The Project Gutenberg EBook of Le roman bourgeois, by Antoine Furetière

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Title: Le roman bourgeois
       Ouvrage comique

Author: Antoine Furetière

Annotator: Edouard Fournier

Commentator: Charles Asselineau

Release Date: August 12, 2010 [EBook #33414]

Language: French

Character set encoding: ISO-8859-1

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LE ROMAN BOURGEOIS

OUVRAGE COMIQUE

PAR ANTOINE FURETIÈRE

NOUVELLE ÉDITION

Avec des notes historiques et littéraires

PAR M. ÉDOUARD FOURNIER

Précédée d'une Notice

PAR M. CHARLES ASSELINEAU

A PARIS

Chez P. Jannet, Libraire

Rue des Bons-Enfants, 28

MDCCCLIV


PRÉFACE

La fatalité qui a poursuivi Furetière pendant sa vie s'est attachée après sa mort à ses écrits. Cet auteur, d'une incontestable originalité, d'un immense savoir et d'une rare intelligence au travail, peut passer pour exemple de ce qu'une seule mauvaise qualité peut faire perdre à une réunion de facultés éminentes.

Le procès du Dictionnaire, une des causes célèbres de la littérature, est trop connu pour que je croie devoir m'en faire en cette occasion le rapporteur après tant d'autres[1]. Les pièces en sont d'ailleurs à la disposition de tout le monde: il y a eu jusqu'à quatre éditions des Factums.

[1] Les démêlés de Furetière avec l'Académie ont été, en dernier lieu, analysés par M. Francis Wey dans un article de la Revue contemporaine (Juillet et Août 1852), dont nous nous sommes appuyé plus d'une fois dans la première partie de cette notice.

Bien qu'il soit assez difficile d'émettre un jugement favorable sur l'une ou l'autre des deux parties, on reste convaincu après lecture que Furetière n'eut pas seulement pour lui l'esprit et la verve, et qu'il eut quelque raison d'exciper de sa bonne foi.

Ce n'est pas sans étonnement que nous voyons, dans le Discours préliminaire de la dernière édition du Dictionnaire de l'Académie françoise, le secrétaire perpétuel reproduire contre l'auteur du Dictionnaire universel cette vieille accusation d'avoir dérobé le travail de ses confrères. Il eût été digne de l'Académie, digne de M. Villemain, de rendre enfin justice au mérite de Furetière et d'accorder à ses torts le bénéfice d'une prescription de près de trois siècles.

Les pamphlets de Furetière, en raison de la supériorité du talent de l'auteur, qui en a fait de véritables modèles en ce genre d'écrits, ont naturellement survécu à ceux de ses adversaires. Néanmoins le recueil en deux tomes imprimé en Hollande, après sa mort (Amsterdam, Henri Desbordes, 1694, in-12), en contient quelque partie, notamment le Dialogue de M. V., de l'Académie françoise et de l'avocat L. M., dont l'académicien Charpentier, le plus vivement attaqué, il est vrai, des ennemis de Furetière, s'est reconnu l'auteur[2]. On y voit Furetière accusé d'avoir prostitué sa sœur pour se mettre en état d'acheter la charge de procureur fiscal de l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés; il y est dit qu'il se déshonora dans ce poste par des prévarications et qu'il s'y fit le protecteur déclaré des filous et des filles publiques; on y raconte comment il abusa de sa charge pour escroquer, par une manœuvre qui, selon le vocabulaire moderne, seroit qualifiée de chantage, le bénéfice d'un jeune abbé; enfin, retournant une plaisanterie de Furetière contre lui-même, l'auteur prétend que le Roman Bourgeois,—ce détestable ouvrage—a été dédié par lui au bourreau, comme au seul patron digne d'une telle œuvre. Ce mensonge, dont l'audace confond le lecteur, s'est néanmoins accrédité pendant deux cents ans près des esprits prévenus.

[2] «J'avois déjà commencé à lui riposter par un dialogue de M. Le Maistre et de M. Despréaux... etc... Nous avions pourtant été autrefois amis, etc.» (Carpenteriana, 1o 488.) Quelques pages plus haut (474), Charpentier parle ainsi de Furetière: «Il me siéroit bien, par exemple, de dire que Furetière n'avoit pas d'esprit, et cela parcequ'il m'a outragé dans plusieurs endroits de ses écrits. Non, bien loin de vouloir donner une pareille idée de Furetière, j'avouerai toujours qu'il est un des meilleurs satyriques que nous ayons, et qu'il ne le cède en rien de ce côté à M. Despréaux.»

Furetière, dans son Dernier placet[3], relève, sans y répondre, toutes ces turpitudes: il se plaint d'un gros volume, joint au dossier, qui a long-temps couru la ville, et dans lequel il est traité, dit-il, de bélitre, maraut, fripon, fourbe, buscon, saltimbanque, infâme, traître, fils de laquais, impie, sacrilége, voleur, subornateur de témoins, faux monnoyeur, banqueroutier frauduleux, faussaire, d'homme sans honneur, plein de turpitudes et de comble d'horreurs, etc.[4] Après cela le grief d'infidélité littéraire n'est plus qu'une légèreté.

[3] Dernier placet et très humbles remontrances à monseigneur le chancelier.

[4] Voy. Dernier placet.

Ces aménités étoient alors d'usage entre savants, et, en rapprochant même les Factums de Furetière des libelles publiés par Saumaise et par Scaliger contre leurs antagonistes, ou ne peut s'empêcher de trouver sa modération égale à la verve de son esprit. Les attaques qu'il dirige contre ses adversaires sont, il est vrai, plus mordantes, mais aussi moins scandaleuses, et à part le seul La Fontaine, qu'il accuse de tirer profit des galanteries de sa femme, il est rare qu'il les poursuive dans le secret de la vie privée. «Je n'ay fait, dit-il, aucun reproche à mes parties qui regardât les mœurs; je ne les accuse pas d'être faussaires, adultères, ny malhonnêtes gens...[5]», quoique (ajoute-t-il) ce ne soit pas faute de matière, ny de preuves.

[5] Dernier placet.

Au surplus, l'incertitude et l'obscurité où sont tombées les imputations des deux parties ne laisse pas de tourner à l'avantage de notre auteur, car, s'il est impossible de prouver aujourd'hui que Furetière ait réellement prostitué sa sœur et acquis par simonie ses bénéfices, il n'est pas besoin de preuves pour reconnoître que Lorau, Charpentier, Leclerc, Barbier d'Aucourt, Regnier Desmarais et consorts, étoient les uns des ignorants, les autres de détestables écrivains.

Les témoignages contemporains, qui seuls pourroient nous éclairer sur la véracité des ennemis de Furetière, ne confirment en rien leurs imputations.

Bussy, dans la lettre imprimée à la suite des Factums, et souvent citée depuis, plaint Furetière d'avoir été poussé à de telles extrémités et de n'avoir pu produire sa défense en justice; il ne fait de réserves qu'en faveur de Benserade, son ami, et de La Fontaine, que Furetière confond dans ses invectives avec leurs collègues de la commission du Dictionnaire.

Dans sa conduite à l'égard de La Fontaine est le secret de l'humeur de Furetière et des haines qu'il souleva.

La Fontaine, de même que Boileau et Racine, étoit pour Furetière un ancien ami. Dans la préface de son Recueil de Fables, publié trois ans après la première édition des Fables de La Fontaine, Furetière avoit rendu justice à son talent de poète et de fabuliste. Plus tard nous voyons La Fontaine tenter, de conserve avec Boileau et Racine, une démarche amicale pour réconcilier Furetière avec ses collègues de l'Académie, démarche que l'extrême irritation du lexicographe rendit inutile.

Malheureusement La Fontaine, et en cela il se sépare de Boileau et de Racine, qui l'un et l'autre protégèrent jusqu'à la fin leur ami, au moins par leur silence, finit, dans la suite de la querelle, par épouser le parti de l'Académie.

Dès lors cet homme, cet ancien ami, ce poète inimitable, dont le style naïf et marotique fait tant d'honneur aux fables des anciens et ajoute de grandes beautés aux originaux[6], n'est plus qu'un misérable écrivain licencieux, auteur de contes infâmes, un Crétin mitigé, tout plein d'ordures et d'impiétés, un fauteur de débauche digne du bourreau; Furetière pousse l'animosité jusqu'à reproduire à la suite de son libelle la sentence de police portant suppression de ses contes, et l'accuse, comme je l'ai déjà dit, de spéculer sur sa propre turpitude, en vivant de la prostitution de sa femme.

[6] Voy. Préface des Fables de Furetière.

Là est évidemment la clé du caractère de Furetière et l'explication de ses infortunes. On devine à ce brusque revirement une de ces natures impétueuses, irascibles, passant d'une extrémité à l'autre, et incapables, au lendemain de l'insulte, d'apercevoir une seule des qualités de l'homme dont elles ne voyoient pas la veille les défauts.

La Fontaine riposta par une assez médiocre épigramme; Benserade écrivit à Bussy pour lui reprocher son trop d'indulgence à l'endroit de ce misérable Furetière.


Dans l'impossibilité de vider la question de moralité entre Furetière et ses accusateurs, que nous reste-t-il à juger, à nous postérité?

D'un côté un ouvrage considérable, un ouvrage gigantesque, et qu'en raison de l'étendue et de la nouveauté du plan on peut appeler original; un livre qui, rajeuni de siècle en siècle par les révisions de grammairiens tels que Huet, Basnage et les Pères de Trévoux, est encore resté aujourd'hui, pour l'homme de lettres, l'autorité décisive et l'encyclopédie grammaticale la plus complète; de l'autre une obscure Batrachomyomachie de tracasseries misérables, de questions personnelles, sans profit pour le public et sans intérêt pour l'histoire. Tels sont, en dernière analyse, les véritables termes de la question; et c'est ainsi que nous aurions voulu la voir présenter dans le discours préliminaire du secrétaire perpétuel de l'Académie françoise.

Et maintenant, comment l'auteur d'un travail aussi important, comment cet homme assez érudit, et en même temps assez intelligent, pour concevoir et conduire à fin, seul, une entreprise de cette taille, le premier répertoire complet du langage françois; ce savant qui à la qualité d'érudit intelligent et laborieux réunissoit à un haut degré la verve originale du romancier, le goût dans la critique, la vivacité d'esprit du pamphlétaire; comment cet homme a-t-il pu descendre dans un aussi complet oubli?

Ne seroit-ce pas qu'il y a une damnation particulière sur la vie du satirique? que ces âmes inflammables, auxquelles la nature donne de si vigoureuses colères contre le vice, de si éloquents ressentiments de l'injustice, portent en elles le châtiment de leur propre délicatesse, et sont destinées à expier dans leurs personnes les vices qu'elles châtient? Que sait-on de la vie de Juvénal, si ce n'est qu'il vécut pauvre et paya de dix ans d'exil le mépris qu'il exprima pour les débordements honteux de Domitien? Machiavel, dont le Traité du Prince peut passer pour un pamphlet contre la corruption des mœurs de son temps, et dont les comédies sont à coup sûr des satires du genre le plus vif, après avoir subi deux fois l'exil et la torture, meurt victime d'une méprise, pour s'être trompé sur la dose du médicament destiné à le soulager. Au commencement de ce siècle, le mordant pamphlétaire de la Restauration, Courier, meurt obscurément d'un coup de fusil tiré par une main invisible.

Furetière eut une fin moins tragique, mais non moins douloureuse. Miné pendant quatre ans par la fièvre et le désespoir que lui causoient les tracasseries de ses adversaires, obligé, il le dit, de se cacher pour défendre son repos et sa liberté menacés, exaspéré jusqu'au point d'être tenté de brûler son livre, l'occupation et l'espoir de toute sa vie, il s'éteignit à l'âge de soixante-huit ans, moins usé sans doute par les années et la maladie que par la fatigue et par l'angoisse.

Un an auparavant, sur le bruit qui avoit couru de sa fin prochaine, Boileau écrivoit à Racine ce peu de mots, où se trouve l'accent d'un intérêt sincère (lettre du 19 mai 1687): «On vient de me dire que Furetière est à l'extrémité, et que par l'avis de son confesseur il a envoyé quérir tous les académiciens offensés dans son factum, et qu'il leur a fait une amende honorable dans toutes les formes, mais qu'il se porte mieux maintenant. J'aurai soin de m'éclaircir de la chose, et je vous en manderai le détail[7].» Ménage, dont les lumières eussent été si utiles à l'Académie, et à qui elle préféra Bergeret, écrivoit dans ses Anas (tome 1er, p. 97): «L'Académie tout entière a été sacrifiée à la passion de quelques uns de son corps. Je ne les nommerai pas, car il y en a qui sont de mes amis. M. de Furetière étoit un sujet à ménager: n'avoit-il pas les rieurs de son côté[8]? et, excepté quelques intéressés de l'Académie, tout le reste lui donnoit les mains. Cependant, et l'Académie, et lui, ont joué à la bascule, comme les enfants, sans pouvoir convenir d'un équilibre qui leur auroit sauvé, à l'un et à l'autre, tant de mauvaises démarches dont le public se divertit.»

[7] Ménagiana, t. 1er.

[8] Le Carpenteriana corrobore sur ce point le témoignage de Ménage: «Je ne crois pas faire grand tort au corps entier de l'Académie en m'attribuant l'épître et la préface de son Dictionnaire, puisque j'en suis l'auteur. Il seroit à souhaiter que chaque académicien eût autant travaillé que moi à cet ouvrage, Furetière n'auroit pas le public de son côté.» (Carp., p. 371.)

Ces deux témoignages, rapprochés de la dernière phrase de la lettre de Bussy[9], et de l'approbation de Bossuet[10], sont la meilleure caution de Furetière et sa véritable oraison funèbre.

[9] «Je diray quand j'en seray persuadé que ce sont deux hommes de mérite (La Fontaine et Benserade) qui ont fait une injustice à un homme d'honneur et d'esprit. Voilà comme je parle toujours, amy de la vérité préférablement à tout le monde, et vous me devez croire aussy quand je vous asseure que je suis sincèrement votre très humble et très obéissant serviteur. Bussy-Rabutin.»

[10] «Bossuet blâma les meneurs de cette affaire... Il daigna informer Furetière que, si la chose dépendoit de lui seul, que s'il étoit chancelier, il lui accorderoit cent priviléges pour un, et il le combla d'éloges sur la beauté de son travail. Cependant, plus tard, quand l'honneur et l'existence même de la compagnie eurent été engagés par l'imprudente vivacité de Furetière, il engagea le chancelier à employer son autorité pour le réduire au silence.» (Francis Wey, Revue contemporaine.)

Lui mort, ses ennemis s'empressèrent de profiter de l'avantage vulgaire acquis au dernier qui parle. Dans le mois même où il mourut (mai 1688), Tallemant l'aîné adressa, sous forme de lettre, au Mercure, une relation où, avec le ton d'une feinte impartialité, il reproduit contre Furetière les charges dont il s'étoit défendu dans ses factums[11]. La lettre de Douja, le libelle de Charpentier, circulèrent de nouveau. Puis, afin qu'il n'y eût plus à y revenir, et de peur apparemment que l'écrivain ne survécût à l'homme déshonoré, la conspiration du silence s'organisa peu à peu autour de sa mémoire. La Chapelle, qui lui succéda à l'Académie, esquiva par une allusion voilée le panégyrique de son prédécesseur.[12] L'abbé d'Olivet, dans le complément qu'il a donné à la galerie des portraits académiques de Pélisson, étend sur le cadre destiné à Furetière le crêpe noir des Doges décapités. Titon du Tillet, qui, dans son Parnasse françois, a consacré de si pompeuses notices à tant d'écrivains médiocres, se borne à quelques lignes et se met à l'abri derrière les on dit, sans oser remonter aux sources.

[11] Louis XIV refusa de consentir à ce que Furetière fût remplacé de son vivant. Tallemant l'aîné, dans son article du Mercure, cherche à expliquer ce refus par un malentendu.

[12] On essaya même de se dispenser envers lui des formalités usitées depuis la création de l'Académie pour les funérailles de ses membres. Il fallut l'autorité de la parole de Boileau pour rappeler les ennemis de Furetière à la décence et à la charité. Voici comment le fait est rapporté dans le Bolæana (p.68):

«A la mort de Furetière, il fut délibéré dans l'Académie si l'on feroit un service au défunt, selon l'usage pratiqué dès son établissement. M. Despréaux y alla exprès avec M. Racine le jour que la chose devoit être décidée; mais, voyant que le gros de l'Académie prenoit parti pour la négative, lui seul osa parler ainsi à cette compagnie:

«Messieurs, il y a trois choses à considérer ici: Dieu, le public et l'Académie. A l'égard de Dieu, il vous saura sans doute très bon gré de lui sacrifier votre ressentiment et de lui offrir des prières pour un mort qui en auroit besoin plus qu'un autre, quand il ne seroit coupable que de l'animosité qu'il a montrée contre vous. Devant le public, il vous sera très glorieux de ne pas poursuivre votre ennemi par delà le tombeau. Et pour ce qui regarde l'Académie, sa modération sera très estimable quand elle répondra à des injures par des prières, et qu'elle n'enviera pas à un chrétien les ressources qu'offre l'église pour apaiser la colère divine. D'autant mieux qu'outre l'obligation indispensable de prier Dieu pour vos ennemis, vous vous êtes fait une loi particulière de prier pour vos confrères.»

Nous avons vu déjà comment, jusqu'à nos jours, l'Académie a persisté à ne voir dans l'auteur du Dictionnaire universel qu'un misérable voleur: tant est vivace et profonde la haine des corps constitués! L'Académie n'a jamais pardonné à Furetière d'avoir prouvé que, pour exécuter un monument de critique et de vaste érudition, un seul cerveau bien organisé valoit mieux qu'une réunion d'esprits inégaux de savoir et d'aptitude.[13]

[13] Regnier-Desmarets, qui tint la plume pour l'Académie pendant tout le temps de la querelle, prétend, au contraire, que les décisions d'un particulier sur la langue ne peuvent jamais être si sûres ni d'une si grande autorité que celles d'une compagnie instituée pour la perfectionner.


Ces considérations étoient nécessaires pour expliquer comment l'oubli injuste où Furetière est tombé peut n'être pas un argument contre sa valeur comme écrivain, et même comme romancier.

Je me suis souvent étonné, en constatant le chiffre d'éditions atteint par le Roman comique de Scarron, de n'en trouver que trois du Roman bourgeois. Non pas qu'il soit jamais entré dans ma pensée d'établir un parallèle entre les deux livres. Le roman de Scarron, chef-d'œuvre de verve imaginative, d'invention et de fantaisie, appartient excellemment à l'ordre des récits d'intrigues et d'aventures; c'est un roman romanesque, admirable assurément. Le roman de Furetière, peinture aussi exacte que vive des habitudes et des travers de toute une classe de la société, est un tableau; c'est le premier roman d'observation qu'ait produit la littérature françoise.

Les deux auteurs se rencontrent néanmoins dans une intention commune de réaction contre le romanesque guindé et emphatique des Scudéry, des Gomberville et des La Calprenède. Tout le monde connoît, sans que j'aie besoin de la rapporter, la phrase en forme de charade par laquelle débute le Roman comique.

«—Je chante, dit l'auteur du Roman bourgeois, les amours et les advantures de plusieurs bourgeois de Paris, de l'un et de l'autre sexe.—Et, ce qui est de plus merveilleux, c'est que je les chante, et si je ne sçay pas la musique.» L'identité des deux intentions est frappante. Là, au surplus, s'arrête la similitude; on ne la ressaisit plus à travers le livre de Furetière que dans certaines boutades à intention comique ou burlesque, comme par exemple la scène ou Nicodème, voulant se jeter aux genoux de sa maîtresse, met en pièces le ménage de Mme Vollichon; ou celle encore des laquais vengeant leur maître, éclaboussé, par des coups de fouet et de pierres lancés au dos des maquignons.

Peindre, telle est l'intention fondamentale du roman de Furetière, et peindre en caricature.

Pour bien entrer dans le sens intime de sa satire, il est nécessaire de considérer l'époque de révolution sociale où il écrivoit.

La pacification du royaume, fatale aux princes, qu'elle avoit fait descendre des rôles de chefs de parti et de souverains aux charges d'intendants de provinces et de commandants militaires, avoit aidé à la marche ascendante de la bourgeoisie. Débarrassée de la domination des partisans, elle s'avançoit par toutes les avenues, par la magistrature, par les finances, les affaires, les lettres, etc., et se poussoit à la cour, favorisée par le despotisme ombrageux de Louis XIV, que tenoient en alarme les souvenirs de la Fronde et de la faction des Importants. On sait quelle indignation éprouvoit Saint-Simon à voir tomber aux mains des Pontchartrain, des Le Tellier, des La Vrillière, les ministères et les charges d'état, jusque là dévolus aux ducs. Dans ce conflit de deux classes, l'une envahissante, l'autre mise en état de défense par la menace d'une décadende prochaine; de la bourgeoisie, ou, si l'on veut, de la ville et de la cour, les préférences des gens de lettres étoient pour la noblesse, à laquelle les rattachoient d'abord leur intérêt, leurs pensions, les fonctions de secrétaires, de précepteurs et de bibliothécaires, enfin l'attrait, si puissant pour des esprits délicats, de la bonne compagnie, seule capable de les comprendre et de flatter leur vanité. Qu'étoit, en effet, le bourgeois pour les gens de lettres d'alors? Le créancier, le procureur qui poursuit en son nom, le voisin incommode, parfois le confrère envieux, souvent même le parent importun; mais surtout c'étoit l'homme illettré, le rustre, le rustique, méprisant les travaux de l'esprit, dont il n'est apte à saisir ni la valeur, ni le charme; l'homme qui n'achète pas les livres, et borne le catalogue de ses lectures aux ouvrages surannés:

Les Quatrains de Pibrac et les doctes Tablettes
Du conseiller Mathieu.

Parmi toutes les caricatures qui se meuvent dans le roman de Furetière, procureurs, pédants, avocats, plaideurs, joueurs, etc., un seul homme a vraiment le beau rôle, l'homme de cour, le marquis, un Clitandre de Molière.

Cette rencontre avec le poète comique n'est pas fortuite. Il est aisé de voir qu'elle n'est que l'effet d'une communauté d'idées facile à constater. Quels sont les personnages le plus ordinairement drapés dans le théâtre de Molière?—Le faux noble, le bourgeois enrichi (Jourdain), le manant ambitieux (Georges Dandin), le hobereau de province qui ne va point à Versailles (Pourceaugnac, la marquise d'Escarbagnas). Trissotin n'est pas plus ridicule comme cuistre qu'ennemi des courtisans; c'est un bourgeois goguenard; lui et son acolyte Vadius sont des pédants en us, c'est-à-dire des auteurs écrivant pour leurs pareils, et point pour la cour. Si Gorgibus et le bonhomme Chrysale se produisent parfois avec avantage comme personnifications du bon sens, on ne peut nier, tant la bourgeoisie est ravalée en leurs personnes, que de pareils modèles ne soient une ironie de plus.

L'identité d'inspiration se retrouve jusque dans le choix des personnages de la charmante nouvelle allégorique que Furetière a, suivant le goût du temps, intercalée dans la seconde partie de son roman. L'Amour, descendu sur la terre pour fuir une correction maternelle, s'attache successivement à différents types, destinés, dans la pensée de l'auteur, à attester la dépravation des sentiments et l'avilissement des cœurs de son siècle: une pédante, Polymathie-Armande; une prude, Archelaïde-Arsinoë; une coquette, Polyphile-Célimène; Landore, une sotte; Polione, une courtisane, etc., etc. Quant à l'allusion reconnue aux amours de Fouquet, ce n'est rien qu'un épisode pour ainsi dire hors d'œuvre que Furetière a joint à son récit afin d'amorcer la curiosité par le scandale. C'est ce sentiment de haine pour le bourgeois, pour le pédant, qui apparente Furetière aux écrivains les plus marquants de cette période de 1650 à 1680, qu'on est convenu d'appeler le siècle de Louis XIV. Cette conformité de tendance, dont on a eu soin de relever dans les notes toutes les preuves, justifie la liaison de Furetière avec Boileau et Racine, liaison attestée d'ailleurs par leur correspondance, par les mémoires de Racine le fils et par les anecdotes de Ménage; elle assigne une date au livre et lui donne l'importance d'un document historique. On voit alors la littérature sous toutes ses formes attaquer la bourgeoisie, devenue puissance, et continuer ainsi le rôle d'opposition que la poésie populaire avoit rempli pendant tout le moyen âge contre la puissance dominante à cette époque, la puissance sacerdotale.

Jamais la bourgeoisie, ses mœurs et ses habitudes, n'avoient été jusque alors l'objet d'une analyse aussi studieuse, aussi détaillée, que celle que leur consacre Furetière dans son roman. La maison du procureur, son intérieur, son mobilier, son jargon, ses plaisirs, le caquet de sa femme, et jusqu'au menu de ses repas et de ses festins, y sont pour la première fois décrits avec la fidélité et la minutie d'un procès-verbal; les personnages s'y montrent non pas tels qu'il a plu au romancier de les faire, mais tels qu'ils ont dû être rigoureusement par rapport à leur époque et à leur fonction, et l'on sent parfaitement, à la façon dont ils se conduisent, que l'auteur se préoccupe bien moins de leur faire jouer un rôle que d'accuser scrupuleusement jusqu'aux moindres circonstances de leurs habitudes et jusqu'aux moindres détails de leur physionomie.

Cette fidélité rigoureuse de peinture a accrédité le préjugé que tout le mérite du roman de Furetière consistoit dans une suite de caricatures et d'allusions personnelles intéressantes pour les seuls contemporains. Certains critiques l'ont représenté comme une longue allégorie dont la clef seroit perdue pour nous. Nous pouvons affirmer que ces critiques ne l'avoient pas lu. Non, quand même nous ne saurions pas que Vollichon est le procureur Rollet, que Charroselles est Charles Sorel, et la plaideuse Collantine Mme de Cressé, le roman de Furetière n'en seroit pas pour cela dépourvu de charme et d'intérêt; il y resteroit, indépendamment du mérite aléatoire de sa caricature, l'observation des mœurs intimes d'une époque importante et curieuse comme toute époque de transition; il resteroit la lutte du vieil esprit frondeur, égoïste et sournois des corporations, avec les mœurs d'une société plus polie et plus cordiale; il resteroit la fusion de l'élément bourgeois et de la noblesse, s'effectuant par l'ambition de l'une et par la corruption de l'autre; il resteroit enfin de précieux enseignements pour l'histoire judiciaire et pour l'histoire littéraire, au moment où, en raison de révolutions inattendues, le métier d'hommes de lettres, le métier d'avocat, alloient monter au premier rang des fonctions sociales.

Furetière, d'ailleurs, ne s'est pas toujours borné, ainsi qu'on a voulu le faire croire, à critiquer les vices et les ridicules particuliers à son temps: le Tarif des partis sortables en mariage, l'Inventaire de Mytophilacte et la Somme dédicatoire, où se trouve formulée l'idée de l'association des gens de lettres telle que nous l'avons aujourd'hui, sont de la satire générale et éternelle.

Ainsi que plusieurs autres romans de la même époque, entre autres le Roman comique, le Roman bourgeois ne finit point, ou, du moins, il n'est pas complet. Les trois épisodes dont il se compose se relient, il est vrai, entre eux, par l'intervention des mêmes personnages, à peu près comme se relient les différents épisodes de la Comédie humaine. Néanmoins, bien qu'à la fin de chaque partie l'auteur ait soin de nous en montrer les acteurs pourvus, ceux-ci par un mariage, ceux-là par la fuite, on sent, à la brusquerie avec laquelle est terminé le dernier chapitre, que le plan n'est pas exactement rempli et que le livre manque de conclusion.

Peut-être Furetière avoit-il l'intention de compléter quelque jour son œuvre, et, après nous avoir montré la bourgeoisie plaideuse, la bourgeoisie pédante, la bourgeoisie vivant d'aventures, de nous faire voir la bourgeoisie marchande, usurière, etc. Les malheurs qui l'ont assailli dans ses dernières années ne l'excusent que trop de s'être manqué de parole à lui-même.

Tel qu'il est, toutefois, le Roman bourgeois ne laissera pas d'être pour l'historien, pour le philologue et pour l'homme du monde, une lecture pleine de profit et d'agrément.

L'édition que nous en donnons, collationnée avec soin sur celle imprimée du vivant de l'auteur (Paris, Barbin et Billaine, 1666), n'offrira, nous l'espérons, grâce aux notes dont elle est accompagnée, d'obscurité pour aucune classe de lecteurs.

Nous nous féliciterons, quel qu'en soit le succès, d'avoir remis en lumière un des livres les plus curieux, et les plus estimables, comme aussi des plus injustement oubliés, de la littérature françoise.

Charles ASSELINEAU.


UN MOT SUR L'ORTHOGRAPHE DE CETTE ÉDITION.

Les philologues qui publient d'anciens ouvrages suivent ordinairement, quant à l'orthographe, l'un des deux systèmes que voici: ou ils adoptent invariablement l'orthographe de Voltaire, et font rimer les lois avec les Français, ou ils reproduisent scrupuleusement l'orthographe de l'original, avec toutes ses irrégularités, avec ces bizarreries qui rendent souvent la lecture pénible et rebutante. Ils commenceraient ainsi le Roman bourgeois: Ie chante les amours et les aduantures de plusieurs bourgeois de Paris de l'un et l'autre sexe. Nous n'avons pu nous résoudre à suivre, pour les publications d'anciens livres que nous offrons au public, ni l'un ni l'autre de ces systèmes. Nous imprimons les François, comme on imprimait autrefois; mais nous imprimons je et un, comme on a toujours prononcé. A part cette substitution du j à l'i, du v à l'u: et vice versa, nous reproduisons exactement l'orthographe des ouvrages antérieurs au XVIIe siècle, parceque ces ouvrages, pleines de tournures et d'expressions vieillies, perdraient beaucoup de leur charme à être habillés à la moderne. Quant aux ouvrages du XVIIe siècle, qui ne contiennent guère que des mots encore familiers à tout le monde, nous imprimons à peu près selon les règles de l'Académie. Il est d'ailleurs à remarquer que l'orthographe, ordinairement assez régulière et parfois très savante au XVIe siècle, était devenue, au XVIIe, extrêmement arbitraire, incohérente, irrégulière, si bien que le même mot s'imprimait, dans la même page, de trois ou quatre manières différentes.

Pour le Roman bourgeois, écrit dans la seconde moitié du XVIIe siècle, nous comptions suivre une orthographe régulière. Les deux jeunes érudits qui ont bien voulu se charger de la direction littéraire nous ont fait observer que Furetière, comme lexicographe éminent, méritait une exception, et devait être reproduit littéralement. L'observation était juste, et nous avons cédé. C'était d'ailleurs un moyen de poser nettement la question devant le public. En attendant sa décision, nous suivrons, pour nos autres publications, notre méthode ordinaire.

P. Jannet.


ADVERTISSEMENT DU LIBRAIRE AU LECTEUR.

Amy lecteur, quoyque tu n'acheptes et ne lises ce livre que pour ton plaisir, si neantmoins tu n'y trouvois autre chose, tu devrois avoir regret à ton temps et à ton argent. Aussi je te puis asseurer qu'il n'a pas esté fait seulement pour divertir, mais que son premier dessein a esté d'instruire. Comme il y a des médecins qui purgent avec des potions agréables, il y a aussi des livres plaisans qui donnent des advertissemens fort utiles. On sçait combien la morale dogmatique est infructueuse; on a beau prescher les bonnes maximes, on les suit encore avec plus de peine qu'on ne les écoute. Mais quand nous voyons le vice tourné en ridicule, nous nous en corrigeons, de peur d'estre les objets de la risée publique. Ce qu'on pourroit trouver à redire au present que je te fais, c'est qu'il n'y est parlé que de bagatelles, et qu'il n'instruit que de choses peu importantes. Mais il faut considerer qu'il n'y a que trop de predicateurs qui exhortent aux grandes vertus et qui crient contre les grands vices, et il y en a tres-peu qui reprennent les défauts ordinaires, qui sont d'autant plus dangereux qu'ils sont plus frequens: car on y tombe par habitude, et personne presque ne s'en donne de garde. Ne voit-on pas tous les jours une infinité d'esprits bourus, d'importuns, d'avares, de chicaneurs, de fanfarons, de coquets et de coquettes? Cependant y a-il quelqu'un qui les oze advertir de leurs defauts et de leurs sottises, si ce n'est la comédie ou la satyre? Celles-cy, laissant aux docteurs et aux magistrats le soin de combattre les crimes, s'arrestent à corriger les indecences et les ridiculitez, s'il est permis d'user de ce mot. Elles ne sont pas moins necessaires, et sont souvent plus utiles que tous les discours sérieux. Et, comme il y a plusieurs personnes qui se passent de professeurs de philosophie, qui n'ont pu se passer de maistres d'escoles, de mesme on a plus de besoin de censeurs des petites fautes, où tout le monde est sujet, que des grandes, où ne tombent que les scelerats. Le plaisir que nous prenons à railler les autres est ce qui fait avaller doucement cette medecine qui nous est si salutaire. Il faut pour cela que la nature des histoires et les caracteres des personnes soient tellement appliqués à nos mœurs, que nous croyions y reconnoistre les gens que nous voyons tous les jours. Et comme un excellent portrait nous demande de l'admiration, quoy que nous n'en ayons point pour la personne dépeinte, de même on peut dire que des histoires fabuleuses bien décrites et sous des noms empruntez, font plus d'impression sur notre esprit que les vrais noms et les vrayes adventures ne sçauroient faire. C'est ainsi que celui qui contrefait le bossu devant un autre bossu luy fait bien mieux sentir son fardeau que la veuë d'un autre homme qui auroit une pareille incommodité. C'est ainsi que l'histoire fabuleuse de Lucrece, que tu verras dans ce livre, a guery, à ce qu'on m'a asseuré, une fille fort considerable de la ville de l'amour qu'elle avoit pour un marquis, dont la conclusion, selon toutes les apparences, eust esté semblable. Voilà comment, Lecteur, je te donne des drogues éprouvées. Toute la grace que je te demande, c'est qu'après t'avoir bien adverty qu'il n'y a rien que de fabuleux dans ce livre, tu n'ailles point rechercher vainement quelle est la personne dont tu croiras reconnoistre le portrait ou l'histoire, pour l'appliquer à monsieur un tel ou à mademoiselle une telle, sous prétexte que tu y trouveras un nom approchant ou quelque caractère semblable. Je sçais bien que le premier soin que tu auras en lisant ce roman, ce sera d'en chercher la clef; mais elle ne te servira de rien, car la serrure est mêlée. Si tu crois voir le portrait de l'un, tu trouveras les adventures de l'autre: il n'y a point de peintre qui, en faisant un tableau avec le seul secours de son imagination, n'y fasse des visages qui auront de l'air de quelqu'un que nous connaissons, quoy qu'il n'ait eu dessein que de peindre des heros fabuleux. Ainsi, quand tu appercevrois dans ces personnages dépeints quelques caracteres de quelqu'un de ta connoissance, ne fay point un jugement temeraire pour dire que ce soit luy; prends plustost garde que, comme il y a icy les portraits de plusieurs sortes de sots, tu n'y rencontres le tien: car il n'y a presque personne qui ait le privilege d'en estre exempt, et qui n'y puisse remarquer quelque trait de son visage, moralement parlant. Tu diras peut-estre que je ne parle point en libraire, mais en autheur; aussi la verité est-elle que tout ce que je t'ay dit a esté tiré d'une longue preface que l'autheur mesme avoit mise au devant du livre. Mais le mal-heur a voulu qu'ayant esté fait il y a long-temps par un homme qui s'est diverty à le composer en sa plus grande jeunesse, il luy est arrivé tous les accidens à quoy les premiers fueillets d'une vieille coppie sont sujets. Et, comme maintenant ses occupations sont plus sérieuses, cet ouvrage n'auroit jamais veu le jour si l'infidelité de quelques-uns à qui il l'avoit confié ne l'avoit fait tomber entre mes mains: C'est pourquoy je ne t'ay pû donner la preface entière; j'en ay tiré ce que j'ay pû, aussi bien que de plusieurs autres endroits du livre, que j'ay fait accommoder à ma maniere. J'en ay fait oster ce que j'y ai trouvé de trop vieux, j'y ay fait adjoûter quelque chose de nouveau pour le mettre à la mode. Si tu y trouves du goust, je feray r'ajuster de mesme la suite, dont je te feray un pareil present, si tu as agreable de le bien payer.


LE ROMAN BOURGEOIS

OUVRAGE COMIQUE

LIVRE PREMIER

Je chante les amours et les advantures de plusieurs bourgeois de Paris, de l'un et de l'autre sexe; et ce qui est de plus merveilleux, c'est que je les chante, et si je ne sçay pas la musique. Mais puisqu'un roman n'est rien qu'une poésie en prose, je croirois mal débuter si je ne suivois l'exemple de mes maistres, et si je faisois un autre exorde: car, depuis que feu Virgile a chanté Ænée et ses armes, et que le Tasse, de poëtique memoire, a distingué son ouvrage par chants, leurs successeurs, qui n'estoient pas meilleurs musiciens que moy, ont tous repeté la mesme chanson, et ont commencé d'entonner sur la mesme notte. Cependant je ne pousseray pas bien loin mon imitation; car je ne feray point d'abord une invocation des muses, comme font tous les poëtes au commencement de leurs ouvrages, ce qu'ils tiennent si necessaire, qu'ils n'osent entreprendre le moindre poëme sans leur faire une priere, qui n'est gueres souvent exaucée. Je ne veux point faire aussi de fictions poëtiques, ny écorcher l'anguille par la queue, c'est à dire commencer mon histoire par la fin, comme font tous ces messieurs, qui croyent avoir bien r'affiné pour trouver le merveilleux et le surprenant quand ils font de cette sorte le recit de quelque avanture. C'est ce qui leur fait faire le plus souvent un long galimathias, qui dure jusqu'à ce que quelque charitable escuyer ou confidente viennent éclaircir le lecteur des choses precedentes qu'il faut qu'il sçache, ou qu'il suppose, pour l'intelligence de l'histoire.

Au lieu de vous tromper par ces vaines subtilitez, je vous raconteray sincerement et avec fidelité plusieurs historiettes ou galanteries arrivées entre des personnes qui ne seront ny heros ny heroïnes, qui ne dresseront point d'armées, ny ne renverseront point de royaumes, mais qui seront de ces bonnes gens de mediocre condition, qui vont tout doucement leur grand chemin, dont les uns seront beaux et les autres laids, les uns sages et les autres sots; et ceux-cy ont bien la mine de composer le plus grand nombre. Cela n'empeschera pas que quelques gens de la plus haute vollée ne s'y puissent reconnoître, et ne profitent de l'exemple de plusieurs ridicules dont ils pensent estre fort éloignez. Pour éviter encore davantage le chemin battu des autres, je veux que la scène de mon roman soit mobile, c'est à dire tantost en un quartier et tantost en un autre de la ville; et je commenceray par celuy qui est le plus bourgeois, qu'on appelle communément la place Maubert.

Un autre autheur moins sincère, et qui voudroit paroistre éloquent, ne manqueroit jamais de faire icy une description magnifique de cette place. Il commenceroit son éloge par l'origine de son nom; il diroit qu'elle a esté annoblie par ce fameux docteur Albert le Grand, qui y tenoit son écolle, et qu'elle fut appelée autrefois la place de Me Albert, et, par succession de temps, la place Maubert. Que si, par occasion, il écrivoit la vie et les ouvrages de son illustre parrain, il ne seroit pas le premier qui auroit fait une digression aussi peu à propos. Après cela il la bâtiroit superbement selon la dépense qu'y voudroit faire son imagination. Le dessein de la place Royalle ne le contenterait pas; il faudroit du moins qu'elle fût aussi belle que celle où se faisoient les carrousels, dans la galente et romanesque ville de Grenade. N'ayez pas peur qu'il allast vous dire (comme il est vray) que c'est une place triangulaire, entourée de maisons fort communes pour loger de la bourgeoisie; il se pendroit plûtost qu'il ne la fist quarrée, qu'il ne changeast toutes les boutiques en porches et galleries, tous les aulvens en balcons, et toutes les chaines de pierre de taille en beaux pilastres. Mais quand il viendroit à décrire l'église des Carmes, ce seroit lors que l'architecture joüerait son jeu, et auroit peut-estre beaucoup à souffrir. Il vous feroit voir un temple aussi beau que celuy de Diane d'Ephese; il le feroit soûtenir par cent colomnes corinthiennes; il rempliroit les niches de statues faites de la main de Phidias ou de Praxitelle; il raconterait les histoires figurées dans les bas reliefs; il feroit l'autel de jaspe et de porphire; et, s'il luy en prenoit fantaisie, tout l'édifice: car, dans le pays des romans, les pierres precieuses ne coûtent pas plus que la brique et que le moilon. Encore il ne manqueroit pas de barboüiller cette description de metopes, trigliphes; volutes, stilobates, et autres termes inconnus qu'il auroit trouvez dans les tables de Vitruve ou de Vignoles; pour faire accroire à beaucoup de gens qu'il seroit fort expert en architecture. C'est aussi ce qui rend les autheurs si friands de telles descriptions, qu'ils ne laissent passer aucune occasion d'en faire; et ils les tirent tellement par les cheveux, que, mesme pour loger un corsaire qui est vagabond et qui porte tout son bien avec soy, ils luy bâtissent un palais plus beau que le Louvre, ny que le Serrail.

Grace à ma naïveté, je suis déchargé de toutes ces peines, et quoy que toutes ces belles choses se fassent pour la decoration du theatre à fort peu de frais, j'aime mieux faire jouer cette piece sans pompe et sans appareil, comme ces comedies qui se jouent chez le bourgeois avec un simple paravent. De sorte que je ne veux pas mesme vous dire comme est faite cette église, quoy qu'assez celebre: car ceux qui ne l'ont point veue la peuvent aller voir, si bon leur semble, ou la bâtir dans leur imagination comme il leur plaira. Je diray seulement que c'est le centre de toute la galanterie bourgeoise du quartier, et qu'elle est tres-frequentée, à cause que la licence de causer y est assez grande. C'est là que, sur le midy, arrive une caravane de demoiselles à fleur de corde[14], dont les meres, il y a dix ans, portoient le chapperon, qui estoit la vraye marque et le caractere de bourgeoisie, mais qu'elles ont tellement rogné petit à petit, qu'il s'est evanoüy tout à fait. Il n'est pas besoin de dire qu'il y venoit aussi des muguets et des galans, car la consequence en est assez naturelle: chacune avoit sa suite plus ou moins nombreuse, selon que sa beauté ou son bonheur les y attiroit.

[14] Terme de jeu de paume: «On dit qu'une balle a passé à fleur de corde, ou qu'elle a frisé la corde, pour dire que peu s'en est fallu qu'elle n'ait été dehors.» (Dictionn. de Furetière.)

Cette assemblée fut bien plus grande que de coustume un jour d'une grande feste qu'on y solemnisoit. Outre qu'on s'y empressoit par devotion, les amoureux de la symphonie y estoient aussi attirez par un concert de vingt-quatre violons de la grande bande; d'autres y couroient pour entendre un predicateur poly[15]. C'estoit un jeune abbé sans abbaye, c'est à dire un tonsuré de bonne famille, où l'un des enfans est tousjours abbé de son nom. Il avoit un surpelis ou rochet bordé de dentele, bien plicé et bien empesé; il avoit la barbe bien retroussée, ses cheveux estoient fort frisez, afin qu'ils parussent plus courts, et il affectoit de parler un peu gras, pour avoir le langage plus mignard. Il vouloit qu'on jugeast de l'excellence de son sermon par les chaises, qui y estoient louées deux sous marqués. Aussi avoit-il fait tout son possible pour mandier des auditeurs, et particulièrement des gens à carosse. Il avoit envoyé chez tous ses amis les prier d'y assister, ayant fait pour cela des billets semblables à ceux d'un enterrement, hormis qu'ils n'estoient pas imprimez.

[15] C'est certainement de l'abbé Cotin ou de l'abbé Cassaigne qu'il est question. On sait, en effet, que Furetière partageoit la belle haine de Boileau contre ces prédicateurs à la mode; il paroît même, par une note de Brossette sur le vers 60 de la 3e satire, que c'est lui qui les avoit recommandés au satirique: «Ce fut l'abbé Furetière qui indiqua à notre auteur les deux mauvais prédicateurs qui sont ici nommés, l'abbé Cassaigne et l'abbé Cotin, tous deux de l'Académie françoise.»

Une belle fille qui devoit y quêter ce jour-là[16] y avoit encore attiré force monde, et tous les polis qui vouloient avoir quelque part en ses bonnes grâces y estoient accourus exprès pour luy donner quelque grosse pièce dans sa tasse: car c'estoit une pierre de touche pour connoistre la beauté d'une fille ou l'amour d'un homme que cette queste. Celuy qui donnoit la plus grosse piéce estoit estimé le plus amoureux, et la demoiselle qui avoit fait la plus grosse somme estoit estimée la plus belle. De sorte que, comme autrefois, pour soutenir la beauté d'une maîtresse, la preuve cavallière estoit de se présenter la lance à la main en un tournoy contre tous venans, de même la preuve bourgeoise estoit en ces derniers temps de faire presenter sa maîtresse la tasse à la main en une queste, contre tous les galans.

[16] La quête aux grands jours, dans une belle église, en brillante toilette, étoit une mode bourgeoise que Furetière ne devoit pas oublier. Il ne fait qu'en indiquer le ridicule, d'autres en ont relevé l'inconvenance; ainsi le P. Sanlecque, en deux vers célèbres de sa satire contre une mère coquette, etc., et l'auteur anonyme d'une satire contre l'Indécence des questeuses, que nous trouvons dans un petit volume assez rare, Poésies chrestiennes, etc., par le sieur D... Paris, 1710, in-8.

Certainement la questeuse estoit belle, et si elle eust esté née hors la bourgeoisie, je veux dire si elle eust esté élevée parmi le beau monde, elle pouvoit donner beaucoup d'amour à un honneste homme. N'attendez pas pourtant que je vous la décrive icy, comme on a coustume de faire en ces occasions; car, quand je vous aurois dit qu'elle estoit de la riche taille, qu'elle avoit les yeux bleus et bien fendus, les cheveux blonds et bien frisez, et plusieurs autres particularitez de sa personne, vous ne la reconnoistriez pas pour cela, et ce ne seroit pas à dire qu'elle fût entierement belle; car elle pourroit avoir des taches de rousseurs, ou des marques de petite vérole. Témoin plusieurs héros et héroïnes, qui sont beaux et blancs en papier et sous le masque de roman, qui sont bien laids et bien basanez en chair et en os et à découvert. J'aurois bien plutost fait de vous la faire peindre au devant du livre, si le libraire en vouloit faire la dépense. Cela seroit bien aussi nécessaire que tant de figures, tant de combats, de temples et de navires, qui ne servent de rien qu'à faire acheter plus cher les livres[17]. Ce n'est pas que je veuille blasmer les images, car on diroit que je voudrois reprendre les plus beaux endroits de nos ouvrages modernes.

[17] Cela est un trait contre La Serre, qui avoit la manie des illustrations pour ses livres: «Il tenoit pour maxime, dit Tallement (édit, in-8., t. 5, p. 24), qu'il ne falloit qu'un beau titre et une belle taille douce; aussi madame Margonne l'appeloit-elle le tailleur des muses, parcequ'il les habilloit assez bien.»

Je reviens à ma belle questeuse, et pour l'amour d'elle je veux passer sous silence (du moins jusqu'à une autre fois) toutes les autres avantures qui arriverent cette journée-là dans cette grande assemblée de gens enroollez sous les étendars de la galanterie. Cette fille estoit pour lors dans son lustre, s'estant parée de tout son possible, et ayant esté coiffée par une demoiselle suivante du voisinage, qui avoit appris immediatement de la Prime. Elle ne s'estoit pas contentée d'emprunter des diamants, elle avoit aussi un laquais d'emprunt qui lui portoit la queue, afin de paroistre davantage. Or, quoy que cela ne fût pas de sa condition, neantmoins elle fut bien aise de ménager cette occasion de contenter sa vanité; car on ne doit point trouver à redire à tout ce qui se fait pour le service et l'avantage de l'Eglise. Quant à son meneur, c'estoit le maistre clerc du logis, qu'elle avoit pris par nécessité autant que par ostentation; car le moyen sans cela de traverser l'Eglise sur des chaises, sur lesquelles on entendoit le sermon, à moins que d'avoir une asseurance de danceur de corde? Avec ces avantages, elle fit fort bien le profit de la sacristie; mais avant que je la quitte, je suis encore obligé de vous dire qu'elle estoit fort jeune, car cela est necessaire à l'Histoire, comme aussi que son esprit avoit alors beaucoup d'innocence, d'ingenuité ou de sottise. Je n'ose dire asseurément laquelle elle avoit de ces trois belles qualitez; vous en jugerez vous-mesme par la suite.

A cette solemnité se trouva un homme amphibie, qui estoit le matin advocat et le soir courtisan; il portoit le matin la robe au Palais pour plaider ou pour écouter, et le soir il portoit les grands canons, et les galands d'or, pour aller cajoler les dames. C'estoit un de ces jeunes bourgeois qui, malgré leur naissance et leur éducation, veulent passer pour des gens du bel air, et qui croyent, quand ils sont vestus à la mode et qu'ils méprisent ou raillent leur parenté, qu'ils ont acquis un grand degré d'élevation au dessus de leurs semblables. Cettuy-cy n'estoit pas reconnoissable quand il avoit changé d'habit. Ses cheveux, assez courts, qu'on luy voyoit le matin au Palais, estoient couverts le soir d'une belle perruque blonde, tres-frequemment visitée par un peigne qu'il avoit plus souvent à la main que dans sa poche. Son chapeau avoit pour elle un si grand respect, qu'il n'osoit presque jamais luy toucher. Son collet de manteau estoit bien poudré, sa garniture fort enflée, son linge orné de dentelle; et ce qui le paroit le plus estoit que, par bon-heur, il avoit un porreau au bas de la joue, qui luy donnoit un honneste prétexte d'y mettre une mouche. Enfin il estoit ajusté de manière qu'un provincial n'auroit jamais manqué de le prendre pour modelle pour se bien mettre. Mais j'ay eu tort de dire qu'il n'estoit pas reconnoissable: sa mine, son geste, sa contenance et son entretien le faisoient assez connoistre, car il est bien plus difficile d'en changer que de vestement, et toutes ses grimaces et affectations faisoient voir qu'il n'imitoit les gens de la cour qu'en ce qu'ils avoient de deffectueux et de ridicule. C'est ce qu'on peut dire, en passant, qui arrive à tous les imitateurs, en quelque genre que ce soit.

Cet homme donc n'eut pas si-tost jetté les yeux sur Javotte (tel estoit le nom de la demoiselle charitable qui questoit) qu'il en devint fort passionné, chose pour lui fort peu extraordinaire, car c'estoit, à vray dire, un amoureux universel. Neantmoins, pour cette fois, l'Amour banda son arc plus fort, ou le tira de plus près, de sorte que la flèche enfonça plus avant dans son cœur qu'elle n'avoit accoustumé. Je ne vous sçaurois dire précisément quelle fut l'émotion que son cœur sentit à l'approche de cette belle (car personne pour lors ne luy tasta le poux), mais je sçay bien que ce fut ce jour-là précisément qu'il fit un vœu solemnel de luy rendre service. Bien-tost après, une heureuse occasion s'en présenta tout à propos. Elle vint quester à un jeune homme qui estoit auprès de luy. C'estoit un autre petit clerc du logis, très malicieux, qui estoit en colère contre elle parce qu'elle avoit retiré les clefs de la cave des mains d'une servante qui luy donnoit du vin. Comme il vid qu'elle faisoit vanité de faire voir que sa tasse estoit pleine d'or et de grosses pieces blanches, il tira de sa poche une poignée de deniers; il en arrosa sa tasse pour luy faire dépit, et couvrit toutes les pieces qu'elle estalloit en parade. La questeuse en rougit de honte, et du doigt écarta le plus qu'elle pût cette menue monnoye, qui, malgré toute son adresse, ne parût encore que trop. Ce fut alors que Nicodème (ainsi s'appeloit le nouveau blessé), lui presentant une pistolle, feignit de luy en demander la monnoye; mais il ne fit que retirer de la tasse les deniers, et il luy donna le reste en pur don.

Cette nouvelle sorte de galenterie fut remarquée par Javotte, qui en son ame en eust de la joye, et qui crût en effet luy en avoir de l'obligation. Ce qui fit qu'au sortir de l'église, elle souffrit qu'il l'abordast avec un compliment qu'il avoit medité pendant tout le temps qu'il l'avoit attendue. Cette occasion luy fut fort favorable, car Javotte ne sortoit jamais sans sa mere, qui la faisoit vivre avec une si grande retenue qu'elle ne la laissoit jamais parler à aucun homme, ny en public, ny à la maison. Sans cela cet abord n'eut pas esté fort difficile pour luy, car, comme Javotte estoit fille d'un procureur et Nicodeme estoit advocat, ils estoient de ces conditions qui ont ensemble une grande affinité et sympathie, de sorte qu'elles souffrent une aussi prompte connoissance que celle d'une suivante avec un valet de chambre.

Dès que l'office fut dit et qu'il la pût joindre, il luy dit, comme une tres-fine galanterie: Mademoiselle, à ce que je puis juger, vous n'avez pu manquer de faire une heureuse queste, avec tant de mérite et tant de beauté. Hélas, Monsieur (repartit Javotte avec une grande ingenuité), vous m'excuserez; je viens de la compter avec le pere sacristain: je n'ay fait que soixante et quatre livres cinq sous; mademoiselle Henriette fit bien dernièrement quatre-vingts dix livres; il est vray qu'elle questa tout le long des prieres de quarante heures, et que c'estoit en un lieu où il y avoit un Paradis le plus beau qui se puisse jamais voir. Quand je parle du bon-heur de vostre queste (dit Nicodeme), je ne parle pas seulement des charitez que vous avez recueillies pour les pauvres ou pour l'église; j'entens aussi parler du profit que vous avés fait pour vous. Ha! Monsieur (reprit Javotte), je vous asseure que je n'y en ay point fait; il n'y avoit pas un denier davantage que ce que je vous ay dit; et puis croyez-vous que je voulusse ferrer la mule en cette occasion? Ce seroit un gros peché d'y penser. Je n'entends pas (dit Nicodeme) parler ny d'or ny d'argent, mais je veux dire seulement qu'il n'y a personne qui, en vous donnant l'aumosne, ne vous ait en mesme temps donné son cœur. Je ne sçay (repartit Javotte) ce que vous voulez dire de cœurs; je n'en ay trouvé pas un seul dans ma tasse. J'entends (ajousta Nicodeme) qu'il n'y a personne à qui vous vous soyez arrestée qui, ayant veu tant de beauté, n'ait fait vœu de vous aimer et de vous servir, et qui ne vous ait donné son cœur. En mon particulier, il m'a esté impossible de vous refuser le mien. Javotte luy repartit naïvement: Et bien, Monsieur, si vous me l'avez donné, je vous ay en mesme temps répondu: Dieu vous le rende. Quoy! (reprit Nicodeme un peu en colère) agissant si serieusement, faut-il se railler de moy? et faut-il ainsi traitter le plus passionné de tous vos amoureux? A ce mot, Javotte répondit en rougissant: Monsieur, prenez garde comme vous parlez; je suis honneste fille: je n'ai point d'amoureux; maman m'a bien deffendu d'en avoir. Je n'ay rien dit qui vous puisse choquer (repartit Nicodeme), et la passion que j'ay pour vous est toute honneste et toute pure, n'ayant pour but qu'une recherche legitime. C'est donc, Monsieur (repliqua Javotte), que vous me voulez épouser? Il faut pour cela vous adresser à mon papa et à maman: car aussi bien je ne sçais pas ce qu'ils me veulent donner en mariage. Nous n'en sommes pas encore à ces conditions (reprit Nicodeme); il faut que je sois auparavant asseuré de vostre estime, et que je sçache si vous agréerez que j'aye l'honneur de vous servir. Monsieur (dit Javotte), je me sers bien moy-mesme, et je sçais faire tout ce qu'il me faut.

Cette réponse bourgeoise defferra fort ce galand, qui vouloit faire l'amour en stile poly. Asseurément il alloit débiter la fleurette avec profusion, s'il eust trouvé une personne qui luy eust voulu tenir teste. Il fut bien surpris de ce que, dès les premieres offres de service, on l'avoit fait expliquer en faveur d'une recherche legitime. Mais il avoit tort de s'en estonner, car c'est le deffaut ordinaire des filles de cette condition, qui veulent qu'un homme soit amoureux d'elles si-tost qu'il leur a dit une petite douceur, et que, si-tost qu'il en est amoureux, il aille chez des notaires ou devant un curé, pour rendre les témoignages de sa passion plus asseurez. Elles ne sçavent ce que c'est de lier de ces douces amitiez et intelligences qui font passer si agreablement une partie de la jeunesse, et qui peuvent subsister avec la vertu la plus severe. Elles ne se soucient point de connoistre pleinement les bonnes ou les mauvaises qualitez de ceux qui leur font des offres de service, ny de commencer par l'estime pour aller en suite à l'amitié ou à l'amour. La peur qu'elles ont de demeurer filles les fait aussi-tost aller au solide, et prendre aveuglément celuy qui a le premier conclu. C'est aussi la cause de cette grande différence qui est entre les gens de la cour et la bourgeoisie: car la noblesse faisant une profession ouverte de galanterie, et s'accoûtumant à voir les dames dès la plus tendre jeunesse, se forme certaine habitude de civilité et de politesse qui dure toute la vie. Au lieu que les gens du commun ne peuvent jamais attraper ce bel air, parce qu'ils n'étudient point cet art de plaire qui ne s'apprend qu'aupres des dames, et qu'apres estre touché de quelque belle passion. Ils ne font jamais l'amour qu'en passant et dans une posture forcée, n'ayant autre but que de se mettre vistement en ménage. Il ne faut pas s'étonner apres cela si le reste de leur vie ils ont une humeur rustique et bourrue qui est à charge à leur famille et odieuse à tous ceux qui les frequentent. Nôtre demy courtisan auroit bien voulu faire l'amour dans les formes; il n'auroit pas voulu oublier une des manieres qu'il avoit trouvées dans ses livres, car il avoit fait son cours exprés dans Cyrus et dans Clelie. Il auroit volontiers envoyé des poulets, donné des cadeaux et fait des vers, qui pis est; mais le moyen de jouer une belle partie de paume avec une personne qui met à tous les coups sous la corde?

Il n'eust pas si-tost remené sa maistresse jusqu'à sa porte, qu'avec une profonde reverence elle le quitta, luy disant qu'il falloit qu'elle allast songer aux affaires du ménage, et qu'aussi bien sa maman lui crieroit si elle la voyoit causer avec des garçons. Il fut donc obligé de prendre congé d'elle, en resolution de la venir bien-tost revoir. Mais la difficulté estoit d'avoir entrée dans la maison, car personne n'y estoit reçeu s'il n'y avoit bien à faire, encore n'entroit-on que dans l'étude du procureur; car si quelqu'un fust venu pour rendre visite à Javotte, la mere seroit venue sur la porte luy demander: Qu'est-ce que vous avez à dire à ma fille? La necessité obligea donc Nicodeme de chercher à faire connoissance avec Vollichon[18] (le pere de Javotte s'appelloit ainsi), ce qui ne fut pas difficile, car il le connoissoit desja de veue pour l'avoir rencontré au Chastelet, où il estoit procureur, et où Nicodeme alloit plaider quelquefois. Il feignit de luy consulter quelque difficulté de pratique, puis il lui dit qu'il le vouloit charger d'un exploit pour un de ses amis. En effet, il luy en porta un chez luy; mais cela ne fit que l'introduire dans l'étude comme les autres: car l'appartement des femmes fut pour luy fermé, comme si c'eust esté un petit serrail. Il s'avisa d'une ruse pour les voir: il feignit qu'il avoit une excellente garenne à la campagne, d'où on luy envoyoit souvent des lapins. Il dit à Vollichon qu'il luy en envoyeroit deux, et qu'il les iroit manger avec luy, dans la pensée qu'il verroit, pour le moins pendant le disner, sa femme et sa fille. Il en fit donc acheter deux à la Vallée de misere; mais ce fut de l'argent perdu, non pas à cause que c'estoient des lapins de clapié (car le procureur ne les trouva encore que trop bons), mais parce que cela ne lui donna point occasion de voir sa maistresse, qui, ce jour-là, ne disna point à la grande table, peut-estre à cause qu'elle n'estoit pas habillée, ou qu'elle faisoit quelque affaire du ménage. Il poussa donc plus loin ses inventions: il fit partie avec Vollichon pour aller jouer à la boule[19], qui est le plus grand regale qu'on puisse faire à un procureur, et le plus puissant aimant pour l'attirer hors de son étude. Cela les rendit bientost bons amis, et ce qui y contribua beaucoup, c'est que Nicodeme se laissa d'abord gagner quelque argent; mais il n'oublioit point de jouer pour la derniere partie un chapon, qui se mangeoit aussi-tost chez le procureur.

[18] Ici Furetière n'a pas, en apparence au moins, autant de franchise que Despréaux. Dans sa 1re satire, celui-ci avoit dit:

Je ne puis rien nommer, si ce n'est par son nom;
J'appelle un chat un chat, et Rolet un fripon.

Or, c'est ce même Rolet que Furetière, moins hardi, va peindre ici sous le pseudonyme de Vollichon. Il étoit bien connu au Palais. On ne l'y appeloit que l'âme damnée, et, quand le président Lamoignon vouloit désigner un insigne fripon, il disoit: C'est un Rolet. Selon Brossette, dans sa note sur le vers 157 de la 15e satire de Régnier, c'est à lui surtout qu'il falloit appliquer ce vers:

Un avocat instruire en l'un ou l'autre cause.

Rolet ne faisoit pas autre chose; même il faisoit pis. En 1681, il fut convaincu d'avoir fait revivre une obligation de 500 livres, dont il avoit déjà reçu le paiement. Un arrêt le condamna à un bannissement de neuf années, et, entre autres amendes et dépens, à 4,000 fr. de réparation civile. La minute et la grosse de l'obligation incriminée furent lacérées par le greffier en présence de Rolet. La sentence est du 12 août 1681, c'est-à-dire long-temps après la publication du Roman bourgeois. Mais il y avoit longues années que Rolet se mettoit en mesure de la mériter, et qu'on l'en déclaroit digne au Palais et dans le monde. Toutefois, comme ses friponneries n'étoient pas chose jugée, on n'osoit pas, de peur d'un procès qu'il n'eût pas manqué de vous faire, dire hautement et sous son nom ce qu'étoit Rolet. Despréaux, je l'ai dit, l'osa seul; mais, comme s'il eût eu peur de sa hardiesse, il l'atténua fort et l'annula même dans la 2e édition de ses satires, en mettant en note, pour le nom de Rolet, que c'étoit un hôtelier du pays blaisois. C'étoit se repentir d'avoir eu du courage, et en réalité n'être pas plus franc que ne l'avoit été Furetière avec son pseudonyme de Vollichon. Le plus comique de l'affaire, c'est que, selon Brossette, il se trouva en effet dans le Blaisois «un hôtelier de même nom, qui fit faire à Boileau de grandes plaintes. A Rouen, dit encore Brossette, dans une 1re édition qui fut faite sans la participation de l'auteur, on avoit mis un autre nom que celui de Rolet», ce qui nous étonne beaucoup, d'autant plus qu'à cette époque, dans cette même ville de Rouen, on jouoit une comédie en un acte, en vers, le Moulin de Bouille (Rouen, J.-B. Besongne, pet. in-12), dans laquelle Rolet étoit franchement nommé et mis en scène.—Furetière, dans son libelle allégorique, les Couches de l'Académie, fit encore, preuve qu'il le connoissoit bien, allusion à Rolet, comme au plus grand chicaneur du Palais. Il dit que la déesse Justice avoit, dans une écurie qu'on nomme Chicane, six harpies qu'on atteloit à son char, et à l'une d'elles, la première, la plus fameuse, il donne le nom de Rolette. Le patibulaire procureur finit mieux qu'il ne méritoit. On le déchargea de la peine du bannissement, à laquelle l'avoit condamné l'arrêt de 1681; il obtint une place de garde au château de Vincennes, et il y mourut.

[19] C'étoit le jeu à la mode de ce temps-là, et l'on sait par Louis Racine que Boileau y excelloit. Les procureurs surtout en faisoient leur amusement favori. Furetière en a fait le sujet d'une des satires qu'on a imprimées à la suite du Roman bourgeois, édit. de Nancy, 1713, in-12., p. 319-327. C'est au quai Saint-Bernard que Furetière place la fameuse partie de boules qui remplit sa satire; mais on sait par Regnard, dans sa comédie du Divorce (prologue), que les joueurs de la bazoche avoient encore d'autres lieux de réunion: «Jupiter. Je me suis amusé en venant à jouer à la boule, aux Petits Carreaux, contre quatre procureurs, qui ne m'ont laissé que trente sols.—Arlequin. Où diable vous êtes-vous fourré là? Ces messieurs savent aussi bien rouler le bois que ruiner une famille.»

Ce fut au quatriéme ou cinquiéme chapon que Nicodeme eust le plaisir de voir sa maistresse à table avec luy; mais ce plaisir fut de peu de durée, car elle ne parut que long-temps apres que les autres furent assis, et elle se leva sitost qu'on apporta le dessert, apres avoir plié sa serviette et emporté son assiette elle-mesme. Encore durant le repas elle ne profera pas un mot et ne leva pas presque les yeux, monstrant avec sa grande modestie qu'elle sçavoit bien pratiquer tout ce qui estoit dans sa Civilité puérile. Elle s'alla aussitost renfermer dans sa chambre avec sa mere, pour travailler à quelque dentelle ou tapisserie. Enfin jamais il n'y eut demoiselle avec qui il fust plus difficile de nouer conversation: car au logis elle estoit tenue de court, et dehors elle ne sortoit qu'avec sa mere, ainsi qu'il a esté dit; de sorte que sans le hazard de la queste, qui luy donna un moment de liberté et luy permit de retourner seule chez elle, jamais Nicodeme n'auroit trouvé occasion de l'accoster. L'amitié de Vollichon luy estoit presque inutile; cependant elle s'augmentoit de jour en jour, et, pour en connoistre un peu mieux les fondemens, il est bon de dire quelque chose du caractere de ce procureur, qui estoit encore un original, mais d'une autre espece.

C'étoit un petit homme trapu grisonnant, et qui étoit de mesme âge que sa calotte. Il avoit vieilli avec elle sous un bonnet gras et enfoncé qui avoit plus couvert de méchancetez qu'il n'en auroit pu tenir dans cent autres testes et sous cent autres bonnets: car la chicane s'estoit emparée du corps de ce petit homme, de la mesme maniere que le demon se saisit du corps d'un possédé. On avoit sans doute grand tort de l'appeler, comme on faisoit, ame damnée, car il le falloit plûtost appeler ame damnante, parce qu'en effect il faisoit damner tous ceux qui avoient à faire à luy, soit comme ses clients ou comme ses parties adverses. Il avoit la bouche bien fendue, ce qui n'est pas un petit avantage pour un homme qui gagne sa vie à clabauder, et dont une des bonnes qualitez c'est d'estre fort en gueule. Ses yeux estoient fins et éveillez, son oreille estoit excellente, car elle entendoit le son d'un quart-d'escu de cinq cens pas, et son esprit étoit prompt, pourveu qu'il ne le fallût pas appliquer à faire du bien. Jamais il n'y eut ardeur pareille à la sienne, je ne dis pas tant à servir ses parties comme à les voler. Il regardoit le bien d'autrui comme les chats regardent un oiseau dans une cage, à qui ils tâchent, en sautant autour, de donner quelque coup de griffe. Ce n'est pas qu'il ne fist quelquefois le genereux, car s'il voyoit quelque pauvre personne qui ne sçeust pas les affaires, il luy dressoit une requeste volontiers, et luy disoit hautement qu'il n'en vouloit rien prendre; mais il luy faisoit payer la signification plus que ne valloit la vacation de l'huissier et la sienne ensemble. Il avoit une antipathie naturelle contre la verité: car jamais pas une n'eut osé approcher de luy (quand mesme elle eût esté à son avantage) sans se mettre en danger d'estre combattue.

On peut juger qu'avec ces belles qualitez il n'avoit pas manqué de devenir riche, et en mesme temps d'estre tout à fait descrié: ce qui avoit fait dire à un galand homme fort à propos, en parlant de ce chicanneur, que c'estoit un homme dont tout le bien estoit mal acquis, à la reserve de sa reputation. Il en demeuroit mesme quelquefois d'accord; mais il asseuroit qu'il estoit beaucoup changé, et il disoit un jour à Nicodeme, pour l'exciter à suivre le chemin de la vertu, qu'il avoit plus gagné depuis un an qu'il estoit devenu honneste homme qu'en dix ans auparavant, qu'il avoit vécu en fripon. Peut-être avoit-il quelque raison de parler ainsi: car il est vray que les amendes et les interdictions dont on avoit puny quelques unes de ses friponneries, qui avoient esté descouvertes, luy avoient cousté fort cher. J'en ai appris une entr'autres qu'il n'est pas hors de propos de reciter, parce qu'elle marque assez bien son caractere. Il avoit coustume d'occuper pour deux ou trois parties en mesme procez, sous le nom de differens procureurs de ses amis. Un jour qu'il ne pouvoit plus differer la condemnation d'un debiteur fuyard, il suscita un intervenant qui mit le procez hors d'état d'estre jugé; mais comme celuy qui le poursuivoit s'en plaignit, Vollichon, pour oster la pensée que ce fust luy, dressa des écritures pour cet intervenant, où il declama de tout son possible contre luy-mesme; il soustenoit que Vollichon estoit l'autheur de toute la chicanne du procez; que c'estoit un homme connu dans le presidial pour ses friponneries; qu'il avoit esté plusieurs fois pour cela noté et interdit; et, apres s'estre dit force injures, il laissa à un clerc le soin de les décrire et de les faire signifier. Le clerc, paresseux de les coppier et encore plus de les lire, les donna à signifier comme elles estoient, escrites de la main de Vollichon. Elles vinrent ainsi entre les mains de sa partie adverse, et de là en celle des juges, qui en éclatterent de rire, mais qui ne laisserent pas de l'en punir rigoureusement.

Tel estoit donc le genie de Vollichon, qui vint à ce poinct de décry que le bourreau mesme, dont il estoit le procureur, le revoqua, sur ce qu'il ne le trouva pas assez honneste homme pour se servir de luy. Je laisse maintenant à penser si Nicodeme, qui n'étoit pas fort avare, mais qui estoit tres-amoureux, pouvoit bientost gagner les bonnes graces d'un homme aussi affamé que Vollichon. Il luy faisoit des escritures à dix sous par roolle; il s'abonnoit avec luy pour plaider ses causes à vil prix, moyennant certaine somme par an; il luy faisoit des presens; il luy donnoit à manger, et generalement par tous moyens il s'efforçoit de gagner son amitié. Il y avoit encore une chose dans la conversation qui les attachoit puissamment, c'est que Nicodeme estoit un grand diseur de beaux mots, de pointes, de phœbus et de galimatias, et Vollichon un grand diseur de proverbes et de quolibets; et comme ils s'applaudissoient souvent l'un à l'autre, leur entretien estoit fort divertissant.

Nonobstant cette grande amitié qui donnoit desormais une libre entrée à Nicodeme dans la maison, elle ne luy servoit de rien pour entretenir Javotte; car, ou elle se retiroit dans une autre chambre en le voyant venir, ou, si elle y demeuroit, elle ne luy disoit pas un mot, tant elle avoit de retenue en presence de sa mère, qui estoit tousjours auprés d'elle. Il fallut donc qu'à la fin il devint amant declaré, pour luy pouvoir parler à son aise. Ce qui le porta encore plûtost à la demander en mariage, ce fut cette consideration, que c'est toûjours un party sortable pour un advocat que la fille d'un procureur. Car Vollichon estoit riche et avoit une fort bonne estude, qu'on devoit bien plûtost appeller boutique, parcequ'on y vendoit les parties. D'autre costé Vollichon ne vouloit avoir pour gendre qu'un homme de sac et de corde. C'est ainsi qu'il appeloit en sa langue celuy que nous dirions en la nostre qui est fort attaché au Palais, et qui ne se plaist qu'à voir des papiers. Il ne se soucioit pas qu'il fût beau, poly ou galand, pourveu qu'il fût laborieux et bon ménager. Il ne comptoit mesme pour rien la rare beauté de Javotte, et il ne s'attendoit pas qu'elle luy fist faire fortune. Peut-estre mesme qu'en cecy il ne manquoit pas de raison; car il arrive la pluspart du temps que ceux qui content là dessus se trouvent attrapez, et que ces fortunes que les bourgeoises font pour leur beauté aboutissent bien souvent à une question de rapt que font les parens du jeune homme qui les espouse, ou a une séparation de biens que demande la nouvelle mariée à un fanfaron ruiné.

Cette disposition favorable fut cause que Nicodeme, pressé d'ailleurs de son amour, fit une belle declaration et une demande précise au nom de mariage au pere de Javotte, qui, ayant receu cette proposition avec la civilité dont un homme de l'humeur de Vollichon estoit capable, s'enquit exactement de la quantité de son bien, s'il n'estoit point embrouillé, et s'il n'avoit point fait de débauches ny de debtes. La seule difficulté qu'il y trouvoit estoit que ce marié estoit trop beau, c'est à dire qu'il estoit trop bien mis et trop coquet. Car, à vrai dire, la propreté qui plaist à tous les honnestes gens est-ce qui choque le plus ces barbons. Il disoit que le temps qu'on employoit à s'habiller ainsi proprement estoit perdu, et que cependant on auroit fait cinq ou six roolles d'écritures. Il se plaignoit aussi que telle piece d'ajustement coûtoit la valeur de plus de vingt plaidoyers. Neantmoins l'estime qu'il avoit conceue pour Nicodeme effaçoit tout ce dégoust; et, devenant indulgent en sa faveur, il disoit qu'il falloit que la jeunesse se passast; mais, ne croyant pas qu'elle s'estendist au delà du temps qu'il falloit pour rechercher une fille, il esperoit dans trois mois de le voir aussi crasseux que lui.

