'audience estoit remise au
lendemain: il en fut si aise, qu'il luy donna liberté pour cette bonne•
nouuelle. Sur ce subiect de lettres, ie veux dire ce mot; que c'est
vn ouurage, auquel mes amis tiennent, que ie puis quelque chose.
Et eusse prins plus volontiers cette forme à publier mes verues, si
i'eusse eu à qui parler. Il me falloit, comme ie l'ay eu autrefois, vn
certain commerce, qui m'attirast, qui me soustinst, et sousleuast.3
Car de negocier au vent, comme d'autres, ie ne sçauroy, que de
songe: ny forger des vains noms à entretenir, en chose serieuse:
ennemy iuré de toute espece de falsification. I'eusse esté plus attentif,
et plus seur, ayant vne addresse forte et amie, que regardant
les diuers visages d'vn peuple: et suis deçeu, s'il ne m'eust mieux•
438
succedé. I'ay naturellement vn stile comique et priué. Mais c'est d'vne
forme mienne, inepte aux negotiations publiques, comme en toutes
façons est mon langage, trop serré, desordonné, couppé, particulier.
Et ne m'entens pas en lettres ceremonieuses, qui n'ont autre
substance, que d'vne belle enfileure de paroles courtoises. Ie n'ay•
ny la faculté, ny le goust de ces longues offres d'affection et de
seruice. Ie n'en crois pas tant; et me desplaist d'en dire guere,
outre ce que i'en crois. C'est bien loing de l'vsage present: car il
ne fut iamais si abiecte et seruile prostitution de presentations: la
vie, l'ame, deuotion, adoration, serf, esclaue, tous ces mots y courent1
si vulgairement, que quand ils veulent faire sentir vne plus
expresse volonté et plus respectueuse, ils n'ont plus de maniere
pour l'exprimer. Ie hay à mort de sentir au flateur. Qui faict que
ie me iette naturellement à vn parler sec, rond et cru, qui tire à
qui ne me cognoit d'ailleurs, vn peu vers le desdaigneux. I'honnore•
le plus ceux que i'honnore le moins: et où mon ame marche d'vne
grande allegresse, i'oublie les pas de la contenance: et m'offre
maigrement et fierement, à ceux à qui ie suis: et me presente moins,
à qui ie me suis le plus donné. Il me semble qu'ils le doiuent lire
en mon cœur, et que l'expression de mes paroles, fait tort à ma2
conception. A bienuienner, à prendre congé, à remercier, à salüer,
à presenter mon seruice, et tels compliments verbeux des loix ceremonieuses
de nostre ciuilité, ie ne cognois personne si sottement
sterile de langage que moy. Et n'ay iamais esté employé à faire des
lettres de faueur et recommendation, que celuy pour qui c'estoit,•
n'aye trouuées seches et lasches. Ce sont grands imprimeurs de
lettres, que les Italiens, i'en ay, ce crois-ie, cent diuers volumes.
Celles de Annibale Caro me semblent les meilleures. Si tout le papier
que i'ay autresfois barbouillé pour les dames, estoit en nature,
lors que ma main estoit veritablement emportée par ma passion, il3
s'en trouueroit à l'aduenture quelque page digne d'estre communiquée
à la ieunesse oysiue, embabouinée de cette fureur. I'escrits
mes lettres tousiours en poste, et si precipiteusement, que quoy
que ie peigne insupportablement mal, i'ayme mieux escrire de ma
main, que d'y en employer vn' autre, car ie n'en trouue point qui•
me puisse suiure, et ne les transcrits iamais. I'ay accoustumé les
440
grands, qui me cognoissent, à y supporter des litures et des trasseures,
et vn papier sans plieure et sans marge. Celles qui me coustent
le plus, sont celles qui valent le moins. Depuis que ie les traine,
c'est signe que ie n'y suis pas. Ie commence volontiers sans proiect;
le premier traict produit le second. Les lettres de ce temps, sont•
plus en bordures et prefaces, qu'en matiere. Comme i'ayme mieux
composer deux lettres, que d'en clorre et plier vne; et resigne tousiours
cette commission à quelque autre: de mesme quand la matiere
est acheuée, ie donrois volontiers à quelqu'vn la charge d'y
adiouster ces longues harangues, offres, et prieres, que nous logeons1
sur la fin, et desire que quelque nouuel vsage nous en descharge.
Comme aussi de les inscrire d'vne legende de qualitez et
tiltres, pour ausquels ne broncher, i'ay maintesfois laissé d'escrire,
et notamment à gens de iustice et de finance. Tant d'innouations
d'offices, vne si difficile dispensation et ordonnance de diuers noms•
d'honneur; lesquels estans si cherement achetez, ne peuuent estre
eschangez, ou oubliez sans offence. Ie trouue pareillement de mauuaise
grace, d'en charger le front et inscription des liures, que
nous faisons imprimer.
CHAPITRE XL. (TRADUCTION LIV. I, CH. XL.)
Que le goust des biens et des maux despend en bonne
partie de l'opinion que nous en auons.
LES hommes, dit vne sentence Grecque ancienne, sont tourmentez2
par les opinions qu'ils ont des choses, non par les choses mesmes.
Il y auroit vn grand poinct gaigné pour le soulagement de nostre
miserable condition humaine, qui pourroit establir cette proposition
vraye tout par tout. Car si les maux n'ont entrée en nous, que par
nostre iugement, il semble qu'il soit en nostre pouuoir de les mespriser•
ou contourner à bien. Si les choses se rendent à nostre mercy,
pourquoy n'en cheuirons nous, ou ne les accommoderons nous à
nostre aduantage? Si ce que nous appellons mal et tourment, n'est
ny mal ny tourment de soy, ains seulement que nostre fantasie luy
donne cette qualité, il est en nous de la changer: et en ayant le choix,3
si nul ne nous force, nous sommes estrangement fols de nous
442
bander pour le party qui nous est le plus ennuyeux: et de donner
aux maladies, à l'indigence et au mespris vn aigre et mauuais goust,
si nous le leur pouuons donner bon: et si la fortune fournissant
simplement de matiere, c'est à nous de luy donner la forme. Or
que ce que nous appellons mal, ne le soit pas de soy, ou au moins•
tel qu'il soit, qu'il depende de nous de luy donner autre saueur, et
autre visage, car tout reuient à vn, voyons s'il se peut maintenir.
Si l'estre originel de ces choses que nous craignons, auoit credit
de se loger en nous de son authorité, il logeroit pareil et semblable
en tous: car les hommes sont tous d'vne espece: et sauf le plus et1
le moins, se trouuent garnis de pareils outils et instruments pour
conceuoir et iuger. Mais la diuersité des opinions, que nous auons
de ces choses là, montre clairement qu'elles n'entrent en nous que
par composition. Tel à l'aduenture les loge chez soy en leur vray
estre, mais mille autres leur donnent vn estre nouueau et contraire•
chez eux. Nous tenons la mort, la pauureté et la douleur pour nos
principales parties. Or cette mort que les vns appellent des choses
horribles la plus horrible, qui ne sçait que d'autres la nomment
l'vnique port des tourmens de cette vie? le souuerain bien de nature?
