The Project Gutenberg EBook of L'Histoire de France racontée par les Contemporains (Tome 4/4), by Louis Dussieux This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: L'Histoire de France racontée par les Contemporains (Tome 4/4) Extraits des Chroniques, des Mémoires et des Documents originaux, avec des sommaires et des résumés chronologiques Author: Louis Dussieux Release Date: April 5, 2014 [EBook #45323] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'HISTOIRE DE FRANCE *** Produced by Mireille Harmelin, Hélène de Mink and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. Cette version intègre les corrections de l'errata. L'HISTOIRE DE FRANCE RACONTÉE PAR LES CONTEMPORAINS. L'HISTOIRE DE FRANCE RACONTÉE PAR LES CONTEMPORAINS. EXTRAITS DES CHRONIQUES, DES MÉMOIRES ET DES DOCUMENTS ORIGINAUX, AVEC DES SOMMAIRES ET DES RÉSUMÉS CHRONOLOGIQUES, PAR L. DUSSIEUX, PROFESSEUR D'HISTOIRE A L'ÉCOLE DE SAINT-CYR. TOME QUATRIÈME. PARIS, FIRMIN DIDOT FRÈRES, FILS ET CIE, LIBRAIRES, IMPRIMEURS DE L'INSTITUT, RUE JACOB, 56. 1861. Tous droits réservés. TYPOGRAPHIE DE H. FIRMIN DIDOT.--MESNIL (EURE). RÉSUMÉ CHRONOLOGIQUE DES PRINCIPAUX ÉVÉNEMENTS DE LA PÉRIODE D'HISTOIRE DE FRANCE CONTENUE DANS CE QUATRIÈME VOLUME. 1364-1415. CHARLES V, 1364-1380. 1º _Guerre contre le roi de Navarre._ Charles le Mauvais, roi de Navarre et comte d'Évreux, entretenait par ses intrigues le désordre qui bouleversait la France. Charles V, voulant mettre un terme à l'anarchie, envoya contre le captal de Buch, qui commandait les troupes du roi de Navarre dans la Normandie, du Guesclin et ses compagnies. 1364. Du Guesclin bat le captal à Cocherel, et délivre la France du nord des ravages des routiers du roi de Navarre. 2º _Guerre de Bretagne._ La guerre de Bretagne, qui avait commencé sous Philippe VI, se continuait toujours. Charles V envoya du Guesclin au secours de Charles de Blois, tandis que le Prince Noir faisait soutenir Jean, comte de Montfort, par Chandos, un des meilleurs capitaines anglais. 1364. Du Guesclin et Charles de Blois battus à Auray. 1365. Traité de Guérande; Charles V reconnaît le comte de Montfort pour duc de Bretagne. En signant ce traité, Charles V a pour but de maintenir la suzeraineté de la France sur la Bretagne et d'empêcher Montfort, gendre d'Édouard III, roi d'Angleterre, de se reconnaître vassal de son beau-père. 3º _Guerre de Castille_, 1365-1369. Pierre IV le Cruel, roi de Castille, s'était rendu odieux par ses crimes; la Castille se souleva contre lui et reconnut pour roi son frère Henri de Transtamare. Charles V soutint Henri de Transtamare et envoya à son secours du Guesclin avec trente mille routiers; c'était un moyen de purger la France de ces brigands. 1367. Pierre le Cruel, soutenu par le Prince Noir et ses Anglais, bat du Guesclin à Navarette. 1369. Du Guesclin bat pierre le Cruel à Montiel et le fait prisonnier. Pierre le Cruel est tué par Henri de Transtamare. Alliance de la Castille et de la France. 4º _Guerre contre l'Angleterre._ Les seigneurs de la Guyenne, mécontents des exactions du Prince Noir, se plaignent à Charles V. Malgré le traité de Bretigny, qui avait aboli toute suzeraineté du roi de France sur la Guyenne et établi l'indépendance absolue du roi d'Angleterre dans ses possessions françaises, Charles V reçut la plainte des seigneurs d'Aquitaine, et somma le Prince Noir de comparoir devant la cour des pairs. Le Prince Noir ayant refusé d'obéir à cette sommation, Charles V et le Parlement prononcent la confiscation de toutes les possessions des Anglais en France. Du Guesclin, nommé connétable, est chargé de mettre à exécution l'arrêt du Parlement. 1370. Victoire de du Guesclin à Pontvalain sur Robert Knolles. 1372. Victoire de La Rochelle gagnée par la flotte castillane sur la flotte anglaise. Victoire de du Guesclin à Chizey. 1373. Invasion des Anglais en France, de Calais à Bordeaux. Charles V n'attaque pas les Anglais et laisse leur armée se détruire complètement dans une marche de deux cent cinquante lieues. 1377. L'amiral Jean de Vienne ravage les côtes méridionales de l'Angleterre, bat deux flottes anglaises, et remonte la Tamise jusqu'à Gravesend. 1380. Mort de du Guesclin et de Charles V.--Les Anglais ne possèdent plus en France que Calais, Bordeaux et Bayonne. CHARLES VI, 1380-1422. 1380. Avénement de Charles VI, mineur; il est gouverné par ses oncles, les ducs d'Anjou, de Berry et de Bourgogne. 1380-82. Révolte de la Flandre, de Paris et de Rouen.--Dès l'année 1380 le peuple de Paris, foulé d'impôts et irrité de la cupidité de ses maîtres, commença à se soulever contre le gouvernement des trois oncles du roi, qui accablaient la France d'exactions. L'esprit de révolte et de désorganisation était général en Europe à ce moment; les serfs d'Angleterre et les communes de Flandre se soulevaient; des hérésies nombreuses et le grand schisme d'Occident augmentaient l'anarchie générale. Enfin, éclata dans la Flandre, gouvernée alors par le comte Louis de Male, une formidable insurrection contre le gouvernement féodal et ses iniquités. Philippe Arteveld était à la tête des Flamands. Le mouvement gagna la bourgeoisie de Paris et celle de Rouen. Cette entente effraya les oncles de Charles VI qui allèrent attaquer Gand, foyer principal de la révolution. 1382. Bataille de Rosebèque. Les Flamands sont vaincus et Philippe Arteveld est tué. Soumission de la Flandre. Soumission de Paris et de Rouen. Philippe le Hardi, duc de Bourgogne, devient comte de Flandre par héritage de sa femme. 1384. Révolte des Tuchins. 1385. Mariage de Charles VI avec Isabeau de Bavière. 1392. Assassinat du connétable de Clisson. Démence de Charles VI. Les oncles du roi gouvernent sous son nom. 1396. Bataille de Nicopolis. Les chevaliers français qui sont allés au secours de la Hongrie sont vaincus par les Turks. 1407. Assassinat du duc d'Orléans; commencement de la guerre civile appelée la guerre des Armagnacs et des Bourguignons. Le duc d'Orléans, Louis, frère du roi, s'était emparé du gouvernement pendant la maladie de Charles VI, de concert avec Isabeau de Bavière. Ses violences et ses exactions soulevèrent le peuple de Paris, qui mit à sa tête le duc de Bourgogne Jean sans Peur. Jean sans Peur enlève le pouvoir au duc d'Orléans, en 1405, et le fait assassiner. 1410. Le duc d'Orléans, Charles, fils de Louis, et plusieurs seigneurs du midi, entre autres le comte d'Armagnac, forment une ligue contre le duc de Bourgogne. Dès lors le parti du duc d'Orléans prend le nom de parti des Armagnacs.--Guerre acharnée entre les deux factions. 1413. Domination des Cabochiens à Paris. Le duc de Bourgogne s'appuie sur cette faction populaire. Le duc d'Orléans met fin à la domination du duc de Bourgogne et des Cabochiens à Paris. Il s'empare de la personne du roi et du gouvernement. 1415. Bataille d'Azincourt. Henri V, roi d'Angleterre, profitant de l'anarchie qui désole la France, débarque à Harfleur; une épidémie le force à se replier sur Calais. Pendant sa retraite il bat l'armée française qui lui barre le chemin. LISTE CHRONOLOGIQUE DES ROIS DE FRANCE ET D'ANGLETERRE QUI ONT RÉGNÉ PENDANT CETTE PÉRIODE. ROIS DE FRANCE. _Suite de la maison de Valois._ Charles V 1364-1380. Charles VI 1380-1422. ROIS D'ANGLETERRE. _Suite des Plantagenet._ Édouard III 1327-1377. Richard II 1377-1399. Henri IV 1399-1413. Henri V 1413-1422. L'HISTOIRE DE FRANCE RACONTÉE PAR LES CONTEMPORAINS. BATAILLE DE COCHEREL. 16 mai 1364. Charles II, roi de Navarre et comte d'Évreux, surnommé _le Mauvais_, était fils de Philippe d'Évreux, de la maison royale, qui devint roi de Navarre par son mariage avec Jeanne, fille de Louis X le Hutin. Malgré la loi salique, Charles le Mauvais croyait tenir de sa mère des droits à la couronne, et il fut à ce titre le rival du roi Jean, l'allié des Anglais et le fauteur de tous les désordres de ce temps. Pendant la captivité du roi Jean, il soutint Étienne Marcel, aspira ouvertement au trône et fit la guerre au Régent, en ravageant, avec ses bandes d'aventuriers, tout le nord du royaume. Quand Charles V monta sur le trône, il résolut de se débarrasser de cet adversaire, qui n'était plus qu'un chef de bandits, et de délivrer la France de ses dévastations. Il envoya contre lui Duguesclin qui vainquit à Cocherel, à deux lieues d'Évreux, le captal de Buch, un des principaux chefs des bandes du Navarrais. Cette victoire amena la paix, en 1365, entre Charles V et Charles le Mauvais, qui mourut en 1387. Comment le captal de Buch se partit d'Évreux à belle compagnie de gens d'armes pour combattre messire Bertran et les François, et en intention de destourber le couronnement du roi Charles. Quand messire Jean de Grailly, dit et nommé captal de Buch, eut fait son amas et son assemblée, en la cité d'Évreux, d'archers et de brigands, il ordonna ses besognes; et laissa en la dite ville et cité capitaine un chevalier qui s'appeloit Liger d'Orgésy, et envoya à Conches messire Guy de Gauville pour faire frontière sur le pays; et puis se partit d'Évreux à tous ses gens d'armes et ses archers; car il entendit que les François chevauchoient, mais il ne savoit quelle part. Si se mit aux champs, en grand désir d'eux trouver. Si nombra ses gens, et se trouva sept cents lances, trois cents archers, et bien cinq cents autres hommes aidables. Là étoient de lès lui plusieurs bons chevaliers et écuyers, et par espécial un banneret du royaume de Navarre, qui s'appeloit le sire de Saux. Et le plus grand après et le plus appert, et qui tenoit la plus grand route de gens d'armes et d'archers, c'étoit un chevalier d'Angleterre qui s'appeloit Jean Juiel. Si y étoient messire Pierre de Saquenville, messire Bertran du Franc, le bascle de Mareuil, messire Guillaume de Gauville, et plusieurs autres, tous en grand volonté de rencontrer monseigneur Bertran et ses gens, et d'eux combattre. Si tiroient à venir devers Pacy et le Pont-de-l'Arche; car bien pensoient que les François passeroient la rivière de Seine; voire si ils ne l'avoient jà passée. Or avint que droitement le mercredi de la Pentecôte[1], si comme le captal et sa route chevauchoient au dehors d'un bois, ils en contrèrent d'aventure un héraut qui s'appeloit le roi Faucon, et étoit cil au matin parti de l'ost des François. Si très le tôt que le captal le vit, bien le reconnut; car il étoit héraut au roi d'Angleterre; et lui demanda dont il venoit, et si il avoit nulles nouvelles des François. «En nom Dieu, monseigneur, dit-il, oil: je me partis hui matin d'eux et de leur route: et vous quèrent aussi et ont grand désir de vous trouver.»--«Et quel part sont-ils? dit le captal, sont-ils deçà le Pont-de-l'Arche ou delà?»--«En nom Dieu, dit Faucon, sire, ils ont passé le Pont-de-l'Arche et Vernon, et sont maintenant, je crois, assez près de Pacy.»--«Et quels gens sont-ils, dit le captal, et quels capitaines ont-ils? Dis-le-moi, je t'en prie, doux Faucon.»--«En nom Dieu, sire, ils sont bien mille et cinq cents combattans, et toutes bonnes gens d'armes. Si y sont messire Bertran du Guesclin, qui a la plus grand route de Bretons, le comte de Aucerre, le vicomte de Beaumont, messire Louis de Châlons, le sire de Beaujeu, monseigneur le maître des arbalétriers, messire l'Archiprêtre[2], messire Oudart de Renti; et si y sont de Gascogne, votre pays, les gens le seigneur de Labreth, messire Petiton de Curton et messire Perducas de Labreth; et si y est messire Aymon de Pommiers et messire le soudich de l'Estrade.» Quand le captal ouït nommer les Gascons, si fut durement émerveillé, et rougit tout de félonnie, et répliqua sa parole en disant: «Faucon, Faucon, est-ce à bonne vérité que tu dis que ces chevaliers de Gascogne que tu nommes sont là, et les gens le seigneur de Labreth?»--«Sire, dit le héraut, par ma foi, oil.»--«Et où est le sire de Labreth, dit le captal?»--«En nom Dieu, sire, répondit Faucon, il est à Paris de-lès le régent le duc de Normandie, qui s'appareille fort pour aller à Reims; car on dit partout communément que dimanche qui vient il se fera sacrer et couronner.» Adonc mit le captal sa main à sa tête, et dit, ainsi que par mautalent: «Par le cap Saint-Antoine! Gascons contre Gascons s'éprouveront.» [1] Le 15 mai. [2] Arnauld de Cervolles, fameux routier. Adonc parla le roi Faucon pour Pierre, un héraut que l'Archiprêtre envoyoit là, et dit au captal: «Monseigneur, assez près de ci m'attend un héraut que l'Archiprêtre envoie devers vous, lequel Archiprêtre, à ce que je entends par le héraut, parleroit volontiers à vous.» Donc répondit le captal, et dit à Faucon: «Faucon, dites à ce héraut françois qu'il n'a que faire plus avant, et qu'il dise à l'Archiprêtre que je ne vueil nul parlement à lui.» Adonc s'avança messire Jean Juiel, et dit: «Sire, pourquoi?»--«Espoir est-ce pour notre profit.» Donc dit le captal: «Jean, Jean, non est; mais est l'Archiprêtre si baretierre, que, s'il venoit jusques à nous en nous contant jangles et bourdes, il aviseroit et imagineroit notre force et nos gens: si nous pourroit tourner à grand dommage et à grand contraire: si n'ai cure de ses grands parlements.» Adonc retourna le roi Faucon devers Pierre, son compagnon, qui l'attendoit au coron d'une haye, et excusa monseigneur le captal bien et sagement, tant que le héraut françois en fut tout content; et rapporta arrière à l'Archiprêtre tout ce que Faucon lui avoit dit. Comment les Navarrois et les François sçurent nouvelles les uns des autres; et comment le captal ordonna ses batailles. Ainsi eurent les Navarrois et les François connoissance les uns des autres, par le rapport des deux hérauts. Si se conseillèrent et avisèrent sur ce, et s'adressèrent ainsi que pour trouver l'un l'autre. Quand le captal eut ouï dire à Faucon quel nombre de gens d'armes les François étoient, et qu'ils étoient bien quinze cents, il envoya tantôt certains messages en la cité d'Évreux devers le capitaine, en lui signifiant que il fist vider et partir toutes manières de jeunes compagnons armés dont on se pouvoit aider, et traire devers Coucherel; car il pensoit bien que là en cel endroit trouveroit-il les François; et sans faute, quelque part qu'il les trouvât, il les combattroit. Quand ces nouvelles vinrent en la cité d'Évreux à monseigneur Léger d'Orgésy, il les fit crier et publier, et commanda étroitement que tous ceux qui à cheval étoient, incontinent se traissent devers le captal. Si en partirent derechef plus de six vingts compagnons jeunes, de la nation de la ville. Ce mercredi, se logea à heure de nonne le captal sur une montagne, et ses gens tout environ; et les François qui les désiroient à trouver chevauchèrent avant, et tant qu'ils vinrent sur la rivière que on appelle au pays Yton, et court autour devers Évreux, et naît de bien près de Conches; et se logèrent tout aisément, ce mercredi, à heure de relevée, en deux beaux prés tout au long de celle rivière. Le jeudi matin se délogèrent les Navarrois, et envoyèrent leurs coureurs devant pour savoir si ils orroient nulles nouvelles des François; et les François envoyèrent aussi les leurs pour savoir si ils orroient nulles telles nouvelles des Navarrois. Si en rapportèrent chacun à sa partie, en moins d'espace que de deux lieues, certaines nouvelles; et chevauchoient les Navarrois, ainsi que Faucon les menoit, droit à l'adresse le chemin qu'il étoit venu. Si vinrent environ une heure de prime sur les plaines de Coucherel, et virent les François devant eux qui déjà ordonnoient leurs batailles, et y avoit grand foison de bannières et de pennons, et étoient par semblant plus tant et demi qu'ils n'étoient. Si s'arrêtèrent lesdits Navarrois tous cois au dehors d'un petit bois qui là sied; et puis se trairent avant les capitaines, et se mirent en ordonnance. Premièrement, ils firent trois batailles bien et faiticement tous à pied, et envoyèrent leurs chevaux, leurs malles et leurs garçons en ce petit bois qui étoit de lès eux; et établirent monseigneur Jean Juiel en la première bataille, et lui ordonnèrent tous les Anglois, hommes d'armes et archers. La seconde eut le captal de Buch, et pouvaient bien être en sa bataille quatre cents combattants, que uns que autres. Si étoient de-lès le captal de Buch le sire de Seaux en Navarre, un jeune chevalier, et sa bannière, et messire Guillaume de Gauville, et messire Pierre de Saquenville. La tierce eurent trois autres chevaliers, messire le bascle de Mareuil, messire Bertran du Franc et messire Sanse Lopin; et étoient aussi environ quatre cents armures de fer. Quand ils eurent ordonné leurs batailles, ils ne s'éloignèrent point trop l'un de l'autre, et prirent l'avantage d'une montagne qui étoit à la droite main entre eux et le bois, et se rangèrent tous de front sur celle montagne par-devant leurs ennemis; et mirent encore, par grand avis, le pennon du captal en un fort buisson épineux, et ordonnèrent là entour soixante armures de fer pour le garder et défendre. Et le firent par manière d'étendard eux rallier, si par force d'armes ils étoient épars; et ordonnèrent encore que point ne se devoient partir, ni descendre de la montagne, pour chose qui avenist; mais si on les vouloit combattre, on les allât là querir. Comment messire Bertran du Guesclin et les seigneurs de France ordonnèrent leurs batailles. Tout ainsi ordonnés et rangés se tenoient Navarrois et Anglois d'un côté sur la montagne que je vous dis. Pendant ce, ordonnoient les François leurs batailles, et en firent trois et une arrière-garde. La première bataille eut messire Bertran du Guesclin atout les Bretons, dont je vous en nommerai aucuns chevaliers et écuyers: premièrement monseigneur Olivier de Mauny et monseigneur Hervé de Mauny, monseigneur Éon de Mauny, frères et neveux du dit monseigneur Bertran, monseigneur Geoffroy Feiron, monseigneur Alain de Saint-Pol, monseigneur Robin de Guite, monseigneur Eustache et monseigneur Alain de la Houssoye, monseigneur Robert de Saint Père, monseigneur Jean le Boier, monseigneur Guillaume Bodin, Olivier de Quoiquen, Lucas de Maillechat, Geoffroy de Quedillac, Geoffroy Palen, Guillaume du Hallay, Jean de Pairigny, Sevestre Budes, Berthelot d'Angoullevent, Olivier Feiron, Jean Feiron, son frère, et plusieurs autres bons chevaliers et écuyers que je ne puis mie tous nommer; et fut ordonné pour assembler à la bataille du captal. La seconde, le comte d'Aucerre; et si étoient avecques lui gouverneurs de celle bataille le vicomte de Beaumont et messire Baudouin d'Ennequins, maître des arbalêtriers; et eurent avec eux les François, les Normands et les Picards, monseigneur Oudart de Renty, monseigneur Enguerran d'Eudin, monseigneur Louis de Haveskerques, et plusieurs autres barons chevaliers et écuyers. La tierce eut l'Archiprêtre et les Bourguignons; avec lui monseigneur Louis de Châlons, le seigneur de Beaujeu, monseigneur Jean de Vienne, monseigneur Guy de Trelay, messire Hugues Vienne, et plusieurs autres; et devoit assembler cette bataille au bascle de Mareuil et à sa route. Et l'autre bataille, qui étoit pour arrière-garde, étoit toute pure de Gascons, desquels messire Aymon de Pommiers, monseigneur le soudich de l'Estrade, messire Perducas de Labreth et monseigneur Petiton de Curton furent souverains et meneurs. Or, eurent là ces chevaliers gascons un grand advis: ils imaginèrent tantôt l'ordonnance du captal, et comment ceux de son côté avoient mis et assis son pennon sur un buisson, et le gardoient aucuns des leurs, car ils en vouloient faire étendard. Si dirent ainsi: «Il est de nécessité que quand nos batailles seront assemblées, nous nous trayons de fait et adressons de grand volonté droit au pennon du captal, et nous mettrons en peine du conquerre: si nous les pouvons avoir, nos ennemis en perdront moult de leur force, et seront en péril d'être déconfits.» Encore avisèrent cesdits Gascons une autre ordonnance qui leur fut moult profitable, et qui leur parfit leur journée. Comment les Gascons s'avisèrent d'un bon avis par quelle manière le captal seroit pris et emporté de la bataille. Assez tôt après que les François eurent ordonné leurs batailles, les chefs des seigneurs se mirent ensemble et se conseillèrent un grand temps comment ils se maintiendroient; car ils véoient leurs ennemis grandement sur leur avantage. Là dirent les Gascons dessus nommés une parole qui fut volontiers ouïe: «Seigneurs, bien savons que au captal a un aussi preux chevalier et conforté de ses besognes que on trouveroit aujourd'hui en toutes terres; et tant comme il sera sur la place et pourra entendre à combattre, il nous portera trop grand dommage: si ordonnons que nous mettions à cheval trente des nôtres, tous des plus apperts et plus hardis par avis, et ces trente n'entendront à autre chose fors à eux adresser vers le captal; et pendant que nous entendrons à conquerre son pennon, ils se mettront en peine, par la force de leurs coursiers et de leurs bras, à dérompre la presse et de venir jusques au captal; et de fait ils prendront ledit captal, et trousseront, et l'emporteront entre eux, et mèneront à sauveté quelque part, et jà n'y attendront fin de bataille. Nous disons aussi que si il peut être pris ni retenu par telle voie, la journée sera nôtre, tant fort seront ébahis les gens de sa prise.» Les chevaliers de France et de Bretagne qui là étoient accordèrent ce conseil légèrement, et dirent que c'étoit un bon avis, et que ainsi seroit fait. Si trièrent et élurent tantôt entre eux et leurs batailles trente hommes d'armes des plus hardis et plus entreprenans par avis qui fussent en leurs routes; et furent montés ces trente, chacun sur bons coursiers, les plus légers et plus roides qui fussent en la place, et se trairent d'un lès sur les champs, avisés et informés quel chose ils devoient faire; et les autres demeurèrent tous à pied sur les champs en leur ordonnance, ainsi qu'ils devoient être. Comment les seigneurs de France eurent conseil à savoir quel cri ils crieroient, et qui seroit leur chef; et comment messire Bertran fut élu à être chef de la bataille. Quand ceux de France eurent tout ordonné à leur avis leurs batailles, et que chacun savoit quel chose il devoit faire, ils regardèrent entre eux, et pourparlèrent longuement quel cri pour la journée ils crieroient, et à laquelle bannière ou pennon ils se retrairoient. Si y furent grand temps sur un état que de crier: Notre-Dame, Aucerre! et de faire pour ce jour leur souverain le comte d'Aucerre. Mais ledit comte ne s'y voult oncques accorder, ainçois se excusa moult doucement, en disant: «Seigneurs, grands mercis de l'honneur que vous me portez et voulez faire; mais tant comme à présent je ne veuil pas cette, car je suis encore trop jeune pour encharger si grand faix et telle honneur, et c'est la première journée arrêtée où je fusse oncques; pourquoi vous prendrez un autre que moi. Ci sont plusieurs bons chevaliers, monseigneur Bertran, monseigneur l'Archiprêtre, monseigneur le maître des arbalêtriers, monseigneur Louis de Châlons, monseigneur Aymon de Pommiers, monseigneur Oudart de Renty, qui ont été en plusieurs grosses besognes et journées arrêtées, et savent mieux comment tels choses se doivent gouverner que je ne fais; si m'en déportez, et je vous en prie.» Adonc regardèrent les chevaliers qui là étoient l'un l'autre, et lui dirent: «Comte d'Aucerre, vous êtes le plus grand de mise, de terre et de lignage qui soit ci; si pouvez bien par droit être chef.»--«Certes, seigneurs, vous dites votre courtoisie, je serai aujourd'hui votre compain, et vivrai et mourrai et attendrai l'aventure de-lès vous; mais de souveraineté n'y veuil-je point avoir.» Adonc regardèrent-ils l'un l'autre lequel donc ils ordonneroient. Si y fut avisé et regardé pour le meilleur chevalier de la place, et qui plus s'étoit combattu de la main, et qui mieux savoit aussi comment tels choses se doivent maintenir, messire Bertran du Guesclin. Si fut ordonné de commun accord que on crieroit: Notre-Dame, Guesclin! et que on s'ordonneroit celle journée du tout par ledit messire Bertran. Toutes choses faites et établies, et chacun sire dessous sa bannière ou son pennon, ils regardoient leurs ennemis qui étoient sur le tertre et point ne partoient de leur fort, car ils ne l'avoient mie en conseil ni en volonté; dont moult ennuyoit aux François, pourtant que ils les véoient grandement en leur avantage, et aussi que le soleil commençoit haut à monter, qui leur étoit un grand contraire, car il faisoit malement chaud. Si le ressoignoient tous les plus sûrs; car encore n'avoient-ils troussé ni porté vin ni vitaille avecques eux, qui rien leur vaulsist, fors aucuns seigneurs qui avoient petits flacons pleins de vin, qui tantôt furent vidés. Et point ne s'en étoient pourvus ni avisés du matin, pour ce qu'ils se cuidoient tantôt combattre que ils seroient là venus. Et non firent, ainsi qu'il apparut; mais les détrièrent les Anglois et les Navarrois, par soutiveté, ce qu'ils purent; et fut plus de remontée ainçois qu'ils se missent ensemble pour combattre. Quand les seigneurs de France en virent le convine, ils se remirent ensemble par manière de conseil, à savoir comment ils se maintiendroient, et si on les iroit combattre ou non. A ce conseil n'étoient-ils mie bien d'accord; car les aucuns vouloient que on les allât requerir et combattre, comment qu'il fût, et que c'étoit grand blâme pour eux quand tant y mettoient: là débattoient les aucuns mieux avisés ce conseil, et disoient que si on les alloit combattre au parti où ils étoient, et ainsi arrêtés sur leur avantage, on se mettroit en très-grand péril; car des cinq ils auroient les trois. Finablement ils ne pouvoient être d'accord de eux aller combattre. Bien véoient et considéroient les Navarrois la manière d'eux, et disoient: «Véez-les ci, ils viendront tantôt à nous pour nous combattre, et en sont en grand volonté.» Là avoit aucuns chevaliers et écuyers normands prisonniers, entre les Anglois et Navarrois, qui étoient recrus selon leur foi; et les laissoient paisiblement leurs maîtres aller et chevaucher, pourtant qu'ils ne se pouvoient armer devers les François. Si disoient ces prisonniers aux seigneurs de France: «Seigneurs, avisez-vous; car si la journée d'huy se départ sans bataille, vos ennemis seront demain trop grandement reconfortés; car on dit entre eux que messire Louis de Navarre y doit venir avec bien trois cents lances.» Si que ces paroles inclinèrent grandement les chevaliers et les écuyers de France à combattre, comment qu'il fût, les Navarrois, et en furent tous appareillés et ahatis par trois ou quatre fois. Mais toujours vainquoient les plus sages, et disoient: «Seigneurs, attendons encore un petit, et véons comment ils se maintiendront; car ils sont bien si grands et si présompcieux que ils nous désirent autant à combattre que nous faisons eux.» Là en y avoit plusieurs durement foulés et mal menés pour la grand chaleur que il faisoit; car il étoit sur l'heure de nonne: si avoient jeuné toute la matinée, et étoient armés, et férus du soleil parmi leurs armures qui étoient échauffées. Si disoient bien lesdits François: «Si nous allons combattre ni lasser contre cette montagne, au parti où nous sommes, nous serons perdus d'avantage; mais retrayons-nous mais-huy en nos logis, et demain aurons autre conseil.» Ainsi étoient-ils en diverses opinions. Comment par le conseil de messire Bertran, les François firent semblant de fuir; et comment l'Archiprêtre se partit de la bataille. Quand les chevaliers de France, qui ces gens, sur leur honneur, avoient à conduire et à gouverner, virent que les Navarrois et Anglois d'une sorte ne partiroient point de leur fort, et que il étoit jà haute nonne, et si oyoient les paroles que les prisonniers françois qui venoient de l'ost des Navarrois leur disoient, et si véoient la greigneur partie de leurs gens durement foulés et travaillés pour le chaud, si leur tournoit à grand déplaisance; si se remirent ensemble et eurent autre conseil, par l'avis de messire Bertran du Guesclin, qui étoit leur chef et à qui ils obéissoient. «Seigneurs, dit-il, nous véons que nos ennemis nous détrient à combattre: et si en ont grand volonté, si comme je pense; mais point ne descendront de leur fort, si ce n'est par un parti que je vous dirai. Nous ferons semblant de nous retraire et de non combattre mais-hui; aussi sont nos gens durement foulés et travaillés par le chaud; et ferons tous nos varlets, nos harnois et nos chevaux passer tout bellement et ordonnément outre ce pont, et retraire à nos logis; et toujours nous tiendrons sur aile et entre nos batailles en aguet, pour voir comment ils se maintiendront: si ils nous désirent à combattre, ils descendront de leur montagne et nous viendront requerre tout au plein. Tantôt que nous verrons leur convine, si ils le font ainsi, nous serons tous appareillés de retourner sur eux; et ainsi les aurons-nous mieux à notre aise.» Ce conseil fut arrêté de tous, et le retinrent pour le meilleur entr'eux. Adonc se retraist chacun sire entre ses gens et dessous sa bannière ou pennon, ainsi comme il devoit être; et puis sonnèrent leurs trompettes et firent grand semblant d'eux retraire, et commandèrent tous chevaliers et écuyers et gens d'armes, leurs varlets et garçons, à passer le pont et mettre outre la rivière leurs harnois. Si en passèrent plusieurs en cet état, et presque ainsi que tous, et puis aucunes gens d'armes faintement. Quand messire Jean Juiel, qui étoit appert chevalier et vigoureux durement, et qui avoit grand désir les François combattre, aperçut la manière comment ils se retrayoient, si dit au captal: «Sire, sire, descendons appertement; ne véez-vous pas comment les François s'enfuient!» Donc répondit le captal, et dit: Messire Jean, messire Jean, ne croyez jà que si vaillants hommes qu'ils sont s'enfuient ainsi; ils ne le font fors que par malice et pour nous attraire.» Adonc s'avança messire Jean Juiel, qui moult en grand désir étoit de combattre, et dit à ceux de sa route, et en écriant Saint-Georges! «Passez avant! qui m'aime si me suive! je m'en vais combattre.» Donc se hâta, son glaive en son poing, par-devant toutes les batailles, et jà étoit avalé jus de la montagne, et une partie de ses gens, ainçois que le captal se partît. Quand le captal vit que c'étoit acertes, et que Jean Juiel s'en alloit combattre sans lui, si le tint à grand présomption, et dit à ceux qui de-lès lui étoient: «Allons, descendons la montagne appertement; messire Jean Juiel ne se combattra point sans moi.» Donc s'avancèrent toutes les gens du captal, et il premièrement, son glaive en son poing. Quand les François, qui étoient en aguet le virent venu et descendu au plain, si furent tous réjouis, et dirent entr'eux: «Véez-ci ce que nous demandions huy tout le jour.» Adonc retournèrent-ils tous à un faix, en grand volonté de recueillir leurs ennemis, et écrièrent d'une voix: Notre-Dame, Guesclin! Si s'adressèrent leurs bannières devers les Navarrois, et commencèrent les batailles à assaillir de toutes parts, et tous à pied. Et véez-ci venir monseigneur Jean Juiel tout devant, le glaive au poing, qui courageusement vint assembler à la bataille des Bretons, desquels messire Bertran étoit chef; et là fit maintes grands appertises d'armes; car il fut hardi chevalier durement. Donc s'espardirent ces batailles, ces chevaliers et ces écuyers, sur ces plains; et commencèrent à lancer, à férir et à frapper de toutes armures, ainsi que ils les avoient à main, et à entrer l'un en l'autre par vasselage, et eux combattre de grand volonté. Là crioient les Anglois et les Navarrois d'un lès: Saint Georges, Navarre! et les François: Notre-Dame, Guesclin! Là furent moult bons chevaliers du côté des François, premièrement messire Bertran du Guesclin, le jeune comte d'Aucerre, le vicomte de Beaumont, messire Baudouin d'Ennequins, messire Louis de Châlons, le jeune sire de Beaujeu, messire Anthoine qui là leva bannière, messire Louis de Haveskerques, messire Oudard de Renty, messire Enguerran d'Eudin; et d'autre part, les Gascons qui avoient leur bataille et qui se combattoient tout à part eux; premièrement, messire Aymon de Pommiers, messire Perducas de Labreth, monseigneur le soudich de l'Estrade, messire de Curton et plusieurs autres tous d'une sorte, et s'adressèrent ces Gascons à la bataille du captal et des Gascons: aussi ils avoient grand volonté d'eux trouver. Là eut grand hutin et dur poignis, et fait maintes grands appertises d'armes. Et pour ce que en armes on ne doit point mentir à son pouvoir, on me pourroit demander que l'Archiprêtre qui là étoit, un grand capitaine, étoit devenu, pour ce que je n'en fais nulle mention. Je vous en dirai la vérité. Si très-tôt que l'Archiprêtre vit l'assemblement de la bataille, et que on se combattroit, il se bouta hors des routes: mais il dit à ses gens et à celui qui portoit sa bannière: «Je vous ordonne et commande, sur quant que vous vous pouvez mesfaire envers moi, que vous demeurez et attendez fin de journée; je me pars sans retourner, car je ne me puis huy combattre ni être armé contre aucun des chevaliers qui sont par delà; et si on vous demande de moi, si en répondez ainsi à ceux qui en parleront.» Adonc se partit-il et un sien écuyer tant seulement, et repassa la rivière et laissa les autres convenir. Oncques François ni Bretons ne s'en donnèrent garde, pourtant que ils véoient ses gens et sa bannière jusques en la fin de la besogne, et le cuidoient de-lès eux avoir. Or vous parlerai de la bataille, comment elle fut persévérée, et des grands appertises d'armes qui y furent faites celle journée. Comment le captal fut ravi et emporté de la bataille, voyant toutes ses gens, dont fortement furent courroucés. Du commencement de la bataille, quand messire Jean Juiel fut descendu, et toutes gens le suivoient du plus près qu'ils pouvoient, et mêmement le captal et sa route, ils cuidèrent avoir la journée pour eux; mais il en fut tout autrement. Quand ils virent que les François étoient retournés par bonne ordonnance, ils connurent tantôt que ils s'étoient forfaits: néanmoins, comme gens de grand emprise, ils ne s'ébahirent de rien, mais eurent bonne intention de tout recouvrer par bien combattre. Si reculèrent un petit et se remirent ensemble; et puis s'ouvrirent, et firent voie à leurs archers qui étoient derrière eux, pour traire. Quand les archers furent devant, si se élargirent et commencèrent à traire de grand manière; mais les François étoient si fort armés et pavoisés contre le trait, que oncques ils n'en furent grevés, si petit non, ni pour ce ne se laissèrent-ils point à combattre; mais entrèrent dedans les Navarrois et Anglois tous à pied, et iceux entre eux de grand volonté. Là eut grand boutis des uns et des autres; et tolloient l'un l'autre, par force de bras et de lutter, leurs lances et leurs haches, et les armures dont ils se combattoient; et se prenoient et fiançoient prisonniers l'un l'autre; et se approchoient de si près que ils se combattoient main à main si vaillamment que nul ne pourroit mieux. Si pouvoit bien croire que en telle presse et en tel péril il y avoit des morts et des renversés grand foison; car nul ne s'épargnoit d'un côté ni d'autre. Et vous dis que les François n'avoient que faire de dormir ni de reposer sur leur bride, car ils avoient gens de grand fait et de hardie entreprise à la main: si convenoit chacun acquitter loyaument à son pouvoir, et défendre son corps, et garder son pas, et prendre son avantage quand il venoit à point; autrement ils eussent été tous déconfits. Si vous dis pour vérité que les Picards et les Gascons y furent là très-bonnes gens, et y firent plusieurs belles appertises d'armes. Or vous veuil-je compter des trente qui étoient élus pour eux adresser au captal, et trop bien montés sur fleur de coursiers. Ceux qui n'entendoient à autre chose que à leur emprise, si comme chargés étoient, s'en vinrent tout serrés là où le captal étoit, qui se combattoit moult vaillamment d'une hache, et donnoit les coups si grands que nul n'osoit l'approcher; et rompirent la presse, parmi l'aide des Gascons qui leur firent voie. Ces trente, qui étoient trop bien montés, ainsi que vous savez, et qui savoient quel chose ils devoient faire, ne vouldrent mie ressoigner la peine et le péril; mais vinrent jusques au captal et l'environnèrent, et s'arrêtèrent du tout sur lui, et le prirent et embrassèrent de fait entre eux par force, et puis vidèrent la place, et l'emportèrent en cel état. Et en ce lieu eut adonc grand débat et grand abattis et dur hutin; et se commencèrent toutes les batailles à converser celle part, car les gens du captal, qui sembloient bien forcenés, crioient: «Rescousse au captal! rescousse!» Néanmoins, ce ne leur put rien valoir ni aider; le captal en fut porté et ravi en la manière que je vous dis, et mis à sauveté. De quoi, à l'heure que ce avint, on ne savoit encore lesquels en auroient le meilleur. Comment le pennon du captal fut conquis; et comment les Navarrois et les Anglois furent tous morts ou pris. En ce touillis et en ce grand hutin et froissis, et que Navarrois et Anglois entendoient à suir la trace du captal qu'ils en véoient mener et porter devant eux, dont il sembloit qu'ils fussent tous forcenés, messire Aymon de Pommiers, messire Petiton de Courton, monseigneur le soudich de l'Estrade et les gens le seigneur de Labreth d'une sorte, entendirent de grand volonté à eux adresser au pennon du captal qui étoit en un buisson, et dont les Navarrois faisoient leur étendard. Là eut grand hutin et forte bataille, car il étoit bien gardé et de bonnes gens; et par espécial, messire le bascle de Marueil et Messire Geoffroy de Roussillon y étoient. Là eut faites maintes appertises d'armes, maintes prises et maintes rescousses, et maints hommes blessés et navrés, et renversés par terre. Toutefois les Navarrois qui là étoient de lès le buisson et le pennon du captal furent ouverts et reculés par force d'armes, et mort le bascle de Marueil et plusieurs autres, et pris messire Geoffroy de Roussillon et fiancé prisonnier de monseigneur Aymon de Pommiers, et tous les autres qui là étoient ou morts ou pris, ou reculés si avant qu'il n'en étoit nulles nouvelles entour le buisson quand le pennon du captal fut pris, conquis et desciré et rué par terre. Pendant que les Gascons entendoient à ce faire, les Picards, les François, les Bretons, les Normands et les Bourguignons se combattoient d'autre part moult vaillamment; et bien leur étoit besoin, car les Navarrois les avoient reculés; et étoit demeuré mort entre eux le vicomte de Beaumont, dont ce fut dommage, car il étoit à ce jour jeune chevalier et bien taillé de valoir encore grand chose. Si l'avoient ses gens à grand meschef porté hors de la presse arrière de la bataille, et là le gardoient. Je vous dis, si comme j'ai ouï recorder à ceux qui y furent d'un côté et d'autre, que on n'avoit point vu la pareille bataille d'autelle quantité de gens être aussi bien combattue comme celle fut; car ils étoient tous à pied et main à main. Si s'entrelaçoient l'un dedans l'autre; et s'éprouvoient au bien combattre de tels armures qu'ils pouvoient, et par espécial de ces haches donnoient-ils si grands horions que tous s'étonnoient. Là furent navrés et durement blessés messire Petiton de Courton et monseigneur le soudich de l'Estrade, et tellement que depuis pour la journée ne se purent aider. Messire Jean Juiel, par qui la bataille commença, et qui premier moult vaillamment avoit assailli et envahi les François, y fit ce jour maintes grands appertises d'armes, et ne daigna oncques reculer, et se combattit si vaillamment et si avant qu'il fut durement blessé en plusieurs lieux au corps et au chef, et fut pris et fiancé prisonnier d'un écuyer de Bretagne dessous monseigneur Bertran du Guesclin: adonc fut-il porté hors de la presse. Le sire de Beaujeu, messire Louis de Châlons, les gens de l'Archiprêtre, avec grand foison de bons chevaliers et écuyers de Bourgogne, se combattoient vaillamment d'autre part; car une route de Navarrois et les gens monseigneur Jean Juiel leur étoient au devant. Et vous dis que les François n'avoient point d'avantage, car ils trouvoient bien dures gens d'armes merveilleusement contre eux. Messire Bertran et ses Bretons se acquittèrent loyalement et bien se tinrent toujours ensemble, en aidant l'un l'autre. Et ce qui déconfit les Navarrois et Anglois, ce fut la prise du captal, qui fut pris dès le commencement, et le conquêt de son pennon, où ses gens ne se purent rallier. Les François obtinrent la place, mais il leur coûta grandement de leurs gens; et y furent morts le vicomte de Beaumont, si comme vous avez ouï; messire Baudouin d'Ennequins, maître des arbalétriers; messire Louis de Haveskerques, et plusieurs autres. Et des Navarrois morts, un banneret de Navarre, qui s'appeloit le sire de Saux, et grand foison de ses gens de lès lui, et mort le bascle de Marueil, un appert chevalier durement, si comme dessus est dit; et aussi mourut ce jour prisonnier messire Jean Juiel. Si furent pris messire Guillaume de Gauville, messire de Saquenville, messire Geoffroy de Roussillon, messire Bertran du Franc, et plusieurs autres: petit s'en sauvèrent, que tous ne fussent ou morts ou pris sur la place. Cette bataille fut en Normandie assez près de Coucherel, par un jeudi, le seizième jour de mai l'an de grâce MCCCLXIV. Comment messire Bertran et les François se partirent de Coucherel atout leurs prisonniers, et s'en vinrent à Rouen. Après cette déconfiture, et que tous les morts étoient jà devêtus, et que chacun entendoit à ses prisonniers si il les avoit, ou à lui mettre à point si blessé étoit, et que jà la greigneure partie des François avoit repassé le pont et la rivière, et se retrayoient à leurs logis, tout lassés et foulés, furent-ils en aventure d'avoir aucun meschef dont ils ne se donnoient de garde. Je vous dirai comment messire Guy de Gauville, fils à monseigneur Guillaume qui pris étoit sur la place, étoit parti de Conches, une garnison navarroise; car il avoit entendu que leurs gens se devoient combattre, ainsi qu'ils firent, et durement se étoit hâté pour être à celle journée, où à tout le moins il espéroit que à l'endemain on se combattroit. Si vouloit être de lès le captal, comment qu'il fût, et avoit en sa route environ cinquante lances de bons compagnons, et tous bien montés. Le dit messire Guy et sa route s'en vinrent tout brochant les grands galops jusques en la place où la bataille avoit été. Les François qui étoient derrière, qui nulle garde ne s'en donnoient de cette survenue, sentirent l'effroi des chevaux, si se boutèrent tantôt ensemble en écriant: «Retournez, retournez! veci les ennemis!» De cel effroi furent les plusieurs moult effrayés, et là fit messire Aymon de Pommiers à leurs gens un grand confort: encore étoit-il, et toute sa route, en la place. Sitôt comme il vit ces Navarrois approcher, il se retraist sur dextre, et fit développer son pennon et lever et mettre tout haut sur un buisson par manière d'étendard, pour rassembler leurs gens. Quand messire Guy de Gauville, qui en hâte étoit adressé sur la place, en vit la manière, et reconnut le pennon monseigneur Aymon de Pommiers, et ouït écrier, Notre Dame Guesclin! et n'aperçut nul de ceux qu'il demandoit, mais en véoit grand foison de morts gésir par terre, si connut tantôt que leurs gens avoient été déconfits, et que les François avoient obtenu la place. Si fit tant seulement un poignis, sans faire nul semblant de combattre, et passa outre assez près de monseigneur Aymon de Pommiers, qui étoit tout appareillé de lui recueillir, s'il se fût trait avant; et s'en r'alla son chemin ainsi comme il étoit venu: je crois bien que ce fut devers la garnison de Conches. Or parlerons-nous des François comment ils persévérèrent. La journée, ainsi que vous avez entendu, fut pour eux, et repassèrent le soir la rivière outre, et se retrairent à leurs logis, et se aisèrent de ce qu'ils avoient. Si fut l'Archiprêtre durement demandé et déparlé quand on s'aperçut qu'il n'avoit pas été à la bataille, et qu'il s'en étoit parti sans parler. Si l'excusèrent ses gens au mieux qu'ils purent. Et sachez que les trente qui le captal ravirent, ainsi que vous avez ouï, ne cessèrent oncques de chevaucher, si l'eurent amené au châtel de Vernon, et là dedans mis à sauveté. Quand ce vint à lendemain, les François se délogèrent et troussèrent tout, et chevauchèrent pardevers Vernon pour venir en la cité de Rouen; et tant firent qu'ils y parvinrent. En la cité et au châtel de Rouen laissèrent-ils une partie de leurs prisonniers, et s'en retournèrent les plusieurs à Paris tous lies et tous joyeux; car ils avoient eu une moult belle journée pour eux, et moult profitable pour le royaume de France. _Chroniques de Froissart._ BATAILLE D'AURAY 29 septembre 1364. Charles V, voulant terminer la guerre de Bretagne qui durait depuis 1341, envoya Duguesclin, après la bataille de Cocherel, au secours de Charles de Blois, que soutenaient les rois de France. Son compétiteur Jean V, fils de Jean de Montfort, assiégeait la ville d'Auray et avait reçu d'Édouard III, roi d'Angleterre, un secours commandé par le fameux capitaine Jean Chandos. Charles de Blois et Duguesclin voulant empêcher Auray de tomber entre les mains de Jean V, lui livrèrent bataille et furent complétement vaincus; Duguesclin fut pris et Charles de Blois tué. La guerre de Bretagne fut alors terminée, et les deux partis signèrent le 11 avril 1365 la paix de Guérande. Jean V fut reconnu duc de Bretagne par Charles V, et fit hommage de sa duché au roi de France; Jeanne la Boiteuse, femme de Charles de Blois, renonça à ses droits sur la Bretagne et reçut en échange le comté de Penthièvre pour elle et ses enfants. _Chroniques de Froissart._ Comment le roi de France envoya messire Bertran du Guesclin au secours de monseigneur Charles de Blois; et comment messire Jean Chandos vint au secours du comte de Montfort. Le roi de France accorda à son cousin monseigneur Charles de Blois que il eût de son royaume jusques à mille lances; et escripsit à monseigneur Bertran du Guesclin, qui étoit en Normandie, que il s'en allât en Bretagne pour aider à conforter monseigneur Charles de Blois contre monseigneur Jean de Montfort. De ces nouvelles fut le dit messire Bertran grandement réjoui, car il a toujours tenu le dit monseigneur Charles pour son naturel seigneur. Si se partit de Normandie atout ce qu'il avoit de gens, et chevaucha devers Tours en Touraine pour aller en Bretagne; et messire Boucicaut, maréchal de France, s'en vint en Normandie en son lieu tenir la frontière. Tant exploita le dit messire Bertran et sa route qu'il vint à Nantes en Bretagne; et là trouva le dit monseigneur Charles et madame sa femme, qui le reçurent liement et doucement, et lui surent très grand gré de ce qu'il étoit ainsi venu. Et eurent là parlement ensemble comment ils se maintiendroient; car aussi y étoit la meilleure partie des barons de Bretagne et avoient en propos et affection de aider monseigneur Charles et le tenoient tous à duc et à seigneur. Et pour venir lever le siége de devant Auray et combattre monseigneur Jean de Montfort, ne demeura guère que grand baronnie et chevalerie de France et de Normandie vinrent, le comte d'Aucerre, le comte de Joigny, le sire de Franville, le sire de Prie, le Bègue de Villaines et plusieurs bons chevaliers et écuyers, tous d'une sorte et droites gens d'armes. Ces nouvelles vinrent à monseigneur Jean de Montfort, qui tenoit son siége devant Auray, que messire Charles de Blois faisoit grand amas de gens d'armes, et que grand foison de seigneurs de France lui étoient venus et venoient tous les jours encore, avec l'aide et le confort qu'il avoit encore des barons, chevaliers et écuyers de la duché de Bretagne. Sitôt que messire Jean de Montfort entendit ces nouvelles, il le signifia féalement en la duché d'Aquitaine, aux chevaliers et écuyers d'Angleterre qui là se tenoient, et espécialement à monseigneur Jean Chandos, en lui priant chèrement que en ce grand besoin il le voulsist venir conforter et conseiller, et que il espéroit en Bretagne un beau fait d'armes auquel tous seigneurs, chevaliers et écuyers, pour avancer leur honneur, devoient volontiers entendre. Quand messire Jean Chandos se vit prié si affectueusement du comte de Montfort, si en parla à son seigneur le prince de Galles à savoir que en étoit à faire. Le prince répondit que il pouvoit bien aller sans nul forfait; car jà faisoient les François partie contre le dit comte en l'occasion de monseigneur Charles de Blois, et qu'il l'en donnoit bon congé. De ces nouvelles fut le dit messire Jean Chandos moult lie, et se pourvey bien et grandement, et pria plusieurs chevaliers et écuyers de la duché d'Aquitaine; mais trop petit en y allèrent avec lui, si ils n'étoient Anglois. Toutes fois il emmena bien deux cents lances et autant d'archers; et chevaucha tant parmi Poitou et Xaintonge qu'il entra en Bretagne et vint au siége devant Auray. Et là trouva-t-il le comte de Montfort, qui le reçut liement et grandement et fut moult réjoui de sa venue; aussi furent messire Olivier de Clisson, messire Robert Canolle et les autres compagnons; et leur sembloit proprement et généralement que mal ne leur pouvoit venir, puisqu'ils avoient en leur compagnie messire Jean Chandos. Si passèrent la mer hâtivement, d'Angleterre en Bretagne, plusieurs chevaliers et écuyers qui désiroient leurs corps à avancer et eux combattre aux François; et vinrent devant Auray, en l'aide du comte de Montfort, qui tous les reçut à grand joie. Si étoient bien Anglois et Bretons, quand ils furent tous ensemble, seize cents combattans, chevaliers et écuyers, et environ huit ou neuf cents archers. Comment messire Charles de Blois se partit de Nantes pour aller contre le comte de Montfort; et des paroles que madame sa femme lui dit. Nous retournerons à monseigneur Charles de Blois, qui se tenoit en la bonne cité de Nantes, et là faisoit son amas et son mandement de chevaliers et d'écuyers de toutes parts là où il les pensoit à avoir par prière; car bien étoit informé que le comte de Montfort étoit durement fort et bien reconforté d'Anglois. Si prioit les barons, les chevaliers et les écuyers de Bretagne, dont il avoit eu et reçu les hommages, que ils lui voulussent aider à garder et défendre son héritage contre ses ennemis. Si vinrent des barons de Bretagne, pour lui servir et à son mandement, le vicomte de Rohan, le sire de Léon, messire Charles de Dinant, le sire de Roye, le sire de Rieux, le sire de Tournemine, le sire d'Ancenis, le sire de Malestroit, le sire de Quintin, le sire d'Avaugour, le sire de Rochefort, le sire de Gargoulé, le sire de Loheac, le sire du Pont et moult d'autres que je ne puis mie tous nommer. Si se logèrent ces seigneurs et leurs gens en la ville de Nantes et ès villages d'environ. Quand ils furent tous ensemble, on les estima à vingt cinq cents lances, parmi ceux qui étoient venus de France. Si ne voulurent point là ces gens d'armes faire trop long séjour, mais conseillèrent à monseigneur Charles de chevaucher devers les ennemis. Au département et au congé prendre, madame la femme à monseigneur Charles de Blois dit à son mari, présent monseigneur Bertran du Guesclin et aucuns barons de Bretagne: «Monseigneur, vous en allez défendre et garder mon héritage et le vôtre, car ce qui est mien est vôtre, lequel monseigneur Jean de Montfort nous empêche et a empêché un grand temps à tort et sans cause; ce sçait Dieu, et aussi les barons de Bretagne qui ci sont, comment j'en suis droite héritière: si vous prie chèrement que nulle ordonnance ni composition de traité ni d'accord ne veuilliez faire, ni descendre, que le corps de la duché de Bretagne ne nous demeure.» Et son mari lui eut en convenant. Adoncques se partit, et se partirent tous les barons et les seigneurs qui là étoient, et prirent congé à leur dame que ils tenoient pour duchesse. Si se arroutèrent et cheminèrent ces gens d'armes et cet ost pardevers Rennes; et tant exploitèrent qu'ils y parvinrent. Si se logèrent dedans la cité de Rennes et environ, et se reposèrent et rafraîchirent pour apprendre et mieux entendre du convine de leurs ennemis, et aviser aucun lieu suffisant pour combattre leurs ennemis, au cas qu'ils trouveroient tant ni quant de leur avantage sur eux; et là furent dites ni pourparlées plusieurs paroles et langages à cause de ce, des chevaliers et écuyers de France et de Bretagne, qui là étoient venus pour aider et conforter messire Charles de Blois, qui étoit moult doux et moult courtois, et qui par aventure se fût volontiers condescendu à paix et eût été content d'une partie de Bretagne à peu de plait. Mais en nom Dieu il étoit si bouté de sa femme et des chevaliers de son côté, qu'il ne s'en pouvoit retraire ni dissimuler. Comment le comte de Montfort se partit de devant Auray et s'en vint prendre place sur les champs pour combattre monseigneur Charles de Blois. Entre Rennes et Auray, là où monseigneur Jean de Montfort séoit, à huit lieues[3] de pays. Si vinrent ces nouvelles au dit siége que messire Charles de Blois approchoit durement, et avoit les plus belles gens d'armes, les mieux armés et ordonnés que on eût oncques mais vus issir de France. De ces nouvelles furent le plus des Anglois qui là étoient, qui se désiroient à combattre, tous joyeux. Si commencèrent ces compagnons à mettre leurs armures à point et à fourbir leurs lances, leurs dagues, leurs haches, leurs plates, haubergeons, heaumes, bassinets, visières, épées et toutes manières de harnois; car bien pensoient qu'ils en auroient mestier, et qu'ils se combattroient. Adonc se trairent au conseil les capitaines de l'ost du comte de Montfort, premièrement messire Jean Chandos, par lequel conseil en partie il vouloit user, messire Robert Canolle, messire Eustache d'Aubrecicourt, messire Hue de Cavrelée, messire Gautier Huet, messire Mathieu de Gournay et les autres. Si regardèrent et considérèrent ces barons et ces chevaliers par le conseil de l'un et de l'autre et par grand avis, qu'ils se retrairoient au matin hors de leurs logis et prendroient terre et place sur les champs, et là aviseroient de tous assents pour mieux en avoir la connoissance. Si fut ainsi annoncé et signifié parmi l'ost, que chacun fût à l'endemain appareillé et mis en arroi et en ordonnance de bataille, ainsi que pour tantôt combattre. Celle nuit passa; l'endemain vint, qui fut par un samedi[4], que Anglois et Bretons d'une sorte issirent hors de leurs logis et s'en vinrent moult faiticement et en ordonnance arrière du dit châtel d'Auray, et prirent place et terre, et dirent et affermèrent entre eux que là attendroient-ils leurs ennemis. [3] Auray est à plus de vingt lieues de Rennes. [4] 28 septembre. Droitement ainsi que entour heure de prime, messire Charles de Blois et tout son ost vinrent, qui s'étoient partis le vendredi, après boire, de la cité de Rennes, et avoient cette nuit jeu à trois petites lieues d'Auray. Et étoient les gens à monseigneur Charles de Blois les mieux ordonnés et les plus faiticement et mis en meilleur convine de bataille que on pût voir ni deviser; et chevauchoient si serrés que on ne pût jeter un esteuf entre eux qu'il ne chéît sur pointes de glaives, tant les portoient-ils proprement roides au contre mont. De eux regarder proprement les Anglois prenoient grand plaisance. Si s'arrêtèrent les François, sans eux desréer, devant leurs ennemis, et prirent terre entre grands bruyères, et fut commandé de par leur maréchal que nul n'allât avant sans commandement, ni fît course, joûte, ni empainte. Si s'arrêtèrent toutes gens d'armes et se mirent en arroi et en bon convine, ainsi que pour tantôt combattre; car ils n'espéroient autre chose et en avoient grand désir. Comment messire Charles de Blois, par le conseil de messire Bertran du Guesclin, ordonna ses batailles bien et faiticement. Messire Charles de Blois, par le conseil de monseigneur Bertran du Guesclin, qui étoit là un des grands chefs et moult loué et cru des barons de Bretagne, ordonna ses batailles, et en fit trois et une arrière-garde; et me semble que messire Bertran eut la première, avec grand foison de bons chevaliers et écuyers de Bretagne: la seconde eurent le comte d'Aucerre et le comte de Joigny, avec grand foison de bons chevaliers et écuyers de France: la tierce eut et la meilleure partie, messire Charles de Blois, et eut en sa compagnie plusieurs hauts barons de Bretagne. Et étoient de lez lui le vicomte de Rohan, le sire de Léon, le sire d'Avaugour, messire Charles de Dinant, le sire d'Ancenis, le sire de Malestroit et plusieurs autres. En l'arrière-garde étoit le sire de Roye, le sire de Rieux, le sire de Tournemine, le sire du Pont, le sire de Quintin, le sire de Combour, le seigneur de Rochefort et moult d'autres bons chevaliers et écuyers; et étoient en chacune de ces batailles bien mille combattans. Là alloit messire Charles de Blois par ses batailles, admonester et prier chacun moult doucement et bellement qu'ils voulsissent être loyaux et prudhommes et bons combattans; et retenoit, sur s'âme et sa part de paradis, que ce seroit sur son bon et juste droit que on se combattrait. Là lui avoient promis l'un par l'autre, que si bien s'en acquitteroient qu'il leur en sauroit gré. Or vous parlerons du convine des Anglois et des Bretons de l'autre côté, comment ils ordonnèrent leurs batailles. Comment messire Jean Chandos ordonna les batailles du comte de Montfort bien et sagement. Messire Jean Chandos, qui étoit capitaine et souverain regard sur eux tous, quoique le comte de Montfort en fût chef, car le roi d'Angleterre lui avoit ainsi escript et aussi mandé que souverainement et espécialement il entendît aux besognes de son fils, car il avoit eu sa fille pour cause de mariage, étoit tout devant aucuns barons et chevaliers de Bretagne qui se tenoient de lez monseigneur Jean de Montfort; et avoit bien imaginé et considéré le convine des François, lequel en soi-même il prisoit durement et ne s'en put taire. Si dit: «Si Dieu m'aist, il appert huy que toute fleur d'honneur et de chevalerie est par de-là avec grand sens et bonne ordonnance.» Et puis dit tout en haut aux chevaliers qui ouïr le purent: «Seigneurs, il est heure que nous ordonnons nos batailles; car nos ennemis nous en donnent exemple.» Ceux qui l'ouïrent répondirent: «Sire, vous dites vérité, et vous êtes ci notre maître et notre conseiller; si en ordonnez à votre intention; car dessus vous n'y aura-t-il point de regard; et si savez mieux de tous sens comment tel chose se doit maintenir que nous ne faisons entre nous.» Là fit messire Jean Chandos trois batailles et une arrière-garde; et mit en la première messire Robert Canolle, monseigneur Gautier Huet et monseigneur Richard Burlé: en la seconde monseigneur Olivier de Clisson, monseigneur Eustache d'Aubrecicourt et monseigneur Mathieu de Gournay: la tierce il ordonna au comte de Montfort, et demeura de lez lui; et avoit en chacune bataille cinq cents hommes d'armes et trois cents archers. Quand ce vint sur l'arrière-garde, il appela monseigneur Hue de Cavrelée, et lui dit ainsi: «Messire Hue, vous ferez l'arrière-garde, et aurez cinq cents combattans dessous vous en votre route, et vous tiendrez sur aile, et ne vous mouverez de votre pas pour chose qu'il avienne, si vous ne véez le besoin que nos batailles branlent ou ouvrent par aucune aventure; et là où vous les verrez branler ou ouvrir, vous vous trairez et les reconforterez et les refraîchirez: vous ne pouvez aujourd'hui faire meilleur exploit.» Quand messire Hue de Cavrelée entendit monseigneur Jean Chandos, si fut honteux et moult courroucé; si dit: «Sire, sire, baillez cette arrière-garde à un autre qu'à moi, car je ne m'en quiers jà embesogner.» Et puis dit encore ainsi: «Cher sire, en quel manière ni état m'avez-vous desvu[5], que je ne sois aussi bien taillé de moi combattre tout devant et des premiers que un autre?» Donc répondit messire Jean Chandos moult avisément, et dit ainsi: «Messire Hue, messire Hue, je ne vous établis mie en l'arrière-garde pour chose que vous ne soyez un des bons chevaliers de notre compagnie; et sçais bien, et de vérité, que très-volontiers vous vous combattriez des premiers; mais je vous y ordonne pour ce que vous êtes un sage chevalier et avisé; et si convient que l'un y soit et le fasse. Si vous prie chèrement que vous le veuillez faire; et je vous promets que si vous le faites, nous en vaudrons mieux, et vous-même y conquerrez haute honneur, et plus avant je vous promets que toute la première requête que vous me prierez, je la ferai et y descendrai.» Néanmoins, pour toutes ces paroles messire Hue de Cavrelée ne s'y vouloit accorder nullement; et tenoit et affirmoit ce pour son grand blâme, et prioit pour Dieu et à jointes mains que on y mît un autre, car brièvement il se vouloit combattre tout des premiers. De ces nouvelles paroles et réponses étoit messire Jean Chandos auques sur le point de larmoyer. Si dit encore moult doucement: «Messire Hue, ou il faut que vous le fassiez ou que je le fasse: or, regardez lequel il vaut mieux.» Adoncques s'avisa le dit messire Hue, et fut à celle dernière parole tout confus; si dit: «Certes, sire, je sais bien que vous ne me requerriez de nulle chose qui tournât à mon déshonneur; et je le ferai volontiers puisque ainsi est.» Adoncques prit messire Hue de Cavrelée cette bataille qui s'appeloit arrière-garde, et se traist sur les champs arrière des autres sur aile, et se mit en ordonnance. [5] Vu désavantageusement. Comment le sire de Beaumanoir impétra un répit entre les deux parties jusques à l'endemain soleil levant. Ainsi ce samedi, qui fut le huitième jour d'octobre[6], l'an 1364, furent ces batailles ordonnées les unes devant les autres en un beau plain, assez près d'Auray en Bretagne. Si vous dis que c'étoit belle chose à voir et à considérer; car on y véoit bannières, pennons parés et armoyés de tous côtés moult richement; et par espécial les François étoient si suffisamment et si faiticement ordonnés que c'étoit un grand déduit à regarder. Or vous dis que, pendant ce qu'ils ordonnoient et avisoient leurs batailles et leurs besognes, le sire de Beaumanoir, un grand baron et riche de Bretagne, alloit de l'un à l'autre, traitant et pourparlant de la paix; car volontiers il l'eût vue, pour les périls eschever, et s'en embesognoit en bonne manière; et le laissoient les Anglois et les Bretons de Montfort aller et venir et parlementer à monseigneur Jean Chandos et au comte de Montfort, pour tant qu'il étoit par foi fiancé prisonnier par devers eux, et ne se pouvoit armer. Si mit ce dit samedi maints propos et maintes parçons avant pour venir à paix; mais nul ne s'en fit; et détria la besogne, toujours allant de l'un à l'autre, jusques à nonne; et par son sens il impétra des deux parties un certain répit pour le jour et la nuit ensuivant jusques à l'endemain à soleil levant. Si se retraist chacun en son logis, ce samedi, et se aisèrent de ce qu'ils avoient, et bien avoient de quoi. [6] La bataille s'est livrée le 29 septembre. Ce samedi au soir issit le châtelain d'Auray de sa garnison, pour tant que le répit couroit de toutes parties, et s'en vint paisiblement en l'ost de monseigneur Charles de Blois, son maître, qui le reçut liement. Si appeloit-on le dit écuyer Henry de Hauternelle, appert homme d'armes durement; et emmena en sa compagnie quarante lances de bons compagnons, tous armés et bien montés, qui lui avoient aidé à garder la forteresse. Quand messire Charles de Blois vit son châtelain, si lui demanda tout en riant de l'état du châtel. «En nom Dieu, monseigneur, dit l'écuyer, Dieu mercy, nous sommes encore bien pourvus pour le tenir deux mois ou trois, si il en étoit besoin.»--«Henry, Henry, répondit messire Charles, demain au jour serez-vous délivré de tous points, ou par accord de paix, ou par bataille.» Sur ce, dit l'écuyer: «Dieu y ait part.»--«Par ma foi, Henry, dit messire Charles, qui reprit encore la parole, par la grâce de Dieu, j'ai en ma compagnie jusques à vingt-cinq cents hommes d'armes, d'aussi bonne étoffe et bien appareillés d'eux acquitter qu'il en ait au royaume de France.»--«Monseigneur, répondit l'écuyer, c'est un grand avantage; si en devez louer Dieu et regracier grandement, et aussi monseigneur Bertran du Guesclin et les barons de France et de Bretagne qui vous sont venus servir si courtoisement.» Ainsi se ébattoit de paroles le dit messire Charles à cel Henry, et donc à l'un et puis à l'autre; et passèrent ses gens cette nuit moult aisément. Ce soir fut prié moult affectueusement messire Jean Chandos d'aucuns Anglois, chevaliers et écuyers, qu'il ne se voulsist mie assentir à la paix de leur seigneur et de monseigneur Charles de Blois; car ils avoient tout le leur dépendu: si étoient povres, si vouloient par bataille, ou tout perdre, ou aucune chose recouvrer. Et messire Jean Chandos leur eut en convenant et leur promit ainsi. Comment le sire de Beaumanoir vint en l'ost du comte de Montfort pour traiter de la paix; et des paroles qui furent entre lui et messire Jean Chandos. Quand ce vint le dimanche au matin, chacun en son ost se appareilla, vêtit et arma. Si dit-on plusieurs messes en l'ost de messire Charles de Blois, et se communièrent ceux qui voulurent. Aussi firent-ils en telle manière en l'ost du comte de Montfort. Un petit après soleil levant, se retraist chacun en sa bataille et en son arroy, ainsi qu'ils avoient été le jour devant. Assez tôt après, revint le sire de Beaumanoir, qui portoit les traités, et qui volontiers les eût accordés s'il eût pu; et s'en vint premier, en chevauchant, devant monseigneur Jean Chandos, qui issit de sa bataille si très-tôt comme il le vit venir, et laissa le comte de Montfort, qui de lez lui étoit, et s'en vint sur les champs parler à lui. Quand le sire de Beaumanoir, le vit, il le salua moult hautement, et lui dit: «Messire Jean Chandos, je vous prie, pour Dieu, que nous mettions à accord ces deux seigneurs; car ce seroit trop grand pitié si tant de bonnes gens comme il y a ci, se combattoient pour leurs opinions soutenir.» Adonc répondit messire Jean Chandos tout au contraire des paroles qu'il avoit mises avant la nuit devant, et dit: «Sire de Beaumanoir, je vous avise que vous ne chevauchiez mais huy plus avant; car nos gens disent que si ils vous peuvent enclorre entre eux, ils vous occiront: avecques tout ce, dites à monseigneur Charles de Blois que, comment qu'il en avienne, monseigneur Jean de Montfort se veut combattre et issir de tous traités de paix et d'accord, et dit ainsi que aujourd'hui il demeurera duc de Bretagne ou il mourra en la place.» Quand le sire de Beaumanoir entendit messire Jean Chandos ainsi parler, si s'enfelonnit et fut moult courroucé, et dit: «Chandos, Chandos, ce n'est mie l'intention de monseigneur qu'il n'ait plus grand volonté de combattre que monseigneur Jean de Montfort; et aussi ont toutes nos gens.» A ces paroles, il s'en partit sans plus rien dire, et retourna devers monseigneur Charles de Blois et les barons de Bretagne, qui l'attendoient. D'autre part, messire Jean Chandos se retraist devers le comte de Montfort, qui lui demanda: «Comment va la besogne? Que dit notre adversaire?»--«Que il dit? répondit messire Jean Chandos: Il vous mande par le seigneur de Beaumanoir, qui tantôt se part de ci, qu'il se veut combattre, comment qu'il soit, et demeurera duc de Bretagne aujourd'hui ou il demeurera en la place.» Et cette réponse dit adonc messire Jean Chandos, pour encourager plus encore son dit maître et seigneur le comte de Montfort; et fut la fin de la parole messire Jean Chandos qu'il dit: «Or, regardez que vous en voulez faire, si vous voulez combattre ou non.»--«Par monseigneur saint Georges! dit le comte de Montfort, oil; et Dieu veuille aider au droit: faites avant passer nos bannières et nos archers.» Et ils se passèrent. Or vous dirai du seigneur de Beaumanoir qu'il dit à monseigneur Charles de Blois: «Sire, sire, par monseigneur saint Yves, j'ai ouï la plus orgueilleuse parole de messire Jean Chandos que je ouïsse grand temps a; car il dit que le comte de Montfort demeurera duc de Bretagne et vous montrera que vous n'y avez nul droit.» De cette parole mua couleur à messire Charles de Blois, et répondit: «Du droit soit-il en Dieu aujourd'hui qui le sçait.» Et aussi dirent tous les barons de Bretagne. Adonc fit-il passer avant bannières et gens d'armes, au nom de Dieu et de monseigneur saint Yves. Ci devise comment les batailles de messire Charles de Blois et celles du comte de Montfort s'assemblèrent, et comment ils se combattirent vaillamment d'un côté et d'autre. Un petit devant prime, s'approchèrent les batailles; de quoi ce fut très-belle chose à regarder, comme je l'ouïs dire à ceux qui y furent et qui vues les avoient: car les François étoient aussi serrés et aussi joints que on ne pût mie jeter une pomme qu'elle ne chéist sur un bassinet ou sur une lance. Et portoit chacun homme d'armes son glaive droit devant lui, retaillé à la mesure de cinq pieds, et une hache forte, dure et bien acérée, à petit manche, à son côté ou sur son col; et s'en venoient ainsi tout bellement le pas, chacun sire en son arroy et entre ses gens, et sa bannière devant lui ou son pennon, avisés de ce qu'ils devoient faire. Et aussi d'autre part les Anglois étoient très-faiticement ordonnés. Si s'assemblèrent premièrement messire Bertran du Guesclin et les Bretons de son lez à la bataille de monseigneur Robert Canolle et messire Gautier Huet; et mirent les seigneurs de Bretagne, qui étoient d'un lez et de l'autre, les bannières des deux seigneurs qui se appeloient ducs l'une contre l'autre; et les autres batailles s'assemblèrent aussi par grand ordonnance l'une contre l'autre. Là eut de première rencontre fort boutis des lances et fort estrif et dur. Bien est vérité que les archers trairent du commencement, mais leur trait ne greva néant aux François; car ils étoient trop bien armés et forts et bien pavoisés contre le trait. Si jetèrent ces archers leurs arcs jus, qui étoient forts compagnons et légers, et se boutèrent entre les gens de leur côté, et puis s'en vinrent à ces François qui portoient ces haches. Si s'adressèrent à eux de grand volonté, et tollirent de commencement à plusieurs leurs haches, de quoi ils se combattirent depuis bien et hardiment. Là fut faite mainte appertise d'armes, mainte lutte, mainte prise et mainte rescousse; et sachez que qui étoit chu à terre, c'étoit fort du relever, si il n'étoit trop bien secouru. La bataille messire Charles de Blois s'adressa droitement à la bataille du comte de Montfort, qui étoit forte et espesse. En sa compagnie et en sa bataille étoient le vicomte de Rohan, le sire de Léon, messire Charles de Dinant, le sire de Quintin, le sire d'Ancenis, le sire de Rochefort; et avoit chacun sire sa bannière devant lui. Là eut, je vous dis, dure bataille et grosse et bien combattue; et furent ceux de Montfort, du commencement, durement reboutés. Mais messire Hue de Cavrelée, qui étoit sur èle et qui avoit une belle bataille et de bonne gent, venoit à cet endroit où il véoit ses gens branler, ou desclorre ou ouvrir, et les reboutoit et mettoit sus par force d'armes. Et cette ordonnance leur valut trop grandement; car sitôt qu'il avoit les foulés remis sus, et il véist une autre bataille ouvrir ou branler, il se traioit celle part, et les reconfortoit, par telle manière comme dit est devant. Comment messire Olivier de Clisson et sa bataille se combattirent moult vaillamment à la bataille du comte d'Aucerre et du comte de Joigny, et comment messire Jean Chandos déconfit la dite bataille. D'autre part se combattoient messire Olivier de Clisson, messire Eustache d'Aubrecicourt, messire Richard Burlé, messire Jean Boursier, messire Mathieu de Gournay et plusieurs autres bons chevaliers et écuyers, à la bataille du comte d'Aucerre et du comte de Joigny, qui étoit moult grande et moult grosse, et moult bien étoffée de bonnes gens d'armes. Là eut mainte belle appertise d'armes faite, mainte prise et mainte rescousse. Là se combattoient François et Bretons d'un lez moult vaillamment et très hardiment, des haches qu'ils portoient et qu'ils tenoient. Là fut messire Charles de Blois durement bon chevalier, et qui vaillamment et hardiment se combattit, et assembla à ses ennemis de grand volonté. Et aussi fut bon chevalier son adversaire le comte de Montfort; chacun y entendoit ainsi que pour lui. Là étoit le dessus dit messire Jean Chandos, qui y faisoit trop grand foison d'armes; car il fut en son temps fort chevalier durement et redouté de ses ennemis, et en batailles sage et avisé, et plein de grand ordonnance. Si conseilloit le comte de Montfort ce qu'il pouvoit, et entendoit à le conforter et ses gens, et lui disoit: «Faites ainsi et ainsi, et vous tirez de ce côté et de celle part.» Le jeune comte de Montfort le créoit et ouvroit volontiers par son conseil. D'autre part, messire Bertran du Guesclin, le sire de Tournemine, le sire d'Avaugour, le sire de Rais, le sire de Loheac, le sire de Gargouley, le sire de Malestroit, le sire du Pont, le sire de Prie et maints bons chevaliers et écuyers de Bretagne et de Normandie, qui là étoient du côté de monseigneur Charles de Blois, se combattoient moult vaillamment, et y firent mainte belle appertise d'armes; et tant se combattirent que toutes ces batailles se recueillirent ensemble excepté l'arrière-garde des Anglois, dont messire Hue de Cavrelée étoit chef et souverain. Cette bataille se tenoit toujours sur èle, et ne s'embesognoit d'autre chose fors que de radrecier et de mettre en arroy les leurs qui branloient ou qui se déconfisoient. Entre les autres chevaliers, messire Olivier de Clisson y fut bien vu et avisé, et qui fit merveilles de son corps; et tenoit une hache dont il ouvroit et rompoit ces presses; et ne l'osoit nul approcher; et se combattit si avant, telle fois fut, qu'il fut en grand péril, et y eut moult à faire de son corps en la bataille du comte d'Aucerre et du comte de Joigny, et trouva durement forte encontre sur lui, tant que du coup d'une hache il fut féru en travers, qui lui abattit la visière de son bassinet, et lui entra la pointe de la hache en l'oeil, et l'eut depuis crevé: mais pour ce ne demeura mie qu'il ne fût encore très-bon chevalier. Là se recouvroient batailles et bannières qui une heure étoient tout au bas, et tantôt, par bien combattre, se remettoient sus, tant d'un lez comme de l'autre. Entre les autres chevaliers fut messire Jean Chandos très bon chevalier, et vaillamment se combattit; et tenoit une hache dont il donnoit les horions si grands, que nul ne l'osoit approcher, car il étoit grand et fort chevalier, et bien formé de tous ses membres. Si s'en vint combattre à la bataille du comte d'Aucerre et des François: là fut faite mainte belle appertise d'armes; et par force de bien combattre, ils rompirent et reboutèrent cette bataille bien avant, et la mirent en tel meschef que brièvement elle fut déconfite, et toutes les bannières et les pennons de cette bataille jetés par terre, rompus et descirés et les seigneurs mis et contournés en grand meschef; car ils n'étoient aidés ni confortés de nul côté, mais étoient leurs gens tous embesognés d'eux défendre et combattre. Au voir dire, quand une déconfiture vient, les déconfits se déconfisent et s'ébahissent de trop peu, et sur un chu, il en chiet trois et sur trois dix, et sur dix trente; et pour dix, s'ils s'enfuient, il s'enfuit un cent. Ainsi fut de cette bataille d'Auray. Là crioient et écrioient ces seigneurs, et leurs gens qui étoient de-lez eux, leurs enseignes et leurs cris; de quoi les aucuns en étoient ouïs et reconfortés, et les aucuns non, qui étoient en trop grand presse, ou trop arrière de leurs gens. Toutefois le comte d'Aucerre, par force d'armes fut durement navré et pris dessous le pennon messire Jean Chandos, et fiancé prisonnier; et le comte de Joigny aussi; et occis le sire de Prie, un grand banneret de Normandie. Comment messire Bertran du Guesclin fut pris; et comment messire Charles de Blois fut occis en la bataille; et toute la fleur de la chevalerie de Bretagne et de Normandie prise ou occise. Encore se combattoient les autres batailles moult vaillamment, et se tenoient les Bretons en bon convine, et toutefois, à parler loyalement d'armes, ils ne tinrent mie si bien leur pas ni leur arroy, ainsi qu'il apparut, que firent les Anglois et les Bretons du côté le comte de Montfort; et trop grandement leur valsist ce jour cette bataille sur èle de monseigneur Hue de Cavrelée. Quand les Anglois et les Bretons de Montfort virent ouvrir et branler les François, si se confortèrent entre eux moult grandement, et eurent tantôt les plusieurs leurs chevaux appareillés: si montèrent et commencèrent à chasser fort vitement. Adonc se partit messire Jean Chandos, et une grand route de ses gens, et s'en vinrent adresser sur la bataille de messire Bertran du Guesclin où on faisoit merveilles d'armes: mais elle étoit jà ouverte, et plusieurs bons chevaliers et écuyers mis en grand meschef; et encore le furent-ils plus quand une grosse route d'Anglois et messire Jean Chandos y survinrent. Là fut donné maint pesant horion de ces haches, et fendu et effondré maint bassinet, et maint homme navré à mort; et ne purent, au voir dire, messire Bertran ni les siens porter ce faix. Si fut là pris messire Bertran du Guesclin d'un écuyer Anglois, dessous le pennon à messire Jean Chandos. En celle presse, prit et fiança pour prisonnier le dit messire Jean Chandos un baron de Bretagne qui s'appeloit le seigneur de Rais, hardi chevalier durement. Après cette grosse bataille des Bretons rompue, la dite bataille fut ainsi que déconfite; et perdirent les autres tout leur arroy; et soi mirent en fuite, chacun au mieux qu'il put, pour se sauver; excepté aucuns bons chevaliers et écuyers de Bretagne, qui ne vouloient mie laisser leur seigneur monseigneur Charles de Blois, mais avoient plus cher à mourir que reproché leur fût fuite. Si se recueillirent et rallièrent autour de lui, et se combattirent depuis moult vaillamment et très âprement; et là fut fait mainte grand appertise d'armes; et se tint le dit messire Charles de Blois et ceux qui de-lez lui étoient une espace de temps, en eux défendant et combattant. Mais finablement ils ne se purent tant tenir qu'ils ne fussent déroutés par force d'armes; car la plus grand partie des Anglois conversoient celle part. Là fut la bannière de messire Charles de Blois conquise et jetée par terre, et occis celui qui la portoit. Là fut occis en bon convine messire Charles de Blois, le viaire sur ses ennemis, et un sien fils bâtard, qui s'appeloit messire Jean de Blois, appert hommes d'armes durement, et qui tua celui qui tué avoit monseigneur Charles de Blois, et plusieurs autres chevaliers et écuyers de Bretagne. Et me semble qu'il avoit été ainsi ordonné en l'ost des Anglois au matin, que, si on venoit au-dessus de la bataille, et que messire Charles de Blois fût trouvé en la place, on ne le devoit point prendre à nulle rançon, mais occire. Et ainsi, en cas semblable, les François et les Bretons avoient ordonné de messire Jean de Montfort; car en ce jour ils vouloient avoir fin de bataille et de guerre. Là eut, quand ce vint à la chasse et à la fuite, grand mortalité, grand occision et grand déconfiture, et maint bon chevalier et écuyer pris et mis en grand meschef. Là fut toute la fleur de chevalerie de Bretagne, pour le temps et pour la journée, morts ou pris; car moult petits de gens d'honneur échappèrent, qui ne fussent morts ou pris. Et par espécial, des bannerets de Bretagne, y demeurèrent morts messire Charles de Dinant, le sire de Léon, le sire d'Ancenis, le sire d'Avaugour, le sire de Loheac, le sire de Guergorley, le sire de Malestroit, le sire du Pont, et plusieurs autres bons chevaliers et écuyers que je ne puis tous nommer; et pris, le vicomte de Rohan, messire Guy de Léon, le sire de Rochefort, le sire de Rais, le sire de Rieux, le comte de Tonnerre, messire Henry de Malestroit, messire Olivier de Mauny, le sire de Riville, le sire de Franville, le sire de Raineval; et plusieurs autres de Normandie; et plusieurs bons chevaliers et écuyers de France, avecques le comte d'Aucerre et le comte de Joigny. Brièvement à parler, cette déconfiture fut moult grande et moult grosse et grand foison de bonnes gens y eut morts, tant sur les champs, comme sur la place; car elle dura huit grosses lieues de pays jusques moult près de Rennes. Si avinrent là en dedans maintes aventures, qui toutes ne vinrent mie à connoissance, et y eut aussi maint homme mort et pris et recru[7] sur les champs, ainsi que les aucuns eschéirent en bonnes mains, et qu'ils trouvoient bons maîtres et courtois. Cette bataille fut assez près d'Auray en Bretagne, l'an de grâce Notre-Seigneur 1364, le neuvième jour du mois d'octobre. [7] Mis en liberté sur parole. Ci parle des paroles amoureuses que le comte de Montfort disoit à messire Jean Chandos, et des piteux regrets que le dit comte fit sur monseigneur Charles de Blois, et comment il le fit enterrer à Guingant très révéremment. Après la grande déconfiture, si comme vous avez ouï, et la place toute délivrée, les chefs des seigneurs anglois et bretons d'un lez retournèrent et n'entendirent plus à chasser, mais en laissèrent convenir leurs gens. Si se trairent d'un lez le comte de Montfort, messire Jean Chandos, messire Robert Canolle, messire Eustache d'Aubrecicourt, messire Mathieu de Gournay, messire Jean Boursier, messire Gautier Huet, messire Hue de Cavrelée, messire Richart Burlé, messire Richart Tanton et plusieurs autres, et s'en vinrent ombroier du long d'une haie, et se commencèrent à désarmer; car ils virent bien que la journée étoit pour eux. Si mirent les aucuns leurs bannières et leurs pennons à cette haie, et les armes de Bretagne tout en haut sur un buisson, pour rallier leurs gens. Adonc se trairent messire Jean Chandos, messire Robert Canolle, messire Hue de Cavrelée et aucuns chevaliers devers messire Jean de Montfort, et lui dirent en riant: «Sire, louez Dieu et si faites bonne chère, car vous avez hui conquis l'héritage de Bretagne.» Il les inclina moult doucement, et puis parla que tous l'ouïrent: «Messire Jean Chandos, cette bonne aventure m'est avenue par le grand sens et prouesse de vous; et ce sçais-je de vérité, et aussi le scevent tous ceux qui ci sont; si vous prie, buvez à mon hanap.» Adonc lui tendit un flacon plein de vin où il avoit bu, pour lui rafraîchir, et lui dit encore en lui donnant: «Après Dieu, je vous en dois savoir plus grand gré que à tout le monde.» En ces paroles revint le sire de Clisson, tout échauffé et enflammé, et avoit moult longuement poursuivi ses ennemis: à peine s'en étoit-il pu partir, et ramenoit ses gens et grand foison de prisonniers. Si se trairent tantôt pardevers le comte de Montfort et les chevaliers qui là étoient, et descendit jus de son coursier, et s'en vint rafraîchir de-lez eux. Pendant qu'ils étoient en cel état, revinrent deux chevaliers et deux hérauts qui avoient cerchié les morts, pour savoir que messire Charles de Blois étoit devenu; car ils n'étoient point certains si il étoit mort ou non. Si dirent ainsi tout en haut: «Monseigneur, faites bonne chère, car nous avons vu votre adversaire, messire Charles de Blois, mort.» A ces paroles se leva le comte de Montfort, et dit qu'il le vouloit aller voir, et que il avoit grand désir de le voir autant mort comme vif. Si s'en allèrent avecques lui les chevaliers qui là étoient. Quand ils furent venus jusques au lieu où il gissoit, tourné à part et couvert d'une targe, il le fit découvrir, et puis le regarda moult piteusement, et pensa une espace, et puis dit: «Ha! monseigneur Charles, monseigneur Charles, beau cousin, comme pour votre opinion maintenir sont avenus en Bretagne maints grands meschefs! Si Dieu m'aist, il me déplaît quand je vous trouve ainsi, si être put autrement.» Et lors commença à larmoyer. Adonc le tira arrière messire Jean Chandos, et lui dit: «Sire, sire, partons de ci, et regraciez Dieu de la belle aventure que vous avez; car sans la mort de cestui-ci ne pouviez-vous venir à l'héritage de Bretagne.» Adonc ordonna le comte que messire Charles de Blois fût porté à Guingant; et il fut ainsi fait incontinent, et là enseveli moult révéremment: lequel corps de lui sanctifia par la grâce de Dieu, et l'appelle-t-on saint Charles; et l'approuva et canonisa le pape Urbain Ve[8], qui régnoit pour le temps; car il faisoit et fait encore au pays de Bretagne plusieurs miracles tous les jours. [8] Il est vrai qu'Urbain V ordonna une enquête pour la canonisation de Charles de Blois; mais il mourut avant qu'elle fût faite: elle n'eut lieu que sous le pontificat de son successeur Grégoire II, qui n'en fit aucun usage, pour ne pas offenser le duc de Bretagne, qui s'opposait de toutes ses forces à ce qu'on mît son rival au rang des saints. M. Duchesne, dans son Histoire généalogique de la maison de Châtillon, a pensé que Charles de Blois avait été réellement canonisé; mais les preuves qu'il en donne ne paraissent pas suffisantes pour établir solidement son opinion. (_Note de Buchon._) Comment le comte de Montfort donna trêve pour enterrer les morts; et comment le roi de France envoya le duc d'Anjou en Bretagne pour reconforter la femme de monseigneur Charles de Blois. Après cette ordonnance, et que tous les morts furent dévêtus, et que leurs gens furent retournés de la chasse, ils se trairent devers leurs logis dont au matin ils s'étoient partis. Si se désarmèrent, et puis se aisèrent de ce qu'ils avoient, et bien avoient de quoi; et entendirent à leurs prisonniers, et firent remuer et appareiller les navrés, et leurs gens mêmes, qui étoient navrés et blessés, firent-ils remettre à point. Quand ce vint le lundi au matin, le comte de Montfort fit à sçavoir sur le pays à ceux de la cité de Rennes et des villes environ que il donnoit et accordoit trêves trois jours, pour recueillir les morts dessus les champs et ensevelir en terre sainte: laquelle ordonnance on tint à moult bonne. Si se tint le comte de Montfort pardevant le châtel d'Auray à siége, et dit que point ne se partiroit, si l'auroit à sa volonté. Ces nouvelles s'espardirent en plusieurs lieux et en plusieurs pays, comment messire Jean de Montfort, par le conseil et confort des Anglois, avoit obtenu la place contre monseigneur Charles de Blois, et lui mort et déconfit, et mort et pris toute la fleur de la chevalerie de Bretagne qui faisoient partie contre lui. Si en avoit messire Jean Chandos grandement la grâce et la renommée; et disoient toutes manières de gens, chevaliers et écuyers qui à la besogne avoient été, que par lui et son sens et sa prouesse avoient les Anglois et les Bretons obtenu la place. De ces nouvelles furent tous les amis et les confortans à messire Charles de Blois courroucés: ce fut bien raison; et par espécial, le roi de France, car cette déconfiture lui touchoit grandement, pourtant que plusieurs bons chevaliers et écuyers de son royaume y avoient été morts, et pris messire Bertran du Guesclin, que moult aimoit, le comte d'Aucerre, le comte de Joigny et tous les barons de Bretagne, sans nullui excepter. Si envoya le dit roi de France son frère, monseigneur Louis duc d'Anjou, sur les marches de Bretagne, pour reconforter le pays qui étoit moult désolé, pour l'amour de leur seigneur monseigneur Charles de Blois que perdu avoient, et pour reconforter aussi madame de Bretagne femme au dit monseigneur Charles de Blois, qui étoit si désolée et déconfortée de la mort de son mari que rien n'y failloit. A ce étoit le dit duc d'Anjou bien tenu de faire, quoique volontiers le fît; car il avoit épousé la fille du dit monseigneur Charles et de la dite dame. Si promettoit de grand volonté aux bonnes villes, cités et châteaux de Bretagne et au demeurant du pays, conseil, confort et aide en tous cas: en quoi la dame que il clamoit mère et le pays eurent une espace de temps grand fiance, jusques adonc que le roi de France, pour tous périls ôter et eschever, y mit attrempance, si comme vous orrez recorder assez tôt. Si vinrent aussi ces nouvelles au roi d'Angleterre; car le comte de Montfort avoit écrit, au cinquième jour que la bataille avoit été devant Auray, en la ville de Douvres; et en apporta lettres de créance un varlet poursuivant armes qui avoit été à la bataille, et lequel le roi d'Angleterre fit tantôt héraut, et lui donna le nom de Windesore et moult grand profit; par lequel héraut et aucuns chevaliers d'un lez et de l'autre qui furent à la bataille je fus informé. Et la cause pour quoi le roi d'Angleterre étoit adonc à Douvres, je la vous dirai. Comment le roi d'Angleterre et le comte de Flandre, qui étoient à Douvres pour traiter du mariage de leurs enfants, furent grandement réjouis de la déconfiture d'Auray. Il est bien vérité que un mariage entre monseigneur Aymon comte de Cantebruge, fils au dit roi d'Angleterre, et la fille du comte Louis de Flandre, avoit été traité et pourparlé trois ans en devant; auquel mariage le comte de Flandre étoit nouvellement assenti et accordé, mais que le pape Urbain Ve les voulsist dispenser, car ils étoient moult prochains de lignage. Et en avoient été le duc de Lancastre et messire Aymon son frère et grand foison de barons et de chevaliers en Flandre devers le dit comte Louis, qui les avoit reçus moult honorablement; et pour plus grand conjonction de paix et d'amour, le dit comte de Flandre étoit venu avecques eux à Calais; et passa la mer et vint à Douvres, où le roi et une partie de ceux de son conseil qui là se tenoient le reçurent. Et encore étoient là quand le dessus dit varlet et message en ce cas apporta les nouvelles de la besogne d'Auray, ainsi comme elle avoit été. De laquelle avenue le roi d'Angleterre et les barons qui là étoient furent moult bien réjouis, et aussi fut le comte de Flandre, pour l'amour, honneur et avancement de son cousin germain le comte de Montfort. Si furent le roi d'Angleterre, le comte de Flandre et les seigneurs dessus nommés environ trois jours à Douvres, en fêtes et en ébattements; et quand ils eurent assez revelé et joué et fait ce pourquoi ils étoient là assemblés, le comte de Flandre prit congé au roi d'Angleterre et se partit. Si me semble que le duc de Lancastre et messire Aymon repassèrent la mer avecques le comte de Flandre, et lui tinrent toujours compagnie jusques à tant qu'il fût venu à Bruges. Nous nous souffrirons à parler de cette matière et parlerons du comte de Montfort, comment il persévéra en Bretagne. Comment ceux d'Auray, ceux de Jugon et ceux de Dinant se rendirent au comte de Montfort, et comment le dit comte assiégea la bonne cité de Campercorentin. Le comte de Montfort, si comme il est ci-dessus dit, tint et mit le siége devant Auray, et dit qu'il ne s'en partiroit, si l'auroit à sa volonté. Ceux du châtel n'étoient mie bien aises, car ils avoient perdu leur capitaine, Henry de Hauternelle, qui étoit demeuré à la besogne, et toute la fleur de leurs compagnons; et ne se trouvoient laiens que un petit de gens, et si ne leur apparoît secours de nul côté; si eurent conseil d'eux rendre et la forteresse, saufs leurs corps et leurs biens. Si traitèrent devers ledit comte de Montfort et son conseil sur l'état dessus dit. Le dit comte, qui avoit en plusieurs lieux à entendre et point ne savoit encore comment le pays se voudroit maintenir, les prit à mercy et les laissa paisiblement partir, ceux qui partir voulurent, et prit la saisine de la forteresse et y mit gens de par lui; et puis chevaucha outre, et tout son ost qui tous les jours croissoit, car gens d'armes et archers lui venoient d'Angleterre à effort; et aussi se traioient plusieurs chevaliers et écuyers de Bretagne devers lui, et par espécial ces Bretons bretonnans. Si s'en vint devant la bonne ville de Jugon, qui se clouit contre lui et se tint trois jours; et la fit le dit comte de Montfort assaillir par deux assauts, et en y eut moult de blessés dedans et dehors. Ceux de Jugon, qui se véoient assaillis et point de recouvrer au pays n'avoient, n'eurent mie conseil d'eux tenir longuement ni d'eux faire hérier; et reconnurent le comte de Montfort à seigneur, et lui ouvrirent leurs portes, et lui jurèrent foi et loyauté à tenir et à garder à toujours mais. Si remua le dit comte tous les officiers en la ville et y mit des nouveaux; et puis chevaucha devers la bonne ville de Dinant. Là mit-il grand siége et qui dura bien avant en l'hiver; car la ville étoit bien garnie et de grands pourvéances et de bonnes gens d'armes. Et aussi le duc d'Anjou leur avoit mandé qu'ils se tenissent ainsi que bonnes gens se devoient faire, car il les conforteroit. Cette opinion les fit tenir et endurer maint assaut. Quand ils virent que leurs pourvéances amenrissoient et que nul secours ne leur apparoît, ils traitèrent de paix devers le comte de Montfort, lequel y entendit volontiers, et ne désiroit autre chose, mais que ils le voulussent reconnoître à seigneur ainsi qu'ils firent. Et entra en ladite ville de Dinant à grand solennité; et lui firent tous féauté et hommage. Puis chevaucha outre et s'en vint atout son ost devant la bonne cité de Campercorentin, et l'assiégea de tous points; et y fit amener et acharier les grands engins de Vannes et de Dinant. Si dit et promit qu'il ne s'en partiroit, si l'auroit. Et vous dis ainsi, que les Bretons et les Anglois de Montfort, messire Jean Chandos et les autres, qui avoient en la bataille d'Auray pris grand foison de prisonniers, n'en rançonnoient nul ni mettoient à finance, pourtant qu'ils ne vouloient mie qu'ils se recueillissent ensemble et en fussent de rechef combattus: mais les envoyèrent en Poitou, en Xaintonge, à Bordeaux et à La Rochelle tenir prison; et pendant ce conquéroient les dits Bretons et Anglois d'un côté le pays de Bretagne. Comment le roi de France envoya messages pour traiter de la paix entre le comte de Montfort et le pays de Bretagne; et comment il en demeura duc. Pendant que le comte de Montfort séoit devant la cité de Camper-Corentin, et moult l'estraindit par force d'engins et d'assauts qui nuit et jour y étoient, couroient ses gens tout le pays d'environ, et ne laissèrent rien à prendre s'il n'étoit trop chaud ou trop pesant. De ces avenues étoit le roi de France bien informé. Si eut sur ce plusieurs consaux, propos et imaginations comment ils pourroient user des besognes de Bretagne; car elles étoient en moult dur parti; et si n'y pouvoit bonnement remédier, si il n'émouvoit son royaume et fît de rechef guerre aux Anglois, pour le fait de Bretagne, ce que on ne lui conseilloit mie à faire. Et lui fut dit en grand espécialité et en délibération de conseil: «Très cher sire, vous avez soutenu l'opinion messire Charles de Blois votre cousin; et aussi fit votre seigneur de père et le roi Philippe votre ayeul, qui lui donna en mariage l'héritage et la duché de Bretagne, par lequel fait moult de grands maux sont avenus en Bretagne et au pays d'environ. Or est tant allé que messire Charles de Blois votre cousin, en l'héritage gardant et défendant, est mort; et n'est nul de son côté qui cette guerre, ni le droit de son calenge relève; car jà sont en Angleterre prisonniers, à qui moult il en touche et appartient, ses deux ainsnés fils Jean et Guy. Et si véons et oyons recorder tous les jours que messire Jean de Montfort prend et conquiert cités, villes et châteaux, et les attribue du tout à lui, ainsi comme son lige héritage. Par ainsi pourriez-vous perdre vos droits et l'hommage de Bretagne, qui est une moult grosse et notable chose en votre royaume, et que vous devez bien douter à perdre; car si le comte de Montfort le relevoit de votre frère le roi d'Angleterre, ainsi que fit jadis son père, vous ne le pourriez r'avoir sans grand guerre et haine entre vous et le roi d'Angleterre, où bonne paix est maintenant, que nous ne vous conseillons mie à briser. Si nous semble, tout considéré et imaginé, cher sire, que ce seroit bon d'envoyer certains messages et sages traiteurs devers messire Jean de Montfort, pour savoir comment il se veut maintenir, et de entamer matière de paix entre lui et le pays et la dite dame qui s'en est appelée duchesse. Et sur ce que ces traiteurs trouveront en lui et en son conseil, vous aurez avis. Au fort, mieux vaudroit que il demeurât duc de Bretagne, afin qu'il le voulût reconnoître de vous, et vous en fît toutes droitures, ainsi que un sire féal doit faire à son seigneur, que la chose fût en plus grand péril ni variement.» A ces paroles entendit le roi de France volontiers; et furent avisés et ordonnés en France messire Jean de Craon, archevêque de Reims, et le sire de Craon son cousin, et messire Boucicaut, maréchal de France, d'aller en ce voyage devant Camper-Corentin parler et traiter au comte de Montfort et à son conseil, sur l'état que vous avez ouï. Si se partirent ces trois seigneurs dessus nommés du roi de France, quand ils furent informés de ce qu'ils devoient faire et dire, et exploitèrent tant par leurs journées qu'ils vinrent au siége des Bretons et des Anglois devant Camper-Corentin, et se nommèrent messagers du roi de France. Le comte de Montfort, messire Jean Chandos et ceux de son conseil les reçurent liement. Si remontrèrent ces seigneurs bien et sagement ce pour quoi ils étoient là envoyés. A ce premier traité répondit le comte de Montfort qu'il s'en conseilleroit; et y assigna journée. Ce terme pendant vinrent ces trois seigneurs de France séjourner en la cité de Rennes. Si envoya le comte de Montfort en Angleterre le seigneur de Latimer, pour remontrer au roi ces traités et quel chose il en conseilleroit. Le roi d'Angleterre, quand il fut informé, dit que il conseilloit bien le comte de Montfort à faire paix, mais que la duché lui demeurât; et aussi que il recompensât la dite dame, qui duchesse s'étoit appelée, d'aucune chose bien et honnêtement, et lui assignât sa rente en certain lieu où elle la pût avoir bien et honnêtement sans danger. Le sire de Latimer rapporta arrière, par écrit, tout le conseil et la réponse du roi d'Angleterre au comte de Montfort, qui se tenoit devant Camper-Corentin. Depuis ces lettres et ces réponses vues et ouïes, messire Jean de Montfort et son conseil envoyèrent devers les messages du roi de France, qui se tenoient à Rennes. Ceux vinrent à l'ost. Là leur fut réponse donnée et faite bien et courtoisement; et leur fut dit que jà messire Jean de Montfort, ne se départiroit du calenge de Bretagne, pour chose qui avînt, s'il ne demeuroit duc de Bretagne, ainsi qu'il se tenoit et appeloit: mais là où le roi lui feroit ouvrir paisiblement et villes et cités et châteaux, et rendre fiefs et hommages et toutes droitures, ainsi que les ducs de Bretagne anciennement les avoient tenues, il le reconnoîtroit volontiers à seigneur naturel, et lui feroit hommage et tous services, présens et oyans les pairs de France; et encore par cause d'aide et de proismeté, il aideroit et conforteroit d'aucune recompensation sa cousine la femme à messire Charles de Blois, et aideroit aussi à délivrer ses cousins qui étoient prisonniers en Angleterre, Jean et Guy. Ces réponses plurent bien à ces seigneurs de France qui là avoient été envoyés. Si prirent jour et terme de l'accepter ou non. On leur accorda légèrement. Tantôt ils envoyèrent devers le duc d'Anjou, qui étoit retrait à Angers, auquel le roi avoit remis toutes les ordonnances du faire ou du laisser. Quand le duc d'Anjou vit les traités, il se conseilla sus une grand espace de temps: lui bien conseillé, il les accepta; et revinrent arrière deux chevaliers qui envoyés avoient été devers lui, et rapportèrent par écrit la réponse du dit duc d'Anjou scellée. Si se départirent de la cité de Rennes les dessus dits messages au roi de France, et vinrent devant Camper-Corentin. Et là finablement fut la paix faite et accordée et scellée[9] de messire Jean de Montfort; et demeura adonc duc de Bretagne, parmi ce que si il n'avoit enfant de sa chair, par loyauté de mariage, la terre, après son décès, devoit retourner aux enfans monseigneur Charles de Blois; et demeureroit la dame qui fut femme à monseigneur Charles de Blois comtesse de Penthièvre, laquelle terre pouvoit valoir par an environ vingt mille francs; et tant lui devoit-on faire valoir. Et devoit le dit messire Jean de Montfort venir en France, quand mandé y seroit, et faire hommage au roi de France, et reconnoître la duché de lui. De tout ce prit-on chartes et instrumens publics et lettres grossées et scellées de l'une partie et de l'autre; et par ainsi entra le comte de Montfort en Bretagne, et demeura duc un temps, jusques à ce que autres renouvellemens de guerre revinrent, si comme vous orrez recorder en avant en l'histoire. [9] Il est très-vraisemblable que les préliminaires de la paix furent arrêtés devant Quimper-Corentin, qui se rendit à Montfort le 17 novembre de cette année; mais la paix ne fut conclue que le 11 mars de l'année suivante, à Guérande, où les plénipotentiaires étaient convenus de s'assembler. (_Note de Buchon._) DU GUESCLIN EST NOMMÉ CONNÉTABLE ET CHASSE LES ANGLAIS DE FRANCE. Bertrand du Guesclin fut pendant la guerre de Bretagne du parti de Charles de Blois et des Français, et se signala par de nombreuses prouesses contre les Anglais; il passa au service du régent de France (Charles V) en 1357. Les batailles de Cocherel et d'Auray sont les premières que du Guesclin livra pour le nouveau roi de France, qui l'envoya ensuite en Castille conduire au secours de Henri de Transtamare, contre son frère Pierre le Cruel, les compagnies de soldats qui ravageaient la France. Vaincu à Navarette (1367) par les Anglais alliés de Pierre le Cruel, mais vainqueur à Montiel (1369), du Guesclin affermit par cette victoire la couronne de Castille sur la tête de Henri de Transtamare. En 1370, lorsque la guerre recommença contre l'Angleterre, Charles V rappela du Guesclin en France, le nomma connétable et le chargea de combattre les Anglais. Le nouveau connétable gagna successivement les victoires de Pontvalain et de Chizey. Ces deux belles victoires, dont les noms ne sont pas assez populaires, déchirèrent le traité de Brétigny et chassèrent de France les Anglais. 1. _Du Guesclin est nommé connétable._ Comment messire Bertran du Guesclin, par le conseil et avis de tous ceux du royaume, fut fait connétable de France. 2 octobre 1370. _Chroniques de Froissart._ Or fut le roi de France informé de la destruction et du reconquêt de Limoges[10], et comment le prince et ses gens l'avoient laissée toute vague, ainsi comme une ville déserte. Si en fut durement courroucé, et prit en grand compassion le dommage et ennui des habitants d'icelle. Or fut avisé et regardé en France, par l'avis et conseil des nobles et des prélats, et la commune voix de tout le royaume qui bien y aida, que il étoit de nécessité que les François eussent un chef et gouverneur, nommé connétable; car messire Moreau de Fiennes se vouloit ôter et déporter de l'office, qui fut vaillant homme de la main et entreprenant aux armes, et aimé de tous chevaliers et écuyers. Si que, tout considéré et imaginé, d'un commun accord, on y élit monseigneur Bertran du Guesclin, mais qu'il voulsist entreprendre l'office, pour le plus vaillant, mieux taillé et idoine de ce faire, et plus vertueux et fortuné en ses besognes qui en ce temps s'armât pour la couronne de France. [10] Par les Anglais, qui l'avaient pillée et brûlée. Adonc escripsit le roi devers lui, et envoya certains messages qu'il vînt parler à lui à Paris. Ceux qui y furent envoyés le trouvèrent en la vicomté de Limoges, où il prenoit châteaux et forts, et les faisoit rendre à madame de Bretagne, femme à monseigneur Charles de Blois: et avoit nouvellement pris une ville qui s'appeloit Brandomme[11] et étoient les gens rendus à lui. Si chevauchoit devant une autre. Quand les messages du roi de France furent venus jusques à lui, il les recueillit joyeusement et sagement, ainsi que bien le savoit faire. Si lui baillèrent les lettres du roi de France et firent leur message bien à point. Quand messire Bertran se vit espécialement mandé, si ne se voult mie excuser de venir vers le roi de France, pour savoir quelle chose il vouloit: si se partit au plus tôt qu'il put, et envoya la plus grand partie de ses gens ès garnisons qu'il avoit conquises, et en fit souverain et gardien messire Olivier de Mauny, son neveu; puis chevaucha tant par ses journées, qu'il vint en la cité de Paris, où il trouva le roi et grand foison des seigneurs de son hôtel et de son conseil, qui le recueillirent liement et lui firent tous grand révérence. Là lui dit et remontra le roi comment on l'avoit élu et avisé à être connétable de France. Adonc s'excusa messire Bertran grandement et sagement; et dit qu'il n'en étoit mie digne, et qu'il étoit un povre chevalier et un petit bachelier, au regard des grands seigneurs et vaillants hommes de France, combien que fortune l'eût un peu avancé. Là lui dit le roi qu'il s'excusoit pour néant et qu'il convenoit qu'il le fût; car il étoit ainsi ordonné et déterminé de tout le conseil de France, lequel il ne vouloit pas briser. Lors s'excusa encore le dit messire Bertran, par une autre voie, et dit: «Cher sire et noble roi, je ne vous veuil, ni puis, ni ose dédire de votre bon plaisir; mais il est bien vérité que je suis un povre homme et de basse venue; et l'office de la connétablie est si grand et si noble qu'il convient, qui bien le veut acquitter, exercer et exploiter et commander moult avant, et plus sur les grands que sur les petits. Et veci mes seigneurs vos frères, vos neveux et vos cousins qui auront charge de gens d'armes en osts et en chevauchées; comment oserois-je commander sur eux? Certes, sire, les envies sont si grandes que je les dois bien ressoigner. Si vous prie chèrement que vous me déportez de cet office, et que vous le baillez à un autre, qui plus volontiers le prendra que moi, et qui mieux le sache faire.» Lors répondit le roi, et dit: «Messire Bertran, messire Bertran, ne vous excusez point par celle voie; car je n'ai frère, cousin, ni neveu, ni comte, ni baron en mon royaume qui ne obéisse à vous; et si nul en étoit au contraire, il me courrouceroit tellement qu'il s'en apercevroit: si prenez l'office liement, et je vous en prie.» Messire Bertran connut bien que excusances qu'il sçût faire ni pût montrer ne valoient rien; si s'accorda finablement à l'opinion du roi; mais ce fut à dur et moult envis. Là fut pourvu à grand joie, messire Bertran du Guesclin de l'office de connétable de France; et pour le plus avancer le roi l'assit de-lez lui à sa table; et lui montra tous les signes d'amour qu'il put; et lui donna avec l'office plusieurs beaux dons et grands terres et revenus en héritage, pour lui et pour ses hoirs. Et en cette promotion mit grand peine et grand conseil le duc d'Anjou. [11] Peut-être Brantôme en Périgord. 