The Project Gutenberg eBook, Gabriel Lambert, by Alexandre Dumas

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Title: Gabriel Lambert

Author: Alexandre Dumas

Release Date: September 1, 2014 [eBook #46747]

Language: French

Character set encoding: UTF-8

***START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK GABRIEL LAMBERT***

 

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GABRIEL LAMBERT

PAR

ALEXANDRE DUMAS

NOUVELLE ÉDITION

 

 

 

PARIS
MICHEL LEVY FRÈRES, ÉDITEURS
RUE AUBER, 3, PLACE DE L'OPÉRA
LIBRAIRIE NOUVELLE
BOULEVARD DES ITALIENS, 15, AU COIN DE LA RUE DE GRAMMONT
1875

TABLE

Gabriel Lambert

La pêche aux filets

Invraisemblance

Une Ame à naître


GABRIEL LAMBERT


I

LE FORÇAT.

J'étais vers le mois de mai de 1835 à Toulon.

J'y habitais une petite bastide qu'un de mes amis avait mise à ma disposition.

Cette bastide était située à cinquante pas du fort Lamalgue, juste en face de la fameuse redoute qui vit, en 1793, surgir la fortune ailée de ce jeune officier d'artillerie qui fut d'abord le général Bonaparte, puis l'empereur Napoléon.

Je m'étais retiré là dans l'intention louable de travailler. J'avais dans la tête un drame bien intime, bien sombre, bien terrible, que je voulais faire passer de ma tête sur le papier.

Ce drame si terrible c'était le Capitaine Paul.

Mais je remarquai une chose: c'est que, pour le travail profond et assidu, il faut les chambres étroites, les murailles rapprochées, et le jour éteint par des rideaux de couleur sombre. Les vastes horizons, la mer infinie, les montagnes gigantesques, surtout lorsque tout cela est baigné de l'air pur et doré du Midi, tout cela vous mène droit à la contemplation, et rien mieux que la contemplation ne vous éloigne du travail.

Il en résulte qu'au lieu d'exécuter Paul Jones, je rêvais Don Juan de Marana.

La réalité tournait au rêve, et le drame à la métaphysique.

Je ne travaillais donc pas, du moins le jour.

Je contemplais, et je l'avoue, cette Méditerranée d'azur, avec ses paillettes d'or, ces montagnes gigantesques belles de leur terrible nudité, ce ciel profond et morne à force d'être limpide.

Tout cela me paraissait plus beau à voir que ce que j'aurais pu composer ne me paraissait curieux à lire.

Il est vrai que la nuit, quand je pouvais prendre sur moi de fermer mes volets aux rayons tentateurs de la lune; quand je pouvais détourner mes regards de ce ciel tout scintillant d'étoiles; quand je pouvais m'isoler avec ma propre pensée, je ressaisissais quelque empire sur moi-même. Mais, comme un miroir, mon esprit avait conservé un reflet de ses préoccupations de la journée, et, comme je l'ai dit, ce n'étaient plus des créatures humaines avec leurs passions terrestres qui m'apparaissaient, c'étaient de beaux anges qui, à l'ordre de Dieu, traversaient d'un coup d'aile ces espaces infinis; c'étaient des démons proscrits et railleurs, qui, assis sur quelque roche nue, menaçaient la terre; c'était enfin une œuvre comme la Divine Comédie, comme le Paradis perdu ou comme Faust, qui demandait à éclore, et non plus une composition comme Angèle ou comme Antony.

Malheureusement je n'étais ni Dante, ni Milton, ni Goëthe.

Puis, tout au contraire de Pénélope, le jour venait détruire le travail de la nuit.

Le matin arrivait. J'étais réveillé par un coup de canon. Je sautais en bas de mon lit.

J'ouvrais ma fenêtre, des torrens de lumière envahissaient ma chambre, chassant devant eux tous les pauvres fantômes de mon insomnie, épouvantés de ce grand jour. Alors je voyais s'avancer majestueusement hors de rade quelque magnifique vaisseau à trois ponts, le Triton ou le Montebello, qui, juste devant ma villa, comme pour ma récréation particulière, venait faire manœuvrer son équipage ou exercer ses artilleurs.

Puis il y avait les jours de tempête, les jours où le ciel si pur se voilait de nuages sombres, où cette Méditerranée si azurée devenait couleur de cendre, où cette brise si douce se changeait en ouragan.

Alors le vaste miroir du ciel se ridait, cette surface si calme commençait à bouillir comme au feu de quelque fournaise souterraine. La houle se faisait vague, les vagues, se faisaient montagnes. La blonde et douce Amphitrite comme un géant révolté, semblait vouloir escalader le ciel, se tordant les bras dans les nuages, et hurlant de cette voix puissante qu'on n'oublie pas une fois qu'on l'a entendue.

Si bien que mon pauvre drame s'en allait de plus en plus en lambeaux.

Je déplorais un jour cette influence des objets extérieurs sur mon imagination devant le commandant du port, et je déclarais que j'étais tellement las de réagir contre ces impressions, que je m'avouais vaincu, et qu'à partir du lendemain j'étais parfaitement décidé, tout le temps que je resterais à Toulon, à ne plus faire que de la vie contemplative.

En conséquence, je lui demandai à qui je pourrais m'adresser pour louer une barque: une barque étant la première nécessité de la nouvelle existence que, dans sa victoire sur la matière, l'esprit me forçait d'adopter.

Le commandant du port me répondit qu'il songerait à ma demande et qu'il aviserait à y satisfaire.

Le lendemain, en ouvrant ma fenêtre, j'aperçus à vingt pas au-dessus de moi, se balançant près du rivage, une charmante barque, pouvant marcher à la fois à la rame et à la voile, et montée par douze forçats.

Je réfléchissais à part moi que c'était justement là une barque comme il m'en faudrait une, lorsque le garde-chiourme, m'apercevant, fit aborder le canot, sauta sur le rivage, et s'achemina vers la porte de ma bastide.

Je m'avançai au devant de l'honorable visiteur.

Il tira un billet de sa poche et me le remit.

Il était conçu en ces termes:

«Mon cher métaphysicien,

«Comme il ne faut pas détourner les poëtes de leur vocation, et que jusqu'à présent vous vous étiez, à ce qu'il paraît, mépris sur la vôtre, je vous envoie la barque demandée; vous pourrez, tout le temps que vous habiterez Toulon, en disposer depuis l'ouverture jusqu'à la fermeture du port.

«Si parfois vos yeux, lassés de contempler le ciel, tendaient à redescendre sur la terre, vous trouverez autour de vous douze gaillards qui vous ramèneront facilement, et par leur seule vue, de l'idéal à la réalité.

«Il va sans dire qu'il ne faut laisser traîner devant eux ni vos bijoux, ni votre argent.

«La chair est faible, comme vous savez, et comme un vieux proverbe dit a «Qu'il ne faut pas tenter Dieu,» à plus forte raison ne faut-il pas tenter l'homme, surtout quand cet homme a déjà succombé à la tentation.

«Tout à vous.»

J'appelai Jadin, et je lui fis part de notre bonne fortune. A mon grand étonnement, il ne reçut pas la communication avec l'enthousiasme auquel je m'attendais: la société dans laquelle nous allions vivre lui paraissait un peu mêlée.

Cependant, comme après un coup d'œil jeté sur notre équipage il aperçut, sous les bonnets rouges dont elles étaient ornées, quelques têtes à caractère, il prit assez philosophiquement son parti, et, faisant signe à nos nouveaux serviteurs de ne pas bouger, il porta une chaise sur le rivage, et, prenant du papier et un crayon, il commença un croquis de la barque et de son terrible équipage.

En effet, ces douze hommes qui étaient là, calmes, doux, obéissans, attendant nos ordres et cherchant à les prévenir, avaient commis chacun un crime:

Les uns étaient des voleurs; les autres, des incendiaires; les autres, des meurtriers.

La justice humaine avait passé sur eux; c'étaient des êtres dégradés, flétris, retranchés du monde: ce n'étaient plus ces hommes, c'étaient des choses; ils n'avaient plus de noms, ils étaient des numéros.

Réunis, ils formaient un total: le total était cette chose infâme qu'on appelle le bagne.

Décidément le commandant du port m'avait fait là un singulier cadeau.

Et cependant je n'étais pas fâché de voir de près ces hommes, dont le titre seul, prononcé dans un salon, est une épouvante.

Je m'approchai d'eux, ils se levèrent tous et ôtèrent vivement leur bonnet.

Cette humilité me toucha.

—Mes amis, leur dis-je, vous savez que le commandant du port vous a mis à mon service pour tout le temps que je resterai à Toulon?

Aucun d'eux ne répondit, ni par un mot, ni par un geste.

On eût dit que je parlais à des hommes de pierre.

»J'espère, continuai-je, que je serai content de vous; quant à vous, soyez tranquilles, vous serez contens de moi.»

Même silence.

Je compris que c'était une chose de discipline.

Je tirai de ma poche quelques pièces de monnaie, que je leur offris pour boire à ma santé, mais pas une seule main ne s'étendit pour les prendre.

—Il leur est défendu de rien recevoir, me dit le garde-chiourme.

—Et pourquoi cela? demandai-je.

—Ils ne peuvent avoir d'argent à eux.

—Mais vous, dis-je, ne pouvez-vous leur permettre de boire un verre de vin, en attendant que nous soyons prêts?

—Ah! pour cela, parfaitement.

—Eh bien! faites venir à déjeuner de la guinguette du Fort, je paierai.

—Je l'avais bien dit au commandant, fit le garde-chiourme en secouant d'un même mouvement la tête et les épaules, je l'avais bien dit que vous me les gâteriez....

»Mais enfin, puisqu'ils sont à votre service, il faut bien qu'ils fassent ce que vous voulez....

«Allons, Gabriel.... un coup de pied jusqu'au fort Lamalgue.... Du pain, du vin et un morceau de fromage.

—Je suis au bagne pour travailler et non pour faire vos commissions, répondit celui auquel cet ordre était adressé.

—Ah! c'est juste, j'oubliais que tu es trop grand seigneur pour cela, monsieur le docteur; mais comme il s'agissait de ton déjeuner aussi bien que de celui des autres....

—J'ai mangé ma soupe, et je n'ai pas faim, répondit le forçat.

—Excusez....

«Eh bien! Rossignol ne sera cas si fier.... Va, Rossignol, va, mon fils.»

En effet, la prédiction du vénérable argousin se réalisa. Celui auquel il adressait la parole, et qui sans doute devait son nom à l'abus qu'il avait fait de l'instrument ingénieux à l'aide duquel on est parvenu à remplacer la clef absente, se leva, et traînant après lui son camarade, car, ainsi qu'on le sait, tout homme au bagne est rivé à un autre homme, il s'achemina vers le cabaret qui avait l'honneur de nous alimenter.

Pendant ce temps je jetai un coup d'œil sur le récalcitrant, dont la réponse médiocrement respectueuse n'amenait, à mon grand étonnement, aucune suite fâcheuse; mais il avait la tête tournée de l'autre côté, et, comme il gardait cette position avec une persévérance qui semblait le résultat d'un parti pris, je ne pus le voir.

Cependant je le remarquai à ses cheveux blonds et à ses favoris roux.... Je rentrai dans la bastide en me promettant de l'examiner dans un autre moment.

J'avoue que la curiosité que j'éprouvais à l'endroit de mon répondeur me fit hâter le déjeuner.

Je pressai Jadin, qui ne comprenait rien à mon impatience, et je revins au bord de la mer.

Nos nouveaux serviteurs n'étaient pas si avancés que nous. Du vin du fort Lamalgue, du pain blanc et du fromage formaient pour eux un extra auquel ils n'étaient point habitués, et ils prolongeaient leur repas en le savourant.

Rossignol et son compagnon surtout paraissaient apprécier au plus haut degré cette bonne fortune.

Ajoutons que le garde-chiourme, de son côté, s'était humanisé au point de faire comme ses subordonnés: seulement ses subordonnés avaient une bouteille pour deux, tandis que lui avait deux bouteilles pour un.

Quant à celui que l'argousin avait désigné sous le nom poétique de Gabriel, sans doute son compagnon de boulet, qui n'avait pas voulu renoncer au repas, l'avait forcé de s'asseoir avec les autres; mais, toujours en proie à son accès de misanthropie, il les regardait dédaigneusement manger sans toucher à rien.

En m'apercevant, tous les forçats se levèrent, quoique, comme je l'ai dit, leur repas ne fût point achevé; mais je leur fis signe de finir ce qu'ils avaient si bien commencé, et que j'attendrais.

Il n'y avait plus moyen pour celui que je voulais voir d'éviter mes regards.

Je l'examinai donc tout à mon aise, quoiqu'il eût évidemment rabattu son bonnet jusque sur ses yeux pour échapper à cet examen.

C'était un homme de vingt-huit à trente ans à peine; au contraire de ses voisins, sur la rude physionomie desquels il était facile de lire les passions qui les avaient conduits où ils étaient, lui avait un de ces visages effacés dont, à une certaine distance, on ne distingue aucun trait.

Sa barbe, qu'il avait laissé pousser dans tout son développement, mais qui était rare et d'une couleur fausse, ne parvenait pas même à donner à sa physionomie un caractère quelconque.

Ses yeux, d'un gris pâle, erraient vaguement d'un objet à l'autre sans s'animer d'aucune expression; ses membres étaient grêles et semblaient n'avoir été destinés par la nature à aucun travail fatiguant; le corps auquel ils s'attachaient ne paraissait capable d'aucune énergie physique.

Enfin, des sept péchés capitaux qui recrutent sur la terre au nom de l'ennemi du genre humain, celui sous la bannière duquel il s'était enrôlé devait être évidemment la paresse.

J'eusse donc détourné bien vite mes regards de cet homme, qui, j'en étais certain, ne pouvait m'offrir pour étude qu'un criminel de second ordre, si un vague ressouvenir n'avait murmuré à ma mémoire que je ne voyais pas cet homme pour la première fois.

Malheureusement, comme je l'ai dit, c'était une de ces physionomies dans lesquelles rien ne frappe, et qui, à moins de raisons particulières, ne peuvent produire en passant devant nous aucune impression.

Tout en demeurant convaincu que j'avais déjà vu cet homme, ce que sa persistance à fuir mes regards me démontrait encore, il m'était donc impossible de me rappeler où et comment je l'avais vu.

Je m'approchai du garde-chiourme, et lui demandai le nom de celui de mes convives qui faisait si mal honneur à mon repas.

Il s'appelait Gabriel Lambert.

Ce nom n'aidait en rien à ma mémoire: c'était la première fois que je l'entendais prononcer.

Je crus que je m'étais trompé, et, comme Jadin apparaissait sur le seuil de notre villa, j'allai au-devant de lui.

Jadin apportait nos deux fusils, notre promenade n'ayant pas d'autre but ce jour-là que de faire la chasse aux oiseaux de mer.

J'échangeai quelques paroles avec Jadin; je lui recommandai d'examiner avec attention celui qui était l'objet de ma curiosité.

Mais Jadin ne se rappelait aucunement l'avoir vu, et, comme à moi, ce nom de Gabriel Lambert lui était parfaitement étranger.

Pendant ce temps nos forçats venaient d'achever leur collation, et se levaient pour reprendre leur poste dans la barque; nous nous en approchâmes à notre tour.

Et comme, pour l'atteindre, il fallait sauter de rochers en rochers, le garde-chiourme fit un signe à ces malheureux, qui entrèrent dans la mer jusqu'aux genoux, afin de nous aider dans le trajet.

Mais je remarquai une chose, c'est qu'au lieu de nous offrir la main pour point d'appui, comme auraient fait des matelots ordinaires, ils nous présentaient le coude.

Était-ce une consigne donnée d'avance?

Était-ce dans cette humble conviction que leur main était indigne de toucher la main d'un honnête homme?

Quant à Gabriel Lambert, il était déjà dans la barque avec son compagnon, à son poste accoutumé, et tenant son aviron à la main.


II

HENRY DE FAVERNE.

Nous partîmes; mais, quel que fût le nombre de mouettes et de goëlands qui voltigeaient autour de nous, mon attention était attirée vers un seul but. Plus je regardais cet homme, plus il me semblait que, dans des jours assez rapprochés, il s'était d'une façon quelconque mêlé à ma vie.

Où cela? comment cela? voilà ce que je ne pouvais me rappeler.

Deux ou trois heures se passèrent dans cette recherche obstinée de ma mémoire, mais sans amener aucun résultat.

De son côté, le forçat paraissait tellement préoccupé d'éviter mon regard, que je commençai à être peiné de l'impression que ce regard paraissait produire sur lui, et que je m'attachai à essayer de penser à autre chose.

Mais on connaît l'exigence de l'esprit lorsqu'il veut s'attacher à un homme; malgré moi, j'en revenais toujours à cet homme.

Et, chose qui m'affermissait encore dans cette conviction que je ne me trompais pas, c'est que, chaque fois qu'après avoir détourné les yeux de dessus lui j'avais pris sur moi de les fixer d'un autre côté et que je me retournais vivement vers cet homme, c'était lui à son tour qui me regardait.

La journée s'écoula ainsi: deux ou trois fois nous prîmes terre. J'étais occupé à cette époque à coordonner les derniers événemens de la vie de Murat, et une partie de ces événemens s'était passée sur les lieux mêmes où nous nous trouvions; tantôt c'était un dessin que je désirais que Jadin prît pour moi, tantôt c'était une simple investigation des lieux que je voulais faire.

A chaque fois je m'approchais du garde-chiourme avec l'intention de l'interroger; mais à chaque fois je rencontrais le regard de Gabriel Lambert si humilié, si suppliant, que je remis à un autre moment l'explication que je voulais demander.

A cinq heures de l'après-midi nous rentrâmes.

Comme le reste de la journée devait être pris par le dîner et par le travail, je congédiai mon garde-chiourme et sa troupe, en lui donnant rendez-vous pour le lendemain matin à huit heures.

Malgré moi, je ne pus penser à autre chose qu'à cet homme. Il nous est arrivé parfois à tous de chercher dans notre souvenir un nom qu'on ne peut retrouver, et cependant ce nom on l'a parfaitement su. Ce nom fuit pour ainsi dire devant la mémoire; à chaque instant on est prêt à le prononcer, on en a le son dans l'oreille, la forme dans la pensée; une lueur fugitive l'éclaire, il va sortir de notre bouche avec une exclamation, puis tout à coup ce nom échappe de nouveau, s'enfonce plus avant dans la nuit, arrive à disparaître tout à fait; si bien qu'on se demande si ce n'est point en rêve qu'on a entendu ce nom, et qu'il semble qu'en s'acharnant davantage à sa poursuite l'esprit va se perdre lui-même dans l'obscurité, et toucher aux limites vie la folie.

Il en fut ainsi de moi pendant toute la soirée et pendant une partie de la nuit.

Seulement, chose plus étrange encore, ce n'était pas un nom, c'est-à-dire une chose sans consistance, un son sans corps, qui me fuyait: c'était un homme que j'avais eu cinq ou six heures sous les yeux, que j'avais pu interroger du regard, que j'aurais pu toucher de la main.

Cette fois, au moins, je n'avais pas de doute: ce n'était ni un rêve que j'avais fait, ni un fantôme qui m'était apparu.

J'étais sûr de la réalité.

J'attendis le matin avec impatience.

Dès sept heures, j'étais à ma fenêtre pour voir venir la barque.

Je l'aperçus qui sortait du port pareille à un point noir, puis à mesure qu'elle s'avançait sa forme devint plus distincte.

Elle prit d'abord l'aspect d'un grand poisson qui nagerait à la surface de la mer; bientôt les avirons commencèrent à devenir visibles, et le monstre parut marcher sur l'eau à l'aide de ses douze pattes.

Puis on distingua les individus, puis les traits de leur visage.

Mais, arrivé à ce point, je cherchai vainement à reconnaître Gabriel Lambert; il était absent, et deux nouveaux forçats l'avaient remplacé, lui et son compagnon.

Je courus jusqu'au rivage.

Les forçats crurent que j'avais hâte de m'embarquer, et sautèrent à l'eau afin de faire la chaîne; mais je fis signe à leur gardien de venir seul me parler.

Il vint: je lui demandai pourquoi Gabriel Lambert n'était point avec les autres.

Il me répondit qu'ayant été pris pendant la nuit d'une fièvre violente, il avait demandé à être exempté de son service; ce qui, sur le certificat du médecin, lui avait été accordé.

Pendant que je parlais au garde-chiourme, par-dessus l'épaule duquel je pouvais voir la barque et les hommes qui la montaient, un des forçats sortit une lettre de sa poche et me la montra.

C'était celui qu'on avait désigné sous le nom de Rossignol.

Je compris que Gabriel avait trouvé le moyen de m'écrire, et que Rossignol s'était chargé d'être son messager.

Je répondis par un signe d'intelligence au signe qu'il m'avait fait, et je remerciai le gardien.

—Monsieur désirerait-il lui parler? me demanda-t-il; en ce cas, malade ou non, je le ferais venir demain.

—Non, répondis-je; mais sa figure m'avait frappé, et, ne le voyant pas aujourd'hui au milieu de ses camarades, je m'informais des causes de son absence. Il me semble que cet homme est au-dessus de ceux avec lesquels il se trouve.

—Oui, oui, dit le garde-chiourme, c'est un de nos messieurs; et il a beau faire, cela se voit tout de suite.

J'allais demander à mon brave argousin ce qu'il entendait par un de ses messieurs, lorsque je vis Rossignol qui, tout en traînant son compagnon de chaîne après lui, levait une pierre, et cachait la lettre qu'il m'avait montrée sous cette pierre.

Dès lors, comme on le comprend bien, je n'eus plus qu'un désir, c'était de tenir cette lettre.

Je congédiai le garde-chiourme par un mouvement de tête qui signifiait que je n'avais pas autre chose à lui dire, et j'allai m'asseoir près de la pierre.

Il retourna aussitôt prendre sa place à la proue du canot.

Pendant ce temps, je levai la pierre et je m'emparai de la lettre, et, chose étrange, non pas sans une certaine émotion.

Je rentrai chez moi. Cette lettre était écrite sur du gros papier écolier, mais pliée proprement et avec une certaine élégance.

L'écriture était petite, fine, d'un caractère qui eût fait honneur à un écrivain de profession.

Elle portait cette suscription:

«A monsieur Alexandre Dumas.»

Cet homme, de son côté, m'avait donc aussi reconnu.

J'ouvris vivement la lettre, et je lus ce qui suit:

»Monsieur,

»J'ai vu hier les efforts que vous faisiez pour me reconnaître, et vous avez dû voir ceux que je faisait pour ne pas être reconnu.

»Vous comprenez qu'au milieu de toutes les humiliations auxquelles nous sommes en butte, une des plus grandes est de se trouver face à face, dégradés comme nous le sommes, avec un homme qu'on a rencontré dans le monde.

»Je me suis donc donné la fièvre pour m'épargner aujourd'hui cette humiliation.

»Maintenant, monsieur, s'il vous reste quelque pitié pour un malheureux qui, il le sait, n'a même plus droit à la pitié, n'exigez point que je rentre à votre service; j'oserai même vous demander plus: ne faites aucune question sur moi. En échange de cette grâce, que je vous supplie à genoux de m'accorder, je vous donne ma parole d'honneur qu'avant que vous ne quittié Toulon je vous ferai connaître le nom sous lequel vous m'avez rencontré. Avec ce nom, vous saurez de moi tout ce que vous désirez en savoir.

»Daignez prendre en considération la prière de cellui qui n'ose pas se dire

»Votre bien humble serviteur,

»GABRIEL LAMBERT.»

Comme l'adresse, la lettre était écrite de la plus charmante écriture anglaise qui se pût voir; elle indiquait une certaine habitude de style, quoique les trois fautes d'orthographe qu'elle contenait dénonçassent l'absence de toute éducation.

La signature était ornée d'un de ces paraphes compliqués comme on n'en trouve plus qu'au bout du nom de certains notaires de village.

C'était un mélange singulier de vulgarité originelle et d'élégance acquise.

Cette lettre ne me disait rien pour le présent; mais elle me promettait pour l'avenir tout ce que je désirais savoir. Puis je me sentais pris de pitié pour cette nature plus élevée, ou, comme on le voudra, plus basse que les autres.

N'y avait-il pas un reste de grandeur dans son humiliation?

Je résolus donc de lui accorder ce qu'il me demandait.

Je dis au garde-chiourme que, loin de désirer qu'on me rendît Gabriel Lambert, j'eusse été le premier à demander qu'on me débarrassât de cet homme, dont la figure me déplaisait.

Puis je n'en ouvris plus la bouche, et personne ne m'en souffla le mot.

Je restai encore quinze jours à Toulon, et pendant ces quinze jours la barque et son équipage demeurèrent à mon service.

Seulement j'annonçai d'avance mon départ.

Je désirais que cette nouvelle parvînt à Gabriel Lambert.

Je voulais voir s'il se souviendrait de la parole d'honneur qu'il m'avait donnée.

La dernière journée s'écoula sans que rien m'indiquât que mon homme se disposât le moins du monde à tenir sa promesse; et, je l'avoue, je me reprochais déjà ma discrétion, lorsqu'en prenant congé de mes gens, je vis Rossignol jeter un coup d'œil sur la pierre où j'avais déjà trouvé la lettre.

Ce coup d'œil était si significatif que je le compris à l'instant même; je répondis par un signe qui voulait dire: C'est bien.

Puis, tandis que ces malheureux, désespérés de me quitter, car les quinze jours qu'ils avaient passés à mon service avaient été pour eux quinze jours de fête, s'éloignaient de la bastide en ramant, j'allai lever la pierre, et sous la pierre je trouvai une carte.

Une carte écrite à la main, mais qu'on eût juré être gravée.

Sur cette carte, je lus:

«Le vicomte HENRY DE FAVERNE


III

LE FOYER DE L'OPÉRA.

Gabriel Lambert avait raison, ce nom seul me disait, sinon tout, du moins une partie de ce que je désirais savoir.

—C'est juste, Henry de Faverne! m'écriai-je, Henry de Faverne, c'est cela! Comment diable ne l'ai-je pas reconnu!

Il est vrai que je n'avais vu celui qui portait ce nom que deux fois, mais c'était dans des circonstances où ses traits s'étaient profondément gravés dans ma mémoire.

C'était à la troisième représentation de Robert le Diable; je me promenais pendant l'entr'acte au foyer de l'Opéra, avec un de mes amis, le baron Olivier d'Hornoy.

Je venais de le retrouver le soir même, après une absence de trois ans.

Des affaires d'intérêt l'avaient appelé à la Guadeloupe, où sa famille avait des possessions considérables, et depuis un mois seulement il était de retour des colonies.

Je l'avais revu avec grand plaisir, car autrefois nous avions été fort liés.

Deux fois, en allant et en venant, nous croisâmes un homme, qui à chaque fois le regarda avec une affectation qui me frappa.

Nous allions le rencontrer une troisième fois, lorsque Olivier me dit:

—Vous est-il égal de vous promener dans le corridor au lieu de vous promener ici?

—Parfaitement, lui répondis-je; mais pourquoi cela?

—Je vais vous le dire, reprit-il.

Nous fîmes quelques pas et nous nous trouvâmes dans le corridor.

—Parce que, continua Olivier, nous avons croisé deux fois un homme.

—Qui vous a regardé d'une singulière façon, je l'ai remarqué. Qu'est-ce que cet homme?

—Je ne puis le dire précisément, mais ce que je sais, c'est qu'il a l'air de chercher à avoir une affaire avec moi, tandis que moi je ne me soucierais pas le moins du monde d'avoir une affaire avec lui.

—Et depuis quand donc, mon cher Olivier, craignez-vous les affaires? Vous aviez autrefois, si je me le rappelle bien, la fatale réputation de les chercher plutôt que de les fuir.

—Oui, sans doute, je me bats quand il le faut; mais, vous le savez, on ne se bat pas avec tout le monde.

—Je comprends, cet homme est un chevalier d'industrie.

—Je n'en ai aucune certitude, mais j'en ai peur.

—En ce cas, mon cher, vous avez parfaitement raison; la vie est un capital qu'il ne faut risquer que contre un capital à peu près équivalent; celui qui fait autrement joue un jeu de dupe.

En ce moment la porte d'une loge s'ouvrit, et une jeune et jolie femme fit coquettement signe de la main à Olivier qu'elle désirait lui parler.

—Pardon, mon cher, il faut que je vous quitte.

—Pour longtemps?

—Non, continuez de vous promener dans le corridor, et avant dix minutes je vous rejoins.

—A merveille.

Je continuai de me promener seul pendant le temps indiqué, et je me trouvais du côté opposé à celui où j'avais quitté Olivier, lorsque j'entendis tout à coup une grande rumeur, et que je vis les autres promeneurs se porter du côté où cette rumeur était née; je m'avançai comme tout le monde, et je vis sortir d'un groupe Olivier qui, en m'apercevant, s'élança à mon bras en me disant:

—Venez, mon cher; sortons.

—Qu'y a-t-il donc? demandai-je, et pourquoi ôtes-vous si pâle?

—Il y a que ce que j'avais prévu est arrivé; cet homme m'a insulté, et il faut que je me batte avec lui; mais venez vite chez moi ou chez vous, je vous conterai tout cela.

Nous descendîmes rapidement l'un des escaliers; l'étranger descendait l'autre; il tenait son mouchoir sur son visage, et son mouchoir était taché de sang.

Olivier et lui se rencontrèrent à la porte.

—Vous n'oublierez pas, monsieur, dit l'étranger à haute voix, de manière à être entendu de tout le monde, que je vous attends demain à six heures au bois de Boulogne, allée de la Muette.

—Eh! oui, monsieur, dit Olivier en haussant les épaules; c'est chose convenue.

Et il fit un pas en arrière pour laisser passer son adversaire, qui sortit en se drapant dans son manteau, et avec la prétention visible de faire de l'effet.

—Oh! mon Dieu! mon cher, dis-je à Olivier, qu'est-ce que ce monsieur? Et vous allez vous battre avec cela?

—Il le faut, pardieu! bien.

—Et pourquoi le faut-il?

—Parce qu'il a levé la main sur moi, parce que je lui ai envoyé un coup de canne à travers la figure.

—Vraiment?

—Parole! une scène de crocheteur, tout ce qu'il y a de plus sale: j'en ai honte; mais que voulez-vous? c'est ainsi.

—Mais qu'est-ce que c'est donc que ce manant-là, qui croit qu'on est obligé de donner à des gens comme nous des soufflets pour les faire battre?

—Ce que c'est? c'est un monsieur qui se fait appeler le vicomte Henry de Faverne.

—Henry de Faverne? je ne connais pas cela.

—Ni moi non plus.

—Eh bien! comment avez-vous une affaire avec un homme que vous ne connaissez pas?

—C'est justement parce que je ne le connais pas que j'ai avec lui une affaire: cela vous paraît étrange; qu'en dites-vous?

—Je l'avoue.

—Je vais vous raconter cela. Tenez, il fait beau, au lieu de nous enfermer entre quatre murailles, voulez-vous venir jusqu'à la Madeleine?

—Jusqu'où vous voudrez.

—Voici ce que c'est: ce monsieur Henry de Faverne a des chevaux superbes et joue un jeu fou, sans qu'on lui connaisse aucune fortune au soleil; au reste, payant fort bien ce qu'il achète ou ce qu'il perd: de ce côté il n'y a rien à dire. Mais comme il est, à ce qu'il paraît, sur le point de se marier, on lui a demandé quelques explications sur cette fortune dont il fait un usage si éblouissant; il a répondu qu'il était d'une famille de riches colons qui avait des biens considérables à la Guadeloupe.

»Alors, justement comme j'en arrive, on est venu aux informations près de moi, et l'on m'a demandé si je connaissais un comte de Faverne à la Pointe-à-Pitre.

»Il faut vous dire, mon cher, que je connais, à la Pointe-à-Pitre, tout ce qui mérite d'être connu, et qu'il n'y a pas, d'un bout de l'île à l'autre, plus de comte de Faverne que sur ma main.

»Vous comprenez, moi j'ai dit tout bonnement ce qu'il en était, sans attacher à ce que je disais d'autre importance. Puis, au bout du compte, comme c'était la vérité, je l'eusse dite dans tous les cas.

»Or, il paraît que mon refus de reconnaître ce monsieur a mis obstacle à ses projets de mariage. Il a crié bien haut que j'étais un calomniateur, et qu'il me ferait repentir de mes calomnies. Je ne m'en suis pas autrement inquiété; mais, ce soir, je l'ai rencontré comme vous avez vu, et j'ai senti, vous savez, on sent cela, que j'allais avoir une affaire avec cet homme.

»Au reste, mon cher ami, vous êtes témoin que, cette affaire, je l'ai évitée tant que j'ai pu; mais, que voulez-vous? je ne pouvais pas faire davantage. J'ai quitté le foyer, j'ai pris le corridor; en m'apercevant qu'il nous avait suivi dans le corridor, je suis entré dans la loge de la comtesse M...., qui, elle-même, comme vous le savez, est créole, et qui n'a jamais entendu parler de ce monsieur ni de quelque Faverne que ce soit.

»Je croyais en être quitte; baste! il m'attendait en face de la porte de la loge; vous savez le reste: nous nous battons demain, vous l'avez entendu.

—Oui, à six heures du matin: mais qui donc a réglé cela?

—Mais voilà encore ce qui prouve que j'ai affaire à je ne sais quel croquant.

»Est-ce que c'est jamais aux adversaires à régler ces choses-là? Que restera-t-il à faire aux témoins, alors? Puis, se battre à six heures du matin, comprenez-vous cela? Qui est-ce qui se lève à six heures?

»Ce monsieur a donc été garçon de charrue dans sa jeunesse; quant à moi, je sais que je vais être demain matin d'une humeur massacrante, et que je me battrai très-mal.

—Comment, vous vous battrez très-mal?

—Sans doute; c'est une chose sérieuse que de se battre, que diable! On prend toutes ses aises pour faire l'amour, et on ne s'accorde pas la plus petite fantaisie en matière de duel! Moi, je sais une chose, c'est que je me suis toujours battu à onze heures ou midi, et qu'en général je m'en suis très bien trouvé.

»A six heures du matin, je vous demande un peu, au mois d'octobre! on meurt de froid, on grelotte, on n'a pas dormi.

—Eh bien! mais rentrez et couchez-vous.

—Oui, couchez-vous, c'est facile à dire; on a toujours, quand on se bat le lendemain, quelque chose comme un bout de testament à faire, une lettre à écrire à sa mère ou à sa maîtresse; tout cela vous prend jusqu'à deux heures du matin.

»Puis on dort mal; car, voyez-vous, on a beau dire, si brave qu'on soit, c'est toujours une mauvaise nuit que la nuit qui précède un duel. Et se lever à cinq heures, car pour se trouver au bois de Boulogne à six heures, il faut se lever à cinq, se lever à la bougie, connaissez-vous rien de plus maussade que cela?...

»Aussi qu'il se tienne bien, ce monsieur; je ne le ménagerai pas, je vous en réponds. A propos, je compte sur vous comme témoin.

—Pardieu!

—Apportez vos épées, je ne veux pas me servir des miennes, il pourrait dire qu'elles sont à ma garde.

—Vous vous battez à l'épée?

—Oui, j'aime mieux cela; cela tue aussi bien que le pistolet, et cela n'estropie pas. Une mauvaise balle vous casse un bras, il faut vous le couper, et vous voilà manchot. Apportez vos épées.

—C'est bien, je serai chez vous à cinq heures.

—A cinq heures! Comme c'est amusant pour vous aussi de vous lever à cinq heures!

—Oh! pour moi, cela m'est à peu près indifférent; c'est l'heure où je me couche.

—C'est égal, lorsque les choses se passeront entre gens comme il faut, et que vous serez mon témoin, faites-moi battre comme vous l'entendrez, mais faites-moi battre à onze heures ou midi, et vous verrez; parole d'honneur! il n'y aura pas de comparaison, j'y gagnerai cent pour cent.

—Allons donc, je suis sûr que vous serez superbe.

—Je ferai de mon mieux; mais, d'honneur! j'aurais mieux aimé me battre ce soir sous un réverbère, comme un soldat aux gardes, que de me lever demain à une pareille heure; ainsi, vous, mon cher, qui n'avez pas de testament à faire, allez vous coucher; allez, et recevez mes excuses au nom de ce monsieur.

—Je vous quitte, mon cher Olivier, mais c'est pour vous laisser tout votre temps à vous même. Avez-vous quelque autre recommandation à me faire?

—A propos, il me faut deux témoins: passez au club, et prévenez Alfred de Nerval que je compte sur lui; cela ne le dérangera pas trop, il jouera jusqu'à cette heure-là, et tout sera dit. Puis il nous faut, je ne sais pas, parole d'honneur! où j'ai la tête, il nous faut un médecin; je n'ai pas envie, si je lui donne un coup d'épée, de lui sucer la plaie, à ce monsieur; j'aime mieux qu'on le saigne.

—Avez-vous quelque préférence?

—Pour qui?

—Pour un docteur.

—Non; je les redoute tous également.

—Prenez Fabien; n'est-ce pas votre médecin? c'est le mien aussi; il nous rendra se service avec grand plaisir.

—Soit. A moins cependant qu'il ne craigne que cela lui fasse tort près du roi, car vous savez qu'il vient d'être attaché à la cour par quartier.

—Soyez tranquille, il n'y songera même pas.

—Je le crois, car c'est un excellent garçon; faites-lui toutes mes excuses de le faire lever à pareille heure.

—Bah! il y est habitué.

—Pour un accouchement, pas pour un duel.

«Mais avec cela je bavarde comme une pie, et je vous tiens là dans la rue, sur vos jambes, tandis que vous devriez être dans votre lit. Allez vous coucher, mon cher ami, allez vous coucher.

—Allons, bonsoir et bon courage!

—Ah! ma foi! je vous jure que je n'en sais rien, dit Olivier en bâillant à se démonter la mâchoire; car, en vérité, vous ne vous faites point idée combien cela m'ennuie de me battre avec ce drôle-là.

Et sur ces paroles, Olivier me quitta pour rentrer chez lui, tandis que j'allais au club et chez Fabien.

Je lui avais donné la main en le quittant, et j'avais senti sa main agitée d'un mouvement nerveux.

Je n'y comprenais plus rien. Olivier avait presque la réputation d'un duelliste; comment donc un duel l'impressionnait-il à ce point-là?

N'importe, je n'en étais pas moins sûr de lui pour le lendemain.


IV

PRÉPARATIFS.

Je courus chez le docteur, et de là au club.

Alfred promit de ne pas se coucher et Fabien d'être levé à l'heure convenue: tous deux devaient se trouver chez Olivier à cinq heures moins un quart.

J'y arrivai à quatre heures et demie, pour lui dire que tout était réglé à sa convenance.

Je le trouvai assis devant sa table et achevant d'écrire quelques lettres.

Il ne s'était pas couché.

—Eh bien! mon cher Olivier, lui demandai-je, comment vous trouvez-vous?

—Oh! très mal à mon aise; vous voyez l'homme le plus fatigué de la terre.

«Comme je m'en doutais, je n'ai pas eu le temps de dormir une minute. Vous voyez le feu qu'il y a, eh bien! je n'ai pas pu me réchauffer. Est-ce qu'il fait froid dehors?

—Non, le temps est humide; il tombe du brouillard.

—Vous verrez que nous serons assez heureux pour qu'il tombe de l'eau à torrens.

«Se battre par la pluie, les pieds dans la boue; comme c'est amusant!

«Si cet homme n'était pas un goujat, on aurait remis la chose à plus tard, ou l'on se serait battu à couvert; aussi il peut être tranquille, son affaire est claire, et je le guérirai de l'envie de venir me chercher une seconde fois dispute, je vous en réponds.

—Ah çà! mais vous en parlez, mon cher, comme si vous étiez sûr de le tuer.

—Oh! vous comprenez, on n'est jamais sûr de tuer son homme; il n'y a que les médecins qui puissent répondre de cela.

«N'est-ce pas, Fabien? ajouta Olivier en souriant et en tendant la main au docteur, qui entrait; mais je lui donnerai un joli coup d'épée, voilà tout.

—Dans le genre de celui que vous avez donné, la veille de votre départ pour la Guadeloupe, à cet officier portugais que j'ai eu toutes les peines du monde à tirer d'affaire, n'est-ce pas? dit Fabien.

—Oh! celui-là c'est autre chose: celui-là, il avait choisi le mois de mai; puis, au lieu de me jeter brutalement son heure au nez, il m'avait poliment demandé la mienne.

«Mon cher, imaginez-vous, c'était une partie de plaisir; nous nous battions à Montmorency, par une charmante journée, à onze heures du matin.

«Vous rappelez-vous, Fabien? il y avait dans le buisson qui se trouvait à côté de nous une fauvette qui chantait; j'adore les oiseaux. Tout en me battant j'écoutais chanter cette fauvette; elle ne s'envola qu'au mouvement que vous fîtes en voyant tomber mon adversaire.

«Comme il tomba bien, n'est-ce pas? en me saluant de la main; c'était un homme très comme il faut, ce Portugais; l'autre tombera comme un bœuf, vous verrez, en m'éclaboussant.

—Ah çà! mon cher Olivier, lui dis-je, vous êtes donc un Saint-Georges pour parler comme cela d'avance.

—Non, je tire même assez mal, mais j'ai le poignet solide, et, sur le terrain, un sang-froid de tous les diables; d'ailleurs, cette fois-ci, j'ai affaire à un lâche.

—A un lâche ... qui est venu vous provoquer?

—Cela ne fait rien; au contraire, cela vient à l'appui de mon assertion.

«Vous avez bien vu qu'au lieu de m'envoyer tranquillement ses témoins, comme cela se fait en bonne compagnie, il a voulu se monter la tête en m'insultant lui-même; et encore a-t-il passé près de moi deux fois sans faire autre chose que me regarder, puis il m'a vu me détourner de mon chemin, il a cru que j'avais peur, et il a fait le crâne; c'est un homme qui a besoin de se battre avec quelqu'un de bien placé dans le monde pour se réhabiliter. Ce n'est pas un duel qu'il me propose, c'est une spéculation qu'il entreprend.

«Au reste, vous verrez tout cela sur le terrain....

«Ah! voilà enfin Nerval: j'ai cru qu'il ne viendrait pas.

—Ce n'est pas ma faute, mon cher, dit en entrant le nouvel arrivant; d'ailleurs je ne suis pas en retard. (Il tira sa montre.) Cinq heures. Imagine-toi que je gagnais quelque chose comme une trentaine de mille francs à Valjuson, et qu'il m'a fallu lui donner revanches sur revanches, jusqu'à ce qu'il n'en perde plus que dix mille. Ah çà! tu te bats donc?

—Oh! mon Dieu! oui.

—Alexandre est venu me dire cela au moment où je venais d'être décavé de deux cents louis, de sorte que j'ai assez mal écouté.

«Est-ce que tu n'aurais pas tenu, toi, vingt-neuf par la retourne et premier en main?

—Certainement j'aurais tenu.

—Eh bien! je trouve cinq trèfles; cet imbécile de Larry, qui avait battu les cartes, s'en était donné trois pour lui seul, et bêtement, comme tout ce qu'il fait, en donnant l'as et le roi à un autre.

«J'y étais déjà de dix mille francs quand j'ai eu la bonne idée de me rattraper à l'écarté avec Valjuson, de sorte que je ne perds ni ne gagne. Vous ne jouez pas, vous, Fabien?

—Non.

—Vous avez bien raison: je ne connais rien de stupide comme le jeu; c'est une mauvaise habitude que j'ai prise et que je voudrais bien perdre. Est-ce qu'il n'y aurait pas quelque remède, docteur, mais un remède agréable, un remède moral joint à un bon régime hygiénique?

«A propos de cela, mon cher, où diable d'Harville a-t-il pris son abominable cuisinier? chez quelque ministre constitutionnel. Il nous adonné hier un dîner que personne n'a pu manger. Tu t'es douté de cela, toi, tu n'es pas venu; tu as bien fait. Ah çà! où se bat-on?

—Au bois de Boulogne, allée de la Muette.

—Oh! les traditions classiques. Mon cher, depuis que tu es à la Guadeloupe on ne se bat plus là: on se bat à Clignancourt ou à Vincennes.

«Il y a des endroits charmans que Nestor a découverts; tu sais, lui, c'est le Christophe Colomb de ces mondes-là: ils se sont battus là avec Gallois; un duel charmant!

«Tu sais comme ils sont braves tous deux; ils se sont donné trois coups d'épée chacun, et se sont quittés contens comme des dieux:

«Numero Deus impare gaudet.

«Tu vois, hein! comme je tiens mon latin. Et quand je pense qu'on a été donner, à mon détriment, le prix de thème à cet imbécile de Larry, qui m'a fait perdre, avec ses trois trèfles, un coup de deux cents louis!...

—Tu lui revaudras cela ce soir. Mais je crois, messieurs, continua Olivier, qu'il est temps de partir; il ne faut pas nous faire attendre.

—Comment allons-nous là-bas?

—J'ai une espèce de landau avec des épées dedans, repris-je; une voiture qui a un air tout à fait honnête: on ne se doutera jamais de ce qu'elle renferme.

—Très bien! descendons.

Nous descendîmes; nous prîmes place, et nous ordonnâmes au cocher de nous conduire au bois de Boulogne, allée de la Muette.

—A propos, dit Alfred quand la voiture commença de rouler, je vais peut-être avoir une affaire, moi aussi.

—Et comment cela?

—A cause de toi.

—A cause de moi?

—Oui. Tu sais que tu as dit l'autre jour, chez madame de Méranges, que tu ne connaissais à la Guadeloupe aucun monsieur de Faverne.

—Oui, parfaitement.

—J'ai entendu cela tout en faisant un wisth: ça m'était entré par une oreille, ça ne m'était pas sorti par l'autre, quand, avant hier, qui propose-t-on au club?...

«Un monsieur Henry de Faverne, qui se fait appeler vicomte, et qui n'est rien du tout, j'en suis sûr. Alors, j'ai dit qu'il était impossible d'admettre cet homme, que les Faverne n'existaient pas, que tu connaissais la Guadeloupe comme ta poche, et que tu n'avais jamais entendu parler de ces gens-là; de sorte qu'il a été refusé.

«C'est fâcheux, au reste, parce qu'il est beau joueur; voilà toute l'affaire: il paraît qu'il a su que je m'étais prononcé contre lui et qu'il m'en veut.

«A son aise! Quand il sera las de m'en vouloir, il viendra me le dire; je l'attends.

«A propos! et toi, avec qui te bats-tu?

—Avec lui.

—Qui, lui?

—Avec ton monsieur Henry de Faverne.

—Comment! c'est à moi qu'il en veut, et c'est avec toi qu'il se bat?

—Oui; il aura su que les renseignemens venaient de moi, et il se sera tout naturellement adressé à moi.

—Oh! un instant! un instant! s'écria Alfred, c'est que je vais lui dire....

—Tu ne diras rien. Ce monsieur est un manant à qui on ne parle pas; d'ailleurs ton affaire n'a aucun rapport avec la mienne; il m'a insulté, c'est à moi de me battre: voilà tout. Après moi tu auras ton tour.

—Ah! oui, avec cela que tu les arranges bien quand tu t'en mêles. Mais celui-là, je t'en prie, ne me le tue pas tout à fait; ce n'est qu'à cette condition-là que je te le laisse. Veux-tu un cigare?

—Merci.

—Tu ne sais pas ce que tu refuses; ce sont de véritables cigares du roi d'Espagne, que Vernon a rapportés de la Havane.

—Vous ne fumez pas, docteur?

—Non.

—Vous avez tort.

Et Alfred alluma son cigare, s'accouda dans un coin de la voiture, et, tout entier à l'agréable occupation qu'il venait de se créer, s'abîma dans la volupté de la fumée.


V

L'ALLÉE DE LA MUETTE

Pendant ce temps-là, un jour pâle et maladif venait de se lever, et l'on commençait d'apercevoir le bois de Boulogne perdu au milieu du brouillard.

Une voiture marchait devant la nôtre, et, comme elle prit la porte Maillot, nous ne doutâmes plus que ce fût celle de notre adversaire; nous ordonnâmes donc à notre cocher de la suivre. Elle se dirigea vers l'allée de la Muette, au tiers de laquelle elle s'arrêta; la nôtre la joignit, et s'arrêta à son tour; nous descendîmes.

Ces messieurs avaient déjà mis pied à terre.

Je jetai alors un coup d'œil sur Olivier.

