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LE LION DU DÉSERT

Scènes de la vie indienne dans les prairies

Par

GUSTAVE AIMARD

PARIS
ALEXANDRE CADOT, ÉDITEUR
37, RUE SERPENTE, 37
1864

A

MONSIEUR ERNEST MANCEAUX

CONSEILLER D'ÉTAT

Ce livre est dédié, comme témoignage de

respectueuse reconnaissance,

Par l'auteur,

GUSTAVE AIMARD.

Viry-Châtillon, 25 août 1864.


Table

LE LION DU DÉSERT

Scènes de la vie indienne dans les prairies


I

LE RANCHO

Le presidio de Santa Fé, le poste le plus avancé que possèdent les Mexicains dans la province de Sonora, est bâti au milieu d'une plaine riante et fertile. Une de ses faces occupe l'ouverture du coude que forme une petite rivière; il est ceint naturellement par les murs de pierre des habitations dont il est bordé; l'entrée de chaque rue est fermée par des pieux qui font palissade, et, comme dans la plupart des pueblos (villages) de l'Amérique du Sud, les maisons, élevées d'un étage, sont couvertes en terrasse de terre bien battue, ce qui est un abri suffisant dans ce beau pays où le ciel est toujours pur. Au temps de la domination espagnole, Santa Fé jouissait d'une certaine importance, grâce à sa position stratégique qui lui permettait de se défendre facilement contre les incursions des Indiens; mais, depuis l'émancipation du Mexique, ce pueblo, comme tous les autres centres de population de ce malheureux pays, a vu sa splendeur s'évanouir à jamais; et, malgré la fertilité de son sol et la magnificence de son climat, il est entré dans une ère de décadence telle, que le jour est prochain où ce ne sera plus qu'une ruine inhabitée; en un mot, ce bourg, qui comptait, il y a cinquante ans, plus de trois mille habitants, en possède aujourd'hui quatre cents à peine, rongés par les fièvres et la plus honteuse misère.

Or, le 5 mars 1855, jour où commence cette histoire, entre trois et quatre heures du soir, deux cavaliers bien montés entraient au grand trot dans le presidio.

Le premier était un homme de quarante-cinq à cinquante ans; sa taille haute, ses membres vigoureux et bien attachés indiquaient une force et une agilité peu communes; son teint était bronzé, et ses traits durs et hautains décelaient presque la cruauté; un air de franchise qui rayonnait dans ses yeux tempérait néanmoins cette expression et répandait même sur sa physionomie un charme dont il était difficile de se défendre; le bas de son visage était couvert d'une barbe noire et touffue, et d'épaisses boucles d'une longue chevelure brune mêlées par places de fils argentés, s'échappaient de son chapeau de paille à larges bords et tombaient en désordre sur ses fortes épaules. Son costume, en partie recouvert d'un zarapé aux mille couleurs, et d'un tissu d'une finesse extrême, ressemblait à celui des riches hacenderos[1]. Son large pantalon de velours violet, garni d'une profusion de boutons d'or ciselés avec art, et ouvert à la hauteur du genou, laissait voir ses bottines de daim aux talons desquelles sonnaient ces lourds éperons d'argent dont les molettes, larges comme des soucoupes, obligent à marcher sur la pointe du pied; sa veste, d'une étoffe et d'une couleur semblables au pantalon, ne lui descendait que de quelques pouces au-dessous des aisselles, et permettait d'entrevoir la fine chemise de batiste que fermait sur sa poitrine un superbe diamant; une ceinture de soie rouge richement brodée, et dans laquelle étaient passés un revolver à six coups, un poignard et une hache, lui serrait les hanches, et un rifle damasquiné d'argent était posé en travers de sa selle. Cet individu se nommait don López Arriaga.

Son compagnon portait un costume à peu près semblable au sien. C'était un grave et long personnage à la figure taillée en fer de hache, et qui répondait au nom de don Juan Venado.

Règle générale en Amérique: depuis la guerre de l'indépendance, tout le monde a le droit au don.

—Que vous ai-je annoncé, señor Venado? dit d'un ton satisfait don López à son compagnon; vous le voyez, nous arrivons juste au bon moment: personne n'est là pour nous espionner.

—Qui sait? répondit l'autre; croyez-moi, señor don López, dans les villes il y a toujours quelqu'un aux aguets pour voir ce qui ne le regarde pas, et en rendre compte à sa manière.

—C'est possible, murmura don López en haussant les épaules avec dédain; je m'en moque comme d'un costal de nueces[2].

—Je n'en doute pas. Mais je crois que nous sommes arrivés enfin au rancho[3] du señor Pépé Naïpès: ce doit être cette hideuse masure, si je ne me trompe.

—En effet, c'est ici que nous avons affaire, pourvu que le drôle n'ait pas oublié le rendez-vous que je lui ai donné. Attendez, señor don Juan, je vais lui faire le signal convenu.

—Ce n'est pas la peine, señor don López, vous savez bien que je suis toujours aux ordres de votre seigneurie quand il lui plaît de penser à moi, répondit une voix railleuse partant de l'intérieur du rancho dont la porte s'ouvrit et laissa voir dans son entrebâillement la haute stature et la figure intelligente de Pépé Naïpès lui-même.

¡Ave Maria purísima![4] dirent les voyageurs en descendant de cheval et entrant dans le rancho.

Sin pecado concebida, répondit Pépé en prenant la bride des chevaux qu'il conduisit dans l'écurie, où il les dessella et les mit devant une énorme botte d'alfalfa[5].

Les deux Mexicains, fatigués d'une longue route, s'assirent sur un banc adossé au mur et attendirent le retour de leur hôte en tordant entre leurs doigts une cigarette de maïs.

L'endroit dans lequel ils se trouvaient n'avait rien de bien attrayant. C'était une grande salle percée de deux fenêtres garnies de forts barreaux de fer dont les vitraux crasseux ne laissaient pénétrer qu'un jour incertain; ses murs nus et enfumés étaient couverts d'images enluminées représentant divers sujets de sainteté; le mobilier ne se composait que de trois ou quatre tables boiteuses et d'autant de bancs. Quant au plancher, c'était tout simplement le sol battu, mais rendu raboteux par la boue qu'avaient apportée les pieds des chalands. Une porte soigneusement fermée conduisait à une chambre intérieure dans laquelle couchait le ranchero; une autre porte faisait face à la première: ce fut par celle-là que rentra Pépé dès qu'il eut donné ses soins aux chevaux des voyageurs.

—Eh bien! señores, cria-t-il de la porte, quoi de nouveau? Le général Alvarez se prépare-t-il à battre Santa Anna, ou celui-ci s'est-il enfin emparé de son compétiteur?

—Ma foi, répondit don López, je n'en sais rien et je ne m'en occupe guère. Nous avons à parler d'affaires plus intéressantes.

¡Caray! señor don López, quelle vivacité! s'écria Naïpès; avant de causer, vous vous rafraîchirez bien un peu: il n'y a rien de tel qu'un verre d'aguardiente pour éclaircir les idées.

L'eau-de-vie fut versée à pleins bords et absorbée d'un trait.

—Et maintenant causons sérieusement, dit don López à voix basse, après avoir jeté un regard soupçonneux autour de lui. Ainsi que nous en étions convenus, je suis allé à la Veracruz pour y recruter les gens dont nous avons besoin; mais si l'on trouve à la Veracruz autant de matelots qu'on en veut, il n'en est pas de môme pour les gambucinos[6], je n'ai pu en trouver un seul; d'ailleurs, qu'iraient-ils faire dans cette ville en ce moment, où la Californie enlève pour ses riches placers tous les hommes du métier? Et puis, comme il est fort probable que nous aurons maille à partir avec les Indiens bravos; je me souciais peu d'enrôler des novices qui, à la vue des premiers peaux-rouges, se sauveraient avec épouvante en nous abandonnant au milieu des llanos; j'avais besoin, au contraire, d'hommes aguerris et résolus, que nulle fatigue et nul péril ne dégoûtassent, et qui, une fois attachés à notre entreprise, la suivissent jusqu'au bout sans hésiter. Je m'en revenais donc assez chagriné, lorsque le hasard ou plutôt ma bonne étoile me fit, il y a quelques jours, rencontrer à Tubac le señor don Juan Venado que vous connaissez déjà.

—Oui, interrompit Pépé avec un soupir, nous sommes de vieux amis.

—C'est vrai, répondit poliment don Juan, nous avons passé de bonnes heures ensemble à México.

—Moi aussi je connais don Juan de longue date, poursuivit don López en jetant un regard amical sur son compagnon; aussi n'ai-je pas hésité à lui confier qu'un Indien nous ayant révélé à vous et à moi, señor Pépé, un riche placer, nous avons formé le projet de réunir une troupe d'hommes résolus afin de nous en emparer. Le señor don Juan, dont vous connaissez la discrétion, comprit que nous ne voulions pas faire la fortune du gouvernement aux dépens de la nôtre, et que, par conséquent, l'expédition devait être préparée dans le plus grand secret; car Dieu sait les embarras que nous occasionnerait une parole légère en ce moment où le monde entier ne rêve que placers, mines d'or, etc., et où tous les jours l'Europe vomit sur l'Amérique des nuées de vagabonds avides de s'engraisser à nos dépens.

—Puissamment raisonné, observa Pépé d'un air convaincu.

—Bref, continua don López, j'ai pu, grâce à notre ami, réunir en peu de jours, pour notre expédition, la plus belle collection de bribones, tous gaillards de sac et de corde, ruinés par le monté[7], et sur lesquels je puis compter parfaitement...

—Je suis en tous points de votre avis, señor don López; et maintenant qu'avez-vous résolu?

—Nous n'avons pas de temps à perdre, reprit le Mexicain; ce soir même nous nous mettrons en route: qui sait si déjà nous n'avons pas différé trop longtemps notre départ? Peut-être quelques-uns de ces vagabonds d'Europe dont je vous ai parlé ont-ils découvert notre placer: ces misérables ont un flair particulier pour trouver l'or.

—¡Caray! mon maître, s'écria Pépé en frappant du poing sur la table; ce serait à devenir fou: une affaire si bien combinée et si bien menée jusqu'ici!

—J'y ai autant d'intérêt que vous, señor Pépé, répondit don López avec un aplomb superbe; vous savez que de malheureuses spéculations m'ont fait perdre toute ma fortune: je veux la rétablir d'un seul coup.

A ces paroles, le ranchero eut une peine incroyable à réprimer un sourire, car il était de notoriété publique que le señor don López Arriaga était un lepero[8] qui, en fait de fortune, n'avait jamais possédé un cuartillo de patrimoine; que toute sa vie il n'avait été qu'un aventurier, et que les malheureuses spéculations dont il se plaignait étaient simplement une funeste veine au monté qui lui avait récemment enlevé une vingtaine de mille piastres gagnées Dieu sait comment. Mais le señor don López était un homme d'une bravoure sans égale, doué d'un esprit fertile et prompt, que les hasards de sa vie accidentée outre mesure avaient obligé à vivre longtemps dans les llanos dont il connaissait aussi bien les détours que les ruses de ceux qui les habitent.

Pour ces différentes raisons et bien d'autres encore, le señor don López était le seul homme capable de mener à bien la difficile expédition qu'ils allaient entreprendre, et le señor Pépé Naïpès, lui aussi, avait de rudes revanches à prendre contre le monté; aussi eut-il l'air d'ajouter la foi la plus complète à ce qu'il plut au señor don López de dire touchant sa fortune perdue.

—Mais, dit-il après une seconde de réflexion, et la femme, qu'en faisons-nous?

—La femme?

—Oui.

—Eh bien! nous...

En ce moment, deux coups vigoureux retentirent sur la porte soigneusement verrouillée. Don López s'interrompit.

—Faut-il ouvrir? demanda Pépé.

—Oui, répondit don Juan; hésiter ou refuser pourrait donner l'éveil; dans notre position, il faut tout prévoir.

Don López consentit d'un signe de tête, et le ranchero alla ouvrir la porte, contre laquelle on continuait de frapper comme si l'on avait l'intention de la jeter bas.

Un homme embossé dans un large manteau, et les ailes du chapeau rabattues sur les yeux, entra dans la salle.

Santas tardes[9], dit-il en portant la main à son chapeau sans l'ôter cependant.

Dios las de a usted buenas[10], répondit Pépé; que faut-il servir à votre seigneurie?

—Une bouteille d'aguardiente, répondit l'étranger en s'installant dans l'endroit le plus obscur de la salle.

Dès qu'il fut servi, il se versa un verre d'eau-de-vie qu'il but, et, appuyant sa tête sur sa main, il sembla se plonger dans de sérieuses réflexions, sans s'occuper davantage des gens qui se trouvaient auprès de lui.

Cependant l'arrivée de l'inconnu avait glacé la faconde de nos trois personnages, qui, les bras croisés et le dos au mur, restaient mornes et silencieux, comme s'ils eussent pressenti que cet homme était un ennemi; ils attendaient avec anxiété ce qui allait se passer. Enfin don Juan, voulant savoir à quoi s'en tenir sur le compte de ce mystérieux individu, se leva, remplit résolument son verre et se tournant vers l'étranger toujours impassible en apparence:

—Señor caballero, lui dit-il avec cette politesse que possèdent à un si suprême degré tous les Mexicains, j'ai l'honneur de boire à votre santé.

A cette invitation, l'inconnu leva lentement la tête, fixa un instant les yeux sur son interlocuteur, et lui répondit d'une voix sèche et brève:

—C'est inutile, señor don Juan, car je ne boirai pas à la vôtre; ce que je dis à vous, ajouta-t-il en appuyant sur ces mots, le señor don López Arriaga, peut également le prendre pour lui, si bon lui semble.

—Qu'est-ce à dire, señor? demanda don López en se levant avec violence. Auriez-vous l'intention de m'insulter?

—Il y a des gens avec lesquels on ne peut avoir cette intention, reprit l'inconnu d'une voix incisive. Mais, señores, continuez donc votre conversation. Elle était, à mon arrivée, des plus intéressantes: vous parliez, je crois, d'une expédition que vous préparez, et même n'était-il pas question, à l'instant où je suis entré, d'une femme indienne que votre digne associé, le seigneur Pépé Naïpès, a enlevée pour votre compte, et qui doit, je le suppose, vous servir d'otage auprès de ses compatriotes? Que je ne vous dérange pas; je serais charmé, au contraire, de savoir ce que vous comptez faire de cette jeune femme.

Aucune expression ne saurait rendre le sentiment de stupeur et d'épouvante qui s'empara des trois associés à cette révélation accablante et imprévue de leurs projets. Un instant ils se figurèrent avoir affaire au génie du mal, et firent simultanément le geste de se signer. Mais don López et don Juan étaient des hommes qu'un événement, si grave qu'il fut, ne pouvait longtemps abattre; le premier moment passé, il se raidirent, et, l'étonnement faisant place à la colère, don Juan tira de sa botte vaquera un couteau à lame bien acérée, et fut se placer devant la porte, afin de barrer le passage à l'inconnu; tandis que don López, le sourcil froncé et le machette à la main, s'avançait résolument vers la table derrière laquelle leur étrange interlocuteur, debout et les bras croisés, semblait les défier après les avoir si cruellement raillés.

—Qui que vous soyez, señor caballero, dit don López en s'arrêtant à deux pas de son adversaire, le hasard vous a rendu maître d'un secret qui tue, et vous allez mourir.

—Vous croyez, señor don López? répondit l'autre avec un sourire ironique.

-Défendez-vous si vous ne voulez pas que je vous assassine; car, vive Dieu! je n'hésiterais pas, je vous en préviens.

—Je le sais, dit l'inconnu, et je ne serais pas la première personne que vous tueriez lâchement; les mornes et les quebradas de la Sierra Nevada ont entendu déjà les cris d'agonie de vos victimes.

A cette allusion faite par l'inconnu à un crime que don López croyait ignoré de tous, une pâleur livide envahit son visage, un tremblement convulsif agita tous ses membres. Il poussa un cri de rage et se précipita sur l'étranger. Celui-ci attendit impassible le choc qui le menaçait; mais, dès que don López fut à sa portée, il se débarrassa vivement de son manteau et le jeta sur la tête de son ennemi, qui roula sur le sol sans pouvoir se délivrer de l'étoffe maudite qui l'enveloppait comme un réseau inextricable.

D'un bond l'étranger sauta par dessus la table, et, sans plus s'occuper de don López, il se dirigea vers la porte; mais là, il trouva don Juan, qui, s'élançant sur lui, chercha à lui enfoncer son couteau dans la poitrine. Sans se déconcerter, l'inconnu saisit le poignet de son agresseur, et, avec une force que celui-ci était loin de soupçonner, il lui tordit le bras de telle façon que ses doigts se détendirent, et qu'il laissa échapper le couteau avec un cri de douleur.

L'étranger le ramassa, et, serrant don Juan à la gorge:

—Écoute, misérable, lui dit-il; je suis maître de ta vie, et je pourrais te tuer si bon me semblait, mais ce serait voler le bourreau et faire tort au garrote qui t'attend; seulement je veux te marquer pour que tu te souviennes de moi!

Et, appuyant la pointe du couteau sur le visage blêmi du Mexicain, il lui fit deux entailles en forme de croix qui lui partagèrent la figure dans toute sa longueur.

—Au revoir, dit-il en jetant le couteau avec dégoût, nous nous retrouverons dans la Prairie!

Et, s'élançant hors de la salle, il disparut.

Lorsque les trois hommes se retrouvèrent seuls, une expression de rage impuissante et de haine mortelle contracta leur visage.

—Oh! s'écria don López en grinçant des dents et en montrant le poing au ciel, je me vengerai!

—Et moi! murmura don Juan d'une voix sourde en étanchant le sang qui souillait son visage.

—C'est égal, dit à part lui Pépé Naïpès en jetant sur ses compagnons un regard de compassion ironique, je ne le connais pas, mais, caray! c'est un rude homme!

[1] Fermiers.

[2] Sac de noix (proverbe).

[3] Auberge.

[4] Façon de se saluer dans la nouvelle Espagne.

[5] Herbe qui ressemble au trèfle.

[6] Chercheurs d'or.

[7] Jeu de cartes.

[8] Lazzarone.

[9] Manière de saluer qui équivaut à un bonsoir.

[10] Dieu vous le donne bon.


II.

LES CHASSEURS DE BISONS.

A deux lieues au plus de Santa Fé, dans une clairière située sur le bord de la petite rivière qui borde le presidio, le soir du jour où s'étaient passés les événements que nous venons de rapporter, six hommes aux traits durs, profondément accentués, et portant le costume des chasseurs de bisons, c'est-à-dire le chapeau à larges bords, la veste de velours garnie de réales percées en guise de boutons, la culotte serrée aux hanches par une ceinture de soie rouge, les bottes vaqueras et le zarapé bariolé, étaient réunis autour d'un grand feu qu'ils entretenaient avec soin et causaient entre eux tout en s'occupant activement des préparatifs de leur souper. Frugal repas, du reste, que ce souper! Il se composait d'une bosse de bison, produit de leur chasse, de quelques patates et de tortillas de maïs cuites sous la cendre: le tout arrosé d'eau de smilax et d'aguardiente.

La nuit était sombre, de gros nuages noirs couraient lourdement dans l'espace, interceptant parfois les rayons blafards de la lune, qui ne répandait qu'une lueur incertaine. Le paysage était noyé dans ces flots d'épaisses vapeurs qui, dans les pays équatoriaux, s'exhalent de la terre à la suite d'une chaude journée. Le vent soufflait violemment au travers des arbres, dont les branches s'entrechoquaient avec un bruit sinistre, et, dans les profondeurs des bois, les miaulements des chats sauvages se mêlaient aux glapissements des carcajous et aux hurlements des pumas et des jaguars.

—Je crois que la nuit sera mauvaise, dit un des chasseurs tout en retournant les patates dont il surveillait la cuisson.

—Je suis de votre avis, Fleur-de-Genêt, répondit un grand homme sec en ce moment occupé à rendre le même service à la bosse de bison; le soleil était, à son coucher d'une couleur de cuivre qui ne présage rien de bon.

—Entre nous, Castor, j'ai bien peur que le Faucon-Noir n'ait commis une faute en allant trouver seul ce misérable López.

—Frère, vous savez que je n'ai pas approuvé cette démarche; mais le Faucon est prudent, et il aura su sortir des griffes de cet homme.

—Dieu le veuille! cependant vous conviendrez que, pour de vieux coureurs de bois, nous avons agi en véritables enfants en nous fourrant à l'étourdie dans un véritable guêpier dont je ne vois pas comment nous sortirons.

—Bah! fit le Castor, avec un bon rifle et un œil sûr on vient à bout de bien des choses, et sept hommes déterminés en valent cinquante dans la Prairie. Et puis, pouvions-nous laisser notre fils adoptif sans secours lorsqu'il réclamait notre aide?

Tous les chasseurs se récrièrent en protestant de leur dévouement au Faucon-Noir.

—Depuis vingt ans que nous arpentons les llanos dans tous les sens, reprit le Castor, notre plus grande joie a été de voir grandir à nos côtés et devenir un hardi et vigoureux chasseur l'enfant chétif et malingre que nous avons sauvé si miraculeusement lors de l'incendie de l'hacienda del Toro. Nous avons fait le serment solennel de nous dévouer à son bonheur: le moment est arrivé, hésiterons-nous?

—Nous ne le pouvons ni ne le devons, dit Fleur-de-Genêt.

—Bien parlé! s'écria le Castor. Et maintenant, frères, soupons.

La bosse de bison fut tirée du feu, posée sur une large feuille d'abanijo au milieu du cercle formé par les chasseurs. Chacun s'arma de son couteau, et ils commencèrent à manger de bon appétit.

—Cette affaire de l'hacienda n'a jamais été bien éclaircie, dit l'un d'eux en engloutissant une énorme tranche de bison saupoudrée de piment, et, dans l'intérêt de l'enfant, peut-être aurions-nous dû faire des recherches.

—Chut! répondit le Castor en baissant la voix, Tío Perico et moi nous nous en sommes occupés. Croyez-vous donc que je n'aie pas songé comme vous à retrouver la famille de notre cher enfant?

—Eh bien, demanda un des chasseurs, qui était resté silencieux jusque-là et qu'on appelait le Grand-Lièvre, qu'avez-vous découvert?

—Hélas! répondit Tío Perico, en secouant tristement la tête, ce que nous avons appris se borne à bien peu de chose.

—Oui, interrompit le Castor, à force d'interroger çà et là les voisins de l'hacienda del Toro, ce qui n'était pas facile, voici à quoi se bornent les renseignements que nous avons recueillis: Le père du Faucon-Noir se nommait don Gutierrez de la Fuente; c'était un homme riche et considéré dans le pays, qu'il n'habitait, du reste, que depuis peu de temps, sans que l'on sût d'où il était venu. Le jour de l'incendie,—que l'on suppose être le résultat d'une vengeance,—des personnes dignes de foi nous ont assuré l'avoir aperçu, lorsque tout espoir de sauver sa demeure fut évanoui, prendre la route des Prairies sur un cheval, emportant sur le devant de sa selle le cadavre à demi calciné de sa femme. Depuis ce jour, nul n'a revu don Gutierrez. Est-il mort de désespoir dans quelque lieu retiré de la Pampa? Vit-il encore? Voilà ce que personne ne saurait dire.

—Et rien qui puisse nous mettre sur la trace de ce mystère! dit Fleur-de-Genêt. Et puis quand même, chose impossible, le Faucon retrouverait son père, comment s'en ferait-il reconnaître, après vingt ans passés?

—Avez-vous donc oublié, répondit vivement le Grand-Lièvre, que, lorsque nous sauvâmes l'enfant, il portait au cou un scapulaire de velours bleu brodé d'argent contenant des reliques?

—C'est vrai, je m'en souviens; seulement, qu'est devenu le scapulaire?

—Il est encore au cou du Faucon-Noir, répondit le Castor, et qui sait si....

—Hum! fit Tío Perico, cet espoir est bien faible, mes frères; enfin, à la grâce de Dieu, et que sa sainte volonté soit faite.

Tous les chasseurs se signèrent religieusement; et comme le souper était terminé, ils allumèrent leurs cigarettes, jetèrent quelques brassées de bois mort dans le feu, et se préparèrent à passer la nuit le plus commodément possible.

Tout à coup le bruit d'une course précipitée retentit dans la forêt, et un cavalier fit irruption dans la clairière. A sa vue, les chasseurs poussèrent des exclamations de joie et s'élancèrent à sa rencontre.

Ce cavalier était le Faucon-Noir. Il répondit avec bonhomie aux marques d'attachement de ses amis, descendit de cheval et s'approcha du feu. C'était un jeune homme de vingt-cinq ans, d'une taille un peu au-dessus de la moyenne, mais fine, cambrée et admirablement proportionnée. Ses moindres mouvements étaient élégants et nobles; toute sa personne respirait la souplesse et la vigueur portées à leur suprême degré; son front, ses yeux noirs et perçants, son nez aquilin, sa bouche moyenne, surmontée d'une épaisse moustache noire, lui complétaient une physionomie qui, sans être belle, avait une remarquable expression d'audace, de franchise et de loyauté. Il portait, comme ses compagnons, le costume de chasseur.

—Eh bien! quoi de nouveau? demanda le Castor en s'adressant au jeune homme qui prenait sa part des restes du souper, avez-vous vu les ladrones?

—Je les ai vus, répondit laconiquement le Faucon.

—Et que prétendez-vous faire?

—Sauver le Pigeon-Volant, si mes frères veulent me venir en aide.

—Pourquoi ne le ferions-nous pas?

—La tâche sera rude.

—Tant mieux, corne-bœuf! dit le plus jeune en frappant la terre de la crosse de son rifle; tant mieux, il y a longtemps que nous n'avons eu maille à partir avec ces effrontés pillards des Prairies.

—Ainsi Je puis compter sur mes frères?

—Écoute-moi, muchacho, dit Tío Perico d'une voix solennelle; sache, une fois pour toutes, que nous sommes ici six hommes prêts à sacrifier leur vie pour te voir heureux.

—Je le savais, répondit le jeune homme avec émotion; mais pardonnez-moi, j'avais besoin de vous l'entendre dire encore une fois, tant le projet que j'ai conçu est grave et périlleux.

—Mon fils, sept hommes comme nous, n'ayant qu'une tête et qu'un cœur, sont bien forts dans le danger. Parle: quel est ton projet?

—Vous connaissez mon amour pour Rant-chaï-waï-mè[1], la fille de Mahaskak[2], le sagamore des Jiowais. Depuis que je l'ai vue dans notre dernière chasse sur les rives du lac Salado, mon cœur s'est envolé vers elle sans que j'aie cherché à le retenir, et je n'ai plus eu qu'une pensée, m'en faire aimer; qu'un désir, la prendre pour femme. Dans un but que je ne comprends pas bien encore, mais dont j'entrevois pourtant la duplicité, don López l'a fait enlever par son digne acolyte Pépé Naïpès. Il se propose de l'emmener avec lui dans le voyage qu'il entreprend à la recherche d'un placer que Nauchenanga, le grand chef des Comanches lui a vendu.—Une cinquantaine de bandits gambucinos et trappeurs dévoués forment sa troupe; eh bien, quelque formidable que soit cette escorte, mon intention est de l'attaquer: c'est au milieu de tous ces hommes que je veux enlever celle que j'aime. Voulez-vous me suivre?

—Quand partons-nous?

—Sur-le-champ. Les gambucinos sont campés à peu de distance de nous, et je sais que don López doit se mettre en route ce soir même: il faut donc nous hâter de suivre ses traces.

—Partons, répondirent les chasseurs.

Aussitôt chacun fit ses préparatifs, sellant son cheval, et remplissant d'eau les petites outres de peau de chevreau dont tout cavalier américain est pourvu.

A l'instant où ils allaient quitter la clairière, un craquement de feuilles se fit entendre, les branches s'écartèrent, et un homme parut, s'avançant, le bras étendu, la main ouverte, la paume en avant en signe de paix.

A la couleur de sa peau d'une teinte plus claire que le cuivre neuf le plus pâle, on le reconnaissait immédiatement pour un Indien. C'était un homme de trente ans au plus, aux traits mâles et expressifs; sa physionomie était d'une intelligence remarquable et particulièrement empreinte de cette majesté naturelle chez les sauvages enfants des Prairies; sa taille était élevée, bien prise, élancée, et ses membres fortement musclés dénotaient une vigueur et une souplesse contre lesquelles peu d'hommes auraient pu lutter avec avantage.

Il était complètement peint et armé en guerre. Ses cheveux noirs étaient relevés sur sa tète en forme de casque et retombaient sur son dos comme une crinière; une profusion de colliers de wampum ornaient sa poitrine, sur laquelle était peinte, avec une finesse rare, une tortue bleue grande comme la paume de la main.

Le reste du costume se composait du mitasse[3] attaché aux hanches par une ceinture de cuir et arrivant jusqu'aux chevilles; d'une chemise de peau de daim à longues manches pendantes, et dont les coutures, ainsi que celles du mitasse, étaient frangées de cuir et de plumes; un ample manteau de buffle brodé de laine formant de naïfs dessins, s'accrochait à ses épaules par une agrafe d'or pur et tombait jusqu'à terre; il avait pour chaussures d'élégants mocassins brillants de perles fausses; un léger bouclier rond, couvert en bison et garni de chevelures humaines, pendait à son côté gauche.

Ses armes étaient celles des Indiens, c'est-à-dire le couteau à scalper, le tomahawk et le rifle américain; mais un long fouet dont le manche peint en rouge était orné de chevelures et de plumes, indiquait un des principaux chefs de la redoutable nation des Comanches. C'était, en effet, le célèbre Nauchenanga.

Le Faucon-Noir s'avança seul au-devant de l'Indien.

—Que veut mon frère? dit-il.

—Voir le visage d'un ami, répondit le chef d'une voix douce.

Alors les deux hommes portèrent la main droite à leur front, croisèrent ensuite les bras en passant la main droite sur l'épaule gauche, et inclinant la tête en même temps, ils se saluèrent suivant l'usage de la Prairie.

Cette cérémonie préliminaire terminée, le Faucon-Noir prit la parole.

—Mon frère est le bienvenu, dit-il; qu'il s'approche du feu et fume dans le calumet de ses amis blancs.

—Ainsi ferai-je, dit Nauchenanga.

Et, s'approchant du feu, il s'accroupit à la mode indienne, détacha son calumet de sa ceinture, et se mit à fumer en silence.

Les chasseurs, voyant la tournure que prenait cette visite imprévue, étaient revenus s'asseoir autour du brasier. Quelques minutes se passèrent ainsi sans que personne parlât; chacun attendait que le chef indien expliquât le motif de sa présence. Enfin Nauchenanga secoua la cendre de son calumet, le repassa à sa ceinture, et, s'adressant au Faucon-Noir:

—Mon frère repart chasser les bisons? dit-il; il y en a beaucoup cette année au Cerro Prieto[4].

—Oui, répondit le jeune homme, nous nous remettons en chasse. Mon frère a-t-il l'intention de nous accompagner?

—Non, mon cœur est triste; Niang[5] s'est appesanti sur moi.

—Que veut dire mon frère? lui serait-il arrivé un malheur?

—Mon frère ne me comprend-il pas? Ignore-t-il que le walkon[6] a vu couper ses ailes et se trouve prisonnier des guerriers de feu[7]? Ou bien me suis-je trompé et mon frère n'aime-t-il réellement que les bisons dont il mange la chair et dont il vend la peau? répondit l'Indien, dont le regard étincela comme celui d'un chat-tigre.

—Que mon frère s'explique plus clairement et alors je tâcherai de le comprendre, murmura le Faucon-Noir.

Il y eut un instant de silence. L'Indien semblait réfléchir profondément.

Enfin il releva la tète, rendit à son regard toute sa sérénité, et, d'une voix basse et mélodieuse:

—Pourquoi feindre de ne pas me comprendre, Kolixi[8]? dit-il; le petit oiseau qui chante dans mon cœur ne chante-t-il pas dans le tien? Pourquoi ne pas être franc? Un guerrier ne doit pas avoir la langue fourchue. Ce qu'un homme seul ne peut faire, deux peuvent le tenter et réussir. Que mon frère s'explique, les oreilles d'un ami sont ouvertes.

—Mon frère a raison, je ne tromperai pas son attente; oui, j'ai dans le cœur un petit oiseau qui me répète de douces paroles à chaque instant du jour; oui, je donnerais ma vie avec bonheur pour voir le Pigeon-Volant libre de prendre son essor vers les cases de ses pères; mais que peut la volonté d'un homme seul?

—Mon frère se trompe, il n'est pas seul; je vois à ses côtés les six plus terribles rifles de la prairie. Que me dit donc là mon frère? Ne serait-il plus le grand guerrier que je connais? Douterait-il de l'amitié de son frère rouge Nauchenanga, le grand sagamore des Comanches?

—Je n'ai jamais douté de l'amitié de mon frère; c'est un illustre chef, et je suis flatté de l'offre qu'il veut bien me faire, répondit le jeune homme sans se compromettre.

—Eh bien, que mon frère dise un mot, et deux cents guerriers comanches se joindront à lui pour délivrer le Pigeon-Volant et prendre la chevelure de ses ravisseurs.

—Merci, chef, votre offre est loyale, et je l'accepte; je sais que vous êtes honnête et que votre parole est sacrée.

—Michabou[9] nous protège, dit l'Indien en se levant; mon frère peut compter sur moi: qu'il suive les ladrones, je me charge de les lui livrer sans défense.

—Mais, reprit le chasseur, quand nous aurons sauvé la jeune fille, à qui appartiendra-t-elle?

—Rant-chaï-vaï-mè est sage, répondit noblement l'Indien, elle choisira entre le Faucon-Noir et Nauchenanga; heureux celui sur lequel tombera son regard; l'autre se retirera sans se plaindre: la douleur aime la solitude.

