The Project Gutenberg EBook of Molière, tome deuxième, by Molière

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Title: Molière, tome deuxième
       Oeuvres complètes de J.-B. Poquelin Molière

Author: Jean-Baptiste Poquelin Molière

Editor: Philarète Chasles

Release Date: August 22, 2013 [EBook #43535]

Language: French

Character set encoding: ISO-8859-1

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Au lecteur


ŒUVRES COMPLÈTES

DE J.-B. POQUELIN

MOLIÈRE

NOUVELLE ÉDITION

PAR

M. PHILARÈTE CHASLES

PROFESSEUR AU COLLÉGE DE FRANCE

«Chaque homme de plus qui sait lire est un lecteur de plus pour Molière».

Sainte-Beuve.


TOME DEUXIÈME

PARIS

CALMANN LÉVY, ÉDITEUR

ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES

3, RUE AUBER, 3

1888

Droits de reproduction et de traduction réservés


E. COLIN—IMPRIMERIE DE LAGNY


TABLE DES MATIÈRES


1

DEUXIÈME ÉPOQUE

1659—1664

(SUITE)


L'ÉCOLE DES MARIS

COMÉDIE

REPRÉSENTÉE POUR LA PREMIÈRE FOIS, A PARIS, LE 4 JUIN 1661 SUR LE THÉATRE DU PALAIS-ROYAL.

Molière touche à sa quarantième année. Encore meurtri de l'échec subi par son drame espagnol, il est sur le point d'épouser Armande Béjart, coquette qui n'a pas dix-sept ans, et il médite une nouvelle œuvre.

Celle-ci sera toute en faveur de la jeunesse et de ses penchants, d'une liberté morale plus large que par le passé, d'une indulgence plus facile envers les femmes. Il plaidera, contre la vieille austérité bourgeoise, la cause de la nouvelle cour, amoureuse des bals, des divertissements et des fêtes; il rira des vains efforts de la vieillesse hargneuse, pour dompter l'ardente adolescence et réprimer ses libres essors.

2

Déjà Térence, dans ses Adelphes, avait soutenu la même thèse et opposé l'un à l'autre deux frères; l'un dont la bénévole indulgence réussit à tout, l'autre dont on déjoue sans peine la prévoyance chagrine et le despotisme bourru. Après lui, le metteur en œuvre des fabliaux du moyen âge, celui qui donnera un caractère d'élégante immoralité aux «archives immortelles des malices du sexe,» Boccace, avait montré une jeune femme éprise d'un adolescent, surveillée par sa famille, et qui, pour faire connaître son amour à celui qu'elle préfère, charge un confesseur de l'inviter à cesser des poursuites qu'il n'a pas commencées[1]. Après Boccace, Lope de Vega, le vrai créateur du théâtre espagnol, à la fin du XVIe siècle, s'empare de la donnée; ne pouvant jeter sur la scène de son pays un prêtre si peu orthodoxe, il change la condition des personnages; son héroïne, femme intrépide, adresse la même confidence au père de celui qu'elle veut avertir. L'œuvre médiocre d'un dramaturge de la même nation, Moreto, offre encore cette situation modifiée, mais non plus morale. On la retrouve enfin dans une imitation française de Dorimont, la Femme industrieuse, pièce absurde, jouée sur le théâtre de Mademoiselle vers le commencement de l'année 1661.

Ni la Discreta Enamorada (l'Amoureuse avisée) de Lope de Vega, ni la pièce de Moreto, No se puede gardar una mujer (Garder une femme, chose impossible), ne sont des œuvres définitives. Molière réunit ces éléments, les concentre, les groupe et leur imprime une forme solide, une personnalité passionnée. Au centre de son œuvre, et comme but du ridicule, il place un personnage de l'ancien régime, c'est-à-dire du temps de Henri IV: vêtu comme Sully, au pourpoint large, aux culottes serrées; professant l'indépendante brusquerie du langage et des actes; hargneux, quinteux, désobligeant, n'aimant ni à recevoir ni à rendre les coups de chapeau; prétendant vivre à sa mode et se refuser aux avances de la société nouvelle; égoïste, d'ailleurs, et se servant de la morale 3 comme d'une arme utile à ses penchants: c'est Sganarelle. Son antagoniste est l'homme du monde, élève et propagateur d'une philosophie modérée et d'une indulgence raisonnable, Ariste, son frère, qui défend les droits de la jeunesse et de l'amour et que l'on prendrait volontiers pour l'ombre philosophique de Gassendi.

L'œuvre était presque achevée, et Molière cherchait son dénoûment, lorsque la vive et espiègle enfant qu'il avait vue grandir et dont il raffolait dans son âge mûr, Armande Béjart, entra, dit-on, dans la chambre du poëte, y prit refuge, se plaignit des jalousies et des tyrannies de sa sœur aînée, et déclara fièrement qu'elle ne sortirait de chez Molière qu'avec la promesse solennelle d'un mariage prochain. Molière s'engagea. Sa destinée était fixée, le malheur de sa vie était décidé; mais il avait trouvé son dénoûment: c'est exactement celui de l'œuvre nouvelle.

On s'étonne souvent de l'érudition de Molière, de la persistante multiplicité des études qui durent concourir à chacune de ses œuvres. Il faut s'étonner davantage de la cruelle audace avec laquelle il opérait sur lui-même, faisait de sa propre vie l'aliment de son théâtre et transportait (comme on le disait alors) sur la scène «tout son domestique,» fautes, passions, espérances, douleurs et remords de sa vie morale. Nous verrons tour à tour apparaître (dans le Misanthrope et sous le nom d'Élise) la bonne mademoiselle Debrie, qui l'avait consolé; dans dix autres pièces la jalouse sœur, Madeleine Béjart; partout, sous la forme variée d'Henriette, de Célimène, de Psyché, la jeune et brillante enfant qu'il allait épouser pour son malheur. C'est ici sa première apparition. Elle est Agnès, dangereuse ignorante, pupille ingénue et maligne, Rosine anticipée d'un tuteur qui deviendra Bartholo sous la plume de Beaumarchais et qui est Molière en 1661.

Ce fut encore un incomparable succès. Cette jeune cour trouva naturel qu'on prit la défense d'une honnête et douce liberté. Chacun allait bientôt s'intéresser à la fragilité touchante de mademoiselle de la Vallière. Racine 4 préparait ses délicats chefs-d'œuvre. Les plus sages de la cour, les modérés, se retrouvaient dans Ariste; l'homme à boutades, Molière, le tuteur quinteux, fut la risée de tous.

Douze jours après la première représentation de l'œuvre sur le théâtre du Palais-Royal, Molière et sa troupe durent se rendre aux ordres du surintendant Fouquet, ou, comme le disaient ses amies les Précieuses, du grand Cléonime, qui recevait dans les jardins de son magnifique château de Vaux, Monsieur, Madame et Henriette, reine d'Angleterre. Après avoir traité magnifiquement

«. . . . . les personnes royales
»Dans cette superbe maison,
»Admirable en toute saison;
»Après qu'on eut, de plusieurs tables,
»Desservi cent mets délectables,
»Tous confits en friants appas
»Qu'ici je ne dénombre pas;
»Outre concerts et mélodie,
»On leur donna la comédie,
»Sçavoir l'École des maris,
»Charme à présent de tout Paris
[2]

De Visé lui-même, le critique acharné, convint, dans son journal, que la pièce «si elle avait eu cinq actes, aurait bien pu passer à la postérité.»

L'échec de Don Garcie était réparé. Molière était l'homme du demi-siècle qui commençait. Quant au but moral, que les critiques ont cherché dans l'œuvre nouvelle, craignons de nous engager sur leurs traces. Ne prétendons ni le découvrir ni le regretter. L'École des maris, sachons-le bien, n'est ni un sermon, ni une œuvre didactique. Hélas! c'est la vie.

5


A MONSEIGNEUR
LE DUC D'ORLÉANS
FRÈRE UNIQUE DU ROI[3]

Monseigneur,

Je fais voir ici, à la France, des choses bien peu proportionnées. Il n'est rien de si grand et de si superbe que le nom que je mets à la tête de ce livre, et rien de plus bas[4] que ce qu'il contient. Tout le monde trouvera cet assemblage étrange; et quelques-uns pourront bien dire, pour en exprimer l'inégalité, que c'est poser une couronne de perles et de diamants sur une statue de terre, et faire entrer par des portiques magnifiques et des arcs triomphaux superbes dans une méchante cabane. Mais, Monseigneur, ce qui doit me servir d'excuse, c'est qu'en cette aventure je n'ai eu aucun choix à faire, et que l'honneur que j'ai d'être à Votre Altesse Royale m'a imposé une nécessité absolue de lui dédier le premier ouvrage que je mets de moi-même au jour[5]. Ce n'est pas un présent que je lui fais, c'est un devoir dont je m'acquitte; et les hommages ne sont jamais regardés par les choses qu'ils portent. J'ai donc osé, Monseigneur, dédier une bagatelle à Votre Altesse Royale, parce que je n'ai pu m'en dispenser; et, si je me dispense ici de m'étendre sur les belles et glorieuses vérités qu'on pourrait dire d'elle, c'est par la juste appréhension que ces grandes idées ne fissent éclater encore davantage la bassesse de mon offrande. Je me suis imposé silence pour trouver un endroit plus propre à placer de si belles choses; et tout ce que j'ai prétendu dans cette épître, c'est de justifier mon action à 6 toute la France, et d'avoir cette gloire de vous dire à vous-même, Monseigneur, avec toute la soumission possible, que je suis,

De Votre Altesse Royale,

Le très-humble, très-obéissant et très-fidèle serviteur,

J. B. P. Molière.


PERSONNAGES     ACTEURS
SGANARELLE, } frères. Molière.
ARISTE,[6] L'Espy.
ISABELLE, } sœurs. Mlle Debrie.
LÉONOR, A. Béjart.
LISETTE, suivante de Léonor. Mme Béjart.
VALÈRE, amant d'Isabelle. La Grange.
ERGASTE, valet de Valère. Duparc.
UN COMMISSAIRE. Debrie.
UN NOTAIRE.  
La scène est à Paris, sur une place publique.

ACTE PREMIER

SCÈNE I.—SGANARELLE, ARISTE.

SGANARELLE.

Mon frère, s'il vous plaît, ne discourons point tant,
Et que chacun de nous vive comme il l'entend.
Bien que sur moi des ans vous ayez l'avantage,
Et soyez assez vieux pour devoir être sage,
Je vous dirai pourtant que mes intentions
Sont de ne prendre point de vos corrections;
Que j'ai pour tout conseil ma fantaisie à suivre,
Et me trouve fort bien de ma façon de vivre.

7

ARISTE.

Mais chacun la condamne.

SGANARELLE.

Oui, des fous comme vous,
Mon frère.

ARISTE.

Grand merci, le compliment est doux!

SGANARELLE.

Je voudrais bien savoir, puisqu'il faut tout entendre,
Ce que ces beaux censeurs en moi peuvent reprendre.

ARISTE.

Cette farouche humeur, dont la sévérité
Fuit toutes les douceurs de la société,
A tous vos procédés inspire un air bizarre,
Et, jusques à l'habit, rend tout chez vous barbare.

SGANARELLE.

Il est vrai qu'à la mode il faut m'assujettir,
Et ce n'est pas pour moi que je me dois vêtir.
Ne voudriez-vous point, par vos belles sornettes,
Monsieur mon frère aîné, car, Dieu merci, vous l'êtes
D'une vingtaine d'ans, à ne vous rien celer,
Et cela ne vaut pas la peine d'en parler;
Ne voudriez-vous point, dis-je, sur ces matières,
De vos jeunes muguets[7] m'inspirer les manières?
M'obliger à porter de ces petits chapeaux
Qui laissent éventer leurs débiles cerveaux;
Et de ces blonds cheveux, de qui la vaste enflure
Des visages humains offusque la figure[8]?
De ces petits pourpoints sous les bras se perdans?
Et de ces grands collets jusqu'au nombril pendans?
De ces manches qu'à table on voit tâter les sauces?
Et de ces cotillons appelés hauts-de-chausses?
De ces souliers mignons, de rubans revêtus,
Qui vous font ressembler à des pigeons pattus?
8 Et de ces grands canons où, comme en des entraves,
On met tous les matins ses deux jambes esclaves,
Et par qui nous voyons ces messieurs les galans
Marcher écarquillés ainsi que des volans[9]?
Je vous plairois, sans doute, équipé de la sorte?
Et je vous vois porter les sottises qu'on porte.

ARISTE.

Toujours au plus grand nombre on doit s'accommoder,
Et jamais il ne faut se faire regarder.
L'un et l'autre excès choque, et tout homme bien sage
Doit faire des habits ainsi que du langage,
N'y rien trop affecter, et, sans empressement,
Suivre ce que l'usage y fait de changement.
Mon sentiment n'est pas qu'on prenne la méthode
De ceux qu'on voit toujours renchérir sur la mode,
Et qui, dans cet excès dont ils sont amoureux,
Seroient fâchés qu'un autre eût été plus loin qu'eux;
Mais je tiens qu'il est mal, sur quoi que l'on se fonde,
De fuir obstinément ce que suit tout le monde,
Et qu'il vaut mieux souffrir d'être au nombre des fous
Que du sage parti se voir seul contre tous.

SGANARELLE.

Cela sent son vieillard, qui, pour en faire accroire,
Cache ses cheveux blancs d'une perruque noire.

ARISTE.

C'est un étrange fait[10] du soin que vous prenez
A me venir toujours jeter mon âge au nez;
Et qu'il faille qu'en moi sans cesse je vous voie
Blâmer l'ajustement, aussi bien que la joie:
Comme si, condamnée à ne plus rien chérir,
La vieillesse devoit ne songer qu'à mourir,
Et d'assez de laideur n'est[11] pas accompagnée,
Sans se tenir encor malpropre et rechignée.

9

SGANARELLE.

Quoi qu'il en soit, je suis attaché fortement
A ne démordre point de mon habillement.
Je veux une coiffure, en dépit de la mode,
Sous qui toute ma tête ait un abri commode,
Un bon pourpoint[12] bien long, et fermé comme il faut,
Qui, pour bien digérer, tienne l'estomac chaud;
Un haut-de-chausse[13] fait justement pour ma cuisse;
Des souliers où mes pieds ne soient point au supplice,
Ainsi qu'en ont usé sagement nos aïeux:
Et qui me trouve mal n'a qu'à fermer les yeux.

SCÈNE II.—LÉON, ISABELLE, LISETTE, ARISTE ET SGANARELLE, parlant bas ensemble, sur le devant du théâtre, sans être aperçus.

LÉONOR, à Isabelle.

Je me charge de tout, en cas que l'on vous gronde.

LISETTE, à Isabelle.

Toujours dans une chambre à ne point voir le monde?

ISABELLE.

Il est ainsi bâti.

LÉONOR.

Je vous en plains, ma sœur.

LISETTE, à Léonor.

Bien vous prend que son frère ait tout une autre humeur,
Madame; et le destin vous fut bien favorable
En vous faisant tomber aux mains du raisonnable.

ISABELLE.

C'est un miracle encor qu'il ne m'ait aujourd'hui
Enfermée à la clef, ou menée avec lui.

10

LISETTE.

Ma foi, je l'envoierais[14] au diable avec sa fraise[15],
Et...

SGANARELLE, heurté par Lisette.

Où donc allez-vous, qu'il ne vous en déplaise?

LÉONOR.

Nous ne savons encore, et je pressois ma sœur
De venir du beau temps respirer la douceur:
Mais...

SGANARELLE, à Léonor.

Pour vous, vous pouvez aller où bon vous semble.
Montrant Lisette.
Vous n'avez qu'à courir, vous voilà deux ensemble.
A Isabelle.
Mais vous, je vous défends, s'il vous plaît, de sortir.

ARISTE.

Eh! laissez-les, mon frère, aller se divertir.

SGANARELLE.

Je suis votre valet, mon frère.

ARISTE.

La jeunesse
Veut...

SGANARELLE.

La jeunesse est sotte, et parfois la vieillesse.

ARISTE.

Croyez-vous qu'elle est mal d'être avec Léonor?

SGANARELLE.

Non pas; mais avec moi je la crois mieux encor.

ARISTE.

Mais...

SGANARELLE.

Mais ses actions de moi doivent dépendre,
Et je sais l'intérêt enfin que j'y dois prendre.

11

ARISTE.

A celles de sa sœur ai-je un moindre intérêt?

SGANARELLE.

Mon Dieu! chacun raisonne et fait comme il lui plaît.
Elles sont sans parens, et notre ami leur père
Nous commit leur conduite à son heure dernière;
Et, nous chargeant tous deux, ou de les épouser,
Ou, sur notre refus, un jour d'en disposer,
Sur elles, par contrat, nous sut, dès leur enfance,
Et de père et d'époux donner pleine puissance;
D'élever celle-là vous prîtes le souci,
Et moi je me chargeai du soin de celle-ci;
Selon vos volontés vous gouvernez la vôtre,
Laissez-moi, je vous prie, à mon gré régir l'autre.

ARISTE.

Il me semble...

SGANARELLE.

Il me semble, et je le dis tout haut,
Que sur un tel sujet c'est parler comme il faut.
Vous souffrez que la vôtre aille leste et pimpante,
Je le veux bien: qu'elle ait et laquais et suivante,
J'y consens: qu'elle coure, aime l'oisiveté,
Et soit des damoiseaux fleurée en liberté,
J'en suis fort satisfait; mais j'entends que la mienne
Vive à ma fantaisie, et non pas à la sienne;
Que d'une serge honnête elle ait son vêtement,
Et ne porte le noir qu'aux bons jours seulement;
Qu'enfermée au logis, en personne bien sage,
Elle s'applique toute aux choses du ménage,
A recoudre mon linge aux heures de loisir,
Ou bien à tricoter quelques bas par plaisir;
Qu'aux discours des muguets elle ferme l'oreille,
Et ne sorte jamais sans avoir qui la veille.
Enfin la chair est foible, et j'entends tous les bruits.
Je ne veux point porter de cornes, si je puis;
Et comme à m'épouser sa fortune l'appelle,
Je prétends, corps pour corps, pouvoir répondre d'elle.

12

ISABELLE.

Vous n'avez pas sujet, que je crois...

SGANARELLE.

Taisez-vous.
Je vous apprendrai bien s'il faut sortir sans nous.

LÉONOR.

Quoi donc, monsieur?

SGANARELLE.

Mon Dieu! madame, sans langage,
Je ne vous parle pas, car vous êtes trop sage.

LÉONOR.

Voyez-vous Isabelle avec nous à regret?

SGANARELLE.

Oui, vous me la gâtez, puisqu'il faut parler net.
Vos visites ici ne font que me déplaire,
Et vous m'obligerez de ne nous en plus faire.

LÉONOR.

Voulez-vous que mon cœur vous parle net aussi?
J'ignore de quel œil elle voit tout ceci;
Mais je sais ce qu'en moi feroit la défiance,
Et, quoiqu'un même sang nous ait donné naissance,
Nous sommes bien peu sœurs, s'il faut que chaque jour
Vos manières d'agir lui donnent de l'amour.

LISETTE.

En effet, tous ces soins sont des choses infâmes.
Sommes-nous chez les Turcs, pour renfermer les femmes?
Car on dit qu'on les tient esclaves en ce lieu,
Et que c'est pour cela qu'ils sont maudits de Dieu.
Notre honneur est, monsieur, bien sujet à foiblesse,
S'il faut qu'il ait besoin qu'on le garde sans cesse.
Pensez-vous, après tout, que ces précautions
Servent de quelque obstacle à nos intentions?
Et, quand nous nous mettons quelque chose à la tête,
Que l'homme le plus fin ne soit pas une bête?
Toutes ces gardes-là[16] sont visions de fous;
Le plus sûr est, ma foi, de se fier en nous;
13 Qui nous gêne se met en un péril extrême,
Et toujours notre honneur veut se garder lui-même.
C'est nous inspirer presque un désir de pécher,
Que montrer tant de soin de nous en empêcher;
Et, si par un mari je me voyois contrainte,
J'aurois fort grande pente à confirmer sa crainte.

SGANARELLE, à Ariste.

Voilà, beau précepteur, votre éducation.
Et vous souffrez cela sans nulle émotion?

ARISTE.

Mon frère, son discours ne doit que faire rire;
Elle a quelque raison en ce qu'elle veut dire.
Leur sexe aime à jouir d'un peu de liberté;
On le retient fort mal par tant d'austérité;
Et les soins défians, les verrous et les grilles,
Ne font pas la vertu des femmes ni des filles:
C'est l'honneur qui les doit tenir dans le devoir,
Non la sévérité que nous leur faisons voir.
C'est une étrange chose, à vous parler sans feinte,
Qu'une femme qui n'est sage que par contrainte.
En vain sur tous ses pas nous prétendons régner,
Je trouve que le cœur est ce qu'il faut gagner;
Et je ne tiendrais, moi, quelque soin qu'on se donne,
Mon honneur guère sûr aux mains d'une personne
A qui, dans les désirs qui pourraient l'assaillir,
Il ne manquerait rien qu'un moyen de faillir.

SGANARELLE.

Chansons que tout cela!

ARISTE.

Soit; mais je tiens sans cesse
Qu'il nous faut en riant instruire la jeunesse,
Reprendre ses défauts avec grande douceur,
Et du nom de vertu ne lui point faire peur.
Mes soins pour Léonor ont suivi ces maximes,
Des moindres libertés je n'ai point fait des crimes;
A ses jeunes désirs j'ai toujours consenti,
Et je ne m'en suis point, grâce au ciel, repenti.
14 J'ai souffert qu'elle ait vu les belles compagnies,
Les divertissements, les bals, les comédies;
Ce sont choses, pour moi, que je tiens de tout temps
Fort propres à former l'esprit des jeunes gens;
Et l'école du monde, en l'air dont il faut vivre,
Instruit mieux à mon gré que ne fait aucun livre.
Elle aime à dépenser en habits, linge, et nœuds[17];
Que voulez-vous? Je tâche à contenter ses vœux;
Et ce sont des plaisirs qu'on peut, dans nos familles,
Lorsque l'on a du bien, permettre aux jeunes filles.
Un ordre paternel l'oblige à m'épouser;
Mais mon dessein n'est pas de la tyranniser.
Je sais bien que nos ans ne se rapportent guère,
Et je laisse à son choix liberté tout entière.
Si quatre mille écus de rente bien venans,
Une grande tendresse et des soins complaisans,
Peuvent, à son avis, pour un tel mariage,
Réparer entre nous l'inégalité d'âge,
Elle peut m'épouser; sinon, choisir ailleurs.
Je consens que sans moi ses destins soient meilleurs;
Et j'aime mieux la voir sous un autre hyménée
Que si contre son gré sa main m'était donnée.

SGANARELLE.

Eh! qu'il est doucereux! c'est tout sucre et tout miel!

ARISTE.

Enfin, c'est mon humeur, et j'en rends grâce au ciel.
Je ne suivrois jamais ces maximes sévères
Qui font que des enfans comptent les jours des pères.

SGANARELLE.

Mais ce qu'en la jeunesse on prend de liberté
Ne se retranche pas avec facilité;
Et tous ses sentiments suivront mal votre envie
Quand il faudra changer sa manière de vie.

ARISTE.

Et pourquoi la changer?

15

SGANARELLE.

Pourquoi?

ARISTE.

Oui.

SGANARELLE.

Je ne sai.

ARISTE.

Y voit-on quelque chose où l'honneur soit blessé?

SGANARELLE.

Quoi! si vous l'épousez, elle pourra prétendre
Les mêmes libertés que, fille, on lui voit prendre?

ARISTE.

Pourquoi non?

SGANARELLE.

Vos désirs lui seront complaisans
Jusques à lui laisser et mouches et rubans?

ARISTE.

Sans doute.

SGANARELLE.

A lui souffrir, en cervelle troublée,
De courir tous les bals et les lieux d'assemblée?

ARISTE.

Oui, vraiment.

SGANARELLE.

Et chez vous iront les damoiseaux?

ARISTE.

Et quoi donc?

SGANARELLE.

Qui joueront et donneront cadeaux[18]?

ARISTE.

D'accord.

SGANARELLE.

Et votre femme entendra les fleurettes[19]?

ARISTE.

Fort bien.

16

SGANARELLE.

Et vous verrez ces visites muguettes[20]
D'un œil à témoigner de n'en être point soûl?

ARISTE.

Cela s'entend.

SGANARELLE.

Allez, vous êtes un vieux fou!
A Isabelle.
Rentrez, pour n'ouïr point cette pratique[21] infâme[22].

SCÈNE III.—LÉONOR, LISETTE, ARISTE, SGANARELLE.

ARISTE.

Je veux m'abandonner à la foi de ma femme,
Et prétends toujours vivre ainsi que j'ai vécu.

SGANARELLE.

Que j'aurai de plaisir si l'on le fait cocu!

ARISTE.

J'ignore pour quel sort mon astre m'a fait naître;
Mais je sais que pour vous, si vous manquez de l'être,
On ne vous en doit point imputer le défaut;
Car vos soins pour cela font bien tout ce qu'il faut.

SGANARELLE.

Riez donc, beau rieur. Oh! que cela doit plaire
De voir un goguenard presque sexagénaire!

LÉONOR.

Du sort dont vous parlez je le garantis, moi,
S'il faut que par l'hymen il reçoive ma foi;
Il s'y peut assurer; mais sachez que mon âme
Ne répondrait de rien, si j'étais votre femme.

LISETTE.

C'est conscience à ceux qui s'assurent en nous;
Mais c'est pain bénit[23], certe, à des gens comme vous.
17

SGANARELLE.

Allez, langue maudite et des plus mal apprises!

ARISTE.

Vous vous êtes, mon frère, attiré ces sottises.
Adieu. Changez d'humeur et soyez averti
Que renfermer sa femme est le mauvais parti.
Je suis votre valet.

SGANARELLE.

Je ne suis pas le vôtre.

SCÈNE IV[24].—SGANARELLE.

Oh! que les voilà bien tous formés l'un pour l'autre!
Quelle belle famille! Un vieillard insensé
Qui fait le dameret dans un corps tout cassé;
Une fille maîtresse et coquette suprême;
Des valets impudents: non, la Sagesse même
N'en viendroit pas à bout, perdroit sens et raison
A vouloir corriger une telle maison.
Isabelle pourroit perdre dans ces hantises[25]
Les semences d'honneur qu'avec nous elle a prises;
Et, pour l'en empêcher, dans peu nous prétendons
Lui faire aller revoir nos choux et nos dindons.

SCÈNE V.—SGANARELLE, VALÈRE, ERGASTE.

VALÈRE, dans le fond du théâtre.

Ergaste, le voilà, cet argus que j'abhorre,
Le sévère tuteur de celle que j'adore.

SGANARELLE, se croyant seul.

N'est-ce pas quelque chose enfin de surprenant
Que la corruption des mœurs de maintenant?

VALÈRE.

Je voudrois l'accoster, s'il est en ma puissance,
Et tâcher de lier avec lui connoissance.

18

SGANARELLE, se croyant seul.

Au lieu de voir régner cette sévérité
Qui composoit si bien l'ancienne honnêteté,
La jeunesse en ces lieux, libertine, absolue,
Ne prend...
Valère salue Sganarelle de loin.

VALÈRE.

Il ne voit pas que c'est lui qu'on salue.

ERGASTE.

Son mauvais œil peut-être est de ce côté-ci.
Passons du côté droit.

SGANARELLE, se croyant seul.

Il faut sortir d'ici.
Le séjour de la ville en moi ne peut produire
Que des...

VALÈRE, en s'approchant peu à peu.

Il faut chez lui tâcher de m'introduire.

SGANARELLE, entendant quelque bruit.

Eh! j'ai cru qu'on parloit.
Se croyant seul.
Aux champs, grâces aux cieux,
Les sottises du temps ne blessent point mes yeux.

ERGASTE, à Valère.

Abordez-le.

SGANARELLE, entendant encore du bruit.

Plaît-il?
N'entendant plus rien.
Les oreilles me cornent.
Se croyant seul.
Là, tous les passe-temps de nos filles se bornent...
Il aperçoit Valère qui le salue.
Est-ce à nous?

ERGASTE, à Valère.

Approchez.

SGANARELLE, sans prendre garde à Valère.

Là, nul godelureau[26].
19 Valère le salue encore.
Ne vient... Que diable!...
Il se retourne et voit Ergaste qui le salue de l'autre côté.
Encor? Que de coups de chapeau!

VALÈRE.

Monsieur, un tel abord vous interrompt peut-être?

SGANARELLE.

Cela se peut.

VALÈRE.

Mais quoi! l'honneur de vous connoître
Est un si grand bonheur, est un si doux plaisir,
Que de vous saluer j'avois un grand désir.

SGANARELLE.

Soit.

VALÈRE.

Et de vous venir, mais sans nul artifice,
Assurer que je suis tout à votre service.

SGANARELLE.

Je le crois.

VALÈRE.

J'ai le bien[27] d'être de vos voisins,
Et j'en dois rendre grâce à mes heureux destins.

SGANARELLE.

C'est bien fait.

VALÈRE.

Mais, monsieur, savez-vous les nouvelles
Que l'on dit à la cour, et qu'on tient pour fidèles?

SGANARELLE.

Que m'importe?

VALÈRE.

Il est vrai; mais pour les nouveautés
On peut avoir parfois des curiosités.
Vous irez voir, monsieur, cette magnificence
Que de notre Dauphin prépare la naissance[28]?

20

SGANARELLE.

Si je veux.

VALÈRE.

Avouons que Paris nous fait part
De cent plaisirs charmans qu'on n'a point autre part.
Les provinces auprès sont des lieux solitaires.
A quoi donc passez-vous le temps?

SGANARELLE.

A mes affaires.

VALÈRE.

L'esprit veut du relâche, et succombe parfois
Par trop d'attachement aux sérieux emplois.
Que faites-vous les soirs avant qu'on se retire?

SGANARELLE.

Ce qui me plaît.

VALÈRE.

Sans doute: on ne peut pas mieux dire;
Cette réponse est juste, et le bon sens paraît
A ne vouloir jamais faire que ce qui plaît.
Si je ne vous croyois l'âme trop occupée,
J'irois parfois chez vous passer l'après-soupée.

SGANARELLE.

Serviteur.

SCÈNE VI.—VALÈRE, ERGASTE.

VALÈRE.

Que dis-tu de ce bizarre fou?

ERGASTE.

Il a le repart[29] brusque, et l'accueil loup-garou[30].

VALÈRE.

Ah! j'enrage!

21

ERGASTE.

Et de quoi?

VALÈRE.

De quoi? C'est que j'enrage
De voir celle que j'aime au pouvoir d'un sauvage,
D'un dragon surveillant dont la sévérité
Ne lui laisse jouir d'aucune liberté.

ERGASTE.

C'est ce qui fait[31] pour vous; et sur ces conséquences
Votre amour doit fonder de grandes espérances.
Apprenez, pour avoir votre esprit raffermi,
Qu'une femme qu'on garde est gagnée à demi,
Et que les noirs chagrins des maris ou des pères
Ont toujours du galant avancé les affaires.
Je coquette fort peu, c'est mon moindre talent
Et de profession je ne suis point galant:
Mais j'en ai servi vingt de ces chercheurs de proie,
Qui disoient fort souvent que leur plus grande joie
Était de rencontrer de ces maris fâcheux,
Qui jamais sans gronder ne reviennent chez eux;
De ces brutaux fieffés[32] qui, sans raison ni suite,
De leurs femmes en tout contrôlent la conduite,
Et, du nom de mari fièrement se parans,
Leur rompent en visière[33] aux yeux des soupirans.
On en sait, disent-ils, prendre ses avantages;
Et l'aigreur de la dame à ces sortes d'outrages,
Dont la plaint doucement le complaisant témoin,
Est un champ[34] à pousser les choses assez loin;
22 En un mot, ce vous est une attente assez belle
Que la sévérité du tuteur d'Isabelle.

VALÈRE.

Mais depuis quatre mois que je l'aime ardemment,
Je n'ai pour lui parler pu trouver un moment.

ERGASTE.

L'amour rend inventif; mais vous ne l'êtes guère:
Et si j'avais été...

VALÈRE.

Mais qu'aurais-tu pu faire,
Puisque sans ce brutal on ne la voit jamais;
Et qu'il n'est là dedans servantes ni valets
Dont, par l'appât flatteur de quelque récompense,
Je puisse pour mes feux ménager l'assistance?

ERGASTE.

Elle ne sait donc pas encor que vous l'aimez?

VALÈRE.

C'est un point dont mes vœux ne sont pas informés.
Partout où ce farouche a conduit cette belle,
Elle m'a toujours vu comme une ombre après elle,
Et mes regards aux siens ont tâché chaque jour
De pouvoir expliquer l'excès de mon amour.
Mes yeux ont fort parlé: mais qui me peut apprendre
Si leur langage enfin a su se faire entendre?

ERGASTE.

Ce langage, il est vrai, peut être obscur parfois,
S'il n'a pour truchement l'écriture ou la voix.

VALÈRE.

Que faire pour sortir de cette peine extrême,
Et savoir si la belle a connu que je l'aime?
Dis-m'en quelque moyen.

ERGASTE.

C'est ce qu'il faut trouver:
Entrons un peu chez vous, afin d'y mieux rêver.

23

ACTE II

SCÈNE I.—SGANARELLE, ISABELLE.

SGANARELLE.

Va, je sais la maison, et connais la personne
Aux marques seulement que ta bouche me donne.

ISABELLE, à part.

O ciel! sois-moi propice, et seconde en ce jour
Le stratagème adroit d'une innocente amour!

SGANARELLE.

Dis-tu pas qu'on t'a dit qu'il s'appelle Valère?

ISABELLE.

Oui.

SGANARELLE.

Va, sois en repos, rentre, et me laisse faire.
Je vais parler sur l'heure à ce jeune étourdi.

ISABELLE, en s'en allant.

Je fais, pour une fille, un projet bien hardi;
Mais l'injuste rigueur dont envers moi l'on use
Dans tout esprit bien fait me servira d'excuse.

SCÈNE II.—SGANARELLE.

Il va frapper à sa porte, croyant que c'est celle de Valère.
Ne perdons point de temps; c'est ici. Qui va là?
Bon, je rêve. Holà! dis-je, holà, quelqu'un! holà!
Je ne m'étonne pas, après cette lumière,
S'il y venoit tantôt de si douce manière;
Mais je veux me hâter, et de son fol espoir...

SCÈNE III.—SGANARELLE, VALÈRE, ERGASTE.

SGANARELLE, à Ergaste, qui est sorti brusquement.

Peste soit du gros bœuf, qui, pour me faire choir,
Se vient devant mes pas planter comme une perche!

24

VALÈRE.

Monsieur, j'ai du regret...

SGANARELLE.

Ah! c'est vous que je cherche.

VALÈRE.

Moi, monsieur?

SGANARELLE.

Vous. Valère est-il pas votre nom?

VALÈRE.

Oui.

SGANARELLE.

Je viens vous parler, si vous le trouvez bon.

VALÈRE.

Puis-je être assez heureux pour vous rendre service?

SGANARELLE.

Non. Mais je prétends, moi, vous rendre un bon office,
Et c'est ce qui chez vous prend droit de m'amener.

VALÈRE.

Chez moi, monsieur?

SGANARELLE.

Chez vous. Faut-il tant s'étonner!

VALÈRE.

J'en ai bien du sujet; et mon âme, ravie
De l'honneur...

SGANARELLE.

Laissons-là cet honneur, je vous prie.

VALÈRE.

Voulez-vous pas entrer?

SGANARELLE.

Il n'en est pas besoin.

VALÈRE.

Monsieur, de grâce.

SGANARELLE.

Non, je n'irai pas plus loin.

VALÈRE.

Tant que vous serez là, je ne puis vous entendre.

SGANARELLE.

Moi, je n'en veux bouger.

25

VALÈRE.

Eh bien, il faut se rendre:
Vite, puisque monsieur à cela se résout,
Donnez un siége ici.

SGANARELLE.

Je veux parler debout.

VALÈRE.

Vous souffrir de la sorte!...

SGANARELLE.

Ah! contrainte effroyable!

VALÈRE.

Cette incivilité seroit trop condamnable.

SGANARELLE.

C'en est une que rien ne sauroit égaler,
De n'ouïr pas les gens qui veulent nous parler.

VALÈRE.

Je vous obéis donc.

SGANARELLE.

Vous ne sauriez mieux faire.
Ils font de grandes cérémonies pour se couvrir.
Tant de cérémonies est fort peu nécessaire.
Voulez-vous m'écouter?

VALÈRE.

Sans doute, et de grand cœur.

SGANARELLE.

Savez-vous, dites-moi, que je suis le tuteur
D'une fille assez jeune et passablement belle,
Qui loge en ce quartier et qu'on nomme Isabelle?

VALÈRE.

Oui.

SGANARELLE.

Si vous le savez, je ne vous l'apprends pas.
Mais savez-vous aussi, lui trouvant des appas,
Qu'autrement qu'en tuteur sa personne me touche,
Et qu'elle est destinée à l'honneur de ma couche?

VALÈRE.

Non.

26

SGANARELLE.

Je vous l'apprends donc; et qu'il est à propos
Que vos feux, s'il vous plaît, la laissent en repos.

VALÈRE.

Qui, moi, monsieur?

SGANARELLE.

Oui, vous. Mettons bas toute feinte.

VALÈRE.

Qui vous a dit que j'ai pour elle l'âme atteinte?

SGANARELLE.

Des gens à qui l'on peut donner quelque crédit.

VALÈRE.

Mais encore?

SGANARELLE.

Elle-même.

VALÈRE.

Elle?

SGANARELLE.

Elle. Est-ce assez dit?
Comme une fille honnête, et qui m'aime d'enfance,
Elle vient de m'en faire entière confidence;
Et, de plus, m'a chargé de vous donner avis
Que, depuis que par vous tous ses pas sont suivis,
Son cœur, qu'avec excès votre poursuite outrage,
N'a que trop de vos yeux entendu le langage;
Que vos secrets désirs lui sont assez connus,
Et que c'est vous donner des soucis superflus
De vouloir davantage expliquer une flamme
Qui choque l'amitié que me garde son âme.

VALÈRE.

C'est elle, dites-vous, qui de sa part vous fait...

SGANARELLE.

Oui, vous venir donner cet avis franc et net;
Et qu'ayant vu l'ardeur dont votre âme est blessée,
Elle vous eût plus tôt fait savoir sa pensée,
Si son cœur avoit eu, dans son émotion,
A qui pouvoir donner cette commission;
27 Mais qu'enfin les douleurs d'une contrainte extrême
L'on réduite à vouloir se servir de moi-même,
Pour vous rendre averti, comme je vous ai dit,
Qu'à tout autre que moi son cœur est interdit,
Que vous avez assez joué de la prunelle,
Et que, si vous avez tant soit peu de cervelle,
Vous prendrez d'autres soins. Adieu, jusqu'au revoir,
Voilà ce que j'avois à vous faire savoir.

VALÈRE, bas.

Ergaste, que dis-tu d'une telle aventure?

SGANARELLE, bas, à part.

Le voilà bien surpris!

ERGASTE, bas à Valère.

Selon ma conjecture,
Je tiens qu'elle n'a rien de déplaisant pour vous,
Qu'un mystère assez fin est caché là-dessous,
Et qu'enfin cet avis n'est pas d'une personne
Qui veuille voir cesser l'amour qu'elle vous donne.

SGANARELLE, à part.

Il en tient comme il faut.

VALÈRE, bas à Ergaste.

Tu crois mystérieux...

ERGASTE, bas.

Oui... Mais il nous observe, ôtons-nous de ses yeux.

SCÈNE IV.—SGANARELLE.

Que sa confusion paroît sur son visage!
Il ne s'attendoit pas, sans doute, à ce message.
Appelons Isabelle; elle montre le fruit
Que l'éducation dans une âme produit.
La vertu fait ses soins, et son cœur s'y consomme
Jusques à s'offenser des seuls regards d'un homme.

SCÈNE V.—SGANARELLE, ISABELLE.

ISABELLE, bas, en entrant.

J'ai peur que cet amant, plein de sa passion,
28 N'ait pas de mon avis compris l'intention;
Et j'en veux, dans les fers où je suis prisonnière,
Hasarder un qui parle avec plus de lumière.

SGANARELLE.

Me voilà de retour.

ISABELLE.

Eh bien?

SGANARELLE.

Un plein effet
A suivi tes discours, et ton homme a son fait.
Il me vouloit nier que son cœur fût malade;
Mais, lorsque de ta part j'ai marqué l'ambassade,
Il est resté d'abord et muet et confus,
Et je ne pense pas qu'il y revienne plus.

ISABELLE.

Ah! que me dites-vous? J'ai bien peur du contraire,
Et qu'il ne nous prépare encor plus d'une affaire.

SGANARELLE.

Et sur quoi fondes-tu cette peur que tu dis?

ISABELLE.

Vous n'avez pas été plus tôt hors du logis,
Qu'ayant, pour prendre l'air, la tête à ma fenêtre,
J'ai vu dans ce détour un jeune homme paroître,
Qui d'abord, de la part de cet impertinent,
Est venu me donner un bonjour surprenant,
Et m'a, droit dans ma chambre, une boîte jetée[35]
Qui renferme une lettre en poulet cachetée.
J'ai voulu sans tarder lui rejeter le tout;
Mais ses pas de la rue avoient gagné le bout,
Et je m'en sens le cœur tout gros de fâcherie.

SGANARELLE.

Voyez un peu la ruse et la friponnerie!

ISABELLE.

Il est de mon devoir de faire promptement
Reporter boîte et lettre à ce maudit amant;
29 Et j'aurais pour cela besoin d'une personne...
Car d'oser à vous-même...

SGANARELLE.

Au contraire, mignonne,
C'est me faire mieux voir ton amour et ta foi,
Et mon cœur avec joie accepte cet emploi;
Tu m'obliges par là plus que je ne puis dire.

ISABELLE.

Tenez donc.

SGANARELLE.

Bon. Voyons ce qu'il a pu t'écrire.

ISABELLE.

Ah! ciel! gardez-vous bien de l'ouvrir.

SGANARELLE.

Et pourquoi?

ISABELLE.

Lui voulez-vous donner à croire que c'est moi?
Une fille d'honneur doit toujours se défendre
De lire les billets qu'un homme lui fait rendre.
La curiosité qu'on fait lors éclater
Marque un secret plaisir de s'en ouïr conter,
Et je trouve à propos que, toute cachetée,
Cette lettre lui soit promptement reportée,
Afin que d'autant mieux il connoisse aujourd'hui
Le mépris éclatant que mon cœur fait de lui;
Que ses feux désormais perdent toute espérance,
Et n'entreprennent plus pareille extravagance.

SGANARELLE.

Certes, elle a raison lorsqu'elle parle ainsi.
Va, ta vertu me charme, et ta prudence aussi:
Je vois que mes leçons ont germé dans ton âme,
Et tu te montres digne enfin d'être ma femme.

ISABELLE.

Je ne veux pas pourtant gêner votre désir.
La lettre est en vos mains et vous pouvez l'ouvrir.

SGANARELLE.

Non, je n'ai garde; hélas! tes raisons sont trop bonnes,
Et je vais m'acquitter du soin que tu me donnes;
30 A quatre pas de là dire ensuite deux mots,
Et revenir ici te remettre en repos.

SCÈNE VI.—SGANARELLE.

Dans quel ravissement est-ce que mon cœur nage
Lorsque je vois en elle une fille si sage!
C'est un trésor d'honneur que j'ai dans ma maison.
Prendre un regard d'amour pour une trahison!
Recevoir un poulet comme une injure extrême,
Et le faire au galant reporter par moi-même!
Je voudrais bien savoir, en voyant tout ceci,
Si celle de mon frère en userait ainsi.
Ma foi, les filles sont ce que l'on les fait être.
Holà!
Il frappe à la porte de Valère.

SCÈNE VII.—SGANARELLE, ERGASTE.

ERGASTE.

Qu'est-ce?

SGANARELLE.

Tenez, dites à votre maître
Qu'il ne s'ingère pas d'oser écrire encor
Des lettres qu'il envoie avec des boîtes d'or,
Et qu'Isabelle en est puissamment irritée.
Voyez, on ne l'a pas au moins décachetée;
Il connaîtra l'état que l'on fait de ses feux,
Et quel heureux succès il doit espérer d'eux.

SCÈNE VIII.—ERGASTE, VALÈRE.

VALÈRE.

Que vient de te donner cette farouche bête?

ERGASTE.

Cette lettre, monsieur, qu'avecque cette boîte[36]
31 On prétend qu'ait reçue Isabelle de vous,
Et dont elle est, dit-il, en un fort grand courroux.
C'est sans vouloir l'ouvrir qu'elle vous la fait rendre:
Lisez vite, et voyons si je me puis méprendre.

VALÈRE lit.

«Cette lettre vous surprendra sans doute, et l'on peut trouver bien hardi pour moi, et le dessein de vous l'écrire, et la manière de vous la faire tenir; mais je me vois dans un état à ne plus garder de mesure. La juste horreur d'un mariage dont je suis menacée dans six jours me fait hasarder toutes choses; et, dans la résolution de m'en affranchir par quelque voie que ce soit, j'ai cru que je devois plutôt vous choisir que le désespoir. Ne croyez pas pourtant que vous soyez redevable de tout à ma mauvaise destinée; ce n'est pas la contrainte où je me trouve qui a fait naître les sentiments que j'ai pour vous; mais c'est elle qui en précipite le témoignage, et qui me fait passer sur des formalités où la bienséance du sexe oblige. Il ne tiendra qu'à vous que je sois à vous bientôt, et j'attends seulement que vous m'ayez marqué les intentions de votre amour, pour vous faire savoir la résolution que j'ai prise; mais, surtout, songez que le temps presse, et que deux cœurs qui s'aiment doivent s'entendre à demi mot.»

ERGASTE.

Eh bien, monsieur, le tour est-il original?
Pour une jeune fille elle n'en sait pas mal.
De ces ruses d'amour la croirait-on capable?

VALÈRE.

Ah! je la trouve là tout à fait adorable.
Ce trait de son esprit et de son amitié
Accroît pour elle encor mon amour de moitié,
Et joint aux sentiments que sa beauté m'inspire...

ERGASTE.

La dupe vient; songez à ce qu'il vous faut dire.

SCÈNE IX.—VALÈRE, ERGASTE, SGANARELLE.

SGANARELLE, se croyant seul.

Oh! trois et quatre fois béni soit cet édit
32 Par qui des vêtements le luxe est interdit[37]!
Les peines des maris ne seront plus si grandes,
Et les femmes auront un frein à leurs demandes.
Oh! que je sais au roi bon gré de ses décris[38]!
Et que, pour le repos de ces mêmes maris,
Je voudrois bien qu'on fît de la coquetterie
Comme de la guipure[39] et de la broderie!
J'ai voulu l'acheter, l'édit, expressément,
Afin que d'Isabelle il soit lu hautement;
Et ce sera tantôt, n'étant plus occupée,
Le divertissement de notre après-soupée.
Apercevant Valère.
Envoierez-vous encor, monsieur aux blonds cheveux,
Avec des boîtes d'or des billets amoureux?
Vous pensiez bien trouver quelque jeune coquette
Friande de l'intrigue, et tendre à la fleurette?
Vous voyez de quel air on reçoit vos joyaux!
Croyez-moi, c'est tirer votre poudre aux moineaux.
Elle est sage, elle m'aime, et votre amour l'outrage;
Prenez visée[40] ailleurs, et troussez-moi bagage[41].

VALÈRE.

Oui, oui, votre mérite, à qui chacun se rend,
Est à mes yeux, monsieur, un obstacle trop grand;
Et c'est folie à moi, dans mon ardeur fidèle,
De prétendre avec vous à l'amour d'Isabelle.

SGANARELLE.

Il est vrai, c'est folie.

VALÈRE.

Aussi n'aurois-je pas
Abandonné mon cœur à suivre ses appas,
33 Si j'avois pu savoir que ce cœur misérable
Dût trouver un rival comme vous redoutable.

SGANARELLE.

Je le crois.

VALÈRE.

Je n'ai garde à présent d'espérer;
Je vous cède, monsieur, et c'est sans murmurer.

SGANARELLE.

Vous faites bien.

VALÈRE.

Le droit de la sorte l'ordonne;
Et de tant de vertus brille votre personne,
Que j'aurois tort de voir d'un regard de courroux
Les tendres sentiments qu'Isabelle a pour vous.

SGANARELLE.

Cela s'entend.

VALÈRE.

Oui, oui, je vous quitte la place:
Mais je vous prie, au moins, et c'est la seule grâce,
Monsieur, que vous demande un misérable amant
Dont vous seul aujourd'hui causez tout le tourment;
Je vous conjure donc d'assurer Isabelle
Que, si, depuis trois mois, mon cœur brûle pour elle,
Cette amour est sans tache, et n'a jamais pensé
A rien dont son honneur ait lieu d'être offensé.

SGANARELLE.

Oui.

VALÈRE.

Que, ne dépendant que du choix de mon âme,
Tous mes desseins étoient de l'obtenir pour femme,
Si les destins, en vous qui captivez son cœur,
N'opposoient un obstacle à cette juste ardeur.

SGANARELLE.

Fort bien.

VALÈRE.

Que, quoi qu'on fasse, il ne lui faut pas croire
Que jamais ses appas sortent de ma mémoire;
34 Que, quelque arrêt des cieux qu'il me faille subir,
Mon sort est de l'aimer jusqu'au dernier soupir;
Et que, si quelque chose étouffe mes poursuites,
C'est le juste respect que j'ai pour vos mérites.

SGANARELLE.

C'est parler sagement; et je vais, de ce pas,
Lui faire ce discours qui ne la choque pas;
Mais, si vous me croyez, tâchez de faire en sorte
Que de votre cerveau cette passion sorte.
Adieu.

ERGASTE, à Valère.

La dupe est bonne!

SCÈNE X.—SGANARELLE.

Il me fait grand'pitié,
Ce pauvre malheureux trop rempli d'amitié;
Mais c'est un mal pour lui de s'être mis en tête
De vouloir prendre un fort qui se voit ma conquête.
Sganarelle heurte à sa porte.

SCÈNE XI.—SGANARELLE, ISABELLE.

SGANARELLE.

Jamais amant n'a fait tant de trouble éclater,
Au poulet renvoyé sans le décacheter;
Il perd toute espérance enfin, et se retire;
Mais il m'a tendrement conjuré de te dire:
«Que du moins, en t'aimant, il n'a jamais pensé
»A rien dont ton honneur ait lieu d'être offensé,
»Et que, ne dépendant que du choix de son âme,
»Tous ses désirs étoient de t'obtenir pour femme,
»Si les destins, en moi qui captive ton cœur,
»N'opposoient un obstacle à cette juste ardeur;
»Que, quoi qu'on puisse faire, il ne te faut pas croire
»Que jamais tes appas sortent de sa mémoire;
»Que, quelque arrêt des cieux qu'il lui faille subir,
»Son sort est de t'aimer jusqu'au dernier soupir;
35 »Et que, si quelque chose étouffe sa poursuite,
»C'est le juste respect qu'il a pour mon mérite.»
Ce sont ses propres mots; et, loin de le blâmer,
Je le trouve honnête homme, et le plains de t'aimer.

ISABELLE, bas.

Ses feux ne trompent pas ma secrète croyance,
Et toujours ses regards m'en ont dit l'innocence.

SGANARELLE.

Que dis-tu?

ISABELLE.

Qu'il m'est dur que vous plaigniez si fort
Un homme que je hais à l'égal de la mort;
Et que, si vous m'aimiez autant que vous le dites,
Vous sentiriez l'affront que me font ses poursuites.

SGANARELLE.

Mais il ne savoit pas tes inclinations;
Et, par l'honnêteté de ses intentions,
Son amour ne mérite...

ISABELLE.

Est-ce les avoir bonnes,
Dites-moi, de vouloir enlever les personnes?
Est-ce être homme d'honneur de former des desseins
Pour m'épouser de force en m'ôtant de vos mains?
Comme si j'étois fille à supporter la vie
Après qu'on m'auroit fait une telle infamie!

SGANARELLE.

Comment?

ISABELLE.

Oui, oui; j'ai su que ce traître d'amant
Parle de m'obtenir par un enlèvement;
Et j'ignore, pour moi, les pratiques secrètes
Qui l'ont instruit sitôt du dessein que vous faites
De me donner la main dans huit jours au plus tard,
Puisque ce n'est qu'hier que vous m'en fîtes part;
Mais il veut prévenir, dit-on, cette journée
Qui doit à votre sort unir ma destinée.

SGANARELLE.

Voilà qui ne vaut rien.

36

ISABELLE.

Oh! que pardonnez-moi!
C'est un fort honnête homme, et qui ne sent pour moi.

SGANARELLE.

Il a tort; et ceci passe la raillerie.

ISABELLE.

Allez, votre douceur entretient sa folie;
S'il vous eût vu tantôt lui parler vertement,
Il craindroit vos transports et mon ressentiment,
Car c'est encor depuis sa lettre méprisée
Qu'il a dit ce dessein qui m'a scandalisée;
Et son amour conserve, ainsi que je l'ai su,
La croyance qu'il est dans mon cœur bien reçu,
Que je fuis votre hymen, quoique le monde en croie,
Et me verrois tirer de vos mains avec joie.

SGANARELLE.

Il est fou!

ISABELLE.

Devant vous il sait se déguiser,
Et son intention est de vous amuser.
Croyez par ces beaux mots que le traître vous joue.
Je suis bien malheureuse, il faut que je l'avoue,
Qu'avecque tous mes soins pour vivre dans l'honneur
Et rebuter les vœux d'un lâche suborneur,
Il faille être exposée aux fâcheuses surprises
De voir faire sur moi d'infâmes entreprises!

SGANARELLE.

Va ne redoute rien.

ISABELLE.

Pour moi, je vous le di,
Si vous n'éclatez fort contre un trait si hardi
Et ne trouvez bientôt moyen de me défaire
Des persécutions d'un pareil téméraire,
J'abandonnerai tout, et renonce à l'ennui
De souffrir les affronts que je reçois de lui.

SGANARELLE.

Ne t'afflige point tant, va, ma petite femme;
Je m'en vais le trouver et lui chanter sa gamme.

37

ISABELLE.

Dites-lui bien au moins qu'il le nîroit en vain,
Que c'est de bonne part qu'on m'a dit son dessein;
Et qu'après cet avis, quoi qu'il puisse entreprendre,
J'ose le défier de me pouvoir surprendre;
Enfin que, sans plus perdre et soupirs et momens,
Il doit savoir pour vous quels sont mes sentimens,
Et que, si d'un malheur il ne veut être cause,
Il ne se fasse pas deux fois dire une chose.

SGANARELLE.

Je dirai ce qu'il faut.

ISABELLE.

Mais tout cela d'un ton
Qui marque que mon cœur lui parle tout de bon.

SGANARELLE.

Va, je n'oublîrai rien, je t'en donne assurance.

ISABELLE.

J'attends votre retour avec impatience;
Hâtez-le, s'il vous plaît, de tout votre pouvoir.
Je languis quand je suis un moment sans vous voir.

SGANARELLE.

Va, pouponne, mon cœur, je reviens tout à l'heure.

SCÈNE XII.—SGANARELLE.

Est-il une personne et plus sage et meilleure?
Ah! que je suis heureux! et que j'ai de plaisir
De trouver une femme au gré de mon désir!
Oui! voilà comme il faut que les femmes soient faites;
Et non, comme j'en sais, de ces franches coquettes
Qui s'en laissent conter, et font dans tout Paris
Montrer au bout du doigt leurs honnêtes maris.
Il frappe à la porte de Valère.
Holà! notre galant aux belles entreprises!

38

SCÈNE XIII.—VALÈRE, SGANARELLE, ERGASTE.

VALÈRE.

Monsieur, qui vous ramène en ces lieux?

SGANARELLE.

Vos sottises.

VALÈRE.

Comment?

SGANARELLE.

Vous savez bien de quoi je veux parler.
Je vous croyois plus sage, à ne vous rien celer.
Vous venez m'amuser de vos belles paroles,
Et conservez sous main des espérances folles.
Voyez-vous, j'ai voulu doucement vous traiter,
Mais vous m'obligerez à la fin d'éclater.
N'avez-vous point de honte, étant ce que vous êtes,
De faire en votre esprit les projets que vous faites?
De prétendre enlever une fille d'honneur,
Et troubler un hymen qui fait tout son bonheur?

VALÈRE.

Qui vous a dit, monsieur, cette étrange nouvelle?

SGANARELLE.

Ne dissimulons point, je la tiens d'Isabelle,
Qui vous mande par moi, pour la dernière fois,
Qu'elle vous a fait voir assez quel est son choix;
Que son cœur, tout à moi, d'un tel projet s'offense;
Qu'elle mourroit plutôt qu'en souffrir l'insolence;
Et que vous causerez de terribles éclats,
Si vous ne mettez fin à tout cet embarras.

VALÈRE.

S'il est vrai qu'elle ait dit ce que je viens d'entendre,
J'avouerai que mes feux n'ont plus rien à prétendre;
Par ces mots assez clairs je vois tout terminé,
Et je dois révérer l'arrêt qu'elle a donné.

SGANARELLE.

Si... Vous en doutez donc, et prenez pour des feintes
Tout ce que de sa part je vous ai fait de plaintes?
39 Voulez-vous qu'elle-même elle explique son cœur?
J'y consens volontiers, pour vous tirer d'erreur.
Suivez-moi, vous verrez s'il est rien que j'avance,
Et si son jeune cœur entre nous deux balance.
Il va frapper à sa porte.

SCÈNE XIV.—ISABELLE, SGANARELLE, VALÈRE, ERGASTE.

ISABELLE.

Quoi! vous me l'amenez! Quel est votre dessein?
Prenez-vous contre moi ses intérêts en main?
Et voulez-vous, charmé de ses rares mérites,
M'obliger à l'aimer, et souffrir ses visites?

SGANARELLE.

Non, ma mie, et ton cœur pour cela m'est trop cher:
Mais il prend mes avis pour des contes en l'air,
Croit que c'est moi qui parle, et te fais, par adresse,
Pleine pour lui de haine, et pour moi de tendresse;
Et par toi-même enfin j'ai voulu, sans retour,
Le tirer d'une erreur qui nourrit son amour.

ISABELLE, à Valère.

Quoi! mon âme à vos yeux ne se montre pas toute,
Et de mes vœux encor vous pouvez être en doute?

VALÈRE.

Oui, tout ce que monsieur de votre part m'a dit,
Madame, a bien pouvoir de surprendre un esprit:
J'ai douté, je l'avoue; et cet arrêt suprême,
Qui décide du sort de mon amour extrême,
Doit m'être assez touchant, pour ne pas s'offenser
Que mon cœur par deux fois le fasse prononcer.

ISABELLE.

Non, non, un tel arrêt ne doit pas vous surprendre:
Ce sont mes sentiments qu'il vous a fait entendre;
Et je les tiens fondés sur assez d'équité,
Pour en faire éclater toute la vérité.
Oui, je veux bien qu'on sache, et j'en dois être crue,
Que le sort offre ici deux objets à ma vue,
40 Qui, m'inspirant pour eux différens sentimens,
De mon cœur agité font tous les mouvemens.
L'un, par un juste choix où l'honneur m'intéresse,
A toute mon estime et toute ma tendresse;
Et l'autre, pour le prix de son affection,
A toute ma colère et mon aversion.
La présence de l'un m'est agréable et chère,
J'en reçois dans mon âme une allégresse entière;
Et l'autre, par sa vue, inspire dans mon cœur
De secrets mouvemens et de haine et d'horreur.
Me voir femme de l'un est toute mon envie;
Et plutôt qu'être à l'autre on m'ôteroit la vie.
Mais c'est assez montrer mes justes sentimens,
Et trop longtemps languir dans ces rudes tourmens;
Il faut que ce que j'aime, usant de diligence,
Fasse à ce que je hais perdre toute espérance,
Et qu'un heureux hymen affranchisse mon sort
D'un supplice pour moi plus affreux que la mort.

SGANARELLE.

Oui, mignonne, je songe à remplir ton attente.

ISABELLE.

C'est l'unique moyen de me rendre contente.

SGANARELLE.

Tu la seras dans peu.

ISABELLE.

Je sais qu'il est honteux
Aux filles d'expliquer si librement leurs vœux.

SGANARELLE.

Point, point.

ISABELLE.

Mais, en l'état où sont mes destinées,
De telles libertés doivent m'être données;
Et je puis, sans rougir, faire un aveu si doux
A celui que déjà je regarde en époux.

SGANARELLE.

Oui, ma pauvre fanfan, pouponne de mon âme!

ISABELLE.

Qu'il songe donc, de grâce, à me prouver sa flamme!

41

SGANARELLE.

Oui, tiens, baise ma main.

ISABELLE.

Que, sans plus de soupirs,
Il conclue un hymen qui fait tous mes désirs,
Et reçoive en ce lieu la foi que je lui donne
De n'écouter jamais les vœux d'autre personne.
Elle fait semblant d'embrasser Sganarelle, et donne sa main à baiser à Valère.

SGANARELLE.

Hai! hai! mon petit nez, pauvre petit bouchon,
Tu ne languiras pas longtemps, je t'en répond.
A Valère.
Va, chut! Vous le voyez, je ne lui fais pas dire:
Ce n'est qu'après moi seul que son âme respire.

VALÈRE.

Eh bien, madame, eh bien, c'est s'expliquer assez;
Je vois, par ce discours, de quoi vous me pressez,
Et je saurai dans peu vous ôter la présence
De celui qui vous fait si grande violence.

ISABELLE.

Vous ne me sauriez faire un plus charmant plaisir;
Car enfin cette vue est fâcheuse à souffrir,
Elle m'est odieuse; et l'horreur est si forte...

SGANARELLE.

Eh! eh!

ISABELLE.

Vous offensé-je en parlant de la sorte?
Fais-je?...

SGANARELLE.

Mon Dieu! nenni, je ne dis pas cela;
Mais je plains, sans mentir, l'état où le voilà;
Et c'est trop hautement que ta haine se montre.

ISABELLE.

Je n'en puis trop montrer en pareille rencontre.

VALÈRE.

Oui, vous serez contente, et dans trois jours vos yeux
Ne verront plus l'objet qui vous est odieux.

42

ISABELLE.

A la bonne heure! Adieu.

SGANARELLE, à Valère.

Je plains votre infortune;
Mais...

VALÈRE.

Non, vous n'entendrez de mon cœur plainte aucune,
Madame assurément rend justice à tous deux,
Et je vais travailler à contenter ses vœux.
Adieu.

SGANARELLE.

Pauvre garçon! sa douleur est extrême.
Tenez, embrassez-moi; c'est un autre elle-même[42].
Il embrasse Valère.

SCÈNE XV.—ISABELLE, SGANARELLE.

SGANARELLE.

Je le tiens fort à plaindre.

ISABELLE.

Allez, il ne l'est point.

SGANARELLE.

Au reste, ton amour me touche au dernier point,
Mignonnette, et je veux qu'il ait sa récompense.
C'est trop que de huit jours pour ton impatience;
Dès demain je t'épouse, et n'y veux appeler...

ISABELLE.

Dès demain?

SGANARELLE.

Par pudeur tu feins d'y reculer:
Mais je sais bien la joie où ce discours te jette,
Et tu voudrois déjà que la chose fût faite.

ISABELLE.

Mais...

43

SGANARELLE.

Pour ce mariage allons tout préparer.

ISABELLE, à part.

O ciel! inspire-moi ce qui peut le parer.

ACTE III

SCÈNE I.—ISABELLE.

Oui, le trépas cent fois me semble moins à craindre
Que cet hymen fatal où l'on veut me contraindre;
Et tout ce que je fais pour en fuir les rigueurs
Doit trouver quelque grâce auprès de mes censeurs.
Le temps presse, il fait nuit; allons, sans crainte aucune,
A la foi d'un amant commettre ma fortune.

SCÈNE II.—SGANARELLE, ISABELLE.

SGANARELLE, parlant à ceux qui sont dans sa maison.

Je reviens, et l'on va, pour demain, de ma part...

ISABELLE.

O ciel!

SGANARELLE.

C'est toi, mignonne! Où vas-tu donc si tard?
Tu disois qu'en ta chambre, étant un peu lassée,
Tu t'allois renfermer, lorsque je t'ai laissée;
Et tu m'avois prié même que mon retour
T'y souffrît en repos jusques à demain jour.

ISABELLE.

Il est vrai; mais...

SGANARELLE.

Eh quoi?

ISABELLE.

Vous me voyez confuse,
Et je ne sais comment vous en dire l'excuse.

44

SGANARELLE.

Quoi donc? Que pourroit-ce être?

ISABELLE.

Un secret surprenant:
C'est ma sœur qui m'oblige à sortir maintenant,
Et qui, pour un dessein dont je l'ai fort blâmée,
M'a demandé ma chambre, où je l'ai renfermée.

SGANARELLE.

Comment?

ISABELLE.

L'eût-on pu croire? Elle aime cet amant
Que nous avons banni.

SGANARELLE.

Valère?

ISABELLE.

Éperdument.
C'est un transport si grand, qu'il n'en est point de même.
Et vous pouvez juger de sa puissance extrême,
Puisque seule, à cette heure, elle est venue ici
Me découvrir à moi son amoureux souci,
Me dire absolument qu'elle perdra la vie
Si son âme n'obtient l'objet de son envie;
Que, depuis plus d'un an, d'assez vives ardeurs
Dans un secret commerce entretenoient leurs cœurs;
Et que même ils s'étoient, leur flamme étant nouvelle,
Donné de s'épouser une foi mutuelle...

SGANARELLE.

La vilaine!

ISABELLE.

Qu'ayant appris le désespoir
Où j'ai précipité celui qu'elle aime à voir,
Elle vient me prier de souffrir que sa flamme
Puisse rompre un départ qui lui perceroit l'âme,
Entretenir ce soir cet amant sous mon nom
Par la petite rue où ma chambre répond;
Lui peindre, d'une voix qui contrefait la mienne,
Quelques doux sentimens dont l'appât le retienne,
Et ménager enfin pour elle adroitement
45 Ce que pour moi l'on sait qu'il a d'attachement.

SGANARELLE.

Et tu trouves cela...

ISABELLE.

Moi? J'en suis courroucée.
Quoi! ma sœur, ai-je dit, êtes-vous insensée?
Ne rougissez-vous point d'avoir pris tant d'amour
Pour ces sortes de gens qui changent chaque jour,
D'oublier votre sexe, et tromper l'espérance
D'un homme dont le ciel vous donnoit l'alliance?

SGANARELLE.

Il le mérite bien; et j'en suis fort ravi.

ISABELLE.

Enfin de cent raisons mon dépit s'est servi
Pour lui bien reprocher des bassesses si grandes,
Et pouvoir cette nuit rejeter ses demandes:
Mais elle m'a fait voir de si pressans désirs,
A tant versé de pleurs, tant poussé de soupirs,
Tant dit qu'au désespoir je porterois son âme
Si je lui refusois ce qu'exige sa flamme,
Qu'à céder, malgré moi, mon cœur s'est vu réduit;
Et, pour justifier cette intrigue de nuit,
Où me faisoit du sang relâcher la tendresse,
J'allois faire avec moi venir coucher Lucrèce,
Dont vous me vantez tant les vertus chaque jour:
Mais vous m'avez surprise avec ce prompt retour.

SGANARELLE.

Non, non, je ne veux point chez moi tout ce mystère.
J'y pourrois consentir à l'égard de mon frère:
Mais on peut être vu de quelqu'un du dehors;
Et celle que je dois honorer de mon corps
Non-seulement doit être et pudique et bien née,
Il ne faut pas que même elle soit soupçonnée.
Allons chasser l'infâme; et de sa passion...

ISABELLE.

Ah! vous lui donneriez trop de confusion;
Et c'est avec raison qu'elle pourroit se plaindre
Du peu de retenue où j'ai su me contraindre:
46 Puisque de son dessein je dois me départir,
Attendez que du moins je la fasse sortir.

SGANARELLE.

Eh bien, fais.

ISABELLE.

Mais surtout cachez-vous, je vous prie,
Et, sans lui dire rien, daignez voir sa sortie.

SGANARELLE.

Oui, pour l'amour de toi je retiens mes transports:
Mais, dès le même instant qu'elle sera dehors,
Je veux, sans différer, aller trouver mon frère:
J'aurai joie à courir lui dire cette affaire.

ISABELLE.

Je vous conjure donc de ne me point nommer.
Bonsoir; car tout d'un temps[43] je vais me renfermer.

SGANARELLE, seul.

Jusqu'à demain, ma mie... En quelle impatience
Suis-je de voir mon frère, et lui conter sa chance!
Il en tient, le bonhomme, avec tout son phébus[44],
Et je n'en voudrois pas tenir vingt bons écus.

ISABELLE, dans la maison.

Oui, de vos déplaisirs l'atteinte m'est sensible,
Mais ce que vous voulez, ma sœur, m'est impossible:
Mon honneur, qui m'est cher, y court trop de hasard.
Adieu. Retirez-vous avant qu'il soit plus tard.

SGANARELLE.

La voilà qui, je crois, peste de belle sorte:
De peur qu'elle revînt[45], fermons à clef la porte.

ISABELLE, en sortant[46].

O ciel! dans mes desseins ne m'abandonnez pas!

SGANARELLE.

Où pourra-t-elle aller? Suivons un peu ses pas.

47

ISABELLE, à part.

Dans mon trouble, du moins, la nuit me favorise.

SGANARELLE, à part.

Au logis du galant! Quelle est son entreprise?

SCÈNE III.—VALÈRE, ISABELLE, SGANARELLE.

VALÈRE, sortant brusquement.

Oui, oui, je veux tenter quelque effort cette nuit
Pour parler.... Qui va là?

ISABELLE, à Valère.

Ne faites point de bruit,
Valère; on vous prévient, et je suis Isabelle.

SGANARELLE.

Vous en avez menti, chienne: ce n'est pas elle.
De l'honneur que tu fuis elle sait trop les lois;
Et tu prends faussement et son nom et sa voix.

ISABELLE, à Valère.

Mais, à moins de vous voir, par un saint hyménée...

VALÈRE.

Oui, c'est l'unique but où tend ma destinée;
Et je vous donne ici ma foi que, dès demain,
Je vais où vous voudrez recevoir votre main.

SGANARELLE, à part.

Pauvre sot qui s'abuse!

VALÈRE.

Entrez en assurance.
De votre Argus dupé je brave la puissance;
Et, devant qu'il[47] vous pût ôter à mon ardeur,
Mon bras de mille coups lui perceroit le cœur.

SCÈNE IV.—SGANARELLE.

Ah! je te promets bien que je n'ai pas envie
De te l'ôter, l'infâme à tes feux asservie;
48 Que du don de sa foi je ne suis point jaloux,
Et que, si j'en suis cru, tu seras son époux.
Oui, faisons-le surprendre avec cette effrontée:
La mémoire du père à bon droit respectée,
Jointe au grand intérêt que je prends à la sœur,
Veut que du moins on tâche à lui rendre l'honneur.
Holà!
Il frappe à la porte d'un commissaire.

SCÈNE V.—SGANARELLE, UN COMMISSAIRE, UN NOTAIRE, UN LAQUAIS, avec un flambeau.

LE COMMISSAIRE.

Qu'est-ce?

SGANARELLE.

Salut, monsieur le commissaire.
Votre présence en robe est ici nécessaire;
Suivez-moi, s'il vous plaît, avec votre clarté.

LE COMMISSAIRE.

Nous sortions...

SGANARELLE.

Il s'agit d'un fait assez hâté[48].

LE COMMISSAIRE.

Quoi?

SGANARELLE.

D'aller là-dedans, et d'y surprendre ensemble
Deux personnes qu'il faut qu'un bon hymen assemble:
C'est une fille à nous, que, sous un don de foi[49],
Un Valère a séduite et fait entrer chez soi.
Elle sort de famille et noble et vertueuse;
Mais...

LE COMMISSAIRE.

Si c'est pour cela, la rencontre est heureuse,
Puisqu'ici nous avons un notaire.

49

SGANARELLE.

Monsieur?

LE NOTAIRE.

Oui, notaire royal.

LE COMMISSAIRE.

De plus, homme d'honneur.

SGANARELLE.

Cela s'en va sans dire. Entrez dans cette porte,
Et, sans bruit, ayez l'œil que personne n'en sorte:
Vous serez pleinement contenté de vos soins;
Mais ne vous laissez point graisser la patte, au moins.

LE COMMISSAIRE.

Comment! vous croyez donc qu'un homme de justice...

SGANARELLE.

Ce que j'en dis n'est pas pour taxer votre office.
Je vais faire venir mon frère promptement:
Faites que le flambeau m'éclaire seulement.
A part.
Je vais le réjouir, cet homme sans colère.
Holà!
Il frappe à la porte d'Ariste.

SCÈNE VI.—ARISTE, SGANARELLE.

ARISTE.

Qui frappe? Ah! ah! que voulez-vous, mon frère?

SGANARELLE.

Venez, beau directeur, suranné damoiseau!
On veut vous faire voir quelque chose de beau.

ARISTE.

Comment?

SGANARELLE.

Je vous apporte une bonne nouvelle.

ARISTE.

Quoi?

