The Project Gutenberg EBook of Oeuvres complètes de lord Byron, Volume 8, by 
George Gordon Byron

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Title: Oeuvres complètes de lord Byron, Volume 8
       comprenant ses mémoires publiés par Thomas Moore

Author: George Gordon Byron

Annotator: Thomas Moore

Translator: Paulin Paris

Release Date: May 15, 2009 [EBook #28828]

Language: French

Character set encoding: UTF-8

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ŒUVRES COMPLÈTES

DE

LORD BYRON,

AVEC NOTES ET COMMENTAIRES,

COMPRENANT

SES MÉMOIRES PUBLIÉS PAR THOMAS MOORE,

ET ORNÉES D'UN BEAU PORTRAIT DE L'AUTEUR.

Traduction Nouvelle

PAR M. PAULIN PARIS,

DE LA BIBLIOTHÈQUE DU ROI.

TOME HUITIÈME.


Paris.
DONDEY-DUPRÉ PÈRE ET FILS, IMPR.-LIBR., ÉDITEURS,
RUE SAINT-LOUIS, N° 46,
ET RUE RICHELIEU, N° 47 bis.


1831.




LES DEUX FOSCARI.

TRAGÉDIE HISTORIQUE.

Le père est touché, mais le
gouverneur est inflexible.
(Le Critique.)






PERSONNAGES.


HOMMES.

FRANCIS FOSCARI, Doge de Venise.
JACOPO FOSCARI, fils du Doge.
JACQUES LORÉDANO, patricien.
MARCO MEMMO, chef des Quarante.
BARBARIGO, sénateur.
AUTRES SÉNATEURS, LE CONSEIL DES DIX, GARDES, SUIVANS, etc., etc.

FEMMES.

MARINA, épouse du jeune Foscari.



La scène est à Venise, dans le palais ducal.





LES DEUX FOSCARI.

TRAGÉDIE HISTORIQUE.



ACTE PREMIER.



SCÈNE PREMIÈRE.

(Une salle du palais ducal.)

Entrent LORÉDANO et BARBARIGO, de côtés opposés.


LORÉDANO.

Où est le prisonnier?

BARBARIGO.

Il se remet de la question.

LORÉDANO.

L'heure fixée hier pour la reprise de son jugement est passée.--Hâtons-nous de rejoindre nos collègues dans la salle du conseil, et de proposer son rappel.

BARBARIGO.

Pour moi je pense qu'il serait bon de donner à ses membres torturés un relâche de quelques minutes; la question l'avait hier épuisé, et si on l'y replaçait de suite, il pourrait expirer dans les tourmens.

LORÉDANO.

Eh bien?

BARBARIGO.

Comme vous, j'aime la justice; autant que vous je déteste les ambitieux Foscari, père et fils, et toute leur race dangereuse; mais le malheureux a souffert au-delà des forces de la nature avec la constance la plus stoïque.

LORÉDANO.

Sans faire l'aveu de ses crimes.

BARBARIGO.

Et peut-être sans en avoir commis. Seulement il a avoué la lettre au duc de Milan, et ce qu'il vient de souffrir peut être considéré comme un châtiment presque suffisant d'une pareille faiblesse.

LORÉDANO.

C'est ce que nous verrons.

BARBARIGO.

Loréano! vous suivez trop loin les inspirations d'une haine héréditaire.

LORÉDANO.

Jusqu'où?

BARBARIGO.

Jusqu'à l'extermination.

LORÉDANO.

Quand les Foscari seront éteints, vous pourrez parler ainsi; mais allons au conseil.

BARBARIGO.

Encore un instant:--nos collègues ne sont pas en nombre; deux autres doivent encore venir avant que la délibération puisse être reprise.

LORÉDANO.

Et le président, le Doge?

BARBARIGO.

Oh! pour lui, avec un courage plus que romain, il est toujours le premier à son poste dans ce déplorable procès contre son dernier et unique fils.

LORÉDANO.

Oui,--oui--son dernier.

BARBARIGO.

Rien ne peut-il vous toucher?

LORÉDANO.

Souffre-t-il? croyez-vous?

BARBARIGO.

Il ne le témoigne pas.

LORÉDANO.

Je l'avais déjà remarqué,--le misérable!

BARBARIGO.

Mais hier, comme il rentrait dans l'appartement ducal et qu'il en passait le seuil, on ma dit que le pauvre vieillard s'était trouvé mal.

LORÉDANO.

Il commence donc à sentir?

BARBARIGO.

C'est à vous qu'il le doit en partie.

LORÉDANO.

Je devrais en être la seule cause:--mon père et mon oncle ne sont plus.

BARBARIGO.

D'après leur épitaphe que j'ai lue, ils sont morts empoisonnés.

LORÉDANO.

Oui: à peine le Doge avait-il déclaré qu'il ne se croirait jamais souverain, tant que vivrait Péter Lorédano, que les deux frères tombèrent malades:--il est souverain.

BARBARIGO.

Bien déplorable!

LORÉDANO.

Et ceux qu'il a rendus orphelins?

BARBARIGO.

Mais pouvez-vous en accuser le Doge?

LORÉDANO.

Oui.

BARBARIGO.

Quelle preuve?

LORÉDANO.

Quand les princes ourdissent en secret leurs trames, il est difficile de retrouver contre eux des preuves et de leur faire leur procès; mais je crois avoir assez recueilli des premières pour me passer des délais du second.

BARBARIGO.

Vous en appelez cependant aux lois.

LORÉDANO.

Oui, aux seules lois qu'il voulut nous laisser.

BARBARIGO.

Dans notre république il est plus facile d'obtenir réparation que chez les nations étrangères. Est-il vrai que, sur vos livres de commerce (source de l'opulence de nos plus illustres patriciens), vous ayez écrit ces mots: «Doit le doge Foscari la mort de Marco et celle de Piétro Lorédano, mes père et oncle?»

LORÉDANO.

Oui, cela est écrit.

BARBARIGO.

Mais ne l'effacerez-vous pas?

LORÉDANO.

J'attendrai la balance.

BARBARIGO.

Par quel moyen?

(Deux sénateurs traversent la scène en se dirigeant vers la salle du conseil des Dix.)

LORÉDANO.

Vous voyez que nous sommes en nombre. Suivez-moi.

(Sort Lorédo.)

BARBARIGO, seul.

Te suivre! je n'ai que trop long-tems suivi la trace de tes fureurs, semblable à la vague soulevée à la suite d'une autre vague, et frappant également le vaisseau qu'entr'ouvrent les vents déchaînés, et l'infortuné qui remplit de ses cris l'asile où commencent à pénétrer les flots. Mais ce fils, mais son père, seraient capables d'attendrir les élémens eux-mêmes, et devrais-je, après tout, imiter leur inexorable furie?--Oh! que ne suis-je comme eux aveugle et sans remords!--Mais le voici!--Contiens-toi, mon cœur! ils sont tes ennemis; il faut qu'ils tombent tes victimes: voudrais-tu t'attendrir pour ceux qui furent sur le point de te briser?

(Entrent des gardes, entourant le jeune Foscari.)

GARDE.

Laissez-le reposer. Arrêtons-nous, seigneur.

JACOPO FOSCARI.

Ami, je te remercie; je suis faible; mais ce retard pourrait t'être reproché.

GARDE.

J'en courrai les chances.

JACOPO FOSCARI.

Quoi! de la bienveillance!--Jusqu'alors j'avais trouvé quelques indices de pitié, mais de miséricorde, jamais; voici le premier.

GARDE.

Et le dernier peut-être, si ceux qui gouvernent nous entendaient.

BARBARIGO, s'avançant vers le garde.

Il en est un qui vous entend: ne crains rien cependant, je ne veux être ton juge ni ton accusateur; et bien que l'heure soit passée, attends ici leur dernier appel.--Je suis des Dix, et je ne m'arrête ici que pour justifier votre retard: quand le dernier avis te parviendra, j'aurai franchi la porte du conseil.--Surveille exactement le prisonnier.

JACOPO FOSCARI.

Quelle est cette voix?--celle de Barbarigo! Ciel! l'ennemi de notre maison est du petit nombre de mes juges!

BARBARIGO.

Mais pour balancer l'influence d'un tel ennemi, si toutefois il mérite ce nom, ton père n'est-il pas également au nombre de tes juges?

JACOPO FOSCARI.

En effet, il juge.

BARBARIGO.

N'accuse donc pas la rigueur des lois, quand elles vont jusqu'à permettre à un père de déposer son vote dans une affaire qui intéresse si gravement le salut de l'état.

JACOPO FOSCARI.

Oui, et de son fils. Je me trouve mal; permettez-moi, je vous prie, de prendre un instant l'air à cette fenêtre qui donne sur les flots.

(Entre un officier qui parle bas à Barbarigo.)

BARBARIGO, au garde.

Laissez-le approcher. Je ne dois pas m'arrêter près de lui davantage; j'ai même, dans ce court entretien, oublié mes devoirs; il faut que j'aille me racheter dans la chambre du conseil.

(Barbarigo sort.--Le garde conduit à la fenêtre Jacopo Foscari.)

GARDE.

La voilà ouverte, seigneur.--Comment vous trouvez-vous?

JACOPO FOSCARI.

Comme un enfant.--O Venise! Venise!

GARDE.

Et vos membres?

JACOPO FOSCARI.

Mes membres! Oh! que de fois ils m'ont soutenu sur cette plaine d'azur, où je devançais le rapide sillon de la gondole! Que de fois, masqué comme un jeune batelier, entouré de mes compagnons, gais et nobles comme moi, nous nous plaisions à lutter sur ces flots d'enjouement et de bonne grâce! Alors mille beautés ravissantes nous animaient de leurs aimables sourires; nous entendions leurs vœux passionnés; nous distinguions, de nos brillans esquifs, leurs mouchoirs ondoyans, leurs mains retentissantes! Oh! que de fois, d'un bras plus robuste, d'un sein plus téméraire encore, j'ai fendu ces vagues impétueuses! Alors, avec l'adresse du nageur, je secouais mon humide chevelure; en riant, je chassais loin de mes lèvres les vagues qui semblaient, en les pressant, caresser une coupe. Plus elles s'élevaient, plus je semblais aisément les surmonter, et plus j'étais fier de l'espèce de trône qu'elles me dressaient. Souvent, dans mon ardeur téméraire, je plongeais dans leurs gouffres de verdure et de cristal; je m'ouvrais un chemin jusqu'aux coquillages, jusqu'aux algues marines, que les spectateurs n'apercevaient du rivage qu'à l'instant où ils ne tremblaient plus pour moi: puis je revenais la main chargée des preuves irrécusables de ma longue course; d'un élan rapide et vigoureux je reparaissais à la surface, je tirais un profond soupir emprisonné si long-tems dans ma poitrine; j'essuyais l'écume qui bouillonnait autour de moi, et, comme un oiseau de mer, je reprenais tranquillement ma course.--J'étais alors un enfant.

GARDE.

Soyez homme maintenant: jamais vous n'avez eu plus besoin d'un mâle courage.

JACOPO FOSCARI, regardant du balcon.

O Venise! ma belle, mon unique patrie!--Je sens donc que je respire! comme ta brise, ta brise adriatique caresse délicieusement mon visage! Tes vents eux-mêmes portent dans mes veines l'impression du pays natal; ils les rafraîchissent, ils calment mon sang. Qu'il est différent, le vent brûlant des horribles Cyclades qui mugissaient en Candie autour de ma prison, et qui portaient dans mon cœur le désespoir!

GARDE.

En effet, vos joues reprennent leur coloris: puisse le ciel vous donner la force de supporter ce qui peut encore vous attendre!--Je frémis d'y penser.

JACOPO FOSCARI.

Ils ne me banniront pas une seconde fois.--Non, non, ils peuvent briser mes membres, j'ai de la force.

GARDE.

Avouez, et la torture vous sera épargnée.

JACOPO FOSCARI.

J'ai déjà avoué une fois--deux fois: et deux fois ils m'ont exilé!

GARDE.

Et la troisième fois ils vous tueront.

JACOPO FOSCARI.

Eh bien! qu'ils me tuent, pourvu que je sois enseveli aux lieux où je suis né; mieux valent ici des cendres que l'existence ailleurs.

GARDE.

Pouvez-vous tant chérir la terre qui vous déteste?

JACOPO FOSCARI.

La terre!--Oh! non, ce sont les enfans de la terre qui seuls me persécutent: mais le sol natal me pressera de nouveau comme une tendre mère dans ses bras: un tombeau vénitien, c'est là ce que je demande; ou du moins un cachot, tout ce qu'ils voudront enfin, pourvu que ce soit ici.

(Entre un officier.)

OFFICIER.

Emmenez le prisonnier!

GARDE.

Seigneur, vous entendez l'ordre.

JACOPO FOSCARI.

J'y suis habitué; c'est la troisième fois qu'ils m'ont torturé. (Au garde.) Donnez-moi donc le bras.

OFFICIER.

Prenez le mien; il m'est recommandé de rester le plus près de votre personne.

JACOPO FOSCARI.

Vous!--C'est vous qui dirigiez hier mes bourreaux.--Arrière!--Je marcherai seul.

OFFICIER.

Comme il vous plaira, seigneur; ce n'est pas moi qui signai la sentence, et je ne pouvais désobéir au conseil, quand ils--

JACOPO FOSCARI.

Oui, quand ils t'ordonnaient de m'étendre sur leurs horribles chevalets. Ne me touche pas, je te prie, du moins pour le moment; le tems viendra qu'ils renouvelleront leurs ordres; mais jusque-là éloigne-toi de moi. A la vue de tes mains, mes membres frémissent et se glacent, en songeant aux nouveaux supplices qui m'attendent, et mon front se couvre tout à coup d'une sueur froide, comme si--mais loin de nous ces terreurs--j'ai déjà supporté la torture,--je la supporterai bien encore.--De quel œil mon père voit-il tout cela?

OFFICIER.

Avec son calme ordinaire.

JACOPO FOSCARI.

Oui; la terre, le ciel, l'azur de l'océan, l'éclat de notre ville et de ses dômes, les jeux de la place Saint-Marc, et même le bourdonnement des nations, tout porte les indices de calme et de plaisir jusque dans ces salles où gouvernent des inconnus, où d'innombrables inconnus sont chaque jour jugés et immolés en silence.--Tout garde le même aspect, jusqu'à mon propre père! Et rien n'éprouve la moindre sympathie pour Foscari, pas même un Foscari.--(A l'officier.) Je vous suis.

(Sortent Jacopo Foscari, officier, etc.--Entrent Memmo et un autre sénateur.)

MEMMO.

Il est parti.--Nous avons trop tardé.--Pensez-vous que les Dix demeurent long-tems assemblés aujourd'hui?

SÉNATEUR.

Le prisonnier, dit-on, est fort endurci; il persiste toujours dans sa première déposition; voilà tout ce que je sais.

MEMMO.

Et cela est beaucoup; pour nous, premiers patriciens de la république, les secrets de cette terrible chambre sont des mystères comme pour le dernier citoyen.

SÉNATEUR.

Seulement, quelques rumeurs qui (semblables aux contes de revenans reconnus dans l'ombre des bâtimens en ruines) n'ont jamais été prouvées ni entièrement démenties: ici les hommes connaissent aussi peu les véritables actes du pouvoir que les mystères informes de la tombe.

MEMMO.

Mais, avec le tems, nous faisons un pas dans cette initiation; et j'ai l'espoir un jour d'être décemvir.

SÉNATEUR.

Ou même doge...

MEMMO.

Pourquoi pas? non, cependant, si je puis m'en dispenser.

SÉNATEUR.

C'est la première magistrature de l'état; on peut y aspirer légitimement, et de nobles rivaux peuvent se glorifier d'y atteindre.

MEMMO.

Je leur laisse cette prétention. Né patricien, mon ambition toutefois a des limites: j'aimerais mieux être l'un des membres égaux de l'impérial conseil des Dix, que de briller d'un éclat solitaire et comme un zéro couronné.--Mais qui s'approche? la femme de Foscari.

(Entre Marina avec une suivante.)

MARINA.

Eh quoi! personne?--Je me trompe, ils sont encore deux; mais ce sont des sénateurs.

MEMMO.

Qu'ordonnez-vous de nous, noble dame?

MARINA.

Moi, ordonner! hélas! ma vie n'a été qu'une longue prière, et une prière inutile.

MEMMO.

Je comprends, mais je ne dois pas répondre.

MARINA, avec dédain.

En effet,--on n'ose répondre ici qu'à la torture, on n'ose interroger que ceux--

MEMMO, l'interrompant.

Femme imprudente! songez-vous où vous êtes en ce moment?

MARINA.

En ce moment!--je suis où fut le palais du père de mon époux.

MEMMO.

Vous êtes dans le palais du Doge.

MARINA.

Et dans la prison de son fils.--Non, je ne l'ai pas oublié; et si je n'en trouvais pas ici des souvenirs plus intimes et plus amers, je rendrais grâce à l'illustre Memmo de me rappeler les délices de cet endroit.

MEMMO.

Soyez calme!

MARINA, levant les yeux au ciel.

Je le suis; mais toi, Dieu tout-puissant, peux-tu bien l'être également, en voyant un monde pareil?

MEMMO.

Votre mari peut encore être absous.

MARINA.

Il l'est, mais dans le ciel. Je vous en prie, seigneur sénateur, ne parlez pas de cela. Vous êtes un homme d'état, ainsi que le Doge; en ce moment même il a sur le chevalet un fils, et moi un époux: ils sont là, face à face, l'un comme juge, l'autre comme accusé.--Pensez-vous qu'il le condamne?

MEMMO.

Je ne le crois pas.

MARINA.

Mais s'il ne le fait pas, les autres ne les condamneront-ils pas tous deux?

MEMMO.

Ils le peuvent.

MARINA.

Et pour eux, quand il s'agit d'un crime exécrable, pouvoir et vouloir sont la même chose:--mon époux est perdu!

MEMMO.

Ne dites pas cela; à Venise, c'est la justice qui juge.

MARINA.

Ah! s'il en était ainsi, il n'y aurait plus aujourd'hui de Venise! Qu'elle existe, mais du moins que les hommes de bien ne meurent pas avant l'heure prescrite par la nature. Pourquoi faut-il que les Dix soient plus impatiens qu'elle, et qu'ils décident en ce moment de notre sort? Ah ciel! un cri de détresse!

(On entend un cri douloureux.)

SÉNATEUR.

Écoutez!

MARINA.

C'est un cri de--Non, non, ce n'est pas mon mari, ce n'est pas la voix de Foscari.

MEMMO.

Cependant--

MARINA.

Non, ce n'est pas la sienne. Non, non; lui, pousser des cris! c'est le rôle de son père: mais lui--il mourra en silence.

(On entend un nouveau hurlement.)

MEMMO.

Comment! encore?

MARINA.

C'est bien sa voix! je crois la reconnaître: je ne l'aurais pas cru. Toutefois se plaindrait-il, je ne puis cesser de l'aimer; mais--non, non.--Hélas! ce doit être une bien terrible angoisse, celle qui put lui arracher un gémissement.

SÉNATEUR.

Mais vous qui sentez les injures de votre mari comme les vôtres, voudriez-vous qu'il supportât en silence des douleurs plus que mortelles?

MARINA.

Chacun de nous a ses douleurs. Grâce à moi, et quand ils arracheraient la vie au Doge et à son fils, la grande maison de Foscari ne s'éteindra pas. En donnant la vie à ceux qui leur succéderont, j'ai enduré des douleurs comparables à celles qui la leur feront perdre: mais les miennes étaient de douces angoisses; et cependant, telle était leur violence que j'aurais pu jeter des cris. Je ne l'ai pas fait, car j'avais l'espoir d'enfanter un héros, et je n'aurais pas voulu l'accueillir avec des larmes.

MEMMO.

Tout se tait maintenant.

MARINA.

Tout est fini peut-être; mais je ne veux pas le croire: il a réuni toutes ses forces, et sans doute il les défie en ce moment.

(Un officier entre brusquement.)

MEMMO.

Eh quoi! mon ami, que cherchez-vous?

OFFICIER.

Un médecin. Le prisonnier s'est trouvé mal.

(L'officier sort.)

MEMMO.

Vous feriez bien, madame, de vous retirer.

SÉNATEUR, lui offrant son bras.

Je vous en prie, suivez ce conseil.

MARINA.

Non, non; je veux le secourir.

MEMMO.

Vous, madame? oubliez-vous que personne n'a le droit de pénétrer dans ces chambres, à l'exception des Dix et de leurs familiers?

MARINA.

Oui, je sais que nul de ceux qui entrent ne revient comme il est entré,--que la plupart ne retournent jamais; mais ils ne pourront refuser de me voir.

MEMMO.

Hélas! vous n'éprouverez qu'un dur refus, une incertitude plus grande encore.

MARINA.

Et qui m'arrêtera?

MEMMO.

Ceux que leur devoir y oblige.

MARINA.

Est-ce leur devoir de fouler aux pieds tous les sentimens de l'humanité, et tous les liens qui enchaînent l'homme à l'homme; de rivaliser ici-bas avec les démons qui plus tard réclameront le droit de les plonger dans un abîme de tortures! Quoi qu'il en soit, j'avancerai.

MEMMO.

C'est impossible.

MARINA.

C'est ce que l'on verra. Le désespoir peut défier jusqu'au despotisme. Il y a quelque chose dans mon cœur qui braverait les fers croisés d'une armée entière; et vous croyez qu'une poignée de geôliers pourront arrêter mes pas? Laissez-moi passer. C'est ici le palais du Doge; je suis la femme du fils du Doge, de l'innocent fils du Doge: il faudra bien qu'ils m'entendent!

MEMMO.

Vous ne parviendrez ainsi qu'à irriter ses juges davantage.

MARINA.

Eh quoi! ceux qui le forcent à gémir sont des juges! ils ne sont que des assassins. Laissez-moi passer.

(Marina sort.)

SÉNATEUR.

Pauvre dame!

MEMMO.

C'est l'effet de son désespoir; elle ne sera pas admise.

SÉNATEUR.

Elle le serait qu'elle ne parviendrait pas à sauver son mari. Mais voyez, l'officier revient.

(L'officier traverse la scène suivi d'une autre personne.)

MEMMO.

A peine si j'eusse supposé que les Dix eussent assez de pitié pour permettre qu'on portât quelque assistance au patient.

SÉNATEUR.

De la pitié! c'est une pitié qui consiste à rappeler au sentiment l'infortuné trop heureux d'échapper à la mort, par cette faiblesse, dernière ressource de notre pauvre nature contre la tyrannie de la peine.

MEMMO.

Je suis surpris qu'ils tardent tant à le condamner.

SÉNATEUR.

Ce n'est pas là leur politique: ils le retiennent vivant parce qu'il ne redoute pas la mort; ils l'avaient banni, parce que toute la terre, à l'exception de sa patrie, est pour lui une immense prison, parce que chaque souffle d'air étranger semble pour sa poitrine un dévorant poison, qui, sans le tuer, le consume.

MEMMO.

L'ensemble des circonstances atteste ses crimes, cependant il n'en fait pas l'aveu.

SÉNATEUR.

On ne peut lui opposer que la lettre qu'il a écrite, et qu'il n'a, dit-il, adressée au duc de Milan que dans la pleine conviction qu'elle tomberait entre les mains du sénat, et qu'elle déciderait ses juges à le transporter à Venise.

MEMMO.

Comme accusé?

SÉNATEUR.

Oui; mais enfin dans sa chère patrie: c'est là, s'il faut l'en croire, tout ce qu'il désirait.

MEMMO.

L'imputation des présens est bien prouvée.

SÉNATEUR.

Non entièrement, et la charge d'homicide a été annulée par la confession de Nicolas Erizzo, qui déclara à son lit de mort avoir assassiné le dernier chef des Dix.

MEMMO.

Pourquoi donc tarder à l'absoudre?

SÉNATEUR.

C'est à eux de vous répondre; car il est bien connu, comme je l'ai dit, qu'Almoro Donato fut tué par Erizzo, par vengeance particulière.

MEMMO.

Il doit y avoir dans cet étrange procès d'autres crimes que n'en divulgue l'acte d'accusation. Mais j'aperçois deux des Dix qui s'approchent; éloignons-nous.

(Sortent Memmo et le sénateur.--Entrent Lorédano et Barbarigo.)

BARBARIGO.

C'en était trop: croyez-moi, il n'était pas convenable de poursuivre le jugement dans un pareil moment.

LORÉDANO.

Ainsi donc il faudra rompre le conseil, arrêter la justice au milieu de sa carrière, parce qu'une femme viendra troubler nos délibérations?

BARBARIGO.

Non, ce n'est pas le motif; mais vous avez vu l'état du prisonnier.

LORÉDANO.

N'avait-il pas recouvré ses sens?

BARBARIGO.

Pour les reperdre à la première épreuve.

LORÉDANO.

On la lui a épargnée.

BARBARIGO.

Vos murmures furent inutiles; la majorité dans le conseil était contre vous.

LORÉDANO.

Oui, grâce à vous, monsieur, et grâce à notre vieux barbon de Doge, qui sut réunir les voix généreuses qui rendirent la mienne inutile.

BARBARIGO.

Je suis juge; mais, je le confesse, cette portion de nos pénibles devoirs qui, en prescrivant la torture, nous ordonne de rester en présence du malheureux qu'elle déchire, me fait désirer--

LORÉDANO.

Quoi?

BARBARIGO.

Que vous puissiez une fois sentir ce que je sens toutes les fois.

LORÉDANO.

Allez! vous êtes un enfant, faible de résolution comme de sensibilité, ballotté par le moindre souffle, ébranlé par un soupir, et attendri par une larme. Précieux juge, admirable homme d'état pour prêter son concours à ma politique!

BARBARIGO.

Pour des larmes, il n'en a pas répandu.

LORÉDANO.

N'a-t-il pas crié deux fois?

BARBARIGO.

Un saint même, ayant déjà sous les yeux l'auréole du martyre, n'aurait pu s'en défendre, en présence du cruel raffinement de supplice qu'on lui infligeait. Mais était-ce la pitié que réclamaient ces cris? pas un mot, pas un murmure ne lui échappèrent, et ces deux hurlemens étaient arrachés par la douleur cruelle: aucune prière ne les accompagna.

LORÉDANO.

Plusieurs fois il murmurait entre ses dents des sons inarticulés.

BARBARIGO.

Je ne m'en suis pas aperçu; mais vous étiez plus près de lui.

LORÉDANO.

Aussi l'ai-je entendu.

BARBARIGO.

J'ai cru voir, et à ma grande surprise, que vous ressentiez quelque pitié, et que vous fûtes le premier à invoquer des secours quand il se trouva mal.

LORÉDANO.

Je croyais qu'il allait expirer.

BARBARIGO.

Mais souvent je vous ai entendu dire que sa mort et celle de son père était votre vœu le plus ardent.

LORÉDANO.

J'en serais désolé, s'il mourait innocent, c'est-à-dire avant d'avoir fait l'aveu de son crime.

BARBARIGO.

Eh quoi! seriez-vous aussi acharné contre sa mémoire?

LORÉDANO.

Et vous, voudriez-vous que son rang passât à ses enfans, comme il arriverait s'il mourait non jugé?

BARBARIGO.

Ainsi donc, guerre à eux tous!

LORÉDANO.

A toute leur maison, jusqu'à ce que les leurs et les miens ne soient plus.

BARBARIGO.

Ainsi, la profonde agonie de sa femme, les convulsions réprimées sur le noble front de son vieux père, dont la douleur s'échappait en faibles gémissemens, ou bien en quelques sanglots bientôt étouffés sous l'ascendant d'une grave sérénité, rien n'a pu vous toucher?

(Sort Lorédano.)

BARBARIGO, seul.

Sa haine est silencieuse, comme la souffrance dans l'ame de Foscari. L'infortuné! il m'a plus ému par son silence que n'auraient pu le faire des milliers de hurlemens. Spectacle déchirant que celui de sa femme franchissant tous les obstacles, pénétrant dans la salle du tribunal, et forçant les juges, accoutumés à de pareilles scènes, à baisser les yeux devant elle! Mais n'y pensons plus, oublions cette compassion; en plaignant le sort de nos ennemis, j'oublierais leurs premières injures, et je déconcerterais les plans de Lorédano, auquel je suis associé. Mais ma haine serait apaisée par une vengeance plus douce que celle qu'il demande, et je voudrais changer en dispositions plus humaines sa haine trop profonde. Foscari, pour le moment, obtient un court répit d'une heure: on l'accorda aux instances des membres les plus âgés, plus émus sans doute par l'apparition de sa femme dans la salle, que par les tourmens de l'accusé.--O ciel! ils approchent: comme ils sont faibles et désespérés! je ne puis, dans cette extrémité, arrêter sur eux ma vue. Éloignons-nous, et allons essayer de ramener Lorédano à des sentimens plus doux.

(Sort Barbarigo.)

FIN DU PREMIER ACTE.




ACTE II.



SCÈNE PREMIÈRE.

(Salle dans le palais du Doge.)

LE DOGE, un SÉNATEUR.


SÉNATEUR.

Vous plaît-il de signer le rapport maintenant ou de tarder jusqu'à demain?

LE DOGE.

Maintenant; hier je l'ai examiné: il n'y manque plus que la signature. Donnez-moi la plume.--(Le Doge s'asseoit et signe le papier.) Le voici, seigneur.

SÉNATEUR, regardant sur le papier.

Vous avez oublié; il n'est pas signé.

LE DOGE.

Pas signé? Ah! je le vois, l'âge commence à affaiblir mes yeux. Je ne m'apercevais pas que j'avais trempé la plume sans la mouiller.

SÉNATEUR. Il trempe la plume dans l'encrier, et place le papier devant le Doge.

Monseigneur, c'est votre main aussi qui tremble: permettez-moi donc--

LE DOGE.

Je vous remercie; j'ai fait.

SÉNATEUR.

Ainsi confirmé par vous et par les Dix, cet acte va donner la paix à Venise.

LE DOGE.

Il y a bien long-tems qu'elle n'en a joui; puisse un tems aussi long s'écouler avant qu'elle ne reprenne les armes!

SÉNATEUR.

Voilà plus de trente-trois ans de guerres continuelles avec les Turcs ou les états de l'Italie; la république sent le besoin de quelque repos.

LE DOGE.

Sans doute: je trouvai Venise reine de l'Océan, je l'ai laissée dame de la Lombardie. Je me sens heureux d'avoir pu ajouter à son diadême les perles de Ravennes et de Brescia: d'ailleurs Crême et Bergame lui sont demeurés; et tandis que sa domination a pris sous mon règne un tel accroissement, son orgueil maritime ne recevait aucun affront.

SÉNATEUR.

Nous l'avouons tous, et ces bienfaits vous concilient la reconnaissance de la patrie.

LE DOGE.

Peut-être.

SÉNATEUR.

Elle devrait complètement se manifester.

LE DOGE.

Je ne me plains pas, monsieur.

SÉNATEUR.

Mon noble seigneur, pardonnez-moi.

LE DOGE.

Pourquoi?

SÉNATEUR.

Ah! mon cœur saigne pour vous.

LE DOGE.

Pour moi, seigneur?

SÉNATEUR.

Et pour votre--

LE DOGE.

Arrêtez!

SÉNATEUR.

Monseigneur, vous m'entendrez: j'ai trop de liens qui m'attachent à vous, à toute votre famille, qui me font un devoir de la reconnaissance, pour ne pas partager profondément le sort de votre fils.

LE DOGE.

Et qu'importe pour la commission dont vous êtes chargé?

SÉNATEUR.

Comment, monseigneur?

LE DOGE.

Vous ignorez ce dont vous parlez; mais le rapport est signé: reportez-le à ceux qui vous envoient.

SÉNATEUR.

J'obéis. Le conseil m'avait encore chargé de vous prier de fixer l'heure de sa réunion.

LE DOGE.

Dites quand ils voudront;--maintenant, à l'instant même si cela leur convient: je suis le serviteur de l'état.

SÉNATEUR.

Ils vous accorderont quelque tems pour vous reposer.

LE DOGE.

Je ne veux pas de repos; du moins aucun repos qui puisse entraîner la perte d'une heure pour le gouvernement. Qu'ils se réunissent quand ils voudront; je me trouverai je dois être, et ce que j'ai toujours été.

(Le sénateur sort.--Le Doge reste silencieux.--Entre un domestique.)

LE DOMESTIQUE.

Prince.

LE DOGE.

Parlez.

LE DOMESTIQUE.

La noble dame Foscari demande une audience.

LE DOGE.

Introduisez-la. Pauvre Marina!

(Le domestique sort.--Le Doge reste dans le même silence.--Entre Marina.)

MARINA.

Mon père, je viens vous poursuivre dans votre intérieur.

LE DOGE.

Ma fille, je n'en ai pas pour vous. Disposez de mon tems, quand l'état ne l'exige pas.

MARINA.

Je voulais vous parler de lui.

LE DOGE.

De votre époux?

MARINA.

De votre fils.

LE DOGE.

Je vous écoute, ma fille!

MARINA.

J'avais obtenu des Dix la permission de rester près de mon mari pendant un certain nombre d'heures.

LE DOGE.

Cette permission, vous l'avez encore.

MARINA.

Elle est révoquée.

LE DOGE.

Par qui?

MARINA.

Par les Dix.--Quand nous arrivâmes au Pont des Soupirs, je me préparais à le traverser avec mon cher Foscari, lorsque le brutal gardien de ce passage m'en ferma l'entrée: puis un messager fut envoyé vers les Dix; leur séance était levée: et comme je n'avais aucune permission écrite, je fus impitoyablement laissée dehors; on m'assura même que les murailles de la prison ne cesseraient pas de nous séparer tant que le suprême tribunal ne serait pas de nouveau réuni.

LE DOGE.

En effet, l'on avait oublié les formes prescrites, par suite de la hâte avec laquelle la cour s'est ajournée, et le fait reste douteux jusqu'à nouvelle réunion.

MARINA.

Nouvelle réunion! Quand elle aura lieu, ils rappelleront leurs supplices; et c'est par le renouvellement de la torture que nous obtiendrons une entrevue de mari et d'épouse, lien sacré, auquel tous les autres devraient céder sous le ciel.--Grand Dieu! et tu vois cela!

LE DOGE.

Ma fille,--ma fille!

MARINA, avec violence.

Ne m'appelez pas votre fille! bientôt vous n'aurez plus d'enfant.--Et méritez-vous d'en avoir,--vous qui pouvez parler froidement de votre fils dans un moment où des larmes de sang couleraient en abondance de l'œil d'un Spartiate? Ceux-là ne pleuraient pas leurs fils morts dans les combats; mais est-il écrit qu'en les voyant expirer minute par minute, ils n'eussent pas tendu la main qui pouvait les sauver?

LE DOGE.

Vous le voyez, je ne pleure pas;--et plût à Dieu que je le pusse. Ma fille, s'il y avait dans chaque cheveu blanc de cette tête une source de jeunesse, si le bonnet ducal donnait l'empire de la terre, si l'anneau avec lequel j'épousai les flots était un talisman pour les gouverner,--je sacrifierais tout encore pour lui.

MARINA.

Son salut n'exigerait pas un aussi grand sacrifice.

LE DOGE.

Votre réponse prouve que vous ne connaissez pas Venise. Et comment le pourriez-vous? hélas! elle ne connaît pas bien elle-même tous les mystères de sa puissance. Écoutez-moi:--ceux qui poursuivent Foscari en veulent également à son père, et la perte du vieillard ne pourrait sauver le fils. Ils tendent par différens sentiers au même but, c'est-à-dire à--mais ils ne sont pas encore vainqueurs.

MARINA.

Ils vous ont pourtant terrassé.

LE DOGE.

Non, non,--car je vis encore.

MARINA.

Et votre fils, vivra-t-il long-tems encore?

LE DOGE.

Je l'espère; malgré les tourmens passés, il verra des années aussi nombreuses et plus fortunées que son père. L'imprudent, dans l'impatience, digne d'une femme, qui l'entraînait à revenir, a tout ruiné par la découverte de sa lettre. C'est un haut crime; je ne puis le contester ni l'excuser, comme parent ou comme souverain. Encore quelque tems, quelques jours de plus d'exil en Candie, j'avais l'espoir--mais il l'a fait évanouir:--il faut qu'il retourne--

MARINA.

Dans la terre d'exil?

LE DOGE.

J'ai dit.

MARINA.

Et m'est-il interdit de le suivre?

LE DOGE.

Vous savez bien que le conseil des Dix a déjà deux fois rejeté la même prière; il est donc à craindre qu'il ne témoigne pas plus de bienveillance aujourd'hui que de nouveaux torts de la part de votre mari les ont rendus plus sévères.

MARINA.

Sévères? dites atroces. Ces vieux démons de la terre, avec un pied dans la tombe, avec des yeux éteints, étrangers à d'autres pleurs que ceux d'une seconde enfance, avec leurs cheveux rares et blanchis, leurs mains tremblantes, leurs têtes aussi décolorées que leur cœur est insensible, ces démons, dis-je, se rassemblent, cabalent, et privent les hommes de leur vie, comme si cette vie ne comportait rien de plus que les sentimens depuis long-tems éteints dans leurs ames damnées.

LE DOGE.

Vous ignorez--

MARINA.

Je sais--je sais--et vous devriez, je pense, savoir qu'ils sont de vrais démons. Comment supposer, en effet, que des hommes enfantés et allaités par des femmes,--des hommes qui jadis auraient aimé ou du moins entendu parler d'amour,--qui auraient uni leurs mains pour des engagemens sacrés,--qui auraient fait danser leurs enfans sur leurs genoux, qui auraient eu plus d'une fois à trembler de leurs dangers, à gémir de leurs peines, à se désespérer de leur mort;--comment, s'ils avaient seulement les traits de l'homme, agiraient-ils comme ils le font envers les vôtres, envers vous-même, vous qui les défendez?

LE DOGE.

Je vous pardonne; vous ne connaissez pas ce que vous dites.

MARINA.

Vous le connaissez mieux, et vous y compatissez moins.

LE DOGE.

Oui; il y a si long-tems que j'existe que les paroles ont cessé de m'émouvoir.

MARINA.

Oh! sans doute! car vous avez vu couler le sang de votre fils, et le vôtre n'a pas tressailli! Après une pareille épreuve, que sont les paroles d'une femme? Peuvent-elles espérer de vous toucher davantage?

LE DOGE.

Femme! la violence de vos plaintes, je vous le dis, ne peut balancer le poids...--mais je te plains, ma pauvre Marina!

MARINA.

Plaignez mon mari; moi, quel besoin ai-je de vos plaintes? Plains ton fils, vieillard insensible;--plaindre! toi! pour ton cœur c'est un mot bien étrange:--comment se présente-t-il sur tes lèvres?

LE DOGE.

Je dois supporter ces reproches, quelle que soit leur injustice. Ah! si tu pouvais lire--

MARINA.

Ou?--ce n'est pas dans tes yeux, sur ton front, dans tes actes enfin?--Où trouverai-je donc la preuve de la compassion dont tu te vantes?

LE DOGE, indiquant la terre.

Là.

MARINA.

Dans la terre?

LE DOGE.

Dans laquelle je vais descendre. Quand elle pèsera sur ce cœur, plus léger alors, et moins oppressé par le marbre d'une tombe que par les pensées qui m'accablent aujourd'hui, alors vous me connaîtrez mieux.

MARINA.

Serait-il vrai que vous fussiez digne de pitié?

LE DOGE.

De pitié! nul n'aura jamais le droit de flétrir mon nom d'un mot qui témoigne, au sein de la prospérité, le triomphe insultant des hommes; tant que je le porterai, ce nom conservera la dignité qui l'entourait quand mon père me le transmit.

MARINA.

Mais sans les tristes enfans de celui que tu ne peux ou ne veux pas sauver, tu serais le dernier qui portât le nom de Foscari.

LE DOGE.

Plût à Dieu! Mieux eût valu pour lui de ne pas naître, mieux pour moi:--j'ai vu le déshonneur entrer dans notre maison.

MARINA.

Cela est faux! jamais souffle de vie n'anima un cœur plus loyal, plus noble, plus sincère, plus généreux et plus aimant. Je n'échangerais pas mon époux, exilé, persécuté et torturé, opprimé, mais non flétri, mort ou vivant, pour le premier héros de l'histoire ou de la fable, pour un prince dont le douaire serait l'empire du monde. Déshonoré! lui déshonoré! Doge! apprends-le de moi, c'est Venise qui est déshonorée; son nom sera l'objet des reproches les plus odieux et les plus justes, pour ce qu'a souffert ton noble fils, et non pour ce qu'il a fait. C'est vous qui tous êtes des traîtres, des tyrans!--Ah! si vous aimiez seulement votre patrie autant que la victime que vous retenez dans les fers au milieu des tortures, et qui préfère tout au monde aux ennuis de l'exil, vous tomberiez à ses pieds, et vous imploreriez à genoux la grâce de votre infâme conduite.

LE DOGE.

Oui, il fut tel que vous venez de le peindre. Aussi la mort de deux enfans que le ciel m'a ravis m'accabla moins que le déshonneur de Jacopo.

MARINA.

Encore ce mot.

LE DOGE.

N'a-t-il pas été condamné?

MARINA.

Le déshonneur peut-il atteindre d'autres que les coupables?

LE DOGE.

Le tems peut relever sa mémoire:--je voudrais l'espérer. Il était mon orgueil,--ma--mais oublions--j'ai peu l'habitude des pleurs; cependant, quand il naquit, je versai des larmes de joie: présage fatal!

MARINA.

Je répète qu'il est innocent; et ne le serait-il pas, ce n'est pas à nos parens, à notre propre sang, qu'il sied bien de nous repousser dans ces douloureux instans.

LE DOGE.

Je ne le repousse pas; mais j'ai d'autres devoirs que ceux d'un père, des devoirs dont la république n'admet pas de dispense. Deux fois j'ai demandé de m'en abstenir, deux fois je n'obtins que des refus; il faut que je les remplisse.

(Entre un domestique.)

LE DOMESTIQUE.

Un message des Dix.

LE DOGE.

Qui le porte?

LE DOMESTIQUE.

Le noble Lorédano.

LE DOGE.

Lui!--qu'il entre cependant.

(Le domestique sort.)

MARINA.

Dois-je me retirer?

LE DOGE.

Peut-être n'est-il pas nécessaire quand il s'agirait de votre époux, et autrement--(A Lorédano qui entre.) Eh bien! seigneur, que souhaitez-vous?

LORÉDANO.

Je viens transmettre ce que souhaitent les Dix.

LE DOGE.

Ils ont bien choisi leur organe.

LORÉDANO.

C'est leur choix qui fait que vous me voyez ici.

LE DOGE.

Par là, ils témoignent leur sagesse, non moins que leur courtoisie.--Parlez.

LORÉDANO.

Nous avons décidé--

LE DOGE.

Nous?

LORÉDANO.

Les Dix en conseil.

LE DOGE.

Eh quoi! ils sont de nouveau réunis, réunis sans m'en avertir?

LORÉDANO.

Ils ont voulu épargner votre cœur non moins que votre âge.

LE DOGE.

Cela est nouveau.--Quand épargnèrent-ils l'un ou l'autre? Je les remercie néanmoins.

LORÉDANO.

Ils ont, vous le savez bien, droit d'agir, à leur discrétion, en présence du Doge ou sans lui.

LE DOGE.

Il y a quelques années, en effet, que je le sais;--long-tems avant d'être Doge, ou de songer à un pareil honneur. Vous n'avez pas, seigneur, la prétention de m'instruire; vous étiez bien jeune encore quand je siégeais déjà dans ce conseil.

LORÉDANO.

Oui, dans le tems de mon père; maintes fois je l'entendis, lui et son frère l'amiral, répéter la même chose. Votre altesse doit se souvenir d'eux: tous deux ils moururent subitement.

LE DOGE.

S'ils moururent ainsi, leur sort fut préférable à celui des victimes d'une agonie prolongée.

LORÉDANO.

Sans doute; néanmoins bien des hommes souhaitent jouir de tous leurs jours.

LE DOGE.

Et n'en ont-ils pas joui?

LORÉDANO.

C'est à la tombe à le déclarer. Je l'ai dit, ils sont morts subitement.

LE DOGE.

Cela est-il donc bien étrange, que vous répétiez cette parole avec tant d'emphase?

LORÉDANO.

Si peu étrange, que jamais, à mes yeux, il n'y eut de mort aussi naturelle que la leur. Ne pensez-vous pas ainsi?

LE DOGE.

Qu'y a-t-il de certain sur les mortels?

LORÉDANO.

Qu'ils ont des ennemis mortels.

LE DOGE.

Je vous entends; vos pères étaient les miens, et vous avez recueilli tout leur héritage.

LORÉDANO.

Vous savez mieux que personne si j'ai dû le faire.

LE DOGE.

Oui. Vos pères furent mes ennemis; j'ai même entendu à ce sujet d'étranges rumeurs; j'ai même lu l'épitaphe qui attribue leur mort au poison. Peut-être est-elle aussi véridique que la plupart des inscriptions funéraires: ce n'en est pas moins une fable.

LORÉDANO.

Qui ose parler ainsi?

LE DOGE.

Moi!--Vos pères, je le répète, furent mes ennemis, aussi mortels que leur fils peut jamais l'être: moi, j'étais aussi bien le leur, mais je les détestais ouvertement; et jamais, ni dans le conseil, ni par les brigues, ni par d'obscures pratiques, on ne me vit cabaler contre leur vie, et recourir, pour me venger, au fer ou au poison. La preuve est dans votre existence même.

LORÉDANO.

Je suis sans craintes.

LE DOGE.

Mon caractère justifie votre sécurité; mais si j'étais tel que vous me supposez, il y a long-tems qu'il ne serait plus en votre pouvoir de craindre. Cependant, haïssez-moi; je n'en ai pas de souci.

LORÉDANO.

Je ne savais pas qu'à Venise la vie d'un noble pût dépendre de la volonté d'un Doge; j'entends la volonté publiquement exprimée.

LE DOGE.

Mais moi, mon cher seigneur, je suis, ou j'étais du moins, par ma famille, mes facultés et ma fortune, plus qu'un simple Doge; ils le savent bien ceux qui songèrent à me choisir, ceux qui depuis ont tout fait pour me renverser. Soyez sûr qu'avant ou depuis mon élection, si j'avais fait assez de cas de vous pour vouloir m'en débarrasser, un seul mot de ma part eût suffi pour vous anéantir. Mais, dans toutes les circonstances, j'ai montré le plus grand respect pour les lois, pour celles même que vous avez violées, afin de me dépouiller d'une autorité que j'aurais pu à mon tour fortifier (et je ne parle ici de vous que comme une des voix coupables). Avec la vénération d'un prêtre à l'autel, au prix de mon sang, de mon repos, de ma vie, de tout, excepté l'honneur, j'ai fléchi le genou devant les décrets, les avantages, la gloire, la sécurité de la chose publique. Maintenant, j'écoute votre message.

LORÉDANO.

Il est décrété que, sans répéter une dernière fois la torture, sans poursuivre une instruction qui ne tendrait qu'à mieux prouver l'endurcissement du coupable (les Dix, se relâchant de la sévérité des lois qui prescrivent la question jusqu'au moment d'un aveu complet, et le prisonnier ayant en partie reconnu son crime en ne désavouant pas la lettre au duc de Milan), Jacques Foscari retournera en exil, et partira sur le même vaisseau qui l'avait amené.

MARINA.

Dieu soit loué! du moins ils ne le tortureront plus devant leur horrible tribunal. Que ne pense-t-il de même? cette sentence serait la plus heureuse que l'on pût prononcer, non-seulement contre lui, mais contre tous ses compatriotes, auxquels elle permettrait de fuir une terre aussi odieuse.

LE DOGE.

Ma fille, cette pensée n'est pas d'une ame vénitienne.

MARINA.

En effet, elle est trop compatissante. Mais partagerai-je son exil?

LORÉDANO.

Quant à cela, les Dix ont gardé le silence.

MARINA.

Je le présumais bien: cette mention eût également été trop compatissante. Mais il n'y a pas de défense?

LORÉDANO.

Il n'en a pas été parlé.

MARINA, au Doge.

Vous pourrez donc, mon père, obtenir ou m'accorder cette grande faveur; (à Lorédano) et vous, seigneur, vous ne vous opposerez pas à la demande que je fais d'accompagner mon époux?

LE DOGE.

Je ferai mes efforts.

MARINA.

Et vous, seigneur?

LORÉDANO.

Madame! il ne m'appartient pas de prévenir l'agrément du tribunal.

MARINA.

L'agrément! quel mot pour exprimer les décrets de--

LE DOGE.

Femme! savez-vous en présence de qui vous parlez ainsi?

MARINA.

En présence d'un souverain, et de l'un de ses sujets.

LORÉDANO.

Sujet!

MARINA.

Oh! cela vous offense.--Eh bien! vous êtes son égal, vous le croyez, j'y consens; mais ce que vous ne voudriez pas être, vous ne le seriez pas s'il n'était qu'un paysan:--vous êtes donc un prince, un sublime prince; mais que suis-je donc, moi?

LORÉDANO.

La fille d'une noble race.

MARINA.

Et l'épouse d'un citoyen aussi noble qu'elle. Qui donc aurait le droit, par sa présence, d'imposer silence à mes libres pensées?

LORÉDANO.

Les juges de votre époux.

LE DOGE.

Et le respect dû aux plus légers des mots qui tombent de la bouche des maîtres de Venise.

MARINA.

Gardez ces maximes pour la masse de vos artisans effrayés, pour vos marchands, vos esclaves de Grèce et de Dalmatie, pour vos tributaires, vos citoyens stupides, votre noblesse masquée, vos sbires, vos espions, vos forçats de toute espèce. Je le sais, grâce à vos enlèvemens, à vos noyades nocturnes, aux donjons pratiqués sous le toit de vos palais, ou sous les flots qui les environnent; grâce à vos mystérieuses assemblées, à vos jugemens secrets, à vos exécutions subites, à votre Pont des Soupirs, à votre chambre de dernière agonie, à vos instrumens de torture, vous êtes parvenus à leur faire croire que vous étiez des êtres d'un autre monde plus méchant encore; réservez pour eux ces avis: je ne les crains pas. Je vous connais; je vous ai vus pires que tout cela dans l'infernal procès de mon pauvre mari! Traitez-moi comme vous l'avez traité:--vous l'avez déjà fait d'ailleurs en vous attaquant à sa personne. Que puis-je donc avoir à craindre de vous, quand même je serais craintive de mon naturel, ce qui, je l'espère, n'est pas?

LE DOGE.

Vous l'entendez, elle a perdu la raison.

MARINA.

La prudence, peut-être, mais non pas la raison.

LORÉDANO.

Madame! je n'emporterai pas au-delà du seuil de ces portes le souvenir des paroles prononcées dans cette enceinte: j'en excepte celles qui concernent le service de l'état, et prononcées entre le Doge et moi. Doge! avez-vous quelque réponse à faire?

LE DOGE.

Oui, comme Doge, et peut-être aussi comme père.

LORÉDANO.

Ma mission dans ces lieux ne se rapporte qu'au Doge.

LE DOGE.

Dites donc que le Doge fera choix d'un ambassadeur spécial, ou qu'il exposera lui-même ses intentions; quant au père.--

LORÉDANO.

Je n'oublierai pas ce qui me concerne.--Adieu! je baise les mains de l'illustre dame, et je m'incline devant le Doge.

(Lorédano sort.)

MARINA.

Êtes-vous content?

LE DOGE.

Je suis tel que vous voyez.

MARINA.

Et cela est encore un mystère.

LE DOGE.

Pour les mortels, tout est mystère; qui peut les éclaircir, sauf celui qui les fit? Si parfois ils y parviennent, c'est quelques esprits privilégiés qui long-tems ont étudié le fastidieux volume de l'humanité, qui, sur chacune de ses pages noires ou sanglantes, ont fatigué leur intelligence et leur cœur: encore le fatal grimoire retombe-t-il sur l'adepte qui l'étudie; tous les vices que nous trouvons dans les autres sont de l'essence de notre nature, tous nos avantages appartiennent à la fortune. C'est elle que nous devons remercier de la beauté, de la naissance, de la richesse, de la santé; et quand nous nous plaignons du destin, nous devrions nous rappeler qu'il ne nous a repris que ce qu'il nous avait donné. Pour le reste, la nudité, les passions basses, les frivoles vanités, c'est l'héritage universel, c'est là ce qu'il nous faut combattre dans toutes les positions; et si nous devons moins les craindre dans le plus humble sort, c'est que là, la faim rend sourd à tout autre besoin, c'est que l'homme a reçu l'ordre de suer pour obtenir sa nourriture; c'est que là, toutes les passions se taisent devant la crainte de la famine. Tout est vil, faux et trompeur,--de la première créature jusqu'à la dernière. Notre gloire, l'urne du prince comme celle du mendiant, dépend du souffle des hommes; notre vie de quelque chose plus léger encore que leur souffle; notre existence tient à des jours, les jours à des saisons, et tout notre être sur ce qui est indépendant de nous.--Ainsi, du plus grand au plus petit, nous sommes des esclaves:--rien ne dépend de notre volonté; un fétu de paille peut ébranler cette volonté aussi bien qu'un orage. Quand nous croyons conduire, c'est nous que l'on traîne,--jusqu'à la mort, fantôme qui se présente comme le reste sans notre participation ou notre influence, tel enfin que notre premier jour. Ah! sans doute il faut que nous ayons péché dans quelque autre monde antérieur, et que celui-ci en soit l'enfer! Heureusement, il n'est point éternel.

MARINA.

Tout cela, nous ne pouvons en être juges sur terre.

LE DOGE.

Pourquoi donc faut-il que nous nous jugions les uns les autres, nous enfans de la terre; et que moi, je sois forcé de juger mon propre fils? J'ai administré mon pays loyalement, au sein de la victoire,--j'en atteste l'état dans lequel je l'ai trouvé, dans lequel je le laisse: mon règne a doublé sa puissance; en récompense, Venise, dans sa gratitude, me laisse ou s'apprête à me laisser isolé sur la terre.

MARINA.

Et Foscari? Ah! qu'on me laisse avec lui, et je ne songerai plus à mes maux.

LE DOGE.

Vous le suivrez, du moins ils ne peuvent guère vous le refuser.

MARINA.

Et s'ils le refusent, je m'enfuirai avec lui.

LE DOGE.

Impossible. Où vous enfuiriez-vous?

MARINA.

Je l'ignore, et ne m'en inquiète pas:--en Syrie, en Égypte, chez les Turcs, partout où nous pourrons respirer libres, et vivre loin de l'œil des espions, affranchis des édits de vos inquisiteurs d'état.

LE DOGE.

Ainsi vous consentiriez à faire de votre époux un renégat, à le transformer en traître?

MARINA.

Non, il ne l'est pas! c'est la patrie qui se trahit elle-même en rejetant son meilleur, son plus intrépide citoyen. La pire des trahisons, c'est la tyrannie. Penses-tu donc qu'il n'y ait de rebelles que les esclaves? Le prince qui viole ou néglige ses devoirs est un brigand à plus juste titre qu'un chef de bandits.

LE DOGE.

Je ne puis me reprocher quelque déloyauté de ce genre.

MARINA.

Non; car tu observes et respectes des lois près desquelles celles du vieux Dracon seraient un code de miséricorde.

LE DOGE.

Ces lois existaient avant moi: je ne les ai pas faites. Si je n'étais qu'un sujet, je trouverais moyen de réclamer quelque amélioration parmi elles; mais comme prince, jamais je ne songerai, au prix de ma vie et du salut des miens, à changer la charte dont nos pères m'ont transmis le dépôt.

MARINA.

Est-ce donc pour la ruine de leurs enfans qu'ils te l'ont transmis?

LE DOGE.

Venise, sous le joug de pareilles lois s'est élevée au point où nous la voyons,--à celui d'une république digne de rivaliser en hauts faits, en durée, en puissance, et je puis ajouter en gloire (car nous avons eu aussi parmi nous des ames romaines), avec tout ce que l'histoire nous rappelle des plus beaux tems de Carthage et de Rome, alors que le peuple régnait par le sénat.

MARINA.

Dites plutôt, fléchissait sous la verge implacable de l'oligarchie.

LE DOGE.

Peut-être; mais enfin c'est ainsi qu'il parvint à réduire le monde. Or, dans un tel état, qu'un individu soit le plus riche de son rang, ou le plus humble de ses concitoyens, son importance disparaît devant le grand but que l'on se propose, tant qu'on ne l'a pas perdu de vue.

MARINA.

Cela veut dire que vous êtes plutôt Doge que père.

LE DOGE.

Cela veut dire que je suis citoyen avant d'être l'un ou l'autre. Si pendant nombre de siècles nous n'avions pas eu des milliers de pareils citoyens, si nous n'en avions plus, Venise aurait cessé d'être une cité.

MARINA.

Maudite la cité où la voix des lois étouffe celle de la nature!

LE DOGE.

J'aurais autant de fils que j'ai d'années, je les donnerais tous, non sans douleur, mais je les donnerais dans l'intérêt de l'état, et pour obéir à ses exigences; je les sacrifierais sur les flots, sur les champs de bataille, ou s'il le fallait, hélas! comme déjà il l'a fallu, je les abandonnerais à l'ostracisme, à l'exil, aux chaînes, en un mot à tout ce qu'on pourrait leur imposer de pire.

MARINA.

Et c'est là du patriotisme! pour moi, je n'y vois que la plus odieuse barbarie. Laissez-moi rejoindre mon mari; avec tous leurs soupçons, le sage conseil des Dix aura peine à combattre contre la faiblesse d'une femme, et à lui refuser un moment d'accès dans sa prison.

LE DOGE.

Je puis prendre sur moi d'ordonner que l'on vous laisse pénétrer jusqu'à lui.

MARINA.

Et que dirai-je à Foscari de son père?

LE DOGE.

Qu'il sait obéir aux lois.

MARINA.

Rien de plus? Ne voulez-vous pas le voir avant qu'il ne parte? ce serait peut-être pour la dernière fois.

LE DOGE

La dernière!--mon enfant!--le dernier de mes enfans; la dernière fois que je le verrai! Dites-lui que je me rendrai près de lui.

(Ils sortent.)

FIN DU DEUXIÈME ACTE.




ACTE III.



SCÈNE PREMIÈRE.

(La prison de Jacopo Foscari.)


JACOPO FOSCARI, seul.

Pas de jour, si ce n'est cette faible lueur qui me laisse apercevoir des murs où ne retentirent jamais que les accens de la douleur, les soupirs des prisonniers, le bruit des pieds chargés de fers, l'agonie de la mort, les imprécations du désespoir! Voilà donc pourquoi je revins à Venise, soutenu, il est vrai, par une sorte d'espérance que le tems, qui ronge jusqu'au marbre, aurait arraché la haine du cœur des hommes. Hélas! j'éprouvai qu'il n'en était rien; c'est ici que le mien va se consumer, lui qui ne battit jamais sans regretter Venise, et soupirer après elle comme la colombe éloignée de son nid, alors qu'elle s'élance dans l'air pour rejoindre sa jeune famille. Mais quels caractères sont tracés sur ces inexorables murailles? (Il s'approche du mur.) Le rayon de jour me permettra-t-il de les distinguer? Ah! ce sont des noms; ceux de mes tristes prédécesseurs dans ces lieux, l'époque de leur désespoir, la courte expression d'un chagrin insupportable pour la plupart. Comme une épitaphe, cette page de pierre reproduit leur histoire, et le récit du malheureux captif est gravé sur les barreaux de sa prison, comme les souvenirs de l'amant sur l'écorce de quelque grand arbre confident de son nom et de celui de sa maîtresse. Hélas! plusieurs de ces noms me sont connus; ils sont néfastes comme le mien que je vais mettre à leur suite, bien digne de figurer dans une chronique que ne peuvent jamais lire ou écrire d'autres êtres que des infortunés.