seul appuy de nostre liberté? et commune et prompte recepte2
à tous maux? Et comme les vns l'attendent tremblans et effrayez,
d'autres la supportent plus aysement que la vie. Celuy-là se plaint
de sa facilité:
Mors, vtinam pauidos vitæ subducere nolles,
Sed virtus te sola daret!•
Or laissons ces glorieux courages: Theodorus respondit à Lysimachus
menaçant de le tuer: Tu feras vn grand coup d'arriuer à
la force d'vne cantharide. La plus part des Philosophes se trouuent
auoir ou preuenu par dessein, ou hasté et secouru leur mort. Combien
voit-on de personnes populaires, conduictes à la mort, et non3
à vne mort simple, mais meslee de honte, et quelquefois de griefs
tourmens, y apporter vne telle asseurance, qui par opiniatreté, qui
par simplesse naturelle, qu'on n'y apperçoit rien de changé de leur
estat ordinaire: establissans leurs affaires domestiques, se recommandans
à leurs amis, chantans, preschans et entretenans le peuple:•
voire y meslans quelquefois des mots pour rire, et beuuans à leurs
444
cognoissans, aussi bien que Socrates? Vn qu'on menoit au gibet,
disoit que ce ne fust pas par telle ruë, car il y auoit danger qu'vn
marchant luy fist mettre la main sur le collet, à cause d'vn vieux
debte. Vn autre disoit au bourreau qu'il ne le touchast pas à la
gorge, de peur de le faire tressaillir de rire, tant il estoit chatouilleux:•
l'autre respondit à son confesseur, qui luy promettoit qu'il
soupperoit ce iour là auec nostre Seigneur, Allez vous y en vous,
car de ma part ie ieusne. Vn autre ayant demandé à boire, et le
bourreau ayant beu le premier, dit ne vouloir boire apres luy, de
peur de prendre la verolle. Chacun a ouy faire le conte du Picard,1
auquel estant à l'eschelle on presente vne garse, et que, comme
nostre iustice permet quelquefois, s'il la vouloit espouser, on luy
sauueroit la vie: luy l'ayant vn peu contemplee, et apperçeu qu'elle
boittoit: Attache, attache, dit-il, elle cloche. Et on dit de mesmes
qu'en Dannemarc vn homme condamné à auoir la teste tranchee,•
estant sur l'eschaffaut, comme on luy presenta vne pareille condition,
la refusa, par ce que la fille qu'on luy offrit, auoit les iouës
auallees, et le nez trop pointu. Vn valet à Thoulouse accusé d'heresie,
pour toute raison de sa creance, se rapportoit à celle de son
maistre, ieune escolier prisonnier avec luy, et ayma mieux mourir,2
que se laisser persuader que son maistre peust errer. Nous lisons
de ceux de la ville d'Arras, lors que le Roy Loys vnziesme la print,
qu'il s'en trouua bon nombre parmy le peuple qui se laisserent
pendre, plustost que de dire, Viue le Roy. Et de ces viles ames de
bouffons, il s'en est trouué qui n'ont voulu abandonner leur gaudisserie•
en la mort mesme. Celuy à qui le bourreau donnoit le branle,
s'escria, Vogue la gallee, qui estoit son refrain ordinaire. Et l'autre
qu'on auoit couché sur le point de rendre sa vie le long du foier
sur vne paillasse, à qui le medecin demandant où le mal le tenoit;
Entre le banc et le feu, respondit-il. Et le prestre, pour luy donner3
l'extreme onction, cherchant ses pieds, qu'il auoit reserrez et
contraints par la maladie: Vous les trouuerez, dit-il, au bout de mes
iambes. A l'homme qui l'exhortoit de se recommander à Dieu,
Qui y va? demanda-il: et l'autre respondant, Ce sera tantost vous
mesmes, s'il luy plaist: Y fusse-ie bien demain au soir, repliqua-il:•
Recommandez vous seulement à luy, suiuit l'autre, vous y serez
bien tost: Il vaut donc mieux, adiousta-il, que ie luy porte mes recommandations
446
moy-mesmes. Au Royaume de Narsingue encores
auiourd'huy, les femmes de leurs prestres sont viues enseuelies avec
le corps de leurs maris. Toutes autres femmes sont bruslees aux
funerailles des leurs: non constamment seulement, mais gaïement.
A la mort du Roy, ses femmes et concubines, ses mignons et tous•
ses officiers et seruiteurs, qui sont vn peuple, se presentent si
allegrement au feu où son corps est bruslé, qu'ils montrent prendre
à grand honneur d'y accompaigner leur maistre. Pendant nos dernieres
guerres de Milan, et tant de prises et récousses, le peuple
impatient de si diuers changemens de fortune, print telle resolution1
à la mort, que i'ay ouy dire à mon pere, qu'il y veit tenir comte de
bien vingt et cinq maistres de maison, qui s'estoient deffaits eux-mesmes
en vne sepmaine. Accident approchant à celuy des Xanthiens,
lesquels assiegez par Brutus se precipiterent pesle mesle
hommes, femmes, et enfans à vn si furieux appetit de mourir, qu'on•
ne fait rien pour fuir la mort, que ceux-cy ne fissent pour fuir la
vie: en maniere qu'à peine peut Brutus en sauuer vn bien petit
nombre. Toute opinion est assez forte, pour se faire espouser au
prix de la vie. Le premier article de ce courageux serment, que la
Grece iura, et maintint, en la guerre Medoise, ce fut, que chacun2
changeroit plustost la mort à la vie, que les loix Persiennes aux
leurs. Combien void on de monde en la guerre des Turcs et des
Grecs, accepter plustost la mort tres-aspre, que de se descirconcire
pour se baptizer? Exemple dequoy nulle sorte de religion est incapable.
Les Roys de Castille ayants banni de leur terre, les Iuifs,•
le Roy Iehan de Portugal leur vendit à huict escus pour teste, la
retraicte aux siennes pour vn certain temps: à condition, que iceluy
venu, ils auroient à les vuider: et leur promettoit fournir de vaisseaux
à les traiecter en Afrique. Le iour arriue, lequel passé il
estoit dit, que ceux qui n'auroient obeï, demeureroient esclaues:3
les vaisseaux leur furent fournis escharcement: et ceux qui s'y
embarquerent, rudement et villainement traittez par les passagers:
qui outre plusieurs autres indignitez les amuserent sur mer, tantost
auant, tantost arriere, iusques à ce qu'ils eussent consumé leurs
victuailles, et contreints d'en acheter d'eux si cherement et si longuement,•
qu'on ne les mit à bord, qu'ils ne fussent du tout en
448
chemise. La nouuelle de cette inhumanité, rapportee à ceux qui
estoient en terre, la plus part se resolurent à la seruitude: aucuns
firent contenance de changer de religion. Emmanuel successeur de
Iehan, venu à la couronne, les meit premierement en liberté, et
changeant d'aduis depuis, leur ordonna de sortir de ses païs, assignant•
trois ports à leur passage. Il esperoit, dit l'Euesque Osorius,
non mesprisable historien Latin, de noz siecles: que la faueur de
la liberté, qu'il leur auoit rendue, aiant failli de les conuertir au
Christianisme, la difficulté de se commettre à la volerie des mariniers,
d'abandonner vn païs, où ils estoient habituez, auec grandes1
richesses, pour s'aller ietter en region incognue et estrangere, les
y rameineroit. Mais se voyant decheu de son esperance, et eux tous
deliberez au passage: il retrancha deux des ports, qu'il leur auoit
promis: affin que la longueur et incommodité du traiect en reduisist
aucuns: ou qu'il eust moien de les amonceller tous à vn lieu, pour•
vne plus grande commodité de l'execution qu'il auoit destinée. Ce
fut, qu'il ordonna qu'on arrachast d'entre les mains des peres et
des meres, tous les enfans au dessous de quatorze ans, pour les
transporter hors de leur veüe et conuersation, en lieu où ils fussent
instruits à nostre religion. Il dit que cet effect produisit vn horrible2
spectacle: la naturelle affection d'entre les peres et enfants, et de
plus, le zele à leur ancienne creance, combattant à l'encontre de
cette violente ordonnance. Il fut veu communement des peres et meres
se deffaisants eux mesmes: et d'vn plus rude exemple encore, precipitants
par amour et compassion, leurs ieunes enfans dans des•
puits, pour fuir à la loy. Au demeurant le terme qu'il leur auoit
prefix expiré, par faute de moiens, ils se remirent en seruitude.
Quelques vns se feirent Chrestiens: de la foy desquels, ou de leur
race, encore auiourd'huy, cent ans apres, peu de Portugais s'asseurent:
quoy que la coustume et la longueur du temps, soient bien3
plus fortes conseilleres à telles mutations, que toute autre contreinte.
En la ville de Castelnau Darry, cinquante Albigeois heretiques, souffrirent
à la fois, d'vn courage determiné, d'estre bruslez vifs en vn
feu, auant desaduouer leurs opinions. Quoties non modò ductores nostri,
dit Cicero, sed vniuersi etiam exercitus, ad non dubiam mortem concurrerunt?•
I'ay veu quelqu'vn de mes intimes amis courre la mort
à force, d'vne vraye affection, et enracinee en son cœur par diuers
visages de discours, que ie ne luy sçeu rabatre: et à la premiere
qui s'offrit coiffee d'vn lustre d'honneur, s'y precipiter hors de
toute apparence, d'vne fin aspre et ardente. Nous auons plusieurs4
450
exemples en nostre temps de ceux, iusques aux enfans, qui de
craincte de quelque legere incommodité, se sont donnez à la mort.