2. _Bataille de Pontvalain._ Novembre 1370. Comment messire Bertran du Guesclin et le sire de Clisson déconfirent à Pont-Volain les gens de monseigneur Robert Canolle. _Chroniques de Froissart._ Assez tôt après que messire Bertran du Guesclin fut revêtu de cel office, il dit au roi qu'il vouloit chevaucher vers les ennemis, monseigneur Robert Canolle[12] et ses gens, qui se tenoient sur les marches d'Anjou et du Maine. Ces paroles plurent bien au roi, et dit: «Prenez ce qu'il vous plaît et que bon vous semblera de gens d'armes; tous obéiront à vous.» Lors se pourvéy le dit connétable et mit sus une chevauchée de gens d'armes, Bretons et autres, et se partit du roi et chemina vers le Maine, et emmena avec lui en sa compagnie le sire de Clisson. Si s'en vint ledit connétable en la cité du Mans, et là fit sa garnison; et le sire de Clisson en une autre ville qui étoit assez près de là; et pouvoient être environ cinq cents lances. [12] Robert Knolles, un des grands capitaines anglais du XIVe siècle. Encore étoit messire Robert Canolle et ses gens sur le pays; mais ils n'étoient mie bien d'accord, car il y avoit un chevalier en leur route, Anglois, qui s'appeloit messire Jean Mentreurde, qui point n'étoit de leur volonté ni de l'accord des autres: mais déconseilloit toujours la chevauchée, et disoit qu'ils perdroient leur temps et qu'ils ne se faisoient que lasser et travailler à point de fait et de conquêt. Et étoit le dit chevalier hardi et entreprenant, et moult redouté de tous ses ennemis, et mêmement en tous les lieux où il hantoit et conversoit; car il menoit toujours avec lui moult grand route et tenoit des gens plus grand partie des autres. Messire Robert Canolle et messire Alain de Bouqueselle tenoient toujours leur route et étoient logés assez près du Mans. Messire Thomas de Grantson, messire Gilbert Giffart, messire Geffroy Oursellé, messire Guillaume de Neuville, se tenoient à une bonne journée arrière d'eux. Quand messire Robert Canolle et messire Alain de Bouqueselle sçurent le connétable de France et le sire de Clisson venus au pays, si en furent grandement réjouis et dirent: «Ce seroit bon que nous nous recueillissions ensemble et nous tinssions à notre avantage sur ce pays: il ne peut être que messire Bertran en sa nouvelleté ne nous vienne voir et qu'il ne chevauche; il le lairoit trop envis. Nous avons jà chevauché tout le royaume de France, et si n'avons trouvé nulle aventure plus avant: mandons notre entente à messire Hue de Cavrelée qui se tient à Saint-Mor, sur la Loire, et à messire Robert Briquet, et à messire Robert Ceni, et à Jean Carsuelle, et aux autres capitaines des compagnies qui sont près de ci, et qui viendront tantôt et volontiers. Si nous pouvons ruer jus ce nouvel connétable et le seigneur de Clisson qui nous est si grand ennemi, nous aurons trop bien exploité.» Entre messire Robert et messire Alain, et messire Jean Asneton n'y avoit point de désaccord; mais faisoient toutes leurs besognes par un même conseil. Si envoyèrent tantôt lettres et messages secrètement par devers monseigneur Hue de Cavrelée et monseigneur Robert Briquet et les autres, pour eux aviser et informer de leur fait, et qu'ils se voulsissent traire avant, et ils combattroient les François. Et aussi ils signifièrent celle besogne à monseigneur Thomas de Grantson, à monseigneur Gilbert Giffart et à messire Geffroy Oursellé, et aux autres, pour être sur un certain pas que on leur avoit ordonné: car ils espéroient que les François qui chevauchoient seroient combattus. A ces nouvelles entendirent les dessus dits volontiers; et s'ordonnèrent et appareillèrent sur ce bien et à point, et se mirent à point et à voie pour venir vers leurs compagnons; et pouvoient être environ deux cents lances. Oncques si secrètement ni si coiement ne sçurent mander ni envoyer devers leurs compagnons, que messire Bertran et le sire de Clisson ne sçussent tout ce que ils vouloient faire. Quand ils en furent informés, ils s'armèrent de nuit et se partirent avec leurs gens de leurs garnisons, et tournèrent sur les champs. Celle propre nuit étoient partis de leurs logis monseigneur Thomas de Grantson, messire Geffroy Oursellé, messire Gilbert Giffard, messire Guillaume de Neuville et les autres; et venoient devers monseigneur Robert Canolle et monseigneur Alain de Bouqueselle sur un pas là où ils les espéroient à trouver: mais on leur escourcit leur chemin; car droitement dans un lieu que on appelle le pas Pont-Volain[13] furent-ils rencontrés et retaindus des François; et coururent sus et, les envahirent soudainement; et étoient bien quatre cents lances, et les Anglois deux cents. Là eut grand bataille et dure, et bien combattue, et qui longuement dura, et fait de grands appertises d'armes, de l'un côté et de l'autre. Car sitôt qu'ils s'entretrouvèrent, ils mirent tous pied à terre et vinrent l'un sur l'autre moult arréement, et se combattirent de leurs lances et épées moult vaillamment. Toutes fois la place demeura aux François et obtinrent contre les Anglois; et furent tous morts et pris; oncques ne s'en sauva, si il ne fût des varlets ou des garçons; mais de ceux, aucuns, qui étoient montés sur les coursiers de leurs maîtres, quand ils virent la déconfiture, se sauvèrent et se partirent. [13] Pontvalain, bourg de l'Anjou, sur la Lone. Là furent pris messire Thomas de Grantson, messire Gilbert Giffard, messire Geffroy Oursellé, messire Guillaume de Neuville, messire Philippe de Courtenay, messire Hue le Despensier, et plusieurs autres chevaliers et écuyers, et tous emmenés prisonniers en la cité du Mans. Ces nouvelles furent tantôt sçues parmi le pays, de monseigneur Robert Canolle et des autres, et aussi de monseigneur Hue de Cavrelée, et de monseigneur Robert Briquet et de leurs compagnons. Si en furent durement courroucés; et brisa leur emprise pour celle aventure; et ne vinrent ceux de Saint-Mor sur Loire point avant; mais se tinrent tous cois en leur logis; et messire Robert Canolle et monseigneur Alain de Bouqueselle se retrairent tout bellement. Et se dérompit leur chevauchée, et rentrèrent en Bretagne; ils n'en étoient point loin. 3. _Bataille de Chizey._ 21 mars 1373. Du siége que messire Bertran du Guesclin mit en Poitou devant Chisech. _Chroniques de Froissart._ Quand la douce saison d'été fut revenue et qu'il fait bon hostoyer et loger aux champs, messire Bertran du Guesclin, connétable de France, qui tout cel hiver s'étoit tenu à Poitiers et avoit durement menacé les Anglois, pour tant que leurs garnisons que ils tenoient encore en Poitou avoient trop fort cel hiver guerroyé et travaillé les gens et le pays, si ordonna toutes ses besognes de point et de heure, ainsi que bien le savoit faire, tout son charroi et son grand arroy, et rassembla tous les compagnons environ lui, desquels il espéroit à être aidé et servi; et se départit de la bonne cité de Poitiers à bien quinze cents combattans, la greigneur partie tous Bretons; et s'en vint mettre le siége devant la ville et le châtel de Chisech, dont messire Robert Miton et messire Martin l'Escot étoient capitaines. Avec messire Bertran étoient de chevaliers Bretons: messire Robert de Beaumanoir, messire Alain et messire Jean de Beaumanoir, messire Ernoul Limosin, messire Joffroy Ricon, messire Yvain Laconnet, messire Joffroy de Quaremiel, Thibaut du Pont, Allain de Saint-Pol, Aliot de Calais et plusieurs autres bons hommes d'armes. Quand ils furent tous venus devant Chisech, ils environnèrent la ville selon leur quantité, et firent bons palis derrière eux, par quoi soudainement, de nuit ou de jour, on ne leur pût porter contraire ni dommage; et se tinrent là dedans pour tout assegurés et confortés et que jamais n'en partiroient sans avoir la forteresse; et y firent et livrèrent plusieurs assauts. Les compagnons qui dedans étoient se défendirent vassalement et tant que à ce commencement riens n'y perdirent. Toutes fois, pour y être confortés et lever ce siége, car ils sentoient bien que à la longue ils ne se pourroient tenir, si eurent conseil de signifier à monseigneur Jean d'Everues et aux compagnons qui se tenoient à Niort. Si firent de nuit partir un de leurs varlets qui apporta une lettre à Niort, et fut tantôt accouru, car il n'y a que quatre lieues. Messire Jean d'Everues et les compagnons lisirent cette lettre, et virent comment messire Robert Miton et messire Martin l'Escot leur prioient que ils leur voulsissent aider à dessiéger de ces François, et leur signifioient l'état et l'ordonnance si avant que ils les savoient; dont ils se déçurent, et leurs gens aussi, car ils acertifioient par leurs lettres et par la parole du message, que messire Bertran n'avoit devant Chisech non plus de cinq cents combattans. Quand messire Jean d'Everues, messire d'Angousse et Cresuelle sçurent ces nouvelles, si affirmèrent qu'ils iroient celle part lever le siége et conforter leurs compagnons, car moult y étoient tenus. Si mandèrent tantôt ceux de la garnison de Lusignan et de Gensay qui leur étoient moult prochains. Cils vinrent, chacun à ce qu'il avoit de gens, leur garnison gardée; et s'assemblèrent à Niort. Là étoient, avec les dessus dits, messire Aymery de Rochechouart et messire Joffroy d'Argenton, David Hollegrave et Richard Holmes. Si se départirent de Niort tout appareillés et bien montés, et furent comptés, à l'issir hors de la porte, sept cents et trois têtes armées, et bien trois cents pillards Bretons et Poitevins. Si s'en allèrent tout le pas sans eux forhâter par devers Chisech, et tant exploitèrent que ils vinrent assez près et se mirent au dehors d'un petit bois. Ci parle de la bataille de Chisech en Poitou, de messire Bertran du Guesclin, connétable de France, et les François d'une part, et les Anglois de l'autre. Ces nouvelles vinrent au logis du connétable que les Anglois étoient là venus et arrêtés de-lez le bois pour eux combattre. Tantôt le connétable tout coiement fit toutes ses gens armer et tenir en leur logis sans eux montrer, et tous ensemble; et cuida de premier que les Anglois dussent, de saut, venir jusques à leur logis pour eux combattre; mais ils n'en firent rien, dont ils furent mal conseillés; car si baudement ils fussent venus, ainsi qu'ils chevauchoient, et eux frappés en ces logis, les plusieurs supposent que ils eussent déconfi le connétable et ses gens, et avec tout ce, que cils de la garnison de Chisech fussent saillis hors, ainsi qu'ils firent. Quand messire Robert Miton et messire Martin l'Escot virent apparoir les bannières et les pennons de leurs compagnons, si furent tous réjouis, et dirent: «Or tôt, armons-nous et nous partons de ci, car nos gens viennent combattre nos ennemis; si est raison que nous soyons à la bataille.» Tantôt furent armés tous les compagnons de Chisech, et se trouvèrent bien soixante armures de fer. Si firent avaler le pont et ouvrir la porte, et se mirent tout hors, et clore la porte et lever le pont après eux. Quand les François en virent l'ordonnance, qui se tenoient armés et tout cois en leurs logis, si dirent: «Veci ceux du châtel qui sont issus et nous viennent combattre.» Là dit le connétable: «Laissez les traire avant, ils ne nous peuvent grever; ils cuident que leurs gens doivent venir pour nous combattre tantôt; mais je n'en vois nul apparant; nous déconfirons ceux qui viennent, si aurons moins à faire.» Ainsi que ils se devisoient, evvous les deux chevaliers anglois et leurs routes tout à pied, et en bonne ordonnance, les lances devant eux, écriant: «Saint-George! Guienne!» et se fièrent en ces François. Aussi ils furent moult bien recueillis. Là eut moult bonne escarmouche et dure, et fait moult grands appertises d'armes, car cils Anglois, qui n'étoient que un petit, se combattoient sagement, et détrioient toudis, en eux combattant, ce qu'ils pouvoient, car ils cuidoient que leurs gens dussent venir, mais non firent; de quoi ils ne purent porter le grand faix des François; et furent tout de premier cils là déconfits, morts et pris; oncques nul des leurs ne rentra au châtel. Et puis se recueillirent les François tous ensemble. Ainsi furent pris messire Robert Miton et messire Martin l'Escot et leurs gens de premier, sans ce que les Anglois qui sur les champs se tenoient en sçussent rien. Or vous dirai comment il avint de cette besogne. Messire Jean d'Everues et messire d'Angousse et les autres regardèrent que il y avoit là bien entre eux trois cents pillards bretons et poitevins que ils tenoient de leurs gens; si les vouloient employer, et leur dirent: «Entre vous, compagnons, vous en irez devant escarmoucher ces François pour eux attraire hors de leur logis; et si très tôt que vous serez assemblés à eux, nous viendrons sur èle en frappant, et les mettrons jus.» Il convint ces compagnons obéir, puisque les capitaines le vouloient; mais il ne venoit mie à chacun à bel. Quand ils se furent dessevrés des gens d'armes, ils approchèrent des logis des François et vinrent bien et baudement jusques près de là. Le connétable et ses gens qui se tenoient dedans leurs palis se tinrent tout cois et sentirent que les Anglois les avoient là envoyés pour eux attraire. Si vinrent aucuns de ces Bretons des gens le connétable, jusques aux barrières de leurs palis, pour voir quels gens c'étoient. Si parlementèrent à eux; et trouvèrent que c'étoient Bretons et Poitevins et gens rassemblés. Si leur dirent les Bretons, de par le connétable: «Vous êtes bien méchants gens, qui vous voulez faire occire et découper pour ces Anglois qui vous ont tant de maux faits; sachez que si nous venons au-dessus de vous, nul n'en sera pris à merci.» Cils pillarts entendirent ce que les gens du connétable leur disoient; si commencèrent à murmurer ensemble, et étoient de coeur la greigneur partie tout François. Ils dirent entre eux: «Ils disent voir. Encore appert bien que ils font bien peu de compte de nous, quand ainsi ils nous envoyent ci devant pour combattre et escarmoucher et commencer la bataille, qui ne sommes que une poignée de povres gens qui rien ne durerons à ces François. Il vaut trop mieux que nous nous tournons devers notre nation que nous demeurons Anglois.» Ils furent tantôt tous de cel accord, et tinrent cette opinion, et parlementèrent aux Bretons, en disant: «Hors hardiment, nous vous promettons loyaument que nous serons des vôtres et nous combattrons avec vous à ces Anglois.» Les gens du connétable répondirent: «Et quel quantité d'hommes d'armes sont-ils cils Anglois?» Les pillards leur dirent: «Ils ne sont en tout compte que environ sept cents.» Ces paroles et ces devises furent remontrées au connétable, qui en eut grand joie, et dit en riant: «Cils là sont nôtres. Or, tout à l'endroit de nous, scions tous nos palis, et puis issons baudement sur eux, si les combattons; cils pillards sont bonnes gens quand ils nous ont dit vérité de leur ordenance. Nous ferons deux batailles sur èle, dont vous, messire Alain de Beaumanoir, gouvernerez l'une, et messire Joffroy de Quaremiel l'autre. En chacune aura trois cents combattans, et je m'en irai de front assembler à eux.» Cils deux chevaliers répondirent qu'ils étoient tout prêts d'obéir; et prit chacun sa charge toute telle qu'il la devoit avoir. Mais premièrement ils scièrent leurs palis rès-à-rès de la terre; et quand ce fut fait, et leurs batailles ordonnées, ainsi qu'ils devoient faire, ils boutèrent soudainement outre leurs palis et se mirent aux champs, bannières et pennons ventilans au vent, en eux tenant tout serrés; et encontrèrent premièrement ces pillards bretons et poitevins qui jà avoient fait leur marché et se tournèrent avec eux; et puis s'en vinrent pour combattre ces Anglois, qui tous s'étoient mis ensemble. Quand ils perçurent la bannière du connétable issir hors, et les Bretons aussi, ils connurent tantôt qu'il y avoit trahison de leurs pillards, et qu'ils s'étoient tournés François; nequedent, ils ne se tinrent mie pour ce déconfits, mais montrèrent grand chère et bon semblant de combattre leurs ennemis. Ainsi se commença la bataille dessous Chisech des Bretons et des Anglois et tout à pied, qui fut grande et dure et bien maintenue. Et vint de premier le connétable de France assembler à eux de grand volonté. Là eut plusieurs grands appertises d'armes faites; car, au voir dire, les Anglois, au regard des François, n'étoient qu'un petit. Si se combattoient si extraordinairement que merveilles seroient à recorder et se prenoient près de bien faire pour déconfire leurs ennemis. Là crioient les Bretons: Notre Dame! Guesclin! et les Anglois: Saint Georges! Guienne! Là furent très bons chevaliers du côté des Anglois, messire Jean d'Éverues, messire d'Angousse, messire Joffroy d'Argenton et messire Aymery de Rochechouart, et se combattirent vaillamment et y firent plusieurs grands appertises d'armes. Aussi firent Jean Cresuelle, Richard Holmes et David Hollegrave. Et de la partie des François, premièrement messire Bertran de Claiquin, messire Alain et messire Jean de Beaumanoir qui tenoient sur une èle, et messire Joffroy Quaremiel sur l'autre; et reconfortoient grandement leurs gens à l'endroit où ils véoient branler; et ce rafraîchit grandement leurs gens, car on vit plusieurs fois qu'ils furent boutés et reculés en grand péril d'être déconfits. De leur côté se combattirent encore vaillamment monseigneur Joffroy Ricon, monseigneur Yvain Laconnet, Thibaut du Pont, Sylvestre Bude, Alain de Saint-Pol et Aliot de Calais. Cils Bretons se portèrent si bien pour la journée, et si vassaument combattirent leurs ennemis que la place leur demeura, et obtinrent la besogne; et furent tous ceux morts ou pris qui là étoient venus de Niort; ni oncques nul n'en retourna ni échappa. Si furent pris de leur côté tous les chevaliers écuyers de nom; et eurent ce jour les Bretons plus de trois cents prisonniers, que depuis ils rançonnèrent bien et cher; et si conquirent tout leur harnois où ils eurent grand butin. Cette bataille fut l'an de grâce mille trois cent soixante-douze, le vingt unième jour de mars[14]. [14] 1373, nouveau style. Ci parle de la prise de Niort, Luzignan et Mortemer par messire Bertran du Guesclin, et de la dame du chatel Achard, comment elle obtint respit. Après cette déconfiture, qui fut au dehors de Chisech, faite de monseigneur Bertran du Guesclin et des Bretons sur les Anglois, se parperdit tout le pays de Poitou pour le roi d'Angleterre, si comme vous orrez en suivant. Tout premièrement ils entrèrent en la ville de Chisech, où il n'eut nulle deffense, car les hommes de la ville ne se fussent jamais tenus, au cas que ils avoient perdu leur capitaine; et puis se saisirent les François du châtel, car il n'y avoit que varlets, qui le rendirent tantôt, sauves leurs vies. Ce fait, incontinent et chaudement ils s'en chevauchèrent par devers Niort, et emmenèrent la greigneur partie de leurs prisonniers avec eux. Si ne trouvèrent en la ville fors les hommes, qui étoient bons François si ils osassent, et rendirent tantôt la ville et se mirent en l'obéissance du roi de France. Si se reposèrent là les Bretons et les François et rafraîchirent quatre jours. Entrues vint le duc de Berry à grands gens d'armes d'Auvergne et de Berry en la cité de Poitiers. Si fut grandement réjoui quand il sçut que leurs gens avoient obtenu la place et la journée de Chisech et déconfit les Anglois, qui tous y avoient été morts ou pris. Quand les Bretons furent rafraîchis en la ville de Niort par l'espace de quatre jours, ils s'en partirent et chevauchèrent devers Luzignan. Si trouvèrent le châtel tout vuide, car cils qui demeurés y étoient de par monseigneur Robert Grenake, qui étoit pris devant Chisech, s'en étoient partis si tôt qu'ils sçurent comment la besogne avoit allé. Si se saisirent les François du beau châtel de Luzignan; et y ordonna le connétable châtelain et gens d'armes pour le garder. Et puis chevaucha outre à tout son host, pardevers le Châtel-Acart, où la dame de Plainmartin, femme à monseigneur Guichart d'Angle, se tenoit; car la forteresse étoit sienne. Quand la dessus nommée dame entendit que le connétable de France venoit là efforcément pour lui faire guerre, si envoya un héraut devers lui, en priant que, sur asségurance, elle pût venir parler à lui. Le connétable lui accorda, et reporta le sauf-conduit le héraut. La dame vint jusques à lui, et le trouva logé sur les champs. Si lui pria que elle pût avoir tant de grâce que d'aller jusques à Poitiers parler au duc de Berry. Encore lui accorda le connétable, pour l'amour de son mari monseigneur Guichart, et donna toute asségurance à li et à sa terre jusques à son retour, et fit tourner ses gens d'autre part par devers Mortemer. Tant s'exploita la dame de Plainmartin que elle vint en la cité de Poitiers, où elle trouva le duc de Berry. Si eut accès de parler à lui, car le duc la reçut moult doucement, ainsi que bien le sçut faire. La dame se voult mettre en genoux devant lui, mais il ne le voult mie consentir. La dame commença la parole, et dit ainsi: «Monseigneur, vous savez que je suis une seule femme, à point de fait ni deffense, et veuve de vif mari, s'il plaît à Dieu, car monseigneur Guichart gît prisonnier en Espaigne ens ès dangers du roi d'Espaigne. Si vous voudrois prier en humilité que vous me fissiez telle grâce que, tant que monseigneur sera prisonnier, mon châtel, ma terre, mon corps, mes biens et mes gens puissent demeurer en paix, parmi tant que nous ne ferons point de guerre et on ne nous en fera point aussi.» A la prière de la dame voult entendre et descendre à celle fois le duc de Berry, et lui accorda légèrement. Car quoique messire Guichart d'Angle son mari fût bon Anglois, si n'étoit-il point trop haï des François. Et fit délivrer tantôt à la dame lettres, selon sa requête, d'asségurance; de quoi elle fut grandement reconfortée; et les envoya, depuis qu'elle fut retournée à Châtel-Acart, quoiteusement par devers le connétable, qui bien et volontiers y obéit. Si vinrent les Bretons de celle empainte par devant Mortemer, où la dame de Mortemer étoit, qui se rendit tantôt pour plus grands périls eskiver, et se mit en l'obéissance du roi de France, et toute sa terre aussi avec le chastel de Dienne. LE CONNÉTABLE BERTRAND DU GUESCLIN. Les pages qui suivent sont extraites de la _Chronique de sire Bertrand du Guesclin_, dont l'auteur est inconnu; nous reproduisons quelques fragments de cette chronique comme intéressant la biographie d'un de nos plus illustres capitaines. Cy commence le rommant Bertrand du Guesclin, jadis connestable de France, et né de la nation de Bretaigne, et nombré au nombre des preux. 1314. Au temps et au règne Phelippe le roy de France, fils de Charles comte de Valloys, frère de Philippe le Bel, roy de France et de Navarre, qui en son vivant engendra troys fils, lesquels l'ung après l'autre, depuis le trespassement dudit Philippe le Bel leur père, furent couronnés roys de France par la succession du derrenier, et desquels le royaulme descendit et escheut audit Phelippe de Valloys, nepveu ainsné dudit Phelippe le Bel, estoit au pays de Bretaigne ung chevalier nommé Regnault du Guesclin, sire de la Mote de Bron, ung fort chastel et bien séant à six lieues près de Rennes. Le chevalier fut preud'homs, loyal et droicturier envers Dieu et le monde, renommé de grant prouesse et hardement. Sur toutes riens[15] aimoit l'église; et à la reverence de Notre-Seigneur, de qui tous biens viennent, confortoit les povres et leur faisoit de grans aumosnes. Vray est que de cellui chevalier et de sa femme, qui moult fut de saincte vie renommée en son païs, yssirent trois fils, desquels l'ainsné eut nom en baptesme Bertrand, dont en ses jours courut tant la renommée que par toutes les terres chrestiennes et sarrasines il fut amé et doubté. Le second fils eut nom Guillaume, qui moult valut, mais peu vesquit. Et le tiers eut nom Olivier, qui ores règne comte de Longueville. A la haulte prouesse d'iceluy Bertrand ne se peut nul comparer en son vivant; dont Charles, le roy de France, le retint son connestable et chief de toutes ses guerres. [15] Sur toutes choses (_res_). Mais pour ce que les chevaliers de grant jeunesse, qui désirent de grant vaillance, oient voulentiers raconter les prouesses des anciens, sont cy les faits d'icelluy Bertrand ramenteus[16], despuis le temps de sa jeunesse jusques à son trespassement, selon ce que trouvé est en ses faits, escripts ès livres des faits des roys en l'église monseigneur sainct Denis, en France. [16] Rappelés. Bertrand du Guesclin, ainsné fils de Regnault du Guesclin, fut de moyenne estature; le visage brun, le nez camus, les yeuls vairs, large d'espaules, longs bras et petites mains. Mais pour ce que de grant beaulté n'estoit pas plein, fut pou prisé en son enfance; et souventes fois advient que l'enfant moins prisé en sa jeunesse rechoit en ses jours avancement et grant honneur. Il advint, à une feste de Ascencion, que à la Mote de Bron vint une converse, qui juifve avoit été et estoit de grant science. Celle converse reparoit[17] souvent en l'ostel du seigneur de Bron, qui débonnairement la receupt et la fit asseoir au disner. Si regarda la converse, que à la seconde table estoyent assis les trois enfans, et tout au derrenier bout estoit assis Bertrand, qui l'ainsné estoit; mais pou de compte et moins que les aultres en tenoit le chevalier. Elle considéra et advisa la manière de Bertrand; et au lever du disner, print l'enfant, qui adoncques estoit en l'aage de cinq ans, et après ce qu'elle luy eut regardé les mains et avisé sa filosomie[18], elle demanda au chevalier et à la dame pourquoy on le tenoit ainsi villement. La dame respondit: «Belle amie, en vérité cest enfant est tant rude, mal gracieux, et de divers couraige[19], que oncques son pareil ne fut veu; car jà homme, tant soit de hault honneur, ne luy dira ou fera son desplaisir, que tantost ne soit par luy frappé. Si en sommes monseigneur et moi souventes fois dolens, pour les griefs qu'il fait aux aultres enfans du pays; car jà ne cessera de les assembler pour les faire combattre, et luy mesme se combat avecques eulx; dont monseigneur et moy désirons souvent sa mort, ou que oncques ne eust esté né.» A ces paroles respondit la converse, et dit: «Madame, je vous afferme que sur cest enfant je vois ung tel signe, que par lui seulement sera le royaulme de France honnouré, ne à son temps ne sera nul qui puisse estre à luy comparé de chevalerie.» De ce se commença la dame ung pou à esjouyr, et d'illec en avant le tint plus chier. [17] Allait. [18] Physionomie. [19] Caractère, disposition d'esprit. Tant creut Bertrand, qu'il vint en l'aage de neuf ans; et print une coustume, qu'il assembloit les enfans et les partissoit par batailles[20], et souvent les faisoit combattre si longuement que plusieurs des enfans s'en retournoyent navrés en leurs maisons, et luy mesme y estoit blecié et ses robbes desrompues. Quand la dame véoit Bertrand ainsi demené, moult estoit dolente, et lui disoit: «Malostru, maulvaisement vous souvient de la haulte honneur à quoy vous dit la converse que vous devez venir; mais certes elle vous advisa mal, car en vérité je ne le pourrois croire.» De ce ne tint compte Bertrand, ainçois fit faire quintaines et joustes d'enfans, et manière de tournois, selon le sentement qu'il pouvoit avoir de ce que ouy en avoit raconter; car adoncques faisoit-l'on tournois parmi le royaulme de France. [20] Il les distribuait en bataillons. Ainsi se maintint Bertrand jusques à ce que les gens du païs firent plainte au seigneur de Bron de son fils, qui leurs enfans guerréoit en telle manière. Adonc fit crier le seigneur du Guesclin et deffendre que nul ne laissast aller enfans par sa terre avec Bertrand. Quand Bertrand apperceut que nul des enfans ne le vouloit plus suyr, il se prenoit à eux, et les faisoit combattre à luy oultre leur gré. Adoncques retournèrent les pères des enfans par devers le sire du Guesclin, faire plainte de son fils, lequel le fit emprisonner. Si advint que ung soir une chamberière portoit à souper à Bertrand; et ainsi comme elle ouvrit l'uys de la prison, Bertrand yssit, lui osta les clefs et l'enferma, puis s'en alla de nuit en l'un des hostels de son père; là print une jument et s'en alla à Rennes. Le sire du Guesclin avoit une soeur, mariée à ung chevalier de grant honneur, qui à Rennes demouroit. Là se trahit[21] Bertrand. Et quand la dame l'aperceut, elle fut moult lie[22] de sa venue; mais pour ce que ouy parler avoit de son maintien, luy dit: «Ha! beau nepveu, mal ressemblez la geste dont estes yssu, qui ainsi vous demenez villement.» Là estoit le chevalier seigneur de la dame, qui luy dit: «Dame, laissez à Bertrand soy acquitter envers jeunesse.» Puis dit à Bertrand: «Beau nepveu, l'hostel de céans est vostre.» Dont Bertrand le mercia. [21] Rendit. [22] Joyeuse. En Rennes demoura Bertrand avec son oncle longuement, et moult changea de ses manières; puis fut son père rappaisié envers luy, et retourna en son hostel. Et tant creut Bertrand qu'il fut en l'aage de treize ans. Adonc luy bailla le seigneur du Guesclin chevaulx et harnois, et d'illec en avant suyvit les joustes et tournoymens; et tant fut large en faisant dons et présens aux chevaliers qui par la terre de son père passoient, que en brief temps fut accompté de chevalerie et renommé de grant largesse. Et entre ses manières avoit de coustume que, si véoit aulcun povre querant aumosne, s'il n'avoit argent, il se desvestoit et donnoit sa robbe pour l'amour de Nostre-Seigneur: dont son père l'avoit plus chier que de nulle chose qui fust en lui. Or advint que les barons de Bretaigne tindrent à Rennes unes grans joustes; et de l'emprise fut le sire du Guesclin, père de Bertrand, et avec ledit sire du Guesclin, alla Bertrand à Rennes; et moult désirant estoit de jouster; mais pour ce que jeune estoit, son père ne vouloit qu'il joustast. Au jour de la jouste arrivèrent chevaliers et escuyers de plusieurs contrées, à Rennes. Là eut grant feste; et y eut moult de dames, de damoyselles et de bourgeoises. Les chevaliers de l'emprinse vindrent sur la place des joustes. Illec furent receus en joustes tous chevaliers et escuyers. Et sur tous ceulx qui bien le firent la journée, donnoit-on le pris dedans au sire du Guesclin. Il advint que pour ceulx de dehors vint jouster ung escuyer parent de la dame du Guesclin; et moult bel et longuement se contint en la jouste, puis retourna en l'hostel où logié estoit Bertrand qui l'escuyer congnoissoit et le suyvit. Et en soy désarmant entra Bertrand dans sa chambre; et se agenouilla devant luy, en luy requerant humblement qu'il luy voulsist prester son harnoys pour jouster: dont l'escuyer qui le congnut si luy respondit doulcement: «Ha! beau cousin, ce ne devez vous pas requerre, mais tout prendre comme le vostre.» Adonc fut Bertrand moult lie. L'escuyer arma Bertrand moult secrètement, et luy bailla cheval de jouste et varlet pour le gouverner. Joyeusement vint Bertrand sur le champ; et quand il se vit sur les rans, il fiert cheval appertement des esperons, contre ung chevalier, et le chevalier contre luy. Bertrand, qui oncques mais n'avoit jousté, ferit le chevalier par le heaulme de telle force, qu'il le lui mist hors de la teste. De ce coup cheut le chevalier et fut son cheval occis. Quand les heraulx aperceurent le rude coup que fait avoit, et ne le congnoissoient, et ne savoient quel cry crier, ils commencèrent tous à crier: «A l'escuyer adventureux!» Adoncques chevaucha Bertrand, cherchant les rans; et tant fit ce jour que peu avoit de ceulx de dedans qui ne doubtassent à jouster contre luy, et ne savoient qui il estoit. Quand le sire du Guesclin, qui toute jour avoit eu le pris, aperceut la retraite que faisoient les chevaliers de dedans, il fiert cheval des esperons et s'adresse contre Bertrand son fils, lequel à ses paremens le recongneut. Adoncques laissa Bertrand sa lance cheoir et tourna arrière. Le sire du Guesclin, qui son fils ne recongnoissoit, s'esmerveilla dont il avoit reffusé de jouster. Et assembla des chevaliers pour avoir conseil comme il pourroit savoir qui l'escuyer estoit qui ainsi joustoit asprement. Par le conseil et ordonnance du sire du Guesclin, fut dit: que l'ung des chevaliers de dedans yroit contre luy et mettroit peine de le desheaulmer, et par ce le pourroit-on congnoistre. Donc partit ung escuyer, qui de grant prouesse estoit et de grant vertu, et vint contre Bertrand, et le desheaulma. Lors fut Bertrand cogneu et avisé de son père et de son lignaige, qui tous joyeux en furent. Et sur tous ceulx qui joye en firent, le sire du Guesclin, pour le bien qu'il vit en Bertrand celle journée, l'ayma tellement que d'illec en avant le tint moult chier et luy habandonna toute sa terre. Quand la dame du Guesclin ouyt les nouvelles de Bertrand son fils, à qui le pris fut donné des joustes de Rennes, ne demande nul si elle receut grant joye. Adoncques luy souvint des parolles de la converse. Au partir de Rennes, s'en alla le sire au Guesclin à La Mote de Bron; avec luy Bertrand son fils, auquel il bailla très grant estat pour les joustes et tournoyemens aller suyr. Briefvement, tant fit Bertrand, que de lui courut grant renommée en la duché de Bretaigne. En ce temps régnoit en Bretaigne le bon duc Jehan, qui en tout son temps fut vray François, preud'homs, et loyaument avoit servi le roy Phelippe de Valloys. Contre le roy Phelippe guerréoit le roy Édouart d'Angleterre, qui tant fit, par l'ayde des Flammans, Alemans, Guerloys[23], Hainuyers[24], Brebançons et gens de plusieurs nacions à luy alliés, qu'il mist siége devant la cité de Tournay. Quand le roy Phelippe le sceut, il manda les princes de son royaulme. Au mandement du roy alla le bon duc Jean de Bretaigne à grant harnoys, accompaigné de ses barons; et brièvement assembla le roy quatre cens mille hommes. Adoncques se partit pour aller contre Edouart. Tant chevaucha par ses journées qu'il vint à Mons en Hainault. Quand la comtesse de Hainault, qui veufve estoit, et par dévocion s'étoit rendue abbesse de Fontenelles, sceut la venue du roy Phelippe son frère et de son host, elle fut moult désirant de mettre paix entre le roy Edouart, qui sa fille avoit espousée, et le roy Phelippe son frère. Et tant se peyna la dame que à sa priere trefves furent prinses entre les roys en espérance de paix. Adoncques fut levé le siége, et s'en alla chascun des roys en sa contrée. Quand le roy Phelippe fut retourné en France, il donna congié à ses princes et moult les mercya de leur secours. Et sur tous les princes fut le bon duc honnoré et conjoy du roy; puis print congié et s'en retourna en Bretaigne, où moult fut receu honnouréement. [23] Habitants du pays de Gueldres. [24] Habitants du Hainaut. Pour la grant renommée qui de Bertrand couroit en Bretaigne, désiroit moult le bon duc Jehan de le veoir; et pour ce le manda; lequel y vint. Là le retint le bon duc Jehan en son service, et en tous les voyages qu'il fit pour le roy, le mena en sa compaignie. Ne demoura pas longuement que le bon duc Jehan trespassa, dont le païs fut moult endommagié[25], si comme l'ystoire raconte çà en avant. [25] Le duc Jean, mourut en 1341. Comme messire Bertrand se print à armer premierement. 1341. Adoncques fut Bertrand jeune d'environ vingt ans, et moult désira les armes. Si considéra en soy que ores estoit temps d'acquérir honneur. Et bien avoient le lieu tous chevaliers et escuyers qui en Bretaigne repairoient, où lors estoient les guerres des Anglois, pour ce qu'entre le roy de France et d'Angleterre estoient trefves. Et icelluy secours d'Anglois faisoit le roy anglois appensément[26] au comte de Montfort, pour la puissance de Bretaigne abaisser, qui tousjours estoit en l'obéissance et souveraineté du roy de France; aultrement n'eust pas le roy anglois eu voulenté de mener guerre contre Charles de Bloys, qui cousin remué de germain du roy anglois estoit et cousin germain estoit de la royne d'Angleterre, pour ayder au comte de Monfort, qui riens ne lui estoit de lignaige. [26] Exprès. La renommée fut par toute Bretaigne, que en la duché le comte de Montfort n'avoit rien ne nul droit, et pour ce maints bons chevaliers de France et d'autres contrées se tirèrent de la partie de Charles de Bloys. Bertrand, qui ces choses sceut, dit que jà en son vivant ne soustiendroit maulvaise querelle; ainçois seroit tousjours avec droicture. Si se mit à tenir le party de Charles de Bloys; et pour sa vaillance il atrahyt à soy plusieurs jeunes gens désirans de guerre; et tant fit que en brief temps ils se trouvèrent bien soixante compaignons ou environ armés, qui dessus eulx firent Bertrand leur capitaine. Quand Bertrand se vit tellement accompaigné, il se print à courir sur Anglois et faire ambusches. Mais pour ce que point n'y avoit de forteresses ne frontières où ils se peussent retraire, ils conversoient[27] ès grans forests. Ainsi se maintint Bertrand, qui pour attraire à soy gens d'armes donnoit tout à ses compaignons; et en peu d'heures fut povre par sa largesse. Quand Bertrand vit qu'il n'avoit plus que donner, il print les joyaulx de sa mère et les vendit, et en acheta chevaulx et harnoys: dont contre luy fut courroucée et dolente. Si advint, une journée, que Bertrand chevauchoit, luy quatriesme, par les forests; adoncques passoit ung chevalier anglois qui dedans le chastel de Forgeray menoit la finance pour mettre à sauveté. Tantost congnut Bertrand que le chevalier estoit anglois, et hardiement lui courut sus. Le chevalier, qui de grant hardiement fut, et bien monté et armé estoit, tint pou de compte de Bertrand, pource que mal armé et monté estoit. Toutes voyes il estoit soy septiesme. Et de grant vertu courut sus à Bertrand, qui en peu de heures le déconfit et l'occit. Quand Bertrand eut le chevalier conquis, il s'en vint à la Mote de Bron voir sa mère; et quand elle l'aperceut ainsi monté et armé, moult en fut joyeuse. Adoncques descendit Bertrand et baisa sa mère; puis vint à son père, et lui conta son aventure, qui grant joie en eut et moult l'introduisit en preud'homie et largesse. Adoncques fit Bertrand apporter la male au chevalier, et fut ouverte; illec trouva Bertrand grant finance d'argent et aussi de joyaulx, lesquels il donna à sa mère pour ceux que tollus lui avoit, et moult luy supplia que jamais elle ne le mauldisist. Quand la dame vit les joyaulx, qui sans comparaison valloient mieulx que les siens, adoncques dit: «Ha! fils Bertrand! bien dit la converse, que par toy seroit honnorée toute la geste dont tu es yssu.» [27] Allaient. Deux jours demoura illec Bertrand, puis print congié de son père et de sa mère, et emporta avec luy tout ce qu'il avoit conquis, fors les robes et les joyaulx. Tant alla par les forests qu'il vint à ses compaignons, qui moult furent joyeulx de sa venue et moult s'esmerveillèrent de la monture et de l'estat que avoit. Illec despartit son gaing aux compaignons, et leur conta son adventure, dont chascun dist à soy-mesme que encores passeroit Bertrand toute la chevalerie de Bretaigne d'honneur et de prouesse. Ung pou séjourna Bertrand illec, puis dit à ses compaignons, que ores estoit saison de guerroyer et adviser quelle part ils pourroient gaigner une forteresse pour courir sur Anglois. Comment Robert Canole vint présenter la bataille devant Paris et à Vicestre et se logea. 1370. Cy endroit dit l'ystoire que tant chevaucha Robert Canole parmy France, en exillant et gastant le pays, que devant Paris se vint logier en l'hostel de Vicestre[28] avecques luy messire Thomas de Grantson[29], messire Hue de Cavrelay, Cressouelle, et plusieurs aultres capitaines d'Angleterre. Bien estoient Anglois nombrés à trente mille. Au roy Charles de France envoyèrent la bataille présenter. Dedens Paris estoit le roy Charles de France; avec luy le duc d'Orléans, son oncle, les comtes de Saint-Pol, de Joigny, de Dampmartin, de Sancerre, de Tancarville et de Brayne, messire Jehan de Vienne, le sire de Fontaine, le sire de Sempy, messire Gautier de Chastillon, messire Henry de Vodenay, messire Robert d'Estourmel et plusieurs aultres chevaliers et escuyers qui grans gens avoient amené par devant le roy pour Anglois combattre; mais dedens Paris les fit le roy tous retraire, et deffendit que nul n'en yssit: dont moult desplaisoit à la chevalerie et à ceulx de Paris, qui grant désir avoient d'Anglois combattre et plus grans gens estoient que n'estoient Anglois; et en furent moult dolens; mais à bataille ne se voult le roy accorder. [28] Bicêtre, plus anciennement Winchester, du nom d'un évêque de Winchester, qui y fit bâtir un château, en 1204. [29] Grandison. En ceste ordonnance se tint Robert Canole devant Paris, attendant que l'on luy livrast bataille. Ung jour advint que de l'ost Robert Canole partit ung chevalier anglois qui par orgueil voua que aux portes de Paris viendroit sa lance attacher. A la porte Sainct-Marcel vint le chevalier armé, et sa lance baissée. Là fut le sire de Hangest, qui sur ung coursier monta, et tout armé, sa lance abaissée, vint contre le chevalier anglois. A l'approcher, férirent les chevaliers leurs chevaux des esperons, et de telle vertu s'entr'encontrèrent des fers des lances, que en tronçons brisèrent leurs lances; puis mirent mains aux espées et assaillirent l'ung l'autre; mais pour le coup que avoit receu le cheval du sire de Hangest aux joustes, se desroya[30] son cheval, et tellement se demena, que le chevalier anglois ne peut approchier; ainçois chéyt le cheval par son desroy, et fit cheoir son maistre, le sire de Hangest. Quand l'Anglois apperceut le sire de Hangest à terre, appertement luy vint courir sus; mais en ce point messire Raoul de Renneval y vint, qui le chevalier anglois abattit de son destrier: et là fut le chevalier anglois occis, dont dolente fut la chevalerie anglesse. Pour l'achoison de la mort du chevalier anglois, furent Anglois esmeus de Paris assaillir; mais à ce ne se accordèrent pas tous; car bien sçavoient que à Paris avoit deux ducs et huit comtes et grant chevalerie avecques le roy, qui voulentiers les eussent combattus, si au roy de France eust pleu. [30] Fut mis hors d'état de combattre; en désarroi. Comment Canole se partit devant Paris. Par cinq jours se tindrent Anglois devant Paris et au sixiesme jour se deslogèrent. Au partir de devant Paris, chevauchèrent Anglois par le royaume de France. De Paris yssirent messire Hue de Chastillon, maistre des arbalestriers de France, le comte de Sancerre, messire Loys son frère et grant chevalerie de France qui l'ost des Anglois alloient costoyant; et moult les dommagèrent. Et en ardant et exillant le pays, allèrent tant Anglois par leurs journées qu'ils entrèrent en Anjou et en Maine. Là conquistrent plusieurs forteresses; et moult se refreschirent, car grant famine avoit eu en leur ost et voyage. Mais cy endroit se tait l'histoire des Anglois, qui en Anjou et en Maine se sont espandus par les chasteaux, dont bien saura parler quand lieu en sera, et retourne aux faits de messire Bertrand. Comment messire Bertrand partit de Perregourt pour venir devers le roy à Paris et comment il fut esleu à connestable. L'histoire raconte que en Perregourt[31] laissa messire Bertrand sa chevalerie, et soi sixiesme seulement, en estat mescogneu, vint hastivement à Paris. De sa venue sceut nouvelle le roy Charles, qui pour l'accompaignier lui envoya au devant messire Bureau de La Rivière, qui de honneur sceut moult, et à l'encontre de messire Bertrand vint trois lieues hors de Paris. Illec dit à messire Bertrand son messaige, et grant honneur lui porta. Et un soir arriva à Paris petitement monté, et vestu d'une robbe grise. Et de sa venue fut le peuple de Paris moult esmeu de joie, et tant que à une voix crièrent: Noël! tout ainsi comme ils eussent fait du roy, se de lointain pays fust venu. Et en leur grant joye demenant, disoient: «Bien viengne celluy par qui France sera recouvrée! Car certes, si en France eust esté n'a pas longtemps, jà la chevalerie angloise n'eust osé approucher.» [31] Périgord, où Duguesclin reçut les lettres que Charles V lui avait écrites pour l'appeler en toute hâte à Paris. A Sainct-Pol vint messire Bertrand par devers le roy qui moult grant chière et honneur lui fit, et dedans l'hostel de Sainct-Pol près de sa chambre lui fit bailler son estat semblable au sien. Et moult lui enquit le roy de son estre. Et humblement s'agenouilloit messire Bertrand devant le roy en lui respondant à ses demandes; mais tousjours le relevoit le roy. Le soir, fit messire Bertrand asseoir à sa table au soupper, et par sa chevalerie le fit honnourer. Et grant joye fut à la court demenée pour sa venue; et l'endemain fit le roy son conseil assembler et la chevalerie, et devant tous parla en ceste manière: «Seigneurs qui cy estes, mandés vous avons pour nous conseiller sur une affaire qui le bien et honneur du royaulme, de nous, de vos personnes et de tous nos subjects peut bien toucher. Vous sçavez, seigneurs, les grans adversités qui en nostre royaulme sont survenues; et par ceulx qui conforter nous estoyent tenus avons esté guerroyés, et nostre royaulme endommagé, et nos subjects à desraison. Bien povez apercevoir la voulonté d'iceulx Anglois, qui nostre royaulme guerroyent non contr'estant la paix jurée entre nostre très chier seigneur et père, le roy Jehan, dont Dieu ait l'âme! et eulx, et nous qui les accords avons tenu sans enfraindre, et fait avons envers le roy anglois et son fils le prince ce que tenus de faire estions; mais en rien ne nous ont tenu ce que promis et juré nous ont. Et, pour nostre terre garder, nous fault mener guerre contre Anglois. Seigneurs, combien que par droicte lignée nous soyons roy coronné, et soubs nous soit ou doive estre la puissance, toutesfois bien sçavons que en nous n'a de force plus que d'un homme, ni sans vous ne povons riens. En sur que tout, jà prince, par sa puissance, ne jouira de sa terre paisiblement, si du tout n'est au gré et en l'amour de ses subjects. Pour ce, seigneurs, en nostre royaulme ne voulons rien faire que au gré de vous ne soit. Vrai est que pour les guerres de nostre royaulme poursuir et maintenir, et contr'ester à l'entreprinse de nos anciens ennemis par le povoir de nostre chevalerie, nécessaire nous est avoir un chevalier loyal, de hardement et saige, qui nos guerres maintiendra. En grant vieillesse est cheu nostre très chier et aimé cousin, messire Moreau de Fiennes, nostre connestable, qui plus armer ne se peut. Pour ce, à nous en est venu et nostre espée nous a rendue; et oultre tout, nous a juré que pour nos guerres maintenir, n'est chevalier à qui l'espée fust si bien deue comme à messire Bertrand du Guesclin. Mais connestable voulons eslire du tout à vostre gré, combien que de nostre auctorité le pourrions faire, s'il nous plaisoit; ni de ce ne tournez rien à conquerre encontre nous. Si respondez sur ces choses vos plaisirs.» Là n'eut duc, comte, chevalier, ni bourgeois qui sa voix ne donnast du tout à Bertrand. Adonc fit le roi amener Bertrand devant lui, et doulcement lui dit: «Ami Bertrand, pour la loyaulté et hardement de vous qui de chevalerie estes le plus prisié, par le conseil des princes et barons de nostre royaulme, vous voulons bailler office où bien pourrez l'honneur et le nom de vous essaulcier. Pour ce, vous prions que la connestablie de nostre royaulme vous veuillez prendre, dont deschargé s'est nostre cousin de Fiennes par son grant âge.» Humblement mercia messire Bertrand le roy, et dit: «Sire, à vostre commandement obéiray voulentiers toute ma vie, et bien y suis tenu. Bien sçay que l'office est moult grant, et petitement est employé en moy, qui suis un povre homme et un povre chevalier; mais en vérité, sire, l'espée ne prendray-je point, si de vostre grâce ne me donnez un don qui vostre honneur n'abaissera ne vostre finance en rien.--Ami, dit le roy, bien povez demander seurement ce qu'il vous plaira: car à peine vous voudrois de rien escondire[32].--Sire roy, dit Bertrand, bien sçay que par envie et flatterie qui en court règne, en tout temps ont eu les princes mal vouloir contre leurs subjects. Et pour ce, vous veuil requerir que, si de ma personne nul homme vous est mesdisant en derrière de moy, que croire ne le veuillez, ne que pis ne m'en soit, jusques à tant que autant en aura dit en ma présence.» Ceste chose débonnairement lui octroya le roy. Puis print l'espée en sa main dextre, toute nue. Et devant lui fut messire Bertrand agenouillé, qui l'espée receut. Là baisa le roy messire Bertrand en la bouche, et se leva. [32] Refuser. Après ce que messire Bertrand fut retenu connestable de France[33], lui bailla le roy mille cinq cens hommes d'armes, payés pour quatre mois; mais pou de compte en fit messire Bertrand, ains dit au roy: «Sire, cuidez-vous que de si pou de gens puissions combattre tout le povoir des Anglois? Et bien trouveray gens d'armes assez, si du vostre vous plaist despendre, dont assez et largement avez, la Dieu mercy!--Ami, dit le roy, les Anglois ne voulons pas que vous combattiez en journée; mais assez avez gens pour les hardoyer et tenir court. Et sur eulx pourrez assez gaigner.» Au roy respondit messire Bertrand, et dit: «Sire, de grant reprouche me devroit estre tenu, si devant moy véois venir vos ennemis, et je, qui chef suis de vos guerres, me départois sans à eulx assembler!» [33] Le 2 octobre 1370. Aultre chose n'en peut avoir messire Bertrand à celle fois. Ains s'en partit de Paris moult dolent, et sa semonce manda à Caen en Normandie. Là vindrent à lui le sire de Clisson, le vicomte de Rohan, le sire de Rais, le mareschal d'Audenehan, messire Jehan de Vienne, messire Olivier du Guesclin, le comte d'Alençon, le comte du Perche, qui pour la venue de messire Bertrand firent grant appareil. Comment messire Bertrand vint à Caen, où il fut moult bien receu des barons de Normandie, et là fit sa monstre. A Caen en Normandie vint messire Bertrand, qui des comtes d'Alençon et du Perche, qui frères furent, fut moult honnouré, et honnouréement receu de toute la chevalerie. En attendant gens d'armes à venir, séjourna messire Bertrand à Caen, et là manda à sa femme qu'elle y vinst, et tous ses joyaux et sa vaisselle apportast. Grant desir eut la dame de son seigneur veoir, et à brief terme vint à Caen en grant arroy, où bien fut receue de la chevalerie et des bourgeois de Caen. Pour la venue de la dame fit messire Bertrand grant appareil pour la chevalerie festoyer, et tint court plènière. Là fut la vaisselle de Bertrand moult regardée de tous: car merveilles estoit de la veoir, et en Espaigne l'avoit gaignée. De toutes parts vindrent gens d'armes à Caen; et en brief temps en vint plus de trois mille. Pour le grant nombre de gens d'armes qui estoient à Caen venus et de jour en jour croissoient, vint messire Olivier de Clisson à messire Bertrand et luy dit: «Sire, en vostre affaire faut penser. Grant nombre de gens d'armes sont cy assemblés, et du roy n'avez deniers que pour mille et cinq cens hommes d'armes; si regardez que à faire avez.--Beau frère, dit Bertrand, voir est que du roy n'ay eu deniers que pour mille et cinq cens hommes d'armes; mais si dix fois autant en venoit cy, tant comme ma vaisselle et les joyaux de ma femme dureront, jà homme n'en sera refusé que à gaige ne soit retenu et payé; car par tieulx reffus sont les pilleries et compaignies venues en France. Et si à présent emplois ma vaisselle pour le roy servir, aultre foys la me rendra.» En la ville de Caen fit messire Bertrand sa monstre, et bien trouva trois mille hommes d'armes. Adoncques engaigea toute sa vaisselle et tous les gens d'armes souldoya; puis se partit, et au chastel de Vire alla. Bien sceurent Anglois que à Caen faisoit messire Bertrand grant assemblée, et pour surs se tindrent d'avoir bataille, puis que connestable estoit retenu messire Bertrand. Pour ce, devers luy envoyèrent un hérault, qui de par les Anglois salua messire Bertrand, et dit: «Monseigneur, à vous viens cy de par messire Thomas de Grantson, messire Hue de Cavrelay, Cressouelle, David Holegreve et Geoffroy Orselay[34], qui au Pont Valain se tiennent. Bien sçavent que de nouvel estes retenu connestable de France, dont bien estes digne; et pour ce vous requièrent que à vostre commencement leur vueillez la bataille accorder, et journée et place en prendre. Et bien sçaichez, monseigneur, que si vous leur refusez, à vous viendront où que vous soyez, qui grant honte vous seroit.» Doulcement respondit messire Bertrand au hérault, et dit: «A vos maistres me recommanderez, et bien leur dites: que briefvement auront de moy nouvelles; et si grant desir ont d'avoir bataille, ils n'ont garde que je leur faille, et bien peuvent dire qu'autant en suis-je voulentif.» [34] Worsley. De grans présens donna messire Bertrand au herault, et festoyer le fit. Et but le hérault largement, et tant ivre fut que à Vire se coucha. Le soir mesme se partit Bertrand de Vire à la nuitée, tantost qu'il eust parlé au hérault, atout sa chevalerie; et moult leur desplaisoit, car moult estoit obscur le temps, et telle chose n'avoient guières accoustumé; et de plouvoir ne fina toute la nuit; dont plusieurs chevaux furent perdus qui du séjour partoient. Son chemin print messire Bertrand vers le Mans, et un messaige envoya au chastel du Loir par devers messire Jehan de Bueil, qui sçavoir lui fit: que de plusieurs forteresses s'estoient Anglois assemblés environ Pont-Valain[35], et leur chemin prins avoient en allant droit à l'abbaye de Champaignes: car là estoit Canole; et illec attendoient la bataille, s'il y avoit qui combattre les voulsist. [35] En Anjou. La bataille de Pont-Valain 1370. Quand messire Bertrand sceut que près du Pont-Valain estoient Anglois assemblés, hastivement conduisit droit là sa chevalerie. Et celle nuit faisoit messire Bertrand l'avant garde, avec lui messire Olivier de Mauny, son frère, messire Alain de Beaumont; et en sa bataille avoit cinq cens combatans; mais si hastivement chevauchoit que suir ne le povoient ses gens, ainçois estoient par routtes et par troupeaux, ni assembler ne se povoient pour l'obscurité de la nuit, et soubs plusieurs mouroient leurs chevaux par leur travail. Un coursier tua messire Bertrand celle journée de nuit. Tant chevaucha messire Bertrand que au point du jour de Pont-Valain approucha, et entour lui regarda, et de toutes ses gens d'armes ne trouva avecques lui que environ deux cens hommes d'armes. A pied fit messire Bertrand ses gens descendre, et leurs robbes secouer, qui de pluie estoient mouillées; puis fit les chevaux ressangler. A celle heure cessa la pluie, et à lever se print le soleil, qui le temps eschauffa: dont François se resjouirent. Lors messire Bertrand et sa chevalerie montèrent à cheval; et tant chevauchèrent que en une vallée aperceurent Anglois qui logier se vouloient. Ses coureurs envoya messire Bertrand devant, qui les Anglois visèrent, et bien les nombrèrent à huit cens chevaliers et escuyers. Après fit messire Bertrand ses gens descendre en ordonnance de bataille, et tousjours lui creurent gens. De l'autre part fut messire Thomas de Grantson, qui ses batailles ordonna. Ses bannières fit messire Bertrand desployer; et moult furent Anglois esbahis, quand François virent en ordonnance, car sitost ne les croyoient pas veoir, et bien dirent que bien matin s'estoit levé Bertrand. En ordonnance, bien serrés, et tous de pied, partirent les batailles à venir l'une contre l'autre. A l'assembler fut grant le froissis des lances, et longuement des lances se combattirent, qui entrer ne povoient les uns ès autres; puis prindrent François des haches, et tant firent que dedans Anglois entrèrent. Là eut bataille fière et merveilleuse, car hardement se deffendirent Anglois; et non pourtant[36] à l'assembler en mourut bien deux cens; mais la bataille renforça messire Thomas de Grantson, qui en criant son enseigne, fièrement assembla contre François, et tant fit d'armes que merveilles fut à veoir. [36] Néanmoins. A celle envahie que fit messire Thomas, furent moult grevés François; mais briefvement vindrent le mareschal d'Audenehan, le comte du Perche, messire Jehan de Vienne et messire Olivier de Clisson atout sept cens hommes d'armes. Là renforça la bataille des François, et moult fièrement entrèrent ès batailles des Anglois qui en pou de heures furent desconfits. Là furent prins messire Thomas de Grantson, David Holegreve, Orselay[37] et plusieurs aultres chevaliers et escuyers anglois. Sur le point de la desconfiture arriva messire Hue de Cavrelay à trois cens lances; mais en la bataille n'entra point, ainçois se retrahit. De la bataille eschappèrent Cressouelle et plusieurs Anglois, qui en l'abbaye de Vas se retrahirent. [37] Worsley. Là conduisit messire Bertrand sa chevalerie. A Vas se refreschirent les François, et d'assault la prindrent. Et devant Risle envoya messire Bertrand ses coureurs; mais de là s'estoient partis Anglois, et le lieu désemparé avoient, et plusieurs aultres places et chasteaux désemparèrent. Quand la desconfiture sceurent du Pont-Valain, en l'abbaye de Sainct-Mor-sur-Loyre[38] se retrahirent Cressouelle et plusieurs aultres Anglois qui leurs forteresses avoient laissées: car moult fut forte l'abbaye et grant garnison d'Anglois y eut. [38] Sainte-Maure. Comment messire Bertrand alla mettre le siége devant Chiset, et comment Clisson tenoit le siége devant la Roche-sur-Yon et messire Alain de Beaumont tenoit aultre part. 1372. L'histoire raconte que après la prinse de Monstereul-Bonnin, mit siége devant Chiset[39] messire Bertrand. Au chastel de Chiset estoit, de par le roi d'Angleterre, un chevalier, nommé Robert Miton, à grant garnison d'Anglois. Et en la place devant le chastel fit messire Bertrand son siége clorre et faire palis et tranchis du costé devers les champs. Souventes fois fit messire Bertrand assaillir; mais asprement se deffendirent Anglois. [39] Chizey, ville du Poitou. En ce contemple, estoit lieutenant en Guienne de par le roy d'Angleterre messire Jehan d'Evreux, qui les Anglois de plusieurs contrées et de plusieurs forteresses assembla dedans Nyort, et bien se trouvèrent au nombre de huit cens chevaliers et escuyers. Adonc estoit le sire de Clisson devant le chastel de La Roche-sur-Yon, où avoit mis le siége; et en sa compaignie estoit le sire de La Vau-Guion, le vicomte de Rohan et plusieurs aultres barons. Et bien sçavoient que à Nyort assembloit Anglois messire Jehan d'Évreux; mais penser ne sçavoient si c'estoit pour eulx combattre, ou le siége de Chiset lever. Ceste chose fit sçavoir le sire de Clisson à messire Bertrand, en lui mandant que sur sa garde se tenist: dont moult le mercia Bertrand. Et en ce mesme temps tenoit messire Alain de Beaumont, par l'ordonnance de messire Bertrand, un siége devant un autre chastel dont estoit capitaine Cressouelle, qui dedans fut. A messire Alain fit messire Bertrand sçavoir que à Nyort se assembloient Anglois et que sur sa garde se tenist. Adonc fit messire Alain son siége clorre de palis. Ainsi tindrent les François trois siéges dont chascun espéroit avoir bataille celle saison. Comment messire Jehan d'Évreux fit son assemblée d'Anglois devant Nyort. Tant fit messire Jehan d'Évreux que dedans la ville de Nyort assembla huit cens chevaliers et escuyers, tant d'Angleterre comme de la Guienne; et eurent conseil que premièrement devant Chiset iroient pour messire Bertrand combattre. Et entr'eux fut ordonné que, si victoire avoient, tous François mettroient à mort, excepté messire Bertrand, Morice du Parc et Geoffroy de Carmuel, qui à rançon seroient prins, pour la grand rançon que avoir en cuidoient, et aussi pour la vaillantise de messire Bertrand; mais Dieu leur retailla assez de leur propos. En la compaignie de messire Jehan d'Évreux furent le sire d'Ergences, Jacques son frère, Jaquemon Hasquet, Jannequin Haiton, le capitaine de Mortaing et Jaquentré, capitaine de Chivré. Et par le conseil d'icelluy Jaquentré, firent faire Anglois tunicles de toile blanche toutes pareille, croisées de la croix Saint-Georges, dont tous furent vestus par-dessus leur harnois, qui grant chose fut à veoir. Et de Nyort partirent en grant arroy, bannières desployées. Et au départir, par grant orgueil, dit Jaquentré à son hoste: que sa chambre fist bien parer et largement vitaille appareiller pour messire Bertrand honnorer; car là avoit intencion de l'amener. Et tant chevauchèrent Anglois, en leur chemin tenant droit à Chiset, que dedans un bois arrivèrent. Là trouvèrent deux charrettes de vin, qui desparties de Monstereul-Belay estoient menées au siége pour les cuider bailler aux François. Pour le vin s'arrestèrent Anglois; et les tonneaux firent dresser et d'un bout défoncer; à boire le commencèrent avec leurs cappelines, grèves[40] et gantelets ceux qui aultres vaisseaux n'avoient; et après ce que tout le vin eurent bu, et que eschauffée leur fut la cervelle, désirans furent aulcuns de hastivement partir pour au siége venir; mais contredisans en furent aulcuns chevaliers anglois, qui conseillèrent que dedans le bois se tenissent toute la journée, et la nuitée partissent pour l'ost des François surprendre. [40] Guêtres de peau. Devant toute la chevalerie angloise messire Jehan d'Évreux parla et dit en ceste manière: «Seigneurs, dit-il, en ceste compaignie-cy sommes huit cens chevaliers et escuyers et deux cens archiers. Et bien sçavons que devant Chiset ne sont point plus de cinq cens combattans. Renommés sont Anglois en toutes contrées que en nulle saison n'ont trahy leurs ennemis; mais aventureusement en leurs grans avantaiges, et sans aguet ne trahison, se sont tousjours tenus. Et ceste chose dis-je pour ce que, si par ceste voye mettons François à desconfiture, pou de honneur y pourrions nous recouvrer, ainçois nous tourneroit à reprouche. Et, certes, nul cuer vaillant ne doit tendre à deshonneur.» Aux parolles de messire Jehan d'Évreux s'accordèrent tous les Anglois, et moult l'en louèrent. Ainsi s'en partirent Anglois du bois pour venir droit au siége de Chiset, où estoit messire Bertrand. Et devant envoyèrent leurs coureurs pour sçavoir et adviser l'estat du siége de Chiset: car en doubtance furent que retraits se fussent François; mais encore ne sçavoient pas François que si près fussent Anglois. Et par les coureurs des Anglois, sceurent plusieurs François, qui dehors du siége estoient reculés dedans leur palis, que près d'illec estoient Anglois. Et guières ne demoura que Anglois envoyèrent héraulx et mandèrent la bataille à messire Bertrand présenter. Et prindrent place les Anglois. A celle heure se reposoit messire Bertrand en sa tente, et pour soy conseiller manda le comte du Perche, le vicomte de Chastellerault, messire Jehan de Vienne, admiral de France, messire Olivier de Mauny, messire Alain de Beaumont, messire Guillaume des Bordes, messire Geoffroy de Carmuel, messire Morice du Parc, messire Guy le Baveulx, le vicomte d'Aunoy, messire Jehan de Montfort, le sire de Tournemine, le sire de Hangest et plusieurs chevaliers et escuyers de France, qui au siége estoient, auxquels messire Bertrand dit: «Seigneurs, vous véez que cy, devant nous, sont nos ennemis qui bataille nous présentent; et à présent est venu un chevaucheur de France, par lequel nous a escript le roy: que pour nous combattre il a entendu que se assemblent Anglois; mais tant hardis ne soyons de bataille leur livrer. Si ne voyons en ceste affaire, que tout à nostre deshonneur ne soit, si aultrement ne nous conseillez.» Sur ces parolles pensèrent les chevaliers de France; puis à messire Bertrand respondirent tous d'un accord: «Sire, nullement ne serez par nous conseillé de désobéir au mandement du roy: car, si fortune vous estoit contraire, de lui n'auriez jamais secours. Bien sçavons que pour vostre siége garder et les Anglois tenir à grant destresse, vous estes fort en bataille de gens. Et aussi, si dedans vostre siége, qui est clos de palis et de tranchis, Anglois vous viennent assaillir, fort estes pour les recevoir, et plus pourriez sur eulx gaigner que ils ne feroient sur vous: pour quoy nous semble que honneur avez assez en ces choses faisant, sans issir en bataille.» Doulent fut messire Bertrand, quand les parolles de la chevalerie entendit: car désirant estoit d'Anglois combattre. Après ce que longuement eut pensé en ceste chose, la chevalerie fit retourner, et à eulx parla en ceste manière: «Seigneurs, tout temps ay ouï maintenir que le roy Charles de France est le droit hoir de la couronne, et que de luy n'est nul plus vrai catholique en Dieu. Vrai est que, quand de lui partis dernièrement, en prenant de lui congié pour venir en ces parties, par son serment me jura, que loyaulment estoit informé que à lui appartenoit la duchié de Guienne, et que plus seur me tenisse, se Anglois trouvois, pour contre eulx sa droicture garder. Vous sçavez, seigneurs, que pour les droits du roy de France garder, je qui son connestable suis, combien que pou vaille, suis venu en ces contrées. Et en ma compaignie cuyde avoir amené chevalerie de aussi grant prouesse comme recouvrer l'on en pourroit en nulle contrée. Et bien l'avez-vous monstré jusques cy; et oultre cuydé-je avoir près d'autel[41] nombre de gens comme Anglois sont: pourquoy, à reprouche et deshonneur me pourroit estre tourné, si bataille reffusois; et me veuillez sur ce respondre et dire vos advis.» [41] Égal. Appertement respondirent les chevaliers à messire Bertrand: «Sire, bien sçavons que du roy n'est nul meilleur chrestien. Et si de droit ne fust hoir de la couronne, à lui ne fussions point obéissans; et sçavons bien aussi que de droit à lui appartient Guienne. Et bien près d'autel nombre avez de gens comme sont Anglois, et tous avez gens de cognoissance, qui nullement ne vous fauldroient. Et bien voulons que vous sachiez que cy n'a nul qui grant desir n'ait d'Anglois combattre; mais la malveillance du roy, qui la bataille nous deffend, nous fait ces choses vous desconseiller; et toutes voies par vous nous voulons gouverner et faire ce qui au cueur vous encherra; car toujours nous sommes bien trouvés de tout ce que empris avez. Et bien nous semble que moins fussions la moitié, que soubs vostre conduite ne povons périller.» Moult fut joyeux messire Bertrand quand ces parolles entendit, et débonnairement les mercia; puis dit: «Seigneurs, procureur suis du roy Charles, mon souverain seigneur, pour ses droits desbattre; et vous jure ma foy, qu'en la duchié de Guienne est sa droicture: pour quoy mon devoir ne ferois pas, si son droit ne desbattois. Et puisque je sçay ces choses vrayes, veu qu'il est si vray catholique, Dieu, en qui j'ay ma fiance de ses droits garder, nous sera en aide, et s'il vous plaist, Anglois combattrons.» A ce s'accorda toute la chevalerie, et ainsi aux Anglois mandèrent bataille. Comment Bertrand ordonna ses batailles à Chiset contre les Anglois. Dedans le palis devant Chiset ordonna messire Bertrand ses batailles; et au dehors furent Anglois en la plaine, en ordonnance de bataille livrer. Et en attendant François, estoient Anglois assis à terre au front devant. Après ce que messire Bertrand eut ses batailles ordonnées, mit en sa garnison, pour le siége garder, messire Jehan de Beaumont atout quatre-vings hommes d'armes, qui dedans les tentes et pavillons du siége se tindrent couvertement pour Anglois surprendre, si du chastel issoient. Et pour la bataille faire, fit messire Bertrand le palis dont son siége estoit clos, abattre. Et en ordonnance partirent François de leur siége pour assembler aux Anglois. Et tous serrés, lances abaissées, allèrent tant François que aux archiers des Anglois abaissèrent leurs lances. Et pou dura le trait. Après ce que le trait fut failli, assembla la bataille des François contre Anglois, et de lances poussèrent les uns contre les aultres. A celle bataille reculèrent Anglois les François par force de lances; et adoncques laissèrent Anglois leurs lances cheoir, et aux haches se prindrent pour les lances des François briser. Bien aperceut messire Bertrand que Anglois avoient leurs lances laissé cheoir; et lors, en François reconfortant, s'escria que chascun tinst roide sa lance; et le pousser fit renforcier de telle vertu que Anglois prindrent à reculer. Quand ceulx du chastel aperceurent que aux Anglois estoient François assemblés, le pont du chastel firent abaisser et en armes issirent; mais par messire Jehan de Beaumont furent desconfits et le capitaine prins: dont briefvement sceurent François nouvelles, qui en bataille estoient; et moult en creut leur hardement. En combattant, des lances reboutèrent François très grandement Anglois. Et sur les esles de la première bataille avoit mis messire Bertrand très grant nombre de gens d'armes et d'arbalestriers qui de haches et de trait assemblèrent contre Anglois, tellement que enclos furent de toutes parts, et en pou d'heures tourna sur Anglois la desconfiture. Là fut prins messire Jehan d'Evreux par messire Pierre de Negron. Et y mourut environ six cens Anglois; ni de toute la bataille ne furent retenus que cinq prisonniers Anglois en vie. Et après la desconfiture retourna messire Bertrand au siége. Et celle journée lui fut le chastel rendu; et bien fut frustré de son intencion Jaquentré, capitaine de Chivré, l'Anglois, qui sur la place demoura mort, qui à son hoste, au départir de Nyort, avoit chargié faire grant appareil pour messire Bertrand festoyer, lequel cuidoit desjà avoir sur lui la victoire. Et bien est vrai ce qu'on dit en proverbe: «Assez deschiet de ce que fol pense;» et: «L'homme propose et Dieu dispose...» Comment messire Bertrand entra dedans la ville de Nyort, et cuidoient ceux de la ville que ce fussent les Anglois. Tantost que le chastel fut rendu à messire Bertrand, il fit tous les vestemens des Anglois prendre et les chevaux sur quoy montés estoient, qui en bataille furent gaignés, et dessus fit monter François, et hastivement les fit partir de Chiset pour venir devant Nyort. Quand ceulx de Nyort aperceurent François habillés des robbes et chevaux que Anglois avoient, cuidèrent que ce fussent Anglois, et appertement abaissèrent leur pont. Et dedans Nyort entrèrent François hastivement; et quand dedans furent, commencèrent à crier: «Guesclin!» Et furent prins tous ceulx qui dedans estoient, et moult y gaignèrent de belles richesses. Et fit messire Bertrand la ville et le chasteau garnir. Et d'illec s'en alla devant le chastel de Sivray, et tantost le conquist et y tint garnison. Au partir de Sivray, chevaucha messire Bertrand devant Gençay, que tantost il print d'assault et le chasteau garnit. Après la prinse de Gençay, chevaucha Bertrand devant Luzignan, où ville a bien séant et le plus fort chastel de Poitou; mais guières ne séjourna que la ville et le chastel conquist. Pour la comté et seneschaucié de Poitou garder, ordonna messire Bertrand messire Alain de Beaumont, chevalier de renom; et du pays se partit messire Bertrand pour aller à Pont-Orson, lui et sa chevalerie, où le duc de Bretaigne cuidoit trouver, qui à certain jour avoit promis d'y estre, et par l'accord de ses barons, avoit promis venir en l'obéissance du roy de France: dont il n'en fit rien, ainçois s'en alla par mer en Angleterre, où il fit pou de ce qu'il cuidoit, et depuis en bien povre estat conversa longuement en la comté de Flandres. Quand dedans Pont-Orson se trouva messire Bertrand, et les barons de Bretaigne qui pour le duc mener devers le roy estoient-là venus, et la faulte du duc aperceurent, en eulx n'eut que courroucier. Si eurent conseil ensemble que, puisque le duc failloit au roy de convenant, les villes et les chasteaux de la duchié de Bretaigne mettroient en l'obéissance du roy. Dont s'en entra messire Bertrand en Bretaigne, et de par le roy Charles de France, chalengea villes et chasteaux, dont la plus grande partie lui fut rendue. Mais atant se tait l'histoire des faits de la duchié de Bretaigne, et retourne aux faits de messire Bertrand, qui de Bretaigne partit pour venir devers le roi Charles de France. En ceste partie dit l'histoire que après ce que messire Bertrand eut en Bretaigne receu les féaultés des barons et la saisine de plusieurs villes et chasteaux, qui au roy se rendirent, s'en retourna à Paris, pour le roy veoir qui par ses lettres l'avoit mandé. Avec le roy estoit adoncques le duc d'Anjou, frère du roy. Et quand messire Bertrand fut arrivé, ne demande nul la chière et l'honneur qui de par le roy lui fut faicte, et aussi par les ducs et princes et par le peuple de Paris: car si Dieu fust descendu en terre, à peine en eust-on pu plus faire. Comment le roy Charles envoya messire Bertrand avec le duc d'Anjou en Perregourt. 1373. Par le gré du roy Charles de France, fit en ce temps le duc d'Anjou une armée pour aller en Perregourt contre Anglois, qui la comté et le pays de Limosin guerréoyent. En la compaignie du duc envoya le roy messire Bertrand, Yvain de Gales, Hue de Villiers, le mareschal de Sancerre, Thibault du Pont, escuyer de renom, et aultre grant chevalerie de France, qui tant allèrent par plusieurs journées que, près d'un chastel appelé la Bernardières, qui sur la marche de Limosin et de Perregourt est séant, arrivèrent. Là estoient grant nombre d'Anglois qui tantost sceurent la venue du duc d'Anjou et de messire Bertrand, et boutèrent le feu dedans la forteresse et leurs prisonniers ardirent, puis s'en partirent à grant haste. Illec arrivèrent briefvement François qui la destruction aperceurent. Et là fut un prestre trouvé qui ars estoit; et en sa main tenoit encore un calice d'argent: dont grant pitié en print à la chevalerie de France, qui leur chemin prindrent droit à Condat. Et à un samedi fit messire Bertrand commencer l'assault fier et merveilleux, mais par force de mal temps cessa l'assault. Dessus eulx descendit si grief oraige que bien perdirent cent chevaliers et escuyers; mais lendemain fit messire Bertrand recommencer l'assault de telle puissance, que souffrir ne peurent Anglois l'estour[42], ains se rendirent au duc, leurs vies saulves. Et de là se partirent Anglois. Et le chastel de Condat fit le duc garnir. Après la prinse de Condat se partit le duc atout ses osts, et devant Bergerac alla mettre le siége. La ville et le chastel fit messire Bertrand assaillir de toutes parts, et asprement se deffendirent Anglois; mais en la fin se rendirent au duc, qui dedans entra, et la ville et le chastel garnit. [42] Le combat, l'attaque. Au partir de Bergerac, chevauchèrent le duc et messire Bertrand devant Esmettoy, qui tost leur fut rendu, et d'illec allèrent devant Sainte-Foix, qui semblablement se rendit. Comment messire Perducas d'Albret fut prins des François. En ce temps fut prins messire Perducas d'Albret, qui François avoit tout son vivant grevés, et moult le héoit le duc d'Anjou. Quand le duc en seut la prinse, tant traita que amené lui fut en ses prisons, et enferrer le fit. Et avant que de ses prisons peust partir, par rançon rendit au duc vingt-sept chasteaulx qui en son obéissance estoient; et à la prière du sire d'Albret, qui son parent estoit, le mit le duc à finance. Au sire d'Albret estoit le duc tenu en grande somme de deniers, à cause de pension qu'il prenoit sur lui, et bien montoit la somme de cent cinquante mille francs. A icelle finance mit le duc messire Perducas, et au sire d'Albret la bailla en payement; mais avant son partement paya comptant, pour chascun jour qu'il avoit prison tenue, cinquante francs pour sa despence, avec les gaiges de ses gardes. En ce mesme temps estoit prins le sire de Devois, qui François promit estre. Et pour ce le duc lui quitta sa rançon; mais guières ne demoura qu'il se rendit Anglois; et tourné luy fut à grant reproche. Depuis la prinse de Sainte-Foix, chevauchèrent le duc d'Anjou et le connestable de France devant Chastillon, qui tantost leur fut rendu, et le chastel fit le duc garnir. De Chastillon partirent; et tant chevauchèrent que devant Saint-Maquaire vindrent et siége y tindrent. Là vindrent au secours du duc le sire de Coussy et le sire de Parthenay, à très grands gens. Là furent apportées au duc les clefs de plusieurs villes et chasteaux, qui au roy se rendirent. Et par accord se rendirent ceulx de Saint-Maquaire; puis donna le duc congié à tous ses osts, et en Touraine retourna. Et messire Bertrand s'en alla à Paris devers le roy, qui grant joye eut de sa venue; et moult le honnoura et fit honnourer par tous ceulx de son sang......... Comment messire Bertrand se partit à grant armée et entra en la duchié de Guienne et mit le siége à Randon. 1380. Longuement ne séjourna messire Bertrand à Paris; mais par l'accord du roy de France assembla très grande armée et dedans la duchié de Guienne entra. Et tant chevaucha en conquérant villes et chasteaux, que devant Chastel-neuf de Randon arriva. Là furent Anglois qui le chastel gardèrent, et grandement garnis furent de vivres et d'artillerie. Fort fut le chastel et bien séant. Et assiéger le fit messire Bertrand; et assault y livra par plusieurs fois, mais pou y exploicta. Illec jura messire Bertrand le siége. Et tant tint Anglois à l'estroit, que de nulle part n'avoient de secours de vivres. Pour ce, requirent Anglois un jour de trefves, et par devers messire Bertrand envoyèrent leur capitaine, qui traita: que à un certain jour rendroient le chastel, si du roy anglois n'avoient de gens d'armes secours; et de ce baillèrent ostages à messire Bertrand: dont trefves leur furent données, jusques au jour que le chastel devoient rendre. Comment messire Bertrand accoucha[43] au lit de mort, et comment il mourut, et avant il manda le mareschal et la chevalerie en sa tente, et comment il reçut tous ses sacremens comme bon chrestien. [43] Se coucha. Durant les trefves prinses par les Anglois du Chastel-neuf de Randon, messire Bertrand du Guesclin, connestable de France, qui siége y tenoit, accoucha au lit de la mort. Et quand de mort se vit si appressé, dévotement receut ses sacremens; et par devant lui fit venir le mareschal Loys de Sancerre, qu'il tint moult cher, messire Olivier de Mauny et la chevalerie de son siége, auxquels il dit: «Seigneurs, de vostre compaignie me fera briefvement départir la mort, qui est à tous commune. Par vos vaillances, et non par moy, m'a tenu fortune en haulte honneur, en toute France, en mon vivant, et à vous en est deu l'honneur, et non à moi, qui mon âme à vous recommande. Certes, seigneurs, bien avois intencion de briefvement par vos vaillances affiner les guerres de France, et au roy Charles rendre tout son royaulme en obéissance; mais compaignie à vous ne puis plus tenir doresnavant. Et non-pourtant je requiers Dieu, mon créateur, que loyal couraige vous doint toujours envers le roy, qui par vous, sire mareschal, et par les vaillances de vous et de toute la chevalerie, qui tant loyaulment et vaillamment se sont toujours portés envers luy, affinera ses guerres. Mais, sire mareschal, et vous aultres seigneurs qui cy estes, d'une chose vous vueil requerre, dont ma vie finirois en grand repos, si faire se povoit. Et vous diray quelle. Vous sçavez, seigneurs, que envers moy ont prins Anglois journée de leur chastel rendre, si du roy anglois ne sont secourus. Au jour d'huy est la journée; dont en mon cueur je désire moult que avant ma mort Anglois rendissent le chastel.» Des parolles de messire Bertrand eurent toute la chevalerie si grand pitié que nul ne le sçauroit dire. L'un regardoit l'autre en plourant, en faisant le non pareil dueil que l'on vist oncques; et disoient: «Hélas! or perdons nous nostre bon père et capitaine, nostre bon pasteur qui tant doulcement nous nourrissoit et seurement nous conduisoit; et si bien et honneur avons, c'est par luy. O honneur et chevalerie, tant perdras quand cestuy deffinera!» Et plusieurs aultres regrets faisoient ceulx de l'ost, tellement que ceulx du chastel aucunement l'aperceurent; mais pourquoy c'estoit, ne sçavoient rien. Ainsi passa la journée, ni du roi anglois n'eurent aulcun secours ceulx du chastel. Et le lendemain matin, vint le mareschal Loys de Sancerre devant le chastel, et le capitaine du chastel manda, lequel tantost vint à luy; et moult doulcement lui dit le mareschal Loys de Sancerre: «Capitaine et amis et frères, de par monseigneur le connestable, vous viens requerir les clefs du chastel rendre et vos hostaiges acquitter, selon vos promesses.» Courtoisement respondit le capitaine: «Sire, vray est que à messire Bertrand avons convenances, lesquelles nous tiendrons quand nous le verrons, et non à aultre.--Amis, dit le mareschal Loys, si de par luy ne venisse, je ne le vous disse point.--Certes, sire, je vous tiens à bien croyant message; et aux compaignons de la garnison me conseilleray sur vos parolles, puis vous en feray response après disner, s'il vous plaist.» A ce s'accorda le mareschal Loys de Sancerre, qui devers messire Bertrand alla, et ce qu'il trouva en Anglois lui raconta. Adonc approchoit messire Bertrand de sa fin, et bien le congneut. Pour ce, manda la chevalerie, et devant lui fit venir l'espée royale; laquelle lui fut apportée. Et en sa main la print; et puis dit, par devant tous, ces parolles: «Seigneurs, entre qui j'ay eu les honneurs des mondaines vaillances, dont peu suis digne, payer me fauldra briefvement le truaige[44] de mort, qui nul n'espargne. Envers Dieu premièrement vous prie que me vueillez recommander. Et vous, sire Loys de Sancerre, qui de France estes mareschal, et qui plus grand honneur avez bien desservie, à vous recommandé-je ma femme[45], et mon parenté. Au roy Charles de France, mon souverain seigneur aussi, me recommanderez, et cette espée, soubs qui est le gouvernement de France, de par moy lui rendrez: car en main de plus loyal ni meilleur que vous ne la puis mettre en garde.» [44] Tribut. [45] Jeanne de Laval Tinténiac, sa seconde femme, qu'il épousa en janvier 1374, et dont il n'eut point de postérité. Et en ces paroles fit sur soy le signe de la croix. Et ainsi trespassa de ce siècle messire Bertrand du Guesclin[46], qui pour le renom de ses vaillances fut mis au nombre et comme dixiesme preux. Et pour sa mort démenèrent grand dueil la chevalerie de France et d'Angleterre; car, jà-soit ce que aux Anglois fust contraire, si l'aimoient-ils fort, pour sa loyaulté et droicture, et pour ce que amiablement et sans dure prison et rançons les traitoit et gouvernoit, quand il les prenoit. [46] Le 13 juillet 1380. Comment le capitaine de Chastel-neuf de Randon rendit le chastel à messire Bertrand après qu'il fut mort. Au trespassement de messire Bertrand fut levé grant cri en l'ost des François, dont les Anglois du chastel refusèrent le chastel rendre. Adoncques fit le mareschal Loys[47] admener les ostaiges sur les fossés pour les testes leur faire trancher; mais appertement abaissèrent leur pont. Et au mareschal vint le capitaine les clefs offrir, lequel les refusa et lui dist: «Amis, à messire Bertrand aviez vos convenances et à lui les rendrez.--Dieux! sire, dit le capitaine, bien savez que mort est messire Bertrand, qui tant valloit; et comment seroit-ce que à luy ce chastel et nous rendissions. Certes, sire mareschal, bien querez du tout nostre deshonneur, qui à un chevalier mort nous voulez faire rendre et nostre chasteau.--De ce n'estuet[48] parler, dit le mareschal Loys; mais faictes le tost: car, si plus avant en tenez parolles, allez en vostre chastel faire le service de vos ostaiges: car brief finera leur vie.» [47] Louis de Sancerre. [48] Il ne convient pas. Comment le capitaine et les Anglois du Chastel-neuf de Randon sortirent tous du chastel et allèrent porter les clefs sur le cercueil de messire Bertrand. Bien aperceurent Anglois que autrement ne povoit estre. Adoncques issirent tous du chastel, leur capitaine devant eulx; et au mareschal Loys vindrent, qui en l'ostel où repairoit le corps de messire Bertrand les mena, et les clefs leur fist rendre et mettre sur le cercueil de messire Bertrand, tout en plourant. Et saichent tous que là n'y eut chevalier ni escuyer François ni Anglois qui grant dueil ne démenassent. En ceste manière rendit l'âme messire Bertrand du Guesclin, qui tant valut. Et dedans le Chastel-neuf de Randon mist le mareschal Loys garnison de gens d'armes et arbalestriers; puis s'en partit à grant chevalerie; et le corps de messire Bertrand fit embasmer et charger pour porter à Guingant en Bretaigne enterrer. Pour le corps conduire furent messire Olivier de Mauny, messire Alain de Beaumont et aultres chevaliers de nom, qui tant allèrent par plusieurs journées qu'ils arrivèrent au Mans. Et en passant par toutes les cités de France, issoient les bourgeois et gens d'église des cités à procession au devant du corps, grant dueil faisant; et dedans les églises cathédrales faisoient le corps porter. Et en chascune cité eut son service fait. Puis le convoyoient à torches, au départir, plus d'une lieue. Mais quand du trespassement de messire Bertrand sceut le roy Charles nouvelles, ne demande nul le grant dueil que il en faisoit. Comment le roy Charles de France manda le corps de messire Bertrand estre amené à Saint-Denis en France. Pour la grant amour et affection que avoit le roy Charles de France envers messire Bertrand, escripvit hastivement à messire Olivier de Mauny et à la chevalerie qui le corps menoient à Guingant, que le corps amenassent à Saint-Denis en France et que là vouloit qu'il fust enterré. Adoncques se mistrent en chemin pour le corps admener, et à Chartres vindrent. Dehors Chartres issirent les colléges et les bourgeois, en procession, à grant nombre de torches, pour le corps recevoir, et là eut moult grant deuil démené. Puis le portèrent dedans le choeur de la maistre église; et là lui fut fait le service solemnel; puis reprindrent les chevaliers le corps, et leur chemin prindrent droit à Paris. Mais tant fut le peuple de Paris esmeu de dueil pour sa mort, que le roy Charles manda aux chevaliers qui le corps apportoient, que dehors Paris le menassent à Saint-Denis. Et ainsi le firent; et son corps fit le roi Charles enterrer au pied de sa sépulture. Dont moult fut le roy loué de ses chevaliers. Et de vie à trespassement alla le bon roy Charles, qui tant fut sage, au mois de septembre ensuivant après son bon connestable, en l'an mil trois cent quatre-vings ans de la Résurrection Notre-Seigneur Jesus-Christ, qui les âmes d'eulx vueille recevoir en sa benoiste gloire. Amen. Amen. Amen. Amen. Amen. Amen. LA FILLEULE DE DU GUESCLIN. _Chant breton._ 1364. «Bertrand du Guesclin, ou Gwezklen, selon l'orthographe bretonne, a laissé dans les traditions populaires de la Bretagne un nom presque aussi célèbre que dans l'histoire. Le peuple du pays de Tréguier, au milieu duquel il habita et qui suivait son parti en masse, a conservé le souvenir de ses exploits chevaleresques, et chante encore de vieux chants où on le montre détruisant l'un après l'autre les châteaux anglais perchés, comme des nids de vautours, sur nos rochers et nos montagnes.» (_De la Villemarqué_.) _Chants populaires de la Bretagne_, recueillis et traduits par M. de la Villemarqué. I. Le soleil paraît, le jour luit, la rosée brille sur les épines blanches de la haie; De la haie élevée du grand château de Trogoff, où les Anglais règnent encore; La rosée brille sur les fleurs de l'épinaie; à cette vue le soleil se voile le front; Car, en vérité, ce n'est pas la rosée du ciel; c'est une rosée de sang; De sang pur qu'a versé Rogerson, le plus méchant fils d'Anglais qu'il y ait dans la vallée. II. Marguerite, ma belle enfant, vous êtes alerte, vous êtes vive; Vous vous leverez demain de grand matin, pour aller porter du lait aux laboureurs qui travaillent à l'écobue. --Ma bonne petite mère, si vous m'aimez, ne m'envoyez pas à l'écobue, A l'écobue ne m'envoyez pas; vous ferez jaser les méchants. Envoyez-y ma soeur aînée, ou ma petite soeur Franséza; Bonne petite mère, je vous en prie; Rogerson me guette. --Vous guettera qui voudra; vous êtes priée: vous irez; Vous vous leverez avant le jour; le seigneur sera encore au lit. III. Marguerite disait à son père et à sa mère, le lendemain matin, En prenant son pot au lait, Marguerite disait: Adieu mère, adieu père; mes yeux ne vous verront plus: Adieu, ma soeur aînée; adieu, ma petite soeur Franséza. Or, comme la bonne petite fille allait au champ, le long du bois, Proprette, légère, pieds nus, son pot au lait sur la tête; Rogerson, du haut de la tour du château, la vit venir de loin: Éveille-toi, mon page, et lève-toi vite, que nous allions chasser un lièvre, Chasser un levraut blanc, qui porte un pot au lait sur sa tête. IV. Quand la jeune fille passa le long des douves[49], le seigneur était à l'attendre, A l'attendre auprès du pont-levis; si bien qu'elle tressaillit d'épouvante, D'épouvante en l'apercevant, et renversa son pot au lait. Voyant cela, la pauvre fille se mit à pleurer amèrement. --Taisez vous, ma soeur, ne pleurez pas, on vous donnera un autre pot au lait; Approchez, et allons déjeûner, tandis qu'on le préparera. --Beau seigneur, je vous remercie; j'ai déjeûné, bien déjeûné. --Alors venez au jardin, venez cueillir de belles fleurs, Venez cueillir une guirlande pour orner votre pot au lait. Je ne porte point de fleurs, je suis en deuil cette année. --Alors venez aux vergers, venez manger des fraises rouges comme une braise. --Je n'irai point manger des fraises; sous les feuilles il y a des couleuvres. J'entends l'appel des laboureurs de l'écobue; ils disent que je suis paresseuse. Ils demandent où je suis restée avec mon pot de lait caillé. --Vous allez sortir à l'instant; quand votre pot au lait sera prêt; On s'en occupe, Marguerite; venez voir à la laiterie. En franchissant le seuil du château, la jeune fille tressaillit; La pauvre petite devint blanche comme la neige, quand la porte se ferma derrière elle. --Ma mignonne, n'ayez pas peur, je ne vous ferai aucun outrage. --Si vous ne songez pas à m'outrager, pourquoi changez-vous de couleur? --Si je change de couleur, c'est que l'air du matin est vif. --Ce n'est point, seigneur, l'air vif du matin, c'est le mauvais vouloir qui vous fait pâlir. --Taisez-vous, petite sotte! venez au fruitier choisir un fruit. Quand ils furent dans le fruitier, elle prit une pomme rouge: --Seigneur Rogerson, donnez-moi, s'il vous plaît, un couteau; Donnez-moi un couteau pour peler ma pomme. --Si vous désirez un couteau, allez à la cuisine, et vous en trouverez un; Il y en a un sur la table de chêne; il a été aiguisé ce matin. La petite Marguerite dit au vieux cuisinier, en entrant: Cher cuisinier, je vous en supplie, délivrez-moi! faites-moi sortir! --Hélas! ma fille, je ne le puis; le pont du château est levé. --Si l'homme à la tête frisée comme un lion savait que je suis captive de Rogerson; Si mon bon parrain savait cela, il ferait couler du sang. [49] _Douve_, fossé du château. V. Cependant Rogerson demandait à son page, à quelque temps de là: Où donc reste Marguerite, qu'elle ne revient pas ici? --Elle était dans la cuisine, il n'y a qu'un moment, en sa petite main blanche un couteau; Et elle parlait ainsi: «Que ferai-je, Jésus, mon Dieu? «Mon Dieu, dites-moi, me tuerai-je ou ne me tuerai-je pas? «Oui, à cause de vous, Vierge Marie, je mourrai vierge, sans tache.» Maintenant elle est couchée sur la face, dans une mare de sang; Le grand couteau dans le coeur, appelant son parrain: --Le seigneur Guesclin, mon parrain; celui-là me vengera! --Mon bon petit page, ne dis pas mot; viens me la couper par morceaux dans un panier, Et j'irai la jeter dans la rivière, demain quand chantera l'alouette. Or, en revenant de la rivière, il rencontra le parrain de la jeune fille, Il rencontra le seigneur Guesclin, la face verte comme l'oseille. --Rogerson, dites-moi, d'où venez-vous avec ce panier? --Je reviens de la rivière, de noyer quelques petits chats. --Il n'est pas celui de chats noyés, le sang qui coule de votre panier! Seigneur anglais, répondez-moi, n'avez vous pas vu Marguerite? --Je n'ai pas vu Marguerite depuis le pardon du Guéoded. --Tu mens, traître, car tu l'as tuée hier soir! Tu déshonores la noblesse autant que la chevalerie!-- Rogerson, à ces mots, tira son épée: --Tu vas voir, je pense, à l'instant si je déshonore la noblesse; Tu vas voir à l'instant, vassal, si je suis indigne du nom de chevalier. Or sus! or sus! pas de quartier! En garde! si tu as du loisir! --J'ai eu du loisir, et j'en ai pour jouer au jeu des combats avec des hommes de coeur; J'ai joué à ce jeu et j'y jouerai, mais je n'y joue pas avec des assassins de filles; En quelque endroit que j'en rencontre, je les assomme tous comme des chiens. En achevant ces mots, il éleva sa grande épée; Et il en frappa un coup sur la tête de l'Anglais, et il le fendit en deux. VI. Rogerson a été tué: le château de Trogoff est détruit. Elle est détruite la forteresse de l'oppresseur; bonne leçon pour les Anglais! Pour les Anglais, bonne leçon! bonne nouvelle pour les Bretons! FAITS ET BONNES MOEURS DU SAGE ROI CHARLES V, Par CHRISTINE DE PISAN[50]. Comme le roi Charles establit l'estat, de son vivant, en belle ordonnance. Comme il est de bonne coustume ancienne et comme redevable les rois estre conseillés par les prélats du royaume (pour laquelle chose bon seroit aux esliseurs[51] avoir singulier regard aux éleccions d'iceulx, et par jugement véritable après l'informacion de leur science et preudomie, en déboutant les non dignes, asseoir les promocions, non mie par faveur volontaire), le sage roi, pour l'estat des revenus de son royaume bien saintement et sagement distribuer, tira à son conseil tous les sages prélats et de plus sain jugement, avec la preudomie de bien et saintement vivre. [50] Christine de Pisan, née à Venise, vers 1363, mourut vers 1431. Elle était fille de Thomas de Pisan, Vénitien, astrologue de Charles V. Son mari, Étienne du Castel, fut notaire et secrétaire de ce roi. Elle composa _Le livre des faits et bonnes moeurs du sage roi Charles_, dont nous donnons un extrait, à la prière de Philippe le Bon, duc de Bourgogne, et l'acheva en 1404. Cet ouvrage est très-curieux par les détails qu'il renferme, mais il est écrit dans ce style lourd qui caractérise la plupart des oeuvres des XIVe et XVe siècles. [51] Les évêques étaient alors élus par les chapitres et les principaux habitants du diocèse. _Item_ encore celui roi sage, désireux qu'en son royaume justice et équité fust bien gardée, en rendant à chacun son droit, fit eslire en sa court de parlement les plus notables juristes en quantité suffisante, et iceulx institua et establit du collége de son noble conseil; autres si notables preudes hommes fit maistres des requestes de son hostel, et à tous autres offices où conseil appartient pourvéit de gens propices et convenables: par si que tous ses faits puissent estre menés selon l'ordre de droiture et règle de justice. _Item_ et lui, comme circonspect en toutes choses, pour l'aornement de sa conscience, maistres en théologie et divinité de tous ordres d'église luy plut souvent oïr en ses collacions[52], leurs sermons écouter, avoir entour soi, lesquels il moult honoroit et grandement méritoit, père espirituel, personne sage, juste et de salutable enseignement, lequel avoit en grand révérence. [52] Conférences. _Item_, pour la conservacion de la santé de son corps furent requis médecins les plus experts, maistres renommés et gradués ès sciences médicinables. _Item_, et selon la manière des nobles anciens empereurs, pour le fondement de vertu en soi enraciner, fit en tous pays querir et chercher et appeler à soi clercs solemnels, philosophes fondés ès sciences mathématiques et spéculatives; de laquelle chose expérience me apprend la vérité: car comme renommée lors tesmoignoit par toute chrestienté la suffisance de mon père naturel ès sciences spéculatives, comme suppellatif astrologien, jusques en Italie, en la cité de Boulongne la grasse, par ses messages l'envoya querir; par lequel commandement et volonté fut puis ma mère, avec ses enfans et moi sa fille, translatés en ce royaume, si comme encor est sceu par maints vivans. Et ainsi généralement, par la noblesse de son courage qui le tiroit au bien de vertu, tous les hommes preux, vaillans, sapiens et bons vouloit avoir de sa partie tant comme il put, et user de leur conseils; et par estre mené et gouverné en tous ses faits par les susdits suppellatifs, comme il sera cy-après déclaré, s'en ensuivit vrai le proverbe qui dit: «Qui bon conseil croit et quiert[53], honneur et chevance acquiert.» [53] Cherche. Ci dit exemples de princes vertueux et de vie bien ordonnée, ramenant, à propos du roi Charles, comment en toutes choses étoit bien réglé. Pour ce que ramentevoir le bel ordre des bons et bien renommés trespassés peut et doit estre exemple d'ensuivre leurs moeurs, et en parlant de nostre roi bien ordonné, chiet à propos et me vient au devant ramentevoir ceulx qui les temps passés bien se sont gouvernés, si comme il est escrit du vaillant roi d'Angleterre Ecfrèdes, homme de science et vertueux, lequel translata de latin en sa langue Orose, le Pastural saint Grégoire, les Chroniques de Béde, Boëce de Consolacion. Icellui avoit en sa chapelle une chandoille ardant qui estoit divisée en vingt-quatre parties: les huit parties il mettoit en oraisons dire et à l'estude, les autres huit en recréacion pour sa personne; et il y avoit gens députés qui lui venoient dire jusques où la chandoille estoit arse, et à ce avisoit quelle chose il devoit faire; et par ceste prudente mesure trouver, est à presumer qu'encore n'estoient horloges communs. Ce roi divisa ses rentes en deux parties: l'une il divisa en trois parties; l'une estoit pour les serviteurs de sa court, l'autre à ses oeuvres, car il fit faire maints beaulx édifices; et la tierce il mettoit en trésor. L'autre partie il divisa en quatre parties: l'une estoit pour les povres, l'autre aux églises, l'autre pour les povres escoliers, et la quarte pour les prisonniers d'outre-mer. A propos je treuve pareille pollicie ou semblable ordre en nostre sage roi Charles, dont me semble expédient réciter la belle manière de vivre mesuréement en toutes choses, comme exemple à tous successeurs d'empires, royaumes et haultes seigneuries en règle de vie ordonnée. L'heure de son descouchier[54] à matin estoit règléement comme de six à sept heures; et vraiment qui voudroit user en cest endroit de la manière de parler des poëtes, pourroit dire que, ainsi comme la déesse Aurora, par son esjoïssement à son lever, rend resjoïs les cueurs des voyans, se pourroit dire sans mentir semblablement de nostre roi rendant joie, à son lever, à ses chambellans et autres serviteurs députés pour son corps à icelle heure, lequel, de règle commune, quelque cause qu'il eust au contraire, estoit lors de joyeux visage; car après le signe de la croix, et, comme très-dévot, rendant ses premières paroles à Dieu en aucunes oraisons, avec sesdits serviteurs par bonne familiarité se truffoit[55] de paroles joyeuses et honnestes, par si que sa douceur et clémence donnoit hardement[56] et audience, mesme aux moindres, de hardiment deviser à lui de leurs truffes et esbattemens, quelque simples qu'ils fussent, se jouoit de leur dits, et raison leur tenoit. [54] Lever. [55] Divertissait. [56] Hardiesse. Après, lui peigné, vestu et ordonné selon les jours, on lui apportoit son bréviaire; le chapelain, personne notable qui lui aidoit à dire ses heures chacun jour canoniaux, selon l'ordinaire du temps; environ huit heures de jour, alloit à sa messe, laquelle estoit célébrée glorieusement chacun jour à chant mélodieux et solemnel; retrait en son oratoire, en cel espace, estoient continuellement basses messes devant lui chantées. A l'issue de sa chapelle, toutes manières de gens, riches ou povres, dames ou damoiselles, femmes vefves ou autres, qui eussent affaire, povoient là bailler leurs requestes; et lui, très-débonnaire, s'arrestoit à oïr leurs supplicacions, desquelles passoit charitablement les raisonnables et piteuses; les plus doubteuses commettoit[57] à aucun maistre de ses requestes. [57] Remettait. Après ce, aux jours députés à ce, alloit au conseil; après lequel, avec lui aucuns barons de son sang, ou prélat, ou chief du dois, si aucun cas particulier plus long espace ne l'empeschoit, environ dix heures asséoit à table. Son manger n'estoit mie long, et moult ne se chargeoit de diverses viandes; car il disoit que les qualités de viandes diverses troublent l'estomac et empêchent la mémoire; vin clair et sain, sans grand fumée, buvoit bien trempé, et non foison, ni de divers. Et, à l'exemple de David, instrumens bas, pour resjoïr les esprits, si doucement joués comme la musique peut mesurer son, oyoit volontiers à la fin de ses mangiers. Lui levé de table, à la collacion[58], vers lui povoient aller toutes manières d'estrangiers ou autres venus pour besongnier: là trouvoit-on souvent maintes manières d'ambassadeurs d'estranges pays et seigneurs, divers princes estranges, chevaliers de diverses contrées, dont souvent il y avoit telle presse de baronnie et chevalerie, que d'estrangiers, que de ceulx de son royaume, que en ses chambres et salles grandes et magnificens à peine se povoit-on tourner; et sans faille[59] le très-prudent roi tant sagement et à si bénigne chière recevoit tous et donnoit responce par si moriginée manière, et si duement rendoit à chacun l'honneur qu'il appartient, que tous s'en tenoient pour très-contens, et partoient joyeux de sa présence. [58] La conversation. [59] Sans faute. Là lui estoient apportées nouvelles de toutes manières de pays, ou des aventures et faits de ses guerres, ou d'autres batailles, et ainsi de diverses choses; là ordonnoit ce qui estoit à faire selon les cas que on lui proposoit, ou commettoit à en déterminer au conseil, deffendoit le contraire de raison, passoit grâces, signoit lettres de sa main, donnoit dons raisonnables, octroyoit offices vaquans ou licites requestes. Et ainsi, en telles ou semblables occupacions exercitoit, comme l'espace de deux heures; après lesquelles il estoit retrait et alloit reposer, qui duroit comme une heure; après son dormir, estoit un espace avec ses plus privés en esbattement de choses agréables, visitant joyaulx ou autres richesses; et celle récréacion prenoit, afin que soin de grande occupacion ne pust empescher le soin de sa santé, comme al[60] qui le plus souvent estoit occupé de négoces laborieux, selon sa déliée complexion. [60] A celui. Puis alloit à vespres, après lesquelles, si c'estoit en esté temps, aucunes fois entroit en ses jardins, èsquels, si en son hostel de Saint-Paul estoit, aucunes fois venoit la reine vers lui, ou on lui apportoit ses enfans; là parloit aux femmes et demandoit de l'estre de ses enfans. Aucunes fois lui présentoit-on là dons estranges de divers pays, artillerie, ou autre harnois de guerre, et diverses autres choses; ou marchans venoient apportans velous, draps d'or ou autres choses, et toutes autres manières de belles choses estranges, ou joyaulx, qu'il faisoit visiter aux cognoisseurs de telles choses, dont il y avoit de sa famille. En hiver, par espécial s'occupoit souvent à oïr lire de diverses belles histoires, de la sainte Escriture, ou des faits des Romains, ou moralités de philosophes, et d'autres sciences, jusques à heure de souper, auquel s'asséoit d'assez bonne heure et estoit légièrement pris; après lequel une pièce[61] s'esbattoit, puis se retrayoit et alloit reposer: et ainsi, par continuel ordre, le sage roi bien moriginé usoit le cours de sa vie. [61] Quelque temps. Ci dit la phisionomie et corpulance du roi Charles. Or me plaist deviser, et raison m'y instruit, la phisionomie et personne du susdit noble sage prince. De corsage estoit hault et bien-formé, droit et lé[62] par les espaules, et haingre[63] par les flancs; gros bras et beaulx membres avoit si correspondans au corps qu'il convenoit; le visage de beau tour, un peu longuet; grand front et large; avoit sourcils en archiez, les yeux de belle forme, bien assis, chasteins en couleur, et arrestés en regard; hault nez assez, et bouche non trop petite, et ténues lèvres; assez barbu estoit, et ot un peu les os des joues haults, le poil ni blond ni noir; la charnure clère brune; mais la chière ot assez pale, et crois que ce, et ce qu'il estoit moult maigre, lui estoit venu par accident de maladie et non de condicion propre. Sa phisionomie et façon estoit sage, attrempée et rassise, à toute heure, en tous estats et en tous mouvemens; chauld, furieux, en nul cas n'estoit trouvé, ains agmoderé en tous ses faits, contenances et maintiens, tous tels qu'appartiennent à rempli de sagesse, hault prince. Ot belle allure, voix d'homme de beau ton; et avec tout ce, certes, à sa belle parlure tant ordonnée et par si belle, arrangé sans aucune superfluité de parole, ne crois que rhétoricien quelconque en langue françoise sût rien amender. [62] Large. [63] Étroit. Ci dit comment le roi Charles se contenoit en ses chasteaulx et l'ordre de son chevauchier. Aucunes fois avenoit, et assez souvent au temps d'esté, que le roi alloit esbattre en ses villes et chasteaulx hors de Paris, lesquels moult richement avoit fait refaire et réparer de solemnels édifices, si comme à Melun, à Montargis, à Créel, à Saint-Germain-en-Laye, au bois de Vincennes, à Beauté, et maints autres lieux; là, chassoit aucunes fois et s'esbattoit pour la santé de son corps, désireux d'avoir doux et attrempé; mais en toutes ses allées, venues et demeures estoit tout ordre et mesure gardée; car jà ne laissoit ses quotidiennes besongnes à expédier, ainsi comme à Paris. L'accoustumée manière de chevauchier estoit de notable ordre: à très-grand compaignie de barons et princes et gentils hommes bien montés et en riches habits, lui assis sur palefroi de grand élite, tout temps vestu en habit royal, chevauchant entre ses gens, si loing de lui par telle et si honorable ordonnance que par l'aorné maintien de son bel ordre, bien pût savoir et cognoistre tout homme, estrangier ou autre, lequel de tous estoit le roi; ses gentilshommes devant lui ordonnés, et gens d'armes, tous estoffés, comme pour combattre, en nombre et quantité de plusieurs lances, lesquels estoient soubs capitaine, chevaliers notables, et tous recevoient beaulx gages pour la desserte de cel office; les fleurs de lis en escharpe portées devant lui, et par l'escuyer d'escuierie le mantel d'ermines, l'espée et le chapel royal, selon les nobles anciennes coustumes royales. Devant et après, les plus prochains du roi chevauchoient, les princes et barons de son sang, ses frères ou autres; mais nul jà ne l'approchoit, si il ne l'appeloit: après lui, plusieurs gros destriers, moult beaulx en destre, estoient menés, aornés de moult riches harnois de parement; et quand il entroit en bonnes villes, où à grand joie du peuple estoit reçu, ou chevauchoit parmi Paris, où toute ordonnance estoit gardée, bien sembloit estat de très hault, magnifique, très puissant et très ordonné prince. Et ainsi ce très sage roi avoit chière en tous ses faits la noble vertu d'ordre et convenable mesure. Lesquelles serimonies royales n'accomplissoit mie tant au goust de sa plaisance, comme pour garder, maintenir et donner exemple à ses successeurs à venir que, par solemnel ordre, se doit tenir et mener le très digne degré de la haulte couronne de France, à laquelle toute magnificence souveraine est due et pertinente. Ci dit l'ordonnance que le roi Charles tenoit en la distribucion des revenus de son royaume. Pour ce que la science de politique, supellative entre les arts, enseigne homme à gouverner soi mesme sa mesgniée et subjets et toutes choses, selon ordre juste et limité; comme elle est discipline et instruccion de gouverner royaumes et empires, tous peuples et toutes nacions en temps de paix, de guerre, de tranquillité et adversité, assembler et amasser par loisibles gagnes, trésors et revenus, dispenser pécunes, meubles et recettes; appert manifestement cestui sage prince estre très appris, sage maistre et expert en icelle science, laquelle la noblesse de son courage, par la prudence de son averti entendement, lui apprenoit naturellement, sans autre estude de lettrure apprise en ceste partie: car sa personne gouvernoit par pollicie très ordonnée, comme dit est. _Item_, les revenus de son domaine et rentes accrut grandement, comme il sera dit ci après. _Item_, ses princes et nobles maintenoit en honneur et largesse, et de lui contens. Le clergié tenoit en paix; Le peuple en crainte et obéissance en temps de paix et de guerre; Les estranges nacions, bénivolens. Les revenus de son royaume distribuoit sagement, dont l'une partie estoit appliquée pour la paye de ses gens d'armes et soustenir ses guerres; l'autre, pour la despence de son hostel et estat de lui, de la reine et de ses nobles enfans, grandement et largement soustenu; l'autre pour dons à ses frères et parens, dont continuellement avoit avec lui à grands pensions, et des barons et chevaliers estranges qui venoient en France veoir sa magnificence, ou ambassadeurs à qui donnoit de riches dons; l'autre, pour payer ses serviteurs, donner à esglises ou aumosnes; l'autre, pour ses édifices, dont il bastit de moult beaulx et notables chasteaulx et esglises; et toutes ces choses estoient largement payées, si que pou ou néant venoient plaintes au contraire. Ci dit la règle que le roi Charles tenoit en l'estat de la reine. Entre les politiques ordonnances instituées par cellui sage roi Charles, afin que oubliance ne m'empesche à narrer en ceste partie ce qui est digne de mémoire et singulière louange, Dieux! quel triumphe, quelle paix, en quel ordre, en quelle coagulence régulée en toutes choses estoit gouvernée la court de très noble dame la reine Jehanne de Bourbon, s'espouse, tant en estat magnificent comme en honnestes manières réglées de vivre, si comme en ordonnances de mengs[64] et assiètes, en compaignie, en serviteurs, en habits, atours, et en tous paremens, par notable et aux solemnités des festes années[65], ou à la venue des notables princes que le roi vouloit honorer! En quelle dignité estoit celle reine, couronnée ou atournée de grands richesses de joyaulx, vestue ès habits royaux, larges, longs et flottans, en sambues pontificales[66] que ils appellent chappes ou manteaulx royaulx des plus précieux draps d'or ou de soie, aornés et resplendissans de riches pierres et perles précieuses, en ceinctures, boutonnures et attaches, par diverses heures du jour habits rechangés plusieurs fois, selon les coustumes royales et pontificales; si que merveilles ert[67] à veoir icelle noble reine à telles dites solemnités, accompaignée de deux ou trois reines pour lors encore vivantes, ses devancières ou parentes, à qui portoit grand révérence, comme raison et droit le devoit. [64] Les mets, ce que l'on mange. [65] Annuelles. [66] Majestueuses. [67] Était. Sa noble mère et les duchesses femmes des nobles frères du roi, comtesses, baronnesses, dames et demoiselles, à moult grand quantité, toutes de parage, honnestes, duites d'honneur[68], et bien moriginées; car autrement ne fussent au lieu souffertes, et toutes vestues de propres habits, chacune selon sa faculté, correspondans à la solemnité de la feste. [68] Se conduisant avec honneur. L'assiète de table en salle, le triumphe et haultesse qui y estoient tant notable que ne cuide[69] pareil estre aujourd'huy au monde; la contenance de celle dame louée, rassise et agmoderée en parole, maintien et regard, assurée entre toutes gens, aornée de toute beauté passant les autres princesses, estoit chose à veoir très-agréable et de souveraine plaisance. [69] Je ne pense. Les aornemens des salles, chambres d'estranges, et riches brodures à grosses perles d'or et soies à ouvrages divers; le vaissellement d'or et d'argent et autres nobles estoremens[70], n'estoit si merveilles non. [70] Objets pour le service de la table. Ainsi, celle très-noble reine, par l'ordonnance du sage roi, estoit gouvernée en estat hault, pontifical et honneste en toutes choses, si comme à telle princesse est aduisant et redevable, en laquelle en habits, atours royaulx très honorables, toute honnesteté estoit gardée: car autrement ne le souffrist le très-sage roi, sans lequel commandement et ordonnance ne fit quelconques nouvelletés en aucune chose; et comme ce soit de belle pollicie à prince, pour la joie de ses barons, resjoïssans de la présence de leur prince, mangeoit en salle communément le sage roi Charles; semblablement lui plaisoit que la reine fit entre ses princesses et dames, si par grossesse ou autre impédiment n'en estoit gardée; servie estoit de gentilshommes de par le roi à ce commis, sages, loyaulx, bons et honnestes; et durant son mangier, par ancienne coustume des rois, bien ordonnée pour obvier à vaines et vagues paroles et pensées, avoit un preude homme en estant au bout de la table, qui sans cesser disoit gestes de moeurs vertueux d'aucuns bons trespassés. En telle manière le sage roi gouvernoit sa loyale espouse, laquelle il tenoit en toute paix et amour et en continuels plaisirs, comme d'estranges et belles choses lui envoyer, tant joyaulx comme autres dons, si présentés lui fussent, ou qu'il pensast que à elle dussent plaire, les procuroit et achetoit; en sa compaignie souvent estoit et toujours à joyeux visage et mots gracieux, plaisans et efficaces; et elle, de sa partie, en lui portant l'honneur et révérence que à son excellence appartenoit, semblablement faisoit; et ainsi cellui en tous cas la tenoit en suffisante amour, unité et en paix. Ci dit l'ordre que le roi Charles mit en la nourriture et discipline de ses enfans. Le sage roi, semblablement par pollicie due, vouloit que fust réglé l'estat de ses nobles enfans; et à son aisné fils Charles, daulphin de Vienne, qui à présent règne, duquel la nativité remplit de joie le courage du père, célébrant la journée à grand solemnité, pourvéit de grand ordonnance en administracion de nourriture par le conseil des sages tout au mieulx que estre povoit. Mais encore plus désirant pourveoir à l'entendement de l'enfant, au temps à venir, de nourriture de sapience, si faire se put, à la quelle, à l'aide de Dieu, n'eust mie failli, si la vie du père longue fust et accident de diverse fortune ne l'eust empêché; et, en approuvant la parole à ce propos que dit l'empereur Helius Adrians: «On doit, dit-il, premier les enfans nourrir et exerciter en vertus, si que ils surmontent en moeurs ceulx qu'ils veulent surmonter en honneurs,» lui fit en ses jeunes jours apprendre lettres et moeurs convenables à sa haultesse; et pour l'instruire à ce, bailla l'administracion de lui à sages maistres et chevaliers anciens preudes hommes et de belle vie; et semblablement à ses autres enfans, lesquels vouloit qu'ils fussent tenus en obéissance soubs crainte et correccion ordonnée. Ci commence à parler des vertus du roi Charles, et premièrement de sa prudence et sagesse. Bon me semble, à parfaire l'intencion de nostre oeuvre, que distinctement soit traité des bonnes moeurs et condicions d'icellui sage dont nous parlons. Et comme prudence et sagesse est mère et conduiserresse des autres vertus, laquelle lui estoit instruccion en tous ses faits, comme il a paru au procès de sa noble vie, pouvons ramener son eslue manière d'ordre à l'égalité des nobles anciens bien renommés, si comme il est lu du sage empereur Helius Adrians ci-devant allégué, lequel fut lettré et instruit en toutes sciences, et si expert en rhétorique qu'il sembloit que pensé eust à quanque il exprimoit de bouche. Et dirons nous semblablement de nostre roi, lequel en son temps nul prince n'atteignit en haultesse de lettrure[71] ni parlure, et prudente pollicie en toutes choses généraulment, comme plus à plain dirons à la fin de ce livre, si comme promis nous l'avons. [71] Science des lettres, littérature. Ci dit de la vertu de justice au roi Charles. Si comme dit le philosophe: «Nul ne doit estre appelé sage, si bonté ne l'esclaire,» laquelle est le principe de la sapience, avec la crainte de Nostre Seigneur, comme dit le psalmiste. Or, soit doncques traité des vertus ou bontés d'icellui roi que nous disons sage, lequel, à l'exemple du bon empereur Trajan et maints autres jadis aimeurs de justice, comme nous lisons, fut cellui Charles pilier d'icelle; et en telle manière la gardoit que si hardi ne fut, ni tant grant prince en son royaume, ni aimé serviteur, qui extorcion osast faire à homme tant fut petit. Et entre les exemples qui en pourroient estre dits, une fois avint que un chevalier de sa court donna une buffe[72] à un sergent faisant son office, de laquelle chose à très grand peine put estre desmu[73] le roi par prières de ses plus aimés princes, que icellui chevalier n'encourust la loi et rigueur de justice, qui est, en tel cas, copper le poing; toutefois onques ne fut en grâce comme devant. [72] Soufflet. [73] Détourné. _Item_, à un juif semblablement fit droit d'un tort et extorcion que un chrestien lui avoit faite, et fut de lui avoir baillié un faulx gage pour bon; et voulut le roi que la simplesse du juif fût vainqueresse de la malice du chrestien; et comme il fit droit au juif, n'est mie doubte qu'à toute personne vouloit que il fût entièrement tenu; et si au contraire lui venist à cognoissance d'aucun de ses justiciers, en exemple donnant aux autres juges de bien et sagement gouverner justice; tantost commandoit qu'il fût desmis et puni selon sa desserte. De maints cas particuliers lui mesme fit droit par bonne équité; et comme il est escrit de l'empereur Trajan préallégué, que une fois, comme il fut jà monté sur son destrier pour aller en bataille, une femme grevée de tort, à lui venue complaignant, arresta tout son ost, descendit, donnant sentence droicturière pour la vefve. Avint une fois, nostre roi estant au chastel qu'on dit Saint-Germain-en-Laye, une femme vefve, devers lui, à grand clamour et larmes, requérant justice d'un des officiers de la court, lequel par commandement avoit logié en sa maison, et cellui avoit efforcé une fille qu'elle avoit; le roi, moult airé[74] du cas laid et mauvais, le fit prendre; et le cas confessé et atteint, le fit pendre sans nul respit à un arbre de la forest. [74] Courroucé. Pour justice tenir, lui en personne, maintes fois en son temps, selon les nobles anciennes coustumes, tint en son palais à Paris, séant en trosne impérial, entre ses princes et sages, le lit de justice, en cas qu'ils sont réservés à déterminer à lui à telles solemnités députés d'ancienneté. Par maintes particularités pourrions trouver exemples de la juste volonté du sage roi, lesquels je laisse pour cause de briefté; mais pour conclure de ce en brief, comme justice est ordre, mesure et balance de toutes choses rendre à chacun selon son droit, comme dit saint Bernard, n'est pas doubte que, par icelle bien tenir, vint à chief de toutes ses adversités, non pas petites, et anéantit les flots de male fortune, soubs quel subjeccion avoit esté déjeté par long espace. Or ce bon roi, gardant à la ligne la loi de Dieu, comme le décret défend, soubs peine d'escommuniement, les champs de bataille: de quoi on use communément ès cours des princes, en l'ordre d'armes, ès cas non cognus et non prouvés, comme ce soit une manière de tenter Dieu, onques ne voulut en son temps consentir de telles batailles. Si pouvons conclure de lui ce qui est dit ès proverbes: «La joie du juste est que justice soit faite.» Comment le roi par son sens moult conquestoit en ses guerres, nonobstant n'y allast; et la cause pourquoi n'y alloit. Mais, pour ce que aucunes gens pourroient contredire à mes preuves de la chevalerie de cestui roi Charles, disant que recréandise ou couardie luy tolloit[75] que lui en propre personne n'alloit comme bon chevalereux aux armes et faits des batailles et assaulx, ainsi que firent son ayeul le roi Philippe, et son père le roi Jehan, et ses autres prédécesseurs; parquoi doncques ne povoit avoir en lui si grand titre de chevalerie, comme je lui veus imposer et adjoindre: à ceulx convient que je réponde verité manifeste et pure au su de toutes gens. [75] La paresse ou la timidité l'empêchait. Que par recréandise n'alloit en personne aux armes de ses guerres, n'est mie; car au temps qu'il estoit duc de Normandie, ains son couronnement, avec son père le roi Jehan maintes fois y alla; et aussi, lui seul chevetaine de grandes routes de gens d'armes, fut en plusieurs besongnes bonnes et honorables, à la confusion de ses ennemis. Mais depuis le temps de son couronnement, lui, estant en fleur de jeunesse, ot une très griève et longue maladie, à quelle cause lui vint je ne sais; mais tant en fut affoibli et débilité, que toute sa vie demoura très pâle et très maigre, et sa compleccion moult dangereuse de fièvres et de froidure d'estomac; et avec ce, lui remaint[76] de ladite maladie la main destre si enflée, que pesante chose lui eust esté non possible à manier; et convint, le demourant de sa vie, user en dangier de médicins. [76] Resta. Mais que pourtant le loz de sa grand vertu qui, sans cesser, ouvroit[77] en toute peine pour la publique utilité, doive estre réprimé, n'est mie raison. [77] Travaillait, opérait. Car, dit Végèce que «plus doit estre louée chevalerie menée à cause de sens que celle