SGANARELLE.

Votre Léonor, où, je vous prie, est-elle?

50

ARISTE.

Pourquoi cette demande? Elle est, comme je croi,
Au bal chez son amie.

SGANARELLE.

Eh! oui, oui; suivez-moi,
Vous verrez à quel bal la donzelle est allée.

ARISTE.

Que voulez-vous conter?

SGANARELLE.

Vous l'avez bien stylée.
Il n'est pas bon de vivre en sévère censeur;
On gagne les esprits par beaucoup de douceur;
Et les soins défians, les verroux et les grilles,
Ne font pas la vertu des femmes ni des filles;
Nous les portons au mal par tant d'austérité,
Et leur sexe demande un peu de liberté.
Vraiment! elle en a pris tout son saoûl, la rusée;
Et la vertu chez elle est fort humanisée.

ARISTE.

Où veut donc aboutir un pareil entretien?

SGANARELLE.

Allez, mon frère aîné, cela vous sied fort bien;
Et je ne voudrois pas pour vingt bonnes pistoles
Que vous n'eussiez ce fruit de vos maximes folles;
On voit ce qu'en deux sœurs nos leçons ont produit:
L'une fuit le galant, et l'autre le poursuit.

ARISTE.

Si vous ne me rendez cette énigme plus claire...

SGANARELLE.

L'énigme est que son bal est chez monsieur Valère;
Que, de nuit, je l'ai vue y conduire ses pas,
Et qu'à l'heure présente elle est entre ses bras.

ARISTE.

Qui?

SGANARELLE.

Léonor.

ARISTE.

Cessons de railler, je vous prie.

51

SGANARELLE.

Je raille... Il est fort bon avec sa raillerie!
Pauvre esprit! Je vous dis, et vous redis encor
Que Valère chez lui tient votre Léonor,
Et qu'ils s'étoient promis une foi mutuelle
Avant qu'il eût songé de poursuivre Isabelle.

ARISTE.

Ce discours d'apparence est si fort dépourvu...

SGANARELLE.

Il ne le croira pas encore en l'ayant vu:
J'enrage! Par ma foi, l'âge ne sert de guère
Quand on n'a pas cela.
Il met le doigt sur son front.

ARISTE.

Quoi! voulez-vous mon frère...

SGANARELLE.

Mon Dieu! je ne veux rien. Suivez-moi seulement;
Votre esprit tout à l'heure aura contentement,
Vous verrez si j'impose, et si leur foi donnée
N'avait pas joint leurs cœurs depuis plus d'une année.

ARISTE.

L'apparence qu'ainsi, sans m'en faire avertir,
A cet engagement elle eût pu consentir!
Moi qui dans toute chose ai, depuis son enfance,
Montré toujours pour elle entière complaisance,
Et qui cent fois ai fait des protestations
De ne jamais gêner ses inclinations!

SGANARELLE.

Enfin vos propres yeux jugeront de l'affaire.
J'ai fait venir déjà commissaire et notaire:
Nous avons intérêt que l'hymen prétendu
Répare sur-le-champ l'honneur qu'elle a perdu;
Car je ne pense pas que vous soyez si lâche
De vouloir l'épouser avecque cette tache[50].
Si vous n'avez encor quelques raisonnemens
52 Pour vous mettre au-dessus de tous les bernements[51].

ARISTE.

Moi? Je n'aurai jamais cette foiblesse extrême
De vouloir posséder un cœur malgré lui-même.
Mais je ne saurois croire enfin...

SGANARELLE.

Que de discours!
Allons, ce procès-là continueroit toujours.

SCÈNE VII.—SGANARELLE, ARISTE, UN COMMISSAIRE, UN NOTAIRE.

LE COMMISSAIRE.

Il ne faut mettre ici nulle force en usage,
Messieurs; et, si vos vœux ne vont qu'au mariage,
Vos transports en ce lieu se peuvent apaiser.
Tous deux également tendent à s'épouser;
Et Valère déjà, sur ce qui vous regarde,
A signé que pour femme il tient celle qu'il garde.

ARISTE.

La fille...

LE COMMISSAIRE.

Est renfermée, et ne veut point sortir
Que vos désirs aux leurs ne veuillent consentir.

SCÈNE VIII.—VALÈRE, UN COMMISSAIRE, UN NOTAIRE, SGANARELLE, ARISTE.

VALÈRE, à la fenêtre de sa maison.

Non, messieurs; et personne ici n'aura l'entrée
Que cette volonté ne m'ait été montrée.
Vous savez qui je suis, et j'ai fait mon devoir
En vous signant l'aveu qu'on peut vous faire voir.
Si c'est votre dessein d'approuver l'alliance,
Votre main peut aussi m'en signer l'assurance;
Sinon, faites état de m'arracher le jour,[52]
53 Plutôt que de m'ôter l'objet de mon amour.

SGANARELLE.

Non, nous ne songeons pas à vous séparer d'elle.
Bas, à part.
Il ne s'est point encor détrompé d'Isabelle:
Profitons de l'erreur.

ARISTE, à Valère.

Mais est-ce Léonor?

SGANARELLE, à Ariste.

Taisez-vous.

ARISTE.

Mais...

SGANARELLE.

Paix donc!

ARISTE.

Je veux savoir...

SGANARELLE.

Encor?
Vous tairez-vous? vous dis-je.

VALÈRE.

Enfin, quoi qu'il advienne,
Isabelle a ma foi; j'ai de même la sienne.
Et ne suis point un choix, à tout examiner,
Que vous soyez reçus à faire condamner.

ARISTE, à Sganarelle.

Ce qu'il dit là n'est pas...

SGANARELLE.

Taisez-vous, et pour cause;
A Valère.
Vous saurez le secret. Oui, sans dire autre chose,
Nous consentons tous deux que vous soyez l'époux
De celle qu'à présent on trouvera chez vous.

LE COMMISSAIRE.

C'est dans ces termes-là que la chose est conçue,
Et le nom est en blanc pour ne l'avoir point vue.
Signez. La fille après vous mettra tous d'accord.

VALÈRE.

J'y consens de la sorte.

54

SGANARELLE.

Et moi je le veux fort.
A part. Haut.
Nous rirons bien tantôt. Là, signez donc, mon frère;
L'honneur vous appartient.

ARISTE.

Mais quoi! tout ce mystère...

SGANARELLE.

Diantre! que de façons! Signez, pauvre butor.

ARISTE.

Il parle d'Isabelle, et vous de Léonor.

SGANARELLE.

N'êtes-vous pas d'accord, mon frère, si c'est elle,
De les laisser tous deux à leur foi mutuelle?

ARISTE.

Sans doute.

SGANARELLE.

Signez donc; j'en fais de même aussi.

ARISTE.

Soit. Je n'y comprends rien.

SGANARELLE.

Vous serez éclairci.

LE COMMISSAIRE.

Nous allons revenir.

SGANARELLE, à Ariste.

Or çà, je vais vous dire
La fin de cette intrigue.
Ils se retirent dans le fond du théâtre.

SCÈNE IX.—LÉONOR, SGANARELLE, ARISTE, LISETTE.

LÉONOR.

O l'étrange martyre!
Que tous ces jeunes fous me paroissent fâcheux!
Je me suis dérobée au bal pour l'amour d'eux.

LISETTE.

Chacun d'eux près de vous veut se rendre agréable.

55

LÉONOR.

Et moi, je n'ai rien vu de plus insupportable;
Et je préférerois le plus simple entretien
A tous les contes bleus de ces diseurs de rien.
Ils croyent que tout cède à leur perruque blonde,
Et pensent avoir dit le meilleur mot du monde,
Lorsqu'ils viennent, d'un ton de mauvais goguenard,
Vous railler sottement sur l'amour d'un vieillard;
Et moi, d'un tel vieillard je prise plus le zèle
Que tous les beaux transports d'une jeune cervelle.
Mais n'aperçois-je pas?...

SGANARELLE, à Ariste.

Oui, l'affaire est ainsi.
Apercevant Léonor.
Ah! je la vois paroître, et sa suivante aussi.

ARISTE.

Léonor, sans courroux, j'ai sujet de me plaindre.
Vous savez si jamais j'ai voulu vous contraindre,
Et si plus de cent fois je n'ai pas protesté
De laisser à vos vœux leur pleine liberté:
Cependant votre cœur, méprisant mon suffrage,
De foi comme d'amour à mon insu s'engage.
Je ne me repens pas de mon doux traitement;
Mais votre procédé me touche assurément;
Et c'est une action que n'a pas méritée
Cette tendre amitié que je vous ai portée.

LÉONOR.

Je ne sais pas sur quoi vous tenez ce discours;
Mais croyez que je suis de même que toujours,
Que rien ne peut pour vous altérer mon estime,
Que toute autre amitié me paroîtrait un crime,
Et que, si vous voulez satisfaire mes vœux,
Un saint nœud dès demain nous unira tous deux.

ARISTE.

Dessus quel fondement venez-vous donc, mon frère?...

SGANARELLE.

Quoi! vous ne sortez pas du logis de Valère?
Vous n'avez point conté vos amours aujourd'hui?
56 Et vous ne brûlez pas depuis un an pour lui?

LÉONOR.

Qui vous a fait de moi de si belles peintures,
Et prend soin de forger de telles impostures?

SCÈNE X.—ISABELLE, VALÈRE, LÉONOR, ARISTE, SGANARELLE, UN COMMISSAIRE, UN NOTAIRE, LISETTE, ERGASTE.

ISABELLE.

Ma sœur, je vous demande un généreux pardon,
Si de mes libertés j'ai taché votre nom.
Le pressant embarras d'une surprise extrême
M'a tantôt inspiré ce honteux stratagème:
Votre exemple condamne un tel emportement;
Mais le sort nous traita nous deux diversement.
A Sganarelle.
Pour vous, je ne veux point, monsieur, vous faire excuse:
Je vous sers beaucoup plus que je ne vous abuse.
Le ciel pour être joints ne nous fit pas tous deux:
Je me suis reconnue indigne de vos vœux;
Et j'ai bien mieux aimé me voir aux mains d'un autre
Que ne pas mériter un cœur comme le vôtre.

VALÈRE, à Sganarelle.

Pour moi, je mets ma gloire et mon bien souverain,
A la pouvoir, monsieur, tenir de votre main.

ARISTE.

Mon frère, doucement il faut boire la chose:
D'une telle action vos procédés sont cause;
Et je vois votre sort malheureux à ce point
Que, vous sachant dupé, l'on ne vous plaindra point.

LISETTE.

Par ma foi, je lui sais bon gré de cette affaire;
Et ce prix de ses soins est un trait exemplaire.

LÉONOR.

Je ne sais si ce trait le doit faire estimer;
Mais je sais bien qu'au moins je ne le puis blâmer.

57

ERGASTE.

Au sort d'être cocu son ascendant l'expose;
Et ne l'être qu'en herbe est pour lui douce chose.

SGANARELLE, sortant de l'accablement dans lequel il étoit plongé.

Non, je ne puis sortir de mon étonnement.
Cette déloyauté confond mon jugement;
Et je ne pense pas que Satan en personne
Puisse être si méchant qu'une telle friponne.
J'aurois pour elle au feu mis la main que voilà.
Malheureux qui se fie à femme après cela!
La meilleure est toujours en malice féconde;
C'est un sexe engendré pour damner tout le monde;
Je renonce à jamais à ce sexe trompeur,
Et je le donne tout au diable de bon cœur.

ERGASTE.

Bon.

ARISTE.

Allons tous chez moi. Venez, seigneur Valère;
Nous tâcherons demain d'apaiser sa colère.

LISETTE, au parterre.

Vous, si vous connoissez des maris loups-garous,
Envoyez-les au moins à l'école chez nous.

FIN DE L'ÉCOLE DES MARIS.

58


LES FACHEUX[53]

COMÉDIE-BALLET

REPRÉSENTÉE POUR LA PREMIÈRE FOIS, A VAUX, LE 16 AOÛT 1661; DEVANT LA COUR, A FONTAINEBLEAU, LE 27 AOÛT 1661; ET SUR LE THÉATRE DU PALAIS-ROYAL, A PARIS, LE 4 NOVEMBRE 1661.

Mazarin a cessé de vivre. Le gouvernement du jeune roi s'établit. La cour s'organise; tout se concentre autour du trône. Savants, courtisans, guerriers, coquettes, gens d'intrigue, saluent à l'envi la grande étoile monarchique qui se lève. «N'ayez plus de premier ministre,» avait dit Mazarin à Louis XIV. C'était bien ce que se proposait le monarque.

Une seule autorité, celle de Fouquet, pouvait tenir en échec l'autorité souveraine. Sa ruine fut résolue, non-seulement, comme le dit Louis XIV lui-même, «parce qu'il continuoit des dépenses excessives, fortifioit des places et vouloit se rendre l'arbitre souverain de l'État,» mais pour avoir brigué, à prix d'or, le cœur de mademoiselle de la Vallière; étourdi, généreux, d'un esprit facile et prompt à se flatter, il ne se doutait pas qu'on devait l'arrêter au milieu de la grande fête qu'il allait donner, le 16 août 1661, 59 dans sa maison de Vaux. Il ne songeait qu'à éblouir la France et la cour; sa magnificence rendit ses ennemis implacables et le roi irréconciliable.

Lebrun fut chargé de peindre les décorations, Torelli de disposer les machines; Molière, devenu l'homme indispensable, depuis le succès de l'École des Maris, de Sganarelle, et des Précieuses, reçut l'ordre de composer la pièce et de la faire représenter. On lui donna quinze jours pour cela. Au fond d'une allée de sapins éclairée par mille flambeaux, au milieu d'autres larges allées

«Dignes d'être des dieux foulées,
»De marbres extrêmement beaux,
»De fontaines et de canaux,
»De parterres, de balustrades;
»De rigoles, jets d'eau, cascades,
»Au nombre de plus d'onze cents,»

la comédie des Fâcheux fut représentée. L'ordre secret d'arrestation lancé contre le surintendant fut suspendu; et l'on alla, dit encore le journaliste,

«.    .    .     sous une feuillée
»Pompeusement appareillée,
»Où, sur un théâtre charmant,
»Dont à grand peine un Saint-Amant
»Un peu Ronsard, un peu Malherbe,
»Figureroit l'aspect superbe
»(Sur ce théâtre, que je dis,
»Qui paraissoit un paradis),
»Fut, avec grande mélodie,
»Récitée une comédie,
»Que Molière, esprit pointu,
»Avoit composée impromptu.»

L'esquisse, improvisée en quinze jours par Molière, apprise en trois jours par sa troupe, était un chef-d'œuvre en son genre. Il avait puisé, pour l'accomplir, dans son érudition, dans ses souvenirs et dans sa passion. Les contre-temps de la vie, la difficulté d'atteindre un but désiré; 60 les nouveaux ridicules d'une cour pleine de mouvement et de jeunesse; les originaux qui se montraient en relief au milieu de ce monde élégant, voilà le sujet de l'œuvre. Molière savait qu'en France, pays de sociabilité par excellence, un original est un fâcheux qui déplaît à tout le monde; il savait aussi qu'une discipline sociale, stricte et brillante à la fois, allait bientôt s'établir et bannir les originaux comme autant d'ennemis publics. Dans un vieux canevas italien, le Case svaliggiate, ovvero gli interrompimenti di Pantalone, se trouve le rôle de Pantalon qui, sur le point, comme dit la Fontaine, «de se rendre à une assignation amoureuse», est interrompu par toute sorte de gens. Molière s'en empare. Il se rappelle aussi la vive satire où Horace[54] punit le bavard qui l'a escorté malgré lui; et l'autre satire où Mathurin Régnier[55] raille cet importun qui l'a suivi jusque chez sa maîtresse. Sur ces premières assises l'édifice léger s'élève. Molière fait entrer en scène, et en première ligne, Armande, l'enfant coquette, d'une beauté si attrayante et qui allait le martyriser; Armande, habituée aux hommages, et qui s'accommode mal de la jalousie de Molière et de ses fureurs; puis la belle mademoiselle Duparc, danseuse célèbre et beauté à la mode, au port de reine; mademoiselle Debrie, d'une humeur plus indulgente et moins bien partagée de la nature; enfin, lui-même, Éraste, bouillant d'amour, sur le point d'épouser celle qu'il aime, entravé par mille obstacles, arrêté par mille fâcheux et réussissant à les mettre en fuite. Il dispose, on le voit, de ses acteurs, comme le peintre des couleurs de sa palette; il y mêle, artiste passionné, ce qu'il a de plus intime, son propre sang et ses propres larmes.

Pour consoler la jalouse Madeleine, beauté de quarante-trois ans, majestueuse encore et qui n'a point de rôle dans 61 l'ouvrage, elle sera la Naïade sortant d'une coquille de nacre aux yeux de l'assemblée; elle annoncera l'œuvre du poëte et semblera la reine du magnifique séjour[56].

Que de difficultés vaincues! Le champ devient libre, et Molière s'y élance avec une hardiesse et un tact incomparables. Depuis la représentation des Précieuses, il a entre les mains des notes critiques et des portraits de caractères que lui livrent, sur leurs rivaux et leurs amis, tous les gens de la cour. Il en use, et il fait un choix parmi les ridicules qui lui sont signalés. Le roi lui-même, après la représentation, daigne lui indiquer un original qu'il a oublié, le chasseur forcené, M. de Soyecourt. Il devient ainsi de plein droit le premier ministre comique de Louis XIV, l'organe de ses vues, le régulateur moral de la société renouvelée.

Celui qui, dans l'École des Maris et les Précieuses, a frappé les hargneux, les pédantes et les mécontents de l'ancienne cour, attaque cette fois, d'une main légère, mais sûre, les écervelés de la cour nouvelle, leurs rencontres bruyantes, leurs cris quand ils s'embrassent, la prétention des faiseurs de projets, l'audace des solliciteurs, tout ce qui devait être insupportable au nouveau maître. Initié aux secrets de Saint-Germain et aux faiblesses du roi que mademoiselle de la Vallière captivait, le poëte glisse obscurément dans les scènes d'amour quelques paroles attendries sur les secrètes douceurs que le «mystère réserve aux cœurs bien épris.» Le jeune souverain voyait ses intérêts servis, sa politique sociale aidée et devinée, jusqu'aux fibres secrètes de son cœur délicatement touchées 62 par ce comédien modeste. La protection du roi, depuis ce moment, n'abandonna plus Molière. Comme la Fontaine, comme Boileau, Louis XIV comprit «que c'était là son homme.» Dès lors Molière poursuivit librement sa carrière, à titre d'aide de camp, si l'on peut parler ainsi, de ce roi qui pétrissait la cour et la France dans un moule d'unité brillante. Marquis et tartufes ne purent prévaloir.

Les Fâcheux, improvisés par le grand artiste, manquaient d'intrigue et d'intérêt. Il créa pour cette pièce à tiroirs de nouvelles ressources et comme une harmonie nouvelle: peintre, musicien, danseur, décorateur, il distribua ses groupes, composa la scène, arrangea les plans, moins au point de vue du drame proprement dit que sous celui de l'art plastique. A l'instar des Italiens, qu'il aima toujours, il fit entrer des danseuses sur la scène, et mêla au dialogue du drame l'action vive du ballet. C'était donner à son œuvre un horizon pittoresque et la grâce animée d'un tableau demi-flamand, comme le faisait Karl Dujardin.

Ce petit chef-d'œuvre fut admiré des courtisans, qui se jouaient eux-mêmes; non-seulement ils avaient donné les notes et préparé la comédie; mais le théâtre était de plain-pied avec les spectateurs; «de côté et d'autre, mêmes hommes, mêmes canons, mêmes plumes, mêmes postures, excepté que, du côté où le ridicule a été copié, on se tait, on écoute; et que, là où il figure imité, on parle, on agit, on fait rire[57]

Celui qui donnait la fête, le rival de Louis XIV, fut arrêté un mois après; le nouveau siècle avançait dans sa voie, l'unité royale se dessinait, et l'autorité du poëte comique grandissait avec elle.

63


AU ROI

Sire,

J'ajoute une scène à la comédie; et c'est une espèce de fâcheux, assez insupportable, un homme qui dédie un livre. Votre Majesté en sait des nouvelles plus que personne de son royaume, et ce n'est pas d'aujourd'hui qu'elle se voit en butte à la furie des épîtres dédicatoires. Mais, bien que je suive l'exemple des autres, et me mette moi-même au rang de ceux que j'ai joués, j'ose dire toutefois à Votre Majesté que ce que j'en ai fait n'est pas tant pour lui présenter un livre que pour avoir lieu de lui rendre grâces du succès de cette comédie. Je le dois, Sire, ce succès qui a passé mon attente, non-seulement à cette glorieuse approbation dont Votre Majesté honora d'abord la pièce, et qui a entraîné si hautement celle de tout le monde, mais encore à l'ordre qu'elle me donna d'y ajouter un caractère de fâcheux, dont elle eut la bonté de m'ouvrir les idées elle-même, et qui a été trouvé partout le plus beau morceau de l'ouvrage. Il faut avouer, Sire, que je n'ai jamais rien fait, avec tant de facilité, ni si promptement, que cet endroit où Votre Majesté me commanda de travailler. J'avois une joie à lui obéir qui me valoit bien mieux qu'Apollon et toutes les Muses; et je conçois par là ce que je serois capable d'exécuter pour une comédie entière, si j'étois inspiré par de pareils commandements. Ceux qui sont nés en un rang élevé peuvent se proposer l'honneur de servir Votre Majesté dans les grands emplois; mais, pour moi, toute la gloire où je puis aspirer, c'est de la réjouir. Je borne là l'ambition de mes souhaits; et je crois qu'en quelque façon ce n'est pas être inutile à la France que de contribuer[58] quelque chose au divertissement de son roi. Quand je n'y réussirai pas, ce ne sera jamais par un défaut de zèle ni d'étude, mais 64 seulement par un mauvais destin qui suit assez souvent les meilleures intentions, et qui, sans doute affligeroit sensiblement.

Sire,

De Votre Majesté,

Le très-humble, très-obéissant, et très-fidèle serviteur et sujet,

J.-B. P. Molière.


AVERTISSEMENT


Jamais entreprise au théâtre ne fut si précipitée que celle-ci, et c'est une chose, je crois, toute nouvelle, qu'une comédie ait été conçue, faite, apprise, et représentée en quinze jours. Je ne dis pas cela pour me piquer de l'impromptu, et en prétendre de la gloire, mais seulement pour prévenir certaines gens, qui pourroient trouver à redire que je n'aie pas mis ici toutes les espèces de fâcheux qui se trouvent. Je sais que le nombre en est grand, et à la cour et dans la ville; et que, sans épisodes, j'eusse bien pu en composer une comédie de cinq actes bien fournis, et avoir encore de la matière de reste. Mais, dans le peu de temps qui me fut donné, il m'étoit impossible de faire un grand dessein, et de rêver beaucoup sur le choix de mes personnages et sur la disposition de mon sujet. Je me réduisis donc à ne toucher qu'un petit nombre d'importuns, et je pris ceux qui s'offrirent d'abord à mon esprit, et que je crus les plus propres à réjouir les augustes personnes devant qui j'avois à paraître; et, pour lier promptement toutes ces choses ensemble, je me servis du premier nœud que je pus trouver. Ce n'est pas mon dessein d'examiner maintenant si tout cela pouvoit être mieux, et si tous ceux qui s'y sont divertis 65 ont ri selon les règles. Le temps viendra de faire imprimer mes remarques sur les pièces que j'aurai faites, et je ne désespère pas de faire voir un jour, en grand auteur, que je puis citer Aristote et Horace. En attendant cet examen, qui peut-être ne viendra point, je m'en remets assez aux décisions de la multitude, et je tiens aussi difficile de combattre un ouvrage que le public approuve que d'en défendre un qu'il condamne.

Il n'y a personne qui ne sache pour quelle réjouissance la pièce fut composée; et cette fête a fait un tel éclat, qu'il n'est pas nécessaire d'en parler; mais il ne sera pas hors de propos de dire deux paroles des ornements qu'on a mêlés avec la comédie.

Le dessein étoit de donner un ballet aussi; et, comme il n'y avoit qu'un petit nombre choisi de danseurs excellents, on fut contraint de séparer les entrées de ce ballet, et l'avis fut de les jeter dans les entr'actes de la comédie, afin que ces intervalles donnassent temps aux mêmes baladins de revenir sous d'autres habits: de sorte que, pour ne point rompre aussi le fil de la pièce par ces manières d'intermèdes, on s'avisa de les coudre au sujet du mieux que l'on put, et de ne faire qu'une seule chose du ballet et de la comédie: mais, comme le temps étoit fort précipité, et que tout cela ne fut pas réglé entièrement par une même tête, on trouvera peut-être quelques endroits du ballet qui n'entrent pas dans la comédie aussi naturellement que d'autres. Quoi qu'il en soit, c'est un mélange qui est nouveau pour nos théâtres, et dont on pourroit chercher quelques autorités dans l'antiquité; et, comme tout le monde l'a trouvé agréable, il peut servir d'idée à d'autres choses qui pourroient être méditées avec plus de loisir.

D'abord que la toile fut levée, un des acteurs, comme vous pourriez dire moi, parut sur le théâtre en habit de ville, et, s'adressant au roi avec le visage d'un homme surpris, fit des excuses en désordre sur ce qu'il se trouvoit là seul, et manquoit de temps et d'acteurs pour donner à Sa Majesté le divertissement qu'elle sembloit attendre. En même temps, au milieu de vingt jets d'eau naturels, s'ouvrit cette coquille que tout le monde a vue; et l'agréable naïade[59] qui parut dedans s'avança au bord 66 du théâtre, et, d'un air héroïque, prononça les vers que M. Pellisson avoit faits[60] et qui servent de prologue.


PROLOGUE

Le théâtre représente un jardin orné de termes et de plusieurs jets d'eau.

UNE NAÏADE, sortant des eaux dans une coquille.

Pour voir en ces beaux lieux le plus grand roi du monde,
Mortels, je viens à vous de ma grotte profonde.
Faut-il, en sa faveur, que la terre ou que l'eau
Produisent à vos yeux un spectacle nouveau?
Qu'il parle ou qu'il souhaite, il n'est rien d'impossible:
Lui-même n'est-il pas un miracle visible?
Son règne, si fertile en miracles divers,
N'en demande-t-il pas à tout cet univers?
Jeune, victorieux, sage, vaillant, auguste,
Aussi doux que sévère, aussi puissant que juste:
Régler et ses États et ses propres désirs;
Joindre aux nobles travaux les plus nobles plaisirs;
En ses justes projets jamais ne se méprendre;
Agir incessamment, tout voir et tout entendre,
Qui peut cela peut tout: il n'a qu'à tout oser,
Et le ciel à ses vœux ne peut rien refuser.
Ces termes marcheront, et, si Louis l'ordonne,
Ces arbres parleront mieux que ceux de Dodone.
Hôtesses de leurs troncs, moindres divinités,
C'est Louis qui le veut, sortez, Nymphes, sortez;
Je vous montre l'exemple, il s'agit de lui plaire.
Quittez pour quelque temps votre forme ordinaire,
Et paroissons ensemble aux yeux des spectateurs,
Pour ce nouveau théâtre, autant de vrais acteurs.

Plusieurs dryades, accompagnées de faunes et de satyres, sortent des arbres et des termes.

67

Vous, soin de ses sujets, sa plus charmante étude,
Héroïque souci, royale inquiétude,
Laissez-le respirer, et souffrez qu'un moment
Son grand cœur s'abandonne au divertissement:
Vous le verrez demain, d'une force nouvelle,
Sous le fardeau pénible où votre voix l'appelle,
Faire obéir les lois, partager les bienfaits,
Par ses propres conseils prévenir nos souhaits,
Maintenir l'univers dans une paix profonde,
Et s'ôter le repos pour le donner au monde.
Qu'aujourd'hui tout lui plaise et semble consentir
A l'unique dessein de le bien divertir!
Fâcheux, retirez-vous, ou, s'il faut qu'il vous voie,
Que ce soit seulement pour exciter sa joie.

La naïade emmène avec elle, pour la comédie, une partie des gens qu'elle a fait paroître, pendant que le reste se met à danser aux sons des hautbois, qui se joignent aux violons.


PERSONNAGES     ACTEURS
DAMIS, tuteur d'Orphise. L'Espy.
ORPHISE. Mlle Molière.
ÉRASTE, amoureux d'Orphise. Molière.
ALCIDOR, fâcheux.  
LISANDRE, La Grange.
ALCANDRE,  
ALCIPPE,  
ORANTE, Mlle Duparc.
CLIMÈNE, Mlle Debrie.
DORANTE,  
CARITIDÈS,  
ORMIN,  
FILINTE,  
LA MONTAGNE, valet d'Éraste. Duparc.
L'ÉPINE, valet de Damis.  
LA RIVIÈRE, et deux autres valets d'Éraste.  
La scène est à Paris.

68

ACTE PREMIER

SCÈNE I.—ÉRASTE, LA MONTAGNE.

ÉRASTE.

Sous quel astre, bon Dieu! faut-il que je sois né,
Pour être de fâcheux toujours assassiné?
Il semble que partout le sort me les adresse,
Et j'en vois chaque jour quelque nouvelle espèce;
Mais il n'est rien d'égal au fâcheux d'aujourd'hui;
J'ai cru n'être jamais débarrassé de lui,
Et cent fois j'ai maudit cette innocente envie
Qui m'a pris à dîner de voir la comédie,
Où, pensant m'égayer, j'ai misérablement
Trouvé de mes péchés le rude châtiment.
Il faut que je te fasse un récit de l'affaire,
Car je m'en sens encor tout ému de colère.
J'étois sur le théâtre[61] en humeur d'écouter
La pièce, qu'à plusieurs j'avois ouï vanter;
Les acteurs commençoient, chacun prêtoit silence;
Lorsque, d'un air bruyant et plein d'extravagance,
Un homme à grands canons est entré brusquement
En criant:—Holà! ho! un siége promptement!
Et, de son grand fracas surprenant l'assemblée,
Dans le plus bel endroit a la pièce troublée.
Eh! mon Dieu! nos François, si souvent redressés,
Ne prendront-ils jamais un air de gens sensés,
Ai-je dit; et faut-il sur nos défauts extrêmes
Qu'en théâtre public nous nous jouions nous-mêmes,
Et confirmions ainsi, par des éclats de fous,
Ce que chez nos voisins on dit partout de nous?
69 Tandis que là-dessus je haussois les épaules,
Les acteurs ont voulu continuer leurs rôles;
Mais l'homme pour s'asseoir a fait nouveau fracas,
Et, traversant encor le théâtre à grands pas,
Bien que dans les côtés il pût être à son aise,
Au milieu du devant il a planté sa chaise,
Et, de son large dos morguant[62] les spectateurs,
Aux trois quarts du parterre a caché les acteurs.
Un bruit s'est élevé, dont un autre eût eu honte;
Mais lui, ferme et constant, n'en a fait aucun compte,
Et se seroit tenu comme il s'étoit posé,
Si, pour mon infortune, il ne m'eût avisé.
—Ah! marquis, m'a-t-il dit, prenant près de moi place,
Comment te portes-tu? Souffre que je t'embrasse.
Au visage, sur l'heure, un rouge m'est monté,
Que l'on me vît connu d'un pareil éventé.
Je l'étois peu pourtant; mais on en voit paroître
De ces gens qui de rien[63] veulent fort vous connoître,
Dont il faut au salut les baisers essuyer,
Et qui sont familiers jusqu'à vous tutoyer.
Il m'a fait à l'abord cent questions frivoles,
Plus haut que les acteurs élevant ses paroles.
Chacun le maudissoit; et moi, pour l'arrêter,
Je serois, ai-je dit, bien aise d'écouter.
—Tu n'as point vu ceci, marquis? Ah! Dieu me damne!
Je le trouve assez drôle, et je n'y suis pas âne;
Je sais par quelles lois un ouvrage est parfait,
Et Corneille me vient lire tout ce qu'il fait.
Là-dessus de la pièce il m'a fait un sommaire,
Scène à scène, averti de ce qui s'alloit faire,
Et jusques à des vers qu'il en savoit par cœur
Il me les récitoit tout haut avant l'acteur.
J'avois beau m'en défendre, il a poussé sa chance,
Et s'est devers la fin levé longtemps d'avance;
70 Car les gens du bel air, pour agir galamment,
Se gardent bien surtout d'ouïr le dénoûment.
Je rendois grâce au ciel, et croyois, de justice[64],
Qu'avec la comédie eût fini mon supplice;
Mais, comme si c'en eût été trop bon marché,
Sur nouveaux frais mon homme à moi s'est attaché,
M'a conté ses exploits, ses vertus non communes,
Parlé de ses chevaux, de ses bonnes fortunes,
Et de ce qu'à la cour il avait de faveur,
Disant qu'à m'y servir il s'offroit de grand cœur.
Je le remerciois doucement de la tête,
Minutant[65] à tous coups quelque retraite honnête;
Mais lui, pour le quitter, me voyant ébranlé:
—Sortons, ce m'a-t-il dit, le monde est écoulé.
Et, sortis de ce lieu[66], me la donnant plus sèche[67]:
—Marquis, allons au Cours faire voir ma calèche;
Elle est bien entendue, et plus d'un duc et pair
En fait à mon faiseur faire une du même air.
Moi de lui rendre grâce, et, pour mieux m'en défendre,
De dire que j'avois certain repas à rendre.
—Ah! parbleu! j'en veux être, étant de tes amis,
Et manque au maréchal à qui j'avois promis.
—De la chère, ai-je fait, la dose est trop peu forte
Pour oser y prier des gens de votre sorte.
—Non, m'a-t-il répondu, je suis sans compliment,
Et j'y vais pour causer avec toi seulement;
Je suis des grands repas fatigué, je te jure.
—Mais, si l'on vous attend, ai-je dit, c'est injure.
—Tu te moques, marquis; nous nous connoissons tous;
Et je trouve avec toi des passe-temps plus doux.
Je pestois contre moi, l'âme triste et confuse
Du funeste succès qu'avoit eu mon excuse,
71 Et ne savois à quoi je devois recourir,
Pour sortir d'une peine à me faire mourir;
Lorsqu'un carrosse fait de superbe manière,
Et comblé de laquais et devant et derrière,
S'est, avec un grand bruit, devant nous arrêté,
D'où sautant un jeune homme amplement ajusté,
Mon importun et lui, courant à l'embrassade,
Ont surpris les passants de leur brusque incartade;
Et, tandis que tous deux étoient précipités
Dans les convulsions de leurs civilités,
Je me suis doucement esquivé sans rien dire;
Non sans avoir longtemps gémi d'un tel martyre,
Et maudit le fâcheux, dont le zèle obstiné
M'ôtoit au rendez-vous qui m'est ici donné.

LA MONTAGNE.

Ce sont chagrins mêlés aux plaisirs de la vie.
Tout ne va pas, monsieur, au gré de notre envie.
Le ciel veut qu'ici-bas chacun ait ses fâcheux,
Et les hommes seroient sans cela trop heureux.

ÉRASTE.

Mais de tous mes fâcheux, le plus fâcheux encore,
C'est Damis, le tuteur de celle que j'adore,
Qui rompt ce qu'à mes vœux elle donne d'espoir,
Et fait qu'en sa présence elle n'ose me voir.
Je crains d'avoir déjà passé l'heure promise,
Et c'est dans cette allée où devait être Orphise.

LA MONTAGNE.

L'heure d'un rendez-vous d'ordinaire s'étend,
Et n'est pas resserrée aux bornes d'un instant.

ÉRASTE.

Il est vrai; mais je tremble, et mon amour extrême
D'un rien se fait un crime envers celle que j'aime.

LA MONTAGNE.

Si ce parfait amour, que vous prouvez si bien,
Se fait vers votre objet un grand crime de rien,
Ce que son cœur pour vous sent de feux légitimes,
En revanche, lui fait un rien de tous vos crimes.

72

ÉRASTE.

Mais, tout de bon, crois-tu que je sois d'elle aimé?

LA MONTAGNE.

Quoi! vous doutez encor d'un amour confirmé?

ÉRASTE.

Ah! c'est malaisément qu'en pareille matière
Un cœur bien enflammé prend assurance entière;
Il craint de se flatter; et, dans ses divers soins,
Ce que plus il souhaite est ce qu'il croit le moins.
Mais songeons à trouver une beauté si rare.

LA MONTAGNE.

Monsieur, votre rabat par devant se sépare.

ÉRASTE.

N'importe.

LA MONTAGNE.

Laissez-moi l'ajuster, s'il vous plaît.

ÉRASTE.

Ouf! tu m'étrangles, fat! laisse-le comme il est.

LA MONTAGNE.

Souffrez qu'on peigne[68] un peu...

ÉRASTE.

Sottise sans pareille!
Tu m'as d'un coup de dent presque emporté l'oreille.

LA MONTAGNE.

Vos canons...

ÉRASTE.

Laisse-les, tu prends trop de souci.

LA MONTAGNE.

Ils sont tout chiffonnés.

ÉRASTE.

Je veux qu'ils soient ainsi.

LA MONTAGNE.

Accordez-moi du moins, par grâce singulière,
De frotter ce chapeau, qu'on voit plein de poussière.

73

ÉRASTE.

Frotte donc, puisqu'il faut que j'en passe par là.

LA MONTAGNE.

Le voulez-vous porter fait comme le voilà?

ÉRASTE.

Mon Dieu! dépêche-toi.

LA MONTAGNE.

Ce seroit conscience.

ÉRASTE, après avoir attendu.

C'est assez.

LA MONTAGNE.

Donnez-vous un peu de patience.

ÉRASTE.

Il me tue!

LA MONTAGNE.

En quels lieux vous êtes-vous fourré?

ÉRASTE.

T'es-tu de ce chapeau pour toujours emparé?

LA MONTAGNE.

C'est fait.

ÉRASTE.

Donne-moi donc.

LA MONTAGNE, laissant tomber le chapeau.

Hai!

ÉRASTE.

Le voilà par terre!
Je suis fort avancé. Que la fièvre te serre!

LA MONTAGNE.

Permettez qu'en deux coups j'ôte...

ÉRASTE.

Il ne me plaît pas.
Au diantre tout valet qui vous est sur les bras,
Qui fatigue son maître et ne fait que déplaire
A force de vouloir trancher du nécessaire.

74

SCÈNE II.—ORPHISE, ALCIDOR, ÉRASTE, LA MONTAGNE.

Orphise traverse le fond du théâtre, Alcidor lui donne la main.

ÉRASTE.

Mais vois-je pas Orphise? Oui, c'est elle qui vient.
Où va-t-elle si vite, et quel homme la tient?

Il la salue comme elle passe, et elle en passant détourne la tête.

SCÈNE III.—ÉRASTE, LA MONTAGNE.

ÉRASTE.

Quoi! me voir en ces lieux devant elle paroître,
Et passer en feignant de ne me pas connoître!
Que croire? qu'en dis-tu? Parle donc, si tu veux.

LA MONTAGNE.

Monsieur, je ne dis rien, de peur d'être fâcheux.

ÉRASTE.

Et c'est l'être, en effet, que de ne rien me dire
Dans les extrémités d'un si cruel martyre.
Fais donc quelque réponse à mon cœur abattu.
Que dois-je présumer? Parle, qu'en penses-tu?
Dis-moi ton sentiment.

LA MONTAGNE.

Monsieur, je veux me taire,
Et ne désire point trancher du nécessaire.

ÉRASTE.

Peste l'impertinent! Va-t'en suivre leurs pas,
Vois ce qu'ils deviendront, et ne les quitte pas.

LA MONTAGNE, revenant sur ses pas.

Il faut suivre de loin?

ÉRASTE.

Oui.

LA MONTAGNE, revenant sur ses pas.

Sans que l'on me voie,
Ou faire aucun semblant qu'après eux on m'envoie?

ÉRASTE.

Non, tu feras bien mieux de leur donner avis
Que par mon ordre exprès ils sont de toi suivis.

75

LA MONTAGNE, revenant sur ses pas.

Vous trouverai-je ici?

ÉRASTE.

Que le ciel te confonde,
Homme, à mon sentiment, le plus fâcheux du monde!

SCÈNE IV.—ÉRASTE.

Ah! que je sens de trouble, et qu'il m'eût été doux
Qu'on me l'eût fait manquer, ce fatal rendez-vous!
Je pensois y trouver toutes choses propices,
Et mes yeux pour mon cœur y trouvent des supplices.

SCÈNE V.—LISANDRE, ÉRASTE.

LISANDRE.

Sous ces arbres de loin mes yeux t'ont reconnu,
Cher marquis, et d'abord je suis à toi venu.
Comme à de mes amis, il faut que je te chante
Certain air que j'ai fait de petite courante[69],
Qui de toute la cour contente les experts,
Et sur qui plus de vingt ont déjà fait des vers.
J'ai le bien, la naissance, et quelque emploi passable,
Et fais figure en France assez considérable;
Mais je ne voudrois pas, pour tout ce que je suis,
N'avoir point fait cet air qu'ici je te produis.
Il prélude.
La, la, hem, hem; écoute avec soin je te prie.
Il chante sa courante.
N'est-elle pas belle?

ÉRASTE.

Ah!

LISANDRE.

Cette fin est jolie.
76 Il rechante la fin quatre ou cinq fois de suite.
Comment la trouves-tu?

ÉRASTE.

Fort belle, assurément.

LISANDRE.

Les pas que j'en ai faits n'ont pas moins d'agrément,
Et surtout la figure a merveilleuse grâce.
Il chante, parle et danse tout ensemble, et fait faire à Éraste les figures de la femme.
Tiens, l'homme passe ainsi; puis la femme repasse:
Ensemble; puis on quitte, et la femme vient là.
Vois-tu ce petit trait de feinte que voilà?
Ce fleuret? ces coupés courant après la belle?
Dos à dos, face à face, en se pressant sur elle.
Que t'en semble, marquis?

ÉRASTE.

Tous ces pas-là sont fins.

LISANDRE.

Je me moque, pour moi, des maîtres baladins[70].

ÉRASTE.

On le voit.

LISANDRE.

Les pas donc?

ÉRASTE.

N'ont rien qui ne surprenne.

LISANDRE.

Veux-tu, par amitié, que je te les apprenne?

ÉRASTE.

Ma foi, pour le présent, j'ai certain embarras...

LISANDRE.

Eh bien donc, ce sera lorsque tu le voudras.
Si j'avois dessus moi ces paroles nouvelles,
Nous les lirions ensemble, et verrions les plus belles.

ÉRASTE.

Une autre fois.

77

LISANDRE.

Adieu. Baptiste[71], le très-cher,
N'a point vu ma courante, et je le vais chercher:
Nous avons pour les airs de grandes sympathies,
Et je veux le prier d'y faire des parties[72].
Il s'en va toujours en chantant.

SCÈNE VI.—ÉRASTE.

Ciel! faut-il que le rang, dont on veut tout couvrir,
De cent sots tous les jours nous oblige à souffrir,
Et nous fasse abaisser jusques aux complaisances
D'applaudir bien souvent à leurs impertinences!

SCÈNE VII.—ÉRASTE, LA MONTAGNE.

LA MONTAGNE.

Monsieur, Orphise est seule, et vient de ce côté.

ÉRASTE.

Ah! d'un trouble bien grand je me sens agité!
J'ai de l'amour encor pour la belle inhumaine,
Et ma raison voudroit que j'eusse de la haine.

LA MONTAGNE.

Monsieur, votre raison ne sait ce qu'elle veut,
Ni ce que sur un cœur une maîtresse peut.
Bien que de s'emporter on ait de justes causes,
Une belle, d'un mot, rajuste bien des choses.

ÉRASTE.

Hélas! je te l'avoue, et déjà cet aspect
A toute ma colère imprime le respect.

78

SCÈNE VIII.—ORPHISE, ÉRASTE, LA MONTAGNE.

ORPHISE.

Votre front à mes yeux montre peu d'allégresse;
Seroit-ce ma présence, Éraste, qui vous blesse?
Qu'est-ce donc? qu'avez-vous? et sur quels déplaisirs,
Lorsque vous me voyez, poussez-vous des soupirs?

ÉRASTE.

Hélas! pouvez-vous bien me demander, cruelle,
Ce qui fait de mon cœur la tristesse mortelle?
Et d'un esprit méchant n'est-ce pas un effet,
Que feindre d'ignorer ce que vous m'avez fait?
Celui dont l'entretien vous a fait à ma vue
Passer...

ORPHISE, riant.

C'est de cela que votre âme est émue?

ÉRASTE.

Insultez, inhumaine, encore à mon malheur!
Allez, il vous sied mal de railler ma douleur,
Et d'abuser, ingrate, à maltraiter[73] ma flamme,
Du foible que pour vous vous savez qu'a mon âme.

ORPHISE.

Certes, il en faut rire, et confesser ici
Que vous êtes bien fou de vous troubler ainsi.
L'homme dont vous parlez, loin qu'il puisse me plaire,
Est un homme fâcheux dont j'ai su me défaire;
Un de ces importuns et sots officieux
Qui ne sauroient souffrir qu'on soit seule en des lieux,
Et viennent aussitôt, avec un doux langage,
Vous donner une main contre qui l'on enrage.
J'ai feint de m'en aller, pour cacher mon dessein;
Et jusqu'à mon carrosse il m'a prêté la main.
Je m'en suis promptement défaite de la sorte;
Et j'ai[74], pour vous trouver, rentré par l'autre porte.

79

ÉRASTE.

A vos discours, Orphise, ajouterai-je foi,
Et votre cœur est-il tout sincère pour moi?

ORPHISE.

Je vous trouve fort bon de tenir ces paroles,
Quand je me justifie à vos plaintes frivoles!
Je suis bien simple encore, et ma sotte bonté...

ÉRASTE.

Ah! ne vous fâchez pas, trop sévère beauté!
Je veux croire en aveugle, étant sous votre empire,
Tout ce que vous aurez la bonté de me dire.
Trompez, si vous voulez, un malheureux amant;
J'aurai pour vous respect jusques au monument...
Maltraitez mon amour, refusez-moi le vôtre,
Exposez à mes yeux le triomphe d'un autre;
Oui, je souffrirai tout de vos divins appas.
J'en mourrai; mais enfin je ne m'en plaindrai pas.

ORPHISE.

Quand de tels sentiments régneront dans votre âme,
Je saurai de ma part...

SCÈNE IX.—ALCANDRE, ORPHISE, ÉRASTE, LA MONTAGNE.

ALCANDRE.

A Orphise.
Marquis, un mot. Madame,
De grâce, pardonnez si je suis indiscret,
En osant, devant vous lui parler en secret.
Orphise sort.

SCÈNE X.—ALCANDRE, ÉRASTE, LA MONTAGNE.

ALCANDRE.

Avec peine, marquis, je te fais la prière:
Mais un homme vient là de me rompre en visière,
Et je souhaite fort, pour ne rien reculer,
Qu'à l'heure, de ma part, tu l'ailles appeler.
Tu sais qu'en pareil cas ce seroit avec joie
Que je te le rendrois en la même monnoie[75].

80

ÉRASTE, après avoir été quoique temps sans parler.

Je ne veux point ici faire le capitan;
Mais on m'a vu soldat avant que courtisan:
J'ai servi quatorze ans, et je crois être en passe
De pouvoir d'un tel pas me tirer avec grâce,
Et de ne craindre point qu'à quelque lâcheté
Le refus de mon bras me puisse être imputé.
Un duel met les gens en mauvaise posture;
Et notre roi n'est pas un monarque en peinture.
Il sait faire obéir les plus grands de l'État,
Et je trouve qu'il fait en digne potentat.
Quand il faut le servir, j'ai du cœur pour le faire;
Mais je ne m'en sens point quand il faut lui déplaire.
Je me fais de son ordre une suprême loi:
Pour lui désobéir, cherche un autre que moi.
Je te parle, vicomte, avec franchise entière,
Et suis ton serviteur en toute autre matière,
Adieu.

SCÈNE XI.—ÉRASTE, LA MONTAGNE.

ÉRASTE.

Cinquante fois au diable les fâcheux!
Où donc s'est retiré cet objet de mes vœux?

LA MONTAGNE.

Je ne sais.

ÉRASTE.

Pour savoir où la belle est allée,
Va-t'en chercher partout: j'attends dans cette allée.

BALLET DU PREMIER ACTE

PREMIÈRE ENTRÉE.

Des joueurs de mail, en criant Gare! l'obligent à se retirer; et, comme il veut revenir lorsqu'ils ont fait,

SECONDE ENTRÉE.

Des curieux viennent, qui tournent autour de lui pour le connoître, et font qu'il se retire encore pour un moment.

81

ACTE II

SCÈNE I.—ÉRASTE.

Les fâcheux à la fin se sont-ils écartés?
Je pense qu'il en pleut ici de tous côtés.
Je les fuis, et les trouve, et, pour second martyre,
Je ne saurois trouver celle que je désire.
Le tonnerre et la pluie ont promptement passé,
Et n'ont point de ces lieux le beau monde chassé.
Plût au ciel, dans les dons que ses soins y prodiguent,
Qu'ils en eussent chassé tous les gens qui fatiguent!
Le soleil baisse fort, et je suis étonné
Que mon valet encor ne soit point retourné.

SCÈNE II.—ALCIPPE, ÉRASTE.

ALCIPPE.

Bonjour.

ÉRASTE, à part.

Et quoi! toujours ma flamme divertie[76]!

ALCIPPE.

Console-moi, marquis, d'une étrange partie
Qu'au piquet je perdis hier contre un Saint-Bouvain,
A qui je donnerois quinze points et la main[77].
C'est un coup enragé, qui depuis hier m'accable,
Et qui feroit donner tous les joueurs au diable,
Un coup assurément à se pendre en public.
Il ne m'en faut que deux, l'autre a besoin d'un pic:
Je donne, il en prend six, et demande à refaire;
Moi, me voyant de tout, je n'en voulus rien faire.
82 Je porte l'as de trèfle (admire mon malheur!),
L'as, le roi, le valet, le huit et dix de cœur,
Et quitte, comme au point alloit la politique,
Dame et roi de carreau, dix et dame de pique.
Sur mes cinq cœurs portés la dame arrive encor,
Qui me fait justement une quinte major;
Mais mon homme, avec l'as, non sans surprise extrême,
Des bas carreaux sur table étale une sixième.
J'en avois écarté la dame avec le roi;
Mais, lui fallant un pic, je sortis hors d'effroi,
Et croyois bien du moins faire deux points uniques.
Avec les sept carreaux il avoit quatre piques,
Et, jetant le dernier, m'a mis dans l'embarras
De ne savoir lequel garder de mes deux as.
J'ai jeté l'as de cœur, avec raison, me semble;
Mais il avoit quitté quatre trèfles ensemble,
Et par un six de cœur je me suis vu capot,
Sans pouvoir, de dépit, proférer un seul mot.
Morbleu! fais-moi raison de ce coup effroyable:
A moins que l'avoir vu, peut-il être croyable?

ÉRASTE.

C'est dans le jeu qu'on voit les plus grands coups du sort.

ALCIPPE.

Parbleu! tu jugeras toi-même si j'ai tort,
Et si c'est sans raison que ce coup me transporte;
Car voici nos deux jeux, qu'exprès sur moi je porte.
Tiens, c'est ici mon port[78], comme je te l'ai dit;
Et voici...

ÉRASTE.

J'ai compris le tout par ton récit,
Et vois de la justice au transport qui t'agite;
Mais pour certaine affaire il faut que je te quitte.
Adieu. Console-toi pourtant de ton malheur.

ALCIPPE.

Qui, moi? J'aurai toujours ce coup-là sur le cœur;
83 Et c'est, pour ma raison, pis qu'un coup de tonnerre.
Je le veux faire, moi, voir à toute la terre.
Il s'en va et rentre en disant:
Un six de cœur! deux points!

ÉRASTE.

En quel lieu sommes-nous?
De quelque part qu'on tourne, on ne voit que des fous!

SCÈNE III.—ÉRASTE, LA MONTAGNE.

ÉRASTE.

Ah! que tu fais languir ma juste impatience!

LA MONTAGNE.

Monsieur, je n'ai pu faire une autre diligence.

ÉRASTE.

Mais me rapportes-tu quelque nouvelle, enfin?

LA MONTAGNE.

Sans doute; et de l'objet qui fait votre destin
J'ai, par un ordre exprès, quelque chose à vous dire.

ÉRASTE.

Et quoi? Déjà mon cœur après ce mot soupire.
Parle.

LA MONTAGNE.

Souhaitez-vous de savoir ce que c'est?

ÉRASTE.

Oui, dis vite.

LA MONTAGNE.

Monsieur, attendez, s'il vous plaît.
Je me suis, à courir, presque mis hors d'haleine.

ÉRASTE.

Prends-tu quelque plaisir à me tenir en peine?

LA MONTAGNE.

Puisque vous désirez de savoir promptement
L'ordre que j'ai reçu de cet objet charmant,
Je vous dirai... Ma foi, sans vous vanter mon zèle,
J'ai bien fait du chemin pour trouver cette belle;
Et si...

84

ÉRASTE.

Peste soit fait de tes digressions!

LA MONTAGNE.

Ah! il faut modérer un peu ses passions;
Et Sénèque...

ÉRASTE.

Sénèque est un sot dans ta bouche,
Puisqu'il ne me dit rien de tout ce qui me touche.
Dis-moi ton ordre, tôt.

LA MONTAGNE.

Pour contenter vos vœux,
Votre Orphise... Une bête est là dans vos cheveux.

ÉRASTE.

Laisse.

LA MONTAGNE.

Cette beauté, de sa part, vous fait dire...

ÉRASTE.

Quoi?

LA MONTAGNE.

Devinez.

ÉRASTE.

Sais-tu que je ne veux pas rire?

LA MONTAGNE.

Son ordre est qu'en ce lieu vous devez vous tenir,
Assuré que dans peu vous l'y verrez venir,
Lorsqu'elle aura quitté quelques provinciales,
Aux personnes de cour fâcheuses animales.

ÉRASTE.

Tenons-nous donc au lieu qu'elle a voulu choisir...
Mais, puisque l'ordre ici m'offre quelque loisir,
Laisse-moi méditer.
La Montagne sort.
J'ai dessein de lui faire
Quelques vers sur un air où[79] je la vois se plaire.
Il rêve.

85

SCÈNE IV.—ORANTE, CLIMÈNE, ÉRASTE, dans un coin du théâtre sans être aperçu.

ORANTE.

Tout le monde sera de mon opinion.

CLIMÈNE.

Croyez-vous l'emporter par obstination?

ORANTE.

Je pense mes raisons meilleures que les vôtres.

CLIMÈNE.

Je voudrois qu'on ouît les unes et les autres.

ORANTE, apercevant Éraste.

J'avise un homme ici qui n'est pas ignorant;
Il pourra nous juger sur notre différend.
Marquis, de grâce, un mot, souffrez qu'on vous appelle
Pour être entre nous deux juge d'une querelle.
D'un débat qu'ont ému nos divers sentiments
Sur ce qui peut marquer les plus parfaits amants.

ÉRASTE.

C'est une question à vider difficile,
Et vous devez chercher un juge plus habile.

ORANTE.

Non, vous nous dites là d'inutiles chansons.
Votre esprit fait du bruit, et nous vous connoissons;
Nous savons que chacun vous donne à juste titre...

ÉRASTE.

Eh! de grâce...

ORANTE.

En un mot, vous serez notre arbitre,
Et ce sont deux moments qu'il vous faut nous donner.

CLIMÈNE, à Orante.

Vous retenez ici qui vous doit condamner.
Car enfin, s'il est vrai ce que j'en ose croire,
Monsieur à mes raisons donnera la victoire.

ÉRASTE, à part.

Que ne puis-je à mon traître inspirer le souci
D'inventer quelque chose à me tirer d'ici!

86

ORANTE à Climène.

Pour moi, de son esprit j'ai trop bon témoignage,
Pour craindre qu'il prononce à mon désavantage.
A Éraste.
Enfin, ce grand débat qui s'allume entre nous
Est de savoir s'il faut qu'un amant soit jaloux.

CLIMÈNE.

Ou, pour mieux expliquer ma pensée et la vôtre,
Lequel doit plaire plus d'un jaloux ou d'un autre.

ORANTE.

Pour moi, sans contredit, je suis pour le dernier.

CLIMÈNE.

Et, dans mon sentiment, je tiens pour le premier.

ORANTE.

Je crois que notre cœur doit donner son suffrage
A qui fait éclater du respect davantage.

CLIMÈNE.

Et moi, que si nos vœux doivent paroître au jour,
C'est pour celui qui fait éclater plus d'amour.

ORANTE.

Oui; mais on voit l'ardeur dont une âme est saisie
Bien mieux dans le respect que dans la jalousie.

CLIMÈNE.

Et c'est mon sentiment, que qui s'attache à nous
Nous aime d'autant plus qu'il se montre jaloux.

ORANTE.

Fi! ne me parlez point, pour être amants, Climène,
De ces gens dont l'amour est fait comme la haine,
Et qui, pour tous respects et toute offre de vœux,
Ne s'appliquent jamais qu'à se rendre fâcheux;
Dont l'âme, que sans cesse un noir transport anime,
Des moindres actions cherche à nous faire un crime,
En soumet l'innocence à son aveuglement,
Et veut sur un coup d'œil un éclaircissement;
Qui, de quelque chagrin nous voyant l'apparence,
Se plaignent aussitôt qu'il naît de leur présence,
Et, lorsque dans nos yeux brille un peu d'enjoûment,
Veulent que leurs rivaux en soient le fondement;
87 Enfin, qui, prenant droit des fureurs de leur zèle,
Ne nous parlent jamais que pour faire querelle,
Osent défendre à tous l'approche de nos cœurs,
Et se font les tyrans de leurs propres vainqueurs.
Moi, je veux des amants que le respect inspire,
Et leur soumission marque mieux notre empire.

CLIMÈNE.

Fi! ne me parlez point, pour être vrais amants,
De ces gens qui pour nous n'ont nuls emportements;
De ces tièdes galants, de qui les cœurs paisibles
Tiennent déjà pour eux les choses infaillibles,
N'ont point peur de nous perdre, et laissent chaque jour
Sur trop de confiance endormir leur amour;
Sont avec leurs rivaux en bonne intelligence,
Et laissent un champ libre à leur persévérance.
Un amour si tranquille excite mon courroux.
C'est aimer froidement que n'être point jaloux;
Et je veux qu'un amant, pour me prouver sa flamme,
Sur d'éternels soupçons laisse flotter son âme,
Et par de prompts transports donne un signe éclatant
De l'estime qu'il fait de celle qu'il prétend.
On s'applaudit alors de son inquiétude;
Et, s'il nous fait parfois un traitement trop rude,
Le plaisir de le voir, soumis à nos genoux,
S'excuser de l'éclat qu'il a fait contre nous,
Ses pleurs, son désespoir d'avoir pu nous déplaire,
Est un charme à calmer toute notre colère.

ORANTE.

Si, pour vous plaire, il faut beaucoup d'emportement,
Je sais qui vous pourroit donner contentement;
Et je connais des gens dans Paris plus de quatre
Qui, comme ils le font voir, aiment jusques à battre.

CLIMÈNE.

Si, pour vous plaire, il faut n'être jamais jaloux,
Je sais certaines gens fort commodes pour vous;
Des hommes en amour d'une humeur si souffrante[80],
Qu'ils vous verroient sans peine entre les bras de trente.

88

ORANTE.

Enfin, par votre arrêt, vous devez déclarer
Celui de qui l'amour vous semble à préférer.

Orphise paroît dans le fond du théâtre, et voit Éraste entre Orante et Climène.

ÉRASTE.

Puisqu'à moins d'un arrêt je ne m'en puis défaire,
Toutes deux à la fois je vous veux satisfaire;
Et, pour ne point blâmer ce qui plaît à vos yeux,
Le jaloux aime plus, et l'autre aime bien mieux.

CLIMÈNE.

L'arrêt est plein d'esprit; mais...

ÉRASTE.

Suffit. J'en suis quitte.
Après ce que j'ai dit, souffrez que je vous quitte.

SCÈNE V.—ORPHISE, ÉRASTE.

ÉRASTE, apercevant Orphise, et allant au-devant d'elle.

Que vous tardez, madame, et que j'éprouve bien...

ORPHISE.

Non, non, ne quittez pas un si doux entretien.
A tort vous m'accusez d'être trop tard venue.
Montrant Orante et Climène, qui viennent de sortir.
Et vous avez de quoi vous passer de ma vue.

ÉRASTE.

Sans sujet contre moi voulez-vous vous aigrir,
Et me reprochez-vous ce qu'on me fait souffrir?
Ah! de grâce, attendez...

ORPHISE.

Laissez-moi, je vous prie.
Et courez vous rejoindre à votre compagnie.

SCÈNE VI.—ÉRASTE.

Ciel! faut-il qu'aujourd'hui fâcheuses et fâcheux
Conspirent à troubler les plus chers de mes vœux!
89 Mais allons sur ses pas, malgré sa résistance,
Et faisons à ses yeux briller notre innocence.

SCÈNE VII.—DORANTE, ÉRASTE.

DORANTE[81].

Ah! marquis, que l'on voit de fâcheux tous les jours
Venir de nos plaisirs interrompre le cours!
Tu me vois enragé d'une assez belle chasse
Qu'un fat... C'est un récit qu'il faut que je te fasse.

ÉRASTE.

Je cherche ici quelqu'un, et ne puis m'arrêter.

DORANTE.

Parbleu! chemin faisant, je te le veux conter.
Nous étions une troupe assez bien assortie,
Qui, pour courir un cerf, avions hier fait partie;
Et nous fûmes coucher sur le pays exprès,
C'est-à-dire, mon cher, en fin fond de forêts.
Comme cet exercice est mon plaisir suprême,
Je voulus, pour bien faire aller au bois moi-même,
Et nous conclûmes tous d'attacher nos efforts
Sur un cerf qu'un chacun nous disoit cerf dix cors[82];
Mais moi, mon jugement, sans qu'aux marques j'arrête,
Fut qu'il n'était que cerf à sa seconde tête.
Nous avions, comme il faut, séparé nos relais,
Et déjeunions en hâte, avec quelques œufs frais,
Lorsqu'un franc campagnard, avec longue rapière,
Montant superbement sa jument poulinière,
Qu'il honorait du nom de sa bonne jument,
S'en est venu nous faire un mauvais compliment,
Nous présentant aussi comme surcroît de colère
Un grand benêt de fils aussi sot que son père.
Il s'est dit grand chasseur, et nous a priés tous
Qu'il pût avoir le bien de courir avec nous.
90 Dieu préserve, en chassant, toute sage personne
D'un porteur de huchet[83], qui mal à propos sonne;
De ces gens qui, suivis de dix hourets[84] galeux,
Disent: Ma meute, et font les chasseurs merveilleux!
Sa demande reçue, et ses vertus prisées,
Nous avons été tous frapper à nos brisées[85].
A trois longueurs de trait[86], tayaut! voilà d'abord
Le cerf donné[87] aux chiens[88]. J'appuie, et sonne fort.
Mon cerf débuche[89], et passe une assez longue plaine,
Et mes chiens après lui; mais si bien en haleine,
Qu'on les auroit couverts tous d'un seul justaucorps.
Il vient à la forêt. Nous lui donnons alors
La vieille meute; et moi, je prends en diligence
Mon cheval alezan. Tu l'as vu?

ÉRASTE.

Non, je pense.

DORANTE.

Comment! C'est un cheval aussi bon qu'il est beau,
Et que, ces jours passés, j'achetai de Gaveau[90].
Je te laisse à penser si, sur cette matière,
Il voudroit me tromper, lui qui me considère:
Aussi je m'en contente; et jamais, en effet,
Il n'a vendu cheval ni meilleur, ni mieux fait.
Une tête de barbe, avec l'étoile nette,
L'encolure d'un cygne, effilée et bien droite[91];
Point d'épaules non plus qu'un lièvre, court-jointé,
Et qui fait dans son port voir sa vivacité;
Des pieds, morbleu! des pieds! le rein double: à vrai dire,
J'ai trouvé le moyen, moi seul, de le réduire;
91 Et sur lui, quoiqu'aux yeux il montrât beau semblant,
Petit-Jean de Gaveau ne montoit qu'en tremblant.
Une croupe en largeur à nulle autre pareille,
Et des gigots, Dieu sait! Bref, c'est une merveille;
Et j'en ai refusé cent pistoles, crois-moi,
Au retour d'un cheval amené pour le roi.
Je monte donc dessus, et ma joie étoit pleine
De voir filer de loin les coupeurs[92] dans la plaine;
Je pousse, et je me trouve en un fort à l'écart,
A la queue de nos chiens, moi seul avec Drécar[93].
Une heure là-dedans notre cerf se fait battre.
J'appuie alors mes chiens, et fais le diable à quatre;
Enfin jamais chasseur ne se vit plus joyeux.
Je le relance seul, et tout alloit des mieux,
Lorsque d'un jeune cerf s'accompagne le nôtre;
Une part de mes chiens se sépare de l'autre;
Et je les vois, marquis, comme tu peux penser,
Chasser tous avec crainte, et Finaud balancer:
Il se rabat soudain, dont j'eus l'âme ravie;
Il empaume la voie; et moi, je sonne et crie:
A Finaut! à Finaut! j'en revois[94] à plaisir
Sur une taupinière, et re-sonne[95] à loisir.
Quelques chiens revenoient à moi, quand, pour disgrâce,
Le jeune cerf, marquis, à mon campagnard passe.
Mon étourdi se met à sonner comme il faut,
Et crie à pleine voix: Tayaut! tayaut! tayaut!
Mes chiens me quittent tous, et vont à ma pécore;
J'y pousse, et j'en revois dans le chemin encore;
Mais à terre, mon cher, je n'eus pas jeté l'œil,
Que je connus le change et sentis un grand deuil.
92 J'ai beau lui faire voir toutes les différences
Des pinces de mon cerf et de ses connoissances,
Il me soutient toujours, en chasseur ignorant,
Que c'est le cerf de meute; et par ce différend
Il donne temps aux chiens d'aller loin. J'en enrage,
Et, pestant de bon cœur contre le personnage,
Je pousse mon cheval et par haut et par bas,
Qui plioit des gaulis[96] aussi gros que le bras:
Je ramène les chiens à ma première voie,
Qui vont, en me donnant une excessive joie,
Requérir notre cerf, comme s'ils l'eussent vu.
Ils le relancent; mais ce coup est-il prévu?
A te dire le vrai, cher marquis, il m'assomme;
Notre cerf relancé va passer à notre homme,
Qui, croyant faire un trait de chasseur fort vanté,
D'un pistolet d'arçon qu'il avoit apporté,
Lui donne justement au milieu de la tête,
Et de fort loin me crie:—Ah! j'ai mis bas la bête!
A-t-on jamais parlé de pistolet, bon Dieu!
Pour courre un cerf? Pour moi, venant dessus le lieu,
J'ai trouvé l'action tellement hors d'usage,
Que j'ai donné des deux à mon cheval, de rage,
Et m'en suis revenu chez moi toujours courant,
Sans vouloir dire un mot à ce sot ignorant.

ÉRASTE.

Tu ne pouvois mieux faire, et ta prudence est rare:
C'est ainsi des fâcheux qu'il faut qu'on se sépare.
Adieu.

DORANTE.

Quand tu voudras nous irons quelque part,
Où nous ne craindrons point de chasseur campagnard.

ÉRASTE, seul.

Fort bien. Je crois qu'enfin je perdrai patience.
Cherchons à m'excuser avecque diligence.

93

BALLET DU DEUXIÈME ACTE.

PREMIÈRE ENTRÉE.

Des joueurs de boule l'arrêtent pour mesurer un coup dont ils sont en dispute. Il se défait d'eux avec peine, et leur laisse danser un pas composé de toutes les postures qui sont ordinaires à ce jeu.

DEUXIÈME ENTRÉE.

De petits frondeurs les viennent interrompre, qui sont chassés ensuite.

TROISIÈME ENTRÉE.

Par des savetiers et des savetières, leurs pères, et autres, qui sont aussi chassés à leur tour.

QUATRIÈME ENTRÉE.

Par un jardinier qui danse seul, et se retire pour faire place au troisième acte.

ACTE III

SCÈNE I.—ÉRASTE, LA MONTAGNE.

ÉRASTE.

Il est vrai, d'un côté mes soins ont réussi,
Cet adorable objet enfin s'est adouci;
Mais d'un autre on m'accable, et les astres sévères
Ont contre mon amour redoublé leurs colères.
Oui, Damis, son tuteur, mon plus rude fâcheux,
Tout de nouveau s'oppose au plus doux de mes vœux,
A son aimable nièce a défendu ma vue,
Et veut d'un autre époux la voir demain pourvue.
Orphise toutefois, malgré son désaveu,
Daigne accorder ce soir une grâce à mon feu;
Et j'ai fait consentir l'esprit de cette belle
A souffrir qu'en secret je la visse chez elle.
94 L'amour aime surtout les secrètes faveurs.
Dans l'obstacle qu'on force il trouve des douceurs,
Et le moindre entretien de la beauté qu'on aime,
Lorsqu'il est défendu, devient grâce suprême.
Je vais au rendez-vous; c'en est l'heure à peu près,
Puis je veux m'y trouver plutôt avant qu'après.

LA MONTAGNE.

Suivrai-je vos pas?

ÉRASTE.

Non. Je craindrois que peut-être
A quelques yeux suspects tu me fisses connoître.

LA MONTAGNE.

Mais...

ÉRASTE.

Je ne le veux pas.

LA MONTAGNE.

Je dois suivre vos lois;
Mais au moins, si de loin...

ÉRASTE.

Te tairas-tu, vingt fois!
Et ne veux-tu jamais quitter cette méthode,
De te rendre à toute heure un valet incommode?

SCÈNE II.—CARITIDÈS, ÉRASTE.

CARITIDÈS.

Monsieur, le temps répugne à l'honneur de vous voir,
Le matin est plus propre à rendre un tel devoir;
Mais de vous rencontrer il n'est pas bien facile,
Car vous dormez toujours, ou vous êtes en ville:
Au moins, messieurs vos gens me l'assurent ainsi;
Et j'ai, pour vous trouver, pris l'heure que voici.
Encore est-ce un grand heur dont le destin m'honore,
Car, deux moments plus tard, je vous manquois encore.

ÉRASTE.

Monsieur, souhaitez-vous quelque chose de moi?

CARITIDÈS.

Je m'acquitte, monsieur, de ce que je vous doi;
95 Et vous viens... Excusez l'audace qui m'inspire,
Si...

ÉRASTE.

Sans tant de façons, qu'avez-vous à me dire?

CARITIDÈS.

Comme le rang, l'esprit, la générosité,
Que chacun vante en vous...

ÉRASTE.

Oui, je suis fort vanté.
Passons, monsieur.

CARITIDÈS.

Monsieur, c'est une peine extrême
Lorsqu'il faut à quelqu'un se produire soi-même;
Et toujours près des grands on doit être introduit
Par des gens qui de nous fassent un peu de bruit,
Dont la bouche écoutée avecque poids débite
Ce qui peut faire voir notre petit mérite.
Enfin, j'aurais voulu que des gens bien instruits
Vous eussent pu, monsieur, dire ce que je suis.

ÉRASTE.

Je vois assez, monsieur, ce que vous pouvez être,
Et votre seul abord le peut faire connoître.

CARITIDÈS.

Oui, je suis un savant charmé de vos vertus,
Non pas de ces savants dont le nom n'est qu'en us,
Il n'est rien si commun qu'un nom à la latine:
Ceux qu'on habille en grec ont bien meilleure mine,
Et, pour en avoir un qui se termine en ès,
Je me fais appeler monsieur Caritidès.

ÉRASTE.

Monsieur Caritidès, soit. Qu'avez-vous à dire?

CARITIDÈS.

C'est un placet, monsieur, que je voudrois vous lire,
Et que, dans la posture où vous met votre emploi,
J'ose vous conjurer de présenter au roi.

ÉRASTE.

Eh! monsieur, vous pouvez le présenter vous-même.

96

CARITIDÈS.

Il est vrai que le roi fait cette grâce extrême;
Mais, par ce même excès de ces rares bontés,
Tant de méchants placets, monsieur, sont présentés,
Qu'ils étouffent les bons; et l'espoir où je fonde[97]
Est qu'on donne le mien quand le prince est sans monde.

ÉRASTE.

Eh bien, vous le pouvez, et prendre votre temps.

CARITIDÈS.

Ah! monsieur, les huissiers sont de terribles gens!
Ils traitent les savants de faquins à nasardes[98],
Et je n'en puis venir qu'à la salle des gardes.
Les mauvais traitements qu'il me faut endurer
Pour jamais de la cour me feroient retirer,
Si je n'avais conçu l'espérance certaine
Qu'auprès de notre roi vous serez mon Mécène.
Oui, votre crédit m'est un moyen assuré...

ÉRASTE.

Eh bien, donnez-moi donc, je le présenterai.

CARITIDÈS.

Le voici. Mais au moins ayez-en la lecture.

ÉRASTE.

Non.

CARITIDÈS.

C'est pour être instruit, monsieur, je vous conjure.