Un changement complet s'était opéré en lui; le mouvement nerveux qui l'agitait la veille avait complètement disparu, il était calme et froid; un sourire de suprême dédain arquait sa bouche, et un léger pli entre les deux sourcils était la seule contraction qu'on pût remarquer sur son visage; pas un mot ne sortait de sa bouche.

Son adversaire présentait un aspect tout opposé; il parlait haut, riait avec éclat, gesticulait avec force; mais, avec tout cela, son visage grimaçant était pâle et contracté; de temps en temps un spasme nerveux lui serrait la poitrine et le forçait de bâiller.

Nous nous approchâmes de ses deux témoins, qui furent forcés de lui dire de s'éloigner.

Alors il fit en arrière quelques pas en sifflant, et se mit à piquer si violemment dans la terre la badine qu'il tenait qu'il la brisa.

Les préparatifs du combat étaient faciles à régler. Monsieur de Faverne avait indiqué l'heure, Olivier avait choisi les armes, tout arrangement était impossible.

La question était donc purement et simplement de savoir si l'on arrêterait le combat après une première blessure, ou si on lui laisserait telle suite qu'il plairait aux combattans de lui donner.

Olivier s'était prononcé à ce sujet, c'était un droit de sa position d'offensé: rien ne devait arrêter les épées que la chute d'un des deux adversaires.

Les témoins discutèrent un instant, mais furent obligés de céder; nous ne les connaissions ni l'un ni l'autre; c'étaient des amis de monsieur Henry de Faverne; et, à part leur tranchant et leurs manières de sous-officiers, nous les trouvâmes assez au fait des fonctions qu'ils remplissaient.

Je leur présentai les épées, qu'ils examinèrent.

Pendant cet examen, je revins vers Olivier.

Il était occupé à faire remarquer une faute héraldique qui s'était glissée dans le blason, sans doute improvisé, de son adversaire: le vicomte portait couleur sur couleur.

En me voyant, il me prit à part.

—Tenez, me dit-il, voici deux lettres, l'une pour ma mère, l'autre pour....

Il ne prononça point le nom, mais me montra ce nom écrit sur la lettre: c'était celui d'une jeune personne qu'il aimait et qu'il était sur le point d'épouser.

«On ne sait pas ce qui peut arriver, continua-t-il; s'il m'arrivait malheur, faites porter cette lettre à ma mère; quant à l'autre, cher ami, ne la remettez qu'en main propre.

Je lui promis.

Puis, voyant que, plus le moment du combat approchait, plus son visage devenait calme:

—Mon cher Olivier, lui dis-je, je commence à croire que ce monsieur a eu tort de vous insulter, et qu'il va payer cher son imprudence.

—Oui, dit le docteur, surtout si votre sang-froid est réel.

Un sourire effleura les lèvres d'Olivier.

—Docteur, dit-il, dans l'état de santé ordinaire, combien de fois le pouls d'un homme qui n'a aucun motif d'agitation bat-il à la minute?

—Mais, répondit Fabien, soixante-quatre ou soixante-cinq fois.

—Tâtez mon pouls, docteur, dit Olivier en tendant la main à Fabien.

Fabien tira sa montre, appuya son doigt sur l'artère, e; au bout d'une minute:

—Soixante-six pulsations, dit-il; c'est miraculeux d'empire sur vous-même; ou votre adversaire est un Saint-Georges, ou c'est un nomme mort.

—Mon cher Olivier, dit Alfred en se retournant, es-tu prêt?

—Moi? dit Olivier, j'attends.

—Eh bien! alors, messieurs, dit-il, rien n'empêche que l'affaire se vide?

—Oui, oui, s'écria monsieur de Faverne; oui, vite, vite, sacrebleu!

Olivier le regarda avec un léger sourire de mépris; puis voyant qu'il jetait bas son habit et son gilet, il ôta les siens.

C'est alors qu'apparut une nouvelle différence entre ces deux hommes.

Olivier était mis avec une coquetterie charmante: il avait fait toilette complète pour se battre; sa chemise était de la plus fine batiste, fraîche et soigneusement plissée; sa barbe était nouvellement faite, ses cheveux ondulaient comme s'ils sortaient du fer de son valet de chambre.

Tout au contraire, la chevelure de monsieur de Faverne dénonçait une nuit agitée.

On voyait qu'il n'avait pas été coiffé depuis la veille, et que cette coiffure avait été fort dérangée par l'agitation de la nuit; sa barbe était longue, et sa chemise de jaconas était évidemment la même que celle avec laquelle il avait couché.

—Décidément cet homme est un manant, murmura Olivier.

Je lui remis une des epées, tandis qu'on remettait l'autre à son adversaire.

Olivier la prit par la lame et eut à peine l'air de la regarder: on eût dit qu'il tenait une canne.

Monsieur de Faverne prit au contraire la sienne par la poignée, fouetta deux ou trois fois l'air avec la lame; puis il s'enveloppa la main avec un foulard, afin d'assurer d'autant mieux l'épée dans sa main.

Olivier seulement alors ôta ses gants, mais jugea inutile d'user de la précaution que venait de prendre son adversaire; seulement alors je remarquai sa main: elle avait la blancheur et la délicatesse d'une main de femme.

—Eh bien! monsieur, dit monsieur de Faverne; eh bien?

—Eh bien! j'attends, répondit Olivier.

—Allez, messieurs, dit Alfred.

Les adversaires, qui étaient à dix pas l'un de l'autre, se rapprochèrent alors; je remarquai que plus Olivier se rapprochait, plus sa figure devenait douce et souriante.

Tout au contraire, la figure de son adversaire prit un caractère de férocité dont j'aurais cru ses traits incapables; son œil devint sanglant et son teint couleur de cendre.

Je commençai à être de l'avis d'Olivier: cet homme était un lâche.

Au moment où les épées se touchèrent, ses lèvres s'entrouvrirent et montrèrent ses dents convulsivement serrées.

Tous deux tombèrent en garde en face l'un de l'autre; mais autant la pose d'Olivier était simple, facile, élégante, autant celle de son adversaire, quoique dans toutes les règles de l'art, était raide et anguleuse.

On voyait que cet homme avait appris à faire des armes à un certain âge, tandis que l'autre, en vrai gentilhomme, avait depuis son enfance joué avec des fleurets.

Monsieur de Faverne commença l'attaque: ses premiers coups furent vifs, serrés, précis; mais, ces premiers coups portés, il s'arrêta comme étonné de la résistance de son adversaire. En effet, Olivier avait paré ses attaques avec la même facilité qu'il eût fait dans un assaut de salle d'armes.

Monsieur de Faverne en devint plus livide encore, si la chose était possible, et Olivier plus souriant.

Alors monsieur de Faverne changea de garde, plia sur ses genoux, écarta les jambes à la manière des maîtres italiens, et recommença les mêmes coups, mais en les accompagnant de ces cris qu'ont l'habitude de pousser, pour effrayer leurs adversaires, les prévôts de régiment.

Mais ce changement d'attaque n'eut aucune influence sur Olivier: sans reculer d'un pas, sans rompre d'une semelle, sans précipiter un seul de ses mouvemens, son épée se lia à celle de son adversaire ou la précéda alternativement, comme s'il eût pu deviner les coups que celui-ci allait lui porter.

Il avait véritablement, comme il l'avait dit, un sang-froid terrible.

La sueur de l'impuissance et de la fatigue coulait sur le front de monsieur de Faverne; les muscles de son cou et de ses bras se gonflaient comme des cordes; mais sa main se fatiguait visiblement, et l'on comprenait que si l'épée n'était maintenue à son poignet par le foulard, à la première attaque un peu vive de son adversaire, son épée lui tomberait des mains.

Olivier, au contraire, continuait déjouer avec la sienne.

Nous regardions en silence ce jeu terrible, dont il nous était facile de deviner le résultat d'avance. Comme l'avait dit Olivier, on pouvait deviner que monsieur de Faverne était un homme perdu.

Enfin, au bout d'un instant, un sourire plus caractérisé se dessina sur les lèvres d'Olivier; à son tour il simula un ou deux coups, puis un éclair passa dans ses yeux; il se fendit, et d'un simple dégagement, mais si serré, si vif que nous ne pûmes pas le suivre des yeux, il lui passa son épée au travers du corps.

Puis, sans prendre la précaution d'usage en pareil cas, c'est-à-dire de se rejeter en arrière par un pas de retraite, il abaissa son épée sanglante et attendit.

Monsieur de Faverne jeta un cri, porta la main gauche à sa blessure, secoua sa main droite pour la débarrasser de l'épée, qui, liée à son poignet, lui pesait comme une masse, puis, passant d'une pâleur livide à une pâleur cadavéreuse, il chancela un instant et tomba évanoui.

Olivier, sans le perdre tout à fait de l'œil, se retourna vers Fabien.

—Maintenant, docteur, dit-il de son son de voix habituel, et sans que la trace de la moindre émotion se fît reconnaître, maintenant, docteur, je crois que le reste vous regarde.

Fabien était déjà près du blessé.

Non-seulement l'épée lui avait traversé le corps, mais elle avait encore été trouer la chemise flottante, tant le coup avait été profond; le sang remontait à plus de dix-huit pouces sur la lame.

—Tenez, mon cher, me dit Olivier, voici votre épée; c'est étonnant comme elle est montée à ma main. Chez qui l'avez-vous achetée?

—Chez Devismes.

—Ayez donc la bonté de m'en commander une paire pareille.

—Gardez celles-ci; vous vous en servez trop bien pour vous les reprendre.

—Merci, ça me fera plaisir de les avoir.

Puis, se retournant vers le blessé:

—Je crois que je l'ai tué, dit-il; j'en serais fâché; je ne sais pourquoi il me semble que ce malheureux-là ne doit point mourir de la main d'un honnête homme.

Puis, comme nous n'avions plus rien à faire là, que monsieur de Faverne était entre les mains de Fabien, c'est-à-dire d'un des plus habiles docteurs de Paris, nous remontâmes dans notre voiture, tandis qu'on portait le blessé dans la sienne.

Deux heures après, je reçus une magnifique pipe turque qu'Olivier m'envoyait en échange de mes épées.

Le soir, j'allai en personne prendre des nouvelles de monsieur de Faverne; le lendemain, j'envoyai mon domestique; le troisième jour, ma carte; puis comme, ce troisième jour, j'appris que, grâce aux soins de Fabien, il était hors de danger, je cessai de m'occuper de lui.

Deux mois après, à mon tour, je reçus sa carte.

Puis je partis pour un voyage, et je ne le revis plus que le jour où je le retrouvai au bagne.

Olivier ne s'était pas trompé sur l'avenir de cet homme.


VI

LE MANUSCRIT.

On devine alors combien je fus curieux de connaître les événemens qui avaient conduit aux galères cet homme, que, comme il le disait lui-même, j'avais rencontré dans le monde.

Je songeai alors tout naturellement à Fabien, qui, l'ayant soigné de la terrible blessure que lui avait faite Olivier, devait avoir recueilli sur cet homme de curieux détails.

Aussi ma première visite, à mon retour à Paris, fut-elle pour lui. Je ne m'étais pas trompé; Fabien, qui a l'habitude d'écrire jour par jour tout ce qu'il fait, alla à son secrétaire, et, parmi plusieurs cahiers de papier séparés les uns des autres, en chercha un qu'il me remit.

—Tenez, mon ami, me dit-il, vous trouverez là dedans tous les renseignemens que vous désirez avoir; je vous les confie, faites-en ce que vous voudrez, mais ne les perdez pas; ce cahier fait partie d'un grand ouvrage que je compte faire sur les maladies morales que j'ai traitées.

—Ah, diable! mon cher, lui dis-je, il y aurait là un trésor pour moi.

—Aussi, cher ami, soyez tranquille; si je meurs d'un certain anévrisme qui de temps en temps murmure tout bas aux oreilles de mon cœur que je ne suis que poussière, et que je dois m'attendre à retourner en poussière, ces cahiers vous sont destinés, et mon exécuteur testamentaire vous les remettra.

—Je vous remercie de l'intention, mais j'espère ne jamais recevoir le cadeau crue vous me promettez; vous avez à peine trois ou quatre ans de plus que moi.

—D'abord vous me flattez, j'en ai douze ou treize, si je ne me trompe; mais que fait l'âge en pareille circonstance? Je connais tel vieillard de soixante-dix ans qui est plus jeune que moi.

—Allons donc! vous, docteur, vous avez de pareilles idées?

—C'est justement parce que je suis docteur que je les ai. Tenez, voulez-vous voir la maladie que j'ai?... la voilà.

Il me conduisit devant un dessin parfaitement fait; il représentait l'anatomie du cœur.

«J'ai fait faire ce dessin sur mes renseignemens et pour mon usage particulier, continua-t-il, afin de juger matériellement, si je puis parler ainsi, ma situation. Vous le voyez, c'est un anévrisme. Un jour, ce tissu-là crèvera; quand? je n'en sais rien; peut-être aujourd'hui, peut-être dans vingt ans; mais ce qu'il y a de sûr, c'est qu'il crèvera; alors en trois secondes ce sera fini.

«Et un beau matin, en déjeunant, vous entendrez dire:

«—Tiens, ce pauvre Fabien, vous savez?

«—Oui. Eh bien?

«—Il est mort subitement.

«—Bah! Et comment cela?

«—Oh, mon Dieu! en tâtant le pouls à un malade. On l'a vu rougir, puis pâlir; il est tombé sans pousser un seul cri; on l'a relevé: il était mort.

«—Tiens! c'est étrange!»

«On en parlera deux jours dans le monde, huit jours à l'École de Médecine, quinze jours à l'Institut, et tout sera dit. Bonsoir, Fabien!

—Vous êtes fou, mon cher.

—C'est comme j'ai l'honneur de vous le dire.

«Mais, mille fois pardon; il faut que je vous quitte, mon hôpital m'attend; voilà votre cahier, prenez-en copie et faites-en ce que vous voudrez. Adieu.»

Je serrai une dernière fois la main de Fabien en signe de remercîment, et je pris congé de lui, tout joyeux et tout attristé à la fois: tout attristé de la prédiction qu'il venait de me faire, et tout joyeux des renseignemens que son cahier allait me donner.

Aussi je rentrai chez moi, je consignai ma porte, je mis ma robe de chambre, je m'étendis dans un grand fauteuil, j'allongeai mes pieds sur les chenets, et j'ouvris mon précieux mémoire.

Je copie littéralement, sans rien changer à la rédaction de Fabien.


VII

Ce octobre, 18....

Cette nuit j'ai été prévenu, à une heure du matin, qu'un duel devait avoir lieu entre monsieur Henry de Faverne et monsieur Olivier d'Hornoy, et que ce dernier me faisait prier de les accompagner sur le terrain.

Je me rendis chez lui à cinq heures précises.

A six heures nous étions allée de la Muette, lieu du rendez-vous.

A six heures un quart, monsieur Henry de Faverne tombait blessé d'un coup d'épée.

Je m'élançai aussitôt vers lui, tandis qu'Olivier et ses témoins remontaient en voiture et reprenaient le chemin de Paris; le blessé était évanoui.

Il était évident, en effet, que la blessure était sinon mortelle du moins des plus graves: la pointe du fer triangulaire entrait, du côté droit et était sortie de plusieurs pouces du côté gauche.

Je pratiquai à l'instant même une saignée.

J'avais recommandé au cocher de prendre, en revenant, l'avenue de Neuilly et les Champs-Elysées, d'abord parce que cette route était la plus courte, mais surtout parce que la voiture, pouvant rouler continuellement sur la terre, devait moins fatiguer le blessé.

En arrivant à la hauteur de l'Arc-de-Triomphe, monsieur de Faverne donna quelques signes de vie; sa main s'agita et, paraissant chercher le siége d'une douleur profonde, s'arrêta sur sa poitrine.

Deux ou trois soupirs étouffés, qui firent jaillir le sang par sa double plaie, s'échappèrent péniblement de sa bouche. Enfin il entr'ouvrit les yeux, regarda ses deux témoins; puis, fixant son regard sur moi, me reconnut, et, faisant un effort, murmura:

—Ah! c'est vous, docteur? Je vous en supplie, ne m'abandonnez pas; je me sens bien mal.

Puis, épuisé par cet effort, il referma les yeux, et une légère écume rougeâtre vint humecter ses lèvres.

Il était évident que le poumon était offensé.

—Soyez tranquille, lui dis-je; vous êtes gravement blessé, il est vrai, mais la blessure n'est pas mortelle.

Il ne me répondit pas, n'ouvrit pas les yeux, mais je sentis qu'il me serrait faiblement la main avec laquelle je lui tâtais le pouls.

Tant que la voiture roula sur la terre, tout alla bien; mais en arrivant à la place de la Révolution, le cocher fut obligé de prendre le pavé, et alors les soubresauts de la voiture parurent faire tant souffrir le malade, que je demandai à ses témoins si l'un d'eux ne demeurait pas dans le voisinage, afin d'épargner au blessé le chemin qui lui restait à faire jusqu'à la rue Taitbout.

Mais à cette demande que, malgré son insensibilité apparente, monsieur de Faverne entendit, il s'écria:

—Non, non, chez moi!

Convaincu que l'impatience morale ne pouvait qu'ajouter au danger physique, j'abandonnai donc ma première idée, et laissai le cocher continuer sa route.

Après dix minutes d'angoisses, et pendant lesquelles je voyais à chaque cahot se contracter douloureusement la figure du blessé, nous arrivâmes rue Taitbout, n° 11.

Monsieur de Faverne demeurait au premier.

Un des témoins monta prévenir les domestiques, afin qu'ils vinssent nous aider à transporter leur maître: deux laquais en livrée éclatante et galonnée sur toutes les coutures descendirent.

J'ai l'habitude de juger les hommes noti seulement par eux-mêmes, mais encore par ceux qui les entourent; j'examinai donc ces deux valets: ni l'un ni l'autre ne montra le moindre intérêt au blessé.

Il était évident qu'ils étaient au service de monsieur de Faverne depuis peu de temps, et que ce service ne leur avait inspiré pour leur maître aucune sympathie.

Nous traversâmes une suite d'appartemens qui me parurent somptueusement meublés, mais que je ne pus examiner en détail; et nous arrivâmes à la chambre à coucher; le lit était encore défait, comme l'avait laissé son maître.

Le long de la tenture, du côté du chevet, à la portée de la main, étaient deux pistolets et un poignard turc.

Nous étendîmes le blessé sur son lit, les deux domestiques et moi, car les témoins, jugeant leur présence inutile, étaient déjà partis.

Voyant que la blessure ne voulait pas saigner davantage, j'opérai alors le pansement.

Le pansement fini, le blessé lit signe aux valets de se retirer, et nous restâmes seuls.

Malgré le peu d'intérêt que j'avais pris jusque-là à monsieur de Faverne, pour lequel j'éprouvai alors je ne sais quelle répulsion, l'isolement où j'allais le laisser m'attrista.

Je regardai autour de moi, fixant particulièrement mes yeux sur les portes, et m'attendant toujours à voir entrer quelqu'un, mais mon attente fut trompée.

Cependant je ne pouvais rester plus longtemps près de lui, mes occupations journalières m'appelaient: il était sept heures et demie, et à huit heures je devais être à la Charité.

—N'avez-vous donc personne pour vous soigner? lui demandai-je.

—Personne, répondit-il d'une voix sourde.

—Vous n'avez pas un père, une mère, un parent?

—Personne.

—Une maîtresse?

Il secoua la tête en soupirant, et il me sembla qu'il murmura le nom de Louise, mais ce nom resta si inarticulé que je demeurai dans le doute.

—Je ne puis pourtant pas vous abandonner ainsi, repris-je.

—Envoyez-moi une garde, balbutia le blessé, et dites-lui que je la paierai bien.

Je me levai pour le quitter.

—Vous vous en allez déjà?... me dit-il.

—Il le faut, j'ai mes malades; si c'étaient des riches, peut-être aurais-je le droit de les faire attendre; mais ce sont des pauvres, je dois être exact.

—Vous reviendrez dans la journée, n'est-ce pas.

—Oui, si vous le désirez.

—Certainement, docteur, et le plus tôt possible, n'est-ce pas?

—Le plus tôt possible.

—Vous me le promettez?

—Je vous le promets.

—Allez donc!

Je fis deux pas vers la porte, le blessé fit un mouvement comme pour me retenir et ouvrir la bouche:

—Que désirez-vous? lui demandai-je.

Il laissa retomber sa tête sur son oreiller sans me répondre.

Je me rapprochai de lui.

—Dites, continuai-je, et s'il est en mon pouvoir de vous rendre un service quelconque, je vous le rendrai.

Il parut prendre une résolution.

—Vous m'avez dit que la blessure n'était pas mortelle?

—Je vous l'ai dit.

—Pouvez-vous m'en répondre?

—Je le crois; mais cependant, si vous avez quelque arrangement à prendre....

—C'est-à-dire, n'est-ce pas, que d'un moment à l'autre je puis mourir?

Et il devint plus pâle qu'il n'était, et une sueur froide perla à la racine de ses cheveux.

—Je vous ai dit que la blessure n'était pas mortelle, mais en même temps je vous ai dit qu'elle était grave.

—Monsieur, je puis avoir confiance en votre parole, n'est-ce pas?

—Il ne faut rien demander à ceux dont on doute....

—Non, non, je ne doute pas de vous. Tenez, ajouta-t-il en me présentant une clef qu'il détacha d'une chaîne pendue à son col; ouvrez avec cette clef le tiroir de ce secrétaire.

Je fis ce qu'il demandait; il se souleva sur le coude; tout ce qui lui restait de vie semblait s'être concentré dans ses yeux.

—Vous voyez un portefeuille? dit-il.

—Le voici.

—Il est plein de papiers de famille qui n'intéressent que moi; docteur, faites-moi le serment que, si je mourais, vous jetteriez ce portefeuille au feu.

—Je vous le promets.

—Sans les lire?

—Il est fermé à clef.

—Oh! une serrure de portefeuille est si facile à ouvrir....

Je laissai retomber le portefeuille.

Quoique la phrase fût insultante, elle m'avait inspiré plus de dégoût que de colère.

Le malade vit qu'il m'avait blessé.

—Pardon, me dit-il, cent fois pardon; mais c'est le séjour des colonies qui m'a rendu défiant. Là-bas on ne sait jamais à qui l'on parle. Pardon, reprenez ce portefeuille, et promettez-moi de le brûler si je meurs.

—Pour la seconde lois, je vous le promets.

—Merci.

—Est-ce tout?

—N'y a-t-il pas dans le même tiroir plusieurs billets de banque?

—Oui, deux de mille, trois de cinq cents.

—Soyez assez bon pour me les donner, docteur.

Je pris les cinq billets et les lui remis, il les froissa dans sa main, et en fit une boule ronde qu'il poussa sous son oreiller.

—Merci, dit-il, épuisé par l'effort qu'il venait de faire....

Puis, se laissant aller sur son traversin:—Ah! docteur, murmura-t-il, je crois que je meurs! Docteur, sauvez-moi, et ces cinq billets de banque sont à vous, le double, le triple s'il le faut. Ah!...

J'allai à lui, il était évanoui de nouveau.

Je sonnai un laquais, tout en faisant respirer au blessé un flacon de sels anglais.

Au bout de quelques instans, je sentis au mouvement de son pouls qu'il revenait à lui.

—Allons, murmura-t-il, ce n'est pas encore pour cette fois; puis entr'ouvrant les yeux et me regardant: Merci, docteur, de ne pas m'avoir abandonné, dit-il.

—Cependant, repris-je, il faut enfin que je vous quitte.

—Oui, mais revenez au plus tôt.

—A midi je serai ici.

—Et d'ici là, croyez-vous qu'il y ait quelque danger?

—Je ne crois pas; si le fer avait touché quelque organe essentiel vous seriez mort à présent.

—Et vous m'envoyez une garde?

—A l'instant même; en l'attendant votre domestique peut ne pas vous quitter.

—Sans doute, dit le laquais, je puis rester près de mon sieur.

—Non, non! s'écria le blessé, allez près de votre camarade; je désire dormir, et en restant là vous m'en empêcheriez.

Le laquais sortit.

—Ce n'est pas prudent de rester seul, lui dis-je.

—N'est-il pas bien plus imprudent encore, me reprit-il, de rester avec un drôle qui peut m'assassiner pour me voler? Le trou est tout fait, ajouta-t-il à voix basse; et en introduisant une épée dans la blessure, on peut trouver le cœur que mon adversaire a manqué.

Je frémis à l'idée qui avait traversé l'esprit de cet homme; qu'était-il donc lui-même pour qu'il lui vint de pareilles idées?

—Non, ajouta-t-il, non, au contraire, enfermez-moi; prenez la clef, donnez-la à la garde, et recommandez-lui de ne me quitter ni jour ni nuit; c'est une honnête femme, n'est-ce pas?

—J'en réponds.

—Eh bien! allez; au revoir ... à midi.

—A midi.

Je sortis; et, suivant ses instructions, je l'enfermai.

—A double tour, cria-t-il, à double tour!

Je donnai un autre tour de clef.

—Merci, dit-il d'une voix affaiblie.

Je m'éloignai.

—Votre maître veut dormir, dis-je aux laquais qui riaient dans l'antichambre; et comme il craint que vous n'entriez chez lui sans être appelés, il m'a remis cette clef pour la garde qui va venir.

Les laquais échangèrent un regard singulier, mais ne répondirent rien.


VIII.

LE MALADE.

Je sortis.

Cinq minutes après j'étais chez une excellente garde-malade, à qui je donnai des instructions, et qui s'achemina à l'instant même vers la demeure de monsieur Henry de Faverne.

Je revins à midi, comme je le lui avais promis.

Il dormait encore.

J'eus un instant l'idée de continuer mes courses et de revenir plus tard.

Mais il avait tant recommandé à la garde qu'on me priât, si je venais, d'attendre son réveil, que je m'assis dans le salon, au risque de perdre une demi-heure de ce temps toujours si précieux pour un médecin.

Je profitai de cette attente pour jeter un coup d'œil autour de moi, et pour achever, s'il m'était possible, par la vue des objets extérieurs, de me taire une opinion positive sur cet homme.

Au premier abord, tous les objets revêtaient l'aspect de l'élégance, et ce n'est qu'en examinant l'appartement en détail qu'on y reconnaissait le cachet d'une somptuosité sans goût: les tapis étaient d'une couleur éclatante, et des plus beaux que puissent fournir les magasins de Sallandrouze, mais ils ne s'harmoniaient ni avec la couleur des tentures ni avec celle des meubles.

Partout l'or dominait: les moulures des portes et du plafond étaient dorées, des franges d'or pendaient aux rideaux, et la tapisserie disparaissait sous la multitude de cadres dorés qui couvraient les murailles et qui contenaient des gravures à 20 francs, ou de mauvaises copies de tableaux de maîtres qu'on avait dû vendre à l'ignorant acquéreur pour des originaux.

Quatre étagères s'élevaient aux quatre coins du salon, mais au milieu de quelques chinoiseries assez précieuses se pavanaient des ivoires de Dieppe et des porcelaines modernes si grossièrement travaillées qu'elles ne laissaient pas même la chance de croire qu'elles s'étaient glissées là comme des figurines de Saxe.

La pendule et les candélabres étaient dans le même goût, et une table chargée de livres magnifiquement reliés complétait l'ensemble, en offrant un prospectus assez médiocre du maître de la maison.

Le tout était neuf et paraissait acheté depuis trois ou quatre mois au plus.

J'achevais cet examen, qui ne m'avait rien appris de nouveau, mais qui m'avait confirmé dans l'opinion que j'étais chez quelque nouvel enrichi, au goût défectueux, qui était bien parvenu à réunir autour de lui les insignes mais non la réalité de la vie élégante, lorsque la garde entra, et me dit que le blessé venait de se réveiller.

Je passai aussitôt du salon dans la chambre à coucher.

Là, toute mon attention fut absorbée par le malade.

Cependant, au premier coup d'œil, je m'aperçus que son état n'avait point empiré; au contraire, les symptômes continuaient d'être favorables.

Je le rassurai donc, car ses craintes continuaient d'être les mêmes, et la fièvre qui l'agitait leur donnait un certain degré d'exagération pénible à voir dans un homme. Maintenant, comment cet homme si faible avait-il accompli cet acte de courage d'insulter un homme connu comme Olivier pour sa facilité à mettre l'épée à la main, et comment, l'ayant insulté, s'était-il conduit sur le terrain comme il avait fait.

C'était un mystère dont le secret devait être l'objet d'un calcul suprême, ou, au contraire, d'une colère incalculée. Je pensai, au reste, que quelque jour tout cela s'éclaircirait pour moi, peu de secrets demeurant cachés obstinément aux médecins.

Moins préoccupé de son état, je pus alors examiner sa personne; c'était, comme son appartement, un composé d'anomalies.

Tout ce que l'art avait pu aristocratiser en lui avait pris un certain caractère d'élégance; ses cheveux d'un blond fade étaient coupés à la mode, ses favoris rares étaient taillés avec régularité.

Mais la main qu'il me tendait pour que je lui tâtasse le pouls était commune, les soins qu'il en avait pris depuis quelque temps n'avaient pu en corriger la grossièreté native; ses ongles étaient mal faits, rongés, vulgaires; et, près de son lit, des bottes qu'il avait quittées le matin même indiquaient que son pied était, comme la main, d'origine toute plébéienne.

Comme je l'ai dit, le blessé avait la fièvre, et cependant cette fièvre, quoique assez forte, avait peine à donner de l'expression à ses yeux, qui, à ce que je remarquai, ne se fixaient presque jamais directement ni sur un homme ni sur une chose; en échange, sa parole était d'une agitation et d'une volubilité extrêmes.

—Ah! vous voilà donc, mon cher docteur, me dit-il; eh bien! vous le voyez, je ne suis pas encore mort, et vous êtes un grand prophète; mais suis-je hors de danger, docteur? Ce maudit coup d'épée! il était bien appliqué. Il passe donc sa vie à faire des armes, ce spadassin, ce calomniateur, ce misérable Olivier?

Je l'interrompis.

—Pardon, lui dis-je, je suis le médecin et l'ami de monsieur d'Hornoy; c'est lui que j'ai suivi sur le terrain, et non pas vous.

«Je vous connais de ce matin, monsieur; et lui, je le connais depuis dix ans.

«Vous comprenez donc que, si vous continuez à l'attaquer, je serai forcé de vous prier de vous adresser à quelqu'un de mes confrères.

—Comment, docteur, s'écria le blessé, vous m'abandonneriez dans l'état où je suis? ce serait affreux. Sans compter que vous trouverez peu de pratiques qui paieront comme moi.

—Monsieur!

—Oh! oui, je sais, vous faites tous semblant d'être désintéressés; puis quand vient, comme on dit, le quart d'heure de Rabelais, vous savez bien présenter votre mémoire.

—C'est possible, monsieur, qu'on ait ce reproche à faire à quelques-uns de mes confrères, mais je vous prouverai, quant à moi, en ne prolongeant pas mes visites au-delà du terme strictement nécessaire, que l'avidité que vous reprochez à mes collègues n'est pas mon défaut dominant.

—Allons, voilà que vous vous fâchez, docteur?

—Non, je réponds à ce que vous me dites.

—C'est qu'il ne faut pas trop faire attention à ce que je dis; vous savez, nous autres gentilshommes, nous avons quelquefois la parole un peu leste; pardonnez-moi donc.

Je m'inclinai, il me tendit la main.

—J'ai déjà tâté votre pouls, lui dis-je, il est aussi bon qu'il peut l'être.

—Allons, voilà que vous me gardez rancune parce que j'ai dit du mal de monsieur Olivier; il est votre ami, j'ai eu tort; mais il est tout simple que je lui en veuille, à part le coup d'épée qu'il m'a donné.

—Et que vous êtes venu chercher, répondis-je, d'une façon à ce qu'il ne vous la refusât point, vous en conviendrez.

—Oui, je l'ai insulté; mais je voulais me battre avec lui, et quand on veut se battre avec les gens il faut bien les insulter.

«Pardon, docteur, voulez-vous me rendre le service de sonner?

Je tirai le cordon de la sonnette, un des valets entra.

—Est-on venu s'informer de ma santé de la part de monsieur de Macartie?

—Non, monsieur le baron, répondit le laquais.

—C'est singulier, murmura le malade, visiblement fâché de ce manque d'intérêt.

Il y eut un instant de silence, pendant lequel je fis un mouvement pour prendre ma canne.

—Car vous savez ce qu'il m'a fait, votre ami Olivier?

—Non. J'ai entendu parler de quelques mots dits sur vous au club, n'est-ce point cela?

—Il m'a fait, ou plutôt il a voulu me faire manquer un mariage magnifique: une jeune personne de dix-huit ans, belle comme les amours, et cinquante mille livres de rente, rien que cela.

—Et comment a-t-il pu vous faire manquer ce mariage?

—Par ses calomnies, docteur: en disant qu'il ne connaissait personne de mon nom à la Guadeloupe; tandis que mon père, le comte de Faverne, possède là-bas deux lieues de terrain, une habitation magnifique avec trois cents noirs. Mais j'ai écrit à monsieur de Malpas, le gouverneur, et dans deux mois ces papiers seront ici; on verra lequel de nous deux a menti.

—Olivier pourra s'être trompé, monsieur, mais il n'aura pas menti.

—Et, en attendant, voyez-vous, il est cause que celui qui devait être mon beau-père n'envoie pas même demander de mes nouvelles.

—Il ignore peut-être que vous vous êtes battu?

—Il ne l'ignore pas, puisque je le lui avais dit hier.

—Vous le lui avez dit?

—Certainement. Lorsqu'il m'a rapporté les propos que monsieur Olivier tenait sur moi, je lui dis: «Ah! c'est comme cela! eh bien! pas plus tard que ce soir, j'irai lui chercher une querelle, à ce beau monsieur Olivier, et l'on verra si j'en ai peur.

Je commençai à comprendre le courage momentané de mon malade. C'était de l'argent placé à cent pour cent; un duel pouvait lui rapporter une jolie femme et cinquante mille livres de rente; il s'était battu.

Je me levai.

—Quand vous reverrai-je, docteur?

—Demain je viendrai lever l'appareil.

—J'espère que si l'on parle de ce duel devant vous, docteur, vous direz que je me suis bien conduit.

—Je dirai ce que j'ai vu, monsieur.

—Ce misérable Olivier, murmura le blessé, j'aurais donné cent mille francs pour le tuer sur le coup.

—Si vous êtes assez riche pour payer cent mille francs la mort d'un homme, répondis-je, vous devez moins regretter votre mariage, qui n'ajoutait que cinquante mille livres de rente à votre fortune.

—Oui; mais ce mariage me plaçait, ce mariage me permettait de cesser des spéculations hasardeuses; un jeune homme, d'ailleurs, né avec des goûts aristocratiques, n'est jamais assez riche. Aussi je joue à la Bourse; il est vrai que j'ai du bonheur: le mois passé j'ai gagné plus de trente mille francs.

—Je vous en fais mon compliment, monsieur. A demain.

—Attendez donc ... je crois qu'on a sonné!

—Oui.

—On vient?

—Oui.

Un domestique entra.

Pour la première fois, je vis les yeux du baron s'arrêter fixement sur un homme.

—Eh bien?... demanda-t-il, sans donner le temps au valet de parler.

—Monsieur le baron, dit le valet, c'est monsieur le comte de Macartie qui fait demander de vos nouvelles.

—En personne?

—Non, il envoie son valet de chambre.

—Ah! fit le malade, et vous avez répondu?...

—Que monsieur le baron était grièvement blessé, mais que le docteur avait répondu de lui.

—Est-ce vrai, docteur, que vous répondez de moi?

—Eh! oui, mille fois oui, repris-je; à moins cependant que vous ne fassiez quelque imprudence.

—Oh! quant à cela, soyez tranquille. Dites-moi, docteur, puisque monsieur le comte de Macartie envoie demander de mes nouvelles, cela prouve qu'il ne croit pas aux propos de monsieur Olivier.

—Sans doute.

—Eh bien! alors guérissez-moi vite, et vous serez de la noce.

—Je ferai de mon mieux pour arriver à ce but. Je saluai, et je sortis.


IX.

LE BILLET DE CINQ CENTS FRANCS.

Une fois dehors, je respirai plus librement. Chose singulière, cet homme m'inspirait une répulsion que je ne pouvais comprendre, et qui ressemblait au dégoût qu'on éprouve à la vue d'une araignée ou d'un crapaud; j'avais hâte de le voir hors de danger pour cesser toute relation avec lui.

Le lendemain, je revins comme je le lui avais promis; la blessure allait à merveille.

Le propre des plaies faites par les coups d'épée est de tuer raide ou de guérir vite.

La blessure de monsieur de Faverne promettait une guérison radicale.

Huit jours après, il était hors de danger.

Selon la promesse que je m'étais faite, je lui annonçai alors que mes visites devenant parfaitement inutiles, j'allais les cesser à compter du lendemain.

Il insista pour que je revinsse, mais mon parti était pris, je tins bon.

—En tout cas, dit le convalescent, vous ne me refuserez pas de me rapporter vous-même le portefeuille que je vous ai remis: il est d'une trop grande valeur pour le confier à un domestique, et je compte sur ce dernier acte de votre complaisance.

Je m'y engageai.

Le lendemain, je rapportai effectivement le portefeuille; monsieur de Faverne me fit asseoir près de son lit, et, tout en jouant avec le portefeuille, l'ouvrit. Il pouvait contenir une soixantaine de billets de banque, la plupart de mille francs; le baron en tira deux ou trois, et s'amusa à les chiffonner.

Je me levai.

—Docteur, reprit-il, n'y a-t-il pas une chose qui vous étonne comme moi?

—Laquelle? demandai-je.

—C'est qu'on ait le courage de contrefaire un billet de banque.

—Cela m'étonne, parce que c'est une lâche et infâme action.

—Infâme, peut-être, mais pas si lâche. Savez-vous qu'il faut une main bien ferme pour écrire ces deux petites lignes:

LA LOI PUNIT DE MORT
LE CONTREFACTEUR...

—Oui, sans doute, mais le crime a son courage à lui. Tel qui attend un homme au coin d'un bois pour l'assassiner a presque autant de courage qu'un soldat qui monte à l'assaut, ou qui enlève une batterie; cela n'empêche pas que l'on décore l'un et qu'on envoie l'autre à l'échafaud.

—A l'échafaud!... Je comprends qu'on envoie un assassin à l'échafaud, mais ne trouvez-vous pas, docteur, que guillotiner un homme pour avoir fait de faux billets, c'est bien cruel?

Le baron dit ces mots avec une altération de voix et de risage si visible, qu'elle me frappa.

—Vous avez raison, lui dis-je; aussi sais-je de bonne source que l'on doit incessamment adoucir cette peine, et la borner aux galères.

—Vous savez cela, docteur? s'écria vivement le malade; vous savez cela.... En êtes-vous sûr?

—Je l'ai entendu dire à celui-là même dont la proposition viendra.

—Au roi. Au fait, c'est vrai, vous êtes médecin par quartier du roi. Ah! le roi a dit cela! Et quand cette proposition doit-elle être faite?

—Je ne sais.

—Informez-vous, docteur, je vous en prie; cela m'intéresse.

—Cela vous intéresse, vous? demandai-je avec surprise.

—Sans doute. Cela n'intéresse-t-il pas tout ami de l'humanité d'apprendre qu'une loi trop sévère est abrogée?

—Elle n'est pas abrogée, monsieur; seulement les galères remplaceront la mort; cela vous paraît-il une bien grande amélioration au sort des coupables?

—Non, sans doute, non! reprit le baron embarrassé; on pourrait même dire que c'est pis; mais au moins la vie et l'espoir restent; le bagne n'est qu'une prison, et il n'y a pas de prison dont on ne parvienne à se sauver.

Cet homme me répugnait de plus en plus; je fis un mouvement pour m'en aller.

—Eh bien! docteur, vous me quittez déjà? dit le baron en roulant avec embarras deux ou trois billets de banque dans sa main, avec l'intention visible de les glisser dans la mienne.

—Sans doute, repris-je en faisant un nouveau pas en arrière; n'êtes-vous pas guéri, monsieur? A quoi donc pourais-je vous être bon maintenant?

—Comptez-vous pour rien le plaisir de votre société?

—Malheureusement, monsieur, nous autres médecins, nous avons peu de temps à donnera ce plaisir, si vif qu'il soit. Notre société, à nous, c'est la maladie, et dès que nous l'avons chassée d'une maison, il faut que nous sortions derrière elle pour la poursuivre dans une autre. Ainsi donc, monsieur le baron, permettez que je prenne congé de vous.

—Mais n'aurai-je donc pas le plaisir de vous revoir?

—J'en doute, monsieur; vous courez le monde, et moi j'y vais peu; mes heures sont comptées, et chacune d'elles a son emploi.

—Mais si cependant je retombais malade?

—Oh! ceci est autre chose, monsieur.

—Ainsi dans ce cas je pourrais compter sur vous?

—Parfaitement.

—Docteur, votre parole.

—Je n'ai pas besoin de vous la donner, puisque je ne ferais qu'accomplir un devoir.

—N'importe, donnez-la-moi toujours.

—Eh bien! monsieur, je vous la donne.

Le baron me tendit de nouveau la main; mais comme je me doutais que cette main renfermait toujours les billets de banque en question, je fis semblant de ne pas voir le geste amical par lequel il prenait congé de moi, et je sortis.

Le lendemain, je reçus sous pli, et avec la carte de monsieur le baron Henry de Faverne, un billet de banque de mille francs et un de cinq cents.

Je lui répondis aussitôt:

«Monsieur le baron,

»Si vous aviez attendu que je vous présentasse mon mémoire, vous auriez vu que je n'estimais pas mon faible mérite si haut que vous voulez bien le faire.

»J'ai l'habitude de fixer moi-même le prix de mes visites; et, pour mettre en repos votre générosité, je vous préviens que je les porte avec vous au plus haut, c'est-à-dire à vingt francs.

»J'ai eu l'honneur de me rendre dix fois chez vous, c'est donc deux cents francs seulement que vous me devez: vous m'avez envoyé quinze cents francs, je vous en renvoie treize cents.

»J'ai l'honneur d'être, etc., etc.

«FABIEN.»

En effet, je gardai le billet de cinq cents francs, et renvoyai au baron de Faverne celui de mille francs avec trois cents francs d'argent; puis je mis ce billet dans un portefeuille où se trouvaient déjà une douzaine d'autres billets de la même somme.

Le lendemain, j'eus quelques emplettes à faire chez un bijoutier. Ces emplettes se montaient à 2,000 francs, je payai avec quatre billets de banque de cinq cents francs chacun.

Huit jours après, le bijoutier, accompagné de deux exempts de police, se présenta chez moi.

Un des quatre billets que je lui avais donnés avait été reconnu faux à la Banque, où il avait un paiement à faire.

On lui avait alors demandé de qui il tenait ces billets, il m'avait nommé, et l'on venait aux enquêtes auprès de moi.

Comme j'avais tiré ces quatre billets d'un portefeuille où, comme je l'ai dit, il y en avait une douzaine d'autres, et que ces billets me venaient de différentes sources, il me fut impossible de donner aucun renseignement à la justice.

Seulement, comme je connaissais mon bijoutier pour un parfait honnête homme, je déclarai que j'étais prêt à rembourser les cinq cents francs si l'on me représentait le billet; mais on me répondit que ce n'était point l'habitude, la banque payant tous les billets qu'on lui présentait, fussent-ils reconnus faux.

Le bijoutier, parfaitement lavé du soupçon d'avoir passé sciemment un faux billet, sortit de chez moi.

Après quelques nouvelles questions, les deux agens de police sortirent à leur tour, et je n'entendis plus parler de cette sale affaire.


X.

UN COIN DU VOILE.

Trois mois s'étaient écoulés lorsque, dans ma correspondance du matin, je trouvai le petit billet suivant:

«Mon cher docteur,

»Je suis vraiment bien malade, et j'ai sérieusement besoin de toute votre science; passez donc aujourd'hui chez moi, si vous ne me gardé pas rancune.

»Votre tout dévoué,

»HENRY, BARON DE FAVERNE,
»rue Taitbout, n° 11.»

Cette lettre, que je rapporte textuellement avec les deux fautes d'orthographe dont elle était ornée, confirma l'opinion que je m'étais faite du manque d'éducation de mon client. Au reste, si, comme il le disait, il était né à la Guadeloupe, la chose était moins étonnante.

On sait en général combien l'éducation des colons est négligée.

Mais, d'un autre coté, le baron de Faverne n'avait ni les petites mains, ni les petits pieds, ni la taille svelte et gracieuse, ni le charmant parler des hommes des tropiques, et, pour moi, il était évident que j'avais affaire à quelque provincial dégrossi par le séjour de la capitale.

Au reste, comme il pouvait effectivement être malade, je me rendis chez lui.

J'entrai et le trouvai dans un petit boudoir tendu de damas violet et orange.

A mon grand étonnement, cette espèce de réduit était d'un goût supérieur au reste de l'appartement.

Il était à demi couché sur un sofa, dans une pose visiblement étudiée, et vêtu d'un pantalon de soie à pieds et d'une robe de chambre éclatante; il roulait entre ses gros doigts un charmant petit flacon de Klagman ou de Benvenuto Cellini.

—Ah! que c'est bon et gracieux à vous d'être venu me voir, docteur, dit-il en se soulevant à demi et me faisant signe de m'asseoir. Au reste, je ne vous ai pas menti; je suis horriblement souffrant.

—Qu'avez-vous! lui demandai-je; serait-ce votre blessure?

—Non; grâce à Dieu, il n'y paraît pas plus maintenant que si c'était une simple piqûre de sangsue. Non, je ne sais pas, docteur; si je ne craignais pas que vous vous moquiez de moi, je vous dirais que je crois que j'ai des vapeurs.

Je souris.

—Oui, n'est-ce pas, continua-t-il, c'est une maladie que vous réservez exclusivement pour vos belles malades. Mais le fait est qu'il n'en est pas moins vrai que je souffre beaucoup, et cela sans savoir dire ce dont je souffre, ni comment je souffre.

—Diable! ça devient dangereux. Serait-ce de l'hypocondrie?

—Comment dites-vous cela, docteur?

Je répétai le mot; mais je vis qu'il ne présentait aucun sens à l'esprit du baron de Faverne; en attendant je lui pris la main et posai les deux doigts sur l'artère.

Il avait, en effet, le pouls nerveux et agité.

Pendant que je calculais les battemens de l'artère, on sonna; le baron bondit, et les pulsations se hâtèrent.

—Qu'avez-vous? lui demandai-je.

—Rien, répondit-il, seulement c'est plus fort que moi, quand j'entends une sonnette je tressaille; et puis, tenez, je dois pâlir. Ah! docteur, je vous le dis, je suis bien malade.

En effet, le baron était devenu livide.

Je commençai à croire qu'il n'exagérait point, et qu'en réalité il souffrait beaucoup; seulement j'étais convaincu que cet ébranlement physique avait une cause morale.

Je le regardai fixement, il baissa les yeux, et à la pâleur qui lui avait couvert le visage succéda une vive rougeur.

—Oui, lui dis-je, c'est évident, vous souffrez.

—N'est-ce pas, docteur? s'écria-t-il. Eh bien! j'ai déjà vu deux de vos confrères; car vous avez été si singulier avec moi que je n'osais vous envoyer chercher. Les imbéciles se sont mis à rire quand je leur ai dit que j'avait mal aux nerfs.

—Vous souffrez, repris-je, mais ce n'est point une cause physique qui vous fait souffrir; vous avez quelque douleur morale, une inquiétude grave peut-être.

Il tressaillit.

—Et quelle inquiétude voulez-vous que j'aie? tout, au contraire, va pour le mieux.

«Mon mariage.... A propos, vous savez? mon mariage avec mademoiselle de Macartie, que votre monsieur Olivier avait failli faire rompre....

—Oui, eh bien?

—Eh bien, il aura lieu dans quinze jours; le premier ban est publié.... Au reste, il a été bien puni de ses propos, et il m'en a fait ses excuses.

—Comment cela?

—Germain, dit le baron, donnez-moi ce portefeuille qui est sur le coin de la cheminée.

Le domestique obéit, le baron prit le portefeuille et l'ouvrit.

—Tenez, dit-il avec un léger tremblement dans la voix, voici mon acte de naissance: né à la Pointe-à-Pitre, comme vous voyez; puis voici le certificat de monsieur de Malpas, constatant que mon père est un des premiers et des plus riches propriétaires de la Guadeloupe.

On a fait voir ces papiers à monsieur Olivier, et, comme il connaissait la signature du gouverneur, il a été obligé d'avouer que cette signature était bien la sienne.

Tout en poursuivant cet examen, le tremblement nerveux du baron augmentait.

