The Project Gutenberg EBook of Anatole, Vol. 1 (of 2), by Sophie Gay This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Anatole, Vol. 1 (of 2) Author: Sophie Gay Release Date: January 25, 2011 [EBook #35064] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ANATOLE, VOL. 1 (OF 2) *** Produced by Hélène de Mink and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. ANATOLE. TOME PREMIER. _Tome I._ De l'Imprimerie de FIRMIN DIDOT. _Se trouve aussi à Paris_, {DELAUNAY, Libraire, Galerie de Bois, au Palais-Royal. Chez {RENARD, rue de Caumartin, no 12. {LAURENT-BEAUPRÉ, au Palais-Royal. ANATOLE. PAR L'AUTEUR DE LÉONIE DE MONTBREUSE. TOME PREMIER. A PARIS, CHEZ FIRMIN DIDOT, LIBRAIRE, IMPRIMEUR DE L'INSTITUT DE FRANCE, rue Jacob, no 24. 1815. AU LECTEUR. Le fond de ce Roman est vrai; puissé-je l'avoir rendu vraisemblable par les détails, et assez intéressant dans l'ensemble pour mériter à ce dernier Ouvrage l'accueil indulgent dont le public a bien voulu honorer LÉONIE DE MONTBREUSE! ANATOLE. CHAPITRE PREMIER. «Eh bien, disait Richard, en brossant son habit de livrée, c'est donc après-demain que cette belle provinciale arrive?--Vraiment oui, répondit mademoiselle Julie, madame vient de m'ordonner d'aller visiter l'appartement qu'elle lui destine, pour savoir s'il n'y manque rien de ce qui peut être commode à sa belle-soeur; je crois qu'on aurait bien pu se dispenser de faire meubler à neuf tout ce corps-de-logis; madame de Saverny, accoutumée aux grands fauteuils de son vieux château, ne s'apercevra peut-être pas de tous les frais que madame a faits pour décorer son appartement à la dernière mode.--C'est donc une vieille femme?--Point du tout, elle a tout au plus vingt-deux ans; M. le comte est son aîné de plus de dix années, et madame la comtesse a bien au moins sept ou huit ans de plus que sa belle-soeur, puisqu'elle en avoue quatre.--Et cette parente a-t-elle un mari, des enfants, une gouvernante? Faudra-t-il servir tout ce monde-là?--Grace au ciel, elle est veuve; et je pense qu'elle est riche, car son mari était, je crois, aussi vieux que son château; et l'on n'épouse guère un vieillard que pour sa fortune.--Qui nous amène-t-elle ici?--Tout ce qu'il faut pour s'y établir, des gens, des chevaux; enfin, jusqu'à sa nourrice.--Ah! c'est un peu trop fort. Je sais ce que c'est que ces grosses campagnardes, qui se croient le droit de commander à toute la maison, parce qu'elles ont nourri leur maîtresse; ce sont de vieilles rapporteuses qui, sous prétexte de prendre les intérêts de leur cher nourrisson, vont leur raconter tout ce qui se dit ou se fait dans les antichambres; Lapierre est bien libre de se mettre au service de celle-là; quant à moi, je ne compte pas lui donner un verre d'eau.--Ah! tout cet embarras ne sera pas éternel, s'il est vrai que madame de Saverny soit aussi belle qu'on l'assure; ne savez-vous pas, Richard, que deux jolies femmes n'ont jamais demeuré bien long-temps ensemble?» Les remarques philosophiques de mademoiselle Julie furent interrompues par le retour du carrosse de madame de Nangis. Son entrée dans la cour de l'hôtel fut un signal qui remit chacun à son poste. Mademoiselle Julie s'enfuit dans le cabinet de toilette; Richard prit un paquet de lettres arrivées de la veille, et qu'un peu de négligence lui fesait remettre le lendemain à sa maîtresse. Et madame de Nangis les décacheta, en embrassant la petite Isaure, qui venait au-devant de sa mère avec tout le plaisir d'un enfant qui interrompt une leçon ennuyeuse, pour aller remplir un devoir amusant. «Ah! dit madame de Nangis, en s'adressant au chevalier d'Émerange, voici des nouvelles de Nevers. Ma belle-soeur arrive décidément jeudi. Je vous en préviens, chevalier, c'est une personne charmante.--A Nevers, peut-être?--Oui, monsieur, à Nevers, et par-tout; un joli visage, une belle taille, et beaucoup d'esprit, sont appréciés dans tous les pays.--Et c'est auprès de vous que madame de Saverny compte faire valoir tous ces avantages? Je la plains.--Vous me flattez aujourd'hui à ses dépens, reprit en souriant madame de Nangis, bientôt vous la louerez aux miens. Je vous connais; la beauté a sur vous un empire absolu; votre admiration pour elle va jusqu'au délire. C'est avec cet amour du beau en général, que vous avez trompé tant de jolies femmes qui se croyaient tendrement aimées, lorsqu'elles n'étaient que passionnément admirées.--En vérité, madame, je ne puis accepter l'honneur que vous me faites; car, non-seulement j'ai fort peu trompé, mais j'ai passé ma vie à l'être. Quant à l'admiration dont vous me faites un reproche, ce n'est pas ma faute si l'on m'y réduit.» Ces derniers mots furent accompagnés d'un regard que la comtesse ne voulut pas avoir l'air de comprendre; elle reporta ses yeux sur la lettre qu'elle tenait, en acheva la lecture, et dit: Elle écrit à ravir. Jugez-en vous-même, ajouta-t-elle, en donnant la lettre au chevalier, et convenez que vos Sévigné de Paris ne s'expriment pas mieux.--Cela n'est pas mal pour un style de province, répondit M. d'Émerange, après avoir lu; mais il n'y a pas grand mérite à écrire naturellement qu'on se promet beaucoup de bonheur à vivre auprès de vous. Que veut-elle dire en parlant de ses regrets, de son deuil, et de ce goût pour la retraite, qui nous annonce sûrement quelque grande passion?--Ses regrets sont pour ses vassaux et quelques amies d'enfance. Son deuil est celui qu'elle a pris à la mort de son mari. Et son goût pour la retraite n'est autre chose que l'ignorance des plaisirs du grand monde. Élevée au couvent, où son père desirait la voir cloîtrée pour toujours, elle n'en est sortie que pour épouser, sans dot, le marquis de Saverny. C'était un vieillard aimable quoiqu'infirme. Un jour, mon beau-père lui fit part du projet qu'il avait de sacrifier l'existence de sa fille à la fortune de son fils. Cet usage, très-commun alors dans les familles, rendait le fils aîné possesseur de tous les revenus, et le mettait en état de soutenir dignement son rang à la Cour. M. de Saverny, après avoir vainement combattu la résolution de son ami, pour en détruire l'effet, demanda la main de la pauvre Valentine; et tout s'est arrangé pour le mieux. Après deux ans de soins et de résignation, elle est devenue la riche héritière d'un mari trop vieux pour être long-temps regretté; et M. de Nangis profite sans scrupule de l'injustice de son père.--Je vois que tout le monde s'est fort bien conduit dans cette affaire-là, le défunt sur-tout: son dernier procédé met le comble à mon estime.--Si vous saviez tout ce que sa mort a coûté de larmes aux beaux yeux de madame de Saverny, vous n'en parleriez pas si légèrement; elle en était encore bien affligée lorsque je la quittai l'été dernier, et cependant elle avait déjà porté plus de huit mois le deuil; je voulais alors l'emmener à Paris, elle s'y refusa, et je n'en pus obtenir que la promesse de venir s'établir ici à la fin de son deuil. Je vois avec plaisir qu'elle me tient parole. Sa présence me sera d'une grande ressource cet hiver, car je n'aime point à aller seule dans le monde, et encore moins à y suivre M. de Nangis, dont la gravité se croirait compromise, si l'on pouvait le soupçonner d'être quelque part pour son plaisir.--En effet, reprit le chevalier, je me suis souvent demandé quel avantage il trouvait à passer ainsi sa vie en dîners d'apparat et en visites de cérémonie.--Je n'ai pas le droit de médire de ses goûts, puisqu'il ne gêne pas les miens. Peut-être, s'il en avait d'autres, serions-nous moins heureux. Aussi n'ai-je jamais exigé qu'il me les sacrifiât. Il reçoit mes amis avec politesse, je m'ennuie des siens avec complaisance, et rien ne trouble la paix qu'établit cette douce réciprocité.» L'arrivée de M. de Nangis mit fin à cette conversation, que rien n'empêchait de continuer devant lui, mais qui aurait perdu ce charme de confiance, qui n'appartient qu'au tête-à-tête. Le chevalier, persuadé qu'un tiers est toujours importun, se retira en promettant de revenir le lendemain soir au concert, où madame de Nangis avait invité la moitié de Paris à venir entendre une virtuose nouvellement arrivée d'Italie. CHAPITRE II. Déja cinquante femmes richement parées décoraient les salons de madame de Nangis, tandis qu'un plus grand nombre d'hommes circulait autour d'elles, en leur adressant des compliments plus ou moins sincères sur leur parure ou leur beauté. Les artistes, qui devaient faire les délices de la soirée, paraissaient n'attendre qu'un mot de la maîtresse de la maison pour commencer le concert. Elle allait en donner le signal, lorsque la _prima donna_ s'avançant respectueusement vers elle, lui déclara, le plus poliment possible, que rien dans le monde ne lui ferait chanter une note, si son accompagnateur ordinaire n'était pas au piano. Madame de Nangis lui représenta vainement que plusieurs compositeurs d'un grand talent et fort habitués à tenir le piano, offraient de l'accompagner, si l'artiste appelé pour avoir cet honneur, et que sa réputation au concert de la reine semblait en rendre digne, ne lui inspirait pas de confiance. La célèbre cantatrice resta immuable dans sa volonté; et madame de Nangis fut réduite à donner l'ordre d'atteler ses chevaux pour faire courir après cet indispensable confident des intentions musicales de la signora de B... Cette petite discussion jeta l'alarme dans la brillante assemblée. A l'air d'humeur qui s'était peint sur le visage de madame de Nangis, et aux gestes multipliés de la Signora, qui semblaient tous dire: «Cela m'est impossible», on avait jugé qu'elle refusait de chanter. La désolation était générale; et les gens qui par goût attachaient le moins de prix à un grand air italien, paraissaient les plus inconsolables. Le chevalier d'Émerange fut député auprès de madame de Nangis, pour savoir s'il restait encore quelque espérance; il profita de cette occasion pour demander à la comtesse si sa belle-soeur était au nombre de toutes les jolies femmes qu'elle avait réunies.--Non, lui répondit-elle; si madame de Saverny était ici, vous l'auriez déja reconnue.--J'en ai peur, reprit le chevalier, car un chapeau de Nevers doit être assez reconnaissable dans ce salon-ci.--Vraiment, il ne serait pas plus ridicule que celui de madame de R.... Il faut que cette femme-là soit bien sûre de son esprit pour affubler ainsi son visage; voyez un peu que de gens s'empressent autour d'elle; et dites ensuite, que sans le bon goût et l'élégance, on ne saurait plaire!--Je le dirai toujours en vous voyant, dussé-je me battre avec tous les champions de la laideur de madame de R....--Madame de Nangis ne voulant pas répondre à cette flatterie, rappela au chevalier qu'il était attendu. Il l'avait oublié, et revint auprès des personnes qui l'avaient chargé de questionner la comtesse, en leur disant: «Soyez sans inquiétude, un léger incident retarde votre plaisir, mais vous allez l'entendre.--De qui parlez-vous? reprit, d'un air étonné, un de ceux à qui s'était adressé le chevalier.--Mais ne m'avez-vous pas dit de savoir si la signora B... se déciderait à chanter ce soir?--Ah! mille pardons, s'écria tout le monde, nous avions oublié votre extrême complaisance.--Et la cantatrice aussi, repartit le chevalier; cela ne m'étonne pas, on est toujours puni du tort de se faire attendre.--En effet, ces mêmes gens qui, un moment auparavant, semblaient désespérés de la crainte de ne pas entendre la voix de cette célèbre virtuose, étaient presqu'aussi contrariés de voir interrompre une conversation qui les amusait. C'est ainsi qu'en France les plaisirs de l'esprit passent avant tout. Madame de Nangis, bien convaincue de cette vérité, prévint toutes les causeries qui allaient s'établir, en réclamant l'attention générale en faveur d'un beau quatuor d'Haydn, qui fut aussi bien exécuté que mal écouté. Au quatuor l'on fit succéder la sévère sonate d'un pianiste allemand, qui commençait à assoupir l'assemblée, lorsque madame de Nangis s'écria, sans aucun égard pour le pauvre professeur;--Ah! voici M. Augustini.--C'était le nom de l'accompagnateur tant désiré; chacun le répéta tout haut, en félicitant madame de Nangis du bonheur d'avoir pu le rejoindre; et c'est au bruit de toutes ces félicitations, qu'expira le dernier accord de la sonate allemande, sans que personne songeât à en applaudir l'auteur. Madame de Nangis lui adressa seulement un de ces discours de maîtresse de maison, qui ne signifient rien, sinon qu'on veut se faire la réputation de dire un mot obligeant à toutes les personnes que l'on reçoit. Enfin, le moment de rendre justice au talent de la signora B... était arrivé, et madame de Nangis jouissait du plaisir de voir le but de sa soirée rempli. Elle n'était plus tourmentée de cette crainte si naturelle, d'avoir réuni tant de personnes pour les ennuyer. M. de Nangis aurait dû partager cette douce satisfaction; mais une inquiétude d'un autre genre l'agitait. La princesse de L... pour laquelle il avait long-temps réservé la meilleure place, venait d'arriver, et s'était assise sur la seule chaise qui se trouvait libre derrière plusieurs autres femmes. M. de Nangis souffrait le martyre, en voyant la princesse aussi mal placée, et maudissait l'impossibilité de lui offrir le siége d'une autre personne. Heureusement pour lui, madame de Nangis, encore plus touchée de la position penible où paraissait être son mari, que de celle de la princesse, interrompit la longue ritournelle du grand air italien, pour faire passer un fauteuil auprès d'elle, et y conduire la princesse de L... Tous ces dérangements importunaient au dernier point la signora B... et l'expression de sa physionomie n'en fesait pas mystère; mais l'enthousiasme qu'inspirèrent les premiers accents de sa belle voix, la rendirent plus patiente à souffrir les nouvelles contrariétés qui l'attendaient. Une des plus vives fut celle d'entendre sonner toutes les pendules des salons, au milieu du point d'orgue le mieux étudié; car pour les _bravo_ mal placés, et tous les signes d'une admiration souvent trop bruyante, son indulgence était extrême: on s'aperçoit si peu des inconvénients de ce qui flatte! Le bruit des applaudissements étant parvenu jusqu'aux antichambres, un domestique crut pouvoir profiter du moment où l'on ne chantait plus, pour aller prévenir la comtesse de l'arrivée de sa belle-soeur. Madame de Nangis l'attendait avec impatience depuis une semaine; et, dans tout autre instant, elle eût été charmée de courir au-devant d'elle pour l'embrasser; mais interrompre ainsi un grand concert par une scène de famille, lui paraissait une chose fort ridicule. Pour l'éviter, elle donna l'ordre que l'on conduisît madame de Saverny dans son appartement, et lui fit dire qu'elle irait la rejoindre, dès qu'elle pourrait s'échapper un moment. Au nom de la marquise de Saverny, la princesse de L... s'écria, «Quoi, c'est madame de Saverny qui vient d'arriver? Cette jolie femme qui était aux eaux de Vichy, l'année dernière, et qui m'a si bien reçue, lorsque ma voiture s'est brisée auprès de son château? Ah! rien ne saurait m'empêcher d'aller l'embrasser; où est-elle?»--Le domestique ayant répondu qu'en attendant les ordres de madame on avait fait entrer la marquise dans le petit boudoir, la princesse voulut s'y rendre à l'instant même, et madame de Nangis se trouva forcée de l'accompagner. Elles trouvèrent madame de Saverny un peu déconcertée de sa réception. Le bruit de sa voiture n'avait attiré personne. Parvenue dans les vestibules, il lui avait fallu traverser une haie de laquais avant d'arriver à l'appartement de la comtesse, et se disputer avec l'un d'eux, pour l'empêcher de l'annoncer à haute voix dans le sallon. Un autre, plus connaisseur, ayant remarqué avec dédain la simplicité de sa parure, et reconnu qu'elle n'était pas digne des honneurs du concert, l'avait fait passer mystérieusement dans le boudoir, en lui recommandant de ne pas faire le moindre bruit. Elle y était depuis un quart d'heure à méditer sur la différence de cette réception avec celle dont l'espérance l'avait occupée pendant toute sa route, lorsque la princesse vint se jeter dans ses bras, en lui prodiguant toutes les expressions de la plus tendre amitié. Madame de Nangis y joignit les témoignages de la sienne; mais tous ses soins à prouver combien elle était ravie du plaisir de revoir sa chère Valentine, dissimulaient faiblement l'impatience qu'elle éprouvait de retourner dans son salon. Madame de Saverny la devina bientôt, et supplia sa soeur de ne pas interrompre plus long-temps le concert; elle lui demanda la permission d'en attendre la fin dans son appartement; mais la princesse n'y voulut jamais consentir. «Madame la comtesse, dit-elle, ne souffrez pas qu'elle nous quitte ainsi. Il faut absolument qu'elle entende chanter madame B... C'est un plaisir qu'on ne peut remettre à un autre jour, puisqu'elle retourne incessamment en Italie.--Ah! madame, excusez-moi, reprit Valentine, je suis en habit de voyage.--Eh! que vous manque-t-il, interrompit la princesse, vous avez une robe de taffetas noir qui vous sied à merveille; avec cette collerette de blonde et ce chapeau de paille, vous êtes jolie comme un ange; allons, venez avec nous, ou bien restez, et je ne vous quitte pas.» Madame de Saverny résistait vainement aux instances de la princesse, un message de M. de Nangis, que l'absence de ces dames contrariait beaucoup, détermina Valentine à ne pas la prolonger plus long-temps. Elle sacrifia de bonne grace les intérêts de sa vanité au desir de ses deux amies, et se résigna à se montrer la moins parée de toutes les femmes brillantes de cette assemblée, sans se douter qu'elle en fût la plus belle. CHAPITRE III. «Quelle est cette Artemise? demanda une de ces personnes bienveillantes, que le mérite frappe rarement, mais que le ridicule choque toujours.--Je ne la connais pas, répondit une autre, mais à son costume économique, je présume que c'est une dame de compagnie de la princesse.--En effet, je lui trouve assez l'air de ces jeunes femmes qu'on élève pour être toujours de l'avis de leur princesse, pour finir un meuble de tapisserie, et jouer au besoin une sonate à quatre mains.--Vous en direz, mesdames, tout ce qu'il vous plaira, dit un troisième, mais cette femme-là a des traits admirables.--Des traits? Vraiment, vous êtes bien heureux de les découvrir à travers cet énorme chapeau; moi, je ne crois pas à la beauté des visages que l'on prend tant de soin de cacher.»--C'est ainsi que chacun donna son avis sur madame de Saverny, lorsqu'elle parut. Elle était pâle et fatiguée de son voyage; on la trouva sans fraîcheur. Sa robe n'était pas nouvelle, et il fut décidé qu'elle avait l'air provincial; du reste, on était sûr qu'elle manquait d'esprit et d'usage, car elle avait l'air étonné de tout, et ne parlait de rien. Dix minutes suffirent pour asseoir ce jugement, et le rendre irrévocable. M. d'Émerange lui-même, malgré toutes ses connaissances positives sur la beauté, ne fut pas exempt d'injustice envers celle de madame de Saverny. Les plus savants dans ce genre sont souvent dupes de la mode, et il en est peu d'assez courageux pour défendre les agréments d'une femme mal mise. Le chevalier reprocha à madame de Nangis de l'avoir trompé sur le compte de sa belle-soeur. «--Pour cette fois, lui dit-il, vous ne vous plaindrez pas de mon admiration, madame de Saverny ne me donnera jamais le tort de la partager entre vous deux.--N'en faites pas serment, reprit en souriant la comtesse.»--En ce moment M. de Nangis vint prendre le chevalier pour le présenter à sa soeur, comme un de ses amis les plus aimables. Valentine répondit avec grace aux choses froidement polies que lui adressa le chevalier; il fut d'abord séduit par le son de sa voix, et, sans trop écouter ce qu'elle disait, il remarqua les plus belles dents et le plus gracieux sourire. Mais il garda le secret de cette découverte, et n'osa pas démentir son premier jugement. Cependant un sentiment de curiosité le rapprocha de madame de Saverny. Placé entre elle et la princesse de L..., il observa que Valentine écoutait la musique en personne de goût; et, dans ce qu'il put entendre de ses réponses à la princesse, il reconnut un choix d'expressions élégantes et simples, qu'on rapporte assez rarement de la province. Le collier de madame de Nangis s'étant dénoué, Valentine ôta ses gants pour le rattacher, et laissa voir un bras charmant. Le chevalier n'en fut pas moins de l'avis de tous ceux qui se refusaient à la trouver belle. Cependant lorsque le concert finit, et que madame de Nangis vint accompagnée de plusieurs jolies femmes, le supplier de chanter quelques-unes des romances qu'il avait mises à la mode, il parut ne céder qu'à leurs instances; mais le fait est que madame de Saverny fut la seule qui n'osât le prier, et qu'il ne chanta que pour elle. Un long séjour en Italie avait rendu M. d'Émerange fort bon musicien; il avait une voix agréable, et chantait avec goût. Sa prétention était de ne paraître attacher aucune importance à ses talents; mais, tout en ayant l'air de se croire fort indigne des applaudissements qu'on lui prodiguait, il ne pardonnait pas la critique. Malheur aux femmes qui trouvaient ses romances mauvaises, ou ses couplets mal rimés! on savait bientôt le nombre de tous leurs ridicules. Aucune des personnes qu'avait réunies madame de Nangis n'eut à craindre cette vengeance de la part du chevalier. L'enchantement fut général: chaque couplet offrait une application que ces dames interprétaient à leur gré. Celles que la flatterie du chevalier avait souvent honorées de ses éloges, croyaient se reconnaître dans tous les portraits de ses bergères, le reste se lisait dans ses yeux, et tous les amours-propres étaient satisfaits. Madame de Saverny, qui n'entendait rien à toutes ces finesses, trouva simplement que M. d'Émerange chantait bien; mais elle n'osa le lui dire, tant la simplicité de ce compliment aurait paru froide, en comparaison de l'exagération des éloges dont on se plaisait à l'accabler. Madame de Saverny ne savait pas encore combien le silence d'une seule personne peut gâter un succès. Elle aurait pu s'en apercevoir, si elle avait remarqué de quel air le chevalier répondait aux choses flatteuses que lui adressait madame de Nangis. Sa distraction et son mécontentement étaient visibles; il ne pardonnait point à une femme de province de ne pas être transportée du plaisir de l'entendre, et se disait: Il n'est pas douteux que cette belle veuve ait pour adorateur quelque petit gentilhomme des environs de son château, à qui elle a promis en partant de ne s'amuser de rien dans son absence; je suis sûr qu'elle va lui écrire demain que je l'ai ennuyée à périr, et s'en faire un mérite!» Cette réflexion inspira plus de dépit au chevalier que de dédain. Il décida bien que madame de Saverny devait être sotte et maussade; il ne lui en aurait même rien coûté pour le dire, mais il s'efforçait en vain de le penser; car l'amour-propre rend plus souvent injurieux qu'injuste. Cette soirée se termina pour Valentine, au moment où l'on vint annoncer le souper. Elle se retira dans l'appartement qui lui était destiné. Mademoiselle Julie l'y attendait pour lui offrir ses services, et donner, d'un ton protecteur, ses avis à la petite Antoinette, qui lui paraissait une femme-de-chambre bien peu au fait des grands intérêts de la toilette d'une jolie femme. Il est vrai qu'Antoinette coiffait mal, et laçait de travers, mais c'était bien la plus honnête et la plus jolie de toutes les jeunes filles de Saverny. Sa mère avait élevé Valentine, et Antoinette pouvait impunément mal habiller sa maîtresse, sans lui donner l'envie de la renvoyer. Cependant le séjour de Paris exigeait plus de soins; et mademoiselle Julie fut chargée par la marquise du choix d'une seconde femme-de-chambre, dont le premier devoir serait de bien traiter Antoinette. CHAPITRE IV. Il était neuf heures du matin, lorsque Valentine s'entendit réveiller par une petite voix qui lui disait assez bas: «Ma tante, dormez-vous?»