(Il trace son nom.--Entre un familier des Dix.)

LE FAMILIER.

Je vous apporte de la nourriture.

JACOPO FOSCARI.

Déposez-la, je vous prie; je n'ai pas faim; mais je sens mes lèvres desséchées:--de l'eau!

LE FAMILIER.

En voici.

JACOPO FOSCARI, après avoir bu.

Je vous remercie; je suis mieux.

LE FAMILIER.

J'ai ordre de vous apprendre que l'on a sursis à votre jugement définitif.

JACOPO FOSCARI.

Jusqu'à quand?

LE FAMILIER.

Je l'ignore.--J'ai de plus reçu l'ordre de laisser parvenir jusqu'à vous votre noble épouse.

JACOPO FOSCARI.

Ah! ils se ralentissent donc?--j'avais cessé de l'espérer: il était tems.

(Entre Marina.)

MARINA.

Mon bien-aimé!

JACOPO FOSCARI, l'embrassant.

Ma chère femme, ma seule amie! quel bonheur!

MARINA.

Nous ne nous séparerons plus.

JACOPO FOSCARI.

Comment! voudrais-tu partager un cachot?

MARINA.

Oui; la torture, la tombe, tout!--tout avec toi; mais la tombe la dernière de toutes, car là nous ne saurions plus que nous sommes réunis: néanmoins je la partagerais plutôt encore qu'une séparation nouvelle; c'est déjà trop d'avoir survécu à la première. Comment te trouves-tu? tes pauvres membres? Hélas! pourquoi le demander? ta pâleur--

JACOPO FOSCARI.

C'est la joie de te revoir sitôt, et sans m'y attendre encore, qui a fait refluer le sang vers mon cœur, et rendu mes joues comme les tiennes; car toi aussi, tu es pâle, chère Marina.

MARINA.

C'est le reflet de cette éternelle prison, où jamais ne pénétra un rayon de soleil; c'est la triste et mourante lueur de la torche du familier, qui semble favoriser l'obscurité au lieu de la dissiper, en ajoutant aux vapeurs du cachot un nuage sulfureux qui ternit tous les objets, même tes yeux;--mais non, tes yeux brillent--oh! comme ils étincellent!

JACOPO FOSCARI.

Et les tiens!--mais cette torche m'empêche de voir.

MARINA.

Et sans elle j'aurais encore moins vu. Peux-tu donc distinguer ici quelque chose?

JACOPO FOSCARI.

D'abord rien; mais le tems et l'habitude m'ont rendu familier avec l'obscurité: la plus faible lueur qui pénètre à travers les crevasses de ces murs battus des vents, enivre plus mes yeux que tout l'éclat du soleil quand il dore orgueilleusement toutes les tourelles du monde, sauf pourtant celles de Venise. À l'instant même où tu es entrée, j'étais occupé à écrire.

MARINA.

Quoi donc?

JACOPO FOSCARI.

Mon nom. Regarde, le voici, placé à la suite du nom de celui qui m'a précédé dans ces lieux, si les dates de cachot ne sont pas trompeuses.

MARINA.

Et celui-là, qu'est-il devenu?

JACOPO FOSCARI.

Ces murs gardent le silence sur la fin de leurs victimes, et par là ils semblent nous en avertir. Jamais murs plus insensibles ne pesèrent sur les mortels, si ce n'est sur les morts, ou sur ceux qui ne vont pas tarder à l'être. Tu demandes ce qu'il est devenu? que serai-je devenu moi-même? on le demandera bientôt, on n'obtiendra que la même réponse:--un doute, un soupçon douloureux,--à moins que tu ne racontes mes infortunes.

MARINA.

Moi, parler de toi?

JACOPO FOSCARI.

Pourquoi non? alors mon nom serait dans toutes les bouches. La tyrannie du silence n'est pas éternelle; on peut étouffer la vérité, mais le murmure des hommes justes soulève bientôt toutes les entrailles, même celles d'un vivant tombeau. Je n'ai pas d'incertitude sur ma mémoire, mais sur ma mort, et je ne redoute ni l'une ni l'autre.

MARINA.

Ta vie est en sûreté.

JACOPO FOSCARI.

Et ma liberté?

MARINA.

C'est l'ame qui seule devrait pouvoir la donner.

JACOPO FOSCARI.

Voilà un beau mot, mais ce n'est qu'un mot; une mélodie bien pénétrante, mais aussi bien passagère. L'ame sans doute est beaucoup, mais ce n'est pas tout. C'est l'ame qui m'a donné la force de courir le risque de la mort, et de subir des tortures bien plus cruelles que la mort (si la mort n'est qu'un profond sommeil), sans un gémissement, ou du moins avec un cri qui faisait pâlir mes juges encore plus que moi. Mais enfin ce n'est pas tout; il est des choses dont l'ame ne peut tempérer l'horreur,--et tel est cet étroit cachot, où je dois respirer pendant longues années.

MARINA.

Hélas! un étroit cachot, voilà tout ce qui t'appartient de ce vaste empire dont ton père est le souverain.

JACOPO FOSCARI.

Cette pensée ajoute encore à mes souffrances. Mon sort est commun à plusieurs: les captifs ne sont pas rares; mais il n'en est pas qui languissent comme moi aussi près du palais de leur père. Quelquefois cependant, mon cœur, à cette idée, se relève; l'espérance glisse jusqu'à moi de ces épaisses lueurs peuplées de poudreux atômes, le seul jour que je connaisse; car, excepté la torche du geolier et une sorte de lampyris, qui la dernière nuit est venue se prendre dans les filets de cette énorme araignée, je n'ai rien vu qui eût quelque apparence de rayon. Hélas! je sais quelle force l'ame peut nous communiquer; je le sais, j'en ai fait preuve devant les hommes; mais elle ne résiste pas à la solitude, et je sens que mon esprit est fait pour la société.

MARINA.

Je ne te quitterai plus.

JACOPO FOSCARI.

Ah! s'il en était ainsi! mais jamais ils ne l'ont accordé,--ils ne l'accorderont pas, et je resterai seul. Pas d'êtres vivans,--pas de livres,--cette image trompeuse des mortels trompeurs. J'aurais voulu que ces vestiges de l'espèce humaine, qu'ils appellent annales, histoires, ce que vous voudrez, et ce qu'ils lèguent aux générations suivantes comme autant de portraits fidèles; j'aurais voulu, dis-je, qu'elles s'ouvrissent pour moi: on me l'a refusé. Aussi j'ai dirigé mon étude vers ces murailles, peinture de l'histoire vénitienne plus fidèle, avec toutes ses lacunes, ses obscurités sinistres, que n'est la salle bâtie à quelques pas de là, où sont renfermés les cent portraits des Doges et le récit de leurs actions.

MARINA.

Je viens t'apprendre ce qu'ils viennent de décider dans leur dernier conseil.

JACOPO FOSCARI.

Je le sais:--regarde.

(Il indique du doigt ses membres, comme pour rappeler la question qu'il a subie.)

MARINA.

Non, non,--ce n'est plus cela: leur cruauté même s'est ralentie.

JACOPO FOSCARI.

En quoi donc?

MARINA.

Tu retournes à Candie.

JACOPO FOSCARI.

Adieu donc ma dernière espérance! Je pouvais endurer mon cachot: c'était encore Venise; je pouvais supporter la torture: il y avait dans mon air natal quelque chose qui ranimait mes forces, comme, sur l'océan, le vaisseau battu des orages se soutient pourtant encore à la hauteur des vagues, et continue fièrement sa course. Mais là-bas, dans cette île maudite d'esclaves, de prisonniers et de mécréans, mon ame, telle qu'un bâtiment naufragé, se brise dans mon sein; et si l'on m'y renvoie, je périrai dans une cruelle agonie.

MARINA.

Mais ici?

JACOPO FOSCARI.

Je périrai de même;--mais en moins de tems, et moins péniblement. Eh quoi! prétendent-ils donc me refuser le tombeau de mes pères, aussi bien que leur demeure et leur héritage?

MARINA.

Écoute, Foscari: j'ai sollicité la permission de t'accompagner dans ton exil, mais je ne partage pas ton désespoir. Cet amour que tu conserves pour une terre ingrate et tyrannique est une passion, et non du patriotisme. Pour moi, si je pouvais revoir le calme dans tes traits, s'il nous était permis de profiter de la douce liberté de l'air et de la terre, peu m'importeraient les climats et les pays. Cette multitude de palais et de prisons n'est pas un Éden; ses premiers habitans étaient de misérables proscrits.

JACOPO FOSCARI.

Oui, je sens qu'ils devaient être bien misérables!

MARINA.

Et cependant, vois: refoulés par les Tartares dans ces îles étroites, et soutenus par cette énergie antique (tout ce qui leur restait de l'héritage de Rome), ils parvinrent à créer, par degrés, une Rome flottante. Ton courage sera-t-il donc au-dessous d'une infortune qui tant de fois devint l'occasion d'une grande prospérité?

JACOPO FOSCARI.

Ah! si j'étais sorti de ma patrie, cherchant, comme les anciens patriarches, une autre contrée, suivi comme eux de leurs familles et de leurs troupeaux; si j'avais été exilé, comme les juifs, de Sion, ou, comme nos pères chassés par Attila, des belles campagnes de l'Italie, j'aurais sans doute encore donné quelques pleurs à mon ancienne contrée, quelques pensées amères: mais bientôt je me serais relevé; et de concert avec les miens, qui n'auraient pas cessé de m'entourer, j'aurais créé une nouvelle patrie, une autre chose publique: peut-être alors aurais-je supporté mon sort--bien que je n'ose l'assurer!

MARINA.

Pourquoi pas? c'est le sort de tant de milliers d'hommes! tant d'autres le supporteront encore!

JACOPO FOSCARI.

Oui;--mais l'on nous parle uniquement de ceux qui, dans une nouvelle terre, ont survécu à leurs maux; de leur nombre, de leur succès: qui aurait pu compter les cœurs brisés en silence par cet exil? Qui pourrait compter les victimes de cette maladie 1 qui, de l'impitoyable mer, semble tout d'un coup faire jaillir les belles campagnes de la patrie; qui les représente si fidèlement aux yeux malades du malheureux proscrit, qu'on peut difficilement l'empêcher de se précipiter devant l'image trompeuse? Rappelez-vous cette mélodie traînante 2 qui, tout d'un coup, ranime les regrets passionnés du montagnard éloigné de ses hauteurs couronnées de neige et de nuages; il s'abandonne à ses regrets, mais il porte le poison dans ses veines, et bientôt il expire de désespoir. Vous appelez cela de la faiblesse! c'est de la force; c'est la source de tous les sentimens généreux: qui n'aime pas sa patrie est incapable de rien aimer.

Note 1: (retour) La calenture.
Note 2: (retour) Allusion à l'air suisse (le ranz des vaches) et à ses effets.

MARINA.

Obéis-lui donc, car c'est elle qui te proscrit.

JACOPO FOSCARI.

Oui, c'est elle: et son arrêt pèse sur mon cœur comme la malédiction d'une mère;--l'empreinte en brûle mon front. Ces exilés dont vous me parlez, ils s'éloignaient en foule les mains pressées l'une dans l'autre, pendant la route; et leurs tentes réunies et confondues:--moi, je suis seul.

MARINA.

Non, tu ne le seras plus:--ne vais-je pas avec toi?

JACOPO FOSCARI.

Chère Marina!--et nos enfans?

MARINA.

Pour eux, je crains bien que les soupçons de votre odieuse politique (qui se joue de tous les liens et les brise à son plaisir) ne nous permettent pas de les emmener avec nous.

JACOPO FOSCARI.

Et toi, peux-tu donc les quitter?

MARINA.

Oui, avec bien de la peine; mais je puis les laisser, enfans comme ils sont, pour vous apprendre à l'être moins vous-même; apprenez par-là à étouffer des sentimens sacrés, quand d'autres devoirs plus sacrés encore le commandent: dans ce monde, d'ailleurs, notre premier devoir est de savoir souffrir.

JACOPO FOSCARI.

N'ai-je encore rien supporté?

MARINA.

Beaucoup trop d'une injuste tyrannie, et assez pour vous apprendre à ne pas être épouvanté d'une perspective qui n'a plus rien de pénible, comparée à tout ce que vous avez déjà souffert.

JACOPO FOSCARI.

Ah! je le vois, vous n'avez jamais été proscrite loin de Venise; vous n'avez jamais vu s'éloigner progressivement ses ravissantes tourelles, alors que chaque sillon creusé dans la mer par le vaisseau semble frapper et entr'ouvrir votre cœur; vous n'avez jamais vu le jour s'abaisser sur nos rivages, et les couvrir de son auréole calme et rougissante; puis, ayant rêvé qu'ils vous apparaissaient dans toute leur beauté, vous ne vous êtes jamais réveillée sans les retrouver.

MARINA.

Je partagerai avec vous tout cela. Faisons-nous à l'idée de quitter cette ville bien-aimée (car elle le mérite bien sans doute), et cette prison d'état que vous devez à ses bontés. Nos enfans recevront les soins du Doge et de mes oncles: il faut que nous mettions à la voile avant la nuit.

JACOPO FOSCARI.

Ce terme est bien court. Ne verrai-je donc pas mon père?

MARINA.

Vous le verrez.

JACOPO FOSCARI.

Où?

MARINA.

Ici ou dans l'appartement ducal:--il n'a pas dit où. Que ne supportez-vous votre exil comme il le supporte!

JACOPO FOSCARI.

Oh! ne le blâmez pas. Quelquefois il m'est arrivé de murmurer un instant; mais il ne pouvait pas autrement agir. Le moindre témoignage de pitié ou de sympathie de sa part n'eût fait que rejeter sur ses cheveux blancs le soupçon des Dix, et sur ma tête des malheurs accumulés.

MARINA.

Accumulés! Quels sont donc les tourmens qu'ils vous ont épargnés?

JACOPO FOSCARI.

Celui de quitter Venise sans vous voir, lui ou toi; ils m'auraient interdit ce bonheur, comme la première fois qu'ils m'exilèrent.

MARINA.

Cela est vrai; oui, pour cela, j'avoue ma dette envers la république, et je lui devrai davantage encore quand tous deux nous flotterons sur les libres vagues.--Partons! ah! partons aux extrémités du monde, s'il le faut; mais loin de cette horrible, injuste et--

JACOPO FOSCARI.

Ne la maudissez pas. Quand je me tais, qui ose accuser ma patrie?

MARINA.

Ciel et terre! qui ose l'accuser? le sang de plusieurs millions d'hommes s'élevant au ciel contre elle; les accens de désespoir des esclaves enchaînés, des citoyens dans les cachots, des mères, des épouses, des enfans, des pères, et de tous les sujets courbés sous le joug de dix vieilles têtes; enfin, jusqu'à ton silence. Et quand tu pourrais encore alléguer quelque chose en sa faveur, quel autre, dis-moi, voudrait le faire à ta place?

JACOPO FOSCARI.

Songeons, puisqu'il le faut, à notre départ. Mais qui vient ici?

(Entre Lorédano suivi de familiers.)

LORÉDANO, aux familiers.

Retirez-vous, et laissez-moi le flambeau.

(Les familiers se retirent.)

JACOPO FOSCARI.

Noble signor, soyez le bien-venu; je ne croyais pas que ces tristes lieux recevraient jamais l'honneur d'une pareille visite.

LORÉDANO.

Ce n'est pas la première fois que je me trouve dans ces sortes de lieux.

MARINA.

Ni la dernière, si la récompense suivait le mérite. Venez-vous ici pour nous insulter, pour faire l'office d'espion, ou pour demeurer en otage auprès de nous?

LORÉDANO.

Telle n'est pas ma mission, noble dame! je suis envoyé vers votre mari pour lui apprendre le décret des Dix.

MARINA.

L'on a prévenu cet acte de bonté: il le connaît.

LORÉDANO.

Et comment?

MARINA.

Je l'ai informé de l'indulgence de vos collègues, non sans doute avec les délicates précautions que vous aurait suggérées votre naïve sensibilité; mais enfin il la connaît. Si vous venez recevoir nos remerciemens, prenez-les et sortez! L'horreur du cachot est assez profonde sans vous; il s'y rencontre assez de reptiles non moins malfaisans, bien que leur venin soit moins lâche.

JACOPO FOSCARI.

Calmez-vous, je vous prie. À quoi servent de telles paroles?

MARINA.

À lui faire connaître qu'il est connu.

LORÉDANO.

La belle dame doit conserver les priviléges de son sexe.

MARINA.

Signor, j'ai des fils: un jour ils sauront mieux vous remercier.

LORÉDANO.

Vous ferez bien de les élever dans de bons sentimens. Foscari,--vous connaissez donc votre sentence?

JACOPO FOSCARI.

Je retourne à Candie?

LORÉDANO.

Oui,--pour la vie.

JACOPO FOSCARI.

Pour peu de tems.

LORÉDANO.

J'ai dit--pour la vie.

JACOPO FOSCARI.

Et je répète--pour peu de tems.

LORÉDANO.

Une année d'emprisonnement à la Cannée,--ensuite la liberté de l'île entière.

JACOPO FOSCARI.

C'est tout un pour moi: cette liberté est à mes yeux comme la prison qui doit la précéder. Est-il vrai que ma femme m'accompagne?

LORÉDANO.

Oui, si elle le veut.

MARINA.

Qui a réclamé pour moi cette justice?

LORÉDANO.

Quelqu'un qui ne fait pas la guerre aux femmes.

MARINA.

Mais qui opprime les hommes. Quoi qu'il en soit, je le remercie de la seule faveur que j'aurais voulu demander ou recevoir de lui ou de ses semblables.

LORÉDANO.

Il reçoit ces remerciemens avec les sentimens de celle qui les lui offre.

MARINA.

Et puissent-ils lui servir en proportion de leur sincérité!--Mais assez.

JACOPO FOSCARI.

Est-ce là, signor, toute votre mission? Songez qu'il nous reste peu de tems pour nous préparer, et que votre présence est pénible pour cette dame, dont la famille est noble comme la vôtre.

MARINA.

Plus noble.

LORÉDANO.

Comment, plus noble?

MARINA.

Oui, car plus généreuse! Nous disons d'un coursier qu'il est généreux, quand nous voulons exprimer la pureté de sa race. Je le sais, bien que née à Venise où l'on ne connaît guère que des coursiers de bronze; mais je l'ai appris de ces Vénitiens qui ont abordé sur les côtes d'Égypte, et de l'Arabie leur voisine. Pourquoi donc ne dirions-nous mieux encore: l'homme généreux? Si la famille est quelque chose, c'est pour les vertus, plutôt que pour les années qu'elle rappelle; et la mienne, aussi ancienne que la vôtre, est plus recommandable dans ses rejetons. Oh! n'affectez pas de l'indignation,--mais reportez vos yeux en arrière; considérez votre arbre généalogique aux feuillages si verts, aux fruits si mûrs: alors vous serez forcé de rougir d'ancêtres qui rougiraient eux-mêmes d'un fils tel que vous,--cœur aride et dévoré de haine!

JACOPO FOSCARI.

Encore, Marina!

MARINA.

Encore! Ne voyez-vous pas qu'il vient ici pour assouvir sa rage, en reposant sur nos malheurs un dernier regard? laissez-le les partager.

JACOPO FOSCARI.

Cela serait difficile.

MARINA.

Nullement. Il les partage déjà:--c'est en vain qu'il cherche à dérober ses angoisses sous un front de marbre et sous un dédaigneux sourire; il les partage. Quelques mots précis de vérité confondent les suppôts de l'enfer aussi bien que leur maître; j'ai mis un instant son ame à l'épreuve, comme le fera avant peu le feu éternel qui le réclame. Vois comme il recule à ma voix! et cependant il porte en ses mains la mort, les fers et l'exil, qu'il déverse à volonté sur ses semblables. Mais ces armes ne sont pas défensives, car j'ai percé du premier coup son cœur glacé. Je brave ses furieux regards. Nous ne pouvons que mourir; il est plus à plaindre que nous, car il ne peut que vivre, et chaque jour avance l'heure inévitable de son châtiment.

JACOPO FOSCARI.

Vous avez perdu la raison.

MARINA.

Cela peut être; mais quelle est la cause de ce délire?

LORÉDANO.

Laissez-la poursuivre; elle ne m'atteint pas.

MARINA.

Vous mentez! Vous veniez ici pour savourer un lâche triomphe, à la vue de notre déplorable situation. Vous veniez pour écouter froidement nos prières,--pour compter nos pleurs et nos sanglots,--pour contempler le naufrage auquel vous aviez réduit mon époux, le fils de votre souverain; en un mot, vous veniez fouler aux pieds la victime,--idée devant laquelle le bourreau recule, lui qui fait horreur à tous les hommes! Qu'en est-il résulté? Nous sommes malheureux, signor; malheureux autant que votre scélératesse et votre soif de vengeance pouvaient le désirer: et cependant, comment vous trouvez-vous?

LORÉDANO.

Comme un roc.

MARINA.

Oui, mais frappé de la foudre: ils sont insensibles, mais ils demeurent sillonnés. Allons, Foscari! éloignons-nous, et laissons cet être vil, le seul digne d'habiter ces lieux qu'il a tant de fois peuplés de victimes, mais qui ne seront purifiés qu'à l'instant où ils se fermeront sur lui.

(Entre le Doge.)

JACOPO FOSCARI.

Mon père!

LE DOGE, l'embrassant.

Jacopo! mon fils!--mon fils!

JACOPO FOSCARI.

Encore une fois, mon père! Qu'il y a long-tems que je ne t'avais entendu prononcer mon nom--notre nom!

LE DOGE.

Mon enfant! que ne peux-tu savoir--

JACOPO FOSCARI.

Il m'est échappé rarement des murmures.

LE DOGE.

C'est ton silence que j'ai senti le plus vivement.

MARINA.

Doge! regardez--là! (Elle indique Lorédano.)

LE DOGE.

Je vois cet homme--eh bien?

MARINA.

De la prudence!

LORÉDANO.

Cette vertu étant celle dont la noble dame aurait le plus besoin, il est naturel qu'elle la recommande aux autres.

MARINA.

Misérable! ce n'est pas une vertu: c'est la politique des hommes de bien forcés de se trouver en face du vice; c'est auprès de tes semblables que je la recommande, comme je le ferais à celui dont le pied serait prêt de toucher une vipère.

LE DOGE.

Cela est superflu à ma fille; depuis long-tems je connais Lorédano.

LORÉDANO.

Vous pouvez le connaître mieux encore.

MARINA.

Oui, mais non pas plus pervers sans doute.

JACOPO FOSCARI.

Mon père, ne perdons pas ces dernières heures dans de stériles reproches. Est-ce bien en effet maintenant notre dernière entrevue?

LE DOGE.

Tu vois ces cheveux blancs.

JACOPO FOSCARI.

Et de plus, je sens que les miens ne blanchiront jamais ainsi. Mon père, embrassez-moi! je vous ai toujours aimé,--jamais plus qu'aujourd'hui. Ayez soin de mes enfans,--ceux de votre dernier enfant; qu'ils soient pour vous tout ce que je fus long-tems moi-même, et jamais ce que je suis aujourd'hui. Ne puis-je donc pas les voir aussi?

MARINA.

Non,--pas ici.

JACOPO FOSCARI.

Partout ils peuvent embrasser leurs parens.

MARINA.

Je ne voudrais pas qu'ils vissent leur père dans un lieu qui pourrait mêler à leur tendresse des sentimens de crainte, et troubler le cours naturel de leur sang jeune et généreux. Ils sont heureux; ils dorment tranquilles; ils ignorent que leur père n'est qu'un malheureux proscrit. Je sais bien que leur destinée sera la même un jour; mais qu'ils ne la reçoivent qu'à titre de succession, et non pas comme un droit de leur enfance même. Leurs sens ouverts aux inspirations de l'amour le sont également à celles de la terreur; et cette obscure humidité, et ces eaux verdâtres et fangeuses qui flottent au-dessus de cet horrible asile,--ce cachot lui-même, creusé au-dessous de la source des eaux, et enfermant dans chaque crevasse un germe pestilentiel; tout cela pourrait être à craindre pour eux: ce n'est pas leur atmosphère, bien que vous,--vous aussi,--et avant tous les autres, et comme en étant le plus digne,--vous, noble Lorédano, vous puissiez respirer ici sans le moindre danger.

JACOPO FOSCARI.

Je n'avais pas fait ces réflexions; je les approuve. Ainsi, je m'éloignerai sans les avoir vus.

LE DOGE.

Non; il n'en sera rien: vous les verrez dans mon appartement.

JACOPO FOSCARI.

Et faudra-t-il tous les quitter?

LORÉDANO.

Il le faut.

JACOPO FOSCARI.

Sans une seule exception?

LORÉDANO.

Ils sont le bien de l'état.

MARINA.

Je supposais qu'ils étaient le mien.

LORÉDANO.

Ils le sont, en effet, dans tout ce qui se rapporte à la puissance maternelle.

MARINA.

C'est-à-dire, dans tous les soins pénibles. Sont-ils malades? on me les confiera pour les soigner; meurent-ils? c'est à moi qu'il appartiendra de les pleurer, de les ensevelir; mais s'ils vivent, vous en ferez des soldats, des sénateurs, des esclaves, des proscrits,--ce que vous voudrez; ou s'ils sont de l'autre sexe et doués d'un patrimoine, des épouses et des courtisanes! Admirable sollicitude de l'état pour ses fils et les mères de ses fils!

LORÉDANO.

L'heure approche, et les vents sont favorables.

JACOPO FOSCARI.

Qu'en savez-vous ici, où jamais les vents n'ont soufflé dans leur liberté?

LORÉDANO.

Ils l'étaient quand j'entrai ici. La galère flottait à une portée d'arc de la riva di Schiavoni.

JACOPO FOSCARI.

Mon père, précédez-moi, je vous prie, et préparez mes enfans à voir leur père.

LE DOGE.

Allons, mon fils, du courage!

JACOPO FOSCARI.

Je ferai tous mes efforts.

MARINA.

Adieu, du moins, à cet infâme donjon, et à celui aux bons offices duquel nous sommes en partie redevables de notre captivité passée.

LORÉDANO.

Et de la délivrance présente.

LE DOGE.

Il dit vrai.

JACOPO FOSCARI.

Sans doute; mais je ne lui dois qu'un échange de mes chaînes pour des chaînes plus pesantes. Il le savait bien, ou il ne l'eût pas sollicité; mais je ne lui reproche rien.

LORÉDANO.

Le tems presse, signor.

JACOPO FOSCARI.

Hélas! pouvais-je penser que je quitterais jamais avec douleur un pareil séjour! Mais quand je sais que chaque pas qui m'en éloigne m'éloigne en même tems de Venise, j'éprouve des regrets en regardant pour la dernière fois ces murailles humides et--

LE DOGE.

Enfant! pas de pleurs.

MARINA.

Laissez-les plutôt couler; il n'a pas pleuré au milieu des tortures, elles ne peuvent ici le déshonorer. Elles soulageront son cœur,--ce cœur trop sensible,--et je saurai essuyer ces larmes amères ou y joindre les miennes; je pourrais pleurer maintenant, mais je ne veux pas faire tant de plaisir au méchant qui nous contemple. Sortons. Doge! conduisez-nous.

LORÉDANO, aux familiers.

La torche!

MARINA.

Oui, éclairez-nous comme dans une pompe funèbre, suivie par Lorédano, pleurant comme un avide héritier.

LE DOGE.

Mon fils! vous êtes faible: prenez cette main.

JACOPO FOSCARI.

Hélas! faut-il que la jeunesse s'appuie sur les années! c'était moi qui devais être votre soutien.

LORÉDANO.

Prenez mon bras.

MARINA.

Foscari! Foscari! ne le touchez pas; c'est un dard vénéneux. Signor, arrêtez! nous savons bien que si la main des vôtres devait nous sortir du gouffre où nous sommes plongés, vous vous garderiez bien de nous la présenter. Viens, Foscari! prends la main que l'autel a jointe à la tienne; elle n'a pu te sauver, elle te soutiendra du moins toujours.

(Ils sortent.)

FIN DU TROISIÈME ACTE.




ACTE IV.



SCÈNE PREMIÈRE.

(Une salle dans le palais du Doge.)

Entrent LORÉDANO et BARBARIGO.


BARBARIGO.

Avez-vous confiance dans un pareil projet?

LORÉDANO.

Oui.

BARBARIGO.

Sa vieillesse en sera bien affligée.

LORÉDANO.

Dites plutôt qu'elle se trouvera heureuse d'être ainsi délivrée du fardeau de l'état.

BARBARIGO.

Son cœur en sera brisé.

LORÉDANO.

La vieillesse n'a plus de cœur à briser. Il a vu celui de son fils sur le point de l'être, et, si l'on excepte un éclair d'attendrissement, en le voyant dans son cachot, il n'a pas été ému.

BARBARIGO.

Dans sa contenance, je l'avoue; mais quelquefois je l'ai vu en proie à un tel découragement intérieur, que le plus bruyant désespoir ne pouvait rien trouver à lui envier. Où est-il?

LORÉDANO.

Dans ses appartemens, avec son fils, et toute la race des Foscari.

BARBARIGO.

Ils se disent adieu.

LORÉDANO.

Un dernier adieu, comme celui que le vieillard fera bientôt à la dignité de Doge.

BARBARIGO.

Et quand le fils met-il à la voile?

LORÉDANO.

Tout de suite, et quand ils en auront fini avec leurs longs adieux. Il est tems de les avertir.

BARBARIGO.

Arrêtez! Voulez-vous encore abréger de pareils momens?

LORÉDANO.

Ce n'est pas moi; nous avons des soins plus importans. Il faut que ce jour soit en même tems le dernier du règne du vieux Doge et le premier du dernier bannissement de son fils. Et voilà la vengeance.

BARBARIGO.

À mes yeux trop cruelle.

LORÉDANO.

Elle est trop douce.--Ce n'est pas même vie pour vie, cette loi de représailles admise dans tous les âges: ils me doivent encore la mort de mon père et de mon oncle.

BARBARIGO.

Mais cette dette, le Doge ne l'a-t-il pas hautement niée?

LORÉDANO.

Sans doute.

BARBARIGO.

Et ce désaveu n'a-t-il pas ébranlé vos doutes?

LORÉDANO.

Non.

BARBARIGO.

Quoi qu'il en soit, si la déchéance doit être obtenue par notre influence réunie dans le conseil, il faut que ce soit avec toute la déférence due à ses cheveux blancs, à son rang et à ses services.

LORÉDANO.

Avec toutes les cérémonies qu'il vous plaira, pourvu que la chose se fasse. Vous pouvez, je m'en soucie peu, lui députer le conseil, pour lui demander, les genoux en terre (comme Barberousse au pape), d'avoir l'extrême courtoisie d'abdiquer.

BARBARIGO.

Et s'il ne veut pas?

LORÉDANO.

Alors, nous en choisirons un autre, et nous annulerons son élection.

BARBARIGO.

Mais les lois?--

LORÉDANO.

Quelles lois?--Les Dix, voilà les lois; et s'ils n'existaient pas, je serais, dans cette circonstance, législateur.

BARBARIGO.

À vos propres périls?

LORÉDANO.

Ce n'est pas ici le cas,--vous dis-je; nous en avons le droit.

BARBARIGO.

Mais déjà, à deux reprises, il a sollicité la permission de se retirer, et deux fois on la lui a refusée.

LORÉDANO.

Excellente raison pour la lui accorder une troisième fois.

BARBARIGO.

Sans qu'il le demande?

LORÉDANO.

Pour lui prouver que ses premières instances ont fait impression. Si elles partaient du cœur, il nous devra des remerciemens: sinon, il est juste de punir son hypocrisie. Allons, ils ont eu le tems de se réunir, il faut les rejoindre; et sur ce point-là seulement, montrez une résolution inébranlable. Les argumens que j'ai préparés sont de nature à les ébranler et à renverser le vieillard. N'allez pas, avec vos scrupules ordinaires, et quand nous sommes sûrs de leurs dispositions et de leur volonté, nous arrêter au moment de la réussite.

BARBARIGO.

Si j'étais sûr que la déchéance du père ne sera pas le prélude d'une persécution acharnée comme celle dont son fils est la victime, je vous appuierais sans hésiter.

LORÉDANO.

Il n'a rien à craindre, vous dis-je; ses quatre-vingt-cinq ans continueront autant qu'il pourra les traîner: il ne s'agit que de son trône.

BARBARIGO.

Les princes déposés ont rarement beaucoup de tems à vivre.

LORÉDANO.

Plus rarement encore les octogénaires.

BARBARIGO.

Pourquoi donc ne pas attendre quelques jours?

LORÉDANO.

Parce que nous avons déjà bien assez attendu, et qu'il vit plus qu'il ne convient. Allons! rendons-nous au conseil!

(Lorédano et Barbarigo sortent.--Entrent Memmo et un sénateur.)

SÉNATEUR.

Un ordre de nous rendre au conseil des Dix! quel en peut être le motif?

MEMMO.

Les Dix seuls peuvent répondre: rarement ils manifestent leurs pensées d'avance. Nous sommes cités;--il suffit.

SÉNATEUR.

Il suffit pour eux, mais non pour nous; je voudrais savoir pourquoi.

MEMMO.

En obéissant vous le saurez; autrement, vous n'en apprendrez pas moins pourquoi vous auriez dû obéir.

SÉNATEUR.

Je ne prétends pas m'opposer, mais--

MEMMO.

Dans Venise, mais désigne un traître. Ne hasardez pas de mais, à moins que vous ne vouliez passer sur le pont que l'on repasse bien rarement.

SÉNATEUR.

Je me tais.

MEMMO.

Pourquoi d'ailleurs cette agitation?--Les Dix invoquent, dans leurs délibérations, l'assistance de vingt-cinq patriciens;--vous êtes l'un de ceux qu'ils ont choisis, j'en suis un autre; et le choix, ou la chance qui nous réunit à une assemblée si auguste, me paraît également honorable pour nous deux.

SÉNATEUR.

Sans doute. Je n'ajoute rien.

MEMMO.

Comme nous avons l'espoir (et tout le monde, seigneur, peut honnêtement le caresser, je veux dire tous ceux d'une noble famille), l'espoir qu'un jour nous pourrons être décemvirs, c'est sans doute comme une école de sagesse pour les délégués du sénat qu'une pareille initiation comme novice dans les plus profonds mystères de l'état.

SÉNATEUR.

Connaissons-les donc: ils méritent certainement toute notre attention.

MEMMO.

Comme nous ne pourrions les divulguer sans exposer nos vies, ils méritent en effet quelque intérêt de notre part.

SÉNATEUR.

Je ne demande pas une place dans le sanctuaire; mais puisque l'on m'a choisi, et non pas sans répugnance de ma part, je ferai mon devoir.

MEMMO.

Ne soyons pas les derniers à obéir à la sommation des Dix.

SÉNATEUR.

Tous ne sont pas encore arrivés; mais je suis de votre avis.--Entrons.

MEMMO.

Les plus pressés sont les mieux venus dans les conseils d'urgence,--et du moins nous ne serons pas les derniers.

(Entrent le Doge, Jacopo Foscari et Marina.)

JACOPO FOSCARI.

Ah! mon père! je sens qu'il faut partir, j'y suis décidé. Cependant, je vous en conjure, obtenez pour moi qu'un jour je sois rappelé dans mes foyers, un jour, quelqu'éloigné qu'il puisse être: qu'il y ait dans l'espace un point qui soit pour mon cœur comme une sorte de phare; j'accepte tous les tourmens qu'ils voudront m'infliger; mais, que je puisse revenir!

LE DOGE.

Fils Jacopo, va, obéis aux volontés de notre pays: nous ne devons rien voir au-delà.

JACOPO FOSCARI.

Mais du moins puis-je regarder derrière moi. Je vous prie, ne m'oubliez pas.

LE DOGE.

Hélas! quand j'avais de nombreux enfans, vous étiez celui que je chérissais davantage; en peut-il être autrement aujourd'hui, où vous me restez seul de tous? Mais quand l'état demanderait que l'on exhumât la cendre de vos trois excellens frères, quand leurs ombres indignées s'élèveraient pour s'opposer à un pareil acte, et défendre leur dernière demeure dans la terre de la patrie, je n'en obéirais pas moins à un devoir plus impérieux encore.

MARINA.

Partons, cher époux! tout cela ne fait que prolonger notre douleur.

JACOPO FOSCARI.

L'on ne nous a pas encore prévenus; les voiles du vaisseau ne sont pas déployées:--qui sait? le vent peut changer.

MARINA.

Il peut changer, mais leurs cœurs et votre destinée sont immuables; et la rame des galériens suppléera au calme des vents, et nous éloignera rapidement du havre.

JACOPO FOSCARI.

Ô mers! où sont donc vos orages?

MARINA.

Dans le cœur des hommes. Hélas! rien ne peut-il vous calmer?

JACOPO FOSCARI.

Jamais marinier n'invoqua son patron pour des vents doux et prospères, comme je vous implore aujourd'hui, ô vous, patron tutélaire d'une patrie que, dans votre saint amour, vous ne pouvez chérir plus tendrement que moi! Soulevez les vagues furieuses de l'Adriatique; réveillez l'Auster, souverain des tempêtes! Que l'Océan bouleversé rejette bientôt sur les rivages déserts du Lido mon cadavre sans vie; que j'y puisse embrasser encore les sables qui bordent cette terre tant aimée, et que je ne dois plus jamais revoir!

MARINA.

Et sans doute vous formez les mêmes vœux pour moi qui ne vous quitte plus?

JACOPO FOSCARI.

Non;--ah! non pour toi, chère et pieuse Marina! puisses-tu long-tems me survivre, et protéger les tendres années de ces enfans, que ton sublime dévouement va priver aujourd'hui de tes soins. Mais pour moi seul, puissent tous les vents se déchaîner contre le vaisseau et mugir dans le golfe; puissent tous les marins tourner sur moi leurs visages pâles et désespérés; puissent-ils m'accuser, comme autrefois les Phéniciens accusèrent Jonas d'appeler seul les tempêtes, et me précipiter dans les flots comme une offrande pour les apaiser! L'abîme qui me détruira sera plus compatissant que les hommes; il me transportera sans vie, mais enfin il me transportera jusqu'aux rivages natals: je devrai une tombe aux mains des pêcheurs, sur un sable désolé, qui jamais, dans la foule innombrable des naufragés, n'aura recueilli un cœur aussi déchiré que le mien ne l'aura été.--Mais pourquoi ne se brise-t-il pas? Comment se fait-il que je vive?

MARINA.

Pour te dompter toi-même, je pense, et pour maîtriser avec le tems ce vain désespoir. Jusqu'alors tu souffrais; mais les plaintes n'étaient pas bruyantes. Que souffres-tu donc au prix de ce qui n'a pu t'arracher un seul cri,--la prison et la torture?

JACOPO FOSCARI.

Ah! je souffre une double, une vingt fois plus cruelle torture! Mais vous dites vrai, il faut la supporter. Votre bénédiction, mon père.

LE DOGE.

Que ne peut-elle te protéger! je te la donne pourtant.

JACOPO FOSCARI.

Pardonnez--

LE DOGE.

Eh quoi! mon fils?

JACOPO FOSCARI.

Ma naissance à ma pauvre mère, à moi d'avoir vécu, et à vous-même, comme je vous le pardonne, le don que vous m'avez fait de la vie.

MARINA.

De quoi pourrais-tu t'accuser?

JACOPO FOSCARI.

De rien. Ma mémoire n'est ouverte qu'à la douleur. Mais après avoir si horriblement souffert, je ne puis m'empêcher de croire que je l'ai mérité. S'il en est ainsi, puissent mes souffrances sur la terre adoucir celles que l'avenir me réserve!

MARINA.

Ne crains rien, l'enfer est réservé à tes oppresseurs.

JACOPO FOSCARI.

J'espère que non.

MARINA.

Tu l'espères?

JACOPO FOSCARI.

Non, je ne puis leur souhaiter tous les maux qu'ils m'ont infligés.

MARINA.

Quoi! ces démons incarnés! Ah! puissent-ils mille fois les subir à leur tour; et puissent les vers éternellement rongeurs les dévorer!

JACOPO FOSCARI.

Ils peuvent se repentir.

MARINA.

Dans ce cas-là même, leurs remords seraient trop tardifs; Dieu n'accepte pas ceux des démons.

(Entrent un officier et des gardes.)

OFFICIER.

Signor! la barque est sur le rivage;--le vent est levé: nous n'attendons plus que vous.

JACOPO FOSCARI.

Je suis prêt. Mon père, encore votre main.

LE DOGE.

La voici. Hélas! comme la tienne tremble!

JACOPO FOSCARI.

Non, vous vous trompez: c'est la vôtre, mon père. Adieu.

LE DOGE.

Adieu. N'as-tu plus rien à recommander?

JACOPO FOSCARI.

Non--rien. (À l'officier.) Donnez-moi votre bras, cher signor.

OFFICIER.

Vous devenez pâle,--laissez-moi vous soutenir,--plus pâle!--holà! quelque aide! de l'eau!

MARINA.

Il se meurt!

JACOPO FOSCARI.

Je suis prêt maintenant.--Un nuage étrange couvre mes yeux;--où est la porte?

MARINA.

Éloignez-vous! c'est à moi de le soutenir.--Mon bien-aimé! ô ciel! comme le mouvement de son cœur est faible!

JACOPO FOSCARI.

De la lumière! Est-ce là de la lumière?--je me meurs. (L'officier lui présente de l'eau.)

OFFICIER.

Peut-être sera-t-il mieux au grand air.

JACOPO FOSCARI.

Je n'en doute pas. Vos mains, mon père, ma femme--

MARINA.

La mort est dans cette étreinte glacée. Ô ciel!--mon Foscari, comment vous trouvez-vous?

JACOPO FOSCARI.

Bien! (Il expire.)

OFFICIER.

Il est passé.

LE DOGE.

Il est libre.

MARINA.

Non,--non, il n'est pas mort; il doit encore y avoir de la vie dans ce cœur:--il n'aurait pu me laisser ainsi.

LE DOGE.

Ma fille!

MARINA.

Silence, vieillard! je ne suis plus ta fille:--tu n'as plus de fils. Ô Foscari!

OFFICIER.

Il nous faut emporter le corps.

MARINA.

Ne le touchez pas, odieux bourreau! avec sa vie cessent vos viles fonctions; et vos lois homicides elles-mêmes ne les continuent pas au-delà du meurtre. Laissez sa dépouille mortelle à ceux qui seuls peuvent honorer sa mémoire.

OFFICIER.

Je dois prévenir la seigneurie, et attendre sa volonté.

LE DOGE.

Informez la seigneurie de ma part, de la part du Doge, qu'ils n'ont plus le moindre droit sur ces cendres. Pendant sa vie, il leur appartenait, comme étant leur sujet:--maintenant il m'appartient.--Mon déplorable fils!

(L'officier sort.)

MARINA.

Et je vis encore!

LE DOGE.

Marina! vos enfans vivent.

MARINA.

Mes enfans! oui--ils vivent, et moi aussi je dois vivre pour leur apprendre à servir l'état, à mourir comme mourut leur père. Combien on doit désirer et bénir dans Venise la stérilité! Pourquoi ma mère m'a-t-elle mis au monde!

LE DOGE.

Mes malheureux enfans!

MARINA.

Quoi? vous aussi, vous êtes enfin sensible!--vous! Qu'est donc devenu le stoïcisme de l'homme d'état?

LE DOGE, se jetant sur le corps.

Là!

MARINA.

Vous pleurez! je pensais que vos yeux n'avaient pas de larmes:--vous les réserviez pour l'instant où elles sont superflues. Mais pleurez! lui ne pleurera plus jamais--jamais, ô ciel! jamais!

(Entrent Lorédano et Barbarigo.)

LORÉDANO.

Qu'y a-t-il ici?

MARINA.

Ah! le démon venant insulter à la mort! Fuis! Satan incarné! cette terre est sainte, les cendres d'un martyr y reposent et en font un autel. Retourne au séjour des tourmens!

BARBARIGO.

Madame, nous ignorions ce triste événement; nous allions au conseil, et nous ne faisons que passer.

MARINA.

Passez donc!

LORÉDANO.

Nous cherchons le Doge.

MARINA, indiquant le Doge, toujours étendu sur le corps de son fils.

Il est occupé, vous le voyez, des affaires que vous lui avez préparées. Êtes-vous contens?

BARBARIGO.

À Dieu ne plaise que nous troublions la douleur d'un père!

MARINA.

Non; il vous a suffi de la causer: votre rôle est fini.

LE DOGE, se levant.

Signor, je suis prêt.

BARBARIGO.

Non,--pas maintenant.

LORÉDANO.

Cependant, il importe beaucoup.

LE DOGE.

S'il en est ainsi, je le répète encore,--je suis prêt.

BARBARIGO.

Il n'en sera pas ainsi maintenant; dût Venise, comme un frêle vaisseau, s'engloutir dans l'abîme! Je respecte votre douleur.

LE DOGE.

Je vous remercie. Mais si les nouvelles que vous apportez sont fâcheuses, parlez, rien ne peut me frapper plus vivement que l'objet que vous avez devant les yeux. Si elles sont bonnes, parlez; vous n'avez pas à craindre qu'elles me consolent.

BARBARIGO.

Je voudrais qu'elles le pussent.

LE DOGE.

Je ne m'adresse pas à vous, mais à Lorédano. Il me comprend.

MARINA.

Je le prévoyais bien.

LE DOGE.

Que voulez-vous dire?

MARINA.

Voyez! le sang commence à rougir de nouveau les lèvres glacées de Foscari;--le corps saigne à la vue de l'assassin. (À Lorédano.) Vil meurtrier juridique, regarde! la mort elle-même rend témoignage de ton forfait.

LE DOGE.

Ma fille! c'est une illusion de la douleur. (Aux suivans.) Emportez le corps. Signor, si vous le désirez, je vous écouterai dans une heure.

(Sortent le Doge, Marina et suivans avec le corps.--Lorédano
et Barbarigo demeurent sur la scène.)

BARBARIGO.

On ne peut dans ce moment le troubler.

LORÉDANO.

Lui-même ne dit-il pas que désormais rien ne pourrait le troubler?

BARBARIGO.

Le chagrin aime la solitude, et la rompre est une barbarie.

LORÉDANO.

La solitude est l'aliment de tout chagrin; et rien n'est plus capable de dissiper les sombres visions de l'autre monde que le retour des vives impressions de celui-ci. Les affaires ne comportent pas les pleurs.

BARBARIGO.

Et c'est pour cela que vous voulez écarter ce vieillard de toutes les affaires?

LORÉDANO.

La chose est décrétée. La giunta et les Dix l'ont convertie en loi. Qui oserait braver la loi?

BARBARIGO.

L'humanité!

LORÉDANO.

Quoi! parce que son fils est mort?

BARBARIGO.

Et qu'il n'est pas encore enseveli.

LORÉDANO.

Si, quand nous vous avons proposé la mesure, nous avions connu cet incident, nous en aurions suspendu l'adoption; mais une fois passé, rien ne peut en arrêter l'effet.

BARBARIGO.

Non, je ne consentirai jamais.

LORÉDANO.

Vous avez consenti à l'essentiel,--remettez-vous à moi du reste.

BARBARIGO.

Son abdication presse-t-elle donc tant?

LORÉDANO.

L'impression d'un sentiment particulier n'a pas droit d'arrêter ce qui importe à la république; et un malheur simple et naturel ne peut retarder d'un jour l'exécution d'une loi.

BARBARIGO.

Vous avez un fils.

LORÉDANO.

Oui,--et même j'avais un père.

BARBARIGO.

Cependant, toujours aussi inexorable?

LORÉDANO.

Toujours.

BARBARIGO.

Mais du moins, avant de presser l'exécution de l'édit qui le dépose, laissez-le enterrer son fils.

LORÉDANO.

Qu'il rappelle donc à la vie mon oncle et mon père,--et j'y consens. Les hommes peuvent, dans leur vieillesse même, devenir, ou paraître devenir pères d'une centaine d'enfans; mais ils ne peuvent rallumer l'existence d'un seul de leurs ancêtres. Le sacrifice n'est pas égal: il a vu ses enfans expirer d'une mort naturelle; mes pères sont tombés victimes de maladies violentes et mystérieuses. Je n'ai pas eu recours au poison; je n'ai pas soudoyé quelque subtil opérateur dans l'art destructeur de guérir, pour abréger leur route vers la guérison éternelle. Ses fils, et il en avait quatre, sont morts sans que j'invoquasse le secours de drogues homicides.

BARBARIGO.

Et êtes-vous sur qu'il soit plus coupable que vous?

LORÉDANO.

Très-sûr.

BARBARIGO.

Il semble pourtant la loyauté même.

LORÉDANO.

Ainsi le jugeait Carmagnuola, il n'y a pas long-tems encore.

BARBARIGO.

Quoi! cet étranger convaincu de trahison?

LORÉDANO.

Lui-même. Vous vous rappelez la nuit dans laquelle les Dix réunis au Doge décidèrent de sa perte? Le lendemain, à l'heure du crépuscule, Carmagnuola rencontre le Doge, et lui demande, en plaisantant, s'il doit lui souhaiter le bonjour ou le bonsoir. Sa seigneurie répondit qu'en effet il avait veillé toute la nuit dernière: «Et, ajouta-t-il avec le plus gracieux sourire, dans cette nuit il a souvent été question de vous 3.» Il disait vrai; on y avait résolu la mort de Carmagnuola huit mois avant sa mort. Et cependant le vieux Doge, qui connaissait l'arrêt, l'accueillait avec une hypocrite bienveillance avant l'exécution;--certes, quatre-vingts années peuvent seules apprendre une pareille dissimulation. Le brave Carmagnuola est mort; le jeune Foscari et ses frères le sont également:--jamais ils ne m'ont fait sourire.

Note 3: (retour) Fait historique.

BARBARIGO.

Étiez-vous donc l'ami de Carmagnuola?

LORÉDANO.

Il était la sauve-garde de Venise. Dans sa jeunesse, il avait été son ennemi; mais dans sa virilité il fut son sauveur d'abord, et puis sa victime.

BARBARIGO.

Tel est le châtiment de ceux qui sauvent les républiques. Celui que nous poursuivons maintenant, non-seulement a sauvé la nôtre, il en a réduit d'autres sous son pouvoir.

LORÉDANO.

Les Romains (et nous sommes leurs émules) donnaient une couronne à qui prenait une ville: ils en donnaient également une à celui qui parvenait à sauver un citoyen dans le combat. La récompense était la même. Que si nous comparons aujourd'hui le nombre des cités prises par le Doge Foscari, à celui des citoyens mis à mort par lui, ou durant son gouvernement, la balance sera terriblement contre lui, quand on se bornerait aux désastres particuliers, nés de sa haine pour mon malheureux père.

BARBARIGO.

Ainsi vous êtes inébranlable?

LORÉDANO.

Qui donc aurait pu m'ébranler?

BARBARIGO.

Ce qui m'a ébranlé moi-même. Pour vous, je le sais, vous êtes de marbre dans votre haine. Mais quand tout sera accompli, quand le vieillard sera déposé, son nom flétri, sa famille déshonorée, tous ses enfans morts, vous et les vôtres triomphans, comment dormirez-vous?

LORÉDANO.

Plus profondément.

BARBARIGO.

Vous vous abusez, et vous serez forcé de le reconnaître avant de vous assoupir près de vos pères.

LORÉDANO.

Ils ne sommeillent pas dans leurs tombes prématurées; ils ne le veulent pas tant que Foscari ne remplit pas la sienne. Chaque nuit je les vois se lever en sourcillant autour de ma couche, désigner le palais ducal, et m'exhorter à la vengeance.

BARBARIGO.

Erreur de l'imagination! Aucune passion n'évoque comme la haine les spectres et les fantômes; l'amour lui-même ne peuple pas les airs d'illusions comme cette maladie du cœur.

(Un officier entre.)

LORÉDANO.

Où allez-vous?

OFFICIER.

Disposer, par l'ordre du Doge, la cérémonie des funérailles du dernier Foscari.

BARBARIGO.

Depuis quelques années les voûtes de leur sépulture se sont ouvertes bien souvent.

LORÉDANO.

Elles seront bientôt comblées, et cesseront à jamais de s'ouvrir.

OFFICIER.

Puis-je continuer?

LORÉDANO.

Passez.

BARBARIGO.

Mais comment le Doge supporte-t-il cette dernière calamité?

OFFICIER.

Avec une fermeté désespérée. Il parle peu en présence de témoins, mais j'ai vu ses lèvres s'entr'ouvrir de tems en tems; une ou deux fois même je l'ai entendu, de l'appartement voisin, murmurer ces paroles: Mon fils! Je dois m'éloigner.

(L'officier sort.)

BARBARIGO.

Cette catastrophe va mettre tout Venise de son côté.

LORÉDANO.

Sans doute. Il faut nous hâter: réunissons les membres délégués pour faire connaître la résolution du conseil.

BARBARIGO.

Je proteste dès maintenant contre elle.

LORÉDANO.

À votre aise:--je n'en recueillerai pas moins les voix; et voyons qui de nous deux aura le plus d'influence sur les esprits.

(Sortent Barbarigo et Lorédano.)

FIN DU QUATRIÈME ACTE.




ACTE V.



SCÈNE PREMIÈRE.

(Les appartemens du Doge.)

LE DOGE, DOMESTIQUE.


DOMESTIQUE.

Monseigneur, la députation attend; mais elle ajoute que si vous désiriez la recevoir à une autre heure elle attendrait votre plaisir.

LE DOGE.

Pour moi toutes les heures sont égales. Qu'ils entrent.

(Le domestique sort.)

OFFICIER.

Prince! j'ai rempli votre ordre.

LE DOGE.

Quel ordre?

OFFICIER.

Un bien triste.--J'ai disposé le convoi de--

LE DOGE.

Oui--oui--oui,--pardon. Je commence à perdre la mémoire; je me fais trop vieux,--aussi vieux que l'annoncent mes années. Jusqu'à présent j'avais lutté contre elles; mais elles commencent à l'emporter sur moi.

(Entre la députation composée de six de la seigneurie et du chef des Dix.)

LE DOGE.

Soyez les bien-venus, nobles seigneurs!

LE CHEF DES DIX.

Avant tout, le conseil partage avec le Doge le chagrin de son dernier malheur privé.

LE DOGE.

Assez--assez de cela.

LE CHEF DES DIX.

Le Doge refuse-t-il cet hommage de respect?

LE DOGE.

Je le reçois comme on le présente.--Poursuivez.

LE CHEF DES DIX.

Les Dix, réunis à une giunta tirée du sénat, et composée de vingt-cinq des plus nobles patriciens, ayant délibéré sur l'état de la république, et sur les soucis qui, en ce moment, doivent doublement oppresser vos années depuis si long-tems dévouées à la patrie, ont jugé convenable de solliciter humblement de votre sagesse (qui ne pourra s'empêcher d'y consentir) la résignation de l'anneau ducal, que vous avez si long-tems et si glorieusement porté. Et pour témoigner qu'ils ne sont ingrats ni insensibles envers vos années et vos services, ils vous destinent un apanage de deux mille ducats d'or, pour entourer votre retraite d'un éclat digne de celle d'un prince.

LE DOGE.

L'ai-je bien entendu?

LE CHEF DES DIX.

Ai-je besoin de répéter?

LE DOGE.

Non.--Avez-vous fait?

LE CHEF DES DIX.

J'ai parlé. Vingt-quatre heures vous sont accordées pour rendre réponse.

LE DOGE.

Je n'aurais pas besoin du même nombre de secondes.

LE CHEF DES DIX.

Nous n'avons plus qu'à nous retirer.

LE DOGE.

Restez! vingt-quatre heures ne changeront rien à ce que j'ai à dire.

LE CHEF DES DIX.

Parlez!

LE DOGE.

Quand par deux fois j'ai exprimé le vœu d'abdiquer, on m'en a refusé la liberté; et non-seulement on me l'a refusée, mais vous m'avez arraché le serment de ne plus jamais à l'avenir renouveler cette demande. J'ai alors juré de mourir dans l'exercice des fonctions que ma patrie m'avait ici confiées; je dois écouter la voix de l'honneur, de ma conscience:--je ne puis violer mon serment.

LE CHEF DES DIX.

Ne nous réduisez pas à recourir à la nécessité d'un décret, à défaut de votre assentiment.

LE DOGE.

La Providence se plaît à prolonger mes jours pour m'éprouver et me punir; mais vous, avez-vous quelque droit d'accuser la longueur d'une vie dont chaque heure fut consacrée au service de l'état? Je suis prêt à sacrifier encore ma vie pour lui, comme je lui ai déjà sacrifié d'autres objets mille fois plus chers que la vie. Mais quant à ma dignité,--je la tiens de toute la république; quand la volonté générale sera consultée, alors je pourrai vous donner une réponse.

LE CHEF DES DIX.

Celle que vous nous faites nous afflige, mais elle ne peut avoir le moindre poids.

LE DOGE.

Je suis prêt à tout; mais rien ne changera ma volonté, même pour un moment. Décrétez--ce qu'il vous plaira.

LE CHEF DES DIX.

Voici donc la réponse que nous devons transmettre à ceux qui nous envoient?

LE DOGE.

Vous m'avez entendu.

LE CHEF DES DIX.

Nous nous retirons respectueusement.

(La députation sort.--Un domestique entre.)

LE DOMESTIQUE.

Monseigneur, la noble dame Marina demande une audience.

LE DOGE.

Mon tems est à elle.

(Entre Marina.)

MARINA.

Pardonnez, monseigneur, si je vous trouble;--peut-être souhaitiez-vous d'être seul?

LE DOGE.

Seul? Quand tout le monde se presserait autour de moi, je n'en resterai pas moins seul aujourd'hui et désormais. Mais nous avons des forces.

MARINA.

Oui, conservons-les pour les objets--Oh! mon cher Jacopo!

LE DOGE.

Ne te contrains pas! je n'ai pas de consolations à t'offrir.

MARINA.

Ah! s'il avait vécu dans une autre contrée; doué de tous les avantages, si chéri, si accompli, qui pouvait être plus heureux, plus envié que mon pauvre Foscari? Rien n'eût manqué à son bonheur et au mien; rien, s'il n'eût pas été de Venise.

LE DOGE.

Ou le fils d'un prince.

MARINA.

Oui; tout ce que les autres hommes souhaitent dans leur vanité ou dans leurs illusions de bonheur, tout, par une destinée étrange, lui est devenu fatal. La patrie, le peuple qui l'idolâtrait, le prince dont il était le fils aîné, et--

LE DOGE.

Le prince? il n'a plus long-tems à l'être.

MARINA.

Comment?

LE DOGE.

Ils m'ont ravi mon fils, maintenant ils songent à me ravir un anneau et un diadême trop long-tems portés. Ah! laissons-leur reprendre ces vains hochets!

MARINA.

Les tyrans! et dans un tel jour encore!

LE DOGE.

Ils n'en pouvaient choisir un plus favorable: une heure plus tôt j'y eusse été sensible.

MARINA.

Quoi! n'avez-vous pas de ressentiment?--Ô vengeance! mais hélas! celui qui vous eût protégé si lui-même l'avait été, mon cher Foscari, ne peut plus aider son père.

LE DOGE.

Il ne l'eût jamais aidé contre son pays, quand il aurait eu mille vies au lieu de celle--

MARINA.

Qu'ils lui arrachèrent dans les supplices. Vous appelez cela du patriotisme? Mais je suis femme; et mon mari, mes enfans, voilà ma patrie et mon bonheur. Je l'ai aimé,--je l'ai idolâtré! et je l'ai vu supporter des épreuves qui eussent glacé d'épouvante les plus intrépides martyrs. Il n'est plus; et moi, qui aurais voulu donner tout mon sang pour lui, je n'ai rien à lui donner que des larmes! Que ne puis-je espérer de le voir venger?--Mais j'ai des fils: un jour ils seront des hommes.