—Vous souffrez davantage? lui dis-je.

—Comment voulez-vous que je ne souffre pas! on me poursuit, on me persécute, la calomnie s'attache à moi. Je ne sais pas si d'un jour à l'autre on ne m'accusera pas de quelque crime. Oh! oui, oui, docteur, vous avez raison, continua le baron en se raidissant, je souffre, je souffre beaucoup.

—Voyons, il faut vous calmer.

—Me calmer, c'est bien aisé à dire! Parbleu! si je pouvais me calmer je serais guéri.

«Tenez, il y a des momens où mes nerfs se raidissent comme s'ils voulaient se rompre, où mes dents se serrent comme si elles voulaient se briser, ou j'entends des bourdonnemens dans ma tête comme si toutes les cloches de Notre-Dame tintaient à mon oreille; alors, continua-t-il il me semble que je vais devenir fou.

«Docteur, quelle est la mort la plus douce?

—Pourquoi cela?

—C'est qu'il me prend parfois des envies de me tuer.

—Allons donc!

—Docteur, on dit qu'en s'empoisonnant avec de l'acide prussique, c'est fait en un instant.

—C'est effectivement la mort la plus rapide que l'on connaisse.

—Docteur, à tout hasard, vous devriez me préparer un flacon d'acide prussique.

—Vous êtes fou.

—Tenez, je vous le paierai ce que vous voudrez, mille écus, six mille francs, dix mille francs: si toutefois vous me répondez qu'on meurt sans souffrir.

Je me levai.

—Eh bien, quoi? me dit-il en me retenant.

—Je regrette, monsieur, que vous me disiez sans cesse de ces choses, qui non seulement abrègent mes visites, mais qui encore rendent de plus longues relations avec vous presque impossibles.

—Non, non, restez, je vous prie; ne voyez-vous pas que j'ai la fièvre, et que c'est cela qui me fait parler ainsi.

Il sonna, le même valet reparut de nouveau.

—Germain, j'ai bien soif, dit le baron; donnez-moi quelque chose à boire.

—Que désire monsieur le baron?

—Vous prendrez bien quelque chose avec moi, n'est-ce pas?

—Non, merci absolument, répondis-je.

—C'est égal, continua-t-il, apportez deux verres et une bouteille de rhum.

Germain sortit.

Germain rentra quelques instans après avec un plateau où étaient les objets demandés; seulement je remarquai que les récipiens, au lieu d'être des verres à liqueur, étaient des verres à vin de bordeaux.

Le baron les remplit tous les deux; seulement sa main tremblait si fort qu'une partie de la liqueur, au moins égale à celle que contenaient les verres, tomba sur le plateau.

—Goûtez cela, dit-il, c'est d'excellent rhum que j'ai rapporté moi-même de la Guadeloupe, où votre monsieur Olivier d'Hornoy prétend que je n'ai jamais été.

—Je vous rends grâce, je n'en bois jamais.

Il prit un de ces deux verres.

—Comment, lui dis-je, vous allez boire cela?

—Sans doute.

—Mais si vous continuez cette vie-là, vous brûlerez jusqu'au gilet de flanelle qui vous couvre la poitrine.

—Est-ce que vous croyez qu'on peut se tuer en buvant beaucoup de rhum?

—Non, mais on peut se donner une gastro-entérite, dont on meurt un beau jour après cinq ou six ans d'atroces douleurs.

Il reposa le verre sur le plateau; puis laissant retomber sa tête sur sa poitrine et ses mains sur ses genoux:

—Ainsi, docteur, murmura-t-il avec un soupir, vous reconnaissez donc que je suis bien malade?

—Je ne dis pas que vous soyez malade, je dis que vous souffrez.

—N'est-ce pas la même chose?

—Non.

—Et que me conseillez-vous, enfin? Pour toute souffrance la médecine doit avoir des ressources; ce ne serait pas la peine alors de payer si cher les médecins.

—Ce n'est pas pour moi que vous dites cela, je présume? répondis-je en riant.

—Oh non! vous êtes un modèle en toute chose.

Il prit le verre de rhum et le but sans songer à ce qu'il faisait. Je ne l'arrêtai point, car je voulais voir quelle sensation cette liqueur brûlante produirait sur lui.

La sensation parut être nulle; on eût dit qu'il venait d'avaler un verre d'eau.

Il était évident pour moi que cet homme avait souvent cherché à s'étourdir par l'usage des boissons alcooliques.

En effet, au bout d'un instant, il parut reprendre quelque énergie.

—Au fait, dit-il, interrompant le silence et répondant è ses propres pensées, au fait, je suis bien bon de me tourmenter ainsi! Bah! je suis jeune, je suis riche, je jouis de la vie, cela durera tant que cela pourra.

Il prit le second verre et l'avala comme le premier.

—Ainsi, docteur, dit-il, vous ne me conseillez rien?

—Si fait, je vous conseille d'avoir confiance en moi et de m'annoncer ce qui vous tourmente.

—Vous croyez donc toujours que j'ai quelque chose que je n'ose pas dire?

—Je dis que vous avez quelque secret que vous gardez pour vous.

—Important! dit-il, avec un sourire forcé.

—Terrible.

Il pâlit et prit machinalement le goulot de la bouteille pour se verser un troisième verre.

Je l'arrêtai,

—Je vous ai déjà dit que vous vous tueriez, repris-je.

Il se laissa aller en arrière en appuyant sa tête au lambris.

—Oui, docteur, oui, vous êtes un homme de génie; oui, vous avez deviné cela tout de suite, vous, tandis que les autres n'y ont vu que du feu; oui, j'ai un secret, et, comme vous le dites, un secret terrible, un secret qui me tuera plus sûrement que le rhum que vous m'empêchez de boire, un secret que j'ai toujours eu envie de confier à quelqu'un, et que je vous dirais, à vous, si, comme les confesseurs, vous aviez fait vœu de discrétion, mais jugez donc, si ce secret me tourmente si fort lorsque j'ai la conviction que moi seul le connais, ce que ce serait si j'avais l'éternel tourment de savoir qu'il est connu par quelque autre.

Je me levai.

—Monsieur, lui dis-je, je ne vous ai pas demandé d'aveu, je ne vous ai pas fait de confidence; vous m'avez fait venir comme médecin, et je vous ai dit que la médecine n'avait rien à faire à votre état.

«Maintenant, gardez votre secret, vous en êtes le maître, que ce secret pèse sur votre cœur ou sur votre conscience.

«Adieu, monsieur le baron.

Et le baron me laissa sortir sans me répondre, sans faire un mouvement pour me retenir, sans me rappeler; seulement, en me retournant pour fermer la porte, je pus voir qu'il étendait une troisième fois la main vers cette bouteille de rhum, sa fatale consolatrice.


XI

UN TERRIBLE AVEU.

Je continuai mes courses; mais malgré moi je ne pus chasser de ma pensée ce que j'avais vu et entendu, tout en conservant pour ce malheureux le dégoût moral et instinctif que j'ai avoué.

Je commençais à éprouver cette pitié physique, si l'on peut s'exprimer ainsi, que l'homme destiné à souffrir ressent pour tout être qui souffre.

Je dînais en ville, et comme une partie de ma soirée était consacrée à des visites, je ne rentrai chez moi que passé minuit.

On me dit qu'un jeune homme, qui était venu pour me consulter, m'attendait depuis une heure dans mon cabinet; je demandai son nom; il n'avait pas voulu le dire.

J'entrai, et je reconnus monsieur de Faverne.

Il était plus pâle et plus agité que le matin; un livre qu'il avait essayé de lire était ouvert sur le bureau. C'était le traité de toxicologie d'Orfila.

—Eh bien! lui demandai-je, vous sentez-vous donc plus mal?

—Oui, me répondit-il, très mal; il m'est arrivé un événement affreux, une aventure terrible, et je suis accouru pour vous raconter cela. Tenez, docteur, depuis que je suis à Paris, depuis que je mène la vie que vous connaissez, vous êtes le seul homme qui m'ayez inspiré une confiance entière; aussi, vous le voyez, j'accours vous demander, non pas un remède à ce que je souffre; vous me l'avez dit, il n'y en a pas, et tout en vous envoyant chercher, je le savais bien, moi, qu'il n'y en a pas; mais un conseil.

—Un conseil est bien autrement difficile à donner qu'une ordonnance, monsieur, et je vous avoue que j'en donne rarement. On ne demande en général de conseil que pour se corroborer soi-même dans la résolution qu'on a déjà prise; ou si, indécis encore de ce que l'on fera, on suit le conseil donné, c'est pour avoir le droit de dire un jour au conseilleur: C'est votre faute!

—Il y a du vrai dans ce que vous dites là, docteur; mais, de même que je crois qu'un médecin n'a pas le droit de refuser une ordonnance, je ne crois pas qu'un homme ait le droit de refuser un conseil.

—Vous avez raison, aussi je ne refuse pas de vous le donner; seulement vous me ferez plaisir de ne pas le suivre.

Je m'assis alors près de lui; mais au lieu de me répondre il laissa tomber sa tête dans ses mains, et demeura comme anéanti dans ses propres pensées.

—Eh bien? lui dis-je au bout d'un instant de silence.

—Eh bien! répondit-il, ce que je vois de plus clair dans tout cela, c'est que je suis perdu.

Il y avait un tel accent de conviction dans ces paroles, que je tressaillis.

—Perdu, vous? et comment? demandai-je.

—Sans doute, elle va me poursuivre, elle va dire à tout le monde qui je suis, elle va crier sur les toits mon véritable nom.

—Qui cela?

—Elle, parbleu!

—Elle? qui, elle?

—Marie.

—Qu'est-ce que Marie?

—Ah! c'est vrai, vous ne savez pas, vous; une petite sotte, une petite drôlesse dont j'ai eu la bonté de m'occuper, et à qui j'ai eu la sottise de faire un enfant.

—Eh bien! mais si c'est une de ces femmes qu'on désintéresse avec de l'argent, vous êtes assez riche.

—Oui, reprit-il en m'interrompant; mais ce n'est malheureusement point une de ces femmes-là: c'est une fille de village, une pauvre fille, une sainte fille.

—Tout à l'heure vous l'appeliez drôlesse.

—J'avais tort, mon cher docteur, j'avais tort, c'était la colère qui me faisait parler ainsi; ou plutôt, tenez, tenez, c'était la peur.

—Cette femme peut donc influer d'une manière fatale sur votre destinée?

—Elle peut empêcher mon mariage avec mademoiselle de Macartie.

—Comment?

—En disant mon nom, en révélant qui je suis.

—Vous ne vous nommez donc pas de Faverne?

—Non.

—Vous n'êtes donc pas baron?

—Non.

—Vous n'êtes donc pas né à la Guadeloupe.

—Non. Tout cela, voyez-vous, était une fable.

—Alors Olivier avait raison?

—Oui.

—Mais alors comment monsieur de Malpas, le gouverneur de la Guadeloupe, a-t-il pu certifier?...

—Silence, dit le baron en me serrant violemment la main, cela c'est mon secret, le secret qui me tue, vous savez.

Nous restâmes un instant muets l'un et l'autre.

—Eh bien! mais cette femme, cette Marie, vous l'avez donc revue?

—Aujourd'hui, docteur, aujourd'hui, ce soir.

«Elle a quitté son village, elle est venue à Paris, et elle a tant fait qu'elle m'a découvert, et que ce soir, sans me dire qui elle était, elle s'est présentée chez moi avec son enfant.

—Et vous, qu'avez-vous fait?

—J'ai dit, reprit monsieur de Faverne d'une voix sombre, j'ai dit que je ne la connaissais pas, et je l'ai fait jeter à la porte par mes gens.

Je me reculai involontairement.

—Vous avez fait cela, vous avez renié votre enfant, vous avez fait chasser sa mère par vos laquais!...

—Que vouliez-vous que je fisse?

—Ah! c'est affreux.

—Je le sais bien.

Et nous retombâmes tous les deux dans le silence. Au bout d'un instant, je me levai.

—Et qu'ai-je à faire dans tout cela? demandai-je.

—Ne voyez-vous pas que j'ai des remords?

—Je vois que vous avez peur.

—Eh bien, docteur ... j'aurais voulu que vous la vissiez, cette femme.

—Moi!

—Oui, vous; rendez-moi le service de la voir.

—Et où la trouverai-je?

—Un instant après l'avoir chassée, j'ai écarté le rideau de ma fenêtre, et je l'ai vue assise sur une borne avec son enfant.

—Et vous croyez qu'elle y est encore?

—Oui.

—Vous l'avez donc revue?

—Non, je suis sorti par une porte de derrière, et je suis accouru chez vous.

—Et pourquoi n'êtes-vous pas sorti tout bonnement par la grande porte, et dans votre voiture?

—J'ai eu peur qu'elle ne se jetât sous les pieds des chevaux.

Je frissonnai.

—Que voulez-vous que je fasse dans tout cela? à quoi puis-je vous être bon?

—Docteur, rendez-moi un service; voyez-la, arrangez la chose avec elle; qu'elle retourne à Trouville avec son enfant; je lui donnerai ce qu'elle voudra, dix mille francs, vingt mille francs, cinquante mille francs.

—Mais si elle refuse tout cela?

—Si elle refuse, si elle refuse; eh bien! alors ... nous verrons.

Le baron prononça ces dernières paroles d'un ton tellement sinistre, que je tremblai pour la pauvre femme.

—C'est bien, monsieur, répondis-je, je la verrai.

—Et vous obtiendrez ... qu'elle parte?

—Je ne puis répondre de cela; tout ce que je puis vous promettre, c'est de lui parler le langage de la raison, c'est de lui faire envisager la distance qu'il y a de vous à elle.

—La distance?

—Oui.

—Vous oubliez que je vous ai avoué que je n'étais pas baron; je suis un paysan, monsieur, un simple paysan, qui, par mon ... intelligence, me suis élevé au-dessus de mon état; seulement, silence, je vous en supplie. Vous comprenez que si monsieur de Macartie savait que je suis un paysan, il ne me donnerait pas sa fille.

—Vous tenez donc énormément à ce mariage?

—Je vous l'ai dit, c'est le seul moyen de me faire cesser les spéculations hasardeuses auxquelles je suis forcé de me livrer.

—Je verrai cette jeune fille.

—Ce soir?

—Ce soir. Où la retrouverai-je?

—Là où je l'ai vue.

—Sur cette borne?

—Oui.

—Elle y est encore, vous croyez?

—J'en suis sûr.

—Allons.

Il se leva vivement, s'élança vers la porte, je le suivis.

Nous sortîmes.

Je demeurais à cinq cents pas à peine de chez lui; en arrivant au coin de la rue Taitbout et de celle du Helder, il s'arrêta, et me montrant du doigt quelque chose d'informe que l'on distinguait à peine dans l'ombre.

—Là, là, dit-il.

—Quoi, là?

—Elle.

—Cette jeune fille?

—Oui. Moi je rentre par la rue du Helder. La maison, comme vous le savez, à une double entrée.... Allez à elle.

—J'y vais.

—Attendez. Un dernier service, je vous prie.

«Il me semble que je deviens fou; j'ai le vertige; tout tourne autour de moi.... Votre bras, docteur; conduisez-moi jusqu'à la petite porte.

—Volontiers.

Je lui pris le bras; il chancelait véritablement comme un homme ivre. Je le conduisis jusqu'à la porte.

—Merci, docteur, merci; je vous suis bien reconnaissant, je vous jure; et si vous étiez un de ces hommes qui font payer les services qu'ils rendent, je vous paierais celui-ci ce que vous voudriez.

«Bien! nous voilà; vous viendrez demain, n'est-ce pas, me rendre réponse?

«J'irais bien chez vous; mais dans la journée je n'oserais sortir, j'aurai peur de la rencontrer.

—Je viendrai.

—Adieu, docteur.

Il sonna, on ouvrit.

—Un instant, dis-je en le retenant, le nom de cette femme?

—Marie Granger.

—Bien.... Au revoir.

Il rentra, et je remontai la rue du Helder pour rentrer dans la rue Taitbout.

En arrivant à l'angle des deux rues, là où j'avais entrevu cette femme, j'entendis une rumeur, et je vis un groupe assez considérable qui s'agitait dans l'ombre.

Je courus.

Une patrouille qui passait avait aperçu cette malheureuse, et comme, interrogée sur ce qu'elle faisait là à deux heures du matin, elle n'avait pas voulu répondre, cette patrouille la conduisait au corps de garde.

La pauvre femme marchait au milieu des gardes nationaux, portant entre ses bras son enfant qui pleurait; mais elle ne versait pas une larme, elle ne poussait pas une plainte.

Je m'approchai aussitôt du chef de la patrouille.

—Pardon, monsieur, lui dis-je, mais je connais cette femme.

Elle leva la tête vivement et me regarda.

—Ce n'est pas lui, dit-elle; et elle laissa retomber sa tête.

—Vous connaissez cette femme, monsieur? me répondit le caporal.

—Oui ... elle se nomme Marie Granger, et elle est du village de Trouville.

—C'est mon nom, c'est celui de mon village. Qui êtes-vous, monsieur? au nom du ciel, qui êtes-vous?

—Je suis le docteur Fabien, et je viens de sa part.

—De la part de Gabriel?

—Oui.

—Alors, messieurs, laissez-moi aller, je vous en supplie laissez-moi aller avec lui!

—Vous êtes bien le docteur Fabien? me demanda alors le chef de la patrouille.

—Voici ma carte, monsieur.

—Et vous répondez de cette femme?

—J'en réponds.

—Alors, monsieur, vous pouvez l'emmener.

—Merci.

Je présentai le bras à la pauvre fille; mais, me montrant d'un geste son enfant qu'elle était obligée de porter.

—Je vous suivrai, monsieur, dit-elle. Où allons-nous?

—Chez moi.

Dix minutes après elle était dans mon cabinet, assise à la place même où une demi-heure auparavant était assis le prétendu baron de Faverne. L'enfant, couché sur une bergère, dormait dans la chambre à côté.

Il se fit entre nous un long silence, qu'elle interrompit la première.

—Eh bien! monsieur, dit-elle, que voulez-vous que je vous raconte?

—Ce que vous croirez nécessaire que je sache, madame. Remarquez que je ne vous interroge pas, j'attends que vous parliez, voilà tout.

—Hélas! ce que j'ai à vous dire est bien triste, monsieur, et cependant cela n'a aucun intérêt pour vous.

—Toute douleur physique ou morale est de mon ressort, ainsi ne craignez donc pas de me confier la vôtre, si vous croyez que je puisse la soulager.

—Ah! pour la soulager il n'y a que lui, dit la pauvre femme.

—Eh bien! puisque c'est lui qui m'a chargé de vous voir, tout espoir n'est pas perdu.

—Alors, écoutez-moi; mais songez, en m'écoutant, que je ne suis qu'une pauvre paysanne.

—Vous me le dites et je vous crois, cependant à vos paroles on pourrait vous croire d'une condition plus élevée.

—Je suis fille du maître d'école du village où je suis née, cela vous expliquera tout.

«J'ai donc reçu un semblant d'éducation, je sais lire et écrire un peu mieux que ne le font les autres paysannes, voilà tout.

—Alors vous êtes du même pays que Gabriel?

—Oui, seulement j'ai quatre ans ou cinq ans de moins que lui. Aussi loin que je puis me le rappeler, je le vois assis, avec une vingtaine d'autres garçons du village que réunissait mon père, au bout d'une longue table toute déchiquetée par les noms et les dessins qu'y traçaient avec leurs canifs les écoliers auxquels mon père apprenait à lire, à écrire et à compter. C'était le fils d'un brave métayer dont la réputation d'honnêteté était proverbiale.

—Son père vit-il encore?

—Oui, monsieur.

—Mais il a cessé de voir son fils, alors?

—Il ignore où il est, et le croit parti pour la Guadeloupe. Mais attendez, chaque chose viendra à son tour. Excusez mes longueurs, mais j'ai besoin de vous raconter les choses en détail pour que vous nous jugiez tous deux.

Gabriel, quoique grand pour son âge, était faible et maladif, aussi était-il presque toujours menacé, même par des enfans plus jeunes que lui. Je me rappelle alors qu'il n'osait plus sortir avec les autres à l'heure où les écoliers retournent chez leurs parens, et que presque toujours mon père le trouvait sur l'escalier, où il s'était réfugié de peur d'être battu, et où l'on n'osait le venir chercher.

Alors mon père lui demandait ce qu'il faisait là, et le pauvre Gabriel lui répondait en pleurant qu'il avait peur d'être battu.

Aussitôt mon père m'appelait et me donnait pour escorte au pauvre fugitif, qui, sous ma protection, revenait chez lui sain et sauf, car devant moi, la fille du maître d'école, nul n'osait le toucher.

Il en résulta que Gabriel parut me prendre dans une grande affection, et que nous contractâmes l'habitude d'être ensemble: seulement, de sa part, cette affection était de l'égoïsme, et de la mienne de la pitié.

Gabriel apprenait difficilement à lire et à calculer, mais pour l'écriture il avait une très grande facilité; non seulement il possédait en propre une écriture magnifique, mais encore il avait la singulière aptitude d'imiter les écritures de tous ses camarades, et cela à tel point que l'imitation rapprochée de l'original rendait l'auteur même indécis.

Les enfans riaient et s'amusaient de ce singulier talent; mais mon père secouait tristement la tête et disait souvent:

—Crois-moi, Gabriel, ne fais pas de ces choses-là ... cela tournera mal.

—Bah! comment voulez-vous que ça tourne, monsieur Granger? disait Gabriel. Je serai maître d'écriture, quoi! voilà tout, au lieu d'être garçon de charrue.

—Ce n'est pas un état que d'être maître d'écriture dans un village, disait mon père.

—Eh bien! j'irai exercer à Paris, répondait Gabriel.

Quant à moi, qui ne voyais pas le mal qu'il pouvait y avoir à imiter l'écriture des autres, ce talent, qui chaque jour faisait chez Gabriel de nouveaux progrès, m'amusait beaucoup.

Car Gabriel ne se bornait plus à imiter les écritures seules, Gabriel imitait tout.

Une gravure lui était tombée entre les mains, et, avec une patience miraculeuse, il l'avait copiée ligne pour ligne, avec une telle exactitude, que n'eût été la grandeur du papier et la couleur de l'encre, il eût été difficile de dire, à l'inspection de l'original et de la copie, quelle était l'œuvre de la plume et quelle était l'œuvre du burin. Le pauvre père, qui voyait dans cette gravure ce qu'elle était réellement, c'est-à-dire un chef-d'œuvre, la fit encadrer par le vitrier du village, et la montra à tout le monde.

Le maire et l'adjoint la vinrent voir, et le maire s'en alla en disant à l'adjoint:

—Ce garçon-là a sa fortune au bout des doigts.

Gabriel entendit ces paroles.

Mon père lui avait appris tout ce qu'il pouvait lui apprendre; Gabriel rentra dans sa métairie.

Comme il était l'aîné de deux autres enfans, et que Thomas n'était pas riche, il lui fallut commencer à travailler.

Mais le travail de la charrue lui était insupportable.

Tout au contraire des paysans, Gabriel aurait voulu se coucher et se lever tard; son grand bonheur était de veiller jusqu'à minuit, et de faire avec sa plume toutes sortes de lettres ornées, de dessins et d'imitations: aussi l'hiver était-il son temps heureux, et les veilles ses heures de fête.

D'un autre côté, son dégoût pour les travaux de l'agriculture faisait le désespoir de son père. Thomas Lambert n'était pas assez riche pour garder chez lui une bouche inutile. Il avait cru que la présence de Gabriel lui épargnerait un garçon de charrue. Il vit, à son grand regret, qu'il s'était trompé.


XII

DÉPART POUR PARIS.

Un jour, heureusement ou malheureusement, le maire, qui avait prédit que Gabriel avait une fortune au bout des doigts, revint faire une visite au père Thomas, et lui proposa de prendre Gabriel comme son secrétaire, à raison de cent cinquante francs par an et la nourriture.

Gabriel accueillit la proposition comme une bonne fortune; mais le père Thomas secoua la tête en disant:

—Où cela te mènera-t-il, garçon?

Tous deux n'en acceptèrent pas moins l'offre du maire, et Gabriel quitta définitivement la charrue pour la plume.

Nous étions restés bons amis, Gabriel paraissait même avoir de l'amour pour moi: quant à moi, je l'aimais de tout mon cœur.

Tous les soirs, comme c'est l'habitude dans les villages, nous allions nous promener ensemble, tantôt sur les bords de la mer, tantôt sur les rives de la Touque.

Personne ne s'en tourmentait; nous étions pauvres tous deux, nous nous convenions donc parfaitement.

Seulement Gabriel semblait avoir un ver rongeur dans l'âme; ce ver rongeur, c'était le désir de venir à Paris; il était convenu que s'il venait à Paris il y ferait fortune.

Paris était donc pour nous le fond de toute conversation. Paris était la ville magique qui devait nous ouvrir à tous deux la porte de la richesse et du bonheur.

Je me laissais aller à la fièvre qui l'agitait, et je répétais de mon côté:

—Oh! oui, Paris! Paris!

Dans nos rêves d'avenir, nous avions toujours si bien enchaîné l'une à l'autre nos deux existences, que je me regardais d'avance comme la femme de Gabriel, quoique jamais un mot de mariage n'eût été échangé entre nous: quoique jamais, je dois le dire, aucune promesse n'eût été faite.

Le temps s'écoulait.

Gabriel, à même de se livrer à son occupation favorite, écrivait toute la journée, tenait tous les registres de la mairie avec une propreté et un goût admirables.

Le maire était enchanté d'avoir un tel secrétaire.

L'époque des élections arrivait: un des députés qui devaient se mettre sur les rangs était déjà en tournée; il vint à Trouville; Gabriel était la merveille de Trouville; on lui montra les registres de la mairie, et le soir Gabriel lui fut présenté.

Le candidat avait rédigé une circulaire, mais il n'y avait d'imprimerie qu'au Havre; il fallait envoyer le manifeste à la ville, et c'était trois ou quatre jours de retard.

Or, la distribution du manifeste était urgente, le candidat ayant rencontré une opposition plus grande qu'il ne s'y attendait.

Gabriel proposa de faire, dans la nuit et dans la journée du lendemain, cinquante circulaires. Le député lui promit cent écus s'il lui livrait ces cinquante exemplaires dans les vingt-quatre heures. Gabriel répondit de tout, et, au lieu de cinquante manifestes, il en livra soixante-dix.

Le candidat, au comble de la joie, lui donna cinq cents francs au lieu de trois cents, et lui promit de le recommander à un riche banquier de Paris qui, sur sa recommandation, le prendrait probablement pour secrétaire.

Gabriel accourut, ce soir-là, ivre de joie.

—Marie, me dit-il, Marie, nous sommes sauvés; avant un mois, je partirai pour Paris. J'aurai une bonne place, alors je t'écrirai, et tu viendras me rejoindre.

Je ne pensai même pas à lui demander si c'était comme sa femme, tant l'idée était loin de moi que Gabriel pût me tromper.

Je lui demandai alors l'explication de cette promesse, qui était encore une énigme pour moi. Il me raconta tout, me dit la protection du banquier, et me montra un papier imprimé.

—Qu'est-ce que ce papier? lui demandai-je.

—Un billet de cinq cents francs, dit-il.

—Comment!... m'écriai-je, ce chiffon de papier vaut cinq cents francs?

—Oui, dit Gabriel, et si nous en avions seulement vingt comme celui-là, nous serions riches.

—Cela nous ferait dix mille francs, repris-je.

Pendant ce temps, Gabriel dévorait le papier des yeux.

—A quoi penses-tu, Gabriel? lui demandai-je.

—Je pense, dit-il, qu'un pareil billet n'est pas plus difficile à imiter qu'une gravure.

—Oui ... mais, lui dis-je, cela doit être un crime?

—Regarde, dit Gabriel.

Et il me montra ces deux lignes écrites au bas du billet:

«LA LOI PUNIT DE MORT
LE CONTREFACTEUR.»

—Ah! sans cela, s'écria-t-il, nous en aurions bientôt dix, et vingt, et cinquante.

—Gabriel, repris-je toute frissonnante, que dis-tu donc là?

—Rien, Marie, je plaisante.

Et il remit le billet dans sa poche.

Huit jours après, les élections eurent lieu.

Malgré les circulaires, le candidat ne fut point nommé. Après son échec, Gabriel se présenta chez lui pour lui rappeler sa promesse; mais il était déjà parti.

Gabriel revint au désespoir. Selon toute probabilité, le député manqué oublierait la promesse qu'il avait faite au pauvre secrétaire de la mairie.

Tout à coup une idée parut germer dans son esprit, il s'y arrêta en souriant; puis, au bout d'un instant, il dit:

—Heureusement que j'ai gardé l'original de cette bête de circulaire.

Et il me montra cet original écrit et signé de la main du candidat.

—Et que feras-tu de cet original? lui demandai-je.

—Oh! mon Dieu! rien du tout, répondit Gabriel; seulement dans l'occasion ce papier pourrait me rappeler à son souvenir.

Puis il ne me parla plus de ce papier, et parut avoir oublié jusqu'à l'existence de la circulaire.

Huit jours après, le maire vint trouver Thomas Lambert, une lettre à la main. Cette lettre était du candidat qui avait échoué.

Contre toute attente, il avait tenu sa promesse, et écrivait au maire qu'il avait trouvé chez un des premiers banquiers de Paris une place de commis pour Gabriel. Seulement on exigeait un surnumérariat de trois mois. C'était un sacrifice de temps et d'argent nécessaire, après quoi Gabriel toucherait dix-huit cents francs d'appointemens.

Gabriel accourut me faire part de cette nouvelle; mais en même temps qu'elle le comblait de joie, elle m'attristait profondément.

J'avais bien parfois, excitée par les rêves de Gabriel, désiré Paris comme lui, mais pour moi Paris était seulement un moyen de ne pas quitter l'homme que j'aimais; toute mon ambition, à moi, se bornait à devenir la femme de Gabriel, et la chose me paraissait bien plus assurée avec l'humble et monotone existence du village que dans le rapide et ardent tourbillon de la capitale.

A cette nouvelle, je me mis donc à pleurer.

Gabriel se jeta à mes genoux, et essaya de me rassurer par ses promesses et par ses protestations; mais un pressentiment profond et terrible me disait que tout était fini pour moi.

Cependant le départ de Gabriel était décidé.

Thomas Lambert consentait à faire un petit sacrifice. Le maire, moyennant hypothèque, bien entendu, lui prêta cinq cents francs; et, comme personne ne savait la libéralité du candidat, Gabriel se trouva possesseur d'une somme de mille francs.

Il fut convenu pour tout le monde qu'il partirait le même soir pour Pont-l'Evêque, d'où une voiture devait le conduire à Rouen; mais entre nous deux il fut arrêté qu'il ferait un détour, et reviendrait passer la nuit auprès de moi.

Je devais laisser la croisée de ma chambre ouverte.

C'était la première fois que je le recevais ainsi, et j'espérais être aussi forte, dans cette dernière entrevue, contre lui et contre mon cœur, que je l'avais toujours été.

Hélas! je me trompais! Sans cette nuit, je n'eusse été que malheureuse. Par cette nuit, je fus perdue.

Au point du jour, Gabriel me quitta; il fallait nous séparer. Je le reconduisis par la porte du jardin qui donnait sur les dunes.

Là, il me renouvela toutes ses promesses; là, il me jura de nouveau qu'il n'aurait jamais d'autre femme que moi, et il endormit du moins mes craintes, s'il n'endormit point mes remords.

Nous nous quittâmes. Je le perdis de vue au coin du mur, mais je courus pour le revoir encore; et, en effet, je l'aperçus qui suivait d'un pas rapide le sentier qui conduisait à la grande route.

Il me sembla qu'il y avait dans la rapidité de ce pas quelque chose qui constrastait singulièrement avec ma douleur à moi.

Je le rappelai par un cri.

Il se retourna, agita son mouchoir en signe d'adieu, et continua son chemin.

En tirant son mouchoir, il fit, sans s'en apercevoir, tomber un papier de sa poche.

Je le rappelai, mais, sans doute de peur de se laisser attendrir, il continua son chemin; j'accourus après lui.

J'arrivai jusqu'à la place où le papier était tombé, et je le trouvai à terre.

C'était un billet de cinq cent francs; seulement il était sur un autre papier que celui que j'avais vu. Alors je rassemblai toutes mes forces, et j'appelai Gabriel une dernière fois; il se retourna, me vit agiter le billet, s'arrêta, fouilla dans toutes ses poches, et, s'apercevant sans doute qu'il avait perdu quelque chose, revint vers moi en courant.

—Tiens, lui dis-je, tu avais perdu ceci, et j'en suis bien heureuse, puisque je peux t'embrasser encore une dernière fois.

—Ah! me dit-il en riant, c'est pour toi seule que je reviens, chère Marie, car ce billet ne vaut rien.

—Comment, il ne vaut rien?

—Non, le papier n'est point pareil à celui-ci.

Et il tira l'autre billet de sa poche.

—Eh bien! qu'est-ce que ce billet alors?

—Un billet que je me suis amusé à imiter, mais qui n'a aucune valeur; tu vois bien, chère Marie, c'est pour toi seule que je reviens.

Et, comme pour me donner une dernière preuve de cette vérité, il déchira le billet en petits morceaux, et abandonna les morceaux au vent.

Puis, il me renouvela encore une fois ses promesses et ses protestations, et comme le temps pressait et qu'il sentait que je n'avais plus la force de me tenir debout, il m'assit sur le bord du fossé, me donna un dernier baiser, et partit.

Je le suivis des yeux, et les bras étendus vers lui tant que je pus le voir; puis, lorsqu'un détour du chemin me l'eut dérobé, je cachai ma tête entre mes deux mains et je me mis à pleurer.

Je ne sais combien de temps je restai ainsi concentrée et perdue dans ma douleur.

Je revins à moi au bruit que j'entendais autour de moi. Ce bruit était occasionné par une petite fille du village qui faisait paître ses brebis et qui me regardait avec étonnement, ne comprenant rien à mon immobilité.

Je relevai la tête.

—Tiens, dit-elle, c'est vous, mademoiselle Marie; pourquoi donc que vous pleurez?

J'essuyai mes yeux en tâchant de sourire.

Et puis, comme pour me rattacher à lui par les choses qu'il avait touchées, je me mis à ramasser les morceaux de papier qu'il avait jetés au vent; enfin, songeant que mon père pouvait se lever et s'inquiéter où j'étais, je repris hâtivement le chemin de la maison.

J'avais fait vingt pas à peine que j'entendis qu'on m'appelait: je me retournai, et je vis que la petite bergère courait après moi.

Je l'attendis.

—Que me veux-tu, mon enfant? lui demandai-je.

—Mademoiselle Marie, me dit-elle, j'ai vu que vous ramassiez tous les petits papiers, en voilà un que vous avez oublié.

Je jetai les yeux sur ce que l'enfant me présentait: c'était en effet un fragment du billet si habilement imité par Gabriel.

Je le pris des mains de la petite fille, et je jetai les yeux dessus.

Par un hasard étrange, c'était la portion du billet sur laquelle était écrite cette fatale menace:

LA LOI PUNIT DE MORT
LE CONTREFACTEUR.

Je frissonnai sans pouvoir comprendre d'où me venait la terreur qui instinctivement s'emparait de moi. A ces deux lignes seules peut-être on eût pu s'apercevoir que le billet était imité. Il était visible que la main de Gabriel avait tremblé en les écrivant ou plutôt en les gravant.

Je laissai tomber tous les autres morceaux et je ne conservai que celui-là.

Je rentrai sans que mon père m'aperçût.

Mais en entrant dans cette chambre où Gabriel avait passé la nuit, tout en moi éveilla un remords. Tant qu'il avait été là, la confiance que j'avais en lui m'avait soutenue; lui absent, chacun des détails qui devaient atténuer cette confiance revenait à mon souvenir, et je me sentis véritablement isolée avec ma faute.


XIII

CONFESSION.

Huit jours s'écoulèrent sans que j'eusse aucune nouvelle de Gabriel; enfin, le matin du huitième jour amena une lettre de lui.

Il était arrivé à Paris, avait été installé, disait-il, chez son banquier, et demeurait, en attendant, dans un petit hôtel de la rue des Vieux-Augustins.

Puis venait une description de Paris, de l'effet que la capitale avait produit sur lui.

Il était ivre de joie.

Un post-scriptum m'annonçait que dans trois mois je partagerais son bonheur.

Au lieu de me tranquilliser, cette lettre m'attrista profondément; et cela sans que je pusse comprendre pourquoi.

Je sentais qu'un malheur planait au-dessus de ma tête et était prêt à s'abattre sur moi.

Je lui répondis cependant comme si j'étais joyeuse de sa joie; j'avais l'air de croire à cet avenir qu'il me promettait, et qu'une voix intérieure me criait n'être point fait pour moi.

Quinze jours après, je reçus une seconde lettre. Celle-là me trouva dans les larmes.

Hélas! si Gabriel ne tenait pas sa promesse envers moi, j'étais une fille déshonorée: dans huit mois j'allais être mère.

Je balançai quelque temps pour savoir si j'annoncerais cette nouvelle à Gabriel.

Mais je n'avais que lui au monde à qui je pusse me confier. D'ailleurs il était de moitié dans ma faute, et si quelqu'un me soutenait il était juste que ce fût lui.

Je lui répondis donc de hâter autant qu'il le pourrait l'instant de notre réunion, en lui disant qu'à l'avenir ses efforts auraient pour but non-seulement notre bonheur, mais encore celui de notre enfant.

Je m'attendais à recevoir une lettre poste pour poste, ou plutôt, à peine cette lettre envoyée, je tremblais de n'en plus recevoir du tout: car, ainsi que je l'ai dit, un sourd pressentiment me criait que tout était fini pour moi.

En effet, ce ne fut pas à moi que Gabriel répondit, mais à son père: il lui annonçait que le banquier chez lequel il était placé, ayant des intérêts majeurs à la Guadeloupe, et ayant reconnu chez lui plus d'intelligence que chez ses compagnons de bureau, venait de le charger d'aller régler ces intérêts, lui promettant, à son retour, de l'associer pour une part dans ses bénéfices. En conséquence, il annonçait qu'il partait le jour même pour les Antilles, et qu'il ne pouvait fixer l'époque de son retour.

En même temps, sur l'argent que le banquier lui avait donné pour son voyage, il renvoyait à son père les cinq cents francs qu'il avait empruntés pour lui.

Cette somme était représentée par un billet de banque.

Un post-scriptum disait de plus à son père que, n'ayant pas le temps de m'écrire, il le priait de m'annoncer cette nouvelle.

Comme on le comprend bien, le coup fut terrible.

Cependant, n'ayant jamais reçu de Gabriel aucune réponse poste pour poste, j'ignorais le nombre de jours qu'employait une lettre pour aller à Paris, et par conséquent en combien de temps on pouvait recevoir sa réponse.

J'avais donc encore un espoir, c'est que sa lettre à son père avait probablement été écrite avant qu'il eût reçu la mienne.

J'allai chez le maire sous un prétexte quelconque, et lui demandai des informations à ce sujet. Je le trouvai tenant à la main le billet que venait de lui rendre le père Thomas.

—Eh bien, Marie, dit-il en me voyant, ton amoureux est donc en train de faire fortune.

Je ne lui répondis qu'en fondant en larmes.

—Eh bien! quoi, me dit-il, cela te fait de la peine que Gabriel s'enrichisse? Moi, je l'avais toujours dit, ce garçon-là a sa fortune au bout des doigts.

—Hélas! monsieur, lui dis-je, vous vous méprenez sur mes sentimens; je remercierai toujours le ciel de toute chose heureuse qui arrivera à Gabriel; seulement, j'ai peur qu'au milieu de son bonheur il ne m'oublie.

—Ah! quant à cela, ma pauvre Marie, me répondit le maire, je ne voudrais pas en répondre, et si j'ai un conseil à te donner, vois-tu, l'occasion se présentant, c'est de prendre les devans sur Gabriel. Tu es une fille laborieuse, rangée, sur laquelle il n'y a jamais eu rien à dire, malgré ton intimité avec Gabriel, eh bien, ma foi! le premier beau garçon qui se présentera pour le remplacer, je l'accepterais; et tiens, pas plus tard qu'hier, André Morin le pécheur, tu sais, me parlait de cela.

Je l'interrompis.

—Monsieur le maire, lui dis-je, je serai la femme de Gabriel, ou je resterai fille; il y a entre nous des promesses qu'il peut oublier, lui, mais que moi je n'oublierai jamais.

—Oui, oui, dit-il, je connais cela; voilà comme elles se perdent toutes, ces pauvres malheureuses; enfin, fais comme tu voudras, mon enfant, je n'ai aucun pouvoir sur toi, mais si j'étais ton père, je sais bien ce que je ferais, moi.

Je pris près de lui les informations que je venais y chercher, et je revins chez moi en calculant le temps écoulé.

Gabriel avait écrit à son père après avoir reçu ma lettre.

J'attendis vainement le lendemain, le surlendemain, pendant toute la semaine, pendant tout le mois; je ne reçus aucune nouvelle de Gabriel.

Un espoir m'avait d'abord soutenue, c'est que, n'ayant pas eu le temps de m'écrire de Paris, il m'écrirait du port où il s'embarquerait, ou, s'il ne m'écrivait point de ce port, il m'écrirait au moins de la Guadeloupe.

Je me procurai une carte géographique, et je demandai à l'un de nos marins, qui avait fait plusieurs voyages en Amérique, quelle était la route que suivaient les bâtimens pour se rendre à la Guadeloupe.

Il me traça une longue ligne au crayon, et j'eus au moins une consolation, ce fut de voir quel chemin suivait Gabriel en s'éloignant de moi.

Il fallait trois mois pour que je reçusse de ses nouvelles. J'attendis avec assez de calme l'expiration de ces trois mois, mais rien ne vint, et je restai dans cette demi-obscurité terrible qu'on appelle doute et qui est cent fois pire que la nuit.

Cependant le temps s'écoulait, toutes ces sensations intimes qui annoncent en soi l'existence d'un être qui se forme de notre être se faisaient ressentir. Sensations délicieuses, sans doute, dans l'état ordinaire de la vie, et quand l'existence de cet être est le résultat des conditions de la société; sensations douloureuses, amères, terribles, quand chaque tressaillement rappelle la faute et présage le malheur.

J'étais enceinte de six mois. Jusque-là, j'avais caché avec bonheur ma grossesse à tous les yeux, mais une idée affreuse me poursuivait: c'est qu'en continuant à me serrer ainsi, je pouvais porter atteinte à l'existence de mon enfant.

La Pâque approchait. C'est, comme on le sait, dans nos villages, l'époque des dévotions générales. Une jeune fille qui ne ferait pas ses pâques serait montrée au doigt par toutes ses compagnes.

J'avais au fond du cœur des sentimens trop religieux pour m'approcher du confessionnal sans faire une révélation complète de ma faute, et, cependant, chose étrange! je voyais approcher l'époque de cotte révélation avec une certaine joie mêlée de crainte.

C'est que notre curé était un de ces braves prêtres, d'autant plus indulgens pour les fautes des autres, qu'ils n'ont point à leur faire expier leurs propres péchés.

C'était un saint vieillard aux cheveux blancs, à la figure calme et souriante, dans lequel le faible, le malheureux ou le coupable sentent à la première vue qu'ils trouveront un appui.

J'étais donc d'avance bien résolue à tout lui dire, et à me laisser guider par ses conseils.

La veille du jour où toutes les jeunes filles devaient aller à confesse, je me présentai donc chez lui.

Ce fut, je l'avoue, avec un terrible serrement de cœur que je portai la main à la sonnette du presbytère. J'avais attendu la nuit, pour que personne ne me vît entrer à la cure, où, dans d'autres temps, j'allais ouvertement deux ou trois fois par semaine; sur le seuil, le cœur me manqua, et je fus obligée de m'appuyer au mur pour ne pas tomber.

Cependant, je repris mes forces; et, par un mouvement brusque et saccadé, je sonnai.

La vieille servante vint aussitôt m'ouvrir.

Comme je l'avais pensé, le curé était seul, dans une petite chambre retirée, où, à la lueur d'une lampe, il lisait son bréviaire.

Je suivis la vieille Catherine, qui ouvrit la porte et m'annonça.

Le curé leva la tête. Toute sa belle et calme figure se trouva alors dans la lumière, et je compris que s'il y a au monde une consolation pour certains malheurs irréparables, c'est de confier son malheur à de pareils hommes.

Cependant, je restais près de la porte et n'osais avancer.

—C'est bien, Catherine, dit le curé, laissez-nous; et si quelqu'un venait me demander....

—Je dirai que monsieur le curé n'y est pas? répondit la vieille gouvernante.

—Non, dit le curé, car il ne faut pas mentir, ma bonne Catherine; vous direz que je suis en prières.

—Bien, monsieur le curé, dit Catherine.

Et elle se retira en fermant la porte derrière elle.

Je restai immobile et sans dire un mot.

Le curé me chercha des yeux dans l'obscurité, où la lumière circonscrite de la lampe me laissait; puis, m'ayant aperçue, il tendit la main de mon côté et me dit:

—Viens, ma fille ... je t'attendais.

Je fis deux pas, je pris sa main et je tombai à ses genoux.

—Vous m'attendiez, mon père, lui dis-je; mais vous savez donc alors ce qui m'amène?

—Hélas! je m'en doute, répondit le digne prêtre.

—Oh! mon père, mon père, je suis bien coupable, m'écriai-je en éclatant en sanglots.

—Dis, ma pauvre enfant, répondit le prêtre, dis que tu es bien malheureuse.

—Mais, mon père, peut-être ne savez-vous pas tout; car, enfin, comment auriez-vous pu deviner!

—Écoute, ma fille, je vais te le dire, reprit le prêtre; car aussi bien c'est t'épargner un aveu, et, même avec moi, n'est-ce pas, cet aveu te serait pénible.

—Oh! je sens maintenant que je puis tout vous dire; n'êtes vous pas le ministre du Dieu qui sait tout?

—Eh bien! parle, mon enfant, dit le prêtre; parle, je t'écoute.

—Mon père, lui dis-je, mon père!...

Et ma voix s'arrêta dans ma poitrine; j'avais trop présumé de mes forces; je ne pouvais pas aller plus loin.

—Je me suis douté de tout cela, dit le prêtre, le jour même du départ de Gabriel. Ce jour-là, ma pauvre enfant, je t'ai vue sans que tu me visses.

«J'avais été appelé dans la nuit pour recevoir la confession d'un mourant, et je revenais à quatre heures du matin lorsque je rencontrai Gabriel, que tout le monde croyait parti de la veille au soir.

«En m'apercevant, il se jeta derrière une haie, et je fis semblant de ne pas le voir: cent pas plus loin, sur le bord d'un fossé, je trouvai une jeune fille assise, la tête dans ses mains; je te reconnus, mais tu ne levas pas la tête.

—Je ne vous entendis pas, mon père, répondis-je, j'étais tout entière à la douleur de le quitter!

—Je passai donc. D'abord j'avais eu envie de m'arrêter et de te parler. Cependant cette idée me retint, que tu m'avais peut-être entendu, mais que, comme Gabriel, tu espérais sans doute te cacher: je continuai donc mon chemin. En tournant le coin du mur du jardin de ton père, je vis que la porte était ouverte; alors je compris tout: Gabriel, que tout le monde croyait parti, avait passé la nuit près de loi.

—Hélas! hélas! mon père, c'est malheureusement la vérité.

—Puis tu cessas de venir à la cure comme tu y venais, et je me dis: Pauvre enfant! elle ne vient pas parce qu'elle craint de trouver en moi un juge, mais je la reverrai au jour où elle aura besoin du pardon.

Mes sanglots redoublèrent.

—Eh bien! me demanda le curé, que puis-je faire pour toi? voyons, mon enfant.

—Mon père, lui dis-je, je voudrais savoir si Gabriel est bien véritablement parti ou s'il est toujours à Paris.

—Comment, tu doutes....

—Mon père, une idée terrible m'est passée dans l'esprit, c'est que c'est pour se débarrasser de moi que Gabriel a écrit qu'il partait.

—Et qui peut te faire croire cela? demanda le prêtre.

—D'abord son silence; si pressé qu'il fût au moment du départ, il avait toujours le temps de m'écrire un mot; si ce n'était point de Paris, du moins du lieu où il s'est embarqué, puis de là-bas, s'il y était. Ne m'eût-il pas donné de ses nouvelles? ne sait-il pas qu'une lettre de lui c'est ma vie, et peut-être la vie de mon enfant?

Le curé poussa un soupir.