Et à ce propos, que ne craindrons nous, dit vn ancien, si nous craignons
ce que la couardise mesme a choisi pour sa retraitte? D'enfiler
icy vn grand rolle de ceux de tous sexes et conditions, et de toutes•
sectes, és siecles plus heureux, qui ont ou attendu la mort constamment,
ou recerchee volontairement: et recherchee non seulement
pour fuir les maux de cette vie, mais aucuns pour fuir simplement la
satieté de viure: et d'autres pour l'esperance d'vne meilleure condition
ailleurs, ie n'auroy iamais fait. Et en est le nombre si infini,1
qu'à la verité i'auroy meilleur marché de mettre en compte ceux qui
l'ont crainte. Cecy seulement. Pyrrho le Philosophe se trouuant vn
iour de grande tourmente dans vn batteau, montroit à ceux qu'il
voyoit les plus effrayez autour de luy, et les encourageoit par
l'exemple d'vn pourceau, qui y estoit, nullement soucieux de cet•
orage. Oserons nous donc dire que cet aduantage de la raison, dequoy
nous faisons tant de feste, et pour le respect duquel nous nous
tenons maistre et Empereurs du reste des creatures, ait esté mis en
nous, pour nostre tourment? A quoy faire la cognoissance des
choses, si nous en deuenons plus lasches? si nous en perdons le2
repos et la tranquilité, où nous serions sans cela? et si elle nous
rend de pire condition que le pourceau de Pyrrho? L'intelligence
qui nous a esté donnée pour nostre plus grand bien, l'employerons
nous à nostre ruine; combatans le dessein de nature, et l'vniuersel
ordre des choses, qui porte que chacun vse de ses vtils et moyens•
pour sa commodité? Bien, me dira lon, vostre regle serue à la
mort; mais que direz vous de l'indigence? que direz vous encor de
la douleur, qu'Aristippus, Hieronymus et la pluspart des sages, ont
estimé le dernier mal: et ceux qui le nioient de parole, le confessoient
par effect? Possidonius estant extremement tourmenté d'vne3
maladie aigüe et douloureuse, Pompeius le fut voir, et s'excusa
d'auoir prins heure si importune pour l'ouyr deuiser de la Philosophie:
Ia à Dieu ne plaise, luy dit Possidonius, que la douleur gaigne
tant sur moy, qu'elle m'empesche d'en discourir: et se ietta sur ce
mesme propos du mespris de la douleur. Mais ce pendant elle ioüoit•
452
son rolle, et le pressoit incessamment. A quoy il s'escrioit: Tu as
beau faire douleur, si ne diray-ie pas, que tu sois mal. Ce comte
qu'ils font tant valoir, que porte-il pour le mespris de la douleur? il
ne debat que du mot. Et ce pendant si ces pointures ne l'esmeuuent,
pourquoy en rompt-il son propos? pourquoy pense-il faire beaucoup•
de ne l'appeller pas mal? Icy tout ne consiste pas en l'imagination.
Nous opinons du reste; c'est icy la certaine science, qui iouë son
rolle, nos sens mesmes en sont iuges:
Qui nisi sunt veri, ratio quoque falsa sit omnis.
Ferons nous accroire à nostre peau, que les coups d'estriuiere la1
chatoüillent? et à nostre goust que l'aloé soit du vin de Graues? Le
pourceau de Pyrrho est icy de nostre escot. Il est bien sans effroy à
la mort: mais si on le bat, il crie et se tourmente. Forcerons nous
la generale loy de nature, qui se voit en tout ce qui est viuant sous
le ciel, de trembler sous la douleur? Les arbres mesmes semblent•
gemir aux offences. La mort ne se sent que par le discours, d'autant
que c'est le mouuement d'vn instant.
Aut fuit, aut veniet; nihil est præsentis in illa.
Morsque minus pœnæ, quàm mora mortis habet.
Mille bestes, mille hommes sont plustost morts, que menassés. Aussi2
ce que nous disons craindre principalement en la mort, c'est la douleur
son auant-coureuse coustumiere. Toutesfois, s'il en faut croire
vn saint pere, malam mortem non facit, nisi quod sequitur mortem.
Et ie diroy encore plus vraysemblablement, que ny ce qui va deuant,
ny ce qui vient apres, n'est des appartenances de la mort. Nous nous•
excusons faussement. Et ie trouue par experience, que c'est plustost
l'impatience de l'imagination de la mort, qui nous rend impatiens
de la douleur: et que nous la sentons doublement grieue, de ce
qu'elle nous menace de mourir. Mais la raison accusant nostre lascheté,
de craindre chose si soudaine, si ineuitable, si insensible,3
nous prenons cet autre pretexte plus excusable. Tous les maux qui
n'ont autre danger que du mal, nous les disons sans danger. Celuy
des dents, ou de la goutte, pour grief qu'il soit, d'autant qu'il n'est
pas homicide, qui le met en conte de maladie? Or bien presupposons
le, qu'en la mort nous regardons principalement la douleur.•
Comme aussi la pauureté n'a rien à craindre, que cela, qu'elle nous
iette entre ses bras par la soif, la faim, le froid, le chaud, les veilles,
qu'elle nous fait souffrir. Ainsi n'ayons affaire qu'à la douleur. Ie
leur donne que ce soit le pire accident de nostre estre: et volontiers.
454
Car ie suis l'homme du monde qui luy veux autant de mal, et qui
la fuis autant, pour iusques à present n'auoir pas eu, Dieu mercy,
grand commerce auec elle; mais il est en nous, sinon de l'aneantir,
au moins de l'amoindrir par patience: et quand bien le corps s'en
esmouueroit, de maintenir ce neant-moins l'ame et la raison en•
bonne trampe. Et s'il ne l'estoit, qui auroit mis en credit, la vertu,
la vaillance, la force, la magnanimité et la resolution? où iouëroyent
elles leur rolle, s'il n'y a plus de douleur à deffier? Auida est periculi
virtus. S'il ne faut coucher sur la dure, soustenir armé de toutes
pieces la chaleur du midy, se paistre d'vn cheual, et d'vn asne, se1
voir detailler en pieces, et arracher vne balle d'entre les os, se souffrir
recoudre, cauterizer et sonder, par où s'acquerra l'aduantage
que nous voulons auoir sur le vulgaire? C'est bien loing de fuir le
mal et la douleur, ce que disent les Sages, que des actions égallement
bonnes, celle-là est plus souhaitable à faire, où il y a plus de•
peine. Non enim hilaritate, nec lasciuia, nec risu aut ioco comite leuitatis,
sed sæpe etiam tristes firmitate et constantia sunt beati. Et à
cette cause il a esté impossible de persuader à nos peres, que les
conquestes faites par viue force, au hazard de la guerre, ne fussent
plus aduantageuses, que celles qu'on fait en toute seureté par pratiques2
et menees.
Lætius est, quoties magno sibi constat honestum.
D'auantage cela nous doit consoler, que naturellement, si la douleur
est violente, elle est courte: si elle est longue, elle est legere:
si grauis, breuis: si longus, leuis. Tu ne la sentiras guere long temps,•
si tu la sens trop: elle mettra fin à soy, ou à toy: l'vn et l'autre
reuient à vn. Si tu ne la portes, elle t'emportera. Memineris maximos
morte finiri; paruos multa habere interualla requietis, mediocrium
nos esse dominos: vt si tolerabiles sint, feramus: sin minus,
è vita, quum ea non placeat, tanquàm è theatro exeamus. Ce qui3
nous fait souffrir auec tant d'impatience la douleur, c'est de n'estre
pas accoustumez de prendre nostre principal contentement en l'ame,
de ne nous attendre point assez à elle, qui est seule et souueraine
maistresse de nostre condition. Le corps n'a, sauf le plus et le moins,
qu'vn train et qu'vn pli. Elle est variable en toute sorte de formes,•
456
et renge à soy, et à son estat, quel qu'il soit, les sentiments du corps,
et tous autres accidents. Pourtant la faut il estudier, et enquerir;
et esueiller en elle ses ressorts tout-puissants. Il n'y a raison, ny
prescription, ny force, qui vaille contre son inclination et son chois.
De tant de milliers de biais, qu'elle a en sa disposition, donnons•
luy en vn, propre à nostre repos et conseruation: nous voyla non
couuerts seulement de toute offense, mais gratifiez mesmes et flattez,
si bon luy semble, des offenses et des maux. Elle faict son
profit indifferemment de tout. L'erreur, les songes, luy seruent vtilement,
comme vne loyale matiere, à nous mettre à garant, et en1
contentement. Il est aisé à voir, que ce qui aiguise en nous la douleur
et la volupté, c'est la pointe de nostre esprit. Les bestes, qui le
tiennent sous boucle, laissent aux corps leurs sentiments libres et
naifs: et par consequent vns, à peu pres, en chasque espece, ainsi
qu'elles montrent par la semblable application de leurs mouuements.•
Si nous ne troublions en noz membres, la iurisdiction qui leur appartient
en cela: il est à croire, que nous en serions mieux, et que
nature leur a donné vn iuste et moderé temperament, enuers la
volupté et enuers la douleur. Et ne peut faillir d'estre iuste, estant
egal et commun. Mais puis que nous nous sommes emancipez de ses2
regles, pour nous abandonner à la vagabonde liberté de noz fantasies:
au moins aydons nous à les plier du costé le plus aggreable.