—Voici ma main, chef, et, quel que soit l'arrêt de celle que j'aime, je saurai m'y soumettre en homme de cœur.

—Mon frère parle bien, reprit l'Indien; Michabou a entendu son serment.

Et, s'inclinant avec courtoisie, le chef comanche se retira sans ajouter une parole.

Quelques minutes plus tard, les chasseurs quittaient la clairière pour se mettre à la poursuite des gambucinos.

[1] Le pigeon volant.

[2] Le loup blanc.

[3] Long caleçon.

[4] La montagne Noire.

[5] Dieu du mal.

[6] Oiseau de Paradis.

[7] Espagnols.

[8] Faucon noir.

[9] Dieu.


III.

EL VADO.

Don López ne resta pas longtemps sous le coup du sanglant outrage qu'il avait reçu. L'orgueil, la colère, et surtout le désir de se venger lui rendirent le courage, et, quelques minutes après le départ du Faucon-Noir, il avait retrouvé toute son audace et son sang-froid.

—Vous le voyez, señor Pépé, dit-il en s'adressant au ranchero, nos projets sont connus; il faut donc nous hâter si nous ne voulons voir ici faire irruption les suppôts du gouvernement. Ce soir même, aidé du señor don Juan, que je vous laisse, vous mettrez à cheval le Pigeon-Volant, en ayant soin de lui couvrir la tête d'un chapeau d'homme à larges bords, et vous vous rendrez au camp. Votre arrivée sera le signal du départ de l'expédition.

—Mais, observa Pépé, dans quel but vous embarrasser d'une femme?

—Parce que cette femme, dit López avec une émotion mal dissimulée, est douée d'une beauté étrange; elle est aimée des principaux chefs des tribus indiennes sur le territoire desquelles nous devons passer; elle est donc pour nous un otage précieux, comme l'a fort bien dit l'homme qui vient de nous braver avec tant d'insolence; grâce à elle, je pourrai neutraliser les efforts que tenteront les Indiens pour nous fermer la route du placer.

Don López se leva, et, remontant à cheval, prit au galop la route du Cerro Prieto.

—Hum! fit Pépé en le regardant s'éloigner, quel œil de démon! Quoiqu'il y ait vingt ans que je le connaisse, je ne l'avais jamais vu ainsi! Comment tout cela finira-t-il?

Et, sans plus de commentaires, il commença à mettre tout en ordre dans le rancho. Lorsque ses apprêts furent terminés, il jeta un regard autour de lui.

Le señor don Juan, les coudes sur la table et la cigarette à la bouche, buvait à petits coups l'eau-de-vie restée dans la bouteille, sans doute pour se consoler de la navajada dont l'avait gratifié le Faucon-Noir, et qui déjà se cicatrisait tout en lui formant la plus piteuse physionomie du monde.

—Hé! dit le ranchero d'une voix insinuante, señor don Juan, savez-vous qu'il est à peine cinq heures?

—Vous croyez? répondit l'autre pour dire quelque chose.

—J'en suis sûr.

—Ah!

—Est-ce que le temps ne vous semble pas long?

—Extraordinairement.

—Si vous le vouliez, il nous serait facile de l'abréger.

—De quelle façon?

—Oh! mon Dieu, avec ceci.

Et Pépé sortit de sa poche un jeu de cartes crasseux, qu'il étala avec complaisance sur la table.

—Ah! la bonne idée! s'écria don Juan, dont les yeux étincelèrent; faisons un monté!

—A vos ordres; mais que jouerons-nous?

—Ah! diable, c'est vrai, il faut jouer quelque chose, fit don Juan en se grattant la tète.

—La moindre des choses, simplement pour intéresser la partie.

—Encore faut-il l'avoir.

—Que cela ne vous embarrasse pas; si vous y consentez, je vous ferai une proposition.

—Faites, señor, je serai charmé de la connaître.

—Voici. Nous jouerons, si vous voulez, la part qui doit nous revenir dans les lingots d'or que nous allons chercher avec don López.

—Accepté, s'écria don Juan, sortant de sa poche un jeu de cartes non moins crasseux que celui de son partenaire; cela nous fera gagner une heure.

—Tiens, vous avez des cartes aussi, observa le ranchero.

—Oui, et toutes neuves, comme vous voyez. Commençons-nous?

—Je suis à vos ordres.

La partie s'engagea, et bientôt, oubliant tout autre intérêt, les deux hommes furent complètement absorbés par les combinaisons du siete de copas, de el as de oro, du tres de bastos et du dos de espadas.

Au Mexique et dans toute l'Amérique espagnole, l'Angelus sonne au coucher du soleil, et dans ces contrées, où il n'y a pas de crépuscule, la nuit arrive sans transition, si bien que, lorsque la cloche a fini de tinter, l'ombre est épaisse. L'heure était donc bien choisie pour le départ, et Pépé ne le retarda pas, car, bien qu'il eût déployé toute sa science, il avait trouvé dans le señor don Juan un adversaire tellement habile, qu'après plus de trois heures d'une lutte acharnée, tous deux se trouvaient aussi avancés qu'auparavant.

Au dernier coup de l'Angelus, Pépé mit la clef dans la serrure de la porte conduisant à sa chambre, l'ouvrit, et, au bout de quelques secondes, il rentra dans la salle suivi du Pigeon-Volant.

Rant-chaï-waï-mè était une mignonne jeune fille de seize ans à peine, à la tournure gracieuse, légère, avec ce laisser-aller plein de charme que les Espagnols appellent salero, mot que nulle expression française ne saurait rendre; ses traits délicats, presque enfantins, respiraient la douceur et l'innocence; son front rêveur, ses grands yeux noirs et pensifs, son nez finement découpé, aux ailes mobiles, sa bouche rieuse bordée de deux lèvres parfaitement ourlées, ses dents blanches et son petit menton à fossette, lui formaient la plus délicieuse physionomie qui se puisse imaginer; son teint bistré, presque blanc, nuance moins rare qu'on ne le croit chez les Indiennes, ses cheveux noirs lui tombant en deux énormes tresses sur les talons, ses mains d'une petitesse extrême, complétaient l'ensemble enchanteur de sa personne. Comme toutes les femmes de sa race, elle était vêtue de deux larges chemises de calicot rayé; l'une, serrée au cou, tombait jusqu'aux hanches, tandis que l'autre, attachée à la ceinture, lui descendait jusqu'aux chevilles. Son cou était orné de colliers de perles fines entremêlées de ces petits coquillages nommés wampums et qui servent de monnaie aux Indiens; ses bras et ses chevilles étaient entourés de larges cercles d'or, et un petit diadème du même métal rehaussait le ton mat de son front; des mocassins de daim, brodés de laine et de perles de toutes couleurs emprisonnaient ses pieds nerveux et finement cambrés.

A son entrée dans la salle, un nuage de tristesse et de mélancolie répandu sur son visage ajoutait, s'il est possible, un attrait de plus à sa personne.

—Allons, waïnè[1], lui dit le ranchero, séchez vos larmes, nous ne vous voulons pas de mal, que diable! et tout cela finira peut-être mieux que vous le croyez.

La jeune fille ne répondit pas, elle se laissa déguiser sans résistance, mais en faisant une petite moue à désespérer un saint.

—S'il y a du bon sens! murmurait le digne Pépé à part lui, tout en attifant sa prisonnière et en jetant un regard de convoitise sur les joyaux dont elle était parée; il faut être fou pour gâcher ainsi l'or et les perles. Ne vaudrait-il pas mieux s'en servir pour acheter quelque chose d'utile? C'est qu'elle en a au moins pour dix mille piastres! Quelle magnifique partie de monté on ferait avec cela! Ah! si don López avait voulu.... Enfin nous verrons.

Tout en faisant ces judicieuses réflexions, le ranchero avait achevé la toilette de la jeune fille; il compléta son déguisement en lui jetant sur les épaules le manteau abandonné par le Faucon-Noir; puis, donnant un dernier regard à sa demeure, il fourra dans sa poche le jeu de cartes qui était resté sur la table, but un large verre d'eau-de-vie et sortit enfin de la salle, suivi de la jeune fille et du señor don Juan, qui, malgré les divers incidents de la journée, avait repris sa bonne humeur, grâce sans doute au monté, cette passion invétérée de tout bon Mexicain.

La porte fermée avec soin, l'Indienne fut placée sur un cheval, Pépé monta sur un autre, ainsi que le señor don Juan, et, abandonnant sa maison à la garde de la Providence, laquelle devait fort peu s'en soucier, le ranchero donna le signal du départ, suivi de ses deux compagnons; il fit un détour pour traverser le pueblo et se dirigea au grand trot du côté du Cerro Prieto.

Don López avait mis le temps à profit, et tout était prêt pour le départ. Les nouveaux venus ne descendirent même pas de cheval; dès qu'on les aperçut, la caravane, composée, comme nous l'avons dit, d'une cinquantaine d'hommes déterminés, après s'être, formée en file indienne, s'ébranla dans la direction des Prairies, non sans avoir prudemment détaché sur ses flancs deux éclaireurs chargés de surveiller les environs.

Rien n'est triste comme une marche de nuit dans un pays inconnu, semé d'embûches de toutes sortes où à chaque instant l'on craint de voir s'élancer de derrière les buissons l'ennemi qui vous guette au passage. Aussi la petite troupe, inquiète et tressaillant au moindre bruit, s'avançait-elle silencieuse et morne, les yeux fixés sur les halliers touffus qui bordaient le chemin, le fusil en avant, et prête à tirer au moindre mouvement suspect.

Cependant les gambucinos marchaient déjà depuis trois heures sans que rien fut venu justifier leurs craintes, un calme solennel continuait à régner autour d'eux; peu à peu leurs appréhensions se dissipèrent et ils commençaient à causer à voix basse et à rire de leurs terreurs passées, lorsqu'ils arrivèrent sur les bordas d'une petite rivière qui leur barra le passage.

Dans l'intérieur de l'Amérique du Sud les voies de communication sont nulles et par conséquent le système des ponts complètement négligé. On ne connaît que deux moyens de traverser les rivières: chercher un vado (gué), ou, si l'on est trop pressé, lancer son cheval dans le courant, souvent très rapide, et tâcher d'atteindre l'autre bord à la nage. Don López choisit le premier moyen: il chercha un vado.

Ce fut l'affaire de quelques minutes, et bientôt toute la troupe entra dans l'eau; quoique le gué ne fût pas égal et que parfois les chevaux eussent de l'eau jusqu'au poitrail et fussent obligés de se mettre à la nage, tous les cavaliers passèrent sans accident.

Il ne restait plus sur la rive que don López, le chef comanche, qui avait rejoint l'expédition quelques minutes avant son départ et lui servait de guide, la jeune Indienne et le señor Pépé Naïpès.

—A nous maintenant, chef, dit don López en s'adressant à Nauchenanga; vous voyez que nos hommes sont en sûreté et n'attendent plus que nous pour se mettre en route.

—La waïnè première, répondit laconiquement l'Indien.

—C'est juste, chef, la femme d'abord, reprit don López; et se tournant vers sa prisonnière:—Passez, lui dit-il, en adoucissant autant que possible le timbre de sa voix.

La jeune fille, sans répondre, fit résolument entrer son cheval dans la rivière; les trois hommes la suivirent.

La nuit était sombre, le ciel couvert de nuages, et la lune incessamment voilée ne brillait qu'à de longs intervalles, ce qui rendait le passage difficile en ne permettant pas de distinguer les objets à une courte distance; cependant, au bout de quelques secondes, don López crut s'apercevoir que le cheval de la jeune Indienne ne suivait pas la ligne tracée par le vado, mais appuyait sur la gauche comme s'il se fût abandonné au courant. Il poussa son cheval en avant pour s'assurer de la réalité du fait; mais tout à coup une main vigoureuse saisit sa jambe droite, et avant même qu'il songeât à résister, il fut renversé dans l'eau et pris à la gorge par un Indien.

Pépé Naïpès s'élança à son secours.

Pendant ce temps, le cheval de l'Indienne, subissant probablement une impulsion occulte, s'éloignait de plus en plus de l'endroit où les gambucinos avaient pris terre. Quelques-uns d'entre eux, s'apercevant de ce qui se passait, rentrèrent dans l'eau pour venir en aide à leur chef, tandis que d'autres, guidés par don Juan, suivirent le rivage au galop afin de couper la retraite au cheval de l'Indienne lorsqu'il aborderait.

Pépé Naïpès, après plusieurs efforts infructueux, se rendit maître du cheval de don López et le mena à celui-ci au moment où il venait de tuer son ennemi d'un coup de couteau dans la poitrine; le Mexicain se remit en selle et gagna le rivage où il tâcha de rétablir un peu d'ordre dans sa troupe, tout en suivant avec anxiété les péripéties du drame silencieux qui se jouait dans la rivière entre Nauchenanga et la jeune Indienne.

Le chef comanche avait lancé son cheval à la poursuite de celui du Pigeon-Volant, et tous deux, sur une ligne presque parallèle, suivaient le fil de l'eau, le premier cherchant à se rapprocher du second qui s'efforçait au contraire d'augmenter de plus en plus la distance qui les séparait.

Tout à coup le cheval de Nauchenanga fit un bond en poussant un hennissement de douleur, et il commença à battre follement l'eau de ses pieds de devant, tandis que la rivière se teignait en rouge autour de lui; le chef, comprenant que son cheval était blessé à mort, quitta la selle et se pencha de côté, prêt à plonger. En ce moment, une face hideuse apparut au niveau de l'eau en riant d'une façon diabolique, et une main s'avança vers lui pour le saisir. Avec cet imperturbable sang-froid qui n'abandonne jamais les Indiens, même dans les circonstances les plus critiques, le Comanche prit son tomahawk, fendit le crâne de son ennemi et se laissa glisser dans l'eau.

Alors un formidable cri de guerre éclata dans la forêt, et une cinquantaine de coups de feu éclatèrent, tirés des deux rives à la fois et illuminant la scène de lueurs fugitives et sinistres. Une foule de peaux-rouges se rua sur les gambucinos et une mêlée terrible s'engagea.

Les Mexicains, pris à l'improviste, se défendirent d'abord mollement, lâchant pied et cherchant un abri derrière les arbres; mais obéissant à la voix de don López qui faisait des prodiges de valeur tout en excitant ses compagnons à vendre chèrement leur vis, ils reprirent courage, se formèrent en escadron serré et chargèrent les Indiens avec furie, luttant corps à corps avec eux, les assommant à coups de crosse de fusil ou les poignardant avec leurs machettes. Le combat fut court. Les peaux-rouges voyant le mauvais résultat de leur surprise, se découragèrent et disparurent aussi vite qu'ils étaient apparus. Cinq minutes plus tard, le calme et le silence étaient si complètement rétablis, que si quelques Mexicains n'avaient pas été blessés et si plusieurs Indiens n'étaient pas restés sur le champ de bataille, cette scène étrange aurait pour ainsi dire pu sembler un rêve.

Dès que les sauvages furent en fuite, don López jeta un regard avide sur la rivière: de ce côté aussi la lutte était terminée. Nauchenanga, monté en croupe derrière la jeune fille, guidait son cheval vers le rivage qu'il ne tarda pas à atteindre.

—Eh bien? lui demanda don López.

—Les Pawnies sont des renards sans courage, répondit le Comanche en montrant du doigt deux chevelures humaines qui pendaient sanglantes à sa ceinture, ils fuient comme des femmes dès qu'ils voient le visage d'un guerrier de ma nation.

—Bien! fit avec joie don López, mon frère est un grand chef, il a un ami.

L'Indien s'inclina avec un sourire indéfinissable; son but était atteint, il avait gagné la confiance de celui qu'il voulait perdre.

La troupe se remit en marche.

Pendant plus d'un mois, le voyage des aventuriers à travers la Prairie ne fut qu'une longue suite de combats soutenus contre les Indiens qui les suivaient pour ainsi dire à la piste. Ils voulaient délivrer le Pigeon-Volant, c'était là du moins le principal motif de leurs agressions; le second était cette haine qui séparera toujours la race rouge de la race blanche, race avide qui enserre d'année en année davantage les Indiens, envahissant un jour leurs plus beaux territoires de chasse, le lendemain promenant la charrue au lieu même où reposent les os de leurs pères, les refoulant sans cesse vers les mornes désolés et les pics neigeux des Montagnes Rocheuses, et qui ne sera satisfaite que lorsqu'elle aura vu tomber sous ses coups le dernier de ces enfants de la Prairie, abruti par les vices qu'elle lui aura inoculés.

[1] Femme.


IV

LA GROTTE DU SAYOTKATTA[1]

Le Néobraska—la Plate—ainsi que le nomment les Indiens, est un de ces immenses cours d'eau comme l'Amérique a seule le privilège d'en posséder. Aussitôt descendu des Montagnes Rocheuses, il se partage en deux branches magnifiques qui, après des détours sans nombre, se réunissent enfin vers le 41° 9' N et le 101° 40' O et vont se perdre dans le Missouri.

C'est à l'endroit où le Néobraska forme en se divisant une large fourche, que nous prierons le lecteur de se transporter avec nous.

L'homme auquel les splendides paysages américains sont inconnus aura peine à se figurer l'imposante et sauvage majesté de ce lieu. La rivière, parsemée d'iles couvertes de cotonniers des bois, coule silencieuse et rapide entre des rives peu élevées et garnies d'herbes si hautes qu'elles suivent l'impulsion du vent; au loin dans la vaste plaine, sont disséminées d'innombrables collines, dont le sommet, coupé à peu près à la même hauteur, présente une surface plate; jusqu'à une grande distance vers le nord, le sol est semé de larges dalles de grès semblables à des pierres tumulaires.

A l'extrême pointe de la fourche s'élève un tertre conique supportant a son sommet un obélisque de granit de cent vingt pieds de haut, les Indiens, épris comme tous les peuples primitifs du fantastique et du bicarré, se réunissaient souvent en cet endroit: c'est là que se font les hécatombes à Kitchi-Manitou. Un grand nombre de crânes de bisons, amoncelés au pied de la colonne et disposés en cercles, en courbes et autres ligures géométriques, attestent leur piété pour ce dieu de la chasse, dont l'esprit protecteur plane, disent-ils, du haut du monolithe. Çà et là poussent et s'épanouissent par larges touffes, la pomme de terre indienne, l'oignon sauvage, la tomate des prairies et ces millions de fleurs et d'arbres étranges qui composent la flore américaine; le reste du paysage est couvert de hautes herbes qui ondulent continuellement sous le pied léger des gracieux ahsathas ou longues-cornes qui bondissent d'un roc à un autre. Et bien loin enfin, bien loin à l'horizon, se confondant avec l'azur du ciel, apparaissent les pics dénudés des Montagnes Rocheuses, dont les sommets, couverts de neiges éternelles, servent de cadre à ce tableau immense et imposant, empreint d'une sombre et mystérieuse grandeur.

Deux mois après les événements que nous avons rapportés, par une belle soirée du mois de mai, que dans leur langue imagée et sonore les Indiens nomment wabigon-quisi», le mois des fleurs, la tranquillité du désert que nous avons essayé de décrire fut troublée par le bruit de la course précipitée d'une nombreuse troupe de cavaliers qui apparut suivant les rives de la branche méridionale de la Plate, nommée Paduca, et se dirigeant vers la colonne de granit placée au centre de la fourche.

C'était l'heure où le maukawis[2] faisait entendre son dernier chant pour saluer le coucher du soleil, qui, à demi plongé dans la pourpre du soir, jaspait encore le ciel de longues bandes rouges.

Arrivés à une légère distance de la colonne, les cavaliers s'arrêtèrent subitement, et, mettant pied à terre, se préparèrent à camper pour la nuit. Cette troupe d'une trentaine d'hommes environ, présentait l'ensemble le plus pittoresque et le moins pacifique. Au premier coup d'œil, elle paraissait composée d'Indiens; mais, en l'examinant avec attention, l'on reconnaissait à certains signes une réunion de ces trappeurs blancs et de ces gambucinos mexicains dont l'audace est proverbiale dans le Nouveau-Monde.

Leur aspect et leur équipement offraient un singulier mélange de la vie sauvage et de la vie civilisée; ils étaient généralement d'une taille moyenne, mais vigoureuse et bien proportionnée. Tous se faisaient remarquer par la longueur de leurs cheveux, car dans ces contrées où l'on ne combat souvent un homme que pour la gloire de lui ravir sa chevelure, c'est une coquetterie de l'avoir longue et facile à saisir. Quelques-uns même la portaient élégamment tressée et entremêlée de peaux de loutre et de cordons aux vives couleurs.

Le reste de leur costume répondait à ce spécimen de leur goût: une blouse de chasse de calicot d'un rouge éclatant, ou de cuir grossièrement brodé, leur tombait jusqu'aux genoux; des guêtres garnies de rubans de laine et de grelots entouraient leurs jambes, et leur chaussure se composait de ces mocassins constellés de perles fausses que savent si bien confectionner les squaws[3]. Une couverture bariolée et serrée aux hanches par une ceinture de cuir, achevait de les envelopper, mais non pas assez cependant pour qu'à chacun de leurs mouvements on ne pût voir briller en dessous le fer des haches, la poignée des revolvers et des machettes mexicains dont tous étaient armés. Quant à leurs rifles, pour le moment inutiles et pendus aux arçons des selles auprès des lassos et des outres à l'eau, si on les avait dépouillés du fourreau de peau d'élan garni de plumes qui les recouvrait, on aurait pu voir avec quel soin leurs possesseurs les avaient ornés de clous de cuivre et peints de différentes couleurs, car tout chez ces hommes portait l'empreinte des coutumes indiennes; leurs montures mêmes, mustangs presque aussi indomptés que leurs maîtres, ressemblaient à s'y méprendre aux chevaux des Pawnies dont ils foulaient le territoire; ils étaient littéralement couverts de plumes d'aigle, de perles et de rubans, et de longues taches rouges et blanches, plaquées sur leur robe à la façon persane et chinoise, complétaient leur déguisement en achevant de les rendre méconnaissables.

Tandis que les uns déchargeaient les bêtes de somme et disposaient les ballots de façon à former un rempart sur toute la circonférence d'un vaste cercle, les autres plantèrent des pieux ferrés auxquels chacun attacha son cheval en lui liant les pieds à l'amble, afin qu'en cas d'alarme il ne pût s'échapper. Puis, après avoir dressé une tente pour leur chef au milieu de ce camp improvisé en quelques minutes à peine, ils allumèrent quatre feux que des sentinelles furent chargées d'entretenir, et chacun se fit un lit de la monture[4] de son cheval.

Bientôt le camp fut plongé dans le silence, tout dormait, à part trois ou quatre gambucinos qui, appuyés sur leur rifle, l'œil et l'oreille au guet, veillaient sur le repos de leurs compagnons, et deux personnages nonchalamment étendus devant la tente et qui causaient à voix basse: c'étaient don López Arriaga et Nauchenanga, le sagamore des Comanches.

Bien des événements s'étaient passés depuis le départ du presidio de Santa Fé; les choses avaient continuellement marché de mal en pis, et le soir de leur arrivée à la fourche du Neobraska, les gambucinos, fatigués d'un voyage qui leur paraissait interminable, et découragés de tant de combats dans lesquels les plus braves d'entre eux avaient succombé, étaient pour ainsi dire à bout de forces; ils commençaient à murmurer contre don López, dont ils ne voulaient plus écouter les avis et les exhortations.

L'Indien paraissait en proie à une vive inquiétude; le regard fixé dans l'espace, on eût dit qu'il voulait sonder les ténèbres et deviner les mystères de la nuit profonde qui l'entourait.

—Chef, dit l'Espagnol, croyez-vous que nous soyons parvenus à dissimuler nos traces aux Pawnies?

—Les Pawnies sont des chiens, répondit l'Indien d'une voix gutturale, les femmes comanches les chassent à coups de fouet. Nauchenanga connaît tous les détours de la Prairie; il a fait pour le mieux.

—Ainsi nous voilà enfin débarrassés de nos ennemis?

—Qui peut dire où sont ces voleurs en ce moment? Le Pawnie est comme le loup, il rôde continuellement autour des chasseurs pour enlever leur chevelure; souvent on le croit loin et il est près.

—J'espère, du moins, que nous avons échappé au Faucon-Noir et aux bandits qui l'accompagnent?

—Mon frère le grand chef pâle ne connaît pas le Faucon-Noir, répondit l'Indien; Nauchenanga l'a combattu plusieurs fois, il le connaît. Tromper le Faucon-Noir est impossible; il a l'œil de l'aigle et la prudence du serpent, et puis il est guidé par un charmant petit oiseau qui chante dans son cœur et qui lui dit: Viens! viens!

—Qu'entendez-vous par là? quel oiseau?

—Rant-chaï-waï-mè, murmura l'Indien avec émotion.

—L'amour est donc capable d'opérer de tels prodiges! ne put s'empêcher de dire don López.

—L'amour est le maître! répondit le chef avec un accent passionné qui échappa à l'Espagnol; mais que mon frère ouvre ses oreilles, un chef va parler.

—J'écoute.

—Si cette nuit est tranquille, nous lèverons le camp à l'endit-ha[5], et une heure plus tard, nous aurons rejoint deux cents guerriers de ma nation; avec leur escorte, il nous sera facile d'atteindre le placer que je vous ai donné.

—Guatéchù vous entende, chef, répondit l'Espagnol en poussant un soupir de soulagement. Voyez, ajouta-t-il en se levant et en se préparant à entrer dans la tente, voyez comme tout est calme autour de nous, il ne se fait pas le moindre bruit dans ce désert.

—Oui, répondit sentencieusement le chef, tout est calme, trop calme, j'entends le silence!

Don López allait demander à l'Indien l'explication de ses paroles, lorsque celui-ci le saisit brusquement par le bras et, le tirant à lui, le fit tomber sur les genoux.

Un coup de feu retentit, une balle passa en sifflant à un pouce à peine au-dessus de la tête de l'Espagnol, et s'aplatit contre un des pieux de la tente.

—Les Pawnies! les Pawnies! s'écria l'Indien en poussant son cri de guerre.

Et il s'élança dans la Prairie.

—Malédiction! murmura don López en se relevant, encore ces loups enragés! Aux armes! enfants! aux armes!

En quelques secondes, tous les gambucinos furent debout et embusqués derrière les ballots qui formaient l'enceinte du camp. Au même moment des cris effroyables, suivis d'une décharge terrible, éclatèrent dans la Prairie. Les gambucinos répondirent par une décharge à bout portant faite sur une nombreuse troupe de cavaliers qui arrivaient à toute bride sur leur camp. Un de ces épouvantables combats comme chaque jour il s'en livre dans la Prairie, était engagé entre les gambucinos et les Peaux-rouges, leurs ennemis mortels.

Nauchenanga, au lieu de se jeter dans la mêlée, fit un bond sur la droite et, se mettant à plat ventre, il commença à ramper sur les mains et les genoux, glissant comme un serpent au milieu des hautes herbes qui le cachaient, s'arrêtant par intervalles pour regarder autour de lui et prêter une oreille attentive aux bruits du combat, qui devenaient de moins en moins distincts.

Arrivé à la colonne, il s'abrita derrière le tertre qui lui sert de base, se releva sur les genoux, et, après s'être assuré qu'il était bien seul, il porta sa main à sa bouche, et, à trois reprises différentes, il imita avec une rare perfection le cri plaintif du cachorro de agua[6]. Au bout de quelques secondes à peine, le même cri poussé avec une semblable perfection lui répondit; ce cri paraissait sortir du tertre qui soutient le monolithe. Nous avons dit que ce tertre était entouré d'un amas considérable d'os d'animaux sauvages, rangés d'une façon bizarre; tout à coup ils s'agitèrent avec un cliquetis sinistre, une fissure se forma au milieu d'eux, et, dans l'espace laissé libre, une figure étrange apparut, surgissant des entrailles de la terre.

Lorsque Nauchenanga se trouva face à face avec l'être singulier qu'il venait d'évoquer, une sueur froide inonda son corps et il fit un pas en arrière; mais cette impression n'eut que la durée de l'éclair. Il reprit presque aussitôt son empire sur lui-même, et fixant son œil assuré sur le personnage qui se tenait muet et immobile devant lui:

Curujira[7] a-t-il appris au sage piaïes[8] ce que le grand chef comanche désirait savoir? demanda-t-il d'une voix ferme.

—Suis-moi, répondit le devin en lui faisant un signe pour lui ordonner le silence.

L'Indien, sans hésiter, sans manifester la moindre émotion, s'engagea dans le chemin qui venait de s'ouvrir devant lui. Après avoir descendu une quinzaine de marches grossièrement taillées dans le roc, il arriva, à la suite de son guide, dans une espèce d'excavation naturelle de forme circulaire, éclairée par une lampe fumeuse, qui répandait une lueur incertaine. Il s'assit sur un siège en bois de nopal sculpté en forme d'animal avec un rare talent, et croisant ses bras sur sa poitrine, il attendit.

Le sayotkatta ou le piaïes, ainsi que le Comanche l'avait nommé, était un homme de quarante à quarante-cinq ans, d'une taille élevée et un peu épaisse; ses traits étaient empreints d'une certaine majesté naturelle qui inspirait le respect et la crainte; ses cheveux noirs et touffus, séparés sur le front par un cercle d'or constellé d'images symboliques et mystérieuses, tombaient en désordre sur sa poitrine; sa robe longue en peau de buffle était serrée à la taille par une ceinture faite de chevelures humaines tressées avec art.

Après un silence de quelques minutes, silence pendant lequel les deux hommes s'examinèrent avec soin, le devin prit la parole.

—Mon frère est le bienvenu dans la grotte du sayotkatta, dit-il.

L'Indien s'inclina.

Iurupari[9] nous a-t-il été contraire? demanda-t-il, et mon projet doit-il échouer!

—Guatéchù sait tout! répondit sentencieusement le piaïes.

—Qu'il en soit ainsi! fit l'Indien en hochant la tête.

—Mon frère est impatient, observa le devin.

—J'attends que mon père s'explique.

—Est-ce donc moi seul que vous veniez chercher ici? dit le sorcier en jetant sur le chef un regard scrutateur.

Ouah! fit le Comanche avec une surprise parfaitement jouée, quel autre que mon père oserait habiter ici?

—Personne; mais d'autres peuvent y venir.

—Et qui donc?

—Néculpangue[10], le guerrier terrible, le chef aux regards de feu, la terreur des Espagnols, n'y est-il donc jamais venu?

A peine le sorcier avait-il achevé sa phrase que le Comanche se leva d'un bond, et le saisissant à la gorge, s'écria avec fureur:

Cudina[11]! tu vas mourir! de quel droit cherches-tu à pénétrer les secrets d'un chef?

Le sorcier se dégagea doucement de l'étreinte vigoureuse de l'Indien et lui répondit d'une voix affectueuse:

—Mon frère se trompe; me prend-il pour un Pawnie? C'est un ami qui lui parle.

Le chef était parvenu à se rendre maître de sa colère, ses traits avaient repris leur impassibilité; il répondit:

—Que mon père me pardonne. Outkum[12] avait troublé mes esprits, je n'avais pas ma raison lorsque je l'ai attaqué.

—Pourquoi mon frère se défie-t-il de moi? reprit le sorcier avec calme. Puis-je ignorer quelque chose? Je sais quelles raisons amènent ici mon frère; Guatéchù a parlé à son serviteur.

—Je n'ai pas de secrets, répondit l'Indien, mon père se trompe; tout à l'heure je ne savais ce que je disais.

—Mon frère vient à un rendez-vous donné par un ami, et il s'étonne qu'il le fasse attendre.

—Ooah! fit l'Indien, mon père sait tout.

—Cet ami est arrivé depuis longtemps déjà.

—Où est-il donc? s'écria le chef avec impatience et ne cherchant pas à dissimuler plus longtemps.

—Me voici! dit une voix mâle et sonore.

Et un homme sortant de l'ombre qui jusqu'alors l'avait dissimulé aux yeux de Nauchenanga, s'avança gravement vers lui.

—Néculpangue! dit le chef en se levant et s'inclinant avec respect devant le guerrier redouté dont la sagesse et la valeur étaient célèbres à juste titre dans les prairies de l'Ouest.

Ce personnage, dont le nom était devenu la terreur des Hispano-américains, était un homme de plus de soixante-dix ans, mais qui n'en paraissait pas encore cinquante; sa taille élevée, ses membres robustes, ses cheveux noirs comme l'aile du corbeau, dénonçaient une de ces natures d'élite sur lesquelles les atteintes du temps sont impuissantes et qui semblent créées tout exprès pour mener la rude vie des Pampas. Ses traits nobles et intelligents étaient remplis de finesse et de douceur; mais lorsqu'il fronçait ses épais sourcils noirs et qu'un sentiment de colère venait soudain l'animer, ses yeux lançaient de tels éclairs, que nul ne pouvait en supporter l'éclat.

Du reste, cet homme était un mystère que personne n'avait jamais pu approfondir; adoré des Indiens, qui l'aimaient et le craignaient comme un Dieu, aucune tribu ne pouvait se flatter de le compter au nombre de ses fils, car son teint et les lignes de sa figure, malgré le soin qu'il prenait de se peindre, portaient des signes infaillibles qui le faisaient reconnaître pour un descendant de la race blanche, et peut-être n'avait-il d'indien que le genre de vie qu'il menait. Il était apparu tout à coup au milieu des peaux-rouges, et s'était fait adopter par la grande nation des Comanches, sans que l'on sût ni qui il était ni d'où il venait. On ne lui connaissait pas de famille, et parfois il disparaissait des mois entiers sans qu'il fût possible de découvrir où il se retirait.

On racontait de lui des traits d'une audace inouïe et d'une témérité qui dépassait toute croyance.

D'une bonté inépuisable pour les Indiens, il était pour les blancs, et surtout pour les Mexicains, d'une férocité sans exemple, se plaisant à faire mourir ses prisonniers dans des supplices dont la barbarie raffinée inspirait la terreur même aux Indiens, bons maîtres pourtant en pareille matière.