qui est conduite par effet d'armes; si comme les Romains plus acquirent seigneuries et terres par le sens que par la force,» semblablement le fist nostre roi; lequel plus conquesta, enrichit, fit alliances, plus grandes armées, mieulx gens d'armes payés et toute gent; plus fit bastir édifices, donna grands dons, tint plus magnificent estat, ot plus grand despense, moins fist de grief au peuple, et plus sagement se gouverna en toute pollicie que n'avoit fait roi de France, selon le rapport des escritures, je l'ose dire, depuis le temps de Charlemaine, qui, pour la haultesse de sa prouesse, fut appelé Charles le Grand. Ainsi, pour la vertu et sagesse de cestui, lui doit bien perpétuellement demourer le nom de Charles le Sage. Et ces choses et autres considérées qui en lui abondèrent, je puis conclure icellui estre digne d'avoir le nom et titre de parfaite chevalerie. Ci dit comment le roi Charles aimoit livres; et des belles translacions qu'il fit faire. Ne dirons-nous encore de la sagesse du roi Charles la grand amour qu'il avoit à l'estude et à la science? Et qu'il soit ainsi, bien le démonstra par la belle assemblée de notables livres et belle librairie qu'il avoit de tous les plus notables volumes qui par souverains auteurs ayent esté compilés, soit de la sainte Escriture, de théologie, de philosophie, et de toutes sciences, moult bien escrits et richement adornés, et tout temps les meilleurs escrivains que on put trouver occupés pour lui en tel ouvrage; et si son estude bel à devis[78] estoit bien ordonnée. Comme il voulsist toutes ses choses belles, nettes, polies et ordonnées, ne convient demander, car mieulx estre ne peut. [78] Plaisir. Mais nonobstant que bien entendît le latin, et que jà ne fût besoing que on lui exposast, de si grande providence fut pour la grand amour qu'il avoit à ses successeurs que, au temps à venir les voulut pourveoir d'enseignemens et sciences introduisibles à toutes vertus; dont pour celle cause fit par solemnels maistres suffisans en toutes les sciences et arts, translater de latin en françois tous les plus notables livres: si comme la Bible, en trois manières, c'est assavoir, le texte; et puis le texte et les gloses ensemble; et puis d'une autre manière allégorisée. _Item_, le grand livre de saint Augustin, de la Cité de Dieu[79]. [79] Par Raoul de Presle. _Item_, le livre du Ciel et du Monde[80]. [80] Par Nicolas Oresme. _Item_, le livre de saint Augustin: _De Soliloquio_. _Item_, les livres de Aristote, Éthiques et Politiques, et mettre nouveaux exemples[81]. [81] Par le même. _Item_, Végèce, de chevalerie[82]. [82] Végèce avait déjà été traduit par Jean de Meun. _Item_, les dix-neuf livres des Propriétés des choses[83]. [83] Par Jean Corbichon. _Item_, Valerius Maximus[84]. [84] Par Simon de Hesdin. _Item_, Policratique[85]. [85] Par Denis Soulechat. _Item_, Titus-Livius[86]; et très grand foison d'autres[87]. [86] Pierre de Bressuire avait déjà traduit Tite-Live par ordre du roi Jean. [87] Voir le mémoire sur les anciens traducteurs, lu en 1741 à l'Académie des inscriptions, par l'abbé Lebeuf. Comme, sans cesser, y eut maistres, qui grands gages en recevoient, de ce embesongniés. De la grand amour qu'il avoit à en avoir grand quantité de livres, et comment il se délictoit en estude, et de ses translacions, me souvient d'un roi d'Egypte appelé Tholomée Philadelphe, lequel fut homme de grand estude, et plus aima livres que autres quelconques choses, ni estre n'en povoit rassadié[88]: une fois demanda à son libraire quans[89] livres il avoit; cellui respondit: «Que tantost en auroit accompli le nombre de cinquante mille;» et comme cellui Tholomée oït dire que les Juifs avoient la loi de Dieu escrite de son doigt, ot moult grand désir que celle loi fust translatée d'ébrieu en grec; et il lui fut dit qu'il en desplairoit à Dieu que nul la translatast s'il n'estoit juif; et si autre s'en vouloit entremettre, que tantost cherroit en forsènerie[90]; si manda ce roi à Éléazar, qui estoit souverain prestre des Juifs, qu'il lui envoyast des sages hommes du peuple des Juifs, qui la langue ébrée et grecque sussent, qui ladite loi lui translatassent; et pour le désir qu'il ot que ceste chose fust accomplie, il relâcha la chétiveté[91] des Juifs qui estoient en Égypte, où moult en avoit grand quantité, et avec ce leur donna grands dons. Éléazar, resjoï de ceste chose, rendit grâces à Dieu, et eslut soixante douze preudes hommes idoines à ce faire, et au roi Tholomée les envoya, lequel les reçut à moult grand honneur; et raconte saint Augustin que le roi les fit mettre chacun à part en une celle[92] pour estudier; et fut la translacion faite en soixante et douze jours; et comme ils n'eussent point de collation[93] ensemble, tant comme la translacion mirent à faire, on trouva que l'un avoit fait comme l'autre, sans différence en mot ni en syllabe: laquelle chose ne put estre sans miracle de Dieu. Celle translacion moult fut agréable au roi. Moult fut sage cellui roi Tholomée, et moult sut de la science d'astronomie et mesura la rondeur de la terre. [88] Rassasié. [89] Bibliothécaire. Combien. [90] Tomberait hors de sens. [91] Captivité. [92] Cellule, chambre. [93] Communication. Ci dit comment le roi Charles aimoit l'université des clercs. A ce propos, que le roi Charles aimast science et l'estude, bien le montroit à sa très amée fille l'université des clercs de Paris, à laquelle gardoit entièrement les privilèges et franchises, et plus encore leur en donnoit, et ne souffrit que leur fussent enfreins. La congrégacion des clercs et de l'estude avoit en grand révérence; le recteur, les maistres et les clercs solemnels, dont il y a maint, mandoit souvent pour oïr la doctrine de leur science, usoit de leurs conseils de ce qui appartenoit à l'espirituaulté, moult les honoroit et portoit en toutes choses, tenoit bénivolens et en paix....... Ci dit comment, pour le grand sens et vertu du roi Charles, les princes de tous pays désiroient son affinité, alliance et amour. Assez pourrois tenir long conte des substancieuses paroles et beaulx notables que chacun jour on povoit oïr dire au sage dont nous parlons, si comme j'en suis informée par les preudes hommes ses serviteurs, qui encore vivent; mais pour traire à autre matière et à la conclusion de mon oeuvre, temps est de ce faire fin. Si dis encore que, pour la grand renommée qui d'icelui roi Charles par le monde couroit, parquoi comme plusieurs princes de lointain pays, comme le roi de Hongrie qui maints beaulx arcs et autres choses lui envoya, le roi d'Espaigne, d'Aragon et maints autres, désirassent son affinité, amour et alliance, par mariages ou autrement, à son sang, fils et filles: si comme eust eu à femme son fils Loys devant dit, la fille du roi de Hongrie, aisnée et héritière du père, si elle eust vécu; et sa tante, fille du roi Philippe son ayeul, le roi d'Aragon. Le roi de Chypre et autres maints rois, princes et seigneurs, parquoi plusieurs vindrent en France veoir sa sagesse, noblesse et estat, et plusieurs leurs féaulx messages y envoyèrent; mesmement le soudan de Babyloine y envoya un de ses chevaliers avec plusieurs riches et beaulx présens, et en lui cuidant faire grand honneur comme au solemnel[94] prince des chrétiens, lui manda, «que pour le bien et renommée qu'il avoit entendu de son sens et vertus, si il vouloit aller en son pays avec lui demourer, il le feroit tout gouverneur de ses provinces et terres, et maistre de sa chevalerie, et lui donneroit royaume plus grand et plus riche trois fois que cellui de France, et tiendroit telle loi comme il lui plairoit.» Et que nul mescroie ceste chose, certainement je l'affirme pour vraie; car lorsque j'estois enfant, je vis le chevalier sarrazin richement et estrangement vestu, et estoit notoire la cause de sa venue. Dont le sage roi, prudent en toutes choses, et qui avec toutes nations et diversités de gens de bien se savoit avoir et les honorer selon leur estat, considérant le bon vouloir du soudan, qui pour ce si loin avoit envoyé son message, reçut ledit chevalier et ses présens à grand honneur, et lui et ses gens moult festoya et honora, et son drucheman[95] par qui entendoit ce qu'il disoit; et merciant le soudan, lui renvoya de beaulx présens des choses de par deça, toiles de Reims escarlates dont n'ont nulles par de là et grand feste en font, donna largement aux messages, s'offrit à faire toutes choses loisibles qu'il pourroit pour le soudan. [94] Au plus grand. [95] Truchement, drogman. Ci dit comment le roi Charles avoit propres gens instruits en honneurs et noblesse pour recevoir tous estrangiers. Ainsi ce roi autorisé par le monde, comme digne il en estoit, bien savoit recevoir grands, moyens et petits. Quand nobles princes venoient ainsi vers lui, ou leurs messages, convenoit qu'ils dinassent avec lui, et selon qu'ils estoient notables, séoient à sa table. Et à ses dîners, quand haults princes y estoient, et mesmement aux fêtes solemnées, l'assiette des tables, l'ordonnance, les nobles paremens d'or et de soie ouvrés de haulte lice, qui tendus estoient par ses parois et ses riches chambres, de velous brodés de grosses perles d'or et de soie, de plusieurs estranges devises, les aornemens de partout, ces draps d'or tendus, pavillons et cieulx sur ces haults dais et chaires[96] couvertes; la vaisselle d'or et d'argent grande et pesante, de toutes façons, en quoi l'on estoit servi par ces tables; les grands dressoirs couverts de flacons d'or, coupes et gobelets et autre vaisselle d'or à pierreries; ces beaulx entremets, vins, viandes délicieuses et à grand planté[97] et à court plainière à toutes gens, certes pontificale chose estoit à veoir; et tant y estoit l'ordonnance belle, que nonobstant y eust grand quantité de gens, si y estoit remédié que la presse ne nuisoit. Et quand iceulx princes ou estrangiers vouloit bien honorer, les faisoit mener devers la reine et ses enfans, où ne trouvoient pas moins d'ordonnance; et puis, à Saint Denis: là leur faisoit montrer les reliques, le trésor et les richesses qui là sont, les riches chasubles, aornemens d'autel. [96] Dais et chaises. [97] A profusion. Les beaulx paremens et habits en quoi les rois sont sacrés, dont il en fit faire de tout neufs, et les plus riches qui oncques eussent esté vus qu'on sache; tous les habits ouvrés à fines et grosses perles, et mesmement les souliers; ouvrir les riches armoires où de joyaulx de grand valeur a à merveilles, où est la riche couronne du sacre, qu'il fit faire, en laquelle a un gros balez[98] au bout, du prix de trente mille francs; et d'autres pierreries moult fines: et vaut la couronne moult d'avoir[99]; et les autres estranges choses qui y sont, de moult grande richesse. [98] Rubis-balais. [99] Un grand prix. Pour maintenir sa court en tel honneur, le roi avoit avec lui barons de son sang, et autres chevaliers duis et appris en toutes honneurs, si comme son cousin le comte d'Estampes, qui bel seigneur estoit, honorable, joyeux, bien parlant et bien festoyant, et de gracieux accueil à toutes gens; aucunes fois, en certaines places et assiettes, représentoit la personne du roi, et moult estoit de bel parement à celle court. D'autres aussi y avoit: et aussi messire Burel de la Rivière, beau chevalier, et qui certes très gracieusement, largement et joyeusement savoit accueillir ceulx que le roi vouloit festoyer et honorer, faire liement[100] et à grand honneur les messages que le roi mandoit par lui à iceulx estrangiers, les aller souvent veoir et visiter en leur logis, leur dire de gracieux et beaulx mots, et que le roi les saluoit, et leur mandoit que ils fissent bonne chière et n'espargnassent rien, et telles gracieuses paroles; et quand venoit à leur présenter dons de par le roi, ne failloit mie à dire ces courtoises et honorables paroles bien assises à chacun, selon son gré; car toute l'honneur qu'il convient à belle réception de gens il savoit, et à eux il donnoit soupers et disners en son hostel bel à devis[101] et richement adorné; là estoit sa femme, belle, bonne et gracieuse, qui pas ne avoit moins d'honneur, et courtoisement les recevoit; là estoient les femmes d'estat[102] de Paris mandées, dansé, chanté et fait joyeuse chière; y avoit, pour l'honneur et la révérence du roi, tant, que tous estrangiers du roi et de lui se louoient. [100] D'une manière agréable. [101] Beau pour assemblée et conférences. [102] De distinction. AVÉNEMENT DE CHARLES VI. 1380. _Enguerrand de Monstrelet[103]._ Comment Charles le Bien Aimé régna en France après qu'il eut été sacré à Reims, l'an 1380, et des grands inconvéniens qui lui survinrent. Pource qu'en mon prologue ai aucunement touché que parlerai au commencement de ce présent livre de l'état du gouvernement du roi de France Charles le Bien Aimé, sixième de ce nom, et afin que plus pleinement soient sues les causes et raisons pourquoi les seigneurs du sang royal furent durant son règne et depuis en division, en ferai en ce présent chapitre aucune mention. [103] Enguerrand de Monstrelet, gentilhomme né dans le Boulonnais, vers la fin du quinzième siècle, mourut en 1453, étant prévôt de Cambray. Il fut attaché à Philippe le Bon, duc de Bourgogne, qu'il accompagnait à l'entrevue du duc avec Jeanne d'Arc, prisonnière. Les chroniques de Monstrelet, assez impartiales et assez bien composées, commencent en 1400, au moment où s'arrêtent celles de Froissart, et vont jusqu'en 1444. Elles ont été continuées par Matthieu de Coucy. Vérité est que le dessus dit roi Charles le Bien Aimé, fils du roi Charles le Quint, commença à régner et fut sacré à Reims le dimanche devant la fête de Toussaint, l'an de grâce mil trois cent et quatre-vingts, comme plus à plein est déclaré au livre de maître Jean Froissart; et n'avoit lors que quatorze ans d'âge; et depuis là en avant gouverna moult grandement son royaume; et par très-noble conseil fit en son commencement de beaux voyages, où il se porta et conduisit, selon sa jeunesse, assez prudentement et vaillamment, tant en Flandre, où il conquit la bataille de Rosebecque et réduisit les Flamands en son obéissance, comme depuis en la vallée de Cassel et ès mettes du pays de là environ, et aussi contre le duc de Gueldres; et depuis fut-il à l'Écluse pour passer outre en Angleterre, pour lesquelles entreprises fut fort redouté par toutes les parties du monde où on avoit de lui connoissance. Mais fortune, qui souvent tourne sa face aussi bien contre ceux du plus haut état comme du moindre, lui montra de ses tours; car l'an mil trois cent quatre-vingt-et-douze, le dessus dit roi eut volonté et conseil d'aller à puissance en la ville du Mans, et de là passer en Bretagne, pour subjuguer et mettre en son obéissance le duc de Bretagne, pource qu'il avoit soutenu et favorisé messire Pierre de Craon, qui avoit vilainement navré et injurié dedans Paris, à sa grande déplaisance, messire Olivier de Clisson, son connétable; auquel voyage lui advint une très-piteuse aventure, et dont son royaume eut depuis moult à souffrir: laquelle sera ci aucunement déclairée, jà soit ce que ce ne fût pas du temps ni de la date de cette histoire. Or est-il ainsi que le roi dessus dit chevauchant de la dite ville du Mans à aller au dit pays de Bretagne, ses princes et sa chevalerie étant assez près de lui, lui prit assez soudainement une maladie, de laquelle il devint comme hors de sa bonne mémoire; et incontinent tollit à un de ses gens un épieu de guerre qu'il avoit, et en férit le varlet au bâtard de Langres, tellement qu'il l'occit; et après occit le dit bâtard de Langres; et si férit tellement le duc d'Orléans son frère, que, nonobstant qu'il fût armé, il le navra au bras, et de rechef navra le seigneur de Sempy, et l'eût mis à mort, à ce qu'il disoit, si Dieu ne l'eût garanti; mais en ce faisant se laissa cheoir à terre; et là fut, par la diligence du seigneur de Couci et autres, ses féables serviteurs, pris; et lui ôtèrent à grand peine ledit épieu; et de là fut mené en la dite ville du Mans, en son hôtel, où il fut visité par notables médecins: néanmoins on y espéroit plus la mort que la vie; mais par la grâce de Dieu il fut depuis en meilleur état, et revint assez en sa bonne mémoire, non pas telle que par avant il avoit eue. Et depuis ce jour, toute sa vie durant, eut par plusieurs fois de telles occupations comme la dessus dite; pourquoi il falloit toujours avoir regard sur lui et le garder. Et pour cette douloureuse maladie perdit, toute sa vie durant, grande partie de sa bonne mémoire, qui fut la principale racine de la désolation de tout son royaume. Et depuis ce temps commencèrent les envies et tribulations entre les seigneurs de son sang, parce qu'un chacun d'eux contendoit à avoir le plus grand gouvernement de son royaume, voyant assez clairement qu'il étoit assez content de faire et accorder ce que par iceux lui étoit requis; lesquels se trouvoient vers lui les uns après les autres; et, à cautelle, en absence l'un de l'autre, l'inclinoient à faire leur singulière volonté et plaisir, sans avoir regard tous ensemble, par une même délibération, au bien public de son royaume et domination. Toutefois, aucuns en y eut qui assez loyaument s'en acquittèrent, dont recommandés grandement après leur mort en furent. Lequel roi en son temps eut plusieurs fils et filles: desquels, c'est à savoir de ceux qui vécurent jusqu'à âge compétent, les noms s'ensuivent: Premièrement, Louis, duc d'Aquitaine, qui eut épouse la fille première née du duc Jean de Bourgogne, qui mourut devant le roi son père, sans avoir génération. Le second eut nom Jean, duc de Touraine, qui épousa la seule fille du duc Guillaume de Bavière, comte de Hainaut, qui pareillement mourut sans génération devant le roi son père. Le tiers fut nommé Charles, qui épousa la fille de Louis, roi de Sicile, et en eut génération, de laquelle sera ci-après faite aucune déclaration, et succéda au royaume de France après le trépas du roi Charles son père. La première fille eut nom Isabelle, et fut mariée la première fois au roi Richard d'Angleterre, et depuis au duc Charles d'Orléans, duquel elle délaissa une seule fille. La seconde fut nommée Jeanne, et fut mariée à Jean, duc de Bretagne, duquel elle eut plusieurs enfants. La tierce eut nom Michelle, et eut à mari le duc Philippe de Bourgogne, de laquelle ne demeura nul enfant. La quarte fut nommée Marie, qui fut religieuse à Poissy. La quinte eut nom Catherine, et eut épousé le roi Henri d'Angleterre, duquel elle eut un fils nommé Henri, qui après le trépas de son père fut roi dudit royaume d'Angleterre. Lequel roi Charles VI eut tous les enfans dessus dits de la reine Isabelle son épouse, fille du duc Étienne de Bavière. RÉVOLTE DE LA FLANDRE, DE PARIS ET DE ROUEN. 1381-1382. Dès l'année 1380, le peuple de Paris, foulé d'impôts et irrité «de la cupidité de ses maîtres», commença à se soulever contre le gouvernement des trois oncles du roi, les ducs d'Anjou, de Berry et de Bourgogne, tout-puissants pendant la minorité de Charles VI, et qui accablaient la France d'exactions. L'esprit de révolte et de désorganisation était général en Europe à ce moment; les serfs d'Angleterre et les communes de Flandre se soulevaient; des hérésies nombreuses et le grand schisme d'Occident augmentaient l'anarchie générale. Enfin éclata dans la Flandre, sous la conduite de Philippe Arteveld, une formidable insurrection contre le gouvernement féodal et ses iniquités; le mouvement gagna la bourgeoisie de Paris et celle de Rouen. Cette entente effraya Charles VI et ses oncles, qui allèrent attaquer Gand, le foyer principal de l'insurrection. Après la bataille de Rosebèque, où Philippe Arteveld fut vaincu et les Flamands écrasés, les Maillotins de Paris et de Rouen furent aisément soumis. Nous donnons sur ces événements importants plusieurs récits tirés de l'Histoire de Juvénal des Ursins, de la Chronique du religieux de Saint-Denis et des Chroniques de Froissart. 1. _Révolte de la Flandre._ 1381. _Juvénal des Ursins[104]._ Le comte de Flandres Louys s'efforçoit de faire grandes exactions sur ses subjets, et les vouloit souvent tailler ainsi qu'on faisoit en France. Et pource firent dire au comte qu'il s'en voulust déporter, dont il ne fut pas content. Et s'en alla à la ville de Gand requérir aide d'argent par manière de taille, et usa d'aucunes hautes paroles, et lui fut refusé sa requeste, dont il fut bien mal content. Et se partit de la ville, et délibéra de se monstrer leur seigneur par voie de fait. Et avoit un bastard bien vaillant homme d'armes, auquel il chargea cette besogne. Et de fait, il fit grande assemblée de gens de guerre, et s'en vindrent loger assez près de la ville de Gand comme à une lieue, et faisoient à ceux de Gand guerre mortelle. On tuoit, on prenoit, et mettoit-on à rançon, et boutoient feu, ardoient moulins, faisoient toute guerre que vrais ennemis pouvoient faire. Et ledit comte pour lui aider, fit mander des Anglois, lesquels vindrent à son service. Ceux de Gand, voyant les manières qu'on leur tenoit, plusieurs fois s'assemblèrent, et conclurent que pour mourir ils ne laisseroient leurs libertés; et fort se défendoient et portoient des dommages au comte. Et à seureté demandèrent parler à lui, ce qui leur fut octroyé. Et envoyèrent de bien notables gens devers le comte, lesquels de par les habitans le supplièrent qu'il leur voulus pardonner, si aucune chose lui avoient mesfait. En luy suppliant qu'ils ne feussent point subjets à aucuns subsides ordinaires: mais s'il avoit affaire d'aucunes choses en ses nécessités, ils étoient prêts de luy aider de certaine somme, et tant faire qu'il seroit content. Et cuidoient lesdits ambassadeurs avoir satisfait: mais aucuns jeunes hommes estant près du comte, commencèrent à dire qu'il auroit par force les vilains s'il vouloit, et qu'il les falloit poindre à bons esperons, et les subjuguer de tous points, et ainsi s'en allèrent lesdits ambassadeurs. Le comte les cuidoit toujours subjuguer et suppéditer, et les mettre en estat qu'ils n'eussent pu manger, tellement qu'ils se missent à sa volonté, et tousjours faisoit forte et terrible guerre. Et lors ceux de Gand délibérèrent de y résister par voie de fait. Et pour être leur capitaine, esleurent un nommé Jacques Artevelle, qui étoit une belle personne, haut et droit, vaillant et de très-bel langage, et étoit fils d'un nommé Artevelle qui se voulut faire comte, lequel eut le col coupé; et se mit sus, et assembla foison de gens et délibéra de se mettre sur les champs. La chose venue à la cognoissance du comte, manda gens à Bruges et de toutes parts. Et yssit Artevelle et sa compagnie, et tant que luy et les gens du comte se rencontrèrent et approchèrent. D'un costé et d'autre y fut combattu de traits, tant d'arbalestriers que d'archers, et à la fin combattirent main à main longuement, et tellement que le comte fut desconfit. Et y eut bien cinq mille de ses gens morts et tués sur la place, et puis se retrahit à Bruges. Et parla Artevelle au peuple, toujours les animant à la guerre. Et combien qu'il étoit nouvelles que les François aideroient au comte, toutesfois ils ne devoient point craindre leurs jolivetés superflues, qui étoient cause de leur destruction, et qu'ils devoient poursuivre leur guerre encommencée, vu la victoire qu'ils avoient eue. Et donna tel courage au peuple, qu'il leur sembloit qu'ils étoient taillés de conquester tout le royaume. Et tellement que les bonnes gens du plat pays, et autres, laissèrent leurs labourages et mestiers, et prindrent les armes, telles qu'ils peurent finer. Et tousjours se soultivoit[105] Artevelle, comme il pourroit grever le comte, qui estoit dedans Bruges. Et de tout ancien temps ceux de la ville de Bruges ont accoustumé de faire une belle et notable procession, et porter le précieux sang de Bruges, et là abonde foison de peuple de Bruges et du plat pays. Et là ordonna Artevelle deux mille hommes des plus vaillans, lesquels seulement estoient vestus de leurs robes, mais dessous armés et bien garnis. Et à diverses fois, et par divers lieux entrèrent dedans la ville, et se trouvèrent tous ensemble au marché, ainsi qu'on faisoit ladite procession, et crièrent alarme au long des rues, dont le comte fut bien esbahi. Toutesfois assez diligemment assembla gens, et se efforça de résister. Mais à la fin il fut vaincu, et se retrahit en son hostel, et fut suivi par les Gantois, lesquels violemment entrèrent en son hostel, le cuidant trouver. Mais il se sauva par une fenestre, et se bouta en l'hostel d'une pauvre vieille femme, et y fut jusques à la nuit, et de là s'en alla à l'Escluse. Les Gantois le imputèrent à ceux de Bruges, disant que c'étoit par eux qu'il s'estoit sauvé, et leur coururent sus, et en pillèrent et robèrent, et à toute leur proye s'en retournèrent à Gand. [104] Jean Juvénal des Ursins, fils du chancelier, naquit à Paris, en 1388, et mourut en 1473. Il fut évêque de Beauvais, puis de Laon, et archevêque de Reims en 1449. Il présidait, en 1456, l'assemblée du clergé qui réhabilita la mémoire de Jeanne d'Arc. Il a écrit une histoire de Charles VI. Jusqu'en 1416, il suit le religieux de Saint-Denis; depuis 1416, il écrit d'après ses souvenirs; son style est clair, correct et souvent remarquable. [105] _Soultiver_, faire les choses avec adresse. 2. _Les Maillotins._ 1382. _Juvénal des Ursins._ L'an mille trois cent quatre-vingt et deux, le duc d'Anjou, et aussi les autres seigneurs et ceux de la cour, considérant que depuis que les aydes avoient esté mis jus, ils n'avoient pas les profits qu'ils souloient avoir, désiroient fort à remettre sus les aydes, et firent plusieurs assemblées; mais jamais le peuple ne leur vouloit souffrir. Combien que messire Pierre de Villiers et messire Jean des Mares, qui étoient en la grâce du peuple, comme on disoit, en faisoient grandement leur devoir, de leur monstrer les grands dangers et périls qui leur en pourroient advenir, et de encourir l'indignation et malveillance du roi. Lesquelles démonstrances ils prenoient en grande impatience, et réputoient tous ceux qui en parloient ennemis de la chose publique, en concluant qu'ils garderoient les libertés du peuple jusques à l'exposition de leurs biens, et prindrent armures et habillemens de guerre, firent dixeniers, cinquanteniers, quarteniers, mirent chaisnes par la ville, firent faire guet et garde aux portes. Et ces choses se faisoient presque par toutes les villes de ce royaume; et à ce faire commencèrent ceux de Paris. Et à Rouen se mirent sus deux cens personnes mécaniques, et vindrent à l'hostel d'un marchand de draps, qu'on nommoit le Gras, pour ce qu'il estoit gros et gras, et le firent leur chef comme roi, et le mirent sur un chariot comme en manière de roi, voulust ou non, et contre sa volonté; et pour doute de la mort, fallut qu'il obéist, et le menèrent au grand marché, et lui firent ordonner que les subsides cherroient et qu'ils n'auroient plus cours. Et si aucuns vouloient faire un mauvais cas, il ne falloit que dire: «Faites»; si estoit exécuté. Et procédèrent à tuer et meurtrir les officiers du roi au fait des aydes. Et pource qu'on disoit ceux de l'abbaye de Saint-Ouen avoir plusieurs priviléges contre la ville, ils allèrent furieusement en l'abbaye, rompirent la tour où estoient leurs chartes, et les prindrent et deschirèrent. Et y eussent eu l'abbaye et religieux grand dommage, si le roi, depuis duement informé, ne leur eût confirmé leurs dits priviléges. Et après s'en allèrent devant le chasteau, cuidant entrer dedans pour l'abattre. Mais ceux qui estoient dedans se défendirent vaillamment, et plusieurs en tuèrent et navrèrent. Presque par tout le royaume, telles choses se faisoient et régnoient, et mesmement en Flandres et en Angleterre, où le peuple se esmeut contre les nobles, tellement qu'il fallut qu'ils se retirassent et s'en allassent. Aucuns demeurèrent avec le roi d'Angleterre, cuidant estre asseurés; mais le peuple y alla, et en la présence du roi tuèrent cinq ou six chevaliers des plus notables, et son chancelier, l'archevesque de Cantorbie. Et puis leur coupèrent les testes comme à ennemis de la chose publique, par grand cruauté et inhumanité les traînèrent parmi la ville, et mirent la teste dudit archevesque au bout d'une perche sur le pont, et fouloient son corps aux pieds emmy la boue. Or faut retourner à la matière du peuple esmeu à Rouen et à Paris, et partout. Le duc d'Anjou différa à faire aucunes punitions, ou mettre remède aux choses dessus dites, dès le mois d'octobre jusques en mars, et cependant cuidoit toujours mettre les aydessus, et mesmement l'imposition du douziesme denier, et trouva des cautelles en diverses manières pour amuser le peuple. Mais rien n'y valoit, à ce qu'ils s'y fussent consentis. Toutesfois, en Chastelet il fit crier ladite ferme de l'imposition, et bailler et délivrer pour la lever mandement exprès, dont on murmuroit et grommeloit partout très-fort. Et devoit commencer ladite ferme le premier jour de mars. Et desja se assembloient meschans gens; et y eut une vieille qui vendoit du cresson aux halles, à laquelle le fermier vint demander l'imposition, laquelle commença à crier. Et à coup vindrent plusieurs sur ledit fermier, et lui firent plusieurs playes, et après le tuèrent et meurtrirent bien inhumainement. Et tantôt par toute la ville le menu peuple s'esmeut, prindrent armures, et s'armèrent tellement, qu'ils firent une grande commotion et sédition de peuple, et couroient et recouroient, et s'assemblèrent plus de cinq cens. Quand les officiers et conseillers du roi et l'évesque de Paris virent et aperceurent la manière de faire, ils se partirent le plus secrettement qu'ils peurent de la ville, et emportèrent ce qu'ils peurent de leurs biens meubles petit à petit. Et ceux qui ce faisoient estoient meschans gens et viles personnes, de pauvre et petit estat, et si l'un crioit, tous les autres y accouroient. Et pour ce qu'ils estoient mal armés et habillés, ils sceurent que en l'hostel de la ville avoit des harnois; ils y allèrent, et rompirent les huis où estoient les choses pour la défense de la ville, prindrent les harnois et grand foison de maillets de plomb, et s'en allèrent par la ville, et tous ceux qu'ils trouvoient fermiers des aydes, ou qui en estoient soupçonnés, tuoient et mettoient à mort bien cruellement. Il y en eut un qui se mit en franchise dedans Saint-Jacques-de-la-Boucherie, et lui estant devant le grand autel, tenant la représentation de la Vierge Marie, le prindrent et tuèrent dedans l'église; s'en alloient aux maisons des morts, pilloient et roboient tout ce qu'ils trouvoient, et une partie jettoient par les fenestres, deschiroient lettres, papiers et toutes telles choses, effonçoient les vins après ce que tout leur saoul en avoient beu. Et de tant furent encores plus pires à exercer leur mauvaistié. Si vint à leur cognoissance qu'il y avoit des impositeurs dedans l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés; si saillirent hors de la ville, et là vindrent et s'efforcèrent d'entrer dedans, et demandèrent ceux qui s'y estoient retraits. Mais ceux de dedans se défendirent vaillamment, tellement que point n'y entrèrent. Et de là se partirent, et vindrent au Chastelet de Paris, où il y avoit encores deux cens prisonniers pour délicts et debtes qu'ils devoient, et rompirent les prisons, et les laissèrent aller franchement. Pareillement firent-ils aux prisonniers de l'évesque de Paris, et rompirent tout, et delivrèrent ceux qui y estoient, et mesmement Hugues Aubriot, qui estoit condamné. Et lui fut requis qu'il fust leur capitaine, lequel le consentit, mais la nuit s'en alla. Et tousjours croissoit la multitude de peuple ainsi desvoyé. On le cuidoit refréner, mais rien n'y valoit, et la nuit entendoient en gourmanderies et beuveries. Et le lendemain vindrent à l'hostel de Hugues Aubriot, et le cuidoient trouver pour le faire leur capitaine. Et quand ils virent qu'il n'y estoit pas, furent comme enragés et desplaisans, et commencèrent entrer en une fureur, et vouloient aller abattre le pont de Charenton. Mais ils furent desmeus par messire Jean des Mares, et commençoient ja aucunement à eux repentir et refroidir. Merveilles[106] est un village auprès Saint-Denys; un jour avant la dite commotion, une vache eut un monstre en semblance d'une beste, qui avoit comme deux visages et trois yeux, et en sa bouche fourchée deux langues, qui sembla chose merveilleuse à l'abbé, qui étoit un bon prud'homme. Et dit que telles choses jamais ne venoient que ce ne fussent mauvais signes et apparences de grands maux. [106] Merville. Paravant aussi au cardinal le Moyne apparut feu à gros globeaux sur la ville de Paris, coruscant et courant de porte en porte, sans tonnerre ni vent, et le temps étant doux et serein, qu'on tenoit chose bien merveilleuse. Quand les choses que avoient fait ceux de Paris vindrent à la cognoissance du roi et de son conseil, il en fult moult desplaisant et non sans cause. Et délibéra d'en faire une bien cruelle punition. Laquelle chose venue à la cognoissance de ceux de Paris, ils envoyèrent devers le roi, et aussi fit l'Université, plusieurs notables clers et docteurs, lesquels monstrèrent bien grandement et notablement, comme les plus grands de la ville et principaux en étoient courroucés et desplaisans; et que ce qui avoit été fait estoit par meschans gens et de bas estat, en implorant sa miséricorde, et qu'il leur voulust pardonner toute l'offense et surseoir de mettre plus aides sus. Et y eut de grandes difficultés, et le roi très-esmeu, n'en vouloit ouyr parler. Finalement, meu de grande miséricorde, fut content que le peuple jouist de ses immunités et franchises, et faire cesser ce qui étoit mis sus, et leur pardonna tout ce qui avoit été fait, pourveu que justice se feroit de ceux qui avoient rompu le Chastelet. Et de sa response furent les ambassadeurs très-contens, et en remercièrent le roi. Et se fit mettre messire Jean des Mares en une litière, à cause de sa maladie, et mener par les carrefours, et le publia au peuple. Desja le prévost de Paris avoit pris plusieurs des malfaiteurs pour en faire justice. Et quand le peuple sceut qu'on en prenoit foison, et qu'on en vouloit faire punition, derechef s'esmeurent aucunement, en disant que c'estoit chose trop estrange de faire mourir si grande multitude de gens. Laquelle chose venue à la cognoissance du roi, manda que tout fust sursis jusques à une autre fois. Toutesfois souvent on en prenoit, et les jetoit-on en la rivière. Le roi, ses oncles et son conseil cuidoient par simulation induire le peuple à consentir les aydes estre levées, comme du temps de son père, et assembla les trois estats à Compiègne, et à la my-avril manda les plus notables des villes à estre devers luy, et obéirent. Et là proposa messire Arnaud de Corbie, premier président en parlement, et monstra bien grandement et notablement les grandes affaires du roi, tant pour le fait de la guerre, que aussi pour l'entretènement de son estat; et qu'il n'estoit pas possible que sans aydes la chose publique se peust conduire, ou qu'il falloit que le royaume vînt à perdition et fust subject à pilleries et roberies, en requérant qu'ils n'empeschassent que le roi ne usast de sa puissance et authorité de le pouvoir et devoir faire. Lesquels respondirent qu'ils n'estoient venus que pour ouyr et rapporter, mais qu'il s'employeroient de leur pouvoir à faire consentir ceux qui les avoient envoyés, à faire le plaisir du roi. Et leur ordonna-l'on que à Meaux ils fissent sçavoir la response, et à Pontoise. Ce qu'ils firent. Et tous presque firent response que ainçois aimeroient mieux mourir que les aydes courussent. Et combien que ceux de Sens, qui furent à Compiègne, se firent fort que ceux de Sens le consentiroient, toutesfois quand ils y furent, le peuple dit que jamais ne le consentiroient ni souffriroient. Le roi fut fort pressé de pardonner à ceux de Paris, et de trouver moyen d'y aller joyeusement, et parler à eux. Et furent aucuns envoyés à Paris, lesquels rapportèrent que très-volontiers ils verroient le roi, et joyeusement le recevroient, et le roi dit que très-volontiers il iroit. Mais ces deux choses requéroit: l'une, que à sa venue ceux de la ville laissassent leurs armures et harnois, et qu'ils ne se armassent point; l'autre, que les chaisnes de nuit ne fussent point tendues, et que les portes jour et nuit fussent ouvertes; et que seulement ceux qui estoient natifs de la ville de Paris, et qui avoient à perdre, allassent armés par la ville; et que par six de la ville de Paris, on luy fist sçavoir à Melun la response. Si s'assemblèrent en la ville de Paris, et leur fut rapporté la volonté du roi, et y eut de meschans gens qui commencèrent à murmurer, et dirent que jamais ne se consentiroient à mettre ayde ni tailles, et estoient plus enflambés que devant. Et furent six envoyés devers le roi, et y eut plusieurs allées et venues, et journées prises à Saint-Denys, où il y avoit plusieurs conseillers du roi. Et de ceux de Paris y eut ordonnés aucuns qui y allèrent, et à la fin y alla messire Jean des Mares. Et fut là une conclusion finale prise. C'est à sçavoir que le roi iroit à Paris et pardonneroit tout, et la ville lui feroit cent mille francs. Et de ce furent les parties contentes, et fut fait grande joye, et en l'église de Saint-Denys chanta-l'on _Te Deum laudamus_. Et ceux de Paris furent bien joyeux, et y vint le roi, et à grande joie fut receu. Mais à payer l'argent de cent mille francs, derechef y eut aucunes difficultés ou contradictions, pour ce que les habitans vouloient que les gens d'église y contribuassent. Qui estoit contre raison. 3. _Bataille de Rosebèque._ 1382. _Juvénal des Ursins._ Les Flamens se rebellèrent contre Louys comte de Flandre, lequel assembla plusieurs gens, tant de Bruges, que d'Artois et d'ailleurs, pour refréner la fureur desdits Flamens, et se mit sur les champs. Et en cette rebellion n'y avoit que ceux de Gand, et estoit leur capitaine Philippes Artevelle, lequel estoit fort affecté contre ledit comte, car on disoit qu'il avoit fait couper la teste à son père. Et estoit beau langager, hardi et courageux. Mais les autres villes, comme Bruges, Lisle, Audenarde et autres, se tenoient du parti du comte. Quand le comte sceut que Artevelle estoit sur les champs, il prépara et assembla ses gens, et tant que les batailles se virent, et s'approchèrent les uns des autres. Et à l'assembler, firent d'un costé et d'autre merveilleux et grands cris, et d'un costé et d'autre, trait se tiroit, et dards. Et y eut dure et aspre bataille, et vaillamment de toutes parts se combattirent. Foison de communes aussi y avoit du costé du comte, et de vaillans archers Boulonnois et d'Artois. Et de la partie d'Artevelle, arrivoient de tous costés gens de communes du plat pays, lesquels vindrent hardiment frapper en la bataille contre les gens du comte, par les costés et aussi par derrière; et tellement que Artevelle et ses gens eurent la victoire. Et s'enfuit ou retrahit le comte et ses gens; et s'en vint ledit comte par bois et chemins estranges jusques à Lisle, les autres de ses gens à Bruges, et les François à Audenarde. Et y en eut de morts en ladite bataille des gens d'Artevelle quatre mille, et de ceux du comte dix mille. Artevelle en sa compagnée avoit environ quatre cens Anglois, et quarante mille hommes, sans les bannis. Et continuellement arrivoient vers lui communes de toutes parts; et leur disoit Artevelle plusieurs paroles par lesquelles il les animoit fort contre leur seigneur, et que ce qu'ils faisoient estoit pour leurs libertés et franchises garder et observer; en leur démonstrant par divers langages qu'ils avoient juste et sainte querelle. Quand Artevelle vit la grande compagnée qu'il avoit, si disposa d'aller mettre le siége devant Audenarde, où il sçavoit que les François s'estoient retraits: et de fait y alla, et y mit le siége. Et à l'aborder, les François saillirent vaillamment sur les Flamens, et grand foison en tuèrent, mais ils ne peurent soutenir la grande charge et quantité de gens que Artevelle avoit. Et se retrahirent en leur place, laquelle ils firent fortifier diligemment, et firent visiter les vivres et habillemens de guerre, et se trouvèrent assez compétemment garnis. Et pour ce délibérèrent et conclurent de eux tenir; et souvent faisoient saillies, et plusieurs Flamens tuoient, tant de trait que autrement. Au pays de Flandres avoit un seigneur nommé le seigneur de Hanselles, lequel se joignit avec Artevelle, et envova défier le comte, et se mit audit siège avec les Flamens. Artevelle se doutoit fort que le roi ne aidast au comte encores, veu que ceux de dedans Audenarde estoient François. Et pour ce envoya Artevelle un chevaucheur vers le roi, en manière de poursuivant ou héraut, en luy faisant sçavoir, par paroles arrogantes, qu'il ne voulust donner faveur aucune, aide ou confort au comte, ou autrement ils se allieroient aux Anglois; et escrivit une lettre, laquelle le messager présenta au roi en la présence de ceux du sang et de ceux du conseil. Et après que la lettre eut esté leue, veu que ce n'estoit qu'un messager, il fut gracieusement renvoyé sans aucune response. Et tantost le comte vint devers le roi, en luy exposant la rebellion de ses subjets, et qu'il estoit son vassal, tant à cause de la comté de Flandres que de plusieurs autres grandes terres et seigneuries, en le requérant qu'il voulust l'aider et donner confort. Et combien, selon ce que aucuns disoient, qu'il avoit fait des fautes, en ayant plusieurs grandes conjonctions avec les Anglois, toutesfois le roi délibéra de lui aider comme à son vassal, pour plusieurs causes et raisons lors alléguées. Et pour ce qu'on voyoit qu'il estoit expédient d'avancer la besongne, le roi très-diligemment manda, et fit mander gens de toutes parts, qu'on fust vers lui à my-octobre en armes, et que chacun se disposast d'estre le mieux habillé qu'il pourroit. Et fut obéi par les vassaux, capitaines et autres, et firent tellement que au jour assigné très-grande compagnée et merveilleuse et de vaillans gens estoient sur les champs par tout, en tirant vers Arras et les marches de Picardie. Quand le roi sceut que ses gens estoient prests, et si belles et si grandes compagnées, il délibéra de partir et se mettre sur les champs. Et en ensuivant la louable manière de ses prédécesseurs, délibéra d'aller à Saint-Denys; si y alla, et fut grandement et honorablement receu par les abbé et religieux. Et le lendemain matin fut par l'abbé et les religieux chantée une bien notable messe, avec un sermon par un maistre en théologie. Et ce fait, les corps de saint Denys et de ses compagnons furent descendus et mis sur l'autel. Le roi sans chaperon et sans ceinture les adora, et fit ses oraisons bien et dévotement, et ses offrandes, et si firent les seigneurs. Ce fait, il fit apporter l'oriflambe, et fut baillée à un vieil chevalier vaillant homme, nommé messire Pierre de Villiers l'ancien. Lequel receut le corps de Notre-Seigneur et fit les sermens en tel cas accoustumés. Et après s'en retourna le roi au bois de Vincennes. Or faut retourner aux Flamens, qui tenoient le siége devant Audenarde où estoient les François. Et faisoient Artevelle et les Flamens de grandes diligences d'assaillir la place, et avoir à leur volonté lesdits François, qui estoient fort lassés et travaillés de eux défendre, et non sans cause; et envoyèrent vers le duc de Bourgongne et vers le comte les advertir, que si en bref n'avoient secours, ils ne se pourroient plus tenir, et que aussi vivres leur défailloient. Le duc de Bourgongne faisoit grande diligence d'assembler gens de guerre, pour aller lever le siége; et de fait en assembla. Ce qui vint à la cognoissance de Philippes Artevelle, et lui fut rapporté par aucuns Flamens espies, et le sceurent ceux de sa compagnée. Et en y eut un de la ville de Gand, bien notable homme, lequel leur monstra bien doucement, et le plus gracieusement qu'il peut, par manière de prédication, qu'ils feroient bien de trouver accord, et qu'il se devoit requérir, en déclarant les inconvéniens qui s'en pouvoient ensuivre. Mais incontinent il fut tué et mis en pièces, et si vouloient-ils faire le mesme à plusieurs autres. Mais Artevelle les pacifia et apaisa, et prescha contre les raisons de celui qui fut tué, en contemnant et mesprisant les François et leur puissance; et le appeloient les Flamens leur prince et leur seigneur. Et au plus près de Audenarde avoit bien cinq cens pourceaux, qui paissoient et avoient gardes. Ce que aperceurent ceux de dedans, lesquels estoient bien despourveus de vivres. Et se assemblèrent aucune petite compagnée à cheval et à pied, et saillirent hors de la ville, et se mirent ceux de cheval entre ceux de pied et le siège des Flamens, et vindrent aucuns de ceux de pied jusques au lieu où estoient les pourceaux, et en prindrent deux ou trois, qu'ils traisnèrent vers la ville, et moult fort se prindrent à crier lesdits pourceaux, et tous les autres les suivoient; et, pour abréger, tous entrèrent dedans la ville. Et s'esmeurent aucuns des Flamens pour empescher que les François n'eussent les pourceaux; mais ceux de cheval, et autres qui saillirent de la ville, résistèrent. Plusieurs des Flamens y eut de tués, sans dommage des François, lesquels des pourceaux furent fort réconfortés. Et avoient bonne volonté de eux tenir, veu encore qu'il estoit ja venu à leur cognoissance que le roi estoit sur les champs. Et étoit merveilles des vaillances que faisoient les François dedans la place, et tous les jours tuoient plusieurs Flamens, tant de trait que autrement. Le roi environ la fin d'octobre vint en la cité d'Arras, et envoya un gentilhomme, qui entendoit et parloit bien flamend, par devers Philippes Artevelle et les Flamens, pour les desmouvoir et monstrer qu'ils avoient mal fait, d'avoir fait l'entreprise et les choses qu'ils faisoient. Et sur ce leur monstra plusieurs inconvéniens qui leur pourroient advenir, le plus gracieusement qu'il peut; et firent bonne chère au gentilhomme. Mais la response de Artevelle fut que en nulle manière ils ne laisseroient leurs harnois, et poursuivroient ce qu'ils avoient commencé, veu que c'estoit pour la liberté du pays. Et à tout ladite response, s'en retourna ledit gentilhomme devers le roi, auquel il dit ce qu'il avoit trouvé. Quand le comte sceut la venue du roi, il envoya deux chevaliers devers le roi, lesquels bien grandement, et en assez briefves paroles et gracieuses, exposèrent le bon droict et la juste querelle que avoit ledit comte, en le suppliant que, comme son vassal, il le voulust aider et rebouter l'orgueil et les commotions des Flamens. Le roi, qui estoit jeune, respondit de son mouvement ausdits chevaliers: «Retournez-vous-en devers mon beau cousin, et luy dites que en bref il aura de nos nouvelles,» dont ils furent bien contens. Et quand ledit comte le sceut, avec la compagnée qu'il avoit, il fut bien joyeux. Le roi diligemment se mit sur les champs, et ordonna ses batailles, par le conseil des connestable, mareschaux et capitaines. Et quand le comte le sceut, il considéra que le passage seroit bien difficile au roi et à ses gens, sinon par le pont de Commines, lequel les Flamens occupoient, en intention de défendre le passage. Et pour ce, pour le gaigner et occuper sur lesdits Flamens, envoya le seigneur d'Antoing Guillaume, bastard de Flandres, le seigneur de Burdegand, son bastard de Flandres, et autres capitaines accompagnés de gens de guerre, lesquels en belle et bonne ordonnance approchèrent dudit pont. Si les receurent les Flamens vaillamment. Et y fut fait de vaillans faits d'armes, tant d'un costé que d'autre, et très-asprement et durement combattirent et tellement résistèrent les Flamens, que les gens du comte ja ne fussent venus à leur intention, si ce n'eut esté ledit Guillaume, lequel se tira et ses gens vers un moulin, où il trouva des bateaux, et trouva moyen de passer de l'autre part de la rivière. Et vindrent lui et sa compagnée audit pont, pour frapper sur lesdits Flamens, lesquels furent desconfits, et la plus grande partie morts et tués. Et assez tost après se rassemblèrent et rallièrent les Flamens en nombre de huit mille combattans, et vindrent bien asprement audit pont de Commines. Et combien que les gens du pont vaillamment résistassent et se défendissent, toutefois il fallut qu'ils démarchassent et se retrahissent, et mesmement se retrahit ou enfuit le bastard de Flandres et plusieurs autres. Guillaume dessusdit résista et demeura, et fit merveilles d'armes, dont les Flamens estoient bien esbahis. Et combien qu'il fust environné de ses ennemis, lesquels de leur puissance taschoient à le prendre ou tuer, toutesfois il fit tant par sa vaillance, à l'aide de ses gens, qu'il se sauva, et revint devers le comte, qui fut bien dolent et desplaisant de ce que les Flamens avoient recouvert ledit pont. Et fit très-bonne chère audit Guillaume, et le remunéra, et donna de ses biens grandement. Quand Artevelle sceut les premières nouvelles de la perdition du pont, et que ses gens avoient esté desconfits, il fut bien courroucé, et délibera de lever son siége, et venir lui et sa compagnée vers ledit pont. Et tantost après lui vindrent nouvelles qu'il avoit esté recouvert et regaigné. Et pour ce demeura. Le roi, comme dessus est dit, se mit sur les champs, en intention et volonté de combattre les Flamens, et avoit grand foison de peuple avec lui, et ordonna, par délibération des gens de guerre, que les gens débilités de leurs corps, les mal habillés et armés, demeureroient à la garde du bagage. Et au surplus, pour ce que nécessaire estoit de gaigner le pont de Commines, que les Flamens tenoient comme dessus est dit, pour avoir passage furent ordonnés messire Olivier de Clisson, connestable de France, et messire Louys de Sancerre, mareschal de France, à tout deux mille combattans, qu'ils iroient audit pont, duquel les Flamens avoient rompu une arche pour empescher le passage, et à la garde duquel estoient commis des plus vaillans gens de guerre qu'ils eussent; et y avoit des Anglois, et monstroient bien qu'ils avoient grande volonté de eux défendre. Les François, c'est à sçavoir Clisson et Sancerre, et leurs gens, allèrent devant ledit pont, et faisoient les Flamens guet merveilleusement. Et considérèrent les François, que veu la rupture du pont, il estoit impossible que par ledit lieu ils les peussent gaigner. Et pour ce trouvèrent moyen et manière de passer la rivière par au dessus, la nuict ensuivant, et par lieux dont les Flamens en rien ne se doutoient. Et quand ils le sceurent, ils furent bien esbahis, et se mirent en bataille au devant du pont. Et les François vigoureusement et vaillamment les assaillirent, et furent iceux Flamens desconfits, et y en eut plusieurs morts et tués, et les autres s'enfuirent ou retrahirent vers leurs gens. Le pont, qui avoit esté par eux rompu, fut remparé et refait, et bien fortifié. Et à la garde et défense d'iceluy fut commis un vaillant chevalier, le seigneur de Sempy, accompagné de gens de guerre. Et par ledit pont passèrent tous les François. Quand Artevelle sceut les nouvelles de ladite desconfiture, il fut moult diligent de bien enhorter ses gens d'estre vaillans en armes et de eux apprester à combattre. Et leur vint dire une vieille sorcière qu'elle feroit tant, qu'il gagneroit, si on combattoit en bataille. Artevelle ordonna de neuf à dix mille Flamens pour y aller, et à un point du jour vindrent frapper sur aucuns logis des François. Et à grande et belle ordonnance vindrent pour accomplir ce qui leur avoit esté enchargé. Et de fait, approchèrent d'un lieu où estoient logées aucunes parties de l'ost des François, et frappèrent sur ledit logis. Mais les François vaillamment se défendirent. Et à l'heure, Clisson, qui estoit logé vers lesdites marches, qui sceut et ouyt le bruit, s'en vint au lieu, et si tost qu'il fut arrivé, les Flamens ne tindrent guères, et furent desconfits; et y en eut de trois à quatre mille morts; les autres s'enfuirent où bon leur sembla. Philippes Artevelle, doutant que ses gens dont il avoit grand nombre, ne sceussent ces nouvelles, se prit à parler avant que aucune chose vinst à leur cognoissance, et leur dit que en bref il recouvreroit ledit pont, et que les François à la dite besogne avoient esté desconfits. Le roi après ses gens passa audit pont de Commines, visita ses gens et en trouva plusieurs qui avoient esté navrés et blessés aux dites besongnes, et bien peu de morts. Messire Jean de Vienne, admiral de France, bien vaillant chevalier, fut ordonné d'aller par le pays, faire amener et conduire vivres pour l'ost, et print son chemin vers Ypres. Plusieurs Flamens, tant de la ville que du pays, s'estoient assemblés et s'efforçoient de courir sus, et de combattre ledit messire Jean de Vienne, lequel se disposa à y résister et les combattit et desconfit, et y en eut plus de trois cens de tués. Quand ceux de Ypres virent la dite desconfiture de leurs gens, se rendirent et mirent en l'obéissance du roi. Et pour ceste cause envoyèrent un religieux de vers le roi, le suppliant qu'il leur voulust pardonner, et qu'il les voulust prendre à sa grâce et mercy. Ce que le roi fit très-volontiers. Artevelle animoit tousjours ses gens, et leur donnoit courage; et envoya douze hommes de sa compagnée en l'ost du roi, pour sçavoir quelles gens il avoit. Et aussi le roi envoya en habits dissimulés messire Guillaume de Langres et douze autres, lesquels entendoient et parloient flamend, pour sçavoir l'estat de l'ost des Flamens; lesquels y furent; et en eux retournant, rencontrèrent les douze que Artevelle avoit envoyés en l'ost du roi, lesquels ils tuèrent, et rapportèrent au roi ce qu'ils avoient trouvé, et comme les Flamens se disposoient à combattre le roi et son ost. Et cependant les François en divers lieux faisoient forte guerre, et soudainement allèrent une partie devant la ville du Dam, qui estoit forte ville, et la prindrent d'assaut. Et tous les jours les François dommageoient les Flamens, et se commença Artevelle aucunement à esbahir, quelque semblant qu'il monstrast. Le seigneur de Hancelles, dont dessus est faite mention, lequel se joignit avec les Flamens et Artevelle, quand il sceut et aperceut la puissance du roi et de ses gens, cognut sa folie et le danger et péril; si le monstra à ses gens, mais ils n'en tindrent compte, et se animèrent plus que devant. Et pour ce il monta secrètement à cheval, et s'en alla et les laissa. Et dient aucuns que ainsi cuida faire Artevelle, et dist au peuple qu'on lui laissast prendre jusques à dix mille combattans, et il se faisoit fort de desfaire la plus grande partie de l'ost du roi, et leur monstroit la manière assez apparente. Mais ils respondirent qu'ils ne souffriroient point qu'il se partist d'avec eux, comme avoit fait le seigneur de Hancelles. Les batailles du roi furent ordonnées, et eurent Clisson et Sancerre, et Mouton de Blainville, l'avant-garde. Et avec eux se joignirent les comtes de Saint-Paul, de Harcourt, de Grand-Pré, de Salm en Allemagne et de Tonnerre, le vicomte d'Aulnay et les seigneurs d'Antoing, de Chastillon, d'Anglure et de Hanguest. Les ducs de Berry et de Bourbon, l'évesque de Beauvais et le seigneur de Sempy faisoient les aisles. Le comte d'Eu et autres faisoient l'arrière-garde. En la grosse bataille estoit le roi, le comte de Valois, frère du roi, et le duc de Bourgongne Philippes, avec grande et grosse compagnée. Et fut crié de par le roi que personne, sur peine de perdre corps et biens, ne se mist en fuite. Et fut ordonné que tous descendissent à pied, et renvoyassent leurs chevaux. Et ainsi fut fait, excepté que le roi seul estoit à cheval. Et autour de lui furent ordonnés certains chevaliers, le Besgue de Villaines, le seigneur de Pommiers, le vicomte d'Acy, messire Guy de Baveux, Enguerrand Hubin et autres. Toutesfois aucuns dient que un chevalier, nommé messire Robert de Beaumanoir, fut ordonné à tout cinq cens lances pour les verdoïer et escarmoucher, pour voir leur estat et gouvernement. Ce qu'il fit bien diligemment, et retourna vers l'avant-garde, et descendirent à pied, et renvoyèrent leurs chevaux comme les autres. Deux choses advindrent, qu'on tenoit merveilleuses. L'une, qu'il survint tant de corbeaux qui environnoient l'ost tant d'un costé que d'autre, que merveilles, et ne cessoient de voleter. L'autre, que par cinq ou six jours le temps fut si obscur et chargé de bruines, que à peine on pouvoit voir l'un l'autre. Et quand le roi sceut que les Flamens venoient pour le combattre, il fit une manière de promesse qu'il les combattroit, et fit marcher ses gens et desployer l'oriflambe. Et aussitôt qu'elle fut desployée, le temps à coup se esclaircit, et devint aussi beau, et clair qu'on avoit oncques veu, tellement que les batailles se entrevirent. Et anima fort Artevelle ses Flamens. Pareillement messire Olivier de Clisson parla et monstra aux François qu'ils devoient avoir bon courage à combattre, et plusieurs mots et bonnes paroles leur dit. Les batailles marchèrent les unes contre les autres, tant qu'ils approchèrent pour combattre main à main. Et y eut bien aspre et dure besongne; et se portèrent les Flamens si vaillamment, que eux assemblés ils firent reculer les François un pas et demy. Et lors un François commença fort à crier: «Nostre-Dame, Mont-Joie, Saint-Denys!» et plusieurs autres aussi. Et en ce point prindrent vertu et courage les François, et tellement qu'ils firent reculer les Flamens, et les rompirent, et furent desconfits en peu d'heures. Et d'un costé et d'autre y eut de vaillans faits d'armes. Et cheurent les Flamens les uns sur les autres à grands tas, et y en eut plusieurs morts estouffés et sans coup férir. Et estoit commune renommée qu'il y en avoit bien eu quarante mille morts; les autres disent vingt-cinq ou trente mille de morts et des gens du roi environ quarante-trois personnes. Messire Guy de Baveux, un vaillant chevalier, y fut blessé. Après ladite desconfiture, on douta fort que les Flamens ne se ralliassent pour combattre. Et pour ce furent ordonnés les seigneurs d'Albret et de Coucy, à tout quatre cens hommes d'armes à cheval à les poursuivre; et firent tellement que les Flamens n'eurent loisir de eux assembler; et là où ils se trouvoient frappoient dessus, et y en eut plus de mille morts. Et quand les Flamens qui s'en estoient fuys de la bataille virent qu'on les poursuivoit ainsi chaudement, ils s'enfuirent ès bois, marescages et rivières. Et y en eut plusieurs noyés esdits rivières et marescages, où ils se boutoient si avant, qu'ils ne s'en pouvoient avoir et là mouroient. Et quand on eut bien sceu par les Flamens la quantité d'eux, on trouva que véritablement il falloit qu'il y en eust bien quarante mille de morts. Et si y avoit mesme des Flamens de la partie du comte qui sçavoient les adresses des bois, s'y boutèrent, et plusieurs en tuèrent. Le roi fut moult joyeux de cette victoire; et en eurent grand honneur les connestable Clisson et Sancerre mareschal, et ceux de l'avant-garde. Et quand ceux de Flandres qui estoient demeurés au siége de Audenarde, et l'avoient fort fortifié, sceurent que leurs gens estoient desconfits, ils levèrent leur siége comme sans arroi, et s'en allèrent par diverses pièces. Et alors saillirent ceux de dedans, et les poursuivirent, et les trouvoient par petites parties ou compagnées, et les tuoient. Et y eut derechef grande quantité de Flamens tués et mis à mort. Le roi voyant et cognoissant la grande grâce que Dieu lui avoit faite, et bien dévotement avec ses parens, et tous ceux de son ost, en remercièrent Dieu. Le comte de Flandres, en faisant son devoir, vint en l'ost du roi bien accompagné, et en la présence des seigneurs du sang, et de plusieurs capitaines, barons et seigneurs, remercia le roi du grand bien et plaisir qu'il lui avoit fait, et pareillement remercia tous les assistans. Auquel le roi respondit: «Beau cousin, je vous ay aidé et secouru tellement, que vos ennemis sont desconfits, combien que du temps de feu monsieur mon père, dont Dieu veuille avoir l'âme, vous fustes fort chargé d'avoir eu alliance et favoriser nos ennemis les Anglois; si vous en gardez doresnavant, et je vous auray en ma grâce.» Le roi avoit grand désir de savoir si Artevelle estoit mort ou non. Et y eut un Flamend bien navré et blessé, qui estoit l'un des principaux capitaines, auquel on demanda s'il en sçavoit rien. Et il respondit qu'il croyoit certainement qu'il estoit mort, et estoit à la besongne assez près de lui. Et fut mené sur le champ, et fit telle diligence qu'il trouva le corps d'Artevelle mort, et le montra au roi et aux assistans. Et pour ce le roi voulut le faire guérir et donner sa vie. Mais le Flamend ne voulut, et dit qu'il vouloit mourir avec les autres. Et par l'évacuation du sang et des playes mourut. Le roi voulut venir à Courtray et abattre les portes; et y tuèrent les gens d'armes, et y furent trouvés largement vivres et biens. Et combien que le roi eust fait crier qu'on ne tuast personne, et qu'on ne fist desplaisir à nul, toutesfois en despit de la bataille de Courtray, où les François avoient esté desconfits, les gens de guerre tuèrent presque tous ceux de la ville, et les pillèrent et robèrent, et puis boutèrent feu partout, et ardirent et bruslèrent. Et en ladite ville furent trouvées lettres que ceux de la ville de Paris avoient escrites aux Flamens, très-mauvaises et séditieuses. Desquelles choses le roi fut bien desplaisant. Et advinrent les choses dessus dites environ la vigile de Saint-Martin. 4. _Suite de l'histoire des Maillotins._ 1382. _Juvénal des Ursins._ Le roi avec ceux de son sang, joyeux de la victoire que Dieu leur avoit donnée, délibéra de s'en retourner à Paris, pour remédier à leurs mauvaises volontés, et passa par les villes de Picardie, esquelles il fut grandement et honorablement receu, et lui furent faits plusieurs beaux dons et de grande valeur, et à tout son conseil; et à tout son aise s'en venoit. Et pour aucunement passer l'hiver, il vint en la ville de Compiègne chasser et déduire, et y fut par aucun temps pour soy esbattre. Et après il vint à Saint-Denys en France près de Paris, accompagné de ses oncles et de plusieurs barons et seigneurs. Les abbé, religieux et convent, et ceux de la ville de Saint-Denys, le receurent bien grandement et notablement selon leur pouvoir. Et vint le roi à l'église, et print l'oriflambe, lui estant nue teste et sans ceinture, et la rendit en moult grande dévotion devant les corps saints, et la bailla à l'abbé. Et donna à l'église un moult beau poille de drap d'or. Et avoient les ducs de Berry et de Bourgongne, et tous les notables barons, grande joye, et moult se esjouyssoient de voir les maintiens du roi, et à l'église firent aucuns dons. Et cependant qu'ils s'esbattoient à Saint-Denys, le roi délibéra en toutes manières d'abattre l'orgueil de ceux de Paris, lesquels estoient moult esbahis, et non sans cause. Et vint le prévost des marchands, qui lors estoit, vers le roi, et lui dit que toutes les choses estoient apaisées, et qu'il pouvoit entrer à tout son plaisir et volonté en la ville, et le pria très-humblement qu'il eust pitié du peuple et leur voulust pardonner et remettre l'offense qu'ils avoient faite. Et dient aucuns que de ce que le prévost des marchands avoit dit au roi, le peuple n'en sçavoit rien. Toutesfois il s'offroit, et plusieurs notables de la ville, de le faire entrer à ses plaisirs et volonté. Et le roi respondit qu'il estoit content d'entrer dedans la ville, et ordonna audit prévost le jour. Et fit crier le roi en son ost, que tous fussent prests et armés pour entrer en ladite ville de Paris. Le jour au matin les gens du roi approchèrent la porte Saint-Denys, et furent les barrières rompues et abbattues, et pareillement le fut la porte. Et ce fait, y eut trois batailles ordonnées toutes à pied. En la première estoit Clisson, le connestable, et le mareschal de Sancerre. En la seconde estoit le roi, grandement accompagné de ses parents; et estoient tous à pied, excepté le roi, combien que aucuns disent que ses oncles estoient à cheval. Au devant du roi vindrent à pied humblement le prévost des marchands et foison de ceux de la ville, qui vindrent pour faire la révérence au roi et aucune briefve proposition. Mais il les refusa, et ne voulut qu'ils fussent ouys, ni qu'ils fissent révérence, ni dissent parole, et passa outre, et vint à Nostre-Dame, descendit de dessus son cheval, et vint à l'église et en bien grande dévotion fit son oraison et son offrande. Aussi firent ses oncles et autres seigneurs. Et s'en revint au portail de l'église, et monta à cheval, et s'en vint descendre au palais. Ses gens d'armes étoient logés par les quartiers ès hostelleries; et fut crié à son de trompes qu'on ne dist aucunes paroles injurieuses, ni qu'on ne print biens ou que on fist dommage à autruy. D'eux y eut lesquels usèrent d'aucunes manières séditieuses et de mauvais langages, lesquels furent tantost pris et pendus à leurs fenestres. Les ducs de Berry et de Bourgongne chevauchèrent par la ville bien accompagnés. Et y eut des habitans de la ville bien trois cents de pris. Et entre autres messire Guillaume de Sens, maistre Jean Filleul, maistre Martin Double, et plusieurs autres, jusques audit nombre. Et n'y avoit celuy à Paris qui n'eust grand doute et peur. Et y en eut de décapités aux halles, qui estoient des principaux de la commotion. La femme d'un d'eux, qui estoit grosse d'enfant, comme désespérée, se précipita des fenestres de son hostel, et se tua. Après ces choses, furent encore gens par la ville pour oster les chaisnes, lesquelles furent emportées hors de la ville au bois de Vincennes. Et furent tous les harnois pris ès maisons de ceux de Paris, et fut une partie portée au Louvre, et l'autre au palais. Et disoit-on qu'il y avoit assez pour armer cent mille hommes. La duchesse d'Orléans et l'université de Paris vindrent devers le roi le prier et requérir que seulement on procédast à punir ceux qui estoient principaux des séditions. Un nommé Nicolas le Flamend, qui estoit l'un des principaux, eut aux halles le col coupé. Et après ces choses ainsi faites, on mit sus les aydes, c'est à sçavoir gabelles, impositions et le quatriesme. Et fut l'eschevinage osté, et ordonné qu'il n'y auroit plus nuls eschevins, ni prévost des marchands, et que tout le gouvernement se feroit par le prévost de Paris. Messire Jean des Mares, qui estoit un bien notable homme, conseiller et advocat du roi au parlement, lequel avoit esté du temps du roi Charles cinquiesme en grande auctorité, et croyoit le roi fort son conseil, fut pris et emprisonné. Et estoit commune renommée, que ce n'estoit pas pour cause qu'il eust esté consentant des séditions et commotions qui avoient couru, car elles lui estoient moult desplaisantes, et y eust volontiers mis remède. Mais ès brouillis et différends qui avoient esté entre le roi Louis de Sicile, cuidant bien et loyaument faire, les ducs de Berry et de Bourgongne avoient conceu grande haine contre luy. Et luy imposa-on, qu'il avoit esté comme cause desdites séditions. Si fut mis en Chastelet, et n'y fallut guères de procès, et sans à peine l'examiner ni dire les causes, fut dit qu'il auroit le col coupé. Et combien qu'il requist estre ouy en ses justifications et défenses, et aussi qu'il estoit clerc, marié avec une seule vierge et pucelle, quand il espousa, ce nonobstant fut mené aux halles. Et en allant disoit ce psaume: «_Judica me, Deus, et discerne causam meam de gente non sancta._» Eut la teste coupée, à la grand desplaisance de plusieurs gens de bien et notables, tant parens du roi et nobles, que du peuple. Avec ledit des Mares, y en eut douze autres qui furent décapités. Et estoit grand pitié de voir la grande perturbation qui estoit à Paris. Après plusieurs exécutions faites, le roi ordonna qu'on lui fist un siége royal sur les degrés du palais, devant la présentation du beau roi Philippes. Et tantost fut grandement et notablement paré. Et s'assit en chaire, accompagné de ses oncles les ducs de Berry et de Bourgongne, et de foison de nobles gens de conseil. Et là fit-on venir le peuple de Paris, qui estoit grande chose de voir la quantité du peuple qui y estoit. Et commanda le roi à messire Pierre d'Orgemont, son chancelier, qu'il dist ce qu'il lui avoit enchargé de dire. Lequel commença bien grandement et notablement de dire le trespassement du roi Charles cinquiesme, et le sacre et couronnement du roi présent, le voyage de Flandres, et la victoire, et l'absence du roi, les grands et mauvais et merveilleux cas de crimes et délicts commis et perpétrés, en effect, par tout presque le peuple de Paris, dignes de très-grandes punitions; et qu'on ne se devoit esmerveiller des exécutions jà faites, en monstrant que encores y avoit des prisonniers dignes de punitions, et d'autres à punir et à prendre, en déclarant les matières suffisantes de ce faire. Et tint ces paroles assez longuement. Et en prenant issue demanda au roi si c'estoit pas ce qu'il lui avoit enchargé. Lequel respondit que ouy. Après ces choses, les oncles du roi se mirent à genoux aux pieds du roi, en le priant qu'il voulust avoir pitié de son peuple de Paris. Après, vindrent les dames et damoiselles toutes deschevelées, lesquelles, en plorant, pareille requeste firent. Et les gens et le peuple à genoux, nue teste, baisant la terre; et commencèrent à crier: «_Miséricorde!_» Et lors le roi respondit qu'il estoit content que la peine criminelle fust convertie en civile. Et furent tous les prisonniers mis en pleine délivrance. Et fut la peine civile imposée à chacun des coupables, selon ce qu'ils avoient mespris. Mais elle estoit qu'il fallut qu'ils payassent et baillassent de meuble, ou la valeur, la moitié de ce qu'ils avoient. Et y eut moult grande finance exigée et à peine croyable. Et n'en vint au profit du roi le tiers. Et fut la chevance distribuée aux gens d'armes; lesquels en furent bien payés et contentés. Et leur donna le roi congé, et promirent, veu qu'ils estoient bien payés et contentés, de ne faire eux en allant aucunes pilleries ni roberies. Mais ils tindrent très-mal leur promesse, car aussitost qu'ils furent sur les champs, ils commencèrent merveilleuses pilleries à faire, en rançonnant le peuple, et faisoient maux innumérables. Quand ceux de Rouen, qui estoient, comme dit est encores, en courage de leur fureur, sceurent comme ceux de Paris s'estoient esmeus, et qu'ils se gouvernoient à la manière dessus dite, ils firent pareillement et pis que devant. Mais quand ils virent ce que le roi avoit fait à Paris, ils eurent grande crainte et peur. Et non sans cause. Ils envoyèrent devers le roi demander miséricorde, et qu'il leur voulust pardonner ce qu'ils avoient mespris. Et pour cette cause, le roi envoya messire Jean de Vienne, amiral de France, vaillant chevalier et preud'homme, accompagné de gens de guerre. Et avec luy messire Jean Pastourel et messire Jean Le Mercier, seigneur de Noujant. Et entrèrent dedans, et firent abattre aucunes des portes, et prendre grande quantité des habitans, spécialement ceux qui avoient contredit à payer les aydes et qui avoient couru sus et injurié les fermiers. Et de ceux-ci y eut plusieurs exécutés, et leurs testes coupées. Et lors les habitants demandèrent pardon et miséricorde. Et pource que c'estoit près de Pasques, c'est à sçavoir la semaine peneuse, et la Résurrection de Nostre Sauveur Jésus-Christ, les prisonniers furent délivrés. Et comme à Paris, le criminel fut converti en amende civile. Et furent exigées très-grandes finances très-mal employées, et en bourses particulières comme on dit, et non mie au bien de la chose publique. Et ainsi furent les choses apaisées à Rouen. 5. _Soulèvement des Parisiens et des Rouennais à l'occasion des impôts._ 1382. _Le Religieux de Saint-Denis[107]._ Sept fois dans le cours de l'année précédente, le duc d'Anjou, régent de France, avait réuni en conseil particulier les hommes les plus considérables des deux états[108] pour chercher les moyens et le moment d'établir par ordonnance une nouvelle levée de subsides publics, afin de pourvoir convenablement aux besoins du roi et du royaume. Cette mesure était sans doute ardemment désirée par ceux à qui elle ne portait aucun préjudice, ou par ceux qui faisaient métier de flatter le pouvoir, et espéraient par là s'enrichir au point de ne plus compter que par talents d'or. Mais les plus notables d'entre les bourgeois gardaient à cet égard le plus profond silence; ils savaient que les petites gens témoignaient leur mauvaise humeur, fronçaient le sourcil déclamaient avec force et ne voulaient pas en entendre parler. Messire Pierre de Villiers, chevalier, et messire Jean des Marets, personnages d'un âge avancé, d'une grande prudence et très-aimés dans la ville, avaient essayé dans plusieurs réunions de changer ces dispositions en faisant craindre au commun peuple de provoquer le courroux du roi. Mais les mutins s'ennuyèrent de tous ces pourparlers; leur mécontentement fut comme une étincelle qui allume un vaste incendie; persévérant dans leur opposition, ils déclarèrent qu'ils regarderaient désormais comme ennemis de l'État les promoteurs de subsides. Puis, dans chaque ville, pour montrer qu'ils voulaient défendre leur liberté par la force, ils coururent aux armes, fermèrent les portes, tendirent des chaînes de fer, établirent des dizeniers, des cinquanteniers, des soixanteniers, et chargèrent des gens armés de veiller sans relâche à l'entrée et à la sortie. [107] La _Chronique du Religieux de Saint-Denis_ contient l'histoire du règne de Charles VI; elle est écrite en latin; elle a été publiée pour la première fois et traduite par M. L. Bellaguet, en 6 volumes in-4º (1839), dans la collection des documents inédits sur l'histoire de France. L'auteur de cette importante histoire du règne de Charles VI était religieux de l'abbaye de Saint-Denis; on ne sait rien sur sa biographie, pas même son nom. Il fut souvent témoin oculaire des événements qu'il raconte et paraît avoir été l'historiographe de la cour. [108] La noblesse et la bourgeoisie. (_Note de M. Bellaguet._) Ce fut Paris qui donna l'exemple de la révolte; les autres cités imitèrent la capitale du royaume. Partout on s'abandonnait à une présomption sans bornes; les séditieux, dans leur aveuglement, se flattaient de pouvoir conquérir leur liberté malgré le roi. Les Rouennais tombèrent dans des excès coupables, qui seraient mieux retracés par les accents lugubres de la tragédie que par un simple récit. Mais l'historien est tenu de ne point taire les fautes que chacun doit éviter à l'avenir; j'ai donc jugé à propos d'en parler ici. Plus de deux cents compagnons des métiers, qui travaillaient aux arts mécaniques, égarés sans doute pas l'ivresse, saisirent de force un simple bourgeois, riche marchand de draps, et surnommé _le Gras_, à cause de son embonpoint excessif, placèrent insolemment son nom en tête de leurs actes, et se jetant tête baissée dans cette entreprise insensée, sans en calculer l'issue, ils en firent aussitôt leur roi. Ils l'élevèrent, comme un monarque, sur un trône placé dans un char, et le promenant par les carrefours de la ville, ils parodiaient les acclamations dont on entoure le roi. Arrivés au principal marché, ils lui demandèrent que le peuple demeurât libre du joug de tout impôt, et l'obtinrent. Cette franchise de peu de durée fut publiée en son nom dans la ville par la voix du héraut. Une scène si ridicule excita à bon droit les rires des hommes sensés; néanmoins, une foule innombrable de gens sans aveu accourut aussitôt vers lui, et on le força d'écouter, assis sur son tribunal, les cris de chacun. Quelqu'un avait-il conçu la pensée d'un crime et lui demandait-il ses ordres, on l'obligeait, sous peine de mort, d'approuver et de dire: «Faites, faites.» Alors poussés, je ne dirai point par leur audace, mais par une rage forcenée, ils se jetèrent sur les exacteurs royaux, les égorgèrent impitoyablement, et se partagèrent tout leur avoir, comme illégitimement acquis. Ce crime une fois commis et approuvé, ils firent, en vertu de la même autorité, souffrir aux hommes d'église beaucoup de pertes et de dommages; puis, se dirigeant sur Saint-Ouen, dont les religieux avaient obtenu un arrêt qui maintenait contre la ville leurs priviléges, ces misérables, dignes de toute la colère du ciel, entrèrent de force dans la tour des Chartes, déchirèrent et mirent en pièces les priviléges, dont la perte aurait été irréparable, si l'autorité du roi ne les avait rétablis peu après. Poussés par le même égarement, et ne craignant pas d'offenser la majesté royale, ces gens insensés et sans armes se dirigèrent vers le château du roi pour le détruire. Mais ils furent repoussés par ceux du dedans; plusieurs d'entre eux furent tués ou blessés à mort. Cet audacieux esprit de révolte avait gagné non-seulement les Rouennais, mais presque tout le peuple de France, qui n'était pas agité d'une moindre fureur. Il était, si l'on en croit le bruit public, excité par les messages et lettres des Flamands, alors en proie aussi au fléau de la rébellion, et par l'exemple des Anglais, qui, dans le même temps, s'étaient soulevés contre le roi et les grands du royaume, les avaient forcés de fuir, et, pénétrant en armes dans le palais, avaient, sous les yeux même du roi, entraîné avec violence cinq chevaliers illustres et son chancelier, l'archevêque de Canterbury, et les avaient fait décapiter en vue de tous, comme perturbateurs de la tranquillité publique[109]. J'étais alors dans ce royaume pour défendre la cause de notre église; et comme je témoignais mon indignation en apprenant que, le même jour, la tête sacrée du prélat avait été roulée à coups de pied par le peuple dans tous les carrefours de la ville, un des assistants me dit: «Sachez que dans le royaume de France il se passera des choses plus horribles, et sous peu.» Je me contentai de répondre: «A Dieu ne plaise que l'antique foi de la France soit souillée d'un si grand forfait!» [109] Le religieux fait ici allusion à la révolte de Wat Tyler, dont il fut témoin. Il avait été envoyé à la cour d'Angleterre pour les affaires de l'abbaye de Saint-Denis, comme il le dit lui-même. (_Note de M. Bellaguet._) Je reviens à mon sujet. Monseigneur d'Anjou sentait bien que le crime commis au mois d'octobre par la rage forcenée du peuple rejaillissait comme un affront sur le roi; néanmoins, il différa sa vengeance jusqu'au mois de mars, et fit dans l'intervalle plusieurs tentatives pour amener les Parisiens à payer les subsides. Voyant qu'il n'obtenait rien, ni par députations, ni par promesses, il tenta, de l'avis du conseil, d'arriver à son but par le fait. Il fit publier l'ordonnance, au mois de janvier, à huis clos dans le Châtelet, de peur d'exciter une émeute parmi le peuple, qui n'était pas encore calmé. Aussitôt des enchérisseurs, attirés par l'appât du gain, se présentèrent pour la ferme des impôts. Comme la crainte de la mort empêchait de trouver quelqu'un pour faire la proclamation en public, l'affaire traînait en longueur et menaçait même de n'avoir point d'issue; mais un homme se chargea, pour de l'argent, d'abréger tout délai. Séduit par la promesse d'une récompense pécuniaire, il se rendit au marché le dernier jour du mois de février; prenant toutes les précautions nécessaires pour sa sûreté, il assembla le peuple, et, l'amusant d'abord de discours en l'air, il raconta en criant de toutes ses forces qu'on avait volé quelques plats d'or dans le palais, puis ajouta que le roi promettait grâce, éloge et récompense à celui qui les rendrait. On se mit à en rire comme d'une chose incroyable; quand le crieur vit le peuple se livrant à des conversations confuses et à des conjectures diverses, il piqua tout à coup son cheval, et proclama qu'on lèverait l'impôt le lendemain. Cette nouvelle inattendue jeta le trouble dans d'esprit des assistants; ils la répandirent aussitôt, et la ville se remplit de douteuses rumeurs. Le plus grand nombre croyait que c'était un mensonge; d'autres, comme frappés de stupeur, attendaient l'issue de l'affaire. Bientôt échauffés par l'esprit de révolte, ils se lient par des serments terribles, et conspirent la mort de ceux qui ont décrété l'impôt. Les conjurés se mettent à l'oeuvre sans plus tarder, et leurs serments, ô douleur! sont bientôt suivis d'actes criminels. Le premier jour de mars à l'heure de prime, ils se réunissent à la halle, et voyant qu'on exigeait l'impôt d'une femme qui vendait un peu de cette herbe qu'on appelle _cresson_ en français, ils s'élancent sur le percepteur royal, le percent de mille coups et le mettent à mort. Ce crime une fois commis, le désordre ne s'arrête plus à la halle; il se répand çà et là par toute la ville. De tous les quartiers on accourt à la halle avec un tumulte effroyable, et la foule grossissant de tous côtés, une clameur immense s'élève et retentit aux oreilles de tous. Pour que le feu de la sédition se communique partout, quelques étourdis, dignes de la colère du ciel, parcourent les carrefours et les rues de la ville en poussant des cris horribles, armés d'épées et de toutes les armes que la fureur populaire pouvait leur fournir, appelant aux armes pour la liberté de la patrie. Un petit nombre d'hommes jettent ainsi la multitude dans l'égarement; entraînant les uns et les autres, ils recrutent partout des partisans volontaires de leur révolte; en peu de temps ils ont rassemblé cinq cents misérables de leur espèce. La nouvelle du crime qui venait d'être commis, en se répandant de toutes parts, remplit tout le monde de frayeur. En conséquence, plusieurs conseillers du roi, les principaux bourgeois, le prévôt et l'évêque de Paris, craignant pour leur sûreté, s'éloignent de la ville, et font passer ailleurs tout leur avoir: indignés de ces atrocités, ils pensaient qu'ils se montreraient d'autant plus étrangers à l'insulte faite au roi qu'ils seraient plus éloignés de la présence et du contact d'une multitude aussi séditieuse. On voyait, en effet, cette lie du peuple, ces hommes de moeurs plus ignobles encore que leur condition, marcher par bandes, à pied et sans chef, comme au sac de la ville; si quelqu'un des plus forcenés venait à proposer quelque crime, tous les autres misérables s'empressaient de le suivre; il en résulta les malheurs que je vais rapporter. D'abord, comme ils étaient sans armes, ils se portent sur l'hôtel de Ville, y enlèvent les poignards, les épées, les maillets de plomb[110] et toutes les armes qui s'y trouvaient en dépôt pour la défense de la ville, et pour prémices du massacre, ils mettent à mort tous les percepteurs d'impôts qu'ils rencontrent. Renchérissant sur leur cruauté, ils arrachent violemment un de ces malheureux de l'église Saint-Jacques, et quoiqu'ils l'aient trouvé sur l'autel, debout et embrassant, par crainte de la mort, la statue de la bienheureuse Vierge Marie, ils l'entourent et l'égorgent, profanant ainsi le sanctuaire. Puis, satisfaits d'avoir accompli leurs projets criminels, ils courent piller les biens des victimes, détruisant de fond en comble le devant de la maison de l'un d'eux, pénétrant avec violence dans d'autres maisons, brisant les portes, enlevant tout ce qu'ils trouvent d'or, d'argent, de papiers et d'objets précieux, les mettant en pièces et les jetant par les fenêtres. Ils répandent aussi le vin dans les celliers, en boivent outre mesure; puis, échauffés par l'ivresse, ils poursuivent leurs excès avec plus d'audace, et se portent sur Saint-Germain-des-Prés. Sachant que ceux des auteurs de l'impôt qui avaient échappé à leurs coups s'y étaient cachés, ils les réclament pour les mettre à mort; et comme on ne leur obéit point, ils s'efforcent de pénétrer avec violence dans l'intérieur, mais ils sont repoussés vigoureusement par ceux du dedans. Leur fureur ne s'en tient pas là: provoqués sans doute par les cris de quelques misérables, les plus forcenés se précipitent, comme ils l'avaient déjà fait, sur les juifs, qui vivaient sous la protection du roi, en tuent quelques-uns, mettent au pillage leurs meubles les plus précieux, et pour comble d'infamie, ils ne craignent pas de violer la maison du roi et de se rendre une seconde fois coupables de lèse-majesté. [110] C'est de là que les séditieux furent désignés par le nom de _Maillotins_. (_Note de M. Bellaguet._) Il y avait dans ce rassemblement plusieurs criminels, dont les complices étaient détenus au Châtelet royal. Ils amenèrent de ce côté la multitude aveugle; puis, forçant les prisons, ils rendirent à la liberté environ deux cents hommes criblés de dettes ou sous le poids d'accusations capitales. Ils commirent aussi de semblables excès dans les prisons de l'évêque de Paris. Ils y trouvèrent messire Hugues Aubriot, condamné naguère pour ses méfaits, et le conduisirent avec une joie insolente jusqu'à sa maison, le priant d'être leur capitaine. Il le leur promit, et les remercia beaucoup. Mais, soit modération d'esprit, soit défiance du peuple, il saisit l'occasion de fuir, et se retira au milieu de la nuit. Le nombre de ces misérables croissait toujours; une foule presque innombrable suivait leurs pas, non pour les imiter, mais parce que cet étrange soulèvement excitait la curiosité. Aussi, de peur que la nuit suivante ils ne commissent quelque attentat contre les citoyens, les cinquanteniers rassemblèrent dix mille bourgeois armés de pied en cap. Ceux-ci essayèrent par tous les moyens de ramener dans le devoir la populace furieuse. Voyant que le langage de la douceur ne pouvait ni fléchir ni calmer cette populace, ils ne jugèrent pas à propos de lutter contre son aveugle rage; mais ils répartirent leurs hommes par escouades aux coins des rues et dans les carrefours de la ville, pour repousser par la force les violences qu'elle pouvait commettre. Après avoir passé la nuit en débauches de table et en orgies, cette troupe forcenée de mutins et de séditieux tomba dans un emportement frénétique. Ils se rendirent chez messire Hugues Aubriot, et ne l'ayant point trouvé, ils se mirent à crier partout avec une rage de bêtes féroces que la ville était trahie. Puis ils allaient courir en toute hâte au pont de Charenton pour le détruire; mais leur projet ne s'accomplit pas, soit que la crainte de la mort ou le repentir les saisît, soit, ce qui était le plus vrai, qu'ils fussent arrêtés par les paroles conciliantes de messire Jean des Marets, dont l'éloquence les avait souvent séduits et amenés à son avis. 6. _Les Rouennais sont punis de leurs méfaits._ _Le Religieux de Saint-Denis_, traduit par M. Bellaguet. Bientôt le roi, irrité de l'insolence des Rouennais, et ne voulant pas fermer les yeux sur leurs outrages, de peur de les rendre plus audacieux et de les encourager à de nouvelles fautes, entra dans la ville avec ses oncles et une suite nombreuse de nobles seigneurs. Les principaux auteurs des crimes qui avaient été commis voulaient lui refuser l'entrée s'il ne promettait préalablement l'impunité. Le roi n'en fut que plus irrité, et sans différer sa vengeance, il fit raser la porte par laquelle il était entré; en passant près du beffroi de la ville, il fit enlever la cloche qui servait à réunir la commune, et enjoignit à tous les bourgeois de porter en personne leurs armes au château royal; ce qu'ils firent avec regret et mécontentement. Le jour suivant, les principaux coupables, condamnés à mort par le conseil du roi, subirent la peine capitale en vue du peuple; enfin, des commissaires royaux furent chargés de recueillir l'impôt sur les boissons et la vente des draps. 7. _Le roi pardonne aux Parisiens leur offense._ _Le Religieux de Saint-Denis_, traduit par M. Bellaguet. Le roi avait à peine employé un espace de trois jours à pacifier Rouen, qu'on lui annonça les désordres de Paris. Sa colère en fut doublée, et il partit aussitôt de Rouen pour aller punir cette offense. Cependant il crut devoir différer pour un temps sa vengeance, cédant aux prières et à l'intervention de l'université de Paris, sa fille vénérable. Les plus sages d'entre les bourgeois, sachant qu'il avait conçu un juste ressentiment, députèrent vers lui au bois de Vincennes les anciens de la ville avec les maîtres et les docteurs les plus considérables, comme des envoyés propres à rétablir la paix, les chargeant de protester de leur innocence. Ceux-ci furent admis à l'audience du roi, et s'acquittèrent de leur mission à peu près dans les termes suivants: «Votre royale grandeur et éminence sait beaucoup mieux que nous que dans toute assemblée, et non pas seulement dans les cités et les grandes réunions d'hommes, tous ne brillent point par une égale sagesse et ne sont pas doués d'un savoir égal. Mais la diversité des passions et la différence des moeurs produisent des goûts différents, et suivant l'expression du sage: _Autant d'hommes, autant d'avis_. Il ne faut donc pas que la chaleur imprudente d'une populace inconsidérée tourne au détriment des gens de bien. En effet, il arrive ordinairement dans ce monde que la multitude, qui ne sait garder ni règle ni mesure, excite imprudemment des troubles et des séditions. Et assurément c'est à l'insu des anciens et de ceux qui dirigent les affaires importantes que la populace inconsidérée s'est rendue coupable.» Après avoir développé longuement ces considérations, prosternés humblement aux pieds du roi, ils exposèrent en termes respectueux les actes infâmes et les forfaits des séditieux; à force de prières, ils obtinrent enfin que le peuple serait affranchi des impôts et qu'on pardonnerait à l'égarement de la multitude, à condition, toutefois, que ceux qui avaient forcé le Châtelet seraient saisis et mis en jugement pour subir la peine due à leur crime. 8. _Affaires de Flandre._ 1382. _Froissart._ Dès 1379 les prodigalités, les exactions et les violences du comte de Flandre avaient soulevé les Gantois contre lui. Cette puissante ville pouvait mettre 80,000 hommes sous les armes; aussi fit-elle au comte et à la noblesse une guerre fort sérieuse et cruelle, dans laquelle aucun prisonnier ne fut épargné, tant ces castes rivales se haïssaient profondément. En 1382, Pierre Dubois et Philippe Arteveld devinrent les chefs de Gand et battirent le comte de Flandre, le 3 mai, à la bataille de Beverhout, après laquelle ils se rendirent maîtres de Bruges, où résidait le comte de Flandre. Le comte manqua d'être pris dans la déroute. Comment le comte Louis de Flandre, cuidant garder Bruges contre les Gantois, fut en grand péril; et comment le comte se esseula. Entrementes[111] que le comte étoit en son hôtel, et que il envoyoit les clers des doyens des métiers de rue en rue pour faire tous hommes traire sur le marché et garder la ville, les Gantois, qui poursuivaient âprement leurs ennemis, vinrent de bon pas et entrèrent en la ville de Bruges avecques ceux de la ville proprement: et le premier chemin que ils firent, sans retourner çà ni là, ils s'en allèrent sur le marché tout droit, et là se rangèrent et s'arrêtèrent. Messire Robert Mareschaut, un chevalier du comte, avoit été envoyé à la porte pour savoir comment on s'y maintenoit, entrementes que le comte faisoit son mandement pour aider recouvrer la ville; mais il trouva que la porte étoit volée hors des gonds, et que les Gantois en étoient maîtres; et proprement il trouva de ceux de Bruges qui là étoient, qui lui dirent: «Robert, Robert, retournez, et vous sauvez si vous pouvez, car la ville est conquise de ceux de Grand. Adonc retourna le chevalier au plus tôt qu'il put devers le comte, qui se partoit de son hôtel tout à cheval, et grand foison de fallots devant lui, et s'en venoit sur le marché: si lui dit le chevalier ces nouvelles. Nonobstant ce, le comte, qui vouloit tout recouvrer, s'en vint sur le marché; et si comme il y entroit à grand foison de fallots, en écriant: «Flandre! au Lyon, au comte!» ceux qui étoient à son frein et devant lui regardèrent et virent que toute la place étoit chargée de Gantois. Si lui dirent: «Monseigneur, pour Dieu, retournez! Si vous allez plus avant, vous êtes mort ou pris de vos ennemis au mieux venir; car ils sont tous rangés sur le marché, et vous attendent.» Et ceux lui disoient voir; car les Gantois disoient jà, si très tôt que ils virent naître de une ruelle les fallots: «Véez-ci monseigneur, véez-ci le comte; il vient entre nos mains.» Et avoit dit Philippe d'Artevelle et fait dire de rang en rang: «Si le comte vient sur nous, gardez-vous bien que nul ne lui fasse mal; car nous l'emmenerons vif et en santé à Gand; et là aurons-nous paix à notre volonté.» Le comte, qui venoit et qui cuidoit tout recouvrer, encontra, assez près de la place où les Gantois étoient tous rangés, de ses gens qui lui dirent: «Ha, monseigneur! n'allez plus avant; car les Gantois sont seigneurs du marché et de la ville; et si vous entrez au marché, vous êtes mort. Et encore en êtes-vous en aventure; car jà vont grand foison de Gantois de rue en rue, querant leurs ennemis; et ont mêmement de ceux de Bruges assez en leur compagnie, qui les mènent d'hôtel en hôtel querre ceux que ils veulent avoir; et êtes tout ensoigné de vous sauver: ni par nulle des portes vous ne pouvez issir ni partir que ne soyez ou mort ou pris; car les Gantois en sont seigneurs; ni à votre hôtel vous ne pouvez retourner, car ils y vont une grand route de Gantois.» [111] Pendant ce temps; _interea_. Quand le comte entendit ces nouvelles, si lui furent très-dures; et bien y ot raison, et se commença grandement à ébahir et à imaginer le péril où il se véoit. Si crut conseil de non aller plus avant et de lui sauver s'il pouvoit; et fut tantôt de soi-même conseillé. Il fit éteindre tous les fallots qui là étoient, et dit à ceux qui de lès lui étoient: «Je vois bien qu'il n'y a point de recouvrer; je donne congé à tout homme, et que chacun se sauve qui peut ou sait!» Ainsi comme il ordonna, il fut fait: les fallots furent éteints et jetés parmi les rues, et tantôt s'espardirent ceux qui là étoient. Le comte se tourna en une ruelle, et là se fit désarmer par un sien varlet et jeter toutes ses armures à val, et vêtit la houppelande de son varlet, et puis lui dit: «Va-t'en ton chemin et te sauves, si tu peux. Aie bonne bouche: si tu eschiés ès mains de mes ennemis et on te demande de moi, garde-toi que tu n'en dises rien.» Cil répondit: «Monseigneur, pour mourir non ferai-je.» Ainsi demeura le comte de Flandre tout seul; et pouvoit adonc dire que il se trouvoit en grand péril et en grand aventure; car si à celle heure par aucune infortunité il fust échu ès mains des routiers qui aval Bruges alloient, et qui les maisons cherchoient et les amis du comte occioient, ou au marché les amenoient, et là tantôt devant Philippe d'Artevelle et les capitaines ils étoient morts et écervellés, sans nul moyen ni remède, il eust été mort. Si fut Dieu proprement pour lui, quand de ce péril il le délivra et sauva; car oncques en si grand péril en devant n'avoit été ni ne fut depuis, si comme je vous recorderai présentement. Comment le comte Louis de Flandre fut préservé d'un grand péril en la maison d'une povre femme à Bruges, qui bonne lui fut. Tant se démena à celle heure, environ mie nuit ou un peu outre, le comte de Flandre par rues et par ruelles, que il le convint entrer dedans aucun hôtel; autrement il eust été trouvé et pris des routiers de Gand et de Bruges aussi, qui parmi la ville l'alloient incessament cherchant. Et entra en l'hôtel d'une povre femme. Ce n'étoit pas hôtel de seigneur, de salles, de chambres ni de palais; mais une povre maisonnelle enfumée, aussi noire que atrement pour la fumée des tourbes qui s'y ardoient; et n'y avoit en celle maison fors le bouge devant et une povre couste de vieille toile enfumée pour estuper le feu, et par-dessus un povre solier auquel on montoit par une échelle de sept échelons; en ce solier avoit un povre literon, où les enfants de la povre femme gisoient. Quand le comte fut tout tremblant et tout ébahi entré en celle maison, il dit à la femme, qui étoit tout effréée: «Femme, sauve-moi; je suis ton sire le comte de Flandre; mais maintenant me faut mussier, car mes ennemis me chassent, et du bien que tu me feras je te rendrai le guerredon.» La povre femme le reconnut assez; car elle avoit été par plusieurs fois à l'aumône à sa porte: si l'avoit vu aller et venir, ainsi que un seigneur va en ses déduits, et fut tantôt avisée de répondre, dont Dieu aida le comte, car elle ne pouvoit si peu détrier que on eût trouvé le comte devant le feu parlant à elle: «Sire, montez à mont en ce solier, et vous boutez dessous un lit où mes enfants dorment.» Il le fit; et entrementes la femme s'ensoigna entour le feu et à un autre petit enfant qui gisoit en un repos. Le comte de Flandre entra en ce solier, et se bouta au plus bellement et souef que il put entre la couste et le feure de ce pauvre literon, et là se quatit et fit le petit; et faire lui convenoit. Et véez-ci ces routiers de Gand qui routoient, qui entrèrent en la maison de celle povre femme, et avoient, ce disoient les aucuns de leur route, vu entrer un homme dedans. Ils trouvèrent celle povre femme séant à son feu, qui tenoit son enfant. Tantôt ils lui demandèrent: «Femme, où est un homme que nous ayons vu entrer céans et puis l'huis reclore!»--Par ma foi! dit elle, je ne vis huy de celle nuit homme entrer céans; mais j'en issis n'a pas grandement, et jetai un petit d'eau et puis reclouy mon huis; ni je ne le saurois où mussier. Vous véez tous les aisements de céans; véez là mon lit, et là sus gisent mes enfants.» Adonc prit l'un d'eux une chandelle, et monta à mont sur l'échelle; et bouta la tête au solier, et n'y vit autre chose que ce povre literon des enfants qui dormoient. Si regarda bien partout haut et bas. Adonc dit-il à ses compagnons: «Allons, allons, nous perdons le plus pour le moins; la povre femme dit voir: il n'y a âme, fors elle et ses enfants.» A ces paroles, issirent-ils hors de l'hôtel de la femme, et s'en allèrent router autre part. Oncques puis nul n'y entra qui y voulsist mal faire. Toutes ces paroles avoit ouïes le comte de Flandre, qui étoit couché et quati en ce povre literon. Si pouvez imaginer que il fut adonc en grand effroi de sa vie. Quelle chose pouvoit-il lors dire, penser ni imaginer, quand matin il pouvoit bien dire: «Je suis un des grands princes chrétiens du monde:» et la nuit ensuivant il se trouvoit en celle petitesse? Il pouvoit bien dire et imaginer que les fortunes de ce monde ne sont pas trop estables. Encore grand heur pour lui quand il en put issir sauve sa vie: toutefois celle dure et périlleuse aventure lui devoit bien être un grand mirouer toute sa vie. Nous lairons le comte de Flandre en ce parti, et parlerons de ceux de Bruges, et comment les Gantois persévérèrent. Comment ceux de Gand firent grands murdres et dérobements en Bruges; et comment ils répourvéirent leur ville de vivres, qu'ils prirent au Dam et à L'Écluse. François Acreman étoit l'un des plus grands capitaines des routiers, et envoyé de par Philippe d'Artevelle et Piètre du Bois pour cerchier et router la ville de Bruges: et ils gardoient le marché, et le gardèrent toute la nuit et à l'endemain, jusques à tant que ils se virent tous seigneurs de la ville. Bien étoit défendu à ces routiers que ils ne portassent nul dommage ni nul contraire aux marchands et bonnes gens étrangers qui, pour ce temps, étoient à Bruges; car ils n'avoient que faire de comparer leur guerre. Ce commandement fut assez bien gardé; ni oncques François, ni sa route ne firent mal ni dommage à nul homme étrange. La vindication étoit sçue et jetée des Gantois sur les quatre métiers de Bruges, coulettiers, virriers, bouchers et poissonniers, à tous occire quants que on en trouverait, sans nul déporter, pourtant que ils avoient été de la faveur du comte, et devant Audenarde et ailleurs. On alloit par ces hôtels querre ces bonnes gens; et partout où ils étoient trouvés ils étoient morts sans merci. Celle nuit, en y ot des occis plus de douze cents, que uns que autres, et faits plusieurs autres murdres, larcins et maufaits qui point ne vinrent en connoissance, et moult de maisons et de femmes robées et pillées, violées et détruites et des coffres effondrés, et tant fait que les plus povres de Gand furent tous riches. Le dimanche au matin, à sept heures, vinrent les joyeuses nouvelles en la ville de Gand, que leurs gens avoient déconfit le comte et sa chevalerie et ceux de Bruges; et étoient par conquêt seigneurs et maîtres de Bruges. Vous pouvez bien croire et savoir que à ces nouvelles, à Gand, ce fut un peuple réjoui, qui en grandes transes et tribulations avoit été; et firent par les églises plusieurs processions et dévots oblations en louant Dieu, qui les avoit regardés en pitié et tellement reconfortés que envoyé victoire à leurs gens. Plus venoit le jour avant, et plus leur venoient bonnes nouvelles; et étoient si trespercés de joie, que ils ne savoient auquel entendre. Et je le dis pourtant que si le sire de Harselles, qui demeuré étoit à Gand, eût pris, ce dimanche ou le lundi ensuivant, trois ou quatre mille hommes d'armes, et si s'en fût venu en Audenarde, il eût eu la ville à sa volonté; car ceux d'Audenarde furent si ébahis quand ces nouvelles leur vinrent, que à peine, pour la paour de ceux de Gand, que ils vidoient leur ville pour aller tenir les bois, ou eux retraire en sauveté en Hainaut ou ailleurs, et en furent tous appareillés. Mais quand ils virent que ceux de Gand ne venoient point et que nulles nouvelles n'en avoient, ils recueillirent courage et confort en eux, et aussi trois chevaliers qui là étoient qui s'y boutèrent: messire Jean Bernage, messire Thierry d'Olbaing et messire Florens de Heulles. Ces trois chevaliers gardèrent, confortèrent et conseillèrent les gens d'Audenarde jusques à tant que messire Daniaulx de Hallevyn y vint depuis, qui y fut envoyé de par le comte, ainsi que je vous recorderai quand je serai venu jusques à là. Oncques gens qui sont au-dessus de leurs ennemis, ainsi que ceux de Gand furent adonc de ceux de Bruges, ne se portèrent ni passèrent plus bellement de ville que ceux de Gand firent de ceux de Bruges; car oncques ils ne firent mal à nul homme de menu peuple ou de métier, si il n'étoit trop vilainement accusé. Quand Philippe d'Artevelle, Piètre du Bois et les capitaines de Gand se virent tout au-dessus de la dite ville de Bruges, et que tout étoit en leur commandement et obéissance, on fit un ban de par Philippe d'Artevelle et Piètre du Bois et les bonnes gens de Gand, que, sur la tête, toutes manières de gens se traïssent en leurs hôtels, et que nul ne pillât ni efforçât maison, ni prensist rien de l'autrui s'il ne le payoit; et que nul ne se logeât au logement d'autrui, et que nul n'émût mêlée ni débât sans commandement; et tout sur la tête. Adonc fut demandé si on savoit que le comte étoit devenu. Les aucuns disoient qu'il étoit issu de la ville dès le samedi; et les autres disoient que encore étoit-il à Bruges, et respous quelque part où on le pourroit trouver. Les capitaines de Gand n'en firent compte; car ils étoient si réjouis de la victoire que ils avoient, et de ce que au-dessus de leurs ennemis se véoient, que ils n'accomptoient mais rien à comte ni à baron ni à chevalier qui fût en Flandre; et se tenoient si grands, que tout viendroit, se disoient-ils, en leur obéissance. Et regardèrent Philippe d'Artevelle et Piètre du Bois, que quand ils se départirent de la ville de Gand, ils l'avoient laissée si dégarnie et dépourvue de tous vivres, tant que de vins et de blés il n'y avoit rien: si envoyèrent tantôt une quantité de leurs gens au Dam et à L'Écluse, pour être seigneurs de ces villes et des pourvéances qui dedans étoient et repourvoir la ville de Gand. Quand ceux qui envoyés y furent vinrent au Dam, on leur ouvrit les portes; et furent tantôt la ville et les pourvéances mises en leur commandement. Adonc furent traits hors de ces beaux celliers au Dam tous les vins qui là étoient de Poitou, de Gascogne, de La Rochelle et des lointaines marches, plus de six mille tonneaux, et mis à voitures et à nefs, et envoyés à Gand par chars, et par la rivière que on dit la Liève. Et puis passèrent ces Gantois outre, et s'en vinrent à L'Écluse, laquelle ville se ouvrit contre eux, et se mit en leur obéissance; et là trouvèrent-ils grand foison de blés et de farines en tonneaux, en nefs et en greniers, de marchands étranges. Tout fut pris et mis en voitures et envoyé à Gand, tant par chars comme par eau. Ainsi fut la ville de Gand rafreschie et repourvue, et délivrée de misère, par la grâce de Dieu. Autrement ne fut-ce pas. Et bien en dobt aux Gantois souvenir, que Dieu leur avoit aidé pleinement, quand cinq mille hommes, tous affamés, avoient déconfit, devant leurs maisons, quarante mille hommes. Or, se gardent de eux enorgueillir et leurs capitaines aussi; mais non feront: ils s'enorgueilliront tellement, que Dieu se courroucera et leur remontrera leur orgueil avant que l'année soit hors, si comme vous orrez recorder en l'histoire plus avant, et pour donner exemple à toutes autres gens. Comment le comte Louis de Flandre échappa hors de Bruges, et chemina à pied vers Lille; et comment en moult de lieux on murmuroit sur son fait. Je fus adoncques informé, et je le veuil bien croire, que le dimanche à la nuit le comte de Flandre issit hors de la ville de Bruges; la manière, je ne le sais pas, ni aussi si on lui fit voie aucune aux portes; je crois bien que ouil; mais il issit tout seul et à pied, vêtu de une povre et simple houppelande. Quand il se trouva aux champs, il fut tout réjoui; et pouvoit bien dire qu'il étoit issu de grand péril. Et commença à cheminer à l'aventure, et s'en vint dessous un buisson pour aviser quel chemin il tiendroit; car pas ne connoissoit le pays ni les chemins, ni oncques à pied ne les avoit allés. Ainsi que il étoit dessous le buisson, et là quati, il entendit et ouït parler un homme; et c'étoit un sien chevalier qui avoit épousé une sienne fille bâtarde, et le nommoit on messire Robert Mareschaut. Le comte le reconnut au parler. Si lui dit en passant: «Robert, es-tu là?»--«Ouil, monseigneur, dit le chevalier, qui tantôt le reconnut au parler; vous m'avez fait huy beaucoup de peine à cherchier autour de Bruges; comment en êtes-vous issu?»--«Allons, allons, dit le comte, Robin, il n'est pas maintenant temps de ici recorder ses aventures; fais tant que je puisse avoir un cheval, car je suis jà lassé d'aller à pied, et prends le chemin de Lille, si tu le sais.»