Enfin, apres qu'il eut examiné l'inventaire, les partages et tous les titres de la famille, dressé et contesté tous les articles du mariage, le contrat en fut passé, et on permit alors à Nicodeme de voir sa maistresse un peu plus librement, c'est à dire en un bout de la chambre, en presence de sa mere, qui estoit un peu à quartier occupée à quelque travail. Ce bon-heur ne luy dura pas long-temps, car peu de jours apres Vollichon voulut qu'on se preparât pour les fiançailles, et mesme il fit publier les bans à l'eglise.

Je me doute bien qu'il n'y aura pas un lecteur (tant soit-il benevole) qui ne dise icy en lui-même: Voicy un méchant Romaniste! Cette histoire n'est pas fort longue ny fort intriguée. Comment! il conclud d'abord un mariage, et on n'a coûtume de les faire qu'à la fin du dixième tome? Mais il me pardonnera, s'il lui plaist, si j'abrege et si je cours en poste à la conclusion. Il me doit mesme avoir beaucoup d'obligation de ce que je le gueris de cette impatience qu'ont beaucoup de lecteurs de voir durer si long-temps une histoire amoureuse, sans pouvoir deviner quelle en sera la fin. Neantmoins, s'il est d'humeur patiente, il peut sçavoir qu'il arrive, comme on dit, beaucoup de choses entre la bouche et le verre. Ce mariage n'est pas si avancé qu'on diroit bien et qu'il se l'imagine.

Il ne tiendroit qu'à moi de faire icy une heroïne qu'on enleveroit autant de fois que je voudrois faire de volumes. C'est un mal-heur assez ordinaire aux heros, quand ils pensent tenir leur maistresse, de n'embrasser qu'une nue, comme de mal-heureux Ixions, qui gobent du vent, tandis qu'un de leurs confidens la leur enleve sur la moustache. Mais comme l'on ne joue pas icy la grande piece des machines, et comme j'ay promis une histoire veritable, je vous confesseray ingenuëment que ce mariage fut seulement empêché par une opposition formée à la publication des bans, sous le nom d'une fille nommée Lucrece, qui pretendoit avoir de Nicodeme une promesse de mariage, ce qui le perdit de reputation chez les parens de Javotte, qui le tinrent pour un débauché, et qui ne voulurent plus le voir ny le souffrir. Or, pour vous dire d'où venoit cette opposition (car je croy que vous en avez curiosité) il faut remonter un peu plus haut, et vous reciter une autre histoire; mais tandis que je vous la conteray, n'oubliez pas celle que je viens de vous apprendre, car vous en aurez encore tantost besoin.

Histoire de Lucrece la bourgeoise.

Cette Lucrece, que j'ai appellée la Bourgeoise, pour la distinguer de la Romaine, qui se poignarda, et qui estoit d'une humeur fort differente de celle-cy, estoit une fille grande et bien faite, qui avoit de l'esprit et du courage, mais de la vanité plus que de tout le reste. C'est dommage qu'elle n'avoit pas esté nourrie à la Cour ou chez des gens de qualité, car elle eût esté guerie de plusieurs grimasses et affectations bourgeoises qui faisoient tort à son bel esprit, et qui faisoient bien deviner le lieu où elle avoit esté élevée.

Elle estoit fille d'un referendaire en la chancellerie, et avoit esté laissée en bas âge, avec peu de bien, sous la conduite d'une tante, femme d'un advocat du tiers ordre, c'est à dire qui n'étoit ni fameux ni sans employ. Ce pauvre homme, qui estoit moins docte que laborieux, estoit tout le jour enfermé dans son estude, et gagnoit sa vie à faire des rooles d'écritures assez mal payez. Il ne prenoit point garde à tout ce qui se passoit dans sa maison. Sa femme estoit d'un costé une grande ménagere, car elle eût crié deux jours si elle eût veu que quelque bout de chandelle n'eust pas esté mis à profit, ou si on eût jetté une alumette avant que d'avoir servy par les deux bouts; mais d'autre part c'estoit une grande joüeuse, et qui hantoit, à son dire, le grand monde, ou, pour mieux parler, qui voyoit beaucoup de gens. De sorte que toutes les aprédisnées on mettoit sur le tapis deux jeux de cartes et un tricquetrac, et aussi-tost arrivoient force jeunes gens de toutes conditions, qui y estoient plûtost attirez pour voir Lucrece que pour divertir l'advocate. Quand elle avoit gagné au jeu, elle faisoit l'honnorable, et faisoit venir une tourte et un poupelin[20], avec une tasse de confitures faites à la maison, dont elle donnoit la collation à la compagnie, ce qui tenoit lieu de souper à elle et à sa niepce, et par fois aussi au mary, qui n'en tastoit pas, parce qu'elle ne songeoit pas à luy preparer à manger, quand elle n'avoit pas faim. Elle passoit par ce moyen dans le voisinage pour estre fort splendide; sa maison estoit appellée une maison de bouteilles[21] et de grande chère, et il me souvient d'avoir oüy une greffiere du quartier qui disoit d'elle en enrageant: Il n'appartient qu'à ces advocates à faire les magnifiques.

[20] «Pièce de four, pâtisserie délicate faite avec du beurre, du lait et des œufs frais, pétrie avec de la fleur de farine; on y mêle du sucre et de l'écorce de citron. Le poupelin se sert d'ordinaire avec la tourte.» (Dict. de Furetière.)

[21] On appeloit ainsi les petites villas bourgeoises, les vide-bouteilles des marchands et des procureurs. La Fontaine, dans sa fable du Testament expliqué par Esope, emploie ce mot dans ce sens-là; plus tard il finit par signifier simplement guinguette. (Journ. de Barbier, t. Ier, p.350.)

Lucrece fut donc élevée en une maison conduitte de cette sorte, qui est un poste tres-dangereux pour une fille qui a quelques necessitez, et qui est obligée à souffrir toutes sortes de galans. Il auroit fallu que son cœur eût esté ferré à glace pour se bien tenir dans un chemin si glissant. Toute sa fortune estoit fondée sur les conquestes de ses yeux et de ses charmes, fondement fort fresle et fort delicat, et qui ne sert qu'à faire vieillir les filles ou à les faire marier à l'officialité. Elle portoit cependant un estat de fille de condition, quoy que, comme j'ay dit, elle eût peu de bien ou plûtost point du tout. Elle passoit pour un party qui avoit, disoit-on, quinze mil écus; mais ils estoient assignez sur les broüillarts de la riviere de Loyre, qui sont des effects à la verité fort liquides, mais qui ne sont pas bien clairs. Sur cette fausse supposition, Lucrece ne laissoit pas de bastir de grandes esperances, et, quand on luy proposoit pour mary un advocat, elle disoit en secouant la teste: Fy, je n'ayme point cette bourgeoisie! Elle pretendoit au moins d'avoir un auditeur des comptes ou un tresorier de France: car elle avoit trouvé que cela estoit deub à ses pretendus quinze mil escus, dans le tariffe des partis sortables.

Cette citation, Lecteur, vous surprend sans doute: car vous n'avez peut-estre jamais entendu parler de ce tariffe. Je veux bien vous l'expliquer, et, pour l'amour de vous, faire une petite digression. Sçachez donc que, la corruption du siecle ayant introduit de marier un sac d'argent avec un autre sac d'argent, en mariant une fille avec un garçon; comme il s'estoit fait un tariffe lors du decry des monnoyes pour l'évaluation des espèces, aussi, lors du decry du merite et de la vertu, il fut fait un tariffe pour l'évaluation des hommes et pour l'assortiment des partis. Voicy la table qui en fut dressée, dont je vous veux faire part.

Tariffe ou evaluation des partis sortables pour faire facilement les mariages.

Pour une fille qui a deux mille livres en mariage, ou environ, jusqu'à six mille livres. Il luy faut un marchant du Palais, ou un petit commis, sergent, ou solliciteur de proces
Pour celle qui a six mille livres, et au dessus jusqu'à douze mille livres. Un marchand de soye, drappier, mouleur de bois, procureur du Chastelet, maistre d'hostel, et secrétaire de grand seigneur.
Pour celle qui a douze mille livres et au dessus, jusqu'à vingt mille livres. Un procureur en parlement, huissier, notaire ou greffier.
Pour celle qui a vingt mille livres et au dessus, jusqu'à trente mille livres. Un advocat, conseiller du trésor ou des eauds et forests, substitut du parquet et general des monnoyes.
Pour celle qui a depuis trente mille livres jusqu'à quarante-cinq mille livres. Un auditeur des comptes, trésorier de France ou payeur des rentes.
Pour celle qui a depuis quinze mil jusqu'à vingt-cinq mil escus. Un conseiller de la cour des aydes, ou conseiller du grand conseil.
Pour celle qui a depuis vingt-cinq jusqu'à cinquante mil escus. Un conseiller au parlement, ou un maistre des comptes.
Pour celle qui a depuis cinquante jusqu'à cent mil escus. Un maistre des requêtes, intendant des finances, greffier et secretaire du conseil, president aux enquétes.
Pour celle qui a depuis cent mil jusqu'à deux cent mil escus. Un president au mortier, vray marquis, sur-intendant, duc et pair.

On trouvera peut-estre que ce tariffe est trop succinct, veu le grand nombre de charges qui sont creées en ce royaume, dont il n'est fait icy aucune mention; mais, en ce cas, il faudra seulement avoir un extraict du registre qui est aux parties casuelles, de l'évaluation des offices, car, sur ce pied, on en peut faire aisément la réduction à quelqu'une de ces classes. La plus grande difficulté est pour les hommes qui vivent de leurs rentes, dont on ne fait icy aucun estat, comme de gens inutiles, et qui ne doivent songer qu'au celibat. Car ce n'est pas mal à propos qu'un de nos autheurs a dit qu'une charge estoit le chausse-pied du mariage, ce qui a rendu nos François (naturellement galands et amoureux) si friands de charges, qu'ils en veulent avoir à quelque prix que ce soit, jusqu'à achepter cherement des charges de mouleur de bois, de porteur de sel et de charbon. Toutefois, s'il arrive par mal-heur qu'une vieille fille marchande quelqu'un de ces rentiers, ils sont d'ordinaire évaluez au denier six, comme les rentes sur la ville et autres telles denrées; c'est à dire qu'une fille qui a dix mil escus doit trouver un homme qui en ayt soixante mil, et ainsi à proportion.

Il y en aura encore qui eussent souhaitté que ce tariffe eût esté porté plus avant; mais cela ne s'est pû faire, n'y ayant au delà que confusion, parce que les filles qui ont au delà de deux cent mille escus sont d'ordinaire des filles de financiers ou de gens d'affaires qui sont venus de la lie du peuple, et de condition servile. Or, elles ne sont pas vendues à l'enchere comme les autres, mais délivrées au rabais; c'est à dire qu'au lieu qu'une autre fille qui aura trente mille livres de bien est vendue à un homme qui aura un office qui en vaudra deux fois autant, celles-cy, au contraire, qui auront deux cens mille escus de bien, seront livrées à un homme qui en aura la moitié moins; et elles seront encore trop heureuses de trouver un homme de naissance et de condition qui en veuille.

La seule observation qu'il faut faire, de peur de s'y tromper, est qu'il arrive quelquefois que le merite et la beauté d'une fille la peut faire monter d'une classe, et celle de trente mille livres avoir la fortune d'une de quarante; mais il n'en est pas de mesme d'un homme, dont le merite et la vertu sont tousjours comptez pour rien. On ne regarde qu'à sa condition et à sa charge, et il ne fait point de fortune en mariage, si ce n'est en des lieux où il trouve beaucoup d'années meslées avec de l'argent, et qu'il achepte le tout en tâche et en bloc.

Mais c'est assez parlé de mariage: il faut revenir à Lucrece, que je perdois presque de veue. Ses charmes ne la laissoient point manquer de serviteurs. Elle n'avoit pas seulement des galands à la douzaine, mais encore à quarterons et à milliers; car, dans ces maisons où on tient un honneste berlan ou académie de jeu, il s'en tient aussi une d'amour, qui d'abord est honneste, mais qui ne l'est pas trop à la fin; ce qui me fait souvenir de ce qu'un galant homme disoit, que c'étoit presque mettre un bouchon, pour faire voir qu'il y avoit quelque bonne pièce preste à mettre en perce.

Ils venoient, comme j'ay dit, plûtost pour voir Lucrece que pour jouer; cependant il falloit jouer pour la voir. Tel, après avoir joué quelque temps, donnoit son jeu à tenir à quelqu'autre pour venir causer avec elle; et tel disoit qu'il estoit de moitié avec sa tante. Elle faisoit de son costé la mesme chose, et estoit de moitié avec quelqu'un qu'elle avoit embarqué au jeu; mais, apres avoir rangé son monde en bataille, elle alloit par la salle entretenir la compagnie, et sçavoit si bien contenter ses galands par l'égalité qu'elle apportoit à leur parler, qu'on eust dit qu'elle eust eu un sable pour régler tous ses discours.

Elle tiroit un grand avantage du jeu, car elle partageoit le guain qui se faisoit, et ne payoit rien de la perte qui arrivoit. Sur tout elle trouvoit bien son compte quand il tomboit entre ses mains certains badauts qui faisoient consister la belle galanterie à se laisser gagner au jeu par les filles, pour leur faire par ce moyen accepter sans honte les presens qu'ils avoient dessein de leur faire. Erreur grande du temps jadis, et dont, par la grace de Dieu, les gens de cour et les fins galans sont bien déduppez. Il est vray que les coquettes rusées sont fort aises de gagner au jeu; mais, comme elles appellent conqueste un effect qu'elles attribuent à leur adresse ou à leur bonne fortune, elles n'en ont point d'obligation au pauvre sot qui se laisse perdre, qu'elles nomment leur duppe, et qu'elles n'abandonnent point qu'apres leur avoir tiré la derniere plume. Et lors il n'est plus temps de commencer une autre galanterie, car elles n'ont jamais d'estime pour un homme qui a fait le fat, quoy qu'à leur profit. Aussi bien, à quoy bon chercher tant de destours? ne fait-on pas mieux aujourd'huy de jouer avec les femmes à la rigueur, et de ne leur pardonner rien, et, si on leur veut faire des presens, de leur donner sans cérémonie? En voit-on quantité qui les refusent et qui les renvoyent? Cela estoit bon au temps passé, quand on ne sçavoit pas vivre. Je croy mesme, pour peu que nous allions en avant, comme on se raffine tous les jours, qu'on pratiquera la coustume qui s'observe déjà en quelques endroits, de bien faire son marché, et de dire: Je vous envoye tel present pour telle faveur, et d'en prendre des assurances: car, en effect, les femmes sont fort trompeuses.

Mais, en parlant de jeu, j'avois presque écarté Lucrece, qui aymoit, sur tous les galands, les joueurs de discretions[22]: car, dans sa perte, elle payoit d'un siflet ou d'un ruban, et, dans le guain, elle se faisoit donner des beaux bijoux et de bonnes nippes. Elle n'estoit vétuë que des bonnes fortunes du jeu ou de la sottise de ses amans. Le bas de soye qu'elle avoit aux jambes estoit une discretion; sa cravatte de poinct de Gennes, autre discretion; son collier et mesme sa juppe, encore autre discretion; enfin, depuis les pieds jusqu'à la teste, ce n'estoit que discretion. Cependant elle joüa tant de fois des discretions, qu'elle perdit à la fin la sienne, comme vous entendrez cy-apres. Je vous en advertis de bonne heure, car je ne vous veux point surprendre, comme font certains autheurs malicieux qui ne visent à autre chose.

[22] L'usage de jouer des enjeux indéterminés, laissés à la discrétion du gagnant, nous étoit venu d'Italie, de Florence, où il ne s'est pas perdu encore. Henri Estienne, dans ses Dialogues du nouveau langage françoys italianisé, appelle déjà discrétion le prix de certaines gageures; mais, dans les lettres de Voiture, nous trouvons mieux encore le mot avec le sens que Furetière lui donne ici, et qu'il a gardé. La 70e lettre du grand épistolier, adressée à mademoiselle de Rambouillet, en luy envoyant douze galants de rubans d'Angleterre, pour une discrétion qu'il avoit perdue contre elle, commence ainsi: «Mademoiselle, puisque la discrétion est une des principales parties d'un galant, je croy qu'en vous en envoyant douze, je vous paye bien libéralement ce que je vous dois.» Quelquefois il en coûtoit cher de jouer pareil enjeu: «On dit que, pour une discrétion, il (Gondran) donna une toilette de cinq cents écus, où tout est d'orfèvrerie, et on parle de pendants de 6000 livres.» (Tallemant, Historiettes, in-8: t. 4, p. 292.)

Entre tous ces amants dont la jeune ferveur adoroit Lucrece, se trouva un jeune marquis; mais c'est peu de dire marquis, si on n'adjouste de quarante, de cinquante ou de soixante mille livres de rente: car il y en a tant d'inconnus et de la nouvelle fabrique, qu'on n'en fera plus de cas, s'ils ne font porter à leur marquisat le nom de leur revenu, comme fit autrefois celuy qui se faisoit nommer seigneur de dix-sept cens mille escus. On n'avoit pas compté avec celuy-cy, mais il faisoit grande dépense et changeoit tous les jours d'habits, de plumes, et de garnitures. C'est la marque la plus ordinaire à quoy on connoist dans Paris les gens de qualité, bien que cette marque soit fort trompeuse. Il avoit veu Lucrece dans cette eglise (j'ay failly à dire: que j'ay déjà décrite) où il estoit allé le jour de cette solemnité dont j'ay parlé, pour toute autre affaire que pour prier Dieu. D'abord qu'il la vid il en fut charmé, et quand elle sortit il commanda à son page de la suivre pour sçavoir qui elle estoit; mais, devant que le page fut de retour, il avoit déjà tout sçeu d'un Suisse François qui chasse les chiens et louë les chaises dans l'eglise, et qui gagne plus à sçavoir les intrigues des femmes du quartier qu'à ses deux autres mestiers ensemble. Une piece blanche luy avoit donc appris le nom, la demeure, la qualité de Lucrece, celle de sa tante, ses exercices ordinaires et les noms de la pluspart de ceux qui la frequentoient; enfin mille choses qu'en une maison privée on n'auroit découvert qu'avec bien du temps; ce qui fait juger que celles où on se gouverne de la sorte commencent à passer pour publiques. Il songea, comme il estoit assez discret, à chercher quelqu'un qui le pust introduire chez elle; en tout cas, il se resolvoit de se servir du prétexte du jeu, qui est le grand passe-par-tout pour avoir entrée dans de telles compagnies; il n'eust besoin de l'une ni de l'autre, car dès le lendemain, passant en carrosse dans la ruë de Lucrece, il la vid de loin sur le pas de sa porte. L'impatience qu'elle avoit de voir que personne n'estoit encore venu l'y avoit portée, et dès qu'elle entendit le bruit d'un carrosse, elle tourna la teste de ce côté-là, pensant que c'estoit quelqu'un qui venoit chez elle. Le marquis se mit à la portiere pour la saluer et tascher à noüer conversation.

Voicy une mal-heureuse occasion qui luy fut favorable: un petit valet de maquignon poussoit à toute bride un cheval qu'il piquoit avec un éperon rouillé, attaché à son soullier gauche; et comme la ruë estoit estroitte et le ruisseau large, il couvrit de bouë le carrosse, le marquis et la demoiselle. Le marquis voulut jurer, mais le respect du sexe le retint; il voulut faire courir après, mais le piqueur estoit si bien monté qu'on ne lui pouvoit faire de mal, si on ne le tiroit en volant. Il descendit, tout crotté qu'il estoit, pour consoler Lucrece et luy dit en l'abordant: Mademoiselle, j'ay esté puny de ma temerité de vous avoir voulu voir de trop prés; mais je ne suis pas si fâché de me voir en cet estat que je le suis de vous voir partager avec moi ce vilain present. Lucrece, honteuse de se voir ainsi ajustée, et qui n'avoit point de compliment prest pour un accident si inopiné, se contenta de luy offrir civilement la salle pour se venir nettoyer, ou pour attendre qu'il eust envoyé querir d'autre linge, et elle prit aussi-tost congé de luy pour en aller changer de son costé. Mais elle revint peu apres avec d'autre linge et un autre habit, et ce ne fut pas un suiet de petite vanité pour une personne de sa sorte de montrer qu'elle avoit plusieurs paires d'habits et de rapparter en si peu de temps un poinct de Sedan qui eut pû faire honte à un poinct de Gennes qu'elle venoit de quitter.

La premiere chose que fit le marquis, ce fut d'envoyer son page en diligence chez luy, pour luy apporter aussi un autre habit et d'autre linge, esperant qu'on lui presteroit quelque garde-robe où il pourroit changer de tout. Mais le page revint tout en sueur luy dire que le valet de chambre avoit emporté la clef de la garde-robe, et que, depuis le matin qu'il avoit habillé son maistre, il ne revenoit à la maison que le soir, suivant la coustume de tous ces faineans, que leurs maistres laissent joüer, yvrogner et filouter tout le jour, faute de leur donner de l'employ, croyant deroger à leur grandeur, s'ils les employoient à plus d'un office. Il fallut donc qu'il prist, comme on dit, patience en enrageant, et qu'il condamnast son peu de prevoyance de n'avoir pas mis dans la voiture une carte où il y eust une garniture de linge, puisque le cocher avoit bien le soin d'y mettre un marteau et des clous pour r'attacher les fers des chevaux quand ils venoient à se déferrer. Tout ce qu'il pût faire, ce fut de se placer dans le coin de la salle le plus obscur et de se mettre encore contre le jour, afin de cacher ses playes le mieux qu'il pourroit. Il a juré depuis (et ce n'est pas ce qui doit obliger à le croire, car il juroit quelquefois assez legerement, mais j'ay veu des experts en galanterie qui disoient que cela pouvoit estre vray) que, dans toutes ses avantures amoureuses, il n'a jamais souffert un plus grand ennuy, ny de plus cuisantes douleurs, qu'avoir esté obligé de paroistre en ce mauvais estat la première fois qu'il aborda sa maistresse; aussi, quoy que la violence de son amour le pressast plusieurs fois de luy declarer sa passion, et qu'il s'en trouvast mesme des occasions favorables, il reserra tous ses compliments, et, s'imaginant qu'autant de crottes qu'il avoit sur son habit estoient autant de taches à son honneur, il estoit merveilleusement humilié, et il ressembloit au pan, qui, apres avoir regardé ses pieds, baisse incontinent la queuë.

Pour comble de mal-heurs, dès qu'il fut assis, il arriva chez Lucrece plusieurs filles du voisinage, dont les unes estoient ses amies et les autres non: car elles alloient en cet endroit comme en un rendez-vous general de galans, et elles y alloient chercher un party comme on iroit au bureau d'adresse[23] chercher un lacquais ou un valet de chambre. Les unes se mirent à jouer avec de jeunes gens qui y estoient aussi fraichement arrivez; les autres allerent causer avec Lucrece. Elles ne connoissoient point le marquis, et ainsi elles le prirent pour quelque miserable provincial. Comme les bourgeoises commencent à railler des gens de province aussi bien que les femmes de la cour, elles ne manquerent pas de luy donner chacune son lardon. L'une luy disoit: Vrayment, monsieur est bien galant aujourd'huy; il ne manque pas de mouches. L'autre disoit: Mais est-ce la mode d'en mettre aussi sur le linge? La troisiéme adjoustoit: Monsieur avoit manqué ce matin de prendre de l'eau-beniste, mais quelque personne charitable luy a donné de l'aspergés; et la derniere, franche bourgeoise, repliquoit: Voila bien de quoi! ce ne sera que de la poudre à la Saint-Jean.

[23] On appeloit ainsi, dit Furetière dans son Dictionnaire, «un bureau établi à Paris par Théophraste Renaudot, fameux médecin, où l'on trouve les adresses de plusieurs choses dont on a besoin.» Suivant le Dict. de Trévoux, qui n'est, comme on sait, qu'un remaniment de celui de Furetière, le bureau d'adresses fut long-temps interrompu, à cause de son peu de succès, qui avoit découragé «ceux qui s'en étoient mêlés.» Il y est dit toutefois (édit. 1732): «On vient de le rétablir en 1702, et la manière dont on y a établi le bon ordre pour la commodité du public fait espérer qu'il réussira.» Par un autre dictionnaire, Novitius (Paris, 1721, in-4., p. 75), on sait le nom de celui qui le dirigeoit. Il y est dit, au mot Nomenclator: «Herpin, qui enseigne à Paris les noms et les demeures des personnes de qualité.» C'est à cet Herpin, sans doute, que Le Sage fait allusion dans Gil-Blas (liv. Ier, ch 17), quand il fait dire par Fabrice à Gil-Blas: «Je vais de ce pas te conduire chez un homme à qui s'adresse la plupart des laquais qui sont sur le pavé... Il sait où l'on a besoin de valet, et il tient un registre non seulement des places vacantes, mais des bonnes et des mauvaises qualités des maîtres.»

Le marquis d'abord souffroit patiemment tous ces brocards assez communs, et, pressé du remords de sa conscience, n'osoit se défendre d'une accusation dont il se sentoit fort bien convaincu. Enfin, on le poussa tant là dessus qu'il fut contraint de repartir: Je vois bien, mesdemoiselles, que vous me voulez obliger à défendre les gens mal-propres, mais je ne sçay si je pourray bien m'en acquitter, car jusqu'ici j'ay songé si peu à m'exercer sur cette matiere, que je ne croyois pas avoir jamais besoin d'en parler pour moy, sans le malheur qui m'est arrivé aujourd'huy. Vous en serez moins suspect (reprit Lucrece) si vous n'avez pas grand interet en la cause; il y a en recompense beaucoup de personnes a qui vous ferez grand plaisir de la bien plaider. Je ne suis point (dit le marquis) de profession à faire des plaidoyers ny des apologies, mais je dirai, puisqu'il s'en présente occasion, que je trouve estrange qu'en la pluspart des compagnies on n'estime point un homme, et qu'on ait mesme de la peine à le souffrir, s'il n'est dans une excessive propreté, et souvent encore s'il n'est magnifique. On n'examine point son merite; on en juge seulement par l'exterieur et par des qualitez qu'il peut aller prendre à tous moments à la rue aux Fers ou à la Fripperie. Cela est vray (dit en l'interrompant la franche bourgeoisie dont j'ay parlé), et si Paris est tellement remply de crottes, qu'on ne s'en sçauroit sauver.

J'éprouve bien aujourd'huy (reprit le marquis), qu'on s'en sauve avec bien de la peine, puisque le carrosse ne m'en a pu garentir; et je me range à l'opinion de ceux qui soustiennent qu'il faut aller en chaise pour estre propre. L'ancien proverbe qui, pour expliquer un homme propre, dit qu'il semble sortir d'une boëte, se trouve bien vray maintenant, et c'est peut-estre luy qui a donné lieu à l'invention de ces boëtes portatives. Mais (interrompit encore la bourgeoise) tout le monde ne s'y peut pas faire porter, car les porteurs vous rançonnent, et il en coûte trop d'argent. Je ne m'y suis voulu faire porter qu'une fois à cause qu'il pleuvoit, et ils me demandoient un escu pour aller jusqu'à Nostre-Dame. Il est vray (dit le marquis) que la dépense en est grande et ne peut pas estre supportée par ceux qui sont dans les fortunes basses ou mediocres, comme sont la pluspart des personnes d'esprit et de sçavoir, et c'est ce qui fait qu'il sont reduits à ne voir que leurs voisins, comme dans les petites villes, et ils n'ont pas l'avantage que Paris fournit d'ailleurs, car on y pourroit choisir pour faire une petite société les personnes les plus illustres et les plus agreables, si ce n'estoit que le hasard et les affaires les dispersent en plusieurs quartiers fort éloignez les uns des autres.

Il n'y a que peu de jours qu'un des plus illustres me fit une fort agreable doleance sur un pareil accident qui luy estoit arrivé. Il estoit (dit-il) party du fauxbourg Saint-Germain pour aller au Marais, fort propre en linge et en habits, avec des galoches fort justes et en un temps assez beau. Il s'estoit heureusement sauvé des boues à la faveur des boutiques et des allées, où il s'estoit enfoncé fort judicieusement au moindre bruit qu'il entendoit d'un cheval ou d'un carosse. Enfin, grace à son adresse et au long détour qu'il avoit pris pour choisir le beau chemin, il estoit prest d'arriver au port desiré quand un malautru baudet, qui alloit modestement son petit pas sans songer en apparence à la malice, mit le pied dans un trou, qui estoit presque le seul qui fust dans la rue, et le crotta aussi coppieusement qu'auroit pû faire le cheval le plus fringuant d'un manege. Cela fit qu'il n'osa continuer le dessein de sa visite, et qu'il s'en retourna honteusement chez luy le nez dans son manteau. Ainsi il fut privé des plaisirs qu'il esperoit trouver en cette visite, et celles qui la devoient recevoir perdirent les douceurs de sa conversation. Cet accident, au reste, l'a tellement dégoûté de faire des visites éloignées, qu'il a perdu toutes les habitudes qu'il avoit hors de son quartier. Vôtre amy (dit alors Lucrece) estoit un peu scrupuleux; s'il eut bien fait il se seroit contenté de faire d'abord quelque compliment en faveur de ses canons crottez, quelque invective contre les desordres de la ville et contre les directeurs du nettoyement des boues, et un petit mot d'imprécation contre cet asne hypocrite, autheur du scandalle. Cela eût esté, ce me semble, suffisant pour le mettre à couvert de tout reproche. Je trouve (interrompit Hyppolite, qui estoit une veritable coquette, et qui avoit fait la premiere raillerie) qu'il fit prudemment de s'en retourner, car, s'il y eust eu là quelqu'un de mon humeur, il n'eût pas manqué d'avoir quelque attaque. Quoy (reprit Lucrece) y avoit-il de sa faute? N'avez-vous pas remarqué toutes les precautions qu'il avoit prises? Quoy, tout le temps et les pas qu'il avoit perdus en s'enfonçant dans les boutiques et dans les allées ne luy seront-ils contez pour rien? Non (dit l'Hyppolite), tout cela n'importe; que ne venoit-il en chaise?

Vous ne demandez pas s'il avoit moyen de la payer (reprit le marquis); mais vous n'estes pas seule de vostre humeur, et je prevoy que, si le luxe et la delicatesse du siecle continuent, il faudra enfin que quelques grands seigneurs, à l'exemple de ceux qui ont fondé des chaises de théologie, de medecine et de mathematique, fondent des chaises de Sous-carriere[25], pour faire porter proprement les illustres dans les ruelles et les metre en estat d'estre admis dans les belles conversations. Ce seroit, dit Lucrece, une belle fondation, et qui donneroit bien du lustre aux gens de lettres; mais elle coûteroit beaucoup, car il y a bien des illustres pretendus. Il faudroit au moins les restreindre à ceux de l'Academie, et alors on ne trouveroit point estrange qu'on en briguast les places si fortement. Cette fondation, dit le marquis, ne se fera peut-estre pas si-tost, et je la souhaite plus que je ne l'espere en faveur de mademoiselle (dit-il) en montrant Hyppolite, dont il ne sçavoit pas le nom, afin qu'elle n'ayt point le déplaisir de converser avec des gens crottez. Le marquis dit ces paroles avec assez d'aigreur, estant animé de ce qu'elle l'avoit raillé d'abord, et, pour luy rendre le change, il ajouta un peu librement: Encore je souffrirois plus volontiers que des femmes de condition, qui ont des appartements magnifiques, et qui ne voyent que des polis et des parfumés, eussent de la peine et du dégoust à souffrir d'autres gens; mais je trouve estrange que des bourgeoises les veüillent imiter, elles qui iront le matin au marché avec une escharpe[24] et des souliers de vache retournée, et qui, pour les necessitez de la maison, recevront plusieurs pieds plats dans leur chambre, où il n'y a rien à risquer qu'un peu d'exercice pour les bras de la servante qui frotte le plancher; cependant ce sont elles qui sont les plus delicates sur la propreté, quand elles ont mis leurs souliers brodez et leur belle juppe.

[24] Ou appeloit ainsi les chaises à porteur perfectionnées, sous Louis XIII, par Montbrun de Souscarrière, bâtard du duc de Bellegarde. Avant lui, celles dont, en 1617, P. Le Petit avait eu le privilége n'étoient pas couvertes; ce n'étoient que de simples fauteuils fixés à deux bâtons en forme de brancards. Dans un voyage qu'il fit à Londres, Montbrun vit des chaises couvertes et fermées, et à son retour il se hâta d'en faire établir de pareilles à Paris, pour lesquelles il obtint, lui aussi, un privilége, par lettres-patentes enregistrées en parlement. (Sauval, Antiq. de Paris, chap. Voitures, t. Ier, p. 192.) Montbrun le partageoit avec madame de Cavoye. Il mit tout en œuvre pour que ses chaises devinssent à la mode. «Il n'alloit plus autrement, dit Tallemant, et durant un an on ne rencontroit que lui par les rues, afin qu'on vît que cette voiture étoit commode. Chaque chaise lui rend, toutes les semaines, cent sous; il est vrai qu'il fournit de chaises, mais les porteurs sont obligés de payer celles qu'ils rompent,» (Historiettes, 1re édit., t. 4, p. 188, 191.) Ces chaises étoient numérotées, comme nos fiacres. (Id., t. 3, p. 253.) Elles firent vite fortune. Mascarille, comme un vrai marquis, s'en passoit la fantaisie: «Il fait un peu crotté, mais nous avons la chaise.—Madelon. Il est vrai que la chaise est un retranchement merveilleux contre les insultes de la boue et du mauvais temps.» (Les Précieuses ridicules, scène 10.)

[25] L'escharpe ne se mettoit alors qu'en déshabillé; les femmes ne la portoient «qu'en habit de couleur et négligées.» (Dict. de Trévoux.)

Certes (dit alors Lucrece) Monsieur a grande raison, et, pour estre de la cour, il ne laisse pas de connoistre admirablement les gens de la ville. Je connois des personnes qui ne sont gueres loin d'icy, qui sont si difficiles à contenter sur ce poinct qu'elles en sont insupportables, et je crois qu'elles aimeroient mieux qu'un homme apportast dix sottises en conversation que la moindre irrégularité en l'adjustement. Je pense mesme qu'elles ne venient voir des gens bien mis qu'afin de se pouvoir vanter de voir le beau monde. Mais (dit Hyppolite) approuvez-vous la conduite de certains illustres, qui, sous ombre de quelque capacité qu'ils ont au-dedans, negligent tout à fait le dehors. Par exemple, nous avons en notre voisinage un homme de robbe fort riche et fort avare, qui a une calotte qui luy vient jusqu'au menton, et quand il auroit des oreilles d'asne comme Midas, elle seroit assez grande pour les cacher. Et j'en sçais un autre dont le manteau et les éguillettes sont tellement effilées que je voudrois qu'il tombast dans l'eau, à cause du grand besoin qu'elles ont d'estre rafraischies. Voudriez-vous deffendre ces chichetez et ces extravagances, et faudroit-il empescher une honneste compagnie où ils voudroient s'introduire d'en faire des railleries? Je ne crois pas (repliqua le marquis) que personne ayt jamais loué ces vitieuses affectations; au contraire, on voit avec mépris et indignation ces barbons, ces gens de college, dont les habits sont aussi ridicules que les mœurs. Mais il faut avoir quelque indulgence pour les personnes de merite qui, estant le plus souvent occupées à des choses plus agreables, n'ont ny le loysir ny le moyen de songer à se parer. Ce n'est pas que je loüe ceux qui, par negligence ou par avarice, demeurent en un estat qui fait mal au cœur ou qui blesse la veuë. Car ce sont deux vices qu'il faut également blasmer. Mais combien y en a-t-il qui, quelque soin qu'ils prennent à s'ajuster et à cacher leur pauvreté, ne peuvent empescher qu'elle ne paroisse tousjours à quelque chapeau qui baisse l'oreille, quelque manteau pelé, quelque chausse rompuë, ou quelque autre playe dont il ne faut accuser que la fortune?

Votre sentiment (dit Lucrece) est tres-raisonnable, et j'ay toujours fort combatu ces delicatesses; mais encore ce seroit beaucoup s'il ne falloit qu'estre propre, qui est une qualité necessaire à un honneste homme; il faut aussi avoir dans ses vestements de la diversité et de la magnificence: car on donne aujourd'huy presque partout aux hommes le rang selon leur habit; on met celuy qui est vestu de soye au dessus de celuy qui n'est vestu que de camelot, et celui qui est vestu de camelot au dessus de celuy qui n'est vestu que de serge. Comme aussi on juge du mérite des hommes à proportion de la hauteur de la dentelle qui est à leur linge, et on les éleve par degrez depuis le pontignac jusqu'au poinct de Gennes. Il est vray qu'on en use ainsi, dit Hyppolite, et je trouve qu'on a raison. Car comment jugerez-vous d'un homme qui entre en une compagnie si ce n'est par l'extérieur? S'il est richement vestu, on croit que c'est un homme de condition, qui a esté bien nourry et élevé, et qui, par conséquent, a de meilleures qualitez. Vous auriez grande raison (reprit le marquis) si vous n'en usiez ainsi qu'envers les inconnus: car j'excuserois volontiers l'honneur qu'on fait à un faquin qui passe pour un homme de condition à la faveur de son habit, puisque vous ne feriez qu'honorer la noblesse que vous croiriez estre en luy; mais on en use de mesme envers ceux qui sont les mieux connus, et j'ay veu beaucoup de femmes qui n'estimoient les hommes que par le changement des habits, des plumes et des garniturcs[26]. J'en ay veu qui, au sortir d'un bal ou d'une visite, ne s'entretenoient d'autre chose. L'une disoit: Monsieur le comte avoit une garniture de huit cent livres, je n'en ay point veu de plus riche; l'autre: Monsieur le baron estoit vestu d'une estoffe que je n'avois point encore veue, et qui est tout à fait jolie; une troisiéme disoit: Ce gros pifre[27] de chevalier est tousjours vestu comme un gouverneur de Lyons; il n'oseroit changer d'habits, il a peur qu'on le méconnoisse. Cependant, il est souvent arrivé que le gros pifre a battu la belle garniture portée par un poltron, et que celuy qui avoit l'étoffe fort jolie n'aura dit que des fadaises. J'en ay veu mesme une assez sotte pour louer l'extravagance d'un certain galand de ma connoissance, qui, pour porter le deuil de sa maistresse, avoit fait faire exprès une garniture de rubans noirs et blancs, avec des figures de testes de morts et de larmes, comme celles qui sont aux parements d'église le jour d'un enterrement. Je crois (interrompit Lucrece) qu'on doit plustost dire qu'il portoit le deuil de sa raison qui estoit morte. Vous dites vray (repliqua le marquis), mais il n'en devoit porter que le petit deuil, car il y avoit longtemps qu'elle estoit deffunte. Vous attaquez de fort bonne grace, dit Lucrece, des personnes qui m'ont tousjours fort dépleu; à dire vray, je n'attendois pas de tels sentiments d'un homme de la Cour, et qui a la mine de se piquer d'estre propre et magnifique.

[26] On appeloit ainsi l'ensemble de plumes, de rubans, de nœuds, dont on chargeoit ses habits et sa coiffure. C'est ce que Mascarille appelle sa petite-vie. Il falloit, comme il dit, qu'elle fût «congruente à l'habit.» (Précieuses ridicules. sc. 10.)

[27] Ce mot pifre, que nous avons si étrangement détourné de son sens, étoit depuis le XIIIe siècle employé comme terme de mépris. On n'appeloit pas autrement que pifres ou bougres certains hérétiques des Flandres et de la Bourgogne. (Valesiana, p. 81-82.) Fleury de Bellingen explique ainsi l'étymologie de ce mot: «On nomme ordinairement gros piffre un gros homme qui a les joues rebondies de graisse. Mot emprunté et corrompu de l'allemand pfeiffer, qui signifie un joueur de fiffre, et approprié à telles sortes d'hommes, parce qu'un joueur de fiffre se fait enfler les joues à force de souffler, en flûtant, comme ceux-ci les ont enflées à force de manger.» (L'Etymologie des Proverbes français, La Haye, 1656, in-8., p. 3.)

Je vous avoue (dit le marquis) que ma condition m'oblige à faire dépense en habits, parce que le goust du siecle le veut ainsi; et pour ne pas avoir la tache d'avarice ou de rusticité, je suy les modes et j'en invente quelquefois; mais c'est contre mon inclination, et je voudrois qu'il me fust permis de convertir ces folles dépenses en de pures liberalitez envers d'honnestes gens qui en ont besoin. Sur tout j'ay toûjours blâmé l'exces où l'on porte toutes ces choses, car c'est un grand malheur lorsqu'on tombe entre les mains de ces coquettes fieffées qui sont de loisir, et qui ne sçavent s'entretenir d'autres choses. Elles examineront un homme comme un criminel sur la sellette, depuis les pieds jusqu'à la teste, et quelque soin qu'il ait pris à se bien mettre, elles ne laisseront pas de lui faire son proces. Je me suis trouvé souvent engagé en ces conferences de bagatelles où j'ay veu agiter fort serieusement plusieurs questions tres-ridicules. J'y vis une fois un sot de qualité qu'on avoit pris au collet; une femme luy dit que son rabat n'estoit pas bien mis, l'autre dit qu'il n'estoit pas bien empesé, et la troisième soûtint que son défaut venoit de l'échancrure; mais il se deffendit bravement en disant qu'il venoit de la bonne faiseuse, qui prend un escu de façon de la piece. Le rabat fut declaré bien fait au seul nom de cette illustre; je dis illustre, et ne vous en estonnez pas, car le siecle est si fertile en illustres qu'il y en a qui ont acquis ce titre à faire des mouches. Cette authorité (dit Lucrece) estoit decisive, et la question apres cela n'estoit plus problematique; aussi il faut demeurer d'accord que le rabat est la plus difficile et la plus importante des pieces de l'adjustement; que c'est la premiere marque à laquelle on connoist si un homme est bien mis, et qu'on n'y peut employer trop de temps et trop de soins, comme j'ay ouy dire d'une presidente[28], qu'elle est une heure entiere à mettre ses manchettes, et elle soûtient publiquement qu'on ne les peut bien mettre en moins de temps. Apres que ce rabat fut bien examiné (adjoûta le marquis), on descendit sur les chausses à la Candalle[29]; on regarda si elles estoient trop plicées en devant ou en arriere, et ce fut encore un sujet sur lequel les opinions furent partagées. En suite on vint à parler du bas de soye, et alors on traitta une question fort grande et fort nouvelle, n'estant encore decidée par aucun autheur: Si le bas de soye est mieux mis quand on le tire tout droit que quand il est plicé sur le gras de la jambe. Et après avoir employé deux heures à ce ridicule entretien, comme je vis qu'elles alloient examiner tout le reste article par article, comme si c'eust esté un compte, je rompis la conversation en me retirant, et je vis qu'elles remirent à une autre fois à parler du reste; car, pour juger un proces si important, elles y employerent plusieurs vaccations.

[28] Il s'agit ici de la présidente Tambonneau: «Une fois, dit Tallemant, elle alla fort ajustée chez la maréchale de Guébriant; on ne faisoit que de se mettre à table, elle avoit diné; la voilà qui commence à lever sa robe, pour montrer sa belle jupe; qui veut faire admirer comme ses manchettes étoient mises de bon air: car elle croyoit qu'il n'y avoit personne au monde qui les sut mettre comme elle, et même elle se piquoit de les mettre fort promptement, quoique madame Anne, sa duena, fut une heure et demie à les ajuster.» (Historiettes, 2e édit., t. 9, p. 161.)

[29] C'étoit un des ajustements mis à la mode par le duc de Candale, le Brummell, le d'Orsay du XVIIe siècle. Bussy, dans son Histoire amoureuse des Gaules, a raconté ses amours avec madame d'Olonne (édit. 1754, t. 1er, p. 1-42). Saint-Evremond nous a donné de lui un charmant portrait (Œuvres, 1753, in-12, t. 3, p. 154-180), et nous savons par les Mémoires de Cavagnac (t. 1er, p. 220) et par ceux de mademoiselle de Montpensier (coll. Petitot, 2e série, t. 41, p. 489), l'histoire de sa querelle avec Bartet, au sujet même de cette recherche de M. de Candale pour les ajustements. Bartet, jaloux des préférences que la marquise de Gouville accordoit à Candale, avoit dit: «Si l'on ôtoit à ce beau duc ses grands cheveux, ses grands canons, ses grandes manchettes et ses grosses touffes de galant, il ne seroit plus qu'un squelette et un atôme.» Candale le sut, et un jour, en pleine rue Saint-Thomas-du-Louvre, il fit arrêter Bartet par Laval, son écuyer, et par onze de ses gens, qui, le poignard d'une main, les ciseaux de l'autre, lui coupèrent un côté de cheveux, un côté de moustache, lui arrachèrent son rabat, ses canons, ses manchettes, etc., et le laissèrent en lui disant que c'étoit de la part de M. de Candale. Tallement nous a aussi parlé de ce muguet brutal. Il a raconté ses amours avec madame de Saint-Loup. (Historiettes, t. 8, p. 88, édit. in-12.)

Vous raillez si agreablement (dit Lucrece) ces personnes qui vous ont dépleû, qu'il faut bien prendre garde à l'entretien qu'on a avec vous, et je ne sçay si vous n'en direz point autant de celuy que nous avons aujourd'huy ensemble. Je respecte trop (dit le marquis) tout ce qui vient d'une si belle bouche, et je vous ay veu des sentiments si justes et si eloignez de ceux que nous venons de railler, que vous n'avez rien à craindre de ce costé-là. En effet (reprit Lucrece) je n'approuve point qu'on s'entretienne de ces bagatelles, ny qu'on aille pointiller sur le moindre defaut qu'on trouve en une personne; il suffit qu'elle n'ait rien qui choque la veue. Aussi bien je sçais que, quelque soin qu'on prenne à s'adjuster, particulierement pour les gens de la ville, on y trouvera toujours à redire: car, comme la mode change tous les jours, et que ces jours ne sont pas des festes marquées dans le calendrier, il faudroit avoir des avis et des espions à la cour, qui vous advertissent à tous momens des changemens qui s'y font; autrement on est en danger de passer pour bourgeois ou pour provincial.

Vous avez grande raison (adjousta le marquis), cette difficulté que vous proposez est presque invincible, à moins qu'il y eust un bureau d'adresse estably ou un gazetier de modes[30] qui tint un journal de tout ce qui s'y passeroit de nouveau. Ce dessein (dit Hyppolite) seroit fort joly, et je croy qu'on vendroit bien autant de ces gazettes que des autres.

[30] Dans un petit volume in-12 paru à Rouen en 1609, sous le titre de la Gazette (en vers), ce même projet avoit été déjà émis et presque exécuté (V. Biblioth. poét. de M. Viollet Le Duc, p. 349-350). Mais cent ans après la publication du Roman bourgeois, cette idée eut à Londres son exécution bien plus complète, par la publication du Ladies Journal, «meuble, dit l'abbé Prevost (le Pour et le Contre, 1733, in-12, t. 1er, p. 161) qui manquoit sur la toilette des dames, et dont il est surprenant qu'une nation aussi galante que les François se soit laissé ravir l'invention. À la vérité, ajoute-t-il, Brantôme en avoit tracé le plan il y a déjà près de deux siècles.» Et il cite à l'appui ce passage de l'auteur des Dames galantes, que Furetière n'a presque fait que reproduire: «Il seroit à souhaiter que quelques uns de ces galants de profession, qui sont dévoués de cœur et d'esprit au service des dames, nous voulût faire des chroniques d'amour, comme plusieurs font celle des nations et des royaumes, etc.»

Puisque vous vous plaisez à ces desseins (dit le marquis), je vous en veux reciter un bien plus beau, que j'ouys dire ces jours passez à un advocat, qui cherchoit un partisan pour traiter avec luy de cet advis; et ne vous estonnez pas si j'ay commerce avec les gens du palais, et si je me sers par fois de leurs termes, car deux mal-heureux proces qui m'ont obligé de les frequenter m'en ont fait apprendre à mes dépens plus que je n'en voulois savoir. Il disoit qu'il seroit tres-important de créer en ce royaume un grand conseil de modes, et qu'il seroit aisé de trouver des officiers pour le remplir: car, premierement, des six corps des marchands on tireroit des procureurs de modes, qui en inventent tous les jours de nouvelles pour avoir du débit; du corps des tailleurs on tireroit des auditeurs de mode, qui, sur leurs bureaux ou etablis, les mettroient en estat d'estre jugées, et en feroient le rapport; pour juges on prendroit les plus legers et les plus extravaguants de la cour, de l'un et de l'autre sexe, qui auroient pouvoir de les arrêter et verifier, et de leur donner authorité et credit. Il y auroit aussi des huissiers porteurs de modes, exploitans par tout le royaume de France. Il y auroit enfin des correcteurs de modes, qui seroient de bons prud'hommes qui mettroient des bornes à leur extravagance, et qui empescheroient, par exemple, que les formes des chapeaux ne devinssent hautes comme des pots à beure, ou plattes comme des calles, chose qui est fort à craindre lors que chacun les veut hausser ou applattir à l'envy de son compagnon, durant le flux et reflux de la mode des chapeaux; ils auroient soin aussi de procurer la reformation des habits, et les décris necessaires, comme celuy des rubans, lors que les garnitures croissent tellement qu'il semble qu'elles soient montées en graine, et viennent jusqu'aux pochettes. Enfin, il y auroit un greffe ou un bureau estably, avec un estalon et toutes sortes de mesures, pour régler les differens qui se formeraient dans la juridiction, avec une figure vestue selon la derniere mode, comme ces poupées qu'on envoie pour ce sujet dans les provinces[31]. Tous les tailleurs seroient obligez de se servir de ces modelles, comme les appareilleurs vont prendre les mesures sur les plans des édifices qu'on leur donne à faire. Il y auroit pareillement en ce greffe une pancarte ou tableau où seroient specifiez par le menu les manieres et les regles pour s'habiller, avec les longueurs des chausses, des manches et des manteaux, les qualitez des estoffes, garnitures, dentelles et autres ornements des habits, le tout de la mesme forme que les devis de maçonnerie et de charpenterie. Et voicy le grand avantage que le public en retireroit: c'est qu'il arrive souvent qu'un riche bourgeois, et surtout un provincial, ou un Alleman, aura prodigué beaucoup d'argent pour se vestir le mieux qu'il luy aura esté possible, et il n'y aura pas réussi, quelque consultation qu'il ait faite de toute sorte d'officiers qu'il aura pû assembler pour resoudre toutes ses difficultez. Car il se trouvera souvent que, si l'habit est bien fait, il n'en sera pas de mesme des bas ou du chapeau; enfin il vivra tousjours dans l'ignorance et dans l'incertitude. Au lieu que, s'il est en doute, par exemple, si la forme de son chapeau est bien faite, il n'aura qu'à la porter au bureau des modes, pour la faire jauger et mesurer, comme on fait les litrons et les boisseaux qu'on marque à l'Hostel-de-Ville. Ainsi, se faisant estalonner et examiner depuis les pieds jusqu'à la teste, et en ayant tiré bon certificat, il auroit sa conscience en repos de ce costé-là, et son honneur seroit à couvert de tous les reproches que luy pourroit faire la coquette la plus critique.

[31] Ces poupées de modes, qui donnoient le ton pour les toilettes, avoient d'abord été attifées chez mademoiselle de Scudéry, d'où elles partoient pour la province ou l'étranger. L'une était pour le négligé, l'autre pour les grandes toilettes. On les appeloit la grande et la petite Pandore, et c'est aux petites assemblées du samedi qu'on procédoit à leur ajustement dans le cercle des précieuses. Un siècle plus tard, nous trouvons encore une de ces poupées courant le monde pour y propager les modes parisiennes. «On assure, lisons-nous dans un livre très rare, que pendant la guerre la plus sanglante entre la France et l'Angleterre, du temps d'Addison, qui en fait la remarque, ainsi que M. l'abbé Prevost, par une galanterie qui n'est pas indigne de tenir une place dans l'histoire, les ministres des deux cours de Versailles et de Saint-James accordoient en faveur des dames un passeport inviolable à la grande poupée, qui étoit une figure d'albâtre de trois ou quatre pieds de hauteur, vêtue et coiffée suivant les modes les plus récentes, pour servir de modèle aux dames du pays. Ainsi, au milieu des hostilités furieuses qui s'exerçoient de part et d'autre, cette poupée étoit la seule chose qui fût respectée par les armes.» (Souv. d'un homme du monde, Paris, 1789, in-12, t. 2, p. 170, nº 395.)

C'est dommage (dit Lucrece) que vous n'estes associé avec cet homme qui a inventé ce party: vous le feriez bien valoir. Je crois qu'il y a beaucoup d'officiers en France moins utiles que ceux-là, et beaucoup de reglements moins necessaires que ceux qu'ils feroient. J'ai mesme ouy dire à des sçavans qu'il y avoit de certains pays où estoient establis de certains officiers expressément pour faire regler les habits; mais comme je ne suis pas sçavante, je ne vous puis dire quels ils sont.

Lucrece n'avoit pas encore achevé quand sa tante rompit le jeu, et mesme un cornet qu'elle tenoit à la main, à cause d'un ambezas[32] qui luy estoit venu le plus mal à propos du monde. Cela rompit aussi cette conversation, car elle s'en vint avec un grand cry annoncer le coup de malheur qui luy estoit arrivé, qu'elle plaignit avec des termes aussi pathetiques que s'il y fust allé de la ruine de l'estat. Cela troubla tout ce petit peloton; quelques-uns, par complaisance, luy aidèrent à pester contre ce malheureux Ambezas qui estoit venu sans qu'on l'eust mandé; d'autres la consolerent sur l'inconstance de la fortune et lui promirent de sa part un sonnez pour une autre fois. Et cependant le marquis, qui ne cherchoit qu'une occasion de se retirer, prit congé de Lucrece, non sans luy dire en particulier qu'il esperoit de venir chez elle le lendemain en meilleur ordre, lui demandant la permission de continuer ses visites. Mais en sortant il pensa luy arriver encore le mesme accident, car les maquignons sont tres-frequens en ce quartier-là. Il ne put battre celuy-cy non plus que l'autre, à cause de sa fuite; mais son page l'en vengea, et, n'estant pas dans sa colère si raisonnable que son maistre, il la déchargea sur un autre maquignon qui estoit à pied sur le pas de sa porte. Et comme ce pauvre homme lui disoit: Ha, monsieur, je ne crotte personne! Hé bien, c'est pour ceux que tu as crottez et que tu crotteras. Action de justice et chastiment remarquable, qui devroit faire honte à nos officiers de police.

[32] Terme du jeu de trictrac. C'est lorsque chaque dé jeté amène l'as (ambo asses, deux as).

A peine le marquis estoit-il remonté dans son carosse que ses laquais, à l'exemple du maistre et du page, animez contre les crotteurs de gens, virent passer des meuniers sur la crouppe de leurs mulets accouplez trois à trois, qui faisoient aussi belle diligence que des courriers extraordinaires. Le grand laquais jetta un gros pavé qu'il trouva dans sa main à l'un de ces meuniers avec une telle force que cela eust été capable de rompre les reins de tout autre; mais ce rustre, hochant la teste et le regardant par dessus l'épaule, lui dit avec un ris badin: Ha ouy, je t'engeolle. Et, piquant la crouppe de sa monture avec le bout de la poignée de son fouet, il se vit bien-tost hors de la portée des pavez. Dés le lendemain, le marquis vint voir Lucrece en un équipage qui fit bien connoistre que ce n'estoit pas pour luy qu'il avoit fait l'apologie du jour precedent.

Je croy que ce fut en cette visite qu'il luy découvrit sa passion; on n'en sçait pourtant rien au vray. Il se pourroit faire qu'il n'en auroit parlé que les jours suivans, car tous ces deux amans estoient fort discrets, et ils ne parloient de leur amour qu'en particulier. Par mal-heur pour cette histoire, Lucrece n'avoit point de confidente, ni le marquis d'escuyer, à qui ils repetassent en propres termes leurs plus secrettes conversations. C'est une chose qui n'a jamais manqué aux heros et aux heroïnes. Le moyen, sans cela, d'écrire leurs avantures? Le moyen qu'on pust savoir tous leurs entretiens, leurs plus secrettes pensées? qu'on pust avoir coppie de tous leurs vers et des billets doux qui se sont envoyez, et toutes les autres choses necessaires pour bastir une intrigue? Nos amants n'estoient point de condition à avoir de tels officiers, de sorte que je n'en ay rien pu apprendre que ce qui en a paru en public; encore ne l'ay-je pas tout sçeu d'une mesme personne, parce qu'elle n'auroit pas eu assez bonne memoire pour me repeter mot à mot tous leurs entretiens; mais j'en ay appris un peu de l'un et un peu de l'autre, et, à n'en point mentir, j'y ay mis aussi un peu du mien. Que si vous estes si desireux de voir comme on découvre sa passion, je vous en indiqueray plusieurs moyens qui sont dans l'Amadis, dans l'Astrée, dans Cirus et dans tous les autres romans, que je n'ay pas le loisir ni le dessein de coppier ny de derober, comme ont fait la plupart des auteurs, qui se sont servis des inventions de ceux qui avoient écrit auparavant eux. Je ne veux pas mesme prendre la peine de vous en citer les endroits et les pages; mais vous ne pouvez manquer d'en trouver à l'ouverture de ces livres. Vous verrez seulement que c'est toujours la mesme chose, et comme on sçait assez le refrain d'une chanson quand on en écrit le premier mot avec un etc., c'est assez de vous dire maintenant que nostre marquis fut amoureux de Lucrece, etc. Vous devinerez ou suppléerez aisément ce qu'il luy dit ou ce qu'il luy pouvoit dire pour la toucher.

Il est seulement besoin que je vous declare quel fut le succès de son amour; car vous serez sans doute curieux de sçavoir si Lucrece fut douce ou cruelle, parce que l'un pouvoit arriver aussi-tost que l'autre. Sçachez donc qu'en peu de temps le marquis fit de grands progrés; mais ce ne fut point son esprit et sa bonne mine qui luy acquirent le cœur de Lucrece. Quoy que ce fust un gentil-homme des mieux faits de France et un des plus spirituels, qu'il eût l'air galand et l'ame passionnée, cela n'estoit pas ce qui faisoit le plus d'impression sur son esprit: elle faisoit grand cas de toutes ces belles qualités; mais elle ne vouloit point engager son cœur qu'en establissant sa fortune. Le marquis fut donc obligé de luy faire plus de promesses qu'il ne luy en vouloit tenir, quelque honneste homme qu'il fust: car qu'est-ce que ne promet point un amant quand il est bien touché? Et qu'y a-t-il dont ne se dispense un gentil-homme quand il est question de se deshonorer par une indigne alliance? Il avoit commencé d'acquerir l'estime de Lucrece en faisant grande dépense pour elle; il luy laissa mesme gagner quelque argent, en faisant voir neantmoins qu'il ne perdoit pas par sottise, ni faute de sçavoir le jeu. Apres, il s'accoustuma à luy faire des presens en forme, qu'elle reçut volontiers, quoy qu'elle eust assez de cœur; mais elle estoit obligée d'en user ainsi, car elle avoit moins de bien que de vanité. Elle vouloit paroistre, et ne le pouvoit faire qu'aux dépens de ses amis. Les cadeaux n'estoient pas non plus épargnez; les promenades à Saint-Clou, à Meudon et à Vaugirard, estoient fort frequentes[33], qui sont les grands chemins par où l'honneur bourgeois va droit à Versailles[34], comme parlent les bonnes gens. Toutes ces choses neantmoins ne concluoient rien; Lucrece ne donnoit encore que de petites douceurs qu'il falloit que le marquis prist pour argent comptant. Il fut donc enfin contraint, vaincu de sa passion, de luy faire une promesse de l'épouser, signée de sa main et écrite de son sang, pour la rendre plus authentique. C'est là une puissante mine pour renverser l'honneur d'une pauvre fille, et il n'y a guere de place qui ne se rende si-tost qu'on la fait jouer. Lucrece ne s'en deffendit pas mieux qu'une autre; elle ne feignit point de donner son cœur au marquis et de lui vouer une amour et une foy réciproque. Ils vécurent depuis en parfaite intelligence, sans avoir pourtant le dernier engagement. Ils se flattèrent tous deux de la plus douce esperance du monde: le marquis de l'esperance de posseder sa maîtresse, et Lucrece de l'esperance d'estre marquise. Mais ce n'estoit pas le compte de cet amant impatient; sa passion estoit trop forte pour attendre plus longtemps les dernieres faveurs.

[33] C'est là qu'on faisoit alors les fines parties, et Furetière est loin d'avoir tort dans ce qu'il ajoute sur les risques qu'y couroit «l'honneur bourgeois». Ailleurs il en avoit parlé, et sur le même ton (V. le Voyage de Mercure, liv. 4, Paris, 1653, in-4. p. 88)—Sarrazin, dans la lettre qui sert de préface à son Ode à Calliope, dit aussi, par allusion au scandale de ces gaités-champêtres: «Si je devine bien, le mot d'aventure et le lieu de Saint-Clou (sic) vous feront d'abord songer à quelque chose d'étrange, et vous ne tarderez guère à scandaliser votre bonne amie et votre très humble serviteur.» Un amant ne pardonnoit pas à sa maîtresse de faire sans lui une promenade à Saint-Cloud:

Je ne saurois vous pardonner
Le regal qu'à Saint-Cloud Paul vient de vous donner;
C'est le plus dégoûtant de tous les esprits fades.
Vous aimez trop les promenades,
Iris: allez vous promener.

(Poésies de Charleval, Amst., 1759, in-12, p. 52, épigr. 37.)

[34] «Aller à Versailles, être renversé.» Ant. Oudin, Curiositez françoises, Paris, 1640, in-12. p. 569.

D'ailleurs il y avoit un obstacle invincible à l'exécution de sa promesse de mariage, supposé qu'il eust eu dessein de l'exécuter. Il estoit encore mineur, et il avoit une mère et un oncle qui possedoient de grands biens, sur lesquels toute la grandeur de sa maison estoit fondée. L'un et l'autre n'y auraient jamais donné leur consentement; au contraire, il estoit en danger d'estre désherité ou mesme de voir casser son mariage s'il eust esté fait. Il redoubla donc son empressement aupres de Lucrece, et il trouva enfin une occasion favorable dans une de ces mal-heureuses promenades qu'ils faisoient souvent ensemble.

Ce n'est pas que Lucrece n'y allast tousjours avec sa tante et quelques autres filles du voisinage accompagnées de leurs meres; mais ces bonnes dames croyoient que leurs filles estoient en seureté pourveu qu'elles fussent sorties du logis avec elles, et qu'elles y revinssent en même temps. Il y en a plusieurs attrapées à ce piege; car, comme la campagne donne quelque espece de liberté, à cause que les témoins et les espions y sont moins frequens et qu'il y a plus d'espace pour s'écarter, il s'y rencontre souvent une occasion de faire succomber une maîtresse, et c'est proprement l'heure du berger[35]. D'ailleurs, les gens de cour ne meurent pas de faim faute de demander leurs necessitez; ils prennent des avantages sur une bourgeoise coquette qu'ils n'oseroient pas prendre sur une personne de condition, dont ils respecteroient la qualité. Enfin, notre assiegeant somma tant de fois la place de se rendre et il la serra de si près qu'il la prit un jour au dépourveu et éloignée de tout secours, car la tante estoit alors en affaire, et occuppée à une importante partie de triquetrac qu'elle faillit gagner à bredoüille.

[35] Nous ne nous arrêterions pas sur cette expression, devenue très commune, si elle n'avoit été, du temps de Furetière, fort à la mode et de bon ton, à ce point qu'on fit, en manière de définition galante, un petit traité de l'Heure du Berger, qui se trouve dans le Recueil de pièces en prose les plus agréables du temps, etc., Paris, 1671, quatrième partie, p. 72-75.

Lucrece se rendit donc; je suis fâché de le dire, mais il est vray. Je voudrois seulement pour son honneur sçavoir les parolles pathetiques que luy dit son amant passionné pour la toucher. Elles furent plus heureuses que toutes les autres qu'il luy avoit dites jusques-là. Je croy qu'il luy fit bien valoir le saffran qu'il avoit sur le visage; car, en effet, il estoit devenu tout jaune de soucy. Je croy aussi qu'il tira un poignard de sa poche pour se percer le cœur en sa presence, puisque son amour ne l'avoit pû encore faire mourir. Il ne manqua pas non plus de la faire ressouvenir de la promesse de mariage qu'il luy avoit donnée, et de luy faire là dessus plusieurs sermens pour la confirmer. Mais, par malheur, on ne sçait rien de tout cela, parce que la chose se passa en secret; ce qui serviroit pourtant beaucoup pour la décharge de cette demoiselle. Seulement il faut croire qu'il y fit de grands efforts; car, en effet, Lucrece estoit une fille d'honneur et de vertu, et elle le monstra bien, ayant esté fort longtemps à tenir bon, bien que, de la maniere dont elle avoit esté élevée, ce dust estre une bicoque à estre emportée facilement. Quoy qu'il en soit, elle songea plustost à establir sa fortune qu'à contenter son amour. Elle ne crut pas pouvoir mener d'abord le marquis chez un notaire ou devant un curé, qui auroient esté peut-estre des causeurs capables de divulguer l'affaire et de donner occasion aux parens de son amant de la rompre. Elle crut qu'il falloit qu'il y eust quelque engagement precedent, et elle ayma mieux hazarder quelque chose du sien que de manquer une occasion d'estre grande dame. Ce n'est point la faute de Lucrece si le marquis n'a point tenu sa parolle, qu'elle avoit ouy dire inviolable chez les gentils-hommes. Et certes, il y en a beaucoup qui ne se mocqueront pas d'elle, parce qu'elles y ont esté aussi attrapées. Leur amour dura encore longtemps avec plus de familiarité qu'auparavant, sans qu'il y arrivast rien de memorable; car il n'y eust point de rival qui contestast au marquis la place qu'il avoit gagnée, ou qui envoyast à sa maistresse de fausses lettres. Il n'y eut point de portrait, ny de monstre, ny de bracelet de cheveux qui fust pris ou égaré, ou qui eust passé en d'autres mains, point d'absence ny de fausse nouvelle de mort ou de changement d'amour, point de rivale jalouse qui fist faire quelque fausse vision ou équivoque, qui sont toutes les choses necessaires et les matériaux les plus communs pour bastir des intrigues de romans, inventions qu'on a mises en tant de formes et qu'on a repetassées si souvent qu'elles sont toutes usées.

Je ne puis donc raconter autre chose de cette histoire; car toutes les particularitez que j'en pourrois sçavoir, si j'en estois curieux, ce seroit d'apprendre combien un tel jour on a mangé de dindons à Saint-Cloud chez la Durier[36], combien de plats de petits pois ou de fraises on a consommés au logis de petit Maure à Vaugirard, parce qu'on pourroit encore trouver les parties de ces collations chez les hostes où elles ont esté faites, quoy qu'elles ayent esté acquitées peu de tems apres par le marquis, qui payoit si bien que cela faisoit tort à la noblesse. Ils furent mesme si discrets qu'on ne s'avisa point qu'il y eust plus de privauté qu'auparavant, et cela n'empescha pas qu'il n'y eust plusieurs personnes du second ordre qui entretinssent Lucrece et qui en fissent les amoureux et les passionnez. Mais c'estoit toûjours avec quelque espece de respect pour le marquis, et sous son bon plaisir. Ils prenoient leur avantage quand il n'y estoit pas, et ils luy cedoient la place quand il arrivoit; car chacun sait que ces nobles sont un peu redoutables aux bourgeois, et par conséquent nuisent beaucoup aux filles, à cause qu'ils écartent les bons partis.

[36] C'étoit, sous Louis XIII, la plus fameuse cabaretière des environs de Paris. On trouve dans Tallemant (édit. in-12, t. 9, p. 223-226) une longue et curieuse historiette sur elle, sur son vaste cabaret de Saint-Cloud, sur les longs crédits qu'elle faisoit à la noblesse, etc. Il y est aussi parlé de ses amours avec Saint-Preuil, et de la belle conduite qu'elle tint quand, aux instigations du duc de la Meilleraye, ce gouverneur d'Arras fut jugé et décapité à Amiens. «Elle reçut sa tête dans un tablier, dit Tallemant, et lui fit faire un magnifique service à ses dépens.» Dans les notes curieuses qu'il a données sur ce passage des Historiettes, M. Monmarqué omet de dire qu'en décembre 1803, lors des fouilles qu'on fit dans l'enclos des Feuillans d'Amiens, on a eu la preuve des soins pieux que prit la Durier pour l'inhumation de Saint-Preuil; on retrouva le corps et la tête embaumés. Le détail de cette découverte et du bruit qu'elle fit à Amiens se lit tout entier au t. 2, p. 198-199, des Essais historiques sur Paris, publiés en 1812, in-12, par le neveu de Saint-Foix, pour faire suite à ceux publiés par son oncle.—Quelques auteurs du temps ont aussi parlé de la Durier, entre autres Sarrazin, qui, dans la préface de son Ode à Calliope, se fait dire par sa muse: «Je quitteray pour vous la table des dieux si vous quittez pour moi celle de la Durier.» (Les Œuvres de M. Sarrazin, etc., Paris, 1696, in-8, p. 283.)

Lucrece avoit accoustumé son amant à souffrir qu'elle entretinst, comme elle avoit toujours fait, tous ceux qui viendroient chez elle. Particulierement depuis sa faute, que le remords de sa conscience luy faisoit encore plus publique qu'elle n'estoit, elle les traita encore plus favorablement. Peut-estre aussi que par adresse elle en usoit de la sorte; car, quoiqu'elle se flattast toujours de l'esperance d'estre Madame la marquise, neantmoins comme la chose n'estoit pas faite et qu'il n'y a rien de si asseuré qui ne puisse manquer, elle estoit bien aise d'avoir encore quelques autres personnes en main pour s'en servir en cas de necessité. Outre qu'il est fort naturel aux coquettes d'aymer à se faire dire des douceurs par toutes sortes de gens, quoiqu'elles n'ayent pour eux ny amour ny estime.

Parmy ce corps de reserve de galands assez nombreux se trouva Nicodeme, qui estoit un grand diseur de fleurettes, et, comme j'ay dit, un amoureux universel. Il s'engagea si avant dans cette amour, qu'un jour, apres avoir prosné sa passion avec les plus belles Marguerites françoises[37] qu'il pust trouver, Lucrece, pour s'en défaire, dit qu'elle n'adjoustoit point de foy à ses parolles, et qu'elle en voudroit voir de plus puissans témoignages. Il luy respondit serieusement qu'il luy en donneroit de telle nature qu'elle voudroit; elle luy repliqua qu'elle se raportoit à luy de les choisir. Aussi-tost Nicodeme, pour luy monstrer qu'il la vouloit aymer toute sa vie, lui dit qu'il luy en donneroit tout à l'heure une promesse par écrit. Tout en riant elle l'en deffia, et un peu de temps apres, Nicodeme, s'estant retiré expressément dans une antichambre, luy apporta en effet une promesse de mariage qu'il luy mit en main. Elle la prit en continuant sa raillerie, et luy demanda seulement: La quantième est-ce d'aujourd'huy? (Car c'estoit un homme sujet à de telles foiblesses.) En mesme temps, pour monstrer qu'elle n'en faisoit pas grand estat, elle s'en servit à envelopper une orange de Portugal qu'elle tenoit en sa main. Neantmoins elle ne laissa pas de la serrer proprement pour les besoins qu'elle en pourroit avoir, quand ce n'eust esté que pour faire voir un jour qu'elle avoit eu des amans.

[37] Il est fait allusion ici au livre de François Desrues: Les Marguerites françoises, ou fleurs de bien dire, contenant plusieurs belles et rares sentences morales recueillies des meilleurs auteurs, et mises en ordre alphabètique. Rouen, Behourt, 1625, in-12. Cette édition, décrite par Brunet, Manuel, II, 65, n'est pas la plus ancienne de ce recueil, qui s'appeloit auparavant: Fleurs de bien dire, recueillies des cabinets des plus rares esprits de ce temps, pour exprimer les passions amoureuses de l'un comme de l'autre sexe, etc. Il y en a sous ce titre une édition de 1598, Paris, Guillemot, pet. in-12.

Cela s'estoit passé auparavant que Nicodeme fust engagé avec Javotte. Quelque temps après, il arriva qu'un procureur de l'officialité, nommé Villeflatin, qui estoit amy et voisin de l'oncle de Lucrece, le vint voir et le trouva dans sa chambre au coin du feu. Par hasard, Lucrece estoit à fouiller dans un buffet qu'elle avoit dans la mesme chambre. Comme c'est la première cajolerie des vieillards de demander aux jeunes filles quand elles seront mariées, ce fut aussi le premier compliment de ce procureur. Hé bien! lui dit-il, mademoiselle, quand est-ce que nous danserons à vostre nopce! Je ne sçay pas quand ce sera, répondit Lucrece en riant; au moins ce ne sera pas faute de serviteurs: voilà une promesse; si j'en veux, il ne tient qu'à moy de l'accepter. Elle dit cela en monstrant un papier plié, qui estoit cette promesse qu'elle avoit trouvée fortuitement sous sa main, sur quoy neantmoins elle ne faisoit pas grand fondement, car elle mettoit toutes ses esperances en celle du marquis, dont elle n'avoit garde de faire alors mention. Le procureur, par curiosité, jetta la main dessus sans qu'elle y prist garde, et, faisant semblant de la vouloir arracher, elle fut obligée de la lascher de peur de la rompre. Il la lut exactement, et il luy dit qu'il connaissoit celuy qui l'avoit souscrite, qu'il avoit du bien; il n'en fit point d'autre éloge, car il croyoit bien par ce mot avoir dit tout ce qui s'en pouvoit dire. Il luy demanda si la promesse estoit reciproque, et si elle en avoit donné une autre; mais Lucrece, sans dire ny ouy, ny non, lui répondit tousjours en bouffonnant. Il luy recommanda serieusement de la bien garder, luy offrant de la servir en cette occasion et de faire une exacte enqueste du bien que Nicodeme pouvoit avoir.