—Oui, oui, murmura-t-il, l'homme en général est égoïste, et je ne veux calomnier personne; mais Gabriel, Gabriel! Ma pauvre enfant, j'ai toujours vu avec peine ton grand amour pour cet homme-là.

—Que voulez-vous, mon père! nous avons été élevés ensemble, nous ne nous sommes jamais quittés; que voulez-vous! il me semblait que la vie continuerait comme elle avait commencé.

—Eh bien! tu dis donc que tu désires savoir....

—Si Gabriel est bien réellement parti de Paris.

—C'est facile, et il me semble que par son père.... Écoute, m'autorises-tu à tout dire à son père?

—J'ai remis ma vie et mon honneur entre vos mains, mon père, repris-je, faites-en ce que vous voudrez.

—Attends-moi, ma fille, dit le prêtre, je vais chez Thomas Lambert.

Le prêtre sortit.

Je restai à genoux comme j'étais, appuyant ma tête sur le bras du fauteuil, sans prier, sans pleurer, perdue dans mes pensées.

Au bout d'un quart d'heure, la porte se rouvrit.

J'entendis des pas qui se rapprochaient de moi et une voix qui me dit:

—Relève-toi, ma fille, et viens dans mes bras.

Cette voix était celle de Thomas Lambert.

Je relevai la tête, et je me trouvai en face du père de Gabriel.

C'était un homme de quarante-cinq à quarante-huit ans, renommé pour sa probité, un de ces hommes qui ne connaissent qu'une chose, l'accomplissement de la parole donnée.

—Mon fils t'a-t-il jamais dit qu'il t'épouserait, Marie? me demanda-t-il; voyons, réponds-moi comme tu répondrais à Dieu.

—Tenez, lui dis-je; et je lui présentai la lettre de Gabriel, où il me promettait que dans trois mois j'irais le rejoindre, et dans laquelle il m'appelait sa femme.

—Et c'est dans la conviction qu'il serait ton mari que tu lui as cédé?

—Hélas! je lui ai cédé, répondis-je, parce qu'il allait partir et parce que je l'aimais.

—Bien répondu, dit le prêtre, en secouant la tête en signe d'approbation; bien répondu, mon enfant.

—Oui, vous avez raison, monsieur le curé, dit Thomas, bien répondu. Marie, reprit-il, tu es ma fille, et ton enfant est mon enfant; dans huit jours nous saurons où est Gabriel.

—Comment cela? demandai-je.

—Depuis longtemps j'avais l'intention de faire un voyage à Paris pour régler certains intérêts avec mon propriétaire en personne. Je partirai demain. Je me présenterai chez le banquier, et partout où sera Gabriel je lui écrirai au nom de mon autorité de père pour le sommer de tenir sa parole.

—Bien, dit le curé, bien, Thomas; et moi je joindrai une lettre à la vôtre, dans laquelle je lui parlerai au nom de la religion.

Je les remerciai tous deux, comme Agar dut remercier l'ange qui lui indiquait la source où elle allait désaltérer son enfant.

Puis, comme je me retirais, le curé me reconduisit.

—A demain, me dit-il.

—O mon père, répondis-je, je puis donc encore me présenter à l'église avec mes compagnes?

—Et pour qui donc l'Église garderait-elle ses consolations, dit le prêtre, si ce n'est pour les malheureux? Viens, mon enfant, viens avec confiance; tu n'es ni la Madeleine ni la femme adultère, et Dieu leur a pardonné à toutes deux.

Le lendemain je me confessai et reçus l'absolution.

Le surlendemain, jour de Pâques, je communiai avec mes compagnes.


XIV

SUITE DE LA CONFESSION.

Dès la veille, comme il l'avait annoncé, Thomas Lambert était parti pour Paris.

Huit jours s'écoulèrent pendant lesquels chaque matin j'allai voir chez le curé s'il avait reçu des nouvelles du père Thomas; pendant ces huit jours aucune lettre n'arriva.

Le soir du dimanche qui suivait celui de Pâques, je vis entrer vers les sept heures du soir la vieille Catherine; elle venait me chercher de la part de son maître.

Je me levai toute tremblante et je me hâtai de la suivre; cependant je n'eus point le courage de franchir la distance qui séparait la maison de mon père du presbytère sans l'interroger.

Elle me dit que le père Thomas venait d'arriver de Paris à l'instant même. Je n'eus pas la force de lui en demander davantage.

J'arrivai.

Tous deux étaient dans le petit cabinet où avait déjà eu lieu la scène que je viens de raconter. Le curé était triste, et le père Thomas était sombre et sévère.

Je restai debout contre la porte; je sentais que ma cause était jugée et perdue.

—Du courage, mon enfant, me dit le prêtre; car voilà Thomas qui nous apporte de mauvaises nouvelles.

—Gabriel ne m'aime plus, m'écriai-je.

—On ne sait pas ce qu'est devenu Gabriel, me dit le curé.

—Comment cela? m'écriai-je; le vaisseau qui le portait est-il perdu? Gabriel est-il mort?

—Plût au ciel, dit son père, et que toute la fable qu'il nous a faite fût une vérité!

—Quelle fable? demandai-je effrayée, car je commençais à tout voir comme à travers un voile.

—Oui, dit le père, je me suis présenté chez le banquier; le banquier n'a pas su ce que je voulais lui dire, il n'a jamais eu de commis appelé Gabriel Lambert, il n'a aucun intérêt à la Guadeloupe.

—Oh! mon Dieu! mais alors il fallait aller chez celui qui lui a procuré cette place, le candidat, vous savez....

—J'y ai été, dit le père.

—Eh bien?

—Eh bien! il n'a jamais écrit ni à mon fils ni à moi.

—Mais la lettre!

—La lettre, je l'avais, et je la lui ai montrée; il a parfaitement reconnu son écriture; mais cette lettre, ce n'est pas lui qui l'a écrite.

Je laissai tomber ma tête sur ma poitrine.

Thomas Lambert continua:

—De là j'allai rue des Vieux-Augustins, à l'hôtel de Venise.

—Eh bien! demandai-je, y avez-vous trouvé trace de son passage?

—Il est resté six semaines dans l'hôtel, puis il a quitté en payant sa dépense, et l'on ne sait pas ce qu'il est devenu.

—Oh! mon Dieu! mon Dieu! m'écriai-je, que veut dire tout cela?

—Cela veut dire, murmura Thomas Lambert, que de nous deux, ma pauvre enfant, le plus malheureux, c'est probablement moi.

—Ainsi, vous ignorez complétement ce qu'il est devenu?

—Je l'ignore.

—Mais, dit le curé, peut-être qu'à la police vous auriez pu savoir....

—J'y ai bien pensé, murmura Thomas Lambert; mais à la police j'ai eu peur d'en trop apprendre.

Nous frissonnâmes tous, et moi surtout.

—Et maintenant, que faire? dit le curé.

—Attendre, répondit Thomas Lambert.

—Mais elle, dit le prêtre en me montrant du doigt, elle ne peut pas attendre, elle.

—C'est vrai, dit Thomas Lambert. Qu'elle vienne demeurer chez moi; n'est-elle point ma fille?

—Oui; mais comme elle n'est point la femme de votre fils, dans trois mois elle sera déshonorée.

—Et mon père! m'écriai-je; mon père, que cette nouvelle fera mourir de chagrin!

—On ne meurt pas de chagrin, dit Thomas Lambert; mais on souffre beaucoup, et il est inutile de faire souffrir le pauvre homme: sous un prétexte quelconque, Marie ira demeurer un mois chez ma sœur, qui habite Caen, et son père ne saura rien de ce qui sera arrivé pendant ce temps-là.

Tout s'accomplit comme il avait été convenu.

J'allai passer un mois chez la sœur de Thomas Lambert, et, pendant ce mois, je donnai le jour au malheureux enfant qui dort sur ce fauteuil.

Mon père ignora toujours ce qui m'était arrivé, et le secret me fut si bien gardé, que tout le monde dans le village l'ignora comme lui.

Cinq ou six mois s'écoulèrent sans que j'entendisse parler de rien; mais enfin un matin le bruit se répandit que le maire arrivait de Paris, et que pendant ce voyage il avait rencontré Lambert.

On racontait, à l'appui de cette rencontre, des choses si singulières, que c'était à douter de la véracité de ce récit.

Je sortis pour aller m'informer chez Thomas Lambert de ce qu'il pouvait y avoir de vrai dans les bruits qui étaient parvenus jusqu'à moi; mais j'eus à peine fait cinquante pas hors de la maison que je rencontrai monsieur le maire lui-même.

—Eh bien! la belle, me dit-il, cela ne m'étonne plus que ton amoureux ait cessé de t'écrire: il paraît qu'il a fait fortune.

—Oh! mon Dieu! et comment cela? demandai-je.

—Comment? je n'en sais rien; mais le fait est que, comme je revenais de Courbevoie, où j'avais dîné chez mon gendre, j'ai rencontré un beau monsieur à cheval, un élégant, un dandy, comme ils disent là-bas, suivi d'un domestique à cheval aussi. Devine qui cela était?

—Comment voulez-vous que je devine?

—Eh bien! c'était maître Gabriel. Je le reconnus, et je sortis à moitié de mon cabriolet pour l'appeler; mais sans doute il me reconnut aussi, lui, car avant que j'eusse eu le temps de prononcer son nom, il piqua des deux et partit au galop.

—Oh! vous vous serez trompé, lui dis-je.

—Je le crus comme toi, répondit-il; mais le hasard fit que j'allai le soir à l'Opéra, au parterre, bien entendu. Moi, je suis un paysan, et le parterre est assez bon pour moi; mais lui, comme c'est un grand seigneur, à ce qu'il paraît, il était aux premières loges, et dans une des plus belles encore, entre deux colonnes, causant, faisant le joli cœur avec des dames, et ayant à la boutonnière un camélia large comme la main.

—Impossible! impossible! murmurai-je.

—C'est pourtant comme cela; mais moi aussi j'en doutais, et je voulus en avoir le cœur net. Dans l'entr'acte, je sortis et j'allai me poster près de la loge; bientôt la porte s'ouvrit, et notre fashionable passa près de moi.

—Gabriel! dis-je à mi-voix.

Il se retourna vivement et m'aperçut; alors il devint rouge comme écarlate, et s'élança dans l'escalier avec tant de rapidité, qu'il pensa renverser un monsieur et une dame qui se trouvèrent sur son chemin. Je le suivis, mais lorsque j'arrivai sous le péristyle, je le vis qui montait dans un coupé des plus élégans; un valet en livrée referma la portière sur lui, et le coupé partit au galop.

—Mais comment voulez-vous, demandai-je, qu'il ait une voiture et des domestiques en livrée? Vous vous serez mépris; assurément ce n'était pas Gabriel.

—Je te dis que l'ai vu comme je te vois, et que je suis sûr que c'est lui; je le connais bien, peut-être, puisque je l'ai eu trois ans pour secrétaire de ma mairie.

—Avez-vous dit cela à d'autres qu'à moi, monsieur le maire?

—Pardieu, je l'ai dit à qui a voulu l'entendre. Il ne m'a pas demandé le secret, puisqu'il ne m'a pas fait l'honneur de me reconnaître.

—Mais son père? dis-je à demi-voix.

—Eh bien! mais son père ne peut qu'être enchanté; qu'est-ce que cela prouve? que son fils a fait fortune.

Je poussai un soupir, et je m'acheminai vers la maison de Thomas Lambert.

Je le trouvai assis devant une table, la tête enfoncée entre les deux mains; il ne m'entendit pas ouvrir la porte, il ne m'entendit pas m'approcher de lui. Je lui posai la main sur l'épaule; il tressaillit et se retourna.

—Eh bien! me dit-il, toi aussi tu sais tout.

—Monsieur le maire vient de me raconter qu'il avait rencontré Gabriel à cheval et à l'Opéra; mais peut-être s'est-il trompé.

—Comment veux-tu qu'il se trompe? ne le connaît-il pas aussi bien que nous? Oh! non, tout cela, va, c'est la pure vérité.

—S'il a fait fortune, répondis-je timidement, il faut nous en féliciter; au moins il sera heureux, lui.

—Fait fortune! s'écria le père Thomas; et par quel moyen veux-tu qu'il ait fait fortune? est-ce qu'il y a des moyens honorables de faire fortune en un an et demi? est-ce qu'un homme qui a fait fortune honorablement ne reconnaît pas les gens de son pays, cache son existence à son père, oublie les promesses qu'il a faites à sa fiancée?

—Oh! quant à moi, dis-je, vous comprenez bien que s'il est si riche que cela, je ne suis plus digne de lui.

—Marie, Marie, dit le père en secouant la tête, j'ai bien plutôt peur que ce soit lui qui ne soit plus digne de toi.

Et il alla au petit cadre qui renfermait le dessin à la plume qu'avait fait autrefois Gabriel, le brisa en morceaux, froissa le dessin entre ses mains, et le jeta au feu.

Je le laissai faire sans l'arrêter, car je pensais, moi, à ce fragment de billet de banque qu'avait, le matin de son départ, ramassé la petite bergère, fragment que j'avais conservé, et sur lequel étaient écrits ces mots:

«LA LOI PUNIT DE MORT
LE CONTREFACTEUR.»

—Que faire? lui dis-je.

—Le laisser se perdre s'il n'est pas déjà perdu.

—Ecoutez, repris-je, tâchez de m'obtenir de mon père la permission d'aller passer de nouveau quinze jours chez votre sœur.

—Eh bien?

—Eh bien! c'est moi qui irai à Paris à mon tour.

Il secoua la tête, et murmura entre ses dents:

—Course inutile, crois-moi; course inutile.

—Peut-être.

—S'il me restait quelque espoir, moi, crois-tu que je n'irais pas? d'ailleurs nous ne savons pas son adresse; comment le retrouver sans nous informer à la police, et, si nous nous informons à la police, qui sait ce qu'il arrivera?

—J'ai un moyen, moi, répondis-je.

—De le retrouver?

—Oui.

—Va donc alors! c'est peut-être le bon Dieu qui t'inspire. As-tu besoin de quelque chose?

—J'ai besoin de la permission de mon père, voilà tout.

Le même jour, la permission fut demandée et obtenue; quoique avec plus de difficulté que la première fois. Depuis quelque temps mon père était souffrant, et moi-même je sentais que l'heure était mal choisie pour le quitter; mais quelque chose de plus fort que ma volonté me poussait.


XV

LA BOUQUETIÈRE.

Trois jours après, je partis, mon père croyant que j'allais à Caen, et Thomas Lambert et le curé sachant seuls que j'allais à Paris.

Je passai par le village où était mon enfant, et je le pris avec moi. Pauvre folle que j'étais de ne pas songer que c'était déjà trop de moi!

Le surlendemain j'étais à Paris.

Je descendis rue des Vieux-Augustins, à l'hôtel de Venise: c'était le seul hôtel dont je connusse le nom. C'était celui où il était descendu, où je lui avais écrit.

Là, je demandai des informations sur lui; on se le rappelait parfaitement: il vivait toujours enfermé dans sa chambre, et travaillant sans cesse avec un graveur sur cuivre, on ne savait pas à quoi.

On se rappelait parfaitement que quelque temps après son départ de l'hôtel, un homme d'une cinquantaine d'années, et qui avait l'air d'un paysan, était venu faire les mêmes questions que moi.

Je m'informai où était l'Opéra. On m'indiqua le chemin que je devais suivre, et je me lançai pour la première fois dans les rues de Paris.

Voici quel était le plan que j'avais arrêté dans mon esprit. Gabriel venait à l'Opéra; j'attendrais devant l'Opéra toutes les voitures qui s'arrêteraient. Si Gabriel descendait de l'une d'elles, je le reconnaîtrais bien; je demanderais son adresse au valet, et le lendemain je lui écrirais pour lui dire que j'étais à Paris, et lui demander à le voir.

Dès le soir de mon arrivée, je mis ce plan à exécution. C'était il y a eu mardi huit jours. J'ignorais que l'Opéra ne jouait que les lundis, mercredis et vendredis.

J'attendis donc vainement l'ouverture des portes. Je m'informai des causes de cette solitude et de cette obscurité. On me dit que la représentation était pour le lendemain seulement.

Je revins à mon hôtel, où je restai toute la journée du lendemain, seule avec mon pauvre enfant; je l'avais si peu vu que j'étais heureuse de cet isolement et de cette solitude. A Paris, inconnue comme je l'étais, j'osais au moins être mère.

Le soir vint, et je sortis de nouveau.

Je croyais que je pourrais attendre sous le péristyle, mais les sergens de ville ne me le permirent pas.

Je vis deux ou trois femmes qui circulaient librement: je demandai pourquoi on leur permettait à elles ce qui n'était pas permis à moi; on me répondit que c'était des bouquetières.

Au milieu de toute cette préoccupation, beaucoup de voitures arrivèrent, mais je ne pus voir ceux qui en descendaient, peut-être Gabriel était-il parmi eux.

C'était une soirée perdue, c'était encore deux jours à attendre; j'étais résignée; je rentrai à l'hôtel avec un nouveau projet.

C'était, le surlendemain, de prendre un bouquet de chaque main et de me faire passer pour une bouquetière.

J'achetai des fleurs, je fis les deux bouquets, et j'allai reprendre mon poste: cette fois on me laissa circuler librement.

Je m'approchais de toutes les voitures qui s'arrêtaient et j'examinais avec attention les personnes qui en descendaient.

Il était neuf heures à peu près, et tout le monde semblait être arrivé, lorsqu'une dernière voiture en retard apparut à son tour et passa devant moi.

A travers l'ouverture de la portière je crus reconnaître Gabriel.

Je fus prise d'un si grand tremblement que je m'appuyai contre une borne pour ne pas tomber. Le laquais ouvrit la portière; un jeune homme, qui ressemblait à Gabriel, s'en élança; je fis un pas pour aller à lui, mais je sentis que j'allais tomber sur le pavé.

—A quelle heure? demanda le cocher.

—A onze heures et demie, dit-il en montant légèrement les escaliers.

Et il disparut sous le péristyle tandis que la voiture s'éloignait au galop.

C'était son visage, c'était sa voix: mais comment ce jeune homme élégant et aux manières aisées pouvait-il être le pauvre Gabriel? La métamorphose me semblait tout à fait impossible.

Et cependant, à l'émotion que j'avais éprouvée, je comprenais qu'il était impossible que ce fût un autre que lui.

J'attendis.

Onze heures et demie sonnèrent. On commença de sortir de l'Opéra, puis les voitures s'avancèrent à la suite les unes des autres.

Un groupe, qui se composait d'un homme de cinquante ans à peu près, d'un jeune homme et de deux femmes, s'approcha d'une des voitures: le jeune homme était Gabriel, il donnait le bras à la plus âgée des deux femmes: la plus jeune me parut charmante.

Cependant, il ne monta pas avec elle dans la voiture. Il les accompagna seulement jusqu'au marche-pied; puis, après les avoir saluées, il fit quelques pas en arrière, et attendit sur les marches que sa voiture le vînt prendre à son tour.

J'eus donc tout le temps de l'examiner, et je ne conservai aucun doute: c'était bien lui; il donnait de bruyans signes d'impatience, et quand le cocher s'approcha, il le gronda pour l'avoir fait attendre ainsi cinq minutes.

Était-ce bien là l'humble et timide Gabriel? l'enfant que je protégeais contre les autres enfans?

—Où va monsieur, demanda le laquais en fermant la portière.

—Chez moi, dit Gabriel.

La voiture partit aussitôt, gagna le boulevard et tourna à droite.

Je rentrai à l'hôtel, ne sachant point si je dormais ou si je veillais, et croyant quelquefois que tout ce que j'avais vu était un rêve.

Le surlendemain même chose arriva: seulement, cette fois, au lieu d'attendre le départ du coupé à la sortie de l'Opéra, je l'attendis au coin de la rue Lepelletier; le coupé passa à minuit moins quelques minutes; il suivit quelque temps le boulevard, et entra dans la seconde rue à ma droite; j'allai jusqu'à cette rue pour savoir comment elle se nommait: c'était la rue Taitbout.

Le surlendemain j'attendis au coin de la rue Taitbout. De cette façon, je pensais que j'arriverais à voir où s'arrêterait la voiture.

En effet, la voiture entra au numéro onze, preuve de plus qu'il habitait là.

J'arrivai devant la porte au moment où le concierge en refermait les deux battans.

—Que voulez-vous? me dit-il.

—N'est-ce point ici, demandai-je d'une voix à laquelle j'essayais inutilement de donner un accent de fermeté, n'est-ce point ici que demeure monsieur Gabriel Lambert?

—Gabriel Lambert? reprit le concierge, je ne connais pas ce nom-là; il n'y a personne de ce nom dans la maison.

—Mais ce monsieur qui rentre, comment rappelez-vous donc?

—Lequel?

—Celui dont voici la voiture.

—Je l'appelle le baron Henry de Faverne, et non pas Gabriel Lambert; si c'est cela que vous voulez savoir, ma belle enfant, vous voilà au courant de la chose.

Et il referma la porte sur moi.

Je revins à l'hôtel, incertaine sur ce que je devais faire. C'était bien Gabriel, il n'y avait pour moi aucun doute, mais c'était Gabriel enrichi, cachant son véritable nom, et auquel, par conséquent, ma visite devait être deux fois désagréable.

Je lui écrivis. Seulement, sur l'adresse, je mis «A monsieur le baron Henry de Faverne, pour faire passer à monsieur Gabriel Lambert.»

Je lui demandais une entrevue et je signai: MARIE GRANGER.

Puis, le lendemain, j'envoyai la lettre par un commissionnaire en lui ordonnant d'attendre la réponse.

Le commissionnaire revint bientôt en me disant que le baron n'était pas chez lui.

Le lendemain, j'y allai moi-même; sans doute j'étais consignée à la porte, car les valets me dirent que monsieur le baron n'était pas visible.

Le surlendemain, j'y retournai. Les valets me dirent que monsieur le baron avait répondu qu'il ne me connaissait pas et défendait de me recevoir davantage.

Alors je pris mon enfant dans mes bras et vins m'asseoir sur la borne en face de la porte.

J'étais décidée à rester jusqu'à ce qu'il sortît.

J'y restai toute la journée, puis la nuit vint.

A deux heures du matin une patrouille passa et me demanda qui j'étais et ce que je faisais là.

Je répondis que j'attendais.

Le chef de la patrouille m'ordonna alors de le suivre.

Je le suivis sans savoir où il me conduisait.

C'est alors que vous êtes venu et que vous m'avez réclamée.

Et maintenant, monsieur, vous savez tout; vous veniez de sa part, je n'ai d'autre appui à Paris que vous. Vous paraissez bon; que faut-il que je fasse? dites, conseillez-moi.

—Je n'ai rien à vous dire ce soir, répondis-je, mais je le verrai demain matin.

—Et avez-vous quelque espoir pour moi, monsieur?

—Oui, répondis-je, j'ai l'espoir qu'il ne voudra pas vous revoir.

—Oh! mon Dieu! que voulez-vous dire?

—Je veux dire, ma chère enfant, que mieux vaut être, croyez-moi, la pauvre Marie Granger que la baronne Henry de Faverne.

—Hélas! vous croyez donc comme moi que c'est....

—Je crois que c'est un misérable, et je suis à peu près sûr de ne pas me tromper.

—Ah! ma fille, ma fille, dit la pauvre mère en allant se jeter à genoux devant le fauteuil de son enfant et en le couvrant de ses deux bras, comme si elle eût pu le protéger contre l'avenir qui l'attendait.

Il était trop tard pour qu'elle retournât à son hôtel de la rue des Vieux-Augustins.

J'appelai ma femme de charge, et je la remis, elle et son enfant, entre ses mains.

Puis, j'envoyai un de mes domestiques annoncer à la maîtresse de l'hôtel de Venise que mademoiselle Marie Granger, s'étant trouvée indisposée chez le docteur Fabien, où elle dînait, ne pouvait pas rentrer avant le lendemain.


XVI

CATASTROPHE.

Le lendemain, ou plutôt le même jour, mon valet de chambre entra chez moi à sept heures du matin.

—Monsieur, me dit-il, un domestique de monsieur le baron Henry de Faverne est là et attend déjà depuis une demi-heure; mais comme monsieur s'est couché à trois heures, je n'ai pas voulu le réveiller.

«J'eusse même tardé encore, s'il n'en était arrivé un second plus pressant que le premier.

—Eh bien! que demandent ces deux domestiques?

—Ils viennent dire que leur maître attend monsieur. Il paraît que le baron est très souffrant et ne s'est pas couché de la nuit.

—Répondez que j'y vais à l'instant même.

En effet, je m'habillai en toute hâte, et je courus chez le baron.

Comme me l'avaient dit ses domestiques, il ne s'était pas couché, mais seulement il s'était jeté tout habillé sur son lit.

Je le trouvai donc avec son pantalon et ses bottes, enveloppé d'une grande robe de chambre en damas. Son habit et son gilet étaient suspendus sur une chaise, et tout annonçait dans l'appartement le désordre d'une nuit d'agitation et d'insomnie.

—Ah! docteur, c'est vous, me dit-il; qu'on ne laisse entrer personne.

Et, d'un signe de la main, il congédia le valet qui m'avait introduit.

—Pardon, lui dis-je, de ne pas être venu plus tôt. Mon domestique n'a pas voulu m'éveiller, je m'étais couché à trois heures du matin.

—C'est moi qui vous prie d'agréer mes excuses; je vous ennuie, docteur, je vous fatigue, et avec vous la chose est d'autant plus terrible qu'on ne sait comment vous dédommager de vos peines; mais vous voyez que je souffre réellement, n'est-ce pas? et vous avez pitié de moi.

Je le regardai.

Il était en effet difficile de voir une figure plus bouleversée que la sienne: il me fit pitié.

—Oui, vous souffrez, lui dis-je, et je comprends que pour vous la vie soit un supplice.

—C'est-à-dire, voyez, docteur, c'est-à-dire qu'il n'y a pas une de ces armes, poignard ou pistolet, que je n'aie appuyé deux ou trois fois sur mon cœur ou sur mon front! Mais, que voulez-vous?

Il baissa la voix en ricanant.

—Je suis un lâche; j'ai peur de mourir.

«Croyez-vous cela? vous, docteur, vous qui m'avez vu me battre; croyez-vous que j'aie peur de mourir?

—Au premier abord, j'ai jugé que vous n'aviez pas le courage moral, monsieur.

—Comment, docteur, vous osez me dire à moi, en face....

—Je vous dis que vous n'avez que le courage sanguin, c'est-à-dire celui qui monte à la tête avec le sang. Je vous dis que vous n'avez aucune résolution; et, la preuve, c'est qu'ayant eu dix fois l'envie de vous tuer, comme vous le dites, c'est qu'ayant sous la main des armes de toute espèce, vous m'avez demandé du poison.

Il poussa un soupir, tomba dans un fauteuil et garda le silence.

—Mais, lui dis-je au bout d'un instant, ce n'est pas pour soutenir une thèse sur le courage physique ou moral, sanguin ou bilieux, que vous m'avez fait venir, n'est-ce pas? c'est pour me parler d'elle?

—Oui, oui, vous avez raison, c'est pour vous parler d'elle. Vous l'avez vue, n'est-ce pas?

—Oui.

—Eh bien! qu'en dites-vous?

—Je dis que c'est un noble cœur, je dis que c'est une sainte jeune fille.

—Oui, mais en attendant elle me perdra, car elle n'a voulu entendre à rien, n'est-ce pas? elle refuse toute indemnité, elle veut que je l'épouse, ou elle ira crier sur les toits qui je suis, et peut-être ce que je suis.

—Je ne dois pas vous cacher qu'elle était venue à Paris dans cette intention.

—Et en aurait-elle changé depuis? docteur, seriez-vous parvenu à l'en faire changer?

—Je lui ai dit du moins, ce que je pense, qu'il valait mieux être Marie Granger que madame de Faverne.

—Qu'entendez-vous par là, docteur? voudriez-vous dire?...

—Je veux dire, monsieur Lambert, repris-je froidement, qu'entre le malheur passé de Marie Granger et le malheur à venir de mademoiselle de Macartie, je préférerais le malheur de la pauvre fille qui n'aura pas de nom à donner à son enfant.

—Hélas! oui, oui, docteur, vous avez raison, c'est un nom fatal que le mien. Mais, dites-moi, mon père vit-il toujours?

—Oui.

—Ah! Dieu soit loué! je n'ai pas eu de ses nouvelles depuis plus de quinze mois.

—Il est venu à Paris pour vous y chercher, quand il a su que vous n'étiez pas parti pour la Guadeloupe.

—Grand Dieu!... et qu'a-t-il appris à Paris?

—Il a appris que vous n'aviez jamais été chez le banquier, et que la lettre qu'il avait reçue de votre prétendu protecteur n'avait jamais été écrite par lui.

Le malheureux poussa un soupir qui ressemblait à un gémissement; puis il porta les mains à ses yeux.

—Il sait cela, il sait cela, murmura-t-il après un instant de silence. Mais enfin, qu'y a-t-il à dire? cette lettre était supposée, c'est vrai, cela ne faisait de tort à personne. Je voulais venir à Paris; je serais devenu fou si je n'y étais pas venu. J'ai employé ce moyen, c'était le seul; n'en eussiez-vous pas fait autant à ma place, docteur?

—Est-ce sérieusement que vous me demandes cela monsieur? lui demandai-je en le regardant fixement.

—Docteur, vous êtes l'homme le plus inflexible que je connaisse, reprit le baron en se levant et en se promenant à grands pas. Vous ne m'avez jamais dit que des duretés et cependant, comment cela se fait-il? vous êtes le seul homme en qui j'aie une confiance sans bornes. Si un autre soupçonnait la moitié des choses que vous savez!...

Il s'approcha d'un pistolet pendu à la muraille, et porta la main sur la crosse avec une expression de férocité qui appartenait plutôt à une bête sauvage.

—Je le tuerais!

En ce moment un valet entra.

—Que voulez-vous? demanda brusquement le baron.

—Pardon, si j'interromps monsieur malgré son ordre, mais monsieur a remonté ses écuries il y a trois mois, et c'est un commis de la Banque qui vient pour toucher un des billets que monsieur a faits.

—Et de combien est le billet? demanda le baron.

—De quatre mille francs.

—C'est bien, dit le baron allant à son secrétaire, et, retirant du portefeuille qu'il m'avait donné autrefois à garder quatre billets de banque de mille francs chacun; tenez, les voilà, et rapportez-moi le billet.

C'était une action toute simple que de prendre dans un portefeuille des billets de banque et de les remettre à un domestique.

Cependant le baron accomplit cette action avec une hésitation visible, et son visage ordinairement pâle devint livide lorsqu'il suivit d'un regard inquiet le domestique qui sortait avec les billets.

Il y eut entre nous deux un moment de silence sombre, pendant lequel le baron remua deux ou trois fois les lèvres pour parler; mais à chaque fois les paroles expirèrent sur les lèvres.

Le domestique ouvrit la porte de nouveau.

—Eh bien! qu'y a-t-il encore? demanda le baron avec une vive impatience.

—Le porteur désirerait dire un mot à monsieur.

—Cet homme n'a rien à me dire! s'écria le baron; il a son argent, qu'il s'en aille.

Le porteur apparut alors derrière le domestique, et se glissa entre lui et la porte.

—Pardon, dit-il, pardon; vous vous trompez, monsieur, j'ai quelque chose à vous dire.

Puis d'un bond s'élançant au collet du baron,

—J'ai à vous dire que vous êtes un faussaire! s'écria-t-il, et qu'au nom de la loi je vous arrête.

Le baron jeta un cri de terreur et devint couleur de cendre.

—A moi, murmura-t-il; à moi, docteur; Joseph, appelle mes gens; à moi, à moi!

—A moi! cria aussi d'une voix forte le prétendu porteur de la Banque; à moi, les autres!

Aussitôt la porte d'un escalier secret s'ouvrit, et deux hommes se précipitèrent dans la chambre du baron.

C'étaient deux agens de la police de sûreté.

—Mais qui êtes-vous? s'écria le baron en se débattant; qui êtes-vous, et que me voulez-vous?

—Monsieur le baron, je suis V..., dit le faux employé de la Banque, et vous êtes pincé; ne faites donc pas de bruit, pas de scandale, et suivez-nous gentiment.

Le nom que venait de prononcer cet homme était si connu que je tressaillis malgré moi.

—Vous suivre, continua le baron, tout en se débattant; vous suivre, et où cela vous suivre?

—Pardieu! où l'on conduit les gens comme vous; vous n'êtes pas à vous en informer, j'en suis sûr, et vous devez le savoir ... au dépôt de la police, pardieu!

—Jamais! s'écria le prisonnier, jamais. Et, par un violent effort, se débarrassant des deux hommes qui le tenaient, il s'élança vers son lit, et saisit un poignard turc.

Au même instant, le faux porteur de la Banque tira, d'un mouvement rapide comme la pensée, deux pistolets de poche qu'il dirigea contre le baron.

Mais il s'était mépris aux intentions de celui-ci: ce fut contre lui-même qu'il tourna l'arme.

Les deux agens voulurent se précipiter sur lui pour la lui arracher.

—Inutile! dit V..., inutile! Soyez tranquilles, il ne se tuera pas; je connais messieurs les faussaires de longue date: ce sont des gaillards qui ont le plus grand respect pour leur personne. Allez, mon ami, allez, continua-t-il en se croisant les bras et en laissant le malheureux libre de se poignarder; ne vous gênez pas pour nous; faites, faites.

Le baron sembla vouloir donner un démenti à celui qui venait de lui porter cet étrange défi; il rapprocha vivement sa main de sa poitrine, se frappa de plusieurs coups, et tomba en poussant un cri. Sa chemise se couvrit de sang.

—Vous le voyez bien, lui dis-je en m'élançant vers le baron, le malheureux s'est tué.

Il se mit à rire.

—Tué, lui! ah! pas si bête! Ouvrez la chemise, docteur.

—Docteur! repris-je étonné.

—Pardieu! reprit V..., je vous connais: vous êtes le docteur Fabien. Ouvrez sa chemise, et si vous trouvez une seule blessure qui ait plus de quatre ou cinq lignes de profondeur, je demande à être guillotiné à sa place.

Cependant je doutais, car le malheureux était véritablement évanoui et sans mouvement.

J'ouvris sa chemise et je visitai ses blessures.

Il y en avait six; mais, comme l'avait prédit V..., c'étaient de véritables piqûres d'épingle.

Je m'éloignai avec dégoût.

—Eh bien! me dit V..., suis-je bon physiologiste, monsieur le docteur? Allons, allons, continua-t-il, mettez-moi les poucettes à ce gaillard-là, ou sans cela il frétillera tout le long de la route.

—Non, non, messieurs, s'écria le baron tiré de son évanouissement par cette menace; pourvu qu'on me laisse aller en voiture, je ne dirai pas un mot, je ne ferai pas une tentative d'évasion, je vous en donne ma parole d'honneur.

—Entendez-vous, mes enfans, il donne sa parole d'honneur; c'est rassurant, hein? Que dites-vous de la parole d'honneur de monsieur?

Les deux agens se mirent à rire, et s'avancèrent vers le baron avec les poucettes.

J'éprouvais une impression de malaise que je ne puis rendre. Je voulus me retirer.

—Non! non! s'écria le baron en se cramponnant à mon bras; non, ne vous en allez pas. Si vous vous en allez, ils n'auront plus aucune pitié de moi; ils me traîneront dans les rues comme un criminel.

—Mais à quoi puis-je vous être bon, moi, monsieur? demandai-je. Je n'ai aucune influence sur ces messieurs.

—Si, si, vous en avez, docteur; détrompez-vous, dit-il à demi-voix, un honnête homme a toujours de l'influence sur ces gens-là. Demandez-leur de m'accompagner jusqu'à la police, et vous verrez qu'ils me laisseront aller en voiture et qu'ils ne me garrotteront pas.

Un sentiment de profonde pitié me serrait le cœur, et l'emportait sur le mépris.

—Monsieur V..., dis-je au chef des agens, ce malheureux me prie d'intercéder en sa faveur; il est connu dans tout le quartier, il a été reçu dans le monde.... Eh bien! je vous en supplie, épargnez-lui les humiliations inutiles.

—Monsieur Fabien, me répondit V... avec une politesse exquise, je n'ai rien à refuser à un homme comme vous.

»J'ai entendu que cet homme vous priait de l'accompagner jusqu'à la police. Eh bien! si vous y consentez, je monterai avec vous dans la voiture, voilà tout, et les choses se passeront en douceur.

—Docteur, je vous en supplie, dit le baron.

—Eh bien! dis-je, soit, j'accomplirai ma mission jusqu'au bout. Monsieur V..., ayez la bonté d'envoyer chercher un fiacre.

—Et faites-le approcher de la porte qui donne dans la rue du Helder! s'écria le baron.

—Fil-de-soie, dit V... avec un ton d'ironie impossible à rendre, exécutez les ordres de monsieur le baron.

L'individu désigné sous le nom de Fil-de-soie sortit pour exécuter la mission dont il était chargé.

—Pendant ce temps, dit V..., avec la permission de monsieur le baron, je ferai une petite perquisition dans le secrétaire.

Gabriel fît un mouvement vers le secrétaire.

—Oh! ne vous dérangez pas, monsieur le baron, dit V... en étendant le bras. Quand nous en trouverions quelques-uns là-dedans, il n'en serait ni plus ni moins: nous en avons déjà une centaine au moins qui sortent de votre fabrique.

Le prisonnier tomba assis sur une chaise, et celui qui l'avait arrêté procéda à la perquisition.

—Ah! ah! dit-il, je connais ces secrétaires-là, c'est de la façon de Barthélémy. Voyons d'abord les tiroirs, nous verrons les secrets ensuite.

Et il fouilla dans tous les tiroirs, où, excepté le portefeuille dont nous avons déjà parlé, il n'y avait rien que des lettres.

—Maintenant, dit-il, voyons les secrets.

Gabriel le suivait des yeux en pâlissant et en rougissant tour à tour.

Ce fut alors que j'admirai la dextérité de cet homme. Il y avait dans le secrétaire quatre secrets différens; non-seulement aucun ne lui échappa, mais encore, à l'instant même, sans tâtonner, à la simple inspection, il en découvrit le mécanisme.

—Voilà le pot aux roses, dit-il en réunissant une centaine de billets de cinq cents francs et de mille francs. Peste! monsieur le baron, vous n'y alliez pas de main-morte: quatre gaillards comme vous seulement, et au bout de l'année la Banque sauterait.

Le prisonnier ne répondit que par un gémissement profond, et en cachant sa tête entre ses deux mains.

En ce moment Fil-de-soie, l'agent, rentra.

—Messieurs, le fiacre est à la porte, dit-il.

—En ce cas, dit V..., partons.

—Mais, interrompis-je, vous voyez que monsieur est en robe de chambre; vous ne pouvez l'emmener ainsi.

—Oui, oui, s'écria Gabriel, il faut que je m'habille.

—Habillez-vous donc, et faites vite. J'espère que nous sommes gentils, hein?... Il est vrai que ce n'est pas pour vous ce que nous en faisons, c'est pour monsieur le docteur.

Et il se retourna de mon côté et me salua.

Mais au lieu de profiter de la permission qui lui était donnée, Gabriel restait immobile sur sa chaise.

—Eh bien! eh bien! remuons-nous donc un peu, voyons, et plus vite que ça! Nous avons à neuf heures un autre monsieur à pincer, et il ne faut pas que l'un nous fasse manquer l'autre.

Gabriel ouvrit l'armoire où étaient pendus ses habits; mais il en détacha cinq ou six avant de s'arrêter à l'un d'eux.

—Avec la permission de monsieur le baron, dit V..., nous lui servirons de valets de chambre.

Et il fit un signe aux agens, qui tirèrent d'une commode un gilet et une cravate, tandis que lui choisissait dans l'armoire une redingote.

Alors commença la plus étrange toilette que j'eusse vue de ma vie. Debout et vacillant sur ses jambes, le prisonnier se laissait faire, fixant sur chacun de nous un œil étonné.

On lui noua sa cravate au cou, on lui passa son gilet, on lui mit son habit comme on eût fait à un automate, puis on lui posa son chapeau sur la tête, et on lui glissa dans la main une badine à pomme d'or.

On eût dit que si on ne le soutenait pas, il allait tomber.

Les deux agens le prirent chacun sous une épaule, et c'est alors seulement qu'il sembla se réveiller.

—Non, non, s'écria-t-il en se cramponnant à mon bras; ainsi, ainsi! vous me l'avez promis, docteur.

—Oui, repris-je; mais venez.

—Monsieur le baron, dit V..., je vous préviens que si vous faites un mouvement pour fuir, je vous brûle la cervelle.

Je sentis tout son corps frissonner à cette menace.

—Ne vous ai-je pas donné ma parole d'honneur de ne point chercher à m'échapper? dit-il, essayant de couvrir sa lâcheté sous un sentiment d'honorable apparence.

—Ah! c'est vrai, dit V..., en armant ses pistolets, je l'avais oublié. Marchons.

Nous descendîmes l'escalier, le malheureux appuyé sur mon bras et suivi par le chef et ses deux alguazils.

Arrivés dans la cour, un des deux agens courut au fiacre et en ouvrit la portière.

Avant d'y monter, Gabriel jeta un regard effaré à droite et à gauche, comme pour voir s'il n'y avait pas moyen de fuir.

Mais en ce moment il sentit qu'on lui appuyait quelque chose entre les deux épaules; il se retourna: c'était le canon du pistolet.

D'un seul bond il se précipita dans le fiacre.

V... me fit signe de la main de monter et de prendre le fond. Ce n'était pas l'occasion de faire des cérémonies. Je me plaçai au poste qui m'était désigné.

Il dit alors en argot à ses deux agens quelques paroles que je ne pus comprendre; et, montant à son tour, il s'assit sur le devant.

Le cocher ferma la portière.

—A la préfecture de police, n'est-ce pas, mon maître, dit-il.

—Oui, répondit V...; mais comment savez-vous où nous allons, mon ami?

—Chut! je vous ai reconnu, dit le cocher; c'est déjà la troisième fois que je vous mène, et toujours en compagnie.

—Eh bien! dit V..., fiez-vous donc à l'incognito!

Le fiacre se mit à rouler du côté du boulevard; puis il prit la rue de Richelieu, gagna le pont Neuf, suivit le quai des Orfèvres, tourna à droite, passa sous une voûte, enfila une espèce de ruelle, et s'arrêta devant une porte.

Alors, seulement, le prisonnier parut sortir de sa torpeur; pendant toute la route il n'avait pas dit un seul mot.

—Comment! s'écria-t-il, déjà! déjà! déjà!

—Oui, monsieur le baron, dit V..., voilà votre logement provisoire; il est moins élégant que celui de la rue Taitbout; mais, dame! dans votre profession, il y a des hauts et des bas, faut être philosophe.

Ce disant, il ouvrit la portière et sauta hors du fiacre.

—Avez-vous quelque recommandation à me faire avant que je vous quitte, monsieur? demandai-je au prisonnier.

—Oui, oui; qu'elle ne sache rien de ce qui est arrivé.

—Qui, elle?

—Marie.

—Ah! c'est vrai, répondis-je; pauvre femme! je l'avais oubliée. Soyez tranquille, je ferai ce que je pourrai pour lui cacher la vérité.

—Merci, merci, docteur. Ah! je le savais bien que vous étiez mon seul ami.

—Eh bien! j'attends, dit le chef de la brigade.

Gabriel poussa un soupir, secoua tristement la tête, et s'apprêta à descendre.

Comme pour l'aider, V... le prit par le bras; tous deux s'approchèrent de la porte fatale, qui s'ouvrit d'elle-même et comme si elle reconnaissait son grand pourvoyeur.

Le prisonnier me jeta un dernier regard de détresse, et la porte se referma sur eux avec un bruit sourd et retentissant.

Le même jour, Marie quitta Paris et retourna à Trouville.

Comme je l'avais promis à Gabriel, je ne lui avais rien dit; mais elle se doutait de tout.


XVII

BICÊTRE.

Six mois s'étaient écoulés depuis les événemens que je viens de raconter, et plus d'une fois, malgré les efforts que j'avais faits pour les oublier, ils s'étaient représentés à ma mémoire, lorsque, vers les six heures du soir, comme j'allais me mettre à table, je reçus cette lettre.

«Monsieur,

«Au moment de paraître devant le trône de Dieu, où va le conduire une condamnation capitale, le malheureux Gabriel Lambert, qui a conservé un profond souvenir de vos bontés, voudrait réclamer de vous un dernier service; il espère que vous voudrez bien obtenir du préfet la permission de le voir, et descendre une dernière fois dans son cachot. Il n'y a pas de temps à perdre: l'exécution a lieu demain, à sept heures du matin.

«J'ai l'honneur d'être, etc., etc.

«L'abbé...,

«Aumônier des prisons.»

J'avais deux ou trois personnes à dîner.

Je leur montrai la lettre; je leur expliquai en quelques mots ce dont il était question, je constituai l'un d'eux mon représentant, je le chargeai de faire en mon absence les honneurs aux autres.

Je montai en cabriolet et je partis tout de suite.

Comme je l'avais prévu, je n'eus aucune peine à obtenir mon laissez-passer, et j'arrivai à Bicêtre vers les sept heures du soir.

C'était la première fois que je franchissais le seuil de cette prison, qui, depuis qu'on n'exécutait plus sur la place de Grève, était devenue la dernière habitation des condamnés à mort.

Aussi ce ne fut pas sans un profond serrement de cœur, et sans une espèce de crainte personnelle dont le plus honnête homme n'est point exempt, que j'entendis les portes massives se refermer sur moi.

Il semble que là où toute parole est une plainte, tout bruit un gémissement, on respire un autre air que l'air destiné aux hommes; et certes, lorsque je montrai au directeur de la prison la permission que j'avais de visiter son commensal, je devais être aussi pâle et aussi tremblant que les hôtes qu'il est habitué à recevoir.

A peine eut-il lu mon nom, qu'il s'interrompit pour me saluer une seconde fois.

Puis, appelant un guichetier.

—François, dit-il, conduisez monsieur au cachot de Gabriel Lambert; les règles ordinaires de la prison ne sont point faites pour lui, et s'il désire rester seul avec le condamné, vous lui accorderez cette liberté.

—Dans quel état trouverai-je ce malheureux? demandai-je?

—Comme un veau qu'on mène à l'abattoir, à ce qu'on m'a dit, du moins; vous verrez, il est si abattu qu'on a jugé inutile de lui mettre la camisole de force.

Je poussai un soupir. V... ne s'était pas trompé dans ses prévisions, et en face de la mort le courage ne lui était pas revenu.

Je fis de la tête un signe de remercîment au directeur, qui se remit à la partie de piquet que mon arrivée avait interrompue, et je suivis le guichetier.

Nous traversâmes une petite cour; nous entrâmes sous un corridor sombre; nous descendîmes quelques marches.

Nous trouvâmes un second corridor dans lequel veillaient des geôliers qui, de minute en minute, allaient attacher leur visage à des ouvertures grillées.

Ces cellules étaient celles des condamnés à mort, dont on surveille ainsi les derniers momens, de peur que le suicide ne les enlève à l'échafaud.

Le guichetier ouvrit une de ces portes; et comme, par un dernier sentiment d'effroi, je demeurais immobile:

—Entrez, dit-il, c'est ici. Eh! eh! jeune homme, ajouta-t-il, égayez-vous donc un peu, voilà la personne que vous avez demandée.

—Qui? le docteur? demanda une voix.

—Oui, monsieur, répondis-je en entrant, je me rends à votre invitation, me voici.

Alors je pus embrasser d'un coup d'œil la misérable et sombre nudité de ce cachot.

Au fond était une espèce de grabat, au-dessus duquel de gros barreaux indiquaient qu'il devait exister un soupirail.

Les murs, noircis par le temps et par la fumée, étaient rayés de tous côtés par les noms que les hôtes successifs de cette terrible demeure avaient inscrits à l'aide de leurs fers peut-être. Un d'eux, d'une imagination plus capricieuse que les autres, y avait tracé l'image d'une guillotine.

Près d'une table éclairée par une mauvaise lampe fumeuse, deux hommes étaient assis.

L'un d'eux était un homme de quarante-huit à cinquante ans, auquel ses cheveux blancs donnaient l'apparence d'un vieillard de soixante-dix ans.

L'autre était le condamné.

A mon aspect, celui-ci se leva, mais l'autre resta immobile comme s'il ne voyait ou n'entendait plus.

—Ah! docteur, dit le condamné en s'appuyant de la main sur la table, afin de se tenir debout, ah! docteur, vous avez donc consenti à me venir voir.