Son costume avait un grand rapport avec celui des gambucinos, c'est-à-dire que c'était un bizarre assemblage des modes européennes et indiennes; il avait un fouet de commandement à la ceinture et tenait à la main un rifle précieusement damasquiné.

Après les accolades d'usage, Néculpangue prit la parole:

—Mon frère a fait un bon voyage, dit-il, Macachera[13] lui a été propice.

—Le grand tokki[14] des sachems de ma nation m'avait ordonné, j'ai obéi, répondit majestueusement le chef.

—Mon frère ne pouvait agir autrement, c'est un grand guerrier.

—Mon père est indulgent, il pardonnera les fautes que j'ai peut-être commises dans l'accomplissement de ma mission.

—Que mon frère parle, les oreilles d'un ami sont ouvertes.

—Mais... répondit Nauchenanga en désignant d'un geste le piaïes qui, immobile auprès des deux interlocuteurs, ne semblait pas disposé le moins du monde à leur laisser le terrain libre.

—Le chef Comanche peut parler, dit Néculpangue en saisissant la main du sorcier et la serrant amicalement, celui-ci est un grand médecin, et Guatéchù lui réserve la première place dans l'Eskennane[15].

—La volonté de mon père est un ordre, qu'il soit fait comme il le désire. Je suis allé trouver l'homme et, usant du prétexte que mon père m'avait suggéré, je suis parvenu à l'amener ici.

—Je le sais, et j'en suis reconnaissant à mon frère, car, pour accomplir sa promesse, il a dû lutter contre son cœur; celle qu'il aime est la prisonnière de notre ennemi, il aurait pu la délivrer et il ne l'a pas fait; c'est bien, Guatéchù le récompensera: la fidélité à sa parole est la plus belle vertu du guerrier indien.

—Qu'ordonne mon père?

—Rien quant à présent, laissons finir la nuit; demain, les guerriers de mon frère arriveront, et alors l'Espagnol tombera en notre pouvoir. Notre grand médecin, ajouta-t-il en se tournant vers le sorcier et lui souriant avec amertume, a besoin pour ses opérations magiques du cœur d'un visage pâle arraché palpitant de la poitrine; il en aura trente à choisir, les prisonniers seront amenés ici.

—Cela sera fait.

—Et le Faucon-Noir?

—Le Faucon-Noir s'est, je crois, ligué avec les Pawnies contre les chercheurs d'or et commande l'attaque contre leur camp.

—Le Faucon-Noir est brave, dit Néculpangue avec un sourire de satisfaction.

—C'est un chien des visages pâles recouvert d'une peau indienne.

—Mon frère le hait?

—Nous avons fumé ensemble le calumet de la paix, répondit Nauchenanga avec un sourire indéfinissable.

—Bon! mon frère tuera son rival, et Rant-chaï-waï-mè le suivra dans sa hutte pour faire cuire sa chasse et soigner les papous[16]; j'aiderai mon frère.

—Néculpangue est le père des guerriers de sa nation, répondit le chef avec un vif mouvement de joie.

—Maintenant, que mon frère retourne au camp des visages pâles; une plus longue absence inquiéterait l'Espagnol.

Nauchenanga s'inclina avec respect et se retira précédé du piaïes.

Lorsque le chef sortit de la caverne, un spectacle étrange s'offrit à ses yeux. Des Indiens à cheval couraient dans toutes les directions, poussant des cris féroces et brandissant des torches ardentes; le camp des Mexicains brûlait, et de larges nappes de flammes montaient vers le ciel qu'elles teignaient de lueurs rougeâtres et sanglantes; par intervalles on distinguait les gambucinos qui se défendaient comme des lions, au milieu des débris de leur camp incendié, contre une multitude de sauvages.

Tout à coup, les gambucinos firent une trouée dans la barrière vivante qui d'instant en instant se resserrait davantage autour d'eux, s'élancèrent dans la Prairie et passèrent comme un ouragan à quelques pas de la colonne, suivis de près par leurs implacables ennemis. Le cœur de Nauchenanga bondit dans sa poitrine, il poussa un cri rauque et inarticulé et il se mit, à demi fou de rage, à la poursuite des cavaliers. Il lui avait semblé, au moment où les gambucinos passaient devant lui, entendre la voix de Rant-chaï-waï-mè implorer du secours. En ce moment une main s'appesantit sur son épaule et une voix brève lui dit ce seul mot:

—Arrête!

Le chef se retourna avec colère et leva son tomahawk sur l'imprudent qui tentait de lui barrer le passage, mais son arme lui tomba des mains et il baissa la tête avec désespoir. Il avait, reconnu Néculpangue.

—Que mon frère me suive, dit le sachem, je lui rendrai celle qu'il aime.

—Les visages pâles fuient vaincus et poursuivis par le Faucon-Noir; le walkon m'appelle à son aide.

—Eh bien, que le Faucon s'en empare, et je la lui demanderai.

—Le Faucon n'est pas un Indien.

—Mon frère ne sait-il pas que je possède de merveilleux secrets pour obtenir tout ce que je veux des visages pâles? Allons demander aux Pawnies vainqueurs qu'ils nous vendent l'homme que ses compagnons appellent don López.

Nauchenanga n'osa résister à Néculpangue, et il se résolut à l'accompagner sans murmurer au camp des Mexicains, qui n'était plus qu'un monceau de cendres sur lesquelles les peaux-rouges se ruaient en désordre.

Les deux chefs indiens se mirent donc en marche; mais à peine avaient-ils fait quelques pas, qu'ils s'arrêtèrent avec épouvante et tombèrent sur le sol en poussant un long cri de terreur.

[1] Sorcier voyant.

[2] Espèce de caille.

[3] Femmes indiennes.

[4] Composée de peaux de mouton et de ponchos.

[5] Point du jour.

[6] Chien d'eau, petit animal amphibie qui fréquente les rivières de l'intérieur de l'Amérique du Sud; il peut être apprivoisé, mais il conserve toujours son cri plaintif.

[7] L'esprit des pensées.

[8] Sorcier.

[9] Esprit malin.

[10] Le lion du désert.

[11] Homme-femme! terme de souverain mépris.

[12] Le méchant esprit.

[13] Esprit des chemins.

[14] Souverain maître.

[15] Paradis indien.

[16] Enfants.


V

LE TREMBLEMENT DE TERRE.

Pendant que Nauchenanga se trouvait dans la grotte du sayotkatta, un drame terrible s'était accompli dans le camp des Mexicains.

Ordinairement, les Indiens n'attaquent leurs ennemis que par surprise; comme ils n'ont d'autre but que le pillage et qu'ils désespèrent de l'atteindre avec des gens aguerris, dès qu'ils trouvent une vigoureuse défense, ils cessent un combat devenu pour eux sans motif. Cette fois les Pawnies semblaient avoir renoncé à leur tactique habituelle, tant ils mettaient d'acharnement à assaillir les retranchements espagnols; souvent repoussés, ils revenaient avec une nouvelle ardeur, combattant à découvert, et cherchant par leur nombre à écraser un ennemi dont ils désespéraient de triompher autrement.

Don López, effrayé de la prolongation de ce combat dans lequel avaient péri ses plus braves compagnons, résolut de tenter un dernier effort et d'imposer aux Indiens à force d'audace et de témérité. Réunissant une vingtaine d'hommes qui lui restaient et au nombre desquels se trouvaient Pépé Naïpès et don Juan Venado, il commença à leur donner quelques ordres afin de mettre à exécution le projet qu'il avait formé; mais en ce moment les Pawnies, qui pour quelques minutes avaient suspendu l'attaque, poussèrent leur cri de guerre et revinrent à l'assaut avec une furie nouvelle, armés cette fois de torches allumées qu'ils lancèrent dans toutes les directions.

Bientôt le camp ne fut plus qu'une vaste fournaise. Les Indiens, profitant du désordre causé parmi les Mexicains par l'incendie, escaladèrent les ballots, envahirent le camp, se précipitèrent sur les gambucinos, et un combat corps à corps s'engagea. Malgré leur courage et leur habileté dans le maniement des armes, les Mexicains étaient accablés par la masse considérable de leurs ennemis. Quelques minutes encore, et c'en était fait de la troupe des gambucinos.

Don López comprit qu'il devait tenter un effort suprême pour sauver les hommes qui lui restaient; alors prenant à part don Juan Venado qui depuis le commencement de la lutte avait constamment combattu à ses côtés, il lui expliqua ses intentions, et, lorsqu'il fut certain que celui-ci allait exécuter ses ordres, il se rejeta au plus fort de la mêlée, et, assommant ou poignardant tous les Peaux-rouges qui se trouvaient sur son passage, il parvint à pénétrer dans sa tente.

Rant-chaï-waï-mè, le corps penché en avant, le cou tendu et l'oreille au guet, semblait écouter avec anxiété les bruits du dehors; à la vue de don López elle croisa ses bras sur sa poitrine et attendit.

—Dieu soit loué! s'écria le Mexicain, elle est encore ici. Suivez-moi, waïnè; il faut partir.

—Non, répondit résolûment la jeune fille, je ne partirai pas!

—Voyons, enfant, obéissez, et ne m'obligez pas à employer la violence: le temps est précieux.

—Rant-chaï-waï-mè est une femme indienne, elle ne craint pas la mort, dit fièrement la jeune fille.

—Qui vous menace de mort? Folle que vous êtes, s'écria don López avec colère, voulez-vous me suivre, oui ou non?

Rant-chaï-waï-mè haussa les épaules.

Le Mexicain vit que toute discussion était inutile et qu'il fallait violemment trancher la question; alors s'approchant de l'Indienne, il chercha à la saisir. Mais celle-ci, qui du regard suivait tous les mouvements de son maître, bondit comme une biche effarouchée, ramassa un machette qui se trouvait à terre auprès d'elle, et, le sourcil froncé, l'attitude menaçante:

—Arrière! dit-elle d'une voix saccadée, je veux; rejoindre les fils de ma nation qui m'appellent.

Don López s'élança sur la jeune fille; mais il recula aussitôt en poussant un hurlement de douleur: l'Indienne d'un coup de machette, lui avait traversé le bras.

—Je ne suis pas une femme des visages pâles, moi! s'écria-t-elle avec un accent de triomphe; le sang ne me fait pas peur.

Et, l'œil étincelant, les narines gonflées, les lèvres frémissantes, elle se prépara à renouveler la lutte.

Il fallait en finir; don López, dégainant son sabre; en porta la pointe au visage de l'Indienne; celle-ci leva machinalement le bras pour parer le coup qui la menaçait; alors, avec la rapidité de l'éclair, il fit tournoyer son arme, et du plat il en cingla un coup si terrible sur le poignet délicat de la jeune fille, que celle-ci laissa échapper le machette en poussant un cri; mais la valeureuse enfant se baissa aussitôt pour ramasser le couteau de la main gauche; don López s'élança sur elle et tous deux roulèrent sur le sol.

La lutte ne pouvait être longue; aussi, malgré les efforts inouïs de sa victime, don López était-il parvenu, au bout de quelques secondes, à s'en rendre maître et à lui nouer les bras et les jambes avec son lasso. Alors la pauvre fille, qui jusque-là s'était défendue en silence, sentit faiblir son courage et se mit à appeler à l'aide avec toute l'énergie du désespoir. Don López, tout en tâchant d'étouffer ses cris, la prit dans ses bras et courut vers l'entrée de la tente. Mais il recula tout à coup en laissant échapper un blasphème. Un homme lui barrait le passage, et cet homme était le Faucon-Noir! son ennemi mortel, l'homme qui, à Santa Fé, lui avait fait un si sanglant affront.

—Oh! oh! dit le chasseur avec un sourire sardonique, c'est encore vous, don López? Vive Dieu, mon maître! vous n'y allez pas de main morte!

—Passage! hurla le Mexicain en armant un revolver qu'il détacha de sa ceinture.

—Passage? répondit le jeune homme, tout en surveillant avec soin les mouvements de son interlocuteur; vous êtes bien pressé de nous fausser compagnie? D'abord, croyez-moi, remettez votre pistolet au repos, car je vous jure sur mon âme qu'au moindre geste suspect que je vous vois faire, je vous tue comme une bête puante; ainsi, trêve de menaces inutiles et causons un peu.

—Va pérorer aux enfers, chien maudit! s'écria don López en pressant d'un mouvement convulsif la gâchette de son pistolet.

Le coup partit.

Quelque rapide que fût le mouvement du chercheur d'or, celui du chasseur ne fut pas moins prompt; il se baissa pour éviter la balle, qui passa au-dessus de sa tête, et il épaula vivement son fusil. Mais il n'osa en lâcher la détente. Don López s'était rejeté au fond de la tente, se servant du corps de la jeune fille comme d'un bouclier.

Au bruit du coup de feu, les compagnons du Faucon-Noir se précipitèrent dans la tente, qui fut en même temps envahie par les Pawnies.

Les quelques gambucinos qui survivaient à leurs camarades, une quinzaine d'hommes tout au plus, que don Juan avait réunis d'après les ordres de don López, devinant ce qui se passait et désirant venir en aide à leur chef, se rapprochèrent à pas de loups, et, saisissant les cordes qui maintenaient la tente, les tranchèrent toutes à la fois. Alors cette masse de toile, n'étant plus soutenue, s'affaissa sur elle-même, entraînant et enveloppant dans sa chute tous les individus qui se trouvaient sous elle. Il y eut parmi les Pawnies et les chasseurs un instant de tumulte et de désordre effroyable; don López, profitant habilement de cet événement si heureux pour lui, se laissa glisser silencieusement au dehors, sauta sur un cheval, attacha sa prisonnière en croupe derrière lui, et, se mettant à la tête de sa petite troupe, il chargea vigoureusement les Indiens et passa comme un ouragan au milieu de la masse compacte qu'ils lui opposaient.

Le Faucon-Noir parvint enfin à sortir de dessous la tente, et il poussa un cri de rage et de désappointement en apercevant son ennemi galopant au loin dans la plaine; ce cri fut répété par les chasseurs et les Indiens. Sans perdre un instant, ils montèrent à cheval, et, abandonnant à quelques pillards le camp incendié, le Faucon-Noir et ses alliés se ruèrent à la poursuite des gambucinos.

Alors commença une de ces courses fabuleuses et incroyables, comme les habitants seuls des llanos peuvent en voir, courses qui enivrent et donnent le vertige, que nul obstacle n'est assez fort pour arrêter ou ralentir, car le but est la victoire ou la mort.

Les chevaux à demi sauvages des Indiens, semblant s'identifier avec les passions des maîtres féroces qui les montaient, glissaient dans la nuit avec la rapidité du coursier-fantôme de la ballade allemande, franchissaient les ravins et les précipices et volaient dans la Prairie avec une vitesse qui tenait du prodige.

Parfois, un cavalier roulait avec son cheval du haut d'un rocher, et tombait dans un abîme en poussant un cri de détresse, et ses compagnons passaient sur son corps, emportés comme par un tourbillon, répondant par un hourra de haine et de vengeance à ce cri d'agonie, dernier et lugubre appel d'un frère.

Cette poursuite acharnée durait depuis deux heures déjà, sans que les Mexicains eussent perdu un pouce de terrain; plusieurs chevaux s'étaient abattus; les autres, couverts de sueur, poussaient de sourds râlements de fatigue et d'épuisement, en soufflant par leurs naseaux une fumée épaisse, lorsque tout à coup un bruit terrible, surhumain se fit entendre; les mustangs, lancés à toute bride, s'arrêtèrent subitement sur leurs jarrets tremblants, en hennissant avec terreur, et les gambucinos, les chasseurs et les Indiens, levant les yeux au ciel, ne purent retenir un cri d'épouvante.

Un changement inouï s'était brusquement opéré dans la nature; la voûte céleste avait l'apparence d'une immense lame de cuivre jaune; la lune, immobile et blafarde, était sans rayons; l'atmosphère avait pris une transparence telle que les objets les plus éloignés se faisaient visibles; une chaleur étouffante pesait sur la terre, dans l'air il n'y avait aucun souffle qui agitât les feuilles des arbres, le Néobraska avait subitement cessé de couler.

Le grondement sourd qui s'était déjà fait entendre se renouvela avec une force dix fois plus grande; la rivière, soulevée tout entière comme par une main puissante et invisible, monta à une hauteur énorme et s'abattit tout à coup sur la Prairie, qu'elle envahit avec une rapidité inouïe; les montagnes oscillèrent sur leurs bases, précipitant dans la plaine des blocs de rocher qui roulèrent avec un bruit sinistre, et la terre, s'entr'ouvrant de toutes parts, combla les vallées, abaissa les collines, fit jaillir de son sein des torrents d'eau sulfureuse qui lançaient vers le ciel des pierres et de la boue brûlante, et commença à s'agiter avec un mouvement lent et continu.

—Terremoto! terremoto!... s'écrièrent les Mexicains en se signant et en récitant toutes les prières qui leur revenaient à la mémoire.

En effet, c'était un tremblement de terre, le plus épouvantable fléau de ces régions. La terre semblait bouillir, si l'on peut se servir de cette expression, montant et descendant incessamment comme les flots de la mer pendant la tempête; le lit des ruisseaux et des rivières changeait à chaque instant, et des gouffres immenses s'ouvraient de toutes parts sous les pas des hommes atterrés.

Les bêtes fauves, chassées de leurs repaires, repoussées par la rivière dont le flot montait toujours, vinrent, folles de terreur, se mêler aux hommes; d'innombrables troupeaux de buffles et de bisons parcouraient la plaine au galop, poussant de sourds gémissements, tombant les uns sur les autres, rebroussant chemin tout à coup, pour éviter les précipices qui s'ouvraient sous leurs pieds, et menaçaient dans leur course insensée d'écraser tout ce qui leur ferait obstacle. Les jaguars, les onces, les panthères, les ours gris, les loups, pêle-mêle avec les daims, les vigognes et les ahsathas, poussaient des hurlements plaintifs et ne songeaient pas à les attaquer, tant la frayeur neutralisait leurs instincts sanguinaires. Les oiseaux tournoyaient, en poussant des cris sinistres, dans l'air imprégné d'une odeur de soufre et de bitume, et se laissaient tomber lourdement sur le sol, foudroyés par la peur, palpitants, les ailes étendues et les plumes hérissées.

Un second fléau vint se joindre au premier et ajouter, s'il est possible, à l'horreur de cette scène. Le feu mis par les Indiens au camp des gambucinos avait gagné de proche en proche les hautes herbes de la Prairie et tout à coup s'était révélé dans sa majestueuse et terrible grandeur, embrasant tout sur son passage et projetant au loin des millions d'étincelles avec des sifflements terribles. Il faut avoir assisté à un incendie dans les pampas de l'Amérique du Sud pour se faire une idée de la splendide horreur d'un tel spectacle. Des forêts vierges brûlent tout entières, et leurs arbres séculaires se tordent avec des râles d'agonie, des frémissements et des tressaillements de douleur, poussant comme des créatures humaines des plaintes et des cris; les montagnes incandescentes ressemblent à des phares lugubres et sinistres, dont les immenses nappes de flammes montent en tournoyant vers le ciel, qu'elles colorent au loin de reflets sanglants.

La terre continuait par intervalles à ressentir de violentes secousses; vers le nord, les flots du Néobraska s'avançaient rapidement; au sud, le feu se précipitait par bonds rapides et saccadés. Les malheureux Peaux-rouges et les gambucinos, leurs ennemis, voyaient avec une terreur indicible l'espace se resserrer d'instants en instants autour d'eux, et les chances de salut leur échapper toutes à la fois. Dans ce moment suprême où tout sentiment de haine aurait dû s'éteindre dans leurs cœurs, don López et le Faucon-Noir, ne songeant qu'à leur vengeance, continuaient leur course rapide, bondissant comme des démons à travers la Prairie, qui bientôt allait, sans doute, leur servir de sépulcre.


VI

LA COLLINE DE L'OISEAU-NOIR.

Les deux fléaux marchaient l'un vers l'autre, et déjà les Indiens et les gambucinos pouvaient calculer avec certitude combien de minutes il leur restait à vivre encore, avant que leur dernier refuge fût englouti sous les eaux ou dévoré par les flammes.

A cette heure suprême, les Pawnies se tournèrent tous vers le Faucon-Noir, comme vers le seul homme qui pût les sauver.

Le chasseur abandonna la poursuite de don López.—Que demandent mes frères? dit-il.

—Que le chasseur pâle les sauve, répondit un chef pawnie.

Le jeune homme sourit en jetant un regard d'orgueil sur tous ces hommes qui attendaient de lui leur salut.

—Que mes frères écoutent, reprit-il: leur délivrance est entre leurs mains. Ne perdez pas de temps, tuez le plus de bisons que vous pourrez, dépouillez-les de leurs peaux qui vous serviront de pirogues, et, alors, que Wacondah vous protège.

Les Indiens poussèrent un cri de joie et d'espoir, et, sans plus hésiter, ils coururent sus aux bisons, qui, demi-fous de terreur, se laissaient tuer sans opposer de résistance.

Lorsque le Faucon-Noir vit que ses alliés s'occupaient activement de confectionner leurs pirogues, il songea de nouveau aux gambucinos. Ceux-ci non plus n'étaient pas restés oisifs. Dirigés par don López, ils avaient rassemblé quelques arbres que la rivière charriait, ils les avaient attachés les uns aux autres avec leurs lassos, et, après avoir ainsi confectionné à la hâte un radeau capable de les porter tous, ils l'avaient lancé dans l'eau et s'étaient abandonnés au courant.

Le Faucon-Noir, voyant son ennemi sur le point de lui échapper une seconde fois, n'hésita pas et le mit en joue. Mais don Juan Venado avait une vengeance à tirer du chasseur, et, profitant de l'occasion qui s'offrait à lui, il épaula vivement son fusil et fit feu.

La balle, dérangée par le mouvement du radeau, n'arriva pas au but que le Mexicain s'était proposé, mais elle brisa le rifle du chasseur dans ses mains au moment où il allait appuyer le doigt sur la détente. Les gambucinos poussèrent un cri de triomphe qui se changea subitement en cri de colère: le señor don Juan venait de tomber entre leurs bras mortellement blessé par le Castor, qui lui avait envoyé une balle en pleine poitrine.

Sur ces entrefaites, le jour se leva, et le soleil apparut montant splendide à l'horizon, éclairant de ses rayons le sublime tableau de la nature en travail, et rendant un peu de courage aux hommes et aux animaux.

Les Indiens, après avoir confectionné avec cette vivacité et cette adresse qui les distinguent une vingtaine de pirogues, commençaient déjà à les lancer dans les flots.

Les chasseurs cherchaient à lasser le radeau et à le tirer à eux, tandis que les gambucinos faisaient au contraire des efforts inouïs pour le maintenir dans le courant. Fleur-de-Genêt avait réussi à jeter son lasso de façon à l'engager fortement dans les troncs d'arbres, et deux fois Pépé Naïpès l'avait tranché avec son couteau.

Le Pigeon-Volant, dont on ne songeait pas en ce moment à surveiller les mouvements, profita d'une seconde pendant laquelle elle n'était pas épiée par don López, et se jeta résolument à la nage; mais, au bruit de sa chute, le Mexicain tourna la tête, et plongea à sa poursuite. Les chasseurs recommencèrent alors à tirer sur le gambucino, qui secouait la tête avec un rire sardonique à chaque balle qui frappait l'eau à ses côtés avec un sifflement sinistre.

—A moi! criait la jeune fille d'une voix haletante, à moi, Kolixi! à mon secours!

—Me voilà! répondit le Faucon-Noir, courage, mon amour, courage!

Et, n'écoutant que sa passion et sa haine contre le Mexicain, le chasseur mit son couteau entre ses dents et s'élança dans la rivière pour venir en aide à celle qu'il aimait.

—Viens! répétait le Pigeon-Volant, où es-tu? où es-tu?

Le jeune homme fit un effort terrible pour se rapprocher de Rant-chaï-waï-mè, et les deux ennemis se trouvèrent en présence au milieu des flots agités de la rivière. Oubliant alors tout sentiment de conservation, ils se précipitèrent l'un vers l'autre le couteau à la main.

En ce moment un bruit formidable, semblable à la détonation d'un parc d'artillerie, sortit des entrailles de la terre; une secousse terrible agita le sol, et la rivière fut refoulée dans son lit avec une force irrésistible. Don López et le Faucon-Noir, saisis par le colossal remous causé par cette effroyable secousse, tournoyèrent quelques secondes, furent brusquement séparés l'un de l'autre, et un gouffre infranchissable s'ouvrit entre eux.

Lorsque le chasseur se releva, il aperçut de l'autre côté du gouffre don López tenant avec un rire de démon la jeune fille évanouie dans ses bras. Il se laissa tomber sur le sol avec désespoir.

Cette secousse fut le dernier effort du terremoto; il y eut encore quelques oscillations, mais à peine sensibles, comme si la terre cherchait à reprendre son équilibre un instant perdu.

Les Pawnies, emportés sur leurs pirogues, étaient hors de danger; l'incendie commençait à s'éteindre faute d'aliments dans ce terrain bouleversé et inondé par les flots de la rivière.

Le Faucon-Noir restait seul à pied avec ses six compagnons au milieu de ce chaos indescriptible; il ne se découragea pas, et, voulant à toute force rejoindre les gambucinos, qui déjà avaient disparu derrière les immenses plis de terrain créés par le tremblement de terre, il fit signe à ses compagnons de lasser quelques-uns des chevaux qui galopaient dans la plaine, et, sautant en selle, les sept aventuriers se remirent à la recherche de leurs ennemis.

Don López, dans un de ses nombreux voyages à travers les Prairies, avait remarqué une colline dont la position était si forte, qu'il était facile d'y tenir plusieurs jours contre des ennemis en nombre même considérable; il s'était promis d'utiliser ce lieu, si quelque jour les circonstances l'obligeaient à recourir à un abri formidable. Ce fut donc là qu'il conduisit sa petite troupe.

Elle y arriva un peu après le milieu du jour.

Cet endroit se nommait la colline de l'Oiseau-Noir. Voici pour quelle raison on lui avait donné ce nom qu'il porte encore.

Les Omahas eurent, il y a une cinquante d'années, un chef fameux qui fit de sa nation la tribu la plus guerrière et la plus redoutée de toutes les peuplades indiennes des Prairies de l'ouest. Ce chef, qui se nommait Waeh ing-guh sah-ba, ou l'Oiseau-Noir, était non-seulement un grand guerrier, mais encore un grand politique. A l'aide du secret de certains poisons, et surtout de l'arsenic qu'il avait acheté à des marchands blancs, il était parvenu, en tuant traîtreusement ceux qui lui étaient opposés, à inspirer une crainte superstitieuse sans bornes. Lorsqu'il sentit la mort venir, il désigna le lieu qu'il avait choisi pour sa sépulture.

C'était une colline pyramidale d'environ cent vingt mètres de hauteur. Elle domine au loin le cours de la rivière qui en lave le pied, et, après avoir fait mille et mille détours dans la plaine, revient passer tout auprès. L'Oiseau-Noir ordonna que sa tombe fût élevée sur le sommet de cette colline, où il avait coutume de venir s'asseoir.

On exécuta ses dernières volontés. Son cadavre fut placé au sommet de la colline, à cheval sur son plus beau coursier, et l'on éleva un monticule par-dessus tous les deux: un bâton enfoncé dans le tombeau supportait la bannière du chef et les scalps qu'il avait enlevés à ses ennemis. Aussi la montagne de l'Oiseau-Noir est-elle un objet de vénération pour les Indiens, et lorsqu'un peau-rouge va suivre pour la première fois le sentier de la guerre, il vient raffermir son courage en contemplant cette cime enchantée qui renferme le squelette du guerrier Indien et de son cheval[1].

Les gambucinos prirent avec joie possession de la colline, qu'ils commencèrent à fortifier autant que cela leur fut possible, en coupant les arbres les plus gros qu'ils trouvèrent et en élevant d'épaisses palissades garnies de pieux taillés en pointe et défendues d'un fossé circulaire large de dix pieds dans toute sa longueur.

Ce premier travail terminé, don López monta sur la cime du tombeau de l'Oiseau-Noir et regarda avec attention dans la plaine. A cette hauteur, il découvrait une immense étendue de terrain. La Prairie et la rivière étaient désertes, rien ne paraissait à l'horizon, si ce n'est, ça et là, quelques troupeaux de buffles et de bisons, les uns broutant l'herbe épaisse, les autres nonchalamment couchés. Le Mexicain éprouva un sentiment de satisfaction indicible en reconnaissant que sa piste n'était pas encore découverte et qu'il avait le temps nécessaire afin de tout préparer pour une vigoureuse défense.

Il s'occupa de garnir son camp de vivres, pour ne pas être pris par la famine, si, ce qui était probable, il était attaqué. Il ordonna donc une grande chasse aux bisons, et, à mesure qu'on les tuait, l'on coupait leur chair en lanières très-minces que l'on étendait sur des cordes pour sécher au soleil et faire ce que dans les Pampas on nomme du charqui. La cuisine fut établie dans une grotte naturelle qui se trouva dans l'intérieur des retranchements. Il fut ainsi facile de faire du feu sans crainte d'être découvert, car la fumée se perdait par un nombre infini de fissures qui la divisaient et la rendaient imperceptible.

Les gambucinos, plus heureux que les chasseurs, n'avaient pas perdu leurs chevaux dans la terrible catastrophe de la nuit, et, comme en quittant le camp, ils les avaient chargés à la hâte de tout ce qui leur était tombé sous la main, ils se trouvaient pourvus de munitions de guerre et des objets indispensables à leur campement.

Ils passèrent la nuit à faire des outres avec des peaux de bisons; ils enduisirent les coutures de graisse afin qu'elles ne laissassent pas filtrer de liquide, et ils se firent en peu de temps une quantité considérable d'eau.

Au lever du soleil, don López remonta sur son observatoire, et, après avoir jeté un long regard dans la plaine et s'être assuré que le désert conservait sa solitude, il appela Pépé Naïpès.

—Compère, lui dit-il, vous allez monter à cheval et vous vous rendrez aux loges[2] des Omahas dont vous apercevez d'ici la fumée.

—Hum! fit le ranchero, seul?

—Oui, il est important que tous nos hommes restent ici; d'ailleurs, dans la Prairie, un homme se cache plus facilement que plusieurs. Et puis, que craignez-vous?

—Eh! d'être scalpé, donc!

—Oh! mon Dieu, le danger n'est pas moins grand ici. Nous allons être attaqués d'un moment à l'autre, et nous ne pouvons manquer d'être tous tués.

—C'est donc dans mon intérêt que vous m'envoyez chez les Omahas?

—Oui, et dans le nôtre.

—Ah!

—Parfaitement; écoutez-moi bien. Arrivé au village, vous vous présenterez de ma part à l'Œil-Gris, c'est le chef de la tribu, une de mes vieilles connaissances; vous vous annoncerez comme venant de ma part, vous direz que je suis en danger et que je demande secours; vous aurez soin surtout de le faire boire, et pour cela, vous emporterez avec vous une outre d'aguardiente; l'Œil-Gris, auquel vous montrerez cette machette, qu'il connaît parfaitement, se laissera convaincre et vous suivra avec ses guerriers, cinq cents hommes à peu près; vous les conduirez ici. M'avez-vous compris?

—Parfaitement.

—Partez donc tout de suite, et bonne chance. Songez que vous avez dans vos mains le sort de tous vos compagnons.

Le señor Pépé Naïpès, moitié flatté, moitié vexé de la mission qui lui était confiée, mais n'osant pas désobéir à l'ordre que son chef lui donnait, se mit en selle, fit le signe de la croix et partit, accompagné jusqu'aux derniers retranchements par les gambucinos qui le suppliaient de se hâter.

Il marchait depuis plus de deux heures et n'était plus qu'à une courte distance du village des Omahas lorsque tout à coup un lasso siffla à ses oreilles, un nœud coulant s'abattit sur ses épaules, et il roula à demi étranglé sur le sol.

Deux peaux-rouges se levèrent subitement du milieu des herbes qui les cachaient et se précipitèrent sur lui.

—Miséricorde! s'écria-t-il en fermant les yeux avec terreur, je suis mort.

[1] Voir, pour plus amples détails, le bel ouvrage de Washington Irving, intitulé Astoria.

[2] Villages.


VII

NÉCULPANGUE.

Le señor Pépé Naïpès était perdu; déjà un des Indiens, saisissant son épaisse et rude chevelure, la tordait autour de son poignet, et son couteau à scalper décrivait autour du crâne de sa victime des cercles de plus en plus effrayants, lorsque le second Indien arrêta le bras de son compagnon en lui disant:

—Laisse ce chien, il est indigne de ta colère, sa vie nous sera plus utile que sa mort.

Le guerrier, sans répondre remit son couteau à sa ceinture en repoussant dédaigneusement le Mexicain du pied.

Celui-ci respira; il était sauvé, provisoirement du moins.

—Qui es-tu? reprit en espagnol l'homme qui s'était interposé si heureusement pour lui.

—Un pauvre diable de gambucino engagé par le chef d'une expédition qui cherche un placer.

—Tu mens, interrompit violemment le premier Indien; tu es l'associé et l'ami de don López Arriaga.

—Chef, je vous assure que vous vous trompez.

—Tais-toi, Nauchenanga sait ce qu'il dit; n'ai-je pas habité un mois parmi vous? Ne vous ai-je pas entendus souvent devant moi dévoiler vos projets?

Le Mexicain baissa la tète.

—Que voulez-vous de moi? demanda-t-il.

—La vérité! dit le vieil Indien d'une voix imposante.

Pépé Naïpès tressaillit à ces paroles; il considéra un instant Néculpangue d'un air effrayé, et il comprit aussitôt que la franchise seule pouvait le sauver; son parti fut bientôt pris.

—Parlez! murmura-t-il.

—Viens, lui répondit Nauchenanga, en lui faisant signe de se lever et de les suivre.

Pépé Naïpès obéit sans résistance.