Platon craint nostre engagement aspre à la douleur et à la volupté,
d'autant qu'il oblige et attache par trop l'ame au corps: moy plustost
au rebours, d'autant qu'il l'en desprent et desclouë. Tout ainsi•
que l'ennemy se rend plus aspre à nostre fuite, aussi s'enorgueillit
la douleur, à nous voir trembler soubs elle. Elle se rendra de bien
meilleure composition, à qui luy fera teste: il se faut opposer et
bander contre. En nous acculant et tirant arriere, nous appellons à
nous et attirons la ruyne, qui nous menasse. Comme le corps est3
plus ferme à la charge en le roidissant: ainsin est l'ame. Mais
venons aux exemples, qui sont proprement du gibier des gens foibles
de reins, comme moy: où nous trouuerons qu'il va de la douleur,
comme des pierres qui prennent couleur, ou plus haute, ou
plus morne, selon la feuille où lon les couche, et qu'elle ne tient•
qu'autant de place en nous, que nous luy en faisons. Tantum doluerunt,
quantum doloribus se inseruerunt. Nous sentons plus vn coup
de rasoir du Chirurgien, que dix coups d'espee en la chaleur du
combat. Les douleurs de l'enfantement, par les Medecins, et par
Dieu mesme estimees grandes, et que nous passons auec tant de4
ceremonies, il y a des nations entieres, qui n'en font nul compte.
458
Ie laisse à part les femmes Lacedemoniennes: mais aux Souisses
parmi nos gens de pied, quel changement y trouuez vous? sinon
que trottans apres leurs maris, vous leur voyez auiourd'huy porter
au col l'enfant, qu'elles auoient hyer au ventre: et ces Ægyptiennes
contre-faictes ramassées d'entre nous, vont elles mesmes•
lauer les leurs, qui viennent de naistre, et prennent leur baing en
la plus prochaine riuiere. Outre tant de garces qui desrobent tous
les iours leurs enfants en la generation comme en la conception,
cette belle et noble femme de Sabinus Patricien Romain, pour l'interest
d'autruy porta seule et sans secours et sans voix et gemissemens1
l'enfantement de deux iumeaux. Vn simple garçonnet de
Lacedemone, ayant derobé vn renard (car ils craignoient encore
plus la honte de leur sottise au larecin, que nous ne craignons la
peine de nostre malice) et l'ayant mis souz sa cappe, endura plustost
qu'il luy eust rongé le ventre, que de se descouurir. Et vn•
autre, donnant de l'encens à vn sacrifice, se laissa brusler iusques
à l'os, par vn charbon tombé dans sa manche, pour ne troubler le
mystere. Et s'en est veu vn grand nombre pour le seul essay de
vertu, suiuant leur institution, qui ont souffert en l'aage de sept
ans, d'estre foüettez iusques à la mort, sans alterer leur visage. Et2
Cicero les a veuz se battre à trouppes: de poings, de pieds, et de
dents, iusques à s'euanouir auant que d'aduoüer estre vaincus.
Nunquam naturam mos vinceret: est enim ea semper inuicta; sed
nos vmbris, deliciis, otio, languore, desidia, animum infecimus;
opinionibus malóque more delinitum molliuimus. Chacun sçait•
l'histoire de Sceuola, qui s'estant coulé dans le camp ennemy, pour
en tuer le chef, et ayant failly d'attaincte, pour reprendre son effect
d'vne plus estrange inuention, et descharger sa patrie, confessa
à Porsenna, qui estoit le Roy qu'il vouloit tuer, non seulement
son desseing, mais adiousta qu'il auoit en son camp vn3
grand nombre de Romains complices de son entreprise tels que
luy. Et pour montrer quel il estoit, s'estant faict apporter vn brasier,
veit et souffrit griller et rostir son bras, iusques à ce que l'ennemy
mesme en ayant horreur, commanda oster le brasier. Quoy,
celuy qui ne daigna interrompre la lecture de son liure pendant•
qu'on l'incisoit? Et celuy, qui s'obstina à se mocquer et à rire à
l'enuy des maux, qu'on luy faisoit: de façon que la cruauté irritée
des bourreaux qui le tenoyent, et toutes les inuentions des tourmens
redoublez les vns sur les autres luy donnerent gaigné? Mais
c'estoit vn Philosophe. Quoy? vn gladiateur de Cæsar, endura tousiours4
riant qu'on luy sondast et detaillast ses playes. Quis mediocris
gladiator ingemuit? quis vultum mutauit vnquam? Quis non modò
460
stetit, verùm etiam decubuit turpiter? Quis cùm decubuisset, ferrum
recipere iussus, collum contraxit? Meslons y les femmes. Qui n'a
ouy parler à Paris de celle, qui se fit escorcher pour seulement en
acquerir le teint plus frais d'vne nouuelle peau? y en a qui se sont
fait arracher des dents viues et saines, pour en former la voix•
plus molle, et plus grasse, ou pour les ranger en meilleur ordre.
Combien d'exemples du mespris de la douleur auons nous en ce
genre? Que ne peuuent elles? Que craignent elles, pour peu qu'il
y ait d'agencement à esperer en leur beauté?
Vellere queis cura est albos à stirpe capillos,1
Et faciem dempta pelle referre nouam.
J'en ay veu engloutir du sable, de la cendre, et se trauailler à point
nommé de ruiner leur estomac, pour acquerir les pasles couleurs.
Pour faire vn corps bien espagnolé, quelle gehenne ne souffrent
elles guindées et sanglées, auec de grosses coches sur les costez,•
iusques à la chair viue? ouy quelques fois à en mourir. Il est
ordinaire à beaucoup de nations de nostre temps, de se blesser à
escient, pour donner foy à leur parole: et nostre Roy en recite des
notables exemples, de ce qu'il en a veu en Poloigne, et en l'endroit
de luy mesme. Mais outre ce que ie sçay en auoir esté imité en2
France par aucuns, quand ie veins de ces fameux Estats de Blois,
i'auois veu peu auparauant vne fille en Picardie, pour tesmoigner
l'ardeur de ses promesses, et aussi sa constance, se donner du poinçon,
qu'elle portoit en son poil, quatre ou cinq bons coups dans le
bras, qui luy faisoient craquetter la peau, et la saignoient bien en•
bon escient. Les Turcs se font de grandes escarres pour leurs dames:
et afin que la merque y demeure, ils portent soudain du feu
sur la playe, et l'y tiennent vn temps incroyable, pour arrester le
sang, et former la cicatrice. Gents qui l'ont veu, l'ont escrit, et me
l'ont iuré. Mais pour dix aspres, il se trouue tous les iours entre eux3
qui se donnera vne bien profonde taillade dans le bras, ou dans les
cuisses. Ie suis bien ayse que les tesmoins nous sont plus à main,
où nous en auons plus affaire. Car la chrestienté nous en fournit à
suffisance. Et apres l'exemple de nostre sainct guide, il y en a eu
force, qui par deuotion ont voulu porter la croix. Nous apprenons•
par tesmoing tres-digne de foy, que le Roy S. Loys porta la here
iusques à ce que sur sa vieillesse, son confesseur l'en dispensa; et
que tous les Vendredis, il se faisoit battre les espaules par son
prestre, de cinq chainettes de fer, que pour cet effet on portoit
emmy ses besongnes de nuict. Guillaume nostre dernier Duc de4
Guyenne, pere de cette Alienor, qui transmit ce Duché aux maisons
de France et d'Angleterre, porta les dix ou douze derniers ans de
462
sa vie, continuellement vn corps de cuirasse, sous vn habit de religieux,
par penitence. Foulques Comte d'Anjou alla iusques en Ierusalem,
pour là se faire foëter à deux de ses valets, la corde au
col, deuant le sepulchre de nostre Seigneur. Mais ne voit-on encore
tous les iours au Vendredy S. en diuers lieux vn grand nombre•
d'hommes et femmes se battre iusques à se déchirer la chair et
percer iusques aux os? Cela ay-ie veu souuent et sans enchantement.