--Ah! c'est toi, ma chère Isaure! viens, que je t'embrasse.--Je n'y vois pas, je vais appeler Antoinette pour ouvrir les volets.» A peine Antoinette est entrée, qu'Isaure est sur le lit de sa tante qui la serre dans ses bras.--Comme tu es grandie depuis six mois, chère enfant; regarde-moi un peu! Tu as les mêmes yeux que ton père!--Oh! cela n'est pas possible, ma tante, car M. d'Émerange me dit tous les jours que je suis jolie, parce que je ressemble à maman.--Ce monsieur peut avoir raison, mais il ne saurait empêcher que tu n'aies les yeux bleus de ton père; au reste, peu m'importe qu'ils soient noirs ou bleus. Si l'on te trouve déja quelque ressemblance avec ta mère, c'est que tu es probablement aussi bonne qu'aimable.--Je le crois bien; mon maître de piano est fort content; et mon papa dit que si je travaille toujours aussi bien, il me fera jouer l'année prochaine devant le monde.--L'année prochaine! mais tu seras bien jeune encore.--Pas si jeune, j'aurai sept ans. Miss Birton dit qu'à cet âge-là on n'est plus un enfant.--Qu'est-ce que c'est que miss Birton?--C'est une nouvelle gouvernante que maman m'a donnée pour m'apprendre l'anglais; mais je ne crois pas qu'elle reste long-temps ici; elle se plaint toujours.--Tu ne lui obéis peut-être pas assez?--Ce n'est pas cela qui la fâche; mais elle dit qu'on n'a point assez d'égards pour elle: par exemple, hier on ne l'a pas invitée au concert; et elle m'a grondée toute la soirée. Je pourrais bien la faire gronder aussi, moi, si j'allais répéter tout ce qu'elle disait hier de maman.--Ce serait une méchanceté dont j'espère qu'Isaure est incapable; c'est déja trop de me le dire. Tout en écoutant le bavardage de sa nièce, madame de Saverny s'habillait, et se disposait à se rendre chez sa belle-soeur pour s'informer de ses nouvelles; mais Isaure lui apprit que l'on n'entrait jamais chez sa mère avant midi, elle ajouta: Je vais voir si mon papa est dans son cabinet. Je le préviendrai de votre réveil, et nous viendrons déjeûner avec vous. Elle revint bientôt accompagnée de M. de Nangis, qui se livra tout entier au plaisir de revoir sa soeur. Il s'excusa de n'avoir pu le lui témoigner la veille. Mais elle devait savoir qu'un jour de réunion les étrangers passent avant tout. Il lui parla dans le plus grand détail des avantages qu'elle pourrait retirer de son séjour à Paris. Le premier de tous, à ses yeux, était de faire faire à sa soeur un grand mariage. Dans les idées de M. de Nangis, le bonheur n'était autre chose qu'un état brillant dans le monde; et c'est dans la franchise de son amitié, qu'il conseillait à sa soeur de tout sacrifier au projet d'un second établissement, digne de sa fortune. Valentine avait un sincère desir de se laisser diriger dans sa conduite par son frère. Elle rendait justice à ses bonnes qualités, à l'esprit d'ordre qui le caractérisait; mais elle se sentait incapable d'être heureuse d'un bonheur qu'il lui aurait choisi; leurs goûts étaient trop différents. Madame de Saverny, docile sur tous les petits intérêts de la vie, avait cependant une volonté immuable. On la voyait sans cesse soumettre ses projets, ses plaisirs, aux caprices de ses amis; mais aucun deux n'eût obtenu le sacrifice d'un de ses sentiments. Élevée dans la retraite la plus austère, elle avait appris à mépriser les joies et les tourments de la vanité. Les religieuses, chargées de son éducation, sachant que la volonté de son père la condamnait à vivre loin du monde, lui en avaient fait un tableau effrayant; à force de lui répéter que l'égoïsme et la perfidie dirigeaient toutes les actions des hommes, Valentine en avait conçu tout naturellement une sorte de défiance qui nuisait à son bonheur. L'assurance d'une sincère amitié lui semblait une politesse, l'éloge une flatterie, et le serment un mensonge. Cependant son ame tendre ne pouvait se passer d'affections vives. Mais la dévotion la plus exaltée les avait toutes concentrées, jusqu'au moment où M. de Saverny vint mériter son attachement et sa reconnaissance, et lui prouva qu'un homme, élevé dans de bons principes, peut se conserver vertueux au milieu du grand monde; mais soit faiblesse, ou prudence, il ne chercha point à détruire les préventions qui la rendaient souvent injuste envers les autres hommes. Peut-être avait-il prévu qu'en mettant son esprit à l'abri des dangers de la séduction, elle n'en aurait encore que trop à vaincre pour son coeur. Une longue habitude du monde avait démontré à M. de Saverny que le plus grand malheur d'une femme n'est pas de succomber au sentiment qu'elle éprouve, mais au caprice qu'elle inspire; et sa tendresse vraiment paternelle pour Valentine, avait voulu la préserver du malheur si commun d'être dupe de la vanité d'un fat ou de la légèreté d'un étourdi. CHAPITRE V. Les premiers jours qui suivirent l'arrivée de madame de Saverny à Paris, furent entièrement consacrés à des visites de famille que son frère avait exigées avant tout, et aux différentes emplettes des chiffons que madame de Nangis regardait comme l'absolu nécessaire d'une femme élégante. En personne qui n'a rien à redouter des succès d'une autre, elle se réjouissait de celui qu'obtiendrait Valentine, lorsqu'elle paraîtrait pour la première fois dans une grande assemblée, revêtue d'une parure brillante et recherchée, dont le bon goût attesterait les soins qu'y aurait apportés madame de Nangis, et le généreux plaisir qu'elle trouvait à montrer dans tout son éclat la beauté de sa soeur. On se tromperait, si l'on concluait d'après ce noble procédé, que madame de Nangis fût incapable d'envie: mais on est rarement jaloux de son ouvrage; et l'idée que Valentine lui devrait son triomphe, lui en fesait partager d'avance la gloire. Le moment d'en jouir fut fixé au jour que choisit la princesse de L... pour donner un grand bal. L'effet qu'y produisit la beauté de madame de Saverny alla fort au-delà de ce que s'en était promis sa belle-soeur. C'était, disait-on, la taille la plus svelte, le regard le plus séduisant, la tournure la plus gracieuse et la plus imposante. Les personnes dont l'esprit malin s'était épuisé en bons mots sur l'Artemise du concert de Madame de Nangis, restaient confondues, et ne pouvaient concevoir que le seul talisman d'une parure nouvelle eût eu le pouvoir d'opérer une semblable métamorphose. Leur malignité en était réduite à la triste ressource d'avouer que la marquise de Saverny était assez belle, mais d'une beauté insignifiante. Ceux qui ne l'avaient jamais vue, combattaient avec raison cet avis injurieux; et Valentine ne fut pas long-temps à s'apercevoir qu'elle était l'objet de l'attention générale. Sa modestie en souffrit d'abord un peu, mais son amour-propre jouit bientôt du plaisir d'être admirée; elle en devint plus agréable encore, car rien n'embellit comme la certitude de plaire. Tant d'hommages l'auraient peut-être un peu trop enivrée, si elle n'avait entendu dire à un homme qui passait auprès d'elle:--Je me méfie de ces Beautés si régulières; elles naissent ordinairement sans esprit, et la flatterie les rend stupides.--Cette phrase, et le ton de mépris qui l'accompagne, excitent la curiosité de Valentine; elle veut connaître la figure d'un censeur aussi sévère, se retourne, et voit un homme dont l'âge lui rappelle M. de Saverny, mais dont les yeux brillants et les traits marqués donnent à sa physionomie une expression dure qui inspire plutôt la crainte que la confiance. Pour se venger de la sentence qu'il vient de prononcer un peu trop haut contre elle, madame de Saverny se penche vers sa soeur, et lui demande comment on nomme ce monsieur si peu indulgent; c'est le commandeur de Saint-Albert, répond madame de Nangis, un original qui se croit le droit de tout fronder, parce qu'il est trop vieux pour s'amuser de rien. C'est par égard pour l'ambassadeur d'Espagne, dont il est l'intime ami, qu'on l'invite par-tout. Votre frère prétend que c'est un homme de beaucoup de mérite, il appelle son humeur de la fermeté, et sa rudesse de la franchise; moi qui ne fais aucun cas de ces vertus désagréables, je le reçois le moins possible. C'est dommage, reprit Valentine, vous l'auriez sûrement guéri de ses préventions.--Ces derniers mots parvinrent aux oreilles du commandeur, et lui firent soupçonner qu'il avait été entendu de madame de Saverny. Il en conclut qu'elle allait le prendre en horreur, et fut très-étonné de la voir empressée de causer avec lui, lorsque M. de Nangis vint lui en offrir l'occasion. Il fit la réflexion toute simple, que la marquise était bien aise de lui prouver la rigueur de son jugement contre les belles femmes. Il la trouva digne d'une exception, mais il se garda bien de lui en faire la confidence; son éloignement pour toute espèce de galanterie le rendait avare des éloges les plus mérités. Sous prétexte de ne point gâter les femmes, il parlait de leurs défauts avec une ironie dédaigneuse, qui le rendait redoutable; et quand on lui en faisait le reproche, il répondait que cette sévérité lui avait plus rapporté depuis qu'il était vieux, que tous les beaux sentiments de sa jeunesse. En effet, l'envie de se mettre à l'abri de ses épigrammes rendait beaucoup de femmes soigneuses envers lui, et lui donnait le droit de croire qu'on les captive plus par la crainte que par la soumission. Il était déja tard lorsque le chevalier d'Émerange, après avoir donné l'inquiétude de ne le pas voir, arriva enfin. Le plaisir de se faire attendre avait pour lui tant de charmes, qu'il manquait souvent à ses engagements, dans l'unique espérance de s'entendre raconter le lendemain avec quelle impatience on l'avait attendu. Pour cette fois, la présence de madame de Saverny avait occupé tout le monde, et l'absence du chevalier n'avait été remarquée que d'un petit nombre de personnes. En entrant dans le premier salon, il fut étourdi par les discours emphatiques des admirateurs de Valentine. Pour leur prouver qu'il ne partageait pas leur enthousiasme, et qu'il l'avait assez vue pour la bien juger, il affecta de rester fort long-temps avant d'entrer dans le salon où elle était, et ne parut s'y décider que dans l'intention d'aller saluer madame de Nangis; mais madame de Saverny eut son premier regard, et l'impression qu'elle produisit sur lui fut d'autant plus vive, qu'il s'efforça de la cacher. A peine eut-il l'air de l'apercevoir. Madame de Nangis qui commençait à être importunée des hommages que l'on prodiguait à sa soeur, sut bon gré au chevalier de cette négligence, et l'en récompensa en ne s'occupant que de lui. Il parut quelque temps ravi de cette préférence, mais quand il s'aperçut que madame de Saverny n'y prenait pas garde, et qu'elle semblait écouter avec intérêt la conversation du commandeur et de quelques autres personnes qui l'entouraient, il se fatigua de la gaîté de madame de Nangis, et s'éloigna d'elle. Un attrait irrésistible le ramena bientôt auprès de Valentine. Malgré toutes ses résolutions, il sentit le besoin de lui plaire, en forma le projet, et s'appliqua à étudier les moyens d'y parvenir. L'embarras n'était pas de se conformer à ses goûts, mais de les connaître; et le chevalier résolut de se servir de l'esprit de madame de Nangis, pour apprendre à captiver celui de Valentine; bien décidé à se faire les opinions et le caractère qui devaient le mieux séduire la femme auprès de laquelle il desirait le plus de réussir. CHAPITRE VI. Malgré les profits qu'y trouvait son amour-propre, Valentine ne pouvait se soumettre long-temps aux agitations d'une vie aussi dissipée. Elle pria sa soeur de la laisser disposer de ses matinées, qu'elle consacrait ordinairement à l'étude, et de la dispenser quelquefois de la suivre le soir dans ces grandes assemblées où l'ennui règne assez souvent; mais lorsque madame de Nangis se décidait à rester chez elle, Valentine se fesait un devoir de lui tenir compagnie, et de partager avec elle le soin de faire les honneurs de sa maison. M. d'Émerange, qui s'était aperçu de cette résolution, ne manquait pas de trouver quelques prétextes pour engager madame de Nangis à ne pas sortir. Tantôt il fesait trop froid, les spectacles étaient détestables, et d'ailleurs causait-on quelque part aussi bien que chez elle! Bonnes ou mauvaises, ces raisons étaient toutes accueillies; madame de Nangis les interprétait d'autant plus en sa faveur, que le chevalier redoublait de flatterie pour elle. Un soir que ces dames étaient presque seules, il les surprit à rire d'une visite fort ridicule qu'elles venaient de recevoir. «Je crois que c'est par égard pour moi, disait Valentine à sa soeur, que vous attirez chez vous ces sortes de caricatures. Vous pensez me rendre mes plaisirs de Nevers; eh bien! vous vous trompez: nous n'avons en province rien d'aussi parfait que cela.--Je ne sais pas, dit M. d'Émerange, quels sont les originaux qui ont le bonheur d'exciter ainsi votre gaîté, mais je défie bien Nevers d'en avoir d'aussi ridicules que ceux qu'on rencontre tous les jours à Paris.--Eh bien! je gage, dit madame de Nangis, que vous allez reconnaître les nôtres!--Ah! je les devine, reprit le chevalier, n'est-ce pas ce grand niais de baron, qui traduit l'allemand sans l'avoir appris, et fait des vers sur le _oui_, le _non_, le _si_, le _car_, enfin sur tous les monosyllabes de la langue française. Sa petite femme a des yeux rouges, et des mains noires, dignes d'exercer la muse de son mari. C'est lui qui imagina un jour de s'habiller en sauvage pour jouer un proverbe qu'il avait composé en l'honneur de la fête de la jolie duchesse de R***. Il avait emprunté, pour ajouter à la vérité de son costume, une perruque de bête féroce, qui produisait un effet si bizarre sur sa figure moutonne, qu'il fut impossible de modérer les éclats de rire, et d'entendre un seul mot de sa pièce. Ah! c'est un homme précieux que je me ferai toujours un vrai plaisir de rencontrer!--N'ayez pas de regret, ce n'est pas lui que nous avons vu.» Alors le chevalier passa en revue tous les gens auxquels il trouvait ou donnait des ridicules. Madame de Saverny, sans reconnaître ses portraits, ne pouvait s'empêcher d'en rire. Il en conclut que sa malice l'amusait, et en devint plus piquant. Cependant un mot de madame de Nangis le fit changer de ton.--«Ne vous l'avais-je pas bien dit, Valentine, que la gaîté de M. d'Émerange triompherait de tous les genres de tristesse? Vous qui vantez si bien les charmes de la mélancolie, avouez que le plaisir de rêver ne vaut pas celui de rire.» Il n'en fallut pas davantage pour faire changer de rôle au chevalier: il amena avec adresse la conversation sur des sujets plus graves, raconta, sans affectation, quelques traits d'une sensibilité touchante, et jouit du plaisir de se voir écouté avec intérêt par Valentine. Madame de Nangis, que le chevalier n'avait pas accoutumée à des entretiens de ce genre, lui en témoigna son étonnement, en disant: «Serait-il bien indiscret de vous demander où vous avez lu tout cela? en vérité, le chevalier de Florian ne nous dirait rien d'aussi pathétique, et je ne vous aurais jamais soupçonné de sentiments si doux.--Voilà bien de vos jugements, répartit le chevalier avec impatience; parce qu'il est reçu dans le monde qu'on ne doit parler qu'avec son esprit, vous en concluez qu'on a le coeur sec. Ne savez-vous pas que l'on passe sa vie à afficher ses défauts qu'on n'a point. Vous, qui me raillez, je vous ai vue cent fois vous parer d'une légèreté factice, et tourner en plaisanterie le trait qui provoquait le mieux votre attendrissement. Sur ce point nous sommes tous plus ou moins hypocrites.» Madame de Nangis se trouva blessée de cette réponse, et plus encore du mouvement d'humeur qui semblait l'avoir dictée. Elle s'en vengea par des épigrammes, dont Valentine essaya d'adoucir l'amertume par des mots conciliants. Tout en conservant les formes de la plus stricte politesse, la querelle devint très-vive, et laissa des impressions fâcheuses dans l'esprit de la comtesse; elle soupçonna pour la première fois au chevalier le desir de plaire à sa belle-soeur, et l'accusa, intérieurement, d'avoir la fatuité de paraître la sacrifier à sa passion naissante. Elle en conçut d'abord une juste indignation; car la comtesse se croyait exempté de tous reproches, par la seule raison que sa conscience était en repos sur les droits du chevalier. Comme toutes les coquettes, elle comptait pour rien le malheur de se compromettre, et s'indignait qu'on pût la soupçonner d'un tort dont elle se donnait toutes les apparences. Le retour de M. de Nangis termina toute discussion; il avait dîné chez l'ambassadeur d'Espagne, où l'on avait beaucoup parlé de madame de Saverny: son frère la félicita d'avoir fait la conquête la plus difficile; celle du vieux commandeur de Saint-Albert.--C'est un homme bizarre, dit le chevalier, mais qui n'a jamais manqué de goût.--Il ne l'use pas, repartit la comtesse, car il n'aime personne.--Si vous l'aviez entendu parler de Valentine, reprit M. de Nangis, vous auriez meilleure idée de son coeur.--Il me semble, ajouta le chevalier, qu'il ne devait pas moins à Madame, pour la complaisance qu'elle a eue de l'écouter toute une soirée.--Ce n'était point par complaisance, répondit Valentine, je puis vous l'assurer, sa conversation a je ne sais quel attrait de franchise qui la rend très-attachante.--Il est certain, interrompit la comtesse, que si vous mettiez du blanc, il n'aurait pas manqué de vous le dire, car il n'a jamais gardé le secret d'une chose désagréable.--Il paraît, reprit M. de Nangis, que Valentine l'a corrigé du défaut de médire, car, après en avoir fait l'éloge, il a ajouté que c'était la première femme qu'il eût jugée digne de tourner la tête d'un honnête homme, et que rien ne lui semblait aussi raisonnable que de beaucoup l'aimer.