The Project Gutenberg EBook of Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privÃ, by Louis Constant Wairy This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon, sa famille et sa cour. Author: Louis Constant Wairy Release Date: February 24, 2009 [EBook #28176] Language: French Character set encoding: UTF-8 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES DE CONSTANT *** Produced by Mireille Harmelin, Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at DP Europe (http://dp.rastko.net); produced from images of the Bibliothèque nationale de France (BNF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr MÉMOIRES DE CONSTANT, PREMIER VALET DE CHAMBRE DE L'EMPEREUR, SUR LA VIE PRIVÉE DE NAPOLÉON, SA FAMILLE ET SA COUR. Depuis le départ du premier consul pour la campagne de Marengo, où je le suivis, jusqu'au départ de Fontainebleau, où je fus obligé de quitter l'empereur, je n'ai fait que deux absences, l'une de trois fois vingt-quatre heures, l'autre de sept ou huit jours. Hors ces congés fort courts, dont le dernier m'était nécessaire pour rétablir ma santé, je n'ai pas plus quitté l'empereur que son ombre. MÉMOIRES DE CONSTANT, _Introduction_. * * * TOME PREMIER. TOME SECOND. TOME TROISIÈME. TOME QUATRIÈME. TOME CINQUIÈME. TOME SIXIÈME. * * * TABLE DU PREMIER VOLUME CHAPITRE PREMIER. Naissance de l'auteur.--Son père, ses parens.--Ses premiers protecteurs.--Émigration et abandon.--Le suspect de 12 ans.--Les municipaux ou _les imbéciles_.--Le chef d'escadron Michau.--M. Gobert.--Carrat.--Madame Bonaparte et sa fille.--Les bouquets et la scène de sentiment.--Économie de Carrat pour les autres et sa générosité pour lui-même.--Poltronnerie.--Espiégleries de madame Bonaparte et d'Hortense.--Le fantôme.--La douche nocturne.--La chute.--L'auteur entre au service de M. Eugène de Beauharnais. CHAPITRE II. _Le prince_ Eugène apprenti menuisier.--Bonaparte et l'épée du marquis de Beauharnais.--Première entrevue de Napoléon et de Joséphine.--Extérieur et qualités d'Eugène.--Franchise.--Bonté.--Goût pour le plaisir.--Déjeuners de jeunes officiers et d'artistes.--Les mystifications et les mystifiés.--Thiémet et Dugazon.--Les bègues et l'immersion à la glace.--Le vieux valet de chambre rétabli dans ses droits.--Constant passe au service de madame Bonaparte.--Agrémens de sa nouvelle situation.--Souvenirs du 18 brumaire.--Déjeuners politiques.--Les directeurs _en charge_.--Barras à la grecque.--L'abbé Sieyès à cheval.--Le rendez-vous.--Erreur de Murat.--Le président Cohier, le général Jubé et la grande manÅ“uvre.--Le général Marmont et les chevaux de manège.--La Malmaison.--Salon de Joséphine.--M. de Talleyrand.--La famille du général Bonaparte.--M. Volney.--M. Denon.--M. Lemercier.--M. de Laigle.--Le général Bournonville.--Excursion à cheval.--Chute d'Hortense.--Bon ménage.--La partie de barres.--Bonaparte mauvais coureur.--Revenu net de la Malmaison.--Embellissemens.--Théâtre et acteurs de société: MM. Eugène, Jérôme Bonaparte, Lauriston, etc.; mademoiselle Hortense, madame Murat, les deux demoiselles Auguié.--Napoléon simple spectateur. CHAPITRE III. M. Charvet.--Détails antérieurs à l'entrée de l'auteur chez madame Bonaparte.--Départ pour l'Égypte.--_La Pomone_.--Madame Bonaparte à Plombières.--Chute horrible.--Madame Bonaparte, forcée de rester aux eaux, envoie chercher sa fille.--Euphémie.--Friandise et malice.--_La Pomone_ capturée par les Anglais.--Retour à Paris.--Achat de la Malmaison.--Premiers complots contre la vie du premier consul.--Les marbriers.--Le tabac empoisonné.--Projets d'enlèvement.--Installation aux Tuileries.--Les chevaux et le sabre de Campo-Formio.--Les héros d'Égypte et d'Italie.--Lannes.--Murat.--Eugène.--Disposition des appartemens aux Tuileries.--Service de bouche du premier consul.--Service de la chambre.--M. de Bourrienne.--Partie de billard avec madame Bonaparte.--Les chiens de garde.--Accident arrivé à un ouvrier.--Les jours de congé du premier consul.--Le premier consul fort aimé dans son intérieur.--_Ils n'oseraient!_--Le premier consul tenant les comptes de sa maison.--Le collier de misère. CHAPITRE IV. Le premier consul prend l'auteur à son service.--Oubli.--Chagrin.--Consolations offertes par madame Bonaparte.--Réparation.--Départ de Constant pour le quartier-général du premier consul.--Enthousiasme des soldats partant pour l'Italie.--L'auteur rejoint le premier consul.--Hospice du mont St-Bernard.--Passage.--La ramasse.--Humanité des religieux et générosité du premier consul.--Passage du mont Albaredo.--Coup d'Å“il du premier consul.--Prise du fort de Bard.--Entrée à Milan.--Joie et confiance des Milanais.--Les collègues de Constant.--Hambart.--Hébert.--Rouslan.--Ibrahim-Ali.--Colère d'un Arabe.--Le poignard.--Le bain de surprise.--Suite de la campagne d'Italie.--Combat de Montebello.--Arrivée de Desaix.--Longue entrevue avec le premier consul.--Colère de Desaix contre les Anglais.--Bataille de Marengo.--Pénible incertitude.--Victoire.--Mort de Desaix.--Douleur du premier consul.--Les aides-de-camp de Desaix devenus aides-de-camp du premier consul.--MM. Rapp et Savary.--Tombeau de Desaix sur le mont Saint-Bernard. CHAPITRE V. Retour à Milan, en marche sur Paris.--Le chanteur Marchesi et le premier consul.--Impertinence et quelques jours de prison.--Madame Grassini.--Rentrée en France par le mont Cénis.--Arcs-de-triomphe.--Cortége de jeunes filles.--Entrée à Lyon.--Couthon et les démolisseurs.--Le premier consul fait relever les édifices de la place Belcour.--La voiture versée.--Illuminations à Paris.--Kléber.--Calomnies contre le premier consul.--Chute de cheval de Constant.--Bonté du premier consul et de madame Bonaparte à l'égard de Constant.--Générosité du premier consul.--Émotion de l'auteur.--Le premier consul outrageusement méconnu.--Le premier consul, Jérôme Bonaparte et le colonel Lacuée.--Amour du premier consul pour madame D.....--Jalousie de madame Bonaparte, et précautions du premier consul.--Curiosité indiscrète d'une femme de chambre.--Menaces et discrétion forcée.--La petite maison de l'allée des Veuves.--Ménagemens du premier consul à l'égard de sa femme.--MÅ“urs du premier consul et ses manières avec les femmes. CHAPITRE VI. La _machine infernale_.--Le plus invalide des architectes.--L'heureux hasard.--Précipitation et retard également salutaires.--Hortense légèrement blessée.--Frayeur de madame Murat, et suites affligeantes.--Le cocher Germain.--D'où lui venait le nom de César.--Inexactitudes à son sujet.--Repas offert par cinq cents cochers de fiacre.--L'auteur à Feydeau pendant l'explosion.--Frayeur.--Course sans chapeau.--Les factionnaires inflexibles.--Le premier consul rentre aux Tuileries.--Paroles du premier consul à Constant.--La garde consulaire.--La maison du premier consul mise en état de surveillance.--Fidélité à toute épreuve.--Les jacobins innocens et les royalistes coupables.--Grande revue.--Joie des soldats et du peuple.--La paix universelle.--Réjouissances publiques et fêtes improvisées.--Réception du corps diplomatique et de lord Cornwalis.--Luxe militaire.--Le diamant _le Régent_. CHAPITRE VII. Le roi d'Étrurie.--Madame de Montesson.--Le monarque peu travailleur.--Conversation à son sujet entre le premier et le second consul.--Un mot sur le retour des Bourbons.--Intelligence et conversation de don Louis.--Traits singuliers d'économie.--Présent de 100,000 écus et gratification royale de 6 _francs_.--Dureté de don Louis envers ses gens.--Hauteur vis-à-vis d'un diplomate, et dégoût des occupations sérieuses.--Le roi d'Étrurie installé par le futur roi de Naples.--La reine d'Étrurie.--Son peu de goût pour la toilette.--Son bon sens.--Sa bonté.--Sa fidélité à remplir ses devoirs.--Fêtes magnifiques chez M. de Talleyrand, chez madame de Montesson, à l'hôtel du ministre de l'intérieur le jour anniversaire de la bataille de Marengo.--Départ de Leurs Majestés. CHAPITRE VIII. Passion d'un fou pour mademoiselle Hortense de Beauharnais.--Mariage de M. Louis Bonaparte et d'Hortense.--Chagrins.--Caractère de M. Louis.--Atroce calomnie contre l'empereur et sa belle-fille.--Penchant d'Hortense avant son mariage.--Le général Duroc épouse mademoiselle Hervas d'Alménara.--Portrait de cette dame.--Le piano brisé et la montre mise en pièces.--Mariage et tristesse.--Infortunes d'Hortense avant, pendant et après ses grandeurs.--Voyage du premier consul à Lyon.--Fêtes et félicitations.--Les soldats d'Égypte.--Le légat du pape.--Les députés de la consulte.--Mort de l'archevêque de Milan.--Couplets de circonstance.--Les poëtes de l'empire.--Le premier consul et son maître d'écriture.--M. l'abbé Dupuis, bibliothécaire de la Malmaison. CHAPITRE IX. Proclamation de la loi sur les cultes.--Conversation à ce sujet.--La consigne.--Les plénipotentiaires pour le concordat.--L'abbé Bernier et le cardinal Caprara.--Le chapeau rouge et le bonnet rouge.--Costume du premier consul et de ses collègues.--Le premier _Te Deum_ chanté à Notre-Dame.--Dispositions diverses des spectateurs.--Le calendrier républicain.--La barbe et la chemise blanche.--Le général _Abdallah-Menou_.--Son courage à tenir tête aux Jacobins.--Son pavillon.--Sa mort romanesque.--Institution de l'ordre de la Légion-d'Honneur.--Le premier consul à Ivry.--Les inscriptions de 1802 et l'inscription de 1814.--Le maire d'Ivry et le maire d'Évreux.--Naïveté d'un haut fonctionnaire.--Les _cinq-z-enfans_.--Arrivée à Rouen du premier consul.--M. Beugnot et l'archevêque Cambacérès.--Le maire de Rouen dans la voiture du premier consul.--Le général Soult et le général Moncey.--Le premier consul au Havre et à Honfleur.--Départ du Havre pour Fécamp.--Arrivée du premier consul à Dieppe.--Retour à Saint-Cloud. CHAPITRE X. Influence du voyage en Normandie sur l'esprit du premier consul.--La génération de l'empire.--Les mémoires et l'histoire.--Premières dames et premiers officiers de madame Bonaparte.--Mesdames de Rémusat, de Tallouet, de Luçay, de Lauriston.--Mademoiselle d'Alberg et mademoiselle de Luçay.--Sagesse à la cour.--MM. de Rémusat, de Cramayel, de Luçay, Didelot.--Le palais refusé, puis accepté.--Les colifichets.--Les serviteurs de Marie-Antoinette, mieux traités sous le consulat que depuis la restauration.--Incendie au château de Saint-Cloud.--La chambre de veille.--Le lit bourgeois.--Comment le premier consul descendait la nuit chez sa femme.--Devoir et triomphe conjugal.--Le galant pris sur le fait.--Sévérité excessive envers une demoiselle.--Les armes d'honneur et les _troupiers_.--Le baptême de sang.--Le premier consul conduisant la charrue.--Les laboureurs et les conseillers d'état.--Le grenadier de la république devenu laboureur,--Audience du premier consul.--L'auteur introduit dans le cabinet du général.--- Bonne réception et conversation curieuse. CHAPITRE XI. L'envoyé du bey de Tunis et les chevaux arabes,--Mauvaise foi de l'Angleterre.--Voyage à Boulogne, en Flandre et en Belgique.--Courses continuelles.--L'auteur fait le service de premier valet de chambre.--Début de Constant comme barbier du premier consul.--Apprentissage.--Mentons plébéiens.--Le regard de l'aigle.--Le premier consul difficile à raser.--Constant l'engage à se raser lui-même.--Ses motifs pour tenir à persuader le premier consul.--Confiance et sécurité imprudente du premier consul.--La première leçon.--Les taillades.--Légers reproches.--Gaucherie du premier consul tenant son rasoir.--Les chefs et les harangues.--Arrivée du premier consul à Boulogne.--Prélude de la formation du camp de Boulogne.--Discours de vingt pères de famille.--Combat naval gagné par l'amiral Bruix contre les Anglais.--Le dîner et la victoire.--Les Anglais et la _cote de fer_.--Projet d'attentat sur la personne du premier consul.--Rapidité du voyage.--Le ministre de la police.--Présens offerts par les villes.--Travaux ordonnés par le premier consul.--Munificence.--Le premier consul mauvais cocher.--Pâleur de Cambacérès.--L'évanouissement.--Le précepte de l'Évangile.--Le sommeil sans rêves.--L'ambassadeur ottoman.--Les cachemires.--Le musulman en prières et au spectacle. CHAPITRE XII. Nouveau voyage à Boulogne.--Visite de la flottille, et revue des troupes.--Jalousie de la ligne contre la garde.--Le premier consul au camp.--Colère du général contre les soldats.--Ennuis des officiers et plaisirs du camp.--Timidité des Boulonnaises.--Jalousie des maris.--Visites des Parisiennes, des Abbevilloises, des Dunkerquoises et des Amiennoises, au camp de Boulogne.--Soirées chez la maîtresse du colonel Joseph Bonaparte.--Les généraux Soult, Saint-Hilaire et Andréossy.--La femme adroite et les deux amans heureux.--Curiosité du premier consul.--Le premier consul pris pour un commissaire des guerres.--Commencement de la faveur du général Bertrand.--L'ordonnateur Arcambal et les deux visiteurs.--Le premier consul épiant son frère, qui feint de ne pas le reconnaître.--Le premier consul et les jeux innocens.--Le premier consul n'a rien à donner pour gage.--Billet doux du premier consul.--Combat naval.--Le premier consul commande une manÅ“uvre et se trompe.--Erreur reconnue et silence du général.--Le premier consul pointe les canons et fait rougir les boulets.--Combat de deux Picards.--Explosion continuelle.--Dîner au bruit du canon.--Frégate anglaise démâtée, et le brick coulé bas. CHAPITRE XIII. Retour du premier consul à Paris.--Arrivée du prince Camille Borghèse.--Pauline Bonaparte et son premier mari, le général Leclerc.--Amour du général pour sa femme.--Portrait du général Leclerc.--Départ du général pour Saint-Domingue.--Le premier consul ordonne aussi le départ de sa sÅ“ur.--Révolte de Christophe et de Dessalines.--Arrivée au Cap, du général et de sa femme.--Courage de madame Leclerc.--Insurrection des noirs.--Les débris de l'armée de Brest, et douze mille nègres révoltés.--Valeur héroïque du général en chef, atteint d'une maladie mortelle.--Courage de madame Leclerc.--Noblesse et intrépidité.--Pauline sauvant son fils.--Mort du général Leclerc.--Mariage de Pauline.--Chagrin de Lafon, et réponse de mademoiselle Duchesnois.--M. Jules de Canouville, et la princesse Borghèse.--Disgrâce de la princesse auprès de l'empereur.--Générosité de la princesse pour son frère.--La seule amie qui lui reste.--Les diamans de la princesse dans la voiture de l'empereur à la bataille de Waterloo. CHAPITRE XIV. Arrestation du général Moreau.--Constant envoyé en observateur.--Le général Moreau marié par madame Bonaparte.--Mademoiselle Hulot.--Madame Hulot.--Hautes prétentions.--Opposition de Moreau.--Ses railleries.--Intrigues et complots des mécontens.--Témoignages d'affection donnés par le premier consul au général Moreau.--Ce que dit et fait l'empereur le jour de l'arrestation des aides-de-camp de Moreau.--Le compagnon d'armes du général Foy.--Enlèvement.--Rigueur excessive envers le colonel Delélée.--Ruse d'un enfant.--Mesures arbitraires.--Inflexibilité de l'empereur.--Les députés de Besançon et le maréchal M...--Terreur panique et fermeté.--Les amis de cour.--Une audience solennelle aux Tuileries.--Réception des Bisontins.--Réponse courageuse.--Réparation.--Changement à vue.--Les anciens camarades.--Le chef d'état-major de l'armée de Portugal.--Mort prématurée.--Surveillance exercée sur les gens de la maison de l'empereur à chaque nouvelle conspiration.--Le gardien du porte-feuille.--Registres des concierges.--Jalousie de l'empereur excitée par un nom suspect. CHAPITRE XV. Réveil du premier consul, le 21 mars 1804.--Silence au premier consul.--Arrivée de Joséphine dans la chambre du premier consul.--Chagrin de Joséphine, et pâleur du premier consul.--_Les malheureux ont été trop vite!_--Nouvelle de la mort du duc d'Enghien.--Émotion du premier consul.--Préludes de l'empire.--Le premier consul empereur.--Le sénat à Saint-Cloud.--Cambacérès salue, le premier, l'empereur du nom de SIRE.--Les sénateurs chez l'impératrice.--Ivresse du château.--Tout le monde monte en grade.--Le salon et l'antichambre.--Embarras de tout le service.--Le premier réveil de l'empereur.--Les princes Français.--M. Lucien et madame Jouberton.--Les maréchaux de l'empire.--Maladresse des premiers courtisans.--Les chambellans et les grands officiers.--Leçons données par les hommes de l'ancienne cour.--Mépris de l'empereur pour les anniversaires de la révolution.--Première fête de l'empereur, et le premier cortége impérial.--Le temple de Mars et le grand maître des cérémonies.--L'archevêque du Belloy et le grand chancelier de la Légion-d'Honneur.--L'homme du peuple et l'accolade impériale.--Départ de Paris pour le camp de Boulogne.--Le seul congé que l'empereur m'ait donné.--Mon arrivée à Boulogne.--Détails de mon service près de l'empereur.--M. de Rémusat, MM. Boyer et Yvan.--Habitudes de l'empereur.--M. de Bourrienne et le bout de l'oreille.--Manie de donner des petits soufflets.--Vivacité de l'empereur contre son écuyer.--M. de Caulaincourt grand écuyer.--Réparation.--Gratification généreuse. CHAPITRE XVI. Assiduité de l'empereur au travail.--Roustan et le flacon d'eau-de-vie.--Armée de Boulogne.--Les quatre camps.--Le Pont de Briques.--Baraque de l'empereur.--La chambre du conseil.--L'aigle guidé par l'étoile tutélaire.--Chambre à coucher de l'empereur.--Lit.--Ameublement.--La chambre du télescope.--Porte-manteau.--Distribution des appartemens.--Le sémaphore.--Les mortiers gigantesques.--L'empereur lançant la première bombe.--Baraque du maréchal Soult.--L'empereur voyant de sa chambre Douvres et sa garnison.--Les rues du camp de droite.--Chemin taillé à pic dans la falaise.--L'ingénieur oublié.--La flottille.--Les forts.--Baraque du prince Joseph.--Le grenadier embourbé.--Trait de bonté de l'empereur.--Le pont de service.--Consigne terrible.--Les sentinelles et les marins de quart.--Exclusion des femmes et des étrangers.--Les espions.--Fusillade.--Le maître d'école fusillé.--Les brûlots.--Terreur dans la ville.--Chanson militaire.--Fausse alerte.--Consternation.--Tranquillité de madame F.....--Le commandant condamné à mort et gracié par l'empereur. CHAPITRE XVII. Distribution de croix de la Légion-d'Honneur, au camp de Boulogne.--Le casque de Duguesclin.--Le prince Joseph, colonel.--Fête militaire.--Courses en canots et à cheval.--Jalousie d'un conseil d'officiers supérieurs.--Justice rendue par l'empereur.--Chute malheureuse, suivie d'un triomphe.--La pétition à bout portant.--Le ministre de la marine tombé à l'eau.--Gaîté de l'empereur.--Le général gastronome.--Le bal.--Une boulangère, dansée par l'empereur et madame Bertrand.--Les Boulonnaises au bal.--Les macarons et les ridicules.--La maréchale Soult reine du bal.--La belle suppliante.--Le garde-magasin condamné à mort.--Clémence de l'empereur. CHAPITRE XVIII. Popularité de l'empereur à Boulogne.--Sa funeste obstination.--Fermeté de l'amiral Bruix.--La cravache de l'empereur et l'épée d'un amiral.--Exil injuste.--Tempête et naufrage.--Courage de l'empereur.--Les cadavres et le petit chapeau.--Moyen infaillible d'étouffer les murmures.--Le tambour sauvé sur sa caisse.--Dialogue entre deux matelots.--Faux embarquement.--Proclamation.--Colonne du camp de Boulogne.--Départ de l'empereur.--Comptes à régler.--Difficultés que fait l'empereur pour payer sa baraque.--Flatterie d'un créancier.--Le compte de l'ingénieur acquitté en rixdales et en frédérics. CHAPITRE XIX. Voyage en Belgique.--Congé de vingt-quatre heures.--Les habitans d'Alost.--Leur empressement auprès de Constant.--Le valet de chambre fêté à cause du maître.--Bonté de l'empereur.--Journal de madame*** sur un voyage à Aix-la-Chapelle.--Histoire de ce journal.--NARRATION DE MADAME***.--M. d'Aubusson, chambellan.--Cérémonie du serment.--Grâce de Joséphine.--Une ancienne connaissance.--Aversion de Joséphine pour l'étiquette.--Madame de La Rochefoucault.--Le faubourg Saint-Germain.--Une clef de chambellan au lieu d'un brevet de colonel.--Formation des maisons impériales.--Les gens de l'ancienne cour, à la nouvelle.--Le parti de l'opposition dans le noble faubourg.--Madame de La Rochefoucault, madame de Balby et madame de Bouilley.--Solliciteurs honteux.--Distribution de croix d'honneur.--Le chevalier en veste ronde.--Napoléon se plaint d'être mal logé aux Tuileries.--Mauvaise humeur.--La robe de madame de La Valette _et le coup de pied_.--Le musée vu aux lumières.--Passage périlleux.--Napoléon devant la statue d'Alexandre.--Grandeur et petitesse.--Un mot de la princesse Dolgorouki.--L'empereur à Boulogne et l'impératrice à Aix-la-Chapelle.--L'impératrice manque à l'étiquette, et est reprise par son grand-écuyer.--La route sur la carte.--Les femmes et les dragons.--M. Jacoby et sa maison.--Le journal indiscret.--Inquiétude de Joséphine.--La malaquite et la femme du maire de Reims.--Silence imposé aux journaux.--Ennui.--La troupe et les pièces de Picard.--Répertoire fatigant.--La diligence et la rue Saint-Denis.--Excursion à pied.--Désespoir du chevalier de l'étiquette.--Retour embarrassant.--Les robes de cour et les haillons.--Maison et cercle de l'impératrice.--Les caricatures allemandes.--Madame de Sémonville.--Madame de Spare.--Madame Macdonald.--Confiance de l'impératrice.--Son caractère est celui d'un enfant.--Son esprit;--son instruction;--ses manières.--Le canevas de société--_Un quart d'heure d'esprit par jour_.--Candeur et défiance de soi-même.--Douceur et bonté.--Indiscrétion.--Réserve de l'empereur avec l'impératrice.--Dissimulation de l'empereur.--Superstition de l'empereur.--Prédiction faite à Joséphine.--_Plus que reine, sans être reine_.--Les cachots de la terreur et le trône impérial.--M. de Talleyrand.--Motif de sa haine contre Joséphine.--Le dîner chez Barras.--Le courtisan en défaut.--M. de Talleyrand poussant au divorce.--La princesse Willelmine de Bade.--Fausse sécurité de l'impératrice.--Les deux étoiles.--Madame de Staël et M. de Narbonne.--Correspondance interceptée.--L'espion et le ministre de la police.--L'habit d'arlequin.--Napoléon arlequin.--Courage par lettres, et flagornerie à la cour.--Indifférence de l'empereur au sujet de l'attachement de ceux qui l'entouraient.--Le thermomètre des amitiés de cour.--Politesse et envie.--Profondes révérences et profonde insipidité.--Orage excité par les attentions de Joséphine.--Cérémonie dans l'église d'Aix.--Éloquence du général Lorges.--_La vertu sur le trône et la beauté à coté_.--Mouvement causé par la prochaine arrivée de l'empereur.--L'empereur savait-il se faire aimer?--Arrivée de l'empereur.--Chagrins.--Espionnage.--Le jeune général et le vieux militaire.--La causeuse et l'impératrice.--Faux rapports.--Jalousie de l'empereur.--Joséphine justifiée.--Les enfans et les conquérans.--Napoléon tout occupé de l'étiquette.--Pourquoi le respect est-il marqué par des attitudes gênantes?--Grande réception des autorités constituées.--Admiration des bonnes gens.--Prétendu charlatanisme de l'empereur.--Lui aussi y aurait appris sa leçon.--Les dames d'honneur _au catéchisme_.--L'empereur parlant des arts et de l'amour.--L'empereur avait-il de l'esprit?--Adulation des prêtres.--Les grandes reliques.--_Le tour_ du reliquaire, exécuté par Joséphine et par le clergé.--Méditation sur les prêtres courtisans.--M. de Pradt, premier aumônier de l'empereur.--Récompense accordée sans discernement.--Alexandre et le boisseau de millet.--Talma.--M. de Pradt _croyait-il en Dieu_?--Le wist de l'empereur.--Le duc d'Aremberg; le joueur aveugle.--L'auteur fait la partie de l'empereur, sans savoir le jeu.--Un axiôme du grand Corneille.--Disgrâce de M. de Sémonville.--Il ne peut obtenir une audience.--Propos indiscret _attribué_ à M. de Talleyrand.--Les deux diplomates aux prises; assaut de finesse.--_L'annulation_, au sénat.--M. de Montholon.--Madame la duchesse de Montebello.--Indiscrétion de l'empereur.--Observation digne et spirituelle de la maréchale.--Boutade de Napoléon contre les femmes.--Les mousselines anglaises.--_La première amoureuse_ de l'empereur.--L'empereur plus que sérieusement jugé.--L'empereur représenté comme insolent, dédaigneux vulgaire.--Observation de Constant sur ce jugement.--Les manières de Murat opposées; à celles de l'empereur.--L'empereur orgueilleux et méprisant l'espèce humaine. TABLE DU SECOND VOLUME CHAPITRE PREMIER Le due et la duchesse de Bavière;--leurs enfans.--Le prince Pie.--Le petit corps et les grands cordons.--La princesse Elisabeth (depuis, princesse de Neufchâtel et de Wagram).--L'empereur blessé de l'entendre causer à table.--Bonté et politesse du prince Eugène.--Départ d'Aix-la-Chapelle et arrivée à Cologne.--Les cloches, les églises et les couvens.--Erreurs communes au sujet de l'empereur, relevées par l'auteur.--Travail et sommeil de l'empereur.--Usage du café.--Les grands hommes vus de près.--L'empereur à la toilette de l'impératrice.--L'écrin bouleversé par l'empereur.--Désespoir de la première femme de chambre.--Les mystères de la toilette.--Les femmes de chambre métamorphosées en dames d'annonce.--L'empereur très-occupé de la toilette des dames de sa cour.--L'écritoire vidée par l'empereur sur une robe de l'impératrice.--Cinq toilettes par jour.--Antipathie de l'empereur pour les femmes d'esprit.--Les femmes considérées par lui comme faisant partie de son ameublement.--Un mot de Joséphine, au sujet de l'influence des femmes sur l'empereur.--L'empereur et la reine de Prusse.--Les souverains ont tort de se dire mutuellement des injures.--Départ de Cologne, et séjour à Bonn.--La maison et les jardins de monsieur de Belderbuch.--Méditation nocturne au bord du Rhin.--Les chants des pélerins allemands.--M. de Chaban, préfet de Coblentz.--Simplicité d'un sage administrateur, et luxe de Napoléon.--L'auteur s'avoue coupable d'une escobarderie.--L'empereur incommodé pendant la nuit.--Erreur de l'auteur relevée par Constant.--Les généraux Cafarelli, Rapp et Lauriston.--Erreur de l'auteur au sujet de M. de Caulaincourt, relevée par l'éditeur.--Voyage sur le Rhin.--Sites pittoresques.--La tour delà souris.--Orage et tempête sur le Rhin.--Arrivée à Bingen.--Retard.--Double entrée à Mayence.--Mécontentement attribué à Napoléon.--Tête-à-tête orageux.--Le petit salut.--Larmes de l'impératrice.--Les héros et leurs valets de chambre.--Présentation des princes de Bade.--Querelle d'intérieur, à propos du prince Eugène.--Fermeté de l'impératrice.--_Je n'ai pas pleuré pour être princesse_.--L'empereur esclave de l'étiquette, malgré son affection pour le prince Eugène.--Taquinerie du grand chambellan.--ManÅ“uvre adroite de Joséphine.--Le prince Eugène est présenté.--L'empereur ne se souvenant plus de sa colère.--M. de Caulaincourt et les princes de Bade.--Nouvelle erreur sur M. de Caulaincourt.--Ignorance des usages de la cour, attribuée par l'auteur à M. le grand écuyer.--Note de l'éditeur sur ce passage.--Cambacérès, grand métaphysicien.--Sortie de l'empereur contre Kant.--Prédilection de Cambacérès pour ce philosophe.--La profondeur traitée d'obscurité par les esprits inattentifs.--La princesse et le prince héréditaire de Hesse-Darmstadt et sa femme la princesse Willelmine de Bade.--Curiosité de Joséphine.--Portrait de la princesse Willelmine.--Petit triomphe de Joséphine.--Le yacht du prince de Nassau-Weilbourg.--Déjeuner dans une île du Rhin.--Ravages de la guerre.--L'empereur exauce le vÅ“u d'une pauvre femme.--Sévérité excessive d'un jugement de l'auteur.--Promenade dans l'île.--Trait de bienfaisance de Joséphine.--L'empereur parlant beaucoup et ne causant jamais.--Définition du bonheur, donnée par l'empereur.--L'auteur applique à cette définition la méthode de l'archi-chancelier.--Résultat de cette analyse.--Les schalls prêtés et non rendus.--Excursion de l'auteur et de madame de Larochefoucault à Francfort.--Les marchandises anglaises.--Joséphine encourageant la fraude.--La mèche éventée.--L'empereur ne se fâche pas.--Le grand bal de Mayence.--Exigence de l'empereur.--Joséphine obligée d'aller au bal, quoique souffrante.--Les princesses de Nassau.--Humiliation de l'auteur, en voyant que l'empereur ignore les usages des cours.--Déjeuner chez le prince de Nassau.--Dureté de l'empereur à l'égard de madame Lorges.--Le goût allemand et le goût français.--L'empereur de la Chine et l'empereur Napoléon.--Regard lancé à l'auteur par l'empereur.--Hardiesse de l'auteur.--Les petits hibous.--Départ de Mayence.--Monotonie des harangues.--La harangue du renard. Pag. CHAPITRE II. PORTRAIT DE L'EMPEREUR.--Intérêt attaché aux moindres détails concernant les personnages historiques.--Fleury et Michelot dans le rôle du grand Frédéric.--Les Mémoires de Coustant consultés par les auteurs et par les artistes.--Bonaparte au retour d'Égypte.--Son portrait par M. Horace Vernet.--Front de Bonaparte.--Ses cheveux.--Couleur et expression de ses yeux.--Sa bouche, ses lèvres et ses dents.--Forme de son nez.--Ensemble de sa figure.--Sa maigreur extrême.--Circonférence et forme de sa tête.--Nécessité de ouater et de briser ses chapeaux.--Forme de ses oreilles.--Délicatesse excessive.--Taille de l'empereur.--Son cou.--Ses épaules.--Sa poitrine.--Sa jambe et son pied.--Ses pieds.--Beauté de sa main et sa coquetterie sur cet article.--Habitude de se ronger légèrement les ongles.--Embonpoint venu avec l'empire.--Teint de l'empereur.--Tic singulier.--Particularité remarquable sur le _cÅ“ur_ de Napoléon.--Durée de son dîner.--Sage précaution du prince Eugène.--Déjeuner de l'empereur.--Sa manière de manger.--Les convives accommodans.--Mets favoris de l'empereur.--Le poulet à la Marengo.--Usage du café.--Erreur vulgaire sur ce point.--Attention conjugale des deux impératrices.--Usage du vin.--Anecdote sur le maréchal Augereau.--Erreurs et contes réfutés par Constant.--Confiance imprudente de l'empereur.--Fâcheux effets de l'habitude de manger trop vite.--Joséphine et Constant garde-malades de l'empereur.--L'empereur _mauvais malade_.--Tendresse, soins et courage de Joséphine.--Maladies de l'empereur.--Ténacité d'un mal gagné au siège de Toulon.--Le _colonel_ Bonaparte et le refouloir.--Blessures de l'empereur.--Le coup de baïonnette et la balle du carabinier tyrolien.--Répugnance pour les médicamens.--Précaution recommandée par le docteur Corvisart.--Heure du lever de l'empereur.--Sa familiarité à l'égard de Constant.--Conversations avec les docteurs Corvisart et Ivan.--Les oreilles tirées et le médecin récalcitrant.--Causeries de l'empereur avec Constant.--L'occasion négligée et manquée.--Le thé au saut du lit.--Bain de l'empereur.--Lecture des journaux.--Premier travail avec le secrétaire.--Robes de chambre d'hiver et d'été.--Coiffure de nuit et de bain.--Cérémonie de la barbe.--Ablutions, frictions, toilette, etc...--Costume.--Habitude de se faire habiller.--Napoléon né pour avoir des valets de chambre.--La toilette d'étiquette non rétablie.--Heure du coucher de l'empereur.--Sa manière expéditive de se déshabiller.--Comment il appelait Constant.--La bassinoire.--La veilleuse.--L'impératrice Joséphine lectrice favorite de l'empereur.--Les cassolettes de parfums.--Napoléon très-sensible au froid.--Passion pour le bain.--Travail de nuit.--Anecdote.--M. le prince de Talleyrand endormi dans la chambre de l'empereur.--Boissons de l'empereur pendant la nuit.--Excessive économie de l'empereur dans son intérieur.--Les étrennes de Constant.--Le pincement d'oreilles.--Tendresses et familiarités impériales.--Le prince de Neufchâtel. CHAPITRE III. Somme fixée par l'empereur pour sa toilette.--Les budgets écourtés.--La place de 1,000 écus et le revenu d'une commune.--_Quand j'étais sous-lieutenant_.--Idée fixe de l'empereur en matière d'économies.--Les fournisseurs et les agens comptables.--La voiture de Constant supprimée par le grand-écuyer et rendue par l'empereur.--L'empereur jetant au feu les livres qui lui déplaisaient.--L'Allemagne de madame la baronne de Staël.--L'empereur surveillant les lectures des gens de sa maison.--Comment l'empereur montait à cheval.--Éducation de ses chevaux.--M. Jardin, écuyer de l'empereur.--Chevaux favoris de l'empereur.--Le cheval du mont Saint-Bernard et de Marengo admis à la pension de retraite.--Intelligence et fierté d'un cheval arabe de l'empereur.--L'équitation et la voltige enseignées aux pages de l'empereur.--L'empereur à la chasse.--Le cerf sauvé par Joséphine.--Mauvaise humeur et dureté d'une dame d'honneur de l'impératrice.--L'empereur a-t-il jamais été blessé à la chasse?--Napoléon mauvais tireur.--La chasse aux faucons.--Fauconnerie envoyée par le roi de Hollande.--Goût de l'empereur pour le spectacle.--Les prédilections.--Le grand Corneille et _Cinna_.--_La Mort de César_.--Représentations sur le théâtre de Saint-Cloud.--MM. Baptiste cadet et Michaut.--_Les Vénitiens_ de M. Arnault père.--Conversations littéraires de l'empereur, très-profitables pour Constant.--Usage du tabac.--Erreurs populaires.--Tabatières de l'empereur.--Les gazelles de Saint-Cloud.--La pipe de l'ambassadeur persan.--L'empereur mal habile à fumer.--Constant lui donne une première et unique leçon de _pipe_.--Maladresse et dégoût de l'empereur.--Opinion sur les fumeurs.--Vêtemens de l'empereur.--La redingote grise.--Aversion de l'empereur pour les changemens de mode.--Supercherie de Constant pour amener l'empereur à les suivre.--Élégance du roi de Naples.--Discussion sur la toilette entre l'empereur et Murat.--Calembourg royal.--Velléité d'élégance.--Le tailleur Léger.--Napoléon et le bourgeois gentilhomme.--L'habit habillé et la cravate noire.--Vestes et culottes de l'empereur.--Habitude d'écolier.--Les taches d'encre.--Bas et souliers de l'empereur.--Autre habitude.--Boucles de l'empereur.--Napoléon ayant le même cordonnier à l'École-Militaire et sous l'empire.--Le cordonnier mandé dans la chambre de l'empereur.--Embarras et naïveté.--Linge et marque de l'empereur.--La flanelle d'Angleterre.--L'impératrice Joséphine et les gilets de cachemire.--Mensonge de la _cuirasse_.--Bonbonnière de l'empereur.--Décorations de l'empereur.--L'épée d'Austerlitz.--Sabres de l'empereur.--Voyages de l'empereur.--Pourquoi l'empereur n'annonçait pas d'avance le moment de son départ, ni le terme de son voyage.--Ordres dans les dépenses faites en route.--Présens, gratifications et bienfaits.--Questions faites aux curés.--Les ecclésiastiques décorés de l'étoile de la Légion-d'Honneur.--Aversion de l'empereur pour les réponses embarrassées.--Le service en voyage.--Anecdotes.--Le capitaine par méprise. Passe-droit fait à un vétéran.--Réponse militaire.--Réparation. CHAPITRE IV. Le pape quitte Rome pour venir couronner l'empereur.--Il passe le Mont-Cénis.--Son arrivée en France.--Enthousiasme religieux.--Rencontre du pape et de l'empereur.--Finesses d'étiquette.--Respect de l'empereur pour le pape.--Entrée du pape à Paris.--Il loge aux Tuileries.--Attendons délicates de l'empereur, et reconnaissance du Saint-Père.--Le nouveau fils aîné del'église.--Portrait de Pie VII.--Sa sobriété non imitée par les personnes de sa suite.--Séjour du pape à Paris.--Empressement des fidèles.--Visite du pape aux établissemens publics.--Audiences du pape, dans la grande salle du musée.--L'auteur assiste à une de ces réceptions.--La bénédiction du pape.--Le souverain pontife et les petits enfans.--Costume du Saint-Père.--Le pape et madame la comtesse de Genlis.--Les marchands de chapelets.--LE 2 DÉCEMBRE 1804.--Mouvement dans le château des Tuileries.--Lever et toilette de l'empereur.--Les fournisseurs et leurs mémoires.--Costume de l'empereur, le jour du sacre.--Constant remplissant une des fonctions du premier chambellan.--Le manteau du sacre et l'uniforme de grenadier.--Joyaux de l'impératrice.--Couronne, diadème et ceinture de l'impératrice.--Le sceptre, la main de justice et l'épée du sacre.--MM. Margueritte, Odiot et Biennais, joailliers.--Voiture du pape.--Le premier camérier et sa monture.--Voiture du sacre.--Singulière méprise de Leurs Majestés.--Cortége du sacre.--Cérémonie religieuse.--Musique du sacre.--M. Lesueur et la marche de Boulogne.--Joséphine couronnée par l'empereur.--Le regard d'intelligence.--Le couronnement et l'idée du divorce.--Chagrin de l'empereur et ce qui le causait.--Serment du sacre.--La galerie de l'archevêché.--Trône de Leurs Majestés.--Illuminations.--Présens offerts par l'empereur à l'église de Notre-Dame.--La discipline et la tunique de saint Louis.--Médailles du couronnement de l'empereur.--Réjouissances publiques. CHAPITRE V. Cérémonie de la distribution des aigles.--Allocution de l'empereur.--Serment.--La grande revue et la pluie.--Banquet aux Tuileries.--Panégyrique de la conscription, fait par l'empereur.--Grandes réceptions.--Fête à l'Hôtel-de-Ville de Paris.--Distribution de comestibles bien réglée.--Le vaisseau de feu.--Passage du mont Saint-Bernard au milieu des flammes.--Toilette et service en or, offerts à Leurs Majestés par la ville de Paris.--Le ballon de M. Garnerin.--Incident curieux.--Voyage _par air_, de Paris à Rome, _en vingt-quatre heures_.--Billet de M. Garnerin et lettre du cardinal Caprara.--Les bateliers et la maison flottante.--Quinze lieues par heure.--Histoire d'un aérostat.--Intrépidité de deux femmes.--Gratifications accordées par la ville de Paris.--Bonté de l'empereur et de son frère Louis.--Grâce accordée par l'empereur.--Statue érigée à l'empereur dans la salle des séances du Corps-Législatif.--L'impératrice Joséphine et le chÅ“ur de Gluck.--Heureux à-propos.--Le voile levé par les maréchaux Murat et Masséna.