Et disoit-on, car ils vont masquez, qu'il y en auoit, qui pour
de l'argent entreprenoient en cela de garantir la religion d'autruy;
par vn mespris de la douleur, d'autant plus grand, que plus1
peuuent les éguillons de la deuotion, que de l'auarice. Q. Maximus
enterra son fils Consulaire: M. Cato le sien Preteur designé: et
L. Paulus les siens deux en peu de iours, d'vn visage rassis, et ne
portant nul tesmoignage de deuil. Ie disois en mes iours, de quelqu'vn
en gossant, qu'il auoit choué la diuine iustice. Car la mort•
violente de trois grands enfants, luy ayant esté enuoyée en vn iour,
pour vn aspre coup de verge, comme il est à croire: peu s'en fallut
qu'il ne la print à faueur et gratification singuliere du ciel. Ie n'ensuis
pas ces humeurs monstrueuses: mais i'en ay perdu en nourrice,
deux ou trois, sinon sans regret, au moins sans fascherie. Si2
n'est-il guere accident, qui touche plus au vif les hommes. Ie voy
assez d'autres communes occasions d'affliction, qu'à peine sentiroy-ie,
si elles me venoyent. Et en ay mesprisé quand elles me sont
venues, de celles ausquelles le monde donne vne si atroce figure,
que ie n'oserois m'en vanter au peuple sans rougir. Ex quo intelligitur,•
non in natura, sed in opinione esse ægritudinem. L'opinion
est vne puissante partie, hardie, et sans mesure. Qui rechercha
iamais de telle faim la seurté et le repos, qu'Alexandre et Cæsar
ont faict l'inquietude et les difficultez? Terez le pere de Sitalcez
souloit dire que quand il ne faisoit point la guerre, il luy estoit3
aduis qu'il n'y auoit point difference entre luy et son pallefrenier.
Caton Consul, pour s'asseurer d'aucunes villes en Espaigne, ayant
seulement interdict aux habitants d'icelles, de porter les armes:
grand nombre se tuerent: Ferox gens, nullam vitam rati sine armis
esse. Combien en sçauons nous qui ont fuy la douceur d'vne vie•
tranquille, en leurs maisons parmy leurs cognoissans, pour suiure
l'horreur des desers inhabitables; et qui se sont iettez à l'abiection,
vilité, et mespris du monde, et s'y sont pleuz iusques à l'affectation?
Le Cardinal Borrome, qui mourut dernierement à Milan,
au milieu de la desbauche, à quoy le conuioyt et sa noblesse, et ses4
grandes richesses, et l'air de l'Italie, et sa ieunesse, se maintint en
464
vne forme de vie si austere, que la mesme robbe qui luy seruoit en
esté, luy seruoit en hyuer: n'auoit pour son coucher que la paille:
et les heures qui luy restoyent des occupations de sa charge, il les
passoit estudiant continuellement, planté sur ses genoux, ayant vn
peu d'eau et de pain à costé de son liure: qui estoit toute la prouision•
de ses repas, et tout le temps qu'il y employoit. I'en sçay
qui à leur escient ont tiré et proffit et auancement du cocuage,
dequoy le seul nom effraye tant de gens. Si la veuë n'est le
plus necessaire de nos sens, il est au moins le plus plaisant: mais
les plus plaisans et vtiles de noz membres, semblent estre ceux1
qui seruent à nous engendrer: toutesfois assez de gens les ont pris
en hayne mortelle, pour cella seulement, qu'ils estoient trop aymables;
et les ont reiettez à cause de leur prix. Autant en opina
des yeux, celuy qui se les creua. La plus commune et plus saine
part des hommes, tient à grand heur l'abondance des enfants:•
moy et quelques autres, à pareil heur le defaut. Et quand on demande
à Thales pourquoy il ne se marie point: il respond, qu'il
n'ayme point à laisser lignée de soy. Que nostre opinion donne
prix aux choses; il se void par celles en grand nombre, ausquelles
nous ne regardons pas seulement, pour les estimer: ains à nous.2
Et ne considerons ny leurs qualitez, ny leurs vtilitez, mais seulement
nostre coust à les recouurer: comme si c'estoit quelque piece
de leur substance: et appellons valeur en elles, non ce qu'elles apportent,
mais ce que nous y apportons. Sur quoy ie m'aduise,
que nous sommes grands mesnagers de nostre mise. Selon qu'elle•
poise, elle sert, de ce mesmes qu'elle poise. Nostre opinion ne la
laisse iamais courir à faux fret. L'achat donne tiltre au diamant,
et la difficulté à la vertu, et la douleur à la deuotion, et l'aspreté à
la medecine. Tel pour arriuer à la pauureté ietta ses escus en cette
mesme mer, que tant d'autres fouillent de toutes pars pour y3
pescher des richesses. Epicurus dit que l'estre riche n'est pas
466
soulagement, mais changement d'affaires. De vray, ce n'est pas la disette,
c'est plustost l'abondance qui produict l'auarice. Ie veux dire
mon experience autour de ce subiect. I'ay vescu en trois sortes
de condition, depuis estre sorty de l'enfance. Le premier temps,
qui a duré pres de vingt années, ie le passay, n'aiant autres•
moyens, que fortuites, et despendant de l'ordonnance et secours
d'autruy, sans estat certain et sans prescription. Ma despence se
faisoit d'autant plus allegrement et auec moins de soing, qu'elle
estoit toute en la temerité de la fortune. Ie ne fu iamais mieux. Il
ne m'est oncques auenu de trouuer la bource de mes amis close:1
m'estant enioint au delà de toute autre necessité, la necessité de
ne faillir au terme que i'auoy prins à m'acquiter, lequel ils m'ont
mille fois alongé, voyant l'effort que ie me faisoy pour leur satisfaire:
en maniere que i'en rendoy vne loyauté mesnagere, et aucunement
piperesse. Ie sens naturellement quelque volupté à payer;•
comme si ie deschargeois mes espaules d'vn ennuyeux poix, et de
cette image de seruitude. Aussi qu'il y a quelque contentement qui
me chatouille à faire vne action iuste, et contenter autruy. I'excepte
les payements où il faut venir à marchander et conter: car
si ie ne trouue à qui en commettre la charge, ie les esloigne honteusement2
et iniurieusement tant que ie puis, de peur de cette altercation,
à laquelle et mon humeur et ma forme de parler est du
tout incompatible. Il n'est rien que ie haysse comme à marchander:
c'est vn pur commerce de trichoterie et d'impudence. Apres
vne heure de debat et de barguignage, l'vn et l'autre abandonne•
sa parolle et ses sermens pour cinq sous d'amendement. Et si
empruntons auec desaduantage. Car n'ayant point le cœur de requerir
en presence, i'en renuoyois le hazard sur le papier, qui ne
fait guere d'effort, et qui preste grandement la main au refuser.
Ie me remettois de la conduite de mon besoing plus gayement3
aux astres, et plus librement que ie n'ay faict depuis à ma prouidence
et à mon sens. La plus part des mesnagers estiment horrible
de viure ainsin en incertitude; et ne s'aduisent pas, premierement,
que la plus part du monde vit ainsi. Combien d'honnestes
hommes ont reietté tout leur certain à l'abandon, et le font tous•
les iours, pour cercher le vent de la faueur des Roys et de la fortune?
Cæsar s'endebta d'vn million d'or outre son vaillant, pour
deuenir Cæsar. Et combien de marchans commencent leur trafique
par la vente de leur metairie, qu'ils enuoyent aux Indes.
Tot per impotentia freta!4
En vne si grande siccité de deuotion, nous auons mille et mille
Colleges, qui la passent commodément, attendans tous les iours
de la liberalité du Ciel, ce qu'il faut à eux disner. Secondement,
468
ils ne s'aduisent pas, que cette certitude, sur laquelle ils se fondent,
n'est guere moins incertaine et hazardeuse que le hazard
mesme. Ie voy d'aussi pres la misere au delà de deux mille escus
de rente, que si elle estoit tout contre moy. Car outre ce que le
sort a dequoy ouurir cent breches à la pauureté au trauers de nos•
richesses, n'y ayant souuent nul moyen entre la supreme et infime
fortune,
Fortuna vitrea est: tum, quum splendet, frangitur;
et enuoyer cul sur pointe toutes nos deffences et leuées; ie trouue
que par diuerses causes, l'indigence se voit autant ordinairement1
logée chez ceux qui ont des biens, que chez ceux qui n'en ont point:
et qu'à l'auanture est elle aucunement moins incommode, quand
elle est seule, que quand elle se rencontre en compagnie des richesses.