AU ROI

«Sire,

»Votre très-humble, très-obéissant, très-fidèle et très-savant sujet et serviteur Caritidès, François de nation, Grec de profession, ayant considéré les grands et notables abus qui se commettent aux inscriptions des enseignes des maisons, boutiques, cabarets, jeux de boule, et autres lieux de votre bonne ville de Paris, en ce que certains ignorants, compositeurs desdites inscriptions, renversent, 97 par une barbare, pernicieuse et détestable orthographe, toute sorte de sens et raison, sans aucun égard d'étymologie, analogie, énergie, ni allégorie quelconque, au grand scandale de la république des lettres et de la nation françoise, qui se décrie et déshonore, par lesdits abus et fautes grossières envers les étrangers, et notamment envers les Allemands, curieux lecteurs et inspecteurs des dites inscriptions.»

ÉRASTE.

Ce placet est fort long, et pourrait bien fâcher...

CARITIDÈS.

Ah! monsieur, pas un mot ne s'en peut retrancher.

ÉRASTE.

Achevez promptement.

CARITIDÈS continue.

«Supplie humblement Votre Majesté de créer, pour le bien de son État et la gloire de son empire, une charge de contrôleur, intendant, correcteur, réviseur et restaurateur général desdites inscriptions, et d'icelle honorer le suppliant, tant en considération de son rare et éminent savoir que des grands et signalés services qu'il a rendus à l'État et à Votre dite Majesté, en françois, latin, grec, hébreu, syriaque, chaldéen, arabe...»

ÉRASTE, l'interrompant.

Fort bien. Donnez-le vite et faites la retraite:
Il sera vu du roi; c'est une affaire faite.

CARITIDÈS.

Hélas! monsieur, c'est tout que montrer mon placet.
Si le roi le peut voir, je suis sûr de mon fait;
Car, comme sa justice en toute chose est grande,
Il ne pourra jamais refuser ma demande.
Au reste, pour porter au ciel votre renom,
Donnez-moi par écrit votre nom et surnom;
J'en veux faire un poëme en forme d'acrostiche
Dans les deux bouts du vers et dans chaque hémistiche[99]

98

ÉRASTE.

Oui, vous l'aurez demain, monsieur Caritidès.
Seul.
Ma foi, de tels savans sont des ânes bien faits.
J'aurois dans d'autres temps bien ri de sa sottise.

SCÈNE III.—ORMIN, ÉRASTE.

ORMIN.

Bien qu'une grande affaire en ce lieu me conduise,
J'ai voulu qu'il sortît avant que vous parler.

ÉRASTE.

Fort bien. Mais dépêchons, car je veux m'en aller.

ORMIN.

Je me doute à peu près que l'homme qui vous quitte
Vous a fort ennuyé, monsieur, par sa visite.
C'est un vieux importun qui n'a pas l'esprit sain,
Et pour qui j'ai toujours quelque défaite en main.
Au Mail[100], au Luxembourg, et dans les Tuileries,
Il fatigue le monde avec ses rêveries;
Et des gens comme vous doivent fuir l'entretien
De tous ces savantas[101] qui ne sont bons à rien.
Pour moi, je ne crains pas que je vous importune,
Puisque je viens, monsieur, faire votre fortune.

ÉRASTE, bas, à part.

Voici quelque souffleur[102], de ces gens qui n'ont rien,
Et vous viennent toujours promettre tant de bien.
Haut.
Vous avez fait, monsieur cette bénite pierre[103]
Qui peut seule enrichir tous les rois de la terre?

99

ORMIN.

La plaisante pensée, hélas! où vous voilà!
Dieu me garde, monsieur, d'être de ces fous-là!
Je ne me repais point de visions frivoles,
Et je vous porte ici les solides paroles
D'un avis que par vous je veux donner au roi,
Et que tout cacheté je conserve sur moi:
Non de ces sots projets, de ces chimères vaines,
Dont les surintendans ont les oreilles pleines,
Non de ces gueux d'avis, dont les prétentions
Ne parlent que de vingt ou trente millions;
Mais un qui, tous les ans, à si peu qu'on le monte,
En peut donner au roi quatre cents de bon compte,
Avec facilité, sans risque ni soupçon,
Et sans fouler le peuple en aucune façon;
Enfin, c'est un avis d'un gain inconcevable,
Et que du premier mot on trouvera faisable.
Oui, pourvu que par vous je puisse être poussé...

ÉRASTE.

Soit, nous en parlerons. Je suis un peu pressé.

ORMIN.

Si vous me promettiez de garder le silence,
Je vous découvrirois cet avis d'importance.

ÉRASTE.

Non, non, je ne veux point savoir votre secret.

ORMIN.

Monsieur, pour le trahir je vous crois trop discret,
Et veux avec franchise en deux mots vous l'apprendre.
Il faut voir si quelqu'un ne peut point nous entendre.
Après avoir regardé si personne ne l'écoute, il s'approche de l'oreille d'Éraste.
Cet avis merveilleux dont je suis l'inventeur
Est que...

ÉRASTE.

D'un peu plus loin, et pour cause, monsieur.

ORMIN.

Vous voyez le grand gain, sans qu'il faille le dire,
Que de ses ports de mer le roi tous les ans tire;
100 Or l'avis dont encor nul ne s'est avisé
Est qu'il faut de la France, et c'est un coup aisé,
En fameux ports de mer mettre toutes les côtes.
Ce seroit pour monter à des sommes très-hautes;
Et si...

ÉRASTE.

L'avis est bon, et plaira fort au roi.
Adieu. Nous nous verrons.

ORMIN.

Au moins appuyez-moi,
Pour en avoir ouvert les premières paroles.

ÉRASTE.

Oui, oui.

ORMIN.

Si vous vouliez me prêter deux pistoles,
Que vous reprendriez sur le droit de l'avis,
Monsieur...

ÉRASTE.

Il donne de l'argent à Ormin.Seul.
Oui, volontiers. Plût à Dieu qu'à ce prix
De tous les importuns je pusse me voir quitte!
Voyez quel contre-temps prend ici leur visite!
Je pense qu'à la fin je pourrai bien sortir.
Viendra-t-il point quelqu'un encor me divertir?

SCÈNE IV.—FILINTE, ÉRASTE.

FILINTE.

Marquis, je viens d'apprendre une étrange nouvelle.

ÉRASTE.

Quoi?

FILINTE.

Qu'un homme tantôt t'a fait une querelle.

ÉRASTE.

A moi?

FILINTE.

Que te sert-il de le dissimuler?
Je sais de bonne part qu'on t'a fait appeler;
101 Et comme ton ami, quoi qu'il en réussisse[104],
Je te viens contre tous faire offre de service.

ÉRASTE.

Je te suis obligé; mais crois que tu me fais...

FILINTE.

Tu ne l'avoueras pas: mais tu sors sans valets.
Demeure dans la ville, ou gagne la campagne,
Tu n'iras nulle part que je ne t'accompagne.

ÉRASTE, à part.

Ah! j'enrage!

FILINTE.

A quoi bon de te cacher de moi?

ÉRASTE.

Je te jure, marquis, qu'on s'est moqué de toi.

FILINTE.

En vain tu t'en défends.

ÉRASTE.

Que le ciel me foudroie,
Si d'aucun démêlé...

FILINTE.

Tu penses qu'on te croie?

ÉRASTE.

Eh! mon Dieu! je te dis, et ne déguise point,
Que...

FILINTE.

Ne me crois pas dupe et crédule à ce point.

ÉRASTE.

Veux-tu m'obliger?

FILINTE.

Non.

ÉRASTE.

Laisse-moi, je te prie.

FILINTE.

Point d'affaire, marquis.

102

ÉRASTE.

Une galanterie
En certain lieu ce soir...

FILINTE.

Je ne te quitte pas:
En quel lieu que ce soit, je veux suivre tes pas.

ÉRASTE.

Parbleu! puisque tu veux que j'aie une querelle,
Je consens à l'avoir pour contenter ton zèle;
Ce sera contre toi, qui me fais enrager,
Et dont je ne me puis par douceur dégager.

FILINTE.

C'est fort mal d'un ami recevoir le service;
Mais, puisque je vous rends un si mauvais office,
Adieu. Videz sans moi tout ce que vous aurez.

ÉRASTE.

Vous serez mon ami quand vous me quitterez.
Seul.
Mais voyez quels malheurs suivent ma destinée!
Ils m'auront fait passer l'heure qu'on m'a donnée.

SCÈNE V.—DAMIS, L'ÉPINE, ÉRASTE, LA RIVIÈRE ET SES COMPAGNONS.

DAMIS, à part.

Quoi! malgré moi le traître espère l'obtenir!
Ah! mon juste courroux le saura prévenir.

ÉRASTE, à part.

J'entrevois là quelqu'un sur la porte d'Orphise.
Quoi! toujours quelque obstacle aux feux qu'elle autorise!

DAMIS, à l'Épine.

Oui, j'ai su que ma nièce, en dépit de mes soins,
Doit voir ce soir chez elle Éraste sans témoins.

LA RIVIÈRE, à ses compagnons.

Qu'entends-je à ces gens-là dire de notre maître?
Approchons doucement, sans nous faire connoître.

DAMIS, à l'Épine.

Mais, avant qu'il ait lieu d'achever son dessein,
Il faut de mille coups percer son traître sein.
103 Va-t'en faire venir ceux que je viens de dire,
Pour les mettre en embûche[105] aux lieux que je désire,
Afin qu'au nom d'Éraste on soit prêt à venger
Mon honneur, que ses feux ont l'orgueil d'outrager,
A rompre un rendez-vous qui dans ce lieu l'appelle,
Et noyer dans son sang sa flamme criminelle.

LA RIVIÈRE, attaquant Damis avec ses compagnons.

Avant qu'à tes fureurs on puisse l'immoler,
Traître, tu trouveras en nous à qui parler.

ÉRASTE.

Bien qu'il m'ait voulu perdre, un point d'honneur me presse
De secourir ici l'oncle de ma maîtresse.
A Damis.
Je suis à vous, monsieur.
Il met l'épée à la main contre la Rivière et ses compagnons, qu'il met en fuite.

DAMIS.

O ciel! par quel secours
D'un trépas assuré vois-je sauver mes jours?
A qui suis-je obligé d'un si rare service?

ÉRASTE, revenant.

Je n'ai fait, vous servant, qu'un acte de justice.

DAMIS.

Ciel! puis-je à mon oreille ajouter quelque foi?
Est-ce la main d'Éraste...

ÉRASTE.

Oui, oui, monsieur, c'est moi;
Trop heureux que ma main vous ait tiré de peine,
Trop malheureux d'avoir mérité votre haine.

DAMIS.

Quoi! celui dont j'avois résolu le trépas
Est celui qui pour moi vient d'employer son bras?
Ah! c'en est trop, mon cœur est contraint de se rendre;
Et, quoi que votre amour ce soir ait pu prétendre,
Ce trait si surprenant de générosité
Doit étouffer en moi toute animosité.
104 Je rougis de ma faute, et blâme mon caprice.
Ma haine trop longtemps vous a fait injustice;
Et, pour la condamner par un éclat fameux,
Je vous joins dès ce soir à l'objet de vos vœux.

SCÈNE VI.—ORPHISE, DAMIS, ÉRASTE.

ORPHISE, sortant de chez elle avec un flambeau.

Monsieur, quelle aventure a d'un trouble effroyable...

DAMIS.

Ma nièce elle n'a rien que de très-agréable,
Puisqu'après tant de vœux que j'ai blâmés en vous,
C'est elle qui vous donne Éraste pour époux;
Son bras a repoussé le trépas que j'évite,
Et je veux envers lui que votre main m'acquitte.

ORPHISE.

Si c'est pour lui payer ce que vous lui devez,
J'y consens, devant tout aux jours qu'il a sauvés.

ÉRASTE.

Mon cœur est si surpris d'une telle merveille,
Qu'en ce ravissement je doute si je veille.

DAMIS.

Célébrons l'heureux sort dont vous allez jouir,
Et que nos violons viennent nous réjouir!
On frappe à la porte de Damis.

ÉRASTE.

Qui frappe là si fort?

SCÈNE VII.—DAMIS, ORPHISE, ÉRASTE, L'ÉPINE.

L'ÉPINE.

Monsieur, ce sont des masques,
Qui portent des crincrins et des tambours de basques.
Les masques entrent et occupent toute la place.

ÉRASTE.

Quoi! toujours des fâcheux! Holà! suisses, ici;
Qu'on me fasse sortir ces gredins que voici.

105

BALLET DU TROISIÈME ACTE.

PREMIÈRE ENTRÉE.

Des suisses, avec des hallebardes, chassent tous les masques fâcheux et se retirent ensuite pour laisser danser à leur aise.

DERNIÈRE ENTRÉE.

Quatre bergers et une bergère, qui, au sentiment de tous ceux qui l'ont vue, ferme le divertissement d'assez bonne grâce.

FIN DES FACHEUX

106


L'ÉCOLE DES FEMMES

COMÉDIE

REPRÉSENTÉE POUR LA PREMIÈRE FOIS, A PARIS, LE 26 DÉCEMBRE 1662, SUR LE THÉATRE DU PALAIS-ROYAL.

Voici Molière marié. L'imperfection de l'espèce humaine, plus vive et plus flagrante dans l'association de deux êtres dépendant l'un de l'autre, lui apparaît redoutable. Il a quarante et un ans et sa femme en a dix-huit; il est sombre et contemplatif: elle est coquette et sans principes. Il ne porte pas même le nom de son père, Poquelin; après tout, ce n'est qu'un acteur.

Jolie, admirée et vaine, fille de gentilhomme, elle est entourée de seigneurs dont les titres et les prétentions brillent comme leur épée. L'éducation d'Armande s'est faite dans la vie nomade, sur les grandes routes et à travers les villes que visitait la troupe de ses parents et de Molière. C'était cette petite Armande que depuis treize années il avait bercée sur ses genoux, dont il avait développé l'esprit, qu'il avait formée pour la scène, c'était elle qui prenait son essor du côté des marquis, de la coquetterie et du luxe, et se souciait peu des conseils donnés par ce directeur de troupe enseveli dans ses vieux livres ou dans l'étude de ses rôles, et qui lui était toujours apparu comme un père ou un tuteur.

107

Molière pleura; cela lui arrivait souvent, il l'avoue lui-même dans une lettre à le Vayer. On a même avancé que, ne pouvant chasser de sa maison les marquis, ni armer sa femme contre les séductions hardies qui venaient l'assiéger, il fut saisi de désespoir peu de temps après le mariage, et suivit le roi en Lorraine; fait qui n'a rien de possible, puisque le roi ne partit pour la Lorraine qu'au commencement de l'année 1663.

Quoi qu'il en soit, en 1662 le ménage est déjà troublé. Armande ne paraîtra plus dans la nouvelle œuvre que médite le poëte. Molière a beaucoup souffert; et, ce qui est le propre du génie, il aperçoit le côté comique de sa souffrance.

Dévoré de douloureuses passions, se reprochant sa faiblesse, impuissant à se vaincre, comprenant l'imperfection de l'humanité et l'irrésistible entraînement de la coquetterie féminine, il prit une résolution étrange: il se joua lui-même et railla l'involontaire amour dont il était obsédé. Cette situation prête à l'œuvre nouvelle un accent chaud et coloré. Il se sacrifie et se condamne, lui qui a si résolument affronté le mariage dans ses conditions les plus défavorables. Il reprend avec plus de vigueur encore le combat de la jeunesse contre le vieil âge, de la nature contre la société, de l'indulgence contre la rigueur, de la femme contre ses maîtres.

Déjà Cervantès, dans sa charmante nouvelle du Jaloux, et après lui Scarron, dans sa Précaution inutile, avaient établi que la plus ignorante sait attirer dans ses piéges le plus habile, et que, pour avoir épousé une niaise on n'en est pas moins exposé à tous les dangers de l'hyménée. Molière féconde ce germe antique. Au centre de son œuvre paraît le tuteur qui prend mille soins inutiles pour refréner la folle licence et conquérir une jeune proie. C'est un égoïste et même un cynique; il exige des autres 108 une moralité qui lui profite et se réserve l'exploitation de l'immoralité qui lui plaît. Docte et passé maître en fait de ruses, sûr de lui comme tous les vieux Machiavels, despote dans la vie privée, sans respect pour la liberté d'autrui ou pour les droits de la faiblesse, théoricien de la prudence, homme à maximes, il a des remèdes pour toutes choses. Ce n'est ni un vrai croyant ni un honnête homme. Le fond de son âme est sans charité et sans pudeur, le fond de sa pensée est sans principe et sans équité. Il n'a pas de pitié pour la faiblesse, ne croit à rien d'honnête, récolte volontiers les récits graveleux et compte sur sa ruse pour n'être pas trompé. Malgré cette politique méticuleuse, ses domestiques se moquent de lui; la moindre absence met sa maison dans le désordre, et la proie qu'il convoite finit par lui échapper. Ce vieillard madré qui prétend au bel air ne se contente plus du nom d'Arnolphe; il veut être M. de la Souche. Riche et voulant jouer l'homme de cour, il imagine que tout doit céder aux rubriques de sa finesse demi-séculaire et prétend bien ne pas entrer dans la confrérie de Saint-Arnolphe (nom des maris trompés au moyen âge). Aussi se sert-il de la religion pour protéger son vice et fait-il retentir les menaces de l'enfer dans l'espoir d'enchaîner à sa décrépitude cette jeunesse florissante devenue son esclave au nom de Dieu et de la loi. Agréable dupe à voir tomber dans ses propres filets! Épris d'une passion vive, il devient tragique dans sa défaite, quand, devant la nature, ses instincts et ses forces vives, toutes les ruses du vieillard et tous ses travaux disparaissent et s'éclipsent. Du côté de Sganarelle, stratagèmes prémédités, lascivités de la pensée, personnalité cynique; du côté de la jeunesse, générosité, délicatesse, amour véritable. La fille élevée dans l'ignorance brise sans le moindre effort les réseaux du vieil oiseleur; et, ce qui est une admirable 109 combinaison inventée par Cervantès et perfectionnée par Molière, le cynisme du tuteur obscène encourage l'amant et le pousse au succès.

Imaginez l'étonnement et l'effroi des anciens à la vue de cette audace et la joie de la jeune cour! Molière annonce et prépare la place supérieure que la femme, contenue pendant tout le moyen âge dans les limites restreintes, allait assumer dans la civilisation nouvelle. Il veut que, pour être les compagnes de l'homme, elles prennent le sentiment de leur dignité; l'avilissement du faible, sa servitude, le soin de le tenir au moyen de l'ignorance dans l'infériorité et l'obscurité, ne profitent (dit le poëte) ni à sa vertu ni à la sûreté du maître. C'est donc le mouvement ascensionnel des femmes que Molière protége à ses propres dépens, il est vrai. Dans le ridicule Arnolphe, qui ne peut poser sa main ridée sur ce papillon aux ailes légères, il y a plus d'un trait emprunté à la passion de Molière et à ses douleurs.

Les commentateurs se sont épuisés en recherches pour vérifier les sources auxquelles Molière a puisé pour compléter son œuvre. Enquête difficile. Une assimilation constante venait grossir incessamment le trésor de son génie. Gauloise de ton, d'un sel puissant, d'une vigueur d'ironie extraordinaire, l'œuvre nouvelle rappelle à la fois Rabelais, Scarron, les Quinze joies du mariage, les Facéties de Straparole, Mathurin Régnier, et la Célestina espagnole de Rojas. L'art le plus délicat a su y introduire la célèbre entremetteuse du moyen âge sans blesser la décence, puisque c'est l'ingénue qui parle innocemment des vices qu'elle ignore et de la vicieuse qu'elle ne comprend pas.

Cette nouvelle bataille fut gagnée avec plus d'éclat que les précédentes. L'ironie et la tendresse, l'énergique satire de l'humanité, ravissaient les esprits libres et jeunes. 110 Élégants, marquis, précieuses, tout ce qui se piquait de délicatesse repoussait Molière comme un cynique bouffon. Parler de tarte à la crème, de grés jeté par la fenêtre et d'enfants faits par l'oreille, fi donc! Le duc de la Feuillade, qui donnait le ton aux beaux de la cour, ne répondait, lorsqu'on venait lui demander son opinion sur la pièce nouvelle, que ces mots dédaigneusement jetés: Tarte à la crème. Les partisans de la décence reléguaient Molière parmi les bateleurs. Les austères condamnaient les sermons d'Arnolphe comme attentatoires à la religion. L'ancienne tragédie, la vieille littérature, se croyaient blessées. On désertait l'hôtel de Bourgogne; Corneille vieillissant, que défendait son frère Thomas, s'indignait que des bouffonneries attirassent plus de monde que Sertorius, Chimène et les Horaces. Le polygraphe Sorel, qui s'était fait appeler le sieur de Lisle; le spirituel et méchant de Visé, défenseur des marquis; l'ingénieux Boursault, qui, pour agréer aux précieuses, s'était mis à la tête du parti des ruelles, marchaient résolument contre ce bouffon qui les éclipsait. Avec tous les avantages et toute la gloire de la conquête, Molière en avait les déboires et les douleurs. A la première représentation, l'on vit la société d'autrefois se réveiller, surgir, prendre un corps, et tout ce que Molière combattait apparaître sous la figure d'un nommé Clapisson, qui représenta à lui seul l'armée des ennemis de Molière. «Il écouta, dit l'auteur, toute la pièce avec un sérieux le plus sombre du monde. Tout ce qui égayoit les autres ridoit son front; à tous les éclats de rire, il haussoit les épaules et regardoit le parterre en pitié. Quelquefois aussi, le regardant en dépit, il lui disoit tout haut: Ris donc, parterre, ris donc! Ce fut une seconde comédie que le chagrin de ce philosophe; il l'a donnée en galant homme à toute l'assemblée; et chacun demeure d'accord qu'on ne pouvoit pas mieux jouer qu'il fit.» Déchiré et porté 111 aux nues, objet de toutes les conversations, texte de plusieurs ouvrages où son génie était controversé, Molière eut pour lui Boileau, la Fontaine et Louis XIV, qui rit jusqu'à s'en tenir les côtes, dit le journaliste Loret.

Le jansénisme comprit la terrible portée de cette bouffonnerie prétendue. Le prince de Conti, devenu dévot, passa du côté des assaillants: «Rien, dit-il dans son Traité de la comédie et des spectacles, n'est plus scandaleux que la sixième scène du second acte.» Fénelon, hostile à la sensualité matérialiste; Jean-Jacques Rousseau, qui a toujours conservé la trace de l'austérité calviniste; Bourdaloue, défenseur sévère des principes chrétiens; Bossuet enfin, apôtre et dictateur du catholicisme gallican, s'élevèrent contre Molière. «Voilà, s'écrièrent-ils, comme le fit plus tard Geoffroy le journaliste, l'homme qui a donné à son siècle une impulsion nouvelle, qui a ébranlé les vieilles mœurs et brisé les entraves qui retenaient chacun dans la dépendance de son état et de ses devoirs.»

Molière, à la tête d'un nouveau parti qui était celui de l'avenir, sentit à la fois sa force et sa faiblesse. Non-seulement il rechercha la protection de Henriette d'Angleterre, qui accepta la dédicace de l'Ecole des femmes, mais il eut recours au roi, qui lui permit de se défendre et même le lui ordonna. La Critique de l'Ecole des femmes, dédiée à la reine mère, et l'Impromptu de Versailles, exécuté par le commandement exprès du monarque, ne sont en réalité que deux bataillons de réserve que Molière fit marcher pour soutenir l'Ecole des femmes[106].

112


A MADAME[107]

Madame,

Je suis le plus embarrassé homme du monde, lorsqu'il me faut dédier un livre; et je me trouve si peu fait au style d'épître dédicatoire, que je ne sais par où sortir de celle-ci. Un autre auteur, qui seroit en ma place, trouveroit d'abord cent belles choses à dire de Votre Altesse Royale, sur ce titre de l'Ecole des Femmes et l'offre qu'il vous en feroit. Mais, pour moi, Madame, je vous avoue mon faible. Je ne sais point cet art de trouver des rapports entre des choses si peu proportionnées; et, quelque belles lumières que mes confrères les auteurs me donnent tous les jours sur de pareils sujets, je ne vois point ce que Votre Altesse Royale pourroit avoir à démêler avec la comédie que je lui présente. On n'est pas en peine, sans doute, comment il faut faire pour vous louer. La matière, Madame, ne saute que trop aux yeux; et, de quelque côté qu'on vous regarde, on rencontre gloire sur gloire, et qualités sur qualités. Vous en avez, Madame, du côté du rang et de la naissance, qui vous font respecter de toute la terre. Vous en avez du côté des grâces, et de l'esprit et du corps, qui vous font admirer de toutes les personnes qui vous voient. Vous en avez du côté de l'âme, qui, si l'on ose parler ainsi, vous font aimer de tous ceux qui ont l'honneur d'approcher de vous: je veux dire cette douceur pleine de charmes dont vous daignez tempérer la fierté des grands titres que vous portez; cette bonté toute obligeante, cette affabilité généreuse que vous faites paroître pour tout le monde. Et ce sont particulièrement ces dernières pour qui je suis, et dont je sens fort bien que je ne me pourrai taire quelque jour. Mais encore une fois, Madame, je ne sais point le biais de faire entrer ici des vérités si éclatantes; et ce sont choses, à mon avis, 113 et d'une trop vaste étendue, et d'un mérite trop relevé, pour les vouloir renfermer dans une épître et les mêler avec des bagatelles. Tout bien considéré, Madame, je ne vois rien à faire ici pour moi que de vous dédier simplement ma comédie, et de vous assurer, avec tout le respect qu'il m'est possible, que je suis,

De Votre Altesse Royale,

Madame,

Le très-humble, très-obéissant,
et très-obligé serviteur,

J.-B.-P. Molière.


PRÉFACE

Bien des gens ont frondé d'abord cette comédie; mais les rieurs ont été pour elle, et tout le mal qu'on en a pu dire n'a pu faire qu'elle n'ait eu un succès dont je me contente.

Je sais qu'on attend de moi dans cette impression quelque préface qui réponde aux censeurs, et rende raison de mon ouvrage; et, sans doute, que je suis assez redevable à toutes les personnes qui lui ont donné leur approbation pour me croire obligé de défendre leur jugement contre celui des autres; mais il se trouve qu'une grande partie des choses que j'aurois à dire sur ce sujet est déjà dans une dissertation que j'ai faite en dialogue, et dont je ne sais encore ce que je ferai.

L'idée de ce dialogue, ou, si l'on veut, de cette petite comédie[108], me vint après les deux ou trois premières représentations de ma pièce.

Je la dis, cette idée, dans une maison où je me trouvai un soir; et d'abord une personne de qualité, dont l'esprit est assez connu dans le monde[109], et qui me fait l'honneur 114 de m'aimer, trouva le projet assez à son gré, non-seulement pour me solliciter d'y mettre la main, mais encore pour l'y mettre lui-même; et je fus étonné que, deux jours après, il me montrât toute l'affaire exécutée d'une manière à la vérité beaucoup plus galante et plus spirituelle que je ne puis faire, mais où je trouvai des choses trop avantageuses pour moi; et j'eus peur que, si je produisais cet ouvrage sur notre théâtre, on ne m'accusât d'abord d'avoir mendié les louanges qu'on m'y donnoit. Cependant cela m'empêcha, par quelque considération, d'achever ce que j'avois commencé. Mais tant de gens me pressent tous les jours de le faire, que je ne sais ce qui en sera; et cette incertitude est cause que je ne mets point dans cette préface ce qu'on verra dans la Critique, en cas que je me résolve à la faire paroître. S'il faut que cela soit, je le dis encore, ce sera seulement pour venger le public du chagrin délicat de certaines gens; car, pour moi, je m'en tiens assez vengé par la réussite de ma comédie; et je souhaite que toutes celles que je pourrai faire soient traitées par eux comme celle-ci, pourvu que le reste suive de même.


PERSONNAGES ACTEURS
ARNOLPHE, autrement M. de la Souche. Molière.
AGNÈS, jeune fille innocente, élevée par Arnolphe. Mlle Debrie.
HORACE, amant d'Agnès. La Grange.
ALAIN, paysan, valet d'Arnolphe. Brécourt.
GEORGETTE, paysanne, servante d'Arnolphe. Mme Béjart.
CHRYSALDE, ami d'Arnolphe. L'Espy.
ENRIQUE, beau-frère de Chrysalde.  
ORONTE, père d'Horace, et grand ami d'Arnolphe. Debrie.
UN NOTAIRE.  
La scène est dans une place de ville.

115

ACTE PREMIER

SCÈNE I.—CHRYSALDE, ARNOLPHE.

CHRYSALDE.

Vous venez, dites-vous, pour lui donner la main?

ARNOLPHE.

Oui. Je veux terminer la chose dans[110] demain.

CHRYSALDE.

Nous sommes ici seuls; et l'on peut, ce me semble,
Sans craindre d'être ouïs, y discourir ensemble.
Voulez-vous qu'en ami je vous ouvre mon cœur?
Votre dessein, pour vous, me fait trembler de peur;
Et, de quelque façon que vous tourniez l'affaire,
Prendre femme est à vous un coup bien téméraire.

ARNOLPHE.

Il est vrai, notre ami. Peut-être que chez vous
Vous trouvez des sujets de craindre pour chez nous;
Et votre front, je crois, veut que du mariage
Les cornes soient partout l'infaillible apanage.

CHRYSALDE.

Ce sont coups du hasard, dont on n'est point garant;
Et bien sot, ce me semble, est le soin qu'on en prend.
Mais, quand je crains pour vous, c'est cette raillerie
Dont cent pauvres maris ont souffert la furie:
Car enfin vous savez qu'il n'est grands, ni petits,
Que de votre critique on ait vu garantis;
Que vos plus grands plaisirs sont, partout où vous êtes,
De faire cent éclats des intrigues secrètes...

ARNOLPHE.

Fort bien. Est-il au monde une autre ville aussi
Où l'on ait des maris si patiens qu'ici?
Est-ce qu'on n'en voit pas de toutes les espèces,
Qui sont accommodés chez eux de toutes pièces?
116 L'un amasse du bien, dont sa femme fait part
A ceux qui prennent soin de le faire cornard;
L'autre, un peu plus heureux, mais non pas moins infâme,
Voit faire tous les jours des présens à sa femme,
Et d'aucun soin jaloux n'a l'esprit combattu,
Parce qu'elle lui dit que c'est pour sa vertu.
L'un fait beaucoup de bruit qui ne lui sert de guères;
L'autre en toute douceur laisse aller les affaires;
Et, voyant arriver chez lui le damoiseau,
Prend fort honnêtement ses gants et son manteau.
L'une, de son galant, en adroite femelle,
Fait fausse confidence à son époux fidèle,
Qui dort en sûreté sur un pareil appât,
Et le plaint, ce galant, des soins qu'il ne perd pas;
L'autre, pour se purger de sa magnificence,
Dit qu'elle gagne au jeu l'argent qu'elle dépense;
Et le mari benêt, sans songer à quel jeu,
Sur les gains qu'elle fait rend des grâces à Dieu.
Enfin, ce sont partout des sujets de satire;
Et, comme spectateur, ne puis-je pas en rire?
Puis-je pas de nos sots...

CHRYSALDE.

Oui; mais qui rit d'autrui
Doit craindre qu'en revanche on rie aussi de lui.
J'entends parler le monde; et des gens se délassent
A venir débiter les choses qui se passent;
Mais, quoi que l'on divulgue aux endroits où je suis,
Jamais on ne m'a vu triompher de ses bruits.
J'y suis assez modeste; et, bien qu'aux occurrences
Je puisse condamner certaines tolérances,
Que mon dessein ne soit de souffrir nullement
Ce que quelques maris souffrent paisiblement,
Pourtant je n'ai jamais affecté de le dire;
Car enfin il faut craindre un revers de satire,
Et l'on ne doit jamais jurer sur de tels cas
De ce qu'on pourra faire, ou bien ne faire pas.
Ainsi, quand à mon front, par un sort qui tout mène,
Il seroit arrivé quelque disgrâce humaine,
117 Après mon procédé, je suis presque certain
Qu'on se contentera de s'en rire sous main:
Et peut-être qu'encor j'aurai cet avantage,
Que quelques bonnes gens diront: Que c'est dommage!
Mais de vous, cher compère, il en est autrement:
Je vous le dis encor, vous risquez diablement.
Comme sur les maris accusés de souffrance
De tout temps votre langue a daubé d'importance,
Qu'on vous a vu contre eux un diable déchaîné,
Vous devez marcher droit pour n'être point berné;
Et, s'il faut que sur vous on ait la moindre prise,
Gare qu'aux carrefours on ne vous tympanise,
Et...

ARNOLPHE.

Mon Dieu! notre ami, ne vous tourmentez point.
Bien huppé qui pourra m'attraper sur ce point.
Je sais les tours rusés et les subtiles trames
Dont pour nous en planter savent user les femmes,
Et comme on est dupé par leurs dextérités.
Contre cet accident j'ai pris mes sûretés;
Et celle que j'épouse a toute l'innocence
Qui peut sauver mon front de maligne influence.

CHRYSALDE.

Et que prétendez-vous qu'une sotte, en un mot...

ARNOLPHE.

Épouser une sotte est pour n'être point sot.
Je crois, en bon chrétien, votre moitié fort sage;
Mais une femme habile est un mauvais présage:
Et je sais ce qu'il coûte à de certaines gens
Pour avoir pris les leurs avec trop de talens.
Moi, j'irois me charger d'une spirituelle,
Qui ne parleroit rien[111] que cercle et que ruelle;
Qui de prose et de vers feroit de doux écrits,
Et que visiteroient marquis et beaux esprits,
Tandis que, sous le nom du mari de madame,
118 Je serois comme un saint que pas un ne réclame!
Non, non, je ne veux point d'un esprit qui soit haut;
Et femme qui compose en sait plus qu'il ne faut.
Je prétends que la mienne, en clarté peu sublime,
Même ne sache pas ce que c'est qu'une rime;
Et, s'il faut qu'avec elle on joue au corbillon,
Et qu'on vienne à lui dire à son tour: Qu'y met-on?
Je veux qu'elle réponde: Une tarte à la crème;
En un mot, qu'elle soit d'une ignorance extrême:
Et c'est assez pour elle, à vous en bien parler,
De savoir prier Dieu, m'aimer, coudre, et filer.

CHRYSALDE.

Une femme stupide est donc votre marotte?

ARNOLPHE.

Tant, que j'aimerois mieux une laide bien sotte,
Qu'une femme fort belle avec beaucoup d'esprit.

CHRYSALDE.

L'esprit et la beauté...

ARNOLPHE.

L'honnêteté suffit.

CHRYSALDE.

Mais comment voulez-vous, après tout, qu'une bête
Puisse jamais savoir ce que c'est qu'être honnête?
Outre qu'il est assez ennuyeux, que je croi,
D'avoir toute sa vie une bête avec soi.
Pensez-vous le bien prendre, et que sur votre idée
La sûreté d'un front puisse être bien fondée?
Une femme d'esprit peut trahir son devoir;
Mais il faut, pour le moins, qu'elle ose le vouloir:
Et la stupide au sien peut manquer d'ordinaire,
Sans en avoir l'envie et sans penser le faire.

ARNOLPHE.

A ce bel argument, à ce discours profond,
Ce que[112] Pantagruel à Panurge répond?
Pressez-moi de me joindre à femme autre que sotte,
119 Prêchez, patrocinez[113] jusqu'à la Pentecôte;
Vous serez ébahi, quand vous serez au bout,
Que vous ne m'aurez rien persuadé du tout.

CHRYSALDE.

Je ne vous dis plus mot.

ARNOLPHE.

Chacun a sa méthode.
En femme, comme en tout, je veux suivre ma mode:
Je me vois riche assez pour pouvoir, que je croi,
Choisir une moitié qui tienne tout de moi,
Et de qui la soumise et pleine dépendance
N'ait à me reprocher aucun bien ni naissance.
Un air doux et posé, parmi d'autres enfants,
M'inspira de l'amour pour elle dès quatre ans;
Sa mère se trouvant de pauvreté pressée,
De la lui demander il me vint[114] en pensée;
Et bonne paysanne, apprenant mon désir,
A s'ôter cette charge eut beaucoup de plaisir.
Dans un petit couvent, loin de toute pratique,
Je la fis élever selon ma politique;
C'est-à-dire, ordonnant quels soins on emploieroit
Pour la rendre idiote autant qu'il se pourroit.
Dieu merci, le succès a suivi mon attente;
Et grande, je l'ai vue à tel point innocente,
Que j'ai béni le ciel d'avoir trouvé mon fait,
Pour me faire une femme au gré de mon souhait.
Je l'ai donc retirée; et, comme ma demeure
A cent sortes de monde est ouverte à toute heure,
Je l'ai mise à l'écart, comme il faut tout prévoir,
Dans cette autre maison où nul ne me vient voir;
Et, pour ne point gâter sa bonté naturelle,
Je n'y tiens que des gens tout aussi simples qu'elle.
Vous me direz: Pourquoi cette narration?
C'est pour vous rendre instruit de ma précaution,
120 Le résultat de tout est qu'en ami fidèle,
Ce soir je vous invite à souper avec elle;
Je veux que vous puissiez un peu l'examiner,
Et voir si de mon choix on me doit condamner.

CHRYSALDE.

J'y consens.

ARNOLPHE.

Vous pourrez, dans cette conférence,
Juger de sa personne et de son innocence.

CHRYSALDE.

Pour cet article-là, ce que vous m'avez dit
Ne peut...

ARNOLPHE.

La vérité passe encore mon récit.
Dans ses simplicités à tous coups je l'admire,
Et parfois elle en dit dont je pâme de rire.
L'autre jour (pourroit-on se le persuader?),
Elle étoit fort en peine, et me vint demander,
Avec une innocence à nulle autre pareille,
Si les enfans qu'on fait se faisoient par l'oreille.

CHRYSALDE.

Je me réjouis fort, seigneur Arnolphe...

ARNOLPHE.

Bon!
Me voulez-vous toujours appeler de ce nom?

CHRYSALDE.

Ah! malgré que j'en aie, il me vient à la bouche,
Et jamais je ne songe à monsieur de la Souche.
Qui diable vous a fait aussi vous aviser,
A quarante-deux ans de vous débaptiser,
Et d'un vieux tronc pourri de votre métairie
Vous faire dans le monde un nom de seigneurie?

ARNOLPHE.

Outre que la maison par ce nom se connaît,
La Souche plus qu'Arnolphe à mes oreilles plaît.

CHRYSALDE.

Quel abus de quitter le vrai nom de ses pères,
Pour en vouloir prendre un bâti sur des chimères!
121 De la plupart des gens c'est la démangeaison;
Et, sans vous embrasser dans la comparaison,
Je sais un paysan qu'on appeloit Gros-Pierre,
Qui n'ayant pour tout bien qu'un seul quartier de terre,
Y fit tout à l'entour faire un fossé bourbeux,
Et de monsieur de l'Isle en prit le nom pompeux.

ARNOLPHE.

Vous pourriez vous passer d'exemples de la sorte.
Mais enfin de la Souche est le nom que je porte:
J'y vois de la raison, j'y trouve des appas;
Et m'appeler de l'autre est ne m'obliger pas.

CHRYSALDE.

Cependant la plupart ont peine à s'y soumettre;
Et je vois même encor des adresses de lettre...

ARNOLPHE.

Je le souffre aisément de qui n'est pas instruit;
Mais vous...

CHRYSALDE.

Soit: là-dessus nous n'aurons point de bruit;
Et je prendrai le soin d'accoutumer ma bouche
A ne plus vous nommer que monsieur de la Souche.

ARNOLPHE.

Adieu. Je frappe ici pour donner le bonjour,
Et dire seulement que je suis de retour.

CHRYSALDE, à part, en s'en allant.

Ma foi, je le tiens fou de toutes les manières.

ARNOLPHE, seul.

Il est un peu blessé sur certaines matières.
Chose étrange de voir comme avec passion
Un chacun[115] est chaussé de son opinion!
Il frappe à sa porte.
Holà!

122

SCÈNE II.—ARNOLPHE, ALAIN, GEORGETTE, dans la maison.

ALAIN.

Qui heurte?

ARNOLPHE.

A part.
Ouvrez. On aura, que je pense,
Grande joie à me voir après dix jours d'absence.

ALAIN.

Qui va là?

ARNOLPHE.

Moi.

ALAIN.

Georgette!

GEORGETTE.

Eh bien?

ALAIN.

Ouvre là-bas.

GEORGETTE.

Vas-y, toi.

ALAIN.

Vas-y, toi.

GEORGETTE.

Ma foi, je n'irai pas.

ALAIN.

Je n'irai pas aussi.

ARNOLPHE.

Belle cérémonie
Pour me laisser dehors! Holà! ho! je vous prie.

GEORGETTE.

Qui frappe?

ARNOLPHE.

Votre maître.

GEORGETTE.

Alain!

ALAIN.

Quoi?

123

GEORGETTE.

C'est monsieu,
Ouvre vite.

ALAIN.

Ouvre, toi.

GEORGETTE.

Je souffle notre feu.

ALAIN.

J'empêche, peur du chat, que mon moineau ne sorte.

ARNOLPHE.

Quiconque de vous deux n'ouvrira pas la porte
N'aura point à manger de plus de quatre jours.
Ah!

GEORGETTE.

Par quelle raison y venir, quand j'y cours.

ALAIN.

Pourquoi plutôt que moi? Le plaisant stratagème!

GEORGETTE.

Ote-toi donc de là!

ALAIN.

Non, ôte-toi toi-même!

GEORGETTE.

Je veux ouvrir la porte.

ALAIN.

Et je veux l'ouvrir, moi.

GEORGETTE.

Tu ne l'ouvriras pas.

ALAIN.

Ni toi non plus.

GEORGETTE.

Ni toi.

ARNOLPHE.

Il faut que j'aie ici l'âme bien patiente!

ALAIN, en entrant.

Au moins, c'est moi, monsieur.

GEORGETTE, en entrant.

Je suis votre servante.
C'est moi.

124

ALAIN.

Sans le respect de monsieur que voilà,
Je te...

ARNOLPHE, recevant un coup d'Alain.

Peste!

ALAIN.

Pardon.

ARNOLPHE.

Voyez ce lourdaud-là!

ALAIN.

C'est elle aussi, monsieur...

ARNOLPHE.

Que tous deux on se taise.
Songez à me répondre, et laissons la fadaise.
Eh bien, Alain, comment se porte-t-on ici?

ALAIN.

Monsieur, nous nous...
Arnolphe ôte le chapeau de dessus la tête d'Alain.
Monsieur, nous nous por....
Arnolphe l'ôte encore.
Dieu merci,
Nous nous...

ARNOLPHE, ôtant le chapeau d'Alain pour la troisième fois, et le jetant par terre.

Qui vous apprend, impertinente bête!
A parler devant moi le chapeau sur la tête?

ALAIN.

Vous faites bien, j'ai tort.

ARNOLPHE, à Alain.

Faites descendre Agnès.

SCÈNE III.—ARNOLPHE, GEORGETTE.

ARNOLPHE.

Lorsque je m'en allai, fut-elle triste après?

GEORGETTE.

Triste? Non.

125

ARNOLPHE.

Non!

GEORGETTE.

Si fait.

ARNOLPHE.

Pourquoi donc?

GEORGETTE.

Oui je meure.
Elle vous croyoit voir de retour à toute heure;
Et nous n'oyions jamais passer devant chez nous
Cheval, âne ou mulet, qu'elle ne prît pour vous.

SCÈNE IV.—ARNOLPHE, AGNÈS, ALAIN, GEORGETTE.

ARNOLPHE.

La besogne à la main! c'est un bon témoignage.
Eh bien, Agnès, je suis de retour du voyage:
En êtes-vous bien aise?

AGNÈS.

Oui, monsieur, Dieu merci.

ARNOLPHE.

Et moi, de vous revoir je suis bien aise aussi;
Vous vous êtes toujours, comme on voit, bien portée?

AGNÈS.

Hors les puces, qui m'ont la nuit inquiétée.

ARNOLPHE.

Ah! vous aurez dans peu quelqu'un pour les chasser.

AGNÈS.

Vous me ferez plaisir.

ARNOLPHE.

Je le puis bien penser.
Que faites-vous donc là?

AGNÈS.

Je me fais des cornettes.
Vos chemises de nuit et vos coiffes sont faites.

ARNOLPHE.

Ah! voilà qui va bien! Allez, montez là-haut:
126 Ne vous ennuyez point, je reviendrai tantôt,
Et je vous parlerai d'affaires importantes.

SCÈNE V.—ARNOLPHE.

Héroïnes du temps, mesdames les savantes,
Pousseuses de tendresse et de beaux sentimens,
Je défie à la fois tous vos vers, vos romans,
Vos lettres, billets doux, toute votre science,
De valoir cette honnête et pudique ignorance.
Ce n'est point par le bien qu'il faut être ébloui;
Et, pourvu que l'honneur soit...

SCÈNE VI.—HORACE, ARNOLPHE.

ARNOLPHE.

Que vois-je? Est-ce?... Oui,
Je me trompe. Nenni. Si fait. Non, c'est lui-même,
Hor...

HORACE.

Seigneur Ar...

ARNOLPHE.

Horace.

HORACE.

Arnolphe.

ARNOLPHE.

Ah! joie extrême.
Et depuis quand ici?

HORACE.

Depuis neuf jours.

ARNOLPHE.

Vraiment?

HORACE.

Je fus d'abord chez vous, mais inutilement.

ARNOLPHE.

J'étois à la campagne.

127

HORACE.

Oui, depuis dix journées.

ARNOLPHE.

Oh! comme les enfants croissent en peu d'années.
J'admire[116] de le voir au point où le voilà,
Après que je l'ai vu pas plus grand que cela.

HORACE.

Vous voyez.

ARNOLPHE.

Mais, de grâce, Oronte, votre père,
Mon bon et cher ami que j'estime et révère,
Que fait-il? que dit-il? Est-il toujours gaillard?
A tout ce qui le touche il sait que je prends part:
Nous ne nous sommes vus depuis quatre ans ensemble
Ni, qui plus est, écrit l'un à l'autre me semble.

HORACE.

Il est, seigneur Arnolphe, encor plus gai que nous,
Et j'avois de sa part une lettre pour vous:
Mais depuis, par une autre, il m'apprend sa venue,
Et la raison encor ne m'en est pas connue.
Savez-vous qui peut être un de vos citoyens[117],
Qui retourne en ces lieux avec beaucoup de biens
Qu'il s'est en quatorze ans acquis dans l'Amérique?

ARNOLPHE.

Non. Vous a-t-on point dit comme on le nomme?

HORACE.

Enrique.

ARNOLPHE.

Non.

HORACE.

Mon père m'en parle, et qu'il est revenu,
Comme s'il devait m'être entièrement connu,
Et m'écrit qu'en chemin ensemble ils se vont mettre
Pour un fait important que ne dit point sa lettre.
Horace remet la lettre d'Oronte à Arnolphe.

128

ARNOLPHE.

J'aurai certainement grande joie à le voir,
Et pour le régaler je ferai mon pouvoir.
Après avoir lu la lettre.
Il faut pour des amis des lettres moins civiles,
Et tous ces complimens sont choses inutiles.
Sans qu'il prît le souci de m'en écrire rien,
Vous pouvez librement disposer de mon bien.

HORACE.

Je suis homme à saisir les gens par leurs paroles,
Et j'ai présentement besoin de cent pistoles.

ARNOLPHE.

Ma foi, c'est m'obliger que d'en user ainsi,
Et je me réjouis de les avoir ici.
Gardez aussi la bourse.

HORACE.

Il faut...

ARNOLPHE.

Laissons ce style.
Eh bien, comment encor trouvez-vous cette ville?

HORACE.

Nombreuse en citoyens, superbe en bâtimens;
Et j'en crois merveilleux les divertissemens.

ARNOLPHE.

Chacun a ses plaisirs, qu'il se fait à sa guise;
Mais, pour ceux que du nom de galans on baptise,
Ils ont en ce pays de quoi se contenter,
Car les femmes y sont faites à coqueter:
On trouve d'humeur douce et la brune et la blonde,
Et les maris aussi les plus bénins du monde,
C'est un plaisir de prince: et des tours que je voi
Je me donne souvent la comédie à moi.
Peut-être en avez-vous déjà féru[118] quelqu'une.
Vous est-il point encore arrivé de fortune?
Les gens faits comme vous font plus que les écus,
Et vous êtes de taille à faire des cocus.

129

HORACE.

A ne vous rien cacher de la vérité pure,
J'ai d'amour en ces lieux eu certaine aventure;
Et l'amitié m'oblige à vous en faire part.

ARNOLPHE, à part.

Bon! voici de nouveau quelque conte gaillard;
Et ce sera de quoi mettre sur mes tablettes.

HORACE.

Mais, de grâce, qu'au moins ces choses soient secrètes.

ARNOLPHE.

Oh!

HORACE.

Vous n'ignorez pas qu'en ces occasions
Un secret éventé rompt nos prétentions.
Je vous avoûrai donc avec pleine franchise
Qu'ici d'une beauté mon âme s'est éprise.
Mes petits soins d'abord ont eu tant de succès,
Que je me suis chez elle ouvert un doux accès,
Et, sans trop me vanter ni lui faire une injure,
Mes affaires y sont en fort bonne posture.

ARNOLPHE, en riant.

Et c'est!

HORACE, lui montrant le logis d'Agnès.

Un jeune objet qui loge en ce logis,
Dont vous voyez d'ici que les murs sont rougis;
Simple, à la vérité, par l'erreur sans seconde
D'un homme qui la cache au commerce du monde,
Mais qui, dans l'ignorance où l'on veut l'asservir,
Fait briller des attraits capables de ravir;
Un air tout engageant, je ne sais quoi de tendre
Dont il n'est point de cœur qui se puisse défendre.
Mais peut être il n'est pas que vous n'ayez bien vu
Ce jeune astre d'amour de tant d'attraits pourvu:
C'est Agnès qu'on l'appelle.

ARNOLPHE, à part.

Ah! je crève!

HORACE.

Pour l'homme,
C'est, je crois, de la Zousse, ou Source, qu'on le nomme;
130 Je ne me suis pas fort arrêté sur le nom:
Riche, à ce qu'on m'a dit, mais des plus sensés, non;
Et l'on m'en a parlé comme d'un ridicule.
Le connoissez-vous point?

ARNOLPHE, à part.

La fâcheuse pilule!

HORACE.

Eh! vous ne dites mot?

ARNOLPHE.

Eh! oui, je le connoi.

HORACE.

C'est un fou, n'est-ce pas?

ARNOLPHE.

Eh!...

HORACE.

Qu'en dites-vous? Quoi?
Eh! c'est-à-dire oui? Jaloux à faire rire?
Sot! Je vois qu'il en est ce que l'on m'a pu dire.
Enfin l'aimable Agnès a su m'assujettir.
C'est un joli bijou, pour ne vous point mentir;
Et ce seroit péché qu'une beauté si rare
Fût laissée au pouvoir de cet homme bizarre.
Pour moi, tous mes efforts, tous mes vœux les plus doux,
Vont à m'en rendre maître en dépit du jaloux;
Et l'argent que de vous j'emprunte avec franchise
N'est que pour mettre à bout cette juste entreprise.
Vous savez mieux que moi, quels que soient nos efforts,
Que l'argent est la clef de tous les grands ressorts,
Et que ce doux métal qui frappe tant de têtes,
En amour, comme en guerre, avance les conquêtes.
Vous me semblez chagrin! seroit-ce qu'en effet
Vous désapprouveriez le dessein que j'ai fait?

ARNOLPHE.

Non, c'est que je songeois...

HORACE.

Cet entretien vous lasse.
Adieu. J'irai chez vous tantôt vous rendre grâce.

131

ARNOLPHE, se croyant seul.

Ah! faut-il...

HORACE, revenant.

Derechef, veuillez être discret;
Et n'allez pas, de grâce, éventer mon secret.

ARNOLPHE, se croyant seul.

Que je sens dans mon âme...

HORACE, revenant.

Et surtout à mon père,
Qui s'en feroit peut-être un sujet de colère.

ARNOLPHE, croyant qu'Horace revient encore.

Oh!...

SCÈNE VII.—ARNOLPHE.

Oh! que j'ai souffert durant cet entretien!
Jamais trouble d'esprit ne fut égal au mien.
Avec quelle imprudence et quelle hâte extrême
Il m'est venu conter cette affaire à moi-même!
Bien que mon autre nom le tienne dans l'erreur,
Étourdi montra-t-il jamais tant de fureur?
Mais, ayant tant souffert, je devois me contraindre
Jusques à m'éclaircir de ce que je dois craindre,
A pousser jusqu'au bout son caquet indiscret,
Et savoir pleinement leur commerce secret.
Tâchons à le rejoindre; il n'est pas loin, je pense;
Tirons-en de ce fait l'entière confidence.
Je tremble du malheur qui m'en peut arriver,
Et l'on cherche souvent plus qu'on ne veut trouver.

ACTE II

SCÈNE I.—ARNOLPHE.

Il m'est, lorsque j'y pense, avantageux sans doute
D'avoir perdu mes pas, et pu manquer sa route:
132 Car enfin de mon cœur le trouble impérieux
N'eût pu se renfermer tout entier à ses yeux;
Il eût fait éclater l'ennui qui me dévore,
Et je ne voudrois pas qu'il sût ce qu'il ignore.
Mais je ne suis pas homme à gober le morceau,
Et laisser un champ libre aux feux[119] du damoiseau.
J'en veux rompre le cours, et, sans tarder, apprendre
Jusqu'où l'intelligence entre eux a pu s'étendre:
J'y prends pour mon honneur un notable intérêt,
Je la regarde en femme aux termes qu'elle en est;
Elle n'a pu faillir sans me couvrir de honte,
Et tout ce qu'elle a fait enfin est sur mon compte.
Éloignement fatal! voyage malheureux!
Il frappe à sa porte.

SCÈNE II.—ARNOLPHE, ALAIN, GEORGETTE.

ALAIN.

Ah! monsieur, cette fois...

ARNOLPHE.

Paix! Venez ça, tous deux.
Passez là, passez là. Venez là, venez, dis-je.

GEORGETTE.

Ah! vous me faites peur, et tout mon sang se fige.

ARNOLPHE.

C'est donc ainsi qu'absent vous m'avez obéi?
Et, tous deux de concert, vous m'avez donc trahi?

GEORGETTE, tombant aux genoux d'Arnolphe.

Eh! ne me mangez pas, monsieur, je vous conjure.

ALAIN, à part.

Quelque chien enragé l'a mordu, je m'assure.

ARNOLPHE, à part.

Ouf! je ne puis parler, tant je suis prévenu;
Je suffoque, et voudrois me pouvoir mettre nu.
133 A Alain et à Georgette.
Vous avez donc souffert, ô canaille maudite!
A Alain qui veut s'enfuir.
Qu'un homme soit venu... Tu veux prendre la fuite!
A Georgette.
Il faut que sur-le-champ... Si tu bouges... Je veux
A Alain.
Que vous me disiez... Euh! oui, je veux que tous deux...
Alain et Georgette se lèvent et veulent encore s'enfuir.
Quiconque remuera, par la mort! je l'assomme.
Comme est-ce que chez moi s'est introduit cet homme?
Eh! parlez. Dépêchez, vite, promptement, tôt,
Sans rêver. Veut-on dire?

ALAIN ET GEORGETTE.

Ah! ah!

GEORGETTE, retombant aux genoux d'Arnolphe.

Le cœur me faut[120].

ALAIN, retombant aux genoux d'Arnolphe.

Je meurs.

ARNOLPHE, à part.

Je suis en eau: prenons un peu d'haleine;
Il faut que je m'évente et que je me promène.
Aurois-je deviné, quand je l'ai vu petit,
Qu'il croîtroit pour cela? Ciel! que mon cœur pâtit!
Je pense qu'il vaut mieux que de sa propre bouche
Je tire avec douceur l'affaire qui me touche.
Tâchons à modérer notre ressentiment.
Patience, mon cœur, doucement, doucement;
A Alain et à Georgette.
Levez-vous, et, rentrant, faites qu'Agnès descende.
A part.
Arrêtez. Sa surprise en deviendroit moins grande:
Du chagrin qui me trouble ils iroient l'avertir.
Et moi-même je veux l'aller faire sortir.
A Alain et à Georgette.
Que l'on m'attende ici.

134

SCÈNE III.—ALAIN, GEORGETTE.

GEORGETTE.

Mon Dieu! qu'il est terrible!
Ses regards m'ont fait peur, mais une peur horrible!
Et jamais je ne vis un plus hideux chrétien.

ALAIN.

Ce monsieur l'a fâché; je te le disois bien.

GEORGETTE.

Mais que diantre est-ce là, qu'avec tant de rudesse
Il nous fait au logis garder notre maîtresse?
D'où vient qu'à tout le monde il veut tant la cacher,
Et qu'il ne sauroit voir personne en approcher?

ALAIN.

C'est que cette action le met en jalousie.

GEORGETTE.

Mais d'où vient qu'il est pris de cette fantaisie?

ALAIN.

Cela vient... cela vient de ce qu'il est jaloux.

GEORGETTE.

Oui; mais pourquoi l'est-il? et pourquoi ce courroux?

ALAIN.

C'est que la jalousie... entends-tu bien, Georgette,
Est une chose... là... qui fait qu'on s'inquiète...
Et qui chasse les gens d'autour d'une maison.
Je m'en vais te bailler une comparaison,
Afin de concevoir la chose davantage.
Dis-moi, n'est-il pas vrai, quand tu tiens ton potage,
Que, si quelque affamé venoit pour en manger,
Tu serais en colère, et voudrois le chasser?

GEORGETTE.

Oui, je comprends cela.

ALAIN.

C'est justement tout comme.
La femme est en effet le potage de l'homme;
Et, quand un homme voit d'autres hommes parfois
Qui veulent dans sa soupe aller tremper leurs doigts,
135 Il en montre aussitôt une colère extrême.

GEORGETTE.

Oui; mais pourquoi chacun n'en fait-il pas de même,
Et que nous en voyons qui paroissent joyeux
Lorsque leurs femmes sont avec les biaux monsieux?

ALAIN.

C'est que chacun n'a pas cette amitié goulue
Qui n'en veut que pour soi.

GEORGETTE.

Si je n'ai la berlue,
Je le vois qui revient.

ALAIN.

Tes yeux sont bons, c'est lui.

GEORGETTE.

Vois comme il est chagrin.

ALAIN.

C'est qu'il a de l'ennui.

SCÈNE IV.—ARNOLPHE, ALAIN, GEORGETTE.

ARNOLPHE, à part.

Un certain Grec disoit à l'empereur Auguste,
Comme une instruction utile autant que juste,
Que, lorsqu'une aventure en colère nous met,
Nous devons, avant tout, dire notre alphabet,
Afin que dans ce temps la bile se tempère,
Et qu'on ne fasse rien que l'on ne doive faire.
J'ai suivi sa leçon sur le sujet d'Agnès,
Et je la fais venir dans ce lieu tout exprès,
Sous prétexte d'y faire un tour de promenade,
Afin que les soupçons de mon esprit malade
Puissent sur le discours la mettre adroitement,
Et lui sondant le cœur, s'éclaircir doucement.

136

SCÈNE V.—ARNOLPHE, AGNÈS, ALAIN, GEORGETTE.

ARNOLPHE.

Venez, Agnès.
A Alain et à Georgette.
Rentrez.

SCÈNE VI.—ARNOLPHE, AGNÈS.

ARNOLPHE.

La promenade est belle.

AGNÈS.

Fort belle.

ARNOLPHE.

Le beau jour!

AGNÈS.

Fort beau.

ARNOLPHE.

Quelle nouvelle?

AGNÈS.

Le petit chat est mort.

ARNOLPHE.

C'est dommage: mais quoi!
Nous sommes tous mortels, et chacun est pour soi.
Lorsque j'étois aux champs, n'a-t-il point fait de pluie?

AGNÈS.

Non.

ARNOLPHE.

Vous ennuyoit-il[121]?

AGNÈS.

Jamais je ne m'ennuie.

ARNOLPHE.

Qu'avez-vous fait encor ces neuf ou dix jours-ci?

137

AGNÈS.

Six chemises, je pense, et six coiffes aussi.

ARNOLPHE, après avoir un peu rêvé.

Le monde, chère Agnès, est une étrange chose!
Voyez la médisance, et comme chacun cause!
Quelques voisins m'ont dit qu'un jeune homme inconnu
Étoit en mon absence à la maison venu;
Que vous aviez souffert sa vue et ses harangues.
Mais je n'ai point pris foi sur ces méchantes langues,
Et j'ai voulu gager que c'étoit faussement...

AGNÈS.

Mon Dieu! ne gagez pas, vous perdriez vraiment.

ARNOLPHE.

Quoi! c'est la vérité qu'un homme...

AGNÈS.

Chose sûre.
Il n'a presque bougé chez nous, je vous jure.

ARNOLPHE, bas, à part.

Cet aveu qu'elle fait avec sincérité
Me marque pour le moins son ingénuité.
Haut.
Mais il me semble, Agnès, si ma mémoire est bonne,
Que j'avois défendu que vous vissiez personne.

AGNÈS.

Oui; mais, quand je l'ai vu, vous ignorez pourquoi;
Et vous en auriez fait, sans doute, autant que moi.

ARNOLPHE.

Peut-être. Mais enfin contez-moi cette histoire.

AGNÈS.

Elle est fort étonnante et difficile à croire.
J'étois sur le balcon à travailler au frais,
Lorsque je vis passer sous les arbres d'auprès
Un jeune homme bien fait, qui, rencontrant ma vue,
D'une humble révérence aussitôt me salue:
Moi, pour ne point manquer à la civilité,
Je fis la révérence aussi de mon côté.
Soudain il me refait une autre révérence;
Moi, j'en refais de même une autre en diligence;
138 Et lui d'une troisième aussitôt repartant,
D'une troisième aussi j'y repars à l'instant.
Il passe, vient, repasse, et toujours, de plus belle,
Me fait à chaque fois révérence nouvelle;
Et moi, qui tous ces tours fixement regardois,
Nouvelle révérence aussi je lui rendois:
Tant que, si sur ce point la nuit ne fût venue,
Toujours comme cela je me serois tenue,
Ne voulant point céder, et recevoir l'ennui
Qu'il me pût estimer moins civile que lui.

ARNOLPHE.

Fort bien.

AGNÈS.

Le lendemain, étant sur notre porte,
Une vieille m'aborde en parlant de la sorte:
«Mon enfant, le bon Dieu puisse-t-il vous bénir,
»Et dans tous vos attraits longtemps vous maintenir:
»Il ne vous a pas faite une belle personne
»Afin de mal user des choses qu'il vous donne;
»Et vous devez savoir que vous avez blessé
»Un cœur qui de s'en plaindre est aujourd'hui forcé.»

ARNOLPHE, à part.

Ah! suppôt de Satan! exécrable damnée!

AGNÈS.

Moi, j'ai blessé quelqu'un! fis-je tout étonnée.
«Oui, dit-elle, blessé, mais blessé tout de bon;
»Et c'est l'homme qu'hier vous vîtes du balcon.»
Hélas! qui pourroit, dis-je, en avoir été cause?
Sur lui, sans y penser, fis-je choir quelque chose?
«Non, dit-elle, vos yeux ont fait ce coup fatal
»Et c'est de leurs regards qu'est venu tout son mal.»
Eh! mon Dieu! ma surprise est, fis-je, sans seconde;
Mes yeux ont-ils du mal, pour en donner au monde?
«Oui, fit-elle[122], vos yeux, pour causer le trépas,
»Ma fille, ont un venin que vous ne savez pas.
139 »En un mot, il languit, le pauvre misérable;
»Et, s'il faut, poursuivit la vieille charitable,
»Que votre cruauté lui refuse un secours,
»C'est un homme à porter en terre dans deux jours.»
Mon Dieu! j'en aurois, dis-je, une douleur bien grande.
Mais pour le secourir qu'est-ce qu'il me demande?
«Mon enfant, me dit-elle, il ne veut obtenir
»Que le bien de vous voir et vous entretenir;
»Vos yeux peuvent eux seuls empêcher sa ruine,
»Et du mal qu'ils ont fait être la médecine.»
Hélas! volontiers, dis-je; et, puisqu'il est ainsi,
Il peut, tant qu'il voudra, me venir voir ici.

ARNOLPHE, à part.

Ah! sorcière maudite! empoisonneuse d'âmes,
Puisse l'enfer payer tes charitables trames!

AGNÈS.

Voilà comme il me vit et reçut guérison.
Vous-même, à votre avis, n'ai-je pas eu raison?
Et pouvois-je, après tout, avoir la conscience
De le laisser mourir faute d'une assistance?
Moi qui compatis tant aux gens qu'on fait souffrir,
Et ne puis, sans pleurer, voir un poulet mourir!

ARNOLPHE, bas, à part.

Tout cela n'est parti que d'une âme innocente;
Et j'en dois accuser mon absence imprudente,
Qui sans guide a laissé cette bonté de mœurs
Exposée aux aguets des rusés séducteurs.
Je crains que le pendard, dans ses vœux téméraires,
Un peu plus fort que jeu n'ait poussé les affaires.

AGNÈS.

Qu'avez-vous? Vous grondez, ce me semble, un petit[123].
Est-ce que c'est mal fait ce que je vous ai dit?

ARNOLPHE.

Non. Mais de cette vue apprenez-moi les suites,
Et comme le jeune homme a passé ses visites.

140

AGNÈS.

Hélas! si vous saviez comme il étoit ravi,
Comme il perdit son mal sitôt que je le vi,
Le présent qu'il m'a fait d'une belle cassette,
Et l'argent qu'en ont eu notre Alain et Georgette,
Vous l'aimeriez sans doute, et diriez comme nous...

ARNOLPHE.

Oui. Mais que faisoit-il étant seul avec vous?

AGNÈS.

Il juroit qu'il m'aimoit d'une amour sans seconde,
Et me disoit des mots les plus gentils du monde,
Des choses que jamais rien ne peut égaler,
Et dont, toutes les fois que je l'entends parler,
La douceur me chatouille, et là-dedans remue
Certain je ne sais quoi dont je suis tout émue.

ARNOLPHE, bas, à part.

O fâcheux examen d'un mystère fatal,
Où l'examinateur souffre seul tout le mal!
Haut.
Outre tous ces discours, toutes ces gentillesses,
Ne vous faisoit-il point aussi quelques caresses?

AGNÈS.

Oh tant! il me prenoit et les mains et les bras,
Et de me les baiser il n'était jamais las.

ARNOLPHE.

Ne vous a-t-il point pris, Agnès, quelque autre chose?
La voyant interdite.
Ouf!

AGNÈS.

Eh! il m'a...

ARNOLPHE.

Quoi?

AGNÈS.

Pris...

ARNOLPHE.

Eh?

AGNÈS.

Le...

141

ARNOLPHE.

Plaît-il?

AGNÈS.

Je n'ose,
Et vous vous fâcherez peut-être contre moi.

ARNOLPHE.

Non.

AGNÈS.

Si fait.

ARNOLPHE.

Mon Dieu! non.

AGNÈS.

Jurez donc votre foi.

ARNOLPHE.

Ma foi, soit!

AGNÈS.

Il m'a pris... Vous serez en colère.

ARNOLPHE.

Non.

AGNÈS.

Si.

ARNOLPHE.

Non, non, non, non. Diantre! que de mystère!
Qu'est-ce qu'il vous a pris?

AGNÈS.

Il...

ARNOLPHE, à part.

Je souffre en damné!

AGNÈS.

Il m'a pris le ruban que vous m'aviez donné.
A vous dire le vrai, je n'ai pu m'en défendre.

ARNOLPHE, reprenant haleine.

Passe pour le ruban. Mais je voulois apprendre
S'il ne vous a rien fait que vous baiser les bras.

AGNÈS.

Comment! est-ce qu'on fait d'autres choses?

ARNOLPHE.

Non pas.
142 Mais, pour guérir du mal qu'il dit qui le possède,
N'a-t-il point exigé de vous d'autre remède?

AGNÈS.

Non. Vous pouvez juger, s'il en eût demandé,
Que pour le secourir j'aurais tout accordé.

ARNOLPHE, bas, à part.

Grâce aux bontés du ciel, j'en suis quitte à bon compte!
Si j'y retombe plus, je veux bien qu'on m'affronte[124].
Haut.
Chut! De votre innocence, Agnès, c'est un effet;
Je ne vous en dis mot. Ce qui s'est fait est fait.
Je sais qu'en vous flattant le galant ne désire
Que de vous abuser, et puis après s'en rire.

AGNÈS.

Oh! point. Il me l'a dit plus de vingt fois à moi.

ARNOLPHE.

Ah! vous ne savez pas ce que c'est que sa foi.
Mais enfin apprenez qu'accepter des cassettes,
Et de ces beaux blondins écouter les sornettes;
Que se laisser par eux, à force de langueur,
Baiser ainsi les mains et chatouiller le cœur,
Est un péché mortel des plus gros qu'il se fasse.

AGNÈS.

Un péché, dites-vous? Et la raison, de grâce?

ARNOLPHE.

La raison? La raison est l'arrêt prononcé
Que par ces actions le ciel est courroucé.

AGNÈS.

Courroucé? Mais pourquoi faut-il qu'il s'en courrouce?
C'est une chose, hélas! si plaisante[125] et si douce!
J'admire quelle joie on goûte à tout cela;
Et je ne savois point encor ces choses-là.

ARNOLPHE.

Oui, c'est un grand plaisir que toutes ces tendresses,
Ces propos si gentils et ces douces caresses;
143 Mais il faut le goûter en toute honnêteté,
Et qu'en se mariant le crime en soit ôté.

AGNÈS.

N'est-ce plus un péché lorsque l'on se marie?

ARNOLPHE.

Non.

AGNÈS.

Mariez-moi donc promptement, je vous prie.

ARNOLPHE.

Si vous le souhaitez, je le souhaite aussi,
Et pour vous marier on me revoit ici.

AGNÈS.

Est-il possible?

ARNOLPHE.

Oui.

AGNÈS.

Que vous me ferez aise!

ARNOLPHE.

Oui, je ne doute point que l'hymen ne vous plaise.

AGNÈS.

Vous nous voulez nous deux...

ARNOLPHE.

Rien de plus assuré.

AGNÈS.

Que, si cela se fait, je vous caresserai!

ARNOLPHE.

Eh! la chose sera de ma part réciproque.

AGNÈS.

Je ne reconnois point, pour moi, quand on se moque.
Parlez-vous tout de bon?

ARNOLPHE.

Oui, vous le pourrez voir.

AGNÈS.

Nous serons mariés?

ARNOLPHE.

Oui.

AGNÈS.

Mais quand?

144

ARNOLPHE.

Dès ce soir.

AGNÈS, riant.

Dès ce soir?

ARNOLPHE.

Dès ce soir. Cela vous fait donc rire?

AGNÈS.

Oui.

ARNOLPHE.

Vous voir bien contente est ce que je désire.

AGNÈS.

Hélas! que je vous ai grande obligation,
Et qu'avec lui j'aurai de satisfaction!

ARNOLPHE.

Avec qui?

AGNÈS.

Avec... Là...

ARNOLPHE.

Là... Là n'est pas mon compte.
A choisir un mari vous êtes un peu prompte.
C'est un autre, en un mot, que je vous tiens tout prêt,
Et quant au monsieur-là, je prétends, s'il vous plaît,
Dût le mettre au tombeau le mal dont il vous berce,
Qu'avec lui désormais vous rompiez tout commerce;
Que, venant au logis, pour votre compliment,
Vous lui fermiez au nez la porte honnêtement;
Et, lui jetant, s'il heurte, un grès[126] par la fenêtre,
L'obligiez tout de bon à ne plus y paroître.
M'entendez-vous, Agnès? Moi, caché dans un coin,
De votre procédé je serai le témoin.

AGNÈS.

Las! il est si bien fait! C'est...

ARNOLPHE.

Ah! que de langage!

AGNÈS.

Je n'aurai pas le cœur...

145

ARNOLPHE.

Point de bruit davantage.
Montez là-haut.

AGNÈS.

Mais quoi! voulez-vous...

ARNOLPHE.

C'est assez!
Je suis maître, je parle; allez, obéissez.

ACTE III

SCÈNE I.—ARNOLPHE, AGNÈS, ALAIN, GEORGETTE.

ARNOLPHE.

Oui, tout a bien été, ma joie est sans pareille:
Vous avez là suivi mes ordres à merveille,
Confondu de tout point le blondin séducteur;
Et voilà de quoi sert un sage directeur.
Votre innocence, Agnès, avoit été surprise:
Voyez, sans y penser, où vous vous étiez mise.
«Vous enfiliez tout droit, sans mon instruction,
»Le grand chemin d'enfer et de perdition.
»De tous ces damoiseaux on sait trop les coutumes;
»Ils ont de beaux canons, force rubans et plumes,
»Grands cheveux, belles dents, et des propos fort doux;
»Mais, comme je vous dis, la griffe est là-dessous;
»Et ce sont vrais satans, dont la gueule altérée
»De l'honneur féminin cherche à faire curée[127]
Mais, encore une fois, grâce au soin apporté,
Vous en êtes sortie avec honnêteté.
L'air dont je vous ai vu lui jeter cette pierre,
Qui de tous ses desseins a mis l'espoir par terre,
146 Me confirme encor mieux à ne point différer
Les noces où j'ai dit qu'il vous faut préparer.
Mais, avant toute chose, il est bon de vous faire
Quelque petit discours qui vous soit salutaire.
A Georgette et à Alain.
Un siége au frais ici. Vous, si jamais en rien...