--«Monseigneur, dit messire Robert, ouil, je le sais bien.» Adonc cheminèrent-ils celle nuit et l'endemain jusques à prime, ainçois que ils pussent recouvrer un cheval, et le premier que le comte ot, ce fut une jument que ils trouvèrent chez un prud'homme en un village. Si monta le comte sus, sans selle et sans pannel, et vint ainsi ce lundi au soir, et se bouta par les champs au chastel de Lille. Et là s'en retournoient la greigneur partie des chevaliers qui étoient échappés de la bataille de Bruges, et s'étoient sauvés au mieux qu'ils avoient pu, les aucuns à pied et les autres à cheval. Et tous ne tinrent mie ce chemin; et s'en allèrent les aucuns par mer en Hollande et en Zélande, et là se tinrent-ils tant qu'ils ouïrent nouvelles autres. Messire Guy de Ghistelles arriva à bon port; car il trouva en Zélande, en une de ses villes, le comte Guy de Blois, qui lui fit bonne chère, et lui départit largement de ses biens pour lui remonter et remettre en état, et le retint de lès lui tant que y volt demeurer. Ainsi étoient les desbaretés reconfortés par les seigneurs de là où ils se trayoient, qui en avoient pitié; et c'étoit raison, car noblesse et gentillesse doivent être aidées et conseillées par gentillesse. Les nouvelles s'espardirent par trop de lieux et de pays de la déconfiture de ceux de Bruges et du comte leur seigneur, comment les Gantois les avoient déconfits. Si en étoient plusieurs manières de gens réjouis, et principalement communautés. Tous ceux des bonnes villes de Flandre et de l'évêché de Liége en étoient si lies, que il sembloit proprement que la besogne fût leur. Aussi furent ceux de Rouen et de Paris, si pleinement ils en osassent parler. Quand pape Clément en ot les nouvelles, il pensa un petit, et puis dit que cette déconfiture avoit été une verge de Dieu pour donner exemple au comte, et que il lui envoyoit cette tribulation pour la cause de ce que il étoit rebelle à ses opinions. Aucuns autres grands seigneurs disoient, en France et ailleurs, que le comte ne faisoit que un petit à plaindre si il avoit à porter et à souffrir, car il étoit si présomptueux, que il ne prisoit ni aimoit nul seigneur voisin que il eut, ni le roi de France ni autre, si il ne lui venoit bien à point; pourquoi ils le plaignoient moins de ses persécutions. Ainsi advint, et que le vocable soit voir que on dit que: A celui à qui il meschiet, chacun lui mésoffre. Par espécial ceux de la ville de Louvain furent trop réjouis de la victoire des Gantois et de l'ennui du comte; car ils étoient en différend et dur parti envers le duc Wincelant de Brabant, leur seigneur, qui les vouloit guerroyer et abattre leurs portes, mais or se tiendroit-il mieux un petit en paix. Et disoient ainsi en la ville de Louvain: «Si Gand nous étoit aussi prochaine, sans quelque entre deux, comme Bruxelles est, nous serions tous un, eux avec nous et nous avecques eux. De toutes leurs devises et paroles étoient informés le duc de Brabant et la duchesse; mais il leur convenoit cligner les yeux et baisser les têtes, car pas n'étoit heure de parler. Comment Philippe d'Artevelle et les Gantois mirent la ville de Bruges et la plupart de Flandre en leur obéissance. Ceux de Gand, eux étant maîtres et obéis entièrement à Bruges, y firent moult de nouvelletés. Avisèrent que ils abattroient au lès devers eux deux portes et les murs et feroient remplir les fossés, afin que ceux de Bruges ne fussent jamais rebelles envers eux; et quand ils s'en partiroient, ils emmèneroient cinq cents hommes, bourgeois de Bruges des plus notables, avec eux en la ville de Gand; par quoi ils fussent tenus en plus grand cremeur et subjection. Entrementes que ces capitaines se tenoient à Bruges, et que ils faisoient abattre portes et murs et remplir les fossés, ils envoyèrent à Ypres, à Courtray, à Berghes, à Cassel, à Pourpringhes, à Bourbourch, et par toutes les villes et chastellenies de Flandre sur la marine, et au Franc de Bruges, que tous vinssent à obéissance à eux, et leur apportassent ou envoyassent les clefs des villes et des chasteaux, en remontrant service, à Bruges. Tous obéirent, ni nul ne osa adonc contester; et vinrent tous à obéissance à Bruges, à Philippe d'Artevelle et à Piètre du Bois. Ces deux se nommoient et escrisoient souverains capitaines de tous, et par espécial Philippe d'Artevelle. Cil étoit qui le plus avant s'ensoignoit et se chargeoit des besognes de Flandre; et tant que il fut à Bruges, il tint état de prince, car tous les jours, par ses menestrels, il faisoit sonner et corner devant son hôtel à ses dîners et à ses soupers, et se faisoit servir en vaisselle couverte d'argent, ainsi comme si il fût comte de Flandre; et bien pouvoit tenir cel état, car il avoit toute la vaisselle du comte, d'or et d'argent, et tous les joyaux, chambres et sommiers qui avoient été trouvés en l'hôtel du comte à Bruges; ni rien on ne avoit sauvé. Encore fut envoyée une route de Gantois à Mâle, un très-bel hôtel du comte, à demie lieue de Bruges. Ceux qui y allèrent y firent moult de desroys; car ils dérompirent tout l'hôtel, et abattirent et effondrèrent les fonts où le comte avoit été baptisé; et mirent à voitures, sur chars, tout le bien, or et argent et joyaux, et envoyèrent tout à Gand. Le terme de quinze jours avoit allant et venant de Gand à Bruges et de Bruges à Gand, tous les jours charriant, deux cents chars qui menoient or, argent, vaisselle, draps, pennes et toutes richesses prises et levées à Bruges, de Bruges à Gand: ni du grand conquêt et pillage que Philippe d'Artevelle et les Gantois firent là, en celle prise de Bruges, à peine le pourroit-on priser ni estimer, tant y orent-ils grand profit. Quand ceux de Gand eurent fait tout leur bon vouloir de la ville de Bruges, ils envoyèrent de la ville de Bruges à Gand cinq cents bourgeois des plus notables pour là demeurer en cause d'otagerie, et François Acreman et Piètre de Vintre, et mille de leurs hommes, les envoyèrent; et demeura Piètre du Bois, capitaine de Bruges, tant que ces portes, ces murs et ces fossés, fussent mis à uni. Et adonc se départit Philippe d'Artevelle à quatre mille hommes et prit le chemin de Ypres, et fit tant que il y parvint. Toute manière de gens issirent au-devant de lui et le recueillirent aussi honorablement comme si ce fût leur seigneur naturel qui vînt premièrement à seigneurie, et se mirent tous en son obéissance. Et renouvela mayeurs et échevins, et fit toute nouvelle loi; et là vinrent ceux des chastellenies de outre Ypres, de Cassel, de Berghes, de Bourbourch, de Furnes et de Pourpringhes, qui se mirent en son obéissance, et jurèrent foi et loyauté à tenir ainsi comme à leur seigneur le comte de Flandre. Et quand il ot ainsi exploité, et que il ot de tous l'assurance, et il ot séjourné à Ypres huit jours, il s'en partit et s'en vint à Courtray, où il fut aussi reçu à grand joie, et se y tint cinq jours. Et envoya ses lettres et ses messages à la ville d'Audenarde, en leur mandant que ils vinssent devers lui en obéissance; et que trop y avoient mis, quand ils véoient que tout le pays se tournoit avecques ceux de Gand, et ils demeuroient derrière; et que si ce ne faisoient, ils se pouvoient bien vanter que temprement ils auroient le siége; et que jamais ne se partiroit du siége si auroit la ville, et la mettroit à uni et à l'épée tout ce que ils trouveroient dedans....... Comment le roi de France vint à Comines, et tout son arroi, et de là devant Ypres; et comment la ville d'Ypres se rendit à lui par composition. Nous parlerons du roi de France, et recorderons comment il persévéra. Quand les nouvelles lui furent venues que le pas de Comines étoit délivré de Flamands et le pont refait, il se départit de l'abbaye de Marquette, où il étoit logé, et chevaucha vers Comines à grand route, et toutes gens en ordonnance, ainsi comme ils devoient aller. Si vint le roi ce mardi à Comines, et se logea en la ville et ses oncles, dont la bataille et l'avant-garde s'étoient délogées et étoient allées outre sur le mont d'Ypres, et là s'étoient logées. Le mercredi au matin, le roi s'en vint loger sur le mont d'Ypres, et là s'arrêta; et tous gens passoient, et charrois, tant à Comines comme à Warneston, car il y avoit grand peuple et grands frais de chevaux. Ce mercredi passa l'arrière-garde du roi le pont de Comines, où il y avoit deux mille hommes d'armes et deux cents arbalétriers, desquels le comte d'Eu, le comte de Blois, le comte de Saint-Pol, le comte de Harecourt; le sire de Châtillon et le sire de la Fère étoient gouverneurs et meneurs; et se logèrent ces seigneurs et leurs gens, ce mercredi, à Comines et là environ. Quand ce vint de nuit, que les seigneurs cuidoient reposer, qui étoient travaillés, on cria à l'arme; et cuidèrent pour certain les seigneurs et leurs gens avoir bataille, et que les Flamands des chastellenies d'Ypres, de Cassel et de Berghes fussent recueillis et vinssent les combattre. Adonc s'armèrent les seigneurs et mirent leurs bassinets, et boutèrent leurs bannières et leurs pennons hors de leurs hôtels, et allumèrent fallots; et se traïrent tous sur les chaussées, chacun seigneur dessous sa bannière ou son pennon. Et ainsi comme ils venoient ils s'ordonnoient; et se mettoient leurs gens dessous leurs bannières, ainsi qu'ils dévoient être et aller. Là furent en celle peine et en l'ordure presque toute la nuit, jusques en my-jambe. Or, regardez si les seigneurs l'avoient davantage, le comte de Blois et les autres, qui n'avoient pas appris à souffrir telle froidure ni telle mésaise, à telles nuits comme au mois devant Noël, qui sont si longues; mais souffrir pour leur honneur leur convenoit, et ils cuidoient être combattus, et de tout ce ne fut rien; car le haro étoit monté par varlets qui s'étoient entrepris ensemble. Toutefois, les seigneurs en orent celle peine, et la portèrent au plus bel qu'ils purent. Quand ce vint le jeudi au matin, l'arrière-garde se délogea de Comines; et chevauchèrent ordonnément et en bon arroi devers leurs gens, lesquels étoient tous logés et arrêtés sur le mont de Ypres, l'avant-garde, la bataille du roi et tout. Là orent les seigneurs conseil quelle chose ils feroient, ou si ils iroient devant Ypres ou devant Courtray ou devant Bruges; et entrementes qu'ils se tenoient là, les fourrageurs françois couroient le pays, où ils trouvoient tant de biens, de bêtes et de toutes autres pourvéances pour vivre, que merveille est à considérer: ni depuis qu'ils furent outre le pas de Comines, ils n'eurent faute de nuls vivres. Ceux de la ville d'Ypres, qui sentoient le roi de lès eux et toute sa puissance, et le pas conquis, n'étoient mie bien assurs, et regardèrent entre eux comment ils se maintiendroient. Si mirent ensemble le conseil de la ville. Les hommes notables et riches, qui toujours avoient été de la plus saine partie, si ils l'eussent osé montrer, vouloient que on envoyât devers le roi crier merci, et que on lui envoyât les clefs de la ville. Le capitaine, qui étoit de Gand, et là établi par Philippe d'Artevelle, ne vouloit nullement que on se rendît, et disoit: «Notre ville est forte assez, et si sommes bien pourvus; nous attendrons le siége, si assiéger on nous veut: entrementes fera Philippe, notre regard, son amas, et venra combattre le roi à grand puissance de gens, ne créez jà le contraire, et lèvera le siége.» Les autres répondoient, qui point n'étoient assurés de celle aventure, et disoient: que il n'étoit point en la puissance de Philippe ni de tout le pays de Flandre de déconfire le roi de France, si il n'avoit les Anglois avecques lui, dont il n'étoit nulle apparence, et que brièvement pour le meilleur on se rendit au roi de France, et non à autrui. Tant montèrent ces paroles que riote s'émut; et furent ces seigneurs maîtres, et le capitaine occis, qui s'appeloit Piètre Wanselare. Quand ceux de Ypres orent fait ce fait, ils prirent deux frères prêcheurs, et les envoyèrent devers le roi et ses oncles sur le mont de Ypres, et lui remontrèrent que il voulsist entendre à traité amiable à ceux de Ypres. Le roi fut conseillé que il leur donnerait jusques à eux douze et à un abbé qui se boutoit en ces traités, qui étoit de Ypres, sauf allant et sauf venant, pour savoir quelle chose ils vouloient dire. Les frères prêcheurs retournèrent à Ypres. Les douze bourgeois qui furent élus par le conseil de toute la ville, et l'abbé et leur compagnie, vinrent sur le mont de Ypres, et s'agenouillèrent devant le roi, et représentèrent la ville au roi à être en son obéissance à toujours, sans nuls moyens ni réservation. Le roi de France, parmi le bon conseil que il ot, comme celui qui contendoit à acquerre tout le pays par douceur ou par austérité, ne voulsist mie là commencer à montrer son mautalent, mais les reçut doucement, parmi un moyen que il ot là, que ceux de Ypres payeroient au roi quarante mille francs pour aider à payer une partie des menus frais que il avoit faits à venir jusques à là. A ce traité ne furent oncques rebelles ceux de Ypres, mais en furent tout joyeux quand ils y purent parvenir, et l'accordèrent liement. Ainsi furent pris ceux de Ypres à merci, et prièrent au roi et à ses oncles que il leur plût à venir rafreschir en la ville de Ypres, et que les bonnes gens en auroient grand joie. On leur accorda voirement que le roi iroit, et prendroit son chemin par là pour aller et entrer en Flandre auquel lès qu'il lui plairoit. Sur cel état retournèrent ceux de Ypres en leur ville; et furent tous ceux du corps de la ville réjouis, quand ils sçurent que ils étoient reçus à paix et à merci au roi de France. Si furent tantôt, par taille, les quarante mille francs cueillis et payés au roi ou à ses commis, ainçois qu'il entrât en Ypres. Comment le roi de France fut averti de la rébellion des Parisiens et d'autres, et de leur intention, lui étant en Flandre. Encore se tenoit le roi de France sur le mont de Ypres quand nouvelles vinrent que les Parisiens s'étoient rebellés et avoient eu conseil, si comme on disoit, entre eux là et lors pour aller abattre le beau chastel de Beauté qui siéd au bois de Vincennes, et aussi le chastel du Louvre et toutes les fortes maisons d'environ Paris, afin que ils n'en pussent jamais être grevés. Quand un de leur route, qui cuidoit trop bien dire, mais il parla trop mal, si comme il apparut depuis, dit: «Beaux seigneurs, abstenez-vous de ce faire tant que nous verrons comment l'affaire du roi notre sire se portera en Flandre: si ceux de Gand viennent à leur entente, ainsi que on espère bien que ils y venront, adonc sera-t-il heure du faire et temps assez. Ne commençons pas chose dont nous puissions repentir.» Ce fut Nicolas le Flamand qui dit celle chose, et par celle parole la chose se cessa à faire des Parisiens et cel outrage. Mais ils se tenoient à Paris pourvus de toutes armures, aussi bonnes et aussi riches comme si ce fussent grands seigneurs; et se trouvèrent armés de pied en cap comme droites gens d'armes, plus de soixante mille, et plus de cinquante mille maillets et autres gens, comme arbalétriers et archers; et faisoient ouvrer les Parisiens nuit et jour les haulmiers, et achetoient les harnois de toutes pièces tout ce que on leur vouloit vendre. Or, regardez la grand diablerie que ce eût été si le roi de France eût été déconfit en Flandre, et la noble chevalerie qui étoit avecques lui en ce voyage. On peut bien croire et imaginer que toute gentillesse et noblesse eût été morte et perdue en France, et autant bien ens ès autres pays; ni la jacquerie ne fut oncques si grande ni si horrible qu'elle eût été; car pareillement à Reims, à Châlons en Champagne et sur la rivière de Marne, les vilains se rebelloient et menaçoient jà les gentilshommes, et dames et enfants qui étoient demeurés derrière; aussi bien à Orléans, à Blois, à Rouen en Normandie et en Beauvoisis, leur étoit le diable entré en la tête pour tout occire, si Dieu proprement n'y eût pourvu de remède; ainsi comme orrez recorder ensuivant en l'histoire. Comment les chastellenies de Cassel, de Berghes, de Bourbourch, de Gravelines et autres se mirent en l'obéissance du roi; et comment le roi entra en la ville de Ypres, et du convenant de ceux de Bruges. Quand ceux de la chastellenie de Cassel, de Berghes, de Bourbourch, de Gravelines, de Furnes, de Dunkerque, de Pourperinghe, de Tourout, de Bailleul et de Messines, orent entendu que ceux de la ville de Ypres s'étoient tournés François et avoient rendu leur ville et mis en l'obéissance du roi de France, qui bellement les avoit pris à merci, si furent tous effréés et réconfortés aussi, quand ils orent bien imaginé leurs besognes. Car toutes ces villes, chastellenies, bailliages et mairies, prirent leurs capitaines, leur lièrent les membres, et les lièrent bien et fort qu'ils ne leur échappassent, lesquels Philippe d'Artevelle avoit mis et semés au pays; et les amenèrent au roi, pour lui complaire et le apaiser envers eux, sur le mont de Ypres, et lui dirent, criant merci à genoux: «Noble roi, nous nous mettons, nos corps, biens, et les villes où nous demeurons, en votre obéissance. Et pour vous montrer plus plein service, et reconnoitre que vous êtes notre droicturier seigneur, véez-ci les capitaines lesquels Philippe d'Artevelle nous a baillés depuis que par force, et non autrement il nous fit obéir à lui: si en pouvez faire votre plaisir; car ils ne nous ont menés et gouvernés à notre entente.» Le roi fut conseillé de prendre toutes ces gens des seigneuries dessus dites à merci, parmi un moyen qu'il y ot, que ces chastellenies et ces terres et villes dessus nommées payeroient au roi pour les menus frais soixante mille francs; et encore étoient réservés tous vivres, bestial et autres choses que on trouveroit sur les champs; mais on les assuroit de non être ars ni pris. Tout ce leur suffit grandement; et remercièrent le roi et son conseil, et furent moult lies quand ils virent qu'ils pouvoient ainsi échapper; mais tous les capitaines de Philippe qui furent là amenés passèrent parmi être décollés sur le mont de Ypres. De toutes ces choses, ces traités et ces apaisements, on ne parloit en rien au comte de Flandre, ni il n'étoit mie appelé au conseil du roi, ni nul homme de sa cour. S'il lui en ennuyoit, je n'en puis mais, car tout le voyage il n'en ot autre chose; ni proprement ses gens, ni ceux de sa route, ni de sa bataille, ne se osoient déranger ni dérouter de la bataille sus aile où ils étoient mis par l'ordonnance des maîtres des arbalétriers pourtant qu'ils étoient Flamands; car il étoit ordonné et commandé, de par le roi et sur la vie, que nul en l'ost ne parlât flamand ni portât bâton à virole. Quand le roi de France et tout l'ost, avant-garde et arrière-garde, orent été à leur plaisir sur le mont de Ypres, et que on y ot tenu plusieurs marchés et vendu grand planté de butin à ceux de Lille, de Douay, d'Artois et de Tournay, et à tous ceux qui acheter le vouloient, où ils donnoient un drap de Wervy[112], de Messines, de Pourperinghe et de Comines, pour un franc; on étoit là revêtu à trop bon marché; et les aucuns Bretons et autres pillards, qui vouloient plus gagner, s'accompagnoient ensemble, et chargeoient sur chars et sur chevaux leurs draps bien emballés, nappes, toiles, coutis, or, argent en plate et en vaisselles si ils en trouvoient; puis l'envoyoient en sauf-lieu outre le Lys, ou par leurs varlets en France. Adonc vint le roi à Yprès, et tous les seigneurs; et se logèrent en la ville tous ceux qui s'y loger purent: si s'y rafreschit quatre ou cinq jours. [112] Wervicq en Flandre. Il se fabriquait beaucoup de draps en cette ville. Ceux de Bruges étoient bien informés du convenant du roi, comment il étoit à séjour à Ypres, et que tout le pays en derrière lui jusques à Gravelines se rendoit et étoit rendu à lui: si ne sa voient que faire, d'envoyer traiter devers lui ou du laisser. Toutefois, tant que pour ce terme ils le laissèrent; et la cause principale qui plus les inclina à ce faire de eux non rendre, ce fut qu'il y avoit grand foison de gens d'armes de leur ville, bien sept mille, avecques Philippe d'Artevelle, au siége d'Audenarde; et aussi en la ville de Gand étoient en otages des plus notables de Bruges, plus de cinq cents chefs, lesquels Philippe d'Artevelle y avoit envoyés quand il prit Bruges, à celle fin qu'il en fût mieux sire et maître. Outre, Piètre du Bois et Piètre de Vintre étoient là qui les reconfortoient et leur remontroient, en disant: «Beaux seigneurs, ne vous ébahissez mie si le roi de France est venu jusques à Ypres; vous savez comment anciennement toute la puissance de France envoyée du beau roi Philippe vint jusques à Courtray; et de nos ancesseurs ils furent là tous morts et déconfits. Pareillement aussi sachez qu'ils seront morts et déconfits; car Philippe d'Artevelle a tout grand puissance ne laira mie que il ne voise combattre le roi et sa puissance; et il peut trop bien être, sur le bon droit que nous avons et sur la fortune qui est bonne pour ceux de Gand, que Philippe déconfira le roi, ni jà pied n'en échappera, ni ne repassera la rivière; et sera tout sur heure ce pays reconquis; et ainsi vous demeurerez comme bonnes et loyales gens, en votre franchise, et en la guerre de Philippe et de nous autres gens de Gand.» Comment les messagers de Gand arrivèrent et un messager anglois à Calais, et comment Philippe d'Artevelle fit grand amas de gens pour aller combattre les François. Ces paroles et autres semblables, que Piètre du Bois et Piètre de Vintre remontroient pour ces jours à ceux de Bruges, refrenèrent grandement les Brugiens de non traiter devers le roi de France. Entrementes que ces choses se demenoient ainsi, arrivoient à Calais les bourgeois de Gand et messire Guillaume de Firenton, Anglois, lesquels étoient envoyés de par le roi d'Angleterre, et tout le pays de çà la mer, pour remontrer au pays de Flandre et sceller les alliances et convenances que le roi d'Angleterre et les Anglois vouloient avoir aux Flamands. Si leur vinrent ces nouvelles de messire Jean d'Ewerues, capitaine de Calais, qui leur dit: «Tant que pour le présent, vous ne pouvez passer, car le roi de France est à Ypres; et tout le pays d'ici jusques à là est tourné devers lui: temprement nous aurons autres nouvelles; car on dit que Philippe d'Artevelle met ensemble son pouvoir pour venir combattre le roi; et là verra-t-on qui aura le meilleur. Si les Flamands sont déconfits, vous n'avez que faire en Flandre; si le roi de France perd, tout est nôtre.»--«C'est vérité,» ce répondit le chevalier anglois. Ainsi se demeurèrent à Calais les bourgeois de Gand et messire Guillaume Firenton. Or, parlerons-nous de Philippe d'Artevelle comment il persévéra. Voirement étoit-il en grand volonté de combattre le roi de France: et bien le montra, car il s'en vint à Gand, et ordonna que tout homme portant armes dont il se pouvoit aider, la ville gardée, le suivît. Tous obéirent, car il leur donnoit à entendre que par la grâce de Dieu ils déconfiroient les François, et seroient seigneurs ceux de Gand et souverains de toutes autres nations. Environ dix mille hommes pour l'arrière-ban emmena Philippe avecques lui, et s'en vint devant Courtray; et jà avoit-il envoyé à Bruges, au Dam et à Ardembourg, et à L'Écluse, et tout sur la marine ès Quatre-Métiers, et en la chastellenie de Grantmont, de Tenremonde et d'Alost; et leva bien de ces gens-là environ trente mille, et se logea une nuit devant Audenarde; et à l'endemain il s'en partit et s'en vint vers Courtray; et avoit en sa compagnie environ cinquante mille hommes. Comment le roi, averti que Philippe d'Artevelle l'approchoit, se partit de Ypres et son arroi, et tint les champs pour le combattre. Nouvelles vinrent au roi et aux seigneurs de France que Philippe d'Artevelle approchoit durement, et, disoit-on, qu'il amenoit en sa compagnie bien soixante mille hommes. Adonc se départit l'avant-garde d'Ypres, le connétable de France et les maréchaux, et vinrent loger à lieue et demie grand de Ypres, entre Roulers et Rosebecque; et puis à l'endemain le roi et tous les seigneurs s'en vinrent là loger, l'avant-garde et l'arrière-garde, et tout. Si vous dis que sur les champs les seigneurs pour ce temps y orent moult de peine; car il étoit au coeur d'hiver, à l'entrée de décembre, et pleuvoit toujours. Et si dormoient les seigneurs toutes les nuits tous armés sur les champs; car tous les jours et toute les heures ils attendoient la bataille. Et disoit-on en l'ost communément: «Ils venront demain.» Et ce savoit-on par les fourrageurs qui couroient aux fourrages sur le pays, qui apportoient ces nouvelles. Si étoit le roi logé tout au milieu de ses gens. Et de ce que Philippe d'Artevelle et ses gens détrioient tant, étoient les seigneurs de France plus courroucés; car, pour le dur temps qu'il faisoit, ils voulsissent bien être délivrés. Vous devez savoir que avecques le roi étoit toute fleur de vaillance et de chevalerie. Si étoient Philippe d'Artevelle et les Flamands moult oultrecuidés, quand ils s'enhardissoient du combattre; car ils se fussent tenus en leur siége devant Audenarde et aucunement fortifiés, avecques ce qu'il faisoit pluvieux temps, frais et brouillards chus en Flandre, on ne les fût jamais allé querre; et si on les y eût quis, on ne les eût pu avoir pour combattre, fors à trop grand peine, meschef et péril. Mais Philippe se glorifioit si en la belle fortune et victoire qu'il ot devant Bruges, qu'il lui sembloit bien que nul ne lui pourroit forfaire, et espéroit bien à être sire de tout le monde. Autre imagination n'avoit-il, ni rien il ne doutoit le roi de France ni sa puissance; car s'il eût eu doute, il n'eût pas fait ce qu'il fit, si comme vous orrez recorder ensuivant. Comment à un souper ce Philippe d'Artevelle arrangea ses capitaines, et comment ils conclurent ensemble. Le mercredi au soir, dont la bataille fut à l'endemain, s'en vint Philippe d'Artevelle et sa puissance loger en une place assez forte, entre un fossé et un bosquet, et si forte haie étoit que on ne pouvoit venir aisément jusqu'à eux; et fut entre le Mont-d'Or et la ville de Rosebecque, où le roi étoit logé. Ce soir, Philippe donna à souper en son logis à tous les capitaines grandement et largement; car il avoit bien de quoi; foison de pourvéances le suivoient. Quand ce vint après souper, il les mit en paroles, et leur dit: «Beaux seigneurs, vous êtes en ce parti et en celle ordonnance d'armes mes compagnons: j'espoire bien que demain nous aurons besogne; car le roi de France, qui a grand désir de nous trouver et combattre, est logé à Rosebecque. Si vous prie que vous teniez tous votre loyauté, et ne vous ébahissez de chose que vous oyez ni voyez; car c'est sur notre bon droit que nous nous combattrons, et pour garder les juridictions de Flandre et nous tenir en droit. Admonestez vos gens de bien faire, et les ordonnez sagement et tellement que on die que par votre bon arroi et ordonnance nous ayons eu la victoire. La journée pour nous eue demain, à la grâce de Dieu, nous ne trouverons jamais seigneurs qui nous combattent ni qui s'osent mettre contre nous aux champs; et nous sera l'honneur cent fois plus grande que ce que nous eussions le confort des Anglois; car s'ils étoient en notre compagnie, ils en auroient la renommée, et non pas nous. Avecques le roi de France est toute la fleur de son royaume, ni il n'a nullui laissé derrière: or, dites à vos gens que on tue tout sans nullui prendre à merci: par ainsi demeurerons-nous en paix car je vueil et commande, sur la tête, que nul ne prenne prisonnier, si ce n'est le roi. Mais le roi vueil-je bien déporter; car c'est un enfès: on lui doit pardonner: il ne sait qu'il fait, il va ainsi que on le mène. Nous le mènerons à Gand apprendre à parler et à être Flamand. Mais ducs, comtes et autres gens d'armes, occiez tout: les communautés de France ne nous en sauront jà nul mal gré; car ils voudroient, de ce suis-je tout assuré, que jamais pied n'en retournât en France; et aussi ne fera-t-il.» Ces capitaines qui étoient là à cette admonition, après souper avecques Philippe d'Artevelle en son logis, de plusieurs villes de Flandre et du Franc de Bruges, s'accordèrent tous à celle opinion, et la tinrent à bonne; et répondirent tous d'une voix à Philippe, et lui dirent: «Sire, vous dites bien, et ainsi sera fait.» Lors prindrent-ils congé à Philippe, et retournèrent chacun en son logis entre leurs gens, et leur recordèrent et les endittèrent de tout ce que vous avez ouï. Ainsi se passa la nuit en l'ost Philippe d'Artevelle; mais environ minuit, si comme je fus adonc informé, advint en leur ost une moult merveilleuse chose, ni je n'ai point ouï la pareille en nulle manière. Comment la nuit dont l'endemain fut la bataille à Rosebecque advint un merveilleux signe au-dessus de l'assemblée des Flamands. Quand ces Flamands furent assis et que chacun se tenoit en son logis (et toutefois ils faisoient bon gait, car ils sentoient leurs ennemis à moins de une lieue de eux), il me fut dit que Philippe d'Artevelle avoit à amie une damoiselle de Gand, laquelle en ce voyage étoit venue avecques lui; et entrementes que Philippe dormoit sur une courte-pointe de lès le feu de charbon, en son pavillon, celle femme, environ minuit, issit hors du pavillon pour voir le ciel et le temps, et quelle heure il étoit, car elle ne pouvoit dormir. Si regarda au lès devers Rosebecque, et vit en plusieurs lieux du ciel fumées et étincelles de feu voler, et ce étoit des feux que les François faisoient dessous haies et buissons. Celle femme écoute et entend, ce lui fut avis, grand friente et grand noise entre leur ost et l'ost des François, et crier Mont-Joye et plusieurs autres cris; et lui sembloit que ce étoit sur le Mont-d'Or, entre eux et Rosebecque. De celle chose elle fut tout effrayée, et se retraïst dedans le pavillon Philippe, et l'éveilla soudainement, et lui dit: «Sire, levez-vous tôt et vous armez et appareillez, car j'ai ouï trop grand noise sur le Mont-d'Or, et crois que ce sont les François qui vous viennent assaillir.» Philippe à ces paroles se leva moult tôt, et affubla une gonne, et prit une hache et issit hors de son pavillon, pour venir voir et mettre au voir ce que la damoiselle disoit. En celle manière que elle l'avoit ouï Philippe l'ouït, et lui sembloit qu'il y eût un grand tournoiement. Il se retraïst tantôt en son pavillon, et fit sonner sa trompette pour réveiller son ost. Sitôt que le son de la trompette Philippe se épandit ens ès logis, on le reconnut; tous se levèrent et armèrent. Ceux du gait qui étoit au devant de l'ost envoyèrent de leurs compagnons devers Philippe pour savoir quelle chose il leur failloit, quand ils s'armoient: et trouvèrent ceux qui envoyés y furent, et rapportèrent qu'ils avoient été moult blâmés de ce qu'ils avoient ouï noise et friente devers les ennemis, et s'étoient tenus tous cois: «Ha! ce dirent iceux, allez, dites à Philippe que voirement avons-nous bien ouï noise sur le Mont-d'Or; et avons envoyé savoir que ce pouvoit être; mais ceux qui y ont été ont rapporté que ce n'est rien, et que nulle chose ils ne ont trouvé ni vu; et pour ce que nous ne vîmes de certain nul apparent d'émouvement, ne voulions-nous pas réveiller l'ost, que nous n'en fussions blâmés.» Ces paroles de par ceux du gait furent dites à Philippe; il se apaisa sur ce; mais en courage il s'émerveilla trop grandement que ce pouvoit être. Or, disent aucuns que c'étoient les diables d'enfer qui là jouoient et tournoient où la bataille devoit être, pour la grand proie qu'ils en attendoient. Comment le jeudi au matin, environ deux heures devant l'aube du jour, fut la bataille, et comment les Flamands se mirent en fort lieu en conroi; et de leur conduite. Oncques puis ce réveillement de l'ost, Philippe d'Artevelle ni les Flamands ne furent assurs, et se doutèrent toujours qu'ils ne fussent trahis et surpris. Si s'armèrent bien et bellement de tout ce qu'ils avoient, par grand loisir, et firent grands feux en leurs logis, et se déjeunèrent tout à leur aise; car ils avoient vins et viandes assez. Environ une heure devant le jour, ce dit Philippe: «Ce seroit bon que nous traïssions tous sur les champs et que nous ordonnassions nos gens; par quoi sur le jour, si les François viennent pour nous assaillir, nous ne soyons pas dégarnis, mais pourvus d'ordonnance et avisés que nous devrons faire.» Tous s'accordèrent à sa parole, et issirent hors de leurs logis, et s'en vinrent en une bruyère au dehors d'un bosquet; et avoient au devant d'eux un fossé large assez, et nouvellement relevé; par derrière eux grand foison de ronces et de genestes et d'autres menus bois. Et là, en ce fort lieu, s'ordonnèrent tout à leur aise, et se mirent tous en une grosse bataille, drue et espesse; et se trouvoient, par rapport des connétables, environ cinquante mille, tous à élection, des plus forts, des plus apperts et des plus outrageux, et qui le moins accomptoient de leurs vies. Et avoient soixante archers anglois qui s'étoient emblés de leurs gens de Calais pour venir prendre greigneur profit à Philippe; et avoient laissé en leur logis ce de harnois qu'ils avoient, malles, lits et toutes autres ordonnances, hormis leurs armures, chevaux, charrois et sommiers, femmes et varlets. Mais Philippe d'Artevelle avoit son page monté sur un coursier moult bel de lès lui, qui valoit encore pour un seigneur cinq cents florins; et ne le faisoit pas venir avec lui pour chose qu'il se voulsist embler ni fuir des autres, fors que pour état et pour grandeur, et pour monter sus, si chasse se faisoit sur les François, pour commander et dire à ses gens: «Tuez, tuez tout!» En celle entente le faisoit Philippe d'Artevelle demeurer de lès lui. De la ville de Gand avoit le dit Philippe, en sa compagnie, environ neuf mille hommes tout armés, lesquels il tenoit de côté de lui, car il y avoit greigneur fiance qu'il n'avoit ès autres. Et se tenoient ceux de Grand et Philippe et leurs bannières tout devant, et ceux de la chastellenie d'Alost et de Grantmont; après, ceux de la chastellenie de Courtray; et puis ceux de Bruges, du Dam et de L'Écluse; et ceux du Franc de Bruges étoient armés la greigneure partie de maillets, de houètes et de chapeaux de fer, d'hauquetons et de gants de baleine; et portoit chacun un plançon à picot de fer et à virole. Et avoient par villes et par chastellenies parures semblables pour reconnoître l'un l'autre; une compagnie, cottes faissées de jaune et de bleu; les autres, à une bande de noir sur une cotte rouge; les autres, cheveronnées de blanc sur une cotte bleue; les autres, ondoyées de vert et de bleu; les autres, une faisse échiquetée de blanc et de noir; les autres, écartelées de blanc et de rouge; les autres, toutes bleues et un quartier de rouge; les autres, coupées de rouge dessus et de blanc dessous. Et avoient chacuns bannières de leurs métiers, et grands couteaux à leurs côtés parmi leurs ceintures, et se tenoient tout cois en cel état en attendant le jour, qui vint tantôt. Or, vous dirai de l'ordonnance des François autant bien comme j'ai recordé des Flamands. Comment le roi se mit aux champs emprès Rosebecque, où il fut surtout ordonné; et comment le connétable s'excusa au roi. Bien savoit le roi de France et les seigneurs qui de lès lui étoient et qui sur les champs se tenoient que les Flamands approchoient, et que ce ne se pouvoit passer que bataille n'y eût; car nul ne traitoit de la paix, et aussi toutes les parties en avoient grand volonté. Si fut crié et noncié le mercredi au matin, parmi la ville de Ypres, que toutes manières de gens d'armes se traïssent sur les champs de lès le roi et se missent en ordonnance, ainsi qu'ils savoient qu'ils devoient être. Tous obéirent à ce ban fait de par le roi, de par le connétable et de par les maréchaux: ce fut raison; et ne demeura nuls hommes d'armes ni gros varlets en Ypres, quand leurs maîtres furent descendus. Mais toutefois ceux de l'avant-garde en avoient grand foison avecques eux, pour les aventures du chasser et pour découvrir les batailles; à ceux-là besognoit-il le plus que il ne faisoit aux autres. Ainsi se tinrent les François ce mercredi sur les champs assez près de Rosebecque; et entendoient les seigneurs à leurs besognes et à leur ordonnance. Quand ce vint au soir, le roi donna à souper à ses trois oncles, au connétable de France, au sire de Coucy et à aucuns autres seigneurs étrangers de Hainaut, de Brabant, de Hollande et de Zélande, d'Allemagne, de Lorraine, de Savoie, qui l'étoient venus servir; et les remercia grandement, et aussi firent ses oncles, du bon service qu'ils lui faisoient et montroient à faire. Et fit ce soir le gait pour la bataille du roi, le comte de Flandre; et avoit en sa route bien six cents lances et douze cents hommes d'autres gens. Ce mercredi au soir, après ce souper que le roi avoit donné à ces seigneurs, et que ils furent retraits, le connétable de France demeura derrière, et dernièrement au prendre congé, pour parler au roi et à ses oncles de leurs besognes. Ordonné étoit du conseil du roi ce que je vous dirai: que le connétable, messire Olivier de Cliçon, se desmettroit pour le jeudi, l'endemain, car on espéroit bien que on auroit la bataille, de l'office de la connétablie; et le seroit seulement pour ce jour en son lieu le sire de Coucy, et il demeureroit de lès le roi. Et avint que quand le connétable, prit congé au roi, le roi lui dit moult doucement et amiablement, si comme il étoit enditté de dire: «Connétable, nous voulons que vous nous rendiez votre office pour le jour de demain; car nous y avons autre ordonné, et voulons que vous demeuriez de lès nous.» De ces paroles, qui furent toutes nouvelles au connétable, fut-il moult grandement émerveillé: si répondit, et dit: «Très-cher sire, je sais bien que je ne puis avoir plus haut honneur que de aider à garder votre personne; mais, cher sire, il venroit à grand contraire et déplaisance à mes compagnons et à ceux de l'avant-garde si ils ne m'avoient en leur compagnie; et plus y pourriez perdre que gagner. Je ne dis mie que je sois si vaillant que par moi se puist achever celle besogne, mais je dis, cher sire, sauve la correction de votre noble conseil, que depuis quinze jours en çà je n'ai à autre chose entendu, fors à parfournir à l'honneur de vous et de vos gens mon office, et ai enditté les uns et les autres comment ils se doivent maintenir; et si demain que nous nous combattrons, par la grâce de Dieu, ils ne me véoient et je les défaillois d'ordonnance et de conseil, qui suis usé et fait en telles choses, ils en seroient tout ébahis, et en recevrois blâme. Et pourroient dire les aucuns que je me serois dissimulé, et que couvertement je aurois tout ce fait et avisé pour fuir les premiers horions. Si vous prie, très-cher sire, que vous ne veuillez mie briser ce qui est fait et arrêté pour le meilleur; et je vous dis que vous y aurez profit.» Le roi ne sçut que dire sur celle parole: aussi ne firent ceux qui de lès lui étoient, et qui entendu l'avoient, fors tant que le roi dit moult sagement: «Connétable, je ne dis pas que on vous ait en rien desvéé que en tous cas vous ne soyez très-grandement acquitté, et ferez encore: c'est notre entente; mais feu mon seigneur mon père vous aimoit sur tous autres, et se confioit en vous; et pour l'amour et la grand confidence qu'il y avoit, je vous voulois avoir de lès moi, à ce besoin, et en ma compagnie.»--«Très-cher sire, dit le connétable, vous êtes si bien accompagné de si vaillants gens, et tout a été fait par si grand délibération de conseil, que on n'y pourroit rien amender; et ce vous doit bien et à votre noble et discret conseil suffire. Si vous prie que pour Dieu, très-cher sire, laissez-moi convenir en mon office; et vous aurez demain, par la grâce de Dieu, en votre jeune avénement, si belle journée et aventure, que tous vos amis en seront réjouis, et vos ennemis courroucés.» A ces paroles ne répondit rien le roi, fors tant qu'il dit: «Connétable, et je le vueil: et faites, au nom de Dieu et de saint Denis, votre office, je ne vous en quiers plus parler; car vous y voyez plus clair que je ne fais ni tous ceux qui ont mises avant ces paroles. Soyez demain à ma messe.»--«Sire, dit le connétable, volontiers.» Atant prit-il congé du roi, qui lui donna liement: si s'en retourna à son logis avecques ses gens et compagnons. Comment le jeudi au matin les Flamands partirent d'un fort lieu; et comment ils s'assemblèrent sur le Mont-d'Or; et là furent ce jour combattus et déconfits. Quand ce vint le jeudi au matin, toutes gens d'armes s'appareillèrent, tant en l'avant-garde et en l'arrière-garde, comme aussi en la bataille du roi; et s'armèrent de toutes pièces, hormis les bassinets, ainsi que pour entrer en la bataille; car bien savoient les seigneurs que point n'istroient du jour sans être combattus, pour les apparences que leurs fourrageurs, le mercredi, leur avoient rapportées des Flamands, qu'ils avoient cru qui les approchoient, et qui la bataille demandoient. Le roi de France ouït à ce matin sa messe, et aussi firent plusieurs seigneurs, qui tous se mirent en prière et en dévotion envers Dieu qu'il les voulsist jeter du jour à honneur. Celle matinée leva une très-grande bruine et très-épaisse, et si continuelle que à peine véoit-on un arpent loin, dont les seigneurs étoient tout courroucés; mais amender ne le pouvoient. Après la messe du roi, où le connétable et plusieurs hauts seigneurs furent pour parler ensemble et avoir avis quelle chose on feroit, ordonné fut que messire Olivier de Cliçon, connétable de France, messire Jean de Vienne, amiral de France, messire Guillaume de Poitiers, bâtard de Langres, ces trois vaillants chevaliers et usés d'armes, iroient pour découvrir et aviser de près les Flamands, et en rapporteroient au roi et à ses oncles la vérité; et entrementes le sire de Coucy, le sire de la Breth et messire Hugues de Châlons entendroient à ordonner les batailles. Adonc se départirent du roi les trois dessus nommés, montés sur fleur de coursiers, et chevauchèrent en cel endroit où ils pensoient qu'ils les trouveroient et la nuit logés ils étoient. Vous devez savoir que le jeudi au matin, quand cette forte bruine fut levée, les Flamands qui s'étoient traits dès devant le jour en ce fort lieu, si comme ci-dessus est dit, et ils se furent là tenus jusques à environ huit heures, et ils virent que ils ne oyoient nulles nouvelles des François, et ils se trouvèrent une si grosse bataille ensemble, orgueil et outrecuidance les réveilla; et commencèrent les capitaines à parler l'un à l'autre, et plusieurs de eux aussi, en disant: «Quelle chose fesons-nous ci, étant sur nos pieds, et nous refroidons? Que n'allons-nous avant de bon courage, puisque nous en avons la volonté, requerre nos ennemis et combattre? Nous séjournons ci pour néant; jamais les François ne nous venroient ci querre: allons à tout le moins jusques sur le Mont-d'Or, et prenons l'avantage de la montagne.» Ces paroles monteplièrent tant, que tous s'accordèrent à passer outre et venir sur le Mont-d'Or, qui étoit entre eux et les François. Adonc, pour eschever le fossé qui étoit par-devant eux, tournèrent-ils autour du bosquet et prirent l'avantage des champs. A ce qu'ils se traïrent ainsi sur les champs, et au retourner ce bosquet, les trois chevaliers dessus nommés vinrent si à point que tout et à grand loisir ils les avisèrent; et chevauchèrent les plaines en côtoyant la bataille, qui se remit, tout ensemble, à moins d'un trait d'arc près de eux; et quand l'orent passée une fois au senestre et ils furent outre, ils reprirent le dextre. Ainsi virent-ils et avisèrent le long et l'épais de leur bataille. Bien les virent les Flamands; mais ils n'en firent compte, ni oncques ils ne s'en déroutèrent. Et aussi les trois chevaliers étoient si bien montés et si usés de faire ce métier, qu'ils n'en avoient-garde. Là dit Philippe d'Artevelle aux capitaines de son côté: «Tout coi! tout coi! mettons-nous meshui en ordonnance et en arroi pour combattre; car nos ennemis sont près de ci, j'en ai bien vu les apparents: ces trois chevaliers qui passent et repassent nous ravisent et ont ravisé.» Lors s'arrêtèrent tous les Flamands, ainsi qu'ils devoient venir sur le Mont-d'Or, et se remirent tous en une bataille forte et épaisse; et dit Philippe tout haut: «Seigneurs, quand ce venra à l'assembler, souvienne-vous de nos ennemis, comment ils furent tous déconfits et ouverts à la bataille de Bruges, par nous tenir drus et forts ensemble, que on ne nous puist ouvrir. Si faites ainsi; et chacun porte son bâton tout droit devant lui, et vous entrelacez de vos bras, parquoi on ne puist entrer dedans vous; et allez toujours le bon pas et par loisir dedans vous, sans tourner à dextre ni à senestre; et faites à l'heure de l'assembler, quand il viendra à joindre, jeter nos bombardes et nos canons, et traire nos arbalétriers; ainsi s'ébahiront nos ennemis.» Quand Philippe d'Artevelle ot ainsi ses gens endittés, et mis en ordonnance et arroi de bataille, et montré comment ils se maintiendroient, il se mit sur une des ailes, et ses gens là où il avoit la greigneure fiance de lès lui; et à son page qui étoit sur son coursier dit: «Va, si m'attends à ce buisson hors du trait; et quand tu verras jà la déconfiture et la chasse sur les François, si m'amène mon cheval et crie mon cri; on te fera voie; et viens à moi; car je veuil être au premier chef de chasse.» Le page à ces paroles se partit de Philippe, et fit tout ce que son maître lui avoit dit. Encore mit Philippe sus de côté lui environ quarante archers d'Angleterre, qu'il tenoit à ses gages; or regardez si ce Philippe ordonnoit bien ses besognes. Il m'est avis que oil, et aussi est-il à plusieurs qui se connoissent en armes, fors tant qu'il se forfit d'une seule chose. Je vous la dirai: ce fut quand il se partit du fort et de la place où au matin il s'était trait; car jamais on ne les eût allé là combattre, pour tant que on ne les eût point eus sans trop grand dommage; mais ils vouloient montrer que c'étoient gens de fait et de volonté, et qui petit craignoient leurs ennemis. Comment le jeudi les François se mirent en toute ordonnance pour combattre les Flamands, qu'ils tenoient incrédules. Or, revinrent ces trois chevaliers et vaillants hommes dessus nommés devers le roi de France et les batailles, qui jà étoient mises en pas, en arroi et en ordonnance, ainsi comme elles devoient aller: car il y avoit tant de si sages hommes et bien usés d'armes en l'avant-garde, qu'ils savoient tous quelle chose ils feroient et devoient faire; car là étoit la fleur de la bonne chevalerie du monde. On leur fit voie: le sire de Cliçon parla premier, en inclinant le roi de dessus son cheval, et en ôtant jus de son chef un chapelet de bièvre qu'il portoit; et dit: «Sire, réjouissez-vous, ces gens sont nôtres; nos gros varlets les combattroient.»--«Connétable, dit le roi, Dieu vous en oye. Or, allons donc avant, au nom de Dieu et de monseigneur saint Denis.» Là étoient les huit chevaliers dessus nommés, pour le corps du roi garder, mis en bonne ordonnance. Là fit le roi plusieurs chevaliers nouveaux: aussi firent tous les seigneurs en leurs batailles. Là y ot boutées hors et levées plusieurs bannières: là fut ordonné que quand ce venroit à l'assembler que on mettroit la bataille du roi et l'oriflambe de France au front premier, et l'avant-garde passeroit tout outre sus aile, et l'arrière-garde aussi sus l'autre aile, et assembleroient aux Flamands en poussant de leurs lances aussitôt les uns comme les autres, et clorroient en étreignant ces Flamands qui venoient aussi joints et aussi serrés comme nulle chose pouvoit être: par cette ordonnance pourroient-ils avoir grandement l'avantage sur eux. De tout ce faire l'arrière-garde fut signifiée, dont le comte d'Eu, le comte de Blois, le comte de Saint-Pol, le comte de Harecourt, le sire de Châtillon, le sire de La Fère étoient chefs. Et là leva ce jour de lès le comte de Blois le jeune sire de Havrech bannière; et fit le comte chevaliers messire Thomas de Distre et messire Jacques de Havrech, bâtard. Il y ot fait ce jour, par le record et rapport des hérauts, quatre cent et soixante et sept chevaliers. Adonc se départirent du roi, quand ils orent fait leur rapport, le sire de Cliçon, messire Jean de Vienne et messire Guillaume de Langres, et s'en vinrent en l'avant-garde; car ils en étoient. Assez tôt après fut développée l'oriflambe, laquelle messire Piètre de Villiers portoit; et veulent aucuns gens dire, si comme on trouve anciennement escript, que on ne la vit oncques déployer sur chrétiens, fors que là; et en fut grand question sur ce voyage si on la développeroit ou non. Toutefois, plusieurs raisons considérées, finablement il fut déterminé du déployer, pour la cause de ce que les Flamands tenoient opinion contraire du pape Clément, et se nommoient en créance Urbanistes: dont les François dirent qu'ils étoient incrédules et hors de foi. Ce fut la principale cause pourquoi elle fut apportée en Flandre et développée. Celle oriflambe est une digne bannière et enseigne; et fut envoyée du ciel par grand mystère, et est en manière d'un gonfanon; et est grand confort le jour à ceux qui la voient. Encore montra-t-elle là de ses vertus; car toute la matinée il avoit fait si grand bruine et si épaisse, que à peine pouvoit-on voir l'un l'autre; mais si très-tôt que le chevalier qui la portoit la developpa et qu'il leva la lance contremont, celle bruine à une fois chéyt et se dérompit; et fut le ciel aussi pur, aussi clair et l'air aussi net que on ne l'avoit point vu en devant de toute l'année, dont les seigneurs de France furent moult réjouis, quand ils virent ce beau jour venu et ce soleil luire, et qu'ils purent voir au loin et autour d'eux, devant et derrière, et se tinrent moult à reconfortés et à bonne cause. Là étoit-ce grand beauté de voir ces bannières, ces bassinets, ces belles armures, ces fers de lances clairs et appareillés, ces pennons et ces armoiries. Et se taisoient tous cois, ni nul ne sonnoit mot, mais regardoient ceux qui devant étoient la grosse bataille des Flamands tout en une, qui approçhoit durement; et venoient le pas tout serrés, les plançons tout droits levés contremont; et sembloient des hanstes[113] que ce fût un bois, tant y en avoit grand multitude et grand foison. [113] _Haste_, bois de lance. Comment le jeudi au matin Philippe d'Artevelle et les Flamands furent combattus et déconfits par le roi de France sur le Mont-d'Or et au val emprès la ville de Rosebecque. Je fus adonc informé du seigneur de Esconnevort, et me dit qu'il vit, et aussi firent plusieurs autres, quand l'oriflambe fut déployée, et la bruine chue, un blanc coulon voler et faire plusieurs vols par-dessus la bataille du roi; et quand il ot assez volé, et que on se dobt combattre et assembler aux ennemis, il se alla asseoir sur une des bannières du roi. Donc on tint ce à grand signifiance de bien. Or, approchèrent les Flamands, et commencèrent à traire et à jeter des bombardes et des canons gros carreaux empennés d'airain; ainsi se commença la bataille. Et en ot le roi de France et sa bataille et ses gens le premier rencontre, qui leur fut moult dur; car ces Flamands, qui descendoient orgueilleusement et de grand volonté, venoient roides et durs, et boutoient, en venant, de l'épaule et de la poitrine, ainsi comme sangliers tout forcenés, et étoient si fort entrelacés ensemble que on ne les pouvoit ouvrir ni dérompre. Là furent du côté des François, et par le trait des bombardes et des canons, premièrement morts: le sire de Waurin, banneret, Morelet de Hallewyn et Jacques d'Erck. Adonc fut la bataille du roi reculée: mais l'avant-garde et l'arrière-garde aux deux ailes passèrent outre et enclouirent ces Flamands et les mirent à l'étroit. Je vous dirai comment. Sur ces deux ailes gens d'armes les commencèrent à pousser de leurs roides lances à long fer et dur de Bordeaux, qui leur passoient ces cottes de mailles tout outre et les prenoient en chair: dont ceux qui en étoient atteints se restreignirent pour eschever les horions; car jamais, si amender le pussent, ne se missent avant pour eux empaler. Là les mirent ces gens d'armes en tel détroit, qu'ils ne se pouvoient aider ni ravoir leurs bras, ni leurs plançons pour férir, ni eux défendre. Là perdoient plusieurs force et haleine, et chéoient l'un sur l'autre, et éteignoient et mouraient sans coup férir: là fut Philippe d'Artevelle enclos et navré de glaives et abattu, et des gens de Gand qui l'aimoient et gardoient grand foison de lès lui. Quand le page Philippe vit la mésaventure venir sur les leurs, il étoit bien monté sur bon coursier; si se partit et laissa son maître, car il ne lui pouvoit aider, et retourna vers Courtray pour revenir à Gand. Ainsi fut faite et assemblée cette bataille; et lorsque des deux côtés les Flamands furent étreints et enclos, ils ne passèrent plus avant; car ils ne se pouvoient aider. Adonc se remit la bataille du roi en vigueur, qui avoit du commencement un petit branlé. Là entendoient gens d'armes à abattre Flamands à pouvoir; et avoient les aucuns haches bien acérées, dont ils rompoient bassinets et décerveloient têtes; et les aucuns plombées, dont ils donnoient si grands horions, qu'ils les abattoient à terre. A peine étoient Flamands abattus, quand pillards venoient qui se boutoient entre les gens d'armes, et portoient grands couteaux dont ils les paroccioient; ni nulle pitié ils n'en avoient, non plus que si ce fussent chiens. Là étoit le cliquetis sur ces bassinets si grand et si haut, d'épées, de haches, de plombées et de maillets de fer, que on n'y oyoit goutte pour la noise. Et ouï dire que si tous les haulmiers de Paris et de Bruxelles fussent ensemble, leur métier faisant, ils n'eussent pas mené ni fait greigneure noise comme les combattants et les férants sur ces bassinets faisoient. Là ne se épargnoient point les chevaliers ni écuyers, mais mettoient la main à l'oeuvre de grand volonté, et plus l'un que l'autre: si en y ot aucuns qui se avancèrent et boutèrent en la presse trop avant; car ils y furent enclos et éteints, et par espécial messire Louis de Cousant, un chevalier de Berry, et messire Fleton de Revel, fils au seigneur de Revel; encore en y ot des autres, dont ce fut dommage; mais si grosse bataille comme celle où tant avoit de peuple ne se peut parfournir, au mieux venir pour les victorieux, qu'elle ne coûte grandement. Car jeunes chevaliers et écuyers, qui désiroient les armes, s'avançoient volontiers pour leur honneur et pour acquerre grâce; et la presse étoit là si grande, et l'affaire si périlleuse pour ceux qui étoient enclos ou chus, que si on n'avoit bonne aide on ne se pouvoit relever. Par ce parti y ot des François morts et éteints aucuns; mais planté ne fut-ce mie; car quand il venoit à point, ils aidoient l'un à l'autre. Là fut un mont et un tas de Flamands occis moult long et moult haut. Et de si grand bataille et de si grand foison de gens morts comme il y ot là, on ne vit oncques si peu de sang issir qu'il en issit; et c'étoit au moyen de ce qu'ils étoient beaucoup d'éteints et étouffés dans la presse, car iceux ne jetoient point de sang. Quand ceux qui étoient derrière virent que ceux qui étoient devant fondoient et chéoient l'un sur l'autre, et qu'ils étoient tous déconfits, si s'ébahirent; et commencèrent à jeter leurs plançons jus et leurs armures, et eux déconfire et tourner vers Courtray en fuite et ailleurs; ni ils n'avoient cure fors que pour eux mettre à sauveté; et Bretons et François après, qui les enchassoient en fossés, en aulnaies et en bruyères, ci dix, ci douze, ci vingt, ci trente, et les combattoient de rechef, et là les occioient s'ils n'étoient plus forts d'eux. Et si en y ot grand foison de morts en chasse entre la bataille et Courtray, où ils se retiroient à garant; et du demeurant qui se put sauver il se sauva, mais ce fut moult petit; et se retrayoient les uns à Courtray, les autres à Gand, et les autres chacun où il pouvoit. Cette bataille fut sur le Mont-d'Or, entre Courtray et Rosebecque[114], en l'an de grâce Notre-Seigneur mil trois cent quatre-vingt et deux, le jeudi devant le samedi de l'Avent, au mois de novembre le vingt-septième jour; et étoit pour lors le roi Charles de France au quatorzième an de son âge. [114] Il se trouve dans la Flandre trois communes appelées Roosebèke: l'une à deux lieues trois quarts d'Ypres, une autre à trois lieues de Courtray et une troisième à deux lieues d'Audenarde. C'est la première de ces communes, qu'on nomme aujourd'hui West-Roosebèke, qui fut le théâtre de la sanglante bataille où Philippe d'Artevelde perdit la vie. (_Note de M. Gachard._) Comment après la déconfiture des Flamands le roi vit mort Philippe d'Artetevelle, qui fut pendu à un arbre. Ainsi furent en ce temps sur le Mont-d'Or les Flamands déconfits, et l'orgueil de Flandre abattu, et Philippe d'Artevelle mort; et de la ville de Gand ou des tenances de Gand, morts avecques lui jusques à neuf mille hommes. Il y ot morts ce jour, ce rapportèrent les héraults, sur la place, sans la chasse, jusques à vingt-six mille hommes et plus[115]; et ne dura point la bataille, jusques à la déconfiture depuis qu'ils assemblèrent, heure et demie. Après cette déconfiture, qui fut très-honorable et profitable pour toute chrétienté et pour toute noblesse et gentillesse;--car si les vilains fussent là venus à leur entente, oncques si grandes cruautés ni horribletés ne avinrent au monde que il fût avenu par les communautés, qui se fussent partout rebellées et détruit gentillesse;--or se avisent bien ceux de Paris atout leurs maillets, que dirent-ils quand ils sçurent les nouvelles que les Flamands sont déconfits à Rosebecque, et Philippe d'Artevelle, leur capitaine, mort? Ils n'en furent mie plus lies; aussi ne furent autres bons hommes en plusieurs villes. [115] La relation contemporaine insérée dans le registre de _cuir noir_ à Tournai porte à 25,000 le nombre des Flamands qui périrent dans la bataille. Selon la même relation, l'armée du roi était de 60,000 combattants, et celle des Flamands de 50,000. (_Note de M. Gachard._) Quand celle bataille fut de tous points achevée, on laissa convenir les fuyants et les chassants: on sonna les trompettes de retrait; et se retraist chacun en son logis, ainsi comme il devoit être. Mais l'avant-garde se logea outre la bataille du roi, où les Flamands avoient été logés le mercredi; et se tinrent tous aises en l'ost du roi de France. De ce qu'ils avoient, ce étoit assez; car étoient rafreschis et ravitaillés des pourvéances qui venoient de Ypres. Et firent la nuit ensuivant trop beaux feux en plusieurs lieux aval l'ost, des plançons des Flamands qu'ils trouvèrent; car qui en vouloit avoir, il en avoit tantôt recueilli et chargé son col. Quand le roi de France fut retrait en son logis, et on ot tendu son pavillon de vermeil cendal, moult noble et moult riche, et il fut désarmé, ses oncles et plusieurs barons de France le vinrent voir et conjouir; ce fut raison. Adonc lui alla-t-il souvenir de Philippe d'Artevelle, et dit à ceux qui de lès lui étoient: «Ce Philippe, s'il est vif ou mort, je le verrois volontiers.» On lui répondit que on se mettroit en peine du voir. Il fut crié et noncié en l'ost que quiconque trouveroit Philippe d'Artevelle, on lui donneroit dix francs. Donc vissiez varlets avancer entre les morts, qui jà étoient tout dévêtus aux pieds. Ce Philippe, pour la convoitise du gagner, fut tant quis qu'il fut trouvé et reconnu d'un varlet qui l'avoit servi longuement et qui bien le connoissoit; et fut apporté et traîné devant le pavillon du roi. Le roi le regarda une espace; aussi firent les seigneurs; et fut là retourné pour savoir s'il avoit été mort de plaies: mais on trouva qu'il n'avoit plaies nulles du monde dont il fût mort si on l'eût pris en vie; mais fut éteint en la presse et chéyt parmi une fosse, et grand foison de Gantois sur lui, qui moururent en sa compagnie. Quand on l'eut regardé une espace, on l'ôta de là, et fut pendu à un arbre. Véez-là la darraine fin de Philippe d'Artevelle. 9. _Bataille de Rosebèque._ 1382, 27 novembre. _Le Religieux de Saint-Denis_, traduit par M. Bellaguet. Ordre de bataille de l'armée royale.--Défaite des ennemis à Rosebèque. Les douze mille hommes d'armes qui se trouvaient dans le camp furent partagés en cinq corps: le premier, suivant la coutume de France, fut placé sous le commandement du connétable et des maréchaux de France Louis de Sancerre et Mouton de Blainville. A ces capitaines s'étaient joints beaucoup de chevaliers fameux, non moins recommandables par leur naissance que par leur valeur, tels que les comtes de Flandre, de Saint-Pôl, d'Harcourt, de Grand-Pré, de Solms en Allemagne et de Tonnerre; le vicomte d'Aulnay et les illustres barons les sires d'Antoing, de Châtillon, de La Fère, d'Anglure, de Hangest, et tous ceux qui venaient d'être armés chevaliers et qui voulaient signaler leur vaillance en cette journée. Messeigneurs les ducs de Berry et de Bourbon, et avec eux aussi messire de Saimpy et l'évêque de Beauvais, Miles de Dormans, occupaient les deux ailes du corps d'armée du roi, dont ils n'étaient séparés que par un petit intervalle, afin de pouvoir au besoin porter secours à l'avant-garde. Messire Jean d'Artois, comte d'Eu, conduisait l'arrière-garde avec un grand nombre de chevaliers et d'écuyers. Le roi, le duc de Bourgogne, son oncle, et le comte de Valois, son frère, avec beaucoup de chevaliers au service et de nobles seigneurs d'une illustre origine, formaient le centre de la bataille. Les troupes ainsi rangées, il fut défendu à tous, par la voix du héraut, de quitter les rangs, sous peine, pour quiconque s'échapperait du camp furtivement et sans permission, d'être flétri à jamais comme homicide et condamné en outre à subir le dernier supplice, quelles que fussent sa condition et sa dignité. Les chevaux même furent éloignés de la vue des combattants, afin que chacun, perdant tout espoir de se soustraire au danger par la fuite, montrât plus de coeur. Le roi resta seul à cheval; à ses côtés se tenaient messire Raoul de Raineval, Le Bègue de Vilaines, messire de Pommiers, le vicomte d'Arcy, Guy dit _le Baveux_ et Enguerrand de Heudin, chevaliers renommés pour leur valeur. Le messager de Philippe, accourant en toute hâte, lui rapporte tout cela en détail, et l'engagea même secrètement à fuir. Philippe commençait à s'étonner: sa présomption l'abandonnait; il demeura quelque temps immobile, et son coeur se serra d'effroi. Saisi d'un repentir tardif, il dit à voix basse au messager: «Tu m'apportes une triste nouvelle, lorsque tu m'assures qu'il y a tant de Français avec le roi; j'étais loin de m'y attendre.» Ainsi déchu de son coupable espoir et ne sachant quel parti prendre, il eut recours à l'artifice; prenant un prétexte pour s'éloigner, il s'adressa à toute son armée: «C'est une rude guerre, dit-il, que celle que nous avons désirée jusqu'ici et que nous entreprenons. Il nous faut la conduire avec plus de prudence que jamais. En conséquence, j'estime que pour la terminer heureusement il est à propos que j'aille en personne hâter le secours de dix mille de nos compagnons qui nous doivent venir.» Il serait parti sans doute à l'instant même si quelques-uns de ceux qui étaient là ne s'y fussent opposés. «Quelle nécessité t'oblige, dirent-ils, à laisser ton camp sans chef? Peut-être n'est-ce qu'une ruse. C'est pour obéir à tes ordres et dans l'espoir de vaincre que nous nous sommes engagés dans cette entreprise. Il faut donc que tu restes pour tenter avec nous les chances du combat.» Vaincu par ces paroles, il dut se soumettre à la volonté de tous et se ranger à leur avis; il se résolut ainsi malgré lui à combattre. Dans l'armée du roi, ceux qui commandaient exhortaient vivement leurs soldats à tenir ferme, à se rappeler les triomphes continuels de leurs pères, à espérer dans le Seigneur et à lui recommander dévotement leur cause, ainsi que celle du roi et du royaume, en le priant de ne point donner la victoire aux Flamands, si turbulents dans la paix et toujours si lâches à la guerre. Déjà les Français avaient fait pleuvoir sur eux, pendant l'espace d'un jour environ, une grêle de traits et toutes sortes de projectiles. Le bruit de l'artillerie, qui parvenait jusqu'au roi, ne lui inspirait aucune frayeur, et on l'entendit prononcer ces paroles remarquables: «On voit bien à présent que ces gens-là brûlent d'une ardeur guerrière; mais bientôt, avec l'aide de Dieu, ils seront exterminés.» En disant cela, il donna ordre que l'on s'approchât de l'ennemi à la portée des traits. Le ciel était depuis six jours couvert d'un brouillard si épais, qu'à peine des premiers rangs apercevait-on les tentes de l'ennemi; les ténèbres continuelles, et pour ainsi dire palpables, qui enveloppaient l'atmosphère, étaient telles, que ceux de l'arrière-garde voyaient à peine la trace de ceux qui marchaient en avant, et ces derniers ne distinguaient pas devant eux au-delà d'un jet de pierre. La Providence divine permettait sans doute cette particularité, pour rendre plus éclatante la victoire du jeune roi. Déjà, conformément à son ordre, le connétable s'était approché de l'ennemi par une marche lente; il parcourut les rangs de ses soldats: «Je sais bien, mes chers compagnons, leur dit-il, que les paroles ne donnent point de courage, et que le discours d'un général ne fait point d'une armée lâche et timide une brave et vaillante armée. Vous déploierez toute l'audace que la nature ou l'éducation a donnée à chacun de vous. Dans le moment critique, il faut agir et non délibérer. Conduisez-vous donc en hommes de coeur, et que des ennemis sans expérience de la guerre ne résistent pas à vos coups.» Il les engagea tous aussi à ne point se laisser troubler par l'aspect d'une multitude extraordinaire; et pour frapper les esprits en finissant son discours, il s'écria à haute voix: «Voici le moment de recueillir le fruit de vos longs travaux.» Puis il donna le signal de l'attaque, contre les ennemis. Au même instant une grêle de traits couvrit les deux armées. L'air retentit de cris confus et effroyables, poussés de part et d'autre et répétés par les échos d'alentour. Le roi entendant le bruit des armes, nouveau pour lui, et informé par Collard de Tanques, son écuyer, que l'heure du combat était arrivée, éleva dévotement les mains au ciel, pria Dieu de lui donner la victoire, et invoquant le secours des saints, se recommanda humblement à la bienheureuse Vierge Marie et à saint Denis, le patron particulier de la France. En ce moment, messire Pierre de Villiers, garde de l'oriflamme, déploya sa bannière d'après l'ordre du roi. Tout à coup, par un miracle spécial de la Providence divine, le brouillard se dissipant, le ciel devint pur et serein comme en un jour d'été, et le soleil dardant ses rayons, comme pour favoriser les Français, éblouit les yeux des ennemis par une réverbération éclatante. On s'attaqua d'abord de part et d'autre avec une grande animosité et un acharnement inexprimable; les combattants se frappaient à coups d'épées et de godendac, aspirant à se donner mutuellement la mort. Mais les ennemis, par leur masse serrée, présentaient un front impénétrable; ils firent reculer les Français d'un pas et demi. Il était assurément difficile qu'une petite armée, quelque supérieure qu'elle fût par son expérience et son habitude des combats, tint longtemps contre des troupes innombrables. Aussi ceux qui se trouvèrent là racontent-ils que le succès fut quelque temps douteux, et que la bataille eût été perdue par les Français s'ils n'avaient triomphé des difficultés par l'adresse et la ruse. Un des combattants, dont le nom est resté jusqu'ici inconnu, comme s'il fût descendu du ciel, profitant du désordre de la mêlée, s'écria à haute voix: «Courage, mes bons amis! voici que les manants tournent le dos.» Ceux des ennemis qui combattaient au premier rang regardèrent alors derrière eux, et aussitôt la face du combat fut changée. Les Français se ranimant cessèrent de reculer, et reprirent l'avantage. Ceux qui étaient aux deux ailes quittèrent leurs rangs; suivis d'une foule de gens de pied qui accouraient en toute hâte, ils fondirent sur les ennemis, frappant à coups redoublés de droite et de gauche avec une force irrésistible, et cherchant surtout à les atteindre à la gorge au défaut de leurs armures. Partout où ils se portaient, leurs adversaires tremblaient, comme sous l'influence d'un astre malin. Ce ne fut plus alors partout qu'un champ de carnage: la terre fut inondée d'un fleuve de sang; ceux qui occupaient le centre de la bataille, pressés de tous côtés par des masses nombreuses, furent étouffés; et bientôt les morts et les mourants, en tombant les uns sur les autres, formèrent en plusieurs endroits des monceaux de cadavres qui s'élevaient à la hauteur d'une lance. L'action se passait sous les yeux du roi. Déjà passionné pour la gloire, il ne voulait pas laisser les siens en péril, ni rester dans une honteuse inaction, et il répétait souvent ces paroles inspirées par son courage: «Pourquoi ne pas secourir nos soldats, qui affrontent pour nous le danger de la mort, et qui préfèrent notre gloire à leur propre vie?» Mais le duc de Bourgogne le retenait toujours, en lui remontrant qu'un roi doit aspirer à vaincre autant par sa sagesse et sa prudence que par son épée. Un si long carnage avait lassé les combattants; les ennemis, voyant que le succès n'avait point répondu à leurs espérances et que de tous côtés la mort les menaçait, sentirent leur ardeur s'affaiblir; comme plongés dans l'abîme du découragement et du désespoir, ils s'enfuirent au plus vite, jetant dans les marais voisins l'image et la bannière de saint Georges. Il est difficile d'indiquer avec certitude le nombre des morts; cependant ceux qui assistèrent à cette journée, et je suis disposé à suivre leur récit, prétendent que vingt-cinq mille Flamands tombèrent avec leur chef, qui était l'artisan de cette coupable rébellion. Les Français perdirent dans cette lutte, si périlleuse, de nobles chevaliers, non moins illustres par leur naissance que par leur valeur, messire Flotte de Revel, messire Antoine et messire Guy de Cousant, messire de Bavay, Jean Brides Breton et Moreau de Halluin. Avec eux succombèrent aussi quarante-quatre vaillants hommes, qui, commençant l'attaque avant les autres, se jetèrent sur l'ennemi et s'acquirent une gloire immortelle par cette mort courageuse. La fleur des braves, messire Renaud, dit _le Baveux_, gentilhomme beauceron, de haute réputation dans les armes, fut aussi en cette occasion blessé à mort; après la victoire on le conduisit à Tournai, où il cessa de vivre au bout de trois jours, couronnant par cette fin glorieuse une carrière illustrée par de nombreux exploits. Ainsi, pour n'avoir pas voulu suivre de sages conseils, le peuple rebelle et intraitable de Flandre fut complétement battu et descendit tout entier dans la tombe; et pour n'avoir pas su se soumettre à un joug salutaire, il recueillit le triste fruit de ses révoltes en tombant sous le fer des Français. Les Français poursuivent les Flamands dans leur fuite. Le lendemain de la Saint-Martin d'hiver, après cette cruelle boucherie, on donna le signal de la retraite à tous les gens de guerre, excepté aux sires de Coucy et d'Albret, qui eurent ordre de ne point s'arrêter, mais de poursuivre le cours de leurs succès pour empêcher les fuyards de se rallier. Animés par leur victoire, ces deux seigneurs prirent avec eux 400 cavaliers armés de toutes pièces, et, précipitant leur course, atteignirent bientôt les Flamands. Alors, comme des lions furieux, ils se jetèrent sur eux le fer à la main, les frappant à droite et à gauche de leurs épées et de leurs poignards. Ils s'abandonnèrent aux transports d'une ardeur presque forcenée; les chemins et les routes d'alentour furent inondés du sang des mourants. Tous ceux qui essayèrent ou de se rallier pour combattre, ou de se cacher au milieu des saules, des buissons, des bois ou des marais, montrèrent à leurs dépens que l'on peut triompher aisément de la valeur isolée; ils furent exterminés jusqu'au dernier. Quelques-uns, gagnant des lieux rendus inaccessibles par des pluies abondantes, essayèrent de sauter des fossés, en se fiant à leur agilité ordinaire; mais, épuisés par une course trop longue ou par le poids de leurs armes, ils disparurent engloutis sous les eaux. Dans cette poursuite si acharnée, quelques Français, émus de pitié, furent d'avis qu'on pouvait épargner des malheureux qui criaient merci; que le crime de la rébellion avait été suffisamment expié, puisque les chefs de la sédition avaient péri. Ils retournèrent sur leurs pas, et il ne resta plus qu'environ deux cents hommes, qui donnèrent libre carrière à leur cruauté jusqu'au coucher du soleil. J'ai appris de source certaine que le nombre de ceux qui succombèrent dans la fuite égala le nombre de ceux qui étaient restés sur le champ de bataille, à l'exception de mille hommes, qui, se sauvant d'une course plus rapide, rejoignirent les Flamands au siége d'Audenarde; mais ils ne furent pas plus heureux. Le comte, se défiant de leurs habitudes de ruse, et voulant empêcher qu'ils n'effrayassent les assiégés en se disant vainqueurs, envoya vers la ville un écuyer porteur d'une lettre qui annonçait sa victoire. Ce messager, étant lui-même Flamand, n'inspirait aucun soupçon. Fuyant à toute bride avec les apparences de la frayeur, il suivit les autres jusqu'au camp; et usant d'un stratagème adroit, il s'écria d'une voix tonnante: «Hé bien, messieurs les paysans! nous sommes vainqueurs; la plupart des Français ont été tués; ceux qui restent sont à demi morts;» et il lança dans la ville sa lettre attachée à une flèche. Dès qu'on l'eut trouvée, on la porta au capitaine; elle ne contenait que ce peu de mots: « Nos ennemis sont vaincus; persistez, je vous en conjure, dans votre courageuse résolution.» Le capitaine, qui était un homme avisé, devinant aussitôt la vérité, remplit ses compagnons de joie et de confiance; il donna le signal d'une sortie, tomba tout à coup sur les fuyards et en tua près de neuf cents. En voyant ce coup de main, ceux qui avaient été laissés à la garde du camp levèrent le siége. Le roi, ayant ainsi triomphé d'une nation si fière et si indomptable, passa la nuit dans sa tente, et dans les transports de sa joie il remercia Dieu de lui avoir accordé, par l'intercession de la bienheureuse Vierge Marie, sa mère, et de saint Denis, le patron particulier de la France, une victoire si désirée et si peu sanglante pour les siens. 10. _Charles VI rentre victorieux à Paris, et soumet les Parisiens._ 1383, 10 janvier. _Le Religieux de Saint-Denis_, traduit par M. Bellaguet. Vers le coucher du soleil, le prévôt des marchands et quelques notables de Paris allèrent trouver les princes, à l'insu du petit peuple, et leur assurèrent avec serment qu'ils pouvaient entrer sans résistance à Paris, ainsi qu'ils l'avaient longtemps désiré, en tel équipage qu'il leur plairait, en appareil de paix ou de guerre. Pour donner plus de poids à leurs paroles, ils offrirent de marcher à la tête du cortége royal, consentant à subir le dernier supplice si leurs promesses ne se réalisaient pas. La proposition fut agréée, et le lendemain au point du jour les ducs firent publier, par la voix du héraut et à son de trompe, que tous les capitaines, chevaliers, écuyers et gens d'armes se tinssent prêts à entrer dans la ville en appareil de guerre, pour graver dans l'esprit de la populace un souvenir plus durable de leur récente victoire. L'armée fut partagée en trois corps; le roi était seul à cheval au milieu. Les bourgeois sortirent de la ville pour aller à sa rencontre et lui offrir leurs hommages accoutumés; mais on leur enjoignit brusquement de retourner aussitôt sur leurs pas, et on leur répondit que le roi et ses oncles ne pouvaient oublier des offenses si récentes, et avaient une trop belle occasion de venger à la fois les injures faites à leur personne et à l'État. Alors, sans plus tarder, des paroles on en vint aux effets: on se jeta avec fureur sur les barrières en bois qui avaient été placées devant les portes pour qu'on ne pût entrer sans permission dans la ville; on les brisa à coups de hache; on arracha les portes même de leurs gonds et on les renversa sur la chaussée du roi. Le cortége passa dessus, comme pour fouler aux pieds l'orgueil farouche des Parisiens, et conduisit le roi à pas lents jusqu'à l'église de Notre-Dame. Lorsque le roi eut fait ses prières et qu'il eut déposé en présent devant l'image de la bienheureuse Vierge Marie une bannière semée de fleurs de lis d'or, il fut escorté jusqu'au Palais avec la même pompe militaire. Le connétable, les maréchaux et les grands du royaume allèrent s'établir dans les principaux postes de la ville, et surtout dans les carrefours populeux, lieux ordinaires de réunions pour les habitants, afin d'apaiser promptement par la force les nouveaux mouvements qui pourraient éclater. Quant aux autres hommes d'armes, partout où ils voulurent se loger, il fallut leur ouvrir les portes en toute hâte pour éviter qu'elles ne fussent brisées. Mais, de peur qu'au milieu de cette excessive liberté on n'en vînt des paroles outrageantes aux actes coupables, on fit publier dans les carrefours, par la voix du héraut, une ordonnance qui défendait d'insulter les bourgeois ou de leur faire éprouver aucun dommage en quoi que ce fût, sous peine, pour quiconque oserait enfreindre cette défense, d'être flétri à jamais comme homicide et condamné au dernier supplice, quelles que fussent sa condition et sa dignité. Cependant quelques gens avides de pillage, à qui il était difficile de se défaire de leurs habitudes, n'obéirent pas à l'ordre du roi. Le connétable fit pendre deux d'entre les coupables aux fenêtres des maisons où ils avaient commis leurs vols; il voulait que le lieu témoin du délit fût aussi le théâtre de leur exécution, pour que leur misérable fin servît d'exemple aux autres et les détournât du crime. Lorsque le vol eut été ainsi défendu sous peine de mort, les ducs, suivant ce qui avait été convenu entre eux, envoyèrent leurs gens par toute la ville pour arrêter trois cents des plus riches bourgeois, dont les principaux étaient messire Guillaume de Sens, maîtres Jean Filleul, Jacques du Châtel et Martin le Double, avocats au Parlement ou au Châtelet du roi; Jean Flamand, Jean le Noble, et Jean de Vandetar; on les enferma tous en diverses prisons. Les autres bourgeois, frappés d'épouvante, craignirent avec raison que la colère du roi et des princes ne s'étendît sur eux, surtout lorsqu'ils virent que le lundi suivant deux des prisonniers, dont l'un était orfèvre et l'autre marchand de draps, furent mis à mort en expiation des crimes précédemment commis contre la majesté royale. Le désespoir de la femme de l'orfévre rendit la chose plus déplorable. Elle était sur le point d'accoucher; en apprenant la fin ignominieuse de son mari, elle fut saisie d'épouvante; puis, égarée par cette frayeur qui est naturelle à son sexe, elle se jeta par la fenêtre de sa maison sur le pavé de la rue, et tomba morte avec le fruit qu'elle portait dans son sein. Cinq jours après, suivant le conseil donné au roi et aux ducs, les chaînes de fer que l'on tendait dans chaque rue pendant la nuit furent enlevées et transportées au bois de Vincennes. Une ordonnance royale enjoignit aussi, sous peine de mort, à tous les habitants, de porter leurs armes soit au Palais, soit au Louvre; et il s'en trouva une si grande quantité, qu'il y en avait, disait-on, assez pour armer huit cent mille hommes. Puis le roi, voulant pouvoir entrer librement dans la ville et en sortir avec autant de gens qu'il lui plairait, sans avoir rien à craindre des Parisiens, fit abattre l'ancienne porte de Saint-Antoine, et achever le château fort[116] que son père avait commencé dans le même faubourg; il fit, en outre, construire, près du Louvre, une tour solide que venaient baigner les eaux de la Seine. [116] La Bastille. Le second samedi de ce mois, l'auguste duchesse d'Orléans[117] arriva à Paris; par ses douces paroles et ses instantes prières, elle essaya de calmer le courroux du roi et des princes. Mais le temps de la miséricorde n'était pas encore venu; tout ce qu'elle put obtenir, ce fut que l'on différât jusqu'à la semaine suivante l'exécution de sept malfaiteurs que l'on conduisait au supplice. Le même jour, le recteur de l'université de Paris, accompagné des docteurs et des maîtres les plus distingués, alla trouver le roi, le suppliant humblement de suivre l'exemple de ses prédécesseurs, qui, dans tous leurs actes, avaient préféré la clémence à toutes les vertus; de sorte qu'on pouvait leur appliquer cet éloge: _Les rois d'Israel sont cléments_. Je ne rapporterai pas tout au long cette harangue; je dirai seulement que l'orateur fit valoir beaucoup de raisons pour fléchir le coeur du roi et obtenir que dans sa bonté il épargnât le sang des bourgeois, lui remontrant par beaucoup d'exemples, que l'emportement aveugle d'une populace inconsidérée ne devait pas tourner au détriment des gens de bien. [117] Fille de Charles le Bel et belle-soeur du roi Jean. Quand l'orateur eut fini de parler, le duc de Berry, oncle du roi, répondit en ces termes: «Il appartient à un roi de punir les coupables et les perturbateurs de la paix publique; et puisque la rébellion a éclaté si publiquement, il est constant que tous ont mérité la mort et la confiscation de leurs biens. Cependant le roi, notre sire, n'ignore pas que tous n'ont point trempé dans ce qui s'est fait, et qu'il y en a beaucoup qui ont désapprouvé les attentats commis envers la majesté royale. Aussi, ne voulant pas faire retomber sur tous le crime des coupables, ni confondre les bons avec les méchants, il a résolu de mettre des bornes à son courroux et de se montrer aussi humain que possible, en ne punissant que les principaux auteurs de la révolte, afin qu'ils servent d'exemple aux autres.» Pendant les deux semaines suivantes, plusieurs complices de la sédition furent décapités, à différents jours, par sentence du prévôt de Paris. De ce nombre était un bourgeois très-considéré, nommé Nicolas Flamand, qui jadis, au temps du roi Jean, avait pris part au meurtre du maréchal de monseigneur le dauphin Charles. A cette nouvelle, deux des prisonniers, tremblant comme s'ils allaient être frappés par l'influence d'un astre malin, se dérobèrent, par une mort volontaire, à la honte du supplice. Ceux qui, par leurs fonctions, avaient entrée au conseil du roi et des princes, et qui étaient initiés aux secrets ressorts de la politique, m'ont assuré qu'au milieu de toutes ces exécutions et de l'embarras des affaires, on agita pendant quelque temps la question des subsides. On savait bien qu'ils avaient été établis récemment pour subvenir aux besoins de la guerre et pour réparer les maisons royales, et que depuis le temps du feu roi Charles jusqu'à ce jour ils avaient été payés, contrairement aux anciens usages, sans le consentement du peuple. Néanmoins quelques-uns proposaient non-seulement de les rétablir, mais encore d'en faire un pur domaine du roi et d'en confier l'administration à des juges royaux. D'autres, plus clairvoyants, jugeant de l'avenir par le passé, craignirent que cette innovation inouïe ne fît éclater dans le royaume une rébellion générale; ils conseillèrent de ne point s'écarter de la voie ordinaire; on se rendit enfin à leur avis. En vertu d'une décision prise de l'assentiment de tous, l'impôt fut publié dans les carrefours de la ville, par la voix du héraut et à son de trompe; il fut annoncé qu'on payerait aux exacteurs royaux la gabelle, douze deniers par livre sur la vente de toutes les marchandises, et le quart pour chaque mesure de vin vendu en détail. Ainsi, le peuple fut réduit à subir le joug onéreux qu'il avait jusque-là refusé insolemment de porter. Depuis longtemps les Parisiens renouvelaient par voie d'élection et choisissaient parmi les notables le prévôt et les échevins chargés de régler les différends qui s'élevaient à l'occasion des marchandises entre les bourgeois ou les marchands étrangers. Ce privilége fut entièrement supprimé, le dernier jour du mois, par décision des conseillers du roi, et l'on décréta que la charge de prévôt serait confiée à un magistrat nommé par le roi et non plus par les bourgeois. Il y avait encore des confréries, formées en l'honneur de quelques saints et dans le but d'enrichir certaines chapelles; les membres de ces confréries avaient coutume de se réunir pour faire ensemble joyeuse chère. On crut que ces réunions pouvaient être l'occasion de complots dangereux, et on les suspendit jusqu'à ce qu'il plût au roi d'en ordonner autrement. Le même jour, une sentence fut portée contre douze criminels complices de la sédition; avec eux on condamna à la peine de mort messire Jean des Marets, et l'on ordonna qu'il serait placé sur la charrette plus haut que les autres, afin d'être mieux vu de tout le monde. Il n'avait pu obtenir la permission de se défendre, quoiqu'il eût réclamé plusieurs fois le privilége des gens d'église et demandé instamment à être envoyé devant l'Ordinaire. Pendant presque toute une année il avait servi de médiateur entre le roi et les Parisiens; il avait souvent modéré la fureur du peuple et arrêté ses excès en l'empêchant de lâcher la bride à sa cruauté. Il remontrait toujours aux factieux que c'était s'exposer à une mort presque certaine que de provoquer la colère du roi et des princes. Mais, cédant aux prières de cette multitude rebelle et turbulente, au lieu de quitter Paris, comme avaient fait les autres personnes de sa profession, il y était resté, et se jetant trop hardiment au milieu des orages de la discorde civile, il avait donné le conseil de prendre les armes et de défendre la ville; ce qu'il savait bien déplaire au roi et aux grands. Cette offense, disait-on, avait été la cause de sa mort. Ainsi, cet homme, qui pendant soixante-dix années d'une vie honorable avait secondé par sa prudence les rois et les princes dans le gouvernement de l'État, fit voir par son exemple qu'on ne doit pas se croire solidement établi parce qu'on jouit d'une grande considération à la cour; la fortune, l'accablant de ses rigueurs, l'entraîna dans l'abîme et le fit périr d'une mort ignominieuse. J'arrive à la fin de ce récit. Plus de cent criminels ayant expié leurs offenses par un châtiment semblable, le ressentiment du roi et des seigneurs se calma, et le 1er mars, jour où l'année précédente avait commencé la sédition, ils résolurent d'accomplir de la manière suivante les vengeances qui leur restaient encore à exercer. Sous une tente magnifique et spacieuse, élevée sur les degrés du Palais, le roi prit place avec ses oncles et une foule d'illustres chevaliers. Les bourgeois, suivant l'ordre qu'ils en avaient reçu, se réunirent, en aussi grand nombre qu'ils purent, dans la cour du Palais. On voyait parmi eux les femmes dont les maris étaient en prison; les vêtements en désordre, les cheveux épars et les mains tendues vers le roi, elles implorèrent sa miséricorde avec des cris et des larmes. Alors, ainsi qu'il avait été réglé, messire Pierre d'Orgemont, chancelier de France, reprochant aux Parisiens tous leurs attentats anciens et récents, rappela, dans un éloquent discours, comment, sous le règne de Jean, ils avaient souillé la chambre royale du sang de deux nobles seigneurs, et comment cette année même ils avaient indignement massacré les juifs qui vivaient sous la sauvegarde du roi et violé le respect dû à la maison royale; puis, réprouvant leur emportement téméraire et exagérant leurs crimes, il exposa les peines qu'ils avaient méritées et maudit publiquement leurs trahisons. Tels furent les griefs qu'il développa dans un long discours. Plusieurs des assistants, frappés d'épouvante, crurent que ce tonnerre de paroles finirait par attirer sur eux les éclats de la foudre. Mais les oncles et le frère du roi se jetant humblement à ses pieds, demandèrent et obtinrent qu'au lieu d'une condamnation criminelle on prononçât une condamnation civile. Cela fait, messire d'Orgemont harangua de nouveau le peuple: «Sachez tous, dit-il, que le roi ne veut pas abuser de tout son pouvoir, mais qu'il aime mieux gouverner ses sujets avec clémence. Cédant aux prières de messeigneurs les ducs, et se réglant sur l'autorité divine, qui fait grâce aux coupables même les plus indignes de pardon, il vous remet la peine de mort pour toutes vos révoltes et tous vos attentats. Il daigne effacer de son coeur tout ressentiment. Mais si vous retombez dans les mêmes fautes, il n'y aura plus de grâce pour vous.» L'assemblée s'étant séparée, on mit tous les prisonniers en liberté, après leur avoir fait payer toutefois une forte amende, qui égalait la valeur de tous leurs biens; encore leur disait-on lorsqu'ils sortaient de prison: «Vous devez remercier le roi de ce qu'il vous accorde la vie en échange de biens si fragiles.» Pareille exaction fut imposée à tous les bourgeois qui avaient été pendant la révolte centeniers, soixanteniers, cinquanteniers ou dizeniers, ou qui étaient fort riches; on envoya chez eux les gens du roi, qui, en s'emparant d'objets précieux et en pillant leur mobilier, les forcèrent de se soumettre à la taxe. Ruinés par cette amende, qui était au-dessus de leurs moyens, ils se virent dépouillés de leurs patrimoines, de leurs héritages et de tout leur avoir, et furent enfin réduits à la plus affreuse misère. Les intendants du trésor royal m'ont assuré qu'il n'entra pas le tiers de ces sommes immenses dans les coffres du roi, et que le reste fut abandonné aux capitaines pour payer les services des gens de guerre. Mais les capitaines gardèrent tout pour eux, et leur cupidité fut cause que leurs soldats continuèrent à exercer des brigandages en sortant de Paris. RÉVOLTE DES TUCHINS. 1384. Après la victoire remportée par le roi et ses oncles sur la bourgeoisie de Flandre et de Paris, la réaction féodale ne connut plus de bornes; les exactions redoublèrent; les impôts furent augmentés, les monnaies altérées. Le sort des classes populaires devint intolérable. Les serfs, les ouvriers, les paysans, se soulevèrent dans une grande partie de la France sous le nom de _Tuchins_; une partie émigra, et se retira dans le Hainaut et le pays de Liége; les autres furent massacrés. 1. _Récit du Religieux de Saint-Denis._ (Traduction de M. Bellaguet). La confirmation de la trêve entre les rois de France et d'Angleterre garantit pendant toute cette année le repos de la France sur terre et sur mer. Parmi le peu d'événements mémorables qui eurent lieu, je mentionnerai le voyage du duc de Berri. Mandé au mois de mai par un message apostolique, il prit congé du roi de France, et se dirigea vers Avignon par l'Auvergne et le Poitou. Il résolut de s'arrêter quelque temps dans ces provinces pour réprimer un soulèvement inouï du petit peuple, dont la fureur indomptable opprimait le pays. Des bandes nombreuses de misérables, qu'on appelait Tuchins, à cause de leur vie désordonnée, avaient tout à coup surgi comme une nuée de vers, et s'étaient montrés sur tous les points de la contrée. Laissant là les travaux des métiers et la culture des terres, ils s'étaient réunis et engagés par des serments terribles à ne plus courber la tête sous le poids des subsides, mais à maintenir leurs anciennes franchises et à essayer de secouer par la force ce joug accablant. Bientôt voyant leur nombre s'accroître de jour en jour, ils se portèrent à de plus coupables excès. Comme poussés par le démon et agités d'une rage forcenée, ils se déclarèrent les ennemis des gens d'église, des nobles et des marchands. Tantôt ils les attaquaient ouvertement, tantôt ils leur dressaient des embûches; après les avoir dépouillés de tous leurs biens, ils leur crevaient les yeux, leur coupaient quelque membre ou les pendaient sans pitié. Puis, se répandant de tous côtés par troupes avec une fureur aveugle, ils mettaient le feu aux maisons de campagne et les réduisaient en cendres, si l'on ne se rachetait à prix d'argent. Partout on leur faisait un bon accueil pour se soustraire à la mort; mais la plupart du temps ils violaient l'hospitalité et le droit des gens, respecté même par les barbares, et dépouillaient en se retirant ceux qui les avaient traités généreusement. Le récit des cruautés de ces brigands sema la crainte et l'horreur dans les pays d'alentour. Aussi, toutes les fois qu'un marchand se mettait en route, il cherchait à les éviter en se rendant à sa destination par des chemins détournés; ou bien il passait au milieu d'eux, déguisé en paysan ou à la faveur d'un vêtement grossier, se conformant à leurs manières pour échapper à là mort. Les Tuchins, voulant prévenir toute surprise, se donnèrent pour chef un écervelé nommé Pierre de la Bruyère. Cet homme brutal fit aussitôt choix d'infâmes agents, et leur prescrivit de ne point recevoir dans leur compagnie, mais de tuer sur-le-champ tous ceux qui, se mêlant à leurs bandes ou passant au milieu d'eux, n'auraient point des mains rudes et calleuses et montreraient trop d'urbanité et de politesse dans leurs manières, leur extérieur ou leur langage. Tous jurèrent d'exécuter cet ordre cruel. Ils égorgèrent nombre de gens dont on n'a point conservé le nom. Je puis cependant citer d'après des témoins dignes de foi un illustre écuyer nommé Jean Patrick, Écossais d'origine, envoyé au roi d'Aragon[118]; ils s'emparèrent de sa personne, et dans leur rage forcenée ils le firent périr d'une mort affreuse, en le couronnant d'un trépied de fer rouge. Ils saisirent un jour un religieux de l'ordre de la Sainte-Trinité, et trouvant sous les habits de paysan dont il s'était couvert une croix en signe de sa profession, ils l'attachèrent à un arbre et lui traversèrent le corps avec une broche en fer. Un autre jour ils arrêtèrent un prêtre qui se rendait en cour de Rome; par haine et par mépris pour sa dignité ecclésiastique, ils lui coupèrent l'extrémité des doigts, lui arrachèrent la peau de la tonsure et finirent par le brûler vif. Telles et plus révoltantes encore étaient les atrocités qu'ils commettaient. Il n'y avait personne qui ne regardât ces brigands comme indignes de vivre et qui ne les crût incapables de résister; car, au lieu de ne former qu'un seul corps, ils marchaient par bandes, séparés les uns des autres, et n'avaient pour s'abandonner à leur cruauté que de vieux arcs, de mauvaises épées toutes couvertes de rouille et des bâtons de chêne. Cependant, la crainte qu'inspirait leur nombre empêcha qu'on ne prit les armes contre eux, jusqu'à l'arrivée du duc de Berri. [118] Don Pèdre IV. Ce prince, ayant appris avec horreur les crimes de ces misérables, joignit aux troupes qu'il avait amenées avec lui tout ce qu'il put réunir de gens de guerre, et leur ordonna de tomber sur ces exécrables assassins, sur ces transgresseurs des lois divines et humaines, dignes de toute la vengeance du ciel, et de les exterminer impitoyablement sans en épargner aucun. Dès que les Tuchins connurent les ordres du duc, leur folle présomption les abandonna; toute leur ardeur et tout leur courage s'évanouirent. Ils étaient au nombre de plusieurs milliers; mais, n'obéissant à aucune discipline, ils ne soutinrent point le premier choc des assaillants, et quand ils virent leurs adversaires venir à eux l'épée nue et la lance baissée, ils furent comme frappés par l'influence d'un astre malin et cherchèrent leur salut dans la fuite. On les poursuivit sans relâche pendant plusieurs jours; on se livra contre eux aux transports d'une fureur presque aveugle, et on en fit un grand carnage; les Français ne daignèrent recevoir à merci aucun de ces scélérats. Ils furent tous à la fin pendus, noyés ou passés au fil de l'épée. C'est ainsi que ce ramas de brigands fut annéanti et subit le juste châtiment de ses crimes. Toujours, en effet, une mauvaise fin termine les entreprises commencées sous de funestes auspices[119]. [119] Cette expédition du duc de Berri n'était pas la première qu'il eût dirigée contre les Tuchins. Déjà en 1382, lorsqu'il était en Languedoc, il les avait poursuivis dans les sénéchaussées de Beaucaire, de Carcassonne et de Toulouse. (_Note de M. L. Bellaguet._) 2. _Récit de Juvénal des Ursins._ L'an mille trois cens quatre-vingt et quatre, les trefves qui avoient esté pourparlées entre les ducs de Berry et de Lenclastre à Calais, furent derechef publiées et par terre et par mer, et assez conpetemment gardées. Et délibéra le duc de Berry d'aller visiter le pape en Avignon. Et en y allant, il vint nouvelles audit duc que les païsans, laboureurs, et gens mécaniques en Auvergne, Poictou et Limosin, se mettoient sus, et tenoient les champs, et faisoient maux innumérables, et firent un capitaine nommé Pierre de Bruyères. Et quand ils trouvoient nobles gens, ou bourgeois, ils mettoient tout à mort, et les tuoient. Ils rencontrèrent un bien vaillant homme d'armes et noble d'Escosse, et luy mirent un bacinet tout ardent sur la teste, et piteusement le firent mourir. Ils prindrent un prestre, et luy coupèrent les doigts de la main, luy escorchèrent la couronne, et puis le boutèrent en un feu, et le bruslèrent. Ils trouvèrent un Hospitalier, et le prindrent, et pendirent à un arbre par les aisselles, et le transpercèrent de glaives, viretons et sagettes, et ainsi mourut. Et ne sçauroit-on songer, dire, ni penser maux qu'ils ne fissent, et les plus grandes cruautés et inhumanités que oncques furent faites. Et pour ce le duc de Berry assembla des nobles et des gens de guerre, dont il fina[120] assez aisément, et sceut où lesdites communes estoient. Et à un matin frappa sur eux, et ne firent guères de résistance, et légèrement furent desconfits, et grande foison en y eut de tués sur le champ, et de prins, lesquels furent tous pendus. Et les autres se mirent en fuite, et retournèrent à leurs maisons labourer, comme ils faisoient paravant, et furent délaissés, et leur fut tout pardonné. Et de cet exploit fut le duc de Berry moult loué et recommandé, et s'en alla outre vers le pape. Lequel quand il sceut sa venue, il envoya des gens de son palais et serviteurs, et si envoyèrent tous les cardinaux, et fut grandement et honorablement receu par le pape, lequel le festoya, et fit festoyer en plusieurs et diverses manières. [120] Trouva. MARIAGE DE CHARLES VI. 1385. _Le Religieux de Saint-Denis_, traduit par M. Bellaguet. Les grands du royaume, considérant que le roi était dans toute la force de la jeunesse et qu'il n'avait pas encore contracté mariage, voulurent assurer un héritier légitime à la couronne; ils tinrent conseil avec ses oncles et les princes du sang royal, afin de lui trouver une épouse digne de son rang. Il y eut désaccord dans les opinions, et l'assemblée se partagea entre trois avis. Le duc de Bourgogne, Philippe, cherchant à prouver que son bien aimé neveu pouvait s'unir sans déroger à la fille du duc Étienne de Bavière, exaltait par un pompeux éloge la noblesse des princes bavarois. D'autres, reprochant à ces princes d'avoir naguère abandonné l'Église, soutenaient que la famille des ducs d'Autriche était plus puissante et plus considérée. D'autres, enfin, estimant plus que tous les avantages les nombreux services que les ducs de Lorraine avaient rendus aux rois de France dans leurs guerres, au risque même de leur vie, et la fidélité qu'ils avaient jusque-là gardée aux Français, conseillaient au roi de choisir la fille du duc Jean, alors régnant. Cependant, à la fin ils s'en remirent d'un commun accord au bon plaisir du roi pour terminer cette contestation, et envoyèrent dans les États des trois ducs un peintre très-habile, pour faire le portrait des trois jeunes princesses. Ces portraits furent présentés au roi, qui choisit madame Isabelle de Bavière, âgée de quatorze ans, la trouvant très-supérieure aux autres en grâce et en beauté. On envoya donc les chevaliers demander au père de la jeune princesse la main de sa fille, que le roi de France voulait associer à sa haute fortune et dont il espérait obtenir ce que les hommes ont de plus cher au monde, des enfants. Le duc devait savoir, ajoutaient les ambassadeurs, qu'elle ne manquerait pas de richesses et qu'elle partagerait un trône glorieux; il ne devait pas regretter d'unir son sang et sa race à ceux d'un si grand roi. Telles furent les considérations qu'ils exposèrent dans un long discours. Le duc accueillit leurs paroles avec de grands témoignages de joie et de reconnaissance, ne se croyant pas digne d'un tel honneur. Il confia sans plus tarder sa fille chérie à leur fidélité. Les envoyés offrirent à la princesse les cadeaux de fiançailles, la firent révêtir, comme il convenait à une reine, d'une robe magnifique toute en soie brodée d'or, et la conduisirent jusqu'à Amiens, dans un char couvert, avec un brillant cortége d'hommes et de femmes. Le roi, charmé de la nouvelle de son arrivée, partit le 10 juillet, passa par Saint-Denis, où, suivant la coutume de ses prédécesseurs, il adressa ses prières au patron particulier de la France, et se rendit à Amiens en toute diligence. Il y épousa la princesse, et le même jour[121] le mariage fut célébré, à la grande satisfaction des Français. Il serait peut-être fastidieux, et contraire à la brièveté dont je me suis fait une loi, de raconter en détail toute la magnificence de cette fête; les hérauts et les bouffons en ont, je pense, assez parlé. Je dirai cependant qu'il n'y manqua rien de ce qui convenait à la majesté royale. Le roi s'en alla trois jours après, et laissa la reine à la garde de la duchesse d'Orléans et du comte d'Eu, qui tous deux étaient d'un âge mûr. [121] Le 18 juillet, quatre jours après la première entrevue du roi avec Isabelle de Bavière. (_Note de M. Bellaguet._) PROJET DE DÉBARQUEMENT EN ANGLETERRE. 1386. Comme toutes les guerres du moyen âge, la guerre de Cent Ans présente souvent de longues trêves qui succèdent à des périodes de guerre active. Depuis la mort de du Guesclin et de Charles V, les hostilités avaient été suspendues, les deux rois étant occupés l'un et l'autre à apaiser les révoltes qui avaient éclaté dans leurs États. Après la victoire de Rosebèque la guerre recommença. Les Anglais débarquèrent en Flandre, et prirent Dunkerque (1383). Charles VI marcha contre eux à la tête d'une nombreuse armée, qu'on fut obligé de licencier, faute de pouvoir la nourrir. Enfin, en 1386, les conseillers de Charles VI adoptèrent le projet du connétable de Clisson, qui était de débarquer en Angleterre et d'aller faire la guerre aux Anglais sur leur territoire. _Le Religieux de Saint-Denis_, traduit par M. Bellaguet. Les Français se disposent à passer en Angleterre. Justement irrité des attaques des Anglais, et ne pouvant plus contenir son ressentiment, le roi tint conseil avec les officiers du Palais et les grands de l'État pour aviser aux mesures à prendre; on résolut unanimement de passer en Angleterre. Un puissant motif poussait le roi à cette expédition. Il jugeait à propos que les Anglais, qui s'étaient depuis si longtemps habitués à descendre en France, tremblassent à leur tour pour leurs propres foyers et fussent retenus chez eux, en voyant que les Français pouvaient et osaient aussi traverser la mer. Il voulait leur apprendre qu'au lieu d'être toujours les agresseurs, ils devaient quelquefois s'attendre à être eux-mêmes attaqués. Songeant que le trésor royal était alors épuisé, et qu'ayant augmenté le nombre des gens de guerre, il avait besoin d'une grosse somme d'argent pour les payer, il en demanda une partie aux prélats à titre de prêt, et décida, avec le consentement des princes, que pour le reste on taxerait tous les habitants du royaume suivant leurs ressources et leurs moyens. Afin de grossir encore le nombre des troupes déjà réunies, il chargea le duc de Berri, son oncle, d'aller faire des levées en Aquitaine. Ce prince s'empressa d'exécuter les ordres du roi, et revint vers la fin de juillet avec une armée si considérable, qu'on l'estimait capable d'exterminer plusieurs nations barbares. Le roi partagea ses troupes en trois corps, et en confia la conduite à des hommes habiles et expérimentés. Il envoya le connétable messire Olivier de Clisson en Bretagne, l'amiral messire Jean de Vienne en Normandie, et messire de Saimpy en Picardie, pour défendre les côtes, repousser l'ennemi du rivage, et l'empêcher de ravager le pays. Il leur enjoignit aussi de faire de tous côtés de nouvelles recrues, de réunir dans ces provinces une flotte suffisante, et de se rendre en toute hâte à l'Écluse, le meilleur et le plus renommé de tous les ports de l'univers. Enfin, il fit venir d'habiles architectes et charpentiers, qu'il chargea de couper les plus beaux arbres des forêts de Normandie, pour y prendre tous les matériaux nécessaires, et construire une grande ville en bois, formée de poutres assemblées et close de tous côtés, de telle sorte qu'on pût la dresser sur le rivage d'Angleterre et qu'elle offrit un abri sûr à son armée. La négligence des Français retarde l'expédition d'Angleterre. Le roi désirait faire la revue de ses troupes; mais d'autres occupations l'avaient forcé de différer son départ jusqu'au 5 août. Il maria d'abord, à Saint-Ouen près de Paris, madame Catherine, sa soeur, âgée de neuf ans seulement, à monseigneur Jean, fils du duc de Berri: il avait obtenu pour ce mariage une dispense apostolique, les deux époux étant parents au deuxième degré. Deux jours après les fêtes brillantes qui célébrèrent cette union, il se rendit à l'église royale de Saint-Denis, y entendit la messe, baisa dévotement les saintes reliques des martyrs, et repartit le même jour. Il visita à loisir Senlis, Amiens et d'autres villes de la Picardie, et arriva enfin à Arras vers la mi-septembre. Ceux qui avaient fait le recensement des gens de guerre se rendirent aussitôt auprès de lui, et lui dirent qu'ils avaient trouvé réunis de toutes les parties du royaume, conformément à ses ordres, huit mille chevaliers et écuyers armés de pied en cap, ainsi qu'un nombre infini d'arbalétriers, de gens de pied, de valets d'armée et de troupes légères, et qu'ils brûlaient tous du désir de passer le détroit. Déjà une flotte de plus de neuf cents voiles avait été rassemblée à L'Écluse, ce port fameux d'où partent tant de vaisseaux pour toutes les contrées du monde. La plupart des bâtiments étaient de longs navires à éperon et à deux voiles; il y en avait d'autres plus larges, destinés au transport des chevaux, qu'on embarquait par une ouverture pratiquée sur la poupe. Les plus grands, qu'on appelait _dromones_, devaient recevoir les provisions de toutes espèces et les machines de guerre. Tout ayant été réglé suivant le rang et les besoins des personnes, chacun s'occupa avec d'autant plus d'activité à hâter les préparatifs et à munir les vaisseaux des choses nécessaires, qu'il était plus impatient de signaler sa vaillance. Tout le monde savait que l'entreprise était pleine de hasards et de périls. Aussi, les prélats décidèrent d'un commun accord que partout des prédicateurs engageraient les habitants du royaume à réformer leur conduite, à expier dignement leurs fautes et à mériter, par de pieuses processions et par des messes solennelles, la protection de celui qui pouvait mener à bonne fin l'expédition. Au milieu de ces actes de dévotion, les membres du clergé allaient d'église en église, portant les insignes de la milice spirituelle et demandant au Seigneur avec de ferventes prières de se montrer favorable aux Français. On crut que le Dieu de miséricorde avait exaucé leurs voeux. En effet, le beau temps et le calme de la mer, qui durèrent pendant trois mois, promettaient aux troupes une heureuse traversée. Mais toutes les fois que les principaux chefs engageaient le roi à partir en lui disant: «Sire, pourquoi retarder l'entreprise? on s'est toujours repenti d'avoir différé, quand on était prêt à agir,» il répondait, d'après le conseil de quelques seigneurs, qu'il désirait vivement mettre à la voile, et qu'il n'attendait que l'arrivée de son oncle le duc de Berri. Il regardait comme peu convenable de prendre quelque résolution sans en conférer avec lui. Il lui envoya à Paris message sur message pour le prier de venir le joindre en toute hâte avec ses troupes. Il ajoutait toujours à la fin de ses lettres: «Souvent le succès des grandes entreprises dépend d'un seul instant. Les vents sont favorables; la mer, toujours orageuse pendant la saison d'hiver, nous promet en ce moment une heureuse navigation. Vous connaissez d'ailleurs l'inconstance ordinaire des flots.» Mais lorsque les messagers revenaient au camp, ils répondaient à toutes nos questions sur l'état des choses que le duc ne cherchait qu'à traîner le temps en longueur. Il engageait toujours le roi à vivre dans les plaisirs et sans nul souci, ajoutant qu'on n'avait pas suffisamment délibéré au sujet de la traversée, et qu'une fois arrivé auprès de lui, il terminerait l'affaire autrement qu'on ne pensait. Dès ce moment l'ardeur des Français commença à se refroidir. Mécontents de tous ces retards, et ne recevant point de paye, ils prirent ce prétexte pour exercer toutes sortes de brigandages dans la Flandre, le Vermandois et la Picardie; les paysans fuyaient partout devant eux comme devant des ennemis. Les églises même n'étaient pas épargnées, et l'on ne trouvait plus de prêtres pour célébrer l'office divin ou administrer les sacrements. Au début de la campagne, les provisions de blé avaient paru plus que suffisantes pour les besoins de l'armée. Les soldats s'imaginèrent qu'il en serait toujours ainsi; ne gardant plus aucune mesure, ils abusèrent de l'abondance où ils se trouvaient, et dissipèrent follement leurs ressources. Bientôt les vivres commencèrent à manquer dans le camp; on eut à souffrir de la famine, et après avoir épuisé tout ce qui se trouvait dans les environs, l'armée, qui avait déjà gagné L'Écluse, fut forcée par la disette de rentrer dans l'intérieur du royaume. Les Français abandonnent honteusement le port de L'Écluse. Je reviens à l'expédition du roi. Les hommes sages dont je partageais l'avis, songeant aux funestes effets des retards de monseigneur le duc de Berri ainsi qu'à l'inconstance du temps, annonçaient hautement que l'entreprise aurait une fin peu glorieuse: on en eut bientôt la preuve. Le duc revint enfin au sentiment de son devoir, et après des refus longtemps prolongés, il se présenta devant le roi le 14 octobre. Le jour de son arrivée se passa en entretiens et en actes de courtoisie; mais dès le lendemain les éléments, qui semblaient irrités de ses lenteurs, comme on le disait généralement, cessèrent d'offrir ce calme favorable qui avait régné jusqu'alors et qui promettait une heureuse navigation. L'aspect du ciel changea tout à coup; d'épaisses ténèbres se répandirent de toutes parts, et la mer devint orageuse. Le vent du midi, celui du nord et le terrible vent de l'ouest soufflant avec violence bouleversèrent les vagues. Plusieurs fois, pendant ce mois d'octobre, les flots agités par la tempête s'élevèrent en montagnes, arrachèrent du rivage un grand nombre de vaisseaux, et les brisant l'un contre l'autre, les mirent en pièces ou détruisirent tous leurs agrès. Lorsque le vent venait à s'apaiser, l'eau tombait du ciel avec abondance, comme si Dieu eût voulu inonder la terre d'un déluge nouveau; les torrents de pluie étaient tels, que les vivres et les vêtements des gens de guerre se pourrissaient, et qu'on ne trouvait pas hors des vaisseaux un lieu où l'on pût mettre à l'abri les bagages les plus nécessaires. Tous ces contre-temps excitaient un mécontentement général. On rassembla les gens de mer et on leur demanda ce qu'il y avait à faire; ils déclarèrent tous formellement que la traversée était impossible. Le roi voulut s'en assurer par lui-même. Un jour que le temps était calme, il s'embarqua tout armé avec ses oncles sur le vaisseau royal; mais le vent ne leur permit pas de s'avancer en mer à plus de deux milles, et les repoussa, malgré les efforts des matelots, vers le rivage qu'ils venaient de quitter. Voyant donc que le temps s'écoulait sans aucun résultat, le roi fit donner à ses troupes, par le héraut, l'ordre du retour. A cette nouvelle les uns furent remplis de joie, les autres déplorèrent l'inutilité de leurs préparatifs; cette diversité de sentiments était un effet naturel de la différence des moeurs, des âges, des conditions et des goûts qui régnaient dans l'armée; d'autres, enfin, trouvant qu'ils n'étaient pas assez payés de leurs peines, rentrèrent en France pour y exercer leurs brigandages. Ce fut alors que le roi fit présent au duc de Bourgogne de cette immense ville en bois qu'il destinait, ainsi qu'il a été dit, à servir d'abri à ses soldats. Le duc la fit dresser sous les murs de L'Écluse, pour y loger les ouvriers employés à la construction des machines de siége et des engins de guerre. Le roi, qui se voyait avec grand déplaisir frustré dans ses espérances, laissa en partant, d'après le conseil des barons, quelques gens de guerre pour décharger la flotte et la mettre en lieu de sûreté le plus tôt possible. Mais l'ennemi ne leur donna pas le temps d'exécuter ces ordres. Dès que le calme de la mer permit aux Anglais de mettre à la voile, ils fondirent sur les Français, et les mirent en fuite. Ils brûlèrent ou emmenèrent dans leurs ports la plus grande partie de la flotte, enlevèrent les provisions, et trouvèrent deux mille tonneaux pleins de vin, qui suffirent pour longtemps aux besoins de l'Angleterre. MAJORITÉ ET CARACTÈRE DE CHARLES VI. 1388. _Le Religieux de Saint-Denis_, traduit par M. Bellaguet. Ce fut en l'an de grâce mille trois cent quatre-vingt-huit que le roi Charles, entrant dans sa vingt et unième année, commença à régner seul et à diriger par lui-même les affaires, à la satisfaction de tous ses sujets, qui adressaient au ciel de ferventes prières pour qu'il passât vertueusement de l'adolescence à l'âge viril, et que toutes ses actions tournassent à la confusion des ennemis, à l'avantage et à l'honneur du royaume. Au dire des gens de savoir et d'expérience, les qualités bonnes ou mauvaises de ce prince méritaient déjà d'être signalées à la postérité. Je me suis donc chargé d'en conserver le souvenir, sans entrer cependant dans tous les détails, ce qui n'est pas nécessaire. Je pense qu'il suffira de décrire sommairement son extérieur et son caractère. Je commencerai par son extérieur. Sa taille, sans être trop grande, surpassait la taille moyenne; il avait des membres robustes, une large poitrine, un teint clair, les joues couvertes d'une barbe naissante, des yeux vifs; son nez n'était ni trop long ni trop court. L'ensemble de sa figure était embelli par une chevelure assez blonde, que dans l'âge mûr il avait coutume de ramener du sommet de la tête sur le front, parce qu'il n'aimait pas à laisser voir qu'il était chauve. Aux grâces de sa personne se joignait une grande force de corps, et la nature semblait lui avoir prodigué ses dons d'une main généreuse. On remarquait en lui toutes les heureuses dispositions de la jeunesse: fort adroit à tirer de l'arc et à lancer le javelot, passionné pour la guerre, bon cavalier, il témoignait une impatiente ardeur toutes les fois que les ennemis le provoquaient par leurs attaques. Enfin, il montrait, de l'aveu de tous, une rare habileté dans tous les exercices militaires. Il se distinguait par une telle affabilité, qu'en abordant les moindres gens il les saluait avec bienveillance et les appelait par leur nom. Il entrait de lui-même en conversation avec ceux qui voulaient arriver jusqu'à lui ou qui le rencontraient en quelque lieu que ce fût, et ne refusait pas d'écouter ceux qui demandaient à l'entretenir; aussi, tant qu'il vécut, se fit-il aimer de tout le monde. Il n'oubliait jamais les services ou les offenses qu'il avait reçus; mais il n'était pas naturellement enclin à la colère, et ce n'était pas sans de graves motifs qu'il se laissait aller à des injures et à des reproches. Son langage était plein de douceur et d'aménité; il accueillait avec bonté les ambassadeurs qui lui étaient envoyés et les comblait de riches présents: il en agit toujours ainsi. Il se fit remarquer dès ses premières années par sa libéralité; plus tard sa munificence dépassa les bornes de la modération, au point de faire dire qu'il ne gardait rien pour lui que le pouvoir de donner. Néanmoins il ne se montra point avide du bien d'autrui; il respectait les propriétés des églises et n'attentait pas, comme font les prodigues, à la fortune de ses sujets. Quelques taches cependant ternissaient l'éclat de ces qualités et méritaient d'autant plus le blâme que sa naissance était plus illustre. Les appétits charnels auxquels il se livrait, dit-on, contrairement aux devoirs du mariage, ne lui permettaient pas de douter qu'il n'eût hérité de la malédiction qui avait frappé le premier homme et sa race perverse. Toutefois, il ne fut jamais pour personne un objet de scandale; jamais il n'usa de violence; jamais il ne porta le déshonneur dans une famille. On lui reprochait aussi de ne point se conformer aux usages de ses ancêtres, et de n'avoir pris que rarement et avec répugnance les ornements royaux, c'est-à-dire le manteau et la robe traînante; il s'habillait d'étoffes de soie, qui ne le distinguaient pas des gens de sa cour, et se déguisait tantôt en Bohême, tantôt en Allemand; il se mêlait aussi trop souvent aux tournois et autres jeux militaires, dont ses prédécesseurs s'abstenaient dès qu'ils avaient reçu l'onction sainte. A une certaine époque de sa vie il fut attaqué d'une maladie étrange et incurable, qui le priva souvent de la raison, et qui couvrait son intelligence d'épaisses ténèbres. Mais quand il revenait à lui, il ne faisait rien avec précipitation et prenait en toutes choses l'avis de son conseil. ENTRÉE DE LA REINE ISABEAU A PARIS. 