--Je ne me croyais pas si sage, dit le chevalier, de manière à n'être entendu que de Valentine. CHAPITRE VII. Monsieur d'Émerange se retira convaincu de l'impression que son dernier mot avait dû produire sur Valentine, mais il se reprocha de lui avoir trop tôt laissé connaître celle qu'elle avait faite sur lui; et, pour réparer autant qu'il était en son pouvoir une faute aussi grave, il résolut de passer deux jours entiers sans voir ces dames. Par ce moyen il croyait prouver à madame de Saverny, qu'il n'en était pas au point de n'être heureux qu'en sa présence, et à madame de Nangis, qu'il ne lui donnerait jamais le droit de l'offenser impunément. Ce calcul ne réussit qu'auprès de la dernière, car Valentine n'avait pas eu l'idée de prendre au sérieux la furtive déclaration du chevalier; elle la mit au nombre de ces mots galants qu'il savait dire avec tant de grace, et n'en conserva aucun souvenir. Madame de Nangis était loin de partager cette indifférence; le moindre mot du chevalier avait la puissance de déranger son humeur; tout de sa part la flattait ou la blessait, et dans cette occasion son absence lui parut une insulte. Il devait bien présumer que le lendemain de cette petite scène, elle aurait la migraine, et il n'envoya même point savoir de ses nouvelles. Ce procédé faillit la rendre vraiment malade, et quand M. de Nangis vint la conjurer, le surlendemain, de ne pas manquer à l'engagement qu'elle avait pris de dîner le même jour chez une de leurs vieilles parentes, elle eut besoin de tout son courage pour se résigner à remplir un devoir aussi ennuyeux. Valentine la voyant un peu souffrante, lui donna tous les soins de la plus tendre amitié, et s'offrit de l'accompagner. On partit de bonne heure, pour se conformer à l'ancienne habitude qu'avait la présidente de C..., de dîner à l'heure du marais; et l'on arriva bientôt dans la cour de l'hôtel le plus gothique et le plus triste de Paris. Un vieux laquais, posté au haut d'un grand escalier, donna le signal de l'arrivée de la comtesse, et l'on vit aussitôt un grand nombre de serviteurs invalides s'empresser d'ouvrir avec peine les battants d'une longue enfilade de portes. Les convives, déja réunis autour du fauteuil de la présidente, offraient l'image la plus imposante d'une assemblée de famille dont on aurait exclu les jeunes héritiers. Valentine fut accueillie par ce cercle vénérable avec tout le cérémonial d'une présentation. La présidente la traitait avec la considération que méritait à ses yeux la veuve d'un vieux gentilhomme, et se contentait de parler à Madame de Nangis, avec l'air protecteur qu'on a pour un enfant. Il faut convenir qu'elle en avait alors toute la maussaderie. Comme elle ne fesait aucun effort pour dissimuler son ennui, chacun pouvait deviner qu'il ne devait l'avantage de la voir qu'à sa déférence aux volontés de son mari; et personne ne lui savait gré d'un sacrifice fait d'aussi mauvaise grace. Valentine, douée d'un meilleur esprit, savait tirer parti de celui de tout le monde. S'amusant de la gaîté, de la folie même, qui animent souvent la conversation des jeunes gens, elle s'intéressait à celle des savants et s'instruisait à celle des vieillards. En achevant son éducation, M. de Saverny lui avait appris cette politesse, qui consiste encore plus à écouter avec intérêt, qu'à répondre avec bienveillance. Il n'avait rien oublié de ce qui pouvait ajouter au charme des qualités précieuses de Valentine; et son plus grand regret en mourant, fut d'ignorer à quel heureux mortel il léguait une femme aussi aimable. Le mérite de madame de Saverny fut apprécié des amis de la présidente, et quand le dîner fut fini, on se disputa l'honneur de faire sa partie. Madame de Nangis avait grande envie de se soustraire aux lenteurs d'un boston, qui menaçait de remplir la soirée, mais elle y fut condamnée par un regard de son mari, dont la sévérité, pour tous ces petits devoirs de société, ne pouvait se comparer qu'à son indulgence pour de plus grands travers. La comtesse se promit bien de n'obéir qu'à moitié à cet ordre; elle savait que M. de Nangis devait se trouver le même soir à un rendez-vous chez le ministre des affaires étrangères, et dès qu'il fut parti, elle prétexta une subite indisposition, fit des excuses sur la nécessité de se retirer, et demanda sa voiture. Valentine, la croyant vraiment indisposée, la suit avec inquiétude, et l'engage à se mettre au lit aussitôt qu'elles seront de retour; mais elle est interrompue dans ses avis charitables par un grand éclat de rire de la comtesse, qui tire le cordon de sa voiture, et dit à ses gens:--A l'opéra.--Comment à l'opéra? s'écria Valentine: mais vous n'êtes donc pas malade?--Bonne raison! C'est surtout quand on est malade que l'on a besoin de se distraire.--Mais si vous alliez y souffrir davantage.--Je ne saurais être nulle part aussi mal qu'au milieu de tous ces vieux contemporains de ma tante. Mais en vérité je vous admire: comment trouviez-vous quelque chose à dire à ces gens-là; moi, je ne sais pas assez bien mon histoire de France pour causer avec eux, car je suis sûre que le plus jeune était page de Louis XIV.--Je n'ai pas le droit d'être aussi difficile que vous, reprit Valentine, et je supporte assez patiemment un moment d'ennui. Cependant, je sens que la gravité du Marais me paraîtrait bientôt insipide, s'il me fallait en souffrir plus d'un jour.--Cela ressemble pourtant assez à la province.--C'est possible, mais à la campagne on n'a aucune idée de cette manière de vivre, et vous savez que j'y passais l'année entière.--Sans vous ennuyer? Voilà qui est miraculeux. Je n'ai jamais pu rester plus de trois mois dans mes terres, malgré le soin que je prenais d'y amener beaucoup de monde; je frémis déja de l'idée d'y aller ce printemps; et, sans le projet que nous avons d'y jouer la comédie, j'aurais bien de la peine à tenir la promesse que j'ai faite à votre frère de l'y accompagner.--Si vous lui disiez à quel point cela vous contrarie, je suis sûre qu'il ne l'exigerait pas.--Ah! vous le connaissez bien peu, si vous ne savez pas quelle importance il attache à ma présence au château de Varenne, à l'époque de la fête du Village. Ne faut-il pas que je sois le témoin de cette grande solennité, et que je prenne ma part des honneurs qu'on lui rend. J'avoue que je la lui céderais de bon coeur, car je ne connais rien de si fastidieux que cette parodie des fêtes de souverains où l'on se fait rendre une partie de l'encens qu'on dépense à la cour.» Ici la portière s'ouvrit, et ces dames descendirent à l'Opéra. Madame de Nangis, qui ne se souciait pas d'être vue dans sa loge, entra dans celle de la princesse de L..., tourna le dos au théâtre, et se mit à chercher des yeux auprès de quelle jolie femme le chevalier d'Émerange tentait de se venger d'elle. CHAPITRE VIII. La princesse était ce soir-là à Versailles, et sa loge resta à la disposition de madame de Nangis, qui eut le chagrin de n'y recevoir personne. On donnait Armide, et Valentine se livrait au plaisir d'entendre ce chef-d'oeuvre, qui réunit tous les genres de perfection, lorsque la comtesse lui dit de contempler le plus beau visage qu'elle ait vu de sa vie. Imaginant que sa soeur lui désigne une femme, elle regarde dans la loge qu'elle lui indique, et ses yeux rencontrent ceux d'un jeune homme dont la figure était en effet remarquable. Honteuse d'avoir été surprise dans ce mouvement de curiosité par celui qui l'excitait, elle rougit, baisse les yeux, et, sans oser le considérer davantage, elle répond à sa soeur qu'elle est de son avis. «C'est probablement quelque étranger, dit la comtesse, car un homme de cette tournure-là serait déja connu de tout Paris, s'il y était seulement depuis deux mois. Vous, qui dessinez si bien, vous devez trouver que c'est un beau portrait à faire.» Valentine essaya une seconde fois de vérifier si l'admiration de madame de Nangis était fondée; mais le même regard qui l'avait déja troublée l'empêcha d'en voir davantage. Elle se décida à croire sa belle-soeur sur parole. La comtesse ne se lassait point de comparer les traits de cet étranger à ceux des plus belles têtes grecques, mais elle en perdit bientôt le souvenir, tandis que Valentine, qui les avait à peine entrevus, se les rappelait encore. Au commencement du quatrième acte, madame de Nangis, n'ayant pas aperçu le chevalier, et présumant qu'il pourrait peut-être venir chez elle, proposa à Valentine de s'en aller pour éviter les embarras de la sortie de l'opéra, et l'inconvénient d'être obligée d'accepter la main de quelque ennuyeux. Valentine émue par le bonheur d'Armide, regretta vivement de ne point entendre ses touchantes plaintes, et se promit de revenir à la prochaine représentation de ce bel ouvrage. Pendant que ces dames attendaient sous le vestibule, elles virent descendre du grand escalier deux hommes, dont le plus jeune fut bientôt reconnu; l'autre paraissait âgé de cinquante ans, c'était l'ancien gouverneur ou plutôt l'ami d'Anatole, de ce jeune étranger qu'avait remarqué la comtesse. Un hasard heureux, si l'on peut appeler ainsi ce desir vague qui entraîne à suivre les pas d'une jolie personne, avait heureusement amené ces messieurs au moment où l'on vint avertir madame de Nangis que son carrosse l'attendait. Valentine exige qu'elle y monte la première, et s'élance pour la suivre, lorsque les chevaux qui n'étaient retenus que par un cocher ivre, partent comme un éclair, entraînent le laquais qui tenait la portière; et Valentine tombe sous les pieds des chevaux d'une voiture qui se trouvait derrière celle de la comtesse. Elle allait en être atteinte, quand un homme se précipite sur le timon de cette voiture, en reçoit un coup violent, repousse avec effort les chevaux que les cris animaient, et relevant Valentine, il la porte évanouie sous le vestibule. Au même instant, les gens de madame de Nangis reviennent suivis du carrosse, pour la chercher. On l'y transporte, après s'être assuré que la frayeur est seule cause de l'état où elle est, sans s'inquiéter de celui où on laisse l'homme qui l'a sauvée. Un flacon de sels que portait toujours la comtesse, ranima bientôt les esprits de Valentine: elle s'efforça de tranquilliser sa belle-soeur, dont les inquiétudes étaient d'autant plus vives, qu'elle se reprochait le caprice qui l'avait conduite à l'opéra en dépit de tout, et s'accusait du malheur de Valentine. C'est en pareille occasion que l'on pouvait juger de la bonté du coeur de madame de Nangis, et lui pardonner tous les travers de son esprit. Rien n'égalait sa touchante sollicitude pour un ami souffrant, ni sa générosité pour un ami malheureux. Alors tous les intérêts d'amour-propre qui la gouvernaient dans le monde, étaient sacrifiés au desir d'obliger. Souvent envieuse du bonheur des autres, le malheur la trouvait toujours noble et courageuse. Et l'on peut dire que le tort d'abandonner ses amis dans la disgrace, était la seule mode qu'elle ne suivit pas. De retour à l'hôtel, madame de Nangis raconta franchement à son mari ce qui lui était arrivé à l'opéra, en lui disant que ses reproches ne sauraient aller au-delà de ceux qu'elle se fesait à elle-même. Aussi ne lui en adressa-t-il aucun, dans la crainte d'ajouter au chagrin dont elle était pénétrée en pensant au danger qu'avait couru sa soeur. Elle desirait passer la nuit auprès de son lit, mais Valentine n'y voulut pas consentir. Elle assurait n'éprouver d'autre effet de sa chûte qu'un peu de courbature et un tremblement dans les nerfs causé par la frayeur. Comme il ne lui restait qu'un souvenir confus de cet événement, elle ne put satisfaire aux questions que son frère lui fit à ce sujet; et l'on sonna Richard, qui en avait été témoin, pour lui en demander les détails. Il raconta d'abord simplement le fait, mais quand il vint à dépeindre celui qui s'était si courageusement précipité au secours de la marquise, madame de Nangis s'écria: «Il n'en faut pas douter, ma chère, c'est notre bel étranger, et voilà un commencement de roman dans les formes. Vous êtes charmante, il est beau comme Apollon, vous ne l'avez jamais vu, il vous sauve la vie; c'est la perfection du genre. Mais ne faudra-t-il pas connaître un peu votre héros? Qu'est-il devenu, Richard, après notre départ?--Comme il me fallait suivre madame, je n'ai guère eu le temps de le savoir. J'ai seulement vu deux domestiques avec une livrée que je ne connais pas, transporter dans une belle voiture le jeune homme qui avait relevé madame la marquise. Ils étaient suivis d'un vieux monsieur qui se désespérait, en disant: «Le malheureux a l'épaule cassée.» Et je crois que cela se pourrait bien, car à la manière dont il s'est jeté sur les chevaux, il doit avoir reçu un violent coup de timon.» Valentine fut saisie d'effroi en apprenant l'affreux accident dont le sien était cause; elle donna l'ordre qu'on s'informât à qui elle avait tant d'obligation, et se promit de ne rien négliger pour lui en témoigner sa reconnaissance. M. de Nangis qui partageait ce sentiment, s'engagea à faire des démarches pour apprendre le nom de cet étranger, et l'aller remercier d'une action aussi généreuse. L'esprit trop agité de cet événement, Valentine passa la nuit sans dormir. Elle médita sur le hasard qui avait conduit ce jeune homme à sortir de l'Opéra en même temps qu'elle, et sur le mouvement d'humanité qui l'avait porté à tout risquer pour la sauver. Une grande ame pouvait seule être susceptible d'un si noble désintéressement; et Valentine se plaisait à faire l'énumération de toutes les qualités qui dérivent de celle-là. Son imagination, exaltée par la reconnaissance, se peignait toutes les vertus réunies dans celui qui venait de lui offrir la preuve d'un coeur aussi compatissant; elle aurait voulu trouver quelque ingénieux moyen de l'en remercier, sans être obligée d'avoir recours à ces phrases vulgaires qu'on adresse également à l'homme qui vous sauve la vie, et à celui qui ramasse votre éventail. Mais l'idée de se trouver en présence de cet étranger l'embarrassait; elle sentait que sa jeunesse et les agréments qui le distinguaient, intimideraient sa reconnaissance, et le trouble qui naissait de ces diverses réflexions la jetait dans des pensées vagues, que rien ne pouvait ni fixer ni distraire. CHAPITRE IX. Le malheureux cocher dont l'imprudence avait causé tout ce désastre, fut impitoyablement chassé. Valentine tenta vainement de demander sa grace; M. de Nangis ne se laissa point fléchir; mais le pauvre Saint-Jean, en quittant la maison, reçut de madame de Saverny, pour consolation, quelques louis, et l'assurance de sa protection. Mademoiselle Cécile, la nouvelle femme de chambre de la marquise, qui avait été chargée de remplir cette commission auprès de lui, y joignit la promesse de rappeler à sa maîtresse les recommandations qu'elle lui avait fait espérer dès qu'il trouverait à se placer. L'accident arrivé à Valentine fit bientôt assez de bruit pour que l'on envoyât de toutes parts s'informer de ses nouvelles. Elle fut accablée de visites, et en supporta patiemment l'importunité, dans l'espérance d'apprendre le nom de celui qu'elle desirait tant connaître. Mais personne ne se trouvait avoir d'ami à qui il fût arrivé une semblable aventure; et les questions de Valentine n'eurent pas plus de succès que les démarches de son frère. Pour expliquer ce mystère, on décida que Richard s'était trompé en croyant ce jeune homme grièvement blessé, et que c'était probablement un étranger qui ne devait pas séjourner à Paris, et que les suites de cet événement n'y avaient pas retenu. Cette explication suffit à tout le monde, excepté à Valentine, qui ne la trouva pas assez positive pour la dispenser de toutes recherches. On lui dit que le commandeur de Saint-Albert avait envoyé son valet de chambre s'informer de l'état où elle se trouvait, quelques moments après qu'on l'eut ramenée de l'opéra. Cette circonstance la frappa, elle était sûre de n'avoir point vu le commandeur au spectacle; et il n'y avait à la sortie que les deux personnes dont elle desirait tant savoir le nom: elle pensa donc que le commandeur n'avait pu être aussitôt instruit de sa chûte que par le récit de l'une de ces deux personnes, et conçut l'espérance d'apprendre de lui tout ce qui pouvait satisfaire sa curiosité. Le motif en était trop noble pour le cacher; et Valentine écrivit un billet au commandeur, pour l'inviter à venir la voir un instant. Mais on fit répondre qu'il était à la campagne, et n'en reviendrait que dans huit jours. Il fallut se résigner à attendre, et peut-être à paraître ingrate, lorsqu'on était pénétrée d'une si vive reconnaissance. Le chevalier d'Émerange n'avait pas manqué cette occasion de donner des preuves d'intérêt à madame de Saverny; mais ne voulant plus se compromettre avant de savoir l'effet que produiraient ses soins, il se renferma dans les expressions d'une politesse affectueuse. La préoccupation de Valentine lui parut d'un bon augure, il ne supposa point qu'un autre pût en être l'objet, et répondit sans méfiance aux questions de madame de Nangis, quand elle lui demanda s'il n'avait pas rencontré dans le monde celui qu'elle appelait en riant, _le bel Étranger_. Le chevalier dit qu'il était poursuivi par ce personnage mystérieux qu'il n'avait jamais vu, et dont tout le monde lui demandait le nom. Il ajouta qu'étant arrivé quelques jours avant aux Tuileries, il avait été accosté par une foule de gens qui avaient tous compté sur lui pour leur apprendre ce qu'était un homme fort remarquable par la noblesse de sa taille et de ses traits, et qui venait de monter à cheval, après s'être promené quelque temps avec un de ses amis. «Je vous avoue, poursuivit le chevalier, que cette curiosité me parut trop ridicule pour la partager: je m'en fais le reproche, actuellement que je soupçonne ce beau monsieur d'être votre héros. Cependant, calmez vos regrets par le souvenir de madame de V..., qui fut sauvée du feu dans une auberge, par le plus bel homme de France, dont elle devint folle, et qui aurait peut-être fait la passion de sa vie, si elle n'avait pas eu l'idée d'aller un jour acheter une robe de satin dans je ne sais quelle boutique à Lyon, où son libérateur déroulait des étoffes au public avec une grace toute particulière.--Ah! quelle chûte horrible, s'écria la comtesse, quelle affreuse découverte!--Pour l'amour peut-être, dit Valentine, mais pour la reconnaissance, je ne vois pas ce qui rendrait honteuse d'en témoigner à un marchand d'étoffes?--Certainement, reprit le chevalier, il n'y a là rien de honteux, mais il est toujours gênant d'avoir des obligations à des gens trop fiers pour recevoir de l'argent, et trop pauvres pour être vos amis. On ne sait comment s'acquitter, et l'on devrait exiger d'un garçon de boutique, qui vous rend un pareil service, d'ajouter au bas de son mémoire; Tant pour avoir sauvé la vie de madame.» On rit de cette idée folle, et le chevalier parvint à jeter tant de ridicule sur ces prétendus héros mystérieux, toujours prêts à braver quelque danger, que personne n'osa dire un mot en faveur de celui qui s'était exposé pour Valentine. La société de madame de Nangis était en général dominée par l'esprit de M. d'Émerange. Les jeunes gens le prenaient pour modèle, et croyaient imiter son élégance en singeant ses manières. Comme tous les imitateurs, ils fesaient rarement un juste emploi des défauts ou des agréments qu'ils lui empruntaient; l'un, séduit par l'ironie piquante qui égayait sa conversation, sans choquer les convenances, se moquait lourdement des choses les plus sacrées, croyant imiter la grace avec laquelle le chevalier semblait se sacrifier en fesant l'aveu de ses défauts. Un autre se vantait de vices abominables. Tous exagéraient son affectation à plaire sans aimer; ils traduisaient son naturel en familiarité, son indifférence en impolitesse, et son enthousiasme en fureur. C'était enfin le chef le plus séduisant d'une école détestable. Les vieux parents de ces jeunes étourdis, accusant le chevalier de leurs travers, essayaient vainement de les éloigner d'un modèle aussi dangereux. Dans le dépit de voir leurs conseils méprisés, ils formaient un parti d'opposition contre le chevalier, que celui-ci s'amusait quelquefois à gagner par des prévenances flatteuses et des témoignages d'une estime particulière. Personne ne savait mieux que lui, pour ainsi dire, _jouer_ de l'amour-propre des autres; son talent allait jusqu'à s'attirer la protection de la présidente de C..., qui arrivait toujours chez sa nièce avec l'intention de l'engager à recevoir moins souvent un homme dont les assiduités finiraient par la compromettre, et qu'un éloge adroitement indirect, ou l'apologie de quelque orateur du parlement, rendait aussi indulgente pour le chevalier, qu'elle s'était promise d'être sévère. Quant aux autres femmes de la société de madame de Nangis, elles en pensaient du bien ou du mal, en raison du plus ou moins de soins qu'elles en recevaient. Madame de Réthel était la seule qui se piquât sur ce point d'une noble indépendance; elle écoutait sans impatience comme sans intérêt, et s'amusait parfois des moyens qu'elle lui voyait employer pour parvenir à son but. Aussi le chevalier avait-il pour elle autant de haine que d'égards. C'est ainsi que les gens habitués à dominer pardonnent plutôt au censeur qui les fronde, qu'au sage qui les observe. CHAPITRE X. Au bout de huit jours le commandeur de Saint-Albert revint de la campagne, et son premier soin, en arrivant, fut de se rendre à l'invitation de madame de Saverny. Elle était seule quand il se fit annoncer chez elle; l'entretien tomba naturellement sur le danger qu'elle avait couru. «J'ai bien regretté, dit le commandeur, de ne pouvoir vous témoigner, madame, à quel point je partageais les inquiétudes de vos amis, mais un devoir impérieux me retenait à dix lieues d'ici, auprès d'un malade; cela ne m'a point empêché d'avoir tous les jours de vos nouvelles.--Je ne méritais pas tant de sollicitude, dit Valentine; ce n'est pas moi qui ai souffert des suites de cet événement, mais on assure que la personne à qui j'ai tant d'obligation, est dangereusement blessée. A ces mots la physionomie de M. de Saint-Albert prit un air si triste, que Valentine ajouta, avec émotion: Ah! mon Dieu! serait-ce un de vos amis?--Que je le connaisse ou non, reprit-il, en s'efforçant de paraître calme, il a fait une action très-simple, et quand il lui en coûterait quelque chose pour vous avoir secourue, il ne serait pas fort à plaindre.--Certainement il ne le serait pas plus que moi, car l'idée de savoir que je puis être cause d'un semblable malheur, ne me laisse aucun repos. Encore si je pouvais découvrir à qui j'en dois témoigner ma reconnaissance.--Il serait trop récompensé vraiment, s'il était témoin de votre inquiétude; mais ce n'est peut-être, de votre part, qu'un peu de curiosité. Ne vous blessez pas de cette supposition, ajouta-t-il, en remarquant l'air offensé de Valentine; il est aussi naturel de vouloir connaître son bienfaiteur, que de l'oublier; passez-moi de grace ces petites vérités-là; j'aime à penser qu'elles n'en sont pas pour vous, mais l'habitude m'emporte: j'ai tant vu le monde, qu'il me reste bien peu d'illusion sur les motifs qui le font agir; j'ai surtout le tort de les dire aussitôt que je les devine, même au risque de me tromper; et je vous demande, pour ma franchise, la même indulgence que l'on accorde ordinairement à la dissimulation.--Ce ne serait pas beaucoup exiger de moi, car je hais tout ce qui trompe; mais si je réclame toute la sévérité de votre franchise, je ne veux pas qu'elle me calomnie.--Vous me croyez donc injuste?--En ce moment, par exemple.--Eh bien! tant mieux, vous vous défendrez et vous me verrez bientôt persuadé de mon injustice.