Surpris par le tremblement de terre, Néculpangue et Nauchenanga avaient, comme les autres habitants de la Prairie, passé par tous les degrés de la terreur et risqué vingt fois de périr depuis le moment où ils étaient sortis de la grotte du sayotkatta pour se mettre à la poursuite de don López; aussitôt le danger passé, ils avaient exploré les alentours du camp et n'avaient pas tardé à retrouver les traces des gambucinos, mais ils les avaient perdues quelques lieues plus loin, et lorsque Pépé Naïpès était venu se jeter entre leurs mains, ils ne savaient plus de quel côté se diriger.

Escorté par les deux Indiens qui lui avaient fait quitter ses souliers et l'obligeaient à marcher à pied afin de le surveiller plus facilement, le Mexicain continua sa route en songeant avec tristesse au présidio de Santa Fé, et aux supplices que pourraient lui infliger les sauvages sur la mansuétude desquels il ne comptait guère. Après avoir marché assez longtemps au fond d'un ravin profondément encaissé entre deux collines, ils débouchèrent dans une large clairière située sur les bords du Néobraska, à peu de distance des loges des Omahas, vers lesquelles avait été envoyé Pépé Naïpès.

Ce lieu semblait complètement désert, mais les trois hommes n'eurent pas fait dix pas en avant qu'une centaine de Comanches peints et armés en guerre se levèrent tout à coup des hautes herbes au milieu desquelles ils étaient cachés. A cette apparition subite et imprévue, Pépé Naïpès ne put réprimer un geste d'effroi, mais ses compagnons se contentèrent de jeter un coup d'œil autour d'eux sans manifester la moindre surprise, et, après avoir échangé quelques paroles à voix basse avec les nouveaux venus, ils continuèrent leur route en silence; à part quelques Indiens qui les accompagnèrent, les autres disparurent aussi vite qu'ils s'étaient montrés.

Enfin, arrivés à un endroit où plusieurs pirogues se trouvaient échouées sur la plage, non loin des restes d'un brasier dans lequel les peaux-rouges se hâtèrent de jeter quelques brassées de bois sec pour le raviver, les deux chefs s'arrêtèrent en faisant signe au Mexicain de les imiter. Néculpangue, Nauchenanga et quelques autres s'assirent en cercle autour du feu et commencèrent gravement à fumer sans prononcer une parole.

Les naturels de l'Amérique ont la coutume de fumer ainsi quelque temps avant de prendre une résolution importante, d'entamer une discussion sérieuse ou de mettre à exécution un projet hardi.

Pépé Naïpès connaissait trop bien les mœurs indiennes pour s'étonner de la feinte indifférence des Comanches à son égard et de l'impassible lenteur avec laquelle ils humaient la fumée de leurs calumets: aussi l'idée de s'échapper de leurs mains ne lui vint pas un seul instant; il savait que tous ses mouvements étaient épiés et qu'au moindre geste suspect il serait en un clin-d'œil renversé et garrotté.

Le nombre des Indiens rassemblés dans la clairière croissait à chaque instant et ne tarda pas à devenir considérable; à leur costume et à la façon dont ils portaient la plume dans leur touffe de guerre, Pépé Naïpès reconnut que ces hommes n'appartenaient pas à la tribu qui avait attaqué le camp et s'en était emparée.

C'étaient en effet les deux cents guerriers comanches dont Nauchenanga avait annoncé l'arrivée à don López.

Néculpangue se leva, et, promenant un regard assuré sur les Indiens qui l'entouraient, il se recueillit une minute et prit la parole.

—Chefs des Comanches, dit-il de sa voix sonore et sympathique, nos frères les Pawnies des Prairies nous ont donné un bel exemple en détruisant le camp des visages pâles; mais le hardi coup de main tenté par nos frères n'a réussi qu'à moitié puisque le chef de l'expédition a su leur échapper, enlevant avec lui celle que nous avons juré de reconquérir, Rant-chaï-waï-mè, le Pigeon-Volant, la joie de nos cœurs et les délices de nos yeux; la laisserons-nous plus longtemps au pouvoir de ses ravisseurs?

A ces dernières paroles, un frisson de colère passa dans l'assemblée, et toutes les mains se crispèrent avec menace sur le manche des tomahawks et les canons des rifles.

—Voici mon avis, chefs des Comanches, continua impassiblement Néculpangue, sans paraître s'apercevoir de l'émotion profonde qu'il avait causée; interrogeons le visage pâle qui est entre nos mains: il doit savoir où est caché son chef que nous cherchons vainement; s'il ne veut pas parler de bonne volonté, nous saurons l'y contraindre, et nous nous mettrons à la poursuite des fugitifs, afin de prendre leurs chevelures et de les attacher au poteau des tortures à notre retour dans nos villages. Ai-je bien parlé, hommes puissants?

—Notre père a bien parlé, répondirent en chœur les chefs en s'inclinant avec déférence devant le vieillard; la sagesse réside en lui, et c'est Guatéchù qui l'inspire.

—Bon! reprit Néculpangue, mes fils ont de l'indulgence pour ma tête grise, je les en remercie; que l'on fasse approcher le prisonnier.

Pépé Naïpès, saisi à l'improviste par deux guerriers, fut poussé jusque auprès du feu du conseil et placé en face du Lion-du-Désert. Assez peu rassuré par la manière brusque qu'on employait pour le mettre en scène, il recommença à trembler de tous ses membres et à recommander mentalement son âme à Dieu et à tous les saints du paradis.

Néculpangue le considéra un instant de cet œil profond auquel rien n'échappait, et un sourire de dédain plissa ses lèvres pâles; il avait reconnu du premier coup à quelle pauvre nature il avait affaire et combien il lui serait facile d'en obtenir tout ce qu'il voudrait; alors, changeant l'expression sévère de son visage pour prendre un air riant et affable, il s'inclina gracieusement devant le Mexicain, et ce fut d'une voix douce et insinuante qu'il entama l'entretien.

—Je suis heureux, dit-il, que Guatéchù m'ait permis de rendre service à mon frère.

—Service! s'écria avec chaleur Pépé Naïpès tout ragaillardi par les façons aimables de l'Indien... Caray!... chef, vous m'avez bel et bien sauvé la vie, sans vous j'étais un homme mort.

—Ai-je réellement sauvé la vie à mon frère?

—Hum! je le crois bien, et si Nauchenanga veut en convenir, je suis certain qu'il sera de mon avis.

—Mon frère me pardonnera, dit Nauchenanga d'une voix mielleuse en venant serrer la main du Mexicain avec effusion, la colère m'aveuglait, et je ne savais ce que je faisais.

—Oui, oui, répondit le ranchero, qui se rassurait de plus en plus et qui, par conséquent, en digne Mexicain qu'il était, devenait insolent, bavard et fanfaron; mais, c'est égal, chef, je vous engage une autre fois à faire plus attention; un malentendu est mortel dans certaines circonstances.

—Eh bien, voilà qui est certain, puisque mon frère l'assure, je lui ai sauvé la vie, reprit Néculpangue toujours impassible.

—Oui, chef, je le proclamerai à la face de tous.

—Très-bon! mon frère est reconnaissant. Refusera-t-il à son tour de faire quelque chose pour un homme qui a tant fait pour lui?

—Parlez, chef, je suis à vos ordres.

—Mon frère sait-il ce qu'est devenu le grand chef pâle?

—Caramba! si je le sais! il s'est sauvé, pardieu!

—Et mon frère sait-il dans quelle direction? Où il est?

—Pour cela, chef, j'ignore complètement comment se nomme l'endroit où il s'est retranché, mais je puis vous le décrire.

—Bon! mon frère n'a pas la langue fourchue, tout ce qu'il dit est vrai. Qu'il me décrive donc cet endroit.

—Avec plaisir, chef, répondit Pépé en faisant l'agréable; c'est une haute colline à quatre lieues d'ici, à peu près sur le bord de la rivière; sur le haut de cette colline est enterré un célèbre chef indien.

—La colline de l'Oiseau-Noir? demanda Néculpangue.

—En effet, chef, je crois que c'est le nom que j'ai entendu.

—Et Rant-chaï-waï-mè? Mon frère peut-il me dire ce qu'elle est devenue? dit Nauchenanga.

—Pardieu! chef, parfaitement, elle est au camp avec nous.

En ce moment un Indien vint dire quelques mots à l'oreille de Néculpangue.

—Très-bon! dit le vieux chef au Mexicain, je remercie mon frère; il peut se retirer.

—Un instant, dit une voix sévère; mon père Néculpangue ne se souvient-il plus de sa promesse? Cet homme m'appartient.

Et le sorcier, s'avançant au milieu de l'assemblée, posa sa main longue et osseuse sur l'épaule de Pépé Naïpès.

—Que veut faire de cet homme notre grand médecin?

—Je veux offrir demain, au lever du soleil, son cœur palpitant à Jurùpari, afin de détourner sa maligne influence.

—Que mon père laisse aller ce misérable, dit Néculpangue d'une voix douce; je lui réserve d'autres victimes plus dignes du dieu qu'il veut honorer.

—Impossible, reprit le devin d'une voix ferme, Jurùpari veut du sang.

Néculpangue baissa la tête. Quelque puissant que soit un chef indien, quel que soit son ascendant sur les membres de sa tribu, rien n'est plus incertain que ce pouvoir qu'un souffle et qu'un caprice peuvent briser dans une seconde, et la faveur éphémère dont il jouit peut s'évanouir à tout jamais, s'il ne sait, à force de politique et de concessions, mettre toujours la majorité dans ses intérêts, et surtout respecter les croyances superstitieuses de ses subordonnés.

Néculpangue connaissait trop à fond le caractère indien pour lutter plus longtemps et chercher davantage à soustraire à ses guerriers la victime qu'ils convoitaient.

—Que mon père, le grand médecin, soit satisfait, dit-il; cet homme lui appartient: Jurùpari sera content.

—Néculpange est un grand chef; que pendant mille lunes encore il puisse présider au feu du conseil et guider nos guerriers au combat, répondit le devin avec un sourire de satisfaction.

Les Indiens poussèrent un frénétique hourra de joie en félicitant Néculpange qui venait de reconquérir toute son influence un instant ébranlée par son hésitation.

Pépé Naïpès, en apprenant le sort qui l'attendait, poussa des cris pitoyables et se jeta aux pieds de ses bourreaux, qu'il chercha en vain à attendrir par ses larmes, résistant de toutes ses forces à ceux qui s'étaient emparés de lui et cherchaient à l'entraîner. Enfin il perdit tout espoir et n'opposa plus qu'une résistance machinale. On le jeta, solidement garrotté, au pied d'un arbre, en attendant l'heure du supplice.


VIII

LA CHASSE AUX ÉLANS.

Bien des heures s'étaient écoulées depuis que Pépé Naïpès était parti pour aller demander du secours aux Omahas, et rien ne faisait pressentir qu'il eût réussi dans sa mission et qu'il fût en marche pour revenir. L'inquiétude était grande au camp des gambucinos. Don López, debout sur le sommet du tombeau de l'Oiseau-Noir, regardait en vain dans toutes les directions; la solitude et le silence régnaient aussi loin que la vue pouvait s'étendre, nulle créature ne se montrait, le paysage était seulement animé d'intervalle en intervalle par des bisons qui passaient au galop, des asshatas qui bondissaient de rocher en rocher sur le bord de la rivière, des vigognes et des daims à queue noire qui couraient effarés çà et là.

Le soleil baissait à l'horizon, et l'ombre tombant du ciel commençait à envelopper la nature comme d'un épais linceul.

Les Mexicains durent renoncer à l'espoir de voir revenir leur compagnon avant le jour suivant, à cause du mauvais état des chemins, et surtout vu la prudence, pour ne pas dire la poltronnerie de leur ambassadeur. Découragés par cette vaine attente, et surtout démoralisés par la mauvaise fortune qui les avait poursuivis depuis leur départ de Santa Fé, les gambucinos s'assirent en soupirant autour d'un feu qu'ils avaient allumé, malgré le danger d'être découverts, afin d'éloigner les bêtes fauves, et prirent leur maigre repas en échangeant de mornes regards, en hommes qui ont le pressentiment d'un malheur prochain, et dont l'énergie est tellement usée, qu'ils ne veulent même plus se donner la peine de réfléchir aux moyens de l'éviter. Don López n'était pas moins abattu que les gens qu'il commandait. Il se promenait de long en large, repassant dans son esprit tout ce qui lui était arrivé depuis un mois, voyant avec désespoir les rêves dorés dont il s'était si longtemps bercé avec bonheur évanouis à jamais, maintenant que sa troupe était réduite à une poignée d'hommes rendus craintifs et timides par le malheur.

Nauchenanga, le chef comanche, qui seul connaissait le gisement du placer, avait disparu; il était mort peut-être, et, sans lui, comment découvrir la mine d'or dans ces plaines immenses, labyrinthe dont le fil s'était cassé dans ses mains. Qu'il y avait loin du triste état dans lequel se trouvait réduit don López, au jour où, à la tête d'une cinquantaine d'hommes résolus et pleins d'espoir, il avait quitté le presidio avec la certitude de s'enrichir en peu de temps!

Ces navrantes réflexions l'avaient plongé dans une sombre mélancolie, et cet homme de fer, qui toujours avait brisé les obstacles surgissant sur son passage, qui, dans toutes les circonstances, s'était montré plus fort que la fortune adverse, commençait à douter de lui-même et presque à trembler lorsqu'il jetait un regard en arrière sur sa vie passée et qu'il songeait aux crimes dont elle était souillée.

A deux pas de lui, à moitié cachée dans l'ombre, se tenait accroupie la pauvre Rant-chaï-waï-mè.

Les bras croisés, la tête inclinée sur la poitrine, elle pleurait silencieuse et désolée. Elle aussi, la pauvre enfant, était bien changée depuis le jour ou nous l'avons rencontrée pour la première fois dans le rancho de Pépé Naïpès; ses joues avaient pâli, ses yeux s'étaient cernés: elle n'était plus que l'ombre d'elle-même, car la captivité était dure pour cette fille des forêts habituée à la liberté du désert.

Don López l'avait toujours, il est vrai, traitée avec bonté; mais elle avait lu au fond du cœur de cet homme le féroce amour qu'il ressentait pour elle. Cette passion, qu'il n'osait lui déclarer, le rendait d'une jalousie telle, qu'il ne la quittait pas une seconde, passant des heures entières à la contempler sans dire une parole, obsession qui, pour la jeune fille, était devenue un supplice affreux.

La nuit était complètement tombée, le ciel d'un bleu sombre était plaqué d'une multitude d'étoiles qui scintillaient comme des diamants, la lune se levait à l'horizon, déversant sur la terre ses rayons argentés qui éclairaient les objets de lueurs fantastiques. Il faisait une de ces belles nuits du désert américain, pleines de senteurs étranges, et d'âcres parfums. L'air était pur, l'atmosphère transparente, la nature entière semblait se reposer de ses fatigues et reprendre des forces après ses convulsions de la nuit précédente; un silence majestueux planait sur la Prairie, silence troublé seulement par ces bruits sans causes connues que l'on entend dans les pampas et qui semblent être la respiration du monde endormi. Tout à coup, dans le calme, la hulotte bleue chanta à deux reprises différentes; son chant plaintif et doux résonna mélodieusement dans l'espace.

Rant-chaï-waï-mè tressaillit en jetant un regard en dessous à don López, qui n'avait fait aucune attention à ce cri.

—Eh! compère! dit un des gambucinos en s'adressant à son voisin, voilà un oiseau qui chante bien tard.

—Mauvais augure! répondit celui auquel on s'adressait.

—Caray! de quel augure parlez-vous?

—J'ai toujours entendu dire, reprit le second interlocuteur, que, lorsqu'on entend un oiseau chanter auprès d'un tombeau, cela présage un malheur.

—Que le diable vous confonde, vous et vos pronostics! avec cela que les malheurs nous ont manqué jusqu'à présent, et que nous avons eu besoin de présages pour cela!

En ce moment le chant de la hulotte bleue, qui la première fois s'était fait entendre à une distance assez éloignée, retentit avec une nouvelle force; il semblait s'être sensiblement rapproché et partir des arbres situés sur la lisière du camp.

Don López s'arrêta en levant la tète, comme s'il eût, quoique son esprit fut ailleurs, cherché machinalement à se rendre compte du bruit qui frappait son oreille; mais tout rentra dans le silence. Don López secoua la tête et reprit sa promenade.

La jeune fille, après avoir suivi ses mouvements avec une anxiété qu'elle n'avait pas eu la force de dissimuler et qui l'aurait trahie si quelqu'un avait songé à la regarder, respira avec force et reprit sa première position, feignant la plus grande indifférence; mais, pour un observateur attentif, il eût été facile de deviner que quelque chose d'extraordinaire se passait en elle, sa poitrine haletait, son regard brillait dans l'ombre, ses narines se gonflaient, enfin elle semblait en proie à une grande émotion intérieure.

Dès que les gambucinos eurent terminé leur souper, ils s'enveloppèrent dans leurs couvertures, s'étendirent devant le feu, et, fatigués de la marche du jour et des événements de la nuit précédente, ils ne tardèrent pas à être plongés dans un profond sommeil. Don López seul veillait, ainsi que la jeune fille, et encore son immobilité était telle, qu'il était impossible d'assurer qu'elle ne dormait pas.

La nuit fut tranquille et sans incident digne d'être rapporté, si ce n'est que le chant de la hulotte se fit encore entendre à trois reprises différentes, et qu'à chaque fois la jeune Indienne parut se réveiller.

Au point du jour, don López monta sur le tombeau de l'Oiseau-Noir. La solitude continuait à régner dans la plaine; seulement à une portée de fusil du camp, sur le versant de la colline, quatre ou cinq superbes élans rôdaient parmi les arbres.

A la vue de ces animaux, les gambucinos sentirent se réveiller en eux leurs instincts de chasseurs, et quelques-uns demandèrent à don López la permission d'aller les tirer; celui-ci n'osa leur refuser cette demande; mais il leur ordonna de ne se servir que du lasso, de crainte que les coups de fusil répétés par les échos ne vinssent frapper les oreilles des Indiens, qui se trouvaient peut-être embusqués dans les environs. Pour secouer la sombre tristesse qui l'accablait et pour rétablir la circulation dans ses membres engourdis par une longue veille, il partit avec les chasseurs.

A l'instant où ils quittaient le camp, le chant de la hulotte bleue se fit encore entendre, vif, pressant et saccadé comme un appel.

—C'est étonnant, murmura don López en s'arrêtant, je n'ai jamais entendu chanter cet oiseau pendant le jour.

—Oh! capitaine, déjà cette nuit il nous a fatigués de son ramage, répondit un gambucino, et, quoi qu'on en dise, un oiseau qui chante auprès d'un tombeau ça porte malheur.

Don López haussa les épaules avec dédain.

Dès que le chant de la hulotte eut fini de vibrer dans l'air, Rant-chaï-waï-mè leva la tête et regarda autour d'elle pour voir où étaient les gambucinos. Nul ne faisait attention à elle, les huit ou dix Mexicains qui restaient étaient groupés aux retranchements et suivaient avec intérêt les péripéties de la chasse.

La jeune fille profita de ce moment favorable, et, peu à peu, en rampant sur les genoux, s'arrêtant à chaque minute pour surveiller ses gardiens, le cœur palpitant et retenant sa respiration, elle arriva jusqu'à l'extrémité opposée du camp; une fois là, elle demeura immobile quelques secondes pour reprendre haleine et calmer les battements de son cœur; puis ayant jeté un dernier regard autour d'elle, la pauvre fille réunit toutes ses forces, elle s'élança, et, d'un bond prodigieux que le désir seul d'être libre pouvait lui faire tenter, elle franchit le retranchement, se releva, et se mettant à courir avec une agilité surprenante, elle gagna les premiers arbres de la forêt et ne tarda pas à disparaître au milieu d'un épais fourré de lianes, de ronces et de cactus dans lequel elle se faufila comme un serpent.

Personne ne s'aperçut de cette fuite; la chasse était à son plus haut point d'intérêt pour les gambucinos.

Don López et ses compagnons, munis de leurs lassos s'avançaient en silence du côté des élans, en ayant soin de prendre le dessus du vent afin de ne pas être dépistés par l'odorat subtil des intelligents animaux qu'ils voulaient atteindre; ceux-ci continuaient à brouter insoucieusement, marchant de côté et d'autre, sans paraître se douter qu'ils avaient des ennemis près d'eux.

Arrivés à une courte distance des élans, les Mexicains s'éloignèrent les uns des autres afin de pouvoir facilement faire tournoyer leurs lassos avant de les lancer, et marchant avec précaution pour ne pas produire le moindre bruit, se courbant et se faisant un rempart du tronc de chaque arbre, de crainte d'être aperçus, ils parvinrent ainsi à vingt ou vingt-cinq pas des animaux qui broutaient toujours; ils s'arrêtèrent là, échangèrent un regard entre eux, et calculant avec soin la portée de leur coup, ils jetèrent leurs lassos.

Alors il se passa une chose étrange.

Les peaux d'élans tombèrent toutes à la fois sur le sol pour faire place au Faucon-Noir et à ses compagnons, qui profitant de la stupeur des gambucicinos à cette métamorphose extraordinaire, chassèrent leurs chasseurs en leur jetant à leur tour sans perdre de temps chacun un lasso sur les épaules et les renversant à terre.

Don López et ses hommes étaient prisonniers.

—Eh eh! compagnons, dit Fleur-de-Genêt en ricanant, comment trouvez-vous celui-là!

Les gambucinos atterrés ne répondirent rien et se laissèrent garrotter en silence. Un seul murmura entre ses dents:

—J'étais bien sûr que cette scélérate de hulotte nous porterait malheur!

A cette boutade, le Faucon-Noir sourit avec finesse, et, mettant deux doigts de sa main gauche dans sa bouche, il imita le chant de la hulotte avec une telle perfection, que le gambucino qui avait parlé leva machinalement les yeux vers le sommet des arbres.

A peine le chant avait-il cessé, qu'un bruit et un froissement de feuilles se fit entendre, et Rant-chaï-waï-mè, écartant les buissons, vint toute palpitante se jeter dans les bras du Faucon-Noir qui la pressa sur son cœur.

—Enfin tu m'es rendue! s'écria-t-il avec un accent impossible à rendre.

—Pour toujours! répondit-elle en cachant sa tête charmante dans son sein.

Don López ne put retenir un cri de rage, et il fit un effort terrible pour se débarrasser des liens qui le retenaient et s'élancer sur le chasseur; mais les gens qui l'avaient attaché savaient trop bien faire les nœuds et la corde était trop solide pour se rompre; au contraire le lasso lui entra si cruellement dans les chairs, qu'il retomba vaincu et désespéré sur le sol.

Le Faucon-Noir s'avança alors vers les retranchements.

Les gambucinos restés à la garde du camp avaient assisté avec une colère impuissante à ce qui s'était passé.

Le Faucon-Noir prit immédiatement possession du camp, plaça des sentinelles et laissa reposer sa troupe, car il comptait partir le lendemain pour se rendre au village des Iowaïs, dont le père de Rant-chaï-waï-mè était le principal chef.

Le soir, trois cents guerriers pawnies alliés du Faucon-Noir arrivèrent au camp, ce qui le mit à la tête d'une troupe d'élite, avec laquelle il pouvait hardiment traverser la Prairie sans craindre d'être insulté. Au coucher du soleil, une des sentinelles signala un nuage de poussière qui arrivait comme un tourbillon.

Bientôt on distingua, reluisant aux derniers rayons du soleil, les armes d'une troupe nombreuse d'Indiens qui accouraient au galop.

Le Faucon-Noir plaça ses hommes aux retranchements pour être prêt à repousser l'attaque qui sans doute le menaçait, et il attendit.


IX

LA LOI DES PRAIRIES.

Après l'interrogatoire de Pépé Naïpès, le conseil avait décidé qu'on enverrait demander secours aux Indiens Pieds-Noirs, aux Corbeaux, aux Omahas, aux Ottoës, enfin aux tribus alliées des Comanches, dont les loges se trouvaient aux environs, afin de pouvoir cerner toutes les routes et barrer tous les passages, et qu'aussitôt ces secours arrivés, Néculpangue et Nauchenanga se mettraient à la tête d'une expédition et partiraient immédiatement pour attaquer le camp des gambucinos.

Quelques heures plus tard les députés revinrent suivis chacun des guerriers d'élite des nations auprès desquelles ils avaient été envoyés, et, le jour suivant, au lever du soleil, les deux chefs comanches, à la tête de cinq cents hommes bien montés, se mirent en marche dans la direction de la colline de l'Oiseau-Noir. Le soir, au coucher du soleil, ils arrivèrent en vue du camp. C'étaient eux que la sentinelle des chasseurs avait aperçus.

Aussitôt ses préparatifs de défense terminés, le Faucon-Noir prit une escorte de deux cents Pawnies à cheval, laissa la garde du camp au Castor et descendit dans la plaine.

Les deux troupes indiennes rivales poussèrent de grands cris en se voyant, et, lâchant la bride à leurs chevaux, elles s'élancèrent avec furie l'une contre l'autre.

Certes, pour qui n'eût pas été au fait des mœurs singulières de la Prairie, cette façon de s'aborder eût paru une hostilité déclarée; il n'en était rien pourtant, car, arrivées à la portée l'une de l'autre, les deux troupes commencèrent à faire danser et caracoler leurs chevaux avec cette grâce et cette habileté qui caractérisent les Indiens, et, se déployant à droite et à gauche, elles formèrent deux vastes demi-cercles au centre desquels se trouvèrent les chefs.

Nauchenanga, sur un geste de Néculpangue, détacha sa robe de buffle qu'il agita en signe de paix; le Faucon-Noir répondit immédiatement en s'avançant seul le bras tendu et la main ouverte.

Les deux chefs se joignirent au milieu de l'espace laissé libre pour eux et leurs guerriers.

—Mon frère est le bienvenu, dit le Faucon-Noir qui, en qualité de premier occupant, se crut autorisé à faire les honneurs de cette partie de la Prairie.

—Merci, répondit Nauchenanga; mon frère est-il donc à présent un chef des Pawnies?

—Non; mais les Pawnies sont les amis de mon âme, et mon cœur se réjouit lorsque je suis près d'eux, reprit le chasseur.

—Les Pawnies doivent être fiers de l'amitié d'un grand guerrier comme mon frère.

Le chasseur s'inclina avec courtoisie.

—Mon frère chasse-t-il le bison en ce moment? Les troupeaux sont nombreux dans la pampa.

—Non, répondit le jeune homme, ma chasse est faite; j'ai pris le gibier que je voulais atteindre.

—Mon frère est heureux.

—Mon frère, le grand chef comanche, est-il donc sur le sentier de la guerre, qu'il mène une si grande troupe de guerriers à sa suite?

—Oui, dit Nauchenanga, je vais prendre les chevelures de mes ennemis.

—Wacondah lui donnera la victoire, mon frère est un chef habile.

L'Indien s'inclina à son tour.

Les deux interlocuteurs s'examinèrent un instant.

—Si mon frère veut, avant de continuer son voyage, prendre sa part d'une bosse de bison, je serai heureux de la lui offrir, insinua le chasseur.

—Je remercie mon frère, mon voyage est terminé, c'est ici que je m'arrête.

—Ici! que veut dire mon frère? et quel est donc l'ennemi dont il cherche à ravir la chevelure?

—Mon frère a-t-il perdu la mémoire? répondit vivement le Comanche, et mon ennemi n'est-il pas le sien?

—Si mon frère veut parler de l'homme que les visages pâles nomment don López, cet homme est en mon pouvoir.

—Oah! mon frère s'est-il réellement emparé du chef des visages pâles? fit Nauchenanga d'une voix saccadée et en modérant avec peine la passion qui grondait au fond de son cœur.

—Il est là prisonnier dans son camp, ainsi que tous les hommes qu'il commandait, dit le jeune homme en indiquant le sommet de la colline.

—Et, reprit Nauchenanga avec un tremblement dans la voix et une certaine agitation, le walkon des Prairies bienheureuses...

—Le walkon est près de moi; est-ce qu'une squaw ne doit pas suivre son mari en tous lieux? répondit le Faucon-Noir avec un sourire tranchant comme une lame d'acier.

—Tu mens, chien! s'écria Nauchenanga avec fureur en levant son tomahawk sur la tête du chasseur: le Pigeon-Volant ne veut pas être la squaw d'un lièvre des visages pâles.

A cette insulte, le Faucon-Noir fit faire une volte à son cheval, et, saisissant son rifle, il coucha en joue le Comanche.

Une mêlée terrible et sans pitié allait s'engager entre les deux troupes, lorsque Néculpangue, qui jusqu'à ce moment avait assisté à l'entretien sans y prendre part, se jeta entre les deux rivaux, et, s'interposant dans la discussion avec cette autorité que lui donnaient son âge et sa réputation:

—Que mon frère comanche remette son tomahawk à sa ceinture, dit-il, des hommes ne se battent pas pour l'amour d'une femme lorsque de graves intérêts les réclament! Gardons notre courage pour lutter contre les visages pâles qui nous volent nos territoires de chasse, la hache doit être enterrée entre les enfants des prairies; mon frère le chasseur est jeune, mais c'est un grand chef au feu du conseil; qu'il retourne vers les siens, ma tribu campera ici, les tentes vont être dressées par mes fils, demain les chefs se rassembleront pour discuter au sujet des voleurs visages pâles dont mon frère s'est emparé, il assistera au conseil, Wacondah nous prêtera ses lumières pour que justice soit faite à tous et que les intérêts de mon frère le chasseur et ceux de mon fils soient sauvegardés.

—Bon! fit Nauchenanga, mon père a bien parlé.

—J'assisterai au conseil, répondit le chasseur avec fierté, non pas que j'admette que nul ait le droit de disposer de mes prisonniers, mais parce que je suis ami de la justice, et que jamais on ne me verra enfreindre les lois de la Prairie.

Après avoir prononcé ces paroles, le jeune homme se remit à la tête de sa troupe et regagna son camp.

Néculpangue le suivit longtemps des yeux avec une émotion dont il ne pouvait se rendre compte; la voix du chasseur vibrait doucement au fond de son cœur et lui causait un charme indicible; enfin, lorsque les Pawnies eurent disparu au milieu des arbres de la colline, le vieux chef secoua la tête à plusieurs reprises comme pour chasser une pensée importune, et, reprenant l'impassibilité indienne, il s'occupa activement des préparatifs de la cérémonie du lendemain.

Au lever du soleil, un Indien comanche vint de la part des chefs de sa nation prévenir le Faucon-Noir que l'on attendait sa présence pour ouvrir la discussion.

Le chasseur fit immédiatement monter à cheval ses compagnons blancs, et, suivi d'une centaine de Pawnies qui lui servaient d'escorte et conduisaient au milieu d'eux don López désarmé, il se rendit dans la plaine. Rant-chaï-waï-mè, parée de ses plus beaux habits et rayonnante de bonheur, caracolait auprès de lui.

Les Comanches avaient, en quelques heures, improvisé un véritable village avec ses tentes en peaux de bisons alignées et formant des rues et des places.

A l'entrée du village se tenaient Néculpangue et tous les chefs alliés, accompagnés du devin, attendant l'arrivée du Faucon-Noir.

Aussitôt que celui-ci parut, le devin fait quelques pas à sa rencontre, précédé de deux enfants dont l'un frappait de toutes ses forces sur un chichikoué, et le second soufflait dans une conque, tandis que, derrière lui, quatre hommes portaient une longue perche dépouillée de son écorce, au sommet de laquelle se balançaient des chevelures humaines. Deux enfants d'une dizaine d'années conduisaient un asshata, et un troisième portait une bêche; derrière eux venait, gardé par quatre guerriers comanches, le pauvre Pépé Naïpès, qui lançait des regards effarés et qui était plus mort que vif.

Lorsque le sayotkatta fut arrivé à une dizaine de pas du chasseur, il s'arrêta, fit un signe, et la musique se tut.

Néculpangue et le Faucon-Noir firent quelques pas au devant l'un de l'autre, tenant une robe de bison déployée en signe de paix.

—Que Guatéchù, qui voit tout et sonde les cœurs, dirent-ils ensemble, écoute nos paroles; ce sont des sentiments de paix et d'amitié qui nous réunissent.

Alors le devin saisit la bêche, et creusa, entre les deux chefs, un trou de quatre pieds de profondeur; et lorsque ce travail fut terminé:

—Wacondah vous entend, dit-il: malheur à celui qui trompera son frère! vos paroles seront enterrées là.

Néculpangue, Nauchenanga et le Faucon-Noir se placèrent à trois angles du trou, et, se penchant en avant, ils se donnèrent la main au-dessus et commencèrent les discours d'usage en pareille circonstance, chacun protestant des bonnes intentions qui le guidaient, et de la franchise et de la cordialité qu'il apporterait dans la discussion.

Les discours terminés, le sayotkatta fit trois fois le tour du trou en prononçant des mots magiques d'une voix basse et monotone; puis il égorgea l'asshata dont il recueillit le sang dans un panier en jonc tressé si serré qu'il ne s'en perdit pas une goutte, et l'asshata, coupé en quartiers, fut placé dans le trou. Le devin planta au-dessus la perche, après l'avoir bariolée avec le sang de la victime d'un nombre infini de signes hiéroglyphiques destinés à éloigner les mauvaises influences et à empêcher que les paroles enterrées ne sortissent du trou et ne fussent saisies par Jurùpari, le génie malfaisant.

—Frères et hommes puissants, dit le devin d'une voix imposante, tous les rites sont accomplis, Guatéchù les a vus d'un regard complaisant. Vous pouvez sans crainte vous réunir autour du feu du conseil, pendant que ce visage pâle, ajouta-t-il en désignant Pépé Naïpès qui tremblait de tous ses membres, sera attaché au poteau, pour que son âme de lièvre aille après sa mort rapporter à Wacondah de quelle façon nous savons l'honorer.