--Fragment d'un éloge de l'empereur, prononcé par M. de Vaublanc.--Bouquet et bal.--Profusion de fleurs au mois de janvier. CHAPITRE VI. Mon mariage avec mademoiselle Charvet.--Présentation de ma femme à madame Bonaparte.--Le général Bonaparte ouvrant les lettres adressées à son courrier.--Le général Bonaparte veut voir M. et madame Charvet.--M. Charvet suit madame Bonaparte à Plombières.--Établissement de M. Charvet et de sa famille à la Malmaison.--Madame Charvet, secrétaire intime de madame Bonaparte.--Mesdemoiselles Louise et Zoé Charvet, favorites de Joséphine.--Fantasmagorie à la Malmaison.--Jeux de Bonaparte et des dames de la Malmaison.--M. Charvet quitte la maison pour le château de Saint-Cloud.--Les anciens portiers et frotteurs de la reine sont replacés.--Incendie du château et mort de madame Charvet.--L'impératrice veut voir mademoiselle Charvet.--Elle veut lui servir de mère et lui donner un mari.--L'impératrice se plaint à M. Charvet de ne pas voir ses filles.--On promet une dot à ma femme.--Argent dissipé et manque de mémoire de l'impératrice Joséphine.--L'impératrice marie ma belle-sÅ“ur.--Recommandation bienveillante de l'impératrice.--Ma belle-sÅ“ur, mademoiselle Joséphine Tallien et mademoiselle Clémence Cabarus,--Madame Vigogne et les protégées de l'impératrice.--La jeune pensionnaire et le danger d'être brûlée.--Présence d'esprit de madame Vigogne.--Visite a l'impératrice. CHAPITRE VII. Portrait de l'impératrice Joséphine.--Lever de l'impératrice.--Détails de toilette.--Audiences de l'impératrice.--Réception des fournisseurs.--Déjeuner de l'impératrice.--Madame de La Rochefoucault première dame d'honneur.--L'impératrice au billard.--Promenades dans le parc fermé.--L'impératrice avec ses dames.--L'empereur venant surprendre l'impératrice au salon.--Dîner de l'impératrice.--L'empereur fait attendre.--Les princes et les ministres à la table de l'empereur.--L'impératrice et M. de Beaumont.--Partie de trictrac.--L'impératrice un jour de chasse.--Toutes les dames à la table de Leurs Majestés.--L'impératrice vient passer la nuit avec l'empereur.--Détails sur le réveil des augustes époux.--Goût de l'impératrice pour les bijoux.--Anecdote sur le premier mariage de l'impératrice.--Les poches de madame de Beauharnais.--Joyaux de l'impératrice Joséphine.--L'armoire aux bijoux de Marie-Antoinette trop petite pour contenir ceux de Joséphine.--Jalousie de Joséphine.--Mémoire de l'impératrice.--L'impératrice rétablit l'harmonie entre les frères de l'empereur.--Trait de bonté de l'impératrice Joséphine pour son valet de chambre.--Sévérité de l'empereur; il veut renvoyer M. Frère.--Le valet de chambre rentre en grâce.--Oubli d'un bienfait.--Générosité de l'impératrice.--Comment les valets de chambre de l'impératrice employaient leur temps.--Détails sur une première fille de M. de Beauharnais, premier mari de Joséphine.--L'impératrice lui fait épouser un préfet de l'empire.--Tendresse de l'impératrice pour Eugène et Hortense.--Détails sur la vice-reine (Auguste-Amélie de Bavière.)--Le portrait de famille.--L'impératrice me fait appeler pour voir ce portrait.--Amour de Joséphine pour ses petits-enfans.--Un mot sur le divorce.--Lettre du prince Eugène à sa femme.--Mes voyages à la Malmaison après le divorce.--Commissions de l'empereur pour l'impératrice Joséphine.--Mes adieux à l'impératrice.--Recommandations de cette princesse.--L'impératrice désire voir l'empereur.--Visite à Joséphine avant la campagne de Russie.--Visite à l'impératrice après cette campagne.--Lettres dont je suis chargé.--Conversation avec l'impératrice.--Ma femme va voir l'impératrice et lui montre mes lettres.--Détails sur le budget de l'impératrice après le divorce.--Conseil présidé par l'impératrice en robe de toile.--L'impératrice trompée par les marchands.--Politesse de l'impératrice.--Manière dont Joséphine punissait ses dames.--Magasin d'objets précieux appartenant à l'impératrice.--Partage entre ses enfans et les frères et sÅ“urs de l'empereur.--M. Denon.--Le cabinet d'antiques de la Malmaison.--M. Denon et la collection de médailles de l'impératrice.--Visite de l'impératrice à l'empereur pendant que je faisais sa toilette.--Le maillot et la pétition.--L'orpheline sauvée de la Seine.--M. Fabien Pillet et sa femme chez l'impératrice.--Scène touchante. CHAPITRE VIII. Le général Junot nommé ambassadeur en Portugal.--Anecdote sur ce général.--La poudre et _la titus_.--Le grognard récalcitrant, et Junot faisant l'office de perruquier.--Emportemens de Junot.--Junot, gouverneur de Paris, bat les employés d'une maison de jeu.--L'empereur le réprimande dans des termes de mauvais augure.--Adresse de Junot au pistolet.--La pipe coupée, etc.--La belle Louise, maîtresse de Junot.--La femme de chambre de madame Bonaparte rivale de sa maîtresse.--Indulgence de Joséphine.--Brutalité d'un jockey anglais.--NAPOLÉON, ROI D'ITALIE.--Second voyage de Constant en Lombardie.--Contraste entre ce voyage et le premier.--Baptême du second fils du prince Louis.--Les trois fils d'Hortense, filleuls de l'empereur.--L'impératrice aimant à suivre l'empereur dans ses voyages.--Anecdote à ce sujet.--L'empereur obligé malgré lui d'emmener l'impératrice.--Joséphine à peine vêtue dans la voiture de l'empereur.--Séjour de l'empereur à Brienne.--Mesdames de Brienne et de Loménie.--Souvenirs d'enfance de l'empereur.--Le dîner, wisk, etc.--Le champ de la Rothière.--L'empereur se plaisant à dire le nom de chaque localité.--Le paysan de Brienne et l'empereur.--La mère Marguerite.--L'empereur lui rend visite, cause avec elle et lui demande à déjeuner.--Scène de bonhomie et de bonheur.--Nouvelle anecdote sur le duc d'Abrantès.--Junot et son ancien maître d'école.--L'empereur et son ancien préfet des études.--Bienfaits de l'empereur à Brienne.--Passage par Troyes.--Détresse de la veuve d'un officier-général de l'ancien régime.--L'empereur accorde à cette dame une pension de mille écus.--Séjour à Lyon.--Soins délicats, mais non désintéressés, du cardinal Fesch.--Générosité de son éminence bien rétribuée.--Passage du Mont-Cénis.--Litières de Leurs Majestés.--Halte à l'hospice.--Bienfaits accordés par l'empereur aux religieux.--Séjour à Stupinigi.--Visite du pape.--Présens de Leurs Majestés au pape et aux cardinaux romains.--Arrivée à Alexandrie.--Revue dans la plaine de MARENGO.--L'habit et le chapeau de Marengo.--Le costume de l'empereur à Marengo, prêté à David pour un de ses tableaux.--Description de la revue.--Le nom du général Desaix.--Souvenir triste et glorieux.--Entrevue de l'empereur et du prince Jérôme.--Cause du mécontentement de l'empereur.--Jérôme et Miss Paterson.--Le prince Jérôme va délivrer des Génois prisonniers à Alger.--Affection de Napoléon pour Jérôme. CHAPITRE IX. Séjour de l'empereur à Milan.--Emploi de son temps.--Le prince Eugène vice-roi d'Italie.--Déjeuner de l'empereur et de l'impératrice dans l'île de l'Olona.--Visite dans la chaumière d'une pauvre femme.--Entretien de l'empereur.--Quatre heureux.--Réunion de la république ligurienne à l'empire français.--Trois nouveaux départemens au royaume d'Italie.--Voyage de l'empereur à Gênes.--Le sénateur Lucien chez son frère.--L'empereur veut faire divorcer son frère.--Réponse de Lucien.--Colère de l'empereur.--Émotion de Lucien.--Lucien repart pour Rome.--Silence de l'empereur à son coucher.--La véritable cause de la brouillerie de l'empereur et de son frère Lucien.--Détails sur les premières querelles des deux frères.--Réponse hardie de Lucien.--L'empereur brise sa montre sous ses pieds.--Conduite de Lucien, ministre de l'intérieur.--Les blés passent le détroit de Calais.--Vingt millions de bénéfice et l'ambassade d'Espagne.--Réception de Lucien à Madrid.--Liaison entre le prince de la Paix et Lucien.--Trente millions pour deux plénipotentiaires.--Amitié de Charles IV pour Lucien.--Le roi d'Espagne envie le sort de son premier écuyer.--Amour de Lucien pour une princesse.--Le portrait et la chaîne de cheveux.--Le nÅ“ud de chapeau de la seconde femme de Lucien.--Détails sur le premier mariage de Lucien, racontés par une personne de l'hôtel même.--Espionnages.--Le maire du dixième arrondissement et les registres de l'état civil.--Empêchement de mariage.--Cent chevaux de poste retenus et départ pour le Plessis-Chamant.--Le curé adjoint.--Le curé conduit de brigade en brigade.--Arrivée du curé aux Tuileries.--Le curé dans le cabinet du premier consul.--Plus de peur que de mal.--Conversation entre le factotum de M. Lucien et son secrétaire, le jour de la proclamation de l'empire français.--Détails sur l'inimitié entre Lucien et madame Bonaparte.--Amour de Lucien pour mademoiselle Méseray.--Générosité de M. le comte Lucien.--Dégoût de M. le comte; il ne veut pas tout perdre.--Funeste présent.--Contrat de dupe.--Un mot sur notre séjour à Gênes.--Fêtes données à l'empereur.--Départ de Turin pour Fontainebleau.--La vieille femme de Tarare.--Anecdote racontée par le docteur Corvisart. CHAPITRE X. Séjour à Munich et à Stuttgard.--Mariage du prince Eugène avec la princesse Auguste-Amélie de Bavière.--Fêtes.--Tendresse mutuelle du vice-roi et de la vice-reine.--Comment le vice-roi élevait ses enfans.--Un trait de l'enfance de sa majesté l'impératrice actuelle du Brésil.--Portrait du feu roi de Bavière, Maximilien Joseph.--Souvenirs de son ancien séjour à Strasbourg, comme colonel au service de France.--Amour des Bavarois pour cet excellent prince.--Dévoûment du roi de Bavière pour Napoléon.--La main de Constant dans une main royale.--Contraste entre la destinée du roi de Bavière et celle de l'empereur.--Les deux tombeaux.--Portrait du prince royal, aujourd'hui roi de Bavière.--Surdité et bégaiement.--Gravité et amour pour l'étude.--Opposition du prince-royal contre l'empereur.--Voyage du prince Louis (de Bavière) à Paris.--Sommeil de ce prince au spectacle, et la _méridienne_ de l'archi-chancelier de l'empire.--Portrait du roi de Wurtemberg.--Son énorme embonpoint.--Son attitude à table.--Sa passion pour la chasse.--La monture difficile à trouver.--Comment on dressait les chevaux du roi à porter l'énorme poids de leur maître.--Dureté excessive du roi de Wurtemberg.--Détails singuliers à ce sujet.--Fidélité gardée par ce monarque.--Luxe du roi de Wurtemberg.--Le prince royal de Wurtemberg.--Le prince primat.--Toilette surannée des princesses allemandes.--Les coches et les paniers.--Les journaux des modes, français.--Tristes équipages.--Portrait du prince de Saxe-Gotha.--Coquetterie de ci-devant jeune homme.--Michalon le coiffeur, et les perruques à la Cupidon.--Toilette extravagante d'une princesse de la confédération, au spectacle de la cour.--Madame _Cunégonde_.--L'impératrice Joséphine se souvient de _Candide_.--Le prince Murat, grand duc de Berg et de Clèves.--Le prince Charles-Louis Frédéric de Bade vient à Paris pour épouser une des nièces de l'impératrice Joséphine.--Portrait de ce prince.--La première nuit des noces.--Vive résistance.--Condescendance d'un bon mari.--La queue sacrifiée.--Rapprochement et bon ménage.--Le grand-duc de Bade à Erfurt.--L'empereur Alexandre excite sa jalousie.--Maladie et mort du grand-duc de Bade.--Un mot sur sa famille.--La grande-duchesse se livre à l'éducation de ses filles.--Fêtes, chasses, etc.--Gravité d'un ambassadeur turc, suivant une chasse impériale.--Il refuse l'honneur de tirer le premier coup. CHAPITRE XI. Coalition de la Russie et de l'Angleterre contre l'empereur.--L'armée de Boulogne en marche vers le Rhin.--Départ de l'empereur.--Tableau de l'intérieur des Tuileries, avant et après le départ de l'empereur pour l'armée.--Les courtisans _civils_ et le jour sans soleil.--Arrivée de l'empereur à Strasbourg, et passage du pont de Kehl.--Le rendez-vous.--L'empereur inondé de pluie.--Le chapeau de charbonnier.--Les généraux Chardon et Vandamme.--Le rendez-vous oublié, et pourquoi.--Les douze bouteilles de vin du Rhin.--Mécontentement de l'empereur.--Le général Vandamme envoyé à l'armée wurtembergeoise.--Courage et rentrée en grâce.--L'empereur devance sa suite et ses bagages, et passe tout seul la nuit dans une chaumière.--L'empereur devant Ulm.--Combat à outrance.--Courage personnel et sang-froid de l'empereur.--Le manteau militaire de l'empereur servant de linceul à un vétéran.--Le canonnier blessé à mort.--Capitulation d'Ulm; trente mille hommes mettent bas les armes aux pieds de l'empereur.--Entrée de la garde impériale dans Augsbourg.--Passage à Munich.--Serment d'alliance mutuelle, prêté par l'empereur de Russie et le roi de Prusse, sur le tombeau du grand Frédéric; rapprochement.--Arrivée des Russes.--Le Couronnement, et la bataille d'Austerlitz.--L'empereur au bivouac.--Sommeil de l'empereur.--Visite des avant-postes.--Illumination militaire.--L'empereur et ses braves.--Bivouac des gens de service.--Je fais du punch pour l'empereur.--Je tombe de fatigue et de sommeil.--Réveil d'une armée.--Bataille d'Austerlitz.--Le général Rapp blessé; l'empereur va le voir.--L'empereur d'Autriche au quartier-général de l'empereur Napoléon.--Traité de paix.--Séjour à Vienne et à SchÅ“nbrunn.--Rencontre singulière.--Napoléon et la fille de M. de MarbÅ“uf.--Le courrier Moustache envoyé à l'impératrice Joséphine.--Récompense digne d'une impératrice.--Zèle et courage de Moustache.--Son cheval tombe mort de fatigue. CHAPITRE XII. Retour de l'empereur à Paris.--Aventure en montant la côte de Meaux.--Une jeune fille se jette dans la voiture de l'empereur.--Rude accueil, et grâce refusée. Je reconnais mademoiselle de Lajolais.--Le général Lajolais deux fois accusé de conspiration.--Arrestation de sa femme et de sa fille.--Rigueurs exercées contre madame de Lajolais.--Résolution extraordinaire de mademoiselle de Lajolais.--Elle se rend seule à Saint-Cloud et s'adresse à moi.--Je fais parvenir sa demande à sa majesté l'impératrice.--Craintes de Joséphine.--Joséphine et Hortense font placer mademoiselle de Lajolais sur le passage de l'empereur.--Attention et bonté des deux princesses.--Constance inébranlable d'un enfant.--Mademoiselle de Lajolais en présence de l'empereur.--Scène déchirante.--Sévérité de l'empereur.--Grâce arrachée.--Évanouissement.--Soins donnés à mademoiselle de Lajolais par l'empereur.--Les généraux Wolff et Lavalette la reconduisent à son père.--Entrevue du général Lajolais et de sa fille.--Mademoiselle de Lajolais obtient aussi la grâce de sa mère.--Elle se joint aux dames bretonnes pour solliciter la grâce des compagnons de George.--Exécution retardée.--Démarche infructueuse.--Avertissement de l'auteur.--Le jeune Destrem demande et obtient la grâce de son père.--Faveur inutile.--Passage de l'empereur par Saint-Cloud, au retour d'Austerlitz.--M. Barré, maire de Saint-Cloud.--L'arc _barré_ et _la plus dormeuse_ des communes.--M. Je prince de Talleyrand et les lits de Saint-Cloud.--Singulier caprice de l'empereur.--Petite révolution au château.--Les manies des souverains sont epidémiques. CHAPITRE XIII. Liaisons secrètes de l'empereur.--Quelle est, selon l'empereur, la conduite d'un honnête homme.--Ce que Napoléon entendait par _immoralité_.--Tentations des souverains.--Discrétion de l'empereur.--Jalousie de Joséphine.--Madame Gazani.--Rendez-vous dans l'ancien appartement de M. de Bourrienne.--L'empereur en tête à tête _avec un ministre_.--Soupçons et agitation de l'impératrice.--Ma consigne me force à mentir.--L'impératrice plaidant à mes dépens le faux pour savoir le vrai.--Petite réprimande adressée à mon sujet par l'empereur à l'impératrice.--Je suis justifié.--Bouderie passagère.--Durée de la liaison de l'empereur avec madame Gazani.--Madame de Rémusat dame d'honneur de l'impératrice.--Expédition nocturne de Joséphine et de madame de Rémusat.--Ronflement formidable.--Terreur panique et fuite précipitée.--Larmes et rire fou.--L'allée des Veuves.--L'empereur en bonnes fortunes.--Le prince Murat et moi nous l'attendons à la porte de...--Inquiétude de Murat.--Mot _impérial_ de Napoléon.--Les pourvoyeurs officieux.--Je suis sollicité par certaines dames.--Ma répugnance pour les marchés clandestins.--Anciennes attributions du premier valet de chambre, non rétablies par l'empereur.--Complaisance d'un général.--Résistance d'une dame _après_ son mariage.--Mademoiselle E... lectrice de la princesse Murat.--Portrait de mademoiselle E...--Intrigue contre l'impératrice.--Entrevues aux Tuileries et quelles en furent les suites.--Naissance d'un enfant impérial.--Éducation de cet enfant.--Mademoiselle E... à Fontainebleau.--Mécontentement de l'empereur.--Rigueur envers la mère et tendresse pour le fils.--Les trois fils de Napoléon.--Distractions de l'empereur à Boulogne.--La belle Italienne.--Découverte et proposition de Murat.--Mademoiselle L. B.--Spéculation honteuse.--Les pas de ballet.--Le teint échauffé.--Å’illades en pure perte.--Visite à mademoiselle Lenormand.--Discrétion de mademoiselle L. B. sur les prédictions de la devineresse.--Crédulité justifiée par l'événement.--Balivernes. CHAPITRE XIV. Les trônes de la famille impériale.--Rupture du traité fait avec la Prusse.--La reine de Prusse et le duc de Brunswick.--Départ de Paris.--Cent cinquante mille hommes dispersés en quelques jours.--Mort du prince Louis de Prusse.--Guindé, maréchal-des-logis du 10e de hussards.--La voiture de Constant versée sur la route.--Empressement des soldats à lui porter secours.--Le chapeau et le premier valet de chambre du petit caporal.--Arrivée de l'empereur sur le plateau de Weimar.--Chemin creusé dans le roc vif.--Danger de mort couru par l'empereur.--L'empereur à plat ventre.--Compliment de l'empereur au soldat qui avait failli le tuer.--Fruits de la bataille d'Iéna.--Mort du général Schmettau et du duc de Brunswick.--Fuite du roi et de la reine de Prusse.--La reine amazone passant la revue de son armée.--Costume de la reine.--La reine poursuivie par des hussards français.--Ardeur et propos des soldats.--Les dragons Klein.--Réprimande adressée et récompense accordée par l'empereur aux soldats qui avaient poursuivi la reine de Prusse.--Clémence envers le duc de Weimar.--Quel était le lit de Constant sous la tente de l'empereur.--Constant partage son lit avec le roi de Naples.--Une nuit de l'empereur et de Constant de l'empereur à l'armée.--Le petit croûton et le verre de vin.--Intrépidité du contrôleur de la bouche.--Visite du champ de bataille.--L'empereur accablé de fatigue.--Réveil gracieux de l'empereur.--Sa facilité à se rendormir.--Travail particulier de l'empereur aux approches d'une bataille.--Les cartes et les épingles.--Activité du service en campagne et en voyage.--Promptitude des préparatifs.--Une ambulance changée en logement pour l'empereur.--Cadavres, membres coupés, taches de sang, etc., enlevés en quelques minutes.--L'empereur dormant sur le champ de bataille.--En route sur Potsdam.--Orage.--Rencontre d'une Égyptienne, veuve d'un officier français.--Bienfait de l'empereur.--L'empereur à Potsdam.--Les reliques du grand Frédéric.--Charlottembourg.--Toilette de l'armée avant d'entrer dans Berlin.--Entrée à Berlin.--L'empereur faisant rendre les honneurs militaires au buste du grand Frédéric.--Les grognards.--Égards de l'empereur pour la sÅ“ur du roi de Prusse.--Grande revue.--Pétition présentée par deux femmes.--Curiosité de l'empereur.--Mission confiée à Constant.--Une suppliante de seize ans.--L'_étiquette_.--Entretien muet.--L'empereur peu satisfait de son tête-à-tête.--Enlèvement.--Singulière rencontre.--Aventures de la jeune Prussienne.--Crédulité suivie de détresse.--Constant recommande la belle Prussienne à l'empereur.--Retour d'un caprice.--Objections de Constant.--Générosité de l'empereur. TABLE DU TROISIÈME VOLUME CHAPITRE PREMIER. Avertissement de l'auteur.--Isolement des jeunes femmes pendant la révolution.--Ma naissance et mes parens.--Le général D..... mon père.--Le baron de V... mon mari.--Une première imprudence.--Sage prévoyance de mon père.--Le général D..... à l'armée du Nord.--Déférence de Carnot pour mon père.--Carnot dans le cabinet du général D.....--Conduite de Carnot envers mon père.--Carnot le sauve de l'exil.--Amour-propre de Carnot.--Mallet du Pan et le Mercure de Genève.--Les représentans du peuple en mission à Besançon.--Bernard de Saintes.--Son hôtel;--son costume;--ses manières.--Brusquerie tout à coup suivie de politesse.--Le jacobin de bonne compagnie.--Effrayante proposition de Bernard de Saintes et explication de ses prévenances.--M. Briot, aide-de-camp de Bernard de Saintes.--Arrivée de Robespierre le jeune à Besançon.--Comment je fus délivrée des poursuites de Bernard de Saintes.--Je me rends à Paris.--Danger des châteaux en Espagne.--Les plaisirs de Paris après la terreur.--Première représentation d'Olympie.--La première robe de velours.--Un triomphe de toilette.--Sages maximes de La Rochefoucault et de M. de Ségur.--Vie de dissipation.--Mes démarches pour obtenir le rappel de mon mari.--Retour de mon père à Paris.--Relations de mon père avec madame de Staël.--Susceptibilité extrême de madame de Staël.--Mon père me présente chez cette dame.--Réflexion, sur une pensée de madame Necker.--Danger des périphrases. Pag I CHAPITRE II Visite aux directeurs.--Embarras de madame R.... au petit Luxembourg.--Le meuble des Gobelins.--Le salon de Barras.--M. de Talleyrand, madame de Staël, Bernadotte, etc. chez Barras.--Intimité de Barras et de madame Tallien.--Scandales de la cour de Barras.--Mot spirituel sur madame de Staël.--Dévouement de madame de Staël, en amitié.--Une repartie de M. de Talleyrand.--Madame Grand, madame de Flahaut, et madame de Staël.--Autre repartie de M. de Talleyrand.--Indiscrétion de madame de Staël.--Garat le sénateur, Garat le chanteur, et Garat le tribun.--Fatuité de Garat le chanteur.--Bonnes fortunes de son frère le tribun.--L'écritoire oubliée.--Mauvais succès de mes démarches.--Je suis mon père dans son ermitage.--Mort de mon beau-père et de ma belle-mère.--Leurs bontés pour moi.--Bonaparte, premier consul.--Mon père retourne seul à Paris.--Mon père unanimement proposé pour le sénat.--Mon mari rayé de la liste des émigrés.--Mort de mon père.--Premier exemple de funérailles religieuses, depuis la terreur.--Article d'un journal sur les obsèques du général D.....--Grandes qualités du général D.....--Ses travaux devant Gibraltar--Ses ouvrages.--Hommage solennel rendu à la mémoire de mon père par le corps du génie, seize ans après sa mort. CHAPITRE III. Madame Récamier.--Concert chez madame Récamier.--Madame Regnault de Saint-Jean d'Angély et madame Michel.--M. Adrien de Montmorency.--Une journée chez madame Récamier, à Clichy-la-Garenne.--Une messe dans l'église de Clichy.--Fox, lord et lady Holland, Erskine, le général Bernadotte, Adair et le général Moreau chez madame Récamier.--MM. de Narbonne, Em. Dupaty, de Longchamp, de Lamoignon, Mathieu de Montmorency.--Un moment d'embarras.--Présentation.--Déjeuner; entretien de l'auteur avec M. Adair.--Conversation de Fox et de Moreau.--Modestie et amabilité de Moreau.--Moreau destiné par sa famille à la profession d'avocat.--La Harpe, lord Erskine et M. de Narbonne.--Eugène Beauharnais et M. Philippe de Ségur.--Invitation d'Eugène à Fox, de la part de Joséphine.--Romance de Plantade, chantée par madame Récamier.--La duchesse de Gordon et lady Georgiana, sa fille.--La belle Anglaise.--Lecture du _Séducteur amoureux._--Le _Diou de la danse_.--Madame Récamier, mademoiselle de Crigny et lady Georgiana, élèves de Vestris.--Gavotte et ravissement de Vestris.--Promenade au bois de Boulogne.--M. Récamier.--MM. Degerando et Camille Jordan.--Le sauvage de l'Aveyron, et M. Yzard, son gouverneur.--Habitudes du sauvage indomptables.--Insensibilité et gloutonnerie.--Escapade.--Le sauvage en liberté.--Chasse et reprise.--Le sauvage en jupon.--Querelle entre La Harpe et Lalande.--Goût de celui-ci pour les araignées.--MM. de Cobentzel; MM. de Berckeim et Dolgorouki.--Douleur et folie.--Promenade dans le village.--Noce et bal champêtres à la guinguette de Clichy.--Madame de Staël, madame Viotte, le général Marmont, le marquis de Luchésini.--_Agar au désert_, scènes dramatiques jouées par madame de Staël et madame Récamier.--Talent dramatique de madame de Staël.--Romance de madame Viotte.--M. de Cobentzel dans les _crispins_.--Souper.--Opinion de M. de Cobentzel sur les divers repas. CHAPITRE IV. Fête au Raincy, chez M. Ouvrard.--Magnifique hospitalité de M. Ouvrard.--Les portiers ministres d'état.--Madame Tallien.--Description de la salle du banquet.--Lord et lady Holland, madame Visconti, madame Roger.--La princesse Dolgorouki, et le prince Potemkin.--Fox et ses amis.--Généraux français, diplomates étrangers, etc.--Autre conversation de l'auteur avec M. Adair.--Fox à la Malmaison.--Amabilité de Joséphine.--Fox applaudi au théâtre français.--Fox trouvant son buste chez le premier consul.--Accueil fait à Fox, par Bonaparte.--Fox recherché avec empressement.--Le général Lafayette et Kosciusko.--Partie de chasse, à courre et au tir.--Délicatesse de M. Ouvrard.--MM. d'Hantcour et Destilières, le général Moreau.--Tentes et tables dressées dans la forêt de Bercy.--Mésaventure de Berthier et de madame Visconti.--Le cheval emporté, chute de Berthier dans une mare; retraite précipitée.--Conversation avec le général Lannes.--Opinion de Lannes sur l'état militaire.--Pressentiment et souvenir.--La forêt illuminée.--Dégoût de M. Erskine pour la chasse.--MM. de Saint-Farre et Saint-Albin, fils du duc d'Orléans.--Symphonies et fanfares pendant le dîner.--Chanson; couplets en l'honneur de lady Holland.--Bal sur la pelouse.--M. Ouvrard en butte à l'inimitié de Bonaparte.--M. Collot prenant la défense de M. Ouvrard; réponse de Bonaparte.--Bals masqués du salon des étrangers.--Jeu effrayant.--Le danseur Duport; mesdames Bigotini et Miller.--Générosité d'un Anglais.--Scène singulière; entrave secrète et conversation de Joséphine et de madame Tallien, au cercle des étrangers. CHAPITRE V. Sépulture de mon père dans le parc de sa maison de campagne.--Imprévoyance.--Maison ruineuse.--Confiance de mon mari en moi.--Son insouciance.--Visite à ma mère.--Maladie.--Travaux d'embellissement à ma maison de campagne.--Voyage en Angleterre, à la paix d'Amiens.--Le Ranelagh.--Madame Fitzhebert et le prince de Galles.--Lady Jersey.--Perfidie attribuée à une femme.--La première nuit des noces du prince de Galles (depuis George IV) et de la reine Caroline.--Dureté et froideur du prince de Galles envers sa femme.--Manières étranges de la princesse de Galles.--Courte faveur de lady Jersey.--Retour du prince de Galles à madame Fitzhebert.--Passion du prince pour cette dame.--Toast porté par le prince à sa maîtresse.--Le prince de Galles et les femmes de quarante ans.--Le prince de Galles inséparable de madame Fitzhebert.--Amabilité du prince à mon égard.--Il me présente à la duchesse de Devonshire.--Conversation avec le prince.--Son genre d'esprit.--Bonhomie d'un voyageur.--Le prince de Galles parlant parfaitement français.--Le prince régent et Henri V.--Excès de familiarité puni.--Fête magnifique chez la duchesse de Devonshire.--Monseigneur le duc d'Orléans et le duc de Beaujolais, son frère.--Les _routs_ de Londres.--Les _parties de thé_.--Les _belles_ pommes de terre et le _capital_ beefstake.--Les peines d'estomac.--Timidité des Anglaises.--Leurs bonnes qualités.--Les femmes mariées en France et en Angleterre. CHAPITRE VI Beauté des Anglaises.--Comparaison entre les Anglaises et les Françaises.--Les enfans.--Les veuves.--Liberté des jeunes filles.--Respect et froideur filiale.--Le poëte Shandy.--L'aïeul et les petits-fils.--Autorité paternelle absolue en Angleterre.--Les maisons de Londres.--Une ville de bourgeois.--Commodité et tristesse.--Les salles de spectacle.--L'opéra italien à Londres.--Un bal masqué.--Gaîté anglaise, gravité française.--Les voyages.--Manie du changement chez les Anglais.--Les voyages d'_agrément_.--La reine Caroline, _reine de la canaille_.--Bergami et les caricatures.--La reine à Hammersmith.--L'alderman Hood.--Costume et coiffure de la reine.--Les corporations.--Équipage grotesque des dames de la cour de Hammersmith.--Le parc de la reine dévasté par ses _courtisans_.--Audace et humiliation de la reine au couronnement de George IV.--Maladie et mort de la reine attribués à son désappointement.--Convoi de la reine.--Patience des soldats anglais mise à l'épreuve.--Insolence et poltronnerie de la canaille.--Visite dans une brasserie.--M. Brunel, ingénieur. CHAPITRE VII. Les deux maisons des habitans de Londres.--La noblesse anglaise.--Taciturnité générale.--Le château de Blenheim, récompense nationale décernée au duc de Marlborough.--Architecture de Blenheim.--Trophées attristans.--Terre du marquis de Buckingham.--Les tableaux.--Vénus en Jupon d'indienne.--L'estomac classique.--Le château de Park-Place.--Terre du lord Harcourt.--Oxford.--Les universités.--La jeunesse française et la jeunesse anglaise.--Les étudians anglais.--La grotte et le diamant.--Impromptu de lord Albermale.--Le cadeau impossible.--Distinction des rangs.--Doux visages et rudes manières.--Affectation des femmes en France et en Angleterre, attribuée à des causes différentes.--Cheltenham.--Bath.--Les jeunes poitrinaires.--Windsor.--Richemont.--Les gazons anglais; d'où provient leur fraîcheur.--Retour en France. CHAPITRE VIII. Mauvais goût très-dispendieux.--Mon voisin M. Lecouteulx de Canteleu.--Je revois madame de Staël.--M. Melzi, président de la république ligurienne.--M. Godin.--La belle Grecque.--Rien que de beaux yeux.--Mariage devant l'arbre de la liberté.--Divorce--Cambacérès.--Fâcheux effets du ridicule.--L'abbé Sieyès.--Heureuse influence d'un mot de Mirabeau.--L'arrêt d'exil.--Madame de Chevreuse.--Dureté de l'empereur.--Mort de madame de Chevreuse.--Mort du duc d'Enghien.--Procès de Moreau.--Conversation entre le premier consul et M. de Canteleu.--MM. de Polignac.--Brouillerie entre madame Moreau et Joséphine.--Justification imprudente.--Le portrait.--Recommandations aux jeunes femmes.--MM. de Toulougeon et de Crillon chez M. de Cauteleu.--L'inflexible Moniteur.--Mort de madame de Canteleu.--Joséphine voulant faire rompre son mariage avec Bonaparte.--Sage conseil de M. de Canteleu.--Inquiétude de Joséphine.--ManÅ“uvres de Lucien contre Joséphine.--Bonaparte refusant sa porte à Joséphine.--Larmes et réconciliation.--Superstition de Napoléon.--Adresse de Joséphine.--Le confident discret.--Reconnaissance de Joséphine.--Je suis recommandée à Joséphine par M. Lecouteulx de Canteleu. CHAPITRE IX Supplément au journal du voyage à Mayence.--Madame la princesse de Craon.--Le prince de B..... et ses deux fils.--Faveurs de Napoléon non sollicitées.--Motifs pour les accepter.--Froideur de Louis XVIII, et irritation du prince de B......--M. d'Aubusson.--Le prince de B...... demandant la clef de chambellan et craignant de l'obtenir.--Madame la princesse de B...... écrit à l'empereur.--Causticité de madame de Balbi.--Anne et _zèbre_ de Montmorency.--Madame de Lavalette, dame d'atours.--Attributions de sa place usurpées par l'impératrice Joséphine.--Joséphine abuse du blanc.--Fâcheux effet du blanc sur le visage de l'impératrice.--Les farines.--Question indiscrète d'un docteur.--Réponse normande.--Le rouge et le blanc.--Toilette de Joséphine et de ses dames pour la cérémonie du 14 juillet.--Portrait de M. Denon.--Service d'honneur de l'impératrice pendant le voyage à Aix-la-Chapelle.--M. Deschamps, secrétaire des commandemens de l'impératrice.--Ses idées sur les alimens.--Influence des alimens sur l'esprit.--Routes défoncées.--Frayeur de Joséphine.--Excès de prudence pris pour du courage.--Confusion de mots.--La crainte du tonnerre.--Attention charmane de Joséphine pour l'auteur.--Voiture versée.--Importance de la première femme de chambre, et simplicité de l'impératrice. CHAPITRE X. Vérité des tableaux de Téniers.--Beaux paysages et affreuse population.--Influence de la vie sédentaire et de l'abus du café.--Séjour à Aix-la-Chapelle.--L'impératrice à la préfecture.--Heureux hasard.--Mauvaise habitude et mauvaise humeur de madame de L....--L'auteur citée pour modèle par Joséphine.--Lésinerie de madame de L....--L'eau de Cologne de J. M. Farina.--Adoration perpétuelle devant l'empereur.--Napoléon questionneur.--M. de R....... courtisan parfait.--Définition du courtisan par le duc d'Orléans, régent.--Jalousie excitée par la broderie d'un habit.--Colère de M. d'Aubusson.--Plaisanterie cruelle.--Portrait de madame de La Rochefoucault.--Ambition et désappointement.--Piége de cour.--Le général Franceschi.--Naïveté de sa femme.--Querelles et coups de pincettes.--Diplomatie féminine à propos de révérences.--La révérence en pirouette.--Embarras, consultations et explication.--Les visages et les masques.--Gaucherie germanique.--Passion d'une princesse pour M. de Caulaincourt.--Colère de Napoléon excitée par la laideur d'une actrice.--Réintégration de M. Méchin destitué.--Humanité du prince primat.--Attention de ce prince pour l'auteur.--L'éventail brisé et remplacé.--Erreur légère et chagrin de Joséphine.--Audiences de Marie-Louise.--Questions habituelles de l'empereur répétées par Marie-Louise.--Gaucherie impériale.--Mauvaise mémoire de Marie-Louise. CHAPITRE XI. De Mayence à Saverne.--Le général Ordener et madame de La Rochefoucault.--Plaintes de madame de La Rochefoucault à l'impératrice.--Bonté de Joséphine.--Sa douceur dégénérant en faiblesse.--Jalousie entre ses femmes de chambre.--Mademoiselle Avrillon et madame Saint-Hilaire.--Madame de La Rochefoucault grondant l'impératrice.--Larmes de Joséphine.--Joséphine parlant de la mort du duc d'Enghien.--Prières de Joséphine et regret de Napoléon.--Arrivée à Nancy.--M. d'Osmond, évêque de Nancy.--Madame Lévi.--Invitation à déjeuner refusée par l'impératrice.--_Autre temps, autres mÅ“urs_.--Prodigalité de Joséphine, venant de la bonté de son cÅ“ur.--Importunités des marchands.--Joséphine achetant une bourse que son intendant refuse de payer.--Triomphe de Napoléon en voyage et froid accueil des Parisiens.--Opinion de Napoléon sur le 10 août.--Mépris de Napoléon pour le peuple.--Chagrins domestiques de l'auteur.--Spéculations sur les fonds publics.--Engagement imprudent.--Dépenses énormes et inévitables.--Vente à réméré de la terre de V...--Beau rêve et triste réveil.--Le spéculateur en perte.--Fuite de MM.*** et ruine de l'auteur.--Lettre de MM.*** à l'auteur.--Résolution soudaine.--L'auteur priant l'impératrice d'accepter sa démission.--Le général Foulers envoyé à l'auteur par l'impératrice.--Instance de Joséphine.--Explication différée. CHAPITRE XII. Événement tragique raconté par madame de La Rochefoucault.--Dernière précaution d'une mourante.--Désespoir d'un jeune homme.--Réflexions de la maréchale... sur cette aventure.--Le voleur de cÅ“ur.--Attendrissement suivi d'hilarité.--Le diamant volé et retrouvé.--Empressement des jeunes femmes auprès de la maréchale...--La devise de la république brodée en garniture de robe par ordre de la maréchale...--Tendresse du prince de Talleyrand pour mademoiselle Charlotte.--Conjectures.--Stupéfaction du corps diplomatique.--Question de M. d'Azara à madame Duroc.--Méprise de celle-ci.--Madame Duroc prise pour habile diplomate.--Désolation de madame Duroc qui craint de passer pour sotte.--Promenade proposée par l'empereur.--Correspondance mystérieuse.--Lettres anonymes.--Napoléon dénoncé à Joséphine, et Joséphine dénoncée à Napoléon.--L'espion cherchant à exciter la jalousie de l'empereur.--Secret impénétrable.--Promenade à la Malmaison.--Noms rayés par l'empereur.--Bonne mémoire de Napoléon.--Spectacle et cercle à la cour.--Mésaventure d'un riche banquier.--Mot de la princesse Dolgorouki sur la cour impériale. CHAPITRE XIII. Conversation avec l'impératrice, au sujet au mariage du prince de....--Ordre donné par l'empereur au prince de se séparer de sa maîtresse.--Esprit et paresse du prince de....--Démarches de madame*** auprès de l'empereur.--Résultat de ses démarches.--Madame***, mariée au prince de.....--Sotte timidité des gens d'esprit, et audace heureuse des sots.--Mécontentement de l'empereur.--Son aversion pour madame***.--Les deux premiers maris de madame***.--Double complaisance, et argent reçu des deux mains.--Consentement acheté fort cher.--Suite de la conversation avec l'impératrice.--Détails racontés par l'impératrice sur les sÅ“urs de l'empereur.--Toilette de la princesse Pauline.--_Aisance_ incroyable.--Mort du fils du général Leclerc et de la princesse Pauline.--Le café et le sucre.--Économie outrée de la princesse Pauline et des frères et sÅ“urs de Napoléon.--Traits de parcimonie de madame-mère.--La dame de compagnie à mille francs d'appointemens, et le voile de 500 francs.--Le melon au sucre.--Madame-mère se coupant des chemises.--Parcimonie du cardinal Fesch.--Louis Bonaparte.--Exaltation de ses sentimens.--Dehors froids et âme passionnée de Louis.--Sa jalousie.--Mademoiselle C., amie de la reine Hortense.--Portrait de la reine Hortense.--Hilarité d'Hortense excitée par une épithète impériale.--Gravité de Cambacérès déconcertée.--Gravité d'un jugement de Napoléon sur son frère Joseph.--Tête-à-tête de l'auteur avec Joséphine.--L'impératrice enviant le sort d'une pauvre femme.--Aversion de Joséphine pour l'étiquette.--Chagrin causé à l'impératrice par des calomnies.--Lettre de Napoléon à Joséphine au sujet d'Hortense.