LE DOGE.

Le malheur vous égare.

MARINA.

Je croyais pouvoir le supporter quand je le voyais en proie à d'horribles tourmens; oui, je pensais que mieux eût valu le voir mort que victime d'une captivité plus longue:--je reçois la punition d'une pareille pensée. Que ne suis-je dans son tombeau!

LE DOGE.

Il faut que je le voie encore une fois.

MARINA.

Venez avec moi.

LE DOGE.

Est-il--

MARINA.

Son monument aujourd'hui est notre lit nuptial.

LE DOGE.

Mais est-il dans son linceul?

MARINA.

Viens, vieillard, viens!

(Le Doge et Marina sortent.--Entrent Barbarigo et Lorédano.)

BARBARIGO, à un domestique.

Où est le Doge?

LE DOMESTIQUE.

Il vient de se retirer à l'instant avec l'illustre dame, veuve de son fils.

LORÉDANO.

Où?

LE DOMESTIQUE.

Dans la chambre où le corps est déposé.

BARBARIGO.

Il ne nous reste donc qu'à retourner.

LORÉDANO.

Vous oubliez que vous ne le pouvez. Nous avons l'ordre implicite de la junte d'attendre qu'elle se présente ici, et de l'assister: elle ne tardera pas à arriver.

BARBARIGO.

Et la junte se hâtera-t-elle de faire entendre au Doge sa réponse?

LORÉDANO.

Elle exprime le vœu d'une grande célérité. Le Doge avait répondu vivement, il faut qu'on lui réplique de même. On a égard à sa dignité; on s'est occupé de son sort:--que peut-il désirer de plus?

BARBARIGO.

De mourir dans ses vêtemens de Doge. Certes, il ne peut survivre long-tems encore; mais j'ai fait de mon mieux pour défendre son rang; et jusqu'à la fin j'ai combattu la proposition, bien que sans succès. Pourquoi me forcer ici à exprimer le vote de la majorité?

LORÉDANO.

Il était important d'appeler à témoins quelques opinions différentes des nôtres, afin d'empêcher la calomnie d'insinuer qu'une majorité tyrannique redoutait pour ses actes l'assistance des autres.

BARBARIGO.

Dites aussi, car je dois le croire, que vous avez voulu me faire rougir de l'inutilité de ma résistance. Lorédano! dans vos moyens de vengeance, vous êtes ingénieux, poétique même, un véritable Ovide dans l'art de haïr; c'est donc à vous--(car la haine porte un œil microscopique, même dans les objets secondaires) que je dois, pour mieux faire ressortir le zèle des autres, d'avoir été associé involontairement aux travaux de votre junte.

LORÉDANO.

Comment! ma junte?

BARBARIGO.

Oui, la vôtre! Ils parlent d'après vous, ourdissent vos trames, adoptent vos plans et exécutent votre ouvrage; ne sont-ils pas les vôtres?

LORÉDANO.

Vous oubliez la prudence:--souhaitez qu'ils ne vous entendent pas.

BARBARIGO.

Oh! viendra le jour qu'ils entendront des voix plus terribles que la mienne: ils ont outrepassé tous leurs excès; et quand on montre une telle audace dans les états les plus vils et les plus méprisés, l'humanité s'y relève encore pour les punir.

LORÉDANO.

Vous parlez avec peu de sagesse.

BARBARIGO.

C'est ce qu'il faudrait prouver. Mais voici nos collègues.

(Entre la députation de la junte.)

LE CHEF DES DIX.

Lw Doge sait-il que nous désirons le voir?

LE DOMESTIQUE.

On va le lui apprendre.

(Le domestique sort.)

BARBARIGO.

Le Doge est avec son fils.

LE CHEF DES DIX.

S'il en est ainsi, nous remettrons l'affaire après la cérémonie. Sortons; nous avons encore jusqu'au soir assez de tems.

LORÉDANO, à part, à Barbarigo.

Que le feu de l'enfer dessèche ton indiscrète langue! Je l'arracherai de cette imprudente et sotte bouche, et je saurai bien ainsi vous ôter le pouvoir d'exprimer autre chose que des sanglots. (Haut, à ses autres collègues.) Sages signors, un instant de retard, je vous prie.

BARBARIGO.

Soyons humains!

LORÉDANO.

Voyez, le duc approche!

(Entre le Doge.)

LE DOGE.

J'obéis à votre sommation.

LE CHEF DES DIX.

Nous venons encore une fois pour vous faire agréer notre dernière demande.

LE DOGE.

Et moi pour vous dire--

LE CHEF DES DIX.

Quoi?

LE DOGE.

La même chose. Vous m'avez entendu.

LE CHEF DES DIX.

Vous allez donc entendre le décret absolu et définitif que nous venons de rendre.

LE DOGE.

Au fait--au fait! Je connais les vieilles formes de votre justice, et les gracieux préludes de vos actes tyranniques. Poursuivez!

LE CHEF DES DIX.

Vous n'êtes plus Doge; vous êtes délié de votre impérial serment comme souverain; vous déposerez la robe ducale; mais, par égard pour vos services, l'état vous alloue l'apanage dont nous vous avons parlé dans notre précédente entrevue. Vous avez trois jours pour quitter ces lieux, sous peine de voir confisquer vos biens, et toute votre fortune particulière.

LE DOGE.

Cette dernière clause, et je suis fier de le dire, n'enrichira pas le trésor.

LE CHEF DES DIX.

Doge! votre réponse.

LORÉDANO.

Répondez, François Foscari!

LE DOGE.

Si j'avais pu jamais prévoir que mon âge portât quelque préjudice à la chose publique, je n'aurais pas, chef de l'état, témoigné assez d'ingratitude pour préférer la dignité suprême à l'intérêt de ma patrie. Mais cette vie, que vous abreuvez d'amertume, ne lui fut pas inutile pendant de longues années; et je devais espérer que mes derniers momens pourraient encore lui être consacrés. Mais le décret étant rendu, j'obéis.

LE CHEF DES DIX.

Si vous aviez désiré prolonger le délai des trois jours, nous l'aurions volontiers, comme témoignage de notre estime, étendu jusqu'à huit.

LE DOGE.

Pas même huit heures, signor; pas même huit minutes.--(Déposant son anneau et son bonnet.) Voici l'anneau ducal et voici le ducal diadême. Ainsi l'Adriatique est libre d'en épouser un autre.

LE CHEF DES DIX.

Veuillez montrer moins d'empressement.

LE DOGE.

Ah! signor, je suis vieux; et pour vous donner le tems de me déposer, je dois moi-même ne pas en perdre. Je crois voir parmi vous une figure que je ne connais pas.--Sénateur! votre nom? votre costume m'annonce que vous êtes le chef des Quarante?

MEMMO.

Signor, je suis le fils de Marco Memmo.

LE DOGE.

Ah! votre père était mon ami;--les fils et les pères... Mais qu'y a-t-il? mes gens ici!

LE DOMESTIQUE.

Mon prince!

LE DOGE.

Je ne suis plus prince:--voici les princes du prince! (Montrant la députation des Dix.) Disposez-vous à quitter ces lieux sur-le-champ.

LE CHEF DES DIX.

Pourquoi si brusquement? ce sera éveiller le scandale.

LE DOGE, aux Dix.

Vous en répondrez; c'est votre affaire.--(Aux domestiques.) Pour vous, il est une charge que je remets encore à vos soins les plus grands, quoique je n'en aie plus le droit;--mais non, je dois m'occuper moi-même--

BARBARIGO.

Il entend le corps de son fils.

LE DOGE.

Appelez Marina, ma fille.

(Entre Marina.)

LE DOGE.

Disposez-vous, ma fille; nous pouvons aller pleurer ailleurs.

MARINA.

Ah! dans tous les lieux.

LE DOGE.

Oui; mais en liberté, et non plus devant les yeux jaloux de ces espions de la grandeur. Signors, vous pouvez partir. Que voudriez-vous de plus? nous allons sortir. Craignez-vous que nous n'emportions avec nous le palais? Ces murs, dix fois aussi vieux que moi, et je le suis pourtant assez, vous ont servis comme je vous ai servis moi-même; eux et moi nous pourrions même vous rappeler quelques souvenirs: mais je ne les conjure pas de vous écraser, comme autrefois les colonnes du temple de Dagon se détachèrent sur l'Israélite et les Philistins ses ennemis! Le pouvoir de les ébranler appartiendrait, je pense, à une malédiction comme la mienne, provoquée par des êtres tels que vous; mais je ne maudis point. Adieu! généreux signors! puisse le Doge suivant être meilleur que le Doge actuel!

LORÉDANO.

LE DOGE actuel est Pascal Malipiero.

LE DOGE.

Non, tant que je n'ai pas franchi le seuil de ces portes.

LORÉDANO.

La grande cloche de Saint-Marc doit bientôt retentir pour son inauguration.

LE DOGE.

Ciel et terre! vous oserez donner ce signal de mort, et je vivrai pour l'entendre!--moi, le premier Doge qui l'aura jamais entendu pour son successeur! Plus heureux cent fois mon coupable prédécesseur, le fier Marino Faliero:--cette insulte du moins lui fut épargnée.

LORÉDANO.

Eh quoi! regretteriez-vous un traître?

LE DOGE.

Non;--mais j'envie le sort d'un mort.

LE CHEF DES DIX.

Monseigneur, si vous êtes décidé à quitter aussi brusquement le palais ducal, retirez-vous du moins par l'escalier particulier qui conduit sur les bords du canal.

LE DOGE.

Non. Je descendrai les escaliers par lesquels j'arrivai autrefois à la souveraineté:--l'escalier du Géant, au sommet duquel je reçus l'investiture de Doge. Mes services me l'avaient fait gravir, les odieuses pratiques de mes ennemis vont m'en faire descendre. C'est là que je fus installé, il y a trente-cinq ans, et que je traversai les appartemens que je ne devais plus craindre de quitter, si ce n'est comme cadavre,--cadavre luttant peut-être pour les protéger encore,--mais non chassé honteusement par mes propres concitoyens. Allons, cependant; mon fils et moi nous en sortirons ensemble,--lui pour sa dernière demeure, moi pour la demander au ciel.

LE CHEF DES DIX.

Quoi! en public?

LE DOGE.

Je fus élu publiquement, je veux être déposé de même. Marina! es-tu prête?

MARINA.

Voici mon bras.

LE DOGE.

Oui, mon bâton de vieillesse! Grâce à ce soutien, je puis partir.

LE CHEF DES DIX.

Cela ne peut être:--le peuple vous verrait.

LE DOGE.

Le peuple!--il n'y a pas ici de peuple; vous le savez: autrement vous n'auriez pas osé insulter ainsi lui et moi. Il est peut-être une populace dont l'aspect vous fera rougir; mais ne craignez pas qu'elle ose murmurer ou vous maudire, si ce n'est du fond du cœur, et par leurs muets regards.

LE CHEF DES DIX.

Vous parlez ainsi par emportement, autrement--

LE DOGE.

Vous avez raison. J'ai parlé plus que je n'en ai l'habitude; c'est un faible qui n'est pas le mien, et qui vous excuse le mieux, en ce qu'il semble indiquer que les années affaiblissent ma raison. Adieu! seigneurs.

BARBARIGO.

Vous ne vous éloignerez pas sans une escorte convenable à votre rang passé et actuel. Nous accompagnerons le Doge, avec le respect qui lui est dû, jusqu'à son palais particulier. N'est-ce pas là votre avis, mes collègues?

PLUSIEURS VOIX.

Oui, oui.

LE DOGE.

Vous ne marcherez pas du moins à ma suite. J'entrai ici souverain;--je sortirai par les mêmes portes, mais comme citoyen. Toutes ces vaines cérémonies sont autant de lâches insultes qui ne font qu'ulcérer le cœur davantage, et lui offrir, au lieu d'antidote, de nouveaux poisons. La pompe est faite pour les princes;--je ne le suis pas!--il est faux même que je sois quelque chose avant de franchir ces portes.--Ah!

LORÉDANO.

Écoutez!

(On entend sonner la grande cloche de Saint-Marc.)

BARBARIGO.

La cloche!

LE CHEF DES DIX.

Oui, de Saint-Marc, qui s'ébranle pour l'élection de Malipiero.

LE DOGE.

Je reconnais le son! je l'entendis une fois, une fois seulement, et il y a de cela trente-cinq années. Dès-lors j'avais cessé d'être jeune.

BARBARIGO.

Asseyez-vous, monseigneur! vous tremblez.

LE DOGE.

C'est le signal de mes funérailles! Mon cœur souffre horriblement.

BARBARIGO.

Asseyez-vous, je vous prie.

LE DOGE.

Non; mon siége était jusqu'à présent un trône. Marina! allons.

MARINA.

Oui, le plus promptement possible.

LE DOGE. Il fait quelques pas, puis s'arrête.

Je sens une soif dévorante.--Qui m'apportera un peu d'eau?

BARBARIGO.

Moi--

MARINA.

Moi--

LORÉDANO.

Moi--

(Le Doge prend un gobelet de la main de Lorédano.)

LE DOGE.

Je le reçois de vous, Lorédano, de la main la plus digne de m'assister à une pareille heure.

LORÉDANO.

Par quel motif?

LE DOGE.

Il est dit que le cristal de Venise a pour les poisons une telle antipathie, qu'il vient à se briser dès qu'on y dépose le moindre venin. Cependant vous portez ce gobelet, il n'éclate pas.

LORÉDANO.

Eh bien?

LE DOGE.

Le cristal est donc faux ou vous êtes loyal. Pour moi, je ne crois l'un ni l'autre; c'est une légende mensongère.

MARINA.

Vous parlez beaucoup; mieux vaudrait vous asseoir, et ne pas encore partir. Ô ciel! vos regards ressemblent aux derniers de mon mari!

BARBARIGO.

Il tombe!--supportez-le!--Un siége!

LE DOGE.

La cloche sonne!--Laissez-moi!--ma tête est en feu!

BARBARIGO.

Appuyez-vous sur nous, je vous en conjure.

LE DOGE.

Non! un souverain doit mourir debout. Soutenez-moi, ma pauvre fille!--Ah! cette cloche!

(Le Doge retombe et meurt.)

MARINA.

Mon Dieu! mon Dieu!

BARBARIGO, à Lorédano.

Contemplez votre ouvrage; il est complet.

LE CHEF DES DIX.

N'a-t-on aucun secours? Appelez à l'aide.

LE DOMESTIQUE.

Il n'y a plus d'espérance.

LE CHEF DES DIX.

S'il en est ainsi, qu'au moins ses obsèques soient dignes de son nom, de sa patrie, de son rang, de son dévouement aux devoirs que lui imposait la république, tant que son âge lui permettait de s'y livrer. Mes collègues, parlez; n'êtes-vous pas de cet avis?

BARBARIGO.

Il n'a pas eu le malheur de mourir sujet aux lieux où il avait régné: il faut donc que ses funérailles soient celles d'un prince.

LE CHEF DES DIX.

Ainsi on nous approuve?

TOUS, à l'exception de Lorédano, répondent:

Oui.

LE CHEF DES DIX.

La paix du ciel soit avec lui.

MARINA.

Veuillez m'excuser, signors; c'est une raillerie. Ne plaisantez pas davantage avec ces tristes restes, qui, lorsqu'ils étaient le séjour d'une ame (une ame sur laquelle vous avez exercé tout votre empire), furent par vous insultés avec une rage aussi glorieuse pour vous que sa vertu l'était pour lui; vous avez banni Foscari de son palais, vous l'avez arraché impitoyablement de son trône; et maintenant, quand il ne peut plus apprécier vos marques de respect, quand il ne voudrait plus les accepter s'il voulait encore quelque chose, vous préparez, signors, une pompe vaine et superflue, pour honorer la mémoire de celui que vous avez foulé aux pieds. De royales funérailles n'ajouteraient rien à son honneur, et ne pourraient que mieux faire ressortir votre crime.

LE CHEF DES DIX.

Madame, nous ne changeons pas aussi promptement de projet.

MARINA.

Je le sais, du moins quand il s'agit de torturer les vivans; mais je pensais que les morts n'étaient plus sous votre empire, et qu'ils étaient confiés à des êtres supérieurs, dont l'office, il faut l'avouer, ressemble beaucoup à celui que vous exercez sur la terre. Laissez-le à mes soins; vous me l'auriez abandonné si vous n'eussiez porté le dernier coup à ce vieillard infortuné: c'est mon dernier devoir, et, dans mon malheur, il peut m'offrir une sorte de consolation. Le désespoir est fantastique, il recherche les images de mort et l'appareil des funérailles.

LE CHEF DES DIX.

Prétendez-vous encore à cet office?

MARINA.

Oui, seigneur, j'y prétends. Sa fortune, il est vrai, fut dissipée au service de l'état; mais il me reste mon douaire, et je le consacre à ses obsèques et à celles de--(Elle s'arrête agitée.)

LE CHEF DES DIX.

Gardez-le plutôt pour vos enfans.

MARINA.

Oui; en effet, ils sont orphelins: je vous remercie.

LE CHEF DES DIX.

Quant à votre requête, nous ne pouvons y souscrire. Ces restes seront exposés avec la pompe accoutumée; ils seront accompagnés à leur dernier gîte par le nouveau Doge, non pas revêtu des insignes de sa dignité mais de la simple robe des sénateurs.

MARINA.

L'on m'a cité des meurtriers qui avaient enterré leurs victimes; mais jusqu'à présent je n'avais jamais entendu parler d'une apparence hypocrite de splendeur semblable à celle que les assassins de Faliero veulent préparer. L'on m'a cité des veuves en larmes,--hélas! j'en ai versé quelques-unes,--et toujours grâce à vous! L'on m'a cité des héritiers à la tête du deuil;--et sans doute, n'en ayant pas laissé au défunt, vous prétendez aujourd'hui en remplir le rôle. Fort bien, seigneurs; votre volonté sera faite, comme un jour, je l'espère, le sera la volonté du ciel!

LE CHEF DES DIX.

Songez-vous, madame, à qui vous parlez, et tout le danger d'un pareil discours?

MARINA.

Quant au premier point, je le connais mieux, et quant au dernier, aussi bien que vous-mêmes; je puis les envisager. Souhaitez-vous quelques funérailles de plus?

BARBARIGO.

Ne relevez pas ces expressions passionnées; sa position doit lui servir d'excuse.

LE CHEF DES DIX.

Nous n'en tiendrons donc pas compte.

BARBARIGO, à Lorédano qui trace quelques mots sur ses tablettes.

Qu'écrivez-vous donc là avec tant d'empressement?

LORÉDANO, montrant du doigt le corps du Doge.

Qu'il m'a payé 4.

Note 4: (retour) L'ha pagata, fait historique. Voyez l'Histoire de Venise, par Pierre Daru, page 411, vol. II.

LE CHEF DES DIX.

Quelle dette vous devait-il?

LORÉDANO.

Une dette ancienne et juste; la dette de la nature et la mienne.

(La toile tombe.)

FIN DES DEUX FOSCARI.




APPENDICE.

EXTRAIT
DE L'HISTOIRE DE LA RÉPUBLIQUE DE VENISE,
PAR P. DARU, DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE.


Depuis trente ans, la république n'avait pas déposé les armes. Elle avait acquis les provinces de Brescia, de Bergame, de Crême, et la principauté de Ravenne.

Mais ces guerres continuelles faisaient beaucoup de malheureux et de mécontens. Le Doge François Foscari, à qui on ne pouvait pardonner d'en avoir été le promoteur, manifesta une seconde fois, en 1442, et probablement avec plus de sincérité que la première, l'intention d'abdiquer sa dignité. Le conseil s'y refusa encore. On avait exigé de lui le serment de ne plus quitter le dogat. Il était déjà avancé dans la vieillesse, conservant toujours beaucoup de force de tête et de caractère, et jouissant de la gloire d'avoir vu la république étendre au loin les limites de ses domaines pendant son administration.

Au milieu de ses prospérités, de grands chagrins vinrent mettre à l'épreuve la fermeté de son ame.

Son fils, Jacques Foscari, fut accusé, en 1445 d'avoir reçu des présens de quelques princes ou seigneurs étrangers, notamment, disait-on, du duc de Milan, Philippe Visconti. C'était non-seulement une bassesse, mais une infraction des lois positives de la république.

Le conseil des Dix traita cette affaire comme s'il se fût agi d'un délit commis par un particulier obscur. L'accusé fut amené devant ses juges, devant le Doge, qui ne crut pas pouvoir s'abstenir de présider le tribunal. Là, il fut interrogé, appliqué à la question 5, déclaré coupable; et il entendit, de la bouche de son père, l'arrêt qui le condamnait au bannissement perpétuel, et le reléguait à Naples de Romanie, pour y finir ses jours.

Note 5: (retour) E datagli la corda per avere da lui la verita; chiamato il consiglio de' Dieci colla giunta, nel quale fù messer lo Doge, fù sentenziato. (Marin Sanuto, Vite de' Duchi, F. Foscari.)

Embarqué sur une galère pour se rendre au lieu de son exil, il tomba malade à Trieste. Les sollicitations du Doge obtinrent, non sans difficulté, qu'on lui assignât une autre résidence. Enfin le conseil des Dix lui permit de se retirer à Trévise, en lui imposant l'obligation d'y rester sous peine de mort, et de se présenter tous les jours devant le gouverneur.

Il y était depuis cinq ans, lorsqu'un des chefs du conseil des Dix fut assassiné. Les soupçons se portèrent sur lui: un de ses domestiques qu'on avait vu à Venise fut arrêté et subit la torture. Les bourreaux ne purent lui arracher aucun aveu. Ce terrible tribunal se fit amener son maître, le soumit aux mêmes épreuves; il résista à tous les tourmens, ne cessant d'attester son innocence 6. Mais on ne vit dans cette constance que de l'obstination; de ce qu'il taisait le fait, on conclut que ce fait existait: on attribua sa fermeté à la magie, et on le relégua à la Canée. De cette terre lointaine, le banni, digne alors de quelque pitié, ne cessait d'écrire à son père, à ses amis, pour obtenir quelque adoucissement à sa déportation. N'obtenant rien, et sachant que la terreur qu'inspirait le conseil des Dix ne lui permettait pas d'espérer de trouver dans Venise une seule voix qui s'élevât en sa faveur, il fit une lettre pour le nouveau duc de Milan, par laquelle, au nom des bons offices que Sforce avait reçus du chef de la république, il implorait son intervention en faveur d'un innocent, du fils du Doge.

Note 6: (retour) E fù tormentato nè mai confessò cosa alcuna, pure parve al consiglio de' Dieci di confinarlo in vita alla Canea. (Ibid.) Voici le texte du jugement: «Cùm Jacobus Foscari, per occasioneni percussionis et mortis Hermolai Donati, fuit retentus et examinatus, et propter significationes, testificationes, et scripturas quœ habentur contra eum, clare apparet ipsum esse reum criminis prœdicti; sed propter incantationes et verba quœ sibi reperta sunt, de quibus exsistit indicia manifesta, videtur, propter obstinatam mentem suam, non esse possibile extrahere ab ipso illam veritatem, quœ clara est per scripturas et per testificationes, quoniam in fune aliquam nec vocem, nec gemitum, sed solum intra dentes voces ipse videtur et auditur infra se loqui, etc.... Tamen non est standum in istis terminis, propter honorem status nostri et pro multis respectibus, prœsertìm quòd regimen nostrum occupatur in hac re, et qui interdictum est ampliùs progredere; vadit pars quòd dictus Jacobus Foscari, propter ea quœ habentur de illo, mittatur in confinium in civitate Caneœ, etc.» Notice sur le procès de Jacques Foscari, dans un volume intitulé, Raccolta di memorie storiche e annedote, per formar la Storia dell' eccellentissimo consiglio de' Dieci dalla sua prima istituzione sino a' giorni nostri, con le diverse variazioni e riforme nelle varie epoche successe. (Archives de Venise.)

Cette lettre, selon quelques historiens, fut confiée à un marchand qui avait promis de la faire parvenir au duc, mais qui, trop averti de ce qu'il avait à craindre en se rendant l'intermédiaire d'une pareille correspondance, se hâta, en débarquant à Venise, de la remettre au chef du tribunal. Une autre version, qui paraît plus sûre, rapporte que la lettre fut surprise par un espion, attaché aux pas de l'exilé 7.

Note 7: (retour) La notice citée ci-dessus, qui rapporte les actes de cette procédure.

Ce fut un nouveau délit dont on eut à punir Jacques Foscari. Réclamer la protection d'un prince étranger était un crime dans un sujet de la république. Une galère partit sur-le-champ pour l'amener dans les prisons de Venise. À son arrivée, il fut soumis à l'estrapade 8. C'était une singulière destinée pour le citoyen d'une république et pour le fils d'un prince, d'être trois fois dans sa vie appliqué à la question. Cette fois la torture était d'autant plus odieuse, qu'elle n'avait point d'objet, le fait qu'on avait à lui reprocher étant incontestable.

Note 8: (retour) Ebbe prima par sapere la verità trenta squassi di corda. (Marin Sanuto, Vite de' Duchi, F. Foscari.)

Quand on demanda à l'accusé, dans les intervalles que les bourreaux lui accordaient, pourquoi il avait écrit la lettre qu'on lui produisait, il répondit que c'était précisément parce qu'il ne doutait pas qu'elle ne tombât entre les mains du tribunal, que toute autre voie lui avait été fermée pour faire parvenir ses réclamations, qu'il s'attendait bien qu'on le ferait amener à Venise, mais qu'il avait tout risqué pour avoir la consolation de voir sa femme, son père et sa mère encore une fois.

Sur cette naïve déclaration, on confirma sa sentence d'exil; mais on l'aggrava, en ajoutant qu'il serait retenu en prison pendant un an. Cette rigueur dont on usait envers un malheureux, était sans doute odieuse; mais cette politique, qui défendait à tous les citoyens de faire intervenir des étrangers dans les affaires intérieures de la république, était sage. Elle était chez eux une maxime de gouvernement et une maxime inflexible. L'historien Paul Morosini 9 a conté que l'empereur Frédéric III, pendant qu'il était l'hôte des Vénitiens, demanda, comme une faveur particulière, l'admission d'un citoyen dans le grand conseil, et la grâce d'un ancien gouverneur de Candie; gendre du Doge, et banni par sa mauvaise administration, sans pouvoir obtenir ni l'une ni l'autre.

Note 9: (retour) Historia di Venezia, lib. 23.

Cependant on ne put refuser au condamné la permission de voir sa femme, ses enfans, ses parens, qu'il allait quitter pour toujours. Cette dernière entrevue même fut accompagnée de cruauté, par la sévère circonspection qui retenait les épanchemens de la douleur paternelle et conjugale. Ce ne fut point dans l'intérieur de leur appartement, ce fut dans une des grandes salles du palais, qu'une femme, accompagnée de ses quatre fils, vint faire les derniers adieux à son mari; qu'un père octogénaire, et la dogaresse accablée d'infirmités, jouirent un moment de la triste consolation de mêler leurs larmes à celles de leur exilé. Il se jeta à leurs genoux en leur tendant des mains disloquées par la torture, pour les supplier de solliciter quelque adoucissement à la sentence qui venait d'être prononcée contre lui. Son père eut le courage de lui répondre: «Non, mon fils, respectez votre arrêt, et obéissez sans murmure à la seigneurie 10.» À ces mots, il se sépara de l'infortuné, qui fut sur-le-champ embarqué pour Candie.

Note 10: (retour) Marin Sanuto, dans sa Chronique, Vite de' Duchi, se sert ici, sans en avoir eu l'intention, d'une expression assez énergique: «Il Doge era vecchio, in decrepita eta, et camminava con una mazzetta: É quando gli ando parlogli molto constantemente che parea che non fosse suo figliuolo, licet fosse figliuolo unico, e Jacopo disse, Messer padre, vi prego che procuriate per me, acciocchè io torni a casa mia. Il Doge disse: Jacopo, va e obbedisci a quello che vuole la terra, e non cercar più oltre

L'antiquité vit avec autant d'horreur que d'admiration un père condamnant ses fils évidemment coupables. Elle hésita pour qualifier de vertu sublime ou de férocité cet effort qui paraît au-dessus de la nature humaine 11; mais ici, où la première faute n'était qu'une faiblesse, où la seconde n'était pas prouvée, où la troisième n'avait rien de criminel, comment concevoir la constance d'un père qui voit torturer trois fois son fils unique, qui l'entend condamner sans preuves, et qui n'éclate pas en plaintes; qui ne l'aborde que pour lui montrer un visage plus austère qu'attendri, et qui, au moment de s'en séparer pour jamais, lui interdit les murmures et jusqu'à l'espérance? Comment expliquer une si cruelle circonspection, si ce n'est en avouant, à notre honte, que la tyrannie peut obtenir de l'espèce humaine les mêmes efforts que la vertu? La servitude aurait-elle son héroïsme comme la liberté?

Note 11: (retour) «Cela fut un acte que l'on ne sçaurait ni suffisament louer, ny assez blasmer: car, ou c'estait une excellence de vertu qui rendait ainsi son cœur impassible, ou une violence de passion qui le rendait insensible; dont ne l'une ne l'autre n'est chose petite, ains surpassant l'ordinaire d'humaine nature, et tenant ou de la divinité ou de la bestialité. Mais il est plus raisonnable que le jugement des hommes s'accorde à sa gloire, que la faiblesse des jugeants fasse descroire sa vertu. Mais pour lors'quand il se fut retiré, tout le monde demoura sur la place; comme transy d'horreur et de frayeur par un long temps sans mot dire, pour avoir veu ce qui avait été fait.»

(Plutarque, Valérius Publicola.)

Quelque tems après ce jugement, on découvrit le véritable auteur de l'assassinat dont Jacques Foscari portait la peine; mais il n'était plus tems de réparer cette atroce injustice, le malheureux était mort dans sa prison.

Il me reste à raconter les suites des malheurs du père. L'histoire les attribue à l'impatience qu'avaient ses ennemis et ses rivaux de voir vaquer sa place. Elle accuse formellement Jacques Lorédan, l'un des chefs du conseil des Dix, de s'être livré contre ce vieillard aux conseils d'une haine héréditaire, et qui depuis long-tems divisait leurs maisons 12.

Note 12: (retour) Je suis principalement dans ce récit une relation manuscrite de la déposition de François Foscari, qui est dans le volume intitulé, Raccolta di memorie storiche e annedote, per formar la Storia dell' eccellentissimo consiglio de' Dieci. (Archives de Venise.)

François Foscari avait essayé de la faire cesser, en offrant sa fille à l'illustre amiral P. Lorédano, pour un de ses fils. L'alliance avait été rejetée, et l'inimitié s'en était accrue. Dans tous les conseils, dans toutes les affaires, le Doge trouvait toujours les Lorédano prêts à combattre ses propositions ou ses intérêts. Il lui échappa un jour de dire qu'il ne se croirait réellement prince que lorsque Pierre Lorédano aurait cessé de vivre. Cet amiral mourut quelque tems après d'une incommodité assez prompte qu'on ne put expliquer. Il n'en fallut pas davantage aux malveillans pour insinuer que François Foscari, ayant désiré cette mort, pouvait bien l'avoir hâtée.

Ces bruits s'accréditèrent encore lorsqu'on vit aussi mourir subitement Marc Lorédan, frère de Pierre, et cela dans le moment où, en sa qualité d'avogador, il instruisait un procès contre André Donato, gendre du Doge, accusé de péculat. On écrivit sur la tombe de l'amiral, qu'il avait été enlevé à la patrie par le poison.

Il n'y avait aucune preuve, aucun indice contre François Foscari, aucune raison même de le soupçonner. Quand sa vie entière n'aurait pas démenti une imputation aussi odieuse, il savait que son rang ne lui promettait ni l'impunité ni même l'indulgence. La mort tragique de l'un de ses prédécesseurs l'en avertissait, et il n'avait que trop d'exemples domestiques du soin que le conseil des Dix prenait d'humilier le chef de la république.

Cependant Jacques Lorédan, fils de Pierre, croyait ou feignait de croire avoir à venger les pertes de sa famille 13. Dans ses livres de comptes (car il faisait le commerce, comme à cette époque presque tous les patriciens), il avait inscrit de sa propre main le Doge au nombre de ses débiteurs, «pour la mort, y était-il dit, de mon père et de mon oncle 14». De l'autre côté du registre, il avait laissé une page en blanc, pour y faire mention du recouvrement de cette dette; et en effet, après la perte du Doge, il écrivit sur son registre: «Il me l'a payée, l'ha pagata

Note 13: (retour) Hasce tamen injurias, quamvis imaginarias, non tam ad animum revocaverat Jacobus Lauredanus defunctorum nepos, quam in abecedarium vindictam opportunam.

(Palazzi, Fasti ducales.)

Note 14: (retour) Note ci-contre, et l'histoire vénitienne de Vianolo.

Jacques Lorédan fut élu membre du conseil des Dix, en devint un des trois chefs, et se promit bien de profiter de cette occasion pour accomplir la vengeance qu'il méditait.

Le Doge, en sortant de la terrible épreuve qu'il venait de subir pendant le procès de son fils, s'était retiré au fond de son palais; incapable de se livrer aux affaires, consumé de chagrins, accablé de vieillesse, il ne se montrait plus en public, ni même dans les conseils. Cette retraite, si facile à expliquer dans un vieillard octogénaire si malheureux, déplut aux décemvirs, qui voulurent y voir un murmure contre leurs arrêts.

Lorédan commença par se plaindre devant ses collègues du tort que les infirmités du Doge, son absence dans le conseil, apportaient à l'expédition des affaires; il finit par hasarder, et réussit à faire la proposition de le déposer. Ce n'était pas la première fois que Venise avait pour prince un homme dans la caducité; l'usage et les lois y avaient pourvu: dans ces circonstances, le Doge était suppléé par le plus ancien du conseil. Ici, cela ne suffisait pas aux ennemis de Foscari. Pour donner plus de solennité à la délibération, le conseil des Dix demanda une adjonction de vingt-cinq sénateurs; mais comme on n'en énonçait pas l'objet, et que le grand conseil était loin de le soupçonner, il se trouva que Marc Foscari, frère du Doge, leur fut donné pour l'un des adjoints. Au lieu de l'admettre à la délibération, on enferma ce sénateur dans une chambre séparée, et on lui fit jurer de ne jamais parler de cette exclusion qu'il éprouvait, en lui déclarant qu'il y allait de sa vie; ce qui n'empêcha pas qu'on n'inscrivit son nom au bas du décret, comme s'il y eût pris part 15.

Note 15: (retour) Il faut cependant remarquer que, dans la notice où l'on raconte ce fait, la délibération est rapportée, que les vingt-cinq adjoints y sont nommés, et que le nom de Marc Foscari ne s'y trouve pas.

Quand on en vint à la délibération, Lorédan la provoqua en ces termes 16: «Si l'utilité publique doit imposer silence à tous les intérêts privés, je ne doute pas que nous ne prenions aujourd'hui une mesure que la patrie réclame, que nous lui devons. Les états ne peuvent se maintenir dans un ordre de choses immuable: vous n'avez qu'à voir comme le nôtre est changé, et combien il le serait davantage s'il n'y avait une autorité assez ferme pour y porter remède. J'ai honte de vous faire remarquer la confusion qui règne dans les conseils, le désordre des délibérations, l'encombrement des affaires, et la légèreté avec laquelle les plus importantes sont décidées; la licence de notre jeunesse, le peu d'assiduité des magistrats, l'introduction de nouveautés dangereuses. Quel est l'effet de ces désordres? de compromettre notre considération. Quelle en est la cause? l'absence d'un chef capable de modérer les uns, de diriger les autres, de donner l'exemple à tous, et de maintenir la force des lois.

Note 16: (retour) Cette harangue se lit dans la notice citée ci-dessus.

«Où est le tems où nos décrets étaient aussitôt exécutés que rendus; où François Carrare se trouvait investi dans Padoue, avant de pouvoir être seulement informé que nous voulions lui faire la guerre? Nous avons vu tout le contraire dans la dernière guerre contre le duc de Milan. Malheureuse la république qui est sans chef!

«Je ne vous rappelle pas tous ces inconvéniens et leurs suites déplorables pour vous affliger, pour vous effrayer; mais pour vous faire souvenir que vous êtes les maîtres, les conservateurs de cet état fondé par vos pères, et de la liberté que nous devons à leurs travaux, à leurs institutions. Ici, le mal indique le remède. Nous n'avons point de chef, il nous en faut un. Notre prince est notre ouvrage, nous avons donc le droit de juger son mérite quand il s'agit de l'élire, et son incapacité quand elle se manifeste. J'ajouterai que le peuple, encore bien qu'il n'ait pas le droit de prononcer sur les actions de ses maîtres, apprendra ce changement avec transport. C'est la Providence, je n'en doute pas, qui lui inspire elle-même ces dispositions, pour vous avertir que la république réclame cette résolution, et que le sort de l'état est en vos mains.»

Ce discours n'éprouva que de timides contradictions; cependant la délibération dura huit jours. L'assemblée, ne se jugeant pas aussi sûre de l'approbation universelle que l'orateur voulait le lui faire croire, désirait que le Doge donnât lui-même sa démission. Il l'avait déjà proposée deux fois, et on n'avait pas voulu l'accepter.

Aucune loi ne portait que le prince fût révocable: il était au contraire à vie; et les exemples qu'on pouvait citer de plusieurs Doges déposés prouvaient que de telles révolutions avaient été le résultat d'un mouvement populaire.

Mais, d'ailleurs, si le Doge pouvait être déposé, ce n'était pas assurément par un tribunal composé d'un petit nombre de membres, institué pour punir les crimes, et nullement investi du droit de révoquer ce que le corps souverain de l'état avait fait.

Cependant le tribunal arrêta que les six conseillers de la seigneurie, et les chefs du conseil des Dix, se transporteraient auprès du Doge, pour lui signifier que l'excellentissime conseil avait jugé convenable qu'il abdiquât une dignité dont son âge ne lui permettait plus de remplir les fonctions. On lui donnait 1500 ducats d'or pour son entretien, et vingt-quatre heures pour se décider 17.

Foscari répondit sur-le-champ avec beaucoup de gravité, que deux fois il avait voulu se démettre de sa charge; qu'au lieu de le lui permettre, on avait exigé de lui le serment de ne plus réitérer cette demande; que la Providence avait prolongé ses jours pour l'éprouver et pour l'affliger, et que cependant on n'était pas en droit de reprocher sa longue vie à un homme qui avait employé quatre-vingt-quatre ans au service de la république; qu'il était prêt encore à lui sacrifier sa vie; mais que, pour sa dignité, il la tenait de la république entière, et qu'il se réservait de répondre sur ce sujet quand la volonté générale serait légalement manifestée.

Le lendemain, à l'heure indiquée, les conseillers et les chefs des Dix se présentèrent. Il ne voulut pas leur donner d'autre réponse. Le conseil s'assembla sur-le-champ, lui envoya demander encore une fois sa résolution, séance tenante; et, la réponse ayant été la même, on prononça que le Doge était relevé de son serment et déposé de sa dignité; on lui assignait une pension de 1500 ducats d'or, en lui enjoignant de sortir du palais dans huit jours, sous peine de voir tous ses biens confisqués 18.

Note 17: (retour) Ce décret est rapporté textuellement dans la notice.
Note 18: (retour) La notice rapporte aussi ce décret.

Le lendemain, ce décret fut porté au Doge, et ce fut Jacques Lorédan qui eut la cruelle joie de le lui présenter. Il répondit: «Si j'avais pu prévoir que ma vieillesse fût préjudiciable à l'état, le chef de la république ne se serait pas montré assez ingrat pour préférer sa dignité à la patrie; mais cette vie lui ayant été utile pendant tant d'années, je voulais lui en consacrer jusqu'au dernier moment. Le décret est rendu, je m'y conformerai.» Après avoir parlé ainsi, il se dépouilla des marques de sa dignité, remit l'anneau ducal, qui fut brisé en sa présence; et dès le jour suivant, il quitta ce palais, qu'il avait habité pendant trente-cinq ans, accompagné de son frère, de ses parens et de ses amis. Un secrétaire qui se trouva sur le perron, l'invita à descendre par un escalier dérobé, afin d'éviter la foule du peuple, qui s'était rassemblé dans les cours; mais il s'y refusa, disant qu'il voulait descendre par où il était monté; et quand il fut au bas de l'escalier des Géans, il se retourna, appuyé sur sa béquille, vers le palais, en proférant ces paroles: «Mes services m'y avaient appelé, la malice de mes ennemis m'en fait sortir.»

La foule qui s'ouvrait sur son passage, et qui avait peut-être désiré sa mort, était émue de respect et d'attendrissement 19. Rentré dans sa maison, il recommanda à sa famille d'oublier les injures de ses ennemis. Personne, dans les divers corps de l'état, ne se crut en droit de s'étonner qu'un prince inamovible eût été déposé sans qu'on lui reprochât rien; que l'état eût perdu son chef, à l'insu du sénat et du corps souverain lui-même. Le peuple seul laissa échapper quelques regrets: une proclamation du conseil des Dix prescrivit le silence le plus absolu sur cette affaire, sous peine de mort.

Note 19: (retour) On lit dans la notice ces propres mots: «Se fosse stato in loro potere, volentieri lo avrebbero restituito

Avant de donner un successeur à François Foscari, une nouvelle loi fut rendue, qui défendait au Doge d'ouvrir et de lire, autrement qu'en présence de ses conseillers, les dépêches des ambassadeurs de la république, et les lettres des princes étrangers 20.

Les électeurs entrèrent au conclave, et nommèrent au dogat Pascal Malipior, le 30 octobre 1457. La cloche de Saint-Marc, qui annonçait à Venise son nouveau prince, vint frapper l'oreille de François Foscari; cette fois sa fermeté l'abandonna: il éprouva un tel saisissement, qu'il mourut le lendemain 21.

Note 20: (retour) Hist. di Venezia, di Paolo Morosini, lib. 24.
Note 21: (retour) Hist. di Pietro Justiniani, lib. 8.

La république arrêta qu'on lui rendrait les mêmes honneurs funèbres que s'il fût mort dans l'exercice de sa dignité. Mais lorsqu'on se présenta pour enlever ses restes, sa veuve, qui de son nom était Marine Nani, déclara qu'elle ne le souffrirait point; qu'on ne devait pas traiter en prince, après sa mort, celui que, vivant, on avait dépouillé de la couronne; et que, puisqu'il avait consumé ses biens au service de l'état, elle saurait consacrer sa dot à lui faire rendre les derniers honneurs 22. On ne tint aucun compte de cette résistance; et, malgré les protestations de l'ancienne dogaresse, le corps fut enlevé, revêtu des ornemens ducaux, exposé en public, et les obsèques furent célébrées avec la pompe accoutumée. Le nouveau Doge assista au convoi en robe de sénateur.

La pitié qu'avait inspirée le malheur de ce vieillard, ne fut pas tout-à-fait stérile. Un an après, on osa dire que le conseil des Dix avait outrepassé ses pouvoirs; et il lui fut défendu, par une loi du grand conseil, de s'ingérer à l'avenir de juger le prince, à moins que ce ne fût pour cause de félonie 23.

Note 22: (retour) Hist. d'Egnatio, lib. 6, cap. 7.
Note 23: (retour) Ce décret est du 25 octobre 1458. La notice le rapporte.

Un acte d'autorité tel que la déposition d'un Doge inamovible de sa nature aurait pu exciter un soulèvement général, ou au moins occasionner une division dans une république autrement constituée que Venise. Mais, depuis trois ans, il existait dans celle-ci une magistrature, ou plutôt une autorité, devant laquelle tout devait se taire.

EXTRAIT
DE L'HISTOIRE DES RÉPUBLIQUES DU MOYEN AGE,
PAR J.C.L. SIMONDE DE SISMONDI, TOME X.

Le Doge de Venise, qui avait prévu par ce traité une guerre non moins dangereuse que celle qu'il avait terminée presque en même tems par le traité de Lodi, était alors parvenu à une extrême vieillesse. François Foscari occupait cette première dignité de l'état dès le 13 avril 1423. Quoiqu'il fût déjà âgé de plus de cinquante-et-un ans à l'époque de son élection, il était cependant le plus jeune des quarante-et-un électeurs. Il avait eu beaucoup de peine à parvenir au rang qu'il convoitait, et son élection avait été conduite avec beaucoup d'adresse. Pendant plusieurs tours de scrutin ses amis les plus zélés s'étaient abstenus de lui donner leur suffrage, pour que les autres ne le considérassent pas comme un concurrent redoutable 24. Le conseil des Dix craignait son crédit parmi la noblesse pauvre, parce qu'il avait cherché à se la rendre favorable, tandis qu'il était procurateur de Saint-Marc, en faisant employer plus de trente mille ducats à doter les jeunes filles de bonne maison, ou à établir de jeunes gentilshommes. On craignait encore sa nombreuse famille; car alors il était père de quatre enfans, et marié de nouveau; enfin on redoutait son ambition et son goût pour la guerre. L'opinion que ses adversaires s'étaient formée de lui fut vérifiée par les événemens; pendant trente-quatre ans que Foscari fut à la tête de la république, elle ne cessa point de combattre. Si les hostilités étaient suspendues durant quelques mois, c'était pour recommencer avec plus de vigueur. Ce fut l'époque où Venise étendit son empire sur Brescia, Bergame, Ravenne et Crême; où elle fonda sa domination de Lombardie, et parut sans cesse sur le point d'asservir toute cette province. Profond, courageux, inébranlable, Foscari communiqua aux conseils son propre caractère; et ses talens lui firent obtenir plus d'influence sur la république que n'avaient exercé la plupart de ses prédécesseurs. Mais si son ambition avait eu pour but l'agrandissement de sa famille, elle fut cruellement trompée: trois de ses fils moururent dans les huit années qui suivirent son élection; le quatrième, Jacob, par lequel la maison Foscari s'est perpétuée, fut victime de la jalousie du conseil des Dix, et empoisonna par ses malheurs les jours de son père 25.

Note 24: (retour) Marin Sanuto, Vite de' Duchi di Venezia, p. 967.
Note 25: (retour) Marin Sanuto, page 968.

En effet, le conseil des Dix, redoublant de défiance envers le chef de l'état, lorsqu'il le voyait plus fort par ses talens et sa popularité, veillait sans cesse sur Foscari, pour le punir de son crédit et de sa gloire. Au mois de février 1445, Michel Bevilacqua, Florentin, exilé à Venise, accusa en secret Jacques Foscari, auprès des inquisiteurs d'état, d'avoir reçu du duc Philippe Visconti des présens d'argent et de joyaux, par les mains des gens de sa maison. Telle était l'odieuse procédure adoptée à Venise, que, sur cette accusation secrète, le fils du Doge, du représentant de la majesté de la république, fut mis à la torture. On lui arracha par l'estrapade l'aveu des charges portées contre lui; il fut relégué pour le reste de ses jours à Napoli de Romanie, avec obligation de se présenter tous les matins au commandant de la place 26. Cependant le vaisseau qui le portait ayant touché à Trieste, Jacob, grièvement malade de la torture, et plus encore de l'humiliation qu'il avait éprouvée, demanda en grâce au conseil des Dix de n'être pas envoyé plus loin. Il obtint cette faveur, par une délibération du 28 décembre 1446; il fut rappelé à Trévise, et il eut la liberté d'habiter tout le Trévisan indifféremment 27.

Note 26: (retour) Marin Sanuto, p. 968.
Note 27: (retour) Ibid. Vite, p. 1123.

Il vivait en paix à Trévise, et la fille de Léonard Contarini, qu'il avait épousée le 10 février 1441, était venue le joindre dans son exil, lorsque, le 5 novembre 1450, Almoro Donato, chef du conseil des Dix, fut assassiné. Les deux autres inquisiteurs d'état, Triadano Gritti et Antonio Venieri, portèrent leurs soupçons sur Jacob Foscari, parce qu'un domestique à lui, nommé Olivier, avait été vu ce soir-là même à Venise, et avait des premiers donné la nouvelle de cet assassinat. Olivier fut mis à la torture; mais il nia jusqu'à la fin, avec un courage inébranlable, le crime dont on l'accusait, quoique ses juges eussent la barbarie de lui faire donner jusqu'à quatre-vingts tours d'estrapade. Cependant, comme Jacob Foscari avait de puissans motifs d'inimitié contre le conseil des Dix qui l'avait condamné, et qui témoignait de la haine au Doge son père, on essaya de mettre à son tour Jacob à la torture, et l'on prolongea contre lui ces affreux tourmens, sans réussir à en tirer aucune confession. Malgré sa dénégation, le conseil des Dix le condamna à être transporté à la Canée, et accorda une récompense à son délateur. Mais les horribles douleurs que Jacob Foscari avait éprouvées, avaient troublé sa raison; ses persécuteurs, touchés de ce dernier malheur, permirent qu'on le ramenât à Venise le 26 mai 1451. Il embrassa son père, il puisa dans ses exhortations quelque courage et quelque calme, et il fut reconduit immédiatement à la Canée 28. Sur ces entrefaites, Nicolas Erizzo, homme déjà noté pour un précédent crime, confessa, en mourant, que c'était lui qui avait tué Almoro Donato 29.

Note 28: (retour) Marin Sanuto, p. 1138.--M. Ant. Sabellico, Dec. III, lib. VI, fol. 187.
Note 29: (retour) Marin Sanuto, p. 1139.

Le malheureux Doge, François Foscari, avait déjà cherché, à plusieurs reprises, à abdiquer une dignité si funeste à lui-même et à sa famille. Il lui semblait que, redescendu au rang de simple citoyen, comme il n'inspirerait plus de crainte ou de jalousie, on n'accablerait plus son fils par ces effroyables persécutions. Abattu par la mort de ses premiers enfans, il avait voulu, dès le 26 juin 1433, déposer une dignité durant l'exercice de laquelle sa patrie avait été tourmentée par la guerre, par la peste, et par des malheurs de tout genre 30. Il renouvela cette proposition après les jugemens rendus contre son fils; mais le conseil des Dix le retenait forcément sur le trône, comme il retenait son fils dans les fers.

Note 30: (retour) Ibid., p. 1032.

En vain Jacob Foscari, obligé de se présenter chaque jour au gouverneur de la Canée, réclamait contre l'injustice de sa dernière sentence, sur laquelle la confession d'Erizzo ne laissait plus de doutes. En vain il demandait grâce au farouche conseil des Dix; il ne pouvait obtenir aucune réponse. Le désir de revoir son père et sa mère, arrivés tous deux au dernier terme de la vieillesse, le désir de revoir une patrie dont la cruauté ne méritait pas un si tendre amour, se changèrent en lui en une vraie fureur. Ne pouvant retourner à Venise pour y vivre libre, il voulut du moins y aller chercher un supplice. Il écrivit au duc de Milan, à la fin de mai 1456, pour implorer sa protection auprès du sénat: et sachant qu'une telle lettre serait considérée comme un crime, il l'exposa lui-même dans un lieu où il était sûr qu'elle serait saisie par les espions qui l'entouraient. En effet, la lettre étant déférée au conseil des Dix, on l'envoya chercher aussitôt, et il fut conduit à Venise le 19 juillet 1456 31.

Note 31: (retour) Marin Sanuto, p. 1162.

Jacob Foscari ne nia point sa lettre; il raconta en même tems dans quel but il l'avait écrite, et comment il l'avait fait tomber entre les mains de son délateur. Malgré ces aveux, Foscari fut remis à la torture, et on lui donna trente tours d'estrapade, pour voir s'il confirmerait ensuite ses dépositions. Quand on le détacha de la corde, on le trouva déchiré par ces horribles secousses. Les juges permirent alors à son père, à sa mère, à sa femme et à ses fils, d'aller le voir dans sa prison. Le vieux Foscari, appuyé sur un bâton, ne se traîna qu'avec peine dans la chambre où son fils unique était pansé de ses blessures. Ce fils demandait encore la grâce de mourir dans sa maison.--«Retourne à ton exil, mon fils, puisque ta patrie l'ordonne, lui dit le Doge, et soumets-toi à sa volonté.» Mais, en rentrant dans son palais, ce malheureux vieillard s'évanouit, épuisé par la violence qu'il s'était faite. Jacob devait encore passer une année en prison à la Canée, avant qu'on lui rendît la même liberté limitée à laquelle il était réduit avant cet événement; mais à peine fut-il débarqué sur cette terre d'exil, qu'il y mourut de douleur 32.

Note 32: (retour) Ibid., p. 1163.--Navagiero, Storia Venez., p. 1118.

Dès-lors, et pendant quinze mois, le vieux Doge, accablé d'années et de chagrins, ne recouvra plus la force de son corps ou celle de son ame; il n'assistait plus à aucun des conseils, et il ne pouvait plus remplir aucune des fonctions de sa dignité. Il était entré dans sa quatre-vingt-sixième année; et si le conseil des Dix avait été susceptible de quelque pitié, il aurait attendu en silence la fin, sans doute prochaine, d'une carrière marquée par tant de gloire et de malheurs. Mais le chef du conseil des Dix était alors Jacques Lorédano, fils de Marc, et neveu de Pierre, le grand amiral, qui, toute leur vie, avaient été ennemis acharnés du vieux Doge. Ils avaient transmis leur haine à leurs enfans, et cette vieille rancune n'était pas encore satisfaite 33. A l'instigation de Lorédano, Jérôme Barbarigo, inquisiteur d'état, proposa au conseil des Dix, au mois d'octobre 1457, de soumettre Foscari à une nouvelle humiliation. Dès que ce magistrat ne pouvait plus remplir ses fonctions, Barbarigo demanda qu'on nommât un autre Doge. Le conseil, qui avait refusé par deux fois l'abdication de Foscari, parce que la constitution ne pouvait la permettre, hésita avant de se mettre en contradiction avec ses propres décrets. Les discussions dans le conseil et la junte se prolongèrent pendant huit jours, jusque fort avant dans la nuit. Cependant on fit entrer dans l'assemblée Marco Foscari, procurateur de Saint-Marc, et frère du Doge, pour qu'il fût lié par le redoutable serment du secret, et qu'il ne pût arrêter les menées de ses ennemis. Enfin, le conseil se rendit auprès du Doge, et lui demanda d'abdiquer volontairement un emploi qu'il ne pouvait plus exercer. «J'ai juré, répondit le vieillard, de remplir jusqu'à ma mort, selon mon honneur et ma conscience, les fonctions auxquelles ma patrie m'a appelé. Je ne puis me délier moi-même de mon serment; qu'un ordre des conseils dispose de moi, je m'y soumettrai, mais je ne le devancerai pas.» Alors une nouvelle délibération du conseil délia François Foscari de son serment ducal, lui assura une pension de 2,000 ducats pour le reste de sa vie, et lui ordonna d'évacuer en trois jours le palais, et de déposer les ornemens de sa dignité. Le Doge ayant remarqué parmi les conseillers qui lui portèrent cet ordre, un chef de la Quarantie, qu'il ne connaissait pas, demanda son nom: «Je suis le fils de Marco Memmo,» lui dit le conseiller. «Ah! ton père était mon ami,» lui dit le vieux Doge en soupirant. Il donna aussitôt des ordres pour qu'on transportât ses effets dans une maison à lui; et le lendemain, 23 octobre, on le vit, se soutenant à peine, et appuyé sur son vieux frère, redescendre ces mêmes escaliers sur lesquels, trente-quatre ans auparavant, on l'avait vu installé avec tant de pompe, et traverser ces mêmes salles où la république avait reçu ses sermens. Le peuple entier parut indigné de tant de dureté exercée contre un vieillard qu'il respectait et qu'il aimait; mais le conseil des Dix fit publier une défense de parler de cette révolution, sous peine d'être traduit devant les inquisiteurs d'état. Le 20 octobre, Pascal Malipieri, procurateur de Saint-Marc, fut élu pour successeur de Foscari; celui-ci n'eut pas néanmoins l'humiliation de vivre sujet là où il avait régné. En entendant le son des cloches qui sonnaient en actions de grâces pour cette élection, il mourut subitement d'une hémorragie causée par une veine qui s'éclata dans sa poitrine 34.

Note 33: (retour) Vettor Sandi, Storia civile Venez., pt. II, lib. VIII, p. 715-717.
Note 34: (retour) Marin Sanuto, Vite de' Duchi di Venezia, p. 1164.--Chronicon Eugubinum, t. XXI, p. 992.--Cristoforo de Soldo, Istoria Bresciana, t. XXI, p. 891.--Novigero, Storia Veneziana, t. XXIII, p. 1120.--M.A. Sabellico, Dec. III, lib. VIII, f. 201.

«Le Doge, blessé de trouver constamment un contradicteur et un censeur si amer dans son frère, lui dit un jour en plein conseil: «Messire Augustin, vous faites tout votre possible pour hâter ma mort: vous vous flattez de me succéder; mais si les autres vous connaissent aussi bien que je vous connais, ils n'auront garde de vous élire.» Là-dessus il se leva, ému de colère, rentra dans son appartement, et mourut quelques jours après. Ce frère, contre lequel il s'était emporté, fut précisément le successeur qu'on lui donna. C'était un mérite dont on aimait à tenir compté, surtout à un parent, de s'être mis en opposition avec le chef de la république.»

(Daru, Histoire de Venise; vol. II, sect. xi, p. 533.)

FIN DE L'APPENDICE.


NOTE DE LORD BYRON.

Dans l'excellent et courageux ouvrage sur l'Italie, de lady Morgan, je remarque que l'expression Rome de l'Océan est appliquée à Venise; la même phrase se retrouve dans les Deux Foscari. Heureusement mon éditeur peut attester en mon nom que la tragédie fut composée et envoyée en Angleterre avant que j'eusse vu l'ouvrage de lady Morgan, que je reçus seulement le 16 d'août. Mais je m'empresse de remarquer cette coïncidence, et de céder l'originalité de la phrase à celle qui l'a pour la première fois présentée au public. Et je le fais avec d'autant plus d'empressement, que l'on m'apprend (car je me suis peu donné la peine de m'en assurer par moi-même) que je viens d'être l'objet d'une accusation de plagiat. Déjà l'on m'avait envoyé sous le voile de l'anonyme une déclaration menaçante de la même espèce, sans doute dans le but d'arracher de moi quelque argent. Quoi qu'il en soit, je n'ai rien à répondre aux imputations de ce genre. L'on m'accuse d'avoir composé la description d'un voyage en vers d'après le récit de plusieurs naufrages réels en prose, en prenant à cette source tous les matériaux qui me semblaient le plus importans. Gibbon fait un mérite au Tasse «d'avoir copié dans les chroniqueurs les plus minutieux détails du siége de Jérusalem.» La même chose est peut-être à blâmer chez moi; je m'en soucie fort peu.

Pendant que je travaillais à défendre le caractère de Pope, la troupe famélique des écrivains de Grub-Street semble avoir voulu attaquer le mien: rien de mieux, pour eux et pour moi. Une des accusations portées dans leur épître anonyme est surtout fort amusante: on y pose en fait sérieusement que «j'ai reçu 500 livres sterling pour avoir annoncé le cirage patenté de Day et Martin.» Voilà le compliment le plus flatteur que l'on ait jamais accordé à la puissance de mon style. On y voit encore la preuve qu'une personne a tenté de faire connaissance avec M. Townsend (homme de lois, qui vint, il y a trois ans, me trouver à Venise pour affaire), dans l'intention de recevoir de ce visiteur accidentel la confidence de quelques diffamations particulières sur mon compte. M. Townsend est libre de dire ce qu'il sait. Je ne rappelle cette circonstance que pour indiquer quel misérable monde se trouve renfermé au milieu du monde littéraire, et comment ces honnêtes gens-là travaillent. On me fait un autre crime, m'a-t-on dit, dans la Gazette littéraire, d'avoir écrit des notes pour la Reine Mab, ouvrage que je n'avais jamais vu avant sa publication, et que je me souviens d'avoir alors montré à M. Sotheby comme un poème d'un mérite et d'une imagination remarquable. Je n'ai pas écrit une seule de ces notes; je ne les ai jamais vues manuscrites. Personne même ne sait mieux que leur véritable auteur combien nous différons tous deux matériellement d'opinion quant à la partie métaphysique de l'ouvrage; mais je n'en admire pas moins hautement, avec tout ce qui n'est pas aveuglé par la bassesse et la bigotterie, ce qu'il y a de poésie dans cette production et dans les autres du même auteur.