—Un moment! dit le Faucon-Noir. Je n'assisterai pas au conseil des chefs si ma présence doit être le prétexte d'un meurtre. Nous venons de prononcer des paroles de paix qui doivent avoir leur effet: j'exige que cet homme soit libre à l'instant, ou je me retire.

A ces paroles hardies, prononcées d'un accent clair et assuré, les Indiens restèrent un moment interdits.

—Cet homme est voué à Jurùpari, dit le sayotkatta avec hésitation, car il sentait qu'il n'était pas soutenu par les chefs.

—Ce misérable n'est pas digne de votre colère; voyez, il pleure comme une femme, reprit le Faucon-Noir. Chassez-le avec le mépris qu'il mérite: les guerriers combattent les hommes et ne torturent pas les enfants.

Un murmure d'assentiment accueillit cette proposition, et le sayotkatta, prenant l'initiative avant que les Indiens ne le forçassent à renoncer au supplice du ranchero, le détacha lui-même en disant:

—Que votre volonté soit faite; cet homme est libre.

Le pauvre diable, qui depuis la veille ne vivait pour ainsi dire que par artifice, chancela un instant comme un homme ivre, et alla tomber évanoui au milieu des chasseurs.

—Maintenant, dit le Faucon-Noir, chefs, je vous remercie; je vois que ce sont réellement des sentiments de paix qui vous animent, je suis prêt à vous suivre.

Les chefs s'inclinèrent avec courtoisie, tandis que le devin, dont le rôle était terminé, se retirait et se perdait dans la foule des guerriers.

Néculpangue prit le Faucon-Noir par-dessous les bras, et le guida vers le feu du conseil, où des tabourets de nopal sculptés étaient rangés en cercle pour les chefs. Chacun prit place, et le calumet de paix fut apporté avec le cérémonial usité en pareille circonstance.

Le fourneau du calumet était fait d'une espèce de pierre ressemblant à du porphyre, son tuyau avait sept pieds de long et était orné de touffes de crins teints en rouge.

Le porte-pipe entra dans le cercle, alluma la pipe, la tourna vers le soleil, puis vers les différents points du compas; après quoi il la tendit à Néculpangue. Celui-ci fuma quelques bouffées, ensuite gardant le fourneau de la pipe dans sa main, il tendit l'autre bout au Faucon-Noir et à chacun dans le cercle. Lorsque tous eurent fumé, Néculpangue rendit le calumet au porte-pipe, et, se tournant vers le chasseur:

—Que mon frère parle, dit-il, nos oreilles sont ouvertes.

—Ce n'est pas à moi de parler, répondit le Faucon-Noir, c'est à mon frère le grand tokki des Comanches. J'attends la demande qu'il a à m'adresser à propos de mes prisonniers.

—Bon! reprit Néculpangue, je vais donc m'expliquer. Peu m'importe le sort des autres prisonniers blancs; mais, contre leur chef, je réclame la loi des Prairies, œil pour œil, dent pour dent.

—Je ne puis consentir à ce que demande mon frère, répondit simplement le chasseur; j'ai promis la vie sauve à mes prisonniers. D'ailleurs, que mon frère y réfléchisse, pour être passible de la loi des Prairies, il faut l'avoir enfreinte en commettant un meurtre sur un parent ou un ami de celui qui réclame l'application de la loi; et je ne sache pas que le chef blanc, qui ne connaît pas le tokki des Comanches, se soit souillé d'un meurtre sur quelqu'un des siens.

—Qu'en sais-tu, jeune homme? s'écria Néculpangue en se levant de son siège. Écoutez tous, ulmens et sachems de ma nation, il faut enfin que vous me connaissiez. Ce n'est pas un sang indien qui coule dans mes veines, le désespoir seul m'a obligé de me réfugier parmi vous et de réclamer l'adoption que vous m'avez si noblement accordée et dont je crois m'être rendu digne. Avant ce temps j'étais riche, heureux; j'avais un frère que j'aimais, une femme et un enfant que je chérissais; le misérable qui est devant vous a causé ma ruine et m'a pour toujours ravi le bonheur. Je demande, encore une fois, l'application de la loi des Prairies.

Tous les membres du conseil étaient atterrés. Don López, agité de mouvements convulsifs, le visage livide et défiguré par les remords, lançait autour de lui des regards empreints d'une terreur folle.

Néculpangue continua d'une voix vibrante, en le désignant d'un geste terrible:

—Chefs et guerriers indiens, mes frères, cet homme n'était guidé ni par la haine ni par la cupidité en commettant ces crimes; son but était d'épouser ma veuve. Que cet homme me démente, s'il l'ose. Je l'accuse devant vous du meurtre de don Estevan de la Fuente, mon frère; de l'incendie de ma maison, et, par suite, de la mort de mon fils et de ma femme bien-aimée; car je suis don Gutierrez de la Fuente. Me reconnais-tu, don López?

—Oui! oui! c'est lui! s'écria le Mexicain avec égarement.

—Pas de grâce, continua Néculpangue, œil pour œil, dent pour dent.

Un morne silence régnait dans l'assemblée; le Faucon-Noir baissait la tête avec découragement, renonçant malgré lui à défendre plus longtemps son prisonnier.

Tout à coup Rant-chaï-waï-mè, qui avait assisté, aux côtés du chasseur, à cette scène étrange, vint se placer devant don López, et lui présenta un poignard, en lui disant d'une voix émue:

—Je te pardonne ce que tu as fait contre moi, homme blanc; meurs comme un homme de cœur, tes victimes crient après toi. Wacondah te pardonnera peut-être, si ton repentir est sincère.

Don López regarda un instant la jeune fille avec une expression impossible à rendre, deux larmes jaillirent de ses yeux brûlés de fièvre, et il lui répondit en prenant le poignard:

—Merci, Rant-chaï-waï-mè, tu es une noble femme; sois bénie pour les bonnes paroles que tu viens de dire. Toi seule as eu pitié de moi, je saurai mourir. Et toi, don Gutierrez, ajouta-t-il en se tournant vers Néculpangue, sois heureux, tu es vengé!

Et d'un geste aussi prompt que la pensée, il se plongea le poignard dans le cœur.

—Heureux! murmura Néculpangue d'une voix brisée par la douleur: il n'est plus de bonheur pour moi.

A ce moment, le Castor écarta la chemise du Faucon-Noir, et, montrant le reliquaire que celui-ci portait au cou:

—Vous blasphémez, don Gutierrez, dit-il; il vous reste un fils.

A cette vue, le chef, malgré ses efforts pour se contenir, trembla de tous ses membres, ses traits se contractèrent, et deux larmes, les premières qu'il eût versées depuis la mort de sa femme, jaillirent de ses yeux et coulèrent lentement sur ses joues hâlées; il chancela, et serait tombé si le chasseur ne l'eût reçu dans ses bras.

—Mon fils! mon fils! s'écria-t-il en éclatant en sanglots.

Le jeune homme le retint longtemps serré sur son cœur, dans une étreinte passionnée.

Les Comanches, heureux du bonheur de leur chef vénéré, oublièrent l'impassibilité indienne, et laissèrent éclater leur joie.

Nauchenanga prit alors Rant-chaï-waï-mè par la main, et, s'inclinant devant le chasseur:

—Mon frère, dit-il au Faucon-Noir, tu deviendras un des grands chefs de notre nation; voilà ta femme, elle est désormais ma sœur.

Les deux hommes se serrèrent la main, franchement et loyalement.

—C'est égal, dit Pépé Naïpès qui avait repris son outrecuidante gaieté et qui se pavanait au milieu des Peaux-rouges, il faut avouer que si ce pauvre don López a mené une vilaine vie, il a fait une bien belle mort!

Et il poussa du pied le corps de son ancien chef.


UNE NUIT DE MEXICO

SOUVENIR DE LA DERNIÈRE RÉVOLUTION

Peu de villes offrent un aspect plus enchanteur que Mexico. L'ancienne capitale des Aztèques s'étend molle et paresseuse comme une nonchalante créole, à demi-voilée par les épais rideaux de saules élancés qui bordent au loin les canaux et les routes. Bâtie juste à égale distance des deux Océans, à environ 2,280 mètres au dessus de leur niveau, c'est-à-dire à la hauteur à peu près de l'hospice du Mont Saint-Bernard, cette ville jouit cependant d'un ciel délicieusement tempéré, entre deux magnifiques montagnes, le Popocatepelt, montagne fumante, et l'Izlaczchualt ou la Femme blanche, dont les cimes chenues, couvertes de glaces éternelles, se perdent dans les nues.

L'étranger qui arrive à Mexico au coucher du soleil, par la chaussée de l'Est, une des quatre grandes voies qui conduisent à la cité des Aztèques, et qui, seule aujourd'hui, reste encore isolée au milieu des eaux du lac de Tezcuco, sur lequel elle est construite, éprouve à la vue de cette ville une émotion étrange dont il ne peut se rendre compte. L'architecture mauresque des édifices, les maisons peintes de couleurs claires, les coupoles sans nombre des églises et des couvents qui dépassent les azotéas et couvrent pour ainsi dire la capitale tout entière de leurs vastes parasols jaunes, bleus ou rouges, dorés par les derniers rayons du soleil couchant; la brise tiède et parfumée du soir qui arrive comme en se jouant à travers les branches touffues des arbres, tout concourt à donner à Mexico une apparence complètement orientale qui étonne et séduit à la fois.

Mexico, brûlé entièrement par Fernand Cortez, fut rebâti par ce conquérant sur le plan primitif. Toutes les rues se coupent à angle droit et vont aboutir à la plaza Mayor par cinq artères principales, qui sont les calles ou rues de la Tacuba, de la Monterilla, de Santo Domingo, de la Moneda et de San Francisco.

Toutes les villes espagnoles du Nouveau-Monde, bâties sur un plan unique, ont cela de commun entre elles que la plaza Mayor est, dans toutes, construite de la même façon. Ainsi, à Mexico, elle a sur une des faces la cathédrale et le Sagrario; sur la seconde, le palais du président, renfermant les ministères au nombre de quatre, des casernes, une prison, etc.; sur la troisième face est l'ayuntamiento, et sur la quatrième se trouvaient deux bazars, le Parian, maintenant démoli, et le portal de las Flores.

Le 24 décembre 1861, vers neuf heures du soir, après une chaleur torride qui, pendant tout le jour, avait contraint les habitants à se renfermer dans leurs maisons, la brise s'était levée, avait rafraîchi l'air, et chacun, montant sur les azotéas couvertes de fleurs qui les font ressembler à des jardins suspendus, s'était hâté de jouir de cette sereine placicidité des nuits américaines qui semble à travers le ciel bleu pleuvoir des étoiles. Les rues et les places étaient envahies par les promeneurs; partout c'était un tohu-bohu, un pêle-mêle inextricable de piétons, de cavaliers, d'hommes, de femmes, d'Indiens et d'Indiennes, où les haillons, la soie et l'or se mêlaient de la façon la plus bizarre au milieu des cris, des quolibets et des éclats de rire; enfin, comme la ville enchantée des Mille et une nuits, au coup de cloche de la oración, Mexico semblait s'être tout à coup réveillé d'un sommeil séculaire, tant les visages respiraient la joie et tant la foule paraissait heureuse d'aspirer enfin l'air à pleins poumons.

Et cependant, cette nuit-là, un événement de la plus haute gravité allait s'accomplir à Mexico même, le général Miramón, président intérimaire de la République, abandonné par la plupart de ses troupes dans la dernière bataille qu'il avait livrée aux partisants de Juárez, devait remettre le commandement de la capitale au général Berriozábal, fait prisonnier par lui quelques jours auparavant, et avec les quelques soldats fidèles qui lui restaient, profiter des ténèbres pour quitter la ville, que l'armée du général Ortega, commandant en chef des troupes de Juárez, occuperait au point du jour, au nom du nouveau président.

Depuis quarante ans qu'ils ont proclamé leur indépendance, les Mexicains ont si souvent joué à ce jeu terrible des révolutions, ils ont assisté à la chute de tant de pouvoirs, ils ont vu se succéder tant de gouvernements, que leur curiosité a fini par s'éteindre, leur goût se blaser et qu'ils assistent aujourd'hui calmes et indifférents à ces grands cataclysmes sociaux; car, malheureusement pour eux, ils savent trop bien d'avance que, quel que soit le pouvoir qui surgisse, rien ne sera changé pour eux, et que la seule modification qu'ils aient à espérer est un redoublement d'exactions de toutes sortes et une augmentation des impôts.

Aussi, pendant que tout se préparait pour l'accomplissement du grand drame dont nous avons parlé, la foule continuait-elle à rire, à chanter et à se promener dans les rues et sur les places, sans aucun souci des événements politiques.

Seulement, par intervalles, des bruits sinistres, des froissements d'armes se faisaient entendre, des cavaliers traversaient la ville au galop, des hommes aux sourcils froncés se frayaient passage à travers les groupes, et, de meilleure heure que de coutume, les magasins se fermaient, tandis que les petits marchands se hâtaient de regagner leurs masures dans les bas quartiers de la cité.

A la première nouvelle de la résolution prise par le président intérimaire, d'abandonner la ville, le corps diplomatique s'était réuni et avait offert son concours au général Berriozábal, nommé gouverneur provisoire, pour l'aider à veiller à la sûreté de Mexico et empêcher les bandits et les gens sans aveu de piller la ville et d'y mettre le feu, comme le bruit courait qu'ils le voulaient faire.

Le général Berriozábal avait accueilli avec empressement l'offre du corps diplomatique; alors, dans chaque légation, française, espagnole, etc., les étrangers s'étaient armés, et, sous les ordres de membres de ces légations, ils avaient commencé leur service de police en parcourant la ville, engageant les citoyens à rentrer chez eux et en établissant des postes de sûreté sur les places et aux angles des rues.

La plaza Mayor avait en un instant été évacuée, et là où, un moment auparavant, retentissait le bruit d'une foule compacte rieuse et désœuvrée, régnaient maintenant une solitude complète et un silence funèbre.

La demie après neuf heures sonna au Sagrario; à peine la vibration du timbre s'était-elle éteinte qu'un homme, enveloppé avec soin dans les plis d'un épais manteau et la tête couverte d'un chapeau en poil de vigogne, dont les larges ailes retombaient sur ses yeux et cachaient complètement son visage, quitta l'ombre d'un portal, où jusque-là il était demeuré invisible, et après avoir jeté un regard circulaire sur la place, il s'avança avec précaution, bien que d'un pas assez décidé, vers une échoppe d'évangelista (écrivain public), située vers le milieu à peu près de la galerie des Portales.

Arrivé devant l'échoppe, l'inconnu s'arrêta, regarda de nouveau d'un air soupçonneux autour de lui, et après un instant d'hésitation, il frappa deux coups légers contre la porte. Sans doute il était attendu, car, sans que le moindre bruit troublât le silence, cette porte s'entr'ouvrit assez pour livrer passage à l'inconnu et se referma aussitôt derrière lui.

La plus complète obscurité régnait dans l'échoppe; cependant l'inconnu y pénétra sans hésiter, la traversa dans toute sa longueur, et, arrivé au mur opposé, il le tâta un instant et fit jouer un ressort perdu dans la boiserie.

Une partie de cette boiserie se détacha, tourna lentement sur des gonds invisibles, et à la lueur tremblottante d'une lampe mourante suspendue dans l'intérieur de l'excavation, apparurent les premières marches d'un escalier en colimaçon qui semblait s'enfoncer brusquement dans le sol.

Avant de s'engager dans l'excavation, l'inconnu se retourna.

—Viens-tu? demanda-t-il à un homme, probablement celui qui lui avait précédemment ouvert la porte de l'échoppe, et qui se tenait à demi perdu dans l'ombre, à quelques pas de lui.

—Vous me retrouverez ici, répondit-il; vous n'avez nul besoin de moi.

—C'est juste, reprit l'inconnu, reste donc, et fais bonne garde.

Son interlocuteur ne répondit que par un grognement significatif, en remettant en place le panneau qui masquait l'escalier, et l'inconnu demeura seul. Nous l'avons dit plus haut, Mexico, cette Venise américaine, est bâtie au milieu d'un lac; ses quartiers s'élèvent sur des iles peu distantes les unes des autres et reliées entre elles par des pilotis; peu à peu, le niveau du lac s'est abaissé, les canaux se sont séchés pour la plupart, et, excepté les bas quartiers, où se rencontrent encore des mares fangeuses et fétides, l'eau a complètement disparu du sol, et les rues maintenant pavées laissent librement circuler les équipages, les cavaliers et les piétons.

Cependant, il ne faudrait pas creuser trop profondément la terre pour retrouver l'eau, si bien cachée qu'elle soit, et l'humidité est telle encore aujourd'hui dans la ville, que les rez-de-chaussée ne sont pas habités; ils servent seulement d'entrepôts et remplacent nos caves, excepté toutefois dans le centre de la ville, où les constructions ont été faites sur des iles d'une étendue relativement considérable.

La plaza Mayor, sur un des côtés de laquelle s'élevait anciennement le palais de Motecuzoma et le grand Teocali, forme le centre de l'île la plus vaste du groupe.

Certains souterrains, contemporains des Incas, et que ceux-ci avaient creusés bien avant la conquête, pour établir de mystérieuses communications d'un point à un autre, existent encore dans cette partie de la ville; la plupart ont été comblés par les Espagnols, mais quelques-uns ont échappé à leurs recherches, et celui auquel aboutissait l'escalier sur la première marche duquel nous avons laissé l'inconnu était de ce nombre.

Après que le panneau se fut refermé derrière lui, l'inconnu décrocha la lampe suspendue à la voûte, en raviva la mèche et commença à descendre avec précaution les marches verdâtres et rendues glissantes par l'humidité de l'espèce de vis de pierre au sommet de laquelle il se trouvait.

Du reste, la descente ne fut pas longue, l'escalier ne se composait que de quinze marches; il aboutissait à un souterrain étroit, mais assez élevé pour qu'un homme pût y marcher debout sans crainte de se frapper la tète contre la paroi supérieure.

Il était impossible de juger de l'étendue de ce souterrain, qui, à quelque distance, faisait un coude brusque; l'inconnu l'avait sans doute plusieurs fois parcouru déjà, car aussitôt sa descente achevée sans encombre, il marcha résolument en avant, ayant toutefois la précaution de tenir sa lampe un peu élevée afin de se guider plus facilement; précaution fort nécessaire, car, de distance en distance, s'ouvraient à droite et à gauche des galeries qui semblaient s'enfoncer dans des directions diamétralement opposées, et qui, à moins d'une parfaite connaissance des lieux, empêchaient de se diriger avec certitude dans cette espèce de labyrinthe.

L'inconnu marcha pendant environ vingt minutes dans ce souterrain. Comme son pas n'avait point cessé d'être rapide et sûr, il devait avoir franchi une distance assez considérable malgré les détours nombreux qu'il lui avait fallu faire, lorsqu'enfin il s'arrêta devant les premières marches d'un escalier qui, cette fois, au lieu de descendre, s'élevait vers la voûte dans laquelle il s'enfonçait.

—Enfin! murmura l'inconnu avec un soupir de satisfaction.

Après avoir de nouveau ravivé la mèche de sa lampe, il la posa sur le sol dans l'angle de la première marche de l'escalier, s'arrêta un instant comme pour reprendre haleine, puis il monta. Comme le premier, cet escalier avait quinze marches; au sommet se trouvait une porte fermée par un ressort dissimulé adroitement, mais sur lequel l'inconnu posa la main sans hésiter, et qu'il fit jouer; aussitôt la porte s'ouvrit.

Un flot de lumière inonda le palier sur lequel l'inconnu se tenait toujours enveloppé dans son manteau; il entra et referma le panneau derrière lui; l'endroit où il se trouva était un salon ou plutôt un boudoir richement meublé, il était désert; mais à travers la porte, fermée seulement par une portière de cachemire blanc, on distinguait le bruit d'une conversation animée entre plusieurs personnes.

Après un instant de sombres réflexions, l'inconnu étouffa un soupir, appuya la main droite sur son cœur comme pour en comprimer les battements, et, faisant avec la plus grande précaution quelques pas en avant, il s'approcha de la porte, écarta légèrement la portière et regarda.

Dans une vaste salle, magnifiquement éclairée comme pour une fête, trente ou quarante personnes des deux sexes étaient assemblées, les unes assises, les autres debout, quelques-unes groupées çà et là, mais toutes parlant avec animation et quelques-unes même avec une colère contenue.

Au luxe princier de l'ameublement de cette salle et à l'élégance de la mise des personnes réunies, il était facile de reconnaître un des plus riches hôtels de la ville ét l'élite de la société mexicaine.

Au moment où l'inconnu appuyait son œil contre la portière, un homme d'une cinquantaine d'années, aux traits durs et hautains, se détacha de l'un des groupes, et après avoir réclamé le silence d'un geste:

—Caballeros, mes amis et mes parents, dit-il d'une voix haute, prenez, je vous prie, une détermination, songez qu'il est déjà dix heures passées, que, dans trois heures au plus tard, les troupes d'Ortega entreront dans la ville; décidez-vous donc, il ne nous reste que trois heures à peine, finissons-en.

Les assistants répondirent à cette interpellation, la plupart par des marques d'assentiment; cependant, il n'y eut pas unanimité; quelques-uns protestèrent faiblement.

Le vieillard reprit avec une certaine animation dans la voix, comme s'il essayait de contenir une violente colère prête à déborder.

—Je vous le répète, señores, la situation est des plus graves, tout retard est maintenant impossible; en un mot, il faut en finir séance tenante; c'est à cette intention que je vous ai réunis, voulant vous rendre témoins de l'acte qui, dans un instant, va s'accomplir.

—Ne serait-il pas nécessaire avant tout, hasarda une dame d'un certain âge, de consulter doña Carmen, notre parente; cette affaire la regarde surtout, il me semble, et, lorsqu'il s'agit de donner son consentement à un mariage avec un homme qu'on ne connaît pas, le cas est assez grave pour qu'on y réfléchisse.

—A quoi bon? répondit le vieillard en haussant dédaigneusement les épaules; doña Carmen est une enfant de seize ans à peine, élevée loin du monde; elle ignore les obligations qu'il nous impose; son consentement n'a donc aucune valeur pour nous.

—Cependant, appuya un des invités.

—Allons donc! reprit le vieillard en lui coupant la parole. A la mort de mon frère et de ma belle-sœur, j'ai été régulièrement nommé tuteur de ma nièce, alors âgée de treize ou quatorze ans, je crois; j'ai rempli en homme d'honneur les devoirs que m'imposait le titre que j'avais accepté.

—Nous le reconnaissons, s'écrièrent les invités.

—Je sais fort bien que vous m'objecterez, señores, continua le vieillard, que don Eusebio de Carvajal, mon frère regretté, avait formé des projets d'union entre sa fille et un Français, parent éloigné de sa femme, et que ce Français prétend aujourd'hui faire valoir le droit fort peu certain que, suivant lui, cette promesse verbale lui a concédé; mais, je vous prie, raisonnons un peu. Doña Carmen de Carvajal, ma nièce, est une des plus riches héritières de la République, ses biens sont immenses; laisserons-nous de gaieté de cœur passer cette fortune princière aux mains d'un misérable aventurier français sans feu ni lieu?

—Eh! seigneur don Torribio de Carvajal, interrompit un des assistants avec un sourire sardonique, vous n'avez pas toujours eu cette opinion du colonel don Octavio de Belval, lorsqu'à la tête de sa redoutable cuadrilla, il vous délivra des guérilleros du général Ortega, qui ne parlaient de rien moins que de vous couper par morceaux; vous portiez aux nues le courage et les hautes qualités du colonel. N'est-il pas un des amis les plus dévoués du général Miramón, qui en fait le plus grand cas, et tout dernièrement encore, n'est-ce pas lui qui a fait prisonnier le général Berriozábal, aujourd'hui gouverneur de la ville? Que trouvez-vous donc de si aventurier dans tout cela; est-ce parce qu'il est né en France? Mais votre sœur, la mère de notre parente Carmen, était française aussi; sa vertu et les éminentes qualités de son cœur n'ont jamais été niées par personne, je suppose?

A cette verte réplique, don Torribio demeura un instant confondu, serrant les poings et se mordant les lèvres, pour ne pas éclater, d'autant plus que les observations de l'interrupteur avaient été écoutées avec les marques évidentes d'une sympathique approbation.

—Soit, reprit au bout d'un instant le vieillard, j'admets tout cela, je conviendrai même que le colonel don Octavio est un héros si cela peut vous être agréable; eh bien, c'est justement pour tous les motifs que vous venez de m'exposer que je ne veux pas lui donner ma nièce, et que, ainsi que moi, j'en suis convaincu, vous vous refuserez, chers parents, à cette union. —Voyons, expliquez-vous, de grâce, et finissons-en, s'écrièrent les assistants en se pressant autour de don Torribio.

—Je ne demande pas mieux, reprit-il. Nous sommes au moment d'une catastrophe horrible; Miramón est perdu sans ressources; demain, dans quelques heures peut-être, auront lieu des représailles atroces de la part des partisans de Juárez. Nous serons, nous tous, pillés, emprisonnés et peut-être assassinés par les vainqueurs qui ont de vieilles et nombreuses injures à venger. Nous nous trouvons donc à la merci d'ennemis implacables; il y va pour nous non-seulement de la fortune, mais encore de la vie; par les meurtres et les incendies passés, vous devez vous attendre que des qu'ils seront dans la ville, les federalistas n'hésiteront pas à nous rançonner et à nous traquer comme des bêtes fauves.

Ces craintes, si énergiquement exprimées et qui ne manquaient pas de fondement, firent une forte impression sur les assistants; l'égoïsme et l'intérêt personnel imposèrent silence à tout autre sentiment.

Intérieurement flatté de l'approbation tacite de ses auditeurs, don Torribio continua:

—Qui donc nous défendra dans cette circonstance critique, dit-il; est-ce le colonel Octavio? Vous ne le croyez pas; notre liaison passée avec lui sera, au contraire, un prétexte de plus aux persécutions que nous aurons à souffrir; d'ailleurs, le colonel, comme ami de l'ex-président Miramón, sera mis hors la loi, et se verra contraint de se cacher et de fuir au plus vite, s'il ne l'a fait déjà, pour sauver sa vie.

—C'est vrai, murmurèrent plusieurs personnes.

—Maintenant, une voie de salut nous est ouverte; cette voie la voici: le général Saldana, un des plus chauds partisans du général Juárez, demande la main de ma nièce, s'engageant, si sa proposition était acceptée, à nous prendre sous sa protection et a nous sauvegarder de tout dommage; l'aide de camp du général est là dans un salon à côté qui attend notre réponse; puis il rejoindra immédiatement le général dont la division doit, la première, entrer dans la ville. Que résolvez-vous, señores? D'un côté la ruine et peut-être la mort, de l'autre une protection efficace et un immense crédit auprès du pouvoir nouveau. Y a-t-il à hésiter?

—Non! s'écrièrent en chœur les assistants; doña Carmen doit épouser le général, elle est trop bonne parente d'ailleurs pour refuser de nous sauver à ce prix.

—Ainsi, reprit don Torribio avec insistance, tout est bien convenu, n'est-ce pas, messieurs mes parents. Je puis faire venir ma nièce?

—Faites, faites, don Torribio; ainsi que vous-même nous l'avez fait observer, le temps presse, ne le perdez donc pas.

Le vieillard s'inclina, sortit un instant de la salle et bientôt y rentra conduisant par la main une charmante jeune fille, mignonne et gracieuse enfant de seize ans au plus, vêtue d'une robe de mousseline blanche. Elle s'avança pâle et tremblante au milieu des respectueuses salutations des assistants.

Cette jeune fille, c'était doña Carmen.

En l'apercevant, l'inconnu, caché dans le salon, s'était senti pâlir; un tremblement convulsif avait agité ses membres, et il lui avait fallu faire sur lui-même un effort surhumain pour retenir le cri de rage qui de son cœur était subitement monté à ses lèvres.

Derrière don Torribio et doña Carmen marchait un homme de haute taille, âgé de quarante ans environ et revêtu de l'uniforme de capitaine; cet officier était l'aide de camp du général Saldana, chargé par lui de demander la main de la jeune fille et de lui transmettre son acceptation ou son refus.

Un profond silence s'était fait dans la salle; toutes les personnes présentes s'étaient assises. Seuls, don Torribio, le capitaine et doña Carmen demeuraient debout.

Le vieillard prit sur une table une feuille de papier couverte d'une écriture fine et serrée, et se tournant vers doña Carmen:

—Ma nièce, lui dit-il sans préambule comme sans ménagements, écoutez, je vous prie, et cela avec la plus sérieuse attention, la lecture de l'acte que, d'accord avec nos honorables parents ici présents, j'ai rédigé et au bas duquel vous aurez ensuite à apposer votre signature.

La jeune fille se redressa; elle releva son front pâle, et, rejetant d'un mouvement gracieux de tête les boucles soyeuses de cheveux noirs qui couvraient son visage et qui inondèrent ses épaules, elle fixa sur don Torribio un regard tellement chargé de méprisante pitié, que celui-ci détourna la tête.

—Mon oncle, répondit-elle d'une voix faible mais parfaitement distincte, je suis une pauvre enfant abandonnée; vous êtes le maître de m'infliger telle torture qui vous conviendra, je la subirai sans essayer une résistance folle et inutile; mais jamais vous ne me contraindrez à manquer à mes serments et à trahir celui que j'aime!

—Ma nièce! s'écria don Torribio avec une rage contenue.

—Mon oncle, dussiez-vous me tuer sur place, je ne signerai pas ce papier, reprit-elle avec une énergie fébrile.

—Prenez garde, enfant, prenez garde! reprit don Torribio en faisant un pas vers elle.

—Oui! s'écria-t-elle avec un rire strident, menacez-moi, mon oncle, je ne suis qu'une enfant, moi, mais lui est un homme, et s'il était là, vous n'oseriez....

—Je n'oserais! interrompit le vieillard perdant toute mesure et aveuglé par la fureur; oh! que n'est-il là, cet homme!

—Me voici! s'écria tout à coup une voix forte avec un accent terrible.

Et l'inconnu, s'élançant d'un bond de tigre dans la salle, se trouva subitement en face de don Torribio, épouvanté de cette subite apparition.

Les assistants, frappés de stupeur, ne comprenant pas comment cet homme s'était tout à coup introduit au milieu d'eux, demeuraient immobiles, muets, atterrés.

Doña Carmen avait, à la vue de l'étranger, poussé un cri de joie ineffable et s'était jetée dans ses bras en murmurant à travers ses sanglots:

—Octavio, enfin!... C'est lui! je suis sauvée!

—Oui, tu es sauvée, ma bien-aimée, répondit le jeune homme, car je saurai te protéger; viens, suis-moi, Carmen.

—Oh! oui, partons! partons! répondit la jeune fille à demi folle de joie et de terreur.

Mais au moment où le Français essayait de se frayer passage pour regagner, accompagné de la jeune fille, le salon dont il était sorti, don Torribio et ses parents, remis de la surprise et de l'épouvante qu'ils venaient d'éprouver, se jetèrent au-devant de lui pour lui barrer le passage.

—Oh! fit l'oncle avec un ricanement sinistre, vous ne vous échapperez pas ainsi, mon maître! Je ne sais quel moyen vous avez employé pour tromper mes gens et vous introduire dans ma demeure, mais, vive Dieu! vous n'en sortirez pas aisément, je vous le jure!

—Vous croyez, fit le jeune homme avec un sourire railleur tout en continuant à faire retraite du côté du salon; prétendriez-vous m'assassiner, par hasard?

—Et quand cela serait, reprit don Torribio, ne serions-nous pas dans notre droit?

Dès qu'elles avaient reconnu qu'une rixe devenait imminente, les dames avaient disparu en poussant des cris de frayeur.

Le colonel de Belval demeurait seul contre une trentaine d'hommes désarmés, il est vrai, mais auxquels venaient de se joindre une douzaine de domestiques porteurs de couteaux, de sabres et même de fusils et de pistolets.

Cette lutte gigantesque d'un homme seul contre plus de quarante touchait à la folie, le succès ne pouvait être douteux; cependant, malgré le péril immense qui le menaçait, le front du colonel n'avait point pâli, son regard d'aigle ne s'était pas baissé.

Il avait roulé son manteau autour de son bras gauche, avait pris un revolver à six coups de chaque main, et, la tête haute, les lèvres serrées, le regard méprisant, il avait peu à peu, à petits pas, reculé vers le salon, précédé de la jeune fille dont il protégeait la fuite.

Don Torribio et ses parents, ignorant que le salon possédait une issue secrète, s'étaient contentés de se grouper devant le jeune homme de façon à ne pas lui laisser la possibilité de franchir leur masse compacte, et ils suivaient son mouvement en riant entre eux du desespoir de leur ennemi lorsqu'il se verrait acculé comme un cerf aux abois.

Le colonel avait deviné leur tactique; mais, sans laisser percer la joie qu'il éprouvait, il se bornait a maintenir, entre lui et ceux qui le cernaient, une distance d'au moins trois pas, distance que ceux-ci, sous la menace continuelle des pistolets dirigés contre leur poitrine, se gardaient bien de franchir.

—Là! s'écria don Torribio en voyant que le colonel avait atteint le mur opposé du salon contre lequel il demeurait appuyé; maintenant, il vous serait assez difficile de reculer davantage, à moins de renverser le mur; rendez-vous, colonel, c'est le meilleur parti que vous ayez à prendre.

—Me rendre? répondit le jeune homme pour gagner du temps tout en desarmant un de ses revolvers qu'il replaça dans une poche de son uniforme; me rendre, et pourquoi, cher don Torribio?

—Pourquoi, vive Dieu! la question est précieuse, parce que vous êtes pris, caramba!

—Oh! pas encore! fit le jeune homme en jetant un regard significatif à doña Carmen.

—Comment! vous doutez? Avez-vous la prétention de lutter seul contre nous tous?