22 août 1389. Charles VI avait épousé en 1385 Isabeau de Bavière; mais la reine ne fit son entrée solennelle à Paris qu'en 1389. Ce fut l'occasion de fêtes magnifiques. Froissart se trouvait alors à Paris: «J'entendis à écrire et registrer, dit-il, tout ce que je vis et ouï dire de vérité que advenu étoit à la fête, à l'entrée et venue à Paris de la reine Isabel de France, dont l'ordonnance ainsi s'ensuit.» _Chroniques de Froissart._ De la noble fête qui fut faite à Paris à l'entrée et venue de la roine Isabel de France, femme au roi Charles le Bien-aimé, et aussi des joutes qui y furent faites, et des présents de ceux de Paris. Le dimanche vingtième jour du mois d'août, qui fut en l'an de grâce de Notre-Seigneur mil trois cent quatre-vingt et neuf, avoit tant de peuple dedans Paris et dehors que merveilles étoit du voir; et ce dimanche, à heure de relevée, fut l'assemblée faite en la ville de Saint-Denis des hautes et nobles dames de France qui la roine devoient accompagner, et des seigneurs qui les litières de la roine et des dames devoient adextrer. Et étoient des bourgeois de Paris douze cents, tous à cheval et sur les champs, rangés d'une part du chemin et de l'autre part, parés et vêtus tous d'un parement de gonnes de baudequin vert et vermeil. Et entra la roine Jeanne, et sa fille la duchesse d'Orléans, premièrement en Paris, ainsi que une heure après nonne, en litière couverte, bien accompagnées de seigneurs, et passèrent parmi la grand rue Saint-Denis, et vinrent au palais; et là les attendoit le roi. Et pour ce jour ces deux dames n'allèrent plus avant. Or, se mirent la roine de France et les autres dames au chemin; la duchesse de Berry, la duchesse de Bourgogne, la duchesse de Touraine, la duchesse de Bar, la comtesse de Nevers, la dame de Coucy, et toutes les dames et damoiselles, et par ordonnance; et avoient toutes leurs litières pareilles, si richement aournées que rien n'y failloit. Mais la duchesse de Touraine n'avoit point de litière, pour li différer des autres, ains étoit sur un palefroi très-richement aourné; et chevauchoit d'un lès et tout le pas, et n'alloient les chevaux qui les litières menoient, et les seigneurs qui les adextroient, que le petit pas. La litière de la roine de France étoit adextrée du duc de Touraine et du duc de Bourbon au premier chef; et étoient six seigneurs qui tenoient à la litière de la roine de France. Je vous ai nommé les premiers. Secondement, et au milieu, tenoient et adextroient la litière, le duc de Berry et le duc de Bourgogne; et à la litière derrière, messire Pierre de Navarre et le comte d'Ostrevan. Et je vous dis que la litière de la roine étoit très-riche, et bien aournée, et toute découverte. Après venoit, sur un palefroi très-bien et richement paré et aourné, et sans litière, la duchesse de Berry; et étoit adextrée et menée du comte de la Marche et du comte de Nevers, et alloient tout souef le pas, et aussi faisoient ceux qui conduisoient les litières. Après venoient, en litière toute découverte, madame de Bourgogne et Marguerite de Hainaut, comtesse de Nevers, sa fille; et étoit la litière menée et adextrée de messire Henri de Bar et du comte de Namur le jeune, nommé messire Guillaume. Après venoit, en litière toute découverte, derrière, madame d'Orléans. Car encore étoit la duchesse d'Orléans sur un palefroi très-bien et richement paré devant la duchesse de Bar et sa fille, fille au seigneur de Coucy; et menoient ma dite dame d'Orléans messire Jaquemart de Bourbon et messire Philippe d'Artois. Après venoient les autres dames dessus nommées, la duchesse de Bar et sa fille; et étoient adextrées de messire Charles de la Breth et du seigneur de Coucy. Des autres dames et damoiselles qui venoient derrière, sur chars couverts et sur palefrois, n'est-il nulle mention, et des chevaliers qui les suivoient. Et vous dis que sergents d'armes et officiers du roi étoient tous embesognés à faire voie et rompre la presse et les gens, tant y avoit grand peuple sur les rues, que il sembloit que tout le monde fût là mandé. A la première porte de Saint-Denis, ainsi que on entre dedans Paris, et que on dit à la Bastide, y avoit un ciel tout estellé, et dedans ce ciel jeunes enfants appareillés et mis en ordonnance d'anges, lesquels enfants chantoient moult mélodieusement et doucement. Et avec tout ce il y avoit une image de Notre-Dame qui tenoit par figure un petit enfant, lequel enfant s'ébattoit par soi à un moulinet fait d'une grosse noix; et étoit haut le ciel, et armoyé très-richement des armes de France et de Bavière, à un soleil d'or resplendissant et donnant ses rais. Et cil soleil d'or rayant étoit la devise du roi et pour la fête des joutes. Lesquelles choses la roine de France et les dames, en passant entre et dessous la porte, virent moult volontiers; et aussi firent toutes gens qui par là passèrent. Après ce vu, la roine de France et les dames vinrent tout le petit pas devant la fontaine en la rue Saint-Denis, laquelle étoit toute couverte et parée sur un drap de fin azur, peint et semé de fleurs de lis d'or, et les piliers qui environnoient la fontaine armoyés des armes de plusieurs hauts et notables seigneurs du royaume de France; et donnoit cette fontaine, par ses conduits, claret et piment très-bon, et par grands rieus; et avoit là autour de la fontaine jeunes filles très-richement ornées, et sur leurs chefs, chapeaux d'or bons et riches, lesquelles chantoient très-mélodieusement. Douce chose et plaisante étoit à l'ouïr! Et tenoient en leurs mains hanaps[122] d'or et coupes d'or; et offroient et donnoient à boire à tous ceux qui boire vouloient. Et en passant devant elles la roine de France s'arrêta, et les regarda moult volontiers, et se réjouit de l'ordonnance; et aussi firent toutes les autres dames, et damoiselles; et tous ceux et celles qui les virent. [122] Espèce de coupes. Après, dessous le moutier de la Trinité, sur la rue, avoit un escharfaut, et sur l'escharfaut un chastel, et là au long de l'escharfaut étoit ordonné le pas du roi Saladin, et tous faits de personnages, les chrétiens d'une part et les Sarrasins d'autre part; et là étoient, par personnages, tous les seigneurs de nom qui jadis au pas Saladin furent, et armoyés de leurs armes ainsi que pour le temps de adonc ils s'armoient; et un petit en sus d'eux, étoit, par personnage, le roi de France, et entour de lui douze pairs de France, et tous armoyés de leurs armes. Et quand la roine de France fut amenée si avant en sa litière que devant l'escharfaut où ces ordonnances étoient, le roi Richard se départit de ses compagnons et s'en vint au roi de France, et demanda congé pour aller assaillir les Sarrasins, et le roi lui donna. Ce congé pris, le roi Richard s'en retourna devers ses douze compagnons, et lors se mirent en ordonnance et allèrent incontinent assaillir le roi Saladin et ses Sarrasins, et là y eut par ébattement grand bataille, et dura une bonne espace; et tout ce fut vu moult volontiers. Et puis passèrent outre, et vinrent à la seconde porte de Saint-Denis; et là y avoit un chastel ordonné, si comme à la première porte, et un ciel nu et tout estellé très-richement, et Dieu, par figure, séant en sa majesté, le Père, le Fils et le Saint-Esprit; et là, dedans ce ciel, jeunes enfants de choeur, lesquels chantoient moult doucement, en formes d'anges; laquelle chose on véoit et oyoit moult volontiers. Et à ce que la roine passât de dans sa litière dessous, la porte de paradis s'ouvrit, et deux anges issirent hors, en eux avalant; et tenoient en leurs mains une très-riche couronne d'or garnie de pierres précieuses; et la mirent les deux anges et l'assirent moult doucement sur le chef de la roine, en chantant tels vers: Dame enclose entre fleurs de lis, Roine êtes-vous de Paris, De France et de tout le pays, Nous en rallons en paradis. Après trouvèrent les seigneurs et les dames, devant la chapelle Saint-Jacques, un escharfaut fait et ordonné très-richement, séant à dextre, ainsi comme ils y alloient et étoient, le dit escharfaut couvert de drap de haute lice, et encourtiné à manière d'une chambre; et dedans cette chambre avoient hommes qui sonnoient une orgue moult doucement. Et sachez que toute la grand rue Saint-Denis étoit couverte à ciel de draps camelots et de soie, si richement comme si on eût les draps pour néant ou que on fût en Alexandrie ou à Damas. Et je, auteur de ce livre, qui fus présent à toutes ces choses, quand j'en vis si grand foison, je me merveillai où l'on en avoit tant pris; et toutes les maisons, à deux côtés de la grand rue Saint-Denis jusques en Châtelet, voire jusques au grand pont de Paris, étoient parées et vêtues de drap de haute lice de diverses histoires, dont grand plaisance et oubliance étoit au voir. Et ainsi tout le petit pas s'en vinrent les dames en leurs litières, et les seigneurs qui les menoient, jusques à la porte du Châtelet de Paris; et là s'arrêtèrent pour voir autres belles ordonnances que ils trouvèrent devant la porte. A la porte du Châtelet de Paris avoit un chastel ouvré et charpenté de bois et de guérites, faites aussi fortes que pour durer quarante ans; et là avoit à chacun des créneaux un homme d'armes armé de toutes pièces, et sur le chastel un lit paré et ordonné, et encourtiné aussi richement de toutes choses comme pour la chambre du roi. Et étoit appelé ce lit le lit de justice, et là, en ce lit, par figure et par personnage, gisoit madame sainte Anne. Au plain de ce chastel, qui étoit contenant grande espace, avoit une garenne et grand foison de ramée, et dedans la ramée grand foison de lièvres, de connils et d'oisillons qui voloient hors et y revoloient à sauf garant, pour la doute du peuple qu'ils véoient. Et de ce bois et ramée, du côté où les dames vinrent, issit un grand blanc cerf devers le lit de justice. D'autre part, issirent hors du bois et de la ramée un lion et un aigle faits très-proprement: et approchoient fièrement ce cerf et le lit de justice. Lors issirent hors du bois et de la ramée jeunes pucelles, environ douze, très-richement parées en chapelets d'or, tenant épées toutes nues en leurs mains, et se mirent entre le cerf et l'aigle et le lion, et montrèrent que à l'épée elles vouloient garder le cerf et le lit de justice. Laquelle ordonnance la roine et les dames et les seigneurs virent moult volontiers; et puis passèrent outre en approchant le grand pont de Paris, lequel étoit couvert et paré si richement que rien on n'y sçût ni pût amender, et couvert d'un ciel estellé, et de vert et de vermeil samis. Et jusques à l'église Notre-Dame étoient les rues parées; et quand les dames eurent passé le grand pont de Paris, en approchant la grand église Notre-Dame, il étoit jà tard; car les chevaux et ceux qui les dames menoient en les litières n'alloient ni avoient allé, depuis qu'ils départirent de Saint-Denis, que le petit pas. Le grand pont de Paris étoit tout au long couvert et estellé de vert et de blanc cendal; et avant que la roine de France, les dames ni les seigneurs entrassent dedans l'église Notre-Dame, elle trouva sur son chemin autres jeux qui grandement lui vinrent à plaisance. Et aussi firent-ils à tous ceux et celles qui les virent, et je vous dirai que ce fut. Bien un mois devant la venue de la roine en Paris, un maître engigneur d'appertise, et de la nation de Gennève, sus la haute tour de l'église Notre-Dame de Paris, et tout au plus haut, avoit attaché une corde, laquelle corde comprenoit moult loin et par dessus les maisons, et s'en venoit tout haut, et étoit attachée sur la plus haute maison du pont Saint-Michel; et ainsi comme la roine et les autres dames passoient et étoient en la grand rue Notre-Dame, cil maître, pour ce qu'il étoit tard, portant deux cierges ardents en ses mains, issit hors de son escharfaut, lequel étoit fait sur la haute tour de Notre-Dame, et s'assit sus celle; et tout chantant, sus la corde, il s'en vint au long de la grand rue; dont cils et celles qui le véoient s'émerveilloient comment ce se pouvoit faire; et cil toujours portant les deux cierges allumés, lesquels on pouvoit voir tout au long de Paris, et au dehors de Paris deux ou trois lieues loin, moult fit d'appertises tant, que la légèreté de lui et ses oeuvres furent moult prisées. En devant l'église Notre-Dame, en la place, l'évêque de Paris étoit revêtu des armes Notre-Seigneur, et tout le collége aussi, où moult avoit grand clergé; et là descendit la roine; et la mirent jus et hors de sa litière les quatre ducs qui là étoient: Berry, Bourgogne, Touraine et Bourbon. Et pareillement toutes les autres dames furent mises hors de leurs litières, et celles qui à cheval étoient jus de leurs palefrois; et par ordonnance elles entrèrent en l'église, l'évêque et le clergé devant, qui chantoient haut et clair à la louange de Dieu et de la Vierge Marie. La roine de France fut adextrée et menée parmi l'église et le choeur jusques au grand autel; et là se mit à genoux et fit les oraisons, ainsi que bon lui sembla, et donna et offrit à la trésorerie de Notre-Dame quatre draps d'or, et la belle couronne que les anges lui avoient posée sur le chef à la porte de Paris, en entrant, si comme il est ici-dessus contenu; et tantôt furent appareillés messire Jean de la Rivière et messire Jean le Mercier, qui lui en baillèrent une plus riche assez que celle ne fut, et lui assirent sur le chef l'évêque de Paris et les quatre ducs dessus nommés. Tout ce fait, on se mit au retour parmi l'église, et furent la roine et les dames remises sur leurs litières comme devant; et là avoit plus de cinq cents cierges ardents, car il étoit jà tard. Si furent en tel arroi amenées au palais de Paris, où le roi étoit, et la roine Jeanne, et la duchesse d'Orléans, sa fille, qui là les attendoient. Et là descendirent les dames jus de leurs litières, et furent menées, chacune à son ordonnance, en chambres parties; mais les seigneurs retournèrent à leurs hôtels après les danses. A l'endemain, le lundi, donna le roi à dîner, en le palais de Paris, aux dames, dont il y avoit très-grand foison. Et à heure de haute messe la roine de France fut adextrée et amenée des quatre ducs dessus nommés en la Sainte-Chapelle du palais; et fut à la messe sacrée et enointe, ainsi comme roine de France le doit être; et fit l'office de la dite messe l'archevêque de Rouen, qui pour lors s'appeloit messire Guillaume de Viane. Après la messe, qui fut bien chantée et solennellement, le roi de France et la roine retournèrent en leurs chambres, et toutes les dames aussi qui chambres en le palais avoient. Assez tôt après le retour de la messe, le roi et la roine de France entrèrent en la salle, et toutes les dames. Vous devez savoir que la grand table de marbre, qui continuellement est au palais, ni point ne se bouge, étoit renforcée d'une grosse planche de chêne épaisse de quatre pols, laquelle table étoit couverte pour dîner sus. En sus de la grand table, encontre un des piliers, étoit le dressoir du roi, grand, bel et bien paré, couvert et orné de vaisselle d'or et d'argent, et bien convoité de plusieurs qui ce jour le virent. Devant la table du roi, tout au long descendant, avoit une baille de gros merrien par raison à trois entrées; et là étoient sergents d'armes, huissiers du roi et massiers moult grand foison qui les entrées gardoient, à la fin que nul n'y entrât si il n'étoit ordonné pour servir à table. Car vous devez savoir, et vérité fut, que en la dite salle avoit si grand peuple et telle presse de gens que on ne se pouvoit retourner, fors à grand peine. Menestrels étoient là à grand foison, qui ouvroient de leurs métiers de ce que chacun savoit faire. Le roi, prélats et dames lavèrent. L'on s'assit à table, et fut l'assiette telle. Pour la haute table du roi, l'évêque de Noyon faisoit le chef, et puis l'évêque de Langres, et puis de lès le roi l'archevêque de Rouen, et puis le roi de France qui séoit en un surcot tout couvert de vermeil velvet fourré d'hermine, la couronne d'or très-riche sur son chef. Après le roi, un petit en sus, séoit la roine de France, couronnée aussi de couronne d'or moult riche. Après la roine séoit le roi d'Arménie, et puis la duchesse de Berry, et puis la duchesse de Bourgogne, et puis la duchesse de Touraine, et puis madame de Nevers, et puis mademoiselle Bonne de Bar, et puis la dame de Coucy, et puis mademoiselle Marie de Harecourt. Plus n'en y avoit à la haute table du roi, fors encore tout dessous, la dame de Sully, femme à messire Gui de la Trémouille. A deux autres tables, tout environ le palais, séoient plus de cinq cents damoiselles: mais la presse y étoit si grande, que à peine ne les put-on servir. Des mets qui étoient grands et notables, ne vous ai-je que faire de tenir compte; mais je vous parlerai des entremets qui y furent, qui si bien étoient ordonnés que on ne pourroit mieux; et eût été pour le roi et pour les dames très-grand plaisance à voir, si cils qui entrepris avoient à jouer pussent avoir joué. Au milieu du palais avoit un chastel ouvré et charpenté en carrure de quarante pieds de haut et de vingt pieds de long et de vingt pieds d'aile; et avoit quatre tours sur les quatre quartiers, et une tour plus haute assez au milieu du chastel; et étoit figuré le chastel pour la cité de Troie la grande, et la tour du milieu pour le palais de Ilion. Et là étoient en pennons les armes des Troyens, telles que du roi Priam, du preux Hector son fils et de ses autres enfants, et aussi des rois et des princes qui enclos furent en Troie avecques eux. Et alloit ce chastel sur quatre roues, qui tournoient par dedans moult subtilement. Et vinrent ce château requerre et assaillir autres gens d'un lès qui étoient en un pavillon, lequel pareillement alloit sur roues couvertement et subtilement, car on ne véoit rien du mouvement; et là étoient les armoiries des rois de Grèce et d'ailleurs, qui mirent le siége jadis devant Troie. Encore y avoit, si comme en leur aide, une nef très-proprement faite, où bien pouvoient être cent hommes d'armes; et tout par l'art et engin des roues se mouvoient ces trois choses, le chastel, la nef et le pavillon. Et eut de ceux de la nef et du pavillon grand assaut d'un lès à ceux du chastel, et de ceux du chastel aux dessus dits grand défense. Mais l'ébattement ne put longuement durer, pour la cause de la grand presse de gens qui l'environnoient. Et là eut des gens par la chaleur échauffés, et par presse moult mésaisés. Et fut une table séant au lès devers l'huis de parlement, où grand foison de dames et damoiselles étoient assises, de force ruée par terre; et convint les dames et damoiselles qui y séoient, soudainement et sans arroi lever, par l'échauffement de la presse et de la grand chaleur qui étoit au palais. La roine de France fut sur le point d'être moult mésaisée; et convint une verrière rompre qui étoit derrière li, pour avoir vent et air. La dame de Coucy fut pareillement trop fort mésaisée. Le roi de France s'aperçut bien de cette affaire; si commanda à cesser. On cessa; et furent les tables levées et abattues soudainement, pour les dames et damoiselles être au large. On se délivra de donner vin et épices. Et se retraït chacun et chacune, tantôt que le roi et la roine furent retraits en leurs chambres. Aucunes dames demeurèrent au palais, et aucunes s'en retournèrent en leurs hôtels en la ville, pour être mieux à leur aise; car elles avoient été de chaleur et de presse trop fort grevées. La dame de Coucy retourna à son hôtel, et là se tint jusques sur le tard. Sur le point de cinq heures, la roine de France, accompagnée des duchesses dessus nommées, se départit du palais de Paris, et s'en vint en sa litière découverte parmi les rues au plus long, et les dames aussi en leurs litières et sur leurs palefrois, et vinrent à l'hôtel du roi que on dit Saint-Pol sur Seine. En la compagnie de la roine et des dames avoit plus de mille chevaux. Et le roi de France entra en un batel sur Seine au palais, et se fit anavier parmi la rivière jusques à Saint-Pol; auquel hôtel de Saint-Pol, pourquoi qu'il soit grand assez et bien amanandé, on avoit fait faire en la cour, qui contient grand place, ainsi que on entre ens par la porte de Seine, et charpenté une très-haute salle, laquelle étoit toute couverte de draps écrus de Normandie, lesquels draps on avoit fait venir de plusieurs lieux; et les parois étoient parées et couvertes à l'environ de draps de haute lice d'étranges histoires, lesquelles on véoit moult volontiers; et dedans cette salle donna le roi à souper aux dames; mais la roine demeura en ses chambres, et là soupa; et point ne se montra cette nuit. Et les autres dames, le roi et les seigneurs dansèrent et s'ébattirent toute la nuit jusque sur le point du jour, que les fêtes cessèrent; et retournèrent chacun en son lieu pour dormir et reposer, car bien étoit heure. Or, vous vueil parler des dons et des présents que les Parisiens firent le mardi, devant dîner, à la roine de France et à la duchesse de Touraine, qui nouvellement étoit venue en France et issue hors de Lombardie, car elle étoit fille au seigneur de Milan; et l'avoit en cet an même épousée le duc Louis de Touraine; et encore n'avoit la jeune dame, qui s'appeloit Valentine, entré en la cité de Paris quand elle y entra premièrement en la compagnie de la roine de France; si lui devoient les bourgeois de Paris, par raison, sa bienvenue. Vous devez savoir que le mardi, sur le point de douze heures, vinrent les bourgeois de Paris, environ quarante, tous des plus notables, vêtus d'un drap tout pareil, à l'hôtel du roi à Saint-Pol, et apportèrent ce présent qu'ils firent à la roine tout au long de Paris. Et étoit le présent en une litière très-richement ouvrée; et portoient la litière deux forts hommes, ordonnés et appareillés très-proprement comme hommes sauvages, et étoit la litière couverte d'un ciel fait d'un délié crêpe de soie, par quoi tout parmi on pouvoit bien voir les joyaux qui sur la litière étoient. Eux venus à Saint-Pol, ils se adressèrent premièrement devers la chambre du roi, qui étoit tout ouverte et appareillée pour eux recevoir; car on savoit jà bien leur venue, et toujours est bien venu qui apporte. Et mirent les bourgeois qui le présent firent la litière jus sur deux tréteaux emmi la chambre, et se agenouillèrent devant le roi, en disant ainsi: «Très-cher sire et noble roi, vos bourgeois de Paris vous présentent, au joyeux avénement de votre règne, tous ces joyaux qui sont sur cette litière.»--«Grands mercis, répondit le roi, bonnes gens! ils sont beaux et riches.» Donc se levèrent les bourgeois et se retraïrent arrière; ce fait, prirent congé, et le roi leur donna. Quand ils furent partis, le roi dit à messire Guillaume des Bordes et à Montagu, qui étoient de lès lui: «Allons voir de plus près les présents quels ils sont.» Ils vinrent jusques à la litière, et regardèrent sus. Or, vueil-je dire tout ce qui sur la litière étoit, et dont on avoit fait présent au roi. Premièrement, il y avoit quatre pots d'or, quatre trempoirs d'or et six plats d'or. Et pesoient toutes ces vaisselles cent et cinquante marcs d'or. Pareillement autres bourgeois de Paris, très-richement parés et vêtus tous d'un drap, vinrent devers la roine de France, et lui firent présent sur une litière qui fut apportée en sa chambre, et recommandèrent la cité et les hommes de Paris à li; auquel présent avoit une nef d'or, deux grands flacons d'or, deux drageoirs d'or, deux salières d'or, six pots d'or, six trempoirs d'or, douze lampes d'argent, deux douzaines d'écuelles d'argent, six grands plats d'argent, deux bassins d'argent; et y eut en somme pour trois cents marcs, que d'or que d'argent. Et fut ce présent apporté en la chambre de la roine en une litière, si comme ici-dessus est dit, par deux hommes, lesquels étoient figurés, l'un en la forme d'un ours, et l'autre en la forme d'une licorne. Le tiers présent fut apporté semblablement en la chambre de la duchesse de Touraine par deux hommes figurés en la forme de Maures, noircis les viaires, et bien richement vêtus, touailles blanches enveloppées parmi leurs chefs, comme si ce fussent Sarrasins ou Tartares. Et étoit la litière belle et riche, et couverte d'un délié couvrechef de soie comme les autres, et aconvoyée et adextrée de douze bourgeois de Paris vêtus moult richement et tous d'un parement, lesquels firent le présent à la duchesse dessus dite; auquel présent avoit une nef d'or, un grand pot d'or, deux drageoirs d'or, deux grands plats d'or, deux salières d'or, six pots d'argent, six plats d'argent, deux douzaines d'écuelles d'argent, deux douzaines de salières d'argent, deux douzaines de tasses d'argent; et y avait en somme, que d'or que d'argent, de deux cents marcs. Le présent réjouit grandement la duchesse de Touraine; et ce fut raison, car il étoit beau et riche; et remercia grandement et sagement ceux qui présenté l'avoient, et la bonne ville de Paris de qui le profit venoit. Ainsi en ce jour, qui fut nommé mardi, furent faits, donnés et présentés au roi, à la roine, et à la duchesse de Touraine, ces trois présents. Or, considérez la grand valeur des présents et aussi la puissance des Parisiens; car il me fut dit, je auteur de cette histoire, qui tous les présents vis, que ils avoient coûté plus de soixante mille couronnes d'or. Ces présents faits et présentés, il fut heure d'aller dîner; mais ce jour, le roi, les dames et les seigneurs dînèrent en chambre pour plus légèrement avoir fait; car sur le point de trois heures, après dîner, l'on se devoit traire au champ de Sainte-Catherine, et là étoit l'appareil fait et ordonné très-grand pour jouter, de loges et de hourds ouvrés et charpentés pour la roine et les dames. Or, vous vueil nommer par ordonnance les chevaliers qui étoient dedans, et s'appeloient les chevaliers du Soleil d'or. Et quoique ce fût pour ces jours la devise du roi, si étoit le roi de ceux de dehors, et jouta comme les autres à forain, pour conquerre le prix par armes. Il en pouvoit avoir l'aventure. Et étoient les chevaliers eux trente. Tout premier le duc de Berry, secondement le duc de Bourgogne, le duc de Bourbon, le comte de la Marche, messire Jaquemart de Bourbon son frère, messire Guillaume de Namur, messire Olivier de Cliçon, connétable de France, messire Jean de Vienne, messire Jaquemes de Vienne, seigneur de Pagny, messire Guy de la Trémouille, messire Guillaume son frère, messire Philippe de Bar, le seigneur de Rochefort, le seigneur de Rais, le seigneur de Beaumanoir, messire Jean de Barbançon dit l'Ardenois, le Hazle de Flandre, le seigneur de Courcy, Normand, messire Jean des Barres, le seigneur de Nantouillet, le seigneur de Rochefoucault, le seigneur de Garancières, messire Jean Harpedane, le baron d'Ivery, messire Guillaume Marciel, messire Regnault de Roye, messire Geoffroy de Charny, messire Charles de Hangiers, et messire Guillaume de Lignac. Tous ces chevaliers étoient armés et parés, en leurs targes, du rai du soleil; et furent, sur le point de trois heures après dîner, en la place de Sainte-Catherine; et jà étoient venues les dames, la roine de France toute première. Et fut amenée jusque là en un char couvert si riche que pour le corps de li; et les autres dames et duchesses, chacune en très grand arroi. Et montèrent et entrèrent ens ès escharfauts qui ordonnés étoient pour elles. Après vint le roi de France tout appareillé pour jouter, lequel métier il faisoit moult volontiers; et quand il entra sur le champ, vous devez savoir que il étoit bien accompagné et arréé de ce que à lui appartenoit. Si commencèrent les joutes et les ébattements grands et roides, car grand foison de seigneurs y avoit de tous pays. Et vous dis que messire Guillaume de Hainaut, comte d'Ostrevan, jouta moult bien; et aussi firent les chevaliers qui avec lui venus étoient: le sire de Gommegnies, messire Jean d'Audregnies, le sire de Chautain, messire Ancel de Trassegnies, et messire Cliquart de Heremes. Tous le firent bien, à la louange des dames. Et aussi jouta moult bien le duc d'Irlande, qui pour ces jours se tenoit en France de lès le roi, car il y avoit été mandé. Aussi jouta moult bien un chevalier allemand, dessus le Rhin, qui s'appeloit messire Servais de Mirande. Si furent ces joutes fortes et roides et bien joutées. Mais il y avoit tant de chevaliers que à peine se pouvoient-ils assener de plein coup; et la foule des chevaux et la poudrière y étoit si très-grande, que ce les grevoit et empêchoit par espécial trop grandement. Le sire de Coucy s'y porta grandement bien. Si durèrent les joutes fortes et roides jusques à la nuit que on se déportoit, et furent les dames menées à leurs hôtels. La roine de France, en son arroi, fut ramenée à Saint-Pol; et là fut le souper des dames si très-grand, si très-bel et si bien étoffé de toutes choses, que peine seroit du recorder; et durèrent les fêtes et les danses jusques à soleil levant; et eut le prix des joutes, pour le mieux joutant de tous et qui le plus avoit continué, de ceux de dehors, par l'assentiment et jugement des dames et des héraults, le roi de France; et de ceux de dedans le Hazle de Flandre, frère bâtard à la duchesse de Bourgogne. Et pour ce que les chevaliers se plaignoient de la grand poudrière qu'il avoit fait le jour des joutes, et disoient les aucuns que leurs faits en avoient été perdus, le roi ordonna que on y pourvût. Si furent pris plus de deux cents porteurs d'eau qui arrosèrent la place ce mercredi, et amoindrirent grandement la poudrière; mais, nonobstant les porteurs d'eau, encore y en eut-il assez. Ce mercredi, arriva à Paris le comte de Saint-Pol qui venoit tout droit hors d'Angleterre, et s'étoit moult hâté pour être à cette fête; et avoit laissé derrière, en Angleterre, Jean de Chasteaumorant pour rapporter la charte de la trêve par mer. Si fut le comte de Saint-Pol le très-bien venu du roi et de tous les seigneurs; et étoit à cette fête, et de lès la roine de France, sa femme, qui fut moult réjouie de sa venue. Le mercredi, après dîner, se traïrent trente écuyers qui attendant étoient sur le champ où on avoit jouté le mardi; et là vinrent les dames en grand arroi, si comme elles étoient venues le jour devant; et montèrent sur les hourds qui ordonnés et appareillés pour elles étoient. Si commencèrent les joutes fortes et roides, qui furent bien joutées et continuées jusques à la nuit, que on se départit et retourna aux hôtels. Et fut le souper des dames à Saint-Pol, qui fut grand, et bel, et bien étoffé; et là fut donné le prix, par l'assentiment et jugement des dames et des héraults; et l'eut un écuyer de Hainaut qui se nommoit Jean de Floyen, venu en la compagnie du comte d'Ostrevan; et de ceux de dedans, l'eut un écuyer du duc de Bourgogne qui s'appeloit Damp Jean de Pobières. Encore de rechef, le jeudi ensuivant, joutèrent chevaliers et écuyers tous ensemble; et furent les joutes roides, fortes et bien joutées; car chacun se prenoit de bien faire. Et durèrent jusques à la nuit. Et fut le souper des dames et des damoiselles à Saint-Pol. Et là fut donné le prix des joutes; et l'eut pour ceux de dehors messire Charles des Armoies, et de ceux de dedans, un écuyer de la roine de France que on appeloit Kouk. Le vendredi, donna le roi de France à dîner à toutes les dames et damoiselles. Et fut le dîner grand, bel et bien étoffé; et advint que, sur le défaillement du dîner, le roi séant à table, la duchesse de Berry, la duchesse de Bourgogne, la duchesse de Touraine, la comtesse de Saint-Pol, la dame de Coucy, et grand foison de dames, entrèrent en la salle, qui étoit ample et large, et qui faite étoit nouvellement pour la fête, deux chevaliers montés aux chevaux armés de toutes pièces pour la joute, et les lances en leurs mains. L'un fut messire Regnault de Roye, et l'autre messire Boucicaut le jeune; et là joutèrent fortement et roidement. Tantôt vinrent autres chevaliers: messire Regnault de Trye, messire Guillaume de Namur, messire Charles des Armoies, le sire de Garencières, le sire de Nantouillet, l'Ardenois de Doustenène, et plusieurs autres; et joutèrent là bien par l'espace de deux heures devant le roi et les dames. Et quand ils se furent assez esbanoiés, ils s'en retournèrent à leurs hôtels. Ce vendredi, prirent congé au roi et à la roine les dames et damoiselles qui retourner vouloient en leurs lieux, et aussi les seigneurs qui partir vouloient. Le roi de France et la roine, au congé prendre, remercièrent grandement tous ceux et celles qui à eux parloient, et qui à la fête venus et venues étoient. ASSASSINAT DU CONNÉTABLE DE CLISSON. 1392. Pierre de Craon, dit Froissart, était un chevalier de France, de la nation d'Anjou et de Bretagne, et moult gentilhomme et de noble extraction. Il se mit d'abord au service du duc d'Anjou; mais, s'il faut ajouter foi aux accusations des contemporains, il se montra serviteur déloyal, et il profita de la mort du prince pour dérober une partie de ses trésors. Puis il vint à Paris, où il fut favorablement accueilli, à l'hôtel Saint-Paul, par le roi Charles VI et par le duc de Touraine[123]. Il devint le compagnon inséparable de ce dernier et le confident de ses nombreuses amours. Ce fut pour les avoir divulguées, suivant Froissart, et peut-être aussi parce que Clisson, le connétable, avait découvert ses intrigues secrètes avec le duc de Bretagne, qu'il fut exclu tout à coup du service et de l'hôtel du roi[124]. [123] Le duc de Touraine, frère du roi, prit en 1391 le titre de duc d'Orléans. Il fut assassiné, comme on sait, en 1407, par Jean sans Peur, duc de Bourgogne. [124] «Ce propre jour, fut dit à messire Pierre de Craon, de par le seigneur de la Rivière et messire Jean le Mercier, venant de la bouche du roi, que on n'avoit plus que faire en l'hôtel du roi de son service, et que il quist ailleurs son mieux. Pareillement messire Jean de Beuil et le sire d'Erbaus, sénéchal de Touraine, lui dirent ainsi.» _Chron._, liv. IV, ch. 21. Honteux et irrité de l'affront qu'il avait reçu, il quitta Paris, et se retira auprès du duc de Bretagne, son parent. Celui-ci haïssait mortellement le connétable. Il entretint donc le chevalier offensé dans des idées de vengeance; et il arrêta sans doute avec lui le plan de l'audacieux attentat que Froissart va raconter. 1º _Récit de Froissart._ Comment messire Pierre de Craon, par haine et mauvais aguet, battit messire Olivier de Cliçon, dont le roi et ses consaulx furent moult courroucés. Vous avez bien ici-dessus ouï parler et proposer comment messire Pierre de Craon, lequel étoit un chevalier en France de grand lignage et affaire, fut éloigné de l'amour et grâce du roi de France et du duc de Touraine, son frère, et par quelle achoison. Si cause y avoit d'avoir courroucé si avant le roi et son frère, ce fut mal fait. Et si avez bien ouï recorder comment il étoit venu en Bretagne de lès le duc, et lui avoit dit et conté toutes ses meschéances; le duc y avoit entendu par cause de lignage et de pitié, et lui avoit ainsi dit que Olivier de Cliçon lui avoit tout promu et brassé ce contraire: Or, peuvent aucuns supposer que de ce il l'avoit informé et enflammé, pour tant que sur le dit connétable il avoit très-grand haine, et ne le savoit comment honnir ni détruire; et messire Pierre de Craon étant de lès le duc de Bretagne, souvent ils parloient ensemble et devisoient de messire Olivier de Cliçon, comment ni par quelle manière ils le mettroient à mort; car bien disoient que s'il étoit occis par quelque voie que ce fût, nul n'en feroit guerre ni contrevengeance. Et trop se repentoit le duc de Bretagne qu'il ne l'avoit occis, quand il le tint à son aise au chastel de l'Ermine de lès Nantes. Et voulsist bien que du sien il lui eût coûté cent mille francs et il le tînt à sa volonté. Ce messire Pierre de Craon, qui se tenoit de lès le duc et considéroit ses paroles, et comment mortellement il héoit Cliçon, proposa une merveilleuse imagination en soi-même, car par les apparences se jugent les choses. Il s'avisa, comment que ce fût, que il mettroit à mort le connétable, et n'entendroit jamais à autre chose, si l'auroit occis de sa main ou fait occire; et puis on traiteroit de la paix. Il ne doutoit ainsi que néant Jean de Blois, qui avoit sa fille, ni le fils au vicomte de Rohan, qui avoit l'autre; avecques l'aide du duc et de son lignage il se cheviroit bien contre ces deux: car ceux de Blois étoient encore trop fort affoiblis, et si avoit le comte Guy de Blois vendu l'héritage de Blois, qui devoit retourner par succession d'hoirie à ce comte de Paintieuvre, Jean de Blois, et viendroit au duc de Touraine; là lui avoit-il montré petite amour et confidence, et alliance de lignage. Et si ce fait étoit advenu, et Cliçon mort, petit à petit on détruiroit tous les marmousets du roi et du duc de Touraine, c'est à entendre le seigneur de la Rivière, messire Jean le Mercier, Montagu, le Bègue de Vilaines, messire Jean de Beuil et aucuns autres de la chambre du roi, lesquels aidoient à soutenir l'opinion du connétable: car le duc de Berry et le duc de Bourgogne ne les aimoient que un petit, quel semblant qu'ils leur montrassent. Advint que il persévéra en sa mauvaiseté; et tant considéra le dit messire Pierre de Craon ses besognes et subtilla sus, par mauvais argu et l'ennort de l'ennemi qui oncques ne dort, mais veille et réveille les coeurs des mauvais qui à lui s'inclinent, et jeta tout son fait devant ses yeux avant qu'il osât rien entreprendre, en la forme et manière que je vous dirai; et si il eut justement pensé et imaginé les doutes, les périls et meschefs qui par son fait pouvoient venir et descendre, et qui depuis en descendirent, raison et attrempance y eussent eu en son coeur autrement leur lieu que elles ne eurent; mais on dit, et il est vérité, que le grand désir que on a aux choses que elles adviennent éteint le sens, et pour ce sont les vices maîtres, et les vertus violées et corrompues. Car pour ce par espécial que le dit messire Pierre de Craon avoit si grand affection à la destruction du connétable, il s'inclina et accorda de tous points aux consaulx de outrage et de folie; et lui étoit avis, en proposant son fait, mais que sauvement il pût retourner en Bretagne devers le duc, le connétable mort, il n'auroit jamais garde que nul ne le vînt là querre, car le duc le aideroit à délivrer et à se excuser; et au fort, si la puissance du roi de France étoit si grande que il en voulsist faire fait, et le vînt quérir en Bretagne, sur une nuit il se mettroit en un vaissel, et s'en iroit à Bordeaux, à Bayonne ou en Angleterre. Là ne seroit-il point poursuivi, car bien savoit que les Anglois le héoient mortellement, pour les grandes cruautés qu'il leur avoit faites et consenti faire, depuis les jours que il s'étoit tourné François; car au devant il leur avoit fait plusieurs beaux et grands services, si comme ils sont contenus et devisés notoirement ici-dessus en notre histoire. Messire Pierre de Craon, si comme vous orrez, pour accomplir son désir, avoit de longtemps en soi-même proposé et jeté son fait, et à nullui ne s'en étoit découvert. Je ne puis savoir si oncques il en avoit parlé au duc de Bretagne. Les aucuns supposoient que oil, et les autres non. Mais la cause de la supposition de plusieurs est pour tant que, le délit fait par lui et par ses complices, le plus tôt comme il put et par le plus bref chemin, il s'en retourna en Bretagne, et s'en vint comme à sauf garant et à refuge devers le duc de Bretagne; et outre, en devant le fait, il avoit rendu et vendu ses châteaux et héritages qu'il tenoit en Anjou au duc de Bretagne, et renvoyé au roi de France son hommage; et se feignoit, et disoit qu'il vouloit voyager outre mer. De toutes ces choses je me passerai brièvement, mais je vous éclaircirai le fait; car je, auteur et proposeur de cette histoire, pour les jours que le meschef advint sur le connétable de France messire Olivier de Cliçon, j'étois à Paris. Si en dus par raison bien être informé, selon l'enquête que je fis. Vous savez, ou devez savoir, que pour ce temps le dit messire Pierre de Craon avoit en la ville de Paris, en la cimetière que on dit Saint-Jean, un très-bel hôtel, ainsi que plusieurs grands seigneurs de France y ont, pour là avoir à leur aise leur retour. Cet hôtel, ainsi comme coutume est, il le faisoit garder par un concierge. Messire Pierre de Craon avoit envoyé, dès le Carême-Prenant, à Paris, au dit hôtel, de ses varlets qui le servoient pour son corps, et par iceux faire l'hôtel pourvoir bien et largement de vins et de pourvéances, de farines, de chairs, de sel, et de toutes choses qui appartiennent à un hôtel. Avec tout ce il avoit écrit au concierge que il lui achetât des armures, cottes de fer, gantelets, coiffettes d'acier et telles choses, pour armer quarante compagnons; et quand il en seroit pourvu, il lui signifiât et il les envoieroit querir, et que tout ce il fit secrètement. Le concierge, qui nul mal n'y pensoit, et qui vouloit obéir au commandement de son maître, avoit quis, pourvu et acheté toute cette marchandise. Tout ce terme pendant et ces besognes faisant, se tenoit encore en Anjou, en un chastel de son héritage, bel et fort, que on clame Sablé; et envoyoit compagnons forts, hardis et outrageux, une semaine deux, l'autre trois, l'autre quatre, tout secrètement et couvertement à son hôtel à Paris. A leur département il ne leur disoit pas pourquoi c'étoit faire, mais bien leur enditoit: «Vous venus à Paris, tenez-vous des biens de mon hôtel tout aises; et ce qui vous sera métier demandez-le au concierge, vous l'aurez tout prêt; et point ne vous montrez pour chose qui soit. Je vous ensonnierai un jour tout acertes, et vous donnerai bons gages.» Ceux, sur la forme et état qu'il leur disoit, ouvroient et venoient à Paris; et y entroient de nuit ou de matin, car pour lors les portes de Paris nuit et jour étoient ouvertes. Tant s'y amassèrent que ils furent environ quarante compagnons hardis et outrageux. D'autres gens n'avoit le dit messire Pierre que faire; et de ce il y en avoit plusieurs que, si ils eussent sçu pourquoi c'étoit faire, là ils n'y eussent entré; mais de découvrir son secret il se gardoit bien. Messire Pierre de Craon, environ la Pentecôte en les fêtes, il vint secrètement à Paris et se bouta en son hôtel, non en son état, mais ainsi que les autres y étoient venus. Il manda le varlet qui gardoit la porte: «Je te commande, sur les yeux de ta tête à crever, dit messire Pierre de Craon, quand il fut venu en son hôtel, que tu ne mettes céans homme ni femme, ni laisses issir aussi, si je ne te le commande.» Le varlet obéit, ce fut raison; aussi fit le concierge qui avoit la garde de l'hôtel. La femme du concierge, ses enfants et la chambrière on faisoit tenir en une chambre, sans point issir. Il avoit droit; car si femmes ou enfants fussent allés sur les rues, la venue de messire Pierre eût été sçue, car jeunes enfants et femmes par nature cèlent envis ce que ils voient et que on veut céler. En tel état et arroi que je vous conte, furent-ils là-dedans cet hôtel enclos jusques au jour du Saint-Sacrement. Et avoit tous les jours, ce devez-vous croire et savoir, ce messire Pierre ses espies allant où il les envoyoit, et retournant vers lui, qui épioient sur son fait, et lui rapportoient la vérité de ce que il vouloit savoir. Et n'avoit point encore le dit messire Pierre, jusques à ce jour du Sacrement, vu son heure, dont il s'en ennuyoit bien en soi-même. Or, advint que, ce jour du Saint-Sacrement, le roi de France, en son hôtel de Saint-Pol à Paris, avoit tenu de tous les barons et seigneurs, qui pour ce jour étoient à Paris, cour ouverte; et fut ce jour le roi en très-grand soulas, et aussi fut la roine et la duchesse de Touraine. Et pour les dames solacier et le jour persévérer en joie, après dîner, dedans le clos de l'hôtel de Saint-Pol[125] à Paris, les jeunes chevaliers et écuyers montés sur coursiers et tous armés pour la joute, la lance au poing, étoient là venus, et avoient jouté fort et roidement; et furent ce jour les joutes moult belles, et volontiers vues du roi, de la roine, des dames et des damoiselles, et ne cessèrent point jusques au soir. Et eut le prix, pour le mieux joutant, parle record des dames, premièrement de la roine de France, de la duchesse de Touraine et des héraults à ce ordonnés du donner et du juger, messire Guillaume de Flandre, comte de Namur. Et donna le roi le souper, à Saint-Pol, à tous les chevaliers qui y vouldrent être. Et après ce souper on dansa et carola jusques à une heure après mienuit. Après ces danses on se départit; et se traït chacun en son logis, ou à son hôtel sans doute et sans guet, l'un ça et l'autre là. Messire Olivier de Cliçon, connétable de France pour lors, se départit tout dernier. Et avoit pris congé au roi et s'en étoit revenu par la chambre du duc de Touraine, et lui avoit demandé: «Monseigneur, demeurez-vous ici, ou si vous retournerez chez Poullain?» Ce Poullain étoit trésorier du duc de Touraine, et demeuroit à la Croix du Tiroy assez près de l'hôtel, au Lion d'argent. Le duc de Touraine lui avoit répondu et dit: «Connétable, je ne sçais encore lequel je ferai du demeurer ou de retourner. Allez-vous en; il est meshui bien heure de partir pour vous.» Donc prit à celle parole le connétable congé au duc de Touraine, en disant: «Monseigneur, Dieu vous doint bonne nuit!» Et se départit sur cet état, et vint en la place devant l'hôtel de Saint-Pol, et trouva ses gens et ses chevaux qui le attendoient. Et tout compté il n'y en avoit que huit et deux torches, lesquelles les varlets allumèrent sitôt que le connétable fut monté; et les torches portées devant lui se mirent au chemin parmi la rue pour entrer en la grand'rue Sainte-Catherine. [125] L'emplacement de l'hôtel Saint-Paul s'étendait depuis la rue Saint-Antoine jusqu'au cours de la Seine, et depuis la rue Saint-Paul jusqu'aux fossés de l'Arsenal et de la Bastille. Messire Pierre de Craon avoit ce soir si bien épié, que il savoit tout le convenant du connétable, et comment il étoit demeuré derrière, et de ses chevaux qui l'attendoient. Si étoit parti et issu hors de son hôtel, et ses gens tous armés à la couverte, et tous montés sur leurs chevaux, et n'y avoit de ceux de sa route pas six qui sçussent encore quelle chose il avoit en propos de faire. Et étoit venu le dit messire Pierre sur la chaussée au carrefour Sainte-Catherine; et là se tenoit-il et ses gens tous cois, et attendoient le connétable. Sitôt que le connétable fut issu hors de la rue Saint-Pol et tourné au carrefour de la grand rue, et que il s'en venoit tout le pas sur son cheval, les torches sur son lès pour lui éclairer, et jangloit à un écuyer, et disoit: «Je dois demain avoir au dîner chez moi monseigneur de Touraine, le seigneur de Coucy, messire Jean de Vienne, messire Charles d'Hangiers, le baron d'Ivery et plusieurs autres; or, pensez que ils soient tous aisés, et que rien n'y soit épargné.» Ces paroles disant, véez-cy messire Pierre de Craon et sa route qui s'avancent, et premièrement ils entrèrent entre les gens du connétable, qui étoient sans lumière, sans parler, ni sans écrier. Tout premier on prit les torches, et furent éteintes et jetées contre terre. En les prenant, le connétable avoit parlé tout bas et dit ainsi, pour tant que quand il sentit l'effroi des chevaux qui venoient derrière, il cuidoit que ce fût le duc de Touraine qui s'ébattoit à lui et à ses gens: «Monseigneur, par ma foi, c'est mal fait, mais je vous le pardonne, car vous êtes jeune; si sont tous revaux et jeux en vous.» A ces mots dit messire Pierre de Craon, en tirant son épée hors du feurre: «A mort, à mort, Cliçon! si vous faut mourir!»--«Qui es-tu, dit Cliçon, qui dis telles paroles?»--«Je suis Pierre de Craon, votre ennemi. Vous m'avez tant de fois courroucé, que ci le vous faut amender. Avant! dit-il à ses gens; j'ai celui que je demande et que je veuil avoir.» Et en disant ces paroles, il fiert et lance après lui. Ses gens tirent épées, et lancent après lui. Coups commencent à voler et à croiser sur le connétable, et il, qui étoit tout nu et dépourvu, et ne portoit fors un coutel, espoir de deux pieds de long, trait le coutel et commence à estremir. Ses gens étoient tous nus et dépourvus; si se effrayèrent, et furent tantôt ouverts et épars. Les aucuns des hommes de messire Pierre de Craon demandèrent: «Occirons-nous tous?»--«Oil, dit-il, ceux qui se mettront à défense.» La défense étoit petite, car ils n'étoient que eux huit et sans nulle armure, et tous entendoient au connétable occire et aterrer; ni messire Pierre de Craon ne demandoit autre chose que le connétable mort. Et vous dis, si comme aucuns connurent depuis qui à cet assaut et emprise furent, les plusieurs, quand ils eurent la connoissance que c'étoit le connétable qu'ils assailloient, furent si eshidés que, en férant sur lui ou contre lui, leurs coups n'avoient point de puissance; et aussi ce qu'ils faisoient, il le faisoient paoureusement, car en trahison faisant nul n'est hardi. Le connétable contre les coups se couvroit de son bras, et croisoit de son badelaire en soi défendant vaillamment. Sa défense ne lui eût rien valu, si la grâce de Dieu ne l'eût gardé et défendu. Et toudis se tenoit sur son cheval, et tant qu'il fut féru sur le chef d'une épée à plein coup moult vaillamment, duquel coup il versa jus de son cheval, droit à l'encontre de l'huis d'un fournier, qui jà était découché pour ordonner ses besognes et faire son pain et cuire, et au devant il avoit ouï les chevaux fretiller sur la chaussée, et plusieurs des paroles qui y furent dites; et avoit le dit fournier un petit entr'ouvert son huis, dont trop bien en prit et chéy au seigneur de Cliçon de ce que l'huis étoit entr'ouvert; car au cheoir que il fit contre l'huis il s'ouvrit, et le connétable chéy du chef par dedans la maison. Ceux qui étoient à cheval ne purent férir dedans, car l'huis n'étoit pas trop haut ni trop large, et si faisoient leur fait paoureusement. Vous devez savoir, et vérité est, que Dieu fit adonc grand grâce au connétable; car si il fût aussi bien chéy dehors l'huis, comme il fit par dedans, ou que l'huis eût été fermé, il étoit mort, et l'eussent tout défroissé et pietellé de leurs chevaux; mais ils n'osèrent descendre. De ce coup du chef duquel il étoit chéy, cuidèrent bien les plusieurs, messire Pierre de Craon et ceux qui sur lui féru avoient, que du moins ils lui eussent donné le coup de la mort. Si dit messire Pierre de Craon: «Allons, allons, nous en avons assez fait. S'il n'est mort, si mourra-t-il du coup de la tête, car il a été féru de bon bras.» A cette parole ils se recueillirent tous ensemble, et se départirent de la place, et chevauchèrent le bon pas, et furent tantôt à la porte Saint-Antoine; et vidèrent par là, et prirent les champs; car pour lors la porte étoit tout ouverte, et avoit bien été dix ans au devant, que le roi de France retourna de la bataille de Rosebecque, et que le connétable dont je parle ôta les maillets de Paris, et en châtia au corps et de leur chevance les plusieurs, si comme j'en traite ci-derrière en notre histoire. Ainsi fut messire Olivier de Cliçon en ce parti laissé comme mort chez le fournier, qui fut moult ébahi quand il vit et connut que c'étoit le connétable. Les gens du connétable auxquels on fit moult petit de mal, car tous avoient entendu au connétable occire, se remirent ensemble du mieux et du plus tôt qu'ils purent, et descendirent devant l'huis du fournier, et entrèrent en la maison, et trouvèrent leur seigneur et leur maître blessé, navré, et le chef durement entamé, et le sang qui lui couvroit le viaire. Si furent tous ébahis, ce fut raison. Là y eut de grands pleurs et grands cris, car du premier ils cuidèrent bien qu'il fût mort. Tantôt les nouvelles en vinrent à l'hôtel de Saint-Pol, et jusques à la chambre du roi. Et fut dit au roi tout effrayement, et sur le point de l'heure qu'il devoit entrer dedans son lit: «Ha! sire, nous ne vous osons céler le grand meschef qui est présentement advenu à Paris.»--«Quel meschef? dit le roi.»--«De votre connétable, répondirent-ils, messire Olivier de Cliçon, qui est occis.»--«Occis! dit le roi, et comment? Qui a ce fait?»--«Sire, nous ne savons; mais ce meschef est advenu sur lui et bien près d'ici, en la grand rue Sainte-Catherine.»--«Or, tôt, dit le roi, aux torches! aux torches! je le vueil aller voir.» On alluma torches; varlets saillirent avant. Le roi tant seulement vêtit une houpelande. On lui bouta ses souliers aux pieds. Ses gens d'armes et huissiers, qui ordonnés étoient pour faire le guet et garder la nuit l'hôtel de Saint-Pol, saillirent tantôt avant. Ceux qui couchés étoient, auxquels les nouvelles vinrent, s'ordonnèrent pour suivre le roi, qui issit de l'hôtel Saint-Pol sans nul arroi, ni attendit homme fors ceux de sa chambre. Et s'en vint le bon pas, les torches devant lui et derrière. Et n'y avoit de ses chambellans tant seulement que messire Guillaume Martel et messire Hélion de Lignac. En cet état et arroi s'en vint jusques à la maison du fournier, et entra dedans. Plusieurs torches et chambellans demeurèrent dehors. Quand le roi fut venu, il trouva son connétable presque au parti que on lui avoit dit, réservé que il n'étoit pas mort. Et l'avoient ses gens jà dépouillé, pour tâter, savoir et voir plus aisément les lieux où il étoit navré et les plaies comme elles se portoient. La première parole que le roi dit, ce fut: «Connétable, comment vous sentez-vous?» Il répondit: «Cher sire, petitement et foiblement.»--«Et qui vous a mis en ce parti? dit le roi.--Sire, répondit-il, Pierre de Craon et ses complices, traîtreusement et sans nulle défiance.»--«Connétable, dit le roi, oncques chose ne fut si comparée comme celle sera, ni si fort amendée. Or, tôt, dit le roi, aux médecins et surgiens!» Et jà les étoit-on allé quérir; et venoient de toutes parts, et personnellement les médecins du roi. Quand ils furent venus, le roi en eut grand joie, et leur dit: «Regardez-moi mon connétable, et me sachez à dire en quel point il est; car de sa navrure j'en suis moult dolent.» Les médecins répondirent: «Sire, volontiers.» Si fut par eux tâté, visité, regardé et appareillé de tous points à son devoir; et toujours le roi, qui trop fort étoit courroucé de cette aventure, demanda aux surgiens et médecins: «Dites-moi, y a-t-il nul péril de mort?» Ils répondirent tous d'une sieute: «Certes, sire, nennil; dedans quinze jours nous le vous rendrons chevauchant.» Cette réponse réjouit grandement le roi, et il dit: «Dieu en soit loué! ce sont riches nouvelles.» Et puis dit au connétable: «Connétable, pensez de vous, et ne vous souciez point de rien, car oncques délit ne fut si cher comparé ni amendé sur les traiteurs, comme cil sera; car la chose est mienne.» Le connétable répondit moult foiblement: «Sire, Dieu le vous puisse rendre, et la bonne visitation que faite m'avez!» A ces mots prit le roi congé au connétable, et s'en retourna à Saint-Pol; et manda incontinent le prévôt de Paris, et sans séjourner vint à Saint-Pol; et jà étoit-il jour tout clair. Quand il fut venu, le roi lui commanda: «Prévôt, prenez gens de toutes parts bien montés et appareillés, et poursuivez par clos et chemins ce traître Pierre de Craon, qui traîtreusement a navré, blessé et mis en péril de mort notre connétable. Vous ne nous pourrez faire service plus agréable que le trouver, le prendre et le nous amener.» Le prévôt répondit, et dit: «Sire, j'en ferai toute ma puissance. Mais quel chemin peut-on supposer qu'il tienne?»--«Informez-vous, dit le roi, et si en faites bonne diligence.» Pour le temps de lors les quatre souveraines portes de Paris étoient toudis nuit et jour ouvertes; et avoit celle ordonnance été faite au retour de la bataille qui fut en Flandre, où le roi de France déconfit les Flamands à Rosebecque, et les Parisiens se vouldrent rebeller, et que les maillets furent restorés, et pour mieux aisément à toute heure châtier et seigneurir les Parisiens. Messire Olivier de Cliçon avoit donné ce conseil de ôter toutes les chaînes des rues et des carrefours de Paris, pour aller et chevaucher de nuit. Partout furent ôtées hors des gonds des souveraines portes de Paris les feuilles, et là couchées. Et furent en cel état environ dix ans; et entroit-on à toute heure dedans Paris. Or, considérez comme les choses adviennent et comment les saisons payent. Le connétable avoit cueilli la verge dont il fut battu; car si les portes de Paris eussent été closes et les chaînes levées, jamais messire Pierre de Craon n'eût osé avoir fait ce délit et outrage qu'il fit; car il ne pût avoir issu de Paris. Et pour ce qu'il savoit bien qu'il istroit de Paris à toute heure, s'avisa-t-il de faire ce maléfice. Et quand il se départit du connétable, il le cuidoit avoir laissé mort. Mais non fit, si comme vous oyez dire; dont depuis il fut moult courroucé. Quand il issit de Paris, il étoit une heure après mienuit; et issit par la porte de Saint-Antoine; et disent les aucuns qu'il passa la Seine au pont à Charenton, et depuis il prit le chemin de Chartres; et les aucuns disent que à l'issir de Paris il retourna devers la porte Saint-Honoré dessous Montmartre, et vint passer la rivière de Seine au Ponçon. Par où qu'il passât la rivière, il vint sur le point de huit heures à Chartres, et aucuns des siens les mieux montés; car tous ne le suivirent pas, mais se désassemblèrent pour faire le moins de montre et pour les poursuites. Au passer il avoit ordonné jusques à vingt chevaux et laissé chez un chanoine de Chartres, lequel étoit un de ses clercs et l'avoit servi, dont mieux lui voulsist que oncques ne l'eût connu, quoique de ce délit et forfait le dit chanoine ne sçût rien. Messire Pierre, quand il fut venu à Chartres, but un coup et se renouvela de chevaux; et se partit de Chartres tantôt et prit le chemin du Maine, et exploita tant et si bien qu'il vint en un fort chastel qui encore se tenoit pour lui, et que on dit Sablé; et là s'arrêta et rafreschit, et dit qu'il n'iroit plus avant, si auroit appris des nouvelles. Vous devez savoir que ce vendredi, dont le jeudi par nuit ce délit fut fait par messire Pierre de Craon et ses complices, il fut grandes nouvelles parmi Paris de cet outrage; et moult grandement en fut blâmé messire Pierre de Craon. Le sire de Coucy, qui se tenoit en son hôtel, sitôt qu'il sçut au matin les nouvelles, monta à cheval, et se partit lui cinquième tant seulement, et vint à l'hôtel du connétable derrière le Temple où on l'avoit rapporté, car moult s'entre-aimoient, et s'appeloient frères et compagnons d'armes. La visitation du seigneur de Coucy fit au connétable grand bien. Aussi tous autres seigneurs à leur tour le venoient voir. Et par espécial avecques le roi, son frère le duc de Touraine en fut grandement courroucé, et disoient bien les deux frères que Pierre de Craon avoit fait ce délit et outrage en leur dépit, et que c'étoit une chose faite et pourpensée par traitour, et pour troubler le royaume. Le duc de Berry, qui pour ces jours étoit à Paris, s'en dissimula grandement; et à ce qu'il montra il n'en fit pas grand compte; et je, auteur de cette histoire, fus adonc informé que de cette aventure il n'eût rien été, s'il voulsist, et que trop clairement eût brisée et allé au-devant; et je vous déclarerai et dirai raison pourquoi et comment. Ce propre jour du Sacrement, étoit venu au duc de Berry un clerc, lequel étoit familier au dit messire Pierre de Craon, et lui avoit dit ainsi et révélé en secret: «Monseigneur, je vous ouvrirais volontiers aucunes choses qui ne sont pas bien convenables, mais taillées de venir à très-povre conclusion; et vous êtes mieux taillé de y pourvoir que nul autre.»--«Quelles choses?» avoit dit le duc.--«Monseigneur, avoit répondu ce clerc, je mets bien en termes que je ne vueil point être nommé; et pour obvier au grand meschef et eschever le péril qui peut venir de la matière, je me découvre à vous.»--«Dis hardiment, avoit répondu le duc de Berry; je t'en porterai tout outre.» Donc avoit parlé et dit le clerc ainsi: «Monseigneur, je me doute trop grandement de messire Pierre de Craon que il ne fasse murdrir ni occire monseigneur le connétable; car il a amassé en son hôtel, en la cimetière Saint-Jean, grand foison de compagnons, et les y a tenus couvertement depuis la Pentecôte; et si il faisoit ce délit, le roi en seroit trop grandement courroucé, et trop grand trouble au royaume de France en pourroit advenir; et pourtant, monseigneur, je le vous remontre, car je même en suis si eshidé, que quoique je sois clerc secrétaire à monseigneur Pierre de Craon et que je aie mon serment à lui, je n'ose passer cet outrage: car si vous n'y pourvéez, nul n'y pourvoiera pour le présent; et de ce que je vous dis et remontre, je vous supplie humblement que il vous en souvienne, si il me besogne; car, sur l'état où je vois que messire Pierre veut persévérer pour éloigner et fuir, je ne vueil plus retourner vers lui.» Le duc de Berry très-bien en soi-même avoit glosé et entendu ces paroles, et répondit au clerc, et dit: «Demeurez de lès moi meshui, et demain de matin j'en informerai monseigneur; il est meshui trop haut jour, je ne vueil pas troubler le roi; et de matin sans faute nous y pourvoierons, puisque messire Pierre de Craon est en la ville; je ne lui savois point.» Ainsi se déporta le duc de Berry de cette chose et négligea, et cependant le meschef advint en la forme et manière que vous avez ouï recorder. Le prévôt du Châtelet de Paris, à plus de soixante hommes à cheval tous armés, issit hors de Paris par la porte Saint-Honoré, et suivit au pas les esclos de messire Pierre de Craon; et vint à Chenevières passer outre au Ponçon la rivière de Seine, et demanda au pontonnier si du matin nul étoit passé. Il répondit: «Oil, environ douze chevaux; mais je n'y vis nul chevalier ni homme que je connusse.»--«Et quel chemin tiennent-ils? demanda le prévôt.--«Sire, répondit le pontonnier, le chemin d'Évreux.»--«Ha! dit le prévôt, il peut bien être; ils s'en vont droit à Chierbourch.» Adonc entrèrent-ils en ce chemin, et laissèrent le chemin de Chartres, et par cette manière perdirent-ils la juste poursuite de messire Pierre de Craon; et quand ils eurent chevauché jusques au dîner le chemin d'Évreux, il leur fut dit par un chevalier du pays qui chassoit aux lièvres, à qui ils en demandèrent, qu'il avoit vu environ quinze hommes à cheval du matin traverser les champs; et avoient, selon son avis, pris le chemin de Chartres. Donc entrèrent le prévôt et sa route au chemin de Chartres, et le tinrent jusques au soir; et vinrent là au gîte, et sçurent la vérité, que messire Pierre de Craon, sur le point de huit heures, avoit là été chez le chanoine, et s'étoit déjeuné et renouvelé de chevaux. Il vit bien que il perdroit sa peine de plus poursuivir, et que messire Pierre s'étoit trop éloigné. Si retourna le samedi à Paris. Pour ce que on ne savoit au vrai, ni savoir on ne pouvoit, quand ledit messire Pierre de Craon issit hors de Paris, quel chemin il tenoit, le roi de France et le duc de Touraine, qui trop grand affection avoient à ce que messire Pierre fût attrapé, firent partir et issir hors de Paris messire Jean le Barrois des Barres à plus de soixante chevaux. Et issirent hors par la porte Saint-Antoine; et passèrent la rivière de Marne et de Seine au pont à Charenton; et tournèrent tout le pays, et vinrent devers Étampes; et finablement, le samedi au dîner, ils furent à Chartres, et en ouïrent les vraies nouvelles. Quand le Barrois sçut que messire Pierre étoit passé outre, si vit bien que en vain il se travailleroit de plus poursuivir, et qu'il étoit jà trop éloigné. Si retourna le dimanche vers Paris, et recorda au roi tout le chemin que il avoit tenu; et tout aussi avoit fait le prévôt du Châtelet de Paris. Le samedi au matin, furent trouvés des sergents du roi, qui poursuivoient les esclos en un village à sept lieues de Paris, deux écuyers, hommes d'armes, et un page des gens de messire Pierre de Craon; et étoient là arrêtés, et n'avoient pu suivre la route, ou ne vouloient. Toutefois ils furent pris par les dits sergents et amenés à Paris et boutés en Châtelet, et le lundi ils furent décolés. Et premièrement, où le délit avoit été fait ils furent amenés, et là leur trancha-t-on à chacun le poing; et furent décolés aux halles et menés au gibet, et là pendus. Le mercredi ensuivant, le concierge de l'hôtel messire Pierre fut aussi exécuté et décolé. Et disoient plusieurs gens que on lui faisoit tort; mais pour ce que point il n'avoit révélé la venue de messire Pierre de Craon, il eut cette pénitence. Aussi le chanoine de Chartres, où messire Pierre de Craon étoit descendu et rafreschi et renouvelé de chevaux, fut accusé, pris et mis en la prison de l'évêque; on lui ôta tout le sien et ses bénéfices, et fut condamné en chartre perpétuelle au pain et à l'eau; ni excusation qu'il montrât ou dît ne lui valut rien; si avoit-il renommée en la cité de Chartres d'être un vaillant prud'homme. Trop fut courroucé messire Pierre de Craon qui arrêté s'étoit au chastel de Sablé, quand les nouvelles véritables lui vinrent que messire Olivier de Cliçon n'étoit point mort et n'avoit plaie ni blessure dont dedans six semaines il laissât à chevaucher. Lors s'avisa-t-il, tout considéré, que en ce chastel de Sablé il n'étoit pas trop sûrement; et quand on sauroit la vérité, sur le pays et en France, que il seroit là enclos et bouté, on l'enclorroit de tous points, tellement qu'il ne s'en départiroit pas quand il voudroit. Si le rechargea à aucuns de ses hommes, et puis en issit secrètement et couvertement, et chevaucha tant par ses journées qu'il vint en Bretagne et trouva le duc au Suseniot. Le duc le recueillit, qui jà savoit toutes les nouvelles du fait, et comment le connétable n'étoit point mort. Si dit ainsi à messire Pierre de Craon: «Vous êtes un chétif, quand vous n'avez sçu occire un homme duquel vous étiez au-dessus.»--«Monseigneur, répondit messire Pierre, c'est bien diabolique chose: je crois que tous les diables d'enfer, à qui il est, l'ont gardé et délivré de mes mains; car il y eut sur lui lancé et jeté plus de soixante coups, que d'épées et de grands couteaux. Quand il chéy jus du cheval, en bonne vérité je cuidois qu'il fût mort; et la bonne aventure que il eut pour lui de bien cheoir, ce fut de l'huis d'un fournier qui étoit entr'ouvert; et parce que il chéy à l'encontre, il entra dedans, car si il fût chu sur les rues, nous l'eussions partué et défoulé de nos chevaux.»--«Or, dit le duc, pour le présent il ne sera autrement; je suis tout certain que j'en aurai de par le roi de France prochainement nouvelles, et aurai pareillement la guerre et la haine que vous aurez; si vous tenez tout coiement de lès moi, car la chose ne demeurera pas ainsi; et puisque je vous ai promis sauf garant à tenir, je vous le tiendrai.» 2. _Récit du Religieux de Saint-Denis._ (Traduction de M. Bellaguet). La trêve conclue avec l'Angleterre avait rendu la paix au royaume. Mais les dissensions des seigneurs soulevèrent des orages à la cour, et amenèrent des événements qui méritent d'être rapportés. Je citerai entre autres l'attentat commis par messire Pierre de Craon, que le roi et le duc d'Orléans traitaient avec une affection toute particulière, à cause de la parenté qui les unissait. Pierre de Craon, s'il faut en croire ses assertions, avait encouru la colère du duc d'Orléans en l'accusant à plusieurs reprises de se laisser aller trop facilement à ses passions, et d'accorder trop de faveurs à des sorciers, qui composaient des sortiléges avec des os de morts. Le duc le fit bannir de la cour. Pierre de Craon, sachant qu'il devait sa disgrâce aux suggestions de messire Olivier de Clisson, connétable de France, conçut contre lui une haine implacable, et suivant l'habitude des gens de coeur, il ne respira plus que la vengeance. Il le menaça par lettres et par messages de le faire mourir, et se disposa à réaliser ses menaces par une trahison. Il avait une maison près de l'hôtel royal de Saint-Paul; il s'y rendit secrètement au mois de juin avec vingt de ses complices, et s'y tint caché jusqu'au 14, c'est-à-dire jusqu'à la fête du Saint-Sacrement, attendant une occasion favorable pour mettre son projet à exécution. Ce jour-là, le connétable, qui avait soupé à la cour, ayant pris congé du roi, se disposait à rentrer chez lui, sans se défier de rien, lorsqu'il fut assailli tout à coup par les gens que messire Pierre de Craon, moins criminel peut-être qu'égaré par le ressentiment, avait placés en embuscade. D'après son ordre, ces assassins se jetèrent avec fureur sur le connétable, qui, abandonné de tous ses serviteurs à l'exception d'un seul, ne pouvait guère résister. Il se défendit pourtant avec courage. Garanti par une forte cuirasse qu'il portait sous ses vêtements, et armé de son poignard, il para quelque temps les coups mortels qu'on lui portait de tous côtés; mais ayant reçu une blessure grave à la tête, il se laissa glisser à bas de son cheval, et chercha à se sauver en toute hâte dans une maison voisine. Un des assaillants s'en aperçut et lui donna trois grands coups de son épée dans le dos; puis la retirant toute sanglante il la montra à messire Pierre de Craon. Celui-ci, convaincu que le connétable avait été percé de part en part, se félicita du succès de son crime, sans songer qu'il avait ainsi entaché son honneur et terni l'éclat de sa noblesse. «C'est fini,» dit-il à ses complices; et à l'instant même ils s'enfuirent tous précipitamment. Le roi confisque les biens de Pierre de Craon, en punition de son crime. Le roi regarda comme un attentat contre sa personne la trahison commise sur le principal défenseur de l'État. Aussi, dès qu'il en fut informé, il alla consoler le connétable, et lui promit que le crime ne resterait pas impuni. Il craignait, en fermant les yeux sur cet assassinat, d'encourager les autres à des crimes semblables et pires encore. Pierre de Craon avait déjà passé la Seine, et avait fait couper les cordes des bacs pour ôter les moyens de le poursuivre. A cette nouvelle, le roi, animé d'un juste ressentiment, ordonna qu'on courût sur les traces des coupables. Trois d'entre eux furent arrêtés, amenés à Paris, et décapités pour servir d'exemple aux traîtres. Cependant le roi, irrité de voir que les autres complices lui avaient échappé, et ne pouvant frapper leur personne, ordonna que leurs biens, meubles et immeubles, fussent confisqués au profit du trésor royal. Il fit raser les maisons que Pierre de Craon possédait à Paris. Il y en avait une qui était située au cimetière Saint-Jean, et qui passait pour la plus belle: le roi en donna les matériaux aux seigneurs de sa cour. Ayant appris que cet hôtel était bâti sur l'emplacement de l'ancien cimetière de la paroisse de Saint-Jean, comme le prouvaient d'ailleurs les ossements desséchés qu'on trouva dans les fondations, il rendit le terrain à sa première destination, et en fit don à la paroisse. La vengeance du roi ne se borna pas à la destruction des maisons que Pierre de Craon possédait à Paris: il fit démolir également son magnifique château de Porchefontaine, qui était à douze milles de la capitale, et en donna les revenus au duc d'Orléans; ce prince les céda plus tard aux Célestins de Paris, pour la fondation d'une chapelle qu'il fit élever dans leur église, comme on le verra. Outre ce château fort, le roi accorda aussi à perpétuité au duc d'Orléans la Ferté-Bernard, qui était la résidence principale de Pierre de Craon. Mais il chargea auparavant l'amiral de France, messire Jean de Vienne, de saisir et d'appliquer au trésor royal tout ce qui s'y trouvait. La Ferté-Bernard, qui renfermait un riche mobilier et des trésors considérables, était habitée par la femme et la fille unique de Pierre de Craon. L'amiral s'y rendit, et exécuta les ordres du roi avec la dernière rigueur. Il ne se borna pas à piller le mobilier et tous les objets de prix, dont la valeur s'élevait à plus de quarante mille écus d'or, il poussa la brutalité jusqu'à chasser ignominieusement les deux femmes en chemise. Cette conduite inhumaine fut réprouvée par toute la noblesse. Les conseillers du roi l'engagent à combattre le duc de Bretagne. Après avoir exercé cette première vengeance, le roi fit publier par la voix du héraut et à son de trompe, dans toutes les villes et cités du royaume, la sentence de proscription et de bannissement portée contre les complices de l'assassinat. Informé que messire Pierre de Craon s'était enfui en Bretagne afin d'échapper au juste châtiment qu'il redoutait, il adressa un message au duc de ce pays pour le sommer de lui livrer le coupable, sous peine d'être traité comme criminel de lèse-majesté. Tout le monde tenait pour certain que Pierre de Craon était alors auprès du duc de Bretagne, son cousin, et ennemi personnel du connétable. Cependant le duc répondit au roi qu'il avait bien vu le meurtrier après l'exécution du crime, qu'il lui avait même fait bon accueil, mais que Pierre de Craon avait quitté la Bretagne, et qu'il ne savait où il était allé. Cette réponse satisfit d'autant moins le roi, qu'on croyait fermement le duc complice de l'assassinat et qu'on n'avait guère foi en ses paroles. Aussi dès que le connétable fut rétabli, le roi assembla ses barons et ses chevaliers, et leur demanda ce qu'il y avait à faire pour sauver l'honneur de sa couronne. Parmi les principaux personnages qui assistèrent à ce conseil, on remarquait, outre le connétable, messire Bureau de la Rivière et Jean Mercier, alors sire de Noviant. Tous furent d'avis qu'on poursuivît par les armes la réparation de cette injure, et que le roi enjoignît aux seigneurs du royaume, et surtout à ses oncles, de réunir des gens de guerre. Les princes, en recevant l'ordre du roi, regardèrent comme une insulte personnelle qu'on eût décidé la guerre sans les consulter. Ils obéirent cependant, bien que malgré eux; mais en même temps ils conçurent une haine implacable contre les conseillers du roi, et songèrent aux moyens d'anéantir leur crédit. Telle était en effet l'influence dont jouissaient ces derniers, que le roi leur abandonnait entièrement la direction des affaires, ne suivait que leurs conseils, et ne tenait aucun compte de ceux des autres. A force d'habileté et d'adresse ils étaient parvenus à former entre eux l'union la plus étroite, croyant que personne ne pourrait s'opposer à leurs volontés. Leurs prévisions ne furent pas trompées. Ils se mêlèrent d'abord à toutes les intrigues de la cour, et on ne put obtenir que par leur entremise les charges publiques ou la ferme des impôts; on n'arrivait aux offices de la cour qu'en leur promettant un dévouement et une amitié à toute épreuve. Ils acquirent d'immenses richesses, soit par des dons, soit par des pensions exorbitantes; ils achetèrent des palais plus somptueux que ceux du roi, et devinrent possesseurs de tant de biens, que leur fortune égala bientôt celle des premières familles du royaume. Mais l'opulence et les honneurs sont ordinairement l'écueil de la modération. Ils écrasèrent de leur faste insolent les plus grands personnages de France, et excitèrent ainsi contre eux une jalousie violente. Au moment même où ils croyaient avoir assis leur puissance sur une base inébranlable, ils apprirent à leurs dépens, comme on le verra plus tard, que les choses humaines sont fragiles, et qu'il n'est rien de si haut qui ne puisse être abaissé, ni de si brillant qui ne puisse être terni. DÉMENCE DE CHARLES VI. 1392. _Récit du Religieux de Saint-Denis_, traduit par M. Bellaguet. Le roi est atteint d'une grave maladie, au moment où il allait soumettre par la force des armes le duc de Bretagne. Les hommes d'armes ayant été promptement rassemblés, le roi se mit à leur tête, et marcha en toute hâte sur le Mans. Il y attendit ses oncles les ducs de Berri et de Bourgogne, qui n'obéissaient qu'avec lenteur à ses ordres, parce qu'ils désapprouvaient l'expédition. Malgré leur retard, il leur témoigna sa joie de leur arrivée. Le duc de Berri obtint même par ses instances que le roi lui rendît le gouvernement et la garde du duché d'Aquitaine; mais il lui recommanda d'obliger ses lieutenants à se conduire désormais avec plus de douceur, et à ne pas écraser le pays d'impôts et d'exactions, comme ils l'avaient toujours fait. Après cela, le roi fit part de ses desseins aux deux ducs. Comme il avait été décidé que tout ce qui appartenait à messire Pierre de Craon serait confisqué, il avait envoyé des hommes d'armes contre la place de Sablé. Il apprit bientôt que les portes leur en avaient été fermées par la garnison qui la défendait au nom du duc de Bretagne; il en fut vivement courroucé. Le duc, voulant apaiser son ressentiment, envoya des gens pour lui porter des excuses, et pour lui dire que cette place était à sa disposition, qu'il priait le roi de venir pacifiquement, et qu'il offrait de lui ouvrir également les portes de toutes ses autres places. Il redoutait l'armée royale, qui se grossissait chaque jour par l'arrivée de nouveaux corps; il avait vu le Maine cruellement dévasté, et il craignait que le roi n'exerçat les mêmes ravages dans son pays, comme les gens qui l'entouraient lui en donnaient le conseil. Mais de soudains revers viennent souvent se mêler au cours des événements. Une maladie étrange et jusqu'alors inconnue arrêta le roi dans ses projets. J'étais alors au camp. En songeant à tout ce qu'un pareil malheur avait de cruel, j'aurais volontiers laissé tomber la plume de mes mains, pour ne point transmettre ce souvenir à la postérité. Mais il est de mon devoir de raconter tous les événements de ce règne, quels qu'ils soient, heureux ou malheureux. S'il faut en croire des personnes dignes de foi, cet accident déplorable avait été annoncé par des signes précurseurs. Ainsi une petite statue de la bienheureuse Vierge Marie, qui faisait partie des joyaux précieux de l'église de Saint-Julien au Mans, avait, dit-on, tourné sur elle-même pendant une demi-heure environ, sans que personne y touchât; comme ce prodige avait déjà eu lieu précédemment, on en augura qu'une grande calamité était près d'éclater dans le royaume. On ignorait sans aucun doute la maladie du roi. Cette maladie était pour ses familiers un juste sujet d'étonnement. En effet, dès les premiers jours d'août, le roi avait commencé à donner des signes de démence par des propos insensés et par des gestes indignes de la majesté royale. Le 5 du mois, malgré les représentations de ses oncles et de ses parents, il fit publier, par la voix du héraut et à son de trompe, l'ordre de prendre les armes; il sortit de la ville armé de pied en cap, à la tête des troupes. Mais à peine était-il arrivé jusqu'à la léproserie, qu'un misérable, couvert de haillons, vint à sa rencontre et lui causa une vive frayeur. Malgré les efforts qu'on fit pour éloigner cet homme par les menaces et la terreur, il suivit le roi pendant près d'une demi-heure, en lui criant d'une voix terrible: «Ne va pas plus loin, noble roi, car on te trahit!» L'imagination du roi, déjà troublée, lui fit ajouter foi à ces paroles, et un nouvel incident acheva d'égarer ses esprits. Un des hommes d'armes qui chevauchaient à ses côtés, se trouvant trop pressé dans la foule, laissa tomber à terre son épée. Au bruit du fer, le roi fut saisi tout à coup d'un accès de fureur; dans son égarement, il tira son épée du fourreau, et tua cet homme. En même temps il donna de l'éperon à son cheval, et pendant près d'une heure entière il fut emporté de côté et d'autre avec une extrême rapidité, en criant: «On veut me livrer à mes ennemis!» et en frappant ses amis aussi bien que les premiers venus. Tout le monde fuyait devant lui comme devant la foudre. Pendant cet accès de fureur, le roi tua quatre hommes, entre autres un fameux chevalier de Gascogne, nommé de Polignac, qui était bâtard. Il aurait causé de plus grands malheurs encore si son épée ne se fût brisée. Alors on l'entoura, on l'attacha sur un chariot et on le ramena au Mans, pour lui faire prendre un peu de repos. Ses forces étaient tellement épuisées, qu'il resta deux jours sans connaissance et privé de l'usage de ses membres. Bientôt son état empira; le corps commença à se refroidir; la poitrine seule conservait encore un reste de chaleur et de vie qu'on distinguait à peine aux légers battements de son coeur; les médecins même déclaraient que le roi allait mourir. Cette nouvelle plongea toute la cour dans la désolation. Les seigneurs, atterrés de ce malheur, témoignaient leur affliction par leurs larmes et par leurs cris; ils prenaient des habits de deuil, et donnaient toutes les marques d'un profond désespoir. Les accents de la tragédie pourraient seuls exprimer les lamentations des princes du sang, et surtout celles du duc de Bourgogne. Il ne cessait d'embrasser le corps du roi, qu'il croyait inanimé, et d'une voix entrecoupée de sanglots, il s'écriait: «Mon bien aimé sire et neveu, je vous en prie, soulagez ma douleur par un mot seulement.» DES SEIGNEURS SONT BRULÉS DANS UNE MASCARADE. 1393. _Récit du Religieux de Saint-Denis._ (Traduction de M. Bellaguet). J'aurais voulu passer sous silence l'événement que je vais raconter; mais comme l'historien doit enregistrer les faits qui peuvent détourner l'homme du mal et lui apprendre à se conduire avec modération, j'ai cru devoir insérer ici le récit d'un malheur aussi déplorable qu'inattendu. A l'exemple de ses prédécesseurs, le roi Charles aimait à distribuer des grâces et à répandre des bienfaits autour de lui. Ses largesses s'adressaient surtout à ceux de sa cour qui, par leurs complaisances et leur dévouement, cherchaient à mériter son affection et celle de son épouse bien aimée. Parmi les dames d'honneur attachées au service de la reine, il s'en trouvait une, nommée Catherine, qui jouissait d'une faveur toute particulière. La reine l'aimait tendrement, parce qu'elle était Allemande et qu'elle parlait allemand comme elle. Le roi résolut de la marier à un riche seigneur d'Allemagne, et se proposa de déployer à cette occasion une grande magnificence et une générosité sans exemple. Pour donner plus d'éclat à la cérémonie, il y fit inviter en son nom la reine et les illustres duchesses de Bourgogne, de Berri et d'Orléans. Elles se réunirent le 29 janvier, avec un nombreux cortége de seigneurs et de nobles dames, à l'hôtel royal de Saint-Paul, où devait se célébrer le mariage. Rien ne manqua à la splendeur de cette fête toute royale. Rien ne fut oublié de ce qui pouvait contribuer à divertir les personnes invitées. Il y eut toutes sortes de mascarades, et l'on dansa au son des instruments jusqu'au milieu de la nuit. On ne savait pas, hélas! que toutes ces réjouissances allaient se terminer par une horrible tragédie. Voici quelle en fut l'occasion. La mariée était veuve pour la troisième fois. Or, dans plusieurs endroits du royaume, il y a des gens qui ont la sottise de croire que c'est le comble du déshonneur pour une femme de se remarier, et en pareille circonstance ils se livrent à toutes sortes de licences, se déguisent avec des masques et des travestissements, et font essuyer mille avanies aux deux époux. C'est un usage ridicule et contraire à toutes les lois de la décence et de l'honnêteté. Cependant, entraîné par les conseils de quelques jeunes seigneurs de sa cour, le roi, qui se laissait aller trop facilement à son goût pour les plaisirs, voulut se donner ce divertissement; il prit avec lui cinq d'entre eux, et voici ce qu'ils firent. Ils se vêtirent de la tête aux pieds d'habits de lin, sur lesquels on avait collé des étoupes avec de la poix. Ensuite ils se masquèrent, entrèrent dans la salle sous cet affreux déguisement qui les rendait méconnaissables, et se mirent à courir de tous côtés en faisant des gestes obscènes, en poussant d'horribles cris et en imitant les hurlements des loups. Leurs mouvements ne furent pas moins inconvenants que leurs cris; ils dansèrent la sarrasine avec une sorte de frénésie vraiment diabolique. L'ennemi du genre humain leur avait sans doute tendu ce piége pour les perdre, et la France aurait été affligée d'un malheur irréparable, d'une honte éternelle, si l'ange gardien du roi et la Providence qui veillait sur lui ne l'eussent en ce moment tenu à quelque distancé de ses compagnons. Pendant que les jeunes seigneurs ne songeaient qu'à se divertir, un des assistants, sans prévoir sans doute le mal qu'il pouvait faire, jeta une flammèche sur un de ceux qui faisaient partie de la mascarade. Aussitôt les vêtements inflammables des danseurs s'embrasèrent tous en un clin d'oeil. Il eût fallu avoir un coeur de roche pour entendre sans frémir les cris affreux que poussèrent alors ces malheureux, pour les voir de sang-froid courir en désordre et dans les transports d'une frénésie qui n'était maintenant que trop véritable. La flamme dévorante s'élevait jusqu'au plafond; la poix liquéfiée ruisselait sur leur corps et pénétrait dans leurs chairs. Ils furent pendant près d'une demi-heure en proie à ces souffrances. En essayant d'éteindre le feu, en cherchant à déchirer leurs vêtements, ils se brûlèrent et se calcinèrent les mains. Le feu consuma aussi les parties inférieures de leurs corps, et leurs membres, qui tombaient par lambeaux, inondèrent de sang le plancher de la salle. Au milieu de ces cruelles tortures, le comte de Joigny, gentilhomme d'une illustre naissance, expira dans les bras de ceux qui l'emportaient. Le bâtard de Foix et Aymeri de Poitiers moururent deux jours après; Huguet de Guisay seul vécut trois jours encore. C'étaient, à l'exception de ce dernier, de jeunes seigneurs de la plus grande espérance, et leur mort fut à tous égards déplorable. Mais Huguet de Guisay était un homme perdu de vices et passait pour un misérable aux yeux de tous les honnêtes gens; sa perversité était telle, que, dans sa haine pour les gens du petit peuple, qu'il appelait des chiens, il les forçait souvent à imiter toutes sortes d'aboiements. Souvent aussi, pendant son dîner, il les obligeait à soutenir sa table, et si l'un d'eux avait le malheur de lui déplaire en quelque chose, il le faisait coucher à terre, montait sur son dos et le frappait de l'éperon jusqu'au sang, en disant qu'avec des gens de cette espèce il fallait employer non pas les coups de poing, mais le fouet, comme avec les bêtes brutes. Au milieu même des tourments, il ne put s'empêcher de traiter de chiens ses propres serviteurs; il ne cessa point de répéter qu'ils étaient indignes de lui survivre, jusqu'au moment où la mort mit fin à ses injures. En apprenant qu'il venait de rendre le dernier soupir, les seigneurs ne purent contenir leur joie, et ils s'écrièrent en pleine cour: «_Dieu soit loué!_» On transporta son corps dans le Bourbonnais, d'où il était originaire. Pendant que le cercueil traversait les rues de Paris, presque tous ceux qui se trouvaient sur le passage du convoi répétaient tout haut ces mots, qu'il avait l'habitude de dire: «_Aboie, chien!_» Ainsi ce débauché, dont les conseils et les exemples funestes entraînaient, dit-on, si souvent les jeunes seigneurs au mal, et qui s'était attiré la haine générale, enveloppa ses compagnons dans sa perte. Le sire de Nantouillet fut le seul qui échappa à la mort ainsi que le roi. Il faisait partie de la mascarade; mais dès qu'il sentit les atteintes du feu, il courut précipitamment à la cuisine du palais, et se plongea dans une chaudière pleine d'eau. Cette heureuse idée lui sauva la vie. La reine, dans le premier moment d'effroi, s'était enfuie avec ses dames d'honneur dans une chambre éloignée. Mais comme elle ignorait si le roi avait péri avec ses compagnons, ou s'il avait échappé à la mort ainsi que nous l'avons dit, elle tomba à terre demi morte de frayeur. Elle ne reprit l'usage de ses sens que quand elle vit le roi, qui vint la rassurer après avoir quitté son travestissement. La nouvelle de ce malheur parvint bientôt aux oreilles des bourgeois du voisinage. Ils crurent que le roi était mort, se réunirent au nombre de cinq cents, et se présentèrent à l'hôtel royal de Saint-Paul, dont ils se firent ouvrir les portes de force. Ils se disposaient à venger sur les gens de la cour la mort de leur maître bien aimé, lorsque le roi se montra sous le dais royal et calma leur fureur de la voix et du geste. Dès le lendemain messeigneurs les ducs de Berri et de Bourgogne, oncles du roi, et le duc d'Orléans, son frère, voulurent témoigner au ciel leur reconnaissance pour un si grand bienfait; ils allèrent nu-pieds en procession de la porte Montmartre à l'église de Notre-Dame. Le roi s'y rendit à cheval; il entendit la messe avec eux, et rendit grâces à Dieu et à la bienheureuse Vierge Marie d'avoir échappé au danger. 2. _Récit de Froissart._ L'aventure d'une danse faite en semblance de hommes sauvages, là où le roi fut en péril. Avint que un mariage se fit en l'hôtel du roi, de un jeune chevalier de Vermandois et de une des damoiselles de la roine; et tous deux étoient de l'hôtel du roi et de la roine. Si en furent les seigneurs, les dames et damoiselles et tout l'hôtel plus réjouis; et pour cette cause le roi voult faire les noces; et furent faites dedans l'hôtel de Saint-Pol à Paris, et y eut grand foison de bonnes gens et de seigneurs; et y furent les ducs d'Orléans, de Berry, de Bourgogne et leurs femmes. Tout le jour des noces qu'ils épousèrent, on dansa et mena-t-on grand joie: le roi fit le souper aux dames, et tint la roine de France l'état; et s'efforçoit chacun de joie faire, pour cause qu'ils véoient le roi qui s'en en sonnioit[126] si avant. Là avoit un écuyer d'honneur en l'hôtel du roi, et moult son prochain, de la nation de Normandie, lequel s'appeloit Hugonin de Guisay; si s'avisa de faire aucun ébattement pour complaire au roi et aux dames qui là étoient. L'ébattement qu'il fit, je le vous dirai. Le jour des noces, qui fut par un mardi devant la Chandeleur[127], sur le soir, il fit pourvoir six cottes de toile et mettre à part dedans une chambre, et porter et semer sus délié lin; et les cottes couvertes de délié lin, en forme et couleur de cheveux, il en fit le roi vêtir une, et le comte de Joigny, un jeune et très-gentil chevalier, une autre, et mettre très-bien à leur point; et ainsi une autre à messire Charles de Poitiers, fils au comte de Valentinois; et à messire Yvain de Galles, le bâtard de Foix, une autre; et la cinquième au fils du seigneur de Nantouillet, un jeune chevalier; et il vêtit la sixième. Quand ils furent tous six vêtus de ces cottes qui étoient faites à leur point, et ils furent dedans enjoins et cousus, ils se montroient être hommes sauvages, car ils étoient tous chargés de poil, du chef jusques à la plante du pied. [126] S'en embarrassait, qui en prenait soin. [127] Le 29 janvier 1393. Cette ordonnance plaisoit grandement bien au roi de France, et en savoit à l'écuyer, qui avisée l'avoit, grand gré; et se habillèrent de ces cottes si secrètement en une chambre, que nul ne savoit de leur affaire, fors eux-mêmes et les varlets qui vêtus les avoient. Messire Yvain de Foix, qui de la compagnie étoit, imagina bien la besogne, et dit au roi: «Sire, faites commander bien acertes que nous ne soyons approchés de nulles torches, car si l'air du feu entrât en ces cottes dont nous sommes déguisés, le poil happeroit l'air du feu, si serions ars et perdus sans remède, et de ce je vous avise.»--«En nom Dieu, répondit le roi à Yvain, vous parlez bien et sagement; et il sera fait.» Et de là endroit le roi défendit aux varlets, et dit: «Nul ne nous suive.» Et fit là venir le roi un huissier d'armes qui étoit à l'entrée de la chambre, et lui dit: «Va-t'en à la chambre où les dames sont, et commande de par le roi que toutes torches se traient à part et que nul ne se boute entre six hommes sauvages qui doivent là venir.» L'huissier fit le commandement du roi moult étroitement, que toutes torches et torchins, et ceux qui les portoient, se missent en sus au long près des parois, et que nul n'approchât les danses, jusques à tant que six hommes sauvages qui là devoient venir seroient retraits. Ce commandement fut ouï et tenu; et se trairent tous ceux qui torches portoient à part; et fut la salle délivrée, que il n'y demeura que les dames et damoiselles, et les chevaliers et écuyers qui dansoient. Assez tôt après ce, vint le duc d'Orléans, et entra en la salle; et avoit en sa compagnie quatre chevaliers et six torches tant seulement, et rien ne savoit du commandement qui fait avoit été, ni des six hommes sauvages qui devoient venir; et entendit à regarder les danses et les dames, et même il commença à danser. Et en ce moment vint le roi de France, lui sixième seulement, en l'état et ordonnance que dessus est dit, tout appareillé comme homme sauvage et couvert de poil de lin, aussi délié comme cheveux, du chef jusques au pied. Il n'étoit homme ni femme qui les pût connoître, et étoient les cinq attachés l'un à l'autre, et le roi tout devant qui les menoit à la danse. Quand ils entrèrent en la salle, on entendit tant à eux regarder qu'il ne survint de torches ni de torchins. Le roi, qui étoit tout devant, se départit de ses compagnons, dont il fut heureux, et se trait devers les dames pour lui montrer, ainsi que jeunesse le portoit. Et passa devant la roine, et s'en vint à la duchesse de Berry, qui étoit sa tante et la plus jeune. La duchesse par ébattement le prit, et voult savoir qui il étoit; le roi étant devant elle, ne se vouloit nommer. Adonc dit la duchesse de Berry: «Vous ne m'échapperez point ainsi, tant que je saurai votre nom.» En ce point avint le grand meschef sur les autres, et tout par le duc d'Orléans, qui en fut cause, quoique jeunesse et ignorance lui fit faire; car si il eût bien présumé et considéré le meschef qui en descendit, il ne l'eût fait pour nul avoir. Il fut trop en volonté de savoir qui ils étoient. Ainsi que les cinq dansoient, il approcha la torche, que l'un de ses varlets tenoit devant lui, si près de lui que la chaleur du feu entra au lin. Vous savez que en lin n'a nul remède et que tantôt il est enflambé. La flamme du feu échauffa la poix à quoi le lin étoit attaché à la toile. Les chemises linées et poyées[128] étoient sèches et déliées et joignans à la chair, et se prirent au feu à ardoir; et ceux qui vêtues les avoient et qui l'angoisse sentoient commencèrent à crier moult amèrement et horriblement. Et tant il y avoit de meschef que nul ne les osoit approcher. Bien y eut aucuns chevaliers qui s'avancérent pour eux aider et tirer le feu hors de leurs corps. Mais la chaleur de la poix leur ardoit toutes les mains et en furent depuis moult mésaisés. L'un des cinq, ce fut Nantouillet, s'avisa que la bouteillerie étoit près de là; si fut celle part, et se jeta en un cuvier tout plein d'eau où on rinçoit tasses et hanaps. Cela le sauva; autrement il eût été mort et ars ainsi que les autres; et nonobstant tout, si fut-il en mal point. [128] Enduites de poix et de lin, ou de filasse de lin. Quand la roine de France ouït les grands cris et horribles que ceux qui ardoient faisoient, elle se douta de son seigneur le roi qu'il ne fût attrapé; car bien savoit, et le roi lui avoit dit, que ce seroit l'un des six. Si fut durement ébahie et chéy pâmée. Donc saillirent les chevaliers et dames avant en lui aidant et confortant. Tel meschef, douleur et crierie avoit en la salle qu'on ne savoit auquel entendre. La duchesse de Berry délivra le roi de ce péril, car elle le bouta dessous sa gonne[129] et le couvrit pour eschiver le feu; et lui avoit dit, car le roi se vouloit partir d'elle à force: «Où voulez vous aller? Vous véez que vos compagnons ardent. Qui êtes vous? Il est heure que vous vous nommez.»--«Je suis le roi.»--«Ha! monseigneur, or tôt allez vous mettre en autre habit, et faites tant que la roine vous voie, car elle est moult mésaisée pour vous.» [129] Robe; _gown_ en anglais. Le roi à cette parole issit hors de la salle, et vint en sa chambre, et se fit déshabiller le plus tôt qu'il put et remettre en ses garnemens[130], et vint devers la roine; et là étoit la duchesse de Berry, qui l'avoit un peu reconfortée et lui avoit dit: «Madame, reconfortez-vous, car tantôt vous verrez le roi; certainement j'ai parlé à lui.» A ces mots, vint le roi en la présence de la roine; et quand elle le vit, de joie elle tressaillit; donc fut-elle prise et embrassée[131] de chevaliers et portée en sa chambre, et le roi en sa compagnie, qui toujours la reconforta. [130] Habillements, vêtements, ce qui garnit. [131] Prise et portée entre les bras. Le bâtard de Foix, qui tout ardoit, crioit à hauts cris: «Sauvez le roi, sauvez le roi!» Et voirement fut-il sauvé par la manière et aventure que je vous ai dit; et Dieu le voult aider, quand il se départit de la compagnie pour aller voir les dames; car s'il fût demeuré avecques ses compagnons, il étoit perdu et mort sans remède. En la salle de Saint-Pol à Paris, sur le point de l'heure de minuit, avoit telle pestilence et horribleté que c'étoit hideur et pitié de l'ouïr et du voir. Des quatre qui là ardoient, il y en eut là deux morts éteints sur la place. Les autres deux, le bâtard de Foix et le comte de Joigny, furent portés à leurs hôtels et moururent dedans deux jours, à grand peine et martire. Ainsi se dérompit cette fête et assemblée de noces en tristesse et en ennui, quoique l'époux et l'épouse ne le pussent amender. Car on doit supposer et croire que ce ne fut point leur coulpe[132], mais celle du duc d'Orléans, qui nul mal n'y pensoit quand il avala[133] la torche. Jeunesse lui fit faire. Et bien dit, tout en audience, quand il vit que la chose alloit mal: «Entendez à moi, tous ceux qui me peuvent ouïr. Nul ne soit demandé ni inculpé de cette aventure, car ce qui fait en est, c'est tout par moi et en suis cause. Mais ce pèse moi que oncques m'avint; et ne cuidois pas que la chose dût ainsi tourner; car si je l'eusse cuidé et sçu, je y eusse pourvu.» Et puis si s'en alla le duc d'Orléans devers le roi pour se excuser, et le roi le tint pour tout excusé. [132] Faute.--Disculper, inculper. [133] Descendit, abaissa;--en aval, en bas. Cette dolente aventure avint en l'hôtel de Saint-Pol à Paris, en l'an de grâce 1392[134], le mardi devant la Chandeleur, de laquelle avenue il fut grand nouvelle parmi le royaume de France et en autre pays. Le duc de Bourgogne et le duc de Berry n'étoient point pour l'heure là, mais à leurs hôtels; et avoient le soir pris congé au roi, à la roine et aux dames, et retrait à leurs hôtels pour être mieux à leurs aises. [134] Ancien style; en 1393, nouveau style. Quand ce vint au matin et la nouvelle fut sçue et épandue parmi la ville et cité de Paris, vous devez savoir que toutes gens furent moult émerveillées. Et disoient plusieurs communément parmi la ville de Paris: que Dieu avoit montré encore secondement un grand exemple et signe sur le roi, et qu'il convenoit et appartenoit qu'il y regardât et qu'il se retrait de ses jeunes huiseuses[135], et que trop en faisoit et avoit fait, lesquelles ne appartenoient point à faire à un roi de France; et que trop jeunement se maintenoit et étoit maintenu jusques à ce jour. La communauté de Paris en murmuroit, et disoit sans contrainte: «Regardez le grand meschef qui est près avenu sur le roi; et s'il eût été attrapé et ars, que fussent ses oncles et son frère devenus? Ils doivent être tous certains que jà pied d'eux n'en fût échappé, car tous eussent été occis, et les chevaliers que on eût trouvé dedans Paris.» [135] Frivolités, oisivetés. Or avint, si très tôt que les ducs de Berry et de Bourgogne au matin sçurent les nouvelles, ils furent tout ébahis et émerveillés; et bien y eut cause. Si montèrent aux chevaux et vinrent à l'hôtel du roi à Saint-Pol, et le trouvèrent. Si le consolèrent; et bien en avoit mestier, car encore étoit-il tout effrayé et ne se pouvoit r'avoir de l'imagination, quand il pensoit au péril où il avoit été. Et bien dit à ses oncles que sa belle tante de Berry l'avoit sauvé et ôté hors du péril, mais il étoit trop fort courroucé du comte de Joigny et de messire Yvain de Foix et de messire Charles de Poitiers. Ses oncles, en lui reconfortant, lui dirent: «Monseigneur, ce qui est avenu ne peut-on recouvrer. Il vous faut publier la mort d'eux et louer Dieu et regracier de la belle aventure qui vous est avenue, car votre corps et tout le royaume de France a été pour cette incidence en grand aventure d'être tout perdu; et vous le pouvez imaginer, car jà ne s'en peuvent les vilains taire, et disent que si le meschef fût tourné sur vous, ils nous eussent tous occis. Si vous ordonnez, appareillez et mettez en état royal, ainsi que à vous appartient, et montez à cheval. Si allez à Notre-Dame de Paris en pélerinage. Nous irons en votre compagnie; et vous montrez au peuple, car on vous désire à voir par la cité et ville de Paris.» Le roi répondit que ainsi le feroit-il. Sur ces paroles, s'embatit[136] le duc d'Orléans, frère du roi, qui moult l'aimoit comme son frère. Et ses oncles le recueillirent doucement, et le blâmèrent un petit de la jeunesse que faite avoit. A ce qu'il montra, il leur en sçut bon gré, et dit bien que il ne cuidoit point mal faire. Assez tôt après, sur le point de neuf heures, montèrent le roi et tous les compagnons à cheval, et se départirent de Saint-Pol, et chevauchèrent parmi Paris pour apaiser le peuple, qui trop fort étoit ému; et vinrent en la grande église; et là ouït le roi la messe et y fit ses offrandes, et depuis retournèrent le roi et les seigneurs en l'hôtel de Saint-Pol, et là dinèrent. Si se passa et oublia cette chose petit à petit, et fit-on obsèques, prières et aumônes pour les morts. [136] Tomba, s'évanouit. MALADIE DU ROI. PRIÈRES PUBLIQUES POUR SON RÉTABLISSEMENT. 1395. _Le Religieux de Saint-Denis_, traduit par M. Bellaguet. Les plus habiles disciples de Galien et d'Hippocrate avaient longtemps cherché, mais inutilement, les moyens de rendre la santé au roi. Les principaux seigneurs et officiers du palais, fatigués de ces vaines tentatives, leur défendirent de reparaître à la cour. Le roi conçut même tant de haine contre maître Renaud Fréron, qui avait entrepris sa guérison, qu'il le bannit et le fit chasser de Paris, en lui laissant toutefois tout le mobilier qu'il possédait soit à Paris, soit ailleurs, et qui le rendait plus riche qu'aucun médecin des règnes précédents. On ne sait pas encore clairement quelle fut la cause de cet exil; mais il est certain qu'elle parut suspecte à bien des gens. Car maître Renaud n'était pas encore arrivé à Cambrai, où il avait dessein de se retirer, lorsque le roi retomba dans ses accès de folie. Ce qui causait surtout un juste étonnement, c'est que, dans l'égarement qui couvrait son esprit d'épaisses ténèbres, il n'oubliait ni ses familiers ni ses serviteurs, présents ou absents, tandis qu'il ne reconnaissait pas la reine ou ses enfants, même lorsqu'ils se présentaient à sa vue. S'il apercevait ses armes et celles de la reine gravées ou peintes sur les vitraux ou sur les murs, il les effaçait en dansant d'une façon burlesque et inconvenante; il prétendait qu'il s'appelait Georges, et que ses armoiries étaient un lion traversé d'une épée. On craignit que dans ces accès de folie, où il n'avait aucun souci de sa dignité, il ne lui arrivât quelque accident, et l'on fit murer toutes les entrées de l'hôtel royal de Saint-Paul. Il épuisait souvent ses forces à courir çà et là dans son palais. Cependant il ne restait pas toujours dans le même état. Il avait parfois des intervalles de calme. Il assistait alors au conseil, recevait les ambassadeurs, et répondait à tout avec assez de bon sens; mais incontinent après on le voyait changer: il frémissait et criait, comme s'il eût été piqué de mille pointes de fer, et se disait poursuivi par ses ennemis. Il y avait dans le royaume beaucoup de nobles et de gens du menu peuple qui étaient atteints de la même maladie. La foule s'obstinait à dire que c'était l'effet de sortiléges et de maléfices, que le roi lui-même avait été ensorcelé, et que, selon toute vraisemblance, on en devait accuser le seigneur de Milan. On alléguait à l'appui de cette absurde assertion que la fille de ce seigneur, la duchesse d'Orléans, était la seule que le roi reconnût dans son égarement, qu'il ne pouvait se passer de la voir tous les jours, et qu'absente ou présente il ne cessait de l'appeler sa soeur bien aimée. Aussi beaucoup de personnes des deux sexes n'épargnaient point cette princesse. Quoique leurs accusations fussent sans fondement, monseigneur le duc d'Orléans, voulant éviter qu'il ne s'ensuivît quelque désordre, ordonna, d'après les conseils du maréchal de Sancerre et de quelques autres seigneurs, que la duchesse fût éloignée d'auprès du roi, qu'elle sortît de Paris en grande pompe et qu'elle allât visiter ses domaines du duché d'Orléans. Qu'une si noble dame ait commis un si grand crime, c'est un fait dont on n'a jamais eu de preuve, et personne n'a le droit de l'en accuser. Pour moi, je suis loin de partager l'opinion vulgaire au sujet des sortiléges, opinion répandue par les sots, les nécromanciens et les gens superstitieux; les médecins et les théologiens s'accordent à dire que les maléfices n'ont aucune puissance, et que la maladie du roi provenait des excès de sa jeunesse. Cependant toute la France compatissait aux cruelles souffrances du roi. Le clergé, voyant que les remèdes humains n'apportaient aucun soulagement à ce mal, et que le roi était toujours dans le même état, résolut d'implorer l'assistance divine. Suivi d'un pieux concours d'hommes et de femmes, il porta processionnellement d'église en église les corps et les reliques des saints. En outre, les vénérables religieux de Saint-Denis renouvelèrent, par ordre des oncles du roi, une cérémonie qui n'avait pas eu lieu depuis l'an du Seigneur mil deux cent trente-neuf. Le premier dimanche du mois de janvier, ils allèrent en procession solennelle jusqu'à la Sainte-Chapelle du Palais. Je crois devoir transmettre à la postérité le récit de cette cérémonie, dans laquelle on avait cherché à exciter la dévotion et la piété du peuple. En tête du cortége étaient six religieux, vêtus de dalmatiques, marchant deux à deux et portant sur leurs épaules les reliques de saint Louis et de la bienheureuse Vierge Marie, et la main de l'apôtre saint Thomas, enchâssées dans l'or et les pierreries. Trois autres les suivaient, couverts de chapes de soie et portant les insignes de la Passion, la croix, les épines, et un des clous de Notre-Seigneur. Venait ensuite le vénérable couvent. Près de trois mille personnes des deux sexes accompagnèrent la procession jusqu'à la porte de Paris. Pour honorer lesdites reliques, les religieux de Saint-Magloire et de Saint-Martin, ainsi que les illustres ducs de Berri, de Bourgogne et de Bourbon, qui avaient longtemps attendu à la porte, se réunirent au cortége qui occupait les deux côtés de la rue, et le suivirent jusqu'à la Sainte-Chapelle. Les chants n'avaient point cessé depuis l'église de Saint-Denis. A l'entrée de la chapelle, on entonna, en l'honneur du roi saint Louis, l'antienne _Quum esset rex in accubitu_. Le prieur claustral célébra ensuite une messe solennelle en l'honneur de ce pieux confesseur de la foi. Après la messe, messeigneurs les ducs reconduisirent la procession jusqu'à la porte de la ville, et reçurent la bénédiction des saintes reliques. Les religieux retournèrent à l'église de l'abbaye, et le même jour les chanoines de la Sainte-Chapelle et la vénérable Université de Paris y firent une procession solennelle. La messe de Saint-Denis y fut célébrée en grande pompe par l'évêque de Senlis, maître Jean de Dieudonné. Tous ceux qui s'y trouvaient furent reçus dans la chambre de l'abbé et dans les plus beaux appartements de l'abbaye, où on leur fit bonne chère. Dans tout le royaume de France, les personnes de tout sexe, de tout rang, de toute condition, faisaient à l'envi des prières et des oeuvres pieuses pour le rétablissement du roi. Enfin Dieu jeta du haut du ciel un regard de miséricorde sur la France; il accueillit les voeux qu'on lui adressait de toutes parts, et rendit la santé au roi vers le commencement du mois de février. MARIAGE D'ISABELLE, FILLE DE CHARLES VI, ET PAIX AVEC L'ANGLETERRE. 1396. Le roi d'Angleterre Richard II, après avoir lutté avec les paysans révoltés, avec les partisans des réformes religieuses et politiques demandées par Wiclef et Lollard, avec son oncle le duc de Glocester qui lui avait enlevé presque toute l'autorité, avait enfin repris le pouvoir; mais pour le conserver il avait besoin de la paix avec la France. En 1395 il signa d'abord une trêve de quatre ans avec Charles VI, et fit demander en mariage Isabelle, fille du roi de France, bien qu'elle ne fût âgée que de sept ans. Charles VI accepta la proposition, et le 9 mars 1396 on signa le traité de mariage et on convint d'une trêve de vingt-huit ans. _Juvénal des Ursins._ En ce temps fut advisé par le roy et ceux de son sang et conseil, et aussi par les Anglois, qu'il falloit achever ce qui avoit esté encommencé touchant l'alliance par mariage de madame Isabeau de France. Et requéroient les Anglois qu'on leur livrast ladite dame. Et fut advisé qu'il estoit expedient que les roys s'entrevissent en quelque lieu, et qu'ils parlassent ensemble. Et de faict pour la cause le roy vint à Boulongne, et de là à Ardres, et le roy d'Angleterre vint à Calais. Et furent ordonnées certaines tentes, où chacun roy en la sienne seroit. Et entre les deux tentes devoient les deux roys parler ensemble, accompagnés chacun de quatre cens chevaliers et escuyers bien ordonnés et habillés. Le vingt-septiesme jour d'octobre audit an, le roy issit d'Ardres accompagné de ses oncles et de plusieurs ducs et comtes ses parens, et de quatre cens chevaliers et escuyers, bien ordonnés et habillés, comme en bataille rangée. Et devant le roy estoit le comte de Harcourt son prochain parent, lequel portoit l'espée du roy. Et quand ils vinrent à un traict d'arc des tentes, ils descendirent tous à pied, excepté le roy et ses prochains parens, puis quand ils vinrent aux cordes qui soustenoient les tentes, le roy et les autres descendirent à pied. Et se divisa l'armée en deux, deça et dela les tentes. Et leur fut ordonné qu'ils ne se bougeassent, et se tinssent sans mouvoir. Et pource que le roy doutoit qu'aucuns de jeune courage ne s'esmeussent, parquoy il eust pu s'ensuivre aucun inconvenient, il parla à eux bien doucement et gratieusement, en les exhortant et commandant qu'ils ne se bougeassent, en monstrant quel deshonneur ce seroit s'ils rompoient les formes et manieres pourparlées entre luy et son adversaire d'Angleterre. Et lesdites formes et manieres garderent aussi les Anglois, sans les enfraindre. Eux estans à la veue l'un de l'autre, vinrent vers le roy les ducs de Lanclastre et de Clocestre, et autres comtes et seigneurs d'Angleterre. Lesquels bien humblement s'agenouillerent, disans qu'ils venoient vers luy, pour sçavoir en quelle forme, habits, et ordonnance ils se devoient assembler. Et pour ceste mesme cause, estoient allés vers le roy d'Angleterre nos seigneurs les ducs de Berry et de Bourgongne. Le roi receut lesdits princes d'Angleterre honorablement. Et la response ouye, le roy leur donna à chacun un bel anneau. Lesquels les receurent, en remerciant le roy très-humblement, et s'en retournerent devers leur maistre. Et voulut le roy, avant le partement desdits princes, boire avec eux, et prirent vin et espices. Et pareillement fit le roy d'Angleterre à nos seigneurs. Et quant à la requeste qu'on faisoit, de sçavoir quels habillemens et les manieres qu'ils feroient l'un à l'autre, le roy d'Angleterre respondit, que les convenances ou pactions de paix et amitié ne consistoient ou gisoient pas en superfluité de robbes et vestures, mais en cordial amour et affection. Laquelle chose fut fort notée, car par ce il monstroit la grande affection qu'il avoit au bien de la paix. Or il est vray qu'entre la distance des tentes, et comme au milieu du chemin, y avoit un grand pal ou pieu fiché en terre, et à ce pal là se devoient assembler les deux roys. Et environ trois heures après midy se mirent en chemin à pied. Car la distance n'estoit pas longue. Le roy vint en un simple habit jusques aux genouils, fourré de martres, son chapperon à une longue cornette entour sa teste, troussée en forme de chappeau, et estoit accompagné de ses oncles. Et d'autre part le roy d'Angleterre sortit hors de sa tente, vestu d'une robbe longue jusques aux talons; et devant luy avoit messire Jean de Hollande, qui portoit son espée, et le comte Mareschal, qui portoit un baston royal doré. Et tantost que les deux roys se virent l'un l'autre, tous leurs gens se mirent d'un costé et d'autre à genoux, jusques à ce qu'ils fussent venus audit pal. Et quand ils y furent, ils se baiserent et saluerent l'un l'autre, en bonne amour, paix et dilection, et lors on demanda les espices et le vin. Et servirent les ducs de Berry et de Bourgongne, et les ducs de Lanclastre et de Clocestre. Et estoit grande noblesse et pitié de voir ladite assemblée, et de joye pleuroient ceux qui les voyoient. Et en signe d'amour et de dilection donna le roy au roy d'Angleterre une très-belle couppe d'or, garnie de pierres pretieuses, et une aiguiere. Et aussi le roy d'Angleterre luy donna un très-beau vaisseau à boire cervoise, avec un vaisseau aussi à mettre eau, garnis de pierres pretieuses, lesquels dons ils receurent benignement, en se remerciant l'un l'autre. Et à la requeste, au moins par la persuasion des princes et seigneurs presens, ils jurerent et promirent l'un à l'autre, que si Dieu leur donnoit grace de venir à bonne et finale paix, qu'ils fonderoient et feroient faire à communs frais et despens, pour memoire de leur vision mutuelle faite audit lieu, une chappelle. Quand les roys virent que leurs gens, tant d'un costé que d'autre gardoient si bien et fermement ce qui leur avoit esté commandé, en monstrans le desir, l'affection et joye qu'ils avoient que bonne paix fust entre les deux roys, leurs royaumes et peuples, lors le roy d'Angleterre, et lesdits ducs et seigneurs de son sang, vinrent en la tente du roy de France, laquelle estoit bien parée et ornée de beaux draps d'or riches, en laquelle y avoit deux chaires bien richement habillées. Et fut offerte par plusieurs et diverses fois au roy d'Angleterre, la chaire dextre. Ce qu'il ne voulut accepter, et tant plus luy offroit-on, tant plus la refusoit. Et finalement se assit à senestre, et le roy en la dextre. Et ne demeura en ladite tente que lesdits roys, les ducs de Berry, de Bourgongne, de Bourbon, de Lanclastre et de Clocestre, et les comtes Roland et Mareschal. Et là ouvrirent et traiterent les matieres pourquoy ils estoient assemblés, tendans à bonne amour, à fin de paix et alliance par mariage. Ce qui fut fait entre eux fut secret, car il n'y avoit que les roys et princes dessus dits, lesquels aucunement rien ne revelerent, sinon du mariage d'Angleterre et de la fille du roy. Car dès lors le roy appeloit le roy d'Angleterre son fils, et l'autre l'appeloit son père. Et après que leur conseil fut finy, prirent vin et espices, et furent servis en la forme dessus dite. Et au partir le roy donna à son fils une nef d'or, de grand poids, garnie de pierres qui estoient de grand prix, laquelle il prit en le remerciant. Et s'en allerent eux deux jusques à l'autre tente d'Angleterre, parlans ensemble, et eux esbatans. Et eux à la tente venus, le roy d'Angleterre donna à son père un beau fermail garni de pierres pretieuses, et s'en revinrent ensemble jusques au pal. Et là venus ils s'entr'accollerent et baiserent, et s'en retourna chacun en sa tente, en se recommandant à Dieu l'un l'autre. Et s'en retourna le roy à Ardres, et laissa à la garde de sa tente les comtes de Sainct-Paul et de Sancerre, le seigneur d'Albret, messire Jean de Bueil, maistre des arbalestriers de France, et messire Jean de Trie. Et pareillement firent les Anglois, et mirent des princes et seigneurs du pays en la leur. Le samedy au matin, environ neuf ou dix heures avant midy, comparurent en leurs estats et habits, comme ils estoient en la journée de devant, excepté que le roy d'Angleterre avoit un chapperon mis sur sa teste, et vinrent lesdits deux roys jusques au pal, et se baillerent la main l'un à l'autre, en se saluant en tout amour et dilection, et les cérémonies gardées de chacune part, et comme dessus. Puis le roy de France prit le roy d'Angleterre par la main, et le mena en sa tente, accompagnés chacun de douze de leurs parens et conseillers. Et tantost survint un terrible temps de pluye, gresle et vent, par telle maniere que ceux qui estoient hors des tentes furent contraints d'eux bouter dedans. Et furent lesdits roys, et leurs parens et conseillers, bien quatre bonnes heures ensemble. Et quand le conseil fut finy, aucuns s'enquirent secrettement de ce qui avoit esté conclu. Et fut respondu qu'on fist bonne chere, et que les roys, en parole de roys, avoient sur les saincts Evangiles touchés, juré que doresnavant ils seroient bons et loyaux amis ensemble, et que comme pere et fils s'entr'aimeroient, et aideroient l'un à l'autre envers tous et contre tous. Et firent alliances perpetuelles pour eux et leurs successeurs, de pays à pays et de peuple à peuple, tant réelles que personnelles. Et les assistans, tant d'une partie que d'autre, commencerent à faire grande joye et grande chère, et touchoient l'un à l'autre, en rendant graces à Dieu dudit traité. Et fit-on venir vin et espices, et burent tous ensemble. Et lors le roy à grande joye et liesse donna au roy d'Angleterre, son gendre, quatre paires d'ornemens d'église, semés de perles à or battu (esquels estoient signés la representation de la benoiste Trinité et du mont Olivet, et les images de sainct Michel et de sainct Georges) et deux gros pots d'or, ornés de pierres pretieuses, vallans de seize à vingt mille escus, dont il remercia le roy, et s'en revinrent au pal, en disant adieu l'un à l'autre. Et depuis revint le roy d'Angleterre, lequel joyeusement et de bon coeur donna au roy un beau collier d'or, riche et bien garni de pierres pretieuses; puis s'en retournerent, et estoit ja tard, près de soleil couchant, et envoya le roy avec son gendre pour le conduire jusques à Guines, les ducs de Berry et de Bourgongne, et souperent avec luy. Et pareillement les ducs de Lanclastre et de Clocestre convoyerent le roy jusques à Ardres, et avec luy souperent, et tous firent joyeuse chère, et y furent jusques à neuf heures au soir. Et après se partirent desdits lieux lesdits ducs de Berry et de Bourgongne, comme aussi lesdits ducs de Lanclastre et de Clocestre, pour revenir chacun devers son roy. Mais ce ne fut pas sans empeschement; car en icelle heure que lesdits princes se partoient pour eux en retourner, survint une pluye si grosse et si terrible, qu'il sembloit que Dieu voulust faire un nouveau deluge. Et qui plus est, un vent si horrible et vehement, que tous les luminaires furent esteints, et ne pouvoit-on cognoistre, ny s'appercevoir l'un l'autre. Et comme les bestes sauvages vont parmy montagnes et bois, ainsi alloient lesdits seigneurs, et n'y sceurent trouver remede, sinon recourir à Dieu. Ce qu'ils firent bien et devotement, parquoy ils vinrent à port de salut. Et pour la grande violence du vent, y eut des tentes du roy cent et quatre cordes rompues, et du roy d'Angleterre quatre seulement, dont la cause fut qu'elles estoient en bas lieu. Et furent les draps tant de soye que de laine rompus et déchirés, dont il y avoit foison de moult beaux. Plusieurs gens disoient qu'en icelle paix faisant y avoit trahison, ou qu'elle y adviendroit. Mais ceux qui sceurent et cognurent le vray amour, dont procedoient les parties, conclurent et crurent fermement que le diable d'enfer, adversaire de paix, fit lesdites tempestes, comme desplaisant de ce qu'il n'avoit pu empescher le bien de la paix. Ce fut grande chose, comme les parens, gens et serviteurs garderent sans enfraindre les ordonnances qui leur avoient esté enjointes. La premiere chose qui fut dite estoit que chacun roy auroit quatre cens chevaliers et escuyers, lesquels ne seroient point armés, et n'auroient que chacun son espée, ou autre cousteau, et que autre harnois ils n'auroient soubs ombre d'achapt, ne autrement. En outre que soubs peine de la hard nul n'approchast les tentes des roys. Avec ce fut defendu que, au partement des roys, c'est à sçavoir du roy de France de Saint-Omer et du roy d'Angleterre de Calais, nul ne les suivist soubs pareille peine, sinon ceux qui estoient députés et ordonnés, et furent comptés et nommés ceux qui devoient suivre. Toutesfois il estoit permis aux marchands menans vivres, merceries et autres choses, d'aller exercer leur faict de marchandise à Ardres, ou à Guines, sans eux bouger de là. Et fut en outre ordonné, que nulles riotes, clameurs, débats, noises, discords, ou paroles injurieuses, ne se meussent entre les gens, ny d'un costé, ny d'autre; et qu'on ne jouast à jetter la pierre, lucter, tirer de l'arc, ne à quelque autre jeu, dont pût venir murmure, impatience ou débat; et que durant le temps que les roys parleroient ensemble, on ne sonnast, ne fit sonner trompettes, ne autres instruments de musique, et que chacun obeïroit sommairement et de plain à tout ce qui seroit ordonné. Toutes lesquelles choses furent gardées grandement et notablement, tant d'un costé que d'autre, sans les enfraindre. Le lendemain au matin que lesdites tempestes estoient survenues, lesdits roys et leurs parens voulans proceder à la consommation et perfection des choses pour lesquelles ils estoient assemblés, vinrent en leurs tentes, et chacun d'eux se départit pour venir au pal. Et en venant arriva madame Isabeau de France, accompagnée du duc d'Orléans son oncle et de barons, chevaliers et escuyers, dames et demoiselles, et avoient belles et grandes hacquenées, lictieres, chevaux et chariots bien garnis. Et quant à ladite dame, elle estoit moult richement habillée, de chappeau d'or, colliers et anneaux de grand prix. Quand elle fut assez près desdits roys, elle fut descendue de dessus sa hacquenée et prise par les ducs d'Orleans, de Berry et de Bourgongne. Et aussi-tost qu'elle fut descendue, vinrent en grand appareil les duchesses de Lanclastre et de Clocestre, accompagnées de foison de dames et damoiselles bien ornées et appareillées, lesquelles firent la reverence en la manière accoustumée. Et n'avoit onques eté vu de mémoire d'homme chose si haute, ny si notable, ne dames et damoiselles si richement habillées. Et la presenterent lesdits ducs, accompagnés desdites duchesses, au roy d'Angleterre. Et en allant vers luy s'agenouilla deux fois. Lors le roy d'Angleterre se leva de sa chaire, et la vint embrasser et baiser. Alors le roy lui dit: «Mon fils, c'est ma fille que je vous avois promise. Je la vous livre et delaisse, en vous priant que la veuilliez tenir comme vostre espouse et femme.» Lequel ainsi le promit. Et lors les pere, mary et oncles la baiserent, et la delaisserent ès mains desdites duchesses, qui la menerent à Calais. Et peut-on penser que ce n'estoit pas que plusieurs ne pleurassent à grosses larmes, et specialement ladite dame, en faisant grands sanglots et merveilleux. Le roy d'Angleterre pria son pere qu'il disnast avec luy, ce qu'il fit volontiers. Si luy fit tout le plus d'honneur qu'il put, tellement qu'il le fit seoir à la dextre, et n'y avoit que eux deux à table, et le fit servir par les ducs de Lanclastre et de Clocestre. Et après disner prirent vin et espices. Et servit le duc d'Orleans le roy son frere, et le duc de Lanclastre le roy d'Angleterre. Puis donna le roy à son fils un drageoir, garny de pierres pretieuses, avec un très-riche fermillet. Et le roy d'Angleterre donna à son pere un autre fermillet, qui avoit esté au feu roy Jean, et estoit le plus riche de tous les dons qui avoient esté faits. Et ce fait, les roys monterent à cheval, et vinrent jusques au pal, pour prendre congé l'un de l'autre, et dirent adieu, en eux baisans de bon et loyal amour. Et donna le roy à son fils au partir un beau et riche diamant et un saphir. Et son fils luy donna deux beaux coursiers bien ornés et parés. Puis se départirent, et s'en revint le roy à Paris et son fils à Calais. BATAILLE DE NICOPOLIS. 