«Je connaissais bien votre excellent cœur, et cependant je doutais, je l'avoue.

«Mon père, mon père, dit le condamné en frappant sur l'épaule du vieillard, c'est le docteur Fabien dont je vous ai tant parlé.... Excusez-le, continua le jeune homme, en revenant à moi et en me montrant Thomas Lambert, mais ma condamnation lui a porté un tel coup que je crois qu'il devient fou.

—Vous avez désiré me parler, monsieur, lui répondis-je, et je me suis empressé de me rendre à votre invitation. Dans mon état la condescendance pour de pareilles prières n'est pas une affaire de bonté, mais de devoir.

—Eh bien! docteur ... vous savez, dit le condamné, c'est ... pour demain.

Et il retomba assis sur son escabeau, épongea son front mouillé de sueur avec un mouchoir tout humide, porta à ses lèvres un verre d'eau, dont il but quelques gouttes, mais sa main était tellement tremblante que j'entendis le verre claquer contre ses dents.

Pendant le moment de silence qui se fit alors, je l'examinai avec attention.

Jamais la plus douloureuse maladie n'avait produit, je crois, sur un homme un plus terrible changement.

Faux et ridicule sous son costume de dandy, Gabriel, sous la livrée de l'échafaud, était redevenu une créature digne de pitié. Son corps, toujours trop grêle pour sa longue taille, était encore amaigri. L'orbe de ses yeux caves semblait nager dans le sang. Sa figure tirée était livide, et la sueur avait collé à son front des mèches de cheveux devenues solides.

Il portait le même habit, le même gilet et le même pantalon que le jour ou on l'avait arrêté; seulement, tout cela était sale et déchiré.

—Mon père, dit-il, en secouant le vieillard toujours immobile et muet, mon père, c'est le docteur.

—Hein? murmura le vieillard.

—Je vous dis que c'est le docteur, continua-t-il en haussant la voix, et je voudrais lui parler.

—Oui, oui, murmura le vieillard. Eh bien! parle.

—Mais lui parler seul. Vous ne comprenez pas que je désire lui parler à lui seul. Eh! mon Dieu, s'écria-t-il avec impatience, nous n'avons cependant pas de temps à perdre!... Levez-vous, mon père, levez-vous, et laissez-nous.

Alors il passa sa main sous l'épaule du vieillard et essaya de le soulever.

—Qu'y a-t-il, qu'y a-t-il? dit le vieillard, est-ce qu'ils viennent déjà te chercher? Il n'est pas encore temps; ce n'est que pour demain six heures?

Le condamné retomba sur son escabeau, en poussant un profond gémissement.

—Tenez, docteur, dit-il, faites-lui entendre raison, dites-lui que je désire rester seul avec vous; quant à moi, j'y renonce, mes forces sont brisées.

Et il se laissa aller en sanglotant, les bras tendus et la face contre la table.

Je fis signe au guichetier de m'aider. Il s'approcha avec moi du vieillard.

—Monsieur, lui dis-je, je suis une ancienne connaissance de votre fils. Il a un secret à me confier, seriez-vous assez bon pour nous laisser seuls?

En même temps nous le soulevâmes, chacun par un bras, pour le conduire dans le corridor.

—Ce n'est pas là ce qu'on m'a promis, s'écria-t-il. On m'a promis que je resterais avec lui jusqu'au dernier moment. J'en ai obtenu la permission; pourquoi veut-on m'emmener? Oh! mon fils, mon enfant, mon Gabriel!

Et le vieillard, rappelé à lui par l'excès même de sa douleur, se jeta sur le jeune homme étendu sur la table.

—Il ne s'en ira pas, murmura le condamné, et cependant il doit comprendre que chaque minute est plus précieuse pour moi qu'une année dans la vie d'un autre.

—On ne veut pas vous arracher à votre fils, monsieur, lui dis-je, entendez bien cela; c'est votre fils, au contraire, qui désire rester un instant seul avec moi.

—Est-ce bien vrai, Gabriel? demanda le vieillard.

—Eh! mon Dieu! oui, puisque je vous le répète depuis une heure.

—Alors, c'est bien, je m'en vais; mais je veux rester tout près de son cachot.

—Vous resterez là dans le corridor, dit le geôlier.

—Et je pourrai rentrer?

—Aussitôt que votre fils vous redemandera.

—Vous ne voudriez pas me tromper, docteur; ce serait affreux de tromper un père.

—Je vous donne ma parole d'honneur que, dans un instant, vous pourrez rentrer.

—Alors je vous laisse, dit le vieillard; et, mettant à son tour ses mains sur ses deux yeux, il sortit en sanglotant.

Le geôlier sortit en même temps que lui et referma la porte.

J'allai m'asseoir à la place que le vieillard avait quittée.

—Eh bien! monsieur Lambert, lui dis-je, nous voilà seuls, que puis-je faire pour vous? parlez.

Il souleva lentement la tête, se raidit sur ses deux mains, jeta tout autour de lui des yeux égarés; puis, ramenant sur moi un regard qui, peu à peu, prit une fixité effrayante.

—Vous pouvez me sauver, dit-il.

—Moi, m'écriai-je en tressaillant, et comment cela?

Il saisit ma main.

—Silence, me dit-il, et écoutez-moi.

—J'écoute.

—Vous rappelez-vous un jour que nous étions assis rue Taitbout, comme nous le sommes, et que je vous montrai, écrits sur un billet de banque, ces mots: LA LOI PUNIT DE MORT LE CONTREFACTEUR?

—Oui.

—Vous rappelez-vous que je me plaignis alors de la dureté de cette loi, et que vous me dites que le roi avait intention de proposer aux Chambres une commutation de peine?

—Oui, je me le rappelle encore.

—Eh bien! je suis condamné à mort, moi; avant-hier, mon pourvoi en cassation a été rejeté; il ne me reste d'espoir que dans le pourvoi en grâce que j'ai adressé hier à Sa Majesté.

—Je comprends.

—Vous êtes toujours le médecin du roi par quartier?

—Oui, et même dans ce moment-ci je suis de service.

—Eh bien! mon cher docteur, en votre qualité de médecin du roi, vous pouvez le voir à toute heure; voyez-le, je vous en supplie, dites que vous me connaissez, ayez ce courage, et demandez-lui ma grâce; au nom du ciel! je vous en supplie.

—Mais cette grâce, repris-je, en supposant même que je puisse l'obtenir, ne sera jamais qu'une commutation de peine.

—Je le sais bien.

—Et cette commutation de peine, ne vous abusez pas, ce sera les galères à perpétuité.

—Que voulez-vous, murmura le condamné avec un soupir, cela vaut toujours mieux que la mort!

A mon tour je sentis une sueur froide qui perlait sur mon front.

—Oui, dit Gabriel en me regardant, oui, je comprends ce qui se passe en vous: vous me méprisez, vous me trouvez lâche, vous vous dites que mieux vaut cent fois mourir que traîner à perpétuité, quand on a vingt-six ans surtout, un boulet infâme.

«Mais que voulez-vous? depuis que cet arrêt a été rendu, je n'ai pas dormi une heure; regardez mes cheveux ... il y en a la moitié qui ont blanchi.

«Oui, j'ai peur de la mort, sauvez-moi de la mort, c'est tout ce que je demande; ils feront ensuite tout ce qu'ils voudront de moi.

—Je tâcherai, répondis-je.

—Ah! docteur, docteur, s'écria le malheureux en saisissant ma main et en appuyant ses lèvres sur elle avant que j'eusse eu le temps de la retirer; docteur, je le savais bien que mon seul, mon unique, mon dernier espoir était en vous.

—Monsieur! repris-je, honteux de ces humbles démonstrations.

—Et maintenant, dit-il, ne perdez pas une minute, allez, allez; si par hasard quelque obstacle s'opposait à ce que vous vissiez le roi, insistez, au nom du ciel! Songez que ma vie est attachée à vos paroles; songez qu'il est neuf heures du soir, et que c'est demain à six heures du matin.

Neuf heures à vivre, mon Dieu! Si vous ne me sauvez pas, je n'ai plus que neuf heures à vivre.

—A onze heures, je serai aux Tuileries.

—Et pourquoi à onze heures, pourquoi pas tout de suite; vous perdez deux heures, ce me semble.

—Parce que c'est à onze heures que le roi se retire ordinairement pour travailler, et que, jusqu'à cette heure, il demeure au salon de réception.

—Oui, et ils sont là une centaine de personnes qui causent; qui rient, qui sont sûrs du lendemain, sans songer qu'il y a un homme, un de leurs semblables, qui sue son agonie dans un cachot, à la lueur de cette lampe, en face de ces murs, couverts de noms de gens qui ont vécu comme il vit en ce moment, et qui le lendemain étaient morts. Ils ne savent pas tout cela, eux, dites-leur que c'est ainsi et qu'ils aient pitié de moi.

—Je ferai ce que je pourrai, monsieur, soyez tranquille.

—Puis, si le roi hésitait, adressez-vous à la reine: c'est une sainte femme, elle doit être contre la peine de mort! Adressez-vous au duc d'Orléans, tout le monde parle de son bon cœur. Il disait un jour, à ce qu'on m'a assuré, que s'il montait jamais sur le trône, il n'y aurait pas une seule exécution sous son règne. Si vous vous adressiez à lui au lieu de vous adresser au roi?

—Rassurez-vous, je ferai ce qu'il faudra faire.

—Mais espérez-vous quelque chose, au moins?

—La clémence du roi est grande, j'espère en elle.

—Dieu vous entende! s'écria-t-il en joignant les mains. Oh! mon Dieu! mon Dieu! touchez le cœur de celui qui d'un mot peut me tuer ou me faire grâce.

—Adieu, monsieur.

—Adieu? que dites-vous là? ne reviendrez-vous point?

—Je reviendrai si j'ai réussi.

—Oh! dans l'un ou l'autre cas, que je vous revoie! Mon Dieu! que deviendrais-je si je ne vous revoyais pas? Jusqu'au pied de l'échafaud je vous attendrais, et quel supplice qu'un pareil doute. Revenez, je vous en supplie, revenez.

—Je reviendrai.

—Ah, bien! dit le condamné, que ses forces semblèrent abandonner du moment où il eut obtenu de moi cette promesse; bien, je vous attends!

Et il se laissa retomber lourdement sur sa chaise.

Je m'avançai vers la porte.

—A propos, s'écria-t-il, envoyez-moi mon père, je ne veux pas rester seul; la solitude, c'est le commencement de la mort.

—Je vais faire ce que vous désirez.

—Attendez. A quelle heure croyez-vous être de retour?

—Mais, je ne sais ... cependant je crois que vers une heure du matin....

—Tenez, voilà neuf heures et demie qui sonnent; c'est incroyable comme les heures passent vite, depuis deux jours surtout! Ainsi, dans trois heures, n'est-ce pas?

—Oui.

—Allez, allez, allez; je voudrais à la fois vous garder et vous voir partir. Au revoir, docteur, au revoir. Envoyez-moi mon père, je vous prie.

La recommandation était inutile: le pauvre vieillard ne m'eût pas plus tôt vu apparaître à la porte qu'il se leva.

Le guichetier qui me faisait sortir le fit entrer, et la porte se referma sur lui.

Je remontai, le cœur serré. Je n'avais jamais vu si hideux spectacle, et certes, cependant, la mort nous est familière, à nous autres médecins, et il y a peu d'aspects sous lesquels elle ne nous soit connue; mais jamais je n'avais vu la vie lutter si lâchement contre elle.

Je sortis en prévenant le directeur que je reviendrais probablement dans le courant de la nuit.

Mon cabriolet m'attendait à la porte; je revins chez moi et trouvai mes amis qui faisaient joyeusement une bouillotte, et je me rappelai ce que m'avait dit ce malheureux.

«Il y a dans ce moment-ci des hommes qui rient, qui s'amusent, sans songer qu'il y a un de leurs semblables qui sue son agonie.»

J'étais si pâle qu'en m'apercevant ils jetèrent un cri de surprise et presque de terreur, et qu'ils me demandèrent tous ensemble s'il m'était arrivé quelque accident.

Je leur racontai ce qui venait de se passer, et, à la fin de mon récit, ils étaient presque aussi pâles que moi.

Puis, j'entrai dans mon cabinet de toilette, et je m'habillai.

Lorsque je sortis, la bouillotte avait cessé.

Ils étaient debout et causaient: une grande discussion s'était engagée sur la peine de mort.


XVIII

UNE VEILLÉE DU ROI.

Il était dix heures et demie. Je voulus prendre congé d'eux, mais tous me répondirent qu'avec ma permission, ils resteraient chez moi à attendre l'issue de ma visite à Sa Majesté.

J'arrivai aux Tuileries. Il y avait cercle chez la reine.

La reine, les princesses et les dames d'honneur, assises autour d'une table ronde, travaillaient selon leur habitude à faire de la tapisserie destinée à des œuvres de bienfaisance.

On me dit que le roi s'était retiré dans son cabinet et travaillait.

Vingt fois il m'était arrivé de pénétrer avec Sa Majesté dans ce sanctuaire. Je n'eus donc pas besoin de me faire conduire: je connaissais le chemin.

Dans la chambre attenante, travaillait un des secrétaires particuliers du roi, nommé L.... C'était un de mes amis, et de plus un de ces hommes sur le cœur duquel on peut toujours compter.

Je lui dis quelle cause m'amenait, et le priai de prévenir Sa Majesté que j'étais là et que je sollicitais la faveur d'être admis près d'elle.

L.... ouvrit la porte, un instant après j'entendis le roi qui répondait.

—Fabien, le docteur Fabien? eh bien! mais qu'il entre.

Je profitai de la permission, sans même attendre le retour de mon introducteur. Le roi s'aperçut de mon empressement.

—Ah! ah! dit-il, docteur, il paraît que vous écoutez aux portes; venez, venez.

J'étais fortement ému.

Jamais je n'avais vu le roi dans une circonstance pareille, un mot de lui allait décider de la vie d'un homme.

La majesté royale m'apparaissait dans toute sa splendeur, son pouvoir en ce moment participait du pouvoir de Dieu.

Il y avait alors sur le visage du roi une telle expression de sécurité, que je repris confiance.

—Sire, lui dis-je, je demande mille fois pardon à Votre Majesté de me présenter ainsi devant elle sans qu'elle m'ait fait l'honneur de m'appeler; mais il s'agit d'une bonne et sainte action, et j'espère qu'en faveur du motif, Votre Majesté me pardonnera.

—En ce cas, vous êtes deux fois le bienvenu, docteur; parlez vite. Le métier de roi devient si mauvais par le temps qui court, qu'il ne faut pas laisser échapper l'occasion de l'améliorer un peu. Que désirez-vous?

—J'ai souvent eu l'honneur de débattre avec Votre Majesté cette grave question de la peine de mort, et je sais quelles sont sur ce sujet les opinions de Votre Majesté; je viens donc à elle avec toute confiance.

—Ah! ah! je me doute de ce qui vous amène.

—Un malheureux, coupable d'avoir fabriqué de faux billets de banque, a été condamné à mort par les dernières assises; avant-hier, son pourvoi en cassation a été rejeté, et cet homme doit être exécuté demain.

—Je sais cela, dit le roi, et j'ai quitté le cercle pour venir examiner moi-même toute cette procédure.

—Comment, vous-même, sire?

—Mon cher monsieur Fabien, continua le roi, sachez bien une chose, c'est qu'il ne tombe pas une tête en France que je n'aie acquis par moi-même la certitude que le condamné était bien véritablement coupable.

«Chaque nuit qui précède une exécution est pour moi une nuit de profondes études et de réflexions solennelles.

«J'examine le dossier depuis sa première jusqu'à sa dernière ligne, je suis l'acte d'accusation dans tous ses détails.

«Je pèse les dépositions à charge et à décharge; loin de toute impression étrangère, seul avec la nuit et la solitude, je m'établis en juge des juges. Si ma conviction est la leur, que voulez-vous? le crime et la loi sont là en face l'un de l'autre, il faut laisser faire la loi; si je doute, alors je me souviens du droit que Dieu m'a donné, et, sans faire grâce, je conserve au moins la vie. Si mes prédécesseurs eussent fait comme moi, docteur, peut-être eussent-ils eu, au moment où Dieu les a condamnés à leur tour, quelques remords de moins sur la conscience, et quelques regrets de plus sur leur tombeau.

Je laissais parler le roi, et je regardais, je l'avoue, avec une vénération profonde cet homme tout-puissant, qui, tandis qu'on riait et qu'on plaisantait à vingt pas de lui, se retirait seul et grave, et venait incliner son front sur une longue et fatigante procédure pour y chercher la vérité. Ainsi, aux deux extrémités de la société, deux hommes veillaient, occupés d'une même pensée: le condamné, c'est que le roi pouvait lui faire grâce;—le roi, c'est qu'il pouvait faire grâce au condamné.

—Eh bien! sire, lui dis-je avec inquiétude, quelle est votre opinion sur ce malheureux.

—Qu'il est bien véritablement coupable; d'ailleurs il n'a pas nié un seul instant; mais aussi que la loi est trop sévère.

—Ainsi, j'ai donc l'espoir d'obtenir la grâce que je venais demander à Votre Majesté?

—Je voudrais vous laisser croire, monsieur Fabien, que je fais quelque chose pour vous; mais je ne veux pas mentir: quand vous êtes entré, ma résolution était déjà prise.

—Alors, dis-je, Votre Majesté fait grâce?

—Cela s'appelle-t-il faire grâce, dit le roi.

Il prit le pourvoi déployé devant lui, et écrivit en marge ces deux lignes:

«Je commue la peine de mort en celle des travaux forcés à perpétuité

Et il signa.

—Oh! dis-je, cela serait, sire, pour un autre, une condamnation plus cruelle que la peine de mort; mais pour celui-là, c'est une grâce, je vous en réponds ... et une véritable grâce. Votre Majesté me permet-elle de la lui annoncer.

—Allez, monsieur Fabien, allez, dit le roi. Puis appelant L...? Faites porter ces pièces chez monsieur le garde des sceaux, dit-il, et qu'elles lui soient remises à l'instant même; c'est une commutation de peine.

Et me saluant de la main, il ouvrit un autre dossier.

Je quittai aussitôt les Tuileries par l'escalier particulier qui conduit du cabinet du roi à l'entrée principale; je retrouvai mon cabriolet dans la cour, je m'y élançai et je partis.

Minuit sonnait comme j'arrivais à Bicêtre.

Le directeur faisait toujours sa partie de piquet.

Je vis que je le contrarierais beaucoup en le dérangeant.

—C'est moi, lui dis-je; vous avez permis que je revinsse près du condamné, j'use de la permission.

—Faites, dit-il; François, conduisez monsieur.»

Puis, se tournant vers son partner avec un sourire de profonde satisfaction.

—Quatorze de dames et sept piques sont-ils bons? dit-il.

—Parbleu! répondit le partner d'un air on ne peut plus contrarié; je le crois bien, je n'ai que cinq carreaux.

Je n'en entendis pas davantage.

Il est incroyable combien une même heure, et souvent un même lieu, réunissent de préoccupations différentes.

Je descendis l'escalier aussi vivement que possible.

—C'est moi! criai-je de l'autre côté de la porte, c'est moi!

Un cri répondit au mien.

La porte s'ouvrit.

Gabriel Lambert s'était élancé de son siége.

Il était debout au milieu de son cachot, pâle, les cheveux hérissés, les yeux fixés, les lèvres tremblantes, n'osant risquer une interrogation.

—Eh ... bien? murmura-t-il.

—J'ai vu le roi; il vous fait grâce de la vie.

Gabriel jeta un second cri, étendit les bras comme pour chercher un appui, et tomba évanoui près de son père, qui s'était levé à son tour, et qui n'étendit même pas les bras pour le soutenir.

Je me penchai pour secourir ce malheureux.

—Un instant! dit le vieillard en m'arrêtant; mais à quelle condition?

—Comment! comment! à quelle condition?

—Oui, vous avez dit que le roi lui faisait grâce de la vie; à quelle condition lui fait-il cette grâce?

Je cherchais un biais.

—Ne mentez pas, monsieur, dit le vieillard; à quelle condition?

—La peine est commuée en celle des travaux forcés à perpétuité.

—C'est bien! dit le père; je me doutais que c'était pour cela qu'il voulait vous parler seul, l'infâme.

Et, se redressant de toute sa hauteur, il alla d'un pas ferme prendre son bâton, qui était dans un coin.

—Que faites-vous? lui demandai-je.

—Il n'a plus besoin de moi, dit-il. J'étais venu pour le voir mourir, et non pour le voir marquer. L'échafaud le purifiait, le lâche a préféré le bagne. J'apportais ma bénédiction au guillotiné, je donne ma malédiction au forçat.

—Mais, monsieur, repris-je.

—Laissez-moi passer, dit le vieillard en étendant le bras vers moi avec un air de si suprême dignité, que je m'écartai sans essayer de le retenir davantage par une seule parole.

Il s'éloigna d'un pas grave et lent, et disparut dans le corridor, sans retourner la tête pour voir une seule fois son fils.

Il est vrai que lorsque Gabriel Lambert revint à lui, il ne demanda pas même où était son père.

Je quittai ce malheureux avec le plus profond dégoût qu'un homme m'ait jamais inspiré.

Je lus le lendemain, dans le Moniteur, la commutation de peine.

Puis je n'entendis plus parler de rien, et j'ignore vers quel bagne il a été acheminé.

Là se terminait la narration de Fabien.


XIX

LE PENDU.

En revenant, vers la fin du mois de juin 1841, de l'un de mes voyages d'Italie, je trouvai, comme d'habitude, une masse de lettres qui m'attendaient.

En général, et pour l'édification de ceux qui m'écrivent, j'avouerai qu'en pareil cas le dépouillement est bientôt fait.

Les lettres dont je reconnais l'écriture pour venir d'une main amie sont mises à part et lues; les autres sont impitoyablement jetées au feu.

Cependant une de ces lettres, timbrée de Toulon, et dont l'écriture ne me rappelait aucun souvenir, obtint grâce, m'ayant frappé par sa singulière suscription.

Cette suscription était ainsi conçue:

»Monsieur Alexandre Dumas, hoteur drammatique an Europe, uoire an passan à l'hôtel de Paris syl n'y serait pas

Je décachetai la lettre et cherchai le nom du flatteur qui me l'avait écrite. Elle était signée Rossignol. Au premier abord le nom me resta aussi inconnu que l'écriture.

Mais en rapprochant ce nom du timbre, je commençai à voir clair dans mes souvenirs; les premiers mots, au reste, fixèrent tous mes doutes.

Elle venait de l'un des douze forçats qui avaient été à mon service lorsque j'habitais ma petite bastide, au fort Lamalgue. Comme cette lettre a non seulement rapport à l'histoire que je viens de raconter, mais encore en est le complément, je la mettrai purement et simplement sous les yeux du lecteur, en lui faisant grâce des fautes d'orthographe, dont il a vu un échantillon dans l'adresse, et qui en dépareraient le style.

«Monsieur Dumas,

«Pardonnez à un homme que ses malheurs ont momentanément séparé de la société (je suis ici à temps, comme vous savez) l'audace qu'il prend de vous écrire; mais son intention lui servira d'excuse près de vous, je l'espère, attendu que ce qu'il fait en ce moment, il le fait dans l'espérance de vous être agréable.

(Comme on le voit, la préface était encourageante, aussi je continuai.)

«Il n'est pas que vous vous rappeliez Gabriel Lambert, celui qu'on appelait le docteur, vous savez bien; le même qui n'a pas voulu aller chercher au cabaret du fort Lamalgue le fameux déjeuner que vous avez eu la bonté de nous offrir.

«L'imbécile!

«Vous devez vous le rappeler, car vous l'aviez reconnu pour l'avoir vu autrefois dans le beau monde, et lui aussi vous avait reconnu, que vous en étiez si fort préoccupé que vous en avez écrasé de questions ce pauvre père Chiverny, le garde-chouirme, qui, avec son air méchant, est un brave homme tout de même.

«Eh bien, donc! voilà ce que j'avais à vous dire sur Gabriel Lambert; écoutez bien.

Depuis son arrivée à l'établissement, Gabriel Lambert avait pour camarade de chaîne un bon garçon, nommé Accacia, qui était chez nous pour une fadaise.

Dans une dispute qu'il avait eue avec des camarades, il avait donné, sans le faire exprès, en gesticulant, un coup de couteau à son meilleur ami, ce qui lui en a fait pour dix ans, attendu que son meilleur ami en était mort, ce dont le pauvre Accacia n'a jamais pu se consoler.

Mais les juges avaient pris en considération son innocence, et, comme je vous l'ai dit, quoique son imprudence eût causé la mort d'un homme, ils lui avaient donné un bonnet rouge seulement.

Quatre ans après votre passage à Toulon, c'est-à-dire en 1838, Accacia nous fit donc un beau matin ses adieux.

Justement, la veille, mon camarade de chaîne avait claqué.

Il résulta de ce double événement de départ et de mort que, Gabriel et moi nous trouvant seuls, on nous accoupla ensemble.

Si vous vous en souvenez, Gabriel n'avait pas l'abord gracieux. La nouvelle que j'allais être rivé à lui ne me fut donc agréable que tout juste, comme on dit.

Cependant je réfléchis que je n'étais pas à Toulon pour y avoir toutes mes aises, et, comme je suis philosophe, j'en pris mon parti.

Le premier jour il ne m'ouvrit pas la bouche, ce qui ne laissa pas de m'ennuyer fort, attendu que je suis causeur de mon naturel: cela m'inquiétait d'autant plus, qu'Accacia m'avait déjà plus d'une fois parlé de l'infirmité qu'il avait d'être accouplé à un muet.

Je pensai que moi qui y suis pour vingt ans, et qui, par conséquent, avais encore dix ans à faire,—mon jugement, jugement bien injuste allez, et que j'aurais bien certainement fait casser si j'avais eu des protections, étant du 24 octobre 1828,—j'allais passer dix années peu recréatives.

Je m'ingéniai donc pendant la nuit sur ce que je devais faire, et me rappelant le moyen qu'avait employé le renard pour faire parler le corbeau.

—Monsieur Gabriel, lui dis-je quand le jour fut venu, me permettez-vous de m'informer ce matin de l'état de votre santé?

Il me regarda avec étonnement, ne sachant pas si je parlais sérieusement ou si je me moquais de lui.

Je conservai la plus grande gravité.

—Comment, de ma santé? répondit-il.

C'était, comme vous le voyez, déjà quelque chose. Je lui avais fait desserrer les dents.

—Oui, de l'état de votre santé, repris-je; vous m'avez paru passer une mauvaise nuit.

Il poussa un soupir.

—Oui, mauvaise, reprit-il, mais c'est comme cela que je les passe toutes.

—Diable! repris-je.

Sans doute il se trompa au sens de mon exclamation, car, après un instant de silence, il reprit:

—Cependant, rassurez-vous, quand je ne dormirai point, je tâcherai de me tenir tranquille et de ne point vous réveiller.

—Oh! ne vous donnez pas tant de peine pour moi, monsieur Lambert, repris-je; je suis si honoré d'être votre camarade de chaîne, que je passerai volontiers par-dessus quelques petits inconvéniens.

Gabriel me regarda avec un nouvel étonnement.

Ce n'était point ainsi que s'y était pris Accacia pour le faire parler: il l'avait battu jusqu'à ce qu'il parlât; mais quoiqu'il fut arrivé à un résultat, ce résultat n'avait jamais été bien satisfaisant, et il y avait toujours eu du froid entre eux.

—Pourquoi me parlez-vous ainsi, mon ami? me demanda Gabriel Lambert.

—Parce que je sais à qui je parle, monsieur, et que je ne suis point un goujat, je vous prie de le croire.

Gabriel me regarda de nouveau d'un air défiant; mais je lui souris avec tant d'amabilité, qu'une partie de ses doutes parut s'évanouir.

L'heure du déjeuner arriva. On nous servit, comme d'habitude, notre gamelle pour deux; mais au lieu de plonger à l'instant même ma cuillère dans la soupe, j'attendis respectueusement qu'il eût fini pour commencer. Cette dernière attention le toucha au point qu'il me laissa non-seulement la plus grosse part, mais encore les meilleurs morceaux.

Je vis qu'il y avait tout à gagner dans ce monde à être poli.

Bref, au bout de huit jours, à part un certain air de supériorité qui ne le quitta jamais, nous étions les meilleurs amis du monde.

Malheureusement, je n'avais pas beaucoup gagné à faire parler mon compagnon; sa conversation était des plus mélancoliques, et il fallait véritablement toute la gaîté naturelle dont la Providence m'a doué pour que je ne me perdisse pas moi-même à une pareille école.

Je passai deux ans ainsi, pendant lesquels il alla toujours s'assombrissant.

De temps en temps je m'apercevais qu'il voulait me faire une confidence.

Je le regardais alors de l'air le plus ouvert que je pouvais prendre, afin de l'encourager; mais sa bouche, à moitié ouverte, se refermait, et je voyais que la chose était encore remise à un autre jour.

Je cherchais quelle sorte de confidence cela pouvait être, et c'était toujours une occupation qui me distrayait un peu, lorsqu'une fois que nous marchions côte à côte d'une voiture chargée de vieux canons qu'on enlevait pour la refonte et qui pesait bien dix mille, je le vis s'approcher d'elle et regarder la roue d'une certaine façon qui voulait dire:

«Si je n'étais pas un poltron, je mettrais ma tête là-dessous, et tout serait dit.»

De ce moment je fus fixé. Le suicide est chose commune au bagne.

Aussi, un jour que nous travaillions sur le port, et que, profitant de son isolement, je le vis me regarder de sa façon accoutumée, je résolus d'en finir cette fois-là avec ses scrupules. Il faut vous dire qu'au bout du compte il était assommant, et que je commençais à en avoir par-dessus les oreilles; de sorte que je n'aurais pas été fâché de m'en trouver débarrassé d'une façon ou de l'autre.

—Eh bien! lui dis-je, voyons, qu'avez-vous à me regarder ainsi?

—Moi? rien, me répondit-il.

—Si fait, lui dis-je.

—Tu te trompes.

—Je me trompe si peu que, si vous le voulez, je vous te dirai, moi, ce que vous avez.

—Toi?

—Oui, moi.

—Eh bien! dis!

—Vous avez que vous voudriez bien vous détruire, seulement vous avez peur de vous faire du mal.

Il devint blanc comme linge.

—Et qui a pu te dire cela?

—Je l'ai deviné.

—Eh bien! oui, Rossignol, tu as raison, et c'est la vérité; je voudrais me tuer, mais j'ai peur.

—Allons donc, nous y voilà. Ça vous ennuie donc, le bagne?

—J'ai regretté vingt fois de ne pas avoir été guillotiné.

—Chacun son goût. Moi, j'avoue que, quoique les jours qu'on passe ici ne soient pas filés d'or et de soie, j'aime encore mieux cela que Clamart.

—Oui, mais toi!

—Je comprends, vous vous trouvez déplacé, vous. C'est juste: quand on a eu cent mille livres de rentes ou à peu près, quand on a roulé dans de beaux équipages, qu'on s'est habillé de drap fin et qu'on a fumé des cigares à quatre sous, c'est vexant de traîner la chaîne, d'être vêtu de rouge et de chiquer du caporal; mais, que voulez-vous? faut être philosophe dans ce monde-ci, quand on n'a pas le courage de se signer à soi-même son passeport pour l'autre.

Gabriel poussa un soupir qui ressemblait à un gémissement.

—N'as-tu donc jamais eu l'envie de te tuer, toi? me demanda-t-il.

—Ma foi! non.

—Alors, tu n'as jamais songé, parmi les différens genres de mort, à celle qui devait être la moins douloureuse?

—Dame! il y a toujours un moment qui doit être dur à passer; cependant on dit que la pendaison a ses charmes.

—Tu crois?

—Sans doute que je le crois; on dit même que c'est pour ça qu'on a inventé la guillotine. Un pendu, dont la corde avait cassé, en avait raconté, à ce qu'il paraît, des choses si agréables, que les condamnés avaient fini par aller à la potence comme s'ils allaient à la noce.

—Vraiment?

—Vous comprenez que je n'en ai pas essayé, moi; mais enfin, ici, c'est une tradition.

—De sorte que, si tu avais résolu de te tuer, tu te pendrais?

—Certainement.

Il ouvrit la bouche; je crois que c'était pour me demander de nous pendre ensemble; mais, sans doute, il vit sur mon visage que je n'étais pas disposé à cette partie de plaisir, car il garda un instant le silence.

—Eh bien! lui dis-je, êtes-vous décidé?

—Pas encore tout à fait, car il me reste un espoir.

—Lequel?

—C'est que je trouverai un de nos camarades qui, moyennant que je lui laisserai tout ce que j'ai et une lettre constatant que je me suis détruit moi-même, consentira à me tuer.

En même temps il me regardait comme pour me demander si cette proposition ne m'allait pas.

Je secouai la tête.

—Oh non! lui dis-je, je ne donne pas là-dedans, moi, et le raisiné me fait peur; il fallait demander cela à Accacia; c'était pour un coup dans le genre de celui-là qu'il était ici, et, peut-être qu'en prenant bien toutes ses précautions, il eût accepté; mais, avec moi, cela est impossible.

—Au moins une fois que je serai bien décidé à me tuer, tu m'aideras dans mon projet?

—C'est-à-dire que je ne vous empêcherai pas de l'accomplir, voilà tout. Diable! je ne suis qu'à temps, moi, et je ne veux pas me compromettre.

Nous en restâmes là de la conversation.

Près de six mois s'écoulèrent encore, pendant lesquels il ne fut plus un instant question de rien entre nous.

Cependant je voyais Gabriel de plus en plus triste, et je me doutais qu'il essayait de se familiariser avec son projet.

Quant à moi, comme ses réflexions ne m'égayaient pas le moins du monde, j'avais hâte, je l'avoue, qu'il prît un parti.

Enfin, un matin, après une nuit passée tout entière à se tourner et à se retourner, il se leva plus pâle encore que d'habitude; et comme il ne touchait pas à son déjeuner, et que je lui demandais s'il était malade.

—Ce sera pour aujourd'hui, me dit-il.

—Ah! ah! lui répondis-je, décidément?

—Sans remise.

—Et vous avez pris toutes vos précautions

—N'as-tu pas vu qu'hier j'ai écrit un billet à la cantine?

—Oui, mais je n'ai pas eu l'indiscrétion de regarder.

—Le voilà.

Il me donna un petit papier plié. Je l'ouvris, et je lus:

«La vie du bagne m'étant devenue insupportable, je suis décidé à me pendre demain, 5 juin 1841.

«GABRIEL LAMBERT.»

—Eh bien! me dit-il, comme satisfait de la preuve de courage qu'il me donnait, tu vois bien que ma décision est prise, et que mon écriture n'est pas tremblée.

—Oui, je vois bien cela, répondis-je; mais avec ce billet-là vous m'en donnez au moins pour un mois de cachot.

—Pourquoi?

—Parce que rien ne dit que je ne vous ai pas aidé dans votre projet, et que je ne vous laisserai vous pendre, je vous en préviens, qu'à la condition qu'il ne me reviendra point de mal, à moi.

—Comment faire, alors? me dit-il.

—Ecrire un autre billet autrement conçu, d'abord.

—Conçu en quels termes?

—Dans ceux-ci, à peu près, tenez:

«Aujourd'hui, 5 juin 1841, pendant l'heure de repos que l'on nous accorde, tandis que mon camarade Rossignol dormira, je compte exécuter la résolution que j'ai prise depuis longtemps de me suicider, la vie du bagne m'étant devenue insupportable.

»J'écris cette lettre afin que Rossignol ne soit aucunement inquiété.

»Gabriel LAMBERT

Gabriel approuva la rédaction, écrivit la lettre, et la mit dans sa poche.

Le même jour, en effet, et comme midi venait de sonner, Gabriel, qui ne m'avait pas dit un mot depuis le matin, me demanda si je connaissais un endroit propre à mettre à exécution le projet qu'il avait arrêté. Je vis bien qu'il barguignait, et que ça ne serait pas encore pour tout de suite si je ne l'aidais pas.

—J'ai votre affaire, lui dis-je en faisant un signe de la tête. Après cela, si vous n'êtes pas encore bien décidé; remettez la chose à un autre jour.

—Non, dit-il en faisant un violent effort sur lui-même; non, j'ai dit que ce serait pour aujourd'hui; ce sera pour aujourd'hui.

—Le fait est, répondis-je négligemment, que lorsqu'on a pris ce parti-là, plus tôt on l'exécute, mieux cela vaut.

—Conduis-moi donc, dit Gabriel.

Nous nous mîmes en route; il se faisait traîner; mais je n'avais pas l'air d'y faire attention.

Plus nous approchions de l'endroit, qu'il connaissait aussi bien que moi, plus il faisait le clampin. Je n'avais l'air de rien voir, je marchais toujours.

—Oui, c'est bien là, murmura-t-il quand nous fûmes arrivés.

Preuve qu'il avait vu, comme moi, que l'endroit était bien gentil pour la chose.

En effet, près d'une de ces grandes piles de planches carrées que vous connaissez, poussait un mûrier magnifique.

Je pouvais avoir l'air de dormir à l'ombre de la pile de bois, et lui, pendant ce temps, pouvait se pendre au mûrier.

—Eh bien! lui dis-je, que pensez-vous de l'endroit?

Il était pâle comme la mort.

—Allons, repris-je, je vois bien que ça ne sera pas encore pour aujourd'hui.

—Tu te trompes, répondit-il; ma résolution est prise; seulement il me manque une corde.

—Comment, lui dis-je, vous ne connaissez pas l'endroit?

—Quel endroit?...

—L'endroit où vous avez caché ce bout de fil de carret que vous aviez mis dans votre poche, un jour que nous traversions la corderie.

—En effet, dit-il en balbutiant, je crois que c'est ici que je l'avais déposé.

—Tenez, là, lui dis-je en lui montrant du doigt l'endroit de la pile de bois où je lui avais vu, quinze jours auparavant, fourrer l'objet demandé.

Il s'inclina, introduisit sa main dans une des ouvertures.

—Dans l'autre, lui dis-je; dans l'autre.

En effet, il fouilla dans l'autre, et en tira une jolie petite corde de trois brasses de long.

—Sacristi! lui dis-je, voilà qui ferait venir l'eau à la bouche.

—Maintenant, que faut-il que je fasse? me demanda-t-il.

—Priez-moi tout de suite de vous préparer la chose, ce sera plus tôt fait.

—Eh bien! oui, dit-il, tu me ferais plaisir.

—Je vous ferais plaisir, en vérité?

—Oui.

—Vous m'en priez?

—Je t'en prie.

—Allons, je n'ai rien à refuser à un camarade.

Je fis à la cordelette un joli petit nœud coulant, je l'attachai à une des branches les plus fortes et les plus élevées, et j'approchai du tronc du mûrier une bûche que je mis debout, et qu'il n'avait plus qu'à pousser du pied pour mettre deux pieds de vide entre lui et la terre.

C'était certes plus qu'il n'en fallait à un honnête homme pour se pendre.

Pendant tout ce temps, lui me regardait faire.

Il n'était plus pâle; il était couleur de cendre.

Quand ce fut achevé:

—Voilà, lui dis-je; la grosse ouvrage est faite; maintenant, avec un brin de résolution, ce sera fini en une seconde.

—Cela est bien aisé à dire, murmura-t-il.

—Après ça, repris-je, vous savez bien que ce n'est pas moi qui vous y pousse; au contraire, j'ai fait tout ce que j'ai pu pour vous en empêcher.

—Oui ... mais moi je le veux, dit-il en montant résolument sur sa bûche.

—Eh bien! mais attendez-donc, attendez-donc que je me couche, moi.

—Adieu, Rossignol, me dit-il.

—Couche-toi, me dit-il.

Je me couchai.

Et il passa la tête dans le nœud coulant.

—Eh bien! ôtez donc votre cravate, lui dis-je; vous allez vous pendre avec votre cravate. Eh bien! bon, ça sera du nouveau.

—C'est vrai, murmura-t-il.

Et il ôta sa cravate.

—Adieu, Rossignol, reprit-il une seconde fois.

—Adieu, monsieur Lambert, bien du courage; je vais fermer les yeux pour ne pas voir cela.

En effet, c'est terrible à voir ...

Dix secondes s'écoulèrent pendant que je fermais les yeux; mais rien ne m'indiquait qu'il se passât quelque chose de nouveau.

Je les rouvris. Il avait toujours le cou passé dans le nœud coulant; mais ce n'était déjà plus un homme pour la couleur, c'était un cadavre.

—Eh bien! lui dis-je.

Il poussa un soupir.

—Le père Chiverny! m'écriai-je en fermant les yeux et en faisant un mouvement qui, je crois, fit tomber la bûche.

—A l'aide! au se... essaya de s'écrier Lambert; mais la voix s'éteignit étranglée dans son gosier.

Je sentis des mouvemens convulsifs qui faisaient trembler l'arbre, j'entendis quelque chose comme un râle ..., puis au bout d'une minute tout s'éteignit.

Je n'osais pas bouger, je n'osais pas ouvrir les yeux, je faisais semblant de dormir; j'avais vu le père Chiverny, vous savez bien le garde-chiourme, venir de mon côté; j'entendais le bruit des pas qui s'approchait; enfin je sentis qu'on me donnait un violent coup de pied dans les reins.

—Eh! qu'est-ce qu'il y a, les autres? dis-je en me retournant et en faisant semblant de m'éveiller.

—Il y a que, pendant que tu dors, ton camarade s'est pendu.

—Quel camarade?... Tiens, c'est vrai! fis-je, comme si j'ignorais complètement tout ce qui s'était passé.

»Avez-vous jamais vu un pendu, monsieur Dumas? c'est fort laid. Gabriel surtout était affreux. Il faut croire qu'il s'était fort débattu; car il était tout défiguré, les yeux lui sortaient de la tête, la langue lui sortait de la bouche, et il se tenait cramponné de ses deux mains à la corde, comme s'il eût essayé de remonter.»

Il paraît que ma figure exprima un tel étonnement, que l'on crut à mon ignorance de la chose.

D'ailleurs on fouilla dans la poche de Gabriel, et on y trouva le petit papier qui me déchargeait entièrement.

On dépendit le cadavre, on le mit sur une civière, et on nous ramena l'un et l'autre à l'infirmerie.

Puis, on alla prévenir l'inspecteur. Pendant ce temps, je restai près du corps de mon compagnon, auquel j'étais enchaîné.

Au bout d'un quart d'heure, l'inspecteur entra; il examina le cadavre, écouta le rapport du père Chiverny, et m'interrogea.

Puis, recueillant toute sa sagesse pour porter un jugement,

—L'un au cimetière, l'autre au cachot.

—Mais, mon inspecteur, m'écriai-je.

—Pour quinze jours, dit-il.

Je me tus.

J'avais peur de faire doubler la peine, ce qui arrive ordinairement quand on réclame.

On me dériva et l'on me mit au cachot, où je restai quinze jours.

En sortant, on m'appareilla avec Perce-Oreille, un bon garçon que vous ne connaissez pas, et qui cause, au moins, celui-là.

»Voilà, monsieur Dumas, les détails que j'avais bien respectueusement l'intention de vous donner, persuadé qu'ils devaient vous être agréables. Si j'ai réussi, écrivez, je vous prie, à notre bon docteur Lauvergne, de me donner, de votre part, une livre de tabac.

»J'ai l'honneur d'être avec un très profond respect, monsieur,

»Votre très humble et très obéissant serviteur,

»ROSSIGNOL,

»En résidence à Toulon.


XX

PROCÈS-VERBAL.

Au mois d'octobre mil huit cent quarante-deux, je repassai à Toulon.

Je n'avais pas oublié l'étrange histoire de Gabriel Lambert, et j'étais curieux de savoir si les choses s'étaient passées comme mon correspondant Rossignol me les avait écrites.

J'allai faire une visite au commandant du port.

Malheureusement il avait été changé sans que j'en susse rien.

Son successeur ne m'en reçut pas moins à merveille, et comme dans la conversation il me demandait s'il pouvait m'être bon à quelque chose, je lui avouai que ma visite n'était pas tout à fait désintéressée, et que je désirais savoir ce qu'était devenu un forçat nommé Gabriel Lambert.

Il fit aussitôt appeler son secrétaire; c'était un jeune homme qu'il avait amené avec lui, et qui n'était à Toulon que depuis un an.

—Mon cher monsieur Durand, lui dit-il, informez-vous si le condamné Gabriel Lambert est toujours ici; puis revenez nous dire ce qu'il fait, et quelles sont les notes qui le concernent.

Le jeune homme sortit, et dix minutes après rentra avec un registre tout ouvert.

—Tenez, monsieur, me dit-il, si vous voulez prendre la peine de lire ces quelques lignes, vous serez parfaitement satisfait.

Je m'assis devant la table où il avait posé le registre, et je lus:

«Cejourd'hui cinq juin mil huit cent quarante et un, moi, Laurent Chiverny, surveillant de première classe, faisant ma tournée dans le chantier, pendant l'heure de repos accordée aux condamnés à cause de la grande chaleur du jour, déclare avoir trouvé le nommé Gabriel Lambert, condamné aux travaux forcés à perpétuité, pendu à un mûrier, à l'ombre duquel dormait ou faisait semblant de dormir son compagnon de chaîne, André Toulman, surnommé Rossignol.

»A cet aspect, mon premier soin fut de réveiller ce dernier, qui manifesta la plus grande surprise de cet événement, et affirma n'en être aucunement complice. En effet, après qu'on eut détaché le cadavre, on le fouilla, et l'on trouva un billet qui disculpait complètement Rossignol.

»Cependant, comme le condamné était connu pour son excessive lâcheté, et qu'il paraît difficile qu'il se fût pendu sans l'aide de son compagnon, auquel il était attaché par une chaîne de deux pieds et demi seulement, j'ai l'honneur de proposer à monsieur l'inspecteur d'envoyer, pour un mois, André Toulman, dit Rossignol, au cachot.

»Laurent CHIVERNY,

»Surveillant de première classe.»

Au-dessous étaient écrites, d'une autre écriture, et signées d'un simple paraphe, les deux lignes suivantes:

«Faire enterrer ce soir le nommé Gabriel Lambert, et envoyer, à l'instant même, et pour un mois, le nommé Rossignol au cachot.

»V. B.»

le pris copie de ce procès-verbal, et je le mets, sans y changer un mot, sous les yeux de mes lecteurs, qui y trouveront, avec la confirmation de ce que m'avait écrit Rossignol, le dénouement naturel et complet de l'histoire que je viens de leur raconter.

J'ajouterai seulement que j'admirai la perspicacité de l'honorable surveillant maître Laurent Chiverny, qui avait deviné qu'au moment où l'on retrouva le cadavre de Gabriel Lambert, son compagnon, André Toulman, paraissait dormir, mais ne dormait pas.


LA PÊCHE AUX FILETS

I

Lorsque j'avais le bonheur de demeurer à Naples, place de la Vittoria, hôtel de monsieur Martin Zirr, au troisième, vis-à-vis le Chiatamone et le château de l'Œuf, tous les matins, en m'éveillant, je m'accoudais à ma croisée, et, jetant au loin mes regards sur ce miroir éclatant et limpide de la mer Tyrrénéenne, je me demandais, à part moi, d'où pouvait venir un si triste proverbe, dans le pays le plus gai, le plus insouciant et le plus heureux qui soit au monde: Voir Naples et mourir!

A force de réfléchir, je crois pourtant avoir trouvé l'origine de ce rapprochement bizarre et sinistre: c'est qu'il n'est pas une seule époque de l'histoire napolitaine où, par une cruelle ironie de la nature, cette ville, si heureuse en apparence, n'ait été désolée par quelque terrible fléau; ce peuple, si paisible et si calme, n'ait été agité sourdement par l'émeute et la guerre civile; ces eaux, si transparentes et si pures, n'aient été rougies par le sang.

Remontez seulement de quelques années: c'est Caracciolo pendu au mât d'un vaisseau, au milieu d'une flotte pavoisée des plus brillantes couleurs.

Remontez encore: c'est Masaniello empoisonné aux acclamations du rivage, criblé de balles au pied de l'autel.

Remontez toujours, et l'imagination reculera épouvantée devant les luttes des Anjou et des Duras, devant les meurtres et les crimes des deux Jeanne, sombres constellations qui ont laissé sur ce beau ciel de l'Italie un long sillon de sanglans souvenirs.

Arrêtons-nous là, et déchirons une ou deux pages de cette affreuse histoire: c'est un récit que personne encore n'a fait, que nous sachions; c'est un drame simple et terrible qui se déroule au milieu des incidens les plus rians et les plus pittoresques; c'est un lugubre tableau, aux personnages sombres et muets, au fond joyeux et splendide.