A quelques jours de là il avint que, Villeflatin estant allé au Châtelet pour quelques affaires, y trouva Vollichon, pere de Javotte; et comme il le connoissoit de longue main, Vollichon lui fit part de la joyeuse nouvelle du mariage prochain de sa fille. Villeflatin s'en rejouyt d'abord avec luy, disant qu'il faisoit fort bien de la marier ainsi jeune; qu'une fille est de grande garde; qu'un pere en est déchargé et n'est plus responsable de ses fredaines quand elle est entre les mains d'un mary, qui est obligé d'en avoir le soin. Qu'à la vérité sa petite Javotte estoit bien sage; mais que le siecle estoit si corrompu, et la jeunesse si dépravée, qu'on ne faisoit non plus de scrupule de surprendre une pauvre innocente que de boire un verre d'eau. Et apres d'autres discours de cette nature que j'obmets à dessein, non pas faute de les sçavoir (car je les ay ouy dire mille fois), il luy demanda qui estoit celuy qu'il avoit choisi pour faire entrer en son alliance, et quand se feroit la solemnité du mariage. Vollichon luy répondit que les bans estoient desja jettez à Saint-Nicolas et à Saint-Severin, les parroisses des futurs espoux; que les fiançailles se devoient faire dans deux jours, et que c'estoit Nicodeme qui devoit estre son gendre. Comment! (s'écria Villeflatin) et on disoit qu'il devoit épouser mademoiselle Lucrece, nostre voisine! J'ai veu, leu et tenu une promesse de mariage à son profit, et qui est bien signée de luy. Vous me surprenez (dit Vollichon), je vous prie de m'en faire sçavoir des nouvelles certaines, et de me dire s'il... Et, sans achever, il le quitta avec furie, en criant: Qui appelle Vollichon? C'estoit le guichetier de la porte du presidial, qui appelloit Vollichon pour venir parler sur la montée à une partie qu'on ne vouloit pas laisser entrer. Son avidité, qui ne vouloit rien laisser perdre, ne luy permit pas de faire reflexion qu'il quittoit une affaire tres importante pour une autre qui estoit peut-estre de neant, comme elle estoit en effet. Si-tost qu'il eut expédié cette partie, il retourna au lieu où il avoit laissé Villeflatin, pour luy demander s'il se souvenoit des termes ausquels la promesse de mariage estoit conçue, puisqu'il l'avoit eue entre ses mains; mais il ne le trouva plus: car, comme celuy-cy estoit fort zelé pour le service de Lucrece et de toute sa famille, voyant le brusque départ de Vollichon, il s'imagina qu'il estoit allé promptement faire avertir sa femme et sa fille qu'on vouloit aller sur son marché et qu'une autre personne avoit surpris une promesse de mariage de Nicodeme. Enfin il crut qu'il estoit allé donner ordre d'achever le mariage avant qu'on y pust former opposition, de peur de laisser échapper ce party, qui en effet lui estoit avantageux. Il eut peur que ce qu'il avoit découvert à Vollichon ne le poussast encore plustost à precipiter l'affaire. C'est ce qui l'obligea d'aller tout de ce pas et de son propre mouvement (sans parler de rien à Lucrece, ny à son oncle, ny à sa tante), afin de ne perdre point de temps, former une opposition au mariage entre les mains des curez de Saint-Nicolas et de Saint-Severin. Et non content de cela, il obtint du lieutenant civil et de l'official des deffenses de passer outre, qu'il fit signifier aux mesmes curez et à Vollichon, car, quand à Nicodeme, il ne sçavoit où il demeuroit. Puis il vint tout en sueur, sur les trois heures apres midy, dire à Lucrece qu'il y avoit bien des nouvelles, qu'elle luy avoit bien de l'obligation, qu'il n'avoit ny bu ni mangé de tout le jour, qu'il avoit toujours couru pour son service. Et apres plusieurs autres prologues, il lui raconta la rencontre qu'il avoit faite de Vollichon et tous les exploits qu'il avoit fait depuis.

Lucrece fut fort surprise de ce recit, et il lui monta au visage une rougeur plus forte qu'aucune qu'elle eust jamais eue. Pour tout remerciment de la bonne volonté de ce procureur, elle luy dit qu'il la servoit vraiment avec beaucoup de chaleur, puisqu'il n'avoit pas mesme pris le temps d'en parler à son oncle ny à sa tante; qu'en son particulier, elle n'avoit point dessein d'épouser Nicodeme, et encore moins par l'ordre de la justice. Ha, ha (dit alors le procureur), il faut apprendre à cette jeunesse éventée à ne se moquer pas des filles d'honneur: nous avons sa signature, il faudra au moins qu'il paye des dommages et interests; laissez-moi seulement faire. Et avec un «Nous nous verrons tantost plus amplement; je n'ay ny bu ny mangé d'aujourd'huy», il enfila l'escalier, et tira la porte de la chambre apres luy; il la ferma mesme à double tour pour empescher qu'on ne courust apres luy pour le reconduire.

Lucrece, que par bon-heur il avoit trouvée seule, demeura en grande perplexité. Son marquis s'en estoit allé il y avoit quelque temps et luy avoit laissé des marques de son amour. Peu avant son départ, elle s'estoit apperceue d'un certain mal qui avoit la mine de luy gaster bien-tost la taille. Cela mesme l'avoit obligée de le presser de l'épouser; mais lorsqu'elle le conjuroit si vivement qu'il ne s'en pouvoit presque plus deffendre, il luy vint un ordre de la cour d'aller joindre son regiment: à quoi il obeyt en apparence avec regret, et en lui faisant de grandes protestations de revenir au plustost satisfaire à sa promesse. Il partit bien, mais je ne sçay quel terme il prit pour son retour, tant y a qu'il n'est point encore revenu. Lucrece luy écrivit force lettres, mais elle n'en reçeut point de réponse. Elle vit bien alors, mais trop tard, qu'elle estoit abusée, et ce qui la confirma dans cette pensée, c'est que, depuis le départ du marquis, elle n'avoit plus trouvé la promesse de mariage qu'il luy avoit donnée. Elle ne pouvoit pas mesme s'ymaginer comme elle l'avoit perdue, veu le grand soin qu'elle avoit eu de la serrer dans son cabinet. Or, voicy comme la chose estoit arrivée:

La passion du marquis estant un peu refroidie par la jouyssance, il fit reflexion sur la sottise qu'il alloit faire s'il executoit la parolle qu'il avoit donnée à Lucrece. Outre le tort qu'il faisoit à sa maison en se mésalliant, il voyoit tous ses parens animez contre luy, qui luy feroient perdre les grands biens sans lesquels il ne pouvoit soustenir l'éclat de sa naissance. Il voyoit, d'un autre costé, que, si Lucrece playdoit contre luy en vertu de sa promesse de mariage, cela luy feroit une tres-fâcheuse affaire: car, outre que ces sortes de procés laissent tousjours quelque tache à l'honneur d'un honneste homme, à cause qu'il est accusé en public de trahison et de manquement de parolle, les evenemens en sont quelquefois douteux, et avec quelque avantage qu'on en sorte, ils coustent toujours tres-cher. Il se résolut donc d'user de stratagéme pour se tirer de ce mauvais pas où son amour trop violent l'avoit engagé. Pour cet effet il mena sa maistresse à la foire Saint-Germain, et, luy disant qu'il luy vouloit donner le plus beau cabinet d'ébeine qui s'y trouveroit, il la pria de le choisir et d'en faire le prix. Elle fit l'un et l'autre, et de plus elle le remercia de sa liberalité. Le marquis prit le soin de le luy faire porter chez elle; mais auparavant il commanda secrettement au marchand d'y faire des clefs doubles, dont il garda les unes par devers luy et il fit livrer les autres à Lucrece avec le cabinet. Soudain qu'elle eut ce present, elle y serra avec joie ses plus précieux bijoux, et ne manqua pas surtout d'y mettre sa promesse de mariage qu'elle avoit du marquis.

Quand il fut sur son départ, ayant dessein de retirer sa promesse, il alla chez Lucrece à une heure où il sçavoit qu'elle n'estoit pas au logis; il y entra familierement comme il avoit accoustumé, et, feignant d'avoir quelque chose d'importance à luy dire, il demanda permission de l'attendre dans sa chambre. Estant là, il se trouva bien-tost seul, et alors, avec la clef qu'il avoit par devers luy, il ouvrit le cabinet, et, trouvant la promesse, s'en saisit, sans que Lucrece, quand elle fut arrivée, s'apperceût d'aucune chose. Elle n'avoit mesme reconnu ce vol que peu de jours avant ce procés que venoit de former Villeflatin contre Nicodeme, et n'en avoit pas encore soubçonné le marquis; mais quand elle vid que son absence duroit, qu'il ne luy écrivoit point et que sa promesse estoit perdue, elle ne douta plus de sa perfidie. Dans son déplaisir elle ne trouva point de meilleur remede à son affliction que d'entretenir avec plus de soin ses autres conquestes. Or comme il falloit qu'elle se mariast avant qu'on s'apperceust de ce qu'elle avoit tant de sujet de cacher, elle commença à s'affliger moins du zele indiscret de son voisin, qui luy cherchoit un mary malgré elle par les voyes de la justice.

Elle attendit donc avec patience le succés de cette affaire, raisonnant ainsi en elle-mesme, que si elle gagnoit sa cause, elle gagnoit un mary dont elle avoit grand besoin, et si elle la perdoit, elle pourroit dire (comme il estoit vray) qu'elle n'avoit point approuvé cette procedure, et qu'on l'avoit commencée à son insceu, ce qu'elle croyoit estre suffisant pour mettre son honneur à couvert. Aussi bien il n'estoit plus temps de deliberer; la promptitude du procureur avoit fait tout le mal qui en pouvoit arriver; la matiere estoit desja donnée aux caquets et aux railleries; il falloit voir seulement où cela aboutiroit. Villeflatin, la revenant voir le soir, luy dit qu'elle luy donnast sa promesse. La honte ne l'ayant pas encore fait resoudre, elle fit semblant de l'avoir égarée et luy dit mesme qu'elle craignoit qu'elle ne fust perduë. Vous auriez fait là (reprit-il) une belle affaire. Or sus, trouvez là au plustost, cependant que ce mariage est arresté; il ne peut passer outre au prejudice de nos deffenses; mais la faudra bien avoir pour la faire reconnoistre. Dites-moi cependant: n'a-t-il point eu d'autres privautez avec vous? n'y a-t-il point eu de copule? Dites hardiment, cela peut servir à vostre cause? Dame, en ces occasions il faut tout dire; on n'y seroit pas receu par apres.

Lucrece rougit alors avec une confusion qui n'est pas imaginable et qui l'empescha de faire aucune réponse. Elle fut tellement surprise de cette grosse parolle, qu'elle fut toute preste à luy advoüer son malheur, dont elle croyait qu'il se fust desja apperceu, de la sorte qu'il la traitoit. Elle l'alloit prier en mesme temps de s'entremettre auprés de son oncle et de sa tante pour obtenir le pardon de sa faute. Ville-flattin crût que sa rougeur venoit de ce qu'il luy avoit demandé assez cruement une chose dont un homme plus civil que luy se seroit informé avec plus d'honnesteté; de sorte que, sans la presser davantage, il la loua de sa pudeur, luy disant: Soyez aussi sage à l'advenir comme vous avez esté jusqu'icy, et vous reposez sur moi de cette affaire.

Cependant Nicodeme qui ne sçavoit rien de ces nouveaux incidens, alla le soir mesme voir Javotte, sa vraye maistresse, et ayant mis des canons blancs, s'estant bien frisé et bien poudré, il y arriva en chaise, fort gay, retroussant sa moustache et gringottant un air nouveau. Il rencontra dans la salle la mere et la fille, toutes deux bourgeoisement occupées à ourler quelque linge pour achever le trousseau de l'accordée. Le froid accueil qu'elles luy firent le surprit un peu, et, commençant la conversation par l'ouvrage qu'elles tenoient: Certes, ma bonne maman (luy dit-il), vostre fille vous aura bien de l'obligation, car je me doute bien que ce linge à quoy vous travaillez est pour elle. La prétenduë belle-mere luy répondit assez brusquement: Ouy, monsieur, c'est pour elle; mais il vous passera bien loin du nez. Je vous trouve bien hardy de venir encore ceans, apres nous avoir voulu affronter. Là, là, ma fille est jeune et ne manquera pas de partis; nous ne sommes pas des personnes à aller playder à l'officialité pour avoir un gendre. Allez trouver vostre maistresse à qui vous avez promis mariage; nous ne voulons pas estre cause qu'elle soit dés-honorée. Nicodeme, encore plus estonné, jura qu'il n'avoit aucun engagement qu'avec sa fille. Vrayment (reprit aussi-tost la procureuse), il nous en feroit bien accroire si nous n'avions de quoy le convaincre; et, appelant la servante, elle luy dit: Julienne, allez querir un papier là haut sur le manteau de la cheminée, que je luy fasse voir son bec-jaune. Quand il fut apporté: Tenez (dit-elle), voyez si je parle par cœur! Nicodeme pensa tomber de son haut en le lisant, car il connoissoit le cœur de Lucrece, et il ne pouvoit concevoir qu'une si fiere personne voulust playder à l'officialité pour avoir un mary. Il sçavoit qu'elle n'avoit receu la promesse qu'en riant et sans fonder sur cela aucune esperance ny dessein de mariage; aussi n'en avoit-elle point parlé depuis, de sorte qu'il s'imagina que cela n'estoit point fait par son ordre; il dit donc à sa belle mere: Voilà une piece que quelque ennemy me jouë; s'il ne tient qu'à cela, je vous apporte dés demain une main-levée de cette opposition pardevant notaires.

Je n'ay que faire (répondit-elle) de notaires ni d'advocats; je ne veux point donner ma fille à ces débauchez et à ces amoureux des onze mille vierges. Je veux un homme qui soit bon mary et qui gagne bien sa vie.

Nicodeme, qui ne trouvoit pas là grande satisfaction, d'ailleurs impatient de sçavoir la cause de cette broüillerie, prit congé d'elle peu de temps apres. Il ne fut pas assez hardy pour saluer, en sortant, sa maistresse de la maniere qu'il est permis aux amans declarez. Pour Javotte, elle se contenta de luy faire une reverence muette; mais en se levant elle laissa tomber un peloton de fil et ses ciseaux, qui estoient sur sa juppe. Nicodeme se jette aussi-tost avec precipitation à ses pieds pour les relever; Javotte se baisse, de son costé, pour le prévenir; et, se relevant tous deux en mesme temps, leurs deux fronts se heurtèrent avec telle violence, qu'ils se firent chacun une bosse. Nicodeme, au desespoir de ce malheur, voulut se retirer promptement; mais il ne prit pas garde à un buffet boiteux qui estoit derrière luy, qu'il choqua si rudement qu'il en fit tomber une belle porcelaine, qui estoit une fille unique fort estimée dans la maison. Là dessus, la mère éclate en injures contre luy. Il fait mille excuses, et en veut ramasser les morceaux pour en renvoyer une pareille; mais en marchant brusquement avec des souliers neufs sur un plancher bien frotté et tel qu'il devoit estre pour des fiançailles, le pied luy glissa, et comme, en ces occasions, on tâche à se retenir à ce qu'on trouve, il se prit aux houppes des cordons qui tenoient le miroir attaché; or, le poids de son corps les ayant rompus, Nicodeme et le miroir tombèrent en mesme temps. Le plus blessé des deux, neantmoins, ce fut le miroir, car il se cassa en mille pièces, Nicodème en fut quitte pour deux contusions assez légères. La procureuse, s'ecriant plus fort qu'auparavant, luy dit: Qui m'amène ici ce ruine-maisons, ce brise-tout? et se met en estat de le chasser avec le manche du ballay. Nicodeme, tout honteux, gagne la porte de la salle; mais, estant en colere, il l'ouvrit avec tant de violence, qu'elle alla donner contre un theorbe qu'un voisin avoit laissé contre la muraille, qui fut entierement brisé. Bien luy en prit qu'il estoit tard, car en plein jour, au bruit que faisoit la procureuse, la huée auroit fait courir les petits enfans apres luy. Il s'en alla donc egalement rouge de honte et de colere; et, à cause de l'heure, ne pouvant rien faire ce soir-là, il se resolut d'attendre au jour d'apres à voir Lucrece.

Le lendemain donc, voulant y aller en bon ordre, il demanda sa belle garniture de dentelle, qui luy fut apportée, à la reserve du rabat, qui se trouva manquer. Il envoya son laquais pour le chercher chés sa blanchisseuse, qui répondit par ce trucheman qu'elle ne l'avoit point. Comme Nicodeme estoit bon bourgeois et bon ménager, il alla le chercher luy-mesme; il foüilla et renversa tout son linge sale, et il trouva à la fin ce qu'il cherchoit et même ce qu'il ne cherchoit pas. Car il faut sçavoir que cette blanchisseuse, nommée dame Roberte, blanchissoit aussi la maison de Lucrece et y estoit fort familiere. Or, comme il remuoit ce linge sale, voyant une chemise de femme assez haute en couleur, il luy demanda en riant si c'estoit une chemise de mademoiselle Lucrece. Dame Roberte luy répondit avec une grande naïveté: Vrayement nenny, ce n'en est pas; mademoiselle Lucrece est maintenant la plus propre fille qu'il y ait à Paris; depuis plus de trois mois je ne vois pas la moindre tache à son linge, il est presque aussi blanc quand je le prends que quand je le reporte. Et comment se porte-t'elle? luy dit Nicodeme. Dame Roberte luy repondit avec la mesme ingenuité: La pauvre fille est toute mal bastie; quand je vais chés elle le matin, je la trouve qui a des vomissemens et de si grands maux de cœur et d'estomac, qu'elle ne peut durer lassée dans son corps de juppe; elle est tousjours avec ses brassieres de satin blanc. Toutefois cette pauvre fille ne se plaint pas, et cache si bien son mal qu'on ne sçait pas mesme au logis qu'elle soit malade; l'apres-disnée elle recoit son monde comme si de rien n'estoit: c'est la meilleure ame et la plus patiente creature qui se puisse voir. Nicodeme remarqua ces parolles ingenuës, et, changeant de dessein, au lieu d'aller voir Lucrece il alla consulter un medecin et un de ses amis du barreau; enfin il se douta de la verité, et son imagination alla encore au delà; car il s'imagina que, pour remedier au mal de Lucrece, ses parens avoient formé cette action afin de la luy faire épouser. Il crut aussi que, pour couvrir sa faute, elle leur avoit fait entendre qu'il avoit abusé d'elle sous la promesse de mariage qu'il luy avoit sottement donnée. Il avoit appris de ses amis qu'il avoit consulté, et il le pouvoit sçavoir luy-mesme, puisque c'estoit son mestier, que son affaire estoit mauvaise; qu'une fille enceinte fondée en promesse de mariage seroit plustost cruë en justice que luy, et que, quelques sermens qu'il fist du contraire, il ne détruiroit point la presomption qu'on auroit que ce ne fust de ses œuvres. D'ailleurs Lucrece estoit belle et avoit beaucoup d'amis de gens de robbe, qui luy pouvoient faire gagner sa cause, quelque mauvaise qu'elle fust, outre qu'elle estoit si discrette en apparence qu'il ne la pouvoit pas convaincre d'aucune débauche, quoy que sa coquetterie fust publique. Il resolut donc de sortir de cette affaire à quelque prix que ce fust avant qu'elle éclatast tout à fait; car il s'imaginoit que si-tost qu'il auroit conjuré cet orage et levé cette opposition, il renoüeroit aisément avec les parens de Javotte, de laquelle il estoit amoureux au dernier point, et certainement, si on eust connu son foible, il luy en eust coûté bon. Il employa quelque temps à chercher des connoissances pour faire parler sous main à l'oncle de Lucrece, n'osant pas y aller en personne, de peur d'un amené sans scandale. Il y trouva quelque accés par le moyen d'un amy qui connoissoit Villeflattin, le plenipotentiaire et le grand directeur de cette affaire, qui écouta volontiers ses propositions.

Cependant Lucrece estoit demeurée dans un grand embarras; elle craignoit tous les jours de plus en plus que son mal secret ne devint public, et, voyant bien qu'il ne falloit plus avoir d'espérance au marquis, elle se résolut tout de bon de ménager l'affaire que le hazard et la promptitude de ce procureur luy avoit preparée. Ce qui la fit encore plustost resoudre, c'est qu'elle avoit presté l'oreille à une consultation qui s'estoit faite chez son oncle sur une pareille espece, où l'affaire avoit esté decidée en faveur d'une fille qui estoit en une semblable agonie. Elle prit donc en main sa promesse pour la porter à son oncle, et le prier, en luy demandant pardon de sa faute, de luy faire reparer son honneur. Mais, hélas! en ce moment, elle avoit deux estranges repugnances: l'une de decouvrir sa faute, et l'autre d'en charger un innocent, ce qui estoit pourtant necessaire en cette occasion.

Trois fois elle monta en la chambre de son oncle, et trois fois elle en descendit sans rien faire. Enfin, y étant retournée avec une bonne resolution, elle commença à luy dire: Mon oncle... et, se repentant d'avoir commencé, elle s'arresta aussi-tost. Son oncle luy ayant demandé ce qu'elle desiroit, elle luy demanda s'il n'avoit point veu ses ciseaux, qu'elle avoit laissez sur la table. A la fin pourtant, apres avoir longuement tournoyé, elle luy dit tout de bon: Mon oncle, je voudrois bien vous entretenir d'une affaire en laquelle je vous prie de m'estre favorable. Mais comme elle commençoit à s'expliquer et en mesme temps à rougir, on vint dire à son oncle qu'on le demandoit en bas pour une affaire fort pressée. Il descendit promptement, et un peu apres envoya querir ses gants et son manteau. Lucrece alors tint à bonheur de n'avoir pas commencé le recit de son adventure, car elle auroit esté faschée de s'y voir interrompue. Or cette affaire estoit que Villeflattin avoit envoyé querir cet oncle, pour luy parler de l'affaire qu'il avoit poursuivie à son insçeu et de son propre mouvement, dans la confiance qu'il avoit qu'il ne seroit point desavoué, à cause du grand soin qu'il prenoit des intérêts de toute la famille. Ce bon homme fut fort surpris de cette nouvelle, et dit qu'il s'estonnoit fort de ce que sa niece ne lui en avoit rien dit. Mais il fut encore plus surpris quand Villeflattin, luy ayant fait le recit de tout ce qui s'y estoit passé dans le peu de jours que l'affaire avoit duré, luy dit que le proces estoit terminé s'il vouloit; qu'on luy offroit de gros dommages et interêts, et qu'en effet, l'entremetteur de Nicodeme estoit chés luy, qui faisoit une proposition de donner deux mille ecus d'argent comptant à Lucrece, à la charge de terminer l'affaire sur le champ. Il leur faisoit entendre que Nicodeme ne craignoit pas l'évenement de cette opposition en justice, et qu'il monstreroit bien qu'elle estoit sans fondement, mais qu'il vouloit seulement lever l'ombrage qu'elle donnoit aux parens de Javotte, qu'il estoit prest d'épouser, et particulierement à cause que l'Avent qui approchoit ne luy permettoit pas de laisser tirer l'affaire en longueur; qu'enfin il sacrifioit cette somme d'argent à son plaisir, afin de ne perdre point de temps, ce qu'il n'eust pas fait en autre saison. Villeflattin, à qui on avoit promis en particulier une bonne paraguante[38], sçeut si bien cajoller le bon homme, qu'il le fit resoudre d'accepter cette proposition, dans la menace qui leur estoit faite de révoquer le lendemain ces offres pour en playder tout de bon. Et ce qui l'y porta encore plustost fut que Villeflattin luy dit que Lucrece avoit égaré la promesse qu'il falloit produire, ce qui la mettoit en danger d'estre debouttée au premier jour de sa demande. Il luy fit considerer aussi que, n'y ayant qu'une simple promesse de mariage, sans autre suitte ny engagement avec Lucrece, et y ayant d'ailleurs un contract solemnel fait avec Javotte, cette action ne se pourroit resoudre qu'en quelques dommages et interests, qu'on n'arbitre pas tousjours fort grands, et qui dépendent purement du caprice des juges.

[38] C'est proprement une expression espagnole qui veut dire pour les gants, et qui fait allusion à la paire de gants qui étoit alors le seul droit de commission, le seul pot-de vin de certains services; les locutions avoir les gants, se donner les gants d'une chose, viennent de là. Molière, dans l'Etourdi, a employé le mot paraguante, et Le Sage, dans Gil Blas (liv. 7, ch. 2), a dit, parlant d'un secrétaire du duc de Lerme: «Pourvu qu'il tire des paraguantes d'une affaire, il se soucie fort peu des épilogueurs.» Le mot nous étoit venu d'Espagne au XVIIe siècle; nous avions l'usage auparavant. Ainsi, dans le Roman de la Rose (édit. Lenglet Dufresnoy, t. 2, p. 158), il est parlé d'une paire de gants ainsi donnée, et dans le Perceforest, le roi dit au valet qui lui amène le cheval de sa maîtresse: «Passavant, je vous doibs vos gants.»

Il passa donc aussi-tost une transaction, en laquelle il ne fut pas besoin de faire parler Lucrece, qui estoit mineure, et dont l'oncle, qui estoit son tuteur, crut bien procurer l'avantage. Il receut donc les deux mille écus, qui luy servirent bien depuis. Aussi-tost on vint annoncer cette bonne nouvelle à Lucrece, et Villeflattin luy cria dès la porte: Ne vous avois-je pas bien dit que je vous ferois avoir des dommages et interests? Tenez, voilà deux mille écus que j'en ay tiré, et si je n'avois pas la promesse en main; regardez ce que c'eust esté si vous ne l'eussiez point perdue. Hé bien! si on vous eust creue, vous alliez laisser tout perdre. Vous m'en remercierez si vous voulez, mais c'est comme si je vous les donnois en pur don.

Lucrece, surprise de ce compliment, et encore plus de cet accord qu'elle n'avoit esté du commencement du procès, ne répondit qu'avec une action qui témoignoit un genereux mépris des richesses. Elle feignit qu'elle n'attendoit pas à vivre apres cela, et qu'elle n'avoit jamais approuvé tout ce procedé. Elle le remercia pourtant de la bonne volonté qu'il avoit témoignée pour elle. Dès le soir elle luy envoya une somme d'argent pour le payer de ses peines, qu'il refusa genereusement, et le lendemain elle luy envoya le triple en presens qu'il receut fort bien.

Lucrece n'eut plus besoin alors de découvrir son mal secret, mais de chercher de nouvelles adresses pour le cacher et pour le couvrir, et elle en vint à bout à la fin, comme vous verrez dans la suitte; mais je veux la laisser un peu reposer, car il ne faut pas tant travailler une personne enceinte.

Nicodeme, sorty de cette fascheuse affaire, et joyeux d'avoir la main-levée de cette opposition, alla aussi-tost trouver le père de Javotte, apres avoir neantmoins appaisé la mere, en lui renvoyant un autre miroir, un autre theorbe, et une autre porcelaine. Vollichon lui fit un accueil plus froid qu'il ne croyoit, car il ne fit pas grand cas de la main-levée de cette opposition, et, sous pretexte que, s'il avoit fait cette sottise-là, il en pourroit bien avoir fait d'autres, dont il desiroit s'informer, il luy demanda du temps pour ne rien precipiter, et il remit le mariage au lendemain des roys, à cause que l'advent estoit fort proche. Ce que Nicodeme fut obligé de souffrir, en regrettant neantmoins l'argent qu'il avoit donné dans l'esperance de se marier deux jours apres. Or ce n'estoit pas ce qui arrestoit Vollichon, mais c'est que, deux jours auparavant, on luy avoit parlé d'un autre party pour sa fille, qui estoit plus avantageux, et voulant avoir (comme il disoit) deux cordes à son arc, il ne vouloit differer qu'afin de voir s'il pourroit s'engager avec le plus riche, pour rompre aussi-tost avec celuy qui l'estoit le moins.

Ce beau galand qu'on luy avoit proposé pour Javotte estoit encore un advocat, ou, pour le moins, un homme qui portoit au Palais la robbe et le bonnet. La seule fois qu'il parut au barreau, ce fut lors qu'il presta serment de garder les ordonnances. Et vrayment il les garda bien, car il ne trouva jamais occasion de les transgresser. Depuis vingt ans il n'avoit pas manqué un matin de se trouver au Palais, et cependant il n'avoit jamais fait consultation, escritures ny plaidoyer. En recompense il estoit fort employé à discourir sur plusieurs fausses nouvelles qui se debitoient à son pillier; et il avoit fait plusieurs consultations sur les affaires publiques et sur le gouvernement, car il se meloit parmy de gros pelotons de gens inutiles, qui tous les matins vont au Palais, et y parlent de toutes sortes de nouvelles, comme s'ils estoient controlleurs d'estat (offices fort courus et fort en vogue); je m'étonne de ce qu'on ne les fait pas financer. L'apresdisnée il alloit aux conferences du bureau d'adresse[39], aux harangues qui se faisoient par les professeurs dans les colleges, aux sermons, aux musiques des eglises, à l'orvietan[40], et à tous les autres jeux et divertissemens publics qui ne coustoient rien, car c'estoit un homme que l'avarice dominoit entierement, qualité qu'il avoit trouvée dans la succession de son pere. Il estoit fils d'un marchand bonnetier qui estoit devenu fort riche à force d'épargner ses écus, et fort barbu à force d'épargner sa barbe. Il se nommoit Jean Bedout, gros et trapu, un peu camus, et fort large des épaules.

[39] C'étoient celles qui se tenoient, à propos des nouvelles du jour, chez Théophraste Renaudot. On sait que ce premier de nos faiseurs de gazettes prenoit pour titre celui de maître général des bureaux d'adresse, et que, long-temps, on put lire au bas de la dernière page du journal dont il étoit le fondateur: Du bureau d'adresse, au Grand-Coq, rue de la Calandre, sortant au Marché-Neuf, près le Palais, à Paris.

[40] C'étoit un des plus fameux opérateurs du Pont-Neuf. Il devoit à la ville d'Orviéto, d'où il venoit, le nom qu'il portoit et que sa drogue a gardé. On en trouve la recette dans la Pharmacopée de Moïse Charas (1753, 2 vol. in-4); la thériaque en étoit la base. La vogue de ce remède survécut à son inventeur, et fit la fortune de celui qui en acheta le secret. Nous lisons, en effet, dans le Livre commode des adresses pour 1690, au chapitre des Matières médicinales: «M. de Blegny fils, apothicaire ordinaire du roy..., c'est le seul artiste à qui les descendants du signor Hieronimo de Ferranti, inventeur de l'Orviétan, ayent communiqué le secret original.» Je ne sais que ce passage où ce nom soit cité.—On peut lire dans Gui-Patin (lettre du 6 janv. 1654) comment il se fit que la drogue de l'Orviétan, à l'instigation du médecin de Gorris, fut autorisée par douze docteurs de la Faculté, et ce qu'il en advint de rigoureux pour eux quand on sut l'affaire, et le prix qu'ils en avoient touché.

Sa chambre estoit une vraye salle des antiques; ce n'est pas qu'il y eust force belles curiositez, mais à cause des meubles dont elle estoit garnie. Son buffet et sa table estoient pleines de vieilles sculptures, et si délicates (j'entends la table et le buffet) qu'elles n'eussent pu souffrir les travaux du demenagement, car il les auroit fallu embourer ou garnir de paille pour les transporter comme si c'eust esté de la poterie. Sa tapisserie et ses sieges estoient de pieces rapportées, et de tel prix que pas un n'avoit son pareil. Sa cheminée estoit garnie d'un ratelier chargé d'armes qui estoient rouillées dès le temps des guerres de la ligue, et à sa poultre estoient attachées plusieurs cages pleines d'oyseaux qui avoient appris à siffler sous luy. La seule chose où il s'efforçoit de faire dépense estoit en bibliotheque. Il avoit tous livres d'élite; je veux dire qu'il choisissoit ceux qui estoient à meilleur marché. Un mesme auteur estoit composé de plusieurs tomes d'inégale grandeur, d'impression, de volume et de relieure differente; encore estoit-il toujours imparfait. Entre les caracteres, ceux qu'il estimoit le plus c'étoient les gothiques, et entre les relieures celles de bois. Il fuyoit la conversation des honnestes gens, à cause qu'il pourroit arriver par mal-heur qu'on y seroit engagé à faire quelque dépense. Il se trouva mesme une fois mélé dans une conference de gens d'esprit, où, comme on discutoit de plusieurs matieres, il y avoit à faire un grand fruit; mais il rompit avec eux, à cause qu'à la fin de l'année il falloit payer un quart d'écu pour quelques menues necessitez, et pour donner à un pauvre homme qui avoit soin de nettoyer la salle. Il trouva ce present trop excessif, et n'ayant voulu donner pour sa part que cinq sous, il les tira avec grande peine de son gousset; mais pour les en faire sortir il fallut qu'il retournast tout à fait sa pochette, tant il avoit dedans d'autres brimborions. Il s'y trouva mesme une grosse poignée de miettes de pain, ce qui donna sujet à quelques railleurs de dire qu'il avoit mis exprés ces miettes avec son argent, de peur qu'il ne se rouillast, de mesme qu'on met des cousteaux dans du son quand on est longtemps sans les faire servir. Cette rupture leur fit grand plaisir, parce qu'ils virent bien que son esprit estoit une pierreponce, qu'il estoit tout à fait impossible de polir.

Il avoit pourtant quelques bonnes qualitez: car la chasteté et la sobriété estoient en luy en un souverain degré, et generalement toutes les vertus épargnantes. Il avoit une pudeur ingenue, qui luy eust esté bienseante s'il eut esté jeune. Il seroit devenu plus rouge qu'un cherubin s'il eust levé les yeux sur une femme. Il estoit mesme si honteux en tout temps qu'en parlant à l'un il regardoit l'autre; il tournoit ses glans ou ses boutons, mordoit ses gants et se grattoit où il ne luy demangeoit pas; en un mot, il n'avoit point de contenance asseurée. Ses habits estoient aussi ridicules que sa mine; c'estoient des memorians ou repertoires des anciennes modes qui avoient regné en France. Son chapeau estoit plat, quoy que sa teste fust pointue; ses souliers estoient de niveau avec le plancher, et il ne se trouva jamais bien mis que quand on porta de petits rabats, de petites basques et des chausses estroites: car, comme il y trouva quelque épargne d'étoffe, il retint opiniastrement ces modes. Il avoit la teste grasse, quoique son visage fut maigre, et ses sourcils et sa barbe estoient assez bien nourris, veu la petite chere qu'il faisoit.

C'eust esté dommage qu'une si belle plante, et unique en son espece, n'eust point eu de rejeton; il parla donc de se marier, ou plutost quelqu'autre en parla pour luy: car c'estoit un homme à marier par ambassadeur, comme les princes; mais ce que ceux-là font par grandeur, cettuy-cy le faisoit par timidité. Cela l'excita à faire l'honorable et à visiter un peu les bourgeois de son quartier, jusqu'à telle familiarité qu'ils soupoient ensemble les festes et les dimanches, à condition que chacun feroit apporter son souper de son logis. Il arriva un jour fort plaisamment qu'il s'y trouva huit éclanches, venans de huit ménages qui composoient l'assemblée. Mais sa plus grande dépense fut au temps du carnaval, où il donnoit à manger à son tour aussi bien que les autres, et là furent mangez quelques coqs-d'inde et quelques cochons de lait qui n'avoient point passé par les mains du rotisseur, car le maistre du festin avoit coustume de dire qu'ils estoient plus propres quand on les accommodoit à la maison.

Je ne saurois me tenir que je ne raconte une adventure qui arriva à l'une de ces réjouyssances du quartier. Une greffiere avoit coustume d'emporter la clef de l'armoire au pain, apres en avoir taillé quelques morceaux qu'elle laissoit à la servante et aux clercs pour leur souper. Un jour qu'elle alloit manger chez un de ses voisins, elle avoit oublié de leur laisser leurs bribes, de sorte qu'un des clercs fut député, qui luy alla demander la clef de l'armoire au pain, au milieu de la compagnie. Elle en rougit, et n'osa pas la luy refuser; mais quand elle fut au logis, elle luy fit de grandes réprimandes sur son indiscretion, et luy deffendit bien expressément de lui venir jamais demander la clef du pain quand elle seroit en quelque assemblée. Il retint bien cette leçon, et une autre fois qu'il arriva à la greffiere un pareil défaut de memoire, le mesme clerc luy vint dire devant tout le monde: Madame, puisque vous ne voulez pas qu'on vous demande la clef du pain, je vous prie au moins de nous ouvrir ici l'armoire; et en mesme temps il fit entrer un crocheteur qui avoit l'armoire chargée sur son dos, ce qui fit éclatter de rire toute la compagnie. Peu apres, il arriva un petit incident de cuisine qui fit continuer la risée: car un barbier estuviste qui estoit de la feste, se piquant de faire des sauces, se mit en devoir de faire un salmigondis; mais ayant mis chauffer le plat sur les cendres auprés du feu qui estoit trop ardent, un des bords du plat se fondit, et il s'y fit une échancrure pareille à celle des bassins à faire la barbe. Comme il le servit chaudement sur la table, un galant homme qui se trouva par hazard dans la trouppe dit assez plaisamment: Je sçavois bien que ce barbier maladroit nous donneroit icy un plat de son mestier. Ces rencontres, qui arriverent, par bonheur pour Bedout, lors qu'il rendit le bouquet[41], furent bien-tost connues par la ville, de sorte qu'on ne parloit en tous lieux que de son soupper, qui, par ce moyen, fut mis en reputation.

[41] On disoit donner le bouquet quand on engageoit quelqu'un pour un repas et surtout pour un bal. Cela venoit de ce que les dames, qui souvent alors donnoient à danser et payoient les violons, c'est le mot, engageoient leurs cavaliers à la danse en leur présentant un bouquet. Il en étoit ainsi sous Louis XIII V. Tallemant, t. 8, p. 20 à 25.—Rendre le bouquet, c'étoit s'acquitter, par une invitation pareille, de celle qu'on vous avoit faite.

Or, comme il ne vouloit pas perdre cette dépense, cela fit qu'il resolut, pendant ce temps de bonne chere, de se marier tout de bon. Il se mit donc sur sa bonne mine; il fit lustrer son chapeau et le remettre en forme; il mit un peu de poudre sur ses cheveux. Il augmenta sa manchette de deux doigts; il mit mesme des canons, mais si petits, qu'il sembloit plûtost avoir des bandeaux sur les jambes que des canons. Il fit abattre la haute fustaye de sa barbe et le taillis de ses sourcils. Enfin, à force de soins, il devint un peu moins effroyable qu'auparavant. Une de ses cousines parla aux parents de Javotte, qui estoit du voisinage, de la marier avec cet Adonis, qui avoit tous ses charmes enfermez sous la clef de son coffre. Elle fit bien-tost agréer cette proposition au pere et à la mere, parce qu'elle asseura qu'il avoit beaucoup de bien, et sur tout que ce seroit un bon homme de mary, qui ne mangeroit pas son fait ny la dot de sa femme. Mais comme Vollichon estoit plus formaliste, il dit qu'il vouloit voir plus precisément en quoy consistoient ses effets, et il luy en fit demander le memoire pour s'en informer. Bedout le refusa absolument, et dit pour toutes raisons qu'il avoit esté taxé aux aisez[42] et contraint de se cacher pour cela six mois dans le Temple; que les partisans, qui avoient des espions partout, pourroient voir le memoire de son bien, s'il l'avoit donné une fois à quelqu'un, et qu'ils recommenceroient leurs poursuites. Il se contenta de dire qu'il monstreroit toujours autant de bien qu'on en donneroit à la fille qu'on lui proposoit. Or, comme sa richesse estoit assez évidente, et qu'elle consistoit en maisons dans la ville et dans les fauxbourgs, Laurence, tel estoit le nom de sa cousine, fit qu'on n'insista pas d'avantage sur cette formalité. Mais elle se trouva bien embarrassée pour faire l'entreveue de luy et de la maistresse qu'elle lui destinoit, afin de voir s'ils seroient agreables l'un à l'autre.

[42] Cette taxe des aisés, qui, son nom l'indique, ne frappoit que les riches, étoit une contribution exorbitante, d'autant plus qu'on ne l'imposait qu'arbitrairement. Une anecdote racontée par Tallemant, édit. in-8, t. 1er, p. 374-375, prouve que Richelieu s'en faisoit une arme pour avoir raison de ceux dont il vouloit se venger. Il molesta de cette sorte Barentin, maître de la chambre aux deniers.

Bedout esquiva la partie qu'elle vouloit faire pour cela, et il luy dit que rien ne pressoit, qu'il ne prenoit pas une femme pour sa beauté, qu'il seroit assez temps de la voir quand l'affaire seroit conclue; qu'enfin telle qu'on la luy voudroit donner elle luy plairoit assez. Mais si vous ne lui plaisez pas (luy dit Laurence)? Bedout répondit qu'une honneste femme ne devoit point avoir d'yeux pour les défauts de son mary. Nonobstant ces brutalitez, l'affaire s'avançoit toujours, et vint au point que Laurence voulut, à quelque prix que ce fut, les faire rencontrer ensemble. Elle invita donc son cousin de venir chés elle un jour qu'elle sçavoit que madame Vollichon luy devoit venir rendre visite avec sa fille. Il y vint sans se douter de l'embuscade qui luy estoit préparée, et apres quelque temps, quand il vit entrer ces deux dames qu'il ne connoissoit point encore, il rougit, perdit contenance et à toute force voulut s'en aller. Mais Laurence le retint par le bras et luy dit: Demeurez, mon cousin: la fortune vous favorise beaucoup aujourd'huy; voilà celle que vous devez peut-estre avoir pour femme et celle que vous aurez ainsi pour belle-mere. Cela l'embarrassa encore davantage; il fut pourtant obligé de demeurer. Aussi-tost il fit deux reverences, l'une du pied droit et l'autre du pied gauche, à chacune la sienne, et laissa parler pour luy sa cousine, qui fit les honneurs de la maison.

Or, comme il se trouva plus prés de Javotte quand ils eurent pris des sieges, ayant mis son chapeau sous son coude, et frottant ses mains l'une dans l'autre, apres un assez long silence, peut-estre afin de méditer ce qu'il devoit dire, il ouvrit ainsi la conversation: Hé bien (Mademoiselle), c'est donc vous dont on m'a parlé? Javotte répondit avec son innocence accoustumée: Je ne sçay pas (Monsieur) si on vous a parlé de moy; mais je sçais bien qu'on ne m'a point parlé de vous. Comment (reprit-il), est-ce qu'on pretend vous marier sans vous en rien dire? Je ne sçais (dit-elle). Mais que diriez-vous (repartit-il) si on vous proposoit un mariage? Je ne dirois rien (répondit Javotte). Cela me seroit bien avantageux (reprit Bedout assez haut, croyant dire un bon mot), car nos lois portent en termes formels que qui ne dit mot semble consentir. Je ne sçais quelles sont vos loix (luy dit-elle); mais pour moy, je ne connois que les loix de mon papa et de maman. Mais (reprit-il) s'ils vous commandoient d'aymer un garçon comme moy, le feriez-vous? Non (dit Javotte): car ne sait-on pas bien que les filles ne doivent jamais aymer les garçons? J'entends (repliqua Bedout) s'il estoit devenu mary. Ho, ho (dit-elle), il ne l'est pas encore; il passera bien de l'eau sous les ponts entre-cy et là. La bonne mere, qui vouloit ce parti, qu'elle regardoit comme tres-advantageux, se mit de la partie, et luy dit: Il ne faut pas (Monsieur) prendre garde à ce qu'elle dit; c'est une fille fort jeune, et si innocente qu'elle en est toute sotte. Ha, Madame (reprit Bedout), ne dites pas cela; c'est vôtre fille, et il ne se peut qu'elle ne vous ressemble. Quand à moy, je trouve qu'il n'y a rien de tel que de prendre pour femme une fille fort jeune, car on la forme comme l'on veut avant qu'elle ait pris son ply. La mere reprend aussitost: Ma fille a toujours esté bien élevée, et je la livreray à un mary bonne ménagere; depuis le matin jusques au soir elle ne leve pas les yeux de dessus sa besogne. Quoy (interrompit Javotte), faudra-t-il encore travailler quand je seray mariée? Je croyois que quand on estoit maistresse on n'avoit autre chose à faire qu'à joüer, se promener et faire des visites? Si je sçavois cela, j'aymerois autant demeurer comme je suis. A quoy sert donc le mariage? Laurence, qui estoit adroite et malicieuse, se mit là dessus à luy dire: Non, non, Mademoiselle, n'ayez point de peur; mon cousin est plus galant homme qu'il ne semble; il a du bien assez pour vivre honorablement, sans que vous songiez tant à le ménager. Vous vivrez à vostre aise et fort en repos; vous dormirez toute la matinée, vous irez joüer et vous promener tout le reste du jour; pourveu que vous soyez avec luy à disner et à souper, cela suffira. Vous parlez sans procuration speciale (luy dit Bedout presque en colere); un mary ne prend une femme que pour avoir de la compagnie et pour regler sa maison. Cependant, au lieu de ménager son bien, elle iroit le dissiper! le bien de Cresus n'y fourniroit pas. Pour moy, je voudrois qu'une femme vescust à ma mode, et qu'elle ne prist plaisir qu'à voir son mary. Vous donneriez (dit Laurence) des bornes bien estroites à ses plaisirs. Pour moy (reprit Bedout), je vous vais prouver par cent authoritez que cela doit aller ainsi; et il alloit enfiler cent sottises et pedanteries quand, par bon-heur, une collation entra dans la salle, qui rompit ce ridicule entretien.

La seule galenterie qu'il fit ce jour là, fut qu'il voulut peler une poire pour sa maistresse; mais comme c'estoit presque fait, elle luy échappa des doigts, et se sucra d'elle-mesme sur le plancher de la chambre. Il la ramassa avec une fourchette, souffla dessus, la ratissa un peu, puis la luy offrit, et luy dit encore, comme font plusieurs personnes maintenant, qu'il luy demandoit un million d'excuses. A quoy Javotte répondit ingenuement: Monsieur, je ne vous en sçaurois donner, car je n'en ay pas une seule. Après quelques discours et aventures semblables, la visite se termina. Bedout se hazarda jusqu'à reconduire sa maistresse chés elle; mais il prit tousjours le haut du pavé, ce qu'il ne faisoit pas pourtant par incivilité ny par ambition, mais par ignorance, qui estoit bien pardonnable à un homme qui faisoit son apprentissage d'escuyer, et à qui semblable faute n'estoit jamais arrivée. A peine l'eut-il quittée, que Javotte dit à sa mere: Mon Dieu, maman, que voilà un homme qui me déplaist; qui luy répondit seulement: Taisez-vous, petite Babouine; vous ne sçavez pas ce qui vous est propre.

Bedout en s'en retournant rentra chez sa cousine pour prendre congé d'elle, qui luy demanda aussi-tost ce qu'il disoit d'une si jolie personne. Il répondit qu'il n'y trouvoit rien à redire, sinon que la mariée estoit trop belle. Et comme les timides sont tousjours défians et jaloux, il luy advoua que, si elle devenoit sa femme, il auroit bien de la peine à la garder. Neantmoins, la beauté ayant des forces si puissantes qu'elle fait de vives impressions sur les cœurs les plus bourus et les plus farouches, il s'en trouva dés lors amoureux, et pria sa cousine de continuer ses soins pour avancer au plustost ce mariage. Cependant il crût faire mieux sa cour dans son cabinet, en écrivant à sa maistresse quelque chose qu'il auroit eu le loisir de méditer, qu'en lui parlant de vive voix, à cause que sa timidité luy ostoit quelquefois la facilité de s'exprimer sur le champ. Il se mit donc à travailler serieusement, et apres avoir bien griffonné des sottises pour faire une lettre galante, il la mit au net dans du papier doré, et la cacheta bien proprement avec de la soye: c'estoit un soin qu'il n'avoit jamais pris pour personne. Il la donna à porter a un laquais nouvellement venu de Picardie, et partant bien digne d'un tel maistre. Le laquais avoit charge de donner la lettre à mademoiselle Javotte en main propre, ce qu'il fit; mais aussi ce fut tout. Car il ne luy dit aucune chose, ny à qui elle s'addressoit, ny d'où elle venoit. Elle luy demanda seulement si le port estoit payé, et elle la porta soudain à son pere, à qui elle crut qu'elle s'adressoit. Car elle avoit accoustumé d'en recevoir souvent pour luy, et n'en avoit jamais receu pour elle; de sorte qu'elle ne songea pas seulement à lire l'adresse, quoy que je ne sçache pas précisément s'il y en avoit. Vollichon l'ouvrit et la leût, et en mesme temps sousrit de la naïfveté de sa fille, et admira le bel esprit de celuy qu'il destinoit pour son gendre, qui écrivoit en un style si magnifique et si peu commun. Le laquais s'en retourna donc sans réponse. Bedout luy demanda où il s'estoit amusé si long-temps, et le cria fort de ce qu'il avoit tant tardé à revenir. Je me suis arresté à voir de petites demoiselles pas plus hautes que cela (dit le laquais en monstrant la hauteur de son coude), que tout le monde regardoit au bout du Pont-Neuf, qui se battoient. Or ce beau spectacle estoit qu'il avoit veu la monstre des marionettes, qu'il croyoit ingenument estre de chair et d'os, et animées. Bedout ne pouvant donc pas apprendre d'un laquais si spirituel comme sa maistresse avoit receu son ambassade, resolut de l'aller voir sur le soir en personne. S'il y eust esté seul, il auroit peut-estre eu la mesme peine à y estre receu que Nicodeme; mais c'est ce qu'il n'avoit garde de faire. Il falloit mesme que son amour fust desja bien violente pour luy faire entreprendre d'y aller avec une bonne et seure introduction. Il pria donc sa cousine Laurence d'aller rendre à madame Vollichon sa visite, et de trouver bon qu'il luy servit d'escuyer. Laurence fut ravie de luy rendre ce service, et mesme rendit grace à Dieu de ce qu'elle voyoit son cousin si changé, n'ayant pas creû qu'il peust jamais avoir la hardiesse d'aller voir sa maistresse. Elle fut fort bien receue de la mère et de la fille, et à sa faveur Bedout le fut aussi. Et comme il n'estoit pas si bien mis que Nicodeme, et qu'il n'avoit pas la mine d'un cajolleur dangereux, madame Vollichon ne craignit point de le laisser seul avec sa fille, tandis qu'elle entretenoit Laurence, qui l'avoit adroitement tirée un peu à l'écart pour favoriser ce nouvel amant. Bedout, impatient de sçavoir le succès du grand effort de son esprit, dès les premiers complimens qu'il fit à Javotte, il luy demanda ce qu'elle disoit de la lettre qu'elle avoit receue, et pourquoy elle n'y avoit pas fait réponse. Elle luy répondit froidement qu'elle n'avoit point veu de lettre, sinon une pour son papa, qu'elle luy avoit portée, et qui y feroit réponse par la poste. Je ne vous parle pas de celle-là (repliqua-t-il); je vous parle d'une que vous a donné aujourd'huy mon laquais, et qui estoit pour vous-mesme. Pour moy (reprit Javotte en s'estonnant)? hé! les filles reçoivent-elles des lettres? N'est-ce pas pour des affaires qu'on les écrit? Et puis, qui est-ce qui me l'auroit envoyée? Bedout luy dit que c'estoit luy qui avoit pris cette hardiesse. Vous (dit-elle)! Et vous n'estes pas aux champs? Vous me prenez bien pour une ignorante, comme si je ne sçavois pas que toutes les lettres viennent de bien loin par des messagers? Nous en recevons tous les jours ceans, et mon papa ne fait que se plaindre de l'argent qu'il couste à en payer le port. Aussi bien, à quoy bon m'écrire? Ne me direz-vous pas bien vous-mesme ce que vous voudrez, sans me le mander, puisque vous venez ici? Aviez-vous quelque chose de si pressé à me dire? Bedout, qui croyoit avoir fait une merveilleuse lettre, et qui en attendoit de grandes louanges, la prit au mot, en disant: Puisque vous voulez donc bien sçavoir ce qui est dans ma lettre, je vous en veux faire la lecture; car j'en ay gardé une coppie, qu'il tira en mesme temps de sa poche, et qu'il leût en ces termes:

Epistre amoureuse à Mademoiselle Javotte.

Mademoiselle, comme j'agis sous l'aveu et l'authorité de messieurs vos parens, qui m'ont permis d'esperer d'entrer en leur alliance, je ne crois pas qu'il soit hors des limites de la bien-seance de vous tracer ces lignes, et vous faire là-dessus ma déclaration, qui est que je vous offre un cœur tout neuf, tout pur et tout net, et qui est comme un parchemin vierge où votre image se pourra peindre à son aise, n'ayant jamais esté broüillé par aucun autre crayon ou portrait qu'il ait receu. Mais que dis-je? C'est plûtost une planche d'airain sur laquelle, par le burin et les pointes de vos regards, vostre belle figure a esté desseignée; et puis, y ayant versé l'eau forte de vos rigueurs, elle y a esté gravée si profondément, que vous pouvés desormais en tirer tant d'espreuves qu'il vous plaira. Je voudrois, en revanche, que je me pusse voir sur le vostre gravé en taille-douce; et, pour ne pas pousser plus loin mon allegorie, je voudrois que nos deux cœurs, passans sous la presse du mariage, receussent de si belles impressions, qu'ils pussent estre apres reliés ensemble avec des nerfs indissolubles, pour venir tous deux habiter dans une estude où nous apprendrions à joüir des bon-heurs d'une vie privée et tranquille; bon-heurs que vous souhaitte dés aujourd'huy et pour toûjours votre tres-humble et tres-affectionné futur espoux.

Jean Bedout.

Apres que Javotte eut bien escouté cette lettre, et qu'elle n'y eut rien entendu, elle crut que c'estoit faute d'y avoir esté assés attentive. Elle pria donc Bedout de la relire, ce qu'il fit tres-volontiers, croyant que c'étoit une marque de la bonté de la pièce. Mais sur ce mot d'allegorie, elle l'interrompit avec un grand cri: (disant): Ha, mon Dieu, quel grand vilain mot! N'y a-t-il rien de caché de mauvais là dessous? Et comme il se mit en devoir de le luy expliquer, elle lui dit en l'interrompant derechef: Non, non, je ne le veux pas sçavoir, il suffit que maman m'a tousjours deffendu d'entendre dire de gros mots. Et sans vouloir entendre lire davantage, elle alla joindre sa mère. De sorte que Bedout fut reduit, faute de meilleur entretien, d'ayder à Javotte à devider quelques pelotons de laine.

Cependant madame Vollichon, avec son entretien bourgeois, faisoit beaucoup souffrir la pauvre Laurence, qui estoit une femme d'esprit et accoustumée à voir le beau monde. Elle luy avoit déjà fait des plaintes de l'embaras et des soins que donnent les enfans; de la difficulté d'avoir de bonnes servantes; et elle luy avoit demandé si elle n'en sçavoit point quelqu'une parce qu'elle vouloit chasser la sienne, non sans luy raconter tous les défauts de celle-cy, et sans regretter les bonnes qualités de celles qu'elle avoit eues auparavant. Elle luy avoit aussi fait plainte de la despence de la maison et de la cherté des vivres, disant tousjours pour refrain qu'un ménage avoit la gueulle bien grande, et une autre fois, que c'étoit un gouffre et un abisme.

Quand Laurence, pour destourner cette basse conversation, luy parla de quelques femmes du quartier, et entr'autres d'une trésorière de France logée vis à vis d'elle qui faisoit assez de bruit dans le voisinage: Ha, ne me parlez point de celle-la (reprit madame Vollichon)! C'est une glorieuse que je ne sçaurois souffrir. J'ay deux sujets de me plaindre d'elle, que je ne luy pardonneray jamais. Laurence s'étant enquise de la qualité de ces deux injures, elle aprit que c'étoit parce que la tresoriere n'étoit pas venue voir madame Vollichon à sa derniere couche, et ne luy avoit pas envoyé du cousin quand elle avoit fait le pain bénit. Laurence rioit encore de ce plaisant ressentiment, quand Vollichon entra dans la chambre. Il avoit tout le jour fait la débauche, ayant esté à la comedie, et de là au cabaret, où une de ses parties l'avoit traitté. L'espargne d'un repas et les fumées du vin l'avoient rendu plus gay que de coustume, ce qui l'avoit empesché de s'aller r'enfermer dans son estude pour y travailler jusqu'à minuit, comme il avoit accoustumé. A peine fut-il entré, qu'il dit tout en haletant, et avec un transport merveilleux, qu'il avoit esté à la plus belle comedie qui se pust jamais voir; et qu'il y avoit tant de monde; qu'on ne pouvoit entrer à la porte. Il dit mesme qu'il avoit trouvé là des imprimeurs et des gens qui travailloient à la presse. On n'entendoit pas d'abord ce quolibet; mais il l'expliqua, en disant que c'estoient des coupeurs de bourse, qui avoient pris une monstre à un homme dans cette grande foule. Laurence luy demanda quelle piéce on avoit jouée. Il luy respondit: Attendéz, je vais vous le dire, voici le fait: Un particulier nommé Cinna s'advise de vouloir tuer un empereur; il fait ligue offensive et deffensive avec un autre appellé Maxime. Mais il arrive qu'un certain quidam va descouvrir le pot aux roses. Il y a là une demoiselle qui est cause de toute cette manigance, et qui dit les plus belles pointes du monde. On y voit l'empereur assis dans un fauteuil, devant qui ces deux messieurs font de beaux plaidoyers, où il y a de bons argumens. Et la piece est toute pleine d'accidens qui vous ravissent. Pour conclusion, l'empereur leur donne des lettres de remission, et ils se trouvent à la fin camarades comme cochons. Tout ce que j'y trouve à redire, c'est qu'il y devroit avoir cinq ou six couplets de vers, comme j'en ay veu dans le Cid, car c'est le plus beau des pieces. C'est dommage (dit Laurence) qu'on ne vous donne la commission de faire des prologues, car vous reussissés merveilleusement à expliquer le sujet d'une tragédie.

Nicodeme les interrompit par son arrivée. La bonne humeur où estoit Vollichon fut cause qu'il le receut mieux qu'à l'ordinaire, bien qu'en son ame il eust dessein de rompre avec luy, attendant seulement que quelqu'une de ses legeretés luy en fournist l'occasion. Aussi ne luy pouvoit-on pas refuser un libre accés aupres de sa maistresse tant que l'engagement qu'il avoit avec elle, c'est à dire son contrat, subsisteroit.

Dès que cet amant eut fait ses reverences, il dit à Madame Vollichon: Hé bien, ma bonne maman, ne m'avés-vous pas donné une generalle amnistie de tout le passé? Quest-ce que vous me venés conter (répondit-elle brusquement) avec votre amnistie? Je veux dire (reprit Nicodeme) que je crois que vous avès noyé toutes mes fautes dans le fleuve d'oubly. Voilà bien débutté (dit Vollichon), les oublies sont chez le patissier; et il se mit à rire à gorge desployée, comme il faisoit à tous ses méchans quolibets. Si j'ai fait icy quelque bicestre (continua Nicodeme), j'en ai payé les dommages et interests, et je suis prest de parfournir ce qui y manquera. Ce n'est pas de cela que je suis en colere (dit Madame Vollichon), mais de ce que vous estes un perdu, un vilain et un desbauché. Aussi-tost son mari adjousta, en adressant la parole à Nicodeme: Je veux envoyer un commissaire chez vous, car on dit que vous vivez mal. Nicodeme se voulut justifier et jurer qu'il n'avoit jamais fait aucun scandale, quand Laurence (voyant un souris goguenard de Vollichon) interpreta ainsi ce brocard. Je vois bien (dit-elle), à la mine de Monsieur, qu'il vous veut reprocher que vous ne faites pas bonne chère. Il ne tiendra qu'à luy (repartit Nicodeme) de faire l'experience du contraire, car je le traiteray quand il voudra de maniere qu'il en sera content. Hé bien (dit Vollichon), je vous prends au mot: j'iray demain diner chez vous et je porteray de quoy manger. Il ne sera pas nécessaire que vous apportiez de quoi manger (reprit Nicodeme); la ville est bonne, je ne vous laisseray pas mourir de faim. Laurence fut encore l'interprete d'un pareil souris de Vollichon, en disant: Je vois bien que Monsieur n'a pas dessein de rien porter chez vous pour augmenter la bonne chère; mais qu'il veut dire qu'il y portera ses dents, qui sont des instruments pour manger. A la bonne heure (dit Nicodeme) je vous attendray demain, et vostre compagnie (il dit cela en monstrant Bedout, qu'il connoissoit pour l'avoir veu au Palais, et qu'il croyoit estre venu avec Vollichon, sans sçavoir que ce fust son rival). Bedout repartit aussi-tost qu'il l'en remercioit, et qu'il n'estoit pas un homme à estre à charge à ses amis, pour aller ainsi disner chez eux sans nécessité. Et bien (dit Vollichon), je porteray les deux, je mangeray pour luy et pour moy. Gardez bien (dit Nicodeme) de faire vanité d'estre grand mangeur, de peur d'attirer le reproche qu'on fait souvent aux procureurs du Chastelet, de faire mille mangeries. Il n'y a rien qui ait moins de fondement que cela (repliqua Vollichon), car notre mestier maintenant est celuy d'un gagne-petit. Il est vray (dit alors Bedout) que la journée d'un procureur du Chastelet n'est taxée que six deniers; mais cette taxe est tant de fois reïtérée, et il se passe si grand nombre d'actes en un jour, que cela monte à des sommes immenses. Je ne sçais pourquoy on a souffert jusqu'icy un si grand abus; et je ne m'estone point qu'il y ait beaucoup de ces Messieurs qui aient fait de grandes fortunes en fort peu de temps. Bedout alloit faire de grandes moralitez sur la justice, car sur ces matieres il estoit grand discoureur, au lieu que sur celle de la galanterie il estoit toûjours muet, quand Nicodeme luy rompit les chiens pour mettre Javotte de la conversation; et la voyant qui devidoit un peloton de laine, il luy dit assez poëtiquement: Quand je vous vois occupée à ce travail, il me semble que je vois une de ces parques qui devident le fil de la vie des hommes; et comme ma destinée est en vos mains, il me semble aussi que c'est la mienne que vous devidez, de sorte que je crains à toute heure que vos rigueurs n'en couppent le fil. Je n'entends point tout ce que vous dites (répondit Javotte); je n'ai point de destinée entre les mains; je n'ai qu'un peloton de laine, pour faire ma tapisserie. Mais quoy (reprit Nicodeme), n'avez-vous pas dessein de me faire mourir mille fois par les cruelles longueurs que vous apportez à me rendre heureux? car quand je vois vostre tapisserie en vos mains, je crois voir encore la toile de Penelope? Je ne sçais comment sont faites vos toiles de Peneloppe (repliqua Javotte); je n'en ay point veu chez pas une lingere de Paris; et pour le reste, ce n'est point de moy que cela dépend. S'il en dépendoit, je vous asseure que ce ne seroit encore de long-temps. Madame Vollichon, qui prestoit l'oreille à cet entretien, dit là dessus, prenant la parole: Vrayman, vrayman, vous avez tout le loisir de mascher à vuide. Je me garderay bien de passer outre jusqu'à ce que j'aye fait d'autres enquestes. Vous voyez (adjousta son mari), elle n'est encore qu'à la premiere des enquestes; mais je ne me soucie pas qu'elle passe par toutes les chambres, pourvu qu'elle n'aille point à la Cour des aydes. Ha Monsieur (interrompit Laurence), vous avez une trop honneste femme pour avoir rien à craindre de ce costé-là. Je le crois (dit Vollichon), mais ces bonnes ménageres sont fort à craindre, qui font que leurs maris ont leur provision de bois sans aller la chercher sur le port.

Vous auriez esté bon du temps du vieux Testament (dit Nicodeme); vous ne parlez que par figures. Il faudra donc (interrompit Bedout) ne prendre ses parolles que dans le sens tropologique[43]. Est-ce là du latin (dit alors Vollichon)? je ne l'entends point, mais du grais, je vous en casse. Il y a long-temps (dit alors Laurence) que j'admire vostre maniere de parler; il faut que vous ayez un dictionnaire de quolibets que vous ayez appris par cœur, pour les prodiguer comme vous faites. Vrayement (dit Vollichon) j'en sçais bien d'autres dont je ne prens point d'argent; et en effet il en alloit enfiler un grand nombre, si ce n'eust esté qu'un petit garçon vint à sa sœur Javotte demander tout haut en sa langue de petit enfant quelques pressantes nécessitez. Cette conversation fut ainsi interrompuë; et quand elle auroit esté mille fois plus sérieuse, elle ne l'auroit pas esté moins, car c'est la coustume de ces bons bourgeois d'avoir toujours leurs enfans devant leurs yeux, d'en faire le principal sujet de leur entretien, d'en admirer les sottises et d'en boire toutes les ordures. Le petit Toinon fut aussi-tost loüé de sa propreté; on luy promit à cause de cela du bonbon; et apres qu'on l'eut mis bien à son aise, Madame Vollichon ne parla plus avec Mademoiselle Laurence que des belles qualitez de son fils, de ses miesvretez et postiqueries. Ce sont les termes consacrez chez les bourgeois et les mots de l'art pour expliquer les gentillesses de leurs enfans. Elle ne se contenta pas de parler de celuy-là; elle en loüa encore un autre qui estoit encore à la mammelle, disant de luy qu'il parloit tout seul, qu'il avoit la plus belle éloquence du monde, et qu'il sçavoit déjà huit ou dix mots.

[43] Chercher le sens tropologique, c'est, sous la figure, le trope, la parabole, démêler le sens moral, ce qui est très nécessaire pour l'Ecriture.

Toinon r'entra peu de temps apres dans la salle en equipage de cavallier, c'est à dire avec un baston entre les jambes, qu'il appelloit son dada. Vollichon prit aussi-tost un manche de balay qu'il mit entre les siennes, et, courant apres son fils, ils firent ensemble trois tours autour de la table, ce qui donna occasion à Nicodeme d'appeler cette course un tournoy.

Laurence commençoit à rire de la folie de Vollichon, quant Bedout luy remonstra qu'elle avoit tort de trouver à redire à cette action, et que, si elle avoit leu Plutarque, elle auroit veu qu'autrefois Agesilaus fut surpris en la même posture, et qu'au lieu de s'en deffendre il pria seulement ceux qui l'avoient veu de n'en rien dire jusqu'à ce qu'ils eussent des enfans. Laurence ne répondit autre chose, sinon qu'on ne pouvoit rien faire qui n'eust son exemple dans l'antiquité, et, par discretion, elle ne voulut pas continuer sa risée au nez de Vollichon, de peur de le fascher; elle se contenta de faire en elle-mesme reflexion sur la sottise des bourgeois, qui quittent l'entretien de la meilleure compagnie du monde pour joüer et badiner avec leurs enfans, et qui croyent estre bien excusez en alleguant l'affection paternelle, comme s'ils n'avoient pas assez de temps pour y satisfaire quand ils sont en particulier et dans leur domestique, et comme si le reste de la compagnie, qui n'est pas obligé d'avoir la mesme affection, devoit prendre le mesme divertissement à leurs jeux et à leurs gambades; sottise d'autant plus ridicule qu'elle s'estend bien souvent jusqu'aux gens les plus esloignez de la bourgeoisie, et qui ne s'en deffendent que par l'exemple qu'avoit cité Bedout inutilement, puisqu'Agesilaus ne se divertissoit ainsi qu'en secret; encore estoit-il honteux d'avoir été surpris en cette action.

Le reste de cette visite se passa en actions aussi badines. Laurence en fut bien-tost fatiguée, et, se levant, emmena avec elle son cousin. Nicodeme fut obligé de sortir en même temps, parce que Madame Vollichon se vouloit retirer et mettre la clef de la maison sous son chevet. Ces deux amans firent encore plusieurs visites aussi ridicules, mais je ne veux pas m'amuser à repeter toutes les sottises qui s'y dirent de part et d'autre; ce que nous en avons rapporté suffit.

Cependant les affaires de Nicodeme alloient de mal en pis, et celles de Bedout de mieux en mieux. Ce n'estoit pas que l'un eust plus de part aux bonnes graces de leur maistresse que l'autre, car Javotte avoit pour eux une égale indifférence, ou plustost une égale aversion. Mais c'est que Vollichon trouvoit plus de bien et moins de légèreté et de fanfaronnade en Bedout qu'en Nicodeme. Il resolut donc tout a fait dans sa teste le mariage avec Bedout, sans demander l'advis de sa fille, et il differa seulement la signature des articles, jusqu'à ce qu'il fust desgagé d'avec Nicodeme, avec lequel il esperoit de rompre bien-tost.

Comme on ne douta plus alors que Javotte ne fust bien-tost mariée, à cause qu'on avoit en main ces deux partis, on commença à luy donner chez elle plus de liberté qu'elle n'avoit auparavant. On luy fit venir un maistre à danser pour la façonner, et on choisit entre tous ceux de la ville celuy qui monstroit à meilleur marché; encore sa mère voulut qu'il luy monstrast principalement les cinq pas et les trois visages[44]; danses qui avoient esté dancées à sa nopce, et qu'elle disoit estre les plus belles de toutes. On luy permit aussi de voir le beau monde, de faire des visites dans les beaux réduits, et de se mesler en des compagnies d'illustres et de pretieuses: le tout néantmoins sans s'esloigner beaucoup de son quartier, car on ne la vouloit pas perdre de veuë. Elle fut introduite dans la plus belle de ces compagnies par Laurence, qui en estoit. Son exquise beauté fut cause qu'elle y fut la bien venuë, malgré son innocence et son ingenuité: car une belle personne est toujours un grand ornement dans une compagnie de femmes. Ce beau reduit estoit une de ces Academies bourgeoises dont il s'est estably quantité en toutes les villes et en tous les quartiers du royaume; où on discouroit de vers et de prose, et où on faisoit les jugements de tous les ouvrages qui paroissoient au jour. La pluspart des personnages qui la composoient vouloient estre traittez d'illustres, et avec raison, puisqu'il n'y en avoit pas un qui ne se fist remarquer par quelque caractere particulier. Elle se tenoit chez Angelique, qui estoit une personne de grand mérite que je ne sçay quel hazard avoit engagée dans cette societé. Elle n'avoit point voulu prendre d'autre nom de guerre ny de roman que le sien: car le nom d'Angelique est au poil et à la plume, passant par tout, bon en prose et bon en vers, et celebre dans l'histoire et dans la fable. Elle avoit appris quelques langues et leu toutes sortes de bons livres; mais elle s'en cachoit comme d'un crime. Elle ne faisoit point vanité d'estaller ses sentimens, qui estoient tousjours fort justes, mais presque tousjours contredits, car, comme dans cette assemblée le nombre des gens raisonnables estoit le moindre, elle ne manquoit jamais de perdre sa cause à la pluralité des voix. Et à propos de cela, elle se comparoit à cette Cassandre qui n'estoit jamais creuë quand elle disoit la vérité. Elle avoit une de ses parentes qui prenoit tout le contrepied. C'étoit la fille d'un receveur et payeur des rentes de l'Hostel de Ville, que, pour parler plus correctement, il falloit seulement appeller receveur; car, pour la seconde partie de sa charge, il ne la faisoit point. Elle s'appelloit Phylippote en son nom ordinaire, et en son nom de roman elle se faisoit appeller Hyppolite, qui est l'anagramme du nom de Phylippote[45], ce qui n'est pas une petite fortune pour une pretenduë heroïne, quand son nom de roman se peut faire avec les lettres d'un nom de baptesme. Elle affectoit de paroistre sçavante avec une pedanterie insupportable. Un de ses amans lui enseignoit le latin, un autre l'italien, un autre la chiromance, un autre à faire des vers, de sorte qu'elle avoit presque autant de maistres que de serviteurs. Il y avoit en cette compagnie des esprits de toutes les sortes, dont le plus honneste homme s'appelloit Philalethe, passioné admirateur des vertus et des beautés d'Angelique, et qui faisoit tout son possible pour se bien mettre dans son esprit. D'autre costé, un certain autheur, nommé Charoselles, y venoit aussi; il avoit esté assez fameux en sa jeunesse, mais il s'estoit décrié à tel point, qu'il ne pouvoit plus trouver de libraires pour imprimer ses ouvrages. Il se consoloit neantmoins par la lecture qu'il essayoit d'en faire à toutes les compagnies, et... Mais tout beau! si je voulois descrire icy par le menu toutes ses qualitez et celles de ces autres personnages, je ferois une trop longue digression, et ce seroit trop differer le mariage qui est sur le tapis. Pour coupper court, il s'amassoit tous les jours bonne compagnie chez Angelique. Quelquefois on y traittoit des questions curieuses; d'autrefois on y faisoit des conversations galantes, et on tâchoit d'imiter tout ce qui se pratique dans les belles ruelles par les pretieuses du premier ordre.

[44] C'étoient, en effet, des danses de l'autre règne, et, partant, passées de mode. La première est décrite par Aut. Arena dans son poëme macaronique sur la danse, au chapitre Quos passibus duplum esse debet. Régnier en parle aussi dans sa 5e satyre, V. 220.

Jadis, de votre temps, la vertu simple et pure
Sans fard, sans fiction, imitoit la nature...
... la nostre aujourd'hui qu'on revère icy-bas
Va la nuit dans le bal et danse les cinq pas.

[45] Allusion satirique à l'heureux anagramme que fit Malherbe, quand il transforma le nom de Catherine, que portoit madame de Rambouillet, en celui d'Arthenice. (Tallemant, Historiettes, 2e édit., t. I, p. 271.)