GEORGETTE.

De toutes vos leçons nous nous souviendrons bien.
Cet autre monsieur-là nous en faisoit accroire:
Mais...

ALAIN.

S'il entre jamais, je veux jamais ne boire.
Aussi bien est-ce un sot: il nous a l'autre fois
Donné deux écus d'or qui n'étoient pas de poids.

ARNOLPHE.

Ayez donc pour souper tout ce que je désire;
Et pour notre contrat, comme je viens de dire,
Faites venir ici, l'un ou l'autre, au retour,
Le notaire qui loge au coin du carrefour.

SCÈNE II.—ARNOLPHE, AGNÈS.

ARNOLPHE, assis.

Agnès, pour m'écouter, laissez là votre ouvrage!
Levez un peu la tête et tournez le visage:
Mettant le doigt sur son front.
Là, regardez-moi là durant cet entretien;
Et, jusqu'au moindre mot, imprimez-le-vous bien.
Je vous épouse, Agnès; et, cent fois la journée,
Vous devez bénir l'heur de votre destinée,
Contempler la bassesse où vous avez été,
Et dans le même temps admirer ma bonté,
Qui, de ce vil état de pauvre villageoise,
Vous fait monter au rang d'honorable bourgeoise,
Et jouir de la couche et des embrassements
D'un homme qui fuyoit tous ces engagements,
Et dont à vingt partis, fort capables de plaire,
Le cœur a refusé l'honneur qu'il vous veut faire.
147 Vous devez toujours, dis-je, avoir devant les yeux
Le peu que vous étiez sans ce nœud glorieux,
Afin que cet objet d'autant mieux vous instruise
A mériter l'état où je vous aurai mise,
A toujours vous connoître et faire qu'à jamais
Je puisse me louer de l'acte que je fais.
Le mariage, Agnès, n'est pas un badinage:
A d'austères devoirs le rang de femme engage;
Et vous n'y montez pas, à ce que je prétends,
Pour être libertine et prendre du bon temps.
Votre sexe n'est là que pour la dépendance:
Du côté de la barbe est la toute-puissance.
Bien qu'on soit deux moitiés de la société,
Ces deux moitiés pourtant n'ont point d'égalité:
L'une est moitié suprême, et l'autre subalterne;
L'une en tout est soumise à l'autre qui gouverne;
Et ce que le soldat, dans son devoir instruit,
Montre d'obéissance au chef qui le conduit,
Le valet à son maître, un enfant à son père,
A son supérieur le moindre petit frère,
N'approche point encor de la docilité,
Et de l'obéissance, et de l'humilité,
Et du profond respect où la femme doit être
Pour son mari, son chef, son seigneur, et son maître.
Lorsqu'il jette sur elle un regard sérieux,
Son devoir aussitôt est de baisser les yeux,
Et de n'oser jamais le regarder en face
Que quand d'un doux regard il lui veut faire grâce.
C'est ce qu'entendent mal les femmes d'aujourd'hui;
Mais ne vous gâtez pas sur l'exemple d'autrui.
Gardez-vous d'imiter ces coquettes vilaines
Dont par toute la ville on chante les fredaines,
Et de vous laisser prendre aux assauts du malin,
C'est-à-dire d'ouïr aucun jeune blondin.
Songez qu'en vous faisant moitié de ma personne,
C'est mon honneur, Agnès, que je vous abandonne;
Que cet honneur est tendre et se blesse de peu;
Que sur un tel sujet il ne faut point de jeu;
148 Et qu'il est aux enfers des chaudières bouillantes
Où l'on plonge à jamais les femmes mal vivantes.
Ce que je vous dis là ne sont pas des chansons;
Et vous devez du cœur dévorer ces leçons.
Si votre âme les suit, et fuit[128] d'être coquette,
Elle sera toujours, comme un lis, blanche et nette;
Mais, s'il faut qu'à l'honneur elle fasse un faux bond,
Elle deviendra lors noire comme un charbon;
Vous paroîtrez à tous un objet effroyable,
Et vous irez un jour, vrai partage du diable,
Bouillir dans les enfers à toute éternité,
Dont vous veuille garder la céleste bonté!
Faites la révérence. Ainsi qu'une novice
Par cœur, dans le couvent, doit savoir son office,
Entrant au mariage il en faut faire autant;
Et voici dans ma poche un écrit important
Qui vous enseignera l'office de la femme.
J'en ignore l'auteur: mais c'est quelque bonne âme;
Et je veux que ce soit votre unique entretien.
Il se lève.
Tenez. Voyons un peu si vous le lirez bien.

AGNÈS, lit.

LES MAXIMES DU MARIAGE
OU LES DEVOIRS DE LA FEMME MARIÉE
AVEC SON EXERCICE JOURNALIER.

PREMIÈRE MAXIME.

Celle qu'un lien honnête
Fait entrer au lit d'autrui
Doit se mettre dans la tête,
Malgré le train d'aujourd'hui,
Que l'homme qui la prend ne la prend que pour lui.

ARNOLPHE.

Je vous expliquerai ce que cela veut dire;
Mais, pour l'heure présente, il ne faut rien que lire.

149

AGNÈS, poursuit.

DEUXIÈME MAXIME.

Elle ne se doit parer
Qu'autant que peut désirer
Le mari qui la possède:
C'est lui que touche seul le soin de sa beauté;
Et pour rien doit être compté
Que les autres la trouvent laide.

TROISIÈME MAXIME.

Loin ces études d'œillades,
Ces eaux, ces blancs, ces pommades,
Et mille ingrédients qui font des teints fleuris:
A l'honneur, tous les jours, ce sont drogues mortelles;
Et les soins de paroître belles
Se prennent peu pour les maris.

QUATRIÈME MAXIME.

Sous sa coiffe, en sortant, comme l'honneur l'ordonne,
Il faut que de ses yeux elle étouffe les coups;
Car, pour bien plaire à son époux
Elle ne doit plaire à personne.

CINQUIÈME MAXIME.

Hors ceux dont au mari la visite se rend,
La bonne règle défend
De recevoir aucune âme:
Ceux qui, de galante humeur,
N'ont affaire qu'à madame
N'accommodent pas monsieur.

SIXIÈME MAXIME.

Il faut des présens des hommes
Qu'elle se défende bien;
Car, dans le siècle où nous sommes,
On ne donne rien pour rien.

SEPTIÈME MAXIME.

Dans ses meubles, dût-elle en avoir de l'ennui,
Il ne faut écritoire, encre, papier, ni plumes:
Le mari doit, dans les bonnes coutumes,
Écrire tout ce qui s'écrit chez lui.

150

HUITIÈME MAXIME.

Ces sociétés déréglées,
Qu'on nomme belles assemblées
Des femmes tous les jours corrompent les esprits;
En bonne politique on les doit interdire;
Car c'est là que l'on conspire
Contre les pauvres maris.

NEUVIÈME MAXIME.

Toute femme qui veut à l'honneur se vouer
Doit se défendre de jouer,
Comme d'une chose funeste.
Car le jeu, fort décevant,
Pousse une femme souvent
A jouer de tout son reste.

DIXIÈME MAXIME.

Des promenades du temps,
Ou repas qu'on donne aux champs,
Il ne faut point qu'elle essaye.
Selon les prudents cerveaux,
Le mari, dans ces cadeaux[129],
Est toujours celui qui paye.

ONZIÈME MAXIME.

ARNOLPHE.

Vous achèverez seule; et, pas à pas, tantôt
Je vous expliquerai ces choses comme il faut.
Je me suis souvenu d'une petite affaire:
Je n'ai qu'un mot à dire, et ne tarderai guère.
Rentrez; et conservez ce livre chèrement.
Si le notaire vient, qu'il m'attende un moment.

SCÈNE III.—ARNOLPHE.

Je ne puis faire mieux que d'en faire ma femme.
Ainsi que je voudrai je tournerai cette âme;
151 Comme un morceau de cire entre mes mains elle est,
Et je lui puis donner la forme qui me plaît.
Il s'en est peu fallu que, durant mon absence,
On ne m'ait attrapé par son trop d'innocence;
Mais il vaut beaucoup mieux, à dire vérité,
Que la femme qu'on a pèche de ce côté.
De ces sortes d'erreurs le remède est facile.
Toute personne simple aux leçons est docile;
Et, si du bon chemin on l'a fait écarter[130],
Deux mots incontinent l'y peuvent rejeter.
Mais une femme habile est bien une autre bête:
Notre sort ne dépend que de sa seule tête;
De ce qu'elle s'y met rien ne la fait gauchir,
Et nos enseignements ne font là que blanchir;
Son bel esprit lui sert à railler nos maximes,
A se faire souvent des vertus de ses crimes,
Et trouver, pour venir à ses coupables fins,
Des détours à duper l'adresse des plus fins.
Pour se parer du coup en vain on se fatigue:
Une femme d'esprit est un diable en intrigue;
Et, dès que son caprice a prononcé tout bas
L'arrêt de notre honneur, il faut passer le pas:
Beaucoup d'honnêtes gens en pourroient bien que dire[131].
Enfin mon étourdi n'aura pas lieu d'en rire;
Par son trop de caquet il a ce qu'il lui faut.
Voilà de nos François l'ordinaire défaut:
Dans la possession d'une bonne fortune,
Le secret est toujours ce qui les importune;
Et la vanité sotte a pour eux tant d'appas,
Qu'ils se pendroient plutôt que de ne causer pas.
Oh! que les femmes sont du diable bien tentées
Lorsqu'elles vont choisir ces têtes éventées!
Et que... Mais le voici... Cachons-nous toujours bien,
Et découvrons un peu quel chagrin est le sien.

152

SCÈNE IV.—HORACE, ARNOLPHE.

HORACE.

Je reviens de chez vous, et le destin me montre
Qu'il n'a pas résolu que je vous y rencontre.
Mais j'irai tant de fois, qu'enfin quelque moment...

ARNOLPHE.

Eh! mon Dieu! n'entrons point dans ce vain compliment:
Rien ne me fâche tant que ces cérémonies;
Et, si l'on m'en croyoit, elles seroient bannies.
C'est un maudit usage; et la plupart des gens
Y perdent sottement les deux tiers de leur temps.
Il se couvre.
Mettons[132] donc sans façon. Eh bien, vos amourettes?
Puis-je, seigneur Horace, apprendre où vous en êtes?
J'étois tantôt distrait par quelque vision;
Mais depuis là-dessus j'ai fait réflexion.
De vos premiers progrès j'admire la vitesse,
Et dans l'événement mon âme s'intéresse.

HORACE.

Ma foi, depuis qu'à vous s'est découvert mon cœur,
Il est à mon amour arrivé du malheur.

ARNOLPHE.

Oh! oh! comment cela?

HORACE.

La fortune cruelle
A ramené des champs le patron de la belle.

ARNOLPHE.

Quel malheur!

HORACE.

Et de plus, à mon très-grand regret,
Il a su de nous deux le commerce secret.

ARNOLPHE.

D'où diantre a-t-il sitôt appris cette aventure?

153

HORACE.

Je ne sais; mais enfin c'est une chose sûre.
Je pensois aller rendre, à mon heure à peu près,
Ma petite visite à ses jeunes attraits,
Lorsque, changeant pour moi de ton et de visage,
Et servante et valet m'ont bouché le passage,
Et d'un «Retirez-vous, vous nous importunez,»
M'ont assez rudement fermé la porte au nez.

ARNOLPHE.

La porte au nez!

HORACE.

Au nez.

ARNOLPHE.

La chose est un peu forte.

HORACE.

J'ai voulu leur parler au travers de la porte;
Mais à tous mes propos ce qu'ils ont répondu,
C'est: «Vous n'entrerez point, monsieur l'a défendu.»

ARNOLPHE.

Ils n'ont donc point ouvert?

HORACE.

Non. Et de la fenêtre
Agnès m'a confirmé le retour de ce maître,
En me chassant de là d'un ton plein de fierté,
Accompagné d'un grès que sa main a jeté.

ARNOLPHE.

Comment! d'un grès?

HORACE.

D'un grès de taille non petite,
Dont on a par ses mains régalé ma visite.

ARNOLPHE.

Diantre! ce ne sont pas des prunes que cela!
Et je trouve fâcheux l'état où vous voilà.

HORACE.

Il est vrai, je suis mal par ce retour funeste.

ARNOLPHE.

Certes, j'en suis fâché pour vous, je vous proteste.

154

HORACE.

Cet homme me rompt tout.

ARNOLPHE.

Oui; mais cela n'est rien,
Et de vous raccrocher vous trouverez moyen.

HORACE.

Il faut bien essayer, par quelque intelligence,
De vaincre du jaloux l'exacte vigilance.

ARNOLPHE.

Cela vous est facile; et la fille, après tout,
Vous aime.

HORACE.

Assurément.

ARNOLPHE.

Vous en viendrez à bout.

HORACE.

Je l'espère.

ARNOLPHE.

Le grès vous a mis en déroute;
Mais cela ne doit pas vous étonner.

HORACE.

Sans doute;
Et j'ai compris d'abord que mon homme étoit là,
Qui, sans se faire voir, conduisoit tout cela.
Mais ce qui m'a surpris, et qui va vous surprendre,
C'est un autre incident que vous allez entendre;
Un trait hardi qu'a fait cette jeune beauté,
Et qu'on n'attendroit point de sa simplicité.
Il le faut avouer, l'amour est un grand maître:
Ce qu'on ne fut jamais, il nous enseigne à l'être;
Et souvent de nos mœurs l'absolu changement
Devient par ses leçons l'ouvrage d'un moment.
De la nature en nous il force les obstacles,
Et ses effets soudains ont de l'air des miracles.
D'un avare à l'instant il fait un libéral,
Un vaillant d'un poltron, un civil d'un brutal;
Il rend agile à tout l'âme la plus pesante,
Et donne de l'esprit à la plus innocente.
155 Oui, ce dernier miracle éclate dans Agnès;
Car, tranchant avec moi par ces termes exprès:
«Retirez-vous, mon âme aux visites renonce,
»Je sais tous vos discours, et voilà ma réponse,»
Cette pierre ou ce grès, dont vous vous étonniez,
Avec un mot de lettre est tombée à mes pieds,
Et j'admire de voir cette lettre ajustée
Avec le sens des mots et la pierre jetée.
D'une telle action n'êtes-vous pas surpris?
L'Amour sait-il pas l'art d'aiguiser les esprits?
Et peut-on me nier que ses flammes puissantes
Ne fassent dans un cœur des choses étonnantes?
Que dites-vous du tour et de ce mot d'écrit?
Euh! n'admirez-vous point cette adresse d'esprit?
Trouvez-vous pas plaisant de voir quel personnage
A joué mon jaloux dans tout ce badinage?
Dites.

ARNOLPHE.

Oui, fort plaisant.

HORACE.

Riez-en donc un peu.
Arnolphe rit d'un air forcé.
Cet homme, gendarmé d'abord contre mon feu,
Qui chez lui se retranche, et de grès fait parade,
Comme si j'y voulois entrer par escalade;
Qui, pour me repousser, dans son bizarre effroi,
Anime du dedans tous ses gens contre moi,
Et qu'abuse à ses yeux, par sa machine même,
Celle qu'il veut tenir dans l'ignorance extrême!
Pour moi, je vous l'avoue, encor que son retour
En un grand embarras jette ici mon amour,
Je tiens cela plaisant autant qu'on saurait dire;
Je ne puis y songer sans de bon cœur en rire;
Et vous n'en riez pas assez, à mon avis.

ARNOLPHE, avec un ris forcé.

Pardonnez-moi, j'en ris tout autant que je puis.

HORACE.

Mais il faut qu'en ami je vous montre la lettre,
Tout ce que son cœur sent, sa main a su l'y mettre,
156 Mais en termes touchants et tout pleins de bonté,
De tendresse innocente et d'ingénuité,
De la manière enfin que la pure nature
Exprime de l'amour la première blessure.

ARNOLPHE, bas, à part.

Voilà, friponne, à quoi l'écriture te sert.
Et, contre mon dessein l'art t'en fut découvert.

HORACE lit.

«Je veux vous écrire, et je suis bien en peine par où je m'y prendrai. J'ai des pensées que je désirerois que vous sussiez; mais je ne sais comment faire pour vous les dire, et je me défie de mes paroles. Comme je commence à connoître qu'on m'a toujours tenue dans l'ignorance, j'ai peur de mettre quelque chose qui ne soit pas bien, et d'en dire plus que je ne devrois. En vérité, je ne sais ce que vous m'avez fait; mais je sens que je suis fâchée à mourir de ce qu'on me fait faire contre vous, que j'aurai toutes les peines du monde à me passer de vous, et que je serois bien aise d'être à vous. Peut-être qu'il y a du mal à dire cela; mais enfin je ne puis m'empêcher de le dire, et je voudrois que cela se pût faire sans qu'il y en eût. On me dit fort que tous les jeunes hommes sont des trompeurs, qu'il ne les faut point écouter, et que tout ce que vous me dites n'est que pour m'abuser; mais je vous assure que je n'ai pu encore me figurer cela de vous; et je suis si touchée de vos paroles, que je ne saurois croire qu'elles soient menteuses. Dites-moi franchement ce qui en est; car, enfin, comme je suis sans malice, vous auriez le plus grand tort du monde si vous me trompiez, et je pense que j'en mourrois de déplaisir.»

ARNOLPHE, à part.

Hon! chienne!

HORACE.

Qu'avez-vous?

ARNOLPHE.

Moi? rien. C'est que je tousse.

HORACE.

Avez-vous jamais vu d'expression plus douce?
157 Malgré les soins maudits d'un injuste pouvoir,
Un plus beau naturel peut-il se faire voir?
Et n'est-ce pas sans doute un crime punissable
De gâter méchamment ce fond d'âme admirable;
D'avoir, dans l'ignorance et la stupidité,
Voulu de cet esprit étouffer la clarté?
L'amour a commencé d'en déchirer le voile;
Et si, par la faveur de quelque bonne étoile,
Je puis, comme j'espère, à ce franc animal,
Ce traître, ce bourreau, ce faquin, ce brutal...

ARNOLPHE.

Adieu.

HORACE.

Comment! si vite?

ARNOLPHE.

Il m'est dans la pensée
Venu tout maintenant une affaire pressée.

HORACE.

Mais ne sauriez-vous point, comme on la tient de près,
Qui dans cette maison pourrait avoir accès?
J'en use sans scrupule; et ce n'est pas merveille
Qu'on se puisse, entre amis, servir à la pareille[133].
Je n'ai plus là-dedans que gens pour m'observer;
Et servante et valet, que je viens de trouver,
N'ont jamais, de quelque air que je m'y sois pu prendre,
Adouci leur rudesse à me vouloir entendre.
J'avois pour de tels coups certaine vieille en main,
D'un génie, à vrai dire, au-dessus de l'humain:
Elle m'a dans l'abord servi de bonne sorte;
Mais, depuis quatre jours, la pauvre femme est morte.
Ne me pourriez-vous point ouvrir quelque moyen?

ARNOLPHE.

Non, vraiment; et sans moi vous en trouverez bien.

HORACE.

Adieu donc. Vous voyez ce que je vous confie.

158

SCÈNE V.—ARNOLPHE.

Comme il faut devant lui que je me mortifie!
Quelle peine à cacher mon déplaisir cuisant!
Quoi! pour une innocente un esprit si présent!
Elle a feint d'être telle à mes yeux, la traîtresse,
Ou le diable à son âme a soufflé cette adresse.
Enfin me voilà mort par ce funeste écrit.
Je vois qu'il a, le traître, empaumé son esprit,
Qu'à ma suppression[134] il s'est ancré chez elle;
Et c'est mon désespoir et ma peine mortelle.
Je souffre doublement dans le vol de son cœur;
Et l'amour y pâtit aussi bien que l'honneur.
J'enrage de trouver cette place usurpée,
Et j'enrage de voir ma prudence trompée.
Je sais que, pour punir son amour libertin,
Je n'ai qu'à laisser faire à son mauvais destin,
Que je serai vengé d'elle par elle-même;
Mais il est bien fâcheux de perdre ce qu'on aime.
Ciel! puisque pour un choix j'ai tant philosophé,
Faut-il de ses appas m'être si fort coiffé!
Elle n'a ni parents, ni support, ni richesse;
Elle trahit mes soins, ma bonté, ma tendresse:
Et cependant je l'aime après ce lâche tour,
Jusqu'à ne me pouvoir passer de cet amour.
Sot, n'as-tu point de honte? Ah! je crève, j'enrage,
Et je souffletterois mille fois mon visage.
Je veux entrer un peu, mais seulement pour voir
Quelle est sa contenance après un trait si noir.
Ciel, faites que mon front soit exempt de disgrâce;
Ou bien, s'il est écrit qu'il faille que j'y passe,
Donnez-moi tout au moins, pour de tels accidents,
La constance qu'on voit à de certaines gens!

159

ACTE IV

SCÈNE I.—ARNOLPHE.

J'ai peine, je l'avoue, à demeurer en place,
Et de mille soucis mon esprit s'embarrasse,
Pour pouvoir mettre un ordre et dedans et dehors,
Qui du godelureau rompe tous les efforts.
De quel œil la traîtresse a soutenu ma vue!
De tout ce qu'elle a fait elle n'est point émue;
Et, bien qu'elle me mette à deux doigts du trépas,
On diroit, à la voir, qu'elle n'y touche pas.
Plus, en la regardant, je la voyois tranquille,
Plus je sentois en moi s'échauffer ma bile;
Et ces bouillants transports dont s'enflammoit mon cœur
Y sembloient redoubler mon amoureuse ardeur.
J'étois aigri, fâché, désespéré contre elle;
Et cependant jamais je ne la vis si belle,
Jamais ses yeux aux miens n'ont paru si perçants,
Jamais je n'eus pour eux des désirs si pressants;
Et je sens là-dedans qu'il faudra que je crève,
Si de mon triste sort la disgrâce s'achève.
Quoi! j'aurai dirigé son éducation
Avec tant de tendresse et de précaution;
Je l'aurai fait passer chez moi dès son enfance,
Et j'en aurai chéri la plus tendre espérance;
Mon cœur aura bâti sur ses attraits naissants,
Et cru la mitonner pour moi durant treize ans,
Afin qu'un jeune fou dont elle s'amourache
Me la vienne enlever jusque sous la moustache,
Lorsqu'elle est avec moi mariée à demi!
Non, parbleu! non, parbleu! Petit sot, mon ami,
Vous aurez beau tourner, ou j'y perdrai mes peines...
Ou je rendrai, ma foi, vos espérances vaines,
Et de moi tout à fait vous ne vous rirez point.

160

SCÈNE II.—UN NOTAIRE, ARNOLPHE.

LE NOTAIRE.

Ah! le voilà! Bonjour. Me voici tout à point
Pour dresser le contrat que vous souhaitez faire.

ARNOLPHE, se croyant seul, et sans voir ni entendre le notaire.

Comment faire?

LE NOTAIRE.

Il le faut dans la forme ordinaire.

ARNOLPHE, se croyant seul.

A mes précautions je veux songer de près.

LE NOTAIRE.

Je ne passerai rien contre vos intérêts.

ARNOLPHE, se croyant seul.

Il se faut garantir de toutes les surprises.

LE NOTAIRE.

Suffit qu'entre mes mains vos affaires soient mises.
Il ne vous faudra point, de peur d'être déçu,
Quittancer le contrat que vous n'ayez reçu.

ARNOLPHE, se croyant seul.

J'ai peur, si je vais faire éclater quelque chose,
Que de cet incident par la ville on ne cause.

LE NOTAIRE.

Eh bien, il est aisé d'empêcher cet éclat,
Et l'on peut en secret faire votre contrat.

ARNOLPHE, se croyant seul.

Mais comment faudra-t-il qu'avec elle j'en sorte?

LE NOTAIRE.

Le douaire se règle au bien qu'on vous apporte.

ARNOLPHE, se croyant seul.

Je l'aime, et cet amour est mon grand embarras.

LE NOTAIRE.

On peut avantager une femme en ce cas.

ARNOLPHE, se croyant seul.

Quel traitement lui faire en pareille aventure?

LE NOTAIRE.

L'ordre est que le futur doit douer la future
161 Du tiers du dot[135] qu'il a; mais cet ordre n'est rien,
Et l'on va plus avant lorsque l'on le veut bien.

ARNOLPHE, se croyant seul.

Si...
Il aperçoit le notaire.

LE NOTAIRE.

Pour le préciput, il les regarde ensemble:
Je dis que le futur peut, comme bon lui semble,
Douer la future.

ARNOLPHE.

Eh?

LE NOTAIRE.

Il peut l'avantager
Lorsqu'il l'aime beaucoup et qu'il veut l'obliger;
Et cela par douaire, ou préfix qu'on appelle,
Qui demeure perdu par le trépas d'icelle.
Ou sans retour, qui va de ladite à ses hoirs;
Ou coutumier, selon les différens vouloirs;
Ou par donation dans le contrat formelle,
Qu'on fait ou pure et simple, ou qu'on fait mutuelle.
Pourquoi hausser le dos? Est-ce qu'on parle en fat,
Et que l'on ne sait pas les formes d'un contrat?
Qui me les apprendra? Personne, je présume.
Sais-je pas qu'étant joints on est par la coutume
Communs en meubles, biens, immeubles et conquêts,
A moins que par un acte on y renonce exprès?
Sais-je pas que le tiers du bien de la future
Entre en communauté pour[136]...

ARNOLPHE.

Oui, c'est chose sûre,
Vous savez tout cela; mais qui vous en dit mot?

LE NOTAIRE.

Vous, qui me prétendez faire passer pour sot,
162 En me haussant l'épaule et faisant la grimace.

ARNOLPHE.

La peste soit fait l'homme, et sa chienne de face!
Adieu. C'est le moyen de vous faire finir.

LE NOTAIRE.

Pour dresser un contrat m'a-t-on pas fait venir?

ARNOLPHE.

Oui, je vous ai mandé; mais la chose est remise,
Et l'on vous mandera quand l'heure sera prise.
Voyez quel diable d'homme avec son entretien!

LE NOTAIRE, seul.

Je pense qu'il en tient, et je crois penser bien.

SCÈNE III.—LE NOTAIRE, ALAIN, GEORGETTE.

LE NOTAIRE, allant au-devant d'Alain et de Georgette

M'êtes-vous pas venu querir pour votre maître?

ALAIN.

Oui.

LE NOTAIRE.

J'ignore pour qui vous le pouvez connoître;
Mais allez de ma part lui dire de ce pas
Que c'est un fou fieffé.

GEORGETTE.

Nous n'y manquerons pas.

SCÈNE IV.—ARNOLPHE, ALAIN, GEORGETTE.

ALAIN.

Monsieur...

ARNOLPHE.

Approchez-vous; vous êtes mes fidèles,
Mes bons, mes vrais amis, et j'en sais des nouvelles.

ALAIN.

Le notaire...

ARNOLPHE.

Laissons, c'est pour quelque autre jour,
On veut à mon honneur jouer d'un mauvais tour;
163 Et quel affront pour vous, mes enfants, pourroit-ce être,
Si l'on avoit ôté l'honneur à votre maître!
Vous n'oseriez après paroître en nul endroit;
Et chacun, vous voyant, vous montreroit au doigt.
Donc, puisque autant que moi l'affaire vous regarde,
Il faut de votre part faire une telle garde,
Que ce galant ne puisse en aucune façon...

GEORGETTE.

Vous nous avez tantôt montré notre leçon.

ARNOLPHE.

Mais à ses beaux discours gardez bien de vous rendre.

ALAIN.

Oh! vraiment...

GEORGETTE.

Nous savons comme il faut s'en défendre.

ARNOLPHE.

S'il venoit doucement: Alain, mon pauvre cœur,
Par un peu de secours soulage ma langueur!

ALAIN.

Vous êtes un sot!

ARNOLPHE.

A Georgette.
Bon. Georgette, ma mignonne,
Tu me parois si douce et si bonne personne...

GEORGETTE.

Vous êtes un nigaud!

ARNOLPHE.

A Alain.
Bon. Quel mal trouves-tu
Dans un dessein honnête et tout plein de vertu?

ALAIN.

Vous êtes un fripon!

ARNOLPHE.

A Georgette.
Fort bien. Ma mort est sûre,
Si tu ne prends pitié des peines que j'endure.

164

GEORGETTE.

Vous êtes un benêt, un impudent!

ARNOLPHE.

Fort bien.
A Alain.
Je ne suis pas un homme à vouloir rien pour rien;
Je sais, quand on me sert, en garder la mémoire.
Cependant, par avance, Alain, voilà pour boire:
Et voilà pour t'avoir, Georgette, un cotillon.
Ils tendent tous deux la main et prennent l'argent.
Ce n'est de mes bienfaits qu'un simple échantillon.
Toute la courtoisie enfin dont je vous presse,
C'est que je puisse voir votre belle maîtresse.

GEORGETTE, le poussant.

A d'autres!

ARNOLPHE.

Bon cela.

ALAIN, le poussant.

Hors d'ici!

ARNOLPHE.

Bon.

GEORGETTE, le poussant.

Mais tôt.

ARNOLPHE.

Bon. Holà! c'est assez.

GEORGETTE.

Fais-je pas comme il faut?

ALAIN.

Est-ce de la façon que vous voulez l'entendre?

ARNOLPHE.

Oui, fort bien, hors l'argent qu'il ne falloit pas prendre.

GEORGETTE.

Nous ne nous sommes pas souvenus de ce point.

ALAIN.

Voulez-vous qu'à l'instant nous recommencions?

ARNOLPHE.

Point.
Suffit. Rentrez tous deux.

165

ALAIN.

Vous n'avez rien à dire.

ARNOLPHE.

Non, vous dis-je; rentrez, puisque je le désire;
Je vous laisse l'argent. Allez: je vous rejoins.
Ayez bien l'œil à tout, et secondez mes soins.

SCÈNE V.—ARNOLPHE.

Je veux, pour espion qui soit d'exacte vue,
Prendre le savetier du coin de notre rue.
Dans la maison toujours je prétends la tenir,
Y faire bonne garde, et surtout en bannir
Vendeuses de rubans, perruquières, coiffeuses,
Faiseuses de mouchoirs, gantières, revendeuses,
Tous ces gens qui sous main travaillent chaque jour
A faire réussir les mystères d'amour.
Enfin j'ai vu le monde, et j'en sais les finesses.
Il faudra que mon homme ait de grandes adresses,
Si message ou poulet de sa part peut entrer.

SCÈNE VI.—HORACE, ARNOLPHE.

HORACE.

La place m'est heureuse à vous y rencontrer.
Je viens de l'échapper bien belle, je vous jure.
Au sortir d'avec vous, sans prévoir l'aventure,
Seule dans son balcon j'ai vu paroître Agnès,
Qui des arbres prochains prenoit un peu le frais.
Après m'avoir fait signe, elle a su faire en sorte,
Descendant au jardin, de m'en ouvrir la porte;
Mais à peine tous deux dans sa chambre étions-nous,
Qu'elle a sur les degrés entendu son jaloux;
Et tout ce qu'elle a pu, dans un tel accessoire[137],
C'est de me renfermer dans une grande armoire.
166 Il est entré d'abord: je ne le voyois pas;
Mais je l'oyois marcher, sans rien dire, à grands pas,
Poussant de temps en temps des soupirs pitoyables,
Et donnant quelquefois de grands coups sur les tables,
Frappant un petit chien qui pour lui s'émouvoit,
Et jetant brusquement les hardes qu'il trouvoit.
Il a même cassé, d'une main mutinée,
Des vases dont la belle ornoit sa cheminée;
Et sans doute il faut bien qu'à ce becque cornu[138]
Du trait qu'elle a joué quelque jour soit venu.
Enfin, après cent tours, ayant de la manière
Sur ce qui n'en peut mais déchargé sa colère,
Mon jaloux inquiet, sans dire son ennui,
Est sorti de la chambre, et moi de mon étui.
Nous n'avons point voulu, de peur du personnage,
Risquer à nous tenir ensemble davantage;
C'étoit trop hasarder: mais je dois, cette nuit,
Dans sa chambre un peu tard m'introduire sans bruit.
En toussant par trois fois je me ferai connoître;
Et je dois au signal voir ouvrir la fenêtre,
Dont, avec une échelle, et secondé d'Agnès,
Mon amour tâchera de me gagner l'accès.
Comme à mon seul ami je veux bien vous l'apprendre,
L'allégresse du cœur s'augmente à la répandre;
Et, goûtât-on cent fois un bonheur tout parfait,
On n'en est pas content, si quelqu'un ne le sait.
Vous prendrez part, je pense, à l'heur de mes affaires.
Adieu. Je vais songer aux choses nécessaires.

SCÈNE VII.—ARNOLPHE.

Quoi! l'astre qui s'obstine à me désespérer
Ne me donnera pas le temps de respirer!
Coup sur coup je verrai, par leur intelligence,
De mes soins vigilants confondre la prudence;
167 »Et je serai la dupe, en ma maturité,
»D'une jeune innocente et d'un jeune éventé!
»En sage philosophe on m'a vu vingt années,
»Contempler des maris les tristes destinées,
»Et m'instruire avec soin de tous les accidens
»Qui font dans le malheur tomber les plus prudens;
»Des disgrâces d'autrui profitant dans mon âme,
»J'ai cherché les moyens, voulant prendre une femme,
»De pouvoir garantir mon front de tous affronts,
»Et le tirer de pair d'avec les autres fronts;
»Pour ce noble dessein j'ai cru mettre en pratique
»Tout ce que peut trouver l'humaine politique;
»Et, comme si du sort il étoit arrêté
»Que nul homme ici-bas n'en seroit exempté,
»Après l'expérience et toutes les lumières
»Que j'ai pu m'acquérir sur de telles matières,
»Après vingt ans et plus de méditation
»Pour me conduire en tout avec précaution,
»De tant d'autres maris j'aurais quitté la trace
»Pour me trouver après dans la même disgrâce[139]
Ah! bourreau de destin, vous en aurez menti.
De l'objet qu'on poursuit je suis encor nanti;
Si son cœur m'est volé par ce blondin funeste,
J'empêcherai du moins qu'on s'empare du reste;
Et cette nuit, qu'on prend pour ce galant exploit,
Ne se passera pas si doucement qu'on croit.
Ce m'est quelque plaisir, parmi tant de tristesse,
Que l'on me donne avis du piége qu'on me dresse,
Et que cet étourdi, qui veut m'être fatal,
Fasse son confident de son propre rival.

SCÈNE VIII.—CHRYSALDE, ARNOLPHE.

CHRYSALDE.

Eh bien, souperons-nous avant la promenade?

168

ARNOLPHE.

Non. Je jeûne ce soir.

CHRYSALDE.

D'où vient cette boutade?

ARNOLPHE.

De grâce, excusez-moi, j'ai quelque autre embarras.

CHRYSALDE.

Votre hymen résolu ne se fera-t-il pas?

ARNOLPHE.

C'est trop s'inquiéter des affaires des autres.

CHRYSALDE.

Oh! oh! si brusquement! Quels chagrins sont les vôtres?
Seroit-il point, compère, à votre passion
Arrivé quelque peu de tribulation?
Je le jurerois presque, à voir votre visage.

ARNOLPHE.

Quoi qu'il m'arrive, au moins aurai-je l'avantage
De ne pas ressembler à de certaines gens
Qui souffrent doucement l'approche des galans.

CHRYSALDE.

C'est un étrange fait, qu'avec tant de lumières
Vous vous effarouchiez toujours sur ces matières,
Qu'en cela vous mettiez le souverain bonheur,
Et ne conceviez point au monde d'autre honneur.
Être avare, brutal, fourbe, méchant et lâche,
N'est rien, à votre avis, auprès de cette tache;
Et, de quelque façon qu'on puisse avoir vécu,
On est homme d'honneur quand on n'est point cocu.
A le bien prendre au fond, pourquoi voulez-vous croire
Que de ce cas fortuit dépende notre gloire,
Et qu'une âme bien née ait à se reprocher
L'injustice d'un mal qu'on ne peut empêcher?
Pourquoi voulez-vous, dis-je, en prenant une femme,
Qu'on soit digne, à son choix, de louange ou de blâme,
Et qu'on s'aille former un monstre plein d'effroi
De l'affront que nous fait son manquement de foi?
Mettez-vous dans l'esprit qu'on peut du cocuage
Se faire en galant homme une plus douce image;
169 Que, des coups du hasard aucun n'étant garant,
Cet accident de soi doit être indifférent;
Et qu'enfin tout le mal, quoique le monde glose,
N'est que dans la façon de recevoir la chose:
Et, pour se bien conduire en ces difficultés,
Il y faut, comme en tout, fuir les extrémités,
N'imiter pas ces gens un peu trop débonnaires
Qui tirent vanité de ces sortes d'affaires,
De leurs femmes toujours vont citant les galans,
En font partout l'éloge, et prônent leurs talens,
Témoignent avec eux d'étroites sympathies,
Sont de tous leurs cadeaux, de toutes leurs parties,
En font qu'avec raison les gens sont étonnés
De voir leur hardiesse à montrer là leur nez.
Ce procédé, sans doute, est tout à fait blâmable;
Mais l'autre extrémité n'est pas moins condamnable.
Si je n'approuve pas ces amis des galans,
Je ne suis pas aussi pour ces gens turbulens
Dont l'imprudent chagrin, qui tempête et qui gronde,
Attire au bruit qu'il fait les yeux de tout le monde,
Et qui, par cet éclat, semblent ne pas vouloir
Qu'aucun puisse ignorer ce qu'ils peuvent avoir.
Entre ces deux partis il en est un honnête,
Où, dans l'occasion, l'homme prudent s'arrête;
Et, quand on le sait prendre, on n'a point à rougir
Du pis dont une femme avec nous puisse agir.
Quoi qu'on en puisse dire enfin, le cocuage
Sous des traits moins affreux aisément s'envisage;
Et, comme je vous dis, toute l'habileté
Ne va qu'à le savoir tourner du bon côté.

ARNOLPHE.

Après ce beau discours, toute la confrérie
Doit un remercîment à votre seigneurie;
Et quiconque voudra vous entendre parler
Montrera de la joie à s'y voir enrôler.

CHRYSALDE.

Je ne dis pas cela; car c'est ce que je blâme;
Mais, comme c'est le sort qui nous donne une femme,
170 Je dis que l'on doit faire ainsi qu'au jeu de dés,
Où, s'il ne vous vient pas ce que vous demandez,
Il faut jouer d'adresse, et, d'une âme réduite[140],
Corriger le hasard par la bonne conduite.

ARNOLPHE.

C'est-à-dire, dormir et manger toujours bien,
Et se persuader que tout cela n'est rien.

CHRYSALDE.

Vous pensez vous moquer; mais, à ne vous rien feindre,
Dans le monde je vois cent choses plus à craindre,
Et dont je me ferois un bien plus grand malheur
Que de cet accident qui vous fait tant de peur.
Pensez-vous qu'à choisir de deux choses prescrites,
Je n'aimasse pas mieux être ce que vous dites
Que de me voir mari de ces femmes de bien,
Dont la mauvaise humeur fait un procès sur rien;
Ces dragons de vertu, ces honnêtes diablesses,
Se retranchant toujours sur leurs sages prouesses,
Qui, pour un petit tort qu'elles ne nous font pas,
Prennent droit de traiter les gens de haut en bas,
Et veulent, sur le pied de nous être fidèles,
Que nous soyons tenus à tout endurer d'elles?
Encore un coup, compère, apprenez qu'en effet
Le cocuage n'est que ce que l'on le fait;
Qu'on peut le souhaiter pour de certaines causes,
Et qu'il a ses plaisirs comme les autres choses.

ARNOLPHE.

Si vous êtes d'humeur à vous en contenter,
Quant à moi, ce n'est pas la mienne d'en tâter;
Et plutôt que subir une telle aventure...

CHRYSALDE.

Mon Dieu! ne jurez point, de peur d'être parjure.
Si le sort l'a réglé, vos soins sont superflus,
Et l'on ne prendra pas votre avis là-dessus.

ARNOLPHE.

Moi, je serois cocu?

171

CHRYSALDE.

Vous voilà bien malade!
Mille gens le sont bien, sans vous faire bravade,
Qui de mine, de cœur, de biens, et de maison,
Ne feroient avec vous nulle comparaison.

ARNOLPHE.

Et moi, je n'en voudrois avec eux faire aucune.
Mais cette raillerie, en un mot, m'importune;
Brisons là, s'il vous plaît.

CHRYSALDE.

Vous êtes en courroux!
Nous en saurons la cause. Adieu. Souvenez-vous,
Quoi que sur ce sujet votre honneur vous inspire,
Que c'est être à demi ce que l'on vient de dire
Que de vouloir jurer qu'on ne le sera pas.

ARNOLPHE.

Moi, je le jure encore, et je vais de ce pas
Contre cet accident trouver un bon remède.
Il court heurter à sa porte.

SCÈNE IX.—ARNOLPHE, ALAIN, GEORGETTE.

ARNOLPHE.

Mes amis, c'est ici que j'implore votre aide.
Je suis édifié de votre affection;
Mais il faut qu'elle éclate en cette occasion;
Et, si vous m'y servez selon ma confiance,
Vous êtes assurés de votre récompense.
L'homme que vous savez (n'en faites point de bruit)
Veut, comme je l'ai su, m'attraper cette nuit,
Dans la chambre d'Agnès entrer par escalade:
Mais il lui faut, nous trois, dresser une embuscade.
Je veux que vous preniez chacun un bon bâton,
Et, quand il sera près du dernier échelon
(Car dans le temps qu'il faut j'ouvrirai la fenêtre),
Que tous deux à l'envi vous me chargiez ce traître,
Mais d'un air dont son dos garde le souvenir,
Et qui lui puisse apprendre à n'y plus revenir;
172 Sans me nommer pourtant en aucune manière,
Ni faire aucun semblant que je serai derrière,
Aurez-vous bien l'esprit de servir mon courroux?

ALAIN.

S'il ne tient qu'à frapper, monsieur, tout est à nous:
Vous verrez, quand je bats, si j'y vais de main morte.

GEORGETTE.

La mienne, quoique aux yeux elle semble moins forte
N'en quitte pas sa part à le bien étriller.

ARNOLPHE.

Rentrez donc; et surtout gardez de babiller.
Seul.
Voilà pour le prochain une leçon utile;
Et, si tous les maris qui sont en cette ville
De leurs femmes ainsi recevoient le galant,
Le nombre des cocus ne seroit pas si grand.

ACTE V

SCÈNE I.—ARNOLPHE, ALAIN, GEORGETTE.

ARNOLPHE.

Traîtres! qu'avez-vous fait par cette violence?

ALAIN.

Nous vous avons rendu, monsieur, obéissance.

ARNOLPHE.

De cette excuse en vain vous voulez vous armer,
L'ordre étoit de le battre, et non de l'assommer;
Et c'étoit sur le dos, et non pas sur la tête,
Que j'avois commandé qu'on fît choir la tempête.
Ciel! dans quel accident me jette ici le sort!
Et que puis-je résoudre, à voir[141] cet homme mort?
173 Rentrez dans la maison, et gardez de rien dire
De cet ordre innocent que j'ai pu vous prescrire.
Seul.
Le jour s'en va paroître, et je vais consulter
Comment dans ce malheur je me dois comporter.
Hélas! que deviendrai-je? et que dira le père,
Lorsque inopinément il saura cette affaire?

SCÈNE II.—HORACE, ARNOLPHE.

HORACE, à part.

Il faut que j'aille un peu reconnoître qui c'est.

ARNOLPHE, se croyant seul.

Eût-on jamais prévu...
Heurté par Horace, qu'il ne reconnoît pas.
Qui va là, s'il vous plaît?

HORACE.

C'est vous, seigneur Arnolphe?

ARNOLPHE.

Oui. Mais vous?

HORACE.

C'est Horace.
Je m'en allois chez vous vous prier d'une grâce.
Vous sortez bien matin!

ARNOLPHE, bas, à part.

Quelle confusion!
Est-ce un enchantement? est-ce une illusion?

HORACE.

J'étois, à dire vrai, dans une grande peine;
Et je bénis du ciel la bonté souveraine
Qui fait qu'à point nommé je vous rencontre ainsi.
Je viens vous avertir que tout a réussi,
Et même beaucoup plus que je n'eusse osé dire,
Et par un incident qui devoit tout détruire.
Je ne sais point par où l'on a pu soupçonner
Cette assignation qu'on m'avoit su donner;
Mais, étant sur le point d'atteindre à la fenêtre,
J'ai, contre mon espoir, vu quelques gens paroître;
174 Qui, sur moi brusquement levant chacun le bras,
M'ont fait manquer le pied et tomber jusqu'en bas:
Et ma chute, aux dépens de quelque meurtrissure,
De vingt coups de bâton m'a sauvé l'aventure.
Ces gens-là, dont étoit, je pense, mon jaloux,
Ont imputé ma chute à l'effort de leurs coups;
Et, comme la douleur, un assez long espace,
M'a fait sans remuer demeurer sur la place,
Ils ont cru tout de bon qu'ils m'avoient assommé,
Et chacun d'eux s'en est aussitôt alarmé.
J'entendois tout leur bruit dans le profond silence:
L'un l'autre ils s'accusoient de cette violence;
Et, sans lumière aucune, en querellant le sort,
Sont venus doucement tâter si j'étois mort.
Je vous laisse à penser si, dans la nuit obscure,
J'ai d'un vrai trépassé su tenir la figure.
Ils se sont retirés avec beaucoup d'effroi:
Et, comme je songeois à me retirer, moi,
De cette feinte mort, la jeune Agnès émue,
Avec empressement est devers moi venue:
Car les discours qu'entre eux ces gens avoient tenus
Jusques à son oreille étoient d'abord venus;
Et, pendant tout ce trouble étant moins observée,
Du logis aisément elle s'étoit sauvée;
Mais, me trouvant sans mal, elle a fait éclater
Un transport difficile à bien représenter.
Que vous dirai-je enfin? Cette aimable personne
A suivi les conseils que son amour lui donne,
N'a plus voulu songer à retourner chez soi,
Et de tout son destin s'est commise à ma foi.
Considérez un peu, par ce trait d'innocence,
Où l'expose d'un fou la haute impertinence,
Et quels fâcheux périls elle pourroit courir
Si j'étois maintenant homme à la moins chérir.
Mais d'un trop pur amour mon âme est embrasée:
J'aimerois mieux mourir que l'avoir abusée:
Je lui vois des appas dignes d'un autre sort,
Et rien ne m'en sauroit séparer que la mort.
175 Je prévois là-dessus l'emportement d'un père;
Mais nous prendrons le temps d'apaiser sa colère.
A des charmes si doux je me laisse emporter,
Et dans la vie, enfin, il se faut contenter.
Ce que je veux de vous, sous un secret fidèle,
C'est que je puisse mettre en vos mains cette belle,
Que dans votre maison, en faveur de mes feux,
Vous lui donniez retraite au moins un jour ou deux.
Outre qu'aux yeux du monde il faut cacher sa fuite,
Et qu'on en pourra faire une exacte poursuite,
Vous savez qu'une fille aussi de sa façon
Donne avec un jeune homme un étrange soupçon:
Et, comme c'est à vous, sûr de votre prudence,
Que j'ai fait de mes feux entière confidence,
C'est à vous seul aussi, comme ami généreux,
Que je puis confier ce dépôt amoureux.

ARNOLPHE.

Je suis, n'en doutez point, tout à votre service.

HORACE.

Vous voulez bien me rendre un si charmant office?

ARNOLPHE.

Très-volontiers, vous dis-je; et je me sens ravir
De cette occasion que j'ai de vous servir.
Je rends grâces au ciel de ce qu'il me l'envoie,
Et n'ai jamais rien fait avec si grande joie.

HORACE.

Que je suis redevable à toutes vos bontés!
J'avais de votre part craint des difficultés;
Mais vous êtes du monde, et, dans votre sagesse,
Vous savez excuser le feu de la jeunesse.
Un de mes gens la garde au coin de ce détour.

ARNOLPHE.

Mais comment ferons-nous? car il fait un peu jour,
Si je la prends ici, l'on me verra peut-être;
Et, s'il faut que chez moi vous veniez à paraître,
Des valets causeront. Pour jouer au plus sûr,
Il faut me l'amener dans un lieu plus obscur.
176 Mon allée est commode, et je l'y vais attendre.

HORACE.

Ce sont précautions qu'il est fort bon de prendre.
Pour moi, je ne ferai que vous la mettre en main,
Et chez moi, sans éclat, je retourne soudain.

ARNOLPHE, seul.

Ah! fortune, ce trait d'aventure propice
Répare tous les maux que m'a faits ton caprice!
Il s'enveloppe le nez de son manteau.

SCÈNE III.—AGNÈS, ARNOLPHE, HORACE.

HORACE, à Agnès.

Ne soyez point en peine où je vais vous mener;
C'est un logement sûr que je vous fais donner.
Vous loger avec moi, ce seroit tout détruire:
Entrez dans cette porte, et laissez-vous conduire.
Arnolphe lui prend la main sans qu'elle la reconnaisse.

AGNÈS, à Horace.

Pourquoi me quittez-vous?

HORACE.

Chère Agnès, il le faut.

AGNÈS.

Songez donc, je vous prie, à revenir bientôt.

HORACE.

J'en suis assez pressé par ma flamme amoureuse.

AGNÈS.

Quand je ne vous vois point, je ne suis point joyeuse.

HORACE.

Hors de votre présence, on me voit triste aussi.

AGNÈS.

Hélas! s'il était vrai, vous resteriez ici.

HORACE.

Quoi! vous pourriez douter de mon amour extrême!

AGNÈS.

Non, vous ne m'aimez pas autant que je vous aime.
Arnolphe la tire.
Ah! l'on me tire trop.

177

HORACE.

C'est qu'il est dangereux,
Chère Agnès, qu'en ce lieu nous soyons vus tous deux!
Et le parfait ami de qui la main vous presse
Suit le zèle prudent qui pour nous l'intéresse.

AGNÈS.

Mais suivre un inconnu que...

HORACE.

N'appréhendez rien:
Entre de telles mains vous ne serez que bien.

AGNÈS.

Je me trouverois mieux entre celles d'Horace,
Et j'aurois...
A Arnolphe, qui la tire encore.
Attendez.

HORACE.

Adieu, le jour me chasse.

AGNÈS.

Quand vous verrai-je donc?

HORACE.

Bientôt, assurément.

AGNÈS.

Que je vais m'ennuyer jusques à ce moment?

HORACE, en s'en allant.

Grâce au ciel, mon bonheur n'est plus en concurrence[142];
Et je puis maintenant dormir en assurance[143].

SCÈNE IV.—ARNOLPHE, AGNÈS.

ARNOLPHE, caché dans son manteau, et déguisant sa voix.

Venez, ce n'est pas là que je vous logerai,
Et votre gîte ailleurs est par moi préparé.
Je prétends en lieu sûr mettre votre personne.
Se faisant connoître.
Me connoissez-vous?

178

AGNÈS.

Hai!

ARNOLPHE.

Mon visage, friponne,
Dans cette occasion rend vos sens effrayés,
Et c'est à contre cœur qu'ici vous me voyez;
Je trouble en ses projets l'amour qui vous possède.
Agnès regarde si elle ne verra point Horace.
N'appelez point des yeux le galant à votre aide;
Il est trop éloigné pour vous donner secours.
Ah! ah! si jeune encore, vous jouez de ces tours!
Votre simplicité, qui semble sans pareille,
Demande si l'on fait les enfants par l'oreille;
Et vous savez donner des rendez-vous la nuit,
Et pour suivre un galant vous évader sans bruit!
Tudieu! comme avec lui votre langue cajole[144]!
Il faut qu'on vous ait mise à quelque bonne école!
Qui diantre tout d'un coup vous en a tant appris?
Vous ne craignez donc plus de trouver des esprits!
Et ce galant, la nuit, vous a donc enhardie?
Ah! coquine, en venir à cette perfidie!
Malgré tous mes bienfaits former un tel dessein!
Petit serpent que j'ai réchauffé dans mon sein,
Et qui, dès qu'il se sent, par une humeur ingrate,
Cherche à faire du mal à celui qui le flatte!

AGNÈS.

Pourquoi me criez-vous[145]?

ARNOLPHE.

J'ai grand tort en effet!

AGNÈS.

Je n'entends point de mal dans tout ce que j'ai fait.

ARNOLPHE.

Suivre un galant n'est pas une action infâme?

AGNÈS.

C'est un homme qui dit qu'il me veut pour sa femme:
179 J'ai suivi vos leçons, et vous m'avez prêché,
Qu'il se faut marier pour ôter le péché.

ARNOLPHE.

Oui. Mais, pour femme, moi, je prétendois vous prendre;
Et je vous l'avois fait, me semble[146], assez entendre.

AGNÈS.

Oui. Mais, à vous parler franchement entre nous,
Il est plus pour cela selon mon goût que vous.
Chez vous le mariage est fâcheux et pénible,
Et vos discours en font une image terrible;
Mais, las! il le fait, lui, si rempli de plaisirs,
Que de se marier il donne des désirs.

ARNOLPHE.

Ah! c'est que vous l'aimez, traîtresse!

AGNÈS.

Oui, je l'aime.

ARNOLPHE.

Et vous avez le front de le dire à moi-même!

AGNÈS.

Et pourquoi, s'il est vrai, ne le dirois-je pas?

ARNOLPHE.

Le deviez-vous aimer, impertinente?

AGNÈS.

Hélas!
Est-ce que j'en puis mais? Lui seul en est la cause;
Et je n'y songeois pas lorsque se fit la chose.

ARNOLPHE.

Mais il falloit chasser cet amoureux désir.

AGNÈS.

Le moyen de chasser ce qui fait du plaisir?

ARNOLPHE.

Et ne saviez-vous pas que c'étoit me déplaire?

AGNÈS.

Moi? point du tout. Quel mal cela vous peut-il faire?

ARNOLPHE.

Il est vrai j'ai sujet d'en être réjoui!
180 Vous ne m'aimez donc pas, à ce compte?

AGNÈS.

Vous?

ARNOLPHE.

Oui.

AGNÈS.

Hélas! non.

ARNOLPHE.

Comment, non!

AGNÈS.

Voulez-vous que je mente?

ARNOLPHE.

Pourquoi ne m'aimer pas, madame l'impudente?

AGNÈS.

Mon Dieu ce n'est pas moi que vous devez blâmer.
Que ne vous êtes-vous, comme lui, fait aimer?
Je ne vous en ai pas empêché, que je pense.

ARNOLPHE.

Je m'y suis efforcé de toute ma puissance;
Mais les soins que j'ai pris, je les ai perdus tous.

AGNÈS.

Vraiment, il en sait donc là-dessus plus que vous;
Car à se faire aimer il n'a point eu de peine.

ARNOLPHE, à part.

Voyez comme raisonne et répond la vilaine!
Peste! une précieuse en diroit-elle plus?
Ah! je l'ai mal connue; ou, ma foi, là-dessus
Une sotte en sait plus que le plus habile homme.
A Agnès.
Puisqu'en raisonnemens votre esprit se consomme,
La belle raisonneuse, est-ce qu'un si long temps
Je vous aurai pour lui nourrie à mes dépens?

AGNÈS.

Non. Il vous rendra tout, jusques au dernier double[147].

ARNOLPHE, bas à part.

Elle a de certains mots où mon dépit redouble.
181 Haut.
Me rendra-t-il, coquine, avec tout son pouvoir,
Les obligations que vous pouvez m'avoir?

AGNÈS.

Je ne vous en ai pas de si grandes qu'on pense.

ARNOLPHE.

N'est-ce rien que les soins d'élever votre enfance?

AGNÈS.

Vous avez là-dedans bien opéré vraiment,
Et m'avez fait en tout instruire joliment!
Croit-on que je me flatte, et qu'enfin, dans ma tête,
Je ne juge pas bien que je suis une bête?
Moi-même j'en ai honte; et, dans l'âge où je suis,
Je ne veux plus passer pour sotte, si je puis.

ARNOLPHE.

Vous fuyez l'ignorance, et voulez, quoi qu'il coûte,
Apprendre du blondin quelque chose?

AGNÈS.

Sans doute.
C'est de lui que je sais ce que je puis savoir;
Et beaucoup plus qu'à vous je pense lui devoir.

ARNOLPHE.

Je ne sais qui me tient qu'avec une gourmade
Ma main de ce discours ne venge la bravade.
J'enrage quand je vois sa piquante froideur;
Et quelques coups de poing satisferoient mon cœur.

AGNÈS.

Hélas! vous le pouvez, si cela peut vous plaire.

ARNOLPHE, à part.

Ce mot et ce regard désarme ma colère,
Et produit un retour de tendresse de cœur,
Qui de son action m'efface la noirceur.
Chose étrange d'aimer, et que pour ces traîtresses
Les hommes soient sujets à de telles foiblesses!
Tout le monde connoît leur imperfection;
Ce n'est qu'extravagance et qu'indiscrétion;
Leur esprit est méchant et leur âme fragile,
Il n'est rien de plus foible et de plus imbécile,
182 Rien de plus infidèle: et, malgré tout cela,
Dans le monde on fait tout pour ces animaux-là.
A Agnès.
Eh bien, faisons la paix. Va, petite traîtresse,
Je te pardonne tout, et te rends ma tendresse;
Considère par là l'amour que j'ai pour toi,
Et, me voyant si bon, en revanche aime-moi.

AGNÈS.

Du meilleur de mon cœur je voudrais vous complaire:
Que me coûterait-il, si je le pouvais faire?

ARNOLPHE.

Mon pauvre petit bec, tu le peux, si tu veux.
Écoute seulement ce soupir amoureux,
Vois ce regard mourant, contemple ma personne,
Et quitte ce morveux et l'amour qu'il te donne.
C'est quelque sort qu'il faut qu'il ait jeté sur toi,
Et tu seras cent fois plus heureuse avec moi.
Ta forte passion est d'être brave[148] et leste,
Tu le seras toujours, va, je te le proteste;
Sans cesse, nuit et jour, je te caresserai,
Je te bouchonnerai[149], baiserai, mangerai;
Tout comme tu voudras tu pourras te conduire:
Je ne m'explique point, et cela c'est tout dire.
Bas, à part.
Jusqu'où la passion peut-elle faire aller!
Haut.
Enfin, à mon amour rien ne peut s'égaler:
Quelle preuve veux-tu que je t'en donne, ingrate?
Me veux-tu voir pleurer? Veux-tu que je me batte?
Veux-tu que je m'arrache un côté de cheveux?
Veux-tu que je me tue? Oui, dis si tu le veux,
Je suis tout prêt, cruelle, à te prouver ma flamme.

AGNÈS.

Tenez, tous vos discours ne me touchent point l'âme:
183 Horace avec deux mots en feroit plus que vous.

ARNOLPHE.

Ah! c'est trop me braver, trop pousser mon courroux!
Je suivrai mon dessein, bête trop indocile,
Et vous dénicherez à l'instant de la ville.
Vous rebutez mes vœux et me mettez à bout;
Mais un cul de couvent[150] me vengera de tout.

SCÈNE V.—ARNOLPHE, AGNÈS, ALAIN.

ALAIN.

Je ne sais ce que c'est, monsieur, mais il me semble
Qu'Agnès et le corps mort s'en sont allés ensemble.

ARNOLPHE.

La voici. Dans ma chambre allez me la nicher.
A part.
Ce ne sera pas là qu'il la viendra chercher;
Et puis, c'est seulement pour une demi-heure.
Je vais, pour lui donner une sûre demeure,
A Alain.
Trouver une voiture. Enfermez-vous des mieux,
Et surtout gardez-vous de la quitter des yeux.
Seul.
Peut-être que son âme, étant dépaysée,
Pourra de cet amour être désabusée.

SCÈNE VI.—ARNOLPHE, HORACE.

HORACE.

Ah! je viens vous trouver, accablé de douleur:
Le ciel, seigneur Arnolphe, a conclu mon malheur;
Et, par un trait fatal d'une injustice extrême,
On me veut arracher de la beauté que j'aime.
Pour arriver ici mon père a pris le frais[151];
184 J'ai trouvé qu'il mettoit pied à terre ici près:
Et la cause, en un mot, d'une telle venue,
Qui, comme je disois, ne m'étoit pas connue,
C'est qu'il m'a marié sans m'en écrire rien,
Et qu'il vient en ces lieux célébrer ce lien.
Jugez, en prenant part à mon inquiétude,
S'il pouvait m'arriver un contre-temps plus rude.
Cet Enrique, dont hier je m'informois à vous,
Cause tout le malheur dont je ressens les coups:
Il vient avec mon père achever ma ruine,
Et c'est sa fille unique à qui l'on me destine.
J'ai dès leurs premiers mots pensé m'évanouir;
Et d'abord, sans vouloir plus longtemps les ouïr,
Mon père ayant parlé de vous rendre visite,
L'esprit plein de frayeur je l'ai devancé vite.
De grâce, gardez-vous de lui rien découvrir
De mon engagement, qui le pourrait aigrir;
Et tâchez, comme en vous il prend grande créance,
De le dissuader de cet autre alliance.

ARNOLPHE.

Oui-da.

HORACE.

Conseillez-lui de différer un peu,
Et rendez, en ami, ce service à mon feu.

ARNOLPHE.

Je n'y manquerai pas.

HORACE.

C'est en vous que j'espère.

ARNOLPHE.

Fort bien.

HORACE.

Et je vous tiens mon véritable père.
Dites-lui que mon âge... Ah! je le vois venir!
Écoutez les raisons que je vous puis fournir.

185

SCÈNE VII.—ENRIQUE, ORONTE, CHRYSALDE, HORACE, ARNOLPHE.

Horace et Arnolphe se retirent dans un coin du théâtre, et parlent bas ensemble.

ENRIQUE, à Chrysalde.

Aussitôt qu'à mes yeux je vous ai vu paroître,
Quand on ne m'eût rien dit, j'aurois su vous connoître.
Je vous vois tous les traits de cette aimable sœur
Dont l'hymen autrefois m'avoit fait possesseur;
Et je serais heureux si la parque cruelle
M'eût laissé ramener cette épouse fidèle,
Pour jouir avec moi des sensibles douceurs
De revoir tous les siens après nos longs malheurs;
Mais, puisque du destin la fatale puissance
Nous prive pour jamais de sa chère présence,
Tâchons de nous résoudre, et de nous contenter
Du seul fruit amoureux qui m'en ait pu rester.
Il vous touche de près; et, sans votre suffrage,
J'aurois tort de vouloir disposer de ce gage.
Le choix du fils d'Oronte est glorieux de soi[152],
Mais il faut que ce choix vous plaise comme à moi.

CHRYSALDE.

C'est de mon jugement avoir mauvaise estime
Que douter si j'approuve un choix si légitime.

ARNOLPHE, à part, à Horace.

Oui, je vais vous servir de la bonne façon.

HORACE, à part, à Arnolphe.

Gardez, encore un coup...

ARNOLPHE, à Horace.

N'ayez aucun soupçon.
Arnolphe quitte Horace pour aller embrasser Oronte.

ORONTE, à Arnolphe.

Ah! que cette embrassade est pleine de tendresse!

ARNOLPHE.

Que je sens à vous voir une grande allégresse!

186

ORONTE.

Je suis ici venu...

ARNOLPHE.

Sans m'en faire récit,
Je sais ce qui vous mène.

ORONTE.

On vous l'a déjà dit?

ARNOLPHE.

Oui.

ORONTE.

Tant mieux.

ARNOLPHE.

Votre fils à cet hymen résiste,
Et son cœur prévenu n'y voit rien que de triste,
Il m'a même prié de vous en détourner;
Et moi, tout le conseil que je vous puis donner,
C'est de ne pas souffrir que ce nœud se diffère,
Et de faire valoir l'autorité de père.
Il faut avec vigueur ranger[153] les jeunes gens,
Et nous faisons[154] contre eux à leur être indulgents.

HORACE, à part.

Ah! traître!

CHRYSALDE.

Si son cœur a quelque répugnance,
Je tiens qu'on ne doit pas lui faire violence.
Mon frère, que je crois, sera de mon avis.

ARNOLPHE.

Quoi! se laissera-t-il gouverner par son fils?
Est-ce que vous voulez qu'un père ait la mollesse
De ne savoir pas faire obéir la jeunesse?
Il seroit beau, vraiment, qu'on le vît aujourd'hui
Prendre loi de qui doit l'accepter de lui!
Non, non, c'est mon intime, et sa gloire est la mienne;
187 Sa parole est donnée, il faut qu'il la maintienne
Qu'il fasse voir ici de fermes sentimens,
Et force de son fils tous les attachemens.

ORONTE.

C'est parler comme il faut, et dans cette alliance,
C'est moi qui vous réponds de son obéissance.

CHRYSALDE, à Arnolphe.

Je suis surpris, pour moi, du grand empressement
Que vous me faites voir pour cet engagement,
Et ne puis deviner quel motif vous inspire...

ARNOLPHE.

Je sais ce que je fais, et dis ce qu'il faut dire.

ORONTE.

Oui, oui, seigneur Arnolphe, il est...

CHRYSALDE.

Ce nom l'aigrit:
C'est monsieur de la Souche, on vous l'a déjà dit.

ARNOLPHE.

Il n'importe.

HORACE, à part.

Qu'entends-je?

ARNOLPHE, se retournant vers Horace.

Oui, c'est là le mystère.
Et vous pouvez juger ce que je devois faire.

HORACE, à part.

En quel trouble...

SCÈNE VIII.—ENRIQUE, ORONTE, CHRYSALDE, HORACE, ARNOLPHE, GEORGETTE.

GEORGETTE.

Monsieur, si vous n'êtes auprès,
Nous aurons de la peine à retenir Agnès;
Elle veut à tous coups s'échapper, et peut-être
Qu'elle se pourroit bien jeter par la fenêtre.

ARNOLPHE.

Faites-moi-la venir; aussi bien, de ce pas,
A Horace.
Prétends-je l'emmener. Ne vous en fâchez pas;
188 Un bonheur continu rendroit l'homme superbe;
Et chacun à son tour, comme dit le proverbe.

HORACE, à part.

Quels maux peuvent, ô ciel! égaler mes ennuis!
Et s'est-on jamais vu dans l'abîme où je suis!

ARNOLPHE, à Oronte.

Pressez vite le jour de la cérémonie,
J'y prends part, et déjà moi-même je m'en prie.

ORONTE.

C'est bien notre dessein.

SCÈNE IX.—AGNÈS, ORONTE, ENRIQUE, ARNOLPHE, HORACE, CHRYSALDE, ALAIN, GEORGETTE.

ARNOLPHE, à Agnès.

Venez, belle, venez,
Qu'on ne saurait tenir, et qui vous mutinez.
Voici votre galant, à qui, pour récompense,
Vous pouvez faire une humble et douce révérence.
A Horace.
Adieu. L'événement trompe un peu vos souhaits;
Mais tous les amoureux ne sont pas satisfaits.

AGNÈS.

Me laissez-vous, Horace, emmener de la sorte?

HORACE.

Je ne sais où j'en suis, tant ma douleur est forte.

ARNOLPHE.

Allons, causeuse, allons!

AGNÈS.

Je veux rester ici!

ORONTE.

Dites-nous ce que c'est que ce mystère-ci.
Nous nous regardons tous, sans le pouvoir comprendre.

ARNOLPHE.

Avec plus de loisir je pourrai vous l'apprendre.
Jusqu'au revoir.

189

ORONTE.

Où donc prétendez-vous aller?
Vous ne nous parlez point comme il nous faut parler.

ARNOLPHE.

Je vous ai conseillé, malgré tout son murmure,
D'achever l'hyménée.

ORONTE.

Oui; mais, pour le conclure,
Si l'on vous a dit tout, ne vous a-t-on pas dit
Que vous avez chez vous celle dont il s'agit,
La fille qu'autrefois, de l'aimable Angélique,
Sous des liens secrets, eut le seigneur Enrique?
Sur quoi votre discours étoit-il donc fondé?

CHRYSALDE.

Je m'étonnois aussi de voir son procédé.

ARNOLPHE.

Quoi!...

CHRYSALDE.

D'un hymen secret ma sœur eut une fille
Dont on cacha le sort à toute la famille.

ORONTE.

Et qui, sous de feints noms, pour ne rien découvrir,
Par son époux aux champs fut donnée à nourrir.

CHRYSALDE.

Et dans ce temps, le sort, lui déclarant la guerre,
L'obligea de sortir de sa natale terre.

ORONTE.

Et d'aller essuyer mille périls divers
Dans ces lieux séparés de nous par tant de mers.

CHRYSALDE.

Où ses soins ont gagné ce que dans sa patrie
Avoient pu lui ravir l'imposture et l'envie.

ORONTE.

Et, de retour en France, il a cherché d'abord
Celle à qui de sa fille il confia le sort.

CHRYSALDE.

Et cette paysanne a dit avec franchise
Qu'en vos mains à quatre ans elle l'avoit remise.

190

ORONTE.

Et qu'elle l'avoit fait sur votre charité,
Par un accablement d'extrême pauvreté.

CHRYSALDE.

Et lui, plein de transport et d'allégresse en l'âme,
A fait jusqu'en ces lieux conduire cette femme.

ORONTE.

Et vous allez enfin la voir venir ici,
Pour rendre aux yeux de tous ce mystère éclairci.

CHRYSALDE, à Arnolphe.

Je devine à peu près quel est votre supplice;
Mais le sort en cela ne vous est que propice.
Si n'être point cocu vous semble un si grand bien,
Ne vous point marier en est le vrai moyen.

ARNOLPHE, s'en allant tout transporté, et ne pouvant parler.

Ouf!

SCÈNE X.—ENRIQUE, ORONTE, CHRYSALDE, AGNÈS, HORACE.

ORONTE.

D'où vient qu'il s'enfuit sans rien dire?

HORACE.

Ah! mon père,
Vous saurez pleinement ce surprenant mystère.
Le hasard en ces lieux avoit exécuté
Ce que votre sagesse avoit prémédité.
J'étois, par les doux nœuds d'une ardeur mutuelle,
Engagé de parole avecque cette belle;
Et c'est elle, en un mot, que vous venez chercher,
Et pour qui mon refus a pensé vous fâcher.

ENRIQUE.

Je n'en ai point douté d'abord que je l'ai vue,
Et mon âme depuis n'a cessé d'être émue.
Ah! ma fille, je cède à des transports si doux.

CHRYSALDE.

J'en ferois de bon cœur, mon frère, autant que vous;
191 Mais ces lieux à cela ne s'accommodent guères.
Allons dans la maison débrouiller ces mystères,
Payer à notre ami ses soins officieux,
Et rendre grâce au ciel, qui fait tout pour le mieux.

FIN DE L'ÉCOLE DES FEMMES

192


LA CRITIQUE DE L'ÉCOLE DES FEMMES

COMÉDIE

REPRÉSENTÉE POUR LA PREMIÈRE FOIS, A PARIS, LE 1er JUIN 1663, SUR LE THÉATRE DU PALAIS-ROYAL

Armé par Louis XIV et protégé par lui, Molière continue sa campagne: guerre dans toutes les règles, comédie belliqueuse en sept actes, dont les cinq premiers (l'Ecole des femmes) sont en vers et les deux derniers en prose.

Un abbé Dubuisson, qui faisait autorité, protégeait l'art dramatique et avait pris le nom d'introducteur des «belles ruelles,» dit un jour à Molière qu'il ne ferait peut-être pas mal de mettre en scène ses rivaux et ses ennemis, en leur faisant tenir des discours dont ils se servaient contre lui, et en leur opposant la réfutation d'un homme de bon sens. L'abbé avait essayé ce travail. Molière le lut, approuva l'idée, se l'appropria, l'exécuta lui-même, et de cette conversation de salon où paraissent les précieuses, le chef de la cabale littéraire, Boursault, et celui de la cabale des gens du monde, le duc de la Feuillade, il fit une œuvre charmante. Toute sa théorie dramatique s'y révèle: étudier, caractériser les hommes, les peindre au vif, réjouir et intéresser, n'écouter ni l'affectation des petites-maîtresses, ni le savoir enrouillé des pédants, ni les délicatesses frivoles des gens de cour; saisir la nature et l'humanité; se laisser aller de bonne foi, comme il le dit lui-même, «à ce qui vous prend les entrailles;» enfin créer des règles et non les subir;—voilà le fond de la doctrine. C'est la libre servitude des esprits supérieurs.

193

Cet admirable et léger dialogue, assez semblable à celui que Shakspeare a placé dans son Hamlet, frappe la critique oblique et doucereuse de Boursault, qui s'en allait par les ruelles détruire la réputation de Molière en protestant de son estime pour le grand écrivain; le dédain suprême du duc de la Feuillade pour les mots populaires semés dans l'École des Femmes; le persiflage de la jeune noblesse et la raillerie des turlupins contre les allures bourgeoises de Sganarelle; l'emphase dramatique des comédiens de l'hôtel de Bourgogne, enfin les prétentions des docteurs qui ne voulaient pas permettre au public de s'égayer autrement que selon la formule. Pédants et austères, marquis et rivaux, précieux et déclamateurs, furent réduits au silence. Ninon de Lenclos et Chapelle, la Fontaine et Boileau, proclamèrent partout la charmante naïveté du grand artiste.