Nous sommes en 1414, le 25 juillet, par une des plus brillantes soirées de ce mois, dont la chaleur est d'habitude étouffante à Naples, et qui, dans cette néfaste année où se place notre histoire, dépassa tous les degrés de température que la nature humaine peut supporter.

Le soleil, entouré d'une auréole de vapeurs, rouge comme un fer sortant de la fournaise, s'était plongé avec impatience dans une mer de plomb fondu; on eût dit que l'astre du jour, dont l'apparition est ordinairement saluée par des chants d'allégresse et le départ est accompagné tristement par le son des cloches plaintives, ce jour-là s'était hâté de se dérober au spectacle des souffrances et aux malédictions des hommes.

Mais la nuit, si vivement désirée, n'avait apporté aucun soulagement à la population affaiblie; une brise, imperceptible et légère, qui avait erré çà et là pendant la fin du jour, pareille au souffle du mourant, venait de s'éteindre tout à fait, et la nature gisait haletante, immobile, épuisée, comme une vierge antique au pouvoir d'un dieu impitoyable et vainqueur.

Le golfe, si azuré, si bruyant, si animé dans des jours meilleurs, ressemblait à un de ces lacs plombés et maudits, tels que l'Averne, le Fucinus et l'Agnano, qui couvrent d'un immense linceul mortuaire les volcans éteints.

Pas une voile, pas un flambeau, pas une chanson de pêcheur attardé n'effleuraient l'impassible surface; le silence de la mort régnait sur la ville et sur la mer comme aux portes d'une autre Pompeïa. Le Vésuve grondait sourdement dans ses immenses profondeurs, prêt à vomir sa lave dévorante sur la campagne déjà à moitié embrasée. Dans les vastes plaines élyséennes les mânes des anciens semblaient se réjouir de cette atmosphère de fumée infernale, que bientôt nul mortel ne pourrait plus respirer. La Margelina se couvrait d'un voile, le Pausilippe n'osait plus se mirer dans les eaux qui l'entourent, et la belle et voluptueuse Sorrente, symbole de poésie et d'amour, la mère du Tasse, la nourrice de Virgile, paraissait rendre le dernier soupir, semblable à Proserpine se débattant en vain dans les bras de Pluton.

Au fur et à mesure que la nuit avançait, une torpeur irrésistible gagnait de plus en plus les habitans de Naples. Tout le monde avait cédé à une lassitude qui tenait encore moins du sommeil que de la léthargie; on eût dit que les étoiles craignaient de montrer leur face souriante et sereine, et perçaient faiblement l'épais rideau de vapeurs comme les rayons d'une lampe agonisante à travers un double rempart d'albâtre. Une lueur incertaine et blanchâtre éclairait confusément les objets, et le seul bruit vivant, au milieu de ce calme universel, était le son lent et monotone de la cloche qui marquait l'heure à l'horloge du château.

Cependant, malgré la prostration générale, un homme veillait. La haine et l'ambition avaient chassé à jamais la fatigue de ses membres, le sommeil de ses paupières, le repos de son cœur. Debout et immobile derrière la croisée d'une petite maison de Chiatamone, il fixait obstinément ses yeux sur un point de l'horizon du côté de Caprée.

Tout à coup son jeune front de vingt-cinq ans s'éclaircit, ses noirs sourcils froncés se détendirent, un sourire de satisfaction erra sur ses lèvres contractées. C'est qu'il avait aperçu au loin, sur le golfe, une faible lumière qui avait un moment brillé à l'horizon, et s'était promptement évanouie comme ces feux follets qui ne laissent aucune trace de leur passage.

C'était apparemment un signal convenu, car au même instant le jeune homme tressaillit, se détacha promptement de la croisée près de laquelle il veillait, s'enveloppa d'un long manteau noir, passa à sa ceinture une corde, prit dans sa main une torche de résine et un stylet, et s'avança d'un pas lent et discret vers la jetée de Santa-Lucia.

L'horloge de Pizzo-Falcone sonnait lentement le douzième coup de minuit. Le phare nocturne que l'inconnu avait paru attendre avec tant d'impatience, brilla de nouveau à une distance plus rapprochée, et disparut la seconde fois comme la première.

Malheureusement, notre jeune homme eut beau jeter ses regards sur toute l'étendue du rivage, il ne vit pas une barque, pas un seul bateau amarré à la rive. Les pêcheurs et les mariniers, chassés par le sirocco, avaient été chercher sous des grottes ou derrière les écueils un abri et un peu de fraîcheur.

Au reste, en supposant qu'il eût rencontré quelqu'un dans cette nuit de malheur, ce n'eût pas été chose facile de déterminer, de gré ou de force, cette personne à se mettre à la mer. Le pêcheur napolitain craint le sirocco presqu'autant que le lazzarone les sbires; par un temps pareil, un descendant de Masaniello n'aurait pas touché à une rame pour tout l'or du monde. Bien plus, se fût-il agi de chasser le diable, personne n'aurait porté la main à son front pour faire le signe de croix.

Absorbé par sa préoccupation profonde, le jeune seigneur n'avait pas réfléchi à un obstacle bien facile à prévoir dans cette saison brûlante, et d'après la paresse naturelle des gens du pays. Que faire? se mettre à la recherche des absens? qui sait jusqu'où l'aurait mené une telle expédition? et il aurait risqué à la fin d'être reconnu. Attendre sur le port et rendre de là le signal au bateau mystérieux qui venait à sa rencontre; c'était un parti auquel il ne savait se résoudre, car l'entretien qu'il devait entamer ne pouvait avoir pour témoin que le ciel et la terre.

Tandis qu'il arpentait le rivage, en proie à la plus grande agitation, en tournant par hasard un pilier auquel on attachait d'ordinaire quelque gros galion démâté, en état de réparation, il aperçut une barque à moitié engravée dans le sable, et au fond de cette barque un jeune batelier de dix-huit à vingt ans, profondément endormi.

Ce qu'on pouvait voir de ses traits et de sa figure, à travers la lueur phosphorescente de cet air embrasé, respirait l'intérêt et la sympathie. De son long bonnet rouge s'échappait une chevelure noire, épaisse et bouclée; une petite image de Sainte-Marie du Carmel, brodée sur un morceau d'étoffe noire, pendait à son cou robuste et bien modelé. Son costume se composait en tout d'une espèce de gilet de drap rouge et d'une large braie de toile rayée qui lui venait un peu au-dessous du genou; les bras, la poitrine et les jambes du pêcheur étaient entièrement nus.

À cette rencontre inattendue et miraculeuse, l'homme au manteau noir, quel que fût son désir de s'entourer de silence et de mystère, poussa une acclamation de joie. Il était temps, la barque étrangère qui menait vers lui le messager attendu, arrivée à la moitié du golfe, avait fait un troisième signal.

L'inconnu doubla le pas, se courba à la hâte vers le batelier endormi, et le secoua fortement par le bras.

—Excellence, murmura le pêcheur machinalement, me voici! je suis prêt, excellence!

Et, après deux ou trois essais également infructueux pour ouvrir les yeux et pour se tenir sur ses jambes, accablé de fatigue et de sommeil, il chancela et retomba au fond de sa barque.

—Debout, mon garçon, j'ai besoin de ton bateau, fit l'inconnu en le soulevant par la taille; je n'ai pas de temps à perdre, vite la rame à l'eau et partons.

—Vous parlez bien, monsieur, répondit le pêcheur qui commençait à s'éveiller et à arrêter les yeux sur son interlocuteur, lequel ne lui paraissait déjà plus mériter le titre d'excellence; vous parlez bien pour vos affaires; mais avant de m'éveiller si brusquement, il me semble que vous eussiez bien fait de vous informer si j'étais disposé à travailler par une nuit pareille, où même les âmes du Purgatoire, qui pourtant doivent être faites à la chaleur, n'oseraient quitter leur four, fût-ce pour s'en aller en paradis.

—Et comment, drôle, pouvais-je deviner tes intentions sans t'éveiller? dit le jeune seigneur se contenant avec peine?

—Alors, il valait mieux me laisser dormir.

—Par la mort-Dieu! s'écria l'inconnu en frappant du pied, n'est-tu pas là, brigante, pour servir le public?

—Le jour, c'est possible; mais la nuit je suis libre. Ainsi donc, si tu n'as plus rien à me dire, conclut le pêcheur tout à fait éveillé, et passant, sans trop de cérémonie, de l'excellence au tutoiement le plus simple, tu peux bien t'en aller à tous les diables!

—Allons, allons, reprit l'inconnu en voyant qu'il n'était pas prudent d'irriter un homme dont il avait si grand besoin, rends-moi ce petit service, et je te payerai ta course tout ce que tu voudras.

—Même une once d'or? demanda le pêcheur d'un ton goguenard.

—Même deux, pourvu que tu te dépêches.

—Alors c'est différent, répondit le batelier en attachant son regard fixe et pénétrant sur l'inconnu; nous pouvons nous entendre.

Et il ajouta tout bas:

—Ou cet homme est un prince déguisé, ou un galerien qui s'échappe.

—Voyons, dit l'inconnu en sautant dans le bateau, en finiras-tu, malheureux?

—Un moment, signor mio; irons-nous bien loin? car, en vérité, cette nuit, avec la meilleure volonté du monde, je ne puis remuer les bras.

—Deux milles tout au plus.

—Deux milles à aller et deux milles à revenir ... ça fait quatre; laissez-moi chercher un compagnon.

—C'est inutile, je t'aiderai moi-même, dit le jeune seigneur saisissant une rame et faisant d'un seul coup voler le bateau comme une flèche.

—Et vous me donnerez, comme nous en sommes convenus, deux onces d'or?

—En voici quatre, répondit l'inconnu en lui jetant sa bourse avec mépris, et je t'en promets trois fois autant lorsque nous serons de retour; silence et courage.

—Pardonnez-moi, excellence, reprit le pêcheur en rougissant de honte, d'étonnement, et même d'un certain dépit. Vraiment, j'étais encore endormi ... je ne sais plus où j'avais la tête ... j'ai eu tort. Reprenez votre or, j'ai plaisanté. Mais je vais vous montrer que je sais bien servir mon monde et faire mon devoir. (Et en parlant ainsi, il ramait de toutes ses forces.) Que diable! je ne suis pas un juif, et je tiens beaucoup à sauver mon âme. Une piastre c'est assez ... c'est même trop. Il est vrai qu'à la nuit il n'y a point de tarif; mais je ne surfais personne. Et, si ce n'était que demain c'est jour de fête, qu'on annonçe de grandes réjouissances publiques, une procession, des courses, une belle pêche aux filets, je ne vous aurais demandé qu'un carlin par mille, le prix ordinaire.... Mais je suis à sec, j'ai tout donné à mon père et à mon jeune frère ... un gamin paresseux dont vous ne vous faites pas une idée ... tout ce que j'avais.

Mais l'inconnu n'écoutait plus son bavardage. Se voyant à deux ou trois portées d'arbalète du point qu'il voulait atteindre, il battit son briquet, alluma sa torche, et l'agita au-dessus de sa tête. Aussitôt on vit flamboyer, à deux ou trois cents pas, un second fanal; et une barque, poussée par de vigoureux rameurs, franchit rapidement la distance qui séparait les deux personnages mystérieux de ce rendez-vous nocturne.

Alors on put apercevoir, sur la poupe du bateau qui venait de Caprée, un vieillard d'une soixantaine d'années, à la barbe et aux cheveux blancs, au dos voûté, revêtu d'une espèce de froc et coiffé d'un long chaperon.

—Eteins ton flambeau, dit le vieillard à voix basse, on ne saurait avoir trop de prudence.

—Je ne serais pas fâché d'examiner tes traits, dit le jeune homme, et de voir d'abord à qui j'ai affaire.

—A quoi bon? puisque tu ne me connais pas; avant toute explication, je te dirai mon mot d'ordre, et si tu ne me réponds pas le tien, nous briserons là, et je m'en retournerai comme je suis venu.

—C'est juste, dit le jeune homme en jetant sa torche à la mer; voilà pourtant l'inconvénient de ne pas connaître les gens qu'on emploie, et de choisir des agents par procuration.

—Mon Dieu! répliqua le vieillard avec un sourire d'ironie, cela nous arrive assez souvent de ne connaître ni nos amis, ni les gens qui nous servent, ni ceux qui nous desservent. Malheureusement on n'a pas toujours un mot d'ordre pour se tirer d'embarras.

—Dis-moi donc le tien, astrologue.

—Le voici, échanson: Aut César, aut nihil; à ton tour....

---Trois fois maudit, une fois damné!

—C'est bien; et sautant d'un bond dans le bateau du jeune homme, avec une légèreté et une force qu'on n'aurait pas dû attendre d'un homme de cet âge, le vieillard fît signe à ses deux matelots de s'éloigner sur le champ et de revenir auprès de lui lorsqu'il les sifflerait.

Lorsque la barque qui avait amené l'étranger fut hors de la portée de la voix, le vieillard fit un geste significatif pour indiquer la présence du batelier qui était de trop dans l'entretien qui allait suivre.

—Parle avec assurance, dit à demi-voix le jeune seigneur, je réponds de la discrétion de cet homme.

Si le pauvre pêcheur avait pu entendre ces paroles ou voir le sourire fatal qui les accompagnait, il eût passé le peu de moments qui lui restaient à vivre à recommander son âme à Dieu; mais il avait vingt ans, se sentait fort de son innocence, et aimait la plus jolie lavandière de Nésida; si bien que dans cet instant terrible, au lieu de songer à son âme, il pensait tranquillement à sa belle fiancée.

—Parle, répéta le jeune homme d'un ton impérieux, quelles nouvelles m'apportes-tu de notre conquérant.

—Monseigneur, murmura le vieillard d'une voix lente et lugubre, depuis que l'envoyé de votre excellence est venu m'engager à votre service, je n'ai jamais cessé d'observer le cours des astres pour....

—Je t'ai pris pour observer les actions du roi et non pas le cours des étoiles.

—Mais, monseigneur, je m'appelle Galvano Pedicini, je suis médecin et astrologue.

—Et je te paye, moi, comme espion et empoisonneur.

—Pardonnez-moi, excellence, vous me faites honneur de la moitié; jusqu'à présent j'ai consenti à vous tenir au courant des progrès de Ladislas dans la guerre de Toscane; quant à l'autre point, il n'en a jamais été question dans vos lettres et dans vos messages.

—C'était sous-entendu.... Mais voilà pourquoi, avant de te donner mes dernières instructions, j'ai voulu te parler moi-même et ne plus me fier à des intermédiaires.

—Me voici prêt à recevoir les ordres de votre excellence, mais je dois dire à monseigneur que si les services qu'il attend de moi sont de nature à porter le trouble dans ma conscience, alors ma probité m'impose....

—De demander un double prix: c'est trop juste. Voyons d'abord comment tu t'es acquitté de ma première commission. Que vous ont appris les constellations jusqu'ici, messire astrologue?

—Hélas! monseigneur, continua le magicien d'une voix dolente, les astres m'ont trompé encore une fois, ou plutôt, puisque les constellations sont infaillibles, moi-même, dans mon empressement à scruter l'avenir, j'ai dû commettre une erreur dans mes calculs, et je vous avais prédit que l'orgueil et la puissance de Ladislas se briseraient contre les murs de Bologne. L'éclipse totale de Mars n'admettait pas de doutes à cet égard.... Eh bien! malgré l'éclipse, j'ai la douleur de vous annoncer que le roi....

—A pris non-seulement Bologne, mais Sienne également....

—Sienne aussi! s'écria l'astrologue avec étonnement et terreur, et qui a pu vous dire?...

—Qui m'a dit qu'il avait pris Bologne?...

—Vous saviez donc?...

—Que les vents te servent aussi mal que les astres.

—Pas possible.

—Si tu un doutes encore, entre demain dans la ville, et si un homme qui a vendu comme toi son âme à Satan, ne craint pas d'entrer dans une église, tu verras que moi et la princesse régente nous irons rendre grâce, avec toute la cour, à Santa-Maria-del-Carmine, pour la double victoire qu'elle a bien voulu octroyer à Sa Majesté hérétique, notre auguste maître, trois fois excommunié.

—Patience, murmura le sorcier pris en faute, si je suis en retard envers vous de deux victoires, vous aussi, monseigneur, vous êtes en retard envers moi de deux mois de paye.

—Oui, mais moi, dit le jeune homme en lui montrant une bourse d'or, je viens réparer ma négligence.

—Et moi aussi j'espère me faire pardonner la mienne

—Voyons.

—Monseigneur, qui est si bien informé des progrès du roi Ladislas, sait-il que le roi Ladislas, immédiatement après cette campagne, renonçant à ses vastes desseins de conquête, a le projet de retourner à Naples au moment où l'on s'y attendra le moins? N'est-ce pas que monseigneur ne savait pas cela?

—Non, mais je le suppose.

—Monseigneur ne suppose pas qu'aussitôt son retour, le roi confiera le gouvernement à un homme ferme et dévoué, et ordonnera à son auguste sœur, Jeanne de Duras, de ne plus se mêler de politique?

—Non, mais je le crains.

—Et monseigneur ne craint pas que le roi ne commence par le faire pendre?

—Non, mais en tous cas je le préviendrai.

—Et comment, excellence

—Écoute: tes remèdes sont infaillibles?

—Bien plus que les étoiles.

—Ton métier d'astrologue te donne un libre accès auprès du roi?

—Le jour comme la nuit.

—Quel prix demandes-tu pour te charger du roi Ladislas? Tu m'entends?

—Je ne demande que de remplir auprès de Votre Majesté, lorsqu'elle aura pu s'asseoir à côté de Jeanne sur le trône de Naples, le même emploi d'astrologue que je remplis maintenant auprès de Ladislas.

—Oui, mais non pas celui de médecin, ajouta le jeune homme en souriant.

Le vieillard tendit sa main décharnée, prit la bourse qu'on s'empressait de lui remettre, et après avoir sifflé ses deux matelots, prit congé de son interlocuteur.

—Adieu, Galvano, dit celui-ci en le voyant s'éloigner.

—Au revoir, Pandolfello, murmura le sorcier avec un accent étranger et un sourire diabolique.

Le jeune seigneur se tourna tout à coup vers ce magnifique amphithéâtre de maisons, de jardins, de villes et d'églises qui s'étend de Portici au Pausilippe, et l'embrassant tout entier d'un regard ambitieux et cupide:

—A moi Naples! dit-il, h moi la reine! à moi le royaume!

Puis, se souvenant que tout n'était pas fini et qu'il y a un homme de trop parmi les vivans, il frappa doucement sur l'épaule du batelier, qu'il avait presque oublié au fond de sa barque et qui paraissait plongé dans un profond sommeil:

—Assez dormi, mon garçon! s'écria le jeune favori d'une voix sinistre. Prends la rame et retournons au rivage.

Le pêcheur n'avait pas fermé l'œil un seul instant. Au ton dont ces paroles furent prononcées par son étrange passager, il comprit qu'il n'avait plus aucun espoir de salut. Quoiqu'il eût fait tout son possible pour qu'aucun mot de ce terrible entretien ne parvînt jusqu'à lui, il sentit que, dès le moment que la fatalité l'avait choisi pour être témoin d'un secret de mort, il était perdu. Aussi ne se laissa-t-il pas tromper un seul instant à la douceur hypocrite de son compagnon.

Il reprit donc tristement ses rames, jetant çà et là un regard à la dérobée pour voir s'il n'apercevait pas une barque, une lumière, un écho lointain. Rien! tout était silence et solitude. Il épia un moment favorable pour se jeter tout à coup sur son homme et essayer une résistance désespérée, ou bien pour s'élancer à la mer et se sauver à la nage; mais le favori le serrait de près, et il voyait briller dans sa main un long stylet qu'il lui eût enfoncé dans la gorge au moindre mouvement. Tout ce qu'il aurait tenté pour se défendre n'aurait donc pu que hâter le moment fatal.

Le pêcheur adressa à Dieu une prière muette et suprême, continua à ramer, et quand il s'aperçut que la terre approchait sans qu'aucun signe d'âme vivante parût sur la jetée, il tendit sa poitrine à son compagnon de voyage, et lui dit d'une voix émue:

—Je sais, monseigneur, quelle récompense m'attend pour vous avoir conduit à votre rendez-vous; seul et sans armes, je ne puis résister ni me défendre. J'ai fait tout mon possible pour ne rien entendre, pour ne rien savoir; mais je n'ai dû que trop comprendre qu'il s'agit d'un secret terrible. Je vous jure, sur la mémoire sacrée de ma pauvre mère, sur Dieu et sur tous les saints du paradis, je vous jure, seigneur, que je ne chercherai jamais à pénétrer les mystères de cette nuit, et que pas un mot ne sortira de mes lèvres qui puisse vous compromettre, dût on me briser les os sous la roue! Je ne crains pas la mort, mais je vous prie de me faire grâce, non point à cause de moi, mais de mon père, dont je suis le seul soutien; c'est un vieux soldat mutilé, qui a déjà perdu deux enfans au service de sa patrie et qui n'a plus de bras pour gagner son pain. Grâce pour lui et pour mon jeune frère, monseigneur! et Dieu, à son tour, vous fera miséricorde dans ce monde et dans l'autre, et il y aura trois cœurs qui prieront pour vous nuit et jour, car vous les aurez sauvés, vous aurez écouté la voix de l'innocent, vous vous serez fié à la parole du pauvre batelier.

—Qui est donc ton père? demanda le favori s'approchant de plus en plus du pêcheur.

—Giordano Lancia.... Vous avez peut-être entendu prononcer son nom?

—Lancia! s'écria le jeune homme avec un accent de haine et de colère. Si je le connais! je le crois bien! il m'a sauvé la vie....

—En ce cas je suis mort! s'écria le pêcheur avec un soupir.

Et, en effet, avant qu'il eût eu le temps de pousser un cri, l'inconnu lui avait plongé son poignard dans le cœur.

Puis, le faisant glisser dans la mer, il ramena promptement son bateau dans un endroit solitaire et gagna sa maison pour se présenter le lendemain de bonne heure, comme il en avait l'habitude, au lever de la régente.


II

Seize heures et demie venaient à peine de sonner à l'église de l'Inconorata, ce qui, suivant le calcul italien, correspond, vers la fin de juillet, à l'heure de midi. A l'instant même et comme pour attester l'exactitude de la vieille horloge gothique, on entendit éclater tout à coup le carillon immense, universel, épouvantable, des cloches sans nombre qui ont de tout temps assourdi les oreilles napolitaines, et surtout à l'époque assez reculée où se passe cette histoire.

Après une nuit telle que nous venons de la décrire, on peut imaginer quel jour intolérable et brûlant lui avait succédé. Cependant, dans les quartiers situés sur les bords de la mer, la chaleur était moins suffoquante. Une brise presque insensible et n'ayant pas assez de force pour rider la surface du golfe, paraissait suffire aux poumons de ces hommes habitués à une température littéralement infernale. Le plus mince filet d'ombre projeté par le fût d'une colonne ou par le rebord d'une fenêtre, un éventail improvisé avec quelques branches de laurier rose, la vue de ces eaux calmes et limpides, qui invitaient le plongeur avec tout l'attrait d'une jeune fille souriante et coquette, c'était plus qu'il n'en fallait aux Napolitains pour défier la canicule et prendre la vie en patience.

Au reste, on avait pris toutes les précautions d'usage dans nos grandes solennités pour garantir une partie de la ville contre cette pluie de feu que le lion céleste laisse tomber sur les peuples abattus, en secouant sa crinière. Toutes les rues qui s'étendaient de la royale demeure de Castel-Nuovo jusqu'à l'église du Carmine, étaient abritées par d'énormes tentes carrelées de mille couleurs; des fleurs et des arbustes jonchaient le pavé sur lequel, par une recherche tout à fait sybaritique, on avait étendu une double couche de sable fin et humide; des fontaines bâclées à la hâte, à l'aide de trois ou quatre tonneaux superposés soufflaient, par la bouche de leurs tritons de plâtre, une cascade argentée, et remplissaient le double office de rafraîchir l'atmosphère et d'arroser les passans.

Tous ces apprêts annonçaient évidemment quelque fête extraordinaire, quelque réjouissance publique, l'accomplissement d'un devoir impérieux et solennel qu'on n'avait pas jugé à propos de différer à un moment plus propice. En effet, la régente Jeanne de Duras, nièce de la terrible Jeanne Ire, d'homicide et adultère mémoire après avoir reçu à son lever les grands-officiers de la couronne et les principaux barons du royaume, s'était rendue, en grande pompe et suivie de toute sa cour, à l'église de Sainte-Marie-du-Mont-Carmel, pour remercier l'effigie miraculeuse qu'on y vénère de la double victoire remportée par son frère et seigneur, Ladislas Ier, roi de Hongrie, de Jérusalem et de Sicile.

La nouvelle n'était arrivée que la veille, et aussitôt l'ordre avait été donné d'en instruire le peuple par une fête improvisée, et d'en rendre grâce à Dieu par une cérémonie pieuse et solennelle, ce qui prouvait à la fois la dévotion de Jeanne et son immense amour fraternel.

Le cortège avait déjà, une première fois, traversé les quais pour se rendre à la place du marché; et la foule, dont la curiosité était loin d'avoir été satisfaite par ce premier spectacle, attendait impatiemment le retour de la brillante cavalcade.

Cependant quelques groupes, plus insoucians ou dédaigneux, se détachaient de la masse des spectateurs et vaquaient à leur besogne, complètement étrangers à tout le bruit qui se faisait autour d'eux, exception d'autant plus frappante qu'elle faisait contraste avec la curiosité générale. C'était un à parte dans ce chœur de cris de toute espèce, un horizon de tableau en désaccord avec les premiers plans, contre toutes les règles de l'art, et, disons mieux, de la nature.

Un de ces groupes était formé par une douzaine de pêcheurs qu'on reconnaissait aisément à leur teint bruni par le hâle, à leurs longs bonnets rouges, et à la mélodie douce et monotone dont ils se berçaient lentement en tirant leurs filets de la mer.

Ils se tenaient à l'écart sur un petit coin du rivage, et, pour diminuer la fatigue que la chaleur rendait accablante, ils s'étaient partagés en deux troupes et se relayaient ponctuellement de quart d'heure en quart d'heure. Ceux des pêcheurs qui avaient droit au repos venaient s'asseoir à l'ombre, sous l'arche d'un pont à moitié écroulé, et formaient cercle autour d'un personnage qui semblait égayer singulièrement leur récréation.

C'était un vieux soldat d'Avellino, aux traits durs et bronzés, aux cheveux blancs et crépus, à la poitrine vaste et musculeuse. Il suffisait d'un seul regard jeté à la hâte sur cet homme pour se convaincre qu'il avait dû prendre une part active et glorieuse à toutes les guerres qui agitaient depuis plus d'un demi-siècle son malheureux pays, convoité comme une proie par tant de princes et de peuples divers. Le nombre de cicatrices qui se croisaient en tous sens sur le corps du vieillard était vraiment prodigieux. Il y en avait de si profondes, qu'elles montraient s'être ouvertes plusieurs fois, comme si le fer de l'ennemi, ne trouvant plus d'autre place, eût été obligé de se plonger dans la même blessure. Ses bras, ses jambes, dont les os fracturés avaient été remis ensemble tant bien que mal, ressemblaient aux rameaux noueux et brisés d'un vieux tronc ravagé par la foudre.

Par quels liens mystérieux et inconnus l'âme d'un chrétien pouvait-elle tenir è cet amas de membres mutilés, à ce débris de charpente humaine, à cette ruine vivante?

C'était le secret de la Providence.

Ce qui est incontestable, c'est qu'il marchait, parlait, grondait, accusait tout le monde avec une colère impuissante et risible. Depuis quelques jours la haine et l'emportement du vieillard étaient arrivés à un tel degré d'exaspération, que le plus âgé des enfans qui lui restaient, le batelier, hélas! avait de la peine à le calmer.

Était-ce un nouveau chagrin dont le pauvre jeune homme ignorait la cause?

Était-ce une nouvelle escapade du petit Peppino, enfant paresseux et incorrigible, vrai lazzarone dans la force du mot?

Personne n'en savait rien.

La dernière de ces deux conjectures était néanmoins la plus probable, car toutes les fois que le batelier s'éloignait pour aller à sa pêche ou pour conduire ses passagers, le père, irrité, laissait tomber un regard de courroux ou de mépris sur le dernier et le plus indigne de ses fils.

Quoi qu'il en fût, les propos du soldat devenaient tellement violens, que tout autre que lui eût payé bien cher ses paroles. Mais la seule vengeance qu'on daignât tirer de ses plaintes stériles, c'était de le livrer comme un jouet à la populace ameutée, qui profitait souvent de l'absence du batelier ou de la faiblesse du lazzarone pour exciter les grognemens du bonhomme et écouter en riant ses bravades.

En ce moment, le vieux Giordano Lancia (car c'était lui) était donc sans défense. Son fils Lorenzo, tel était le nom du batelier, absent depuis la veille, n'avait pas encore reparu: ce qui du reste lui arrivait souvent, attendu qu'il était obligé de travailler pour trois, pouvant ainsi suffire à peine à l'entretien de son jeune frère et de son père infirme.

Inquiet, maussade et soucieux plus qu'à l'ordinaire, le vieux Lancia reportait de la mer au rivage, et du rivage à la mer, le seul œil qui lui restait, depuis qu'un grand coup de pertuisane l'avait réduit à l'état de cyclope.

Assis sur un banc de chêne vermoulu et boiteux, digne piédestal d'un tel débris, le soldat ne prêtait aucune attention aux railleries et aux provocations des gens qui l'entouraient. Absorbé tout entier par son idée, il semblait oublier le lieu où il était, la cause qui l'y avait amené, et les paroles qu'il venait d'échanger avec quelques-uns des pêcheurs qui tiraient les filets.

Enfin, après plusieurs questions demeurées sans réponse, après plusieurs minutes de cette inspection continuelle et muette, Lancia laissa échapper un cri de satisfaction, et presque au même instant un petit lazzarone de douze à treize ans, dont les traits délicats, le sourire épanoui et la tournure presque féminine contrastaient complètement avec la physionomie dure et courroucée du soldat, arriva près de lui en quatre bonds, et se coucha à ses pieds comme un levrier essoufflé de sa course.

—Eh bien? fit le vieillard d'un ton sévère.

—Je ne l'ai pas trouvé; mais j'ai rencontré sa fiancée, la belle lavandière, qui l'a vu hier au soir. Lorenzo était gai et bien portant, comme à l'ordinaire, et il comptait travailler beaucoup dans la matinée, parce que....

Ici l'enfant s'arrêta timide et interdit.

—Parceque?... interrompit le père d'une voix farouche.

—Parce qu'il m'a promis un bonnet neuf pour aujourd'hui que tout le monde se fait beau pour la fête.

—Malheureux vaurien, c'est toujours à cause de toi que ce pauvre garçon se tue de fatigue. Tu le feras mourir à la peine.

—Mon père....

—Tais-toi, lâche, paresseux, incapable.

—Mais, mon père, est-ce ma faute à moi si je ne puis gagner ma vie. Personne ne veut de moi ni pour ramer ni pour tirer le filet. Les plus vigoureux n'ont pas d'emploi ni de travail, et pourrissent sur le pavé ou se font tuer à la guerre. Et puis, si je m'éloignais de vous, qui soutiendrait vos pas, qui vous défendrait contre les insolens qui vous manquent de respect?

Un rire bruyant et universel accueillit la dernière excuse de l'enfant. Ses joues se couvrirent de pourpre; il se leva chancelant de honte et de colère, et montra les poings aux railleurs, qui ne daignèrent pas faire un seul geste pour repousser sa vaine démonstration de fureur.

—Couche-toi, misérable! s'écria le père d'une voix de tonnerre, couche-toi, mauvais chien, où tu rampais tout à l'heure. Voilà l'appui que tu me donnes: jolie défense!

—Mais, mon père ... balbutia l'enfant, se laissant couler à terre par un mouvement convulsif.

—Silence!... Veux-tu que je leur raconte ton dernier trait de bravoure?

—Grâce! mon père, murmura le lazzarone d'une voix suppliante, et il se mit à lui baiser les genoux pour l'attendrir.

—Voyons, voyons, père Lancia, s'écrièrent les pêcheurs en s'approchant du vieillard; laissez donc tranquille ce pauvre Peppino, et parlons de notre affaire; ce qui est convenu est convenu.

—Vous avez ma parole, reprit le soldat gravement et s'apaisant par degrés, quoique à vrai dire, ajouta-t-il en tournant son regard dans la direction de l'église où la cour venait de se rendre, il vaudrait mieux remettre le marché à un autre moment. Aujourd'hui le diable prie.

Les pêcheurs se regardèrent en souriant.

—Ah! ah! mon maître, voici que ça vous reprend: faites votre signe de croix, et le diable n'aura rien à démêler dans vos affaires.

—Pour faire mon signe de croix, il faudrait avoir des bras, mes amis, et je n'ai que des moignons. Aussi me contenterai-je de prier mentalement le Seigneur d'envoyer,—pas plus que trois minutes,—un bon tremblement de terre lorsque le cortége viendra à passer sous la campanille du Carmine.

—Ceci n'est pas d'un bon chrétien, et encore moins d'un bon soldat: revenons, s'il vous plaît, à notre marché; voulez-vous en courir la chance?...

—Je vous ai dit que vous aviez ma parole.

—Tout ce que nous prendrons de poisson dans le filet que nous venons de jeter, soit vingt rotoli, soit deux livres, est à vous, vous avez le droit de l'emporter ou de le revendre, et cela moyennant six carlins de votre monnaie. Si nous ne prenons que des cailloux, le prix sera le même. Ça va-t-il?

—Touchez-là, s'écria vivement le vieillard, en tendant son bras mutilé.

—Vous oubliez, mon brave, que vous n'avez plus de mains. Cela ne fait rien, votre parole est bonne, et puis c'est aujourd'hui jour de paie pour les vétérans, vous devez vous trouver en fonds. Aussi, continua le pêcheur en jetant un petit coup d'œil à ses camarades, toute la pêche contre six beaux carlins à l'effigie de ce bon Charles d'Anjou, que Dieu ait son âme dans son repos éternel.

Et il appuya malicieusement sur ces dernières paroles.

—L'âme de Charles est en lieu sûr, reprit le vieillard avec un rire ironique, et j'espère que toute sa race ira bientôt le rejoindre.

—Oh! oh! répétèrent plusieurs voix, ceci nous paraît louche.

—Voilà bien les soldats! fit le pêcheur qui avait pris le premier la parole: vous n'allez jamais au sermon, père Lancia, et vous ne vous êtes jamais trouvé al Molo un dimanche après vêpres, lorsque le père Girolamo, pour une demi-livre de poisson par tête, vient nous raconter tant de belles choses sur ces bons maîtres que Dieu nous a envoyés du fond de la Provence, de vrais saints de père en fils, quoi!

—Oui, oui, c'est vrai, murmura le soldat d'une voix sourde, le roi Charles était un grand roi! Un roi de la branche cadette, comme ils disent. Il protégeait les pauvres, mais il maltraitait leurs filles en secret; il créait des nobles, mais il les dépouillait de leurs priviléges; il fondait des couvens, mais il emprisonnait saint Thomas d'Aquin; oui, il a élevé deux églises magnifiques: celle du Carmine, à la même place où il avait fait décapiter Conradin, le roi légitime, et celle de San-Lorenzo, où se rassemblaient autrefois les nobles et le peuple dans le vieux palais communal; oui, le père Girolamo a raison, voilà deux hôtels qui font bénir la mémoire de leur saint fondateur; voilà deux chapelles préparées d'avance avec un soin tout paternel pour les deux derniers descendans de ce bon roi, Jeanne et Lasdislas; aujourd'hui la sœur est allée prier al Carmine: la fille de l'assassin sur le tombeau de la victime; demain peut-être le frère ira prier à San-Lorenzo: le fils de l'usurpateur sur le tombeau de la liberté!

Les rires et les chuchottemens s'arrêtèrent et le cercle se resserra autour du vieillard.

—Oui, continua-t-il, ce sont de nobles rois, de père en fils.... En effet, Charles II, ce maudit boiteux....

—Oh! quant à ça, vous boitez aussi, père Lancia.

—Moi, j'ai boité pour la première fois en me relevant du champ de bataille sur lequel j'étais couché tout sanglant. Mais lui, c'est Dieu qui l'a marqué de naissance. Ce maudit boiteux à tellement opprimé le peuple, que le peuple, poussé à bout, s'est levé comme un seul homme et a exterminé jusqu'au dernier de ses oppresseurs.

—Le peuple a eu raison! s'écria l'auditoire.

—Et Robert, à son tour, n'a-t-il pas usurpé le royaume qui appartenait à son frère aîné l n'a-t-il pas attiré la guerre, la désolation, la misère sur notre pauvre pays? Et Jeanne, sa digne fille, la digne tante de cette autre qui porta son nom et qui l'a déjà surpassée en vertus, n'a-t-elle pas étranglé son mari? Et lorsque le pauvre André, la voyant tout occupée à tisser un cordon de soie et d'or, lui demanda à quoi pouvait servir ce cordon, ne répondit-elle pas avec une infernale impudence: C'est pour vous pendre, monseigneur!

—Horreur! fit le cercle atterré.

—Il est vrai, reprit le vieillard, que Charles III, son cher fils adoptif, le père des princes qui nous gouvernent étouffa Jeanne à son tour, qui cependant n'avait d'autre tort envers lui que de lui avoir sauvé la vie tout enfant et de lui avoir donné un royaume. Mais, que voulez-vous, la reconnaissance est héréditaire dans cette famille. Aussi Charles III n'a-t-il pas tardé non plus à recevoir la récompense de sa belle action. La veuve d'André lui avait fait présent de la couronne de Naples, la veuve du frère d'André lui fit présent de la couronne de Hongrie. Mais il n'eut pas le temps de payer ce second bienfait comme il avait payé le premier, car un moment après qu'il eut porté sa santé à la reine Elisabeth et à sa fille Marie, les deux femmes soulevèrent à la fois leur verre, et à ce signal, un soldat qui s'était tenu caché derrière lui, leva la hache et lui fendit le crâne. Puis, comme il ne mourait pas assez vite au gré de ses parens, on le traîna dans un cachot et on empoisonna sa blessure. N'est-ce pas, mes enfans, que la généalogie de nos bons princes ne saurait être plus édifiante, et que je connais notre histoire un peu mieux que le père Girolamo? J'en ai été, voyez-vous; et tout ce que je vous dis là vaut bien au moins deux livres de poisson par tête, mais je suis un pauvre soldat et je me contente d'acheter le poisson que je mange.

Les pêcheurs qui avaient trouvé plaisant d'exciter le vieillard pour s'amuser de ses folles menaces, demeuraient immobiles et cloués par l'étonnement et par la terreur. Mais le quart d'heure du repos était passé, il fallait relever la première troupe et retourner aux filets. Ils se levèrent donc préoccupés des graves paroles qu'ils venaient d'entendre, et reprirent lentement leur travail et leur chanson monotone.

Les nouveaux venus s'installèrent sur le sable, et la conversation, un moment interrompue, continua sur un autre ton:

—Eh bien! mon illustre Lancia, quel chien vous a mordu? Je vous entends gronder sourdement comme le Vésuve au moment d'une éruption. Y a-t-il quelques dangers pour ceux qui vous entourent?

—Je sais d'où lui vient ce nouveau surcroît d'aménité, dit un pêcheur qui n'avait pas encore parlé, en essuyant du revers de sa main la sueur qui ruisselait à larges gouttes de son front.

—Vraiment! fit le soldat d'un ton goguenard.

—Depuis cinq ou six jours, il n'est plus reconnaissable. D'abord il ressemblait à un dogue qui n'aurait pas d'os à ronger, et maintenant on dirait un ours qu'on aurait fait jeûner une semaine.

—Et après? continua le vieillard en regardant fixement son interlocuteur.

—Après,—si tu ne finis pas de grogner,—je vais conter une histoire que nul ne sait ici,—vieux conteur,—et dont j'ai été témoin lundi passé ... à la nuit tombante.

—Parle, que l'enfer t'écrase! dit le vieillard tremblant de colère et de crainte.

L'enfant tressaillit et tourna un regard épouvanté vers le pêcheur.

—Eh bien! messieurs, j'étais lundi, vers le soir, tapi dans un coin de la petite rue de Santa-Maria-Nera, où je m'abritais de la pluie qui tombait à verse. Personne ne marchait par ce beau temps, excepté le brave Lancia, qui, en sa qualité de héros, ne craint ni l'eau ni le feu, et le garçon que voilà, qui est à son père ce que la béquille est au perclus, ce que le chien est à l'aveugle. Le vieux Lancia tenait le milieu du pavé, comme un marguillier allant en procession, ou un capitaine commandant la parade, lorsque tout à coup le grand chambellan, débouchant de la rue, le heurta de son cheval et le renversa sur le pavé, sans le moindre respect pour ses glorieux services.

—Malédiction! s'écria le vieillard. Tout est dit; je perdrai mon troisième fils, mon pauvre Lorenzo!

—Il devient fou! firent les pêcheurs en haussant les épaules, tandis que Lancia, accablé de désespoir et de honte, répétait des mots sans suite et de terribles menaces.

—Je n'étais pas seul.... Malheur! Un autre a été témoin de l'insulte.—Oh! cette fois-ci, je ne puis plus le cacher à Lorenzo, mon dernier, mon seul fils! Il me vengera! et puis la mort! C'est clair. On le tuera, lui aussi.... Mes cheveux blancs! mes blessures! ma gloire! infâme!...

Puis, reprenant tout à coup son énergie et sa lucidité de raison ordinaires, et s'adressant aux pêcheurs étonnés de sa brusque sortie:

—Oui, messieurs, s'écria-t-il, ce que cet homme vient de vous dire est vrai. Le grand-camerlingue m'a jeté dans la boue, et je n'en ai rien voulu dire à Lorenzo, car je le connais, celui-là, il est mon digne fils, il est le digne frère de mes deux enfans tombés à mes côtés sur le champ de bataille; il aurait vengé mon honneur au prix de la vie, tandis que ce malheureux poltron que vous voyez à mes pieds....

—Tiens! dit le plus jeune pêcheur, ce n'est pas sa faute, à lui, si ce pauvre Peppino a eu peur....

Peur! peur! répéta le vieillard avec une terrible explosion de colère, l'entends-tu, misérable? l'entends-tu? on a insulté ton père devant toi, on t'appelle lâche devant ton père, et tu ne bouges pas de ta place! Mais tu n'es donc pas mon fils, malheureux?

Le regard de l'enfant étincela comme un éclair, mais il ne fit pas un mouvement.

—Calmez-vous, calmez-vous, père Lancia, reprirent les pêcheurs d'un ton sérieux et attendri. Voyons, nous avons eu tort de plaisanter, et vous avez eu plus tort que nous de vous faire de la peine pour des enfantillages. C'est fort heureux que Lorenzo ne soit pas là; c'est un digne garçon et qu'il ne faut pas exposer sans motif. Songeons à notre pêche, voilà notre tour de tirer les filets ... nous n'en avons plus que pour un quart d'heure. Bonne prise, père Lancia, et laissons là le grand camerlingue et le diable qui le protège. D'ailleurs, on le sait, les nobles sont toujours les nobles.

Et les pêcheurs s'éloignèrent sur ce consolant axiome.

—Lui, noble! répondit le vieux soldat sans s'apercevoir que le cercle venait de changer encore une fois et que ses auditeurs n'étaient plus les mêmes. Lui, noble! Mais savez-vous quel est ce Pandolfo Alopo, ce puissant feudataire qui marche fièrement à la tête de l'aristocratie napolitaine, ce brillant cavalier qui foule aux pieds les passants?

—Ah çà! qu'est-ce qu'il nous veut, à présent, avec son Pandolfo? Ohé! Lancia! Giordano! Messire! Maître! vous nous prenez pour d'autres.

—Savez-vous quel est ce Pandolfello, le premier chambellan du roi, le plus puissant baron du royaume? Je vais vous l'apprendre, moi l C'est un bâtard qui n'a jamais connu ni son père ni sa mère, un mendiant rongé de vermine, un vagabond expulsé de son village comme une bête immonde. Et savez-vous qui a recueilli ce bâtard, qui a fait la première aumône à ce mendiant, qui a placé ce vagabond dans les écuries du roi? C'est moi! moi qu'il a lâchement outragé. C'était un enfant frêle, étiolé, maladif. Grâce à moi, il reprit peu à peu à la vie et à l'espérance; grâce à moi, l'adolescent pâle et chétif devint un jeune homme robuste et bien tourné. Ce fut alors que la princesse le découvrit dans son humble costume et en fit d'abord son échanson, ensuite son favori, comme elle en fera bientôt votre roi. Oui, messieurs, un garçon d'écurie!

—C'est impossible! s'écrièrent les pêcheurs.

—Oh! ce que je vous dis là est bien la vérité, et je n'eusse pas craint de la lui jeter à la face; mais je n'ai pas de bras, mais je n'ai plus de jambes, je ne pouvais courir après lui, je ne pouvais l'arracher de sa selle, je ne pouvais graver sur son front le talon de mon soulier, comme il avait flétri ma poitrine du sabot de son cheval. Honte et misère!

—Lancia, dirent les pêcheurs à voix basse, il ne fait pas bon de parler ainsi du grand chambellan. Parlez des morts tant que vous voudrez, personne ne se lèvera pour les défendre; parlez de la régente, parlez du roi, ils vous le pardonneront peut-être. Mais pas un mot sur Pandolfello, ou prenez garde à vous, prenez garde à vos enfans, prenez garde à Lorenzo!

Cependant la pêche touchait à son terme, et les filets devenaient si lourds que ceux qui tiraient la corde se virent obligés de demander un renfort de bras. Tous les pêcheurs se mirent à la chaîne, et on oublia bientôt le vieillard et ses plaintes pour commencer un autre dialogue d'une toute autre nature.

—Par la Madone! fit l'homme qui avait proposé le marché, voilà une belle affaire! Il y a là pour deux cents livres de poisson, peut-être, et nous venons de le laisser à ce vieux diable enragé pour six carlins.

—Tu n'en fais jamais d'autres, dit son voisin en frappant le sable du pied; avant hier tu as refusé trois ducats de la pêche, et nous n'avons pris qu'un manche à balai.

—Et pourtant j'avais consulté saint Pascal, continua l'homme au marché en s'adressant à lui-même; ce n'est pas bien, cela! A la première quête, je me souviendrai de ce tour.

—Dites donc, l'Avellinois, voulez-vous me céder votre poisson pour une piastre?

—J'en donne deux.

—J'en donne trois.

Et les pêcheurs poussaient les enchères à mesure que les filets approchaient du rivage. Mais le vieillard, distrait et comme hébété, ne semblait rien comprendre aux propositions qui se pressaient de toutes parts.

—Le bonheur le rend idiot, se disaient les pêcheurs.

—Je crois bien, c'est énorme.

—Les filets auraient dû se rompre.

—Je parie pour un thon.

Et tous ces hommes au visage enflammé, aux bras tendus, aux yeux étincelans se serraient autour de la prise avec une curiosité haletante et cupide, lorsque tout à coup un seul cri s'échappa de leurs poitrines, et ils reculèrent d'effroi à la vue d'un cadavre.

—C'est un homme poignardé!

—Un jeune homme!

—Un pêcheur!

Ces mots sinistres circulaient dans la foule, attérée et tremblante, lorsque Lancia, bondissant sur son siége et dominant le tumulte d'une voix forte et brève:

—Un cadavre! dit-il; c'est quelque nouvelle victime de nos tyrans. Ecartez-vous, messieurs! il est à moi, il m'appartient, je l'ai payé, c'est ma pêche!

Et marchant d'un pas ferme et sûr au milieu du peuple qui se rangeait en silence, il arriva aux filets, se baisse lentement pour regarder le corps de plus près, et à son tour, l'infortuné vieillard poussa un cri soudain, désespéré, terrible:

—Lorenzo! mon fils!

Il ne put en dire davantage et roula sur le sable, à côté du cadavre de son enfant.

Mais le petit lazzarone, qui était resté jusqu'alors dans une attitude nonchalante et impassible, écoutant, sans répondre un seul mot, les reproches de son père et les insultes de la foule, se leva avec la rapidité de l'éclair, prit son père dans ses bras avec une force dont personne ne l'eût cru capable, le posa doucement sur son banc de chêne, et sans proférer un cri, sans jeter un regard sur le corps de son frère, il disparut du côté de l'église.