--Timidité d'Hortense vis-à-vis de Napoléon.--L'auteur persiste dans sa résolution de s'éloigner de la cour. CHAPITRE XIV. Préparatifs de départ.--Devoirs pénibles.--Suppositions ridicules.--Calomnies.--Souvenir redouté.--Faiblesse de caractère de Joséphine.--Contes absurdes.--Pensée accablante.--Désespoir.--Imprudence.--Horreur du monde.--Confiance trompée.--Les domestiques de madame de V*** la suivent dans sa retraite.--Goût de madame de V*** pour l'agriculture.--Les laquais valets de ferme.--Souvenirs de Paris effacés.--Tranquillité parfaite.--Un seul chagrin.--Bonté et empressement de Joséphine.--Place accordée à M. de V***, sur la recommandation de l'impératrice.--Rancune de l'amour-propre offensé.--Le créancier par vengeance.--Mémoire de M. Lacroix-Frainville.--Beaucoup de mots et peu de choses.--Réponse de l'auteur à ce mémoire.--Danger de l'éloquence.--Mot du cardinal Duperron à ce sujet.--L'éloquence pernicieuse à la tribune et au barreau.--Translation à Montmartre des restes du général D...., père de l'auteur.--Nouvel abus de confiance.--Retour de l'auteur dans sa terre.--Infidélité et ingratitude de ses domestiques.--L'auteur renonce à l'agriculture. CHAPITRE XV. Moment d'ennui.--L'ennui chassé par la régularité.--L'alarme du coup de cloche dans les couvens.--Faiblesses d'amour-propre.--Amour de la solitude.--Devoirs de la société rendant plus amer le changement de fortune.--Les commérages politiques et les soirées de province.--Expérience faite par madame de V*** sur elle-même.--Abstinence volontaire pendant trois mois.--Bon succès de l'expérience.--Un mot sur l'ambition.--Le septuagénaire marié à une jeune femme.--Honteux calcul.--Une place et la tombe.--La ronde des fous.--L'auteur revient à Paris.--Insomnies.--Abus de l'opium.--Absences de raison.--Maison de santé pour les aliénés.--Folie périodique.--Effets opposés de la folie.--Mémoire trop fidèle.--Indifférence pour les malades.--La folie causée souvent par de légères causes.--Guérison.--La restauration.--Démission donnée par M. de V***.--Réflexions sur la chute de Napoléon.--Les généraux de l'empire et le cortége de Monsieur.--Cérémonie à Notre-Dame.--Départ pour l'exil et retour de l'exil.--Abandon et fidélité.--Épisode. CHAPITRE XVI. Aventures de la présidente D***.--La mariée de treize ans et la dote de 1,600,000 francs.--Miniature.--Négligence conjugale.--L'officier amoureux.--Lettre d'amour écrite à la femme et remise au mari.--Piége.--Rendez-vous perfide.--Effroi.--Le _basset à jambes torses_.--Le piége se referme.--La jeune femme perdue par son mari.--Éclat imprudent.--Cartel refusé.--La présidente D*** mise au couvent.--Amour accru par les persécutions.--L'espion.--Tentative de suicide.--Sortie du couvent.--Vigilance mise en défaut.--L'amant en livrée.--Stations dans les auberges.--La chaumière et l'amour.--Le couvent de Chaillot.--Imprudence.--Fureur du président D***.--Arrestation et réclusion de la présidente dans une maison de fous.--Constance d'un amant.--Les geôliers achetés.--Évasion et fuite en Angleterre.--Révocation des lettres de cachet.--Retour de la présidente à Paris.--Séduction, résistance et faiblesse.--Découverte douloureuse.--Duel sur un paquebot.--Vengeance implacable du président D***.--Madame D*** ruinée par son mari.--Le fils de M. D***.--Constitution féminine.--Mystifications d'un Suédois. CHAPITRE XVII. Dangers de l'indépendance.--Influence de la seconde éducation.--Exaltation.--Grave confidence.--Retour de Napoléon au 20 mars.--Calamités prévues.--Chagrin.--Trahisons et défections.--Mesures impuissantes.--Moyen de salut imaginé par l'auteur.--Napoléon devant être isolé des soldats.--Idée fixe.--Les destinées de la France attachées à la vie de Napoléon.--La mort de Napoléon nécessaire au salut de la France.--Comparaison entre le duelliste et le meurtrier par dévouement.--Assassins sauveurs de leur patrie.--Scévola.--Hésitation et résolution.--Plan de l'auteur.--Les petits pistolets et la chaise de poste.--L'auteur faisant sacrifice de sa vie.--L'auteur au tir de Lepage.--L'auteur communiquant son projet au prince de Polignac.--Résignation du prince aux décrets de la Providence.--Influence d'un sourire de M. de Polignac.--Réveil d'un rêve de gloire.--Dévouement à deux maîtres.--L'auteur regrettant l'inexécution de son projet.--Le prince de Polignac et la machine infernale.--Accusation contre le prince réfutée par l'auteur.--Désintéressement de l'auteur.--Indifférence de l'auteur pour les jugemens du monde.--Opinion de l'auteur sur Napoléon.--M. de Chateaubriand et Carnot.--_La main de fer et le gant de velours_.--Esclavage de la presse périodique, sous l'empire.--Invariabilité des sentimens de l'auteur.--Conclusion. CHAPITRE XVIII. Suite de succès.--Le général Beaumont.--Le colonel (aujourd'hui général) Gérard.--Cent quarante drapeaux pris sur l'ennemi.--Le général Savary, le maréchal Mortier, le prince Murat.--Départ de Berlin.--Le grand-maréchal Duroc se casse une clavicule.--Séjour de l'empereur à Varsovie.--Empressement de la noblesse polonaise.--L'empereur voit pour la première fois madame V....--Portrait de cette dame.--Agitation de l'empereur.--Singulière mission confiée à un grand personnage.--Premières avances de l'empereur rejetées.--Confusion de l'ambassadeur.--Préoccupation de Sa Majesté.--Correspondance.--Consentement.--Premier rendez-vous.--Pleurs et sanglots.--L'entrevue sans résultat.--Second rendez-vous.--Madame V... au quartier-général de Finkenstein.--Tendresse de madame V... pour l'empereur.--Repas en tête à tête.--Constant chargé seul du service.--Conversation.--Occupations de madame V... hors de la présence de l'empereur.--Douceur et égalité d'humeur de madame V....--Madame V... à SchÅ“nbrunn avec l'empereur.--Emploi mystérieux dont Constant est chargé.--La pluie et les ornières.--Inquiétude et recommandations de l'empereur.--La voiture versée.--Chute peu dangereuse.--Constant soutenant madame V....--Grossesse.--Soins prodigués par l'empereur à madame V....--Le petit hôtel de la Chaussée-d'Antin.--Solitude volontaire de madame V....--Naissance d'un fils.--Joie de Napoléon.--Le nouveau-né fait comte.--Madame V... conduit son fils à l'empereur.--Le jeune comte sauvé par le docteur Corvisart.--Les cheveux, la bague et le _motto_.--La Lavallière de l'empire et les favorites du vainqueur d'Austerlitz. CHAPITRE XIX. Campagne de Pologne.--Bataille d'Eylau.--_Te Deum_ et _De profundis_.--Retard involontaire du prince de Ponte-Corvo.--Les généraux d'Hautpoult, Corbineau et Boursier blessés à mort.--Courage et mort du général d'Hautpoult.--Le _bon coup_ du général Ordener.--Pressentimens du général Corbineau.--Argent de la cassette de l'empereur, avancé par Constant au général Corbineau, quelques instans avant sa mort.--Enthousiasme des Polonais.--Mauvaise humeur des Français.--Anecdotes.--Le fond de la langue polonaise.--Misère et gaîté.--Hilarité des soldats excitée par une réponse de l'empereur.--L'ambassadeur persan.--Envoi du général Gardanne en Perse.--Trésor non retrouvé.--Séjour de l'empereur à Finkenstein.--L'empereur trichant au vingt-et-un.--L'empereur partageant son gain avec Constant.--Passe-temps des grands officiers de l'empereur.--Pari gagné par le duc de Vicence.--Mystification de M. B. d'A***.--Le prince Jérôme amoureux d'une actrice de Breslau.--Mariage de l'actrice avec le valet de chambre du prince.--Complaisance et jalousie.--Les frères de l'empereur faisant antichambre.--L'empereur aimant et grondant ses frères.--Le maréchal Lefebvre nommé duc de Dantzig par l'empereur.--Anecdote du chocolat de Dantzig.--Bataille de Friedland; rapprochement de dates.--Gaîté de l'empereur pendant la bataille.--Paix avec la Russie.--Entrevue de l'empereur et du czar à Tilsitt.--Le roi et la reine de Prusse.--Galanterie et rigueur de Napoléon.--Rudesse du grand-duc Constantin.--Banquet militaire.--Concert exécuté par des musiciens haskirs.--Visite de Constant aux Baskirs.--Repas à la cosaque.--Tir à l'arc.--Succès de Constant.--Souvenir _frappant_.--Soldat moscovite décoré par l'empereur Napoléon.--Retour par Bautzen et Dresde, et rentrée en France. CHAPITRE XX. Mort du jeune Napoléon, fils du roi de Hollande.--Gentillesse de cet enfant.--Faiblesse de nourrice et fermeté du jeune prince.--Soumission du jeune prince à l'empereur.--Tendresse de cet enfant pour l'empereur.--Joli portrait de famille.--Le cordonnier et le portrait de _mon oncle Bibiche_.--Les gazelles de Saint-Cloud.--Le roi et la reine de Holande réconciliés par le jeune Napoléon.--Affection de l'empereur pour son neveu.--L'héritier désigné de l'empire.--Présage de malheurs.--Première idée du divorce.--Douleurs de l'impératrice Joséphine à la mort du jeune Napoléon.--Désespoir de la reine Hortense.--Idée d'un chambellan.--Douleur universelle causée par la mort du jeune prince. CHAPITRE XXI. Retour de la campagne de Prusse et Pologne.--Restauration du château de Rambouillet.--Peinture de la salle de bain.--Surprise et mécontentement de l'empereur.--Séjour de la cour à Fontainebleau.--Exigence des aubergistes.--Pillage exercé sur les voyageurs.--Le cardinal Caprara et bouillon de 600 francs.--Tarif imposé par l'empereur.--Arrivée à Paris de la princesse Catherine de Wurtemberg.--Mariage de cette princesse avec le roi de Westphalie.--Relations du roi Jérôme avec sa première femme.--Le valet de chambre Rico envoyé en Amérique.--Tendresse de la reine de Westphalie pour son époux.--Lettre de la reine à son père.--Arrestation de la reine par le marquis de Maubreuil.--Vol de diamans.--Présens du czar à l'empereur.--Promenades de l'empereur dans Fontainebleau.--Bonté de l'empereur et de l'impératrice pour un vieil ecclésiastique, et entretien de l'empereur avec ce vieillard.--Le cardinal de Belloy, archevêque de Paris.--Touchante allocution d'un prélat presque centenaire.--Chasse de l'empereur.--Costumes et équipages de chasse.--Intrigue galante de l'empereur à Fontainebleau.--Commission mystérieuse donnée à Constant, dans l'obscurité.--Mauvaise ambassade.--Gaîté de l'empereur.--L'empereur guidé par Constant, dans les ténèbres.--Plaisanteries et remercîment de l'empereur.--Refroidissement subit de l'empereur.--Spectacle à Fontainebleau.--Mésaventure de mademoiselle Mars.--Perte promptement réparée. CHAPITRE XXII. Voyage de l'empereur en Italie.--Peu de temps pour les préparatifs.--Services complets envoyés sous diverses directions.--Service de la chambre en voyage.--Constant inséparable de l'empereur.--Fourgon du service de la bouche.--Ordre réglé pour les repas de l'empereur en voyage.--Déjeuners de l'empereur en plein champ.--Les anciens officiers de bouche du roi au service de l'empereur.--M. Colin et M. Pfister.--MM. Soupe et Pierrugues.--Arrivée subite de l'empereur à Milan.--Illumination improvisée.--Joie du prince Eugène et des Milanais.--Affection et respect de l'empereur pour la vice-reine.--Constant complimenté par le vice-roi.--L'empereur au théâtre de la Scala.--Passage par Brescia et Vérone.--Aspect de la Lombardie.--Terreur inspirée à Constant par les harangues officielles.--Course dans Vicence.--L'empereur très-matinal en voyage.--Les rizières.--Paysages pittoresques. CHAPITRE XXIII. Arrivée à Fusina.--La péote et les gondoles de Venise.--Aspect de Venise.--Saluts de l'empereur.--Entrée du cortége impérial dans le grand canal.--Jardin et plantations improvisées par l'empereur.--Spectacle nouveau pour les Vénitiens.--Conversation de l'empereur avec le vice-roi et le grand-maréchal.--L'empereur parlant très-bien, mais ne causant pas.--Observation de Constant sur un passage du journal de madame la baronne de V***.--Opinion de l'empereur sur l'ancien gouvernement de Venise.--Le lion devenu vieux.--Le doge, sénateur français.--L'empereur décidé à faire respecter le nom français.--Visite à l'arsenal.--Ecueils dangereux.--La tour d'observation.--Les chantiers.--_Le Bucentaure_.--Chagrin d'un marinier, ancien serviteur du doge.--Les noces du doge avec la mer, interrompues par l'arrivée des Français.--Douleur du dernier doge Ludovico Manini.--Les gondoliers.--Course de barques et joute sur l'eau, en présence de l'empereur.--Coup d'Å“il de la place Saint-Marc pendant la nuit.--Habitudes et travail de l'empereur à Venise.--Visite à l'église de Saint-Marc et au palais du doge.--Le môle.--La tour de l'horloge.--Mécanique de l'horloge.--Les prisons.--Visite rendue par Constant et Roustan à une famille grecque.--Constant questionné par l'empereur.--Curiosité de Constant désappointée.--Enthousiasme d'une belle Grecque pour l'empereur.--Vigilance maritale et enlèvement.--Décret de l'empereur en faveur des Vénitiens.--Départ de Venise et retour eu France. TABLE DU QUATRIÈME VOLUME CHAPITRE PREMIER. Arrivée à Paris.--Représentation d'un opéra de M. Paër.--Le théâtre des Tuileries.--M. Fontaine, architecte.--Critiques de l'empereur.--L'arc de triomphe de la place du Carrousel jugé par l'empereur.--Plan de réunion des Tuileries au Louvre.--Vastes constructions projetées par l'empereur.--Restauration du château de Versailles.--Note de l'empereur à ce sujet.--Visite de l'empereur à l'atelier de David.--Tableau du Couronnement.--Admiration de l'empereur.--M. Vien.--Changement indiqué par l'empereur.--Anecdote racontée par le maréchal Bessières.--Le peintre David et la perruque du cardinal Caprara.--Longue visite.--Hommage rendu par l'empereur à un grand artiste.--Complimens de Joséphine.--Le tableau des Sabines dans la salle du conseil-d'état. CHAPITRE II. Mariage de mademoiselle de Tascher avec le duc d'Aremberg.--Mariage d'une nièce du roi Murat avec le prince de Hohenzollern.--Grandes fêtes et bals masqués à Paris.--L'empereur au bal de M. de Marescalchi.--Déguisement de l'empereur.--Instructions de Constant.--L'empereur toujours reconnu.--L'_incognito_ impossible.--Plaisanteries de l'empereur.--Napoléon intrigué par une inconnue.--L'impératrice au bal de l'Opéra.--L'empereur voulant surprendre l'impératrice au bal masqué.--Napoléon en domino.--Constant camarade de l'empereur et le tutoyant.--Espiégleries d'un masque et embarras de l'empereur.--Explication entre Napoléon et Joséphine.--Quel était le masque qui avait intrigué l'empereur.--Mascarades parisiennes.--Le docteur Gall et les têtes à perruque.--Bal costumé et masqué chez la princesse Caroline.--Constant envoyé à ce bal par l'empereur.--Instructions données par l'empereur à Constant.--Mariage du prince de Neufchâtel avec une princesse de Bavière.--Présent offert à l'impératrice par un habitant de l'île de France.--La macaque bien élevée.--Habitudes civilisées. CHAPITRE III. Voyage de l'empereur et de l'impératrice.--Séjour à Bordeaux et à Bayonne.--Arrivée de l'infant d'Espagne don Carlos.--Maladie de l'infant et attentions de l'empereur.--Le château de Marrac.--La danse des Basques.--Costumes basques.--Lettre adressée à l'empereur par le prince des Asturies.--Surprise de l'empereur.--Cortége envoyé par l'empereur au devant du prince.--Entrée du prince à Bayonne.--Le prince mécontent de son logement.--Entrevue du prince et de l'empereur.--Dîner des princes et grands d'Espagne avec Napoléon.--Sévérité de Napoléon à l'égard du prince Ferdinand.--Arrivée de l'impératrice à Marrac.--Arrivée du roi et de la reine d'Espagne à Bayonne.--Anecdote de mauvais augure racontée au prince des Asturies.--Service d'honneur français de leurs majestés espagnoles.--Cérémonie du baise-main.--Le prince des Asturies mal accueilli par le roi son père.--Arrivée du prince de la Paix.--Entrevue de l'empereur et du roi d'Espagne.--Douleur de ce monarque.--Rigueurs exercées contre don Manuel Godoï, dans sa prison.--Equipage du roi et de la reine d'Espagne.--Portrait et habitudes du roi.--Portrait de la reine.--Leçons de toilette française.--Taciturnité du prince des Asturies (le roi Ferdinand VII).--Affections du roi pour Godoï.--Les princes d'Espagne à Fontainebleau et à Valençay.--Goût du roi d'Espagne pour la vie privée.--Passion de Charles IV pour l'horlogerie.--Le confesseur _sifflé_.--Charles IV prenant, dans sa vieillesse, des leçons de violon.--M. Alexandre Boucher.--L'étiquette et le duo royal.--Arrivée à Bayonne de Joseph Bonaparte, roi d'Espagne.--Joseph complimenté par les députés de la junte.--M. de Cevallos et le duc de l'Infantado à la cour du nouveau roi. CHAPITRE IV. Mort de M. de Belloy, archevêque de Paris.--Vie d'un siècle et trop courte.--Beau trait de l'archevêque de Gênes.--L'enfant du bourreau.--Retour d'Espagne du grand-duc de Berg.--Départ de Marrac.--Tabatières prodiguées par l'empereur.--La chambre du premier roi Bourbon.--Souvenir d'Égypte.--La pyramide et les mamelucks.--Les balladeurs.--Visite de l'empereur au grand-duc de Berg.--Préparatifs inutiles.--Le plus vieux soldat de France.--Le centenaire.--Hommage de l'empereur à la vieillesse.--Le soldat d'Égypte.--Arrivée à Saint-Cloud.--Le 15 août.--L'empereur avare de louanges.--Mauvaise humeur de l'empereur.--Napoléon et le dieu Mars.--L'ambassadeur de Perse.--Audience solennelle.--Élégance et générosité d'Asker-kan.--Les sabres de Tamerlan et de Kouli-kan.--Galanterie persane.--Goût d'Asker-kan pour les sciences et les arts.--Le _prix long_ et le _prix court_.--L'indienne préférée au cachemire.--Divertissement oriental.--Les armes du sophi et le chiffre de l'empereur.--Asker-kan à la Bibliothèque impériale.--Le Coran.--Portrait du sophi.--Le grand ordre du Soleil donné au prince de Bénévent.--Chute d'Asker-kan au concert de l'impératrice.--M. de Barbé-Marbois, médecin malgré lui. CHAPITRE V. Translation de la statue colossale de la place Vendôme.--Les chevaux de brasseur.--Dernière partie de barres de Napoléon.--Départ pour Erfurt.--Logemens des empereurs.--Garnison d'Erfurt.--Acteurs et actrices du Théâtre-Français à Erfurt.--Antipathie de l'empereur contre madame Talma.--Mademoiselle Bourgoin et l'empereur Alexandre.--Avis paternel de l'empereur au czar.--Désappointement.--Entrée de l'empereur à Erfurt.--Arrivée du czar.--Attentions du czar pour le duc de Montebello.--Rencontre de l'empereur et du czar.--Entrée des deux empereurs dans Erfurt.--Déférence réciproque.--Le czar dînant tous les jours chez l'empereur.--Intimité de l'empereur et du czar.--Nécessaire et lit donnés par Napoléon à Alexandre.--Présent de l'empereur de Russie à Constant.--Le czar faisant sa toilette chez l'empereur.--Échange de présens.--Les trois pelisses de martre-zibeline.--Histoire d'une des trois pelisses.--La princesse Pauline et son protégé.--Colère de l'empereur.--Exil. CHAPITRE VI. Bienveillance du czar envers les acteurs français.--Parties fines.--Camaraderie du roi de Westphalie et du grand-duc Constantin.--Farces d'écoliers.--Singulière _commande_ du prince Constantin.--Les souvenirs au théâtre d'Erfurt.--Surdité du czar, attention de l'empereur.--_Cinna_, _Å’dipe_.--Allusion saisie par le czar.--Alarme nocturne.--Terreur de Constant.--Cauchemar de Napoléon.--Un ours mangeant le cÅ“ur de l'empereur.--Singulière coïncidence.--Partie de chasse.--Suite des deux empereurs.--Massacre de gibier.--Début du czar à la chasse.--Bal ouvert par le czar.--Étonnement des seigneurs moscovites.--Déjeuner sur le mont Napoléon.--Visite du champ de bataille d'Iéna.--Habitans d'Iéna et propriétaires indemnisés par l'empereur.--Don de 100,000 écus fait par l'empereur aux victimes de la bataille d'Iéna.--Leçon de stratégie donnée par Napoléon à ses alliés.--Représentation du maréchal Berthier.--Réponse de l'empereur.--Conversation entre l'empereur et les souverains alliés.--Érudition de l'empereur.--Décorations et présens distribués par les deux empereurs.--Fin de l'entrevue d'Erfurt.--Séparation. CHAPITRE VII. Retour à Saint-Cloud.--Départ pour Bayonne.--Terreurs de l'impératrice Joséphine.--Adieux.--Sachet mystérieux porté en campagne par Napoléon.--Tristesse de Constant.--Pressentiment.--Arrivée à Vittoria.--Prise de Burgos.--Bivouac des grenadiers de la vieille garde.--En marche sur Madrid.--Passage du col de Somo-Sierra.--Arrivée devant Madrid.--L'empereur chez la mère du duc de l'Infantado.--Prise de Madrid.--Respect des Espagnols pour la royauté.--Le marquis de Saint-Simon condamné à mort et gracié par l'empereur.--Rentrée du roi de Joseph dans Madrid.--Aventure d'une belle actrice espagnole.--Horreur de Napoléon pour les parfums.--Tête-à-tête amoureux.--Migraine subite.--La jeune actrice brusquement congédiée par l'empereur.--Misère des soldats.--L'abbesse du couvent de Tordesillas.--Arrivée à Valladolid.--Assassinats commis par des moines dominicains.--Hubert, valet de chambre de l'empereur, attaqué par des moines.--Les moines forcés de comparaître devant l'empereur.--Grande colère.--Querelle faite à Constant par le grand-maréchal Duroc.--Chagrin de Constant.--Bonté et justice de l'empereur.--Réconciliation.--Bienveillance du grand-maréchal Duroc pour Constant.--Maladie de Constant à Valladolid.--La fièvre brusquée avec succès.--Retour à Paris.--Disgrâce de M. le prince de Talleyrand. CHAPITRE VIII. Arrivée à Paris.--Le palais de Madrid et le Louvre.--Le château de Chambord destiné au prince de Neufchâtel.--Travail continuel de l'empereur.--L'empereur difficile en musique.--Voix fausse de l'empereur et habitude de fredonner.--La Marseillaise, signal de départ.--Gaîté de l'empereur partant pour la campagne de Russie.--Crescentini et madame Grassini.--Jeu de Crescentini.--Satisfaction et générosité de l'empereur.--Maladie et mort de Dazincourt.--Ingratitude du public.--Un mot sur Dazincourt.--Séjour de l'empereur à l'Élysée.--Mariage du duc de Castiglione.--La grande-duchesse de Toscane.--Chasses à Rambouillet.--Adresse de l'empereur.--Talma.--Départ de Leurs Majestés pour Strasbourg.--L'empereur passe le Rhin.--Bataille de Ratisbonne.--L'empereur blessé.--Vives alarmes dans l'armée.--Fermeté de l'empereur.--Silence recommandé aux journaux.--Recommandation de l'empereur avant chaque bataille.--Une famille bavaroise sauvée par Constant.--Chagrin de l'empereur.--M. Pfister attaqué de folie.--Sollicitude de l'empereur.--Conspiration contre l'empereur.--Un million en diamans.--Outrage à un parlementaire.--Modération de l'empereur.--Lettre du prince de Neufchâtel à l'archiduc Maximilien.--Bombardement de Vienne.--La vie de Marie-Louise protégée par l'empereur.--Fuite de l'archiduc Maximilien et prise de Vienne.--Stupeur des Autrichiens. CHAPITRE IX. L'empereur à SchÅ“nbrunn.--Description de cette résidence.--Appartemens de l'empereur.--Inconvéniens des poêles.--La chaise volante de Marie-Thérèse.--Le parc de Versailles, la Malmaison et SchÅ“nbrunn.--_La Gloriette_.--Les ruines.--La ménagerie et le kiosque de Marie-Thérèse.--Revues passées par l'empereur.--Manière dont l'empereur faisait des promotions.--Gratifications accordées par l'empereur.--Trait d'héroïsme.--Bienveillance de l'empereur.--Visite des sacs, des livrets, des armes.--Commandemens inattendus.--Bonne grâce d'un jeune officier.--Le caisson visité par l'empereur. CHAPITRE X. Attentat contre la vie de Napoléon.--Heureuse pénétration du général Rapp.--Arrestation de Frédéric Stabs.--L'étudiant fanatique.--Incroyable persévérance.--Le duc de Rovigo chez l'empereur.--Stabs interrogé par l'empereur.--Pitié de l'empereur.--Le portrait.--Étonnement de l'empereur.--Impassibilité de Stabs.--Stabs et M. Corvisart.--Grâce offerte deux fois et refusée.--Émotion de Sa Majesté.--Condamnation de Stabs.--Jeûne de quatre jours.--Dernières paroles de Stabs. CHAPITRE XI. Aventures galantes de l'empereur à SchÅ“nbrunn.--Promenade au _Prater_.--Exclamation d'une jeune veuve allemande.--Gracieuseté de l'empereur.--Conquête rapide.--Madame*** suit l'empereur en Bavière.--Sa mort à Paris.--La jeune enthousiaste.--Propositions écoutées avec empressement.--Étonnement de l'empereur.--L'innocence respectée.--Jeune fille dotée par Sa Majesté.--Le souper de l'empereur.--Gourmandise de Roustan.--Demande indiscrètement accordée.--Embarras de Constant.--Ruse découverte.--L'empereur soupant des restes de Roustan. CHAPITRE XII. Bataille d'Essling.--Rudesse de deux amis de l'empereur.--Aversion du duc de Montebello contre le duc de ***.--Brusquerie du duc de Montebello.--Sa rancune à l'occasion des pestiférés de Jaffa.--Pressentimens du maréchal Lannes.--Contre-temps funeste.--Le maréchal Lannes atteint par un boulet.--Douleur de l'empereur.--L'empereur à genoux auprès du maréchal.--Courage héroïque du maréchal Lannes.--Sa mort causée peut-être par un jeûne de vingt-quatre heures.--Affliction de l'empereur.--Pleurs des vieux grenadiers.--Dernières paroles du maréchal.--Embaumement du cadavre.--Horrible spectacle.--Courage des pharmaciens de l'armée.--Douleur de madame la duchesse de Montebello.--Légèreté de l'empereur.--La duchesse de Montebello veut quitter le service de l'impératrice. CHAPITRE XIII. Désastres de la bataille d'Essling.--Murmures des soldats.--Apostrophes aux généraux.--Patience courageuse.--Intrépidité du maréchal Masséna.--Bonheur continuel.--Zèle des chirurgiens de l'armée.--Mot de l'empereur.--M. Larrey.--Le bouillon de cheval.--Soupe faite dans des cuirasses.--Constance des blessés.--Suicide d'un canonnier.--Le vieux concierge allemand.--La princesse de Lichtenstein.--Le général Dorsenne.--Bonne chère et linge sale.--Lettre outrageante à la princesse de Lichtenstein.--L'empereur furieux.--Piété filiale de l'empereur.--Indulgence de la princesse de Lichtenstein.--Grâce accordée par l'empereur.--Remontrances de M. Larrey.--Deux anecdotes sur ce célèbre chirurgien. CHAPITRE XIV. Quelques réflexions sur les manières des officiers à l'armée.--Le ton militaire.--Le prince de Neufchâtel, les généraux Bertrand, Bacler d'Albe, etc.--Le prince Eugène, les maréchaux Oudinot, Davoust, Bessières, les généraux Rapp, Lebrun, Lauriston, etc.--Affabilité et dignité.--Fatuité des _geais de l'armée_.--La giberne de boudoir.--Les officiers de faveur.--Officiers de la ligne.--Bravoure et modestie.--Le vrai courage ennemi du duel.--Désintéressement.--Attachement des officiers pour leurs soldats.--Déjeuner des grenadiers de la garde la veille de la bataille de Wagram.--Les ordres de l'empereur méprisés.--Indignation de l'empereur.--Les coupables fusillés.--Le chien du régiment.--Mort du général Oudet à Wagram.--Confidence faite à Constant par un officier de ses amis.--Les _philadelphes_.--Conspiration républicaine contre Napoléon.--Oudet chef de la conspiration.--Intrépidité de ce général.--Mort mystérieuse.--Suicides.--Déjeuner militaire le lendemain de la bataille de Wagram.--Vol audacieux.--Courage héroïque d'un chirurgien saxon. CHAPITRE XV. Bienfaits de l'empereur durant son séjour à SchÅ“nbrunn.--Anecdote.--La jeune musulmane enlevée par des corsaires.--Une autre Héloïse.--Second enlèvement.--Détresse.--Voyage à pied de Constantinople à Vienne.--Nouvelle désespérante.--Mariage de la jeune musulmane avec un officier français.--Voyage de madame Dartois à Constantinople.--Terreur et fuite.--Madame Dartois veuve pour la seconde fois.--Démarches auprès de l'empereur.--M. Jaubert, M. le duc de Bassano et M. le général Lebrun.--Générosité et reconnaissance.--Le 15 août à Vienne.--Singulière illumination.--Affreux accident.--Le commissaire général de la police de Vienne.--Anecdote.--Méprise singulière d'un officier.--Passion du jeu et trahison.--L'espion surpris et fusillé.--Courage d'un conscrit et gaîté de l'empereur.--Second attentat contre les jours de l'empereur.--La maîtresse de lord Paget.--Avances faites à la comtesse au nom de l'empereur.--Hésitation.--Résolution hardie.--L'homme de la police.--La mêche éventée.--Sécurité de l'empereur.--Courage de l'empereur à Essling.--Sollicitude de l'empereur pour les soldats.--SchÅ“nbrunn rendez-vous des savans.--M. Maëlzel, mécanicien.--L'empereur jouant aux échecs avec un automate.--L'empereur trichant et battu.--Belle action du prince de Neufchâtel.--Reconnaissance de deux jeunes filles. CHAPITRE XVI. Excursion à Raab.--L'_évêque_ et _Soliman_.--Méprise de M. Jardin.--Sensibilité de l'empereur.--Devoir pénible.--Les chouans de Normandie.--La femme brigand.--Scène déchirante.--Tendresse conjugale.--Désespoir et folie.--Rendez-vous de chasse avec l'archiduc Charles.--Départ de SchÅ“nbrunn.--Arrivée à Passau.--La veuve d'un médecin allemand.--Terreur des habitans d'Augsbourg.--Bonté du général Lecourbe.--Trait d'humanité d'un grenadier.--Désespoir et joie maternelle.--Voyage rapide de l'empereur.--Arrivé à Fontainebleau.--Mauvaise humeur de l'empereur.--Prédilection de l'empereur pour les manufactures de Lyon.--Promenade forcée de Sa Majesté.--Accueil sévère fait par l'empereur à l'impératrice.--Larmes de Joséphine.--Réparation de l'empereur. CHAPITRE XVII. Opinion erronée sur le divorce.--Motifs de l'empereur.--Tendres ménagemens.--Sacrifice douloureux.--Courage et résignation de l'impératrice.--Les convives désappointés.--Gaîté de l'empereur.--Le roi de Saxe à Fontainebleau.--Amitié des deux monarques.--Promenade à pied au pont d'Iéna.--L'Å“il du maître.--Compliment du roi de Saxe à Sa Majesté.--Préoccupation de l'empereur.--Embarras de l'empereur et de l'impératrice.--Gêne mutuelle.--Tristesse du séjour à Fontainebleau.--Abattement de l'empereur.--Le 30 novembre.--Repas lugubre.--Scène terrible.--L'impératrice évanouie.--Paroles échappées à l'empereur.--Fêtes données par la ville de Paris.--Horrible situation de l'impératrice.--Enthousiasme inexprimable.--Agitation de l'empereur.--Tableau d'un grand couvert impérial.--Arrivée du prince Eugène.--Son désespoir.--Entrevue de l'empereur et du vice-roi.--Paroles touchantes de l'empereur.--Cérémonie du divorce.--Visite nocturne de Joséphine.--Départ de Joséphine pour la Malmaison. CHAPITRE XVIII. Anecdotes antérieures au second mariage de l'empereur.--Jalousie de l'impératrice Joséphine contre madame Gazani.--Interposition de l'empereur.--Changement de rôles.--Madame Gazani attaquée par l'empereur et défendue par l'impératrice.--Fournisseurs consignés à la porte.--Conciliabule féminin surpris par l'empereur.--Marchande de modes mise à Bicêtre.--Grande rumeur.--Indifférence de l'empereur.--Hardiesse d'un modiste.--L'empereur censuré en face.--Crainte de Constant.--Retraite précipitée.--L'empereur ayant besoin de la présence de Constant.--L'empereur voulant faire écrire Constant, sous sa dictée.--Refus de Constant.--Permission spéciale de chasser accordée à Constant.--Fusil donné à Constant par l'empereur.--Préférence de l'empereur pour les fusils de Louis XVI.--Louis XVI excellent arquebusier.--Opinion de Napoléon sur Louis XVI.--Déjeuners de famille.--Scène burlesque dans la loge de l'impératrice.--Singulière usage d'un cachemire.--Le chambellan peu dégoûté.--Attentions d'un chambellan pour le petit chien de l'impératrice.--Un cousin de Constant au spectacle de Saint-Cloud.--Curiosité et extase.--Prudence provinciale.--Le cousin de Constant en garde contre les filous au théâtre de la cour.--Pétitions adressées à l'empereur par Constant.--Mauvais succès des réclamations de la famille Cerf-Berr.--Heureux succès d'une demande de Constant pour le général Lemarrois.--Disgrâce d'un oncle de Constant, involontairement causée par le maréchal Bessières.--Réparation du maréchal.--Imprudence d'une femme et malheur d'un mari. CHAPITRE XIX. Diverses opinions au château sur le mariage de l'empereur.--Conjectures mises en défaut.--Constant chargé de renouveler la garde-robe de l'empereur.--Sa Majesté reçoit le portrait de Marie-Louise.--Souvenir de l'École-Militaire.--Édourdissemens causés à l'empereur par la valse.--Les chaisses cassées.--Leçon de valse donnée par la princesse Stéphanie à l'empereur.--Départ du prince de Neufchâtel pour Vienne.--Mariage par procuration.--Formation de la maison de l'impératrice.--Présens de noce de l'impératrice.--Gaîté de l'empereur.--Le soulier de bonne augure.--Opinions de l'empereur sur la reine Caroline de Naples.--Erreur de la reine Caroline sur la nouvelle impératrice.--Ambition désappointée.--L'impératrice privée de sa grande maîtresse.--Ressentiment de Marie-Louise contre la reine Caroline.--Correspondance de Leurs Majestés.--L'empereur envoie sa chasse à l'impératrice.--Sévérité de M. le duc de Vicence.--Un ordre du duc de Vicence plutôt exécuté qu'un ordre de l'empereur.--Impatience de Sa Majesté.--Actes de bienfaisance.--La coquetterie de gloire.--Rencontre de Leurs Majestés Impériales.--Un moment d'humeur.--Amabilité de Marie-Louise. CHAPITRE XX. Arrivée de Leurs Majestés à Compiègne.--Jalousie de l'empereur.--Passe-droit fait par Sa Majesté à M. de Beauharnais.--Oubli du cérémonial.--Coquetterie de l'empereur.--Première visite nocturne de Sa Majesté à l'impératrice.--Opinion de l'empereur sur les Allemands.--Gaîté de l'empereur.--Ses attentions continuelles pour Marie-Louise.--Bruit démenti.--Portrait de l'impératrice Marie-Louise.--Instructions de l'impératrice.--Parallèle des deux épouses de l'empereur.--Différence et rapports entre les deux impératrices.--Le mémorial de Sainte-Hélène.--Partialité de l'empereur en faveur de sa seconde épouse.--Économie de l'impératrice Marie-Louise.--Défaut de goût.--L'empereur excellent mari.--Paroles de l'empereur contredites par Constant.--Souvenirs de Joséphine non effacé par Marie-Louise.--Préventions de Marie-Louise contre sa maison et celle de l'empereur.--Retour de Constant de la campagne de Russie.--Bonté de l'empereur et de la reine Hortense.--Froideur dédaigneuse de l'impératrice.--Bonté excessive de l'impératrice Joséphine.--Intrigues parmi les dames de l'impératrice.--Ordre rétabli par l'empereur.--Vigilance de l'empereur sur l'impératrice.--Sévérité envers les dames de l'impératrice.--Anecdote démentie. CHAPITRE XXI. Cérémonie religieuse du mariage de Leurs Majestés.--Le lendemain de leur mariage.--Fêtes éblouissantes.--Les temples de la gloire et de l'hymen.--Présent de la ville de Paris à l'impératrice.--Frais de la toilette des deux impératrices.--Voyages dans les départemens du Nord.--Souvenirs de Joséphine.--Triomphe et isolément.--Arrivée à Anvers.--Froideur entre le roi de Hollande et l'empereur.--Défiance mutuelle au milieu des fêtes.--Emportemens de l'empereur.--Les deux souverains et les deux frères.--Quelques traits du caractère du prince Louis.--Erreur à son sujet.--Course sur mer à Flessingue.--Tempête.--Danger couru par l'empereur.--Souffrances de Sa Majesté.--Situation critique d'un huissier de service.--Mot de l'empereur.--Première leçon d'équitation de l'impératrice.--Sollicitude de l'empereur.--Progrès rapides.--Goût de l'impératrice pour les bals et les fêtes.--Plaisirs continuels.--Incendie de l'hôtel du prince de Schwartzenberg.--Heureuse présence d'esprit de l'empereur et du vice-roi d'Italie.--Les victimes de l'incendie.--Superstition de Napoléon.--Anecdotes sur madame la comtesse Durosnel.--Abdication du roi de Hollande.--Paroles de l'empereur.--Les trois capitales de l'empire français. CHAPITRE XXII. Les restes du maréchal Lannes transférés au Panthéon.--Cérémonie funèbre.--Aspect de l'église des Invalides le jour de cette cérémonie.--Inscription glorieuse.--Cortége.--Derniers adieux.--Larmes sincères.--Séjour à Rambouillet.--Duel entre deux pages de l'empereur.--Prudence paternelle de M. d'Assigny.--La Saint-Louis fêtée en l'honneur de l'impératrice.--Pronostics tirés après coup.--Revue de la garde impériale hollandaise.--Graves désordres.--Sollicitude de l'empereur.--Heureuse idée d'un officier.--Influence du seul nom de l'empereur.--Napoléon parrain et Marie-Louise marraine.--Sage prévoyance de l'empereur.--Distraction de l'empereur pendant les offices de l'église.--Heureuse nouvelle annoncée par l'empereur.--Retard dans la grossesse de l'impératrice.--Inquiétude de Napoléon.--La cause du retard découverte.--Maux de cÅ“ur de Marie-Louise.--Joie universelle. CHAPITRE XXIII. Grossesse de Marie-Louise.--Ce qu'on en pensait dans le public.--Premières douleurs.--Tout le palais est en émoi.--M. Dubois.--Agitation de l'empereur.--Napoléon se met au bain.--M. Dubois entre tout défait dans la salle du bain.--Paroles de l'empereur.--Il monte à l'appartement de Marie-Louise.--Les ferremens.--Paroles de Marie-Louise.--L'empereur écoute avec angoisse à la porte de l'appartement.--Madame de Montesquiou.--Le roi de Rome vient au monde.--Joie paternelle de l'empereur.--Ce qu'il me dit.--On tire le canon.--Spectacle que présentent les rues de Paris.--Le vingt-deuxième coup.--Madame Blanchard.--Des pages servant de courriers.--Paris aux sixième et septième étages.--Les poëtes.--Les étoffes.--La cérémonie de l'ondoiement.--Encore madame Blanchard.--Le ballon tombé.--Tout un village déplorant la mort d'une aéronaute qui est à Paris en pleine santé.--Doutes sur la grossesse de Marie-Louise.--Napoléon accusé de libertinage.--Son amour pour les enfans.--Mon fils meurt du croup.--Paroles de l'empereur.--Ma femme à la Malmaison.--Trait de bonté de Joséphine.--Consolation. CHAPITRE XXIV. Marie-Louise et Joséphine.--Simplicité de la jeune impératrice.--Elle se croit malade.--M. Corvisart.--Pilules de mie de pain et de sucre.--Locutions germaniques de Marie-Louise.--Tendresse de Napoléon.--Sévère étiquette.--Bonne grâce de l'impératrice.--Caen.--Acte de bienfaisance.--Cherbourg.--Une descente au fond du bassin de Cherbourg.--Baptême du roi de Rome.--Le cortége impérial.--Souvenirs de fête.--L'empereur montre son fils aux assistans.