—Ma foi non, répondit-il insoucieusement, ce serait trop ennuyeux.

—Et comment croyez-vous donc vous échapper, alors?

—Comme ceci, cher seigneur, regardez.

La porte dérobée s'était subitement ouverte; par un mouvement rapide comme la pensée, le colonel avait saisi doña Carmen dans ses bras, s'était élancé au dehors et avait refermé la porte au nez des assistants ébahis et décontenancés.

Cette fuite s'était opérée dans un espace de temps beaucoup plus court que celui qu'il nous a fallu pour l'écrire.

Ce fut en vain que don Torribio, ses parents et ses domestiques, que cette cruelle mystification rendaient furieux, s'épuisèrent en efforts de toute sorte contre la porte du souterrain; ils ne purent seulement pas, tant elle était bien ajustée, en trouver l'emplacement positif; il leur fallut y renoncer et se retirer avec leur courte honte.

L'aide de camp du général Saldana, après avoir pris congé, d'un air assez maussade, de don Torribio, était reparti à toute bride à la rencontre du général, afin de lui rendre compte de ce qui s'était passé.

Sans perdre un instant, le colonel s'était hâté de descendre; arrivé au bas de l'escalier, il s'était arrêté et avait repris sa lampe.

Doña Carmen, pâle, tremblante, abattue, mais les yeux brillants de joie et de bonheur, se tenait appuyée à son bras et l'examinait avec une expression d'ineffable reconnaissance.

—Carmen, ma bien-aimée, lui dit le jeune homme, il vous faut du courage maintenant; vous croyez-vous en état de marcher?

—Oh! s'écria-t-elle avec exaltation, je suis forte près de vous, mon brave Octavio; je ne redoute rien sous votre protection; d'ailleurs, ne sommes-nous pas sauvés maintenant?

—Hélas! pauvre chère enfant, les dangers passés ne sont rien en comparaison de ceux qui nous menacent encore.

—Qu'importe! nous serons deux pour les affronter; car je ne veux plus me séparer de vous, Octavio.

—Je l'entends bien ainsi, ma chère Carmen, malheureusement, il va falloir quitter la ville, fuir pour échapper à nos ennemis, et je crains que vos forces ne trahissent votre courage.

—Ne vous inquiétez pas de moi, mon ami, reprit-elle vivement, quoi qu'il arrive, je le supporterai.

Ils se mirent en route à travers le souterrain; après de nombreux détours et, non sans s'être plusieurs fois arrêtés pour reprendre haleine, ils atteignirent l'échoppe de l'évangelista.

Le gardien laissé en arrière par le jeune homme était penché sur l'escalier et semblait en proie à une vive anxiété.

—Grâce à Dieu! vous voilà enfin, mon colonel, s'écria-t-il avec joie; je redoutais un malheur! je me disposais à aller à votre recherche.

—Merci, Beltran, merci mon brave, répondit gaiement le jeune homme; tu le vois, me voici sain et sauf; que se passe-t-il ici! Avons-nous du nouveau?

—Oui, mon colonel, les troupes se réunissent, vous les entendez d'ici sur la place; d'un moment à l'autre le général Miramón va monter à cheval.

—Diable! je n'ai pas un instant à perdre, alors.

—Oh! la cuadrilla est ici à deux pas; votre assistante vous tient deux chevaux sellés à la porte de cette échoppe, rien n'a été oublié.

—Fort bien! je me rends auprès du président; dans un instant je serai de retour, je te confie madame, sur ta tête tu m'en réponds.

—Rapportez-vous en à moi, colonel.

—Comment! mon ami, vous me quittez, dit la jeune fille avec anxiété.

—Pour quelques minutes seulement, chère enfant, il le faut. Mon ami, mon bienfaiteur m'attend; ma place est près de lui, lorsque tous ses amis l'abandonnent lâchement et qu'il est proscrit et malheureux.

—Allez donc, mon cher Octavio, où votre honneur et votre devoir vous appellent, moi je resterai avec ce brave soldat.

—Merci, chère Carmen. Beltran, procure-toi un manteau et un chapeau pour madame; elle ne doit pas être reconnue.

—Convenu, colonel.

—A bientôt, Carmen, à bientôt!

Octavio s'enveloppa dans son manteau, sortit de l'échoppe de l'evangelista, et se dirigea à grands pas vers le palais de la présidence.

Au moment où le colonel arrivait devant le palais, on en ouvrait la porte, et le général Miramón, revêtu de son grand uniforme et entouré d'une vingtaine de personnes, entrait sur la place.

Le général Miramón est jeune encore, nous disons est, car, grâce à Dieu, il vit toujours; ses traits sont beaux et caractérisés, l'expression de sa physionomie énergique, intelligente, est empreinte d'un grand cachet de douceur; son port est noble, ses manières affables, et sa prestance réellement militaire.

Le général Miramón représentait au Mexique le parti modéré et progressif; aussi comptait-il au nombre de ses plus chauds partisans tout le clergé, le haut commerce, la classe élevée de la population, et tous les étrangers fixés sur le territoire de la République.

Le général Miramón, personnellement, était sympathique à tous et fort aimé dans les deux partis; son entourage seul était odieux. Il aurait fort bien pu, si cela lui avait convenu, demeurer tranquillement dans la ville sans avoir rien à redouter des chefs du parti contraire. Des communications lui avaient été faites, et des assurances formelles données à ce sujet; mais, par un point d'honneur, fort louable sans doute, mais qui pouvait entraîner pour lui des conséquences funestes, le général n'avait pas voulu abandonner les derniers amis qui, dans la mauvaise fortune, lui restaient fidèles, et il avait résolu de se retirer avec eux dans l'intérieur.

Son armée, si l'on peut donner ce nom à la poignée de soldats encore rangés sous son drapeau, se composait d'environ deux mille hommes au plus; tous se trouvaient en ce moment réunis sur la plaza Mayor.

—Ah! colonel de Belval, s'écria le président en apercevant le jeune homme, je demandais justement après vous.

—Me voici, général, je regrette de ne pas être arrivé plus tôt.

—Le mal n'est pas grand, colonel; nous partons. Le jeune homme fronça le sourcil.

—Ainsi, dit-il à demi-voix, de manière à n'être entendu que du président seul, les prières de vos amis n'ont pas réussi à vaincre votre obstination, général?

—C'est une détermination inébranlable, mon ami, répondit Miramón avec une certaine impatience; ainsi n'en parlons plus.

—Un mot encore.

—Dites vite.

—Vous êtes trahi, général, j'en ai non seulement la conviction, mais encore la certitude.

Le président fit un mouvement.

—Je n'insiste pas, général, dit vivement le jeune homme; je m'incline sans murmurer devant votre toute-puissante volonté, je vous demande une grâce.

—Laquelle?

—Me l'accordez-vous, général?

—Comme il est probable, reprit-il avec un sourire triste, qu'avant bien longtemps on ne m'adressera pas de semblables requêtes, je vous accorde celle que vous me demandez.

—Merci, général, je désire seulement que vous marchiez au milieu de ma cuadrilla, et que vous me permettiez de demeurer à vos côtés.

—Toujours vos pensées de trahison, répondit-il avec un imperceptible froncement de sourcils; allons, soit, faites à votre guise. D'ailleurs, ce sera un grand plaisir pour moi, mon ami, de vous avoir pour compagnon de route.

Le jeune homme s'inclina sans répondre et s'éloigna pour donner les ordres nécessaires.

Le président se tourna alors vers les personnes qui le suivaient, et qui, le voyant parler bas, s'étaient respectueusement tenues à l'écart.

—Caballeros, dit-il avec un certain tremblement dans la voix qu'il ne parvint pas à maîtriser, ici nous nous séparons pour bien longtemps peut-être. Soyez fidèles au nouveau pouvoir comme vous l'avez été à moi, et, dans l'exil où je suis désormais condamné à vivre, je me réjouirai d'apprendre ce que vous aurez fait de bien pour la grandeur de la nation et le bonheur de ses malheureux habitants. Je préfère me retirer paisiblement et éviter l'effusion du sang entre frères, plutôt que de prolonger une lutte désormais sans but, puisque l'avantage ne saurait me rester. Le général Berriozábal m'a donné sa parole d'honneur de soldat que l'ordre serait maintenu et qu'aucune représaille ne serait exercée. Adieu donc, caballeros, soyez heureux et conservez mon souvenir comme celui d'un homme qui aurait avec joie versé jusqu'à la dernière goutte de son sang, s'il l'avait crue nécessaire pour assurer le bonheur de sa patrie bien-aimée.

Il fit alors un signe d'adieu, salua à la ronde en ôtant son chapeau, échangea quelques poignées de main et se mit en selle.

Le mot marche! retentit, et l'armée commença à défiler, morne et silencieuse, au milieu de la population groupée sur son passage et qui la voyait s'éloigner avec un indicible sentiment de tristesse.

Le colonel de Belval se tenait à droite du président. Doña Carmen venait près de lui, enveloppée d'un grand manteau et la tête couverte d'un chapeau à larges bords qui cachait complètement ses traits.

Tant qu'on fut dans la ville, tout alla bien.

La nuit était splendidement éclairée par une profusion d'étoiles brillantes. La lune, aux deux tiers de sa course, déversait des flots de rayons blanchâtres qui donnaient aux accidents du paysage une apparence fantastique.

Le président Miramón, la tête penchée sur la poitrine, était plongé dans de profondes et tristes réflexions, ne regardant ni à droite ni à gauche et se laissant aller au gré de sa monture, sur le cou de laquelle il laissait insoucieusement flotter les rênes. Précipité de si haut par un caprice de la fortune, il était encore tout froissé de sa chute, et comme tous les ambitieux, malgré l'évidence des faits qu'il lui fallait subir, il se flattait peut-être de ressaisir un jour le pouvoir qui lui avait été si traîtreusement ravi.

Le colonel Octave de Belval, plus au fait des machinations souterraines de l'ennemi que le président lui-même, veillait attentivement sur sa personne, tout en essayant de rassurer doña Carmen.

Le jeune officier redoutait non-seulement une trahison de troupes, mais encore une attaque de la part de don Torribio de Carvajal, qui probablement essaierait de lui enlever sa nièce.

La population, groupée sur le passage de l'armée, suivait silencieusement sa marche et semblait vouloir lui faire cortège jusqu'à l'extrémité de la ville.

Cependant, plus on approchait des faubourgs, plus l'aspect de la population changeait et prenait une physionomie menaçante. Des cris et des huées, faibles d'abord, mais qui augmentaient rapidement s'élevaient des groupes. Malgré les efforts des officiers, le peuple se pressait de plus en plus contre les soldats, rompait leurs rangs et se mêlait avec eux.

Bientôt le désordre fut complet. Les soldats, silencieux jusque-là et maintenus par un semblant de discipline, mêlèrent leurs vociférations à celles de la populace; la révolte commençait.

Miramón releva la tête.

—Que se passe-t-il donc? demanda-t-il.

—Ce que j'avais prévu, répondit le colonel; l'armée vous abandonne.

—Oh! s'écria le président avec un geste de colère; et, appuyant les éperons aux flancs de son cheval, il le poussa au milieu des émeutiers.

Mais déjà il était trop tard. Les soldats, excités par les meneurs qui avaient semé l'argent parmi eux, méconnaissaient la voix de leur général et étouffaient ses paroles en criant à tue-tête;

—La hache! la hache!

La hache est au Mexique le symbole de la fédération.

Seule, la cuadrilla du colonel de Belval demeurait fidèle; sur l'ordre de son chef, elle s'était serrée autour du président.

Le pronunciamiento était fait, une rixe était imminente.

Le général Miramón voulait se faire tuer par ses soldats révoltés.

—Lâches! lâches! criait-il avec désespoir.

—La hache! vive Juárez! répondaient avec des hurlements de bêtes féroces les soldats et la populace; à bas Miramón!

Le moment était critique, une minute d'hésitation pouvait tout perdre, les révoltés se préparaient à charger.

—Vous êtes perdu si nous ne sortons pas de la foule, général! s'écria Belval.

Et avant que Miramón pût répondre, il fut enveloppé parla cuadrilla; un cavalier prit sa monture par la bride, et le colonel s'élança, le sabre haut, sur les révoltés, suivi par sa troupe.

Il y eut un instant de désordre terrible, mais les soldats n'opposèrent qu'une faible résistance, et bientôt la cuadrilla, son colonel en tête, apparut sur les flancs de l'armée insurgée; provisoirement du moins, le président était en sûreté.

Doña Carmen avait suivi le jeune homme.

—Maintenant, dit Octave en s'adressant au général d'un ton qui n'admettait pas de réplique, mettez pied à terre, prenez ce manteau et cè chapeau.

—Mais où irai-je?

—Dans un endroit où nul ne vous découvrira, général.

—Me cacher! murmura-t-il douloureusement.

—Il le faut! lutter davantage serait une folie; Beltran, tu sais où conduire son Excellence?

—Oui, mon colonel.

—Suivez cet homme, général; il est brave et fidèle; je vous en réponds comme de moi-même.

—Mais vous, mon ami?

—Moi! ma place est ici.

—Cependant ... reprit-il avec hésitation.

—Partez! partez! pendant que nous protégerons votre retraite.

Le général lui tendit la main.

—Laissez-moi mourir à vos côtés! dit-il.

—Non, général; vous devez compte de votre vie à la patrie.

En ce moment, les cris redoublèrent et un mouvement hostile s'opéra parmi les insurgés.

—A vos rangs! cria le colonel. Au nom du ciel! partez, général, pendant que nous nous ferons tuer pour protéger votre retraite.

—Venez, dit Beltran; peut-être est-il trop tard. Miramón jeta un regard triste autour de lui, serra affectueusement la main du colonel, murmura le mot: Au revoir! d'une voix brisée, et se décida enfin à suivre Beltran.

Ils se perdirent bientôt dans la foule, et passèrent inaperçus au milieu des groupes.

Beltran conduisait l'ex-président à l'échoppe de l'évangélista; c'était, en effet, le seul endroit où Miramón pouvait espérer échapper à la fureur de ses ennemis.

Cependant, plusieurs cavaliers, revêtus d'habits de ville et montés sur des chevaux de prix, s'étaient mêlés aux soldats et paraissaient leur donner des ordres, auxquels ceux-ci obéissaient.

—Carmen! dit le colonel en se penchant vers la

jeune fille, peut-être dans quelques instants comparaîtrons-nous devant Dieu!

La jeune fille leva vers lui ses yeux brillants de fièvre et lui répondit avec un doux sourire:

—Que sa volonté soit faite, mon ami! Mieux vaut que je meure avec toi que d'être condamnée à te survivre!

Tout à coup un grand bruit se fit entendre et un escadron de cavalerie apparut arrivant à toute bride du côté de la campagne.

—Bas les armes! commanda d'une voix impérieuse un officier général qui galopait à quelques pas en avant des arrivants.

Les deux troupes, prêtes à se charger, s'arrêtèrent simultanément.

—Ah! ah! continua l'officier avec un accent railleur, en s'adressant à un des chefs des insurgés; comment! vous ici, don Torribio de Carvajal? Vive Dios! cher seigneur, je ne vous savais pas un si chaud partisan de notre illustre président Juárez.

Le vieillard, car c'était en effet lui, baissa la tête avec confusion.

—J'étais ici pour vous, général Saldana, dit-il.

—Oui, je sais, et pour essayer de rattraper le bel oiseau que vous teniez en cage et que vous avez laissé échapper, n'est-cè pas? Mais ceci me regarde. Colonel don Octavio de Belval, où êtes-vous? demanda-t-il à voix haute.

—Me voici, général, répondit froidement le jeune homme en faisant quelques pas en avant.

Le général l'examina un instant avec attention, puis, par un mouvement spontané, il lui tendit la main.

—Des hommes comme nous sont faits pour se comprendre tout de suite; lui dit-il affectueusement; ne soyez pas jaloux de moi, je vous rends justice; doña Carmen a bien fait de vous préférer à moi. Je ne prétends pas troubler votre bonheur; je veux, au contraire, vous servir.

—Mais, général, s'écria don Torribio.

—Silence, señor; Son Excellence le président Juárez vous exile dans votre hacienda del Palo Negro; j'ai ordre de vous y faire conduire immédiatement; de plus, vous êtes condamné à rendre à votre pupille la fortune qui lui appartient et que vous prétendiez lui ravir. Allez!

Don Torribio, atterré, se retira sans trouver un mot de réponse.

Octave et Carmen, en proie à la plus vive anxiété, ne savaient s'ils devaient craindre ou se rejouir.

Le général se hâta de dissiper leurs doutes.

—Colonel, dit-il avec bonté, vous avez commis une faute grave en enlevant une jeune fille alliée aux premières familles du pays, cette faute exige une réparation, le président Juárez ordonne que vous épousiez doña Carmen dans le plus bref délai; votre cuadrilla est incorporée à l'armée. Quant à vous, vous êtes libre, après votre mariage, de vous retirer où bon vous semblera.

—Oh! général, c'est trop de bonté, s'écria le jeune homme avec émotion.

Doña Carmen s'était jetée dans les bras du colonel.

—Me pardonnez-vous la peur que je vous ai faite à mon insu, señorita? reprit le vieux soldat.

—Ah! caballero, s'écria-t-elle, ne vous dois-je pas mon bonheur?

—Maintenant, à Mexico! dit le général en levant son épée. Colonel, je vous demande l'hospitalité pour cette nuit; quant à cette charmante enfant, il lui faudra pour quelques jours se résigner à retourner au couvent.

Les officiers fédéraux avaient fait reprendre leurs rangs aux soldats, et bientôt toutes les troupes répétèrent: A Mexico! au milieu des cris de joie, des illuminations, des vivats et des pétards, suivis par toute la population qui jamais n'avait paru si heureuse.

La révolution était finie et Miramón déjà oublié ... de ses amis.

Un seul se souvenait encore de lui, c'était Octave de Belval.

Il est vrai que lui n'était pas Mexicain.


UNE CHASSE AUX ABEILLES

SOUVENIR DES PRAIRIES

De toutes les passions humaines, la plus implacable, sans contredit, est celle de la chasse. Cette passion offre à ses adeptes une suite continuelle d'enivrements, de péripéties imprévues, d'incidents étranges, qui tiennent l'esprit constamment en haleine et fournissent au chasseur le moins favorisé du sort des prétextes plausibles pour persévérer, surtout lorsque l'homme qui en est atteint se trouve, par les hasards d'une vie aventureuse, mis, comme je l'ai moi-même été, à même de la satisfaire dans ses plus fantastiques exigences.

Je me rappelle à ce sujet une assez singulière aventure dont je fus le héros, et qui, par la bizarrerie des épisodes dont la fatalité, pour me faire pièce sans doute, se plut à remailler, a laissé dans mon esprit un impérissable souvenir.

Le territoire de Colima est, sans contredit, une des régions les plus sauvages et les plus désertes du Mexique.

A la suite de certaines circonstances inutiles à rappeler ici, je me trouvai, vers 1854, avoir planté ma tente dans ce pays chez un brave hacendero mexicain, dont l'exploitation s'étendait presque jusqu'à la limite de la frontière indienne, et qui, peu habitué à être visité par des hommes de sa couleur, m'avait, sans me connaître, reçu les bras ouverts, employant à mon égard tous les raffinements de l'hospitalité mexicaine, dont les principes sont déjà cependant si larges dans leur bienveillante et fraternelle simplicité.

Don López Figueroa, mon hôte, était un homme de trente-cinq à quarante ans, au regard doux et franc, à la physionomie intelligente, qui vivait heureux sur ses vastes domaines, où il régnait en vrai souverain.

La seule occupation de don López était de chercher à me rendre la vie agréable et à prolonger le plus longtemps possible mon séjour chez lui.

Comme tous les hacenderos, dont la plus grande partie de l'existence se passe à cheval, don López était un enragé chasseur; ce fut donc à la chasse qu'il songea tout d'abord.

Pendant deux mois consécutifs, poil et plume, animaux de toutes sortes, furent livrés à notre merci.

Antilopes, chevreuils, élans, asshata, panthères, bisons, jaguars, ours gris même, tombèrent tour à tour sous nos coups; cela fut poussé si loin que, si j'étais demeuré six mois de plus à l'hacienda, nous aurions fini, don López et moi, par dépeupler complètement le pays à dix et quinze lieues à la ronde.

Cependant le gibier devenait rare; depuis deux jours j'étais confiné à l'hacienda; ne sachant plus à quelle chasse me livrer, l'ennui me prenait, et je commençais sournoisement, avec l'égoïsme caractéristique des voyageurs blasés, à faire petit à petit mes préparatifs de départ, sans tenir compte à mon hôte des charmantes attentions qu'il n'avait cessé d'avoir pour moi et des agréables surprises qu'il m'avait si souvent préparées.

Couché paresseusement dans mon hamac, les bras pendants et les yeux fermés, je me berçais doucement, cherchant, afin de tromper le temps, à m'endormir.

Un léger bruit me fit ouvrir les yeux. Don López était devant moi, ses yeux brillaient, sa bouche souriait, sa physionomie tout entière, enfin, exprimait la joie et rayonnait de plaisir.

—Ah! ah! fis-je en l'examinant avec curiosité.

—Eh! me répondit-il en se frottant les mains, je vous ménage pour demain une chasse dont vous me direz des nouvelles.

—Une chasse? répétai-je en me relevant comme poussé par un ressort, et laquelle? bon Dieu! N'ai-je pas, depuis que je suis ici, chassé toutes espèces d'animaux?

—Pas ceux-là, fit-il en souriant.

—Bah! qu'allons-nous donc chasser de si extraordinaire?

—Des abeilles, rien que cela, caballero; eh bien, qu'en dites-vous?

—Comment, des abeilles! m'écriai-je abasourdi.

—Oui, vous verrez; nous partirons demain de bonne heure; depuis quelques jours, des abeilles viennent butiner par ici; nous nous mettrons sur leur passée, et nous nous lancerons après elles; cela vous convient-il?

—C'est-à-dire, mon cher hôte, que vous me voyez, charmé; je ne sais réellement comment vous remercier.

—Bah! bah! fit-il en riant, vous me remercierez demain au retour.

Le lendemain, j'étais debout avec le soleil, tant j'avais hâte de savoir à quoi m'en tenir sur cette chasse promise par mon hôte, et qui m'intriguait au plus haut point.

Chasser les abeilles, cela me semblait le comble de la fantaisie; en fait de gibier, certes, je n'aurais jamais songé à celui-là!

—Déjà levé? me dit joyeusement don López.

—Comme vous voyez, et prêt à partir.

—Eh bien! alors en route.

On nous avait préparé deux chevaux de cette magnifique race des prairies, sans égale en Europe, qui peuvent dans leur journée faire trente lieues sans mouiller un poil de leur robe, et dont la sobriété est proverbiale.

Cinq minutes plus tard, nous étions en rase campagne.

—Tiens, me dit tout à coup Don López, où sont donc vos armes?

—Mes armes, répondis-je, j'ai pensé qu'elles me seraient inutiles aujourd'hui.

—Les armes ne sont jamais inutiles sur la frontière, reprit-il sentencieusement.

—Bah! répondis-je, nous ne tuerons pas les abeilles à coups de fusil, je suppose?

—Non, mais nous pourrions tuer autre chose.

—Aussi vous voyez que j'ai pris mon machette.

—Hum, ce n'est pas grand'chose; enfin à la grâce de Dieu!

Cette parole m'inquiéta; cependant, je ne laissai rien paraître et nous changeâmes de conversation tout en continuant à galoper.

Vers dix heures du matin, nous avions déjà franchi deux ou trois rivières à gué, monté et descendu plusieurs collines; nous suivions un sentier étroit qui serpentait dans une forêt de chênes-lièges et de mezquites.

—Avez-vous faim? me demanda mon hôte.

—Ma foi, répondis-je, je vous avouerai franchement que cette course matinale m'a singulièrement creusé l'estomac et que je me sens un appétit du diable.

—Bon, soyez tranquille, vous ne tarderez pas à le satisfaire.

En effet, un quart d'heure après à peine, nous débouchions dans une clairière traversée par un ruisseau perdu dont les eaux cristallines fuyaient en murmurant sous l'ombrage des grands arbres.

—Que pensez-vous de cette salle à manger? fit mon hôte.

—Je la trouve ravissante, dis-je, en sautant à terre.

Don López m'imita, sauta sur l'herbe auprès de moi, après avoir placé entre nous les provisions contenues dans ses alforjas et le déjeuner commença gaiement.

Tout à coup nos chevaux, entravés à quelques pas, couchèrent les oreilles, se refusèrent avec force et tournèrent avec inquiétude leurs têtes fines et et intelligentes vers les fourrés voisins.

—Ils sentent quelque chose, dis-je.

—C'est probable, répondit Don López sans perdre un coup de dents.

Nous sûmes bientôt à quoi nous en tenir; un miaulement sourd et prolongé résonna à nos oreilles, presque immédiatement suivi d'un second.

—Bon, fit négligemment Don López en se versant une mesure de mezcal qu'il avala d'un trait, il y a des jaguars aux environs, ils ont éventé nos chevaux et bientôt ils seront sur nous.

—Vous croyez? m'écriai-je, fort peu charmé de cette nouvelle.

—Pardieu! j'en suis sûr, avant une heure ils seront ici.

—Diable! si nous partions.

—Pourquoi faire? ils nous auraient bientôt rejoints: mieux vaut les tuer, puisqu'ils viennent à nous si bêtement.

—Hum! elle est charmante votre chasse aux abeilles, je m'en souviendrai, savez-vous?

—Oh! c'est intéressant, vous verrez.

—Caramba! je le crois bien.

—Est-ce la première fois que vous chassez le tigre?

—Ah! vous appelez cela chasser le tigre, vous, je vous remercie du renseignement.

Deux autres rauquements plus forts que les premiers se firent entendre.

—Quand je vous disais qu'ils avaient éventé nos chevaux; seulement, ils viennent plus vite que je ne le supposais, ils doivent avoir faim; il est temps de nous préparer.

—A quoi? demandai-je tout déferré par le sang-froid imperturbable de mon hôte.

—A chasser les tigres, pardieu!

—Mais je n'ai qu'un machette.

—C'est plus qu'il n'en faut, vous allez voir. Don López se leva, et s'approcha des chevaux qui tremblaient et faisaient des écarts de terreur.

—Tenez, me dit-il en revenant, entourez votre bras gauche avec cette peau de mouton, roulez votre zarapé au bras droit, lorsque le tigre viendra, vous mettrez un genou en terre en avançant le bras gauche pour vous garantir, et au moment où l'animal bondira sur vous, vous l'éventrerez au vol; c'est la chasse la plus divertissante que je connaisse.

—Oui, cela me fait cet effet-là; et l'autre tigre?

—Ne vous en inquiétez pas, je m'en charge.

—C'est égal, murmurai-je à part moi, si jamais on me rattrape à la chasse aux abeilles, je veux bien être pendu, par exemple!

Cependant, il me fallait pour cette fois en prendre mon parti et faire contre fortune bon cœur; je ne voulais pas laisser supposer au digne Mexicain, si naïvement brave, que moi, Français, j'étais capable d'avoir peur; je me roidis, et, l'orgueil aidant, je parvins à faire bonne contenance.

Après avoir de point en point suivi les instructions de mon hôte, j'attendis l'arrivée des tigres, en maudissant intérieurement la chasse aux abeilles, et persuadé que j'allais servir de déjeuner aux bêtes fauves, mais résolu à vendre chèrement ma vie.

Don López, le corps penché en avant, immobile comme une statue, écoutait attentivement les bruits de la forêt.

—Attention, les voilà! s'écria-t-il tout à coup. Au même instant un froissement de broussailles de plus en plus fort se fit entendre, et deux magnifiques jaguars tombèrent en arrêt sur la lisière de la clairière juste en face de nous.

Le corps allongé, la tête furieusement relevée, ils nous examinèrent un instant en battant à coups pressés leurs flancs de leur queue, fixant sur nous leurs yeux qui brillaient comme des escarboucles, et en passant doucement leurs langues sanglantes sur leurs lèvres retroussées.

C'étaient, sans contredit, de nobles animaux, mais j'aurais préféré les savoir autre part que là devant moi; celui surtout qui me faisait face, à cause de la frayeur que j'éprouvai, sans doute, me paraissait avoir des proportions gigantesques.

—Attention! cria Don López.

Au même instant, les tigres bondirent en rugissant.

J'étendis le bras, une haleine acre me suffoqua, une muraille sembla s'écrouler sur ma tête, une pluie chaude m'inonda, et je roulai à terre; je ne voyais rien, je n'entendais rien, seulement je faisais machinalement les plus grands efforts pour me relever: j'y parvins enfin.

Le tigre gisait immobile, mon machette enfoncé tout entier dans son corps; il avait été tué roide; quant à moi, à part quelques contusions, j'étais sain et sauf.

Après m'être assuré que je n'avais même pas une égratignure, le courage commença peu à peu à me revenir, et je regardai autour de moi.

Don López m'avait consciencieusement tenu parole; il avait, lui aussi, tué son tigre.

—Là, me dit-il en rechargeant son fusil, nous enverrons ce soir prendre notre gibier; quant à nous, continuons notre chasse.

—Quelle chasse, demandai-je, à peine remis de l'émotion que j'avais éprouvée?

—Notre chasse aux abeilles donc!

—Ah! c'est vrai, fis-je; nous chassons les abeilles, si nous rentrions à l'hacienda plutôt? hein?

—Y songez-vous? dans une heure nous aurons découvert l'essaim; voyez plutôt.

Et il me montra, en effet, une troupe assez considérable d'abeilles qui volaient au-dessus de nous et traversaient la clairière à tire-d'ailes.

—C'est juste, fis-je en maudissant intérieurement les abeilles et celui qui s'était ingéré de me les faire chasser.

Notre déjeuner, si malencontreusement interrompu par l'arrivée de nos deux fauves convives, ne fut pas continué, je ne me sentais plus le moindre appétit, bien que j'eusse à peine mangé.

Nous repartîmes au galop à travers bois, suivant autant que possible la direction que nous indiquait le vol des abeilles.

—A propos, me dit Don López, vous savez que les ours sont très-friands de miel?

—Ma foi, non, je ne le savais pas, répondis-je, mais qu'est-ce que cela nous fait?

—Pas grand'chose, c'est vrai; seulement je vous avertis, parce qu'il est possible que nous rencontrions un ou deux ours autour de la ruche.

—Comment, m'écriai-je consterné, des ours aussi! Mais c'est un véritable guet-apens, que cette chasse endiablée!

—Bah! qu'est-ce qu'un ours?

—Dame! écoutez donc, vous en parlez bien à votre aise, vous, qui êtes armé jusqu'aux dents; moi, je n'ai que mon machette.

—Eh bien! vous ferez à l'ours comme au tigre, ce n'est pas difficile cela.

—C'est vrai, mais je connais un proverbe qui dit qu'on ne réussit pas deux fois de suite, et vous le savez, les proverbes sont la sagesse des nations.

—C'est juste, malheureusement il est trop tard pour reculer; regardez, reprit-il en me montrant un arbre mort, au pied duquel se trouvait gravement assis sur son train de derrière un gigantesque ours brun.

—Bien, murmurai-je à part moi, à l'autre maintenant; diablesses d'abeilles, que le ciel les confonde!

Heureusement, la rencontre tourna mieux que je ne l'espérais pour moi, et je n'eus pas besoin d'intervenir; Don López, fort adroit tireur, logea une balle dans l'œil droit du pauvre animal qui fut tué roide.

—Maintenant, dit mon hôte, préparons quelques herbes sèches, afin d'endormir les abeilles avant d'abattre l'arbre.

Et il fit un mouvement pour mettre pied à terre; mais au même instant une nuée de flèches s'abattit autour de nous; un horrible cri de guerre résonna comme une fanfare sinistre à nos oreilles, et une douzaine d'Indiens bondirent du milieu des broussailles et se précipitèrent sur nous en brandissant leurs armes.

Cette fois, c'en était trop, la partie n'était plus tenable; j'enfonçai les éperons dans les flancs de mon cheval, et, sans m'occuper de Don López, sans même songer à lui, je partis ventre à terre dans la direction de l'hacienda.

J'entendis plusieurs coups de feu, suivis de hurlements sauvages, puis le galop précipité d'un cheval à mes côtés.

C'était Don López qui me rejoignait, après avoir blessé ou tué deux ou trois Indiens.

—C'est égal, me dit-il tout en galopant, nous savons maintenant où est la ruche; nous irons demain prendre le miel.

—Ah! non, hein, assez, lui répondis-je; c'est charmant, je n'en disconviens pas, la chasse aux abeilles, mais je vous avoue que je la trouve trop accidentée, elle n'a aucune de mes sympathies.

Don López me regarda avec étonnement.

—Cependant, vous vous êtes amusé? me dit-il.

—Epouvantablement, mon ami; mais je suis pour quelque temps guéri de la chasse.

En effet, je tins parole; après cette soi-disant chasse aux abeilles, pendant laquelle j'avais eu consécutivement maille à partir avec un tigre, un ours et des Indiens, sans mettre la main sur la moindre abeille, je renonçai définitivement à poursuivre ce fallacieux animal, et depuis lors, jamais la fantaisie ne m'a repris de lui chercher noise.


LE PASSEUR DE NUIT

I. LE GUIDE.

L'Amérique est un pays étrange: depuis que Christophe Colomb l'a retrouvée par hasard en cherchant une route plus directe pour se rendre aux Indes, les aventuriers de toutes les parties de l'Europe s'y sont donné rendez-vous; les uns conduits par la soif de l'or, d'autres cherchant à reconstituer une position de fortune devenue impossible dans le vieux monde, d'autres dirigés par des motifs moins avouables encore, quelques-uns enfin poussés par le fanatisme religieux et venant demander aux plages américaines cette liberté de conscience qu'ils ne pouvaient plus obtenir chez eux.