Au même instant, le royal cortège parut à l'angle de la rue, précédé de plusieurs rangs d'enfants, d'hommes et de femmes, tous presque nus, et disposés par ordre d'âge et de haillons. Les vociférations sinistres parties du groupe des pêcheurs se perdirent au milieu des acclamations frénétiques de cette masse nombreuse et compacte, qui ouvrait la marche en poussant des cris sauvages. Au reste, les soldats de l'escorte jouaient si bien du plat de leurs épées et du bois de leurs lances, que la foule se rangea sur deux ailes et laissa défiler la procession en silence.

Les chevaliers, les barons, le clergé, les hauts dignitaires suivis d'écuyers, de valets et de pages, rivalisaient par le luxe de leurs costumes, par la beauté de leurs chevaux, par l'éclat de leur armure. Les aigrettes de diamants, les casques d'or, les cuirasses d'argent étincelaient au soleil et forçaient le peuple ébloui de baisser le regard.

Jeanne de Duras, régente du royaume, montait un cheval arabe plus blanc que la neige, couvert d'une housse de soie et d'or, bordée de perles à la manière orientale. La sœur de Ladislas, dont le souvenir est resté dans la tradition populaire comme un type de toutes les perfections que la nature puisse accorder à une femme, était alors dans tout le développement de sa magnifique beauté. Quoiqu'elle eût déjà dépassé sa trentième année, il était impossible en regardant l'exiguité de sa taille, la pureté de son front et l'éclat velouté de ses cheveux, de lui donner plus de vingt ans. L'extrême régularité de son profil et de ses sourcils noirs, noblement arqués, donnaient à sa figure un air imposant, tempéré par la douceur de ses regards humides et voilés. Une séduction irrésistible, un charme impérieux, semblaient enchaîner à ses pieds les volontés les plus rebelles, les orgueils les plus indomptés. Jamais femme n'a inspiré plus de respect et plus d'amour; jamais reine n'a possédé une grâce plus sévère, une plus séduisante majesté.

A la droite de Jeanne, Pandolfello, qui, après son meurtre infâme, avait à peine eu le temps de changer de costume pour se présenter au château, faisait caracoler avec une noble aisance un coursier calabrois d'un noir d'ébène, qui, pour la perfection de ses formes et pour la souplesse de ses mouvemens n'avait pas d'égal dans les écuries du roi. Pandolfo Apollo était à peine âgé de vingt-cinq ans; mais cet espace de temps, si court qu'il puisse paraître, lui avait suffi pour s'élever de la plus vile condition à une fortune presque royale. Admirablement beau, mais d'une beauté mâle et fière, il dominait de sa tête hardie cette brillante cohue de barons et de princes, assez misérables pour l'envier dans le cœur, assez lâches pour prosterner huit siècles de noblesse aux pieds d'un bâtard.

Ses cheveux s'échappaient en boucles épaisses et parfumées d'une riche barette de velours, ornée d'une agrafe de diamant et d'une seule plume noire. Son regard s'arrêtait sur Jeanne, avec cette expression d'empire irrésistible qui avait forcé la princesse à lui livrer en un seul jour les faveurs de la cour et les destinées d'un royaume. Sa taille était serrée d'un pourpoint d'une très-grande richesse, dont le fond noir disparaissait sous l'or et les pierreries, et on voyait briller sur sa poitrine les insignes de l'ordre de la Nef, singulière et classique décoration inventée par le roi Ladislas en l'honneur des Argonautes, et qui a peut-être donné l'origine à l'ordre de la Toison-d'Or.

Au moment où le noble couple passait devant la jetée, sur laquelle les pêcheurs avaient exposé le cadavre de Lorenzo, le vieillard, que les cris du peuple avaient tiré de sa torpeur, leva ses bras mutilés et lança sur son ennemi une malédiction foudroyante. Hélas! il ne savait pas encore que c'était le même homme qui, non content d'avoir outragé le père, venait d'assassiner le fils! Il le maudissait cependant par haine, par instinct, par pressentiment peut-être! Puis, voyant que sa voix, affaiblie par la douleur et perdue dans les acclamations générales, n'arrivait pas jusqu'au chambellan, il voulut porter les yeux sur son jeune enfant pour lui reprocher une dernière fois sa lâcheté: mais, nous l'avons dit, l'enfant n'était plus là pour écouter ses reproches.

Mesurant d'un regard aussi rapide que sûr la distance qui le séparait du cortège, Peppino avait rampé comme une couleuvre, à plat ventre, au risque d'être écrasé sous les pieds des chevaux. Puis se dressant soudain, comme une apparition sinistre, entre Jeanne et son favori, il avait frappé ce dernier d'un coup de poignard. Pandolfo tomba sans pousser un seul cri, tellement le choc avait été subit et violent, et la princesse ne s'était encore aperçue de rien que déjà tout le monde se ruait sur le petit lazzarone.

Lancia ne voyant pas son fils à sa place ordinaire, avait tout deviné. Reprenant tout à coup sa force, sa santé, sa jeunesse, il s'avança sans guide, sans appui, sans douleur, et se plaçant devant Jeanne:

—Grâce! s'écria-t-il en sanglotant, grâce pour mon dernier enfant!

—Je ne suis plus enfant, je vous ai vengé, mon père, répondit Peppino d'une voix ferme; je suis un homme, et je saurai mourir en homme.

—Grâce pour lui, madame! répétait le vieillard avec des cris déchirans. J'ai perdu deux enfans à la guerre, le troisième, on vient de me le tuer; que me restera-t-il si vous me prenez mon dernier?

—Point de grâce pour l'assassin! s'écria Jeanne, les traits contractés par la douleur et par le désespoir.

—Prenez ma vie, mais sauvez mon enfant.

—Que veux-tu que je fasse de ta vie, à toi, misérable vieillard? te l'arracher serait une récompense.

—Alors, madame, je demanderai justice au roi!

—Va te traîner jusqu'à lui si tu le peux; en attendant, ton fils expirera dans les tourmens.

—Hélas! madame, si je ne puis aller jusqu'au roi, Dieu l'enverra peut-être jusqu'à moi.

—Emparez-vous de l'assassin, dit Jeanne à ses soldats, et qu'on jette ce vieillard à la mer.

—Et moi je demande leur grâce! s'écria en se relevant Pandolfo, qui avait été renversé par le choc et non par la blessure. La Providence a sauvé mes jours, et les reliques du bienheureux saint Janvier, que j'ai toujours portées sur mon cœur, ont émoussé le poignard des assassins.

—L'infâme avait une cuirasse! murmura Peppino en jetant à son père un regard désespéré.

La régente ne trouvait pas de mots pour exprimer sa joie, et, dans son délire, elle se fût jetée au cou de son amant en présence du peuple entier, si le grand protonotaire, qui occupait par son grade la deuxième place dans le cortège, ne l'eût arrêtée d'un regard. Puis, s'approchant de Pandolfello, il lui dit à l'oreille:

—Vous savez, mon cher seigneur, que je remplis les fonctions de premier juge du royaume. Mon dévouement vous est connu. Que votre seigneurie ordonne de quelle mort il lui serait agréable de voir mourir ce misérable. Pendu, écartelé, brûlé, rompu vif; votre volonté sera ma loi. Attenter aux jours de votre excellence! mais c'est porter un coup à la sûreté de l'Etat! C'est presque un crime de lèse-majesté!

—Merci, mon noble seigneur, répondit le chambellan à voix basse; je sais gré à votre excellence de cette offre amicale et m'en souviendrai en temps et lieu. Mais la mort de ce manant m'est tout à fait inutile; qu'on le jette dans un cachot, et toutes les fois qu'un homme nous gênera, nous le ferons passer pour son complice. Lorsque nous aurons besoin de ses aveux, il suffira de quelques traits de corde: recommandez-le à vos tourmenteurs ordinaires: c'est un sujet précieux.

Les deux grands officiers de la couronne se séparèrent avec les marques d'une déférence mutuelle, et Pandolfo s'approcha de Jeanne pour la remercier, par un tendre regard, de l'intérêt qu'elle venait de lui montrer. Le cortège reprit sa marche.

Quant au peuple, il était venu pour, voir une fête, et il assistait à une tragédie. C'était deux spectacles pour un. Aussi criait-il de toute la force de ses dix mille poumons:

—Vive saint Janvier! vive le grand chambellan!


III

Le lendemain de sa visite au Carmine, qui avait failli lui devenir si fatale, Pandolfo Alopo respirait l'air, déjà sensiblement rafraîchi, sur une des terrasses du Château-Neuf, à demi couché sur des coussins de velours cramoisi, les paupières closes et sa belle tête appuyée aux genoux de la régente, à qui le danger qu'il venait de courir le rendait plus cher que jamais.

Il pouvait être de neuf à dix heures au matin. Une brise légère et parfumée, sur laquelle personne n'eût osé compter la veille, se jouait dans les cheveux du jeune homme et les soulevait si doucement que Jeanne n'avait qu'à se pencher un peu pour les rencontrer, à moitié chemin, sous ses baisers. Un large et épais berceau de jasmins protégeait la princesse et son favori des rayons du soleil et des regards des hommes.

Les pêcheurs avaient repris leurs chansons et leurs occupations de tous les jours; le vieillard avait emporté le cadavre de son fils, soutenu par une force surhumaine, l'avait couché pieusement sur son pauvre grabat, comme s'il n'eût été qu'endormi, avait fermé la porte à double tour, et était allé s'asseoir sur la jetée, sans plus verser une larme, sans prononcer une seule plainte. A voir cet homme si grave, si muet, si impassible, on eût dit qu'il était fou ou qu'une voix intérieure lui criait au fond de l'âme d'espérer en Dieu et d'attendre.

Rien ne troublait donc le repos de Pandolfo et de Jeanne, et le calme qui régnait au palais n'était, du reste, qu'un reflet de celui que respirait en même temps le royaume. Naples jouissait alors d'une paix profonde. Personne n'osait plus attaquer un peuple dont le roi, loin d'attendre la guerre chez lui, la portait chez les autres avec une telle promptitude, que son bras, pareil à la foudre, frappait souvent l'ennemi avant qu'il eût eu le temps de se mettre en garde. L'ambition de Ladislas n'avait pas de bornes; son nom glorieux et redoutable au dehors couvrait de son éclat les honteux mystères de sa cour; les exploits du frère faisaient oublier les déréglemens de la sœur; la boue disparaissait sous le sang.

Ladislas avait dompté la rébellion de Hongrie à l'âge où les autres n'ont pas la force de porter une lance; il avait battu deux fois Louis d'Anjou, deux fois les Florentins, trois fois le pape, ce qui, par parenthèse, lui valut ses trois excommunications;—il était maître de Faënza, Forli, Vérone, Sienne, Arezzo, et à l'époque où se passe notre histoire, sa confiance en lui-même était si grande, son orgueil si absolu, que, ne croyant plus avoir aucun ménagement à garder, il avait fait broder sur son manteau royal ces paroles: Aut cæsar, aut nihil, empereur ou rien!

Après les succès de Toscane, ses projets de conquête devaient naturellement devenir plus vastes, et quoiqu'il fit annoncer souvent entre deux victoires qu'il allait rentrer dans son royaume pour goûter quelques instans de repos et se préparer à de nouvelles campagnes, il lui arrivait bien rarement d'interrompre le cours de ses triomphes et de quitter l'armée pour revoir ses sujets.

Aussi la véritable reine était Jeanne; le roi de fait, sinon de droit, était Pandolfello. Qu'avait-elle à craindre? que pouvait-il souhaiter davantage? Et cependant, voyez le terrible enchaînement du crime et l'infernale logique des passions!

Cet homme, dont personne n'eût troublé peut-être le coupable bonheur, poussé par une nécessité fatale, entassait meurtre sur meurtre, trahison sur trahison, parjure sur parjure; il ne vivait qu'au milieu des sicaires, des espions, des empoisonneurs; il ne tramait que des conspirations, il ne rêvait que l'assassinat!

Cette femme, aimée par son frère, adorée par le peuple, belle sur toutes les belles, puissante sur tous les puissans, passait sa vie dans des transes perpétuelles, ne fermant jamais les yeux que pour les rouvrir en sursaut, ne regardant jamais son favori sans trembler pour sa tête.

Comme nous l'avons dit, Pandolfello était plongé dans un léger assoupissement, moitié réalité, moitié rêve. Il ne songeait déjà plus au meurtre qu'il avait commis et au meurtre qu'il avait ordonné. Les remords n'allaient jamais chez lui au delà de quelques heures, et deux nuits étaient déjà passées sur son double crime.

Le rêve du grand chambellan était tout d'or et d'ivoire; il se voyait assis sur un trône de velours cramoisi, élevé à la droite du maître autel de Santa-Chiara, le manteau royal sur l'épaule, le cercle fleurdelisé sur la tête, ayant Jeanne à gauche et les sept grands officiers de la couronne, sur différens gradins, à ses pieds, tandis que le cortège funèbre de Ladislas défilait silencieusement vers l'église de San-Giovanni à Carbonara, où le monument était déjà ébauché, par les soins de la régente, sous la forme de trois statues, l'une assise, l'autre couchée, et la troisième à cheval.

Pandolfello s'enivrait des applaudissemens de la foule et des parfums mystiques dont quatre jeunes thuriféraires, en surplis blanc, l'encensaient à tour de bras, le front courbé jusqu'à terre.

Comme il en était là de son rêve, un navire parut à l'horizon.

Jeanne tressaillit vivement, et, touchant l'épaule de son favori, l'appela avec une émotion dont elle ne pouvait se rendre compte.

—Pandolfello, une voile du côté de Caprée!

—Est-ce une raison, ma belle souveraine, pour m'éveiller si brusquement? dit le jeune homme avec une douce nonchalance et sans ouvrir les yeux.

—Je tremble malgré moi, si c'était une flotte ennemie.

—Mon Dieu, Jeanne, lit le grand chambellan en soulevant sa tête à regret, quel est l'ennemi qui oserait traverser notre golfe tant que le drapeau de Ladislas flottera sur la tour de ce château? et quel danger pouvez-vous craindre, ma noble souveraine, lorsque, entre ce danger et vous, il y a les poitrines de tous vos sujets?

—Je ne sais, Pandolfello, je ne puis me défendre d'une vague terreur. Un pressentiment sinistre me dit qu'en ce moment notre sort se décide. Vois, dans la direction de ma main, deux, trois, quatre galères. Le vent les pousse rapidement vers nous. Dans une heure, nous ne pourrons peut-être plus échapper au malheur qui nous menace.

—En effet, dit le jeune homme, se penchant sur le bord de la terrasse; nous ne pouvons pas tarder à recevoir des nouvelles des voyageurs qui nous arrivent. Rassurez-vous, madame, c'est probablement le message d'une nouvelle victoire. Le roi mon maître et votre auguste frère nous a habitués à une telle suite de triomphes qu'il ne nous est permis de douter d'aucun prodige. Peut-être encore a-t-il besoin de nouveaux renforts pour étendre sa domination au delà de la Toscane, et la flotte que nous voyons est-elle destinée à transporter de nouvelles troupes de Naples à Livourne. Mais, quoi qu'il arrive, ma belle princesse, je ne veux pas que vous restiez plus longtemps dans le doute.

—Holà! ajouta-t-il en frappant trois fois dans ses mains, et aussitôt, deux pages, qui se tenaient discrètement dans le salon contigu à la terrasse, s'avancèrent avec respect pour recevoir les ordres du maître du palais. Qu'on aille s'enquérir à l'instant même des nouvelles que nous apportent ces navires qui voguent à pleines voiles sur le golfe.

Jeanne voyait approcher la flotte avec une anxiété croissante, malgré les efforts que faisait Pandolfello pour lui prouver, par les raisons les plus concluantes et par les plus tendres expressions, l'absurdité de ses craintes.

Tout à coup le regard de la régente devint fixe, sa paupière se dilata affreusement, un frisson mortel courut dans ses membres et elle s'écria en joignant les mains:

—Dieu de justice! le pavillon royal à la galère qui aborde avant les autres!

Le grand chambellan pâlit comme un coupable à la vue de l'échafaud. Sa conscience chargée de crimes lui représentait ce brusque retour comme une punition foudroyante. Mais la réflexion lui fit bientôt espérer que le roi, absorbé comme toujours par ses projets et par ses plaisirs, n'aurait ni le temps, ni l'envie d'écouter des plaintes et de punir des méfaits. Il maîtrisa son trouble, et, offrant sa main à Jeanne pour rentrer au salon, lui dit d'un air assuré:

—Eh bien! qu'avons-nous à craindre, madame? Il s'agit de commander immédiatement une fête royale et splendide, et, comme cola rentre dans les fonctions spéciales du grand chambellan, je vais immédiatement donner des ordres pour que la réception soit digne du vainqueur d'Italie, et pour que le triomphe que nous allons lui improviser surpasse en magnificence et en éclat tout ce qu'on a vu jusqu'ici dans le royaume.

Et posant respectueusement les lèvres sur la main de la princesse, il s'éloigna, comme il l'avait dit, pour veiller aux préparatifs d'une de ces gigantesques saturnales qui avaient le double avantage d'endormir le roi et d'apaiser le peuple.

Cependant des matelots, des pêcheurs, des soldats, des lazzaroni s'assemblaient tumultueusement sur le port pour assister au débarquement de la flotte.

Les bruits les plus contradictoires et les plus invraisemblables circulaient dans la foule. Des groupes nombreux et animés se formaient sur le môle.

Le grand sénéchal accourait à la hâte pour disposer ses officiers et ses hommes d'armes en une double haie, depuis le débarcadère jusqu'au château.

Les uns regardaient ce retour inattendu et soudain comme le présage de nouvelles luttes et de nouveaux malheurs qui allaient fondre sur ce pauvre pays, remis à peine de ses guerres étrangères et de ses discordes civiles; les autres y voyaient au contraire un secours du ciel et un châtiment providentiel qui punirait bientôt l'insolente tyrannie du favori et mettrait un frein aux débauches de la cour.

Tout le monde s'étonnait que ni Jeanne, ni Pandolfello, dont on connaissait l'astuce et la prévoyance, et qui entretenaient visiblement à leur service une armée d'agens et d'espions, n'eussent reçu aucun avertissement de cette brusque arrivée, et que le messager qui devait apporter la nouvelle de la victoire célébrée publiquement la veille, n'eût pas annoncé aux personnes qui avaient le plus d'intérêt à le savoir qu'il précédait Ladislas seulement de quelques heures.

Il était sûr que le roi n'était pas attendu.

Le trouble des courtisans, la surprise des officiers du palais qui arrivaient par petits groupes et en désordre, la confusion qui régnait au château, dans les vues, sur le port, ne laissaient pas de doute à cet égard.

Tandis que le peuple se pressait en masse sur la jetée, un seul homme paraissait étranger à tout le tumulte et à tout le bruit qui se faisait autour de lui.

Cet homme était Lancia.

Le vieux soldat mutilé, accroupi sur le sable au soleil, la tête cachée dans ses genoux, songeait à ses deux fils, dont l'un était couché sur le grabat de sa chambre, sans aucun espoir de se réveiller jamais, et l'autre plongé dans les cachots de Castel-Nuovo pour subir les affreux supplices qu'on lui préparait, et, ce qui navrait encore plus le vieillard, succomber probablement à la torture et déshonorer le nom de sa famille par des aveux arrachés à la faiblesse et à la peur.

Comme il sanglotait sourdement, en proie à cette double douleur, quelqu'un lui frappa sur l'épaule.

Giordano Lancia souleva la tête, et vit à côté de lui un homme debout et masqué, qui le regardait à travers les deux trous de son capuchon rouge avec une attention muette et bienveillante.

Le vieillard, sans sortir de son égarement, fixa pendant quelques secondes ses yeux sur l'inconnu, comme s'il avait voulu lui demander de quel droit il venait l'arracher ainsi à ses pensées; mais, oubliant aussitôt les paroles qu'il voulait prononcer, et la cause qui les motivait, il s'affaisat de nouveau sur lui-même, et retomba dans ses funèbres rêveries.

—Lancia! cria l'inconnu se baissant jusqu'à l'oreille du soldat.

—Que me veux-tu? répondit le vieillard sans changer de position.

—Réveille-toi, Lancia.

—Je ne dors pas, je pleure.

—Il n'est plus temps de pleurer.... L'heure de la vengeance est sonnée.

—Vengeance! murmura le vieillard sans quitter sa sombre attitude; je n'ai plus de bras, je n'ai plus de fils!

—Le dernier de tes enfans vit encore!

—Hélas! je le sais. On n'a pas voulu en finir trop vite avec lui, pour le réserver à une mort plus cruelle, à une plus longue agonie. Pauvre Peppino, auras-tu la force de pouvoir souffrir? auras-tu le courage de ne pas me déshonorer? Les infâmes!

—Console toi, Lancia, ton fils a souffert comme un homme, et sa constance a lassé les bras de ses tourmenteurs.

—Que dis-tu? s'écria le vieillard en se dressant d'un seul bond, qui a pu t'apprendre ces terribles détails? Comment as-tu pu pénétrer les sanglans mystères de Castel-Nuovo?

—Je te dis que cette nuit on a longuement tourmenté ton fils pour lui faire avouer ses complices et compromettre aussi le nom de plusieurs innocens. Je te dis que j'ai été témoin du long supplice et du courage de ton enfant, auquel on n'a pu arracher un seul mot de faiblesse ou de prière. Je te dis que lorsque la torture a été finie, il s'est approché de moi et a prononcé ces propres mots d'une voix ferme:

«—Au nom de la miséricorde divine qui descend sur tout homme quelque bas qu'il soit tombé, va chercher mon père et si la douleur ne l'a pas tué, apprends-lui ce que tu viens de voir. Je prierai pour ton âme.»

—Oh! mon Dieu! mon Dieu! pourquoi ne me rendez-vous pas mon enfant! Faudra-t-il donc douter de votre puissance!

—Ne blasphème pas, vieillard.

—Non, il n'y a pas de Providence, il n'y a plus de justice.

—Regarde devant toi.

—Quelle est cette foule?

—C'est un peuple qui vient au devant d'un roi qui arrive tout exprès pour te venger.

—Mène-moi jusqu'à lui; car je ne suis plus qu'une masse inerte et immobile, la douleur a achevé de détruire le peu de forces et de vie que m'avaient laissé mes blessures.

—Je ne le puis, Lancia, ma présence souillerait le cortège.

—Qui es-tu donc, grand Dieu?

—Le bourreau.

A ces mots, l'homme au capuchon rouge disparut comme par enchantement, et le père infortuné ne pouvant faire un pas, malgré tous ses efforts, leva ses bras mutilés vers le roi, et, au moment où le roi passait devant lui, recueillant tout ce qui lui restait de force dans l'haleine et de voix pour ce moment suprême, il s'écria d'une voix déchirante:

—A moi, Ladislas! grâce, justice!

—Quel est l'homme qui m'appelle par mon nom? dit le roi en se dirigeant vers lui et écartant du geste les gardes qui l'entouraient.

—Sire, continua le vieillard en tombant sur ses genoux, c'est un soldat qui vous demande justice.

Comment t'appelles-tu?

—Giordano Lancia.

—Fais-nous grâce des victoires, reprit Ladislas d'une voix sévère, je les connais; et d'ailleurs, si je venais à les oublier, il ne manque pas de flatteurs qui m'en feraient souvenir. Mais quels sont les crimes auxquels tu as assisté, dis-tu, et dont tu n'aies pas vu en même temps la punition?

—Puis-je parler librement, sire?

—Par le pape! ne me fais pas attendre, si tu ne veux pas te repentir d'avoir commencé.

—J'ai vu assassiner Tommaso, comte de Monte-Scaglioso.

—Après? dit le roi d'une voix sombre.

—Vinceslas, duc d'Amalfi.

—Après?

—Hugues, comte de Potenza.

—Après?

—Luigi, comte de Mélito; Henri, comte de Terranova; Gasparo, comte de Matera....

—Assez! Que me veux-tu donc, vieillard, avec cette longue et terrible liste de victimes? Les morts t'ont-ils chargé de réclamer leur vengeance?

—Et que me font à moi tous les Sanseverini massacrés dans un fossé et jetés aux chiens du château! Que me font à moi tous les nobles dont la tête à roulé sur l'échafaud! Que me fait à moi tout le sang versé par son ordre! s'écria le vieillard perdant tout à fait la raison. On m'a tué un fils on m'en torture un autre, entends-tu, Ladislas? et cela par les ordres de Pandolfo Alopo, et cela avec la permission et le consentement de ta sœur!... Voilà mes griefs, à moi! voilà les crimes dont je demande justice!

—Prends garde! répondit le roi d'un air terrible, tant que tu m'as accusé, moi, je t'ai laissé parler; mais tu accuses Jeanne, ma sœur bien-aimée, tu accuses les plus grands personnages de la cour; malheur à toi, vieillard, si tu n'as pas de preuves pour soutenir ton accusation!

—Des preuves! N'est-il pas à la connaissance de la ville entière qu'il ne manque plus à Pandolfello que le titre de roi pour régner à ta place? Ne m'a-t-il pas renversé dans la boue, ce lâche bâtard qui me doit la vie et la faveur dont il jouit au château? N'a-t-on pas repêché ici, au même endroit que tu foules de ton pied, le cadavre de mon fils? Des preuves! Fais-toi donc ouvrir les portes de la prison, et si on ne s'est pas empressé de l'assassiner lorsque ta galère à paru, pour se défaire d'un témoin dangereux, tu verras mon pauvre enfant, mon dernier, mon seul espoir, les pieds rivés dans des entraves, les bras chargés de fer, les membres brisés par la torture.

Tout cela constitue des présomptions graves, dit le roi d'un air glacial, mais rien ne me prouve encore que ce soit Pandolfo Alopo qui s'est rendu coupable de l'assassinat de ton fils.

Puis, se tournant vers sa suite, que tant d'audace de la part d'un pauvre soldat avait rendue immobile et muette de stupeur:

—Qu'on s'empare de cet homme, dit-il, et surtout qu'on lui prodigue tous les soins que son état réclame. Et maintenant, messieurs, à Castel-Nuovo.

Arrivé au palais, Ladislas s'enferma chez lui avec cinq ou six barons des plus fidèles et qui ne l'avaient jamais quitté un instant pendant le cours de ses longues et dangereuses expéditions. Le grand chambellan, comme sa charge lui en donnait le droit, fut le premier qui se présenta dans les appartemens du roi et demanda à lui baiser la main. Ladislas lui fit répondre par le comte d'Avellino qu'il ne verrait personne avant la régente, et qu'on ferait prévenir la princesse lorsque le roi serait en état de la recevoir.

Ce premier échec, joint au récit qu'on venait de lui faire au même instant de l'étrange scène du vieux soldat, n'était pas de nature à calmer les inquiétudes et l'appréhension de Pandolfo. Il se rassura néanmoins, songeant qu'en définitive, et comme il venait de prendre toutes les précautions nécessaires pour faire disparaître jusqu'à la dernière trace de ses derniers crimes, personne ne pouvait le convaincre devant le roi. Il s'agissait donc tout au plus d'une disgrâce momentanée et passagère; mais Pandolfo comptait trop sur ses moyens de séduction et sur la passion aveugle qu'il avait inspirée à la sœur, pour craindre sérieusement la sévérité du frère. Il s'en remit donc au hasard, ou, comme on disait alors, à son heureuse étoile, qui l'avait favorisé jusqu'alors; et modifiant un peu la réponse du roi, il annonça à la princesse que Sa Majesté se préparait à la recevoir avec tous les égards qu'une si haute dame méritait, et qu'il faisait taire son affection fraternelle devant l'inflexible étiquette de la cour.

Jeanne qui, comme toutes les personnes douées d'une vive imagination et d'une grande mobilité d'idées, passait facilement de la crainte à l'espoir, ajouta une foi entière aux paroles de son favori et voulut se parer, à son tour, pour paraître aux yeux du roi avec tous ses avantages et effacer jusqu'aux moindres soupçons qu'on aurait pu faire naître contre elle ou contre son conseiller dans l'esprit de son frère, par cette fascination irrésistible qu'elle exerçait également sur ceux qui ne l'avaient jamais vue comme sur ceux qui la connaissaient dès sa plus tendre enfance.

Le soir venu, et lorsque les appartemens de Castel-Nuovo furent splendidement illuminés, le comte d'Avellino fit savoir à la princesse et aux sept grands officiers de la couronne que le roi les attendait.

Alors la porte de la chambra à coucher de Ladislas s'ouvrit à deux battans, et, à la place qu'occupait ordinairement le lit royal, on vit une estrade drapée de velours noir sur laquelle deux hommes, entièrement couverts de leur armure, se tenaient silencieux et debout comme deux fantômes vengeurs.

Jeanne recula de trois pas et jeta un cri de terreur à la vue de cet étrange spectacle. Pâle, tremblante, agitée d'un frisson convulsif, elle se tourna vers son frère et lui demanda, moins de la voix que du geste, ce que signifiaient ces deux terribles personnages.

—Ce sont les juges, madame, fit Ladislas en fronçant le sourcil. Asseyez-vous, princesse, ici, à ma droite. Quant à vous, messeigneurs, dit-il en s'adressant aux grands dignitaires, tenez-vous chacun à la place que votre rang vous assigne, et prêtez bien attention à ce qui va se passer. Qu'on amène l'accusateur.

Aces mots, quatre écuyers transportèrent dans la chambre du roi le vieux Lancia assis sur un large fauteuil, et l'ayant posé à gauche de l'estrade, se retirèrent en silence.

—Parle, dit le roi, sans crainte et sans ménagemens pour personne.

Le vieillard fixa sur Pandolfello un regard terrible, et prononça lentement ces paroles, dont chacune pénétra le cœur de Jeanne comme un coup de poignard:

—J'accuse le comte Pandolfo Alopo, grand chambellan du palais, de m'avoir indignement maltraité en me foulant aux pieds de son cheval; je l'accuse d'avoir poignardé mon fils Lorenzo et de l'avoir jeté à la mer; je l'accuse d'avoir torturé mon fils Peppino, pour le forcer à dénoncer des innocens dont il voulait se défaire.

—Qu'avez-vous à répondre, Pandolfo? dit le roi en se tournant vers le grand chambellan.

—Cet homme est fou, répondit le jeune homme avec un sourire de mépris.

—Vous niez donc

—Je m'étonne, sire, qu'on puisse me croire capable de telles infamies.

—Faites avancer les témoins, dit Ladislas sans que sa voix trahît la moindre émotion.

Alors il se passa dans les quatre murs de Castel-Nuovo un drame affreux et terrible. Peppino, plutôt traîné qu'escorté par les soldats, entra dans l'appartement, se soutenant à peine sur ses genoux. Le pauvre enfant, brisé par la torture de la veille, portait encore les traces de ses atroces souffrances; mais son visage pâle et résigné était empreint d'un courage héroïque, d'une noble fermeté. Arrivé en la présence du roi, il jeta d'abord un regard indéfinissable d'amour, de compassion et de tendresse à son père, puis il voulut parler.... Mais tout à coup la langue se colla sous son palais, ses lèvres se blêmirent, une convulsion mortelle agita ses membres. Il tendit la main vers son père en signe d'adieu, et tomba raide mort aux pieds de Ladislas.

—C'est bien, pensa Pandolfello, le grand protonotaire ne m'a pas trompé.

—Mon fils! s'écria le vieillard, mon pauvre fils! ils l'ont empoisonné!

Et Lancia retomba sur son fauteuil, sans mouvement et sans voix.

—Qu'avez-vous à dire, Pandolfo? demanda le roi avec le même sang-froid.

—Monseigneur, je suis innocent, je ne suis pour rien dans la mort de cet enfant. La frayeur l'a tué. D'ailleurs il a voulu m'assassiner aux yeux de la ville entière, et je lui ai fait grâce.

—Au roi seul appartient le droit de faire grâce, messire, s'écria Ladislas d'une voix foudroyante.

—Pardon, sire, le trouble m'égare, j'ai voulu dire que j'avais intercédé en faveur du coupable auprès de votre auguste sœur, qui, en votre absence, exerçait les droits de la royauté.

—Est-ce vrai, Jeanne?.

—C'est bien vrai, mon frère; Pandolfello est un digne et loyal sujet, et rien ne prouve qu'il ait commis les crimes dont l'accusent ces manans.

—Rien ne le prouve en effet, continua Ladislas avec lenteur; mais, comme il y a assez de graves présomptions contre l'accusé, on va sur-le-champ l'appliquer à la torture.

—Moi, sire! s'écria le grand chambellan avec indignation. Je suis comte et baron, j'occupe la première place à la cour, et je ne dois être jugé que par les nobles, mes pairs!

—Tu mens! répondit Ladislas, dont la colère éclata devant l'audace indomptable du meurtrier, tu mens devant ton souverain et tes juges; tu n'es qu'un misérable bâtard, qu'un valet d'écurie qui n'a pas craint d'abuser des faveurs dont on l'a comblé pour commettre les actions les plus lâches, les crimes les plus odieux. Nous verrons si ton assurance sera la même tout à l'heure. Faites entrer les valets du bourreau.

A ces mots, deux hommes à physionomie sinistre, les bras nus, armés de tous les instrumens de la torture, entrèrent dans la chambre.

Pandolfo pâlit légèrement. Jeanne joignit ses mains suppliantes et s'écria avec un mouvement d'effroi indicible:

—Mais c'est affreux, monseigneur! Grâce pour lui, ayez pitié d'une pauvre femme. Je ne pourrai jamais supporter un si horrible spectacle....

—Vous avez été jusqu'ici le roi de Naples, ma sœur, dit Ladislas, appuyant sur ce mot cruel, et un roi doit savoir administrer la justice sans partialité et sans faiblesse.

En un clin d'œil une poulie fut fixée au plafond, les poignets du favori furent serrés derrière son dos par des nœuds étroits, et il jeta un cri de douleur.

On l'avait hissé, à l'aide d'une corde, à six pieds du sol. Cependant il supporta avec courage ce premier degré de question ordinaire, et répondit d'une voix ferme:

—Je suis innocent!

On le descendit à terre; puis, sur un nouveau signe de Ladislas, les tourmenteurs, se suspendant tous deux à la corde, soulevèrent le malheureux jusqu'au plafond, et, le lâchant tout à coup, le firent retomber de tout son poids à trois pieds de hauteur. Cette douloureuse opération fut répétée trois fois, et è chaque fois Pandolfo répondit d'une voix étouffée:—Je suis innocent!

Alors on l'étendit sur un chevalet, les tourmenteurs attachèrent à ses pieds et à ses mains quatre énormes poids de fer. Les os du patient craquèrent, ses jointures se disloquaient, le sang jaillissait en abondance.

—Grâce! s'écria le torturé, grâce, monseigneur, je suis innocent!

On suspendit les tourments. L'accusé n'avait pas avoué.

—Est-il coupable? demanda le roi aux deux juges, couvers de pied en cap de leur armure.

—Non, répondirent-ils d'une voix caverneuse.

Pandolfo respira. Un rayon d'espoir brilla sur le front de Jeanne; elle crut que son amant était sauvé.

—Eh bien! dit le roi, il ne se trouve plus personne ici qui veuille témoigner contre l'accusé?

—Personne, répondirent les assistans.

—Alors, c'est moi qui remplirai cet office.

Un silence d'étonnement et de terreur accueillit les paroles du roi. Cet étrange procès commençait à prendre les proportions d'une révélation fantastique et surnaturelle.

—Réponds-moi, Pandolfo Alopo; où as-tu passé la nuit du 26 juillet?

—Dans une petite maison de Chiatamone.

—Tu mens; tu étais dans une barque, en pleine mer.

Pandolfo regarda le roi d'un air égaré.

Ladislas continua froidement son interrogatoire.

—Qui as-tu rencontré dans ta promenade nocturne?

—Personne, répondit le jeune homme, de plus en plus renversé par cet accablant témoignage.

—Tu mens; tu as rencontré un vieillard qui venait au devant de toi sur une autre barque conduite par deux rameurs, et ce vieillard se nommait Galvano Pedicini.

—Il sait tout! pensa Pandolfo attéré.

—Et qu'as-tu dit à Galvano Pedicini?

—Rien, monseigneur ... des choses indifférentes....

—Tu mens! tu l'as payé pour m'assassiner.

Un cri d'horreur s'éleva dans la chambre.

—Jamais! sire, balbutia l'accusé frissonnant de tous ses membres; c'est Galvano qui a menti, qui m'a calomnié faussement.

—Traître et lâche!—s'écria Ladislas d'une voix de tonnerre,—voici ta bourse,—et il la lui jeta à la face;—voici les deux hommes qui étaient dans la barque du vieillard qui t'a parlé,—et il montra les deux hommes couverts de leurs armures;—Galvano, c'était moi.

Pandolfo tomba la face contre terre, foudroyé par ces terribles paroles.

—Est-il coupable? demanda de nouveau le roi.

—Oui, répondirent les assistans d'une voix unanime.

Quant à Jeanne, elle avait perdu connaissance.

Alors le roi se leva et prononça ainsi l'arrêt qui condamnait Pandolfo:

—Moi, Ladislas 1er, roi de Hongrie, de Jérusalem et de Sicile, je déclare Pandolfo Alopo coupable de lèse-majesté. J'ordonne qu'on lui attache sur le front un écriteau infâme; qu'on le lie sur une charrette et qu'on le traîne ainsi dans tous les quartiers de Naples, que des bourreaux lui arrachent les chairs avec des tenailles rouges, qu'on le roue sur des rasoirs, et qu'on le jette sur un bûcher de bois vert pour qu'il soit brûlé lentement, jusqu'à ce que mort s'en suive.

Cette horrible sentence fut exécutée littéralement. Après le supplice, le peuple se rua sur le bûcher, et s'empara des os de Pandolfello pour en faire des sifflets et des manches de fouet.

Un homme avait assisté à cette scène affreuse, hissé péniblement sur le parapet d'un pont et soutenu par un groupe de pêcheurs. L'œil fixe, la bouche entr'ouverte, la poitrine haletante, il n'avait pas perdu un seul détail de l'horrible exécution.

Cet homme, c'était Giordano Lancia.

Lorsque tout fut fini, le pauvre vieillard, dont la raison avait déjà reçu de si rudes atteintes, saisit un moment où personne ne faisait attention à lui et s'élança d'un seul bond à la mer, s'écriant avec un immense éclat de rire:

—Mes amis, venez me repêcher à mon tour!


INVRAISEMBLANCE

Un matin, à peine étais-je réveillé que mon domestique entra dans ma chambre, m'apportant une lettre sur laquelle il y avait pressé. Il ouvrit le rideau; le jour, qui s'était probablement trompé, était beau, et le soleil entra chez moi splendide comme un conquérant. Je me frottai les yeux pour voir de qui pouvait venir cette lettre, tout en m'étonnant de n'en recevoir qu'une. L'écriture m'était complètement inconnue. Après l'avoir longtemps retournée pour deviner la signature, je l'ouvris, et voici ce qu'il y avait:

«Monsieur,

»J'ai lu les Trois Mousquetaires, car je suis riche et j'ai beaucoup de temps à moi....»

—Voilà un monsieur bien heureux! me dis-je, et je continuai:

«Je vous avouerai que cela m'a assez amusé; mais j'ai eu la curiosité de savoir, ayant beaucoup de temps devant moi, si vous les aviez réellement pris dans les Mémoires de M. de La Fère. Comme j'étais à Carcassonne, j'écrivis à l'un de mes amis demeurant à Paris d'aller à la Bibliothèque, de demander ces Mémoires, et de m'écrire si réellement vous leur avez emprunté ces détails. Mon ami, qui est un homme sérieux, me répondit que vous les aviez copiés mot à mot, et que, vous autres auteurs, vous n'en faisiez jamais d'autres. Je vous préviens donc, monsieur, que j'ai dit cela à Carcassonne, et que nous nous désabonnerons au Siècle si cela continue.

J'ai l'honneur de vous saluer.

D *** B

Je sonnai.

—S'il me vient des lettres aujourd'hui, vous les garderez, dis-je au domestique, et vous ne me les donnerez que le jour où vous me verrez trop gai.

—Les manuscrits en sont-ils, monsieur?

—Pourquoi cela?

—C'est qu'on vient d'en apporter un à l'instant.

—Bien; il ne manquait plus que cela! Mettez-le dans un endroit où il ne puisse pas se perdre, mais ne me montrez pas cet endroit.

Il le mit sur la cheminée, ce qui me prouva que, décidément, mon domestique était plein d'intelligence.

Il était dix heures et demie; je me mis à la fenêtre: le jour, comme je l'ai dit, était superbe; le soleil semblait pour jamais vainqueur des nuages. Tous les gens qui passaient avaient l'air heureux ou du moins contents.

J'éprouvai, comme tout le monde, le désir de prendre l'air autre part qu'à ma fenêtre, je m'habillai et je sortis.

Le hasard fit, car lorsque je prends l'air, peu m'importe que ce soit dans une rue ou dans une autre, le hasard fit, dis-je, que je passai devant la Bibliothèque.

Je montai; je trouvai, comme toujours, Pâris qui vint à moi avec un sourire charmant.

—Donnez-moi donc, lui dis-je, les Mémoires de La Fère.

Il me regarda un instant, comme s'il eût eu à répondre à un fou; puis, avec le plus grand sang-froid, il me dit:

—Vous savez bien qu'ils n'existent pas, puisque c'est vous qui avez dit qu'ils existaient!

Ce discours, tout concis qu'il était, me parut plein de sève; et, pour remercier Pâris, je lui fis don de l'autographe que j'avais reçu de Carcassonne.

Quand il eut fini de lire:

—Consolez-vous, me dit-il, vous n'êtes pas le premier qui venez demander les Mémoires de La Fère; j'ai déjà vu au moins trente personnes qui ne sont venues que pour cela, et qui doivent vous haïr de les avoir dérangées pour rien.

J'avais besoin d'une nouvelle, et, puisque j'étais à la Bibliothèque, et qu'il y a des gens qui affirment qu'on y trouve des romans tout faits, je demandai le catalogue.

Il n'y avait rien, bien entendu.

Le soir, quand je rentrai, je trouvai, au beau milieu de ma table et de mes papiers, le manuscrit du matin. Puisque c'était une journée perdue, j'ouvris ce manuscrit.

Il y avait une lettre qui l'accompagnait. C'était le jour aux lettres anonymes; mais celle-là était encore plus étrange que les autres.

«Monsieur,

»Quand vous lirez ces quelques feuilles, celui qui les a écrites aura pour jamais disparu. Je ne laisse rien que ces pages, et je vous les donne: faites-en ce que vous voudrez....»

C'était intitulé: Invraisemblance.

Je ne sais si c'est parce qu'il faisait nuit, mais la première chose que je lus me frappa; et voici ce que je lus:

HISTOIRE D'UN MORT
RACONTÉE PAR LUI-MÊME.

Un soir de décembre, nous étions trois dans l'atelier d'un peintre. Il faisait un temps sombre et froid, et la pluie battait les vitres de son bruit continuel et monotone.

L'atelier était immense et faiblement éclairé par la lueur d'un poêle autour duquel nous étions groupés.

Quoique nous fussions tous jeunes et gais, la conversation avait pris malgré nous un reflet de cette soirée triste, et les paroles joyeuses avaient été vite épuisées.

L'un de nous irritait sans cesse une belle flamme de punch bleue qui jetait sur tous les objets environnants une clarté fantastique. Les grandes ébauches, les christ, les bacchantes, les madones semblaient se mouvoir et danser contre les murs, comme de grands cadavres confondus dans le même ton verdâtre. Cette vaste salle, rayonnante, dans le jour, des créations du peintre, étoilée de ses rêves, avait pris, ce soir-là, dans l'obscurité, un caractère étrange.

Chaque fois que de la cuiller d'argent retombait dans le bol plein de la liqueur allumée, les objets se dessinaient sur les murailles avec des formes inconnues, avec des teintes inouïes, depuis les vieux prophètes à la barbe blanche, jusqu'à ces caricatures dont les murs des ateliers se peuplent, et qui semblaient une armée de démons comme on en voit en rêve, ou comme en groupait Goya. Enfin le calme brumeux et frais du dehors complétait le fantastique du dedans.

Ajoutez à cela que chaque fois que nous nous regardions à cette clarté d'un moment, nous nous apparaissions avec des figures d'un gris vert, les yeux fixes et brillants comme des escarboucles, les lèvres pâles et les joues creuses; mais ce qu'il y avait de plus affreux c'était un masque en plâtre, moulé sur un de nos amis, mort depuis quelque temps, lequel masque, accroché près de la fenêtre, recevait aux trois quarts le reflet du punch, ce qui lui donnait une physionomie étrangement railleuse.

Tout le monde a subi comme nous l'influence des salles vastes et ténébreuses, comme les dépeint Hoffmann, comme les peint Rembrandt; tout le monde a éprouvé, au moins une fois, de ces peurs sans cause, de ces fièvres spontanées à la vue d'objets à qui le rayon blafard de la lune ou la lumière douteuse d'une lampe prêtent une forme mystérieuse; tout le monde s'est trouvé dans une chambre grande et sombre, à côté de quelque ami, écoutant quelque conte invraisemblable, éprouvant cette terreur secrète que l'on peut faire cesser tout à coup en allumant une lampe ou en causant d'autre chose: ce qu'on se garde bien de faire, tant notre pauvre cœur a besoin d'émotions, qu'elles soient vraies ou fausses.

Enfin, ce soir-là, comme nous l'avons dit, nous étions trois. La conversation, qui ne prend jamais la ligne droite pour arriver à son but, avait suivi toutes les phases de nos pensées de vingt ans: tantôt légère comme la fumée de nos cigarettes, tantôt joyeuse comme la flamme du punch, tantôt sombre comme le sourire de ce masque de plâtre.

Nous étions arrivés à ne plus causer du tout; les cigares, qui suivaient le mouvement des têtes et des mains, brillaient comme trois auréoles voltigeant dans l'ombre.

Il était évident que le premier qui allait ouvrir la bouche et qui troublerait le silence, fût-ce même par une plaisanterie, causerait un effroi d'un moment aux deux autres, tant nous étions enfoncés, chacun de notre côté, dans une rêverie peureuse.

—Henri, dit celui qui brûlait le punch, en s'adressant au peintre, as-tu lu Hoffmann?

—Je crois bien! répondit Henri.

—Et qu'en penses-tu?

—Je pense que c'est tout bonnement admirable, et d'autant plus admirable que celui qui écrivait cela croyait évidemment à ce qu'il écrivait. Et je sais, quant à moi, que, comme je le lisais le soir, je suis allé me coucher bien souvent sans fermer mon livre et sans oser regarder derrière moi.

—Ainsi tu aimes le fantastique?

—Beaucoup.

—Et toi? dit-il en s'adressant à moi.

—Moi aussi.

—Eh bien! je vais vous raconter une histoire fantastique qui m'est arrivée.

—Cela ne pouvait pas finir autrement; raconte.

—C'est une histoire qui t'est arrivée à toi-même? repris-je.

—A moi-même.

—Eh bien! raconte; je suis disposé à tout croire aujourd'hui.

—D'autant plus que, sur l'honneur, je vous garantis que j'en suis le héros.

—Eh bien! va, nous t'écoutons.

Il laissa tomber la cuiller dans le bol. La flamme s'éteignit peu à peu, et nous restâmes dans une obscurité complète, ayant les jambes seules éclairées par le feu du poêle.

Il commença.

«...Un soir, voilà à peu près un an, il faisait exactement le même temps qu'aujourd'hui, même froid, même pluie, même tristesse. J'avais beaucoup de malades, et après avoir fait ma dernière visite, au lieu d'aller un instant aux Italiens, comme j'en ai l'habitude, je me fis ramener chez moi. J'habitais une des rues les plus désertes du faubourg Saint-Germain. J'étais très-fatigué, et je fus bien vite couché. J'éteignis ma lampe, et pendant quelque temps je m'amusai à regarder mon feu, qui brûlait et faisait danser de grandes ombres sur le rideau de mon lit; puis enfin mes yeux se fermèrent et je m'endormis.

»Il y avait environ une heure que je dormais quand je sentis une main qui me secouait vigoureusement. Je me réveillai en sursaut, comme un homme qui espérait dormir longtemps, et je remarquai avec étonnement mon nocturne visiteur. C'était mon domestique.

»—Monsieur, me dit-il, levez-vous tout de suite, on vient vous chercher pour une jeune dame qui se meurt.

»—Et où demeure cette jeune dame? lui dis-je.

»—Presque vis-à-vis; du reste, il y a là celui qui vient vous demander qui vous y conduira.

»Je me levai et m'habillai à la hâte, pensant que l'heure et la circonstance feraient excuser mon costume; je pris ma lancette et suivis l'homme qu'on m'avait envoyé.