--Je suis fort honorée de cette preuve de confiance, et.....--Il n'est pas besoin de confiance pour entendre la vérité.--Et si je ne la disais pas? reprit en souriant Valentine.--Je le verrais.--Vous êtes bien heureux de savoir distinguer ainsi la vérité.--C'est un talent bien commun, je vous jure; et les dupes sont plus rares qu'on ne pense. Les discours sont devenus une monnaie de convention dont chacun sait la valeur réelle. Quand un ministre promet une place au solliciteur qui le comble de remerciements, ils savent parfaitement ce qu'ils doivent attendre l'un de l'autre. Un amant jure de se donner la mort, sans causer le moindre effroi à sa maîtresse, et lorsqu'elle paraît s'évanouir, en entendant sa menace, il sait que c'est un procédé reçu, et qu'elle n'en est pas moins bien décidée à lui survivre. Les souverains mêmes ne sont plus dupes des flatteries de leurs courtisans, et n'ignorent pas qu'en langage de cour: _Vous êtes le plus grand des rois_: veut dire tout simplement, _accordez-moi une faveur_. Enfin, depuis que l'on s'écoute des yeux, personne ne s'abuse; car rien n'est aussi franc que la physionomie; et je puis vous assurer que, si dans le monde on ment beaucoup, on trompe fort peu.--Alors pourquoi se donner une peine inutile?--Je pense comme vous, qu'on pourrait se l'épargner avec beaucoup de gens, mais on en rencontre toujours un petit nombre dont l'inexpérience peut servir d'amusement.--Ceci n'est pas fort rassurant pour une femme qui débute dans le monde.--Ne croyez pas cela, le danger est tout entier pour celle que la vanité aveugle: la femme qui ne cède qu'aux impulsions de son coeur est rarement trompée; pour l'attendrir il faut l'aimer; et la plus ignorante sait si bien apprécier la sincérité des sentiments qu'elle inspire!--Vous m'étonnez; j'avais toujours entendu dire que sur ce point les plus spirituelles étaient souvent dupes des hommes les moins fins.--Elles le disent, parce que c'est une manière d'excuser leurs faiblesses, et d'exciter l'intérêt qu'on a pour la victime d'une perfidie; mais le fait est que rien ne s'imitant aussi mal que le véritable amour, il faut bien se prêter aux ruses d'un trompeur pour en être séduite. Vous avez peut-être déja remarqué des preuves de cette vérité, car je vous crois l'esprit assez juste pour apprécier la valeur des hommages que l'on vous prodigue. On a dû vous répéter souvent que vous étiez belle, qu'on vous adorait; et vous avez sagement jugé que de ces deux choses, l'une était vraie et l'autre fort douteuse.» En disant ces mots, le commandeur regarda Valentine attentivement. Il semblait vouloir deviner si son coeur ignorait encore le bonheur d'être aimée. La naïveté qu'elle mit à lui répondre, ne lui laissa aucun doute à ce sujet: elle ne lui cacha point l'espèce d'effroi que lui causait ce tourbillon du monde où elle se trouvait lancée malgré elle, et lui fit entendre qu'elle attacherait un grand prix aux conseils d'un homme assez éclairé pour la bien guider. C'était réclamer ceux de M. de Saint-Albert. Touché de tant de confiance et de modestie, il lui promit tout le zèle d'un ami dévoué, et finit par lui dire:--Savez-vous qu'il faut bien vous aimer pour consentir ainsi à vous déplaire; car le rôle d'un vieil ami est parfois celui d'un censeur.--Rappelez-vous le premier mot que j'ai entendu de vous, et vous conviendrez qu'on peut me censurer sans me déplaire.--Ah! je ne doute pas de votre indulgence pour les sots jugements, je ne crains que pour ceux qui sont justes et sévères; ce sont les seuls qu'on ne pardonne pas.--Qu'avez-vous à craindre, je supporte bien vos injurieux soupçons, quand il vous plaît de mettre sur le compte d'une curiosité frivole, le desir si naturel de connaître une personne qui s'est blessée pour moi.--Ah! vous y revenez: cela vous inquiète donc véritablement?--Plus que je ne saurais vous le dire.--Aimable personne! ajouta le commandeur, en voyant l'émotion de Valentine. Votre bon coeur ne peut supporter l'idée du malheur d'un autre! même de l'être le plus indifférent pour vous! Peut-être n'avez-vous pas même aperçu celui qui excite votre reconnaissance?--Je crois... l'avoir... vu, répondit-elle, en hésitant, et madame de Nangis assure qu'il est remarquable par la tournure la plus distinguée.--Il l'est bien davantage par son esprit et son coeur, dit en soupirant M. de Saint-Albert.--Vous le connaissez, s'écria Valentine, en laissant tomber son ouvrage; ah! de grace nommez-le moi!--Je ne le puis.--Quelle raison peut vous en empêcher?--Ma parole.--On vous aura demandé le secret pour se soustraire à des remerciements souvent importuns, et vous aurez promis de seconder cet excès de délicatesse; mais on peut trahir sans inconvénient une promesse de ce genre.--S'il fallait calculer l'importance d'un engagement pour le tenir, on risquerait souvent d'être infidèle: il est si commun de regarder comme une chose indifférente celle qui ne touche que nos amis.--Ah! vous êtes incapable de tant d'égoïsme; et votre raison vous éclaire assez pour distinguer le serment qu'on doit tenir de la promesse qu'on peut enfreindre.--Je n'entends rien à ces distinctions-là. Sans examiner si le secret en vaut la peine, je le garderai; mais je ne serai pas si discret sur votre sensibilité, et je vous demande la permission d'en répéter les expressions touchantes.» En finissant ces mots, le commandeur salua Valentine, et partit sans attendre sa réponse. CHAPITRE XI. La première idée de madame de Saverny fut d'avoir recours à son frère pour tâcher d'en apprendre davantage de M. de Saint-Albert; mais elle pensa que le commandeur pourrait lui savoir mauvais gré de cette indiscrétion. «Puisqu'il m'a refusée, se dit-elle, sa politesse ne lui permet plus de céder aux instances d'un autre. D'ailleurs la cause de ce mystère est peut-être respectable.» A cette réflexion se joignirent toutes les suppositions qu'on pouvait faire sur une aventure aussi étrange. Valentine essaya de traiter ce prétendu secret comme une plaisanterie qui cesserait bientôt, mais son esprit s'obstinait à y penser sérieusement; et, sans se rendre compte des motifs qui la retenaient, elle résolut de n'en parler à personne. Peu de jours après l'entretien du commandeur, mademoiselle Cécile vint annoncer à sa maîtresse que ce pauvre Saint-Jean, à qui madame la marquise avait bien voulu promettre sa protection, venait la réclamer. On dit à mademoiselle Cécile de le laisser entrer; et Saint-Jean après avoir longuement parlé de sa reconnaissance, apprit à Valentine qu'il trouvait à se placer, mais que son nouveau maître exigeait un mot de recommandation de la main de madame de Saverny.--«Vous vous trompez, Saint-Jean, dit la marquise, c'est sûrement de la recommandation de ma belle-soeur dont on vous a parlé, et je m'engage à vous la faire obtenir.--J'en demande bien pardon à madame, reprit Saint-Jean, mais je ne puis pas me tromper, car ayant bien pensé qu'on ne pouvait me demander un certificat que des maîtres que j'avais servis, j'ai nommé madame la comtesse de Nangis; mais on m'a répondu qu'il était inutile de prendre des informations auprès d'elle, et que je ne serais reçu que sur un mot de recommandation de madame la marquise de Saverny.--Voilà un singulier caprice! Comment nommez-vous ce monsieur, si confiant dans mes recommandations?--Je ne sais pas son nom, madame;--Mais vous l'avez vu?--Non madame, j'étais hier soir tout tranquillement chez ma mère, quand un monsieur fort élégant, que j'ai bien vîte reconnu pour être un valet de chambre, est venu me demander si c'était moi qui étais cause de la chûte que madame avait faite à la sortie de l'opéra. Je ne lui dis d'abord ni oui, ni non, car je pensais bien que s'il s'agissait d'une place, on ne voudrait peut-être pas d'un cocher qui avait fait une si grande sottise. Mais, comme il vit mon embarras, il m'engagea à lui dire la vérité, et m'apprit qu'il était chargé de proposer une bonne place à celui qui venait de perdre la sienne pour avoir si mal retenu ses chevaux.--Et vous ne lui avez pas demandé qui l'avait chargé de cette commission, interrompit Valentine, avec un peu d'impatience.--Si fait, madame, mais il m'a répondu que je le saurais quand je serais au service de son maître.--On vous propose peut-être là une fort mauvaise maison.--Oh! cela n'est pas possible, madame, on me donne encore plus de gages que je n'en avais chez madame la comtesse; et si ce que dit le valet de chambre est vrai, on n'est pas plus généreux que son maître.--Quoi, vous ne savez pas même où il demeure?--Je sais seulement qu'il est à la campagne, à dix lieues de Paris, et que si madame la marquise a la bonté de me donner le petit mot qu'on me demande, on viendra me prendre demain pour me conduire au château qu'il habite.--Enfin, dit Valentine, après un moment de silence, puisqu'un si grand avantage pour vous est attaché à un mot de moi, je vais vous le donner: je ne crois pas me compromettre en affirmant le bien que j'ai entendu dire de vous.--Ah! madame peut s'informer, et tout le monde lui dira bien dans l'hôtel, que sans ce maudit déjeûner de noce, on n'aurait jamais eu de reproche à me faire.» Valentine fit cesser les regrets de Saint-Jean, en lui remettant son billet, et l'invita à venir lui dire à son retour de la campagne, s'il était content de son nouveau sort. Saint-Jean se trouva fort honoré d'une semblable preuve d'intérêt. Il ne l'attribua qu'à l'extrême bonté de madame de Saverny, et laissa à la finesse de mademoiselle Cécile l'honneur de découvrir qu'il pouvait bien ne devoir tant de protection qu'à la curiosité de la marquise. Il est certain que Valentine commençait à s'impatienter de l'obscurité répandue sur tout ce qu'elle desirait savoir, et sans la crainte d'entendre sa belle-soeur raconter en riant, à tous ses amis, ce que Saint-Jean venait de dire, elle l'aurait consultée pour savoir ce qu'on devait en penser. Mais l'ironie continuelle de madame de Nangis intimidait la confiance de Valentine; elle était sûre que la comtesse se récrierait sur le romanesque des aventures qui se succédaient, et ne manquerait pas de soupçonner tout haut que ce _bel inconnu_, dont elle avait déja tant ri, faisait courir après le cocher qui avait failli tuer Valentine, et lui assurerait sans doute une pension, en reconnaissance du bonheur qu'il lui devait d'avoir sauvé son héroïne. La certitude d'avoir à supporter ces mauvaises plaisanteries, confirma Valentine dans le dessein de ne pas plus parler du récit de Saint-Jean, que de la visite du commandeur. C'est ainsi que la moquerie détruit tout épanchement, même dans l'amitié; et l'on peut affirmer que la peur d'être trahi empêche moins de confidences, que la crainte d'être plaisanté. CHAPITRE XII. Plusieurs jours s'écoulèrent sans que le commandeur reparût chez madame de Nangis. Valentine, alarmée de cette absence, pensa que le danger de son mystérieux ami pouvait en être cause, et se persuada qu'il était de son devoir d'en témoigner quelque inquiétude. Mais elle en parla de la manière la plus réservée, dans un billet où toutes les graces de la politesse ne dissimulaient pas la contrainte qui l'avait dicté; car l'idée que ce billet pourrait être montré, avait intimidé Valentine: l'événement justifia sa prévoyance. M. de Saint-Albert était à la campagne, et le surlendemain elle reçut la lettre suivante: MADAME, «Ne me plaignez pas de l'événement le plus heureux de ma vie, mais de la fatalité qui me prive du bonheur d'aller vous remercier de votre aimable inquiétude. Hélas! ma blessure est guérie! et je vais perdre tous mes droits à votre intérêt, sans être moins digne de votre pitié. «Je suis, etc. ANATOLE.» A cette lettre était jointe la réponse du commandeur, qui annonçait son prochain retour à Paris, sans dire un mot d'Anatole. «Anatole, répéta tout haut Valentine, je sais enfin son nom, et je connaîtrai bientôt celui de sa famille... Mais que m'importe le secret de sa naissance, j'aimerais mieux savoir celui de ses chagrins. Il paraît malheureux. On n'emploie tant de mystère que pour cacher un tort ou un malheur; et l'ami de M. Saint-Albert ne peut être un homme coupable. Il n'en faut pas douter, il est malheureux. Mais, de quel malheur est-il affligé!» Voilà le sujet sur lequel s'exerça long-temps l'esprit de Valentine. Plusieurs indices lui prouvaient que la fortune n'avait point de torts envers lui. La nature semblait l'avoir comblé de ses faveurs, et l'amour seul devait causer ses peines. Peut-être avait-il été indignement trahi, et s'était-il juré de fuir toutes les occasions de se laisser de nouveau séduire: sa retraite était la suite de cette résolution: et Valentine trouvait qu'un tel motif expliquait fort clairement tout ce qui lui avait paru si étrange jusqu'alors. «Si j'étais trompée, se disait-elle, je voudrais comme lui me soustraire aux yeux de tout le monde, et même à la reconnaissance que l'on voudrait me témoigner; je ne verrais partout que perfidie.» C'est ainsi que l'on trouve toujours le moyen de justifier les manies des gens qu'on favorise. En réfléchissant un peu mieux, Valentine aurait vu que ce projet de retraite absolue s'arrangeait mal avec sa rencontre à l'Opéra; bien que ce soit assez la mode de nos misanthropes modernes de haïr les hommes sans pouvoir se passer de leur société, et de fuir les femmes sans manquer un jour d'Opéra; cependant il est rare d'y rencontrer celui qui cherche la solitude; et madame de Saverny aurait du s'attendrir un peu moins sur les malheurs d'un amant accessible à de pareilles distractions. Mais à l'âge de Valentine, on raisonne avec son imagination, et l'on calcule d'après son coeur; elle se dit qu'Anatole avait été au spectacle par complaisance, qu'il ne l'avait si tendrement regardée que par curiosité, et ne s'était généreusement exposé pour elle, que par humanité et dégoût de la vie. Après avoir relu plusieurs fois le billet d'Anatole, elle le serra avec soin, et se rendit chez sa belle-soeur, où l'assemblée la mieux choisie se plaignait depuis long-temps de son absence. «Qui donc vous a retenue si tard, ma chère Valentine, s'écria madame de Nangis, nous vous attendons depuis un siècle pour chanter les couplets de M. de S...., prendre le thé, et commencer le quinze.--En vérité, ma soeur, je ne méritais guère l'honneur d'être attendue pour tout cela, répondit Valentine; vous savez que je chante fort peu, et joue encore plus mal; Monsieur, ajouta-t-elle en se tournant vers le chevalier d'Émerange, voudra bien me remplacer, et l'auteur des couplets y gagnera beaucoup.--Gardez-vous bien de lui rien demander, reprit la comtesse, il est ce soir d'une humeur détestable; il dit qu'il n'y a pas assez de monde pour jouer, qu'il y en a trop pour faire de la musique, que la conversation est trop brillante pour qu'il s'en mêle, enfin, il blâme tout en demandant la permission de ne rien faire; voilà la seule réponse qu'on en puisse obtenir.--Puisque c'est ainsi, je vais me rendre aux ordres de Madame, dit le chevalier en s'adressant à Valentine.» Et se levant ensuite pour demander à M. de S.... ses couplets, il laissa madame de Nangis un peu déconcertée de ce nouveau caprice. Pendant que le chevalier essayait l'air qui conviendrait le mieux à cette chanson, et que l'auteur se confondait en phrases modestes, pour prouver qu'il connaissait la médiocrité du genre et de l'exécution de ce _petit ouvrage_, un indiscret s'avisa de dire qu'il voudrait bien savoir quelle douce occupation avait fait oublier l'heure à madame de Saverny.--Il faut le deviner, répondit M. de Nangis; moi je crois qu'elle finissait quelques-uns de ces romans que ces dames prétendent ne pas pouvoir quitter; et vous, chevalier, quelle est votre idée?--Madame écrivait peut-être aux heureux voisins du château de Saverny, dit le chevalier, d'un air malin.--Bah! dit la comtesse, je parie qu'elle achevait sa toilette: il manque toujours quelque chose à une robe neuve.--Qui sait, dit une voix qui surprit Valentine, pour occuper long-temps une jeune femme, il ne faut souvent qu'un billet.--Vous ici, M. le commandeur, s'écria Valentine en se retournant, je vous croyais à la campagne!--J'en arrive à l'instant, Madame, et si je n'ai pas eu l'honneur de me présenter chez vous, c'est que j'espérais vous rencontrer ici.» Madame de Saverny s'excusait avec embarras de n'avoir point aperçu le commandeur en entrant dans le sallon, lorsque le son du piano se fit entendre. Après avoir préludé, le chevalier décida qu'une épigramme n'avait pas besoin d'accompagnement, et se mit à chanter, sans le secours du piano, des couplets dirigés contre un ministre nouvellement nommé: plusieurs femmes de la cour y étaient désignées de la manière la moins décente, et la malignité ne s'arrêtait même pas aux courtisans. Chacun parut enchanté de cette oeuvre du démon, et la meilleure des satires de Boileau n'aurait pas excité plus d'enthousiasme. On combla l'auteur d'éloges; ceux que lui adressa le chevalier furent les mieux tournés, les plus outrés et par conséquent les plus flatteurs. M. de Nangis seul ne rit point des couplets, et témoigna à sa femme le regret de les avoir laissé chanter chez lui; mais la comtesse devinant sa pensée, lui répondit: Qu'il n'y avait rien à craindre du ressentiment des personnes attaquées dans cette chanson; dans le fonds, ajouta-t-elle, il n'y a que le prince de maltraité, et vous savez sur ce point jusqu'où va son indulgence. Madame de Nangis avait raison: à cette époque on risquait moins à faire une chanson contre le Roi, qu'une épigramme sur un commis des finances. De retour auprès de madame de Saverny, le chevalier se pencha vers elle pour lui dire à voix basse: «Concevez-vous rien au caprice de Mme de Nangis, de me faire chanter des pauvretés pareilles?--N'avez-vous pas dit que vous trouviez ces couplets charmants?--Oui, vraiment, je l'ai dit à l'auteur; ne voulez-vous pas que je me fasse un ennemi de cet homme-là?--Mais il me semble que, sans blesser son amour-propre, vous auriez pu être moins prodigue d'éloges.--Ah! vous connaissez bien mal ces sortes de gens-là: vous blâmez mon exagération envers lui, eh bien! je ne serais pas étonné qu'il m'eût trouvé très-froid dans mes éloges, et que pour s'en venger il ne méditât quelques petits refrains joyeux contre moi.--En effet, si la mauvaise foi se devine, j'ai peur pour vous; mais qui peut obliger à recevoir une personne dont l'aimable esprit cause une si vive terreur?--On espère toujours l'avoir pour soi, et comme il ne vous montre jamais que les méchancetés adressées aux autres, à moins qu'il ne se trompe de poches, on ne risque pas de savoir celles qu'on lui inspire.--Mais savez-vous bien que cela fait un très-vilain métier.--Pas plus vilain qu'un autre. Au bout du compte, cet homme-là ne fait que rimer la prose de tout le monde, sa malice a rarement le mérite de l'invention; il peint ce qu'il voit, copie ce qu'il entend, médit de tous; et l'on sait qu'il a son couvert mis à la table de chacune de ses victimes.--Je puis vous assurer qu'il ne sera jamais admis à la mienne.--Il n'en voudrait pas de la vôtre: que ferait-il chez une femme qui ne peut ni goûter ni inspirer la satire?--Ah! prenez-y garde, vous me flattez; me croiriez-vous méchante?--Vraiment cette réflexion pourrait bien m'en donner l'idée, et c'est me punir cruellement d'avoir compromis mes éloges; mais je m'en rapporte à votre esprit, pour distinguer le compliment que l'on cherche, de la vérité qui échappe. Au reste, quelle que soit votre opinion, je ne me donnerai jamais la peine de me justifier auprès de vous, tant je suis convaincu que vous savez déja mieux que moi tout ce que je pense.» Le chevalier quitta son ton léger pour dire ces derniers mots, qui furent interrompus par les instances réitérées de madame de Nangis, qui voulait absolument faire jouer sa belle-soeur. Valentine sut bon gré à la comtesse de lui épargner l'embarras de répondre au chevalier; elle alla se placer auprès d'elle, à la table de jeu, et fut étonnée de voir le chevalier s'y établir aussi malgré le refus absolu qu'il avait fait de jouer de la soirée. Madame de Nangis n'en fit point la remarque tout haut; mais ses regards et l'inflexion de sa voix, quand elle lui adressait la parole, prouvaient trop qu'elle était vivement blessée. Pour la première fois Valentine souffrit du mécontentement de sa belle-soeur, des soins empressés du chevalier, et de la présence du commandeur. CHAPITRE XIII. Avant de se séparer, M. d'Émerange ailleurs dit: «Que je suis étourdi! j'oubliais de vous parler de la nouvelle qui occupe aujourd'hui tout Paris! de l'arrivée de ce fameux philosophe, qui prétend deviner les défauts du coeur d'après les traits du visage!--Quoi! Lavater est ici, s'écria madame de Nangis? Que je voudrais le voir! je suis folle de son système, et je m'en sers déja passablement bien. Cependant je n'en sais que les masses; ses détails me paraissent trop incertains; mais sur les nez aquilins, et les mentons crochus, je ne me tromperais guères.--Fiez-vous à ces belles connaissances-là, reprit le chevalier, j'ai voulu aussi me mêler de physiognomonie, et n'ai recueilli d'autre fruit de mes études que le tort de supposer à mes amis beaucoup plus de défauts que je ne leur en connaissais déja.--C'est que vous étiez mal-instruit; d'ailleurs c'est une science que bien des gens ne se soucient guères d'accréditer. Moi, qui ne me donne pas trop la peine de cacher mes défauts, je serais charmée de connaître aussi bien ceux des autres.--Je croyais, dit Valentine, qu'il y avait plus à gagner à ne les pas voir; et je suis presque tentée de plaindre ce pauvre M. Lavater, de n'avoir pas même les plaisirs de l'illusion.--Ce doit être un homme d'une conversation bien intéressante, dit la comtesse. On va se l'arracher; mais j'espère bien être une des premières à le voir.