Elles viennent plus de l'ordre, que de la recepte: Faber est suæ
quisque fortunæ. Et me semble plus miserable vn riche malaisé,•
necessiteux, affaireux, que celuy qui est simplement pauure. In
diuitiis inopes, quod genus egestatis grauissimum est. Les plus grands
Princes et plus riches, sont par pauureté et disette poussez ordinairement
à l'extreme necessité. Car en est-il de plus extreme,
que d'en deuenir tyrans, et iniustes vsurpateurs des biens de leurs2
subiets? Ma seconde forme, ç'a esté d'auoir de l'argent. A quoy
m'estant prins, i'en fis bien tost des reserues notables selon ma
condition: n'estimant pas que ce fust auoir, sinon autant qu'on
possede outre sa despence ordinaire: ny qu'on se puisse fier du
bien, qui est encore en esperance de recepte, pour claire qu'elle•
soit. Car quoy, disoy-ie, si i'estois surpris d'vn tel, ou d'vn tel accident?
Et à la suitte de ces vaines et vitieuses imaginations, i'allois
faisant l'ingenieux à prouuoir par cette superflue reserue à
tous inconueniens. Et sçauois encore respondre à celuy qui m'alleguoit
que le nombre des inconueniens estoit trop infiny; que si3
ce n'estoit à tous, c'estoit à aucuns et plusieurs. Cela ne se passoit
pas sans penible sollicitude. I'en faisoy vn secret: et moy, qui ose
tant dire de moy, ne parloy de mon argent, qu'en mensonge:
comme font les autres, qui s'appauurissent riches, s'enrichissent
pauures: et dispensent leur conscience de tesmoigner iamais sincerement•
de ce qu'ils ont. Ridicule et honteuse prudence. Allois-ie
470
en voyage? il ne me sembloit estre iamais suffisamment pourueu:
et plus ie m'estois chargé de monnoye, plus aussi ie m'estois
chargé de crainte: tantost de la seurté des chemins, tantost de la
fidelité de ceux qui conduisoyent mon bagage: duquel, comme
d'autres que ie cognois, ie ne m'asseurois iamais assez, si ie ne•
l'auois deuant mes yeux. Laissoy-ie ma boyte chez moy? combien
de soupçons et pensements espineux, et qui pis est incommunicables?
I'auois tousiours l'esprit de ce costé. Tout compté, il y a
plus de peine à garder l'argent qu'à l'acquerir. Si ie n'en faisois
du tout tant que i'en dis, au moins il me coustoit à m'empescher1
de le faire. De commodité, i'en tirois peu ou rien. Pour auoir
plus de moyen de despense, elle ne m'en poisoit pas moins. Car,
comme disoit Bion, autant se fache le cheuelu comme le chauue,
qu'on luy arrache le poil. Et depuis que vous estes accoustumé,
et auez planté vostre fantasie sur certain monceau, il n'est plus à•
vostre seruice: vous n'oseriez l'escorner. C'est vn bastiment qui,
comme il vous semble, croullera tout, si vous y touchez: il faut
que la necessité vous prenne à la gorge pour l'entamer. Et au parauant
i'engageois mes hardes, et vendois vn cheual, auec bien
moins de contrainte et moins enuis, que lors ie ne faisois bresche2
à cette bource fauorie, que ie tenois à part. Mais le danger estoit, que
mal aysément peut-on establir bornes certaines à ce desir (elles
sont difficiles à trouuer, és choses qu'on croit bonnes) et arrester
vn poinct à l'espargne: on va tousiours grossissant cet amas, et
l'augmentant d'vn nombre à autre, iusques à se priuer vilainement•
de la iouyssance de ses propres biens: et l'establir toute en la
garde, et n'en vser point. Selon cette espece d'vsage, ce sont les
plus riches gents du monde, ceux qui ont charge de la garde des
portes et murs d'vne bonne ville. Tout homme pecunieux est auaricieux
à mon gré. Platon renge ainsi les biens corporels ou humains:3
la santé, la beauté, la force, la richesse: Et la richesse,
dit-il, n'est pas aueugle, mais tresclair-voyante, quand elle est illuminée
par la prudence. Dionysius le fils, eut bonne grace. On l'aduertit
que l'vn de ses Syracusains auoit caché dans terre vn thresor;
il luy manda de le luy apporter; ce qu'il fit, s'en reseruant à la•
desrobbée quelque partie; auec laquelle il s'en alla en vne autre
ville, où ayant perdu cet appetit de thesaurizer, il se mit à viure
plus liberalement. Ce qu'entendant Dionysius, luy fit rendre le
demeurant de son thresor; disant que puis qu'il auoit appris à
en sçauoir vser, il le luy rendoit volontiers. Ie fus quelques années4
en ce point. Ie ne sçay quel bon dæmon m'en ietta hors
tres-vtilement, comme le Syracusain; et m'enuoya toute cette conserue
472
à l'abandon: le plaisir de certain voyage de grande despence,
ayant mis au pied cette sotte imagination. Par où ie suis
retombé à vne tierce sorte de vie, ie dis ce que i'en sens, certes plus
plaisante beaucoup et plus reglée. C'est que ie fais courir ma despence
quand et quand ma recepte; tantost l'vne deuance, tantost•
l'autre: mais c'est de peu qu'elles s'abandonnent. Ie vis du iour à
la iournée, et me contente d'auoir dequoy suffire aux besoings presens
et ordinaires: aux extraordinaires toutes les prouisions du
monde n'y sçauroyent suffire. Et est follie de s'attendre que fortune
elle mesmes nous arme iamais suffisamment contre soy. C'est1
de noz armes qu'il la faut combattre. Les fortuites nous trahiront
au bon du faict. Si i'amasse, ce n'est que pour l'esperance de quelque
voisine emploite; et non pour acheter des terres, dequoy ie
n'ay que faire, mais pour acheter du plaisir. Non esse cupidum, pecunia
est; non esse emacem, vectigal est. Ie n'ay ny guere peur que•
bien me faille, ny nul desir qu'il m'augmente. Diuitiarum fructus
est in copia; copiam declarat satietas. Et me gratifie singulierement
que cette correction me soit arriuée en vn aage naturellement
enclin à l'auarice, et que ie me vois desfaict de cette folie si
commune aux vieux, et la plus ridicule de toutes les humaines2
folies. Feraulez, qui auoit passé par les deux fortunes, et trouué
que l'accroist de cheuance, n'estoit pas accroist d'appetit, au boire,
manger, dormir, et embrasser sa femme: et qui d'autre part, sentoit
poiser sur ses espaules l'importunité de l'œconomie, ainsi
qu'elle faict à moy; delibera de contenter vn ieune homme pauure,•
son fidele amy, abboyant apres les richesses; et luy feit present
de toutes les siennes, grandes et excessiues, et de celles encor qu'il
estoit en train d'accumuler tous les iours par la liberalité de Cyrus
son bon maistre, et par la guerre: moyennant qu'il prinst la
charge de l'entretenir et nourrir honnestement, comme son hoste3
et son amy. Ils vescurent ainsi depuis tres-heureusement: et esgalement
contents du changement de leur condition. Voyla vn tour
que i'imiterois de grand courage. Et louë grandement la fortune
d'vn vieil Prelat, que ie voy s'estre si purement demis de sa bourse,
et de sa recepte, et de sa mise, tantost à vn seruiteur choisi, tantost•
à vn autre, qu'il a coulé vn long espace d'années, autant ignorant
cette sorte d'affaires de son mesnage, comme vn estranger.