--Banquet et concert à l'hôtel-de-ville.--Paroles bienveillantes.--Le Tibre à Paris.--L'aéronaute Garnerin.--La province.--Le Puy-de-Dôme enflammé.--La mer tout en feu dans le port de Flessingue.--Encore des fêtes.--La route de Saint-Cloud.--Les fontaines d'orgeat et de groseille.--Des arbrisseaux pour lampions.--Madame Blanchard.--L'aérostat.--La grande étoile et les petites étoiles.--Féerie.--Les colombes.--L'orage.--L'empereur et le maire de Lyon.--Les courtisans.--Les musiciens.--Le prince Aldobrandini.--Le prince et la princesse Borghèse.--Les gens à mauvais présages.--Les femmes sans souliers.--Point de voitures.--Trait de galanterie et de bonté de M. de Rémusat. CHAPITRE XXV. 1811 et 1812.--Réflexions.--Fête de l'impératrice.--Trianon.--Route de Paris à Trianon.--Les gens de cour et les gens du peuple se coudoyant à la fête.--Le public des fêtes.--Tout Paris à Versailles.--Les grands allées de Versailles et les petits salons de Paris.--La pluie.--Les lampions et les femmes.--L'impératrice adresse de gracieuses paroles aux dames.--M. Alissan de Chazet.--Une promenade de Leurs Majestés dans le parc du Petit-Trianon.--L'ÃŽle-d'Amour.--Féerie.--Barques montées par des amours.--Musique qui vient on ne sait d'où.--Un tableau flamand en action.--Toutes les provinces de l'empire sont représentées à cette fête.--Marie-Louise.--Elle parlait peu aux hommes de son service.--Son maître-d'hôtel.--Dans son intérieur elle était bonne et douce.--Sa froideur pour madame de Montesquiou.--Ce qu'on disait à ce sujet.--Froideur réciproque entre madame de Montesquiou et la duchesse de Montebello.--Crainte d'une rivale.--La duchesse de Montebello.--Visites que lui fait l'impératrice.--Reproche que faisait Joséphine à madame de Montebello.--Mécontentement sourd des dames du palais.--Joséphine et madame de Montesquiou.--Le roi de Rome est conduit à Bagatelle et présenté à Joséphine.--Joie de cette princesse.--Son désintéressement.--Elle baigne l'auguste enfant de ses larmes.--Ce que Joséphine me dit à ce sujet.--La nourrice du roi de Rome.--Marie-Louise et son fils.--Marie-Louise et Joséphine.--Anecdote d'intérieur.--Le baiser sur la joue essuyé avec un mouchoir.--Répugnance de Marie-Louise pour la chaleur et les odeurs. TABLE DU CINQUIÈME VOLUME CHAPITRE PREMIER. Voyage en Flandre et en Hollande.--M. Marchand, fils d'une berceuse du roi de Rome.--O'Méara.--Ce voyage de Leurs Majestés en Hollande généralement peu connu.--Réfutation des _Mémoires contemporains_.--Quel est mon devoir.--Petit incident à Montreuil.--Napoléon passe un bras de rivière dans l'eau jusqu'aux genoux.--Le meunier.--Le moulin payé.--Le blessé de Ratisbonne.--Boulogne.--La frégate anglaise.--La femme du conscrit.--Napoléon traverse le Swine sur une barque de pêcheurs.--Les deux pêcheurs.--Trait de bienfaisance.--Marie-Louise au théâtre de Bruxelles.--Le personnel du voyage.--Les préparatifs en Hollande.--Les écuries improvisées à Amsterdam.--M. Emery, fourrier du palais.--Le maire de la ville de Bréda.--Réfutation d'une fausseté.--Leurs Majestés à Bruxelles.--Marie-Louise achète pour cent cinquante mille francs de dentelles.--Les marchandises confisquées.--Anecdote.--La cour fait la contrebande.--Je suis traité de _fraudeur_.--Ma justification.--Napoléon descendant à des détails de femme de chambre.--Note injurieuse.--Mes mémoires sur l'année 1814.--Arrivée de Leurs Majestés à Utrecht.--La pluie et les curieux.--La revue.--Les harangues.--Nouvelle fausseté des _Mémoires contemporains_.--Délicatesse parfaite de Napoléon.--Sa conduite en Hollande.--Les Hollandais.--Anecdote plaisante.--La chambre à coucher de l'empereur.--La veilleuse.--Entrée de Leurs Majestés dans Amsterdam.--Draperie aux trois couleurs.--Rentrée nocturne aux Tuileries, un an plus tard.--Talma.--M. Alissan de Chazet.--Prétendue liaison entre Bonaparte et mademoiselle Bourgoin.--Napoléon pense à l'expédition de Russie.--Le piano.--Le buste de l'empereur Alexandre.--Visite à Saardam.--Pierre-le-Grand.--Visite au village de Broeck.--L'empereur Joseph II.--La première dent du roi de Rome.--Le vieillard de cent un ans.--Singulière harangue.--Départ.--Arrivé à Saint-Cloud. CHAPITRE II. Marie-Louise.--Son portrait.--Ce qu'elle était dans l'intérieur et en public.--Ses relations avec les dames de la cour.--Son caractère.--Sa sensibilité.--Son éducation.--Elle détestait le désÅ“uvrement.--Comment elle est instruite des affaires publiques.--L'empereur se plaint de sa froideur avec les dames de la cour.--Comparaison avec Joséphine.--Bienfaisance de Marie-Louise.--Somme qu'elle consacre par mois aux pauvres.--Napoléon ému de ses traits de bienfaisance.--Journée de Marie-Louise.--Son premier déjeuner.--Sa toilette du matin.--Ses visites à madame de Montebello.--Elle joue au billard.--Ses promenades à cheval.--Son goûter avec de la pâtisserie.--Ses relations avec les personnes de son service.--Le portrait de la duchesse de Montebello retiré de l'appartement de l'impératrice quand l'empereur était au château.--Portrait de l'empereur François.--Le roi de Rome.--Son caractère.--Sa bonté.--Mademoiselle Fanny Soufflot.--_Le petit roi_.--Albert Froment.--Querelle entre le petit roi et Albert Froment.--La femme en deuil et le petit garçon.--Anecdote.--Docilité du roi de Rome.--Ses accès de colère.--Anecdote.--L'empereur et son fils.--Les grimaces devant la glace.--Le chapeau à trois cornes.--L'empereur joue avec le petit roi sur la pelouse de Trianon.--Le petit roi dans la salle du conseil.--Le petit roi et l'huissier.--_Un roi ne doit pas avoir peur_.--Singulier caprice du roi de Rome. CHAPITRE III. L'abbé Geoffroy reçoit les étrivières.--Mot de l'empereur à ce sujet.--M. Corvisart.--Sa franchise.--Il tient à ce qu'on observe ses ordonnances.--L'empereur l'aimait beaucoup.--M. Corvisart à la chasse pendant que l'empereur est pris de violentes coliques.--Ce qu'il en arrive.--Crédit de M. Corvisart auprès de l'empereur.--Il parle chaudement pour M. de Bourrienne.--Réponse de Sa Majesté.--Le cardinal Fesch.--Sa volubilité.--Mot de l'empereur.--Ordre que me donne Sa Majesté avant le départ pour la Russie.--M. le comte de Lavalette.--Les diamans.--Joséphine me fait demander à la Malmaison.--Elle me recommande d'avoir soin de l'empereur.--Elle me fait promettre de lui écrire.--Elle me donne son portrait.--Réflexion sur le départ de la grande armée.--Quelle est ma mission.--Le transfuge.--On l'amène devant l'empereur.--Ce que c'était.--Discipline russe.--Fermentation de Moscou.--Barclay.--Kutuzof.--La classe marchande.--Kutuzof généralissime.--Son portrait.--Ce que devient le transfuge.--L'empereur fait son entrée dans une ville russe, escorté de deux Cosaques.--Les Cosaques descendus de cheval.--Ils boivent de l'eau-de-vie comme de l'eau.--Murat.--D'un mouvement de son sabre il fait reculer une horde de Cosaques.--Les sorciers.--Platof.--Il fait fouetter un sorcier.--Relâchement dans la police des bivouacs français.--Mécontentement de l'empereur.--Sa menace.--Promenade de Sa Majesté avant la bataille de la Moskowa.--Encouragemens donnés à l'agriculture.--L'empereur monte sur les hauteurs de Borodino.--La pluie.--Contrariété de l'empereur.--Le général Caulaincourt.--Mot de l'empereur.--Il se donne à peine le temps de se vêtir.--Ordre du jour.--Le soleil d'Austerlitz.--On apporte à l'empereur le portrait du roi de Rome.--On le montre aux officiers et aux soldats de la vieille garde.--L'empereur malade.--Mort du comte Auguste de Caulaincourt.--Il avait quitté sa jeune épouse peu d'heures après le mariage.--Ce que l'empereur disait des généraux morts à l'armée.--Ses larmes en apprenant la mort de Lannes.--Mot de Sa Majesté sur le général Ordener.--L'empereur parcourt le champ de bataille de la Moskowa.--Son emportement en entendant les cris des blessés.--Anecdote.--Exclamation de l'empereur pendant la nuit qui suivit la bataille. CHAPITRE IV. Itinéraire de France en Russie.--Magnificence de la cour de Dresde.--Conversation de l'empereur avec Berthier.--La guerre faite à la seule Angleterre.--Bruit général sur le rétablissement de la Pologne.--Questions familières de l'empereur.--Passage du Niémen.--Arrivée et séjour à Wilna.--Enthousiasme des Polonais.--Singulier rapprochement de date.--Députation de la Pologne.--Réponse de l'empereur aux députés.--Engagemens pris avec l'Autriche.--Espérances déçues.--M. de Balachoff à Wilna, espoir de la paix.--Premiers pas de l'empereur sur le territoire de la vieille Russie.--Retraite continuelle des Russes.--Orage épouvantable.--Immense désir d'une bataille.--Abandon du camp de Drissa.--Départ d'Alexandre et de Constantin.--Privations de l'armée et premiers découragemens.--La paix en perspective après une bataille.--Dédain affecté de l'empereur pour ses ennemis.--Gouvernement établi à Wilna.--Nouvelles retraites des armées russes.--Paroles de l'empereur au roi de Naples.--Projet annoncé et non effectué.--La campagne de trois ans, et prompte marche en avant.--Fatigue causée à l'empereur par une chaleur excessive.--Audiences en déshabillé.--L'incertitude insupportable à l'empereur.--Oppositions inutiles du duc de Vicence, du comte de Lobau et du grand maréchal.--Départ de Witepsk et arrivée à Smolensk.--Édifices remarquables.--Les bords de la Moskowa. CHAPITRE V. Le lendemain de la bataille de la Moskowa.--Aspect du champ de bataille.--_Moscou! Moscou!_--Fausse alerte.--Saxons revenant de la maraude.--La sentinelle au cri d'alerte.--_Qu'ils viennent; nous les voirons!_--Le verre de vin de Chambertin.--Le duc de Dantzick.--Entrée dans Moscou.--Marche silencieuse de l'armée.--Les mendians moscovites.--Réflexion.--Les lumières qui s'éteignent aux fenêtres.--Logement de l'empereur à l'entrée d'un faubourg.--La vermine.--Le vinaigre et le bois d'aloës.--Deux heures du matin.--Le feu éclate dans la ville.--Colère de l'empereur.--Il menace le maréchal Mortier et la jeune garde.--Le Kremlin.--Appartement qu'occupe Sa Majesté.--La croix du grand Ivan.--Description du Kremlin.--L'empereur n'y peut dormir même quelques heures.--Le feu prend dans le voisinage du Kremlin.--L'incendie.--Les flammèches.--Le parc d'artillerie sous les fenêtres de l'empereur.--Les Russes qui propagent le feu.--Immobilité de l'empereur.--Il sort du Kremlin.--L'escalier du Nord.--Les chevaux se cabrent.--La redingote et les cheveux de l'empereur brûlés.--Poterne donnant sur la Moskowa.--On offre à l'empereur de le couvrir de manteaux et de l'emporter à bras du milieu des flammes; il refuse.--L'empereur et le prince d'Eckmühl.--Des bateaux chargés de grains sont brûlés sur la Moskowa.--Obus placés dans les poêles des maisons.--Les femmes incendiaires.--Les potences.--La populace baisant les pieds des suppliciés.--Anecdote.--La peau de mouton.--Les grenadiers.--Le palais de Pétrowski.--L'homme caché dans la chambre que devait occuper l'empereur.--Le Kremlin préservé.--La consigne donnée au maréchal Mortier.--Le bivouac aux portes de Moscou.--Les cachemires, les fourrures et les morceaux de cheval saignans.--Les habitans dans les caves et au milieu des débris.--Rentrée au Kremlin.--Mot douloureux de l'empereur.--Les corneilles de Moscou.--Les concerts au Kremlin.--Les précepteurs des gentilshommes russes.--Ils sont chargés de maintenir l'ordre.--Alexandre tance Rostopschine. CHAPITRE VI. Les Moscovites demandant l'aumône.--L'empereur leur fait donner des vivres et de l'argent.--Les journées au Kremlin.--L'empereur s'occupe d'organisation municipale.--Un théâtre élevé près du Kremlin.--Le chanteur italien.--On parle de la retraite.--Sa Majesté prolonge ses repas plus que de coutume.--Règlement sur la comédie française.--Engagement entre Murat et Kutuzow.--Les églises du Kremlin dépouillées de leurs ornemens.--Les revues.--Le Kremlin saute en l'air.--L'empereur reprend la route de Smolensk.--Les nuées de corbeaux.--Les blessés d'Oupinskoë.--Chaque voiture de suite en prend un.--Injustice du reproche qu'on avait fait à l'empereur d'être cruel.--Explosion des caissons.--Quartier-général.--Les Cosaques.--L'empereur apprend la conspiration de Mallet.--Le général Savary.--Arrivée à Smolensk.--L'empereur et le munitionnaire de la grande armée.--L'empereur dégage le prince d'Eckmühl.--_Veillons au salut de l'empire_.--Activité infatigable de Sa Majesté. - Les traînards. - Le corps du maréchal Davoust.--Son emportement quand il se voit prêt à mourir de faim.--Le maréchal Ney est retrouvé.--Mot de Napoléon.--Le prince Eugène pleure de joie.--Le maréchal Lefebvre. CHAPITRE VII. Passage de la Bérésina.--La délibération.--Les aigles brûlées.--Les Russes n'en ont que la cendre.--L'empereur prête ses chevaux pour les atteler aux pièces d'artillerie.--Les officiers simples canonniers.--Les généraux Grouchy et Sébastiani.--Grands cris près de Borizof.--Le maréchal Victor.--Les deux corps d'armée.--La confusion.--Voracité des soldats de l'armée de retraite.--L'officier se dépouillant de son uniforme pour le donner à un pauvre soldat.--Inquiétude générale.--Le pont.--Crédulité de l'armée.--Conjectures sinistres.--Courage des pontonniers.--Les glaçons.--L'empereur dans une mauvaise bicoque.--Sa profonde douleur.--Il verse de grosses larmes.--On conseille à Sa Majesté de songer à sauver sa personne.--L'ennemi abandonne ses positions.--L'empereur transporté de joie.--Les radeaux.--M. Jacqueminot.--Le comte Predziecski.--Le poitrail des chevaux entamé par les glaçons.--L'empereur met la main aux attelages.--Le général Partonneaux.--Le pont se brise.--Les canons passent sur des milliers de corps écrasés.--Les chevaux tués à coups de baïonnettes.--Horrible spectacle.--Les femmes élevant leurs enfans au dessus de l'eau.--Beaux traits de dévouement.--Le petit orphelin.--Les officiers s'attellent à des traîneaux.--Le pont est brûlé.--La cabane où couche l'empereur.--Les prisonniers russes.--Ils périssent tous de fatigue et de faim.--Arrivée à Malodeczno.--Entretiens confidentiels entre l'empereur et M. de Caulaincourt.--Vingt-neuvième bulletin.--L'empereur et le maréchal Davoust.--Projet de départ de l'empereur connu de l'armée.--Son agitation au sortir du conseil.--L'empereur me parle de son projet.--Il ne veut pas que je parte sur le siége de sa voiture.--Impression que fait sur l'armée la nouvelle du départ de Sa Majesté.--Les oiseaux raidis par la gelée.--Le sommeil qui donne la mort.--La poudre des cartouches servant à saler les morceaux de cheval rôti.--Le jeune Lapouriel.--Arrivée à Wilna.--Le prince d'Aremberg demi-mort de froid.--Les voitures brûlées.--L'alerte.--La voiture du trésor est pillée. CHAPITRE VIII. L'empereur est mal logé durant toute la campagne.--Bicoques infestées de vermine.--Manière dont on disposait l'appartement de l'empereur.--Salle du conseil.--Proclamations de l'empereur.--Habitans des bicoques russes.--Comment l'empereur était logé, quand les maisons manquaient.--La tente.--Le maréchal Berthier.--Moment de refroidissement entre l'empereur et lui.--M. Colin contrôleur de la bouche.--Roustan.--Insomnies de l'empereur.--Soin qu'il avait de ses mains.--Il est très-affecté du froid.--Démolition d'une chapelle à Witepsk.--Mécontentement des habitans.--Spectacle singulier.--Les soldats de la garde se mêlant aux baigneuses.--Revue des grenadiers.--Installation du général Friand.--L'empereur lui donne l'accolade.--Réfutation de ceux qui pensent que la suite de l'empereur était mieux traitée que le reste de l'armée.--Les généraux mordant dans le pain de munition.--Communauté de souffrances entre les généraux et les soldats.--Les maraudeurs.--Lits de paille.--M. de Beausset.--Anecdote.--Une nuit des personnes de la suite de l'empereur.--Je ne me déshabille pas une fois de toute la campagne.--Sacs de toile pour lits.--Sollicitude de l'empereur pour les personnes de sa suite.--Vermine.--Nous faisons le sacrifice de nos matelas pour les officiers blessés. CHAPITRE IX. Publication à Paris du vingt-neuvième bulletin.--Deux jours d'intervalle, et arrivée de l'empereur.--Marie-Louise, et première retraite.--Joséphine et des succès.--Les deux impératrices.--Ressources de la France.--Influence de la présence de l'empereur.--Première défection et crainte des imitateurs.--Mon départ de Smorghoni.--Le roi de Naples commandant l'armée.--Route suivie par l'empereur.--Espérance des populations polonaises.--Confiance qu'inspire l'empereur.--Mon arrivée aux Tuileries.--Je suis appelé chez Sa Majesté en habit de voyage.--Accueil plein de bonté.--Mot de l'empereur à Marie-Louise et froideur de l'impératrice.--Bontés de la reine Hortense.--Questions de l'empereur, et réponses véridiques.--Je reprends mon service.--Adresses louangeuses.--L'empereur plus occupé de l'entreprise de Mallet que des désastres de Moscou.--Quantité remarquable de personnes en deuil.--L'empereur et l'impératrice à l'Opéra.--La querelle de Talma et de Geoffroy.--L'empereur donne tort à Talma.--Point d'étrennes pour les personnes attachées au service particulier.--L'empereur s'occupant de ma toilette.--Cadeaux portés et commissions gratuites.--Dix-huit cents francs de rente réduits à dix-sept.--Sorties de l'empereur dans Paris.--Monumens visités sans suite avec le maréchal Duroc.--Passion de l'empereur pour les bâtimens.--Fréquence inaccoutumée des parties de chasse.--Motifs politiques et les journaux anglais. CHAPITRE X. Chasse et déjeuné à Grosbois.--L'impératrice et ses dames.--Voyage inattendu.--La route de Fontainebleau.--Costumes de chasse, et désappointement des dames.--Précautions prises pour l'impératrice.--Le prétexte et les motifs du voyage.--Concordat avec le pape.--Insignes calomnies sur l'empereur.--Démarches préparatoires et l'évêque de Nantes.--Erreurs mensongères relevées.--Première visite de l'empereur au Pape.--La vérité sur leurs relations.--Distribution de grâces et de faveurs.--Les cardinaux.--Repentir du pape après la signature du concordat.--Récit fait par l'empereur au maréchal Kellermann.--Ses hautes pensées sur Rome ancienne et Rome moderne.--État du pontificat selon Sa Majesté.--Retour à Paris.--Arméniens et offres de cavaliers équipés.--Plans de l'empereur, et Paris la plus belle ville du monde.--Conversation de l'empereur avec M. Fontaine sur les bâtimens de Paris.--Projet d'un hôtel pour le ministre du royaume d'Italie.--Note écrite par l'empereur sur le palais du roi de Rome.--Détails incroyables dans lesquels entre l'empereur.--L'Élysée déplaisant à l'empereur, et les Tuileries inhabitables.--Passion plus vive que jamais pour les bâtimens.--Le roi de Rome à la revue du champ de Mars.--Enthousiasme du peuple et des soldats.--Vive satisfaction de l'empereur.--Nouvelles questions sur Rome adressées à M. Fontaine.--Mes appointemens doublés le jour de la revue à dater de la fin de l'année. CHAPITRE XI. Départ de Murat quittant l'armée pour retourner à Naples.--Eugène commandant au nom de l'empereur.--Quartier général à Posen.--Les débris de l'armée.--Nouvelles de plus en plus inquiétantes.--Résolution de départ.--Bruits jetés en avant.--L'impératrice régente.--Serment de l'impératrice.--Notre départ pour l'armée.--Marche rapide sur Erfurt.--Visite à la duchesse de Weymar.--Satisfaction causée à l'empereur par sa réception.--Maison de l'empereur pour la campagne de 1813.--La petite ville d'Eckartsberg transformée en quartier-général.--L'empereur au milieu d'un vacarme inouï.--Arrivée à Lutzen, et bataille gagnée le lendemain.--Mort du duc d'Istrie.--Lettre de l'empereur à la duchesse d'Istrie.--Monument érigé au duc par le roi de Saxe.--Belle conduite des jeunes conscrits.--Opinion de Ney à leur égard.--Les Prussiens commandés par leur roi en personne.--L'empereur au milieu des balles.--Entrée de Sa Majesté à Dresde le jour où l'empereur Alexandre avait quitté cette ville.--Députation, et réponse de l'empereur.--Explosion, et l'empereur légèrement blessé.--Mission du général Flahaut auprès du roi de Saxe.--Longue conférence entre le roi de Saxe et l'empereur.--Plaintes de l'empereur sur son beau-père.--Félicitations de l'empereur d'Autriche après la victoire.--M. de Bubna à Dresde.--L'empereur ne prenant point de repos.--Faculté de dormir en tous lieux et à toute heure.--Bataille de Bautzen.--Admirable mouvement de pitié de la population saxonne.--L'empereur, le baron Larrey, et vive discussion.--Les conscrits blessés par maladresse.--Injustice de l'empereur reconnue par lui-même. CHAPITRE XII. Mort du maréchal Duroc.--Douleur de l'empereur et consternation générale dans l'armée.--Détails sur cet événement funeste.--Impatience de l'empereur de ne pouvoir atteindre l'arrière-garde russe.--Deux ou trois boulets creusant la terre aux pieds de l'empereur.--Un homme de la garde tué près de Sa Majesté.--Annonce de la mort du général Bruyère.--Duroc près l'empereur.--Un arbre frappé par un boulet.--Le duc de Plaisance annonce, en pleurant, la mort du grand-maréchal.--Mort du général Kirgener.--Soins empressés, mais inutiles.--Le maréchal respirant encore.--Adieux de l'empereur à son ami.--Consternation impossible à décrire.--L'empereur immobile et sans pensée.--_À demain tout_.--Déroute complète des Russes.--Dernier soupir du grand-maréchal.--Inscription funéraire dictée par l'empereur.--Terrain acheté et propriété violée.--Notre entrée en Silésie.--Sang-froid de l'empereur.--Sa Majesté dirigeant elle-même les troupes.--Marche sur Breslaw.--L'empereur dans une ferme pillée.--Un incendie détruisant quatorze fourgons.--Historiette démentie.--L'empereur ne manque de rien.--Entrée à Breslaw.--Prédiction presque accomplie.--Armistice du 4 juin.--Séjour à Gorlitz.--Pertes généreusement payées.--Retour à Dresde.--Bruits dissipés par la présence de l'empereur.--Le palais Marcolini.--L'empereur vivant comme à SchÅ“nbrunn.--La Comédie française mandée à Dresde.--Composition de la troupe.--Théâtre de l'Orangerie et la comédie.--La tragédie à Dresde.--Emploi des journées de l'empereur.--Distractions, et mademoiselle G...--Talma et mademoiselle Mars déjeunant avec l'empereur.--Heureuse repartie, et politesse de l'empereur.--L'abondance répandue dans Dresde par la présence de Sa Majesté.--Camps autour de la ville.--Fête de l'empereur avancée de cinq jours.--Les soldats au _Te Deum_. CHAPITRE XIII. Désir de la paix.--L'honneur de nos armes réparé.--Difficultés élevées par l'empereur Alexandre.--Médiation de l'Autriche.--Temps perdu.--Départ de Dresde.--Beauté de l'armée française.--L'Angleterre âme de la coalition.--Les conditions de Lunéville.--Guerre nationale en Prusse.--Retour vers le passé.--Circonstances du séjour à Dresde.--Le duc d'Otrante auprès de l'empereur.--Fausses interprétations.--Souvenirs de la conspiration Mallet.--Fouché gouverneur général de l'Illyrie.--Haute opinion de l'empereur sur les talens du duc d'Otrante.--Dévouement du duc de Rovigo.--Arrivée du roi de Naples.--Froideur apparente de l'empereur.--Dresde fortifié et immensité des travaux.--Les cartes et répétition des batailles.--Notre voyage à Mayence.--Mort du duc d'Abrantès.--Regrets de l'empereur.--Courte entrevue avec l'impératrice.--L'empereur trois jours dans son cabinet.--Expiration de l'armistice.--La Saint-Napoléon avancée de cinq jours.--La Comédie française et spectacle _gratis_ à Dresde.--La journée des dîners.--Fête chez le général Durosnel.--Baptiste cadet et milord Bristol.--L'infanterie française divisée en quatorze corps.--Six grandes divisions de cavalerie.--Les gardes d'honneur.--Composition et force des armées ennemies.--Deux étrangers contre un Français.--Fausse sécurité de l'empereur à l'égard de l'Autriche.--Déclaration de guerre.--Le comte de Narbonne. CHAPITRE XIV. L'empereur marchant à la conquête de la paix.--Le lendemain du départ et le champ de bataille de Bautzen.--Murat à la tête de la garde impériale et refus des honneurs royaux.--L'empereur à Gorlitz.--Entrevue avec le duc de Vicence.--Le gage de paix et la guerre.--Blücher en Silésie.--Violation de l'armistice par Blücher.--Le général Jomini au quartier-général de l'empereur Alexandre.--Récit du duc de Vicence.--Première nouvelle de la présence de Moreau.--Présentation du général Jomini à Moreau.--Froideur mutuelle et jugement de l'empereur.--Prévision de Sa Majesté sur les transfuges.--Deux traîtres.--Changemens dans les plans de l'empereur.--Mouvemens du quartier-général.--Mission de Murat à Dresde.--Instructions de l'empereur au général Gourgaud.--Dresde menacée et consternation des habitans.--Rapport du général Gourgaud.--Résolution de défendre Dresde.--Le général Haxo envoyé auprès du général Vandamme.--Ordres détaillés.--L'empereur sur le pont de Dresde.--La ville rassurée par sa présence.--Belle attitude des cuirassiers de Latour-Maubourg.--Grande bataille.--L'empereur plus exposé qu'il ne l'avait jamais été.--L'empereur mouillé jusqu'aux os.--Difficulté que j'éprouve à le déshabiller.--Le seul accès de fièvre que j'aie vu à Sa Majesté.--Le lendemain de la victoire.--L'escorte de l'empereur brillante comme aux Tuileries.--Les grenadiers passant la nuit à nettoyer leurs armes.--Nouvelles de Paris.--Lettres qui me sont personnelles.--Le procès de Michel et de Reynier.--Départ de l'impératrice pour Cherbourg.--Attentions de l'empereur pour l'impératrice.--Soins pour la rendre populaire.--Les nouvelles substituées aux bulletins.--Lecture des journaux. CHAPITRE XV. Prodiges de valeur du roi de Naples.--Sa beauté sur un champ de bataille.--Effet produit par sa présence.--Son portrait.--Le cheval du roi de Naples.--Éloges donnés au roi de Naples par l'empereur.--Prudence progressive de quelques généraux.--L'empereur sur le champ de bataille de Dresde.--Humanité envers les blessés et secours aux pauvres paysans.--Personnage important blessé à l'état-major ennemi.--Détails donnés à l'empereur par un paysan.--Le prince de Schwartzenberg cru mort.--Paroles de Sa Majesté.--Fatalisme et souvenir du bal de Paris.--L'empereur détrompé.--Inscription sur le collier d'un chien envoyé au prince de Neufchâtel.--_J'appartiens au général Moreau_.--Mort de Moreau.--Détails sur ses derniers momens donnés par son valet de chambre.--Le boulet rendu.--Résolution reprise de marcher sur Berlin.--Fatale nouvelle et catastrophe du général Vandamme.--Beau mot de l'empereur.--Résignation pénible de Sa Majesté.--Départ définitif de Dresde.--Le maréchal Saint-Cyr.--Le roi de Saxe et sa famille accompagnant l'empereur.--Exhortation aux troupes saxonnes.--Enthousiasme et trahison.--Le château de Düben.--Projets de l'empereur connus de l'armée.--Les temps bien changés.--Mécontentement des généraux hautement exprimé.--Défection des Bavarois et surcroît de découragement.--Tristesse du séjour de Düben.--Deux jours de solitude et d'indécision.--Oisiveté apathique de l'empereur.--L'empereur cédant aux généraux.--Départ pour Leipzig.--Joie générale dans l'état-major.--Le maréchal Augereau seul de l'avis de l'empereur.--Espérances de l'empereur déçues.--Résolution des alliés de ne combattre qu'où n'est pas l'empereur.--Court séjour à Leipzig.--Proclamations du prince royal de Suède aux Saxons.--M. Moldrecht et clémence de l'empereur.--M. Leborgne d'Ideville.--Leipzig centre de la guerre.--Trois ennemis contre un Français.--Deux cent mille coups de canon en cinq jours.--Munitions épuisées.--La retraite ordonnée.--L'empereur et le prince Poniatowski.--Indignation du roi de Saxe contre ses troupes et consolations données par l'empereur.--Danger imminent de Sa Majesté.--Derniers et touchans adieux des deux souverains. CHAPITRE XVI. Offre d'incendie rejeté par l'empereur.--Volonté de sauver Leipzig.--Le roi de Saxe délié de sa fidélité.--Issue de Leipzig fermée à l'empereur.--Sa Majesté traversant de nouveau la ville.--Bonne contenance du duc de Raguse et du maréchal Ney.--Horrible tableau des rues de Leipzig.--Le pont du moulin de Lindenau.--Souvenirs vivans.--Ordres donnés directement par l'empereur.--Sa Majesté dormant au bruit du combat.--Le roi de Naples et le maréchal Augereau au bivouac impérial.--Le pont sauté.--Ordres de l'empereur mal exécutés, et son indignation.--Absurdité de quelques bruits mensongers.--Malheurs inouïs.--Le maréchal Macdonald traversant l'Elster à la nage.--Mort du général Dumortier et d'un grand nombre de braves.--Mort du prince Poniatowski.--Profonde affliction de l'empereur et regrets universels.--Détails sur cette catastrophe.--Le corps du prince recueilli par un pasteur.--Deux jours à Erfurt.--Adieux du roi de Naples à l'empereur.--Le roi de Saxe traité en prisonnier, et indignation de l'empereur.--Brillante affaire de Hanau.--Arrivée à Mayence.--Trophées de la campagne et lettre de l'empereur à l'impératrice.--Différence des divers retours de l'empereur en France.--Arrivée à Saint-Cloud.--Questions que m'adresse l'empereur et réponses véridiques.--Espérances de paix.--Enlèvement de M. de Saint-Aignan.--Le négociateur pris de force.--Vaines espérances.--Bonheur de la médiocrité. CHAPITRE XVII. Souvenirs récens.--Sociétés secrètes d'Allemagne.--L'empereur et les francs-maçons.--L'empereur riant de Cambacérès.--Les fanatiques assassins.--Promenade sur les bords de l'Elbe.--Un magistrat saxon.--Zèle religieux d'un protestant.--Détails sur les sociétés de l'Allemagne.--Opposition des gouvernemens au _Tugendweiren_.--Origine et réformation des sectes de 1813.--Les chevaliers noirs et la légion noire.--La réunion de Louise.--Les concordistes.--Le baron de Nostitz et la chaîne de la reine de Prusse.--L'Allemagne divisée entre trois chefs de secte.--Madame Brede et l'ancien électeur de Hesse-Cassel.--Intrigue du baron de Nostitz.--Les secrétaires de M. de Stein.--Véritable but des sociétés secrètes.--Leur importance.--Questions de l'empereur.--Histoire ou historiette.--Réception d'un carbonari.--Un officier français dans le Tyrol.--Ses mÅ“urs, ses habitudes, son caractère.--Partie de chasse et réception ordinaire.--Les Italiens et les Tyroliens.--Épreuves de patience.--Trois rendez-vous.--Une nuit dans une forêt.--Apparence d'un crime.--Preuves évidentes.--Interrogatoire, jugement et condamnation.--Le colonel Boizard.--Révélations refusées.--L'exécuteur et l'échafaud.--Religion du serment.--Les carbonari. CHAPITRE XVIII. Confusion et tumulte à Mayence.--Décrets de Mayence.--Convocation du Corps-Législatif.--Ingratitude du général de Wrede.--Désastres de sa famille.--Emploi du temps de l'empereur, et redoublement d'activité.--Les travaux de Paris.--Troupes équipées comme par enchantement.--Anxiété des Parisiens.--Première anticipation sur la conscription.--Mauvaises nouvelles de l'armée.--Évacuation de la Hollande et retour de l'archi-trésorier.--Capitulation de Dresde.--Traité violé et indignation de l'empereur.--Mouvement de vivacité.--Confiance dont m'honorait Sa Majesté.--Mort de M. le comte de Narbonne.--Sa première destination.--Comment il fut aide-de-camp de l'empereur.--Vaine ambition de plusieurs princes.--Le prince Léopold de Saxe-Cobourg.--Jalousie causée par la faveur de M. de Narbonne.--Les noms oubliés.--Opinion de l'empereur sur M. de Narbonne.--Mot caractéristique.--Le général Bertrand, grand maréchal du palais.--Le maréchal Suchet, colonel-général de la garde.--Changement dans la haute administration de l'empire.--Droit déféré à l'empereur de nommer le président du corps législatif.--M. de Molé et le plus jeune des ministres de l'empire.--Détails sur les excursions de l'empereur dans Paris.--Sa Majesté me reconnaît dans la foule.--Gaîté de l'empereur.--L'empereur se montrant plus souvent en public.--Leurs Majestés à l'Opéra, et le ballet de _Nina_.--Vive satisfaction causée à l'empereur par les acclamations populaires.--L'empereur et l'impératrice aux Italiens; représentation extraordinaire et madame Grassini.--Visite de l'empereur à l'établissement de Saint-Denis.--Les pages, et gaîté de l'empereur.--Réflexion sérieuse. CHAPITRE XIX. Dernière célébration de l'anniversaire du couronnement.--Amour de l'empereur pour la France.--Sa Majesté plus populaire dans le malheur.--Visite au faubourg Saint-Antoine.--Conversation avec les habitans.--Enthousiasme général.--Cortége populaire de Sa Majesté.--Fausse interprétation et clôture des grilles du Carrousel.--L'empereur plus ému que satisfait.--Crainte du désordre et souvenirs de la révolution.--Enrôlemens volontaires et nouveau régiment de la garde.--Spectacles gratis.--Mariage de douze jeunes filles.--Résidence aux Tuileries.--Émile et Montmorency.--Mouvement des troupes ennemies.--Abandon du dernier allié de l'empereur.--Armistices entre le Danemarck et la Russie.--Opinion de quelques généraux sur l'armée française en Espagne.--Adhésion de l'empereur aux bases des puissances alliées.--Négociations, M. le duc de Vicence et M. de Metternich.--Le duc de Massa président du corps législatif.--Ouverture de la session.--Le sénat et le conseil-d'état au corps législatif.--Discours de l'empereur.--Preuve du désir de Sa Majesté pour le rétablissement de la paix.--Mort du général Dupont-Derval et ses deux veuves.--Pension que j'obtiens de Sa Majesté pour l'une d'elles.--Décision de l'empereur.--Aversion de Sa Majesté pour le divorce et respect pour le mariage. CHAPITRE XX. Efforts des alliés pour séparer la France de l'empereur.--Vérité des paroles de Sa Majesté prouvée par les événemens.--Copies de la déclaration de Francfort circulant dans Paris.--Pièce de comparaison avec le discours de l'empereur.--La mauvaise foi des étrangers reconnue par M. de Bourrienne.--Réflexion sur un passage de ses _Mémoires_.--M. de Bourrienne en surveillance.--M. le duc de Rovigo son défenseur.--But des ennemis atteint en partie.--M. le comte Regnault de Saint-Jean d'Angély au corps législatif.--Commission du corps-législatif.--Mot de l'empereur et les cinq avocats.--Lettre de l'empereur au duc de Massa.--Réunion de deux commissions chez le prince archi-chancelier.--Conduite réservée du sénat.--Visites fréquentes de M. le duc de Rovigo à l'empereur.--La vérité dite par ce ministre à Sa Majesté.--Crainte d'augmenter le nombre des personnes compromises.--Anecdote authentique et inconnue.--Un employé du trésor enthousiaste de l'empereur.--Visite forcée au ministre de la police générale.--Le ministre et l'employé.--Dialogue.--L'enthousiaste menacé de la prison.--Sages explications du ministre.--Travaux des deux commissions.--Adresse du sénat bien accueillie.--Réponse remarquable de Sa Majesté.--Promesse plus difficile à faire qu'à tenir.--Élévation du cours des rentes.--Sage jugement sur la conduite du corps législatif.--Le rapport de la commission.--Vive interruption et réplique.--L'empereur soucieux et se promenant à grands pas.--Décision prise et blâmée.--Saisie du rapport et de l'adresse.--Clôture violente de la salle des séances.--Les députés aux Tuileries.--Vif témoignage du mécontentement de l'empereur.--_L'adresse incendiaire_.--Correspondance avec l'Angleterre et l'avocat Desèze.--L'archi-chancelier protecteur de M. Desèze.--Calme de l'empereur.--Mauvais effet.--Tristes présages et fin de l'année 1813. CHAPITRE XXI. Commissaires envoyés dans les départemens.--Les ennemis sur le sol de la France.--Français dans les rangs ennemis.--Le plus grand crime aux yeux de l'empereur.--Ancien projet de Sa Majesté, relativement à Ferdinand VII.--Souhaits et demandes du prince d'Espagne.--Projet de mariage.--Le prince d'Espagne un embarras de plus.--Mesures prises par l'empereur.--Reddition de Dantzig et convention violée.--Reddition de Torgaw.--Fâcheuses nouvelles du Midi.--Instructions au duc de Vicence.--M. le baron Capelle et commission d'enquête.--Coïncidence remarquable de deux événemens.--Mise en activité de la garde nationale de Paris.--L'empereur commandant en chef.--Composition de l'état-major général.--Le maréchal Moncey.--Désir de l'empereur d'amalgamer toutes les classes de la société.--Le plus beau titre aux yeux de l'empereur.--Zèle de M. de Chabrol et amitié de l'empereur.--Un maître des requêtes et deux auditeurs.--Détails ignorés.--M. Allent et M. de Sainte-Croix.--La jambe de bois.--Empressement des citoyens et manque d'armes.--Invalides redemandant du service. TABLE DU SIXIÈME VOLUME CHAPITRE PREMIER. La campagne des miracles.--Promesse solennelle trahie.--Violation du territoire suisse.--Les troupes alliées dans le Brisgaw.--Le pont de Bâle.--Villes de France occupées par l'ennemi.--Energie de l'empereur croissant avec le danger.--Carnot gouverneur d'Anvers et satisfaction de l'empereur.--Défection du roi de Naples.--Le roi de Naples et le prince royal de Suède.--Colère de l'empereur.--La veille du départ.--Les officiers de la garde nationale aux Tuileries.--Paroles remarquables de l'empereur.--Scène touchante.--Le roi de Rome et l'impératrice sous la sauve-garde des Parisiens.--Scène d'enthousiasme et d'attendrissement.--Larmes de l'impératrice.--Serment spontané.--M. de Bourrienne aux Tuileries.--Départ pour l'armée.--Le colonel Bouland et la croix de la Légion-d'Honneur.--Les braves infatigables.--Rencontre singulière.--Le vieux curé de campagne reconnu par l'empereur.--Le guide ecclésiastique.--Arrivée devant Brienne.--Blücher en fuite.--L'empereur croyant Blücher prisonnier.--Souvenirs de dix ans, et différence des temps.--Changemens frappans pour tout le monde.--Abominations commises par les étrangers.--Cruautés atroces.--Viols, pillages et incendies.--Mensonges officieux sur les alliés.--Détestables faiseurs de plaisanteries.