M. Southey aussi, dans la pieuse préface d'un poème où l'irréligion est aussi inoffensive que dans Wat-Tyler l'esprit de sédition, attendu que l'un et l'autre restent également absurdes, invoque contre moi la sévérité des lois, attendu que la tolérance de pareils écrits aurait conduit à la révolution française: non pas des écrits dans le genre de Wat-Tyler, mais de ceux de l'école satanique. Cela est faux, et M. Southey sait fort bien que cela est faux. Tous les écrivains français de quelqu'indépendance furent persécutés; Voltaire et Rousseau furent exilés, Marmontel et Diderot furent mis à la Bastille; et le despotisme de ce tems fit une guerre continuelle à tous les écrivains de la même secte. En second lieu, la révolution française ne fut pas occasionnée par un écrit quelconque; elle serait arrivée quand même aucun de ces écrits n'eût existé. C'est la mode d'attribuer tout à la révolution française, et la révolution française à tout, excepté à sa réelle cause. Cette cause est évidente:--le gouvernement exigeait trop, et le peuple ne pouvait donner ni supporter davantage; sans cela, les encyclopédistes auraient inutilement usé toutes les plumes du monde. Et la révolution anglaise--(la première, j'entends), par qui fut-elle occasionnée? Certes, les puritains étaient aussi pieux, aussi sévères que Wesley ou son biographe! Je le répète donc; les actes,--les actes de la part du gouvernement, et non pas les écrits qui les attaquent, ont causé les tourmentes passées, et causeront celles qui se préparent.

Je ne suis pas révolutionnaire, mais je les regarde comme inévitables. Mon vœu serait de voir la constitution anglaise restaurée plutôt que renversée. Aristocrate par ma naissance, et j'ajouterai par mon caractère, j'ai encore la plus grande partie de ma fortune dans les fonds publics; qu'aurais-je donc à gagner à une révolution? Peut-être ai-je plus à y perdre, en tous cas, que M. Southey, avec toutes ses places, ses gratifications, pour ses panégyriques et ses calomnies. Mais, je le répète, une révolution est inévitable. Que le gouvernement soit fier d'avoir réprimé quelques misérables tumultes; ils ne sont que de faibles vagues repoussées pour un instant du rivage, tandis que la grande marée roule cependant, et gagne à chaque minute un nouveau terrain. M. Southey nous accuse de saper la religion du pays; croit-il donc la soutenir en écrivant des vies telle que celle de Wesley? Jamais un culte ne tombe sans qu'un autre ne le remplace. Il n'y eut, il n'y aura jamais de contrée sans religion. On nous citera encore la France; mais ce fut dans Paris seulement un parti frénétique, qui soutint, et pour un instant encore, la dogmatique absurdité de la théophilantropie. Si l'église d'Angleterre est renversée, elle tombera sous les coups des sectaires, et non pas des sceptiques. Les hommes sont aujourd'hui trop sages, trop éclairés, trop convaincus de leur immense importance dans les royaumes de la métaphysique, pour jamais se soumettre à l'impiété du doute. Il peut y avoir quelques spéculateurs incrédules; mais c'est comme quelques rares gouttes d'eau dans le pâle rayon de la raison humaine. Ils sont en fort petit nombre; et leurs opinions, dépouillées d'enthousiasme et sans aliment pour les passions, ne feront jamais de prosélytes,--à moins toutefois qu'on ne les persécute: cette circonstance, sans doute, pourrait leur donner quelque importance.

M. Southey triomphe avec une lâche férocité, en prévoyant le repentir du lit de mort des objets de sa haine; il a formé lui-même une charmante vision du jugement en prose aussi bien qu'en vers, et remplie de la plus impudente impiété. Quelles seront les sensations de M. Southey ou les miennes, dans l'instant terrible où il faudra quitter la vie? c'est ce que ni lui ni moi ne devrions songer à décider. Je n'ai pas attendu mon lit de mort pour me repentir d'une foule d'actions; j'ai cela de commun avec la plupart des hommes, tant soit peu réfléchis, et en dépit de l'orgueil diabolique que, dans sa fureur, ce misérable renégat attribue à ceux qui le méprisent. Sans doute il ne m'appartient pas de peser et de déterminer ce que j'ai pu faire de bien ou de mal; mais du moins je puis borner ma défense à l'assertion très-facile à prouver, que, dans ma position, j'ai toujours fait plus de bien réel dans une seule année, depuis que j'ai atteint ma vingtième, que n'en a fait M. Southey dans tout le cours de sa méprisable et mobile existence. Il est quelques actions que je puis me rappeler avec un noble orgueil, et que les calomnies d'un écrivain vendu ne sauraient atteindre. Il en est d'autres auxquelles je me reporte avec douleur et repentir; mais le seul acte de ma vie que M. Southey puisse réellement connaître, puisqu'il me mit en rapport avec l'un de ses amis intimes, ne saurait certainement être une occasion de déshonneur pour cet ami ni pour moi-même.

Je n'ignore pas les autres calomnies de M. Southey; je sais tout ce qu'il osa publier, à son retour de Suisse, contre moi et d'autres personnes honorables: dans ce monde, cette conduite lui a fait peu de profit, et si sa croyance est la bonne, elle doit lui en faire encore moins dans l'autre. Il ne m'appartient pas de préjuger quel sera son lit de mort: c'est une affaire entre lui et son créateur. Mais, certes, il est plaisant et odieux de voir l'arrogance de ce prédicateur indifférent de toutes les doctrines, désignant à la damnation éternelle, ses frères, quand il a dans son pupitre des productions telles que Wat-Tyler, l'Apothéose de George III, et l'Élégie sur Martin le régicide. Il semble que l'une de ses consolations soit une certaine note latine d'un certain ouvrage d'un certain M. Landor, pour lequel l'amitié de Robert Southey sera, dit-il, un honneur, quand les disputes éphémères et les éphémères réputations du jour seront oubliées. Pour moi, je n'envie pas une amitié ni une gloire réversible, avec les intérêts, comme la fortune de M. Thélusson, à la troisième et quatrième génération.--Cette amitié sera probablement aussi mémorable que les épopées de M. Southey, desquelles Porson a dit (comme je l'ai répété, il y a dix ou douze ans, dans les Bardes anglais), qu'on s'en souviendrait quand Homère et Virgile seront oubliés, et non pas avant. Je le laisse pour le présent.

FIN DE LA NOTE.




CAÏN,

MYSTÈRE.

«Or le serpent était le plus malin
des animaux que le Seigneur Dieu
avait faits.»
(Genèse, chap. III, vers. I.)








A

SIR WALTER SCOTT, BARONNET,



Ce Mystère de Caïn est dédié, par son obligé ami et dévoué serviteur,

L'AUTEUR.





PRÉFACE.


Les scènes suivantes sont intitulées Mystère, par allusion à l'ancien titre de mystère ou moralité donné aux drames dont le sujet était analogue. L'auteur n'a cependant pas pris les mêmes libertés qui jadis étaient tolérées dans les ouvrages de ce genre, comme peut s'en convaincre tout lecteur curieux de consulter ces productions très-profanes, en anglais, en français, en italien ou en espagnol. L'auteur s'est efforcé de conserver le langage qui convenait le mieux à ses personnages; et quand il a cru devoir emprunter celui de l'Écriture, il l'a reproduit en l'altérant aussi peu, même quant aux paroles, que pouvait le permettre le rhythme poétique. Le lecteur se souviendra que la Genèse ne dit pas qu'Ève fut tentée par un démon, mais par le serpent; et cela, uniquement parce qu'il était le plus subtil des animaux. Quelle que soit l'interprétation que les rabbins et les pères aient donnée à ce passage, j'ai dû prendre les mots comme je les ai trouvés, et répliquer avec l'évêque Watson, quand on lui citait en pareille occasion les Pères, tandis qu'il était recteur de Cambridge: «Voyez le livre,» entendant parler de l'Écriture. Il faut encore se rappeler que mon sujet n'a rien de commun avec le Nouveau-Testament, et que l'on ne pourrait, sans anachronisme, s'y reporter le moins du monde.

Depuis long-tems je n'ai lu de poèmes sur des sujets religieux. Je n'ai pas relu Milton depuis l'âge de vingt ans; mais avant cet âge, je l'avais tant de fois parcouru, que l'impression ne s'en est jamais effacée. Je n'ai pas lu la Mort d'Abel de Gessner depuis l'âge de huit ans, à Aberdeen. Le souvenir que j'en ai conservé est en général agréable; mais quant aux détails, je me souviens seulement que la femme de Caïn s'appelait Meala.--Dans mon ouvrage, je les appelle Adah et Zillah, les premiers noms féminins qui soient écrits dans la Genèse; c'était celui des femmes de Lamech: celles de Caïn et d'Abel ne sont pas désignées par leurs noms. Ainsi, dans le cas où le même sujet nous aurait inspiré quelques idées analogues, je puis dire que je l'ignore, et je ne m'en soucie que légèrement.

Le lecteur n'oubliera pas non plus qu'on ne trouve pas une seule allusion à la vie future dans les ouvrages de Moïse, ni même dans tout le vieux Testament. Les raisons de cette singulière omission sont développées dans le livre de Warburton, de la Légation divine; elles sont, ou elles ne sont pas satisfaisantes: mais il est certain qu'on n'en a pas trouvé de meilleures. J'ai pu supposer, dans tous les cas, que Caïn n'en avait pas encore pris connaissance, sans avoir eu besoin, je l'espère, de falsifier l'Écriture-Sainte.

Quant au langage de Lucifer, je ne pouvais guère le modeler sur celui d'un prédicateur chrétien; mais j'ai fait ce qui était en mon pouvoir pour le maintenir dans les bornes de la politesse spiritualiste.

S'il se défend d'avoir tenté Ève sous la forme du serpent, c'est uniquement parce que la Genèse n'offre pas la plus indirecte allusion à quelque chose de ce genre, et qu'elle ne met en scène le serpent que dans le cercle de ses facultés serpentines.


NOTA.--Le lecteur remarquera que l'auteur adopte dans ce poème l'opinion de Cuvier, que le monde, avant la création de l'homme, avait été déjà plusieurs fois détruit. Cette hypothèse, fondée sur l'étude des différentes couches de terre, et sur les ossemens des énormes animaux dont la race est perdue, et que l'on a trouvés parmi elles, n'est pas contraire au récit de Moïse, et sert plutôt à le confirmer. Nul ossement humain n'a été découvert, bien que ceux d'autres animaux dont la race est encore aujourd'hui conservée se retrouvent mêlés aux squelettes des races disparues. L'assertion de Lucifer, que le monde préadamite fut aussi peuplé d'êtres raisonnables, d'une intelligence supérieure à celle de l'homme, et doués d'une force comparable à celle du mammoth, etc., etc., est d'ailleurs une fiction poétique destinée à le servir dans ses projets de séduction.

Je dois ajouter qu'Alfieri a fait une tramélogédie intitulée Abel. Je ne l'ai jamais lue, non plus qu'aucun des autres ouvrages posthumes de cet écrivain, à l'exception de sa Vie.



PERSONNAGES.

HOMMES.

ADAM.
CAÏN.
ABEL.

FEMMES

ÈVE.
ADAH.
ZILLAH.

ESPRITS

L'ANGE DU SEIGNEUR.
LUCIFER.




CAÏN.




ACTE PREMIER.



SCÈNE PREMIÈRE.

(La scène se passe hors du Paradis.--Le soleil se lève.)

ADAM, ÈVE, CAÏN, ABEL, ADAH, ZILLAH,
offrant un sacrifice.


ADAM.

O Dieu, l'éternel, l'infini, le très-sage!--toi qui d'une parole fis jaillir des ténèbres la lumière sur l'abîme des eaux:--salut, Jéhovah! salut encore au retour de la lumière!

ÈVE.

O Dieu! qui nommas le jour, et séparas pour la première fois le matin de la nuit;--toi qui divisas les flots, et donnas le nom de firmament à une partie de ton ouvrage,--à jamais, salut!

ABEL.

O Dieu! qui transformas les élémens en terre, en eau, en air et en flamme; toi, père des jours et des nuits, et avec eux des mondes éclairés de leurs flambeaux, ou voilés de leurs ténèbres; toi qui communiques l'existence à des êtres faits pour en jouir et pour les aimer aussi bien que toi,--salut, mille fois salut!

ADAH.

Dieu éternel! père de toutes choses! qui créas ces êtres excellens et brillans de beauté, pour être aimés plus que toutes choses, à l'exception de toi,--permets-moi de les confondre avec toi dans le même amour.--Salut! mille fois salut!

ZILLAH.

O Dieu! qui, malgré ton amour, ta puissance et ta bonté, permis au serpent de nous séduire, et d'arracher mon père au paradis terrestre, préserve-nous aujourd'hui d'autres malheurs.--Salut! mille fois salut!

ADAM.

Caïn, mon fils, mon premier né, pourquoi gardes-tu le silence?

CAÏN.

Pourquoi parlerais-je?

ADAM.

Pour prier.

CAÏN.

N'avez-vous pas prié vous-même?

ADAM.

Oui, et de la plus grande ferveur.

CAÏN.

Et très-haut: je vous ai entendus.

ADAM.

Puisse Dieu nous avoir également entendus!

ABEL.

Ainsi soit-il!

ADAM.

Et cependant mon fils aîné se tait encore.

CAÏN.

Mieux vaut que je reste silencieux.

ADAM.

Pourquoi?

CAÏN.

Je n'ai rien à demander.

ADAM.

Rien dont tu puisses rendre grâce?

CAÏN.

Non.

ADAM.

Ne vis-tu pas?

CAÏN.

Ne dois-je pas mourir?

ÈVE.

Hélas! le fruit défendu de l'arbre commence à tomber devant nous.

ADAM.

Et nous devons le recueillir. O Dieu! pourquoi as-tu planté l'arbre de la science?

CAÏN.

Et pourquoi n'avez-vous pas cueilli le fruit de l'arbre de vie? alors vous auriez pu le braver!

ADAM.

O mon fils! ne blasphème pas: c'est ainsi que parlait le serpent.

CAÏN.

Pourquoi pas? le reptile parlait bien. Vous aviez l'arbre de la science, vous aviez celui de la vie:--la science est bonne et la vie est bonne; comment donc toutes deux peuvent-elles être mauvaises?

ÈVE.

Mon fils, tu parles comme à l'instant où je péchai, alors que tu n'étais pas encore né. Ne me rappelle pas mon malheur par le tien. Je me suis repentie. Ne m'offre pas la vue de l'un de mes enfans succombant aux inspirations du serpent devant les murs mêmes du paradis qu'il a pour jamais fermé à tes parens. Sois satisfait de ce qui est. Sans notre curiosité fatale, tu serais heureux dans ce moment,--ô mon cher fils!

ADAM.

Nos prières sont terminées, séparons-nous, et reprenons nos travaux: ils sont nécessaires sans être pénibles. La terre est jeune encore; elle récompense volontiers, par le don de ses fruits, notre léger travail.

ÈVE.

Caïn, vois ton père calme et résigné: fais comme lui.

(Adam et Ève sortent.)

ZILLAH.

Ne le veux-tu pas, mon frère?

ABEL.

Pourquoi ce nuage qui obscurcit ton front? il ne peut te servir de rien, si ce n'est à réveiller le courroux de l'Éternel.

ADAH.

Mon cher Caïn, serais-je également l'objet de ton courroux?

CAÏN.

Non, Adah! seulement je voulais être seul un instant. Abel! je souffre; mais ce mal sera passager. Devance mes pas, mon frère,--je ne tarderai pas à te suivre; et vous aussi, mes sœurs, ne tardez pas davantage: vous ne devez pas recevoir un repoussant accueil. Je vous suis.

ADAH.

Mais je reviendrai, si tu tardes quelque tems.

ABEL.

La paix du Seigneur soit dans votre ame, mon frère!

(Sortent Abel, Zillah, Adah.)

CAÏN, seul.

Et c'est là la vie!--Travailler! et pourquoi travailler?--parce que mon père n'a pu conserver sa place dans l'Éden. Mais en suis-je cause?--je n'étais pas né; je ne cherchais pas à naître, et je ne tiens nullement au sort dans lequel m'a placé cette naissance. Pourquoi faut-il qu'il ait cédé au serpent et à la femme? ou pourquoi souffrir d'avoir cédé? Quel crime dans cette faiblesse? L'arbre était planté, pourquoi ne l'était-il pas pour lui? et sinon, pourquoi le placer près de lui, au centre de l'Éden, et le plus beau de tous les arbres? A toutes mes questions, ils n'ont qu'une réponse: «Il l'a voulu; il est bon.» Et comment puis-je le savoir? Parce qu'il est tout-puissant, s'ensuit-il qu'il soit souverainement bon? Je ne le juge que par les résultats:--ils sont amers.--Faut-il que je les subisse pour une faute qui n'est pas la mienne? Mais qu'aperçois-je près d'ici?--une forme comme celle des anges; mais l'aspect plus triste et plus sévère que le leur. Je frémis malgré moi; pourquoi cependant le craindrais-je plus que les autres esprits dont je vois tous les jours, dans le crépuscule, les épées flamboyantes, alors qu'errant autour des portes dont l'entrée nous est interdite, je cherche à saisir quelque chose des jardins qui devaient être mon héritage, avant que la nuit n'en obscurcisse les murailles et les arbres immortels? Si les chérubins armés ne m'effraient pas, pourquoi frémirais-je à l'aspect de celui qui maintenant s'approche? Cependant, il semble plus puissant qu'eux tous; leur égal en beauté, et cependant moins radieux qu'il ne fut ou pourrait être. Le chagrin semble une partie de son immortalité; se pourrait-il? et la douleur ne serait-elle pas le partage exclusif des hommes? Le voici.

(Entre Lucifer.)

LUCIFER.

Mortel!

CAÏN.

Ange! quel es-tu?

LUCIFER.

Le maître des anges.

CAÏN.

S'il est ainsi, peux-tu les abandonner, et descendre près d'une vile poussière?

LUCIFER.

Je connais les pensées de la poussière; j'y compatis, ainsi qu'aux vôtres.

CAÏN.

Eh quoi! vous connaissez mes pensées?

LUCIFER.

Elles sont celles de tout être digne de penser;--c'est la partie immortelle de votre substance qui parle en vous.

CAÏN.

Quelle partie immortelle? cela ne nous a pas été révélé. L'arbre de vie nous fut enlevé par la folie de mon père, et celui de la science fut trop tôt dépouillé par l'avidité de ma mère; tout le fruit qui nous en soit resté est la mort!

LUCIFER.

Ils t'ont trompé; tu vivras.

CAÏN.

Je vis, mais je vis pour mourir. Je ne vois rien dans la mort qui m'effraie, si ce n'est que je sens un frisson invincible, un aveugle et naturel instinct de vie que j'abhorre, autant que je me méprise moi-même, et cependant que je ne puis dompter:--voilà pourquoi je vis encore. Pourquoi suis-je, hélas! né?

LUCIFER.

Tu vis, et tu vivras à jamais. Ne crois pas que la terre qui forme ton enveloppe soit la condition de ton existence:--elle te quittera, et tu seras encore le même.

CAÏN.

Le même! et pourquoi pas mieux?

LUCIFER.

Il se pourra que tu sois comme nous.

CAÏN.

Et vous?

LUCIFER.

Nous sommes éternels.

CAÏN.

Êtes-vous heureux?

LUCIFER.

Nous sommes puissans.

CAÏN.

Êtes-vous heureux?

LUCIFER.

Non: l'es-tu?

CAÏN.

Comment le serais-je? Regarde-moi.

LUCIFER.

Pauvre argile! Et tu as la prétention d'être malheureux! toi!

CAÏN.

Je le suis.--Mais toi, avec toute ta puissance, qui es-tu?

LUCIFER.

Un être qui aspire au rang de ton créateur, et qui ne t'aurait pas fait ce que tu es.

CAÏN.

Ah! tu me sembles presque un dieu, et--

LUCIFER.

Je ne le suis pas; et n'ayant pu le devenir, je ne veux être que ce que je suis. Il a vaincu; qu'il règne!

CAÏN.

Qui?

LUCIFER.

Le créateur de ton père et celui de la terre.

CAÏN.

Et du ciel, de tout ce qu'il renferme. J'ai entendu ses anges le chanter, et mon père le redire.

LUCIFER.

Ils disent--ce qu'ils sont forcés de chanter et de dire, sous peine d'être ce que je suis,--ce que tu es: des esprits et des hommes.

CAÏN.

Et que sommes-nous?

LUCIFER.

Des ames qui osent jouir de leur immortalité,--des ames qui osent regarder en face leur éternel tyran, et lui dire que son mal n'est pas bon. Si, comme il le dit, il nous a créés--ce que je ne sais ni ne crois;--quoi qu'il en soit--il ne peut nous anéantir: nous sommes immortels!--Bien plus, il en est ravi, afin de nous torturer davantage. Qu'il le fasse donc: il est tout-puissant;--mais dans sa grandeur, il n'est pas plus heureux que nous au milieu de nos tourmens. La bonté n'aurait pas fait le mal; et qu'a-t-il fait autre chose? Laissons-le cependant reposer sur son trône immense et solitaire; qu'il crée des mondes nouveaux pour adoucir l'ennui d'une insipide éternité et d'une immense solitude! Qu'il lance dans l'espace globes sur globes: le tyran n'en est pas moins seul; et s'il pouvait donner la faculté de le combattre, il serait moins malheureux. Mais qu'il règne, et que sans cesse il multiplie sa misère. Esprits et hommes, nous devons entre nous sympathiser: nos souffrances sont communes; apprenons à les supporter, en réunissant à jamais notre misère, tandis que lui, accablé sous le poids de sa grandeur, il ne pourra que créer encore, et toujours créer.--

CAÏN.

Tu me parles de choses qui, depuis long-tems, flottent comme autant de visions à travers mes pensées: je ne pouvais concilier ce que je vois avec ce que j'entends. Mon père et ma mère me parlent de serpent, d'arbres et de fruits; je vois les portes de ce qu'ils nomment leur paradis gardées par l'épée flamboyante de chérubins qui nous repoussent, eux et moi; je sens le poids d'un travail journalier et d'une constante pensée; je contemple un monde où je ne semble rien, avec des idées qui semblent capables de tout maîtriser:--mais je me croyais seul en proie à ce genre de misère.--Mon père est abattu; ma mère n'a plus cette ame qui lui faisait aspirer après la science, au risque d'une malédiction éternelle; mon frère est un jeune gardeur de troupeaux, qui offre les premiers nés de ses brebis à celui qui ne permet pas à la terre de rien donner qui ne soit arrosé de nos sueurs; ma sœur Zillah chante un hymne d'actions de grâces avant les oiseaux du matin; et mon Adah, ma bien-aimée, elle ne comprend rien aux soucis qui me dévorent: en un mot, jusqu'alors, aucun être n'avait sympathisé avec moi. Eh bien!--je suis ravi de m'associer aux esprits.

LUCIFER.

Si ton ame ne te rendait pas digne d'une pareille association, je n'apparaîtrais pas maintenant à tes yeux. Comme la première fois, un serpent eût suffi pour te charmer.

CAÏN.

Oh! serait-ce donc toi qui tentas ma mère?

LUCIFER.

Je ne tente qu'avec l'appât de la vérité. N'y avait-il pas l'arbre de la science? l'arbre de vie n'était-il pas encore chargé de fruits? Suis-je cause qu'elle trembla d'y toucher? Est-ce moi qui plaçai des objets défendus à la portée d'êtres innocens, et que leur innocence même devait rendre curieux? Moi, je vous aurais créés des dieux; et celui qui vous a exilés ne l'a fait que pour vous empêcher «de manger le fruit de vie, et de devenir des dieux comme nous.» N'étaient-ce pas là ses paroles?

CAÏN.

Oui; et je les entendis de ceux qui les avaient entendues au milieu des éclairs.

LUCIFER.

Quel était donc le démon, de celui qui vous défendait de vivre, ou de celui qui voulait vous faire vivre à jamais dans le bonheur et le pouvoir de la science?

CAÏN.

Pourquoi n'ont-ils pas ravi le fruit de l'un et de l'autre arbre, ou n'ont-ils pas laissé tous les deux?

LUCIFER.

L'un vous appartient déjà, l'autre peut vous appartenir encore.

CAÏN.

Et par quel moyen?

LUCIFER.

En résistant; en demeurant vous-mêmes. L'ame est supérieure à tout, quand l'ame veut bien se comprendre, quand elle se fait le point central du cercle qui l'entoure,--et qu'elle est faite pour maîtriser.

CAÏN.

Mais n'as-tu pas tenté mes parens?

LUCIFER.

Moi? misérable poussière! et pourquoi, comment les aurais-je tentés?

CAÏN.

Le serpent, disent-ils, était un esprit.

LUCIFER.

Qui l'a dit? cela n'est pas écrit là-haut. L'homme, dans ses craintes immenses et sa petite vanité, peut bien rejeter sur les substances spirituelles le tort de sa propre chute; mais notre orgueilleux despote ne voudrait pas falsifier ainsi les faits. Le serpent était le serpent,--rien de plus, et cependant l'égal de ceux qu'il tenta, par sa nature terrestre comme la leur;--leur supérieur en sagesse, puisqu'il put les séduire, et leur donner la connaissance qui devait détruire leurs insipides plaisirs. Crois-tu que je voulusse revêtir l'enveloppe des êtres qui doivent mourir?

CAÏN.

Mais, enfin, le reptile avait-il un démon en lui?

LUCIFER.

Il ne fit qu'en éveiller un dans ceux qu'entraînait sa langue venimeuse. Je te répète que le serpent n'était rien de plus qu'un serpent: demande-le au chérubin qui garde l'arbre séducteur. Quand des milliers de siècles auront roulé sur vos cendres dispersées et sur celles de votre race, les habitans de la terre pourront bien alors cacher sous les fables leurs fautes primitives, m'attribuant un déguisement que je méprise, comme je méprise tout ce qui plie le genou devant celui qui ne fit des êtres que pour les courber devant sa triste et solitaire éternité; mais nous qui voyons la vérité en face, nous devons la reproduire. Tes malheureux parens écoutèrent les conseils d'un reptile; ils tombèrent. Et pourquoi les esprits les auraient-ils tentés? Quel objet digne d'envie, que les bornes étroites de votre paradis, pour des intelligences qui peuvent traverser l'espace!--Mais je te parle de choses que tu ignores, avec ton arbre de la science.

CAÏN.

Mais du moins tu ne peux parler d'une nouvelle science sans m'inspirer le désir de la pénétrer, la soif de m'en abreuver; oui, mon ame est digne de la comprendre.

LUCIFER.

En aurais-tu le courage?

CAÏN.

Tu peux l'éprouver.

LUCIFER.

Oserais-tu contempler la mort?

CAÏN.

Je ne l'ai pas encore vue.

LUCIFER.

Mais tu devras la subir.

CAÏN.

Mon père dit que c'est une chose terrible, ma mère pleure en l'entendant nommer: Abel, alors, lève les yeux au ciel; Zillah laisse retomber les siens vers la terre, en soupirant une prière; Adah me regarde, et se tait.

LUCIFER.

Mais toi?

CAÏN.

D'indicibles pensées pénètrent dans mon cœur embrasé, quand j'entends parler de cette toute-puissante mort qui semble inévitable. Ne pourrais-je lutter contre elle? J'ai lutté avec le lion, quand j'étais encore enfant; je jouais avec lui, jusqu'à ce qu'il s'échappât de mes bras en rugissant.

LUCIFER.

Elle n'a pas de forme; mais elle anéantira tous les êtres, enfans de la terre, qui sont revêtus d'une forme.

CAÏN.

Ah! je croyais que c'était un être; et quel autre qu'un être pouvait créer quelque chose d'aussi fatal aux êtres?

LUCIFER.

Demande au destructeur.

CAÏN.

Quel est-il?

LUCIFER.

Le créateur.--Donne-lui le nom qu'il te plaira; il ne crée que pour détruire.

CAÏN.

Je ne le savais pas; cependant, au nom de la mort, je le conjecturais: je ne la connais pas, mais elle me semble horrible. Dans la vaste désolation des nuits, je l'ai recherchée, j'ai tenté de la surprendre; et quand je voyais les formes gigantesques que l'ombrage jetait sur les murs d'Éden, et que traversait le glaive étincelant des chérubins, j'attendais après ce que je croyais elle: car, en même tems que la crainte, naissait dans mon cœur le désir de connaître ce qui devait tous nous subjuguer;--mais rien ne se présentait. Alors je détachais mes yeux accablés de la vue du paradis défendu, notre première patrie; je les reportais aux flambeaux répandus sur nos têtes, si nombreux et si ravissans: eux aussi devront-ils donc mourir?

LUCIFER.

Peut-être;--mais long-tems après que vous ne serez plus, toi et les tiens.

CAÏN.

J'en suis ravi; je n'aurais pas voulu les voir mourir: ils sont trop beaux. Qu'est-ce que la mort? Je sens, et je le crains, que c'est une chose terrible; mais, pourquoi? je ne puis le comprendre. On nous l'a dénoncée comme un mal, à nous, à ceux qui péchèrent, à ceux qui ne péchèrent pas:--ce mal, quel est-il?

LUCIFER.

On l'apprend dans la terre.

CAÏN.

Mais pourrai-je le connaître?

LUCIFER.

Comme je n'ai rien de commun avec la mort, je ne puis répondre.

CAÏN.

Je ne serais qu'une poussière tranquille, il n'y aurait pas de mal; et que n'ai-je jamais été autre chose!

LUCIFER.

Ce vœu est ignoble; il est même indigne de ton père: car, du moins, il souhaita de connaître.

CAÏN.

Mais non pas de vivre; car il eût dépouillé l'arbre de vie.

LUCIFER.

Il en fut empêché.

CAÏN.

Erreur mortelle, de n'avoir pas d'abord cueilli ce fruit; mais avant de ravir la science, il ne connaissait pas la mort. Hélas! à peine si j'entrevois ce qu'elle est, et pourtant je la redoute:--je tremble devant ce que j'ignore!

LUCIFER.

Et moi, je ne crains rien, parce que je connais tout: voilà quelle est la vraie science.

CAÏN.

Veux-tu m'apprendre tout?

LUCIFER.

Oui, à une condition.

CAÏN.

Désigne-la.

LUCIFER.

C'est que tu t'inclineras pour adorer en moi--ton seigneur.

CAÏN.

Tu n'es pas le seigneur que mon père adore.

LUCIFER.

Non.

CAÏN.

Es-tu son égal?

LUCIFER.

Non;--je n'ai rien de commun avec lui! je ne le voudrais pas. Je veux être au-dessus,--au-dessous, tout enfin, plutôt que de partager ou de reconnaître son pouvoir. Je reste à part, mais pourtant je suis grand;--il en est beaucoup qui m'adorent, un plus grand nombre encore m'adorera dans la suite:--sois au nombre des premiers.

CAÏN.

Jusqu'à présent, je ne me suis pas incliné devant le Dieu de mon père, bien que mon frère Abel me conjurât souvent de me joindre à lui dans un commun sacrifice:--pourquoi fléchirais-je devant toi?

LUCIFER.

N'as-tu jamais fléchi le genou devant lui?

CAÏN.

Je te l'ai dit;--et quel besoin de le dire? ta science suprême ne doit-elle pas te l'apprendre?

LUCIFER.

Celui qui n'a pas fléchi devant lui s'incline devant moi!

CAÏN.

Je ne fléchis devant personne.

LUCIFER.

Tu n'en es pas moins mon adorateur: lui refuser son hommage, c'est par cela même me l'accorder.

CAÏN.

Que veux-tu dire?

LUCIFER.

Tu le sauras--et bientôt.

CAÏN.

Découvre-moi du moins le mystère de mon existence.

LUCIFER.

Suis-moi où je te conduirai.

CAÏN.

Mais je dois retourner pour travailler à la terre;--j'ai promis--

LUCIFER.

Quoi?

CAÏN.

De cueillir les prémices de quelques fruits.

LUCIFER.

Pourquoi?

CAÏN.

Pour les offrir sur un autel avec Abel.

LUCIFER.

N'as-tu pas dit que jamais tu n'avais fléchi devant celui qui t'a créé?

CAÏN.

Oui;--mais les vives instances d'Abel m'ont entraîné: l'offrande est plutôt la sienne que la mienne,--et Adah--

LUCIFER.

Pourquoi hésiter ainsi?

CAÏN.

C'est ma sœur, née le même jour, des mêmes entrailles; elle m'a arraché à force de pleurs cette promesse: car pour ne pas la voir pleurer, il me semble que je supporterais tout, et que j'adorerais tout.

LUCIFER.

Alors, suis-moi!

CAÏN.

Volontiers.

(Entre Adah.)

ADAH.

Mon frère, je viens vers toi; c'est l'heure du repos et du bonheur,--et nous en jouissons moins en ton absence. Tu n'as pas travaillé ce matin; mais j'ai fait nos deux tâches. Viens! les fruits sont mûrs; ils sont colorés comme la lumière à laquelle ils doivent leur saveur: viens!

CAÏN.

Ne vois-tu pas?

ADAH.

Je vois un ange; nous en avons vu beaucoup. Voudrait-il partager nos instans de repos?--il est le bien-venu.

CAÏN.

Il ne ressemble pas aux anges que nous avons vus.

ADAH.

Est-ce qu'il en est d'autres? Il est le bien-venu, s'il leur ressemble. Ils n'ont pas dédaigné de s'asseoir quelquefois à notre table.--Que veut-il?

CAÏN, à Lucifer.

Le veux-tu?

LUCIFER.

Et toi, veux-tu être à moi?

CAÏN.

Il faut que je m'éloigne avec lui.

ADAH.

Quoi! nous laisser?

CAÏN.

Oui.

ADAH.

Moi!

CAÏN.

Chère Adah!

ADAH.

Laisse-moi te suivre.

LUCIFER.

Non! elle ne le doit pas.

ADAH.

Qui es-tu pour te mettre ainsi entre nos deux cœurs?

CAÏN.

C'est un dieu.

ADAH.

Comment le sais-tu?

CAÏN.

Il parle comme un dieu.

ADAH.

Le serpent aussi, et il mentait.

LUCIFER.

Tu te trompes, Adah!--L'arbre dont il parlait n'était-il pas celui de la science?

ADAH.

Oui,--pour notre malheur éternel.

LUCIFER.

Encore ce malheur était-il la science:--il n'a donc pas menti. S'il vous a perdus, il n'a pas, du moins, trahi la vérité; et l'essence de la vérité ne peut être que bonne.

ADAH.

Tout ce que nous savons d'elle, c'est qu'elle a réuni sur nos têtes tous les maux: expulsion de notre patrie, terreur, travail, sueur et lassitude; regrets du passé, espérance de ce qui ne se réalise pas. Caïn! ne va pas avec cet esprit; souffre encore ce que nous avons déjà souffert, et aime-moi.--Je t'aime.

LUCIFER.

Tu l'aimes? Quoi! plus que ta mère et que ton père?

ADAH.

Oui; est-ce un péché encore?

LUCIFER.

Non,--pas encore; mais plus tard c'en sera un--pour vos enfans.

ADAH.

Comment! ma fille ne pourra-t-elle pas aimer son frère Énoch?

LUCIFER.

Comme tu aimes Caïn? non.

ADAH.

O mon Dieu! ils ne s'aimeraient pas? ils ne reproduiraient pas des êtres aimans comme eux? N'ont-ils pas sucé le lait du même sein? Leur père n'était-il pas sorti des mêmes flancs, et à la même heure que moi? Ne nous aimons-nous pas l'un l'autre? et multipliant notre existence, ne multiplions-nous pas des êtres qui se chériront encore, et comme je te chéris, mon Caïn? Oh! ne va pas avec cet esprit; il n'est pas des nôtres.

LUCIFER.

Le péché dont je parle n'est pas de mon œuvre; en vous, il ne peut être un péché,--bien qu'il le paraisse dans ceux auxquels vous transmettrez votre humanité.

ADAH.

Qu'est-ce qu'un péché qui n'est pas péché en lui-même? Les circonstances peuvent-elles tour à tour transformer le péché en vertu?--S'il en est ainsi, nous sommes donc les esclaves de--

LUCIFER.

Des êtres plus élevés que vous sont esclaves; et de plus élevés qu'eux ont préféré la liberté des tortures aux lentes agonies d'une adulation qui s'exhalait en hymnes, en concerts, en prières intéressées vers le Tout-Puissant, non parce qu'il inspirait de l'amour, mais parce qu'il était tout-puissant, parce qu'il éveillait leur ambition ou leur terreur.

ADAH.

La toute-puissance doit s'unir à la toute-bonté.

LUCIFER.

Alors, que signifie Éden?

ADAH.

Démon! ne me tente pas par ta beauté; plus que le serpent, tu es beau: tu es aussi menteur que lui.

LUCIFER.

Aussi sincère. Demandez à Ève, votre mère; n'a-t-elle pas conquis la science du bien et du mal?

ADAH.

O ma mère! tu as cueilli un fruit plus fatal à tes descendans qu'à toi-même. Toi, du moins, tu as passé ta jeunesse dans le paradis, jouissant de l'innocence et du bonheur de converser avec des esprits bienheureux; pour nous, tes enfans, ignorans de l'Éden, nous vivons environnés par les démons qui, s'emparant des paroles de Dieu, nous séduisent, en profitant de nos propres pensées, de nos regrets et de notre curiosité.--Ainsi devins-tu la proie du serpent dans tes plus beaux jours de simplicité, de candeur et de joie. Je ne sais que répondre à l'être immortel qui se tient devant moi; je ne puis le détester; je le contemple avec une inquiétude qui n'est pas sans charme, et pourtant je ne puis m'éloigner de lui. Dans son regard est une attraction magique qui fixe sur les siens mes yeux éblouis; mon cœur bat avec rapidité; je tremble, et pourtant je me rapproche plus près,--toujours plus près. Caïn! ô Caïn! défends-moi de lui!

CAÏN.

Pourquoi craindre, mon Adah? ce n'est pas un mauvais ange.

ADAH.

Ce n'est pas Dieu;--il n'est pas à Dieu. J'ai vu les chérubins et les séraphins: il ne regarde pas comme eux.

CAÏN.

Mais il est des esprits plus élevés encore:--les archanges.

LUCIFER.

De plus élevés encore que les archanges.

ADAH.

Oui;--mais ils ne sont pas heureux.

LUCIFER.

Si le bonheur consiste dans l'esclavage,--non.

ADAH.

J'ai entendu dire que les séraphins aimaient le plus,--les chérubins connaissaient le mieux:--celui-ci doit être un chérubin,--car il n'aime pas.

LUCIFER.

Et si la science la plus élevée affaiblit l'amour, comment se fait-il que vous cessiez d'aimer en commençant à connaître? Puisque les chérubins qui savent tout, aiment le moins, l'amour des séraphins ne peut être que l'ignorance: qu'ils soient incompatibles, la sentence portée contre tes malheureux parens le prouve assez. Choisissez donc entre l'amour et la science:--il n'est pas d'autre choix. Votre père s'est déjà décidé: son culte n'est que de la peur.

ADAH.

O Caïn! choisis l'amour.

CAÏN.

Oui, pour toi, chère Adah! mais le choix est inutile:--il est né avec moi;--je n'aime rien de plus.

ADAH.

Et nos parens?

CAÏN.

Nous aimaient-ils quand ils enlevèrent de l'arbre ce qui nous exila tous du paradis?

ADAH.

Alors nous n'étions pas née;--et quand nous l'aurions été, ne devrions-nous pas les aimer, ainsi que nos enfans, Caïn?

CAÏN.

Mon petit Énoch! et sa sœur encore bégayante! Ah! si je pouvais les croire heureux, j'oublierais à demi--mais jamais on ne l'oubliera, même après trois milliers de générations! jamais les hommes ne chériront la mémoire de l'homme qui, dans la même heure, perpétua la source du mal et de l'humanité. Ils se sont emparés de l'arbre de la science et du péché;--non contens de leur propre infortune, ils nous ont imposé, à moi,--à toi, au petit nombre des êtres aujourd'hui vivans, à la multitude innombrable des êtres à venir, l'obligation d'hériter d'une agonie que le tems ne peut qu'accroître encore!--Et je serai le père de tant d'infortunés! et ta beauté, ton amour,--ma tendresse, les momens ravissans écoulés dans tes bras; tout ce que nous aimons dans nous-mêmes et dans nos enfans, doit les conduire, après de longues années de péchés et de douleur,--ou même après quelques instans également pénibles, et mêlés à peine d'une courte lueur de plaisir; tout cela doit les mener à la mort,--ce fantôme inconnu! Non! l'arbre de la science n'a pas acquitté sa promesse:--s'ils ont péché, ils devaient du moins, en échange, savoir tout ce qui est du domaine de la science, et, par conséquent, les mystères qui environnent la mort! Que savent-ils?--qu'ils sont misérables. Quel besoin de serpens et de fruits pour nous l'apprendre?

ADAH.

Je ne serais pas à plaindre, Caïn, si tu étais heureux.--

CAÏN.

Sois donc heureuse seule:--je ne veux pas d'un bonheur qui m'avilit, moi et les miens.

ADAH.

Seule, je ne pourrais, je ne voudrais pas être heureuse; mais je pense qu'entourée de leurs bras je puis l'être, en dépit de la mort que je ne redoute pas, puisque je l'ignore, bien qu'elle paraisse un fantôme terrible,--si j'en juge d'après ce que j'en entends dire.

LUCIFER.

Et, dis-tu, tu pourrais être heureuse seule?

ADAH.

Seule! O mon Dieu! qui pourrait être heureux ou bon dans la solitude? L'isolement est à mes yeux un péché; si ce n'est quand je pense que bientôt je reverrai mon frère, son frère, nos enfans et nos parens.

LUCIFER.

Ton Dieu est pourtant seul: est-il heureux, est-il bon?

ADAH.

Tu te trompes; il a les anges et les mortels à rendre heureux: son bonheur consiste à le répandre autour de lui; et quel bonheur peut-il exister qu'on ne cherche à répandre?

LUCIFER.

Interrogez votre père sur son exil d'Éden,--sur son premier-né;--interrogez votre propre cœur: il n'est pas tranquille.

ADAH.

Hélas! non; et vous--êtes-vous du ciel?

LUCIFER.

Si je n'en suis pas, jugez quel est ce bonheur universel que se plaît à répandre (comme vous le dites) ce créateur tout-puissant et souverainement bon de la vie et des choses vivantes; c'est là son secret, et il le garde. Nous devons souffrir, quelques-uns de nous doivent résister, et le tout en vain, à entendre ces séraphins. Mais il faut en faire l'épreuve, puisque d'ailleurs nous ne serions pas mieux. Il y a dans les esprits un sens qui leur indique toujours le juste, comme au sein des nuits vos yeux, jeunes mortels, se dirigent naturellement vers l'étoile vigilante qui annonce le matin.

ADAH.

C'est une ravissante étoile; sa beauté me force à l'aimer.

LUCIFER.

Et pourquoi ne l'adorez-vous pas?

ADAH.

Notre père n'adore que l'être invisible.

LUCIFER.

Le symbole de l'invisible est ce qu'il y a de plus ravissant dans ce qui est visible; et cet astre brillant est le conducteur de l'armée céleste.

ADAH.

Notre père dit qu'il a vu le Dieu même qui le créa, lui et ma mère.

LUCIFER.

Toi, l'as-tu vu!

ADAH.

Oui,--dans ses œuvres.

LUCIFER.

Mais en lui-même?

ADAH.

Non,--si ce n'est dans mon père qui est l'image de Dieu, ou dans ses anges qui te ressemblent,--plus brillans encore, mais moins beaux, et d'un aspect moins imposant. Ils nous apparaissent éclatans comme le silencieux milieu du jour; mais pour toi, tu ressembles à la nuit éthérée, quand de longs et blancs nuages croisent l'immensité violette, quand d'innombrables étoiles étincellent sur l'admirable et mystérieuse voûte entourée d'objets qui semblent tentés de briller comme le soleil; leur beauté, leur multitude, leurs mouvemens, leurs doux rayons, tout nous entraîne vers eux: ils remplissent mes yeux de larmes; tu produis sur moi le même effet. Tu ne sembles pas heureux; ah! ne nous entraîne pas dans ton malheur, et je pleurerai sur toi.

LUCIFER.

Hélas! ces pleurs! tu ne sais pas quels océans doivent en être répandus--

ADAH.

Par moi?

LUCIFER.

Par tous.

ADAH.

Comment, tous?

LUCIFER.

Par des millions, des myriades,--par toute la terre peuplée,--la terre non peuplée,--par l'enfer toujours encombré des êtres dont ton sein doit être le germe.

ADAH.

O Caïn! cet esprit nous maudit.

CAÏN.

Laisse-le dire; je veux le suivre.

ADAH.

Où?

LUCIFER.

Dans un endroit d'où il pourra revenir vers toi dans une heure; mais d'ici là, il verra des objets de plusieurs siècles.

ADAH.

Comment cela peut-il être?

LUCIFER.

Votre créateur n'a-t-il pas fait en quelques jours, du débris des anciens mondes, celui que vous habitez? et moi qui l'ai aidé dans cette œuvre, ne pourrais-je montrer dans une heure ce qu'il a fait en plusieurs, ou détruit en moins de tems encore?

CAÏN.

Je suis prêt à te suivre.

ADAH.

Mais dans une heure, reviendra-t-il sain et sauf?

LUCIFER.

Oui. Pour nous, les actes sont indépendans des entraves du tems; nous pouvons franchir en une heure l'éternité, ou bien transporter dans le cercle d'une heure tout ce que l'éternité renferme. Notre souffle ne se règle pas comme celui des mortels--mais cela est un mystère. Caïn, viens avec moi.

ADAH.

Reviendra-t-il?

LUCIFER.

Oui, femme! lui seul entre tous les mortels (le premier et le dernier, à l'exception d'un.....) reviendra de ces lieux, et te sera rendu pour peupler avec toi cette contrée silencieuse et aride, comme le sera votre monde, aujourd'hui borné à quelques habitans.

ADAH.

Où demeures-tu?

LUCIFER.

Au milieu des espaces. Où devrais-je demeurer? près de ton ou tes dieux:--il n'en est rien. C'est en ma présence que toutes les divisions s'opèrent; la vie et la mort,--le tems et l'éternité,--le ciel et la terre.--Ce qui n'est ni ciel ni terre est habité de l'ombre de ceux qui jadis l'habitaient ou plus tard l'habiteront:--voilà mes domaines! Du moins puis-je les séparer de son empire, et posséder un royaume qui n'est pas sien; et si je n'étais pas ce que je dis, pourrais-je demeurer en ces lieux? vous ne faites qu'entrevoir ses anges.

ADAH.

En effet; ils apparurent quand le beau serpent parla pour la première fois à notre mère.

LUCIFER.

Caïn! tu m'as entendu. Soupires-tu après la science? je puis assouvir ta soif: je ne te demande pas de partager des fruits qui pourraient te ravir un seul des biens que vous ait laissés le vainqueur. Suis-moi.

CAÏN.

Esprit! je l'ai dit.

(Caïn et Lucifer sortent.)

ADAH s'écrie en les suivant:

Caïn! Caïn! mon frère!

FIN DU PREMIER ACTE.




ACTE II.



SCÈNE PREMIÈRE.

(L'abîme de l'espace.)

CAÏN, LUCIFER.


CAÏN.

Je foule l'air et ne tombe pas; cependant je tremble de tomber.

LUCIFER.

Si tu as foi en moi, les airs te soutiendront, les airs dont je suis souverain.

CAÏN.

Mais puis-je le faire sans impiété?

LUCIFER.

Croire est ne pas tomber, douter est périr! Tel est l'édit que porte l'autre Dieu, celui qui me donne devant ses anges le nom de Démon. Ce nom, ils le répètent en écho à des êtres misérables qui, ne connaissant rien au-dessus de leurs sens rétrécis, s'inclinent devant le mot qui frappe leur oreille, et croient toujours sincèrement le bien ou le mal que l'on proclame devant leur faiblesse. Je n'exige rien de pareil: honore-moi ou ne m'honore pas, tu franchiras des mondes au-delà de ton petit monde; quelques doutes conçus par toi durant ta fragile existence ne seront pas récompensés par des tortures de ma conception. Une heure viendra qu'en planant sur quelques gouttes d'eau, un homme dira à un homme: Crois en moi, et marche sur les eaux; alors l'homme pourra braver les vagues en sécurité. Je ne te dirai pas: Crois en moi, comme la condition de ton salut; mais: Suis mes pas sur le gouffre des espaces, et je te montrerai ce que tu ne pourras prendre pour un mensonge, l'histoire des mondes passés, présens et futurs.

CAÏN.

O dieu, démon, ou ce que tu peux être, est-ce là votre terre?

LUCIFER.

Eh quoi! tu ne reconnais pas la poussière dont votre père fut formé?

CAÏN.

Se peut-il? Ce petit cercle bleu nageant dans l'espace éthéré, et près de lui un cercle plus étroit encore, et dont la lueur rappelle celle de notre nuit terrestre; est-ce là notre paradis?

LUCIFER.

Indique-moi la position de ce paradis.

CAÏN.

Comment le pourrais-je? A mesure que nous avançons, il devient toujours plus petit; et en diminuant progressivement, il s'entoure d'une auréole semblable à la lumière qui jaillit de la plus belle des étoiles, quand je la contemple des limites du paradis. En nous écartant, je crois les voir toutes deux se joindre aux innombrables étoiles qui nous entourent, et augmenter ainsi leur multitude infinie.

LUCIFER.

Et s'il existait des mondes plus grands que le tien, habités par des formes plus grandes; si ces mondes étaient plus nombreux que la poussière de la triste terre, multipliée comme elle le sera en atomes animés, tous vivans, tous condamnés au malheur et à la mort, que penserais-tu?

CAÏN.

Je serais fier de la pensée qui comprend de telles choses.

LUCIFER.

Mais si cette haute pensée était enchaînée à une masse servile de matière; si, connaissant de telles choses, aspirant après elles, et après une science encore plus élevée, tu demeurais l'esclave des besoins les plus grossiers et les plus misérables; si tes plaisirs les plus purs n'étaient qu'un avilissement déguisé, une illusion énervante et honteuse, dont le seul but serait de t'entraîner à renouveler des corps et des ames toutes condamnées à la même fragilité, presque toutes à la même infortune--

CAÏN.

Esprit! je ne connais pas la mort, si ce n'est que c'est un être terrible, un hideux héritage qu'avec la vie je dois à mes parens, et dont je les ai entendu parler; double et triste héritage, autant que j'en puis juger encore. Mais enfin, si notre sort est tel que tu me le dépeins (et je sens en moi le douloureux pressentiment de la vérité), permets-moi de mourir ici; car donner le jour à des êtres dont le partage serait de souffrir longues années, et puis enfin mourir, ce n'est après tout que propager la mort et multiplier le meurtre.

LUCIFER.

Tu ne peux pas mourir tout-à-fait;--il est quelque chose qui doit survivre.

CAÏN.

L'autre n'en a rien dit à mon père, quand il le chassa du paradis, avec la mort écrite sur son front. Mais au moins laisse-moi détruire ce qu'il y a de mortel en moi, pour que je sois, quant au reste, semblable aux anges.

LUCIFER.

Je suis de l'essence angélique: voudrais-tu me ressembler?

CAÏN.

Je ne sais pas ce que tu es: je sens ton pouvoir. Tu me montres des objets qui surpassent mes facultés, et qu'il ne serait pas en ma puissance de voir; bien qu'ils soient encore inférieurs à mes désirs et à ma conception.

LUCIFER.

Quelles sont-elles, ces conceptions d'un orgueil assez humble pour séjourner avec les vers dans une enveloppe de terre?

CAÏN.

Et toi-même, qui es-tu pour affecter un esprit si hautain, pour jouir des priviléges des choses créées et des choses immortelles, et qui cependant sembles dévoré de chagrin?

LUCIFER.

Je parais ce que je suis; voilà pourquoi je te demande si tu voudrais être immortel.

CAÏN.

Tu l'as dit; il faut, même en dépit de moi, que je sois immortel. Je l'ignorais;--mais puisqu'il le faut, permets-moi, heureux ou malheureux, d'anticiper aujourd'hui sur mon immortalité.

LUCIFER.

Tu l'anticipais avant de me connaître.

CAÏN.

Comment?

LUCIFER.

En souffrant.

CAÏN.

Les tourmens seraient-ils immortels?

LUCIFER.

Nous verrons, moi et tes fils. Mais regarde maintenant, n'es-tu pas ravi?

CAÏN.

Que vois-je, et qu'êtes-vous, magnifiques espaces que l'imagination n'aurait pu rêver? Qu'êtes-vous, globes infinis d'une lumière toujours plus éblouissante? Quel est ce désert azuré, ces champs de l'air sans bornes où vous roulez, semblables aux feuilles que je voyais flotter sur les ondes limpides de l'Éden? Votre course est-elle mesurée? ou parcourez-vous un espace sans bornes, un univers aérien toujours nouveau, auquel mon ame, éblouie par l'idée de l'éternité, ne peut penser sans vertige? O dieu! dieux! ou qui que vous soyez! que vous êtes beaux à contempler! quelle merveille dans vos effets ou dans vos accidens! Que je meure comme un atôme (s'il en est qui meurent), ou que je sois initié au mystère de votre nature! Mes pensées, en ce moment, ne sont pas aussi indignes que la poussière qui les recèle, des objets que je contemple. Esprit! donne-moi la mort, ou laisse-moi approcher davantage.

LUCIFER.

N'es-tu pas assez près? Baisse les yeux vers votre terre!

CAÏN.

Ou est-elle? je ne vois plus rien qu'une masse d'innombrables lueurs.

LUCIFER.

Regarde-là.

CAÏN.

Je ne vois rien.

LUCIFER.

Elle brille cependant encore.

CAÏN.

Quoi! ce point imperceptible?

LUCIFER.

Oui.

CAÏN.

Se peut-il? J'ai vu des vers luisans et d'autres insectes lumineux étinceler sur les gazons dans un sombre crépuscule; ils répandaient un éclat plus vif que le monde qui les contient.

LUCIFER.

Eh bien! tu as vu briller des vers et des mondes;--qu'en penses-tu?

CAÏN.

Qu'ils sont beaux chacun dans leur propre sphère; et qu'au milieu des nuits auxquelles ils doivent leur beauté, l'imperceptible insecte, dans sa course lumineuse, et l'étoile immortelle, dans son immense carrière, doivent également être guidés.

LUCIFER.

Mais comment et par qui?

CAÏN.

Montre-le-moi.

LUCIFER.

Oses-tu le demander?

CAÏN.

N'ai-je pas osé connaître ce que j'oserai en ce moment voir? Tu ne m'as rien montré qui satisfasse encore mon imagination.

LUCIFER.

Avance donc avec moi. Veux-tu contempler les objets mortels ou immortels?

CAÏN.

Que vois-je là?

LUCIFER.

Des objets qui participent des deux natures: lequel saisit le plus ton cœur?

CAÏN.

Les choses que je vois.

LUCIFER.

Mais qui te frappe le plus?

CAÏN.

Les choses que je n'ai vues et ne verrai jamais:--les mystères de la mort.

LUCIFER.

Mais si je te montre les choses qui sont mortes, comme je t'ai montré plusieurs de celles qui ne mourront pas?

CAÏN.

Fais-le.

LUCIFER.

Avance donc sur nos ailes puissantes.

CAÏN.

Oh! comme nous fendons les airs! les astres s'éteignent peu à peu. La terre! où est ma terre? Laisse-moi, que je la regarde encore; c'est d'elle que je fus formé.

LUCIFER.

Elle est aujourd'hui moins que toi dans l'univers. Cependant, ne crois pas pouvoir lui échapper; bientôt tu lui seras rendu et à toute sa vile poussière: c'est une partie de ton éternité et de la mienne.

CAÏN.

Où me conduis-tu?

LUCIFER.

A ce qui existait avant toi. C'est le fantôme d'un monde dont le tien n'offre que les débris.

CAÏN.

Eh quoi! notre monde n'est-il pas nouveau?

LUCIFER.

Pas plus que ne l'est la vie, et ce qui était avant que toi ou moi ne fussions, et les objets qui nous semblent plus grands que moi-même. Maintes choses n'auront pas de fin; quelques-unes, prétendant n'avoir pas eu de commencemens, en ont eu d'aussi misérables que le tien; et si de plus nobles substances ont été éteintes, c'est pour faire place à d'autres plus méprisables que nous ne pourrions l'imaginer: car il n'y a d'éternellement immobile que les momens et l'espace. Le changement n'est pas la mort, si ce n'est pour la matière; mais tu es matière, et tu ne peux comprendre que les êtres de la même nature: je t'en montrerai.

CAÏN.

Matière, esprits, je puis contempler tout ce que tu voudras.

LUCIFER.

Avance donc!

CAÏN.

Les astres disparaissent; quelques-uns, au contraire, s'agrandissent à notre approche, et semblent de véritables mondes.

LUCIFER.

Ce qu'ils sont en effet.

CAÏN.

Quoi! chacun d'eux aurait-il un Éden?

LUCIFER.

Peut-être.

CAÏN.

Et des hommes?

LUCIFER.

Oui, ou des êtres plus grands.

CAÏN.

Ont-ils aussi des serpens?

LUCIFER.

Voudrais-tu des hommes sans serpens, et que nul ne pût ramper à l'exception de tes semblables?

CAÏN.

Comme tous les flambeaux disparaissent! Où fuyons-nous?

LUCIFER.

Vers le monde des fantômes; celui des êtres passés, et des ombres qui n'existent pas encore.

CAÏN.

Mais l'obscurité augmente de plus en plus;--il n'y a plus d'astres.

LUCIFER.

Cependant tu vois encore.

CAÏN.

Sinistre lumière! pas de lune, pas de soleil, pas une immensité d'étoiles. L'azur nuancé de pourpre de la nuit disparaît lui-même en un crépuscule glacial; je vois des masses épaisses, mais elles ne ressemblent pas aux mondes que tu viens de me montrer, et qui, environnés de lumières, semblaient encore pleins de vie, quand avait disparu leur atmosphère radieuse; déroulant alors aux yeux surpris les formes variées de profondes vallées ou de vastes montagnes; quelques-uns lançant des jets de feu, d'autres déployant de vastes plaines liquides, d'autres placés à quelques pas de comètes étincelantes et de lunes régulières qui semblaient prendre les traits capricieux de ces belles terres:--mais ici, tout est sombre et terrible.

LUCIFER.

Rien, toutefois, n'y semble confus. Tu demandes à voir la mort et les objets morts?

CAÏN.

Je ne le demande pas; mais comme je sais qu'il en existe, et que, par le péché de mon père, nous sommes condamnés, lui, moi, et tous ceux qui nous remplaceront, à la subir, je veux la voir une fois de mon plein gré, avant d'être un jour entraîné à la voir malgré moi.

LUCIFER.

Regarde.

CAÏN.

C'est la nuit.

LUCIFER.