Le rôle d'une maligne et fine créature se détache vivement au milieu des interlocuteurs; elle paraît approuver ce qu'elle raille, et encourage par d'ironiques et doux éloges le développement des ridicules. Ce rôle fut confié à la femme de Molière, Armande, que sans doute remords ou caprice avait rapprochée de son mari. Molière a fait briller dans le rôle de tous les personnages qu'il a confiés à sa femme la vive saillie, la coquetterie involontaire et la pointe caustique qu'il admirait chez Armande. Henriette, Angélique, Élise, Climène, Agnès elle-même, ne sont que les aspects divers du même portrait; c'est toujours la brillante Armande, cette femme douée de tous les charmes et de peu de vertus, l'ange et le démon du contemplatif Molière.

194


A LA REINE MÈRE[155]

Madame,

Je sais bien que Votre Majesté n'a que faire de toutes nos dédicaces, et que ces prétendus devoirs, dont on lui dit élégamment qu'on s'acquitte envers elle, sont des hommages, à dire vrai, dont elle nous dispenseroit très-volontiers. Mais je ne laisse pas d'avoir l'audace de lui dédier la Critique de l'École des Femmes, et je n'ai pu refuser cette petite occasion de pouvoir témoigner ma joie à Votre Majesté sur cette heureuse convalescence qui redonne à nos vœux la plus grande et la meilleure princesse du monde, et nous permet en elle de longues années d'une santé vigoureuse. Comme chacun regarde les choses du côté de ce qui le touche, je me réjouis, dans cette allégresse générale, de pouvoir encore obtenir l'honneur de divertir Votre Majesté; elle, Madame, qui prouve si bien que la véritable dévotion n'est point contraire aux honnêtes divertissemens; qui, de ses hautes pensées et de ses importantes occupations, descend si humainement dans le plaisir de nos spectacles, et ne dédaigne pas de rire de cette même bouche dont elle prie si bien Dieu. Je flatte, dis-je, mon esprit de l'espérance de cette gloire; j'en attends le moment avec toutes les impatiences du monde; et, quand je jouirai de ce bonheur, ce sera la plus grande joie que puisse recevoir,

Madame,

De Votre Majesté,

Le très-humble, très-obéissant,
et très-obligé serviteur,

J.-B.-P. Molière.

195


PERSONNAGES ACTEURS
URANIE. Mlle Debrie.
ÉLISE. Arm. Béjart.
CLIMÈNE. Mlle Duparc.
LE MARQUIS. La Grange.
DORANTE, ou le Chevalier. Brécourt.
LYSIDAS, poëte. Du Croisy.
GALOPIN, laquais.  
La scène est à Paris, dans la maison d'Uranie.

SCÈNE I.—URANIE, ÉLISE.

URANIE.

Quoi! cousine, personne ne t'est venu rendre visite?

ÉLISE.

Personne du monde.

URANIE.

Vraiment, voilà qui m'étonne, que nous avons été seules l'une et l'autre tout aujourd'hui.

ÉLISE.

Cela m'étonne aussi, car ce n'est guère notre coutume; et votre maison, Dieu merci, est le refuge ordinaire de tous les fainéans de la cour.

URANIE.

L'après-dînée, à dire vrai, m'a semblé fort longue.

ÉLISE.

Et moi, je l'ai trouvée fort courte.

URANIE.

C'est que les beaux esprits, cousine, aiment la solitude.

ÉLISE.

Ah! très-humble servante au bel esprit, vous savez que ce n'est pas là que je vise.

URANIE.

Pour moi, j'aime la compagnie, je l'avoue.

196

ÉLISE.

Je l'aime aussi, mais je l'aime choisie; et la quantité de sottes visites qu'il vous faut essuyer parmi les autres est cause bien souvent que je prends plaisir d'être seule.

URANIE.

La délicatesse est trop grande, de ne pouvoir souffrir que des gens triés.

ÉLISE.

Et la complaisance est trop générale, de souffrir indifféremment toutes sortes de personnes.

URANIE.

Je goûte ceux qui sont raisonnables, et me divertis des extravagans.

ÉLISE.

Ma foi, les extravagans ne vont guère loin sans vous ennuyer, et la plupart de ces gens-là ne sont plus plaisans dès la seconde visite. Mais, à propos d'extravagans, ne voulez-vous pas me défaire de votre marquis incommode? Pensez-vous me le laisser toujours sur les bras, et que je puisse durer à[156] ses turlupinades[157] perpétuelles?

URANIE.

Ce langage est à la mode, et l'on le tourne en plaisanterie[158] à la cour.

ÉLISE.

Tant pis pour ceux qui le font, et qui se tuent tout le jour à parler ce jargon obscur. La belle chose de faire entrer, aux conversations du Louvre, de vieilles équivoques ramassées parmi les boues des halles et de la place Maubert! La jolie façon de plaisanter pour des courtisans, et qu'un homme montre d'esprit lorsqu'il vient vous dire: Madame, vous êtes dans la place Royale, et tout le monde vous voit de trois lieues de Paris, car chacun vous voit de bon œil; à cause que Bonneuil est un village à trois lieues d'ici! Cela n'est-il pas bien galant et bien spirituel? Et ceux qui trouvent ces belles rencontres n'ont-ils pas lieu de s'en glorifier?

197

URANIE.

On ne dit pas cela aussi comme une chose spirituelle; et la plupart de ceux qui affectent ce langage savent bien eux-mêmes qu'il est ridicule.

ÉLISE.

Tant pis encore, de prendre peine à dire des sottises, et d'être mauvais plaisans de dessein formé. Je les en tiens moins excusables; et, si j'en étois juge, je sais bien à quoi je condamnerois tous ces messieurs les turlupins.

URANIE.

Laissons cette matière qui t'échauffe un peu trop, et disons que Dorante vient bien tard, à mon avis, pour le souper que nous devons faire ensemble.

ÉLISE.

Peut-être l'a-t-il oublié, et que...

SCÈNE II.—URANIE, ÉLISE, GALOPIN.

GALOPIN.

Voilà Climène, madame, qui vient ici pour vous voir.

URANIE.

Eh, mon Dieu! quelle visite!

ÉLISE.

Vous vous plaigniez d'être seule; aussi le ciel vous en punit.

URANIE.

Vite, qu'on aille dire que je n'y suis pas.

GALOPIN.

On a déjà dit que vous y étiez.

URANIE.

Et, qui est le sot qui l'a dit?

GALOPIN.

Moi, madame.

URANIE.

Diantre soit le petit vilain! Je vous apprendrai bien à faire vos réponses de vous-même.

GALOPIN.

Je vais lui dire, madame, que vous voulez être sortie.

198

URANIE.

Arrêtez, animal! et la laissez monter, puisque la sottise est faite!

GALOPIN.

Elle parle encore à un homme dans la rue.

URANIE.

Ah! cousine, que cette visite m'embarrasse à l'heure qu'il est!

ÉLISE.

Il est vrai que la dame est un peu embarrassante de son naturel; j'ai toujours eu pour elle une furieuse aversion; et n'en déplaise à sa qualité, c'est la plus sotte bête qui se soit jamais mêlée de raisonner.

URANIE.

L'épithète est un peu forte.

ÉLISE.

Allez, allez, elle mérite bien cela, et quelque chose de plus si on lui faisoit justice. Est-ce qu'il y a une personne qui soit plus véritablement qu'elle ce qu'on appelle précieuse, à prendre le mot dans sa plus mauvaise signification?

URANIE.

Elle se défend bien de ce nom, pourtant.

ÉLISE.

Il est vrai; elle se défend du nom, mais non pas de la chose; car, enfin, elle l'est depuis les pieds jusqu'à la tête, et la plus grande façonnière du monde. Il semble que tout son corps soit démonté, et que les mouvements de ses hanches, de ses épaules et de sa tête n'aillent que par ressorts; elle affecte toujours un ton de voix languissant et niais, fait la moue pour montrer une petite bouche, et roule les yeux pour les faire paroître grands.

URANIE.

Doucement donc! Si elle venoit à entendre...

ÉLISE.

Point, point, elle ne monte pas encore. Je me souviens toujours du soir qu'elle eut envie de voir Damon[159], sur la 199 réputation qu'on lui donne, et les choses que le public a vues de lui. Vous connoissez l'homme, et sa naturelle paresse à soutenir la conversation. Elle l'avoit invité à souper comme bel esprit, et jamais il ne parut si sot, parmi une demi-douzaine de gens à qui elle avoit fait fête de lui, et qui le regardoient avec de grands yeux, comme une personne qui ne devoit pas être faite comme les autres. Ils pensoient tous qu'il étoit là pour défrayer la compagnie de bons mots; que chaque parole qui sortoit de sa bouche devoit être extraordinaire; qu'il devoit faire des impromptus sur tout ce qu'on disoit, et ne demander à boire qu'avec une pointe; mais il les trompa fort par son silence, et la dame fut aussi mal satisfaite de lui que je le fus d'elle.

URANIE.

Tais-toi. Je vais la recevoir à la porte de la chambre.

ÉLISE.

Encore un mot. Je voudrois bien la voir mariée avec le marquis dont nous avons parlé. Le bel assemblage que ce seroit d'une précieuse et d'un turlupin!

URANIE.

Veux-tu te taire! La voici.

SCÈNE III.—CLIMÈNE, URANIE, ÉLISE, GALOPIN.

URANIE.

Vraiment, c'est bien tard que...

CLIMÈNE.

Eh! de grâce, ma chère, faites-moi vite donner un siége.

URANIE, à Galopin.

Un fauteuil promptement.

CLIMÈNE.

Ah! mon Dieu!

URANIE.

Qu'est-ce donc?

CLIMÈNE.

Je n'en puis plus!

URANIE.

Qu'avez-vous? 200

CLIMÈNE.

Le cœur me manque.

URANIE.

Sont-ce vapeurs qui vous ont pris?

CLIMÈNE.

Non.

URANIE.

Voulez-vous que l'on vous délace?

CLIMÈNE.

Mon Dieu, non. Ah!

URANIE.

Quel est donc votre mal? et depuis quand vous a-t-il pris?

CLIMÈNE.

Il y a plus de trois heures, et je l'ai rapporté du Palais-Royal[160].

URANIE.

Comment?

CLIMÈNE.

Je viens de voir, pour mes péchés, cette méchante rapsodie de l'École des Femmes. Je suis encore en défaillance du mal de cœur que cela m'a donné, et je pense que je n'en reviendrai de plus de quinze jours.

ÉLISE.

Voyez un peu comme les maladies arrivent sans qu'on y songe!

URANIE.

Je ne sais pas de quel tempérament nous sommes, ma cousine et moi; mais nous fûmes avant-hier à la même pièce, et nous en revînmes toutes deux saines et gaillardes.

CLIMÈNE.

Quoi! vous l'avez vue?

URANIE.

Oui, et écoutée d'un bout à l'autre.

CLIMÈNE.

Et vous n'en avez pas été jusques aux convulsions, ma chère?

201

URANIE.

Je ne suis pas si délicate, Dieu merci; et je trouve, pour moi, que cette comédie seroit plutôt capable de guérir les gens que de les rendre malades.

CLIMÈNE.

Ah! mon Dieu! que dites-vous là? Cette proposition peut-elle être avancée par une personne qui ait du revenu en sens commun? Peut-on impunément, comme vous faites, rompre en visière à la raison? et, dans le vrai de la chose, est-il un esprit si affamé de plaisanterie, qu'il puisse tâter des fadaises dont cette comédie est assaisonnée? Pour moi, je vous avoue que je n'ai pas trouvé le moindre grain de sel dans tout cela. Les enfants par l'oreille m'ont paru d'un goût détestable; la tarte à la crème m'a affadi le cœur, et j'ai pensé vomir au potage.

ÉLISE.

Mon Dieu! que tout cela est dit élégamment! J'aurais cru que cette pièce étoit bonne; mais madame a une éloquence si persuasive, elle tourne les choses d'une manière si agréable, qu'il faut être de son sentiment, malgré qu'on en ait.

URANIE.

Pour moi, je n'ai pas tant de complaisance, et, pour dire ma pensée, je tiens cette comédie une des plus plaisantes que l'auteur ait produites.

CLIMÈNE.

Ah! vous me faites pitié, de parler ainsi; et je ne saurois vous souffrir cette obscurité de discernement. Peut-on, ayant de la vertu, trouver de l'agrément dans une pièce qui tient sans cesse la pudeur en alarme, et salit à tout moment l'imagination?

ÉLISE.

Les jolies façons de parler que voilà! Que vous êtes, madame, une rude joueuse en critique, et que je plains le pauvre Molière de vous avoir pour ennemie!

CLIMÈNE.

Croyez-moi, ma chère, corrigez de bonne foi votre jugement, 202 et, pour honneur, n'allez point dire par le monde que cette comédie vous ait plu.

URANIE.

Moi, je ne sais pas ce que vous y avez trouvé qui blesse la pudeur.

CLIMÈNE.

Hélas! tout; et je mets en fait qu'une honnête femme ne la sauroit voir sans confusion, tant j'y ai découvert d'ordures et de saletés.

URANIE.

Il faut donc que, pour les ordures, vous ayez des lumières que les autres n'ont pas; car, pour moi, je n'y en ai point vu.

CLIMÈNE.

C'est que vous ne voulez pas y en avoir vu, assurément; car enfin toutes ces ordures, Dieu merci, y sont à visage découvert; elles n'ont pas la moindre enveloppe qui les couvre, et les yeux les plus hardis sont effrayés de leur nudité.

ÉLISE.

Ah!

CLIMÈNE.

Hai, hai, hai.

URANIE.

Mais encore, s'il vous plaît, marquez-moi une de ces ordures que vous dites.

CLIMÈNE.

Hélas! est-il nécessaire de vous les marquer?

URANIE.

Oui. Je vous demande seulement un endroit qui vous ait fort choquée.

CLIMÈNE.

En faut-il d'autre que la scène de cette Agnès, lorsqu'elle dit ce que l'on lui a pris?

URANIE.

Eh bien, que trouvez-vous là de sale?

CLIMÈNE.

Ah!

203

URANIE.

De grâce!

CLIMÈNE.

Fi!

URANIE.

Mais encore?

CLIMÈNE.

Je n'ai rien à vous dire.

URANIE.

Pour moi, je n'y entends point de mal.

CLIMÈNE.

Tant pis pour vous.

URANIE.

Tant mieux, plutôt, ce me semble. Je regarde les choses du côté qu'on me les montre, et ne les tourne point pour y chercher ce qu'il ne faut pas voir.

CLIMÈNE.

L'honnêteté d'une femme...

URANIE.

L'honnêteté d'une femme n'est pas dans les grimaces. Il sied mal de vouloir être plus sage que celles qui sont sages. L'affectation en cette matière est pire qu'en toute autre; et je ne vois rien de si ridicule que cette délicatesse d'honneur qui prend tout en mauvaise part, donne un sens criminel aux plus innocentes paroles, et s'offense de l'ombre des choses. Croyez-moi, celles qui font tant de façons n'en sont pas estimées plus femmes de bien. Au contraire, leur sévérité mystérieuse et leurs grimaces affectées irritent la censure de tout le monde contre les actions de leur vie. On est ravi de découvrir ce qu'il peut y avoir à redire; et, pour tomber dans l'exemple, il y avoit l'autre jour des femmes à cette comédie, vis-à-vis de la loge où nous étions qui, par les mines qu'elles affectèrent durant toute la pièce, leurs détournements de tête et leurs cachements[161] de visage, firent dire de tous côtés cent sottises de leur conduite, que 204 l'on n'auroit pas dites sans cela; et quelqu'un même des laquais cria tout haut qu'elles étoient plus chastes des oreilles que de tout le reste du corps.

CLIMÈNE.

Enfin, il faut être aveugle dans cette pièce, et ne pas faire semblant d'y voir les choses.

URANIE.

Il ne faut pas y vouloir voir ce qui n'y est pas.

CLIMÈNE.

Ah! je soutiens, encore un coup, que les saletés y crèvent les yeux.

URANIE.

Et moi, je ne demeure pas d'accord de cela.

CLIMÈNE.

Quoi! la pudeur n'est pas visiblement blessée par ce que dit Agnès dans l'endroit dont nous parlons?

URANIE.

Non, vraiment. Elle ne dit pas un mot qui de soi ne soit fort honnête; et, si vous voulez entendre dessous quelque autre chose, c'est vous qui faites l'ordure, et non pas elle, puisqu'elle parle seulement d'un ruban qu'on lui a pris.

CLIMÈNE.

Ah! ruban tant qu'il vous plaira; mais ce le, où elle s'arrête, n'est pas mis pour des prunes. Il vient sur ce le d'étranges pensées. Ce le scandalise furieusement; et, quoi que vous puissiez dire, vous ne sauriez défendre l'insolence de ce le.

ÉLISE.

Il est vrai, ma cousine, je suis pour madame contre ce le. Ce le est insolent au dernier point, et vous avez tort de défendre ce le.

CLIMÈNE.

Il a une obscénité[162] qui n'est pas supportable.

ÉLISE.

Comment dites-vous ce mot-là, madame?

205

CLIMÈNE.

Obscénité, madame.

ÉLISE.

Ah! mon Dieu! obscénité. Je ne sais pas ce que ce mot veut dire; mais je le trouve le plus joli du monde.

CLIMÈNE.

Enfin, vous voyez comme votre sang prend mon parti.

URANIE.

Eh! mon Dieu, c'est une causeuse qui ne dit pas ce qu'elle pense. Ne vous y fiez pas beaucoup, si vous m'en voulez croire.

ÉLISE.

Ah! que vous êtes méchante, de me vouloir rendre suspecte à madame! Voyez un peu où j'en serais, si elle alloit croire ce que vous dites! Serois-je si malheureuse, madame, que vous eussiez de moi cette pensée?

CLIMÈNE.

Non, non, je ne m'arrête pas à ces paroles, et je vous crois plus sincère qu'elle ne dit.

ÉLISE.

Ah! que vous avez bien raison, madame, et que vous me rendrez justice, quand vous croirez que je vous trouve la plus engageante personne du monde, que j'entre dans tous vos sentiments, et suis charmée de toutes les expressions qui sortent de votre bouche!

CLIMÈNE.

Hélas! je parle sans affectation.

ÉLISE.

On le voit bien, madame, et que tout est naturel en vous. Vos paroles, le ton de votre voix, vos regards, vos pas, votre action et votre ajustement, ont je ne sais quel air de qualité qui enchante les gens. Je vous étudie des yeux et des oreilles; et je suis si remplie de vous, que je tâche d'être votre singe et de vous contrefaire en tout.

CLIMÈNE.

Vous vous moquez de moi, madame!

ÉLISE.

Pardonnez-moi, madame. Qui voudroit se moquer de vous?

206

CLIMÈNE.

Je ne suis pas un bon modèle, madame.

ÉLISE.

Oh! que si, madame!

CLIMÈNE.

Vous me flattez, madame.

ÉLISE.

Point du tout, madame.

CLIMÈNE.

Épargnez-moi, s'il vous plaît, madame.

ÉLISE.

Je vous épargne aussi, madame, et je ne dis pas la moitié de ce que je pense, madame.

CLIMÈNE.

Ah! mon Dieu! brisons là, de grâce. Vous me jetteriez dans une confusion épouvantable, (à Uranie.) Enfin, nous voilà deux contre vous; et l'opiniâtreté sied si mal aux personnes spirituelles...

SCÈNE IV.—LE MARQUIS, CLIMÈNE, URANIE, ÉLISE, GALOPIN.

GALOPIN, à la porte de la chambre.

Arrêtez, s'il vous plaît, monsieur.

LE MARQUIS.

Tu ne me connois pas, sans doute?

GALOPIN.

Si fait, je vous connois; mais vous n'entrerez pas.

LE MARQUIS.

Ah! que de bruit, petit laquais!

GALOPIN.

Cela n'est pas bien de vouloir entrer malgré les gens.

LE MARQUIS.

Je veux voir ta maîtresse.

GALOPIN.

Elle n'y est pas, vous dis-je.

LE MARQUIS.

La voilà dans la chambre.

207

GALOPIN.

Il est vrai, la voilà; mais elle n'y est pas.

URANIE.

Qu'est-ce donc qu'il y a là?

LE MARQUIS.

C'est votre laquais, madame, qui fait le sot.

GALOPIN.

Je lui dis que vous n'y êtes pas, madame, et il ne veut pas laisser[163] d'entrer.

URANIE.

Et pourquoi dire à monsieur que je n'y suis pas?

GALOPIN.

Vous me grondâtes l'autre jour de lui avoir dit que vous y étiez.

URANIE.

Voyez cet insolent! Je vous prie, monsieur, de ne pas croire ce qu'il dit. C'est un petit écervelé, qui vous a pris pour un autre.

LE MARQUIS.

Je l'ai bien vu, madame; et, sans votre respect, je lui aurois appris à connoître les gens de qualité.

ÉLISE.

Ma cousine vous est fort obligée de cette déférence.

URANIE, à Galopin.

Un siége donc, impertinent!

GALOPIN.

N'en voilà-t-il pas un?

URANIE.

Approchez-le.

Galopin pousse le siége rudement, et sort.

SCÈNE V.—LE MARQUIS, CLIMÈNE, URANIE, ÉLISE.

LE MARQUIS.

Votre petit laquais madame, a du mépris pour ma personne.

208

ÉLISE.

Il auroit tort, sans doute.

LE MARQUIS.

C'est peut-être que je paye l'intérêt de ma mauvaise mine. (Il rit.) Hai, hai, hai, hai.

ÉLISE.

L'âge le rendra plus éclairé en honnêtes gens[164].

LE MARQUIS.

Sur quoi en étiez-vous, mesdames, lorsque je vous ai interrompues?

URANIE.

Sur la comédie de l'École des Femmes.

LE MARQUIS.

Je ne fais que d'en sortir.

CLIMÈNE.

Eh bien, monsieur, comment la trouvez-vous, s'il vous plaît?

LE MARQUIS.

Tout à fait impertinente.

CLIMÈNE.

Ah! que j'en suis ravie!

LE MARQUIS.

C'est la plus méchante chose du monde. Comment, diable! à peine ai-je pu trouver place. J'ai pensé être étouffé à la porte, et jamais on ne m'a tant marché sur les pieds. Voyez comme mes canons et mes rubans en sont ajustés, de grâce.

ÉLISE.

Il est vrai que cela crie vengeance contre l'École des Femmes, et que vous la condamnez avec justice.

LE MARQUIS.

Il ne s'est jamais fait, je pense, une si méchante comédie.

URANIE.

Ah! voici Dorante, que nous attendions.

209

SCÈNE VI.—DORANTE, CLIMÈNE, URANIE, ÉLISE, LE MARQUIS.

DORANTE.

Ne bougez, de grâce, et n'interrompez point votre discours. Vous êtes là sur une matière qui, depuis quatre jours, fait presque l'entretien de toutes les maisons de Paris; et jamais on n'a rien vu de si plaisant que la diversité des jugements qui se font là-dessus. Car, enfin, j'ai ouï condamner cette comédie à certaines gens, par les mêmes choses que j'ai vu d'autres estimer le plus.

URANIE.

Voilà monsieur le marquis qui en dit force mal.

LE MARQUIS.

Il est vrai. Je la trouve détestable, morbleu! détestable, du dernier détestable, ce qu'on appelle détestable!

DORANTE.

Et moi, mon cher marquis, je trouve le jugement détestable.

LE MARQUIS.

Quoi! chevalier, est-ce que tu prétends soutenir cette pièce?

DORANTE.

Oui, je prétends la soutenir.

LE MARQUIS.

Parbleu! je la garantis détestable.

DORANTE.

La caution n'est pas bourgeoise[165]. Mais, marquis, par quelle raison, de grâce, cette comédie est-elle ce que tu dis?

LE MARQUIS.

Pourquoi elle est détestable?

DORANTE.

Oui.

LE MARQUIS.

Elle est détestable, parce qu'elle est détestable.

210

DORANTE.

Après cela, il n'y a plus rien à dire, voilà son procès fait. Mais encore instruis-nous, et nous dis les défauts qui y sont.

LE MARQUIS.

Que sais-je, moi? je ne me suis pas seulement donné la peine de l'écouter. Mais enfin je sais bien que je n'ai jamais rien vu de si méchant, Dieu me damne! et Dorilas, contre qui j'étois[166], a été de mon avis.

DORANTE.

L'autorité est belle, et te voilà bien appuyé!

LE MARQUIS.

Il ne faut que voir les continuels éclats de rire que le parterre y fait. Je ne veux point d'autre chose pour témoigner qu'elle ne vaut rien.

DORANTE.

Tu es donc, marquis, de ces messieurs du bel air qui ne veulent pas que le parterre ait du sens commun, et qui seroient fâchés d'avoir ri avec lui, fût-ce de la meilleure chose du monde? Je vis l'autre jour sur le théâtre un de nos amis, qui se rendit ridicule par là. Il écouta toute la pièce avec un sérieux le plus sombre du monde; et tout ce qui égayoit les autres ridoit son front. A tous les éclats de risée, il haussoit les épaules, et regardoit le parterre en pitié; et quelquefois aussi, le regardant avec dépit, il lui disoit tout haut: Ris donc, parterre, ris donc! Ce fut une seconde comédie, que le chagrin de notre ami. Il la donna en galant homme à toute l'assemblée, et chacun demeura d'accord qu'on ne pouvait pas mieux jouer qu'il fit. Apprends, marquis, je te prie, et les autres aussi, que le bon sens n'a point de place déterminée à la comédie; que la différence du demi-louis d'or et la pièce de quinze sous ne fait rien du tout au bon goût; que, debout et assis, l'on peut donner un mauvais jugement; et qu'enfin, à le prendre en général, je me fierois assez à l'approbation du parterre, par la raison qu'entre ceux qui le composent il y en a plusieurs 211 qui sont capables de juger d'une pièce selon les règles, et que les autres en jugent par la bonne façon d'en juger, qui est de se laisser prendre aux choses, et de n'avoir ni prévention aveugle, ni complaisance affectée, ni délicatesse ridicule.

LE MARQUIS.

Te voilà donc, chevalier, le défenseur du parterre? Parbleu! je m'en réjouis, et je ne manquerai pas de l'avertir que tu es de ses amis. Hai, hai, hai, hai, hai.

DORANTE.

Ris tant que tu voudras. Je suis pour le bon sens, et ne saurois souffrir les ébullitions de cerveau de nos marquis de Mascarille. J'enrage de voir de ces gens qui se traduisent en ridicule, malgré leur qualité; de ces gens qui décident toujours, et parlent hardiment de toutes choses, sans s'y connoître; qui, dans une comédie, se récrieront aux méchants endroits, et ne branleront pas à ceux qui sont bons; qui, voyant un tableau, ou écoutant un concert de musique, blâment de même et louent tout à contre-sens, prennent par où ils peuvent les termes de l'art qu'ils attrapent et ne manquent jamais de les estropier, et de les mettre hors de place. Eh, morbleu! messieurs, taisez-vous! Quand Dieu ne vous a pas donné la connoissance d'une chose, n'apprêtez point à rire à ceux qui vous entendent parler, et songez qu'en ne disant mot on croira peut-être que vous êtes d'habiles gens.

LE MARQUIS.

Parbleu! chevalier, tu le prends-là...

DORANTE.

Mon Dieu, marquis, ce n'est pas à toi que je parle. C'est à une douzaine de messieurs qui déshonorent les gens de cour par leurs manières extravagantes, et font croire parmi le peuple que nous nous ressemblons tous. Pour moi, je m'en veux justifier le plus qu'il me sera possible; et je les dauberai tant en toutes rencontres, qu'à la fin ils se rendront sages.

LE MARQUIS.

Dis-moi un peu, chevalier, crois-tu que Lysandre ait de l'esprit?

212

DORANTE.

Oui, sans doute, et beaucoup.

URANIE.

C'est une chose qu'on ne peut pas nier.

LE MARQUIS.

Demande-lui ce qu'il lui semble de l'École des Femmes, tu verras qu'il te dira qu'elle ne lui plaît pas.

DORANTE.

Eh, mon Dieu! il y en a beaucoup que le trop d'esprit gâte, qui voient mal les choses à force de lumière, et même qui seroient bien fâchés d'être de l'avis des autres, pour avoir la gloire de décider.

URANIE.

Il est vrai. Notre ami est de ces gens-là, sans doute. Il veut être le premier de son opinion, et qu'on attende par respect son jugement. Toute approbation qui marche avant la sienne est un attentat sur ses lumières, dont il se venge hautement en prenant le contraire parti. Il veut qu'on le consulte sur toutes les affaires d'esprit; et je suis sûre que si l'auteur lui eût montré sa comédie avant que de la faire voir au public, il l'eût trouvée la plus belle du monde.

LE MARQUIS.

Et que direz-vous de la marquise Araminte, qui la publie partout pour épouvantable, et dit qu'elle n'a jamais pu souffrir les ordures dont elle est pleine?

DORANTE.

Je dirai que cela est digne du caractère qu'elle a pris; et qu'il y a des personnes qui se rendent ridicules, pour vouloir avoir trop d'honneur[167]. Bien qu'elle ait de l'esprit, elle a suivi le mauvais exemple de celles qui, étant sur le retour de l'âge, veulent remplacer de[168] quelque chose ce qu'elles voient qu'elles perdent, et prétendent que les grimaces d'une pruderie scrupuleuse leur tiendront lieu de jeunesse et de beauté. Celle-ci pousse l'affaire plus avant qu'aucune; et l'habileté de son scrupule découvre des saletés ou jamais personne n'en avoit vu. On tient qu'il va, ce scrupule, 213 jusques à défigurer notre langue, et qu'il n'y a point presque de mots dont la sévérité de cette dame ne veuille retrancher ou la tête ou la queue, pour les syllabes déshonnêtes qu'elle y trouve.

URANIE.

Vous êtes bien fou, chevalier.

LE MARQUIS.

Enfin, chevalier, tu crois défendre ta comédie en faisant la satire de ceux qui la condamnent.

DORANTE.

Non pas; mais je tiens que cette dame se scandalise à tort...

ÉLISE.

Tout beau, monsieur le chevalier, il pourroit y en avoir d'autres qu'elle, qui seroient dans les mêmes sentiments.

DORANTE.

Je sais bien que ce n'est pas vous, au moins; et que, lorsque vous avez vu cette représentation...

ÉLISE.

Il est vrai, mais j'ai changé d'avis. (Montrant Climène.) Et madame sait appuyer le sien par des raisons si convaincantes, qu'elle m'a entraînée de son côté.

DORANTE, à Climène.

Ah! madame, je vous demande pardon; et, si vous le voulez, je me dédirai, pour l'amour de vous, de tout ce que j'ai dit.

CLIMÈNE.

Je ne veux pas que ce soit pour l'amour de moi, mais pour l'amour de la raison: car enfin cette pièce, à le bien prendre, est tout à fait indéfendable[169]; et je ne conçois pas...

URANIE.

Ah! voici l'auteur, M. Lysidas. Il vient tout à propos pour cette matière. Monsieur Lysidas, prenez un siége vous-même, et vous mettez là.

214

SCÈNE VII.—LYSIDAS, CLIMÈNE, URANIE, ÉLISE, DORANTE, LE MARQUIS.

LYSIDAS.

Madame, je viens un peu tard; mais il m'a fallu lire ma pièce chez madame la marquise dont je vous avois parlé; et les louanges qui lui ont été données m'ont retenu une heure plus que je ne croyois.

ÉLISE.

C'est un grand charme que les louanges pour arrêter un auteur.

URANIE.

Asseyez-vous donc, monsieur Lysidas; nous lirons votre pièce après souper.

LYSIDAS.

Tous ceux qui étoient là doivent venir à sa première représentation, et m'ont promis de faire leur devoir comme il faut.

URANIE.

Je le crois. Mais, encore une fois, asseyez-vous, s'il vous plaît. Nous sommes ici sur une matière que je serai bien aise que nous poussions.

LYSIDAS.

Je pense, madame, que vous retiendrez aussi une loge pour ce jour-là?

URANIE.

Nous verrons. Poursuivons, de grâce, notre discours.

LYSIDAS.

Je vous donne avis, madame, qu'elles sont presque toutes retenues.

URANIE.

Voilà qui est bien. Enfin, j'avois besoin de vous lorsque vous êtes venu, et tout le monde étoit ici contre moi.

ÉLISE, à Uranie, montrant Dorante.

Il s'est mis d'abord de votre côté; mais maintenant (montrant Climène) qu'il sait que madame est à la tête du parti contraire, je pense que vous n'avez qu'à chercher un autre secours.

215

CLIMÈNE.

Non, non, je ne voudrois pas qu'il fît mal sa cour auprès de madame votre cousine, et je permets à son esprit d'être du parti de son cœur.

DORANTE.

Avec cette permission, madame, je prendrai la hardiesse de me défendre.

URANIE.

Mais, auparavant, sachons un peu les sentiments de monsieur Lysidas.

LYSIDAS.

Sur quoi, madame?

URANIE.

Sur le sujet de l'École des Femmes.

LYSIDAS.

Ah! ah!

DORANTE.

Que vous en semble?

LYSIDAS.

Je n'ai rien à dire là-dessus; et vous savez qu'entre nous autres auteurs nous devons parler des ouvrages les uns des autres avec beaucoup de circonspection.

DORANTE.

Mais encore, entre nous, que pensez-vous de cette comédie?

LYSIDAS.

Moi, monsieur?

URANIE.

De bonne foi, dites-nous votre avis.

LYSIDAS.

Je la trouve fort belle.

DORANTE.

Assurément?

LYSIDAS.

Assurément. Pourquoi non? N'est-elle pas en effet la plus belle du monde?

DORANTE.

Hon, hon, vous êtes un méchant diable, monsieur Lysidas; vous ne dites pas ce que vous pensez.

216

LYSIDAS.

Pardonnez-moi.

DORANTE.

Mon Dieu, je vous connois. Ne dissimulons point.

LYSIDAS.

Moi, monsieur?

DORANTE.

Je vois bien que le bien que vous dites de cette pièce n'est que par honnêteté, et que, dans le fond du cœur, vous êtes de l'avis de beaucoup de gens qui la trouvent mauvaise.

LYSIDAS.

Hai, hai, hai.

DORANTE.

Avouez, ma foi, que c'est une méchante chose que cette comédie.

LYSIDAS.

Il est vrai qu'elle n'est pas approuvée par les connaisseurs.

LE MARQUIS.

Ma foi, chevalier, tu en tiens, et te voilà payé de ta raillerie. Ah, ah, ah, ah, ah!

DORANTE.

Pousse, mon cher marquis, pousse.

LE MARQUIS.

Tu vois que nous avons les savans de notre côté.

DORANTE.

Il est vrai. Le jugement de M. Lysidas est quelque chose de considérable. Mais M. Lysidas veut bien que je ne me rende pas pour cela; et, puisque j'ai bien l'audace de me défendre (montrant Climène) contre les sentiments de madame, il ne trouvera pas mauvais que je combatte les siens.

ÉLISE.

Quoi! vous voyez contre vous madame, M. le marquis et M. Lysidas, et vous osez résister encore? Fi? que cela est de mauvaise grâce!

CLIMÈNE.

Voilà qui me confond, pour moi, que des personnes raisonnables se puissent mettre en tête de donner protection aux sottises de cette pièce.

217

LE MARQUIS.

Dieu me damne! madame, elle est misérable depuis le commencement jusqu'à la fin.

DORANTE.

Cela est bientôt dit, marquis. Il n'est rien plus aisé que de trancher ainsi; et je ne vois aucune chose qui puisse être à couvert de la souveraineté de tes décisions.

LE MARQUIS.

Parbleu! tous les autres comédiens[170] qui étoient là pour la voir en ont dit tous les maux du monde.

DORANTE.

Ah! je ne dis plus mot; tu as raison, marquis. Puisque les autres comédiens en disent du mal, il faut les en croire assurément. Ce sont tous gens éclairés, et qui parlent sans intérêt. Il n'y a plus rien à dire, je me rends.

CLIMÈNE.

Rendez-vous, ou ne vous rendez pas, je sais fort bien que vous ne me persuaderez point de souffrir les immodesties de cette pièce, non plus que les satires désobligeantes qu'on y voit contre les femmes.

URANIE.

Pour moi, je me garderai bien de m'en offenser, et de prendre rien sur mon compte de tout ce qui s'y dit. Ces sortes de satires tombent directement sur les mœurs, et ne frappent les personnes que par réflexion. N'allons point nous appliquer nous-mêmes les traits d'une censure générale; et profitons de la leçon, si nous pouvons, sans faire semblant qu'on parle à nous. Toutes les peintures ridicules qu'on expose sur les théâtres doivent être regardées sans chagrin de tout le monde. Ce sont miroirs publics, où il ne faut jamais témoigner qu'on se voie; et c'est se taxer hautement d'un défaut que se scandaliser qu'on le reprenne.

CLIMÈNE.

Pour moi, je ne parle pas de ces choses par la part que j'y puisse avoir, et je pense que je vis d'un air dans le 218 monde à ne pas craindre d'être cherchée dans les peintures qu'on fait là des femmes qui se gouvernent mal.

ÉLISE.

Assurément, madame, on ne vous y cherchera point. Votre conduite est assez connue, et ce sont de ces sortes de choses qui ne sont contestées de personne.

URANIE, à Climène.

Aussi, madame, n'ai-je rien dit qui aille à vous; et mes paroles, comme les satires de la comédie, demeurent dans la thèse générale.

CLIMÈNE.

Je n'en doute pas, madame. Mais enfin passons sur ce chapitre. Je ne sais pas de quelle façon vous recevez les injures qu'on dit à notre sexe dans un certain endroit de la pièce; et, pour moi, je vous avoue que je suis dans une colère épouvantable, de voir que cet auteur impertinent nous appelle des animaux.

URANIE.

Ne voyez-vous pas que c'est un ridicule[171] qu'il fait parler?

DORANTE.

Et puis, madame, ne savez-vous pas que les injures des amans n'offensent jamais; qu'il est des amours emportés aussi bien que des doucereux[172]; et qu'en de pareilles occasions les paroles les plus étranges, et quelque chose de pis encore, se prennent bien souvent pour des marques d'affection par celles mêmes qui les reçoivent?

ÉLISE.

Dites tout ce que vous voudrez, je ne saurois digérer cela, non plus que le potage et la tarte à la crème, dont madame a parlé tantôt.

LE MARQUIS.

Ah! ma foi! oui, tarte à la crème! voilà ce que j'avois remarqué tantôt; tarte à la crème! Que je vous suis obligé, madame, de m'avoir fait souvenir de tarte à la crème! Y a-t-il 219 assez de pommes[173] en Normandie pour tarte à la crème? Tarte à la crème, morbleu! tarte à la crème!

DORANTE.

Eh bien, que veux-tu dire? Tarte à la crème!

LE MARQUIS.

Parbleu! tarte à la crème, chevalier!

DORANTE.

Mais encore?

LE MARQUIS.

Tarte à la crème!

DORANTE.

Dis-nous un peu tes raisons.

LE MARQUIS.

Tarte à la crème!

URANIE.

Mais il faut expliquer sa pensée, ce me semble.

LE MARQUIS.

Tarte à la crème, madame!

URANIE.

Que trouvez-vous là à redire?

LE MARQUIS.

Moi, rien. Tarte à la crème!

URANIE.

Ah! je le quitte[174].

ÉLISE.

M. le marquis s'y prend bien, et vous bourre de la belle manière. Mais je voudrois bien que M. Lysidas voulut les achever, et leur donner quelques petits coups de sa façon.

LYSIDAS.

Ce n'est pas ma coutume de rien blâmer, et je suis assez indulgent pour les ouvrages des autres. Mais enfin, sans choquer l'amitié que M. le chevalier témoigne pour l'auteur, on m'avouera que ces sortes de comédies ne sont pas proprement des comédies, et qu'il y a une grande différence 220 de toutes ces bagatelles à la beauté des pièces sérieuses. Cependant tout le monde donne là-dedans aujourd'hui: on ne court plus qu'à cela, et l'on voit une solitude effroyable aux grands ouvrages, lorsque des sottises ont tout Paris. Je vous avoue que le cœur m'en saigne quelquefois, et cela est honteux pour la France.

CLIMÈNE.

Il est vrai que le goût des gens est étrangement gâté là-dessus, et que le siècle s'encanaille[175] furieusement.

ÉLISE.

Celui-là est joli encore: s'encanaille! Est-ce vous qui l'avez inventé, madame?

CLIMÈNE.

Eh!

ÉLISE.

Je m'en suis bien doutée.

DORANTE.

Vous croyez donc, monsieur Lysidas, que tout l'esprit et toute la beauté sont dans les poëmes sérieux, et que les pièces comiques sont des niaiseries qui ne méritent aucune louange?

URANIE.

Ce n'est pas mon sentiment, pour moi. La tragédie, sans doute, est quelque chose de beau quand elle est bien touchée; mais la comédie a ses charmes, et je tiens que l'une n'est pas moins difficile à faire que l'autre.

DORANTE.

Assurément, madame; et quand, pour la difficulté, vous mettriez un peu plus du côté de la comédie, peut-être vous ne vous abuseriez pas. Car, enfin, je trouve qu'il est bien plus aisé de se guinder sur de grands sentiments, de braver en vers la fortune, accuser les destins, et dire des injures aux dieux, que d'entrer comme il faut dans le ridicule des hommes, et de rendre agréablement sur le théâtre les défauts de tout le monde. Lorsque vous peignez des héros, vous faites ce que vous voulez. Ce sont des portraits à 221 plaisir, où l'on ne cherche point de ressemblance; et vous n'avez qu'à suivre les traits d'une imagination qui se donne l'essor, et qui souvent laisse le vrai pour attraper le merveilleux. Mais, lorsque vous peignez les hommes, il faut peindre d'après nature. On veut que ces portraits ressemblent; et vous n'avez rien fait, si vous n'y faites reconnaître les gens de votre siècle. En un mot, dans les pièces sérieuses, il suffit, pour n'être point blâmé, de dire des choses qui soient de bon sens et bien écrites; mais ce n'est pas assez dans les autres, il y faut plaisanter; et c'est une étrange entreprise que celle de faire rire les honnêtes gens.

CLIMÈNE.

Je crois être du nombre des honnêtes gens; et cependant je n'ai pas trouvé le mot pour rire dans tout ce que j'ai vu.

LE MARQUIS.

Ma foi, ni moi non plus.

DORANTE.

Pour toi, marquis, je ne m'en étonne pas. C'est que tu n'y as point trouvé de turlupinades.

LYSIDAS.

Ma foi, monsieur, ce qu'on y rencontre ne vaut guère mieux, et toutes les plaisanteries y sont assez froides, à mon avis.

DORANTE.

La cour n'a pas trouvé cela.

LYSIDAS.

Ah! monsieur, la cour!

DORANTE.

Achevez, monsieur Lysidas. Je vois bien que vous voulez dire que la cour ne se connoît pas à ces choses; et c'est le refuge ordinaire de vous autres messieurs les auteurs, dans le mauvais succès de vos ouvrages, que d'accuser l'injustice du siècle et le peu de lumières des courtisans. Sachez, s'il vous plaît, monsieur Lysidas, que les courtisans ont d'aussi bons yeux que d'autres; qu'on peut être habile avec un point de Venise[176] et des plumes, aussi bien qu'avec une perruque 222 courte et un petit rabat uni; que la grande épreuve de toutes vos comédies, c'est le jugement de la cour; que c'est son goût qu'il faut étudier pour trouver l'art de réussir; qu'il n'y a point de lieu où les décisions soient si justes; et, sans mettre en ligne de compte tous les gens savans qui y sont, que du simple bon sens naturel et du commerce de tout le beau monde on s'y fait une manière d'esprit qui, sans comparaison, juge plus finement des choses que tout le savoir enrouillé[177] des pédans.

URANIE.

Il est vrai que, pour peu qu'on y demeure, il vous passe là tous les jours assez de choses devant les yeux pour acquérir quelque habitude de les connoître, et surtout pour ce qui est de la bonne et mauvaise plaisanterie.

DORANTE.

La cour a quelques ridicules, j'en demeure d'accord, et je suis, comme on voit, le premier à les fronder. Mais, ma foi, il y en a un grand nombre parmi les beaux esprits de profession; et, si l'on joue quelques marquis, je trouve qu'il y a bien plus de quoi jouer les auteurs, et que ce seroit une chose plaisante à mettre sur le théâtre que leurs grimaces savantes et leurs raffinemens ridicules, leur vicieuse coutume d'assassiner les gens de leurs ouvrages, leur friandise de louanges, leurs ménagements de pensées, leur trafic de réputation, et leurs ligues offensives et défensives, aussi bien que leurs guerres d'esprit, et leurs combats de prose et de vers.

LYSIDAS.

Molière est bien heureux, monsieur, d'avoir un protecteur aussi chaud que vous. Mais, enfin, pour venir au fait, il est question de savoir si sa pièce est bonne, et je m'offre d'y montrer partout cent défauts visibles.

URANIE.

C'est une étrange chose de vous autres, messieurs les poëtes, que vous condamniez toujours les pièces où tout le monde court, et ne disiez jamais du bien que de celles où 223 personne ne va. Vous montrez pour les unes une haine invincible, et pour les autres une tendresse qui n'est pas concevable.

DORANTE.

C'est qu'il est généreux de se ranger du côté des affligés.

URANIE.

Mais, de grâce, monsieur Lysidas, faites-nous voir ces défauts, dont je ne me suis point aperçue.

LYSIDAS.

Ceux qui possèdent Aristote et Horace voient d'abord, madame, que cette comédie pèche contre toutes les règles de l'art.

URANIE.

Je vous avoue que je n'ai aucune habitude avec ces messieurs-là, et que je ne sais point les règles de l'art.

DORANTE.

Vous êtes de plaisantes gens avec vos règles, dont vous embarrassez les ignorans, et nous étourdissez tous les jours! Il semble, à vous ouïr parler, que ces règles de l'art soient les plus grands mystères du monde; et, cependant, ce ne sont que quelques observations aisées, que le bon sens a faites sur ce qui peut ôter le plaisir que l'on prend à ces sortes de poëmes; et le même bon sens qui a fait autrefois ces observations les fait aisément tous les jours, sans le secours d'Horace et d'Aristote. Je voudrois bien savoir si la grande règle de toutes les règles n'est pas de plaire, et si une pièce de théâtre qui a attrapé son but n'a pas suivi un bon chemin. Veut-on que tout un public s'abuse sur ces sortes de choses, et que chacun n'y soit pas juge du plaisir qu'il y prend?

URANIE.

J'ai remarqué une chose de ces messieurs-là: c'est que ceux qui parlent le plus des règles, et qui les savent mieux que les autres, font des comédies que personne ne trouve belles.

DORANTE.

Et c'est ce qui marque, madame, comme on doit s'arrêter peu à leurs disputes embarrassées, car enfin, si les pièces qui sont selon les règles ne plaisent pas, et que celles qui 224 plaisent ne soient pas selon les règles, il faudrait, de nécessité, que les règles eussent été mal faites. Moquons-nous donc de cette chicane où ils veulent assujettir le goût du public, et ne consultons dans une comédie que l'effet qu'elle fait sur nous. Laissons-nous aller de bonne foi aux choses qui nous prennent par les entrailles, et ne cherchons point de raisonnement pour nous empêcher d'avoir du plaisir.

URANIE.

Pour moi, quand je vois une comédie, je regarde seulement si les choses me touchent; et, lorsque je m'y suis bien divertie, je ne vais point demander si j'ai eu tort, et si les règles d'Aristote me défendoient de rire.

DORANTE.

C'est justement comme un homme qui auroit trouvé une sauce excellente, et qui voudroit examiner si elle est bonne, sur les préceptes du Cuisinier françois.

URANIE.

Il est vrai; et j'admire les raffinemens de certaines gens sur des choses que nous devons sentir par nous-mêmes.

DORANTE.

Vous avez raison, madame, de les trouver étranges, tous ces raffinemens mystérieux. Car enfin, s'ils ont lieu, nous voilà réduits à ne nous plus croire; nos propres sens seront esclaves en toutes choses; et, jusques au manger et au boire, nous n'oserons plus trouver rien de bon sans le congé de messieurs les experts.

LYSIDAS.

Enfin, monsieur, toute votre raison, c'est que l'École des Femmes a plu; et vous ne vous souciez point qu'elle ne soit pas dans les règles pourvu...

DORANTE.

Tout beau, monsieur Lysidas, je ne vous accorde pas cela. Je dis bien que le grand art est de plaire, et que cette comédie ayant plu à ceux pour qui elle est faite, je trouve que c'est assez pour elle, et qu'elle doit peu se soucier du reste. Mais, avec cela, je soutiens qu'elle ne pèche contre aucune des règles dont vous parlez. Je les ai lues, Dieu merci, autant qu'un autre; et je ferois voir aisément que 225 peut-être n'avons-nous point de pièce au théâtre plus régulière que celle-là.

ÉLISE.

Courage, monsieur Lysidas! nous sommes perdus si vous reculez.

LYSIDAS.

Quoi! monsieur, la protase, l'épitase et la péripétie...

DORANTE.

Ah! monsieur Lysidas, vous nous assommez avec vos grands mots! Ne paroissez point si savant, de grâce! Humanisez votre discours, et parlez pour être entendu. Pensez-vous qu'un nom grec donne plus de poids à vos raisons? Et ne trouveriez-vous pas qu'il fût aussi beau de dire l'exposition du sujet, que la protase; le nœud, que l'épitase; et le dénoûment, que la péripétie?

LYSIDAS.

Ce sont termes de l'art, dont il est permis de se servir. Mais, puisque ces mots blessent vos oreilles, je m'expliquerai d'une autre façon, et je vous prie de répondre positivement à trois ou quatre choses que je vais dire. Peut-on souffrir une pièce qui pèche contre le nom propre des pièces de théâtre? Car enfin le nom de poëme dramatique vient d'un mot grec qui signifie agir, pour montrer que la nature de ce poëme consiste dans l'action; et dans cette comédie-ci il ne se passe point d'actions, et tout consiste en des récits que vient faire ou Agnès ou Horace.

LE MARQUIS.

Ah! ah! chevalier.

CLIMÈNE.

Voilà qui est spirituellement remarqué, et c'est prendre le fin des choses.

LYSIDAS.

Est-il rien de si peu spirituel, ou, pour mieux dire, rien de si bas, que quelques mots où tout le monde rit, et surtout celui des enfans par l'oreille?

CLIMÈNE.

Fort bien.

ÉLISE.

Ah!

226

LYSIDAS.

La scène du valet et de la servante au dedans de la maison n'est-elle pas d'une longueur ennuyeuse, et tout à fait impertinente?

LE MARQUIS.

Cela est vrai.

CLIMÈNE.

Assurément.

ÉLISE.

Il a raison.

LYSIDAS.

Arnolphe ne donne-t-il pas trop librement son argent à Horace? Et, puisque c'est le personnage ridicule de la pièce, falloit-il lui faire l'action d'un honnête homme?

LE MARQUIS.

Bon. La remarque est encore bonne.

CLIMÈNE.

Admirable.

ÉLISE.

Merveilleuse.

LYSIDAS.

Le sermon et les maximes ne sont-ils pas des choses ridicules, et qui choquent même le respect que l'on doit à nos mystères?

LE MARQUIS.

C'est bien dit.

CLIMÈNE.

Voilà parlé comme il faut.

ÉLISE.

Il ne se peut rien de mieux.

LYSIDAS.

Et ce M. de la Souche, enfin, qu'on nous fait un homme d'esprit, et qui paroît si sérieux en tant d'endroits, ne descend-il point dans[178] quelque chose de trop comique et de trop outré au cinquième acte, lorsqu'il explique à Agnès la violence de son amour, avec ces roulements d'yeux 227 extravagants, ces soupirs ridicules, et ces larmes niaises qui font rire tout le monde?

LE MARQUIS.

Morbleu! merveille!

CLIMÈNE.

Miracle!

ÉLISE.

Vivat, monsieur Lysidas!

LYSIDAS.

Je laisse cent mille autres choses, de peur d'être ennuyeux.

LE MARQUIS.

Parbleu! chevalier, te voilà mal ajusté.

DORANTE.

Il faut voir.

LE MARQUIS.

Tu as trouvé ton homme, ma foi.

DORANTE.

Peut-être.

LE MARQUIS.

Réponds, réponds, réponds, réponds.

DORANTE.

Volontiers. Il...

LE MARQUIS.

Réponds donc, je te prie.

DORANTE.

Laisse-moi donc faire. Si...

LE MARQUIS.

Parbleu! je te défie de répondre.

DORANTE.

Oui, si tu parles toujours.

CLIMÈNE.

De grâce, écoutons ses raisons.

DORANTE.

Premièrement, il n'est pas vrai de dire que toute la pièce n'est qu'en récits. On y voit beaucoup d'actions qui se passent sur la scène; et les récits eux-mêmes y sont des actions, suivant la constitution du sujet; d'autant qu'ils sont tous faits innocemment, ces récits, à la personne intéressée, qui, par là, entre à tous coups dans une confusion à réjouir 228 les spectateurs, et prend, à chaque nouvelle, toutes les mesures qu'il peut, pour se parer du malheur qu'il craint.

URANIE.

Pour moi, je trouve que la beauté du sujet de l'Ecole des Femmes consiste dans cette confidence perpétuelle; et, ce qui me paroît assez plaisant, c'est qu'un homme qui a de l'esprit, et qui est averti de tout par une innocente qui est sa maîtresse[179], et par un étourdi qui est son rival, ne puisse avec cela éviter ce qui lui arrive.

LE MARQUIS.

Bagatelle, bagatelle!

CLIMÈNE.

Foible réponse.

ÉLISE.

Mauvaises raisons.

DORANTE.

Pour ce qui est des enfants par l'oreille, ils ne sont plaisans que par réflexion à Arnolphe; et l'auteur n'a pas mis cela pour être de soi un bon mot, mais seulement pour une chose qui caractérise l'homme et peint d'autant mieux son extravagance, puisqu'il rapporte une sottise triviale qu'a dite Agnès, comme la chose la plus belle du monde et qui lui donne une joie inconcevable.

LE MARQUIS.

C'est mal répondre.

CLIMÈNE.

Cela ne satisfait point.

ÉLISE.

C'est ne rien dire.

DORANTE.

Quant à l'argent qu'il donne librement, outre que la lettre de son meilleur ami lui est une caution suffisante, il n'est pas incompatible qu'une personne soit ridicule en de certaines choses, et honnête homme en d'autres. Et pour la scène d'Alain et de Georgette dans le logis, que quelques-uns ont trouvée longue et froide, il est certain qu'elle n'est pas sans raison; et, de même qu'Arnolphe se trouve attrapé pendant son voyage par la pure innocence de sa maîtresse, 229 il demeure au retour longtemps à sa porte par l'innocence de ses valets, afin qu'il soit partout puni par les choses qu'il a crues faire la sûreté de ses précautions.

LE MARQUIS.

Voilà des raisons qui ne valent rien.

CLIMÈNE.

Tout cela ne fait que blanchir.

ÉLISE.

Cela fait pitié.

DORANTE.

Pour le discours moral que vous appelez un sermon, il est certain que de vrais dévots qui l'ont ouï n'ont pas trouvé qu'il choquât ce que vous dites; et sans doute que ces paroles d'enfer et de chaudières bouillantes sont assez justifiées par l'extravagance d'Arnolphe et par l'innocence de celle à qui il parle. Et, quant au transport amoureux du cinquième acte, qu'on accuse d'être trop outré et trop comique, je voudrois bien savoir si ce n'est pas faire la satire des amans, et si les honnêtes gens même et les plus sérieux, en de pareilles occasions, ne font pas des choses...

LE MARQUIS.

Ma foi, chevalier, tu ferois mieux de te taire.

DORANTE.

Fort bien. Mais enfin, si nous nous regardions nous-mêmes, quand nous sommes bien amoureux...

LE MARQUIS.

Je ne veux pas seulement t'écouter.

DORANTE.

Écoute-moi si tu veux. Est-ce que dans la violence de la passion...

LE MARQUIS.

La, la, la, la, lare, la, la, la, la, la, la.

Il chante.

DORANTE.

Quoi!

LE MARQUIS.

La, la, la, la, lare, la, la, la, la, la, la.

DORANTE.

Je ne sais pas si...

230

LE MARQUIS.

La la, la, la, lare, la, la, la, la, la, la.

URANIE.

Il me semble que...

LE MARQUIS.

La, la, la, la, lare, la, la, la, la, la, la, la, la, la, la.

URANIE.

Il se passe des choses assez plaisantes dans notre dispute. Je trouve qu'on en pourroit bien faire une petite comédie, et que cela ne seroit pas trop mal à la queue de l'École des Femmes.

DORANTE.

Vous avez raison.

LE MARQUIS.

Parbleu! chevalier, tu jouerois là-dedans un rôle qui ne te seroit pas avantageux.

DORANTE.

Il est vrai, marquis.

CLIMÈNE.

Pour moi, je souhaiterois que cela se fît, pourvu qu'on traitât l'affaire comme elle s'est passée.

ÉLISE.

Et moi, je fournirois de bon cœur mon personnage.

LYSIDAS.

Je ne refuserois pas le mien, que je pense.

URANIE.

Puisque chacun en seroit content, chevalier, faites un mémoire de tout, et le donnez à Molière, que vous connoissez, pour le mettre en comédie.

CLIMÈNE.

Il n'aurait garde, sans doute, et ce ne serait pas des vers à sa louange.

URANIE.

Point, point; je connais son humeur: il ne se soucie[180] pas qu'on fronde ses pièces, pourvu qu'il y vienne du monde.

DORANTE.

Oui. Mais quel dénoûment pourroit-il trouver à ceci? Car 231 il ne saurait y avoir ni mariage, ni reconnaissance; et je ne sais point par où l'on pourroit faire finir la dispute.

URANIE.

Il faudroit rêver quelque incident pour cela.

SCÈNE VIII.—CLIMÈNE, URANIE, ÉLISE, DORANTE, LE MARQUIS, LYSIDAS, GALOPIN.

GALOPIN.

Madame, on a servi sur table.

DORANTE.

Ah! voilà justement ce qu'il faut pour le dénoûment que nous cherchions, et l'on ne peut rien trouver de plus naturel. On disputera fort et ferme de part et d'autre, comme nous avons fait, sans que personne se rende; un petit laquais viendra dire qu'on a servi, on se lèvera, et chacun ira souper.

URANIE.

La comédie ne peut pas mieux finir, et nous ferons bien d'en demeurer là.

FIN DE LA CRITIQUE DE L'ÉCOLE DES FEMMES

232


L'IMPROMPTU DE VERSAILLES

COMÉDIE

REPRÉSENTÉE POUR LA PREMIÈRE FOIS A VERSAILLES, LE 14 OCTOBRE 1663, ET A PARIS SUR LE THÉATRE DU PALAIS-ROYAL, LE 4 NOVEMBRE SUIVANT.

On voulait détruire Molière. On le jouait à l'hôtel de Bourgogne sous son costume, avec sa perruque, avec ses tics naturels et sous son propre nom. Les petits gentilshommes, furieux d'être signalés comme turlupins et de voir le marquis de Mascarille remplacer le bouffon de la comédie espagnole, le gracioso, l'attendaient à la porte du théâtre afin de punir ce «garçon nommé Molière». On préparait la requête contre son inceste, que devait présenter, au mois de décembre suivant, le gros Monfleury. Le duc de la Feuillade, dont Molière avait bafoué la critique dédaigneuse, n'avait feint de l'embrasser que pour déchirer le visage du comédien, que les boutons de son pourpoint mirent en sang. Enfin Boursault, devenu l'organe des dévots scrupuleux, l'acusait d'athéisme; au milieu de cette émeute universelle, de cette sédition soulevée contre son génie, il n'avait pour appui que ce génie même, le public et la main royale.

La guerre soutenue par lui, non-seulement amusait la royauté, mais la servait. L'affaiblissement de la noblesse, le niveau passe sur la bourgeoisie et la gentilhommerie de race, ridicule jeté sur tout ce qui s'éloignait de la convenance, peut-être aussi certaines exécutions personnelles que le roi n'indiquait pas, mais qui étaient loin de lui 233 déplaire, tout cela donnait à Molière liberté et même autorité. Il en usa, comme critique moraliste, avec une verve hardie qui semble excessive à Voltaire et que l'on a inculpée à tort. Ses représailles étaient justes. Si Boursault fut joué par lui, Boursault, qui lui avait donné l'exemple, devait subir la loi du talion. Tous les jours on traînait Molière sur le théâtre, et lui-même, allant s'asseoir près des acteurs, comme c'était la coutume, il avait dû subir le spectacle de sa propre parodie et de la caricature odieuse que ses ennemis faisaient en public de sa personne et de ses mœurs. Dans ce duel à bout portant il eût été puéril d'opposer un fleuret boutonné à l'épée ou à la lance.

Le roi lui avait donné huit jours pour répliquer plus vertement encore à ses ennemis. Déjà, dans la Critique de l'École des Femmes, il avait ouvert à deux battants un salon contemporain. L'Impromptu de Versailles introduisit le public dans les coulisses de son propre théâtre, révélant d'un seul coup les rivalités littéraires, les ridicules de cette vie à part, les prétentions des gens de plume et les jalousies de métier. Toujours hardi à déchirer l'enveloppe et la formule qui cachent les réalités, il se mit en jeu lui-même, entouré de sa troupe; il fit comparaître devant le public Boursault, les amateurs et les importuns. Après avoir confessé ses infortunes de mari, il dit ses infortunes de directeur.

Buckingham dans la Répétition[181], où le poëte Dryden joue un rôle si plaisant sous le nom de «poëte Dulaurier;» Shéridan, qui a mis en scène, dans sa petite pièce du Critique, Cumberland orné du sobriquet de sir Fretful Plagiary; enfin, notre Casimir Delavigne, ont essayé tour à tour de reproduire la vie intérieure des acteurs modernes et de faire la comédie de la comédie. La palme est restée à Molière, plus net, plus précis et plus comique qu'eux tous.

La pension de Molière fut augmentée. Ses ennemis attendirent une occasion meilleure. L'admiration et l'estime 234 couronnèrent l'audacieux. Rien ne prouve mieux l'état sain et vigoureux des âmes à cette époque que ce parti pris par la masse du public en faveur du moraliste satirique. Les ridicules et les vices se débattaient et se plaignaient, mais ils avaient le dessous. Dans un temps plus énervé, ils se plaindraient encore... et ils triompheraient.


REMERCIMENT AU ROI

Votre paresse enfin me scandalise,
Ma muse, obéissez-moi;
Il faut, ce matin, sans remise,
Aller au lever du roi.
Vous savez bien pourquoi;
Et ce vous est une honte
De n'avoir pas été plus prompte
A le remercier de ses fameux bienfaits.
Mais il vaut mieux tard que jamais;
Faites donc votre compte
D'aller au Louvre accomplir mes souhaits.
Gardez-vous bien d'être en muse bâtie;
Un air de muse est choquant dans ces lieux;
On y veut des objets à réjouir les yeux
Vous en devez être avertie:
Et vous ferez votre cour beaucoup mieux
Lorsqu'en marquis vous serez travestie.
Vous savez ce qu'il faut pour paraître marquis;
N'oubliez rien de l'air ni des habits;
Arborez un chapeau chargé de trente plumes
Sur une perruque de prix;
235 Que le rabat soit des plus grands volumes,
Et le pourpoint des plus petits.
Mais surtout je vous recommande
Le manteau, d'un ruban sur le dos retroussé;
La galanterie en est grande,
Et parmi les marquis de la plus haute bande
C'est pour être placé.
Avec vos brillantes hardes
Et votre ajustement,
Faites tout le trajet de la salle des gardes;
Et, vous peignant galamment,
Portez de tous côtés vos regards brusquement;
Et ceux que vous pourrez connoître,
Ne manquez pas, d'un haut ton,
De les saluer par leur nom,
De quelque rang qu'ils puissent être.
Cette familiarité
Donne à quiconque en use un air de qualité.
Grattez du peigne à la porte
De la chambre du roi;
Ou si, comme je prévoi,
La presse s'y trouve forte,
Montrez de loin votre chapeau,
Ou montez sur quelque chose
Pour faire voir votre museau,
Et criez sans aucune pause,
D'un ton rien moins que naturel:
Monsieur l'huissier, pour le marquis un tel!
Jetez-vous dans la foule et tranchez du notable,
Coudoyez un chacun, point du tout de quartier;
Pressez, poussez, faites le diable
Pour vous mettre le premier;
Et quand même l'huissier,
A vos désirs inexorable,
Vous trouveroit en face un marquis repoussable,
Ne démordez point pour cela,
Tenez toujours ferme là;
A déboucher la porte il iroit trop du vôtre;
236 Faites qu'aucun n'y puisse pénétrer,
Et qu'on soit obligé de vous laisser entrer
Pour faire entrer quelque autre.
Quand vous serez entré, ne vous relâchez pas:
Pour assiéger la chaise il faut d'autres combats;
Tâchez d'en être des plus proches,
En y gagnant le terrain pas à pas;
Et, si des assiégeans le prévenant amas,
En bouche toutes les approches,
Prenez le parti doucement
D'attendre le prince au passage;
Il connoîtra votre visage,
Malgré votre déguisement;
Et lors, sans tarder davantage,
Faites-lui votre compliment.
Vous pourriez aisément l'étendre,
Et parler des transports qu'en vous font éclater
Les surprenans bienfaits que, sans les mériter,
Sa libérale main sur vous daigne répandre.
Et des nouveaux efforts où s'en va vous porter
L'excès de cet honneur où vous n'osiez prétendre;
Lui dire comme vos désirs
Sont, après ces bontés qui n'ont point de pareilles,
D'employer à sa gloire, ainsi qu'à ses plaisirs,
Tout votre art et toutes vos veilles,
Et là-dessus lui promettre merveilles.
Sur ce chapitre on n'est jamais à sec.
Les muses sont de grandes prometteuses;
Et, comme vos sœurs les causeuses,
Vous ne manquerez pas, sans doute, par le bec.
Mais les grands princes n'aiment guères
Que les compliments qui son courts;
Et le nôtre surtout a bien d'autres affaires
Que d'écouter tous vos discours.
La louange et l'encens n'est pas ce qui le touche:
Dès que vous ouvrirez la bouche
Pour lui parler de grâce et de bienfait,
Il comprendra d'abord ce que vous voulez dire;
237 Et, se mettant doucement à sourire
D'un air qui sur les cœurs fait un charmant effet,
Il passera comme un trait;
Et cela vous doit suffire:
Voilà votre compliment fait.

PERSONNAGES
MOLIÈRE, marquis ridicule.
BRÉCOURT, homme de qualité.
LA GRANGE, marquis ridicule.
DU CROISY, poëte.
LA THORILLIÈRE, marquis fâcheux.
BÉJART, homme qui fait le Nécessaire.
Mlle DUPARC, marquise façonnière.
Mlle BÉJART, prude.
Mlle DEBRIE, sage coquette.
Mlle DU CROISY, peste doucereuse.
Mlle HERVÉ, servante précieuse.
Quatre Nécessaire.
La scène est à Versailles, dans la salle de la comédie.

SCÈNE I.—MOLIÈRE, BRÉCOURT, LA GRANGE, DU CROISY, MESDEMOISELLES DUPARC, BÉJART, DEBRIE, MOLIÈRE, DU CROISY, HERVÉ.

MOLIÈRE, seul, parlant à ses camarades, qui sont derrière le théâtre.

Allons donc, messieurs et mesdames, vous moquez-vous avec votre longueur, et ne voulez-vous pas tous venir ici? La peste soit des gens! Holà, ho! monsieur de Brécourt!

BRÉCOURT, derrière le théâtre.

Quoi?

MOLIÈRE.

Monsieur de la Grange!

238

LA GRANGE, derrière le théâtre.

Qu'est-ce?

MOLIÈRE.

Monsieur du Croisy!

DU CROISY, derrière le théâtre.

Plaît-il?

MOLIÈRE.

Mademoiselle Duparc!

MADEMOISELLE DUPARC, derrière le théâtre.

Eh bien?

MOLIÈRE.

Mademoiselle Béjart!

MADEMOISELLE BÉJART, derrière le théâtre.

Qu'y a-t-il?

MOLIÈRE.

Mademoiselle Debrie!

MADEMOISELLE DEBRIE, derrière le théâtre.

Que veut-on?

MOLIÈRE.

Mademoiselle du Croisy!

MADEMOISELLE DU CROISY, derrière le théâtre.

Qu'est-ce que c'est?

MOLIÈRE.

Mademoiselle Hervé!

MADEMOISELLE HERVÉ, derrière le théâtre.

On y va.

MOLIÈRE.

Je crois que je deviendrai fou avec tous ces gens-ci! Eh! (Brécourt, la Grange, du Croisy entrent.) Têtebleu, messieurs! me voulez-vous faire enrager[182] aujourd'hui?

BRÉCOURT.

Que voulez-vous qu'on fasse? Nous ne savons pas nos rôles, et c'est nous faire enrager vous-même que de nous obliger à jouer de la sorte.

239

MOLIÈRE.

Ah! les étranges animaux à conduire que des comédiens!

Mesdemoiselles Béjart, Duparc, Debrie, Molière, du Croisy et Hervé arrivent.

MADEMOISELLE BÉJART.

Eh bien, nous voilà. Que prétendez-vous faire?

MADEMOISELLE DUPARC.

Quelle est votre pensée?

MADEMOISELLE DEBRIE.

De quoi est-il question?

MOLIÈRE.

De grâce, mettons-nous ici; et, puisque nous voilà tous habillés, et que le roi ne doit venir de deux heures, employons ce temps à répéter notre affaire et voir la manière dont il faut jouer les choses.

LA GRANGE.

Le moyen de jouer ce qu'on ne sait pas?

MADEMOISELLE DUPARC.

Pour moi, je vous déclare que je ne me souviens pas d'un mot de mon personnage.

MADEMOISELLE DEBRIE.

Je sais bien qu'il me faudra souffler le mien d'un bout à l'autre.

MADEMOISELLE BÉJART.

Et moi, je me prépare fort à tenir mon rôle à la main.

MADEMOISELLE MOLIÈRE.

Et moi aussi.

MADEMOISELLE HERVÉ.

Pour moi, je n'ai pas grand'chose à dire.

MADEMOISELLE DU CROISY.

Ni moi non plus; mais, avec cela, je ne répondrois point de ne point manquer.

DU CROISY.

J'en voudrois être quitte pour dix pistoles.

BRÉCOURT.

Et moi, pour vingt bons coups de fouet, je vous assure.

MOLIÈRE.

Vous voilà tous bien malades, d'avoir un méchant rôle à jouer! Et que feriez-vous donc si vous étiez en ma place?

240

MADEMOISELLE BÉJART.

Qui, vous? vous n'êtes pas à plaindre; car, ayant fait la pièce, vous n'avez pas peur d'y manquer.

MOLIÈRE.

Eh! n'ai-je à craindre que le manquement de mémoire? Ne comptez-vous pour rien l'inquiétude d'un succès qui ne regarde que moi seul? Et pensez-vous que ce soit une petite affaire que d'exposer quelque chose de comique devant une assemblée comme celle-ci? que d'entreprendre de faire des personnes qui nous impriment le respect et ne rient que quand elles veulent? Est-il auteur qui ne doive trembler lorsqu'il en vient à cette épreuve? Et n'est-ce pas à moi de dire que je voudrois en être quitte pour toutes les choses du monde?

MADEMOISELLE BÉJART.

Si cela vous faisoit trembler, vous prendriez mieux vos précautions, et n'auriez pas entrepris en huit jours ce que vous avez fait.

MOLIÈRE.

Le moyen de m'en défendre, quand un roi me l'a commandé?

MADEMOISELLE BÉJART.

Le moyen? Une respectueuse excuse fondée sur l'impossibilité de la chose dans le peu de temps qu'on vous donne; et tout autre, en votre place, ménageroit mieux sa réputation, et se seroit bien gardé de se commettre comme vous faites. Où en serez-vous, je vous prie, si l'affaire réussit mal; et quel avantage pensez-vous qu'en prendront tous vos ennemis?

MADEMOISELLE DEBRIE.

En effet, il falloit s'excuser avec respect envers le roi, ou demander du temps davantage.

MOLIÈRE.

Mon Dieu! mademoiselle, les rois n'aiment rien tant qu'une prompte obéissance, et ne se plaisent point du tout à trouver des obstacles. Les choses ne sont bonnes que dans le temps qu'ils les souhaitent; et leur en vouloir reculer le divertissement est en ôter pour eux toute la grâce. Ils veulent des plaisirs qui ne se fassent point attendre, et les 241 moins préparés leur sont toujours les plus agréables. Nous ne devons jamais nous regarder dans ce qu'ils désirent de nous; nous ne sommes que pour leur plaire; et, lorsqu'ils nous ordonnent quelque chose, c'est à nous à profiter vite de l'envie où ils sont. Il vaut mieux s'acquitter mal de ce qu'ils nous demandent que de ne s'en acquitter pas assez tôt; et, si l'on a la honte de n'avoir pas bien réussi, on a toujours la gloire d'avoir obéi vite à leurs commandemens. Mais songeons à répéter, s'il vous plaît.

MADEMOISELLE BÉJART.

Comment prétendez-vous que nous fassions, si nous ne savons pas nos rôles?