--Nonchalance de l'empereur Alexandre à empêcher le désordre.--Le champ de La Rothière.--Combats d'un enfant, et bataille sanglante.--Retraite sur Troyes.--Danger imminent de l'empereur, et _flamberge au vent_.--La guerre de l'aigle et des corbeaux.--L'armée de Blücher. CHAPITRE II. Renouvellement des prodiges de l'Italie.--Courage personnel de l'empereur.--Mot de l'empereur à ses soldats.--Obus éclatant près de l'empereur.--Fréquence du réveil de l'empereur.--Extrême bonté de Sa Majesté envers moi.--Point de paix déshonorante.--Oubli réparé.--Je m'endors dans le fauteuil de l'empereur.--Sa Majesté s'asseyant sur son lit pour ne pas m'éveiller.--Paroles adorables de l'empereur.--Sa Majesté décidée à faire la paix.--Succès et nouvelle indécision.--L'empereur et le duc de Bassano.--Départ pour Sézanne.--Suite de triomphes.--Généraux prisonniers à la table de l'empereur.--Combat de Nangis.--Blücher sur le point d'être prisonnier.--La veille de la bataille de Méry.--L'empereur sur une botte de roseaux.--Nuée de bécassines et mot de l'empereur.--Mouvement sur Anglure.--Incendie de Méry.--Position critique des alliés.--Position critique de M. Ansart.--Un huissier guide de l'empereur.--Peur du canon.--Pont construit en une heure sous le feu de l'ennemi.--L'empereur mourant de soif et courage d'une jeune fille.--Le quartier-général de l'empereur dans la boutique d'un charron.--Prisonniers et drapeaux envoyés à Paris.--Mission délicate de M. de Saint-Aignan.--Vive colère de l'empereur.--Disgrâce de M. de Saint-Aignan et prompt oubli.--L'ennemi abandonnant Troyes par capitulation.--Décret sévère.--Les insignes et les couleurs de l'ancienne dynastie.--Conseil de guerre et peine de mort.--Exécution du chevalier de Gonault. CHAPITRE III. Négociations pour un armistice.--Blücher et cent mille hommes.--Le prince de Schwartzenberg reprenant l'offensive.--Ruse de guerre.--L'empereur au devant de Blücher.--Halte au village d'Herbisse.--Le bon curé.--Politesse de l'empereur.--Singulière installation d'une nuit.--Le maréchal Lefebvre théologien.--L'abbé Maury maréchal, et le maréchal Lefebvre cardinal.--Le souper de campagne.--Gaîté et privation.--Le réveil du curé et générosité de l'empereur.--Fatalité du nom de Moreau.--Bataille de Craonne.--M. de Bussy, ancien camarade et aide-de-camp de l'empereur.--Empressement général à fournir des renseignemens.--Le brave Wolff et la croix d'honneur.--Plusieurs généraux blessés.--Habileté du général Drouot.--Défense des Russes.--M. de Rumigny au quartier-général et nouvelles du congrès.--Conférence secrète peu favorable à la paix.--Scène très-vive entre l'empereur et M. le duc de Vicence.--Insistance courageuse du ministre et conseils pacifiques.--_Vous êtes Russe!_--Véhémence de l'empereur.--Une victoire en perspective.--Larmes de M. le duc de Vicence.--Marche sur Laon.--L'armée française surprise par les Russes.--Mécontentement de l'empereur.--Prise de Reims par M. de Saint-Priest.--Valeur du général Corbineau.--Notre entrée à Reims pendant que les Russes en sortent.--Résignation des Rémois.--Bonne discipline des Russes.--Trois jours à Reims.--Les jeunes conscrits.--Six mille hommes et le général Janssens.--Les affaires de l'empire.--Le seul homme infatigable. CHAPITRE IV. Expression familière à l'empereur.--Nouveau plan d'attaque.--Départ de Reims.--Mission secrète auprès du roi Joseph.--Précautions de l'empereur pour l'impératrice et le roi de Rome.--Conversation du soir.--Arrivée à Troyes de l'empereur Alexandre et du roi de Prusse.--Belle conduite d'Épernay, M. Moët et la croix d'honneur.--Autre croix donnée à un cultivateur.--Retraite de l'armée ennemie.--Combat de Fère-Champenoise.--Le comte d'Artois à Nancy.--Le 20 mars, bataille d'Arcis-sur-Aube.--Le prince de Schwartzenberg sur la ligne de guerre.--Dissolution du congrès et présence de l'armée autrichienne.--Bataille de nuit.--L'incendie éclairant la guerre.--Retraite en bon ordre.--Présence d'esprit de l'empereur et secours aux sÅ“urs de la charité.--Le nom des Bourbons prononcé pour la première fois par l'empereur.--Souvenir de l'impératrice Joséphine.--Les ennemis à Épernay.--Pillage et horreur qu'il inspire à Sa Majesté.--L'empereur à Saint-Dizier.--M. de Weissemberg au quartier-général.--Mission verbale pour l'empereur d'Autriche.--L'empereur d'Autriche contraint de se retirer à Dijon.--Arrivée à Doulevent et avis secret de M. de Lavalette.--Nouvelles de Paris.--La garde nationale et les écoles.--_L'Oriflamme_ à l'Opéra.--Marche rapide du temps.--La bataille en permanence.--Reprise de Saint-Dizier.--Jonction du général Blücher et du prince de Schwartzenberg.--Nouvelles du roi Joseph.--Paris tiendra-t-il?--Mission du général Dejean.--L'empereur part pour Paris.--Je suis pour la première fois séparé de Sa Majesté. CHAPITRE V. Souvenirs déplorables.--Les étrangers à Paris.--Ordre de l'empereur.--Départ de Sa Majesté de Troyes.--Dix lieues en deux heures.--L'empereur en cariole.--J'arrive à Essone.--Ordre de me rendre à Fontainebleau.--Arrivée de Sa Majesté.--Abattement de l'empereur.--Le maréchal Moncey à Fontainebleau.--Morne silence de l'empereur.--Préoccupation continuelle.--Seule distraction de l'empereur causée par ses soldats.--Première revue de Fontainebleau.--Paris, Paris!--Nécessité de parler de moi.--Ma maison pillée par les Cosaques.--Don de 50,000 fr.--Augmentation graduelle de l'abattement de l'empereur.--Défense à Roustan de donner des pistolets à l'empereur.--Bonté extrême de l'empereur envers moi.--Don de 100, fr.--Sa Majesté daignant entrer dans mes intérêts de famille.--Reconnaissance impossible à décrire.--100,000 fr. enfouis dans un bois.--Le garçon de garde-robe Denis.--L'origine de tous mes chagrins. CHAPITRE VI. Besoin d'indulgence.--Notre position à Fontainebleau.--Impossibilité de croire au détrônement de l'empereur.--Pétitions nombreuses.--Effet produit par les journaux sur Sa Majesté.--M. le duc de Bassano.--L'empereur plus affecté de renoncer au trône pour son fils que pour lui.--L'empereur soldat et un louis par jour.--Abdication de l'empereur.--Grande révélation.--Tristesse du jour et calme du soir.--Coucher de l'empereur.--Réveil épouvantable.--L'empereur empoisonné.--Débris du sachet de campagne.--Paroles que m'adresse l'empereur mourant.--Affreux désespoir.--Résignation de Sa Majesté.--Obstination à mourir.--Première crise.--Ordre d'appeler M. de Caulaincourt et M. Yvan.--Paroles touchantes de Sa Majesté à M. le duc de Vicence.--Longue inutilité de nos prières réunies.--Question de l'empereur à M. Yvan et effroi subit.--Seconde crise.--L'empereur prenant enfin une potion.--Assoupissement de l'empereur.--Réveil et silence complet sur les événemens de la nuit.--M. Yvan parti pour Paris.--Départ de Roustan.--Le 12 d'avril.--Adieux de M. le maréchal Macdonald à l'empereur.--Déjeuner comme à l'ordinaire.--Le sabre de Mourad-Bey.--L'empereur plus causant que du coutume.--Variations instantanées de l'humeur de l'empereur.--Tristesse morose et _la Monaco_.--Répugnance que causent à l'empereur les lettres de Paris.--Preuve remarquable de l'abattement de l'empereur.--Une belle dame à Fontainebleau.--Une nuit entière d'attente et d'oubli.--Autre visite à Fontainebleau et souvenir antérieur.--Aventure à Saint-Cloud.--Le protecteur des belles près de Sa Majesté.--Mon voyage à Bourg-la-Reine.--La mère et la fille.--Voyage à l'île d'Elbe et mariage.--Triste retour aux affaires de Fontainebleau.--Question que m'adresse l'empereur.--Réponse franche.--Parole de l'empereur sur M. le duc de Bassano. CHAPITRE VII. Le grand-maréchal et le général Drouot, seuls grands personnages auprès de l'empereur.--Destinée connue de Sa Majesté.--Les commissaires des alliés.--Demande et répugnance de l'empereur.--Préférence pour le commissaire anglais.--Vie silencieuse dans le palais.--L'empereur plus calme.--Mot de Sa Majesté.--La veille du départ et jour de désespoir.--Fatalité des cent mille francs que m'avait donnés l'empereur.--Question inattendue et inexplicable de M. le grand-maréchal.--Ce que j'aurais dû faire.--Inconcevable oubli de l'empereur.--Les cent mille francs déterrés.--Terreur d'avoir été volé.--Affreux désespoir.--Erreur de lieu et le trésor retrouvé.--Prompte restitution.--Horreur de ma situation.--Je quitte le palais.--Mission de M. Hubert auprès de moi.--Offre de trois cent mille francs pour accompagner l'empereur.--Ma tête est perdue et crainte d'agir par intérêt.--Cruelles réflexions.--Tortures inouïes.--L'empereur est parti.--Situation sans exemple.--Douleurs physiques et souffrances morales.--Complète solitude de ma vie.--Visite d'un ami.--Fausse interprétation de ma conduite dans un journal.--M. de Turenne accusé à tort.--Impossibilité de me défendre par respect pour Sa Majesté.--Consolations puisées dans le passé.--Exemples et preuves de désintéressement de ma part.--Refus de quatre cent mille francs.--M. Marchand placé par moi près de l'empereur.--Reconnaissance de M. Marchand. CHAPITRE VIII. Je deviens étranger à tout.--Crainte des résultats de la malveillance.--Lecture des journaux.--Je commence à comprendre la grandeur de l'empereur.--Débarquement de Sa Majesté.--Le bon maître et le grand homme.--Délicatesse de ma position et incertitude.--Souvenir de la bonté de l'empereur.--Sa Majesté demandant de mes nouvelles.--Paroles obligeantes.--Approbation de ma conduite.--Malveillance inutile et justice rendue par M. Marchand.--Mon absence de Paris prolongée.--L'empereur aux Tuileries.--Détails circonstanciés.--Vingt-quatre heures de service d'un sergent de la garde nationale.--Déménagement des portraits de famille des Bourbons.--Le peuple à la grille du Carrousel.--Vive le roi et vive l'empereur!--Terreur panique et le feu de cheminée.--Le général Excelmans et le drapeau tricolore.--Cocardes conservées.--Arrivée de l'empereur.--Sa Majesté portée à bras.--Service intérieur.--Premières visites.--L'archi-chancelier et la reine Hortense.--Table de trois cents couverts.--Le père du maréchal Bertrand et mouvement de l'empereur.--Souper de l'empereur et le plat de lentilles.--Ordre impossible.--Deux grenadiers de l'île d'Elbe.--Puissance du sommeil.--Quatre heures de nuit pour l'empereur.--Sa Majesté et les officiers à demi-solde.--M. de Saint-Chamans.--Revue sur le Carrousel.--L'empereur demandé par le peuple.--Le maréchal Bertrand présenté au peuple par Sa Majesté.--Scène touchante et enthousiasme général.--Continuation de ma vie solitaire.--Larmes sur les malheurs de Sa Majesté.--Deux souvenirs postérieurs.--La princesse Catherine de Wurtemberg et le prince Jérôme.--Grandeur de caractère et superstition.--Treize à table et mort de la princesse Elisa.--La première croix de la légion d'honneur portée par le premier consul et le capitaine Godeau. ANECDOTES MILITAIRES. LE PIÉMONT SOUS L'EMPIRE. CHAPITRE PREMIER. Différence des temps.--Le prince Borghèse à Paris.--Le prince Pignatelli et M. Demidoff.--Première société du prince Borghèse et le concierge d'un hôtel garni.--La veuve du général Leclerc.--Mariage du prince.--Le faubourg Saint-Germain et la seule vraie princesse de la famille de Bonaparte.--Le prince chef d'escadron dans la garde.--Courage et avancement.--Projets de l'empereur.--Conversation entre l'auteur et le lecteur.--Tilsitt, la femme, l'homme et le bon prince.--Le prince Borghèse destiné à annoncer la paix.--Désintéressement de Moustache.--Paris en 1808.--Retour de l'empereur.--Enthousiasme causé par Napoléon.--Le fils de madame Visconti.--Rencontre au Palais-Royal.--Gardanne et Sopransi.--Le rendez-vous donné sur le champ de bataille d'Eylau.--Les bals de madame de La Ferté et la jolie danseuse.--Dîner chez Cambacérès.--Les deux extrêmes et questions de physiologie.--Projet de Tilsitt réalisé à Paris.--Création de nouveaux titres.--Réédification de l'université.--Le général Jourdan et le général Menou.--Le gouvernement général des départemens au delà des Alpes érigé en grande dignité de l'empire.--Sénatus-consulte et message au sénat.--Contradictions et bon conseil.--Conflits inévitables.--Le prince Borghèse nommé gouverneur-général.--Brevet magnifique.--Départ du prince et le colonel Curto.--Départ de l'empereur pour Bayonne et déguerpissement général. CHAPITRE II. Le marronnier précoce et grande observation.--Voyage au devant du printemps.--Départ de Paris pour Nice.--La cour de l'hôtel Borghèse.--Les aides-de-camp du prince.--M. de Montbreton et M. de Clermont-Tonnerre.--Rapidité extraordinaire.--Point de changemens de température.--Arrivée à Lyon et le souper de cent écus.--Le vin de l'Ermitage.--Deux mois en une nuit.--Admirable climat du Comtat.--Tristesse des oliviers.--La bonne femme de Brignolles.--Trente-six francs et six généraux.--Les gorges de l'Estrelle.--Quatre millions de diamans et petit conseil.--Absence de voleurs et mauvais chemins.--Le golfe Juan et la rade d'Antibes.--Bonnes relations entre les voyageurs.--Le bal de madame de Luynes et déguisemens.--Don Quichotte et M. de Louvois.--Arrivée à Nice.--Maison de M. Vinaille occupée par la princesse Borghèse.--Conversation avec le prince en regardant la mer.--Coup d'Å“il admirable.--Histoire des statues du prince.--La vente forcée.--Emploi de dix-huit millions.--Le prince trompé par l'empereur.--Influence de la conduite de l'empereur sur le caractère de son beau-frère.--Commencement de désenchantement.--Commensaux de la princesse.--Madame de Chambaudouin, la lectrice et les dames d'annonces.--Blangini et ses premiers concerts.--Premier dîner à la cour.--Ma présentation à la princesse.--Paulette, petit nom d'amitié.--Portrait de Pauline.--Conversation et musique.--Singulier caprice de la princesse.--Exil d'une minute.--La princesse et la femme.--Le colonel Gruyer.--Le général Garnier, plan des Alpes maritimes et bon effet du hasard.--Promenade dans Nice avec M. de Clermont-Tonnerre.--Madame d'Escars en surveillance et lettre à l'empereur.--Souvenir d'une visite chez Fouché.--Ordre de l'empereur de parler toujours français.--Tous les jours une lettre à l'empereur.--Promenade sur mer et amabilité de Pauline.--La pointe de Monaco et lecture inattendue.--Préparatifs de notre départ pour Turin. CHAPITRE III. Voyage de Nice à Turin par le col de Tende.--Heureuse disposition des voyageurs.--Les arcs de triomphe et les malédictions.--L'hiver dans les montagnes.--La berline de la princesse et la chaise à porteur.--Caprices sur caprices.--Dispute de Pauline avec son mari sur la préséance.--M. de Clermont-Tonnerre et les oreillers de la princesse.--Le froid aux pieds et madame de Chambaudouin.--Mon premier voyage dans les montagnes.--Les Alpes maritimes.--Sospello et les billets de logement.--Mes deux bonnes religieuses.--_Siete pur Francese_!--Seconde journée.--Sites pittoresques et hardiesse des chemins.--Arrivée à Tende et appétit général.--Scène comique et inattendue.--Histoire d'une fraise de veau et souper retardé.--Causeries nocturnes avec M. de Clermont-Tonnerre.--Anecdotes piquantes.--Souvenirs d'une nuit.--Conversation remarquable de l'empereur avec M. de Clermont-Tonnerre.--_Conseils_ de Napoléon.--Manière de faire un colonel.--La montagne de Tende.--Le porteur de la princesse, une bouteille de vin de Bordeaux et des ricochets.--Approches de notre gouvernement.--La princesse voulant répondre aux autorités.--Nouvelle dispute.--Observation faite à Pauline et influence du nom de l'empereur.--Arrivée à Coni--La ville illuminée.--Discours de l'évêque et réponse du prince.--Influence du clergé en Piémont.--Mot heureux de Voltaire sur les papes.--M. Arborio, préfet de Coni.--Promenade de Coni à Racconiggi.--Maison de plaisance des princes de Carignan.--Parc dessiné par Le Nôtre.--Le lit de Louis XV et l'écho factice.--Commencement de l'étiquette.--Le service d'honneur.--Mademoiselle Millo et mademoiselle de Quincy.--Notre entrée à Turin et le canon de la citadelle. CHAPITRE IV. Conseil bon à suivre.--Les faiseurs de plans.--Souvenir du ministère des relations extérieures.--Simplicité d'organisation.--Le colonel Clément, M. d'Auzer, M. Dauchy et le général Porson.--Les deux secrétaires.--M. Charles de La Ville et sa famille.--Les chefs d'état-major de Rapp et de Davoust.--Difficultés de notre position.--Circulaire aux préfets dans l'intérêt des administrés.--Le baron Giulio.--Lutte engagée et allégations de droits.--Correspondance singulière.--Le préfet sur les grands chemins.--Décision indispensable.--Conciliation amiable.--Visite au général Menou.--Horreur du général pour payer ses créanciers.--Le danseur de soixante-dix ans.--Madame de Menou victime de l'expédition d'Égypte.--Seule distraction de madame de Menou.--Le général Menou et le tyran domestique.--Le théâtre Carignan et la troupe de mademoiselle Raucourt.--Ma première soirée au spectacle et mÅ“urs nouvelles.--Incertitudes à l'occasion d'une clef.--M. et madame d'Angennes.--Les théâtres éclairés.--La cour décente et mot du prince Borghèse.--Mon lit et le frère assassiné par son frère.--Promenades avec M. de Clermont-Tonnerre.--La _consola_ et les _ex-voto_.--Rencontres d'anciennes connaissances.--M. de Salmatoris et M. de Seyssel.--Bon usage piémontais.--Le comte Peiretti et M. de Luzerne.--Le théâtre de l'Opéra orgueil des habitans de Turin.--M. Négro, maire de Turin.--Grand bal donné par la ville au prince et à la princesse.--Bonne idée et heureux effet d'un petit moyen.--Fête magnifique, et Pauline la reine du bal.--Honneurs rendus au fauteuil de l'empereur.--Conseil suivi par Pauline, et enthousiasme à propos d'une Montferrine. CHAPITRE V. M. Alfieri de Sostegno.--Beauté et gravité d'un maître des cérémonies.--La femme morte d'ennui.--Tréve de plaisanteries et caractère honorable de M. Alfieri.--Correspondances entre Turin et Cagliari.--Belle conduite de M. de Saint-Marsan envers Napoléon.--Singulier exemple de la mémoire de l'empereur.--Mes souvenirs et les proverbes de Sancho.--Mademoiselle Raucourt à Turin.--Usage de la langue française, remontant dans quelques localités au temps de Louis XIV.--Notre statistique dramatique à Turin.--Soirée à la cour.--Mademoiselle Raucourt, _Jocaste_ et un _Å’dipe_ improvisé.--Représentations de mademoiselle Raucourt au théâtre Carignan.--Monrose et Perrier.--Le bâton de maréchal des comédiens.--Théorie morale de mademoiselle Raucourt, sur le principal et l'accessoire.--Récompenses données par l'empereur au général Menou.--M. de Menou remplacé par César Berthier, et les deux dissipateurs.--Folies de César Berthier et mécontentement de son frère.--Huissiers battus et intervention indispensable.--Charmante famille de César Berthier.--Esprit de mademoiselle Raucourt et leçon de convenance donnée à César Berthier.--Lettre du prince de Neufchâtel au prince Borghèse.--Mort de M. Visconti et désespoir du maréchal.--Plaintes confidentielles contre l'empereur.--Vive tendresse du prince pour sa mère.--Incroyable influence de la température sur son humeur.--Soixante mille francs d'aumônes par an.--Le prince malade d'ennui.--Arrivée à Turin du prince Aldobrandini.--Singulière ambition du dentiste de la cour et les dents des deux frères.--Le Pô et l'Eridan.--Un mot sur Turin.--Mugissemens d'un taureau d'airain et croyance des bonnes femmes.--La manie des alignemens.--La part de Turin dans les projets d'embellissemens de l'empereur.--Le nouveau pont de Turin.--Murmures contre la destruction d'une église.--Entêtement d'une madone, suivi de complaisance.--Cause sérieuse de la chute de l'empire et défi porté aux savans.--Apparition de Lucien à Turin sans qu'il voie sa sÅ“ur.--Palais de plaisance des rois de Sardaigne.--La Vennerie, Montcallier et Stupinis.--La cour à Stupinis.--Courte description.--Histoire de ma chambre.--L'empereur, la belle dame et l'aide-de-camp.--Bon voisinage du colonel Gruyer.--La chasse aux yeux d'un pape.--Tour d'écolier et utilité du blanc d'Espagne.--Bonne qualité du prince Aldobrandini, lettre de l'empereur et départ.--Présentation en habit de soldat et les épaulettes de colonel.--Le roi Joseph, à Stupinis.--Le Piémont pris en grippe par Pauline.--Caprices plus violens que jamais.--Départ de Pauline pour les eaux d'Aix et la cour sans femmes. CHAPITRE VI. Manie des Français de se prendre pour termes de comparaison.--Usages piémontais.--Les dames romaines et la valeur du temps.--Singulière signification d'un mot français en Piémont.--MÅ“urs piémontaises.--Bizarrerie d'un jaloux.--L'empereur content de nous.--Quelques souvenirs sur la suite de Pauline.--Organisation de ma table et les capitaines de garde au palais.--Madame Hamelin, mérite et résignation.--La lettre de recommandation.--Histoire véridique du capitaine Poulet.--Son portrait, sa jeunesse et sa femme.--Bonnes manières des officiers sortis des pages et des gendarmes d'ordonnance.--Motifs de l'empereur en créant les gendarmes d'ordonnance.--Craintes et plaintes de quelques chefs de l'armée.--Licenciement des gendarmes d'ordonnance.--Le capitaine Aubriot.--Détails curieux sur le corps licencié.--Le général Montmorency, d'Albignac, et leçon de hiérarchie militaire.--Notre gouvernement un joli petit royaume.--M. Vincent de Margnolas, préfet de Turin, conseiller d'état à vingt-sept ans.--Jeu inouï de la fatalité.--Le naissance et la mort ensemble sous le même toit.--Position de nos neuf départemens.--Notre statistique préfectorale.--M. de Chabrol notre préfet modèle.--M. Bourdon de Vatry à Gênes.--Nos trois départemens maritimes.--Somnolence du préfet de Chiavari.--M. Nardau à Parme; bal le vendredi-saint et destitution immédiate.--M. Robert, préfet de Marengo.--Mot remarquable de l'empereur sur Alexandrie.--M. de la Vieuville, chambellan de l'empereur.--Convoitise d'un département et envoi dans un autre.--M. de la Vieuville, préfet de Coni.--M. Soyris et le beau idéal d'un directeur des douanes.--Auto-da-fé de marchandises anglaises.--Saisie de soixante cachemires adressés à Joséphine.--Sévérité de l'empereur.--Le quintal de tableaux de Raphaël!--Le département de la Doire, Ivrée et madame Jubé.--Promenade à Racconiggi.--Le souper impromptu et la cave de Garda. CHAPITRE VII. La femme sans tête et impertinence des Piémontais.--L'hôtel de Londres et la place Saint-Charles.--Le palais d'Aoste devenu le palais de Justice.--Situation et intérieur du palais impérial.--La cathédrale de Turin et le vrai saint suaire.--Le prince et la cour à la messe.--Levers du prince dans le palais impérial.--La galerie de Van-Dick, le boudoir des miniatures et le prie-dieu des reines de Sardaigne.--Prodigalité d'incrustations.--Le jardin du palais, promenade à la mode.--Le Nôtre, jardinier des rois.--Les arcades de la rue de Pô.--Sérénades nocturnes et le guitariste Anelli.--Promenades hors de la ville.--Les allées du Valentin.--La route de Montcallier.--Les jolis chevaux du prince.--La manufacture de tabacs.--M. de V... et application d'un mot de Rivarol.--Grand projet de chasse.--Les lapins de la république et le gibier de l'empire.--Le daim de Racconiggi.--César Berthier notre grand-veneur.--Partie manquée et journée charmante.--La comtesse de Solar.--Saint Hubert plus content de nous.--Le palais du prince auberge des princes et des rois.--La marquise de Gallo et la princesse d'Avelino à Turin.--Exemple incroyable d'exagération italienne.--Passage de Murat.--Le petit prince Achille, et singulière disposition au commandement.--Convoitise insurmontable.--Le marquis de Prié et son valet de chambre vidant ses poches.--Autre manie du marquis de Prié.--Madame de Prié en surveillance et rentrée en grâce.--Petit conseil tenu à la suite d'une lettre de l'empereur.--Rareté des hommes de mérite, et abondance de matière sénatoriale.--Luxe d'écuyers et de chambellans.--M. de Barolo sénateur.--Disposition des Piémontais envers le gouvernement.--Haine contre les Génois.--Gentillesse de Mérinos.--Conversation d'un écuyer avec un chien.--La société de Turin.--M. Alexandre de Saluces et M. de Grimaldi.--Salon de la comtesse de Salmours.--La marquise Dubourg.--M. de Villette.--La saint Napoléon à Turin.--Elégance d'un souper et quatre-vingt-quinze femmes à table.--Conseils du maréchal de Richelieu aux courtisans.--Promenade à la sortie du bal.--Visite à la Superga.--La madone du Pilon et la vigne Chablais.--Église de la Superga et le bon abbé Avogadro.--Le déjeuner d'anachorète et le chien battu.--Tombeaux des rois de Sardaigne.--Le caveau de la branche de Carignan et la dernière princesse de Carignan.--Effet prodigieux d'un rayon de soleil.--Pension obtenue de l'empereur pour l'abbé Avogadro.--Retour à cheval et station chez Laurent Dufour.--Histoire du comte de Scarampi et rare exemple de fermeté.--Le silence volontaire. CHAPITRE VIII. La pie de Thouaré.--Le Panthéon des animaux célèbres.--Le receveur-général de Turin.--Les deux financiers et les deux extrêmes.--M. Destor et ses distractions.--La partie d'échecs de M. Victor de Caraman.--Jeux à la cour.--Petits bals chez madame Destor.--Une Parisienne et aventure ébauchée.--Informations exactes, et voyage sentimental.--Stupéfaction d'une jolie femme.--Rendez-vous et discrétion.--Arrivée d'un jaloux.--Désappointement et persistance.--Intrigue dans une loge.--Le mouchoir et la boîte aux lettres.--Conseils de morale à la jeunesse.--Le contenu d'une lettre.--Deux chevaux blancs et Machiavel.--Mauvaise issue et oubli.--M. Belmondi.--M. de Navarre et l'épée de Louis XVIII.--Pétitions singulières.--Le prince Borghèse Jésus-Christ.--Leçon de politesse donnée avec un poignard.--Passion des Piémontais pour le jeu.--Le comte Pastoris et le père avare.--Histoire d'un original.--M. de La Payne et la croix de la Légion-d'Honneur.--Correspondance de M. de Lacépède.--Inconcevables motifs donnés à une demande, et le débordement du Pô.--Madame de La Payne et le deuil par anticipation.--Rencontre d'originaux.--Le contrôleur de Pignerol.--L'employé cuisinier.--M. de Marcolle et la confusion des langues.--Ce que c'est que M. Simon.--L'employé, son chef, et bizarre motif d'une prolongation de congé.--Éducation des pigeons.--Le gastronome, et solution du problème des vanneaux. CHAPITRE IX. Nos moyens de correspondance.--L'estafette de Naples à Paris.--Miracles du télégraphe.--Détails sur l'estafette.--Défenses sévères de l'empereur.--Légères infractions.--Napoléon crevant le porte-manteau des dépêches.--Le directeur-général pris en fraude.--Emploi des courriers, et missions extraordinaires.--Souvenir d'enfance de l'empereur.--Projets sur la Spezzia.--_M'en reparler souvent_.--Phénomène remarquable.--Eau douce dans la mer.--Grand projet, et les habitans sans contributions.--Correspondance du docteur Vastapani, et maladie de la princesse.--Le courrier Camille.--La vie d'un homme sauvée par hasard.--Bonté du prince Borghèse.--La bande de brigands de Narzoli.--Meino et sa femme.--Scarcello, Vivalda et le colonel Boizard.--Le modèle de _Jean Sbogar_.--MÅ“urs et usages des brigands.--Enlèvemens et contributions.--La croix de Salicetti.--Meino à Alexandrie, et sagacité du général Despinois.--Un jour à Stupinis, et exécution à Turin.--Le ménage de garçons.--Le colonel Jameron.--M. de Valori et M. d'Adhémar.--Pourquoi l'on jouait à la cour.--Conseils de M. de Lameth.--Mort du neveu de M. de Lameth, lettre de sa mère et singulière réponse.--Nobles manières d'Alexandre de Lameth.--Subvention extraordinaire.--Madame et mademoiselle Robert à Turin.--Incroyable changement d'état.--Conversation avec M. de Lameth.--Les veuves des préfets, et projet sans exécution.--M. de Garaudé.--Je mets le feu au palais.--L'aide-de-camp en mission.--Sottise d'un architecte, et la poutre brûlée.--Saint-Laurent et moi.--Mot de Jean-Jacques. FIN DES TABLES TOME PREMIER. [Illustration] À PARIS, CHEZ LADVOCAT, LIBRAIRE DE S. A. R. LE DUC DE CHARTRES, QUAI VOLTAIRE ET PALAIS-ROYAL. MDCCCXXX. PARIS.--IMPRIMERIE DE COSSON, RUE SAINT GERMAIN-DES-PRÉS, Nº 9. INTRODUCTION. La vie de l'homme obligé de se faire lui-même sa carrière, et qui n'est ni un artisan ni un homme de métier, ne commence ordinairement qu'aux environs de vingt ans. Jusque là il végète, incertain de son avenir, et n'ayant pas, ne pouvant pas avoir de but bien déterminé. Ce n'est que lorsqu'il est parvenu au développement complet de ses forces, et en même temps lorsque son caractère et son penchant le portent à marcher dans telle ou telle voie, qu'il peut se décider sur le choix d'une carrière et d'une profession; ce n'est qu'alors qu'il se connaît lui-même et voit clair autour de lui; enfin, c'est à cet âge seulement qu'il commence à _vivre_. En raisonnant de cette façon, ma vie, depuis que j'ai atteint ma vingtième année, a été de trente ans, qui peuvent se partager en deux parts égales, quant au nombre des mois et des jours, mais on ne peut pas plus diverses, si l'on s'attache à considérer les événemens qui se sont passés durant ces deux périodes de mon existence. Pendant quinze années attaché à la personne de l'empereur Napoléon, j'ai vu tous les hommes et toutes les choses importantes dont seul il était le point de ralliement et le centre. J'ai vu mieux encore que cela; car j'ai eu sous les yeux, dans toutes les circonstances de la vie, les moindres comme les plus graves, les plus privées comme celles qui appartiennent le plus à l'histoire et qui en font déjà partie; j'ai eu, dis-je, sans cesse sous les yeux l'homme dont le nom remplit à lui seul les pages les plus glorieuses de nos annales. Quinze ans je l'ai suivi dans ses voyages et dans ses campagnes, à sa cour et dans l'intérieur de sa famille. Quelque démarche qu'il pût faire, quelque ordre qu'il pût donner, il était bien difficile que l'empereur ne me mît pas, même involontairement, dans sa confidence; et c'est sans le vouloir moi-même que je me suis plus d'une fois trouvé en possession de secrets que j'aurais bien souvent voulu ne point connaître. Que de choses se sont passées pendant ces quinze années! Auprès de l'empereur on vivait comme au milieu d'un tourbillon. C'était une succession d'événemens rapide, étourdissante. On s'en trouvait comme ébloui; et si l'on voulait, pour un instant, y arrêter son attention, il venait tout de suite comme un autre flot d'événemens qui vous entraînait sans vous donner le temps d'y fixer votre pensée. Maintenant à ces temps d'une activité qui donnait le vertige a succédé pour moi le repos le plus absolu, dans la retraite la plus isolée. C'est aussi un intervalle de quinze ans qui s'est écoulé depuis que j'ai quitté l'empereur. Mais quelle différence! Pour ceux qui, comme moi, ont vécu au milieu des conquêtes et des merveilles de l'empire, que reste-t-il à faire aujourd'hui? Si, dans la force de l'âge, notre vie a été mêlée au mouvement de ces années si courtes, mais si bien remplies, il me semble que nous avons fourni une carrière assez longue et assez pleine. Il est temps que chacun de nous se livre au repos. Nous pouvons bien nous éloigner du monde, et fermer les yeux. Que nous reste-t-il à voir qui valût ce que nous avons vu? de pareils spectacles ne se rencontrent pas deux fois dans la vie d'un homme. Après avoir passé devant ses yeux, ils suffisent à remplir sa mémoire pour le temps qu'il lui reste encore à vivre; et dans sa retraite il n'a rien de mieux à faire que d'occuper ses loisirs du souvenir de ce qu'il a vu. C'est là aussi ce que j'ai fait. Le lecteur croira facilement que je n'ai point de passe-temps plus habituel que de me reporter aux années que j'ai passées au service de l'empereur. Autant que cela m'a été possible, je me suis tenu au courant de tout ce qu'on a écrit sur mon ancien maître, sur sa famille et sur sa cour. Dans ces lectures que ma femme ou ma belle-sÅ“ur faisaient à la famille, au coin du feu, que de longues soirées se sont écoulées comme un instant! Lorsque je rencontrais dans ces livres, dont quelques-uns ne sont vraiment que de misérables rapsodies, des faits inexacts, ou faux, ou calomnieux, je trouvais du plaisir à les rectifier, ou bien à en prouver l'absurdité. Ma femme, qui a vécu, comme moi et avec moi, au milieu de ces événemens, nous faisait à son tour part de ses réflexions et de ses éclaircissemens; et, sans autre but que notre propre satisfaction, elle prenait note de nos observations communes. Tous ceux qui veulent bien de temps en temps venir nous voir dans notre solitude, et qui prennent plaisir à me faire parler de ce que j'ai vu, étonnés et trop souvent indignés des mensonges que l'ignorance ou la mauvaise foi ont débités à l'envi sur l'empereur et sur l'empire, me témoignaient leur satisfaction des renseignemens que j'étais à même de leur donner, et me conseillaient de les communiquer au public. Mais je ne m'étais jamais arrêté à cette pensée, et j'étais bien loin d'imaginer que je pourrais être un jour moi-même auteur d'un livre, lorsque M. Ladvocat arriva dans notre ermitage, et m'engagea de toutes ses forces à publier mes mémoires, dont il me proposa d'être l'éditeur. Dans le temps même où je reçus cette visite, à laquelle je ne m'attendais pas, nous lisions en famille les _Mémoires de M. de Bourrienne_, que la maison Ladvocat venait de publier, et nous avions remarqué plus d'une fois que ces mémoires étaient exempts de cet esprit de dénigrement ou d'engouement que nous avions si souvent rencontré, non sans dégoût, dans les autres livres traitant du même sujet. M. Ladvocat me conseilla de compléter la biographie de l'empereur, dont M. de Bourrienne, par suite de sa situation élevée et de ses occupations habituelles, avait dû s'attacher à ne montrer que le côté politique. Après ce qu'il en a dit d'excellent, il me restait encore, suivant son éditeur, à raconter moi-même, simplement, et comme il convenait à mon ancienne position auprès de l'empereur, ce que M. de Bourrienne a dû nécessairement négliger, et que personne ne pouvait mieux connaître que moi. J'avouerai sans peine que je ne trouvai que peu d'objections à opposer aux raisonnemens de M. Ladvocat, lorsqu'il acheva de me convaincre, en me faisant relire ce passage de l'introduction aux _Mémoires de M. de Bourrienne_. «Si toutes les personnes qui ont approché Napoléon, quels que soient le temps et le lieu, veulent consigner _franchement_ ce qu'elles ont vu et entendu, sans y mettre aucune passion, l'historien à venir sera riche en matériaux. Je désire que celui qui entreprendra ce travail difficile trouve dans mes notes quelques renseignemens utiles à la perfection de son ouvrage.» Et moi aussi, me dis-je après avoir relu attentivement ces lignes, je puis fournir des notes et des éclaircissemens, relever des erreurs, flétrir des mensonges, et faire connaître ce que je sais de la vérité; en un mot, je puis et _je dois_ porter mon témoignage dans le long procès qui s'instruit depuis la chute de l'empereur; car j'ai été _témoin_, j'ai tout vu, et je puis dire: _J'étais là_. D'autres aussi ont vu de près l'empereur et sa cour, et il devra m'arriver souvent de répéter ce qu'ils en ont dit; car, ce qu'ils savent, j'ai été comme eux à même de le savoir. Mais ce qu'à mon tour je sais de particulier et ce que je puis raconter de secret et d'inconnu, personne jusqu'ici n'a pu le savoir, ni par conséquent le dire avant moi[1]. Depuis le départ du premier consul pour la campagne de Marengo, où je le suivis, jusqu'au départ de Fontainebleau, où je fus obligé de quitter l'empereur, je n'ai fait que deux absences, l'une de trois fois vingt-quatre heures, l'autre de sept ou huit jours. Hors ces congés fort courts, dont le dernier m'était nécessaire pour rétablir ma santé, je n'ai pas plus quitté l'empereur que son ombre. On a prétendu _qu'il n'était point de héros pour le valet de chambre_. Je demande la permission de ne point être de cet avis. L'empereur, de si près qu'on l'ait vu, était toujours un _héros_, et il y avait beaucoup à gagner à voir aussi en lui _l'homme_ de près et en détail. De loin on n'éprouvait que le prestige de sa gloire et de sa puissance; en l'approchant, on jouissait de plus, avec surprise, de tout le charme de sa conversation, de toute la simplicité de sa vie de famille, et, je ne crains pas de le dire, de la bienveillance habituelle de son caractère. Le lecteur, curieux de savoir d'avance dans quel esprit seront écrits mes mémoires, aimera peut-être à trouver ici un passage d'une lettre que j'écrivis a mon éditeur, le 19 janvier dernier. «M. de Bourrienne a peut-être raison de traiter avec sévérité l'homme politique; mais ce point de vue n'est pas le mien. Je ne puis parler que du héros en déshabillé; et alors il était presque constamment bon, patient, et rarement injuste. Il s'attachait beaucoup, et recevait avec plaisir et bonhomie les soins de ceux qu'il affectionnait. Il était homme d'habitude. C'est comme serviteur attaché que je désire parler de l'empereur, et nullement comme censeur. Ce n'est pas non plus une apothéose en plusieurs volumes que je veux faire. Je suis un peu à son égard comme ces pères qui reconnaissent des défauts dans leurs enfans, les blâment fort, mais en même temps sont bien aises de trouver des excuses à leurs torts.» Je prie qu'on me pardonne la familiarité, ou même, si l'on veut, l'inconvenance de cette comparaison, en faveur du sentiment qui l'a dictée. Du reste, je ne me propose ni de louer ni de blâmer, mais simplement de raconter ce qui est à ma connaissance, sans chercher à prévenir le jugement de personne. Je ne puis finir cette introduction sans dire quelques mots de moi-même, en réponse aux calomnies qui ont poursuivi jusque dans sa retraite un homme qui ne devrait point avoir d'ennemis, si, pour être à l'abri de ce malheur, il suffisait d'avoir fait un peu de bien, et jamais de mal. On m'a reproche d'avoir abandonné mon maître après sa chute, de n'avoir point partagé son exil. Je prouverai que si je n'ai point suivi l'empereur, ce n'est pas la volonté, mais bien la possibilité de le faire, qui m'a manqué. À Dieu ne plaise que je veuille déprécier ici le dévouement des fidèles serviteurs qui se sont attachés jusqu'à la fin à la fortune de l'empereur; mais pourtant qu'il me soit permis de dire que, quelque terrible qu'eût été la chute de l'empereur pour lui-même, la _condition_ (à ne parler ici que d'intérêt personnel) était encore assez belle à l'île d'Elbe pour ceux qui étaient restés au service de Sa Majesté, et qu'une impérieuse nécessité ne retenait pas en France. Ce n'est donc pas l'intérêt personnel qui m'a fait me séparer de l'empereur. J'expliquerai les motifs de cette séparation. On saura aussi la vérité sur un prétendu abus de confiance dont, suivant d'autres bruits, je me serais rendu coupable vis-à-vis de l'empereur. Le simple récit de la méprise qui a donné lieu à cette fable suffira, j'espère, pour me laver de tout soupçon d'indélicatesse. Mais s'il fallait y ajouter encore des témoignages, j'invoquerais ceux des personnes qui vivaient le plus dans l'intimité de l'empereur, et qui ont été à même de savoir et d'apprécier ce qui s'était passé entre lui et moi; enfin j'invoquerais cinquante ans d'une vie irréprochable, et je dirais: «Dans le temps où je me suis trouvé en situation de rendre de grands services, j'en ai rendu beaucoup en effet, mais je n'en ai jamais vendu. J'aurais pu tirer avantage des démarches que j'ai faites pour des personnes qui, par suite de mes sollicitations, ont acquis une immense fortune; et j'ai refusé jusqu'au profit légitime que, dans leur reconnaissance, très-vive à cette époque, elles croyaient devoir m'offrir en me proposant un intérêt dans leur entreprise. Je n'ai point cherché à exploiter la bienveillance dont l'empereur daigna si long-temps m'honorer, pour enrichir ou placer mes parens; et je me suis retiré pauvre, après quinze ans passés au service particulier du souverain le plus riche et le plus puissant de l'Europe.» Cela dit, j'attendrai avec confiance le jument du lecteur. MÉMOIRES DE CONSTANT. CHAPITRE PREMIER. Naissance de l'auteur.