--Ce ne sera pas une chose facile, reprit le chevalier, car on le dit fort sauvage.--C'est dans l'ordre, dit le commandeur, un homme qui a le secret de tout le monde doit se cacher.--Mais il a des amis peut-être, reprit la comtesse. On le rencontrera quelque part.--Je ne pense pas que ce soit à la cour, dit en riant M. de Saint-Albert; mais si vous êtes, mesdames, si curieuses de le rencontrer, je crois pouvoir vous en offrir l'occasion.--Ah! M. le commandeur, s'écria madame de Nangis, si vous me rendez un pareil service, je vous promets de ne plus me plaindre de ces petites vérités que vous m'adressez avec tant de ménagements.--Non, vraiment, je serais bien fâché que le plaisir de vous obliger me coûtât une de vos injures. J'aime les réparties, et les vôtres sont trop piquantes pour les sacrifier. C'est donc sans aucune condition que je vous propose de me faire l'honneur de dîner samedi chez moi. Lavater m'a promis ce matin de me donner cette journée. Nous devions la consacrer au plaisir de nous rappeler les moments que nous avons passés ensemble dans son hermitage en Suisse; mais il ne m'en voudra pas de le tromper ainsi.» Madame de Saverny accepta avec empressement l'invitation du commandeur. Une secrète espérance de rencontrer chez lui cet Anatole, dont le souvenir revenait souvent à sa pensée, ranima sa gaîté. Elle redoubla de soins pour le commandeur, et jamais son desir de plaire ne s'était montré plus visiblement. M. de Saint-Albert n'osant pas s'en faire honneur, lui supposa un autre motif, et dit à voix basse à Valentine: «Vous ne me diriez seulement pas d'inviter le chevalier; et cependant vous en mourez d'envie. Mais on ne peut jamais espérer de franchise de la part d'une femme bien élevée.» A ces mots, Valentine se sentit rougir d'impatience; elle allait répondre de manière à détromper le commandeur, lorsque le chevalier vint s'informer des projets qu'elle avait pour le lendemain. M. de Saint-Albert profita de cette occasion pour remplir ce qu'il disait être le voeu de madame de Saverny; et la reconnaissance que lui en témoigna M. d'Émerange, dut le confirmer dans l'opinion que la moitié de ses conjectures était au moins bien fondée. Au jour convenu on se rendit chez le commandeur. Madame de Nangis s'étonna d'en être reçue d'une manière aussi affectueuse; elle ignorait le respect de M. de Saint-Albert pour les devoirs de l'hospitalité, et ne concevait pas comment ce même homme, si frondeur, si brusque chez les autres, pouvait devenir chez lui aussi prévenant qu'aimable pour tous ceux qui s'y trouvaient. Un vieux préjugé d'éducation avait persuadé au commandeur, qu'en général il faut être reconnaissant envers les personnes qu'on reçoit; car il est rare qu'elles ne fassent point un sacrifice en quittant leur maison, même pour s'amuser dans celle d'un autre. D'ailleurs il prétendait que la manière de recevoir plus ou moins bien les gens étant toujours un aveu des sentiments d'estime qu'on leur portait, ils avaient le droit de se blesser d'une distraction, ou de se venger d'une impolitesse. En entrant dans le salon, Valentine était vivement émue; son premier regard n'avait osé s'arrêter particulièrement sur personne, et ce ne fut que long-temps après qu'elle put vérifier que son espérance était vaine. La réunion n'était pas nombreuse: madame de Réthel, nièce de M. de Saint-Albert en fesait les honneurs; elle paraissait fort occupée du soin d'observer Valentine, et plus encore de lui témoigner la préférence la plus flatteuse. Le chevalier, à qui le trouble de madame de Saverny n'avait point échappé, en éprouvait une joie d'amour-propre qui se décelait dans tous ses discours. Il s'empressa de venir lui dire:--Sur lequel de tous ces visages placeriez-vous l'esprit ingénieux de Lavater.--Je voudrais, répondit-elle, en désignant quelqu'un, que cette figure, dont l'expression est si noble et si calme, fût celle d'un philosophe;--et le ciel, qui veut tout ce que vous voulez, a donné cette belle figure à Lavater.--Ah! je suis bien aise de l'avoir deviné, reprit Valentine; et, si j'osais, je m'en vanterais à lui pour lui prouver la vérité de son systême.» Dans ce moment, le commandeur vint prendre la main de ces dames pour les conduire à table. Selon le desir de madame de Nangis, Lavater fut placé près d'elle; mais sa curiosité n'y gagna rien. En vain son esprit trouva-t-il le moyen d'amener la conversation sur tous les sujets qu'elle croyait devoir l'intéresser: en vain lui témoignait-elle par ses prévenances le desir qu'elle avait de l'entendre causer; il garda le plus profond silence. La comtesse crut que c'était par _dédain philosophique_, et changea au même instant son enthousiasme pour Lavater, en indignation contre lui:--Savez-vous bien, dit-elle au commandeur, que votre savant ami n'est qu'un ennuyeux? Nous croit-il indignes de ses paroles, ou trop sots pour le comprendre?--Il serait possible, répondit M. de Saint-Albert, qu'avec tout votre esprit, vous ne le comprissiez pas.--Voilà bien cet orgueil masculin, reprit la comtesse, qui, tout en accordant beaucoup d'esprit aux femmes, les croit incapables d'apprécier le mérite d'un homme supérieur. On s'imaginerait à vous entendre que Dieu, vous ayant faits à son image, nous devons aussi vous adorer sans vous comprendre?--Pourquoi pas? nous vous donnons assez souvent l'exemple d'un pareil culte.--Cela n'excuse pas vos dédains pour notre esprit, et la peine que vous prenez à nous persuader que la nature l'a réduit au bonheur de vous amuser, sans pouvoir jamais atteindre à l'honneur de vous imiter, même dans la moindre de vos productions.--Ah! ce serait par trop injuste, reprit tout haut le commandeur, et ces messieurs me sont témoins qu'hier encore je vantais les jolis ouvrages de plusieurs femmes, et sur-tout les petits vers de madame de B... Ce n'est pas ma faute à moi si ces dames ne font pas de belles tragédies: je les vanterais d'aussi bon coeur.--Cela n'est pas sûr, dit la comtesse.--Et moi j'en réponds, dit le chevalier. Les succès littéraires des femmes ne peuvent être disputés que par des hommes médiocres. C'est la rivalité qui rend injuste, et plus encore le sentiment de son infériorité. Comment voulez-vous qu'un pédant ennuyeux pardonne à madame de La Fayette d'occuper une place dans toutes les bibliothèques, tandis que les misérables brochures qu'il enfante avec tant de peine, expirent en naissant? Il n'appartient qu'aux gens d'un vrai mérite de savoir approuver le talent par-tout où il se trouve, et j'affirmerais bien que Racine ne médisait pas des vers de madame Deshoulières, malgré son injustice envers lui.» La discussion s'établit sur ce sujet si souvent rebattu. Le chevalier plaida la cause des femmes en chevalier français, et fut bien étonné d'avoir à combattre madame de Saverny, dont l'avis était, que les talents les plus distingués, et le succès qui en résultait, ne pouvaient dédommager une femme du malheur attaché à la célébrité. Madame de Nangis insista pour savoir l'opinion de M. Lavater sur cette réflexion de Valentine, et le commandeur fut obligé de lui avouer que Lavater entendait assez bien le français, mais ne répondait jamais qu'en allemand. C'est pourquoi, ajouta-t-il, j'ai osé vous dire que vous pourriez bien ne pas le comprendre.» Cet aveu rendit à la comtesse toute sa bienveillance pour Lavater; elle pria le commandeur de lui servir d'interprète, et la conversation s'engagea bientôt comme elle le desirait. Elle eut beaucoup à se louer de l'aimable indulgence du philosophe pour celles qu'il appelait _ses chères pécheresses_; mais elle fut souvent contrariée de son attention à considérer Valentine. En effet, rien ne pouvait le distraire du plaisir qu'il prenait à contempler l'ensemble de ce beau visage: ses yeux y restaient fixés comme sur un livre dont chaque page augmente l'intérêt. C'est en regardant Valentine qu'il s'écria: «L'expression d'une ame pure sur des traits enchanteurs n'a-t-elle pas tout le charme d'une _harmonie céleste_!» Vers la fin du dîner, M. de Saint-Albert parla d'un billet qu'il venait de recevoir, où se trouvaient mêlés des vers adressés à Lavater, et qu'il croyait dignes de lui. De qui sont-ils, demandèrent aussitôt plusieurs personnes, car pour un grand nombre de gens, le jugement qu'on doit porter sur un ouvrage est tout entier dans le nom de l'auteur. Le commandeur répondit que le billet était d'un de ses amis, qui s'excusait de ne pouvoir profiter de l'honneur de dîner avec ces dames; et que les vers étaient anonymes. On voulut les connaître. Madame de Réthel fut charge de les lire. C'était un parallèle de Fénelon et de Lavater, où les plus nobles pensées étaient exprimées avec autant d'énergie que de grace; cet éloge semblait être plutôt le jeu d'une imagination qui aime à comparer, que l'oeuvre de ce démon de flatterie qui inspire tant de madrigaux; et l'on devinait en lisant ces vers, que l'auteur les avait faits bien plus pour son plaisir que pour vanter le génie de Lavater. Ils obtinrent tous les suffrages; après les avoir entendus, on voulut les lire, et lorsqu'ils arrivèrent à madame de Saverny, elle ne réussit pas à cacher sa surprise, en reconnaissant que ces vers avaient été tracés de la même main que la lettre d'Anatole. Le mouvement involontaire qu'elle fit, fut remarqué de tout le monde: on devina qu'elle avait reconnu l'écriture de l'auteur; et pour la première fois, elle se félicita d'ignorer son nom de famille, afin d'affirmer avec plus d'assurance qu'elle ne le connaissait pas. CHAPITRE XIV. Le commandeur, qui savait seul le secret de l'embarras de Valentine, voulut y mettre fin en proposant de se lever de table; mais elle était à peine remise de cette première émotion, qu'il en fallut dissimuler une plus vive encore. Madame de Nangis avait desiré voir la bibliothèque de M. de Saint-Albert; c'était une des plus complètes de Paris. Il fesait remarquer sa plus belle édition à madame de Saverny, lorsqu'on entendit la comtesse s'écrier en éclatant de rire: «C'est lui, c'est lui-même: Valentine, ajouta-t-elle en montrant un des bustes qui décoraient ce cabinet, ma chère amie, dites-moi un peu à qui vous trouvez que ce buste ressemble?--Vraiment, interrompit avec empressement le commandeur, il doit ressembler au troyen Hector; c'est du moins ce qu'assure le Romain qui me l'a vendu.--Il s'agit bien de votre guerrier troyen, reprit la comtesse, moi je vous dis que c'est le portrait frappant de notre _inconnu_, et qu'il est bien aussi beau, aussi brave, que tous vos héros d'Homère. Mais, répondez donc, Valentine, n'êtes-vous pas d'avis de cette ressemblance?» Madame de Saverny en était trop frappée pour oser en convenir. L'affectation du commandeur à détourner l'attention de la comtesse sur cette ressemblance, et plus encore le souvenir de ces traits si bien empreints dans la mémoire de Valentine, lui firent soupçonner que l'artiste chargé d'exécuter ce buste, n'avait eu pour modèle qu'Anatole. Elle s'étonna du trouble que cette idée fesait naître en son ame, et s'efforça d'en triompher, en répondant avec gaîté aux plaisanteries de sa belle-soeur; mais Valentine était loin de posséder cet art de dissimuler les émotions du coeur sous les apparences d'un esprit léger. Son regard, sa rougeur, combattaient avec son sourire. Elle sentit bientôt l'impossibilité de continuer une conversation qui lui coûtait tant d'efforts, et tâcha de porter l'attention de madame de Nangis sur un nouvel objet; n'y pouvant réussir, elle se décida à profiter de sa position pour satisfaire une partie de sa curiosité. Elle conduisit Lavater auprès de ce buste, et lui témoigna le desir de savoir, d'après son systême, le caractère qu'il supposait au modèle de cette belle tête. Entraîné par le plaisir d'intéresser Valentine, Lavater surmonte la timidité qui l'empêchait ordinairement de s'exprimer en français, et rassuré par l'idée de n'avoir à dénoncer que les défauts de quelque héros antique, il fait l'analyse la plus détaillée de ce portrait moral, en donnant à chaque mot une nouvelle preuve de sa profonde observation. Il démontre par tous les principes de sa science, qu'un homme doué de cette physionomie, doit posséder un esprit élevé, indépendant, mais trop prompt à s'exalter; un coeur généreux et passionné, sensible jusqu'à la faiblesse, jaloux jusqu'à l'emportement, timide et courageux, modeste et fier, docile dans ses habitudes, inébranlable dans ses résolutions; on peut l'occuper vivement, mais jamais le distraire; il ajoute enfin que son imagination ardente, modérée par un sentiment profond de mélancolie, lui promet de brillants succès en poésie et en peinture, et de vifs chagrins en amour. Jamais oracle ne fit plus d'impression sur les Grecs, que le jugement de Lavater n'en produisit sur l'esprit de Valentine. A mesure qu'il le prononçait, les yeux fixés sur le commandeur, madame de Saverny cherchait à en vérifier l'exactitude, et voyait avec plaisir le sourire d'approbation qui se répandait sur le visage de M. de Saint-Albert, à chaque détail que Lavater se plaisait à donner du caractère de son jeune ami. Convaincue de la fidélité de ce portrait, elle dit au commandeur de manière à n'être entendue que de lui:--Vous le voyez, tout le monde n'est pas aussi discret que vous. Il ne me reste plus qu'un nom à savoir; je le saurai bientôt, et j'aurai regret de ne rien devoir à votre confiance.--Vous devez déja trop à mon indiscrétion, reprit-il; mais comment un intérêt de ce genre peut-il vous occuper à travers tous ceux qui vous captivent?--C'est qu'il est peut-être le plus vif, répondit ingénûment Valentine.» Ce mot parut surprendre le commandeur; il prit un air méfiant, se mit à rêver, et son regard semblait dire: Serait-il vrai? Pendant que Valentine se reprochait l'excès de sa franchise, le chevalier riait de sa crédulité, et profitait du départ de Lavater pour dire:--Je crois, en vérité, que vous ajoutez foi à cette nouvelle magie! et que l'esprit éloquent de Lavater vous a subjuguée au point de.....--Elle ne saurait mieux faire que de le croire, interrompit madame de Nangis, puisqu'il donne à son héros toutes les qualités de Grandisson, sans compter les défauts charmants qu'il lui accorde.--Quoi! toujours ce personnage mystérieux, reprit le chevalier, en témoignant de l'humeur. Ah! par grace, mesdames, respectez son secret; il le garde si bien!--Il le garderait cent fois mieux encore, reprit la comtesse, que je le saurais demain s'il m'intéressait autant que vous le supposez.» Valentine fut frappée de cette réflexion, et n'en entendit pas davantage de la petite querelle qui s'engagea entre sa belle-soeur et le chevalier. Accoutumée à les voir souvent d'un avis contraire, elle s'inquiétait peu de leurs différends. Cependant elle aurait pu remarquer qu'ils étaient plus fréquents, et qu'il régnait dans tous les discours de la comtesse une sorte d'aigreur qui devenait chaque jour moins supportable. L'innocence de Valentine l'empêcha long-temps d'en soupçonner la cause; mais elle ne pouvait se dissimuler que madame de Nangis paraissait souvent importunée de sa présence; et, sans oser interpréter ce changement, elle en profitait pour se livrer quelquefois à son goût pour la retraite. Ces jours-là elle ne permettait qu'à la petite Isaure de venir la troubler, et c'est en prodiguant les plus tendres soins à la fille qu'elle se vengeait des caprices de la mère. CHAPITRE XV. La réflexion de madame de Nangis sur le secret d'Anatole, revint si souvent à l'esprit de Valentine, qu'elle finit par la trouver toute simple, et s'étonna d'avoir cessé aussi vîte les démarches qui pouvaient lui offrir des renseignements certains sur ce qu'il lui restait à savoir d'Anatole. Après avoir rejeté celles qui ne lui paraissent pas convenables, elle se fit conduire un matin à l'opéra, et sous prétexte de louer une loge à l'année, elle demande celle où elle a vu pour la première fois Anatole. On lui répond que la loge qu'elle désigne n'est pas libre, mais qu'on ne doute pas que l'ambassadeur d'Espagne n'ait la complaisance de la lui céder dès que Son Excellence apprendra que c'est madame la marquise de Saverny qui le desire. Valentine insiste pour que l'on n'adresse point à l'ambassadeur une demande aussi indiscrète, et défend positivement qu'on la fasse en son nom. Le commis chargé de la location des loges, ne voyant que l'intérêt de son administration, promet bien à la marquise de se conformer à ses ordres, mais c'est en formant le projet de lui désobéir. A peine l'a-t-elle quitté, qu'il écrit à l'intendant de l'ambassadeur tout ce qu'il avait promis de ne pas dire; il y ajouta quelques-unes des questions échappées à la curiosité de Valentine, et finit par offrir à Son Excellence le choix de deux autres loges en face de la sienne, qu'il assura être meilleures. La réponse du duc de Moras ne se fit pas attendre, et Valentine l'ayant rencontré quelques jours après chez la princesse de L***, resta interdite quand il vint la remercier de lui avoir offert l'occasion de faire une chose qui lui fût agréable, en lui cédant sa loge à l'opéra. «Elle sera bien mieux occupée, ajouta-t-il, et je m'assure la reconnaissance de mes anciens voisins. Quelle agréable surprise pour eux de voir arriver une aussi belle personne à la place de leur vieux diplomate!» Valentine, révoltée de l'indiscrétion commise en son nom, s'en défendit avec tant de chaleur, qu'elle s'en justifia mal. Son trouble, en écoutant le duc de Moras, son indignation contre ce commis qu'elle menaçait de faire punir de son impertinence, enfin, ce dépit qu'on éprouve toujours à la suite d'une démarche imprudente, et mal interprétée, lui donna l'air d'une personne qui craint d'être devinée. On avait trouvé tout simple le caprice qui l'avait engagée à desirer la loge du duc de Moras, on s'étonna de lui voir mettre tant d'importance à s'en défendre; et chacun y prêta le motif qui lui parut le plus probable. C'est ainsi qu'on juge souvent dans le monde de l'étendue d'une inconséquence par le plus ou moins de soin qu'on porte à s'en disculper. Fort heureusement pour Valentine, la princesse interrompit les excuses et les remerciements qu'elle adressait au duc de Moras, en disant: «Regardez, madame, le joli présent que je viens de recevoir!» Et elle conduisit la marquise auprès d'une table sur laquelle se trouvait un jasmin d'Espagne d'une rare beauté. Il avait la forme d'un oranger: sa tige élancée était recouverte d'un buisson de fleurs, et tout attestait qu'il avait déja bravé bien des hivers. Valentine convint qu'elle n'en avait jamais vu de pareil, et cependant son goût pour les fleurs lui avait fait souvent rechercher les plus belles; et les serres du château de Saverny étaient citées parmi les plus complètes en ce genre. Aux airs modestes que le duc de Moras prit en voyant chacun admirer cet arbuste, Valentine devina que c'était lui qui l'avait offert, et lui en fit compliment. Il y répondit en avouant qu'il le tenait d'un de ses amis qui l'avait fait venir d'Espagne, et qu'il ne croyait pas qu'il y en eût d'aussi grand en France. En sortant de chez la princesse, madame de Saverny se rendit chez la présidente de C..., où devait se trouver madame de Nangis. Elles y passèrent toutes deux le reste de la journée; et lorsque Valentine rentra chez elle, le premier objet qui frappa sa vue fut un jasmin semblable à celui qu'elle avait admiré le matin même chez la princesse de L...: elle reconnut jusqu'au vase qui le contenait, et ne douta pas un instant que la princesse ne lui en eût voulu faire le sacrifice. Pour mieux s'en assurer, elle demanda à sa femme de chambre de quelle part on l'avait apporté; mais mademoiselle Cécile, qui avait toujours le talent d'ignorer ce qu'elle ne voulait pas dire, répondit que deux hommes qu'elle avait pris pour des jardiniers l'avaient déposé dans l'antichambre, en recommandant de le placer auprès du lit de Madame. Cette réponse affermit Valentine dans l'idée que la princesse, ayant remarqué son admiration pour cet arbuste, avait voulu s'en priver pour elle. C'était à ses yeux une indiscrétion de plus que de l'accepter, et cependant comment refuser un sacrifice offert avec tant de délicatesse? Après s'être vivement reproché tout ce qu'elle croyait avoir dit et fait d'inconvenant depuis plusieurs jours, Valentine décida qu'elle irait le lendemain au lever de la princesse, la remercier de son aimable attention, et la conjurer au nom de l'ambassadeur, qu'elle privait déja de sa loge, de conserver les fleurs qu'il lui avait offertes avec tant de plaisir. La princesse était encore au lit quand la marquise arriva. Un valet-de-chambre alla s'informer si elle était visible, et madame de Saverny entra dans le salon pour y attendre sa réponse. On peut se figurer sa surprise lorsqu'elle aperçut sur la table de la princesse le même jasmin qu'elle y avait vu la veille. Sans pouvoir expliquer ce nouveau mystère, elle chercha un autre motif à donner à sa visite. Car, sans se rendre compte du sentiment qui la retenait, elle ne voulait point parler du présent qu'elle avait reçu, avant d'avoir découvert celui qu'elle en devait remercier. Elle était encore dans l'embarras de choisir un prétexte raisonnable, quand on vint l'avertir que la princesse l'attendait. Elle arriva près d'elle avec toute la confusion d'une personne qui ne sait ce qu'elle va dire. La princesse ne s'en aperçut point, et termina son embarras en lui disant: «Je devine ce qui m'attire le plaisir de vous voir d'aussi bonne heure, ma chère Valentine, vous savez ce qui s'est dit hier soir chez moi, et combien je me suis plainte de votre silence. Me laisser apprendre la nouvelle de votre prochain mariage par le bruit qu'il fait dans le monde, vous conviendrez que c'est me traiter avec bien peu de confiance, et que mon amitié méritait mieux de vous.» La princesse ajouta tant d'autres reproches obligeants à ceux-ci, qu'elle donna à Valentine le temps de se remettre un peu de son étonnement, et de chercher à profiter de la méprise.