Le jour que Javotte fut introduitte dans cette compagnie il y avoit moins de monde, et elle ne fut pas si tumultueuse qu'à l'ordinaire. Il arriva mesme que la conversation y fut assés agreable et spirituelle. Or quoy que Javotte n'y contribuast que de sa presence, il ne sera pas hors de propos d'en inserer icy une partie, qu'elle escouta avec une attention merveilleuse. Pour vous consoler de cette digression, imaginez-vous, si vous voulez, qu'il arrive icy comme dans tous les romans; que Javotte est embarquée; qu'il vient une tempeste qui la jette sur des bords estrangers; ou qu'un ravisseur l'enlève en des lieux d'où l'on ne peut avoir de long-temps de ses nouvelles; encore aurez-vous cela de bon que vous ne la perdrez point de veuë, et vous la pourrez tousjours loüer de son silence, qui est une vertu bien rare en ce sexe.

Si-tost que les premiers compliments furent faits, dont les plus ingenües se tirent quelquefois assez bien, parce que cela ne consiste d'ordinaire qu'en une profonde reverence, et en un petit galimatias qu'on prononce si bas qu'on ne l'entend point, Hyppolite, qui n'aymoit que les entretiens sçavans, esloigna bientost ces discours communs qui se font dans les visites ordinaires. Elle se plaignit de Laurence, qui avoit commencé à parler des nouvelles de la ville et du voisinage, luy disant que cela sentoit sa visite d'accouchée[46], ou les discours de commères, et que parmy le beau monde il ne falloit parler que de livres et de belles choses. Aussi-tost elle se jetta sur la fraipperie de plusieurs pauvres autheurs, qui sont les premiers qui ont à souffrir de ces fausses pretieuses, quand cette humeur critique les saisit. Dieu sçait donc si elle les ajusta de toutes pièces. Mais dispensez-moy de vous reciter cet endroit de leur conversation, que je veux passer sous silence, car je n'oserois nommer pas un des autheurs vivans: ils m'accuseroient de tout ce qui auroit esté dit alors, quoy que je n'en pusse mais. J'aurois beau condamner tous les jugemens qui auroient esté prononcez contre eux, ce seroit un crime capital d'en faire seulement mention. Ils me traitteroient bien plus rigoureusement qu'un historien ou un gazetier, qui ne sont jamais garands des recits qu'ils font. Outre que ces messieurs sont si delicats, qu'il faut bien prendre garde comme on parle d'eux; ils sont si faciles à piquer, que le moindre mot de raillerie, ou une louange médiocre, les met aux champs, et les rend ennemis irreconciliables. Apres quoy, ce sont autant de bouches que vous fermez à la Renommée, qui auparavant parloient pour vous, et cela fait grand tort au libraire qui est interessé au débit d'un livre. J'ay mesme ce respect pour eux, que je ne veux pas faire comme certains escrivains, qui, lors qu'ils en parlent, retournent leurs noms, les escorchent, ou les anagrammatisent. Invention assez inutile, puisque, si leur nom est bien caché, le discours est obscur et perd de sa force et de sa grace, on n'est tout au plus plaisant qu'à peu de personnes; et si on le descouvre (comme il arrive presque tousjours) ce déguisement ne sert de rien, veu que les lecteurs font si bien qu'ils en attrapent la clef, et il arrive souvent qu'il y a des larrons d'honneur qui en font faire de fausses clefs. C'est pourquoy je ne parlerai point du destail, mais seulement de ce qui fut dit en general, et dont personne ne se peut choquer, s'il n'est de bien mauvaise humeur, et s'il n'a la conscience bien chargée. On s'estendit d'abord sur les poëmes et sur les romans, et l'on y parla fort de l'institution du poëte, de la maniere de devenir autheur, et d'acquerir de la reputation dans le monde.

[46] Pendant le temps de leurs couches, les bourgeoises avoient coutume de recevoir toutes les visites des voisines. Leur lit étoit paré pour cela, et surmonté d'un pavillon qu'on n'étendoit que dans ces occasions. Je vous revois, dit Coulanges (Chansons choisies, 1694, in-12, p. 72),

Je vous revois, vieux lit si chéri de mes pères,
Où jadis toutes mes grand's mères,
Lorsque Dieu leur donnoit d'heureux accouchements,
De leur fécondité recevoient compliments.

Ces compliments étoient bavards, et, à la longue, tournoient au commérage. On en fit le texte de petits pamphlets bourgeois parus successivement, au nombre de huit, en 1623. En 1624, on fit une édition collective de toutes ces pièces, sous le titre de Recueil général des caquets de l'accouchée... 1624, pet. in-12. D'autres pièces du XVIIe siècle portent le même titre.

La plus grande passion que j'aurois (dit entre autres Hyppolite) ce seroit de pouvoir faire un livre; c'est la seule chose dont je porte envie aux hommes; je leur en vois faire en si grand nombre, que je m'imagine que l'advantage de leur sexe leur donne cette facilité. Il n'est point necessaire (répondit Angélique) de souhaitter pour cela d'estre d'un autre sexe; le nostre a produit en tout temps d'assez beaux ouvrages, jusqu'à pouvoir estre enviez par les hommes. Cela est vray (dit Laurence), mais celles qui en font bien s'en cachent comme d'un crime; et celles qui en font mal sont la fable et la risée de tout le monde; de sorte que, de quelque costé que ce soit, il ne nous en revient pas grande gloire. Pour moy (dit Philalethe, qui estoit cet honneste homme dont j'ai parlé), je ne suis pas de cet avis, et je tiens qu'à l'égard de celles qui cachent leur science, elles acquierent une double gloire, puisqu'elles joignent celle de la modestie à celle de l'habileté; et à l'esgard des autres, elles ne laissent pas d'estre loüables de tascher à se mettre au dessus du commun de leur sexe, malgré le deffaut de leur esprit. Et moy (ajouta Charroselles), si je suis jamais roy, je feray faire deffences à toutes les filles de se mesler de faire des livres; ou, si je suis chancellier, je ne leur donneray point de privilege; car, sous pretexte de quelques bagatelles de poësies ou de romans qu'elles nous donnent, elles épuisent tellement l'argent des libraires, qu'il ne leur en reste plus pour imprimer des livres d'histoire ou de philosophie des autheurs graves. C'est une chose qui me tient fort au cœur, et qui nuit grandement à tous les escrivains feconds, dont je puis parler comme sçavant. Vrayement, Monsieur (dit Pancrace, qui estoit un autre gentil-homme qui s'estoit trouvé par hazard dans cette mesme assemblée), on voit bien que vostre interest vous fait parler; mais considérez que, nonobstant qu'on imprime beaucoup de vers et de romans, on ne laisse pas d'imprimer encore un nombre infini de gros autheurs anciens et modernes. De sorte que, si les libraires en rebutent quelques-uns, ce n'est pas une bonne marque de leur merite. S'il ne tenoit plus qu'à cela (reprit Hyppolite), je ne m'en mettrois gueres en peine; car j'ay un libraire qui me loue des romans, qui ne demanderoit pas mieux que de travailler pour moy, particulierement à cause que je ne luy en demanderois point d'argent, car je sçais bien qu'ils n'ont jamais refusé de coppies gratuittes. Et puis j'ai tant d'amis et une si grande caballe, que je leur en ferois voir le debit asseuré. Ce dernier moyen (dit Charroselles) est le meilleur pour faire imprimer et vendre des livres, et c'est à ce deffaut que j'impute la mauvaise fortune des miens. Malheureusement pour moy, je me suis advisé d'abord de satiriser le monde, et je me suis mis tous les autheurs contre moy. Ainsi les prosneurs m'ont manqué dans le besoin. Ha! que si c'estoit à recommencer... Vous diriez du bien (dit Laurence, qui le connoissoit de longue main); ce seroit bien le pis que vous pourriez faire; vous y seriez fort nouveau, et ce seroit un grand hazard si vous y pouviez reüssir. Hé bien! je ne regretteray plus le passé (dit Charroselles), puisqu'il ne peut plus se rappeler; mais du moins, pour me vanger, je donneray au public mon traitté de la grande caballe[47], où je traitteray des fourbes de beaucoup d'autheurs au grand collier, et j'y feray voir que ce sont de vrays escrocs de reputation, plus punissables que tous ceux qui pipent au jeu; et si je trouveray bien moyen de le faire imprimer malgré les libraires, quand je le devrois donner à quelqu'un de ces autheurs qui ont amené la mode d'adopter des livres.

[47] Ch. Sorel (Charroselles) se mêla, en effet, de livres de magie. En 1636, il avoit publié un volume des Talismans ou figures peintes sous certaines constellations, Paris, in-8. Il avoit pris pour cet ouvrage un pseudonyme dont nous reparlerons.

Il est vray (dit alors Angélique) que les amis et la caballe ont servi quelquefois à mettre des gens en reputation; mais ç'a esté tant qu'ils ont eu la discretion et la retenue de cacher leurs ouvrages, ou d'en faire juger sur la bonne foy de ceux qui les annonçoient. Mais si-tost qu'ils les ont donnez au public, il a rendu justice à leur merite, et toute leur reputation, qui n'estoit pas establie sur de solides fondemens, est tombée par terre. Je mourois de peur (adjousta Pancrace) que vous ne citassiez quelque exemple qui nous eut attiré quelque querelle sur les bras, non pas de la nature de celles dont je me desmeslerois le mieux. Mais (dit Philalethe) ne mettriez-vous point en mesme rang ceux qui font des vers au devant d'un livre, des prefaces ou des commentaires: car ce sont des gens qui loüent tant qu'il leur plaist, sans que la modestie de l'autheur courre aucune fortune. Ouy dea (respondit Charroselles), et ce n'est pas un petit stratageme pour mendier de l'estime. Ce n'est pas qu'il n'y arrive souvent quelque fourbe, car un autheur emprunte quelquefois le nom d'un amy, ou suppose un nom de roman pour se loüer librement luy-mesme. Je puis dire icy entre nous que je l'ay pratiqué avec assez de succès, et que sous un nom empruntée de commentateur de mon propre ouvrage, je me suis donné de l'encens tout mon soul.

Quoy qu'il en soit (reprit Hyppolite), je n'ay jamais pû concevoir comment on faisoit ces gros volumes, avec une suitte de tant d'intrigues et d'incidens: j'ai essayé mille fois de faire un roman, et n'en ai pû venir à bout; pour des madrigaux, des chansons, et d'autres petites pieces, on sait que je m'en escrime assez bien, et que j'en ferai tant qu'on en voudra. Voila (dit Charroselles) un second moyen pour arriver promptement à la gloire, en ce malheureux siecle où on ne s'amuse qu'à la bagatelle. C'est tout ce qu'on estime et ce qu'on debite, pendant que les plus grands efforts d'esprit et les plus nobles travaux nous demeurent sur les bras.

Vous estes donc (dit Angelique) de l'opinion de ceux qui disent que le premier pas pour aller à la gloire est le madrigal, et le premier pour en décheoir est le grand poëme? Il y a grande apparence (adjousta Pancrace). Mais comment est-ce que si peu de chose pourroit mettre les gens en reputation? Vous ne dites pas le meilleur (adjousta Laurence); c'est qu'il faut qu'ils soient mis en musique pour estre bien estimez. Asseurement (interrompit Charroselles); c'est pour cela que vous voyez tous ces petits poëtes caresser Lambert, le Camus, Boisset et les autres musiciens de reputation, et qui ne mettent jamais en air que les vers de leurs favoris; car autrement ils auroient fort à faire. On ne peut nier (dit Philalete) que cette invention ne soit bonne pour se mettre fort en vogue: car c'est un moyen pour faire chanter leurs vers par les plus belles bouches de la cour, et leur faire ensuite courir le monde. Outre que la beauté de l'air est une espèce de fard qui trompe et qui esbloüit; et j'ai veu estimer beaucoup de choses quand on les chantoit, qui estoient sur le papier de purs galimathias, où il n'y avoit ny raison ny finesse. Je les compare volontiers (reprit Charroselles) à des images mal enluminées, qui, estant couvertes d'un talc ou d'un verre, passent pour des tableaux dans un oratoire. Et moi (dit Pancrace) à un habit de droguet[48], enrichy de broderie par le caprice d'un seigneur.

[48] Le droguet étoit une étoffe de soie qui devoit son nom à la ville d'Irlande Drogheda, d'où elle avoit d'abord été importée chez nous. (Fr. Michel, Recherches sur le commerce et la fabrication des étoffes de soie, etc. Paris, 1854, in-4, t. 2, p. 244.)

Cela me fait souvenir (adjoûta Laurence) d'un homme que j'ay veu à la cour d'une grande princesse[49], qui s'estoit mis en reputation par la bagatelle melodieuse. Il avoit fait quantité de paroles pour des chansons; de sorte qu'on disoit de luy que c'estoit un homme de belles paroles. Il se vantoit d'avoir des pensées fort delicates, et en effect elles l'estoient tellement que les plus esclairez souvent n'en pouvoient voir la finesse; mais si-tost que son esprit voulut un peu prendre l'essor et faire une galanterie seulement de cinquante vers, elle fut generallement bernée. Voyla qui me surprend (dit Hyppolite), car un poëte de cour a tousjours assez d'approbateurs et de gens qui font valloir son ouvrage. Il falloit que son livre fust bien mauvais, ou que cet autheur eut bien peu d'amis. C'est là où je vous attendois (interrompit Charroselles), puisque je tiens que la plus necessaire qualité à un poëte pour se mettre en reputation, c'est de hanter la cour, ou d'y avoir esté nourry: car un poëte bourgeois ou vivant bourgeoisement y est peu consideré. Je voudrois qu'il eust accès dans toutes les ruelles, reduits et academies illustres; qu'il eust un Mecenas de grande qualité qui le protegeast, et qui fist valloir ses ouvrages, jusques-là qu'on fust obligé d'en dire du bien malgré soy, et pour faire sa cour. Je voudrois qu'il escrivist aux plus grands seigneurs; qu'il fist des vers de commande pour les filles de la reyne, et sur toutes les avantures du cabinet; qu'il en contrefist mesme l'amoureux, et qu'il escrivist encore ses amours sous quelque nom emprunté, ou dans une histoire fabuleuse. Le meilleur seroit qu'il eust assez de credit pour faire les vers d'un balet du roy; car c'est une fortune que les poëtes doivent autant briguer que les peintres font le tableau du May[50] qu'on presente à Nostre-Dame.

[49] C'est sans doute Benserade. Ce qui est dit ici de «bagatelles mélodieuses, etc.», et un peu plus loin (p. 139), de l'avantage qu'on trouve à faire «les vers d'un ballet du roy», se rapporte au mieux à ce rimeur courtisan, dont la verve n'alla jamais plus loin qu'un rondeau ou un madrigal, et dont la plus grande gloire fut d'aider Molière dans les ballets à régler pour la cour. Si c'est Benserade, la grande princesse dont il est parlé ici doit être madame de Longueville, qui, en effet, fut sa protectrice, surtout dans l'affaire des sonnets de Job et d'Uranie. On sait que ce dernier étoit de Benserade, et c'est pour lui qu'elle se déclara hautement.

[50] Jusqu'au commencement du XVIIIe siècle, la communauté des orfèvres avoit l'usage d'offrir, le premier jour de mai, à Notre-Dame, un grand tableau qui, à cause du jour où on l'offroit, s'appeloit tableau du mai. On l'appendoit ce jour-là à la porte de l'église, puis on lui donnoit une place à l'intérieur. Ces tableaux n'avoient pas moins de onze ou douze pieds de hauteur. Les piliers de la nef et plusieurs des chapelles en étoient ornés. (Piganiol, Descript. de Paris, t. 1er, p. 310-311.) On lit dans le Dictionnaire de Trévoux, édit. 1732, que, depuis quelques années, cet usage s'étoit perdu.

On ne peut nier (répondit Angelique) que toutes ces inventions, et sur tout les amis et l'authorité d'un grand seigneur, ne servent beaucoup à ces messieurs; car les trois quarts du monde jugent des ouvrages d'autruy sans les connoistre, et sont de l'opinion de celuy qui a dit le premier son advis, comme nous voyons que les moutons se laissent conduire au premier qui marche. Adjoustez (dit Philalethe) qu'il y en a plusieurs qui, à force de parler contre leur sentiment, changent d'opinion, et se persuadent à la fin qu'une chose qu'ils auront condamnée d'abord avec justice, sera bonne parce qu'ils auront esté souvent obligez de parler en sa faveur pour d'autres considérations. Pour moi (dit Pancrace), j'ay veu un mauvais poëte de l'autre cour[51] fort estimé parce qu'on faisoit quelquefois sa fortune en loüant ses ouvrages, comme luy-mesme avec de meschans vers avoit fait la sienne. Je l'ay aussi connu (reprit Hyppolite), et je trouve qu'on avoit raison de l'estimer; car, entre tous les poëtes, ceux qui sont en fortune ont tout à fait mon approbation, et dés qu'un homme est assez accommodé pour avoir un carrosse à luy, je ne veux pas qu'on songe seulement à censurer ses ouvrages. La naissance un peu riche sert bien autant à un poëte pour arriver à la gloire que ce génie qu'il faut qu'il obtienne de la nature, et qui a fait dire qu'on peut bien devenir orateur, mais qu'il faut naistre poëte. Et pour moy, je conseillerois à quiconque voudra estre de ce mestier, de vendre tout le reste de son bien pour obtenir ce degré d'honneur. Aussi bien (dit Pancrace) un carosse de poëte ou de musicien ne couste gueres à achetter: témoin celui d'un illustre marquis, dont l'attelage ne cousta que quarante francs, et qui, à la vérité, eut la honte de demeurer embourbé dans un crachat. Et quant à l'entretien, il couste aussi peu, veu que ces messieurs sont accoustumez à vivre aux dépens d'autruy, allant, à la ville et à la campagne, tantost chez l'un et tantost chez l'autre. Hélas! (interrompit Charroselles avec un grand soupir) que ce raisonnement est vain! il y a long-temps que j'entretiens exprès un carosse qui sent assez l'autheur, comme vous sçavez, et cependant je n'en ay pas eu plus de creance chez ces damnez de libraires, qui ne veulent point imprimer mes ouvrages.

[51] Il doit être ici question de Boisrobert, que ses vers, et mieux encore ses bouffonneries, poussèrent auprès de Richelieu, et qui fit partager sa faveur à tous les poètes ses amis et ses flatteurs. Il en peupla l'Académie naissante. On appela tous ces académiciens de remplissage les enfants de la pitié de Boisrobert; et lui-même, songeant à ce qu'il avoit obtenu pour eux du cardinal, se donnoit le titre de solliciteur des muses affligées. V. son Historiette parmi celles de Tallemant, 2e édit., t. 3, p. 148.

J'ay un bon avis à vous donner (dit Laurence): vous n'avez qu'à en donner des pieces separées aux faiseurs de Recueils; ils n'en laissent échapper aucunes. Les belles pièces font valloir les mauvaises, comme la fausse monnoye passe à la faveur de la bonne qu'on y mesle. Je me suis déja advisé de cette invention (répondit Charroselles avec un autre grand hélas!); mais elle ne m'a servi qu'une fois. Car il est vray qu'apres qu'on m'eut rebuté un livre entier, je le hachay en plusieurs petites pièces, episodes et fragments, et ainsi je fis presque imprimer un volume de moy seul, quoy que sous le titre de Recueil de pièces de divers autheurs[52]. Mais malheureusement le libraire descouvrit la chose, et me fit des reproches de ce qu'il ne le pouvoit débiter. Cela m'estonne (dit alors Philalethe), car les receuils se vendoient bien autrefois[53]; il est vray qu'ils sont maintenant un peu descriez, et ils ont en cela je ne sçay quoy de commun avec le vin, qui ne vaut plus rien quand il est au dessous de la barre, quoy qu'il fust excellent quand il estoit frais percé. A propos (reprit Hyppolite), ne trouvez-vous pas que ces recueils fournissent une occasion de se faire connoistre bien facilement et à peu de frais? Je vois beaucoup d'autheurs qui n'ont esté connus que par là. Pour moy, j'ay quasi envie d'en faire de mesme; je fourniray assez de madrigaux et de chansons pour faire imprimer mon nom, et le faire afficher s'il est besoin. Il semble (dit Angélique) qu'ils peuvent du moins servir à faire une tentative de réputation: car, si les pièces qu'on y hazarde sont estimées, on en recueille la gloire en seureté; et si elles ne plaisent pas, on en est quitte pour les desadvouer, ou pour dire qu'on vous les a desrobées, et qu'elles n'estoient pas faites à dessein de leur faire voir le jour.

[52] Il est parlé ici du nouveau Recueil de pièces les plus agréables de ce temps, en suite des jeux de l'inconnu (Paris, 1644, in-12), dont l'éditeur étoit en effet Ch. Sorel, l'original de Charroselles. Nous en reparlerons plus bas.

[53] Ils eurent, en effet, une grande vogue pendant tout le XVIIe siècle. Quoi qu'en dise même Furetière, qui n'avoit guère droit de décrier ce genre de publication, puisqu'il fit paroître quelques unes de ses poésies dans le Recueil de poésies diverses donné par La Fontaine (Paris, 1671, in-12), la mode des recueils étoit encore très florissante de son temps, et devoit même lui survivre. La préface du Nouveau choix de poésies donné à La Haye en 1715, in-12, prouve qu'au XVIIIe siècle elle étoit encore en pleine faveur. Une bibliographie des Recueils seroit de trop ici. Nous renverrons, pour les principaux, au Catalogue de la Bibliothèque de M. Viollet le Duc (Supplément, p. 3-4.)

J'advoue bien (dit Pancrace) que ceux qui sont déjà en réputation, et dont les ouvrages ont esté louez dans les ruelles et dans les caballes, l'ont bien conservée dans les Recueils. Mais je ne vois pas que ceux-là en ayent beaucoup acquis qui n'estoient point connus auparavant d'ailleurs. De sorte qu'il est arrivé que la pluspart des honnestes gens n'ont pas souffert qu'on y ait mis leur nom, et il n'y a eu que quelques ignorans qui se sont empressez pour cela. Je vis ces jours passez un different (adjousta Philalethe) qui serviroit bien à confirmer ce que vous dites: c'etoit à la boutique d'un des plus fameux faiseurs de Recueils. Un fort honneste homme qui ne vouloit point passer pour autheur déclaré le vînt menacer de lui donner des coups de baston à cause qu'il avoit fait imprimer un petit nombre de vers de galenterie sous son nom, et l'avoit mis au commencement du livre, dans le catalogue des autheurs, qu'il avoit mesme fait afficher au coin des rues. Le pauvre libraire, avec un ton pleureux (aussi pleuroit-il effectivement), lui dit: Hélas! monsieur, les pauvres libraires comme moy sont bien miserables et ont bien de la peine à contenter messieurs les autheurs: il en vient de sortir un autre qui m'a fait la mesme menace, à cause que je n'ay pas mis son nom à ce rondeau; et en disant cela il luy monstra un rondeau qui estoit la plus méchante pièce du livre.

Voyla comme les gousts sont différents (dit Laurence). Il y auroit eu bien du plaisir si ces messieurs eussent tous deux exécuté leur dessein en mesme temps. Pour moy (reprit Charroselles), je ne sçaurois condamner ceux qui taschent d'acquerir de la gloire par ce moyen: car en matiere de poësie (que vous sçavez que j'ay tousjours traittée de bagatelle) je trouve qu'il n'y a point de plus méchant trafic que d'en estre marchant grossier, c'est-à-dire de faire imprimer tout à la fois ses ouvrages, et en donner un juste volume; la methode est bien meilleure de les débiter en détail, et de les faire courir pièce à pièce, de la mesme maniere qu'on debite les moulinets et les poupées pour amuser les petits enfants. Vostre maxime est assez confirmée par l'expérience (dit Angélique), car elle nous a fait voir des autheurs qui, pour de petites pièces, ont acquis autant et plus de gloire que ceux qui nous ont donné de grands ouvrages tout à la fois, et qui estoient en effect d'un plus grand merite. Ne vous estonnez pas de cela (dit Philalethe): l'humeur impatiente de nostre nation est cause qu'elle ne se plaist pas aux grands ouvrages; et une marque de cela, c'est que, si on tient un livre de vers, on lira plustost un sonnet qu'une élégie, et une épigramme qu'un sonnet; et si un livre n'est plein que d'épigrammes, on lira plustost celles de quatre vers que celles de dix ou de douze.

Je suis bien heureuse (dit Hyppolite) qu'on estime en France davantage les petites pièces que les grandes, car, pour des madrigaux, j'en feray tant qu'on voudra, comme j'ay déja dit: on n'a presque qu'à trouver des rimes et quelque petite douceur, et on en est quitte; au lieu qu'il est bien difficile de trouver des pointes pour faire des épigrammes, et des vers pompeux pour faire des sonnets. Ce n'est pas tout (adjousta Charroselles) que de faire de petites pièces; il faut, pour les faire bien courir, que ce soient pièces du temps, c'est-à-dire à la mode, de sorte que ce sont tantost sonnets, rondeaux, portraits, enigmes, metamorphoses, tantost triolets, ballades, chansons, et jusqu'à des bouts rimez. Encore, pour les faire courir plus viste, il faut choisir le sujet, et que ce soit sur la mort d'un petit chien ou d'un perroquet[54], ou de quelques grandes aventures arrivées dans le monde galant et poétique.

[54] Encore une mode poétique de ce temps-là, qui datoit du XVIe siècle, et qui ne se perdit qu'au XVIIIe. Il y a dans le Palais Mazarin, de M. de Laborde, p. 349, note 517, quelques détails curieux sur ces chiens et ces chats poétiquement célébrés, et M. Joncières a publié dans l'Artiste de juillet 1840 un article intéressant sous ce titre: Du rôle des chiens et des chats en littérature.

Quand à moy (reprit Hyppolite), j'ayme sur tout les bouts-rimez, parce que ce sont le plus souvent des in-promptus, ce que j'estime la plus certaine marque de l'esprit d'un homme. Vous n'estes pas seule de vostre advis (dit Angelique); j'ay veu plusieurs femmes tellement infatuées de cette sorte de galanterie d'in-promptu, qu'elles les preferoient aux ouvrages les plus accomplis et aux plus belles meditations. Je ne suis pas de l'advis de ces dames (reprit brusquement Charroselles, dont l'humeur a esté tousjours peu civile et peu complaisante), et je ne trouve point de plus grande marque de reprobation à l'égard du jugement que d'aymer ces sortes de choses: car ceux qui y reussissent le mieux, ce sont les personnes gayes et bouffonnes, et mesme les foux achevez font quelquefois d'heureuses rencontres, au lieu que la vraye estime se doit donner aux ouvrages travaillez avec meure deliberation, où l'art se mesle avec le genie. Ce n'est pas que les gens d'esprit ne puissent faire quelquefois sur le champ quelques gaillardises, mais il faut qu'ils en usent avec grande discretion, car autrement ils se hasardent souvent à dire de grandes sottises, comme font tous ces faiseurs d'in-promptu et gens de reputation subite. Adjoutez à cela (dit Philalethe) qu'on ne debite point de marchandise où il y ayt plus de tromperie, car, comme dans les academies de jeu on pippe souvent avec de faux dez et de fausses cartes, de mesme dans les reduits academiques on pippe souvent l'in-promptu, et il y en a tel qu'on prend pour un nouveau né, qui pourroit passer pour vieux et barbon. Cela est vrai (adjousta Pancrace), car j'ay connu un certain folastre qui a fait assez de bruit dans le monde, qui avoit toûjours des in-promptu de poche, et qui en avoit de preparés sur tant de sujets, qu'il en avoit fait de gros lieux communs. Il menoit avec luy d'ordinaire un homme de son intelligence, avec l'ayde duquel il faisoit tourner la conversation sur divers sujets, et il faisoit tomber les gens en certains defilez où il avoit mis quelque in-promptu en embuscade, où ce galant tiroit son coup et deffaisoit le plus hardy champion d'esprit, non sans grande surprise de l'assemblée. Avec la mesme invention il se faisoit donner publiquement par son camarade des bouts-rimez, sur lesquels, à quelques moments de là, il rapportoit un sonnet qu'il donnoit pour estre fait sur le champ, et qu'il avoit fait chez luy en toute liberté et à loisir. Il est vrai qu'il lui arriva un jour un petit esclandre: c'est qu'une dame, qui avoit descouvert la chose par l'infidelité de son associé, et qui connoissoit d'ailleurs l'humeur du personnage et la portée de son esprit, luy dit lors qu'il luy mit en main un sonnet dont il vouloit faire admirer la promptitude: Vous me le pouviez donner encore en moins de temps, ou vous estes bien long à escrire.

Je suis bien aise d'apprendre (dit Laurence) les faussetez qui s'y commettent, car quand on m'en donnera je voudray avoir de bons certificats de gens de bien et d'honneur pour attester qu'ils ont esté faits en leur presence, et qu'il n'y sera arrivé ny fraude ny mal-engin. Quand à moy (reprit Angelique), je n'ay jamais voulu donner mon approbation à ces sortes de pieces, car ce seroit donner de la reputation à bon marché; je la reserve pour les ouvrages polis et serieux, et particulierement pour le sonnet, qui est (comme dit un de mes bons amis[55]) le chef-d'œuvre de la poesie et le plus noble de tous les poëmes.

[55] C'est de Boileau qu'il s'agit, et Furetière parle ici moins pour Angélique que pour lui-même. Ils étoient, en effet, fort amis, et d'esprit d'ailleurs à se bien comprendre. Ils se prêtoient mutuellement des traits pour leurs satires. Ainsi l'on sait par Brossette que c'est Furetière qui désigna à Boileau les abbés Cotin et Cassagne pour les vers de la 3e satire, où ils commencent à être fustigés; peut-être, en revanche, Boileau désigna-t-il à Furetière d'autres victimes de sa connoissance pour le Roman bourgeois. Par une singulière coïncidence, qui, toutefois, semble être moins un hasard qu'une entente satirique, les sept premières satires de Boileau parurent la même année (1666) que le Roman bourgeois, et chez le même libraire, Billaine. Deux ans auparavant, c'est chez Furetière, de l'aveu même de Boileau, que la scène du Chapelain décoiffé avoit été faite entre eux, en compagnie de Racine, contre des poètes qu'ils détestoient en commun. La Serre, que Furetière épargne si peu, étoit, on le sait, du nombre. D'après cela, on peut comprendre que Furetière fût dans la confidence des travaux de Boileau, et que, dès 1666, étant l'un des premiers initiés à ses œuvres ébauchées, il pût faire allusion déjà à l'un des plus fameux passages de l'Art poétique, bien que ce poème ne dut voir le jour qu'en 1674. Il est vrai que, dès 1669, Boileau le trouvoit assez achevé pour en faire des lectures dans le monde, notamment chez Patru.

Vous ne seriez pas souvent en estat de la prodiguer (adjousta Charroselles), car il faut un grand effort d'esprit, ou plustost un grand effort de patience, pour y reussir. Encore y a-t'il peu de gens qui fassent profession d'en faire, et de plus, pour un bon qu'ils feront, il y en aura cent de mauvais. J'en ay veu tant de meschans (adjousta Pancrace) que je suis persuadé que la pluspart ne valent rien, et à moins qu'une personne d'esprit m'asseure auparavant de leur bonté, je ne me sçaurois resoudre à les lire. Ce n'est pas d'aujourd'huy (adjousta Philalethe) que je sçay la difficulté qu'il y a d'en faire de bons, et j'ay veu des poëtes fameux qui avoient acquis de la gloire par de grands poëmes, dont la réputation est eschouée aupres d'un sonnet.

A propos de sonnet (dit Javotte, qui jusques-là avoit esté muette), j'en ai sur moi un fort beau, qu'une partie de mon papa a laissé dans son estude en venant solliciter son procés. Pancrace la pria de le lire par complaisance, et pour la faire parler. Je vous prie (répondit-elle) de m'en dispenser: car il est si long, si long, si long, que ce seroit trop vous interrompre. Comment (lui dit Hyppolite)! faut-il tant de temps pour lire quatorze vers? Comment (respondit Javotte)! il y en a plus de quatre cens; et en mesme temps elle tira de sa poche un petit livret relié de papier marbré, contenant un poëme entier: c'estoit la metamorphose des yeux de Philis en astres[56]. La compagnie ne se put tenir de rire de cette naïfveté, surtout Hyppolite en éclatta; sur quoi Javotte dit en rougissant: Hé quoi! ne sont-ce pas là des vers? du moins mon papa m'a dit que c'en estoit. Ouy sans doute (répondit Pancrace). Hé bien (repliqua Javotte), un sonnet, n'est-ce pas aussi des vers? Qu'y a-t-il donc tant à rire? La risée fut plus forte qu'auparavant; de sorte qu'Angelique, par civilité, rompit la conversation et se leva pour aller faire des excuses à Javotte et pour la tirer de cette confusion; elle l'effaça par des caresses redoublées qu'elle luy fit. Pancrace se mit aussi de la partie pour la consoler, à quoy il s'employa de tout son cœur. Il commençoit déjà à nouer une conversation particuliere avec Javotte, pour laquelle, pendant toute cette visite, il avoit senti une extraordinaire émotion, quand ils furent interrompus par un grand cry que fit Hyppolite, qui dit: Vrayment, voicy un poulet de belle taille! J'ai envie de voir tout à l'heure ce qu'il chante. Elle dit cela à l'occasion d'un certain cahier qu'elle venoit de ramasser, tombé de la poche d'Angélique lorsqu'elle s'étoit brusquement levée. Angelique le lui redemanda civilement, lui reprochant qu'elle vouloit sçavoir ses secrets. On ne les met point en si gros volume (reprit Hyppolite); asseurément c'est quelque ouvrage de galenterie, dont il ne faut pas que vous ayez le plaisir toute seule; à tout le moins j'en veux voir le titre. Et si-tost qu'elle l'eut leu, elle s'escria encore plus haut: Vrayement, vous seriez la plus des-obligeante personne du monde, de vouloir priver une si belle compagnie du divertissement qu'elle aura d'entendre une piece dont le titre promet beaucoup. Au pis-aller, je l'emporteray et je la liray malgré vous. J'y retiens part (répondit alors Charroselles), et je seray bien d'avis qu'on la lise icy tout haut; en récompense je vous lirai une autre composition de ma façon, qui sera deux fois plus longue et qui ne sera peut-estre jamais imprimée.

[56] C'est la pièce la plus célèbre d'Habert de Cerizy, l'un des premiers de l'Académie Françoise. Elle fut publiée en 1639, in-8. Elle eut un si long succès qu'en 1689 on en fit une traduction en vers latins, Oculi Phylidis in astra, etc., Paris, Muguet, 1689, in-12.—Ce madrigal, de près de 500 vers, n'étoit au reste qu'une imitation évidente du poème de Callimaque sur la Chevelure de Bérenice transformée en comête. L'abbé Goujet l'a justement remarqué dans son article sur Habert de Cerisy, Biblioth. franç., t. 14, p. 215.

Philalethe, qui connoissoit l'humeur de Charroselles, qui alloit lire dans les compagnies ses ouvrages pour se consoler de ce que les libraires ne les vouloient point imprimer, fremit de peur à cette menace pour toute la compagnie; et, de crainte d'en attirer sur elle l'effet, il se joignit à Angelique pour combattre l'opiniastre Hyppolite, luy disant que cette lecture seroit trop ennuieuse, et qu'on s'entretiendroit plus agreablement de vive voix. Il dit mesme qu'il avoit veu la piece, et qu'elle ne meritoit pas l'attention d'une si belle trouppe. Le mespris qu'il en fit fut cause qu'on le soubçonna aussitost de l'avoir faite et de l'avoir donnée à Angelique, car on connoissoit l'intelligence qu'ils avoient ensemble, et il estoit d'ailleurs trop discret pour mespriser ainsi publiquement les ouvrages d'autruy. Cela fit redoubler la curiosité d'Hyppolite, qui l'emporta sur la resistance d'Angelique; et les allant tirer par le bras les uns apres les autres, elle fit r'asseoir chacun en sa place. Puis adressant la parole à Philalethe, elle luy dit: Pour votre punition de nous avoir voulu priver de cette lecture, il faut que ce soit vous qui la fassiez. Aussi bien, comme je vous en crois l'auteur, cela vous ostera le chagrin que vous auriez à me l'entendre lire mal. Philalethe, recevant le cahier fort civilement, luy dit: Je renonce à la gloire que vous me donnez de la composition; mais j'accepte volontiers celle de vous obéir, et en disant cela, il commença de lire en ces termes:

Historiette de l'Amour esgaré.

S'il y eut jamais un enfant incorrigible, ce fut le petit Cupidon. C'estoit, à vray dire, un enfant gasté, à qui sa mere trop indulgente ne refusoit rien. Tous ceux de cour celeste luy en venoient faire des plaintes; Junon disoit qu'elle ne pouvoit gouverner deux jours son mary; Diane, qu'il luy debauchoit toutes ses nymphes. Il n'y avoit que Minerve à qui il n'osoit se jouer, car elle n'entendoit point raillerie. Venus le menaçoit souvent de lui donner le fouet, sans qu'elle en fist rien, et, pour fortifier sa menace, elle avoit fait tremper des branches de mirthe dans du vinaigre, qui faisoient grand peur au petit Amour. Mais si-tost qu'elle se mettoit en devoir de le chastier, il se sauvoit, à la faveur des Graces, qui l'eussent volontiers mis sous leurs propres juppes, si elles n'eussent point esté nues, et qui le desroboient à la colere de sa mere. Un jour neantmoins qu'elle estoit en mauvaise humeur (je ne sçay si ce ne fut point le jour qu'elle apprit la mort d'Adonis), elle le voulut corriger tout de bon; et comme, à cause de sa tristesse, les Graces l'avoient quittée, il ne trouva plus son azile ordinaire. Ainsi ce petit dieu alloit mal passer son temps, s'il n'eust eu recours à la ruse ordinaire des enfants, qui, s'enfuyant de leur mere, se sauvent chez leur grand maman. Il se jetta donc à corps perdu entre les bras de Thetis, qui estoit pres de là, et il ne perdit point de temps à se deshabiller, parce qu'il marche ordinairement tout nud. Ses aisles luy ayant servy de nageoires, il arriva dans son palais de cristal, et, parce qu'il faisoit le pleureux, elle le reconforta (suivant la coustume des bonnes vieilles, qui applaudissent à toutes les sottises de leurs petits-enfans) le flatta et luy donna des pois sucrez. Il s'y trouva mesme si bien qu'il y demeura long-temps; mais, pendant son sejour, ne pouvant se tenir de faire des tours de son métier, il eschauffa si bien d'amour les poissons (qui jusqu'alors estoient froids de leur naturel) qu'ils sont devenus depuis les animaux les plus prolifiques du monde; de sorte que Thetis vit son royaume tellement peuplé, que, si ses sujets ne se mangeoient les uns les autres (comme font les loups et les poëtes), quelques grandes que soient les campagnes de la mer, elles ne pourroient pas les nourrir ny les loger. Il n'y auroit pas eu grand mal s'il n'eust rien fait d'avantage. Passe encore pour enflammer les Syrenes, qui sont les chanteuses de cette cour, veu que les personnes de ce métier sont assez subjettes à caution; mais il s'attaqua mesme aux Nereides, qui sont les princesses et les filles d'honneur de la reyne maritime. Le plus grand scandale fut lorsqu'il s'adressa à la plus prude de toutes (dont par honneur je tairay le nom), car il fit en sorte qu'elle se laissa suborner par l'intendant des coquilles de Neptune[57]. Or ce n'estoit pas assez pour ces amants d'avoir le dessein de jouir de leurs amours, la difficulté estoit de l'exécuter: car, comme les palais de Thetis et des Nereïdes sont de cristal, et mesme du plus transparent, il ne s'y pouvoit rien faire qui ne fut aperceu d'une infinité de tritons, qui sont les janissaires du dieu marin. Ils furent donc obligez de se donner un rendez-vous aupres de Caribde, où il y a une cascade en forme de gouffre, si dangereuse qu'il n'y passe presque personne. Cependant ils ne purent faire si peu de bruit en faisant leurs petites affaires qu'ils ne fussent entendus de ces chiens que Scille nourit pres de là (car c'est en cet endroit qu'est le chenil de Neptune.) Dés que l'un eust aboyé, tous les autres en firent autant, et par cette belle musique Scille fust bien-tost esveillée, aussi bien qu'un Triton jaloux, endormy à ses costez. Elle voulut en mesme temps sçavoir la cause de ce bruit, croyant que ses chiens aboyoient apres quelques voleurs qui venoient ravir les grands trésors qu'elle a amassez du debris des naufrages qui se font ordinairement sur sa seigneurie. Ces malheureux amans furent ainsi pris sur le fait; la pauvre Nereïde en fut fort honteuse, et devint plus rouge qu'une escrevisse et plus muette qu'une carpe. Or comme les petits officiers portent toujours envie aux grands et taschent de se mettre en credit en les destruisant, ce Triton, qui avoit la dent un peu venimeuse et tenant un peu de celle du brochet, fut ravi de trouver une occasion de mordre sur l'intendant des coquilles. Il alla incontinent trompeter partout cette advanture, jusque-là qu'elle vint aux oreilles de Thetis. La colere dont elle s'enflama à cette nouvelle la fit gronder, escumer et tempester d'une telle sorte, que tous les voyageurs qu'elle avoit à dos eurent cependant beaucoup à souffrir. Elle condamna la pauvre Nereïde à estre enfermée le reste de ses jours dans une prison de glace au fond de la mer Balthique, et le seducteur fut emprisonné dans une coquille de limaçon, où toûjours depuis il se tint caché, et n'osa monstrer ses cornes, sinon quelquefois à la fin d'un orage. Et quand au petit autheur du scandale, Thetis voulut le chastier sur le champ. Elle fit cueillir une poignée de branches de coral pour luy en donner le foüet vertement: car le coral, quand il est dans la mer, est une herbe mole et souple comme de l'ozier, et ne durcit ny ne rougit qu'apres estre tiré de l'eau; ainsi le tesmoigne Pline, qui peut estre est un faux tesmoin.

[57] Je ne serois pas éloigné de croire, avec M. Eugène Maron, dans son intéressant travail sur le Roman bourgeois au XVIIe siècle (Revue indépendante, 10 février 1848, p. 289), qu'il s'agit ici du surintendant Fouquet. Comme l'intendant des coquilles, qui s'attaquoit aux Néréides, qui sont les princesses et les filles d'honneur de la reine maritime, Fouquet s'étoit adressé aux filles de la reine. «Il se seroit épuisé, dit Brienne (Mémoires, t. 2, p. 212) pour avoir la satisfaction de coucher une nuit avec une duchesse, qui refusa, dit-on, les cent mille écus que le surintendant lui fit porter. Il se rabattit sur Menneville, fille d'honneur de la reine-mère, en rabattant aussi de moitié pour la somme, puisqu'il ne lui donna que 150,000 livres.»

Voyla donc Cupidon en un aussi grand danger que celui qu'il avoit couru auparavant. Il voyoit déja plusieurs cancres, qui sont les sattelites de ce païs là, qui estoient prests à le happer, lors qu'il leur eschappa des mains comme une anguille, car il est agile et dispos (sur tout lors qu'il est question de s'enfuir), et il se sauva en terre ferme, hors du pouvoir de sa rigoureuse grand maman. Il estoit encore en pays de connoissance s'il eust voulu y paroître, car c'estoit chez Cibele, mère des dieux, sa bizayeule; mais comme elle estoit vieille, ridée, fort bossue, et coeffée de villes et de chasteaux, il en auroit eu peur en la voyant, outre que la crainte du chastiment qu'il venoit d'eschaper (qui est le dernier suplice pour les enfants) luy rendoit toute sa parenté suspecte. Il se voulut donc tenir caché, et il ne le put mieux faire qu'en se retirant dans de petites cabanes de bergers qu'il trouva aux environs. Ils luy firent un fort bon accueil, et, par charité, ils luy donnerent un habit dont ils croyoient qu'il avoit besoin, le voyant tout nud, car ils ne connoissoient pas la chaleur interieure qu'il avoit. Je ne sçay si la crainte du foüet l'avoit rendu sage, ou s'il eut pitié de l'ignorance de ses hostes; tant y a qu'il vescut avec une grande retenue tant qu'il fut chez eux, et il ne leur fit ny malice ny supercherie. Tant s'en faut: pour recompenser le charitable traittement qu'il en avoit receu, il leur aprit à faire l'amour, car vous apprendrez, si vous ne le sçavez, que l'amour estoit jusqu'alors inconnu parmy les hommes; tous les accouplemens s'y estoient faits à la manière des bestes, par un instinc de la nature, et pour servir seulement à la generation. Cette belle passion, qui s'insinue dans les cœurs, qui leur donne de si grandes joyes, et qui sert à unir les ames plutost que les corps, étoit encore ignorée sur la terre. C'estoit un friand morceau que les Dieux s'estoient reservé, et qui faisoit un des grands poincts de leur felicité. Aussi tout le monde est d'accord que les bergers ont esté les premiers qui ont gousté de ses douceurs; il ne se faut pas estonner s'ils l'ont traitté d'une maniere si delicate, puisque leur premier maistre d'escole a esté le dieu mesme qui fait aymer. Comme toutes les choses, dans leur naissance, sont meilleures et moins corrompues, ces premieres amours eurent toute la vertu et la pureté imaginable. Ce dieu mesnagea si bien les coups de ses flesches, qu'il fit naistre des flammes mutuelles dans les cœurs de chaque berger et de chaque bergère; le soin de plaire estoit le seul qui les occupoit; l'affection estoit reciproque et la fidelité inviolable. Ils n'avoient point à essuyer de rigueurs ni de cruautez, parce qu'ils n'avoient point d'injustes desirs; il ne leur restoit dans l'ame aucun repentir ni remords, parce que le vice n'y avoit aucune part. Enfin c'estoit le siecle d'or de l'amour; on en goustoit tous les plaisirs, et on ne ressentoit aucune de ses amertumes. Mais enfin, apres avoir passé quelque temps avec eux, il se lassa de vivre dans la solitude. Il eut la curiosité de voir ce qui se passoit sur la terre, qu'il n'avoit pas veue encore, à cause de sa jeunesse. Il luy prit donc envie d'aller à une ville prochaine, et, parce qu'elle estoit belle et grande, il y demeura quelque temps pour la mieux connoistre. La premiere chose qu'il y fit, ce fut d'y chercher condition; et ne vous estonnez pas que sa divinité ne luy fist pas dedaigner de servir, car la servitude est son élement. Le hazard le fit engager d'abord avec une femme bien faite, mais dont la physionomie estoit fort innocente. Elle avoit les cheveux blonds et le teint blanc, mais un peu fade; les yeux bleus, mais un peu esgarez; la taille haute, mais peu aisée, et la contenance peu ferme; à cela près, elle estoit fort belle et fort agréable. Elle se nommoit Landore, et avoit une indifférence generale pour tout le monde; elle tesmoignoit un certain mespris qui ne venoit pas d'orgueil, mais d'une froideur de temperament qui desesperoit les gens. En un mot, elle avoit une si grande nonchalance dans toutes ses actions, qu'il paroissoit qu'elle ne prenoit rien à cœur. Cupidon ne fut pas longtemps chez elle sans y vouloir faire la mesme chose qu'il avoit faite chez les bergers: car, comme il craignoit de se gaster la main faute de s'exercer à tirer ses fléches, qui est la seule chose qui le fait valoir, il en décocha quelques-unes d'un petit arc de poche qu'il avoit; mais c'estoit d'abord plustost en badinant que de dessein formé, comme on voit des enfans se jouer avec des sarbatanes. Un jour, il vid réjaillair à ses pieds une des flesches qu'il avoit tirées contre Landore, et, en la ramassant, il reconnut que le fer en estoit rebouché. Il n'y a rien qui choque plus ce petit mutin que la resistance; cela fit qu'il s'opiniastra à vouloir blesser tout de bon cette insensible. Il prit les flesches les mieux acerées qu'il put trouver, et, pendant qu'elle estoit en compagnie de quantité d'honnestes gens, il luy en tira plusieurs droit au cœur. Mais, par un grand prodige, elles faisoient le mesme effet contre ce cœur de diamant que des balles qui font des bricoles contre le mur d'un tripot, et elles alloient blesser ceux qui se trouvoient aux environs. Chacun de ces blessez fit tous les efforts imaginables pour communiquer son mal à celle qui en estoit cause, et il n'y en avoit pas un qui ne deust concevoir de belles esperances, puisqu'il avoit un secours secret de ce petit dieu qui fait aymer. Cependant aucun ne put reussir; tous les soins et toutes les galenteries qu'ils employerent ne firent que blanchir contre sa froideur. Il se trouva enfin dans la troupe un homme qui n'estoit ny bien ny mal fait, qui avoit la physionomie fort ingenue et qui monstroit tenir beaucoup du stupide. Sa taille estoit grande et menue, mais flasque et voutée; il avoit la desmarche lente, la bouche entr'ouverte et les cheveux d'un blond de filasse, fort longs et fort droits. Ce fut derriere luy que Cupidon se posta un jour pour faire la guerre à sa rebelle. Il n'avoit point dessein de favoriser de ses graces un homme qui estoit fort peu de ses amis; c'estoit plustost pour luy faire piece qu'il s'en servit comme d'une mire à descocher le trait dont Landore fut blessée. A ce coup toute la froideur de la dame s'esvanoüit; elle sentit pour cet homme qui estoit devant elle une ardeur qui ne peut estre exprimée, jusque-là qu'elle se vid preste de lui declarer elle-mesme sa passion, si la pudeur du sexe ne l'eust retenuë. Elle trouva enfin une occasion de luy descouvrir ce qu'elle tenoit caché, parce qu'ils estoient tous les jours ensemble. Cet homme ressentit presque en mesme temps de pareilles motions pour elle; peut-estre luy estoit-il tombé sur le gros orteüil une des flesches perduës dont nous avons parlé, dont la piqueure avoit un certain venin, qui, insensiblement, lui avoit gagné le cœur. En un mot, ils s'aymerent, mais d'une amour si facile et si douce qu'ils n'eurent point besoin de mettre en usage ny les plaintes ny les soupirs, et il n'y eut jamais d'ames ny mieux ny plus facilement unies. Toutes ces addresses dont, entre toutes les autres rencontres, l'on se sert pour se faire aymer, leur furent inutiles; ils se contentoient de faire l'amour des yeux; à peine y employoient-ils les paroles, et la plus serieuse occupation de cet amour badin estoit la plupart du temps de joüer au pied de beuf, de se regarder sans rire. Le petit dieu trouva ce procedé fort choquant, et se fascha de les voir agir si negligemment en une chose dont tant de gens font une affaire tres importante. Comme son inclination le porte à rendre service à ceux qu'il a blessez, il s'ennuya bientost de se trouver inutile aupres de ces amans, et son naturel agissant ne luy permit pas de demeurer tous les jours les bras croisez dans la faineantise. Il fit seulement reflexion sur le coup qu'il avoit porté, car, à vray dire, il est philosophe quand il veut, et raisonne bien, surtout quand il a osté son bandeau. Il reconnut alors qu'il s'estoit trompé en s'attribuant la gloire de cette deffaite: car il demeura d'accord que tout l'honneur en estoit deub au hazard, qui avoit fait rencontrer ensemble deux personnes dont les visages et les humeurs avoient tant de rapport et de simpatie qu'ils sembloient nez l'un pour l'autre. De là il conclud qu'on pourroit bien l'accuser à l'avenir de plusieurs choses dont il seroit innocent; enfin, la honte d'estre à ne rien faire luy fit demander son congé, et il luy fut facile de l'obtenir de maistres qui se passoient bien de luy.

Au partir de ce lieu, il s'attacha au service d'une fille studieuse. D'abord cette condition luy plut fort, parce qu'il espera d'y apprendre beaucoup de choses et de n'y manquer point d'employ. Cette fille, nommée Polymathie[58], n'avoit pas eu la beauté en partage, tant s'en faut; sa laideur estoit au plus haut degré, et je ferois quelque scrupule de la descrire toute entiere, de peur d'offenser les lecteurs d'imagination delicate. Aussi n'est-il pas possible que les filles se puissent piquer en mesme temps de science et de beauté; car la lecture et les veilles leur rendent les yeux battus, et elles ne peuvent conserver leur teint frais ou leur enbonpoint, si elles ne vivent dans la delicatesse et dans l'oysiveté. Outre qu'il leur est difficile de ménager pour l'estude quelque heure d'un jour qui n'est pas trop long pour se parer et pour se farder. Mais, d'un autre côté, Polymathie avoit l'esprit incomparable, et elle parloit si bien qu'on auroit peu estre charmé par les oreilles, si l'on n'avoit point esté effrayé par les yeux. Elle sçavoit la philosophie et les sciences les plus relevées; mais elle les avoit assaisonnées au goust des honnestes gens, et on n'y reconnoissoit rien qui sentist la barbarie des colleges. Ses admirables compositions en vers et en prose attiroient aupres d'elle les plus apparens et les plus polis de son siecle. Le dieu d'amour, estant chez elle, ne voulut pas laisser ses armes inutiles; mais il arresta quelque temps son bras, à cause qu'il vid pousser à sa maistresse tant de beaux sentimens de vertu et de tempérance qu'il desespera de reussir en son entreprise et de vaincre cette froideur dont elle faisoit vanité. Il avoit mesme quelque respect pour cette philosophie dont elle estoit secondée, craignant avec quelque sujet d'en estre mal-mené. Il faisoit encore reflection sur le mauvais office qu'il luy rendroit s'il la faisoit devenir amoureuse, ne se croyant pas assez fort pour faire naistre dans le cœur de quelqu'un de la passion pour elle, s'il ne l'alloit chercher parmy les aveugles. Il voulut donc auparavant tascher de blesser quelqu'un de ces scavans et de ces polis qui la frequentoient; mais il eust beau tirer ses fleches les mieux acerées, tous leurs coups s'amortissoient comme s'ils eussent esté tirez contre une balle de laine. Ce qui le fit le plus enrager, ce fut l'hypocrisie de ces messieurs les doucereux (car il n'y a point de dieu, tant fabuleux soi-il, que l'hypocrisie ne choque horriblement); ils ne se contentoient pas de tesmoigner de l'admiration pour l'esprit de Polymathie, ils faisoient encore aupres d'elle les galands et les passionnez pour sa beauté, et leur impudence alloit jusqu'à ce point qu'ils la traittoient de soleil, de lune et d'aurore, dans les vers et dans les billets qu'ils luy envoyoient. Ceux qui ne l'avoient veuë que dans ce miroir trouble et sous cette fausse peinture ne l'auroient jamais reconnuë: car, en effet, elle ne ressembloit au soleil que par la couleur que luy avoit donnée la jaunisse; elle ne tenoit de la lune que d'estre un peu maflée, ny de l'aurore que d'avoir le bout du nez rouge. O! que les pauvres lecteurs sont trompez quand ils lisent un poëte de bonne foy, et qu'ils prennent les vers au pied de la lettre! Ils se forment de belles idées de personnes qui sont chimeriques, ou qui ne ressemblent en aucune façon à l'original. Ainsi, quand on trouve dans certains vers:

Je ne suis point, ma guerriere Cassandre,
Ny Mirmidon, ny Dolope soudart[59],

il n'y a personne qui ne se figure qu'on parle d'une Pantasilée ou d'une Talestris; cependant, cette guerriere Cassandre n'estoit en effet qu'une grande Halebreda[60], qui tenoit le cabaret du Sabot, dans le Fauxbourg Saint-Marceau. Quelque laide pourtant que puisse estre une fille, elle n'est point choquée d'une fausse loüange, et ne croira jamais qu'on la raille, quoy qu'elle accuse les gens de parler avec raillerie; elle ne donnera jamais un démenty à personne que par une feinte modestie. Quelque clairvoyant que soit son esprit, il ne sera jamais persuadé de ses défauts; elle les excusera par quelque autre bonne qualité; enfin, elle fera si bien son compte, qu'elle se trouvera tousjours des charmes de reste pour donner bien de l'amour. Cupidon, tout aveugle qu'on se le figure, reconnoissoit bien, malgré toutes ces feintes galanteries, quoy qu'elles fissent beaucoup d'éclat, que pas un n'estoit blessé au dedans, car il ne s'estoit pas trouvé une seule des flesches qu'il avoit ramassées qui fust sanglante; cela le fit opiniastrer d'avantage en son entreprise, et il jura hautement que quelqu'un en payeroit la folle-enchere. Apres avoir fait encore plusieurs tentatives, et vuidé son carquois, ne sachant presque plus de quel bois faire flesches, ny de quel acier les ferrer, enfin il fut reduit à y appliquer le fer du mesme canif avec lequel Polymathie tailloit ses plumes, qui devenoient éloquentes si-tost qu'elles avoient esté tranchées par ce fer enchanté. Il fut si heureux que ce coup porta sur un bel esprit veritablement digne d'elle, et bien propre pour luy estre aparié, en telle sorte que, si on les avoit mis dans deux niches, ils auroient fait une fort belle simmetrie. Sa taille estoit petite, mais, en recompense, une bosse qu'il portoit sur ses espaules estoit fort grande; ses deux jambes estoient d'inégale grandeur; il estoit borgne d'un œil et ne voyoit guere clair de l'autre, et tout l'esclat de ses yeux consistoit en une bordure d'escarlate de si bon teint qu'il ne s'en alloit point à l'eau qui en distilloit incessamment. Que si son corps donnoit du degoust, son esprit avoit des agrémens tous particuliers; il auroit esté bon à faire l'amour à la manière des Espagnols, qui ne la font que de nuit, car il auroit esté bien favorisé par les tenebres. Cette playe ne fut pas si-tost faite dans le cœur de ce spirituel disgracié, que voila les elegies, les sonnets et les madrigaux en campagne; jamais veine ne fut plus feconde ny genie plus eschauffé; jamais il n'y eut si grande profusion de tendresses rimées. Ce qui fut nouveau, c'est que deslors toute la dissimulation s'évanoüit. Tous ces charmes et ces appas, qu'il ne mettoit auparavant dans ses vers que par fiction poëtique, il les y insera depuis de bonne foy. L'amant crut en saine conscience que sa maîtresse estoit un vray soleil et une vraye aurore; et quoy que cet amour n'eust commencé que par l'esprit, le tendre heros fut tellement esblouy de ses brillans, qu'il ne reconnut plus aucune imperfection dans le corps, pour lequel il eut aussi-tost la même passion. Je ne sçay si l'amour fit d'une flesche deux coups, ou si Polymathie fut touchée des pointes poëtiques que son amant lui décocha: tant y a qu'elle eut pour luy une amour reciproque; et elle fit judicieusement de ne pas laisser eschapper cette occasion, car elle auroit eu de la peine à la recouvrer. Elle ne fut pas plus avare que luy de prose et de vers, et ce fut lors que ce petit Dieu travesty ne manqua pas d'occupation, ny de sujets d'exercer ses jambes. Il n'avoit pas si-tost porté un poulet, qu'il falloit retourner porter des stances; et pendant l'intervalle du temps qu'il employoit à ce message, un madrigal se trouvoit fait, qu'il falloit aussi porter tout frais esclos. Que si par malheur on faisoit response sur le champ, il falloit porter la replique avec mesme diligence; et dans cet assaut de reputation, nos amants se renvoyoient si viste des in-promptu, qu'ils ressembloient à des joüeurs de volant quand ils tricottent. Je ne vous diray point la suitte ny la fin de ces amours; elles continuerent longtemps de la mesme force. Les seuls qui en profiterent furent les libraires faiseurs de recueils, qui ramasserent les pieces et les vers que ces amans laisserent courir par le monde, dont ils firent de beaux volumes. Tous les autres marchands n'y gagnerent rien; il n'y eut aucun commerce de juppes, de mouchoirs, ni de bijoux; tous les presens furent faits en papier, jusques à celuy des estrennes. Il ne se donna ny bal ny musique, mais seulement force vers de ballet, et force parolles pour mettre en air. Ce qui est fort surprenant et bien contraire à l'humeur du siècle, c'est qu'il n'y eut jamais ny festin ny cadeau; la promenade, quoy qu'elle leur plust fort, estoit toûjours seiche, et les traitteurs ny les patissiers ne receurent jamais de leurs visites ny de leur argent. Le petit Amour avoit esté jusques alors nourry de viande creuse; voicy par quelle adventure il devint friand: Un jour que sa maistresse passionnée estoit allée chercher la solitude d'un petit bois, où elle confioit quelques soupirs et quelques tendresses à la discretion des echos et des zephirs, il s'estoit tenu un peu à l'escart. La fortune voulut qu'il rencontra un page d'une dame de qualité, à qui on donnoit cadeau dans une belle maison proche de ce bois. Comme il n'y a point de connoissance si-tost faite que celle des chiens et des laquais (sous ce nom sont compris tous ceux qui portent couleurs), l'Amour et le page eurent bien-tost fait amitié ensemble. Son nouveau camarade le mena voir le superbe festin qu'on avoit appresté pour la dame, et l'un et l'autre eurent dequoy faire bonne chere des superfluitez qui s'y trouverent. Cupidon commença à trouver du goust aux bisques et aux faisants, qui le firent ressouvenir du nectar et de l'ambroisie. Et ce qu'il prisa le plus, fut le reste d'un plat de petits pois[61], sur lequel il se jetta, qui avoit plus cousté que n'auroit fait la terre sur laquelle on en auroit recueilly un muid. Le bon traittement, et la credulité qu'il eut aux paroles de son camarade le desbaucherent, car il ne marchanda point pour entrer au service de cette dame, qui, dés qu'elle l'eust veu, le voulut avoir pour luy porter la queuë. C'est ainsi qu'il quitta cette spirituelle maistresse sans luy dire adieu. Elle eut grand regret de n'avoir pas pris de luy un répondant, parce qu'elle luy auroit fait payer la valeur de certains vers que ce petit voleur luy avoit emportez, dont elle n'avoit point gardé de coppie. Quant à la nouvelle maistresse, il en fut tellement chery, qu'elle chercha toutes les inventions imaginables pour le rendre leste et propre. Elle luy fit faire de certaines trousses avec lesquelles les peintres, qui font scrupule de le peindre tout nud, le dépeignent encore aujourd'huy. Quelque reputation qu'il eust d'être dangereux, ce n'estoit rien au pris des malices qu'il fit depuis qu'il fut chargé de ce pestilent habit. Archelaïde (tel estoit le nom de cette dame) estoit une femme parfaitement accomplie, car, outre qu'elle possédoit les beautez dont se vantent les personnes les mieux faites, sa naissance luy donnoit encore un certain air majestueux, qui luy faisoit avoir un grand avantage sur celles qui l'auroient peû égaler par la richesse de leur taille. L'encens et les adorations estoient des tributs legitimes, qu'on payoit volontairement à son merite. L'Amour, qui avoit esté nourry dans un lieu où on reçoit continuellement de pareils presens, s'imaginoit presque déja revoir sa patrie, et il se plut merveilleusement en cette cour, quoy qu'il y fust inconnu et travesty. Il estoit bien aise de voir le profond respect que plusieurs illustres personnes rendoient à la divinité visible qu'il ne dédaignoit pas de servir. Mais apres y avoir esté quelque temps, une chose le choqua fort: c'est qu'il pretend que dans tous les lieux où il séjourne, il doit trouver quelque égalité et quelque douce intelligence. Il n'en vid icy aucune; tous ceux qui approchoient d'Archelaïde n'osoient lever les yeux sur elle, non pas mesme pour l'admirer, et sa fierté naturelle leur ostoit toute la hardiesse que leur mérite leur auroit pû donner legitimement. Ce fut la principale raison qui fit concevoir à l'Amour le dessein d'assaillir ce rocher, qui portoit son orgueil jusque dans les nuës, car sa generosité l'excite à faire d'illustres conquestes et à dompter les cœurs les plus rebelles. Cependant, comme un ruzé capitaine, devant que de dresser sa batterie contre le lieu qu'il avoit résolu d'attaquer, il voulut luy-mesme aller reconnoistre la place. La subtilité de sa nature divine luy fournit de grandes facilitez pour cela, car elle luy donne droit d'entrer quand il luy plaist dans le plus profond des cœurs, et d'y voir tout ce qui s'y passe de plus secret. Il fut bien surpris, quand il visita celui d'Archelaïde, de voir que la nature avoit déja fait ce qu'il avoit dessein de faire. Elle avoit si bien disposé les matières, qu'une petite étincelle qui tomba de son flambeau y causa un embrasement capable d'y reduire tout en cendre. Il voulut aussi-tost reparer le mal qu'il avoit fait, et le plus prompt remède qu'il y apporta, ce fut de decocher de nouvelles flesches sur ceux qui approchoient d'Archelaïde, afin qu'ils vinssent en foule luy apporter du secours et dequoy éteindre ses flammes. Il y eut aussi-tost toutes sortes de gens de qualité, d'esprit et de bonne mine, qui luy vinrent offrir leur service; mais ce fut tousjours avec des respects et des soumissions qui ne sont pas imaginables. Quelque ardeur que l'amour inspire dans les cœurs dont il est le maistre, il n'y en avoit point entr'eux de si temeraire qui osast luy faire une déclaration d'amour, ny lascher la moindre parolle de douceur ou de tendresse. C'estoient des muets qui n'osoient pas mesme parler des yeux, et qui estouffoient tellement leurs soupirs que l'oreille la plus subtile ne s'en pouvoit pas appercevoir. Ils estoient préoccupez de cette maxime, tenue pour hérétique dans les escoles d'amour, qu'aupres des dames de qualité il faut attendre leurs faveurs, au lieu qu'on les peut demander aux autres. Mais ces malheureux avoient tout loisir de languir dans une pareille attente. Archelaide estoit si jalouse du soin de son honneur, et la fierté luy estoit si naturelle, qu'elle auroit mieux aymé perir mille fois, que d'en relascher le moins du monde. Elle croyoit qu'il luy seroit honteux d'abaisser ses regars sur des gens au dessous d'elle, qu'elle se seroit par ce moyen esgalez en quelque façon; que cela les pourroit enfler de vanité, et leur feroit perdre la discretion, ce qui seroit la ruine de sa reputation et de sa vertu. C'est pourquoy elle ne voulut point prendre ce secours estranger, et elle mit à sa porte un gros Suisse vigoureux, qui empeschoit tous les gens de dehors de venir piller ce trésor de vertu et d'honneur, qu'elle luy laissa en garde. Mais par mal-heur il n'y avoit personne pour garder le Suisse, qu'elle appelloit quelquefois à son secours, dans une pressante necessité, pour chasser les ennuys secrets que luy causoit la solitude. Le petit espion domestique qu'elle avoit, et à qui rien de ce qui se fait contre l'honneur n'est caché, descouvrit un jour le secret de cette adventure. Ce fut alors que, pour luy faire honte, il se descouvrit à elle avec toutes les beautez qui donnerent assez de curiosité à Psyché pour l'eschauder. Il luy fit mille reproches sanglans du tort qu'elle se faisoit, et à tout l'empire de l'Amour, de douter de la discretion de tant d'honnestes gens qui mourroient pour elle, et de vouloir confier son honneur à la crainte servile d'un rustre. Il luy fit voir qu'elle ne meritoit pas de jouir des joyes delicates qui se trouvent dans cette belle passion, et en un mot il luy dit que, pour se vanger d'elle, il l'alloit quitter, et publier par tout son advanture; il jura en mesme temps par son flambeau que, puisque l'Honneur luy avoit joué cette piece, il luy en jouëroit une autre; qu'il seroit d'oresnavant son ennemy declaré, et qu'il luy donneroit la chasse en tous les lieux où il le pourroit rencontrer. Archelaïde, qui crut que cette apparition estoit un songe, frotta ses yeux pour s'esveiller, comme si elle eust dormy, et ne trouvant que son page à la place du dieu qu'elle avoit crû voir, elle luy fit une querelle d'Allemand, et appella son escuyer pour lui faire donner le foüet. Mais l'Amour et le page s'esvanouirent à ses yeux; ainsi voyant que la menace qu'il avoit fait de la quitter estoit vraye, elle ne douta plus de la verité de l'apparition. Elle en profita si bien, qu'ayant honte de sa faute, elle quitta le monde et se retira en une affreuse solitude, loin des palais et des Suisses, où elle a vescu depuis dans une grande modestie et retenuë.

[58] Ce doit être mademoiselle de Scudéry. Ce qui est dit plus bas (p. 164) sur son amant, aussi laid qu'elle, me le confirme tout à fait. On sait que Pélisson, qui fut le seul amoureux de l'illustre Sapho, luttoit, en effet, de laideur avec elle, «abusant, comme on l'a dit, de la permission qu'ont les gens d'esprit d'être laids».

[59] Tout le monde a reconnu Ronsard et son amour le plus chanté. Ce que dit Furetière n'est pas une médisance. Il est certain que sa Cassandre étoit une fille de basse extraction, qu'elle fut une grisette de Blois, déjà possédée par Saint-Gelais, comme l'ont dit quelques uns, ou bien une servante de taverne, comme il est dit ici. Le poète, d'ailleurs, n'a pas toujours désavoué cette roture de ses amours. Dans une de ses odes, par un élan de franchise, plutôt encore que pour imiter l'ode d'Horace à Xanthias Proccus, il a dit:

Si j'aime depuis naguière
Une belle chambrière,
Hé! qui m'oseroit blasmer
De si bassement aimer?

....

Quant à moy, je laisse dire
Ceux qui sont prompts à mesdire.
Je ne veux laisser pour eux
En bas lieu d'être amoureux.

Il laissa dire, en effet; après Cassandre, il aima Genêvre, qu'il avoit connue dans le même quartier, et qui, dit-on, n'étoit autre que la femme du concierge de la geôle de Saint-Marcel.—Tout le monde savoit ce qu'avoient de roturier et d'infime les amours de Ronsard. G. Gueret le donne à entendre dans son Parnasse réformé, p. 73, et on lit dans le Carpenteriana, p. 10, ce passage, qui confirme tout à fait ce que vient de dire Furetière: «Je ne suis point, ma guerrière Cassandre, etc. Sa mademoiselle Cassandre, qui étoit, à ce qu'on dit, une cabaretière, n'y pouvoit rien comprendre, non plus que bien d'honnestes gens d'à présent.»

[60] Ce mot s'employoit tantôt ou masculin, tantôt au féminin, mais toujours en mauvaise part et pour désigner une personne mal bâtie. Voiture, et après lui Tallemant (Historiettes, 2e édit., t. 10, p. 136) l'ont mis au masculin.

[61] C'étoit un grand luxe alors. Les primeurs surtout étoient du plus haut prix. On peut lire à ce sujet le Jardinier français de Bonnefonds, valet de chambre du Roy, Paris, 1651, in-12. Dans la comédie de de Visé, les Côteaux ou les Friands marquis, jouée en 1665, l'un des personnages ne veut manger les petits pois qu'à cent francs le litron. Encore étoit-ce peu; d'après une Vie de Colbert, imprimée en 1693, on alloit jusqu'à cinquante écus. C'était une fureur. «Le chapitre des pois dure toujours, écrit madame de Maintenon sous la date du 10 mai de cette même année 1696; l'impatience d'en manger, le plaisir d'en avoir mangé et la joie d'en manger encore sont les trois points que nos princes traitent depuis quatre jours. Il y a des dames qui, après avoir soupé avec le roi, et bien soupé, trouvent des pois chez elles pour manger avant de se coucher, au risque d'une indigestion. C'est une mode, une fureur, et l'une suit l'autre.» Dans les cadeaux, fête qu'un amant donnoit à sa maîtresse (V. Ecole des maris, acte I, sc. 1), les petits pois étoient de rigueur.