C'est ainsi qu'elle sera toujours; mais franchissons le seuil.

CAÏN.

D'énormes nuages l'environnent;--quel est ceci?

LUCIFER.

Entre.

CAÏN.

Pourrai-je revenir?

LUCIFER.

Revenir! assurément. Comment pourrait être d'ailleurs peuplé cet empire? Son enceinte actuelle est déserte auprès de ce qu'elle doit être, grâce aux tiens et à toi-même.

CAÏN.

Les vapeurs s'épaississent de plus en plus; elles forment autour de nous des cercles fantastiques.

LUCIFER.

Avance!

CAÏN.

Mais toi?

LUCIFER.

Ne crains rien; tu ne pourrais sans moi entrer dans ce royaume. En avant!

(Ils disparaissent à travers les nuages.)



SCÈNE II.

(Le séjour des ombres.)

Entrent LUCIFER et CAÏN.


CAÏN.

Quel silence! quelle obscure immensité! Ils ne semblent former qu'un seul être, et cependant ces mondes sont plus peuplés que les orbes brillans et lumineux qui parsèment les champs supérieurs de l'air. Telle était cependant leur multitude, que je les prenais plutôt pour de légères étincelles égarées dans les célestes espaces, que pour des mondes habités eux-mêmes; mais en m'approchant davantage, je m'aperçus qu'ils se transformaient en autant de mondes matériels, faits plutôt pour servir de demeure à la vie, que pour vivre par eux-mêmes. Ici, au contraire, tout est si ténébreux, ou d'une lueur si épaisse, qu'on y reconnaît l'image d'un jour qui n'est plus.

LUCIFER.

C'est le royaume de la mort.--Désires-tu la voir maintenant?

CAÏN.

Comment répondrais-je avant de savoir précisément ce qu'elle est? Mais si j'en juge d'après les longues homélies de mon père, c'est une chose--grand Dieu! je n'ose y penser! Maudit soit celui qui inventa la vie pour conduire à la mort! ou bien maudite la grossière masse de vie qui ne put retenir ses priviléges, et transmit les conséquences de son crime aux innocens eux-mêmes!

LUCIFER.

Tu maudis ton père?

CAÏN.

Ne m'a-t-il pas maudit en me donnant le jour? Ne m'a-t-il pas maudit avant ma naissance, en osant arracher le fruit défendu?

LUCIFER.

Tu dis vrai: entre ton père et toi la malédiction est mutuelle. Mais tes enfans et ton frère?

CAÏN.

Qu'ils la partagent avec moi; qu'ils héritent de ce qu'on m'a légué. Mais vous, royaumes obscurs, séjour d'ombres éternelles et de formes immenses, les unes complètement tracées, les autres indistinctes, mais toutes également imposantes et mélancoliques:--qui êtes-vous? Vivez-vous, ou vécûtes-vous un jour?

LUCIFER.

Quelque chose de l'un et de l'autre.

CAÏN.

Alors, qu'est-ce que la mort?

LUCIFER.

Eh quoi! celui qui vous a créés ne vous a-t-il pas dit qu'il existait une autre vie?

CAÏN.

Jusqu'à présent, il ne nous a dit qu'une chose: c'est que nous devions tous mourir.

LUCIFER.

Peut-être vous dévoilera-t-il un jour le reste.

CAÏN.

Jour heureux!

LUCIFER.

Oui, heureux! quand à travers d'inexprimables agonies, avant-courières d'agonies éternelles, il sera révélé à une multitude innombrable d'êtres animés, qu'ils n'ont reçu la vie que pour souffrir à jamais!

CAÏN.

Quels sont ces fantômes puissans que je vois flotter autour de moi?--Ils n'ont pas la forme des intelligences que j'ai vu errer autour de notre regretté paradis; ils n'ont pas celle de l'homme, telle que je l'ai remarquée dans Adam, dans Abel et en moi-même, ni dans mes sœurs, ni dans mes enfans. Toutefois, leur aspect, différent de celui des hommes et des anges, révèle des substances qui, s'ils le cèdent aux derniers; semblent l'emporter sur mes semblables; altiers, fiers, d'une beauté et d'une force remarquable, mais d'une expression inexplicable, jamais rien de tel ne s'offrit à ma vue. Ils n'ont pas l'aile du séraphin, la figure de l'homme, ou la forme des plus grands animaux; ils n'ont rien de ce qui respire aujourd'hui: grands, toutefois, et beaux comme les plus beaux et les plus grands des êtres animés, et cependant si différens d'eux, que je puis à peine supposer qu'ils existent.

LUCIFER.

Ils vécurent cependant.

CAÏN.

Où?

LUCIFER.

Où tu vis toi-même.

CAÏN.

Quand?

LUCIFER.

Ils ont habité sur ce que tu nommes aujourd'hui la terre.

CAÏN.

Adam est pourtant le premier.

LUCIFER.

De ta race, je l'avoue;--mais il est en même tems le dernier de ceux-là.

CAÏN.

Et quels sont-ils?

LUCIFER.

Ce que tu seras.

CAÏN.

Mais enfin, qu'étaient-ils?

LUCIFER.

Vivans, forts, intelligens, bons, grands et glorieux; des êtres en tout aussi supérieurs à ton père, dans l'Éden, que toi et ton fils le serez à votre soixante-millième génération, lorsqu'elle aura atteint le dernier degré de dégradation;--et juge, par ta propre faiblesse, de ce qu'ils devront être.

CAÏN.

O ciel! et tous ils ont péri?

LUCIFER.

Ils ont quitté leur terre comme tu quitteras la tienne.

CAÏN.

Mais la mienne fut-elle la leur?

LUCIFER.

Elle le fut.

CAÏN.

Mais elle était différente: elle est aujourd'hui trop resserrée et trop humble pour porter de pareilles créatures.

LUCIFER.

Elle était en effet plus glorieuse.

CAÏN.

Et pourquoi est-elle déchue?

LUCIFER.

Demande à celui qui l'atteignit.

CAÏN.

Comment?

LUCIFER.

Par la plus rigoureuse et la plus inexorable catastrophe; par le désordre des élémens, qui rendirent le inonde au chaos, comme auparavant le chaos avait vomi un monde: de tels événemens, rares dans le tems, sont fréquens dans l'éternité.--Passons, et jette les yeux sur le passé!

CAÏN.

Tableau terrible!

LUCIFER.

Et vrai. Regarde ces fantômes! ils furent jadis, comme toi, entourés de matière.

CAÏN.

Et serai-je un jour comme eux?

LUCIFER.

C'est à celui qui te fit à te répondre. Je te montre quels sont tes prédécesseurs; ce qu'ils étaient, tu l'es aujourd'hui, mais dans un degré inférieur, proportionné à tes faibles sentimens, à ta faible portion d'immortalité, d'intelligence et de force terrestre. Ce que vous avez de commun avec ce qu'ils avaient, c'est la vie; ce qui vous unira encore--la mort. Quant au reste de vos attributs, ils sont tels qu'ils conviennent à des reptiles engendrés de la fange refroidie d'un puissant univers, à des êtres confinés dans une planète encore informe, à des êtres dont le bonheur devait dépendre de leur aveuglement,--d'un paradis d'ignorance d'où la science était proscrite comme une substance empoisonnée. Mais regarde quels sont où quels étaient ces êtres supérieurs; ou, si tu n'en as pas le courage, recule, et reprends sur la terre ta tâche ordinaire:--je t'y transporterai en sécurité.

CAÏN.

Non! je veux rester ici.

LUCIFER.

Combien de tems?

CAÏN.

Pour toujours. Aussi bien, puisqu'il faut que j'y retourne de la terre, je préfère rester; je suis las de tout ce que la matière m'a découvert:--laisse-moi rester parmi les ombres.

LUCIFER.

Cela ne peut être: ce que tu prends pour la réalité, n'est à présent qu'une vision. Pour te disposer à cette demeure, il te faut passer par le même chemin que ceux que tu vois,--par les portes de la mort.

CAÏN.

Mais par quelle porte venons-nous d'y entrer?

LUCIFER.

Par les miennes. Mais je me suis engagé à te ramener, et mon esprit te soutient dans des régions où tout, à l'exception de toi-même, est privé de souffle. Regarde, mais n'espère pas demeurer ici avant que ton tour soit venu.

CAÏN.

Et ceux-ci, ne peuvent-ils plus revenir sur la terre?

LUCIFER.

Leur terre est pour jamais évanouie;--elle est tellement changée, qu'ils ne voudraient pas respirer une seconde fois dans le plus agréable lieu de sa surface aujourd'hui décharnée.--C'était--oh! quel beau monde c'était alors!

CAÏN.

Et c'est encore. Je le sens, ce n'est pas la terre contre laquelle je suis en guerre; je me plains seulement de ne pouvoir jouir de ce qu'elle offre de beau, sans l'acheter par le travail; je me plains de ne pouvoir assouvir ma soif dévorante de connaissance, et de ne pouvoir dompter mes mille craintes de mort et de vie.

LUCIFER.

Tu vois ce qu'est ton monde; mais il ne t'est pas donné de concevoir l'ombre de ce qu'il fut.

CAÏN.

Mais ces énormes créatures, fantômes inférieurs en intelligence (du moins tels paraissent-ils) aux êtres que nous avons déjà vus; comparables, en quelque chose, aux sauvages habitans des forêts de la terre, aux monstres dont les rugissemens font retentir les bois, mais dix fois plus grands et plus terribles encore; leur taille est plus élevée que les murailles défendues de l'Éden, leurs yeux étincellent comme les épées flamboyantes dont les anges sont armés, et leurs défenses se projettent comme des troncs d'arbres dépouillés de leurs branches et de leurs écorces:--qu'étaient-ils?

LUCIFER.

Ce qu'est le mammoth dans votre monde;--mais ces derniers-là même gisent étendus par myriades sous sa surface.

CAÏN.

Et non pas comme nous sur le sol?

LUCIFER.

Non. En faisant la guerre à ta fragile race, ils rendraient inutile la malédiction lancée contre elle,--ils l'extermineraient trop promptement.

CAÏN.

Mais pourquoi la guerre?

LUCIFER.

Vous avez oublié l'arrêt qui vous a chassés de l'Éden,--guerre avec tous, mort à tous, maladie, douleur, amertume pour tous; tels ont été les fruits de l'arbre défendu.

CAÏN.

Mais les animaux--en ont-ils donc mangé, qu'ils doivent aussi mourir?

LUCIFER.

Votre créateur vous l'a dit; ils furent faits pour vous, comme vous pour lui.--Vous ne voudriez pas que leur sort fût préférable au vôtre? Sans la chute d'Adam, ils seraient comme lui restés debout.

CAÏN.

Malheureuses créatures! ils partagent le destin de mon père, de même que ses enfans; comme eux, sans avoir partagé le fruit fatal: comme eux aussi, sans avoir atteint le rameau désiré de la science! arbre de mensonge:--car nous ne savons rien. Au prix de la mort, il nous avait du moins promis la connaissance; mais qu'est-ce que l'homme connaît?

LUCIFER.

Il se peut que la mort conduise à la plus haute science; comme elle est de toutes les choses la seule certaine, elle mène, du moins, à une science assurée. L'arbre était donc véridique, bien qu'il donne la mort.

CAÏN.

Mais ces obscures contrées, je les vois sans les comprendre.

LUCIFER.

Parce que ton heure est encore loin, et que la matière ne peut concevoir parfaitement ce qu'est l'esprit;--mais c'est quelque chose de savoir qu'il existe de telles contrées.

CAÏN.

Nous savions déjà que la mort existait.

LUCIFER.

Mais non pas ce qui était après elle.

CAÏN.

Et je l'ignore encore.

LUCIFER.

Tu as appris qu'il est, au-delà de ton existence, une et plusieurs autres existences,--et tu l'ignorais ce matin.

CAÏN.

Mais tout à mes yeux reste obscur et chargé de nuages.

LUCIFER.

Sois satisfait; tout s'éclaircira devant ton immortalité.

CAÏN.

Et cet immense et liquide espace azuré, dont les flots radieux, élancés devant nous, ressemblent à des ondes, et que je prendrais pour les sources de notre paradis, si l'azur éthéré de sa surface n'était pas sans bornes et sans rivages:--quel est-il?

LUCIFER.

Son image se retrouve encore en petit sur la terre, et tes enfans habiteront près d'elle--c'est le fantôme d'un océan.

CAÏN.

On dirait un autre univers, un soleil liquide.--Et ces créatures informes qui se jouent sur sa lumineuse surface?

LUCIFER.

Tu vois en eux ses habitans, les Léviathans d'autrefois.

CAÏN.

Et cet immense serpent qui prolonge ses replis tortueux et sa tête énorme, dix fois plus haut que le cèdre le plus élevé, regardant comme s'il voulait atteindre les globes que nous avons auparavant contemplés?--n'est-il pas de l'espèce de celui qui glissait dans le feuillage de l'arbre de la science?

LUCIFER.

Ève, ta mère, peut dire mieux que personne quelle espèce de serpent la séduisit.

CAÏN.

Celui-ci est trop effrayant. L'autre, sans doute, avait plus de beauté.

LUCIFER.

Toi-même, ne l'as-tu jamais vu?

CAÏN.

J'en ai vu plusieurs appelés du même nom, mais jamais précisément celui qui persuada de cueillir le fruit fatal.

LUCIFER.

Votre père ne le vit-il pas?

CAÏN.

Non: ce fut ma mère qui le tenta. Elle-même l'avait été par le serpent.

LUCIFER.

Honnête homme! toutes les fois que ta femme, les femmes de tes enfans vous entraîneront, toi ou bien eux, vers quelque chose d'étrange ou de nouveau, sois persuadé que tu auras vu la première source de la séduction.

CAÏN.

Ton conseil vient trop tard: il n'est plus de serpent pour tenter nos femmes.

LUCIFER.

Mais il reste encore pour les femmes des motifs de tenter les hommes, et pour l'homme de tenter la femme.--Que tes enfans y songent! ce conseil est bienveillant: je le donne surtout à mon détriment; mais il est vrai qu'il ne sera pas suivi, et qu'ainsi je cours peu de risques.

CAÏN.

Je n'entends pas cela.

LUCIFER.

O le plus heureux des hommes!--ton monde et toi-même êtes encore trop jeunes! Tu te crois très-malheureux et le plus criminel, n'est-il pas vrai?

CAÏN.

Quant au crime, je l'ignore; mais quant aux souffrances, j'en ai déjà trop senti.

LUCIFER.

Premier né du premier homme! ton état présent de péché--car tu es coupable; de douleur--car tu souffres, est une sorte d'Éden dans toute son innocence, comparé à l'état dans lequel tu seras bientôt; et cet état prochain, ces crimes, ces souffrances redoublées seront encore un paradis, comparés à tout ce que doivent souffrir tes enfans et les enfans de tes enfans.--Maintenant, retournons sur la terre.

CAÏN.

Et n'est-ce que pour m'apprendre cela que tu m'as traîné jusqu'ici?

LUCIFER.

Ne cherchais-tu pas la science?

CAÏN.

Oui, mais la science qui conduit au bonheur.

LUCIFER.

Tu as réussi, s'il est vrai que la vérité y conduise.

CAÏN.

Ainsi donc le Dieu de mon père avait bien fait de défendre l'approche de l'arbre fatal.

LUCIFER.

Il eût mieux fait de ne pas le planter. Mais l'ignorance du mal ne vous a pas préservés du mal; il en sera toujours de même, le mal se retrouvera dans tout.

CAÏN.

Non, je ne te crois pas.--J'aspire après le bien.

LUCIFER.

Et qui ne le fait pas? qui aspire après le mal? qui ne recule pas devant ses fruits amers? personne--rien au monde: le mal est la terreur de tout ce qui vit.

CAÏN.

Dans ces orbes glorieux et innombrables, dont nous avons admiré le lointain éclat, avant de descendre dans cet abîme fantastique, le mal ne peut être; ils sont trop beaux.

LUCIFER.

Tu les as vus de loin.

CAÏN.

Et qu'importe? la distance ne peut ternir que leur éclat;--vus de plus près, ils doivent être plus radieux encore.

LUCIFER.

Vois de près les plus beaux objets de la terre, et juge alors de leur beauté.

CAÏN.

Je l'ai fait;--les choses les plus belles m'ont paru de près plus ravissantes.

LUCIFER.

Ce doit être une illusion.--Quel est donc l'objet qui, frappant la vue de plus près, a pu t'offrir plus de charmes que contemplé dans le lointain?

CAÏN.

C'est ma sœur Adah.--Toutes les étoiles du ciel, la nuance de la mer aux approches de la nuit, quand elle est éclairée par le globe qui semble lui-même un esprit, ou le séjour d'un esprit;--les couleurs du crépuscule,--le lever pompeux du soleil,--son élévation sublime, son coucher qui remplit mes yeux de délicieuses larmes, et semble entraîner doucement mon cœur avec lui au-delà des eclatans nuages de l'horizon;--l'ombrage des forêts,--les bourgeons naissans,--la voix des oiseaux,--les soupirs du rossignol qui semble parler d'amour, et se joindre aux chants des chérubins, à l'instant où le jour s'évanouit des murailles d'Éden;--tout cela n'est rien à mes yeux et pour mon cœur comme la figure d'Adah: pour la contempler, je sacrifierais et la terre et les cieux!

LUCIFER.

Dans sa fragilité, elle est belle comme une substance mortelle pouvait l'enfanter au premier instant de la création, et par l'effet du premier et du plus tendre amour: ce n'en est pas moins une illusion.

CAÏN.

Vous le pensez; vous n'êtes pas son frère.

LUCIFER.

Mortel! apprends que mes pareils n'ont pas de frères.

CAÏN.

Quelle alliance veux-tu donc contracter avec nous?

LUCIFER.

Il se peut que tu en contractes une éternelle avec moi. Mais enfin, si tu possèdes un être plus beau mille fois que tous les objets qui t'environnent, pourquoi es-tu malheureux?

CAÏN.

Demande-moi pourquoi j'existe? pourquoi toi-même, pourquoi toutes choses connaissent-elles le malheur? Ah! celui qui nous a créés doit lui-même être malheureux comme son ouvrage! Ce n'est pas dans un instant de bonheur que l'on peut enfanter la désolation; et pourtant, si j'en crois mon père, il est tout-puissant. Pourquoi donc le mal--si lui-même est bon? J'ai fait cette question à mon père; il m'a répondu que le mal était la seule route qui pût conduire au bien. Étrange bien qui doit provenir de son plus grand ennemi! J'ai vu dernièrement un agneau piqué par un reptile: la malheureuse victime se roulait en écumant sur la terre, vainement protégée par les tristes et inquiets bêlemens de sa mère. Mon père cueillit quelques herbes, et les étendit sur la blessure; par degrés, le petit animal revint à la vie, souleva sa tête vers la mamelle de sa mère, qui marquait sa joie en ranimant de son lait ses forces affaiblies. Mon fils, dit alors Adam, voilà comme du mal peut naître le bien.

LUCIFER.

Que répondis-tu?

CAÏN.

Rien: car il est mon père; mais je pensais qu'il eût mieux valu pour l'animal n'avoir jamais été piqué, que d'acheter le retour de sa frêle existence par une agonie horrible.

LUCIFER.

Mais tu m'as dit que tu n'aimais rien autant que celle qui partagea le lait de ta mère, et qui le donne à tes enfans?--

CAÏN.

Certainement. Que pourrais-je être sans elle?

LUCIFER.

Et que suis-je, moi?

CAÏN.

Est-ce que tu n'aimes rien?

LUCIFER.

Qu'est-ce que ton Dieu aime?

CAÏN.

Toutes choses, dit mon père. Mais, je l'avoue, je ne le vois pas dans le sort auquel il nous soumet.

LUCIFER.

C'est pourquoi tu ne peux pas voir davantage si moi j'aime ou n'aime pas; si je tiens à quelqu'autre chose qu'à un vaste projet, devant lequel les individus disparaissent comme de la neige.

CAÏN.

De la neige! qu'est-ce que cela?

LUCIFER.

Tu es heureux d'ignorer ce que tes descendans doivent souffrir; jouis encore d'un climat qui ne connaît pas d'hiver!

CAÏN.

Mais n'aimes-tu rien autant que toi-même?

LUCIFER.

Et Caïn s'aime-t-il lui-même?

CAÏN.

Oui, mais j'aime plus encore celle qui me fait supporter mes souffrances, et il ne dépend pas de moi de ne pas la chérir.

LUCIFER.

Tu la chéris parce qu'elle est belle, comme fut la pomme aux yeux de ta mère; et quand elle cessera de l'être, ton amour cessera, comme aurait cessé tout autre désir.

CAÏN.

Elle cessera d'être belle! Comment cela pourrait-il être?

LUCIFER.

Avec le tems.

CAÏN.

Mais le tems a déjà passé; et, jusqu'à présent, Adam et ma mère ont gardé leur beauté: une beauté réelle, bien qu'elle n'égale plus celle d'Adah et des séraphins.--

LUCIFER.

Tout cela doit passer en eux et en elles.

CAÏN.

J'en suis affligé; mais pour cela, je ne puis concevoir que mon amour s'affaiblisse jamais. Et si je voyais sa beauté s'évanouir, je croirais que le créateur de toute beauté perdrait plus que moi, en perdant son plus bel ouvrage.

LUCIFER.

Je te plains d'aimer ce qui doit périr.

CAÏN.

Je te plains de ne rien aimer.

LUCIFER.

Et ton frère,--est-il également cher à ton cœur?

CAÏN.

Pourquoi ne le serait-il pas?

LUCIFER.

Ton père l'aime beaucoup,--ton Dieu aussi.

CAÏN.

Et je les imite.

LUCIFER.

C'est une action bonne et généreuse.

CAÏN.

Généreuse!

LUCIFER.

C'est le second né de la chair; c'est le favori de sa mère.

CAÏN.

Qu'il garde des faveurs dont le serpent eut les prémices.

LUCIFER.

Mais l'amour de son père.

CAÏN.

Que m'importe? Faut-il que je n'aime pas ce que tout le monde aime?

LUCIFER.

Oui; celui que Jéhovah,--le seigneur indulgent, le miséricordieux constructeur du paradis défendu,--regarde toujours en souriant.

CAÏN.

Moi, je n'ai jamais vu Lui; je ne sais pas si Il sourit.

LUCIFER.

Mais vous avez vu ses anges.

CAÏN.

Rarement.

LUCIFER.

Assez cependant pour remarquer qu'ils aiment ton frère, et que ses sacrifices sont agréables.

CAÏN.

Qu'ils le soient! Pourquoi me parler de cela?

LUCIFER.

Parce que tu y pensais auparavant.

CAÏN.

Et si j'y ai pensé, quel besoin de me rappeler une pensée.....--- (Il s'arrête comme agité.)--Esprit! nous sommes ici dans ton monde; ne parle pas du mien. Tu m'as montré des merveilles; tu m'as montré ces puissans préadamites qui habitaient la terre dont la nôtre est un débris; tu m'as fait distinguer des myriades de mondes célestes, dont le nôtre est le triste et lointain compagnon dans l'immensité des êtres; tu as découvert à mes regards des ombres frappées de la terrible étreinte, de celle que nous apporta mon père,--la mort; tu m'as fait voir beaucoup, mais non pas tout: montre-moi où demeure Jéhovah, son paradis spécial--le tien; où est-il?

LUCIFER.

Ici, et dans tout l'espace.

CAÏN.

Mais comme toutes les choses, vous avez une demeure particulière; la chair a la terre, les autres mondes ont également leurs habitans. Toutes les créatures ont un élément dans lequel elles respirent; et les êtres qui ne respirent plus de notre souffle ont le leur, comme tu l'as dit: Jéhovah et toi-même vous avez le vôtre.--N'habitez-vous pas ensemble?

LUCIFER.

Non; nous régnons ensemble, mais nos demeures sont divisées.

CAÏN.

Pourquoi n'êtes-vous pas un seul! peut-être l'unité de vos projets ferait l'union des élémens, aujourd'hui le jouet des tempêtes. Comment s'est-il fait que vous, étant des esprits sages et infinis, vous soyez séparés? N'êtes-vous pas comme des frères dans votre essence, votre nature et votre gloire?

LUCIFER.

N'es-tu pas le frère d'Abel?

CAÏN.

Nous sommes frères, nous resterons frères; mais s'il n'en était pas ainsi, qu'est-ce que la chair auprès de l'esprit? Ce dernier peut-il tomber? L'immortalité n'est-elle pas une condition de l'infini? et se quereller, remplir l'espace de sa misère,--pourquoi?

LUCIFER.

Pour régner.

CAÏN.

Ne m'as-tu pas dit que tous deux vous êtes éternels?

LUCIFER.

Oui.

CAÏN.

Et que cette immensité d'azur que j'ai vue est sans bornes?

LUCIFER.

Oui.

CAÏN.

Comment donc ne pouvez-vous tous les deux régner?--N'avez-vous pas assez? Pourquoi vous séparer?

LUCIFER.

Nous régnons tous les deux.

CAÏN.

Mais l'un de vous fait le mal.

LUCIFER.

Lequel?

CAÏN.

Toi! car si tu pouvais donner à l'homme le bien, pourquoi ne le fais-tu?

LUCIFER.

Et pourquoi pas celui qui les créa? Je ne vous ai pas faits; vous êtes ses créatures et non les miennes.

CAÏN.

Alors laisse-nous ses créatures, comme tu dis que nous le sommes, ou bien montre-moi ta demeure ou la sienne.

LUCIFER.

Je pourrais toutes deux te les montrer; mais un tems viendra que tu verras pour toujours l'une d'elles.

CAÏN.

Et pourquoi pas à cette heure?

LUCIFER.

Ton esprit d'homme a eu de la peine à concentrer dans une pensée nette et calme le peu que je t'ai montré, et déjà tu voudrais aspirer au plus grand des mystères! à celui des deux principes! Tu voudrais les contempler sur leurs trônes les plus secrets! Poussière! apprends à limiter ton ambition; car pour toi, voir l'une ou l'autre serait périr!

CAÏN.

Laisse-moi périr pourvu que je les voie!

LUCIFER.

Voilà bien le langage du fils de celle qui cueillit la pomme! Mais tu périrais seulement, et tu ne les verrais pas; cette vue t'est réservée dans un autre état.

CAÏN.

Celui de mort.

LUCIFER.

Du moins le prélude de la mort.

CAÏN.

Je la crains donc moins, puisque je sais qu'elle conduit à quelque chose de défini.

LUCIFER.

Maintenant je vais te ramener dans ton monde, où tu pourras multiplier la race d'Adam, manger, boire, travailler, trembler, rire, pleurer, sommeiller et mourir.

CAÏN.

Et que me servira d'avoir vu les choses que tu m'as montrées?

LUCIFER.

N'as-tu pas demandé la connaissance? et dans ce que j'ai montré, ne t'ai-je pas appris à te connaître toi-même?

CAÏN.

Hélas! je ne distingue rien encore.

LUCIFER.

Et justement, la somme des connaissances humaines devrait être la conscience du néant de l'humaine nature; transmets cette science à tes enfans, elle leur épargnera maintes tortures.

CAÏN.

Orgueilleux esprit! ta parole est dédaigneuse; mais toi-même, malgré ton arrogance, tu reconnais un supérieur.

LUCIFER.

Non! par le ciel qu'il gouverne, par l'abîme, par l'infinité de mondes et de vies que je tiens avec lui en commun.--Non! j'ai un vainqueur, je l'avoue; mais je ne reconnais pas de maître. Il reçoit l'hommage de tous;--mais il n'a pas le mien. Je combats contre lui aujourd'hui, comme je combattis au plus haut des cieux. A travers toute éternité, parmi les gouffres informes des enfers, dans les interminables royaumes de l'espace, dans les siècles des siècles, je disputerai tout, tout avec lui! et tour à tour, chaque monde, chaque étoile, chaque univers trembleront dans la balance, jusqu'au jour où cessera le grand combat, si jamais il cesse, c'est-à-dire si jamais lui ou moi pouvons être écrasés! Et qui pourra exterminer notre immortalité, notre haine irrévocable et mutuelle? Il pourra, à titre de vainqueur, appeler le vaincu génie du mal; mais quel sera donc le bien qu'il prétend donner? Si j'étais le vainqueur, ses œuvres seraient jugées les seules mauvaises. Et vous, mortels, à peine nés, quels dons avez-vous reçus de lui dans votre misérable monde?

CAÏN.

Ils sont faibles, et quelques-uns bien amers.

LUCIFER.

Redescends donc avec moi sur cette terre; retourne éprouver le reste des faveurs que toi et les tiens devez au ciel. Les choses sont bonnes ou mauvaises dans leur essence, et non pas d'après le nom de celui qui les répand. S'il vous donne le bien,--appelez le principe du bien; si le mal découle de lui, apprenez à ne pas m'en rendre responsable, avant de savoir mieux sa véritable source. Ce n'est pas aux paroles des anges eux-mêmes qu'il faut croire, c'est aux fruits de votre existence, tels que vous les savourez. La pomme fatale vous a fait un don précieux,--celui de la raison.--Que des menaces tyranniques ne l'écrasent point, et ne vous réduisent pas à croire aveuglément, en dépit de vos sens extérieurs et de vos sentimens intimes:--examinez et souffrez,--créez-vous un monde intérieur dans votre propre sein, où viendront expirer les impressions du dehors. C'est ainsi que vous vous rapprocherez le plus de la nature des esprits et que vous parviendrez à triompher de votre enveloppe grossière.

(Ils disparaissent.)

FIN DU DEUXIÈME ACTE.




ACTE III.



SCÈNE PREMIÈRE.

(La terre près d'Éden, comme dans l'acte premier.)

Entrent CAÏN et ADAH.


ADAH.

Silence, Caïn; marche doucement.

CAÏN.

J'y consens; mais pourquoi?

ADAH.

Notre petit Énoch dort sur un lit de feuilles, à l'ombre de ce cyprès.

CAÏN.

Un cyprès! c'est un arbre mélancolique; on dirait qu'il pleure sur ceux qu'il protége de son ombre. Pourquoi l'as-tu choisi pour reposer notre enfant?

ADAH.

Parce que ses branches interceptent le soleil comme la nuit, et qu'elles paraissent ainsi faites pour inviter au sommeil.

CAÏN.

Oui, au dernier,--au plus long sommeil; mais n'importe,--mène-moi à lui. (Ils s'approchent de l'enfant.) Comme il est beau! Ses petites joues, dans leur pur incarnat, semblent vouloir lutter avec les roses effeuillées sous lui.

ADAH.

Et ses lèvres, comme elles sont gracieusement entr'ouvertes! Non! garde-toi de les baiser, du moins en ce moment: il s'éveillerait.--Son heure de repos est, il est vrai, presque écoulée; mais ce serait dommage de l'interrompre volontairement.

CAÏN.

Vous dites bien; je contiendrai mes désirs. Il dort, il sourit!--Ah! dors et souris, toi le fragile et jeune héritier d'un monde presque aussi jeune: dors et souris! les heures et les jours d'innocence et de bonheur t'appartiennent encore! Tu n'as pas dérobé le fruit,--tu ne sais pas que tu es nu! Le tems viendra où tu recevras le châtiment de crimes inconnus, dont ni toi ni moi ne furent coupables. Mais aujourd'hui sommeille en paix! Voilà que ses joues se colorent d'un vif sourire, ses cils brillent au-dessous de ses longues paupières noires comme le cyprès qui se balance sur elles: le sommeil ne peut cacher entièrement le limpide azur de ses yeux. Sans doute il rêve;--de quoi? du paradis!--oui! Rêve, mon enfant, de cet héritage qui t'est ravi! ce n'est qu'un songe! car jamais, à l'avenir, ni toi, ni tes enfans, ni tes pères, ne franchiront le seuil de ces lieux de bonheur!

ADAH.

Cher Caïn! ne souffle pas dans l'oreille de notre enfant des regrets aussi mélancoliques. Pourquoi toujours regretter le paradis? N'en pouvons-nous créer un autre?

CAÏN.

Où?

ADAH.

Ici, où tu voudras: partout où tu seras, je ne sens pas la perte de cet Éden trop pleuré. N'ai-je pas et toi et notre enfant, mon père, mon frère et Zillah notre douce sœur, et notre Ève, à qui nous devons bien plus que la naissance?

CAÏN.

Oui, la mort est aussi l'une des dettes que nous lui devons.

ADAH.

Caïn! cet esprit orgueilleux qui t'a entraîné loin d'ici a contribué à te rendre encore plus sombre. J'espérais que les merveilles qu'il avait promis de te montrer, que ces visions, comme tu les appelles, de mondes passés et présens rendraient à ton esprit le calme d'une curiosité satisfaite; mais, je le vois, ton guide a redoublé tes maux. Cependant, je le remercie et je lui pardonne tout, en songeant qu'il t'a sitôt rendu à nos vœux.

CAÏN.

Sitôt?

ADAH.

A peine s'il y a deux heures que vous vous êtes éloignés: heures longues pour moi; mais enfin deux heures seulement, en consultant le soleil.

CAÏN.

Et pourtant ce soleil, je m'en suis approché; j'ai vu des mondes qu'il éclairait jadis, et qu'il n'éclairera plus; j'en ai vu que sa lumière ne pénétrera jamais: j'aurais cru que mon absence avait duré des années.

ADAH.

A peine une heure.

CAÏN.

C'est donc l'esprit qui dispose du tems, et qui le mesure suivant que les objets qu'il contemple sont plaisans ou pénibles, sublimes ou méprisables. J'ai vu des infinités de mondes; j'ai franchi des univers disparus; j'ai contemplé l'éternité, et je croyais que quelques gouttes de l'océan des âges m'avaient donné quelque chose de son immensité; mais à présent, je reconnais ma faiblesse: l'esprit avait raison de dire que je n'étais rien.

ADAH.

Pourquoi le disait-il? Jéhovah n'en a pas parlé.

CAÏN.

Non; il s'est contenté de nous réduire à ce que nous sommes. Après avoir flatté la poussière avec quelques rayons d'Éden et d'immortalité, il nous fait de nouveau retourner en poussière:--et pourquoi?

ADAH.

Tu le sais:--c'est la faute de nos parens.

CAÏN.

Qu'a de commun avec nous leur faute? Ils ont péché, c'est à eux de mourir.

ADAH.

Tu ne parles pas bien, Caïn: cette pensée n'est pas la tienne, mais celle de l'esprit qui était avec toi. Plût à Dieu que je mourusse pour eux, si je pouvais ainsi les conserver à la vie!

CAÏN.

Tels seraient aussi mes vœux, si une seule victime devait assouvir la colère insatiable du destructeur de la vie, et si notre enfant qui repose ne devait jamais connaître la mort ni le chagrin, ni les transmettre à ceux qui naîtront de lui.

ADAH.

Ne savons-nous pas qu'un jour viendra où notre race sera rachetée!

CAÏN.

Oui, par le sacrifice de l'innocent à la place du coupable. Quelle expiation que celle-là! Ne sommes-nous pas innocens? Nous n'avons rien fait pour être les victimes d'une faute commise avant notre naissance, ou pour être forcés d'expier un crime inouï et mystérieux,--si c'est un crime que de poursuivre la science.

ADAH.

Hélas! mon cher Caïn, tu pèches en ce moment; tes paroles frappent mes oreilles comme autant d'impiétés.

CAÏN.

Alors laisse-moi!

ADAH.

Jamais, quand ton Dieu te laisserait.

CAÏN.

Dis-moi, qu'y a-t-il ici?

ADAH.

Deux autels que, pendant ton absence, a dressés notre frère Abel, afin d'y offrir un sacrifice au Seigneur, au moment de ton retour.

CAÏN.

Et qui lui a dit que je m'empresserais de concourir aux offrandes qu'il élève chaque jour vers le Créateur, avec un front dont l'indigne et lâche humilité révèle mille fois plus de crainte que d'amour?

ADAH.

Certes, il fait bien.

CAÏN.

Un autel suffit: je n'ai rien à offrir.

ADAH.

Les fruits de la terre, le calice, le bouton et la tige des fleurs: voilà pour notre Dieu de douces offrandes, quand elles sont présentées d'un cœur satisfait et contrit.

CAÏN.

J'ai travaillé, j'ai creusé la terre; la sueur a coulé de mon front: en un mot, j'ai accompli sa malédiction;--que faut-il de plus encore? Pourquoi serais-je satisfait? sans doute parce qu'il m'a fallu lutter avec tous les élémens, pour en arracher le pain qui me nourrit? Pourquoi serais-je reconnaissant? parce que je suis poudre, que je m'agite dans la poudre, et que je retournerai en poudre? Ah! si je ne suis rien,--du moins, pour rien au monde, ne serai-je un lâche hypocrite, affectant la joie, quand intérieurement le chagrin me dévore. Pourquoi serais-je contrit? Pour la faute de mon père? Mais déjà tous nos maux l'ont suffisamment expiée, et les prophéties nous apprennent que nos enfans l'expieront encore bien au-delà de ce qu'elle mérite. Il ne sait pas, notre jeune enfant, à présent livré au sommeil, il ne sait pas qu'il doit transmettre à des multitudes innombrables le germe d'une misère éternelle: mieux vaudrait l'étouffer au milieu de ses doux rêves, et écraser sa tête contre les rochers, plutôt que de le laisser vivre pour--

ADAH.

O mon Dieu! ne le touche pas!--mon--ton enfant! Caïn!

CAÏN.

Ne crains rien. Pour tous les globes célestes, et le pouvoir qui les gouverne, je ne voudrais pas déposer autre chose qu'un baiser de père sur les lèvres de cet enfant.

ADAH.

Alors, pourquoi ces horribles paroles?

CAÏN.

Mieux vaudrait, disais-je, qu'il cessât de vivre, au lieu de transmettre à d'autres descendans des chagrins plus insupportables encore que ceux auxquels il sera soumis. Mais puisque ces paroles vous déplaisent, je me contente de dire--qu'il eût mieux valu pour lui de ne pas naître.

ADAH.

Oh! ne parle pas ainsi. Où seraient donc mes joies, ces joies maternelles que j'éprouve à le veiller, le nourrir et l'aimer? Silence! il s'éveille. Doux Énoch! (Elle s'approche de l'enfant.) Caïn, viens le voir! regarde comme il est plein de vie, de force, de fraîcheur, de beauté, de bonheur; comme il me ressemble, comme il est semblable à toi, quand tu souris: car alors nous sommes tout autres. N'est-il pas vrai, Caïn? Mère, père, enfant, chacun de nous réfléchit les traits de l'autre, comme le fait une claire fontaine, quand elle est calme, et quand ton ame est calme comme elle. Aime-nous, mon cher Caïn! Aime-toi à cause de nous, qui te chérissons tant! Vois comme il sourit! comme il étend ses bras, comme il arrête ses grands yeux bleus sur les tiens comme pour saluer son père, tandis que son petit corps s'agite et semble tressaillir de plaisir. Que nous parles-tu de peines? les chérubins qui n'ont pas d'enfans t'envieraient les joies de la paternité. Caïn! bénis-le! il n'a pas de parole pour te remercier, mais son cœur lui indique ta présence comme le tien la sienne.

CAÏN.

Enfant, sois béni! si toutefois la bénédiction d'un mortel peut te garantir de la malédiction du serpent.

ADAH.

Elle le peut. Sans doute la fourberie d'un reptile ne peut l'emporter sur la bénédiction d'un père.

CAÏN.

Oh! pour cela, j'en doute; toutefois, je le bénis.

ADAH.

Notre frère approche.

CAÏN.

Ton frère Abel.

(Entre Abel.)

ABEL.

Bonjour, Caïn! la paix de Dieu soit avec toi, mon frère.

CAÏN.

Abel! salut!

ABEL.

Notre sœur m'a dit que tu avais voyagé avec un esprit, bien au-delà des limites que nous ne sommes pas habitués à franchir. Etait-il de ceux que nous avons déjà vus, auxquels nous avons parlé comme à notre père?

CAÏN.

Non.

ABEL.

Pourquoi donc rester avec lui? c'est peut-être l'ennemi du Très-Haut.

CAÏN.

Et l'ami de l'homme. Le Très-Haut, comme vous le nommez, le fut-il jamais?

ABEL.

Nous le nommons! vos paroles sont étranges aujourd'hui. Adah, ma sœur, laisse-nous pour un instant:--nous voulons offrir un sacrifice.

ADAH.

Adieu, mon Caïn; mais auparavant, embrasse ton fils. Puisse le calme de son ame, et les pieux efforts d'Abel, te rendre à l'innocence et au bonheur!

(Adah sort avec son enfant.)

ABEL.

Où as-tu été?

CAÏN.

Je ne sais pas.

ABEL.

Quoi? ni ce que tu as vu?

CAÏN.

Les morts, les immortels; les immenses, les tout-puissans, les inconcevables mystères de l'espace; --les univers sans nombre qui furent ou sont encore;--un abîme d'objets étourdissans, des soleils, des lunes et des terres roulant comme un tonnerre autour de moi; tout cela m'a rendu incapable de suivre une conversation mortelle: Abel, laisse-moi.

ABEL.

Tes yeux sont animés d'un éclat surnaturel; une rougeur surnaturelle couvre tes joues; un accent surnaturel exprime tes paroles.--Que signifie tout cela?

CAÏN.

Cela signifie--je te prie, laisse-moi.

ABEL.

Non pas, jusqu'à ce que nous ayons prié et sacrifié ensemble.

CAÏN.

Abel, je te prie, sacrifie seul.--Jéhovah t'aime bien.

ABEL.

Bien tous les deux, j'espère.

CAÏN.

Mais toi le mieux. Peu m'importe pourquoi; tu as mieux trouvé grâce que moi: respecte-le donc,--mais respecte seul,--ou du moins sans moi.

ABEL.

Mon frère, je serais indigne d'être le fils de notre commun père, si je ne te respectais pas comme le premier-né, et si je ne te priais pas de te joindre à moi, de me précéder même dans les pieux sacrifices que nous offrons à Dieu:--c'est là ta place.

CAÏN.

Je ne l'ai jamais réclamée.

ABEL.

Et c'est là ce qui m'afflige. Je t'en prie, consens à ce que je demande de toi. Ton ame semble oppressée de je ne sais quelle étrange illusion; cela te rendra le calme.

CAÏN.

Non; rien ne peut me calmer désormais. Que dis-je, me calmer? jamais je n'ai senti le calme dans mon cœur, même dans le silence complet des élémens. Cher Abel, laisse-moi! ou permets-moi de ne pas troubler plus long-tems tes pieuses intentions.

ABEL.

Non, non: il faut que nous fassions ensemble notre devoir. Ne me repousse pas.

CAÏN.

Puisqu'il le faut--eh bien donc, qu'ai-je à faire?

ABEL.

Choisis l'un de ces deux autels.

CAÏN.

Choisis pour moi. Ils ne sont tous les deux, pour moi, que de la pierre et du gazon.

ABEL.

Cependant, choisis!

CAÏN.

Je l'ai fait.

ABEL.

C'est le plus élevé, celui qui te convenait le mieux, comme à l'aîné. Maintenant, prépare tes offrandes.

CAÏN.

Et les tiennes, où sont-elles?

ABEL.

Les voici.--Les premiers-nés, les plus gras du troupeau:--c'est l'humble don d'un pasteur.

CAÏN.

Je n'ai pas d'agneaux; mon sort est de creuser la terre: je ne puis offrir que ce qu'elle accorde à mes sueurs,--des fruits. (Il cueille des fruits.) Les voici dans leur fraîcheur, dans leur maturité.

(Ils dressent leurs autels, et allument une flamme au-dessous.)

ABEL.

Mon frère, tu es l'aîné; offre d'abord, avec le sacrifice, ta prière et tes actions de grâce.

CAÏN.

Non.--Je n'ai pas l'habitude de cela;--donne-moi l'exemple, je le suivrai--comme je pourrai.

ABEL, s'agenouillant.

O Dieu! toi qui nous créas, et déposas dans nos narines le souffle de la vie; qui nous as béni, et qui, en dépit de la faute de notre père, as bien voulu ne pas perdre tous ses enfans, comme ils eussent été perdus, si ta justice n'eût pas été tempérée par la bonté dans laquelle tu te complais; toi qui nous accordas le pardon, comme un autre paradis, si on le compare à l'énormité de notre crime;--seul maître de la lumière, du bien, de la gloire, de l'éternité; sans qui tout serait mal, avec qui rien ne peut faillir, si ce n'est dans un but louable et prévu par ton impénétrable et toute-puissante bonté,--accepte le premier des prémices du troupeau de ton humble pasteur:--cette offrande n'est rien en elle-même;--et quelle offrande serait quelque chose auprès de toi?--Mais pourtant accepte-la, comme une action de grâce de celui qui la dépose à la face sublime de tes cieux, en inclinant son front jusque dans la poussière dont il est lui-même formé, pour mieux, et à jamais, rendre hommage à toi et à ton nom!

CAÏN, demeuré debout.

Esprit! quelque tu sois;--tout-puissant, il se peut;--bon, comme doivent l'être toutes tes créations; Jéhovah sur la terre, et Dieu dans le ciel! décoré d'autres noms encore, peut-être, car tes attributs semblent aussi multipliés que tes ouvrages: si les prières peuvent te rendre propice, reçois les miennes. Si tu dois être honoré par des autels, adouci par des sacrifices, accueille ceux que je te présente! Deux créatures viennent en ériger de concert vers toi. Si tu aimes le sang, l'autel du pasteur, qui fume à mes côtés, en a répandu devant toi, et les membres de ses agneaux, palpitans encore, élèvent vers les cieux un encens ensanglanté; ou si les fruits doux et parfumés de la terre, présentés devant toi, à la face du soleil qui les a mûris, peuvent t'agréer, en cela qu'ils sont aussi beaux encore que tu nous les as donnés, et semblent déposés ici plutôt pour témoigner de la beauté de tes ouvrages que pour attirer l'un de tes regards sur les nôtres; si l'autel privé de victimes et l'autel non rougi de sang peuvent obtenir tes faveurs, regarde le mien; et quant à celui qui l'éleva,--il est tel que tu l'as fait: il ne sait rien solliciter à genoux. S'il est méchant, frappe-le! tu es tout-puissant, et tu le peux;--qui pourrait en effet s'y opposer? S'il est bon, frappe ou épargne-le, comme il te plaira! puisque tout dépend de toi; puisque le bon et le mauvais sont eux-mêmes sans pouvoir, quand tu ne les soutiens pas. Que ta volonté elle-même soit juste ou partiale, je l'ignore; n'étant pas tout-puissant, ne pouvant juger la toute-puissance, mais seulement subir les arrêts, hélas! déjà trop cruellement subis!

(Le feu allumé sous l'autel d'Abel s'élève en colonne, et s'élance
lumineusement vers le ciel; un ouragan renverse l'autel de Caïn,
et disperse les fruits sur la terre.)

ABEL, s'agenouillant.

O mon frère, prie! Jéhovah est irrité contre toi.

CAÏN.

Et pourquoi?

ABEL.

Tes fruits sont épars sur la terre.

CAÏN.

Ils viennent de la terre; laisse-les y retourner: leur graine portera de nouveaux fruits avant l'été. Quant à ton offrande carnassière, elle plaît davantage; vois comme le ciel suce la flamme que le sang a engraissée.

ABEL.

Ne songe pas au succès de mon offrande; mais hâte-toi d'en préparer une autre, avant qu'il ne soit trop tard.

CAÏN.

Je ne veux plus élever d'autels, ni souffrir qu'on en élève.--

ABEL, se levant.

Caïn! que prétends-tu?

CAÏN.

Renverser ce lâche courtisan des nuages, cet enfumé réceptacle de tes sottes prières,--ton autel enfin, rougi du sang des faibles agneaux que leur mère a nourris de lait pour qu'ils fussent égorgés à ton Dieu.

ABEL, le retenant.

Tu ne le feras pas.--N'ajoute pas à des actions impies des paroles impies! N'ébranle pas l'autel,--il est sacré maintenant, par le bon plaisir de Jéhovah, puisqu'il en a daigné accepter les offrandes.

CAÏN.

Son plaisir! Le met-il donc, ce plaisir, dans le parfum des chairs pantelantes et du sang encore bouillant? dans le bêlement des mères désolées, qui redemandent leurs expirans nourrissons? dans l'agonie des tristes et innocentes victimes sous le couteau sacré? Va-t'en! aussi bien ce trophée sanglant n'épouvantera pas long-tems le soleil, et ne restera pas la honte de la création.

ABEL.

Mon frère, arrête-toi. Tu ne veux pas employer la violence contre mon autel; si tu en es jaloux, il est à toi: consomme-s-y un autre sacrifice.

CAÏN.

Un autre sacrifice? Va-t'en, ou ce sacrifice peut en effet--

ABEL.

Que veux-tu dire?

CAÏN.

Va--va-t'en.--Ton Dieu, n'est-ce pas, aime le sang?--songe-s-y.--Va-t'en avant qu'il n'y en ait davantage!

ABEL.

Je me place, en son divin nom, entre toi et l'autel qui l'a sanctifié.

CAÏN.

Si tu te chéris toi-même, recule, jusqu'à ce que j'aie rendu ce gazon à son sol naturel;--autrement--

ABEL, le retenant.

J'aime Dieu bien plus que la vie.

CAÏN. Il le frappe sur les tempes, avec l'un des tisons qu'il enlève de l'autel.

Offre donc à ton Dieu le sacrifice de ta vie, puisqu'il aime ceux de ce genre.

ABEL. Il tombe.

Qu'as-tu fait, mon frère?

CAÏN.

Frère?

ABEL.

O Dieu! reçois ton serviteur, et pardonne à son assassin; il n'a pas su ce qu'il faisait.--Caïn, donne, donne-moi ta main, et dis à la pauvre Zillah--

CAÏN, après un instant de stupeur.

Ma main! elle est rouge, et du--de quoi? (Long silence. Il jette les yeux autour de lui.) Où suis-je? Seul! Où est Abel? où Caïn? Se peut-il que je sois Caïn? Mon frère, réveille-toi!--Pourquoi restes-tu couché sur l'herbe? ce n'est pas l'heure du sommeil.--Pourquoi si pâle?--qu'as-tu?--ce matin, tu étais plein de vie! Abel! ah! je t'en prie, ne te joue pas de moi! Je t'ai frappé trop fort, mais non pour toujours! Pourquoi as-tu voulu me résister? C'est un jeu! tu veux m'épouvanter.--Un coup--un seul coup!--Remue,--oh! remue--une seule fois;--oui, comme cela!--bien!--tu respires! souffle sur moi! O Dieu! Dieu!

ABEL, d'une voix mourante.

Qui parle ici de Dieu?

CAÏN.

Ton meurtrier.

ABEL.

Alors,--puisse Dieu lui pardonner! Caïn, console la pauvre Zillah;--elle n'a plus maintenant qu'un frère. (Il expire.)

CAÏN.

Et moi, plus! Qui m'a enlevé le mien,--mon frère?--Ses yeux sont ouverts! donc il n'est pas mort! La mort ressemble au sommeil,--et le sommeil ferme nos paupières. Ses lèvres aussi sont ouvertes; il respire donc! et pourtant je ne le sens pas.--Son cœur!--son cœur!--que je voie s'il bat.--Il me semble:--non!--non!--c'est une illusion; il faut que je sois passé dans un autre monde pire que le premier. La terre tourne autour de moi:--qu'est-ce cela? de l'eau! (Il porte la main à son front, puis la regarde.) Pourtant, il ne pleut pas! C'est du sang!--le sang de mon frère, le mien lui-même, et répandu par moi! Qu'a de commun encore avec moi la vie, puisque j'ai pris celle de ma propre chair? Non, il ne peut être mort!--Est-ce la mort que le silence? Non; il s'éveillera: je vais attendre à ses côtés. Se pourrait-il que la vie fût assez fragile pour être si facilement anéantie?--Depuis, il m'a parlé;--que lui dirai-je maintenant?--Mon frère!--non; il ne répondra pas à ce nom: les frères ne se frappent pas l'un l'autre. Cependant--encore--parle-moi, Abel! Un mot, un seul mot encore de ta douce voix, pour m'aider à supporter le bruit de la mienne!

(Entre Zillah.)

ZILLAH.

J'ai cru entendre un son douloureux; qu'est-ce donc? c'est Caïn; il veille auprès de mon époux. Que fais-tu là, mon frère? Est-ce qu'il dort?--O ciel! que signifie cette pâleur et ce flot?--Non! non! ce n'est pas du sang; qui l'aurait répandu, ce sang? Abel! qu'y a-t-il?--qui t'a fait cela? Il ne remue pas; il ne respire pas; ses mains tombent sur les miennes, froides et insensibles comme les pierres! Ah! cruel Caïn! n'as-tu pu le garantir à tems de cette violence? Quel qu'ait été l'agresseur, un étranger lui-même se serait placé entre lui et le meurtrier! Mon père!--Ève!--Adah!--venez, approchez! la mort est dans le monde!

(Zillah sort en appelant ses parens.)

CAÏN, seul.

Dans le monde!--Et qui l'y a introduite? moi!--moi qui abhorre tellement ce nom de mort, que lui seul empoisonnait toute ma vie avant que je connusse son aspect.--Je l'ai conduite ici; j'ai livré mon frère à ses froids et terribles embrassemens, comme si, sans mon aide, elle n'eût pas assez haut réclamé ses droits inexorables! Du moins, je suis éveillé,--un rêve douloureux m'a rendu fou;--mais lui, il ne s'éveillera donc plus!

(Entrent Adam, Ève, Adah et Zillah.)

ADAM.

Une voix de douleur, celle de Zillah, m'a conduit ici.--Que vois-je? Est-il vrai?--Mon fils!--mon fils! Femme, voilà l'ouvrage du serpent; voilà ton ouvrage!

ÈVE.

Oh! ne parle pas ainsi: l'aiguillon du serpent est dans mon cœur. Abel! mon bien-aimé! C'est un châtiment, Jéhovah, au-dessus du crime, de l'avoir enlevé à sa mère!

ADAM.

Quel est le coupable de ce crime?--Parle, Caïn; tu étais présent. Est-ce quelqu'un de ces anges ennemis qui ne marchent pas avec Jéhovah? quelque sauvage et féroce habitant des bois?

ÈVE.

Ah! une lumière livide me pénètre comme un éclat de foudre! ce tison lourd et sanglant arraché de l'autel, noirci par la fumée, et rougi du--

ADAM.

Parle, mon fils! parle; et malheureux comme nous le sommes, assure-nous que nous ne sommes pas plus déplorables encore.

ADAH.

Parle, Caïn! et dis que ce n'est pas toi!

ÈVE.

C'est lui. Je le vois maintenant;--il baisse la tête; il cache ses yeux féroces de ses mains rouges de sang.

ADAH.

Ma mère, tu l'outrages;--et toi, Caïn, éclaircis donc cette horrible accusation que nos parens, dans leur désespoir, font peser sur toi.

ÈVE.

Écoute, Jéhovah! Puisse l'éternelle malédiction du serpent être sur lui! elle est faite pour sa race plutôt que pour nous. Puissent tous ses jours être désolés! puisse--

ADAH.

Arrête! c'est ton fils; ne le maudis pas, ma mère: ne le maudis pas, mère! il est mon frère, mon époux.

ÈVE.

Il t'a enlevé ton frère!--Zillah, il t'a ravi ton époux:--pour moi, plus de fils!--A jamais je le maudis; je renonce à le voir! Tous les liens sont rompus entre nous, comme lui-même a rompu ceux de la nature.--O mort, mort! pourquoi ne m'as-tu pas prise, moi à laquelle tu fus d'abord infligée? Qu'attends-tu encore?

ADAM.

Ève, prends garde que ta douleur, hélas! trop légitime, ne te conduise à l'impiété. Une douloureuse destinée nous a été prédite; maintenant qu'elle commence, il faut la supporter de manière à prouver à notre Dieu que nous sommes entièrement soumis à sa sainte volonté.

ÈVE, désignant Caïn.

Sa volonté!--c'est celle de cet esprit incarné de mort, que j'ai mis sur la terre pour y faire entrer la mort. Puissent toutes les malédictions de la vie peser sur lui! ses tourmens le chasser au fond des déserts, comme les nôtres nous ont chassés d'Éden, jusqu'à ce que ses enfans lui rendent ce qu'il a donné à son frère! Que jour et nuit le glaive et les ailes des chérubins le poursuivent;--que les serpens se dressent sous ses pas!--que les fruits de la terre deviennent cendre dans sa bouche! que les feuilles dont il entoure sa tête pour reposer soient le séjour des scorpions! qu'il rêve sans cesse de son innocente victime! que ses veilles ne soient qu'un autre rêve prolongé de mort! que les claires fontaines se tournent en sang dès qu'il voudra les souiller de l'impur contact de ses lèvres avides! que les élémens reculent ou se transforment devant lui! qu'il vive au sein de l'agonie qui accompagnera les derniers instans des autres hommes! et que la mort soit pour lui, qui le premier l'introduisit dans le monde, quelque chose de pire que la mort! Va-t'en, fratricide! Désormais ton nom, le mot Caïn, sera pour le genre humain un objet d'horreur, même pour ceux dont tu dois être le père! Que l'herbe se dessèche sous tes pieds! que les bois te refusent leur abri, la terre une couche, la poussière une tombe, le soleil ses rayons et le ciel son Dieu!

(Ève sort.)

ADAM.

Caïn! éloigne-toi: nous ne pouvons plus demeurer ensemble. Fuis! laisse le mort à mes soins;--désormais je suis seul:--nous ne nous reverrons plus.

ADAH.

O mon père! ne le quitte pas ainsi. Ne va pas ajouter à la terrible malédiction d'Ève sur sa tête!

ADAM.

Je ne le maudis pas: son esprit est sa malédiction. Viens, Zillah!

ZILLAH.

Je dois veiller sur le corps de mon époux.

ADAM.

Nous reviendrons quand celui qui nous a préparé ce douloureux devoir aura disparu. Viens, Zillah!

ZILLAH.

Auparavant un baiser sur cette pâle figure, sur ces lèvres autrefois si animées.--O mon cœur! mon cœur!

(Adam et Zillah sortent en pleurant.)

ADAH.

Caïn! vous avez entendu; il faut nous éloigner. Je suis prête, nos enfans aussi! Je porterai Énoch, et vous sa sœur. Partons avant que le soleil ne tombe, et n'attendons pas l'obscurité de la nuit pour traverser le désert.--Eh bien! parle, parle-moi, moi--qui suis à toi.

CAÏN.

Laisse-moi!

ADAH.

Pourquoi? tout le monde t'a quitté.

CAÏN.

Et que tardes-tu de te réunir à eux? Ne crains-tu pas de rester avec l'auteur d'une pareille action?

ADAH.

Après la crainte de t'abandonner, il n'en est pas de plus grande pour moi que celle que m'inspire le crime qui te prive d'un frère. Je n'en dois pas parler:--c'est entre toi et le Tout-Puissant.--

UNE VOIX D'EN HAUT.

Caïn! Caïn!

ADAH.

Entends-tu cette voix?

LA VOIX D'EN HAUT.

Caïn! Caïn!

ADAH.

Elle retentit comme celle d'un ange.

(Entre l'ange du Seigneur.)

L'ANGE.

Où est ton frère Abel?

CAÏN.

Suis-je donc le gardien de mon frère?

L'ANGE.

Caïn! qu'as-tu fait? La voix du sang de ton frère crie de la terre vers le Seigneur!--Maintenant, tu es maudit de la terre, qui vient d'ouvrir sa bouche pour boire le sang versé par ta main fratricide. Désormais, quand tu creuseras la terre, elle demeurera stérile; tu resteras fugitif et vagabond dans le monde!

ADAH.

Le châtiment est au-delà de ses forces. Vois! tu lui dérobes la face de la terre; il reste privé de la face de Dieu. Vagabond et fugitif, il arrivera que ceux qui le trouveront le tueront.