--Avant de me justifier, lui dit-elle, d'un tort que je n'ai point, permettez-moi, madame, de me plaindre aussi de votre facilité à m'accuser.--Quoi! interrompit la princesse, ce mariage n'est point vrai?--Je ne sais même pas à qui l'on me fait l'honneur de m'accorder.--Ah! vous savez au moins que le chevalier d'Émerange brûle de vous obtenir.--Moi... madame... répondit Valentine avec embarras.--Pourquoi vous troubler, ma chère Valentine? je ne veux pas arracher votre secret; croyez plutôt que si vous me réduisiez à le deviner, je saurais le respecter. Votre situation m'est connue; je sens tous les égards que vous devez à votre belle-soeur; mais quand vous aurez beaucoup sacrifié à sa sensibilité, il faudra toujours finir par lui porter le coup fatal, et je vous prédis que son caractère emporté ne vous tiendra pas compte de vos ménagements.--Ah! madame, pouvez-vous faire une semblable supposition?--Je ne suppose rien, je vous jure, et ne fais que vous répéter ce qui se dit dans le monde.--Oserait-on y calomnier la conduite de madame de Nangis? Ce serait une indignité!--Je le pense ainsi; mais ni vous ni moi n'avons la puissance de l'empêcher. Tant qu'on voit une femme recevoir les soins d'un homme aimable, on dit qu'elle les encourage; s'attriste-t-elle de ses assiduités auprès d'une autre, on la dit jalouse. C'est une vieille routine adoptée par la malignité, et que rien ne saurait changer: mais remarquez que ces mêmes gens si prompts à supposer les torts qu'on leur cache, n'en sont pas moins indulgents pour tous ceux qu'on leur montre, et que souvent, pour les désarmer, il suffit de paraître ne les pas craindre.--Et comment ne craindrait-on pas une méchanceté dont les suites peuvent devenir si funestes? Le caractère de mon frère est assez connu, je pense, pour ne pas laisser supposer qu'il endurât patiemment de tels propos.--Soyez tranquille, le bruit n'en parviendra jamais à ses oreilles; sur ce point, la discrétion française l'emporte sur le plaisir de nuire: on verrait avec horreur celui qui troublerait par une lâche trahison la paix conjugale d'un mari; et la société en ferait bientôt justice.» Ce ne fut pas sans peine que la princesse parvint à faire comprendre à Valentine les subtilités de ce code des lois mondaines, qui condamne la délation sans punir la calomnie. Les idées que madame de Saverny s'était faites du véritable honneur s'accordaient mal avec cet honneur de convention, parfois sévère et parfois complaisant, qu'on lui assurait avoir un si grand empire dans le monde. Si toute autre personne lui en eût ainsi parlé, elle l'aurait accusée d'une légèreté blâmable; mais les vertus, la conduite de la princesse de L..., ne laissaient aucun doute sur la pureté de ses principes. Elle parlait des travers de la société comme de ces infirmités incurables qu'il faut bien tolérer chez les autres, mais dont on ne saurait trop se garantir pour son propre compte; et ce fut d'elle que Valentine reçut la première leçon de cette aimable indulgence, qui est le sceau de la supériorité en tous genres. CHAPITRE XVI. De tous les sentiments qui tourmentent l'esprit, l'impatience étant bien certainement le plus difficile à dissimuler, on aime à s'y livrer sans témoin; aussi madame de Saverny forma-t-elle le projet de s'enfermer chez elle pendant quelques jours, pour calmer l'agitation que fesaient naître en son ame tant d'incidents étranges, et méditer sur la conduite qu'elle devait tenir. Elle s'occupa d'abord des moyens de détruire les espérances du chevalier d'Émerange sur son prétendu mariage, et de faire cesser un bruit dont elle se plaisait à exagérer les conséquences dangereuses, sans oser s'avouer celle qu'elle redoutait le plus. La difficulté était de faire connaître ses intentions au chevalier; comment imposer silence à un homme qui ne s'explique point, et l'obliger à nier un projet qui n'a peut-être jamais été le sien? Ces réflexions arrêtaient Valentine, et plus encore, l'idée de partager le ridicule attaché aux femmes qui se croient adorées au premier mot galant qu'on leur adresse, et qui se vantent de leurs rigueurs avant qu'on ait songé à leur plaire. Après s'être long-temps consultée sur le parti qu'elle devait prendre à ce sujet, Valentine résolut d'avoir recours aux conseils de son frère: elle était sûre de trouver en lui un défenseur des usages du monde, qui ne lui permettrait pas de les blesser en cette circonstance, et pleine de confiance dans la manière dont il la guiderait, elle ne chercha plus qu'à se distraire d'une pensée qui l'agitait péniblement, pour se livrer à des conjectures plus agréables. L'envoi de ce beau jasmin, et le mystère qui l'accompagnait, étaient bien dignes d'exercer l'imagination d'une femme déja tourmentée par un sentiment de curiosité qui s'augmentait de jour en jour. Mais pour cette fois Valentine se crut au moment de voir cesser l'obscurité qui lui causait tant d'impatience. Elle ne pensa pas qu'il lui fût permis d'accepter ce présent sans savoir de qui elle le tenait, et il lui parut fort simple de questionner le duc de Moras sur un fait qu'il ne pouvait ignorer. Dans cette résolution elle ne chercha plus qu'une occasion prochaine de rencontrer l'ambassadeur d'Espagne; mais mademoiselle Cécile entra, remit une lettre à sa maîtresse, et la marquise changea de projet. A la seule vue de l'adresse, Valentine reconnut l'écriture, et rougit; elle hésita quelque temps à rompre le cachet; et voyant que mademoiselle Cécile ne se disposait point à sortir, elle demanda si l'on attendait la réponse. Non, madame, répondit Cécile, cette lettre est venue par la poste, mais j'attends, pour savoir les ordres de Madame, et quelle robe je dois lui apprêter.--Je m'habillerai plus tard, reprit avec impatience la marquise.--Madame ne dînera donc pas aujourd'hui chez madame la comtesse, car le maître d'hôtel vient de me dire que l'on était au moment de servir.--Non, je resterai chez moi: faites dire à ma belle-soeur qu'une légère indisposition m'y retient.--Si Madame est malade, je puis en prévenir le docteur Petit; je viens de le voir entrer, il n'y a qu'un instant, chez madame de Nangis.--Elles Gardez-vous en bien; je n'ai besoin que de repos et ne veux être troublée par personne.» Ces derniers mots furent dits d'un ton à prouver à mademoiselle Cécile qu'on ne fesait point d'exception pour elle. Aussi s'empressa-t-elle d'aller remplir sa commission, tout en méditant sur l'émotion qu'elle avait remarquée dans les yeux de sa maîtresse en lui remettant cette lettre, et sur le desir qu'elle avait si franchement manifesté de la lire sans témoin. Voici ce qu'elle contenait: «S'il est vrai, Madame, qu'un heureux hasard m'ait donné quelques droits à votre reconnaissance, permettez que je les réclame, en vous suppliant de me sacrifier le faible intérêt de curiosité que je vous inspire; encore un mot de vous, et le mystère qui me dérobe à vos yeux cesserait bientôt; mais alors tout serait anéanti pour moi. Réduit à fuir l'objet d'un sentiment divin qui remplit mon ame, mon existence ne serait plus qu'un long deuil. Ah! par pitié, laissez-moi l'unique bonheur auquel je puisse prétendre! Si vous saviez combien l'idée d'occuper quelquefois sa pensée fait tressaillir mon coeur! avec quels soins je m'informe de ses projets, de ses desirs! à quels transports me livre la seule espérance de l'apercevoir! non, jamais vous ne consentiriez à me ravir une si douce félicité. «Je n'en doute point, Madame, vous accueillerez ma prière; le ciel n'a pas réuni tant de charmes, sans y joindre la sensibilité qui sait respecter et plaindre le malheur; et je vous devrai encore le seul bien qui puisse m'attacher à la vie. «Je suis, etc. «ANATOLE.» «Oui, s'écria Valentine, après avoir lu; sa prière est sacrée, et la reconnaissance me fait une loi de la respecter; je renonce dès ce moment à tout espoir de le connaître: il aime, il est malheureux, son sort paraît dépendre du mystère qui l'entoure. Ah! que je meure plutôt que de troubler la vie de celui à qui je dois la mienne! Mais comment le rassurer? comment lui faire savoir le serment que je fais de ne plus chercher à pénétrer le secret qu'il exige?» En disant ces mots, les yeux de Valentine retombèrent sur la lettre d'Anatole, et y virent, auprès de la signature, l'adresse du ministre des affaires étrangères. Elle présuma que c'était là qu'Anatole attendait sa réponse, et qu'il avait probablement chargé un des secrétaires du ministre de recevoir pour lui les lettres dont l'adresse ne portait que son nom de baptême. Persuadée qu'elle remplissait un devoir indispensable, elle s'empressa d'écrire un billet dont les expressions nobles et simples attestaient la franchise du sentiment qui les avait dictées. Pas un trait piquant, pas un mot dont la coquetterie eût pu tirer parti. C'était la promesse positive d'observer religieusement le silence imposé par Anatole, et dont la reconnaissance lui fesait un devoir. Lorsque l'ame est émue d'un sentiment généreux, les petites considérations disparaissent; aussi Valentine ne fut-elle point troublée dans cette démarche par l'idée de répondre à un inconnu, dont le but était peut-être de s'amuser de sa crédulité, et de profiter de la lettre qu'il avait si facilement obtenue d'elle, pour divertir ses confidents; une telle supposition n'entra pas dans son esprit, malgré sa disposition naturelle à un peu de méfiance. Cependant la conduite mystérieuse d'Anatole en pouvait inspirer à de plus confiants. Mais, sait-on jamais bien par quel motif on doute, ou l'on croit? N'a-t-on pas vu des illusions durer toute la vie, malgré l'évidence attachée à les détruire! Et la vérité qui prouve n'est-elle pas souvent sacrifiée à l'erreur qui persuade? CHAPITRE XVII. Mademoiselle Cécile avait si bien exagéré l'indisposition de sa maîtresse, qu'aussitôt après le dîner, madame de Nangis, suivie de tous ses convives, arriva chez la marquise, pour s'informer des nouvelles de la malade, et lui tenir compagnie. Ce projet dérangeait beaucoup celui que Valentine avait formé de passer la soirée toute seule; mais elle n'en témoigna point d'humeur. En entrant, le docteur s'écria: «Vraiment, je ne m'étonne pas qu'on ait la migraine dans une chambre ainsi parfumée de fleurs!» Et sans attendre de réponse, il donna l'ordre à un laquais de sortir tous les vases de fleurs qui se trouvaient dans l'appartement; madame de Nangis, accoutumée à ce despotisme doctoral, ne s'y opposa point. Mais Valentine demanda grace pour son jasmin d'Espagne, dont le parfum était trop doux, à ce qu'elle assurait, pour l'incommoder. Cette exception lui valut bien des commentaires sur l'envoi du jasmin, jusqu'au moment où chacun s'accorda pour le mettre sur le compte de l'ambassadeur d'Espagne. Pendant que l'on s'occupait de ce grand intérêt, le chevalier d'Émerange s'apercevant qu'il tenait encore à la main une branche d'héliotrope, qu'il avait cueillie chez madame de Nangis, la jeta dans le feu, en s'excusant auprès de la marquise, de n'avoir pas pensé plutôt que cette fleur pouvait l'incommoder. La comtesse s'aperçut de ce mouvement, et le trouva tout simple; mais quand elle vit le chevalier remplacer le bouquet qu'il venait de jeter, par une branche du jasmin de madame de Saverny, elle prit un air boudeur qui ne la quitta plus. Cette familiarité déplut aussi à Valentine; elle avait toujours présente à l'esprit la conversation de la princesse, et convenait que les manières du chevalier pouvaient bien avoir donné lieu au bruit qui circulait; pour en détruire l'effet, elle prit avec lui un ton de réserve qu'il remarqua avec étonnement; il crut d'abord que c'était un caprice, et voulut en triompher, en redoublant de soins et de gaîté; mais s'apercevant de l'inutilité des frais de son esprit, il joua le dépit, et devint silencieux. Le docteur profita de l'auditoire qu'on lui cédait, pour raconter un certain nombre d'anecdotes burlesques, dont il connaissait pour le moins aussi bien l'effet que celui de ses recettes. Il dut en être content, car l'on rit aux éclats; et ce fut au milieu du bruit qu'il avait provoqué, que le docteur sortit enchanté de son succès, et persuadé que lui seul s'entendait à guérir de la migraine. Le dépit du chevalier ne le servant pas mieux que sa coquetterie, il résolut de demander franchement à madame de Saverny en quoi il avait eu le malheur de lui déplaire? Chez beaucoup de gens la franchise est encore une ruse, et souvent celle qui leur réussit le mieux. Le chevalier en fit une heureuse épreuve. Valentine n'avait pas prévu qu'il dût lui demander l'explication de sa nouvelle manière de le traiter, et l'embarras qu'elle mit à lui répondre quelques mots insignifiants, fut interprété par le chevalier en faveur de son amour-propre. Il supposa que l'humeur jalouse de madame de Nangis avait inspiré à Valentine le désir généreux de calmer les inquiétudes de sa belle-soeur, en affectant plus de froideur pour lui; et, sans laisser apercevoir le plaisir qu'il ressentait de cette prétendue découverte, il dit à voix basse à la marquise, que si elle persistait à le traiter avec tant de sévérité, il regarderait ce changement de manière, comme un ordre de ne la plus revoir, et qu'il s'y résignerait malgré toute l'étendue du sacrifice. En écoutant le chevalier, Valentine, qui n'osait lever les yeux sur lui, les jeta sur madame de Nangis; elle la vit pâlir et se trouver mal; son premier mouvement fut d'aller la secourir, mais la comtesse revenant bientôt à elle, la remercia sèchement de l'intention qu'elle avait de la ramener dans son appartement pour lui donner ses soins; elle prétendit n'avoir besoin de ceux de personne, et prit le bras de M. d'Émerange, qui lui offrit de la reconduire. Les amis qu'avait amenés madame de Nangis, troublés par cet événement, prirent congé de Valentine, sans qu'elle y fît attention. L'oreille encore frappée des derniers mots de sa belle-soeur, et le coeur oppressé du refus qu'elle avait fait de ses soins, elle sentit ses yeux se remplir de larmes, et s'affligea d'un procédé dont elle craignit de deviner la cause. L'arrivée d'Isaure la tira de sa triste rêverie. «Eh mon dieu! qu'est-ce donc qui se passe, s'écria la petite, en embrassant Valentine. Quoi! vous pleurez! Est-ce que maman vous a grondée aussi?--Non, mon enfant, mais je l'ai vue souffrir, et cela m'a fait de la peine.--Elle a été malade, n'est-il pas vrai? Mademoiselle Cécile nous l'avait bien dit.--Cela n'est pas inquiétant, elle est beaucoup mieux maintenant.--Ah! je le sais bien, puisque j'ai été la voir tout-à-l'heure. Mais elle était si en colère contre M. d'Émerange, qu'elle m'a renvoyée en disant à ma bonne de me coucher tout de suite; cependant il n'est pas encore neuf heures. Aussi j'ai demandé à venir passer un petit moment avec vous. Savez-vous qu'il faut que ce M. d'Émerange ait bien désobéi à maman, pour qu'elle se fâche ainsi?--Que cela te fait-il? Je t'ai cent fois répété qu'à ton âge on comprenait tout de travers ce que les grandes personnes se disent entre elles, et que le mieux était de ne jamais le répéter.--Eh bien! je ne répéterai plus rien, je vous le promets, ma tante.--Si tu tiens parole, je te récompenserai.--Ah! que je suis contente, que me donnerez-vous?--Choisis ce que tu voudras.--Voici bientôt le temps des étrennes, je sais que mon papa doit me donner une montre, maman une grande poupée, il ne me manque plus qu'un collier avec un joli médaillon; ah! si vous vouliez m'en donner un avec votre portrait dessus, je serais aussi belle que la petite fille de la princesse de L..., qui porte à son cou le portrait de la Reine.--Puisque tu le desires, tu auras le collier et le portrait, mais tu connais nos conditions.--Ah! je n'ai pas envie de les oublier.--En disant ces mots, Isaure souhaita le bonsoir à sa tante, et se promit bien de lui obéir. CHAPITRE XVIII. Plusieurs jours se passèrent sans que Valentine pût rejoindre sa belle-soeur. Elle était toujours sortie, ou n'était point visible. Justement offensée de cette affectation à ne la pas recevoir, madame de Saverny n'insista plus, et se refusa même le plaisir de voir son frère, dans la crainte d'être obligée de répondre aux questions qu'il lui ferait probablement sur le motif qui l'éloignait de sa femme. Cependant l'ayant rencontré un soir chez la princesse de L..., et s'étant approchée de lui pour lui témoigner ses regrets d'être restée si long-temps sans le voir, elle fut très-étonnée d'en être accueillie d'un air sévère, et de lui entendre dire qu'il était tout naturel de sacrifier ses amis à ses adorateurs. Elle se serait justifiée sans peine d'une aussi injuste accusation, si les témoins qui les entouraient le lui avaient permis. Mais les réunions du grand monde ont cela de particulier, qu'on y peut toujours lancer une injure, et jamais entrer en explication; de là vient l'habitude que tant de gens d'esprit ont contractée, de se justifier d'un tort par une épigramme. Tourmentée par de pénibles réflexions, Valentine pria la princesse de la dispenser de faire une partie, et se plaça auprès de sa table de jeu. Le commandeur de Saint-Albert vint bientôt l'y rejoindre, et voyant l'expression de mécontentement répandue sur son visage, il lui dit: «Comment se fait-il qu'on ait le regard aussi triste quand on vient de causer tant de joie?--Je ne sais, répondit madame de Saverny, sans avoir l'air de comprendre la fin de cette phrase, mais il est vrai qu'aujourd'hui je suis assez maussade.--C'est une manière de répondre que vous ne vous souciez pas de me dire ce qui vous importune; tranquillisez-vous, je suis discret, et ne demande jamais ce que je sais.--Puisque vous êtes si bien instruit, faites-moi, je vous en prie, la confidence de ce que j'éprouve?--Non, vraiment; je n'aime point à me mêler des affaires de famille; d'ailleurs vous savez si l'on perd son temps à m'interroger?--Aussi n'ai-je plus envie de rien savoir de vous.--C'est dommage, car je me sens ce soir une certaine disposition au bavardage, dont votre curiosité aurait pu profiter.--Je ne suis plus curieuse.--Je l'avais bien prévu que ce caprice ne durerait pas plus qu'un autre.--En vérité, vous jugez de tout admirablement, reprit Valentine avec dépit; au reste, quand on prend la reconnaissance pour du caprice, on peut bien prendre le silence pour de l'oubli.--Que la colère vous sied bien! et que de gens aimables m'envieraient le bonheur de vous animer ainsi?--Ah! par grace, épargnez-moi votre ironie, je ne saurais la supporter aujourd'hui; c'est de votre amitié seule que j'ai besoin.--Vous y pouvez compter, reprit le commandeur d'un ton plus affectueux, et le moment approche où cette amitié déconcertera, j'espère, plus d'un projet.» Ces derniers mots auraient laissé une impression profonde dans l'esprit de madame de Saverny, si une lettre qu'on lui remit en rentrant chez elle n'eût changé le cours de ses idées. Cette lettre contenait les remerciements d'Anatole; et comme une prière exaucée en autorise nécessairement une autre, il suppliait Valentine, dans les termes les plus humbles de lui accorder la permission de lui écrire quelquefois. «Puisque le ciel me condamne, ajoutait-il, à ne jamais goûter le bonheur de ceux qui vous entourent, ne me privez pas du plaisir de vous peindre des sentiments dignes de vous. Ils sont sans danger pour votre repos; et votre coeur fût-il libre, vous n'y sauriez répondre. Je vous la répète, madame, un obstacle invincible me sépare à jamais de vous; mais la fatalité qui s'oppose à mes voeux ne me rend point indigne de votre confiance ni de votre intérêt, et vous pouvez recevoir en toute assurance l'hommage d'un culte qui n'est dû qu'à la divinité.» Plus bas on lisait que le renvoi de cette lettre serait regardé comme l'ordre de n'en plus adresser. Il serait trop long d'analyser tous les sentiments que fit naître cette lecture; le plus vif était bien certainement celui dont Valentine n'osait convenir avec elle-même. C'était ce plaisir qui ravit l'ame au premier aveu d'un amour qu'on désire; c'était cette ivresse du coeur qui trouble la raison au point d'ôter tout souvenir du passé, pour se livrer uniquement à l'espoir d'un avenir enchanteur. Les chagrins, les obstacles, tout disparaît devant l'idée d'être aimée; on croit sincèrement que l'amour a borné son ambition à cet excès de félicité, et l'on défie le malheur. Heureuse illusion, dont rien ne remplace la perte! Absorbée dans sa douce rêverie, Valentine se demandait comment Anatole pouvait avoir conçu pour elle un sentiment aussi vif, sans la connaître. A cette question fort raisonnable, son coeur répondait par un retour sur lui-même qui lui expliquait mieux ce mystère que n'auraient pu le faire tous les calculs de son esprit. D'ailleurs M. de Saint-Albert avait probablement instruit son ami de ce qui l'intéressait, peut-être même s'était-il plu à parer Valentine de toutes les qualités aimables, pour mieux séduire l'imagination exaltée d'Anatole. Ce projet n'avait d'abord été que l'effet d'une plaisanterie fondée sur l'aventure romanesque de l'Opéra; mais il arrive parfois que le même événement qui fait rire un vieillard, fait rêver un jeune homme; et tout prouvait que celui-là avait laissé des traces profondes dans le souvenir d'Anatole; il est si naturel de s'attacher aux objets de son dévouement, et de vouloir aimer une femme déja captivée par la reconnaissance! Voilà les suppositions qui occupèrent long-temps l'esprit de Valentine, avant de s'arrêter sur la pensée de cet _obstacle invincible_, qui aurait été le premier sujet des réflexions de toute autre personne. Son imagination n'en fut pas vivement tourmentée: elle se peignit Anatole soumis aux volontés d'un père ambitieux, et peut-être lié par des promesses qu'il n'osait ni accomplir, ni enfreindre, réduit à attendre sa liberté d'un malheur: elle ne voyait dans sa conduite mystérieuse qu'une preuve de la délicatesse qui doit interdire à un homme d'honneur le desir de faire partager un sentiment malheureux. Enfin, à travers cette obscurité profonde, elle voyait clairement tout ce qui expliquait à son gré la situation d'Anatole. C'est ainsi que tout l'esprit imaginable ne sauve pas des absurdités du coeur. CHAPITRE XIX. Le jour de la semaine où madame de Nangis recevait du monde étant arrivé, Valentine pensa qu'à moins de se dire malade, elle ne pouvait se dispenser de paraître chez sa belle-soeur; mais, pour éviter l'effet de quelque nouveau caprice, elle lui fit demander si elle serait visible. Tant de cérémonial rappella à madame de Nangis ses impolitesses envers madame de Saverny, et lui inspira quelque desir de les réparer. Elle fit répondre qu'elle la verrait avec le plus grand plaisir. Mais quand Valentine entra chez elle, brillante de fraîcheur et d'élégance, la comtesse sentit expirer sa bonne volonté, et quelques mots plus froidement polis qu'affectueux remplacèrent l'accueil qu'elle s'était promis de lui faire. La curiosité avait attiré beaucoup de monde chez madame de Nangis. La jalousie que lui inspirait sa belle-soeur n'était plus un secret pour personne; il est vrai que M. d'Émerange, en la niant partout, ne manquait pas une occasion de la provoquer; chaque jour amenait, entre lui et la comtesse, de ces petites scènes qui font ordinairement le désespoir des acteurs et l'amusement du public; on s'attendait à tous moments à quelque bon scandale dont les détails piquants alimenteraient pendant trois jours au moins la conversation générale; et chacun desirait pouvoir les raconter avec toute l'autorité d'un témoin. M. de Nangis était, comme c'est assez l'ordinaire, le seul qui ne s'aperçût pas du trouble qui régnait dans sa maison; il allait se plaignant à tous ses amis de la mauvaise santé de sa femme, dont les maux de nerfs augmentaient d'une manière inquiétante. Les plus charitables l'engageaient à faire faire un voyage à la comtesse, soit à Plombières ou à Barège; mais la saison ne permettait pas de prendre les eaux, et ce conseil restait au nombre de ceux qu'on donne sans y penser, bien sûr qu'ils seront écoutés de même. Après avoir longuement fait remarquer que sa femme maigrissait et changeait beaucoup, M. de Nangis s'approcha de sa soeur, et par l'effet d'un de ces à-propos dont la malignité est si reconnaissante, il s'écria: «Vous voilà donc enfin? J'ai cru que c'était un parti pris de nous abandonner. Savez-vous bien que depuis près de quinze jours on n'a pas eu le plaisir de vous voir ici.