Quoy que l'Amour fut indigné d'avoir receu cet affront, il ne voulut pas quitter si-tost la terre, où il crut qu'il y avoit encore pour luy quelque chose à apprendre. Il entra au service d'une femme nommée Polyphile[62], qui avoit de l'esprit et de la beauté passablement. Dés les premiers jours qu'il fut avec elle, pour faire le bon valet, il lui acquit avec ses armes ordinaires grand nombre de serviteurs ou de souspirans. C'étoit ce qui flattoit le plus le génie de sa maistresse; bien que dans le monde elle passast pour prude, elle ne laissoit pas d'escouter volontiers les plaintes de ceux qui souffroient pour elle; en un mot, elle estoit de ces femmes qu'on peut nommer prudo-coquettes, dont la race s'est si bien multipliée qu'on ne rencontre aujourd'huy presque autre chose. Il n'eut jamais tant à souffrir que sous cette derniere maistresse. Elle l'habilla d'abord fort proprement; elle lui donna un habit et une calle bien gallonnée[63] et passementée avec une garniture de rubans de trois couleurs, et, pour son nom de guerre, elle l'appela Gris de lin. Sa principale passion estoit la magnificence des habits, et sa propreté alloit dans l'excès; elle n'avoit jamais souhaité d'avoir un esprit inventif que pour trouver de nouvelles modes et de nouveaux ajustemens. C'est ce qui aidoit merveilleusement à donner du lustre à sa beauté mediocre. A tout prendre, elle avoit un certain air joly et affecté, certains agrémens et mignardises qui la rendoient la personne du monde la plus engageante. Avec cela son plus puissant charme estoit une civilité et une complaisance extraordinaire pour les nouveaux venus, qu'elle redoubloit souvent pour retenir ceux qui commençoient de s'esloigner d'elle. D'autre côté, elle faisoit paroistre une grande severité pour ceux qu'elle avoit bien engagez, et qu'elle ne croyoit pas pouvoir sortir de ses liens. Jamais femme ne fut plus avide de cœurs. Il n'y en avoit point qui ne lui fust propre; le blondin et le brunet, le spirituel et le stupide, le courtisan et le bourgeois, lui estoient esgalement bons; c'estoit assez qu'elle fist une nouvelle conqueste. Son plus grand plaisir estoit d'enlever un amant à la meilleure de ses amies, et son plus grand dépit estoit de perdre le moindre des siens. Ce n'est pas qu'elle ne fist bien de la différence entre ses cajoleurs: ce fut elle qui s'advisa d'en mettre entre les gens de cour et les gens de ville; ce fut elle qui donna la preference aux plumes, aux grands canons, sur ceux qui portoient le linge uny et les habits de moëre-lice. Elle avoit une estime particuliere pour les belles garnitures et pour les testes fraischement peignées, et, nonobstant cela, elle ne laissoit pas de faire bon accueil aux bourgeois qui prestoient des romans et des livres nouveaux. Le riche brutal qui lui donnoit la musique et la comédie estoit aussi le bien venu. Mesme pour avoir plus de chalandise, elle avoit certains jours de la sepmaine destinés à recevoir le monde dans son alcove[64], de la même façon qu'il y en a pour les marchands dans les places publiques. Le dieu servant, qui vouloit faire la cour à sa maistresse, lui rendit de bons offices, car, comme il a esté dit, il luy fit faire force conquestes. Jamais il n'eut plus belle occasion de s'exercer à tirer: il ne faut pas s'estonner si maintenant il sçait tirer droit au cœur; autrement il faudrait qu'il fust bien maladroit de n'estre pas devenu bon tireur apres avoir fait un si bel apprentissage. Tous les blessez venoient aussitost demander à Polyphile quelque remede à leurs maux, et par de douces faveurs elle leur faisoit esperer guerison. Mais elle les traitoit à la maniere de ces dangereux chirurgiens qui, lors qu'ils pensent une petite playe avec leurs ferrements et poudres caustiques, la rendent grande et dangereuse. C'est ainsi qu'avec de feintes caresses elles jettoit de l'huile sur le feu et envenimoit ce qu'elle faisoit semblant de guérir. Ce n'est pas que d'autre costé l'Amour, pour les soulager, ne décochast plusieurs flesches contre le cœur de Polyphile, qui y firent des blessures en assez grand nombre. Il fut bien surpris de voir que la pluspart ne faisoient qu'effleurer la peau, et que, s'il y faisoit quelquefois des playes profondes, elles estoient gueries des le lendemain, et refermées comme si on y eust mis de la poudre de sympathie[65]. Ce fut bien pis quand il reconnut que Polyphile, ne se contentant pas des beautez que le ciel lui avoit données en partage, en recherchoit encore d'empruntées. Il n'avoit point encore connu jusqu'alors le déguisement et l'artifice; il s'estonna beaucoup de voir du fard, des pommades, des mouches et le tour de cheveux blonds. Jusque là qu'ayant veu le soir sa maistresse en cheveux noirs, il la mesconnut le lendemain quand il la vit blonde; et, lui voyant le visage couvert de mousches, il crut que c'estoit pour cacher quelques bourgeons ou esgratignures. Mais l'Amour n'eut pas esté long-temps à cette escole qu'il apprit à se déniaiser tout à fait et à devenir malicieux au dernier point. Ce n'estoit plus le dieu qui inspiroit la dame, c'estoit la dame qui inspiroit le dieu et qui le fit devenir coquet; ce fut là qu'il estudia toutes les méchancetez qu'il a sceu depuis, qu'il apprit à estre traistre, parjure et infidelle, au lieu qu'auparavant il agissoit de bonne foy et ne parloit que du cœur. Il devint malin et fantasque de telle sorte qu'on ne sceut plus de quelle maniere le gouverner. Ce n'estoit plus le temps qu'on l'amusoit avec des dragées et du pain d'espice; il luy falloit des perdreaux et des ragousts. On ne luy presentoit plus des hochets et des poupées; il luy falloit des bijoux pleins de diamans et des plaques de vermeil doré. Enfin il n'y eut rien de plus corrompu, et cette maison estoit un escueil dangereux pour les libertez et pour les fortunes de ceux qui s'en approchoient; cependant, sous prétexte de quelques adresses que Polyphile apportoit à cacher son jeu, à la faveur desquelles elle passoit pour femme d'honneur, elle exerçoit toutes les tyrannies et les pilleries imaginables. Cette façon de vivre dura quelque temps, et comme il paroissoit toûjours de nouvelles duppes sur les rangs, c'estoit le moyen de ne s'ennuyer jamais et de trouver toûjours de nouveaux divertissemens. Le bal et la danse plaisoient sur tous les autres à Polyphile, comme ils plaisent encore aujourd'huy à toutes les coquettes de sa sorte, qui ont pour cela tant d'empressement qu'on peut dire que, si la harpe a guery autrefois des possedez, le violon fait aujourd'huy des demoniaques. Elle s'y engagea mesme si avant, que malgré son esprit inconstant sa liberté y fit entierement naufrage. Elle devint esperduëment amoureuse d'un baladin. La laideur et la mauvaise mine de cet homme vray-semblablement luy devoient faire perdre le goust qu'elle prenoit à luy voir remuer les pieds bien legerement. Cependant ce fut luy qui se mit en possession du cœur, tandis que plusieurs honnestes-gens qui avoient l'advantage de l'esprit, de la beauté et de la noblesse, furent amusez avec du babil et autres vaines faveurs. L'Amour fut tellement en colere contre cette injustice, qu'il chercha dans son carquois une de ces flesches empoisonnées dont il se servoit autrefois pour faire des metamorphoses, et la décocha sur le violon chery de Polyphile. La legereté de ses pieds ne luy servit de rien pour l'éviter, et par la vertu de sa fléche, de baladin qu'il estoit il fut métamorphosé en singe, qui conserva, avec un peu de sa premiere forme, toute sa laideur et son agilité. Ce singe vint depuis au pouvoir d'un basteleur qui le nomma Fagotin[66], et qui surprit merveilleusement un grand nombre de badauts de le voir danser sur la corde, car ils ne se doutoient nullement qu'il eust appris ce mestier durant qu'il estoit homme, amoureux et violon.

[62] M. Eugène Maron, dans son article déjà cité, pense que c'est Ninon, et, sauf la pruderie, qui est plus grande dans Polyphile qu'elle ne l'étoit chez mademoiselle de Lenclos, rien ne dément guère cette opinion. Un passage lui donne même tout à fait raison: c'est celui (V. page 176) qui a rapport au baladin ou plutôt au danseur aimé par Polyphile. Il est vrai que Ninon eut, en effet, une belle passion pour Pecourt, le danseur, et on lit à ce sujet, dans les Anecdotes dramatiques, t. 3, p 384, une assez curieuse histoire.

[63] On appeloit ainsi une sorte de bonnet rond et plat qui ne couvroit que le sommet de la tête: «Les bedeaux, les pâtissiers, les petits laquais des femmes, portent des cales.» (Diction. de Trévoux, édit. 1732.)

[64] On peut consulter, sur cette mode et les habitudes des ruelles littéraires, une curieuse note de M. Valckenaër dans ses Mémoires sur la vie de madame de Sévigné, t. II, p. 387, et une autre de M. L. de Laborde, Palais Mazarin, p. 331, note 360.

[65] Allusion à la fameuse panacée inventée par le chevalier Digby, et pour laquelle il avoit fait tout un traité, souvent réimprimé: Discours sur la poudre de sympathie pour la guérison des plaies, Paris, 1658, 1662, 1730, in-12. Cette poudre, en somme, ne se composoit que de sulfate de fer, pulvérisé avec de la gomme arabique. V. Tallemant, in-8o, t. 3, p. 209.

[66] C'étoit le singe de Brioché, le montreur de marionnettes de la porte de Nesle. La Fontaine l'a nommé et a vanté ses tours dans sa fable de la Cour du Lion (liv. 7, fab. 7), et Molière lui a fait le même honneur dans Tartuffe (acte 2, sc. 4). Un jour, ayant eu l'imprudence de faire une trop laide grimace au nez de Cyrano, le grand bretteur, qui le prit pour un laquais minuscule, l'abattit d'un coup d'épée; c'est ce que nous apprend une facétie publiée vers 1655, sous ce titre: Combat de Cirano de Bergerac contre le singe de Brioché. A la page 10 de cette brochure, réimprimée en 1704, en 1707, puis encore de notre temps, mais toujours rare, et curieusement analysée par M. Ch. Magnin dans son Histoire des marionnettes, p. 136-137, se trouve la description complète du fameux singe, avec son costume: «Il étoit grand comme un petit homme et bouffon en diable; son maître l'avoit coiffé d'un vieux vigogne dont un plumet cachoit les fissures et la colle; il luy avoit ceint le cou d'une fraise à la scaramouche; il luy faisoit porter un pourpoint à six basques mouvantes, garni de passement et d'aiguillettes, vêtement qui sentoit le laquéisme; il luy avoit concédé un baudrier d'où pendoit une lame sans pointe.»

L'Amour, après ce beau coup, ne crut pas qu'il fust seur pour lui de demeurer chez sa maistresse; c'est pourquoy il quitta encor celle-cy sans luy dire adieu, et il ne fut pas longtemps sans trouver condition. Poléone trouva que c'estoit son fait, en consideration particulierement de ce qu'il avoit un habit neuf et qu'il ne luy falloit rien dépenser de longtemps pour l'ajuster. Il la servit volontiers, quoy que ce ne fust qu'une marchande, parce qu'il luy vit une mine fort bourgeoise et fort éloignée de cette coquetterie de laquelle il avoit esté auparavant si fatigué. L'exquise beauté de cette femme reparoit le deffaut de cet air un peu niais qu'elle faisoit paroistre, et couvrait cette grande ignorance qu'elle avoit en toutes choses, hormis en l'art de sçavoir priser et vendre sa marchandise. L'Amour mesme oublia pendant quelque temps qu'il avoit esté page et laquais, et, empruntant un peu de l'humeur du courtaud, vescut en assez honneste garçon. Mais un peu apres, il mit la main aux armes dont il se sçait si bien escrimer, et il fit plusieurs plaies dans les cœurs de ceux que la beauté de sa maîtresse attiroit à sa boutique. Ces amans avoient beau l'accabler de douceurs, de tendresses et de fleurettes, c'estoit autant de chasses mortes; à tout cela elle faisoit la sourde oreille, ou plûtost une surdité d'esprit l'empeschoit d'y répondre. Le petit dieu n'espargnoit pas aussi le cœur de Poléone; mais il ne la put jamais blesser, tant qu'il se servit de ses flèches à pointes d'acier. Il en trouva un jour qui estoient preparées pour une solemnelle mascarade, qui avoient un bout d'argent, dont il vit un effet merveilleux sur ce cœur impénétrable à tous autres coups. Il fit naistre en son ame deux passions à la fois, celle de l'amour et celle de l'interest, encor qu'on puisse dire que celle-cy y regnoit auparavant et qu'elle y fut seulement ralumée pour s'unir à l'autre; car il est vray qu'encore que Poléone fut amoureuse, on ne pouvoit dire que ce fut de Celadon, d'Hylas ou de Silvandre; mais que c'estoit de l'homme en general. Ce fut alors que plusieurs marchands qui venoient achepter la marchandise acheptoient en mesme temps la marchande; ainsi ce fut la premiere qui fut assez heureuse pour joindre ensemble le gain et la volupté. Comme les petits enfans sont les singes des grandes personnes, le petit Amour, qui vouloit imiter sa maistresse, prit bientost ses inclinations. Luy qui n'avoit jamais manié d'argent que pour achepter quelque bagatelles, il avoit toûjours les yeux attachez sur le contoir, et il disoit qu'il prenoit plus de plaisir à voir les pieces d'or que celles d'argent. Ensuite, parcequ'il oüit sa maîtresse se plaindre d'estre souvent trompée, et que, s'il y avoit une pistolle rognée ou un louïs faux, c'estoit ce qu'on luy mettoit dans la main, il apprit à son exemple à faire sonner les louïs et à peser les pistolles, et pour cet effet il jetta la moitié des flêches de son carquois pour y trouver la place d'un trebuchet. Une fille de chambre, qui estoit sa confidente, luy apprit comme les entremetteurs partageoient le gain provenant de ce commerce; en peu de temps il y fut fort affriolé, jusques là qu'il ne se voulut plus servir que de fleches argentées et dorées, avec lesquelles il ne manquoit jamais son coup. C'est ainsi que l'amour mercenaire est tellement venu à la mode, que, depuis la duchesse jusques à la soubrette, on fait l'amour à prix d'argent, de sorte que désormais l'on peut icy appliquer le proverbe qu'on avoit autresfois inventé pour les Suisses et dire: Point d'argent point de femmes. C'est ainsi que de gros milords, des pansars et des mustaphas, cajollent aujourd'huy, dans des alcoves magnifiques et sur des carreaux en broderie, des blondelettes, blanchelettes, mignardelettes; ou, pour ne parler point Ronsard Vendosmois, des beautez blondes, blanches et mignardes, cependant que des galands qui ne sont riches qu'en esprit et en bonne mine sont reduits à chercher la demoiselle suivante, et quelquefois la fille de chambre et la cuisiniere, pour prendre leurs repas amoureux à juste prix. Ce fut alors que les sonnets, les madrigaux et les billets galands furent descriez comme vieille monnoye, et qu'on donna quatre douzaines de rondeaux redoublez pour un double loüis. Cependant cette nouvelle maniere d'agir faisoit que plusieurs s'en trouvoient mauvais marchands, car, au lieu qu'auparavant avec les monnoyes spirituelles les galands acheptoient l'ame et l'affection des personnes, les brutaux avec des especes materielles n'en acheptoient plus que le corps et la chair, et ils faisoient le mesme commerce que s'ils eussent esté trafiquer dans le marché au cochons[67]; encore en celuy-cy auroient-ils eu l'advantage d'y trouver certains officiers du roy, nommez langueyeurs, qui leur auroient respondu de la santé de la beste, au lieu que, par un grand malheur, cette police ne s'est pas encore estenduë jusques aux marchez d'amour, où neantmoins elle seroit bien plus necessaire. Enfin le ciel vangeur se mit en devoir de punir ce honteux trafic. Ce fut Bacchus, devenu le grand ennemy des femmes depuis qu'il avoit abandonné Ariane pour ne faire plus l'amour qu'au flacon, qui fit venir une certaine peste du pays des Indes, qu'il avoit conquis, pour infecter toute cette maudite engeance qui avoit introduit dans le monde l'amour mercenaire. Elle s'espandit partout en fort peu de temps, avec une telle fureur qu'il n'y eut personne de ceux qui estoient complices de cette corruption d'amour qui eschapast à cette juste punition de son crime. Le pauvre Cupidon, tout Dieu qu'il estoit, en eust sa part comme les autres, car en buvant et en mangeant les restes de sa maistresse (comme sa qualité de valet l'y obligeoit) il huma un peu de ce dangereux venin, qui, s'insinuant peu à peu dans ses veines, le rendit tout vilain et bourgeonné. Sa mere Venus, estant en peine de luy depuis long-temps, resolut de l'aller chercher par mer et par terre. Pour ce dessein elle envoya dans son colombier, qui est son escurie, prendre deux pigeons de carosse, qu'elle fit atteler à son char, avec lesquels (les poëtes sont guarens de cette verité) elle fendit les airs d'une tres grande vitesse; et elle arriva enfin en Suede, où elle trouva son fils parmy un grand nombre de devots qu'elle commençoit d'avoir en ce pays là. Elle eut de la peine à le reconnoistre, tant à cause qu'il n'avoit plus les marques de sa domination, que parce qu'il estoit estrangement défiguré. Elle courut à lui, et l'embrassant avec une tendresse de mere, pour le flatter comme autrefois, luy voulut donner un cornet de muscadins; mais il se mocqua bien d'elle, il luy montra de pleines gibecieres d'or et d'argent, et luy fit voir qu'il avoit amassé de grands tresors. En effet, il n'y auroit pas une plus belle fortune à souhaiter que de partager tout l'argent qui est dans le commerce d'Amour. Apres lui avoir fait le recit de toutes ses advantures, il ne pût luy celer le malheureux estat où il estoit reduit, dont aussi bien la deesse s'appercevoit, ayant desja bien eu des vœux de cette nature. Elle le mena aussitost à Esculape, à qui elle fit des prieres tres instantes de le guerir, mais il n'en pût venir à bout tout seul: il eut beau envoyer querir des medicamens exquis jusques au pays des Indes, d'où le mal estoit venu, il falut qu'il appellast à son secours une autre divinité. Mercure enfin entreprit cette cure et le guérit, non sans le faire beaucoup endurer, pour se vanger de luy en quelque sorte, pour les peines qu'il lui avoit données à l'occasion des messages de Jupiter à ses maistresses. Dès qu'il se porta bien, la deesse le ramena en sa maison, où depuis elle l'a retenu un peu de court, et a veillé plus exactement sur sa conduite. Il est vray qu'il a esté beaucoup plus sage qu'auparavant, et que pour le corriger il ne luy a plus fallu monstrer des verges, mais le menacer de Mercure; c'est ce qui a eu plus de pouvoir sur luy que toutes les remonstrances que ceux qui avoient entrepris de le corriger luy auroient peû faire. Il a depuis tousjours hay au dernier point toutes les affections mercenaires; il a juré hautement, par son bandeau et par sa trousse, qu'il n'en seroit jamais l'entremetteur, et que, bien loin d'y fournir ses flesches, il en retireroit entierement ses faveurs si-tost qu'on y mesleroit de l'argent et des presens. C'est aux seuls amans tendres et passionnez qu'il a reservé son secours, et à ces ames nobles et espurées qui aiment seulement la beauté, l'esprit et la vertu, toutes trois originaires du ciel. Tous les autres qui ont des desirs brutaux et interessez, il les abandonne à leurs remords et à leurs supplices; il les desadvoue et ne les veut plus reconnoistre pour les sujets de son empire.

[67] Dans la pièce de Boisfranc, les Bains de la porte Saint-Bernard, comédie en trois actes, en prose (1696), le trafic des mariages est comparé, un peu plus noblement qu'ici, à celui qui se fait au marché aux chevaux. «Il ne seroit pas mauvais, y est-il dit (acte 3, se. 2), qu'il y eût à Paris un marché aux maris, comme il y a un marché aux chevaux: ce sont des pestes d'animaux où l'on est plus trompé qu'à tout le reste de l'équipage. On iroit là les examiner, on les mettroit au pas, à l'entre-pas; on les feroit trotter, galoper, et, sans s'amuser à la belle encolure, qui souvent attrape les sottes, on ne prendrait que ceux qui ont bon pied, bon œil, et dont on pourroit tirer un bon service.»

Suite de l'histoire de Javotte.

Quand cette lecture fut achevée, chacun y applaudit, à la reserve de Charroselles, qui ne trouvoit rien de bon que ce qu'il faisoit. Il auroit peû mesme estre secondé d'Hyppolite, qui vouloit donner son jugement de tout à tort ou à travers; mais comme il vid que l'examen de cette piece, s'il s'y engageoit une fois, pourroit tirer en longueur et empescher le dessein qu'il avoit d'en lire aussi une autre de sa façon, il pria Angelique de luy prester ce cahier pour en faire une coppie. Son dessein estoit de la faire imprimer par un faiseur de Recueils, et de faire passer à la faveur de cette piece quelqu'une des siennes pour le pardessus. Angelique dit qu'elle n'osoit pas prendre cette liberté, à cause que l'ouvrage n'estoit pas à elle. Je vous en donneray plustost un des miens (dit Charroselles) et je m'en vais vous le lire comme je vous l'ay promis. A ce mot Phylalete, ayant tressailly, se leva, et témoigna de s'en vouloir aller. Angelique se leva aussy pour luy faire quelques civilitez; le reste de la compagnie en fit de mesme, dont Charroselles pensa enrager, voyant qu'on luy avoit ainsi rompu son coup, car il se faisoit tard, et il luy fut impossible de faire rasseoir personne. Il y eut encore quelques petits entretiens tout debout et separez, et surtout entre Javotte et Pancrace, qui fit dessein deslors de s'attacher tout à fait à elle. Comme il aimoit bien autant le corps que l'esprit, il trouva sa beauté si admirable, qu'elle luy osta le dégoust que d'autres en auroient pû avoir, pour n'estre pas accompagnée d'esprit. Il se mit à luy dire plusieurs fleurettes; mais elle sousrioit à toutes, et ne répondit à pas une, si ce n'est quand il luy dit, avec un grand serment, qu'il estoit son serviteur, et qu'il la prioit de le croire.

Elle luy répondit aussi-tost naïfvement: Ha! Monsieur, ne me dites point cela, je vous prie; il n'y a encore que deux personnes qui m'ont dit qu'ils sont mes serviteurs, qui me déplaisent fort, et que je hay mortellement; vous avez trop bonne mine pour faire comme eux. Comment! Mademoiselle (repliqua-t'il), c'est peut-estre que vous avez eu quelques amans qui ont manqué de respect pour vous, et qui vous ont fait quelque déclaration d'amour trop hardie. Point du tout, Monsieur (reprit Javotte), ils ne l'ont dit qu'à mon papa et à maman, et chacun de son costé m'asseure que je luy suis promise en mariage; mais je ne sçais ce qu'ils m'ont fait, je ne les sçaurois souffrir.

Si vous avez eu jusqu'à present des serviteurs si desagreables (dit le gentilhomme), ce n'est pas à dire que tous les autres leur ressemblent; au contraire, puisque ceux-là ne vous sont pas propres, il en faut chercher de plus accomplis. Je ne veux point de serviteurs (dit Javotte); aussi bien, quand j'en aurais, je ne sçaurois que leur dire ny qu'en faire. Quoy! (reprit Pancrace) est-ce qu'on ne pourroit pas trouver quelque occasion de vous rendre service? Non (luy dit Javotte); pourtant vous me feriez bien un plaisir si vous vouliez; mais je n'oserois vous le demander, car vous ne le voudriez peut-estre pas. Comment! Mademoiselle (reprit-il en eslevant un peu sa voix), y a-t'il au monde quelque chose assez difficile dont je ne voulusse pas venir à bout pour l'amour de vous? Cela n'est pas trop malaisé (continua Javotte), et si vous me voulez bien promettre de l'accomplir, je vous le diray. Je vous le promets (adjousta Pancrace fort brusquement) et je vous le jure par tout ce qu'il y au monde que je respecte le plus; je souhaite mesme que la chose soit bien difficile, afin que l'execution soit une plus forte preuve de la passion que j'ay de vous servir. Apres cette asseurance (reprit Javotte), je vous avouë que, vous ayant oüy dire tantost de belles choses, en disputant avec ces demoiselles, je voudrois bien vous prier de me prester le livre où vous avez pris tout ce que vous avez dit: car j'avouë ingenuëment que je suis honteuse de ne point parler, et cependant je ne sçay que dire; je voudroys bien avoir le secret de ces demoiselles, qui causent si bien; si j'avois trouvé leur livre où tout cela est, je l'estudierois tant que je causerois plus qu'elles. Pancrace fut surpris de cette grande naïfveté, et luy dit qu'il n'y avoit pas un livre où tout ce qu'on disoit dans les conversations fust escrit; que chacun discouroit selon le sujet qui se presentoit, et selon les pensées qui lui venoient dans l'esprit. Ha! je me doutois bien (luy dit Javotte) que vous feriez le secret, comme si je ne sçavois pas bien le contraire. Quand maman parle de mademoiselle Philippotte, qui a tant parlé aujourd'huy, elle dit que c'est une fille qui a tousjours un livre à la main; qu'elle a estudié comme un docteur, mais qu'elle ne sçait pas ficher un point d'aiguille; que je me donne bien de garde de l'imiter, et qu'un garçon à marier qui prendroit son conseil ne voudroit point d'elle; mais elle a beau dire, si j'avois attrappé son livre, je l'apprendrois tout par cœur.

Pancrace, qui reconnut que c'estoit une fille qui vouloit se mettre à la lecture et qui avoit esté eslevée jusqu'alors dans l'ignorance, crut trouver une belle occasion de luy rendre de petits services, en luy envoyant des livres. Ainsi il commença de luy applaudir, et demeura aucunement d'accord qu'on tiroit des livres beaucoup de choses qui se disoient dans les conversations; que, quoy qu'elles n'y fussent pas mot à mot, les livres ouvroient l'esprit et le remplissoient de plusieurs idées qui luy fournissoient des matieres pour bien discourir. Il luy promit donc de luy en envoyer dés le soir, et la pria de croire qu'il n'y avoit point de si violente passion que celle qu'il avoit pour elle. Comme il achevoit cette protestation, Laurence, qui avoit amené Javotte, la vint advertir qu'il estoit temps de s'en retourner, et qu'on seroit en peine d'elle à la maison, de sorte qu'avec une profonde reverence elle prit congé de la compagnie, à laquelle sa beauté et son ingénuité ayant servi quelque temps d'entretien, le reste se sépara.

Javotte, estant arrivée au logis, ne se pouvoit taire du plaisir qu'elle avoit eu de voir ce beau monde, et d'entendre tant de belles choses; elle donna ordre à la servante, qui avoit esté sa nourrice, et sa confidente par consequent, de recevoir les livres qu'on lui envoieroit, et de les cacher dans la paillasse de son lit, de peur que l'on ne les trouvast dans son coffre, où sa mere foüilloit quelquefois. Les livres arriverent bien-tost apres (c'estoient les cinq tomes de l'Astrée, que Pancrace luy envoyoit). Elle courut à sa chambre, s'enferma au verroüil, et se mit à lire jour et nuit avec tant d'ardeur qu'elle en perdoit le boire et le manger. Et quand on vouloit la faire travailler à sa besogne ordinaire, elle feignoit qu'elle estoit malade, disant qu'elle n'avoit point dormy toute la nuit, et elle monstroit des yeux battus, qui le pouvoient bien estre en effet, à cause de son assiduité à la lecture. En peu de temps elle y profita beaucoup, et il luy arriva une assez plaisante chose.

Comme il nous est fort naturel, quand on nous parle d'un homme inconnu, fut-il fabuleux, de nous en figurer au hazard une idée en nostre esprit qui se rapporte en quelque façon à celle de quelqu'un que nous connoissons, ainsi Javotte, en songeant à Celadon, qui estoit le heros de son roman, se le figura de la mesme taille et tel que Pancrace, qui estoit celuy qui luy plaisoit le plus de tous ceux qu'elle connoissoit. Et comme Astrée y estoit aussi dépeinte parfaitement belle, elle crût en mesme temps luy ressembler, car une fille ne manque jamais de vanité sur cet article. De sorte qu'elle prenoit tout ce que Celadon disoit à Astrée comme si Pancrace le luy eust dit en propre personne, et tout ce qu'Astrée disoit à Celadon, elle s'imaginoit le dire à Pancrace. Ainsi il estoit fort heureux, sans le sçavoir, d'avoir un si galand solliciteur qui faisoit l'amour pour luy en son absence, et qui travailla si advantageusement, que Javotte y but insensiblement ce poison qui la rendit éperduëment amoureuse de luy. Et certes on ne doit point trouver cette avanture trop surprenante, veu qu'il arrive souvent aux personnes qui ont esté eslevées en secret, et avec une trop grande retenuë, que si-tost qu'elles entrent dans le monde, et se trouvent en la compagnie des hommes, elles conçoivent de l'amour pour le premier homme de bonne mine qui leur en vient conter. Comme les deux sexes sont nez l'un pour l'autre, ils ont une grande inclination à s'approcher, et il en est comme d'un ressort qu'on a mis en un estat violent, qui se rejoint avec un plus grand effort, quand il a esté lâché. Il faut les gouverner avec ce doux temperament, qu'ils s'accoustument à se voir et qu'ils s'apprivoisent ensemble, mais qu'il y ait cependant quelque œil surveillant, qui par son respect y fasse conserver la pudeur et en bannisse la licence.

Il arrive la mesme chose pour la lecture: si elle a esté interdite à une fille curieuse, elle s'y jettera à corps perdu, et sera d'autant plus en danger que, prenant les livres sans choix et sans discretion, elle en pourra trouver quelqu'un qui d'abord lui corrompra l'esprit. Tel entre ceux-là est l'Astrée: plus il exprime naturellement les passions amoureuses, et mieux elles s'insinuent dans les jeunes ames, où il se glisse un venin imperceptible, qui a gagné le cœur avant qu'on puisse avoir pris du contrepoison. Ce n'est pas comme ces autres romans où il n'y a que des amours de princes et de palladins, qui, n'ayant rien de proportionné avec les personnes du commun, ne les touchent point, et ne font point naistre d'envie de les imiter.

Il ne faut donc pas s'estonner si Javotte, qui avoit esté eslevée dans l'obscurité, et qui n'avoit point fait de lecture qui luy eust pû former l'esprit ou l'accoustumer au recit des passions amoureuses, tomba dans ce piege, comme y tomberont infailliblement toutes celles qui auront une education pareille. Elle ne pouvoit quitter le roman dont elle estoit entestée que pour aller chez Angelique. Elle ménageoit toutes les occasions de s'y trouver, et prioit souvent ses voisines de la prendre en y allant, et d'obtenir pour elle congé de sa mère. Pancrace y estoit aussi extraordinairement assidu, parce qu'il ne pouvoit voir ailleurs sa maistresse. En peu de jours il fut fort surpris de voir le progrés qu'elle avoit fait à la lecture, et le changement qui estoit arrivé dans son esprit. Elle n'estoit plus muette comme auparavant, elle commençoit à se mesler dans la conversation et à monstrer que sa naïfveté n'estoit pas tant un effet de son peu d'esprit que du manque d'education, et de n'avoir pas veu le grand monde.

Il fut encore plus estonné de voir que l'ouvrage qu'il alloit commencer estoit bien advancé, quand il découvrit qu'il estoit desja si bien dans son cœur: car quoy qu'elle eust pris Astrée pour modele et qu'elle imitast toutes ses actions et ses discours, qu'elle voulust mesme estre aussi rigoureuse envers Pancrace que cette bergere l'estoit envers Celadon, neantmoins elle n'estoit pas encore assez expérimentée ny assez adroite pour cacher tout à fait ses sentimens. Pancrace les découvrit aisément, et pour l'entretenir dans le style de son roman, il ne laissa pas de feindre qu'il estoit malheureux, de se plaindre de sa cruauté, et de faire toutes les grimaces et les emportemens que font les amans passionnez qui languissent, ce qui plaisoit infiniment à Javotte, qui vouloit qu'on luy fist l'amour dans les formes et à la manière du livre qui l'avoit charmée. Aussi, dés qu'il eut connu son foible, il en tira de grands avantages. Il se mit luy-mesme à relire l'Astrée, et l'estudia si bien, qu'il contrefaisoit admirablement Celadon. Ce fut ce nom qu'il prit pour son nom de roman, voyant qu'il plaisoit à sa maistresse, et en même temps elle prit celuy d'Astrée. Enfin ils imitèrent si bien cette histoire, qu'il sembla qu'ils la joüassent une seconde fois, si tant est qu'elle ait esté joüée une premiere, à la reserve neantmoins de l'avanture d'Alexis, qu'ils ne purent executer. Pancrace luy donna encore d'autres romans, qu'elle lût avec la mesme avidité, et à force d'estudier nuit et jour, elle profita tellement en peu de temps, qu'elle devint la plus grande causeuse et la plus coquette fille du quartier.

Le pere et la mere de Javotte s'apperceurent bien-tost du changement de sa vie, et s'estonnerent de voir combien elle avoit profité à hanter compagnie. Elle paroissoit mesme trop sçavante à leur gré; ils se plaignoient déja qu'elle estoit gastée, et de peur de la laisser corrompre d'avantage, ils se resolurent de la marier dans le carnaval. Le seul embarras où ils se trouvoient estoit de bien balancer les deux partis qu'ils avoient en main. Ils avoient de l'engagement avec le premier, mais le second estoit, comme j'ay dit, sans comparaison plus avantageux. La mere ne pouvoit souffrir Nicodeme depuis l'avanture du miroir et du theorbe, et ne l'appeloit plus que Brise-tout; le pere en estoit dégousté depuis l'opposition formée par Lucrece, quoy que cet amant crust bien avoir racommodé son affaire par le dédommagement qu'il avoit fait, et par la main-levée qu'il avoit apportée. Il n'y avoit plus qu'à trouver une occasion de rompre avec luy pour traitter avec Bedout. Sa sottise en fit naistre une bien-tost apres, qui, bien que legere, ne laissa pas d'estre prise aux cheveux.

Il vint un jour chez sa maîtresse fort eschauffé et fort gay, et, luy faisant voir quantité d'or dans ses poches, il luy dist qu'il estoit le plus heureux garçon du monde, et qu'il venoit de gagner six cens pistolles à trois dez. Monsieur et madame Vollichon, avares de leur naturel, réjoüis du seul éclat de cette belle monnoye, sans y faire autre reflexion, le louërent de son bonheur, et peu s'en fallut qu'ils ne souhaitassent de l'avoir desja marié avec leur fille, puisqu'il faisoit si facilement fortune. Mais un oncle de Javotte, qui estoit un ecclesiastique sage et judicieux, leur remonstra que, s'il avoit gagné ce jour-là six cens pistolles, la fortune se pouvoit changer le lendemain, et luy en faire perdre mille; qu'il ne falloit point mettre en leur alliance un joüeur, qui pouvoit en un moment perdre tout le mariage de leur fille, et qu'enfin ceux qui s'adonnent au jeu ne sont point attachez au soin de leur famille et de leur profession; qu'au reste, s'ils vouloient rompre avec luy, il n'en falloit point laisser eschapper une si belle occasion. Pour surcroist de mal-heur, Ville-flatin, rencontrant le lendemain Vollichon, luy demanda comment alloit l'affaire du mariage de sa fille; et sans attendre sa réponse, il luy dit: Hé bien, nous avons tiré des plumes de nostre oison (parlant de Nicodeme); j'en ay fait avoir à mademoiselle Lucrece de bons dommages et interests, comme je l'avois entrepris: quand je me mesle d'une affaire pour mes amis, elle reüssit. En suite il luy raconta le succés de l'opposition qu'il avoit formée, et comme il en avoit fait toucher deux mille escus à sa partie, par la seule peur qu'avoit eu Nicodeme d'en estre poursuivy. Vollichon crut qu'il y avoit de la part de cet estourdy ou grande débauche, ou grande profusion, puisqu'il avoit acheté si cherement la paix de Lucrece, et il conceut le mal plus grand qu'il n'estoit en effet. Cela le determina tout a fait à la rupture, dont il donna dés le soir quelques témoignages à Nicodeme, qui, nonobstant cela, vouloit encore tenir bon. Il les fit ensuite confirmer par Javotte mesme, qui luy fit de bon cœur une déclaration precise qu'elle ne seroit jamais sa femme, et que, quand ses parens la forceroient à l'espouser, elle ne pourroit jamais se resoudre à l'aimer ny à le souffrir. Il vid bien alors qu'il ne pouvoit aller contre vent et marée; que s'il vouloit passer outre il ne gagneroit peut-estre que des cornes, et que s'il intentoit un procès l'issuë en seroit incertaine; qu'il pouvoit bien laisser Javotte dans l'engagement, mais qu'il y demeureroit en mesme temps luy-mesme, et que cela l'empescheroit de chercher fortune et de se pourvoir ailleurs. Enfin, apres deux ou trois jours d'irresolution, il prit conseil de ses amis, et non point de son amour, qui s'esvanoüit peu de temps apres, car l'amour n'est pas opiniastre dans une teste bourgeoise comme il l'est dans un cœur héroïque; l'attachement et la rupture se font communément et avec une grande facilité; l'interest et le dessein de se marier est ce qui regle leur passion. Il n'appartient qu'à ces gens faineans et fabuleux d'avoir une fidelité à l'épreuve des rigueurs, des absences et des années. Nicodeme resolut donc de rapporter les articles qui avoient esté signez, qui furent de part et d'autre déchirez ou bruslez. Je n'ay pas esté bien precisément instruit de cette circonstance: peut-estre furent-ils l'un et l'autre, car ils estoient encore en saison de parler auprès du feu. Il prit congé neantmoins de bonne grace, et avec protestation de services dont on ne fit pas grand estat, et il eut seulement le regret d'avoir perdu en mesme temps son argent et ses peines auprès de deux maistresses différentes. Le voilà donc libre pour aller fournir encore la matiere de quelqu'autre histoire de mesme nature. Mais je ne suis pas asseuré qu'il vienne encore paroistre sur la scène, il faut maintenant qu'il fasse place à d'autres; et, afin que vous n'en soyez pas estonnez, imaginez-vous qu'il soit icy tué, massacré, ou assassiné par quelque avanture, comme il seroit facile de le faire à un autheur peu consciencieux.

Si-tost que Vollichon eut rompu avec Nicodeme, il songea à conclure promptement l'affaire avec Jean Bedout. Il proposa des articles, sur lesquels il y eut bien plus de contestation qu'au premier contract: car, quoy que Nicodeme fust un grand sot, il ne laissoit pas d'estre estimé habille homme dans le palais, où ces qualitez ne sont pas incompatibles. De sorte que, quoy qu'il n'eust pas de si grands biens que son rival, on ne faisoit pas tant de difficultez avec luy qu'avec Jean Bedout, qui estoit beaucoup plus riche, mais incapable d'employ. On vouloit que, par les avantages que celuy-cy feroit à sa femme, il recompensast sa mauvaise mine et son peu d'industrie. Luy, qui ne calculoit point sur ces principes, n'y trouvoit point du tout son compte; s'il eust suivy son inclination ordinaire, il auroit voulu marchander une femme comme il auroit fait une piece de drap. Mais le petit messer Cupidon fut l'entremetteur de cette affaire. Il l'avoit navré tout à bon, et en mesme temps il l'avoit changé de telle sorte, que, comme il n'y a point de telle liberalité que celle des avaricieux quand quelqu'autre passion les domine, il se laissa brider comme on voulut, accordant plus qu'on ne luy avoit demandé. Le jour est pris pour signer le contract, les amis mandez, et, qui pis est, la collation preparée; les articles sont accordez et signez d'abord du futur espoux. Quand ce vint à Javotte à signer, le pere, qui avoit fait son compte sur son obeïssance filiale, et qui ne lui avoit point communiqué le détail de cette affaire, fut fort surpris quand elle refusa de prendre la plume. Il crût d'abord qu'une honneste pudeur la retenoit, et que par ceremonie elle ne vouloit pas signer devant les autres. Enfin, apres plusieurs remonstrances, l'ayant assez vivement pressée, elle répondit assez galamment: Qu'elle remercioit ses parens de la peine qu'ils avoient prise de luy chercher un espoux, mais qu'ils devoient en laisser le soin à ses yeux; qu'ils estoient assez beaux pour luy en attirer à choisir; qu'elle avoit assez de mérite pour espouser un homme de qualité qui auroit des plumes, et qui n'auroit point cet air bourgeois qu'elle haïssoit à mort; qu'elle vouloit avoir un carosse, des laquais et la robe de velours. Elle cita là-dessus l'exemple de trois ou quatre filles qui avoient fait fortune par leur beauté, et épousé des personnes de condition. Qu'au reste elle estoit jeune, qu'elle vouloit estre fille encore quelque temps, pour voir si le bonheur lui en diroit, et qu'au pis aller elle trouveroit bien un homme qui vaudroit du moins le sieur Bedout, qu'elle appeloit un malheureux advocat de causes perduës.

Toute la compagnie fut estonnée de cette réponse, qu'on n'attendoit point d'une fille qui avoit vescu jusqu'alors dans une grande innocence et dans une entière soumission à la volonté de ses parens. Mais ce qui luy donnoit cette hardiesse estoit la passion qu'elle avoit pour Pancrace, auparavant laquelle tout engagement luy estoit indifferent. Vollichon, la regardant avec un courroux qui luy suffoquoit presque la voix, luy dit: Ah! petite insolente, qui vous a appris tant de vanité? Est-ce depuis que vous hantez chez mademoiselle Angelique? Vrayement, il vous appartient bien de vous former sur le modèle d'une fille qui a cinquante mille escus en mariage! Quelque muguet vous a cajollée; vous voulez avoir des plumets, qui, apres avoir mangé leur bien, mangeront encore le vostre. Hé bien, bien! je sais comment il faut apprendre l'obéissance aux filles qui font les sottes: quand vous aurez esté six mois dans un cul de couvent, vous apprendrez à parler un autre langage. Allez, vous estes une maladvisée de nous avoir fait souffrir cet affront; retirez-vous de devant mes yeux et faites tout à l'heure vostre pacquet.

Si-tost que son emportement luy eut permi de revenir à soy, il vint faire des excuses à la compagnie et au futur espoux de ce que ce mariage ne s'achevoit pas. Il commença par une grande declamation contre le malheur de la jeunesse, qui ne sçavoit pas connoistre ce qui lui est propre. Ha! disoit-il à peu prés en ces termes, que le siecle d'apresent est perverty! Vous voyez, messieurs, combien la jeunesse est libertine, et le peu d'authorité que les peres ont sur leurs enfans. Je me souviens encore de la maniere que j'ay vescu avec feu mon pere (que Dieu veuille avoir son ame). Nous estions sept enfans dans son estude, tous portans barbe; mais le plus hardy n'eût pas osé seulement tousser ou cracher en sa présence; d'une seule parole il faisoit trembler toute la maison. Vrayment il eust fait beau voir que moy, qui estois l'aisné de tous, et qui n'ay esté marié qu'à quarante ans, moy, dis-je, j'eusse resisté à sa volonté, ou que je me fusse voulu mesler de raisonner avec luy! J'aurois esté le bien venu et le mal receu; il m'auroit fait pourrir à Saint-Lazare ou à Saint-Martin[68]. Vollichon ne faisoit que commencer la declamation contre les mœurs incorrigibles de la jeunesse, quand sa femme luy dit en l'interrompant: Helas! Mouton (c'estoit le nom de cajollerie qu'elle donnoit à son mary, qui, de son costé, l'appeloit Moutonne), il n'est que trop vray que le monde est bien perverty; quand nous estions filles, il nous falloit vivre avec tant de retenuë, que la plus hardie n'auroit pas osé lever les yeux sur un garçon; nous observions tout ce qui estoit dans nostre Civilité puérile, et, par modestie, nous n'aurions pas dit un petit mot à table; il falloit mettre une main dans sa serviette, et se lever avant le dessert. Si quelqu'une de nous eust mangé des asperges ou des artichaux, on l'auroit monstrée au doigt; mais les filles d'aujourd'huy sont presque aussi effrontées que des pages de cour. Voilà ce que c'est que de leur donner trop de liberté. Tant que j'ay tenu Javotte auprès de moy à ourler du linge et à faire de la tapisserie, ç'a esté une pauvre innocente qui ne sçavoit pas l'eau troubler. Dans ce peu de temps qu'elle a hanté chez mademoiselle Angelique, où il ne va que des gens poudrez et à grands canons, toute sa bonne éducation a esté gastée; je me répens bien de luy avoir ainsi laissé la bride sur le cou.

[68] Il est parlé ici de la tour de l'ancienne abbaye Saint-Martin, dont on avoit fait une prison pour les filles débauchées. C'est là qu'elles attendoient qu'on les fît comparoître, dans une salle du grand Châtelet, devant le lieutenant général de police, qui les jugeoit. C'est le premier vendredi de chaque mois que se tenoient ces audiences.—La tour Saint-Martin existe encore en partie au coin de la rue du Verthois; la fontaine Saint-Martin, établie en 1712, y est adossée. V., pour cette prison, Journal de Barbier, t. 3, p. 109, 110, 116.

Laurence, qui estoit invitée à la cérémonie, et qui, quoy que bourgeoise, voyoit, comme j'ay dit, le beau monde, prit là dessus la parole et leur dit: Quand vous voudriez blâmer mademoiselle vostre fille, il ne faudroit point pour cela en accuser la frequentation de mademoiselle Angelique. C'est une maison où il hante plusieurs personnes d'esprit et de qualité, mais qui y vivent avec tant de respect et de discretion, qu'on peut dire que c'est une vraye escole d'honneur et de vertu. Mais peut estre aussi qu'une fille qui se sent de la beauté est excusable, si cet advantage de la nature luy enfle quelque peu le cœur et luy augmente cette vanité qui est si naturelle à nostre sexe. Si-tost qu'on a hanté un peu le grand monde, on y voit un certain air qui dégoûte fort de celuy des gens qui vivent dans l'obscurité. Ainsi il ne faut point trouver estrange qu'une fille jeune, qui se void recherchée de beaucoup de gens, ne veüille rien precipiter quand il est question d'un si grand engagement, et si elle attend avec patience que son merite luy fasse trouver quelque bonne occasion. J'accuserois plustost le malheur et la promptitude de mon cousin, qui n'a point du tout suivy mon conseil dans cette recherche. Au lieu de faire l'amant durant quelques jours, il a voulu d'abord faire le mary. Il falloit gagner les bonnes grâces de sa maistresse par quelques visites et petits services, plustost que de la devoir toute entiere au respect et à l'obeïssance paternelle. En tout cas, s'il avoit veu qu'elle eust eu quelque aversion pour luy, il se seroit épargné la honte d'un refus si solemnel. Vous avez raison, dit Prudence (c'estoit l'oncle dont j'ay parlé, qui estoit aussi de la nopce), quand vous dites qu'il est bon que ceux qui se veulent marier ayent quelques conversations ensemble, afin que chacun connoisse les humeurs de la personne avec qui il a à vivre d'oresnavant. Mais vous n'en avez point du tout quand vous voulez excuser ma niepce dans son procedé, non seulement en ce qu'elle a attendu à faire sa declaration si mal à propos, mais encore en ce qu'elle n'a pas voulu suivre aveuglement le choix de ses parens. Ils ont bien sçeu luy chercher ses avantages, qu'ils connoissent mieux qu'elle mesme; et ce refus est d'autant plus ridicule, qu'il est fondé sur une folle esperance, qui n'arrivera peut-estre jamais, de trouver un marquis qui l'espouse pour son merite. C'est un dangereux exemple que celuy d'une fille qui par sa beauté aura fait fortune; il fera vieillir cent autres qui s'y attendront, si tant est qu'il ne leur arrive encore pis, et que leur honneur ne fasse pas cependant naufrage. Souvent celle qui voudra engager par ses cajolleries quelque homme de condition se trouvera engagée elle-mesme, et verra eschapper avec regret, et quelquefois avec honte, celuy qu'elle croyoit tenir dans ses liens. Au bout du compte, quel sujet a ma niepce de se plaindre, puis qu'on luy a trouvé un party sortable, et un homme accommodé, qui est de la condition de tous ses proches?

Vous avez touché au but (dit Jean Bedout, que la honte de cet affront et sa naturelle timidité avoient jusques-là rendu muet), car il est certain que les meilleurs mariages sont ceux qui se font entre pareils; et vous sçavez, monsieur le prieur, vous qui entendez le latin, ce bel adage: Si tu vis nubere, nube pari. Il n'y a rien de plus condemnable que cette ambition d'augmenter son estat en se mariant; c'est pourquoy je ne puis assez loüer la loy establië chez les Chinois, qui veut que chacun soit de mesme mestier que son pere. Or, comme nostre estat n'est pas si bien policé, je m'étonne peu que mademoiselle Javotte n'ait pas reglé ses desirs conformément à cette loy. Elle a eu peut-estre raison de ne pas trouver en moy assez de merite; mais son refus n'empeschera pas que je ne sois encore disposé à luy rendre service. Je luy auray du moins cette obligation, qu'elle m'empeschera peut-estre de me marier jamais. Car j'advouë que ce qui m'en avoit dégousté jusqu'à present, ce sont toutes ces approches et ces galenteries qu'il faut faire, qui ne sont point de mon genie ni de mon humeur. J'avois dessein de me marier de la façon que je vois faire à quantité de bons bourgeois, qui se contentent qu'on leur fasse voir leur maistresse à certain banc ou à certain pilier d'une église, et qui luy rendent là une visite muette, pour voir si elle n'est ny tortuë ny bossuë; encore n'est-ce qu'apres estre d'accord avec les parens de tous les articles du contract: toutes les autres ceremonies sont purement inutiles. J'en ay tant veu reüssir de la sorte, que je ne croyois pas que celuy-cy eust une autre issuë; mais, puisque j'y ay esté trompé, il faut que j'essaye de m'en consoler avec Seneque et Petrarque, ou avec monsieur de la Serre, que je liray exprés dés ce soir.

Cessons, reprit Vollichon, d'examiner de quelle maniere on doit traitter les mariages, puisque ce seroit mettre l'authorité paternelle en compromis; mais, en attendant que j'aye appris à ma fille à m'obeyr, je ne sçaurois assez vous témoigner le déplaisir que j'ay que cette affaire ne s'accomplisse pas avec vous: car vous avez la mine d'estre bon ménager et de bien reüssir au barreau, si on vous employe. J'avois envie de vous donner bien de la pratique, et, pour vous le monstrer, c'est que j'avois des-jà mis à part sur mon bureau un sac d'une cause d'appareil pour vous faire plaider au presidial un de ces matins. C'est une appellation verbale d'une sentence renduë par le prevost de Vaugirard ou son lieutenant audit lieu, où on peut bien dire du latin et cracher du grec. Voici quelle en est l'espece.... Et, en continuant, au lieu de lui faire les excuses et les compliments qui estoient de saison, pour le consoler de l'affront qu'il venoit de recevoir, il luy fit un recit prolixe de cette cause, avec tous les moyens de fait et de droit, aussi ponctuellement que s'il eust voulu la plaider luy-mesme. Pendant que l'un déduisoit et que l'autre escoûtoit ce beau procés, Prudence, madame Vollichon et Laurence continuoient l'entretien qu'ils avoient commencé, et les autres invitez, par petits pelottons, s'entretenoient à part, en divers endroits de la salle, de l'affaire qui venoit d'arriver, le tout aux dépens du miserable Bedout. Ce fut mesme à ses dépens que se rompit la conversation de Vollichon et de luy: car elle n'eust pas si-tost finy, n'eust esté qu'une collation qu'il avoit fait apporter de son logis entra dans la salle, ou du moins il y en entra une partie: car une vieille servante faite à son badinage, ayant veu que le mariage de son maistre alloit à vau l'eau, avoit eu soin de faire reporter chez luy quelques boëttes de confitures et quelques fruits qui se pouvoient conserver pour une autre occasion; elle ne laissa servir que quelque pasté, jambon et poulet-d'Inde froid, qui estoient des mets sujets à se corrompre. Enfin, quand la collation fut achevée, apres de longs complimens bourgeois, dont les uns contenoient des plaintes, les autres des regrets, les autres des excuses, les autres des remerciemens, la compagnie se separa, et chacun se dit adieu jusqu'au revoir. A l'égard de Jean Bedout, apres une grande diversité de sentimens qui lui agiterent l'esprit, enfin cette honte l'ayant refroidy, il en vint à ce point qu'il remercia son bon ange de l'avoir préservé des cornes, que naturellement il craignoit, dans une occasion où il estoit en peril eminent d'en avoir; et il eut presque autant de regret à la collation mangée qu'à sa maistresse perduë.

Dès le lendemain, tant pour punir Javotte de sa desobeyssance que pour la retirer du grand monde, où on croyoit qu'elle puisoit sa vanité, elle fut mise en pension chez des religieuses, qui avoient fait un nouvel establissement dans un des fauxbourgs de Paris. Ce ne fut pas sans lui faire des reprimandes et des reproches de la faute qu'elle avoit faite, et sans de grandes menaces de la laisser enfermée jusqu'à ce qu'elle fust devenuë sage. Mais, hélas! que ce fut un mauvais expedient pour sa correction! elle tomba, comme on dit, de fiévre en chaut-mal: car, quoy que ces bonnes sœurs vescussent entre-elles avec toute la vertu imaginable, elles avoient ce malheur de ne pouvoir subsister que par les grosses pensions qu'on leur donnoit pour entrer chez elles. C'est ce qui leur faisoit recevoir indifferemment toutes sortes de pensionnaires. Toutes les femmes qui vouloient plaider contre leurs maris ou cacher le desordre de leur vie ou leurs escapades y estoient reçeuës, de mesme que toutes les filles qui vouloient éviter les poursuites d'un galand, ou en attendre et en attrapper quelqu'un. Celles-là, qui estoient experimentées, et qui sçavoient toutes les ruses et les adresses de la galanterie, enseignoient les jeunes innocentes que leur malheur y avoit fait entrer, qui y faisoient un noviciat de coqueterie, en mesme temps qu'on croyoit leur en faire faire un de religion. En un mot, à leur égard il n'y avoit autre reforme que les grilles, qui mettoient les corps en seureté; encore cela ne regardoit pas celles qui avoient privilege de sortir deux ou trois fois la semaine, sous pretexte de soliciter leurs procès. Douze parloirs qu'il y avoit au couvent estoient plains tout le jour; encore il les falloit retenir de bonne heure pour y avoir place, comme on auroit fait les chaises au sermon d'un predicateur episcopisant.

Javotte fit bien-tost sçavoir à son amant le lieu où on l'avoit enfermée; il ne faut pas demander s'il s'y rendoit tous les jours. Quand il sortoit, ses porteurs de chaise ne luy demandoient point de quel costé il falloit tourner: de leur propre mouvement ils alloient tousjours de ce costé-là. Jamais il ne trouva de lieu qui fut plus selon ses souhaits pour prescher son amour tout à loisir: car il avoit là cet avantage de parler à sa maistresse seul à seul, et tant qu'il vouloit; au lieu que pendant que Javotte estoit dans le monde, il ne la voyoit que hors de chez elle, et fort rarement dans des compagnies où elle lui donnoit rendez-vous, et où ils estoient perpétuellement interrompus par les changemens qui y arrivent d'ordinaire. Il eût donc tout loisir pour la remercier de la genereuse action qu'elle avoit faite en sa faveur, et pour rire de la confusion qu'elle avoit fait à son malheureux et ridicule rival, dont les discours et les mœurs leur fournirent la matiere d'un assez long entretien. Il eut encore le temps de luy expliquer et faire connoistre comment la passion qu'il avoit pour elle augmentoit de jour en jour; et les témoignages qu'il luy en donna la persuaderent si bien, que jamais il n'y eut deux personnes plus unies. Quand il estoit obligé de la quitter, il lui laissoit des livres qui entretenoient son esprit dans des pensées amoureuses, de sorte que tout le temps qu'elle déroboit au parloir, elle le donnoit à cette lecture agreable. Ainsi elle ne s'ennuyoit point du tout. Quand sa mère l'alloit voir, elle estoit toute estonnée que le lieu qu'elle croyoit luy avoir donné pour supplice et pour prison ne l'avoit point du tout changée et ne luy donnoit point les sentimens qu'elle desiroit. Cependant, apres que sept ou huit mois se furent écoulez, et que Javotte eut leu tous les romans et les livres de galenterie qui estoient en reputation (car elle commençoit à s'y connoistre, et ne pouvoit souffrir les méchans, qui l'auroient occupée à l'infiny), le chagrin et l'ennui s'emparerent de son esprit, qui n'avoit plus à quoy s'attacher, et elle connût ce que c'estoit que la closture et la perte de la liberté. Elle escrivit dans cette pensée à ses parens pour les prier de la tirer de la captivité. Ils y consentirent aussi-tost, à condition qu'elle signeroit le contract de mariage avec l'advocat Bedout, qu'ils croyoient encore estre à leur devotion; mais ils se trompoient en leur calcul. Elle refusa de sortir à ces conditions, et, apres avoir beaucoup de fois reïteré ses prieres, et mesme témoigné par quelque espece de menaces le déplaisir qu'elle avoit d'estre enfermée, enfin le desespoir, ou, pour n'en point mentir, la passion qu'elle avoit pour Pancrace, la firent consentir aux propositions qu'il luy fit de l'enlever.

Je ne tiens pas necessaire de vous rapporter icy par le menu tous les sentimens passionnez qu'il estalla et toutes les raisons qu'il allegua pour l'y faire resoudre, non plus que les honnestes resistances qu'y fit Javotte, et les combats de l'amour et de l'honneur qui se firent dans son esprit: car vous n'estes gueres versez dans la lecture des romans, ou vous devez sçavoir 20 ou 30 de ces entretiens par cœur, pour peu que vous ayez de memoire. Ils sont si communs que j'ay veu des gens qui, pour marquer l'endroit où ils en estoient d'une histoire, disoient: J'en suis au huictiesme enlevement, au lieu de dire: J'en suis au huictiesme tome. Encore n'y a-t-il que les autheurs bien discrets qui en fassent si peu, car il y en a qui non seulement à chaque tome, à chaque livre, à chaque episode ou historiette, ne manquent jamais d'en faire. Un plus grand orateur ou poëte que moy, quelque inventif qu'il fust, ne vous pourroit rien faire lire que vous n'eussiez veu cent fois. Vous en verrez dont on fait seulement la proposition, et on y resiste; vous en verrez d'autres qui sont de necessité, et on s'y resout. Je vous y renvoye donc, si vous voulez prendre la peine d'y en chercher, et je suis fasché, pour vostre soulagement, qu'on ne se soit point advisé dans ces sortes de livres de faire des tables, comme en beaucoup d'autres qui ne sont pas si gros et qui sont moins feüilletez. Vous entrelarderez icy celuy que vous trouverez le plus à vostre goust, et que vous croirez mieux convenir au sujet. J'ay pensé mesme de commander à l'imprimeur de laisser en cet endroit du papier blanc, pour y transplanter plus commodement celuy que vous auriez choisi, afin que vous pussiez l'y placer. Ce moyen auroit satisfait toutes sortes de personnes: car il y en a tel qui trouvera à redire que je passe des endroits si importans sans les circonstancier, et qui dira que de faire un roman sans ce combat de passions qui en sont les plus beaux endroits, c'est la mesme chose que de décrire une ville sans parler de ses palais et de ses temples. Mais il y en aura tel autre qui, voulant faire plus de diligence et battre bien du pays en peu de temps, n'en demandera que l'abregé. C'estoit l'humeur de ce bon prestre qui s'étonnoit de ceux qui se plaignoient qu'il falloit employer bien du temps à dire leur breviaire: car, par simplicité, il disoit son office ponctuellement comme il le trouvoit dans son livre, où il recitoit tout de suite l'antienne, les versets, les leçons et les premiers mots de chaque pseaume et de chaque hymne, avec l'etc. qui estoit au bout et le chiffre du renvoy qu'on faisoit à la page où estoit le reste de l'hymne ou du pseaume. Voilà le moyen d'expedier besogne, et il ne mentoit pas quand il asseuroit qu'il y employoit moins d'un quart-d'heure.

Pour revenir à mon sujet, je vous avoüeray franchement que, si je n'ay pas escrit le combat de l'amour et de la vertu de Javotte, c'est que je n'en ay point eu de memoires particuliers; il dépendra de vous d'avoir bonne ou mauvaise opinion de sa conduite. Je n'escris point icy une morale, mais seulement une histoire. Je ne suis pas obligé de la justifier: elle ne m'a pas payé pour cela, comme on paye les historiens qu'on veut avoir favorables. Tout ce que j'en ay pû apprendre, c'est qu'elle fut facilement enlevée par le moyen d'une échelle qu'on appliqua aux murs du jardin, qui estoient fort bas: car ces bonnes religieuses avoient achepté depuis peu d'un pauvre jardinier ce jardin, dont les murs n'avoient esté faits que pour conserver ses choux, qui sont bien plus aisez à garder que des filles. Si-tost que Pancrace eut ce precieux butin, il l'emmena dans un chasteau sur la frontiere, où il avoit une garnison qu'il commandoit; et de là il fit nargue aux commissaires du Chastelet, qui se mirent vainement en peine de sçavoir ce que ce couple d'amans estoit devenu; car, dès le lendemain, Vollichon, apres avoir fait de grandes declamations sur le libertinage des filles, et des regrets inutiles sur sa severité, n'eut autre remede et consolation dans son malheur que de faire une plainte et information pardevant un commissaire de ses intimes amis, lequel ne laissa pas de la lui faire payer bien cherement, sous pretexte de ce qu'ils font bourse commune; et le tout aboutit à un decret de prise de corps contre six quidams vestus de gris et de verd, ayans plumes à leur chapeau, l'un de poil blond, de grande stature, l'autre de poil chastain, de mediocre grandeur, qui devoient estre indiquez par la partie civile. Or, comme Vollichon n'estoit pas à cet enlevement, et qu'il ne connoissoit point ces quidams, dont le chef estoit en seureté, ce decret est demeuré depuis sans exécution. Que si je puis avoir quelques nouvelles de la demoiselle et de son amant, je vous promets, foy d'autheur, que je vous en ferai part.

Je reviens à Lucrece, que j'ai laissée dans un grand embarras, à cause de la maladie qui commençoit à la presser. Pour mettre ordre à ses affaires, elle fut quelque temps qu'elle ne parloit plus que contre les vanitez du monde, et de la difficulté qu'il y avoit de faire son salut dans les grandes compagnies; du peu de conscience et de l'infidelité des hommes; des fourbes et des artifices qu'ils employoient pour surprendre le beau sexe; et le tout neanmoins si adroitement, qu'on ne pouvoit pas croire qu'elle en parlast comme bien experimentée. Elle disoit que les promenades et les cadeaux, qui ont de si grands charmes pour les filles, n'estoient bons que pour un temps, lors qu'on estoit dans la plus grande jeunesse, et qu'on n'avoit pas assez de fermeté d'esprit pour trouver de meilleures occupations; pour elle, qu'elle en avoit assez tasté pour en avoir du dégoust et pour n'aspirer plus qu'au bon-heur de la vie solitaire. Elle ne hantoit que les églises et les confessionnaus; elle estoit aussi affamée de directeurs qu'elle avoit esté autrefois de galands; tout son entretien n'estoit que de scrupules sur la conduite des mœurs, et des cas de conscience. Elle ne faisoit que s'enquerir où il y avoit des predicateurs, des festes, des confrairies et des indulgences. Ses romans estoient convertis en livres spirituels; elle ne lisoit que des Soliloques et des Meditations; enfin sa sainteté en estoit des-jà venuë aux apparitions, et, pour peu qu'elle se fust accruë, elle fust arrivée aux extases. Elle declama mesme (ô prodige) contre les mouches, contre les rubans et contre les cheveux bouclez, et par modestie elle devint tellement negligée, qu'elle ne s'habilloit presque plus. Aussi auroit-elle eu bien de la peine à le faire, et ce fut fort à propos pour elle que la mode vint de porter des escharpes et de fort amples juste-au-corps, car ils sont merveilleusement propres à reparer le deffaut des filles qui se font gaster la taille.

On ne parla plus dans le quartier que de la conversion de Lucrece, quoy qu'elle y eust tousjours passé pour une personne d'honneur, mais un peu trop enjoüée, et on ne douta plus qu'elle ne se deût retirer bientost du monde. En effet, on ne fut pas trop surpris quand un beau matin ou entendit dire qu'elle estoit entrée en religion. Le hazard voulut que ce fut dans le mesme couvent où on avoit mis en pension Javotte. Je ne crois pas neantmoins que ce hazard serve de rien à l'histoire, ny fasse aucun bel evenement dans la suite; mais, par une maudite coustume qui regne il y a long-temps dans les romans, tous les personnages sont sujets à se rencontrer inopinément dans les lieux les plus esloignez, quelque route qu'ils puissent prendre, ou quelque differend dessein qu'ils puissent avoir. Cela est tousjours bon à quelque chose, et espargne une nouvelle description, quand on est exact à en faire de tous les lieux dont on fait mention, ainsi que font les autheurs qui veulent faire de gros volumes, et qui les enflent comme les bouchers font la viande qu'ils apprestent. En tout cas, ces rencontres donnent quelque liaison et connexité à l'ouvrage, qui sans cela seroit souvent fort disloqué. La verité est que ces deux avanturieres de galenterie firent grande amitié ensemble; que dès le premier jour, elles furent l'une à l'autre cheres et fideles, et se conterent reciproquement leurs avantures, mais non pas sincerement. Elles n'eurent pas le loisir de la cultiver long-temps, car, apres que Lucrece eut receu à la grille trois ou quatre visites de ses amies, qui publierent dans le monde la verité de sa closture et de sa reforme, elle en sortit secrettement sous pretexte de se trouver mal, et ayant donné liberalement aux religieuses tout le premier quartier de sa pension qu'elle avait advancée, pour n'avoir point de démélé avec elles. La Touriere, qui loge au dehors, fut celle qu'elle eut soin particulierement de gagner, par les presens qu'elle luy fit, afin qu'elle dit à toutes les personnes qui la viendroient demander qu'elle estoit tousjours enfermée dans le couvent. Elle prit pour cela des pretextes assez specieux, comme de dire qu'elle vouloit éviter l'importunité des visites[69] de beaucoup de personnes qui l'empeschoient de bien vacquer à la pieté, et que c'estoit pour les éviter qu'elle avoit abandonné le siecle. Elle pria mesme, tant de bouche que par escrit, tous ses amis, de la laisser en repos dans son cloistre, au lieu de luy venir estaller des vanitez ausquelles elle avoit renoncé.

[69] Les pensionnaires des cloîtres ne se contentoient pas de recevoir des visites, elles en rendoient aussi. Le père Laguille nous parle de celles que mademoiselle d'Aubigné faisoit à Scarron lorsqu'elle étoit au couvent des Ursulines de la rue Saint-Jacques, le même peut-être où Furetière met Lucrèce en retraite. (Frag. des Mém. du P. Laguille, Archives littéraires de l'Europe, no XXXV, p. 370.) On sait d'ailleurs combien ces retraites, qui, pour les dames de la cour, se faisoient la plupart aux Carmélites de la rue du Bouloi, avoient peu d'austérité. (V. Lettres de Sévigné, 15 oct. 1677 et 25 mai 1680.)

Quand il est question de salut, il n'est rien si aisé que de faire mentir des gens devots: la pauvre touriere, qui estoit simple, et qui ne rafinoit pas assez pour songer que Lucrece pouvoit, en demeurant dans son cloistre, se garantir de cet inconvenient, la crut avec toute la facilité possible, et ne manqua pas de dire au peu de gens qui venoient pour la voir, qu'on ne pouvoit pour lors parler à elle; tantost elle estoit indisposée, tantost elle estoit en retraite, tantost elle disoit son office, tantost elle estoit en méditation. Comme personne n'avoit interest d'aprofondir la vérité de la chose, on s'en retournoit sans se douter de rien. Au sortir de là elle se mit en une autre sorte de retraite chez une sage-femme de ses amies, dont elle connoissoit la discrétion, qui la fit deslivrer fort secrettement, et qui se chargea de la nourriture de son fruit. Enfin, apres deux mois et demy de pleine éclipse, Lucrece entra dans une autre religion, mieux rentée et plus austère que la precedente. Quand elle y eut esté quelques jours fort recluse, peu à peu elle fit sçavoir à ses connoissances et à son voisinage le nouveau monastere où elle s'estoit retirée; et pour pretexte de son changement, elle alleguoit que dans l'autre elle s'estoit tousjours mal portée, et qu'il falloit que l'air n'y fust pas bon. Quelquefois elle adjoustoit fort dévotement qu'elle y avoit trouvé un peu trop de licence; qu'elle n'approuvoit point que les parloirs fussent si remplis de toutes sortes de gens; et elle confessoit mesme que souvent elle s'estoit fait celer tout exprés, de peur d'y aller et d'y voir tout ce desordre. C'est ce qui édifioit merveilleusement tous ceux qui l'entendoient parler, et particulierement ceux qui l'avoient connuë dans sa premiere mondanité. Elle prit mesme un voile blanc, et quoy qu'elle ne fust là que comme pensionnaire, neantmoins elle faisoit toutes les actions de religieuse, et un certain essay de noviciat, qui estoit plus austère que celuy qui se faisoit en effet dans l'année de probation[70]. Ces œuvres de surerogation et de devotion outrée la mirent en peu de temps en telle reputation de vertu, que toutes les religieuses l'admiroient au dedans, et les directeurs la publioient au dehors. Ce bruit vint jusques aux oreilles de mademoiselle Laurence, qui hantoit quelquefois dans ce couvent, à cause qu'une de ses amies y estoit nouvellement professe. Apres qu'elle se fut bien instruite de la qualité de cette nouvelle pensionnaire, elle crut que ce seroit bien le fait de son cousin Bedout, qu'elle avoit dessein de marier à quelque prix que ce fust. Depuis qu'il avoit si honteusement perdu sa maistresse Javotte, elle l'avoit souvent entendu pester contre la coquetterie des filles du siecle, puisque celle-là en avoit tant fait paroistre, malgré la grande retenuë et la severe éducation de sa jeunesse. De sorte qu'il avoit hautement juré qu'il n'épouseroit jamais de fille, si ce n'estoit au sortir de quelque religion bien reglée. Elle luy proposa ce nouvel exemple de vertu, qu'elle disoit estre son vray fait, ce qu'il escouta volontiers. La seule difficulté qu'ils trouverent, ce fut de sçavoir comme on pourrait tirer Lucrece de ce couvent, et luy faire proposer une chose si opposée à la vocation manifeste qu'elle avoit à la vie religieuse. Laurence fit en sorte que, pour mieux instruire Bedout de son merite, il luy tint compagnie quand elle vint voir la religieuse de sa connoissance, qu'elle fit prier d'amener avec elle Lucrece à la grille.

[70] Autrement dit année d'épreuve ou de noviciat, qui commençoit le jour de la prise d'habit.

Là, Bedout n'estoit pas obligé à faire le galand; c'est ce qui l'enhardit d'y aller. Mais il se contenta d'être auditeur, et il fut ravy des belles moralitez qu'il y entendit debiter à Lucrece sur les malheurs de cette vie transitoire et sur l'excellence de la retraite, qui se terminerent à des prieres qu'elle fit à Dieu de luy donner des forces pour soustenir les austeritez de la regle. Il n'osa pas luy parler d'amour ny de mariage, car il n'en eust pas mesme osé parler aux filles du siecle; cependant il auroit bien voulu faire l'un et l'autre, car, outre que son esprit et sa beauté estoient plus que suffisans pour luy donner dans la veuë, il estoit tout a fait charmé de sa modestie et de sa vertu. Il pria sa cousine, qui estoit adroite, de luy en faire parler, et elle ne trouva point de meilleur moyen que de faire faire la chose par des directeurs. Je ne sçay par quel artifice ny sous quel pretexte elle les mit dans ses interests; tant y a qu'ils travaillerent fort utilement selon ses souhaits. Ce ne fut pas neantmoins sans peine, car Lucrece fit long-temps la sourde-oreille à ces propositions; mais elle auroit eu grand regret qu'on ne les eust pas recommancées. Elle faisoit quelquesfois semblant de craindre que ce ne fussent des tentations que Dieu luy envoyoit pour éprouver si elle estoit ferme en ses bons desseins; et puis feignant de se r'asseurer sur la qualité de ceux qui luy en parloient, elle demandoit du temps pour se mettre en prieres et obtenir de Dieu la grace de luy inspirer ce qu'il vouloit faire d'elle. Quand elle parut à demy persuadée, elle commença de se trouver mal, de demander quelquefois des dispenses pour les jeusnes et pour l'office, et de paroistre trop delicate pour la maniere de vivre de ce couvent. D'abord elle feignit de vouloir passer à un ordre plus mitigé; enfin, elle se fit tellement remonstrer qu'on pouvoit faire aussi bien son salut dans le monde, en vivant bien avec son mary et en eslevant des enfans dans la crainte de Dieu, qu'on la fit resoudre au mariage, avec la mesme peine qu'un criminel se résoudrait à la mort.

Laurence en advertit aussitost son cousin, qui, ménageant brusquement cette occasion, fut si aise d'avoir, à son advis, suborné une religieuse, qu'il ne chicana point comme l'autrefois sur les articles, et il s'enquit fort peu de son bien, se contentant d'apprendre, par le bruit commun de la religion, qu'elle en avoit beaucoup, ne croyant pas que des gens devots pussent mentir, ny faire un jugement temeraire. D'avantage elle eut l'adresse de faire acheter beaucoup de meubles necessaires pour un honeste ménage, dont elle ne paya qu'un tiers comptant, car elle eut facilement credit du surplus. C'est à quoy elle employa utilement les deux mille escus qu'elle avoit receu de Nicodeme, qui parurent beaucoup davantage. Et comme on a maintenant la sotte coustume de dépenser en meubles, presens et frais de nopces la moitié de la dot d'une femme[71], et quelquefois le tout, ce ne fut pas une legere amorce pour Bedout de voir qu'il épargnoit toute cette dépense et ces frais. Ce qui luy plaisoit sur tout, c'est qu'on le pria que l'affaire se fit sans ceremonie; cela se pouvoit appeler pour luy la derniere faveur. Et de peur de laisser prendre un mauvais air à sa maistresse, elle ne sortit point du couvent que pour aller à l'eglise, et de là à la maison de son mary, qui crut avoir la fleur de virginité la plus asseurée qui fut jamais. Ainsi, on peut dire que cette fille adroite avoit fait comme ces oyseleurs qui mettent un oyseau dans une cage, sous un trebuchet, pour en attraper un autre[72], par ce que la religion et la grille ne luy servirent que pour attraper un mary. S'ils vescurent bien ou mal ensemble, vous le pourrez voir quelque jour, si la mode vient d'écrire la vie des femmes mariées.

[71] «L'utile et la louable pratique, dit La Bruyère, de perdre en frais de noces le tiers de la dot qu'une femme apporte! de commencer par s'appauvrir de concert par l'amas de choses superflues, et de prendre déjà sur son fonds de quoi payer Gaultier (marchand d'étoffes), les meubles et la toilette.» (Les Caractères, de la Ville, § 18.)

A peine est elle entrée en sa quinzième année;
Il l'épouse, pourtant; la parole est donnée,
Et déjà de ses biens le futur héritier
S'attend d'en voir passer la moitié chez Gautier.

(Satyre nouvelle sur les promenades de Paris, etc., Paris, 1699, in 8., p. 7.)

[72] Comparaison empruntée aux Quinze joyes de mariage.

Fin du premier livre.


LIVRE SECOND.