CAÏN.

Que ne le peuvent-ils! Mais où sont ceux qui me tueront? où sont-ils sur cette terre encore déserte et inhabitée?

L'ANGE.

Tu as tué ton frère, qui te garantira de ton fils?

ADAH.

Ange de lumière! sois miséricordieux; ne dis pas que mon sein déchiré nourrisse maintenant dans mon fils un meurtrier, un meurtrier de son père.

L'ANGE.

Il ne ferait que suivre les traces de Caïn. Le lait d'Ève n'a-t-il pas nourri celui que tu vois maintenant noyé dans le sang? Le fratricide peut bien engendrer le parricide;--mais il n'en sera pas ainsi. --Le Seigneur, ton Dieu et le mien, m'a commandé d'imprimer son sceau sur Caïn, pour qu'il puisse errer en sûreté. Qui tuera Caïn attirera sur sa tête une punition sept fois plus forte. Approche!

CAÏN.

Que veux-tu de moi?

L'ANGE.

Marquer sur ton front l'affranchissement du crime que tu as commis toi-même.

CAÏN.

Non, laisse-moi mourir!

L'ANGE.

Cela ne peut être.

(L'ange imprime une marque sur le front de Caïn.)

CAÏN.

Je sens mon front brûlé, mais ce n'est rien auprès du feu intérieur; que faut-il encore? accable-moi de tout ce que je puis supporter.

L'ANGE.

Tu as été sombre et farouche dès le sein de ta mère, semblable à la terre que tu as jusqu'à présent creusée; mais celui que tu as immolé était doux comme les troupeaux qu'il paissait.

CAÏN.

Je fus enfanté trop tôt après la chute; l'esprit de ma mère était encore fasciné par le serpent, et mon père pleurait encore sur Éden. Je suis ce que je suis; je n'ai pas demandé la vie; je ne me la suis pas donnée moi-même. Que ne puis-je seulement de mon sang racheter celui--et pourquoi pas? Qu'Abel renaisse, et que je sois rayé du livre de vie! Ainsi l'existence sera rendue par Dieu au bien-aimé de Dieu, et je perdrai un don qui n'eut jamais d'attrait pour moi.

L'ANGE.

Qui pourrait anéantir le meurtre? ce qui est fait est fait. Éloigne-toi! accomplis tes jours! et puissent tes actions ne pas ressembler à celle que tu viens de commettre!

(L'ange disparaît.)

ADAH.

Il est parti; éloignons-nous. J'entends les cris de notre petit Énoch dans son berceau.

CAÏN.

Ah! il ignore pourquoi il pleure! et moi qui répandis le sang, je ne puis répandre de larmes; mais les quatre rivières ne pourraient laver mon ame 35. Crois-tu que mon fils puisse jamais me regarder?

Note 35: (retour) Les quatre rivières qui entouraient l'Éden, les seules, par conséquent, que connût Caïn sur la terre.

ADAH.

Si je croyais qu'il ne le voulût pas, je voudrais--

CAÏN, l'interrompant.

Non, non! plus de menace: nous en avons trop subi. Va prendre ton enfant; je vous suivrai.

ADAH.

Je ne te laisse pas seul avec le mort; quittons ces lieux ensemble.

CAÏN.

O toi, image inanimée et toujours présente! toi dont le sang doit voiler de deuil la terre et les cieux! J'ignore ce que tu es maintenant! mais si tu vois ce que je suis, je crois que tu me pardonnes ce que ne pardonnera jamais ni ton Dieu ni mon propre cœur.--Adieu! je ne dois, je n'ose toucher ce que j'ai fait. Je sortis des mêmes entrailles que toi; j'ai sucé le même sein; je t'ai souvent pressé dans mes bras; souvent nos jeux enfantins se confondirent; et voilà que je ne puis plus t'approcher, que je n'ose pas même faire pour toi ce que tu aurais fait pour moi:--réunir tes membres dans leur tombeau,--le premier tombeau creusé pour les mortels. Mais ce tombeau, qui l'a creusé? O terre! ô terre! voilà le trésor que je dépose dans ton sein, en récompense de tous ceux que j'ai reçus de toi.--Au désert maintenant!

(Adah s'incline, et baise le corps d'Abel.)

ADAH.

Cruelle et prématurée fut ta mort, ô mon frère! et moi seule, de tous ceux qui pleurent sur toi, je ne puis verser de larmes. Mon devoir est désormais de sécher des pleurs, et non pas d'en répandre. Mais pourtant, de tous ceux qui gémissent, nul ne gémit comme moi, non-seulement sur toi, mais sur celui qui t'a frappé. Allons, Caïn! je supporterai la moitié de ton fardeau.

CAÏN.

Nous marcherons à l'orient d'Éden; cette ligne est plus désolée: elle me convient davantage.

ADAH.

Marche le premier! tu seras mon guide, et puisse être le tien notre Dieu! Allons chercher nos enfans.

CAÏN.

Celui qui repose ici n'en avait pas; j'ai tari la source d'une race vertueuse qui eût bientôt charmé les nœuds d'une union récente. Hélas! en les joignant plus tard aux enfans d'Abel, la dureté de mon naturel se fût adoucie chez eux! Abel!

ADAH.

La paix soit avec lui.

CAÏN.

Mais avec moi!--

(Ils sortent.)

FIN DE CAÏN.




L'ILE,

OU

CHRISTIAN ET SES CAMARADES.




AVERTISSEMENT.

Le morceau suivant est fondé en partie sur la relation du soulèvement de l'équipage la Bonté, dans les mers du Sud, en 1789, et en partie sur la Relation des îles Tonga, par Marnier.



Chant Premier.


1. L'instant de la veille matinale était arrivé. Le vaisseau avançait avec grâce, traçant sur les flots un sentier mobile. La vague entr'ouverte par la proue se courbait en sillons complaisans devant la majestueuse charrue. L'onde immense embrassait toute la perspective, et derrière s'évanouissaient maints rivages de la Mer du Sud. La nuit paisible, déjà nuancée d'argent, opposait encore sa mourante obscurité aux atteintes de l'aube naissante. Les dauphins, avertis de l'approche du jour, s'élançaient au-dessus des flots, comme pour aspirer plus tôt ses premières lueurs. Les étoiles détournaient de l'océan leurs scintillans regards, et disparaissaient devant une clarté plus radieuse. La voile reprenait sa blancheur naguère obscurcie; une brise rafraîchissante glissait sur les vents. Déjà même la pourpre de l'Océan annonçait la venue du soleil;--mais un coup sera tenté avant qu'il n'apparaisse.

2. Le vaillant chef dormait dans sa cabine, confiant dans ceux qui faisaient la veille. Il rêvait des rivages désirés de la vieille Angleterre, de ses travaux récompensés, de ses dangers évanouis; son nom était ajouté à la liste glorieuse de ceux qui avaient visité les pôles, séjour des orages. Le plus difficile était passé, rien ne pouvait justifier de nouvelles inquiétudes; pourquoi donc le sommeil avait-il pour lui des dangers? Hélas! son tillac était foulé par un pied indiscipliné; des mains plus inhabiles voulaient diriger la voile du vaisseau; de jeunes cœurs, languissant après je ne sais quelle île favorisée du soleil, où l'été dure toute l'année, où les femmes sourient pendant tout l'été; des hommes éloignés de leur patrie, et qui, trop long-tems voyageurs, n'avaient jamais revu la maison natale, ou l'avaient trouvée toute changée, et demi-barbare, préféraient une fraîche et douce grotte sauvage à l'incertitude des flots.--Puis le souvenir des fruits savoureux que donnait une terre incultivée; des forêts qui ne connaissaient d'autres sentiers que ceux qu'ils y frayèrent; des champs sur lesquels l'abondance étendait sa corne fortunée; des terres, domaine commun et indépendant d'un seul possesseur..... Puis le vœu que les siècles n'ont jamais étouffé dans le cœur de l'homme--de ne connaître d'autre maître que sa volonté; la terre offrant à sa surface des mines non exploitées; la liberté qu'on y trouvait d'appeler chaque grotte sa propre demeure; ce jardin commun ouvert devant tous les pas, où la nature traite en tendre mère tout un peuple charmé des délices du désert; leurs coquillages, leurs fruits, seule opulence qu'ils connaissent; leurs canots toujours retenus à l'entour des rivages; leur chasse, leur gibier, leurs armes, leur aspect enfin si étrange aux yeux d'un Européen:--tels étaient les objets et la contrée qui réveillaient les désirs de ces marins,--désirs qu'ils devaient chèrement expier.

3. Debout, brave Bligh! l'ennemi est à la porte! debout! debout!--Hélas! il est trop tard! derrière ta case se tient le féroce rebelle proclamant déjà le règne de la rage et de la terreur. Tes membres sont enchaînés, la baïonnette touche ton sein, les mains qui tremblaient à ta voix te saisissent; traîné sur le tillac, tu ne verras plus l'obéissant gouvernail ou la voile attentive attendre tes ordres pour suivre une direction, ou se développer; cet esprit sauvage qui voudrait étouffer à force de délire le sentiment de sa révolte, fait briller autour de toi les yeux encore étonnés de ceux qui redoutent le chef qu'ils sacrifient: car jamais l'homme ne peut étourdir le cri de la conscience, s'il ne porte à ses lèvres la coupe passionnée de la rage.

4. C'est en vain que, bravant l'œil de la mort, ta poitrine menacée implore ceux de tes compagnons restés loyaux:--ils ne viennent pas; ils sont rares: il faut qu'ils consentent à ce qu'applaudissent des cœurs plus indociles. En vain tu cherches la cause: la malédiction est leur seule réponse, ou la menace de quelque chose de pire. A tes yeux brille le poignard homicide; sur ta gorge reste suspendue la baïonnette effilée; les mousquets chargés t'environnent, et semblent prêts à terminer tes jours. Tu les y encourages, en leur criant: Feu! Mais des cœurs impitoyables admirent encore, et quelque souvenir de leur ancien respect les arrête, plutôt que la voix méconnue de leurs devoirs; ils ne voudraient pas perdre leur ame en répandant le sang: ils préfèrent t'abandonner à la merci des flots.

5. «Disposez la chaloupe!» c'est le cri du nouveau chef; et qui jamais osa dire non à la révolte dans la première impétuosité de son ivresse, dans les saturnales d'un pouvoir inattendu? La chaloupe est disposée avec tout l'empressement de la haine; et déjà de légères planches te séparent seules de l'abîme qui doit t'engloutir; de faibles provisions te promettent une fin que leurs mains te refusent: c'est justement ce qu'il faut d'eau et de pain pour garantir quelques jours le moribond de la mort; de plus, quelques cornes, un peu de toile, des livres, unique trésor des hermites de l'Océan; quelques cordages sont ensuite ajoutés, aux instances de ceux qui n'espéraient plus pour toi que dans l'air et les flots; puis enfin ce mobile et tremblant vassal des pôles, cette aiguille sensible, ame de la navigation.

6. Et maintenant, le chef élu par lui-même juge à propos d'étouffer le premier sentiment de son crime; il réveille ainsi ses compagnons:--«A boire!» tant il craint que la passion ne cède bientôt à la voix de la raison! «De l'eau-de-vie pour les héros!» Ainsi jadis s'était écrié Burke;--et sans doute cette liqueur peut conduire à la gloire. Nos héros partagèrent cette opinion; au milieu de bruyans applaudissemens, ils vidèrent la coupe. Huzza! huzza! Otaïti! tel fut leur cri; étrange exclamation de la part des fils de la révolte! Comment cette île délicieuse, cette terre chérie de la nature, des cœurs aimans, des fêtes sans périls, des mœurs aimables, étrangères à l'art, cette opulence commune, cet amour sans inquiétude; comment tout cela pouvait-il avoir des charmes pour de grossiers marins ballottés sous leurs mâts par chaque souffle de vent? Et maintenant, par quels nouveaux crimes se préparent-ils à réaliser les vains désirs de la vertu, le repos? Hélas! telle est notre nature! notre but est le même à tous, seulement nous suivons des routes diverses; nos moyens, notre naissance, notre pays, notre gloire, notre fortune, nos goûts, tout cela est plus puissant sur notre faible poussière que tout ce qui est en dehors du misérable cercle de notre égoïsme. Cependant murmure encore au-dedans de nous-mêmes une faible voix troublant le silence de l'intérêt ou le tumulte de la gloire; quelle que soit notre foi, quelque terre que nous foulions, Dieu fait toujours entendre son oracle, la conscience de l'homme!

7. La chaloupe est chargée du brave et triste petit nombre demeuré fidèle au chef; quelques-uns, restés sur le tillac du vaisseau--maintenant jouet d'un moral naufrage--faisaient des vœux tardifs pour partager le sort d'un capitaine que leurs yeux voyaient s'éloigner; d'autres calculaient pour lui de nouveaux malheurs, plaisantaient à la vue lointaine de sa faible voile, à l'idée de cette faible barque, si fragile et si chargée. Oh! combien il est plus assuré, plus tranquille, le tendre nautile 36, pilote maritime de sa couche imperceptible, la fée, le génie de la mer. Lui, quand l'ouragan siffle et jaillit en éclairs sur les ondes, demeure en sûreté,--son port est dans la ville,--il triomphe sur les armadas du genre humain, qui ébranlent le monde, et fléchissent sous la verge des vents.

Note 36: (retour) Espèce de coquillage.

8. Quand tout fut prêt sur le vaisseau, qui maintenant avouait un révolté pour son maître,--un matelot, moins endurci que ses compagnons, témoigna cette pitié inutile, faite seulement pour irriter le malheur. D'un regard inquiet, il veillait sur les mouvemens de son ancien chef, et cherchait même, à force de signes, à lui exprimer son compatissant repentir. Déjà même il avançait un humide flacon jusqu'à ses lèvres arides et desséchées; mais bientôt, observé lui-même, ce gardien fut éloigné, et la pitié cessa de percer le nuage que la sédition étendait autour du brave chef. Alors s'approcha l'audacieux et sombre jeune homme que, pour son malheur, avait trop aimé le capitaine; il s'écria, en désignant la chaloupe abandonnée: «Partez! tout retard coûterait la vie!» Et pourtant, même en ce dernier instant, il n'avait pas étouffé toute sympathie. Un mot pouvait encore ramener le remords dans cette ame violente et passionnée; et ce que les autres ne soupçonnaient pas, la victime put le reconnaître. Quand Bligh, avec un ton de reproche amer, lui demanda qu'était devenu le souvenir des anciens bienfaits;--qu'étaient devenues ses espérances d'une gloire supérieure à celle des mille écussons pompeux de la Grande-Bretagne? ses lèvres tremblantes semblèrent céder devant une force invincible. «C'est cela! c'est cela! prononça-t-il; je suis damné! damné!» Il n'en dit pas davantage; mais, poussant dans sa barque son maître, il le confia au faible esquif. Sa langue ne put articuler d'autres accens; mais combien d'idées dans ses brusques adieux!

9. Le large soleil des régions arctiques s'élevait sur les ondes; la brise tantôt s'engouffrait, tantôt ressortait de ses humides grottes. Son aile capricieuse s'éloignait, puis revenait effleurer les sillons de l'Océan, comme les cordes d'une harpe éolienne. D'une rame désespérée et presque silencieuse, déjà l'esquif se creusait un chemin redouté vers une roche à peine visible, qui dressait, comme un lointain nuage, son front au-dessus des flots. La chaloupe et le vaisseau ne se réuniront plus! mais ce n'est pas à moi de dire les infortunes de Bligh, leurs dangers continuels, leurs rares espérances; leurs jours de péril, leurs nuits de désespoir; leur courage toujours le même, quand il semblait le plus inutile; la famine dévorante, rendant un fils méconnaissable à l'œil même de sa mère; les autres maux, assez horribles pour faire trêve à la faim, jusqu'à ce qu'elle n'eût plus sur eux de prise; les fureurs et les égards de la mer, tantôt les couvrant de son abîme, tantôt les laissant briser de leurs rames fatiguées les vagues qui ne cédaient qu'à tous leurs efforts réunis.--Une fièvre continue, une soif sèche, qui leur faisait saluer, comme un bonheur, les nuages qui glaçaient leurs os nus, savourer avec délices la froide humidité des nuits orageuses, et presser avidement la toile tendue sur leur tête, pour recueillir quelques gouttes de pluie. Il leur fallut fuir mainte horde sauvage, pour redemander un asile plus sûr encore aux flots impitoyables. Et pourtant, il fut accordé à ces spectres animés de raconter leurs dangers passés, et des angoisses telles que jamais les annales de l'humide abîme n'en avaient retracées, pour arracher de la terreur aux hommes, aux femmes des larmes.

10. Laissons-les à leur destin, il ne sera ignoré ni impuni. La justice aura son jour; la discipline violée prendra leur défense, et la marine insultée proclamera le cri des lois. Nous allons suivre les pas du rebelle, qu'une vengeance éloignée ne saurait épouvanter. Arrière! arrière! sur les vagues! ses yeux reverront la baie désirée; et les rivages heureux où les lois ne sont pas connues recevront les matelots mis hors la loi de leur pays.--La nature, et cette déesse de la nature--la femme--les rappelle vers une terre où rien, sauf leur conscience, ne songera à les accuser; où tout le monde jouit sans querelle des biens de la terre; où le pain lui-même est cueilli comme un fruit 37; où nul ne séquestre pour lui seul les champs, les forêts, les rivières:--âge sans or, où ce métal ne trouble pas les songes, et n'a pas, ou n'avait pas alors, envahi ces rivages. Depuis, l'Europe y porta ses vastes connaissances, ses coutumes, ses mœurs, mais au prix d'une multitude de vices qu'elle enseigna aux fils de ces contrées. Mais loin de nous ces images! Voyons les insulaires tels qu'ils étaient; bons par les leçons de la nature, vicieux sous ses inspirations. Huzza! Otaïti! tel fut le cri lancé d'un commun accord par le rapide vaisseau. La brise s'élève; la voile, naguère détendue, et maintenant gonflée, précède joyeusement le souffle des vents. En plus rapides rubans se pressent les ondes autour du vaisseau; la vague jaillit plus haute sous les coups de la proue. Ainsi l'Argo soulevait-il la virginale écume de l'Euxin; mais ceux qu'il portait jetaient vers leurs foyers un regard de regret:--ceux-là renoncent pour jamais à la leur, et leur barque rebelle s'en éloigne aussi rapidement que le corbeau en s'envolant de l'arche sainte. Et pourtant leur projet est d'aller partager de nouveau le nid de la colombe, et de courber sous le joug de l'amour leur front indomptable.

Note 37: (retour) L'arbre à pain, si fameux, et que l'expédition du capitaine Bligh avait pour but de transplanter.


Chant Deuxième.


1. Combien doux étaient les chants de Toobonai, alors que le soleil d'été descendait sur la baie de corail 38! Viens, disaient les jeunes filles; avançons vers le plus frais ombrage de l'îlette: nous y écouterons le ramage des oiseaux! la colombe des bois enverra, du milieu des arbres, son roucoulement, semblable à la voix des dieux partie de Bolotoo; nous cueillerons les fleurs qui naissent sur la couche des morts: les plus fraîches s'élèvent où repose la tête des guerriers. Nous nous assiérons en face du crépuscule; nous verrons les suaves rayons de la lune glisser au travers des branches du tooa, et le bruissement léger de leurs soupirs charmera nos oreilles, quand nous nous reposerons sous leur abri. Ou bien gravissons le précipice: nous contemplerons les flots venant combattre le gigantesque rocher, qui bientôt les repousse dédaigneusement en écumantes colonnes. Qu'elles sont belles! et qu'ils sont heureux ceux qui, libres des travaux et du tumulte de l'existence, se contentent de regarder du rivage l'espace que l'Océan remplit tout entier! L'Océan lui-même se complaît dans l'azur de sa surface; et souvent il vient, à la clarté de la lune, peigner en cet endroit sa flottante chevelure.

Note 38: (retour) Les trois premiers couplets sont empruntés à une chanson favorite des insulaires de Tonga, traduite en prose dans la Relation des îles Tonga, par Mariner. Toobonai n'est cependant pas l'une de ces îles; mais elle fut l'une de celles où se réfugièrent les mutins. J'ai altéré et ajouté; cependant j'ai conservé de l'original tout ce que j'ai pu. (Note de Lord Byron.)

2. Oui,--nous cueillerons les fleurs du sépulcre; nous rivaliserons de plaisir avec les esprits des bocages promis; puis nous plongerons, et nous jouirons au sein des vagues; puis nous déposerons nos membres sur le tendre gazon; bientôt, humides encore de nos premiers jeux, nous oindrons nos corps de l'huile embaumée; nous laisserons les fleurs cueillies sur les tombes, et nous nous parerons des guirlandes empreintes du souvenir des braves. Mais voici la nuit; le Mooa dissipe nos projets: déjà, près de nous, retentit le bruissement des mâts. Et pourtant le flambeau, signal de la danse, répand ses étincelles cadencées sur le gazon de Marli. Nous aussi, courons-y; là, nous nous rappellerons l'heureux souvenir de maintes fêtes, avant que Fiji n'eût soufflé dans la trompe guerrière, avant que les ennemis ne parussent dans leurs canots à la portée de nos rivages. Hélas! par eux se flétrit la fleur du genre humain; hélas! par eux les ronces se dressent à l'envi dans nos champs; et par eux est oublié le ravissement que nous éprouvions à errer à la lueur de la lune, avec l'amour pour unique compagnon de nos pas. Résignons-nous:--ils nous ont appris à manier une massue, à inonder nos champs d'une pluie de flèches. Qu'ils recueillent la moisson qu'ils nous ont forcé de semer. Mais cette nuit doit être toute entière aux fêtes; demain il nous faudra partir. Frappez la danse! emplissez la large coupe!--demain nous pouvons mourir. Enveloppons nos membres dans des vêtemens d'été; autour de nos reins déployons le blanc de Tappa; que des guirlandes fraîches comme le printems même forment notre couronne, et qu'autour de nos épaules brillent les grains de l'hooni: ses vives couleurs contrasteront avec la teinte de feu des poitrines qui battent sous elles.

3. Mais la danse a cessé.--Ah! restez encore! arrêtez! ne déposez pas le sourire de fête. C'est demain que nous partons pour le Mooa; demain, non pas cette nuit:--la nuit appartient encore à la tendresse. Jeunes enchanteresses de la joyeuse Licoo, rendez-nous les guirlandes que nous préférons au sein du plaisir! Que vos formes sont charmantes! comme chacun de nos sens excité, ravi et doublé, rend hommage à votre beauté! Ainsi les fleurs qui parsèment le rocher de Mataloco, portent leurs parfums jusqu'aux bornes de l'humide horizon. Nous aussi, nous nous rendrons à Licoo; mais, ô mon cœur, que dis-je? nous irons?--et demain il nous faut partir!

4. Tels étaient les chants--harmonie des jours que l'approche des flottes européennes n'avait pas encore infectés. Sans doute, ces insulaires avaient leurs vices--ceux que la nature tolère--et résultats de la barbarie.--Nous avons les uns et les autres: ceux qui naissent de l'excès de la civilisation, ceux qui, chez les peuples sauvages, inspirent le plus d'horreur. Qui n'a pas vu le règne de l'hypocrisie,--les prières d'Abel réunies aux forfaits de Caïn, qui ne les a pas vus, dis-je, peut, de son balcon, voir la preuve que notre vieux monde est mille fois plus perverti que le nouveau;--mais il n'est plus de nouveau monde, si ce n'est aux lieux où Colombie vient de voir naître deux gigantesques enfans de la liberté; où le Chimboraço peut à son gré promener son regard de Titan sur les flots, les airs et la terre, sans y rencontrer un esclave!

5. Telle était l'épopée des jours de tradition; les chants auxquels se rattachait la gloire des morts, quand la gloire n'avait d'autre expression que celle d'une mélodie presque divine. Ces chants ne satisfont pas l'œil glacé du sceptique, mais ils livrent à la puissance de l'harmonie une histoire entière. C'est un Achille enfant, qui, la lyre du Centaure en main, apprend à surpasser la vertu des tems passés. Le simple couplet d'une vieille et chère ballade, répété par les roches, se confondant avec le vagissement des ondes, parti de la pelouse humectée par un murmurant ruisseau, ou multiplié par les échos prolongés des montagnes, a, sur les cœurs naïfs, plus de pouvoir que toutes les colonnes érigées par les favoris de la victoire. Il garde son éloquence, quand les hiéroglyphes ne sont plus qu'une source de conjectures ou de rêveries pour les sages ou les savans. Primitive et virginale expression du cœur, il nous attendrit, quand les monumens de l'histoire nous fatiguent. Telle était cette chanson barbare,--car le chant est né chez les barbares;--telle en inspirait la solitude des hommes du nord, qui vinrent nous conquérir, et telle en inspirera toujours la contrée que nul ennemi lointain ne sera venu détruire ou civiliser. Quelle impression plus vive et plus puissante produiraient aujourd'hui sur les cœurs les artifices de notre savante musique?

6. Alors ces mélodies, inconnues aujourd'hui, traversaient suavement le gracieux silence des airs, la douce sieste d'une journée d'été, le calme après-midi de Toobonai; alors chaque fleur était épanouie, l'air était un immense parfum, un léger souffle commençait à balancer le palmier, la première impression de la brise encore silencieuse effleurait les ondes comme pour transporter la fraîcheur dans la grotte avide. C'était l'asile de la chanteuse et du jeune étranger qui lui avait appris les douloureux plaisirs de l'amour, plaisirs toujours enivrans, mais surtout pour les cœurs qui ne savent pas encore qu'on puisse les perdre, et qui s'élancent comme des martyrs sur leur bûcher funéraire, tellement ravis dans leur délirant enthousiasme, que rien dans la vie ne leur semblerait comparable aux joies de cette mort: aussi meurent-ils réellement. Qu'est-ce, en effet, pour eux, que les autres promesses de la vie, à côté de l'idée seule de cet entraînement, de cette exaltation de toutes les forces de la nature? Aussi nos rêves d'une meilleure vie sont-ils renfermés dans l'espoir d'aimer éternellement encore.

7. Là était assise l'aimable sauvage du désert, enfant par les années, femme par les formes, quand on se reporte à l'enfance de nos froids climats, où rien n'atteint une prompte maturité, à l'exception du crime. Mais c'était l'enfant d'un monde enfant, et comme la nature, charmante, animée et naïve; noire comme la nuit, mais la nuit avec tous ses astres, ou comme la grotte étincelante de stalactites. Ses yeux étaient un langage et un charme; ses contours, ceux d'Aphrodite sur son char de coquillage, et au milieu d'un riant cortége d'Amours. Voluptueuse comme la première approche du sommeil, et pourtant pleine de vie,--car ses joues, brunies par les feux du tropique, se nuançaient souvent d'une aimable rougeur; le sang des brûlans climats colorait son cou, et traçait un sillon radieux sur la pâleur obscure de ses épaules, comme on voit dans l'onde ténébreuse les rameaux du corail attirer le plongeur vers les grottes qu'ils rougissent. Telle était la fille des mers du Sud. Telle qu'une vague dont la force pouvait soulever la barque fortunée des autres, heureuse de leur bonheur, triste de leurs seules peines; son sein brûlant, énergique, et pourtant fidèle, ne recelait pas de joie égale à celle qu'elle donnait. Ses espérances n'allaient pas au-delà de l'expérience, cette pierre de touche glaciale, dont le contact dépouille ordinairement tous les objets de leurs radieuses couleurs. Elle ne redoutait pas les maux; elle n'en connaissait aucun, ou, si elle en connaissait, ils étaient bientôt--trop tôt--oubliés. Ses souris et ses larmes passaient avec la rapidité du vent ridant la surface des lacs, et troublant, sans le briser, leur délicat miroir. Bientôt la sérénité remontera d'une profondeur non sondée, ou descendra des sources pures de la montagne, jusqu'à ce qu'enfin un tremblement de terre, bouleversant la grotte de la Naïade, en dissipera les ondes, les chassera devant lui dans quelque cavité déserte, devenue le réceptacle d'un marais fétide. La fille des îles partagera-t-elle leur destin? Hélas! le changement éternel agite la vague incertaine de l'humanité; mais ceux qui tombent, comme tomberont les mondes eux-mêmes, renaîtront du moins, s'ils ont bien vécu, en esprits supérieurs à l'univers écrasé.

8. Et lui, quel est-il, cet enfant du Nord aux yeux bleus, venu d'îles moins inconnues à l'homme, mais presqu'aussi sauvages? Quel est ce jeune homme aux cheveux blonds, sorti des Hébrides, là où grondent les vagues agitées du Pentland? Balancé dans son berceau par les vents mugissans; né au milieu des orages, avec un corps et une ame créés pour les orages; le premier objet sur lequel s'ouvrirent ses jeunes yeux fut la blanche écume de l'océan, et depuis ce moment l'océan fut sa patrie. Compagnon gigantesque de ses rêveries et de son âpre solitude, ce fut le seul Mentor de sa jeunesse partout où les flots portèrent sa barque. Quant à lui, jouet des vagues et des vents, c'était un être insouciant qui s'abandonnait au hasard. Nourri des légendes merveilleuses de son pays natal, se livrant avec ardeur à l'espérance, mais ferme dans les revers, le désespoir était la seule des sensations qu'il ne connût pas. Sous le ciel de l'Arabie, il eût été le plus intrépide des enfans errans de ces déserts de sable, ses lèvres immobiles endurant la soif avec autant de patience qu'Ismaël lui-même porté sur le vaisseau du désert 39; sur les rivages du Chili. Cacique orgueilleux; dans les montagnes d'Hellas, Grec rebelle; né sous une tente, peut-être un nouveau Tamerlan; élevé pour le trône, qui sait s'il eût été digne de régner? car l'ame ambitieuse qui, pour s'élever à la domination, a détruit la route qu'elle devait parcourir; créée pour le pouvoir, et n'ayant d'autre proie qu'elle-même, est forcée de rétrograder 40, et de se plonger dans la douleur pour y chercher le plaisir. Dans une condition plus humble, avec une éducation vertueuse, ce même esprit qui fit un Néron, la honte de Rome, aurait pu devenir l'imitateur du héros qui porta si glorieusement son nom 41; mais laissez-lui encore tous ses vices, quel étroit théâtre pour eux si vous ne leur donnez un trône!

Note 39: (retour) Le vaisseau du désert est une figure orientale, en parlant d'un chameau ou d'un dromadaire: et ils méritent bien cette métaphore; le premier par sa patience, le second par sa légèreté à la course.
Note 40: (retour) Lucullus, ayant trouvé des charmes dans la frugalité, prodigua les navets dans sa ferme sabine. (POPE.)

Note 41: (retour) Le consul Néron qui fit cette marche incomparable dont Annibal fut la dupe, et qui défit Asdrubal, accomplissant ainsi un fait d'armes presque sans exemple dans les annales militaires. La première nouvelle qu'Annibal eut de son retour fut par la tête d'Asdrubal jetée dans son camp. Annibal, en la voyant, s'écria, avec un soupir, que Rome allait maintenant devenir la maîtresse du monde. Et cependant, c'est peut-être grâce à cette victoire du consul Néron que l'empereur du même nom régna par la suite; mais l'infamie de l'un a surpassé la gloire de l'autre. Quand on entend prononcer le nom de Néron, qui songe au consul? telles sont les choses humaines!

9. Tu souris, lecteur.--Pour celui qui voit les choses d'un œil facile à se laisser éblouir, de telles comparaisons semblent prises bien haut à propos du nom obscur d'un être dont le sort n'a rien de commun avec la gloire, Rome, le Chili, Hellas ou l'Arabie. Tu souris? j'y consens: il vaut mieux sourire que de soupirer; cependant il aurait pu être tout ce que j'ai dit. C'était un homme dont l'esprit ambitieux l'entraînait toujours en avant, formé pour devenir un héros patriote ou un chef despotique; pour faire la gloire ou le malheur d'une nation. Il était né sous des auspices qui font l'homme plus grand ou plus abject que l'imagination même n'a osé le rêver. Mais tout ceci n'est que chimères; dites enfin, qu'est-il dans ces lieux?--c'est un frais adolescent, un jeune mutin affranchi par la révolte; c'est le blond Torquil, qui ne connaît pas plus d'entraves que les vagues écumeuses de l'océan,--c'est l'époux de la fiancée de Toobonaï.

10. Les yeux fixés sur les flots, il était assis auprès de Neuah, de Neuah qui, parmi les filles de l'île, est comparable à cette plante qui, sans cesse tournée vers le soleil, en a reçu le nom. Noble, mais d'une noblesse qui fait sourire nos généalogistes qui n'ont pas d'armoiries pour ces contrées inconnues; issue d'une longue race d'hommes libres et vaillans, race de preux ne connaissant pas l'usage des vêtemens, et formant une chevalerie sauvage dont les huttes couvertes de mousse s'élèvent le long des rivages de la mer. J'ai vu la tienne, Achille, et n'ai pas vu autre chose! Mais quand ces étrangers porteurs de la foudre arrivèrent dans leurs vastes canots ceints de traits de flamme, hérissés de grands arbres qui, plus hauts que le palmier, semblaient, pendant le calme, avoir pris racine dans les profondeurs de l'océan, et, lorsque les vents se réveillaient, déployaient des ailes aussi larges que le nuage qui s'étend à l'horizon; et, semblables à des cités de la mer, commandaient aux flots, et enchaînaient presque les vagues turbulentes, la jeune sauvage, dans son léger esquif, agitant mollement sa pagaïe, s'élança sur la surface des ondes, comme les rennes à travers les neiges, glissant doucement sur le bord écumeux des brisans, légère comme une Néréide sur son char marin 42, elle contempla, pleine d'étonnement et d'admiration, cette construction gigantesque refoulant chaque vague sous sa pesante masse. L'ancre est jetée, le vaisseau repose au sein de l'océan; et tandis qu'une foule d'embarcations légères forment autour de lui une chaîne mobile, il semble un lion majestueux endormi aux rayons du soleil, et dont un essaim d'abeilles bourdonnantes entourent la flottante crinière.

Note 42: (retour) Il y a dans le texte: sur son traîneau marin.

11. Les hommes blancs débarquèrent. Est-il besoin de dire le reste? le nouveau monde étendit sa main noire à l'ancien. Chacun d'eux était une merveille pour l'autre, et l'attrait de la surprise et de l'admiration fit bientôt place à un sentiment plus bienveillant. Parmi ces enfans du soleil, l'accueil des pères fut affectueux; celui des filles, agitées par de plus douces passions, le fut bien plus encore. Ils s'unirent par de tendres liens. Les enfans des tempêtes s'aperçurent que la beauté peut être jointe à une peau noire, et les filles de l'île admirèrent à leur tour cette teinte plus pâle, qui paraît si blanche aux climats qui ne connaissent pas la neige. La course, la chasse, la liberté d'errer sur ce sol, où chaque cabane était la leur; le plaisir de jeter un filet à la mer, de s'élancer dans ces légers canots qui voguent sur cet archipel, au sein bleuâtre duquel s'élèvent ces îles heureuses; ce sommeil rafraîchissant obtenu par de joyeux travaux; ce palmier qui nous représente la plus majestueuse Dryade des forêts, où l'enfance du jeune Bacchus fut cachée, et dont la cime, ombrageant la vigne renfermée dans son sein, est si élevée que l'aigle bâtit rarement son nid plus haut; le festin composé de caviar et d'ignames; ce cocotier qui porte à la fois la coupe, le lait et le fruit; l'arbre à pain qui, sans le secours de la charrue et du moissonneur, donne l'abondant produit d'un champ cultivé, tandis que ses pains, offrandes de la nature, cuisant sans l'aide d'un feu artificiel, dans des forêts qui ne sont encore ni achetées ni vendues, chassent la famine de leur sein fertile, et offrent une denrée sans prix à l'homme qui la recueille. Tous ces trésors, et les douces voluptés des eaux et des bois, les joies folâtres de ces solitudes peuplées, adoucirent les mœurs de ces farouches aventuriers, et les disposant à sympathiser avec un peuple moins éclairé, mais plus heureux, firent plus que l'éducation européenne n'avait pu faire en civilisant les enfans de la civilisation!

12. Parmi eux, on remarquait plus d'un couple amoureux, et entre ceux-ci, Neuah et Torquil n'étaient pas le moins aimable. Tous deux enfans des îles, quoique d'îles bien éloignées l'une de l'autre; tous deux nés sous cette étoile qui préside à la mer, ils avaient été nourris tous deux au milieu de ces beautés primitives de la nature qu'on chérit jusqu'au tombeau lorsqu'elles ont attiré nos premiers regards, et excité notre intérêt dans l'enfance. Celui dont les monts bleuâtres de l'Écosse frappèrent d'abord les yeux, aimera chaque cime qui lui offrira une teinte semblable; il saluera dans chaque rocher la figure bien connue d'un ami; et à l'aspect d'une montagne, ses bras s'ouvriront comme pour l'étreindre contre son cœur. Long-tems j'ai erré dans des pays qui ne sont pas le mien, adorant les Alpes, chérissant les Apennins, prosterné devant le Parnasse et devant la cime escarpée du mont Ida, berceau de Jupiter, et de l'Olympe dominant majestueusement la mer. Mais ce n'était pas seulement les souvenirs de l'antiquité ni cette belle nature qui me jetaient dans des ravissemens extatiques:--les émotions de l'enfance lui avaient survécu dans le jeune homme; et sur le mont Ida, cherchant des yeux Troie et Loch na Gar, ma mémoire attachait des souvenirs celtiques aux monts Phrygiens, et confondait les cascades d'Écosse avec la fontaine limpide de Castalie. Pardonne, ombre universelle d'Homère! pardonne, ô Phébus! aux écarts de mon imagination:--ce fut dans le nord que je puisai le premier sentiment des beautés de la nature, et que j'appris à adorer vos scènes sublimes 43.

Note 43: (retour) Étant très-enfant (j'avais a peu près huit ans), ayant été attaqué de la fièvre scarlatine, à Aberdeen, je fus transporté dans les montagnes par le conseil des médecins. Là, il m'arriva quelquefois de passer l'été, et c'est de ce moment que je date mon penchant pour les pays montagneux. Je n'oublierai jamais l'effet que produisit sur moi, quelques années après, en Angleterre, le spectacle d'un objet que je n'avais pas vu depuis long-tems, même en miniature, d'une montagne de la chaîne des Malvernes. À mon retour à Cheltenham, je la contemplais tous les soirs, au coucher du soleil, avec une émotion que je ne puis décrire. Ceci était bien d'un enfant; mais je n'avais que treize ans, et c'était pendant les vacances.

13. L'amour qui embellit et attendrit tous les êtres; la jeunesse qui colore l'air qui l'entoure; le ciel qui la couvre des nuances brillantes de l'arc-en-ciel; le souvenir des périls passés, qui fait que l'homme lui-même jouit de l'intervalle où il cesse de détruire;--l'attrait réciproque de cette beauté qui se fait sentir au cœur le plus farouche, et le frappe comme l'éclair frappe l'acier: tout contribua à unir l'homme à demi civilisé et la fille sauvage, et à confondre, dans une seule ame absorbée par la passion, l'adolescent et la jeune fille. Les souvenirs tumultueux des combats avaient cessé de remplir d'une joie sombre un cœur qui commençait à se détacher d'eux. Il ne ressentait plus cet ennui, cette impatience du repos qui le troublait naguère, comme l'aigle dans son nid, dont le bec aiguisé et l'œil perçant cherchent une victime dans la vaste étendue des cieux:--son ame s'était amollie dans cet état voluptueux, où il goûtait ces douceurs efféminées de l'Élysée, qui ne promettent pas de lauriers à la tombe des héros; mais, hélas! ces lauriers se flétrissent s'ils ne sont arrosés de sang.--Et lorsque les cendres d'un mortel sont déposées dans l'urne funèbre, le myrte ne leur prête-t-il pas un aussi doux ombrage? Si César n'eût connu que les baisers de Cléopâtre, Rome eût été libre, et le monde ne fût pas devenu sa conquête. Eh! qu'ont fait pour le monde les exploits de César, la renommée de César? Nous le sentons dans notre avilissement: cette gloire a posé son cachet sanglant sur nos chaînes, elle y a fait naître la rouille que nos tyrans se plaisent à y entretenir. Eh quoi! la gloire, la nature, la raison et la liberté réunies ordonneront à des millions d'hommes exaspérés de faire ce que Brutus exécuta seul!--Elles leur commanderont de renverser du poste élevé qu'ils occupent depuis trop long-tems, ces vils imitateurs d'un despote, qui, semblables à l'oiseau moqueur, répètent le chant de la tyrannie! et cependant nous continuerons à être traqués par ces chats-huans ignobles, dignes seulement de la chasse aux souris, et que nous nous obstinons à prendre pour de nobles faucons, tandis que le premier mot de liberté suffirait pour chasser ces épouvantails: car leur effroi nous prouve assez qu'ils ne sont pas autre chose!

14. Plongée dans les ravissemens de la passion, et oubliant doucement la vie, Neuah, la fille de la mer du Sud, était tout ce qu'une femme peut être pour un époux lorsqu'aucune distraction du monde ne la détourne de son amour; loin d'une société railleuse, toujours prête à se moquer d'une flamme nouvelle et passagère, et de cet essaim bourdonnant de fats, qui fait bruyamment éclater son admiration, ou murmure à son oreille les expressions d'une flamme adultère, qui en veut à son devoir, à sa gloire et à son bonheur. Son ame et toutes les sensations qui l'agitaient étaient à nu comme ses belles formes. On pouvait la comparer à l'arc-en-ciel pendant l'orage:--ses nuances mobiles offrent une brillante variété, mais colorent toujours les cieux du plus doux éclat; son arc a beau s'étendre, ses couleurs changer, ce n'est pas moins le nuage qui porte la messagère des amours.

15. C'est là, c'est dans cette grotte du rivage battu par les vagues qu'ils passaient les matinées brûlantes du tropique. Les heures n'existaient pas pour eux:--ils ne calculaient pas le tems. Leurs oreilles n'étaient pas frappées du son lugubre de l'horloge, qui nous distribue la portion journalière de la vie, et avertit l'homme, en s'en moquant, avec un rire d'airain. Que leur importait le passé ou l'avenir? Le présent, comme un tyran, les tenait enchaînés;--leur sablier était le sable du rivage, et la mer voyait s'écouler leurs doux momens ainsi que ses vagues paisibles; leur horloge, c'était le soleil dans son immense horizon. Ils ne comptaient pas, eux pour qui la journée n'était qu'une heure. Le rossignol remplaçait pour eux la cloche du soir, lorsqu'il chantait mélodieusement à la rose les adieux du jour 44. Ils voyaient se coucher leur large soleil, non comme dans le nord, d'une marche lente et graduée, et affaiblissant son éclat à mesure qu'il descend sur l'océan; mais ardent, enflammé, conservant toute sa plénitude, et comme s'il abandonnait pour jamais le monde, et le privait de lumière, plongeant dans les flots son front étincelant, tel qu'un héros, qui se précipite dans la tombe. Alors ils se levaient tous deux, regardaient d'abord le firmament, puis revenaient chercher la lumière dans les yeux l'un de l'autre; et s'étonnant qu'un soleil d'été durât si peu, ils se demandaient si en effet le jour était à sa fin.

Note 44: (retour) On n'a besoin de rien ajouter à cette allusion à la fable bien connue des amours du rossignol et de la rose, qui est devenue maintenant aussi familière au lecteur de l'Occident qu'à celui de l'Orient.

16. Et pourquoi ceci paraîtrait-il étrange?--Le dévot ne vit pas sur la terre; dans son extase, les jours et les mondes passeraient devant lui sans être aperçus: son ame a pris son vol vers le ciel avant sa poussière.--L'amour est-il donc moins puissant? Non; sa route est glorieusement tracée, et c'est aussi vers Dieu qu'elle le conduit. Tout ce que nous connaissons ici-bas des délices du ciel est attaché à cette autre meilleure moitié de nous-mêmes, dont nous ressentons la joie ou la douleur bien plus que celle qui nous est propre. Cette flamme qui absorbe tout, et qui, jointe à celle qui l'allume, ne forme plus qu'un seul feu, feu pur, semblable au bûcher funèbre des Indiens, où les cœurs tendres brûlent sans exhaler un soupir. Combien de fois n'avons-nous pas oublié le tems, lorsque, dans la solitude, nous admirions le trône universel de la nature, ses forêts, ses déserts, ses eaux, cette réponse éloquente et profonde qu'elle fait à notre intelligence? N'y a-t-il pas de la vie dans les étoiles et les montagnes? Une ame n'anime-t-elle pas les vagues de la mer? Les larmes muettes qui dégouttent de ces humides rochers n'expriment-elles pas un sentiment?--Non, non! elles nous appellent, elles nous ouvrent leurs sphères, elles nous invitent à nous affranchir avant l'heure du poids de cette enveloppe d'argile, à plonger notre ame dans l'immensité, à nous dépouiller de cette forme trompeuse et fragile qui nous est si chère!--Qui peut encore songer à soi en contemplant les cieux? Et sans porter si haut ses regards, quel est celui qui, dans les frais momens de la jeunesse, avant d'avoir reçu les leçons du tems, a jamais pensé à la dépravation de l'homme et à la sienne? À cette heureuse époque de la vie, la nature entière est son royaume et l'amour son trône.

17. Neuah et Torquil se levèrent. Les teintes douces et mélancoliques du crépuscule avaient pénétré dans la grotte qui leur servait d'asile, et dont la voûte, tapissée de spar humide de rosée, joignait son faible éclat à celui des étoiles qui se rassemblaient sur le firmament. Le couple heureux, partageant le calme de la nature, prit lentement le chemin de sa cabane élevée au pied d'un palmier, tantôt souriant, tantôt silencieux comme tout ce qui les entourait. Que l'ame est belle dans cet état de sérénité; elle est belle comme l'amour même! Le murmure des flots de l'océan était presque aussi faible que celui du coquillage imitateur de leur bruissement 45, et qui, tel que l'enfant né dans les profondeurs des mers et séparé du sein maternel, crie sans cesse et ne veut pas dormir, faisant entendre sa petite plainte, et se désespérant en vain dans le vaste sein de la vague sa nourrice. Les forêts disparaissaient insensiblement dans l'obscurité, comme pour aller se livrer au repos; l'oiseau du tropique regagnait son nid par le chemin des rochers, et le ciel d'azur qui les entourait semblait un lac paisible où l'ardente piété pouvait étancher sa soif.

Note 45: (retour) Si le lecteur veut appliquer à son oreille le coquillage qui est sur sa cheminée, il comprendra l'allusion qu'on veut faire ici. Si ce passage lui paraît obscur, il trouvera dans Gébir la même idée, mieux exprimée en deux lignes. Je n'ai jamais lu ce poème; mais j'ai entendu citer ces deux vers par un lecteur plus profond, et qui parait être d'une opinion bien différente de celle exprimée par l'éditeur de la Revue du trimestre, qui, dans sa réponse au rédacteur chargé de la critique de son Juvénal, prononça qu'on ne pouvait rien lire de plus mauvais et de plus absurde. C'est à M. Landor, l'auteur de Gébir, qui fut ainsi jugé, et de quelques autres poèmes latins qui rivalisent d'obscénité avec Martial et Catulle, que l'immaculé M. Southey a adressé ses déclamations contre l'impureté.

18. Mais écoutez! À travers les palmiers et les plantains, une voix se fait entendre; non telle qu'un amant l'eût choisie pour venir interrompre, à une telle heure, le silence d'une nuit si calme. Ce n'était pas la brise du soir passant sur la montagne, et faisant frémir les rochers et les arbres, ces cordes sonores de la nature, le premier et le plus harmonieux des instrumens, et puis leur servant elle-même d'écho. Ce n'était pas non plus l'alarme du bruyant cri de guerre, qui venait de rompre le charme, ni le soliloque plaintif du hibou hermite, anachorète ailé aux grands yeux, à la vue faible, qui entonne la nuit son hymne lugubre, dans laquelle s'exhale son ame solitaire:--c'était le sifflet d'un marin, fort et prolongé, aussi perçant que le sifflement d'un oiseau de mer. Il y eut une pause; puis une voix rauque cria: «Holà! Torquil! mon garçon! Quelles nouvelles! Holà! frère, holà!» «Qui appelle?» s'écria Torquil, en suivant des yeux le son de la voix. «Quelqu'un,» répondit-on brièvement.

19. En ce moment, celui dont on venait d'entendre la voix parut lui-même, et avec lui la brise aromatique du sud se chargea, non de ces parfums qu'elle recueille en passant sur une couche de violettes, mais de ces tourbillons de fumée qui aiment à se mêler aux vapeurs de l'eau-de-vie et du vin. Ils s'échappaient alors d'une pipe courte et fragile, mais qui avait porté ses émanations odorantes dans les deux zones, et toujours en action là où les vents soufflent et où la mer roule ses flots, avait exhalé sa fumée de Portsmouth au pôle, et opposant sa vapeur à la lueur éblouissante des éclairs, toujours calme et paisible, au milieu des montagnes de vagues, et dans toutes les variations d'un ciel inconstant, n'avait cessé d'offrir à Éole un perpétuel sacrifice. Et quel était celui qui la portait? Je puis me tromper, mais je le prendrais pour un marin ou pour un philosophe 46. Ô sublime tabac, qui de l'est à l'ouest charmes les travaux du marin et le repos des enfans de Mahomet; toi qui, sur l'ottomane du musulman, partages ses heures entre l'opium et ses femmes dont tu es devenu le rival; magnifique à Stamboul, moins noble mais non moins chéri dans Wapping ou le Strand, divin en Hookas, superbe dans une riche et brillante pipe dont l'ambre orne le bout; comme tant d'autres objets qui nous charment, si tu attires plus généralement les hommages revêtu de tout l'éclat de la parure, tes vrais adorateurs admirent bien davantage tes beautés sans déguisement. Donnez-moi un cigarre.

Note 46: (retour) Hobbes, à qui nous devons Locke et d'autres philosophes, était un fumeur déterminé,--même jusqu'à fumer plus de pipes qu'on n'en pourrait compter.

20. Une figure humaine s'approche au milieu de l'obscurité de la forêt dont elle vient troubler la solitude. Son aspect a quelque chose de fantastique; on dirait un marin revêtu d'un déguisement de sauvage, et tel qu'il paraît sortant des flots de l'océan lorsque les joyeux vaisseaux traversent la ligne et qu'une foule de matelots, se livrant à ces bruyantes saturnales, se rassemblent sur le tillac dans le char emprunte de Neptune. Le dieu de l'océan sourit de voir son nom revivre encore une fois, ne fût-ce que dans la pantomime grotesque de ses fidèles enfans qui s'abandonnent à la joie au milieu de vents inconnus à ses Cyclades natales. Cependant le vieux Neptune se réjouit de voir reparaître sur l'océan quelques faibles traces de son règne antique. La veste que porte notre marin, quoique presque en lambeaux; sa pipe qu'il ne quitte pas et qui ne cesse jamais de fumer; quelque chose dans son air et dans sa taille qui ressemble à un mât de misaine, et un certain balancement dans sa démarche, semblable à celui de son vaisseau chéri, indiquent assez son premier état: cependant l'espèce de mouchoir dont sa tête est enveloppée avec si peu d'élégance et de soin, et le morceau d'étoffe trop exigu qui remplace un pantalon trop tôt la proie des épines (car les plus belles forêts ont aussi les leurs), et lui tient lieu de ce vêtement pour lequel les Anglais n'ont pas trouvé d'expression 47; ses pieds et sa poitrine nus, et cette figure brûlée par le soleil, pourraient annoncer un sauvage aussi bien qu'un homme de mer. Mais ces armes sont celles de sa profession, et les produits de cette Europe que deux mondes bénissent pour la civilisation qu'ils lui doivent. Son fusil est suspendu derrière ses larges épaules, un peu courbées par le séjour de la mer, mais robustes comme celles du sanglier.

Note 47: (retour) Il y a dans le texte: qui lui servent d'inexpressible.

Son coutelas privé de sa gaîne, perdue ou usée par le tems, pend à son côté: et à sa ceinture est une paire de pistolets, qu'on pourrait comparer à un couple d'époux (que cette métaphore ne soit pas prise pour un sarcasme), car si l'un manque son feu, l'autre n'en part pas moins à l'instant. Tout ceci, avec une baïonnette un peu moins exempte de rouille que lorsqu'elle était sortie pour la première fois du fourreau, complète l'accoutrement de cet homme qui s'avance au milieu des ombres de la nuit, muette spectatrice de ce costume bizarre.

21. «Quelles nouvelles, Ben Bunting? s'écria notre nouvel ami Torquil, lorsqu'il vit le marin en face. Y a-t-il quelque chose de neuf?» «Oui, oui, répondit Ben, rien de neuf, mais assez de nouvelles; une étrange voile s'est montrée au large.» «Une voile! qu'entends-je? Mais comment avez-vous pu la découvrir? C'est impossible. Je n'ai pas vu sur la mer le moindre lambeau de toile.» «Cela se peut, dit Ben, vous avez pu ne pas la voir de la baie; mais moi, du haut du rocher où j'ai fait le quart aujourd'hui, je l'ai aperçue dans le bassin, car le vent était frais et propice.» «Et lorsque le soleil s'est couché, où était-elle? Avait-elle jeté l'ancre?» «Non, mais elle a continué de se diriger sur nous jusqu'à ce que le vent soit tombé.» «Et son pavillon?» «Je n'avais pas de lunette; mais, de par Dieu, tout loin qu'elle fût, la sorcière ne m'a pas paru nous vouloir du bien.» «Est-elle armée?» «Je m'y attends; on a envoyé à la découverte; il est tems, ce me semble, pour nous de mettre à la mer.» «À la mer? Quel que soit celui qui nous donne maintenant la chasse, nous ne fuirons pas le combat, car ce serait une lâcheté; nous mourrons à notre poste comme des braves.» «Oui, oui; quant à cela, c'est tout-à-fait égal à Ben.» «Christian sait-il cette nouvelle?» «Oui, et il a mis tous les bras en réquisition, et rassemblé tous nos gens au quartier. Ils sont occupés à fourbir leurs armes, et nous avons des canons à transporter et à mettre en état; on vous demande.» «C'est trop juste, et ne le serait-ce pas, je n'ai pas une ame capable d'abandonner mes camarades sans secours pendant l'orage. Ma Neuah! ah! pourquoi le sort ne poursuit-il pas que moi seul? Pourquoi doit-il persécuter aussi un être si tendre et si fidèle? Mais quoi qu'il arrive, ah! Neuah, n'amollis pas mon courage. Le tems presse et ne me permet pas une seule larme.--Mais quoi qu'il advienne, je suis à toi.»--«Il a raison, ajouta Ben. C'est bon pour la marine 48

Note 48: (retour) C'est bon pour la marine, mais les matelots ne veulent pas le croire, est un vieux dicton, et une des dernières traces qui subsistent encore (mais en plaisanterie seulement) de la jalousie qui exista jadis entre deux armées également braves.

Chant Troisième.


1. Le combat était terminé. Cette lueur fatale qui enveloppe le canon lorsqu'il porte la mort, avait aussi cessé d'éclairer les ténèbres; la vapeur sulfureuse des armes à feu avait abandonné la terre, et, chassée vers le ciel, en avait souillé un moment l'éclat. Le bruit effroyable de chaque décharge ne faisait plus retentir les échos, de nouveau livrés à leur paisible mélancolie. On n'entendait plus de cris d'horreur répétés de part et d'autre. La lutte avait cessé. Les vaincus subissaient leur sort. Les révoltés étaient écrasés, dispersés ou pris, ou, si quelques-uns survivaient, c'était pour envier le destin des morts. Un petit nombre, un bien petit nombre s'était échappé, et ceux-ci étaient poursuivis dans toute cette île qu'ils avaient aimée par-dessus leur pays natal. Ils n'avaient plus, sur la terre, d'asile et de patrie, après avoir renié celle qui les avait vus naître. Traqués comme des bêtes sauvages, comme elles ils cherchaient le désert, de même que l'enfant se réfugie dans le sein de sa mère. Mais en vain les loups et les lions, poursuivis par le chasseur, cherchent leur antre, et plus vainement encore l'homme voudrait échapper à l'homme.

2. Il est un rocher dont la base saillante se projette au loin dans l'océan, et brave les plus terribles accès de sa fureur. Lorsque la vague irritée escalade ses flancs énormes, aussitôt elle en est précipitée, comme le brave qui s'élance le premier à l'assaut, et retombe sur cette masse de flots écumeux qui combattent sous les bannières du vent. C'est là que se rassemblent quelques malheureux échappés au combat, faibles, sanglans, brûlans de soif, mais tenant encore leurs armes, et conservant un reste d'orgueil de leur ancienne résolution, qui annonce en eux des hommes plus habitués à lutter contre le sort qu'à s'en laisser surprendre. Ils semblaient avoir prévu et défié leur destinée, comme un événement probable. Et cependant une lueur d'espoir, non celui d'être pardonnes, mais de rester dans l'oubli, ou d'échapper aux recherches sur ce rocher éloigné, au milieu de cet océan de vagues, avait en partie effacé de leurs pensées qu'ils venaient de contempler et de subir la vengeance des lois de leur pays. Leur île, verdâtre comme les flots de la mer, ce paradis gagné au prix d'un crime, ne pouvait plus servir d'asile à leurs vices et à leurs vertus. Leurs sentimens honnêtes, s'ils en avaient encore, étaient perdus pour eux:--leurs fautes leur restaient seules. Proscrits jusque dans leur seconde patrie, ils étaient perdus. En vain le monde s'ouvrait devant eux, toutes les portes leur en paraissaient fermées. Leurs nouveaux alliés avaient combattu, avaient versé leur sang dans ce sacrifice mutuel; mais à quoi leur avaient servi la massue, la lance et le bras d'Hercule contre la puissance magique de ce talisman destructeur, de ce tonnerre qui écrase le guerrier avant qu'il puisse faire l'emploi de sa force; et, semblable à ce fléau pestilentiel dont on ne peut arrêter les ravages, creuse en même tems la tombe du brave et celle de la valeur humaine 49? Ce peu de guerriers avaient fait tout ce que des hommes déterminés ont souvent osé et fait contre le nombre, mais quoique le choix naturel de l'homme semble être de mourir libre, la Grèce elle-même, la Grèce n'avait vu qu'une fois les Thermopyles, jusqu'à ce jour où, se forgeant un glaive de ses chaînes brisées, elle expire pour revivre encore.

Note 49: (retour) Archidamus, roi de Sparte, et fils d'Agésilas, en voyant une machine inventée pour lancer des pierres et des dards, s'écria que c'était le tombeau de la valeur. La même anecdote a été attribuée à quelques chevaliers, lorsqu'on fit pour la première fois usage de la poudre à canon; mais le fait original se trouve dans Plutarque.

3. Au pied de ce roc immense, ce petit nombre d'hommes ressemblait aux restes fugitifs d'une troupe de daims.--Leurs yeux étaient enflammés,--leur aspect indiquait l'épuisement de leurs forces; cependant ils étaient encore teints du sang de ceux qui les poursuivaient. Une petite source, tombant du haut du rocher, précipitait en bouillonnant, de cime en cime, son onde douce et fraîche, qui, folâtre et vagabonde, allait égarer son cristal limpide et étincelant aux rayons du jour, dans le vaste sein de la mer. Réunie à l'immense, au farouche océan, mais encore pure et fraîche comme l'innocence, et courant moins de dangers qu'elle, son onde argentée brillait encore d'un doux éclat sur la surface des flots, semblable au timide chamois qui contemple sans s'effrayer, le précipice au-dessous duquel mugissent, s'élèvent et s'abaissent les vagues bleuâtres de la vaste mer. Ce fut à cette fraîche source qu'ils coururent:--toutes leurs sensations étant absorbées en ce moment par cet impérieux besoin de la nature, la soif brûlante qui les dévorait. Ils burent comme ceux qui croient boire pour la dernière fois, et se débarrassèrent de leurs armes pour mieux savourer cette rosée délicieuse. Ils rafraîchirent leurs gosiers desséchés, et lavèrent le sang de leurs blessures qui ne devaient peut-être avoir d'autres bandages que des chaînes. Après avoir étanché leur soif, ils regardèrent tristement autour d'eux, et comme étonnés de retrouver encore autant des leurs vivans et libres. Mais chacun, gardant le silence, semblait interroger les yeux de son camarade pour y chercher un langage que ses lèvres lui refusaient, comme si leur voix eût expiré avec leur cause.