--Ce n'est pas ma faute, répondit Valentine, en cachant mal l'embarras que lui causait la position ridicule de son frère aux yeux des gens qui l'écoutaient en souriant.--Ah! je m'en doute bien, reprit le comte, en s'efforçant de prendre un ton léger, c'est peut-être une plume, un chapeau, ou quelques grands intérêts de ce genre qui nous ont valu cette longue absence. Il faut si peu de chose pour brouiller deux jeunes femmes!» Fort heureusement pour tous deux, la visite d'un grand personnage vint interrompre cette conversation. Valentine tenta de se rapprocher de quelques femmes avec lesquelles elle causait habituellement, mais elle ne vit pas sans surprise que toutes semblaient l'éviter, et affecter de lui répondre avec une sorte de dédain qui tenait de l'indignation. La plupart se levaient à chaque instant pour aller demander à la comtesse comment elle se trouvait, et cela d'un ton de pitié qui semblait dire: Pauvre femme! comme elle vous rend malheureuse. L'une d'elles, moins discrète que les autres, se mit à dire, de manière à être entendue de madame de Saverny: «C'est une véritable indignité; jouer un pareil tour à une amie qui vous accueille ainsi!» Fatiguée de toutes ces impertinences, Valentine se serait retirée chez elle, si madame de Nangis n'était venue la prier de faire le whist de trois graves personnes de qui l'âge et le rang réclamaient des attentions particulières, et dont la comtesse était bien aise de s'acquitter, par les soins complaisants de sa belle-soeur. Reléguée, pour ainsi dire, dans un autre siècle, madame de Saverny passa la soirée dans l'ignorance de ce qui occupa le reste de la société; elle entendit seulement quelques éclats de rire de madame de Nangis, qui lui firent présumer que le chevalier d'Émerange racontait une histoire dont le récit plaisant avait triomphé de la langueur de la comtesse. Lorsque ce long whist fut terminé, le chevalier s'approcha de Valentine, dans l'intention de reprendre la conversation que madame de Nangis avait si tragiquement interrompue; mais le souvenir de cette scène ridicule inspira à Valentine une si vive frayeur de la voir recommencer, qu'elle s'éloigna du chevalier sans presque se donner le temps de lui répondre. Cet empressement à le quitter parut d'autant plus affecté, que Valentine resta seule quelques moments au milieu du salon sans savoir à qui adresser la parole; madame de Nangis, qu'un plus long entretien entre le chevalier et sa belle-soeur aurait sans doute portée à quelque nouvelle extravagance, se blessa du motif qui avait déterminé Valentine à s'éloigner si brusquement de lui; tant il est vrai que rien ne peut calmer les agitations d'un amour-propre jaloux! Tout l'offense ou l'humilie, et, pour l'orgueil irrité, les égards mêmes sont encore des outrages. La situation de madame de Saverny au milieu de ce cercle de curieux, d'envieux ou d'ennemis, lui devint bientôt insupportable, et elle profita de la première occasion qui s'offrit, pour s'y soustraire. Quand elle se vit heureusement délivrée des ennuis qui l'avaient accablée dans cette soirée, elle réfléchit aux moyens de s'en épargner de semblables. Cette manière de vivre lui présageait des chagrins de famille qu'il fallait éviter à tout prix; mais comment y parvenir? Elle ne pouvait réclamer les conseils de son frère dans cette circonstance, sans trahir la comtesse; et son coeur en était incapable. Cependant elle sentait la nécessité de s'éloigner d'une maison où sa présence jetait autant de trouble; et si la saison l'avait permis, elle serait retournée au château de Saverny. Mais quitter ainsi Paris au milieu de l'hiver, et sans pouvoir donner à son voyage un motif raisonnable, c'était presque constater une rupture dont le public aurait tiré de grandes conséquences; et puis s'éloigner de l'objet de sa reconnaissance pour aller vivre seule et livrée à de tristes souvenirs, c'était renoncer à tout espoir de bonheur. Ces inconvénients se représentant sans cesse à l'esprit de Valentine, la décidèrent à se résigner encore quelque temps à supporter ceux de sa situation présente. Elle se flatta de l'idée que, touchée de ses soins à détruire toute apparence de rivalité entre elles, sa belle-soeur reviendrait bientôt à la raison, et par conséquent à ses devoirs. Ce n'est pas que Valentine supposât qu'elle y eût jamais complètement manqué; elle pensait avec justice qu'une femme dominée par la vanité peut se donner bien des torts avant d'être tout-à-fait coupable. Mais elle sentait bien aussi que le monde ne jugeait pas avec la même indulgence, et elle redoutait pour la comtesse les arrêts de ce tribunal sévère qui condamne sans entendre. Elle en eût été moins effrayée, si l'expérience lui avait appris que ces funestes arrêts ne tombent jamais sur les gens heureux. CHAPITRE XX. Une de ces matinées où les rayons du soleil semblent engager les élégantes de Paris à braver le froid pour venir se promener en foule sur la terrasse des Tuileries, Isaure vint proposer à sa tante de l'y conduire. Valentine, après s'être assurée que madame de Nangis y consentait, fit monter Isaure dans sa voiture, et toutes deux arrivèrent bientôt dans ce beau jardin, qui était alors le rendez-vous de la meilleure compagnie. Valentine n'y resta pas long-temps sans rencontrer un grand nombre de personnes de sa connaissance; mais la seule dont elle voulut accepter le bras fut M. de Saint-Albert, qui dit, en la remerciant du choix: Voilà les profits de mon âge. En achevant ces mots, il sentit tressaillir le bras de Valentine. Surpris de ce mouvement, il regarde ce qui peut l'avoir occasionné, et ses yeux rencontrent ceux d'Anatole. Il le voit saluer respectueusement madame de Saverny; puis s'approchant de lui, Anatole lui serre la main en levant les yeux au ciel, comme pour lui dire: _Que vous êtes heureux!_ Sans faire la moindre réflexion sur l'émotion qu'il avait remarquée, le commandeur proposa à Valentine de s'asseoir dans un endroit échauffé par le soleil; elle y consentit d'autant mieux, qu'elle avait assez de peine à se soutenir. L'aspect inattendu d'Anatole avait produit sur tous ses sens une impression nouvelle qui la dominait au point de ne plus être en état de parler que de lui; mais comme elle voulait avant tout respecter son secret, elle chercha ce qu'elle en pourrait dire sans risquer de violer la promesse qu'elle lui avait faite, et ne trouva rien de mieux que de vanter l'extrême ressemblance du buste qui se trouvait dans la bibliothèque du commandeur.--En effet, reprit ce dernier, j'en ai été frappé comme vous lorsque je le vis pour la première fois dans l'atelier du fameux G... Il revenait alors d'Italie, d'où il rapportait des objets d'art précieux, que se disputèrent bientôt les amateurs. Ravi de retrouver les traits d'un de mes amis dans cette belle tête, j'en fis l'acquisition; l'artiste crut en rehausser le prix à mes yeux, en m'assurant qu'elle était copiée d'après l'Hector antique; mais lorsque je lui dis franchement le motif qui me déterminait à l'acheter, il m'avoua de même qu'ayant eu le bonheur de rencontrer à Rome un jeune homme d'une figure admirable, il s'était permis de faire plusieurs copies du portrait qui lui en avait été demandé. Après diverses questions, j'acquis la certitude que ce bel Hector n'était autre qu'Anatole, et la ressemblance fut expliquée.--Il dut être fort étonné, je pense, reprit Valentine, de se retrouver ainsi chez vous.--Comment donc! il m'a fait une véritable querelle pour avoir encouragé la mauvaise foi du sculpteur, qui se permettait de le vendre ainsi déguisé en grec; il prétendait que le ridicule en retombait sur lui; j'ai eu toutes les peines du monde à l'empêcher de briser ce malheureux buste, et je ne l'ai conservé qu'à la condition de nier qu'il eût le moindre rapport avec ses traits.--Madame de Nangis peut attester que vous lui tenez votre parole.--Et madame de Saverny, que j'y manque: n'est-ce pas ce que vous voulez dire?--Non vraiment, vous savez bien qu'on ne se croit jamais indigne d'une confidence; d'ailleurs, votre ami a des droits à ma discrétion, et je crois déjà lui avoir prouvé qu'il y pouvait compter.--En effet, j'admire la vôtre, et je m'accuse même d'avoir voulu l'éprouver. Dans la joie qui l'enivrait, Anatole m'a confié la promesse qu'il a reçue de vous; je n'ai douté ni de votre sincérité en la donnant, ni de votre résolution d'y rester fidèle; mais entre la volonté de remplir un voeu, et la puissance de l'accomplir, la distance est fort grande, et j'ai été bien aise de me convaincre que, pour vous, prendre et tenir un engagement était une même chose.--Puisque vous savez la parole qui me lie, je ne crains pas d'y manquer avec vous. Mais, pour concilier ma religion sur ce point avec le plaisir de m'entretenir d'une personne à laquelle j'ai tant d'obligations, convenons d'un point qui tranquillisera ma conscience et la vôtre. Le motif du mystère qu'il exige vous est connu; eh bien! ne me répondez jamais sur ce qu'il faut que j'ignore; par ce moyen, je vous parlerai sans crainte, et je vous écouterai sans scrupule.--Rien ne s'oppose à cette condition, et je vous promets de l'observer; mais à quoi vous mènera-t-elle? Qui sait? peut-être aurai-je besoin de vos avis.--Pour l'aimer, interrompit en souriant le commandeur; ah! je ne donne jamais de conseils dans ces grands intérêts. Que voulez-vous que fasse la raison où règne la fantaisie?--Mais, qui vous parle d'aimer? Ne saurait-on réclamer vos conseils que pour une fantaisie? En vérité vous découragez la confiance.--J'ai cela de commun avec ceux qui la méritent; mais je ne veux pas perdre la vôtre pour une mauvaise plaisanterie, qu'Anatole ne me pardonnerait pas.--Ah! c'est uniquement par égard pour lui que vous me ménagez? Je me croyais plus de droits à votre complaisance.--Vous en avez sur tous mes sentiments; mais je dois l'avouer, les droits d'Anatole l'emportent dans mon coeur, et je ne puis vous cacher que s'il arrivait que je fusse obligé de sacrifier votre intérêt au sien, je n'hésiterais pas.--Voilà de la bonne foi; et, malgré ce que cette déclaration a de peu flatteur pour moi, je ne puis m'empêcher d'estimer beaucoup celui qui vous inspire une telle amitié. Je crois vous connaître assez pour être sûre que vous ne pouvez aimer autant, qu'un homme fort distingué.--Et vous avez raison, reprit le commandeur en se levant pour rejoindre madame de Réthel, qui l'attendait. Dans ce moment le chevalier d'Émerange vint à passer, et fut arrêté par un jeune homme qui lui dit: «Ah, mon ami, dites-moi quelle est cette belle femme, qui parle tout près d'ici à une petite fille aussi fort jolie? J'arrive d'Allemagne, où mon père m'a laissé impitoyablement pendant un an, et je ne connais plus une de vos beautés à la mode.» A cette exclamation, le chevalier reconnut l'effet que produisait ordinairement la première vue de madame de Saverny. Il la nomma à son admirateur, qui s'empressa de lui demander s'il ne pourrait pas le présenter chez elle.--Non, certes, répondit le chevalier, d'un air qu'il s'efforçait de rendre modeste; je suis bien loin d'avoir assez d'intimité dans sa maison pour oser y présenter personne. En disant cela, il s'approchait de Valentine, qui venait de se lever dans l'intention de rejoindre sa voiture; il lui offrit de l'y conduire, et n'ayant point de bonnes raisons pour le refuser, elle fut contrainte de l'accepter. Le regret qu'elle en ressentait redoubla, lors qu'elle rencontra pour la seconde fois Anatole. Le desir d'éviter les plaisanteries du chevalier sur cette rencontre, lui fit tourner la tête de son côté, et lui adresser la parole pour fixer son attention, et l'empêcher de remarquer Anatole. Cette petite ruse réussit. Le chevalier enchanté de se montrer à tout Paris, presqu'en tête-à-tête avec madame de Saverny, et plus heureux encore de la bonne grace qu'elle mettait à lui parler, n'aperçut point Anatole; Valentine aussi s'efforça de ne le pas voir, et cependant la pâleur qu'elle remarqua sur son visage, vint attrister la fin d'une journée qui promettait d'assez doux souvenirs. CHAPITRE XXI. A dater de ce jour, madame de Saverny perdit de son goût pour la retraite, et en prit un très-vif pour la promenade et les spectacles; il est vrai qu'un hasard assez explicable l'y fesait rencontrer souvent Anatole, placé presque toujours dans l'endroit le plus obscur de la salle, aux loges du rez-de-chaussée; il était plutôt deviné qu'aperçu par Valentine, à qui la moindre lueur suffisait pour lire sur les traits d'Anatole tout ce qui se passait dans son coeur. Une certaine retenue l'engageait parfois à fuir ses regards; mais alors un attrait irrésistible semblait triompher de sa volonté, et ses yeux revenaient d'eux-mêmes puiser dans ceux d'Anatole le feu qui les animait. Depuis que madame de Nangis affectait de s'éloigner de Valentine, madame de Réthel s'en rapprochait. Une grande conformité de principes et de goût rendait chaque jour leur liaison plus intime. Le commandeur s'en réjouissait, car c'était son ouvrage. En effet, révolté de l'abandon où madame de Nangis laissait sa belle-soeur, il avait conçu l'idée d'engager sa nièce à la suivre quelquefois dans le monde, où la réputation d'une jeune femme dépend si souvent de celle qui l'accompagne: madame de Réthel, flattée de cette préférence, se prêtait de bonne grace aux desirs que témoignait Valentine, et trouvait tout simple qu'ayant été élevée à la campagne, elle voulût un peu s'amuser des plaisirs de Paris. Madame de Nangis voyait naître cette intimité avec satisfaction; car elle connaissait l'antipathie de M. d'Émerange pour madame de Réthel, et elle espérait que tous les charmes de Valentine ne le détermineraient pas à braver le mal-aise qu'il éprouvait toujours en présence de madame de Réthel. Pendant quelque temps cette supposition se trouva juste; mais le chevalier se lassa bientôt d'un éloignement si contraire à ses projets. On le vit redoubler d'assiduités auprès de madame de Saverny, en dépit de tout ce qu'elle tentait pour s'y soustraire. Il imagina un moyen de la contraindre à recevoir ses soins, en confiant sous le secret, au comte de Nangis, le dessein qu'il avait de lui demander la main de sa soeur, aussitôt que la mort d'un vieil oncle le rendrait héritier d'un grand titre et d'une fortune considérable. M. de Nangis savait que les espérances du chevalier étaient bien fondées; et de plus que cet oncle, attaqué d'une maladie grave, ne pouvait prolonger long-temps l'impatience de son neveu. L'idée de ce mariage enchantait la vanité de M. de Nangis, et il ne doutait pas que sa soeur n'en fût aussi flattée que lui; il voyait d'avance dans son futur beau-frère, un homme dont l'esprit et la fortune obtiendraient bientôt le plus grand crédit à la cour; et l'on sait qu'aux yeux de M. de Nangis, avoir du crédit, c'était posséder toutes les qualités humaines. D'après l'effet d'un sentiment délicat, que le chevalier sut bien faire valoir, il prévint le comte que rien ne l'engagerait à se déclarer à madame de Saverny, avant l'événement qui devait le mettre à portée de lui offrir une fortune digne d'elle. Cette réserve fut très-approuvée; et M. de Nangis promit de récompenser tant de délicatesse, en donnant au chevalier les occasions les plus fréquentes de témoigner à Valentine le desir qu'il avait de lui plaire. C'est par suite de cette convention que M. d'Émerange se fesait conduire par le comte, dans tous les lieux où il savait rencontrer madame de Saverny, et qu'il s'assurait l'accueil que l'on ne peut refuser à un ami de sa famille. On présume bien que le chevalier avait fait promettre avant tout à M. de Nangis, de ne point mettre la comtesse dans la confidence, sous le prétexte assez plausible qu'elle n'en saurait pas garder le secret à sa belle-soeur. Mais l'habitude que M. de Nangis avait de traiter sa femme à-peu-près comme un enfant, rendait la recommandation inutile. Valentine, loin de deviner ce qui se passait entre eux, se demandait souvent comment la gravité de son frère pouvait s'arranger de la conversation d'un ami aussi léger; mais elle s'en étonnait moins en pensant à l'extrême facilité de M. d'Émerange, à prendre le ton qui convenait le mieux aux gens qu'il avait intérêt de captiver, et cette réflexion lui fesait craindre de voir cette amitié durer beaucoup trop long-temps pour le repos de toute sa famille. Le sien en fut le premier troublé, car à la suite d'une soirée que le chevalier avait passée dans la loge de madame de Saverny, voici le billet qu'elle reçut: ANATOLE A VALENTINE. «Serait-il possible que l'être le plus parfait se fût laissé séduire par les agréments frivoles d'un homme incapable d'aimer; tant de beauté, de qualités célestes, deviendraient le partage d'un coeur égoïste? et celui que le plus pur amour anime, n'obtiendrait pas même un souvenir! Non, sur ce fait, je n'en croirai que vous; s'il est vrai que l'insensibilité, l'ironie, enfin toutes les vertus d'un fat, aient le don de vous plaire, je ne dois plus rien adorer au monde, et vous me verrez fuir désespéré, comme le malheureux dont un profane vient de renverser l'idole.» Le ton de ce billet offensa Valentine, et, sans pitié pour le sentiment qu'il exprimait, elle ne vit que l'injustice de vouloir dicter des lois sans s'exposer à en recevoir. Puisqu'un obstacle que j'ignore, pensa-t-elle, doit me priver éternellement du plaisir de le voir, de quel droit m'imposerait-il le sacrifice des soins qu'un autre peut m'offrir? Certes, je n'encourage pas ceux du chevalier, et ne cache pas même assez à quel point je les redoute; mais si des motifs qui me sont personnels m'engagent à détruire ses espérances, je n'en veux recevoir l'ordre de personne. C'est ainsi que la fierté de Valentine s'indignait de l'empire qu'Anatole se croyait déja sur elle. Tant de despotisme lui semblait autorisé par la faiblesse qu'elle avait eue de recevoir ses lettres après l'aveu qu'il avait osé lui faire, elle se reprochait même d'avoir répondu à la première, et plus encore, de s'être laissée tromper par l'apparence de cette respectueuse soumission qui paraissait devoir la rassurer sur tous les sentiments d'Anatole. Cependant elle aurait bien voulu accorder les intérêts de son coeur et ceux de sa dignité; mais son imagination chercha vainement un moyen d'instruire Anatole de l'indifférence que lui inspiraient tous les agréments du chevalier, sans qu'elle fût obligée de se justifier elle-même du tort de le trouver aimable. Une visite du commandeur vint très-à-propos la tirer de cet embarras. Il s'aperçut bientôt du ressentiment qu'elle tâchait de dissimuler, et sans en demander la cause, il s'amusa à la deviner; il parla d'abord des folies de madame de Nangis, comme d'un sujet très-propre à donner de l'humeur; mais Valentine se mit à excuser la comtesse avec tant de douceur et d'indulgence, que le commandeur se dit: Non, ce n'est pas cela: et il passa au chevalier d'Émerange. Valentine ne laissa point échapper cette occasion de lui avouer combien elle était contrariée du bruit qui se répandait dans le monde sur son prétendu mariage avec le chevalier; elle entra dans tous les détails qui devaient le mieux convaincre M. de Saint-Albert, du peu de succès du chevalier auprès d'elle, et comme elle en parlait naturellement et sans dépit, le commandeur se dit: Ce n'est pas encore cela. Après avoir tenté aussi inutilement plusieurs autres épreuves, il pria Valentine de lui montrer ce fameux jasmin dont madame de Réthel raffolait, et qu'elle prétendait être plus beau que celui de la princesse de L...