--Son père, ses parens.--Ses premiers protecteurs.--Émigration et abandon.--Le suspect de 12 ans.--Les municipaux ou les _imbéciles_.--Le chef d'escadron Michau.--M. Gobert.--Carrat.--Madame Bonaparte et sa fille.--Les bouquets et la scène de sentiment.--Économie de Carrat pour les autres et sa générosité pour lui-même.--Poltronnerie.--Espiégleries de madame Bonaparte et d'Hortense.--Le fantôme.--La douche nocturne.--La chute.--L'auteur entre au service de M. Eugène de Beauharnais. JE ne parlerai que très-peu de moi dans mes mémoires, car je ne me cache pas que le public ne peut y chercher avec intérêt que des détails sur le grand homme au service duquel ma destinée m'a attaché pendant seize ans, et que je ne quittai presque jamais pendant ce temps. Cependant je demanderai la permission de dire quelques mots sur mon enfance, et sur les circonstances qui m'ont amené au poste de valet de chambre de l'empereur. Je suis né le 2 décembre 1778, à Péruelz, ville qui devint française, lors de la réunion de la Belgique à la république, et qui se trouva alors comprise dans le département de Jemmapes. Peu de temps après ma naissance, mon père prit aux bains de Saint-Amand un petit établissement nommé le Petit-Château, où logeaient les personnes qui fréquentaient les eaux. Il avait été aidé dans cette entreprise par le prince de Croï, dans la maison duquel il avait été maître d'hôtel. Nos affaires prospéraient au delà des espérances de mon père, car nous recevions un grand nombre d'illustres malades. Comme je venais d'atteindre ma onzième année, le comte de Lure, chef d'une des premières familles de Valenciennes, se trouva au nombre des habitans du Petit-Château; et comme cet excellent homme m'avait pris en grande affection, il me demanda à mes parens pour être élevé avec ses fils, qui étaient à peu près de mon âge. L'intention de ma famille était alors de me faire entrer dans les ordres, pour plaire à un de mes oncles, qui était doyen de Lessine. C'était un homme d'un grand savoir et d'une vertu rigide. Pensant que la proposition du comte de Lure ne changerait rien à ses projets futurs, mon père l'accepta, jugeant que quelques années passées dans une famille aussi distinguée me donneraient le goût de l'étude et me prépareraient aux études plus sérieuses que j'aurais à faire pour embrasser l'état ecclésiastique. Je partis donc avec le comte de Lure, fort affligé de quitter mes parens, mais bien aise en même temps, comme on l'est ordinairement à l'âge que j'avais, de voir un pays nouveau. Le comte m'emmena dans une de ses terres située près de Tours, où je fus reçu avec la plus bienveillante amitié par la comtesse et ses enfans, et je fus traité sur un pied parfait d'égalité avec eux, prenant chaque jour les leçons de leur gouverneur. Hélas! je ne profitai malheureusement pas assez long-temps des bontés du comte de Lure et des leçons que je recevais chez lui. Une année à peine s'était écoulée depuis notre installation au château, lorsque l'on apprit l'arrestation du roi à Varennes. La famille dans laquelle je me trouvais en éprouva un violent désespoir, et tout enfant que j'étais, je me rappelle que j'éprouvai un vif chagrin de cette nouvelle, sans pouvoir m'en rendre compte, mais parce que, sans doute, il est naturel de partager les sentimens des personnes avec lesquelles on vit, quand elles nous traitent avec autant de bonté que le comte et la comtesse de Lure en avaient pour moi. Toutefois j'étais dans cette heureuse imprévoyance de l'enfance, lorsqu'un matin je fus réveillé par un grand bruit. Bientôt je me vis entouré d'un nombre considérable d'étrangers, dont aucun ne m'était connu, et qui m'adressèrent une foule de questions auxquelles il m'était bien impossible de répondre. Seulement j'appris alors que le comte et la comtesse de Lure avaient pris le parti d'émigrer. On me conduisit à la municipalité, où les questions recommencèrent de plus belle, et toujours aussi inutilement; car je ne savais rien du projet de mes protecteurs, et je ne pus répondre que par les larmes abondantes que je versai en me voyant abandonné de la sorte et éloigné de ma famille. J'étais trop jeune alors pour réfléchir sur la conduite du comte; mais j'ai pensé depuis, que mon abandon même était de sa part un acte de délicatesse, n'ayant pas voulu me faire émigrer sans l'assentiment de mes parens; j'ai toujours eu la conviction qu'avant de partir, le comte de Lure m'avait recommandé à quelques personnes, mais que celles-ci n'osèrent pas me réclamer, dans la crainte de se trouver compromises; ce qui, comme l'on sait, était alors extrêmement dangereux. Me voilà donc seul, à l'âge de douze ans, sans guide, sans appui, sans soutien, sans conseil et sans argent, à plus de cent lieues de mon pays, et déjà habitué aux douceurs de la vie d'une bonne maison. Qui le croirait? dans cet état, j'étais presque regardé comme un suspect, et les autorités du lieu exigeaient que je me présentasse chaque jour à la municipalité, pour la plus grande sûreté de la république; aussi me rappelé-je parfaitement que lorsque l'empereur se plaisait à me faire raconter ces tribulations de mon enfance, il ne manquait jamais de répéter plusieurs fois: _Les imbéciles_! en parlant de mes honnêtes municipaux. Quoi qu'il en soit, les autorités de Tours, jugeant enfin qu'un enfant de douze ans était incapable de renverser la république, me délivrèrent un passe-port avec l'injonction expresse de quitter la ville dans les vingt-quatre heures; ce que je fis de bien grand cÅ“ur, mais non sans un profond chagrin de me voir seul et à pied sur la route, avec un long chemin à faire. À force de privation, et avec beaucoup de peine, j'arrivai enfin auprès de Saint-Amand, que je trouvai au pouvoir des Autrichiens. Les Français entouraient la ville, mais il me fut impossible d'y entrer. Dans mon désespoir je m'assis sur les rebords d'un fossé, et là je pleurais amèrement quand je fus remarqué par le chef d'escadron Michau,[2] qui devint par la suite colonel et aide-de-camp du général Loison. M. Michau s'approcha de moi, me questionna avec beaucoup d'intérêt, me fit raconter mes tristes aventures, en parut touché, mais ne me cacha pas l'impossibilité où il était de me faire conduire dans ma famille; venant d'obtenir un congé, qu'il allait passer dans la sienne à Chinon, il me proposa de l'accompagner, ce que j'acceptai avec une vive reconnaissance. Je ne saurais dire combien la famille de M. Michau eut pour moi de bonté et d'égards, pendant les trois ou quatre mois que je passai auprès d'elle; au bout de ce temps M. Michau m'emmena avec lui à Paris, où je ne tardai pas à être placé chez un M. Gobert, riche négociant, qui me traita avec la plus grande bonté pendant tout le temps que je restai chez lui. J'ai revu dernièrement M. Gobert, et il m'a rappelé que, quand nous voyagions ensemble, il avait l'attention de laisser à ma disposition une des banquettes de sa voiture, sur laquelle je m'étendais pour dormir. Je mentionne avec plaisir cette circonstance, d'ailleurs assez indifférente, mais qui prouve toute la bienveillance que M. Gobert avait pour moi. Quelques années après, je fis la connaissance de Carrat, qui était au service de madame Bonaparte, pendant que le général se livrait à son expédition d'Égypte; mais avant de dire comment j'entrai dans la maison, il me semble à propos de commencer par raconter comment Carrat lui-même avait été attaché à madame Bonaparte, et en même temps quelques anecdotes qui le concernent, et qui sont de nature à faire connaître les premiers passe-temps des habitans de la Malmaison. Carrat se trouvait à Plombières quand madame Bonaparte y alla prendre les eaux. Tous les jours il lui apportait des bouquets, et lui adressait de petits complimens, si singuliers, si drôles même, que cela divertissait beaucoup Joséphine, aussi bien que quelques dames qui l'avaient accompagnée, parmi lesquelles étaient mesdames de Cambis et de Crigny,[3] et surtout sa fille Hortense, qui riait aux éclats de ses facéties; et la vérité est qu'il était extrêmement plaisant à cause d'une certaine niaiserie et d'une certaine originalité de caractère qui ne l'empêchaient pas d'avoir de l'esprit. Ses espiégleries ayant plu à madame Bonaparte, il y ajouta une scène de sentiment, au moment où cette excellente femme allait quitter les eaux. Carrat pleura, se lamenta, exprima de son mieux le vif chagrin qu'il allait éprouver à ne plus voir madame Bonaparte tous les jours, comme il en avait contracté l'habitude, et madame Bonaparte était si bonne, qu'elle n'hésita pas à l'emmener à Paris avec elle. Elle lui fit apprendre à coiffer, et se l'attacha définitivement en qualité de valet de chambre coiffeur; telles étaient du moins les fonctions qu'il avait à remplir auprès d'elle, quand je fis la connaissance de Carrat. Il avait avec elle un franc-parler étonnant, au point même que quelquefois il la grondait. Quand madame Bonaparte, qui était extrêmement généreuse, et toujours bienveillante pour tout le monde, faisait des cadeaux à ses femmes, ou s'entretenait familièrement avec elles, Carrat lui en faisait des reproches: «Pourquoi donner cela?» disait-il; puis il ajoutait: «Voilà comme vous êtes, Madame, vous vous mettez à plaisanter avec vos domestiques! eh bien, au premier jour, ils vous manqueront de respect.» Mais s'il mettait ainsi obstacle à la générosité de sa maîtresse quand elle se répandait sur ses entours, il ne se gênait pas davantage pour la stimuler en ce qui le concernait, et quand quelque chose lui plaisait, il disait tout simplement: «Vous devriez bien me donner cela?» La bravoure n'est pas toujours la compagne inséparable de l'esprit, et Carrat en offrit plus d'une fois la preuve. Il était doué d'une de ces sortes de poltronneries naïves et insurmontables qui ne manquent jamais dans les comédies d'exciter le rire des spectateurs; aussi était-ce un grand plaisir pour madame Bonaparte que de lui jouer des tours qui mettaient en évidence sa rare prudence. Il faut savoir, d'abord, qu'un des grands plaisirs de madame Bonaparte à la Malmaison était de se promener à pied sur la grande route qui longe les murs du parc; elle préféra toujours cette promenade extérieure, et où il y avait presque continuellement des tourbillons de poussière, aux délicieuses allées de l'intérieur du parc. Un jour, étant accompagnée de sa fille Hortense, madame Bonaparte dit à Carrat de la suivre à la promenade. Celui-ci était enchanté d'une pareille distinction, lorsque tout à coup on vit s'élever de l'un des fossés une grande figure recouverte d'un drap blanc, enfin un vrai fantôme, tels que j'en ai vus de décrits dans la traduction de quelques anciens romans anglais. Il est inutile que je dise que le fantôme n'était autre qu'une personne placée exprès par ces dames pour épouvanter Carrat, et certes la comédie réussit à merveille; Carrat, en effet, eut à peine aperçu le fantôme, qu'il s'approcha fort effrayé de madame Bonaparte, en lui disant tout tremblant: «Madame, Madame, regardez donc ce fantôme!... c'est l'esprit de cette dame qui est morte dernièrement à Plombières!...--Taisez-vous, Carrat, vous êtes un poltron.--Ah! c'est bien son esprit qui revient.» Comme Carrat parlait ainsi, l'homme au drap blanc, achevant de remplir son rôle, s'avança sur lui en agitant son long voile, et le pauvre Carrat, saisi de terreur, tomba à la renverse, et se trouva tellement mal, qu'il fallut tous les soins qui lui furent prodigués pour lui faire reprendre connaissance. Un autre jour, toujours pendant que le général était en Égypte, et par conséquent avant que je ne fusse attaché à personne de sa famille, madame Bonaparte voulut donner à quelques-unes de ses dames une représentation de la peur de Carrat. Ce fut alors parmi les dames de la Malmaison une conspiration générale, dans laquelle mademoiselle Hortense joua le rôle du principal conjuré. Cette scène a été assez racontée devant moi par madame Bonaparte pour que je puisse en donner les détails assez comiques. Carrat couchait dans une chambre auprès de laquelle existait un petit cabinet; on fit percer la cloison de séparation, et l'on y fit passer une ficelle au bout de laquelle était attaché un pot rempli d'eau. Ce vase rafraîchissant était suspendu précisément au-dessus de la tête du patient; et ce n'était pas tout encore, car on avait en outre pris la précaution de faire ôter les vis qui retenaient la sangle du lit de Carrat, et comme celui-ci avait l'habitude de se coucher sans lumière, il ne vit ni les préparatifs d'une chute préméditée, ni le vase contenant l'eau destinée à son nouveau baptême. Tous les membres de la conspiration attendaient depuis quelques instans dans le cabinet, quand il se jeta assez lourdement sur son lit, qui ne manqua pas de s'enfoncer à l'instant même, pendant que le jeu de la ficelle faisait produire au pot à l'eau tout son effet. Victime à la fois d'une chute et d'une inondation nocturnes, Carrat se récria avec violence contre ce double attentat: «C'est une horreur!» criait-il de toutes ses forces; et cependant la maligne Hortense, pour ajouter à ses tribulations, disait à sa mère, à madame de Crigny, depuis madame Denon, à madame Charvet et à plusieurs autres dames de la maison: «Ah! maman, les crapauds et les grenouilles qui sont dans l'eau vont lui tomber sur la figure.» Ces mots, joints à une profonde obscurité, ne servaient qu'à augmenter la terreur de Carrat, qui, se fâchant sérieusement, s'écriait: «C'est une horreur, Madame, c'est une atrocité que de se jouer ainsi de vos domestiques.» Je n'oserais assurer que les plaintes de Carrat fussent tout-à-fait déplacées, mais elles ne servaient qu'à exciter la gaieté des dames qui l'avaient pris pour le plastron de leurs plaisanteries. Quoi qu'il en soit, tels étaient le caractère et la position de Carrat, lorsque, ayant fait depuis quelque temps connaissance avec lui, le général Bonaparte étant de retour de son expédition d'Égypte, il me dit que M. Eugène de Beauharnais s'était adressé à lui pour un valet de chambre de confiance, le sien ayant été retenu au Caire par une maladie assez grave au moment du départ. Il s'appelait Lefebvre, et était un vieux serviteur tout dévoué à son maître, comme durent l'être toutes les personnes qui ont connu le prince Eugène; car je ne crois pas qu'il ait jamais existé un homme meilleur, plus poli, plus rempli d'égards et même d'attentions pour les personnes qui lui ont été attachées. Carrat m'ayant donc dit que M. Eugène de Beauharnais désirait un jeune homme pour remplacer Lefebvre, et m'ayant proposé de prendre sa place, j'eus le bonheur de lui être présenté et de lui convenir. Il voulut même bien me dire, dès le premier jour, que ma physionomie lui plaisait beaucoup, et qu'il voulait que j'entrasse chez lui sur-le-champ. De mon côté, j'étais enchanté de cette condition, qui, je ne sais pourquoi, se présentait à mon imagination sous les plus riantes couleurs. J'allai sans perdre de temps chercher mon modeste bagage, et me voilà valet de chambre, par _intérim_, de M. de Beauharnais, ne pensant point que je serais un jour admis au service particulier du général Bonaparte, et encore moins que je deviendrais le premier valet de chambre d'_un empereur_. CHAPITRE II _Le prince_ Eugène apprenti menuisier.--Bonaparte et l'épée du marquis de Beauharnais.--Première entrevue de Napoléon et de Joséphine.--Extérieur et qualités d'Eugène.--Franchise.--Bonté.--Goût pour le plaisir.--Déjeuners de jeunes officiers et d'artistes.--Les mystifications et les mystifiés.--Thiémet et Dugazon.--Les bègues et l'immersion à la glace.--Le vieux valet de chambre rétabli dans ses droits.--Constant passe au service de madame Bonaparte.--Agrémens de sa nouvelle situation.--Souvenirs du 18 brumaire.--Déjeuners politiques.--Les directeurs _en charge_.--Barras à la grecque.--L'abbé Sieys à cheval.--Le rendez-vous.--Erreur de Murat.--Le président Gohier, le général Jubé et la grande manÅ“uvre.--Le général Marmont et les chevaux de manège.--La Malmaison.--Salon de Joséphine.--M. de Talleyrand.--La famille du général Bonaparte.--M. Volney.--M. Denon.--M. Lemercier.--M. de Laigle.--Le général Bournonville.--Excursion à cheval.--Chute d'Hortense.--Bon ménage.--La partie de barres.--Bonaparte mauvais coureur.--Revenu net de la Malmaison.--Embellissemens.--Théâtre et acteurs de société: MM. Eugène, Jérôme, Bonaparte, Lauriston, etc.; mademoiselle Hortense, madame Murat, les deux demoiselles Auguié.--Napoléon simple spectateur. C'ÉTAIT le 16 octobre 1799 qu'Eugène de Beauharnais était arrivé à Paris, de retour de l'expédition d'Égypte, et ce fut presque immédiatement après son arrivée que j'eus le bonheur d'être placé auprès de lui M. Eugène avait alors vingt-un ans, et je ne tardai pas à apprendre quelques particularités que je crois peu connues sur sa vie antérieure, au mariage de sa mère avec le général Bonaparte. On sait quelle fut la mort de son père, l'une des victimes de la révolution. Lorsque le marquis de Beauharnais eut péri sur l'échafaud, sa veuve, dont les biens avaient été confisqués, se trouvant réduite à un état voisin de la misère, craignant que son fils, quoique bien jeune encore, ne fût aussi poursuivi à cause de sa noblesse, le plaça chez un menuisier, rue de l'Echelle. Une dame de ma connaissance, qui demeurait dans cette rue, l'a souvent vu passer portant une planche sur son épaule. Il y avait loin de là au commandement du régiment des guides consulaires, et surtout à la vice-royauté d'Italie. J'appris, en l'entendant raconter à Eugène lui-même, par quelle singulière circonstance il avait été la cause de la première entrevue de sa mère avec son beau-père. Eugène n'étant alors âgé que de quatorze ou quinze ans, ayant été informé que le général Bonaparte était devenu possesseur de l'épée du marquis de Beauharnais, hasarda auprès de lui une démarche qui obtint un plein succès. Le général l'accueillit avec obligeance, et Eugène lui dit qu'il venait lui demander de vouloir bien lui rendre l'épée de son père. Sa figure, son air, sa démarche franche, tout plut en lui à Bonaparte, qui sur-le-champ lui rendit l'épée qu'il demandait. À peine cette épée fut-elle entre ses mains qu'il la couvrit de baisers et de larmes, et cela d'un air si naturel que Bonaparte en fut enchanté. Madame de Beauharnais, ayant su l'accueil que le général avait fait à son fils, crut devoir lui faire une visite de remercîmens. Joséphine ayant plu beaucoup à Bonaparte dès cette première entrevue, celui-ci lui rendit sa visite. Ils se revirent souvent, et l'on sait qu'elle fut, d'événemens en événemens, la première impératrice des Français; et je puis assurer, d'après les preuves nombreuses que j'en ai eues par la suite, que Bonaparte n'a jamais cessé d'aimer Eugène autant qu'il aurait pu aimer son propre fils. Les qualités d'Eugène étaient à la fois aimables et solides. Il n'avait pas de beaux traits, mais cependant sa physionomie prévenait en sa faveur. Il avait la taille bien prise, mais non point une tournure distinguée, à cause de l'habitude qu'il avait de se dandiner en marchant. Il avait environ cinq pieds trois à quatre pouces. Il était bon, gai, aimable, plein d'esprit, vif, généreux; et l'on peut dire que sa physionomie franche et ouverte était bien le miroir de son âme. Combien de services n'a-t-il pas rendus pendant le cours de sa vie et à l'époque même où il devait pour cela s'imposer des privations! On verra bientôt comment il se fit que je ne passai qu'un mois auprès d'Eugène mais pendant ce court espace de temps je me rappelle que, tout en remplissant scrupuleusement ses devoirs auprès de sa mère et de son beau-père, il était fort adonné aux plaisirs, si naturels à son âge et dans sa position. Une des choses qui lui plaisait le plus était de donner des déjeuners à ses amis; aussi en donnait-il fort souvent; ce qui, pour ma part, m'amusait beaucoup, à cause des scènes comiques dont je me trouvais témoin. Outre les jeunes militaires de l'état-major de Bonaparte, ses convives les plus assidus, il avait encore pour convives habituels le ventriloque Thiémet, Dugazon, Dazincourt et Michau du théâtre Français, et quelques autres personnes dont le nom m'échappe en ce moment. Comme on peut le croire, ces réunions étaient extrêmement gaies; les jeunes officiers surtout qui revenaient, comme Eugène, de l'expédition d'Égypte, ne cherchaient qu'à se dédommager des privations récentes qu'ils avaient eues à souffrir. À cette époque, les mystificateurs étaient à la mode à Paris; on en faisait venir dans les réunions, et Thiémet tenait parmi ceux-ci un rang fort distingué. Je me rappelle qu'un jour, à un déjeuner d'Eugène, Thiémet appela par leurs noms plusieurs présens, en imitant la voix de leurs domestiques, comme si cette voix fût venue du dehors: lui, il restait tranquille à sa place, et n'ayant l'air de remuer les lèvres que pour boire et manger, deux fonctions qu'il remplissait très-bien. Chacun des officiers, appelé de la sorte, descendait, et ne trouvait personne; et alors Thiémet, affectant une feinte obligeance, descendait avec eux, sous le prétexte de les aider à chercher, et prolongeait leur embarras en continuant à leur faire entendre une voix connue. La plupart rirent eux-mêmes de bon cÅ“ur d'une plaisanterie dont ils venaient d'être victimes; mais il s'en trouva un qui, ayant l'esprit moins bien fait que celui de ses camarades, prit la chose au sérieux, et voulut se fâcher, quand Eugène avoua qu'il était le chef du complot. Je me rappelle encore une autre scène plaisante dont les deux héros furent ce même Thiémet dont je viens de parler, et Dugazon. Plusieurs personnes étrangères étaient réunies chez Eugène, les rôles distribués et appris d'avance, et les deux victimes désignées. Lorsque chacun fut placé à table, Dugazon, contrefaisant un bègue, adresse la parole à Thiémet, qui, chargé d'un rôle pareil, lui répond en bégayant; alors chacun des deux feint de croire que l'autre se moque de lui, et il en résulte une querelle de bègues, qui peuvent d'autant moins s'exprimer que la colère les domine. Thiémet, qui à sa qualité de bègue avait joint celle de sourd, s'adresse à son voisin, et lui demande, son cornet à l'oreille: «Qu-que-qu'est-ce qui-qui-i-i dit?--Rien,» répond l'officieux voisin, qui voulait prévenir une querelle, et prendre fait et cause pour son bègue.--«Si-si-sii-i-i se-se mo-moque-moque de moi.» Alors la querelle devient plus vive; on va en venir aux voies de fait, et déjà chacun des deux bègues s'est emparé d'une carafe pour la jeter à la tête de son antagoniste, quand une copieuse immersion de l'eau contenue dans la carafe apprend aux officieux voisins quel est le danger de la conciliation. Les deux bègues continuaient cependant à crier comme deux sourds, jusqu'à ce que la dernière goutte d'eau fût versée; et je me rappelle qu'Eugène, auteur de cette conspiration, riait aux éclats pendant tout le temps que dura cette scène. On s'essuya, et tout fut bientôt raccommodé le verre à la main. Eugène, quand il avait fait une plaisanterie de cette sorte, ne manquait jamais de la raconter à sa mère, et quelquefois même à son beau-père, qui s'en amusaient beaucoup, surtout Joséphine. Je menais, depuis un mois, assez joyeuse vie chez Eugène, quand Lefebvre, le valet de chambre qu'il avait laissé malade au Caire, revint guéri, et redemanda sa place. Eugène, auquel je convenais mieux à cause de mon âge et de mon activité, lui proposa de le faire entrer chez sa mère, en lui faisant observer qu'il y serait bien plus tranquille qu'auprès de lui; mais Lefebvre, qui était extrêmement attaché à son maître, alla trouver Madame Bonaparte, à laquelle il témoigna tout son chagrin de la résolution d'Eugène. Joséphine lui promit de prendre fait et cause pour lui; elle le consola, l'assura qu'elle parlerait à son fils, qu'elle le ferait rentrer dans son ancien poste, et lui dit que ce serait moi qu'elle prendrait à son service. Joséphine parla effectivement à son fils, comme elle avait promis à Lefebvre de le faire; et, un matin, Eugène m'annonça, dans les termes les plus obligeans, mon changement de domicile.--«Constant, me dit-il, je suis très-fâché de la circonstance qui exige que nous nous quittions; mais, vous le savez, Lefebvre m'a suivi en Égypte; c'est un vieux serviteur: je ne puis pas me dispenser de le reprendre. D'ailleurs, vous n'allez pas me devenir étranger; vous allez entrer chez ma mère, où vous serez fort bien; et là nous nous verrons souvent. Allez-y de ma part, dès ce matin même; je lui ai parlé de vous; c'est une chose convenue; elle vous attend.» Comme on peut le croire, je ne perdis pas de temps pour me présenter chez madame Bonaparte; sachant qu'elle était à la Malmaison, je m'y rendis sur-le-champ, et je fus reçu par madame Bonaparte avec une bonté qui me pénétra de reconnaissance, ne sachant pas que cette bonté, elle l'avait pour tout le monde, qu'elle était aussi inséparable de son caractère que la grâce l'était de sa personne. Le service que j'eus à faire chez elle était tout-à-fait insignifiant; presque tout mon temps était à ma disposition, et j'en profitais pour aller souvent à Paris. La vie que je menais était donc fort douce pour un jeune homme, ne pouvant encore me douter que, quelque temps après, elle deviendrait aussi assujettie qu'elle était libre alors. Avant de quitter un service dans lequel j'avais trouvé tant d'agrément, je rapporterai quelques faits qui sont de cette époque et que ma position auprès du beau-fils du général Bonaparte m'a mis à même de connaître. M. de Bourrienne a parfaitement raconté dans ses mémoires les événemens du 18 brumaire. Le récit qu'il a fait de cette fameuse journée est aussi exact qu'intéressant; et toutes les personnes curieuses de connaître les causes secrètes qui amènent les changemens politiques les trouveront fidèlement exposées dans la narration de M. le ministre d'état. Je suis bien loin de prétendre à exciter un intérêt de ce genre: mais sa lecture de l'ouvrage de M. Bourrienne m'a remis moi-même sur la voie de mes souvenirs. Il est des circonstances qu'il a pu ignorer, ou même omettre volontairement comme étant de peu d'importance; et ce qu'il a laissé tomber sur sa route, je m'estime heureux de pouvoir le glaner. J'étais encore chez M. Eugène de Beauharnais, lorsque le général Bonaparte renversa le Directoire; mais je me trouvais là aussi bien à portée de savoir tout ce qui se passait que si j'avais été au service de madame Bonaparte ou du général lui-même; car mon maître, quoiqu'il fût très-jeune, avait toute la confiance de son beau-père, et surtout celle de sa mère, qui le consultait en toute occasion. Quelques jours avant le 18 brumaire, M. Eugène m'ordonna de m'occuper des apprêts d'un déjeuner qu'il devait donner ce jour-là même à ses amis. Le nombre des convives, tous militaires, était beaucoup plus grand que de coutume. Ce repas de garçons fut fort égayé par un officier qui se mit à imiter en charge les manières et la tournure des directeurs et de quelques-uns de leurs affidés. Pour la charge du directeur Barras, il se drapa à la grecque avec la nappe du déjeuner, ôta sa cravate noire, rabattit le col de sa chemise, et s'avança en se donnant des grâces, et appuyé du bras gauche sur l'épaule du plus jeune de ses camarades, tandis que de la main droite il faisait semblant de lui caresser le menton. Il n'était personne qui ne comprît le sens de cette espèce de charade; et c'étaient des éclats de rire qui n'en finissaient pas. Il prétendit ensuite représenter l'abbé Sieys, en passant un énorme rabat de papier dans sa cravate, en allongeant indéfiniment un long visage pâle, et en faisant dans la salle, à califourchon sur sa chaise, quelques tours qu'il termina par une grande culbute, comme si sa monture l'eût désarçonné. Il faut savoir, pour comprendre la signification de cette pantomime, que l'abbé Sieys prenait depuis quelque temps des leçons d'équitation, dans le jardin du Luxembourg, au grand amusement des promeneurs, qui se rassemblaient en foule pour jouir de l'air gauche et raide du nouvel écuyer. Le déjeuner fini, M. Eugène se rendit auprès du général Bonaparte, dont il était aide-de-camp, et ses amis rejoignirent les divers corps auxquels ils appartenaient. Je sortis sur leurs pas; car, d'après quelques mots qui venaient d'être dits chez mon jeune maître, je me doutais qu'il allait se passer quelque chose de grave et d'intéressant. M. Eugène avait donné rendez-vous à ses camarades au Pont-Tournant; je m'y rendis, et j'y trouvai un rassemblement considérable d'officiers en uniforme, à cheval, et tout prêts à suivre le général Bonaparte à Saint-Cloud. Les commandans de chaque arme avaient été invités par le général Bonaparte à donner à déjeuner à leur corps d'officiers, et ils avaient fait comme mon jeune maître. Cependant les officiers, même les généraux, n'étaient pas tous dans le secret; et le général Murat lui-même, qui se jeta dans la salle des Cinq-Cents, à la tête des grenadiers, croyait qu'il ne s'agissait que d'une dispense d'âge que le général Bonaparte allait demander, afin d'obtenir une place de directeur. J'ai su, d'une source certaine, que, au moment où le général Jubé, dévoué au général Bonaparte, rassembla dans la cour du Luxembourg la garde des directeurs dont il était commandant, l'honnête M. Gohier, président du directoire, avait mis la tête à la fenêtre, en criant à Jubé:--Citoyen général, que faites-vous donc là?--Citoyen président, vous le voyez bien; je rassemble la garde.--Sans doute je le vois bien, citoyen général; mais pourquoi la rassemblez-vous?--Citoyen président, je vais en faire l'inspection, et commander une grande manÅ“uvre. En avant, marche!--Et le citoyen général sortit à la tête de sa troupe pour aller rejoindre le général Bonaparte à Saint-Cloud, tandis que celui-ci était attendu chez le citoyen président, qui se morfondait auprès du déjeuner auquel il l'avait invité pour le matin même. Le général Marmont avait eu aussi à déjeuner les officiers de l'arme qu'il commandait (c'était, je crois, l'artillerie). À la fin du repas, il leur avait adressé quelques mots, les engageant à ne pas séparer leur cause de celle du vainqueur de l'Italie, et à l'accompagner à Saint-Cloud. «Mais comment voulez-vous que nous le suivions? s'écria un des convives; nous n'avons pas de chevaux.