28 septembre 1396. Les Turks Ottomans, sous la conduite de Bajazet, avaient envahi l'Europe, conquis la plus grande partie de l'empire grec, et menaçaient la Hongrie. Bajazet se vantait de mener bientôt son cheval manger l'avoine sur l'autel de Saint-Pierre à Rome. Le roi de Hongrie, Sigismond, demanda du secours à la France, et la noblesse répondit avec empressement à son appel. Plus de mille chevaliers partirent sous le commandement de Jean, comte de Nevers et fils du duc de Bourgogne, du comte d'Eu, connétable de France, et du maréchal de Boucicaut. Arrivés en Bulgarie, les Français assiégèrent et prirent plusieurs villes, entre autres celle de Rachova, dont ils égorgèrent la garnison turque, qui s'était rendue sous condition de la vie sauve. Réunis aux Hongrois, ils allèrent assiéger Nicopolis; Bajazet accourut au secours de la place; les chevaliers français voulurent, malgré l'avis du roi de Hongrie et de l'amiral Jean de Venne, attaquer les masses qui composaient l'armée turque, sans prendre aucune précaution, et refusèrent même l'aide des troupes Hongroises; après un premier succès, les chevaliers furent vaincus, pris ou tués. _Le Religieux de Saint-Denis_, traduit par M. Bellaguet. Le grand-duc de Hongrie, que le roi Sigismond avait envoyé avec cinq mille hommes armés de pied en cap pour reconnaître la position de l'ennemi, revint annoncer que les Turcs n'étaient qu'à six milles de distance, et que bien volontiers il les eût attaqués, dans l'espoir de les surprendre et de les vaincre, avec l'aide de Dieu, s'il n'eût craint d'offenser sa royale majesté et de porter atteinte à l'honneur des Français. Le lendemain, avant le lever du soleil, le roi de Hongrie se rendit seul à toute bride dans le camp des Français, les informa de cette nouvelle, et les supplia encore une fois de placer à l'avant-garde les quarante mille hommes d'infanterie qu'il avait amenés avec lui. Les plus sages appuyaient cette proposition. Mais le connétable et le maréchal repoussèrent leur avis avec plus d'acharnement, et s'emportèrent jusqu'à leur dire d'un ton insultant: «Puisque de vaillants hommes que vous étiez, vous êtes devenus temporiseurs, laissez aux plus jeunes le soin de combattre. Vos paroles sentent la peur et la lâcheté.» Le roi, déplorant cette obstination, se retira pour ranger son armée en bataille. Il pressentait bien que cette entreprise n'aurait qu'une mauvaise fin. Après le départ du roi, vers la troisième heure du jour, les chevaliers et les écuyers prirent les armes. Afin de pouvoir marcher plus facilement à pied, ils coupèrent les longues et énormes pointes de leurs chaussures. Ce fut ainsi que cessa cette mode ridicule et extravagante, qui avait jusqu'alors régné parmi la noblesse. Déjà l'ennemi n'était plus qu'à peu de distance. On cria aux armes dans tout le camp. Les plus âgés et les plus expérimentés vinrent se ranger autour du comte de Nevers. L'illustre amiral de France, messire Jean de Vienne, chevalier bourguignon, éprouvé par de longs services, également remarquable par son courage et par sa prudence, et encore plein de vigueur malgré son âge avancé, saisit l'étendard de la Vierge Marie, qu'il s'était chargé de porter ce jour-là, et s'exprima ainsi: «Illustres chevaliers, nous voici engagés dans un combat que nous avons désapprouvé; non pas, vous le savez, que nous ayons cédé à un sentiment de crainte, mais parce que nous voulions, en déférant à de sages avis, assurer le succès de notre entreprise. Nous avons dédaigné d'accepter l'assistance des Hongrois. Aussi soyez bien persuadés maintenant qu'ils ne nous aideront point, et qu'ils fuiront au premier échec. Résignons-nous donc à courir seuls les chances de la bataille, et mettons tout notre espoir dans celui qui n'a jamais trompé ceux qui espèrent en lui pour obtenir la victoire. Puisse-t-il nous l'accorder, pour l'honneur de la foi chrétienne!» Au même instant, il donna le signal de l'attaque. L'ennemi attendait les chrétiens de pied ferme et en ordre de bataille. Je me suis enquis et informé avec soin du nombre des Turcs, et j'ai appris de la bouche de personnes dignes de foi que leur avant-garde, composée des gens de pied, s'élevait à plus de vingt-quatre mille hommes, et qu'elle était appuyée par trente mille cavaliers. Bajazet, qui venait ensuite avec une réserve de quarante mille hommes, n'était pas en vue des chrétiens; il s'était arrêté derrière une éminence, dans une plaine voisine, et avait résolu d'y attendre les premiers résultats de la bataille. Les soldats de son avant-garde avaient pris d'habiles dispositions pour se défendre. Afin de rendre l'accès de leur camp plus difficile, ils avaient planté en terre devant eux des pieux très-aigus, dont les pointes étaient dirigées contre nos troupes et leur firent beaucoup de mal. Les nôtres donnèrent le signal du combat en poussant des cris terribles, et firent pleuvoir sur l'ennemi une grêle de traits; ils s'avancèrent ensuite pour l'attaquer de plus près à coups de lance; mais ils furent arrêtés par les pieux, dont les pointes faisaient cabrer leurs chevaux, et ils restèrent ainsi exposés aux coups des Turcs. Ils parvinrent enfin à couper et à arracher ces pieux, et purent engager un combat en règle. Alors la lutte recommença avec plus d'acharnement. Les Français, rivalisant de courage, frappaient vigoureusement l'ennemi à coups de hache et d'épée. Les Turcs ripostaient vaillamment; leurs rangs étaient si étroitement serrés, qu'ils demeurèrent quelque temps impénétrables. Enfin la victoire, jusqu'alors incertaine, se décida en faveur des chrétiens. L'épouvante s'empara des Turcs, abattit leur courage et leur fit perdre l'espoir d'une plus longue résistance. Les vainqueurs s'ouvrirent alors, l'épée à la main, un libre passage à travers les ennemis, les culbutèrent et en firent un horrible carnage. Dix mille infidèles périrent dans cette journée. C'étaient autant de malheureux condamnés aux flammes de l'enfer. Après cet affreux massacre, les chrétiens se rallièrent pour attaquer la cavalerie, qui formait la seconde ligne, et qui n'était qu'à une portée de trait. Ils voulaient reconnaître la force de ce corps d'armée et délibérer sur ce qu'ils avaient à faire, parce qu'ils croyaient que Bajazet en avait pris le commandement et qu'ils ne désiraient que plus ardemment d'en venir aux mains. Songeant à l'infériorité de leur nombre, et à l'impossibilité où ils se trouvaient de reculer sans être poursuivis par les Turcs, et craignant d'être enveloppés, si leur ligne de bataille n'offrait pas un développement égal à celle des ennemis, voici l'expédient auquel ils eurent recours. Ils résolurent d'engager l'action, sans se mettre en bataille et sans s'avancer lentement, mais en pénétrant l'épée à la main au milieu des ennemis, par une attaque subite et impétueuse, et de ne s'arrêter que quand ils seraient arrivés aux derniers rangs, qu'ils les auraient mis en déroute, et qu'ils auraient ainsi jeté le désordre dans toute l'armée. Ce plan, quelque dangereux et quelque hardi qu'il fût, obtint une approbation unanime. Recueillant donc toutes leurs forces, et se rappelant que la valeur aime à braver les obstacles, ils s'élancèrent avec la rapidité de la foudre, et du premier choc ils tuèrent ou blessèrent tous les Turcs qu'ils rencontrèrent. Ils se frayèrent ainsi un passage à travers les ennemis, non sans éprouver une vive résistance. Profitant de leur avantage, ils portèrent à droite et à gauche des coups terribles, et versèrent des flots de sang. Après avoir tué cinq mille ennemis et enfoncé leurs lignes, comme ils se l'étaient proposé, ils attaquèrent à coups de poignard les soldats des derniers rangs. Ceux-ci, étonnés d'une si étrange façon de combattre, cherchèrent leur salut dans la fuite, et se retirèrent en toute hâte vers Bajazet. Ceux qui savent les détails de cette journée assurent que Bajazet, découragé par cet échec, n'aurait pas attendu les chrétiens, si leur imprudente audace n'eût relevé son espoir. En effet, malgré la sueur qui les inondait après un si rude combat, malgré la fatigue produite par l'excès de la chaleur et par le poids de leurs armes qui avaient presque épuisé leurs forces, ils voulurent compléter leur victoire, et se mirent à la poursuite des fuyards, en dépit des recommandations de leurs capitaines. Les uns leur conseillaient de rendre grâce à Dieu du succès qu'il leur avait accordé, et de songer à leur sûreté, au lieu de tenter l'impossible. Les autres leur criaient: «Mes amis, respirez un peu et reprenez haleine!»--«Braves compagnons, leur disaient d'autres, la témérité est mauvaise conseillère; il vous reste encore bien du chemin à faire pour atteindre l'ennemi. Défiez-vous des embûches qu'on peut vous tendre à l'improviste, et ne vous perdez point par trop de hardiesse.» Les vainqueurs, présumant trop de leurs forces, n'écoutèrent pas ces sages avis; ils pensaient avoir enchaîné la fortune inconstante, et n'avoir rien à craindre de ses vicissitudes. Mais tout à coup elle les entraîna vers l'abîme, et leur fit cruellement expier leur aveugle témérité. Dieu réservait aux chrétiens une journée cruelle, une journée fatale, comme le prouva la malheureuse issue de la bataille. Lorsqu'ils furent arrivés au sommet de la colline, et qu'ils eurent aperçu au-dessous d'eux, dans la plaine, Bajazet avec ses troupes, ils commencèrent à se repentir de leur imprudence, et leurs coeurs furent saisis d'épouvante. C'était sans doute un effet de la vengeance du ciel, dont ils avaient provoqué le courroux par leurs crimes sans nombre; car l'impiété traîne toujours à sa suite le remords, et, suivant la parole du sage, _l'impie s'enfuit, même sans qu'on le poursuive_. Les Français, qui jusqu'alors s'étaient avancés comme des lions, devinrent plus craintifs que des lièvres; leurs capitaines ne purent pas même leur persuader de tirer l'épée et de se mettre en ordre de bataille, ni les obliger à faire mine de vouloir se défendre. Dans leur désespoir, ils maudirent, mais trop tard, les conseils des plus jeunes, les vouèrent à la damnation éternelle, et accablèrent leur mémoire d'imprécations. Plusieurs d'entre eux s'enfuirent en toute hâte par la montagne pour rejoindre les vaisseaux. A cette vue, les Hongrois, comme on l'avait prédit, abandonnèrent leur roi et prirent la fuite. Ainsi la gloire éclatante des chrétiens se dissipa comme une vaine fumée. Leur valeur, jusqu'alors si terrible, s'évanouit tout à coup et devint la risée des infidèles et des mécréants, dont ils étaient auparavant la terreur. Grand Dieu, _tes jugements sont un abîme_, suivant les paroles du prophète. Tu es le seul, ô Seigneur, qui peux tout, et il n'est personne qui puisse résister à ta volonté. Tu as appesanti ta main sur ton peuple, en prenant Bajazet pour instrument de ta vengeance, et tu lui as permis d'exterminer les chrétiens. Puisse ce châtiment tourner à leur gloire éternelle! Je sais que tu peux seul donner une issue favorable aux entreprises commencées sous de fâcheux auspices. La frayeur des chrétiens doubla, comme il arrive ordinairement, le courage de l'ennemi. Bajazet, enhardi par leur lâcheté, fit avancer contre eux pour les envelopper, au son des trompettes et au bruit des tambours, ses gens de pied et sa cavalerie légère, leur recommandant d'effrayer leurs adversaires par des cris horribles, et de les tuer tous sans pitié ou de les faire prisonniers. C'est avec un serrement de coeur qu'on reporte sa pensée vers l'issue de cet engagement. Notre siècle n'a point vu de désastre plus déplorable, et la postérité ne pourra retenir ses larmes au souvenir des souffrances diverses qu'éprouvèrent les vaincus. Plus de trois cents d'entre eux, qui se précipitèrent, la tête couverte, à travers les rochers et les escarpements de la montagne voisine, pour arriver les premiers aux vaisseaux, périrent en se brisant les membres ou la tête; quelques-uns seulement échappèrent à la mort, mais ils furent grièvement blessés. D'autres arrivèrent par la plaine sur les bords du Danube; mais la foule de ces fuyards était si grande, que les bateaux où ils s'embarquèrent disparurent sous les eaux du fleuve. Ceux qui cherchèrent à se sauver par terre, trouvèrent sur leur passage l'ennemi qui les égorgea sans pitié, et tombèrent ainsi de Charybde en Scylla. Ceux à qui le ciel permit de se soustraire aux mains sacriléges des Turcs, perdirent leur bagage et tout leur avoir, et errèrent dans les bois et dans des chemins inaccessibles, réduits au plus grand dénûment et à la plus affreuse misère, et cachant leur nudité avec du foin et delà paille. Un très-petit nombre d'entre eux put regagner le sol natal; la plupart moururent en route de faim et de froid. Quant à ceux qui avaient été enveloppés par les Turcs, et qui couraient çà et là dans la plaine comme des troupeaux errants, ils eurent à subir d'autres souffrances. Les ennemis, altérés de leur sang, fondirent sur eux avec fureur comme des bêtes féroces, et en tuèrent tout d'abord mille, qui aimèrent mieux vendre chèrement leur vie que de se rendre. Parmi eux on remarqua surtout l'amiral de France, le plus bel ornement de la chevalerie. Ne pouvant rallier les fuyards ni par ses menaces ni par ses cris, et se voyant seul avec dix de ses compagnons, il eut d'abord la pensée de suivre les autres. Mais revenant bientôt à lui-même, il ne voulut pas ternir l'éclat de sa réputation par une si honteuse lâcheté: «Mes braves compagnons, dit-il, ne partageons point l'infamie de cette noblesse dégénérée; mais recommandons-nous dévotement, et avec un coeur humilié et contrit, à Dieu et à la glorieuse Vierge Marie sa mère, et tentons en leur honneur les hasards de la fortune.» Au même instant il fondit courageusement sur les infidèles; mais il fut bientôt entouré et enveloppé par leurs nombreux escadrons. Alors, comme un lion furieux, il répandit la mort autour de lui. Suivant le récit de ceux qui le voyaient de loin et regrettaient de ne pouvoir le seconder, six fois il releva vaillamment l'étendard de la Vierge Marie abattu par l'ennemi; mais il succomba enfin avec ses compagnons sous les coups des infidèles, et rendit son âme au Créateur. Les Turcs, en poursuivant ainsi avec acharnement les chrétiens épars et dispersés, parvinrent jusqu'au comte de Nevers. Ils le trouvèrent entouré, d'un petit nombre de gens d'armes, qui, prosternés et dans l'attitude de la soumission, supplièrent instamment qu'on épargnât sa vie. Les Turcs, dont la fureur commençait à se lasser, leur accordèrent cette grâce. A l'exemple du comte, les autres chrétiens se résignèrent, comme de vils esclaves, à une honteuse servitude; ils ne craignirent pas de s'exposer à un éternel déshonneur, pour sauver leur misérable vie, et se mirent à la discrétion des vainqueurs. O aveuglement et imprévoyance des faibles humains! ils ignoraient que le lendemain devait être leur dernier jour! Les Turcs, chargés des dépouilles de tous ces prisonniers et traînant à leur suite chevaux, esclaves, bagages, tentes, en un mot toute sorte de butin, retournèrent triomphants auprès de Bajazet, qui, les yeux levés au ciel, rendit grâce à Dieu d'un succès si éclatant. Un conseil militaire s'assembla pour délibérer sur le sort des prisonniers. Quelques-uns proposèrent de les réduire en esclavage ou de leur faire payer une rançon. Mais Bajazet s'y refusa: «Il n'est pas juste, dit-il, de garder la foi du serment envers ces infracteurs des lois et des traités, qui ont foulé aux pieds leur propre loi, et qui, au mépris des conventions faites avec les nôtres après la prise de Rachova, ont égorgé sans pitié des malheureux auxquels ils avaient promis la vie sauve. Je pense que pour tirer une juste vengeance de tant de crimes, il faut passer tous nos prisonniers au fil de l'épée.» Il n'excepta de cet arrêt général que le comte de Nevers, en considération de sa haute naissance; mais ce fut pour mieux humilier le comte et pour insulter publiquement la foi chrétienne. Dès le lendemain, Bajazet le fit placer sur une éminence dans le plus piteux équipage, et se tenant en face de lui, il enjoignit sous peine de mort à tous les prisonniers, par la voix du héraut, de passer l'un après l'autre, comme des condamnés, dans l'espace qui se trouvait entre lui et le comte. Ainsi, nos illustres chevaliers furent donnés en spectacle aux nations et exposés aux insultes de leurs ennemis. Malgré l'éclat de leur naissance, ils furent, ô doux Jésus, livrés aux outrages des Sarrasins, en punition de nos péchés. Comment retenir nos larmes en présence d'un pareil malheur? Quel coeur serait assez dur, quelle âme assez cruelle, pour ne point s'attendrir en voyant ces nobles et vaillants hommes, qu'on traînait au supplice comme des victimes, s'adresser un dernier adieu en Jésus-Christ? Ce qui contribua encore à augmenter la douleur, ce fut la constance avec laquelle ils présentèrent leurs têtes aux glaives des bourreaux qui les environnaient. En rendant le dernier soupir, ils ne faisaient entendre que ces mots: _Seigneur, ayez pitié de moi_. Cette sainte mort fut sans doute un effet de la grâce de Dieu, qui laisse souvent châtier ses enfants afin de les admettre ensuite dans son sein. Aussi espérons-nous qu'en mourant ainsi dans la confession de leur foi, ils ont expié par leur sang tous les péchés que la fragilité humaine ou que leurs mauvaises passions leur avaient fait commettre envers Dieu. Trois mille périrent ainsi par divers supplices. C'était un hideux spectacle de voir ces monceaux de cadavres, ces membres épars, et tous ces flots de sang qui inondaient la terre. Les bourreaux, souillés de sang depuis les pieds jusqu'à la tête, faisaient horreur à Bajazet lui-même, ce cruel tyran, et aux gens de sa suite, dont les remontrances mirent fin au massacre. «Nous nous sommes assez vengés, dit Bajazet; que les bourreaux cessent de frapper, et rendons les derniers devoirs à ceux de nos soldats qui ont péri sous les coups de ces fanatiques chrétiens.» Plus de trente mille Turcs furent trouvés sur le champ de bataille. Bajazet fit creuser des fosses profondes pour y déposer leurs corps, et ordonna qu'on les couvrit de terre. Quant aux chrétiens, il voulut, par un sentiment de mépris, que leurs cadavres restassent exposés sans sépulture aux bêtes féroces et aux oiseaux de proie. Je ne crois pas devoir passer sous silence un fait assez étonnant, qui fut regardé comme un miracle par quelques personnes, et qui leur fit dire que Dieu, pour l'exaltation de la vraie foi, avait sanctionné le martyre des chrétiens et accordé à leurs âmes le repos éternel. Leurs corps conservèrent pendant treize mois toute leur fraîcheur, sans se corrompre ni s'altérer, et sans que les bêtes féroces ni les chiens osassent y toucher. Ces animaux, au contraire, venaient sans cesse visiter les fosses voisines, comme si c'eût été leur repaire, et y dévoraient les cadavres des Turcs. Je me souviens d'avoir demandé à plusieurs personnes ce que pensèrent les infidèles d'un miracle si évident. Un chevalier également recommandable par ses exploits et par sa naissance, messire Gauthier des Roches, qui pendant tout ce temps était resté comme esclave auprès de Bajazet, et qui, ayant obtenu de revenir en France avec un sauf-conduit, avait voulu visiter en passant les corps des chrétiens, me répondit à ce propos: «Voici ce que je puis vous affirmer sur la foi que je dois à Dieu et au duc de Bourgogne. Lorsque j'eus quitté Bajazet pour retourner dans ma patrie, le gouverneur de Nicopolis, m'ayant donné hors de la ville un repas somptueux, me conduisit après le dîner, pour insulter les chrétiens, à ce funeste champ de bataille où les corps de nos frères gisaient sans sépulture, et me demanda ce que je pensais d'un pareil spectacle. Je témoignai que j'y voyais un effet de la grâce de Dieu: Tu mens, me répliqua-t-il; les chrétiens étaient souillés de tant d'impuretés, que les brutes mêmes dédaignent de se repaître de leur chair.» PRÉDICATION FAITE EN PRÉSENCE DU ROI ET DE LA REINE SUR LA RÉFORME DES MOEURS DE LA COUR. 1405. _Le Religieux de Saint-Denis_, traduit par M. Bellaguet. Comme je me suis fait une loi de retracer dans cette histoire les actions dignes de blâme aussi bien que celles qui méritent l'éloge, je crois devoir dire que l'extrême incurie avec laquelle la reine et le duc d'Orléans gouvernaient les affaires pendant la maladie du roi excitait de vifs mécontentements dans le royaume. Le peuple ne craignait point de les accabler publiquement de malédictions, et de dire qu'ils n'avaient d'autre pensée que de multiplier contre toute justice les taxes et les exactions, pour s'engraisser de la substance des pauvres et assouvir leur exécrable et aveugle cupidité. Ils ne songeaient en effet qu'à s'enrichir au préjudice du royaume, s'inquiétant peu du chétif état du roi et de son fils aîné, monseigneur le duc de Guienne. Ils avaient tellement restreint les dépenses du roi, que ses intendants ne pouvaient dépasser d'un écu d'or la somme qui leur avait été fixée par écrit. On leur reprochait encore, entre autres actes de tyrannie, d'insulter à la misère publique en faisant grande chère aux dépens d'autrui; ils enlevaient les vivres sans les payer, et quand on en demandait le prix, les pourvoyeurs de la maison royale regardaient cette réclamation comme un crime. Indifférents à la défense du royaume, ils mettaient toute leur vanité dans les richesses, toute leur jouissance dans les délices du corps. Enfin ils oubliaient tellement les règles et les devoirs de la royauté, qu'ils étaient devenus un objet de scandale pour la France et la fable des nations étrangères. On parlait beaucoup et en termes assez vifs de ces déportements; mais personne n'osait entreprendre publiquement d'y remédier par des avis salutaires. Enfin un moine augustin, nommé Jacques Legrand, prit la résolution de prêcher devant la reine le jour de l'Ascension. Ce hardi dessein était d'autant plus louable, à mon avis, que, connaissant l'histoire du passé, ce religieux n'ignorait pas que les femmes, et surtout les nobles dames, s'irritent facilement des paroles qui leur déplaisent, et que leur colère est à craindre. Il présenta dans un tableau animé l'espèce de lutte établie entre les vertus et les vices des gens de la cour, montrant les exemples qu'il fallait éviter et ceux qu'il fallait suivre. Il serait contraire à la brièveté dont je me suis fait une loi, de rapporter ici tout au long le sermon qu'il prononça. Je me contenterai d'en retracer les points principaux: «Je voudrais, dit-il, noble reine, ne rien dire qui ne vous fût agréable; mais votre salut m'est plus cher que vos bonnes grâces: je dirai donc la vérité, quels que doivent être vos sentiments à mon égard. La déesse Vénus règne seule à votre cour; l'ivresse et la débauche lui servent de cortége et font de la nuit le jour au milieu des danses les plus dissolues. Ces maudites et infernales suivantes qui assiégent sans cesse votre cour corrompent les moeurs et énervent les coeurs. Elles efféminent les chevaliers et les écuyers et les empêchent de partir pour les expéditions guerrières, en leur faisant craindre d'être défigurés par les blessures.» Passant ensuite au luxe des vêtements que la reine avait principalement contribué à introduire, il le censura énergiquement, et ajouta: «Partout, noble reine, on parle de ces désordres et de beaucoup d'autres, qui déshonorent votre cour. Si vous ne voulez pas m'en croire, parcourez la ville sous le déguisement d'une pauvre femme, et vous entendrez ce que chacun dit.» Ce langage fut loin de plaire à la reine. Quelques demoiselles de sa suite témoignèrent au prédicateur leur étonnement de ce qu'il avait osé dire publiquement tant de mal. «Et moi, leur répondit-il, je suis bien plus étonné que vous osiez commettre d'aussi méchantes actions et même de pires, que je révélerai hautement à la reine, quand il lui plaira de m'entendre.» Un des familiers de la reine, passant en ce moment auprès de lui, se mit à dire avec humeur: «Si l'on m'en croyait, on jetterait à l'eau ce misérable.» Le religieux, bravant ses menaces, lui répondit hardiment: «Oui, sans doute, il ne faudrait qu'un tyran comme toi pour exécuter un tel crime.» Il eut encore beaucoup d'autres propos outrageants à essuyer pour avoir eu le courage de dire la vérité. Quelques courtisans, afin d'attirer sur lui la colère du roi, allèrent lui raconter que le moine augustin avait parlé de l'état de la reine dans les termes les plus offensants. Le roi en témoigna au contraire beaucoup de satisfaction. Il désira même l'entendre, et voulut qu'il prêchât devant lui dans son oratoire le saint jour de la Pentecôte. Ce jour-là donc le religieux prêcha en présence du roi, des ducs de France et du roi de Navarre. Il prit pour texte: _L'Esprit saint vous enseignera toute vérité_, et commença par faire un pompeux éloge de la venue du Saint-Esprit. Puis, passant aux moeurs, il déclara que le devoir d'un prédicateur était de dire la vérité devant tout le monde, quelque importune qu'elle pût être à ceux qui l'entendaient. Il représenta éloquemment comment dans la cour des grands et des chefs de l'État les préceptes divins étaient foulés aux pieds, la doctrine de l'Évangile méprisée, la foi, la charité et toutes les autres vertus théologales et cardinales presque anéanties. S'élevant ensuite avec force contre les vices de ceux qui étaient à la tête des affaires, il leur reprocha hautement leur tiédeur pour le bien de l'État et leur mauvaise administration. Après avoir entendu toutes ces choses, le roi, soit de son propre mouvement, soit à l'instigation de ses courtisans, se leva et vint se placer en face du religieux. Tout autre eût été intimidé par la vue d'un si grand prince; mais lui n'en montra que plus de résolution. Il continua son discours, et adressant la parole au roi lui-même, il lui dit qu'il devait prêter une sérieuse attention à ce qu'il venait d'entendre, sinon, la faute en retomberait sur ses conseillers, et l'on pourrait dire qu'ils n'osaient point lui faire connaître la vérité. Puis, lui rappelant l'exemple de son père: «Il est vrai, dit-il, qu'il imposa des tailles au peuple pendant son règne; mais du moins ces contributions servirent à la grandeur de la France. Il construisit des forteresses, repoussa vigoureusement les ennemis du royaume, s'empara de leurs places, et amassa des trésors qui l'avaient rendu au moment de sa mort le plus puissant des rois de l'Occident. Nous ne voyons rien de pareil aujourd'hui, et pourtant des impôts bien plus lourds pèsent sur le peuple.» Il ajouta qu'on n'avait retiré aucun avantage des taxes générales qui avaient été levées deux fois cette année, qu'on n'avait fait aucune expédition glorieuse pour le royaume, qu'on ne payait pas même la solde des gens de guerre, que l'argent de ces tailles avait été détourné au profit de quelques particuliers, qui ne rougissaient pas d'en faire le plus honteux usage. «La suprême noblesse de ce temps-ci, continua-t-il, c'est de fréquenter les bains, de vivre dans la débauche, de porter de riches habits bien lacés, à belles franges et à longues manches. Cela vous regarde aussi, monseigneur, et je vous dirai que c'est vous vêtir de la substance, des larmes et des gémissements du malheureux peuple, dont les plaintes, nous le proclamons avec douleur, montent sans cesse vers le souverain roi pour accuser tant d'injustices.» Il signala une personne, sans la désigner autrement que par le titre de duc, qui avait, dit-il, montré dans sa jeunesse les plus heureuses dispositions, mais qui depuis s'était attiré les malédictions du peuple par ses déréglements, par son insatiable cupidité, et par l'oppression insupportable que lui et ses pareils faisaient peser sur tout le royaume. Il termina son discours en disant que si tant de méfaits duraient encore longtemps, il craignait que Dieu, qui dispose à son gré de la couronne des rois, ne transportât bientôt le sceptre à des étrangers ou ne permit que le royaume fût divisé en lui-même, par l'effet de la mauvaise conduite des princes. Il présenta éloquemment d'autres considérations en faveur de la réforme des moeurs, et parla en prédicateur courageux et en apôtre de la vérité. Il s'attira par là le ressentiment et la haine des méchants; mais les honnêtes gens et les sages le félicitèrent et le louèrent de toutes les choses qu'il avait eu le courage de dire. Le roi lui-même applaudit à sa fidélité, et contre l'attente des gens de la cour, qui ne cherchaient qu'à le perdre, il le prit sous sa protection et résolut de mettre un terme aux excès qu'il avait signalés. Mais il ne put accomplir cette résolution: il éprouva une rechute le 9 juin, et resta malade jusqu'à la fin de juillet. ON PRIE LE ROI DE VEILLER A CE QUE LES AFFAIRES DU ROYAUME SOIENT CONDUITES AVEC PLUS DE PRUDENCE. _Le Religieux de Saint-Denis_, traduit par M. Bellaguet. Vers le même temps, de nobles seigneurs, qui avaient toujours rempli fidèlement leurs devoirs envers le roi, lui conseillèrent avec franchise et le pressèrent instamment de veiller de plus près au gouvernement du royaume, et de faire en sorte que les affaires publiques fussent dirigées plus sagement que par le passé. En effet, la reine et le duc d'Orléans, qui, en vertu des droits qu'ils avaient comme les plus proches parents du roi, s'arrogeaient l'autorité suprême toutes les fois que le roi perdait l'usage de la raison, décidaient beaucoup de choses de leur propre mouvement, sans consulter les oncles et les cousins du roi ni les autres membres du conseil. En outre, au dire des gens de la cour, ils semblaient n'user de leur pouvoir que pour accabler le royaume d'impôts onéreux et pour s'enrichir aux dépens des habitants, sans s'inquiéter de l'épuisement du trésor royal, qui ne suffisait plus aux besoins ordinaires du roi ni aux dépenses journalières de sa maison. Quelques personnes même osèrent les accuser de négliger ses enfants. Le roi en fut fort irrité; il voulut savoir la vérité de la bouche même de son fils aîné, et lui demanda affectueusement depuis combien de temps il était privé des caresses et des embrassements de la reine sa mère: «Depuis trois mois,» répondit le dauphin. Des personnes qui se trouvaient là m'ont assuré que le roi se montra vivement affecté de tant d'indifférence. Il loua la fidélité de la demoiselle qui était chargée de la garde de son fils, et qui lui avait servi de mère pendant tout ce temps, lui fit présent d'une coupe d'or dans laquelle il venait de boire, et lui dit avec bonté: «Recevez cette marque de ma reconnaissance, quelque faible qu'elle soit en comparaison de vos services; continuez de veiller avec le même soin à l'éducation de mon fils bien aimé, et je vous récompenserai plus amplement, si Dieu me prête vie et que je puisse mieux qu'aujourd'hui vous témoigner ma gratitude.» Les gens de sa cour, enhardis par ces paroles, lui représentèrent que c'était chose indigne de voir le souverain du plus riche royaume du monde manquer de tout ce qui était nécessaire à l'éclat de la majesté royale. Le roi, touché de leurs observations, résolut d'en délibérer dans un conseil des princes du sang, dont les principaux membres furent les rois de Sicile et de Navarre et les ducs d'Orléans, de Berri et de Bourbon. LE DROIT DE PRISE. 1407. _Le Religieux de Saint-Denis_, traduit par M. Bellaguet. Comme les impôts prélevés sur les marchandises du royaume pour l'usage de la famille royale ne suffisaient pas à son entretien, on y suppléait en extorquant aux habitants des campagnes les fruits de la terre qu'ils avaient obtenus par leur travail. La plupart des princes envoyaient chaque année, à plusieurs reprises, par tout le royaume des gens de bas étage, instruments de leur inique rapacité, qui mesuraient toutes les provisions amassées dans les granges et dans les celliers, et défendaient aux habitants, au nom du roi et sous peine de grosses amendes, d'en rien détourner, jusqu'à ce qu'ils eussent approvisionné les maisons de leurs maîtres. C'était un crime, d'opposer à cet ordre la moindre résistance et de réclamer le prix des objets enlevés. Ceux qui se présentaient pour cela dans les hôtels des seigneurs en étaient honteusement chassés, et il arrivait rarement qu'après bien des peines, des ennuis, des fatigues et des dépenses, ils obtinssent une faible partie de ce qui leur était dû. Aussi vit-on bientôt beaucoup de gens qui vivaient dans l'aisance réduits à la mendicité. Dans le malheur qui les accablait, ils maudissaient les seigneurs. Le roi fut enfin instruit de ce qui se passait par la rumeur publique. Songeant avec douleur qu'il ne mangeait pas un morceau de pain qui ne fût assaisonné de la malédiction des pauvres, il résolut, d'après l'avis de son conseil, de réprimer ces coupables excès par une salutaire et juste rigueur. Dès les premiers jours de septembre, il fit publier par la voix du héraut et à son de trompe, dans toutes les villes du royaume, qu'on ne pourrait désormais exercer le droit de prise au nom d'aucun seigneur, quel que fût son rang, ni prendre les biens des habitants malgré eux, si ce n'est dans une certaine mesure et en payant comptant. Mais ce qui étonna bien des gens, c'est qu'on ajouta que l'ordonnance avait été faite à la requête de la reine et du duc d'Orléans, qui s'étaient le plus signalés par ces extorsions. Toutefois, ce sage règlement, qui avait déjà été mis en vigueur par les anciens rois de France, ne fut point maintenu; on ne le laissa subsister que quatre ans. ASSASSINAT DU DUC D'ORLÉANS. 23 novembre 1407. L'assassinat de Louis duc d'Orléans, frère de Charles VI, par le duc de Bourgogne Jean sans Peur, commence la longue guerre des Armagnacs et des Bourguignons, qui ne finit qu'en 1435, au traité d'Arras, signé entre Charles VII et Philippe le Bon, duc de Bourgogne, fils de Jean sans Peur. Pendant la maladie de Charles VI, les princes du sang se disputaient sans cesse le pouvoir, qui était pour eux une source de revenus. Le duc d'Orléans était devenu le maître en 1404, après la mort du duc de Bourgogne, Philippe le Hardi, et de concert avec la reine Isabeau, il accablait le peuple d'impôts. Le nouveau duc de Bourgogne, Jean sans Peur, fils de Philippe le Hardi, homme dur et violent, se fit le défenseur et le chef de la bourgeoisie parisienne pour lutter contre le duc d'Orléans, et résolut de le tuer afin de le remplacer auprès du roi et de gouverner le royaume. 1. _Récit de Monstrelet._ Comment Louis, duc d'Orléans, seul frère du roi de France Charles le Bien Aimé, fut mis à mort piteusement dedans la ville de Paris. En ces propres jours advint en la ville de Paris la plus douloureuse et piteuse aventure qu'en très long temps par avant fut advenue au chrétien royaume de France pour la mort d'un seul homme: à l'occasion de laquelle le roi, tous les princes de son sang, et généralement tout son royaume, eurent moult à souffrir et furent en très grand division l'un contre l'autre par très long espace; et tant qu'icelui royaume en fut moult désolé et appauvri, comme ci-après pourra plus pleinement être vu par la déclaration qui mise en sera en ce présent livre: c'est à savoir pour la mort du duc d'Orléans, seul frère germain du roi de France Charles le Bien Aimé, sixième de ce nom. Lequel duc, étant en la dessus dite ville de Paris, fut par un mercredi, jour de Saint-Clément pape, meurtri et mis à mort piteusement environ sept heures du soir. Et fut cet homicide fait et perpétré par environ dix-huit hommes, lesquels étoient logés en un hôtel où étoit lors pour enseigne l'image Notre-Dame, auprès de la porte Barbette, et là, comme depuis il fut su véritablement, avoient été par plusieurs jours, sur intention d'accomplir ce qu'ils avoient entrepris. Et quand ce vint, en ce même mercredi, comme dit est, envoyèrent un nommé Thomas de Courteheuse, qui étoit valet de chambre du roi et leur complice, devers ledit duc d'Orléans, qui étoit allé voir la reine de France en un hôtel qu'elle avoit acheté n'avoit guère à Montagu, grand maître d'hôtel du roi; et si est icelui au pied de la dite porte Barbette. Et là d'un enfant, qui étoit trépassé jeune, gisoit, et n'avoit point encore accompli les jours de sa purification. Lequel Thomas venu devers icelui duc, lui dit de par le roi, pour le décevoir: «Monseigneur, le roi vous mande que sans délai veniez devers lui, et qu'il a à parler à vous hâtivement, et pour chose qui grandement touche à lui et à vous.» Lequel duc, ouï le commandement du roi, icelui voulant accomplir, combien que le roi rien n'en savoit, tantôt et incontinent monta dessus sa mule, et en sa compagnie deux écuyers sur un cheval et quatre ou cinq valets de pied devant et derrière portant torches; et ses gens qui le devoient suivre point ne se hâtoient; et aussi il y étoit allé à privée mesgnie, nonobstant que pour ce jour avoit dedans la ville de Paris de sa retenue et à ses dépens bien six cents, que chevaliers que écuyers. Et quand il vint assez près d'icelle porte Barbette, les dix-huit hommes dessus dits, qui étoient armés à couvert, l'attendoient et s'étoient mis couvertement auprès d'une maison. Si faisoit assez brun pour cette nuit; et lors incontinent, mus de hardie et outrageuse volonté, saillirent tous ensemble à l'encontre de lui, et en y eut un qui s'écria: «A mort! à mort!» et le férit d'une hache tellement qu'il lui coupa un poing tout jus. Et adonc le dit duc voyant cette cruelle entreprise ainsi être faite contre lui s'écria assez haut en disant: «Je suis le duc d'Orléans.» Et aucuns d'iceux en frappant sur lui répondirent: «C'est ce que nous demandons.» Entre lesquelles paroles la plus grand partie recouvrèrent, et prestement, par force et abondance de coups, fut abattu jus de sa mule, et sa tête tout écartelée par telle manière que la cervelle chéyt dessus la chaussée. En outre là le retournèrent et renversèrent et si terriblement le martelèrent, que là présentement fut mort très piteusement; et avec lui fut tué un jeune écuyer, Allemand de nation, qui autrefois avoit été son page: et quand il vit son maître abattu, il se coucha sur lui pour le garantir, mais rien n'y fit: et le cheval qui devant le duc alloit atout les deux écuyers, quand il sentit iceux saquemens armés après lui, il commença à ronfler et avancer: et quand il les eut passés se mit à courre, et fut grand espace que ceux qui étoient sus ne le purent retenir. Et quand il fut arrêté, ils virent la dite mule de leur seigneur qui toute seule couroit après eux. Si cuidèrent qu'il fût chu jus, et pour cela prirent par le frein pour la ramener au dit duc: mais quand ils vinrent près de ceux qui l'avoient tué, ils furent menacés, disant, s'il ne s'en alloient, qu'en tel point seroient mis comme leur maître. Pour quoi iceux, voyant leur seigneur être ainsi mis à mort, hâtivement s'en allèrent en l'hôtel de la reine en criant: «Le meurtre!» Et ceux qui avoient occis le dit duc à haute voix commencèrent à crier: «Le feu!» et avoient leur fait par telle manière ordonné en leur hôtel, que l'un d'eux, en état que les autres faisoient l'homicide dessus dit, bouta le feu dedans icelui. Et puis les uns à cheval, les autres à pied, hâtivement s'en allèrent où ils purent le mieux, en jetant après eux chaussetrapes de fer, afin qu'on ne les pût suivre ni aller après eux. Et comme la fame et renommée fut, aucuns d'iceux allèrent en l'hôtel d'Artois, par derrière, à leur maître le duc Jean de Bourgogne, qui cette oeuvre leur avoit fait faire et commandée, comme depuis publiquement il confessa; et ce qu'ils avoient fait lui racontèrent, et après très hâtivement mirent leurs corps en sauveté. Et fut le principal conducteur de ce cruel homicide un nommé Raoullet d'Actonville, de nation Normand, auquel par avant le dit duc d'Orléans avoit ôté l'office des généraux, duquel le roi l'avoit pourvu à la requête et prière du duc Philippe de Bourgogne défunt; et pour ce déplaisir avisa le dit Raoullet manière comment il se pourrait venger d'icelui duc d'Orléans. Ses autres complices furent Guillaume Courteheuse et Thomas Courteheuse devant nommés, nés de la comté de Guines, Jean de La Motte, et plusieurs autres jusqu'au nombre dessus dit. En après, environ demi-heure, ceux de la famille du duc d'Orléans, quand ils ouïrent nouvelles de la mort et occision de leur seigneur tant piteuse, très fort pleurèrent; et grièvement au coeur courroucés, tant les nobles comme non nobles, accoururent à lui, et là le trouvèrent mort sur les carreaux. Auquel lieu y eut grands lamentations et regrets des chevaliers et écuyers de son hôtel, et généralement de tous ses serviteurs quand ils virent son corps ainsi navré, mort et détranché. Et lors, comme dit est, en très grand tristesse et gémissemens le levèrent, et en l'hôtel du seigneur de Rieux, maréchal de France, qui près de là étoit, le portèrent: et bref ensuivant, icelui corps couvert de blanc linceul fut porté en l'église de Saint-Guillaume assez honorablement. Et étoit icelle église la plus prochaine du lieu où il avoit été mort. Et tantôt après le roi de Sicile, lors étant à Paris, et plusieurs autres princes, chevaliers et écuyers, oyant la nouvelle de si cruelle mort comme du seul frère germain du roi de France, en telle manière perpétrée à Paris, en grands pleurs le vinrent voir en la dite église. Si fut le corps mis en un cercueil de plomb, et le veillèrent les religieux de la dite église toute nuit en disant vigiles et psautiers; avec lesquels demeurèrent ceux de sa famille. Et le lendemain très matin fut trouvée par ses gens la main, laquelle lui avoit été coupée sur les carreaux, et une grande partie de sa cervelle, laquelle fut recueillie et mise au cercueil avec le corps. Et tôt après tous les princes étant au dit lieu de Paris, réservé le roi et ses enfants, c'est à sçavoir le roi Louis, le duc de Berry, le duc de Bourgogne, le duc de Bourbon, le marquis de Pont, le comte de Nevers, le comte de Clermont, le comte de Vendôme, le comte de Saint-Pol, le comte de Dammartin, le connétable avec plusieurs autres, lesquels étoient là assemblés, tant gens d'église, comme nobles, avec très grand multitude du peuple de Paris, si vinrent tous ensemble à la dite église de Saint-Guillaume; et là les principaux de la famille dudit duc d'Orléans prirent son corps avec le cercueil, et le mirent hors de ladite église, avec grand nombre de torches allumées, lesquelles portoient les écuyers du dit défunt: et à chacun lez du corps étoient par ordre, faisant pleurs et grands gémissements, c'est à sçavoir le roi Louis, le duc de Berry, le duc de Bourgogne et le duc de Bourbon, chacun d'eux tenant la main au drap qui étoit sur le cercueil. Après eux étoient par ordonnance, chacun selon son état, les princes, le clergé, les barons, tous recommandant son âme à Dieu notre créateur; et le portèrent en icelle manière jusqu'à l'église des Célestins. Et là, après son service fait très solennellement, fut enterré très honorablement en une chapelle très excellente, laquelle il avoit fait faire et fonder; et après icelui service fait et accompli, les princes dessus dits et tous les autres se retrahirent chacun en leurs hôtels. Si étoient en grand soupçon de savoir la vérité du dessus dit homicide ainsi fait sur le dit duc d'Orléans. Et de prime face fut aucunement soupçonné que messire Aubert de Chauny n'en fût coupable, pour la grand haine qu'il avoit au dit duc, à cause de ce qu'au dit messire Aubert avoit sa femme soustraite et emmenée avec lui; et tant avoit tenue icelle dame en sa compagnie qu'il en avoit un fils, duquel et de son gouvernement sera fait mention ci-après. Mais en assez bref terme ensuivant, on sut la vérité du dit homicide, et que le dit seigneur de Chauny n'en étoit en rien coupable. En ce même jour, Isabelle, reine de France, quand elle sçut les nouvelles du dit meurtre et homicide fait si près de son hôtel, conçut si grand fureur et hideur, que nonobstant qu'elle ne fût encore purifiée, néanmoins se fit mettre sur une litière par son frère Louis de Bavière et autres de ses gens, et à son hôtel de Saint-Pol se fit porter en la chambre prochaine de la chambre du roi, où pour plus grand sûreté se logea; et mêmement, la nuit que le meurtre fut perpétré, y eut plusieurs nobles qui s'armèrent, comme le comte de Saint-Pol et aucuns autres, lesquels se retrahirent en l'hôtel du roi, leur souverain seigneur, non sachant quelle chose d'icelle besogne s'en pourroit ensuivre. En après, le corps du dit duc d'Orléans mis en terre, comme dit est, s'assemblèrent tous les princes en l'hôtel du roi Louis, avec le conseil royal, et là fut mandé le prévôt de Paris et autres gens de justice, auxquels fut commandé par les dits seigneurs qu'ils fissent bonne diligence d'enquérir si par une voie on pourroit apercevoir qui avoit été l'auteur ni les complices de faire cette besogne. Et avec ce fut ordonné que toutes les portes de Paris, réservé deux, fussent fermées, et qu'icelles deux fussent bien gardées pour savoir qui en istroit. Après lesquelles ordonnances et aucunes autres, les dits seigneurs et le conseil royal se retrahirent tout confus et en grand tristesse en leurs hôtels, et le lendemain, qui fut le vendredi, se rassembla le dit conseil à l'hôtel du roi de France, à Saint-Pol. Auquel lieu étoient le roi Louis de Sicile, les ducs de Berry, de Bourgogne et de Bourbon, et moult d'autres grands seigneurs avec le dit conseil royal; et tantôt après vint le prévôt de Paris, auquel le duc de Berry demanda quelle diligence il avoit faite sur la mort de si grand seigneur, comme le seul frère du roi, lequel prévôt répondit qu'il en avoit fait la plus grand diligence qu'il avoit pu, mais encore n'en pouvoit savoir la vérité, disant au roi et à tous les seigneurs que si l'on le laissoit entrer dedans tous les hôtels des serviteurs du roi, et aussi des autres princes, par aventure, comme il créoit, trouveroit-il là la vérité des auteurs ou des complices; et lors, le roi de Sicile, le duc de Berry et le duc de Bourbon lui donnèrent congé et licence d'entrer partout où bon lui sembleroit. Et adonc, le duc Jean de Bourgogne, oyant la licence qui fut octroyée par iceux seigneurs au prévôt de Paris, eut doutance et cremeur; et pour ce attrait à part le roi Louis et le duc de Berry, son oncle, et en bref leur confessa et dit que par l'introduction de l'ennemi[137] avoit fait faire cet homicide par Raoullet d'Actonville et ses complices; lesquels seigneurs, oyant cette confession, eurent si grand admiration et tristesse en coeur, qu'à peine lui purent-ils donner réponse; et ce qu'ils lui en donnèrent, ce fut en lui très grandement réprouvant la condition et manière du très cruel homicide ainsi par lui perpétré en la personne de son propre cousin germain. [137] C'est-à-dire par l'inspiration du démon. (_Note de Buchon._) Et après qu'ils eurent ouï la connoissance du dit duc de Bourgogne, retournèrent devers le conseil, et ne déclarèrent pas présentement ce qu'il leur avoit dit; et tôt aussi le dit conseil fini, chacun s'en retourna en son hôtel. Le lendemain, qui fut le samedi, environ dix heures devant none, furent les seigneurs dessus dits assemblés en l'hôtel de Nesle, où étoit logé le duc de Berry, pour tenir le conseil royal; auquel lieu, pour être à icelui conseil, vint le duc de Bourgogne, ainsi qu'il avoit accoutumé, le comte de Waleran de Saint-Pol en sa compagnie. Mais quand il vint pour entrer dedans, son oncle le duc de Berry lui dit: «Beau neveu, n'entrez pas au conseil pour cette fois; il ne plaît mie bien à aucuns qu'y soyez.» Et sur ce, le duc de Berry rentra dedans, et fit tenir les huis fermés, ainsi qu'il avoit été ordonné par le grand conseil; et alors le duc Jean de Bourgogne, tout confus et en grand doute, demanda au comte Waleran de Saint-Pol: «Beau cousin, qu'avons-nous à faire sur ce que vous oyez?» Et le comte lui répondit: «Monseigneur, vous avez à vous retraire en votre hôtel, puisqu'il ne plaît à nosseigneurs que vous soyez au conseil avec eux.» Et le dit duc lui dit en telle manière: «Beau cousin, retournez avec nous pour nous accompagner.» Et le comte de Waleran lui fit réponse à la manière qui s'ensuit: «Monseigneur, pardonnez-moi, j'irai vers nosseigneurs au conseil, lesquels m'ont mandé.» Et après ces paroles, le dit duc de Bourgogne, en grand doutance, s'en retourna en son hôtel d'Artois; et afin qu'il ne fût arrêté ni pris, sans délai monta à cheval, six de ses hommes tant seulement en sa compagnie; et par la porte de Saint-Denis se partit très hâtivement, et chevaucha, en prenant aucuns chevaux nouveaux, sans arrêter en nulle place, jusqu'à son châtel de Bapaume. Et quand il y eut un petit dormi, s'en alla sans délai à Lille en Flandre; et ses gens, qu'il avoit laissés au dit lieu de Paris, au plus tôt qu'ils purent, ayant très grand doute d'être arrêtés et pris le suivirent; et pareillement Raoullet d'Actonville et ses complices, leurs vêtements changés et déguisés, se départirent de Paris par divers lieux; et tous ensemble s'en allèrent loger dans le châtel de Lens, en Artois, par l'ordonnance du duc Jean de Bourgogne, leur maître et seigneur. Ainsi et par telle manière se départit icelui duc après la mort du dit duc d'Orléans de la ville de Paris, à petite compagnie, et laissa en icelle ville la seigneurie de France en grand tristesse et déplaisance. Toutefois, ceux de l'hôtel du dit duc d'Orléans mort, quand ils ouïrent le secret partement du dit duc de Bourgogne, s'armèrent jusqu'au nombre de six vingts hommes d'armes, desquels étoit l'un des principaux messire Clignet de Brabant; et eux, montés à cheval, issirent de Paris pour suivre le dit duc de Bourgogne, à intention de le mettre à mort, s'ils l'eussent pu atteindre; mais ce faire leur fut par le roi Louis de Sicile défendu; et pour icelles causes s'en retournèrent grandement courroucés à leurs hôtels. Si fut alors par toute la ville de Paris dénoncé et tout connu que le dit duc de Bourgogne avoit fait faire cet homicide; et adonc le peuple de la ville de Paris, lequel n'étoit pas bien content du dit duc d'Orléans, et point ne l'avoit en grâce, pource qu'ils entendoient que par son moyen les tailles et tous autres subsides s'entretenoient, commencèrent à dire l'un à l'autre en secret: «Le bâton noueux est plané.» Cette douloureuse mort fut l'année du grand hiver, en l'an mil quatre cent et sept; et dura la gelée soixante-six jours en un tenant très terrible, et tant qu'au dégeler le Pont-Neuf de Paris fut abattu en Seine; et moult firent icelles eaux et gelées de grands dommages en plusieurs et diverses contrées du royaume de France. Et quant est à parler des discords, haines ou envies qu'avoient l'un contre l'autre les ducs d'Orléans et de Bourgogne par avant la mort d'icelui duc d'Orléans, ni des manières qui avoient été tenues par iceux, n'est jà besoin d'en faire en ce présent chapitre récitation, pource qu'il sera tout au long et plus à plein déclaré ès propositions qui pour ce furent faites dedans bref temps après ensuivant, c'est à savoir par la justification que fit proposer le duc de Bourgogne haut publiquement devant le roi, présens plusieurs princes et autres notables personnes, tant d'église comme séculiers, et les accusations pourquoi il disoit et avouoit d'avoir fait mettre à mort le dit duc d'Orléans: et pareillement par les réponses que depuis en fit faire et proposer la duchesse d'Orléans douagière et ses enfants, pour les excusations de son feu mari; desquelles propositions les copies seront mises et écrites en ce présent livre, tout ainsi et par la manière qu'elles furent proposées, présent tout le conseil royal et autres gens de plusieurs états, en très-grand multitude. Comment la duchesse d'Orléans et son fils mainsné vinrent à Paris devers le roi, pour faire plainte de la piteuse mort de son seigneur et mari. Louis duc d'Orléans, défunt, avoit épousé la fille de Galléas, duc de Milan, qui étoit sa propre cousine germaine, de laquelle il délaissa trois fils: c'est à savoir, Charles, le premier né, lequel fut nommé duc d'Orléans après la mort de son père; le second fut nommé Philippe, et fut comte de Vertus; et le tiers avoit nom Jean, et fut comte d'Angoulême. Et si avoit une fille qui depuis fut mariée à Richard de Bretagne, desquels princes sera ci-après déclarée une partie de leur gouvernement, et quelles fortunes ils eurent en leur temps. Or est vérité que le samedi dixième jour de décembre prochain ensuivant vint la duchesse d'Orléans, veuve du dit duc, à Paris, Jean son fils mainsné avec elle, et la reine d'Angleterre, femme de son fils premier né, avec elle, laquelle étoit fille du roi de France; encontre lesquelles allèrent hors de Paris le roi Louis, le duc de Berry, le duc de Bourbon, le comte de Clermont, le comte de Vendôme, messire Charles d'Albret, connétable de France; avec lesquels et plusieurs autres seigneurs elle entra dedans Paris honorablement; et avec grand quantité de gens et de chevaux, à l'hôtel de Saint-Pol, s'en alla où le roi étoit, et là eut audience; et présentement devant le roi se mit à genoux, faisant très piteuse complainte de la très inhumaine mort de son seigneur et mari. Laquelle finée, le roi, qui étoit assez subtil pour lors, et étoit relevé nouvellement de sa maladie, la baisa, et en pleurant la leva, et lui dit que de sa requête il en feroit selon l'opinion de son conseil; et elle, ouïe cette réponse, s'en retourna en son hôtel, accompagnée des seigneurs dessus dits. Et le lundi ensuivant, le roi de France, par le conseil du parlement, retira à sa table la comté de Dreux, le Châtel-Thierry, le mont d'Arcuelles et tous les dites terres que le roi autrefois lui avoit données sa vie durant tant seulement; et le mercredi ensuivant, jour de Saint-Thomas, la duchesse d'Orléans, son fils mainsné dessus dit, la reine d'Angleterre sa belle-fille, son chancelier d'Orléans et autres de son conseil, avec plusieurs chevaliers et écuyers jadis de l'hôtel de son mari, tous vêtus de noir, vinrent à l'hôtel de Saint-Pol pour parler au roi, et là trouvèrent le roi Louis, le duc de Berry, le duc de Bourbon, le chancelier de France, et plusieurs autres, qui pour elle demandèrent audience au roi de parler à lui, et présentement l'obtinrent. Elle donc amenée du comte d'Alençon et autres par le commandement du roi en la présence et aussi des autres princes, tantôt très fort pleurant, au dit roi supplia derechef qu'il lui plût à elle faire justice de ceux qui traîtreusement avoient meurtri son seigneur et son mari, Louis jadis duc d'Orléans; et toute la manière fit là déclarer à la personne du roi par un sien avocat de parlement. Et là étoit ledit chancelier d'Orléans emprès la dite duchesse; lequel disoit au dit avocat, mot après autre, ce qu'elle vouloit qui fût divulgué; et fit exposer tout au long le dit homicide, comment il fut épié, à quelle heure et la place où il étoit quand il fut trahi et envoyé querre d'aguet appensé[138], lui donnant à entendre que son seigneur et frère le roi le mandoit, lequel meurtre devant dit touchoit au dit roi plus qu'à nulle autre personne, et conclut le dit avocat de par la dite duchesse que le roi étoit tenu sur toutes choses de venger la mort de son frère; et à icelle duchesse, et à ses enfants, qui sont ses neveux, faire bonne et brève justice, tant pour la prochaineté du sang, comme pour la souveraineté de sa majesté royale. [138] Guet-apens. Auquel propos le chancelier de France, qui séoit aux pieds du roi, par le conseil des ducs et seigneurs royaux là étant, répondit et dit que le roi, pour l'homicide et mort de son frère à lui ainsi exposée, au plus tôt qu'il pourroit en feroit bonne et brève justice. Après laquelle réponse faite par le dit chancelier, le roi dit de sa bouche: «A tous soit notoire que le fait à nous exposé ci en présent nous touche comme de notre seul frère, et le réputons à nous être fait.» Et adonc ladite duchesse, Jean son fils et la reine d'Angleterre sa belle-fille, tous ensemble se jetèrent aux pieds du roi, à genoux, et en grands pleurs lui requirent qu'il eût souvenance de faire bonne justice de la mort de son seul frère; lequel roi les leva, et en les baisant derechef, promit d'en faire bonne justice, et leur assigna jour dedans lequel il le feroit; et après ces paroles prirent congé et retournèrent en l'hôtel d'Orléans. 2. _Récit du Religieux de Saint-Denis._ (Traduction de M. Bellaguet). La veille de la Saint-Martin d'hiver, vers deux heures après minuit, l'auguste reine de France accoucha d'un fils, en son hôtel à Paris, près la porte Barbette. Cet enfant vécut à peine, et les familiers du roi n'eurent que le temps de lui donner le nom de Philippe et de l'ondoyer au nom de la sainte et indivisible Trinité. Le lendemain soir, les seigneurs de la cour conduisirent son corps à l'abbaye de Saint-Denis avec un grand luminaire, suivant l'usage, et l'inhumèrent auprès de ses frères, dans la chapelle du roi son aïeul, qui y avait fondé deux messes par jour. La reine fut vivement affectée de la mort prématurée de cet enfant, et passa dans les larmes tout le temps de ses couches. L'illustre duc d'Orléans, frère du roi, lui rendit de fréquentes visites, et s'efforça d'apaiser sa douleur par des paroles de consolation. Mais la veille de la Saint-Clément, comme il rentrait à l'hôtel royal de Saint-Paul, après avoir joyeusement soupé chez la reine, un crime affreux, inouï et sans exemple, fut commis sur sa personne; il tomba sous les coups d'infâmes assassins, qui avaient été apostés sur son passage. L'horreur d'une si noire trahison aurait fait échapper la plume de mes mains, si je ne m'étais imposé le devoir de transmettre à la postérité les actions bonnes ou mauvaises des princes de la famille royale, et si je ne voulais apprendre aux favoris de la fortune qui dominent orgueilleusement dans les cours, qu'ils ne doivent pas se croire assez heureux pour être à l'abri d'un semblable danger. On ne peut s'expliquer cet abominable assassinat que si l'on en cherche la cause dans les dissentiments cachés qui règnent souvent entre les princes. Il était évident pour tout le monde qu'il fallait attribuer ce crime à la haine mutuelle des ducs d'Orléans et de Bourgogne. Sans remonter aux raisons secrètes et ignorées de cette haine, je me bornerai à exposer celles qui étaient connues de tout le monde. Pendant les intervalles de la maladie du roi, le gouvernement du royaume étant remis entre les mains de son frère bien aimé et de son cousin, les deux princes, qui ne pouvaient se résigner à partager entre eux l'autorité souveraine, étaient rarement d'accord sur la direction des affaires. La différence de leur caractère se faisait sentir dans toutes leurs opinions. Suivant ce qui m'a été rapporté par des gens de la cour, tout ce que l'un jugeait utile de faire, l'autre le condamnait ou s'en montrait irrité. Cette rivalité finit par allumer entre eux une haine implacable, et on les vit longtemps conspirer ouvertement l'un contre l'autre. Leurs divisions dans le conseil et les préparatifs de guerre qu'ils avaient faits à plusieurs reprises, semblaient présager que de terribles hostilités allaient éclater au détriment et au scandale du royaume. L'auguste reine, monseigneur le duc de Berri et tous les princes du sang, qui en étaient vivement affligés, essayèrent vainement plusieurs fois de les réconcilier. Des semeurs de zizanie et de discorde, maniant à leur gré l'esprit des ducs, et leur présentant le mensonge à la place de la vérité, flattaient leurs penchants orgueilleux et excitaient leur aversion mutuelle. En attaquant le mérite de l'un, ils attaquaient la présomption de l'autre; et chacun prévoyait que ces querelles ne cesseraient qu'avec la vie de l'un des deux princes. Le duc de Bourgogne céda le premier aux funestes conseils de ces perfides courtisans, et se disposa à venger ses injures par un assassinat. L'instrument de ce cruel et infâme attentat fut un Normand, nommé Raoul d'Ocquetonville, digne à jamais de l'exécration divine et humaine. Cet homme avait été destitué d'un office royal et dépouillé de tous ses biens par le duc d'Orléans. Quoiqu'il eût mérité ce châtiment par son infidélité dans l'exercice de ses fonctions, il nourrissait un profond ressentiment contre le duc et cherchait toutes les occasions de se venger. Il accueillit avec empressement cet exécrable projet de trahison, et ne pouvant attaquer le duc ouvertement, il prit pour complices des misérables comme lui, et concerta avec eux sa criminelle entreprise. Ils convinrent entre eux de surprendre le duc dans un guet-apens, et se tinrent cachés pendant dix-sept jours dans une maison propre à l'exécution de leur complot, près de la porte Barbette, en attendant une occasion favorable. La veille donc de la Saint-Clément, comme le duc sortait vers le soir de chez la reine, où il avait soupé joyeusement, et s'en retournait, accompagné de cinq personnes seulement, à l'hôtel royal de Saint-Paul, son implacable ennemi, non moins perfide que le traître Judas, jugeant que le moment d'agir était arrivé, et que rien ne s'opposait plus à ses desseins, exhorta ses complices à consommer avec lui l'attentat. Hélas! que l'esprit des hommes est aveugle et imprévoyant, puisqu'ils ne savent pas le sort que leur réserve l'heure qui va suivre! A peine le duc fut-il dans la rue, qu'il se vit enveloppé tout à coup par dix-sept assassins, dignes de toute l'animadversion divine et humaine. Au même instant, Raoul, leur chef, transporté d'une rage vraiment diabolique, lui abattit la main gauche d'un seul coup de sa hache, puis lui assena sur le crâne un autre coup, qui donna la mort à cet illustre prince. L'impitoyable meurtrier retirant de la blessure son arme toute sanglante, l'en frappa une troisième fois par derrière, pendant qu'il tombait à terre, et fit jaillir sa cervelle sur le pavé. Les gens de la suite du duc épouvantés prirent tous la fuite, à l'exception d'un Flamand, qui se jeta sur le corps inanimé de son maître en s'écriant à diverses reprises: «Épargnez monseigneur d'Orléans, frère du roi.» Les assassins, ne pouvant le séparer de leur victime, le percèrent de mille coups et le laissèrent mort sur la place. C'est ainsi que le destin jaloux travaille à détruire le bonheur des mortels et pousse à leur perte les puissants de ce monde, en les faisant tomber dans des piéges insensibles et cachés, pour qu'ils ne puissent prévoir ses attaques ni s'en garantir. Après cet odieux attentat, qui aurait fait horreur aux nations les plus barbares, l'exécrable assassin traîna ignominieusement le corps auprès d'un tas de boue, et s'étant assuré, à la lueur d'une torche de paille, que son crime était consommé, il s'en retourna avec ses infâmes complices à l'hôtel du duc de Bourgogne, aussi joyeux que s'il eût fait une bonne action, et sans être poursuivi par personne. Cependant le bruit de cet effroyable attentat, qui est sans exemple dans l'histoire, se répandit bientôt; le peuple accourut en foule, pour être témoin de cet horrible spectacle. C'était une chose affreuse à voir que ce corps couvert de blessures mortelles et ce bras mutilé. Mais ce qu'il y eut de plus affreux encore, c'est qu'il fallut chercher et ramasser dans la boue la cervelle et la main gauche, pour les ensevelir avec le corps. La reine et les princes du sang furent atterrés par la nouvelle d'un forfait si atroce; quant au duc de Bourgogne, il n'y crut pas d'abord, et refusa même d'ajouter foi au récit du meurtrier. Il se rendit avec ses serviteurs en appareil militaire à l'église de Saint-Guillaume[139], et y trouva le corps, qui y avait été déjà déposé. Alors feignant une grande affliction, il prit des habits de deuil, comme les autres princes, et n'eut point honte d'assister au convoi, qui se fit en l'église des Célestins de Paris, où le duc avait, de son vivant ordonné qu'on l'enterrât. Ces tristes funérailles durèrent deux jours, et furent célébrées en grande pompe au milieu des larmes de tous les assistants. Les princes se réunirent ensuite, pour délibérer dans l'amertume de leur coeur sur les moyens de découvrir l'auteur de cet horrible assassinat. [139] Aujourd'hui l'église des Blancs-Manteaux. Portrait du duc d'Orléans.--Son meurtrier se fait connaître. Les princes ne pouvaient se consoler de la perte de l'illustre duc d'Orléans, si traîtreusement assassiné; ils pleuraient en lui le frère unique du roi, leur cousin ou leur neveu, un prince d'un extérieur accompli et qu'ils chérissaient tendrement. Entre autres qualités dont la nature l'avait doué, il avait surtout une merveilleuse facilité d'élocution, qui le distinguait parmi tous les seigneurs de son temps. En effet on l'avait vu dans plus d'une occasion surpasser par son éloquence les plus fameux orateurs, sans en excepter même ceux de la vénérable Université de Paris, quelque versés qu'ils fussent dans les subtilités de la dialectique, dans la connaissance de l'histoire et dans la science théologique. Je l'ai vu souvent moi-même se montrer plus élégant dans ses réponses que ne l'avaient été ceux qui le haranguaient. Les étrangers vantaient aussi son éloquence facile et abondante et son extrême affabilité. Comme tous les princes du royaume, il se faisait un point d'honneur d'accueillir toujours avec les plus grands égards les personnes qu'on lui députait, et de les reprendre avec douceur, s'il leur arrivait de se tromper en quelque chose. Il se montrait toujours aimable et bienveillant dans ses manières. On peut lui reprocher toutefois d'avoir été pendant sa jeunesse enclin à beaucoup de vices, comme le sont la plupart des hommes; mais il les évita avec soin quand il fut arrivé à l'âge mûr. Je reviens à la mort de ce noble duc. C'était un bruit généralement répandu dans le royaume que Robert de Canny n'était pas étranger à l'assassinat commis sur sa personne. On fondait cette accusation sur ce qu'il avait conçu une haine implacable contre le duc, qui avait séduit sa femme. Déjà messeigneurs les princes du sang avaient résolu en conseil de le faire rechercher et saisir, lui et tous ceux qu'ils soupçonnaient. Alors le duc de Bourgogne, qui avait la conscience de son crime, ne voulant point que la punition en retombât sur des innocents, et poussé par un repentir tardif, se leva, prit à part le roi de Sicile Louis et le duc de Berri, et leur avoua sans détour qu'il était l'auteur de cet affreux attentat, et qu'il l'avait fait commettre par des mains étrangères, à l'instigation du diable. Cet aveu les fit trembler et frémir d'horreur. Ils gardèrent quelque temps un morne silence, qu'ils n'interrompirent que par de profonds soupirs. Quand les autres princes en furent informés, ils restèrent comme anéantis et firent éclater leur douleur par des gémissements et des larmes. Ils maudirent justement cette exécrable trahison, et vouèrent le coupable aux tourments éternels qui sont le partage de Dathan et d'Abiron. Personne n'ignorait que les deux ducs avaient fait naguère un pacte d'amitié fraternelle, que tout récemment encore ils l'avaient confirmé par lettres et par serments, qu'ils avaient communié ensemble, et s'étaient juré de rester fidèles compagnons d'armes, et de défendre mutuellement leur honneur et leurs intérêts envers et contre tous. Le duc de Bourgogne était même allé visiter monseigneur le duc d'Orléans, son cousin, qui était malade, et avait consenti, en signe d'affection particulière, à dîner avec lui le lendemain, qui était un dimanche. Les ducs et les comtes de la famille royale, se rappelant toutes ces circonstances, ne voulurent point écouter les excuses du duc; ils sortirent du conseil en pleurant et en sanglotant, et le jour suivant, lorsqu'il se présenta au Parlement, ils lui en refusèrent l'entrée. Le duc en fut très-irrité, et leur dit que quelque jour peut-être il y entrerait malgré eux. Le lendemain, qui était un samedi, il quitta Paris à la hâte, et se rendit en Flandre à grandes journées. Quoique la famille royale le regardât comme un criminel digne de la colère de Dieu et des hommes, et que le roi éprouvât le plus vif ressentiment de la mort de son frère, on différa le châtiment par égard pour un tel personnage, qui portait le titre de doyen des pairs de France, qui était le plus riche seigneur du royaume, et qui avait déjà marié sa fille avec le fils aîné du roi. Bientôt même on lui fit offrir par le comte de Saint-Pol une audience publique et l'impunité, à condition qu'il livrerait les assassins pour qu'ils fussent jugés suivant les formes de la justice. Le duc de Bourgogne s'y étant refusé, le roi envoya à Amiens monseigneur le duc de Berri et le roi de Sicile, afin de conférer avec lui au sujet de ce crime abominable. L'illustre duc de Bourbon, qui avait été désigné pour les accompagner, demanda au roi la permission de ne point faire partie de cette ambassade et de se retirer dans ses terres. La mort ignominieuse de son bien aimé neveu était pour lui un coup terrible, et il répéta, dit-on, plusieurs fois qu'il ne pourrait jamais supporter la vue de l'auteur d'une si noire trahison. Le duc de Bourgogne, qui avait la conscience de son crime, et qui pensait qu'on pourrait s'autoriser contre lui-même de l'exemple qu'il avait donné, ne marchait qu'entouré d'une garde nombreuse. Les deux princes ne purent l'empêcher d'entrer à Amiens en appareil de guerre, et passèrent dix jours dans cette ville, où ils eurent avec lui des conférences pleines de courtoisie, et où ils se traitèrent mutuellement avec somptuosité. Le duc promit enfin d'obéir aux ordres du roi et d'aller exposer ses excuses en sa présence. Mais, en acquiesçant à la demande desdits princes, il déclara qu'il y mettait pour condition que les portes de Paris ne fussent plus gardées par des gens de guerre, afin que lui et ses gens pussent y entrer en liberté; car il voulait y paraître non comme un ennemi de la ville ou du roi, mais comme un ami qui souhaitait la paix. Madame la duchesse d'Orléans vient demander justice de l'horrible et cruel assassinat commis sur la personne de son mari. La duchesse d'Orléans, en apprenant la mort si soudaine et si cruelle de son époux bien aimé, se livra aux transports de la plus vive douleur; elle s'arracha les cheveux, déchira ses vêtements, et ayant fait venir les deux fils qu'elle avait eus du duc, elle leur fit connaître par ses cris et par ses soupirs le malheur qui venait de les frapper. Des torrents de larmes coulaient de ses yeux; sa voix était étouffée par les sanglots. En un mot elle donna tous les signes du plus profond désespoir. Elle se rendit en toute hâte à Paris avec une suite nombreuse et en appareil de deuil, alla se jeter humblement aux pieds du roi avec ses deux fils, et lui parla en ces termes, afin d'exciter sa pitié: «C'est une veuve réduite au désespoir et condamnée à passer sa triste existence dans les larmes, qui vient avec ces deux orphelins, vos neveux, faire entendre sa voix plaintive à votre royale majesté; c'est la veuve de votre unique et bien aimé frère, de ce prince si accompli, qui vous fut toujours si fidèle et si dévoué, et que vous aviez choisi avec raison pour dépositaire de vos secrets. Déplorez avec moi le sort cruel qui vous l'a ravi. Mais que la douleur ne vous fasse point oublier la vengeance; car, vous le savez, l'auteur de cet attentat est le duc de Bourgogne, votre cousin germain, dont la trahison ne saurait être comparée qu'à celle de l'infâme Judas. Il a terni par cet acte de félonie l'honneur des illustres princes qui portent les fleurs de lis. Chacun sait que c'est au mépris d'un pacte d'amitié publiquement juré qu'il lui a fait préparer des embûches mortelles par des ministres d'iniquité. Hélas! que l'esprit de l'homme est aveugle et imprévoyant! Au moment où il sortait de chez l'auguste reine qu'il venait de consoler, et où il retournait à l'hôtel royal de Saint-Paul, il a été surpris tout à coup par d'exécrables traîtres, dignes de l'animadversion divine et humaine, qui l'ont méchamment et outrageusement mis à mort. Il n'est point de coeur si dur, d'âme si inflexible, qui ne se fût attendrie en voyant ce bras mutilé, ce corps couvert de blessures mortelles, cette cervelle répandue à terre, et ce cadavre traîné ignominieusement dans la rue près d'un tas de boue. «Noble prince et seigneur, votre frère unique n'a été si indignement traité par le méchant duc de Bourgogne, qu'à cause de l'affection particulière que vous inspiraient pour lui les liens du sang. Et maintenant ledit duc, pour se justifier, cherche à ternir l'honneur de mon illustre époux et celui de ses enfants, en publiant contre lui un libelle injurieux et diffamatoire. La honte de tous ces outrages rejaillirait sur votre royale majesté, s'ils restaient impunis. C'est pour cela que votre soeur désolée et ces pauvres enfants, vos neveux, encore dans l'âge de l'innocence, vous supplient humblement à genoux de ne point laisser sans vengeance cet exécrable attentat, et de ne point souffrir que d'infâmes traîtres se soient joués ainsi de la vie de votre frère. Daignez user de votre puissance pour faire justice des coupables, ou ordonnez qu'ils comparaissent devant la cour du Parlement, afin qu'ils subissent le châtiment que mérite leur crime.» L'auguste duchesse termina cette requête en priant le roi de lui permettre de garder ses enfants auprès d'elle, jusqu'à ce qu'ils eussent atteint l'âge de puberté. Elle le conjura aussi de leur accorder la jouissance des biens et des domaines de leur père, tant de ceux qu'il tenait de la munificence royale que de ceux qu'il possédait à titre d'achat. Le roi accéda volontiers à sa demande, et lui adressa de douces paroles de consolation. Elle parut satisfaite de cet accueil; mais ayant appris, à son grand déplaisir, que le duc de Bourgogne allait bientôt arriver, elle prit congé du roi, qui lui donna le baiser de paix. Le jour même de son départ, le roi eut une rechute, dont on attribua la cause à la duchesse; je ne puis rien affirmer à cet égard. La duchesse retourna à Blois, et comme son dessein était d'y demeurer, elle fit restaurer la ville et le château, les approvisionna de vivres et d'armes, et mit bonne garde aux portes, comme si ses ennemis eussent été dans le voisinage. Motifs allégués par le duc de Bourgogne touchant le meurtre du duc d'Orléans. Le duc de Bourgogne ne manqua pas à sa parole; il partit de l'Artois, et après avoir passé à Saint-Denis par dévotion, il arriva à Paris, et y fit son entrée en appareil de guerre, au grand étonnement de tous, comme s'il venait de remporter quelque victoire sur les ennemis du royaume. Il était escorté de huit cents chevaliers et écuyers partagés en trois corps et armés de pied en cap, mais la tête découverte. Les bourgeois le reçurent avec empressement. L'auguste reine de France et les parents du roi ne purent, malgré leurs instantes prières, l'empêcher d'exposer publiquement les causes et les motifs de la mort ignominieuse et déplorable du duc d'Orléans. Ils furent obligés de céder à ses importunités, et consentirent enfin à l'entendre. L'audience eut lieu le 8 mars, dans la grande salle de l'hôtel royal de Saint-Paul, en présence de messeigneurs le duc de Guienne, le roi de Sicile Louis, le duc de Berri et tous les princes du sang. Maître Jean Petit, normand de nation, professeur en théologie, plus renommé pour la hardiesse que pour l'élégance de son langage, fut chargé de porter la parole au nom du duc. Il ne craignit pas de soutenir que si l'on pouvait trouver quelque chose à redire à l'action du duc de Bourgogne, et s'il avait dérogé à l'honneur de sa race, la mort du duc d'Orléans n'était que le juste châtiment de ses démérites. Prenant alors pour texte cette maxime du sage: _La convoitise est la source de tous les maux_, il énuméra toutes les criminelles intrigues par lesquelles le duc, dévoré d'une insatiable ambition, avait cherché à s'emparer du trône. Il serait trop long de rapporter mot pour mot son discours; j'en résumerai seulement les principaux points, suivant ma coutume. Il représenta le duc comme un homme souillé de tous les vices, un scélérat et un tyran, et conclut de là qu'il avait été permis de le tuer; il ajouta que, si la loi établissait que le maintien des droits de tous appartient aux pouvoirs publics, et n'autorisait aucun particulier à tirer vengeance par lui-même des crimes d'autrui, quels qu'ils soient, les constitutions impériales, loin d'être favorables aux tyrans qui violent les lois, permettaient au contraire de les exterminer. Après cet exorde, qui fut assez long, maître Jean Petit passa successivement en revue les crimes que le duc avait commis envers Dieu, envers le roi et ses enfants, envers le royaume et la chose publique, et l'accusa d'abord de lèse-majesté divine au premier chef, en ce qu'il avait adhéré aux sortiléges et à l'idolâtrie, contrairement à l'honneur de Dieu et à la foi orthodoxe. S'en remettant à Dieu du soin de punir ces crimes, il dit encore que le duc avait été fauteur de l'exécrable schisme de l'Église, et qu'il s'était ainsi rendu coupable du crime de lèse-majesté divine au second chef, en adhérant à monseigneur Benoît, dans le dessein de retarder l'union et la paix de l'Église. Passant ensuite des offenses spirituelles aux offenses temporelles, il démontra que le duc avait cherché à faire mourir le roi, d'abord par des enchantements, des sortiléges et des maléfices, puis par des breuvages empoisonnés, enfin par le feu et par d'autres attentats, et qu'ainsi il avait commis le crime de lèse-majesté royale au premier chef; ce qu'il prouva de la manière suivante: «Voulant hâter, dit-il, la mort du roi, qui était déjà atteint d'un mal incurable, il a fait venir secrètement, il y a plusieurs années, un religieux apostat avec un chevalier, un écuyer et un valet, et leur a remis une épée, un couteau et un anneau, pour les consacrer ou plutôt pour les exécrer, s'il est permis de le dire, au nom du démon. Afin de mieux cacher leurs opérations à tous les regards, ils s'enfermèrent dans le château de Montjoie. De là l'apostat se rendit sur une montagne voisine avant le lever du soleil, et ayant fait un cercle d'acier autour de lui, il commença ses invocations. Deux démons, appelés Herman et Astramon, lui apparurent sous la forme humaine. Il leur rendit les honneurs divins, selon les préceptes de la magie, et leur remit ces objets, en leur ordonnant de les consacrer et de les rapporter dans le cercle. Les démons ayant exécuté cet ordre, l'apostat et ses compagnons, conformément aux instructions qui leur furent données, allèrent aux fourches patibulaires, dépendirent le cadavre d'un voleur, lui mirent l'anneau dans la bouche, et l'y laissèrent quelque temps. Après lui avoir ouvert le ventre avec l'épée, ils rendirent lesdits objets au duc, en lui assurant qu'il pourrait obtenir par leur vertu tout ce qu'il désirait. Ils lui remirent aussi un os de l'épaule dudit pendu, sur lequel ledit apostat avait écrit avec son sang certains noms diaboliques. Le duc porta longtemps ce talisman entre sa chair et sa chemise. Un chevalier, parent du roi, étant parvenu à le lui soustraire, le duc intrigua tant auprès du roi, qu'il le fit exiler sans jugement. Cette condamnation effraya les seigneurs de la cour et les habitants du royaume; mais, bien que chacun murmurât en secret du maléfice auquel le duc avait eu recours, on n'osa point l'en accuser publiquement.» L'orateur ajouta que ledit duc, esclave dévoué de la déesse Vénus, avait reçu du même religieux un anneau dont le contact avait la vertu de fasciner toutes les femmes et de les soumettre sans obstacle à ses désirs impurs, et qu'il en faisait usage même dans la semaine sainte, pour mieux insulter le Créateur. Pour preuve que le duc avait fait tout cela dans l'intention de hâter la mort du roi, il rappela ce que le roi avait dit, soit à Beauvais, pendant cette grave maladie à la suite de laquelle il avait perdu les ongles et les cheveux, soit au Mans, pendant la démence qui l'avait mis à toute extrémité. Dès qu'il avait pu parler, il avait demandé plusieurs fois qu'on retirât l'épée dont son frère lui avait percé le sein; et après sa guérison il avait dit: «Mes amis, il faut absolument que je le tue.» Maître Jean Petit déclara qu'il n'était pas douteux que le seigneur de Milan, beau-père du duc, n'eût pris part à toutes ces machinations, et que, quand sa fille était partie pour aller épouser le duc, son père lui avait dit: «Adieu, ma fille; je ne vous reverrai plus avant que vous soyez devenue reine de France.» Dans une autre occasion, ajouta-t-il, ledit seigneur, ayant demandé à un envoyé de France des nouvelles de la santé du roi, et ayant appris qu'il se portait bien, avait répondu: «Vous me dites là une chose diabolique, c'est impossible.» Une autre fois, il avait envoyé certaines instructions à messire Philippe de Maizières, ami intime du duc d'Orléans, qui, après avoir trahi son maître, le roi de Chypre, s'était retiré dans la maison des Célestins de Paris. On les avait vus souvent l'un et l'autre, pendant qu'on disait en leur présence trois et quelquefois quatre messes, conférer secrètement dans l'oratoire du duc sur les moyens d'arriver à l'exécution du crime. Aussi ceux qui ne connaissaient point les intentions criminelles du duc s'étonnaient-ils qu'après avoir donné tant de signes de dévotion pendant le jour, il passât les nuits à jouer aux dés au milieu des blasphèmes, de l'ivresse et des orgies. Le duc d'Orléans, dit-il encore, après avoir vainement offert de l'argent à deux illustres seigneurs de la cour pour les pousser à empoisonner le roi, en avait séduit deux autres et leur avait persuadé de composer à cet effet une poudre empoisonnée. Mais voyant que les fidèles serviteurs du roi avaient découvert et déjoué ses projets, qu'ils avaient même fait emprisonner les deux traîtres, il s'était hâté de leur rendre la liberté et de les renvoyer chez eux, de peur d'être compromis par leurs aveux. Il avait résolu alors d'exécuter lui-même cet attentat, et un jour que madame la reine Blanche donnait au roi un grand dîner à Neauphle, il avait jeté furtivement sa poudre empoisonnée dans le plat du roi. La reine, qui en avait été avertie, avait fait aussitôt apporter un autre plat, et avait envoyé le premier à son aumônier pour qu'il le distribuât aux pauvres. Celui-ci en ayant fait plusieurs parts, et ayant ensuite porté du pain à sa bouche sans s'être lavé les mains, avait senti les atteintes du poison et s'était levé de table; il avait succombé peu de temps après. La reine, ayant appris aussi qu'un chien était mort subitement après avoir goûté de ce mets, avait fait enfouir en terre les restes du plat. Ledit duc n'en avait pas moins persisté dans son dessein. Profitant de l'occasion d'une certaine noce où le roi était convié, il lui avait conseillé, pour égayer la fête, de se travestir avec quelques autres seigneurs, et de prendre pour déguisement d'étroites tuniques de lin toutes couvertes d'étoupes, et pendant qu'ils étaient tout entiers au plaisir de la danse, il avait mis le feu aux vêtements de l'un d'entre eux. Au même instant la flamme s'était communiquée à tous les autres, excepté le roi, que d'illustres dames avaient, par hasard et sans le connaître, retenu auprès d'elles. De plus, ledit duc, mécontent que le roi d'Angleterre Richard, en demandant la main de la fille du roi de France, l'eût engagé à se mettre en garde contre ses trahisons, avait conclu aussitôt un pacte d'alliance avec le duc de Lancaster, ennemi capital de Richard, et lui avait promis de l'aider à détrôner son souverain, à condition qu'il l'aiderait de son côté à s'emparer du trône de France. Aussi, lorsque les gens dudit duc de Lancaster avaient été assiégés par les Français dans le château fort de Lourdes, le duc d'Orléans, en raison de ladite alliance, leur avait mandé de ne point rendre la place, promettant de leur envoyer du secours, s'il le fallait, pour faire lever le siége; et ce même Henri de Lancaster, dans le temps qu'il cherchait à se rendre maître du royaume d'Angleterre, avait, dit-on, répondu aux représentations et aux craintes de quelques uns de ses partisans qu'il ne redoutait point que la France s'opposât à son entreprise, parce que le duc d'Orléans, le plus puissant prince du royaume, avait fait serment de l'assister. «Par tout ce que je viens d'exposer, dit l'orateur, le duc a prouvé évidemment qu'il aspirait au trône. Plusieurs fois même il a accusé le roi de folie et de vices énormes auprès de monseigneur Benoît, et a prié le pape de lui assurer le trône à lui et à sa postérité en privant le roi de la dignité royale, et en déliant ses sujets du serment de fidélité. Mais le pape s'y est constamment refusé, en alléguant qu'il ne pouvait le faire sans le consentement de ses frères les cardinaux.» Maître Jean Petit, voulant aussi démontrer que le duc avait commis le crime de lèse-majesté au second chef, dit que pendant un des accès du roi il avait proposé à la reine de l'emmener avec son fils, monseigneur le duc de Guienne, dans le duché de Luxembourg, et lui avait conseillé d'y demeurer, jusqu'à ce que le roi, qui la haïssait mortellement, fût revenu à de meilleurs sentiments à son égard; mais que les princes du sang, s'étant aperçus qu'il voulait par ce moyen s'assurer la possession de la couronne, avaient déjoué ses projets. «Une autre fois, ajouta-t-il, le duc envoya par un jeune page une très belle pomme à monseigneur le dauphin, fils aîné du roi, qui résidait à Vincennes. La nourrice du prince trouva le fruit si beau, qu'elle le prit, malgré le page, et le donna à son enfant, qui mourut empoisonné. Or il est évident que le duc avait l'intention de faire périr le dauphin, et qu'ainsi il s'est rendu coupable du crime de lèse-majesté au troisième chef.» Il termina son discours en rappelant que depuis plus de treize ans le duc entretenait dans le royaume des pillards et des brigands armés, et qu'il avait à diverses reprises converti à son usage particulier les contributions levées sur le peuple et l'argent du trésor royal. Il dit que le duc de Bourgogne était prêt à démontrer tous ces faits et d'autres encore, qui prouvaient que le duc d'Orléans avait commis le crime de lèse-majesté au quatrième chef; qu'en conséquence on devait plutôt le louer que le blâmer de l'avoir mis à mort. Sur ce, l'assemblée se sépara. Je me souviens que plusieurs personnages recommandables et d'un éminent savoir, qui y avaient assisté, trouvèrent ce plaidoyer répréhensible en beaucoup de points. Je serais disposé à partager leur avis; mais je laisse aux vénérables docteurs en théologie le soin de décider s'il faut regarder comme erronées ou ridicules les raisons alléguées par l'orateur. GUERRE DES ARMAGNACS ET DES BOURGUIGNONS. 1411. Le meurtre de Louis duc d'Orléans avait rendu Jean sans Peur maître du pouvoir. Mais le nouveau duc d'Orléans, Charles, organisa en 1410, avec l'aide de Bernard, comte d'Armagnac, une ligue contre Jean sans Peur, dans laquelle entra surtout la noblesse du midi de la France. La guerre commença entre les Armagnacs et les Bourguignons en 1411; les deux partis se livrèrent à tous les excès et commirent les violences et les cruautés les plus horribles. Les «Armignacs» ayant ravagé et brûlé sans pitié les environs de Paris, les classes populaires exaspérées se donnèrent pour chefs quelques bouchers, ardents ennemis de la faction du duc d'Orléans, et forcèrent le roi à nommer capitaine de Paris le comte de Saint-Pol, Waleran de Luxembourg, un des partisans les plus dévoués du duc de Bourgogne. _Récit du Religieux de Saint-Denis_, traduit par M. Bellaguet. Le comte de Saint-Pol, nommé capitaine de Paris, songea à fortifier le parti du duc de Bourgogne. Mais au lieu de s'entourer de gens honorables, pris parmi d'anciennes familles de la bourgeoisie, il choisit ses conseillers, au grand scandale de tous, dans les dernières classes de la ville, parmi les bouchers de Paris, et s'adjoignit entre autres les trois fils du boucher du roi, les frères Legoix, hommes dévoués au duc, qui étaient d'habiles artisans de troubles, et qui avaient prouvé dans la dernière guerre qu'ils ne se faisaient aucun scrupule de verser le sang humain. Il leur fit accorder, de par le roi, à eux et à beaucoup d'autres gens de leur espèce, au grand déplaisir de tous les habitants, le droit de commander une troupe de cinq cents bouchers choisis, par eux, qui devaient s'appeler milice du roi bien qu'ils fussent payés par la ville; on leur permit de parcourir les rues les armes à la main, de prendre note des partisans du duc d'Orléans et de présenter les suppliques des bourgeois aux conseils du roi. Ces gens usèrent de ce dernier droit à plusieurs reprises avec beaucoup d'insolence. On leur reprochait un jour d'amener avec eux trop de monde; ils répondirent qu'ils reviendraient une autre fois en bien plus grand nombre. Pour peu qu'on différât d'acquiescer à leurs requêtes, ils adressaient aux membres du conseil les plus terribles menaces. Aussi l'archevêque de Reims, maître Simon Cramaut, et plusieurs autres quittèrent la maison du roi et s'en retournèrent chez eux. Dès lors ces misérables regardèrent comme un crime toute contradiction, toute opposition à leurs désirs. Ayant appris que l'évêque de Saintes avait exprimé dans le conseil le voeu que le duc de Bourgogne fît amende honorable afin d'obtenir la paix, ils le menacèrent de mort comme traître notoire, et l'effet eût suivi la menace si le comte de Saint-Pol n'eût fait évader secrètement le prélat, pour le soustraire à leurs mains sacriléges. Un des plus grands abus enfantés par la licence sans bornes dont ils jouissaient, c'est que quiconque avait encouru leur haine et avait été désigné par eux comme Armagnac, était, sinon mis à mort, du moins jeté en prison et dépouillé de ses biens, que le premier venu pillait librement sans en demander la permission à personne. Beaucoup de personnes riches et notables furent ainsi réduites à la plus affreuse misère. Bientôt la troupe des Legoix devint la terreur non-seulement des conseillers du roi, mais aussi des principaux bourgeois, qui s'enfuirent de Paris, au nombre de plus de trois cents, avec le prévôt des marchands, Charles Culdoé. Chacun pensait en effet que ces bandits étaient disposés à commettre toutes sortes d'excès semblables, et plus portés à exciter des troubles qu'à les apaiser. Les craintes qu'ils inspiraient n'étaient pas sans fondement; car la division régnait dans la ville; les bourgeois, loin de s'accorder entre eux, étaient animés les uns contre les autres d'une haine implacable, et se prodiguaient toutes sortes d'injures. Les partisans du duc d'Orléans appelaient Bourguignons ceux du parti contraire, qui les traitaient d'Armagnacs, et chacun d'eux se tenait pour cruellement offensé de ces dénominations qui impliquaient le reproche de trahison. Bientôt les habitants du royaume suivirent tous cet exemple; les uns demandaient qu'on tirât vengeance de l'horrible meurtre du père du duc d'Orléans. D'autres, en plus grand nombre, gens stupides et prêts à croire toutes les calomnies, prétendaient que cette mort était le juste châtiment de ses perfides machinations contre le roi et sa famille. Supplique adressée au roi au sujet de sa sûreté et de celle des habitants. Souvent les bourgeois, en s'adressant les uns aux autres les qualifications susdites, se menaçaient réciproquement de la mort ignominieuse réservée aux traîtres, dans le cas où le duc dont ils avaient embrassé la cause aurait le dessus. En conséquence, le comte de Saint-Pol demanda dans un conseil présidé par le duc de Guienne[140] en l'absence du roi, qui était malade, que l'on prît des mesures efficaces pour réprimer de semblables désordres. Huit des conseillers du roi, un pareil nombre de suppôts de l'université de Paris et autant de bourgeois furent chargés par les membres qui assistaient à ce conseil de pourvoir à la sûreté du roi et de la ville. Après en avoir mûrement délibéré, ils se rendirent le 26 août près de monseigneur le duc de Guienne, lui présentèrent une humble requête, et obtinrent qu'il fût pris diverses mesures. On convint d'abord que le roi et monseigneur le duc de Guienne quitteraient l'hôtel royal de Saint-Paul, qui, étant placé à une extrémité de la ville et presque en dehors de l'enceinte, se trouvait trop exposé aux surprises et aux coups de main, et qu'ils iraient habiter le château du Louvre, afin d'y être plus en sûreté; en second lieu, qu'on enverrait des ambassadeurs à la reine pour la prier de revenir à Paris, et qu'en cas de refus de sa part, on exigerait du moins qu'elle laissât venir madame la duchesse de Guienne auprès de monseigneur le duc avec son frère monseigneur le comte de Ponthieu et ses deux soeurs; que l'entrée de la ville serait fermée aux ducs de Berri et de Bourgogne, tant que dureraient leurs discordes, afin que leurs troupes ne dévastassent point, comme l'année précédente, le pays d'alentour. Il fut stipulé aussi qu'on abattrait les murs de l'hôtel de Nesle qui touchaient à l'enceinte, afin que les bourgeois pussent faire des rondes autour de la ville pendant la nuit, et qu'on murerait la porte dudit hôtel qui donnait sur la campagne, bien qu'on sût que cela devait déplaire beaucoup au duc de Berri. Il fut en outre réglé que le prévôt des marchands, Charles Culdoé, qui était devenu généralement suspect, serait destitué, et qu'on soumettrait au choix du duc pour le remplacer une liste de six bourgeois notables. Le duc, d'après l'avis du conseil, désigna pour cette charge Pierre Gentien, personnage d'une grande habileté et d'une illustre naissance. Il fit aussi rechercher certaines gens qu'on lui avait désignées comme ayant conspiré contre la ville et comme ayant menacé d'y introduire secrètement les troupes du duc d'Orléans, et donna ordre qu'on les mît en prison et qu'on les punît selon toute la rigueur des lois, s'ils étaient trouvés coupables. Il fut décidé en dernier lieu que, pour prévenir les émeutes et les séditions populaires, dont on était menacé chaque jour depuis deux mois et que les ennemis de la ville appelaient de tous leurs voeux pour avoir une occasion de piller, on ferait publier dans les rues au nom du roi, à son de trompe et par la voix du héraut, que les officiers des ducs de Berri, d'Orléans et d'Alençon et leurs partisans eussent à sortir de la ville et à se transporter ailleurs, sous peine de mort et de confiscation de leurs biens. Monseigneur le duc délibéra pendant plusieurs jours sur cette dernière demande, parce qu'elle était fort injurieuse pour ses parents. Mais enfin il céda aux sollicitations et aux clameurs des habitants, qui venaient souvent au conseil avec les Legoix l'obséder de leurs instances, et qui répétaient sans cesse que c'était le seul moyen d'assurer le repos de la ville. [140] Fils du roi. Ravages commis en Picardie par les gens du duc d'Orléans. Je passe des décisions prises par le conseil au récit des hostilités commises par les troupes que, dès le lendemain de son défi, le duc d'Orléans envoya dans le Vermandois, riche contrée relevant immédiatement du roi, d'où les provinces voisines tiraient du blé en abondance. Je tiens ces faits de la bouche des principaux habitants, qui allèrent trouver monseigneur le duc de Guienne et les conseillers du roi, pour leur exposer leurs plaintes: «Très excellent prince, dirent-ils, depuis six semaines les gens de guerre exercent de tels ravages dans les environs, que les paysans ont été presque tous réduits à quitter les faubourgs avec leur gros et menu bétail et tout leur mobilier, pour se réfugier dans des lieux cachés ou dans les villes closes, comme s'ils craignaient d'être frappés de la foudre. Les cruautés varient suivant les inclinations des pillards. Les uns, entraînés par leurs habitudes de libertinage, portent le déshonneur dans les familles, en outrageant sans pudeur les femmes mariées et en violant les jeunes filles encore vierges. D'autres, sans respect pour les droits de l'hospitalité, dépouillent leurs hôtes, courent çà et là dans les maisons, brisent les portes des appartements et enlèvent tout ce qu'ils y trouvent de précieux. Ils ne craignent pas de détrousser publiquement les marchands qui font le commerce d'échange dans les villes et dans les campagnes. Ils ont même égorgé plusieurs habitants de Paris et d'autres villes fidèles au roi; et toutes les fois qu'ils renvoient vers le roi des paysans ou des bourgeois, après les avoir mis à rançon et les avoir entièrement dépouillés, ils leur disent du ton le plus insultant: _Allez retrouver votre idiot de roi, ce fainéant, ce captif_. Tels sont les outrages qu'ils ont l'audace de proférer contre la majesté royale. Pour comble d'horreur et d'insolence, ils ont plusieurs fois arraché les yeux, coupé le nez et les oreilles à quelques-uns de ces malheureux, en leur disant: _Allez vous montrer aux conseillers du roi, à ces perfides et à ces traîtres infâmes_. Non contents d'avoir ainsi dévasté le plat pays, ils ont incendié plusieurs maisons et sont entrés de vive force dans la ville close de Roye, riche et populeuse cité qui relève directement du roi, et l'ont livrée au pillage. En outre Bernard d'Albret, cousin du connétable, homme actif et entreprenant, a choisi parmi les Gascons depuis longtemps alliés des Anglais, et qui ont naguère combattu sous les ordres du comte d'Armagnac et dudit connétable, un corps de cinq cents hommes, avec lequel il s'est emparé de la ville de Ham, appartenant en commun au duc d'Orléans et au comte de Nevers. Il se dispose à commettre dans le pays des excès plus grands encore, si l'on n'y pourvoit promptement par des mesures efficaces.» Tous les Gascons qui s'étaient enrôlés sous les bannières de Bernard d'Albret et du comte d'Armagnac ne demandaient en effet qu'à en venir aux mains avec les Bourguignons et les Flamands. Personne ne pouvait en douter; car ils cherchaient à s'emparer de postes avantageux et sûrs. Ils attaquèrent à cet effet Montdidier et d'autres villes closes; mais les secours que le roi y envoya et la courageuse résistance des habitants les empêchèrent de s'en rendre maîtres. Cependant le duc d'Orléans semblait ignorer que les hostilités fussent ainsi commencées. Tantôt il allait de Coucy à Melun par le Valois, tantôt il revenait dans le Soissonnais, comme s'il n'eût songé qu'à se divertir. Il ne laissa pas de mettre garnison dans Montlhéry, et il en aurait fait autant à Corbeil et aux ponts voisins de Paris, si l'on ne s'y était opposé. Aussi ses ennemis disaient-ils hautement qu'il avait plus à coeur d'inquiéter la ville que de combattre le rival qu'il avait défié. En faisant ainsi des marches et des contre-marches à la tête de ses alliés et d'un grand nombre de gens de guerre, il eut bientôt épuisé toutes les ressources et provisions de ses sujets, et les habitants de Clermont, de Beaumont et des villes voisines se virent réduits à la triste nécessité de fuir et d'aller chercher un asile dans les villes royales. Ils eurent toutefois beaucoup de peine à s'y faire admettre, parce qu'elles étaient toutes favorables au duc de Bourgogne. Soulèvement des paysans sous le nom de Brigands. Ceux qui demeuraient en deçà de la Seine et de l'Oise, instruits par les fugitifs que l'ennemi menaçait leur pays de maux plus grands encore, s'alarmèrent avec raison, et portèrent plainte à plusieurs reprises au conseil du roi et au prévôt de Paris, en les suppliant instamment d'aviser aux moyens de prévenir les malheurs qui allaient fondre sur eux. Ceux qui possédaient des biens et des terres hors de la ville de Paris soutinrent leur requête, et déclarèrent qu'ils ne voyaient qu'un seul remède possible dans les circonstances présentes, c'était qu'on leur permît de prendre les armes au nom du roi et de repousser la force par la force, et qu'on ne leur imputât point à crime la mort des pillards qui tomberaient sous leurs coups. Cette autorisation ayant été accordée, les habitants des campagnes, par ordre du prévôt de Paris, abandonnèrent les travaux des champs et se firent gens de guerre. Ils placèrent sur leurs épaules, comme signe de ralliement, une croix blanche, avec une fleur de lis au milieu, se réunirent en bandes, et inscrivant sur leur bannière: _Vive le roi!_ ils se déclarèrent ses plus fidèles amis. Je me souviens d'avoir lu dans les annales de France qu'en une autre occasion les paysans se réunirent ainsi contre les ennemis du royaume, sous le nom de _Brigands_. Comme ils portaient pour la plupart des bâtons ferrés à pointes très-aiguës, qu'on appelle _piques_ en français, on les désigna sous le nom de _piquiers_ ou _portepiques_. Plusieurs d'entre eux n'avaient d'autres armes que des arcs de bois, avec lesquels on aurait pu à peine tuer un moineau, ou de vieilles épées couvertes de rouille. Aussi furent-ils d'abord un objet de mépris et de risée pour leurs ennemis; mais ils avaient à leur tête de robustes paysans, sous la conduite desquels ils sortaient des bois où ils s'étaient embusqués, et massacraient un grand nombre de leurs adversaires, surtout quand ils les surprenaient fourrageant avec leurs bêtes de somme. Cependant, la plupart d'entre eux, ayant pris l'habitude du pillage, n'eurent bientôt plus d'autre occupation, tant que dura la guerre, que de dresser des embûches à ceux qu'ils rencontraient sur les routes, amis ou étrangers, et personne n'osait plus traverser les bois qu'avec une bonne escorte. Le roi mande au duc de Bourgogne de venir défendre son royaume et ses sujets contre le duc d'Orléans. Dès que monseigneur le duc de Guienne apprit que les gens de guerre dudit duc d'Orléans commettaient des dégâts effroyables dans le royaume, et qu'ils ne cessaient d'attaquer par des propos injurieux la majesté royale, il convoqua, suivant l'usage, les conseillers de son père, et eut avec eux à ce sujet plusieurs conférences successives, où les débats furent très-animés. Je tiens de personnes que leurs fonctions appellent à ces conseils privés, que les chanceliers de France et de Guienne, trois évêques, le comte de Saint-Pol, plusieurs barons et douze membres de la chambre des comptes et du Parlement se réunirent en cette occasion avec monseigneur le duc de Guienne. Les partisans du duc de Bourgogne insistèrent sur la difficulté de porter remède à l'état présent des choses, lorsque toute la chevalerie française était sous les armes et partagée, comme chacun le savait, en deux corps animés l'un contre l'autre d'une haine implacable et n'aspirant qu'à s'entre-détruire. Ils étaient justement indignés, disaient-ils, qu'au mépris des ordres du roi un de ces partis n'eût pas encore licencié ses gens de guerre, qui faisaient souffrir toutes sortes de dommages aux bonnes villes du royaume et à tous les habitants, et qui prodiguaient outrage sur outrage au légitime possesseur de la couronne. «Nous ne pourrions énumérer, ajoutaient-ils, tous les malheurs, tous les désastres, toutes les calamités dont ils ont accablé l'État et les particuliers. Il faut donc en tirer prompte vengeance;» ce qui ne leur semblait possible qu'autant que le duc de Guienne se prononcerait pour l'un des deux rivaux, et réclamerait le secours du duc de Bourgogne, en le priant de venir à la tête de ses gens de guerre chasser par la force des armes les traîtres et les rebelles. Les assistants se rangèrent à cet avis, bien qu'à regret, dit-on, et il fut décidé qu'on manderait par des messages les nobles qui ne s'étaient encore déclarés pour aucun des deux partis, et qu'on les inviterait à se rendre le 20 septembre auprès de monseigneur le duc de Guienne; puis on écrivit au duc de Bourgogne, de la part du roi, une lettre conçue en ces termes: «Charles, par la grâce de Dieu roi de France, à Jean, duc de Bourgogne, notre bien aimé cousin, salut et affection. Comme il est constant que l'on commet le crime de lèse-majesté non-seulement lorsque, par une fureur aveugle et sacrilége, on attente à notre vie et à notre honneur, mais aussi quand on ourdit des complots impies contre notre royaume et contre nos sujets, nous avons cru devoir témoigner tout notre mécontentement de ce que des étrangers, joints à quelques habitants du royaume, se sont avancés les armes à la main jusqu'au coeur de la France. Voulant réprimer une telle témérité par notre autorité royale, nous leur avons ordonné de se retirer; mais ils ont méprisé nos ordres et nos injonctions; ils y ont répondu par l'insulte, et ont continué d'exercer contre nos sujets toutes sortes de cruautés. On a vu, et c'est avec un sentiment de douleur que nous le rappelons, des malheureux qui essayaient de résister à la violence succomber sous le fer ennemi; d'autres, qui se rendaient, condamnés à la plus dure servitude; des jeunes filles enlevées sous les yeux même de leurs mères; des femmes soumises à la brutalité d'une soldatesque sans frein, dépouillées de tous leurs ornements et réduites à pleurer leur déshonneur. Ce n'est pas tout encore. Nos villes closes livrées au pillage, les maisons de nos paysans dévorées par l'incendie, les pauvres habitants des campagnes étouffés par la fumée dans les cavernes où ils s'étaient réfugiés pour éviter la mort, prouvent assez que ces brigands n'aspirent qu'à la ruine de notre royaume. C'est pour vous faire connaître ces faits que nous vous adressons la présente lettre, cher cousin, vous conjurant par la fidélité inviolable que vous nous avez gardée jusqu'à ce jour, et par l'amour que vous nous portez à nous et à nos enfants, de venir en toute hâte à la tête de vos troupes chasser lesdits traîtres et rebelles, afin de mériter nos bonnes grâces.