MOLIÈRE.

Vous les saurez, vous dis-je; et, quand même vous ne les sauriez pas tout à fait, ne pouvez-vous pas y suppléer de votre esprit, puisque c'est de la prose et que vous savez votre sujet?

MADEMOISELLE BÉJART.

Je suis votre servante. La prose est pis encore que les vers.

MADEMOISELLE MOLIÈRE.

Voulez-vous que je vous dise? vous devriez faire une comédie où vous auriez joué tout seul.

MOLIÈRE.

Taisez-vous, ma femme, vous êtes une bête!

MADEMOISELLE MOLIÈRE.

Grand merci, monsieur mon mari. Voilà ce que c'est! Le mariage change bien les gens, et vous ne m'auriez pas dit cela il y a dix-huit mois.

MOLIÈRE.

Taisez-vous, je vous prie!

MADEMOISELLE MOLIÈRE.

C'est une chose étrange qu'une petite cérémonie soit capable de nous ôter toutes nos belles qualités, et qu'un mari et un galant regardent la même personne avec des yeux si différens.

MOLIÈRE.

Que de discours!

242

MADEMOISELLE MOLIÈRE.

Ma foi, si je faisois une comédie, je la ferais sur ce sujet, je justifierois les femmes de bien des choses dont on les accuse, et je ferois craindre aux maris la différence qu'il y a de leurs manières brusques aux civilités des galans.

MOLIÈRE.

Ah! laissons cela. Il n'est pas question de causer maintenant; nous avons autre chose à faire.

MADEMOISELLE BÉJART.

Mais, puisqu'on vous a commandé de travailler sur le sujet de la critique qu'on a faite contre vous, que n'avez-vous fait cette comédie des comédiens dont vous nous avez parlé il y a longtemps? C'était une affaire toute trouvée et qui venoit fort bien à la chose; et d'autant mieux qu'ayant entrepris de vous peindre, ils[183] vous ouvraient l'occasion de les peindre aussi, et que cela auroit pu s'appeler leur portrait, à bien plus juste titre que tout ce qu'ils ont fait ne peut être appelé le vôtre. Car vouloir contrefaire un comédien dans un rôle comique, ce n'est pas le peindre lui-même, c'est peindre d'après lui les personnages qu'il représente, et se servir des mêmes traits et des mêmes couleurs qu'il est obligé d'employer aux différens tableaux des caractères ridicules qu'il imite d'après nature; mais contrefaire un comédien dans des rôles sérieux, c'est le peindre par des défauts qui sont entièrement de lui, puisque ces sortes de personnages ne veulent ni les gestes ni les tons de voix ridicules dans lesquels on le reconnoît.

MOLIÈRE.

Il est vrai; mais j'ai mes raisons pour ne pas le faire, et je n'ai pas cru, entre nous, que la chose en valût la peine, et puis il falloit plus de temps pour exécuter cette idée. Comme leurs jours[184] de comédie sont les mêmes que les nôtres, à peine ai-je été les voir que trois ou quatre fois depuis que nous sommes à Paris; je n'ai attrapé de leur manière de réciter que ce qui m'a d'abord sauté aux yeux, et j'aurois 243 eu besoin de les étudier davantage pour faire des portraits bien ressemblans.

MADEMOISELLE DUPARC.

Pour moi, j'en ai reconnu quelques-uns dans votre bouche.

MADEMOISELLE DEBRIE.

Je n'ai jamais ouï parler de cela.

MOLIÈRE.

C'est une idée qui m'avoit passé une fois par la tête, et que j'ai laissée là comme une bagatelle, une badinerie, qui peut-être n'auroit pas fait rire.

MADEMOISELLE DEBRIE.

Dites-la-moi un peu, puisque vous l'avez dite aux autres.

MOLIÈRE.

Nous n'avons pas le temps maintenant.

MADEMOISELLE DEBRIE.

Seulement deux mots.

MOLIÈRE.

J'avois songé une comédie[185] où il y auroit eu un poëte, que j'aurois représenté moi-même, qui seroit venu pour offrir une pièce à une troupe de comédiens nouvellement arrivée de la campagne. «Avez-vous, auroit-il dit, des acteurs et des actrices qui soient capables de bien faire valoir un ouvrage? car ma pièce est une pièce...—Eh! monsieur, auroient répondu les comédiens, nous avons des hommes et des femmes qui ont été trouvés raisonnables partout où nous avons passé.—Et qui fait les rois parmi vous?—Voilà un acteur qui s'en démêle[186] parfois.—Qui? ce jeune homme bien fait? Vous moquez-vous? Il faut un roi qui soit gros et gras comme quatre[187]; un roi, morbleu! qui soit entripaillé[188] comme il faut; un roi d'une vaste circonférence, et qui puisse remplir un trône de la belle manière. La belle 244 chose qu'un roi d'une taille galante! Voilà déjà un grand défaut. Mais que je l'entende un peu réciter une douzaine de vers.» Là-dessus le comédien auroit récité, par exemple, quelques vers du roi, de Nicomède:

Te le dirai-je, Araspe? il m'a trop bien servi,
Augmentant mon pouvoir...

le plus naturellement qu'il lui auroit été possible. Et le poëte: «Comment! vous appelez cela réciter? C'est se railler; il faut dire les choses avec emphase. Écoutez-moi:

Te le dirai-je, Araspe? etc.

Voyez-vous cette posture? Remarquez bien cela. Là, appuyez comme il faut le dernier vers. Voilà ce qui attire l'approbation, et fait faire le brouhaha.—Mais, monsieur, auroit répondu le comédien, il me semble qu'un roi, qui s'entretient tout seul avec son capitaine des gardes, parle un peu plus humainement, et ne prend guère ce ton de démoniaque.—Vous ne savez ce que c'est. Allez-vous-en réciter comme vous faites, vous verrez si vous ferez faire aucun ah! Voyons un peu une scène d'amant et d'amante.» Là-dessus une comédienne et un comédien auroient fait une scène ensemble, qui est celle de Camille et du Curiace,

Iras-tu, ma chère âme? et ce funeste honneur
Te plaît-il aux dépens de tout notre bonheur?
Hélas! je vois trop bien, etc.

tout de même que l'autre, et le plus naturellement qu'ils auroient pu. Et le poëte aussitôt: «Vous vous moquez, vous ne faites rien qui vaille, et voici comme il faut réciter cela:

Il imite mademoiselle de Beauchâteau, comédienne de l'hôtel de Bourgogne.

Iras-tu, ma chère âme? etc.
Non, je te connois mieux, etc.

Voyez-vous comme cela est naturel et passionné! Admirez ce visage riant qu'elle conserve dans les plus grandes afflictions.» Enfin, voilà l'idée; et il aurait parcouru de même tous les acteurs et toutes les actrices.

245

MADEMOISELLE DEBRIE.

Je trouve cette idée assez plaisante, et j'en ai reconnu[189] là dès le premier vers. Continuez, je vous prie.

MOLIÈRE, imitant Beauchâteau, comédien de l'hôtel de Bourgogne dans les stances du Cid.

Percé jusques au fond du cœur, etc.

Et celui-ci, le reconnoîtrez-vous bien dans Pompée, de Sertorius?

Il contrefait Hauteroche, comédien de l'hôtel de Bourgogne.

L'inimitié qui règne entre les deux partis
N'y rend pas de l'honneur, etc.

MADEMOISELLE DEBRIE.

Je le reconnois un peu, je pense.

MOLIÈRE.

Et celui-ci?

Imitant de Villiers, comédien de l'hôtel de Bourgogne.

Seigneur, Polybe est mort, etc.

MADEMOISELLE DEBRIE.

Oui, je sais qui c'est; mais il y en a quelques-uns d'entre eux, je crois, que vous auriez peine à contrefaire.

MOLIÈRE.

Mon Dieu! il n'y en a point qu'on ne pût attraper par quelque endroit, si je les avois bien étudiés. Mais vous me faites perdre un temps qui nous est cher. Songeons à nous, de grâce, et ne nous amusons point davantage à discourir. (A la Grange.) Vous, prenez garde à bien représenter avec moi votre rôle de marquis.

MADEMOISELLE MOLIÈRE.

Toujours des marquis!

MOLIÈRE.

Oui, toujours des marquis. Qui diable voulez-vous qu'on prenne pour un caractère agréable de théâtre? Le marquis aujourd'hui est le plaisant de la comédie; et, comme dans toutes les comédies anciennes on voit toujours un valet bouffon qui fait rire les auditeurs, de même, dans toutes 246 nos pièces de maintenant, il faut toujours un marquis ridicule qui divertisse la compagnie.

MADEMOISELLE BÉJART.

Il est vrai, on ne s'en sauroit passer.

MOLIÈRE.

Pour vous, mademoiselle...

MADEMOISELLE DUPARC.

Mon Dieu! pour moi, je m'acquitterai fort mal de mon personnage, et je ne sais pas pourquoi vous m'avez donné ce rôle de façonnière[190].

MOLIÈRE.

Mon Dieu! mademoiselle, voilà comme vous disiez lorsque l'on vous donna celui de la Critique de l'Ecole des femmes; cependant vous vous en êtes acquittée à merveille, et tout le monde est demeuré d'accord qu'on ne peut pas mieux faire que vous avez fait. Croyez-moi, celui-ci sera de même, et vous le jouerez mieux que vous ne pensez.

MADEMOISELLE DUPARC.

Comment cela se pourrait-il faire? Car il n'y a point de personne au monde qui soit moins façonnière que moi.

MOLIÈRE.

Cela est vrai; et c'est en quoi vous faites mieux voir que vous êtes excellente comédienne, de bien représenter un personnage qui est si contraire à votre humeur. Tâchez donc de bien prendre, tous, le caractère de vos rôles, et de vous figurer que vous êtes ce que vous représentez.

A du Croisy.

Vous faites le poëte, vous, et vous devez vous remplir de ce personnage, marquer cet air pédant qui se conserve parmi le commerce du beau monde, ce ton de voix sentencieux et cette exactitude de prononciation qui appuie sur toutes les syllabes, et ne laisse échapper aucune lettre de la plus sévère orthographe.

A Brécourt.

Pour vous, vous faites un honnête homme de cour, comme vous avez déjà fait dans la Critique de l'Ecole des femmes, c'est-à-dire que vous devez prendre un air posé, un ton de 247 voix naturel, et gesticuler le moins qu'il vous sera possible.

A la Grange.

Pour vous, je n'ai rien à vous dire.

A mademoiselle Béjart.

Vous, vous représentez une de ces femmes qui, pourvu qu'elles ne fassent point l'amour, croient que tout le reste leur est permis; de ces femmes qui se retranchent toujours fièrement sur leur pruderie, regardent un chacun de haut en bas, et veulent que toutes les plus belles qualités que possèdent les autres ne soient rien en comparaison d'un misérable honneur dont personne ne se soucie. Ayez toujours ce caractère devant les yeux, pour en bien faire les grimaces.

A mademoiselle Debrie.

Pour vous, faites une de ces femmes qui pensent être les plus vertueuses personnes du monde, pourvu qu'elles sauvent les apparences; de ces femmes qui croient que le péché n'est que dans le scandale, qui veulent conduire doucement les affaires qu'elles ont sur le pied d'attachement honnête, et appellent amis ce que les autres nomment galans. Entrez bien dans ce caractère.

A mademoiselle Molière.

Vous, vous faites le même personnage que dans la Critique, et je n'ai rien à vous dire, non plus qu'à mademoiselle Duparc.

A mademoiselle du Croisy.

Pour vous, vous représentez une de ces personnes qui prêtent doucement des charités[191] à tout le monde; de ces femmes qui donnent toujours le petit coup de langue en passant, et seroient bien fâchées d'avoir souffert qu'on eût dit du bien du prochain. Je crois que vous ne vous acquitterez pas mal de ce rôle.

A mademoiselle Hervé.

Et pour vous, vous êtes la soubrette de la précieuse, qui se mêle de temps en temps dans la conversation, et attrape, comme elle peut, tous les termes de sa maîtresse. Je vous 248 dis tous vos caractères, afin que vous vous les imprimiez fortement dans l'esprit. Commençons maintenant à répéter, et voyons comme cela ira. Ah! voici justement un fâcheux! Il ne nous fallait plus que cela!

SCÈNE II.—LA THORILLIÈRE, MOLIÈRE, BRÉCOURT, LA GRANGE, DU CROISY, mesdemoiselles DUPARC, BÉJART, DEBRIE, MOLIÈRE, DU CROISY, HERVÉ.

LA THORILLIÈRE.

Bonjour, monsieur Molière.

MOLIÈRE.

Monsieur, votre serviteur. (A part.) La peste soit de l'homme!

LA THORILLIÈRE.

Comment vous en va[192]?

MOLIÈRE.

Fort bien, pour vous servir. (Aux actrices.) Mesdemoiselles, ne...

LA THORILLIÈRE.

Je viens d'un lieu où j'ai bien dit du bien de vous.

MOLIÈRE.

Je vous suis obligé. (A part.) Que le diable t'emporte! (Aux acteurs.) Ayez un peu de soin...

LA THORILLIÈRE.

Vous jouez une pièce nouvelle aujourd'hui?

MOLIÈRE.

Oui, monsieur. (Aux actrices.) N'oubliez pas...

LA THORILLIÈRE.

C'est le roi qui vous l'a fait faire?

MOLIÈRE.

Oui, monsieur. (Aux acteurs.) De grâce, songez...

LA THORILLIÈRE.

Comment l'appelez-vous?

MOLIÈRE.

Oui, monsieur.

249

LA THORILLIÈRE.

Je vous demande comment vous la nommez.

MOLIÈRE.

Ah! ma foi, je ne sais. (Aux actrices.) Il faut, s'il vous plaît, que vous...

LA THORILLIÈRE.

Comment serez-vous habillés?

MOLIÈRE.

Comme vous voyez. (Aux acteurs.) Je vous prie...

LA THORILLIÈRE.

Quand commencerez-vous?

MOLIÈRE.

Quand le roi sera venu. (A part.) Au diantre le questionneur!

LA THORILLIÈRE.

Quand croyez-vous qu'il vienne?

MOLIÈRE.

La peste m'étouffe, monsieur, si je le sais!

LA THORILLIÈRE.

Savez-vous point...

MOLIÈRE.

Tenez, monsieur, je suis le plus ignorant homme du monde. Je ne sais rien de tout ce que vous pourrez me demander, je vous jure. (A part.) J'enrage! Ce bourreau vient avec un air tranquille vous faire des questions, et ne se soucie pas qu'on ait en tête d'autres affaires.

LA THORILLIÈRE.

Mesdemoiselles, votre serviteur.

MOLIÈRE.

Ah! bon, le voilà d'un autre côté!

LA THORILLIÈRE, à mademoiselle de Croisy.

Vous voilà belle comme un petit ange. (En regardant mademoiselle Hervé.) Jouez-vous toutes deux aujourd'hui?

MADEMOISELLE DE CROISY.

Oui, monsieur.

LA THORILLIÈRE.

Sans vous, la comédie ne vaudroit pas grand'chose.

MOLIÈRE, bas aux actrices.

Vous ne voulez pas faire en aller cet homme-là?

250

MADEMOISELLE DEBRIE, à la Thorillière.

Monsieur, nous avons ici quelque chose à répéter ensemble.

LA THORILLIÈRE.

Ah! parbleu, je ne veux pas vous empêcher; vous n'avez qu'à poursuivre.

MADEMOISELLE DEBRIE.

Mais...

LA THORILLIÈRE.

Non, non, je serois fâché d'incommoder personne. Faites librement ce que vous avez à faire.

MADEMOISELLE DEBRIE.

Oui; mais...

LA THORILLIÈRE.

Je suis homme sans cérémonie, vous dis-je; et vous pouvez répéter ce qui vous plaira.

MOLIÈRE.

Monsieur, ces demoiselles ont peine à vous dire qu'elles souhaiteroient fort que personne ne fût ici pendant cette répétition.

LA THORILLIÈRE.

Pourquoi? il n'y a point de danger[193] pour moi.

MOLIÈRE.

Monsieur, c'est une coutume qu'elles observent, et vous aurez plus de plaisir quand les choses vous surprendront.

LA THORILLIÈRE.

Je m'en vais donc dire que vous êtes prêts.

MOLIÈRE.

Point du tout, monsieur; ne vous hâtez pas, de grâce!

SCÈNE III.—MOLIÈRE, BRÉCOURT, LA GRANGE, DU CROISY; MESDEMOISELLES DUPARC, BÉJART, DEBRIE, MOLIÈRE, DU CROISY, HERVÉ.

MOLIÈRE.

Ah! que le monde est plein d'impertinens! Or sus, commençons. Figurez-vous donc premièrement que la scène est 251 dans l'antichambre du roi; car c'est un lieu où il se passe tous les jours des choses assez plaisantes. Il est aisé de faire venir là toutes les personnes qu'on veut, et on peut trouver des raisons même pour y autoriser la venue des femmes que j'introduis. La comédie s'ouvre par deux marquis qui se rencontrent.

A la Grange.

Souvenez-vous bien, vous, de venir, comme je vous ai dit, là, avec cet air qu'on nomme le bel air, peignant votre perruque, et grondant une petite chanson entre vos dents. La, la, la, la, la, la. Rangez-vous donc, vous autres, car il faut du terrain à deux marquis; et ils ne sont pas gens à tenir leur personne dans un petit espace. (A la Grange.) Allons, parlez.

LA GRANGE.

«Bonjour, marquis.»

MOLIÈRE.

Mon Dieu! ce n'est point là le ton d'un marquis; il faut le prendre un peu plus haut; et la plupart de ces messieurs affectent une manière de parler particulière, pour se distinguer du commun: Bonjour, marquis. Recommencez donc.

LA GRANGE.

«Bonjour, marquis.

MOLIÈRE.

»Ah! marquis; ton serviteur.

LA GRANGE.

»Que fais-tu là?

MOLIÈRE.

»Parbleu! tu vois; j'attends que tous ces messieurs aient bouché la porte, pour présenter là mon visage.

LA GRANGE.

»Têtebleu! quelle foule! Je n'ai garde de m'y aller frotter, et j'aime bien mieux entrer des derniers.

MOLIÈRE.

»Il y a là vingt gens qui sont fort assurés de n'entrer point, et qui ne laissent pas de se presser et d'occuper toutes les avenues de la porte.

LA GRANGE.

»Crions nos deux noms à l'huissier, afin qu'il nous appelle.

252

MOLIÈRE.

»Cela est bon pour toi; mais, pour moi, je ne veux pas être joué par Molière.

LA GRANGE.

»Je pense pourtant, marquis, que c'est toi qu'il joue dans la Critique.

MOLIÈRE.

»Moi? Je suis ton valet; c'est toi-même en propre personne.

LA GRANGE.

»Ah! ma foi, tu es bon de m'appliquer ton personnage.

MOLIÈRE.

»Parbleu! je te trouve plaisant de me donner ce qui t'appartient.

LA GRANGE, riant.

»Ah! ah! ah! cela est drôle!

MOLIÈRE, riant.

»Ah! ah! ah! cela est bouffon!

LA GRANGE.

»Quoi! tu veux soutenir que ce n'est pas toi qu'on joue dans le marquis de la Critique?

MOLIÈRE.

»Il est vrai, c'est moi. Détestable, morbleu! détestable! tarte à la crème! C'est moi, c'est moi, assurément c'est moi.

LA GRANGE.

»Oui, parbleu! c'est toi, tu n'as que faire de railler; et, si tu veux, nous gagerons, et verrons qui a raison des deux.

MOLIÈRE.

»Et que veux-tu gager encore?

LA GRANGE.

»Je gage cent pistoles que c'est toi.

MOLIÈRE.

»Et moi, cent pistoles que c'est toi.

LA GRANGE.

»Cent pistoles comptant?

253

MOLIÈRE.

»Comptant. Quatre-vingt-dix pistoles sur Amyntas,[194] et dix pistoles comptant.

LA GRANGE.

»Je le veux.

MOLIÈRE.

»Cela est fait.

LA GRANGE.

»Ton argent court grand risque.

MOLIÈRE.

»Le tien est bien aventuré.

LA GRANGE.

»A qui nous en rapporter?

MOLIÈRE.

»Voici un homme qui nous jugera. (A Brécourt.) Chevalier...

BRÉCOURT.

»Quoi?»

MOLIÈRE.

Bon! voilà l'autre qui prend le ton de marquis! vous ai-je pas dit que vous faites un rôle où l'on doit parler naturellement?

BRÉCOURT.

Il est vrai.

MOLIÈRE.

Allons donc. «Chevalier...

BRÉCOURT.

»Quoi?

MOLIÈRE.

»Juge-nous un peu sur une gageure que nous avons faite.

BRÉCOURT.

»Et quelle?

MOLIÈRE.

»Nous disputons qui est le marquis de la Critique de Molière; il gage que c'est moi, et moi je gage que c'est lui.

254

BRÉCOURT.

»Et moi, je juge que ce n'est ni l'un ni l'autre. Vous êtes fous tous deux de vouloir vous appliquer ces sortes de choses; et voilà de quoi j'ouïs l'autre jour se plaindre Molière, parlant à des personnes qui le chargeoient de même chose que vous. Il disoit que rien ne lui donnoit du déplaisir comme d'être accusé de regarder quelqu'un dans les portraits qu'il fait; que son dessein est de peindre les mœurs sans vouloir toucher aux personnes, et que tous les personnages qu'il représente sont des personnages en l'air, et des fantômes proprement[195], qu'il habille à sa fantaisie, pour réjouir les spectateurs; qu'il seroit bien fâché d'y avoir jamais marqué qui que ce soit; et que, si quelque chose étoit capable de le dégoûter de faire des comédies, c'étoient les ressemblances qu'on y vouloit toujours trouver, et dont ses ennemis tâchoient malicieusement d'appuyer la pensée, pour lui rendre de mauvais offices auprès de certaines personnes à qui il n'a jamais pensé. Et, en effet, je trouve qu'il a raison: car pourquoi vouloir, je vous prie, appliquer tous ses gestes et toutes ses paroles, et chercher à lui faire des affaires en disant hautement: Il joue un tel, lorsque ce sont des choses qui peuvent convenir à cent personnes? Comme l'affaire de la comédie est de représenter en général tous les défauts des hommes, et principalement des hommes de notre siècle, il est impossible à Molière de faire aucun caractère qui ne rencontre quelqu'un dans le monde; et, s'il faut qu'on l'accuse d'avoir songé toutes les personnes où l'on peut trouver les défauts qu'il peint, il faut, sans doute, qu'il ne fasse plus de comédies.

MOLIÈRE.

»Ma foi, chevalier, tu veux justifier Molière, et épargner notre ami que voilà.

LA GRANGE.

»Point du tout. C'est toi qu'il épargne; et nous trouverons d'autres juges.

255

MOLIÈRE.

»Soit. Mais, dis-moi chevalier, crois-tu que ton Molière est épuisé maintenant, et qu'il ne trouvera plus de matière pour...

BRÉCOURT.

»Plus de matière? Eh! mon pauvre marquis, nous lui en fournirons toujours assez; et nous ne prenons guère le chemin de nous rendre sages pour[196] tout ce qu'il fait et tout ce qu'il dit.»

MOLIÈRE.

Attendez, il faut marquer davantage tout cet endroit. Écoutez-le dire un peu. «Et qu'il ne trouvera plus de matière pour...—plus de matière? Eh! mon pauvre marquis, nous lui en fournirons toujours assez, et nous ne prenons guère le chemin de nous rendre sages pour tout ce qu'il fait et tout ce qu'il dit. Crois-tu qu'il ait épuisé dans ses comédies tout le ridicule des hommes? Et, sans sortir de la cour, n'a-t-il pas encore vingt caractères de gens où il n'a point touché? N'a-t-il pas, par exemple, ceux qui se font les plus grandes amitiés du monde, et, qui le dos tourné, font galanterie de se déchirer l'un l'autre? N'a-t-il pas ces adulateurs à outrance, ces flatteurs insipides, qui n'assaisonnent d'aucun sel les louanges qu'ils donnent, et dont toutes les flatteries ont une douceur fade qui fait mal au cœur à ceux qui les écoutent? N'a-t-il pas ces lâches courtisans de la faveur, ces perfides adorateurs de la fortune, qui vous encensent dans la prospérité, et vous accablent dans la disgrâce? N'a-t-il pas ceux qui sont toujours mécontens de la cour, ces suivans inutiles, ces incommodes assidus, ces gens, dis-je, qui, pour services, ne peuvent compter que des importunités, et qui veulent que l'on les récompense d'avoir obsédé le prince dix ans durant? N'a-t-il pas ceux qui caressent également tout le monde, qui promènent leurs civilités à droite et à gauche, et courent à tous ceux qu'ils voient avec les mêmes embrassades et les mêmes protestations d'amitié?—Monsieur, votre très-humble serviteur. Monsieur, 256 je suis tout à votre service. Tenez-moi des vôtres, mon cher. Faites état de moi, monsieur, comme du plus chaud de vos amis. Monsieur, je suis ravi de vous embrasser. Ah! monsieur, je ne vous voyois pas! Faites-moi la grâce de m'employer. Soyez persuadé que je suis entièrement à vous. Vous êtes l'homme du monde que je révère le plus. Il n'y a personne que j'honore à l'égal de vous. Je vous conjure de le croire. Je vous supplie de n'en point douter. Serviteur. Très-humble valet.—Va, va, marquis, Molière aura toujours plus de sujets qu'il n'en voudra; et tout ce qu'il a touché jusqu'ici n'est rien que bagatelle au prix de ce qui reste.» Voilà à peu près comme cela doit être joué.

BRÉCOURT.

C'est assez.

MOLIÈRE.

Poursuivez.

BRÉCOURT.

«Voici Climène et Élise.»

MOLIÈRE, à mesdemoiselles Duparc et Molière.

Là-dessus vous arriverez toutes deux. (A mademoiselle Duparc.) Prenez bien garde, vous, à vous déhancher comme il faut et à faire bien des façons. Cela vous contraindra un peu; mais qu'y faire? Il faut parfois se faire violence.

MADEMOISELLE MOLIÈRE.

«Certes, madame, je vous ai reconnue de loin, et j'ai bien vu à votre air que ce ne pouvoit être une autre que vous.

MADEMOISELLE DUPARC.

»Vous voyez. Je viens attendre ici la sortie d'un homme avec qui j'ai une affaire à démêler.

MADEMOISELLE MOLIÈRE.

»Et moi de même.»

MOLIÈRE.

Mesdames, voilà des coffres qui vous serviront de fauteuils.

MADEMOISELLE DUPARC.

«Allons, madame, prenez place, s'il vous plaît.

MADEMOISELLE MOLIÈRE.

»Après vous madame.»

257

MOLIÈRE.

Bon. Après ces petites cérémonies muettes, chacun prendra et parlera assis, hors les marquis, qui tantôt se lèveront, et tantôt s'assoiront, suivant leur inquiétude naturelle. «Parbleu! chevalier, tu devrois faire prendre médecine à tes canons.

BRÉCOURT.

»Comment?

MOLIÈRE.

»Ils se portent fort mal.

BRÉCOURT.

»Serviteur à la turlupinade!

MADEMOISELLE MOLIÈRE.

»Mon Dieu! madame, que je vous trouve le teint d'une blancheur éblouissante, et les lèvres d'une couleur de feu surprenante!

MADEMOISELLE DUPARC.

»Ah! que dites-vous là, madame? Ne me regardez point, je suis du dernier laid aujourd'hui.

MADEMOISELLE MOLIÈRE.

»Eh! madame, levez un peu votre coiffe.

MADEMOISELLE DUPARC.

»Fi! je suis épouvantable, vous dis-je, et je me fais peur à moi-même.

MADEMOISELLE MOLIÈRE.

»Vous êtes si belle!

MADEMOISELLE DUPARC.

»Point, point.

MADEMOISELLE MOLIÈRE.

»Montrez-vous.

MADEMOISELLE DUPARC.

»Ah! fi donc! je vous prie.

MADEMOISELLE MOLIÈRE.

»De grâce!

MADEMOISELLE DUPARC.

»Mon Dieu, non.

MADEMOISELLE MOLIÈRE.

»Si fait.

MADEMOISELLE DUPARC.

»Vous me désespérez.

258

MADEMOISELLE MOLIÈRE.

»Un moment.

MADEMOISELLE DUPARC.

»Hai!

MADEMOISELLE MOLIÈRE.

»Résolûment, vous vous montrerez. On ne peut point se passer de vous voir.

MADEMOISELLE DUPARC.

»Mon Dieu, que vous êtes une étrange personne! vous voulez furieusement ce que vous voulez.

MADEMOISELLE MOLIÈRE.

»Ah! madame, vous n'avez aucun désavantage à paroître au grand jour, je vous jure! Les méchantes gens, qui assuroient que vous mettiez quelque chose[197]! Vraiment, je les démentirai bien maintenant.

MADEMOISELLE DUPARC.

»Hélas! je ne sais pas seulement ce qu'on appelle mettre quelque chose. Mais où vont ces dames?

MADEMOISELLE DEBRIE.

»Vous voulez bien, mesdames, que nous vous donnions en passant la plus agréable nouvelle du monde? Voilà M. Lysidas qui vient de nous avertir qu'on a fait une pièce contre Molière, que les grands comédiens vont jouer.

MOLIÈRE.

»Il est vrai, on me l'a voulu lire; et c'est un nommé Br... Brou... Brossaut qui l'a faite.

DU CROISY.

»Monsieur, elle est affichée sous le nom de Boursault. Mais, à vous dire le secret, bien des gens ont mis la main à cet ouvrage, et l'on en doit concevoir une assez haute attente. Comme tous les auteurs et tous les comédiens regardent Molière comme leur plus grand ennemi, nous nous sommes tous unis pour le desservir. Chacun de nous a donné un coup de pinceau à son portrait; mais nous nous sommes bien gardés d'y mettre nos noms; il lui auroit été trop glorieux de succomber, aux yeux du monde, sous les efforts de tout le Parnasse; et, pour rendre sa défaite 259 plus ignominieuse, nous avons voulu choisir tout exprès un auteur sans réputation.

MADEMOISELLE DUPARC.

»Pour moi, je vous avoue que j'en ai toutes les joies imaginables.

MOLIÈRE.

»Et moi aussi. Par la sambleu! le railleur sera raillé; il aura sur les doigts, ma foi!

MADEMOISELLE DUPARC.

»Cela lui apprendra à vouloir satiriser tout. Comment! cet impertinent ne veut pas que les femmes aient de l'esprit! Il condamne toutes nos expressions élevées, et prétend que nous parlions toujours terre à terre!

MADEMOISELLE DEBRIE.

»Le langage n'est rien; mais il censure tous nos attachemens, quelque innocens qu'ils puissent être; et, de la façon qu'il en parle, c'est être criminelle que d'avoir du mérite.

MADEMOISELLE DU CROISY.

»Cela est insupportable. Il n'y a pas une femme qui puisse plus rien faire. Que ne laisse-t-il en repos nos maris, sans leur ouvrir les yeux, et leur faire prendre garde à des choses dont ils ne s'avisent pas?

MADEMOISELLE BÉJART.

»Passe pour tout cela; mais il satirise même les femmes de bien, et ce méchant plaisant leur donne le titre d'honnêtes diablesses.

MADEMOISELLE MOLIÈRE.

»C'est un impertinent. Il faut qu'il en ait tout le soûl.

DU CROISY.

»La représentation de cette comédie, madame, aura besoin d'être appuyée; et les comédiens de l'hôtel...

MADEMOISELLE DUPARC.

»Mon Dieu! qu'ils n'appréhendent rien. Je leur garantis le succès de leur pièce, corps pour corps.

MADEMOISELLE MOLIÈRE

»Vous avez raison, madame. Trop de gens sont intéressés à la trouver belle. Je vous laisse à penser si tout ceux qui se croient satirisés par Molière ne prendront pas l'occasion 260 de se venger de lui en applaudissant à cette comédie.

BRÉCOURT, ironiquement.

»Sans doute; et pour moi je réponds de douze marquis, de six précieuses, de vingt coquettes et de trente cocus, qui ne manqueront pas d'y battre les mains.

MADEMOISELLE MOLIÈRE.

»En effet. Pourquoi aller offenser toutes ces personnes-là, et particulièrement les cocus, qui sont les meilleures gens du monde?

MOLIÈRE.

»Par la sambleu! on m'a dit qu'on le va dauber, lui et toutes ses comédies, de la belle manière; et que les comédiens et les auteurs, depuis le cèdre jusqu'à l'hysope, sont diablement animés contre lui.

MADEMOISELLE MOLIÈRE.

»Cela lui sied fort bien. Pourquoi fait-il de méchantes pièces que tout Paris va voir, et où il peint si bien les gens, que chacun s'y connoît? Que ne fait-il des comédies comme celles de M. Lysidas? il n'auroit personne contre lui, et tous les auteurs en diroient du bien. Il est vrai que de semblables comédies n'ont pas ce grand concours de monde; mais, en revanche, elles sont toujours bien écrites, personne n'écrit contre elles, et tous ceux qui les voient meurent d'envie de les trouver belles.

DU CROISY.

»Il est vrai que j'ai l'avantage de ne point faire d'ennemis, et que tous mes ouvrages ont l'approbation des savans.

MADEMOISELLE MOLIÈRE.

»Vous faites bien d'être content de vous. Cela vaut mieux que tous les applaudissements du public, et que tout l'argent qu'on sauroit gagner aux pièces de Molière. Que vous importe qu'il vienne du monde à vos comédies, pourvu qu'elles soient approuvées par messieurs vos confrères?

LA GRANGE.

»Mais quand jouera-t-on le Portrait du Peintre?

DU CROISY.

»Je ne sais; mais je me prépare fort à paroître des premiers sur les rangs, pour crier: Voilà qui est beau!

261

MOLIÈRE.

»Et moi de même, parbleu!

LA GRANGE.

»Et moi aussi, Dieu me sauve!

MADEMOISELLE DUPARC.

»Pour moi, j'y payerai de ma personne comme il faut; et je réponds d'une bravoure d'approbation qui mettra en déroute tous les jugemens ennemis. C'est bien la moindre chose que nous devions faire, que d'épauler de nos louanges le vengeur de nos intérêts!

MADEMOISELLE MOLIÈRE.

»C'est fort bien dit.

MADEMOISELLE DEBRIE.

»Et ce qu'il nous faut faire toutes.

MADEMOISELLE BÉJART.

»Assurément.

MADEMOISELLE DU CROISY.

»Sans doute.

MADEMOISELLE HERVÉ.

»Point de quartier à ce contrefaiseur de gens.

MOLIÈRE.

»Ma foi, chevalier, mon ami, il faudra que ton Molière se cache.

BRÉCOURT.

»Qui? lui! Je te promets, marquis, qu'il fait dessein d'aller sur le théâtre rire, avec tous les autres, du portrait qu'on a fait de lui.

MOLIÈRE.

»Parbleu! ce sera donc du bout des dents qu'il rira.

BRÉCOURT.

»Va, va, peut-être qu'il y trouvera plus de sujets de rire que tu ne penses. On m'a montré la pièce; et comme tout ce qu'il y a d'agréable sont[198] effectivement les idées qui ont été prises de Molière, la joie que cela pourra donner n'aura pas lieu de lui déplaire, sans doute; car, pour l'endroit où l'on s'efforce de le noircir, je suis le plus trompé du monde si cela est approuvé de personne; et, quant à tous les gens 262 qu'ils ont tâché d'animer contre lui, sur ce qu'il fait, dit-on, des portraits trop ressemblans, outre que cela est de fort mauvaise grâce, je ne vois rien de plus ridicule et de plus mal repris; et je n'avois pas cru jusqu'ici que ce fût un sujet de blâme pour un comédien que de peindre trop bien les hommes.

LA GRANGE.

»Les comédiens m'ont dit qu'ils l'attendoient sur la réponse, et que...

BRÉCOURT.

»Sur la réponse? ma foi, je le trouverois un grand fou s'il se mettoit en peine de répondre à leurs invectives. Tout le monde sait assez de quel motif elles peuvent partir, et la meilleure réponse qu'il leur puisse faire, c'est une comédie qui réussisse comme toutes ses autres. Voilà le vrai moyen de se venger d'eux comme il faut; et, de l'humeur dont je le connois, je suis fort assuré qu'une pièce nouvelle qui leur enlèvera le monde les fâchera bien plus que toutes les satires qu'on pourroit faire de leurs personnes.

MOLIÈRE.

»Mais chevalier...»

MADEMOISELLE BÉJART.

Souffrez que j'interrompe pour un peu la répétition. (A Molière.) Voulez-vous que je vous dise? Si j'avois été en votre place, j'aurois poussé les choses autrement. Tout le monde attend de vous une réponse vigoureuse; et, après la manière dont on m'a dit que vous étiez traité dans cette comédie, vous étiez en droit de tout dire contre les comédiens, et vous devriez n'en épargner aucun.

MOLIÈRE.

J'enrage de vous ouïr parler de la sorte, et voilà votre manie, à vous autres femmes. Vous voudriez que je prisse feu d'abord contre eux, et qu'à leur exemple, j'allasse éclater promptement en invectives et en injures. Le bel honneur que j'en pourrois tirer, et le grand dépit que je leur ferois! Ne se sont-ils pas préparés de bonne volonté à ces sortes de choses? et lorsqu'ils ont délibéré s'ils joueroient le Portrait du Peintre, sur la crainte d'une riposte, quelques-uns d'entre eux n'ont-ils pas répondu: «Qu'il nous rende toutes les 263 injures qu'il voudra, pourvu que nous gagnions de l'argent?» N'est-ce pas là la marque d'une âme fort sensible à la honte? et ne me vengerois-je pas bien d'eux, en leur donnant ce qu'ils veulent bien recevoir?

MADEMOISELLE DEBRIE.

Ils se sont fort plaints, toutefois, de trois ou quatre mots que vous avez dits d'eux dans la Critique et dans vos Précieuses.

MOLIÈRE.

Il est vrai, ces trois ou quatre mots sont fort offensans, et ils ont grande raison de les citer. Allez, allez, ce n'est pas cela: le plus grand mal que je leur ai fait, c'est que j'ai eu le bonheur de plaire un peu plus qu'ils n'auroient voulu; et tout leur procédé, depuis que nous sommes venus à Paris, a trop marqué ce qui les touche. Mais laissons-les faire tant qu'ils voudront; toutes leurs entreprises ne doivent point m'inquiéter. Ils critiquent mes pièces, tant mieux; et Dieu me garde d'en faire jamais qui leur plaisent; ce seroit une mauvaise affaire pour moi.

MADEMOISELLE DEBRIE.

Il n'y a pas grand plaisir pourtant à voir déchirer ses ouvrages.

MOLIÈRE.

Et qu'est-ce que cela me fait? N'ai-je pas obtenu de ma comédie tout ce que j'en voulois obtenir, puisqu'elle a eu le bonheur d'agréer aux augustes personnes à qui particulièrement je m'efforce de plaire? N'ai-je pas lieu d'être satisfait de sa destinée, et toutes leurs censures ne viennent-elles pas trop tard? Est-ce moi, je vous prie, que cela regarde maintenant? et, lorsqu'on attaque une pièce qui a eu du succès, n'est-ce pas attaquer plutôt le jugement de ceux qui l'ont approuvée que l'art de celui qui l'a faite?

MADEMOISELLE DEBRIE.

Ma foi, j'aurois joué ce petit monsieur l'auteur, qui se mêle d'écrire contre des gens qui ne songent pas à lui.

MOLIÈRE.

Vous êtes folle. Le beau sujet à divertir la cour, que M. Boursault! Je voudrois bien savoir de quelle façon on pourroit l'ajuster pour le rendre plaisant; et si, quand on le 264 berneroit sur un théâtre, il seroit assez heureux pour faire rire le monde. Ce lui seroit trop d'honneur que d'être joué devant une auguste assemblée; il ne demanderoit pas mieux, et il m'attaque de gaieté de cœur pour se faire connoître, de quelque façon que ce soit. C'est un homme qui n'a rien à perdre, et les comédiens ne me l'ont déchaîné que pour m'engager à une sotte guerre, et me détourner, par cet artifice, des autres ouvrages que j'ai à faire; et cependant vous êtes assez simples pour donner toutes dans ce panneau. Mais enfin, j'en ferai ma déclaration publiquement. Je ne prétends faire aucune réponse à toutes leurs critiques et leurs contre-critiques. Qu'ils disent tous les maux du monde de mes pièces, j'en suis d'accord. Qu'ils s'en saisissent après nous; qu'ils les retournent comme un habit pour les mettre sur leur théâtre, et tâchent à profiter de quelque agrément qu'on y trouve et d'un peu de bonheur que j'ai, j'y consens, ils en ont besoin; et je serai bien aise de contribuer à les faire subsister, pourvu qu'ils se contentent de ce que je puis leur accorder avec bienséance. La courtoisie doit avoir des bornes; et il y a des choses qui ne font rire ni les spectateurs, ni celui dont on parle. Je leur abandonne de bon cœur mes ouvrages, ma figure, mes gestes, mes paroles, mon ton de voix et ma façon de réciter pour en faire et dire tout ce qu'il leur plaira, s'ils en peuvent tirer quelque avantage. Je ne m'oppose point à toutes ces choses, et je serai ravi que cela puisse réjouir le monde; mais, en leur abandonnant tout cela, ils me doivent faire la grâce de me laisser le reste, et de ne point toucher à des matières de la nature de celles sur lesquelles on m'a dit qu'ils m'attaquoient dans leurs comédies. C'est de quoi je prierai civilement cet honnête monsieur qui se mêle d'écrire pour eux, et voilà toute la réponse qu'ils auront de moi.

MADEMOISELLE BÉJART.

Mais enfin...

MOLIÈRE.

Mais enfin, vous me feriez devenir fou. Ne parlons point de cela davantage; nous nous amusons à faire des discours au lieu de répéter notre comédie. Où en étions-nous? Je ne m'en souviens plus.

265

MADEMOISELLE DEBRIE.

Vous en étiez à l'endroit...

MOLIÈRE.

Mon Dieu! j'entends du bruit; c'est le roi qui arrive, assurément; et je vois bien que nous n'aurons pas le temps de passer outre. Voilà ce que c'est de s'amuser! Oh! bien, faites donc, pour le reste, du mieux qu'il vous sera possible.

MADEMOISELLE BÉJART.

Par ma foi, la frayeur me prend; et je ne saurois aller jouer mon rôle, si je ne le répète tout entier.

MOLIÈRE.

Comment! vous ne sauriez aller jouer votre rôle?

MADEMOISELLE BÉJART.

Non.

MADEMOISELLE DUPARC.

Ni moi, le mien.

MADEMOISELLE DEBRIE.

Ni moi non plus.

MADEMOISELLE MOLIÈRE.

Ni moi.

MADEMOISELLE HERVÉ.

Ni moi.

MADEMOISELLE DU CROISY.

Ni moi.

MOLIÈRE.

Que pensez-vous donc faire? Vous moquez-vous toutes de moi?

SCÈNE IV.—BÉJART, MOLIÈRE, LA GRANGE, DU CROISY, MESDEMOISELLES DUPARC, BÉJART, DEBRIE, MOLIÈRE, DU CROISY, HERVÉ.

BÉJART.

Messieurs, je viens vous avertir que le roi est venu, et qu'il attend que vous commenciez.

MOLIÈRE.

Ah! monsieur, vous me voyez dans la plus grande peine du monde; je suis désespéré à l'heure que je vous parle! Voici des femmes qui s'effrayent et qui disent qu'il leur faut 266 répéter leurs rôles avant que d'aller commencer. Nous demandons, de grâce, encore un moment. Le roi a de la bonté, et il sait que la chose a été précipitée.

SCÈNE V.—MOLIÈRE, LA GRANGE, DU CROISY, MESDEMOISELLES DU PARC, BÉJART, DEBRIE, MOLIÈRE, DU CROISY, HERVÉ.

MOLIÈRE.

Eh! de grâce, tâchez de vous remettre; prenez courage, je vous prie.

MADEMOISELLE DUPARC.

Vous devez vous aller excuser.

MOLIÈRE.

Comment m'excuser?

SCÈNE VI.—MOLIÈRE, LA GRANGE, DU CROISY, MESDEMOISELLES DUPARC, BÉJART, DEBRIE, MOLIÈRE, DU CROISY, HERVÉ, UN NÉCESSAIRE[199].

LE NÉCESSAIRE.

Messieurs, commencez donc.

MOLIÈRE.

Tout à l'heure, monsieur. Je crois que je perdrai l'esprit de cette affaire-ci, et...

SCÈNE VII.—MOLIÈRE, LA GRANGE, DU CROISY, MESDEMOISELLES DUPARC, BÉJART, DEBRIE, MOLIÈRE, DU CROISY, HERVÉ, UN NÉCESSAIRE, UN SECOND NÉCESSAIRE.

LE SECOND NÉCESSAIRE.

Messieurs, commencez donc.

MOLIÈRE.

Dans un moment, monsieur. (A ses camarades.) Eh quoi donc! voulez-vous que j'aie l'affront?

267

SCÈNE VIII.—MOLIÈRE, LA GRANGE, DU CROISY, MESDEMOISELLES DUPARC, BÉJART, DEBRIE, MOLIÈRE, DU CROISY, HERVÉ, UN NÉCESSAIRE, UN SECOND NÉCESSAIRE, UN TROISIÈME NÉCESSAIRE.

LE TROISIÈME NÉCESSAIRE.

Messieurs, commencez donc.

MOLIÈRE.

Oui, monsieur, nous y allons. Eh! que de gens se font de fête et viennent dire: Commencez donc, à qui le roi ne l'a pas commandé!

SCÈNE IX.—MOLIÈRE, LA GRANGE, DU CROISY, MESDEMOISELLES DUPARC, BÉJART, DEBRIE, MOLIÈRE, DU CROISY, HERVÉ, UN NÉCESSAIRE, UN SECOND NÉCESSAIRE, UN TROISIÈME NÉCESSAIRE, UN QUATRIÈME NÉCESSAIRE.

LE QUATRIÈME NÉCESSAIRE.

Messieurs, commencez donc.

MOLIÈRE.

Voilà qui est fait, monsieur. (A ses camarades.) Quoi donc! recevrai-je la confusion...

SCÈNE X.—BÉJART, MOLIÈRE, LA GRANGE, DU CROISY, MESDEMOISELLES DUPARC, BÉJART, DEBRIE, MOLIÈRE, DU CROISY, HERVÉ.

MOLIÈRE.

Monsieur, vous venez pour nous dire de commencer, mais...

BÉJART.

Non, messieurs; je viens pour vous dire qu'on a dit au roi l'embarras où vous vous trouviez, et que, par une bonté toute particulière, il remet votre nouvelle comédie à une autre fois, et se contente, pour aujourd'hui, de la première que vous pourrez donner.

268

MOLIÈRE.

Ah! monsieur, vous me redonnez la vie! Le roi nous fait la plus grande grâce du monde de nous donner du temps pour ce qu'il avoit souhaité, et nous allons tous le remercier des extrêmes bontés qu'il nous fait paroître.

FIN DE L'IMPROMPTU DE VERSAILLES.


269

LE MARIAGE FORCÉ

COMÉDIE-BALLET

REPRÉSENTÉE AU LOUVRE LES 29 ET 31 JANVIER 1664, ET SUR LE THÉATRE DU PALAIS-ROYAL, LE 15 FÉVRIER SUIVANT.

Molière est devenu le maître des cérémonies comiques de Louis XIV. Dès que le roi veut amuser sa cour, c'est à Molière qu'il s'adresse; à peine lui laisse-t-il le temps de créer des personnages, de tracer des caractères, d'inventer une action. Il faut des danses, une comédie, de la musique, et que tout sorte de terre, improvisé pour ainsi dire. Bien en prenait à Molière, qui avait alors quarante-deux ans, d'avoir vécu dans l'observation et l'étude attentive du monde et des hommes, de se trouver maître absolu d'une troupe excellente, et d'être placé sous la protection immédiate et vigilante du monarque; il n'aurait pu, dans des conditions différentes, accomplir les tours de force qui lui étaient imposés.

Vers la fin de 1663, Louis XIV, devenu l'idole de sa cour et surtout des femmes, voulut danser un pas de ballet avec ses seigneurs, et, sans s'inquiéter du reste, il ordonna à Molière d'improviser un ballet. Molière obéit. Le 29 janvier 1664, le Ballet du roi, en trois actes, fut exécuté sur le théâtre de la cour, au Louvre.

C'est celui que nous donnons plus bas, et qui, divisé en trois actes, permit au roi, sous le costume d'un Égyptien, de déployer, devant la cour et mademoiselle de la Vallière elle-même, les grâces de son élégance naturelle. La célèbre Bergerotta, la première cantatrice de l'époque, chanta des couplets espagnols en partie avec quatre 270 autres concertans espagnols et italiens; et un petit grotesque italien, Lulli, qui devait parcourir une si éclatante carrière, parut à la tête d'une bande joyeuse et d'un burlesque charivari.

Quand il fallut extraire, au bénéfice du public, une comédie de ce ballet, Molière supprima la division des actes, la danse, les chants, tout l'appareil pittoresque, et fit du Ballet du roi le Mariage forcé tel que nous le possédons aujourd'hui. Il y reste encore des traces de la première conception de l'auteur. C'est une esquisse italienne des plus vives et des plus colorées; les Égyptiens qui dansent contrastent vivement avec les figures aristotéliques de Marphurius et de Pancrace, et le sentiment de l'harmonie, que Molière possédait au plus haut degré, accorde dans un fantasque ensemble le caprice de Callot, la satire de Rabelais et la verve des bouffons.

Non que Molière cesse d'être philosophe. C'est toujours la sévérité doctorale du vieux monde que Molière poursuit de son ironie et de son mépris; c'est le fanatisme pédantesque dictant l'arrêt de mort prononcé en 1624 par le parlement de Paris contre les ennemis d'Aristote; ce sont les retardataires de l'Université et de la Sorbonne; c'est Marphurius qui doute de tout, c'est Pancrace qui dogmatise sur tout. Molière va rechercher dans la Jalousie du Barbouillé les vieilles armes qu'il a fourbies contre eux dans sa première jeunesse. Il attaque aussi, comme il l'a déjà fait, l'inégalité des âges dans l'union conjugale, les vieillards qui veulent pour femmes des jeunes filles, la contrainte imposée aux penchants naturels, l'esclavage des femmes et la servitude en général. Il ne ménage pas davantage la colère hargneuse des savants, le pédantisme ridicule, l'inhabileté aux choses de la vie, la morale ignoble qui se fait des vertus de ses cupidités, ou la sensualité décrépite de ce bourgeois qui veut avoir des petits sortis de lui. Il signale, avec une liberté gauloise empruntée à Rabelais, les terribles résultats de cette servitude de la femme dans sa jeunesse; le père qui se débarrasse de sa fille au moyen d'une dot, la fille qui se débarrasse de son père et de son esclavage au moyen d'un mari.

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Voltaire a tort de critiquer la bouffonnerie excessive de cette œuvre, qui n'est autre chose que la continuation philosophique des idées de Molière. Il a puisé çà et là dans les faits contemporains des souvenirs et des motifs dont il a disposé selon son génie. Il s'est souvenu des frères Hamilton, poursuivant de Londres à Douvres le comte de Grammont et lui criant de loin:

«—N'avez-vous rien oublié à Londres?

»—Pardonnez-moi, j'ai oublié d'épouser votre sœur, et j'y retourne.»

Un certain marquis de la Trousse, qui ne souffrait pas d'être regardé de travers, et qui, avant de tuer son homme, l'accablait de politesses; enfin les nouveaux efforts des vieux docteurs pour écraser judiciairement la philosophie de Descartes, étaient présents à l'esprit de Molière, qui, chaque jour plus puissant, devenait pour eux plus cruel et plus terrible.

Armande ne joua point dans cet impromptu, où mademoiselle Duparc, objet ravissant et de belle taille, dit Loret,

«Rendit les gens ébaudis
»Par ses appas et sa prestance,
»Par ses beaux pas et par sa danse.»

Le succès du ballet fut ratifié, le 15 février suivant, par le Bourgeois, comme s'exprime encore Loret, et la faveur dont jouissait Molière à la cour s'accrut encore de son succès populaire.

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PERSONNAGES ACTEURS
SGANARELLE. Molière.
GÉRONIMO. la Thorillière.
DORIMÈNE, jeune coquette, promise à Sganarelle. Mlle Duparc.
ALCANTOR, père de Dorimène. Béjart.
ALCIDAS, frère de Dorimène. La Grange.
LYCASTE, amant de Dorimène.
PANCRACE, docteur aristotélicien. Brécourt.
MARPHURIUS, docteur pyrrhonien. Du Croisy.
Deux Égyptiennes. { Mlle Béjart.
Mlle Debrie.
La scène est sur une place publique.

SCÈNE I.—SGANARELLE, parlant à ceux qui sont dans sa maison.

Je suis de retour dans un moment. Que l'on ait bien soin du logis, et que tout aille comme il faut. Si l'on m'apporte de l'argent, que l'on me vienne querir vite chez le seigneur Géronimo: et, si l'on vient m'en demander, qu'on dise que je suis sorti, et que je ne dois revenir de toute la journée.

SCÈNE II.—SGANARELLE, GÉRONIMO.

GÉRONIMO, ayant entendu les dernières paroles de Sganarelle.

Voilà un ordre fort prudent.

SGANARELLE.

Ah! seigneur Géronimo, je vous trouve à propos, et j'allois chez vous vous chercher.

GÉRONIMO.

Et pour quel sujet, s'il vous plaît?

SGANARELLE.

Pour vous communiquer une affaire que j'ai en tête, et vous prier de m'en dire votre avis.

GÉRONIMO.

Très-volontiers. Je suis bien aise de cette rencontre, et nous pouvons parler ici en toute liberté.

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SGANARELLE.

Mettez donc dessus[200], s'il vous plaît. Il s'agit d'une chose de conséquence, que l'on m'a proposé; et il est bon de ne rien faire sans le conseil de ses amis.

GÉRONIMO.

Je vous suis obligé de m'avoir choisi pour cela. Vous n'avez qu'à me dire ce que c'est.

SGANARELLE.

Mais, auparavant, je vous conjure de ne me point flatter du tout, et de me dire nettement votre pensée.

GÉRONIMO.

Je le ferai, puisque vous le voulez.

SGANARELLE.

Je ne vois rien de plus condamnable qu'un ami qui ne nous parle pas franchement.

GÉRONIMO.

Vous avez raison.

SGANARELLE.

Et, dans ce siècle, on trouve peu d'amis sincères.

GÉRONIMO.

Cela est vrai.

SGANARELLE.

Promettez-moi donc, seigneur Géronimo, de me parler avec toute sorte de franchise.

GÉRONIMO.

Je vous le promets.

SGANARELLE.

Jurez-en votre foi.

GÉRONIMO.

Oui, foi d'ami. Dites-moi seulement votre affaire.

SGANARELLE.

C'est que je veux savoir de vous si je ferai bien de me marier.

GÉRONIMO.

Qui? vous!

SGANARELLE.

Oui, moi-même, en propre personne. Quel est votre avis là-dessus?

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GÉRONIMO.

Je vous prie auparavant de me dire une chose.

SGANARELLE.

Et quoi?

GÉRONIMO.

Quel âge pouvez-vous bien avoir maintenant?

SGANARELLE.

Moi?

GÉRONIMO.

Oui.

SGANARELLE.

Ma foi, je ne sais; mais je me porte bien.

GÉRONIMO.

Quoi! vous ne savez pas à peu près votre âge?

SGANARELLE.

Non: est-ce qu'on songe à cela?

GÉRONIMO.

Eh! dites-moi un peu, s'il vous plaît: combien aviez-vous d'années lorsque nous fîmes connoissance?

SGANARELLE.

Ma foi, je n'avois que vingt ans alors.

GÉRONIMO.

Combien fûmes-nous ensemble à Rome!

SGANARELLE.

Huit ans.

GÉRONIMO.

Quel temps avez-vous demeuré en Angleterre?

SGANARELLE.

Sept ans.

GÉRONIMO.

Et en Hollande, où vous fûtes ensuite?

SGANARELLE.

Cinq ans et demi.

GÉRONIMO.

Combien y a-t-il que vous êtes revenu ici?

SGANARELLE.

Je revins en cinquante-six.

GÉRONIMO.

De cinquante-six à soixante-huit, il y a douze ans, ce me 275 semble. Cinq ans en Hollande font dix-sept, sept ans en Angleterre font vingt-quatre, huit dans notre séjour à Rome font trente-deux, et vingt que vous aviez lorsque nous nous connûmes, cela fait justement cinquante-deux. Si bien, seigneur Sganarelle, que, sur votre propre confession, vous êtes environ à votre cinquante-deuxième ou cinquante-troisième année.

SGANARELLE.

Qui? moi! cela ne se peut pas.

GÉRONIMO.

Mon Dieu! le calcul est juste; et là-dessus je vous dirai franchement et en ami, comme vous m'avez fait promettre de vous parler, que le mariage n'est guère votre fait. C'est une chose à laquelle il faut que les jeunes gens pensent bien mûrement avant que de la faire; mais les gens de votre âge n'y doivent point penser du tout; et, si l'on dit que la plus grande de toutes les folies est celle de se marier, je ne vois rien de plus mal à propos que de la faire, cette folie, dans la saison où nous devons être plus sages. Enfin, je vous en dis nettement ma pensée. Je ne vous conseille point de songer au mariage; et je vous trouverais le plus ridicule du monde, si, ayant été libre jusqu'à cette heure, vous alliez vous charger maintenant de la plus pesante des chaînes.

SGANARELLE.

Et moi, je vous dis que je suis résolu de me marier, et que je ne serai point ridicule en épousant la fille que je recherche.

GÉRONIMO.

Ah! c'est une autre chose! Vous ne m'aviez pas dit cela.

SGANARELLE.

C'est une fille qui me plaît, et que j'aime de tout mon cœur.

GÉRONIMO.

Vous l'aimez de tout votre cœur?

SGANARELLE.

Sans doute; et je l'ai demandée à son père.

GÉRONIMO.

Vous l'avez demandée?

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SGANARELLE.

Oui. C'est un mariage qui se doit conclure ce soir; et j'ai donné ma parole.

GÉRONIMO.

Oh! mariez-vous donc. Je ne dis plus mot.

SGANARELLE.

Je quitterois le dessein que j'ai fait! Vous semble-t-il, seigneur Géronimo, que je ne sois plus propre à songer à une femme? Ne parlons point de l'âge que je puis avoir; mais regardons seulement les choses. Y a-t-il homme de trente ans qui paroisse plus frais et plus vigoureux que vous me voyez? N'ai-je pas tous les mouvemens de mon corps aussi bons que jamais; et voit-on que j'aie besoin de carrosse ou de chaise pour cheminer? N'ai-je pas encore toutes mes dents les meilleures du monde? (Il montre ses dents.) Ne fais-je pas vigoureusement mes quatre repas par jour, et peut-on voir un estomac qui ait plus de force que le mien? (Il tousse.) Hem, hem, hem! Eh! qu'en dites-vous?

GÉRONIMO.

Vous avez raison, je m'étois trompé. Vous ferez bien de vous marier.

SGANARELLE.

J'y ai répugné autrefois; mais j'ai maintenant de puissantes raisons pour cela. Outre la joie que j'aurai de posséder une belle femme, qui me fera mille caresses, qui me dorlotera, et me viendra frotter lorsque je serai las; outre cette joie, dis-je, je considère qu'en demeurant comme je suis, je laisse périr dans le monde la race des Sganarelle; et qu'en me mariant, je pourrai me voir revivre en d'autres moi-même; que j'aurai le plaisir de voir des créatures qui seront sorties de moi, de petites figures qui me ressembleront comme deux gouttes d'eau, qui se joueront continuellement dans la maison, qui m'appelleront leur papa quand je reviendrai de la ville, et me diront de petites folies les plus agréables du monde. Tenez, il me semble déjà que j'y suis, et que j'en vois une demi-douzaine autour de moi.

GÉRONIMO.

Il n'y a rien de plus agréable que cela; et je vous conseille de vous marier le plus vite que vous pourrez.

277

SGANARELLE.

Tout de bon, vous me le conseillez?

GÉRONIMO.

Assurément. Vous ne sauriez mieux faire.

SGANARELLE.

Vraiment, je suis ravi que vous me donniez ce conseil en véritable ami.

GÉRONIMO.

Et quelle est la personne, s'il vous plaît, avec qui vous allez vous marier?

SGANARELLE.

Dorimène.

GÉRONIMO.

Cette jeune Dorimène, si galante et si bien parée.

SGANARELLE.

Oui.

GÉRONIMO.

Fille du seigneur Alcantor?

SGANARELLE.

Justement.

GÉRONIMO.

Et sœur d'un certain Alcidas, qui se mêle de porter l'épée?

SGANARELLE.

C'est cela.

GÉRONIMO.

Vertu de ma vie!

SGANARELLE.

Qu'en dites-vous?

GÉRONIMO.

Bon parti! Mariez-vous promptement.

SGANARELLE.

N'ai-je pas raison d'avoir fait ce choix?

GÉRONIMO.

Sans doute. Ah! que vous serez bien marié! Dépêchez-vous de l'être.

SGANARELLE.

Vous me comblez de joie de me dire cela. Je vous remercie de votre conseil, et je vous invite ce soir à mes noces.

278

GÉRONIMO.

Je n'y manquerai pas; et je veux y aller en masque, afin de les mieux honorer.

SGANARELLE.

Serviteur.

GÉRONIMO, à part.

La jeune Dorimène, fille du seigneur Alcantor, avec le seigneur Sganarelle, qui n'a que cinquante-trois ans! O le beau mariage! ô le beau mariage[201]!

Ce qu'il répète plusieurs fois en s'en allant.

SCÈNE III.—SGANARELLE.

Ce mariage doit être heureux, car il donne de la joie à tout le monde, et je fais rire tous ceux à qui j'en parle. Me voilà maintenant le plus content des hommes.

SCÈNE IV.—DORIMÈNE, SGANARELLE.

DORIMÈNE, dans le fond du théâtre, à un petit laquais qui la suit.

Allons, petit garçon, qu'on tienne bien ma queue, et qu'on ne s'amuse pas à badiner.

SGANARELLE, à part, apercevant Dorimène.

Voici ma maîtresse[202] qui vient. Ah! qu'elle est agréable! Quel air! et quelle taille! Peut-il y avoir un homme qui n'ait, en la voyant, des démangeaisons de se marier? (A Dorimène.) Où allez-vous, belle mignonne, chère épouse future de votre époux futur?

DORIMÈNE.

Je vais faire quelques emplettes.

SGANARELLE.

Eh bien, ma belle, c'est maintenant que nous allons être heureux l'un et l'autre. Vous ne serez plus en droit de me rien refuser; et je pourrai faire avec vous tout ce qu'il me plaira, sans que personne s'en scandalise. Vous allez être à moi depuis la tête jusqu'aux pieds, et je serai maître de tout: de vos petits yeux éveillés, de votre petit nez fripon, 279 de vos lèvres appétissantes, de vos oreilles amoureuses, de votre petit menton joli, de vos petits tétons rondelets, de votre... Enfin, toute votre personne sera à ma discrétion, et je serai à même pour vous caresser comme je voudrai. N'êtes-vous pas bien aise de ce mariage, mon aimable pouponne?

DORIMÈNE.

Tout à fait aise, je vous jure. Car enfin la sévérité de mon père m'a tenue jusques ici dans une sujétion la plus fâcheuse du monde. Il y a je ne sais combien que j'enrage du peu de liberté qu'il me donne, et j'ai cent fois souhaité qu'il me mariât, pour sortir promptement de la contrainte où j'étois avec lui, et me voir en état de faire ce que je voudrai. Dieu merci, vous êtes venu heureusement pour cela, et je me prépare désormais à me donner du divertissement, et à réparer comme il faut le temps que j'ai perdu. Comme vous êtes un fort galant homme, et que vous savez comme il faut vivre, je crois que nous ferons le meilleur ménage du monde ensemble, et que vous ne serez point de ces maris incommodes qui veulent que leurs femmes vivent comme des loups-garous. Je vous avoue que je ne m'accommoderois pas de cela, et que la solitude me désespère. J'aime le jeu, les visites, les assemblées, les cadeaux[203] et les promenades; en un mot, toutes les choses de plaisir; et vous devez être ravi d'avoir une femme de mon humeur. Nous n'aurons jamais aucun démêlé ensemble; et je ne vous contraindrai point dans vos actions, comme j'espère que, de votre côté, vous ne me contraindrez point dans les miennes; car, pour moi, je tiens qu'il faut avoir une complaisance mutuelle, et qu'on ne se doit point marier pour se faire enrager l'un l'autre. Enfin, nous vivrons, étant mariés, comme deux personnes qui savent leur monde. Aucun soupçon jaloux ne nous troublera la cervelle; et c'est assez que vous serez assuré de ma fidélité, comme je serai persuadée de la vôtre. Mais qu'avez-vous? je vous vois tout changé de visage.

SGANARELLE.

Ce sont quelques vapeurs qui me viennent de monter à la tête.

280

DORIMÈNE.

C'est un mal aujourd'hui qui attaque beaucoup de gens; mais notre mariage vous dissipera tout cela. Adieu. Il me tarde déjà que j'aie des habits raisonnables, pour quitter vite ces guenilles. Je m'en vais de ce pas achever d'acheter toutes les choses qu'il me faut, et je vous enverrai les marchands.

SCÈNE V.—GÉRONIMO, SGANARELLE.

GÉRONIMO.

Ah! seigneur Sganarelle, je suis ravi de vous trouver encore ici; et j'ai rencontré un orfévre qui, sur le bruit que vous cherchiez quelque beau diamant en bague pour faire un présent à votre épouse, m'a fort prié de vous venir parler pour lui, et de vous dire qu'il en a un à vendre, le plus parfait du monde.

SGANARELLE.

Mon Dieu! cela n'est pas pressé.

GÉRONIMO.

Comment! que veut dire cela? Où est l'ardeur que vous montriez tout à l'heure?

SGANARELLE.

Il m'est venu, depuis un moment, de petits scrupules sur le mariage. Avant que de passer plus avant, je voudrois bien agiter à fond cette matière, et que l'on m'expliquât un songe que j'ai fait cette nuit, et qui vient tout à l'heure de me revenir dans l'esprit. Vous savez que les songes sont comme des miroirs, où l'on découvre quelquefois tout ce qui nous doit arriver. Il me sembloit que j'étois dans un vaisseau, sur une mer bien agitée, et que...

GÉRONIMO.

Seigneur Sganarelle, j'ai maintenant quelque petite affaire qui m'empêche de vous ouïr. Je n'entends rien du tout aux songes; et, quant au raisonnement du mariage, vous avez deux savans, deux philosophes, vos voisins, qui sont gens à vous débiter tout ce qu'on peut dire sur ce sujet. Comme ils sont de sectes différentes, vous pouvez examiner leurs diverses opinions là-dessus. Pour moi, je me contente de ce que je vous ai dit tantôt, et demeure votre serviteur.

281

SGANARELLE, seul.

Il a raison. Il faut que je consulte un peu ces gens-là sur l'incertitude où je suis.

SCÈNE VI.—PANCRACE, SGANARELLE.

PANCRACE, se tournant du côté par où il est entré, et sans voir Sganarelle.

Allez, vous êtes un impertinent, mon ami, un homme [ignare[204] de toute bonne discipline[205]] bannissable de la république des lettres!

SGANARELLE.

Ah! bon. En voici un fort à propos.

PANCRACE, de même, sans voir Sganarelle.

Oui, je te soutiendrai par vives raisons [je te montrerai par Aristote, le philosophe des philosophes,] que tu es un ignorant, [un] ignorantissime, ignorantifiant et ignorantifié, par tous les cas et modes imaginables.

SGANARELLE, à part.

Il a pris querelle contre quelqu'un. (A Pancrace.) Seigneur...

PANCRACE, de même, sans voir Sganarelle.

Tu veux te mêler de raisonner, et tu ne sais pas seulement les élémens de la raison.

SGANARELLE, à part.

La colère l'empêche de me voir. (A Pancrace.) Seigneur...

PANCRACE, de même sans voir Sganarelle.

C'est une proposition condamnable dans toutes les terres de la philosophie.

SGANARELLE, à part.

Il faut qu'on l'ait fort irrité. (A Pancrace.) Je...

PANCRACE, de même, sans voir Sganarelle.

Toto cœlo, tota via aberras[206].

SGANARELLE.

Je baise les mains à monsieur le docteur.

PANCRACE.

Serviteur.

282

SGANARELLE.

Peut-on...

PANCRACE, se retournant vers l'endroit par où il est entré.

Sais-tu bien ce que tu as fait? un syllogisme in balordo.

SGANARELLE.

Je vous...

PANCRACE, de même.

La majeure en est inepte, la mineure impertinente, et la conclusion ridicule.

SGANARELLE.

Je...

PANCRACE, de même.

Je crèverois plutôt que d'avouer ce que tu dis; et je soutiendrai mon opinion jusqu'à la dernière goutte de mon encre.

SGANARELLE.

Puis-je...

PANCRACE, de même.

Oui, je défendrai cette proposition pugnis et calcibus, unguibus et rostro[207].

SGANARELLE.

Seigneur Aristote, peut-on savoir ce qui vous met si fort en colère?

PANCRACE.

Un sujet le plus juste du monde.

SGANARELLE.

Et quoi, encore?

PANCRACE.

Un ignorant m'a voulu soutenir une proposition erronée, une proposition épouvantable, effroyable, exécrable.

SGANARELLE.

Puis-je demander ce que c'est?

PANCRACE.

Ah! seigneur Sganarelle, tout est renversé aujourd'hui, et le monde est tombé dans une corruption générale. Une licence épouvantable règne partout; et les magistrats, qui sont établis pour maintenir l'ordre dans cet État devroient 283 rougir de honte, en souffrant un scandale aussi intolérable que celui dont je veux parler.

SGANARELLE.

Quoi donc?

PANCRACE.

N'est-ce pas une chose horrible, une chose qui crie vengeance au ciel, que d'endurer qu'on dise publiquement la forme d'un chapeau?

SGANARELLE.

Comment?

PANCRACE.

Je soutiens qu'il faut dire la figure d'un chapeau, et non pas la forme; d'autant qu'il y a cette différence entre la forme et la figure, que la forme est la disposition extérieure des corps qui sont animés; et la figure, la disposition extérieure des corps qui sont inanimés: et, puisque le chapeau est un corps inanimé, il faut dire la figure d'un chapeau, et non pas la forme. (Se retournant encore du côté par où il est entré.) Oui, ignorant que vous êtes! c'est comme il faut parler, et ce sont les termes exprès d'Aristote dans le chapitre de la qualité.

SGANARELLE, à part.

Je pensois que tout fût perdu. (A Pancrace.) Seigneur docteur, ne songez plus à tout cela. Je...

PANCRACE.

Je suis dans une colère, que je ne me sens pas.

SGANARELLE.

Laissez la forme et le chapeau en paix. J'ai quelque chose à vous communiquer. Je...

PANCRACE.

Impertinent fieffé[208]!

SGANARELLE.

De grâce, remettez-vous. Je...

PANCRACE.

Ignorant!

SGANARELLE.

Eh! mon Dieu. Je...

284

PANCRACE.

Me vouloir soutenir une proposition de la sorte!

SGANARELLE.

Il a tort. Je...

PANCRACE.

Une proposition condamnée par Aristote!

SGANARELLE.

Cela est vrai. Je...

PANCRACE.

En termes exprès!!

SGANARELLE.

Vous avez raison. (Se tournant du côté par où Pancrace est entré.) Oui, vous êtes un sot et un impudent, de vouloir disputer contre un docteur qui sait lire et écrire. Voilà qui est fait: je vous prie de m'écouter. Je viens vous consulter sur une affaire qui m'embarrasse. J'ai dessein de prendre une femme, pour me tenir compagnie dans mon ménage. La personne est belle et bien faite; elle me plaît beaucoup, et est ravie de m'épouser; son père me l'a accordée. Mais je crains un peu ce que vous savez, la disgrâce dont on ne plaint personne; et je voudrois bien vous prier, comme philosophe, de me dire votre sentiment. Eh! quel est votre avis là-dessus?

PANCRACE.

Plutôt que d'accorder qu'il faille dire la forme d'un chapeau, j'accorderais que datur vacum in rerum natura[209], et que je ne suis qu'une bête.

SGANARELLE, à part.

La peste soit de l'homme! (A Pancrace.) Eh! monsieur le docteur, écoutez un peu les gens. On vous parle une heure durant, et vous ne répondez point à ce qu'on vous dit.

PANCRACE.

Je vous demande pardon. Une juste colère m'occupe l'esprit.

SGANARELLE.

Eh! laissez tout cela, et prenez la peine de m'écouter.

285

PANCRACE.

Soit. Que voulez-vous me dire?

SGANARELLE.

Je veux vous parler de quelque chose.

PANCRACE.

Et de quelle langue voulez-vous vous servir avec moi?

SGANARELLE.

De quelle langue?

PANCRACE.

Oui.

SGANARELLE.

Parbleu! de la langue que j'ai dans la bouche. Je crois que je n'irai pas emprunter celle de mon voisin.

PANCRACE.

Je vous dis, de quel idiome, de quel langage?

SGANARELLE.