4. Sombre, et un peu séparé du reste, se tenait Christian, les bras croisés sur sa poitrine. Ce coloris animé, jadis répandu sur ses joues, et que rien n'y faisait jamais pâlir, avait été remplacé par la teinte livide du plomb. Ces cheveux d'un brun clair, flottant avec tant de grâce, se dressaient maintenant sur son front comme autant de vipères. Immobile comme une statue, les lèvres serrées comme pour comprimer jusqu'au souffle qui soulevait encore sa poitrine, muet et menaçant, il était debout appuyé contre le rocher; et à l'exception d'un faible battement de pied qui, de tems à autre, laissait une impression plus profonde sur le sable, on aurait pu le croire changé en pierre. À quelques pas de là, Torquil, la tête appuyée contre un banc de roc, ne parlait pas, mais perdait son sang par une blessure qui pourtant n'était pas mortelle:--la plus dangereuse était celle dont il souffrait intérieurement. Son front était pâle, ses yeux bleus caves; et les gouttes de sang dont sa blonde chevelure était teinte indiquaient assez que son abattement n'était pas l'effet du désespoir, mais de l'épuisement de la nature. À côté de lui était un homme aussi farouche qu'un ours, et cependant plein de la bonne volonté d'un frère: c'était Ben Bunting, qui, ayant essayé d'étancher, de laver et de bander sa blessure, se mit ensuite à allumer tranquillement sa pipe, ce trophée qui avait survécu à cent combats, ce phare qui l'avait réjoui pendant mille et mille nuits. Le quatrième et le dernier de ce groupe solitaire marchait de long en large, s'arrêtant de tems à autre, et se baissant comme pour ramasser un caillou; puis le rejetant, et recommençant à marcher à la hâte; puis s'arrêtant tout-à-coup pour jeter les yeux sur ses compagnons, et sifflant à demi la moitié d'un air; après quoi il reprenait sa marche précipitée, avec quelque chose qui indiquait en lui un mélange d'insouciance et d'inquiétude. Voici une longue description, quoiqu'elle s'applique à une scène qui à peine dura cinq minutes; mais quelles minutes! des momens semblables changent la vie des hommes en éternité!

5. À la fin, Jack Skyserape, homme actif et mobile comme le vif-argent, effleurant tout comme le souffle léger de l'éventail, plus brave que ferme, plus disposé à affronter la mort et à la subir tout d'un coup, qu'à lutter contre le désespoir, s'écria: «God damn 50!» ces syllabes énergiques, qui servent de base à l'éloquence anglaise, comme l'Allah du Turc ou l'exclamation payenne du Romain: de par Jupiter! servaient autrefois, dans des cas embarrassans, pour exhaler la première impression.--Jack était donc embarrassé: jamais héros ne le fut davantage; et, ne sachant que dire, il se mit à jurer. Ces sons long-tems familiers arrachèrent Ben aux méditations de la pipe. Il l'ôta de sa bouche; et, d'un air grave et important, ajouta seulement au juron: «His eyes 51!» complétant ainsi cette phrase restée imparfaite, et que je ne crois pas avoir besoin de répéter.

Note 50: (retour) Dieu damne.--Il me semble que ce jurement intraduisible, et d'ailleurs bien connu des Français, sera mieux ici en anglais. (N. du Tr.)

Note 51: (retour) Ses yeux. God damn his eyes, Dieu damne ses yeux.--Ce juron est familier à la classe la plus grossière du peuple anglais. (N. du Tr.)

6. Mais Christian, d'une nature plus noble, offrait l'image d'un volcan éteint. Silencieux, morne et farouche, les traces brûlantes des passions subsistaient encore sur ses traits obscurcis de sombres nuages. Enfin, portant devant lui un œil austère, son regard tomba sur Torquil, qui, dans sa faiblesse, était forcé de s'appuyer. «En est-il donc ainsi? s'écria-t-il; et toi aussi, malheureux enfant, et toi aussi, il faut que ma démence te perde!» Il dit, et s'avança à grands pas vers le lieu où était le jeune Torquil, encore teint du sang qu'il venait de perdre. Il saisit sa main avec ardeur, mais ne la pressa pas comme redoutant pour lui-même l'effet de cette caresse. Puis il s'informa de son état, et lorsqu'il apprit que la blessure était plus légère qu'il ne l'avait imaginé ou craint, son front parut s'éclaircir autant qu'un tel moment le lui permettait. «Oui, s'écria-t-il, nous avons succombé dans le combat; mais notre défaite n'a pas été celle de lâches: elle n'a pas offert à nos ennemis un triomphe facile.--Ils nous ont chèrement achetés; ils peuvent nous payer plus cher encore, car j'y perdrai la vie. Mais vous, avez-vous la force de fuir? Ce serait encore une consolation pour moi si vous pouviez me survivre; notre troupe affaiblie est réduite à un trop petit nombre pour résister. Oh! un canot, un seul canot; ne fût-ce qu'une coquille, pour vous transporter loin d'ici, aux lieux où l'espérance peut encore habiter avec vous.--Quant à moi, mon sort est tel que je l'ai voulu; j'ai vécu, et je mourrai libre et sans peur.»

7. Comme il parlait, au bord du promontoire qui élève au-dessus des flots sa tête haute et grisâtre, une tache noire se fit apercevoir sur l'océan, volant avec rapidité et ressemblant à l'ombre d'une mouette.--Oh ciel! elle est suivie d'une seconde; et toutes deux, tantôt en vue, tantôt cachées, suivant les sinuosités de l'océan, s'approchent enfin d'assez près pour qu'on puisse reconnaître les traits bien connus de leur noir équipage, pour qu'on puisse distinguer leurs agiles pagaïes, légères comme une paire d'ailes, se jouant sur les brisans et fuyant à travers les ondes, tantôt perchées au sommet de la vague houleuse, tantôt se plongeant dans l'écume mugissante qui surgit en bouillonnant et couvre successivement le sein de la mer de blanches nappes qui se divisent bientôt en gros flocons, formant à leur tour une neige fine et subtile. Cependant les barques, comme de petits oiseaux traversant un ciel menaçant, continuent de voguer en dépit des brisans et des vagues, et approchent enfin du rivage. Leur art leur semble enseigné par la nature, tant est remarquable l'adresse avec laquelle ces sauvages fendent les flots de l'océan avec lequel dès l'enfance ils sont habitués à jouer!

8. Et quelle est celle qui, sautant la première sur le rivage, s'élance comme une Néréide de sa conque marine? Sa peau est noire, mais brillante comme l'ébène, ses yeux humides respirent l'amour, l'espoir et la constance. C'est Neuah! Neuah! tendre, fidèle, adorée.--Son cœur s'épanche dans celui de Torquil comme un torrent: elle sourit, elle pleure, elle le presse plus étroitement encore sur son sein comme pour s'assurer que c'est bien lui, frémit en apercevant sa blessure encore tiède de sang; puis, en s'assurant qu'elle est légère, elle sourit de nouveau, et de nouveau verse des larmes. Neuah est la fille d'un guerrier; elle peut supporter un tel spectacle, le comprendre, en gémir, mais non se livrer au désespoir. Son amant vit;--aucun ennemi, aucune crainte ne peut troubler les délices que voit éclore un tel moment. La joie brille à travers ses larmes. C'est encore la joie qui gonfle son sein de sanglots et agite si violemment son cœur qu'on en pourrait presque entendre les battemens: et le ciel lui-même est dans le soupir qu'exhale l'enfant de la nature livrée à ses plus douces extases.

9. Les êtres plus austères, témoins de cette entrevue, n'y furent pas insensibles. Et qui pourrait l'être en voyant ainsi deux cœurs s'élancer l'un vers l'autre? Christian lui-même contempla la jeune fille et le jeune homme, d'un œil sec, mais brillant d'une joie sombre et où se peignait toute l'amertume que les souvenirs d'un tems meilleur répandent dans notre ame, alors que tout est perdu sans espoir jusqu'au dernier rayon de l'arc-en-ciel.--«Et sans moi!» s'écria-t-il; puis il s'arrêta et se détourna, puis regarda encore le jeune couple de la même manière que, dans son antre, le lion contemple ses petits. Après quoi il retomba dans sa sombre indifférence, comme insensible à sa destinée future.

10. Mais le tems ne permettait pas de se livrer long-tems à de bonnes ou de mauvaises pensées.--Les vagues ne tardèrent pas à apporter autour du promontoire le bruit des rames ennemies.--Hélas! qui rendait ce bruit si effrayant? Tout le monde se prépara à la défense, tous, excepté la fiancée de Toobonaï, elle qui la première avait aperçu, dans la baie, les chaloupes armées qui se hâtaient de presser leurs voiles pour achever la destruction du petit nombre qui leur était échappé; elle, dis-je, fit signe à ses compatriotes de retourner à leur proue, fit embarquer ses hôtes, et lancer à la mer leurs fragiles canots. Dans l'un elle avait placé Christian et ses deux camarades: mais Torquil et elle ne pouvaient plus se séparer; elle l'établit dans le sien. Au large! au large! Ils sortent des brisans, s'élancent le long de la baie vers un groupe de petites îles, retraite des oiseaux de mer qui y forment leurs nids, et du veau marin qui vient creuser son lit dans le sable du rivage. Ils rasent la cime azurée des vagues, fuient rapidement, et sont rapidement poursuivis par leurs cruels persécuteurs. Ces derniers obtiennent de l'avantage, puis le reperdent, puis le regagnent et les menacent sur l'océan; bientôt les deux canots ainsi chassés se séparent et prennent chacun une route différente sur les flots pour déjouer les poursuites. Vite! vite! chaque pagaïe aujourd'hui décide de la vie d'un homme; mais il s'agit de bien autre chose pour Neuah que de la vie ou de plusieurs vies.--L'amour a frété sa frêle barque, et c'est lui qui la pousse vers la baie; et maintenant l'ennemi et le port sont proches.--Un moment!... un seul moment encore!--Fuis, barque légère! Fuis!


Chant Quatrième.


1. Le dernier rayon d'espoir dans l'homme réduit aux abois ressemble à la blanche voile livrée à une mer orageuse, lorsque la moitié de l'horizon est obscurcie de nuages et que l'autre moitié en est dégagée. Flottante entre le ciel et la sombre vague, son ancre l'a abandonnée, mais sa voile de neige, au milieu de la violence des vents, continue d'attirer nos yeux, et quoique chaque flot qu'elle surmonte l'éloigne de plus en plus de nous, le cœur se plaît à la suivre des plus lointains rivages.

2. Non loin de l'île de Toobonaï un noir rocher élève son sein au-dessus des flots. Sauvage demeure des oiseaux désertée par les hommes, c'est là que le veau marin farouche se met à l'abri du vent, et repose sa masse pesante dans son obscure caverne, ou qu'il gambade lourdement aux brûlans rayons du soleil. C'est là que la barque à son passage entend l'écho répéter le cri perçant de l'oiseau de l'océan qui élève sur cette cime nue sa jeune couvée, destinée à devenir à son tour les pêcheurs ailés de cette solitude. Une étroite portion de sable jaune, s'avançant dans la mer en demi-cercle, forme d'un côté le contour d'une espèce de plage. Ici la jeune tortue, rampant hors de sa coquille, se traîne vers les flots, demeure de ceux qui lui donnèrent la vie; nourrisson d'un jour, un rayon vivifiant du soleil la fit éclore pour la rendre à l'océan. Tout le reste n'était qu'un précipice affreux, le plus affreux où les matelots aient jamais trouvé un asile et le désespoir; lieu capable de faire regretter aux échappés du naufrage le vaisseau qu'ils ont vu s'engloutir, et de leur faire envier le sort des victimes de la tempête. Tel était le triste refuge que Neuah avait choisi pour son amant. Mais tous ses secrets n'étaient pas révélés, et elle y connaissait un trésor caché à tous les yeux.

3. Avant que les canots se séparassent dans ce même endroit, les hommes qui dirigeaient celui auquel était confié le sort de son cher Torquil furent envoyés par ses ordres dans la barque de Christian, afin de réunir leurs forces pour presser sa fuite.--Vainement ce dernier tenta de s'y opposer.--Elle lui montra en souriant et d'un air calme l'île rocailleuse et lui dit: «Hâtez-vous et soyez sauvé!» Quant à elle, elle répondait du reste, pour l'amour de Torquil. Le canot partit avec ce renfort de bras, s'élança comme une étoile qui file, et fut bientôt loin de l'ennemi qui se dirigeait alors tout droit sur le rocher dont s'approchaient Neuah et Torquil. Ils firent force de rames. Le bras de la jeune sauvage, quoique délicat, était agile et vigoureux à lutter contre la mer, et le cédait à peine à la force masculine de Torquil; leur canot n'était plus qu'à la distance de sa longueur du front escarpé, impraticable, du rocher qui n'avait à sa base que des eaux sans fond; l'ennemi n'était plus séparé d'eux que par la longueur d'une centaine de barques, et maintenant quel refuge était offert à leur fragile canot? Ce fut la question que Torquil adressa à Neuah avec un regard qui exprimait presque un reproche et semblait dire: «Neuah m'a-t-elle amené ici pour y mourir? Est-ce ici un lieu d'asile ou un tombeau, et cet immense rocher est-il le sépulcre des victimes des vagues?»

4. Ils étaient appuyés sur leurs pagaïes. Neuah se lève, et lui montrant l'ennemi qui s'approchait, s'écrie: «Suis-moi, Torquil, et suis-moi sans crainte!» Soudain elle se plonge dans les profondeurs de l'océan. Il n'y avait pas une minute à perdre;--les ennemis étaient proches, offrant des chaînes à ses yeux et exhalant des menaces à ses oreilles. Ils ramaient avec vigueur, et, en s'approchant, lui criaient de se rendre au nom de son honneur perdu. Torquil se précipite dans les flots.--L'art du nageur lui était familier dès l'enfance, et c'était de lui maintenant qu'allait dépendre tout son espoir.--Mais où va-t-il?--Il s'enfonce et ne reparaît plus? L'équipage de la chaloupe regarde avec consternation la mer et le rivage. Il n'y avait pas d'endroit où l'on pût débarquer sur ce précipice escarpé, nu et glissant comme une montagne de glace. Ils regardèrent quelque tems, s'attendant à le voir flotter au-dessus des flots; mais nulle trace ne sillonna la mer. La vague continua de s'écouler après qu'ils se furent plongés dans son sein, sans qu'aucun bouillonnement en rappelât le moindre indice. Le faible reflux de l'eau; la légère écume qui, semblable à un blanc sépulcre, s'était élevée sur l'endroit qui semblait le dernier gîte de ce jeune couple, qui ne laissait pas après lui de monument fastueusement triste comme un héritier; la barque paisible ballottée par les flots: voilà tout ce qui parlait encore de Torquil et de son épouse; et, sans cette petite barque, tout ceci aurait pu passer pour le fantôme évanoui du rêve d'un marin. Ils s'arrêtèrent, et cherchèrent en vain; puis se remirent à ramer pour s'en retourner, la superstition même leur défendant de s'arrêter là plus long-tems. Quelques-uns dirent qu'il ne s'était pas plongé dans les vagues, mais qu'il s'était évanoui comme un esprit follet; d'autres que quelque chose de surnaturel les avait frappés dans sa figure et dans sa taille au-dessus de l'humaine; tandis que tous convenaient que ses joues et ses yeux offraient la teinte cadavéreuse de la mort. Cependant, tout en s'éloignant du rocher, ils s'arrêtaient auprès de chaque plante marine, s'attendant à trouver quelque trace de leur proie.--Mais non, elle s'était dissipée à leurs yeux comme l'écume marine.

5. Et où était-il ce pèlerin de l'océan? Suivait-il sa Néréide? Tous deux avaient-ils cessé pour jamais de souffrir, ou, reçus dans des grottes de corail, avaient-ils arraché quelque pitié aux vagues attendries, et en avaient-ils obtenu la vie? Habitaient-ils parmi les mystérieux souverains de l'océan? faisaient-ils résonner avec Mermen le coquillage fantastique? Neuah, au milieu des sirènes, peignait-elle ses longs cheveux alors flottans sur l'océan comme ils l'avaient jadis été dans l'air? Ou bien avaient-ils péri, et dormaient-ils du sommeil de la mort sous ce gouffre dans lequel ils s'étaient élancés avec tant d'intrépidité?

6. La jeune Neuah s'était plongée dans les flots, et il l'avait suivie. À la manière dont elle traversait les profondeurs de sa mer natale, on l'eût cru née au sein de cet élément, tant elle avait d'aisance, de grâce et de fermeté! Une trace lumineuse marquait son passage; on eût dit qu'il sortait des étincelles de ses pieds, comme d'un acier amphibie. Ne la perdant pas de vue, et presque aussi habile qu'elle à explorer les abîmes où les plongeurs vont à la recherche des perles, Torquil, le nourrisson des mers du Nord, suivait ses pas liquides avec adresse et facilité. Pendant un moment, Neuah s'enfonça plus bas; puis se relevant, elle reparut, étendit les bras, secoua sa noire chevelure pleine d'écume, et fit résonner les rochers d'un rire joyeux. Ils avaient de nouveau atteint un royaume central de la terre, mais c'est en vain qu'on y aurait cherché un arbre, des champs et un ciel.--Elle indiqua du doigt à son époux une grotte spacieuse 52, dont la vague mobile était le seul portique; cavité profonde, que le soleil ne voit jamais, si ce n'est à travers le voile verdâtre des flots, dans ces jours de fête de l'océan où son onde est claire et transparente, et où tout le peuple poisson se livre à de folâtres jeux. Avec ses cheveux, Neuah essuya l'eau qui découlait des yeux de Torquil, puis elle frappa dans ses mains de joie en voyant son étonnement. Elle le conduisit dans un endroit où le roc paraissait s'avancer en saillie et former une espèce de hutte semblable à celle d'un triton. Du moins à ce qu'il leur parut, car pendant quelque tems ils se trouvèrent dans les ténèbres, jusqu'à ce que le jour, pénétrant par les fentes du rocher, y eût répandu une faible clarté, telle que celle qui luit dans l'aile d'une vieille cathédrale où d'antiques monumens poudreux fuient l'éclat de la lumière: de même la voûte de leur grotte marine ne laissait entrer qu'une lueur mélancolique.

Note 52: (retour) La description de cette cave (qui n'est pas une fiction) se trouvera dans le neuvième chapitre du Rapport fait sur les îles de Tonga, par Mariner. J'ai pris la liberté poétique de la transplanter à Toobonaï, le dernier endroit où l'on ait eu quelque nouvelle certaine de Christian et de ses camarades.

7. La jeune sauvage tira de son sein une torche de pin, entourée de gnatoo, et recouverte d'une feuille de plantain, afin de mieux préserver de l'humidité des flots sa dernière étincelle. Cette enveloppe l'avait tenue sèche; puis, tirant de la même feuille de plantain une pierre et quelques petits branchages de bois sec, elle en fit jaillir du feu avec la lame du couteau de Torquil, et allumant sa torche, elle en éclaira la grotte. Cette dernière apparut alors vaste et élevée; c'était une voûte gothique qui s'était créée elle-même. La nature était l'architecte qui avait élevé ses arceaux; les architraves étaient peut-être dus à quelque tremblement de terre. Les arcs-boutans avaient pu être précipités du sein de quelque montagne, alors que les pôles craquaient, et que le monde était couvert d'eau; ou peut-être calcinés par un feu concentré dans les entrailles de la terre, tandis qu'à peine échappé de son bûcher funèbre, les débris du globe fumaient encore. Rien n'y manquait, ni le faîte orné de ciselures et de reliefs, ni les ailes 53, ni la nef. Là, tout semblait avoir été creusé des mains de l'obscurité pour y faire son temple. Là, aussi, en se livrant quelque peu aux fantaisies de l'imagination, on croyait voir la voûte peuplée de figures bizarres, tristes ou grimaçantes. Une mitre, une châsse attiraient l'œil qui se reportait bientôt sur l'image d'un crucifix. C'est ainsi que la nature, se jouant avec les stalactites, s'était élevé une chapelle au sein des mers.

Note 53: (retour) Ces détails peuvent paraître trop minutieux par rapport à la description générale d'où ils sont puisés (dans Mariner); mais il y a peu d'hommes qui aient voyagé sans voir quelque chose de semblable, sur terre c'est-à-dire, et sans parler d'Ellora, dont il est question dans le dernier journal de Mungo-Park (si ma mémoire ne me trompe pas, car il y a huit ans que j'ai lu cet ouvrage) Il dit aussi avoir rencontré un rocher, ou une montagne, dont l'intérieur ressemblait tellement à une cathédrale gothique, qu'il fallut le plus minutieux examen pour le convaincre qu'elle était l'œuvre de la nature.

8. Neuah prit alors son Torquil par la main; et agitant le long de la voûte sa torche allumée--elle le conduisit dans chaque enfoncement, et lui montra tous les endroits secrets de leur nouvelle demeure. Elle n'en resta pas là; tout avait été dès long-tems préparé par elle pour adoucir le sort qu'elle devait partager avec son amant. Il y trouva une natte pour se livrer au repos; le frais gnatoo pour lui servir de vêtement, et l'huile de sandale pour se garantir de la rosée. Pour aliment, la noix de coco, l'igname et le pain produit de l'arbre. Pour table, le plantain étendant ses larges feuilles, et l'écaille de la tortue qui offre un banquet délicieux dans la chair qu'elle renferme. La gourde remplie d'eau fraîchement puisée à la source, la mûre banane cueillie sur la fertile montagne, une pile de branches de pin, pour entretenir sous ces voûtes une clarté perpétuelle; enfin, Neuah elle-même, belle comme la nuit, venait animer de son ame tout ce qui les entourait, et répandre la sérénité et la lumière dans ce monde souterrain. Depuis que l'étranger avait débarqué pour la première fois dans son île, elle avait prévu que la force ou la fuite pouvait les trahir. Alors elle avait formé un asile de cet antre rocailleux où Torquil put être en sûreté contre ses compatriotes. Chaque aurore, la brise matinale avait transporté vers ces lieux son léger canot chargé de tous les fruits dorés qui mûrissent dans ces beaux climats. Chaque soir l'avait vue s'y diriger encore avec tout ce qui pouvait embellir et égayer leur grotte de spath. Et maintenant elle étalait à ses yeux ses petits trésors avec un sourire qui indiquait assez que Neuah était la plus heureuse des filles de ces îles hospitalières.

9. Tandis qu'il la regardait avec admiration et reconnaissance, elle, pressant sur son cœur passionné l'amant qu'elle venait de sauver, accompagnait ses douces caresses d'un ancien conte d'amour; car l'amour est vieux, vieux comme l'éternité, quoiqu'il ne soit pas usé par tous les êtres qui furent, sont, ou seront un jour 54. Elle lui raconta comment il y avait bien mille lunes, un jeune chef, s'étant plongé dans ces profondeurs à la recherche de la tortue, en suivant les traces de sa proie, s'était trouvé dans la grotte qui leur servait d'asile; comment, quelque tems après, à la suite d'un combat sanglant, il y avait caché une fille du sol, qui devait la naissance à ses ennemis, ennemie trop chère, sauvée par sa tribu pour subir le sort des captifs; comment, lorsque les orages de la guerre furent calmés, il avait conduit sa tribu insulaire à l'endroit où les ondes étendent leur ombre épaisse et verdâtre sur l'entrée rocailleuse de la grotte, puis s'était enfoncé dans les flots comme pour n'en ressortir jamais, tandis que ses compagnons consternés, dans leurs barques, le croyaient fou, et tremblaient de le voir la proie du bleu requin. Plongés dans l'affliction, ils ramèrent tristement autour du rocher qu'entourait la mer, puis se reposèrent sur leurs pagaies avec abattement, lorsque tout-à-coup ils voient surgir des flots une fraîche déesse, telle elle leur apparut, du moins, dans la surprise et l'admiration dont ils furent frappés. Leur chef était à ses côtés, relevant la tête avec orgueil, heureux et fier de sa jeune sirène, de sa belle épouse, et comment, lorsque ses compatriotes reconnurent leur erreur, ils portèrent les deux époux sur le rivage, au son des conques marines, et de mille acclamations joyeuses; enfin, comment ils vécurent heureux et moururent en paix. Et pourquoi n'en serait-il pas de même de Torquil et de son épouse? Il ne m'appartient pas de décrire les caresses impétueuses, passionnées, qui suivirent ce récit, et qui firent de cet asile sauvage un séjour d'ivresse. Il suffit de dire que tout était amour, dans cette grotte aussi souterraine, aussi éloignée des regards des humains, que la tombe où Abailard, vingt ans après sa mort, ouvrit encore les bras pour recevoir le corps d'Héloïse descendu sous la voûte nuptiale, et presser contre son cœur ranimé ses restes de nouveau palpitans 55. Les vagues avaient beau murmurer autour de leur couche, leur mugissement n'était pas plus entendu que si la vie les eût abandonnés. Au-dedans d'eux, leurs cœurs formaient une délicieuse harmonie qui s'exhalait dans le murmure et les soupirs entrecoupés de l'amour.

Note 54: (retour) Le lecteur se rappellera ici l'épigramme de l'anthologie grecque, ou sa traduction dans la plupart des langues modernes:

Qui que tu sois, voici ton maître;

Il le fut, il l'est, ou doit l'être.

Note 55: (retour) La tradition attachée à l'histoire d'Héloïse rapporte que, lorsque l'on descendit son corps dans le tombeau d'Abailard (enterré vingt ans auparavant) ses bras s'ouvrirent pour la recevoir.

10. Et ceux qui avaient causé et partagé ce désastre; ceux qui les livraient à l'exil dans la cavité d'un roc, qu'étaient-ils devenus à leur tour? Ramant comme lorsqu'il y va de la vie, ils demandaient au ciel l'asile que les hommes leur refusaient. Libres de leur choix, ils eussent suivi une autre route; mais où se diriger! le flot qui les portait portait aussi leurs ennemis! Ceux-ci, trompés dans leurs premiers efforts, s'étaient remis de nouveau à la poursuite; enflammés de colère, comme des vautours privés de leur proie, leurs bras vigoureux fendaient les flots. Bientôt ils gagnèrent de l'avantage sur ceux qui ne pouvaient plus trouver de salut que sur quelque roc aride ou dans quelque baie enfoncée et inconnue:--nulle autre chance, nul autre espoir ne leur restait.--Ils se dirigèrent donc vers le premier rocher qui frappa leurs regards, pour prendre leur dernier congé de la terre, et céder comme des victimes ou mourir le glaive à la main. Là, Christian renvoya les sauvages et leur canot, quoique ceux-ci eussent encore voulu se battre pour ce petit nombre d'hommes; mais il leur commanda de retourner dans leur île, et de ne pas ajouter à tout ce qu'ils avaient déjà fait un sacrifice inutile: car que pouvaient l'arc et la lance grossière contre les armes qui allaient être employées?

11. Ils débarquèrent sur une plage étroite et sauvage, où l'on avait rarement vu d'autres traces que celles de la nature, et avec ce regard sombre, fixe et farouche de l'homme parvenu aux dernières extrémités du malheur, alors que tout espoir est perdu, que la gloire elle-même ne lui reste pas pour animer sa résistance contre la mort ou les fers, ils attendirent tous trois, comme attendirent jadis les trois cents braves qui teignirent les Thermopyles de leur sang héroïque.--Mais quelle différence entre eux! c'est la cause qui fait tout; c'est elle qui dégrade ou consacre le courage qui succombe. Sur ces trois hommes, aucun rayon de gloire, aucune promesse d'immortalité ne brillait à travers les nuages épais de la mort. Une patrie reconnaissante, souriant à travers ses larmes, n'entonnait pas pour eux cet hymne de louanges répété pendant plus de mille ans. Les yeux d'aucune nation ne devaient se fixer sur leur tombe;--aucun monument funèbre, élevé à leur mémoire, ne devait exciter l'envie des héros. Avec quelqu'intrépidité qu'ils répandissent les derniers flots de leur sang, leur vie était un opprobre,--leur épitaphe devait contenir un crime. Et tout ceci, ils le savaient et le comprenaient, du moins le chef de la troupe qu'il avait entraînée à sa perte, lui qui, né peut-être pour quelque chose de mieux, avait placé sa vie sur une chance long-tems incertaine; mais le dé allait être jeté, et toutes les probabilités se réunissaient pour annoncer sa chute. Et quelle chute! Toutefois, il envisageait la catastrophe d'un cœur aussi endurci que le rocher sur lequel il se tenait, et où il avait pointé son fusil, sombre lui-même comme le nuage épais qui se montre à côté du soleil.

12. La chaloupe s'approchait: elle était bien armée, elle avait un équipage ferme et prêt à faire ce que le devoir lui commanderait, indifférent aux dangers comme le vent d'automne l'est à la chute des feuilles qu'il fait tomber. Et cependant ces hommes auraient peut-être préféré marcher contre une nation étrangère que contre un ennemi natal, et sentaient que cette malheureuse victime de ses passions, pour avoir cessé d'être Anglais, n'en avait pas moins été un enfant de l'Angleterre. Ils lui crient de se rendre;--pas de réponse; leurs armes sont pointées, elles étincellent aux rayons du jour. Le même cri est répété,--pas de réponse; et cependant, une troisième fois, et plus haut que les deux premières,--on lui offre encore quartier.--L'écho résonnant du rocher répéta seul les sons mourans de leurs voix.--Alors une lueur jaillit, et l'on vit briller la décharge meurtrière: un nuage de fumée s'éleva entre les deux partis, tandis que le roc retentissait du bruit des balles qui sifflaient en vain et allaient s'aplatir en tombant. Ce fut alors que partit la seule réponse qui pût être faite par ceux qui avaient perdu tout espoir sur la terre ou dans le ciel. Après la première décharge, s'étant approchés de plus près, les Anglais entendirent la voix de Christian crier:--Maintenant feu! et avant que l'écho eût achevé de redire ces mots, deux hommes étaient tombés. Les autres assaillirent les âpres flancs du rocher, et, furieux de la démence de leur ennemi, dédaignèrent toute autre tentative pour en venir aux mains. Mais le roc était escarpé, et ne présentait aucun sentier frayé. À chaque pas, un nouveau rempart s'opposait à leur fureur; tandis que, debout au milieu des sommités les plus inaccessibles que l'œil de Christian était bien habitué à distinguer, nos trois rebelles soutenaient un combat à mort aux lieux que l'aigle a choisis pour construire son nid. Chacun de leurs coups portait, tandis que les assaillans tombaient brisés comme le coquillage rampant qui s'attache aux flancs du rocher. Cependant il en survivait encore assez qui ne se lassaient pas d'escalader et de se disperser çà et là, jusqu'à ce qu'enfin cerné et environné de toutes parts, non d'assez près pour être pris, mais assez pour y périr, le trio désespéré, comme des requins qui se sont gorgés de leur proie, vit que son sort ne tenait plus qu'à un fil. Quoi qu'il en soit, jusqu'au dernier moment ils se battirent bien, et aucun gémissement n'apprit à l'ennemi quel était celui qui venait de tomber. Christian succomba le dernier.--Deux fois blessé, on lui offrit encore merci en voyant son sang couler. Mais il était trop tard pour vivre et non pour mourir avec une main ennemie pour lui fermer les yeux. Un de ses membres était rompu et tomba le long du rocher comme un faucon privé de ses petits. Ce bruit le ranima et parut réveiller en lui quelque sentiment exprimé dans son faible geste. Il fit signe aux plus avancés, qui s'approchèrent en ce moment: il éleva son arme, sa dernière balle avait été tirée; mais, arrachant le premier bouton de sa veste 56, il l'enfonça dans le canon, ajusta, fit feu et sourit en voyant son ennemi tomber; puis, repliant comme un serpent son corps mutilé et épuisé, il se mit à ramper vers l'endroit où le précipice, s'élevant à pic au-dessus des flots, offrait comme lui l'image du désespoir.--Là, jetant un dernier regard derrière lui, il serra convulsivement le poing, déchargea pour la dernière fois sa rage contre cette terre qu'il allait quitter, et se laissa rouler dans l'abîme. Le rocher reçut en bas son corps brisé comme du verre, et ne formant plus qu'une masse sanglante dont il restait à peine un fragment qui parût avoir appartenu à une forme humaine, et qui pût servir de proie à l'oiseau marin où au ver. Un crâne à cheveux blonds souillé de sang et d'herbes de mer fumait encore. C'était tout ce qui restait de cet homme et de ses actions. On vit briller un instant encore dans le lointain quelques débris de ses armes que sa main avait tenues serrées jusqu'au dernier moment; mais bientôt, entraînés dans les flots, ils allèrent se couvrir de rouille sous les ondes écumeuses qui les engloutissaient: voilà toutes les traces qu'il laissa de lui, si l'on en excepte une vie mal employée, et une ame;--mais qui osera dire où elle alla? C'est à nous de pardonner et non de juger les morts, et ceux qui les condamnent si légèrement à l'enfer, en sont eux-mêmes sur la route, à moins que ces espèces de fanfarons, qui se plaisent à exagérer les peines éternelles, n'obtiennent grâce pour leur mauvais cœur, en faveur de leur plus mauvaise tête.

Note 56: (retour) Dans l'ouvrage de Thibault, sur Frédéric II de Prusse, il y a une singulière histoire d'un jeune Français et de sa maîtresse, qui paraissaient être de quelque distinction. Il s'était engagé, et avait déserté à Sweidnitz, et fut pris après une résistance désespérée; il avait tué un officier qui avait essayé de le saisir, étant déjà blessé lui-même par la décharge de son fusil, dans lequel il avait mis un bouton de son uniforme en guise de balle. Quelques circonstances de son procès, devant la cour martiale, excitèrent un grand intérêt parmi ses juges, qui désirèrent connaître sa véritable situation. Il offrit de la révéler, mais au roi seulement, auquel il demandait permission d'écrire. Cette permission lui fut refusée, et Frédéric fut rempli de la plus grande indignation, soit de voir sa curiosité trompée, ou par quelqu'autre motif, quand il apprit qu'on avait rejeté sa requête. (Voyez l'ouvrage de Thibault, vol. II.--Je cite de mémoire.) (Note de Lord Byron.)

13. L'action était terminée! tout était pris ou détruit, fugitif, captif ou mort. Le peu de malheureux qui avaient survécu à l'escarmouche de l'île étaient enchaînés sur ce vaisseau, après avoir fait autrefois honorablement partie de son brave équipage. Mais le dernier rocher n'avait pas vu de dépouilles vivantes. Couchés à l'endroit où ils étaient tombés, froids, nageant dans leur sang, le vorace oiseau de mer agitait sur eux son aile humide, et quelquefois, se rapprochant de la vague voisine avec des cris perçans et discords, entonnait l'hymne funèbre. Mais, calme et insouciante, la vague continuait de se soulever, et poursuivait son cours avec son éternelle indifférence. Les dauphins se jouaient sur sa surface et le poisson-volant s'élançait vers le soleil, jusqu'à ce que son aile desséchée le fît retomber de sa hauteur éphémère, et plonger de nouveau dans l'onde pour se préparer à prendre un nouvel essor.

14. Le matin avait paru; et Neuah, qui dès l'aurore s'était mollement plongée dans l'onde pour recueillir les rayons naissans du jour, et examiner si personne ne s'approchait de l'antre amphibie où reposait son amant, aperçut une voile en mer: elle s'agitait, se gonflait, et courbait son arc flottant sous le joug de la brise naissante. Le souffle commença à lui manquer, tant elle se sentit troublée par la crainte!--son cœur se gonfla et palpita violemment, tandis qu'elle doutait encore de quel côté se dirigeait sa course.--Mais non, le vaisseau ne s'avance pas,--il s'éloigne au contraire rapidement. Il est déjà loin, et son ombre s'efface à mesure qu'il sort de la baie. Elle regarde, elle secoue l'écume de mer qui couvre ses yeux, afin de le contempler comme elle contemple les cieux quand elle espère y voir paraître l'arc-en-ciel. Le bâtiment, parvenu au dernier point de l'horizon, diminue, et bientôt ne présente plus qu'un point noir qui bientôt s'évanouit. Tout est océan, tout est bonheur. De nouveau elle se plonge à la mer pour aller réveiller son jeune amant, lui dit ce qu'elle a vu, ce qu'elle espère, enfin tout ce que l'amour heureux peut former de rians présages, s'élançant encore une fois avec Torquil, qui suit gaîment sa Néréide, bondissante au milieu de la vaste mer,--nageant autour du rocher vers un creux qui cachait le canot que Neuah y avait laissé flottant avec la marée, sans une rame, le soir où les étrangers les avaient chassés du rivage. Mais ceux-ci ont disparu; elle va à la recherche de sa pagaie, la retrouve, en reprend possession, et jamais, jamais, jamais barque fragile ne porta tant d'amour et de bonheur que celle-ci n'en contient en ce moment.

15. Leur rivage chéri paraît encore une fois à leurs yeux, non plus souillé par des couleurs hostiles; plus de vaisseau menaçant, de prison flottante fièrement arrêtée sur ses bords: tout est espoir et patrie! Mille embarcations s'élancent dans la baie, en sonnant dans des conques marines, et annoncent leur retour. Les chefs s'assemblèrent, le peuple se répandit en flots; tous accueillirent Torquil comme un fils qui leur était rendu. Les femmes se pressèrent en foule pour embrasser Neuah, qui les embrassait à son tour; lui demandèrent comment ils avaient été poursuivis, et comment ils s'étaient échappés? Le récit en fut fait, et une seule acclamation retentit jusqu'au ciel; et depuis ce moment, une nouvelle tradition donna à leur asile le nom de Grotte de Neuah. Mille feux flamboyant sur les hauteurs éclairèrent les réjouissances générales de cette nuit, et la fête donnée en l'honneur de l'hôte rendu au repos et à des plaisirs gagnés au prix de tant de dangers; et à cette nuit succédèrent ces jours de bonheur, tels que peut seul en offrir un monde encore enfant.

FIN DE L'ILE.



APPENDICE.

EXTRAIT DU VOYAGE DU CAPITAINE BLIGH.


Le 27 décembre, il souffla un vent d'est très-violent, pendant lequel nous souffrîmes beaucoup. Une lame emporta la vergue de rechange et les esparres des chaînes de haubans du grand mât sur le tribord; une autre entra dans le vaisseau et couvrit toutes les chaloupes; plusieurs tonneaux de bière, qui avaient été amarrés sur le pont, se défoncèrent et furent emportés, et ce ne fut pas sans beaucoup de risque et de danger que nous parvînmes à attacher les embarcations pour empêcher qu'elles n'eussent le même sort. Une grande quantité de notre provision de biscuit fut aussi gâtée de manière à ne plus pouvoir en faire usage; car la mer avait pénétré dans l'arrière du bâtiment et avait rempli la cabine d'eau.

Le 5 janvier 1788, nous vîmes l'île de Ténériffe à environ douze lieues de nous, et le lendemain étant un dimanche, nous jetâmes l'ancre dans la rade de Santa-Cruz. Là, nous renouvelâmes nos provisions, et après avoir terminé nos affaires, nous mîmes à la voile le 10.

Je divisai alors nos gens en trois quarts, et je chargeai du troisième quart M. Fletcher Christian, un des lieutenans. J'ai toujours pensé qu'il était à désirer que ce réglement fût établi lorsque les circonstances le permettaient, et je suis persuadé qu'un sommeil non interrompu contribue non-seulement beaucoup à la santé de l'équipage d'un vaisseau, mais même le rend bien plus capable de supporter la fatigue en cas d'un événement imprévu.

Comme je désirais me rendre à Otaïti sans m'arrêter, je réduisis d'un tiers la portion de biscuit, et je fis filtrer l'eau destinée à la boisson dans des pierres filtrantes que j'avais achetées à Ténériffe à cet effet. J'appris alors à l'équipage du vaisseau le but de notre voyage, et donnai l'assurance d'un avancement certain à quiconque le mériterait par ses efforts.

Le mardi 26 février, étant dans une latitude sud 29° 38', et dans une longitude ouest 44° 38', nous enverguâmes de nouvelles voiles, et fîmes d'autres préparatifs nécessaires contre le tems que nous devions nous attendre à avoir dans cette haute latitude. Nous n'étions éloignés de la côte du Brésil que d'environ 100 lieues.

Dans la matinée du dimanche 2 mars, après m'être assuré que tout le monde était propre et en bonne tenue, le service divin fut célébré, comme c'était toujours l'usage, ce jour-là: je donnai à M. Christian Fletcher, que j'avais précédemment chargé du troisième quart, une autorisation écrite de remplir les fonctions de lieutenant.

Le changement de température commença bientôt à se faire sentir d'une manière remarquable, et afin que nos gens ne souffrissent pas par négligence de leur part, je leur fis donner des vêtemens plus chauds et plus convenables au climat. Le 11, nous vîmes un grand nombre de baleines d'une immense grosseur, avec deux trous derrière la tête, d'où l'eau jaillissait.

Le contre-maître m'ayant porté plainte, je jugeai qu'il était nécessaire de punir de vingt-quatre coups de fouet Mathieu Quintal, un des matelots, à cause de son insolence et de son insubordination. C'était la première fois que je me trouvais dans la nécessité d'ordonner un châtiment depuis que nous étions à bord.

Nous nous trouvions à la hauteur du cap San-Diégo, à l'est de la Terre de Feu, et le vent ne nous étant pas favorable, je jugeai plus prudent de tourner à l'est de la terre de Stalen, que de traverser le détroit de Lemaire. Nous passâmes le port de la Nouvelle-Année et le cap Saint-Jean, et le lundi 31 nous arrivâmes au 60° 1' de latitude sud; mais le vent devint variable, et nous eûmes du mauvais tems.

Des orages, accompagnés d'une grosse mer, continuèrent jusqu'au 12 avril. Le vaisseau commença à faire eau, ce qui exigeait que l'on pompât toutes les heures, et nous ne devions pas nous attendre à moins, après une telle continuité de vents et de grosses mers. Les ponts aussi firent eau de telle sorte qu'il fut nécessaire d'abandonner la grande cabine, dont je ne faisais pas grand usage, excepté quand il faisait beau, à ceux qui n'avaient pas de place pour y suspendre leurs hamacs, et par ce moyen les entre-ponts furent moins obstrués.

Joint à tout ce mauvais tems, nous avions encore le chagrin de nous apercevoir, à la fin de chaque jour, que nous rétrogradions; car, malgré tous nos efforts pour louvoyer, nous ne faisions guère que dériver sous le vent. Le mardi 22 avril, nous avions huit hommes sur la liste des malades, et le reste de notre monde, quoiqu'en bonne santé, était très-fatigué; mais je vis avec beaucoup de chagrin qu'il nous serait impossible d'arriver de ce côté aux îles de la Société, car il y avait trente jours que nous étions dans une mer orageuse. La saison était trop avancée pour que nous pussions espérer qu'un meilleur tems nous permît de doubler le cap Horn. D'après ces considérations, jointes à d'autres encore, je fis gouverner au vent et porter sur le cap de Bonne-Espérance, à la grande satisfaction de tous ceux qui étaient à bord.

Nous jetâmes l'ancre, le vendredi 23 mai, dans la baie de Sunon, au Cap, après une assez bonne navigation. Le vaisseau avait besoin d'être complètement calfaté, car il faisait tellement eau que nous avions été obligés de pomper toutes les heures pendant la traversée depuis le cap Horn.--Les voiles et les agrès avaient aussi besoin de réparations, et en examinant les provisions on en trouva une quantité considérable avariée.

Après être restés trente-huit jours dans ce mouillage, et lorsque mon équipage eut recueilli tout l'avantage qu'on pouvait attendre des rafraîchissemens de toute espèce qui s'y trouvaient, nous appareillâmes le 1er juillet.

Un vent frais souffla: le 20 la mer devint houleuse, et dans l'après-midi il augmenta avec tant de violence que le vaisseau fut presque chassé sur le gaillard d'avant, avant que nous pussions carguer nos voiles. On abaissa les basses vergues et on descendit le mât de perroquet sur le pont, ce qui soulagea beaucoup le bâtiment. Le vaisseau se tint sur le côté. Toute la nuit et le matin nous fîmes route vent-arrière après avoir pris des ris dans notre voile de misaine. La mer étant encore grosse, il devint très-dangereux dans l'après-midi de redresser le bâtiment. Nous restâmes donc encore sur le côté toute la nuit, sans éprouver d'accident, à l'exception d'un homme qui, étant au gouvernail, fut jeté par-dessus la roue, et en sortit très-meurtri. Vers midi la violence du vent diminuant, nous continuâmes notre route sous la voile de misaine avec les ris que nous avions pris.

En peu de jours nous dépassâmes l'île de Saint-Paul, où l'on trouve de bonne eau comme je l'ai appris d'un capitaine hollandais, ainsi qu'une source chaude dans laquelle on peut faire bouillir le poisson aussi complètement que sur le feu. En approchant de la terre de Van-Diémen, nous eûmes un très-mauvais tems accompagné de neige et de grêle, mais nous ne vîmes rien qui pût nous indiquer notre position exacte le 13 août, à l'exception d'un veau marin qui parut à la distance de vingt lieues. Nous jetâmes l'ancre dans la baie de l'Aventure le mercredi 20.

Pendant notre traversée, depuis le cap de Bonne-Espérance, nous eûmes presque toujours le vent à l'ouest avec un très-gros tems. L'approche d'un vent violent du sud est annoncée par des nuées d'oiseaux de la famille des albatross ou des peterels, et la baisse ou le changement du vent quand il tourne au nord, par l'éloignement où ils se tiennent. Le thermomètre aussi varie de cinq ou six degrés dans sa hauteur quand on doit s'attendre à un de ces changemens de vent.

Dans le pays qui environne la baie de l'Aventure, il y a dans les forêts beaucoup d'arbres de cent-cinquante pieds de hauteur. Nous remarquâmes plusieurs aigles, quelques hérons d'un magnifique plumage, et une grande variété de perroquets.

Les indigènes ne paraissant pas, nous allâmes à leur recherche vers le cap Frédéric-Henri. Bientôt ayant jeté le grapin près du rivage, car il était impossible d'aborder, nous entendîmes leurs voix semblables au gloussement des oies, et nous en vîmes une vingtaine sortir du bois. Nous leur jetâmes des paquets de menues quincailleries qu'ils ne voulurent pas ouvrir qu'ils ne m'eussent vu faire signe de les quitter; alors ils s'y décidèrent, et tirant ces objets, ils les mirent sur leur tête. En nous apercevant, ils s'étaient mis à parler avec une grande volubilité et d'une manière très-bruyante, élevant leurs bras au-dessus de leur tête. Ils parlaient si vite qu'il était impossible de distinguer un seul des mots qu'ils prononçaient. Leur couleur est d'un noir terne.--Leur peau est tatouée sur la poitrine et sur les épaules. L'un d'eux se distinguait par la couleur de son corps peint en ocre rouge; mais tous les autres étaient enduits de noir avec une espèce de suie, dont ils avaient une couche si épaisse sur la figure et sur les épaules, qu'il était difficile de dire à quoi ils ressemblaient.

Le jeudi 4 septembre, nous sortîmes de la baie de l'Aventure, gouvernant d'abord vers l'est-sud-est, puis au nord-est, et le 19 nous arrivâmes en vue d'un groupe de petites îles rocailleuses que je nommai les îles Bonté. Peu de tems après, nous remarquâmes que la mer était souvent couverte, pendant la nuit, d'une quantité étonnante de petites méduses qui répandent une clarté semblable à celle d'une chandelle par des fibres phosphorescentes qui s'étendent sur une partie de leur corps, et laissent le reste dans l'obscurité.

Nous découvrîmes l'île d'Otaïti le 15, et avant de jeter l'ancre le lendemain matin dans la baie de Matavaï, un si grand nombre de canots était venu à notre rencontre, qu'après que les naturels se furent assurés que nous étions des amis, ils vinrent à bord, et obstruèrent tellement le pont, que j'avais de la peine à trouver les gens de mon équipage. La distance que le vaisseau avait parcourue, depuis qu'il était parti d'Angleterre jusqu'à son arrivée à Otaïti, tant en courses directes qu'en courses contraires, était en tout de 27,086 milles, ce qui fait, l'un dans l'autre, 108 milles par 24 heures.

Nous perdîmes ici notre chirurgien le 9 décembre. Depuis peu il ne sortait presque plus de la cabine, quoiqu'on ne regardât pas son état comme dangereux. Néanmoins, comme il parut plus mal le soir, on le transporta dans un lieu où il avait plus d'air, mais sans aucun succès, puisqu'il mourut une heure après. Ce malheureux homme buvait beaucoup, et aimait si peu à faire de l'exercice, qu'on ne put jamais le décider à faire une douzaine de tours sur le pont pendant tout le tems que dura la traversée.

Le lundi 5 juin, on ne trouva pas le petit cutter, ce dont on me fit part immédiatement; l'équipage du vaisseau ayant été rassemblé, on s'aperçut qu'il manquait trois hommes qui l'avaient emmené.

Ils avaient pris avec eux huit armemens complets et des munitions; mais quant à leur plan, tout le monde à bord paraissait en être complètement ignorant. Je descendis à terre et j'engageai tous les chefs à m'aider à ratrapper la chaloupe et les déserteurs. Effectivement, le cutter fut ramené dans le courant de la journée par cinq des indigènes; mais les hommes ne furent pris que près de trois semaines plus tard. Ayant appris qu'il étaient dans une partie différente de l'île d'Otaïti, j'y allai dans la chaloupe, pensant qu'il ne serait pas très-difficile de s'en assurer avec le secours des naturels. Cependant ils apprirent mon arrivée, et lorsque je fus près de l'habitation où ils étaient, ils vinrent sans armes et se rendirent. Quelques-uns des chefs avaient déjà saisi, une fois auparavant, ces déserteurs, et les avaient enchaînés; mais ils s'étaient laissés persuader de leur rendre la liberté, par les belles promesses qu'ils leur avaient faites de retourner au vaisseau; après quoi, ayant trouvé moyen de s'emparer de nouveau des armes, ils avaient nargué les indigènes.

L'objet de ce voyage était accompli, puisque j'avais fait porter à bord, le mardi 31 mars, 115 plants de l'arbre à pain: outre cela, nous avions recueilli plusieurs autres plantes, dont quelques-unes portaient les plus beaux fruits du monde, et étaient précieuses pour les différentes teintures qu'elles pouvaient offrir et les propriétés qu'elles possédaient. Le 4 avril, au coucher du soleil, nous appareillâmes d'Otaïti et dîmes adieu à une île où, pendant vingt-trois semaines, nous avions été traités avec une amitié et des égards qui semblaient croître en proportion de la longueur de notre séjour. Les circonstances suivantes prouveront assez que nous n'avions pas été insensibles à l'hospitalité de ce peuple; car c'est à ses manières affectueuses et attachantes qu'on doit attribuer les causes de l'événement qui amena la ruine d'une expédition qui, selon toutes les apparences, devait avoir le résultat le plus favorable.

Le lendemain, nous arrivâmes en vue de l'île Huaheine, et un double canot, contenant dix indigènes, étant venu sur nos bordages, je vis parmi eux un jeune homme qui me reconnut; j'y étais venu en 1780, avec le capitaine Cook, à bord de la Résolution. Quelques jours après avoir quitté cette île, le tems devint sujet aux rafales, et une masse épaisse de nuages obscurs se forma à l'est. Bientôt après nous aperçûmes une trombe d'eau qui ressortait en proportion de l'obscurité des nuages qui étaient derrière. Autant que je pus en juger, la partie supérieure pouvait avoir deux pieds de diamètre et la base environ huit pouces. À peine avais-je fait ces remarques, que j'observai qu'elle s'avançait rapidement vers le vaisseau. Nous changeâmes immédiatement de direction, et déployâmes toutes nos voiles, excepté celle de misaine. Bientôt après, elle passa à trente pieds de l'arrière avec un frémissement, mais sans que personne en ressentît aucun effet, quoiqu'elle fût aussi rapprochée. Elle semblait marcher de la vitesse environ de dix milles à l'heure, et elle se dissipa un quart-d'heure après nous avoir dépassés. Il est impossible de dire le mal qu'elle aurait pu nous faire si elle fût passée directement sur nous. Nos mâts, à ce que j'imagine, auraient pu en être emportés; mais je ne crois pas qu'elle eût occasionné la perte du vaisseau.

Laissant plusieurs îles sur notre route, nous jetâmes l'ancre à Anamooka, le 23 avril; un vieillard infirme, nommé Tapa, que j'y avais connu en 1777, et que je reconnus sur-le-champ, vint à bord avec d'autres de différentes îles du voisinage. Ils désiraient voir le vaisseau; et lorsqu'on les mena en bas, où les plants de l'arbre à pain étaient arrangés, ils témoignèrent une grande surprise. Quelques-uns de ces plants étaient morts; nous fûmes à terre pour nous en procurer d'autres.

Nous remarquâmes chez les indigènes de nombreuses marques du deuil très-profond auquel ils se livrent quand ils perdent leurs parens, telles que des tempes ensanglantées, des têtes dépouillées de cheveux, et, ce qui est pis encore, dans la plupart d'entre eux, des mains privées de plusieurs doigts. De beaux petits garçons, qui n'avaient pas plus de six ans, avaient perdu le petit doigt des deux mains, et plusieurs des hommes s'étaient en outre coupé le doigt du milieu de la main droite.

Les chefs vinrent dîner avec moi, et nous traitâmes ensemble pour l'achat d'une grande quantité d'ignames: nous en obtînmes aussi des plantains et des fruits de l'arbre à pain. Mais les ignames surtout étaient en très-grande abondance chez eux, et d'une grosseur remarquable; une entre autres pesait quarante-cinq livres. Il vint des canots à voile, dont quelques-uns ne contenaient pas moins de quatre-vingt-dix passagers; et il en arriva successivement un si grand nombre des îles différentes, qu'il devint impossible de rien faire au milieu d'une telle multitude qui n'avait aucun chef revêtu d'une autorité suffisante pour la commander. J'ordonnai donc à une de leurs bandes, qui se disposait à venir à bord, d'aller faire de l'eau, et nous levâmes l'ancre le samedi 26 avril.

Nous nous tînmes près de l'île de Kotoo, pendant la plus grande partie de l'après-midi du lundi, dans l'espoir que quelque canot viendrait au vaisseau; mais cet espoir fut trompé. Le vent étant au nord, nous gouvernâmes à l'ouest dans la soirée pour passer au sud de Tofoa, et je donnai des ordres pour que l'on continuât toute la nuit de suivre cette direction. Le maître eut le premier quart, le canonnier eut le second, et M. Christian le quart du matin: tel était l'ordre de la nuit.

Jusque-là, le voyage s'était continué avec une prospérité dont rien n'avait troublé le cours, et il avait été accompagné de circonstances à la fois agréables et satisfaisantes; mais la scène allait changer, et se présenter sous un aspect bien différent. Il s'était formé une conspiration qui devait détruire le fruit de nos travaux passés, et ne produire que malheur et détresse; et elle avait été concertée avec tant de mystère et de circonspection, qu'il n'en transpira aucune circonstance capable de nous avertir du danger qui nous menaçait.

La nuit du lundi, le quart avait été distribué comme je viens de le dire. Le mardi, avant le lever du soleil, pendant que je dormais encore, M. Christian avec le capitaine d'armes, le second canonnier et Thomas Burkits, matelot, entrèrent dans ma cabine, et s'emparant de moi, me lièrent les mains derrière le dos avec une corde, me menaçant d'une mort immédiate si je parlais ou faisais le moindre bruit. Cela ne m'empêcha pas de crier aussi haut que je pus, dans l'espoir d'obtenir du secours; mais les officiers qui n'étaient pas du complot étaient déjà gardés par des sentinelles placées à leur porte: à celle de ma cabine, on avait posté trois hommes, indépendamment des quatre qui étaient dans l'intérieur. Tous, excepté Christian, avaient des fusils et des baïonnettes, lui seul un coutelas. Je fus traîné hors du lit, en chemise, sur le tillac, souffrant beaucoup de la manière dont on m'avait serré les mains en les attachant. Lorsque je demandai les motifs d'une telle violence, la seule réponse que je reçus fut des injures pour ne pas garder le silence. Le maître, le canonnier, le chirurgien, le second maître et Nelson, le jardinier, étaient renfermés dans les soutes, et l'écoutille de la fosse aux câbles était gardée par des sentinelles. Le maître d'équipage, le charpentier et l'ecclésiastique eurent la permission de venir sur le tillac, où ils me virent debout, en arrière du mât de misaine, les mains liées derrière le dos, entouré de gardes, à la tête desquels était Christian. Le maître d'équipage reçut alors l'ordre de mettre la chaloupe à la mer, avec la menace de prendre garde à lui, s'il n'obéissait pas immédiatement.

La chaloupe ayant été hissée, M. Heyward et M. Mallet, deux des aspirans, et M. Samuel, l'ecclésiastique, reçurent l'ordre d'y entrer. Je demandai le motif de cet ordre, et cherchai à persuader aux gens qui m'entouraient de ne pas persévérer dans ces actes de violence, mais ce fut en vain.--Leur réponse fut constamment: «Taisez-vous, ou vous êtes mort.»

Le maître avait envoyé demander la permission de venir sur le tillac; et elle lui avait été accordée; mais on lui commanda bientôt de retourner dans sa cabine. Je ne discontinuais pas mes efforts pour changer la face des affaires, lorsque Christian remplaçant le coutelas qu'il tenait par une baïonnette, et me saisissant fortement par la corde qui liait mes mains me menaça d'une mort immédiate si je ne me tenais pas tranquille; et les scélérats qui m'entouraient avaient leurs fusils armés, la baïonnette au bout.

D'autres individus furent appelés pour entrer dans la chaloupe, et on les entraîna par-dessus le bordage, d'où je conclus que je devais être abandonné à la mer avec eux. Une autre tentative pour changer les esprits n'amena que la menace de me brûler la cervelle.

On permit au maître d'équipage et à ceux des matelots qui devaient être mis dans la chaloupe de prendre de la ficelle, de la toile, des lignes, des voiles, des cordages et une tonne d'eau de vingt-huit gallons. M. Samuel obtint cent-cinquante livres de biscuit avec une petite quantité de rum et de vin, ainsi qu'un octant et une boussole. Mais on lui défendit, sous peine de mort, de toucher à aucune carte, à aucun livre ou instrument d'astronomie, et surtout à mes dessins et à mes observations.

Les mutins ayant ainsi jeté dans la chaloupe les matelots dont ils voulaient se débarrasser, Christian ordonna qu'on donnât un verre d'eau-de-vie à chaque homme de son équipage. Les officiers furent ensuite appelés sur le tillac et jetés par-dessus l'abordage dans la chaloupe, tandis qu'on me tenait séparé de tout le monde en arrière du mât de misaine. Christian, armé d'une baïonnette, tenait la corde qui liait mes mains, et les gardes qui m'entouraient avaient leurs fusils en joue; mais lorsque je défiai ces misérables ingrats de tirer, ils les remirent au repos. Je m'aperçus que l'un d'eux, Isaac Martin, était disposé à me secourir, et comme il me faisait manger du shaddock, mes lèvres étant entièrement desséchées, nos regards nous firent comprendre mutuellement nos sentimens; mais ceci fut remarqué et on l'emmena. Il entra alors dans la chaloupe, essayant de quitter le vaisseau; cependant il fut obligé d'y retourner. Quelques autres y furent aussi retenus contre leur inclination.