Ces hommes partis de tous les points du monde pour venir aboutir au même endroit, ont nécessairement emporté avec eux leurs croyances, leurs préjugés, leurs vices et leurs vertus; aussi de ce singulier amalgame de toutes ces nationalités différentes, hostiles pour la plupart les unes aux autres, et dont les instincts et les aptitudes étaient en complète opposition, est-il résulté, le temps et les circonstances aidant, le peuple le plus singulièrement excentrique qu'il soit possible d'imaginer, chez lequel tous les sentiments pour le bien comme pour le mal sont portés à l'extrême, qui est dévoré d'une activité incessante, d'un besoin de locomotion et d'envahissement indicible et qui, par ses vices et ses vertus, échappe entièrement à l'analyse.

Bon, cependant, l'avenir lui réserve une grande et belle mission dès qu'il aura complètement jeté sa gourme et que l'enfant querelleur, mutin et volontaire d'aujourd'hui sera devenu Un homme posé et sérieux.

Bien des gens ont écrit et écrivent encore sur l'Amérique sans la connaître, car qui peut se flatter de connaître un peuple qui lui-même s'ignore et ne se doute ni de sa force ni de sa faiblesse.

Les réflexions que je laisse en ce moment aller au courant de la plume me furent suggérées, il y a longtemps déjà, lors de mon premier séjour en ce pays exceptionnel, à propos d'un fait, car ce ne fut pas même une aventure dont le hasard me rendit témoin malgré moi, et dans lequel il me fit presque acteur à mon insu et contre ma volonté.

L'anecdote que je raconte remonte à vingt et quelques années, j'étais jeune alors, ardent, emporté, me laissant aller à la violence de mon caractère et ne suivant jamais que l'impulsion qui m'était donnée par mon premier mouvement, malgré cette parole si sage d'un célèbre diplomate: Il faut se méfier du premier mouvement, parce que c'est ordinairement le bon.

Or, en l'an de grâce 1838, je voyageais au Mexique; pour quelle raison? le lecteur n'a nul besoin de la savoir, et moi je ne me la rappelle plus; peut-être était-ce par suite de cette inquiétude perpétuelle qui me dévorait et me dévore encore, hélas! et me condamnait comme le Juif de la légende à une incessante locomotion.

Bref, j'étais au Mexique, le hasard m'avait conduit dans le Bajio.

Le Bajio est une contrée étrange; tour à tour desséché et inondé, ce pays en toute saison présente à l'œil du voyageur un aspect singulièrement pittoresque; dans la saison des pluies, alors que le ciel verse à flots ses fécondants orages sur ces plaines, sans rien perdre de sa douce tiédeur, ce bassin privilégié, se change pendant la plus grande partie du jour en un lac coupé çà et là par des collines bleues, des bouquets de verdure et des villes aux maisons blanches, aux coupoles émaillées, où les cimes toujours vertes et feuillues des arbres révèlent au voyageur les capricieux méandres des routes inondées que souvent il ne lui est possible de suivre que dans ces légères pirogues d'écorce de bouleau que les Indiens construisent avec une si admirable habileté et que, dans certaines circonstances, ils transportent sur leurs épaules à des distances considérables. Cependant les gerçures sans nombre produites dans le sol altéré par huit mois de sécheresse (car l'hiver de ces climats privilégiés ne dure que quatre mois) boivent l'eau du ciel, et il ne reste à la surface du sol qu'un limon fécondant, laissé par les eaux fluviales et par les torrents descendus de la Cordillière, limon qui fait pénétrer un suc nouveau dans la terre appauvrie et lui rend en quelques jours sa fertilité première.

Au plus fort de la saison des pluies, je me trouvais à Guanajuato, ville qui, il y a cent ans à peine, n'était encore qu'une misérable bourgade sans importance et à laquelle les gigantesques gisements aurifères de la Valenciana et de Rayas ont, depuis 1741, fait obtenir le titre de Ciudad, et dans laquelle ont afflué ensuite les richesses du Mexique.

Après un séjour assez long dans cette ville, certaines circonstances, que le lecteur connaîtra bientôt, m'obligèrent à faire une excursion dans le Bajio, où jamais je n'avais mis le pied jusqu'alors.

Mes amis essayèrent de me dissuader de tenter une expédition qui, à cette époque surtout, présentait certaines difficultés sérieuses et dans laquelle, assuraient-ils, je devais m'attendre à courir des dangers de plusieurs sortes. Mais je l'ai dit déjà, bon ou mauvais, je suis toujours mon premier mouvement; donc, ma résolution prise, je me mis immédiatement en devoir de l'exécuter à mes risques et périls; j'avais un cheval excellent, compagnon indispensable à tout homme voyageant au Mexique et que (entre parenthèse) j'avais moi-même lacé dans les prairies de l'Apacheria. Mes armes, c'est-à-dire mon rifle américain, ma machette et mon couteau, étaient en bon état; il ne me manquait plus qu'un guide; mais selon ma coutume constante en pareil cas, je m'en rapportais complètement au hasard du soin de me faire rencontrer l'individu dont j'avais besoin, convaincu que le hasard seul pouvait me faire tomber juste; raisonnement un peu paradoxal peut-être, mais dont, maintes fois, l'infaillibilité m'a été prouvée dans le cours de mes pérégrinations à travers le Nouveau-Monde.

En conséquence, le jour choisi par moi comme devant être celui de mon départ, tous mes préparatifs étant faits, je montai à cheval et, quittant la maison dans laquelle j'avais reçu l'hospitalité, je me dirigeai au petit pas vers la plaza Mayor, centre ordinaire de tous les désœuvrés et lieu où naturellement j'avais le plus de chance de rencontrer l'homme inconnu dont j'allais faire mon compagnon de route.

Du reste, cette fois comme toujours, le hasard me fut fidèle: à peine avais-je, tout en fumant ma cigarette, fait trois ou quatre tours sur la place, qu'un cavalier de bonne mine, monté sur un vigoureux cheval, piqua droit vers moi et m'accosta avec cette exquise politesse naturelle aux Mexicains, en retirant de sa main droite son feutre en poil de vigogne, tandis qu'il inclinait la tête jusque sur le cou de sa monture.

—Caballero, me dit-il, vous me paraissez étranger dans cette ville, et de plus assez embarrassé; me serais-je trompé?

—Nullement, señor, répondis-je à mon singulier interlocuteur, je suis, en effet, assez embarrassé, d'autant plus que j'ai l'intention de quitter immédiatement Guanajuato pour me rendre...

Mais réfléchissant que je contais ainsi mes affaires à un inconnu, je m'interrompis tout à coup.

L'autre attendit un instant; mais voyant que je m'obstinais à garder le silence, il sourit et me saluant de nouveau:

—Pardonnez-moi, reprit-il; moi-même, je me prépare à quitter la ville; je me nomme don Blas de Casceres; je suis ranchero, et comme il est fort agréable d'avoir en voyage un bon compagnon avec lequel on puisse causer et rire, en vous voyant jeter autour de vous des regards interrogateurs, ma foi, je me suis approché, dans l'espoir que peut-être, si mon offre vous agréait, vous seriez pour moi le compagnon que je cherche.

Cette explication franche dissipa tous les doutes qui s'étaient élevés dans mon esprit; cependant, par un reste de prudence, je répondis au ranchero:

—Señor don Blas, je vous remercie comme je le dois de l'offre bienveillante qu'il vous plaît de me faire; je crains pourtant de ne pas être maître de l'accepter.

—Ce serait jouer de malheur, señor, reprit-il; et quel motif assez sérieux vous en empêcherait, si vous me permettez de vous adresser cette question?

—Mon Dieu! répondis-je en souriant, par un motif assez plausible, comme vous le reconnaîtrez sans peine, c'est que peut-être nous ne suivons pas la même direction.

—Je n'avais pas réfléchi à cela; cependant, si vous daignez me faire connaître le but de votre voyage, qui sait si nous n'allons pas assez près l'un de l'autre?

—Je ne vois aucun inconvénient à vous apprendre que je me rends dans le Bajio.

—Oh! oh! dans le Bajio! le voyage n'est pas sans danger, en cette saison, pour un étranger.

—C'est ce que l'on m'a dit; malheureusement, de sérieuses raisons m'empêchent de retarder mon départ.

—Je n'ai rien à objecter à cela. Peut-être désireriez-vous visiter les mines de Mellado, de Rayas ou de la Valenciana?

—Je le voudrais, car j'ai entendu raconter sur ces mines des choses qui ont vivement piqué ma curiosité; mais à mon grand regret, je serai forcé de me priver de ce plaisir: je vais dans la partie la plus basse du Bajio, près des prairies mouvantes de la Caldera, à un rancho nommé le rancho d'Arroyo Pardo, assez loin des mines dont vous parlez.

—En effet, répondit don Blas, dont le visage s'était tout à coup rembruni en écoutant ma confidence; il hocha la tête à deux ou trois reprises différentes, regarda autour de lui d'un air de méfiance, et, rapprochant son cheval du mien en se penchant vers moi, il reprit en me parlant presque à l'oreille, d'une voix basse comme un souffle:

—Sans doute, il y aurait indiscrétion à vous demander, caballero, dans quelles intentions vous vous rendez en si grande hâte au rancho d'Arroyo Pardo?

Il y avait, dans la façon dont ces paroles furent prononcées, un tel mélange de crainte, de menace cachée et de douleur, que, malgré moi, je me sentis touché et intéressé. Je répondis donc sans hésiter:

—Je n'ai aucune raison de cacher le but de mon voyage; je vais trouver le propriétaire d'Arroyo Pardo, afin de lui proposer de prendre, en qualité de mayordomo mayor, la direction d'une hacienda qu'un de mes amis a fondée il y a quelques mois sur le territoire de Colima.

Don Blas me lança à la dérobée un regard qui semblait chercher à lire jusqu'au fond de mon cœur; puis, prenant tout à coup sa résolution:

—Marchons, señor, me dit-il, je vais moi-même à quelques milles d'Arroyo Pardo, je vous servirai de guide.

Séduit malgré moi par l'attrait irrésistible que m'offrait cette singulière et mystérieuse rencontre, je fis un signe de consentement et je suivis mon guide improvisé.

Cinq minutes plus tard, nous étions hors de la ville et nous galopions à travers la campagne.


II. LE VOYAGE.

Pendant assez longtemps, nous cheminâmes côte à côte, don Blas et moi, sans échanger un mot. Le Mexicain semblait plongé dans de sérieuses réflexions et ne relevait parfois la tête que pour exciter par ce sifflement particulier aux jinetes mexicains l'allure cependant déjà fort rapide de nos chevaux. Enfin, lorsque la ville eut disparu au loin derrière nous, que les hautes coupoles de ses églises se furent effacées à l'horizon, mon compagnon parut comprendre ce que ce silence prolongé devait avoir d'extraordinaire pour moi, et faisant un effort sur lui-même pour renouer notre entretien si brusquement rompu:

—Pardonnez-moi, caballero, me dit-il avec cordialité, je vous avais promis un joyeux compagnon, et voilà que, malgré moi, je me suis laissé aller à de tristes souvenirs qui ont subitement chassé ma gaieté en rouvrant des blessures mal fermées.

—Je crains, répondis-je d'avoir été la cause innocente de ce changement dans votre humeur.

—Il est vrai, répondit-il franchement, mais il est inutile de vous excuser, je ne saurais vous en vouloir. Hélas! vous le savez, chaque homme a dans sa vie une page qu'il voudrait en arracher. Nous autres, Mexicains, nous sommes les fils du Soleil; la lave de nos volcans circule dans nos veines, nos passions sont terribles.

Il soupira et se tut.

Je respectai son silence, comprenant que cet homme était sous le poids d'une grande douleur, d'un remords peut-être; bien que son front large, son œil noir bien ouvert, la franchise qui se peignait dans sa loyale physionomie et la grâce répandue sur toute sa personne donnassent un éclatant démenti à cette dernière supposition.

Cependant, l'aspect de la campagne avait complètement changé autour de nous. Malgré mes secrètes appréhensions, je ne pouvais me lasser de laisser errer mes yeux sur l'étrange spectacle qui s'offrait à moi.

Jusqu'aux dernières limites de l'horizon, l'eau paraissait être l'objet principal et, pour ainsi dire, la base du paysage qui se déroulait à ma vue; çà et là, de chaque côté de l'étroit sentier dans lequel nous nous étions engagés depuis une heure environ et qui allait toujours se rétrécissant, surgissaient des îlots de verdure; des rizières profondes bordaient la route, et à perte de vue s'étendaient les prairies mouvantes couvertes de cette perfide verdure qui cache des abîmes dans lesquels s'engloutissent en un instant les imprudents qui osent s'y aventurer sans guide.

Cependant, nous avancions toujours avec la même rapidité, le soleil presque au niveau de l'horizon allongeait démesurément l'ombre des ahuehuelts, des gommiers et des huisaches dont les racines puissantes s'enfonçaient sous l'eau, tandis que leur tête orgueilleuse s'élançait à plus de quatre-vingts pieds, abritant sous leur épais feuillage des milliers de cardinaux qui sifflaient à qui mieux mieux, et un nombre incalculable de centzontle, le rossignol américain, dont le chant mélodieux semblait saluer l'heure rafraîchissante du soir; je songeais, avec une inquiétude croissante, que l'eau se rapprochait de plus en plus du sentier sur lequel nous galopions et qu'il arriverait un moment où il nous deviendrait impossible de pousser plus avant; nos chevaux semblaient, avec l'instinct naturel à leur race, partager mes appréhensions, les oreilles couchées en arrière, les naseaux ouverts, le cou allongé, ils respiraient avec force en renâclant et se cabrant presque à chaque pas.

Don Blas ne paraissait attacher aucune importance à ces inquiétants pronostics, le visage froid et sévère, les sourcils froncés, il excitait sans cesse sa monture, semblant éprouver un plaisir étrange à voler au devant du danger terrible qui sans doute nous menaçait; quant à moi, je maudissais intérieurement la folie qui m'avait poussé dans cette malencontreuse aventure, et je jurais, si j'échappais sain et sauf, ce qui n'était pas probable, de ne plus me laisser reprendre à commettre de telles extravagances.

Tout à coup, nous atteignîmes un coude du sentier; là, force nous fut de nous arrêter, l'eau nous barrait le passage. Je jetai autour de moi un regard désespéré que je reportai sur mon compagnon. Il était toujours aussi calmé et aussi indifférent en apparence.

L'endroit où nous nous trouvions, autant que l'émotion que j'éprouvais me permit de m'en assurer aux derniers rayons du soleil, formait une espèce de plateau d'une assez grande largeur, couvert d'arbres touffus sous lesquels s'abritaient une certaine quantité de misérables jacales, et qui, en toute saison, devait être à l'abri des inondations. J'ai dit qu'autour de ce plateau, ou plutôt de cet îlot où aboutissait le sentier que jusqu'à ce moment nous avions suivi, l'eau avait à perte de vue envahi la campagne, formant, à travers les arbres, d'étroits et inextricables canaux, qui fuyaient dans toutes les directions sous les dômes épais de verdure.

Don Blas releva la tête en jetant autour de lui un regard interrogateur.

—Nous approchons, me dit-il.

Je jugeai inutile de répondre à cette assurance.

Il continua.

—Êtes-vous attendu à Arroyo Pardo?

—J'ai, il y a dix jours, expédié un péon au propriétaire, en lui annonçant mon arrivée prochaine.

Il secoua la tête à plusieurs reprises.

—Vous connaissez don Desiderio, le maître du rancho? me demanda-t-il au bout d'un instant.

—Aucunement, répondis-je, mais on m'a parlé de son fils, don Lucio, comme d'un homme entendu, honnête et brave, et c'est avec lui que je compte traiter.

Mon guide soupira profondément.

—C'est bien, me dit-il, à moins que vous ne préfériez passer la nuit dans un de ces misérables jacales, avant deux heures vous serez au rancho.

—Nous ne nous y rendrons pas à cheval, je suppose?

—Non, répondit-il en souriant, nous irons dans une pirogue.

—Ainsi, pendant la nuit, car le soleil ne tardera pas à se coucher?

—Avant une demi-heure il fera nuit.

—Hum! fis-je en hochant la tête.

Il me lança un regard sardonique.

—Si vous avez peur de voyager pendant les ténèbres, reprit-il, nous pouvons ne partir que demain matin.

Je relevai brusquement la tête.

—Comment avez-vous dit cela? répondis-je aussitôt, peur, et pourquoi aurais-je peur, s'il vous plaît?

—Dame! je ne sais pas moi, mais il y a tel homme fort brave à la clarté du soleil qui tremble comme un enfant pendant l'obscurité.

—Je ne suis pas de ceux-là, répondis-je avec un sourire de dédain.

—Oui, oui, fit-il en hochant la tête, vous autres Français, vous vous flattez d'être braves, parce que vous ne croyez plus à rien, il n'en est pas ainsi dans ce pays; vous savez que les canaux sont hantés?

—Hantés! m'écriai-je, au diable les fantômes; si ce sont eux qui vous arrêtent, nous partirons quand vous voudrez.

—Soit, répondit-il sèchement.

Portant alors les doigts de sa main droite à sa bouche, il siffla d'une façon particulière.

Presque aussitôt un homme aux traits hâves, aux membres décharnés et à demi vêtu de mauvaises calzoneras, sortit d'un jacal et s'approcha de nous.

—Vous ici! s'écria-t-il avec une surprise douloureuse, en reconnaissant mon guide. Oh! mi amo, quel projet vous amène dans des parages où vous ne devriez plus reparaître.

—Silence, dit impérieusement don Blas, silence Perico, ce qui est fait est fait; prépare ta pirogue, nous partons.

—Vous partez à cette heure, reprit-il avec une surprise qui se changeait en épouvante, et où allez-vous, au nom de nuestra señora del Carmen? ce n'est pas à Arroyo Pardo au moins?

—Tu te trompes, Perico, répondit froidement don Blas, ce cavalier a affaire à don Desiderio; il veut le voir sans retard, je lui sers de guide.

Le péon se signa à plusieurs reprises.

—Non, murmura-t-il à voix basse, je ne puis faire cela, je ne les conduirai pas au rancho.

—Voyons, que marmottes-tu entre tes dents? s'écria don Blas avec impatience, je veux partir à l'instant, il le faut.

—Mi amo! mi amo! vous savez combien je vous suis dévoué, reprit le péon avec insistance, mais ce que vous me demandez est impossible, j'ai rencontré hier le passeur de nuit dans les canaux, il y aura du sang versé pour sûr.

—Que veut-il dire avec son passeur de nuit? demandai-je.

—C'est une de leurs croyances, répondit avec ironie don Blas, le passeur de nuit est un fantôme qui rôde à l'aventure pendant les ténèbres; sa rencontre présage un malheur.

—Oh! señor forastero (étranger), dit le péon en s'adressant à moi et en joignant les mains avec prière, attendez jusqu'à demain; au lever du soleil nous partirons.

—Je ne demande pas mieux, répondis-je en dissimulant un sourire.

Mais don Blas aperçut sans doute sur mon visage une expression qui ne lui plut pas, car ce fut lui qui s'obstina à partir, et avec une animation qui me parut étrange, il exigea que le départ eût lieu aussitôt.

—Écoutez, mi amo, dit alors le péon, vous l'exigez, je dois vous obéir; mais il arrivera malheur; je ne vous ai pas tout dit encore.

—Qu'as-tu de plus à m'apprendre? s'écria don Blas avec une impatience fébrile.

—Don Estevan Sallazar est mort.

Le Mexicain pâlit, un tremblement convulsif agita tout son corps.

—Il est mort! répéta-t-il, lui, oh! non, c'est impossible.

Le péon secoua tristement la tête.

—Il est mort, vous dis-je, c'est moi-même qui, il y a deux jours, ai retrouvé sa pirogue chavirée dans le canal des ahuehuelts.

—Mais comment cela est-il arrivé?

—Qui saurait le dire? peut-être Matlacueze, la belle fille aux cheveux verts, a-t-elle enroulé ses longues tresses à l'avant de la pirogue pour l'entraîner au fond de l'eau.

Don Blas haussa les épaules.

—Et le corps de don Estevan? demanda-t-il.

—Si le démon des eaux l'a emporté, comment l'aurait-on retrouvé, répondit l'Indien d'un air convaincu.

—Raison de plus pour que j'aille au rancho, reprit le Mexicain; tout est fini, si don Estevan est mort.

Perico n'osa rien répondre à cette raison péremptoire sans doute, et jugeant au ton de don Blas qu'il serait imprudent à lui d'insister davantage, il se décida à obéir tout en murmurant à part lui des interjections entrecoupées au milieu desquelles revenait sans cesse le passeur de nuit.

Quelques minutes plus tard, il nous avertit que la pirogue était prête.

Nous mîmes pied à terre, et après avoir confié les chevaux au péon, qui les installa dans un jacal, nous nous dirigeâmes à grands pas vers l'endroit où nous attendait la pirogue.


III. SUR L'EAU.

La nuit était complète, et les ténèbres épaisses au moment où nous nous embarquâmes.

Le péon, avec cette résolution passive de l'homme qui subit ce qu'il ne saurait empêcher, poussa au large la légère nacelle et saisit ses rames, après, toutefois, avoir fait plusieurs signes de croix et murmuré une inintelligible prière.

Ce n'était pas sans une émotion intérieure que je retrouvais dans ce coin ignoré de l'Amérique ces vieilles croyances de nos pères, acceptées jadis comme articles de foi par tous les peuples; aussi dès que nous commençâmes à voguer dans les canaux où le péon se dirigeait avec une adresse et une sûreté admirables, j'essayai d'amener tout doucement mon compagnon sur ce sujet et de le décider à me conter une de ces fantastiques légendes si naïves; mais tous mes efforts furent inutiles, j'avais trop franchement laissé voir mon incrédulité au Mexicain pour qu'il ne se tint pas sur la réserve par crainte de mes railleries; désespérant d'obtenir le moindre renseignement à ce sujet, et comprenant que je chagrinerais mon guide en insistant davantage, je tournai la question et lui demandai quel était ce don Estevan Sallazar, et pourquoi le péon avait cherché à le dissuader de m'accompagner au rancho.

Ce sujet de conversation ne parut pas être beaucoup plus agréable que le précédent à don Blas; cependant, comme il n'avait aucun motif plausible pour me refuser l'éclaircissement que j'exigeais de lui, il s'exécuta avec une mauvaise grâce évidente et consentit enfin à satisfaire ma curiosité.

C'était une histoire fort simple: don Estevan Sallazar avait une sœur belle comme le sont généralement toutes les Mexicaines. Don Estevan était propriétaire d'un rancho nommé la Noria, situé à quelques milles à peine du rancho d'Arroyo Pardo; par un effet naturel du voisinage, don Estevan et don Lucio, le fils de don Desiderio, s'étaient liés intimement; toujours et partout on les voyait ensemble, on les rencontrait côte à côte dans toutes les tertulias et dans toutes les romerías; doña Dolores, la sœur de don Estevan, qui n'était qu'une enfant à l'époque où avait commencé la liaison des deux jeunes gens, avait grandi et était, avec les années, devenue une admirable jeune fille. Don Lucio n'avait pu la voir sans l'aimer; de son côté, Dolores s'était laissé toucher par le noble caractère du jeune homme, et tous deux s'étaient aimés. Lucio n'avait pas fait mystère à son ami de l'amour qu'il éprouvait pour sa sœur. Estevan avait paru charmé de cet amour qui devait, disait-il, resserrer encore les liens qui les unissaient, et il avait engagé le jeune homme à adresser directement la demande à son père.

Don Lucio avait suivi ce conseil; le señor Sallazar, prévenu par son fils, avait fait un excellent accueil au jeune homme, sa demande avait été agréée et jour avait été pris pour la cérémonie.

Dolores et Lucio étaient au comble de leurs vœux, rien, croyaient-ils, ne devait désormais troubler leur bonheur.

Sur ces entrefaites, une discussion, légère en apparence, mais qui bientôt dégénéra en querelle sérieuse, divisa tout à coup les deux familles; cette discussion, qu'il aurait été très facile de terminer dans le principe, puisqu'il ne s'agissait que de la dot que chacun des pères s'engageait à donner à son enfant, s'envenima si bien, des paroles si dures et si blessantes furent échangées, que tout fut rompu entre les deux familles, et que la haine la plus vive remplaça bientôt l'amitié qui avait jusqu'alors uni les habitants de la Noria à ceux d'Arroyo Pardo. Les deux jeunes gens, dont les plans de bonheur étaient renversés, les projets d'avenir détruits, continuèrent cependant à se voir en cachette, mais en usant des plus grandes précautions, parce que les Sallazar avaient juré devant tous leurs amis que si Lucio osait approcher de leur rancho, ils tireraient sur lui comme sur un daim et le tueraient sans pitié. On savait qu'ils étaient capables de mettre sans hésiter leur menace à exécution.

Don Lucio cependant, malgré les prières de sa mère et les ordres de son père, obéissant, ainsi que cela arrive toujours en semblable circonstance, à la violence de son amour, cherchait constamment à voir Dolores, qui, de son côté, révoltée par l'injustice de ses parents, saisissait toutes les occasions de se rencontrer avec celui qu'elle aimait.

Une catastrophe était imminente. L'imprudence même des deux jeunes gens devait la faire éclater.

Ce fut ce qui arriva.

Un jour que Dolores et Lucio causaient cœur à cœur dans une clairière peu distante de la Noria, se croyant bien certains de ne pas être surpris, un coup de feu retentit, et le jeune homme tomba baigné dans son sang aux pieds de Dolores; au même instant, don Estevan s'élança d'un buisson et courut sur son ancien ami en brandissant comme une massue son fusil au-dessus de sa tête, dans l'intention évidente de l'achever.

La jeune fille, à demi folle de douleur, se jeta au-devant de son frère en le suppliant d'épargner celui qu'elle aimait. Estevan la frappa brutalement et la renversa d'un coup de crosse; mais soudain le blessé se releva, bondit sur son ennemi; celui-ci, saisi à l'improviste, roula sur le sol, complètement à la merci de son adversaire.

Les Mexicains portent continuellement des armes, leur couteau ne les abandonne jamais. Lucio saisit le sien, mais au moment où il se préparait à le plonger dans le cœur de son assassin, une main arrêta son bras.

Il se retourna. Doña Dolores s'était relevée, et chancelante encore du coup qu'elle avait reçu, elle s'était précipitée pour sauver son frère.

Le jeune homme comprit la prière muette de la jeune fille; sans répondre, il abandonna don Estevan, se releva et fit un pas en arrière, en ayant soin toutefois de jeter loin de lui le fusil dont il s'était emparé.

—Remerciez votre sœur, dit-il; sans son intervention providentielle, vous étiez mort, puis jetant quelques gouttes de sang au visage de son ennemi: « Adieu, ajouta-t-il, je ne vous chercherai pas, ne vous placez plus sur mon passage, notre première rencontre sera mortelle! Quant à vous, Dolores, je vous aime et je vous aimerai jusqu'au dernier jour de ma vie! les hommes nous séparent sur terre, Dieu nous unira dans le ciel.

Après ces paroles, le jeune homme s'était éloigné en chancelant et en appuyant fortement la main sur sa blessure afin d'arrêter le sang. Avec des difficultés extrêmes, il était arrivé à demi mort chez son père.

Sa blessure était sérieuse, longtemps il fut en danger; enfin la jeunesse triompha, il se rétablit; alors, cédant aux prières de sa famille, il avait quitté le rancho; depuis on n'avait plus entendu parler de lui, nul ne savait ce qu'il était devenu.

Voilà, en substance, le récit qui me fut fait par don Blas; lorsqu'il l'eut terminé, il laissa tomber avec douleur sa tête sur sa poitrine.

—Mais, lui demandai-je alors, comment se fait-il, señor don Blas, que vous connaissiez aussi bien cette histoire?

Il releva la tête, me regarda un instant avec une expression indéfinissable, et me répondit enfin avec un mélange de tristesse et d'amertume:

—C'est qu'elle m'intéresse plus intimement que vous ne le pouvez supposer.

Je cherchais vainement dans mon esprit l'explication de cette parole, lorsque sortant du milieu des buissons, je vis poindre à une assez courte distance devant nous l'avant d'une pirogue dont la noire silhouette se profilait vaguement dans les ténèbres.

—Veillez à l'avant, Perico, criai-je au péon; voici une embarcation qui nous croise.

Le péon se retourna, poussa une exclamation de terreur et abandonna les rames qu'il n'avait plus la force de manier.

—Jesús! Maria! José! s'écria-t-il en faisant le signe de la croix avec une rapidité convulsive, nous sommes perdus!

Cependant, la pirogue avait laissé arriver en plein sur nous; elle semblait glisser sur l'eau sans le secours d'aucune impulsion humaine, sombre, noire, effilée, elle s'avançait dans le canal morne et silencieuse; debout au milieu, enveloppé dans les plis épais d'un manteau qui dérobait entièrement ses traits, se tenait un homme, la tête tournée vers nous, et dont les yeux brillaient dans l'ombre comme des charbons ardents.

La fantastique embarcation passa à nous ranger.

—Te voilà donc enfin! cria une voix rauque, métallique et menaçante.

Don Blas, au son de cette voix, se dressa comme sous le choc d'une commotion électrique.

—Vive Dios! s'écria-t-il en se précipitant vers le péon, c'est lui! c'est lui! Vire! vire donc, Perico, avant qu'il n'échappe!

Mais le péon, incapable du moindre mouvement, tremblait de tous ses membres et murmurait machinalement d'une voix sourde et brisée par la terreur:

—Vous l'avez vu! vous l'avez vu! mi amo! Malheur! malheur!

—Mais qui donc! au nom de tous les saints, m'écriai-je exaspéré.

Le passeur de nuit t balbutia-t-il en se signant!

Cependant don Blas avait réussi à saisir les avirons et à faire virer la pirogue; mais, réelle ou fantastique, l'embarcation qui nous était apparue si subitement avait aussi soudainement disparu, s'évanouissant dans l'ombre sans laisser de traces.

Le Mexicain demeura un instant comme étourdi de la rapidité de cette scène étrange; mais se redressant tout à coup et lançant vers le ciel un regard de défi:

—Soit! s'écria-t-il d'une voix éclatante: homme ou démon, nous nous verrons face à face!

Un éclat de rire strident et saccadé répondit aussitôt à cette hautaine provocation et nous glaça de terreur; car moi-même, malgré mon vif désir de voir du merveilleux, je me sentais trembler instinctivement.

—En avant! au nom de Dieu! s'écria don Blas, en avant!

Chacun de nous saisit des avirons, et la légère pirogue vola sur la nappe unie du canal.

Cinq minutes plus tard, elle abordait une petite crique au fond de laquelle on apercevait, à une portée de fusil en avant, briller dans la nuit les fenêtres éclairées d'un rancho.

Nous étions à Arroyo Pardo.

A l'instant où l'avant de la pirogue grinçait sur le sable de la plage, une femme s'élança follement au devant de nous, les bras étendus, en s'écriant d'une voix déchirante:

—Fuis! fuis, Lucio!.... fuis! le voilà! le voilà!

Soudain un coup de feu retentit, la femme chancela, mais ne s'arrêta point.

—Fuis, Lucio! dit-elle encore, et elle alla tomber, par la force de l'impulsion de sa course désespérée, dans l'eau où elle disparut en poussant un dernier cri de douleur.

Mon compagnon bondit avec désespoir hors de la pirogue.

—A moi! Lucio! à moi, lui dit un homme qui avait semblé surgir de terre.

—Ah! fit le Mexicain avec un cri de rage, te voilà donc enfin, Estevan!

Les deux hommes se précipitèrent l'un sur l'autre, se saisirent à bras le corps, s'enlacèrent comme deux serpents et commencèrent une lutte affreuse entrecoupée de sourdes exclamations de rage et de fureur.

Perico, à genoux sur le sable, priait. J'avais machinalement saisi mon rifle, et, après avoir jeté dans la pirogue le corps de la pauvre femme que le courant avait conduit à portée de ma main, j'avais sauté sur la rive.

Le coup de feu avait donné l'éveil dans le rancho; on voyait des lumières courir dans la maison, et de sombres silhouettes apparaissaient se rapprochant de nous rapidement. Les deux ennemis, acharnés l'un après l'autre, avaient, sans se lâcher, roulé sur le sol, où ils continuaient à s'entre-déchirer, en cherchant à s'arracher mutuellement la vie.

Inquiet du danger terrible que courait mon compagnon, et poussé je ne sais par quelle inspiration subite, je m'approchai du groupe informe des deux ennemis, et au moment où don Estevan levait son poignard pour le plonger dans la gorge de son adversaire abattu sous lui, je lui cassai la tête d'un coup de pistolet.

Il tomba comme une masse. J'aidai don Blas ou plutôt don Lucio,—car ainsi se nommait mon compagnon,—à se relever; il n'avait reçu que de légères blessures.

Quant à don Estevan, qui s'était fait passer pour mort afin d'attirer son ennemi à sa portée ... cette fois, il était bien réellement tué et ne devait plus revenir....

Une heure plus tard, la pirogue repartait d'Arroyo Pardo, conduite par Perico à peine remis de sa terreur, et emmenant, outre don Lucio et moi, doña Dolores, grièvement blessée, il est vrai, mais dont la blessure faite par son frère n'était pas mortelle, grâce à Dieu.

Don Lucio et sa femme, fixés depuis longtemps sur le territoire de Colima, dans une hacienda appartenante un Français, ont oublié au milieu d'une famille charmante et des joies du présent les malheurs de leur première jeunesse; ils sont heureux autant que la condition faite à l'homme par Dieu lui permet de l'être sur cette terre.

Parmi les nombreuses connaissances laissées par moi en Amérique, je suis certain de compter au moins un ami: don Lucio; peu de gens peuvent en dire autant.

Ce simple récit n'a qu'un mérite, celui d'être d'une rigoureuse exactitude; malheureusement, en passant par notre bouche, il aura sans doute perdu beaucoup de sa naïveté première, ce dont nous demandons humblement pardon au lecteur.