Ah! c'est une autre affaire.

PANCRACE.

Voulez-vous me parler italien?

SGANARELLE.

Non.

PANCRACE.

Espagnol?

SGANARELLE.

Non.

PANCRACE.

Allemand?

SGANARELLE.

Non.

PANCRACE.

Anglois?

SGANARELLE.

Non.

PANCRACE.

Latin?

SGANARELLE.

Non.

PANCRACE.

Grec?

SGANARELLE.

Non.

286

PANCRACE.

Hébreu?

SGANARELLE.

Non.

PANCRACE.

Syriaque?

SGANARELLE.

Non.

PANCRACE.

Turc?

SGANARELLE.

Non.

PANCRACE.

Arabe?

SGANARELLE.

Non, non; françois [françois, françois].

PANCRACE.

Ah! françois.

SGANARELLE.

Fort bien.

PANCRACE.

Passez donc de l'autre côté; car cette oreille-ci est destinée pour les langues scientifiques [et étrangères], et l'autre est pour [la vulgaire et] la maternelle.

SGANARELLE, à part.

Il faut bien des cérémonies avec ces sortes de gens-ci.

PANCRACE.

Que voulez-vous?

SGANARELLE.

Vous consulter sur une petite difficulté.

PANCRACE.

[Ah! ah!] sur une difficulté de philosophie, sans doute?

SGANARELLE.

Pardonnez-moi. Je...

PANCRACE.

Vous voulez peut-être savoir si la substance et l'accident sont termes synonymes ou équivoques à l'égard de l'être?

SGANARELLE.

Point du tout. Je...

287

PANCRACE.

Si la logique est un art ou une science?

SGANARELLE.

Ce n'est pas cela. Je...

PANCRACE.

Si elle a pour objet les trois opérations de l'esprit, ou la troisième seulement?

SGANARELLE.

Non. Je...

PANCRACE.

S'il y a dix catégories, ou s'il n'y en a qu'une?

SGANARELLE.

Point. Je...

PANCRACE.

Si la conclusion est de l'essence du syllogisme?

SGANARELLE.

Nenni. Je...

PANCRACE.

Si l'essence du bien est mise dans l'appétibilité, ou dans la convenance?

SGANARELLE.

Non. Je...

PANCRACE.

Si le bien se réciproque avec la fin?

SGANARELLE.

Eh non! Je...

PANCRACE.

Si la fin nous peut émouvoir par son être réel, ou par son être intentionnel?

SGANARELLE.

Non, non, non, non, non, de par tous les diables, non!

PANCRACE.

Expliquez donc votre pensée, car je ne puis pas la deviner.

SGANARELLE.

Je vous la veux expliquer aussi; mais il faut m'écouter. (Pendant que Sganarelle dit:) L'affaire que j'ai à vous dire, c'est que j'ai envie de me marier avec une fille qui est jeune et belle. Je l'aime fort, et l'ai demandée à son père; mais comme j'appréhende...

288

PANCRACE, dit en même temps, sans écouter Sganarelle:

La parole a été donnée à l'homme pour expliquer sa pensée; et, tout ainsi que les pensées sont les portraits des choses, de même nos paroles sont-elles les portraits de nos pensées. (Sganarelle, impatienté, ferme la bouche du docteur avec sa main à plusieurs reprises, et le docteur continue de parler d'abord que Sganarelle ôte sa main.) Mais ces portraits diffèrent des autres portraits en ce que les autres portraits sont distingués partout de leurs originaux, et que la parole enferme en soi son original, puisqu'elle n'est autre chose que la pensée expliquée par un signe extérieur; d'où vient que ceux qui pensent bien sont aussi ceux qui parlent le mieux. Expliquez-moi donc votre pensée par la parole, qui est le plus intelligible de tous les signes.

SGANARELLE, pousse le docteur dans sa maison, et tire la porte pour l'empêcher de sortir.

Peste de l'homme!

PANCRACE, au-dedans de sa maison.

Oui, la parole est animi index et speculum[210]. C'est le truchement du cœur, c'est l'image de l'âme, (il monte à la fenêtre et continue.) C'est un miroir qui nous présente naïvement les secrets les plus arcanes[211] de nos individus; et, puisque vous avez la faculté de ratiociner[212] et de parler tout ensemble, à quoi tient-il que vous ne vous serviez de la parole pour me faire entendre votre pensée?

SGANARELLE.

C'est ce que je veux faire! mais vous ne voulez pas m'écouter.

PANCRACE.

Je vous écoute, parlez.

SGANARELLE.

Je dis donc, monsieur le docteur, que...

PANCRACE.

Mais surtout soyez bref.

SGANARELLE.

Je le serai.

289

PANCRACE.

Évitez la prolixité.

SGANARELLE.

Eh! monsi...

PANCRACE.

Tranchez-moi votre discours d'un apophthegme à la laconienne.

SGANARELLE.

Je vous...

PANCRACE.

Point d'ambages, de circonlocution. (Sganarelle, de dépit de ne pouvoir parler, ramasse des pierres pour en casser la tête du docteur.) Et quoi! vous vous emportez au lieu de vous expliquer? Allez, vous êtes plus impertinent que celui qui m'a voulu soutenir qu'il faut dire la forme d'un chapeau; et je vous prouverai, en toute rencontre, par raisons démonstratives et convaincantes, et par argumens in barbara, que vous n'êtes et ne serez jamais qu'une pécore, et que je suis et serai toujours, in utroque jure[213], le docteur Pancrace.

SGANARELLE.

Quel diable de babillard!

PANCRACE, en rentrant sur le théâtre.

Homme de lettres, homme d'érudition.

SGANARELLE.

Encore!

PANCRACE.

Homme de suffisance, homme de capacité, (s'en allant.) Homme consommé dans toutes les sciences naturelles, morales et politiques. (Revenant.) Homme savant, savantissime, per omnes modos et casus[214]. (S'en allant.) Homme qui possède, superlative[215], fable, mythologie et histoire (revenant), grammaire, poésie, rhétorique, dialectique et sophistique (s'en allant), mathématique, arithmétique, optique, onirocritique[216], physique et métaphysique (revenant), cosmométrie[217], géométrie, 290 architecture, spéculoire[218] et spéculatoire[219] (s'en allant), médecine, astronomie, astrologie, physionomie, métoposcopie[220], chiromancie[221], géomancie[222], etc.[223].

SCÈNE VII.—SGANARELLE.

Au diable les savans qui ne veulent point écouter les gens! On me l'avoit bien dit que son maître Aristote n'étoit rien qu'un bavard. Il faut que j'aille trouver l'autre; peut-être qu'il sera plus posé et plus raisonnable. Holà!

SCÈNE VIII.—MARPHURIUS, SGANARELLE.

MARPHURIUS.

Que voulez-vous de moi seigneur Sganarelle?

SGANARELLE.

Seigneur docteur, j'aurois besoin de votre conseil sur une petite affaire dont il s'agit, et je suis venu ici pour cela. (A part.) Ah! voilà qui va bien. Il écoute le monde, celui-ci.

MARPHURIUS.

Seigneur Sganarelle, changez, s'il vous plaît, cette façon de parler. Notre philosophie ordonne de ne point énoncer de proposition décisive, de parler de tout avec incertitude, de suspendre toujours son jugement; et, par cette raison, vous ne devez pas dire: Je suis venu, mais: Il me semble que je suis venu.

SGANARELLE.

Il me semble?

MARPHURIUS.

Oui.

SGANARELLE.

Parbleu! il faut bien qu'il me le semble, puisque cela est.

MARPHURIUS.

Ce n'est pas une conséquence, et il peut vous le sembler sans que la chose soit véritable.

291

SGANARELLE.

Comment! il n'est pas vrai que je suis venu?

MARPHURIUS.

Cela est incertain, et nous devons douter de tout.

SGANARELLE.

Quoi! je ne suis pas ici, et vous ne me parlez pas?

MARPHURIUS.

Il m'apparoît que vous êtes là, et il me semble que je vous parle; mais il n'est pas assuré que cela soit.

SGANARELLE.

Eh! que diable! vous vous moquez. Me voilà et vous voilà bien nettement, et il n'y a point de me semble à tout cela. Laissons ces subtilités, je vous prie, et parlons de mon affaire. Je viens vous dire que j'ai envie de me marier.

MARPHURIUS.

Je n'en sais rien.

SGANARELLE.

Je vous le dis.

MARPHURIUS.

Il se peut faire.

SGANARELLE.

La fille que je veux prendre est fort jeune et fort belle.

MARPHURIUS.

Il n'est pas impossible.

SGANARELLE.

Ferai-je bien ou mal de l'épouser?

MARPHURIUS.

L'un ou l'autre.

SGANARELLE, à part.

Ah! ah! voici une autre musique. (A Marphurius.) Je vous demande si je ferai bien d'épouser la fille dont je vous parle.

MARPHURIUS.

Selon la rencontre.

SGANARELLE.

Ferai-je mal?

MARPHURIUS.

Par aventure.

SGANARELLE.

De grâce, répondez-moi comme il faut.

292

MARPHURIUS.

C'est mon dessein.

SGANARELLE.

J'ai une grande inclination pour la fille.

MARPHURIUS.

Cela peut être.

SGANARELLE.

Le père me l'a accordée.

MARPHURIUS.

Il se pourroit.

SGANARELLE.

Mais, en l'épousant, je crains d'être cocu.

MARPHURIUS.

La chose est faisable.

SGANARELLE.

Qu'en pensez-vous?

MARPHURIUS.

Il n'y a pas d'impossibilité.

SGANARELLE.

Mais que feriez-vous si vous étiez à ma place?

MARPHURIUS.

Je ne sais.

SGANARELLE.

Que me conseillez-vous de faire?

MARPHURIUS.

Ce qu'il vous plaira.

SGANARELLE.

J'enrage!

MARPHURIUS.

Je m'en lave les mains.

SGANARELLE.

Au diable soit le vieux rêveur!

MARPHURIUS.

Il en sera ce qu'il pourra.

SGANARELLE, à part.

La peste du bourreau! Je te ferai changer de note, chien de philosophe enragé!

Il donne des coups de bâton à Marphurius.

293

MARPHURIUS.

Ah! ah! ah!

SGANARELLE.

Te voilà payé de ton galimatias et me voilà content!

MARPHURIUS.

Comment! Quelle insolence! M'outrager de la sorte! Avoir eu l'insolence de battre un philosophe comme moi!

SGANARELLE.

Corrigez, s'il vous plaît, cette manière de parler. Il faut douter de toutes choses; et vous ne devez pas dire que je vous ai battu, mais qu'il me semble que je vous ai battu.

MARPHURIUS.

Ah! je m'en vais faire ma plainte au commissaire du quartier des coups que j'ai reçus.

SGANARELLE.

Je m'en lave les mains.

MARPHURIUS.

J'en ai les marques sur ma personne.

SGANARELLE.

Il se peut faire.

MARPHURIUS.

C'est toi qui m'as traité ainsi.

SGANARELLE.

Il n'y a pas d'impossibilité.

MARPHURIUS.

J'aurai un décret contre toi.

SGANARELLE.

Je n'en sais rien.

MARPHURIUS.

Et tu seras condamné en justice.

SGANARELLE.

Il en sera ce qu'il pourra.

MARPHURIUS.

Laisse-moi faire[224].

SCÈNE IX.—SGANARELLE.

Comment! on ne sauroit tirer une parole positive de ce chien d'homme-là, et l'on est aussi savant à la fin qu'au 294 commencement. Que dois-je faire, dans l'incertitude des suites de mon mariage! Jamais homme ne fut plus embarrassé que je le suis. Ah! voici des Égyptiennes; il faut que je me fasse dire par elles ma bonne aventure.

SCÈNE X.—DEUX ÉGYPTIENNES, SGANARELLE.

Deux Égyptiennes avec leur tambour de basque entrent en chantant et en dansant.

SGANARELLE.

Elles sont gaillardes. Écoutez, vous autres. Y a-t-il moyen de me dire ma bonne fortune?

PREMIÈRE ÉGYPTIENNE.

Oui, mon bon monsieur; nous voici deux qui te la dirons.

DEUXIÈME ÉGYPTIENNE.

Tu n'as seulement qu'à nous donner ta main, avec la croix[225] dedans, et nous te dirons quelque chose pour ton profit.

SGANARELLE.

Tenez, les voilà toutes deux avec ce que vous demandez.

PREMIÈRE ÉGYPTIENNE.

Tu as une bonne physionomie, mon bon monsieur, une bonne physionomie.

DEUXIÈME ÉGYPTIENNE.

Oui, une bonne physionomie; physionomie d'un homme qui sera un jour quelque chose.

PREMIÈRE ÉGYPTIENNE.

Tu seras marié avant qu'il soit peu, mon bon monsieur, tu seras marié avant qu'il soit peu.

DEUXIÈME ÉGYPTIENNE.

Tu épouseras une femme gentille, une femme gentille.

PREMIÈRE ÉGYPTIENNE.

Oui, une femme qui sera chérie et aimée de tout le monde.

DEUXIÈME ÉGYPTIENNE.

Une femme qui te fera beaucoup d'amis, mon bon monsieur, qui te fera beaucoup d'amis.

PREMIÈRE ÉGYPTIENNE.

Une femme qui fera venir l'abondance chez toi.

295

DEUXIÈME ÉGYPTIENNE.

Une femme qui te donnera une grande réputation.

PREMIÈRE ÉGYPTIENNE.

Tu seras considéré par elle, mon bon monsieur, tu seras considéré par elle.

SGANARELLE.

Voilà qui est bien. Mais dites-moi un peu, suis-je menacé d'être cocu?

DEUXIÈME ÉGYPTIENNE.

Cocu?

SGANARELLE.

Oui.

PREMIÈRE ÉGYPTIENNE.

Cocu?

SGANARELLE.

Oui, si je suis menacé d'être cocu?

Les deux Égyptiennes dansent et chantent.

SGANARELLE.

Que diable! ce n'est pas là me répondre! Venez çà. Je vous demande à toutes deux si je serai cocu?

DEUXIÈME ÉGYPTIENNE.

Cocu? vous?

SGANARELLE.

Oui, si je serai cocu?

PREMIÈRE ÉGYPTIENNE.

Vous? cocu?

SGANARELLE.

Oui, si je le serai ou non[226]?

Les deux Égyptiennes sortent en chantant et en dansant.

SCÈNE XI.—SGANARELLE.

Peste soit des carognes qui me laissent dans l'inquiétude! Il faut absolument que je sache la destinée de mon mariage; et, pour cela, je veux aller trouver ce grand magicien dont tout le monde parle tant, et qui, par son art admirable, fait voir tout ce que l'on souhaite. Ma foi, je crois que je n'ai que faire d'aller au magicien, et voici qui me montre tout ce que je puis demander.

296

SCÈNE XII.—DORIMÈNE, LYCASTE, SGANARELLE, retiré dans un coin du théâtre, sans être vu.

LYCASTE.

Quoi! belle Dorimène, c'est sans raillerie que vous parlez?

DORIMÈNE.

Sans raillerie.

LYCASTE.

Vous vous mariez tout de bon?

DORIMÈNE.

Tout de bon.

LYCASTE.

Et vos noces se feront dès ce soir?

DORIMÈNE.

Dès ce soir.

LYCASTE.

Et vous pouvez, cruelle que vous êtes, oublier de la sorte l'amour que j'ai pour vous, et les obligeantes paroles que vous m'avez données?

DORIMÈNE.

Moi? point du tout. Je vous considère toujours de même, et ce mariage ne doit point vous inquiéter; c'est un homme que je n'épouse point par amour, et sa seule richesse me fait résoudre à l'accepter. Je n'ai point de bien, vous n'en avez point aussi, et vous savez que sans cela on passe mal le temps au monde, et qu'à quelque prix que ce soit il faut tâcher d'en avoir. J'ai embrassé cette occasion-ci de me mettre à mon aise; et je l'ai fait sur l'espérance de me voir bientôt délivrée du barbon que je prends. C'est un homme qui mourra avant qu'il soit peu, et qui n'a tout au plus que six mois dans le ventre. Je vous le garantis défunt dans le temps que je dis; et je n'aurai pas longuement à demander pour moi au ciel l'heureux état de veuve. (A Sganarelle qu'elle aperçoit.) Ah! nous parlions de vous, et nous en disions tout le bien qu'on en sauroit dire.

LYCASTE.

Est-ce là monsieur?...

297

DORIMÈNE.

Oui, c'est monsieur qui me prend pour femme.

LYCASTE.

Agréez, monsieur, que je vous félicite de votre mariage, et vous présente en même temps mes très-humbles services: je vous assure que vous épousez là une très-honnête personne. Et vous, mademoiselle, je me réjouis avec vous aussi de l'heureux choix que vous avez fait: vous ne pouviez pas mieux trouver, et monsieur a toute la mine d'être un fort bon mari. Oui, monsieur, je veux faire amitié avec vous, et lier ensemble un petit commerce de visites et de divertissements.

DORIMÈNE.

C'est trop d'honneur que vous nous faites à tous deux. Mais allons, le temps me presse, et nous aurons tout le loisir de nous entretenir ensemble.

SCÈNE XIII.—SGANARELLE.

Me voilà tout à fait dégoûté de mon mariage; et je crois que je ne ferai pas mal de m'aller dégager de ma parole. Il m'en a coûté quelque argent; mais il vaut mieux encore perdre cela que de m'exposer à quelque chose de pis. Tâchons adroitement de nous débarrasser de cette affaire. Holà!

Il frappe à la porte de la maison d'Alcantor.

SCÈNE XIV.—ALCANTOR, SGANARELLE.

ALCANTOR.

Ah! mon gendre, soyez le bienvenu!

SGANARELLE.

Monsieur, votre serviteur.

ALCANTOR.

Vous venez pour conclure le mariage?

SGANARELLE.

Excusez-moi.

ALCANTOR.

Je vous promets que j'en ai autant d'impatience que vous.

SGANARELLE.

Je viens ici pour autre sujet.

298

ALCANTOR.

J'ai donné ordre à toutes les choses nécessaires pour cette fête.

SGANARELLE.

Il n'est pas question de cela.

ALCANTOR.

Les violons sont retenus, le festin est commandé, et ma fille est parée pour vous recevoir.

SGANARELLE.

Ce n'est pas ce qui m'amène.

ALCANTOR.

Enfin, vous allez être satisfait; et rien ne peut retarder votre contentement.

SGANARELLE.

Mon Dieu! c'est autre chose.

ALCANTOR.

Allons, entrez donc, mon gendre.

SGANARELLE.

J'ai un petit mot à vous dire.

ALCANTOR.

Ah! mon Dieu, ne faisons point de cérémonie! Entrez vite, s'il vous plaît.

SGANARELLE.

Non, vous dis-je. Je veux vous parler auparavant.

ALCANTOR.

Vous voulez me dire quelque chose?

SGANARELLE.

Oui.

ALCANTOR.

Et quoi?

SGANARELLE.

Seigneur Alcantor, j'ai demandé votre fille en mariage, il est vrai, et vous me l'avez accordée; mais je me trouve un peu avancé en âge pour elle, et je considère que je ne suis point du tout son fait.

ALCANTOR.

Pardonnez-moi, ma fille vous trouve bien comme vous êtes; et je suis sûr qu'elle vivra fort contente avec vous.

299

SGANARELLE.

Point. J'ai parfois des bizarreries épouvantables, et elle auroit trop à souffrir de ma mauvaise humeur.

ALCANTOR.

Ma fille a de la complaisance, et vous verrez qu'elle s'accommodera entièrement à vous.

SGANARELLE.

J'ai quelques infirmités sur mon corps qui pourroient la dégoûter.

ALCANTOR.

Cela n'est rien. Une honnête femme ne se dégoûte jamais de son mari.

SGANARELLE.

Enfin, voulez-vous que je vous dise? Je ne vous conseille pas de me la donner.

ALCANTOR.

Vous moquez-vous? J'aimerois mieux mourir que d'avoir manqué à ma parole.

SGANARELLE.

Mon Dieu, je vous en dispense, et je...

ALCANTOR.

Point du tout. Je vous l'ai promise; et vous l'aurez, en dépit de tous ceux qui y prétendent.

SGANARELLE, à part.

Que diable!

ALCANTOR.

Voyez-vous, j'ai une estime et une amitié pour vous toute particulière; et je refuserois ma fille à un prince pour vous la donner.

SGANARELLE.

Seigneur Alcantor, je vous suis obligé de l'honneur que vous me faites; mais je vous déclare que je ne me veux point marier.

ALCANTOR.

Qui, vous?

SGANARELLE.

Oui, moi.

ALCANTOR.

Et la raison?

300

SGANARELLE.

La raison? C'est que je ne me sens point propre pour le mariage, et que je veux imiter mon père, et tous ceux de ma race, qui ne se sont jamais voulu marier.

ALCANTOR.

Ecoutez. Les volontés sont libres; et je suis homme à ne contraindre jamais personne. Vous vous êtes engagé avec moi pour épouser ma fille, et tout est préparé pour cela; mais, puisque vous voulez retirer votre parole, je vais voir ce qu'il y a à faire; et vous aurez bientôt de mes nouvelles.

SCÈNE XV.—SGANARELLE.

Encore est-il plus raisonnable que je ne pensois, et je croyais avoir bien plus de peine à m'en dégager. Ma foi, quand j'y songe, j'ai fait fort sagement de me tirer de cette affaire, et j'allois faire un pas dont je me serois peut-être longtemps repenti. Mais voici le fils qui me vient rendre réponse.

SCÈNE XVI.—ALCIDAS, SGANARELLE.

ALCIDAS, parlant d'un ton doucereux.

Monsieur, je suis votre serviteur très-humble.

SGANARELLE.

Monsieur, je suis le vôtre de tout mon cœur.

ALCIDAS, toujours avec le même ton.

Mon père m'a dit, monsieur, que vous vous étiez venu dégager de la parole que vous aviez donnée.

SGANARELLE.

Oui, monsieur, c'est avec regret; mais...

ALCIDAS.

Oh! monsieur, il n'y a pas de mal à cela.

SGANARELLE.

J'en suis fâché, je vous assure; et je souhaiterois...

ALCIDAS.

Cela n'est rien, vous dis-je. (Alcidas présente à Sganarelle deux épées.) Monsieur, prenez la peine de choisir, de ces deux épées, laquelle vous voulez.

301

SGANARELLE.

De ces deux épées?

ALCIDAS.

Oui, s'il vous plaît.

SGANARELLE.

A quoi bon?

ALCIDAS.

Monsieur, comme vous refusez d'épouser ma sœur après la parole donnée, je crois que vous ne trouverez pas mauvais le petit compliment que je viens vous faire.

SGANARELLE.

Comment?

ALCIDAS.

D'autres gens feroient du bruit, et s'emporteroient contre vous; mais nous sommes personnes à traiter les choses dans la douceur; et je viens vous dire civilement qu'il faut, si vous le trouvez bon, que nous nous coupions la gorge ensemble.

SGANARELLE.

Voilà un compliment fort mal tourné.

ALCIDAS.

Allons, monsieur, choisissez, je vous prie.

SGANARELLE.

Je suis votre valet, je n'ai point de gorge à me couper. (A part.) La vilaine façon de parler que voilà!

ALCIDAS.

Monsieur, il faut que cela soit, s'il vous plaît.

SGANARELLE.

Eh! monsieur, rengaînez ce compliment, je vous prie.

ALCIDAS.

Dépêchons vite, monsieur, j'ai une petite affaire qui m'attend.

SGANARELLE.

Je ne veux point de cela, vous dis-je.

ALCIDAS.

Vous ne voulez pas vous battre?

SGANARELLE.

Nenni, ma foi.

302

ALCIDAS.

Tout de bon?

SGANARELLE.

Tout de bon.

ALCIDAS, après lui avoir donné des coups de bâton.

Au moins, monsieur, vous n'avez pas lieu de vous plaindre; vous voyez que je fais les choses dans l'ordre. Vous nous manquez de parole, je me veux battre contre vous; vous refusez de vous battre, je vous donne des coups de bâton: tout cela est dans les formes; et vous êtes trop honnête homme pour ne pas approuver mon procédé.

SGANARELLE, à part.

Quel diable d'homme est-ce ci?

ALCIDAS, lui présente encore les deux épées.

Allons, monsieur, faites les choses galamment, et sans vous faire tirer l'oreille.

SGANARELLE.

Encore!

ALCIDAS.

Monsieur, je ne contrains personne; mais il faut que vous vous battiez, ou que vous épousiez ma sœur.

SGANARELLE.

Monsieur, je ne puis faire ni l'un ni l'autre, je vous assure.

ALCIDAS.

Assurément?

SGANARELLE.

Assurément.

ALCIDAS.

Avec votre permission donc...

Alcidas lui donne encore des coups de bâton.

SGANARELLE.

Ah! ah! ah!

ALCIDAS.

Monsieur, j'ai tous les regrets du monde d'être obligé d'en user ainsi avec vous; mais je ne cesserai point, s'il vous plaît, que vous n'ayez promis de vous battre, ou d'épouser ma sœur.

Alcidas lève le bâton.

303

SGANARELLE.

Eh bien, j'épouserai, j'épouserai.

ALCIDAS.

Ah! monsieur, je suis ravi que vous vous mettiez à la raison, et que les choses se passent doucement. Car enfin vous êtes l'homme du monde que j'estime le plus, je vous jure; et j'aurois été au désespoir que vous m'eussiez contraint à vous maltraiter. Je vais appeler mon père, pour lui dire que tout est d'accord.

Il va frapper à la porte d'Alcantor.

SCÈNE XVII.—ALCANTOR, DORIMÈNE, ALCIDAS, SGANARELLE.

ALCIDAS.

Mon père, voilà monsieur qui est tout à fait raisonnable. Il a voulu faire les choses de bonne grâce, et vous pouvez lui donner ma sœur.

ALCANTOR.

Monsieur, voilà sa main, vous n'avez qu'à donner la vôtre. Loué soit le ciel! m'en voilà déchargé, et c'est vous désormais que regarde le soin de sa conduite. Allons nous réjouir, et célébrer cet heureux mariage.

FIN DU MARIAGE FORCÉ.

304


LE MARIAGE FORCÉ
BALLET DU ROI

Dansé par Sa Majesté, le 29e jour de janvier 1664.


PERSONNAGES ACTEURS
SGANARELLE. Molière.
GÉRONIMO. La Thorillière.
DORIMÈNE. Mlle Duparc.
ALCANTOR. Béjart.
LYCANTE[227]. La Grange.
Première Bohémienne. Mlle Béjart.
Seconde Bohémienne. Mlle Debrie.
Premier Docteur. Brécourt.
Second Docteur. La Grange.

ARGUMENT

Comme il n'y a rien au monde qui soit si commun que le mariage, et que c'est une chose sur laquelle les hommes ordinairement se tournent le plus en ridicule, il n'est pas merveilleux que ce soit toujours la matière de la plupart des comédies aussi bien que des ballets, qui sont des comédies muettes; et c'est par là qu'on a pris l'idée de cette comédie-mascarade.


ACTE PREMIER

SCÈNE I.

Sganarelle demande conseil au seigneur Géronimo s'il se doit marier ou non: cet ami lui dit franchement que le mariage n'est guère le fait d'un homme de cinquante ans; 305 mais Sganarelle lui répond qu'il est résolu au mariage; et l'autre, voyant cette extravagance de demander conseil après une résolution prise, lui conseille hautement de se marier, et le quitte en riant.

SCÈNE II.

La maîtresse de Sganarelle arrive, qui lui dit qu'elle est ravie de se marier avec lui, pour pouvoir sortir promptement de la sujétion de son père, et avoir désormais toutes ses coudées franches; et là-dessus elle lui conte la manière dont elle prétend vivre avec lui, qui sera proprement la naïve peinture d'une coquette achevée. Sganarelle reste seul, assez étonné; il se plaint, après ce discours, d'une pesanteur de tête épouvantable; et, se mettant en un coin du théâtre pour dormir, il voit en songe une femme représentée par mademoiselle Hilaire, qui chante ce récit:

RÉCIT DE LA BEAUTÉ

Si l'amour vous soumet à ses lois inhumaines,
Choisissez, en amant, un objet plein d'appas;
Portez au moins de belles chaînes;
Et, puisqu'il faut mourir, mourez d'un beau trépas.
Si l'objet de vos feux ne mérite vos peines,
Sous l'empire d'Amour ne vous engagez pas:
Portez au moins de belles chaînes;
Et, puisqu'il faut mourir, mourez d'un beau trépas.

PREMIÈRE ENTRÉE.

LA JALOUSIE, LES CHAGRINS ET LES SOUPÇONS

La Jalousie, le sieur Dolivet.
Les Chagrins, les sieurs Saint-André et Desbrosses.
Les Soupçons, les sieurs de Lorge et le Chantre.

DEUXIÈME ENTRÉE.

QUATRE PLAISANS OU GOGUENARDS

Le comte d'Armagnac, MM. d'Heureux, Beauchamp et Des-Airs le jeune.

306

ACTE II

SCÈNE I.

Le seigneur Géronimo éveille Sganarelle, qui lui veut conter le songe qu'il vient de faire; mais il lui répond qu'il n'entend rien aux songes, et que, sur le sujet du mariage, il peut consulter deux savants qui sont connus de lui, dont l'un suit la philosophie d'Aristote, et l'autre est pyrrhonien.

SCÈNE II.

Il trouve le premier, qui l'étourdit de son caquet et ne le laisse point parler; ce qui l'oblige à le maltraiter.

SCÈNE III.

Ensuite il rencontre l'autre, qui ne lui répond, suivant sa doctrine, qu'en termes qui ne décident rien; il le chasse avec colère, et là-dessus arrivent deux Égyptiens et quatre Égyptiennes.

TROISIÈME ENTRÉE.

DEUX ÉGYPTIENS, QUATRE ÉGYPTIENNES

Deux Égyptiens, le ROI, le marquis de Villeroy.
Égyptiennes, le marquis de Rassan, les sieurs Raynal, Noblet et la Pierre.

Il prend fantaisie à Sganarelle de se faire dire sa bonne aventure, et, rencontrant deux bohémiennes, il leur demande s'il sera heureux en son mariage: pour réponse, elles se mettent à danser en se moquant de lui, ce qui l'oblige d'aller trouver un magicien.

RÉCIT D'UN MAGICIEN
CHANTÉ PAR M. DESTIVAL

Holà!
Qui va là?
Dis-moi vite quel souci
Te peut amener ici.

307

Mariage.[228]

Ce sont de grands mystères
Que ces sortes d'affaires.

Destinée.

Je te vais, pour cela, par mes charmes profonds,
Faire venir quatre démons.

Ces gens-là.

Non, non, n'ayez aucune peur.
Je leur ôterai la laideur.

N'effrayez pas.

Des puissances invincibles
Rendent depuis longtemps tous les démons muets
Mais par signes intelligibles
Ils répondront à tes souhaits.

QUATRIÈME ENTRÉE

UN MAGICIEN, qui fait sortir QUATRE DÉMONS

Le magicien, M. Beauchamp.
Quatre démons, MM. d'Heureux, de Lorge, Des-Airs l'aîné et le Mercier.

Sganarelle les interroge; ils répondent par signes, et sortent en lui faisant les cornes.

ACTE III

SCÈNE I.

Sganarelle, effrayé de ce présage, veut s'aller dégager au père, qui, ayant ouï la proposition, lui répond qu'il n'a rien à lui dire, et qu'il lui va tout à l'heure envoyer sa réponse.

SCÈNE II.

Cette réponse est un brave doucereux, son fils, qui vient avec civilité à Sganarelle, et lui fait un petit compliment pour se couper la gorge ensemble. Sganarelle l'ayant refusé, il lui donne quelques coups de bâton, le plus civilement du 308 monde; et ces coups de bâton le portent à demeurer d'accord d'épouser la fille.

SCÈNE III.

Sganarelle touche les mains à la fille.

CINQUIÈME ENTRÉE

Un maître à danser, représenté par M. Dolivet, qui vient enseigner une courante à Sganarelle.

SCÈNE IV.

Le seigneur Géronimo vient se réjouir avec son ami, et lui dit que les jeunes gens de la ville ont préparé une mascarade pour honorer ses noces.

CONCERT ESPAGNOL
CHANTÉ PAR LA SIGNORA ANNA BERGEROTTI[229], DORDIGONI, CHIARINI, JON AGUSTIN, TAILLAVACA[230], ANGELO MICHAEL.

Ciego me tienes, Belisa;
Mas bien tus rigores véo,
Porques tu desden tan claro,
Que pueden verle los ciegos;
Aunque mi amor es tan grande,
Como mi dolor no es menos,
Si calla el uno dormido,
Sé que ya és el otro despierto.
Favores tuyos, Bélisa,
Tuvieralos yo secretos;
Mas ya de doloros mios
No puedo hacer lo que quiero[231]!

309

SIXIÈME ENTRÉE.

DEUX ESPAGNOLS et DEUX ESPAGNOLES

Espagnols, MM. du Pille et Tartas.
Espagnoles, Mes. de la Lanne et de Saint-André.

SEPTIÈME ENTRÉE.

UN CHARIVARI GROTESQUE.

M. Lulli, les sieurs Balthazar, Vagnac, Bonnard, la Pierre, Descousteaux, et les trois Opterres, frères.

HUITIÈME ET DERNIÈRE ENTRÉE.

QUATRE GALANTS, cajolant la femme de Sganarelle.
M. le Duc, M. le duc de Saint-Aignan, MM. Beauchamp et Raynal.

FIN DU BALLET DU MARIAGE FORCÉ.

310


LA PRINCESSE D'ÉLIDE

COMÉDIE-BALLET

REPRÉSENTÉE A VERSAILLES LE 10 MAI 1664, ET A PARIS, SUR LE THEATRE DU PALAIS-ROYAL, LE 10 NOVEMBRE 1664.

Une pension de mille livres avait récompensé le fils du tapissier, qui avait soupé avec le roi. «On lui donnoit autant qu'à l'abbé de Pure; moins qu'à Conrart, qui avoit quinze cents livres; moins qu'à Cotin, qui en avoit douze cents; moins qu'à Godefroy, qui en touchoit trois mille six cents, et au sublime Chapelain, qui en touchoit trois mille comme le plus grand poëte qui eût jamais existé.»

Bercé par le cours de cette faveur, il écrivit de commande et très-rapidement la Critique de l'École des Femmes, l'Impromptu de Versailles, le Mariage forcé et la Princesse d'Élide, ébauche improvisée d'après l'Espagnol Moreto et destinée à embellir ces merveilleuses fêtes de Versailles, fêtes qui durèrent sept jours et qui passent pour un hommage secret rendu à mademoiselle de la Vallière.

Molière n'eut que le temps de versifier le premier acte; le reste est en prose; M. Viardot a raison d'affirmer que la pièce espagnole de Moreto (el Desden con el desden) vaut beaucoup mieux que l'imitation de Molière. Notre grand comique n'a pas besoin qu'on le loue aux dépens de la vérité. La donnée espagnole, toute méridionale, chère à Guarini et à l'Arioste, reprise en sous-œuvre par Marivaux dans toutes ses comédies, n'est autre chose que la Surprise de l'amour. On ne veut pas s'aimer, on se dédaigne, 311 la guerre commence, elle fait naître l'attention, les vanités se piquent, les cœurs s'éveillent, la passion naît de l'amour-propre ou de la fierté. Un tel sujet, qui touche à ce que le cœur humain a de plus délicat et de plus imprévu, demande une légèreté presque enfantine et une certaine indulgence aimable pour l'inconstante faiblesse du cœur, dons inférieurs peut-être qui ne s'accordent guère avec l'esprit philosophique et la sérieuse tristesse de notre comique. Shakspeare, dans deux ou trois de ses drames, avait esquissé avec une merveilleuse grâce ces caprices bizarres, cette guerre cachée d'un sexe contre l'autre, guerre pleine de contradictions et d'embûches. On connaît sa Béatrice, qui dépense tant d'esprit à rebuter un spirituel amant et qui finit par l'adorer. On se rappelle l'idylle amoureuse et satirique d'As you like it, où les jeux de cette passion fantasque sont parodiés par le paysan Pierre-de-Touche (Touchstone) et sa grossière maîtresse, ainsi que la féerie ravissante du Rêve d'une Nuit d'été.

Molière qui, malgré sa tendresse et sa bonté, ne réussissait guère dans les amoureux caprices, traita ce sujet avec un mélange de gravité élégante et de raillerie populaire, et ne réussit pas. La libre héroïne que Moreto avait créée disparut dans l'œuvre française et fit place à une personne de bon ton qui garde les convenances. Ce ne fut plus la femme castillane, cœur orgueilleux, esprit résolu, en révolte contre le dédain et contre sa propre passion, femme qui, poussée dans ses derniers retranchements, finit par dire à celui qu'elle a choisi: «Tu m'as dédaignée; c'est toi que j'aime.»—«Quel défaut de dignité! se sont écriés les commentateurs, et combien Moreto se montre incivil et peu raisonnable!» Ils oublient que la passion est folle, et que c'est se tromper de la faire raisonnable.

Voilà le défaut de l'œuvre de Molière: elle traite savamment 312 un sujet fantasque. Mais la tendance didactique était universelle sous Louis XIV. Loret, le frivole journaliste, après avoir vu la Princesse d'Élide, croit louer Molière lorsqu'il dit:


«Cette pièce si singulière
»Est de la façon de Molière,
»Dont l'esprit, doublement docteur,
»Est aussi bien auteur qu'acteur.»

Surintendant et directeur dramatique de ces splendides amusements, il fit représenter, le 8 mai, sur un vaste théâtre construit au fond d'une allée, sa Princesse d'Élide; le 11 mai, les Fâcheux; le 13, les trois premiers actes de son Tartuffe; car sa prodigieuse activité était telle et son énergie si puissante, que, forcé à créer des ébauches et à fournir des improvisations dangereuses pour son talent, il avait déjà créé le plan du Misanthrope et lu à ses intimes les cinq actes ébauchés et presque achevés du Tartuffe.

Ces deux grandes structures s'élevaient sous cette même main qui prodiguait les esquisses et obéissait aux volontés du prince. La Princesse d'Élide était son devoir, le Tartuffe était son but.

De son nouvel ouvrage, l'artiste Molière avait fait un opéra espagnol, dans le genre des Loas de Calderon. Déjà la dernière scène du Mariage forcé avait fait entendre un quintette espagnol; ici, par une délicate flatterie adressée aux deux reines, Espagnoles l'une et l'autre, tout, jusqu'au rôle du Gracioso Moron, que Molière s'attribue, est emprunté à la péninsule ibérique.

Moron est un Sancho Pança d'une naïveté piquante et brutale. Il faut voir dans une gravure de l'époque Molière ou Moron, le poing sur la hanche, les reins ceints du tablier, le front orné du casque de sa profession, former un parfait contraste avec les seigneurs et les princes qui l'environnent. A quelques pas de lui, au milieu de la 313 scène, brille et triomphe la belle Armande sa femme, les épaules découvertes, le sein nu, chargée de diamants, le diadème au front, suivie du page qui soutient les plis de sa robe. L'éclat nouveau dont elle brilla dans ce rôle important paraît avoir accru le nombre de ses conquêtes et donné une impulsion nouvelle et plus vive à cette existence de plaisirs et de galanterie qui désolait Molière. S'il fallait en croire le roman intitulé la Fameuse Comédienne ou Histoire de la Guérin, œuvre grossière et licencieuse publiée vingt-quatre ans plus tard, en 1688, par une compagne d'Armande ou par un des pamphlétaires ou romanciers de bas étage, qui inondaient la foire de Francfort et la Hollande de contes satiriques et de commérages graveleux, les premières erreurs de la femme de Molière auraient eu pour point de départ le grand succès obtenu par elle dans la Princesse d'Élide. M. Bazin, dans ses excellentes notes sur Molière, fait très-bien observer que tous les récits recueillis par l'auteur de ce pitoyable livre sont indignes de croyance, et que l'accusation immonde jetée contre Molière par l'auteur, à propos du jeune Baron, détruit à elle seule les autres parties du roman. Si Armande eut tour à tour pour adorateurs le comte de Guiche, qu'elle accueillit par dépit, l'abbé de Richelieu, par amour, et Lauzun, par intérêt, ce ne put pas être immédiatement après les Plaisirs de l'île enchantée, puisque deux de ces personnages partirent pour la Hongrie et pour la Pologne à l'époque même dont il est question. Les malheurs de Molière remontaient plus haut. Il avait élevé cette jeune fille dont il avait fait sa femme, et, comme il le dit dans une de ses pièces, essayant de réparer par des soins l'inégalité d'âge, il lui avait laissé prendre une grande liberté d'action, sans lui faire des crimes des moindres libertés. Les scrupules d'Armande, si elle en a jamais eu, ont dû être fort rassurés par la doctrine exposée dans l'École des Femmes, dans l'École 314 des Maris, et plus encore par les exemples peu sévères de Molière lui-même, et son double Ménage entre Madeleine Béjart et mademoiselle Debrie. Lorsque, ensuite, depuis 1662, toutes les séductions de la cour, au milieu de laquelle Molière vivait avec honneur et avec modestie, vinrent enivrer cette âme légère et cet esprit ambitieux, tout fut dit: Molière n'eut désormais qu'à observer sur le vif et à dépeindre son propre supplice.


PERSONNAGES
L'AURORE.
LYCISCAS, valet de chiens.
Trois Valets de chiens chantans.
Valets de chiens dansans.
PERSONNAGES ACTEURS
LA PRINCESSE D'ÉLIDE. Arm. Béjart.
AGLANTE, cousine de la princesse. Mlle Duparc.
CYNTHIE, cousine de la princesse. Mlle Debrie.
PHILIS, suivante de la princesse. Mad. Béjart.
IPHITAS, père de la princesse. Hubert.
EURYALE, prince d'Ithaque. La Grange.
ARISTOMÈNE, prince de Messène. Du Croisy.
THÉOCLE, prince de Pyle. Béjart.
ARBATE, gouverneur du prince d'Ithaque. La Thorillière.
MORON, plaisant de la princesse. Molière.
LYCAS, suivant d'Iphitas. Prévot.
PERSONNAGES DES INTERMÈDES
PREMIER INTERMÈDE.
MORON.
Chasseurs dansans.
315DEUXIÈME INTERMÈDE.
PHILIS.
MORON.
Un Satyre chantant.
Satyres dansans.
TROISIÈME INTERMÈDE.
PHILIS.
TIRCIS, berger chantant.
MORON.
QUATRIÈME INTERMÈDE.
LA PRINCESSE.
PHILIS.
CLIMÈNE.
CINQUIÈME INTERMÈDE.
Bergers et Bergères chantans.
Bergers et Bergères dansans.
La scène est en Élide.

PROLOGUE

SCÈNE I.—L'AURORE, LYCISCAS, ET PLUSIEURS AUTRES VALETS DE CHIENS, endormis et couchés sur l'herbe.

L'AURORE chante.

Quand l'amour à vos yeux offre un choix agréable
Jeunes beautés, laissez-vous enflammer;
Moquez-vous d'affecter cet orgueil indomptable,
Dont on vous dit qu'il est beau de s'armer;
Dans l'âge où l'on est aimable,
Rien n'est si beau que d'aimer.
Soupirez librement pour un amant fidèle,
Et bravez ceux qui voudroient vous blâmer.
316 Un cœur tendre est aimable, et le nom de cruelle
N'est pas un nom à se faire estimer;
Dans le temps où l'on est belle,
Rien n'est si beau que d'aimer.

SCÈNE II.—LYCISCAS, ET AUTRES VALETS DE CHIENS, endormis.

TROIS VALETS DE CHIENS, réveillés par l'Aurore, chantent ensemble.

Holà! holà! Debout, debout, debout.
Pour la chasse ordonnée il faut préparer tout;
Holà! ho! debout, vite debout.

PREMIER.

Jusqu'aux plus sombres lieux le jour se communique.

DEUXIÈME.

L'air sur les fleurs en perles se résout.

TROISIÈME.

Les rossignols commencent leur musique,
Et leurs petits concerts retentissent partout.

TOUS TROIS ENSEMBLE.

Sus, sus, debout, vite debout.
A Lyciscas, endormi.
Qu'est ceci, Lyciscas? Quoi! tu ronfles encore,
Toi qui promettois tant de devancer l'aurore!
Allons, debout, vite debout.
Pour la chasse ordonnée il faut préparer tout.
Debout, vite debout, dépêchons, debout.

LYCISCAS, en s'éveillant.

Par la morbleu! vous êtes de grands braillards, vous autres, et vous avez la gueule ouverte de bon matin!

TOUS TROIS ENSEMBLE.

Ne vois-tu pas le jour qui se répand partout?
Allons, debout, Lyciscas, debout.

LYCISCAS.

Eh! laissez-moi dormir encore un peu, je vous conjure.

TOUS TROIS ENSEMBLE.

Non, non, debout, Lyciscas, debout!

LYCISCAS.

Je ne vous demande plus qu'un petit quart d'heure.

317

TOUS TROIS ENSEMBLE.

Point, point, debout, vite debout.

LYCISCAS.

Eh! je vous prie.

TOUS TROIS ENSEMBLE.

Debout.

LYCISCAS.

Un moment.

TOUS TROIS ENSEMBLE.

Debout.

LYCISCAS.

De grâce.

TOUS TROIS ENSEMBLE.

Debout.

LYCISCAS.

Eh!

TOUS TROIS ENSEMBLE.

Debout.

LYCISCAS.

Je...

TOUS TROIS ENSEMBLE.

Debout.

LYCISCAS.

J'aurai fait incontinent.

TOUS TROIS ENSEMBLE.

Non, non, debout, Lyciscas, debout.
Pour la chasse ordonnée il faut préparer tout.
Vite debout, dépêchons, debout!

LYCISCAS.

Eh bien, laissez-moi, je vais me lever. Vous êtes d'étranges gens de me tourmenter comme cela! Vous serez cause que je ne me porterai pas bien de toute la journée; car voyez-vous, le sommeil est nécessaire à l'homme; et, lorsqu'on ne dort pas sa réfection, il arrive... que... on n'est...

Il se rendort.

PREMIER.

Lyciscas.

DEUXIÈME.

Lyciscas.

318

TROISIÈME.

Lyciscas.

TOUS TROIS ENSEMBLE.

Lyciscas.

LYCISCAS.

Diables soient des brailleurs! Je voudrois que vous eussiez la gueule pleine de bouillie bien chaude!

TOUS TROIS ENSEMBLE.

Debout, debout;
Vite, debout, dépêchons, debout!

LYCISCAS.

Ah! quelle fatigue de ne pas dormir son soûl!

PREMIER.

Holà! ho!

DEUXIÈME.

Holà! ho!

TROISIÈME.

Holà! ho!

TOUS TROIS ENSEMBLE.

Ho! ho! ho! ho! ho!

LYCISCAS.

Ho! ho! La peste soit des gens avec leurs chiens de hurlemens! Je me donne au diable si je ne vous assomme! Mais voyez un peu quel diable d'enthousiasme il leur prend de me venir chanter aux oreilles comme cela. Je...

TOUS TROIS ENSEMBLE.

Debout.

LYCISCAS.

Encore!

TOUS TROIS ENSEMBLE.

Debout.

LYCISCAS.

Le diable vous emporte!

TOUS TROIS ENSEMBLE.

Debout.

LYCISCAS, en se levant.

Quoi! toujours? A-t-on jamais vu une pareille furie de chanter? Par la sambleu! j'enrage. Puisque me voilà éveillé, il faut que j'éveille les autres, et que je les tourmente 319 comme on m'a fait. Allons, ho! messieurs, debout, debout, vite! c'est trop dormir. Je vais faire un bruit de diable partout. (Il crie de toute sa force.) Debout! debout! debout! Allons vite, ho! ho! ho! debout! debout! Pour la chasse ordonnée, il faut préparer tout: debout! debout! Lyciscas, debout! Ho! ho! ho! ho! ho!

Plusieurs cors et trompes de chasse se font entendre: les valets de chiens que Lyciscas a réveillés dansent une entrée; ils reprennent le son de leurs cors et trompes à certaines cadences.


ACTE PREMIER

SCÈNE I.—EURYALE, ARBATE.

ARBATE.

Ce silence rêveur, dont la sombre habitude
Vous fait à tous momens chercher la solitude;
Ces longs soupirs que laisse échapper votre cœur,
Et ces fixes regards si chargés de langueur,
Disent beaucoup, sans doute, à des gens de mon âge;
Et, je pense, seigneur, entendre ce langage;
Mais, sans votre congé, de peur de trop risquer,
Je n'ose m'enhardir jusques à l'expliquer.

EURYALE.

Explique, explique, Arbate, avec toute licence
Ces soupirs, ces regards, et ce morne silence.
Je te permets ici de dire que l'Amour
M'a rangé sous ses lois, et me brave à son tour;
Et je consens encore que tu me fasses honte
Des foiblesses d'un cœur qui souffre qu'on le dompte.

ARBATE.

Moi, vous blâmer, seigneur, des tendres mouvemens
Où je vois qu'aujourd'hui penchent vos sentimens!
Le chagrin des vieux jours ne peut aigrir mon âme
Contre les doux transports de l'amoureuse flamme;
320 Et, bien que mon sort touche à ses derniers soleils,
Je dirai que l'amour sied bien à vos pareils;
Que ce tribut qu'on rend aux traits d'un beau visage
De la beauté d'une âme est un clair témoignage,
Et qu'il est malaisé que, sans être amoureux,
Un jeune prince soit et grand et généreux.
C'est une qualité que j'aime en un monarque;
La tendresse du cœur est une grande marque
Que d'un prince à votre âge on peut tout présumer,
Dès qu'on voit que son âme est capable d'aimer.
Oui, cette passion, de toutes la plus belle,
Traîne dans un esprit cent vertus après elle;
Aux nobles actions elle pousse les cœurs,
Et tous les grands héros ont senti ses ardeurs.
Devant mes yeux, seigneur, a passé votre enfance,
Et j'ai de vos vertus vu fleurir l'espérance;
Mes regards observoient en vous des qualités
Où je reconnoissois le sang dont vous sortez;
J'y découvrois un fond d'esprit et de lumière;
Je vous trouvois bien fait, l'air grand, et l'âme fière;
Votre cœur, votre adresse, éclatoient chaque jour,
Mais je m'inquiétois de ne voir point d'amour;
Et, puisque les langueurs d'une plaie invincible
Nous montrent que votre âme à ses traits est sensible,
Je triomphe, et mon cœur d'allégresse rempli,
Vous regarde à présent comme un prince accompli.

EURYALE.

Si de l'amour un temps j'ai bravé la puissance,
Hélas, mon cher Arbate, il en prend bien vengeance!
Et, sachant dans quels maux mon cœur s'est abîmé
Toi-même tu voudrois qu'il n'eût jamais aimé.
Car enfin, vois le sort où mon astre me guide:
J'aime, j'aime ardemment la princesse d'Élide;
Et tu sais que l'orgueil, sous des traits si charmants
Arme contre l'amour ses jeunes sentimens,
Et comment elle fuit en cette illustre fête
Cette foule d'amans qui briguent sa conquête
Ah! qu'il est bien peu vrai que ce qu'on doit aimer,
Aussitôt qu'on le voit, prend droit de nous charmer,
321 Et qu'un premier coup d'œil allume en nous les flammes
Où le ciel, en naissant, a destiné nos âmes!
A mon retour d'Argos, je passai dans ces lieux,
Et ce passage offrit la princesse à mes yeux;
Je vis tous les appas dont elle est revêtue,
Mais de l'œil dont on voit une belle statue.
Leur brillante jeunesse, observée à loisir,
Ne porta dans mon âme aucun secret désir,
Et d'Ithaque en repos je revis le rivage,
Sans m'en être en deux ans rappelé nulle image.
Un bruit vient cependant à répandre à ma cour
Le célèbre mépris qu'elle fait de l'amour;
On publie en tous lieux que son âme hautaine
Garde pour l'hyménée une invincible haine,
Et qu'un arc à la main, sur l'épaule un carquois,
Comme une autre Diane elle hante les bois,
N'aime rien que la chasse, et de toute la Grèce
Fait soupirer en vain l'héroïque jeunesse.
Admire nos esprits, et la fatalité!
Ce que n'avoient point fait sa vue et sa beauté,
Le bruit de ses fiertés en mon âme fit naître
Un transport inconnu dont je ne fus point maître:
Ce dédain si fameux eut des charmes secrets
A[232] me faire avec soin rappeler tous ses traits;
Et mon esprit, jetant de nouveaux yeux sur elle,
M'en refit une image et si noble et si belle,
Me peignit tant de gloire et de telles douceurs
A pouvoir triompher de toutes ses froideurs,
Que mon cœur, aux brillans d'une telle victoire,
Vit de sa liberté s'évanouir la gloire:
Contre une telle amorce il eut beau s'indigner,
Sa douceur sur mes sens prit tel droit de régner,
Qu'entraîné par l'effort d'une occulte puissance,
J'ai d'Ithaque en ces lieux fait voile en diligence
Et je couvre un effet de mes vœux enflammés[233]
Du désir de paroître à ces jeux renommés,
322 Où l'illustre Iphitas, père de la princesse,
Assemble la plupart des princes de la Grèce.

ARBATE.

Mais à quoi bon, seigneur, les soins que vous prenez?
Et pourquoi ce secret où vous vous obstinez?
Vous aimez, dites-vous, cette illustre princesse,
Et venez à ses yeux signaler votre adresse;
Et nuls empressemens, paroles, ni soupirs,
Ne l'ont instruite encor de vos brûlans désirs?
Pour moi je n'entends rien à cette politique
Qui ne veut point souffrir que votre cœur s'explique;
Et je ne sais quel fruit peut prétendre un amour
Qui fuit tous les moyens de se produire au jour.

EURYALE.

Et que ferais-je, Arbate, en déclarant ma peine,
Qu'attirer les dédains de cette âme hautaine,
Et me jeter au rang de ces princes soumis,
Que le titre d'amant lui peint en ennemis?
Tu vois les souverains de Messène et de Pyle
Lui faire de leurs cœurs un hommage inutile,
Et de l'éclat pompeux des plus grandes vertus
En appuyer en vain les respects assidus:
Ce rebut de leurs soins, sous un triste silence,
Retient de mon amour toute la violence:
Je me tiens condamné dans ces rivaux fameux,
Et je lis mon arrêt au mépris qu'on fait d'eux.

ARBATE.

Et c'est dans ce mépris et dans cette humeur fière
Que votre âme à ses vœux doit voir plus de lumière,
Puisque le sort vous donne à conquérir un cœur
Que défend seulement une simple froideur,
Et qui n'oppose point à l'ardeur qui vous presse
De quelque attachement l'invincible tendresse
Un cœur préoccupé résiste puissamment;
Mais, quand une âme est libre, on la force aisément;
Et toute la fierté de son indifférence
323 N'a rien dont ne triomphe un peu de patience.
Ne lui cachez donc plus le pouvoir de ses yeux,
Faites de votre flamme un éclat glorieux:
Et, bien loin de trembler de l'exemple des autres,
Du rebut de leurs vœux fortifiez les vôtres.
Peut-être, pour toucher ses sévères appas,
Aurez-vous des secrets que ces princes n'ont pas;
Et, si de ses fiertés l'impérieux caprice
Ne vous fait éprouver un destin plus propice,
Au moins est-ce un bonheur en ces extrémités
Que de voir avec soi ses rivaux rebutés.

EURYALE.

J'aime à te voir presser cet aveu de ma flamme:
Combattant mes raisons, tu chatouilles mon âme;
Et, par ce que j'ai dit, je voulois pressentir
Si de ce que j'ai fait tu pourrois m'applaudir.
Car enfin puisqu'il faut t'en faire confidence,
On doit à la princesse expliquer mon silence;
Et peut-être, au moment, que je t'en parle ici,
Le secret de mon cœur, Arbate, est éclairci.
Cette chasse, où pour fuir la foule qui l'adore,
Tu sais qu'elle est allée au lever de l'aurore,
Est le temps que Moron, pour déclarer mon feu,
A pris...

ARBATE.

Moron, seigneur!

EURYALE.

Ce choix t'étonne un peu,
Par son titre de fou tu crois le bien connoître;
Mais sache qu'il l'est moins qu'il ne le veut paroître;
Et que, malgré l'emploi qu'il exerce aujourd'hui,
Il a plus de bon sens que tel qui rit de lui.
La princesse se plaît à ses bouffonneries:
Il s'en est fait aimer par cent plaisanteries,
Et peut, dans cet accès, dire et persuader
Ce que d'autres que lui n'oseraient hasarder;
Je le vois propre enfin à ce que j'en souhaite;
Il a pour moi, dit-il, une amitié parfaite,
Et veut, dans mes États ayant reçu le jour,
324 Contre tous mes rivaux appuyer mon amour.
Quelque argent mis en main pour soutenir ce zèle...

SCÈNE II.—EURYALE, ARBATE, MORON.

MORON, derrière le théâtre.

Au secours! sauvez-moi de la bête cruelle!

EURYALE.

Je pense ouïr sa voix.

MORON, derrière le théâtre.

A moi! de grâce, à moi!

EURYALE.

C'est lui-même. Où court-il avec un tel effroi?

MORON, entrant sans voir personne.

Où pourrais-je éviter ce sanglier redoutable?
Grands dieux! préservez-moi de sa dent effroyable!
Je vous promets, pourvu qu'il ne m'attrape pas,
Quatre livres d'encens et deux veaux des plus gras.
Rencontrant Euryale, que dans sa frayeur il prend pour le sanglier qu'il évite.
Ah! je suis mort!

EURYALE.

Qu'as-tu?

MORON.

Je vous croyois la bête
Dont à me diffamer[234] j'ai vu la gueule prête,
Seigneur, et je ne puis revenir de ma peur.

EURYALE.

Qu'est-ce?

MORON.

Oh! que la princesse est d'une étrange humeur,
Et qu'à suivre la chasse et ses extravagances
Il nous faut essuyer de sottes complaisances!
Quel diable de plaisir trouvent tous les chasseurs
De se voir exposés à mille et mille peurs?
Encore si c'étoit qu'on ne fût qu'à la chasse
Des lièvres, des lapins, et des jeunes daims, passe
325 Ce sont des animaux d'un naturel fort doux,
Et qui prennent toujours la fuite devant nous;
Mais aller attaquer de ces bêtes vilaines
Qui n'ont aucun respect pour les faces humaines,
Et qui courent les gens qui les veulent courir,
C'est un sot passe-temps que je ne puis souffrir.

EURYALE.

Dis-nous donc ce que c'est.

MORON.

Le pénible exercice
Où de notre princesse a volé le caprice!
J'en aurois bien juré qu'elle auroit fait le tour;
Et la course des chars, se faisant en ce jour,
Il falloit affecter ce contre-temps de chasse
Pour mépriser ces jeux avec meilleure grâce,
Et faire voir... Mais chut! Achevons mon récit,
Et reprenons le fil de ce que j'avois dit.
Qu'ai-je dit?

EURYALE.

Tu parlois d'exercice pénible.

MORON.

Ah! oui. Succombant donc à ce travail horrible
(Car en chasseur fameux j'étois enharnaché,
Et dès le point du jour je m'étois découché[235]).
Je me suis écarté de tous en galant homme,
Et, trouvant un lieu propre à dormir d'un bon somme,
J'essayois ma posture, et, m'ajustant bientôt,
Prenois déjà mon ton pour ronfler comme il faut,
Lorsqu'un murmure affreux m'a fait lever la vue,
Et j'ai, d'un vieux buisson de la forêt touffue,
Vu sortir un sanglier d'une énorme grandeur,
Pour...

EURYALE.

Qu'est-ce?

MORON.

Ce n'est rien. N'ayez point de frayeur
Mais laissez-moi passer entre vous deux, pour cause;
Je serai mieux en main pour vous conter la chose.
326 J'ai donc vu ce sanglier, qui, par nos gens chassé,
Avoit d'un air affreux tout son poil hérissé,
Ses deux yeux flamboyans ne lançoient que menace,
Et sa gueule faisoit une laide grimace,
Qui, parmi de l'écume, à qui l'osoit presser,
Montroit de certains crocs... je vous laisse à penser.
A ce terrible aspect j'ai ramassé mes armes;
Mais le faux animal, sans en prendre d'alarmes,
Est venu droit à moi, qui ne lui disois mot.

ARBATE.

Et tu l'as de pied ferme attendu?

MORON.

Quelque sot!
J'ai jeté tout par terre et couru comme quatre.

ARBATE.

Fuir devant un sanglier, ayant de quoi l'abattre!
Ce trait, Moron, n'est pas généreux...

MORON.

J'y consens;
Il n'est pas généreux, mais il est de bon sens.

ARBATE.

Mais, par quelques exploits si l'on ne s'éternise...

MORON.

Je suis votre valet. J'aime mieux que l'on dise:
C'est ici qu'en fuyant, sans se faire prier,
Moron sauva ses jours des fureurs d'un sanglier;
Que si l'on y disoit: voilà l'illustre place
Où le brave Moron, signalant son audace,
Affrontant d'un sanglier l'impétueux effort,
Par un coup de ses dents vit terminer son sort.

EURYALE.

Fort bien.

MORON.

Oui, j'aime mieux, n'en déplaise à la gloire,
Vivre au monde deux jours que mille ans dans l'histoire.

EURYALE.

En effet, ton trépas fâcheroit tes amis;
Mais, si de ta frayeur ton esprit est remis,
Puis-je te demander si du feu qui me brûle...

327

MORON.

Il ne faut pas, seigneur, que je vous dissimule;
Je n'ai rien fait encore, et n'ai point rencontré
De temps pour lui parler qui fût selon mon gré.
L'office de bouffon a des prérogatives;
Mais souvent on rabat nos libres tentatives.
Le discours de vos feux est un peu délicat,
Et c'est chez la princesse une affaire d'État.
Vous savez de quel titre elle se glorifie,
Et qu'elle a dans la tête une philosophie
Qui déclare la guerre au conjugal lien,
Et vous traite l'amour de déité de rien.
Pour n'effaroucher point son humeur de tigresse,
Il me faut manier la chose avec adresse,
Car on doit regarder comme l'on parle aux grands,
Et vous êtes parfois d'assez fâcheuses gens.
Laissez-moi doucement conduire cette trame.
Je me sens là pour vous un zèle tout de flamme;
Vous êtes né mon prince, et quelques autres nœuds
Pourroient contribuer au bien que je vous veux.
Ma mère, dans son temps, passoit pour assez belle,
Et naturellement n'étoit pas fort cruelle;
Feu votre père alors, ce prince généreux,
Sur la galanterie étoit fort dangereux.
Et je sais qu'Elpénor, qu'on appeloit mon père,
A cause qu'il étoit le mari de ma mère,
Contoit pour grand honneur, aux pasteurs d'aujourd'hui,
Que le prince autrefois étoit venu chez lui,
Et que, durant ce temps, il avoit l'avantage
De se voir saluer de tous ceux du village.
Baste! Quoi qu'il en soit je veux par mes travaux...
Mais voici la princesse et deux de vos rivaux.

SCÈNE III.—LA PRINCESSE, AGLANTE, CYNTHIE, ARISTOMÈNE, THÉOCLE, EURYALE, PHILIS, ARBATE, MORON.

ARISTOMÈNE.

Reprochez-vous, madame, à nos justes alarmes
Ce péril dont tous deux avons sauvé vos charmes?
328 J'aurois pensé, pour moi, qu'abattre sous nos coups
Ce sanglier qui portoit sa fureur jusqu'à vous,
Étoit une aventure (ignorant votre chasse)
Dont à nos bons destins nous dussions rendre grâce;
Mais, à cette froideur, je connois clairement
Que je dois concevoir un autre sentiment,
Et quereller du sort la fatale puissance
Qui me fait avoir part à ce qui vous offense.

THÉOCLE.

Pour moi, je tiens madame, à sensible bonheur
L'action où pour vous a volé tout mon cœur,
Et ne puis consentir, malgré votre murmure,
A quereller le sort d'une telle aventure.
D'un objet odieux je sais que tout déplaît;
Mais, dût votre courroux être plus grand qu'il n'est,
C'est extrême plaisir, quand l'amour est extrême,
De pouvoir d'un péril affranchir ce qu'on aime.

LA PRINCESSE.

Et pensez-vous, seigneur, puisqu'il me faut parler,
Qu'il eût eu, ce péril, de quoi tant m'ébranler?
Que l'arc et que le dard, pour moi si pleins de charmes,
Ne soient entre mes mains que d'inutiles armes;
Et que je fasse enfin mes plus fréquents emplois
De parcourir nos monts, nos plaines et nos bois,
Pour n'oser, en chassant, concevoir l'espérance
De suffire, moi seule, à ma propre défense?
Certes, avec le temps j'aurois bien profité
De ces soins assidus dont je fais vanité,
S'il falloit que mon bras, dans une telle quête,
Ne pût pas triompher d'une chétive bête!
Du moins, si, pour prétendre à de sensibles coups,
Le commun de mon sexe est trop mal avec vous,
D'un étage plus haut accordez-moi la gloire;
Et me faites tous deux cette grâce de croire,
Seigneurs, que, quel que fût le sanglier d'aujourd'hui,
J'en ai mis bas sans vous de plus méchants que lui.

THÉOCLE.

Mais, madame...

329

LA PRINCESSE.

Eh bien, soit. Je vois que votre envie
Est de persuader que je vous dois la vie:
J'y consens. Oui, sans vous, c'étoit fait de mes jours.
Je rends de tout mon cœur grâce à ce grand secours;
Et je vais de ce pas au prince, pour lui dire
Les bontés que pour moi votre amour vous inspire.

SCÈNE IV.—EURYALE, ARBATE, MORON.

MORON.

Eh! a-t-on jamais vu de plus farouche esprit?
De ce vilain sanglier l'heureux trépas l'aigrit.
Oh! comme volontiers j'aurois d'un beau salaire
Récompensé tantôt qui m'en eût su défaire!

ARBATE, à Euryale.

Je vous vois tout pensif, seigneur, de ses dédains;
Mais ils n'ont rien qui doive empêcher vos desseins.
Son heure doit venir; et c'est à vous, possible[236],
Qu'est réservé l'honneur de la rendre sensible.

MORON.

Il faut qu'avant la course elle apprenne vos feux;
Et je...

EURYALE.

Non. Ce n'est plus, Moron, ce que je veux;
Garde-toi de rien dire, et me laisse un peu faire;
J'ai résolu de prendre un chemin tout contraire.
Je vois trop que son cœur s'obstine à dédaigner
Tous ces profonds respects qui pensent la gagner;
Et le dieu qui m'engage à soupirer pour elle
M'inspire pour la vaincre une adresse nouvelle.
Oui, c'est lui d'où me vient ce soudain mouvement,
Et j'en attends de lui l'heureux événement.

ARBATE.

Peut-on savoir, seigneur, par où votre espérance...?

EURYALE.

Tu le vas voir. Allons, et garde le silence.

330

PREMIER INTERMÈDE

SCÈNE I.—MORON.

Jusqu'au revoir; pour moi, je reste ici, et j'ai une petite conversation à faire avec ces arbres et ces rochers.

Bois, prés, fontaines, fleurs, qui voyez mon teint blême,
Si vous ne le savez, je vous apprends que j'aime.
Philis est l'objet charmant
Qui tient mon cœur à l'attache;
Et je deviens son amant,
La voyant traire une vache.
Ses doigts, tout pleins de lait et plus blancs mille fois,
Pressoient les bouts du pis d'une grâce admirable.
Ouf! cette idée est capable
De me réduire aux abois.
Ah! Philis! Philis! Philis!

SCÈNE II.—MORON, UN ÉCHO.

L'ÉCHO.

Philis.

MORON.

Ah!

L'ÉCHO.

Ah.

MORON.

Hem!

L'ÉCHO.

Hem.

MORON.

Ah! ah!

L'ÉCHO.

Ah.

MORON.

Hi! Hi!

L'ÉCHO.

Hi.

331

MORON.

Oh!

L'ÉCHO.

Oh.

MORON.

Oh!

L'ÉCHO.

Oh.

MORON.

Voilà un écho qui est bouffon!

L'ÉCHO.

On.

MORON.

Hon!

L'ÉCHO.

Hon.

MORON.

Ah!

L'ÉCHO.

Ah.

MORON.

Hu!

L'ÉCHO.

Hu.

MORON.

Voilà un écho qui es bouffon!

SCÈNE III.—MORON, apercevant un ours, qui vient à lui.

Ah! monsieur l'ours, je suis votre serviteur de tout mon cœur. De grâce, épargnez moi. Je vous assure que je ne vaux rien du tout à manger, je n'ai que la peau et les os, et je vois de certaines gens là-bas qui seroient bien mieux votre affaire. Eh! eh! eh! monseigneur, tout doux, s'il vous plaît. Là (il caresse l'ours, et tremble de frayeur), là, là, là. Ah! monseigneur, que Votre Altesse est jolie et bienfaite! Elle a tout à fait l'air galant, et la taille la plus mignonne du monde. Ah! beau poil, belle tête, beaux yeux brillants et bien fendus! Ah! beau petit nez! belle petite bouche! petites 332 menottes jolies! Ah! belle gorge! belles petites menottes! petits ongles bien faits! (L'ours se lève sur ses pattes de derrière.) A l'aide! au secours! je suis mort! miséricorde! Pauvre Moron! Ah! mon Dieu! Eh! vite, à moi, je suis perdu!

Moron monte sur un arbre.

SCÈNE IV.—MORON, CHASSEURS.

MORON, monté sur un arbre, aux chasseurs.)

Eh! messieurs, ayez pitié de moi! (Les chasseurs combattent l'ours.) Bon! messieurs, tuez-moi ce vilain animal-là. O ciel! daigne les assister! Bon! le voilà qui fuit. Le voilà qui s'arrête, et qui se jette sur eux. Bon! en voilà un qui vient de lui donner un coup dans la gueule. Les voilà tous alentour de lui. Courage! ferme! allons mes amis! Bon! poussez fort! Encore! Ah! le voilà qui est à terre; c'en est fait, il est mort! Descendons maintenant pour lui donner cent coups. (Moron descend de l'arbre.) Serviteur, messieurs! je vous rends grâce de m'avoir délivré de cette bête. Maintenant que vous l'avez tuée, je m'en vais l'achever et en triompher avec vous.

Moron donne mille coups à l'ours, qui est mort.

ENTRÉE DE BALLET

Les chasseurs dansent, pour témoigner leur joie d'avoir remporté la victoire.

ACTE II

SCÈNE I.—LA PRINCESSE, AGLANTE, CYNTHIE, PHILIS.

LA PRINCESSE.

Oui, j'aime à demeurer dans ces paisibles lieux;
On n'y découvre rien qui n'enchante les yeux;
Et de tous nos palais la savante structure
Cède aux simples beautés qu'y forme la nature.
333 Ces arbres, ces rochers, cette eau, ces gazons frais,
Ont pour moi des appas à ne lasser jamais.

AGLANTE.

Je chéris comme vous ces retraites tranquilles,
Où l'on se vient sauver de l'embarras des villes.
De mille objets charmants ces lieux sont embellis;
Et ce qui doit surprendre est qu'aux portes d'Alis
La douce passion de fuir la multitude
Rencontre une si belle et vaste solitude[237].
Mais, à vous dire vrai, dans ces jours éclatans
Vos retraites ici me semblent hors de temps;
Et c'est fort maltraiter l'appareil magnifique
Que chaque prince a fait pour la fête publique.
Ce spectacle pompeux de la course des chars
Devoit bien mériter l'honneur de vos regards.

LA PRINCESSE.

Quel droit ont-ils chacun d'y vouloir ma présence,
Et que dois-je, après tout, à leur magnificence?
Ce sont soins que produit l'ardeur de m'acquérir,
Et mon cœur est le prix qu'ils veulent tous courir.
Mais, quelque espoir qui flatte un projet de la sorte,
Je me tromperai fort si pas un d'eux l'emporte.

CYNTHIE.

Jusques à quand ce cœur veut-il s'effaroucher
Des innocens desseins qu'on a de le toucher,
Et regarder les soins que pour vous on se donne
Comme autant d'attentats contre votre personne?
Je sais qu'en défendant le parti de l'amour,
On s'expose chez vous à faire mal sa cour;
Mais ce que par le sang j'ai l'honneur de vous être
S'oppose aux duretés que vous faites paroître;
Et je ne puis nourrir d'un flatteur entretien
Vos résolutions de n'aimer jamais rien.
Est-il rien de plus beau que l'innocente flamme
Qu'un mérite éclatant allume dans une âme?
Et seroit-ce un bonheur de respirer le jour,
Si d'entre les mortels on bannissoit l'amour?
334 Non, non, tous les plaisirs se goûtent à le suivre;
Et vivre sans aimer n'est pas proprement vivre[238].

AGLANTE.

Pour moi, je tiens que cette passion est la plus agréable affaire de la vie; qu'il est nécessaire d'aimer pour vivre heureusement, et que tous les plaisirs sont fades s'il ne s'y mêle un peu d'amour.

LA PRINCESSE.