Si vous vous attendez, lecteur, que ce livre soit la suite du premier, et qu'il y ait une connexité necessaire entr'eux, vous estes pris pour duppe. Détrompez-vous de bonne heure, et sçachez que cet enchainement d'intrigues les uns avec les autres est bien seant à ces poëmes héroïques et fabuleux où l'on peut tailler et rogner à sa fantaisie. Il est aisé de les farcir d'épisodes, et de les coudre ensemble avec du fil de roman, suivant le caprice ou le genie de celuy qui les invente. Mais il n'en est pas de mesme de ce tres-veritable et tres-sincere recit, auquel je ne donne que la forme, sans altérer aucunement la matière. Ce sont de petites histoires et advantures arrivées en divers quartiers de la ville, qui n'ont rien de commun ensemble, et que je tasche de rapprocher les unes des autres autant qu'il m'est possible. Pour le soin de la liaison, je le laisse à celuy qui reliera le livre. Prenez donc cela pour des historiettes separées, si bon vous semble, et ne demandez point que j'observe ny l'unité des temps ny des lieux, ny que je fasse voir un héros dominant dans toute la piece. N'attendez pas non plus que je reserve à marier tous mes personnages à la fin du livre, où on void d'ordinaire celebrer autant de nopces qu'à un carnaval, car il y en aura peut-estre quelques-uns qui, aprés avoir fait l'amour, voudront vivre dans le célibat; d'autres se marieront clandestinement, et sans que vous ny moy en sçachions rien. Je ne m'oblige point encore à n'introduire que des amours sur la scene; il y aura aussi des histoires de haine et de chicane, comme celle-cy qui vous va estre racontée. Enfin, toutes les autres passions qui agitent l'esprit bourgeois y pourront trouver leur place dans l'occasion. Que si vous y vouliez rechercher cette grande regularité que vous n'y trouverez pas, sçachez seulement que la faute ne seroit pas dans l'ouvrage, mais dans le titre: ne l'appellez plus roman, et il ne vous choquera point, en qualité de recit d'aventures particulières. Le hazard plustost que le dessein y pourra faire rencontrer des personnages dont on a cy-devant parlé. Témoin Charroselles, qui se presente icy le premier à mon esprit, de l'humeur duquel j'ay des-ja donné un petit échantillon, et dont j'ay obmis expres de faire la description, pour la donner en ce lieu-cy. Si vous en estes curieux, vous n'avez qu'à continuer de lire.

Histoire de Charroselles[73], de Collantine et de Belastre.

[73] Les clefs, notamment celle de l'édit. de Nancy 1713, in-12, page 193, nous disent que Charroselles n'est autre que Charles Sorel, auteur de la Science universelle, du Berger extravagant, de la Bibliothèque françoise, de Francion, etc., et il est en effet facile de voir que le nom de l'un est l'anagramme de celui de l'autre. Toutefois, faute d'autres preuves, on doutoit encore que l'intention de Furetière eût été de peindre aussi au vif et presque en le nommant un homme qui vivoit encore lors de la première édition du Roman bourgeois. Sorel ne mourut qu'en 1674. Un passage d'une lettre de Gui Patin (25 novembre 1653) est venu détruire ce doute pour nous. En comparant ce qu'il y est dit de Ch. Sorel avec le portrait détaillé que Furetière fait de Charroselles, nous avons acquis la preuve qu'il y a entre les deux identité complète. Nous le ferons voir, du reste, en citant, au fur et à mesure que les détails du portrait dessiné par Furetière se présenteront, les phrases de Gui Patin qui correspondent et établissent la ressemblance.—Une chose reste à connoître après cela, c'est le motif de la haine qui envenime cette satire. Furetière ne l'avoit pas toujours éprouvée contre Sorel, et celui-ci, de son côté, ne semble s'être jamais montré hostile à l'auteur du Roman bourgeois. En 1658, ayant à parler de Sorel dans sa Nouvelle allégorique, etc., p. 38, Furetière s'étoit exprimé sur lui en bons termes. A l'entendre alors, c'étoit un auteur «d'excellents livres satiriques et comiques», qui, s'étant acquis grand crédit dans l'empire des Ironies, «s'étoit rendu formidable même aux quarante barons». Sorel, sensible à cette mention flatteuse, avoit rendu la pareille à Furetière dans sa Bibliothèque françoise, p. 172. Il avoit dit de cette Nouvelle allégorique, etc., qu'il appelle Relation des guerres de l'éloquence, «qu'elle contient une fort agréable description des différends de divers auteurs du siècle, etc.». Il y avoit donc, on le voit, entre Furetière et Sorel, échange de bons rapports et même d'éloges. L'attaque contenue dans le Roman bourgeois n'en dut être que plus inattendue. Elle le fut pour tout le monde, sans doute, et certainement pour Sorel tout le premier. Il s'y attendoit si peu, que, travaillant à la 2e édition de sa Bibliothèque françoise au moment où la mise en vente du Roman bourgeois étoit annoncée, il ne voulut pas perdre l'occasion d'en dire du bien préventivement, et de se faire ainsi l'écho des éloges qu'en débitoient d'avance les confidents de l'auteur. «Voilà, écrivoit-il, page 199, voilà qu'on nous donne un livre appelé le Roman bourgeois, dont il y a déjà quelque temps qu'on a ouy parler, et qui doit estre fort divertissant, selon l'opinion de diverses personnes. Comme on croit que cest ouvrage a toutes les bonnes qualités des livres comiques et des burlesques tout ensemble, quand on l'aura veu, on le mettra avec ceux de son genre, selon le rang que son mérite luy pourra apporter.»—Le Roman bourgeois, qui est de la fin de 1666, parut avant cette seconde édition de la Bibliothèque françoise, qui ne porte que la date de 1667. Sorel fut ainsi à même de juger ce qu'étoit le livre dont il avoit fait l'éloge sur parole; il put surtout se reconnoître dans Charroselles, et il ne tint qu'à lui de se venger aussitôt du portrait anagrammatique en substituant quelques phrases amères à celles qu'il avoit d'abord écrites. Il avoit trop d'esprit pour cela. Il ne changea rien à sa première rédaction; il continua de déclarer qu'il n'avoit pas encore lu. Comment prouver mieux qu'il ne s'étoit pas reconnu?

Charroselles ne vouloit point passer pour autheur, quoy ce fust la seule qualité qui le rendist recommandable, et qui l'eust fait connoistre dans le monde. Je ne sçay si quelque remors de conscience des fautes de sa jeunesse luy faisoit prendre ce nom à injure; tant y a qu'il vouloit passer seulement pour gentilhomme[74], comme si ces deux qualitez eussent esté incompatibles[75], encore qu'il n'y eust pas plus de trente ans que son pere fust mort procureur[76]. Il s'estoit advisé de se piquer de noblesse dés qu'il avoit eu le moyen d'atteller deux haridelles à une espece de carrosse tousjours poudreux et crotté. Ces deux Pegases (tel fut leur nom pendant qu'ils servirent à un nourriçon du Parnasse) ne s'estoient point enorgueillis, et n'avoient la teste plus haute ny la démarche plus fiere que lors qu'ils labouroient les pleines fertiles d'Aubervilliers. Leur maistre les traittoit aussi delicatement que des enfans de bonne maison. Jamais il ne leur fit endurer le serain ny ne leur donna trop de charge; il eust presque voulu en faire des Bucephales, pour ne porter ou du moins ne traisner que leur Alexandre. Car il estoit tousjours seul dans son carosse; ce n'est pas qu'il n'aimast beaucoup la compagnie, mais son nez demandoit à estre solitaire[77], et on le laissoit volontiers faire bande à part. Quelque hardy que fust un homme à lui dire des injures, il n'osoit jamais les lui dire à son nez, tant ce nez estoit vindicatif et prompt à payer. Cependant il fouroit son nez par tout, et il n'y avoit gueres d'endroits dans Paris où il ne fust connu. Ce nez, qu'on pouvoit à bon droit appeler son Eminence, et qui estoit tousjours vestu de rouge, avoit esté fait en apparence pour un colosse; neantmoins il avoit esté donné à un homme de taille assez courte. Ce n'est pas que la nature eust rien fait perdre à ce petit homme, car ce qu'elle luy avoit osté en hauteur, elle le lui avoit rendu en grosseur, de sorte qu'on luy trouvoit assez de chair, mais fort mal pestrie. Sa chevelure estoit la plus desagreable du monde, et c'est sans doute de luy qu'un peintre poëtique, pour ébaucher le portrait de sa teste, avoit dit:

On y void de piquans cheveux,
Devenus gras, forts et nerveux,
Herisser sa teste pointuë,
Qui tous meslez s'entraccordans,
Font qu'un peigne en vain s'évertuë
D'y mordre avec ses grosses dents.

[74] C'etoit, en effet, un des foibles de Ch. Sorel. Ainsi, comme le constate Niceron, il prit successivement les noms de de Souvigny et de de l'Isle. Il signa même de ce dernier l'un de ses ouvrages, Des Talismans, ou figures peintes sous certaines constellations, Paris, 1636, in-8. On s'en moquoit dans le monde, et surtout dans la société des auteurs, dont Furetière faisoit alors partie, avec Boileau, Racine, La Fontaine et Molière. Il seroit même probable que celui-ci pensoit à Ch. Sorel et à son dernier pseudonyme nobiliaire quand il écrivit dans l'Ecole des femmes (acte 1er, sc. 1re):

Je sais un paysan qu'on appeloit Gros-Pierre,
Qui, n'ayant pour tout bien qu'un seul quartier de terre,
Y fit tout à l'entour faire un fossé bourbeux,
Et de monsieur de l'Isle en prit le nom pompeux.

La Monnoye, et d'après lui Niceron, sont en cela de notre avis, contre l'opinion de l'abbé d'Aubignac, qui pensoit, chose inadmissible, que Molière s'étoit ici moqué de son ami Thomas Corneille. V. Niceron, Mémoires pour servir à l'histoire des hommes illustres, t. 31, p 391.

[75] Elles passoient pour l'être en effet: «Dans le monde, dit M. Meyer, Commentaire sur les lettres persanes, p. 122, il étoit notoire qu'on dérogeoit au titre de noble en se faisant poète ou homme de lettres.» On peut consulter à ce sujet les Trois traités de la noblesse, de Thierriat (1606), au chapitre de la Dérogeance, et lire un curieux article inséré sous ce titre: Sur un ancien préjugé, dans les Saisons du Parnasse (printemps 1806), p. 218-220

[76] De même pour Charles Sorel: «Il est fils, dit Gui Patin, d'un procureur en parlement»; puis il ajoute en vrai médecin: «sa mère est morte hydropique, et son père d'une fièvre quarte, qui est la plupart du temps fatale aux vieillards.»

[77] Pour tout ce qui suit, jusqu'à la description de la taille rondelette et courte de Charroselles, il faut encore lire Gui Patin, qui, en une phrase, fait le même portrait pour Charles Sorel: «C'est, dit-il, un petit homme grasset, avec un grand nez aigu, qui regarde de près.»

Aussi ne se peignoit-il jamais qu'avec ses doigts, et dans toutes les compagnies c'estoit sa contenance ordinaire. Sa peau estoit grenuë comme celle des maroquins, et sa couleur brune estoit rechauffée par de rouges bourgeons qui la perçoient en assez bon nombre. En general il avoit une vraye mine de satyre. La fente de sa bouche estoit copieuse, et ses dents fort aiguës: belles dispositions pour mordre. Il l'accompagnoit d'ordinaire d'un ris badin, dont je ne sçay point la cause, si ce n'est qu'il vouloit monstrer les dents à tout le monde. Ses yeux gros et bouffis avoient quelque chose de plus que d'estre à fleur de teste. Il y en a qui ont cru que, comme on se met sur des balcons en saillie hors des fenestres pour decouvrir de plus loin, aussi la nature luy avoit mis des yeux en dehors, pour découvrir ce qui se faisoit de mal chez ses voisins. Jamais il n'y eut un homme plus medisant ny plus envieux; il ne trouvoit rien de bien fait à sa fantaisie. S'il eut esté du conseil de la creation, nous n'aurions rien veu de tout ce que nous voyons à present. C'estoit le plus grand reformateur en pis qui ait jamais esté, et il corrigeoit toutes les choses bonnes pour les mettre mal. Il n'a point veu d'assemblée de gens illustres qu'il n'ait tâché de la decrier; encore, pour mieux cacher son venin, il faisoit semblant d'en faire l'eloge, lors qu'il en faisoit en effet la censure, et il ressembloit à ces bestes dangereuses qui en pensant flatter égratignent: car il ne pouvoit souffrir la gloire des autres, et autant de choses qu'on mettoit au jour, c'estoient autant de tourmens qu'on luy preparoit. Je laisse à penser si en France, où il y a tant de beaux esprits, il estoit cruellement bourrelé. Sa vanité naturelle s'estoit accruë par quelque reputation qu'il avait euë en jeunesse, à cause de quelques petits ouvrages qui avoient eu quelque debit. Ce fut là un grand malheur pour les libraires; il y en eut plusieurs qui furent pris à ce piege, car, apres qu'il eut quitté le stile qui estoit selon son genie pour faire des ecrits plus serieux, il fit plusieurs volumes[78] qui n'ont jamais esté leus que par son correcteur d'imprimerie. Ils ont esté si funestes aux libraires qui s'en sont chargez, qu'il a des-ja ruiné le Palais et la ruë S. Jacques, et, poussant plus haut son ambition, il pretend encore ruiner le Puits-Certain[79]. Il donne à tout le monde des catalogues des livres qu'il a tous prests à imprimer, et il se vante d'avoir cinquante volumes manuscrits[80] qu'il offre aux libraires qui se voudront charitablement ruiner pour le public. Mais comme il n'en trouve point qui veüille sacrifier du papier à sa réputation, il s'est advisé d'une invention merveilleuse. Il fait exprés une satire contre quelque autheur ou quelque ouvrage qui est en vogue, s'imaginant bien que la nouveauté ou la malice de sa piéce en rendront le debit assuré; mais il ne la donne point au libraire qu'il n'imprime pour le pardessus quelqu'un de ses livres serieux. Avec ces belles qualitez, cet homme s'est fait un bon nombre d'ennemis, dont il ne se soucie gueres, car il hayt tout le genre humain; et personne n'est ingrat envers luy, parce qu'on luy rend le reciproque. Que si c'estoit icy une histoire fabuleuse, je serois bien en peine de sçavoir quelles avantures je pourrois donner à ce personnage: car il ne fit jamais l'amour, et si on pouvait aussi bien dire en françois faire la haine, je me servirois de ce terme pour expliquer ce qu'il fit toute sa vie. Il n'eut jamais de liaison avec personne que pour la rompre aussi-tost, et celle qui luy dura le plus long-temps fut celle qu'il eut avec une fille qu'il rencontra d'une humeur presque semblable à la sienne. C'estoit la fille d'un sergent, conceuë dans le procés et dans la chicane, et qui estoit née sous un astre si malheureux qu'elle ne fit autre chose que plaider toute sa vie. Elle avoit une haine generale pour toutes choses, excepté pour son interest. La vanité mesme et le luxe des habits, si naturels au sexe, faisoient une de ses aversions. Elle ne paroissoit gouluë sinon lors qu'elle mangeoit aux dépens d'autruy; et la chasteté qu'elle possedoit au souverain degré estoit une vertu forcée, car elle n'avoit jamais pû estre d'accord avec personne. Toute sa concupiscence n'avoit pour objet que le bien d'autruy, encore n'envyoit-elle, à proprement parler, que le litigieux, car elle eust joüy avec moins de plaisir de celuy qui luy auroit esté donné que de celuy qu'elle auroit conquis de vive force et à la pointe de la plume. Elle regardoit avec un œil d'envie ces gros procès qui font suer les laquais des conseillers qui les vont mettre sur le bureau, et elle accostoit quelquefois les pauvres parties qui les suivoyent, pour leur demander s'ils estoient à vendre; comme les maquignons en usent à l'egard des chevaux qu'on meine à l'abreuvoir.

[78] «Ce M. Sorel a fait beaucoup de livres françois, et, entre autres, Francion, le Berger extravagant, l'Ophir de Chrysanthe, l'Histoire de France, et une Philosophie universelle.» (Gui Patin)

[79] C'est ainsi qu'on désignoit le quartier des libraires groupés au haut du mont Saint-Hilaire, à l'embranchement des rues des Sept-Voies et des Carmes, tout près du clos Bruneau et de ses écoles. Le Puits-Certain étoit un puits banal, construit vers 1660, au carrefour de la rue Saint-Jean-de-Beauvais et de la rue Saint-Hilaire (qui en avoit même pris le nom pendant quelque temps), par Robert Certain, curé de Saint-Hilaire, et, plus tard, principal du collège de Sainte-Barbe, (Piguniol, Descript. hist. de Paris, t. 6, p. 20.)—Les libraires avoient surtout afflué dans ce quartier depuis que, par arrêt du 1er avril 1620, ordre avoit été donné «à tous imprimeurs de se retirer au dessus de Saint-Yves (rue des Noyers), avec défense de tenir imprimerie et presse en tout autre lieu, sur peine de la vie.» (Registres du Parlement, à sa date.)

[80] Furetière exagère ici. Gui Patin dit seulement: «Il a encore plus de vingt volumes à faire, et voudroit bien que tout cela fût fait avant de mourir; mais il ne peut venir à bout des imprimeurs.»

Cette fille estoit seiche et maigre du soucy de sa mauvaise fortune, et pour seconde cause de son chagrin elle avoit la bonne fortune des autres; car tout son plaisir n'estoit qu'à troubler le repos d'autruy, et elle avoit moins de joye du bien qui luy arrivoit que du mal qu'elle faisoit. Sa taille menuë et déchargée luy donnoit une grande facilité de marcher, dont elle avoit bon besoin pour ses solicitations, car elle faisoit tous les jours autant de chemin qu'un semonneur d'enterremens[81]. Sa diligence et son activité estoient merveilleuses: elle estoit plus matinale que l'aurore, et ne craignoit non plus de marcher de nuit que le loup-garou. Son adresse à cajoller des clercs et à courtiser les maistres estoit aussi extraordinaire, aussi bien que sa patience à souffrir leurs rebuffades et leurs mauvaises humeurs; toutes qualitez necessaires à perfectionner une personne qui veut faire le mestier de plaider. Je ne puis me tenir de raconter quelques traits de sa jeunesse, qui donnerent de belles esperances de ce qu'elle a esté depuis. Sa mere, pendant sa grossesse, songea qu'elle accouchoit d'une harpie, et mesme il parut sur son visage qu'elle tenoit quelque chose d'un tel monstre. Quand elle estoit au maillot, au lieu qu'on donne aux autres enfans un hochet pour les amuser, elle prenoit plaisir à se joüer avec l'escritoire de son pere, et elle mettoit le bout de la casse sur ses gencives pour adoucir le mal des dents qui commençoient à luy percer. Quand elle fut un peu plus grande, elle faisoit des poupées avec des sacs de vieux papiers, disant que la corde en estoit la lisiere, et l'etiquette la bavette ou le tablier. Au lieu que les autres filles apprennent à filer, elle apprit à faire des tirets, qui est, pour ainsi dire, filer le parchemin pour attacher des papiers et des etiquettes. Ce merveilleux genie qu'elle avoit pour la chicane parut sur tout à l'escole lors qu'on l'y envoya, car elle n'eut pas si-tost appris à lire ses sept Pseaumes, quoy qu'ils fussent moulez, que des exploits et des contracts bien griffonnez.

[81] Celui qui annonçoit les morts et qui portoit les billets d'enterrement. Le mot semonneur vient du vieux verbe semondre, signifiant avertir, inviter, qu'on trouve encore employé dans l'Étourdi (act. 2, sc. 6), mais qui, selon Regnier Desmarais, n'étoit plus d'usage de son temps qu'à l'infinitif (Grammaire, etc., Paris, 1706, p. 479).—Le semonneur d'enterrements s'appeloit aussi crieur de corps morts (Tallem., Histor., in-8o, t. 4, p. 345). C'est d'un de ces hommes et de leurs attributions funèbres que parle la Lisette du Légataire (act. 4, sc. 8), quand elle dit:

..... Le crieur a voulu malgré moi
Faire entrer avec lui l'attirail d'un convoi.

Avec ces belles inclinations, qui la firent devenir avec l'âge le fleau de ses voisins, et qui la rendirent autant redoutée qu'un procureur de seigneurie l'est des villageois, je luy laisseray passer une partie de sa vie sans en raconter les memorables chicanes, qui ne font rien à nostre sujet, jusques au jour qu'elle connut nostre censeur heroïque. Cette connoissance se fit au palais, aussi luy auroit-il esté bien difficile de la faire ailleurs, et cela comme elle estoit dans un Greffe pour solliciter quelque expedition. Charroselles s'y trouva aussi pour solliciter un procés contre son libraire, sur une saisie d'un de ses livres où il avoit satirisé quelqu'un qui en vouloit empescher le debit[82]. Il n'y a rien de plus naturel à des plaideurs que de se couter leurs procés les uns aux autres. Ils font facilement connoissance ensemble, et ne manquent point de matiere pour fournir à la conversation.

[82] Peut-être s'agit-il du roman de Francion, dans lequel en effet, selon Tallemant, Sorel avoit satirisé, sous le nom d'Hortensius, Balzac, qui étoit d'humeur assez vindicative pour chercher, comme il est dit ici, à arrêter le débit du livre (Historiettes, in-8o, t. 3, p. 155). D'un autre côté, le Berger extravagant, cette grande parodie des romans à la mode, où Sorel se moque à chaque ligne de l'Endymion de Gombauld; du Polexandre, de la Caritie, de l'Alcidiane, de la Cythérée de Gomberville; de la Cassandre, de la Calprenede; du Cyrus et de la Clélie, mais surtout de l'Astrée, avoit pu lui attirer aussi, de la part des auteurs, tous très puissants, les représailles judiciaires dont il est ici question.

Collantine (c'estoit le nom de la demoiselle chicaneuse) d'abord luy demanda à qui il en vouloit; Charroselles la satisfit aussi-tost, et luy deduisit au long son procès. Quand il eut finy, pour luy rendre la pareille, il luy demanda qui estoit sa partie. Ma partie (dit-elle, faisant un grand cry), vrayement j'en ai un bon nombre. Comment (reprit-il)! plaidez-vous contre une communauté, ou contre plusieurs personnes interessées en une mesme affaire? Nenny dea (repliqua Collantine); c'est que j'ay toutes sortes de procés, et contre toutes sortes de personnes. Il est vray que celuy pour qui je viens maintenant icy contient une belle question de droit, et qui merite bien d'estre escoutée. Je n'ai acheté ce procès que cent escus, et si j'en ai des-ja retiré prés de mille francs. Ces dernieres paroles furent entenduës par un gentil-homme gascon, qui se trouva aussi dans le greffe. Il lui dit avec un grand jurement: Comment, vous donnez cent escus pour un procés! j'en ay deux que je vous veux donner pour rien. Cela ne sera pas de refus (dit la demoiselle); je vous promets de les poursuivre; il y aura bien du malheur si je n'en tire quelque chose. Et, pour donner plus d'authorité à son dire, elle luy voulut raconter quelqu'un de ses exploits. Or, c'estoit assez le faire que de continuer le discours qu'elle avoit commencé avant cette interruption. Il n'étoit gueres advancé quand le greffier sortit du greffe, apres lequel ce gascon courrut brusquement sans dire adieu. Elle auroit bien fait la mesme chose, si ce n'estoit qu'elle avoit l'esprit trop attaché à son recit. Aussi elle n'accusa point le gascon pour cela d'incivilité, car c'est l'usage du palais qu'on quitte souvent ainsi les premiers complimens et les conversations où on est le plus engagé. Charroselles eust aussi voulu suivre le greffier, mais Collantine le retint par son manteau pour continuer le recit de son procés, dont le sujet estoit assez plaisant, mais la longueur un peu ennuyeuse. Si j'estois de ces gens qui se nourrissent de romans, c'est à dire qui vivent des livres qu'ils vendent, j'aurois icy une belle occasion de grossir ce volume et de tromper un marchand qui l'acheteroit à la fueille. Comme je n'ay pas ce dessein, je veux passer sous silence cette conversation, et vous dire seulement que l'homme le plus complaisant ne presta jamais une plus longue audiance que fit Charroselles; et, comme il croyoit en estre quitte, il fut tout estonné que la demoiselle se servit de la fin de ce procés pour faire une telle transition. Mais celuy-là n'est rien (ce dit-elle) au prix d'un autre que j'ay à l'edit[83], sur une belle question de coustume, que je vous veux reciter, afin de sçavoir vostre sentiment; je l'ay des-ja consultée à trois advocats, dont le premier m'a dit oüy, l'autre m'a dit non et le troisiéme il faut voir. Je me suis quelquefois mieux trouvée d'une consultation faite à un homme d'esprit et de bon sens (comme vous me paroissez) qu'à tous ces grands citeurs de code et d'indigeste. Cette petite flatterie dont il se sentit chatoüiller l'obligea de prester encore une semblable audience; il trepignoit souvent des pieds, il faisoit beaucoup d'interruptions; mais tout ainsi qu'un edifice au milieu de la riviere, apres en avoir divisé le cours, la fait aller avec plus d'impétuosité, de mesme ces interruptions ne faisoient qu'augmenter la violence du torrent des paroles de Collantine. Elle poussa son affaire et la patience de son auditeur à bout, et négligea mesme à la fin d'écouter l'advis qu'elle luy avoit demandé, pour se servir de la même fleur de rethorique dont elle s'estoit servie l'autre fois, et passer, sans estre interrompuë, au recit d'une autre affaire. Mais une puissance superieure y pourvût, car la nuit vint, et fort obscure, de sorte qu'à son grand regret elle brisa là, et promit de conter le reste la premiere fois qu'elle auroit l'honneur de le voir. A son geste et à son regard parut assez son mécontentement; sans doute que, dans son ame, elle dit plusieurs fois: O nuit, jalouse nuit[84]! et qu'elle fit contre elle des imprécations aussi fortes qu'un amant en fait contre l'aurore qui vient arracher sa maîtresse d'entre ses bras. Ses plaisirs donc se terminerent par cette necessaire separation; ils ne laisserent pas de se faire quelques complimens, et de se promettre des services et des sollicitations reciproques en leurs affaires. Collantine, la plus ardente, fut la premiere à demander à Charroselles un placet pour donner à son rapporteur, auprés duquel elle disoit avoir une forte recommandation. Il lui en donna un avec joie, et luy offrit de luy rendre un pareil office s'il en trouvoit l'occasion. Elle la prit aux cheveux, et, tirant de sa poche une grosse liasse de placets differens, avec une liste generale des chambres du parlement, elle luy dit: Regardez si vous ne connoissez personne de ces messieurs. Il luy demanda en quelle chambre elle avoit affaire. Elle luy repondit: Il n'importe, car j'ay des procés en toutes. Charroselles prit la liste et l'examina à la lueur de la chandelle d'un marchand de la galerie. Il en remarqua deux qu'il dit estre de ses intimes amis, et qu'il gouvernoit absolument; il en remarqua deux ou trois autres qu'il dit estre gouvernez par des gens de sa connoissance, et il ne manqua pas de se servir des termes ordinaires dont se servent ceux qui promettent de recommander des affaires: Je vous donnerai celuy-cy, je vous donnerai cet autre, et le tout avec la mesme asseurance que s'ils avoient les voix et les suffrages de ces messieurs dans leurs poches. Il prit donc de ces placets pour en donner et en faire tenir; cependant il ne fit ny l'un ny l'autre, comme font plusieurs qui s'en chargent et qui s'en servent seulement à fournir leur garderobbe, ce qui est un pur larcin qu'ils font à celles des conseillers. Pour Charroselles, il estoit excusable d'en user ainsi, car il ne vouloit pas rompre le veu qu'il avoit fait de ne faire jamais de bien à personne.

[83] Les chambres de l'édit, qu'on nommoit ainsi parce-que c'étoit une juridiction crée par l'édit de Nantes, se composoient moitié de magistrats catholiques, moitié de protestants. On y jugeoit les causes de ceux-ci. Dès avant la révocation de l'édit, elles n'existoient plus. Louis XIV les supprima en 1670. Le Coigneux, père de Bachaumont, étoit président à l'édit. (Tallemant, Historiettes, édit. in-8o, t. 3, p. 107.)

[84] C'est la fameuse chanson de Desportes, «qui, dit M. Sainte-Beuve, confirmé d'ailleurs par ce passage de Furetière, se chantoit encore sous la minorité de Louis XIV.»

O nuit! jalouse nuit, contre moi conjurée,
Qui renflammes le ciel de nouvelle clairté,
T'ai-je donc aujourd'hui tant de fois désirée
Pour être si contraire à ma félicité?

(Œuvrez de Desportes, Rouen, Raphaël du Petit-Val, 1611, p. 518.)

Regnier, dans sa 10e satire (v. 406), fait aussi allusion à cette chanson célèbre. Desportes l'avoit imitée du capitolo VII des poésies diverses de l'Arioste: O ne miei danni, qui avoit déjà inspiré à Olivier de Magny (1559) la Description d'une nuit amoureuse (V. ses Odes), et qui devoit donner encore à Gille Durant l'idée de ses stances: O nuit! heureuse nuit!

Collantine ne fut pas encore satisfaite de ces offres si courtoises, car, en continuant dans le style ordinaire des plaideurs, qui vont rechercher des habitudes auprés des juges dans une longue suite de generations et jusqu'au dixième degré de parenté et d'alliance, elle demanda à Charroselles s'il ne luy pourroit point donner quelques adresses pour avoir de l'accés auprès de quelques autres conseillers. Il reprit donc la liste, et en trouva beaucoup où il luy pourroit donner satisfaction, et entr'autres, luy en marquant un avec son ongle, il luy dit: Je connais assez le secrétaire du secrétaire de celuy-là; je puis par son moyen faire recommander vostre procés au maistre secrétaire, et par le maistre secretaire à monsieur le conseiller. Ce n'est pas (répondit-elle) la pire habitude qu'on y puisse avoir. Il luy dit encore, en lui en marquant un autre: Ma belle-sœur a tenu un enfant du fils aîné de la nourrice de celuy-là, chez lequel elle est cuisiniere; je puis luy faire tenir un placet par cette voye. Cela ne sera pas à négliger (reprit Collantine); il arrive assez souvent que nous nous laissons gouverner par nos valets plus puissamment que par des parents ou des personnes de qualité. Mais, à propos, ne connoistrez vous point quelque chasseur, car j'ay affaire à un homme qui aime grandement la chasse; de chasseur à chasseur il n'y a que la main: si j'en sçavois quelqu'un, je le prirois de luy en parler quand il seroit avec luy à la campagne. Je craindrois (luy dit Charroselles, qui vouloit faire le bel esprit), une telle sollicitation, et qu'on ne lui en parlast qu'en courant et à travers les champs. C'est tout un (repliqua la chicaneuse); cela fait tousjours quelque impression sur l'esprit; et, avec la mesme importunité, elle luy en designa un autre de la faveur duquel elle avoit besoin. Pour celuy-là (luy dit-il), c'est un homme fort devot; si vous connoissez quelqu'un aux Carmes deschaussez, vostre affaire est dans le sac; car on m'a dit qu'il y a un des peres de ce couvent qui en fait tout ce qu'il veut; je ne sçay pas son nom, mais ces bons peres font volontiers les uns pour les autres. Helas (reprit Collantine avec un grand soûpir)! je n'y ai connoissance quelconque; toutefois, attendez: je connois un religieux recollet de la province de Lyon, à qui j'ay oüy dire, ce me semble, qu'il avoit un cadet qui estoit de ce couvent; il trouvera quelqu'un de cet ordre ou d'un autre, il n'importe, qui fera mon affaire.

Là dessus Charroselles luy voulut dire adieu, mais elle le suivit en le costoyant; et en luy nommant un nouveau conseiller, elle luy demanda la mesme grace qu'il lui avoit faite auparavant. Pour celuy-cy (luy dit-il), c'est un homme qui passe pour galant; il est fort civil au sexe, et vous estes asseurée d'une favorable audiance, si vous l'allez voir avec quelque personne qui soit bien faite. Ha (reprit-elle)! je sçay une demoiselle suivante qu'on avoit prise dernierement pour quester à nostre parroisse à cause de sa beauté. Je la prieray de m'y mener, et je ne crois pas qu'elle me refuse, car elle a tenu ces jours-cy un enfant sur les fonds avec le clerc d'un procureur qui occupe pour moy en quelques instances. Charroselles luy dit un second adieu; mais elle l'arresta encore en lui disant: Je ne vous veux plus nommer que celuy-cy; dites-moi si vous ne connoissez point quelques uns de ses amis. J'en connois quantité qui le sont beaucoup (luy dit-il). Hé! de grace, comment s'appellent ils (lui répondit-elle avec une grande émotion)? Ils s'appellent Loüis (répliqua-t-il). On dit que quand ils vont en compagnie le prier de quelque chose, ils l'obtiennent aisément. Vous estes un rieur (repartit nostre importune); je ne voudrois pas trop me fier à ce qu'on en dit: on fait beaucoup de médisance sans fondement, et il n'y a point de si bon juge que la partie qui a perdu sa cause n'accuse d'avoir esté corrompu par argent ou par amis; cependant cela n'est presque jamais vray.

Cette raillerie servit utilement Charroselles, car il ne se fust jamais autrement sauvé des mains et des questions de cette fille. Ils se separerent enfin, non sans protestation de se revoir, et ils s'en allerent chacun de son costé chercher son logis à tastons, et en pas de loup-garou, chose qui arrive souvent aux plaideurs. Charroselles, retournant chez luy fort fatigué, se mit à table avec sa sœur et son beau frere, qui estoit médecin, chez lequel il s'estoit mis en pension[85], et il leur raconta une partie des avantures de cette journée, et des discours qu'il avoit tenus avec une fille si extraordinaire. Ils admirerent ensemble le naturel des plaideurs, et demeurerent d'accord qu'il faut estre bien chery du ciel pour estre exempt de tomber dans ces deux sottises, generales à tous ceux de ce mestier, d'estre si aspres à chercher des connoissances pour donner des placets à des juges, et d'estre si importuns à raconter leurs affaires, et à les consulter à tous les gens qu'ils rencontrent. Pour moy, dit Lambertin (c'estoit le nom du beau-frere), j'admire que l'on cherche avec tant d'empressement des sollicitations, puis qu'elles servent si peu, et je ne m'estonne point aussi qu'on en fasse si peu de cas, puisqu'elles viennent de connoissances si esloignées. Adjoustez (dit Charroselles) que la pluspart donnent des placets fort froidement, et si fort par maniere d'acquit, que j'aimerois presque autant voir distribuer sur le Pont-Neuf de ces billets qui annoncent la science et le logis d'un operateur[86]. Pour les donneurs de factums (reprit Lambertin), je leur pardonnerois plus volontiers; car, comme ils contiennent une instruction de l'affaire, cela peut estre utile à quelque chose; mais le malheur est que ces messieurs en reçoivent tant que, s'ils vouloient les lire tous, il faudroit qu'ils ne fissent autre chose toute leur vie; de sorte que leur destin le plus ordinaire est d'accompagner les placets à la garderobbe. En cela (dit Charroselles) consiste quelquefois leur fortune; car, s'il arrive que Monsieur ait le ventre dur, il peut s'amuser à les lire pendant qu'il est en travail, et je tiens que, de mesme qu'un amant seroit ravi de sçavoir l'heure du berger, aussi un plaideur seroit heureux s'il sçavoit l'heure du constipé. Il faut confesser (reprit Lambertin) que tous ceux qui cherchent les voyes d'instruire leurs juges, par quelque façon que ce soit, sont excusables; mais les autres ne le sont pas qui vont importuner une personne estrangere d'un recit long et fascheux d'un procés où ils n'ont aucun interest. Et il arrive qu'à la fin l'auditeur n'y peut rien comprendre, non seulement parce que souvent l'affaire est trop embroüillée, mais aussi parce que le plaideur en taist beaucoup de circonstances necessaires pour la faire entendre; et comme il en a l'idée remplie, il croit que les autres en sont aussi bien instruits que luy. Le pis est encore que les avis qu'il demande ne peuvent servir de rien: car, s'il parle à des ignorans, ils ne peuvent donner aucune resolution qui soit pertinente; et si c'est à des sçavans, ils veulent voir les pieces et les procedures pour faire une bonne et seure consultation. Cependant, ce ne sont pas seulement les plaideurs qui ont cette manie; tous ceux qui frequentent avec eux en sont encore entachez, et ne peuvent se deffendre de tomber en mesme faute. J'en fis ces derniers jours une assez plaisante experience, dont je vous veux reciter briefvement l'avanture.

[85] Ceci regarde encore Charles Sorel: «Il n'est point marié, dit Gui Patin, et demeure avec une sienne sœur, femme de M. Parmentier, avocat général.»—Furetière dit médecin; c'est tout ce qu'il change à la vérité.

[86] Nous n'avons vu aucun de ces billets-réclames, mais nous nous faisons une idée de leur style par ce que nous savons des tableaux établis comme enseignes par ces mêmes opérateurs. «Carmeline, lit-on dans le Cherræana (p. 142), qui étoit un fameux arracheur de dents, et qui en remettoit d'autres en leur place; avoit fait mettre à côté de son portrait, exposé en vue sur la fenêtre de sa chambre qui regarde le cheval de bronze, le mot de Virgile sur le rameau d'or du 6e livre de l'Enéide,

Uno avulso, non deficit alter,

et l'application est heureuse.»

Un homme de robbe, m'ayant témoigné qu'il vouloit lier une estroite amitié avec moy, m'avoit invité puissamment de l'aller voir. Je luy fis ma premiere visite un dimanche, sur les dix heures du matin. Si-tost qu'il sceut ma venue, il me fit prier de l'attendre dans une salle, tandis qu'il recevoit dans une autre la sollicitation d'un de ses amis de qualité. Apres une heure entiere il me vint faire un accueil tres-civil, et, pour premier compliment, il me témoigna le déplaisir qu'il avoit de m'avoir tant fait attendre. Il me dit pour s'excuser qu'il estoit engagé avec une personne de condition, qui luy venoit recommander une affaire qui estoit de grande discussion, et où il y avoit les plus belles questions du monde, et là dessus il commença à m'en deduire le fait et à m'en expliquer toutes les circonstances avec les mesmes particularitez qu'il venoit d'apprendre de la partie. Ce recit dura une autre heure, au bout de laquelle midy sonna, et comme il n'avoit pas esté à la messe, il nous fallut separer brusquement sans autre entretien. Je vous laisse à penser quel fruit et quelle satisfaction nous avons receu l'un et l'autre de cette visite, et s'il n'étoit pas plaisant de luy voir commettre la mesme faute qu'il avoit dessein de reprendre et de blâmer.

Lambertin et Charroselles s'entretenoient ainsi pendant le soupper; et comme la matiere de railler les plaideurs est assez ample, cette conversation auroit esté poussée fort loin si, au milieu de la plus grande chaleur, elle n'eust esté interrompue par un grand bruit de cinq petits enfans, qui, estant au bout de la table rangez comme les tuyaux d'un sifflet de chaudronnier, vinrent crier de toute leur force: Laus Deo, pax vivis, et firent un piaillement semblable à celuy des cannes ou des oysons qu'on effarouche. Chacun fit silence et joignit les mains, puis la mere prit le plus petit des enfans sur ses genoux pour l'amignotter. Lambertin, accostant sa teste sur son fauteüil, se mit à ronfler; Charroselles, homme d'estude, monta en son cabinet, où la premiere chose qu'il fit, ce fut son examen de conscience de bons mots, ainsi qu'il avoit accoustumé. C'est à dire qu'il faisoit un recueil où il mettoit par escrit tous les beaux traits et toutes les choses remarquables qu'il avoit oüyes pendant le jour dans les compagnies où il s'estoit rencontré. Apres cela il en faisoit bien son profit, car par fois il se les attribuoit et en compiloit des ouvrages entiers; par fois il les alloit debiter ailleurs comme venant de son crû. Ce qui luy arriva cette journée fut une grande recolte pour luy, car sans doute il en couchera l'histoire dans le premier livre qui sortira de sa plume, et bien plus amplement que je ne la raconte icy. Ce ne sera que la faute des libraires si vous ne la voyez pas.

Dés les premiers jours suivans, il ne manqua pas d'aller voir Collantine, comme il alloit voir toutes les autres filles et femmes de la Ville. La grande sympathie qu'ils avoient à faire du mal à leur prochain, chacun en son genre, fit qu'ils lierent ensemble une grande....... N'attendez pas que je vous dise amitié ou intelligence; mais familiarité, tant qu'il vous plaira.

Lors de sa premiere visite, et immediatement apres le premier compliment, Charroselles la voulut regaler de son bel esprit, et luy monstrer le catalogue de ses ouvrages. Mais Collantine l'interrompit, et luy fit voir auparavant tous les étiquettes de ses procés. Apres cela il se mit en devoir de luy lire une satyre contre la chicane, où il décrivoit le malheur des plaideurs. Mais auparavant, elle lui leut un advertissement dressé contre un faux noble qu'elle avoit fait assigner à la Cour des aydes sur ce qu'il avoit pris la qualité d'escuyer[87]. Comme il vid qu'il ne pouvoit obtenir longue audience, il luy voulust monstrer un sonnet qu'il lui dit estre un chef-d'œuvre de poësie. Ha! pour des chef-d'œuvres (dit-elle), je vous veux lire un exploit en retrait lignager aussi bien dressé qu'on en puisse voir. Il crut estre plus heureux en lui annonçant de petites stances, où il disoit qu'un amant faisoit à sa maistresse sa déclaration. Pour des déclarations (interrompit-elle encore), j'en ay une de dépens si bien dressée, que de trois cens articles, il n'y en a pas un de rayé ni de croisé. Au lieu de se rebuter, il la pria instamment d'oüir la lecture d'une epistre. Elle répondit aussi tost qu'elle n'entendoit point le latin: car elle ne croyoit pas, en effet, qu'il y eust d'autres epistres que celles qui se lisent devant l'Evangile. Charroselles, pour s'expliquer mieux, luy dit que c'estoit une lettre. Quant aux lettres (luy répondit Collantine), j'en ai de toutes les façons, et je vous en veux monstrer en forme de requeste civile obtenues contre treize arrests tous contradictoires. Quand il vid qu'il estoit impossible qu'il fust escouté, il tira un livret imprimé de sa poche, contenant une petite nouvelle[88], qu'il lui donna, à la charge qu'elle la liroit le soir. Elle ne parut point ingrate, et aussitost elle luy donna un gros factum à pareille condition. Enfin, je ne sçay si ce fut encore la nuit ou quelque autre interruption qui les separa; tant y a qu'ils se quitterent fort satisfaits, comme je crois, de s'estre fait enrager l'un l'autre.

[87] A partir de 1661, on inquiéta les usurpateurs de noblesse. (Subligny, Muse dauphine, in-12, p. 235.) La Fontaine fut condamné, en 1662, à 2,000 fr. d'amende pour avoir pris indûment le titre d'écuyer. (V. son Histoire, par Walckenaër, 1re édit., p. 341.) Boileau fut aussi poursuivi, mais il gagna son procès, (Lettre à Brossette, 9 mai 1699.)

[88] On a de Ch. Sorel des Nouvelles françoises, 1683, in-8o.

Comme il ne manquoit à Charroselles aucune de toutes les mauvaises qualitez, il avoit sans doute beaucoup d'opiniastreté. Il s'opiniastra donc à vouloir faire entendre à Collantine quelqu'un de ses ouvrages, et s'estant trouvé malheureux cette journée, il voulut jouer d'un stratagème. Il s'advisa donc un jour de la prendre à l'impourveu pour la mener à la promenade hors la Ville, raisonnant ainsi en luy-mesme que, quand il lui liroit quelqu'une de ses pieces, elle ne pourroit pas l'interrompre pour luy faire voir d'autres papiers, parce qu'elle ne les auroit pas alors sous sa main. Mais helas! que les raisonnemens des hommes sont foibles et trompeurs! Comme il la tenoit en pleine campagne, ignorante de son dessein, et sans qu'elle eut songé à prendre aucunes armes deffensives, il se mit en devoir de luy lire un episode de certain roman qui contenoit (disoit-il) une histoire fort intriguée. Vrayement (dit Collantine), il faut qu'elle le soit beaucoup si elle l'est d'avantage que celle d'un procés que j'ay; et en disant cela, elle tira de dessous la juppe sa coppie d'un procès-verbal, contenant 55 roolles de grand papier bien minuttez. Je vous le veux lire devant que je le rende à mon procureur, qui le doit signifier demain; je l'ay pris exprès sur moy pour le luy laisser à mon retour; un bel esprit comme vous en fera bien son profit, car il y a de la matiere pour en faire un roman.

Puisque la loy de nature est telle qu'il faut que le plus foible cede au plus fort, il fallut que l'episode cedast au procès verbal, de mesme qu'un pygmée à un geant. Charroselles fut donc resduit à l'escouter, ou plustost à la laisser lire, et cependant il faisoit en lui mesme cette reflection: Ne suis-je pas bien malheureux d'avoir pris tant de peine à composer de beaux ouvrages, et estre reduit non seulement à ne les pouvoir faire voir au public, puisque ces maudits libraires ne les veulent pas imprimer, mais mesme à ne trouver personne qui ait la complaisance de les ouïr lire en particulier? Il faudra que je fasse enfin comme ces amans infortunez qui recitent leurs avantures à des bois et à des rochers, et que j'imite l'exemple du venerable Béde, qui preschoit à un tas de pierres. Encore si je ne souffrois ce rebut que par ces critiques qui ne trouvent rien à leur goust que ce qu'ils ont fait, je l'endurerois plus patiemment; mais qu'il le faille aussi souffrir d'une personne vulgaire, qui ne seroit pas capable de voir les defauts de mes ouvrages, supposé qu'il y en eust, et dont je ne devrais attendre que des applaudissemens, c'est ce qui est capable de pousser à bout ma patience.

Cependant Collantine lisoit, et souvent interrompoit la triste resverie de nostre Autheur inconsolable, et en le poussant du coude, luy disoit: N'admirez-vous point que j'ay un procureur qui verbalise bien? Vous verrez tantost le dire d'un intervenant qui n'est rien en comparaison. Elle demandoit aussi de fois à autre ce qu'il luy en sembloit, et luy, qui estoit de serment de ne rien loüer, et qui eut esté excusable de ne se point parjurer en cette occasion, luy dit en langue de pedant, dont il tenoit un peu: Je ne trouve rien là, nisi verba et voces. Et estant enquis de l'explication de ces mots, il dit qu'il ne trouvoit rien de mieux baptisé qu'un procés verbal, car, en effet, il ne contient que des paroles.

Collantine eut plutost le gosier sec qu'elle ne fut lasse de lire, et cette alteration, aussi bien que la chaleur qu'il faisoit, obligerent ce peu galand homme à luy offrir un petit doit de collation, et pour cet effet ils descendirent à la Pissote[89]. Le couvert ne fut pas sitost mis sur la table, que la demoiselle, souspesant le pain dans ses mains, se mit à crier contre l'hoste qu'il n'estoit pas du poids de l'ordonnance, et qu'elle y feroit bien mettre la police. Cette querelle, jointe au mauvais ordre que le meneur y avoit donné, qui estoit d'ailleurs fort œconome, leur fit faire un tres-mauvais repas, et qui se pouvoit bien appeler gouster, en prenant ce mot dans sa plus estroite signification.

[89] C'étoit un fameux cabaret des environs de Vincennes. Le hameau auquel il attenoit en a gardé long-temps le nom.

Le pis fut quand ce vint à conter. Charroselles contestoit avec l'hoste sur chaque article, et faisoit assez grand bruit, lorsque Collantine y accourut, disant qu'elle vouloit estre receuë partie intervenante en ce procés. Elle prit elle-mesme les jettons, chicana sur chaque article, et rogna mesme de ceux qui avoient esté des-ja alloüez. Sur tout elle ne vouloit pas qu'on payast le pain qu'à raison de dix sols la douzaine, asseurant que l'hoste l'avoit à ce prix du boulanger, et que c'estoit assez pour luy d'y gagner le troiziéme. Cependant, l'hoste estant ferme à son mot, elle voulut envoyer querir un officier de justice pour consigner entre ses mains le prix de l'escot, et s'opposer à la délivrance des deniers, avec assignation pour en voir faire la taxe. Elle disoit hautement que ce n'estoit pas pour la somme, mais qu'il ne falloit pas accoustumer ces rançonneurs de gens à leur donner tout ce qu'ils demandoient; excuse ordinaire des avares, qui protestent tousjours de ne pas contester pour la consequence de l'argent, mais qui neantmoins ne contesteroient point s'il n'en falloit point donner. Enfin la liberalité forcée de Charroselles les tira de cet embarras; au grand regret de Collantine d'avoir manqué une occasion d'avoir un procés, asseurant tout haut que, si c'eust esté son affaire, l'hoste en eust esté mauvais marchand; qu'il luy en eust cousté bon; et elle se consola neantmoins, sur la menace qu'elle luy fit d'y envoyer un commissaire, pour le faire condamner à l'amende à la police.

Nostre pauvre autheur, qui n'avoit pas eu mesme de la loüange pour son argent, chercha plusieurs autres occasions, dans les visites qu'il rendit à Collantine, de luy faire quelque lecture; mais elle estoit tousjours en garde de ce costé-là. Ce n'est pas qu'elle eust de l'aversion pour ses ouvrages, mais c'est qu'elle avoit tant d'autres papiers à lire, où elle prenoit plus de goust, qu'elle n'avoit de loisir que pour ceux qui flattoient sa passion. Un jour entr'autres, qu'il avoit fait plusieurs tentatives inutiles, il se mit tellement en colere contre elle, qu'il estoit presque resolu de la lier, et de luy mettre un baillon dans la bouche pour avoir sa revanche, et la prescher tout à loisir, quand voicy qu'il survient une nouvelle occasion de procés.

Je ne sçay sur quel point de conversation ils estoient, quand la demoiselle luy dit: A propos, j'ay une priere à vous faire: faites-moy le plaisir de me prester une chose que vous trouverez dans l'estude de feu monsieur vostre pere. Quoy (dit Charroselles), avez-vous besoin de livres de guerre ou de chevalerie? J'ai les fortifications d'Errart[90], de Fritat, de de Ville[91], et de Marolois[92]; j'ay les livres de machines de Jean Baptiste Porta[93] et de Salomon de Caux[94], les livres de Pluvivel[95] et de la Colombiere[96]; voulant faire croire par là que son pere estoit un grand homme de guerre.

[90] On a de J. Errart, le premier ingénieur françois qui ait écrit sur cette matière: La fortification démonstrée et réduicte en art, 1594, in fol.—Une autre édition en fut donnée à Cologne en 1604.

[91] Son traité, imprimé a Lyon en 1628, a pour titre: Les fortifications du chevalier A. De Ville.

[92] Samuel Marolois, de qui l'on a aussi des travaux sur la perspective et sur l'optique, a laissé: Artis muniendi, sive fortificat, pars prima et secunda, Amst., 1633, in-fol.—Son nom ne se trouve dans aucune biographie.

[93] Furetière parle ici de quelques uns des nombreux ouvrages du fameux physicien napolitain: Pneumaticorum libri III, Naples, 1601, in-4o; De distilationibus, Rome, 1608, in-4o; etc.

[94] C'est du fameux ouvrage de l'ingénieur normand, La raison des forces mouvantes, etc., 1615, in-fol., dans lequel se trouve la première idée de la machine à vapeur, que Furetière veut parler ici. Cette mention seule suffiroit à prouver que les travaux de Salomon de Caus ne furent pas aussi dédaignés de son temps qu'on l'a prétendu. On pouvoit n'en pas comprendre la portée, mais on les lisoit, et, ce passage-ci en est la preuve, on les citoit parmi les meilleurs.

[95] Il étoit sous-gouverneur du Dauphin (Louis XIII), et son maître pour les exercices du corps. On lui doit le Manége royal, Paris, 1615, in-fol., réimprimé sous le titre d'Instruction du Roy en l'exercice de monter à cheval, Paris, 1625, in-fol.

[96] On a du sieur de la Colombière: Le vray théâtre d'honneur et de chevalerie, 1 vol. in-4o, et plusieurs autres ouvrages.

Ce n'est point cela (luy dit-elle); je n'ay affaire que d'un papier. Ha (repliqua-t'il), il en avoit que tres-curieux: il avoit toutes les pieces qui ont esté faites durant la Ligue et contre le gouvernement: le Divorce Satirique[97], la Ruelle mal-assortie[98], la Confession de Sancy, et plusieurs autres. Ce n'est point encore cela (repartit Collantine); c'est qu'en un procés que j'ay, je voudrois bien produire un arrest qui a esté rendu en cas pareil. J'ay entendu dire qu'il y en a eu un rendu sur une espece semblable, en une instance où feu monsieur vostre pere estoit procureur; on luy aura peut-estre laissé les sacs; je vous prie de prendre ce memoire et de le faire chercher, ou à tout le moins de m'en dire le datte. Dites-vous cela (reprit Charroselles) pour me faire injure? Ne sçavez-vous pas que je suis gentilhomme? j'ay quatre-vingt mille livres de bien, un carosse entretenu, deux laquais, valet de chambre, et apres cela vous me faites ce tort de me croire fils d'un procureur. Quand il seroit ainsi (luy répondit Collantine), je ne vous ferois pas grand tort, car j'estime autant et plus un procureur qu'un gentilhomme. J'en sçais cent raisons, et sur tout une qui est decisive, pour faire voir l'avantage que l'un a sur l'autre: c'est qu'il n'y a point de gentilhomme, tant puissant soit-il, qui ait pû ruiner le plus chetif procureur; et il n'y a point de si chetif procureur qui n'ait ruiné plusieurs riches gentilhommes. Et sans luy donner le loisir de l'interrompre, elle qui sçavoit admirablement son palais, pour luy monstrer qu'elle ne parloit point en l'air, luy dit le nom et la demeure de celuy qui estoit subrogé à la pratique de son pere, luy nomma l'huissier qu'il employoit à faire ses significations, le commis du greffe qui mettoit ses arrests en peau[99], la buvette où il alloit déjeuner, les clercs qui avoiest esté dans son estude, enfin tant de choses que Charroselles, convaincu de cette verité et confus de ce reproche, n'eut autre recours pour s'en sauver qu'à son impudence, et à luy soustenir hautement que tout cela estoit faux. Collantine en infera aussi-tost: J'ay donc menty! et en mesme temps il y eut souflets et coups de poing respectivement donnez. Elle fut la premiere à souffleter et à crier: Au meurtre! on m'assassine! et quoy qu'elle fust la moins battuë, c'estoit elle qui se plaignoit le plus haut. Pour le pauvre Charroselles, il n'estoit que sur la deffensive; et quoy que ce ne fust pas le respect du sexe qui le reteint (car il n'en avoit ny pour sexe, ny pour âge), neantmoins l'avantage n'estoit pas de son costé, car il n'estoit accoutumé qu'à mordre, et non point à souffleter ny à battre. Le plus plaisant fut que, parmy les voisins qui arriverent au secours, se trouva fortuitement le frere de Collantine, qui avoit hérité de l'office de sergent qu'avoit son pere. Quoy qu'il eust beaucoup d'affection pour elle, il se donna bien de garde de separer ces combatans, qui s'embrassoient fort peu amoureusement; mais, disant aux assistans qu'il les prenoit à tesmoins, il escrivit cependant à la haste une requeste de plainte, et tant plus il les voyoit battre, tant mieux il rolloit. Le mal-heureux autheur fut donc obligé de s'enfuir, car tout le voisinage accouru se rua sur sa fripperie et le mit en aussi pitoyable estat qu'un oyson sans plume. Le sergent envoya querir vistement la justice ordinaire du lieu, dont sa sœur le querella fort, luy disant qu'il se meslast de ses affaires; qu'elle sçavoit assez bien, Dieu mercy, les destours de la pratique pour ruiner sa partie de fonds en comble; en un mot, qu'elle vouloit avoir la gloire toute seule de commencer et de pousser à bout ce procez.

[97] C'est le plus sanglant libelle qui ait été écrit contre la reine Marguerite, première femme divorcée de Henri IV. «Dans ce libelle, dit M. Bazin, où il ne faut chercher ni fidélité historique, ni talent de style, mais qui ne manque pas d'une certaine verve ordurière, l'auteur feint qu'il s'est élevé quelque blâme contre la dissolution du premier mariage de Henri IV, et il place dans la bouche du roi lui-même le récit scandaleux des faits qui ont rendu cette séparation nécessaire, ou qui, depuis, l'ont trop justifiée. Nous croyons qu'on ne s'est pas mépris en attribuant cet écrit à d'Aubigné. Un voyage qu'il fit à la cour, vers l'époque où l'on voit que ce pamphlet fut composé (1608), pourroit bien lui en avoir fourni l'occasion. Au reste, de lui ou d'un autre, il sent évidemment son huguenot hargneux, sorte de gens que Marguerite avoit toujours trouvés sans respect et sans pitié pour elle. Le Divorce satirique ne fut pas alors imprimé, mais il s'en fit des copies, qui coururent les châteaux des gentilshommes réformés, et, en 1662 seulement, les presses de Hollande le donnèrent à la suite du Journal de Henri III, ce qui étoit parfaitement sa place.» (Art. sur Marguerite de Valois, Rev. de Paris, 5 mars 1843, p. 25-26.)—On voit que Furetière a raison de ranger le Divorce satirique parmi les pièces rares et curieuses. Ajoutons qu'on ne l'attribue pas seulement à d'Aubigné, mais à Louise-Marguerite de Lorraine, princesse de Conti, fille du duc de Guise. (Dreux du Radier, Tablettes historiques... des rois de France, t. 1, p. 11.)

[98] Pièce encore plus rare que la précédente. Tallemant l'attribue à la reine Marguerite elle-même. «On a, dit-il, une pièce d'elle, qu'elle a intitulée la Ruelle mal assortie, où l'on peut voir quel étoit son style de galanterie.» Elle est si peu connue, que M. Moumerqué mit en note, à propos de ce passage de Tallemant: «Cette pièce ne paroît pas avoir été imprimée.» (Historiettes, 2e édit., t. 1er, p. 163.) C'étoit une erreur: M. Paulin Paris a retrouvé la Ruelle mal assortie à la page 96 du Nouveau recueil de pièces les plus agréables de ce temps, en suite des jeux de l'inconnu, Paris, chez Nicolas de Sercy, 1644, et il a consigné sa découverte dans une note de la nouvelle édition qu'il donne des Historiettes, t. 1er, p. 151-152. Le plus curieux pour nous, c'est que le recueil où la Ruelle se trouve ainsi avoit été justement publié par Charles Sorel, prototype du Charroselles, en possession de qui Furetière, non sans intention, nous montre la curieuse pièce. Une réimpression à petit nombre de la Ruelle mal assortie se prépare à la libraire d'Aug. Aubry.

[99] On disoit autrefois peau pour parchemin. «Tous les arrêts, lit-on dans le Dictionnaire de Furetière, s'expédient en peau.—Il y a une vingtaine de greffiers en peau.»

Le bailly venu, elle fit faire en moins de rien de gros volumes d'informations, et on connut alors le dire d'un autheur espagnol trés-véritable, qu'il n'y a rien qui croisse tant et en si peu d'heure, qu'un crime sous la plume d'un greffier. Elle obtint bientost un décret de prise de corps, et parce qu'elle n'avoit point de veritables blessures, elle se frotta les bras avec un peu de mine de plomb; en suite elle se fit mettre quelques emplastres par un chirurgien et obtint un rapport de plusieurs échinoses (c'est à dire esgratignures). Ce grand mot donna lieu à deux sentences de provision de 80 livres parisis chacune. Charroselles, qui ne sçavoit autre chicane que celle qui luy servoit à invectiver contre les autheurs, fut si embarassé que, pour éviter la prison, il fut obligé de se cacher quelques jours en une maison de campagne d'un de ses amis. Là, toute sa consolation fut de décharger sa colère sur du papier et de se servir des outils de sa profession. Il se mit à faire une satyre contre Collantine, et sa bile mesme s'épandit sur tout le sexe. Il chercha dans ses lieux communs tout ce qui avoit esté dit contre les femmes. Il n'oublia pas le passage de Salomon, qui dit que de mille hommes il en avoit trouvé un de bon, et de toutes les femmes pas une. En suite il fit un catalogue de toutes les méchantes femmes de l'antiquité, et les compara à sa partie adverse, qu'il chargea seule de tous leurs crimes. Il la dépeignit cent fois plus horrible que Megere, qu'Alecto, ny que Tusiphone. Mais tandis qu'il estoit dans sa plus grande fureur d'invectiver, il se souvint que tout ce qu'il escrivoit seroit peut-estre perdu, parce que les libraires ne voudroient pas imprimer cet ouvrage, comme beaucoup d'autres qu'ils luy avoient rebutez. C'est pourquoy il resolut, pour ne plus travailler inutilement, de sonder à l'advenir leur volonté devant que de commencer un ouvrage. En cela il vouloit imiter ce qu'avoient fait autrefois la Serre et autres autheurs gagistes des libraires, qui mangeoient leur bled en herbe, c'est à dire qui traitoient avec eux d'un livre dont ils n'avoient fait que le titre. Ils s'en faisoient advancer le prix[100], puis ils l'alloient manger dans un cabaret[101], et là ils le composoient au courant de la plume. Encore arrivoit-il souvent que les libraires estoient obligez de les aller dégager de la taverne ou hostellerie, où ils avoient fait de la dépence au delà de l'argent qu'ils leur avoient promis.

[100] G. Gueret, dans son Parnasse réformé, Paris, 1671, in-12, p. 43-44, fait ainsi parler ce même La Serre: «Y a-t-il d'autre marque de la bonté d'un ouvrage que le profit qu'en tire l'auteur? Pourvu qu'il soit payé de son patron et du libraire aussi avantageusement que je l'ay toujours été, n'est-ce pas une hérésie que de douter de son mérite?... J'ay mieux aimé que mes ouvrages me fissent vivre que de faire vivre mes ouvrages.... Je n'ai cherché que l'expédition. J'ay laissé aux autres le soin de bien écrire, et je n'ay pris pour moi que celuy d'écrire beaucoup.»

[101] La Serre s'acquoquina si bien au cabaret qu'il finit par y prendre femme. «Il épousa... (en 1648), dit Tallemant, une jolie personne, fille d'un cabaretier d'Auxerre. Ils s'attraperent l'un l'autre.» (Historiettes, 1re édit., t. 5, p. 28.)—Si le projet de libre échange émis par Hortensius, au liv. 11 de Francion, eût été exécuté, les poëtes de ce temps-là y eussent bien trouvé leur compte: «Qui n'aura pas d'argent, porte une stance au tavernier, il aura demy-septier; chopine pour un sonnet, pinte pour une ode, etc.;—quarte pour un poëme et ainsi des autres pièces.» (La vraye histoire comique de Francion, etc, par M. De Moulinet (Sorel), Rouen, 1663, in-8o, p. 615.)—Cette manière de composer au cabaret étoit encore de tradition littéraire au XVIIIe siècle. L'abbé Prevost ne faisoit pas autrement. «La feuille d'impression lui étoit payée un louis, dit M. A. Firmin Didot; nous possédons des traités signés au cabaret, au coin de la rue de la Huchette, suivant l'usage du temps.» (Encyclop. moderne, Paris, 1851, in-8o, t. 26 (art. Tygographie), p. 835, note.

Il escrivit donc à tous ceux qu'il connoissoit; il leur manda son dessein et leur envoya un plan ou un eschantillon de son ouvrage, pour sçavoir d'eux s'ils le voudraient imprimer. Mais comme ces libraires estoient dégoustez de tous ses écrits par les mauvais succès qu'avoient eu ses livres precedens, ils luy manderent tout à plat qu'ils n'imprimeroient rien de luy qu'il ne les eut dédommagez des pertes qu'il leur avoit fait souffrir, ce qui le mit en une telle colère, qu'il eust déchiré le livre qu'il composoit, sans la tendresse paternelle qu'il avoit pour luy. Neantmoins cela luy fit abandonner ce dessein. Toutesfois la rage où il estoit contre Collantine n'estant pas satisfaite, il voulut faire du moins quelque petite pièce contre elle, qu'il pust faire courir en manuscrit chez les gens qui la connoissoient. Mais parce que la prose ne se peut pas resserrer dans des bornes estroites, il fut contraint de tascher à faire des vers. Cependant, il avoit une estrange aversion pour la poësie[102], et quelque effort qu'il eust pû faire, de sa vie il n'avoit pû assembler deux rimes. Enfin sa passion vint à un si haut point, qu'elle se tourna en fureur poëtique, et comme autrefois le fils de Crœsus, qui avoit esté tousjours muët, se desnoüa la langue par un grand effort qu'il fit pour avertir son père qu'on le vouloit tuer, de mesme Charroselles, outré de colère contre Collantine, malgre la haine qu'il avoit pour les vers, fit contr'elle cette Epigramme.

[102] Charles Sorel, bien qu'il ait cherché à faire tout ce qui concernoit son etat d'auteur, n'a pas laissé en effet un seul vers.

Épigramme.

Pilier mobile du Palais,
Ame aux procés abandonnée,
C'est dommage, tant tu t'y plais,
Que Normande tu ne sois née.
Je m'attends qu'un de ces matins
Ton humeur chicaneuse plaide
Contre le ciel et les destins,
Qui t'ont fait si gueuse et si laide.

Quoy que cette epigramme ne fust pas bonne, elle estoit du moins passable pour un homme qui foisoit son coup d'essay. Il l'envoya à tous ses amis, mais bien luy en prit qu'elle ne vint point à la connoissance de Collantine: car elle n'auroit pas manqué d'en faire informer et de l'appeler libelle diffamatoire. Il se crut donc par là bien vangé (poètiquement s'entend), car chacun se vange à sa maniere, un autheur par des vers, un noble à coups de main, un praticien en faisant couster de l'argent. Quelque temps après, Charroselles, par je ne sçay quel bonheur, fit connoissance avec un procureur du Chastelet, excellent dans son mestier et digne antagoniste de Collantine et de son frère le sergent, quand il les auroit eu tous deux à combattre. Cettuy-cy pour luy préparer une autre vengeance à sa maniere, le fit adresser à un commissaire qui luy fit répondre et antidater une requeste du jour que la querelle estoit arrivée, chose qui se fait sans scrupule, à cause que cela ameine de la pratique aux officiers royaux, par la prevention qu'ils ont sur les subalternes. Il fit entendre pour témoins deux de ses laquais, dont il fit déguiser les noms et la qualité, les ayant produit sous un autre habit; il eut mesme, je ne sçay comment, un rapport de chirurgie tel quel (car ses blessures dont il avoit eu bon nombre estoient gueries). Avec cela il obtint de sa part un pareil decret, et deux sentences de provision, qui furent données deux fois plus fortes que celles de la justice ordinaire, par une jalousie de jurisdiction: en telle sorte que le sergent, qu'il fit comprendre dans le décret aussi bien que sa sœur, fut obligé pour quelque temps d'aller, comme disent les bonnes gens, à Cachan. Le remede fut d'obtenir un arrest portant deffences aux parties d'executer ce decret et de faire des procedures ailleurs qu'en la cour, les provisions compensées, le surplus payé, c'est le stile ordinaire. Et en vertu de ce surplus, le pauvre sergent, quelque temps après, lors qu'ils ne s'en doutoit en aucune sorte, fut constitué injurieusement prisonnier par un de ses confreres, qui pour peu d'argent se chargea volontiers de cette contrainte contre luy. La cause fut mise au roolle, et après avoir esté long-temps sollicitée et bien plaidée, les parties furent mises hors de cour et de procès sans aucune reparation, dommages interests, ny dépends. Ainsi, qui avoit esté battu demeura battu, et tous les grands frais que les parties avoient fait de part et d'autre furent à chacune pour son compte.

Or, lecteur, vous devez sçavoir qu'il estoit escrit dans les livres des Destinées, ou du moins dans la teste opiniastre de Collantine, qui ne changeoit guère moins; qu'elle ne seroit jamais mariée à personne qu'il ne l'eust vaincuë en procés, de mesme qu'autrefois Atalante ne vouloit se donner à aucun amant qu'il ne l'eust vaincuë à la course. De sorte que cet heureux succés de Charroselles luy servit au lieu de luy nuire; et quoy qu'en effet il ne l'eust pas surmontée entierement, du moins il luy avoit fait perdre ses avantages, comme il arrivoit en ces anciens combats de chevaliers qui se terminoient après un témoignage reciproque de valeur, sans la deffaite entière de leur ennemy. De manière qu'on ne vit point icy arriver ce qui suit ordinairement les procés, car cela ne servit qu'à les réjoindre plus estroitement, et à leur donner une estime reciproque l'un pour l'autre. Sur tout Collantine, qui se croyoit invincible en ce genre de combat, admiroit le heros qui luy avoit tenu teste, et commença de le trouver digne d'elle. Mais voicy cependant un rival, ou plustost un autre plaideur qui se jette à la traverse.

Je ne sçaurois obmettre la description d'une personne si extraordinaire. C'estoit un homme qui, par les ressorts de la Providence inconnus aux hommes, avoit obtenu une charge importante de judicature. Et pour vous faire connoistre sa capacité, sçachez qu'il estoit né en Perigort, cadet d'une maison qui estoit noble, à ce qu'il disoit, mais qui pouvoit bien estre appellée une noblesse de paille, puisqu'elle estoit renfermée sous une chaumiere. La pauvreté plustost que le courage l'avoit fait devenir soldat dans un régiment, et la fortune enfin l'avoit poussé jusqu'à l'avoir rendu cavalier, quand elle le ramena à Paris. Du moins ceux qui estoient bons naturalistes appelloient cheval la beste sur laquelle il estoit monté; mais ceux qui ne regardoient que sa taille, son port et sa vivacité, ne la prenoient que pour un baudet. Il fut vendu vingt escus à un jardinier dés le premier jour de marché, et bien luy en prit, car il auroit fait pis que Saturne, qui mange ses propres enfans: il se seroit consommé luy-mesme. Le laquais qui suivoit ce cheval (il faut me resoudre à l'appeller ainsi) estoit proportionné à sa taille et à son merite. Il estoit Pigmée et barbu, sçavant à donner des nazardes, et à ficher des épingles dans les fesses; en un mot, assez malicieux pour meriter d'estre page, s'il eut esté noble, supposé qu'on cherche tousjours de la noblesse dans ces messieurs. Pour bonnes qualitez, il avoit celle d'encherir sur ceux qui jeusnent au pain et à l'eau, car il avoit appris à jeusner à l'eau et à la chastagne. Aussi cela luy estoit-il necessaire pour vivre avec un tel maistre, puisque, pour peu qu'il eust esté goulu, il l'eust mangé jusqu'aux os; encore n'auroit-il pas fait grande chere, ce pauvre homme et sa bource estant deux choses fort maigres. Si ce proverbe est veritable, tel maistre tel valet, vous pouvez juger (mon cher lecteur, qu'il y a, ce me semble, long-temps que je n'ay apostrophé) quel sera le maistre dont vous attendez sans doute que je vous fasse le portrait. Je vous en donneray du moins une esbauche. Il estoit aussi laid qu'on le puisse souhaiter, si tant est qu'on fasse des souhaits pour la laideur; mais je ne suis pas le premier qui parle ainsi. Il avoit la bouche de fort grande estenduë, témoignant de vouloir parler de prés à ses aureilles, qui estoient aussi de grande taille, témoins asseurez de son bel esprit. Ses dents estoient posées alternativement sur ses gencives, comme les creneaux sur les murs d'un chasteau. Sa langue estoit grosse et seiche comme une langue de bœuf; encore pouvoit elle passer pour fumée, car elle essuyoit tous les jours la vapeur de six pippes de tabac. Il avoit les yeux petits et battus, quoy qu'ils fussent fort enfoncez, et vivans dans une grande retraite; le nez fort camus, le front eminent, les cheveux noirs et gras, la barbe rousse et seiche. Pour le peu qu'il avoit de cou, ce n'est pas la peine d'en parler; une espaule commandoit à l'autre comme une montagne à une colline, et sa taille estoit aussi courte que son intelligence. En un mot, sa physionomie avoit toute sorte de mauvaises qualitez, horsmis qu'elle n'estoit point menteuse. On le pouvoit bien appeller vaillant depuis les pieds jusqu'à la teste, car sa valeur paroissoit en ses machoires et en ses talons. Mais l'infortune l'avoit tellement tallonné à l'armée, qu'apres vingt campagnes il n'avoit pas encore gagné autant que valoit sa legitime (l'on ne sçauroit rien dire de moins), et il estoit obligé de venir chercher sa subsistance à Paris, qui estoit son meilleur quartier d'hyver.

Quant à son esprit, il estoit tout à fait digne de son corps; et quoy qu'il n'ait bien paru que lors qu'il a esté placé sur le tribunal, il en fit voir neantmoins quelque eschantillon, par où l'on peut juger de son caractere. Un jour qu'on luy parloit de la grande Chartreuse, il demanda si c'estoit la femme du general des Chartreux. Il demanda aussi à d'autres gens de quelle matiere estoit fait le cheval de bronze, qui, voyant sa naïfveté luy persuaderent que les pecheurs venoient la nuit tirer du poil de sa queuë pour faire leurs lignes. Il gagea un jour que la Samaritaine estoit de Paris, et se mocqua d'un bachelier qui luy vouloit prouver le contraire par la Bible. Ayant oüy parler un jour de l'estoile poussiniere[103], il demanda combien de fois l'année elle avoit des poussins. Une autrefois, un Jacobin luy ayant parlé de la sainte Inquisition, il l'alla retrouver le lendemain, pour luy dire que c'estoit un grand abus de la croire sainte; qu'il n'avoit point trouvé sa feste dans l'almanac, ny sa vie dans la Fleur des Saints[104]. Comme il se promenoit un jour dans les Thuilleries, quelqu'un s'estonnant de la cause qui avoit peu faire ainsi nommer ce jardin, il répondit qu'il y avoit eu autrefois un roy de France qui s'appelloit Thuille, qui lui avoit donné son nom. C'estoit sçavoir l'histoire de son pays merveilleusement. Je ne sçay s'il n'avoit point autant de raison que cet autre etimologiste, qui vouloit que la salade eust esté inventée par Saladin, à cause de la ressemblance du nom. A propos de princes, quand il vouloit parler de ceux des Vénitiens et des Persans, il avoit coustume de dire le dogue de Venise et le saphir de Perse, au lieu de dire le doge et le sophy. Une autre fois, ayant découvert un clocher en approchant de Charenton, il demanda ce que c'estoit; on luy répondit que c'estoit la maison des Carmes deschaussez. Ha! vrayement (dit-il, trompé sur ce que nous appellons ceux de la Religion des Charentonniers), je ne croyois pas qu'il y eust des Carmes deschaussez huguenots. Le nombre de ses apophtegmes seroit grand si on les vouloit recueillir, et pourroit servir de supplément au livre du sieur Gaulard[105], qui avoit à peu prés un mesme genie. Cependant, avec ces ridicules qualitez de corps et d'esprit, la fortune s'advisa d'aller choisir ce magot pour le faire paroistre sur un grand theatre, de la mesme maniere que les charlatans y eslevent des singes et des guenons pour faire rire le peuple.