LA TOUR DES HIBOUX

HISTOIRE DE VOLEURS

«C'est à votre tour, capitaine,—me dit alors de Saulcy, en vidant d'un seul trait le verre de chambertin que depuis quelques secondes il tenait à la main, et que le dénouement imprévu de la précédente histoire lui avait presque fait oublier.

«Messieurs,—répondis-je en cherchant tant bien que mal à parer la botte qui m'était portée,—je ne sais réellement quoi vous dire: mon existence s'est toujours écoulée si calme et si tranquille, que, dans toute ma vie passée, je ne vois pas un fait qui soit digne de vous être rapporté.»

Comme je m'y attendais, ces paroles furent accueillies par une protestation énergique de tous les convives, plus ou moins échauffés par les nombreuses libations d'un festin qui durait déjà depuis plus de six heures. Ce fut en vain que je cherchai à faire agréer mes excuses au milieu du brouhaha des interpellations et des reproches qui pleuvaient sur moi de toutes parts; enfin, désespérant de sortir vainqueur de cette lutte où la force des poumons était loin d'être de mon côté, je pris le parti d'y mettre fin en souscrivant aux vœux de l'honorable compagnie.

Dès que j'eus fait connaître ma résolution, le silence se rétablit comme par enchantement, les verres se remplirent, les têtes se tournèrent de mon côté, les regards se fixèrent sur moi, et je commençai mon récit avec la conviction flatteuse que l'on m'écoutait, sinon avec intérêt, du moins avec attention.

«Messieurs,—dis-je après avoir allumé une cigarette et m'être adossé nonchalamment sur le dossier de ma chaise,—vers la fin de 18.., des affaires assez importantes m'appelèrent en Espagne et me forcèrent à un séjour de près d'une année en Andalousie.

«A cette époque, j'avais à peine vingt-trois ans. Au lieu de me confiner dans Cadix, dont les rues sont étroites et sales, je louai un joli mirador à Puerto Real, ville coquette, aux blanches maisons percées d'un nombre infini de fenêtres, derrière les jalousies desquelles on est certain, à toute heure du jour, de voir étinceler des yeux noirs et sourire des lèvres roses.

«Aussi, le temps passait-il pour moi le plus agréablement du monde.

«Négligeant mes affaires un peu plus que je ne l'aurais dû, j'avais fait de fort gentilles connaissances, créé de charmantes relations; en un mot, je ne songeais qu'à me divertir.

«Pourtant, deux ou trois fois par semaine, prenant, comme l'on dit vulgairement, mon courage à deux mains, je m'arrachais, quoique à regret, de ma délicieuse retraite, et, monté sur un magnifique genet, je franchissais au galop les trois lieues qui séparent Puerto Real de Cadix, et je m'informais de l'état de mes affaires, bien plus dans le but de savoir combien de temps encore il me serait permis de jouir de la vie délicieuse que je m'étais organisée, que par respect pour les graves intérêts qui m'étaient confiés.

«Que voulez-vous, messieurs! je ne comprenais encore de la vie que le plaisir.

«L'on parlait beaucoup, à cette époque, d'un certain José Maria, qui avait longtemps écume les grandes routes de l'Espagne comme chef de salteadores, et qui, après avoir fait sa paix avec le gouvernement, s'était retiré à Cadix, sa patrie, pour y jouir tranquillement et honorablement du produit de ses rapines passées.

«On racontait de cet ex-bandit des traits d'une audace inouïe, qui avaient éveillé en moi une vive curiosité et le plus grand désir de me trouver en face de lui.

«Un matin, je reçus une lettre d'un de mes compagnons de plaisir, nommé don Torribio Quesada, qui m'annonçait que, le soir même, à Cadix, le fameux José Maria devait dîner avec lui, et m'engageait à ne pas manquer l'occasion qu'il m'offrait de le voir et de l'entretenir à mon aise en venant partager le repas auquel il avait invité l'ancien salteador.

«Bondissant de joie à cette nouvelle inattendue, je fis immédiatement seller mon cheval, et je m'élançai à toute bride sur la route de Cadix, contremandant tous les ordres que j'avais donnés à mon domestique pour les divertissements de ce jour.

«Deux heures plus tard, j'étais confortablement installé dans le salon de don Torribio.

«José Maria fut exact au rendez-vous.

«C'était bien l'homme que je m'étais figuré, il était bien tel que mon imagination exaltée s'était plu à me le représenter, et les quelques heures que je passai en sa compagnie s'écoulèrent pour moi avec la rapidité d'un songe, tant je fus vivement impressionné en l'écoutant raconter, de sa voix grave et vibrante, avec ce laisser-aller et cette franchise de l'homme supérieur, les émouvantes péripéties de sa vie aventureuse.

«Enfin, il fallut se séparer; José Maria nous quitta après avoir bu un dernier verre de valde peñas et nous avoir amicalement serré la main.

«Lorsque je me trouvai seul avec don Torribio, celui-ci m'engagea à passer la nuit chez lui, car il commençait à se faire tard et j'étais à trois lieues de Puerto Real.

«Le dîner avait été copieux, et un nombre considérable de bouteilles vides, rangées plus ou moins symétriquement sur la table, prouvait surabondamment que la soirée ne s'était pas écoulée avec une sobriété exemplaire. Je me sentais la tête lourde, j'avais beaucoup fumé, et sans être ivre, j'avais cependant dépassé de fort loin les limites d'une honnête gaieté, et mon esprit, naturellement rétif et entêté, se ressentait de cette petite débauche; si bien que je demeurai sourd à toutes les observations de mon ami, et quoiqu'il me pressât fortement de rester auprès de lui en m'objectant l'heure avancée, la longueur du chemin et le peu de sécurité des routes, je m'obstinai à partir.

«Don Torribio, voyant que ses remontrances étaient inutiles et que rien ne pouvait me convaincre, ne s'opposa pas davantage à ma résolution, nous bûmes un dernier coup d'aguardiente; puis, après nous être embrassés, je sautai sur mon cheval, qui piaffait avec impatience devant la porte de la maison, et, m'enveloppant avec soin dans mon manteau, je piquai des deux et partis.

«La nuit était sombre, de gros nuages noirs, chargés d'électricité, roulaient lourdement dans l'espace, l'atmosphère était chaude et pesante, de larges gouttes de pluie commençaient à tomber; par intervalles, on entendait les sourds grondements d'un tonnerre lointain, précédés d'éclairs dont l'éclat aveuglait mon cheval et le faisait se cabrer de terreur.

«J'avançais péniblement sur la route solitaire, la tête pleine des lugubres histoires que pendant toute la soirée José Maria n'avait cessé de raconter, et mes regards erraient autour de moi avec inquiétude, cherchant à percer l'obscurité et à me prémunir contre les embûches qui pouvaient m'être tendues par les nombreux caballeros de la Noche qui, à cette époque, pullulaient sur tous les grands chemins de l'Andalousie.

«J'étais armé, et, malgré mes appréhensions, j'avais trop souvent parcouru la distance qui sépare Cadix de Puerto Real, pour ne pas savoir à peu près à quoi m'en tenir sur ce que j'avais à craindre; mais cette nuit-là, la tête farcie d'un tas d'histoires lamentables, je me sentais en proie à une terreur inusitée: de quoi avais-je peur? Je l'ignore, ou plutôt, pour être franc, j'avais peur de tout.

«Cependant, le temps était devenu détestable.

«Le ciel s'était changé en une immense nappe de feu, des éclairs incessants répandaient une lueur livide et fantastique, la pluie tombait à torrents, enfin l'orage qui menaçait depuis longtemps déjà, éclatait avec fureur.

«Mon cheval buttait et trébuchait à chaque pas au milieu de ce bouleversement général de la nature, et j'étais obligé de le surveiller avec le plus grand soin, pour éviter d'être renversé dans la boue.

«J'étais littéralement traversé par la pluie et je maudissais mon entêtement, qui m'avait fait refuser l'offre obligeante de don Torribio, pour venir patauger ainsi au milieu de la nuit dans des sentiers perdus, au risque de me rompre vingt fois le cou; enfin je ne savais plus à quel saint me vouer, lorsque je me souvins d'une vieille masure dont je ne devais pas être bien éloigné en ce moment et qui pouvait provisoirement m'offrir un abri contre la tempête.

«Je m'orientai le mieux qu'il me fut possible dans les ténèbres qui m'entouraient, et je parvins, au bout de quelques instants, à gagner ce toit hospitalier.

«C'était une vieille tour, reste de quelque manoir féodal que le temps avait peu à peu miné et fait disparaître; elle était abandonnée, tombait presque en ruine et servait de retraite aux oiseaux de nuit. Les gens du pays la nommaient, et la nomment sans doute encore, la tour des hiboux, nom qu'elle méritait à tous égards.

«Je mis pied à terre, et passant la bride à mon bras, j'entrai, suivi de mon cheval, dans une grande salle dont l'aspect avait quelque chose de lugubre et de sinistre qui me saisit malgré moi.

«L'on racontait sur cet endroit des histoires étranges qui, je ne sais par quelle fatalité, se retracèrent tout à coup à mon imagination malade avec une vivacité et une force qui firent courir un frisson dans tous mes membres, et ce ne fut qu'avec une certaine inquiétude que je jetai un regard circulaire sur ces lieux qui devaient, pour plusieurs heures peut-être, me servir de domicile.

«Comme je vous l'ai dit, messieurs, je me trouvais dans une vaste salle comprenant toute la largeur de la tour; elle était percée d'étroites fenêtres, veuves depuis longtemps de contrevents, et par lesquelles l'eau, chassée par le vent, entrait en tourbillonnant. Dans le fond, un escalier délabré s'élevait en spirale conduisant aux étages supérieurs; dans un coin, un monceau de débris de toute espèce montait jusqu'au plafond voûté et ne semblait pas avoir été remué ou touché depuis au moins un siècle.

«Mais ce qui m'effraya réellement, ce fut de voir flamber au milieu de la salle un feu de broussailles et de bois mort.

«Quels étaient les hôtes de cette demeure?... où étaient-ils?... Ne voulant pas m'aventurer en étourdi dans ce coupe-gorge, je revins sur la route et regardai attentivement de tous les côtés, mais la nuit était trop obscure pour qu'il me fût possible de rien découvrir; vainement je prêtai l'oreille, j'entendis seulement les sifflements furieux du vent auxquels nul bruit humain ne venait se mêler.

«Un peu rassuré par ce silence et cette solitude, je me déterminai à faire le tour de la vieille forteresse; mes recherches furent sans résultat, seulement je découvris une espèce de hangar sous lequel j'installai mon cheval.

«Puis convaincu que, pour le moment du moins, j'étais le seul habitant de la tour, et que par conséquent je n'avais rien à redouter, je rentrai dans la salle; pourtant, ne voulant pas être pris a l'improviste, je résolus de ne pas m'y arrêter et de monter à l'étage supérieur, ce que j'exécutai immédiatement.

«Autant que je pus en juger au milieu des ténèbres épaisses dans lesquelles j'étais plongé, cette salle ressemblait complètement à celle que j'avais quittée: même délabrement, même monceau d'ordures et même escalier montant à un étage supérieur.

«Pour ne pas être surpris sans défense, je visitai avec soin les amorces de mes pistolets; puis, m'enveloppant de mon manteau et recommandant mon âme à Dieu, je me couchai auprès de l'escalier afin d'être prêt à tout événement et avec la résolution de rester éveillé; mais; la fatigue et le vin aidant, je sentis mes yeux se fermer malgré moi; mes idées peu à peu s'obscurcirent, et j'allais me laisser aller au sommeil, lorsque tout à coup un bruit de pas résonnant à mon oreille me tira subitement de ma torpeur et me rendit à moi-même.

«Une dizaine de personnes venaient d'entrer dans la tour.

«De l'endroit où j'étais couché, en avançant légèrement la tête, il me fut possible de les apercevoir sans être vu.

«C'étaient des hommes au teint hâlé, au visage sombre, aux membres robustes, vêtus pour la plupart du pur costume andalou si riche et si coquet. Ils étaient armés jusqu'aux dents.

«Ils s'étaient assis autour du feu, dans lequel ils avaient mis deux ou trois brassées de bois, et causaient entre eux avec vivacité, tout en jetant par intervalle des regards de convoitise sur deux larges coffres qu'ils avaient déposés dans un coin.

«Les premiers mots que j'entendis ne me permirent pas de conserver le moindre doute sur leur profession.

«C'étaient des salteadores, autrement dit voleurs de grands chemins, et ils appartenaient à la cuadrilla (troupe) du Niño (jeune homme), célèbre chef de bande qui avait succédé à José Maria, et dont le nom était devenu la terreur de toute l'Andalousie.

«Leurs gestes étaient animés; parfois ils portaient la main sur leurs armes. Je crus comprendre qu'ils ne s'entendaient pas sur le partage du butin contenu dans les malles; la dispute finit par s'échauffer à un tel point que je vis le moment où ces misérables allaient s'égorger entre eux: ils s'étaient levés en tumulte, les couteaux étaient tirés, ils se mesuraient du regard avec colère, tout à coup leur chef parut.

«El Niño était à cette époque un homme d'une quarantaine d'années, d'une taille élevée et fortement charpentée; ses épaules larges et ses bras musculeux dénotaient une vigueur peu commune; ses traits étaient durs et son regard farouche; les reflets fantastiques du feu, qui se jouaient sur son visage, donnaient à sa physionomie un caractère rendu plus étrange encore par le sourire ironique qui plissait ses lèvres épaisses et charnues.

«Encore des querelles, des disputes,» dit-il d'une voix brève et accentuée, «Caray! ne pouvez-vous vivre en bonne intelligence comme cela se doit entre honnêtes bandits?»

«Un des brigands hasarda une justification que le Niño interrompit aussitôt.

«Silence, fit-il, je ne veux rien entendre!... Vive Dieu! vous êtes là à vous goberger tranquillement autour du feu comme des moines idiots, sans plus songer à notre sûreté commune que si nous étions seuls dans l'univers!... Heureusement que j'ai toujours l'œil au guet, moi!... Où est passé l'homme auquel appartient le cheval que j'ai trouvé sous le hangar?»

«A cette parole, un frémissement involontaire s'empara de moi, et je réfléchis avec terreur à l'atroce position dans laquelle le hasard et mon mauvais destin m'avaient placé. En effet, cette position était des plus critiques, je me trouvais littéralement dans une souricière: nul moyen n'était en mon pouvoir pour m'échapper de ce coupe-gorge, et je recommandai tout bas mon âme à Dieu, tout en me promettant de vendre ma vie le plus cher possible à ces bandits, dont je connaissais trop bien la férocité pour conserver le moindre doute sur le sort qu'ils me réservaient si je tombais entre leurs mains.

«Cependant les salteadores, étourdis par le discours de leur chef, avaient saisi avec empressement leurs tromblons et leurs carabines.

«Nous ne savons où peut être l'homme dont vous parlez, dit un de ces brigands; à notre arrivée ici, la tour était déserte.

«—Possible, répondit le Niño; en tout cas, deux d'entre vous vont battre les abords de cette bicoque; peut-être est-il caché dans les environs.»

«Deux hommes sortirent, et le capitaine commença à se promener de long en large dans la salle en attendant leur retour.

«Au bout d'un instant ils revinrent.

«Eh bien! demanda-t-il.

«—Rien, répondirent les deux bandits; le cheval est toujours sous le hangar, mais du cavalier, nulle trace.

«—Hum! fit le capitaine. »

«Et il reprit sa promenade.

«Un silence de mort régnait dans cette salle, un instant auparavant si bruyante.

«Je respirai avec force, présumant que tout danger immédiat était passé pour moi. Je me trompais.

«Au bout d'un instant, le capitaine s'arrêta.

«A-t-on visité l'intérieur de la tour? demanda-t-il.

«Non, répondirent les bandits; à quoi bon? aucun homme n'aurait été assez abandonné de Dieu pour venir ainsi, de gaieté de cœur, se jeter dans la gueule du loup.

«Qui sait? murmura le capitaine en hochant la tête, peut-être que l'homme que nous cherchons était ici avant vous, et que, en vous entendant venir, ne sachant à qui il allait avoir affaire, et voyant sa retraite coupée, il est monté dans les étages supérieurs. Visitons-les toujours; dans notre métier, deux précautions valent mieux qu'une.»

«Et, suivi de ses hommes, le Niño se dirigea vers l'escalier.

«Je montai immédiatement au second étage. Je ne tardai pas à entendre le bruit que faisaient les salteadores en fouillant et en furetant dans tous les coins.

«Rien! fit la voix du capitaine; voyons plus haut.»

«La tour n'avait que deux étages et se terminait par une plate-forme sur laquelle j'arrivai haletant et en proie à la plus profonde terreur.

«Je me voyais perdu, perdu sans ressources; nul secours humain ne pouvait me venir en aide; je courais çà et là, je tournais comme une bête fauve autour de cette plate-forme maudite au bas de laquelle se trouvait un précipice de plus de cent pieds.

«Mes dents claquaient à se briser, une sueur froide inondait mon visage, et un tremblement convulsif s'était emparé de tout mon corps.

«J'entendais dans l'escalier les pas des bandits, lancés comme des limiers à ma poursuite, et je calculais en frémissant combien de secondes me restaient encore.

«Enfin, rendu fou par l'épouvante, je résolus de me précipiter, plutôt que de tomber vivant entre les mains de ces scélérats qui, je le savais, avaient la coutume de faire souffrir d'effroyables tortures à leurs victimes, afin d'en tirer de riches rançons.

«Machinalement, avant que d'accomplir cet acte désespéré, je penchai la tête au dehors, sans doute pour mesurer l'abîme au fond duquel j'allais me briser.

«J'aperçus alors, à environ deux pieds au-dessous de moi, une barre de fer de trois pieds de long à peu près, grosse d'un pouce et demi, qui, scellée dans la muraille de la tour, s'avançait horizontalement dans l'espace en forme d'arc-boutant. A quoi avait pu jadis servir cette barre de fer? c'est ce dont je ne m'occupai guère en ce moment. Une idée subite m'avait traversé l'esprit et rendu l'espoir d'échapper aux assassins qui me poursuivaient et étaient sur le point de m'atteindre.

«Le temps pressait, je n'avais pas une minute à perdre; aussi, sans réfléchir davantage, j'enjambai le rebord de la plate-forme, et, saisissant à deux mains la barre de fer, je laissai mon corps pendre dans l'espace et j'attendis.

«J'avais à peine pris cette position que les bandits débouchèrent en tumulte sur la plate-forme; qu'ils se mirent à parcourir dans tous les sens.

«L'orage durait toujours, la pluie tombait à torrents, le vent soufflait avec force, et par intervalles d'éblouissants éclairs déchiraient la nue.

«Vous voyez, capitaine, il n'y a personne! s'écrièrent les salteadores.

«—C'est vrai, répondit le capitaine avec dépit.

«—Allons, descendons, du diable s'il fait bon ici, dit un des voleurs.

«—Descendons,» reprit le chef.

«Un soupir de soulagement s'exhala de ma poitrine oppressée à cette parole qui me prouva que les brigands, convaincus de l'inutilité de leurs recherches, se retiraient enfin.

«J'étais sauvé!...

«Du plus profond de mon cœur je remerciai Dieu du secours imprévu qu'il m'avait donné dans ma détresse, et je me préparai à remonter sur la tour.

«La position dans laquelle j'étais n'avait rien d'agréable, et à présent que le danger était passé, j'éprouvais une fatigue inouïe aux poignets et aux bras, et je ne sais si c'était illusion ou réalité, mais il me semblait que la barre de fer à laquelle j'étais suspendu, trop faible pour supporter longtemps le poids de mon corps et sans doute minée par la rouille, pliait et se courbait lentement, s'inclinant imperceptiblement vers l'abîme.

«Je devais donc me hâter.

«Le silence le plus complet régnait au sommet de la tour.

«Combinant les efforts que j'avais à faire, je levai la tête pour calculer la distance qui me séparait du faîte de la muraille.

«Le capitaine, nonchalamment appuyé sur le rebord de la plate-forme, fixait sur moi ses yeux fauves, et me regardait en souriant avec ironie.

«Ah! ha! fit-il.

«—Démon!» m'écriai-je avec rage.

«Sans me répondre, le Niño se pencha au dehors pour me saisir.

«Lâchant d'une main la barre qui me soutenait dans l'espace, je pris un des pistolets que j'avais mis tout armés à ma ceinture....

«Tu ne m'échapperas pas, compagnon, dit le bandit en ricanant.

«—Oh! je te tuerai!» murmurai-je en l'ajustant avec mon pistolet.

«En ce moment je sentis la barre qui se courbait, ma main glissa, je laissai échapper mon arme, et, par un effort suprême, je parvins à me cramponner des deux mains à cette barre maudite, qui pliait, pliait toujours.

«Oh! m'écriai-je avec désespoir, tout plutôt qu'une telle mort!»

«Et, me roidissant avec une force surhumaine, je m'élançai pour atteindre le faîte de la muraille.

«Non! dit le capitaine avec un rire aigre et strident, tu mourras là comme un chien!»

«Et il me repoussa au dehors.

«Il se passa alors en moi quelque chose d'épouvantable; j'eus un moment d'angoisse terrible. La barre, devenue trop verticale, ne put me soutenir plus longtemps; malgré mes efforts frénétiques et désespérés, je sentis mes doigts crispés glisser lentement le long du fer, j'entendis un rire infernal, poussé sans doute par le bandit qui jouissait de mon supplice; alors, perdant tout espoir, je fermai les yeux pour ne pas voir le gouffre affreux dans lequel j'allais être précipité, et...

«—Et?... s'écrièrent tous mes auditeurs, intéressés au dernier point, et ne comprenant pas pourquoi je m'arrêtais.

«—Et je m'éveillai, messieurs, continuai-je, car tout ceci n'était qu'un rêve. Échauffé par mes nombreuses libations du soir, je m'étais endormi en sortant de Cadix, et la tête pleine d'histoires de voleurs, j'avais rêvé tout ce que je viens de vous raconter, tandis que non cheval, qui, heureusement pour moi, ne dormait pas et connaissait son chemin sur le bout du doigt, m'avait tout doucement conduit jusqu'à ma maison, à la porte de laquelle il s'était arrêté, ce qui m'avait réveillé en sursaut, et, grâce à Dieu, débarrassé de l'épouvantable cauchemar qui me tourmentait depuis plus de deux heures.»


LA CRÉATION

D'APRÈS LES INDIENS TÉHUELS

Il y a environ un an j'assistai à la Naca, c'est-à-dire la fête de la coupe des cheveux, dans le principal village du Grand-Lièvre; cette cérémonie, l'une des plus anciennes et des plus révérées des Indiens Téhuels, qui se prétendent descendus des Incas, se célèbre tous les ans vers la moitié du mois de janvier, qu'ils nomment ouwikari-oni, mois de valeur.

Le jour désigné pour la cérémonie, à l'endit-ha[1], les guerriers se rassemblèrent devant la hutte de la prière, tenant sur leurs bras les papous[2] âgés d'un an révolu, et restèrent plongés dans un profond recueillement jusqu'au moment où le soleil se leva radieux à l'horizon.

Alors les conques, les fifres, les chichikoués, en un mot, tous les instruments de musique indiens commencèrent à la fois un affreux charivari destiné à saluer l'apparition de l'astre du jour.

Le sayotkatta[3], vieillard vénérable, courbé par l'âge et les infirmités, sortit de la case, bénit les assistants, et se plaça debout devant la porte entre le totem et le calumet.

Le totem, ou kekeffiium, est la marque distinctive de chaque tribu, leur signe de ralliement et leur étendard lorsqu'elles sont en guerre.

Le totem représente l'animal emblème de la tribu, chacune ayant le sien propre.

C'est un long bâton avec des plumes de couleurs variées, attachées perpendiculairement de haut en bas; il est porté par le chef de la tribu.

Le calumet est une pipe dont le tuyau est long de quatre, de six, et même souvent de huit pieds; parfois il est rond, mais le plus souvent plat. Il est orné de chevelures humaines, d'animaux peints et de plumes d'oiseau et de porc-épic. Le fourneau du calumet est en marbre rouge ou blanc.

Comme c'est un instrument sacré, il ne doit jamais toucher la terre; aussi est-il, quand on ne s'en sert pas, placé sur deux bâtons fichés en terre dont les extrémités sont en forme de fourche.

L'on charge ordinairement de porter le calumet un guerrier renommé que des blessures graves empêchent de faire la guerre; sa personne est inviolable comme celle des anciens hérauts d'armes.

Le grand prêtre prit l'un après l'autre les enfants dans ses bras, s'inclina devant le totem et le calumet comme s'il les mettait sous la protection de ces deux symboles; puis, avec son couteau à scalper, il coupa à chacune de ces innocentes créatures une petite mèche de cheveux sur laquelle il prononça certaines paroles, et qu'il brûla immédiatement à la flamme d'un réchaud tenu par un prêtre d'un rang inférieur, dont il était suivi.

Puis chaque enfant reçut un nom approprié à quelque circonstance particulière qui lui arriva ce jour-là.

Ainsi l'histoire du Pérou rapporte que le septième Inca fut appelé Yaguar-Huacar, pleureur de sang, parce que, au moment de la cérémonie, l'on vit des gouttes de sang découler de ses yeux, et Huascar, le quatorzième Inca, fut ainsi nommé parce que les ulmenes[4], lui firent présent d'une chaîne d'or appelée huasca.

Dès que les noms furent donnés, le sayotkatta se tourna vers la natte de feu[5], fit une courte prière à laquelle se joignirent les guerriers, puis il rentra dans la hutte de la prière, et les danses commencèrent accompagnées de copieuses libations de chicha[6] conservée pour cette occasion.

Au coucher du soleil, tous les enfants furent portés dans la hutte de la prière, où ils devaient passer la nuit; le sayotkatta sortit de sa poitrine un de ces colliers de coquillages entremêlés de perles qui servent de livres aux Indiens et forment les archives de la nation. Il s'accroupit sur le seuil de la cabane et les guerriers se groupèrent en silence autour de lui pour écouter les instructions qu'il se préparait à leur donner.

Les simples paroles de ce vieillard, prononcées d'un accent onctueux, doux et persuasif, en face de cette nature puissante, majestueuse et grandiose, pour ces hommes à l'organisation de feu, au cœur droit et aux instincts bons et crédules, que la civilisation n'a pas encore flétris de son souffle empoisonné, produisirent sur moi un effet qu'il m'est aujourd'hui encore impossible de m'expliquer, et me causèrent une sensation étrange, mêlée de plaisir et de peine dont je ne pus me rendre compte, mais qui, malgré moi, mouilla mes yeux et me rendit heureux pendant quelques minutes.

«Au commencement des âges, dit le sayotkatta en faisant filer entre ses doigts les grains du collier, le monde n'existait pas; Guatèchù[7] planait seul sur l'immensité, jetant parfois un regard de mépris sur six hommes rebelles, génies déchus, rejetés par lui de l'Eskennane[8], et qui, ballotés au gré des vent, vaguaient sans but sur les nuages.

«Ces hommes étaient tristes, car ils comprenaient qu'abandonnés par Guatèchù, leur race ne tarderait pas à disparaître.

Un jour que, plus sombres et plus abattus que de coutume, ils se trouvaient réunis sur une nuée, suivant d'un œil mélancolique le vol audacieux des oiseaux vers les régions éthérées, Maboya[9], le tokki[10] des génies rebelles, parut tout à coup devant eux.

«—Pourquoi désespérer, leur dit-il, hommes au cœur de gazelle? votre sort est dans vos mains; reprenez courage, je viens à votre secours, et, si vous voulez suivre mon conseil, non-seulement votre race ne s'éteindra pas, mais encore elle deviendra plus puissante que Guatèchù lui-même.

«A ces paroles de l'esprit du mal, les hommes sentirent l'espérance renaître dans leur cœur, et ils le pressèrent de s'expliquer.

«Maboya sourit de son rire nerveux et caustique, qui fige de terreur la moelle dans les os, et continua ainsi:

«Guatèchù possède dans l'Eskennane une créature dont les yeux brillent comme des étoiles, et dont le corps est plus beau qu'un rayon de soleil glissant sur les nuages; cette créature, appelée femme, est destinée à perpétuer votre race; Guatèchù le sait aussi, il la surveille avec le plus grand soin, car il se repent de vous avoir créés, et il veut que vous disparaissiez du nombre des êtres.

«Que l'un de vous, le plus beau, le plus adroit et le plus entreprenant s'introduise dans l'Eskennane et séduise la femme, alors vous serez sauvés. J'ai dit.»

«Les hommes, demeurés seuls, sentirent fermenter en eux les conseils pernicieux du démon; ils réfléchirent pendant de longues heures à ce qu'ils venaient d'entendre, et résolurent enfin de charger le Petit-Loup de la mission difficile de séduire la femme.

«Ils commencèrent alors à entasser les nuées les unes sur les autres, afin d'escalader le ciel.

«Mais Guatèchù riait de leurs vains efforts, et, de son souffle puissant, les rejetait dans l'abîme chaque fois qu'ils se croyaient près d'atteindre leur but.

«Qui peut dire combien de lunes dura cette lutte insensée des hommes contre Dieu, et combien de siècles elle aurait duré encore, si les oiseaux du ciel, émus de compassion, n'avaient résolu d'y mettre un terme.

«Ils se réunirent en une troupe innombrable, et, sur leurs ailes étendues, ils enlevèrent le Petit-Loup dans l'Eskennane.

«Une fois dans ce lieu de délices, l'homme, ému malgré lui par la majesté divine qui éclatait de toutes parts à ses yeux, tomba à deux genoux et resta en adoration pendant la nuit entière.

«Au lever du soleil, il se releva, le cœur raffermi par la prière, et résolu à tout entreprendre pour sauver sa race.

«Devant lui s'élevait la hutte habitée par la femme.

«Le Petit-Loup réfléchit que, probablement, elle ne tarderait pas à sortir pour remplir à une source peu éloignée la cruche destinée à ses ablutions du matin; alors il se cacha derrière le tronc d'un gigantesque nopal, et, l'œil fixé sur la hutte, le cœur rempli de crainte et d'espoir, il attendit.

«Au bout de deux heures, la femme sortit, portant une cruche sur son épaule et se dirigeant vers la source, l'air rêveur et le pas incertain.

«Le Petit-Loup la laissa s'approcher jusqu'à une faible distance de l'endroit où il se cachait, et alors, paraissant tout à coup devant elle, il se jeta à ses pieds en implorant son amour.

«La femme, effrayée à cette apparition subite d'un être inconnu, recula en poussant un grand cri, et voulut prendre la fuite.

«Mais le Petit-Loup la retint par sa robe de bison, et lui parla d'une voix si douce et si persuasive, que la femme, émue malgré elle, finit par l'écouter en souriant.

«Cependant, quelque pressantes que fussent les prières de l'homme, la femme ne voulait pas consentir à le suivre, et le Petit-Loup désespérait de vaincre sa résistance, lorsqu'il se souvint d'une petite boîte en écorce de chêne-liège pleine de graisse d'ours gris qu'il portait sur lui.

«A la vue de la graisse d'ours gris, la chose la plus précieuse qui existe, la femme ne se sentit pas le courage de résister plus longtemps. Honteuse et heureuse à la fois de sa défaite, elle cacha son visage dans le sein de l'homme, et pleura en se donnant à lui pour toujours.

«A cet instant, la voix terrible de Guatèchù résonna comme un tonnerre lointain dans l'Eskennane.

«Les deux amants, effrayés de l'énormité de leur faute, se cachèrent, éperdus, croyant pouvoir échapper au regard puissant du grand être.

«Mais il ne tarda pas à les découvrir; à l'aspect des coupables, un sourire d'une tristesse infinie obscurcit la face du Créateur; deux larmes jaillirent de ses yeux, et, sans leur adresser un mot de reproche, il les lança dans l'espace.

«Déjà depuis neuf jours et neuf nuits l'homme et la femme tombaient à travers les astres qui tressaillaient d'épouvante à la vue de cette chute incommensurable, lorsque la grande tortue de mer eut pitié des deux misérables, et, venant à la surface des grandes eaux, se glissa sous leurs pieds et les maintint immobiles.

«Alors le castor et la loutre prirent de la vase, du gravier et de la boue, en formèrent un ciment, et commencèrent à le coller sans relâche autour de l'écaillé de la tortue; ils travaillèrent tant, qu'ils finirent par former la terre ainsi qu'elle existe aujourd'hui.

«Voici pourquoi la tortue est sainte et révérée, car elle est le centre du monde, et son écaille le soutient.

«Nos premiers ancêtres sauvés par la tortue lui firent l'offrande de leurs chevelures.

«Telle est guerriers téhuels, l'histoire de la création du monde ainsi que nos pères nous l'ont enseignée d'âge en âge; révérons leur sagesse, et ne discutons pas leur croyance, que nous devons vénérer.»


Après avoir parlé ainsi aux Indiens attentifs, le vieillard serra son collier dans sa poitrine, ramena un pan de sa robe de bison sur son visage, et tomba dans une profonde rêverie.

Alors il se fit un silence solennel, troublé seulement par le frémissement du vent à travers les arbres et le chant plaintif de la hulotte bleue qui annonçait les premières ombres de la nuit.


TABLE DES MATIÈRES

A M. Ernest Manceaux.

LE LION DU DÉSERT.

I.Le rancho.
II.Les chasseurs de bison.
III.El vado.
IV.La grotte du Sayotkatta.
V.Le tremblement de terre.
VI.La colline de l'Oiseau-Noir.
VII.Néculpangue.
VIII.La chasse aux élans.
IX.La loi des prairies.

UNE NUIT DE MEXICO.

UNE CHASSE AUX ABEILLES.

LE PASSEUR DE NUIT.

I.Le guide.
II.Le voyage.
III.Sur l'eau.

LA TOUR DES HIBOUX.

LA CRÉATION.

*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 43923 ***