Pouvez-vous bien toutes deux, étant ce que vous êtes, prononcer ces paroles? et ne devez-vous pas rougir d'appuyer une passion qui n'est qu'erreur, que foiblesses et qu'emportement, et dont tous les désordres ont tant de répugnance avec la gloire de notre sexe? J'en prétends soutenir l'honneur jusqu'au dernier moment de ma vie, et ne veux point du tout me commetre à ces gens qui font les esclaves auprès de nous, pour devenir un jour nos tyrans. Toutes ces larmes, tous ces soupirs, tous ces hommages, tous ces respects, sont des embûches qu'on tend à notre cœur, et qui souvent l'engagent à commettre des lâchetés. Pour moi, quand je regarde certains exemples, et les bassesses épouvantables où cette passion ravale les personnes sur qui elle étend sa puissance, je sens tout mon cœur qui s'émeut; et je ne puis souffrir qu'une âme, qui fait profession d'un peu de fierté, ne trouve pas une honte horrible à de telles foiblesses.

CYNTHIE.

Eh! madame, il est de certaines foiblesses qui ne sont point honteuses, et qu'il est beau même d'avoir dans les plus hauts degrés de gloire. J'espère que vous changerez un jour de pensée; et, s'il plaît au ciel, nous verrons votre cœur, avant qu'il soit peu...

LA PRINCESSE.

Arrêtez! n'achevez pas ce souhait étrange. J'ai une horreur trop invincible pour ces sortes d'abaissemens; et, si 335 jamais j'étois capable d'y descendre, je serois personne sans doute à ne me le point pardonner.

AGLANTE.

Prenez garde, madame, l'amour sait se venger des mépris que l'on fait de lui; et peut-être...

LA PRINCESSE.

Non, non, je brave tous ses traits; et le grand pouvoir qu'on lui donne n'est rien qu'une chimère et qu'une excuse des foibles cœurs, qui le font invincible pour autoriser leur foiblesse.

CYNTHIE.

Mais, enfin, toute la terre reconnoît sa puissance, et vous voyez que les dieux mêmes sont assujettis à son empire. On nous fait voir que Jupiter n'a pas aimé pour une fois, et que Diane même, dont vous affectez tant l'exemple, n'a pas rougi de pousser des soupirs d'amour.

LA PRINCESSE.

Les croyances publiques sont toujours mêlées d'erreur. Les dieux ne sont point faits comme les fait le vulgaire; et c'est leur manquer de respect que de leur attribuer les foiblesses des hommes.

SCÈNE II.—LA PRINCESSE, AGLANTE, CYNTHIE, PHILIS, MORON.

AGLANTE.

Viens, approche, Moron, viens nous aider à défendre l'amour contre les sentiments de la princesse.

LA PRINCESSE.

Voilà votre parti fortifié d'un grand défenseur.

MORON.

Ma foi, madame, je crois qu'après mon exemple il n'y a plus rien à dire, et qu'il ne faut plus mettre en doute le pouvoir de l'amour. J'ai bravé ses armes assez longtemps, et fait de mon drôle[239] comme un autre; mais enfin ma fierté a baissé l'oreille, et vous avez une traîtresse (il montre Philis) qui m'a rendu plus doux qu'un agneau. Après cela on ne 336 doit plus faire aucun scrupule d'aimer; et, puisque j'ai bien passé par là, il peut bien y en passer d'autres.

CYNTHIE.

Quoi! Moron se mêle d'aimer?

MORON.

Fort bien.

CYNTHIE.

Et de vouloir être aimé?

MORON.

Et pourquoi non? Est-ce qu'on n'est pas assez bien fait pour cela? Je pense que ce visage est assez passable, et que, pour le bel air, Dieu merci, nous ne le cédons à personne.

CYNTHIE.

Sans doute, on aurait tort.

SCÈNE III.—LA PRINCESSE, AGLANTE, CYNTHIE, PHILIS, MORON, LYCAS.

LYCAS.

Madame, le prince, votre père, vient vous trouver ici, et conduit avec lui les princes de Pyle et d'Ithaque, et celui de Messène.

LA PRINCESSE.

O ciel! que prétend-il faire en me les amenant? Auroit-il résolu ma perte, et voudroit-il bien me forcer au choix de quelqu'un d'eux?

SCÈNE IV.—IPHITAS, EURYALE, ARISTOMÈNE, THÉOCLE, LA PRINCESSE, AGLANTE, CYNTHIE, PHILIS, MORON.

LA PRINCESSE, à Iphitas.

Seigneur, je vous demande la licence de prévenir par deux paroles la déclaration des pensées que vous pouvez avoir. Il y a deux vérités, seigneur, aussi constantes l'une que l'autre, et dont je puis vous assurer également: l'une, que vous avez un absolu pouvoir sur moi, et que vous ne sauriez m'ordonner rien où je ne réponde aussitôt par une obéissance aveugle; l'autre, que je regarde l'hyménée ainsi que le trépas, et qu'il m'est impossible de forcer cette aversion naturelle. Me donner un mari et me donner la mort, 337 c'est une même chose; mais votre volonté va la première, et mon obéissance m'est bien plus chère que ma vie. Après cela parlez, seigneur; prononcez librement ce que vous voulez.

IPHITAS.

Ma fille, tu as tort de prendre de telles alarmes; et je me plains de toi, qui peux mettre dans ta pensée que je sois assez mauvais père pour vouloir faire violence à tes sentiments et me servir tyranniquement de la puissance que le ciel me donne sur toi. Je souhaite, à la vérité, que ton cœur puisse aimer quelqu'un. Tous mes vœux seroient satisfaits si cela pouvoit arriver: et je n'ai proposé les fêtes et les jeux que je fais célébrer ici qu'afin d'y pouvoir attirer tout ce que la Grèce a d'illustre, et que, parmi cette noble jeunesse, tu puisses enfin rencontrer où arrêter tes yeux et déterminer tes pensées. Je ne demande, dis-je, au ciel autre bonheur que celui de te voir un époux. J'ai, pour obtenir cette grâce, fait encore ce matin un sacrifice à Vénus; et, si je sais bien expliquer le langage des dieux, elle m'a promis un miracle. Mais, quoi qu'il en soit, je veux en user avec toi en père qui chérit sa fille. Si tu trouves où attacher tes vœux, ton choix sera le mien, et je ne considérerai ni intérêt d'État, ni avantages d'alliance; si ton cœur demeure insensible, je n'entreprendrai point de le forcer; mais au moins sois complaisante aux civilités qu'on te rend, et ne m'oblige point à faire les excuses de ta froideur. Traite ces princes avec l'estime que tu leur dois, reçois avec reconnoissance les témoignages de leur zèle, et viens voir cette course où leur adresse va paroître.

THÉOCLE, à la princesse.

Tout le monde va faire des efforts pour remporter le prix de cette course. Mais, à vous dire vrai, j'ai peu d'ardeur pour la victoire, puisque ce n'est pas votre cœur qu'on y doit disputer.

ARISTOMÈNE.

Pour moi, madame, vous êtes le seul prix que je me propose partout. C'est vous que je crois disputer dans ces combats d'adresse, et je n'aspire maintenant à remporter l'honneur 338 de cette course que pour obtenir un degré de gloire qui m'approche de votre cœur.

EURYALE.

Pour moi, madame, je n'y vais point du tout avec cette pensée. Comme j'ai fait toute ma vie profession de ne rien aimer, tous les soins que je prends ne vont point où tendent les autres. Je n'ai aucune prétention sur votre cœur, et le seul honneur de la course est tout l'avantage où j'aspire.

SCÈNE V.—LA PRINCESSE, AGLANTE, CYNTHIE, PHILIS, MORON.

LA PRINCESSE.

D'où sort cette fierté où l'on ne s'attendoit point? Princesses, que dites-vous de ce jeune prince? Avez-vous remarqué de quel ton il l'a pris?

AGLANTE.

Il est vrai que cela est un peu fier.

MORON, à part.

Ah! quelle brave botte il vient là de lui porter!

LA PRINCESSE.

Ne trouvez-vous pas qu'il y auroit plaisir d'abaisser son orgueil et de soumettre un peu ce cœur qui tranche tant du brave?

CYNTHIE.

Comme vous êtes accoutumée à ne jamais recevoir que des hommages et des adorations de tout le monde, un compliment pareil au sien doit vous surprendre, à la vérité.

LA PRINCESSE.

Je vous avoue que cela m'a donné de l'émotion, et que je souhaiterois fort de trouver les moyens de châtier cette hauteur. Je n'avois pas beaucoup d'envie de me trouver à cette course; mais j'y veux aller exprès, et employer toute chose pour lui donner de l'amour.

CYNTHIE.

Prenez garde, madame. L'entreprise est périlleuse; et, lorsqu'on veut donner de l'amour, on court risque d'en recevoir.

LA PRINCESSE.

Ah! n'appréhendez rien, je vous prie. Allons, je vous réponds de moi.

339


DEUXIÈME INTERMÈDE

SCÈNE I.—PHILIS, MORON.

MORON.

Philis, demeure ici.

PHILIS.

Non. Laisse-moi suivre les autres.

MORON.

Ah! cruelle, si c'étoit Tircis qui t'en priât, tu demeurerois bien vite.

PHILIS.

Cela se pourroit faire, et je demeure d'accord que je trouve bien mieux mon compte avec l'un qu'avec l'autre; car il me divertit avec sa voix, et toi tu m'étourdis de ton caquet. Lorsque tu chanteras aussi bien que lui, je te promets de t'écouter.

MORON.

Eh! demeure un peu.

PHILIS.

Je ne saurois.

MORON.

De grâce!

PHILIS.

Point, te dis-je.

MORON, retenant Philis.

Je ne te laisserai point aller...

PHILIS.

Ah! que de façons!

MORON.

Je ne te demande qu'un moment à être avec toi.

PHILIS.

Eh bien, oui, j'y demeurerai, pourvu que tu me promettes une chose.

MORON.

Et quelle?

PHILIS.

De ne me parler point du tout.

340

MORON.

Et! Philis.

PHILIS.

A moins que de cela, je ne demeurerai point avec toi.

MORON.

Veux-tu me...

PHILIS.

Laisse-moi aller.

MORON.

Eh bien, oui, demeure. Je ne te dirai mot.

PHILIS.

Prends-y bien garde, au moins; car à la moindre parole je prends la fuite.

MORON.

Soit. (Après avoir fait une scène de gestes.) Ah! Philis!... Eh!...

SCÈNE II.—MORON.

Elle s'enfuit, et je ne saurois l'attraper. Voilà ce que c'est. Si je savois chanter, j'en ferois bien mieux mes affaires. La plupart des femmes aujourd'hui se laissent prendre par les oreilles; elles sont cause que tout le monde se mêle de musique, et l'on ne réussit auprès d'elles que par les petites chansons et les petits vers qu'on leur fait entendre. Il faut que j'apprenne à chanter, pour faire comme les autres. Bon, voici justement mon homme.

SCÈNE III.—UN SATYRE, MORON.

LE SATYRE.

La, la, la.

MORON.

Ah! satyre, mon ami, tu sais bien ce que tu m'as promis il y a longtemps. Apprends-moi à chanter, je te prie.

LE SATYRE.

Je le veux, mais auparavant écoute une chanson que je viens de faire.

MORON, bas, à part.

Il est si accoutumé à chanter, qu'il ne sauroit parler d'autre façon. (Haut.) Allons, chante, j'écoute.

341

LE SATYRE chante.

Je portois...

MORON.

Une chanson? dis-tu.

LE SATYRE.

Je port...

MORON.

Une chanson à chanter?

LE SATYRE.

Je port...

MORON.

Chanson amoureuse? Peste!

LE SATYRE.

Je portois dans une cage
Deux moineaux que j'avois pris,
Lorsque la jeune Chloris
Fit, dans un sombre bocage,
Briller à mes yeux surpris
Les fleurs de son beau visage.
Hélas! dis-je aux moineaux, en recevant les coups
De ses yeux si savans à faire des conquêtes,
Consolez-vous, pauvres petites bêtes,
Celui qui vous a pris est bien plus pris que vous.

Moron demande au satire une chanson plus passionnée, et le prie de lui dire celle qu'il lui avoit ouï chanter quelques jours auparavant.

LE SATYRE chante.

Dans vos chants si doux,
Chantez à ma belle,
Oiseaux, chantez tous
Ma peine mortelle.
Mais, si la cruelle
Se met en courroux
Au récit fidèle
Des maux que je sens pour elle,
Oiseaux, taisez-vous.

MORON.

Ah! qu'elle est belle! Apprends-la-moi.

LE SATYRE.

La, la, la, la.

342

MORON.

La, la, la, la.

LE SATYRE.

Fa, fa, fa, fa.

MORON.

Fat toi-même!

ENTRÉE DU BALLET

Le satyre, en colère, menace Moron, et plusieurs satyres dansent une entrée plaisante.

ACTE III

SCÈNE I.—LA PRINCESSE, AGLANTE, CYNTHIE, PHILIS.

CYNTHIE.

Il est vrai, madame, que ce jeune prince a fait voir une adresse non commune, et que l'air dont il a paru a été quelque chose de surprenant. Il sort vainqueur de cette course. Mais je doute fort qu'il en sorte avec le même cœur qu'il y a porté; car enfin vous lui avez tiré des traits dont il est difficile de se défendre; et, sans parler de tout le reste, la grâce de votre danse et la douceur de votre voix ont eu des charmes aujourd'hui à toucher les plus insensibles.

LA PRINCESSE.

Le voici qui s'entretient avec Moron; nous saurons un peu de quoi il lui parle. Ne rompons point encore leur entretien, et prenons cette route pour revenir à leur rencontre.

SCÈNE II.—EURYALE, ARBATE, MORON.

EURYALE.

Ah! Moron, je te l'avoue j'ai été enchanté; et jamais tant de charmes n'ont frappé tout ensemble mes yeux et mes oreilles. Elle est adorable en tout temps, il est vrai, mais ce moment l'a emporté sur tous les autres, et des grâces nouvelles ont redoublé l'éclat de ses beautés. Jamais son visage ne s'est paré de plus vives couleurs, ni ses yeux ne se sont armés de traits plus vifs et plus perçans. La douceur de sa 343 voix a voulu se faire paroître dans un air tout charmant qu'elle a daigné chanter; et les sons merveilleux qu'elle formoit passoient jusqu'au fond de mon âme et tenoient tous mes sens dans un ravissement à ne pouvoir en revenir. Elle a fait éclater ensuite une disposition toute divine, et ses pieds amoureux sur l'émail d'un tendre gazon traçoient d'aimables caractères qui m'enlevoient hors de moi-même et m'attachoient par des nœuds invincibles aux doux et justes mouvemens dont tout son corps suivoit les mouvemens de l'harmonie. Enfin, jamais âme n'a eu de plus puissantes émotions que la mienne; et j'ai pensé plus de vingt fois oublier ma résolution, pour me jeter à ses pieds et lui faire un aveu sincère de l'ardeur que je sens pour elle.

MORON.

Donnez-vous-en bien de garde, seigneur, si vous m'en voulez croire. Vous avez trouvé la meilleure invention du monde, et je me trompe fort si elle ne vous réussit. Les femmes sont des animaux d'un naturel bizarre; nous les gâtons par nos douceurs; et je crois tout de bon que nous les verrions tous courir, sans tous ces respects et ces soumissions où les hommes les acoquinent.

ARBATE.

Seigneur, voici la princesse qui s'est un peu éloignée de sa suite.

MORON.

Demeurez ferme, au moins, dans le chemin que vous avez pris. Je m'en vais voir ce qu'elle me dira. Cependant promenez-vous ici dans ces petites routes, sans faire aucun semblant d'avoir envie de la joindre; et, si vous l'abordez, demeurez avec elle le moins qu'il vous sera possible.

SCÈNE III.—LA PRINCESSE, MORON.

LA PRINCESSE.

Tu as donc familiarité, Moron, avec le prince d'Ithaque?

MORON.

Ah! madame, il y a longtemps que nous nous connoissons.

LA PRINCESSE.

D'où vient qu'il n'est pas venu jusqu'ici, et qu'il a pris cette autre route quand il m'a vue?

344

MORON.

C'est un homme bizarre, qui ne se plaît qu'à entretenir ses pensées.

LA PRINCESSE.

Étois-tu tantôt au compliment qu'il m'a fait?

MORON.

Oui, madame, j'y étois, et je l'ai trouvé un peu impertinent, n'en déplaise à sa principauté.

LA PRINCESSE.

Pour moi, je le confesse, Moron, cette fuite m'a choquée; et j'ai toutes les envies du monde de l'engager, pour rabattre un peu son orgueil.

MORON.

Ma foi, madame, vous ne feriez pas mal; il le mériteroit bien; mais, à vous dire vrai, je doute fort que vous y puissiez réussir.

LA PRINCESSE.

Comment?

MORON.

Comment? C'est le plus orgueilleux petit vilain que vous ayez jamais vu. Il lui semble qu'il n'y a personne au monde qui le mérite, et que la terre n'est pas digne de le porter.

LA PRINCESSE.

Mais encore ne t'a-t-il point parlé de moi?

MORON.

Lui? non.

LA PRINCESSE.

Il ne t'a rien dit de ma voix et de ma danse?

MORON.

Pas le moindre mot.

LA PRINCESSE.

Certes, ce mépris est choquant, et je ne puis souffrir cette hauteur étrange de ne rien estimer.

MORON.

Il n'estime et n'aime que lui.

LA PRINCESSE.

Il n'y a rien que je ne fasse pour le soumettre comme il faut.

345

MORON.

Nous n'avons point de marbre dans nos montagnes qui soit plus dur et plus insensible que lui.

LA PRINCESSE.

Le voilà.

MORON.

Voyez-vous comme il passe, sans prendre garde à vous?

LA PRINCESSE.

De grâce, Moron, va le faire aviser que je suis ici, et l'oblige à me venir aborder.

SCÈNE IV.—LA PRINCESSE, EURYALE, MORON.

MORON, allant au-devant d'Euryale, et lui parlant bas.

Seigneur, je vous donne avis que tout va bien. La princesse souhaite que vous l'abordiez; mais songez bien à continuer votre rôle; et, de peur de l'oublier, ne soyez pas longtemps avec elle.

LA PRINCESSE.

Vous êtes bien solitaire, seigneur: et c'est une humeur bien extraordinaire que la vôtre, de renoncer ainsi à notre sexe, et de fuir, à votre âge, cette galanterie dont se piquent tous vos pareils.

EURYALE.

Cette humeur, madame, n'est pas si extraordinaire qu'on n'en trouvât des exemples sans aller loin d'ici; et vous ne sauriez condamner la résolution que j'ai prise de n'aimer jamais rien, sans condamner aussi vos sentimens.

LA PRINCESSE.

Il y a grande différence; et ce qui sied bien à un sexe ne sied pas bien à l'autre. Il est beau qu'une femme soit insensible et conserve son cœur exempt des flammes de l'amour; mais ce qui est vertu en elle devient un crime dans un homme; et, comme la beauté est le partage de notre sexe, vous ne sauriez ne nous point aimer sans nous dérober les hommages qui nous sont dus, et commettre une offense dont nous devons toutes nous ressentir.

EURYALE.

Je ne vois pas, madame, que celles qui ne veulent point aimer doivent prendre aucun intérêt à ces sortes d'offenses.

346

LA PRINCESSE.

Ce n'est pas une raison, seigneur; et, sans vouloir aimer, on est toujours bien aise d'être aimée.

EURYALE.

Pour moi, je ne suis pas de même; et, dans le dessein où je suis de ne rien aimer, je serois fâché d'être aimé.

LA PRINCESSE.

Et la raison?

EURYALE.

C'est qu'on a obligation à ceux qui nous aiment, et que je serois fâché d'être ingrat.

LA PRINCESSE.

Si bien donc que, pour fuir l'ingratitude, vous aimeriez qui vous aimeroit?

EURYALE.

Moi, madame? Point du tout. Je dis bien que je serois fâché d'être ingrat; mais je me résoudrois plutôt de l'être que d'aimer.

LA PRINCESSE.

Telle personne vous aimeroit peut-être, que votre cœur...

EURYALE.

Non, madame. Rien n'est capable de toucher mon cœur. Ma liberté est la seule maîtresse à qui je consacre mes vœux; et quand le ciel emploieroit ses soins à composer une beauté parfaite, quand il assembleroit en elle tous les dons les plus merveilleux et du corps et de l'âme, enfin quand il exposeroit à mes yeux un miracle d'esprit, d'adresse et de beauté, et que cette personne m'aimeroit avec toutes les tendresses imaginables, je vous l'avoue franchement, je ne l'aimerois pas.

LA PRINCESSE, à part.

A-t-on jamais rien vu de tel?

MORON, à la princesse.

Peste soit du petit brutal! J'aurois bien envie de lui bailler un coup de poing.

LA PRINCESSE, à part.

Cet orgueil me confond, et j'ai un tel dépit, que je ne me sens pas!

347

MORON, bas, au prince.

Bon courage, seigneur! Voilà qui va le mieux du monde.

EURYALE, bas, à Moron.

Ah! Moron, je n'en puis plus! et je me suis fait des efforts étranges.

LA PRINCESSE, à Euryale.

C'est avoir une insensibilité bien grande que de parler comme vous faites.

EURYALE.

Le ciel ne m'a pas fait d'une autre humeur. Mais, madame, j'interromps votre promenade, et mon respect doit m'avertir que vous aimez la solitude.

SCÈNE V.—LA PRINCESSE, MORON.

MORON.

Il ne vous en doit rien, madame, en dureté de cœur.

LA PRINCESSE.

Je donnerois volontiers tout ce que j'ai au monde pour avoir l'avantage d'en triompher.

MORON.

Je le crois.

LA PRINCESSE.

Ne pourrais-tu, Moron, me servir dans un tel dessein?

MORON.

Vous savez bien, madame, que je suis tout à votre service.

LA PRINCESSE.

Parle-lui de moi dans tes entretiens; vante-lui adroitement ma personne et les avantages de ma naissance, et tâche d'ébranler ses sentimens par la douceur de quelque espoir. Je te permets de dire tout ce que tu voudras, pour tâcher à me l'engager.

MORON.

Laissez-moi faire.

LA PRINCESSE.

C'est une chose qui me tient au cœur. Je souhaite ardemment qu'il m'aime.

MORON.

Il est bien fait, oui, ce petit pendard-là, il a bon air, 348 bonne physionomie, et je crois qu'il seroit assez le fait d'une jeune princesse.

LA PRINCESSE.

Enfin, tu peux tout espérer de moi, si tu trouves moyen d'enflammer pour moi son cœur.

MORON.

Il n'y a rien qui ne se puisse faire. Mais, madame, s'il venoit à vous aimer, que feriez-vous, s'il vous plaît?

LA PRINCESSE.

Ah! ce seroit lors que je prendrois plaisir à triompher pleinement de sa vanité, à punir son mépris par mes froideurs, et à exercer sur lui toutes les cruautés que je pourrois imaginer.

MORON.

Il ne se rendra jamais.

LA PRINCESSE.

Ah! Moron, il faut faire en sorte qu'il se rende.

MORON.

Non, il n'en fera rien. Je le connois; ma peine seroit inutile.

LA PRINCESSE.

Si[240] faut-il pourtant tenter toutes choses, et éprouver si son âme est entièrement insensible. Allons. Je veux lui parler, et suivre une pensée qui vient de me venir.

TROISIÈME INTERMÈDE

SCÈNE I.—PHILIS, TIRCIS.

PHILIS.

Viens, Tircis. Laissons-les aller et me dis un peu ton martyre de la façon que tu sais faire. Il y a longtemps que tes yeux me parlent, mais je suis plus aise d'ouïr ta voix.

TIRCIS, chante.

Tu m'écoutes, hélas! dans ma triste langueur;
Mais je n'en suis pas mieux, ô beauté sans pareille!
349 Et je touche ton oreille,
Sans que je touche ton cœur.

PHILIS.

Va, va, c'est déjà quelque chose que de toucher l'oreille, et le temps amène tout. Chante-moi cependant quelque plainte nouvelle que tu aies composée pour moi.

SCÈNE II.—MORON, PHILIS, TIRCIS.

MORON.

Ah! ah! je vous y prends, cruelle! vous vous écartez des autres pour ouïr mon rival!

PHILIS.

Oui, je m'écarte pour cela. Je te le dis encore, je me plais avec lui; et l'on écoute volontiers les amans, lorsqu'ils se plaignent aussi agréablement qu'il fait. Que ne chantes-tu comme lui? je prendrois plaisir à t'écouter.

MORON.

Si je ne sais chanter, je sais faire autre chose; et quand...

PHILIS.

Tais-toi. Je veux l'entendre. Dis, Tircis, ce que tu voudras.

MORON.

Ah! cruelle!...

PHILIS.

Silence, dis-je, ou je me mettrai en colère.

TIRCIS chante.

Arbres épais, et vous, prés émaillés,
La beauté dont l'hiver vous avoit dépouillés
Par le printemps vous est rendue.
Vous reprenez tous vos appas;
Mais mon âme ne reprend pas
La joie, hélas! que j'ai perdue.

MORON

Morbleu! que n'ai-je de la voix! Ah! nature marâtre, pourquoi ne m'as-tu pas donné de quoi chanter comme à un autre?

PHILIS.

En vérité, Tircis, il ne se peut rien de plus agréable, et tu l'emportes sur tous les rivaux que tu as.

350

MORON.

Mais pourquoi est-ce que je ne puis pas chanter? n'ai-je pas un estomac, un gosier et une langue comme un autre? Oui, oui, allons. Je veux chanter aussi, et te montrer que l'amour fait faire toutes choses. Voici une chanson que j'ai faite pour toi.

PHILIS.

Oui, dis. Je veux bien t'écouter pour la rareté du fait.

MORON.

Courage, Moron! Il n'y a qu'à avoir de la hardiesse.

Il chante.

Ton extrême rigueur
S'acharne sur mon cœur.
Ah! Philis, je trépasse;
Daigne me secourir.
En seras-tu plus grasse
De m'avoir fait mourir?

Vivat! Moron.

PHILIS.

Voilà qui est le mieux du monde. Mais, Moron, je souhaiterois bien d'avoir la gloire que quelque amant fût mort pour moi. C'est un avantage dont je n'ai pas encore joui; et je trouve que j'aimerois de tout mon cœur une personne qui m'aimeroit assez pour se donner la mort.

MORON.

Tu aimerois une personne qui se tueroit pour toi?

PHILIS.

Oui.

MORON.

Il ne faut que cela pour te plaire?

PHILIS.

Non.

MORON.

Voilà qui est fait. Je te veux montrer que je me sais tuer quand je veux.

TIRCIS, chante.

Ah! quelle douleur extrême
De mourir pour ce qu'on aime!

351

MORON, à Tircis.

C'est un plaisir que vous aurez quand vous voudrez.

TIRCIS, chante.

Courage, Moron! meurs promptement,
En généreux amant.

MORON, à Tircis.

Je vous prie de vous mêler de vos affaires, et de me laisser tuer à ma fantaisie. Allons, je vais faire honte à tous les amans. (A Philis.) Tiens, je ne suis pas homme à faire tant de façons. Vois ce poignard. Prends bien garde comme je me vais percer le cœur. Je suis votre serviteur. Quelque niais!

PHILIS.

Allons, Tircis, viens-t'en me redire à l'écho ce que tu m'as chanté.

ACTE IV

SCÈNE I.—LA PRINCESSE, EURYALE, MORON.

LA PRINCESSE.

Prince, comme jusqu'ici nous avons fait paroître une conformité de sentimens, et que le ciel a semblé mettre en nous mêmes attachemens pour notre liberté, et même aversion pour l'amour, je suis bien aise de vous ouvrir le cœur, et de vous faire confidence d'un changement dont vous serez surpris. J'ai toujours regardé l'hymen comme une chose affreuse, et j'avois fait serment d'abandonner plutôt la vie que de me résoudre jamais à perdre cette liberté, pour qui j'avois des tendresses si grandes; mais enfin un moment a dissipé toutes ces résolutions. Le mérite d'un prince m'a frappé aujourd'hui les yeux; et mon âme tout d'un coup, comme par un miracle, est devenue sensible aux traits de cette passion que j'avois toujours méprisée. J'ai trouvé d'abord des raisons pour autoriser ce changement, et je puis l'appuyer de ma volonté de répondre aux ardentes sollicitations d'un père et aux vœux de tout un État; mais, à vous dire vrai, je suis en peine du jugement que vous 352 ferez de moi, et je voudrois savoir si vous condamnerez, ou non, le dessein que j'ai de me donner un époux.

EURYALE.

Vous pourriez faire un tel choix, madame, que je l'approuverois sans doute.

LA PRINCESSE.

Qui croyez-vous, à votre avis, que je veuille choisir?

EURYALE.

Si j'étois dans votre cœur, je pourrois vous le dire; mais, comme je n'y suis pas, je n'ai garde de vous répondre.

LA PRINCESSE.

Devinez pour voir, et nommez quelqu'un.

EURYALE.

J'aurois trop peur de me tromper.

LA PRINCESSE.

Mais encore, pour qui souhaiteriez-vous que je me déclarasse?

EURYALE.

Je sais bien, à vous dire vrai, pour qui je le souhaiterois; mais, avant que de m'expliquer, je dois savoir votre pensée.

LA PRINCESSE.

Eh bien, prince, je veux bien vous la découvrir. Je suis sûre que vous allez approuver mon choix; et, pour ne vous point tenir en suspens davantage, le prince de Messène est celui de qui le mérite s'est attiré mes vœux.

EURYALE, à part.

O ciel!

LA PRINCESSE, bas, à Moron.

Mon invention a réussi, Moron. Le voilà qui se trouble.

MORON, à la princesse.

Bon, madame. (Au prince.) Courage, seigneur. (A la princesse.) Il en tient. (Au prince.) Ne vous défaites pas[241].

LA PRINCESSE, à Euryale.

Ne trouvez-vous pas que j'ai raison, et que ce prince a tout le mérite qu'on peut avoir?

MORON, bas, au prince.

Remettez-vous et songez à répondre.

353

LA PRINCESSE.

D'où vient, prince, que vous ne dites mot et semblez interdit?

EURYALE.

Je le suis, à la vérité; et j'admire, madame, comme le ciel a pu former deux âmes aussi semblables en tout que les nôtres, deux âmes en qui l'on ait vu une plus grande conformité de sentiments, qui aient fait éclater dans le même temps une résolution à braver les traits de l'amour, et qui, dans le même moment, aient fait paroître une égale facilité à perdre le nom d'insensibles. Car enfin, madame, puisque votre exemple m'autorise, je ne feindrai point de vous dire que l'amour aujourd'hui s'est rendu maître de mon cœur, et qu'une des princesses vos cousines, l'aimable et belle Aglante, a renversé d'un coup d'œil tous les projets de ma fierté. Je suis ravi, madame, que, par cette égalité de défaite, nous n'ayons rien à nous reprocher l'un à l'autre; et je ne doute point que, comme je vous loue infiniment de votre choix, vous n'approuviez aussi le mien. Il faut que ce miracle éclate aux yeux de tout le monde, et nous ne devons point différer à nous rendre tous deux contens. Pour moi, madame, je vous sollicite de vos suffrages pour obtenir celle que je souhaite, et vous trouverez bon que j'aille de ce pas en faire la demande au prince votre père.

MORON, bas à Euryale.

Ah! digne, ah! brave cœur!

SCÈNE II.—LA PRINCESSE, MORON.

LA PRINCESSE.

Ah! Moron, je n'en puis plus, et ce coup, que je n'attendois pas, triomphe absolument de toute ma fermeté.

MORON.

Il est vrai que le coup est surprenant, et j'avois cru d'abord que votre stratagème avoit fait son effet.

LA PRINCESSE.

Ah! ce m'est un dépit à me désespérer, qu'une autre ait l'avantage de soumettre ce cœur que je voulois soumettre.

354

SCÈNE III.—LA PRINCESSE, AGLANTE, MORON.

LA PRINCESSE.

Princesse, j'ai à vous prier d'une chose qu'il faut absolument que vous m'accordiez. Le prince d'Ithaque vous aime et veut vous demander au prince mon père.

AGLANTE.

Le prince d'Ithaque, madame?

LA PRINCESSE.

Oui. Il vient de m'en assurer lui-même, et m'a demandé mon suffrage pour vous obtenir; mais je vous conjure de rejeter cette proposition et de ne point prêter l'oreille à tout ce qu'il pourra vous dire.

AGLANTE.

Mais, madame, s'il étoit vrai que ce prince m'aimât effectivement, pourquoi, n'ayant aucun dessein de vous engager, ne voudriez-vous pas souffrir?...

LA PRINCESSE.

Non, Aglante. Je vous le demande. Faites-moi ce plaisir, je vous prie, et trouvez bon que, n'ayant pu avoir l'avantage de le soumettre, je lui dérobe la joie de vous obtenir.

AGLANTE.

Madame, il faut vous obéir; mais je croirois que la conquête d'un tel cœur ne seroit pas une victoire à dédaigner.

LA PRINCESSE.

Non, non, il n'aura pas la joie de me braver entièrement.

SCÈNE IV.—LA PRINCESSE, ARISTOMÈNE, AGLANTE, MORON.

ARISTOMÈNE.

Madame, je viens à vos pieds rendre grâce à l'Amour de mes heureux destins, et vous témoigner avec mes transports le ressentiment où je suis des bontés surprenantes dont vous daignez favoriser le plus soumis de vos captifs.

LA PRINCESSE.

Comment?

ARISTOMÈNE.

Le prince d'Ithaque, madame, vient de m'assurer tout à 355 l'heure que votre cœur avoit eu la bonté de s'expliquer en ma faveur sur ce célèbre choix qu'attend toute la Grèce.

LA PRINCESSE.

Il vous a dit qu'il tenoit cela de ma bouche?

ARISTOMÈNE.

Oui, madame.

LA PRINCESSE.

C'est un étourdi; et vous êtes un peu trop crédule, prince, d'ajouter foi si promptement à ce qu'il vous a dit. Une pareille nouvelle méritoit bien, ce me semble, qu'on en doutât un peu de temps; et c'est tout ce que vous pourriez faire de la croire, si je vous l'avois dite moi-même.

ARISTOMÈNE.

Madame, si j'ai été trop prompt à me persuader...

LA PRINCESSE.

De grâce, prince, brisons-là ce discours; et si vous voulez m'obliger, souffrez que je puisse jouir de deux moments de solitude.

SCÈNE V.—LA PRINCESSE, AGLANTE, MORON.

LA PRINCESSE.

Ah! qu'en cette aventure le ciel me traite avec une rigueur étrange! au moins, princesse, souvenez-vous de la prière que je vous ai faite.

AGLANTE.

Je vous l'ai dit déjà, madame, il faut vous obéir...

SCÈNE VI.—LA PRINCESSE, MORON.

MORON.

Mais, madame, s'il vous aimoit, vous n'en voudriez point, et cependant vous ne voulez pas qu'il soit à une autre. C'est faire justement comme le chien du jardinier[242].

LA PRINCESSE.

Non, je ne puis souffrir qu'il soit heureux avec une autre; et, si la chose étoit, je crois que j'en mourrois de déplaisir.

MORON.

Ma foi, madame, avouons la dette. Vous voudriez qu'il 356 fût à vous; et, dans toutes vos actions, il est aisé de voir que vous aimez un peu ce jeune prince.

LA PRINCESSE.

Moi, je l'aime! O ciel! je l'aime! Avez-vous l'insolence de prononcer ces paroles? Sortez de ma vue, impudent, et ne vous présentez jamais devant moi!

MORON.

Madame...

LA PRINCESSE.

Retirez-vous d'ici, vous dis-je, ou je vous en ferai retirer d'une autre manière.

MORON, bas, à part.

Ma foi, son cœur en a sa provision; et...

Il rencontre un regard de la princesse, qui l'oblige à se retirer.

SCÈNE VII.—LA PRINCESSE.

De quelle émotion inconnue sens-je mon cœur atteint? Et quelle inquiétude secrète est venue troubler tout d'un coup la tranquillité de mon âme? Ne seroit-ce point aussi ce qu'on vient de me dire? et, sans en rien savoir n'aimerois-je point ce jeune prince? Ah! si cela étoit, je serois personne à me désespérer! Mais il est impossible que cela soit, et je vois bien que je ne puis pas l'aimer. Quoi! je ne serois capable de cette lâcheté! J'ai vu toute la terre à mes pieds avec la plus grande insensibilité du monde; les respects, les hommages et les soumissions n'ont jamais pu toucher mon âme, et la fierté et le dédain en auroient triomphé! J'ai méprisé tous ceux qui m'ont aimée, et j'aimerois le seul qui me méprise! Non, non, je sais bien que je ne l'aime pas. Il n'y a pas de raison à cela. Mais, si ce n'est pas de l'amour que ce que je sens maintenant, qu'est-ce donc que ce peut-être? et d'où vient ce poison qui me court par toutes les veines et ne me laisse point en repos avec moi-même? Sors de mon cœur, qui que tu sois, ennemi qui te caches. Attaque-moi visiblement, et deviens à mes yeux la plus affreuse bête de tous nos bois, afin que mon dard et mes flèches me puissent défaire de toi.

357

QUATRIÈME INTERMÈDE

SCÈNE I.—LA PRINCESSE.

O vous, admirables personnes, qui, par la douceur de vos chants, avez l'art d'adoucir les plus fâcheuses inquiétudes, approchez-vous d'ici, de grâce; et tâchez de charmer, avec votre musique, le chagrin où je suis.

SCÈNE II.—LA PRINCESSE, CLIMÈNE, PHILIS.

CLIMÈNE, chante.

Chère Philis, dis-moi, que crois-tu de l'amour?

PHILIS, chante.

Toi-même, qu'en crois-tu, ma compagne fidèle?

CLIMÈNE.

On m'a dit que sa flamme est pire qu'un vautour,
Et qu'on souffre en aimant, une peine cruelle.

PHILIS.

On m'a dit qu'il n'est point de passion plus belle,
Et que ne pas aimer, c'est renoncer au jour.

CLIMÈNE.

A qui des deux donnerons-nous victoire?

PHILIS.

Qu'en croirons-nous, ou le mal, ou le bien?

TOUTES DEUX ENSEMBLE.

Aimons, c'est le vrai moyen
De savoir ce qu'on en doit croire.

PHILIS.

Chloris vante partout l'amour et ses ardeurs.

CLIMÈNE.

Amarante pour lui verse en tous lieux des larmes.

PHILIS.

Si de tant de tourments il accable les cœurs,
D'où vient qu'on aime à lui rendre les armes?

CLIMÈNE.

Si sa flamme, Philis, est si pleine de charmes,
Pourquoi nous défend-on d'en goûter les douceurs?

PHILIS.

A qui des deux donnerons-nous victoire?

358

CLIMÈNE.

Qu'en croirons-nous, ou le mal, ou le bien?

TOUTES DEUX ENSEMBLE.

Aimons, c'est le vrai moyen
De savoir ce qu'on en doit croire.

LA PRINCESSE.

Achevez seules, si vous voulez. Je ne saurois demeurer en repos; et quelque douceur qu'aient vos chants, ils ne font que redoubler mon inquiétude.

ACTE V

SCÈNE I.—IPHITAS, EURYALE, AGLANTE, CYNTHIE, MORON.

MORON, à Iphitas.

Oui, seigneur, ce n'est point raillerie; j'en suis ce qu'on appelle disgracié. Il m'a fallu tirer mes chausses au plus vite[243], et jamais vous n'avez vu un emportement plus brusque que le sien.

IPHITAS, à Euryale.

Ah! prince, que je devrai de grâce à ce stratagème amoureux, s'il faut qu'il ait trouvé le secret de toucher son cœur!

EURYALE.

Quelque chose, seigneur, que l'on vienne de vous en dire, je n'ose encore, pour moi, me flatter de ce doux espoir; mais enfin, si ce n'est pas à moi trop de témérité que d'oser aspirer à l'honneur de votre alliance, si ma personne et mes États...

IPHITAS.

Prince, n'entrons point dans ces compliments. Je trouve en vous de quoi remplir tous les souhaits d'un père; et, si vous avez le cœur de ma fille, il ne vous manque rien.

359

SCÈNE II.—LA PRINCESSE, IPHITAS, EURYALE, AGLANTE, CYNTHIE, MORON.

LA PRINCESSE.

O ciel! que vois-je ici!

IPHITAS, à Euryale.

Oui, l'honneur de votre alliance m'est d'un prix très-considérable, et je souscris aisément de tous mes suffrages à la demande que vous me faites.

LA PRINCESSE, à Iphitas.

Seigneur, je me jette à vos pieds pour vous demander une grâce. Vous m'avez toujours témoigné une tendresse extrême, et je crois vous devoir bien plus par les bontés que vous m'avez fait voir que par le jour que vous m'avez donné. Mais, si jamais vous avez eu de l'amitié pour moi, je vous en demande aujourd'hui la plus sensible preuve que vous me puissiez accorder; c'est de n'écouter point, seigneur, la demande de ce prince, et de ne pas souffrir que la princesse Aglante soit unie avec lui.

IPHITAS.

Et par quelle raison, ma fille, voudrois-tu t'opposer à cette union?

LA PRINCESSE.

Par raison que je hais ce prince, et que je veux, si je puis, traverser ses desseins.

IPHITAS.

Tu le hais, ma fille!

LA PRINCESSE.

Oui, et de tout mon cœur, je vous l'avoue.

IPHITAS.

Et que t'a-t-il fait?

LA PRINCESSE.

Il m'a méprisée.

IPHITAS.

Et comment?

LA PRINCESSE.

Il ne m'a pas trouvée assez bien faite pour m'adresser ses vœux.

360

IPHITAS.

Et quelle offense te fait cela? tu ne veux accepter personne.

LA PRINCESSE.

N'importe. Il me devoit aimer comme les autres, et me laisser au moins la gloire de le refuser. Sa déclaration me fait un affront; et ce m'est une honte sensible qu'à mes yeux, et au milieu de votre cour, il a recherché une autre que moi.

IPHITAS.

Mais quel intérêt dois-tu prendre à lui?

LA PRINCESSE.

J'en prends, seigneur, à me venger de son mépris; et, comme je sais bien qu'il aime Aglante avec beaucoup d'ardeur, je veux empêcher, s'il vous plaît, qu'il ne soit heureux avec elle.

IPHITAS.

Cela te tient donc bien au cœur?

LA PRINCESSE.

Oui, seigneur, sans doute; et, s'il obtient ce qu'il demande, vous me verrez expirer à vos yeux.

IPHITAS.

Va, va, ma fille, avoue franchement la chose. Le mérite de ce prince t'a fait ouvrir les yeux, et tu l'aimes enfin, quoi que tu puisses dire.

LA PRINCESSE.

Moi, seigneur?

IPHITAS.

Oui, tu l'aimes.

LA PRINCESSE.

Je l'aime, dites-vous? et vous m'imputez cette lâcheté! O ciel! quelle est mon infortune! Puis-je bien, sans mourir, entendre ces paroles? Et faut-il que je sois si malheureuse, qu'on me soupçonne de l'aimer? Ah! si c'étoit un autre que vous, seigneur, qui me tînt ce discours, je ne sais pas ce que je ne ferois point!

IPHITAS.

Et bien, oui, tu ne l'aimes pas. Tu le hais, j'y consens, et 361 je veux bien, pour te contenter, qu'il n'épouse pas la princesse Aglante.

LA PRINCESSE.

Ah! Seigneur, vous me donnez la vie!

IPHITAS.

Mais, afin d'empêcher qu'il ne puisse être jamais à elle, il faut que tu le prennes pour toi.

LA PRINCESSE.

Vous vous moquez, seigneur, et ce n'est pas ce qu'il demande.

EURYALE.

Pardonnez-moi, madame, je suis assez téméraire pour cela, et je prends à témoin le prince votre père si ce n'est pas vous que j'ai demandée. C'est trop vous tenir dans l'erreur; il faut lever le masque, et, dussiez-vous vous en prévaloir contre moi, découvrir à vos yeux les véritables sentiments de mon cœur. Je n'ai jamais aimé que vous, et jamais je n'aimerai que vous. C'est vous, madame, qui m'avez enlevé cette qualité d'insensible que j'avois toujours affectée; et tout ce que j'ai pu vous dire n'a été qu'une feinte qu'un mouvement secret m'a inspirée, et que je n'ai suivie qu'avec toutes les violences imaginables. Il falloit qu'elle cessât bientôt, sans doute, et je m'étonne seulement qu'elle ait pu durer la moitié d'un jour; car, enfin, je mourois, je brûlois dans l'âme, quand je vous déguisois mes sentiments; et jamais cœur n'a souffert une contrainte égale à la mienne. Que si cette feinte, madame, a quelque chose qui vous offense, je suis tout prêt de mourir pour vous en venger; vous n'avez qu'à parler, et ma main sur-le-champ fera gloire d'exécuter l'arrêt que vous prononcerez.

LA PRINCESSE.

Non, non, prince, je ne vous sais pas mauvais gré de m'avoir abusée; et tout ce que vous m'avez dit, je l'aime bien mieux une feinte que non pas une vérité.

IPHITAS.

Si bien donc, ma fille, que tu veux bien accepter ce prince pour époux?

LA PRINCESSE.

Seigneur, je ne sais pas encore ce que je veux. Donnez-moi 362 le temps d'y songer, je vous prie, et m'épargnez un peu la confusion où je suis.

IPHITAS.

Vous jugez, prince, ce que cela veut dire, et vous pouvez fonder[244] là-dessus.

EURYALE.

Je l'attendrai tant qu'il vous plaira, madame, cet arrêt de ma destinée; et, s'il me condamne à la mort, je le suivrai sans murmure.

IPHITAS.

Viens, Moron. C'est ici un jour de paix, et je te remets en grâce avec la princesse.

MORON.

Seigneur, je serai meilleur courtisan une autre fois, et je me garderai bien de dire ce que je pense.

SCÈNE III.—ARISTOMÈNE, THÉOCLE, IPHITAS, LA PRINCESSE, EURYALE, AGLANTE, CYNTHIE, MORON.

IPHITAS, aux princes de Messène et de Pyle.

Je crains bien, princes, que le choix de ma fille ne soit pas en votre faveur; mais voilà deux princesses qui peuvent bien vous consoler de ce petit malheur.

ARISTOMÈNE.

Seigneur, nous savons prendre notre parti; et, si ces aimables princesses n'ont point trop de mépris pour des cœurs qu'on a rebutés, nous pouvons revenir par elles à l'honneur de votre alliance.

SCÈNE IV.—IPHITAS, LA PRINCESSE, AGLANTE, CYNTHIE, PHILIS, EURYALE, ARISTOMÈNE, THÉOCLE, MORON.

PHILIS, à Iphitas.

Seigneur, la déesse Vénus vient d'annoncer partout le changement du cœur de la princesse. Tous les pasteurs et 363 toutes les bergères en témoignent leur joie par des danses et des chansons; et, si ce n'est point un spectacle que vous méprisiez, vous allez voir l'allégresse publique se répandre jusques ici.

CINQUIÈME INTERMÈDE

BERGERS et BERGÈRES.

QUATRE BERGERS ET DEUX BERGÈRES HÉROIQUES chantent la chanson suivante, sur l'air de laquelle dansent d'autres bergers et bergères.

Usez mieux, ô beautés fières,
Du pouvoir de tout charmer:
Aimez, aimables bergères;
Nos cœurs sont faits pour aimer.
Quelque fort qu'on s'en défende,
Il faut y venir un jour;
Il n'est rien qui ne se rende
Aux doux charmes de l'amour.
Songez de bonne heure à suivre
Le plaisir de s'enflammer;
Un cœur ne commence à vivre
Que du jour qu'il sait aimer.
Quelque fort qu'on s'en défende,
Il faut y venir un jour;
Il n'est rien qui ne se rende
Aux doux charmes de l'amour.

FIN DE LA PRINCESSE D'ÉLIDE.

364


TABLE

DEUXIÈME ÉPOQUE (1659-1664)
(Suite)
VIII. 1661. L'École des Maris, comédie 9
IX. 1661. Les Fâcheux, comédie-ballet 58
X. 1662. L'École des Femmes, comédie 106
XI. 1663. La Critique de l'École des Femmes, comédie 192
XII. 1663. L'impromptu de Versailles, comédie 232
XIII. 1664. Le Mariage forcé, comédie-ballet 269
XIV. 1664. La Princesse d'Élide, comédie-ballet 308

FIN DE LA TABLE DU DEUXIÈME VOLUME.

E. Colin.—Imprimerie de Lagny.


NOTES

[1] Troisième Nouvelle du Décaméron.

[2] Loret, Muse historique, 17 juin 1661.

[3] Monsieur avait permis à Molière et à sa troupe de porter le nom de Comédiens ordinaires de Monsieur; il leur avait même promis une pension qu'il oublia toujours de payer.

[4] Pour: modeste, sans mélange de bassesse morale.

[5] Les Précieuses et Sganarelle avaient été imprimés subrepticement. Voyez t. I, p. 241, 278.

[6] Le meilleur; du mot grec, aristos. C'est le type du sage moderne.

[7] Pour: parfumés. Métaphore populaire qui n'a pas complètement disparu.

[8] Pour: envahit la figure. Il s'agit de la perruque.

[9] Jouet semé de plumes, qui s'écarte en effet, qui forme un angle très-ouvert. Les commentateurs, auxquels la simplicité ne plaît jamais, ont voulu y voir une aile de moulin.

[10] Pour: exemple, preuve; du latin factum.

[11] Pour: n'était pas. Faute de français née de la nécessité du vers.

[12] Vêtement qui remonte au XIIIe siècle. Il enveloppait et serrait le buste depuis le cou jusqu'à la ceinture. Les élégants le faisaient faire de peau de senteur et très-étroit. La vieille cour les portait longs et bien ouatés. Du latin barbare per punctum, étoffe piquée.

[13] Vêtement pour les cuisses, comme les bas-de-chausses, que nous appelons des bas, étaient le vêtement des jambes. La vieille cour portait cette culotte très-étroite; les jeunes courtisans en faisaient des cotillons très-larges, comme dit Sganarelle.

[14] Prononciation populaire et non archaïque.

[15] Ornement usité au XVIe siècle, et que les arriérés de l'ancienne cour s'obstinaient à conserver. La reine Élisabeth en portait d'immenses, la tête sortait de là comme du milieu d'une vaste aiguière faite d'étoffe plissée, cannelée et très-empesée.

[16] Pour: méthode pour garder. Hardiesse expressive.

[17] Ornements de rubans que les femmes portent encore.

[18] Voyez les Précieuses ridicules, t. 1, p. 268.

[19] Pour: fleurs de rhétorique galante. Les Anglais ont conservé le mot flirtation.

[20] Adjectif inventé par Molière, du mot muguet, fleur parfumée. Voy. p. 7.

[21] Pour: théorie appliquée à la pratique de la vie.

[22] Scène imitée en partie des Adelphes.

[23] Pour: chose naturelle, nécessaire comme le pain bénit à la messe.

[24] Monologue traduit des Adelphes.

[25] Pour: accointances, commerce. Archaïsme bourgeois.

[26] Pour: jeune viveur, du latin gaudere. Archaïsme aujourd'hui tombé dans le bas langage.

[27] Pour: bonheur. Archaïsme passé de mode.

[28] Premier fils de Louis XIV, qui naquit à Fontainebleau, cinq mois après la première représentation de l'École des maris, le 1er novembre 1661, et mourut à Meudon le 14 avril 1711. Il est probable que les quatre vers contenant une allusion aux fêtes données alors furent ajoutés par Molière après la naissance du prince.

[29] Pour: répartie. Archaïsme perdu.

[30] Pour: d'un loup-garou. Le mot est devenu adjectif.

[31] Pour: ce qui milite en votre faveur. Emploi du mot faire dans le sens anglais to do, sens que nous avons déjà signalé.

[32] Pour: inféodés, c'est-à-dire authentiques, irrécusables. Mot emprunté à la féodalité.

[33] Pour: attaquer directement. Mot emprunté aux combats chevaleresques: rompre sa lance sur la visière.

[34] Pour: carrière où l'on peut s'élancer librement. Mot également emprunté aux tournois chevaleresques. De ces trois dernières expressions, les deux premières se sont conservées, la troisième a disparu.

[35] Pour: jeté une boîte. Licence archaïque qui n'avait rien de condamnable, et que nous avons perdue.

[36] Mots qui rimaient ensemble.

[37] Édit du 27 novembre 1660, prohibant broderies, cannetilles, paillettes, etc.

[38] Pour: cris. Ordonnances criées dans les rues contre l'usage de certains habillements et de certaines étoffes.

[39] Guipure: broderie en relief, recouverte en fil d'or ou en clinquant.

[40] Pour: visez d'autre côté. Terme de chasse.

[41] Pour: charger sa trousse, son bagage, avant de décamper. Du mot scandinave ou teutonique bag, effets, bijoux.

[42] Scène imitée de la Discreta Enamorada de Lope.

[43] Pour: à l'instant même; du latin, in ipso tempore.

[44] Pour: discours de rhétorique; du grec Phoïbos, dieu des beaux discours.

[45] Pour: qu'elle puisse revenir. Forme conditionnelle très-expressive et très-rapide.

[46] Isabelle sort de la maison, voilée, ou, comme disent les Espagnols, embozada.

[47] Pour: avant que. Forme archaïque nécessitée par l'élision.

[48] Pour: urgent, qui force à se hâter. Ellipse très-hardie.

[49] Pour: sous prétexte de foi donnée. Mauvaise tournure et d'une grande dureté.

[50] Rime insuffisante, l'a du premier de ces mots étant long, et le second étant bref.

[51] Pour: malheur d'être berné. Mot très-bien inventé par Molière, et qui, après lui, n'a pas été employé.

[52] Pour: prenez l'assurance. Excellente expression du XVIIe siècle.

[53] Pour importun, qui cause de la fâcherie. Le titre même de cette pièce est un archaïsme hors d'usage. Le mot to fach, importé en Écosse par les Français, est resté dans le patois des low-lands avec la même nuance.

[54] Satire IXe, Ibam forte via sacra.

[55] La VIIIe.

[56] La plupart des commentateurs ont établi, à propos de cette nymphe sortant de sa coquille, une confusion singulière. Les uns veulent qu'Armande Béjart soit identique à Madeleine, sa sœur aînée; les autres supposent qu'Orphise, qui va paraître dès la seconde scène dans le costume assez compliqué des dames de la cour, ait joué aussi le rôle de la Naïade. Notre explication nous semble la plus naturelle et la mieux justifiée par les faits et la situation morale de la troupe.

[57] Notes de M. Bazin sur Molière.

[58] Pour: contribuer en quelque chose. Du latin tribuere, au sens actif.

[59] Madeleine Béjart, encore belle à quarante-trois ans, et dont la jeune sœur Armande, qui jouait le rôle d'Orphise, paraît dès la scène II.

[60] Ces vers de l'ami de Fouquet, avocat célèbre et membre de l'Académie française, sont remarquables par la dignité, la correction et même l'élévation du sentiment.

[61] Les élégants venaient y étaler leurs grâces et se donner eux-mêmes en spectacle, tout en écoutant les pièces nouvelles. Shakspeare, comme Molière, s'est moqué de cette coutume si gênante pour les acteurs; elle n'a cessé en France qu'en 1759, époque où M. de Lauraguais indemnisa ces derniers, auxquels il imposa la condition de supprimer les places du théâtre.

[62] Pour: insultant avec morgue. Mot admirablement inventé, dont je ne connais pas d'autre exemple. De l'italien, Morgante, héros du Pulci, géant insolent.

[63] Pour: qui ne vous connaissant de rien, c'est-à-dire aucunement, etc. Ellipse et hardiesse remarquables.

[64] Pour: qu'il était de justice. Ellipse du même ordre.

[65] Pour: faisant la minute, formant le plan. Archaïsme regrettable.

[66] Le spectacle finissait alors à sept heures du soir.

[67] Pour: réponse plus sèche. Ellipse qui correspond à la donner belle, à donner bonne.

[68] Depuis le règne de Henri IV, chacun portait un peigne dans sa poche pour se rajuster, et les valets ne manquaient pas de rendre ce service à leurs maîtres.

[69] Air de danse dont les pas étaient glissés et d'un mouvement fort lent.

[70] Pour: maître de ballets. Mot qui n'avait alors aucun sens défavorable.

[71] Le musicien Lully, valet d'Arlequin dans son enfance, devenu surintendant de la musique de Louis XIV, et qui mourut fort riche.

[72] Pour: mettre en partition l'air inventé par notre gentilhomme.

[73] Au lieu de: pour maltraiter. Licence contestable.

[74] Pour: je suis rentrée. Licence qui serait aujourd'hui une faute grave.

[75] Deux mots qui rimaient alors entre eux.

[76] Pour: détournée de son but; du latin, divertere. Archaïsme inusité depuis le XVIIe siècle.

[77] Le sel de cette admirable description d'une partie de piquet consiste dans l'impossibilité de la comprendre, tant est véhémente la fureur de celui qui vient de perdre.

[78] Ce qui reste au joueur, après avoir écarté. Terme du jeu de piquet.

[79] Pour: auquel. Archaïsme et hardiesse de langage.

[80] Pour: patiente à la souffrance. Archaïsme passé de mode.

[81] Personnage copié, par ordre de Louis XIV, sur le marquis de Soyecourt, amoureux de la chasse jusqu'à la folie.

[82] Pour cerf de sept ans.

[83] Pour: petit cor d'appel destiné à rassembler la meute.

[84] Pour: mauvais chiens du chasse.

[85] Pour: repasser par-dessus les branches brisées, atteindre le cerf dans son asile et l'en faire repartir.

[86] Pour: trois longueurs de laisse.

[87] Hiatus que Molière n'a pas corrigé, pour laisser le terme de chasse dans son entier.

[88] Pour: voilà les chiens lancés sur la voie du cerf.

[89] Pour: sort de la forêt.

[90] Gaveau, marchand de chevaux célèbre à la cour. (Note de Molière.)

[91] Ces deux mots rimaient ensemble au XVIIe siècle.

[92] Pour: les chiens coupant le chemin au cerf et prenant l'avance sur lui.

[93] Drécar, piqueur renommé. (Note de Molière.)

[94] Pour: je revois la trace.

[95] L'édition d'Aimé Martin porte résonne, c'est-à-dire je retentis, ce qui n'a pas de sens. L'édition de M. Louandre, 1852, porte raisonne, c'est-à-dire je médite à loisir. Enfin l'édition Didot porte re-sonne, leçon que nous adoptons, et qui semble d'autant plus conforme à la pensée de Molière, que le chasseur dit ensuite: «Quelques chiens revenaient à moi.»

[96] Pour: gaule, branchage.

[97] Pour: sur lequel je fonde mon projet. Ellipse qui est une faute.

[98] Pour: gens que l'on maltraite, à qui l'on donne sur le nez.

[99] Le poëte Neufgermain, à demi-fou, avait mis à la mode ces puérilités. Voyez Tallemant des Réaux.

[100] Promenade plantée d'arbres près de l'Arsenal. Du mot teutonique mail, lieu de réunion.

[101] Pour: savant épais, du péjoratif italien accio; en languedocien, asse. Villaccia, grande et vilaine ville.

[102] Pour: alchimiste, qui fait de l'or à coup de soufflet. Le mot était encore d'usage en ce sens à la fin du XVIIe siècle.

[103] Pour: pierre philosophale.

[104] Pour: quel que soit le succès de l'affaire, quoi qu'il en résulte. Extension du sens, d'un emploi assez hardi.

[105] Pour: embuscade. Du mot bois, où l'on s'embusque pour surprendre l'homme qui va passer.

[106] Voyez ci-après l'introduction de la Critique et celle de l'Impromptu.

[107] Henriette d'Angleterre, première femme de Monsieur, frère de Louis XIV, petite-fille de Henri IV dont l'oraison funèbre a été prononcée par Bossuet. Elle mourut à Saint-Cloud le 30 Juin 1670, à l'âge de vingt-six ans.

[108] La Critique de l'École des femmes, jouée le 1er juin 1663.

[109] L'abbé Dubuisson. Voyez plus loin, Préface de la Critique.

[110] Pour: dans la journée de demain. Ellipse trop dure.

[111] Pour: qui ne dirait rien. Licence très-expressive, pas imiter.

[112] Pour: je réponds ce que. Ellipse considérable, et que personne ne se permettrait plus.

[113] Pour: plaidez, faites votre harangue. Du latin patrocinari, qui vient lui-même de patres conscripti. Archaïsme regrettable.

[114] Pour: la pensée me vint. Tournure très-expressive, familière aux Allemands: Il me pense, il m'attriste.

[115] Archaïsme aujourd'hui populaire. Les Anglais emploient toujours every one.

[116] Pour: je m'émerveille de. Archaïsme inusité aujourd'hui.

[117] Pour: concitoyens. C'est le civis latin.

[118] Pour: frappé. Du latin ferire.

[119] Dans l'édition Aimé Martin, on lit aux vœux; dans l'édition Louandre, aux yeux. Notre leçon nous semble plus naturelle et préférable.

[120] Pour: défaille. Archaïsme énergique et regrettable.

[121] Pour: vous ennuyez-vous? Emploi de il, impersonnel, que nous avons déjà remarqué.

[122] L'emploi du verbe faire, pour: dire, était déjà un archaïsme du temps de Molière, et cet emploi complète l'ingénuité du rôle d'Agnès.

[123] Pour: un peu. Cet archaïsme naïf s'est conservé dans petit peu.

[124] Pour: que l'on me fasse tous les affronts. Archaïsme hors d'usage.

[125] Pour: qui donne du plaisir. Archaïsme regrettable. Nous n'avons plus que déplaisante.

[126] Pour: un pavé. Mot qui ne se dirait plus.

[127] Les huit vers indiqués par des guillemets n'étaient pas prononcés sur la scène du temps de Molière, comme attentatoires à la morale et offrant la parodie des recommandations de l'Église.

[128] Pour: refuse d'être. Archaïsme et latinisme d'une grande énergie.

[129] Pour: dîners à la campagne. Voyez tome Ier, p. 268, note troisième.

[130] Pour: s'écarter. C'est plutôt une faute de français qu'un archaïsme.

[131] Pour: pourraient bien savoir qu'en dire. Ellipse très intelligible et très-énergique.

[132] Pour: mettons notre chapeau. Ellipse du ton familier et même trivial, qui n'a plus cours.

[133] Pour: de pareille manière. Expression populaire. Nous n'avons gardé que rendre la pareille.

[134] Pour: en me supprimant, en m'effaçant de son cœur. Hardiesse fort équivoque.

[135] Pour: de la dot. L'emploi de ce mot au masculin est hors d'usage, même chez les notaires.

[136] Parodie des termes de la Coutume de Paris. Mots techniques à propos desquels il serait inutile de commencer ici un long commentaire de jurisprudence.

[137] Pour: accident, occurence; acceder. Expression impropre.

[138] De l'Italien becco cornuto, bouc portant cornes. Le peuple d'Italie prétend que le mâle ne s'inquiète point, dans cette race, des infidélités de sa femelle.

[139] Les vingt vers marqués par des guillemets étaient supprimés à la représentation, du temps de Molière.

[140] Pour: humble sous le destin. Belle expression créée par Molière.

[141] Pour: lorsque je vois. Archaïsme d'un très-bon effet.

[142] Pour: n'a plus de concurrents. Expression impropre, quoique vive.

[143] Pour: reprendre l'assurance et la tranquillité. Expression proverbiale.

[144] Pour: dit des cajoleries. L'emploi de ce verbe, au neutre, est archaïque et hors d'usage.

[145] Au lieu de: criez-vous contre moi.

[146] Pour: ce me semble.

[147] Monnaie valant deux deniers.

[148] Pour: pimpante et bien vêtue. Voyez plus haut.

[149] Terme emprunté aux soins de propreté que l'on prend des chevaux en les nettoyant et les lustrant avec un bouchon de paille. Les commentateurs ont vu ici un diminutif du mot bouche.

[150] Pour: fond d'un couvent.

[151] Pour: a profité de la fraîcheur de la nuit. Vers obscur, expression impropre.

[152] Pour: par soi-même.

[153] Pour: forcer les jeunes gens de se ranger. Archaïsme des plus énergiques.

[154] Emploi du verbe faire que nous avons déjà signalé. Ce vers signifie: en étant indulgents pour eux nous agissons contre eux. Phrase aussi languissante que le vers du Molière est élégant et simple.

[155] Anne d'Autriche, fille aînée de Philippe III, roi d'Espagne, femme de Louis XIII, mère de Louis XIV, morte le 20 janvier 1666.

[156] Pour: souffrir longtemps. Expression énergique, aujourd'hui perdue.

[157] Pour: invention de calembours grotesques et de lazzi; de tire-lupin, qui tire des pois chiches, ou lupins, d'un sac. Bouffons des anciennes farces.

[158] Pour: on le juge plaisant, agréable.

[159] Molière lui-même.

[160] Du théâtre de Molière. Voyez la préface de Don Garcie de Navarre.

[161] Mot inventé par Molière, conforme à l'analogie, et que l'on n'a plus employé.

[162] Mot introduit par les précieuses; du latin, obscenitas; une femme du monde ne l'emploierait plus aujourd'hui, à cause de son énergie même.

[163] Pour: il ne veut pas omettre d'entrer. Excellente expression empruntée aux Italiens (lasciar di dire). Expression que nous avons perdue, et qui ne peut se remplacer.

[164] Pour: gens comme il faut. Cette acception s'est conservée jusqu'au milieu du XVIIIe siècle.

[165] Pour: suffisante. Voyez plus haut, tome Ier, page 255, note cinquième.

[166] Pour: à côté de qui j'étais. Archaïsme passé de mode.

[167] Pour: pudeur.

[168] Pour: au moyen de quelque chose.

[169] Mot inventé par la précieuse Climène.

[170] Les comédiens de l'hôtel de Bourgogne, alors délaissés.

[171] Pour: personnage ridicule. Mot qui, sans le substantif, ne s'emploie plus aujourd'hui qu'au neutre.

[172] Pour: de doucereux. La règle des pronoms partitifs n'était pas encore fixée.

[173] Projectiles employés en maintes circonstances par le public mécontent.

[174] Pour: cède le pas. Le est neutre, comme dans: vous le payerez.

[175] Mot inventé par une précieuse, madame de Mauny, et qui est resté dans la langue.

[176] Dentelles qui coûtaient fort cher.

[177] Pour: couvert de rouille. Mot composé par Molière, maintenant inusité, et très-expressif.

[178] Pour: jusqu'à. Archaïsme plus expressif que la tournure moderne.

[179] Pour: prétendue. Mot qui a changé de sens, comme beaucoup d'autres: coquette, prude, par exemple.

[180] Pour: il n'a pas souci que. Le sens de ce mot a changé.

[181] The Rehearsal.

[182] Pour: me donner la rage. Mot dont le sens s'est affaibli depuis le XVIIe siècle.

[183] Les comédiens de l'hôtel de Bourgogne. Voyez plus haut, p. 216.

[184] Le mardi, le vendredi et le dimanche. Les deux troupes jouaient simultanément et à la même heure.

[185] Pour: à une comédie. Nuance archaïque que nous avons perdue. Molière n'a pas seulement l'idée passagère d'une comédie, elle est pour lui tout un rêve.

[186] Se mêler d'une chose.

[187] Monfleury, dont l'abdomen était immense, et que Molière va parodier tout à l'heure.

[188] Pour: chargé de tripes. Mot burlesque créé par Molière à la façon de Rabelais.

[189] Pour: j'en ai reconnu quelques-uns là. Ellipse trop forte.

[190] Pour: mignarde, faisant des façons. Mot excellent devenu vulgaire.

[191] Pour: médire avec douceur, prêter de mauvaises actions à son prochain, sans doute par charité. Proverbe par antiphrase, d'une signification très-malicieuse.

[192] Pour: comment va-t-il de votre santé? Expression impersonnelle, comme il y en a beaucoup chez Molière et dans le vieux style.

[193] Pour: Il n'y a rien à craindre de moi. Expression évidemment ambiguë.

[194] Probablement sur son banquier.

[195] Au lieu de: ce sont proprement des fantômes. Transposition archaïque beaucoup plus expressive que la tournure moderne.

[196] Au lieu de: qu'il fasse et quoi qu'il dise. Sens archaïque difficile à comprendre aujourd'hui.

[197] Pour: que vous employiez le fard et la céruse.

[198] Pour: les idées prises de Molière sont tout ce qu'il y a d'agréable. Inversion d'une extrême hardiesse.

[199] Pour: homme qui fait le nécessaire, l'important.

[200] Pour: le chapeau sur votre tête. Ellipse archaïque et bourgeoise.

[201] Imité de Rabelais, Pantagruel, liv. III, c. IX.

[202] Pour: personne recherchée en mariage. Mot qui a changé d'acception.

[203] Voyez plus haut, tome Ier, p. 268, note troisième.

[204] Pour: ignorant de; du latin, ignarus.

[205] Les passages placés entre deux crochets appartiennent à l'édition de 1682.

[206] Tu erres par tout le ciel (Macrobe); tu te trompes de route (Térence). Proverbes latins.

[207] Des poings, des pieds, des ongles et du bec.

[208] Voyez plus haut, p. 21, note deuxième.

[209] Que le vide existe dans la nature.

[210] Pour: l'indication et le miroir de l'âme.

[211] Secret; du latin, arcanum.

[212] Argumenter; du latin, ratiocinari.

[213] Dans l'un et l'autre droit, le droit civil et le droit canon

[214] Par tous les modes et cas.

[215] Superlativement.

[216] Interprétation des rêves.

[217] Mesure du monde.

[218] Divination par les miroirs.

[219] Interprétation des météores.

[220] Divination par physionomie.

[221] Divination par l'inspection de la main.

[222] Divination par l'inspection du sol.

[223] Voyez, tome Ier, la Jalousie du barbouillé, où se trouve l'ébauche de cette scène.

[224] Imité de Rabelais, Pantagruel, liv. III, c. XXX.

[225] Pour: pièce de monnaie portant une croix.

[226] Imitation de Rabelais, Pantagruel, liv. III, c. XXX.

[227] Lycante est le même personnage qui est appelé Alcidas dans la comédie; c'est le fils d'Alcantor et le frère de Dorimène.

[228] Il ne reste des demandes de Sganarelle au magicien que ce qu'on appelle, en termes de théâtre, les répliques. (L'éditeur de 1664.)

[229] Probablement la célèbre Bergerotti, cantatrice célèbre de l'époque.

[230] Probablement Tagliavacca, célèbre chanteur de l'époque.

[231] «Tu me tiens pour aveugle, Bélise; mais je vois bien tes rigueurs, et ton dédain est chose si claire, que les aveugles le verroient. »Si mon amour est bien grand, ma douleur n'est pas moindre. Celle-ci peut s'endormir, l'autre reste toujours éveillé. »Tes faveurs, Bélise, je saurai les garder secrètes; quant à mes douleurs je ne saurois en faire ce que je veux.»

[232] Pour: des charmes destinés à me faire. Ellipse archaïque d'un excellent effet.

[233] Phrase à peine intelligible. Un effet des vœux ne peut être couvert d'un désir. La version donnée, par d'autres éditions: en effet, est plus barbare encore. Euryale veut de qu'il couvre son amour du désir de se montrer aux jeux.

[234] Pour: défigurer. Voyez plus haut, tome Ier, page 286, note.

[235] Pour: j'avais quitté ma couche. C'est une licence plutôt qu'un archaïsme.

[236] Voyez plus haut, tome Ier, page 209, note deuxième.

[237] Allusion à la création du palais et du jardin de Versailles.

[238] Le dessein de l'auteur étoit de traiter ainsi toute la comédie. Mais un commandement du roi, qui pressa cette affaire, l'obligea d'achever tout le reste en prose, et de passer légèrement sur plusieurs scènes, qu'il auroit étendues davantage s'il avoit eu plus de loisir. (Note de Molière.)

[239] Archaïsme populaire. On dit aujourd'hui: faire le drôle.

[240] Pour: cependant. Archaïsme hors d'usage.

[241] Pour: ne vous découragez pas.

[242] Proverbe populaire espagnol, qui équivaut au vers célèbre de Voltaire:

Il ne fait rien et nuit à qui veut faire.

[243] Pour s'enfuir. Archaïsme populaire. Voyez tome Ier, p. 165, note.

[244] Pour: fonder votre opinion. Ce mot ne se prend plus dans l'acception neutre.


Au lecteur

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     owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
     has agreed to donate royalties under this paragraph to the
     Project Gutenberg Literary Archive Foundation.  Royalty payments
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     prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
     returns.  Royalty payments should be clearly marked as such and
     sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
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     the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."

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     distribution of Project Gutenberg-tm works.

1.E.9.  If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
electronic work or group of works on different terms than are set
forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1.  Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
collection.  Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
works, and the medium on which they may be stored, may contain
"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
your equipment.

1.F.2.  LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
liability to you for damages, costs and expenses, including legal
fees.  YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3.  YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

1.F.3.  LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
written explanation to the person you received the work from.  If you
received the work on a physical medium, you must return the medium with
your written explanation.  The person or entity that provided you with
the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
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providing it to you may choose to give you a second opportunity to
receive the work electronically in lieu of a refund.  If the second copy
is also defective, you may demand a refund in writing without further
opportunities to fix the problem.

1.F.4.  Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5.  Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
the applicable state law.  The invalidity or unenforceability of any
provision of this agreement shall not void the remaining provisions.

1.F.6.  INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
with this agreement, and any volunteers associated with the production,
promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
business@pglaf.org.  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     gbnewby@pglaf.org


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations.
To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     http://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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