--Donné à Paris, le 28 août.» Nouvelles mesures prises dans le conseil du roi. La nouvelle que le roi avait appelé le duc de Bourgogne à son secours, d'après le conseil des partisans de ce prince, fut accueillie avec faveur par les bourgeois de Paris et par les autres habitants du royaume. On montra dès lors plus d'empressement à garder les cités et les villes closes et à faire le guet la nuit, pour éviter d'être surpris par les troupes du duc d'Orléans. Les Parisiens allèrent plus loin. Ils se présentèrent au conseil du roi avec les frères Legoix, ces bouchers qu'ils avaient placés à leur tête, et là, en présence de monseigneur le duc de Guienne, ils demandèrent avec leur insolence accoutumée, et obtinrent par leurs clameurs importunes, la permission de courir sus aux serviteurs dudit duc d'Orléans, de ses alliés et de ses partisans, comme traîtres et rebelles. On les autorisa en même temps à piller en toute liberté les biens meubles de leurs adversaires, et il fut décidé que si quelque motif les obligeait à prendre les armes et à sortir de la ville, ils combattraient sous les bannières du comte de Saint-Pol, de messire David de Revillière, d'Antoine de Craon ou d'Enguerrand de Bournonville. Sur leur demande, le conseil fit aussitôt dresser des lettres à ce sujet, et le 11 septembre il fut publié par la voix du héraut, et à son de trompe, que tous les partisans du duc et ses confédérés étaient privés de leurs possessions en vertu de l'autorité royale, et que leurs biens étaient dévolus au fisc, parce qu'en désobéissant aux ordres du roi ils avaient commis le crime de lèse-majesté. Il fut enjoint en conséquence aux gouverneurs, baillis et justiciers des villes et provinces du royaume, de faire saisir, en vertu de la même autorité, par des commissaires fidèles, les biens et revenus de tous et de chacun, sans épargner même ceux du clergé ni des ordres réguliers. Les partisans du duc, se voyant ainsi poursuivis comme des proscrits, songèrent à se tenir plus étroitement unis, et veillèrent à leur sûreté avec d'autant plus de précaution qu'ils avaient appris que toutes les villes du royaume conjuraient leur perte. Le duc de Bourgogne appelle les Anglais à son secours. En me hâtant de poursuivre le récit de ces derniers événements, j'ai omis de mentionner une particularité dont j'aurais pu parler plus tôt: c'est que dans le courant du mois de juillet les deux ducs rivaux avaient envoyé plusieurs messages au roi d'Angleterre pour lui demander du secours. Cette démarche étrange et inouïe surprit avec raison les habitants du royaume. Je me suis enquis soigneusement, comme c'est mon devoir d'historien, de l'objet de ces négociations, et l'on m'a assuré que le duc d'Orléans, faisant valoir auprès du roi d'Angleterre la parenté qui existait entre eux par sa mère, lui avait demandé seulement de ne point assister son adversaire, et que le roi lui avait répondu qu'en raison des offres du duc de Bourgogne il n'avait pu lui refuser son secours, de peur de mécontenter ses sujets. Quelle que soit l'opinion généralement reçue à cet égard, il est certain que ledit duc de Bourgogne négocia par messages et par lettres le mariage de sa fille avec le fils aîné dudit roi, et que cette alliance fut décidée sous la condition que le roi lui enverrait le comte d'Arundel avec huit cents hommes d'armes et mille archers. Les Français furent fort scandalisés que le duc de Bourgogne se fût adressé aux ennemis mortels du royaume. On publia à la cour et ailleurs qu'il avait cédé au roi d'Angleterre, au préjudice du royaume, les principales entrées de la Flandre, savoir les ports de L'Écluse, de Dixmude, de Dunkerque et de Gravelines. On ajoutait que ledit duc avait promis de faire hommage audit roi d'Angleterre de son comté de Flandre, et s'était engagé par un traité à lui faire restituer les duchés de Normandie et d'Aquitaine qu'avaient perdus ses prédécesseurs. Mais j'ai lu des lettres que ledit duc adressait à monseigneur le duc de Guienne en son château du Louvre, et où il disait le contraire. Il y traitait de menteurs ceux qui répandaient de tels bruits, remerciait le roi et le duc de Guienne de n'avoir pas ajouté foi à ces imputations non plus qu'à toutes les faussetés et calomnies qu'on avait inventées contre lui, et promettait de rester toute sa vie fidèle au royaume, au roi et à ses enfants, envers et contre tous. Il parlait ensuite de la ville de Ham, et disait: «Nous nous sommes présenté devant cette ville et nous avons livré plusieurs assauts aux rebelles; mais quand ils ont vu que nous dressions nos batteries autour des murs, ils ont pris la fuite. C'est pourquoi les troupes qui sont sous nos ordres se sont mises en route aujourd'hui 12 septembre pour aller combattre nos autres ennemis.» LES CABOCHIENS. 1413. Paris, livré en 1411 aux bouchers et au comte de Saint-Pol, fut au pouvoir d'une démagogie furieuse dont les chefs furent les maîtres bouchers, auxquels se joignirent bientôt les valets d'abattoir, les écorcheurs, équarisseurs, corroyeurs, tanneurs et tripiers, et le bourreau Capeluche. Le nom de cabochien, que porta ce parti, vient des frères Caboche, écorcheurs de bêtes à la boucherie de Paris. La domination des bouchers dura depuis 1411 jusqu'au mois d'août 1413. _Récit du Religieux de Saint-Denis_, traduit par M. Bellaguet. Une première émeute, excitée par quelques misérables, éclate dans Paris à l'occasion du prévôt, messire Pierre des Essarts. Il y avait parmi les familiers de monseigneur le duc de Guienne des gens qui ne cessaient de lui répéter que ceux qu'on avait taxés d'une cupidité insatiable sauraient bien se justifier, si on voulait les entendre. Ils l'assurèrent aussi que le prévôt de Paris, messire Pierre des Essarts, avait plusieurs fois reconnu avoir remis par ordre du roi deux millions d'or au duc de Bourgogne, sans savoir cependant l'emploi qu'en avait fait ce prince. A l'appui de ces assertions, le prévôt s'engageait à montrer les reçus que le duc lui avait donnés, et qui étaient revêtus de sa signature. Il se fit par là un ennemi mortel du duc de Bourgogne; mais il se concilia en même temps les bonnes grâces du duc de Guienne, qui le manda en toute hâte auprès de lui, d'après le conseil de ses familiers, dès qu'il vit le roi repris de sa maladie. La plupart des Parisiens, qui l'année précédente avaient montré beaucoup d'attachement pour le prévôt et le regardaient comme le père du peuple et le principal défenseur de la chose publique, dominés alors par je ne sais quel sentiment, qu'on ne peut expliquer que par cet amour du changement qui tourmente toujours la multitude capricieuse, avaient conçu contre lui un profond ressentiment, une haine mortelle, et avaient demandé avec instance qu'on nommât à sa place un autre prévôt. On avait facilement cédé à leur demande, ainsi qu'il a été dit plus haut; et dès lors, considérant ledit Pierre des Essarts comme un banni mis hors la loi, ils publiaient partout que monseigneur le duc de Guienne ne lui pardonnait pas d'avoir dilapidé les revenus de son auguste père. Tel était l'état des esprits lorsqu'on apprit, le 27 avril, cinq jours après la fête de Pâques, que le prévôt s'était emparé, par ordre du duc de Guienne, de la bastille Saint-Antoine avec une troupe de chevaliers et d'écuyers. Lorsque j'ai écrit ces détails, j'ignorais dans quelle intention il s'était si soudainement rendu maître de ce fort royal, presque inexpugnable, abondamment fourni de toutes espèces d'armes et de machines de siége, et par lequel on pouvait introduire à Paris un grand nombre de gens de guerre, en dépit des habitants et au détriment de la ville. Mais je puis dire qu'il s'ensuivit de là d'horribles malheurs, dont le récit conviendrait mieux aux accents de la muse tragique qu'à la plume de l'historien. Je renoncerais donc à en parler avec détail si je ne m'étais fait une loi de transmettre le mal comme le bien au souvenir de la postérité. Quelques brouillons de bas étage, que je dois nommer ici pour les flétrir à jamais, savoir les deux frères Legoix, ignobles bouchers, Denis de Chaumont et Simon Caboche[141], écorcheurs de bêtes à la boucherie de Paris, parcoururent la ville toute la journée pour ébruiter ce qui se passait. Ils avaient avec eux quelques gens dont les noms m'échappent en ce moment, entre autres un fameux médecin appelé Jean de Troyes, homme éloquent et rusé, déjà fort avancé en âge et touchant presque à la vieillesse, dont ils avaient toujours pris conseil dans leurs entreprises. Ces misérables, qui avaient excité les révoltes et dirigé les émeutes précédentes, publièrent partout que cette prise de possession avait pour objet de détruire la ville et d'enlever de force le roi et son fils aîné monseigneur le duc de Guienne. Ils avaient déjà forcé par leurs vaines clameurs les échevins de Paris à déposer, comme il a été dit plus haut, le prévôt des marchands, Pierre Gentien, président de la monnaie royale, sous prétexte qu'il avait altéré la nouvelle monnaie d'or et d'argent, et ils avaient fait nommer à sa place un notable bourgeois, nommé André d'Eperneuil. Afin de poursuivre leurs projets, ils allèrent aussitôt trouver ce nouveau magistrat, se firent remettre malgré lui la bannière de la ville, qu'on appelait _étendard_, et obtinrent l'autorisation d'inviter les cinquanteniers et les dizeniers à se rendre en armes sur la place de Grève avec les hommes qui étaient sous leurs ordres. Ils auraient exécuté et mené à fin leur sinistre dessein, sans le courage du clerc de la ville, qui refusa à plusieurs reprises de signer l'écrit du prévôt. Cet homme ne céda ni aux menaces ni à la violence, se contentant toujours de répondre avec douceur qu'il ne fallait rien précipiter, et qu'on savait bien que le prévôt, les échevins et les principaux défenseurs de la ville avaient juré à monseigneur le duc de Guienne de ne point faire prendre les armes aux bourgeois sans lui en avoir donné avis deux jours auparavant. Ainsi l'autorisation du prévôt se trouva annulée; il y eut dès le même jour un grand nombre de gens du menu peuple qui refusèrent d'y obéir. [141] Le Religieux (V, 173) nous apprend que Caboche s'appelait Simon le Coutellier, dit Caboche. Le lendemain, 28 avril, les principaux cinquanteniers, gens sages et modérés, et quelques-uns des plus notables bourgeois se réunirent sans armes, selon leur coutume, à l'hôtel de ville, avec le prévôt des marchands et les échevins, pour délibérer sur l'état des affaires. Considérant combien les derniers troubles avaient été préjudiciables à la chose publique, ils proposèrent de mettre bas les armes qu'on avait prises sans la permission du roi ou du duc de Guienne. Puis l'un d'eux, ayant été chargé de haranguer la multitude, engagea les habitants à rester tranquilles chez eux, à vaquer comme de coutume aux travaux de leurs métiers et aux soins de leur négoce, sans se laisser émouvoir par des bruits mal fondés et peut-être inventés à plaisir. «Je sais, dit-il, que l'incrédulité obstinée a quelquefois ses dangers; mais il est bien plus dangereux encore de croire à la légère. Il n'est point convenable que vous soyez agités, comme les feuilles, par le moindre vent. Quoi de plus absurde, je vous le demande, que de prêter l'oreille à toutes sortes de contes et de les croire comme articles de foi, quand vous voyez qu'autant il y a d'hommes, autant il y a d'opinions diverses? Quoi! vous vous imaginez, vous publiez que vous êtes tous dans les mêmes sentiments! Il n'y a rien de plus déraisonnable que cette pensée. Pour ne pas vous laisser aller à des jugements téméraires, vous devez vous recueillir en vous-mêmes, et examiner de sang-froid, avec mûre réflexion, si ceux qui sèment de pareils bruits sont des ennemis ou des amis, des misérables ou des honnêtes gens. Il ne faut pas oublier d'ailleurs que si quelque trahison a été commise contre la ville ou contre le duc de Guienne, il ne vous appartient point de saisir ni de détenir les coupables sans le consentement du roi.» Vouloir parler raison aux chefs de la sédition, c'était s'adresser à des sourds: ils répondirent à ces sages conseils par des clameurs tumultueuses. «C'est en vain, s'écrièrent-ils, que nous avons fait avertir le roi, les princes et leurs conseillers, soit en particulier, soit en public, des dangers auxquels nous exposaient les machinations des traîtres. Puisqu'ils n'ont tenu aucun compte de nos avis, nous avons le droit d'en tirer nous-mêmes vengeance.» En même temps ces furieux entraînèrent avec eux jusqu'à la porte Saint-Antoine près de trois mille misérables qu'ils avaient armés, et s'y postèrent en dedans et en dehors des murs de la ville, afin d'empêcher messire Pierre des Essarts de s'échapper. On vit dans cette conjoncture des chevaliers se mettre à la tête des séditieux, entre autres les sires de Helly, Léon de Jacqueville et Robert de Mailly, familiers du duc de Bourgogne, qui, au grand étonnement de tout le monde, offrirent d'eux-mêmes de les seconder. Je voulus connaître les motifs de leur conduite, et j'appris que ledit Léon de Jacqueville ambitionnait le poste de capitaine de Paris, qu'il obtint en effet plus tard, et que les deux autres nourrissaient une haine implacable contre Pierre des Essarts. Pierre des Essarts, craignant avec raison pour sa vie, bien qu'il sût que le fort qu'il occupait était inexpugnable, abondamment pourvu d'armes et en état de repousser les assaillants, ne laissa pas d'avoir recours aux moyens de douceur; et s'adressant, du haut d'une fenêtre de la citadelle, auxdits chevaliers et aux autres chefs de la sédition, il leur dit qu'il était venu sur l'invitation de monseigneur le duc de Guienne, et leur montra des lettres patentes scellées du sceau de ce prince. Il ajouta, pour apaiser la fureur populaire, qu'il n'avait jamais songé à rien faire au préjudice du roi ou du royaume, de la ville de Paris ou de ses habitants; qu'il était prêt à se retirer ailleurs si on lui laissait la faculté de sortir, et qu'il ne reviendrait pas, à moins d'être rappelé par eux; qu'il leur demandait cette grâce et les en suppliait instamment à mains jointes. Mais ces forcenés, loin d'avoir égard à ses prières, proférèrent contre lui des cris épouvantables, lui reprochèrent sa trahison, et s'engagèrent entre eux par des serments terribles à ne point quitter la place jusqu'à ce qu'il se fût livré à merci, pour être puni comme il le méritait. Ils auraient mis leur projet à exécution et commencé l'assaut sur-le-champ, si lesdits chevaliers ne les eussent calmés par de douces paroles. Au même instant, le duc de Bourgogne étant survenu engagea en peu de mots Pierre des Essarts à faire sa soumission; puis il invita la multitude à ne pas encourir le crime de lèse-majesté en attaquant une forteresse du roi, s'offrit pour caution de Pierre des Essarts, et promit de le décider à se rendre sans résistance. Les factieux arrêtent et emprisonnent des gens de monseigneur le duc de Guienne. Cependant le nombre des factieux s'était accru jusqu'à près de vingt mille, et ils menaçaient tous de détruire la Bastille. Ils auraient mis ce projet à exécution, malgré les obstacles qu'il présentait, si le duc de Bourgogne n'eût juré à leurs chefs qu'il tiendrait fidèlement sa parole. Mais à peine les avait-il quittés, que, laissant une partie des leurs à la garde de la place, ils emmenèrent le reste pour commettre un attentat plus grave et inouï jusqu'alors. Je n'ai pu savoir si, comme le bruit en courut, ils y furent poussés par quelque personnage puissant; ce dont je suis sûr, c'est qu'ils ne pardonnaient pas à monseigneur le duc de Guienne ses orgies nocturnes, ses débauches et ses déportements scandaleux: ils craignaient, disaient-ils, qu'il ne tombât en la même maladie que son père, à la honte du royaume. Ils savaient aussi que ni les avis de sa mère ni les conseils de ses parents n'avaient pu mettre un frein à ces désordres. S'imaginant donc que cet endurcissement devait être attribué aux suggestions de ses familiers, ils résolurent d'arrêter la plupart d'entre eux et de les emprisonner, afin de l'obliger par la crainte à faire ce qu'on n'avait pu obtenir de lui par la douceur. On annonça au duc cette résolution téméraire, et on lui conseilla de prendre aussitôt les armes avec ses chevaliers, ses écuyers et ses serviteurs, et d'arborer sur la porte de son palais la bannière des fleurs de lis. On pensait qu'il pourrait ainsi calmer en partie la fureur de la multitude. Mais pendant qu'on délibérait à ce sujet on aperçut par les fenêtres du palais le peuple qui accourait avec ses capitaines, animé d'une rage forcenée et diabolique. Après avoir planté l'étendard de la ville devant la porte et fait investir le palais de tous côtés, ils demandèrent à grands cris à parler au duc. Quoique les clameurs confuses de cette multitude révoltée lui causassent une grande frayeur et qu'il crût sa vie et celle de ses familiers sérieusement menacées, il n'osa pas néanmoins refuser audience aux séditieux. D'après le conseil du duc de Bourgogne, il se montra à la fenêtre: «Mes amis, leur dit-il, quel sujet vous amène, et d'où vient un si grand émoi? Je suis prêt à vous entendre, et j'agirai selon le bon plaisir de chacun de vous.» A ces mots, maître Jean de Troyes, qui avait été chargé de porter la parole, imposa silence à tous de la voix et du geste, et s'exprima ainsi: «Très-excellent seigneur, vous voyez rassemblés ici dans l'intérêt de votre royaume et de votre honneur vos bourgeois et sujets, qui viennent humblement se recommander à votre sérénissime grandeur. Ne vous effrayez pas de ce que nous sommes en armes; car nous n'hésiterions pas, l'expérience vous l'a déjà appris, à exposer notre vie pour vous défendre. Mais nous voyons avec le plus vif déplaisir qu'à la fleur de votre royale jeunesse vous soyez détourné de la route qu'ont suivie vos ancêtres par les conseils de quelques traîtres qui vous obsèdent à toute heure et à tout instant. Il n'est personne qui ne sache dans le royaume combien ils ont à coeur de vous pervertir. L'auguste reine votre mère et tous les princes du sang en sont profondément affligés; ils craignent que quand vous aurez atteint l'âge viril vous ne soyez incapable de régner. C'est pourquoi, considérant ces misérables comme dignes de l'animadversion de Dieu et des hommes, nous avons requis plusieurs fois les principaux conseillers du roi de les éloigner de son service. Comme ils n'ont jusqu'à présent tenu aucun compte de nos prières, nous venons demander qu'on nous les livre, afin que nous tirions vengeance de leur trahison.» La foule applaudit par des cris frénétiques à cet insolent discours. Le duc de Guienne, malgré tout le déplaisir qu'il éprouvait, ne laissa pas de faire bonne contenance, d'après le conseil du duc de Bourgogne, et leur répondit: «Braves bourgeois et fidèles sujets du roi notre sire, je vous supplie de retourner à vos métiers et de calmer votre ressentiment; car j'ai toujours regardé mes familiers comme de fidèles serviteurs.» Son chancelier ajouta: «Dites si vous en connaissez qui aient failli à leur devoir de fidélité; ils seront punis comme ils le méritent.» Alors celui qui portait la parole lui présenta un papier contenant une liste d'environ cinquante des principaux chevaliers et écuyers de la maison du duc, en tête de laquelle se trouvait le chancelier lui-même; il l'invita même plusieurs fois à lire cette liste à haute et intelligible voix. Le duc éprouva une vive indignation en s'entendant sommer par cette troupe de misérables de livrer les prétendus traîtres qui lui étaient désignés. Tout confus d'un tel affront, il se retira dans la chambre du roi. Mais pendant qu'il réfléchissait avec amertume et douleur à l'outrage qu'il venait d'essuyer et au danger de ses serviteurs, ces forcenés brisèrent les portes avec fureur et entrèrent de force dans la chambre. Ils parcoururent aussitôt le palais dans tous les sens, ainsi qu'ils en étaient convenus, en fouillèrent les réduits les plus secrets, et y arrêtèrent monseigneur le duc de Bar, cousin du roi, le chancelier du duc, Jean de Vailly, Jacques de la Rivière, son chambellan, messire Jean d'Angennes, messire Jean de Boissay, les frères Gilles et Michel de Vitry, ses valets de chambre, Jean du Mesnil, son écuyer tranchant, et sept autres dont je ne me rappelle pas les noms; ils leur ordonnèrent, au nom du roi, de se rendre en prison. Ils poussèrent même la violence jusqu'à fouler aux pieds tous les égards dus au rang suprême, et osèrent, avec une brutalité qui eût fait horreur aux hommes les plus sauvages, arracher des bras de madame la duchesse de Guienne Michel de Vitry, qu'elle voulait sauver. Puis ils les emmenèrent tous à cheval, en la compagnie du duc de Bourgogne et de plusieurs autres seigneurs, jusqu'à l'hôtel dudit duc. Au plus fort de l'émeute, quelques hommes, égarés sans doute par l'ivresse, ayant rencontré près de l'hôtel du duc un ouvrier au service de monseigneur le duc de Berri, et faisant partie de sa maison, qui se nommait Watelet, et qui était fort renommé pour son habileté à construire et à diriger les machines de siége, le tuèrent sur-le-champ, et l'accusèrent ensuite d'avoir menacé d'incendier une grande partie de la ville à l'aide d'un feu inextinguible. Ils firent éprouver le même sort à un autre malheureux, dont j'ignore le nom, quoiqu'il se fût réfugié chez le comte de Vertus, dans l'espoir d'y trouver un asile sûr: son seul crime était d'avoir désapprouvé leurs attentats. Le même jour, dans la soirée, ils jetèrent à l'eau un secrétaire du roi, nommé Raoul de Brissac, qu'ils accusaient à tort ou à raison, je l'ignore, d'avoir révélé aux ennemis les secrets du roi pendant la guerre civile. Le prévôt de Paris est arrêté et mis en prison. Après cela les séditieux, ayant passé toute la nuit sous les murs de la bastille Saint-Antoine, pour que Pierre des Essarts ou ses complices ne pussent s'échapper, conduisirent tous leurs prisonniers au palais du Louvre, et les confièrent à la garde de quelques gens de la maison du roi conjointement et d'un certain nombre de bourgeois. Ils décidèrent aussi que les absents, qui s'étaient soustraits à leur fureur, seraient sommés, au nom du roi, de revenir à Paris, sous peine d'être considérés comme exilés et proscrits à jamais. Cette sommation fut faite par la voix du héraut, dans les carrefours de la ville. Puis le duc de Bourgogne, pressé par les séditieux d'accomplir sa promesse, s'aboucha avec le prévôt de Paris, et l'engagea, au nom du roi, à se rendre, s'il ne voulait être mis en pièces par la populace qui l'assiégeait. Le prévôt, pour échapper au péril, laissa entrer le duc dans la place avec quelques chevaliers; il fut aussitôt placé sous la garde de ces chevaliers, qui durent répondre de lui sur leur tête. Alors le peuple cessa d'investir la place et mit bas les armes. Mais comme la rumeur publique accusait le prévôt d'être venu se poster en ce lieu avec l'intention de conduire le roi et monseigneur le duc de Guienne au tournoi qui devait avoir lieu le 1er mai dans le bois de Vincennes, et de les emmener ensuite plus loin sous l'escorte d'une troupe nombreuse de gens de guerre, on le fit sortir de la Bastille à la demande du peuple, et on l'incarcéra d'abord au Petit Châtelet, puis au Grand, afin qu'il y fût gardé plus sûrement. Ses accusateurs, à l'appui de leurs imputations, prétendaient que pour assurer le succès de son entreprise il avait cantonné dans la Brie près de cinq cents hommes d'armes mais qu'à la nouvelle de son arrestation ces gens de guerre s'étaient dissipés comme de la fumée, et étaient allés chercher fortune ailleurs. Peut-être saura-t-on à la fin ce qu'il faut penser de cela. Les séditieux, d'après le conseil de leurs chefs, prennent des chaperons blancs pour signe de ralliement. Deux jours après que la populace eut ainsi obtenu à force de clameurs que l'on mît en prison celui que l'année précédente elle vénérait comme un père et un prince, et qu'elle regardait maintenant, au grand étonnement de tous, comme un ennemi de l'État, les chefs de la sédition se rendirent à l'hôtel de ville, pour consulter le prévôt des marchands et les échevins sur ce qu'il y avait à faire. Malgré l'assurance avec laquelle ils se vantèrent d'avoir travaillé d'une manière notable pour l'honneur et dans l'intérêt du royaume, du roi et de monseigneur le duc de Guienne, les bourgeois qui avaient le plus d'influence dans le conseil déclarèrent que c'était un acte de témérité très-blâmable que d'avoir pris les armes sans la permission du roi, violé la maison de monseigneur le duc de Guienne, et arrêté malgré lui le duc de Bar, son cousin, et la plupart de ses familiers. On savait que ce prince était vivement irrité de cette offense; et comme il était à craindre que par cette considération le duc d'Orléans et les autres princes du sang ne conçussent contre la ville une haine implacable, et ne cherchassent à tirer vengeance d'un pareil outrage, on résolut de leur envoyer messire Pierre de Craon avec un humble et respectueux message, dans lequel on assurait qu'on n'avait eu aucun dessein de leur déplaire, et qu'on avait agi dans l'intérêt et pour l'honneur du roi et de monseigneur le duc de Guienne. Il fut aussi décidé que l'on supplierait les docteurs et professeurs de l'Université de Paris de faire cause commune avec le peuple, et de se charger de présenter ces explications au roi et aux seigneurs de sa cour. Ceux-ci se contentèrent de répondre qu'ils s'entremettraient volontiers de tout leur pouvoir pour ménager la paix entre eux et le duc de Guienne. Charmés de cette réponse, les rebelles s'enhardirent dans leurs tentatives, et, au commencement de mai, ils adoptèrent des chaperons blancs, comme signe de ralliement et comme preuve de leur persévérance dans l'esprit de rébellion. Ils allèrent même trouver messeigneurs les ducs de Guienne, de Berri et de Bourgogne, leur présentèrent trois chaperons, et obtinrent à force d'instances qu'ils les portassent en témoignage de l'affection qu'ils avaient pour la ville et pour le peuple de Paris. Discours tenus en présence des ducs de Guienne, de Berri et de Bourgogne. Le même jour, les séditieux firent représenter auxdits ducs, par un éloquent orateur, qu'ils devaient avoir pour agréable tout ce qui avait été fait, et les supplièrent de faire punir tous les prisonniers comme de perfides flatteurs et de mauvais conseillers, qui avaient appris à monseigneur le duc de Guienne à s'écarter de la conduite régulière de ses aïeux, à la honte du royaume et au détriment de sa santé. Ils poussèrent la hardiesse jusqu'à lui faire dire qu'il était bien loin de ce temps où, formé par les sages leçons de la vénérable reine, sa mère, et élevé par elle dans la pratique du bien, il donnait de lui les plus belles espérances et faisait l'orgueil et la joie de tous les Français, qui bénissaient le Seigneur d'avoir donné au roi un successeur d'un naturel si heureux. «Mais, ajouta l'orateur, depuis que parvenu à l'âge de l'adolescence, vous avez méprisé l'autorité maternelle et prêté l'oreille aux conseils des méchants, ils ont fait de vous un prince irréligieux, plein de lenteur et d'indifférence dans l'expédition des affaires et dans l'accomplissement des devoirs de la royauté que vous exercez au nom de votre père. Les habitants du royaume voient avec déplaisir qu'ils vous ont appris à faire de la nuit le jour, à passer votre temps dans des danses dissolues, dans des orgies et dans toutes sortes de débauches indignes du rang royal.» Je ne pouvais comprendre comment le peuple avait été amené à une telle liberté de langage, qui ne pouvait tout au plus être permise qu'aux princes du sang. On me répondit que lesdits princes, ou du moins la plupart d'entre eux, y avaient donné leur assentiment. Irrités même de voir qu'on faisait peu de cas de leurs avis, ils firent adresser au duc pendant plusieurs jours les mêmes remontrances par de savants professeurs en théologie, tantôt en présence de la reine et des autres seigneurs, tantôt en particulier, pour l'engager à se corriger et à adopter un genre de vie plus convenable. Le lendemain mercredi, un fameux docteur, maître Eustache de Pavilly, qui avait été chargé le premier de haranguer le duc de Guienne, énuméra dans un long discours tout ce qui a été dit plus haut, et appuya ses assertions d'un grand nombre de citations remarquables, tirées de l'Écriture sainte. Je pourrais en former un ample traité, si je ne craignais de fatiguer le lecteur; je me bornerai à en indiquer les points principaux. Il exposa très-éloquemment quelles sont les vertus que doivent embrasser ceux qui veulent se rendre dignes du trône où les appelle leur naissance; il montra par des exemples puisés dans l'histoire, et particulièrement dans l'histoire de France, les vices qui ont rendu certains princes incapables de régner, et il ne craignit pas de dire au duc de Guienne que c'était par suite des excès de sa jeunesse que le roi son père était tombé en une maladie incurable, et que le duc d'Orléans avait péri d'une manière ignominieuse; que, s'il ne voulait pas réformer sa conduite, il donnerait lieu de faire transférer son droit de primogéniture à son frère puîné. On ajoute même que l'auguste reine lui répéta plusieurs fois cette menace. On délègue des commissaires pour faire le procès des prisonniers. Le vénérable docteur déclara, en terminant son discours, que la multitude qui l'environnait demandait humblement que les commissaires royaux chargés de poursuivre les dilapidations des finances eussent à s'acquitter de leur mission avec plus de zèle, et qu'on en nommât d'autres pour faire le procès des prisonniers, et les punir comme ils le méritaient. «Et comme ils se trouvent encore avec le comte d'Armagnac, dit-il, beaucoup de sujets du roi qui commettent des hostilités en Guienne, contrairement au traité conclu entre les ducs, et qu'on ignore s'ils n'ont pas l'intention de venir jusqu'ici, le peuple demande très-instamment que les entrées du royaume soient confiées à la garde des gens de guerre les plus fidèles.» Bien que le duc fût fort indigné de cette remontrance publique, il résolut de n'en témoigner aucun mécontentement, et de mettre dans ses paroles la plus grande modération. Il accorda de bonne grâce ce qu'on lui demandait, et, d'après l'avis des seigneurs et des prélats qui se trouvaient là, il nomma douze commissaires que leur mérite me fait un devoir de mentionner ici. C'étaient les illustres chevaliers messire d'Offemont, Élie de Chénac, Le Borgne de la Heuse et Jean de Morteuil, maîtres Robert Piedefer, Jean de Longueil, Élie dit Félix du Bois, Denis de Vasière, conseillers au Parlement, auxquels on adjoignit André Roussel et Garnot de Saint-Yon, bourgeois de Paris, et le greffier de la cour du Châtelet. Ayant ainsi contenté les chefs du mouvement populaire, le duc les congédia avec de douces paroles, et les pria affectueusement de traiter avec égard ses familiers et son cousin, qu'ils retenaient prisonniers, les engageant à rentrer en eux-mêmes et à s'abstenir désormais de tout soulèvement. Il avait entendu dire en effet qu'ils avaient l'intention d'arrêter encore quelques-uns de ses serviteurs. Le comte de Vertus, effrayé de ce mouvement populaire, s'échappe de Paris. L'illustre comte de Vertus, jeune prince de grande espérance, que monseigneur le duc de Guienne, son cousin, aimait beaucoup et avait attaché à sa personne, justement effrayé de ces troubles, quitta Paris en secret, à la faveur d'un déguisement, et se rendit auprès de son frère le duc d'Orléans, laissant un des siens pour dire aux princes que c'était la fureur aveugle des Parisiens qui l'avait contraint de fuir si précipitamment. J'ai su par quelques gens de la cour bien informés que le duc de Guienne tenta lui-même plusieurs fois de s'échapper, et que, ne pouvant y réussir, il envoya secrètement des lettres signées de sa main aux ducs d'Orléans et de Bretagne, au roi de Sicile Louis et au comte d'Alençon, pour les prier, au nom des liens de la parenté, au nom de la fidélité qu'ils devaient au roi son père, de venir à son aide et de le tirer de la captivité dans laquelle on le retenait. Les Parisiens, instruits de ces circonstances, se mirent à garder les portes de la ville avec les plus grandes précautions. On eut soin de fouiller tous ceux qui sortaient, pour s'assurer s'ils ne portaient point sur eux quelques lettres, et l'on établit des postes pour faire le guet en armes toutes les nuits autour de l'hôtel royal de Saint-Paul, afin qu'on ne pût enlever le prince furtivement. Les chefs de la sédition font emprisonner plusieurs personnes de leur propre autorité. Cependant les chefs de la sédition, en dépit des ordres du roi, recommencèrent le lendemain jeudi à parcourir en armes les rues de la ville, ayant à leur tête un certain Philippe du Mont. Ils arrachèrent avec violence de leurs maisons près de soixante des principaux bourgeois et marchands, et les firent jeter en prison. J'ai su de bonne part que ce qui avait déterminé leur arrestation, c'est qu'au commencement de l'émeute ils n'avaient pas voulu prendre les armes avec les autres sans la permission du roi. Toutefois les séditieux, effrayés eux-mêmes sur les conséquences de leur attentat, et redoutant un châtiment sévère, allèrent trouver monseigneur le duc de Guienne, et lui assurèrent que cette arrestation procurerait au roi de grosses sommes d'argent. Voyant que le duc les écoutait sans témoigner trop de déplaisir, ils l'invitèrent, d'après les suggestions de quelques-uns de ceux qui se trouvaient là, et le décidèrent à réintégrer dans ses anciennes fonctions messire Jean de Nielle, son chancelier, qu'il avait destitué. Le duc, cédant aussi aux instances de la multitude, confirma dans son office Léon de Jacqueville, qu'il avait nommé capitaine de Paris; puis il confia la garde du pont de Saint-Cloud à l'ignoble équarrisseur Denis de Chaumont, et celle du pont de Charenton à Simon Caboche, après leur avoir fait prêter serment de n'en livrer le passage à aucun ennemi de la ville. De la santé du roi. Pendant que la ville était agitée par les orages violents et terribles dont j'ai parlé plus haut, le roi n'avait pas cessé d'être malade. Le 18 mai, il revint à la santé, et se rendit en pèlerinage à l'église de Notre-Dame de Paris, accompagné de messeigneurs les ducs de Guienne et de Bourgogne et d'un nombreux cortége de nobles seigneurs, pour rendre grâces à la Mère des miséricordes. Le menu peuple témoigna aussi sa reconnaissance envers Dieu par des actes de dévotion, et suivit processionnellement le clergé d'église en église. A cette occasion je ne dois point passer sous silence qu'au moment où le roi était en chemin pour Notre-Dame, maître Jean de Troyes, que nous avons déjà souvent nommé, vint à sa rencontre, en compagnie du prévôt des marchands et des échevins, et lui présenta le chaperon blanc de la ville, en le suppliant respectueusement de vouloir bien le porter comme preuve de la cordiale affection qu'il avait pour la ville et pour les fidèles bourgeois de Paris. Le roi y ayant consenti sans difficulté, ils obligèrent par leurs instances les principaux personnages de la cour et du Parlement, les plus considérables d'entre les bourgeois, et le vénérable recteur de l'université de Paris à en faire autant, et chargèrent une dépuration d'aller trouver le duc d'Orléans, le comte de Vertus, son frère, le comte d'Alençon et le duc de Bourbon, pour connaître leurs sentiments sur tout ce qui s'était passé. Le même jour, le roi envoya certains chevaliers et écuyers auxdits seigneurs ainsi qu'au duc de Bretagne, avec des lettres écrites en son nom, par lesquelles il les invitait à venir lui rendre l'hommage qu'ils lui devaient; il désirait, ajoutait-il, les entretenir de diverses affaires et s'éclairer de leurs conseils pour les mesures à prendre. Ceux-ci, de leur côté, lui avaient adressé depuis plusieurs jours des messages; ils lui écrivaient humblement, comme à leur seigneur naturel, qu'ils étaient prêts à le servir, et qu'ils mettaient à sa disposition leurs personnes et leurs biens. Le duc d'Orléans avait même fait publier dans sa ville qu'il défendait à tous les habitants, sous peine de mort, d'insulter par des propos ou des actes offensants les serviteurs ou les sujets du roi. Mais lesdits députés, ayant appris à peu de distance de Paris les émeutes qui avaient éclaté dans cette ville, furent si effrayés, qu'ils se replièrent sur Chartres, et y séjournèrent jusqu'au moment où ils surent que le roi était revenu à la santé et avait envoyé ses députés vers leurs maîtres. Plusieurs seigneurs et nobles dames de la maison de monseigneur le duc de Guienne et de celle de la reine sont arrêtés et mis en prison par les chefs de la sédition. Le 12 mai, à la requête des chefs de la sédition, maître Eustache de Pavilly, de l'ordre de Notre-Dame du Carmel, savant professeur en théologie et orateur fort éloquent, qui possédait à un haut degré l'art de persuader, alla haranguer le roi dans son hôtel royal de Saint-Paul, pour justifier tous les excès qui avaient été commis. Ce serait ennuyer le lecteur que d'exposer ici tout au long les considérations par lesquelles il prouva que l'arrestation et l'emprisonnement des gens de la cour n'avaient pas été faits par mépris pour son autorité, bien que malgré monseigneur le duc de Guienne, et qu'il ne devait pas s'offenser qu'on eût éloigné de la personne du jeune prince des gens qui le corrompaient et qui cherchaient à le détourner des devoirs du rang royal et des bonnes moeurs de ses ancêtres. Il cita, entre autres objets de comparaison, l'exemple du jardinier qu'on blâmerait amèrement si dans un parterre il n'arrachait pas les mauvaises herbes, qui étouffent les plus belles fleurs, et il conclut que, par la même raison, on ne devait point laisser impunis ceux qui empêchaient les rejetons des fleurs de lis d'atteindre toute leur beauté et tout leur éclat. Il ajouta que le roi devait souhaiter qu'on fît disparaître de telles gens comme autant d'herbes inutiles. Léon de Jacqueville, capitaine de Paris, et les principaux chefs de la sédition, qui se trouvaient là, ne perdirent rien de ces paroles, et se promirent bien de poursuivre le cours de leurs attentats. Ayant pris avec eux dans le menu peuple près de dix mille hommes à demi armés, ils revinrent dans l'après-midi à l'hôtel royal de Saint-Paul, et obtinrent du roi par leurs cris forcenés qu'il engageât monseigneur le duc de Guienne à les entendre. Le duc fut saisi de frayeur en voyant l'hôtel royal environné de gens armés; il savait que la multitude aveugle, quand elle est égarée par la fureur, n'écoute ni la raison ni la pitié, et ne recule devant aucun crime. Les seigneurs de sa suite furent aussi très effrayés, surtout quand ils entendirent maître Jean de Troyes, l'orateur de la foule, s'exprimer en ces termes: «Très excellent prince, tous ceux que vous voyez rassemblés ici demandent que les traîtres qui restent encore à la cour, et dont les mauvais conseils vous entraînent dans toutes sortes de vices, leur soient livrés pour être jetés en prison.» Le duc ayant répondu qu'il croyait n'avoir jamais eu auprès de lui que des serviteurs fidèles, Jean de Troyes ajouta: «Nous sommes tous tellement convaincus de la vérité de ce que j'ai avancé, que nous pensons qu'il faut arracher ces mauvaises herbes, de peur qu'elles n'empêchent la fleur de votre jeunesse de produire les doux fruits qu'on en doit espérer.» Vainement le duc allégua l'innocence de ses serviteurs, et pria les séditieux de se contenter de ceux qu'ils avaient déjà arrêtés et de ne point sévir contre d'autres. Jean de Troyes ne voulut rien entendre; il désigna à haute et intelligible voix ceux que l'on demandait, et au même instant Léon de Jacqueville monta dans l'appartement de monseigneur le duc avec seize hommes armés, et arrêta lesdites personnes au nom du roi, dont il prétendit avoir reçu un ordre verbal. On fit ainsi prisonniers messire Renaud d'Angennes, premier chambellan du duc, Robert de Boissay, son premier maître d'hôtel, Jean de Nielle, auquel le peuple avait fait rendre, à force de prières, son office de chancelier, Charles de Villiers, Jean de Nantouillet, et maître Jean Picard, secrétaire de la reine. Leur audace ne s'arrêta pas là. Ils osèrent porter la main sur monseigneur le duc Louis de Bavière, oncle du duc de Guienne, et se saisirent violemment de lui, comme des autres, ainsi que de Conrad Bayer. Le duc de Guienne, justement indigné de cet attentat, eut encore la douleur de voir ses prières et ses larmes méprisées; il ne put même obtenir qu'on laissât retourner son oncle en Allemagne comme un proscrit. Le duc Louis apprit ainsi que la fortune traverse souvent les événements qui s'annonçaient sous les plus heureux auspices; il espérait épouser dans trois jours, au milieu de fêtes brillantes, madame la comtesse de Mortain, soeur du comte d'Alençon, et veuve de monseigneur Pierre de Navarre. Et voilà que tout ce bonheur se changeait en deuil, et qu'on le traînait en prison avec ses compagnons d'infortune. La reine ressentit une amère douleur, et ne put contenir ses larmes et ses sanglots, en apprenant ces odieux attentats, qu'elle considérait comme une injure personnelle. Elle fit tous ses efforts pour obtenir qu'on rendît la liberté à son frère. Mais les chefs de la sédition ne tinrent aucun compte de ses prières ni de ses remontrances. Poussés par une aveugle fureur et par une frénésie diabolique, ces forcenés mirent le comble à leur premier crime par un crime plus atroce, qui eût fait horreur aux hommes les plus méprisables et aux nations les plus sauvages. Ils saisirent de leurs mains sacriléges, avec une barbarie sans exemple, plusieurs dames de la cour, des plus nobles et des plus considérées, qui en les voyant venir s'étaient enfuies toutes tremblantes et étaient allées se cacher dans les appartements les plus secrets du palais, entre autres la dame de Noviant en Picardie, mesdames de Montauban, du Châtel en Bretagne, et du Quesnoy, ainsi que onze demoiselles, et sans autre forme de procès il les emmenèrent par la Seine jusqu'au Palais pour les mettre en prison. Je ne saurais dire combien la reine souffrit alors de se voir ainsi privée de la présence de son frère et de la compagnie des dames de sa suite, dans laquelle elle trouvait tant de charmes et de douceur. Je ferai remarquer seulement qu'elle en tomba gravement malade; et elle eût sans doute succombé, sans le talent des plus habiles médecins, et surtout sans l'assistance de Jésus-Christ, le médecin des coeurs, qui amena tout-à-coup une crise favorable. Requêtes présentées au roi par les chefs de la sédition.--Elles sont accueillies en partie, quelque déraisonnables qu'elles soient. Tous les gens sages avaient horreur de ces excès; ils ne pouvaient croire que des entreprises si téméraires eussent lieu sans la secrète connivence de quelques puissants personnages. On alla même jusqu'à dire hautement que monseigneur le duc de Bourgogne avait juré à ces misérables de ratifier et d'approuver tacitement tout ce qu'ils feraient. Je n'ai pas lieu de partager cet avis, n'ayant eu aucune preuve certaine du fait. Cependant toutes les fois que les séditieux se disposaient à commettre quelque attentat, ils avaient l'audace d'aller trouver les cinquanteniers et les dizeniers, et leur ordonnaient, ainsi qu'aux principaux bourgeois, en les menaçant de la mort et du pillage de leurs biens, de prendre les armes comme eux ou d'envoyer des gens à leur place; ils inspiraient ainsi partout l'épouvante. Ils se lassaient aussi d'entendre dire que c'était une honte ineffaçable pour les Parisiens qu'on eût arrêté, au mépris de l'autorité royale, tant d'illustres personnages, et qu'on les eût retenus si longtemps en prison, au grand déplaisir de monseigneur le duc de Guienne. En conséquence, le mercredi suivant, 24 mai, ils se présentèrent en armes, selon leur coutume, devant le roi, qui tenait conseil sur quelques affaires importantes avec les ducs de Guienne, de Berri et de Bourgogne. Après lui avoir offert leurs humbles salutations, ils dirent qu'ils apportaient diverses requêtes à sa royale majesté; et maître Jean de Troyes, qui devait porter la parole, ayant obtenu la permission d'exposer ce qu'il avait à dire, s'exprima ainsi: «Très excellent prince, lorsque dernièrement nous nous sommes plaints de la négligence qui se fait sentir dans le gouvernement du royaume, des dilapidations de vos officiers de finances et des pensions excessives qu'on paye chaque année, il nous a été répondu avec douceur que votre majesté avait choisi des hommes de bien et d'honneur, craignant Dieu et affectionnés au bien du royaume, pour opérer de salutaires réformes dans l'État en se conformant de point en point aux ordonnances des rois vos prédécesseurs. Nous savons qu'ils ont composé à ce sujet un fort beau traité en style très élégant, et qu'ils ont divisé lesdites ordonnances par chapitres. Nous demandons humblement qu'elles soient publiées cette semaine au Palais, et que, pour donner plus d'éclat à cette publication, vous teniez un lit de justice sur votre trône royal, suivant la coutume de vos ancêtres.» Le chancelier ayant répondu que le roi et ses conseillers adhéraient à cette requête, les séditieux demandèrent encore que tous ceux qui avaient été mis en prison fussent chassés de la cour, et qu'on donnât leurs emplois à des personnes dévouées à la cause du peuple; c'étaient, je dois le dire, des gens obscurs et peu honorables. Le chancelier les invita à soumettre les noms de ces personnes au roi, qui verrait si elles étaient dignes d'un tel honneur. Ils présentèrent aussitôt une liste, et ajoutèrent: «Il est vrai, très redouté seigneur, que nous avons dernièrement fait emprisonner certaines gens de la noblesse et du peuple qui vous servaient mal, vous et monseigneur de Guienne, et qui agissaient contre votre honneur et contre celui de votre royaume, ainsi que les commissaires royaux vous le feront voir bientôt, Dieu aidant, plus clairement que le jour. Nous vous supplions donc en troisième lieu de ne concevoir contre nous aucun ressentiment à ce sujet, de ratifier et d'avoir pour agréable ce que nous avons fait, et de daigner nous le témoigner par des lettres patentes scellées de votre sceau.» Monseigneur le duc de Berri, à qui son âge assignait le premier rang dans le conseil, ayant été prié de donner son avis, insista pour que les plus jeunes parlassent les premiers. Cependant, cédant aux instances du roi, il répondit qu'on pouvait en toute sûreté accorder les lettres qui étaient demandées, pourvu qu'elles fussent expédiées en bonne forme. Cet avis fut adopté par tous ceux qui opinèrent après lui. La rédaction des lettres devait être confiée aux secrétaires du roi; mais les séditieux ne voulurent pas accepter d'autre rédacteur que maître Guillaume Barraut; ce qu'ils obtinrent, même malgré le chancelier. Et comme ils surent que celui-ci avait manifesté la crainte que le secrétaire, pour leur être agréable, n'insérât dans les lettres des concessions plus grandes qu'ils ne l'avaient demandé, et qu'on ne le contraignît à tout sceller, ils conçurent contre lui une haine implacable. Quant à la quatrième requête, tendante à ce que d'importuns solliciteurs ne pussent plus s'enrichir comme auparavant des biens caducs qui devaient revenir au trésor royal à quelque titre que ce fût, on leur répondit que le roi avait déjà statué à cet égard en défendant à son chancelier, à ses secrétaires et aux gens de la cour, sous peine de perdre leurs offices, de s'entremettre pour de pareilles faveurs, qui étaient choses tout à fait préjudiciables au roi. Les séditieux demandaient en dernier lieu que, conformément aux usages de ses ancêtres, le roi emmenât avec lui, quelque part qu'il allât, ses enfants, la reine, et toute leur maison, et ils assuraient que ce serait pour lui une grande économie. A cela le chancelier répondit: «S'il y a lieu de restreindre l'état du roi, ce n'est pas vous qu'il consultera, ce seront ses parents et les seigneurs de sa cour.» Cette réponse leur causa un tel dépit, qu'ils prirent congé du roi et de l'assistance, et ne songèrent plus qu'à comploter contre le chancelier. Publication des ordonnances royales. Le roi résolut, conformément à ses promesses, de faire publier au palais, sous forme d'ordonnance, les règlements qu'il avait fait mûrement élaborer et rédiger par des gens sages, en faveur de ses sujets et pour la réforme de l'État, et dont il désirait assurer l'exécution dans tout le royaume. Il se rendit pour cela au palais, le 26 mai, accompagné des illustres ducs de Guienne, de Berri et de Bourgogne; et l'on fut fort étonné de voir que lui et tous ceux de sa suite portaient des chaperons blancs, à l'exemple des bourgeois de Paris. Le lendemain, le roi séant sur son trône en la chambre du Parlement, maître Jean du Fresne, greffier de la cour du Châtelet, homme instruit et éloquent, lut ces ordonnances à haute et intelligible voix. Cette lecture dura près d'une heure et demie; après quoi le roi recommanda qu'elles fussent strictement et inviolablement observées. Les princes et les prélats, assis à ses côtés, en firent le serment devant tous, en levant la main. Deux jours après, maître Jean Courtecuisse, aumônier du roi, dans un sermon qu'il fit à l'hôtel royal de Saint-Paul, représenta combien ces ordonnances étaient utiles, et combien il importait à tous les habitants du royaume de les observer fidèlement. C'était aussi mon avis, et j'avais même pensé à sauver ces ordonnances de l'oubli en les transmettant textuellement et tout au long au souvenir de la postérité. Exécution de Jacques de la Rivière et de Jean du Mesnil. J'ajouterai à ce que j'ai dit plus haut le récit d'un événement affreux, fait pour inspirer l'horreur même aux coeurs les plus insensibles; je veux parler de la mort déplorable de messire Jacques de la Rivière, mort qui causa un juste étonnement à monseigneur le duc de Guienne, aux chevaliers ses frères d'armes et aux gens de la cour, qui connaissaient ses nobles sentiments et son rare mérite. Ce n'est pas qu'il n'y eût dans la maison dudit duc beaucoup de seigneurs aussi remarquables que lui par l'éclat de la naissance, l'élégance de la taille et la force du corps; mais il se distinguait entre tous par sa joyeuse humeur, par son agilité et le charme de ses manières. Il joignait à ces qualités le précieux avantage de parler plusieurs langues, et il savait se concilier par là la faveur et l'affection des nobles étrangers qui venaient à la cour. En un mot, il était orné de tant de perfections, que je l'aurais considéré comme le plus heureux des hommes s'il avait toujours su se maintenir dans les bornes de la modération. Mais, entraîné par les sollicitations de quelques amis ou par sa propre faiblesse, il passait presque toutes les nuits dans la débauche, les orgies et les danses licencieuses, et se livrait avec une ardeur excessive à tous les vices qui corrompent le coeur de la jeunesse. Je m'informai particulièrement des motifs de son arrestation et de la manière dont il était mort en prison, et j'appris des commissaires du roi chargés de lui faire son procès, qu'il avait été prouvé par des lettres écrites de sa main, sans qu'on eût recours à la torture pour lui arracher des aveux, qu'il avait eu le dessein de trahir le roi et monseigneur le duc de Guienne. «Mais, ajoutèrent-ils, ayant su par ses compagnons de captivité que nous délibérions sur le genre de mort qu'il devrait subir, il s'abandonna au plus violent désespoir: _Non_, dit-il, _je ne verrai pas les vilains de Paris jouir du spectacle de ma mort ignominieuse_. En achevant ces mots, il saisit le vase d'étain dans lequel on lui servait à boire, s'en frappa la tête à plusieurs reprises, et tomba mourant à terre; il aurait succombé si l'on n'avait appelé aussitôt des médecins à son secours. On banda sa blessure pour empêcher la cervelle de s'épancher. Grâce à cette assistance et à ces soins, il vécut encore neuf jours; il avoua publiquement son crime, et mourut après avoir donné beaucoup de marques de dévotion et reçu les sacrements de l'Église.» Son corps aurait dû, selon l'usage, être porté au gibet et pendu. Les juges royaux le firent traîner jusqu'à la place du Marché, en haine de son infâme trahison; sa tête fut mise au bout d'une lance, et son tronc attaché au gibet, le samedi 4 juin. Voilà comment on racontait sa mort parmi le peuple. Mais ce n'était pas l'exacte vérité. Je dois dire que des personnes dignes de foi m'ont assuré qu'il avait péri d'une façon ignominieuse et faite pour révolter tous les gens de bien. A la suite d'une contestation, dans laquelle messire de la Rivière et messire Léon de Jacqueville s'étaient donné mutuellement un démenti, celui-ci avait frappé son adversaire avec un marteau de fer, et la violence du coup avait été telle, que messire de la Rivière n'avait pu proférer une seule parole ni accuser son assassin. Un jeune gentilhomme; fort bien fait et de bonne mine, nommé Jean du Mesnil, attaché au service de monseigneur le duc de Guienne en qualité d'écuyer tranchant, mourut comme ledit Jacques de la Rivière de mort ignominieuse. Lorsqu'on le conduisit au supplice, les signes qu'il donna de son repentir et de sa dévotion excitèrent partout la compassion et tirèrent des larmes de tous les yeux. Les chefs de la sédition font destituer le chancelier. Je vais reprendre les faits d'un peu plus haut, et exposer comment les chefs de l'émeute procédèrent à la destitution du chancelier, parce qu'il n'avait pas entièrement obtempéré à leurs désirs, ainsi qu'il a été dit ci-dessus. Ayant su que le roi avait eu une rechute la semaine précédente et était de nouveau privé de sa raison, ils allèrent trouver à plusieurs reprises messeigneurs les ducs de Guienne, de Berri et de Bourgogne, et ne se firent pas faute de calomnier le chancelier; ils dirent, entre autres choses, que c'était un homme affaibli par les années et dépourvu de bon sens, qui apposait le sceau indistinctement à toutes les concessions, méritées ou non, faites par le roi, et qui n'avait d'autre souci que d'enrichir ses parents et ses amis, comme il avait été enrichi lui-même par la munificence royale; qu'il était incapable de remplir de si hautes fonctions; que le rôle présenté par l'université faisait voir de la manière la plus évidente, non seulement tout ce qu'avait coûté au roi chaque année cette insatiable cupidité, qui ne lui permettait pas de se contenter de ses anciens gages, mais encore toutes les exactions qu'il avait tolérées de la part de ses subordonnés, leur permettant d'extorquer de l'argent aux habitants du royaume; qu'on devait en conséquence le considérer comme un arbre inutile qu'il fallait faire tomber sans délai sous la cognée; que du reste il ne devait aspirer qu'à jouir en paix des trésors qu'il avait amassés. A force de rebattre les oreilles des princes de ces vains propos et d'autres semblables, ils parvinrent à obtenir que l'on donnât sa place à maître Eustache de Laître, qui avait récemment épousé sa fille, et qu'on lui ôtât les sceaux. Ce ne fut pas toutefois sans difficulté qu'il consentit à les rendre. Il répondait sans cesse qu'en pareil cas il n'était tenu d'obéir qu'au roi, qui l'avait appelé au gouvernement des affaires; il répétait qu'il avait toujours rempli ses fonctions avec courage et d'une manière irréprochable, au milieu des désordres de la guerre, dans l'adversité comme dans la prospérité. Mais il craignit qu'on n'en vînt des menaces aux voies de rigueur, et comme on ne cessait de lui dire: «Vous obéirez bon gré mal gré», il finit par se soumettre à ce qu'on lui demandait. Les chefs de la sédition extorquent de l'argent aux bourgeois. Ce n'était point par sympathie que les princes acquiesçaient aux désirs de ces exécrables scélérats, c'était par crainte qu'ils n'excitassent dans la ville des séditions plus terribles. Le sire de Helly, récemment arrivé de Guienne, où il avait laissé une armée anglaise maîtresse de la campagne, voyant quelle était leur influence, offrit d'aller combattre l'ennemi, si on lui fournissait assez de troupes et d'argent, et fit appuyer son projet par eux auprès desdits seigneurs. La demande fut aussitôt accordée; d'habiles et prudents personnages, messire de la Viefville, maître Raoul le Sage, Robert du Bellay, et Jean Guérin furent chargés de fixer le taux d'un emprunt, qui serait prélevé sur les principaux bourgeois d'après une appréciation exacte des ressources de chacun, et l'on désigna, au nom du roi, pour présider à la levée de cet emprunt, Guillaume Legoix, Simon Caboche, Henri de Troyes[142], et Denis de Chaumont, qui étaient au nombre des promoteurs de cette affaire. [142] Fils de _Jean_ de Troyes. Ceux-ci, se voyant investis d'une telle autorité et voulant mettre à profit l'occasion de s'enrichir, déployèrent tant de rigueur, même contre les avocats et les officiers du roi, qu'ils en firent emprisonner plusieurs pour avoir refusé de payer leur taxe ou demandé qu'elle fût diminuée. Ils soumirent à cet emprunt forcé les prélats, les ecclésiastiques, et toutes les personnes qu'ils surent avoir en dépôt des biens appartenant à des églises ou à des orphelins. Ils voulurent aussi imposer la même charge aux suppôts de l'Université de Paris; et comme maître Jean Gerson, chancelier de l'église de Paris, et fameux docteur en théologie, qu'ils tenaient pour un des fauteurs de la faction des Armagnacs, refusait de payer, ils entrèrent de force dans sa maison, comme des forcenés, la pillèrent et emportèrent tout le mobilier. Quelque temps auparavant ils s'étaient saisis, au nom du roi, de la recette du Lendit, appartenant à l'église de Saint-Denis, et réservée à l'usage des religieux et du révérend abbé, qui était alors docteur en théologie. Ils se seraient livrés à des rigueurs semblables ou pires encore contre beaucoup d'autres membres de l'Université, si le vénérable recteur, de concert avec les docteurs et les maîtres, ne se fût opposé à ces premières violences, s'il n'eût fait respecter par sa résistance énergique les franchises de l'Université, et forcé ces pillards à restituer ce qu'ils avaient pris. Le peuple, fatigué de voir depuis si longtemps régner dans la ville de pareils misérables, ne cessait de proférer publiquement contre eux toutes sortes de malédictions, et leur souhaitait tous les supplices que souffre dans l'enfer le traître Judas. En effet, il n'y avait plus ni commerce ni consommateurs qui fissent vivre les artisans du produit de leurs métiers; chacun était obligé de perdre son temps à faire inutilement le guet jour et nuit. Enfin, les principaux bourgeois conçurent contre eux une telle haine, qu'ils ne craignirent pas de leur adresser publiquement des reproches en plein hôtel de ville, les traitant de misérables qui remplissaient des fonctions infâmes, et qui avaient abusé de l'autorité dont ils étaient investis, en commettant contre le roi et le duc de Guienne des choses dignes de l'animadversion de Dieu et des hommes. Ceux-ci rétorquèrent ces reproches contre les bourgeois en leur disant: «Et pourquoi avez-vous envoyé vos gens avec nous?»--«Si nous les avons envoyés, répondirent les bourgeois, c'était pour obéir aux ordres du roi, dont vous avez usurpé témérairement l'autorité, et parce que nous ignorions tous les crimes que vous méditiez.» Messire Pierre des Essarts est décapité à Paris. La suite des événements m'amène à parler de messire Pierre des Essarts, et à transmettre à la postérité le récit du procès extraordinaire intenté à cet ancien prévôt de Paris. Ce procès fut poursuivi sur les instances réitérées des chefs de la sédition, qui s'étaient emparés de l'autorité et de la direction des affaires en dépit de monseigneur le duc de Guienne, des autres princes et des principaux bourgeois. Ils savaient que ledit duc était fort irrité de ce qu'on avait incarcéré Pierre des Essarts pour avoir exécuté ses ordres, et de ce que sa détention se prolongeait ainsi. C'est pourquoi, craignant que, s'il était absous, il ne poussât le duc à la vengeance, ils avaient remis aux commissaires royaux un libelle diffamatoire contenant l'exposé de plusieurs trahisons énormes qu'il avait, disaient-ils, commises contre le roi et le royaume. Les gens de la cour publiaient que ces trahisons étaient d'autant plus coupables, qu'il avait joui d'une autorité supérieure à celle de tous les autres. En effet, investi de la prévôté et de la capitainerie de Paris, admis par les devoirs de sa charge aux conseils secrets du roi et des princes, il avait encore la haute main sur tous les trésoriers du roi, et, ce qui excitait surtout l'envie des autres seigneurs, il avait la libre disposition des revenus ordinaires et extraordinaires de l'État. Ses accusateurs disaient qu'il avait dissipé ces revenus en les appliquant à son usage et en faisant d'immenses acquisitions; ils reconnaissaient toutefois qu'une grande partie de cet argent avait passé entre les mains de ceux que le roi voulait combattre l'année précédente et qu'il tenait pour ses ennemis. Ils lui reprochaient, en outre, d'avoir machiné la ruine de la ville de Paris et la perte de ses habitants, et d'avoir tenté d'en faire sortir clandestinement le roi, la reine et le duc de Guienne. Je ne pourrais affirmer que ces griefs eussent quelque réalité; ce que je sais, c'est que l'année précédente, lorsque le duc d'Orléans avait quitté Saint-Denis, le prévôt, aveuglé par une insatiable cupidité, avait livré au pillage la ville et l'abbaye et les avait abandonnées à une entière dévastation. Je ne crois pas non plus devoir passer sous silence que peu de temps auparavant il avait allumé le feu de la discorde entre les princes de la famille royale, et réveillé des haines déjà assoupies en faisant périr injustement, disait-on, au mépris du traité conclu et juré, messire Jean de Montaigu, grand maître de la maison du roi. Il fut condamné à son tour au même supplice. J'ignore si, cédant à la violence des tourments ou au cri de sa conscience, il fit l'aveu de tous les crimes qu'on lui imputait. Toujours est-il qu'il marcha à la mort avec un air calme et serein, qui causa une admiration générale; on eût dit qu'il n'avait aucune appréhension de cette dernière et si terrible épreuve, tant il disait tranquillement adieu à tout le monde. Cependant, en montant sur l'échafaud, il demanda au juge de lui épargner avant sa mort la lecture publique des crimes dont il était accusé. Cette grâce lui ayant été accordée, le bourreau lui coupa la tête d'un seul coup, la plaça au bout d'une pique, et alla pendre son corps au gibet, où Pierre des Essarts lui-même avait fait attacher peu auparavant celui de Montaigu. Cette exécution eut lieu le 1er juillet. FIN DU RÈGNE DES CABOCHIENS. 4 août 1418. Le supplice de des Essarts fut le dernier acte de la tyrannie de Caboche. Malgré les agents du duc de Bourgogne, la population de Paris se souleva en masse contre les Cabochiens. Le duc de Guyenne se mit à la tête de la réaction, et le duc de Bourgogne lui-même, ne pouvant empêcher ce qui se faisait, suivit le mouvement pour conserver quelque crédit sur l'esprit des Parisiens. Les Cabochiens furent vaincus à l'hôtel de ville, massacrés et chassés de Paris. Juvénal des Ursins. Les Anglois estoient joyeux de la division qu'ils voyoient estre entre les seigneurs de France. Et fut le roy d'Angleterre conseillé de faire une armée, et de l'envoyer vers la coste de Normandie, sçavoir s'ils pourroient avoir quelque entrée et place. De faict, il envoya une armée vers Dieppe, qui y cuida descendre. Mais les nobles et le peuple du pays s'assemblèrent sur le rivage de la mer, et combattirent les Anglois, tellement qu'ils les desconfirent. Et fut le capitaine des Anglois tué, et pource se retrahirent en Angleterre. Quand le roy d'Angleterre sceut l'adventure, il en fut bien desplaisant, et ordonna une plus grande armée à faire: de faict il le fit, et prirent terre. Le Borgne de la Heuse y alla, et prit des gens ce qu'il put. Et cuida défendre la descente desdits Anglois; mais il fut bien lourdement rebouté, et y eut plusieurs chevaux morts de traicts, et aussi de ses gens pris, et fut contraint de s'en retourner. Les Anglois cuidèrent trouver manière d'avoir Dieppe; mais ils faillirent. Et vinrent vers Le Tresport, entrèrent dedans, et en l'abbaye, et y boutèrent le feu, et ardirent tout, mesme une partie des religieux. Plusieurs gens tuèrent et navrèrent, et si en prirent, et s'en retournèrent en Angleterre à tout leur proye. La chose venue à la cognoissance des seigneurs d'Orléans, Bourbon, Alençon, et autres, et la manière qu'on tenoit à Paris à la descente desdits Anglois, ils envoyèrent vers le roi, en s'offrant à son service: en requérant que les traités de paix qui avoient esté faits, accordés, promis et jurés, fussent entretenus, gardés et observés. Et que au regard d'eux, ils ne se trouveroient point qu'ils eussent fait chose au contraire. Et que en la ville de Paris plusieurs choses horribles et détestables se faisoient contre les traités de paix. Mais les bouchers et leurs alliés en tenoient bien peu de compte. Et firent faire le procès dudit messire des Essars. Et luy imposoit-on plusieurs cas et choses, qu'on disoit qu'il avoit commis et perpétré, dont des aucunes dessus est faite mention. Et fut condamné à estre traisné sur une claye du Palais jusques au Chastellet, puis à avoir la teste couppée aux halles. Laquelle sentence, qui estoit bien piteuse, et à la requeste de ceux qu'il avoit premièrement mis sus, et eslevés, fut exécutée. Et le mit-on au Palais sur une claye attachée au bout de la charette, et fut traisné les mains liées jusques au Chastellet: en le menant il sousrioit, et disoit-on qu'il ne cuidoit point mourir, et qu'il pensoit que le peuple dont il avoit esté fort accointé et familier, et qui encores l'aimoit, le deust rescourre. Et s'il y en eust eu un qui eust commencé, on l'eust rescous, car en le menant ils murmuroient très-fort de ce qu'on luy faisoit. Outre qu'il avoit espérance que le duc de Bourgongne luy tînt la promesse qu'il luy avoit faite en la bastille Sainct-Antoine, qu'il n'auroit mal non plus que luy. Mais il fui mis devant le Chastellet dessus la charrette, et mené aux halles, et là eut la teste couppée, son corps fut mené au gibet, et mis au propre lieu où fut mis Montagu. Et disoient aucuns que «c'estoit un jugement de Dieu de ce qu'il mourut, comme il avoit fait mourir ledit Montagu.» Audit mois advint que Jacqueville, et ses soudoyers, qui estoient orgueilleux et hautains, vinrent un jour de nuict, entre onze et douze heures au soir, en l'hostel de monseigneur de Guyenne, où il s'esbatoit, et avoit-on dansé. Et vint jusques en la chambre dudit seigneur, et le commença à hautement tancer, et le reprendre des chères qu'il faisoit, et des danses et despenses, et dit plusieurs paroles trop fières et orgueilleuses contre un tel seigneur, et «qu'on ne lui souffriroit pas faire ses volontés, et s'il ne se advisoit, qu'on y mettroit remède.» A ces paroles estoit présent le seigneur de La Trimouille, qui ne se put faire qu'il ne respondist audit Jacqueville, que «ce n'estoit pas bien fait de parler ainsi dudit seigneur, ni à luy à faire, et que l'heure estoit bien impertinente, et les paroles trop fières et hautaines, vu le petit lieu dont il estoit.» Sur ce se meurent paroles, tellement que La Trimouille desmentit Jacqueville, et aussi Jacqueville La Trimouille. Monseigneur de Guyenne, voyant la manière dudit Jacqueville, tira une petite dague qu'il avoit, et en bailla trois coups audit Jacqueville par la poitrine, sans qu'il luy fist aucun mal, car il avoit bon haubergeon dessous sa robe. Le lendemain ledit Jacqueville et ses cabochiens s'esmeurent en intention d'aller tuer ledit seigneur de La Trimouille: de faict, ils eussent accomply leur mauvaise volonté, si ce n'eust esté le duc de Bourgongne, qui les appaisa tellement, qu'ils laissèrent leur fureur et se refroidirent; mais du courroux qu'en eut monseigneur de Guyenne, il fut trois jours qu'il jettoit et crachoit le sang par la bouche, et en fut très-bien malade. Le roy fut gary, et revint en bonne santé. Laquelle chose venue à la cognoissance des seigneurs d'Orléans et autres dessus nommés, ils envoyèrent devers le roy une ambassade, en lui requérant qu'il voulust faire entretenir la paix, ainsi qu'elle avoit esté jurée et promise. Le roy envoya vers eux l'evesque de Tournay, l'hermite de la Faye, maistre Pierre de Marigny, et un secrétaire, lesquels seigneurs estoient à Verneuil, et parlèrent longuement ensemble. Et s'en retourna ladite ambassade arrière vers le roy à Paris, où ils rapportèrent pleinement, comme lesdits seigneurs vouloient paix et ne demandoient autre chose, et que hors la ville en quelque lieu sur ils peussent parler ensemble. Et si rapportèrent lesdits ambassadeurs, que lesdits seigneurs se plaignoient fort de ce qu'on ne leur rendoit leurs places prises durant la guerre, ainsi qu'il leur avoit esté promis. Et aussi des mutations qu'on avoit fait des officiers des maisons du roy, de la reyne, de monseigneur de Guyenne, et des capitaines ès places du roy, et des prisonniers, tant des seigneurs, et officiers, que des femmes et des manières qu'on tenoit ès choses qu'on faisoit. Quand ceux qu'on nommoit cabochiens sceurent que les matières se disposoient à la paix, ils furent moult troublés, cognoissant que ce qu'ils avoient fait par leur puissance, qui gisoit en cruauté et inhumanité, cesseroit; partant de tout leur pouvoir ils trouvèrent bourdes et choses non véritables, ni apparentes, pour cuider empescher la paix: toutesfois ils delivrèrent de prison les dames et aucuns des prisonniers. Or estoit le duc de Berry, à tout son chapperon blanc, logé au cloistre de Nostre-Dame, en l'hostel d'un docteur en médecine, nommé maistre Simon Allegret, qui estoit son physicien. Et presque tous les jours il vouloit que ledit feu maistre Jean Juvénal des Ursins, seigneur de Traignel, allast devers luy. Ils conféroient ensemble du temps qui couroit et des choses qu'on fesoit et disoit. Ledit seigneur dit audit Juvénal: «Serons-nous tousjours en ce poinct, que ces meschantes gens ayent auctorité et domination?» Auquel le seigneur de Traignel respondit: «Ayez espérance en Dieu, car en brief temps vous les verrez destruits et venus en grande confusion.» Or tous les jours il ne pensoit, ne imaginoit que la manière comme il pourroit faire, et délibéra d'y remédier: il estoit bien noble homme, de haut courage, sage et prudent, qui avoit gouverné la ville de Paris douze ou treize ans, en bonne paix, amour et concorde. Et estoit en grand soucy comme il pourroit sçavoir si aucuns de la ville seroient avec luy, et de son imagination: car il ne s'osoit descouvrir à personne, combien que plusieurs de Paris des plus grands et moyens, estoient de sa volonté. Luy donc estant en ceste pensée et grande perplexité, par trois nuicts, comme au poinct du jour il luy sembloit qu'il songeoit, ou qu'on luy disoit: «_Surgite cum sederetis, qui manducatis panem doloris_.» Et un matin madame sa femme, qui estoit une bonne et dévote dame, luy dit: «Mon amy et mary, j'ai ouy au matin que vous disiez ou qu'on vous disoit ces mots contenus en mes heures, où il y a: _Surgite cum sederetis, qui manducatis panem doloris_. Qu'est-ce à dire?» Et le bon seigneur lui respondit: «Ma mie, nous avons onze enfans, et est bien mestier que nous priions Dieu qu'il nous doint bonne paix, et ayons espérance en luy, et il nous aidera.» Or en la cité y avoit deux quarteniers drappiers, l'un nommé Estienne d'Ancenne, l'autre Gervaisot de Merilles, qui souvent conversoient avec leurs quarteniers et dixeniers, et sentoient bien par leurs paroles qu'ils estoient bien mal contens des cabochiens. Un soir ils vindrent devers monseigneur de Berry, et se trouvèrent d'adventure ensemble, ledit Juvénal avec ledit duc de Berry: là ils conclurent qu'ils vivroient et mourroient ensemble, et exposeroient corps et biens à rompre les entreprises desdits bouchers et de leurs alliés, et rompre leur faict. Le plus expédient estoit de trouver moyen de souslever le peuple contre eux: et en ceste pensée et volonté estoient plusieurs gens de bien de Paris, de divers quartiers: et grommeloit fort le peuple, pource qu'ils voyoient que lesdits bouchers, et leurs alliés, par leur langage ne vouloient point de paix: car ils firent faire lettres au roy très-séditieuses contre les seigneurs, c'est à sçavoir Sicile, Orléans, Bourbon, Alençon, et autres, et les faisoient publier par Paris, disant «que lesdits seigneurs vouloient destruire la ville, et faire tuer des plus grands, et prendre leurs femmes, et les faire espouser à leurs valets et serviteurs, et plus leurs autres langages non véritables.» Mais nonobstant leurs langages et paroles, le roy et son conseil délibérèrent d'entendre à paix, et envoya le roy bien notable ambassade au pont de l'Arche, où estoient lesdits seigneurs, lesquels respondirent qu'ils ne demandoient que paix. Et vint à Paris, de par lesdits seigneurs, un bien notable homme et vaillant clerc, nommé maistre Guillaume Signet. Lequel devant le roy, en la présence de monseigneur le dauphin, Berry, Bourgongne, et plusieurs dits cabochiens, fit une moult notable proposition: monstrant en effet «le grand inconvénient au roy et royaume, par les divisions qui avoient couru et couroient: que les Anglois sous ombre desdites divisions, pourroient descendre et faire grand dommage au royaume, et qu'il n'y avoit remède que d'avoir paix.» Pour abréger, il fut delibéré et conclu par le roy qu'il vouloit paix. Et pour ceste cause allèrent à Pontoise lesdits duc de Berry et de Bourgongne, où il y eut articles faits, beaux et bons, lesquels plurent à toutes les parties. Et s'en retournèrent lesdits ducs de Berry et de Bourgongne à Paris. Le premier jour d'aoust, qui fust un mardy, les articles de la paix furent lus devant le roy, monseigneur de Guyenne, et plusieurs seigneurs présens. Et ainsi qu'on vouloit délibérer, maistre Jean de Troyes, les Sainct-Yons, et les Gois, et Caboche, vindrent par une manière assez impétueuse, en requérant «qu'ils vissent les articles, et qu'ils assembleroient sur iceux ceux de la ville, car la chose leur touchoit grandement.» Ausquels fut respondu «que le roy vouloit paix et qu'ils entendroient lire les articles, s'ils vouloient, mais qu'ils n'en auroient aucune copie.» Le lendemain, qui fut mercredy matin, ils s'assemblèrent en l'hostel de ville, jusques à bien mille personnes. Plusieurs y en avoit de divers quartiers, qui y estoient à bonne intention allés, pour contredire ausdits cabochiens. Dans ladite assemblée proposa un advocat en parlement, nommé maistre Jean Rapiot, bien notable nommé, qui avoit belle parole et haute. En sa proposition, il n'entendoit pas de rompre le bien de la paix et dit «que le prévost des marchands et les eschevins la vouloient». Mais les cabochiens dirent «qu'il estoit bon que préalablement, voire nécessaire, qu'on monstrat aux seigneurs d'Orléans, Bourbon et Alençon, et à leurs alliés, les mauvaisetiés et trahisons qu'ils avaient fait ou voulu faire, afin qu'ils cognussent quelle grâce on leur faisoit d'avoir paix à eux, et aussi qu'on leur montrast et lût les articles audit lieu.» Et les tenoit maistre Jean de Troyes en une feuille de papier en sa main: lors il fut par un de la ville dit «que la matière estoit grande et haute, et que le meilleur seroit que elle se délibérast par les quartiers, et que le lendemain, qui estoit jeudy, les quarteniers, qui estoient présens, assemblassent les quartiers, et que là pourroit-on lire ce que tenoit ledit de Troyes, au lieu où les assemblées des quartiers se faisoient.» Et après, tous ceux qui estoient présens, excepté ceux de la ligue dudit de Troyes, commencèrent à crier: «Par les quartiers!» Lors un de ceux de Sainct-Yons, qui estoit armé, et au bout du grand banc, va dire «qu'il le falloit faire promptement, et que la chose estoit hastive». Et lors derechef la plus grande partie des présens commença derechef à crier: «Par les quartiers!» L'un des Gois qui estoit armé dit hautement que «quiconque le voulust voir, il se feroit promptement audit lieu». Lors un charpentier du cimetière Saint-Jean, nommé Guillaume Cirace, qui estoit quartenier, se leva et dit «que la plus grande partie estoit d'opinion que il se fist par les quartiers, et que ainsi le falloit-il faire». Mais lesdits Sainct-Yons et les Gois bien arrogamment luy contredirent, en disant «que malgré son visage il se feroit en la place». Lequel Cirace d'un bon courage et visage va dire «que il se feroit par les quartiers, et que s'ils le vouloient empescher, il y avoit à Paris autant de frappeurs de coignées, que de assommeurs de boeufs ou vaches». Et lors les autres se turent, et demeura la conclusion qu'il se feroit par les quartiers, et s'en alla chacun en son hostel. Le jeudy matin maistre Jean de Troyes, qui estoit concierge du Palais et y demeuroit, fit grande diligence d'assembler les quarteniers de la cité au cloistre Sainct-Éloy, pour les induire à sa volonté; et estoient assemblés avant qu'on appellast advocats en parlement, où estoit ledit seigneur de Traignel, advocat du roy. Auquel lesdits quarteniers Guillaume d'Ancenne et Gervaisot de Merilles firent à sçavoir l'assemblée soudainement faite. Et s'en vint à Sainct-Éloy, et n'y sceut si tost venir, que ledit maistre Jean de Troyes n'eust commencé son sermon. Quand il vit ledit seigneur de Traignel il luy dit «qu'il fust le très-bien venu, et qu'il estoit bien joyeux de sa venue». Et tenoit ladite cédule, dont dessus est fait mention, en sa main, contenant merveilleuses choses contre lesdits seigneurs, non véritables, laquelle fut lue. Et demanda audit seigneur de Traignel, «qu'il lui en sembloit, et s'il n'estoit pas bon qu'on la montrast au roy et à ceux de son conseil, avant qu'on accordast aucunement les articles de la paix». Lequel de Traignel respondit «qu'il luy sembloit que puisqu'il plaisoit au roy que toutes les choses qui avoient été dites ou faites à ce temps passé fussent oubliées ou abolies, tant d'un costé que d'autre, sans que jamais en fust faite mention, que rien ne se devoit plus ramentevoir; et que les choses contenues en ladite cédule estoient toutes séditieuses et taillées d'empêcher le traité de paix, laquelle le peuple devoit désirer». Et sans plus demander à autres opinion aucune, tous à une voix dirent que «ledit seigneur disoit bien, et qu'il falloit avoir la paix,» en criant tous d'une voix: «La paix! la paix! et qu'on devoit déchirer ladite cédule que tenoit ledit de Troyes.» De faict elle luy fut ostée des mains, et mise en plus de cent pièces. Tantost par la ville fut divulgué ce qui avoit esté fait au quartier de la Cité, et tout le peuple des autres quartiers fut de semblable opinion, excepté les deux quartiers de devers les halles et l'hostel d'Artois, où estoit logé le duc de Bourgongne. Tantost après dîner, ledit Juvénal accompagné des principaux de la cité, tant d'église que autres, jusques au nombre de trente personnes, se mit en chemin pour aller à Sainct-Paul devers le roy. En y allant, plusieurs autres notables personnes de divers quartiers le suivirent, et trouvèrent le roy audit hostel, et en sa compagnée le duc de Bourgongne et autres ses alliés. Et en bref luy exposa ledit Juvénal leur venue, «en monstrant les maux qui estoient advenus par les divisions, et que la paix estoit nécessaire: et luy supplioient ses bons bourgeois de Paris qu'il voulust tellement entendre et faire que bonne paix et ferme fust faite. Et pour parvenir à ce, qu'il en voulust charger monseigneur de Guyenne, son fils». Le roy respondit en brief que leur requeste estoit raisonnable, et que c'estoit bien raison que ainsi fust fait». Lors le duc de Bourgongne dit audit seigneur de Traignel: «Juvénal, Juvénal, entendez-vous bien, ce n'est pas la manière de ainsi venir.» Et il luy respondit que «autrement on ne pouvoit venir à conclusion de paix, vues les manières que tenoient lesdits bouchers, et que autres fois il en avoit esté adverty, mais il n'y avoit voulu entendre». Après ces choses, ils s'en allèrent vers monseigneur le dauphin, duc de Guyenne, et se mit ledit seigneur à une fenestre accoudé; sur ses espaules estoit un des Sainct-Yons. Là luy furent dites les paroles qu'on avoit devant dites au roy. Lequel seigneur dit «qu'il vouloit la paix, et y entendroit de son pouvoir, et le monstreroit par effet». Si luy fut requis, pour éviter toutes doubtes, «qu'il mist la bastille de Sainct-Antoine en sa main et qu'il fit tant qu'il en eust les clefs». Pour laquelle chose il envoya vers le duc de Bourgongne, qui en avoit la garde, ou autres de par luy. Lequel envoya quérir ceux de ladite bastille et fit délivrer la place audit seigneur, lequel la bailla en garde à messire Regnaud d'Angennes, lequel depuis trois ou quatre jours avoit esté délivré de prison. Au surplus, il fut requis et supplié audit seigneur, «qu'il lui plus le lendemain matin, qui estoit vendredy, se mettre sus et chevaucher par la ville de Paris,» lequel promit de ainsi le faire. Et s'en retournèrent ledit seigneur de Traignel et ceux de sa compagnée. Et s'en retournant ils trouvèrent le recteur, accompagné d'aucuns de l'Université, qui alloit devers le roy et monseigneur de Guyenne, pour pareille cause. Lesquels y allèrent et eurent pareille response que dessus. Le peuple de Paris estoit jà tout esmeu à la paix: et estoient principalement aucuns qui se mettoient sus, c'est à sçavoir Pierre Oger vers Sainct-Germain de l'Auxerrois; Estienne de Bonpuis vers Saincte-Oportune, Guillaume Cirace au cimetière de Sainct-Jean et en la porte Baudeloier; et tous ceux de la cité en la compagnée dudit seigneur de Traignel, pour sçavoir ce qu'on auroit à faire. Le vendredy matin il alla ouyr messe à la Madeleine, qui est jouxte son hostel[143]. Et envoya querir le duc de Berry, et y alla, lequel duc luy demanda: «Qu'est cecy, Juvénal, que voulez faire, dites-moi ce que je ferai?» Par lequel fut respondu: «Monseigneur, passez la rivière, et faites mener vos chevaux autour, et allez à l'hostel de monseigneur de Guyenne, et luy dites qu'il monte à cheval et s'en vienne au long de la rue Sainct-Antoine vers le Louvre, et il délivrera messeigneurs les ducs de Bavière et de Bar. Et ne vous souciez: car aujourd'hui j'ay espérance en Dieu que tout se portera bien et que serez paisible capitaine de Paris: j'iray avec les autres, et nous rendrons tous à monseigneur le dauphin et à vous.» Lors ledit duc de Berry fit ce que dit est. Et ledit Juvénal s'en vint avec tous ceux de la cité à Sainct-Germain de l'Auxerrois, où estoit Pierre Oger, afin que ensemble ils fussent plus forts. Car les prévost des marchands et eschevins, les archers et arbalestriers de la ville, et tous les cabochiens, estoient assemblés en Grève, de mille à douze cens bien ordonnés, se doutant qu'on ne leur courust sus, prêts de se défendre. Le duc de Bourgongne faisoit grande diligence de rompre l'embusche dudit seigneur, laquelle estoit jà mise sus, et chevauchoit par la ville au long de la rue Sainct-Antoine. Quand il fut à la porte Baudés, ledit Juvénal, lui sixiesme seulement, prit le chemin à venir par devant Sainct-Jean en Grève, où il trouva belle et grande compagnée des autres, et passa par le milieu d'eux. En passant, Laurens Callot, neveu de maistre Jean de Troyes, prit maistre Jean, fils dudit Juvénal, par la bride de son cheval, et luy demanda «qu'ils feroient». Et il luy respondit: «Suivez-nous, avec monseigneur le dauphin, et vous ne pourrez faillir.» Et ainsi le firent, et prirent leur chemin par devers le pont de Notre-Dame, en allant par Chastellet, au long de la rivière. Et estoit jà monseigneur le dauphin devant le Louvre. Et avec luy estoient les ducs de Berry et de Bourgongne. Et délivra les ducs de Bavière et de Bar, qui se mirent en sa compagnée. Quand lesdits de Troyes et les cabochiens furent en une vallée sur la rivière, près de Sainct-Germain de l'Auxerrois, un nommé Gervaisot Dyonnis, tapissier, qui avoit en sa compagnée aucuns compagnons, vit et apperçeut ledit maistre Jean de Troyes qui luy avoit fait desplaisir; il tira son épée en disant: «Ribault traistre, à ce coup je t'auray.» Et tout soudainement on ne sceut ce que tous devinrent, car ils s'enfuirent. Et envoya-l'on demander audit Juvénal «si on iroit fermer les portes, afin qu'ils ne s'en allassent». Et il respondit «qu'on laissast tout ouvert, et s'en allast qui voudroit, et qui voudroit demeurer demeurast, et que on ne vouloit que paix et bon amour ensemble.» Mais ils s'en allèrent, et prirent de leurs biens ce qu'ils voulurent, et les emportèrent. Et prirent lesdits seigneurs leur chemin en Grève, où il y en avoit qui avoient grand desir de frapper sur le duc de Bourgongne, dont il se doutoit fort. Parquoy il envoya demander audit seigneur de Traignel, s'il avoit garde. Et il respondit que «non, et qu'il ne s'en doutast, et qu'ils mourroient tous avant que on luy fist desplaisir de sa personne.» Quand ils furent devant l'hostel de ville, ils descendirent, et montèrent en haut en une chambre lesdits seigneurs, les prévost des marchands et eschevins, et ledit seigneur de Traignel. Monseigneur le Dauphin dit audit seigneur de Traignel: «Juvénal, dites ce que nous avons à faire comme je vous ay dit.» Lors il commença à dire comme la ville avoit esté mal gouvernée, en récitant les maux qu'on y faisoit. Et dit au prévost des marchands, nommé Andriet de Pernon, «qu'il estoit bon preud'homme, et que ledit seigneur vouloit qu'il demeurast et aussi deux eschevins, et que lesdits de Troyes et du Belloy ne le seroient plus»; et au lieu d'eux on mit Guillaume Cirace et Gervaisot de Merilles; que monseigneur de Berry seroit capitaine de Paris; que monseigneur de Guyenne prendroit la Bastille de Sainct-Antoine en sa main, et y mettroit monseigneur de Bavière, son oncle, pour son lieutenant, et le duc de Bar seroit capitaine du Louvre. Lesquels deux seigneurs on venoit de délivrer de prison, et estoit commune renommée que le lendemain, qui estoit samedy, on leur devoit coupper les testes. Et au gouvernement de la prévosté de Paris messire Tanneguy du Chastel et messire Bertrand de Montauban, deux vaillans chevaliers. Depuis ledit messire Tanneguy eut seul la prévosté. Après ces choses ainsi faites, lesdits seigneurs et le peuple se départirent et allèrent prendre leur réfection. Or est une chose merveilleuse, que oncques après ladite mutation, ni en icelle faisant, il n'y eut aucune personne frappée, prise, ni pillée, ni oncques personne n'entra en maison. Toute l'après-disnée on chevauchoit librement par la ville, et estoit le peuple tout resjouy. [143] L'hôtel des Ursins. Le lendemain, qui fut samedy, le duc de Berry, comme capitaine, chevaucha par la ville, et le voyoit-on très-volontiers. Et disoient les gens que «c'étoit bien autre chevaucherie que celle de Jacqueville et des cabochiens». Le duc de Bourgongne n'estoit pas bien content, ni aucuns de ses gens: et le dimanche il disna de bonne heure, et s'en vint devers le roy à son disner, qui estoit comme en transes de sa maladie: ce jour il faisoit moult beau temps, et dit au roy, «que s'il lui plaisoit aller esbattre jusques vers le bois de Vincennes, qu'il y faisoit beau», et en fut le roy content: mais l'esbatement qu'il entendoit, c'estoit qu'il le vouloit emmener: or en vinrent les nouvelles audit seigneur de Traignel, lequel envoya tantost par la ville faire monter gens à cheval, et se trouvèrent promptement de quatre à cinq cents chevaux hors de la porte Sainct-Antoine. Et y estoit le duc de Bavière, auquel ledit seigneur de Traignel dit «qu'il allast devers le pont de Charenton,» et luy bailla maistre Arnaud de Marle, accompagné d'environ deux cens chevaux, lesquels allèrent: et ledit de Traignel alla tout droit vers le bois, là où il trouva le roy et le duc de Bourgongne. Et dit ledit Traignel au roy: «Sire, venez-vous-en en vostre bonne ville de Paris, le temps est bien chaud pour vous tenir sur les champs.» Dont le roy fut très-content, et se mit à retourner. Lors ledit duc de Bourgogne dit audit seigneur de Traignel: «Que ce n'estoit pas la manière de faire telles choses, et qu'il menoit le roy voler.» Auquel il respondit: «Qu'il le menoit trop loin voler, et qu'il voyoit bien que tous ses gens estoient housés: et si avoit ses trompettes qui avoient leurs instruments ès fourreaux;» et s'en retourna le roy à Paris. Et le trouva-l'on que véritablement il menoit le roy à Meaux, et plus outre. Le lendemain le duc de Bourgongne, voyant qu'il ne pouvoit venir à son intention, s'en alla bien soudainement de ladite ville. Dont les seigneurs et ceux de la ville furent bien desplaisans: car ils avoient bonne espérance que la paix se parferoit: que les seigneurs d'Orléans et autres viendroient à Paris, et que tous ensemble feroient tellement que jamais guerre n'y seroit: aucuns disoient que le duc de Bavière, frère de la reine, avoit laschement fait (puis qu'il avoit esté acertené, ainsi qu'il disoit, que le samedy on luy devoit coupper la teste) qu'il n'avoit tué le duc de Bourgongne soudainement, et s'en estre allé ensuite en Allemagne, et il n'en eut rien plus esté. Le samedy fut fait une grande assemblée à Sainct-Bernard de l'université de Paris. Là envoyèrent monseigneur de Guyenne, et les seigneurs, remercier l'Université de ce qui avoit esté fait et de ce qu'ils s'y estoient grandement et notablement conduits, en monstrant la grande affection que ils avoient eu au bien de la paix. Et firent ceux de ladite Université une bien notable procession à Sainct-Martin des Champs, et y eut du peuple beaucoup. Et fit un notable sermon maistre Jean Gerson, qui estoit un bien notable docteur en théologie, lequel prit son thème, _in pace in idipsum_, lequel il déduisit bien grandement et notablement, tellement que tous en furent très-contens. Il y eut mutation d'officiers faite par le roy en son grand conseil. Et fut esleu chancelier de France maistre Henry de Marie, premier président du parlement, et ledit seigneur de Traignel chancelier de monseigneur le Dauphin, et maistre Robert Mauger premier président, messire Tanneguy du Chastel seul prévost de Paris, et maistre Jean de Vailly président en parlement. Pour abréger, tous les officiers qui avoient esté ordonnés à la requeste de ceux qu'on nommoit cabochiens furent mués et ostés. Il y avoit un nommé Jean de Troyes, qui estoit seigneur de l'huis de fer à Paris, qui avoit esté bien extrême ès maux qui s'estoient faits au temps passé, lequel fut pris et mis en Chastellet; il confessa plusieurs très-mauvais cas que faisoient les bouchers et ceux de la ligue, comme meurtres secrets, pilleries et robberies, dont d'aucuns il avoit esté consentant. Et eut le col coupé ès halles. Et fut trouvé un roolle où estoient plusieurs notables gens tant de Paris, que de la cour du roy, et de la reyne, et des seigneurs. Et estoient signés en teste les uns T, les autres B, et les autres R. Desquels aucuns devoient estre tués. Et les eût on esté prendre de nuit en leurs maisons, faisant semblant de les mener en prison; mais on les eûst jetés en la rivière et fait mourir secrettement: ceux-là estoient signés en teste T. Les autres on les devoit bannir, et prendre leurs biens, et estoient signés B. Les autres qui devoient demeurer à Paris, mais on les devoit rançonner à grosses sommes d'argent, estoient signés en tête R. Et s'ils eussent plus régné, ils eussent mis leur mauvaise volonté à exécution. BATAILLE D'AZINCOURT. 25 octobre 1415. Henri V, roi d'Angleterre, était monté sur le trône en 1414. Le nouveau roi fit cesser l'anarchie qui avait existé pendant les règnes de Richard II et de Henri IV; devenu libre d'agir au dehors, il résolut de recommencer la guerre contre la France, que les discordes des Armagnacs et des Bourguignons avaient entièrement épuisée et désorganisée. Henri V fit, pour passer en France, les plus grands préparatifs, et sut tromper le gouvernement français par des négociations qu'il prolongea jusqu'au moment où il jugea à propos de les rompre et de débarquer à l'embouchure de la Seine. 1. _Récit de Monstrelet._ Comment Henri, roi d'Angleterre, fit grands préparations en son royaume pour venir en France; et des lettres qu'il envoya à Paris devers le roi de France. Or convient retourner en l'état et gouvernement de Henri, roi d'Angleterre, lequel, pour parfournir son entreprise à venir en France, comme dit est ailleurs, faisoit grands préparations, tant de gens comme d'habillemens de guerre, et tout faisoit tirer vers le passage de la mer, auprès de Hantonne. Et après le second jour d'août, que les trêves furent finées entre les deux royaumes de France et d'Angleterre, les Anglois de Calais et autres lieux de la frontière commencèrent à courir et dégâter le pays de Boulenois en divers lieux. Pour auxquels résister furent envoyés de par le roi de France le seigneur de Rambures, maître des arbalétriers, et le seigneur de Louroy avec cinq cents combattans pour défendre le pays sus dit. Et brefs jours ensuivant, le dessus dit roi Henri, qui avoit ses besognes prêtes pour passer en France, envoya un sien héraut, nommé Excestre, à Paris devers le roi de France, lui présenter unes lettres, desquelles la teneur s'ensuit: «A très noble prince Charles, notre cousin, adversaire de France, Henri, par la grâce de Dieu, roi d'Angleterre et de France. «A bailler à un chacun ce qui est sien est oeuvre d'inspiration et de sage conseil. Très noble prince, cousin et notre adversaire, jadis les nobles royaumes d'Angleterre et de France étoient en union, maintenant ils sont divisés. Et adonc ils avoient accoutumé d'eux exhausser en tout le monde par leurs glorieuses victoires; et étoit à iceux une seule vertu d'embellir et décorer la maison de Dieu, à laquelle appartient sainteté, et mettre paix ès régions de l'église, en mettant par leur bataille concordable heureusement les ennemis publics en leur sujétion. Mais, hélas! celle foi de lignage a perverti celle occision fraternelle, et Loth persécute Abraham par impulsion humaine; la gloire d'amour fraternelle est morte, et la dissence d'humaine condition, ancienne mère d'ire, est ressuscitée de mort à vie. Mais nous contestons le souverain jugé en conscience, qui n'est ployé et incliné par prière ou par dons, qu'à notre pouvoir les moyens de par pure amour nous avons procuré paix. Si ce non, nous laisserions par épée et par conseil le juste titre de notre héritage, au préjudice de notre anciennableté; car nous ne sommes pas tenus par si grand annulement de petit courage que nous ne veuillons combattre jusqu'à la mort pour justice. Mais l'autorité écrite au livre Deutéronome enseigne qu'en quelque cité que ly homs viendra pour icelle et impugner et combattre, premièrement il lui offre paix. Et jà soit ce que violence, ravisseresse de justice, a soustrait, et de longtemps, la noblesse de notre couronne et nos droits héritages, toutefois charité de par nous, en tant qu'elle a pu, a fait son devoir pour le recouvrer d'iceux et le remettre à l'état primerain. Et ainsi donc, par défaut de justice, nous pouvons avoir recours aux armes. Toutefois, afin que gloire soit témoin à notre conscience, maintenant et par personnelle requête en ce trépas de notre chemin, auquel nous traite icelle défaut de justice, nous enhortons és entrailles de Jésus-Christ ce qu'enhorte la perfection de la doctrine évangélique: ami, rends ce que tu dois, et il nous soit fait par la volonté de Dieu souverain. Et afin que le sang humain ne soit pas répandu, qui est créé selon Dieu, l'héritage est due restitution des droits cruellement soustraite, ou au moins des choses que nous instamment et tant de fois par nos ambassadeurs et messages demandons, et desquelles nous seulement fit être content la souveraine révérence d'icelui souverain Dieu et le bien de paix. Et nous, pour notre parti, en cause de mariage, étions incliné de lâcher et laisser 50,000 écus d'or à nous offerts, nous désirant plus la paix que l'avarice, et avions préélu iceux nos droits de patrimoine, que si grands nous ont laissés nos vénérables antécesseurs, avec notre très chère cousine Catherine, votre glorieuse fille, qui avec la pécune d'iniquité, multiplier mauvais trésor, et déshériter par honte et mauvais conseils la couronne de notre royaume, que Dieu ne veuille! «Donné sous notre scel privé, en notre châtel de Hantonne, au rivage de la mer, le cinquième jour du mois d'août.» Lesquelles lettres dessus dites, après que par le dit héraut eurent été présentées au roi de France, comme dit est, lui fut dit par aucuns à ce commis que le roi et son conseil avoient vu les lettres qu'il avoit apportées de son seigneur le roi d'Angleterre, sur lesquelles on auroit avis, et pourvoiroit le roi sur le contenu en icelles, en temps et en lieu comme bon lui sembleroit, et qu'il s'en allât quand lui plairoit devers son dessus dit seigneur le roi d'Angleterre. Comment le roi Henri vint à Hantonne; de la conspiration faite contre lui par ses gens; du siége qui fut mis à Harfleur, et de la reddition d'icelle ville. Ledit roi d'Angleterre venu au port de Hantonne avec tout son exercite, prêt pour passer la mer et venir en France, fut averti qu'aucuns grands seigneurs de son hôtel avoient fait conspiration à l'encontre de lui, veuillant remettre le comte de Marche, vrai successeur et héritier de feu le roi Richard, en possession du royaume d'Angleterre. Ce qui étoit véritable, car le comte de Cambrai et autres avoient conclu de prendre le dessus dit roi et ses frères, sur intention d'accomplir les besognes dessus dites. Si s'en découvrirent au comte de Marche, lequel le révéla au roi Henri, en lui disant qu'il avisât à son fait, ou il seroit trahi; et lui nomma les dits conspirateurs, lesquels le dessus dit roi fit tantôt prendre. Et bref ensuivant fit trancher les têtes à trois des principaux, c'est à savoir au comte de Cantbrie, frère au duc d'York, au seigneur de Scruppe, lequel couchoit toutes les nuits avec le roi, et au seigneur de Grez, et depuis en furent aucuns exécutés. Après lesquelles besognes, peu de jours ensuivant, le dit roi d'Angleterre et toute son armée montèrent en mer; et en grand diligence, et la vigile de l'Assomption Notre-Dame, par nuit, prirent port à un havre étant entre Harfleur et Honfleur, où l'eau de Seine chet en la mer. Et pouvoient être environ seize cents vaisseaux tous chargés de gens et habillements. Et prirent terre sans effusion de sang. Et après que tous furent descendus, le roi se logea à Graville en un prioré, et les ducs de Clarence et de Glocestre, ses frères; étoient assez près de lui le duc d'York et le comte d'Orset, ses oncles; l'évêque de Norwègue, le comte d'Exindorf, maréchal, les comtes de Warwick et de Kime, les seigneurs de Chamber, de Beaumont, de Villeby, de Trompantin, de Cornouaille, de Molquilat et plusieurs autres se logèrent où ils purent le mieux, et après assiégèrent très puissamment la ville de Harfleur, qui étoit la clé sur la mer de toute la Normandie. Et étoient en l'ost du roi environ six mille bassinets et vingt-quatre mille archers, sans les canonniers et autres usant de fronde et engins, dont ils avoient grand abondance. En laquelle ville de Harfleur étoient entrés avec ceux de la ville environ quatre cents hommes d'armes élus pour garder et défendre la dite ville; entre lesquels étoient le seigneur d'Estouteville, capitaine de la ville de par le roi, les seigneurs de Blainville, de Bacqueville, d'Hermanville, de Gaillart, de Bos, de Clerre, de Breton, de Adsanches, de Briauté, de Gaucourt, de l'Ile-Adam, et plusieurs vaillans chevaliers et écuyers, jusqu'au nombre dessus dit, résistant moult fort aux Anglois descendus à terre; mais rien n'y valut pour la très grand multitude et puissance. Et à peine purent-ils rentrer en leur dite ville; et ainçois que les dits Anglois descendissent à terre, iceux François ôtèrent la chaussée étant entre Moûtier-Villiers et la dite ville, pour empirer la voie, aux dits Anglois, et mirent les pierres en leur ville. Néanmoins les dits Anglois, vaguant par le pays, prirent et amenèrent plusieurs prisonniers et proies, et assirent leurs gros engins ès lieux plus convenables entour de ladite ville, et prestement icelle moult travaillèrent par grosses pierres et dommageant les murs. D'autre part, ceux de ladite ville moult fort se défendoient d'engins et d'arbalètes, occisant plusieurs des dits Anglois. Et sont à la dite ville tant seulement deux portes, c'est à savoir la porte Calcinences et la porte Moûtier-Villiers, par lesquelles ils faisoient souvent grands envahies sur les dits Anglois, et les Anglois fort se défendoient. Icelle ville étoit moult forte de murs et tours moult épaisses, fermée de toutes parts et ayant grands et profonds fossés. Adonc advint aux dits assiégés male aventure; car les chariots chargés de poudre à canon, envoyés à iceux par le roi de France, furent rencontrés et pris des dits assiégeans. Durant lequel temps furent envoyés de par le roi de France à Rouen et en la frontière contre les dits Anglois, atout grand nombre de gens d'armes, le connétable, le maréchal Boucicaut, le sénéchal de Hainaut, le seigneur de Ligny, le seigneur de Hamède, messire Clignet de Brabant et plusieurs autres capitaines, lesquels atout leurs gens très diligemment gardèrent le pays; et tant qu'iceux Anglois, en tant qu'ils étoient au dit siége de Hanfleur, ne prirent aucune ville ou forteresse sur leurs adversaires; jà soit ce qu'à ce faire missent grand peine par plusieurs fois, et chevauchoient très souvent à grand puissance sur le plat pays pour querir vivres, et aussi pour rencontrer les François leurs ennemis. Auquel pays firent de très grands dommages, et ramenoient souvent à leur ost grands proies. Toutefois, par le moyen de ce que les dits François les gardoient de si près, eurent assez de disettes de vivres. Avecque ce, ceux qu'ils avoient apportés de leur pays furent en la plus grand' partie gatés de l'air de la mer; et avecque ce se férit entre eux maladie de cours de ventre, dont il en mourut bien deux mille ou plus, entre lesquels furent les principaux le comte de Stafford, l'évêque de Norwègue, les seigneurs de Beaumont, de Trompenton, Morisse Brunel, avec plusieurs autres nobles. Néanmoins le dit roi d'Angleterre, en grand diligence et labeur, persévéra toujours en son siége; et fit faire trois mines par dessous la muraille qui étoient prêtes pour effondrer. Et avec ce fit par ses engins confondre et abattre grand partie des portes, tours et murs d'icelle ville; par quoi finablement les assiégés, sachant qu'ils étoient tous les jours en péril d'être pris de force, se rendirent au dit roi anglois et se mirent à sa volonté, au cas qu'ils n'auroient secours dedans trois jours ensuivant; et sur ce baillèrent leurs otages, moyennant qu'ils auroient leurs vies sauves et seroient quittes pour payer finances. Si envoyèrent tantôt le seigneur de Bacqueville et aucuns autres devers le roi de France et le duc d'Aquitaine, qui étoit à Vernon-sur-Seine; à eux noncer leur état et nécessité, en suppliant qu'il leur voulsît bailler secours devant trois jours dessus dits, ou autrement il perdroit sa ville et ceux qui étoient dedans; mais à bref dire il leur fut répondu que la puissance du roi n'étoit pas assemblée ni prête pour bailler le dit secours hâtivement. Et sur ce s'en retourna le dit seigneur de Bacqueville à Harfleur, laquelle fut mise en la main du roi d'Angleterre le jour Saint-Maurice, à la grand et piteuse déplaisance de tous les habitants, et aussi des François, car, comme dit est dessus, c'étoit le souverain port de toute la duché de Normandie. Comment le roi de France fit grand assemblée de gens d'armes par tout son royaume, pour résister à l'encontre du roi Henri, et des mandements qu'il envoya pour ce faire. Après qu'il fut venu à la connoissance du roi de France, de ses princes et de son grand conseil comment la ville de Harfleur étoit rendue en la main de son adversaire le roi d'Angleterre, doutant que celui roi voulsît derechef faire autres entreprises sur son royaume, afin d'y résister, fit mander par tous ses pays la plus grand puissance de gens d'armes qu'il put finer. Et pour ce faire envoya à tous ses baillis et sénéchaux ses mandements royaux contenant entre les autres choses comment il avoit envoyé par avant ses ambassadeurs devers le dit roi d'Angleterre en son pays lui offrir sa fille en mariage avec terres et grands finances pour venir à paix, laquelle il n'avoit pu trouver; mais de fait icelui roi d'Angleterre l'étoit venu envahir en son pays et assiéger la dite ville de Harfleur et la conquerre, dont il étoit moult déplaisant; et pour ce requéroit bien instamment à tous ses vassaux et sujets que sans délai le voulsissent aller servir. Et mêmement manda en Picardie, par ses lettres closes, aux seigneurs de Croy, de Waurin, de Fosseux, de Créquy, de Helchin, de Brimeu, de Mammez, de la Viefville, de Beaufort, d'Inchy, de Noyelle, de Neufville et autres nobles, que incontinent le vinssent servir avec toute leur puissance, sur tant qu'ils doutoient à encourir son indignation, et qu'ils allassent devers le duc d'Aquitaine, son fils, lequel il avoit commis chef et capitaine général de tout son royaume. Lesquels seigneurs de Picardie délayèrent à y aller, pource que le duc de Bourgogne leur avoit mandé et écrit et à tous ses sujets qu'ils fussent prêts pour aller avec lui quand il les manderoit, et n'allassent à quelque mandement d'autre seigneur, de quelque état qu'il fût. Et pource que les dessus dits gens d'armes ne se hâtoient pas assez pour aller servir le roi, furent derechef publiés nouveaux mandements, dont la teneur s'ensuit: «Charles, par la grâce de Dieu, roi de France, au bailli d'Amiens ou à son lieutenant, salut. «Comme par nos autres lettres nous vous eussions mandé faire commandement par proclamations et publications par tout votre bailliage à tous nobles et autres ayant puissance et coutume d'eux armer, et à tous autres gens de guerre et de trait demeurant en votre dit bailliage et ès mettes d'icelui qu'ils fussent appareillés et venissent hâtivement devers nous et notre très cher et très aimé fils le duc d'Aquitaine, notre lieutenant et capitaine général, car jà pieça que nous partîmes à aller contre notre adversaire d'Angleterre, qui adonc étoit descendu en moult grand puissance de gens d'armes et de trait et maints habillements de guerre en notre pays de Normandie, auquel pays après ils se tinrent à siége devant notre ville de Harfleur, laquelle, par négligence ou remanance ou retardement que vous et autres avez fait d'exécuter nos dites lettres, et par défaut de secours et aide, il convient que nos nobles et bons et loyaux sujets étant en icelle, nonobstant très grand et très notable défense qu'ils firent, et que plus ne pouvoient résister à l'oppression et à la force des dits nos ennemis, rendirent à iceux la ville par violence; et pource qu'il touche à chacun de nos sujets la conservation et défense de notre domination, nous qui avons délibéré et du tout conclu de ravoir et recouvrer par puissance notre dite ville, et combattre et débouter de notre royaume notre dit adversaire et sa puissance, à sa grande confusion, à l'aide de Dieu et de la benoite Vierge Marie et de nos bons, vrais et loyaux parents et sujets, desquels de présent nous requérons l'aide et secours: vous mandons, et le plus expressément que faire pouvons, enjoignons et commandons, en commettant par ces présentes, que sur la foi et loyauté que nous devez, et sur tout ce que vous pouvez forfaire envers nous, que derechef, incontinent vues ces présentes, vous fassiez commandement à tous autres de votre dit bailliage, à leurs personnes, à leurs hôtels et domiciles, et à toutes gens qui ont accoutumé d'eux armer et servir guerre, et aux autres ayant puissance d'eux armer, par proclamations solennelles ès bonnes villes et autres lieux èsquels en votre dit bailliage on a acccoutumé de faire proclamations, tant et si souvent qu'aucun ne puisse prétendre ignorance, que sur peine d'être réputé pour inobédients et de forfaire corps et biens iceux, incontinent après les dites proclamations, publications et commandements, viennent armés et suffisamment habillés, et iceux qui ne pourroient venir pour trop grand' vieillesse, débilité, infirmité ou jeunesse, qu'ils envoient personnes suffisantes, armés et habillés chacun selon sa puissance, devers nous et notre dit fils; et à ce faire vous les contraigniez par la caption de leurs biens, en mettant en leurs maisons mangeurs à leurs dépens, et par toutes autres voies et manières qu'en tels cas est accoutumé de faire, pour nous aider à combattre notre dit adversaire et sa puissance, et à débouter hors de notre dit royaume à sa grand confusion, comme dit est. «Et néanmoins ces choses signifiées aux bourgeois et habitants des bonnes villes de votre bailliage, en commandant à iceux et requérant de par nous que tous les engins, canons et artilleries qu'ils ont, et dont maintenant ils n'ont point besoin, ils, sans délai, envoient pour nous aider en ce que dit est, lesquels nous leur ferons rendre et restituer; et en ce vous procédiez par si grand diligence que par vous plus nuls inconvéniens n'en puissent ensuivre à nous, à notre domination et sujets. Sachant que si aucunes choses par votre défaut s'ensuivoient, que Dieu ne veuille! nous de ce nous ferions si grièvement punir que ce seroit exemple à tous autres. Mandons et commandons à tous nos justiciers, officiers et sujets qu'à vous et à vos commis en cette partie obéissent et entendent diligemment; et de la réception de ces présentes renvoyez certification à nos amés et loyaux les gens de nos comptes à Paris, pour valoir en temps et en lieu. «Donné à Meulan, le vingtième jour du mois de septembre l'an de grâce mil quatre cent et quinze, et de notre règne le trente-six. «Ainsi signé par le roi et son conseil.» Après lequel mandement publié à Paris, Amiens et autres lieux du royaume, le roi envoya devers les ducs d'Orléans et de Bourgogne ses ambassadeurs eux requerre bien acertes que chacun d'eux lui voulsît envoyer cinq cents bassinets. Le dit duc d'Orléans fut content d'envoyer; mais depuis y alla lui-même avec toute sa puissance. Et le duc de Bourgogne fit réponse que point n'y enverroit ses gens, mais iroit en propre personne avec tous ceux de ses pays servir le roi; néanmoins, par aucune attargation qui survint entre eux, n'y alla pas, mais grand partie de ses gens se mirent sus et y allèrent. Comment le roi d'Angleterre entra dedans Harfleur; des ordonnances qu'il y fit; du voyage qu'il entreprit à venir à Calais, et du gouvernement des François. Or est vrai qu'après le traité fait et conclu entre le roi d'Angleterre et ceux de la ville de Harfleur, comme dit est, et que les portes furent ouvertes et ses commis entrés dedans, icelui roi à entrer en la porte descendit de dessus son cheval et se fit déchausser; et en tel état s'en alla jusqu'à l'église Saint-Martin, parrochiale d'icelle ville; et là fit son oraison très dévotement, en regraciant son créateur de sa bonne fortune. Et après ce qu'il eut ce fait, fit prisonniers tous les nobles et gens de guerre qui étoient léans, et depuis, bref ensuivant, les fit mettre hors de la ville, grand partie vêtus de leurs pourpoints tant seulement, moyennant qu'ils furent mis tout par nom et surnom en écrit; et jurèrent sur leur foi d'eux rendre prisonniers en la ville de Calais, dedans la Saint-Martin d'hiver prochain ensuivant. Et sur ce se partirent. Et pareillement furent mis prisonniers grand partie des bourgeois de la ville; et fallut qu'ils se rachetassent de grand finance; et avec ce furent boutés dehors la plus grand partie des femmes avec leurs enfants; et leur bailloit-on au partir à chacune cinq sous et une partie de leurs vêtements. Si étoit piteuse chose de voir les regrets que faisoient iceux habitans, délaissant ainsi leur ville avec leurs biens. En outre furent licenciés tous les prêtres et gens d'église. Et quant est des biens qui là furent trouvés, il en y avoit sans nombre, lesquels demeurèrent au dit roi, et les fit départir selon son bon plaisir. Toutefois deux tours qui étoient sur la mer moult fortes se tinrent environ dix jours, depuis la rendition de la ville, et après se rendirent comme les autres. En après, le dit roi anglois envoya en Angleterre, par Calais, grand partie de son ost, menant par navire grands dépouilles de prisonniers et engins, en laquelle compagnie étoit principal capitaine son frère le duc de Clarence et le comte de Warwick. Et le dit roi fit réparer les murs et fossés de la dite ville de Harfleur, et puis y mit garnison de ses Anglois, cinq cens hommes d'armes et mille archers, desquels étoit capitaine sire Jean Le Blond, chevalier, et avecque ce y mit grand provision de vivres et habillemens de guerre. Après, en la fin de quinze jours, se partit le dit roi de la ville de Harfleur, veuillant aller à Calais accompagné de deux mille hommes d'armes et treize mille archers ou environ, avecque grand nombre d'autres gens, et s'en alla loger à Fauville et ès lieux voisins. Après, en trépassant le pays de Caux, vint vers le comté d'Eu. Et fut vrai que les coureurs des dits Anglois vinrent devant la ville d'Eu, dedans laquelle étoient plusieurs François qui saillirent à rencontre d'eux, entre lesquels étoit un très vaillant homme d'armes nommé Lancelot Pierres, lequel, courant contre un Anglois, de fer de lance fut féru par entre deux lames au travers du ventre, dont en la fin en mourut; et depuis qu'il fut navré à mort, tua le dit Anglois. Pour laquelle mort du dessus dit Lancelot furent le comte d'Eu et plusieurs autres François très ennuyés. Et de là, icelui roi d'Angleterre, trépassant le Vimeu, avoit volonté de passer la rivière de Somme à la Blanche Tache, où jadis passa son aïeul Edouard, roi d'Angleterre, quand il gagna la bataille de Crécy contre le roi Philippe de Valois; mais, pour tant que les François à grand puissance gardoient le dit passage, comme il fut averti par les dits coureurs, reprit son chemin, tirant vers Araines, embrasant et ardant plusieurs villes, prenant hommes et emmenant grands proies. Et le dimanche treizième jour d'octobre fut logé à Bailleul en Vimeu. Et de là passant pays, envoya grand nombre de ses gens pour gagner le passage du pont de Remy; mais les seigneurs de Gaucourt et du pont de Remy avec ses enfants et grand nombre de gens d'armes défendirent bien et roidement le dit passage contre iceux Anglois; pour quoi le roi d'Angleterre, non pouvant passer, s'en alla loger à Hangest-sur-Somme et ès villages à l'environ. Et adonc étoient à Abbeville messire Charles d'Albret, connétable de France, le maréchal Boucicaut, le comte de Vendôme, grand-maître-d'hôtel du roi, le seigneur de Dampierre, soi disant amiral de France, le duc d'Alençon et le comte de Richemont avec autre grand et notable chevalerie, lesquels, oyant les nouvelles du chemin que tenoit le roi d'Angleterre, se départirent et allèrent à Corbie et de là à Péronne, toujours leurs gens sur le pays assez près d'eux, contendant garder tous les passages de l'eau de Somme contre les dits Anglois. Et le dit roi d'Angleterre de Hangest s'en alla passer au Pont-Audemer et par devant la ville d'Amiens, s'en alla loger à Boves et après à Harbonnières, Vauviller, Bauviller. Et toujours les dits François côtoyoient par l'autre lez de la Somme. Finablement le roi d'Angleterre passa l'eau de la Somme le lendemain de la Saint-Luc, par le passage de Voyenne et de Béthencourt, lesquels passages n'avoient pas été rompus par ceux de Saint-Quentin, comme il leur avoit été enjoint de par le roi de France. Et alla le dit roi d'Angleterre loger à Mouchy-la-Gache et vers la rivière de Miraumont; et les seigneurs de France et tous les François se tirèrent à Bapaume et au pays à l'environ. Comment le roi de France et plusieurs de ses princes étant avec lui à Rouen conclurent en conseil que le roi d'Angleterre seroit combattu. Durant le temps dessus dit, le roi de France et le duc d'Aquitaine vinrent à Rouen, auquel lieu, le vingtième jour d'octobre, fut tenu un conseil pour savoir ce qui étoit à faire contre le roi d'Angleterre. Auquel lieu furent présents le roi Louis, les ducs de Berry et de Bretagne, le comte de Ponthieu, mainsné fils du roi, les chanceliers de France et d'Aquitaine et plusieurs autres notables conseillers, jusqu'au nombre de trente-cinq; lesquels, après que plusieurs choses en présence du roi eurent été pourparlées et débattues sur cette matière, fut en la fin conclu par trente conseillers du nombre dessus dit que le roi d'Angleterre et sa puissance seroient combattus; et les cinq, pour plusieurs raisons, conseilloient pour le meilleur à leur avis qu'on ne les combattît pas au jour nommé; mais en la fin fut tenue l'opinion de la plus grand partie. Et incontinent le roi manda détroitement à son connétable, par ses lettres, et à ses autres officiers, que tantôt se missent tous ensemble avec toute la puissance qu'ils pourraient avoir et combattissent le dit roi d'Angleterre et les siens. Et lors après ce fut hâtivement divulgué par toute France que tous nobles hommes accoutumés de porter armes, veuillant avoir honneur, allassent nuit et jour devers le connétable où qu'il fût. Et mêmement Louis, duc d'Aquitaine, avoit grand désir d'y aller, nonobstant que par le roi, son père, lui eût été défendu; mais par le moyen du roi Louis de Sicile et du duc de Berry il fut attargé de non y aller. Et adonc tous seigneurs en grand diligence se tirèrent tous ensemble devers le dit connétable, lequel approchant le pays d'Artois envoya devers le comte de Charolois, seul fils du duc de Bourgogne, le seigneur de Montgoguier, pour lui certifier la conclusion qui étoit prise de combattre les Anglois, en lui requérant bien affectueusement de par le roi et le dit connétable qu'il voulsît être à icelle journée. Lequel de Montgoguier le trouva à Arras, et fut de lui et de ses seigneurs très honorablement reçu. Et après qu'il eut exposé la cause de sa venue au dit comte de Charolois, présent son grand conseil, lui fut répondu par les seigneurs de Roubaix et de la Viefville, qui étoient avec lui ses principaux gouverneurs, que sur sa requête il feroit si bonne intelligence qu'il appartiendroit, et sur ce se partit. Toutefois, jà soit ce que le dessus dit comte de Charolois désirât de tout son coeur d'être à combattre les dits Anglois, et aussi que les dits gouverneurs lui donnassent à entendre qu'il y seroit, néanmoins leur étoit défendu expressément de par le duc Jean de Bourgogne, son père, et sur tant qu'ils pouvoient méprendre envers lui, qu'ils gardassent bien qu'il n'y allât pas. Et pour cette cause, afin de l'éloigner, le menèrent de ladite ville d'Arras à Aire. Auquel lieu furent derechef envoyés de par le connétable aucuns seigneurs et Montjoie, roi d'armes du roi de France, pour faire pareilles requêtes au dit comte de Charolois comme les devant dits. Mais à bref dire fut la besogne toutefois attargée par les dessus dits gouverneurs; et mêmement trouvèrent manière de le tenir dedans le châtel d'Aire le plus coyment et secrètement qu'ils purent faire, afin que pas il ne fût averti des nouvelles ni du jour de la dite bataille. Et entre-temps la plus grand partie des gens de son hôtel, qui savoient bien les besognes approchées, se partirent coyment et secrètement sans son su, et s'en altèrent secrètement avec les François pour être à la dite journée et combattre les dits Anglois. Et demeurèrent avec le dit comte de Charolois le jeune seigneur d'Antoing et ses gouverneurs dessus dits. Lesquels en la fin, pour l'apaiser, lui déclarèrent la défense de non le laisser aller à icelle besogne, ce qu'il ne prit pas bien en gré; et comme je fus informé, pour la déplaisance qu'il en eut se retrahit en sa chambre très fort pleurant. Or, convient retourner au roi d'Angleterre, lequel de Mouchy-la-Gache, où il étoit logé, comme dit est dessus, se tira par devers Encre, et alla loger en un village nommé Forceville, et ses gens se logèrent à Acheu et ès villes voisines. Et le lendemain, qui étoit le mercredi, chevaucha par emprès Lucheu, et alla loger à Bouviers-l'Ecaillon; et le duc d'York, son oncle, menant l'avant-garde, se logea à Frémont sur la rivière de Canche. Et est vrai que pour cette nuit les dits Anglois furent bien logés en sept ou huit villages en l'éparse. Toutefois, ils n'eurent nuls empêchements, car les François étoient allés pour être au-devant d'iceux Anglois vers Saint-Pol et sur la rivière d'Anjain. Et le jeudi, le dessus dit roi d'Angleterre de Bouviers se délogea; et puis, chevauchant en moult belle ordonnance, alla jusqu'à Blangy, auquel lieu, quand il eut passé l'eau et qu'il fut sur la montagne, ses coureurs commencèrent à voir de toutes parts les François venant par grands compagnies de gens d'armes, pour aller loger à Roussauville et à Azincourt, afin d'être au-devant des dits Anglois pour le lendemain les combattre. Et ce propre jeudi, vers le vêpre, à aucunes courses fut Philippe, comte de Nevers, fait nouveau chevalier par la main de Boucicaut, maréchal de France, et avecque lui plusieurs autres grands seigneurs. Et assez tôt après arriva le dit connétable assez près du dit Azincourt; auquel lieu avec lui se rassemblèrent tous les François en un seul ost; et là se logèrent tous à pleins champs, chacun au plus près de sa bannière; sinon aucunes gens de petit état, qui se logèrent ès villages au plus près de là. Et le roi d'Angleterre avec tous ses Anglois se logea en un petit village nommé Maisoncelles, à trois traits d'arc ou environ des François. Lesquels François, avec tous les autres officiers royaux, c'est à savoir le connétable, le maréchal Boucicaut, le seigneur de Dampierre et messire Clignet de Brabant, tous deux se nommant amiraux de France, le seigneur de Rambures, maître des arbalétriers, et plusieurs princes, barons et chevaliers, fichèrent leurs bannières en grand liesse, avec la bannière royale du dit connétable, au champ par eux avisé et situé en la comté de Saint-Pol, au territoire d'Azincourt, par lequel le lendemain devoient passer les Anglois pour aller à Calais; et firent celle nuit moult grands feux, chacun au plus près de la bannière sous laquelle ils devoient l'endemain combattre. Et jà soit ce que les François fussent bien cent cinquante mille chevaucheurs, et grand nombre de chars et charrettes, canons, ribaudequins et autres habillemens de guerre, néanmoins si avoient-ils peu d'instrumens de musique pour eux réjouir; et à peine hennissoient nuls de leurs chevaux toute la nuit; dont plusieurs avoient grand merveille, disant que c'étoit signe de chose à venir. Et les dits Anglois en toute celle nuit sonnèrent leurs trompettes et plusieurs manières d'instrumens de musique, tellement que toute la terre entour d'eux retentissoit par leurs sons, nonobstant qu'ils fussent moult lassés et travaillés de faim, de froid et autres mésaises, faisant paix avecque Dieu, confessant leurs péchés, en pleurs, et prenant plusieurs d'iceux le corps de Notre-Seigneur; car le lendemain, sans faillir, attendoient la mort, comme depuis il fut relaté par aucuns prisonniers. Et fut vrai que le duc d'Orléans en cette nuit manda le comte de Richemont, qui menoit les gens du duc d'Aquitaine et les Bretons; et eux assemblés, jusqu'à deux mille bassinets et gens de trait, allèrent jusqu'assez près du logis des Anglois. Lesquels, doutant que les François ne les voulsissent envahir, se mirent tous en ordonnance dehors les haies en bataille, et commencèrent à traire l'un contre l'autre. Adonc fut le duc d'Orléans fait chevalier, et avec lui plusieurs autres. Après laquelle entreprise les dits François retournèrent en leur logis; et pour cette nuit ne fut fait autre chose entre icelles parties. Durant lequel temps le duc de Bretagne vint de Rouen à Amiens, atout six mille combattants, pour être en l'aide des François, s'ils eussent attendu jusqu'au samedi. Et pareillement le seigneur de Longny, maréchal de France, venant en l'aide des dits François atout six cens hommes d'armes, coucha ce dit jour à six lieues près de l'ost; et le lendemain se partit très matin pour y cuider venir. Comment les François et Anglois s'assemblèrent à batailler l'un contre l'autre, auprès d'Azincourt, en la comté de Saint-Pol, et obtinrent les dits Anglois la journée. En après, le lendemain, qui fut le vendredi vingt-cinquième jour du mois d'octobre mil quatre cent et quinze, les François, c'est à savoir le connétable et tous les autres officiers du roi, les ducs d'Orléans, de Bourbon, de Bar et d'Alençon, les comtes de Nevers, d'Eu, de Richemont, de Vendôme, de Marle, de Vaudemont, de Blamont, de Salm, de Grand-Pré, de Roussy, de Dammartin, et généralement tous les autres nobles et gens de guerre s'armèrent et issirent hors de leurs logis. Et adonc, par le conseil du connétable et aucuns sages du conseil du roi de France, fut ordonné à faire trois batailles, c'est à savoir avant-garde, bataille et arrière-garde. En laquelle avant-garde furent mis environ huit mille bassinets, chevaliers et écuyers, quatre mille archers et quinze cens arbalétriers. Laquelle avant-garde conduisoit le dit connétable, et avec lui les ducs d'Orléans et de Bourbon, les comtes d'Eu et Richemont, le maréchal Boucicaut, le maître des arbalétriers, le seigneur de Dampierre, amiral de France, messire Guichard Dauphin, et aucuns autres capitaines. Le comte de Vendôme, et aucuns autres officiers du roi, atout seize cens hommes d'armes, fut ordonné faire une aile pour férir les dits Anglois de côté; et l'autre aile conduisoient messire Clignet de Brabant, amiral de France, et messire Louis Bourdon, atout huit cens hommes d'armes de cheval, gens d'élite, avec lesquels étoient, pour rompre le trait d'iceux Anglois, messire Guillaume de Saveuse, Hector et Philippe, ses frères, Ferry de Mailly, Aliaume de Gapaumes, Alain de Vendôme, Lamont de Launoy et plusieurs autres, jusqu'au nombre dessus dit. Et en la bataille furent ordonnés autant de chevaliers et écuyers, et gens de trait, comme en l'avant-garde; desquels étoient conduiseurs les ducs de Bar et d'Alençon, les comtes de Nevers, de Vaudemont, de Blamont, de Salm, de Grand-Pré et de Roussy. Et en l'arrière-garde étoit tout le surplus des gens d'armes, lesquels conduisoient les comtes de Marle, de Dammartin, de Fauquembergue et le seigneur de Launoy, capitaine d'Ardres, qui avoit amené ceux des frontières de Boulenois. Et après que toutes les batailles dessus dites furent mises en ordonnance, comme dit est, c'étoit grand noblesse de les voir. Et, comme on pouvoit estimer à la vue du monde, étoient bien en nombre six fois autant que les Anglois. Et lorsque ce fut fait, les dits François séoient par compagnies divisées, chacun au plus près de sa bannière, attendant la venue des dits Anglois, en eux repaissant, et aussi faisant l'un avec l'autre paix et union ensemble des haines, noises et dissensions qu'ils pouvoient avoir eues, en temps passé les uns contre les autres. Et furent en ce point jusque entre neuf et dix heures du matin, tenant iceux François pour certain, vu la grand multitude qu'ils étoient, que les Anglois ne pourroient échapper de leurs mains. Toutefois y en avoit plusieurs des plus sages qui moult doutoient et craignoient à les combattre en bataille réglée. Pareillement les dits Anglois, ce vendredi au matin, voyant que les François ne les approchoient pas pour les envahir, burent et mangèrent; et après, appelant la divine aide contre iceux François qui les dépitoient, se délogèrent de la dite ville de Maisoncelles; et allèrent aucuns de leurs coureurs par derrière la ville d'Azincourt, où ils ne trouvèrent nuls gens d'armes; et, pour effrayer les dits François, embrasèrent une grange et maison de la prioré Saint-Georges de Hesdin. Et d'autre part, envoya le dit roi anglois environ deux cens archers par derrière son ost, afin qu'ils ne fussent pas aperçus des dits François; et entrèrent secrètement à Tramecourt, dedans un pré assez près de l'avant-garde d'iceux François; et là se tinrent tout coyment jusqu'à tant qu'il fût temps de traire; et tous les autres Anglois demeurèrent avec leur roi. Lequel tantôt fit ordonner sa bataille par un chevalier chenu de vieillesse, nommé Thomas Epinhen, mettant les archers au front devant, et puis les gens d'armes; et après fit ainsi comme deux ailes de gens d'armes et archers; et les chevaux et bagages furent mis derrière l'ost. Lesquels archers fichèrent devant eux chacun un pieu aiguisé à deux bouts. Icelui Thomas enhorta à tous généralement, de par ledit roi d'Angleterre, qu'ils combattissent vigoureusement pour garantir leurs vies; et ainsi chevauchant lui troisième par-devant la dite bataille, après qu'il eut fait les dites ordonnances, jeta en haut un bâton qu'il tenoit en sa main en disant: _Ne strecke[144]!