[103] On nommoit encore ainsi au XVIIe siècle l'étoile qui se trouve au centre de la constellation des pléiades. Ainsi placée au milieu de ces six étoiles, elle semble une poule poussinière au milieu de ses petits; de là son nom, qui se lit aussi dans Rabelais (liv. 1, chap. 53; liv. 4, chap. 43) et dans Regnier (sat. 6, v. 219).

[104] Fleurs des vies des saints, traduites du Flos sanctorum du P. Ribadeneyra par les PP. Gaultier et Bonnet, Paris, 1641, 2 vol. in-fol. C'est le même livre dont parle la Dorine du Tartuffe, acte 1, sc. 3).

[105] Le livre de ce prototype des Jocrisses, imprimé d'ordinaire à la suite des Bigarrures et touches du seigneur des Accords, a pour titre: les Contes facétieux du sieur Gaulard, gentilhomme de la Franche-Comté bourguignotte.

Il y avoit une charge de prevost vacante depuis long-temps en une justice des plus considérables de la ville. D'abord plusieurs personnes d'esprit et de sçavoir se presenterent pour en traiter; mais il s'y trouva tant d'obstacles de la part d'un nombre infiny de creanciers, que les honnestes gens, qui estoient incapables de faire les intrigues necessaires pour acheter les suffrages de tant de personnes, s'en rebutèrent. On y mit cependant un commissionnaire, à qui on fit le procés pour diverses voleries, et la haine qu'on eut pour luy, et la nécessité de le chasser, en faciliterent l'entrée à Belastre (car c'est ainsi que se nommoit nostre futur ridicule magistrat). Voicy comme il parvint à cette dignité, qui auroit esté un lieu d'honneur pour un autre, mais qui en fut un de deshonneur pour luy.

Un de ses freres avoit espousé en secondes nopces la fille du premier lit de la seconde femme du deffunt prevost, possesseur de la charge dont il s'agit. Cette veufve étoit une femme vieille, laide, gueuse, méchante, harpie, intrigueuse[106], médisante, fourbe, menteuse, banqueroutiere, et qui avoit toutes ces mauvaises qualitez en un souverain degré. Son mary ne s'estoit pas contenté de se faire separer de corps et de biens d'avec cette peste; il n'avoit peû estre à couvert de sa malice qu'en la faisant enfermer dans un des cachots de la conciergerie, où elle demeura tant qu'il vescut. Apres sa mort, elle se mit en teste de disposer de cette charge, sous pretexte de sa qualité de veuve, quoy qu'elle n'y eust aucun interest, parce que le nombre de ses creanciers et de son mary absorboit trois fois la valeur de sa succession. Mais par de feintes promesses, elle engagea dans son party une bourgeoise dont la creance estoit fort considérable, luy faisant entendre qu'elles partageroient ensemble les revenus de l'office, qu'elle luy fit paroistre bien plus grands qu'ils n'estoient en effet. Cette femme donna dans le paneau, et comme le chien d'Esope, qui prit l'ombre pour le corps, s'obligea avec elle de payer tous les creanciers.

[106] Ce mot, employé par Saint-Evremond, dans sa satire du Cercle, ne se trouve ni dans le dictionnaire de Nicot (1606), ni dans le Richelet de 1680; mais la première édition de l'Academie le donne, en faisant remarquer qu'intrigueuse est plus employé qu'intrigueur. Intrigant ne parut qu'après 1694.

Belastre fut le personnage du nom duquel le traité fut remply, qui, ayant par ce moyen le titre, se vit en une plus grande difficulté d'avoir l'agrément du seigneur dont la charge dépendoit. Il se trouva qu'il avoit rendu, à l'armée, un service tres-considerable à une personne de la premiere qualité. Il n'y a rien dont les grands soient si prodigues que de sollicitations, ne se pouvant acquitter à moindres frais des vrais services qu'on leur a rendus qu'en donnant des paroles et des complimens. Le seigneur de la justice ne put refuser des provisions à Belastre, apres la prière qui luy en fut faite de la part de cet illustre solliciteur. Mais quoy qu'il eust interessé tous ses officiers, afin de ne point gaster cette sollicitation, il y en eut quelqu'un d'oublié, qui donna advis du peu d'esprit et de capacité de l'aspirant, dont il donnoit d'ailleurs assez de marques par l'aspect de sa personne. Voicy comment cette affronteuse y remedia. Elle leurra une veuve nommée de Prehaut de l'esperance d'épouser ce magistrat quand il seroit parvenu dans son estat de gloire. Celle-cy, qui estoit si affamée de mary qu'elle en auroit esté chercher en Canada[107], la crut, et engagea sa mere dans son party, qui estoit encore une insigne charlatane, et fameuse par ses intrigues et par ses affiches[108]. Sa hablerie, plustot que sa science, lui avoit acquis quelque reputation à faire des cures de certaines maladies du scroton. Elle pensoit, ou plustot elle abusoit comme les autres, le fils d'un conseiller du Parlement, qui, sur sa fausse reputation, s'estoit mis entre ses mains. Ce conseiller estoit en tres-grande estime dans le palais, et n'avoit autre foiblesse que de deferer trop legerement aux prieres de ses enfans, dont il estoit infatué. La vieille donc pria cette veuve, la veuve pria sa mere, la mere pria son malade, le malade pria son pere; et par surprise, à leur relation, il signa un certificat en faveur de Belastre, sans l'examiner, par lequel il attestoit qu'il estoit noble et de bonne vie et mœurs; mesme il y avoit un article faisant mention de sa capacité. Apres celuy-là, elle en fit signer plusieurs autres semblables, jusqu'au nombre de vingt-cinq, par des officiers de cour souveraine, avec quelque legere recommandation, et bien plus de facilité; car tous les hommes péchent volontiers par exemple, et, comme s'ils estoient au bal, se laissent conduire par celuy qui meine la bransle. Tant y a qu'apres ces témoignages authentiques (que le seigneur garda pardevers luy comme ses garends) il ne put se deffendre d'agréer un homme qui se rendit aussi fameux par son ignorance, que les autres l'auroient pû faire par leur doctrine.

[107] C'est là que l'arrêt du 18 avril 1663 envoyoit les filles affamées comme cette veuve de Préhault. Il courut plusieurs pièces et chansons sur leur départ et sur leurs adieux à la ville et aux faubourgs de Paris; une des plus curieuses se trouve dans le livre de Bussy-Rabutin, Amours des dames illustres de notre siècle, Cologne, 1681, in-12, p. 371, 380:

Voilà nos plaisirs qui sont morts,
Et nous en sommes aux remords.
Adieu promenades de Seine,
Chaillot, Saint-Cloud, Ruel, Suresue.
Ah! que nous allons loin d'Issy,
De Vaugirard et de Passy!....
Defits s'y prend comme il faut;
Bourgeois, voilà ce que vous vaut,
Un magistrat de cette sorte
Et qui n'y va pas de main morte.....
Faisons le triage, et comptons
Combien sont nos brebis galeuses:
Les listes sont assez nombreuses
Pour les envoyer en troupeau
Paître dans le monde nouveau.

[108] Locke, dans le Journal du voyage qu'il fit en France vers cette époque, parle, comme l'ayant vue, d'une affiche à peu près pareille à celle-ci. C'est au duc de Bouillon que le privilège du remède qu'elle annonçoit, «un sachet... sans mercure», avoit été accordé, le 17 septembre 1667. (Extrait du Journal de Locke, Rev. de Paris, t. 14, p. 79.)

Aussi-tost, le nouveau pourveu publia que sa promotion à cette charge estoit un ouvrage de la providence divine; et pour preuve (disoit-il) qu'elle s'estoit meslée de son affaire, c'est qu'il avoit obtenu tant de certificats de capacité de personnes qui ne l'avoient jamais veu ny conneu. Le curé mesme de la paroisse l'appela, dans son prosne, prevost Dieu-donné, trompé par les premieres apparences qu'il luy donna de devotion.

Quand il fust installé dans son siege, le premier reglement qu'il fit, ce fut d'ordonner que les procureurs, greffiers, sergens et autres officiers escriroient doresnavant tous leurs actes en lettre italienne bastarde. Car, comme il escrivoit à la manière des nobles, c'est à dire d'un caractère large de deux doigts, il ne pouvoit lire que cette sorte d'escriture. Il appeloit chicane tout ce qu'il voyoit escrit en minutte, et il adjoustoit qu'il avoit tousjours oüi dire que la chicane estoit une méchante beste, qu'il ne la vouloit point souffrir dans sa justice. S'il desiroit voir quelques expéditions ou procedures, il disoit: Apportez-moy un papier, nommant de ce nom general tous les actes qui se font en justice, de mesme que font les bonnes gens qui n'ont aucune connoissance des affaires. Il se servoit encore des termes de la guerre pour s'expliquer dans la robbe, et quand il vouloit se faire payer de ses vacations ou de ses espices, il disoit ordinairement: Payez-moy ma solde. Il avoit peut-estre appris ce qui se raconte d'un gentilhomme de fortune, qui, sans avoir esté à la guerre, tout d'un coup fut fait general d'armée, et qui chercha aussi-tost un maistre de fortifications pour luy apprendre (disoit-il) l'art militaire de la guerre, à quatre pistoles par mois. Celuy-cy en fit chercher un pour luy apprendre le mestier de juge, à la charge qu'on luy en viendroit faire des leçons chez luy. Il s'imaginoit que cela s'apprenoit comme la science d'un escrimeur; et il adjoustoit que, puisqu'il avoit bien esté à l'armée sans avoir esté à l'académie, il pourroit bien aussi estre juge sans avoir esté jamais au collège. Il se targuoit quelquefois de l'exemple d'un boucher de Lyon qui avoit acheté un office d'esleu[109]; le gouverneur de la ville s'estonnant comment il le pourroit exercer, veu qu'il ne sçavoit ni lire ni escrire, il luy répondit avec une ignorante fierté: Hé! vrayement, si je ne sçais escrire, je hocheray; voulant dire que, comme il faisoit des hoches sur une table pour marquer les livres de viande qu'il livroit à ses chalans, il en feroit autant sur du papier pour lui tenir lieu de signature. Mais en faveur du boucher, on pourroit alléguer une disparité qui le rendroit excusable; car les esleus sont gens ignares et non lettrez par l'édit de leur creation, et c'est en ce point que l'édit, grace à Dieu, est bien observé. Je ne puis obmettre une belle preuve qu'il donna de sa capacité un peu auparavant que de devenir juge. Il estoit au Palais avec quelques officiers d'armée, qui achetoient des livres à la boutique de Rocolet[110]; par vanité il en voulut aussi acheter, et en effet il en demanda un au marchand. Rocolet luy demanda quel livre il cherchoit, et s'il en vouloit un in-folio, ou un in-quarto. Belastre, ignorant de ces termes, n'auroit pas compris ce que cela vouloit dire, si ce n'est qu'en mesme temps on luy monstroit du doigt le volume. Il répondit donc qu'il vouloit un grand livre. Rocolet luy demanda encore s'il vouloit un livre d'histoire, de philosophie, ou de quelqu'autre science. Belastre luy répondit qu'il ne s'en soucioit pas, et qu'il vouloit seulement qu'il luy vendist un livre. Mais encore (insista le marchand), afin que je vous en donne un qui vous puisse estre plus utile, dites-moy à quoy vous vous en voulez servir. Belastre luy répondit brusquement: C'est à mettre en presse mes rabats[111]. Cette réponse fit rire le libraire et tous ceux qui l'entendirent, et monstra que cet homme se connoissoit fort en livres, et qu'il en sçavoit merveilleusement l'usage. Il estoit si peu versé dans la connoissance du Palais, que, mesme depuis qu'il fut magistrat, il croyoit que les chambres des enquestes[112] estoient comme les classes du collège, et qu'on montoit de l'une à l'autre à mesure qu'on devenoit plus capable; de sorte qu'ayant veu un jeune homme sortir de la quatriesme chambre, il s'en estonna, et dit tout haut: Voila un conseiller bien advancé pour son âge. Une autrefois, à la table d'un president, quelqu'un vint à citer la loy des douze tables. Vrayement (luy dit Belastre en l'interrompant), il falloit que ces Romains fussent gens de bonne chere. Un galant homme qui se trouva de la compagnie, pour ne pas laisser perdre ce plaisant mot, en fit sur le champ ce quatrain:

Un ignorant que les destins
Font un juge des plus notables
Croit que les loix des douze Tables
Sont faites pour les grands festins.

[109] L'élu étoit un conseiller d'élection, sorte de juridiction chargée de répartir l'impôt, d'avoir raison des contribuables, etc., et qui d'abord, son nom l'indique, n'avoit que des charges données par élection. Avec le temps on en arriva à les vendre, comme on le voit ici. C'étoient des emplois très subalternes, ce passage le prouve aussi, et Dorine, dans Tartufe (act. 1er, sc. 5), mettant sur la même ligne

Madame la Baillive et madame l'Elue

ne fait pas grand honneur à la première. Les ancêtres de Cinq-Mars avoient tenu ce mince emploi; aussi, quand, au grand étonnement de tous, le maréchal d'Effiat fut fait chevalier de l'ordre, Bassompierre dit: «Je ne sais pas s'il a été nommé, mais je sais qu'il a été élu.» (Tallemant, Hist., in-8, t. 3, p. 16.)—Dans les Bourgeoises de qualité, de Dancourt, Mme l'Elue joue l'un des principaux rôles.

[110] Reçu imprimeur-libraire en 1618, imprimeur du roi en 1635, ce fut, jusqu'en 1666, année de sa mort, l'un des plus fameux libraires de son temps. (La Caille, Hist. de l'imprimerie, in-4, p. 228-230.) Entre autres livres d'art militaire, il avoit publié, avec un grand luxe de figures, Instruction pour apprendre à monter à cheval, par Antoine de Pluvinel (1627, in-fol.) Il n'est donc pas étonnant que Furetière fasse venir des officiers d'armée à son étalage. Rocolet pouvoit aussi offrir, comme il le fait plus loin, des livres de philosophie. En 1626, il avoit donné une édition des œuvres de Bacon.

[111] Encore une plaisante idée que Molière reprendra plus tard pour en faire un des meilleurs traits de la grande tirade de Chrysale dans les Femmes savantes:

Et, hors un grand Plutarque à mettre mes rabats,
Vous devriez brûler tout ce meuble inutile.

Ce Plutarque ainsi employé reparoît dans le discours que Palaprat a mis en tête de sa comédie des Empiriques: «C'est, ajoute-t-il, un grand in-folio de Vascosan.» (Les œuvres de monsieur Palaprat, etc., Paris, 1712, in-8, t. 2, p. 36.)

[112] «On y jugeoit des procès par écrit. Il y en avoit cinq à Paris.» (Dict. de Furetière.)

Apres le dîner, ayant suivy ce president, qui entroit en son cabinet pour y examiner le plan d'une maison qu'il vouloit faire bastir, Belastre le prit apres luy pour le voir, faisant semblant de s'y connoistre; mais, ayant apperceu au bas une ligne divisée en plusieurs parties, avec cette inscription: Eschelle de quinze toises: Vrayement (dit-il), pour faire une si grande eschelle, il falloit de belles perches. Il luy arriva aussi un jour de demander à un conseiller, quand le roy estoit en son lit de justice, s'il estoit entre deux draps ou sur la couverture.

Mais pour revenir à son domestique (car on pourroit faire des livres entiers de ses burlesques apophtegmes), il luy vint une appréhension que cette demoiselle de Prehaut ne luy fist signer quelque papier (c'est ainsi, comme j'ay dit, qu'il appeloit tous contracts), et qu'elle ne surprist une promesse ou un contract de mariage. Il luy avoit promis son alliance avant qu'il fust instalé, mais lors qu'il crut n'avoir plus affaire d'elle, il la dédaigna, et ne voulut plus tenir sa promesse. Comme il ne sçavoit pas lire, du moins l'escriture ordinaire de la pratique, il ne signoit que sur la foy d'un sifleur qu'il avoit; mais, la deffiance estant fort naturelle aux méchans et aux ignorans, il eut peur qu'il ne fust gagné par cette femme, qui passoit pour fort artificieuse. Voicy la belle precaution de laquelle il s'avisa, et dont il ne demanda advis à personne. Il fit commandement à un de ses sergens d'aller faire deffenses au curé de la paroisse de le marier en son absence. Le sergent luy remonstra qu'il se mocquoit de luy, mais cela fit croire à Belastre qu'il s'entendoit aussi avec sa partie, de sorte qu'il fit le mesme commandement à un autre, qui luy fit une pareille réponse. Enfin, se fâchant de n'estre pas obey, et les menaçant d'interdiction, il alla luy-mesme dire au curé, en présence de plusieurs témoins qu'il mena exprés: Je vous fais deffence, par l'authorité que j'ay en main, de me marier que je n'y sois présent en personne; et au retour, par maniere de congratulation, il disoit à ses domestiques: Voila comme les gens prudens donnent ordre à leurs affaires et se gardent d'estre surpris.

Tel estoit donc la mine et le genie de ce personnage, qui ne divertissoient pas mal tous ceux qui le connoissoient. On prenoit aussi un tres grand plaisir à examiner son action et ses habits, qui n'estoient pas mal assortis avec le reste. Il faisoit beau le voir dans les ruës, car il marchoit avec une carre et une gravité de president gascon. Il avoit cherché le plus grand laquais de Paris pour porter la queuë de sa robbe, et il la faisoit tousjours aller de niveau avec sa teste, car il s'estoit sottement imaginé que quand on la portoit bien haute, c'estoit une grande marque d'élevation. En cet estat elle découvroit une soûtane de satin gras et un bas de soye verte qui estoit une chose moult belle à voir. Dans son siege, c'estoit encore pis, car en cinq ans que dura son regne, il ne put jamais apprendre à mettre son bonnet, et la corne la plus élevée, qui doit estre sur le derriere, estoit tousjours sur le devant ou à costé. Il estoit là comme ces idoles qui ne rendoient point d'oracles toutes seules. Il y avoit un advocat qui montoit au siege auprés de luy, pour luy servir de conseil ou de truchemant, qui luy souffloit[113] mot à mot tout ce qu'il avoit à prononcer; mais ce secours ne luy dura gueres, car les parties interessées à l'honneur de la justice eurent d'abord cet avantage, qu'ils firent deffendre à ce sifleur de monter au siege avec luy, afin que, son ignorance estant plus connuë, il peût estre plus facilement dépossedé. Le sifleur fut donc obligé de se retirer au barreau, d'où il luy faisoit quelques signes dont ils estoient convenus pour les prononciations les plus communes; mais il s'y trompoit quelquefois lourdement. L'extention de l'index estoit le signe qu'ils avoient pris pour signifier un appointement en droit. Un jour qu'il estoit question d'en prononcer un, le truchemant luy monstra le doigt, mais un peu courbé; le juge crut qu'il y avoit quelque chose à changer en la prononciation, et appointa les parties en tortu. Ce n'est pas le seul jugement tortu qu'il ait donné. Comme il n'en sçavoit point d'autre par cœur que: deffaut et soit reassigné, il se trouva qu'un jour en le prononçant un procureur comparut pour la partie; il ne laissa pas d'insister à sa prononciation, disant au procureur, qui s'en plaignoit: Quel tort vous fait-on de donner deffaut et dire que vous serez reassigné? Le procureur ayant repliqué que cette reassignation n'auroit autre effet que de lui faire faire une pareille presentation, il le fit taire, et le condamna à l'amande pour son irreverance. Il condamna pareillement à l'amande un advocat qui, en plaidant devant luy contre des chartreux, pour faire le beau parleur, les avoit appelez, icthyophages (voulant dire qu'ils ne mangeoient que du poisson), à cause, disoit ce docte officier, qu'il ne vouloit pas souffrir dans son siege que des advocats dissent de vilaines injures à leurs parties adverses, et surtout à de si bons religieux. Il arriva une autre fois qu'y ayant eu une cause plaidée long-temps avec chaleur, l'affaire demeura obscure pour luy, qui auroit esté fort claire pour un autre, sur quoy il se contenta de prononcer: Attendu qu'il ne nous appert de rien, nous en jugeons de mesme. Hors du siege, il ne prenoit point de connoissance des affaires; et quand quelque amy qu'il vouloit gratifier venoit faire chez luy une sollicitation, il luy répondoit seulement en ces termes: Faites composer une requeste, je la seigneray, et je mettray: Soit fait ainsi qu'il est requis.

[113] Si l'on avoit pu croire que le souffleur donné à Petit-Jean, fait avocat, au troisième acte des Plaideurs, étoit une invention de Racine, ce passage de Furetière seroit une preuve qu'on se trompoit, et que cette industrie existoit réellement au XVIIe siècle. Ceux qui l'exerçoient étoient en même temps ce que nous appellerions des répétiteurs, ils enseignoient le droit en chambre; mais, le plus fort de leur métier étant de souffler les avocats, on les appeloit souffleurs. (V. à ce mot le Dict. de Trévoux.)

J'apprehende icy qu'on ne croye que tout ce que j'ay rapporté jusqu'à present ne passe pour des contes de la cigogne ou de ma mere l'oye[114], à cause que cela semble trop ridicule ou trop extravagant; mais pour en oster la pensée, je veux bien rapporter en propres termes une sentence qu'un jour il rendit, dont il courut assez de coppies imprimées dans le palais lors qu'on poursuivoit le procés de son interdiction. Belastre la rendit tout seul et de son propre mouvement (son sifleur estant malheureusement pour lors à la campagne) sur une affaire tres-épineuse, et qui ne pouvoit estre bien decidée que par le juge Bridoye[115] ou par luy; la voicy en propres termes et telle qu'elle a paru en plein parlement, où on en produisit l'original:

[114] On n'est pas d'accord sur l'origine du nom de ces contes, et, faute d'autre étymologie, on est obligé de s'en tenir à l'opinion de ceux qui croient qu'il s'agit ici des contes semblables à celui de la reine Pédauque, reine à la patte d'oie (V. Rabelais, liv. 4, chap. 41), ou d'adopter la version émise dans la Bibliothèque des Romans, où il est dit: «Cette expression (contes de ma mère l'oie) est prise d'un ancien fabliau dans lequel on représente une mère oie instruisant de petits oisons, et leur faisant des contes dignes d'elle et d'eux, etc.» Reste à trouver le fabliau. D'après une phrase de Ch. Perrault, qui devoit s'y connoître, dans son Parallèle des anciens et des modernes, on pourroit penser que la mère l'oye étoit un conte aussi bien que Peau d'âne, et qu'étant plus fameux que les autres, il avoit donné son nom à toute la série. Il est étrange alors que Perrault ne l'ait pas reproduit dans son recueil, d'autant que le titre de sa première édition (1697) est celui-ci: Contes de ma Mère l'oye.—L'oie sauvage et la cigogne passant pour être le même oiseau dans quelques pays, comme la Hollande, on comprendra que les contes de l'oie aient pu être appelés aussi bien contes de la cigogne. Dans la Comédie des Proverbes, acte 2, sc. 2, on ne les désigne que sous ce dernier nom.

[115] C'est le même qui s'appellera Bridoison dans le Mariage de Figaro, et que Rabelais nous avoit déjà fait connoître, avec le nom significatif qu'il porte ici, au livre 3, chap. 37-41, de Pantagruel.

Jugement des buchettes, rendu au siege de...., le 24 septembre 1644.

Entre maistre Jean Prud'homeau, demandeur en restitution d'une pistole d'or d'Espagne de poids, et trois pieces de treize sols six deniers legeres, comparant en sa personne, d'une part. Contre Pierre Brien et Marie Verot, sa femme; ladite Verot aussi en personne. Ledit demandeur a dit avoir fait convenir par devant nous les deffendeurs, pour se voir condamner a luy rendre et restituer une pistole d'or d'Espagne de poids, et trois pieces de treize sols six deniers legeres, qu'il auroit mis és mains ce jourd'huy de ladite Verot, pour en avoir la monnoye, et luy payer quatorze sous de dépence; c'est à quoy il conclud et aux dépens. Ladite Verot reconnoist avoir eu entre les mains une pistole, laquelle ledit Prud'homeau luy avoit baillée pour la luy faire peser, mais que, la luy ayant renduë et mise sur la table, elle fait dénégation de l'avoir prise, et partant mal convenue par le demandeur; et pour le regard des trois pieces de treize sols six deniers legeres, reconnoist les avoir euës, offrant les luy rendre, en payant quatorze sols, que leur doit ledit Prud'homeau, de dépence; requerant estre renvoyée avec depens. Et par ledit Prud'homeau a esté persisté en ce qu'il a dit cy-dessus, et fait dénegation que ladite Verot luy ait rendu ladite pistole, ny ne l'avoir veu mettre sur la table, ne sçachant si elle l'a mise ou non, et ne l'avoir veuë du depuis; c'est pourquoy il conclud à la restitution d'icelle et aux dépens.

Sur quoy, et apres que les parties respectivement ont fait plusieurs et divers sermens, chacune à ses fins, et voyant que la preuve des faits cy-dessus posez estoit impossible, nous avons ordonné que le sort sera presentement jetté, et à cet effet avons d'office pris deux courtes pailles ou buchettes[116] entre nos mains, enjoint aux parties de tirer chacun l'une d'icelles; et pour sçavoir qui commenceroit à tirer, nous avons jetté une piece d'argent en l'air et fait choisir pour le demandeur l'un des costez de ladite piece par nostre serviteur domestique; lequel ayant choisi la teste de ladite piece, et la croix, au contraire, estant apparuë, avons donné à tirer à la deffenderesse l'une des buchettes, que nous avons serrées entre le pouce et le doigt index, en sorte qu'il ne paroissoit que les deux bouts par en haut, avec declaration que celle des parties qui tireroit la plus grande des buchettes gagneroit sa cause. Estant arrivé que la deffenderesse a tiré la grande, nous, deferant le jugement de la cause à la providence divine, avons envoyé icelle deffenderesse de la demande du demandeur pour le regard de la pistole, sans dépens, et ordonné que les trois pieces de treize sols six deniers seront renduës, en payant par le demandeur quatorze sols pour son escot. Dont ledit Prud'homeau a declaré estre appelant, et de fait a appelé et a requis acte à moy greffier sous-signé, qui luy a esté octroyé. Donné à ..... le 24 septembre 1644.

[116] Il doit être fait allusion ici à quelque jugement que sa bizarrerie auroit rendu célèbre alors. Furetière laisse ignorer le nom du siége. Mais La Fontaine, qui, selon nous, veut rappeler le même fait dans le 10e conte de son livre 2, n'est pas aussi discret. Il nous apprend que ce fameux jugement des buchettes fut rendu à Mesle ou Mêle, petite ville sur la Sarthe. Furetière nous a dit la date, 1644. Sauf le vrai nom du juge et le vrai motif de l'affaire, nous sommes donc ainsi complétement édifiés sur le tout.


Cette piece, qu'on a rapportée en propres termes et en langage chicanourois, pour estre plus authentique, est assez suffisante pour establir la verité que quelques envieux voudraient contester à cette histoire: apres quoy on ne sçauroit rien dire qui puisse mieux monstrer le caractere et la suffisance de Belastre. C'estoit donc un digne objet des satyres et railleries publiques et particulieres; mais ce ne fut pas là son plus grand malheur: il se fut bien garenty des escrits et des pointes des autheurs, et il ne le put faire des exploits et de la chicane de Collantine. Malheureusement pour luy, elle eut un procés en sa justice contre un teinturier, où il ne s'agissoit au plus que de trente sous. Elle n'en eut pas satisfaction, ce qui la mit tant en colere, qu'elle le menaça en plein siege qu'il s'en repentiroit; et comme elle ne cherchoit que noises et procés, elle alla fueilleter ses papiers, où elle trouva qu'autrefois il avoit esté deub quelque chose sur la charge de Belastre à quelqu'un de ses parens; mais la poursuite de cette debte avoit esté abandonnée, parce qu'un si grand nombre de creanciers avoient saisi ce qui luy en pouvoit revenir, qu'ils en auraient absorbé le fonds quand il auroit esté dix fois plus grand.

Quoy qu'elle n'y eust donc aucun veritable interest, elle se mit à la teste de toutes les parties de Belastre, qui commençoient des-ja à l'attaquer, mais foiblement, ayant peur de sa qualité de juge, et elle fit tant de bruit et de procedures que le pauvre homme ne pût jamais démesler cette fusée, et vit prononcer deux fois contre luy une injurieuse interdiction. Encore avoit-elle l'adresse de ces capitaines qui, portant la guerre dans un païs ennemy, y font subsister leurs troupes. Car elle tiroit contribution de tous les ennemis et creanciers de Belastre, et encore plus de ceux qui pretendoient au titre ou à la commission de sa charge. Mais elle changeoit aussi souvent de party que jadis les lansquenets, et sa fidelité cessoit aussitost que sa pension. Cependant cinq ans de plaidoirie aguerrirent si bien l'ignorant Belastre, qu'il devint aussi grand chicaneur qu'il y en eust en France; aussi ne pouvoit-il manquer d'apprendre bien son mestier, estant à l'escole de Collantine. A force donc de voir ses procureurs et ses advocats, il apprit quelques termes de chicane; et dés qu'il en sçeut une douzaine, il crut en sçavoir tout le secret et toutes les ruses. Il luy arriva donc ce que j'ay remarqué arriver à beaucoup d'autres; car dés qu'un gentilhomme ou un paysan se sont mis une fois à plaider, ils y prennent un tel goust qu'ils y passent toute leur vie, et y mangent tout leur bien, de sorte qu'il n'y a point de plus opiniastres ni de plus dangereuses parties, au lieu que ceux qui sont les plus entendus dans le mestier sont ceux qui plaident le plus tard et qui s'accordent le plustost. Il lui arriva mesme d'avoir quelquefois l'avantage sur Collantine, car il combatoit en fuyant, et à la maniere des Parthes, ce qu'on pratique ordinairement quand on est deffendeur, et en possession de la chose contestée. Il faloit qu'elle avançast tous les frais, ce qu'elle ne pouvoit faire quand ses contributions manquoient; pour de la patience, elle en avoit de reste, et elle ne se fust jamais lassée. Tant y a qu'on peut dire que, tant que la guerre dura entr'eux, les armes furent journalieres.

Neantmoins, à l'exemple des grands capitaines, qui ne laissent pas de se faire des civilitez malgré l'animosité des partis, Belastre ne laissoit pas de rendre visite quelquefois à Collantine. Quelques-uns croyoient que c'estoit pour chercher les voyes de s'accommoder avec elle; mais ceux qui la connoissoient sçavoient bien que c'estoit une tres-grande ennemie des transactions, et que c'estoit eschauffer la guerre que de luy parler d'accord. Pour luy, il prenoit pretexte d'exercer une vertu chrestienne qui luy commandoit d'aimer ses ennemis; car, quoy que sa conscience luy reprochast qu'il possedoit le bien d'autruy injustement, il ne laissoit pas de faire le devot, qui sont deux choses que beaucoup de gens aujourd'huy accordent ensemble. Quand à Collantine, si elle n'eust voulu recevoir visite que de ses amis, il luy auroit fallu vivre dans une perpetuelle solitude. Elle fut donc obligée de recevoir les visites peu charmantes de cet ennemy, et la fortune, qui cherchoit tous les moyens de le rendre ridicule, luy fit aimer tout de bon cette personne, qu'il auroit aimée sans rival, si ce n'eust esté l'opiniastreté de Charroselles, qui s'y attacha alors plus fortement, non pas tant par amour qu'il eust pour elle, que pour faire dépit à ce nouveau concurrent.

Je ne pécheray point contre la regle que je me suis prescrite, de ne point dérober ny repeter ce qui se trouve mille fois dans les autres romans, si je rapporte icy la declaration d'amour que Belastre fit à Collantine, parce qu'elle fut assez extraordinaire. Je ne sçais à la quantiesme visite ce fut que, pour commencer à la cajoller, il luy repeta ce qu'il lui avoit dit desja plusieurs fois: Mademoiselle, si je viens icy rechercher vostre amour, ce n'est point pour vous demander ny paix ny trefve. Vous y seriez fort mal venu, Monsieur le prevost (interrompit brusquement Collantine). Mais pour vous declarer (continua Belastre) qu'estant obligé par l'evangile d'aimer mes ennemis, je n'en ay point trouvé de pire que vous, et que par consequent je sois tenu d'aimer d'avantage. Vrayement, Monsieur le prevost (répondit Collantine), vous ne me devez pas appeler votre ennemie, mais seulement votre partie adverse; et pourveu que vous vouliez bien que nous plaidions tousjours ensemble, nous serons au reste amis tant qu'il vous plaira. J'advouë qu'un petit sentiment de vengeance m'a fait commencer ce procès; mais je ne le continuë que par l'inclination naturelle que j'ay à plaider. Je vous ay mesme quelque obligation de m'avoir donné l'occasion de feuilleter des papiers que je negligeois, où j'ay trouvé un si beau sujet de procès, et qui a si bien fructifié entre mes mains. Quant à moy (reprit Belastre) j'avouë que ce procès m'a esté d'abord un grand sujet de mortification; mais maintenant que j'ay appris la chicane, Dieu merci et à vous, j'y prends un goust tout particulier; et je vois bien que nous avons quelque sympathie ensemble, puisque nos inclinations sont pareilles. Tout le regret que j'ay, c'est que je n'aye à plaider contre une autre personne, car je suis tellement disposé à vouloir tout ce que vous voulez, que je vous passeray volontiers condamnation. Ha! donnez-vous-en bien de garde, Monsieur le prevost (repliqua brusquement Collantine); car le seul moyen de me plaire est de se deffendre contre moy jusqu'à l'extrémité. Je veux qu'on plaide depuis la justice subalterne jusqu'à la requeste civile et à la cassation d'arrest au conseil privé[117]. Enfin, à l'exemple des cavaliers qui se battent, je tiens aussi lâche celuy qui veut passer un arrest par appointé, que celuy qui, en combat singulier, demande la vie au premier sang. J'avouë que cette façon d'agir est nouvelle et fort surprenante; mais ceux qui s'en estonneront en peuvent rechercher la cause dans le ciel, qui me fit d'un naturel tout à fait extraordinaire. Bien donc (dit alors Belastre), puisque, sans vous fascher, il faut plaider contre vous, je veux intenter un procés criminel contre vos yeux, qui m'ont assassiné, et qui ont fait un rapt cruel de mon cœur; je pretends les faire condamner, et par corps, en tous mes dommages et interests. Ha! voilà parler d'amour bien élegamment (luy repartit Collantine); ce langage me plaist bien plus que celui d'un certain autheur qui me vient souvent importuner, et qui me parle comme si c'estoit un livre de fables. Mais dites-moy, Monsieur le prevost, où avez-vous pesché ces fleurettes? qui vous en a tant appris? on dit par tout que vous ne sçavez pas un mot de vostre mestier. J'en sçais bien d'autres (répliqua Belastre), la robbe et le bonnet m'inspirent tant de belles pensées, que mon beau-frere dit qu'il a peine de me reconnoistre, et que j'ay le genie de la magistrature. Je ne sçay pas bien ce que veut dire ce mot, mais je suis asseuré que bien souvent par hazard je juge mieux que je n'avois pensé: témoin une sentence que par surprise on me fit signer tout à rebours de ce que je l'avois resoluë, qui fut confirmée par arrest. Voilà comme le ciel ayde aux gens qui sont inspirez de luy. Ne croyez donc pas ces calomniateurs qui disent que je suis ignorant. Il est vray que je n'ay pas esté au college, mais j'ay des licences comme l'advocat le plus huppé; je les ay monstrées à mon rapporteur, et ce que j'y trouve à redire, c'est qu'elles sont escrites d'une chienne d'escriture que je ne pus jamais lire devant luy. Vrayement, Monsieur le prevost (dit alors Collantine), vous n'estes pas seul qui avez eu des licences sans sçavoir le latin, ni les loix; et si on ostoit la charge à tous les officiers qui ont esté receus sur la foy de telles lettres, et apres un examen sur une loy pipée, il y auroit bien des offices vacans aux parties casuelles. Prenez bon courage, vous en apprendrez plus sous moy en plaidant, que si vous aviez esté dix années dans les estudes.

[117] La justice subalterne ou foncière connoissoit des affaires de simple police.—«La requête civile est une voie de droit par laquelle on se pourvoit contre les arrêts rendus injustement.» (Dict. de Furetière.)—La chambre du conseil étoit celle où se rapportoient les procès par écrit. Les demandes en cassation d'arrêt étoient portées au conseil privé, composé de conseillers d'état, sous la présidence des chambres.

Un clerc de procureur entra comme elle disoit ces paroles; la qualité de cette personne estant pour elle si considerable qu'elle lui auroit fait quitter l'entretien d'un roy, l'obligea de laisser là Belastre pour faire mille caresses et questions à ce petit basochien, s'il avoit fait donner une telle assignation, s'il avoit levé un tel appointement, s'il avoit fait remettre une telle production, et generalement l'estat de toutes ses affaires; ce qui dura si longtemps, que Belastre, d'ailleurs fort patient, s'ennuya de sorte qu'il fut contraint de la quitter, sans mesme obtenir son audience de congé.

Si tost qu'il fut arrivé chez luy, voyant l'heureux succès qu'avoient eu deux ou trois mots de pratique qui avoient pleu à Collantine, il se mit à escrire un billet galand dans le mesme stile, et mesme il ne croyoit pas qu'il y en eust un autre plus relevé ny plus charmant: car la science que nous avons apprise de nouveau est d'ordinaire celle que nous estimons le plus; or on n'auroit pas pu trouver un plus moderne praticien. Dans cette resolution, il prit son sujet sur ce que Collantine l'avoit fait emprisonner un peu auparavant pour une amande, d'où il n'estoit sorty que par un arrest. Il chercha dans un Praticien françois, qu'il avoit tousjours sur sa table, les plus gros mots et les plus barbares qu'il y pût trouver, de la mesme maniere que les escoliers se servent des Epithetes de Textor et des Elegances poëtiques pour leurs vers; et apres avoir basty un billet qui ne valoit rien, et qui s'entendoit encores moins, il eut recours à son sifleur domestique, lequel, l'ayant presque tout refait, le conceut enfin en ces termes:

Lettre de Belastre à Collantine.

Mademoiselle, si je forme complainte contre vos rigueurs, ce n'est pas de m'avoir emprisonné tout entier dans la conciergerie, mais c'est parce qu'au mépris des arrests qui m'ont eslargy, vos seuls appas ont d'abondant decreté contre mon cœur, dont ayant eu advis, il s'est volontairement rendu et constitué prisonnier en la geolle de vostre merite. Il ne se veut point pourvoir contre ledit decret, ny obtenir des defenses de passer outre; ains, au contraire, il offre de prester son interrogatoire et de subir toutes les condamnations qu'il vous plaira, si mieux vous n'aimez, me recevant en mes faits justificatifs, me sceller des lettres de grace et de remission de ma temerité, attendu que le cas est fort remissible, et que si je vous ai offensée ce n'a esté qu'à mon cœur deffendant: faisant à cet effet toutes les protestations qui sont à faire, et particulierement celle d'estre toute ma vie

Votre tres humble et tres patient serviteur,

Belastre.

Si tost que cette lettre fut achevée, Belastre en trouva le stile merveilleux et magnifique, et s'applaudit à luy mesme comme s'il l'eust composée, parce qu'il y reconnut deux ou trois termes de pratique qu'il y avoit mis, qui avoient servy à son siffleur de canevas pour la mettre en cette forme. Il ne laissa pas d'embrasser tendrement son docteur, pour le remercier de sa correction; et il ne l'eut pas si-tost mise au net, qu'il l'envoya à Collantine. De vous dire quelle impression elle fit sur son esprit, je ne puis le faire bien precisément, parce qu'il n'y a point eu d'espion ou de confident qui en ayent pû faire un rapport fidelle, ce qui est un grand malheur, et fort peu ordinaire: car regulierement, en la reception de telles lettres, il se trouve tousjours quelqu'un qui remarque les paroles ou les mouvemens du visage, témoins asseurez des sentimens du cœur de la dame, et qui les decelle aussi-tost indiscretement. Il y eut encore un malheur plus signalé: c'est que la réponse qu'elle y fit (car elle a déclaré depuis y avoir répondu) fut perduë, d'autant que, comme elle n'avoit point de laquais, elle se contenta de mettre sa lettre dans de certaines boëstes[118] qui estoient lors nouvellement attachées à tous les coins des rues, pour faire tenir des lettres de Paris à Paris, sur lesquelles le ciel versa de si malheureuses influences que jamais aucune lettre ne fut renduë à son adresse, et, à l'ouverture des boëstes, on trouva pour toutes choses des souris que des malicieux y avoient mises.

[118] C'est l'invention de la petite poste. Loret en parle, mais sans nous dire, comme Furetière, quel en fut le malencontreux résultat. Voici ce qu'il écrivoit, sous la date du 13 août 1653, au livre 4, p. 95, de sa Muse historique:

On va bientôt mettre en pratique,
Pour la commodité publique,
Un certain établissement
(Mais c'est pour Paris seulement)
De boîtes nombreuses et drues
Aux petites et grandes rues,
Ou, par soi-même ou son laquais,
On pourra porter des paquets,
Et dedans, à toute heure, mettre
Avis, billet, missive ou lettre,
Que des gens commis pour cela
Iront chercher et prendre là,
Pour, d'une diligence habile,
Les porter par toute la ville...
Et si l'on veut savoir combien
Coûtera le port d'une lettre,
(Chose qu'il ne faut pas obmettre)
Afin que nul n'y soit trompé,
Ce ne sera qu'un sou tapé...

Un siècle après, l'utile et malheureux établissement de 1653 étoit si bien oublié, que, M. de Chamousset l'ayant remis sur pied, on lui en fit honneur comme s'il étoit le premier qui en eût eu l'idée. V. Mémoires secrets, 28 avril 1773, t. 6, p. 363-364.

Ce qu'on peut apprendre neantmoins du succes de cette lettre, par les conjectures, c'est que le stile en plut fort à Collantine, comme estant tout à fait selon son genie, et elle en conceut une nouvelle estime pour Belastre, le jugeant digne par là d'estre poursuivy plus vivement, comme elle fit en effet; car elle avoit reformé ce proverbe commun: Qui bien aime, bien chastie, et elle disoit, pour le tourner à sa maniere: Qui bien aime, bien poursuit. Belastre, de son costé, poursuivoit sa pointe, et, sans préjudice de ses droits et actions, c'est à dire de ses procés, qui alloient tousjours leur train, il ne laissoit pas d'employer ses soins à faire la cour à Collantine et à lui conter des fleurettes aussi douces que des chardons. Il luy envoyoit mesme les chef-d'œuvres des patissiers, des rotisseurs, et semblables menus presens qu'il recevoit en l'exercice de sa charge. Il luy donnoit les bouquets que luy presentoient les jurées bouquetieres ou les maîtres de confrairies; il luy faisoit bailler place commode dans les lieux publics, pour voir les pendus et les roüez qu'il faisoit executer[119]. Et, enfin, comme le singe des autres galands, poëtes ou non, qui ne croyoient pas bien faire l'amour à leur maistresse s'ils ne lui envoyoient des vers, il ne voulut pas negliger cette formalité en faisant l'amour dans les formes. Mais comme sa temerité ne le porta pas d'abord jusqu'à en vouloir faire de son chef (veu qu'il ne sçavoit par où s'y prendre) et qu'il n'avoit personne à qui il pust commander d'en faire exprés, ou plustost qu'il n'avoit pas dequoy les payer, ce qui est le plus important, et qui n'appartient qu'aux grands seigneurs, il trouva ce milieu commode de dérober dans quelque livre ceux qu'il trouveroit les plus propres pour son dessein, et de les défigurer en y changeant quelque chose, afin de les faire passer pour siens plus aisément. Au reste, parce qu'on auroit facilement découvert son larcin s'il l'eust fait dans quelqu'un de ces nouveaux autheurs qui sont journellement dans les mains de tout le monde, son soin principal fut de chercher les plus vieux poëtes qu'il pourroit trouver. Or, à quoy pensez-vous qu'il connust si un autheur estoit ancien ou moderne (car il ne connoissoit ny leur siecle, ny leur nom, ny leur stile)? il alloit sur le Pont-Neuf[120] chercher les livres les plus frippez, dont la couverture estoit la plus dechirée, qui avoient le plus d'oreilles, et tels livres estoient ceux qu'il croyoit de la plus haute antiquité.

[119] Encore une idée de la même famille qu'une des plus plaisantes de Molière et de Racine. Thomas Diafoirus, dans le Malade imaginaire, offre à Angélique de lui faire voir une dissection. Dans les Plaideurs, il y a un passage qui rappelle plus directement la phrase de Furetière, et qui pourroit même en procéder réellement. Les Plaideurs, en effet, ne sont que de 1668.

Dandin.

N'avez vous jamais vu donner la question?

Isabelle.

Non, et ne le verrai, que je crois, de ma vie.

Dandin.

Venez, je vous en veux faire passer l'envie.

(Acte 3, sc. 4.)

Du reste, les similitudes de traits et de scènes qui peuvent exister entre les Plaideurs et le Roman bourgeois ne doivent pas étonner. Furetière étoit de la société des gais buveurs qui se réunissoient au Mouton du cimetière Saint-Jean, et au milieu de laquelle naquit et grandit peu à peu la comédie de Racine. Louis Racine, dans ses Mémoires sur son père (page 74), avoue lui-même indirectement cette collaboration de la spirituelle compagnie.

[120] C'est là en effet que les bouquinistes avoient leurs étalages; ils y faisoient si grand commerce, que les libraires, jaloux, se plaignirent du dommage que leurs boutiques en éprouvoient. Après de longs débats, dont Gui Patin a parlé dans sa lettre du 30 septembre 1650, ceux-ci eurent gain de cause, et parvinrent à faire «quitter la place à cinquante libraires qui y étoient, etc.» Entre autres mémoires écrits pour cette affaire, il en est un en faveur des bouquinistes, et dont Baluze pourroit bien être l'auteur, qui a été publié dans la Bibliothèque de l'école des Chartes, 2e série, t. 5, p. 370.

Il trouva un jour un Theophile qui avoit ces bonnes marques, qu'il acheta le double de ce qu'il valoit, encore crut-il avoir fait une bonne emplette, et avoir trompé le marchand. Il en fit quelques extraits apres l'avoir bien feuilleté, et pourveu que les vers parlassent d'amour, cela luy suffisoit pour les trouver bons. Il en envoya quelques-uns à Collantine, apres les avoir corrigez et ajustez à sa maniere, c'est à dire les avoir gastez et corrompus. Le messager qui les porta eut ordre de dire qu'il les avoit veu faire à la haste, et que Belastre n'avoit pas eu le loisir de les polir.

Quoy que Collantine ne se connust point du tout en vers, elle ne laissoit pas neantmoins de faire grand estat de ceux qu'on luy envoyoit, non pas pour estre bons ou mauvais, mais parce seulement qu'ils estoient faits pour elle. Car il n'y a point de bourgeoise, pour sotte et ignorante qu'elle soit, qui n'en tire un grand sujet de vanité, et mesme davantage que les personnes de condition, qui sont accoustumées à en recevoir. Aussi n'y eut-il personne qui vint chez elle à qui elle ne les monstrast comme une grande rareté, depuis son procureur jusqu'à sa blanchisseuse. Mais entre ceux qu'elle croyoit qui les devoient le plus admirer, elle contoit Charroselles. Dés la premiere fois qu'elle le vid, elle courut à luy avec des papiers à la main qui le firent blesmir, car il croyoit encore que ce fussent quelques exploits. Elle luy dit brusquement: Tenez, auriez-vous jamais cru qu'on eust fait des vers a ma loüange? En voila pourtant, dea! et vous, qui faites des livres, n'avez jamais eu l'esprit d'en faire un pour moy.

Charroselles luy baragoüina entre les dents certain compliment qu'il auroit été difficile de deschiffrer, et prit ces papiers en tremblant, croyant avoir encore plus à souffrir en la lecture de ces vers qu'en celle des papiers pleins de chicane: car il contoit des-jà qu'il luy en cousteroit quelque loüange, qu'exigent d'ordinaire tous ceux qui presentent des vers à lire, ce qui estoit pour luy un supplice insupportable. Cependant il en fut quitte à meilleur marché, car il n'eust pas si-tost jetté les yeux dessus, qu'il reconnut le larcin. Il dit donc à Collantine qu'ils estoient de Theophile, et que c'estoit se mocquer de dire qu'on les avoit fait exprès pour elle. Il lui apporta mesme le livre imprimé, pour une pleine conviction, ce que Collantine receut avec grande joye. Elle ne manqua pas de faire insulte au pauvre Belastre dés la premiere fois qu'il la vint voir; pour premier compliment, elle luy dit qu'elle avoit recouvert une piece decisive qu'elle alloit produire contre luy. Belastre, qui croyoit son larcin aussi caché que s'il l'eût fait chez les Antipodes, crut alors qu'elle vouloit parler de ses procés, et répondit seulement qu'il y feroit fournir de contredits par son advocat. Mais Collantine, le tirant d'erreur, luy parla des vers qu'il lui avoit envoyez, et lui dit: Vraiment, Monsieur, vous avez raison de dire que les vers ne vous coustent gueres à faire, puisque vous les trouvez tous faits. Belastre, qui attendoit de grands remercimens, se trouva fort surpris de cette raillerie; et neantmoins, avec une asseurance de faux témoin, il lui confirma, non sans un grand serment, qu'il les avoit fait tout exprés pour elle. Mais que voulez-vous gager (reprit Collantine) que je vous les monstreray imprimez dans ce livre (dit-elle en luy monstrant un Theophile)? Tout ce que vous voudrez, dit Belastre, qui, luy voyant tenir un livre relié de neuf, ne se douta aucunement que ce fust le mesme que le sien, qu'il croyoit tres-vieux. La gageure accordée d'une collation, le livre fut ouvert à l'endroit du larcin, marqué d'une grande oreille, ce qui surprit davantage Belastre que si on luy eust revelé sa confession. Il s'enquit aussi-tost du nom de celuy qui avoit pû découvrir un si grand secret, et apprenant que c'estoit son rival, il l'accusa soudain de magie. Il crut qu'il falloit estre devin ou avoir parlé au diable pour trouver une chose si cachée. Car (disoit-il) ou il faut que cet homme ait leu tous les livres qu'il y a au monde, et qu'il les sçache tous par cœur, ou il n'a point veu celuy que j'ay, qui est le plus vieux que j'aye jamais pû trouver. Quelque temps apres ce ridicule raisonnement, assez commun chez les ignorans, et la gageure acquittée, il minutta sa sortie; et pour se vanger de son rival, il ne fut pas si-tost dehors qu'il demanda à un des procureurs de son siege comment il se falloit prendre à faire le procés à un sorcier. On luy dit qu'il falloit avoir premierement quelque denonciateur. He bien! (dit-il aussi-tost) où demeurent ces gens-là? envoyez-m'en querir un par mes sergens? Cette ignorance fit faire alors un grand éclat de rire à ceux qui estoient présens; sur quoy il adjouste en colere: Quoy! ne sont-ce pas des gens créez en titre d'office? je veux qu'ils fassent leur charge, ou je les interdiray sur le champ. La risée ayant redoublé, Belastre, en persistant, dit encore: Vous me prenez bien pour un ignorant, de croire qu'en France, où la police est si exacte, et où on chomme si peu d'officiers, on ne puisse pas trouver tous ceux qui sont nécessaires pour faire le procés à un sorcier. Mais il eut beau se mettre en colere, il ne put executer son dessein, et il fallut qu'il remist sa vengeance à une autre occasion.

Pour éviter désormais un pareil affront, et reparer celuy qu'il avoit receu, il se resolut, à quelque prix que ce fust, de faire des vers de luy-mesme. Depuis qu'il en eut une fois tasté, il ne crut pas qu'on se pust passer d'en faire; et on peut bien dire que c'est une maladie semblable à la gravelle ou à la goutte: dés qu'on en a senty une atteinte, on s'en sent toute sa vie. Il estoit fort en peine de sçavoir avec quoy on les faisoit, et apres avoir feuilleté quelques livres, le hasard le fit tomber sur certain endroit où un poëte s'estonnoit de ce qu'il faisoit si bien des vers, veu qu'il n'avoit pas beu de l'hippocrene. Il crut, par la ressemblance du nom, que c'estoit une espece d'hypocras, et il demanda à un juré apoticaire qui eut à faire à luy environ ce mesme temps qu'il lui donnast quelques bouteilles d'hypocras à faire des vers. Il n'en eut qu'une risée pour réponse, mais il adjousta: Ne faites point de difficulté de m'en faire exprés, je le payeray bien, valust-il un escu la pinte. Une autrefois, ayant leu que pour faire de bons vers il falloit se mettre en fureur, s'arracher les cheveux et ronger ses ongles, il pratiqua cela fort exactement. Il mordit ses ongles jusques au sang, il se rendit la teste presque chauve, et il se mit si fort en colere (il ne connoissoit point d'autre fureur) que son pauvre clerc et son laquais en pâtirent, et porterent long-temps sur les épaules des marques de sa verve poëtique. Enfin, il eut recours à son siffleur, qui se méloit aussi de faire des vers (de méchans, s'entend) et qui un peu auparavant avoit fait jouer dans sa chambre une pastorale de sa façon, sur un theatre basty de trois ais et de deux futailles, decoré des rideaux de son lit et de deux pieces de bergame. Cet homme lui enseigna donc les regles des vers, qu'il ne sçavoit pas luy-mesme. Il luy apprit à conter les syllabes sur ses doigts, qu'il mesuroit auparavant avec un compas: car il ne concevoit point d'autre façon de faire des vers, que de trouver moyen de ranger des mots en haye, comme il avoit veu autrefois ranger des soldats pour faire un bataillon.

Ce brave maistre luy apprit aussi qu'il y avoit des rimes masculines et féminines; surquoy Belastre luy dit avec admiration: Est-ce donc que les vers s'engendrent comme des animaux, en mettant le masle avec la femelle? Enfin, apres quelques mois de noviciat, et apres avoir autant broüillé de papier qu'un scrupuleux faiseur d'anagrammes, il fit les trois méchans couplets qu'on verra en suitte, non sans suer aussi fort que celuy qui auroit joüé quatre parties de six jeux à la paulme. Encore faut-il que je recite de luy une certaine naïfveté assez extraordinaire.

Il avoit oüy dire que les muses estoient des divinitez qu'il falloit avoir favorables pour bien faire des vers, et que tous les grands poëtes les avoient invoquées en commençant leur ouvrage. Il avoit mesme marqué de rouge quatre vers dans un Virgile qu'avoit son siffleur, qu'on luy avoit dit estre l'invocation de l'Eneïde. Il avoit apris par cœur ces quatre vers, et les recitoit comme une oraison fort devote toutes les fois qu'il se mettoit à ce travail, de mesme qu'on fait lire la vie de sainte Marguerite pour faire delivrer une femme enceinte. Quand Belastre eut si bien, à son sens, reüssi dans son entreprise, et se fust applaudi cent fois luy-mesme (car les ignorans sont ceux qui se trouvent les plus satisfaits de leurs ouvrages), il s'en alla, avec ce beau chef-d'œuvre dans sa poche, voir Collantine. Il avoit une fierté nompareille sur son visage, croyant bien effacer la honte qu'il avait auparavant receuë. Il debuta par ce cartel: Je vous deffie (dit-il en lui monstrant un papier qu'il tenoit à la main) de trouver que ces vers que je vous apporte soient dérobez; car dans tous les livres qui sont au monde, vous n'en verrez point de cette maniere. Ce n'est pas que je me veüille piquer d'estre autheur, ny faire le bel esprit; mais vous connoistrez que quand je m'y veux appliquer, je suis capable de faire des vers à la cavaliere.

Par malheur pour luy, Charroselles, qui estoit entré un peu auparavant, se trouva de la compagnie; il fit un grand cry dés qu'il ouyt nommer cette sorte de vers, qui importune tant d'honnestes gens; et sans songer s'il avoit un antagoniste raisonnable en relevant cette parole, il luy dit brusquement: Qu'entendez-vous par ces vers à la cavaliere? n'est-ce pas à dire de ces méchans vers dont tout le monde est si fatigué? Belastre se hazarda de répondre que c'estoient des vers faits par des gentilshommes qui n'en sçavoient point les regles, qui les faisoient par pure galanterie, sans avoir leu de livres, et sans que ce fust leur mestier. Hé! par la mort, non pas de ma vie (reprit chaudement Charroselles). Pourquoy diable s'en meslent-ils, si ce n'est pas leur mestier? Un masson seroit-il excusé d'avoir fait une méchante marmite, ou un forgeron une pantoufle mal faite, en disant que ce n'est pas son mestier d'en faire? Ne se mocqueroit-on pas d'un bon bourgeois qui ne feroit point profession de valeur si, pour faire le galand, il alloit monster à la brêche, et monstrer là sa poltronnerie?

Quand je voy ces cavaliers, qui, pour se mettre en credit chez les dames, negligent la voye des armes, des joustes et des tournois pour faire les beaux esprits et les versificateurs, j'aimerois autant voir les chevaliers du Port au foin faire les galans avec leurs tournois à la bateliere, lors qu'ils tirent l'anguille ou l'oison, et qu'il joustent avec leurs lances. Cependant il se coule mille millions de méchans vers sous ce titre specieux de vers à la cavaliere, qui effacent tous les bons, et qui prennent leur place. Combien voyons-nous de femmes bien faites mépriser des vers tendres et excellens qu'aura fait pour elles un honneste homme avec tout le soin imaginable, pour admirer deux méchans quatrains que leur aura donné un plumet, aussi polis que ceux de Nostradamus? O Muses! si tant est que vostre secours soit necessaire aux amans, pourquoy souffrez-vous que ceux qui vous barbouïllent et qui vous défigurent soient favorisez par vostre entremise, et que vos plus chers nourrissons soient d'ordinaire si mal receus?

L'entousiasme alloit emporter bien loin Charroselles, car il estoit fort long en ses invectives (quoy qu'il n'eust pas grand interest en celle-cy, comme faisant fort peu de vers), quand l'impatience de Collantine l'interrompit, en disant fort haut: Or sus, sans faire tant de préambules, voyons ces vers dont est question; qu'ils soient bons ou mauvais, il suffit qu'ils soient faits à ma loüange pour me plaire. Belastre ne s'en fit pas prier deux fois, de peur de differer les applaudissemens qu'il en attendoit; il leut donc ces vers avec la mesme gravité qu'il auroit deub prononcer ses sentences:

Belle bouche, beaux yeux, beau nez,
Depuis que vous me chicanez,
Mon cœur a souffert la migraine;
Faites faire halte à vos rigueurs,
Quoy? Voulez-vous par vos froideurs
Egaler la Samaritaine?

Vrayment (dit Charroselles), je ne sçay si ces vers ne sentent point plus le praticien que le cavalier; mais du moins on ne dira pas qu'ils sentent le médecin, car il n'y en a point qui pust dire que la migraine, qui est une maladie de la teste, fust dans le cœur. Cela peut passer neantmoins à la faveur de cette comparaison qui a toute la froideur que vous luy attribuez; continuez donc.

Vous trapercez si fort un cœur
Que, quand je l'aurois aussi dur
Que celuy du cheval de bronze,
Il faudroit ceder à vos coups,
Et je vous les donnerois trestous
Quand bien j'en aurois dix ou onze.

Voila (dit Charroselles) une rime gasconne[121] ou perigourdine, et vous la pouvez faire trouver bonne en deux façons, en violentant un peu la prononciation, car vous pouvez dire un cœur aussi deur, ou un cur aussi dur; mais en recompense la rime de onze est fort bien trouvée. Quant au cinquième vers, si vous l'aviez bien mesuré vous le trouveriez trop long d'une sillabe. A cela (répondit Belastre) le remede sera facile; je n'auray qu'à le faire écrire plus menu, il ne sera pas plus long que les autres. Je ne me serois pas advisé de ce remede (dit Charroselles), et j'aurois plustost dit donrois au lieu de donnerois, comme faisoient les anciens, qui usoient de la sincope. Qu'est-ce à dire, sincope (reprit Belastre)? n'est-ce pas une grande maladie? qu'a-t-elle de commun avec les vers? Ensuite il continua:

Et, qui pis est, vostre attentat
Se commet contre un magistrat.
Doublement peche qui le tue.
Quand il s'agit de resister
Aux coups qu'il vous plaist me porter
Je n'ay ny force ny vertue.

[121] Cette façon de rimer, et partant de prononcer, n'étoit pas si exclusivement gasconne que le dit Charroselles. Sous Louis XIII, on ne faisoit pas autrement à Paris. Grâce à la prononciation, dur y rimoit très bien avec cœur, ce dont s'indignoit le Normand Malherbe. «Il ne vouloit pas, dit Tallemant, qu'on rimât sur bonheur ni sur malheur, parce que les Parisiens n'en prononcent que l'u, comme s'il y avoit bonhur, malhur, etc.» (Historiettes, édit. in-12, t. 1, p. 267.)

Charroselles, estonné de ce dernier mot, demanda le papier pour voir comment il estoit escrit; mais il fut surpris de voir que l'autheur, qui estoit mieux fondé en rime qu'en raison, avoit mieux aimé faire un solœcisme qu'une rime fausse. Il admira sa naïveté, et luy demanda s'il en avoit fait encore d'autres. Belastre répondit qu'il y en avoit beaucoup qu'il n'avoit pas eu le loisir de décrire. Charroselles luy repliqua: Ce n'est donc icy qu'un fragment? A quoy Belastre repartit: Je ne sçay; mais, je vous prie, dites-moy combien il faut que l'on mette de vers pour faire un fragment? Cette nouvelle naïveté causa un grand esclat de rire, qui ne fut pas sitost passé que Belastre, voulant recueillir le fruit de son travail, demanda ce qu'on pensoit de ses vers, c'est-à-dire, exigeoit de l'approbation, quand Charroselles luy dit: Vrayement, Monsieur, vous faites des vers à la maniere des Grecs, qui avoient beaucoup de licences. Pourquoy non (reprit Belastre)? n'ay-je pas eu mes licences, qui m'ont cousté de bel et bon argent? Il est vray que je ne sçay de quelle université elles sont, mais mademoiselle les a veuës, car je les ay produites quand elle ma accusé de ne sçavoir pas le latin. J'ay fait toutes mes classes, tel que vous me voyez; il est vray qu'ayant esté long-temps à la guerre, j'ay tout oublié.

Vous estes donc (luy dit Charroselles) plus que docteur, car j'ai ouy dire quelquefois qu'un bachelier est un homme qui apprend, et un docteur un homme qui oublie; vous qui avez tout oublié estes quelque chose par delà. Pour revenir à vos vers, ils sont d'une manière toute extraordinaire; je n'en ay point veu de pareils, et je ne doute point que vous ne fassiez de beaux chefs-d'œuvres s'il vous vient souvent de telles boutades. Ha (dit Belastre), je voudrois bien sçavoir les regles d'une boutade; est-il possible que j'en aye fait une bonne par hazard? Vous estes bien difficiles à contenter, vous autres messieurs les delicats (dit là dessus Collantine); pour moy, j'aime generalement tous les vers poetiques, et surtout les quatrains de six vers, tels que sont ceux qui sont pour moy. Charroselles sousrit de cette belle approbation, et insensiblement prit occasion, en parlant de vers, de déclamer contre tous les autheurs qu'il connoissoit, et il n'y en eut pas un, bon ou mauvais, qui ne passast par sa critique, sans prendre garde s'il parloit à des personnes capables de cet entretien. Mais j'obmettray encore à dessein tout ce qu'il en dit, car on me diroit que c'est une médisance de reciter celle que les autres font. La conclusion fut que Collantine, qui s'étoit teuë long-temps pendant qu'il parloit de ces autheurs, dont elle ne connoissoit pas un, voulant parler de vers à quelque prix que ce fust, vint à dire: Pour moy, je ne trouve point de plus beaux vers que ceux de la Misere des clercs des procureurs; les pointes en sont bonnes et le sujet tout à fait plaisant. Je les leus dernierement sur le bureau du maistre clerc de mon procureur, durant qu'il me dressoit une requeste. Si les clercs (répondit Charroselles) sont aussi miserables que ces vers, je plains sans doute leur misere; mais quoy! ce ne sont pas seulement les clercs qui sont à plaindre, les procureurs le sont aussi, et encore plus les parties, enfin tous ceux qui se meslent de ce maudit mestier de chicaner. Pourquoy dites-vous cela (reprit Collantine)? je ne vois point qu'il y ait de meilleur mestier que celuy de procureur postulant? Vous ne voyez point de fils de paysan ou de gargotier qui soit entré dans une telle charge, la pluspart du temps à credit, qui au bout de sept à huit ans n'achete une maison à porte cochere[122], qu'il se fait adjuger par decret à si bon marché qu'il veut, et qui ne fasse cependant subsister une assez nombreuse famille. Que s'il ne tient pas bonne table, et s'il ne fait pas grande dépence, c'est plustost par avarice que par incommodité. Je ne doute point (repliqua Charroselles) que le gain n'en soit assez grand, et je ne m'enquiers point s'il est legitime; mais il faut avoüer que c'est une triste occupation d'avoir tousjours la veuë sur des papiers dont le stile est si dégoustant, et de n'aquerir du bien qui ne vienne de la ruine et du sang des miserables. A leur dam (interrompit Collantine)! Pourquoy plaident-ils, ces miserables, s'ils ne sont pas bien fondez? Fondez ou non (adjousta Charroselles), les uns et les autres se ruinent également, témoin une emblesme que j'ay veuë autrefois de la chicane, où le plaideur qui avoit perdu sa cause estoit tout nud; celuy qui l'avoit gagnée avoit une robbe, à la verité, mais si pleine de trous et si déchirée, qu'on auroit pû croire qu'il estoit vestu d'un rezeau: les juges et les procureurs estoient vestus de trois ou quatre robbes les unes sur les autres.

[122] Alors on faisoit une grande différence entre la maison à porte cochère et la maison à petite porte. C'est d'après cela que l'on calculoit la fortune du propriétaire ou du locataire. Pendant la fronde, quand on créa une garde bourgeoise pour la défense de la ville, les portes cochères durent fournir chacune un cavalier, tandis que les portes ordinaires ne devoient qu'un fantassin. On lit à ce propos dans le Courrier burlesque de la guerre de Paris:

Le mardi (12 janvier 1649), le conseil de ville
Fit un reglement fort utile,
Savoir, que pour lever soldats,
Tant de pied comme sur dadas,
L'on taxeroit toutes les portes,
Petites, grandes, foibles, fortes;
Que la cochère fourniroit
Tant que le blocus dureroit
Un bon cheval avec un homme,
Ou qu'elle donneroit la somme
De quinze pistoles de poids,
Payable la première fois;
Les petites, un mousquetaire,
Ou trois pistoles pour en faire.

(Pièces à la suite des Mémoires du cardinal de Retz, Amst., 1719, in-12. t. 4, p. 270.)

Vous estes bien hardy (luy dit Belastre en colère) de décrier ainsi nostre mestier? Si j'avois icy mes sergens, je vous ferois mettre là bas en vertu d'une bonne amande que je vous ferois payer sans déport. Je le décrie moins (répondit Charroselles) que ne font les advocats, parce qu'on ne les void jamais avoir de procés en leur nom, de mesme que les medecins ne prennent jamais de leurs drogues. J'ay ouy dire encore ce matin à un de mes amis qu'il n'avoit jamais eu qu'un procès, qu'il avoit gagné, avec dépens et amende, mais qu'il s'est trouvé à la fin que s'il eust abandonné dès le commencement la debte pour laquelle il plaidoit, il auroit gagné beaucoup davantage. Mais comment cela se peut-il faire (lui dit Collantine)? Voicy comment il me la conté (reprit Charroselles): Il luy estoit deub cent pistolles par un mauvais payeur, proprietaire d'une maison qui valloit bien environ quatre mil francs. Il a mis son obligation entre les mains d'un procureur, qui, ayant un antagoniste aussi affamé que luy, a si bien contesté sur l'obligation et sur les procedures du dècret qu'on a fait en suite de cette maison, qu'il a obtenu jusqu'à sept arrests contre la partie, tous avec amende et dépens. Or, par l'événement, les dépens ayans esté taxez à 2500 livres, et la maison adjugée à 2000 livres seulement au beau-frere de son procureur, il luy a cousté de son argent 500 livres, outre la perte de sa debte. Mais il m'a juré que son plus grand regret estoit à l'argent qu'il luy avoit fallu tirer pour payer toutes les amandes à quoy sa partie avoit esté condamnée, faute de quoy on ne luy vouloit pas délivrer ses arrests.

On avoit raison (repartit Collantine), car ne sçait-on pas bien que c'est celuy qui gagne sa cause qui doit avancer l'amande de douze livres? Mais on luy en donne, s'il veut, aussi-tost le remboursement sur sa partie. Et que sert le remboursement (adjousta Charroselles) si le debiteur est insolvable, comme le sont tous les chicaneurs? Ne vaudroit-il pas bien mieux que Monsieur le receveur perdit la somme, qui luy est un pur gain, que de la faire tomber, par l'evenement, sur le dos de celuy qui avoit bon droit, et qui est chastié de la faute d'autruy?

La mesme personne m'a fait encore une grande plainte sur la declaration de ces dépens, qui luy tenoit fort au cœur, et l'a traduite assez plaisamment en ridicule. Il m'a fait voir que pour un mesme acte il y avoit cinq ou six articles separez, par exemple pour le conseil, pour le memoire, pour l'assignation, pour la coppie, pour la presentation, pour la journée, pour le parisis, pour le quart en sus, etc.[123], et il m'a dit en suite qu'il s'imaginoit estre à la comédie italienne, et voir Scaramouche hostelier compter à son hoste pour le chapon, pour celuy qui l'a lardé, pour celuy qui l'a châtré, pour le bois, pour le feu, pour la broche, etc. Vrayment (dit alors Collantine), il faut bien le faire ainsi, puisque c'est un ancien usage; j'avouë bien que c'est là où messieurs les procureurs trouvent mieux leur compte, car pour faire cette taxe on compte les articles, et tel de ces articles qui n'est que de dix deniers couste quelquefois huit sous à taxer, comme en frais extraordinaires de criées; sans compter les roles de la declaration, qui par ce moyen s'amplifient merveilleusement. Aussi disent-ils que c'est la piece la plus lucrative de leur mestier. Mais je vous advoüray (ajousta-t'elle) que j'y trouve une chose qui me choque fort: c'est qu'on y taxe de grands droits aux procureurs pour les choses qu'ils ne font point du tout, comme les consultations et les revisions d'ecritures, et on leur en taxe de très-petits pour celles qu'ils font effectivement, comme les comparutions aux audiences pour obtenir les arrests; c'est un point qu'il sera tres-important de corriger, quand on fera la reformation des abus de la justice. Apres cela (continua Charroselles, qui avoit esté aussi obligé d'apprendre à plaider à ses dépens à cause du procés qu'il avoit eu contre Collantine) n'avoüerez-vous pas que c'est un méchant mestier que de plaider, puis qu'on est exposé à souffrir ces mangeries? Il faut distinguer (répondit la demoiselle), car on a grand sujet de plaindre ces plaideurs par necessité, qui sont obligez de se deffendre le plus souvent sans en avoir les moyens, quand ils sont attaquez par des personnes puissantes, et attirez hors de leur pays en vertu d'un committimus. Mais il n'en est pas de mesme de ces plaideurs volontaires qui attaquent les autres de gayeté de cœur, car ils sont redoutables à toutes sortes de personnes, et ils ont l'avantage de faire enrager bien des gens. Vous m'advouërez vous-mesme que c'est le plus grand plaisir du monde, et qu'on peut bien faire autant de mal par un exploit que par une satyre. Outre que leurs parties sont tousjours contraintes, pour se racheter de leurs vexations, de leur donner de l'argent ou de leur abandonner une partie de la chose contestée, de sorte que, quelque méchant procés qu'ils puissent avoir, pourveu qu'ils les sçachent tirer en longueur, ils y trouvent plus de gain que de perte.

[123] Cette curieuse énumération de frais rappelle celle que fait Molière dans les Fourberies de Scapin (acte 2, scène 8). Comme cette pièce est de 1671, il se pourroit que le passage que j'indique ne fût encore qu'une réminiscence, étendue, du reste, et complétée, du Roman bourgeois.

Vrayment (interrompit Charroselles), à propos de ces gens qui chicanent à plaisir, je me souviens d'une rencontre que j'eus dernierement au palais. Je me trouvay auprés d'un Manceau qui, ayant donné un soufflet à un notaire de ses voisins (ainsi que j'appris depuis), avoit esté obligé de soustenir un gros procés criminel devolu par appel à la cour, et pour ce sujet il avoit esté condamné en de grandes reparations, dommages et interests. J'oüys un de ses compatriotes qui, pour le railler, luy disoit: Hé bien, qu'est-ce, Baptiste (ainsi falloit-il que s'appellast ce tappe-notaire)? Tu es bien chanceux: tu as perdu ton procés? Ce Manceau luy dit pour toute réponse: Vrayment c'est mon, vla bien dequoy! N'en auray-je pas un autre tout pareil quand je voudray? La risée que firent ceux qui ouyrent cette réponse me donna la curiosité d'aprendre le sujet de ce procés, et en suite d'avoüer qu'il n'y avoit rien de plus aisé que de faire des procés de cette qualité, mais que ce n'estoit pas un moyen de faire grande fortune.