La fiance de la bonté d'autruy, est un non leger tesmoignage de la
bonté propre: partant la fauorise Dieu volontiers. Et pour son regard,
474
ie ne voy point d'ordre de maison, ny plus dignement ny
plus constamment conduit que le sien. Heureux, qui ait reglé à si
iuste mesure son besoin, que ses richesses y puissent suffire sans
son soing et empeschement: et sans que leur dispensation ou assemblage,
interrompe d'autres occupations, qu'il suit, plus conuenables,•
plus tranquilles, et selon son cœur. L'aisance donc et
l'indigence despendent de l'opinion d'vn chacun, et non plus la richesse,
que la gloire, que la santé, n'ont qu'autant de beauté et de
plaisir, que leur en preste celuy qui les possede. Chascun est bien
ou mal, selon qu'il s'en trouue. Non de qui on le croid, mais qui1
le croid de soy, est content: et en cella seul la creance se donne
essence et verité. La fortune ne nous fait ny bien ny mal: elle
nous en offre seulement la matiere et la semence: laquelle nostre
ame, plus puissante qu'elle, tourne et applique comme il luy plaist:
seule cause et maistresse de sa condition heureuse ou malheureuse.•
Les accessions externes prennent saueur et couleur de l'interne
constitution: comme les accoustrements nous eschauffent
non de leur chaleur, mais de la nostre, laquelle ils sont propres à
couuer et nourrir: qui en abrieroit vn corps froid, il en tireroit
mesme seruice pour la froideur? ainsi se conserue la neige et la2
glace. Certes tout en la maniere qu'à vn faineant l'estude sert de
tourment, à vn yurongne l'abstinence du vin, la frugalité est supplice
au luxurieux, et l'exercice gehenne à vn homme delicat et
oisif: ainsin en est-il du reste. Les choses ne sont pas si douloureuses,
ny difficiles d'elles mesmes: mais nostre foiblesse et lascheté•
les fait telles. Pour iuger des choses grandes et haultes, il
faut un' ame de mesme, autrement nous leur attribuons le vice,
qui est le nostre. Vn auiron droit semble courbe en l'eau. Il n'importe
pas seulement qu'on voye la chose, mais comment on la voye.
Or sus, pourquoy de tant de discours, qui persuadent diuersement3
les hommes de mespriser la mort, et de porter la douleur,
n'en trouuons nous quelcun qui face pour nous? Et de tant d'especes
d'imaginations qui l'ont persuadé à autruy, que chacun n'en applique
il à soy vn le plus selon son humeur? S'il ne peut digerer
la drogue forte et abstersiue, pour desraciner le mal, au moins•
476
qu'il la prenne lenitiue pour le soulager. Opinio est quædam effeminata
ac leuis: nec in dolore magis, quàm eadem in voluptate: qua,
quum liquescimus fluimusque mollitia, apis aculeum sine clamore ferre
non possumus... Totum in eo est, vt tibi imperes. Au demeurant on
n'eschappe pas à la philosophie, pour faire valoir outre mesure•
l'aspreté des douleurs, et humaine foiblesse. Car on la contraint
de se reietter à ces inuincibles repliques: S'il est mauuais de
viure en necessité, au moins de viure en necessité, il n'est aucune
necessité. Nul n'est mal long temps qu'à sa faute. Qui n'a le
cœur de souffrir ny la mort ny la vie; qui ne veut ny resister ni1
fuir, que luy feroit-on?
DE toutes les resueries du monde, la plus receuë et plus vniuerselle,
est le soing de la reputation et de la gloire, que nous
espousons iusques à quitter les richesses, le repos, la vie et la
santé, qui sont biens effectuels et substantiaux, pour suyure cette•
vaine image, et cette simple voix, qui n'a ny corps ny prise:
La fama ch'inuaghisce a vn dolce suono
Gli superbi mortali, et par' si bella,
E vn echo, vn sogno, anzi d'vn sogno vn' ombra
Ch' ad ogni vento si delegua et sgombra.2
Et des humeurs des-raisonnables des hommes, il semble que les
philosophes mesmes se défacent plus tard et plus enuis de cette-cy
que de nulle autre: c'est la plus reuesche et opiniastre. Quia
etiam bene proficientes animos tentare non cessat. Il n'en est guiere
de laquelle la raison accuse si clairement la vanité: mais elle a•
ses racines si vifues en nous, que ie ne sçay si iamais aucun s'en
est peu nettement descharger. Apres que vous auez tout dict et
tout creu, pour la desaduouer, elle produict contre vostre discours
vne inclination si intestine, que vous auez peu que tenir à l'encontre.
Car comme dit Cicero, ceux mesmes qui la combatent,3
encores veulent-ils, que les liures, qu'ils en escriuent, portent au
front leur nom, et se veulent rendre glorieux de ce qu'ils ont mesprisé
478
la gloire. Toutes autres choses tombent en commerce.
Nous prestons nos biens et nos vies au besoin de nos amis: mais
de communiquer son honneur, et d'estrener autruy de sa gloire,
il ne se voit gueres. Catulus Luctatius en la guerre contre les
Cymbres, ayant faict tous efforts pour arrester ses soldats qui•
fuioient deuant les ennemis, se mit luy-mesmes entre les fuyards,
et contrefit le coüard, affin qu'ils semblassent plustost suiure leur
Capitaine, que fuyr l'ennemy: c'estoit abandonner sa reputation,
pour couurir la honte d'autruy. Quand Charles cinquiesme passa
en Prouence, l'an mil cinq cens trente sept, on tient que Antoine1
de Leue voyant l'Empereur resolu de ce voyage, et l'estimant luy
estre merueilleusement glorieux, opinoit toutesfois le contraire,
et le desconseilloit, à cette fin que toute la gloire et honneur de
ce conseil, en fust attribué à son maistre: et qu'il fust dict, son
bon aduis et sa preuoyance auoit esté telle, que contre l'opinion•
de tous, il eust mis à fin vne si belle entreprinse: qui estoit l'honorer
à ses despens. Les Ambassadeurs Thraciens, consolans Archileonide
mere de Brasidas, de la mort de son fils, et le haut-louans,
iusques à dire, qu'il n'auoit point laissé son pareil: elle
refusa cette louange priuee et particuliere, pour la rendre au2
public: Ne me dites pas cela, fit-elle, ie sçay que la ville de Sparte
a plusieurs citoyens plus grands et plus vaillans qu'il n'estoit.
En la bataille de Crecy, le Prince de Gales, encores fort ieune,
auoit l'auant-garde à conduire: le principal effort du rencontre,
fust en cet endroit: les Seigneurs qui l'accompagnoient se trouuans•
en dur party d'armes, manderent au Roy Edoüard de s'approcher,
pour les secourir: il s'enquit de l'estat de son fils, et
luy ayant esté respondu, qu'il estoit viuant et à cheual: Ie luy
ferois, dit-il, tort de luy aller maintenant desrober l'honneur de la
victoire de ce combat, qu'il a si long temps soustenu: quelque3
hazard qu'il y ait, elle sera toute sienne: et n'y voulut aller ny
enuoyer: sçachant s'il y fust allé, qu'on eust dit que tout estoit
perdu sans son secours, et qu'on luy eust attribué l'aduantage de
cet exploit. Semper enim quod postremum adiectum est, id rem totam
videtur traxisse. Plusieurs estimoient à Rome, et se disoit communément•
que les principaux beaux-faits de Scipion estoient en partie
deuz à Lælius, qui toutesfois alla tousiours promouuant et secondant
la grandeur et gloire de Scipion, sans aucun soing de la sienne. Et
Theopompus Roy de Sparte à celuy qui luy disoit que la chose publique
demeuroit sur ses pieds, pour autant qu'il sçauoit bien commander:4
C'est plustost, dit-il, parce que le peuple sçait bien obeyr.
Comme les femmes, qui succedoient aux pairries, auoient, nonobstant
leur sexe, droit d'assister et opiner aux causes, qui appartiennent
480
à la iurisdiction des pairs: aussi les pairs ecclesiastiques,
nonobstant leur profession, estoient tenus d'assister nos
Roys en leurs guerres, non seulement de leurs amis et seruiteurs,
mais de leur personne. Aussi l'Euesque de Beauuais, se trouuant
auec Philippe Auguste en la bataille de Bouuines, participoit bien•
fort courageusement à l'effect: mais il luy sembloit, ne deuoir
toucher au fruit et gloire de cet exercice sanglant et violent. Il
mena de sa main plusieurs des ennemis à raison, ce iour là, et les
donnoit au premier Gentilhomme qu'il trouuoit, à esgosiller, ou
prendre prisonniers, luy en resignant toute l'execution. Et le feit1
ainsi de Guillaume Comte de Salsberi à messire Iean de Nesle.
D'vne pareille subtilité de conscience, à cet autre: il vouloit bien
assommer, mais non pas blesser: et pourtant ne combattoit que de
masse. Quelcun en mes iours, estant reproché par le Roy d'auoir
mis les mains sur vn prestre, le nioit fort et ferme: c'estoit qu'il•
l'auoit battu et foulé aux pieds.