»Il pleuvait à torrents.

»Heureusement je n'avais que la rue à traverser, et je fus tout de suite chez la personne qui réclamait mes soins. Elle habitait un hôtel vaste et aristocratique. Je traversai une grande cour, montai quelques marches d'un perron, passai par un vestibule où se trouvaient des domestiques qui m'attendaient; on me fit monter un étage et je me trouvai bientôt dans la chambre de la malade. C'était une grande pièce toute meublée de vieux meubles en bois noir sculpté. Une femme m'introduisit dans cette chambre où personne ne nous suivit. J'allai droit à un grand lit à colonnes tendu d'une ancienne et riche étoffe de soie, et je vis sur l'oreiller la plus ravissante tête de madone qu'ait jamais rêvée Raphaël. Elle avait des cheveux dorés comme un flot du Pactole, se déroulant autour de son visage d'un galbe angélique; elle avait les yeux à demi-fermés, la bouche entr'ouverte et laissant voir une double rangée de perles. Son cou était éblouissant de blancheur, pur de lignes; sa chemise entr'ouverte laissait voir une poitrine belle à tenter saint Antoine; et quand je pris sa main, je me rappelai ces bras blancs qu'Homère donne à Junon. Enfin, cette femme était le type de l'ange chrétien et de la déesse païenne; tout en elle révélait la pureté de l'âme et la fougue des sens. Elle eût pu poser à la fois pour la Vierge sainte ou pour une bacchante lascive, donner la folie à un sage et la foi à un athée; et quand je m'approchai d'elle, je sentis à travers la chaleur de la fièvre ce parfum mystérieux fait de tous les parfums de fleurs qui émane de la femme.

»Je restais oubliant quelle cause m'avait amené, la regardant comme une révélation, et ne retrouvant rien de pareil ni dans mes souvenirs ni dans mes rêves, lorsqu'elle tourna la tête vers moi, ouvrit ses grands yeux bleus et me dit:

»Je souffre beaucoup.

»Elle n'avait cependant presque rien. Une saignée, et elle était sauvée. Je pris ma lancette; mais au moment de toucher ce bras si blanc et si beau, ma main tremblait. Cependant le médecin l'emporta sur l'homme. Dès que j'eus ouvert la veine, il en coula un sang pur comme du corail en fusion, et elle s'évanouit.

»Je ne voulus plus la quitter. Je restai auprès d'elle. J'éprouvais un secret bonheur à tenir la vie de cette femme entre mes mains; j'arrêtai le sang, elle rouvrit peu à peu les yeux, porta la main qu'elle avait libre à sa poitrine, se tourna vers moi, et me regardant d'un de ces regards qui damnent ou qui sauvent:

»—Merci, me dit-elle, je souffre moins.

»Il y avait tant de volupté, d'amour et de passion autour d'elle, que j'étais cloué à ma place, comptant chaque battement de mon cœur aux battements du sien, écoutant sa respiration encore un peu fiévreuse, et me disant que s'il y avait quelque chose du ciel sur cette terre, ce devait être l'amour de cette femme.

»Elle s'endormit.

»J'étais presque agenouillé sur les marches de son lit, comme un prêtre à l'autel. Une lampe d'albâtre, suspendue au plafond, jetait une clarté charmante sur tous les objets. J'étais seul auprès d'elle. La femme qui m'avait introduit était sortie pour annoncer que sa maîtresse allait bien et n'avait plus besoin de personne. En effet, sa maîtresse était là, calme et belle comme un ange endormi dans sa prière. Quant à moi, j'étais fou....

»Cependant je ne pouvais demeurer dans cette chambre toute la nuit. Je sortis donc à mon tour sans faire de bruit, pour ne pas la réveiller. J'ordonnai quelques soins en m'en allant, et je dis que je reviendrais le lendemain.

»Quand je fus rentré chez moi, je veillai avec son souvenir. Je comprenais que l'amour de cette femme devait être un enchantement éternel fait de rêverie et de passion; qu'elle devait être pudique comme une sainte et passionnée comme une courtisane; je conçus qu'au monde elle devait cacher tous les trésors de sa beauté, et qu'à son amant elle devait se livrer nue et tout entière. Enfin sa pensée brûla ma nuit, et lorsque vint le jour j'en étais amoureux fou.

»Cependant, après les pensées folles d'une nuit agitée vinrent les réflexions: je me dis que peut-être un abîme infranchissable me séparait de cette femme, quelle était trop belle pour ne pas avoir un amant; qu'il devait être trop aimé pour qu'elle l'oubliât, et je me mis à le haïr sans le connaître, cet homme a qui Dieu donnait assez de félicité dans ce monde pour qu'il pût souffrir, sans murmurer, une éternité de douleurs.

»J'attendais impatiemment l'heure à laquelle je pouvais me présenter chez elle, et le temps que je passai à l'attendre me parut un siècle.

»Enfin l'heure vint, et je partis.

»Quand j'arrivai, on me fit entrer dans un boudoir d'un goût exquis, d'un rococo enragé, d'un pompadour étourdissant; elle était seule, et lisait: une grande robe de velours noir l'enfermait de toutes parts, ne laissant voir, comme aux vierges du Pérugin, que les mains et la tête; elle tenait coquettement en écharpe le bras que j'avais saigné, étalait devant le feu ses deux petits pieds, qui ne semblaient pas faits pour marcher sur notre terre; enfin cette femme était si complètement belle, que Dieu semblait l'avoir donnée au monde comme une esquisse de ses anges.

»Elle me tendit la main et me fit asseoir à côté d'elle.

»—Si tôt levée, madame, lui dis-je, vous êtes imprudente.

»—Non, je suis forte, me-dit-elle en souriant, j'ai fort bien dormi, et d'ailleurs je n'étais pas malade.

»—Vous disiez souffrir, cependant.

»—Plus de la pensée que du corps, fit-elle avec un soupir.

»—Vous avez un chagrin, madame?

»—Oh! profond. Heureusement que Dieu est médecin aussi, et qu'il a trouvé la panacée universelle, l'oubli.

»—Mais il y a des douleurs qui tuent, lui dis-je.

»—Eh bien! la mort ou l'oubli, n'est-ce pas la même chose? l'une est la tombe du corps, l'autre la tombe du cœur, voilà tout.

»—Mais vous, madame, dis-je, comment pouvez-vous avoir un chagrin? Vous êtes trop haut pour qu'il vous atteigne, et les douleurs doivent passer sous vos pieds comme les nuages sous les pieds de Dieu; à nous les orages, à vous la sérénité!

»—C'est ce qui vous trompe, reprit-elle, et ce qui prouve que toute votre science s'arrête là, au cœur.

»—Eh bien! lui dis-je, tâchez d'oublier, madame! Dieu permet quelquefois qu'une joie succède à une douleur, que le sourire succède aux larmes, c'est vrai; et quand le cœur de celui qu'il éprouve est trop vide pour se remplir tout seul, quand la blessure est trop profonde pour se fermer sans secours, il envoie sur la route de celle qu'il veut consoler une autre âme qui la comprend; car il sait qu'on souffre moins en souffrant à deux; et il arrive un moment où le cœur vide se remplit de nouveau, et où la blessure se cicatrise.

»—Et quel est le dictame, docteur, me dit-elle, avec lequel vous panseriez une pareille blessure?

»—C'est selon le malade, lui répondis-je; aux uns, je conseillerais la foi; aux autres, je conseillerais l'amour.

»—Vous avez raison, me dit-elle; ce sont les deux sœurs de charité de l'âme.

»Il se fit un silence assez long pendant lequel j'admirai ce visage divin, sur lequel le demi-jour qui filtrait à travers les rideaux de soie jetait des teintes charmantes et ces beaux cheveux d'or, non plus déroulés comme la veille, mais lissés sur les tempes et s'emprisonnant eux-mêmes derrière la tête.

»La conversation avait pris, dès le commencement, cette tournure triste; aussi cette femme m'apparaissait-elle plus radieuse encore que la première fois, avec sa triple couronne de beauté, de passion et de douleur. Dieu l'avait complétée par le martyre, et il fallait que celui à qui elle donnerait son âme acceptât la double mission, doublement sainte, de lui faire oublier le passé et de lui faire espérer l'avenir.

»Aussi restai-je devant elle, non plus fou comme je l'étais la veille devant sa fièvre, mais recueilli devant sa résignation. Si elle se fût donnée à moi dans ce moment, je serais tombé à ses pieds, je lui aurais pris les mains, et j'aurais pleuré avec elle comme avec une sœur, respectant l'ange, consolant la femme.

»Mais quelle était cette douleur à faire oublier, qui avait fait cette blessure saignante encore, c'est ce que j'ignorais, c'est ce qu'il fallait deviner, car il y avait entre la malade et le médecin assez d'intimité déjà pour qu'elle m'avouât un chagrin, mais il n'y en avait pas encore assez pour qu'elle m'en dît la cause. Rien autour d'elle ne pouvait me mettre sur la voie: la veille, personne n'était venu à son chevet s'inquiéter d'elle; le lendemain, personne ne se présentait pour la voir. Cette douleur devait donc déjà être dans le passé, et se refléter seulement dans le présent.

»—Docteur, me dit-elle tout à coup en sortant de sa rêverie, je pourrai bientôt danser?

»—Oui, madame, lui dis-je un peu étonné de cette transition.

»C'est qu'il faut que je donne un bal depuis longtemps attendu, reprit-elle; vous y viendrez, n'est-ce pas? Vous devez avoir bien mauvaise opinion de ma douleur qui, tout en me faisant rêver le jour, ne m'empêche pas de danser la nuit. C'est que, voyez-vous, il est des chagrins qu'il faut refouler au fond de son cœur pour que le monde n'en apprenne rien; il est des tortures qu'il faut masquer d'un sourire, pour que personne ne les devine: et je veux garder pour moi seule ce que je souffre, comme un autre garderait sa joie. Ce monde, qui me jalouse et m'envie en me voyant belle, me croit heureuse, et c'est une conviction que je ne veux pas lui retirer. C'est pour cela que je danse, risque à pleurer le lendemain, mais à pleurer seule.

»Elle me tendit la main avec un regard indéfinissable de candeur et de tristesse, et me dit:

»—A bientôt, n'est-ce pas?

»Je portai sa main à mes lèvres, et je partis.

»J'arrivai chez moi stupide.

»De ma fenêtre je voyais les siennes; je restai tout le jour à les regarder, tout le jour elles furent sombres et silencieuses. J'oubliais tout pour cette femme; je ne dormais plus, je ne mangeais plus: le soir, j'avais la fièvre, le lendemain matin le délire, et le lendemain soir j'étais mort.»

—Mort! nous écriâmes-nous.

—Mort, reprit notre ami avec un accent de conviction qu'on ne peut rendre, mort comme Fabien, dont voici le masque.

—Continue, lui dis-je.

La pluie battait toujours contre les vitres. Nous remîmes du bois dans le poêle, dont la flamme rouge et vive éclairait un peu l'obscurité dans laquelle l'atelier disparaissait.

Il reprit:

«A partir de ce moment, je n'éprouvai plus rien qu'une commotion froide. Ce fut sans doute le moment où l'on me jeta dans la fosse.

»J'ignore depuis combien de temps j'étais enseveli, quand j'entendis confusément une voix qui m'appelait par mon nom. Je tressaillis de froid sans pouvoir répondre. Quelques instans après, la voix m'appela encore; je fis un effort pour parler, mais mes lèvres, en remuant, sentirent le linceul qui me recouvrait de la tête aux pieds. Cependant je parvins à articuler faiblement ces deux mots:

»—Qui m'appelle?

»—Moi, répondit-on.

»—Qui, toi?

»—Moi.

»Et la voix allait s'affaiblissant comme si elle se fût perdue dans la bise, ou comme si ce n'eût été qu'un bruissement passager des feuilles.

»Une troisième fois encore mon nom frappa mes oreilles, mais cette fois ce nom sembla courir de branche en branche, si bien que le cimetière tout entier le répéta sourdement, et j'entendis un bruit d'aile, comme si ce nom, prononcé tout à coup dans le silence, eût fait envoler une troupe d'oiseaux de nuit.

»Mes mains se portèrent à mon visage comme mues par des ressorts mystérieux. J'écartai silencieusement le linceul dont j'étais recouvert; et je tâchai de voir. Il me sembla que je me réveillais d'un long sommeil. J'avais froid.

»Je me rappellerai toujours l'effroi sombre dont j'étais entouré. Les arbres n'avaient plus de feuilles et tordaient douloureusement leurs branches décharnées comme de grands squelettes. Un rayon faible de la lune, qui perçait à travers de longs nuages noirs, éclairait devant moi un horizon de tombes blanches qui semblaient un escalier du ciel, et toutes ces voix vagues de la nuit qui présidaient à mon réveil étaient pleines de mystère et de terreur.

»Je tournai la tête et je cherchai celui qui m'avait appelé. Il était assis à côté de ma tombe, épiant tous mes mouvements, la tête appuyée sur les mains avec un sourire étrange, avec un regard horrible.

»J'eus peur.

»—Qui êtes-vous? lui dis-je en réunissant toutes mes forces; pourquoi m'éveiller?

»—Pour te rendre un service, me répondit-il.

»—Où suis-je?

»—Au cimetière.

»—Qui êtes-vous?

»—Un ami.

»—Laissez-moi mon sommeil.

»—Écoute, me dit-il, te souviens-tu de la terre?

»—Non.

»—Tu ne regrettes rien?

»—Non.

»—Depuis combien de temps dors-tu?

»—Je l'ignore.

»—Je vais te le dire, moi. Tu es mort depuis deux jours, et ta dernière parole a été le nom d'une femme au lieu d'être celui du Seigneur. Si bien que ton corps serait à Satan, si Satan voulait le prendre. Comprends-tu?

»—Oui.

»—Veux-tu vivre?

»—Vous êtes Satan?

»—Satan ou non, veux-tu vivre?

»—Seul?

»—Non, tu la reverras.

»—Quand?

»—Ce soir.

»—Où?

»—Chez elle.

»—J'accepte, fîs-je en essayant de me lever. Tes conditions?

»—Je ne t'en fais pas, me répondit Satan; crois-tu donc que de temps en temps je ne sois pas capable de faire le bien? Ce soir elle donne un bal, et je t'y mène.

»—Partons, alors.

»—Partons.

»Satan me tendit la main, et je me trouvai debout.

»Vous peindre ce que j'éprouvai serait chose impossible. Je sentais un froid terrible qui glaçait mes membres, voilà tout ce que je puis dire.

»—Maintenant, continua Satan, suis-moi. Tu comprends que je ne te ferai pas sortir par la grande porte, le concierge ne te laisserait pas passer, mon cher; une fois ici, on ne sort plus. Suis-moi donc: nous allons chez toi d'abord, où tu t'habilleras; car tu ne peux pas venir au bal dans le costume où te voilà, d'autant plus que ce n'est pas un bal masqué; seulement enveloppe-toi bien dans ton linceul, car les nuits sont fraîches, et tu pourrais avoir froid.

»Satan se mit à rire comme rit Satan, et je continuai de marcher auprès de lui.

»—Je suis sûr, continua-t-il, que, malgré le service que je te rends, tu ne m'aimes pas encore. Vous êtes ainsi faits, vous autres hommes, ingrats pour vos amis. Non pas que je blâme l'ingratitude: c'est un vice que j'ai inventé, et c'est un des plus répandus; mais je voudrais au moins te voir moins triste. C'est la seule reconnaissance que je te demande.

»Je suivais toujours, blanc et froid comme une statue de marbre qu'un ressort caché fait mouvoir; seulement, dans les moments de silence, on eût entendu mes dents se heurter sous un frisson glacial, et les os de mes membres craquer à chaque pas.

»—Arriverons-nous bientôt? dis-je avec effort.

»—Impatient! fit Satan. Elle est donc bien belle?

»—Comme un ange.

»Ah! mon cher, reprit-il en riant, il faut avouer que tu manques de délicatesse dans tes paroles; tu viens me parler d'ange, à moi qui l'ai été; d'autant plus qu'aucun ange ne ferait pour toi ce que je fais aujourd'hui. Je te pardonne encore; il faut bien passer quelque chose à un homme mort depuis deux jours. Puis, comme je te le disais, je suis fort gai ce soir; il s'est fait aujourd'hui dans le monde des choses qui me ravissent. Je croyais les hommes dégénérés, je les croyais devenus vertueux depuis quelque temps, mais non: ils sont toujours les mêmes, tels que je les ai créés. Eh bien, mon cher, j'ai rarement vu des journées comme celle-ci: j'ai eu depuis hier soir six cent vingt-deux suicides en Europe seulement, parmi lesquels il y a plus de jeunes gens que de vieillards, ce qui est une perte, parce qu'ils meurent sans enfants; deux mille deux cent quarante-trois assassinats, toujours en Europe seulement; dans les autres parties du monde, je ne compte plus: je suis pour celles-là comme les riches capitalistes, je ne peux pas énumérer ma fortune. Deux millions six cent vingt-trois mille neuf cent soixante-quinze adultères nouveaux; ceci est moins étonnant à cause des bals; douze cents juges qui se sont vendus; ordinairement j'en ai davantage. Mais ce qui m'a fait le plus de plaisir, ce sont vingt-sept jeunes filles, dont l'aînée n'avait pas dix-huit ans, qui sont mortes en blasphémant Dieu. Compte, mon cher, cela me fait une rentrée d'environ deux millions six cent vingt-huit mille âmes en Europe seulement. Je ne compte pas les incestes, les fausses monnaies, les viols: ce sont les centimes. Ainsi, calcule, en établissant une moyenne de trois millions d'âmes qui se perdent par jour, dans combien de temps le monde tout entier sera à moi. Je serai forcé d'acheter le paradis à Dieu pour agrandir l'enfer.

»—Je comprends ta gaieté, murmurai-je en hâtant le pas.

»—Tu me dis cela, reprit Satan, d'un air sombre et douteux; as-tu donc peur de moi parce que tu me vois en face? Suis-je donc si repoussant? Raisonnons un peu, je te prie: Qu'est-ce que deviendrait le monde sans moi; un monde qui aurait des sentiments venus du ciel, et non des passions venues de moi? Mais le monde mourrait du spleen, mon cher! Qui est-ce qui a inventé l'or? c'est moi; le jeu? c'est moi; l'amour? c'est moi; les affaires? c'est encore moi. Et je ne comprends pas les hommes, qui semblent tant m'en vouloir. Vos poëtes, par exemple, qui parlent d'amour pur, ne comprennent donc pas qu'en montrant l'amour qui sauve, ils inspirent la passion qui perd; car, grâce à moi, ce que vous recherchez toujours, ce n'est pas la femme comme la Vierge, c'est la pécheresse comme Ève. Et toi-même, dans ce moment, toi que je viens de tirer d'une tombe, toi qui as encore le froid d'un cadavre et la pâleur d'un mort, ce n'est pas un amour pur que tu vas chercher près de celle à qui je te conduis, c'est une nuit de volupté. Tu vois bien que le mal survit à la mort, et que si l'homme avait à choisir, il préférerait l'éternité des passions à l'éternité du bonheur, et la preuve, c'est que, pour quelques années de passions sur la terre, il perd l'éternité du bonheur dans le ciel.

»—Arriverons-nous bientôt? dis-je; car l'horizon allait toujours se renouvelant, et nous marchions sans avancer.

»—Toujours impatient, répliqua Satan, et cependant je tâche d'abréger la route le plus que je peux. Tu comprends que je ne puis pas passer par la porte, il y a une grande croix, et la croix c'est ma douane. Comme je voyage ordinairement avec des choses défendues par elle, elle m'arrêterait, je serais forcé de me signer; et je puis bien faire un crime, mais je ne ferais pas un sacrilège; et puis, comme je t'ai déjà dit, on ne te laisserait pas partir. Tu crois qu'on meurt, qu'on vous enterre, et qu'un beau jour on peut s'en aller sans rien dire; tu te trompes, mon cher: sans moi il t'aurait fallu attendre la résurrection éternelle, ce qui aurait été long. Suis-moi donc, et sois tranquille, nous arriverons. Je t'ai promis un bal, tu l'auras: je tiens mes promesses, et ma signature est connue.

»Il y avait dans toute cette ironie de mon sinistre compagnon quelque chose de fatal qui me glaçait; tout ce que je viens de vous dire, je crois l'entendre encore.

»Nous marchâmes encore quelque temps, puis nous arrivâmes enfin à un mur devant lequel étaient amoncelées des tombes formant escalier. Satan mit le pied sur la première, et, contre son habitude, marcha sur les pierres sacrées, jusqu'à ce qu'il fût au sommet de la muraille.

»J'hésitais à suivre le même chemin, j'avais peur.

»Il me tendit la main en me disant:

»—Il n'y a pas de danger; tu poux mettre le pied dessus, ce sont des connaissances.

»Quand je fus auprès de lui:

»—Veux-tu, me dit-il, que je te fasse voir ce qui se passe à Paris?

»—Non, marchons.

»—Marchons, puisque tu es si pressé.

»Nous sautâmes du mur à terre.

»La lune, sous le regard de Satan, s'était voilée, comme une jeune fille sous un regard effronté. La nuit était froide, toutes les portes étaient closes, toutes les fenêtres sombres, toutes les rues silencieuses; on eût dit que personne, depuis longtemps, n'avait foulé le sol sur lequel nous marchions; tout, autour de nous, avait un aspect fatal. Il semblait que quand le jour allait venir, personne n'ouvrirait les portes, qu'aucune tête ne sortirait aux fenêtres, qu'aucun pas ne troublerait le silence: je croyais marcher dans une ville morte depuis des siècles, et retrouvée dans des fouilles; enfin la ville semblait s'être dépeuplée au profit du cimetière.

»Nous marchions sans entendre un bruit, sans rencontrer une ombre; le chemin fut long à travers cette ville effrayante de calme et de repos: enfin nous arrivâmes à notre maison.

»—Te reconnais-tu? me dit Satan.

»—Oui, répondis-je sourdement; entrons.

»—Attends, il faut que j'ouvre. C'est encore moi qui ai inventé le vol avec effraction: j'ai une seconde clef de toutes les portes, excepté de celle du paradis, cependant.

»Nous entrâmes.

»Le calme du dehors se continuait au dedans; c'était horrible.

»Je croyais rêver; je ne respirais plus. Vous figurez-vous rentrant dans votre chambre où vous êtes mort depuis deux jours, retrouvant toutes choses telles qu'elles étaient pendant votre maladie, empreintes seulement de cet air sombre que donne la mort; revoyant tous les objets rangés comme ne devant plus être touchés par vous. La seule chose animée que j'eusse vue depuis ma sortie du cimetière fut ma grande pendule à côté de laquelle un être humain était mort, et qui continuait de compter les heures de mon éternité comme elle avait compté les heures de ma vie.

»J'allai à la cheminée, j'allumai une bougie pour m'assurer de la vérité, car tout ce qui m'entourait m'apparaissait à travers une clarté pâle et fantastique qui me donnait pour ainsi dire une vue intérieure. Tout était réel; c'était bien ma chambre; je vis le portrait de ma mère, me souriant toujours; j'ouvris les livres que je lisais quelques jours avant ma mort; seulement le lit n'avait plus de draps, et il y avait des scellés partout.

»Quant à Satan, il s'était assis au fond, et lisait attentivement la Vie des Saints.

»En ce moment, je passai devant une grande glace, et je me vis dans mon étrange costume, couvert d'un linceul, pâle, les yeux ternes. Je doutai de cette vie que me rendait une puissance inconnue, et je me mis la main sur le cœur.

»Mon cœur ne battait pas.

»Je portai la main à mon front, le front était froid comme la poitrine, le pouls muet comme le cœur; et cependant je reconnaissais tout ce que j'avais quitté; il n'y avait donc que la pensée et les yeux qui vécussent en moi.

»Ce qu'il y avait d'horrible encore, c'est que je ne pouvais détacher mon regard de cette glace qui me renvoyait mon image sombre, glacée, morte. Chaque mouvement de mes lèvres se reflétait comme le hideux sourire d'un cadavre. Je ne pouvais pas quitter ma place; je ne pouvais pas crier.

»L'horloge fit entendre ce ronflement sourd et lugubre qui précède la sonnerie des vieilles pendules, et sonna deux heures; puis tout redevint calme.

»Quelques instants après, une église voisine sonna à son tour, puis une autre, puis une autre encore.

»Je voyais dans un coin de la glace Satan qui s'était endormi sur la Vie des Saints.

»Je parvins à me retourner. Il y avait une glace en face de celle que je regardais, si bien que je me voyais répété des milliers de fois avec cette clarté pâle d'une seule bougie dans une vaste salle.

»La peur était arrivée à son comble: je poussai un cri.

»Satan se réveilla.

»—Voilà pourtant avec quoi, me dit-il en me montrant le livre, on veut donner la vertu aux hommes. C'est si ennuyeux que je me suis endormi, moi qui veille depuis six mille ans. Tu n'es pas encore prêt?

»—Si, répliquai-je machinalement, me voilà.

»—Hâte-toi, répliqua Satan, brise les scellés, prends tes habits et de l'or surtout, beaucoup d'or; laisse tes tiroirs ouverts, et demain la justice trouvera bien moyen de condamner quelque pauvre diable pour rupture de scellés; ce sera mon petit bénéfice.

»Je m'habillai. De temps en temps je me touchais le front et la poitrine; tous deux étaient froids.

»Quand je fus prêt, je regardai Satan.

»—Nous allons la voir? lui dis-je.

»—Dans cinq minutes.

»—Et demain?

»—Demain, me dit-il, tu reprendras ta vie ordinaire; je ne fais pas les choses à demi.

»—Sans conditions?

»—Sans conditions.

»—Partons, lui dis-je.

»—Suis moi.

»Nous descendîmes.

»Au bout de quelques instans nous étions devant la maison où l'on m'avait fait appeler quatre jours auparavant.

»Nous montâmes.

»Je reconnus le perron, le vestibule, l'antichambre. Les abords du salon étaient pleins de monde. C'était une fête éblouissante de lumières, de fleurs, de pierreries et de femmes.

»On dansait.

»A la vue de cette joie, je crus à ma résurrection.

»Je me penchai à l'oreille de Satan, qui ne m'avait pas quitté.

»Où est-elle? lui dis-je.

»Dans son boudoir.

»J'attendis que la contredanse fut finie. Je traversai le salon; les glaces aux feux des bougies me renvoyèrent mon image pâle et sombre. Je revis ce sourire qui m'avait glacé; mais là ce n'était plus la solitude, c'était le monde; ce n'était plus le cimetière, c'était un bal; ce n'était plus la tombe, c'était l'amour. Je me laissai enivrer, et j'oubliai un instant d'où je venais, ne pensant qu'à celle pour qui j'étais venu.

»Arrivé à la porte du boudoir, je la vis; elle était plus belle que la beauté, plus chaste que la foi. Je m'arrêtai un instant comme en extase; elle était vêtue d'une robe d'une blancheur éblouissante, les épaules et les bras nus. Je revis, plutôt en imagination qu'en réalité, un petit point rouge à l'endroit que j'avais saigné. Quand je parus, elle était entourée de jeunes gens qu'elle écoutait à peine; elle leva nonchalamment ses beaux yeux si pleins de volupté, m'aperçut, sembla hésiter à me reconnaître, puis, me faisant un sourire charmant, quitta tout le monde et vint à moi.

»—Vous voyez que je suis forte, me dit-elle.

»L'orchestre se fit entendre.

»—Et pour vous le prouver, continua-t-elle en me prenant le bras, nous allons valser ensemble.

»Elle dit quelques mots à quelqu'un qui passait à côté d'elle. Je vis Satan auprès de moi.

»—Tu m'as tenu parole, lui dis-je, merci; mais il me faut cette femme cette nuit même.

»—Tu l'auras, me dit Satan; mais essuie-toi le visage, tu as un ver sur la joue.

»Et il disparut, me laissant encore plus glacé qu'auparavant. Comme pour me rendre à la vie, je pressai le bras de celle que je venais chercher du fond de la tombe, et je l'entraînai dans le salon.

»C'était une de ces valses enivrantes où tous ceux qui nous entourent disparaissent, où Ton ne vit plus que l'un pour l'autre, où les mains s'enchaînent, où les haleines se confondent, où les poitrines se touchent. Je valsais les yeux fixés sur ses yeux, et son regard, qui me souriait éternellement, semblait me dire: «Si tu savais les trésors d'amour et de passion que je donnerais à mon amant! si tu savais ce qu'il y a de volupté dans mes caresses, ce qu'il y a de feu dans mes baisers! A celui qui m'aimerait, toutes les beautés de mon corps, toutes les pensées de mon âme, car je suis jeune, car je suis aimante, car je suis belle!»

»Et la valse nous emportait dans son tourbillon lascif et rapide.

»Cela dura longtemps. Quand la mesure cessa, nous étions les seuls à valser encore.

»Elle tomba sur mon bras, la poitrine oppressée, souple comme un serpent, et leva sur moi ses grands yeux, qui semblèrent me dire, à défaut de la bouche: «Je t'aime!»

»Je l'entraînai dans le boudoir, où nous étions seuls. Les salons devenaient déserts.

»Elle se laissa tomber sur une causeuse, fermant à demi les yeux sous la fatigue, comme sous une étreinte d'amour.

»Je me penchai sur elle, et lui dis à voix basse:

»—Si vous saviez comme je vous aime!

»—Je le sais, me dit-elle, et je vous aime aussi, moi.

»C'était à devenir fou.

»—Je donnerais ma vie, dis-je, pour une heure d'amour avec vous, et mon âme pour une nuit.

»—Écoute, fit-elle en ouvrant une porte cachée dans la tapisserie, dans un instant nous serons seuls. Attends-moi.

»Elle me poussa doucement, et je me trouvai seul dans sa chambre à coucher, éclairée encore par la lampe d'albâtre.

»Tout y avait un parfum de mystérieuse volupté impossible à décrire. Je m'assis près du feu, car j'avais froid; je me regardai dans la glace, j'étais toujours aussi pâle. J'entendais les voitures qui partaient une à une; puis, quand la dernière eut disparu, il se fit un silence morne et solennel. Peu à peu mes terreurs me revinrent; je n'osais plus me retourner, j'avais froid. Je m'étonnais qu'elle ne vînt pas: je comptais les minutes, et je n'entendais aucun bruit. J'avais les coudes sur les genoux et la tête dans mes mains.

»Alors je me mis à penser à ma mère, ma mère qui pleurait à cette heure son fils mort, ma mère dont j'étais toute la vie, et qui n'avait eu que ma seconde pensée. Tous les jours de mon enfance me repassèrent devant les yeux comme un riant songe. Je vis que partout où j'avais eu une blessure à panser, une douleur à éteindre, c'était toujours à ma mère que j'avais eu recours. Peut-être, à l'heure où je me préparais à une nuit d'amour, se préparait-elle à une nuit d'insomnie, seule, silencieuse, auprès des objets qui me rappellent à elle, ou veillant avec mon seul souvenir. Cette pensée était affreuse; j'avais des remords; les larmes me vinrent aux yeux. Je me levai. Au moment où je regardais la glace, j'aperçus une ombre pâle et blanche derrière moi, me regardant fixement.

»Je me retournai, c'était ma belle maîtresse.

»Heureusement que mon cœur ne battait pas, car, d'émotion en émotion, il eût fini par se briser.

»Tout était silencieux, au dehors comme au dedans.

»Elle m'attira près d'elle, et bientôt j'oubliai tout. Ce fut une nuit impossible à raconter, avec des plaisirs inconnus, avec des voluptés telles, qu'elles approchent de la souffrance. Dans mes rêves d'amour je ne retrouvais rien de pareil à cette femme que je tenais dans mes bras, ardente comme une Messaline, chaste comme une madone, souple comme une tigresse, avec des baisers qui brûlaient les lèvres, avec des mots qui brûlaient le cœur. Elle avait en elle quelque chose de si puissamment attractif, qu'il y avait des moments où j'en avais peur.

»Enfin la lampe commença à pâlir quand le jour commença à poindre.

»—Écoute, me dit cette femme, il faut partir; voici le jour, tu ne peux rester ici; mais le soir, à la première heure de la nuit, je t'attends, n'est-ce pas?

»Une dernière fois je sentis ses lèvres sur les miennes, elle pressa convulsivement mes mains, et je partis.

»C'était toujours le même calme dehors.

»Je marchais comme un fou, croyant à peine à ma vie, n'ayant même pas la pensée d'aller chez ma mère ou de rentrer chez moi, tant cette femme entourait mon cœur.

»Je ne sais qu'une chose qu'on désire plus qu'une première nuit à passer avec sa maîtresse: c'est une seconde.

»Le jour s'était levé, triste, sombre, froid. Je marchai au hasard dans la campagne déserte et désolée, pour attendre le soir.

»Le soir vint de bonne heure.

»Je courus à la maison du bal.

»Au moment où je franchissais le seuil de la porte, je vis un vieillard pâle et cassé qui descendait le perron.

»—Où va monsieur? me dit le concierge.

»—Chez madame de P..., lui dis-je.

»—Madame de P..., fit-il en me regardant étonné et en me montrant le vieillard, c'est monsieur qui habite cet hôtel; il y a deux mois qu'elle est morte.

»Je poussai un cri et je tombai à la renverse.»

—Et après? dis-je à celui qui venait de parler.

—Après? dit-il en jouissant de notre attention et en pesant sur ses mots, après je me réveillai, car tout cela n'était qu'un rêve.


UNE AME A NAITRE

Il y a six mille ans à peu près....

Le monde était créé depuis un demi-siècle. Dieu avait déjà chassé Adam et Ève du paradis terrestre. Il n'y avait donc dans le ciel que les âmes qui devaient descendre un jour sur la terre, et animer successivement les corps qui naîtraient.

La première qui revint à Dieu fut celle d'Abel, et les chants des archanges et la bénédiction du Seigneur accueillirent le retour de l'âme exilée et martyre qui dut le jour à une faute et l'amour à un crime.

La seconde fut celle d'Ève, et lorsque les portes du ciel s'étaient rouvertes devant cette âme pécheresse, flétrie par le péché, mais épurée par la douleur, toutes les âmes de l'avenir s'étaient pressées autour d'elle pour apprendre quelque chose de la terre.

Ève s'était contentée de répondre: «J'ai péché, j'ai souffert, j'ai prié; la vie a beaucoup de passions, beaucoup de douleurs et bien peu de joies.» Puis elle s'était retirée à la droite de Dieu, pour achever auprès de lui sa prière commencée ici-bas.

Pour toutes ces âmes qui ne connaissaient que le ciel, c'étaient deux mots bien inconnus que les passions et les douleurs. Elles ne comprenaient qu'une éternité de calme, comme elles ne voyaient qu'une étendue de sérénité; aussi se promenaient-elles toutes rêveuses dans les jardins d'étoiles que Dieu fit éclore sous leurs pas, se demandant les unes aux autres ce que pouvaient être les choses ignorées au ciel qu'on appelait sur la terre passions et douleurs.

Alors elles s'éloignaient quelquefois du groupe que forment les élus auprès du Seigneur, et suivaient mystérieusement une route isolée, jusqu'à ce qu'arrivées dans un endroit où nulle autre ne les avaient suivies, elles pussent se pencher sur la voute du ciel, et chercher à voir ce qui se passait parmi les hommes; mais les ténèbres des passions restaient aussi impénétrables à leurs yeux célestes que les lueurs de l'éternité à notre science humaine.

Or, parmi toutes ces âmes curieuses de cette terre nouvelle, il y en avait une à qui son bon ange avait dit: «Tu naîtras un jour du sein d'une femme, tu quitteras ta forme immortelle pour le monde que le Seigneur vient de faire.»

—Et quand dois-je naître? avait demandé l'âme.

—Attends et prie en attendant, avait répondu l'ange.

Et il s'était envolé à l'orient du ciel, laissant la pauvre âme encore plus curieuse qu'auparavant.

Un jour, le soleil se voila dans les cieux, une autre âme venait de quitter la terre, et quand elle s'était présentée à la porte du Seigneur, l'ange de justice l'en avait chassée.

Tout le cortège radieux du Seigneur s'était mis à genoux, redoublant de louanges et de prières, et demandant ce qu'avait fait celui que Dieu chassait.

Dieu répondit

—Il se nommait Caïn, et il a tué Abel.

Et le ciel se voila pour le premier crime comme il s'était voilé pour la première faute.

—Que peut-il y avoir dans le monde, se demandait l'âme qui devait naître, pour qu'un frère tue son frère?

Et elle attendait toujours, et elle priait en attendant.

Cependant, la première faute et le premier crime avaient excité la colère de Dieu, si bien que les morts se succédaient avec rapidité, et qu'il revenait au ciel bien moins d'âmes qu'il n'en était parti. Mais chaque fois qu'il en arrivait une, on lui demandait des nouvelles de la terre; ce à quoi elle répondait: «Devant Dieu l'on perd le souvenir des hommes; mais tout ce que Dieu fait est beau, et la terre, au milieu de ses douleurs, a bien des joies.»

Et elle allait rendre compte au Seigneur de ce qu'elle avait de douleurs et de prières à opposer à ce qu'elle avait de fautes.

Les siècles se passaient, et l'âme attendait toujours.

Un jour, les anges, courbés devant le trône éternel, virent, non pas de la colère, mais une larme dans les yeux du Seigneur, et cette larme fit le déluge.

Quarante jours le ciel pleura sur les fautes de la terre, et la terre disparut.

Du haut de la voûte céleste, les anges suivaient du regard et de la prière, comme d'ici-bas nous suivons une étoile, quelque chose qui glissait sur les eaux: c'était l'arche de Noé.

La pauvre âme qui attendait sa naissance avait cru un moment que le monde était effacé pour l'éternité, et qu'elle ne naîtrait jamais; l'arche lui rendit l'espoir: le monde se refit.

Chaque fois qu'une âme quittait le ciel pour la terre, celle qui attendait l'accompagnait le plus loin possible et lui disait:

—Ma sœur, au retour tu me raconteras ce qu'on fait dans le monde.

Et elle disparaissait.

Chaque fois qu'à l'heure de la prière l'âme de l'avenir se trouvait auprès de son bon ange, elle lui disait:

—Naîtrai-je bientôt?

—Attends et prie.

Et les siècles passaient.

Cependant le monde se faisait tout à fait méchant. Les louanges redoublaient au ciel à mesure que le culte se perdait sur la terre. A peine si de temps en temps il revenait une âme exilée, mais celle-là était reçue avec des chants et des fleurs, et Dieu la bénissait.

Comme le châtiment n'avait pas arrêté les crimes, Dieu voulut essayer du pardon. Il fit une âme à l'image de sa pureté, et il l'envoya sur la terre. Les anges l'accompagnaient en chantant, et ils restèrent longtemps agenouillés derrière elle quand ils l'eurent perdue de vue.

A peine cette âme, à qui Dieu avait donné le nom de son fils, et à qui la terre avait donné le nom de Jésus, eut elle passé trente ans dans son exil, que les âmes commencèrent à revenir au ciel épurées par cet homme divin. Chaque jour c'était fête, chaque jour l'éternité de bonheur recommençait radieuse et splendide, et chaque jour le ciel se peuplait de vierges et de martyrs.

Enfin le fils de Dieu reparut après sa mission, tenant à ses mains déchirées sa couronne d'épines.

Dieu lui dit:

—Viens, mon fils, tes pieds se sont meurtris aux pierres de la route, mais ton cœur est resté pur devant les tentations.

Et il le fit asseoir à sa droite.

—Quel peut être ce monde, se disait l'âme rêveuse, où l'on ose faire mourir le fils de Dieu!

Il n'était bruit au ciel que d'une grande pécheresse que le Christ avait convertie, et que l'on attendait avec impatience.

Elle arriva.

La première âme qui vint au devant d'elle fut celle qui attendait toujours sa naissance. Elle lui dit:

—Ma sœur, quel était ton nom?

—Magdeleine, répondit la pécheresse.

—Et la terre, a-t-elle bien des joies?

—Oui; mais elles sont passagères, et celles du Seigneur sont éternelles.

Et Magdeleine alla s'agenouiller aux pieds de Dieu.

L'âme continuait d'attendre; elle avait entendu le Seigneur dire à Magdeleine: «Il te sera beaucoup remis, parce que tu as beaucoup aimé.» Et elle se demandait ce qu'était cet amour, dont on ne savait rien au ciel, qui avait perdu Ève et qui sauvait Magdeleine.

Aussi devenait-elle de plus en plus impatiente de se voir révéler les mystères de ce monde où Dieu exilait tant d'âmes; de ce monde éloigné et inconnu, où pour quelques années de passions on sacrifiait une éternité de bonheur. Ce n'était pas du désir, sa nature lui défendait d'en avoir, c'était de l'espérance. Peut-être voulait-elle subir comme les autres son martyre, pour revenir à Dieu ceinte d'une double couronne; peut-être, après tout, était-elle d'une essence moins divine que ses sœurs, et avait-elle ressenti le souffle de colère qu'en quittant le paradis l'ange tombé jeta sur elles. Toujours est-il qu'au milieu de la béatitude immense, c'était cette joie temporelle qu'elle attendait.

Et chaque fois qu'elle rencontrait son ange, elle lui faisait la même question, à laquelle il faisait la même réponse.

Les nouvelles qu'on recevait de la terre n'étaient cependant pas bien entraînantes pour une fille du ciel. Les apôtres avaient suivi de près le Christ, et, s'ils arrivaient l'âme pure, ils étaient bien défigurés quant au corps. Les hommes ne paraissaient pas vouloir suivre le chemin tracé par la main divine. Les vierges qui revenaient au ciel remerciaient Dieu de les avoir dépouillées de leur enveloppe terrestre, et quand elles parlaient de la terre, elles parlaient sans regrets.

L'âme attendait toujours.

Les siècles passaient.

Enfin la loi du Seigneur reprit le dessus. La lumière avait d'abord été trop forte, si bien qu'au lieu d'éclairer elle avait aveuglé; c'était un moment charmant pour venir sur la terre. Il n'y avait plus d'empereurs cruels; il n'y avait plus d'apôtres martyrs; tout semblait marcher selon la volonté éternelle, et pour l'âme solitaire qui se serait contentée d'ombre et d'amour, la terre aurait eu bien des joies; c'est du moins ce que disaient certaines âmes dont le premier soin, en arrivant au ciel, était de chercher celles qu'elles avaient perdues sur la terre, et de continuer, sous le regard de Dieu, l'amour commencé parmi les hommes.

—Il n'y a que là-bas qu'on trouve cet amour, se disait l'âme. Quand donc naîtrai-je?

—Attends et prie, répondait l'ange.

C'était désolant, d'autant plus que le ciel s'était tout à coup illuminé d'un astre merveilleux, qu'on appelait une comète, qui était encore ignorée des hommes, et que l'âme craignait que ce ne fût pour la destruction du monde que Dieu eût fait ce nouvel instrument de justice, puisqu'il avait dit que le monde périrait par le feu.

L'âme comprit qu'il fallait se hâter. Elle alla trouver son ange et lui dit:

—Dieu permettra-t-il bientôt ma naissance?

—Bientôt, reprit l'ange.

—Et quand?

—Dans un siècle, un siècle et demi, à peu près.

Où serait-on patient, si l'on ne l'était au ciel? L'âme attendit.

Décidément le monde devenait heureux et semblait retourner à l'âge d'or. Le Christ s'était servi de l'amour terrestre pour arriver à la foi. Il avait mis une révélation dans ce premier péché de la première femme, et grâce à cela, on pouvait passer quelques mois sur la terre sans se compromettre.

Cependant l'âme comprenait que cette espérance d'un autre monde que celui de Dieu était déjà un péché, et qu'elle y arriverait souillée d'une faute originelle d'autant plus grande qu'elle était commise au milieu de l'innocence éternelle. Aussi, lorsqu'elle priait pour les autres, elle priait un peu pour elle.

Le temps marchait rapidement, car, devant les yeux du Seigneur et devant l'éternité, chaque siècle ne met pas plus de temps à passer que le grain de sable qui tombe du sablier.

L'âme voyait arriver avec bonheur le moment tant attendu. Plus il approchait, plus elle questionnait celles qui revenaient de notre monde, plus elle avait soif de cet amour terrestre et presque de ces douleurs qui rompraient la monotonie de la béatitude.

Aussi se promenait-elle, à l'heure où la nuit descend sur la terre, dans les chemins les plus cachés du ciel, tâchant de soulever un coin du voile diamanté que chaque soir Dieu étend sur le ciel. Elle suivait en rêvant la voie lactée, se disant: «Quelle punition Dieu me fera-t-il subir pour la faute que je commets auprès de lui quand je ne devrais avoir qu'un désir, sa vue; qu'un bonheur, la prière; qu'une joie, l'éternité?»

De temps en temps l'ange passait auprès d'elle et lui disait: «Patience!»

L'âme attendait.

Enfin un soir qu'elle rêvait, comme de coutume, en regardant une révolution qui s'opérait dans une étoile, l'ange s'approcha d'elle:

—Ta mère est née aujourd'hui, lui dit-il.

—Ma mère! s'écria l'âme.

—Oui.

—Alors je n'ai guère plus de dix-huit ans à attendre; car j'espère qu'elle se mariera jeune, ma mère.

—Attends, et prie en attendant.

L'âme était triomphante. Elle quitta sa solitude, elle oublia la révolution de son étoile, et vint se mêler aux autres, faisant part de tous côtés de la naissance de sa mère.

Maintenant qu'elle avait la certitude de naître, une chose l'inquiétait encore: c'était de savoir si elle naîtrait homme ou femme. Mais, pour ceci, les mystères de l'avenir étaient impénétrables: il fallait attendre.

Chaque jour elle demandait à l'ange:

—Comment va ma mère aujourd'hui?

—Elle vient de faire sa première dent.

—Quel bonheur! disait l'âme.

Et le lendemain elle recommençait ses questions.

Cependant chaque jour elle entrait de plus en plus dans son péché; avant même de naître, elle avait déjà à expier.

Un matin l'ange vint au devant d'elle et lui dit:

—Ta mère s'est mariée aujourd'hui.

—Ma mère s'est mariée!

—Il y a une heure.

—Et je n'ai plus à attendre?...

—Que neuf mois, dit l'ange.

L'âme alla faire part du mariage de sa mère, comme elle avait fait part de sa naissance et de sa première dent. Elle reçut les félicitations de tout le ciel. La chronique dit même qu'elle reçut des commissions de celles qui avaient oublié ou laissé quelque chose sur la terre.

Du reste, comme un péché ne va jamais sans l'autre, elle devenait d'une fierté insupportable; il n'y avait plus moyen de l'approcher, et depuis qu'elle devait aller sur la terre, cela lui avait tellement tourné la tête qu'elle s'était fait beaucoup d'ennemis, et elle était complètement brouillée avec deux prophètes et cinq martyrs.

Quel châtiment Dieu réservait-il à cette âme qui troublait ainsi la sérénité éternelle du firmament?

Plus elle approchait du moment tant attendu depuis six mille ans, plus elle voulait savoir quelque chose du monde qu'elle allait habiter; mais on eût dit qu'à mesure qu'elle approchait de sa naissance, elle avançait dans l'ombre: si bien qu'elle ne se doutait pas de ce qu'elle allait trouver.

Sur ces entrefaites elle rencontra fange.

—Eh bien? lui dit-elle.

—Eh bien! ta mère est enceinte

—De moi?

—De toi.

L'âme poussa une exclamation qui sur la terre serait un péché, et qui dans le ciel serait un crime.

Jamais on n'avait vu une âme plus occupée et plus désireuse de la vie corporelle; aussi celles qui n'avaient d'autre amour que Dieu la laissaient à ses amours terrestres, et l'on commençait à prier pour elle.

Sa joie augmentait donc à mesure que le temps passait, et un jour qu'elle était plus joyeuse, parce qu'elle venait de calculer qu'elle n'avait plus que quelques jours à attendre, l'ange vint à elle.

—Eh bien? dit l'âme.

—Hélas! fit l'ange, ta mère est morte en couches.

—Et moi? s'écria l'âme égoïste.

—Toi, tu es morte en venant au monde.

La punition suivit de près la faute.

L'âme sentit que le ciel manquait sous ses pieds: elle était précipitée dans les limbes.

 

 


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1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided that

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1.F.

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Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is in Fairbanks, Alaska, with the mailing address: PO Box 750175, Fairbanks, AK 99775, but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at www.gutenberg.org/contact

For additional contact information:

Dr. Gregory B. Newby
Chief Executive and Director
gbnewby@pglaf.org

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit www.gutenberg.org/donate.

While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: www.gutenberg.org/donate

Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For forty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition.

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