Je n'entends pas parler de ces sortes de procés (dit alors Collantine), Dieu m'en garde! il n'y a rien de si dangereux que d'estre deffendeur en matiére criminelle; mais je parle de ces droits litigieux qu'on achepte à bon marché de gens foibles et ignorans des affaires, dont les plus embrouillez sont les meilleurs. Car on n'a qu'à se faire recevoir partie intervenante, et pourvu qu'on sçache bien faire des incidens et des chicanes, tantost se ranger d'un party et tantost de l'autre, il faut enfin que les autres parties acheptent la paix, à quelque prix que ce soit. Tel est le mestier dont je subsiste il y a longtemps, et dont je me trouve fort bien. J'ay des-ja ruiné sept gros paysans et quatre familles bourgeoises, et il y a trois gentilshommes que je tiens au cul et aux chausses. Si Dieu me fait la grace de vivre, je les veux faire aller à l'hospital. Collantine commençoit des-ja à leur vouloir conter ses exploits, tant en gros qu'en détail, et n'eust finy de longtemps, quand elle fut interrompuë par Belastre, qui luy dit: Sans aller plus loin, vous me faites faire une belle experience de ce que vous sçavez faire. Il y a assez long-temps que vous me chicanez, sous pretexte d'une vieille recherche de droits dont il ne vous en est pas deub un carolus. Quoy (repliqua chaudement Collantine)! vous ne me devez rien? Estes-vous assez hardy pour le soustenir? Je vous vais bientost montrer le contraire. Je m'en rapporte à Monsieur (dit-elle en monstrant Charroselles); il en jugera luy-mesme. Ce fut lors qu'ils se mirent tous deux en devoir de conter tous les procés et differens qu'ils avoient ensemble, en la presence de Charroselles, comme s'il eust esté leur juge naturel. Ils prirent tous deux la parole en mesme temps, plaiderent, haranguerent et contesterent, sans que pas un voulust escouter son compagnon. C'est une coustume assez ordinaire aux plaideurs de prendre pour juge le premier venu, de plaider leur cause sur le champ devant luy, et de s'en vouloir rapporter à ce qu'il en dira, sans que cela aboutisse néantmoins à sentence ny à transaction; de sorte que, si on avoit déduit au long cet incident, il n'auroit point du tout choqué la vray-semblance. Mais cela auroit esté fort plaisant à entendre, et le seroit peu à reciter. A peine s'estoient-ils accordez à qui parleroit le premier (car la contestation fut longue sur ce point), quand on ouyt heurter à la porte. C'estoit le greffier de Belastre, qui l'estoit venu trouver chez Collantine, sçachant qu'il y estoit, pour luy faire signer la minutte d'un inventaire qu'il venoit d'achever; et outre le procés verbal de scellé qu'il tenoit en main, il avoit encore sous le bras un fort gros sac, contenant tous les papiers inventoriez, qui devoient estre deposez au greffe pour la seureté des vacations des officiers. Son arrivée fit faire trefve à ces deux parties plaidantes, et apres qu'il eut eu une petite audiance en particulier de Belastre, ce greffier qu'on avoit appellé Volaterran, (parce qu'il voloit toute la terre) donna son procés verbal à signer à ce vénérable magistrat. Charroselles, qui fouroit son nez par tout, fut curieux de sçavoir ce que c'estoit, et s'estant baissé sous pretexte de ramasser un de ses gans, il leut au dos du cahier cette inscription:

Inventaire de Mythophilacte.

Comment (s'ecria-t'il aussitost)! le pauvre Mythophilacte est donc mort! Quoy! cet homme qui a esté si fameux dans Paris, et par sa façon de vivre et par ses ouvrages? Je m'asseure qu'on aura trouvé chez luy de belles curiositez. Si vous les desirez voir (dit le greffier assez civilement, contre l'ordinaire de ces messieurs, qui ne sont point accusez d'estre civils), vous n'en sçauriez trouver un memoire plus exact que cet inventaire que j'en ay dressé. Vous ne me sçauriez faire un plus grand plaisir (dit Charroselles). Et à moy aussi (dit de son costé Collantine), qui estoit ravie d'ouïr toute sorte d'actes et d'expeditions de justice. Belastre, qui estoit aussi bien aise d'entendre lire une piece intitulée de son nom, et qui croyoit se faire beaucoup valoir par ce moyen à Collantine, non seulement applaudit à cette curiosité, mais mesme, par l'authorité qu'il avoit sur le greffier, luy commanda de la satisfaire. Le greffier, luy obeyssant, s'assit auprés d'eux, et, apres qu'ils eurent repris leur place et fait silence, Volaterran commença de lire ainsi:

Inventaire de Mythophilacte.

L'an mil six cens..... Je vous prie (interrompit Charroselles), passez cette intitulation, qui ne contient que des qualitez inutiles. Inutiles (reprit Collantine avec un grand cry)! vous vous trompez fort: il n'y a rien de plus essentiel en une affaire que de bien establir les qualitez. Cela seroit bon (reprit Charroselles), si on avoit à instruire ou à juger un procés; mais comme nous n'avons icy que la curiosité de voir les effets de Mythophilacte, ce ne seroit que du temps et des paroles perduës. Cette raison ayant prevalu, au grand regret neantmoins de Belastre, qui prenoit grand plaisir à entendre lire ses qualitez, Volaterran passa plusieurs pages de l'intitulation, apposition et levée des scellez, et continua de lire:

Premierement un lit où estoit gisant ledit deffunt,
consistant en trois aix posez sur deux tresteaux, une
paillasse, avec une vieille valise servant de traversin, et
une couverture faite d'un morceau de tapisserie de
Rouen, prisez le tout ensemble vingt-cinq sous,
cy

25 sous.

Item, deux chaises de paille, avec un fauteuil garny
de mocquette, prisés dix sous, cy

10 sous

Item, un coffre de bois blanc, sur lequel avons reconnu
nos scellez sains et entiers, et dans iceluy ne
s'est trouvé que les papiers cy-apres inventoriez, ledit
coffre prisé douze sous, cy

12 sous.

De grace (dit Charroselles), allons vistement à ces papiers; c'est la seule chose que je desire de voir, m'imaginant qu'il y en aura de fort bons. Car pour le reste de ses meubles, il est aisé d'en juger par l'échantillon, et je me doute bien que le pauvre Mythophilacte est mort dans la dernière pauvreté. Je ne m'estonne plus qu'il apprehendast si fort les visites, et qu'il eust tant de soin de cacher la maison où il demeuroit à ses plus intimes amis, ausquels elle estoit aussi inconnue que la source du Nil. Mais comme je m'attends bien que par tout l'inventaire nous trouverons une pareille gueuserie, je vous prie, monsieur le greffier, de coupper court et de commencer à lire le chapitre des papiers, puisque la curiosité de la compagnie ne s'estend que là. Ainsi fut dit, ainsi fut fait: alors Volaterran, ayant sauté plusieurs feuillets, continua de lire:

Premierement, le testament ou ordonnance de derniere volonté dudit deffunt, en datte du 21 avril........

Hé! de grace, encore un coup (dit Charroselles), nous n'avons que faire des dates; je vous prie, voyons seulement les dispositions de ce testament, et sur tout sautez le preambule, et ce stile des notaires qui ne fait que gaster du parchemin. Le greffier prit donc en main ce testament, et en ayant parcouru en bredouillant deux ou trois roolles pleins de ces vaines formalitez, il commença à lire plus intelligiblement ces clauses:

En premier lieu, à l'égard de mes funerailles et enterrement, j'en laisse le soin à l'hoste du logis où je seray decedé, me confiant assez d'ailleurs en son humanité, qui prendroit cette peine de luy-mesme, quand je ne l'en prierais point. Je m'attends aussi qu'il le fera sans pompe, sans tenture et sans luminaire, en toute humilité chrestienne, et convenablement à ma position et à ma fortune.

Item, à chacun des pauvres autheurs qui se trouveront à mon enterrement, je donne et legue un exemplaire d'un livre par moy composé, intitulé: l'Exercice journalier du poëte, dont la delivrance leur sera faite sitost que ledit livre sera achevé d'imprimer, dans lequel ils trouveront un bel exemple de constance pour supporter la faim et la pauvreté, avec une oraison tres ardente que j'ay faite en leur faveur, afin que les riches aient plus de compassion d'eux qu'ils n'ont eu de moy.

Item, je donne et legue à Claude Catharinet, mon meilleur amy et second moy-mesme, mon grand Agenda ou mon Almanach de disners, dans lequel sont contenus les noms et les demeures de toutes mes connoissances, avec les observations que j'ai faites pour decouvrir le foible des grands seigneurs, pour les flatter et gagner leurs bonnes graces, ensemble celles de leurs suisses et officiers de cuisine, esperant que, par le moyen de cet ouvrage, il pourra sustenter sa vie comme j'ay fait la mienne jusqu'à present.

Item, à tous mes pretendus Mecenas, je donne et legue la liberation de ce qu'ils me doivent pour le prix de l'encens que je leur ay fourny et livré, tant par epistres dedicatoires, panegyriques, epitalames, sonnets, rogatons, qu'en quelque autre sorte et maniere que ce soit, ne desirant pas que leur ame soit tourmentée en l'autre monde, comme elle le pourroit estre pour avoir retenu le salaire deub à mes grands travaux. J'en fais la mesme chose à l'égard de ces méchans libraires qui ont mangé tout le fruit de mes veilles, et qui m'ont tant fait souffrir depuis que j'ay esté à leur discretion. Et quoy qu'ils aient souvent pris à tasche de me faire damner, je prie Dieu qu'il ne leur impute point le mal qu'ils m'ont fait, mais qu'il use envers eux de sa misericorde, de toute l'estendue de laquelle ils ont grand besoin.

Item, je donne et legue à Georges Soulas, ci-devant mon valet et scribe, et maintenant, à force de manier mes ouvrages, devenu mon collegue et confrere en Apollon, tant pour paiement des gages que je luy puis devoir que par pure liberalité, donation à cause de mort, et en la meilleure forme que pourra valoir, tout le reste de mes ouvrages et papiers, tant imprimez qu'à imprimer, luy faisant don de tous les profits qu'il en pourra retirer des comédiens, des libraires et des personnes à qui il les pourra dédier; à la charge, et non autrement, qu'il fera imprimer lesdits manuscrits sous mon nom, et non sous le sien, et qu'il ne me privera point de la gloire qui m'en peut revenir, comme je sçay que quelques autheurs escrocs en ont cy-devant usé. Et pour exécuteur du présent testament, je nomme Charles de Sercy[124], maistre libraire juré au Palais, veu que j'espère de sa courtoisie que, comme il se forme sur le modèle de Courbé[125], qui ne dédaigne pas d'estre agent général des autheurs de la haute classe, luy qui commence de venir au monde ne dédaignera pas de rendre cet office à la mémoire de son tres humble serviteur et chalend. Voulant en cette considération que Georges Soulas, légataire universel de mes ouvrages, lorsqu'il en voudra faire faire l'impression, lui donne la preferance à tous les autres, pour le recompenser des pertes qu'il a faites sur tant de recueils et de rapsodies inutiles qu'il a imprimées, et qui le menacent d'une banqueroute prochaine et bien méritée: car ainsi le tout a esté par ledit testateur dicté, nommé, leu et releu, etc.

[124] Il avoit été reçu imprimeur-libraire le 13 septembre 1649, mais il n'avoit guère commencé à marquer qu'en 1670, année où il fut fait adjoint de la communauté. Furetière pouvoit donc, même en 1666, époque, non de la rédaction, mais de la publication de son livre, parler encore de lui comme il en parle.—Dans l'édition de Nancy, de 1713, le nom de Jean Treyar est substitué à celui de Ch. de Sercy.

[125] C'est d'Augustin Courbé qu'il est parlé ici. «Son plus grand négoce, dit La Caille (Hist. de l'impr., p. 274.), étoit de livres de galanteries et de romans, dont il faisoit grand débit.»—Dans sa Nouvelle allégorique, etc., p. 115, Furetière avoit déjà parlé de Courbé, à propos de mademoiselle de Scudéry, dont il éditoit les romans: «La pucelle Sappho obtint permission de mener des troupes dans la Romanie pour la rétablir, a cause qu'elle y avoit de belles terres et seigneuries, dont Augustin Courbé étoit fermier général, et où il faisoit si bien son compte, qu'il s'y seroit extraordinairement enrichi, sans les pertes que lui a fait souffrir d'ailleurs le prince Galimathias.»

Vrayment (dit alors Charroselles), j'avois grande estime pour le pauvre Mythophilacte, mais je lui sçay fort mauvais gré de ce qu'il destourne ces petits libraires du soin de faire des recueils. Chacun sçait combien ceux qui sont haut hupez font les rencheris quand on leur offre des coppies à imprimer. Ils ne veulent prendre que celles d'une certaine caballe qui leur plaist, encore les payent-ils à leur mode, et il leur faut jetter les autres à la teste, encore n'en veulent-ils point imprimer.

Vous m'avez fait cent fois la mesme plainte de vos libraires (dit Collantine); pourquoy les voudriez-vous obliger à imprimer vos livres, si le debit n'en est pas heureux? Que ne les faites-vous imprimer à vos frais, à l'exemple d'un certain autheur dont j'ai ouy parler au Palais, qui en a pour cinquante mille francs sur les bras. J'aimerois mieux, si j'estois à votre place, vendre mes chevaux et mon carrosse, pour acheter la gloire qui m'en reviendroit, puisque vous en estes si affamé. Ou plustost, que ne quittez-vous tout ce fatras de compositions philosophiques, historiques et romanesques, pour compiler des arrests, des plaidoyers ou des maximes de droit: dame! ce sont des livres qu'on achete tousjours, quels qu'ils soient, et il n'y a point de libraire qui n'en fust aussi friand que des Heures à la chancelliere[126]. Mais, je vous prie, brisons là, car je vois bien que vous voudriez faire en replique une longue doleance. Puisque la compagnie est curieuse de voir ces papiers, passons aux titres et contracts d'acquisitions de maisons et de constitutions de rente, car ce sont les principaux articles d'un inventaire.

[126] Exercice spirituel, contenant la manière d'employer toutes les heures du jour au service de Dieu, par V. C. P., dédié a Mme la Chancelière. La corporation des relieurs de Paris avoit fait cette galanterie à madame Ségnier, pour se rendre favorable le chancelier, sous la direction duquel toutes les corporations dépendantes de la librairie étoient placées. Le succès de ce livre dura plus d'un siècle; en 1767 le libraire de Hausy en donna encore une édition, reproduisant la dédicace que Collombat avoit faite pour la première. Il n'y avoit de changé que la Chancelière, à qui l'on dédioit.

Ha! pour cela (dit Belastre), nous n'en avons trouvé aucuns, mais seulement beaucoup d'exploits pour debtes passives: de sorte que tout le reste de cet inventaire ne contient que le cathalogue de quantité de livres et ouvrages manuscrits, qu'un des legataires nous a requis d'inventorier, pour luy en faire en suite la delivrance, parce qu'il dit que le deffunt luy en a fait don. Nous n'avons affaire que de cela (reprit Charroselles), et c'est icy asseurément le legs fait à Georges Soulas, dont vous venez d'entendre parler. Lisons viste, je vous prie, ce catalogue. Je m'y oppose (dit Collantine), et je veux auparavant qu'on m'explique un article de ce testament, touchant ce grand agenda et cet almanach de disners qu'il legue à Catharinet, et qu'il dit estre suffisant pour sa subsistance.

Je le veux bien (répondit Belastre); je le vais faire chercher tout à l'heure par mon greffier, car je me souviens bien de l'avoir fait inventorier. J'aurois bien de la peine à vous le trouver maintenant (repartit Volaterran), car ce n'est qu'un petit cahier de cinq ou six fueilles, qui est meslé parmi un grand nombre d'escrits et de paperasses; mais je vous diray bien ce qu'il contient en substance, car je l'ay considéré assez attentivement, lors que j'en ay fait la description. Cet almanach de disners est fait en forme de table divisée par colomnes, et contient une liste de tous les gens qui tiennent table à Paris, ou des autres connoissances du deffunt à qui il alloit demander à disner. Cela est distribué par mois, par semaines et par jours, tout de mesme qu'un calendrier. De sorte qu'en la mesme maniere que les pauvres prestres vont demander leurs messes le samedy à Nostre-Dame, le lundy au Saint-Esprit, le vendredy à Sainte-Geneviefve, de mesme il assignoit ses repas à certains jours chez certains grands, le lundy chez tel intendant, le mardy chez tel prelat, le mercredy chez tel president, et ainsi il subsistoit toute l'année, jusques là qu'il avoit marqué subsidiairement, et en cas de besoin, pour son pis aller, les auberges allemandes et françoises.

Voila qui suffit (dit Charroselles) pour nous donner l'intelligence de tout l'ouvrage, sur lequel, sans l'avoir veu, je pourrois bien faire des illustrations et des commentaires. Car je me doute bien que pour faire un almanach parfait, il y avoit bien des jeusnes et des jours maigres marquez, et peut estre plus qu'il n'en est observé dans l'Eglise. Je crois bien aussi que pour le pronostique qu'on a coustume d'y mettre à chaque lunation, on pouvoit souvent y escrire: grandeur de famine, secheresse d'amis, table rompüe, etc., prédiction plus claire et plus certaine que celle de Jean Petit et de Mathurin Questier[127]. Je m'imagine encore qu'il pouvoit faire un almanach historial des jours de nopce et de grands festins où il avoit assisté, et qu'il avoit marqué à part ces jours-là dans son calendrier, comme les jours heureux ou malheureux revelez au bon Joseph.

[127] C'étoient deux de ces pauvres diables de prophètes, si nombreux alors, que Louis XIV fut obligé de donner, en 1682, une déclaration sous forme d'édit portant peine de bannissement contre les astrologues, devins, magiciens et enchanteurs. V. Esprit des journaux, mai 1789, p. 267. Il est parlé de Petit et de Questier, comme astrologues, dans plusieurs mazarinades. Questier en fit même quelques unes. V. le Mascurat, p. 194, et C. Moreau, Bibliogr. des Mazarin., t. II, p. 94, no 1763.

Il falloit (interrompit Collantine) que cet homme fust bien miserable, puisqu'il ne pouvoit vivre sans escornifler: car c'est, à mon sens, le dernier des métiers, et indigne d'un homme qui a du pain et de l'eau. Ce ne seroit pas là une bonne consequence (dit Charroselles): car il y a bien des marquis et des gens accommodés qui ne se font point de scrupule d'estre escornifleurs habituez à certaines bonnes tables, et j'ay veu souvent nostre pauvre Mythophilacte se plaindre de ce desordre. Car (disoit-il), sous pretexte que ces gens ont quelque capacité ou expérience sur le chapitre des sauces, et qu'ils prétendent avoir le goust fin, ils croyent avoir droit d'aller censurer les meilleures tables de la ville, qui ne peuvent estre en reputation de friandes et de delicates, si elles n'ont leur approbation; jusques-là qu'il soustenoit quelquefois que ces gens estoient des larrons et des sacriléges, qui deroboient et venoient manger le pain des pauvres. Pour luy, qui n'y alloit point par goinfrerie, mais par nécessité, je ne puis que je ne l'excuse: car comment pourroit vivre autrement un autheur qui n'a point de patrimoine? il auroit beau travailler nuit et jour, dés qu'il est à la mercy des libraires, il ne peut gagner avec eux de l'eau pour boire.

Il me souvient de l'avoir veu une fois en une grande peine. Je le trouvay en place de Sorbonne querellant avec un autre autheur, qui, entr'autres injures, luy reprocha tout haut qu'il étoit un caymand de gloire, et que de tous costez il en alloit mendier. Ce dernier mot fut ouy par des archers qui cherchoient tous les mendians[128] pour les mener à l'Hospital General. Ils le saisirent au collet en ce moment (aussi bien estoit-il d'ailleurs assez déchiré), et j'eus bien de la peine à le faire relascher. J'en vins pourtant à bout, sur ce que je leur remonstray que le mestier de poëte, dont il faisoit profession, le conduisoit naturellement à l'hospital, et qu'il ne falloit point d'autres archers que ceux de son mauvais destin pour l'y faire aller en diligence. J'aurois bien d'autres particularitez assez plaisantes à vous reciter[129]; mais l'impatience que j'ay de voir ce cathalogue de livres ne me permet pas de m'arrester sur cecy d'avantage. Ce fut lors que Volaterran, qui vit bien que Belastre, par un signe de teste, avoit dessein qu'on luy donnast prompte satisfaction, continua de lire.

[128] C'est vers 1656, époque où Bicêtre fut donné à l'hôpital général, que ces mesures furent prises contre les gueux. Le vieux château du cardinal Winchester avoit ainsi pris la place du dépôt de mendicité projeté par Louis XIII en ses lettres patentes du mois de février 1622, et qui devoit être placé au bout de la grande allée du Cours-la-Reine.—Cl. Le Petit, dans les strophes de son Paris ridicule qu'il consacre au château de Bicêtre, nous montre les gueux installés dans le vieux manoir, et y vivant gais et contents. Or la première édition du Paris ridicule est de 1668.—La fondation de l'hopital général étoit due à la charité du président de Bellièvre. (Perrault, Vie des hommes illustres, p. 54.)

[129] Le portrait de Mythophilacte n'est pas tracé d'après un original unique; c'est un type complexe; quelques traits appartiennent à celui-ci, d'autres à celui-là. Montmaur a posé pour tout ce qui concerne le poète parasite; pour une partie du reste, c'est de Mailliet, le Poète crotté de Saint-Amand, qui sert de modèle. Il était gueux comme Mythophilacte, et comme lui quêteur de dédicaces. Furetière, dans sa satire des Poètes, parue avec ses Poésies diverses deux ans avant le Roman bourgeois, avoit mis déjà de Mailliet en scène, sous son vrai nom, et l'on y peut juger de sa parenté avec le type ici analysé. Montmaur et Mailliet étoient morts depuis long-temps.

Catalogue des livres de Mythophilacte.

L'Amadisiade, ou la Gauléide, poëme heroï-comique, contenant les dits, faits et prouesses d'Amadis de Gaule, et autres nobles chevaliers; divisé en vingt-quatre volumes, et chaque volume en vingt-quatre chants, et chaque chant en vingt-quatre chapitres, et chaque chapitre en vingt-quatre dixains, œuvre de 1724800 vers, sans les argumens.

Apologie de Saluste du Bartas et d'autres poëtes anciens qui ont essayé de mettre en vogue les mots composez; où il est monstré que les François, en cette occasion, n'ont esté que des pagnottes[130], en comparaison des Grecs et des Romains, par l'exemple d'Aristophane, de Plaute, et d'autres autheurs.

[130] De l'italien pagnola, poltron, timide. V. la Comédie des Proverbes, act. I, sc. 6.

Le Rappé du Parnasse, ou recueil de plusieurs vers anciens corrigez et remis dans le stile du temps.

La Vis sans fin, ou le projet et dessein d'un roman universel, divisé en autant de volumes que le libraire en voudra payer.

La Souriciere des envieux, ou la confutation des critiques ou censeurs de livres, ouvrage fait pour la consolation des princes poëtiques détronez, où il est monstré que ceux-là sont maudits de Dieu, qui découvrent la turpitude de leurs parens et de leurs frères.

La Lardoire des courtisans, ou satyre contre plusieurs ridicules de la cour, qui y sont si admirablement piquez que chacun y a son lardon.

La Clef des sciences, ou la croix de par Dieu du prince, c'est-à-dire l'art de bien apprendre à lire et à escrire, dedié à monseigneur le dauphin; avec le passe-partout de devotion, ou un manuel d'oraison pour l'exercice journalier du chrestien.

Imitation des Thresnes de Jeremie, ou lamentation poëtique de l'autheur sur la perte qu'il fit, en déménageant, de quatorze mille sonnets, sans les stances, épigrammes, et autres pieces[131].

[131] Mailliet, selon Furetière, 5e satire, V. 95-120, avoit aussi perdu ses vers; un valet les lui avoit jetés au feu.

Vrayment (dit Charroselles), j'ay esté present à la naissance de cet ouvrage: jamais je ne vis un autheur plus déconforté que fust celuy-cy en recevant la nouvelle de cet accident. Je taschay à le consoler de tout mon possible, suivant le petit genie que Dieu m'a donné; et comme j'avois appris du crocheteur qui avoit esté chargé de ces papiers qu'il falloit qu'ils eussent esté perdus vers le Marché-Neuf, j'asseuray Mythophilacte que quelque beuriere les auroit ramassez, comme estant à son usage, et qu'il n'avoit qu'à aller acheter tant de livres de beurre, qu'il peust recouvrer jusqu'à la derniere piece qu'il avoit perduë. Vrayment (répondit Belastre), voilà une consolation bien maligne, et qui est fort de vostre genie, comme vous dites; mais ne faites point perdre de temps à mon greffier, à qui j'ordonne de continuer. Volaterran, reprenant où il en estoit demeuré, leut du mesme ton qu'il avoit commencé.

Discours des principes de la poësie, ou l'introduction à la vie libertine.

Placet rimé pour avoir privilege du Roy de faire des vers de ballet, chansons nouvelles, airs de cour et de pont-neuf, avec deffenses à toutes personnes de travailler sur de pareils sujets, recommandé à monsieur de B......[132], grand privilegiographe de France.

[132] Benserade, à qui Furetière a déjà fait allusion plus haut, p. 138.

Forfantiados libri quatuor, de vita et rebus gestis Fatharelli.

Le Grand sottisier de France, ou le dénombrement des sottises qui se font en ce vaste royaume, par ordre alphabétique.

Vrayment (interrompit encore Charroselles), ce dessein est beau; j'avois eu envie de l'entreprendre avant luy, et je l'aurois fait, si je ne fusse point tombé en la disgrace des libraires, car cela est fort selon mon genie. J'en ay conferé plusieurs fois avec le pauvre deffunt; il me disoit qu'il avoit dessein d'en faire trente volumes, dont chacun seroit plus gros que le Théatre de Lycosthene, ou que les centuries de Magdebourg. Il est vray que je luy ay tousjours predit que quelque laborieux qu'il fust, et quoy qu'il ne fist autre chose toute sa vie, il laisseroit tousjours cet ouvrage imparfait. Mais, Monsieur (dit-il au greffier), excusez si je vous ay interrompu; je vous prie de continuer. Volaterran leut donc en continuant.

Dictionnaire poëtique, ou recueil succint des mots et phrases propres à faire des vers, comme appas, attraits, charmes, flèches, flammes, beauté sans pareille, merveille sans seconde, etc. Avec une préface où il est monstré qu'il n'y a qu'environ une trentaine de mots en quoy consiste le levain poëtique pour faire enfler les poëmes et les romans à l'infiny.

Illustrations et commentaires sur le livre d'Ogier le Danois, où il est monstré par l'explication du sens moral, allegorique, anagogique, mythologique et ænigmatique, que toutes choses y sont contenuës, qui ont esté, qui sont, ou qui seront; mesme que les secrets de la pierre philosophale y sont plus clairement que dans l'Argenis, le Songe de Polyphile, le Cosmopolite, et autres. Dedié à messieurs les administrateurs des petites maisons.

Traité de chiromance pour les mains des singes, œuvre non encore veuë ny imaginée.

Imprecation contre Thersandre, qui apprit à l'autheur à faire des vers, ou paraphrase sur ce texte: Hinc mihi prima mali labes.

Rubricologie, ou de l'invention des titres et rubriques, où il est montré qu'un beau titre est le vray proxenete d'un livre, et ce qui en fait faire le plus prompt debit. Exemple à ce propos tiré des Pretieuses.

Plaidoyers et harangues prononcées dans l'assemblée generale des libraires, consultans sur l'impression de plusieurs livres qu'on leur avoit presentez. Avec le jugement intervenu sur iceux, Midas presidant, par lequel le Cuisinier, le Patissier et le Jardinier François ont esté receus, et plusieurs bons autheurs anciens et modernes rebutez.

Description merveilleuse d'un grand seigneur prophetisé par David, qui avoit des yeux et ne voyoit point, qui avoit des oreilles et n'entendoit point, qui avoit des mains et ne prenoit point, mais qui, en recompense, avoit des gens qui voyoient, entendoient et prenoient pour luy.

De l'usage du thelescopophore, ou de certaines lunettes dont se servent les grands, qui s'appliquent aux yeux d'autruy, exemptes de l'incommodité de les porter, mais sujettes à tous les accidens cottez au traité De fallaciis visus.

Advis et memoires à monsieur le procureur du roy, pour eriger en corps de maistrise jurée les poëtes et les autheurs, et les faire incorporer avec les autres arts et mestiers de la ville, où il est traité des estranges abus qui se sont glissez dans cette profession, et que l'ordre de la police demande qu'on y mette des jurez et maistres gardes, comme dans tous les autres corps moins importans.

Somme dedicatoire, ou examen general de toutes les questions qui se peuvent faire touchant la dedicace des livres, divisée en quatre volumes.

Ha! je vous prie (interrompit Charroselles), abandonnons le reste de cette lecture, quelque agreable qu'elle soit, et nous arrestons aujourd'huy à voir ce livre-cy en détail, car j'en ay souvent ouy parler; et puis c'est un sujet nouveau et fort necessaire à tous les autheurs.

Je voudrois bien (dit le greffier) satisfaire votre curiosité; mais quelle apparence y a-t-il de vous lire ces quatre volumes, que nous aurions de la peine à voir en douze vacations? Parcourons-en au moins quelque chose (reprit l'opiniastre Charroselles); nous en tirerons quelque fruit. Je trouve (dit le greffier, qui feüilletoit cependant le livre) le moyen de vous contenter aucunement, car je vois icy une table des chapitres, dont je vous feray la lecture si vous voulez. La compagnie l'en pria, et il continua de lire.

SOMME DÉDICATOIRE.

TOME PREMIER.

Chapitre 1.

De la dedicace en general, et de ses bonnes ou mauvaises qualitez.

Chapitre 2.

Si la dedicace est absolument necessaire à un livre. Question decidée en faveur de la negative, contre l'opinion de plusieurs autheurs anciens et modernes.

Chapitre 3.

Qui fut le premier inventeur des dedicaces. Ensemble quelques conjectures historiques qui prouvent qu'elles ont esté trouvées par un mendiant.[133].

[133] Scarron avoit la même pensée que Furetière; il a dit que «faire une dédicace, c'étoit faire le gueux en vers ou en prose».

Chapitre 4.

Laquelle est la plus ancienne des dedicaces, celle des thèses ou celle des volumes; et de la profanation qui en a esté faite en les mettant au bas des simples images, par Baltazar Moncornet.

Chapitre 5.

Le pedant Hortensius aigrement repris de sa ridicule opinion, pour avoir appelle un livre sans dedicace Liber ακεφαλοσ.

Chapitre 6.

Jugement des dedicaces railleuses et satyriques, comme de celles faites à un petit chien, à une guenon, à personne, et autres semblables; et du grand tort qu'elles ont fait à tous les autheurs trafiquans en maroquin.

Chapitre 7.

Refutation de l'erreur populaire qui a fait croire à quelques-uns qu'un nom illustre de prince ou de grand seigneur mis au devant d'un livre servoit à le deffendre contre la médisance et l'envie. Plusieurs exemples justificatifs du contraire.

Chapitre 8.

Des dedicaces bourgeoises et faites à des amis non reprouvées, et comparées à l'onguent miton-mitaine, qui ne fait ny bien ny mal.

Chapitre 9.

Plainte et denonciation contre Rangouze, d'avoir fait un livre de telle nature, qu'autant de lettres sont autant de dedicaces; sur laquelle l'autheur soûtient que son procés luy doit estre fait, comme à ces magiciens qui se servent de pistoles volantes.

Chapitre 10.

Sous quel aspect d'astres il fait bon semer et planter des eloges pour en recüeillir le fruit dans la saison. Avec l'horoscope d'un livre infortuné, qui ne fut pas seulement payé d'un grand mercy.

Chapitre 11.

Distinction et catalogue des jours heureux et malheureux pour dedier les livres; où on decouvre le secret et l'observation de l'heure du berger pour presenter un livre, sçavoir: quand le Mecenas sort du jeu et a gagné force argent.

TOME SECOND.

Chapitre 1.

De la qualité et nature des Mecenas en general.

Chapitre 2.

Des diverses contrées où naissent les vrais Mecenas, et que les meilleurs se trouvent en Flandres et en Allemagne, comme les meilleurs melons en Touraine, et les meilleurs asnes en Mirebalais. La Serre cité à propos.

Chapitre 3.

Des vrais et faux Mecenas, et de la difficulté qu'il y a de les connoistre. Si c'est une pierre de touche asseurée de sonder ou pressentir la liberalité qu'ils feront au futur dedicateur.

Chapitre 4.

De la disette qu'il y a eu des Mecenas en plusieurs siecles, et particulierement de la merveilleuse sterilité qu'en a celuy-cy.

Chapitre 5.

Preuve de l'antiquité de la poësie, à l'occasion de ce que la plus ancienne de toutes les plaintes est celle des poëtes sur le malheur du temps et sur l'ingratitude de leur siecle.

Chapitre 6.

Continuation du mesme sujet, avec la liste des hommes de lettres morts de faim ou à l'hospital, illustrée des exemples d'Homere et de Torquato Tasso.

Chapitre 7.

Examen de la comparaison faite par quelques-uns d'un vray Mecenas au phœnix; où il est montré que, si elle est juste en considerant sa rareté, elle cloche en ce qu'il ne dure pas 500 ans, et qu'il n'en renaist pas un autre de sa cendre.

Chapitre 8.

Du choix judicieux qu'on doit faire des Mecenas, et que les plus ignorans sont les meilleurs, vérifié par raisons et inductions.

Chapitre 9.

Difference des Mecenas de cour et des Mecenas de robe; avec une observation que ceux-cy sont tres-dangereux, à cause que d'ordinaire ils se contentent de promettre de vous faire gagner un procés ou de vous servir en temps et lieu.

Chapitre 10.

Eloges de monsieur de Montauron[134], Mecenas bourgeois, premier de ce nom, recüeillis des epistres dedicatoires des meilleurs esprits de ce temps. Avec quelques regrets poëtiques sur sa decadence.

[134] Fameux financier, Mécène bourgeois, comme dit Furetière. Corneille lui dédia Cinna. (V. son Historiette dans Tallemant, 1re édit. V, p. 15.)

Chapitre 11.

Paradoxe tres veritable, que les plus riches seigneurs ne sont pas les meilleurs Mecenas. Où il est traitté d'une soudaine paralysie à laquelle les grands sont sujets, qui leur tombe sur les mains quand il est question de donner.

Chapitre 12.

Cinquante ruses et échapatoires des faux Mecenas, pour se garantir des pieges d'un autheur dediant et mendiant.

Chapitre 13.

Recit d'un accident qui arriva à un tres-mediocre autheur à qui la teste tourna, à cause de l'honneur qu'il reçeut de la dedicace d'un livre que luy fit un sçavant illustre.

Chapitre 14.

Indignation de l'autheur contre les dedicaces faites à d'indignes Mecenas. Comme pour s'en venger il prepara une epistre dedicatoire au bourreau pour le premier livre qu'il feroit.

TOME TROISIÈME.

Chapitre 1.

De la remuneration en general qu'on doit faire pour les epistres dedicatoires, et si elle est de droit naturel, de droit des gens ou de droit civil.

Chapitre 2.

Si en telle occasion on doit avoir égard à la qualité de celuy qui dedie; par exemple, si on doit donner un plus beau present à un autheur riche qu'à un pauvre. Avec plusieurs raisons alleguées de part et d'autre.

Chapitre 3.

Si on doit mettre en consideration les frais faits à la relieure, desseins, estampes, vignettes, lettres capitales, et autres despences faites pour contenir les portraits, chifres, armes et devises du seigneur encensé. Avec une notable observation que toutes ces forfanteries font presumer que le merite du livre, de soy-mesme, n'est pas fort grand.

Chapitre 4.

Pareillement, s'il faut rembourser à part et hors d'œuvre les frais d'un voyage qu'aura fait un autheur pour aller trouver son Mecenas en un pays fort éloigné, et pour luy presenter son livre.

Chapitre 5.

La juste Balance des livres, et si on les doit considerer par le poids ou par le merite, par la grosseur du volume ou par l'excellence de la matiere. Question traittée sous une allegorie dramatique, et l'introduction des personnages de l'Asne laborieux et du fin Renard.

Chapitre 6.

Question incidente (si cæteris paribus): on doit payer davantage la dedicace des livres in-folio que des in-quarto, et que des in-octavo ou des in-douze. Avec un combat notable de Calepin contre Velleius Paterculus[135].

[135] Le dictionnaire de Calepin est un fort in-fol. L'Abrégé de l'histoire romaine, par Velleius Paterculus, un mince volume, souvent de très petit format.

Chapitre 7.

Autre question: si le mesme livre imprimé in-douze en petit caractere doit estre aussi bien payé que s'il estoit imprimé en gros caractere et en grand volume. Avec l'observation de la difference des enfans corporels et spirituels: car les premiers sont petits en leur naissance, et croissent avec le temps; et les autres, tout au contraire, d'abort s'impriment en grand, et avec le temps en petit.

Chapitre 8.

Des epistres dedicatoires des reimpressions ou secondes editions; sçavoir quelle taxe leur est deuë. Plaisant trait d'un Mecenas qui donna pour recompense à un autheur qui luy avoit fait un pareil present un habit vieux et retourné.

Chapitre 9.

De ceux qui font imprimer les anciens autheurs, et en font des dedicaces sous pretexte de les dire corrigez, illustrez, nottez, commentez, apostillez ou rapsodiez. Exemple d'une dedicace de cette nature payée de l'argent d'autruy par un partisan qui fit le lendemain banqueroute.

Chapitre 10.

De ceux qui mettent au jour les anciens manuscrits non encore imprimez; où il est montré qu'on leur doit au moins le mesme salaire qu'à une sage femme, qui ayde à faire venir les enfans au monde.

Chapitre 11.

Si on doit faire quelque consideration d'un libraire qui dediera l'ouvrage d'autruy ou un livre qu'il aura trouvé sans adveu. Juste paralelle de ces gens avec ceux qui empruntent des enfans, ou qui en vont prendre aux enfans trouvez, pour mieux demander l'aumosne.

Chapitre 12.

Des glaneurs du Parnasse, ou des gens qui font des recüeils de pieces de vers et de prose, et qui les dedient comme des livres de leur façon. Telle maniere d'agir condamnée, comme estant une exaction et levée injuste sur le peuple poëtique. Avec les memoires d'un donneur d'avis pour faire créer des charges de garde-ouvrages, à l'instar des garde-bois ou garde-moissons, pour empescher ces inconveniens.

Chapitre 13.

S'il y a lieu et action de se pourvoir en justice contre un Mecenas pour avoir payement d'une epistre dedicatoire, et si elle se doit payer au dire d'experts. Question décidée par un article de la coutume, au chapitre Des fins de non-recevoir, et par le droit De his quæ sine causa.

Chapitre 14.

Si, au contraire, un Mecenas, ayant payé un livre sans le voir, peut estre relevé pour læsion énorme, en cas que le livre ne vaille rien ou qu'il n'y soit pas assez loüé, et s'il a cette action qu'on appelle, en droit, condictio indebiti.

Chapitre 15.

Si les heritiers où creanciers d'un autheur deffunt sont, de droit, subrogez en son nom et actions, et s'ils peuvent tirer en justice le mesme émolument de la dedicace de son livre, quand ils le mettent au jour. Examen du titre De actionibus quæ ad heredes transeunt.

Chapitre 16.

Arrest notable rendu au profit d'un pauvre autheur qui avoit fait une epistre dedicatoire sous le nom d'un libraire, moyennant 30 sous, lequel fut reçeu à partager la somme de 150 livres qu'un Allemand avoit donné au libraire pour la dedicace; avec les plaidoyers des advocats, où sont de belles descriptions de la grande misere de quelques autheurs, et de l'estrange coquinerie de tous les libraires.

Chapitre 17.

Factum d'un procés pendant entre un libraire et un autheur qui travailloit à ses gages et à la journée, sur la question de sçavoir à qui appartiendroit la dedicace du livre, de laquelle il n'avoit point esté fait mention dans leur marché.

Chapitre 18.

Si c'est un stellionnat poëtique (c'est-à-dire vendre plusieurs fois une même chose) de vendre une piece de theatre, premièrement à des comédiens, et puis à un libraire, et puis à un Mecenas. Question decidée en faveur des autheurs, fondez en droit coustumier.

Chapitre 19.

Si un domestique ou commensal d'un Mecenas est obligé de luy dedier ses ouvrages privativement et à l'exclusion de tous autres, et si le Mecenas luy doit pour cela une recompense particulière, ou si le logement et la nourriture luy en doivent tenir lieu. Le droit des esclaves est ici traitté, qui veut qu'ils ne puissent rien acquérir que pour leur maistre. Où il est monstré que les esclaves de la fortune sont encore moins favorables que les esclaves pris en guerre.

Chapitre 20.

D'un moyen facile et general qu'ont trouvé les Mecenas de soudre toutes les difficultez cy-dessus, en ne donnant rien. Description, à ce propos, de l'avarice, et du déménagement qu'elle a fait en nos jours; où on voit qu'elle habite dans les hôtels et dans les palais, au lieu qu'elle estoit cy-devant logée dans les colleges et dans les gargoteries.

TOME QUATRIESME.

Chapitre 1.

Des eloges en general, avec leur distinction, nature et qualitez.

Chapitre 2.

Que les eloges immoderez sont de l'essence des epitres dedicatoires. Avec la preuve experimentale que l'encens qui enteste le plus est celuy qui est trouvé le meilleur, contre l'opinion des médecins et droguistes.

Chapitre 3.

Si le Mecenas doit payer la dedicace du livre à proportion de l'encens qu'on luy donne dans l'epistre. Avec l'invention de faire le trebuchet pour le pezer.

Chapitre 4.

Si l'encens qu'on donne au Mecenas dans le reste du livre, où on trouve bonne ou mauvaise occasion de parler de lui, ne doit pas faire doubler ou tripler la dose du present qu'il avoit destiné pour la seule epitre.

Chapitre 5.

Si les autres personnes dont on fait une honorable mention dans le livre, par occasion, doivent un present particulier à l'autheur, chacune pour sa part et portion des eloges qu'on luy donne.

Chapitre 6.

Du titre ou carat de la louange. Où il est monstré que pour estre de bon alloy, et en avoir bon debit, elle doit estre de 24 carats, c'est-à-dire portée dans le dernier excès.

Chapitre 7.

Si un autheur qui aura donné à son Mecenas la divinité ou l'immortalité doit estre deux fois mieux payé que celuy qui l'aura seulement appelle demy dieu, ange ou héros. Exemples de plusieurs apotheoses qui ont esté plus heureuses pour l'agent que pour le patient.

Chapitre 8.

Paradoxe tres veritable, que la loüange la plus mediocre est la meilleure, contre l'opinion du siecle et des grands. Avec une table des degrez de consanguinité de la flaterie et de la berne, où on void qu'elles sont au degré de cousins issus de germain.

Chapitre 9.

De la louange qui est notoirement fausse, avec la preuve qu'elle doit estre payée et recompensée au double, par deux raisons: la première, parce qu'il faut recompenser l'autheur du tort qu'il se fait en mentant avec impudence; la seconde, parce que le Mecenas seroit le premier à en confirmer la fausseté, si par un ample payement il n'en faisoit l'approbation.

Chapitre 10.

Si les femmes, qu'on flatte souvent pour rien, et qui croyent que toutes les louanges leur sont deuës de droit, doivent payer, autant que les hommes, les eloges que leur donnent les auteurs dans leurs livres ou dans leurs epistres dedicatoires.

Chapitre 11.

Si l'on doit un plus grand present pour les eloges couchez dans les histoires que dans les poësies ou romans.

Chapitre 12.

Divers avantages qu'ont les historiens sur les poëtes et romanciers, et des belles occasions qu'ont ceux-là d'obliger plusieurs personnes. Sçavoir si la licence qu'ont ceux-cy de mentir et d'hyperboliser les peut égaler aux autres.

Chapitre 13.

Si les historiens se doivent contenter des pensions que leur donnent les rois ou les ministres, ou s'ils peuvent honnètement dedier leurs livres à d'autres, et en recevoir des presens pour avoir bien parlé d'eux.

Chapitre 14.

Quels gages ou pensions on doit à un autheur qui a écrit l'histoire ou la genealogie d'une famille. Du nombre prodigieux de personnes que tels escrivains ont annobly, et que c'est tres-proprement qu'on peut appeller cela noblesse de lettres.

Chapitre 15.

S'il est permis à un autheur qui n'a rien reçeu d'une dedicace de la changer, et de dedier le mesme livre à un autre. Où la question est decidée en faveur de l'affirmative, suivant la regle du droit qui permet de revoquer une donation par ingratitude.

Chapitre 16.

Question notable: supposé qu'un Mecenas vint à estre degradé, pendu, ou executé pour quelque crime, s'il faudrait supprimer ou changer l'epistre dedicatoire, ou bien continuer toûjours le debit du livre.

Chapitre 17.

En une seconde impression du mesme livre, quid juris?

Chapitre 18.

Apologie des docteurs italiens, qui n'exemptent pas de crime ceux qui excroquent les personnes qui se sacrifient à leurs plaisirs. Où il est monstré, par identité de raison, que les Mecenas qui excroquent les pauvres autheurs qui ont prostitué leur nom et leur plume pour leur reputation commettent un crime qui crie vengeance à Dieu, comme celui de retenir le salaire des serviteurs et pauvres mercenaires.

Chapitre 19.

Extrait d'un procès de reglement de juges intenté par un autheur contre un Mecenas pour le payement de quelques eloges qu'il luy avoit vendus, avec l'arrest du conseil donné en conséquence, qui a renvoyé les parties pardevant les juges consuls, attendu qu'il s'agissoit de fait de marchandise.

Chapitre 20.

Si le relieur qui a fourny le maroquin pour couvrir le livre dédié, ou le marchand qui a vendu le satin pour imprimer la these, ont une action réelle ou personnelle, et s'il suffiroit à l'autheur de faire cession et transport du present futur du Mecenas jusqu'à la concurrence de la debte. Contrarieté des decisions sur ce sujet de la cour du Parnasse et du siege du Chastelet.

Chapitre 21.

Fin ménage d'un autheur, qui presenta à son Mecenas un livre couvert simplement de papier bleu[136], disant que c'estoit ainsi qu'on habilloit les pauvres orphelins et les enfans de l'hospital, témoin ceux du Saint-Esprit et de la Trinité.

[136] La Bibliothèque bleue, les Contes bleus, durent leur nom au papier qui leur servoit de couverture. De là vint aussi que l'on dit bluet pour une brochure de peu d'importance (Poésies du P. du Cerceau, 1785, in-12, tom. 1, p. 312), et plus tard bluette.

Chapitre 22.

De la loy du talion, et si elle est reçeuë chez les autheurs. Par exemple, si, avec des complimens, on peut payer les eloges que donne un autheur dans sa dedicace.

Chapitre 23.

Examen de l'exemple d'Auguste, cité sur ce sujet, qui donna à un poëte des vers pour des vers. Preuve qu'il ne doit point estre tiré en conséquence.

Chapitre 24.

Si le Mecenas qui fait valloir la piece de l'autheur, ou qui met son livre en credit par des recommandations ou applaudissemens publics, s'acquite d'autant envers luy de la recompense qu'il luy doit donner. Raisons de douter et de decider.

Chapitre 25.

Conseils utiles à un autheur pour faire reüssir une dedicace. De la necessité qu'il y a d'importuner les Mecenas pour arracher quelque chose d'eux.

Chapitre 26.

Autre conseil tres important de faire de grandes civilitez et des presens de ses livres à tous les valets du Mecenas, afin qu'ils fassent commemoration de l'autheur en son absence, et qu'ils fassent valloir le livre auprés de leur maistre.

Chapitre 27.

Digression pour parler de la nature des mules aux talons, à l'occasion de ce que les autheurs sont sujets à les gagner, en attendant l'heure favorable pour presenter leurs livres à leurs Mecenas.

Chapitre 28.

Maxime verifiée par experience et par induction, que tous les autheurs qui ont fait fortune aupres des grands ne l'ont point faite en vertu de leur merite, mais pour leur avoir esté utiles en quelques autres affaires, ou par l'intrigue ou recommandation de quelqu'un.

Chapitre 29.

Conclusion de tout ce discours, auquel est adjoustée une table dressée à l'instar de celle de la liquidation d'interests, contenant la juste prisée et estimation qu'on doit faire des differens eloges. Ensemble le prix des places d'illustres et demy illustres qui sont à vendre dans tous les ouvrages de vers ou de prose, suivant la taxe qui en a esté cy-devant faite.

Vrayment (dit Charroselles), en attendant que je voye tout cet ouvrage, dont j'ay une grande curiosité, monstrez-nous au moins ce dernier chapitre, ou plustost cette table si nècessaire à tous les autheurs. Je le veux bien (dit Volaterran), mais je ne sçaurois vous satisfaire tout à fait: car, comme elle est dans le dernier feüillet du livre, la pourriture ou les rats en ont mangé toute la marge où les sommes sont tirées en ligne. Hé bien! nous nous contenterons de voir seulement les articles (dit Charroselles). Le greffier s'y accorda, et leut ainsi:

ESTAT ET ROLE DES SOMMES

Auxquelles ont esté moderement taxées, dans le conseil poétique, les places d'illustres et demy-ilustres, dont la vente a esté ordonnée pour faire un fonds pour la subsistance des pauvres autheurs.



Pour un principal heros d'un roman de dix volumes
000. liv. parisis.

Pour une heroïne et maistresse du heros 00. l. par.

Pour une place de son premier escuyer ou confident 0 . sis.

Pour une place de demoiselle suivante et confidente 3 par

Pour ceux de 5 volumes et au dessous, ils seront
taxez à proportion.

Pour un rival malheureux et qui est prince ou heros.

Pour le heros d'un episode ou histoire incidente.

Pour la commemoration d'une autre personne faite par occasion

Pour un portrait ou caractère d'un personnage
introduit. 20 l. tournois.

Nota que, selon qu'on y met de beauté, de valeur et
d'esprit, il faut augmenter la taxe.

Pour la description d'une maison de campagne qu'on
deguise en palais enchanté, pour la façon seulement
sera payé

Pour la louange qu'on donne par occasion à des poëmes
et à des ouvrages d'autruy, néant.. Et n'est ici
couché que pour memoire, attendu qu'on les donne à
la charge d'autant.

Pour l'anagramme du nom du personnage dépeint,
quarante sous.

Pour le fard dont on l'aura embelly: à discretion.

Pour faire qu'un amant ait avantage sur son rival et
qu'il soit heureux dans les combats et intrigues. Idem.


Le juste prix de toute sorte de vers.


Pour un poëme epique en vers alexandrins. 2000 l.

Nota que cela s'entend de pension par chacun an,
tant que durera la composition, pourveu que ce soit
sans fraude.

Pour les personnages introduits dans ces poëmes, la
taxe s'en fait au double de celle qui est faite pour pareilles
places de prose.

Pour les odes heroïques de dix ou douze vers chacune
strophe 100 s.

Pour les autres de sixains ou quatrains

Pour un sonnet simple trois l.

Pour un sonnet de bouts rimez, deux sous six deniers.

Pour un sonnet acrostiche. 24 s. p.

Pour un madrigal tendre et bien conditionné. 30 s.

Pour une elegie.

Pour une chanson.

Pour un rondeau.

Pour un triollet.

Il y a apparence qu'il y en avoit encore quantité d'autres; mais non seulement le chiffre a esté mangé, mais encore le texte de l'article, dont il ne reste plus qu'une assez grande liste de pour, que vous pouvez voir.

Vrayment, c'est dommage (dit Charroselles), je voudrois qu'il m'eust cousté beaucoup, et en avoir l'original sain et entier: je le donnerois à Cramoisy, imprimeur du roy pour les monnoyes, qui seroit bien aise de l'imprimer. Mais pour ne vous pas importuner davantage, je vous prie, monsieur le greffier, et vous, monsieur le prévost (que je devois nommer premièrement), de me prester ces manuscrits pour les lire en particulier; je vous en donneray mon recepissé, et je vous les rendray dans deux fois vingt-quatre heures.

Je m'en donneray bien de garde que je ne sois payé de mes vacations (reprit brusquement Belastre). Et moy de ma grosse (adjousta Volaterran). Et tous deux en mesme temps dirent que, s'il vouloit lever le procés verbal et payer les frais du scellé, qu'ils luy donneroient tout ce qu'il voudroit. Vous devez mesme remercier mademoiselle que voila (dit Belastre, en monstrant Collantine), de ce que je vous en ay tant fait voir; c'est une prévarication que j'ay faite en ma charge, et à laquelle les juges de ma sorte ne sont gueres sujets. Charroselles dit alors qu'il ne vouloit point payer si cher une si légere curiosité, et qu'il auroit patience que ces livres tussent imprimez. Si est-ce pourtant (dit Collantine à Belastre), puisque vous en avez tant fait, qu'il faut que vous me monstriez encore une piece dont vous avez parlé dans ce dernier livre que vous avez leu, en certain endroit où j'avois bien envie de vous interrompre, et où il est parlé du bourreau: car, comme c'est un officier de justice, et que je les respecte tous, je seray bien aise de sçavoir ce qu'on dit de luy. Fort volontiers (reprit Belastre): j'avois la mesme curiosité, et je n'aurois pas manqué de la satisfaire si-tost que j'aurois esté chez moy; mais puisqu'il est ainsi, nous la verrons tout à cette heure. Aussi-tost il commanda au greffier de chercher dans le corps du livre cette piece, dont il avoit veu le titre dans la table des chapitres. Le greffier obeït, la trouva, et la leut en cette sorte:

ÉPISTRE DEDICATOIRE

Du premier livre que je feray[137].

A tres haut et tres redouté seigneur Jean Guillaume, dit S. Aubin, maistre des hautes œuvres de la ville, prevosté et vicomté de Paris.

Guillaume,

Voicy asseurément la première fois qu'on vous dedie des livres; et un present de cette nature est si rare pour vous que sans doute sa nouveauté vous suprendra. Vous croirez peut-estre que je brigue vos faveurs, comme tous les autheurs font d'ordinaire quand ils dedient. Cependant il n'en est rien; je ne vous ay point d'obligation et ne veux point vous en avoir. Voicy la premiere epistre dedicatoire qui a esté faite sans interest, et qui sera d'autant plus estimable que je n'y mettray point de sentimens deguisez ni corrompus. Il y a long-temps que je suis las de voir les autheurs encenser des personnes qui ne le meritent peut-estre pas tant que vous. Ils sont leurrez par l'espoir d'obtenir des pensions et des recompenses qui ne leur arrivent presque jamais; ils n'obtiennent pas mesme les graces qu'on ne leur peut refuser avec justice, et j'ay veu encore depuis peu un homme de merite acheter cherement une place pour servir un faux Mecenas, qui en avoit esté exclus par la brigue d'un goinfre et d'un hableur qui avoit gagné ses valets. Depuis que j'ay veu louer tant de faquins qui ont des équipages de grands seigneurs, et tant de grands seigneurs qui ont des ames de faquins, il m'a pris envie de vous louer aussi, et certes ce ne sera pas sans y estre aussi bien fondé que tous ces flatteurs. Combien y a-t-il de ces gens qu'on vante si hautement, qu'il faudroit mettre entre vos mains afin de leur apprendre à vivre? Ils ne font pas si bien leur mestier comme vous sçavez faire le vostre: car il n'y a personne qui execute plus ponctuellement les ordres de la justice, dont vous estes le principal arcboutant. Ce n'est pas pourtant que je veuille establir un paradoxe, ny faire comme Isocrate et les autres orateurs qui ont loué Busire, Helene et la fièvre quarte. Je trouve qu'on vous peut louer en conscience, quand il n'y auroit autre raison sinon que c'est vous qui monstrez à beaucoup de gens le chemin de salut, et à qui vous ouvrez la porte du ciel, suivant le proverbe qui dit que de ces pendus il n'y en a pas un perdu. Quant à la noblesse de votre employ, n'y a-t-il pas quelque part en Asie ou en Afrique un roy qui tient à gloire de pendre lui-mesme ses sujets, et qui est si persuadé que c'est un des plus beaux appennages de sa couronne, qu'il puniroit comme un attentat celuy qui luy voudroit ravir cet honneur? Lorsque les saints pères ont appelé Attila, Saladin et tant d'autres roys les bouchers de la justice divine, ne vous ont-ils pas donné d'illustres confrères? Vostre equipage mesme se sent de votre dignité; et quand vous estes dans la fonction de vostre magistrature vous ne marchez jamais sans gardes et sans un cortege fort nombreux. Il y a une infinité d'officiers qui ne travaillent que pour vous et qui ne taschent qu'à vous donner de l'employ. Que plust à Dieu qu'ils vous fussent fideles! Vous seriez trop riche si vous teniez dans vos filets tous ceux qui sont de vostre gibier. Cependant ils ont beau frauder vos droits, vos richesses sont encore assez considérables. Il n'y a point de revenus plus asseurez que les vostres, puisque leur fonds est asseuré sur la malice des hommes, qui croist de jour en jour et qui s'augmente à l'infini. Il faut pourtant que vous ne soyez pas sans moderation, puisque vous avez le moyen de faire votre fortune aussi grande que vous voudrez: car on dit quand un homme fait bien ses affaires qu'il a sur luy de la corde de pendu, et certes il n'y a personne qui en puisse avoir plus que vous. Aussi vostre merite a tellement esté reconnu, qu'on s'est détrompé depuis peu du scrupule qu'on avoit de vous frequenter. Au lieu de vous fuir comme un pestiferé, on a veu beaucoup de gens de naissance ne faire point de difficulté d'aller boire avec vous, parce que vous aviez de bon vin. De sorte qu'il ne faut pas qu'on s'étonne qu'insensiblement vous vous trouviez parmi les heros et les Mecenas. Comme on a poussé si loin l'hyperbole et la flatterie, j'ai souvent admiré qu'apres avoir placé au rang des demy-dieux tant de voleurs et de coquins, on ne vous ait pas mis de leur nombre: car je sçay que vous estes leur grand camarade, et je vous ay veu bien des fois leur donner de belles accolades. Il est vray que vous leur donniez incontinent apres un tour de vostre mestier; mais combien y a-t-il de courtisans qui vous imitent, et qui en mesme temps qu'ils baisent un homme et qu'ils l'embrassent, le trahissent et le précipitent? Si on vous reproche que vous dépouillez les gens, vous attendez du moins qu'ils soient morts; mais combien y a-t-il de juges, de chicaneurs et de maltotiers qui les sucent jusques aux os et qui les écorchent tout vifs? Enfin, tout conté et tout rabattu, je trouve que vous meritez une epistre dedicatoire aussi bien que beaucoup d'autres. Je craindrois pourtant qu'on ne crust pas que c'en fust une, si je ne vous demandois quelque chose. Je vous prie donc de ne pas refuser vostre amitié à plusieurs pauvres autheurs qui ont besoin de vostre secours charitable: car l'injustice du siècle est si grande que beaucoup d'illustres, abandonnez de leurs Mecenas, languissent de faim, et, ne pouvant supporter leur mépris et la pauvreté, ils sont reduits au desespoir. Or, comme ils n'ont pas un courage d'Iscariot pour se pendre eux-mesmes, si vous en vouliez prendre la peine, vous les soulageriez de beaucoup de chagrin et de miseres. J'aurois fini en cet endroit, si je ne m'estois souvenu qu'il falloit encore adjouter une chose qui accompagne d'ordinaire les eloges que donnent à la haste les faiseurs de dedicace: c'est la promesse d'ecrire amplement la vie ou l'histoire de leur heros. J'espere m'acquitter quelque jour de ce devoir, dans le dessein que j'ai de faire des commentaires sur l'Histoire des larrons: car ce sera un lieu propre pour faire de vous une ample commemoration, et pour celebrer vos prouesses et vos actions plus memorables. En attendant, croyez que je suis, autant que votre merite et vostre condition me peuvent permettre,

Guillaume,
Vostre, etc.

[137] C'est cette épitre dédicatoire d'un livre futur qui a fait dire que Furetière avoit dédié son Roman bourgeois au bourreau. Nous avons déjà combattu cette erreur trop répétée dans un article sur les livres imaginaires publié par le Journal de l'amateur de livres, tome 3, p. 10-11.

Volaterran n'eut pas si-tost achevé cette lecture, que, de crainte qu'on ne luy en demandast encore une autre, il se leva brusquement, remit à la haste ses papiers dans son sac, et, en disant: Vrayment, je ne gagne pas ici ma vie, il s'en alla sans faire aucun compliment pour dire adieu. Mais cet empressement avec lequel il reserra ces papiers fut cause que deux glisserent le long du sac, sans qu'il s'en aperçeust, dont l'un fut ramassé par Charroselles, et l'autre par Collantine. Celle-cy ouvrit vistement le sien, et trouva que c'étoit un escriteau en grand volume, et en gros caractere, comme ceux qu'on achete à S. Innocent pour les maisons à loüer, où il y avoit écrit:

CEANS ON VEND DE LA GLOIRE A JUSTE PRIX, ET SI ON EN VA PORTER EN VILLE.

La nouveauté de cet escriteau les surprit tous, car on n'en avoit point encore veu de tels affichez dans Paris, quand Belastre leur dit, prenant la parole: J'en ay esté surpris le premier, en ayant trouvé une assez grosse liasse lorsque j'ay fait cet inventaire. Ce qui m'a donné sujet d'interroger là dessus Georges Soulas, pour sçavoir ce que le deffunt en vouloit faire. Il m'a répondu que ce pauvre homme, pressé de la necessité, et ne trouvant plus si bon débit de sa marchandise, pretendoit mettre cet escriteau à sa porte, et qu'il ne doutoit point qu'il n'y eust beaucoup d'autres autheurs qui, à son imitation, ouvriroient des boutiques de gloire. Je crois (dit Collantine) qu'elles viendroient aussi-tost à la mode que celles des limonadiers[138], qui sont si communes aujourd'huy, et dont le mestier il n'y a gueres estoit tout à fait inconnu.

[138] L'établissement de la communauté des limonadiers date de 1676, époque où on leur permit de vendre du café. L'ouverture des premières boutiques de limonades remonte à plusieurs années auparavant, à 1630 environ. V. Mélanges d'une grande bibliothèque, III., p. 187. Le grand d'Aussy, Vie privée des François, tom. III, passim.

Vrayment, monsieur le prevost (dit alors Charroselles), vous avez interest que ce nouveau mestier s'établisse en vostre justice; mais il le faudra aussi-tost unir et incorporer avec les vendeurs de tabac[139], parce qu'ils ont cela de commun, qu'ils vendent tous deux de la fumée. Oüy dea (dit Belastre), je le pourray bien faire, mais je leur promets d'aller souvent en police chez eux, car on dit que c'est une marchandise fort sophistiquée. Collantine, prenant à son tour la parolle, et l'addressant à Charroselles: Vous ne me montrez point (dit-elle) le papier que vous avez ramassé; il y a long-temps que vous le considerez; n'est-ce point quelque obligation ou lettre de change? Je crois (dit Charroselles, apres l'avoir encore quelque temps examiné) que vous avez touché au but. C'est en effet une lettre de change de reputation, tirée par Mythophilacte sur un academicien humoriste de Florence; car il luy envoye un ouvrage d'un de ses amis, et il le prie, à piece veuë, de luy vouloir payer douze vers d'approbation pour valeur reçeuë, luy promettant de luy en tenir compte, et de le payer en mesme monnoye. Cette monnoye (reprit Collantine) ne se trouve point dans aucun edit ou tariffe qui ait esté publié, de sorte que, si on la portoit au marché, on mourroit bien de faim aupres. Il est vray (repliqua Charroselles) qu'elle est aujourd'huy fort decriée, avec toutes les especes legeres qu'on a ordonné de porter au billon, car il n'y a rien de plus leger que de la fumée. Il alloit là-dessus donner carriere à son esprit, et dire force méchantes pointes, estant fort grand ennemy des donneurs de loüanges; mais il en fut empesché par Belastre, qui, ayant esté adverty par son greffier qu'il y avoit quelques interrogatoires fort pressez qu'il devoit faire en sa justice, fut obligé de quitter la partie, et de s'en aller, non sans un grand regret d'avoir esté interrompu par Volaterran, en voulant plaider son procés devant Charroselles.

[139] C'est à peu près la pensée de Saint-Amand à la fin de l'un de ses sonnets:

Non, je ne trouve pas beaucoup de différence
De prendre du tabac et vivre d'espérance:
Car l'un n'est que fumée et l'autre n'est que vent.

Il se consola par l'esperance qu'il eut d'en trouver une autrefois l'occasion, ce qui ne luy fut pas mal-aisé, car, en continuant ses visites, il y trouva plusieurs fois aussi Charroselles, qui pour ce jour-là ny resta gueres plus long-temps que luy. Mais je serois fort ennuyeux si je voulois décrire par le menu toutes les avantures de ces amours (c'est ainsi que je les appelle à regret, chacun les pourra nommer comme il luy plaira), car elles durerent assez long-temps, et continuerent tousjours de mesme force. Il y eut sans cesse querelles, differens et contestations, au lieu des fleurettes et des complimens qui se debitent en semblables entretiens. La seule complaisance qu'eut Charroselles pour Collantine, ce fut de luy laisser deduire tous les procés qu'elle voulut, à la charge d'entendre lire de ses ouvrages par apres en pareille quantité. Et certes, il luy rendit bien son change, ne luy ayant pas esté à son tour moins importun. Je m'abstiendray de reciter les uns et les autres, et je croy, Dieu me pardonne, que je serois plustost souffert en recitant au long ces procés, qu'en faisant lire ces ouvrages maudits, qui sont condamnez à une prison perpetuelle.

Jugez donc du reste de l'histoire de ces trois personnages par l'échantillon que j'en ay donné; et sans vous tenir d'avantage en suspens, voicy quelle en fut la conclusion:

A l'égard de Belastre, son procés le mina si bien avec le temps, ayant affaire à une partie qui sçavoit mieux son mestier que luy, que non seulement il se vid entierement ruiné (ce qui n'eut pas esté grand chose, car il l'estoit desja devant que d'arriver à Paris), mais mesme interdit et depossedé de sa charge, qui estoit le seul fondement de sa subsistance. Ses amys, qui prevoyoient bien cette cheute, voulurent, avant qu'elle feust arrivée, tenter les voyes d'accommodement avec Collantine, qui le pressoit le plus. Ils luy monstrerent si bien qu'il n'avoit plus que ce moyen de se maintenir, qu'ils le firent resoudre à luy faire faire des propositions de l'épouser, malgré le peu de bien qu'elle avoit. Mais l'esprit de Collantine estoit bâty de telle sorte, que cette esperance d'accommodement, qui la devoit porter à faire faire ce mariage, fut ce qui l'en empescha. Car, comme elle vint à considerer que, sitost qu'elle seroit mariée à Belastre, il luy falloit quitter les pretentions qu'elle avoit contre luy, elle ne s'y put jamais resoudre, ni abandonner lâchement ce procés, qui estoit son plus grand favory, à cause qu'il estoit le plus gros. Cette seule pensée de paix qu'avoit euë Belastre fut cause qu'il eut tout à fait son congé; depuis elle n'a point quitté prise, elle l'a poursuivy jusqu'à son entiere défaite.

A l'égard de Charroselles, il n'en alloit pas de mesme: ils n'avoient plus de procés ensemble qui fust pendant en justice, et qui pust estre assoupi par un mariage, de sorte qu'il n'avoit pas une pareille exclusion. Car tous les differens qu'ils avoient ensemble, c'estoient de ces contestations qui leur arrivoient tous les jours par leur opiniastreté et par leur mauvaise humeur; et tant s'en faut que le mariage les appaise, qu'au contraire il les multiplie merveilleusement. Je ne sçay pas ce qui le put porter à songer au mariage, luy qui avoit tant pesté contre ce sacrement, aussi bien que contre toutes les bonnes choses, et sur tout avec une personne qui n'avoit ny bien, ny esprit, ny aucune qualité sociable. Il faut qu'il l'ait voulu faire par dépit, et en hayne de luy-mesme, pour montrer qu'il faisoit toutes choses au rebours des autres hommes, ou plustost que ç'ait esté par un secret arrest de la providence, qui ait voulu unir des personnes si peu sociables, pour se servir de supplice l'une à l'autre.

Quoy qu'il en soit, le mariage fut proposé et conclud; mais, hélas! qu'il y eut auparavant de contestations! Jamais traité de paix entre princes ennemis n'a eu des articles plus debattus; jamais alliance de couronnes n'a esté plus scrupuleusement examinée. Collantine voulut excepter nommément de la communauté de biens, qu'on a coustume de stipuler dans un tel contract, qu'elle solliciteroit ses procés à part; qu'à cette fin son mary lui donneroit une generale authorisation, et qu'elle se reservoit ses executoires de dépens, dommages et interest liquidez et à liquider, et autres émolumens de procés, qu'elle pourroit faire valoir comme un pecule particulier. Il fut aussi consenty qu'elle feroit divorce et lict à part toutes fois et quantes; et la clause portoit que, sans cette condition expresse, le mariage n'eust point esté fait ni accomply. Mais ce qu'il y eut de plaisant, c'est que les autres personnes, quand elles font des contracts, taschent d'y mettre des termes clairs et intelligibles, et toutes les clauses qu'elles peuvent s'imaginer pour s'exempter de proces; mais Collantine, tout au contraire, taschoit de faire remplir le sien de termes obscurs et équivoques, mesme d'y mettre des clauses contradictoires, pour avoir l'occasion, et en suite le plaisir, de playder tout son saoul.

Encore qu'ils eussent signé enfin ce contract, ils n'estoient pas pour cela d'accord; leur contrarieté parut encore à l'eglise et devant le prestre: car ils estoient si accoustumez à se contredire que, quand l'un disoit ouy, l'autre disoit non, ce qui dura si long-temps qu'on estoit sur le point de les renvoyer, lors que, comme des joüeurs à la mourre, qui ne s'accordent que par hazard, ils dirent tous deux ouy en mesme temps, chacun dans la pensée que son compagnon diroit le contraire. Cet heureux moment fut ménagé par le Prêtre, qui à l'instant les conjoignit, et ça esté presque le seul où ils ayent paru d'accord.

Cette ceremonie faite, on fit celle des nopces, où il y eut quelques avantures qui tinrent de celle des Centaures et des Lapites, et le mauvais augure s'estendit si loin, que les violons mesmes n'y peurent jamais accorder leurs instrumens. Les nopces estoient à peine achevées, que Collantine et Charroselles eurent un proces, qu'on peut dire en vérité estre fondé sur la pointe d'une aiguille; car le lendemain, en s'habillant, elle avoit mis sur sa toilette une aiguille de teste qui estoit d'or avec un petit rubis fin, dont elle se servoit pour accommoder ses cheveux. Charroselles (en badinant) s'en voulut curer une dent creuse; mais comme il avoit la dent maligne, l'aiguille se rompit dés qu'elle y eut touché. Aussi-tost Collantine vomit contre luy plusieurs injures et reproches, entre lesquels elle n'oublia pas de luy reprocher le defaut dont sa dent estoit accusée. Charroselles, qui vouloit faire durer sa complaisance vingt-quatre heures du moins (c'estoit pour luy un grand effort), offrit de luy en apporter une autre plus belle, et il luy dit mesme qu'il luy en feroit donner une en present par quelque libraire, à qui il donneroit plustost à imprimer un de ses livres sans autre recompense. Vrayement, c'est mon (dit Collantine), vous me renvoyez là à de belles gens; vous n'en avez jamais sçeu rien tirer, et puis, quand vous m'en donneriez cent, je ne serois pas satisfaite: je veux celle-là, et non point une autre; j'en fais état à cause qu'elle vient de ma grand'mère, qui me l'a donnée à la charge de la garder pour l'amour d'elle. L'affection que j'ay pour ce bijou me fait souffrir des dommages et interests qui ne peuvent pas tomber en estimation. Et en mesme temps elle recommença à luy dire que c'estoit un mauvais ménager, qu'il la vouloit ruiner, qu'il lui avoit osté le plus pretieux joyau qu'elle avoit; toutes lesquelles parolles ne s'en estant pas allées sans repliques et dupliques, la querelle s'échauffa si fort, que cela aboutit à dire qu'elle se vouloit separer. Et aussi-tost elle luy fit donner un exploit en separation de corps et de biens, que quelques-uns asseurent qu'elle avoit fait dresser tout prest dés le jour de ses fiançailles. Si je voulois raconter, mesme succinctement, tous les proces et les broüilleries qui sont survenuës entre eux depuis, je serois obligé d'écrire plus de dix volumes, et je passerois ainsi la borne que nos escrivains modernes ont prescrite aux romans les plus boursoufflez. Mais encore, lecteur, avant que de finir, je serois bien aise de vous faire deviner quel fut le succes de ces plaidoyries, et qui fut le plus opiniastre de Collantine ou de Charroselles. J'ayme mieux pourtant vous tirer de peine, car je vois bien que vous n'en viendriez jamais à bout; mais auparavant, il faut que je vous fasse un petit conte:

Dans le pays des fées, il y avoit deux animaux privilegiez: l'un estoit un chien fée, qui avoit obtenu le don qu'il attraperoit toutes les bestes sur lesquelles on le lâcheroit; l'autre estoit un liévre fée, qui de son costé avoit eu le don de n'estre jamais pris par quelque chien qui le poursuivist. Le hazard voulut qu'un jour le chien fée fut lasché sur le liévre fée. On demanda là-dessus quel seroit le don qui prevaudroit, si le chien prendroit le liévre, ou si le liévre échapperoit du chien, comme il estoit écrit dans la destinée de chacun. La resolution de cette difficulté est qu'ils courent encore. Il en est de mesme des proces de Collantine et de Charroselles: ils ont tousjours plaidé et plaident encore, et plaideront tant qu'il plaira à Dieu de les laisser vivre.

FIN.


TABLE DES MATIÈRES.

Préface.
Un mot sur l'orthographe de cette édition.
Avertissement du libraire au lecteur.
 
Livre premier.
Histoire de Lucrèce la bourgeoise.
Tariffe ou évaluation des partis sortables pour faire facilement les mariages.
Epistre amoureuse à mademoiselle Javotte.
Historiette de l'amour esgaré.
Suite de l'histoire de Javotte.
 
Livre second.
Historiette de Charroselles, de Collantine et de Belastre.
Jugement des buchettes, rendu au siege de... le 24 septembre 1644.
Lettre de Belastre à Collantine.
Inventaire de Mythophilacte.
Catalogue des livres de Mythophilacte.
Somme dedicatoire.
Estat et role des sommes auxquelles ont esté moderement taxées, dans le conseil poétique, les places d'illustres et demy-illustres, dont la vente a été ordonnée pour faire un fonds pour la subsistance des pauvres autheurs.
Le juste prix de toute sorte de vers.
Epistre dedicatoire du premier livre que je feray.






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Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
business@pglaf.org.  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     gbnewby@pglaf.org


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations.
To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


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