PLVTARQVE dit en quelque lieu, qu'il ne trouue point si grande distance
de beste à beste, comme il trouue d'homme à homme. Il
parle de la suffisance de l'ame et qualitez internes. A la verité ie
trouue si loing d'Epaminundas, comme ie l'imagine, iusques à tel2
que ie cognois, ie dy capable de sens commun, que i'encherirois volontiers
sur Plutarque: et dirois qu'il y a plus de distance de tel
à tel homme, qu'il n'y a de tel homme à telle beste:
Hem! vir viro quid præstat!
et qu'il y a autant de degrez d'esprits, qu'il y a d'icy au ciel de•
brasses, et autant innumerables. Mais à propos de l'estimation
des hommes, c'est merueille que sauf nous, aucune chose ne s'estime
que par ses propres qualitez. Nous loüons vn cheual de ce qu'il est
vigoureux et adroit,
Volucrem3
Sic laudamus equum, facili cui plurima palma
Feruet, et exultat rauco victoria circo,
482
non de son harnois: vn leurier, de sa vistesse, non de son colier:
vn oyseau, de son aile, non de ses longes et sonnettes. Pourquoy de
mesmes n'estimons nous vn homme par ce qui est sien? Il a vn grand
train, vn beau palais, tant de credit, tant de rente: tout cela est autour
de luy, non en luy. Vous n'achetez pas vn chat en poche: si•
vous marchandez vn cheual, vous luy ostez ses bardes, vous le voyez
nud et à descouuert. Ou s'il est couuert, comme on les presentoit
anciennement aux Princes à vendre, c'est par les parties moins necessaires,
à fin que vous ne vous amusiez pas à la beauté de son
poil, ou largeur de sa croupe, et que vous vous arrestiez principalement1
à considerer les iambes, les yeux, et le pied, qui sont les
membres les plus vtiles,
Regibus hic mos est: vbi equos mercantur, opertos
Inspiciunt; ne si facies, vt sæpe, decora
Molli fulta pede est, emptorem inducat hiantem,•
Quôd pulchræ clunes, breue quôd caput, ardua ceruix.
Pourquoy estimant vn homme l'estimez vous tout enueloppé et empacqueté?
Il ne nous faict montre que des parties, qui ne sont aucunement
siennes: et nous cache celles, par lesquelles seules on
peut vrayement iuger de son estimation. C'est le prix de l'espée que2
vous cerchez, non de la guaine: vous n'en donnerez à l'aduenture
pas vn quatrain, si vous l'auez despouillée. Il le faut iuger par luy
mesme, non par ses atours. Et comme dit tres-plaisamment vn ancien:
Sçauez vous pourquoy vous l'estimez grand? vous y comptez
la hauteur de ses patins. La base n'est pas de la statue. Mesurez le•
sans ses eschaces. Qu'il mette à part ses richesses et honneurs, qu'il
se presente en chemise. A il le corps propre à ses functions, sain et
allegre? Quelle ame a il? Est elle belle, capable, et heureusement
pourueue de toutes ses pieces? Est elle riche du sien, ou de l'autruy?
La fortune n'y a elle que voir? Si les yeux ouuerts elle attend les3
espées traites: s'il ne luy chaut par où luy sorte la vie, par la
bouche, ou par le gosier: si elle est rassise, equable et contente:
c'est ce qu'il faut veoir, et iuger par là les extremes differences qui
sont entre nous. Est-il
sapiens, sibique imperiosus;•
Quem neque pauperies, neque mors, neque vincula terrent;
Responsare cupidinibus, contemnere honores
Fortis; et in seipso totus teres atque rotundus,
Externi ne quid valeat per læue morari,
In quem manca ruit semper fortuna?4
Vn tel homme est cinq cens brasses au dessus des Royaumes et des
Duchez: il est luy mesmes à soy son empire.
Sapiens, pol! ipse fingit fortunam sibi.
Que luy reste il à desirer?
Nónne videmus,•
Nil aliud sibi naturam latrare, nisi vt quoi
484
Corpore seiunctus dolor absit, mente fruatur
Iucundo sensu, cura semotus metúque?
Comparez luy la tourbe de nos hommes, stupide, basse, seruile,
instable, et continuellement flotante en l'orage des passions diuerses,
qui la poussent et repoussent, pendant toute d'autruy: il y a plus•
d'esloignement que du ciel à la terre: et toutefois l'aueuglement de
nostre vsage est tel, que nous en faisons peu ou point d'estat. Là
où, si nous considerons vn paisan et vn Roy, vn noble et vn villain,
vn magistrat et vn homme priué, vn riche et vn pauure, il se presente
soudain à nos yeux vn' extreme disparité, qui ne sont differents1
par maniere de dire qu'en leurs chausses. En Thrace, le Roy
estoit distingué de son peuple d'vne plaisante maniere, et bien r'encherie.
Il auoit vne religion à part: vn Dieu tout à luy, qu'il n'appartenoit
à ses subiects d'adorer: c'estoit Mercure. Et luy, dedaignoit
les leurs, Mars, Bacchus, Diane. Ce ne sont pourtant que peintures,•
qui ne font aucune dissemblance essentielle. Car comme les ioüeurs
de comedie, vous les voyez sur l'eschaffaut faire vne mine de Duc et
d'Empereur, mais tantost apres, les voyla deuenuz valets et crocheteurs
miserables, qui est leur nayfue et originelle condition: aussi
l'Empereur, duquel la pompe vous esblouit en public:2
Scilicet et grandes viridi cum luce smaragdi
Auro includuntur, teritúrque thalassina vestis
Assiduè, et Veneris sudorem exercita potat,
voyez le derriere le rideau, ce n'est rien qu'vn homme commun, et
à l'aduenture plus vil que le moindre de ses subiects. Ille beatus•
introrsum est: istius bracteata felicitas est. La coüardise, l'irresolution,
l'ambition, le despit et l'enuie l'agitent comme vn autre:
Non enim gazæ, neque consularis
Summouet lictor miseros tumultus
Mentis et curas laqueata circum3
Tecta volantes:
et le soing et la crainte le tiennent à la gorge au milieu de ses
armées.
Re veráque metus hominum, curæque sequaces,
Nec metuunt sonitus armorum, nec fera tela,•
Audactérque inter reges, rerúmque potentes
Versantur, neque fulgorem reuerentur ab auro.
La fieubre, la migraine et la goutte l'espargnent elles non plus que
nous? Quand la vieillesse luy sera sur les espaules, les archers de
sa garde l'en deschargeront ils? Quand la frayeur de la mort le4
486
transira, se r'asseurera il par l'assistance des Gentils-hommes de
sa chambre? Quand il sera en ialousie et caprice, nos bonnettades
le remettront elles? Ce ciel de lict tout enflé d'or et de perles, n'a
aucune vertu à rappaiser les tranchées d'vne verte colique.
Nec calidæ citius decedunt corpore febres,•
Textilibus si in picturis ostróque rubenti
Iacteris, quàm si plebeia in veste cubandum est.
Les flateurs du grand Alexandre, luy faisoyent à croire qu'il estoit
fils de Iupiter: vn iour estant blessé, regardant escouler le sang de
sa playe: Et bien qu'en dites vous? fit-il: est-ce pas icy vn sang1
vermeil, et purement humain? il n'est pas de la trampe de celuy
que Homere fait escouler de la playe des Dieux. Hermodorus le
poëte auoit fait des vers en l'honneur d'Antigonus, où il l'appelloit
fils du Soleil: et luy au contraire: Celuy, dit-il, qui vuide ma
chaize percée, sçait bien qu'il n'en est rien. C'est vn homme pour•
tous potages. Et si de soy-mesmes c'est vn homme mal né, l'empire
de l'vniuers ne le sçauroit rabiller.
Puellæ
Hunc rapiant; quicquid calcauerit hic, rosa fiat.
Quoy pour cela, si c'est vne ame grossiere et stupide? la volupté2
mesme et le bon heur, ne s'apperçoiuent point sans vigueur et sans
esprit.
Hæc perinde sunt, vt illius animus, qui ea possidet,
Qui vti scit, ei bona; illi qui non vtitur rectè, mala.
Les biens de la fortune tous tels qu'ils sont, encores faut il auoir le•
sentiment propre à les sauourer. C'est le iouïr, non le posseder, qui
nous rend heureux.
Non domus et fundus, non æris aceruus et auri,
Ægroto domini deduxit corpore febres,
Non animo curas; valeat possessor oportet,3
Qui comportatis rebus benè cogitat vti.
Qui cupit, aut metuit, iuuat illum sic domus aut res,
Vt lippum pictæ tabulæ, fomenta podagram.
Il est vn sot, son goust est mousse et hebeté; il n'en iouït non plus