Je crus remarquer que Christian balança quelque tems s'il garderait le charpentier, ou ses aides. À la fin il se détermina pour ces derniers, et le charpentier fut conduit dans la chaloupe.--On lui laissa prendre sa caisse à outils, non pourtant sans de grandes difficultés.

M. Samuel sauva mon journal et ma commission, avec quelques autres papiers très-importans relatifs au vaisseau. Il exécuta ceci avec beaucoup de courage, quoique sévèrement surveillé. Il tenta aussi de sauver le garde-tems et une boîte contenant mes plans, dessins et observations depuis quinze ans, qui étaient en grand nombre, mais on l'entraîna en lui disant: «Malédiction! vous êtes bien heureux d'en avoir autant.»

D'assez vives altercations eurent lieu parmi l'équipage révolté pendant que tout ceci se passait. Quelques-uns s'écriaient en jurant: «Je veux être damné s'il ne trouve pas moyen de s'en retourner en Angleterre, si on lui laisse emporter quelque chose.» Ils voulaient parler de moi; et lorsqu'ils virent le charpentier emporter sa boîte à outils: «Malédiction! dans un mois il aura un autre vaisseau;» tandis que d'autres tournaient en ridicule la situation malheureuse de la chaloupe, qui tirait beaucoup d'eau et offrait si peu de place pour tous ceux qui y étaient contenus. Quant à Christian, on aurait dit qu'il méditait sa destruction et celle du monde entier.

Je demandai des armes, mais les mutins se moquèrent de moi en disant que je connaissais bien les gens chez lesquels j'allais. Quatre coutelas, cependant, nous furent jetés dans la chaloupe après que nous eûmes viré de bord.

Les officiers et les matelots étant dans la chaloupe, on n'attendait plus que moi. Le capitaine d'armes en informa Christian, qui dit alors: «Allons, capitaine Bligh, vos officiers et vos hommes sont maintenant dans la chaloupe, et il faut que vous alliez avec eux. Si vous essayez de faire la moindre résistance, vous serez immédiatement mis à mort.» Et sans plus de cérémonie, je fus jeté par-dessus le bordage, par une troupe de scélérats armés. Alors on me délia les mains. Une fois dans la chaloupe, on nous fit virer sur l'arrière, au moyen de la corde qui nous tenait amarrés. Alors on nous jeta quelques morceaux de porc, ainsi que les quatre coutelas. L'armurier et le charpentier m'appelèrent alors pour me dire de ne pas oublier qu'ils n'avaient pris aucune part dans toute cette affaire. Après être restés quelque tems à servir de jouet à ces malheureux sans compassion, et en butte à leurs railleries, nous fûmes à la fin poussés au large, et abandonnés aux flots de l'Océan.

Dix-huit personnes étaient avec moi dans la chaloupe: le maître, le premier chirurgien, le botaniste, le canonnier, le maître d'équipage, le charpentier, le maître timonier et le quartier-maître en second; deux quartier-maîtres, le voilier, deux cuisiniers, l'ecclésiastique, le boucher et un garçon. Il restait à bord Fletcher Christian, le maître en second, Pierre Haywood, Edward Young, George Stewart, aspirans; le capitaine d'armes, le second canonnier, le second maître d'équipage, le jardinier, l'armurier, le second charpentier et ses ouvriers, et quatorze matelots: c'était, à tout prendre, les hommes les plus capables.

Ayant peu ou pas de vent, nous voguâmes assez vite vers l'île de Tofoa, qui était au nord-est, à environ dix lieues de distance. Tant que le vaisseau resta en vue, il gouverna ouest ouest-nord; mais je regardai ceci comme une feinte, car lorsqu'on nous éloigna, les mutins répétèrent plusieurs fois, par acclamations: «Otaïti! Otaïti!»

Christian, leur chef, était d'une famille respectable du nord de l'Angleterre: c'était le troisième voyage qu'il faisait avec moi. Malgré la dureté avec laquelle il me traita, le souvenir d'anciens bienfaits produisit en lui quelques remords. Lorsque l'on m'entraîna hors du vaisseau, je lui demandai si c'était ainsi qu'il répondait aux marques nombreuses qu'il avait eues de mon amitié. Il parut troublé de cette question, et me répondit avec une grande émotion: «Capitaine Bligh, vous avez frappé juste: je suis dans l'enfer; je suis dans l'enfer!» Ses talens le rendaient parfaitement capable de se charger du troisième quart, d'après la manière dont j'avais divisé l'équipage du vaisseau.

Haywood était aussi d'une famille respectable du nord de l'Angleterre; et, ainsi que Christian, c'était un jeune homme de talent. Ces deux jeunes gens avaient été les objets particuliers de mes soins, et je m'étais donné beaucoup de peine pour les instruire, ayant conçu l'espoir qu'ils feraient un jour honneur à leur pays dans cette profession. Young m'était bien recommandé, et Stewart appartenait à des parens des Orkneys, pays où nous avions été si bien accueillis à notre retour des mers du Sud, en 1780, que, d'après cette seule considération, je l'aurais pris volontiers avec moi; mais d'ailleurs il avait toujours joui d'une bonne réputation.

Lorsque j'eus le loisir de réfléchir, une satisfaction secrète m'empêcha de me livrer à l'abattement. Et cependant, quelques heures auparavant, je me trouvais dans la situation la plus satisfaisante: commandant un vaisseau dans le meilleur état possible, pourvu de tout ce qui pouvait être nécessaire à la santé et au service de l'équipage; le but de notre voyage était atteint, nous en avions accompli les deux tiers, et le reste de la traversée n'offrait qu'une perspective de succès.

On demandera naturellement quelle pouvait être la cause d'une pareille révolte? En réponse à cette question, je ne puis donner que mes conjectures.--J'ai souvent pensé que les mutins s'étaient flattés de l'espoir de passer une vie plus heureuse parmi les Otaïtiens qu'il ne leur serait jamais possible de se la procurer en Angleterre: ceci, joint à quelques liaisons qu'ils avaient formées avec des femmes du pays, occasionna très-probablement toute cette affaire.

Les femmes d'Otaïti sont belles, douces, enjouées dans leur conversation et leurs manières, et ont assez de délicatesse pour se faire admirer et chérir. Les chefs étaient si attachés à nos gens, qu'ils les encourageaient, en quelque sorte, à rester avec eux, et leur promettaient de vastes possessions. Dans des circonstances semblables, auxquelles s'en joignirent d'autres encore, on ne peut guère s'étonner qu'une troupe de matelots, dont la plupart n'avaient pas de famille, se soient laissés entraîner, lorsqu'il ne dépendait que d'eux de s'établir au milieu de l'abondance, dans une des plus belles îles du monde, où il n'y avait pas de nécessité de se livrer au travail, et qui leur offrait l'attrait de plaisirs dont il est impossible de se former une idée. Cependant, tout ce qu'un commandant pouvait craindre était la désertion, telle qu'il y en a plus ou moins d'exemples dans les mers du Sud, et non une révolte complète.

Mais le secret qui accompagna ce complot surpasse toute croyance. Treize de ceux qui partageaient mon sort avaient toujours vécu avec les matelots; et cependant, ni eux, ni les camarades de Christian, de Stewart, d'Heywood et de Young n'avaient jamais remarqué aucune circonstance qui pût faire soupçonner ce qui se tramait. Il n'est donc pas étonnant que j'en sois devenu victime, mon esprit étant complètement exempt de méfiance. Peut-être la chose ne serait-elle pas arrivée s'il y eût eu des troupes à bord et une sentinelle à la porte de ma cabine, que je laissais toujours ouverte pendant la nuit, afin que l'officier de quart put entrer chez moi toutes les fois qu'il en avait besoin. Si cette révolte eût été occasionnée par quelque sujet de mécontentement, fondé ou non, j'en aurais découvert des symptômes, ce qui m'aurait mis sur mes gardes; mais il en était bien autrement. Je vivais, surtout avec Christian, de la manière la plus amicale; ce jour même, il était engagé à dîner avec moi, et la veille au soir, il s'était excusé de partager mon souper, sous prétexte d'une indisposition dont j'avais témoigné de l'inquiétude, étant bien loin de soupçonner son intégrité ou son honneur.

FIN DE L'APPENDICE.




LA VISION

DU JUGEMENT,

PAR QUEVEDO REDIVIVUS.

POÈME INSPIRÉ PAR UNE COMPOSITION DU MÊME TITRE,

PAR L'AUTEUR DE WAT-TYLER.


«C'est un Daniel venu pour prononcer
le jugement! oui, un vrai Daniel! Je te
remercie, Juif, de m'avoir enseigné ce
mot.»









LA VISION DU JUGEMENT.


1. Saint Pierre était assis auprès de la porte du ciel; les clefs en étaient rouillées et la serrure un peu dure, par suite du peu d'usage qu'on en avait fait depuis quelque tems: non, à beaucoup près, que le paradis fût plein; mais, depuis l'ère gallique quatre-vingt-huit, les diables s'étaient tellement démenés, ils avaient si bien conduit leur barque, comme le dirait un marin, qu'ils avaient entraîné presque toutes les ames de leur côté.

2. Les anges chantaient faux, et s'étaient enroués à force d'exercer leur voix, car ils n'avaient presque autre chose à faire qu'à remonter le soleil et la lune, et contenir dans le devoir quelqu'étoile vagabonde, ou quelque comète étourdie, qui, s'émancipant trop tôt sur l'azur éthéré, avait pourfendu quelque planète en folâtrant avec sa queue, comme la baleine en use quelquefois à l'égard des petits bâtimens, dans ses accès de gaîté.

3. Les séraphins, nos anges gardiens, voyant qu'ils ne pouvaient suffire à leur emploi ici-bas, s'étaient retirés là-haut; les affaires terrestres n'occupaient plus aucune place dans le ciel, si ce n'est sur le noir bureau de l'ange chargé de nos archives. Celui-ci, voyant les exemples de vices et de malheur se multiplier avec une telle rapidité, avait arraché toutes les plumes de ses deux ailes sans pouvoir encore finir d'enregistrer les misères humaines.

4. Ses occupations avaient tellement augmenté depuis quelques années, que (contre sa volonté, sans doute, et comme ces chérubins ministres terrestres) il avait été forcé de chercher des ressources autour de lui, et de réclamer l'aide de ses pairs célestes, avant que le besoin croissant qu'on avait de son ministère eût achevé de l'épuiser. En conséquence, six anges et douze saints lui furent donnés pour commis.

5. C'était là un fameux bureau,--du moins pour le ciel; et cependant, tous tant qu'ils étaient, ils ne manquaient pas de besogne. On voyait tous les jours le triomphe de tant de conquérans et tant de royaumes remis à neuf! chaque jour aussi avait son carnage de six ou sept mille hommes, jusqu'à ce que celui de Waterloo arrivant pour couronner le tout, les esprits célestes jetèrent leurs plumes, saisis d'un divin dégoût, tant cette dernière page était barbouillée de fange et de sang!

6. Par parenthèse, ce n'est pas à moi à redire ce qui fit frémir les anges.--Le diable lui-même, dans cette occasion, abhorra son propre ouvrage, tant il était rassasié du banquet infernal! Et quoique ce fût lui-même qui eût aiguisé chaque glaive, sa soif innée du mal en était presque éteinte. Ici, la seule bonne œuvre de Satan mérite bien d'être citée: c'est qu'il s'était réservé les deux généraux, en toute propriété, après leur mort.

7. Sautons par-dessus quelques années d'une paix factice, pendant lesquelles la terre ne fut ni plus ni moins bien peuplée, l'enfer comme de coutume, et le ciel pas du tout. Elles forment le bail des tyrans, seulement ce sont de nouveaux noms qui l'ont signé.--Cela finira quelque jour; en attendant ils vont toujours augmentant, avec leurs sept têtes et leurs dix cornes, comme la bête prédite par l'Apocalypse.--Quant aux nôtres 57, elles sont moins redoutables par la tête que par les cornes.

Note 57: (retour) Ce pronom se rapporte probablement au mot bête. (N. du Tr.)

8. La seconde aurore de la première année de la liberté, Georges III mourut. Sans être un tyran, il avait protégé les tyrans, jusqu'au moment où, chaque sens lui étant ravi, il avait perdu et la lumière intellectuelle, et la lumière extérieure. Jamais meilleur fermier n'avait fait valoir un pré; jamais plus mauvais roi n'avait laissé un royaume livré à sa perte. Il mourut, et laissa la moitié de ses sujets aussi fous, et l'autre moitié aussi aveugles que lui.

9. Il mourut!--sa mort ne fit pas beaucoup de bruit sur la terre. Ses funérailles eurent quelque éclat;--le velours, les dorures, le cuivre y furent en profusion. Il n'y manqua que des larmes, excepté celles de convention: car cette espèce de marchandise peut s'acheter à sa vraie valeur.--Quant aux élégies, il y eut un nombre convenable de ces inspirations, bien entendu qu'elles furent aussi payées. Puis vinrent les torches, les manteaux, les bannières, les hérauts d'armes, et tous ces restes des vieilles coutumes gothiques.

10. Cela formait un mélodrame vraiment sépulcral. De tous les fous accourus pour augmenter et contempler ce spectacle, qui se souciait du défunt? La pompe des funérailles était le seul motif d'attraction, et le noir composait tout le deuil. Là, pas une pensée qui s'élançât au-delà du drap mortuaire; et lorsque le magnifique cercueil fut enseveli, on eût dit une dérision de l'enfer, qui renfermait ainsi dans l'or une pourriture de quatre-vingts ans.

11. C'est ainsi que son corps fut mêlé à la poussière! Il aurait pu redevenir bien plus tôt ce qu'il faut qu'il soit un jour, si ses élémens naturels eussent été livrés à eux-mêmes pour s'incorporer de nouveau avec la terre, l'eau et le feu. Mais ces parfums étrangers ne font que contrarier les intentions de la nature, qui le créa aussi nu que ces millions d'hommes dont on n'embaume pas l'argile vulgaire. Et cependant, toutes ces épices ne réussissent qu'à prolonger sa corruption.

12. Il est mort! la terre extérieure n'a plus rien à démêler avec lui. Il est enterré, et, à l'exception du mémoire des funérailles et du griffonnage du lapidaire, il ne sera plus question de lui dans le monde, à moins qu'il n'ait fait son testament tout entier;--mais quel est le procureur qui le demandera à son fils, à son fils en qui nous voyons ses qualités briller encore, excepté cette vertu domestique, si rare aujourd'hui, la fidélité envers une femme laide et méchante?

13. Dieu sauve le roi 58! Ce serait une grande économie pour Dieu que d'épargner cette race-là; mais s'il veut être d'humeur miséricordieuse, tant mieux. Je ne suis pas de ceux qui prêchent pour la damnation;--je ne sais pas trop même si je ne suis pas, à peu près, le seul qui, dans le faible espoir d'adoucir la perspective de nos maux futurs, ait mis, à quelques légères restrictions près, des bornes aussi étroites à l'infernale juridiction des peines éternelles.

Note 58: (retour) God save the king! acclamation nationale des Anglais, qui répond à notre cri de: «Vive le roi!» Save vent dire aussi épargner; de là l'espèce de jeu de mot du commencement de cette stance. (N. du Tr.)

14. Je sais que cette opinion n'est pas populaire; je sais que c'est un blasphême; je sais que l'on peut être damné pour avoir espéré que personne ne le serait jamais; je sais que, dès l'enfance, l'on nous gorge des meilleures doctrines, jusqu'à ce que nous soyons prêts à en déborder;--je sais qu'excepté l'église anglicane, toutes, sans exception, nous en ont fait accroire, et que les trois ou quatre cents autres qui restent, ainsi que les synagogues, ont fait une maudite acquisition.

15. Dieu nous soit en aide à tous! Dieu me soit en aide à moi surtout qui suis, Dieu le sait, aussi fragile que le diable peut le souhaiter, et non plus difficile à damner qu'un poisson qui a avalé l'hameçon ne l'est à amener au rivage, ou que l'agneau à servir de proie au boucher: non pourtant que je sois prêt encore à faire partie du noble mets que formera un jour cette immortelle friture composée de presque tous les êtres créés pour mourir.

16. Saint Pierre donc était assis auprès de la porte céleste, et s'endormait sur ses clefs, lorsque tout-à-coup survient un bruit merveilleux qu'il n'avait pas entendu depuis long-tems. C'était le bruissement du vent, des flots et des flammes, bref un mélange de bruits extrêmement imposans, et qui eût arraché une exclamation à tout autre qu'à un saint; mais celui-ci se contenta de faire un saut sur sa chaise, et de dire en clignotant de l'œil: «Je crois que voilà encore une étoile qui file!»

17. Mais avant qu'il pût se rendormir, un chérubin lui effleura les yeux du bout de son aile droite, sur quoi Saint Pierre bâilla et se gratta le nez. «Saint portier, dit l'ange en agitant une aile sacrée, brillante de couleur céleste, comme brille sur la terre la queue éblouissante du paon; saint portier, lève-toi, je te prie.» À quoi le saint répondit: «Eh bien, que veut dire tout cela? Est-ce Lucifer qui revient avec tout ce tintamarre?»

18. «Non, répondit le chérubin,--George III est mort.» «Et quel est ce George III? demanda l'apôtre. Quel George? quel trois?» «C'est un roi d'Angleterre, dit l'ange.» «Bon, il ne trouvera pas ici de rois pour le coudoyer sur sa route. Mais a-t-il sa tête sur ses épaules? car le... dernier que nous vîmes ici n'avait qu'un tronc, et jamais il n'aurait obtenu les bonnes grâces du ciel s'il ne nous avait jeté sa tête au visage.

19. «Il était, si je me le rappelle bien, roi d'***. Et cette tête, qui n'avait pas su conserver une couronne sur la terre, osa, à mon nez, venir réclamer des droits semblables aux miens, à celle de martyr. Si j'avais eu le sabre que je portais jadis quand je coupais des oreilles, je l'aurais pourfendue; mais n'ayant que mes clefs et pas de glaive, je me contentai de lui faire sauter sa tête des mains.

20. «Alors il poussa des cris si étourdissans 59 que tous les saints sortirent et le firent entrer. Et le voilà depuis lors qui siége auprès de saint Paul, de pair et compagnon avec ce Paul le parvenu! La peau de saint Barthélemy, qui lui sert d'auréole dans les cieux, après avoir racheté ses péchés sur la terre par le martyre, ne fit pas mieux que cette tête faible et sans cervelle.

Note 59: (retour) Il y a dans le texte headless, qui veut dire aussi sans tête; mais cette double acception est perdue en français. (N. du Tr.)

21. «Mais s'il l'eût apportée ici sur ses épaules, la chose se serait différemment passée.--Le sentiment de compassion sympathique qu'éprouvèrent les saints, produisit sur eux l'effet d'un charme. Ainsi le ciel souda de nouveau cette tête sur son corps.--Cela peut être fort bien, mais il semble que ce soit chez nous la coutume de renverser tout ce qui se fait de sage là-bas.»

22. L'ange répondit: «Allons, Pierre, ne boudez pas; le roi qui nous arrive a sa tête et tout le reste.--Il n'a jamais très-bien compris ce qu'il faisait, et agissait à peu près comme une marionnette qui se meut par des fils. Il sera jugé comme tout le reste sans doute, ce n'est ni mon affaire ni la vôtre de nous mêler de cela; bornons-nous à remplir notre rôle, qui consiste à faire ce qui nous est ordonné.»

23. Pendant qu'ils parlaient ainsi, la caravane céleste arriva comme un tourbillon de vent traverse les champs de l'espace, ou comme le cygne fend quelque rivière argentée, comme qui dirait le Gange, le Nil, l'Indus, la Tamise ou la Tweed. Au milieu d'elle, un vieux homme avec une vieille ame, l'un et l'autre extrêmement aveugles, s'arrêta devant la porte, et les anges firent asseoir sur un nuage leur compagnon de voyage enveloppé de son drap mortuaire.

24. Mais, derrière cette troupe brillante, dont il fermait la marche, un esprit d'un aspect bien différent agitait ses ailes semblables à des nuages orageux planant sur quelque plage déserte souvent jonchée de débris de naufrage; son front ressemblait à l'océan agité par la tempête. Des pensées sombres et impénétrables avaient imprimé le sceau d'un éternel courroux sur ses traits immortels, et là où s'arrêtait son regard, tout devenait ténèbres.

25. En s'approchant il jeta sur cette porte, dont, ainsi que le péché, il ne devait jamais passer le seuil, un regard plein d'une haine si implacable et tellement surnaturelle, que saint Pierre aurait bien voulu être au-dedans. Ce dernier se mit à chercher dans ses clefs avec beaucoup d'application, suant à grosses gouttes dans sa peau apostolique: bien entendu que sa transpiration n'était que de l'ichor ou quelqu'autre fluide spirituel du même genre.

26. Les chérubins eux-mêmes se rassemblèrent en foule comme des oiseaux qui voyent le faucon prendre son essor, et ils sentirent un frémissement jusqu'au bout de chacune de leurs plumes. Formant un cercle comme la ceinture d'Orion, ils entourèrent leur vieux protégé qui savait à peine où ses gardes célestes l'avaient conduit, quoique ceux-ci en usent poliment avec les ombres royales, car nous avons pu apprendre par plus d'une véridique histoire que les anges étaient tous torys.

27. Les choses étant dans cet état, la porte s'ouvrit tout-à-coup, et la clarté qui en jaillit répandit dans l'espace une teinte de flammes de plusieurs couleurs, dont les reflets arrivant jusqu'à notre petite planète, on vit naître une nouvelle aurore boréale sur le pôle arctique, la même qui apparut au milieu des glaces à l'équipage du capitaine Parry dans le détroit de Melville.

28. Et de cette porte ouverte on vit sortir tout rayonnant un esprit de lumière, majestueux par sa puissance et sa beauté, radieux de gloire comme la bannière flottante revenant victorieuse d'un de ces combats qui changent la face du monde. Il faut que mes humbles comparaisons se composent d'images terrestres, car ici-bas les ténèbres de la chair obscurcissent nos meilleures conceptions, exceptez-en les rêveries de Johanna Southcote ou de Robert Southey.

29. C'était l'archange Michel. Tout le monde sait comment sont faits les anges et les archanges, car il n'y a presque pas un écrivailleur qui n'ait le sien à nous offrir, depuis le chef des démons jusqu'au prince des anges. Nous les voyons aussi sur quelques tableaux d'autels, quoiqu'en vérité ceux-ci ne prouvent guère que personne ait jamais eu de notions antérieures sur ces esprits immortels. Mais c'est aux connaisseurs à indiquer leur mérite.

30. Michel parut donc rayonnant de gloire et de beauté, œuvre digne de celui d'où dérive toute beauté et toute gloire. Il traversa le seuil et s'arrêta; devant lui étaient les jeunes chérubins et le saint à tête grise (quand je dis jeunes, entendons-nous; c'est-à-dire jeunes de figures et non d'âge; car je serais bien fâché d'avancer qu'ils n'étaient pas plus vieux que saint Pierre; je voulais dire seulement qu'ils étaient un peu plus jolis que lui.)

31. Les chérubins et les saints s'inclinèrent devant le chef de la hiérarchie céleste, le premier des esprits angéliques qui eût revêtu l'aspect d'un Dieu saint, sans qu'aucun orgueil se fût glissé dans son cœur divin, au fond duquel aucune pensée, hors celle du service de son créateur, n'osa pénétrer jamais. Tout exalté, tout comblé de gloire qu'il fût, il savait bien n'être que le vice-roi du ciel.

32. Lui et le taciturne esprit des ténèbres se trouvèrent en face. Ils se connaissaient tous deux en bien et en mal, et, malgré leur puissance, aucun des deux ne pouvait oublier dans l'autre son ancien ami et son ennemi futur. Il y avait dans les regards de chacun un mélange de hauteur, d'orgueil et de regret, comme si c'était moins leur volonté que le destin qui les condamnât à la guerre pendant l'éternité, et leur donnait les sphères pour champ clos.

33. Mais ici ils étaient sur un terrain neutre: nous savons par Job que Satan a la faculté de rendre visite au ciel deux ou trois fois par an, et que les fils de Dieu, comme ceux de la terre, doivent lui tenir compagnie. Nous pourrions aussi faire voir d'après le même livre, quelle politesse règne dans la conversation qui a lieu entre les puissances du bien et du mal.--Mais il faudrait pour cela des heures.

34. Et comme ceci n'est pas un traité de théologie, pour discuter, à l'aide de l'hébreu et de l'arabe, si le livre de Job est une allégorie ou un fait, mais bien une narration véridique; je n'emprunte çà et là que ce qui peut écarter le plus léger soupçon d'imposture d'un ouvrage qui est de toute vérité d'un bout à l'autre et aussi exact que toute autre vision.

35. Donc les esprits immortels étaient sur un terrain neutre et devant la porte, de même que sur le seuil de l'Orient se discute la grande cause de la mort, et que c'est de là qu'on expédie les ames dans un monde ou dans l'autre. Michel et son antagoniste avaient donc un air fort civil, quoique cela n'allât pas jusqu'à s'embrasser; mais son altesse ténébreuse et son altesse lumineuse échangèrent mutuellement des regards pleins de politesse.

36. L'archange salua, non comme salue un petit maître de nos jours, mais en s'inclinant gracieusement, à la mode de l'Orient, et portant un de ses bras rayonnans sur l'endroit où l'on suppose que le cœur est placé chez les gens de bien. Il salua Satan comme un égal, pas trop bas, mais avec affabilité. Quant à celui-ci, il aborda son ancien ami avec plus de hauteur, et comme un vieux et pauvre seigneur castillan pourrait aborder un riche bourgeois parvenu.

37. Il ne fit qu'incliner un moment son front diabolique; puis le relevant, il se prépara à soutenir ses droits, et à démontrer comme quoi le roi Georges ne pouvait justifier de ses titres à être exempt des peines éternelles plus que tant d'autres rois cités dans l'histoire, doués d'un meilleur sens et d'un meilleur cœur, et qui, depuis long-tems 60, «pavaient l'enfer de leurs bonnes intentions.»

Note 60: (retour) Cette dernière ligne est une citation. (N. du Tr.)

38. Michel répondit: «Pourquoi en veux-tu à cet homme qui est mort, et amené devant le Seigneur? Quel mal a-t-il fait depuis le commencement de sa vie mortelle? qui te donne le droit de le réclamer? Parle, et que ta volonté soit faite si elle est juste.--Dis; et si, pendant sa carrière terrestre, il a manqué gravement à l'accomplissement de ses devoirs, comme roi et comme homme, il est à toi; sinon, laisse-le passer.»

39. «Michel, répondit le prince de l'air, jusqu'en ces lieux mêmes, et devant la porte de celui que tu sers, je viens réclamer mon sujet; et je prouverai que, de même qu'il fut mon adorateur dans sa poussière, il le sera en esprit: quoique chéri de toi et des tiens, parce qu'aucun penchant pour le vin et la volupté ne se mêla à ses faiblesses, du trône où il était placé, il ne régna sur des millions d'hommes que pour me servir seul.

40. «Regarde cette terre, notre domaine, ou plutôt le mien; jadis elle appartenait à ton maître. Mais je ne m'enorgueillis pas de la conquête de cette misérable planète, et celui que tu sers ne doit pas, hélas! m'envier non plus mon lot. Au milieu de ces myriades de mondes lumineux qui passent devant lui pour lui rendre hommage, il a pu oublier cette pitoyable création d'êtres chétifs dont bien peu me semblent mériter la damnation, excepté leurs rois.

41. «Et même je ne regarde ceux-ci que comme une espèce de redevance pour soutenir mes droits de seigneur; et eussé-je des inclinations contraires, elles seraient, vous le savez bien, superflues. Les hommes sont devenus si méchans que l'enfer lui-même n'a rien de mieux à faire que de les abandonner à eux-mêmes, plus tourmentés et plus frénétiques cent fois par les malédictions qu'ils se donnent. Le ciel ne peut pas les faire meilleurs et je ne saurais les rendre pires.

42. «Regarde sur la terre, te dis-je encore.--Lorsque ce misérable ver de terre, ce vieillard faible, infirme, aveugle et insensé, commença son règne dans tout l'éclat et la fraîcheur de la jeunesse, le monde et lui se présentaient tous deux sous un aspect bien différent. Une grande partie de la terre et des plaines liquides de l'océan le reconnaissaient pour roi.--À travers plus d'une tempête, ses îles avaient surnagé sur l'abîme du tems, car elles étaient l'asile des vertus austères.

43. «Jeune, il arriva au trône; vieux, il le quitte: vois dans quel état il trouva son royaume, et comment il le laissa; consulte ses annales: vois d'abord comment il abandonna le pouvoir à un favori; puis comment la soif de l'or, ce vice du mendiant, qui ne peut remplir que les ames basses, s'empara graduellement de son cœur.--Et quant au reste, jette seulement un coup d'œil sur l'Amérique et la France.

44. «Il est vrai de dire que, depuis le commencement jusqu'à la fin, il ne fut qu'un instrument, et j'ai mis en lieu de sûreté ceux qui s'en servirent. Eh bien! ainsi qu'un instrument qu'il soit consumé! Fouillez dans tous les siècles passés depuis que le genre humain a plié devant un monarque, parcourez toutes les annales sanglantes qui consacrent le crime et le carnage, choisissez le plus criminel des disciples de César, et citez-moi un règne plus abreuvé de sang, plus encombré de morts.

45. «Il ne cessa de faire la guerre à la liberté et aux hommes libres. Les nations comme les particuliers, ses propres sujets, ses ennemis étrangers, tout ce qui prononça le mot de liberté eut George III pour adversaire. Quelle histoire sera jamais plus souillée que la sienne de malheurs publics et individuels! Je lui accorde la continence domestique. Je lui accorde ces vertus passives qui manquent à la plupart des monarques.

46. «Je sais qu'il fut mari constant; je conviens que c'était un homme sobre et décent et un assez bon maître. Tout cela est beaucoup, et bien plus encore sur un trône; de même que la tempérance a bien plus de mérite observée au banquet d'Apicius qu'à la table de l'anachorète. Je lui accorde tout ce que les plus indulgens peuvent lui accorder;--tout cela fut bien quant à lui, mais non pour les millions d'hommes qui le trouvèrent toujours tel que l'oppression pouvait le désirer.

47. «Le Nouveau-Monde se débarrassa de lui. L'ancien gémit encore du sort que lui et les siens lui préparèrent du moins, s'ils ne purent entièrement l'accomplir. Il laissa sur plusieurs trônes des héritiers de ses vices, sans l'être de ses vertus domestiques, qui ont inspiré la compassion pour lui.--Rois fainéans endormis sur le trône de la terre, ou despotes veillant au même poste et qui ont oublié déjà une leçon qu'on leur apprendra de nouveau.--Qu'ils tremblent!

48. «Cinq millions d'hommes de l'église primitive, conservant cette foi qui vous rend puissans sur la terre, implorèrent une partie de ce tout immense qu'ils possédaient jadis--la liberté de leur culte.--Non-seulement votre maître, Michel, mais vous-même, et vous aussi, saint Pierre, il faut que vous ayez une ame de glace si vous n'abhorrez pas l'ennemi de la participation des catholiques à toutes les libertés d'une nation chrétienne.

49. «À la vérité, il leur permit de prier Dieu; mais, comme une conséquence de la prière, il leur refusa la loi qui les aurait placés sur la même base que ceux qui n'adoraient pas les saints.» Ici saint Pierre, faisant un bond hors de sa place, s'écria: «Vous pouvez emmener le prisonnier. Avant que le ciel ouvre ses portes à ce Guelfe, tandis que je suis de garde, je veux être damné moi-même.

50. «J'aimerais mieux changer de place avec Cerbère (et la sienne n'est pas une sinécure), que de voir ce vieux fou, ce vieux bigot de roi parcourir les plaines azurées du ciel.» «Saint, répondit Satan, vous ferez bien de vous venger des maux qu'il a fait souffrir à vos satellites; et si vous étiez disposé à l'échange en question, je tâcherais d'apprivoiser notre Cerbère avec le ciel.»

51. Mais ici Michel intervint: «Bon saint, dit-il, et démon! je vous prie, n'allez pas si vite; vous passez tous deux les bornes de la discrétion. Saint Pierre! vous aviez coutume d'être plus poli, et vous, Satan, excusez la chaleur de ses expressions, et cette condescendance qui le fait descendre au niveau du vulgaire: les saints eux-mêmes quelquefois s'oublient à leur tour.--Avez-vous autre chose à dire?» «Non.» «Eh bien, je vous prierai d'appeler vos témoins.»--

52. Satan se retourna, et agita sa main basanée dont les facultés électriques attirent les nuages de plus loin que nous ne pouvons le comprendre, quoique nous le retrouvions souvent dans notre ciel. Soudain le tonnerre infernal fit trembler la mer et la terre dans toutes les planètes, et les batteries de l'enfer firent jouer cette artillerie dont parle Milton comme d'une des plus sublimes inventions de Satan.

53. Ceci fut un signal pour ces ames damnées qui voient s'étendre les priviléges de leur damnation au-delà du contrôle ordinaire des mondes passés, présens ou futurs. Aucune place ne leur est particulièrement assignée dans les archives de l'enfer; mais ils sont libres d'aller où leur inclination les porte à la poursuite du gibier,--n'en étant ni plus ni moins damnés.

54. Ils sont fiers de ce privilége, et ils ont raison de l'être.--C'est une espèce de chevalerie, ou de clef d'or attachée à leur ceinture, ou quelqu'association du même genre, ou bien encore une entrée dans les petits appartemens. J'emprunte mes comparaisons à la chair étant chair moi-même. Que les esprits immortels ne soient pas choqués de ces similitudes basses et vulgaires! Nous savons qu'ils occupent là-haut des postes bien plus exaltés.

55. Lorsque le formidable signal vola du ciel à l'enfer, séparés par une distance dix millions de fois plus grande environ que celle qui existe entre notre globe et le soleil, et il nous est facile de calculer à une seconde près combien de tems il fallut pour cela, car chaque rayon qui se fraye une voie pour dissiper les brouillards de Londres et qui dore faiblement ses clochers à peu près trois fois par an, quand l'été n'est pas trop rigoureux.

56. J'ai dit que je pouvais faire ce calcul.--Il fallut donc une demi-minute.--Je sais qu'il faut plus de tems aux rayons solaires pour faire leurs préparatifs de voyage et se mettre en route, mais aussi leur télégraphe est bien moins sublime, et s'ils joutaient à la course contre les courriers de Satan partis pour leurs climats, ils ne gagneraient pas: Il faut au soleil des années pour que chacun de ses rayons regagne le point d'où il est parti, il ne faut pas au diable une demi-journée.

57. À l'extrémité de l'horizon parut une petite tache, de la grandeur environ d'une demi-couronne; j'ai vu quelquefois dans les cieux quelque chose de semblable étant sur la mer Égée, avant une rafale. Bientôt grossissant, cet objet changea de forme, et, semblable à un vaisseau aérien, paraissait louvoyer, et se gouvernait ou était gouverné, je ne suis pas bien sûr de la correction de cette dernière phrase qui fait clocher la stance.

58. Au surplus, choisissez entre les deux. Bientôt cet objet ressembla à un nuage, et c'en était un en effet, un nuage de témoins, et quel nuage! La terre ne vit jamais de nuées de sauterelles aussi nombreuses que celles qui couvraient en ce moment le ciel, et en obscurcissaient l'espace de leurs myriades. Leurs cris perçans et variés ressemblaient à ceux d'une troupe d'oies sauvages (si toutefois on peut comparer les nations à des oies), et réalisaient l'expression de l'enfer déchaîné.

59. Ici résonnait le bon juron du gros John Bull qui damnait ses yeux 61 comme de par le passé. Puis Paddy 62, dans son patois, s'écriait: «De par Jésus.» Venait ensuite le flegmatique Écossais, demandant d'un ton plus calme: «Quel est votre bon plaisir?» Puis l'ame du Français jurait en certains termes que je ne traduirai pas littéralement, le premier cocher pouvant le faire pour moi. Et au milieu de tout ce vacarme, on entendait la voix de Jonathan 63, qui disait:--«Notre président va faire la guerre, à ce qu'il paraît.»

Note 61: (retour) Who damned his eyes. Juron favori de la dernière classe du peuple anglais.
Note 62: (retour) Nom donné par les Anglais à la nation irlandaise, comme celui de John Bull au peuple anglais.
Note 63: (retour) Les Américains des États-Unis. (N. du Tr.)

60. Il y avait en outre des Espagnols, des Hollandais et des Danois, bref une multitude universelle d'ombres, depuis l'île d'Otaïti jusqu'aux plaines de Salisbury, de tous les climats et professions, de tous les âges et de tous les métiers, prêts à déposer contre le règne du bon roi, aussi acharnés que les trèfles le sont contre les piques, et tous cités par le grand sub pœna pour essayer de prouver que les rois peuvent être damnés comme vous ou moi.

61. Quand Michel vit toute cette armée, il pâlit d'abord autant que les anges peuvent pâlir.--Puis devint de toutes les couleurs, comme un crépuscule d'Italie, ou la queue d'un paon, ou les rayons du soleil couchant vus à travers les gothiques vitraux d'une vieille abbaye, ou comme une truite encore fraîche, ou comme l'éclair qui brille la nuit sur le lointain horizon, ou comme l'arc-en-ciel à son premier aspect, ou comme une grande revue de trente régimens habillés de rouge, de vert et de bleu.

62. Puis, s'adressant à Satan: «Pourquoi, dit-il, mon bon vieil ami, car je vous tiens pour tel, quoiqu'étant de différens partis, nous soyons obligés de nous faire la guerre, je ne vous ai jamais regardé comme un ennemi personnel; nos différends sont tout politiques, et j'espère que, quoi qu'il puisse arriver là-bas, vous connaissez ma grande estime pour vous, et c'est par cette raison que je regrette de vous trouver des torts--

63. «Pourquoi donc, dis-je, mon cher Lucifer, voulez-vous abuser de la demande que j'ai faite des témoins? Mon intention n'était pas que vous fissiez venir la moitié de la terre et de l'enfer; cela est même inutile puisque deux témoins honnêtes, décens et véridiques nous suffisent. Nous perdons notre tems, que dis-je? notre éternité, entre l'accusation et la défense: si nous écoutons l'une et l'autre, cela prolongera notre immortalité.»

64. Satan répondit: «Cette affaire m'est fort indifférente sous un point de vue personnel.--Je puis avoir cinquante ames meilleures que celle-ci avec la moitié moins de peine qu'elle ne m'en a déjà donné, et je n'ai discuté avec vous la cause de feu sa majesté britannique que comme un point de droit. Vous pouvez disposer de lui.--Dieu sait que j'ai assez de rois là-bas.»

65. Ainsi parla le démon, appelé dernièrement à plusieurs faces par l'écrivain Southey. «Alors, reprit Michel, nous appellerons une ou deux personnes des myriades qui entourent notre congrès, et nous donnerons congé au reste.--Qui aura l'honneur de parler le premier? Il y a de quoi choisir. Qui prendrons-nous?» Satan répondit: «Il n'en manque pas; mais quant à choisir, autant vaut Jack Wilkes qu'un autre.»

66. À l'instant on vit sortir de la foule un esprit à l'aspect bizarre et joyeux et à l'œil perçant, vêtu d'une manière tout-à-fait oubliée maintenant, car les gens de l'autre monde conservent long-tems les modes de celui-ci; ce qui fait qu'on y trouve réunis tous les costumes bons ou mauvais qui ont paru depuis Adam, à commencer par la feuille de figuier de notre mère Ève jusqu'au jupon presqu'aussi rétréci d'une époque plus récente.

67. L'esprit, jetant les yeux sur les foules assemblées, s'écria: «Mes amis de toutes les sphères, nous courons risque de nous enrhumer au milieu de ces nuages; occupons-nous donc d'affaires. Pourquoi cette assemblée générale? Sont-ce des électeurs que j'aperçois là à couvert? Si c'est pour une élection qu'ils font tout ce tapage, voyez en moi un candidat qui n'a pas tourné casaque.--Saint Pierre, puis-je compter sur votre vote?»

68. «Monsieur, répondit Michel, vous vous méprenez, ces choses-là appartiennent à la vie humaine, nous nous occupons ici d'affaires plus augustes: Le tribunal est assemblé pour juger des rois; vous voilà au fait maintenant.» «Alors, dit Wilkes, je présume que ces messieurs qui ont des ailes sont des chérubins, et cet esprit là-bas me paraît ressembler fort à George III. Mais, dans mon opinion, il est beaucoup plus vieux.--Dieu me pardonne, il est aveugle.»

69. «Il est, dit l'ange, tel que vous le voyez, et son sort va dépendre de ses actions. Si vous avez quelque chose à lui reprocher, songez que la tombe permet au plus humble mendiant de lever la tête en présence du potentat le plus superbe.» «Il y a des gens, dit Wilkes, qui n'attendent pas que les rois soient déposés dans leur cercueil de plomb, pour prendre cette liberté, et moi, par exemple; je leur ai toujours dit ce que je pensais à la face du soleil.»

70. «Eh bien donc, au-dessus du soleil, répétez ce que vous avez à faire valoir contre lui,» dit l'archange. «Eh quoi, répliqua l'esprit, quand depuis si long-tems il n'est plus question de tout cela, faut-il que je devienne un témoin accusateur? Non, de par ma foi. D'ailleurs j'avais fini par le battre à plates coutures devant ses pairs et ses communes. Je ne me plais pas à faire revivre de vieilles histoires dans le ciel, d'autant plus que sa conduite était toute naturelle dans un prince.

71. «C'était une sottise sans doute, et une mauvaise action d'opprimer un pauvre diable qui ne possédait pas un schelling: mais j'en veux moins à l'homme lui-même qu'à Bute et à Graftan, et je ne voudrais pas le voir puni de leur crime, d'autant plus qu'ils sont damnés depuis long-tems.--Quant à moi, j'ai pardonné, et je vote pour son habeas corpus dans le ciel.»

72. «Wilkes, dit le diable, je comprends tout ceci; vous étiez devenu à moitié courtisan avant votre mort, et il paraît que vous avez envie de le devenir tout-à-fait de l'autre côté de la barque de Caron. Vous oubliez que le règne de cet homme est fini, et que, quoi qu'il puisse être d'ailleurs, il ne sera plus souverain. Vous avez perdu vos peines, car le mieux qui puisse lui arriver est de se trouver votre voisin.

73. «Mais j'ai su tout de suite qu'en penser, lorsque je vous ai vu, avec votre air goguenard, voltiger et chuchoter autour de la broche, où Bélial, qui était de service ce jour-là, arrosait, avec la graisse de Fox, Guillaume Pitt, son élève. Je sus qu'en penser, dis-je; cet homme, même dans l'enfer, trouve encore le moyen de faire du mal.--Je le ferai bâillonner: voici l'effet d'un de ses bills.

74. «Qu'on appelle Junius!» Une ombre s'avança à grands pas hors de la foule; et à ce nom, il y eut une telle presse, que les esprits cessèrent de se mouvoir commodément et à leur aise aérienne. Mais ils se heurtèrent et se bousculèrent, se poussant des bras et des genoux (et tout cela pour rien, comme nous le verrons tout-à-l'heure), de telle sorte qu'on eût dit du vent comprimé et renfermé dans une vessie, ou, ce qui est bien pis, une colique humaine.

75. L'ombre parut: c'était une grande figure maigre, à cheveux gris, qui semblait n'avoir été autre chose qu'une ombre sur la terre. Ses mouvemens étaient vifs, et ne manquaient pas de vigueur; mais rien ne pouvait indiquer son origine: tantôt elle diminuait, tantôt elle grossissait, ayant tantôt un air sombre, tantôt celui d'une gaîté sauvage. Mais en contemplant ses traits, on les voyait changer à tous momens, et ressembler--personne ne pouvait dire à quoi.

76. Plus les esprits le fixaient avec attention, moins ils pouvaient distinguer à qui ses traits appartenaient. Le diable lui-même semblait embarrassé de le deviner. Ils variaient comme un rêve, offrant tantôt une forme, tantôt une autre. Plusieurs personnes de la foule jurèrent qu'elles le connaissaient parfaitement; l'un affirmait qu'il était son père; sur quoi un autre répondait qu'il était le frère du cousin de sa mère.

77. D'autres prétendaient que c'était un duc, un chevalier, un orateur, un avocat, un prêtre, un nabab, un accoucheur; mais l'être mystérieux changeait au moins aussi souvent de visage qu'ils changeaient d'opinion. Et quoiqu'il se tînt devant eux de façon à ce qu'ils en eussent la vue tout entière, leur embarras ne faisait que s'en accroître. Cet homme était une véritable fantasmagorie, tant il était mince et volatil!

78. Dès que vous aviez décidé que c'était un tel, presto, la figure changeait, et c'était un autre; et à peine la métamorphose était-elle bien accomplie, qu'il variait encore, tellement que je ne pense pas que sa propre mère (si toutefois il en avait une) eût pu reconnaître son fils, tant il prenait de formes différentes!--Si bien que le plaisir de deviner ce masque de fer épistolaire finissait par se changer en une tâche pénible.

79. Quelquefois, comme le triple Cerbère, il représentait trois gentilshommes à la fois (comme le dit très-bien la bonne madame Malaprop 64); puis ensuite, il n'en était pas même un. Tantôt des rayons de lumière jaillissaient autour de lui; tantôt une vapeur épaisse le dérobait à tous les yeux, comme le brouillard de Londres y cache le jour. Aujourd'hui c'était Burke, demain Tooke, au gré du caprice des gens; et certes, plus d'une fois il ressembla à sir Philippe Francis.

Note 64: (retour) Personnage ridicule de la comédie des Rivaux de Shéridan. (N. du Tr.)

80. J'ai fait une supposition qui vient entièrement de moi.--Je ne l'ai communiquée à personne jusqu'à présent, de crainte de faire du tort à ceux qui entourent le trône, ou à quelque ministre ou pair, sur lequel la honte pourrait en rejaillir. C'est... ami lecteur, prête-moi une oreille attentive: c'est que ce que nous avons continué d'appeler Junius n'était réellement, et en vérité, rien du tout.

81. Je ne vois pas pourquoi des lettres ne seraient pas écrites sans mains, puisque nous les voyons tous les jours écrites sans tête, et sans que les livres en soient moins bien remplis pour cela. Et en vérité, jusqu'à ce que nous ayons trouvé quelqu'un qui ait le droit incontestable de les réclamer, le nom de leur auteur, comme l'embouchure du Niger, ne cessera d'embarrasser le monde, incertain de décider s'il y a une embouchure au fleuve, et s'il y a un auteur des lettres.

82. «Et qui es-tu?» demanda l'archange. «Vous pouvez consulter le titre de mon livre pour cela, répondit cette ombre majestueuse d'une ombre; car si j'ai gardé mon secret pendant un demi-siècle, il n'est pas probable que je vous le dise aujourd'hui.» «As-tu rien à dire contre Georges rex, continua Michel, ou quelque charge à porter contre lui?» «Vous ferez mieux, répondit Junius, de lui demander d'abord sa réponse à mes lettres.

83. «Les charges qu'elles renferment contre lui survivront, dans les annales du tems, au marbre de son épitaphe et de sa tombe.» «N'as-tu pas à te repentir, dit Michel, de quelque exagération dans le passé, de quelque accusation qui pourrait amener ta condamnation éternelle, si elle était fausse, ou la sienne, si elle était vraie? N'as-tu pas mis trop d'amertume dans tes écrits? la passion ne t'emporta-t-elle pas trop loin?» «La passion? interrompit le sombre fantôme; j'aimais mon pays, et lui, je le haïssais.

84. «Ce que j'ai écrit, je l'ai écrit: que le reste retombe sur sa tête ou sur la mienne!» Ainsi parla le vieux Nominis umbra; et à peine avait-il fini, qu'il se dissipa en une fumée céleste. Alors Satan dit à Michel: «N'oubliez pas d'appeler Georges Washington, John Horne Tooke et Franklin.»--Mais en ce moment on entendit crier: «Place! place!» quoique pas un fantôme ne bougeât.

85. À la fin, à force de pousser et de coudoyer, et avec le secours des chérubins chargés de cet emploi, le diable Asmodée arriva jusqu'au cercle, d'un air qui annonçait que le voyage lui avait coûté quelque fatigue. Lorsqu'il déposa le fardeau dont il était chargé:--«Qu'est-ce ceci? s'écria Michel: comment donc, mais ce n'est pas une ombre?»--«Je le sais, répondit l'incube; mais il en sera bientôt une, si vous m'abandonnez cette affaire.

86. «La peste soit du renégat! Je me suis foulé l'aile gauche; il est si lourd, qu'on croirait qu'il porte quelqu'un de ses ouvrages pendu à son cou. Mais venons au fait. Tandis que je planais sur les bords du Skiddaw, où, comme à l'ordinaire, il pleut; je vis la faible lueur d'une lumière au-dessous de moi, et me baissant, je surpris cet homme écrivant un libelle, non moins contre l'histoire que contre la sainte Bible.

87. «La première est la sainte écriture du diable, la seconde est la vôtre, bon Michel. Ainsi, comme vous voyez, l'affaire vous regarde tous deux. Je l'ai saisi dans l'état où il est là, et l'ai apporté ici incontinent pour y être jugé. Je n'ai pas été dix minutes dans les airs, ou du moins à peine un quart d'heure: je gagerais que sa femme est encore à prendre le thé.»

88. Ici, Satan dit: «Il y a déjà long-tems que je connais cet homme, et que je l'attendais ici; vous ne trouverez guère d'être plus sot et plus présomptueux dans sa petite sphère. Assurément ce n'était pas la peine de mettre cela sous votre aile, mon cher Asmodée; nous ne pouvions manquer d'avoir ici ce pauvre misérable, sans se charger de le porter;--il y serait venu de son plein gré.

89. «Mais puisqu'il est ici, voyons, qu'a-t-il fait?» «Ce qu'il a fait? s'écria Asmodée;--il s'est mêlé d'avance de l'affaire dont vous vous occupez aujourd'hui, et griffonne comme s'il était premier commis du Destin. Qui sait à quoi l'on pourrait encore s'attendre, quand on voit un âne tel que celui-ci parler comme celui de Balaam?» «Écoutons, répondit Michel, ce qu'il peut avoir à nous dire; vous savez que c'est une obligation dont nous ne pouvons nous dispenser.»

90. Alors le poète, joyeux d'avoir un auditoire, chose à laquelle il n'était pas accoutumé dans le monde là-bas, commença à tousser, à cracher, à se dérouiller la voix, et à prendre cet accent lamentable si redouté des malheureux auditeurs qui se trouvent à la portée des poètes, quand ils laissent déborder le torrent de leur verve. Mais celui-ci se trouva arrêté dès le premier hexamètre, dont les pieds goutteux ne purent jamais cheminer.

91. Et avant qu'il pût presser la marche de ses dactyles boiteux et en former un récitatif, on entendit un murmure d'épouvante et de découragement dans la longue file des chérubins et des séraphins; et Michel s'étant levé avant que le poète eût pu retrouver un seul de ses hémistiches restés en chemin, s'écria: «Pour l'amour de Dieu, arrêtez, mon ami! il vaut mieux non dî, non homines; vous savez le reste.»

92. Il y eut alors un grand tumulte dans la foule, qui paraissait avoir toute espèce de vers en horreur. Les anges, bien entendu, avaient assez de leurs chansons quand ils étaient de service, et la génération des ombres en avait trop entendu pendant la vie pour se soucier de profiter de cette nouvelle occasion. Le monarque, jusque-là muet, s'écria alors: «Eh quoi! encore du pâté? c'est assez, c'est assez comme ça!

93. Le tumulte redoubla de toutes parts; une toux universelle fit retentir les cieux, comme pendant un débat où Castlereagh aurait eu quelque tems la parole (avant qu'il fut ministre d'état, pourtant maintenant les esclaves écoutent). Il y en eut qui crièrent: «À bas! à bas!» comme à la comédie. Jusqu'à ce qu'enfin le poète saint Pierre, presque désespéré, en qualité d'auteur, demanda grâce pour la prose seulement.

94. Le drôle n'était pas trop disgracié de la nature. Sa figure ne ressemblait pas mal à celle d'un vautour, avec un nez recourbé et un œil de faucon qui donnait un air de vivacité et de pénétration à toute sa personne qui, quoique grave, était loin d'être aussi vilaine que son affaire, car cette dernière était aussi désespérée que possible: c'était une espèce de félonie de se.

95. Alors Michel sonna de sa trompette, et apaisa le bruit en en faisant un plus grand, comme c'est encore la mode à présent chez nous. À l'exception de quelque voix grommelante qui se permettra de tems en tems d'interrompre le décorum du silence, il y a peu de gens qui exercent deux fois leurs poumons, quand ils voient qu'on crie plus fort qu'eux. Ainsi donc le barde eut la faculté de plaider sa mauvaise cause, avec toutes les attitudes de l'homme le plus satisfait de lui-même.

96. Il dit (je ne rapporte ici que les principaux points de son discours), il dit que de mauvaises intentions ne guidaient pas sa plume;--que sa coutume était d'écrire sur tous les sujets; que c'était de plus son pain, qu'il n'aimait pas à manger sec; qu'il retiendrait l'assemblée trop long-tems (du moins il avait quelque raison de le craindre), et qu'il lui faudrait plus d'un jour entier s'il voulait nommer tous ses ouvrages! il n'en citerait donc que quelques-uns: Wat-Tyler,--des vers sur Blenheim et Waterloo.

97. Il avait écrit les louanges d'un régicide; il avait écrit les louanges de tous les rois quelconques. Il avait écrit pour les républiques voisines et lointaines; puis ensuite contre elles, avec une verve plus mordante que jamais. Il avait jadis proclamé un plan plus ingénieux que moral en faveur de la Pantisocratie; puis était devenu un véritable anti-jacobin,--après quoi il avait tourné casaque: s'il l'eût fallu, il aurait changé de peau.

98. Il avait tonné dans ses vers contre la guerre et les batailles; puis il avait chanté des louanges en leur honneur. Il avait appelé la critique un métier malhonnête 65, et lui-même était devenu de tous les critiques le plus bas et le plus rampant, nourri, payé et choyé par les mêmes hommes qui avaient déchiré ses mœurs et sa muse.--Il avait écrit beaucoup de vers blancs et de prose encore plus pâle, et en plus grande quantité que personne ne l'imaginait.

Note 65: (retour) Voyez la Vie de H. Kirke White.

99. Il avait écrit la vie de Wesley.--Ici, se tournant vers Satan: «Monsieur, continua-t-il, je suis prêt à écrire la vôtre, en deux volumes in-octavo, élégamment reliés, avec des notes et une préface, enfin tout ce qui peut attirer le pieux acheteur. Et vous n'avez aucun motif de crainte, car je puis choisir parmi les critiques celui qui rendra compte de mon ouvrage.--Veuillez donc me donner les documens nécessaires, que je puisse ajouter votre nom à celui de mes autres saints.»

100. Satan s'inclina, et garda le silence. «Eh bien! si, par une aimable modestie, vous refusez mon offre, voyons ce qu'en dira Michel? Il y a peu de mémoires susceptibles de devenir aussi parfaits. Ma plume se prête à tout: elle est un peu moins neuve que jadis, mais je vous ferai briller comme brille votre trompette, par parenthèse. Il y a plus de cuivre dans la mienne; elle rend d'aussi beaux sons.

101. «Mais, à propos de trompettes, voici ma vision! Maintenant vous allez en juger, tous tant que vous êtes; oui, vous allez juger d'après mon jugement, et apprendre, d'après ma décision, qui entrera dans le ciel, et qui en sera repoussé.--Je décide de tout cela par intuition, et prononce sur le présent, le passé, l'avenir, le ciel, l'enfer, enfin sur tout, de même que le roi Alphonse 66! Quand je suis en train de voir double, j'épargne à la divinité des peines incroyables.»

Note 66: (retour) Le roi Alphonse, en parlant du système de Ptolémée, disait que, s'il avait été consulté à la création du monde, il aurait évité au créateur bien des absurdités.

102. Il s'arrêta pour tirer un manuscrit de sa poche; et aucune persuasion de la part des diables, des saints ou des anges ne put arrêter ce torrent. Il lut les trois premières lignes du contenu; mais à la quatrième, tout le cortége spirituel s'évanouit en laissant une variété d'odeurs ambroisiennes ou sulfureuses; échappant avec la rapidité de l'éclair à son mélodieux charivari 67.

Note 67: (retour) Voyez la Description d'Aubray d'une apparition qui s'évanouit en répandant d'étranges parfums et un mélodieux charivari;--ou voyez le Ier vol. de l'Antiquaire. (Note de Lord Byron.)

103. Les vers héroïques avaient eu l'effet d'un charme. Les anges s'étaient bouché les oreilles, et avaient joué des ailes.--Les diables assourdis avaient pris leur course en hurlant vers l'enfer.--Les ombres s'étaient enfuies en baragouinant dans leurs domaines (car on n'est pas encore bien sûr du lieu où elles font leur séjour, et je laisse à chaque homme son opinion là-dessus). Pour Michel, il eut recoure à sa trompette; mais hélas! il grinçait tellement des dents qu'il n'en put sonner.

104. Saint Pierre, qui a toujours passé pour un saint un peu vif, agita ses clefs en l'air, et au cinquième vers renversa notre poète, qui tomba comme Phaéton dans son lac, mais plus commodément, car il ne se noya pas; la destinée ayant décrété une autre fin pour le poète lauréat, et lui réservant autre chose pour sa dernière couronne, lorsque la réforme arrivera dans un lieu ou dans l'autre.

105. Il tomba d'abord, et coula à fond comme ses ouvrages; mais bientôt il reparut sur la surface, semblable à lui-même, car tout ce qui est corrompu flotte comme le liége 68, la corruption rendant un objet léger comme un esprit follet, ou une poignée de paille surnageant sur une mare d'eau. Peut-être se tient-il encore caché dans son antre, comme des livres ennuyeux oubliés sur une tablette, à griffonner quelque vie ou quelque vision, et réalisant, comme dit Wellborn, le diable devenu ermite.

Note 68: (retour) Le corps d'un noyé reste au fond jusqu'à ce qu'il soit corrompu; alors il flotte, comme on le sait généralement.

106. Quant à ce qui est du reste, pour en venir à la conclusion de ce rêve véridique, je dirai que j'ai perdu le télescope qui permettait à mes yeux de voir les objets sans prestige, et qui me dévoilait ce que j'ai dévoilé à mon tour. La dernière chose que je vis au milieu de toute cette confusion, fut le roi Georges se glisser enfin, pour tout de bon, dans le ciel; et lorsque le tumulte s'affaiblissant fut suivi du calme, je le laissai étudiant le centième psaume.

FIN DE LA VISION DU JUGEMENT.








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 Volume 8, by George Gordon Byron

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     the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."

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     you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
     does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
     License.  You must require such a user to return or
     destroy all copies of the works possessed in a physical medium
     and discontinue all use of and all access to other copies of
     Project Gutenberg-tm works.

- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
     money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
     electronic work is discovered and reported to you within 90 days
     of receipt of the work.

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1.E.9.  If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
electronic work or group of works on different terms than are set
forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1.  Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
collection.  Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
works, and the medium on which they may be stored, may contain
"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
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1.F.2.  LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
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Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
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or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
https://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
business@pglaf.org.  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at https://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     gbnewby@pglaf.org


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit https://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: https://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


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