--Si ce n'est que cela qui vous arrête, dit le général, vous en trouverez dans la cour de cet hôtel. J'ai fait retenir tous ceux du manége national. Descendons, et montons à cheval.» Tous les officiers présens se rendirent à cette invitation, excepté le seul général Allix, qui déclara ne vouloir point se mêler de tout ce grabuge. J'étais à Saint-Cloud dans les journées des 18 et 19 brumaire. Je vis le général Bonaparte haranguer les soldats et leur lire le décret par lequel il était nommé commandant en chef de toutes les troupes qui se trouvaient à Paris et dans toute l'étendue de la dix-septième division militaire. Je le vis d'abord sortir fort agité du conseil des Anciens, et ensuite de l'assemblée des Cinq-Cents. Je vis M. Lucien emmené, hors de la salle où se tenait cette dernière assemblée, par quelques grenadiers envoyés pour le protéger contre la violence de ses collègues. Il s'élança pâle et furieux sur un cheval, et galopa droit aux troupes pour les haranguer. Au moment où il tourna son épée sur le sein du général son frère, en disant qu'il serait le premier à l'immoler s'il osait porter atteinte à la liberté, des cris de _vive Bonaparte! à bas les avocats_! éclatèrent de toutes parts, et les soldats conduits par le général Murat se jetèrent dans la salle des Cinq-Cents. Tout le monde sait ce qui s'y passa, et je n'entrerai point dans des détails qui ont été racontés tant de fois. Le général, devenu premier consul, s'installa au Luxembourg. À cette époque, il habitait aussi la Malmaison; mais il était souvent sur la route, aussi bien que Joséphine; car leurs voyages à Paris, quand ils occupaient cette résidence, étaient très-fréquens, non-seulement pour les affaires du gouvernement, qui y nécessitaient souvent la présence du premier consul, mais aussi pour aller au spectacle, que le général Bonaparte aimait beaucoup, donnant toujours la préférence au théâtre Français et à l'Opéra italien; observation que je ne fais qu'en passant, me réservant de présenter plus tard les traits que j'ai recueillis sur les goûts et les habitudes familières de l'empereur. La Malmaison, à l'époque dont je parle, était un lieu de délices où l'on ne voyait arriver que des figures qui exprimaient la satisfaction; partout aussi où j'allais, j'entendais bénir le nom du premier consul et de madame Bonaparte. Dans le salon de madame Bonaparte il n'y avait pas encore l'ombre de cette étiquette sévère qu'il a fallu observer depuis à Saint-Cloud, aux Tuileries et dans tous les palais où se trouva l'empereur. La société était d'une élégance simple, également éloignée de la grossièreté républicaine et du luxe de l'empire. M. de Talleyrand était à cette époque une des personnes qui venaient le plus assidûment à la Malmaison: il y dînait quelquefois, mais y arrivait plus ordinairement le soir entre huit et neuf heures, et s'en retournait à une heure, deux heures et quelquefois même à trois heures du matin. Tout le monde était admis chez madame Bonaparte sur un pied de presque égalité qui lui plaisait beaucoup. Là venaient familièrement Murat, Duroc, Berthier et toutes les personnes qui depuis ont figuré par de grandes dignités et quelquefois même avec des couronnes dans les annales de l'empire. La famille du général Bonaparte y était aussi fort assidue, mais nous savions bien entre nous qu'elle n'aimait pas madame Bonaparte; ce dont j'acquis les preuves par la suite. Mademoiselle Hortense ne quittait jamais sa mère, et toutes deux s'aimaient beaucoup. Outre les hommes distingués par leurs fonctions dans le gouvernement et dans l'armée, il en venait aussi qui ne l'étaient pas moins par leur mérite personnel et qui l'avaient été par leur naissance avant la révolution. C'était une véritable lanterne magique dont nous étions à même de voir les personnages défiler sous nos yeux, et ce spectacle, sans rappeler la gaîté des déjeuners d'Eugène, était bien loin d'être sans attraits. Parmi les personnes que nous voyions le plus souvent, il faut citer M. de Volney, M. Denon, M. Lemercier, M. le prince de Poix, MM. de Laigle, M. Charles, M. Baudin, le général Beurnonville, M. Isabey, et un grand nombre d'autres hommes célèbres dans les sciences, les lettres et les arts; enfin la plupart des personnes qui composaient la société de madame de Montesson. Madame Bonaparte et mademoiselle Hortense sortaient souvent à cheval, et allaient se promener dans la campagne; dans ces excursions, les plus fidèles écuyers étaient ordinairement M. le prince de Poix et MM. de Laigle. Un jour, comme une de ces cavalcades rentrait dans la cour de la Malmaison, le cheval que montait mademoiselle Hortense fut effrayé et s'emporta. Mademoiselle Hortense, qui montait parfaitement à cheval et qui était fort leste, voulut sauter sur le gazon qui bordait la route; mais l'attache qui retenait sous son pied l'extrémité inférieure de son amazone, l'empêcha de se débarrasser assez promptement, de sorte qu'elle fut renversée et traînée par son cheval pendant la longueur de quelques pas. Heureusement que ces messieurs qui l'accompagnaient, l'ayant vue tomber, s'étaient précipités en bas de leur cheval et arrivèrent à temps pour la relever. Elle ne s'était, par un bonheur extraordinaire, fait aucune contusion, et fut la première à rire de sa mésaventure. Pendant les premiers temps de mon séjour à la Malmaison, le premier consul couchait toujours avec sa femme, comme un bon bourgeois de Paris, et je n'entendis parler d'aucune intrigue galante qui ait eu lieu dans le château. Cette société, dont la plupart des membres étaient jeunes, et qui souvent était fort nombreuse, se livrait souvent à des exercices qui rappelaient les récréations de collége; enfin, un des grands divertissemens des habitans de la Malmaison était de jouer aux barres. C'était ordinairement après le dîner que Bonaparte, MM. de Lauriston, Didelot, de Luçay, de Bourrienne, Eugène, Rapp, Isabey, madame Bonaparte et mademoiselle Hortense se divisaient en deux camps, où des prisonniers faits et échangés rappelaient au premier consul le grand jeu auquel il donnait la préférence. Dans ces parties de barres, les coureurs les plus agiles étaient M. Eugène, M. Isabey et mademoiselle Hortense; quant au général Bonaparte, il tombait souvent, mais il se relevait en riant aux éclats. Le général Bonaparte et sa famille paraissaient jouir d'un rare bonheur, surtout quand ils étaient à la Malmaison. Cette habitation était loin, malgré l'agrément dont on y jouissait, de ressembler à ce qu'elle a été depuis. La propriété se composait du château, qu'à son retour d'Égypte Bonaparte avait trouvé en assez mauvais état, d'un parc déjà fort joli, et d'une ferme dont les revenus n'excédaient sûrement pas douze mille francs par an. Joséphine présida elle-même à tous les travaux qui y furent exécutés, et jamais aucune femme ne fut douée d'autant de goût. Dès le commencement, on joua la comédie à la Malmaison. C'était un genre de délassement que le premier consul aimait beaucoup, mais il ne remplit jamais d'autre rôle que celui de spectateur. Toutes les personnes attachées à la maison assistaient aux représentations, et je ne tairai point le plaisir que nous goûtions, plus peut-être que tous les autres, à voir ainsi travesties sur la scène les personnes au service desquelles nous nous trouvions. La troupe de la Malmaison, s'il m'est permis de désigner ainsi des acteurs d'une position sociale aussi élevée, se composait principalement de MM. Eugène, Jérôme, Lauriston, de Bourrienne, Isabey; de Leroy, Didelot; de mademoiselle Hortense, de madame Caroline Murat, et des demoiselles Auguié, dont l'une a épousé depuis le maréchal Ney, et l'autre M. de Broc. Toutes les quatre étaient très-jeunes, charmantes, et peu de théâtres à Paris auraient pu réunir quatre aussi jolies actrices. Elles avaient d'ailleurs beaucoup de grâce sur la scène, et jouaient leurs rôles avec un véritable talent. Elles étaient là presque comme dans le salon où elles avaient un ton d'une exquise délicatesse. Le répertoire ne fut pas d'abord très-varié, mais il était en général bien choisi. La première représentation à laquelle j'assistai était composée du _Barbier de Séville_, dans lequel M. Isabey jouait le rôle de Figaro, et mademoiselle Hortense celui de Rosine; et du _Dépit amoureux_. Une autre fois je vis représenter _la Gageure imprévue_, et _les fausses Consultations_. Mademoiselle Hortense et M. Eugène jouaient parfaitement dans cette dernière pièce, et je me rappelle encore actuellement combien, dans le rôle de madame Leblanc, mademoiselle Hortense paraissait encore plus jolie, sous son costume de vieille. M. Eugène représentait M. Lenoir, et M. Lauriston le charlatan. Le premier consul, comme je l'ai dit, se bornait au rôle de spectateur, mais il paraissait prendre à ce spectacle d'intérieur, et pour ainsi dire de famille, le plaisir le plus vif; il riait, il applaudissait du meilleur cÅ“ur, mais souvent aussi il critiquait. Madame Bonaparte s'amusait également, et, quand elle n'aurait pas été fière des succès de ses enfans, _les premiers sujets de la troupe_, il aurait suffi que ce fût un délassement agréable à son mari, pour qu'elle eût eu l'air de s'y plaire, car son étude constante était de contribuer au bonheur du grand homme qui avait uni sa destinée à la sienne. Quand vin jour de représentation était arrêté, il n'y avait point _relâche_, mais souvent changement de spectacle, non pour cause d'indisposition ou d'une migraine d'actrice, comme cela arrive aux théâtres de Paris, mais pour des motifs plus sérieux; il arrivait souvent que M. d'Etieulette recevait l'ordre de rejoindre son régiment, qu'une mission importante était confiée au comte Almaviva; mais Figaro et Rosine restaient toujours à leur poste, et le désir de plaire au premier consul était d'ailleurs si général parmi tous ceux qui l'entouraient, que les doubles montraient la meilleure volonté en l'absence de leurs chefs d'emploi, et que le spectacle enfin ne manqua jamais faute d'un acteur[4]. CHAPITRE III. M. Charvet.--Détails antérieurs à l'entrée de l'auteur chez madame Bonaparte.--Départ pour l'Égypte.--_La Pomone_.--Madame Bonaparte à Plombières.--Chute horrible.--Madame Bonaparte forcée de rester aux eaux, envoie chercher sa fille.--Euphémie.--Friandise et malice.--_La Pomone_ capturée par les Anglais.--Retour à Paris.--Achat de la Malmaison.--Premiers complots contre la vie du premier consul.--Les marbriers.--Le tabac empoisonné.--Projets d'enlèvement.--Installation aux Tuileries.--Les chevaux et le sabre de Campo-Formio.--Les héros d'Égypte et d'Italie.--Lannes.--Murat.--Eugène.--Disposition des appartemens aux Tuileries.--Service de bouche du premier consul.--Service de la chambre.--M. de Bourrienne.--Partie de billard avec madame Bonaparte.--Les chiens de garde.--Accident arrivé à un ouvrier.--Les jours de congé du premier consul.--Le premier consul fort aimé dans son intérieur.--_Ils n'oseraient!_--Le premier consul tenant les comptes de sa maison.--Le collier de misère. JE n'étais que depuis fort peu de temps attaché au service de madame Bonaparte, lorsque je fis connaissance avec M. Charvet, concierge de la Malmaison. Ma liaison avec cet excellent homme devint chaque jour de plus en plus intime, et à tel point, que par la suite il me donna une de ses filles en mariage. J'étais avide de savoir par lui tout ce qui se rapportait à madame Bonaparte et au premier consul, antérieurement à mon entrée dans la maison, et, sur ce point, il mettait dans nos fréquens entretiens la plus grande complaisance à satisfaire ma curiosité; c'est à sa confiance que je dois les détails suivans sur la mère et sur la fille. Lorsque le général Bonaparte partit pour l'Égypte, madame Bonaparte l'accompagna jusqu'à Toulon; elle désirait même beaucoup le suivre en Égypte, et quand le général lui faisait des objections, elle lui faisait observer que, née créole, la chaleur du climat lui serait plus favorable que dangereuse, et par un singulier rapprochement, c'était sur _la Pomone_ qu'elle voulait faire la traversée, c'est-à-dire sur le bâtiment même qui dans sa première jeunesse l'avait amenée de la Martinique en France. Le général Bonaparte ayant fini par céder au désir de sa femme, lui promit de lui envoyer _la Pomone_, et l'engagea à aller en attendant prendre les eaux de Plombières. Les choses furent ainsi convenues entre le mari et la femme, et madame Bonaparte fut enchantée d'aller aux eaux de Plombières, ce qu'elle désirait faire depuis long-temps, connaissant comme tout le monde la réputation dont jouissent ces eaux pour raviver les fécondités paresseuses. Madame Bonaparte n'était que depuis peu de temps à Plombières, lorsqu'un matin, étant dans son salon, occupée à ourler des madras, et causant avec les dames de la société, madame de Cambis, qui était sur le balcon, l'appela pour lui faire voir un joli petit chien qui passait dans la rue. Toute la société courut au balcon sur les pas de madame Bonaparte, et alors le balcon s'écroula avec un épouvantable fracas. Heureusement, et l'on peut dire par un grand hasard, personne ne fut tué; mais madame de Cambis eut la cuisse cassée; madame Bonaparte fut cruellement meurtrie, sans avoir, à la vérité, éprouvé aucune fracture. M. Charvet, qui était dans une pièce au dessus du salon, accourut au bruit, et fit immédiatement tuer un mouton qu'on dépouilla, et dans la peau duquel on enveloppa madame Bonaparte. Elle fut long-temps à se rétablir. Ses bras et ses mains surtout étaient tellement contusionnés, qu'elle fut pendant quelque temps sans pouvoir en faire aucun usage, de sorte qu'il fallait couper ses alimens, la faire manger, et lui rendre enfin tous les services que l'on rend ordinairement à un enfant. On vient de voir tout à l'heure que Joséphine croyait aller rejoindre son mari en Égypte, ce qui donnait lieu de penser que son séjour aux eaux de Plombières ne serait pas long; mais son accident lui fit juger qu'il se prolongerait indéfiniment, et elle désira, pendant qu'elle achèverait de se rétablir, avoir auprès d'elle sa fille Hortense, alors âgée de quinze ans, et qui était élevée dans le pensionnat de madame Campan. Elle l'envoya chercher par une mulâtre qu'elle aimait beaucoup; elle s'appelait Euphémie, était la sÅ“ur de lait de madame Bonaparte, et passait même, sans que je sache si cette présomption était fondée, pour être sa sÅ“ur naturelle. Euphémie partit avec M. Charvet, dans une des voitures de madame Bonaparte. Mademoiselle Hortense les voyant arriver, fut enchantée du voyage qu'elle allait faire, et surtout de l'idée de se rapprocher de sa mère, pour laquelle elle avait la plus vive tendresse. Mademoiselle Hortense était, je ne dirai pas gourmande, mais friande à l'excès; aussi M. Charvet, en me racontant ces particularités, me dit-il que dans chaque ville un peu considérable où ils passaient, on remplissait la voiture de bonbons et de friandises, dont mademoiselle Hortense faisait une très-grande consommation. Un jour qu'Euphémie et M. Charvet s'étaient profondément endormis, tout à coup ils furent réveillés par une détonation qui leur parut terrible, et qui ne les laissa pas sans une vive inquiétude, voyant à leur réveil qu'ils traversaient une épaisse forêt. Cet accident fortuit fit rire aux éclats Hortense, car ils avaient à peine manifesté leur frayeur, qu'ils se virent inondés d'une mousse odorante, qui leur expliqua d'où venait la détonation: c'était celle d'une bouteille de vin de Champagne placée dans une des poches de la voiture, et que la chaleur jointe au mouvement, ou plutôt la malice de la jeune voyageuse, avait fait déboucher avec bruit. Quand mademoiselle Hortense arriva à Plombières, sa mère était à peu près rétablie, de sorte que l'élève de madame Campan y trouva toutes les distractions qui plaisent et conviennent à l'âge qu'avait alors la fille de madame Bonaparte. On a raison de dire qu'à quelque chose malheur est bon, car, sans l'accident arrivé à madame Bonaparte, il est dans les choses probables qu'elle serait devenue prisonnière des Anglais; elle apprit en effet que _la Pomone_, bâtiment sur lequel on a vu qu'elle voulait faire la traversée, était tombée au pouvoir de ces ennemis de la France. Comme d'ailleurs le général Bonaparte, dans toutes ses lettres, détournait sa femme du projet qu'elle avait de le rejoindre, elle revint à Paris. À son arrivée, Joséphine songea à remplir un désir que lui avait témoigné le général Bonaparte avant de partir. Il lui avait dit qu'il voudrait, pour son retour, avoir une maison de campagne, et il avait même chargé son frère Joseph de s'en occuper de son côté, ce que M. Joseph ne fit pas. Madame Bonaparte, qui, au contraire, était toujours en recherche de ce qui pouvait plaire à son mari, chargea plusieurs personnes de faire des courses dans les environs de Paris pour y découvrir une habitation qui pût lui convenir. Après avoir hésité long-temps entre Ris et la Malmaison, elle se décida pour cette dernière, qu'elle acheta de M. Lecoulteux-Dumoley, moyennant, je crois, une somme de quatre cent mille francs. Tels étaient les récits que M. Charvet avait l'obligeance de me faire pendant les premiers temps où je fus attaché au service de madame Bonaparte; tout le monde dans la maison aimait à parler d'elle, et ce n'était sûrement pas pour en médire, car jamais femme n'a été plus aimée de tous ceux qui l'entouraient, et n'a mieux mérité de l'être. Le général Bonaparte était aussi un homme excellent dans l'intérieur de la vie privée. Depuis le retour du premier consul de sa campagne d'Égypte, plusieurs tentatives avaient été faites contre ses jours. La police l'avait fait mainte fois avertir de se tenir sur ses gardes, et de ne point s'aventurer seul dans les environs de la Malmaison. Le premier consul était peu défiant, surtout avant cette époque. Mais la découverte des piéges qui lui étaient tendus jusque dans son plus secret intérieur, le forcèrent à user de précaution et de prudence. On a dit depuis que ces prétendus complots n'étaient que des fabrications de la police pour se rendre nécessaire au premier consul, ou (qui sait?) du premier consul lui-même pour redoubler l'intérêt qui s'attachait à sa personne, par la crainte des périls qui menaçaient sa vie; et pour preuve de la fausseté de ces tentatives, on a allégué leur absurdité. Je ne saurais prétendre à sonder de pareils mystères; mais il me semble qu'en la matière dont il s'agit, l'absurdité ne prouve rien, ou du moins ne prouve pas la fausseté. Les conspirateurs de cette époque ont donné leur mesure en fait d'extravagance. Quoi de plus absurde, et pourtant de plus réel, que l'atroce folie de la machine infernale? Quoi qu'il en soit, je vais raconter ce qui se passa sous mes yeux dans les premiers mois de mon séjour à la Malmaison. Personne n'avait dans la maison, ou du moins personne ne manifesta devant moi le moindre doute sur la réalité de ces attentats. Pour se défaire du premier consul, tous les moyens paraissaient bons à ses ennemis. Ils faisaient tout entrer dans leurs calculs, et jusqu'à ses distractions. Le fait suivant en est la preuve. Il y avait des réparations et des embellissemens à faire aux cheminées des appartenons du premier consul, à la Malmaison. L'entrepreneur chargé de ces travaux avait envoyé des marbriers, parmi lesquels, selon toute apparence, s'étaient glissés quelques misérables gagnés par les conspirateurs. Les personnes attachées au premier consul étaient sans cesse sur le qui-vive, et exerçaient la plus grande surveillance. On crut s'être aperçu que, dans le nombre de ces ouvriers, il se trouvait des hommes qui feignaient de travailler, mais dont l'air et la tournure contrastaient avec leur genre d'occupation. Les soupçons n'étaient malheureusement que trop fondés, car les appartenons étant prêts à recevoir le premier consul, et au moment où il venait les occuper, on trouva, en y faisant une tournée, sur le bureau auquel il allait s'asseoir, une tabatière en tout semblable à une de celles que le premier consul portait habituellement. On s'imagina d'abord que cette boîte lui appartenait bien en effet, et qu'elle avait été oubliée là par son valet de chambre; mais les doutes inspirés par la tournure équivoque de quelques-uns des marbriers, ayant pris plus de consistance, on fit examiner et décomposer le tabac. Il était empoisonné. Les auteurs de cette perfidie avaient, dit-on, dans ce temps, des intelligences avec d'autres conspirateurs, qui devaient essayer d'un autre moyen pour se débarrasser du premier consul. Ils voulaient assaillir la garde du château (la Malmaison) et enlever de force le chef du gouvernement. Dans ce dessein ils avaient fait faire des uniformes semblables à ceux des guides consulaires, qui alors faisaient jour et nuit le service auprès du premier consul, et le suivaient à cheval dans ses excursions. Sous ce costume, et à l'aide de leurs intelligences avec leurs complices de l'intérieur (les prétendus ouvriers en marbre), ils auraient pu facilement s'approcher et se mêler avec la garde, qui était logée et nourrie au château; ils auraient pu même parvenir jusqu'au premier consul, et l'enlever. Cependant ce premier projet fut abandonné comme trop chanceux, et les conspirateurs se flattèrent de parvenir plus sûrement et avec moins de péril à leurs fins, en profitant des fréquens voyages du premier consul à Paris. Avec le secours de leur travestissement, ils devaient, sur la route, se mêler aux guides de l'escorte et les massacrer. Leur point de ralliement était aux carrières de Nanterre. Leur complot fut, pour la seconde fois, éventé. Il y avait dans le parc de la Malmaison une carrière assez profonde; on craignit qu'ils n'en profitassent pour s'y cacher et exercer quelque violence sur le premier consul, dans une de ses promenades solitaires, et l'on y fit mettre une porte de fer. Le 19 février, à une heure après midi, le premier consul se rendit en pompe aux Tuileries, que l'on appelait alors le palais du gouvernement, pour s'y installer avec toute sa maison. Il avait avec lui ses deux collègues, dont l'un, le troisième consul, devait occuper la même résidence, et s'établir au pavillon de Flore. La voiture des consuls était attelée des six chevaux blancs, dont l'empereur d'Allemagne avait fait présent au vainqueur de l'Italie, après la signature du traité de paix de Campo-Formio. Le sabre que le premier consul portait à cette cérémonie, et qui était magnifique, lui avait aussi été donné par ce monarque, à la même occasion. Une chose remarquable dans ce solennel changement de domicile, c'est que les acclamations et les regards de la foule, et même ceux des spectateurs plus distingués qui encombraient les fenêtres de la rue Thionville et du quai Voltaire, ne s'adressaient qu'au premier consul et aux jeunes guerriers de son brillant état-major, encore tout noircis par le soleil des Pyramides ou d'Italie. Au premier rang marchaient les généraux Lannes et Murat, le premier, facile à reconnaître à l'audace de son air et de ses manières toutes militaires; le second, aux mêmes qualités, et de plus à une élégance très-recherchée dans son costume et dans ses armes. Son titre nouveau de beau-frère du premier consul contribuait aussi puissamment à fixer sur lui l'attention universelle. Pour moi, toute la mienne était absorbée par le principal personnage du cortége, que je ne voyais, comme tout le peuple qui m'entourait, qu'avec une sorte de religieuse admiration, et par son beau-fils, par le fils de mon excellente maîtresse, lui-même mon ancien maître, le brave, modeste et bon prince Eugène, qui n'était pas encore _prince_ alors. À son arrivée aux Tuileries, le premier consul s'empara sur-le-champ de l'appartement qu'il a occupé depuis, et qui faisait partie des anciens appartemens royaux. Ce logement se composait d'une chambre à coucher, d'une salle de bain, d'un cabinet et d'un salon dans lequel il donnait audience le matin, d'un second salon où se tenaient les aides-de-camp de service, et qui lui servait de salle à manger, et d'une vaste antichambre. Madame Bonaparte avait ses appartemens à part au rez-de-chaussée, les mêmes aussi qu'elle a occupés comme impératrice. Au dessus du corps-de-logis habité par le premier consul était le logement de M. de Bourrienne, son secrétaire, d'où il communiquait avec les appartemens du premier consul par un escalier dérobé. Quoiqu'à cette époque il y eût déjà des courtisans, il n'y avait pourtant point encore de cour. L'étiquette était des plus simples. Le premier consul, comme je crois l'avoir déjà dit, couchait dans le même lit que sa femme. Ils habitaient ensemble tantôt les Tuileries, tantôt la Malmaison; on ne voyait encore ni grand-maréchal, ni chambellans, ni préfets du palais, ni dames d'honneur, ni dames d'annonce, ni dames d'atours, ni pages. La maison du premier consul se composait seulement de M. Pfister, intendant de la maison, de MM. Venard, chef de cuisine, Gaillot, Dauger, chefs d'emploi, Colin, chef d'office. M. Ripeau était bibliothécaire, M. Vigogne père, écuyer. Les personnes attachées au service particulier étaient M. Hambart, premier valet de chambre, Hébert, valet de chambre ordinaire, et Roustan, mameluck du premier consul; il y avait de plus une quinzaine de personnes pour remplir les emplois subalternes. M. de Bourrienne dirigeait tout ce monde et ordonnançait les dépenses; quoique très-vif, il avait su se concilier l'estime et l'affection universelle; il était bon, obligeant et surtout très-juste. Aussi, lors de sa disgrâce, toute la maison en fut-elle affligée; pour moi, j'ai gardé de lui un sincère et respectueux souvenir, et j'espère que, s'il a eu le malheur de trouver des ennemis parmi les grands, il n'a du moins rencontré dans ses inférieurs que des cÅ“urs reconnaissans et qui l'ont vivement regretté. Quelques jours après cette installation, il y eut au château réception du corps diplomatique: on verra par les détails que j'en vais donner, combien était simple alors l'étiquette de ce qu'on appelait déjà _la Cour_. À huit heures du soir, les appartemens de madame Bonaparte, situés comme je viens de le dire, dans la partie du rez-de-chaussée qui regarde le jardin, étaient encombrés de monde; c'était un luxe incroyable de plumes, de diamans, de toilettes éblouissantes; on fut obligé, à cause de la foule, d'ouvrir la chambre à coucher de madame Bonaparte, car les deux salons étaient si pleins que la circulation devenait impossible. Lorsqu'après beaucoup d'embarras et de peine, tout ce monde eut pris place tant bien que mal, on annonça madame Bonaparte, qui parut conduite pas M. de Talleyrand. Elle avait une robe de mousseline blanche, à manches courtes, un collier de perles au cou, et la tête nue; les cheveux en tresse, retenus par un peigne d'écaillé avec une négligence pleine de charmes; ses oreilles durent être agréablement frappées du murmure flatteur qui l'accueillit à son entrée. Jamais elle n'eut, je crois, plus de grâce et de majesté. M. de Talleyrand, toujours donnant la main à madame Bonaparte, eut l'honneur de lui présenter les membres du corps diplomatique les uns après les autres, non point par leurs noms, mais par ceux de leurs cours. Ensuite il fit successivement avec elle le tour des deux salons. La revue du second salon était à moitié faite, lorsqu'entra, sans se faire annoncer, le premier consul revêtu d'un uniforme extrêmement simple, la taille serrée d'une écharpe tricolore en soie avec la frange pareille. Il portait un pantalon collant en casimir blanc, des bottes à revers, et il avait son chapeau à la main. Cette mise si peu recherchée formait au milieu des habits brodés, surchargés de cordons et de bijoux que portaient les ambassadeurs et dignitaires étrangers, un contraste aussi imposant pour le moins que la toilette de madame Bonaparte avec celle des dames invitées. Avant de raconter comment je quittai le service de madame Bonaparte pour celui du chef de l'état, et le séjour de la Malmaison pour la seconde campagne d'Italie, je crois bon de m'arrêter, de jeter un regard en arrière, et de placer ici un ou deux souvenirs qui se rapportent au temps où j'appartenais à Madame Bonaparte. Elle aimait à veiller et à faire, le soir, quand presque toute la société s'était retirée, une partie de billard et plus souvent de trictrac. Il arriva une fois qu'ayant renvoyé tout son monde et ne se sentant point encore envie de dormir, elle me demanda si je savais jouer au billard; sur ma réponse, qui fut affirmative, elle m'engagea avec une bonté charmante à faire sa partie, et j'eus plusieurs fois l'honneur de jouer avec elle. Quoique je fusse d'une certaine force, je m'arrangeais de manière à la laisser gagner souvent, ce qui l'amusait beaucoup. Si c'était là de la flatterie, je dois m'en avouer coupable, mais je crois que j'aurais agi de la même manière vis-à-vis de toute autre femme, quels qu'eussent été son rang et sa position par rapport à moi, pour peu qu'elle eût été seulement à moitié aussi aimable que madame Bonaparte. Le concierge de la Malmaison, qui avait toute la confiance de ses maîtres, entre autres moyens de défense et de surveillance imaginés par lui, pour mettre la demeure et la personne du premier consul à l'abri d'un coup de main, avait fait dresser pour la garde du château plusieurs chiens énormes, au nombre desquels se trouvaient deux très-beaux chiens de Terre-Neuve. On travaillait sans cesse aux embellissemens de la Malmaison, une foule d'ouvriers y passaient les nuits, et l'on avait grand soin de les avertir de ne pas s'aventurer seuls dehors. Une nuit que quelques-uns des chiens de garde étaient avec les ouvriers dans l'intérieur du château et se laissaient caresser par eux, leur douceur apparente inspira à un de ces hommes assez de courage ou plutôt d'imprudence pour qu'il ne craignît pas de sortir; il crut même ne pouvoir mieux faire, pour éviter tout danger, que de se mettre sous la protection d'un de ces terribles animaux. Il en prit donc un avec lui, et ils passèrent très-amicalement ensemble le seuil de la porte; mais à peine furent-ils dehors, que le chien s'élança sur son malheureux compagnon et le renversa; les cris du pauvre ouvrier réveillèrent plusieurs gens de service, et l'on courut à son secours; il était temps, car le chien le tenait terrassé et lui serrait cruellement la gorge; on le releva grièvement blessé. Madame Bonaparte, qui apprit cet accident, fit soigner jusqu'à parfaite guérison celui qui avait manqué d'en être victime, et lui donna une forte gratification, en lui recommandant plus de prudence à l'avenir. Tous les momens que le premier consul pouvait dérober aux affaires, il venait les passer à la Malmaison; la veille de chaque décadi était un jour d'attente et de fête pour tout le château. Madame Bonaparte envoyait des domestiques à cheval et à pied au-devant de son époux; elle y allait souvent elle-même avec sa fille et les familiers de la Malmaison. Quand je n'étais pas de service, je prenais aussi cette direction de moi-même et tout seul; car tout le monde avait pour le premier consul une égale affection, et éprouvait à son sujet la même sollicitude. Tels étaient l'acharnement et l'audace des ennemis du premier consul, que le chemin, pourtant assez court, de Paris à la Malmaison était semé de dangers et de piéges; on savait que plusieurs tentatives pour l'enlever dans ce trajet avaient été faites et pouvaient se renouveler. Le passage le plus suspect était celui des carrières de Nanterre, dont j'ai déjà parlé; aussi étaient-elles soigneusement visitées et surveillées par les gens de la maison, les jours de visite du premier consul; on finit par faire boucher les trous les plus voisins de la route. Le premier consul nous savait gré de notre dévouement et nous en témoignait sa satisfaction; mais pour lui il paraissait toujours être sans crainte et sans inquiétude; souvent même il se moquait un peu de la nôtre, et racontait très-sérieusement à la bonne Joséphine qu'il l'avait échappé belle sur la route; que des hommes à visage sinistre s'étaient montrés maintes fois sur son passage; que l'un d'eux avait eu l'audace de le coucher en joue, etc.; fit quand il la voyait bien effrayée, il éclatait de rire et lui donnait quelques tapes ou quelques baisers sur la joue et sur le cou, en lui disant: «N'aie pas peur, ma grosse bête; _ils n'oseraient_!» Il s'occupait plus dans ces _jours de congé_, comme il les appelait lui-même, de ses affaires particulières que de celles de l'état. Mais jamais il ne pouvait rester oisif: il faisait démolir, relever, bâtir, agrandir, planter, tailler sans cesse dans le château et dans le parc, examinait les comptes des dépenses, calculait ses revenus et prescrivait les économies. Le temps passait vite dans toutes ces occupations, et le moment était bientôt venu où il fallait aller, ainsi qu'il le disait, reprendre le _collier de misère_. CHAPITRE IV. Le premier consul prend l'auteur à son service.--Oubli.--Chagrin.--Consolations offertes par madame Bonaparte.--Réparation.--Départ de Constant pour le quartier-général du premier consul.--Enthousiasme des soldats partant pour l'Italie.--L'auteur rejoint le premier consul.--Hospice du mont Saint-Bernard.--Passage.--La ramasse.--Humanité des religieux et générosité du premier consul.--Passage du mont Albaredo.--Coup d'Å“il du premier consul.--Prise du fort de Bard.--Entrée à Milan.--Joie et confiance des Milanais.--Les collègues de Constant.--Hambard.--Hébert.--Roustan.--Ibrahim-Ali.--Colère d'un Arabe.--Le poignard.--Le bain de Surprise.--Suite de la campagne d'Italie.--Combat de Montebello.--Arrivée de Desaix.--Longue entrevue avec le premier consul.--Colère de Desaix contre les Anglais.--Bataille de Marengo.--Pénible incertitude.--Victoire.--Mort de Desaix.--Douleur du premier consul.--Les aides-de-camp de Desaix devenus aides-de-camp du premier consul.--MM. Rapp et Savary.--Tombeau de Desaix sur le mont Saint-Bernard. VERS la fin de mars 1800, cinq à six mois après mon entrée chez madame Bonaparte, le premier consul arrêta un jour ses regards sur moi, pendant son dîner, et après m'avoir assez long-temps examiné et toisé de la tête aux pieds: «Jeune homme, me dit-il, voudriez-vous me suivre en campagne?» Je répondis avec beaucoup d'émotion que je ne demandais pas mieux. «Eh bien, vous me suivrez donc;» et en se levant de table il donna à M. Pfister, intendant, l'ordre de me porter sur la liste des personnes de la maison qui seraient du voyage. Mes apprêts ne furent pas longs; j'étais enchanté de l'idée d'être attaché au service particulier d'un si grand homme, et je me voyais déjà au delà des Alpes... Le premier consul partit sans moi! M. Pfister, par un défaut de mémoire peut-être prémédité, avait oublié de m'inscrire sur la liste. Je fus au désespoir, et j'allai en pleurant conter ma mésaventure à mon excellente maîtresse, qui eut la bonté de chercher à me consoler en me disant: «Eh bien, Constant, tout n'est pas perdu, mon ami: vous resterez avec moi, vous chasserez dans le parc pour vous distraire, et peut-être le premier consul finira-t-il par vous redemander.» Pourtant madame Bonaparte n'y comptait pas, car elle pensait ainsi que moi, quoique par bonté elle ne voulût pas me le dire, que c'était le premier consul qui, ayant changé d'idée et ne voulant plus de mes services en campagne, avait lui-même donné contre-ordre. J'acquis bientôt après la certitude du contraire. En passant à Dijon, dans sa marche vers le mont Saint-Bernard, le premier consul, qui me croyait à sa suite, me demanda et apprit alors que l'on m'avait oublié; il en témoigna quelque mécontentement, et voulut que M. de Bourrienne écrivît sur-le-champ à madame Bonaparte, la priant de me faire partir sans tarder. Un matin que mon chagrin m'était revenu, plus vif encore que de coutume, madame Bonaparte me fait appeler et me dit, la lettre de M. de Bourrienne à la main: «Constant, puisque vous êtes décidé à nous quitter pour faire vos campagnes, réjouissez-vous, vous allez partir; le premier consul vous fait demander. Passez chez M. Maret, pour savoir s'il ne doit pas bientôt expédier un courrier; vous feriez route en sa compagnie.» Je fus, à cette bonne nouvelle, dans un ravissement inexprimable et que je ne cherchai point à dissimuler. «Vous êtes donc bien content de vous éloigner de nous?» observa madame Bonaparte avec un sourire de bonté. «Non, Madame, répondis-je; mais ce n'est pas s'éloigner de Madame que de se rapprocher du premier consul.