_ et descendit à pied comme étoit le roi, et tous les autres; et au jeter le dit bâton, tous les Anglois soudainement firent une très grand huée, dont grandement s'émerveillèrent les François. [144] Hollingshed dit que le jet de ce bâton était le signal pour que les archers commençassent la bataille. Il est donc présumable qu'au lieu de _ne strecke_, qui ne signifie rien, ni en français ni en anglais, il faut lire _now, strike_, qui signifie _maintenant, frappez_. Le sens est raisonnable, et la ressemblance des sons aura pu tromper des copistes qui ne savaient pas la langue. (_Note de M. Buchon._) Et quand les dits Anglois virent que les François ne les approchoient, ils allèrent devers eux tout bellement par ordonnance; et derechef firent un très grand cri en arrêtant et reprenant leur haleine. Et adonc les dessus dits archers abscons au dit pré tirèrent vigoureusement sur les François, en élevant, comme les autres, grand huée; et incontinent les dits Anglois approchant les François, premièrement leurs archers, dont il y en avoit bien treize mille, commencèrent à tirer à la volée contre iceux François, d'aussi loin qu'il pouvoient tirer de toute leur puissance; desquels archers la plus grand partie étoient sans armures en leurs pourpoints, leurs chausses avalées, ayant haches pendues à leurs courroies ou épées; et si en y avoit aucuns tout nu-pieds et sans chaperon. Les princes étant avec le dit roi d'Angleterre étoient son frère le duc de Glocestre, le duc d'York, son oncle, les comtes Dorset, d'Oxinforde et de Suffort, le comte Maréchal et le comte de Kent, les seigneurs de Chamber, de Beaumont, de Villeby et de Cornouaille, et de plusieurs autres notables barons et chevaliers d'Angleterre. En après, les François, voyant iceux Anglois venir devers eux, se mirent en ordonnance chacun dessous sa bannière, ayant le bassinet au chef; toutefois ils furent admonestés par le dit connétable et aucuns autres princes à confesser leurs péchés en vraie contrition, et enhortés à bien et hardiment combattre, comme avoient été les dits Anglois. Et là les Anglois sonnèrent fort leurs trompettes à l'approcher; et les François commencèrent à incliner leurs chefs, afin que les traits n'entrassent en les visières de leurs bassinets, et ainsi allèrent un petit à l'encontre d'eux et les firent un peu reculer; mais avant qu'ils pussent aborder ensemble, il y eut moult de François empêchés et navrés par le trait des dits archers anglois. Et quand ils furent venus, comme dit est, jusqu'à eux, ils étoient si bien et près serrés l'un de l'autre qu'ils ne pouvoient lever leurs bras pour férir sur leurs ennemis, sinon aucuns qui étoient au front devant, lesquels les boutèrent de leurs lances, qu'ils avoient coupées par le milieu afin qu'elles fussent plus fortes et qu'ils pussent approcher de plus près les dits Anglois. Et ceux qui devoient rompre les dits archers, c'est à savoir messire Clignet de Brabant et les autres avec lui, qui devoient être huit cens hommes d'armes, ne furent que sept vingts qui s'efforçassent de passer parmi les dits Anglois. Et fut vrai que messire Guillaume de Saveuse, qui étoit ordonné à cheval comme les autres, se dérangea tout seul devant ses compagnons à cheval, cuidant qu'ils le dussent suivre, et alla frapper dedans les dits archers; et là incontinent fut tiré jus de son cheval et mis à mort. Les autres, pour la plus grand partie, atout leurs chevaux, pour la force et doute du trait, redondèrent parmi l'avant-garde des dits François, auxquels ils firent de grands empêchements, et les dérompirent en plusieurs lieux, et firent reculer en terres nouvelles parsemées, car leurs chevaux étoient tellement navrés du trait des archers anglois qu'ils ne les pouvoient tenir ni gouverner; et ainsi par iceux fut la dite avant-garde désordonnée; et commencèrent à cheoir hommes d'armes sans nombre, et les dessus dits de cheval, pour peur de mort, se mirent à fuir arrière de leurs ennemis; à l'exemple desquels se départirent et mirent en fuite grand partie des dessus dits François. Et tantôt après, voyant les dessus dits Anglois cette division en l'avant-garde, tous ensemble entrèrent en eux et jetèrent jus leurs arcs et sagettes, et prirent leurs épées, haches, maillets, becs-de-faucons et autres bâtons de guerre, frappant, abattant et occisant iceux François, tant qu'ils vinrent à la seconde bataille, qui étoit derrière ladite avant-garde; et après les dits archers suivoit et marchoit le dit roi anglois moult fort atout ses gens d'armes. Et adonc Antoine, duc de Brabant, qui avoit été mandé de par le roi de France, accompagné de petit nombre, se bouta entre la dite avant-garde et bataille. Et pour la grand hâte qu'il avoit eue, avoit laissé ses gens derrière; mais sans délai il fut mis à mort des dits Anglois. Lesquels conjointement et vigoureusement envahirent de plus en plus les dits François, en dérompant les deux premières batailles dessus dites en plusieurs lieux, et abattant et occisant cruellement et sans merci iceux. Et entre-temps aucuns furent relevés par l'aide de leurs varlets et menés hors de la dite bataille; car les dits Anglois si étoient moult ententieux et occupés à combattre, occire et prendre prisonniers, pour quoi ils ne chassoient ni poursuivoient personne. Et alors toute l'arrière-garde étant encore à cheval et voyant les deux premières batailles dessus dites avoir le pire, se mirent à fuir, excepté aucuns des chefs et conducteurs d'icelle; c'est à savoir qu'entre-temps que la dite bataille duroit, les Anglois, qui jà étoient au-dessus, avoient pris plusieurs prisonniers françois. Et adonc vinrent nouvelles au roi anglois que les François les assailloient par derrière, et qu'ils avoient déjà pris ses sommiers et autres bagues, laquelle chose étoit véritable; car Robinet de Bournonville, Rifflart de Clamasse, Ysambert d'Azincourt et aucuns autres hommes d'armes, accompagnés de six cents paysans, allèrent férir au bagage du dit roi d'Angleterre, et prirent les dites bagues et autres choses avecque grand nombre de chevaux des dits Anglois, entre-temps que les gardes d'iceux étoient occupés en la bataille. Pour laquelle détrousse le dit roi d'Angleterre fut fort troublé; voyant avecque ce devant lui à plein champ les François, qui s'en étoient fuis, eux recueillir par compagnies, et doutant qu'ils ne voulsissent faire nouvelle bataille, fit crier à haute voix, au son de la trompette, que chacun Anglois, sur peine de la hart, occit ses prisonniers, afin qu'ils ne fussent en aide au besoin à leurs gens. Et adonc soudainement fut faite moult grand occision des dits François prisonniers. Pour laquelle entreprise les dessus dits Robinet de Bournonville et Ysambert d'Azincourt furent depuis punis et détenus prisonniers longue espace par le commandement du duc Jean de Bourgogne, combien qu'ils eussent donné à Philippe, comte de Charolois, son fils, une moult précieuse épée, ornée de riches pierres et autres joyaux, laquelle étoit au roi d'Angleterre; et avoit été trouvée et prise avecque ses autres bagues par iceux, afin que s'ils avoient aucune occupation pour le cas dessus dit, icelui comte les eût pour recommandés. En outre, le comte de Marle, le comte de Fauquembergue, les seigneurs de Launoy et de Chin, atout six cents hommes d'armes qu'ils avoient à grand peine retenus, allèrent frapper très-vaillamment dedans les dits Anglois, mais ce rien n'y valut; car tantôt furent tous morts ou pris. Et là en plusieurs lieux les François s'assemblèrent par petits morceaux; mais par iceux Anglois, sans faire grand défense, furent tous assez bref abattus et occis ou pris. Et en la conclusion, le dit roi d'Angleterre obtint la victoire contre ses adversaires; et furent morts sur la place, de ses Anglois, environ seize cens hommes de tous états, entre lesquels y mourut le duc d'York, oncle du dessus dit roi d'Angleterre. Et pour vrai, en ce propre jour, devant qu'ils s'assemblassent à bataille, et la nuit de devant, furent faits, de la partie des François, bien cinq cens chevaliers ou plus. En après, le dit roi d'Angleterre, quand il fut demeuré victorieux sur le champ, comme dit est, et tous les François, sinon ceux qui furent pris ou morts, se furent départis, fuyant en plusieurs et divers lieux, il environna avecque aucun de ses princes le champ dessus dit où la bataille avoit été. Et entre-temps que ses gens étoient occupés à dénuer et dévêtir ceux qui étoient morts, il appela le héraut du roi de France, roi d'armes, nommé Montjoie, et avecque lui plusieurs autres hérauts anglois et françois, et leur dit: «Nous n'avons pas fait cette occision; ains a été Dieu tout-puissant, comme nous croyons, par les péchés des François.» Et après leur demanda auquel la bataille devoit être attribuée, à lui ou au roi de France. Et lors icelui Montjoie répondit au dit roi d'Angleterre qu'à lui devoit être la victoire attribuée, et non au roi de France. Après, icelui roi leur demanda le nom du châtel qu'il véoit assez près de lui, et ils répondirent qu'on le nommoit Azincourt. «Et pour tant, ce dit-il, que toutes batailles doivent porter le nom de la plus prochaine forteresse, village ou bonne ville où elles sont faites, celle-ci, dès maintenant et perdurablement, aura en nom la bataille d'Azincourt.» Et après que les dits Anglois eurent été grand espace sur le champ dessus dit, voyant qu'ils étoient délivrés de tous leurs ennemis et aussi que la nuit approchoit, s'en retournèrent tous ensemble en la ville de Maisoncelles, où ils avoient logé la nuit de devant; et là se logèrent portant avecque eux plusieurs de leurs gens navrés. Et après leur département, aucuns François étant entre les morts, navrés, se traînèrent par nuit, au mieux qu'ils purent, à un bois qui étoit assez près du dit champ, et là en mourut plusieurs; les autres se retirèrent à aucuns villages et autres lieux où ils purent le mieux. Et le lendemain le dit roi d'Angleterre et ses Anglois se délogèrent très matin de la dite ville de Maisoncelles, et atout leurs prisonniers derechef allèrent sur le champ; et ce qu'ils trouvèrent des dits François encore en vie les firent prisonniers ou ils les occirent. Et puis de là prenant leur chemin, se départirent; et en y avoit bien les trois quarts à pied, lesquels étoient moult travaillés, tant de la dite bataille comme de famine et autres mésaises. Et par cette manière retourna le roi d'Angleterre en la ville de Calais, après sa victoire, sans trouver aucun empêchement; et là laissa les François en grand douleur et tristesse pour la perte et destruction de leurs gens. Comment plusieurs princes et autres notables seigneurs de divers pays furent morts à cette piteuse besogne, et aussi les aucuns faits prisonniers. S'ensuivent les noms des seigneurs et gentilshommes qui moururent à la dite bataille de la partie des François. Premièrement les officiers du roi, c'est à savoir messire Charles d'Albret, connétable du roi de France; le maréchal Boucicaut, qui fut mené au pays d'Angleterre et tenu prisonnier, et là mourut; messire Jacques de Châtillon, seigneur de Dampierre, amiral de France; le seigneur de Rambures, maître des arbalétriers; messire Guichard Dauphin, maître d'hôtel du roi. Les princes: le duc Antoine de Brabant, frère au duc Jean de Bourgogne; le duc Edouard de Bar; le duc d'Alençon; le comte de Nevers, frère au dit duc de Bourgogne; messire Robert, comte de Marle; le comte de Vaudemont; Jean, frère au duc de Bar; le comte de Blamont, le comte de Grand-Pré, le comte de Roussy, le comte de Fauquembergue, messire Louis de Bourbon, fils au seigneur de Préaux......... Finalement, tant princes, chevaliers, écuyers comme autres gens, furent morts en la dite journée, par la relation de plusieurs hérauts et autres personnes dignes de foi, dix mille hommes et au-dessus; desquels grand partie furent emportés par leurs amis, après le département des dits Anglois, pour enterrer où bon leur sembleroit: desquels dix mille on espéroit y avoir environ seize cents varlets, et tout le surplus gentilshommes; et fut trouvé, qu'à compter les princes, y avait mort de cent à six vingts bannières. Durant laquelle bataille, le duc d'Alençon dessus nommé, à l'aide de ses gens, tresperça très vaillamment grand partie de la bataille des dits Anglois, et alla jusqu'assez près du roi d'Angleterre, en combattant moult puissamment; et tant, qu'il navra et abattit le duc d'York. Et adonc le dit roi, voyant ce, approcha pour le relever, et s'inclina un petit. Et lors le dit duc d'Alençon le férit de sa hache sur son bassinet, et lui abattit une partie de sa couronne. Et en ce faisant, les gardes du corps du roi environnèrent très-fort icelui; lequel, apercevant qu'il ne pouvoit échapper du péril de la mort, en élevant sa main, dit au dessusdit roi: «Je suis le duc d'Alençon, et me rends à vous.» Mais, ainsi qu'icelui roi vouloit prendre sa foi, fut occis présentement par les dites gardes. Et en icelle même heure, le seigneur de Longny, maréchal de France, dont dessus est faite mention, venoit atout six cents hommes d'armes des gens du roi Louis de Sicile, pour être à la dite bataille. Et déjà étoit à une lieue près, quand il rencontra plusieurs François navrés et autres qui s'enfuyoient; lesquels lui dirent qu'il retournât, et que les seigneurs de France étoient tous morts ou pris par les Anglois; lequel Longny, étant grièvement au coeur courroucé, s'en retourna à Rouen devers le roi de France. S'ensuivent les seigneurs et gentilhommes qui furent prisonniers aux Anglois à la dite journée, lesquels on estimoit à quinze cents ou environ, tous chevaliers et écuyers. Premièrement Charles, duc d'Orléans[145], le duc de Bourbon, le comte d'Eu, le comte de Vendôme, le comte de Richemont, messire Jacques de Harcourt, messire Jean de Craon, seigneur de Dommart; le seigneur de Fosseux, le seigneur de Humières, le seigneur de Roye, le seigneur de Chauny, messire Boors Quiret, seigneur de Heuchin; messire Pierre Quiret, seigneur de Hamecourt; le seigneur de Ligne, en Hainaut; le seigneur de Noyelle, nommé le blanc chevalier, et Baudon son fils; le jeune seigneur d'Inchy, messire Jean de Vaucourt, messire Athis de Brimeu, messire Jannet de Poix, le fils aîné et héritier du seigneur de Ligne; messire Gilbert de Launoy, le seigneur d'Aviel, en Ternois. [145] Père de Louis XII. Comment, après le partement du roi d'Angleterre, plusieurs François vinrent sur le champ pour trouver les amis du comte de Charolois, qu'ils firent mettre en terre, et autres matières. Après ce que le roi d'Angleterre et ses Anglois se furent partis le samedi, pour aller à Calais, comme dit est, plusieurs François vinrent et retournèrent sur le dit champ; et ce que par plusieurs avoit été remué fut d'iceux de nouvel renversé; les aucuns, pour trouver leurs maîtres et seigneurs, afin de les emporter en leur pays enterrer. Les autres y vinrent pour piller ce que les dits Anglois avoient laissé; car ils n'avoient emporté fors or, argent, vêtemens précieux, hauberts et heaumes de grand'valeur. Pour quoi la plus grand partie des harnois des dits François fut trouvée en le champ; mais il ne demeura pas grandement qu'ils furent tous dénués de leurs vêtemens; et mêmement à la plus grand partie furent ôtés leurs linges, draps, braies, chausses et tous autres habillemens, par les paysans, hommes et femmes des villages à l'environ. Et demeurèrent sur le champ tout dénués, comme ils étoient quand ils issirent du ventre de leur mère. Et en ce dit samedi, dimanche, lundi, mardi et mercredi, furent levés et bien lavés plusieurs seigneurs et princes, c'est à savoir les ducs de Brabant, de Bar et d'Alençon; les comtes de Nevers, de Baumont, de Vaudemont, de Fauquembergue; le seigneur de Dampierre, amiral; messire Charles d'Albret, sénéchal de France, lequel fut enterré à Hesdin, en l'église des frères mineurs; et les autres furent emportés par leurs serviteurs, les uns en leur pays, et les autres en diverses églises. Et quant à ceux du pays, tous ceux qui purent être connus furent levés et emportés pour mettre en terre ès églises de leurs seigneuries. En après, Philippe, comte de Charolois, sachant la dure et piteuse aventure des François, de ce ayant au coeur grand tristesse, et par spécial de ses deux oncles, c'est à savoir du duc de Brabant et du comte de Nevers, mu par pitié, fit enterrer à ses dépens tous les morts qui étoient demeurés nus sur le champ. Et à ce faire furent commis, de par lui, l'abbé de Rousseville et le bailli d'Aire, lesquels firent mesurer en carrure vingt-cinq verges de terre, en laquelle furent faits trois fossés de la largeur de deux hommes, dedans lesquels furent mis, par compte fait, cinq mille huit cens hommes, sans iceux qui avoient été levés par leurs amis, et aussi les autres navrés à mort qui allèrent mourir ès bonnes villes aux hôpitaux et ailleurs, tant aux villages comme par les bois qui étoient au plus près, desquels y eut un très grand nombre, comme dit est ailleurs. Laquelle terre et fossés dessus dits furent assez tôt bénits et faits cimetière par l'évêque de Guines, au commandement et comme procureur de Louis de Luxembourg, évêque de Thérouenne. Et après furent faites tout autour fortes haies bien épinées par-dessus, afin que les loups, chiens ou autres bêtes ne pussent entrer dedans, ou déterrer et manger les dessus dits corps. Comment le dessus dit roi d'Angleterre alla par mer en Angleterre, où il fut joyeusement reçu pour sa bonne fortune. Le sixième jour de novembre, après ce que Henri, roi d'Angleterre, eut rafraîchi ses gens en la ville de Calais, et aussi que les prisonniers qui avoient tenu Harfleur furent venus devers lui, qui promis l'avoient, monta sur la mer et alla arriver à Douvres en Angleterre; mais il advint que en trespassant fut la dite mer moult fort troublée, et tant que deux vaisseaux, pleins des gens du seigneur de Cornouaille, furent péris, et aucuns autres allèrent arriver vers Zélande, au port de Cirixée. Toutefois le dit roi d'Angleterre, retourné en son pays, pour la victoire de la dite bataille, et, avec ce, pour la conquête qu'il avoit faite de si noble port comme Harfleur, fut très-grandement loué et glorifié du clergé et peuple de son royaume; et s'en alla à Londres, menant toujours avec lui les princes de France qu'il tenoit prisonniers. 2. _Récit de Saint-Rémy[146]._ De l'emprinse que dix-huit gentilshommes Franchois firent contre la personne du roy d'Angleterre; et du parlement qui fut tenu entre les deux batailles. De la bataille d'Azincourt, ou l'armée des Franchois fut de tous points défaite par le roy Henry d'Angleterre. En ces ordonnances faisant, du costé des Franchois, ainsi que depuis l'ouys recorder par chevaliers notables de la bannière du seigneur de Croy, s'eslirent ensemble et jurèrent dix-huit gentilshommes, de toute leur puissance joindre si près du roy d'Angleterre qu'ils lui abattroient la couronne sur la teste, ou ils mourroient tous, comme ils firent; mais avant ce se trouvèrent si près du roy que l'un d'eux, d'une hache qu'il tenoit, le férit sur son bachinet un si grant coup qu'il lui abattit un des fleurons de sa couronne, comme l'on disoit. Mais guères ne demeura que tous ces gentilshommes fussent morts et détranchés, que oncques un seul n'eschappa, dont ce fut grant dommage; car si chacun se fust ainsi employé de la partie des Franchois, il est à croire que les Anglois eussent eu mauvais parti. Et estoit chef et conducteur des dessusdits dix-huit escuyers, Louvelet de Masinguehem et Gaviot de Bournonville. [146] Jean Lefebvre, seigneur de Saint-Rémy, né à Abbeville, conseiller et héraut du duc de Bourgogne, premier roi d'armes de la Toison d'Or, a écrit des mémoires sur les événements de son temps, de 1407 à 1436. Il assista à la bataille d'Azincourt, dans l'armée anglaise, et mourut en 1468. Ce fut un personnage assez important de la cour de Philippe le Bon et de Charles le Téméraire. Quand les gens du roy d'Angleterre le eurent ainsi ouy parler, comme par ci-devant avez ouy, et faire ses remonstrances, coeur et hardement leur crust, car bien savoient qu'il estoit heure de eux deffendre, qui ne vouloit mourir. Aucuns de la part des Franchois veulent dire que le roy d'Angleterre envoya secrettement devers les Franchois, par derrière son ost, deux cens archers afin qu'ils ne fussent perçus, vers Tramecourt, par dedans un pré assez près, et à l'endroit de l'avant-garde des Franchois, afin que, au marcher que feroient les Franchois, lesdits deux cens Anglois les verseroient de ce costé; mais j'ai ouy dire et certifier pour vérité, par homme d'honneur qui en ce jour estoit avecques et en la compagnie du roy d'Angleterre, comme j'estois, qu'il n'en fust rien. Or donc, comme dessus touché, les Anglois, oyant le roy eux ainsi admonester, jetèrent un grant cri en disant: «Sire, nous prions Dieu qu'il vous donne bonne vie et la victoire sur vos ennemis.» Alors, après ce que le roy d'Angleterre eut ainsi admonesté ses gens, ainsi comme il estoit monté sur un petit cheval, se mit devant la bannière, et lors marcha atout sa bataille en très belle ordonnance en approchant ses ennemis; puis fit une reposée en icelle place, où il s'arresta. Il députa gens en qui il avoit grand fiance, et par lui furent ordonnés eux assembler et communiquer avec plusieurs notables Franchois; lesquels Franchois et Anglois s'assemblèrent entre les deux batailles, ne sais à quelle requeste; mais vrai est qu'il y eut ouvertures et offres faictes d'un costé et d'autre pour venir à paix entre les deux roys et royaumes de France et d'Angleterre. Et fut offert, de la part des Franchois, comme j'ai ouy dire, si il vouloit renoncer au titre que il prétendoit avoir à la couronne de France, et de tout le quitter et délaisser, et rendre la ville de Harfleur que de nouvel il avoit conquise, le roy seroit content de lui laisser ce qu'il tenoit en Guyenne et ce qu'il tenoit d'ancienne conqueste en Picardie. Le roy d'Angleterre ou ses gens respondirent que si le roy de France lui vouloit laisser la duché de Guyenne et cinq cités que lors il nomma, et qui appartenoient et devoient estre à la duché de Guyenne, la comté de Ponthieu, madame Katerine, fille du roy de France, pour l'avoir à mariage, comme il l'eut depuis, et pour joyaux et vesture de la dite dame, huit cent mille escus, il seroit content de renoncer au titre de la couronne de France et rendre la ville de Harfleur. Lesquelles offres et demandes, tant d'un costé comme de l'autre, ne furent point acceptées, et retournèrent chacun en sa bataille. Ne demoura guère depuis que, sans plus espérance de paix, chacun des deux parties se prépara à combattre. Comme devant est dit, chacun archer anglois avoit un peuchon[147] aiguisé à deux bouts qu'ils mettoient devant eux, et dont ils se fortifioient. [147] Pieu. Vérité est que les Franchois avoient ordonné les batailles entre deux petits bois, l'un serrant à Azincourt, et l'autre à Tramecourt. La place estoit estroite et très avantageuse pour les Anglois, et au contraire pour les Franchois; car les Franchois avoient esté toute la nuict à cheval, et si pleuvoit. Pages et varlets, et plusieurs, en promenant leurs chevaux, avoient tout dérompu la place qui estoit molle et effondrée des chevaux, en telle manière que à grand peine se pouvoient ravoir hors de la terre, tant estoit molle. Or, d'autre part, les Franchois estoient si chargés de harnois qu'ils ne pouvoient aller avant. Premièrement estoient armés de cottes d'acier longues, passant les genoux et moult pesantes; et par-dessous harnois de jambe, et par-dessus blancs harnois, et de plus bachinets de cerveil. Et tant pesamment estoient armés, avec la terre qui estoit molle, comme dit est, que à grand peine povoient lever leurs bastons. A merveille y avoit-il de bannières, et tant que fut ordonné que plusieurs seroient ostées et pliées; et aussi fut ordonné, entre les Franchois, que chacun racourcist sa lance afin qu'elles fussent plus roides quand ce viendroit à combattre. Assez avoient archers et arbalestriers; mais point ne les voulurent laisser tirer; et la cause si estoit pour la place qui estoit si estroite, qu'il n'y avoit place fors pour les hommes d'armes. Après ce que le parlement se fut tenu entre les deux batailles, et que les députés furent retournés chacun avec leurs gens, le roy d'Angleterre, qui avoit ordonné un chevalier ancien, nommé messire Thomas Herpinghen, pour ordonner ses archers et les mettre au front devant en deux aisles, icelui messire Thomas enhorta à tous généralement, de par le roy d'Angleterre, qu'ils combattissent vigoureusement contre les Franchois. Et ainsi chevauchant, lui troisième, par-devant la bataille des archers, après ce que il eut faict les ordonnances, jeta un baston contre mont qu'il tenoit en sa main, et en après descendit à pied et se mit en la bataille du roy d'Angleterre, qui estoit pareillement descendu à pied entre ses gens et la bannière devant lui. Lors les Anglois commencèrent soudainement à marcher, en jetant un cri moult grant, dont grandement s'esmerveillèrent les Franchois. Et quand les Anglois virent que les Franchois point ne les approchoient, ils marchèrent vers eux tout bellement en belle ordonnance; et derechef firent un très grant cri en eux arrestant et reprenant leur haleine. Lors les archers d'Angleterre, qui estoient, comme j'ai dit, bien dix mille combattans, commencèrent à tirer à la volée contre iceux Franchois, de aussi loin comme ils povoient tirer de leur puissance; lesquels archers estoient la plus grand partie sans armures à leur pourpoint, leurs chausses avalées, ayant haches et cognées pendant à leurs ceintures, ou longues espées, les aucuns tout nuds pieds, et les aucuns portaient hamettes ou capelines de cuir bouilli, et les aucuns d'osier, sur lesquels avoit une croisure de fer. Alors les Franchois, vers eux voyant venir les Anglois, se mirent en ordonnance, chacun dessous sa bannière, ayant le bachinet en sa teste. Le connestable, le mareschal et les princes admonestaient moult fort leurs gens à bien combattre, et hardiment. Les Anglois, quand ce vint à l'approcher, leurs trompettes et clairons demenèrent grant bruit. Les Franchois commencèrent à incliner le chef, en espécial ceux qui n'avoient point de pavais, pour le traict des Anglois, lesquels tirèrent si hardiment qu'il n'estoit nul qui les osast approcher; et ne s'osoient les Franchois descouvrir. Et ainsi allèrent allencontre d'eux, et les firent un petit reculer. Mais avant qu'ils puissent aborder ensemble, il y eut moult de Franchois blessés et navrés par le traict des Anglois; et quand ils furent venus, comme dit est, jusques à eux, ils estoient si pressés l'un de l'autre qu'ils ne povoient lever leurs bras pour férir sur leurs ennemis, sinon aucuns qui estoient au front devant, lesquels les boutoient de leurs lances qu'ils avoient coppéés par le milieu, pour estre plus fortes et plus roides, afin qu'ils pussent approcher de plus près leurs ennemis. Et avoient fait les Franchois, le connestable et le mareschal, une ordonnance de mille à douze cens hommes d'armes, dont la moitié d'eux devoient aller par le costé d'Azincourt, et l'autre par devers Tramecourt, afin de rompre les ailes des archers Anglois, mais quand ce vint à l'approcher, ils n'y trouvèrent pas huit vingts hommes d'armes. Là estoit messire Clignet de Brabant, qui en espécial avoit la charge de ce faire. Lors messire Guillaume de Saveuse, un très vaillant chevalier, lui troisiesme, s'avança devant les autres, et estoit du lez d'Azincourt, et bien trois cens lances; lesquels se férirent dedans les archers Anglois qui avoient leurs peuchons aiguisés mis et affichés devant eux. Mais la terre étoit si molle que lesdits peuchons chéoient; et retournèrent tous, excepté trois hommes d'armes, dont messire Guillaume en estoit l'un. Si leur mésadvint que leurs chevaux chéirent entre les peuchons; si tombèrent par terre entre les archers, lesquels furent tantost occis. Les autres, ou la plus grand partie, atout leurs chevaux, pour la force et doute du traict, retournèrent parmi l'avant-garde des Franchois, auxquels ils firent de grans empeschemens, et les dérompirent et ouvrirent en plusieurs lieux, et les firent reculer en terre nouvelle semée; car leurs chevaux estoient tellement navrés du traict qu'ils ne les povoient tenir ni gouverner. Et ainsi, par iceux fut l'avant-garde désordonnée, et commencèrent à cheoir hommes d'armes sans nombre; et leurs chevaux se mirent à fuir arrière de leurs ennemis, à l'exemple desquels se partirent et mirent en fuite grand partie des Franchois. Et tantost après, les archers anglois voyant ceste rompture et division en l'avant-garde, tous ensemble issirent hors de leurs peuchons, et jetèrent jus arcs et flesches, en prenant leurs espées, hasches et autres armures et bastons. Si se boutèrent par les lieux où ils voyoient les romptures. Là abattoient et occisoient Franchois, et tant, que finablement ruèrent jus l'avant-garde, qui peu ou néant s'estoient combattus. Et tant alloient Anglois, frappant à dextre et à sénestre, qu'ils vindrent à la seconde bataille, qui estoit derrière l'avant-garde. Lors se férirent dedans, et le roy d'Angleterre en personne avec ses gens d'armes. Alors survint le duc Antoine de Brabant, qui avoit esté mandé de par le roy de France; lequel y arriva moult hastivement et à peu de compagnie, car ses gens ne le purent suivre, pour le désir que il avoit de soy y trouver. Si ne les voulut attendre, de haste que il avoit; et print une des bannières de ses trompettes, et y fit un pertuis par le milieu, dont il fit cotte d'armes. Jà si tost n'y fut descendu, que tantost et incontinent par les Anglois fut mis à mort. Lors commença la bataille et occision moult grande sur les Franchois, qui petitement se défendirent; car à la cause des gens de cheval, la bataille des Franchois fut rompue. Lors les Anglois envahirent de plus en plus les Franchois, en desrompant les deux premières batailles; et en plusieurs lieux abattant et occisant cruellement sans mercy. Et entre temps les aucuns se relevèrent par l'aide des varlets, qui les menèrent hors de la bataille; car les Anglois estoient attentifs et occupés à combattre, occire et prendre prisonniers; pourquoy ils ne chassoient ne poursuivoient nully[148]. Et lors toute l'arrière-garde estant encore à cheval, véant les deux batailles premières avoir le pieur[149], se mirent à fuir, excepté aucuns des chefs et conduiseurs d'icelles. Si est assavoir que, entre temps que la bataille duroit, les Anglois, qui estoient au-dessus, avoient prins plusieurs prisonniers Franchois, et lors vindrent nouvelles au roy d'Angleterre que les Franchois assailloient par derrière, et qu'ils avoient desjà prins ses sommiers et autres bagues; laquelle chose estoit véritable; car un nommé Robinet de Bournonville, Riflart de Plamasse, Yzambart d'Azincourt, et aucuns hommes d'armes, accompaigniés d'aucuns paysans, environ six cens, allèrent au bagage du roy d'Angleterre et prinrent les bagues et autres choses, avec grand nombre de chevaux anglois, en tant que les gardes d'iceux estoient occupés en la bataille, pour laquelle destrousse le roy d'Angleterre fut moult troublé. Lors derechef, en poursuivant sa victoire et voyant ses ennemis déconfits, et voyant que plus ne povoient résister allencontre de lui, encommencèrent à prendre prisonniers à tous costés, dont ils cuidèrent estre tous riches; et à la vérité aussi estoient-ils; car tous estoient grands seigneurs qui estoient à ladite bataille. Et quand iceux Franchois furent prins, ceux qui les avoient prisonniers les désarmoient de la teste. Lors leur survint une moult grand fortune, car une grand assemblée de l'arrière-garde, en laquelle il y avoit plusieurs Franchois, Bretons, Gascons, Poitevins et autres, qui s'estoient mis en fuite, avoient avec eux grand foison d'étendarts et d'enseignes, eux monstrant signe vouloir combattre; et de faict marchèrent en ordonnance. Quand les Anglois perçurent iceux ensemble en telle manière, il fut ordonné, de par le roy d'Angleterre, que chacun tuast son prisonnier; mais ceux qui les avoient prins ne les vouloient tuer, pour ce qu'il n'y avoit celui qui ne s'attendist d'en avoir grand finance. Lors, quand le roy d'Angleterre fut adverti que nul ne vouloit tuer son prisonnier, ordonna un gentilhomme avec deux cens archers et lui commanda que tous prisonniers fussent tués. Si accomplit ledit escuyer le commandement du roy, qui fut moult pitoyable chose; car de froid sang toute celle noblesse franchoise furent là tués et découpés, testes et visages, qui estoit une merveilleuse chose à voir. Ceste maudite compagnie de Franchois, qui aussi firent mourir celle noble chevalerie, quand ils virent que les Anglois estoient prests de les recevoir et combattre, tous se mirent à fuir subit et à eux sauver, qui sauver se put; et se sauvèrent la plupart de ceux qui estoient à cheval; mais de ceux de pied, en y eut plusieurs morts. Quand le roy d'Angleterre vit et aperçut clairement avoir obtenu la victoire contre ses adversaires, il remercia Nostre Seigneur de bon coeur; et bien y avoit cause, car de ses gens ne furent morts sur la place que environ seize cens hommes de tous estats, entre lesquels y mourut le duc d'York, son grand-oncle, et le comte d'Oxenfort. Et pour vérité, la journée durant qu'ils s'assemblassent en bataille, y eut faict cinq cens chevaliers ou plus. [148] Personne. [149] Pire. Comment le roy d'Angleterre, après la bataille d'Azincourt, tint son chemin vers Guisnes, et de là à Calais et à Londres, avec ses prisonniers, entre lesquels estoit le duc d'Orléans, qui fut trouvé entre les morts; et comment il fut reçu en son royaume d'Angleterre. En après, le roy d'Angleterre se voyant demeuré victorieux sur le champ, comme dit est, tous les Franchois départis, sinon ceux qui estoient demeurés prisonniers ou morts en la place, il appela avec lui aucuns princes au champ où la bataille avoit esté. Quand il eut regardé la place, il demanda comment avoit nom le chastel qu'il véoit assez près de lui? On lui répondit qu'il avoit nom Azincourt. Lors le roy d'Angleterre dit: «Pourtant que toutes batailles doivent porter le nom de la prochaine forteresse où elles sont faites, ceste-ci maintenant et pardurablement aura nom la bataille d'Azincourt.» Puis, quand le roy et ses princes eurent esté là une espasse, et que nuls Franchois ne se monstroient pour lui porter dommage, et qu'il vit que sur le champ il y avoit esté bien quatre heures, et aussi véant qu'il plouvoit et que le vespre approchoit, se tira en son logis de Maisoncelles. Et là archers ne firent depuis la desconfiture que deschausser gens morts et désarmer, sous lesquels trouvèrent plusieurs prisonniers en vie; entre lesquels le duc d'Orléans en fut un, et plusieurs autres. Iceux Anglois portèrent les harnois des morts en leur logis par chevaliers; et aussi emportèrent les Anglois morts en la bataille, entre lesquels y fut porté le duc d'York et le comte d'Oxenfort, qui morts avoient esté en la bataille; et à la vérité les Anglois n'y firent pas grand perte, sinon de ces deux là. Quand ce vint au soir, le roy d'Angleterre fut adverti et sut que tant de harnois on avoit apporté en son logis, fit crier en son ost que nul ne se chargeast néant plus qu'il en falloit pour son corps, et qu'encore n'estoit pas hors des dangers du roy de France. On fit bouillir le corps du duc d'York et du comte d'Oxenfort, afin d'emporter leurs os au royaume d'Angleterre. Lors le roi d'Angleterre commanda que tout le harnois qui seroit outre et pardessus ce que ses gens emporteroient avecques les corps d'aucuns Anglois qui morts estoient en la bataille, fussent boutés en une maison ou grange, où là on fit tout ardoir, et ainsi en fut fait. Lendemain, qui fut samedi, les Anglois se deslogèrent très matin de Maisoncelles; et, atout leurs prisonniers, derechef allèrent sur les champs et sur le champ où avoit esté la bataille; et ce qu'ils trouvèrent de Franchois encore en vie, les firent prisonniers ou occirent. Le roy d'Angleterre s'arresta sur le champ en regardant les morts; et là estoit pitoyable chose à voir la grand noblesse qui là avoit esté occise pour leur souverain seigneur, lesquels estoient désjà tout nuds comme ceux qui naissent. Après ces choses faictes, le roy d'Angleterre passa outre et print chemin vers Calais. Si advint que, à une reposée qu'il fit en son chemin, il fit apporter du pain et du vin, et l'envoya au duc d'Orléans, mais il ne vollut ne boire ne manger; ce qui fut rapporté au roy d'Angleterre; et le roy cuidant que par desplaisance le duc d'Orléans ne voulsist ne boire ne mangier, tira devers lui, disant: «Beau cousin, comment vous va?» Et le duc d'Orléans respondit: «Bien, monseigneur.» Lors le roy lui demanda: «D'où vient ce que ne voulez ne boire ne manger?» Il respondit que à la vérité il jusnoit. Si lui dit adonc le roy d'Angleterre: «Beau cousin, faites bonne chière; je connois que Dieu m'a donné la grâce d'avoir eu la victoire sur les Franchois, non pas que je le vaille; mais je crois certainement que Dieu les a vollu punir. Et s'il est vray ce que j'en ai ouy dire, ce n'est de merveilles; car on dit que oncques plus grand desroy ne désordonnance de voluptés, de péchés et de mauvais vices, ne fut vu, qui règnent en France aujourd'hui, et est pitié de l'ouyr recorder, et horreur aux escoutans. Et si Dieu en est courrouché, ce n'est pas de merveilles, et nul ne s'en doibt esbahir.» Plusieurs devises et entrevalles eurent le roy d'Angleterre et le duc d'Orléans; et tousjours exploitoient chemin de chevaucher en très belle ordonnance, ainsi que tousjours avoient faict, excepté que, après la bataille, ne portèrent plus cottes d'armes en chevauchant, comme par avant avoient fait. Tant exploitèrent qu'ils arrivèrent à Guisnes, où le roy fut du capitaine de la place reçu en grand honneur et révérence. Si sçachez que tousjours il faisoit chevaucher et mettre les prisonniers Franchois entre l'avant-garde et bataille. Le roy d'Angleterre se logea dedans le chastel de Guisnes; mais la grosse flotte des gens d'armes tirèrent vers Calais, moult las et travaillés, et chargés de prisonniers et de proyes, excepté les ducs, comtes et hauts barons de France, que le roy d'Angleterre retint avec lui. Mais quand iceux gens d'armes arrivèrent à Calais, où ils cuidèrent bien entrer, pour eux refaire et aisier, comme bien mestier en avoient, car la pluspart d'eux tous avoient esté par l'espace de huit jours ou dix sans manger pain, mais d'autres vivres, chairs, beurres, oeufs, fromages, tousjours quelque peu en avoient finé; si eussent alors voulu donner pour en avoir plus que on ne sauroit vous dire, car si grand disette avoient de pain qu'il ne leur chaloit qu'il en coustast, mais qu'ils en eussent. Si est assez à penser que les povres prisonniers Franchois, dont le plus estoient navrés et blessés, estoient en grand destresse, car bien cuidèrent entrer tous dedans Calais; mais ceux de la ville ne les vouldrent laisser entrer, exceptés aucuns seigneurs d'Angleterre; et le faisoient afin que vivres ne leur faulsissent, et que la ville, qui estoit en frontière, demourast tousjours bien garnie. Et par ainsi gens d'armes et archers qui estoient chargés de bagues et de prisonniers, la pluspart d'eux, pour avoir argent, vendoient à ceux de la ville de leurs bagues et assez de leurs prisonniers; et ne leur chaloit, mais qu'ils eussent argent et fussent en Angleterre. Et d'autre part, en y ot assez qui mirent leurs prisonniers à courtoise rançon; et les recevoient sur leur foy et donnoient à ce jour ce qui valoit dix nobles pour quatre, et ne leur chaloit, mais qu'ils eussent du pain pour manger, ou qu'ils pussent estre passés en Angleterre. Le roy d'Angleterre, qui estoit à Guisnes, sut et fut adverti en quelle disette ses gens estoient, et il y pourvéy tantost; car, à grand diligence, il commanda que pourvéance de bateaux fust faicte; sur lesquels gens d'armes, archers et leurs prisonniers passèrent en Angleterre, les uns à Douvres, les autres à Sandvich, où moult joyeux furent quand là se trouvèrent, et aussi pour la belle victoire qu'ils avoient eue contre les Franchois. Si se partirent et allèrent chacun en son lieu. Après, le roy, quand il eut séjourné aucuns jours à Guisnes, s'en alla à Calais; et en allant se print à deviser avec les princes Franchois, en les réconfortant amiablement, comme celui qui bien le sçavoit faire; et tant chevauchèrent qu'ils vindrent à Calais, où le roy d'Angleterre fut reçu du capitaine et de ceux de la ville, lesquels lui vindrent au-devant jusques au plus près de Guisnes; et d'autre part les prestres et clercs, tous revestus, avec les croix et fanons de toutes les églises de la ville, en chantant: _Te Deum laudamus_. Hommes et femmes s'esjouissoient, et petits enfants, à sa venue, disant: «Bien venu soit le roy nostre souverain seigneur.» Et ainsi en grand gloire et triomphe entra dedans la ville de Calais, et là séjourna le roy aucuns jours. Si y tint la feste de Tous-les-Saincts; et tantost après fit apprester ses navires pour passer en Angleterre, qui furent prests de partir le onze de novembre; mais avant son département vindrent par-devers lui les prisonniers de Harfleur, comme ils avoient promis. Le roy d'Angleterre fit faire voiles. Tantost qu'ils furent eslongiés de terre et entrés en mer, un moult grand vent s'esleva; et fut la mer très fort troublée, et tant que deux des vaisseaux du seigneur de Cornouailles périrent en mer et tous ceux qui dedans estoient, que oncques un seul ne s'en eschappa, que tous ne fussent péris et noyés; et mesmement aucuns povres prisonniers allèrent arriver en Zélande, au port de Zerixée. Toutefois le roy d'Angleterre arriva sain et sauf en Angleterre, et prit terre à Douvres. Le roy d'Angleterre, pour la belle victoire de sa bataille d'Azincourt, et aussi pour la conqueste d'un si noble port comme de Harfleur, fut très grandement loé et gracié du clergié et peuple de son royaume, comme bien y avoit raison. De Douvres alla à Cantorbie. Si lui vint au-devant de lui l'archevesque, l'abbé et tous les religieux de ses églises, comme raison estoit. Puis pour abréger, quand eut là séjourné une espasse, il se mit à chemin pour tirer à Londres, où il fut honorablement reçu; et vindrent au-devant de lui à croix et gonfanons, avec toutes les reliques des corps saints. Quand il vint vers Sainct-Pol, il descendit de son cheval; si baisa les reliques et fit son offrande, puis se départit et entra en un batel sur la Thamise, et vint descendre en son palais de Wesmouster, lequel estoit moult richement paré et tendu, comme bien appartenoit à sa personne, et aussi pour l'honneur des princes de France ses prisonniers. 3. _Récit du Religieux de Saint-Denis._ (Traduction de M. Bellaguet.) Comment les Français furent vaincus par les Anglais. Afin d'appeler la faveur du ciel sur l'expédition du roi, on faisait partout, depuis son départ de Paris, des processions d'église en église, on adressait à Dieu des prières publiques et on chantait des messes solennelles. A Paris, un grand nombre de prélats, vêtus de leurs habits pontificaux, et accompagnés de tout le clergé et de la vénérable Université, prirent part avec beaucoup d'empressement à ces dévotions, et pour redoubler par une pompe extraordinaire le zèle de la foule immense d'hommes et de femmes qui les suivaient, ils portaient tous à la main des cierges allumés. On se flattait de l'espoir que la Providence avait exaucé ces ferventes prières; car le bruit s'était déjà partout répandu que l'ennemi, épuisé de faim et de froid, était presque hors d'état de se défendre, et que l'armée française le serrait de si près, que, si elle n'eût pas quitté sa position, elle en eût triomphé facilement et sans effusion de sang. Mais tout à coup, sur les ordres de quelques chefs dont j'ignore les noms, les Français opérèrent un mouvement, et allèrent s'établir ailleurs. Ils n'obéirent pas sans regret, prévoyant bien que ce mouvement était favorable à l'ennemi. En effet les Anglais passèrent aussitôt la Somme sans obstacle, et se dirigèrent lentement et pour la plupart à pied sur Calais. Mais arrivés à trois lieues au delà de Hesdin, et n'étant plus qu'à neuf lieues de Calais, ils rencontrèrent encore les Picards, qui les empêchèrent d'aller plus loin et les forcèrent de s'arrêter. Le roi d'Angleterre, alarmé de tant de difficultés, tint conseil avec les principaux chefs de son armée sur le parti qu'il y avait à prendre. Ils furent d'abord tous d'avis qu'il fallait s'ouvrir un passage les armes à la main, et tenter les chances d'une bataille; ils recommandèrent en même temps aux ecclésiastiques qui étaient à leur suite d'adresser, selon la coutume, des prières au Seigneur pendant l'office divin pour lui demander la victoire. Mais quand ils virent qu'il fallait combattre contre des troupes quatre fois plus nombreuses que les leurs et commandées par les principaux ducs, comtes et barons de France, ils envoyèrent des députés auxdits seigneurs, le 24 octobre, pour leur offrir la réparation de tous les dommages qu'ils avaient causés et la restitution de tout ce qu'ils avaient pris, à condition qu'on s'engagerait à les laisser retourner librement dans leur pays. Les annales des règnes précédents devaient avoir appris aux seigneurs de France qu'on s'était souvent repenti d'avoir rejeté des conditions raisonnables. Ils en avaient même un exemple récent dans la personne de l'illustre roi de France Jean, qui, pour avoir attaqué les Anglais en pareille circonstance, avait été vaincu et fait prisonnier. Mais présumant trop de leurs forces et entraînés par les mauvais conseils de quelques-uns d'entre eux, ils repoussèrent toute proposition de paix, et firent répondre au roi d'Angleterre qu'ils livreraient la bataille le lendemain. Le roi communiqua cette réponse à toute son armée: «Braves compagnons d'armes, leur dit-il, et vous tous, mes fidèles sujets, nous voici réduits à tenter les chances d'un combat plein de hasards. Espérons en l'assistance de Dieu, qui sait que les offres que nous avons faites étaient raisonnables, et que nos adversaires les ont rejetées avec orgueil, par un excès de confiance en leur nombre, sans songer que Dieu aime la paix, et qu'il donne aussi souvent la victoire à une poignée d'hommes qu'aux armées les plus redoutables.» Après avoir prononcé ces paroles, il fit avancer son armée environ la portée d'un arc, et se voyant dans une vaste plaine, il ajouta: «Il faut nous arrêter ici, recueillir tout notre courage et attendre l'ennemi de pied ferme, en bataillons serrés, sans diviser nos forces. Nos douze mille archers se rangeront en cercle autour de nous, pour soutenir au besoin le choc de l'ennemi. Souvenez-vous donc de la valeur dont firent preuve vos ancêtres, lorsqu'ils mirent en fuite le roi Philippe de Valois, lorsqu'ils vainquirent et firent prisonnier le roi Jean, son successeur; lorsque plus tard ils traversèrent six fois la France sans obstacle. C'est maintenant qu'il faut déployer toute votre intrépidité. La nécessité doit augmenter votre courage. Loin de vous effrayer d'avoir affaire à tant de princes et de barons, ayez la ferme espérance que leur grand nombre tournera, comme jadis, à leur honte et à leur éternelle confusion.» Des personnes dignes de foi, auprès desquelles je me suis enquis soigneusement de l'état et des habitudes des ennemis, m'ont assuré que jusqu'à ce moment ils avaient fait maigre chère, et qu'ils avaient grand peine à se procurer des vivres; qu'ils avaient considéré comme un crime presque impardonnable d'avoir dans leur camp des femmes de mauvaise vie; qu'ils montraient plus d'égards que les Français eux-mêmes pour les habitants qui se déclaraient en leur faveur; qu'ils observaient sévèrement les règles de la discipline militaire et qu'ils obéissaient scrupuleusement aux ordres de leur roi. Aussi ses paroles furent-elles accueillies avec enthousiasme; et non-seulement les principaux chefs, mais encore les gens de pied et les autres troupes légères qui formaient comme de coutume l'avant-garde, promirent de combattre jusqu'à la mort. En l'absence du roi de France et de messeigneurs les ducs de Guienne, de Berri, de Bretagne et de Bourgogne, les autres princes s'étaient chargés de la conduite de cette guerre. Il n'est pas douteux qu'ils ne l'eussent terminée heureusement, s'ils n'avaient pas dédaigné le petit nombre des ennemis, et s'ils n'avaient pas engagé brusquement la bataille, malgré l'avis des chevaliers les plus recommandables par leur âge et par leur expérience. Telle fut, vous le savez, ô Jésus, notre souverain juge, qui lisez au fond des coeurs, telle fut la cause première de ce malheur, auquel je ne puis songer sans verser des larmes, et qui couvrit la France et ses habitants de honte et de confusion. Je m'acquitterai cependant de mon devoir d'historien, quelque pénible qu'il me soit, et je transmettrai à la postérité le récit de cette triste journée, pour qu'elle évite avec soin de pareilles fautes. Lorsqu'il fut question, comme il est toujours d'usage avant d'en venir aux mains, de mettre l'armée en bataille, chacun des chefs revendiqua pour lui l'honneur de conduire l'avant-garde; il en résulta des contestations, et pour se mettre d'accord, ils convinrent malheureusement qu'ils se placeraient tous en première ligne. Presque tout le monde dans le camp se flattait d'un vain espoir, surtout les jeunes gens, qui n'écoutaient que leur bouillante ardeur. Comme s'ils pouvaient gouverner au gré de leurs désirs la fortune inconstante, ils se persuadaient que la vue de tant de princes frapperait les ennemis de terreur et leur ferait perdre courage, et que pour remporter la victoire il ne fallait qu'une charge exécutée avec promptitude et hardiesse. Les principaux seigneurs oublièrent en cette occasion que, quelque confiance que puisse inspirer l'ardeur de la jeunesse, l'expérience et l'autorité de la vieillesse doivent prévaloir dans les conseils. Adoptant l'avis le moins sage, ils formèrent deux autres corps d'armée, qui devaient suivre le leur, et décidèrent qu'ils se porteraient en avant et s'approcheraient de l'ennemi d'environ deux milles, mouvement dans lequel ils eurent à surmonter des difficultés de toutes sortes. Était-ce ignorance, ou le conseil fut-il donné par quelques traîtres? Je l'ignore; mais il leur fallut camper dans un terrain d'une étendue considérable, fraîchement labouré, que des torrents de pluie avaient inondé et converti en une espèce de marais fangeux; il leur fallut passer la nuit sans dormir, et attendre le jour, en marchant, à leur grand déplaisir, au milieu de la boue où ils enfonçaient jusqu'aux chevilles. Aussi étaient-ils déjà harassés de fatigue, lorsqu'ils s'avancèrent contre l'ennemi, et ils ne tardèrent pas à apprendre à leurs dépens que les chances des combats dépendent non des forces humaines, mais de la fortune, ou, pour mieux dire, du souverain arbitre de la fortune. Quatre mille de leurs meilleurs arbalétriers, qui devaient marcher en avant et commencer l'attaque, ne se trouvèrent pas à leur poste, au moment de l'action, et l'on assure qu'ils avaient été congédiés par des seigneurs de l'armée, sous prétexte qu'on n'avait pas besoin de leur secours. Entre neuf et dix heures du matin on chargea l'amiral de France messire Clignet de Brabant, Louis Bourdon et le sire de Gaule d'aller, avec mille hommes d'armes d'élite et des mieux montés, disperser les archers anglais qui avaient déjà engagé le combat. Mais à la première volée de flèches que l'on fit pleuvoir sur eux, ils lâchèrent pied à leur éternelle honte, laissèrent leurs chefs seuls au milieu du danger avec un petit nombre de braves, se replièrent en toute hâte sur le centre de l'armée, comme s'ils eussent fui devant la foudre et la tempête, et répandirent l'effroi et l'épouvante parmi leurs compagnons. Cependant les Anglais, à la faveur du désordre occasionné par leurs archers, dont les traits, aussi pressés que la grêle, obscurcissaient le ciel et blessaient un grand nombre de leurs adversaires, s'étaient mis en ligne de bataille devant le front de l'armée royale, et sans s'effrayer de la multitude des Français, comme l'avaient prédit nos jeunes présomptueux, ils marchèrent résolûment sur eux, déterminés à tenter les chances d'un combat, et s'exhortant les uns les autres à se défendre vaillamment jusqu'à la mort, ainsi qu'ils en avaient fait le serment. A peu près au même instant, les illustres ducs et comtes de France, après avoir invoqué l'assistance du ciel et avoir fait le signe de la croix, se dirent adieu les uns aux autres et s'embrassèrent affectueusement; puis ils s'avancèrent contre l'ennemi à la tête de leurs hommes d'armes; avec une contenance hardie et en criant gaiement: _Mont-joie! mont-joie!_ O aveuglement et imprévoyance des mortels! ils ne pensaient guère qu'à cette joie présomptueuse allaient bientôt succéder le deuil et la tristesse. J'ai appris de source certaine qu'on se battit de part et d'autre jusqu'au milieu du jour avec acharnement, en faisant usage de toutes sortes d'armes, mais que les Français étaient fort gênés et embarrassés dans leurs mouvements. Leur avant-garde, qui se composait de près de cinq mille hommes, se trouva d'abord si serrée, que ceux qui étaient au troisième rang pouvaient à peine se servir de leurs épées; cela leur apprit que si le grand nombre des combattants est quelquefois un avantage, il y a des occasions où il devient un embarras. Ils étaient déjà fatigués par une longue marche et succombaient sous le poids de leurs armes. Ils eurent aussi la douleur de voir que les deux illustres chevaliers qui commandaient les ailes de l'avant-garde, le comte de Vendôme, cousin du roi et grand maître de sa maison, et messire Guichard Dauphin, non moins renommés pour leur prudence que pour leur valeur et leur fidélité, étaient forcés de reculer devant les archers ennemis, après avoir perdu plusieurs des plus braves de leurs gens. Ce fut précisément ce qui devait, dans l'opinion des Français, nuire le plus à leurs ennemis qui assura la victoire des Anglais, surtout la continuité avec laquelle ils firent pleuvoir sur nos troupes une effroyable grêle de traits. Comme ils étaient légèrement armés et que leurs rangs n'étaient pas trop pressés, ils avaient toute la liberté de leurs mouvements et pouvaient porter à leur aise des coups mortels. En outre, ils avaient adopté pour la plupart une espèce d'arme jusqu'alors inusitée: c'étaient des massues de plomb, dont un seul coup appliqué sur la tête tuait un homme ou l'étendait à terre privé de sentiment. Ils se maintinrent ainsi avec avantage au milieu de cette sanglante mêlée, non sans perdre beaucoup des leurs, mais combattant avec d'autant plus d'ardeur, qu'ils savaient qu'il y allait pour eux de la vie. Ils rompirent enfin par un effort désespéré la ligne de bataille des Français, et s'ouvrirent un passage sur plusieurs points. Alors la noblesse de France fut faite prisonnière et mise à rançon, comme un vil troupeau d'esclaves, ou elle périt sous les coups d'une obscure soldatesque. O déshonneur éternel! ô désastre à jamais déplorable! si c'est ordinairement une consolation pour les hommes de coeur et un adoucissement à leur douleur de penser qu'ils ont été vaincus par des adversaires de noble origine et d'une valeur reconnue, c'est au contraire une double honte, une double ignominie, que de se laisser battre par des gens sans mérite et sans naissance. Cette défaite inattendue jeta l'épouvante dans les deux corps d'armée qui restaient. Au lieu de marcher au secours de leurs compagnons qui pliaient, ils n'écoutèrent que leur frayeur, n'ayant plus de chef pour les conduire, et ils abandonnèrent lâchement le champ de bataille. Cette fuite ignominieuse les couvrit d'un opprobre éternel. Il arriva qu'au même instant un corps nombreux de gens d'armes, qui se trouvait à l'extrémité de l'avant-garde, fit un mouvement en arrière pour se soustraire à la fureur aveugle des vainqueurs. Le roi d'Angleterre, croyant qu'ils voulaient revenir à la charge, ordonna qu'on tuât tous les prisonniers. Cet ordre fut aussitôt exécuté, et le carnage dura jusqu'à ce qu'il eût reconnu et vu de ses propres yeux que tous ces gens-là songeaient plutôt à fuir qu'à continuer le combat...... De ce qui suivit la victoire des Anglais. Je reprends la suite de mon récit. Après cette sanglante bataille, le roi d'Angleterre et les nobles de son armée achetèrent aux simples soldats, ainsi qu'aux gens des métiers et du menu peuple, les plus marquants des seigneurs de France, afin de les mettre à rançon et d'en tirer de fortes sommes d'argent. Les Anglais rançonnèrent aussi sans pitié tous les autres, même ceux qui gisant à terre parmi les morts respiraient encore et donnaient quelques signes de vie. Le roi, s'éloignant ensuite à quelque distance du champ de bataille, assembla ses troupes victorieuses, et après avoir fait signe de la main qu'on lui prêtât silence, il remercia tous les siens d'avoir si bravement exposé leur vie pour son service, et les engagea à se souvenir de ce brillant succès, comme d'un témoignage évident de la justice de sa cause et des efforts qu'il faisait pour recouvrer les domaines de ses ancêtres injustement usurpés. Toutefois il leur recommanda particulièrement de ne point se laisser aveugler par l'orgueil et de ne pas attribuer leur victoire à leurs prouesses, mais d'en rapporter tout le mérite à une grâce spéciale de la Providence, qui avait livré à leurs faibles bras une armée si nombreuse et si redoutable, et humilié l'insolence et l'orgueil des Français. Il ajouta qu'il fallait remercier Dieu de ce que presque aucun de leurs chevaliers n'était resté sur le champ de bataille; qu'il avait horreur de tant de sang répandu et qu'il compatissait vivement à la mort de tous, et principalement à celle de ses compagnons d'armes. Il leur fit rendre les derniers devoirs et ordonna qu'on les enterrât, pour qu'ils ne restassent pas exposés aux injures du temps et qu'ils ne fussent pas dévorés par les bêtes féroces et les oiseaux de proie. Il permit aussi qu'on rendit les mêmes devoirs aux Français, et que l'évêque de Térouanne bénît, à cette occasion, le lieu profane qui leur servit de cimetière. Il accorda cette faveur aux prières des princes du sang de France, qu'il traita comme ses bien aimés cousins, cherchant à les consoler, et les exhortant à supporter avec résignation ce coup de la fortune, qui par un de ses caprices accoutumés avait fait aboutir à un revers les plus belles espérances de succès: résultat qu'ils devaient attribuer surtout aux mauvaises dispositions qu'ils avaient prises. Des Français faits prisonniers et tués dans la bataille. Dès que la nouvelle de ce triste événement fut connue du roi et de ses sujets, la consternation fut générale; chacun ressentit une amère douleur, en songeant que le royaume était ainsi privé de tant d'illustres défenseurs, et que le trésor, appauvri déjà par la solde des troupes, allait être complétement ruiné par la rançon des prisonniers. Mais ce qui leur fut le plus sensible, ce fut de penser que ce revers allait rendre la France la fable et la risée des nations étrangères. Le roi ayant demandé aux porteurs de cette triste nouvelle quel était le nombre des morts, ils lui répondirent que sept de ses cousins germains avaient succombé en faisant des prodiges de valeur, savoir: l'illustre duc de Bar[150], un de ses frères[151], leur neveu Robert de Marle, le comte de Nevers[152], messire Charles d'Albret, connétable de France, le duc de Brabant, Antoine, frère du duc de Bourgogne, jeune prince généralement aimé, sur qui l'on fondait de grandes espérances pour le bien du royaume, s'il eût vécu, et qui, abandonnant la conduite des troupes placées sous son commandement pour se distinguer par quelque prouesse, était allé se joindre à quelques-uns des principaux barons qui s'étaient portés en avant avec une imprudente précipitation; enfin le duc d'Alençon[153], qui l'emportait sur les autres princes par les agréments de sa personne et par ses immenses richesses, et qui jusqu'alors avait joui d'une grande réputation de prudence; mais emporté par une folle ardeur et par un désir insensé de combattre, il avait quitté le principal corps d'armée qu'il était chargé, dit-on, de conduire, et s'était jeté témérairement au milieu de la mêlée. [150] Édouard. [151] Henri. [152] Philippe. [153] Jean Ier. «Outre ces princes, ajoutèrent les messagers qui apportaient ces tristes détails, on a aussi à regretter le grand-maître des arbalétriers de France, le sire de Bacqueville, garde de l'oriflamme, Guichard Dauphin, plusieurs de vos baillis et sénéchaux, de vieux chevaliers renommés par leur naissance et par leurs longs services, et dont les sages conseils aidaient au gouvernement du royaume. Ils sont tous d'autant plus à plaindre, qu'ils s'étaient constamment opposés à ce qu'on livrât bataille, et que pourtant ils aimèrent mieux affronter tous les hasards de la mêlée que de se déshonorer en retournant chez eux.» Ils indiquèrent les noms de chacun d'eux (puissent ces noms mériter d'être écrits dans le livre de vie!), et ils firent remarquer que parmi les ecclésiastiques un seul, messire de Montaigu, archevêque de Sens, avait osé prendre part à cette sanglante bataille, et que tandis qu'il frappait vaillamment l'ennemi de droite et de gauche, il avait enfin, comme les autres, payé de sa vie son entreprise téméraire, avec son neveu le vidame de Laon. Tel fut aussi le sort d'un très-grand nombre de chevaliers, d'écuyers et de braves bourgeois, qui avaient engagé la meilleure partie de leurs biens pour venir en pompeux équipage se ranger sous les bannières desdits seigneurs et chercher l'occasion de se signaler par quelque action d'éclat. Les messagers citèrent encore comme très-regrettable la perte de beaucoup de nobles étrangers, qui s'étaient joints aux seigneurs de France en cette occasion, et notamment de plusieurs chevaliers, fameux du Hainaut, entre autres du sénéchal de ce pays, qui par sa vaillance éprouvée et par ses exploits dans diverses contrées avait mérité d'être appelé la fleur des braves. «Sérénissime prince, dirent-ils en finissant, il serait difficile d'indiquer d'une manière certaine le nombre des morts. Cependant, s'il faut en croire le bruit commun, plus de quatre mille des meilleurs hommes d'armes de votre royaume ont péri en combattant avec courage, et il ne reste plus qu'à adresser pour eux au ciel de ferventes prières, afin qu'ils partagent avec les saints la béatitude éternelle. Vos bien aimés cousins les ducs d'Orléans et de Bourbon, les comtes de Vendôme et de Richemont, et quatorze cents chevaliers et écuyers ont été faits prisonniers et mis à rançon; d'autres, en beaucoup plus grand nombre, ont cédé à la peur et se sont couverts d'une éternelle infamie en fuyant sans être poursuivis.» Le roi est vivement affligé de la défaite de son armée, que bien des gens imputent aux fautes des Français. En entendant ce triste récit, le roi et les ducs de Guienne et de Berri furent frappés d'une vive douleur et tombèrent dans un profond abattement. Ils ne purent s'empêcher de témoigner leur affliction et leur désespoir par des gémissements et des larmes. Les seigneurs de la cour et tous les habitants du royaume, hommes et femmes, en méditant sur ce cruel malheur, regardaient leur siècle comme à jamais flétri et déshonoré aux yeux de la postérité: «En quels mauvais jours sommes-nous venus au monde, disaient-ils, puisque nous sommes témoins de tant de confusion et de honte!» Partout les nobles dames et demoiselles changeaient leurs vêtements tissus d'or et de soie en habits de deuil. C'était un spectacle à arracher des larmes à tous les yeux que de voir les unes pleurant amèrement la perte de leurs époux, les autres inconsolables de la mort de leurs enfants et de leurs plus proches parents, mais surtout de ceux qui en succombant ainsi sans gloire avaient emporté avec eux dans la tombe les noms fameux de leurs ancêtres, ces noms si souvent illustrés dans les combats. Il y en eut qui, dans l'amertume de leur douleur, accusaient la Providence divine et demandaient pourquoi elle avait permis que la France, qui lui était autrefois si chère, éprouvât une pareille infortune. J'ai entendu quelques personnages de savoir et d'expérience répondre à ce propos que ce malheur avait été attiré sur le royaume par les iniquités de ses habitants, et que s'ils avaient mérité que Dieu leur fût propice, il était vraisemblable qu'ils auraient pu facilement détruire les forces de leurs ennemis et humilier leur orgueil excessif. Ils disaient encore à l'appui de leur raisonnement: «Les Français d'autrefois, qui étaient de vrais catholiques, vivant dans la crainte de Dieu, sont remplacés par des fils corrompus, des fils criminels, qui méprisent la foi chrétienne et se plongent sans pudeur ni retenue dans toutes sortes de vices, suivant le mal et évitant le bien, semblables à ceux qui ont dit au Seigneur leur Dieu: _Retire-toi de nous, nous ne voulons pas connaître tes voies_. Et le Seigneur, justement irrité, leur a retiré sa grâce.» J'inclinerais volontiers à partager l'opinion de ces gens sages; car en voyant les moeurs corrompues des Français, on peut dire que jamais peuple n'a été plus adonné à la bonne chère. On pourrait les mettre au nombre de ceux qui n'ont d'autre dieu que leur ventre; la débauche règne si souverainement parmi eux, que les liens du mariage ne sont plus respectés, même entre alliés et parents, et que la fraude, la ruse et l'intrigue se rencontrent partout. L'avarice, qui, selon l'expression de l'Apôtre, est la servitude des idoles, exerce un tel empire, qu'il n'est aucun subterfuge auquel les petites gens n'aient recours, soit dans le payement des dîmes ecclésiastiques, soit dans leurs transactions commerciales. Ils blasphèment continuellement dans leurs discours le nom du Seigneur. Mais peut-être dira-t-on: «Pourquoi Dieu, qui jadis aurait épargné un peuple entier de coupables, s'il s'était trouvé seulement dix justes dans le nombre, n'a-t-il pas épargné notre royaume, dans lequel il y a des clercs, des prélats et des religieux qui le servent assidûment?» J'avoue que cette objection n'est pas sans fondement. Ce sont eux en effet que Dieu a principalement institués pour donner l'exemple de l'obéissance à ses commandements, pour être le miroir de l'honneur, le modèle de la chasteté et de l'abstinence, la règle de l'humilité et de la patience, la consolation des pauvres et des affligés; voulant qu'ils fuient les passions, qu'ils repoussent l'ambition, qu'ils vaquent à la prière, et consacrent leur temps à de pieuses lectures. Mais ils n'observent rien de tout cela; ils se précipitent dans le vice sans pudeur ni retenue. Les évêques, oublieux de leurs devoirs, sont devenus comme des chiens sans voix, qui ne peuvent plus aboyer; ils font acception des personnes, ils oignent leur tête de l'huile du pécheur, et abandonnent, comme des mercenaires, aux loups ravissants les brebis qui leur sont confiées; ils n'ont point horreur de l'hérésie simoniaque; ils vivent dans la corruption, et sont tout couverts de taches et de souillures. Ils ne détestent ni l'avarice ni les présents; ils n'attaquent pas les impies en prêchant librement la vérité; et au lieu de conseiller la sainteté aux princes de la terre, il les flattent et les caressent. En considérant tant de vices et tant d'indifférence pour ce qui est saint, juste, raisonnable et honnête, nous pouvons dire avec le divin Psalmiste: «Nous sommes tous vraiment bien déchus; nous sommes devenus inutiles. Il n'est personne qui fasse le bien, personne sans exception.» Je laisse toutefois aux hommes d'expérience et de savoir le soin de décider s'il faut attribuer la ruine du royaume aux désordres de la noblesse française, qui est, comme chacun sait, toute plongée dans les délices, toute livrée aux passions et aux vanités du monde, au point qu'il n'y a plus personne parmi elle qui suive les traces de ses ancêtres. Les chevaliers et les écuyers n'ont pas oublié que naguère les ducs et princes du royaume, poussés par le diable, ennemi de la paix, ont dépouillé leurs sentiments d'affection réciproque, à l'occasion de la déplorable mort du duc d'Orléans, se sont voué une haine mortelle et ont enfreint à plusieurs reprises les traités jurés; qu'ils ont ainsi fourni à ceux qui combattaient sous leurs ordres l'occasion de mettre tout à feu et à sang; que ces détestables ministres de leurs fureurs, dignes de l'animadversion de Dieu et des hommes, n'ont épargné ni les biens des églises ni ceux des monastères et n'ont respecté aucun des priviléges accordés par la piété des princes à ces asiles inviolables; qu'ils ont forcé les sanctuaires, dérobé les vases sacrés et porté leurs mains sacriléges sur les choses saintes comme sur les choses profanes. Il est notoire pour tous les Français que ce sont les divisions obstinées des princes qui ont inspiré à nos ennemis l'audace d'envahir le royaume; que c'est contre l'avis des chevaliers les plus expérimentés qu'on a livré bataille, et que pendant ce temps des gens de guerre, qui se prétendaient enrôlés sous leurs bannières, exerçaient des brigandages intolérables dans presque toutes les provinces de France, sous prétexte qu'ils n'étaient pas suffisamment payés de leurs services. Tous ces crimes et d'autres pires encore, pour le dire en un mot, ont excité à si juste titre la colère de Dieu contre les grands du royaume, qu'il leur a ôté la force de vaincre leurs ennemis et même de leur résister. Et qu'on n'attribue pas ce malheur à la conjonction de certains astres ou à l'influence de certaines planètes, comme l'ont publié quelques charlatans dans leurs assertions mensongères et extravagantes. C'est le Tout-Puissant, dis-je, qui, poussé à bout par les péchés des habitants, a inspiré aux uns l'audace d'envahir le royaume et aux autres la pensée de fuir. Je ne crois pas que depuis cinquante ans la France ait éprouvé un désastre plus grand et qui doive avoir, à mon avis, de plus funestes conséquences. Car le roi d'Angleterre est retourné dans ses États avec la ferme résolution de lever de nouvelles troupes en plus grand nombre, pour attaquer une seconde fois la France, dès les premiers jours du printemps, et il a répété plus d'une fois aux seigneurs ses prisonniers: «C'est vous, mes chers cousins, qui payerez, je l'espère bien, tous les frais de la guerre.» FIN. GLOSSAIRE. A. A, avec. A CE QUE, lorsque. A TOUT, avec. A VAL, en bas. ABSCONS, cachés (_absconditus_). ACCOMPTER. --_Ils n'accomptoient mais rien à..._ Ils ne faisaient aucun compte, aucun cas, ni de... --_Accompté_, p. 73, traité comme s'il était. ACCORD.--_Trouver accord_, s'accorder, faire la paix. ACERTENÉ, assuré. ACERTES, certainement. ACERTIFIER, attester, certifier. ACHARIER, charrier, voiturer. ACHOISON, occasion, motif. ACONVOYÉE, escortée. ACQUITTER, p. 101, délivrer. ACQUITTER (S'), faire son devoir, payer de sa personne. ADEXTRER, escorter, accompagner. ADMIRATION, étonnement. ADONC, alors, lorsque. ADORNÉ, orné. ADRESSE, direction. ADRESSER (S'), se diriger. --_S'adressèrent leurs bannières_, retournèrent leurs bannières. ADUISANT, convenable. AFFERMER, décider, affirmer, p. 133. AFFINITÉ, alliance par mariage. AGMODÉRÉ, modéré. AHATIS, empressés, ayant hâte de. AIDABLE, dont on peut s'aider, qui peut aider. AIDES, impôts sur les denrées et les marchandises. AILE, voyez ELE. AINÇOIS, AINS, AINSOIS, mais, au contraire. AINÇOIS QUE, avant que. --AINS, p. 127, avant. AISEMENS, dispositions, ustensiles, tout ce qu'il y a. AISER (SE), AISIER, se mettre à l'aise. AIST. --_Si Dieu m'aist_, ou mieux: _si Dieu m'aïst_, si Dieu m'aide. AMANANDÉ, habité. AMAS, rassemblement. AMENDÉ, puni. AMENRIR, diminuer, amoindrir. AMOUR, amitié. ANAVIER, mener en bateau. ANCESSEURS, ancêtres. ANCIENNABLETÉ, ancienneté, primogéniture. AORNÉ, AOURNÉ, orné. --_Aornement_, ornement. APPAREILLÉ, prêt à. APPERT, adroit, habile. --_Appertise_, exploit. APPRESSÉ, serré de près. APRÈS. --_En après_, après. ARDANT, brûlant. ARDIRENT, brûlèrent (de _ardre_). ARDOIR, ARDRE, brûler (_ardere_). ARGU, finesse, argutie. --_Mauvais argu_, mauvaises raisons. ARRÉÉ, hanarché. ARRÉÉMENT, en arroi, en bon ordre. ARRÊTÉ, placé. --_Arrêtés sur leur avantage_, placés, postés en une position avantageuse. ARROUTER (S'), se réunir, se mettre en _route_, c'est-à-dire en troupe. ARROY, ARROI, ordre, arrangement. ARS, brûlé (de _ardre_). ASSÉGURANCE, assurance. --_Asséguré_, assuré. ASSEMBLER À, engager le combat avec. --P. 462, _Devant qu'ils s'assemblassent à la bataille_, avant de commencer le combat. ASSENT, avis, assentiment, consentement. ASSENTIR, consentir. ASSEURÉE, p. 122, ayant le respect. ASSIETTE. --_Assiette de la table_, ensemble du service, état de la table. --_Assiette_, place fixée. ATANT, alors. ATARGÉ, retenu, arrêté. ATOUT, avec. ATRAHYT, attira. ATREMENT, couleur noire. (D'où _âtre_.) ATTARGATION, retard. ATTARGÉE. --_Fut la besogne attargée_, toute cette affaire fut traînée en longueur. ATTEMPRANCE, règlement, modération, arrangement. ATTRAIRE, attirer. ATTREMPÉ, retenu, réservé, modéré, doux. AUCUNS, quelques-uns. AUQUES, aussi. AUTELLE (D'), de même. AVAL, en bas. AVALER, abaisser, descendre. --_Étoit avalé jus_, était descendu. --_Leurs chausses avalées_, leurs chausses tombant, parce qu'elles ne sont pas attachées. AVANCER. --_Qui désiroient leurs corps à avancer_, qui désiraient s'exercer aux armes. AVENUE, événement. AVISÉ, remarqué. --_S'avisa_, p. 31, se ravisa. AVISÉMENT, d'une manière avisée. B. BACHINET, voyez BASSINET. BADELAIRE, coutelas. BAGUES, bagages, équipages. BAILLE, porte (baye). BAN, cri public, ordre, publication, avertissement. BARETIERRE et mieux BARATIERRE, traître, trompeur. BASCLE, bâtard. BASSINET, BACINET, armure de tête, au figuré, hommes d'armes. --_Bachinet de cerveil_, armure de tête. BATAILLE, corps d'armée. BAUDEMENT, hardiment. BAUDEQUIN, drap d'or et de soie. BEL (AU PLUS), au mieux, le mieux. BELLEMENT, bien, doucement. BÉNIVOLENT, bienveillant. BESOGNE, affaire. BIÈVRE, castor. BOUGE, cuisine. BOURDE, moquerie, mensonge. BOUTER, mettre. --_Bouté_, poussé. BOUTIS, poussée. BRAIES, culottes. BRANLENT OU OUVRENT, sont enfoncées ou ouvertes. BRASSÉ, machiné, ourdi. BRIEF, p. 103, dans peu de temps. BRIGANDS, soldats à pied recouverts d'une espèce de cotte de mailles appelée _brigandine_. BROCHER, piquer de l'éperon. C. CALENGE, défi, réclamation. CANONIAUX (JOURS), jours de fête. CAP, tête. CAPPELINE, armure de tête, espèce de casque. CAPTION, action de prendre. CAROLER, danser, se réjouir. CARREAU, flèche. --_Carreau empenné d'airain_, flèche ayant des palettes d'airain au lieu de palettes de plume. CAUTELLE, ruse. CEL, CELLE, cet, cette. CENDAL, étoffe de soie. CERCHIER, parcourir. --_Cerchié_, cherché. CESTUI, celui, ce. CETTE, cette chose, cela. CHALENGER, réclamer. CHALOIT (IL NE LEUR), il ne leur importait pas. CHAMBRE, grand coffre, cabinet. CHAPELET, petit chapeau. CHARNEURE, peau. CHAUSSE, vêtement de la jambe, espèce de bas, de jambière en étoffe. CHEF, tête. --_Chef du dois_, tête du dais; place d'honneur. CHENU, tout blanc. CHOIR, tomber. --_Chet_, _chiet_, tombe. --_Chéent_, tombent. --_Chéy_, tomba, arriva. --_Chéirent_, tombèrent. --_Chéit_, _chéist_, tombât. --_Chéoit_, tombait. --_Cherroient_, p. 144, seraient abolis. --_Chéut,_ tomba. --_Chéurent_, tombèrent. --_Chu_, tombé. CHERCHER, parcourir, fouiller. CHÈRE, CHIÈRE, visage, mine. --_Grand chère_, _grand chière_, grand accueil. CHÈREMENT, affectueusement. CHEVANCE, bien, richesse, propriété. CHEVAUCHÉE, service militaire dû par un vassal à son suzerain. Voy. OST. --_Chevauchée_, compagnie. CHEVERONNÉ (terme de blason), chargé de chevrons. --_Chevron_, assemblage de deux pièces plates dont la pointe est tournée en haut. CHEVETAINE, capitaine (de _chef_, tête; _caput_). CHEVIR, venir à bout, se défendre. CHIÈRE, p. 119, pour chère. --La vertu d'ordre était chère au roi. CIL, ce, cet, celui. CLAMER, appeler. Claret, espèce de vin. CLERC, savant. --_Clercs solemnels_, savants qui ont leurs degrés et ont passé par les solennités des réceptions universitaires. CLORROIENT, enfermeraient, entoureraient, cerneraient. CLOUIT (SE), se ferma. COIEMENT, COYEMENT, tranquillement. COIS, tranquilles. COMMUNAUTÉS, communes. COMPAIN, compagnon. COMPARÉE, réparée. COMPÉTEMMENT, convenablement, dûment. COMPTE, p. 188, mauvaise forme de comte. CONFORTER, soutenir. CONJONCTIONS, liaisons, relations. CONJOY, affectionné. CONNILS, lapins. CONNOISSANCE, aveu. CONQUISTRENT, conquirent. CONROI, ordre, rang. CONSAUX, CONSAULX, conseils, conseillers. CONTEMNANT, méprisant. CONTEMPLE. --_En ce contemple_, en ce même temps. CONTENDRE, s'efforcer. CONTESTER, attester. CONTREMONT, en l'air, en haut. CONTRESTANT. --_Non contrestant_, nonobstant. CONTRESTER, s'opposer. CONVENANT, convention, engagement, disposition. CONVENIR, venir aux mains. --P. 42, revenir en se rassemblant. --P. 222, se réunir (chacun de leur côté). --_Convenir en mon office_, remplir mon office. CONVENT, couvent. CONVERSER, habiter. --Se réunir, se diriger. CONVINE, projet. --_En bon convine_, en bon ordre. CORON, coin. CORSAGE, corps. CORUSCANT, s'agitant. COULETTIERS, culottiers. COULON, colombe. COUPÉ (terme de blason), divisé en deux parties horizontales. COUSTE, couverture de lit. CREMEUR, crainte. CRÉURENT, augmentèrent (de croître). CUER, coeur. CUIDER, croire. CURE, soin, souci. D. DARRAINE, dernière. DE. Cette préposition, qui marque aujourd'hui le génitif, ne s'employait pas autrefois. On disait _le palais le roi_, _l'hôtel la reine_, _l'hôtel Dieu_, pour le palais du roi, l'hôtel de la reine, l'hôtel de Dieu. DÉBILITÉS, faibles, affaiblis. DÉBOUTER, repousser, pousser. DÉDUIRE, s'amuser. DÉDUIT, plaisir. DÉFAILLOIENT, manquaient. DÉJEUNER (SE), manger pour ne plus être à jeun. DÉLAYER, différer. (_Délai._) DÉMARCHER, reculer. DEMEURANT, reste. DÉNUER, mettre à nu. --_Dénué_, nu. DÉPARTIR, SE DÉPARTIR, partir, se mettre en route. DÉPENDRE, dépenser. DÉPITOIENT, irritaient. --P. 457, qui les irritaient parce qu'ils n'attaquaient pas. DÉPORTER, dispenser. --P. 186 et 205, épargner. DÉPUTÉS, désignés. DESBARETÉS, affligés. DESCENDRE, accorder. --_Descendrai_, condescendrai. DESCHIET. --_Assez deschiet de ce que fol pense_, il tombe toujours beaucoup de ce que pense, de ce que veut un fou. DESCLORRE, ouvrir. DÉSEMPARER, démolir, détruire. DESPENDRE, dépenser. DESRÉER, rompre les rangs. DESROYS, désordres. DESSERTE, mérite. DESSEVRER, séparer. DESTOURBER, troubler, déranger. DESTRE, droite. --_En destre_, à droite. DESTRIER, cheval de combat (gros cheval flamand ou danois.) DESTROIT (A), à l'étroit. --DESTROIT, détresse. DESVÉÉ, méconnu. --P. 211, lisez: _Connétable, je ne dis pas que on vous ait en rien desvéé, que..._ Connétable, je ne dis pas que on vous ait en rien méconnu, mis hors de votre place, que... DÉTRANCHÉ, blessé à mort. DÉTRIER, arrêter, différer, faire perdre du temps. DÉTROIT, détresse. DÉTROITEMENT, formellement. DÉTROUSSE, pillage. (_Détrousser._) DEVANT, avant. DEVISES, conversations. DEXTRE. --_Sur dextre_, à droite. DISPENSER, dépenser. DISSENCE, dissension. DOBT, doit (_Debet_). DOIE, doive. DOINT, donne. DOUBTE, DOUTE, crainte. --DOUBTÉ, craint, redouté. DOUTER, craindre, redouter. DRAP. --_Drap de haute lice_, tapisserie, tenture. DROITEMENT, exactement. DROITURE, droit, légitimité. --_Droitures_, p. 50, hommage. DUIT, au pluriel DUIS, habile, expérimenté. DUREMENT, beaucoup. E. ÉBATTEMENT, plaisir, ébats. ÉCARTELÉ (terme de blason), partagé en quatre. ÉCHEOIR, tomber. ÉCHIQUETÉ (terme de blason), divisé en carrés. ÉCU, bouclier. EFFICACE. --_Mots efficaces_, mots ayant de la portée. EFFORT. --_Venir à effort_, venir en aide, au secours. EFFROI, bruit. ELE, aile, côté, flanc. --Corps volant, réserve. EMBESOGNER (S'), travailler, s'occuper. EMBLÉS, échappés. EMMY, dans. EMPAINTE, attaque, choc. EMPRÈS, PAR EMPRÈS, auprès de. EMPRISE, entreprise. EN. --P. 42, à partir de ce moment. ENCHERRA, tombera dans, viendra. ENCLOUIRENT, entourèrent. ENCONTRE, attaque, résistance. ENCOURTINÉ, tapissé, tendu. ENDITTER, informer. ENFÉLONNIT (S'), s'irrita. ENFÉS, enfant. ENGIGNEUR, ingénieur, machiniste, qui fait des engins. ENHORTER, exhorter. EN-MY, dans, au milieu (_in medio_). ENNEMI (L'), le diable. ENNORT, conseil. ENS, dedans. --_Ens ès_, dedans les. ENSEIGNE, cri d'armes. ENSOIGNÉ, embarrassé. --_S'ensoigna_, s'occupa. ENSONNIER, occuper, employer. EN SUR QUE TOUT, surtout, par-dessus tout. ENTENDRE, s'occuper, donner son attention, travailler, faire. --_Chacun y entendoit ainsi que pour lui_, chacun y travaillait comme pour soi. ENTENTIEUX, appliqués à. ENTOUR, environ. ENTREMENTES, pendant. ENTRETANT, ENTRETEMPS, pendant ce temps-là. ENTREVALLES, entrevues. ENTRUES, pendant ce temps-là. ENVIS, malgré lui. ÉPARS, dispersés. --_En l'éparse_, p. 452, disséminés. ÈS, dans les. ESBANOIÉ, égayé. ESCHÉIRENT, tombèrent. --_Tu eschiés_, tu tombes. ESCHEVER, éviter, esquiver. ESCLOS, traces. ESCOURCIR, abréger. ESCRIPSIT, écrivit (_scripsit_). --_Escrisoit_, écrivait. ESHIDÉ, effrayé. ESLISEURS, électeurs (p. 111). Les évêques étaient alors élus par les fidèles. ESLONGIÉ, éloigné. ESPARDIRENT (S'), se répandirent. ESPACE, ESPASSE. --_Une espasse_, quelque temps. --_Grand espace_, longtemps. ESPESSE, épaisse. ESPIE, espion. ESPIRITUAULTÉ, spiritualité, ce qui regarde l'âme, l'esprit. ESPOIR, peut-être. ESSAULCIER, élever. ESSEULA (SE), s'isola. ESTANT (ÊTRE EN), être debout. ESTAT, maison, train de maison. ESTELLÉ, étoilé. ESTEUF, éteuf, balle pour jouer à la paume. ESTOREMENS, objets pour le service de....... (Service de la table ou autre.) ESTRAINDIT, serra, pressa, étreignit. ESTRANGE, étranger. ESTRE (L'), l'état. ESTREMIR, jouer. (Jouer du couteau ou de l'épée.) ESTRIF, lutte, combat. ESTUPER, étouffer. ÉTAT. --_En état que_, pendant que. --_Sur un état que_, sur la question de savoir si... EVVOUS, voici. EXERCITE, armée. EXERCITOIT, s'occupait, employait son temps. EXPLOITER, se hâter, marcher. EXILLER, ravager. EXPOSITION. --P. 143, perte. F. FAILLIR, manquer. FAINTEMENT, FEINTEMENT, par ruse, par feinte. FAISSÉ, qui a des faisses (terme de blason). FAISSE ou FASCE (Terme de blason), bande. --Espèce de bande ou de règle qui occupe le milieu de l'écu et va d'un côté à l'autre. FAIT. --_A point de fait ni deffense_, n'ayant ni moyens d'action, ni de défense. FAITICEMENT, bien arrangé, arrangé avec art. FAIX. --_Tous à un faix_, tous en masse. FAME, renommée. FAULDROIT, manquerait (de _faillir_). FAULSISSENT, manquassent. FÉAL, loyal. --_Féalement_, loyalement. --_Féautés_, serments de fidélité. FÉLONNIE, colère. FÉRIR, frapper. --_Férit_, frappa; _férant_, frappant; _féru_, frappé. FERMILLET, petit fermoir. FEURE, FEURRE, paillasse. FEURE, p. 282, fourreau. FIANCE, foi, confiance. FIANCÉ PRISONNIER, prisonnier sur parole. FIERT, frappa. FINÉES, finies, achevées. FINER, trouver. FLOTTE, quantité, grand nombre. FORAIN (A), en dehors des cordes de la lice. FORFAIRE, compromettre, exposer à une peine. --_Forfaire_, p. 204, faire quelque chose contre. FORFAIT, manque de parole, violation d'un traité, d'un serment. FORFAITS, trompés. FORFIT (SE), se trompa. FORHÂTER, trop hâter. FORS, excepté. FORT, position. FOURNIER, boulanger. FRANCHEMENT, en liberté. FREIN, bride. --P. 182, ceux qui conduisaient son cheval. FROISSIS, mêlée, combat acharné. G. GARANT. --_A sauf garant_, pour se garantir. GENTILLESSE, noblesse. GÉSIR, être couché, être placé, coucher. GESTE, race, lignée. GÉU, participe passé de GÉSIR. GONNE, robe. GRACIÉ, remercié, félicité. GREIGNEUR, plus grand. GREVER, faire du mal. --_Grevé_, accablé. GROSSÉE, expédiée en grosse écriture et délivrée en forme exécutoire. GUERREDON, récompense. H. HABILLÉS, équipés. HABILLEMENS DE GUERRE, équipements, objets d'armement, machines. HAIE, p. 455, retranchement. HAMETTE, espèce de capeline. HARDEMENT, courage. HARDOYER, harceler. HARNOIS, équipages, bagages, objets d'équipement et d'armement. HARO, bruit, bagarre. HART, corde. HAUBERGEON, HAUBERT, cotte de mailles. HAUQUETON, HOQUETON, casaque, vêtement pour mettre par dessus l'armure. HÉAUME, casque. HÉOIT, haïssait. HÉRIER, maltraiter. HOIR, héritier. HONNEUR. --_Qui de honneur sceut moult_, qui était très-honorable. HOST, hôte. HÔTEL, maison. HOUÈTE, pic. HOURD, échafaud. HOUZÉ (ÊTRE), avoir ses bottes de cheval, de voyage, ses houseaux. HUÉE, cri. HUI, HUY, aujourd'hui (_hodie_). --_Mais-huy_, _mes-huy_, à présent, désormais. HUIS, porte. HUTIN, combat. I. IDOINE, propre à. IL, lui. ILLEC, alors. IMPÉDIMENT, empêchement. IMPUGNER, combattre. INCLINER, saluer (s'incliner). INOBÉDIENT, rebelle. IRE, colère. ISSIR, sortir. --_Issit_, sortit; _issoient_, sortaient; _istroit_, sortirait. J. JA, jamais. JANGLE ou JENGLE, plaisanterie. --_Jangler_, plaisanter. JA PIÉÇÀ, depuis. JASOIT, JAÇOIT QUE, JA SOIT CE QUE, quoique. JÉU, voyez GÉU. JOLIVETÉS, divertissements, débauches. JOURNÉE, rendez-vous, bataille rangée. --_Journée arrêtée_, affaire où l'on s'arrête, bataille rangée. JOUXTE, auprès. JUS, À JUS, à bas, par terre. JUSNER, jeûner (_jejunare_). L. LAIENS, LÉANS, là-dedans. Opposé à _Céans_, ici dedans. LAIROIT, LAIRONS, formes de _laisserait_, _laisserons_. LAISSER. --_Ne se laissèrent-ils point à..._, ne renoncèrent pas à... LAMES. --P. 449, _fut féru par entre deux lames_, sous-entendu de son armure. LANCER, combattre avec la lance. LÉGÈREMENT, tout de suite. LÈS, LEZ, côté. --_De lez, à côté de..._ LI, lui, elle. LIE, joyeux. LIESSE, joie. LIGE, ce qui est à quelqu'un sans réserve. LIGNAGE, famille, parenté. LISIRENT, lurent. LITTERON, petit lit. LOÉ, loué. LOI, loi religieuse, religion. LOS, LOZ, gloire, réputation. LUCTER, lutter. M. MAINSNÉ, plus jeune, cadet, mineur. MAIS QUE, pourvu que..., à la condition que... MALEMENT, beaucoup. MANDEMENT, appel, convocation. MARCHE, frontière. MAUTALENT, mécontentement. MENGS, mets, ce que l'on mange ou _menge_. MÉPRENDRE, mal faire. --P. 452, _Et sur tant qu'ils pouvoient méprendre envers lui_, car en le laissant aller, ils ne pourraient rien faire qui le mécontentât davantage. MERCERIES, marchandises. MERCIER, marchand (_mercator_). MÉRITER, récompenser. MERRIEN, merrain, bois de charpente, bois de chêne. MESCHÉANCE, malechance, malheur. MESCHEF, malheur, mésaventure. MESCHIET. --_Celui à qui il meschiet, chacun lui mésoffre_, celui à qu'il arrive malheur, chacun lui fait de mauvaises offres. MESCOGNEU. --_En estat mescogneu_, déguisé, méconnaissable. MESCROIE, de _mescroire_, ne pas croire. MESFAIRE. --_Sur quant que vous vous pouvez mesfaire envers moi_, quant à ce qui se rapporte à votre devoir envers moi. MESGNIÉE, MESGNIE, suite. MES HUY, désormais. MESSAGE, messager, envoyé. MESTIER, MÉTIER, besoin. MÉTIER, art. METTE, limite. METTRE. --_Mettre à point_, mettre à son aise, soigner. --_Se mettre sus_, se mettre en avant. --_Quand tant y mettoient_, quand ils restaient si longtemps sans rien faire. MEURTRI, assassiné. MIE, pas. MISE, de _miseur_, arbitre, celui qui est chargé d'exécuter une affaire. MONSTRE, montre, revue. MONTEPLIER, multiplier, augmenter. MORIGINÉ, p. 117, bien élevé, instruit; p. 115, convenable, décent. MOULT, beaucoup. MUA, changea. MUSSIER, cacher. N. N'AVOIT GUÈRE, naguère. NAVRÉ, blessé. NE, ni. NÉANT, rien. --_Pour néant_, inutilement. NEQUEDENT, néanmoins. NOISE, bruit. NONCIÉ, proclamé. NON PLUS, pas plus. NOTABLE (PAR), surtout. NUL, NULLE, un, une, nul, nulle, quelque. NULLUI, personne, qui que ce soit. O. OBTENIR LA PLACE, gagner le champ de bataille. --_Obtenir la besogne_, gagner la partie. OCCISANT, tuant. OCCISION, tuerie, massacre. OCCUPATIONS, p. 138, invasions (de la maladie); p. 462, accusation. OÏ, OUÏ, entendu (de _ouïr_). OIENT, entendent (de _ouïr_). OIL, oui. OMBROIER, mettre à l'ombre. ONCQUES, ONCQUES MAIS, jamais. ONDOYÉES, ondées, à ondes de... OR, ORE, maintenant. ORREZ, entendrez. --ORROIENT, entendraient (de _ouïr_). OST, armée. --OST et CHEVAUCHÉE. _Chevauchée_ est le service dû par le vassal noble à son seigneur. _Ost_ est le service dû par les sujets du vassal (hommes de pôte, manants, vilains). Le premier est un service militaire, le second est un service de goujat et de valet d'armée. OT, eut. OU, au. OUTRAGE, violence, outrecuidance. OUTRAGEUX, violent. OUTRE, au delà de. OUVRER, travailler, agir. OUY, entendu (de _ouïr_). OYOIENT, entendaient (de _ouïr_). P. PALEFROI, cheval de dame, cheval qui ne sert pas au combat. PANNEL, drap. PAR, complète le sens du mot, lui donne de la force. --_Parachever_, achever tout à fait. PARAGE, noblesse. PARÇON, proposition, arrangement. PAREMENT, parure, ornement. --P. 133, tapisseries, tentures. PARLEMENT, conférence, entrevue. PARMI, avec, autour, au travers de. --_Parmi ce que_, sous condition que, parce que. PARMITANT, au moyen de quoi, à condition. PAROCCIOIENT (_par occioient_), tuaient tout à fait, achevaient. PARPERDRE, perdre entièrement. PARROCHIALE, paroissiale. PARSEMÉ. --_Terres nouvelles parsemées_, terres nouvellement ensemencées. PART, côté. PARTI, séparé. PARTIR (SE), partir. PARTUÉ, tué tout à fait. PAS, passage. --P. 259, marche. --_Aller le pas_, avancer, marcher. PAVAIS, bouclier. PAVILLON, tente. PAVOISÉS, couverts. PENEUSE, pénitente, de pénitence (_poenosa_). --_La semaine peneuse_, la semaine sainte. PENNE, velours. PERÇUS, aperçus. PERDURABLEMENT, à toujours. PETIT, peu. --_Si petit non_, pas même un peu. --_Un petit_, un peu. PHYSICIEN, médecin. PIED. --_Jà pied_, pas un seul. PIETELLÉ, piétiné, foulé. PIMENT, vin aromatisé. PLACE, cour. PLAIN, plaine. PLAIT, querelle. PLANÇON, épieu. PLAT PAYS (LE), la campagne. PLATE, armure. --P. 201, métal. --_Argent en plate_, argent en lingot, en barre. PLENTÉ ou PLANTÉ, grande quantité, en abondance. PLOMBÉE, masse de plomb. POIGNIS, mêlée, empoigne. POINDRE. --_Poindre à bons éperons_, attaquer par sa chevalerie. POLLICIE, administration, police. POLS, pouces. PORTER, supporter. POU, peu. POUDRIÈRE, poussière. POURPOINT, vêtement qui couvrait le corps, depuis le cou jusqu'à la ceinture. POURVEY (SE), se pourvut. POUVOIR (A SON), quand on peut faire autrement. POVOIENT, pouvaient. PREMIER, d'abord, premièrement. PRENDOIENT, prenaient. PRENDRE. --_Et se prenoient près de bien faire_, allaient jusqu'au point de... faisaient tout ce qu'ils pouvaient pour... PRENSIST, prît. PRINDRENT, prirent. PRINS, pris. PROCÈS, p. 124, succès. PROIE, PROYE, butin, dépouilles. PROISMETÉ, parenté. PROMU, excité. PROPOSER, raconter. PROVIDENCE, prévoyance. PUISSANCE. --_De leur puissance_, autant qu'ils pouvaient le faire. PURE. --_Toute pure_, tout entière. Q. QUANQUE, autant que (_quantum_). QUANTS, autant que (_quantos_). QUANT QUE, tout ce que. QUARTE, quatrième. QUATI, caché. --_Quatit_ (_Se_), se reposa, se cacha. QUERRE, forme de _querir_, chercher. QUIERS (JE), je cherche. QUINT, QUINTE, cinquième. QUINTAINE, exercice militaire. QUIS, cherché ou cherchés (de _querir_). --_Quist_, cherchât. QUITTER, tenir quitte. R. RADRECIER, redresser. RAIS, rayons. RAMENTEVOIR, rappeler. RASSIS, calme, mûri par la réflexion. RAVISER, reconnaître. RAYANT, rayonnant. REBOUTER, repousser, remettre. RECHOIT, reçoit. RECLOUY, refermai. RÉCOMPENSATION, dédommagement. RÉCOMPENSER, dédommager. RECORD, récit. RECORDER, raconter, rappeler. RECOUVERT, recouvré, repris. RECOUVRER, ressource. RECOUVRER, réparer. --P. 190, trouver, reprendre. RECRU, mis en liberté. --_Recrus sur leur foi_, mis en liberté sur parole. RECUEILLIR, faire bonne réception, accueillir. --_Recueillir eux_, se réunir, se reformer. --_Recueillis_, rassemblés, réunis. REDEVABLE, dû, qui est de devoir. REDONDÈRENT, rebondirent, se rejetèrent. RÉFECTION, repas. REGARD, inspecteur. REIGLÉÉMENT, régulièrement. REMANANCE, retard. REMONTÉE, midi. REMONTRER SERVICE, faire acte de soumission publique. REMPARER, réparer. REMUA, changea. REPAIRER, être placé, demeurer, (_repaire_). REPAISSANT. --_En eux repaissant_, en mangeant. REPOS, berceau. REQUÉRIR, chercher, rechercher. RESCOURRE, délivrer, secourir, reprendre. RESCOUS, délivré. RESCOUSSE, délivrance, secours. RESPOUS, caché, reposé (_repositus_). RESSOIGNER, craindre. RETAINDUS, rattrapés. RESTORÉS, rétablis. RESTREIGNIRENT (SE), se resserrèrent. RETRAIRE, retirer, se retirer, battre en retraite, revenir. --_Retrayons-nous_, retirons-nous. --_Se retrayoient_, se retiraient. --_Se retraist_, se retira. REVEL, fête. --Au pluriel, _revaux_. REVELER, faire des fêtes. RÉVÉRENCE, respect. RIBAUDEQUIN, sorte de canon. RIEN, chose. RIEUS, ruisseaux. RIOTE, désordre, combat. RONFLER, faire du bruit par les narines. --Se dit d'un cheval qui a peur. ROUTER, parcourir, aller partout. RUER JUS, renverser, jeter par terre. --_Rué_, jeté, renversé. S. S', pour _sa_, devant une voyelle. --_S'âme_, son âme. SAGETTE, flèche. SAISINE (PRENDRE LA), se saisir. SAMIS, velours, étoffe de soie. SAQUEMENS, bandits, brigands. SAUVETÉ, sûreté. --_Mener à sauveté_, mettre en sûreté. SE, si. SENESTRE, gauche. SÉOIT, était placé (_sedebat_). SERCHIER, chercher. SEURETÉ (A), avec sécurité, avec garantie. SI, jusqu'à ce que. SIED, est placé (_sedet_). SIEUTE, suite. SIGNÉS, marqués. SIGNIFIER, faire signe, prévenir. SIMULATION, ruse, dissimulation. SINGULIÈRE, particulière. SOIE, soit. SOLCAIER, divertir, procurer du soulas. SOLIER, grenier, soupente. SOMMIER, malle, ce que portent les bêtes de somme, bagages. SORTE (D'UNE), à la fois, ensemble, tout d'un coup. SOUEF, doucement. SOULAS, divertissement. SOULOIENT, avaient coutume (_solebant_). SOUTIVETÉ, subtilité, ruse. SUBTILLA, raisonna subtilement, faussement. SUIR, SUYR, suivre. SUPPÉDITER, soumettre, fouler aux pieds. SUPELLATIF, premier, très-distingué. SURCOT, surtout, manteau. SUR TANT, autant. T. TAILLER, faire payer la taille, l'impôt féodal, sur le roturier et ses biens. TAILLÉES. --_Étoient taillées de_, étaient faites pour (p. 429). TARGE, petit bouclier. TEMPREMENT, bientôt. TENISSENT, tinssent. --_Tenist_, tint. TÉNU, fin, mince. TIERS, TIERCE, troisième. TOLLIR, enlever, prendre. --_Tollit_, enleva. --_Tollirent_, enlevèrent. --_Tolloient_, enlevaient. --_Tollu_, enlevé, pris. TOUAILLE, toile. TOUDIS, toujours. TOUILLIS, bagarre. TOURNEZ. --P. 83, _Ne de ce ne tournez rien à conquerre encontre nous_, et si je le faisais sans vous en parler, vous n'auriez rien à dire ni à gagner contre notre volonté. TRAIRE, aller, venir. --P. 231, passer. --P. 458, tirer. --_Se traioit_, allait. --_Se traït_, alla. --_Se traïrent_, allèrent. --_Se traïssent_, allassent. TRAITEUR, négociateur, celui qui traite. TRAITEURS, p. 286, traîtres. TRAITOUR, trahison. TRANSLATER, traduire. TRAVAILLÉ, fatigué. TREMPOIR, vase à mettre de l'eau. (_Tremper son vin_). TRESPASSER, TRÉPASSER, dépasser, aller au delà de. --_En trespassant_, en traversant. TRESPERCER, transpercer. --_Trespercé_, transporté. TREUVER, trouver. TROUSSER, chargé sur un cheval (_détrousser_). TRUPHE, plaisanterie, moquerie. U. UNI. --_Mettre à uni_, mettre à ras, à bas. UNITÉ, union. USER, faire. --_User des besognes_, faire les affaires. UYS, porte. V. VAGUE, désert. VAIR. --_Yeux vairs_, yeux bleus mélangés de vert et de jaune (_varius_). VALSIST, VAULSIST, valût. VARIEMENT, changement. VARLET, valet. VASSALEMENT, bravement. VASSELAGE, bravoure. VÉEZ-CI, voici. --_Véez là_, voilà. VÉIST, vît. --P. 36, qu'il voyait. VELVET, velours. VENISSENT, vinssent. VENOIT. --_Il ne venoit mie à chacun à bel_, chacun le trouvait mauvais. VENROIENT, viendraient. VÉOIT, VÉOIENT, voyait, voyaient. VERDOÏER, provoquer, tâter. VERT, feuilles, verdure. VESPRE (LE), le soir. VIAIRE, visage. VIGILE, veille. VINDICATION, vengeance. VIRETON, trait d'arbalète. VIRRIERS, vitriers. VITAILLES, vivres. VOIE, route, passage. VOIR, vrai. --_Au voir dire_, à dire vrai. VOISE (QUE IL NE), qu'il n'aille. VOCABLE, dicton, proverbe. VOIRE, même. VOLÉE, enlevée. VOLER, chasser au vol, avec le faucon. VOULDRENT, voulurent. VOULSISSENT, voulussent. --_Voulsist_, voulût. Y. YSSIT, sortit. TABLE DES MATIÈRES DU QUATRIÈME VOLUME. Pages. _Règne de Charles V._ Bataille de Cocherel, 1364.--(_Froissart._) 1 Bataille d'Auray, 1364.--(_Froissart._) 22 Du Guesclin est nommé connétable de France, 1370.--(_Froissart._) 53 Bataille de Pontvalain, 1370.--(_Froissart._) 56 Bataille de Chizey, 1373.--(_Froissart._) 60 Le connétable Bertrand du Guesclin.--(_Chronique de sire Bertrand du Guesclin._) 69 La filleule de du Guesclin.--(_Chant breton, traduit par M. de la Villemarqué._) 107 Faits et bonnes moeurs du sage roi Charles V.--(_Christine de Pisan._) 113 _Règne de Charles VI._ Avénement de Charles VI, 1380.--(_Monstrelet._) 138 Révolte de la Flandre, de Paris et de Rouen, 1381-1382. 141 1. Révolte de la Flandre.--(_Juvénal des Ursins._) 142 2. Les Maillotins.--(_Juvénal des Ursins._) 145 3. Bataille de Rosebèque.--(_Juvénal des Ursins._) 152 4. Suite de l'histoire des Maillotins.--(_Juvénal des Ursins._) 165 5. Soulèvement des Parisiens et des Rouennais à l'occasion des impôts.--(_Le Religieux de Saint-Denis, traduit par M. Bellaguet._) 179 6. Les Rouennais sont punis de leurs méfaits.--(_Le Religieux de Saint-Denis._) 179 7. Le roi pardonne aux Parisiens leur offense.--(_Le Religieux de Saint-Denis._) 171 8. Affaires de Flandre.--(_Froissart._) 181 9. Bataille de Rosebèque.--(_Le Religieux de Saint-Denis._) 223 10. Charles VI rentre victorieux à Paris et soumet les Parisiens.--(_Le Religieux de Saint-Denis._) 231 Révolte des Tuchins, 1384 240 1. Récit du Religieux de Saint-Denis. 240 2. Récit de Juvénal des Ursins. 244 Mariage de Charles VI, 1385.--(_Le Religieux de Saint-Denis._) 245 Projet de débarquement en Angleterre, 1386.--(_Le Religieux de Saint-Denis._) 247 Majorité et caractère de Charles VI, 1388.--(_Le Religieux de Saint-Denis._) 255 Entrée de la reine Isabeau à Paris, 1389.--(_Froissart._) 256 Assassinat du connétable de Clisson, 1392. 274 1. Récit de Froissart 275 2. Récit du Religieux de Saint-Denis. 293 Démence de Charles VI, 1392.--(_Le Religieux de Saint-Denis._) 298 Des seigneurs sont brûlés dans une mascarade, 1393. 301 1. Récit du Religieux de Saint-Denis. 301 2. Récit de Froissart. 306 Maladie du roi. Prières publiques pour son rétablissement, 1395.--(_Le Religieux de Saint-Denis._) 313 Mariage d'Isabelle, fille de Charles VI, et paix avec l'Angleterre, 1396.--(_Juvénal des Ursins._) 317 Bataille de Nicopolis, 1396.--(_Le Religieux de Saint-Denis._) 326 Prédication faite en présence du roi et de la reine sur la réforme des moeurs de la cour, 1405.--(_Le Religieux de Saint-Denis._) 337 On prie le roi de veiller à ce que les affaires du royaume soient conduites avec plus de prudence.--(_Le Religieux de Saint-Denis._) 342 Le droit de prise, 1407.--(_Le Religieux de Saint-Denis._) 343 Assassinat du duc d'Orléans, 1407. 345 1. Récit de Monstrelet. 345 2. Récit du Religieux de Saint-Denis. 357 Guerre des Armagnacs et des Bourguignons, 1411.--(_Le Religieux de Saint-Denis._) 375 Les Cabochiens, 1413.--(_Le Religieux de Saint-Denis._) 388 Fin du règne des Cabochiens, 1413.--(_Le Religieux de Saint-Denis._) 421 Bataille d'Azincourt, 1415. 437 1. Récit de Monstrelet. 437 2. Récit de Saint-Rémy. 469 3. Récit du Religieux de Saint-Denis. 482 GLOSSAIRE 499 TABLE DES MATIÈRES 513 Errata 516 FIN DE LA TABLE DU QUATRIÈME VOLUME. ERRATA. Page 49, ligne 13: qui nuit et jour y jetoient, _lisez_: qui nuit et jour y étoient. Page 56, ligne 15: 1730, _lisez_: 1370. Page 123, à la note 1, où l'on a mis la traduction donnée par M. Buchon du mot _mengs_, _lisez_: au lieu de _maison_, les mets, ce que l'on mange. Page 124, aux notes 1 et 3, remplacez les traductions données par M. Buchon des mots _assiette_ et _estoremens_.--_Assiette_, tout ce qui est nécessaire au service de la table, l'ensemble du service. _Estoremens_, objets pour le service de la table. Page 184, ligne 11: _airement_, _lisez_: Atrement. End of the Project Gutenberg EBook of L'Histoire de France racontée par le Contemporains (Tome 4/4), by Louis Dussieux *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'HISTOIRE DE FRANCE *** ***** This file should be named 45323-8.txt or 45323-8.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/4/5/3/2/45323/ Produced by Mireille Harmelin, Hélène de Mink and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. 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Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. *** START: FULL LICENSE *** THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License available with this file or online at www.gutenberg.org/license. Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. 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Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For forty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.