--Je suis charmée qu'il lui plaise autant, répondit Valentine, avec un empressement extraordinaire, je vais le faire porter chez elle. En disant ces mots, elle sonna pour en donner l'ordre, et mit tant de vivacité dans ce mouvement, que le commandeur soupçonna qu'il était l'effet d'une résolution pénible; il assura que madame de Réthel ne consentirait jamais à causer tant de chagrin à celui qui lui avait offert ce bel arbuste.--Vraiment, reprit Valentine, en affectant un air gai que l'inflexion de sa voix démentait; en le donnant, je ne fais d'injure à personne, car j'ignore à qui je le dois.--Et moi, je le sais, répliqua le commandeur; et c'est au nom de l'amitié que je vous prie de le conserver. Ma nièce saura l'aimable intention que vous aviez de lui faire ce joli présent; un autre l'apprendra peut-être aussi, cela doit suffire à votre vengeance. En finissant ces mots, M. de Saint-Albert quitta madame de Saverny, et la laissa confondue de se voir ainsi devinée; mais il rit en lui-même du succès de sa petite ruse. En se rappelant les soins de Valentine à lui prouver qu'elle n'aimait point le chevalier, son agitation au premier mot qu'il lui avait adressé sur un sujet relatif à Anatole, et le dépit qu'elle avait montré en sacrifiant un présent qu'elle croyait tenir de lui, il présuma que quelques reproches dictés par la jalousie avaient excité cette grande colère; et il se dit: Pour le coup, c'est cela. CHAPITRE XXII. On était à la veille du jour de l'an, de ce jour où tout se fait par étiquette, même une visite à son ami. On voyait les boutiques de Paris remplies de gens qui, par économie ou par avarice, marchandaient avec acharnement des objets de fantaisie, achetés à regret, pour être quelquefois offerts et reçus sans plaisir. Chacun se tourmentait pour deviner comment il pourrait satisfaire à bon marché le caprice d'une parente ou d'une amie; après avoir rêvé aussi sérieusement à ce grand intérêt, que s'il s'agissait de tous ceux de l'Europe, le jour solennel arrivait et rien n'était décidé; alors on se détermine à payer, deux fois sa valeur, la première chose venue, pour s'acquitter à temps d'un impôt d'autant plus exactement perçu, qu'il est mis sur l'amour-propre. Madame de Nangis, placée auprès d'une table couverte de bonbons, de joujoux, recevait de l'air le plus gracieux la foule de courtisans qui venaient lui apporter leurs offrandes. Le plus ingénieux dans le choix de ses étrennes avait l'honneur de les voir passer à la ronde, et d'entendre toutes les femmes se récrier sur son bon goût; l'objet de cette admiration n'était souvent que de la moindre valeur: car, en ce genre, le _génie_ de la nouveauté est tout, et l'on remarquait de vieux parents fort déconcertés de voir leurs solides cadeaux reçus avec indifférence, tandis qu'un almanach ou un pantin excitait la reconnaissance la plus vive. Le comte de Nangis éprouva ce désagrément dans toute sa rigueur; il avait imaginé de donner à sa femme une boîte à ouvrage la plus riche et la plus complète; c'était à-peu-près le seul bijou qu'elle n'eut pas, et le comte était ravi d'en avoir fait la découverte; mais madame de Nangis l'eut à peine remercié de son présent, qu'elle dit à ses amies:--Que vais-je faire de cette boîte à ouvrage, moi qui ne travaille jamais!--Vous me la donnerez, dit la petite Isaure, qui entrait dans ce moment suivie de sa gouvernante anglaise, dont l'air capable et sévère annonçait quelque chose de solennel. En effet, elle réclama quelques instants de silence pour qu'Isaure pût faire entendre le compliment qu'elle devait adresser à sa mère. La pauvre enfant, plus tremblante qu'un criminel que l'on va juger, se plaça au milieu d'un grand cercle, et les yeux fixés à terre, elle balbutia quelques mots d'anglais qu'elle avait appris sans les comprendre, et qui furent applaudis sans être entendus. On s'extasia sur la facilité des enfants à apprendre les langues étrangères; et la petite Isaure fut bien récompensée de l'effort qu'elle venait de faire, en parlant pour la première fois en public, par la quantité d'étrennes qu'elle reçut de toutes parts. Celles de sa tante furent les mieux accueillies, et l'on doit ajouter à la gloire d'Isaure, qu'elle les avait bien méritées. On se rappelle qu'elles devaient être le prix de sa discrétion. Pour l'éprouver davantage, la marquise avait commandé au peintre qui venait d'achever son portrait, de commencer celui d'Isaure. Elle se proposait de l'offrir à la comtesse, mais, pour que la surprise fût complète, il fallait obtenir d'Isaure qu'elle en gardât le secret. C'était beaucoup pour une petite fille accoutumée à raconter tout ce qu'elle voyait ou entendait dans la journée. Cependant le desir de plaire à sa tante, de mériter ce qu'elle lui avait promis, et cette petite vanité qui porte les enfants de tout âge à chercher les moyens de triompher d'une difficulté que l'on paraît croire au-dessus de leurs forces, donnèrent à Isaure le courage de tenir sa parole, elle se trouva bien heureuse de ce premier avantage remporté sur son caractère, quand elle vit la joie de sa mère, en reconnaissant les traits de son enfant sur les simples tablettes que lui offrait Valentine. Crainte, soupçons, chagrins, ressentiment, tout disparut devant cette douce image; le coeur ému triompha de l'amour-propre égaré; et la comtesse, les yeux remplis de larmes, vint se jeter dans les bras de sa belle-soeur. Elles ne se dirent pas un mot; mais l'expression de leurs visages ne laissa pas le moindre doute sur la sincérité de leur réconciliation. Un petit nombre de personnes en fut attendri, les autres s'en consolèrent, en disant: Cela ne durera pas long-temps: et le ciel, qui exauce parfois le voeu des méchants, accomplit cette prédiction. Après avoir vanté la ressemblance du portrait d'Isaure, on discuta celle du portrait de la marquise; les femmes le trouvaient trop flatté, et les hommes, beaucoup moins joli qu'elle. Le chevalier d'Émerange en paraissait plus mécontent qu'un autre; il y voyait mille défauts: et le plus grand, c'était, disait-il en confidence à Valentine, cet air sensible, ce regard presque tendre, et ce sourire enchanteur que l'artiste a pris sur lui de vous donner. Non, ajoutait-il, plus je le regarde, et moins je vois de rapport entre cette femme et vous. Ce visage offre l'image parfaite d'une personne qui ne saurait vivre sans aimer, et vous savez qu'avec le vôtre on se contente de plaire. A cette première injure le chevalier en ajouta d'autres sur la froideur, l'insensibilité de Valentine: il finit par conclure que le bonheur d'être admirée remplirait tous les instants de sa vie, et qu'elle était condamnée à ignorer toujours les plaisirs de la tendresse. Il prononça cette sentence avec l'accent de pitié que l'on prend ordinairement en parlant d'une maladie incurable, qui ne permet plus de rien attendre du malheureux qui en est atteint. Cette manière de la juger déplut à Valentine; elle n'avait nulle envie de détromper le chevalier, en lui témoignant plus d'affection, mais elle était blessée de l'idée qu'il n'attribuât son indifférence qu'à la sécheresse de son coeur; et cela, dans le moment même où ce coeur était si douloureusement affecté d'un sentiment tendre! Cette réflexion la rendit à toutes les pensées tristes dont la réconciliation sincère de sa belle-soeur l'avait distraite un instant. Elle en parut absorbée. Le chevalier et madame de Réthel le remarquèrent, l'un s'en réjouit; l'autre tâcha de dissiper la tristesse dont elle ignorait la cause. Dans cette espérance, madame de Réthel proposa à la marquise de profiter de l'heure qui leur restait encore avant le souper, pour aller voir le ballet nouveau. Mais Valentine refusa obstinément. La crainte de revoir Anatole sans pouvoir lui témoigner le ressentiment quelle éprouvait; la crainte, mieux fondée encore, de trahir sa faiblesse par quelque regard trop indulgent; et puis cette petite férocité amoureuse qui fait jouir de l'idée que le coupable se désole peut-être en nous attendant vainement; tout se réunit pour décider Valentine à fuir Anatole. Elle se promit de ne pas répondre à sa dernière lettre, de n'en plus recevoir de lui, et de rassembler toutes les forces de sa raison et de son esprit pour détruire l'impression qu'il avait faite sur son coeur: elle alla jusqu'à s'accuser de folie, en pensant qu'elle avait pu se flatter un instant de trouver quelque bonheur à captiver les sentiments d'un homme qui devait lui rester éternellement inconnu. Elle se reprocha de lui avoir donné le droit de la croire une femme légère, et finit par le justifier à ses dépens. Que résulta-t-il de tant de beaux raisonnements, de tant de sages résolutions? vous l'avez déja deviné, vous dont l'amour a tourmenté ou embelli la vie. CHAPITRE XXIII. Valentine ne pouvant surmonter la tristesse qui l'accablait, prit le parti de se retirer d'assez bonne heure, malgré les instances que firent le commandeur et sa nièce pour l'engager à entendre deux scènes d'une tragédie nouvelle que l'auteur avait promis de lire après souper. Mais, pour être digne d'une semblable confidence, il faut avoir l'esprit libre et paraître tout occupé de ce grand intérêt. En pareil cas, la moindre distraction est un crime; et la marquise se méfiait trop de son attention pour s'exposer au ressentiment d'un auteur tragique. Elle venait de rentrer dans son appartement, et mademoiselle Cécile commençait déja à la déshabiller, lorsqu'un joli petit chien, de race anglaise, vint sauter après elle, et lui faire mille caresses. Elle demanda comment il se trouvait là. Mademoiselle Cécile répondit d'un air fort naturel, qu'ayant entendu aboyer près de la petite porte du jardin, la curiosité l'y avait conduite. «C'est-là, ajouta-t-elle, que j'ai trouvé ce joli chien, qui a probablement perdu son maître en entrant dans le jardin, pendant que le jardinier en avait laissé la porte ouverte. J'ai d'abord regardé dans la rue si quelqu'un le cherchait; mais n'ayant vu personne, et la nuit commençant à venir, je n'ai pas voulu exposer un si joli petit animal à être volé par quelques passants qui le maltraiteraient peut-être. J'ai pensé que madame voudrait bien le garder jusqu'au moment où son maître le réclamerait».--La marquise approuva l'action charitable de mademoiselle Cécile, et témoigna le desir de garder le chien, qu'elle trouvait charmant, et qui semblait déja s'attacher à elle. Mais sa conscience ne lui permettait pas de se l'approprier avant d'avoir fait toutes les démarches qui devaient le rendre à son véritable maître. Un collier d'or qu'elle aperçut à son cou lui parut devoir être un indice certain pour apprendre à qui il appartenait; elle dit à mademoiselle Cécile d'approcher un flambeau, et prenant le chien sur ses genoux: Je ne me trompe point, dit-elle, il y a quelque chose de gravé sur son collier, c'est sûrement l'adresse de son maître.--Je ne le crois pas, reprit mademoiselle Cécile, en s'efforçant de cacher un sourire malin.--Cependant voici bien.... Ici la marquise se tut... et la plus vive surprise éclata dans ses yeux. Mademoiselle Cécile n'eut pas l'air d'y faire attention, et se contenta de dire: «Puisque le collier ne dit rien, nous pouvons garder le chien sans scrupule.» Cette réflexion tira Valentine de la rêverie où elle était tombée. Elle se leva pour achever de se déshabiller; et lorsque mademoiselle Cécile voulut emmener le chien avec elle, la marquise lui donna l'ordre de le laisser coucher sur un des coussins de son cabinet. On veut savoir quels sont les caractères magiques qui ont causé l'étonnement de Valentine et la douce émotion qui lui avait succédé. On s'attend peut-être à quelques-unes de ces devises ingénieuses qui sont les talismans ordinaires de l'amour, ou bien à ces emblèmes de fidélité qu'on ne manque jamais de trouver sur le collier du chien d'une coquette; mais rien d'aussi spirituel n'avait frappé les yeux de Valentine; et ce simple mot _pardon_, avait causé tout le trouble de son ame. Que de choses ce mot disait à Valentine! Pouvait-elle méconnaître la main qui l'avait tracé, et ne pas deviner que la crainte de voir renvoyer sa lettre n'eût engagé le coupable à se servir d'un autre interprète! Ce seul mot lui apprenait que le commandeur l'avait trahie, que son ressentiment était connu, et qu'on voulait l'appaiser. En fallait-il davantage pour livrer son coeur aux plus douces conjectures? Dès ce moment _Love_ devint le favori de Valentine et le meilleur ami d'Isaure, qui s'étonna beaucoup de lui voir caresser M. de Saint-Albert la première fois qu'il vint chez sa tante, comme s'il avait revu une ancienne connaissance. Ce nom de _Love_ avait remplacé le mot gravé sur le collier, et semblait y répondre. Cependant Valentine persistait dans la résolution de laisser ignorer sa clémence; elle craignait qu'un premier tort aussi facilement pardonné ne fût suivi d'un tort moins excusable, et quelque chose l'avertissait que, sa faiblesse une fois connue, elle perdrait pour toujours son indépendance. Ce raisonnement soutint quelque temps son courage; mais il succomba bientôt à l'ennui d'une existence que rien n'animait plus à ses yeux. Le plus grand des inconvénients de l'amour n'est pas dans les peines qu'il cause, mais dans l'habitude de ces mêmes agitations dont le coeur ne peut plus se passer. Ces longues journées, passées sans l'espérance de recevoir une lettre ou de rencontrer un regard d'Anatole, paraissaient à Valentine une éternité à franchir. Elle essayait en vain d'accélérer les heures, en les consacrant aux occupations qui l'amusaient autrefois; une distraction vague, une tristesse sans objet, la rendaient incapable d'aucune application. Elle s'étonnait de voir tant de gens s'agiter pour des intérêts médiocres, quand les plus importants n'excitaient que son indifférence; enfin, son ame était livrée à cette morne langueur qui succède aux agitations de l'amour, et qui les fait regretter. Dans cet état pénible, on voit souvent la femme la plus sage desirer d'en sortir, même au prix d'un malheur; et l'on peut mettre les fautes qui en résultent au nombre de celles que le besoin de vivre fait commettre. Un matin que Valentine ne se trouvait point disposée à recevoir des visites, elle forma le projet de mener Isaure à l'abbaye de Saint-Denis, qu'elle n'avait jamais vue. Isaure crut que c'était pour la récompenser de son application à apprendre l'histoire de France, et elle se promit d'étonner sa tante par son érudition. Alors il se fit dans sa petite tête un bouleversement de noms et de dates que le plus savant n'aurait pu démêler. Comme on ne lui avait pas demandé le secret sur cette visite, elle alla dire à toute la maison combien elle se réjouissait de passer la matinée à voir des tombeaux; et c'est en sautant de joie, qu'elle monta dans la voiture qui devait la conduire à cet asyle de la mort. L'aspect d'un lieu aussi imposant modéra bientôt cette vive gaîté, qui fit place au respect religieux qu'imprime à tous les âges la vue d'un temple révéré. Le silence, habitant de ces voûtes gothiques, semble inviter l'enfant qui les parcourt, comme le vieillard qui vient y prier, à n'en point troubler le repos. Une sainte terreur s'empara de l'ame de Valentine, lorsqu'elle se vit, pour ainsi dire, seule entre ces trois puissances, la divinité, les grandeurs, et la mort. C'est donc ici, pensa-t-elle, que viennent se briser les sceptres de nos rois! Celui dont l'ambition ensanglanta la terre repose à côté du héros qui mourut pour son pays, et le même caveau renferme l'auteur de la Saint-Barthelemi, et la victime du fanatisme. Ici pour le crime et pour la vertu les honneurs sont égaux; le rang seul les assigne; mais toute la pompe des monuments élevés à la tyrannie ne diffère pas de l'horreur qu'inspire le souvenir de ses cruautés. On s'éloigne en frémissant du superbe tombeau de Catherine de Médicis, pour venir tomber aux pieds de celui de Henri IV, et l'arroser des larmes du regret et de la reconnaissance. Le suisse de l'abbaye vint interrompre les méditations de Valentine, en lui débitant du ton le plus emphatique et le plus monotone, les noms et les titres des princes qui étaient inhumés dans les différentes chapelles. Après lui avoir fait passer en revue les tombeaux de nos Rois, depuis la première jusqu'à la dernière race, il la conduisit dans la chapelle particulière où se trouvait le beau mausolée de cet infortuné duc d'Orléans, assassiné par le duc de Bourgogne, et si vivement regretté par cette femme adorable dont il avait souvent trahi l'amour. En considérant les traits nobles et doux d'une statue en marbre, aux pieds de laquelle on voyait un arrosoir penché et versant de l'eau en forme de larmes, la marquise reconnut bientôt l'intéressant auteur de cette devise: «_Rien ne m'est plus; plus ne m'est rien._» Émue par le souvenir des malheurs de Valentine de Milan, elle ne put supporter l'idée d'en entendre le récit de la bouche de l'homme qui l'accompagnait, et elle se mit à raconter elle-même à sa nièce, comment cette vertueuse princesse avait succombé à la douleur de n'avoir pu venger la mort de son époux. Isaure demanda alors ingénuement, si elle n'aurait pas mieux fait de pardonner.--En effet, reprit la marquise, c'eût été plus digne d'elle et plus heureux pour ses enfants, qui l'auraient peut-être perdue moins jeune; car le plaisir de faire grace doit faire vivre plus long-temps que celui de se venger; mais on n'a pas le droit de lui reprocher un tort qui lui coûta la vie, et que tant de bonnes actions rachetèrent. En cet instant, le démonstrateur un peu piqué de voir madame de Saverny empiéter sur ses droits, se retira vers la grille de la chapelle; et la marquise profita de ce moment de liberté pour examiner à son aise le monument érigé à la mémoire des vertus et du malheur. On ne peut réfléchir sur la destinée d'un être innocent et constamment malheureux, sans éprouver le besoin d'espérer en cette justice céleste, qui doit un jour tout punir et tout récompenser. De cette consolante idée, découlent tous les sentiments religieux, et cette noble résignation de l'ame qui fait regarder les tourments de la vie comme autant de gages d'une éternelle félicité. L'aspect d'une victime de l'amour et du sort ranima ces pensées dans l'esprit de Valentine; animée d'une piété touchante, elle se prosterna sur les marches d'un autel qui se trouvait en face du tombeau, et là, pénétrée d'un saint respect, elle pria le Ciel de lui épargner les tourments d'un amour malheureux, ou de lui inspirer la vertu qui les surmonte. En implorant la bonté divine sur sa destinée, Valentine éprouva l'attendrissement qui naît du souvenir de ses peines, et de l'espérance de les voir calmées. Son visage, embelli par la prière, se couvrit de douces larmes. Elle voulut les cacher à Isaure, et se servit, pour les essuyer, d'un voile de mousseline qui flottait sur ses épaules; puis se retournant, elle aperçut Isaure, agenouillée à ses côtés, et redisant sa prière du matin; ne voulant pas la troubler dans cet acte de piété, la marquise ne fit aucun mouvement, et fixa seulement les yeux sur le piédestal qui supportait la statue de Valentine de Milan. Mais elle crut s'abuser, lorsqu'elle vit au bas de la devise incrustée dans le marbre, ces mots tracés au crayon: «_Elle aussi n'a jamais pardonné._» Persuadée qu'elle était frappée d'une vision, Valentine se lève brusquement pour s'en convaincre; ce mouvement précipité fait tomber son voile; une main s'avance pour le ramasser, et c'est à travers les colonnes et les ornements gothiques du monument funèbre, que Valentine aperçoit Anatole. Il serre sur son coeur le voile encore humide des larmes qu'elle vient de verser en pensant à lui. L'expression de son visage, son attitude suppliante, semblent la conjurer de lui laisser ce gage de réconciliation; et Valentine, succombant à son émotion, n'ose ni l'accorder ni le reprendre. Son silence paraît un consentement à Anatole. La joie et la reconnaissance brillent dans ses yeux. Il porte le voile à ses lèvres, et disparaît. L'espace d'un moment suffit à tant de sensations différentes; et Valentine était seule, lorsqu'Isaure vint la rejoindre, après avoir achevé sa prière. Elles sortirent toutes deux à pas lents de ce lieu solennel, qui devait leur laisser de profonds souvenirs. Isaure en revint, l'esprit frappé de cette impression que reçoit l'enfance à la première vue des tombeaux, et Valentine en rapporta ce recueillement céleste, ce bonheur de vivre, que peuvent seuls inspirer la religion et l'amour. FIN DU PREMIER VOLUME. End of the Project Gutenberg EBook of Anatole, Vol. 1 (of 2), by Sophie Gay *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ANATOLE, VOL. 1 (OF 2) *** ***** This file should be named 35064-8.txt or 35064-8.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/3/5/0/6/35064/ Produced by Hélène de Mink and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm electronic work or group of works on different terms than are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing from both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below. 1.F. 1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread public domain works in creating the Project Gutenberg-tm collection. 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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit http://pglaf.org While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.