--Je l'espère bien, répliqua-t-elle. Allez, Constant, et ayez bien soin de lui.» S'il en eût été besoin, cette recommandation de ma noble maîtresse aurait encore ajouté au zèle et à la vigilance avec laquelle j'étais décidé à remplir ma nouvelle condition. Je courus, sans différer, chez M. Maret, secrétaire d'état, qui me connaissait et avait beaucoup de bonté pour moi. «Préparez-vous tout de suite, me dit-il, il part un courrier ce soir ou demain matin.» Je revins en toute hâte à la Malmaison annoncer a madame Bonaparte mon prochain départ. Elle me fit à l'instant préparer une bonne chaise de poste, et Thibaut (c'était le nom du courrier que je devais accompagner) fut chargé de me commander des chevaux le long de la route. M. Maret me remit huit cents francs pour mes frais de voyage. Cette somme, à laquelle j'étais loin de m'attendre, me fit ouvrir de grands yeux; jamais je ne m'étais vu si riche. À quatre heures du matin on vint de la part de Thibaut m'avertir que tout était prêt. Je me rendis chez lui, où était la chaise de poste, et nous partîmes. Je voyageai très-agréablement, tantôt en chaise de poste, tantôt en courrier; alors je prenais la place de Thibaut, qui prenait la mienne. Je pensais rejoindre le premier consul à Martigny, mais sa marche avait été si rapide que je ne l'atteignis qu'au couvent du mont Saint-Bernard. Sur notre route, nous dépassions continuellement des régimens en marche, des officiers et des soldats qui se hâtaient de rejoindre leurs différens corps. Leur enthousiasme était inexprimable. Ceux qui avaient fait les campagnes d'Italie se réjouissaient de retourner dans un si beau pays; ceux qui ne le connaissaient point encore brûlaient de voir les champs de bataille immortalisés par la valeur française et par le génie du héros qui marchait encore à leur tête. Tous allaient comme à une fête, et c'était en chantant qu'ils gravissaient les montagnes du Valais. Il était huit heures du matin lorsque j'arrivai au quartier-général. Pfister m'annonça, et je trouvai le général en chef dans la grande salle basse de l'hospice. Il déjeunait debout avec son état-major. Dès qu'il m'aperçut: «Ah! vous voilà donc, monsieur le drôle! Pourquoi ne m'avez-vous pas suivi?» me dit-il. Je m'excusai sur ce que, à mon grand regret, j'avais reçu contre-ordre, ou du moins sur ce qu'on m'avait laissé derrière au moment du départ. «Ne perdez pas de temps, mon ami, ajouta-t-il, mangez vite un morceau; nous allons partir.» Dès ce moment je fus attaché au service particulier du premier consul, en qualité de valet de chambre ordinaire, c'est-à-dire, selon mon tour. Ce service donnait peu de chose à faire, M. Hambart, premier valet de chambre du premier consul, étant dans l'habitude de l'habiller de la tête aux pieds. Aussitôt après le déjeuner nous commençâmes à descendre le mont. Plusieurs personnes se laissaient glisser sur la neige, à peu près comme on dégringolait au jardin Beaujon, du haut en bas des montagnes russes. Je suivis leur exemple. On appelait cela se faire ramasser. Le général en chef descendit aussi à la ramasse un glacier presque perpendiculaire. Son guide était un jeune paysan alerte et courageux, à qui le premier consul assura un sort pour le reste de ses jours. De jeunes soldats qui s'étaient égarés dans les neiges avaient été découverts, presque morts de froid, par les chiens des religieux, et transportés à l'hospice, où ils avaient reçu tous les soins imaginables, et s'étaient vus promptement rendre à la vie. Le premier consul fit témoigner aux bons pères sa reconnaissance d'une charité si active et si généreuse. Déjà, avant de quitter l'hospice, où des tables chargées de vivres étaient préparées pour les soldats à mesure qu'ils gravissaient, il avait laissé aux pieux religieux, en récompense de l'hospitalité qu'il en avait reçue, ainsi que ses compagnons d'armes, une somme d'argent considérable, et le titre d'un fonds de rente pour l'entretien de leur couvent. Le même jour nous escaladâmes le mont Albaredo; mais comme ce passage eût été impraticable pour la cavalerie et l'artillerie, on les fit passer par la ville de Bard, sous les batteries du fort. Le premier consul avait ordonné que l'on passerait de nuit et au galop, et il avait fait entourer de paille les roues des caissons et les pieds des chevaux. Ces précautions ne suffirent pas complétement pour empêcher les Autrichiens d'entendre nos troupes, et les canons du fort ne cessèrent de tirer à mitraille. Mais, par bonheur, les maisons de la ville mettaient nos soldats à l'abri du feu des ennemis, et plus de la moitié de l'armée traversa la ville sans avoir eu beaucoup à souffrir. Quant à la maison du premier consul, commandée par le général Gardanne, et dont je faisais partie, elle tourna le fort de Bard. Le 23 mai nous passâmes à gué un torrent qui coulait entre la ville et le fort, ayant à notre tête le premier consul. Il gravit ensuite, suivi du général Berthier et de quelques officiers, un sentier de l'Albaredo qui dominait sur le fort et sur la ville de Bard. Là, sa lunette d'approche braquée sur les batteries ennemies, contre le feu desquelles il n'était protégé que par quelques buissons, il blâma les dispositions qui avaient été prises par l'officier chargé de commander le siège, en ordonna de nouvelles dont l'effet devait être, comme il le dit lui-même, de faire tomber en peu de temps la place dans ses mains, et débarrassé désormais du souci que lui avait donné ce fort, qui l'avait, dit-il, empêché de dormir pendant les deux jours qu'il avait passés au couvent de Saint-Maurice, il s'étendit au pied d'un sapin et s'endormit d'un bon somme, tandis que l'armée continuait d'effectuer son passage. Rafraîchi par ce court instant de repos, le premier consul redescendit la montagne, continua sa marche, et nous allâmes coucher à Yvrée, où il devait passer la nuit. Le brave général Larnnes, qui commandait l'avant-garde, nous servait en quelque sorte de maréchal-des-logis, s'emparant de vive force de toutes les places qui barraient le chemin. Il n'y avait que quelques heures qu'il avait forcé le passage d'Yvrée lorsque nous y entrâmes. Tel fut ce miraculeux passage du mont Saint-Bernard. Chevaux, canons, caissons, un matériel immense, tout fut traîné ou porté par-dessus des glaciers qui paraissaient inaccessibles, et par des sentiers en apparence impraticables, même pour un seul homme. Le canon des Autrichiens ne parvint pas plus que les neiges et les glaces à arrêter l'armée française; tant il est vrai que le génie et la persévérance du premier consul s'étaient communiqués, pour ainsi dire, jusqu'aux derniers de ses soldats et leur avaient inspiré un courage et une force dont les résultats paraîtront un jour fabuleux. Le 2 juin, qui était le lendemain du passage du Tésin, et le jour même de notre entrée à Milan, le premier consul apprit que le fort de Bard avait été emporté la veille. Ainsi ses dispositions avaient eu promptement leur effet, et la route de communication par le Saint-Bernard était déblayée. Le premier consul entra à Milan sans avoir rencontré beaucoup de résistance. Toute la population était accourue sur son passage, et il fut accueilli par mille acclamations. La confiance des Milanais redoubla lorsqu'ils apprirent qu'il avait promis aux membres du clergé assemblés de maintenir le culte et le clergé catholiques tels qu'ils étaient établis, et leur avait fait prêter serment de fidélité à la république cisalpine. Le premier consul s'arrêta quelques jours dans cette capitale, et j'eus le temps de lier plus intimement connaissance avec mes collègues: c'étaient, comme je l'ai dit, MM. Hambart, Roustan et Hébert. Nous nous relevions toutes les vingt-quatre heures à midi précis. Mon premier soin, comme toutes les fois que j'ai eu à vivre avec de nouveaux visages, fut d'observer, du plus près que je le pus, le caractère et l'humeur de mes camarades, pour en tirer les conséquences qui régleraient ensuite ma conduite à leur égard, et savoir d'avance à peu près à quoi m'en tenir sur ce qu'il y aurait à craindre ou à espérer de leur commerce. Hambart avait un dévouement sans bornes pour le premier consul, qu'il avait suivi en Égypte; mais malheureusement il avait un caractère sombre et misanthropique qui le rendait extrêmement maussade et désagréable. La faveur dont jouissait Roustan n'avait peut-être pas peu contribué à augmenter cette noire disposition. Dans son espèce de manie, il s'imaginait être l'objet d'une surveillance toute particulière. Il s'enfermait dans sa chambre, une fois son service fini, et passait dans la plus triste solitude tout son temps de loisir. Le premier consul, lorsqu'il était de bonne humeur, le plaisantait sur cette sauvagerie, l'appelant en riant _mademoiselle_ Hambart. «Eh bien, Mademoiselle, que faites-vous donc ainsi toute seule dans votre chambre? Vous y lisez, sans doute quelques mauvais romans, quelques vieux bouquins traitant de princesses enlevées et _tenues en surveillance_ par un géant barbare.» À quoi le pauvre Hambart répondait d'un air morose: «Mon général, vous savez sans doute mieux que moi ce que je fais;» voulant faire allusion par ces mots à l'espionnage dont il se croyait sans cesse entouré. En dépit de ce malheureux caractère, le premier consul avait beaucoup de bontés pour lui. Lors du voyage au camp de Boulogne, il refusa de suivre l'empereur, qui lui donna pour retraite la conciergerie du palais de Meudon. Là il fit mille traits de folie. Sa fin fut lamentable: pendant les cent jours, après une audience qu'il avait eue de l'empereur, il fut pris d'un de ses accès, et se précipita sur un couteau de cuisine avec tant de violence, que la lame lui sortait de deux pouces derrière le dos. Comme on pensait dans ce temps que j'avais à craindre la colère de l'empereur, le bruit se répandit que c'était moi qui m'étais suicidé, et cette mort tragique fut annoncée dans quelques journaux comme ayant été la mienne. Hébert, valet de chambre ordinaire, était un jeune homme fort doux, mais d'une excessive timidité. Il avait, comme au reste toutes les personnes de la maison, l'affection la plus dévouée pour le premier consul. Il arriva un jour, en Égypte, que celui-ci, qui n'avait jamais pu se raser lui-même (c'est moi, comme je le raconterai ailleurs avec quelques détails, qui lui ai appris à se faire la barbe), fit demander Hébert en l'absence de Hambart, qui le rasait ordinairement, pour remplir cet office. Comme il était quelquefois arrivé à Hébert, par un effet de sa grande timidité, de couper le menton de son maître, ce dernier, qui avait à la main des ciseaux, dit à Hébert lorsqu'il s'approchait tenant son rasoir: «Prends bien garde à toi, drôles; si tu me coupes, je te fourre mes ciseaux dans le ventre.» Cette menace, faite d'un air presque sérieux, mais qui n'était au fond qu'une plaisanterie, comme j'ai vu cent fois l'empereur aimera en faire, fit une telle impression sur Hébert, qu'il lui fut impossible d'achever son ouvrage. Il lui prit un tremblement convulsif, son rasoir lui tomba des mains, et le général en chef eut beau tendre le cou et lui crier vingt fois en riant: «Allons, achève donc, poltron,» non-seulement Hébert fut pour cette fois obligé d'en rester là, mais même depuis ce temps il lui fallut renoncer à remplir l'office de barbier. L'empereur n'aimait point cette excessive timidité dans les gens de son service; ce qui ne l'empêcha point, lorsqu'il fit remettre à neuf le château de Rambouillet, de donner la place de concierge à Hébert, qui la lui avait demandée. Roustan, si connu sous le nom de mameluck de l'empereur, était d'une bonne famille de Géorgie; enlevé à l'âge de six à sept ans et conduit au Caire, il y avait été élevé parmi de jeunes esclaves qui servaient les mamelucks, en attendant qu'ils eussent l'âge d'entrer eux-mêmes dans cette belliqueuse milice. Le sheick du Caire, en faisant don au général Bonaparte d'un magnifique cheval arabe, lui avait donné en même temps Roustan et Ibrahim, autre mameluck, qui fut ensuite attaché au service de madame Bonaparte, sous le nom d'Ali. On sait que Rouslan devint un accompagnement indispensable dans toutes les occasions où l'empereur paraissait en public. Il était de tous les voyages, de tous les cortéges, et ce qui lui fait surtout honneur, de toutes les batailles. Dans le brillant état-major qui suivait l'empereur, il brillait plus que tout autre par l'éclat de son riche costume oriental. Sa vue faisait un prodigieux effet, surtout sur les gens du peuple et en province. On le croyait en très-grand crédit auprès de l'empereur, et cela venait, selon quelques personnes crédules, de ce que Roustan avait sauvé les jours de son maître, en se jetant entre lui et le sabre d'un ennemi tout prêt de l'atteindre. Je crois que c'était une erreur. La faveur toute particulière dont il était l'objet était assez motivée par la bonté habituelle de S. M. pour toutes les personnes de son service. D'ailleurs cette faveur ne s'étendait pas au delà du cercle des rapports domestiques. M. Roustan a épousé une jeune et jolie Française, nommée mademoiselle Douville, dont le père était valet de chambre de l'impératrice Joséphine. Lorsque, en 1814 et 1815, quelques journaux lui firent une sorte de reproche de n'avoir point suivi jusqu'au bout la fortune de celui pour lequel il avait toujours annoncé le plus grand dévouement, il répondit que les liens de famille qu'il avait contractés lui défendaient de quitter la France, et qu'il ne pouvait rien déranger au bonheur dont il jouissait dans son intérieur. Ibrahim prit le nom d'Ali en passant au service de madame Bonaparte. Il était d'une laideur plus qu'arabe et avait le regard méchant. Je me rappelle ici, à son sujet, un petit événement qui eut lieu à la Malmaison, et qui pourra donner une idée de son caractère. Un jour que nous jouions sur la pelouse du château, je le fis tomber, en courant, sans aucune intention. Furieux de sa chute, il se relève, tire son poignard qu'il ne quittait jamais, et s'élance après moi pour m'en frapper. J'avais d'abord ri, comme les autres, de son accident, et je m'amusais à le faire courir. Mais averti par les cris de mes camarades, et m'étant retourné moi-même pour voir où en était sa poursuite, j'aperçus à la fois son arme et sa colère. Je m'arrêtai à l'instant, le pied ferme et l'Å“il fixé sur son poignard, et je fus assez heureux pour éviter le coup, qui cependant m'effleura la poitrine. Furieux à mon tour, comme on peut le croire, je le saisis par son large pantalon et le lançai à dix pas de moi dans la rivière de la Malmaison, qui avait à peine deux pieds de profondeur. Le plongeon calma tout d'abord ses sens, et d'ailleurs son poignard était descendu au fond de l'eau, ce qui rendait mon homme beaucoup moins redoutable. Mais dans son désappointement il se mit à crier si fort que madame Bonaparte l'entendit, et comme elle était pleine de bontés pour son mameluck, je fus tancé vertement. Toutefois ce pauvre Ali était d'humeur si peu sociable qu'il se brouilla avec toute la maison, et il finit par être envoyé à Fontainebleau comme garçon de château. Je reviens à notre campagne. Le 13 juin, le premier consul alla coucher à Torre-di-Galifolo, où il établit son quartier-général. Depuis le jour de notre entrée à Milan, la marche de l'armée ne s'était point ralentie. Le général Murat avait passé le Pô et s'était emparé de Plaisance. Le général Lannes, toujours poussant en avant avec sa brave avant-garde, avait livré une sanglante bataille à Montebello, dont plus tard il illustra le nom en le portant. L'arrivée toute récente du général Desaix, venant d'Égypte, comblait de joie le général en chef, et ajoutait aussi beaucoup à la confiance des soldats, dont le bon et modeste Desaix était adoré. Le premier consul l'avait accueilli avec l'amitié la plus franche et la plus cordiale, et ils étaient tout d'abord restés trois heures de suite en tête-à-tête. À la fin de cette conférence, un ordre du jour avait annoncé à l'armée que le général Desaix prendrait le commandement de la division Boudet. J'entendis quelques personnes de la suite du général Desaix dire que sa patience et l'égalité de son humeur avaient été mises à de rudes épreuves, pendant sa traversée, par des vents contraires, des relâches forcées, l'ennui de la quarantaine, et surtout par les mauvais procédés des Anglais, qui l'avaient quelque temps retenu prisonnier sur leur flotte, en vue des côtes de France, quoiqu'il fût porteur d'un passe-port signé en Égypte par les autorités anglaises et par suite d'une capitulation réciproquement acceptée. Aussi son ressentiment contre eux était des plus ardens, et il regrettait vivement, disait-il, que les ennemis qu'il allait avoir à combattre ne fussent pas des Anglais. Malgré la simplicité de ses goûts et de ses habitudes, personne n'était plus avide de gloire que ce brave général. Toute sa colère contre les Anglais ne venait que de la crainte qu'il avait eue de ne point arriver à temps pour cueillir de nouveaux lauriers. Il n'arriva que trop à temps pour trouver une mort glorieuse, mais, hélas! si prématurée! Ce fut le 14 que se livra la célèbre bataille de Marengo. Elle commença de bonne heure et dura toute la journée. J'étais resté au quartier avec toute la maison du premier consul. Nous étions en quelque sorte à portée de canon du champ de bataille, et il en arrivait sans cesse des nouvelles qui ne s'accordaient guère: l'une représentait la bataille comme entièrement perdue, la suivante nous donnait la victoire; il y eut un moment où l'augmentation du nombre de nos blessés et le redoublement du canon des Autrichiens nous firent croire un instant que nous étions perdus; puis tout à coup on vint nous dire que cette déroute apparente n'était que l'effet d'une manÅ“uvre hardie du premier consul, et qu'une charge du général Desaix avait assuré le gain de la bataille. Mais la victoire coûtait cher à la France et au cÅ“ur du premier consul. Desaix, atteint d'une balle, était tombé mort sur le coup, et la douleur des siens n'ayant fait qu'exaspérer leur courage, ils avaient culbuté à la baïonnette l'ennemi déjà coupé par une charge brillante du général Kellermann. Le premier consul coucha sur le champ de bataille. Malgré la victoire décisive qu'il venait de remporter, il était plein de tristesse, et dit, le soir, devant Hambart et moi, plusieurs choses qui prouvaient la profonde affliction qu'il ressentait de la mort du général Desaix: «que la France venait de perdre un de ses meilleurs défenseurs, et lui son meilleur ami; que personne ne savait tout ce qu'il y avait de vertu, dans le cÅ“ur de Desaix, et de génie dans sa tête.» Il se soulagea ainsi de sa douleur, en faisant à tous et à chacun l'éloge du héros qui venait de mourir au champ d'honneur. «Mon brave Desaix, dit-il encore, avait toujours souhaité de mourir ainsi.» Puis il ajouta, ayant presque les larmes aux yeux, «Mais la mort devait-elle être si prompte à exaucer son vÅ“u!» Il n'y avait pas un soldat dans notre armée victorieuse qui ne partageât un si juste chagrin. Les aides-de-camp du général, Rapp et Savary, restaient plongés dans le plus amer désespoir auprès du corps de leur chef, que, malgré sa jeunesse, ils appelaient leur père, plus encore pour exprimer son inépuisable bonté pour eux, qu'à cause de la gravité de son caractère. Par une suite de son respect pour la mémoire de son ami, le général en chef, quoique son état-major fût au complet, s'attacha ces deux jeunes officiers en qualité d'aides-de-camp. Le commandant Rapp (il n'avait alors que ce grade) était dès ce temps ce qu'il a été toute sa vie, bon, plein de courage et universellement aimé. Sa franchise, quelquefois un peu brusque, plaisait à l'empereur. J'ai mille fois entendu celui-ci faire l'éloge de son aide-de-camp; il ne l'appelait que _mon brave Rapp_. Ce digne général n'était pas heureux dans les combats, et il était fort rare qu'il prît part à une affaire sans en rapporter quelque blessure. Puisque je suis en train d'anticiper sur les événemens, je dirai ici qu'en Russie, la veille de la bataille de la Moskowa, l'empereur dit devant moi au général Rapp, qui arrivait de Dantzick: «Attention, mon brave; nous nous battrons demain, prenez garde à vous, vous n'êtes pas gâté par la fortune.--Ce sont, répondit le général, les revenant-bons du métier. Comptez, sire, que je n'en ferai pas moins de mon mieux.» M. Savary conserva auprès du premier consul cette chaleur de zèle et ce dévouement sans bornes qui l'avaient attaché au général Desaix. S'il lui manquait quelqu'une des qualités du général Rapp, ce n'était certainement pas la bravoure. De tous les hommes qui entouraient l'empereur, aucun n'était plus absolument dévoué à ses moindres volontés. J'aurai lieu sans doute, dans le cours de ces mémoires, de rappeler quelques traits de cet enthousiasme sans exemple, et dont M. le duc de Rovigo fut magnifiquement récompensé; mais il est juste de dire que lui du moins ne déchira point la main qui l'avait élevé, et qu'il a donné jusqu'à la fin, et même après la fin de son ancien maître (c'est ainsi qu'il se plaît lui-même à appeler l'empereur) l'exemple très-peu suivi de la reconnaissance. Un arrêté du gouvernement, du mois de juin suivant, décida que le corps de Desaix serait transporté au couvent du grand Saint-Bernard, et qu'il y serait élevé un tombeau; pour attester les regrets de la France, et en particulier ceux du premier consul, dans un lieu où celui-ci s'était couvert d'une gloire immortelle[5]. CHAPITRE V. Retour à Milan, en marche sur Paris.--Le chanteur Marchesi et le premier consul.--Impertinence et quelques jours de prison.--Madame Grassini.--Rentrée en France par le mont Cénis.--Arcs-de-triomphe.--Cortége de jeunes filles.--Entrée à Lyon.--Couthon et les démolisseurs.--Le premier consul fait relever les édifices de la place Belcour.--La voiture versée.--Illuminations à Paris.--Kléber.--Calomnies contre le premier consul.--Chute de cheval de Constant.--Bonté du premier consul et de madame Bonaparte à l'égard de Constant.--Générosité du premier consul.--Émotion de l'auteur.--Le premier consul outrageusement méconnu.--Le premier consul, Jérôme Bonaparte et le colonel Lacuée.--Amour du premier consul pour madame D...--Jalousie de madame Bonaparte, et précautions du premier consul.--Curiosité indiscrète d'une femme de chambre.--Menaces et discrétion forcée.--La petite maison de l'allée des Veuves.--Ménagemens du premier consul à l'égard de sa femme.--MÅ“urs du premier consul, et ses manières avec les femmes. CETTE victoire de Marengo avait rendue certaine la conquête de l'Italie; aussi le premier consul jugeant sa présence plus nécessaire à Paris qu'à la tête de son armée, en donna le commandement en chef au général Masséna, et se prépara à repasser les monts. Nous retournâmes à Milan, où le premier consul fut reçu avec encore plus d'enthousiasme que pendant notre premier séjour. L'établissement d'une république comblait les vÅ“ux du plus grand nombre des Milanais, et ils appelaient le premier consul leur sauveur, pour les avoir délivrés du joug des Autrichiens. Il y avait pourtant un parti qui détestait également les changemens, l'armée française qui en était l'instrument, et le jeune chef qui en était l'auteur. Dans ce parti figurait un artiste célèbre, le chanteur Marchesi; à notre premier passage, le premier consul l'avait fait demander, et le musicien s'était fait prier pour se déranger; enfin il s'était présenté, mais avec toute l'importance d'un homme qui se croit blessé dans sa dignité. Le costume très-simple du premier consul, sa petite taille et son visage maigre et payant peu de mine, n'étaient pas faits pour imposer beaucoup au héros de théâtre; aussi le général en chef l'ayant bien accueilli, et fort poliment prié de chanter un air, il avait répondu par ce mauvais calembour, débité d'un ton d'impertinence que relevait encore son accent italien: «_Signor zénéral, si c'est oun bon air qu'il vous faut, vous en trouverez oun excellent en faisant oun petit tour de zardin._» Le signor Marchesi avait été, pour cette gentillesse, sur-le-champ mis à la porte, et le soir même un ordre avait été expédié sur lequel on avait mis le chanteur en prison. À notre retour, le premier consul, dont le canon de Marengo avait fait taire sans doute le ressentiment contre Marchesi, et qui trouvait d'ailleurs que la pénitence de l'artiste pour un pauvre quolibet avait été bien assez longue, l'envoya chercher de nouveau et le pria encore de chanter; Marchesi cette fois fut modeste, poli, et chanta d'une manière ravissante; après le concert, le premier consul s'approcha de lui, lui serra vivement la main, et le complimenta du ton le plus affectueux. Dès ce moment la paix fut conclue entre les deux puissances, et Marchesi ne faisait plus que chanter les louanges du premier consul. À ce même concert, le premier consul fut frappé de la beauté d'une cantatrice fameuse, madame Grassini. Il ne la trouva point cruelle, et au bout de quelques heures le vainqueur de l'Italie comptait une conquête de plus. Le lendemain au matin elle déjeuna avec le premier consul et le général Berthier dans la chambre du premier consul. Le général Berthier fut chargé de pourvoir au voyage de madame Grassini, qui fut envoyée à Paris, et attachée aux concerts de la cour... Le premier consul partit de Milan le 24, et nous rentrâmes en France par la route du Mont-Cénis. Nous voyagions avec la plus grande rapidité. Partout le premier consul était reçu avec un enthousiasme difficile à décrire. Des arcs de triomphe avaient été élevés à l'entrée de chaque ville, et pour ainsi dire de chaque village, et dans chaque canton une députation de notables venait le haranguer et le complimenter. De longs rangs de jeunes filles, vêtues de blanc et couronnées de fleurs, des fleurs dans les mains, et jetant des fleurs dans la voiture du premier consul, lui servaient seules d'escorte, l'entouraient, le suivaient et le précédaient jusqu'à ce qu'il fût passé, ou, quand il devait s'arrêter, jusqu'à ce qu'il eût mis pied à terre. Ce voyage fut ainsi sur toute la route une fête perpétuelle. À Lyon ce fut un délire: toute la ville sortit à sa rencontre. Il y entra au milieu d'une foule immense et des plus bruyantes acclamations, et descendit à l'hôtel des Célestins. Dans le temps de la terreur, et lorsque les jacobins avaient fait tomber toute leur fureur sur la ville de Lyon, dont ils avaient juré la ruine, les beaux édifices qui ornaient la place Belcour avaient été rasés de fond en comble, et le hideux cul-de-jatte Couthon y avait le premier porté le marteau, à la tête de la plus vile canaille des clubs. Le premier consul détestait les jacobins, qui, de leur côté, le haïssaient et le craignaient, et son soin le plus constant était de détruire leur ouvrage, ou, pour mieux dire, de relever les ruines dont ils avaient couvert la France. Il crut donc, et avec raison, ne pouvoir mieux répondre à l'affection des Lyonnais qu'en encourageant de tout son pouvoir la reconstruction des bâtimens de la place Belcour, et, avant son départ, il en posa lui-même la première pierre. La ville de Dijon ne fit pas au premier consul une réception moins brillante. Entre Villeneuve-le-Roi et Sens, à la descente du pont de Montereau, les huit chevaux, lancés au grand galop, emportant rapidement la voiture (déjà le premier consul voyageait en roi), l'écrou d'une des roues de devant se détacha. Les habitans qui bordaient la route, témoins de cet accident, et prévoyant ce qui allait en résulter, crièrent de toutes leurs forces aux postillons d'arrêter; mais ceux-ci n'en purent venir à bout. La voiture versa donc rudement. Le premier consul n'eut aucun mal; le général Berthier eut le visage légèrement égratigné par les glaces, qui s'étaient brisées; deux valets de pied, qui étaient sur le siège, furent violemment jetés au loin et blessés assez grièvement. Le premier consul sortit, ou plutôt il fut hissé par une des portières; du reste cet accident ne l'arrêta pas: il remonta sur-le-champ dans une autre voiture, et arriva à Paris sans autre mésaventure. Le 2 juillet, dans la nuit, il descendit aux Tuileries, et dès que, le lendemain, la nouvelle de son retour eut circulé dans Paris, la population tout entière remplit les cours et le jardin. On se pressait sous les fenêtres du pavillon de Flore, dans l'espérance d'entrevoir le sauveur de la France, le libérateur de l'Italie. Le soir il n'y eut ni riche ni pauvre qui ne s'empressât d'illuminer sa maison ou son grenier. Ce fut peu de temps après son arrivée à Paris que le premier consul apprit la mort du général Kléber. Le poignard de Suleyman avait immolé ce grand capitaine le même jour que le canon de Marengo abattait un autre héros de l'armée d'Égypte. Cet assassinat causa la plus vive douleur au premier consul. J'en ai été témoin, et je puis l'affirmer; et pourtant ses calomniateurs ont osé dire qu'il se réjouit d'un événement, lequel, même à ne le considérer que sous le rapport politique, lui faisait perdre une conquête qui lui avait coûté tant d'efforts, et à la France tant de sang et de dépenses. D'autres misérables, plus stupides et plus infâmes encore, ont été jusqu'à imaginer et répandre le bruit que le premier consul avait commandé l'assassinat de son compagnon d'armes, de celui qu'il avait mis en sa propre placé à là tête de l'armée d'Égypte. Pour ceux-ci je ne saurais qu'une réponse à leur faire, s'il était besoin de leur faire une réponse: c'est qu'ils n'ont jamais connu l'empereur. Après son retour, le premier consul allait souvent avec sa femme à la Malmaison, où il restait quelquefois plusieurs jours. À cette époque le valet de chambre, de service suivait la voiture à cheval. Un jour le premier consul, se rendant à Paris, s'aperçut, à cent pas du château, qu'il avait oublié sa tabatière; il me dit d'aller la chercher. Je tournai bride, partis au galop, et ayant trouvé la tabatière sur le bureau du premier consul, je me remis du même pas sur sa trace. Il n'était qu'à Ruelle lorsque je rejoignis sa voiture. Mais au moment où j'allais l'atteindre, le pied de mon cheval glissa sur un caillou, il s'abattit et me jeta au loin dans un fossé. La chuté fut rude, je restai étendu sur là place, une épaule démise et un bras fortement froissé. Le premier consul fit aussitôt arrêter ses chevaux, donna lui-même les ordres nécessaires pour me faire relever, et indiqua les soins qu'il fallait me donner dans ma position; je fus transporté, en sa présence, à la caserne de Ruelle, et il Voulut, avant de continuer sa route, s'assurer si mon état n'offrait point de danger. Le médecin de la maison fut appelé à Ruelle, où il me remit l'épaule et pansa le bras. De là je fus porté, le plus doucement possible, à la Malmaison. L'excellente madame Bonaparte eut la bonté de venir me voir, et elle me fit prodiguer tous les soins imaginables. Le jour où je repris mon service, après mon rétablissement, j'étais dans l'antichambre du premier consul, au moment où il sortit de son cabinet. Il vint à moi et me demanda avec intérêt de mes nouvelles. Je lui répondis que, grâce aux soins que mes excellens maîtres m'avaient fait donner, j'étais complétement rétabli. «Allons, tant mieux, me dit le premier consul. Constant, dépêchez-vous de reprendre vos anciennes forces. Continuez à bien me servir, et j'aurai soin de vous. Tenez, ajouta-t-il en me mettant dans la main trois petits papiers chiffonnés, voilà pour monter votre garde-robe;» et il passa, sans écouter tous les remerciemens que je lui adressais avec beaucoup d'émotion, beaucoup plus pourtant pour sa bienveillance et l'intérêt qu'il avait daigné me témoigner, que pour son présent; car je ne savais pas en quoi il consistait. Lorsqu'il se fut éloigné, je déroulai mes _chiffons_; c'étaient trois billets de banque, chacun de mille francs! Je fus touché jusqu'aux larmes d'une bonté si parfaite. Il faut se rappeler qu'à cette époque le premier consul n'était pas riche, quoiqu'il fût le premier magistrat de la république. Aussi le souvenir de ce trait généreux me remue profondément encore aujourd'hui. Je ne sais si l'on trouvera bien intéressant des détails qui me sont si personnels; mais ils me paraissent propres à faire connaître le caractère de l'empereur si outrageusement méconnu, et ses manières habituelles avec les gens de sa maison; ils feront juger en même temps si la sévère économie qu'il exigeait dans son intérieur, et dont j'aurai lieu moi-même de parler ailleurs, était, comme on l'a dit, une sordide avarice, ou si elle n'était pas plutôt une règle de prudence dont il s'écartait volontiers quand sa bonté ou son humanité l'y poussait. Je ne sais si ma mémoire ne me trompe pas en me faisant placer ici une circonstance qui prouve l'estime que le premier consul avait pour les braves de son armée, et qu'il aimait à leur témoigner en toute occasion. J'étais un jour dans la chambre à coucher, à l'heure ordinaire de sa toilette, et je remplissais même ce jour-là l'office de premier valet de chambre, Hambart étant pour le moment absent ou incommodé. Il n'y avait dans l'appartement, outre le service, que le brave et modeste colonel Gérard Lacuée, un des aides-de-camp du premier consul. M. Jérôme Bonaparte, alors à peine âgé de dix-sept ans, fut introduit Ce jeune homme donnait à sa famille de fréquens sujets de plainte, et ne craignait que son frère Napoléon, qui le réprimandait, le sermonait et le grondait comme s'il eût été son fils. Il s'agissait à cette époque d'en faire un marin, moins pour lui faire une carrière que pour l'éloigner des tentations séduisantes que la haute fortune de son frère faisait sans cesse naître sous ses pas, et auxquelles il était bien loin de résister. On conçoit qu'il lui en coûtât de renoncer à des plaisirs assez faciles et si enivrans pour un jeune homme; aussi ne manquait-il pas de protester, en toute occasion, de son peu d'aptitude au service de mer, jusque là, dit-on, qu'il se laissa refuser comme incapable par les examinateurs de la marine, quoiqu'il lui eût été aisé, avec un peu de travail et de bonne volonté, de répondre à leurs questions. Cependant il fallut que la volonté du premier consul s'exécutât, et M. Jérôme fut contraint de s'embarquer. Le jour dont je parle, après quelques minutes de conversation et de gronderie, toujours au sujet de la marine, M. Jérôme ayant dit à son frère: «Au lieu de m'envoyer périr d'ennui en mer, vous devriez bien me prendre pour aide-de-camp.--Vous, _blanc-bec_! répondit vivement le premier consul; attendez qu'une balle vous ait labouré le visage, et alors nous verrons;» et en même temps il lui montrait du regard le colonel Lacuée, qui rougit et baissa les yeux comme une jeune fille. Il faut savoir, pour comprendre ce que cette réponse avait de flatteur pour lui, qu'il portait au visage la cicatrice d'une balle. Ce brave colonel fut tué en 1805, devant Guntzbourg. L'empereur le regretta vivement. C'était un des officiers les plus intrépides et les plus instruits de l'armée. Ce fut, je crois, vers cette époque, que le premier consul s'éprit d'une forte passion pour une jeune dame pleine d'esprit et de grâces, madame D... Madame Bonaparte, soupçonnant cette intrigue, en témoigna de la jalousie, et son époux faisait tout ce qu'il pouvait pour calmer ses défiances conjugales. Il attendait, pour se rendre chez sa maîtresse, que tout fût endormi au château, et poussait même la précaution jusqu'à faire le trajet qui séparait les deux appartemens, avec un pantalon de nuit, sans souliers ni pantoufles. Je vis une fois le jour poindre, sans qu'il fût de retour, et craignant du scandale, j'allai, d'après l'ordre que le premier consul m'en avait donné lui-même, si le cas arrivait, avertir la femme de chambre de Madame D..., pour que, de son côté, elle allât dire à sa maîtresse l'heure qu'il était. Il y avait à peine cinq minutes que ce prudent avis avait été donné, lorsque je vis revenir le premier consul dans une assez grande agitation, dont je connus bientôt la cause: il avait aperçu à son retour une femme de madame Bonaparte, qui le guettait au travers d'une croisée d'un cabinet donnant sur le corridor. Le premier consul, après une vigoureuse sortie contre la curiosité du beau sexe, m'envoya vers la jeune _éclaireuse_ du camp ennemi, pour lui intimer l'ordre de se taire, si elle ne voulait point être chassée, et de ne pas recommencer à l'avenir. Je ne sais s'il n'ajouta point à ces terribles menaces un argument plus doux pour _acheter_ le silence de la curieuse; mais crainte ou gratification, elle eut le bon esprit de se taire. Toutefois l'amant heureux, craignant quelque nouvelle surprise, me chargea de louer, dans l'allée des Veuves, une petite maison, où Madame D... et lui se réunissaient de temps en temps. Tels étaient et tels furent toujours les procédés du premier consul pour sa femme. Il était plein d'égards pour elle, et prenait tous les soins imaginables afin d'empêcher les infidélités qu'il lui faisait d'arriver à sa connaissance; d'ailleurs, ces infidélités passagères ne lui ôtaient rien de la tendresse qu'il lui portait, et quoique d'autres femmes lui aient inspiré de l'amour, aucune n'a eu sa confiance et son amitié au même point que madame Bonaparte. Il en est de la dureté de l'empereur et de sa brutalité avec les femmes comme des mille et une calomnies dont il a été l'objet. Il n'était pas toujours galant, mais jamais on ne l'a vu grossier; et quelque singulière que puisse paraître cette observation, après ce que je viens de raconter, il professait la plus grande vénération pour une femme de bonne conduite, faisait cas des bons ménages, et n'aimait le cynisme ni dans les mÅ“urs ni dans le langage. Quand il a eu quelques liaisons illégitimes, il n'a pas tenu à lui qu'elles ne fussent secrètes et cachées avec soin. CHAPITRE VI. _La machine infernale_.--Le plus invalide des architectes.--L'heureux hasard.--Précipitation et retard également salutaires.--Hortense légèrement blessée.--Frayeur de madame Murat, et suites obligeantes.--Le cocher Germain.--D'où lui venait le nom de César.--Inexactitudes à son sujet.--Repas offert par cinq cents cochers de fiacre.--L'auteur à Feydeau, pendant l'explosion.--Frayeur.--Course sans chapeau.--Les factionnaires inflexibles.--Le premier consul rentre aux Tuileries.--Paroles du premier consul à Constant.--La garde consulaire.--La maison du premier consul mise en état de surveillance.--Fidélité à toute épreuve.--Les jacobins innocens et les royalistes coupables.--Grande revue.--Joie des soldats et du peuple.--La paix universelle.--Réjouissances publiques et fêtes improvisées.--Réception du corps diplomatique et de lord Cornwallis.--Luxe militaire.--Le diamant _le Régent_. LE 3 nivôse an IX (21 décembre 1800), l'Opéra donnait, _par ordre, la Création_ de Haydn, et le premier consul avait annoncé qu'il irait entendre, avec toute sa famille, ce magnifique oratorio. Il dîna ce jour-là avec madame Bonaparte, sa fille, et les généraux Rapp, Lauriston, Lannes et Berthier. Je me trouvai précisément de service; mais le premier consul allant à l'Opéra, je pensai que ma présence serait superflue au château, et je résolus d'aller de mon côté à Feydeau, dans la loge que madame Bonaparte nous accordait, et qui était placée sous la sienne. Après le dîner, que le premier consul expédia avec sa promptitude ordinaire, il se leva de table, suivi de ses officiers, excepté le général Rapp, qui resta avec mesdames Joséphine et Hortense. Sur les sept heures environ, le premier consul monta en voiture avec MM. Lannes, Berthier et Lauriston, pour se rendre à l'Opéra; arrivé au milieu de la rue Saint-Nicaise, le piquet qui précédait la voiture trouva le chemin barré par une charrette qui paraissait abandonnée, et sur laquelle un tonneau était fortement attaché avec des cordes; le chef de l'escorte fit ranger cette charrette le long des maisons, à droite, et le cocher du premier consul, que ce petit retard avait impatienté, poussa vigoureusement ses chevaux, qui partirent comme l'éclair. Il n'y avait pas deux secondes qu'ils étaient passés, lorsque le baril que portait la charrette éclata avec une explosion épouvantable. Des personnes de l'escorte et de la suite du premier consul, aucune ne fut tuée, mais plusieurs reçurent des blessures. Le sort de ceux qui, résidant ou passant dans la rue, se trouvèrent près de l'horrible machine, fut beaucoup plus triste encore; il en périt plus de vingt, et plus de soixante furent grièvement blessés. M. Trepsat, architecte, eut une cuisse cassée; le premier consul, par la suite, le décora et le fit architecte des Invalides, en lui disant qu'il y avait assez long-temps qu'il était le plus invalide des architectes. Tous les carreaux de vitre des Tuileries furent cassés; plusieurs maisons[6] s'écroulèrent; toutes celles de la rue Saint-Nicaise et même quelques-unes des rues adjacentes furent fortement endommagées. Quelques débris volèrent jusque dans l'hôtel du consul Cambacérès. Les glaces de la voiture du premier consul tombèrent par morceaux. Par le plus heureux hasard, les voitures de suite, qui devaient être immédiatement derrière celle du premier consul, se trouvaient assez loin en arrière, et voici pourquoi: madame Bonaparte, après le dîner, se fit apporter un schall pour aller à l'Opéra; lorsqu'on le lui présentait, le général Rapp en critiqua gaiement la couleur et l'engagea à en choisir un autre. Madame Bonaparte défendit son schall, et dit au général qu'il se connaissait autant à attaquer une toilette qu'elle-même à attaquer une redoute; cette discussion amicale continua quelque temps sur le même ton. Dans cet intervalle, le premier consul, qui n'attendait jamais, partit en avant, et les misérables assassins, auteurs du complot, mirent le feu à leur machine infernale. Que le cocher du premier consul eût été moins pressé et qu'il eût seulement tardé de deux secondes, c'en était fait de son maître; qu'au contraire madame Bonaparte se fut hâtée de suivre son époux, c'en était fait d'elle et de toute sa suite; ce fut en effet ce retard d'un instant qui lui sauva la vie ainsi qu'à sa fille, à sa belle-sÅ“ur madame Murat, et à toutes les personnes qui devaient les accompagner. La voiture où se trouvaient ces dames, au lieu d'être à la file de celle du premier consul, débouchait de la place du Carrousel, au moment où sauta la machine; les glaces en furent aussi brisées. Madame Bonaparte n'eut rien qu'une grande frayeur; mademoiselle Hortense fut légèrement blessée au visage, par un éclat de glace; madame Caroline Murat, qui se trouvait alors fort avancée dans sa grossesse, fut frappée d'une telle peur, qu'on fut obligé de la ramener au château; cette catastrophe influa même beaucoup sur la santé de l'enfant qu'elle portait dans son sein. On m'a dit que le prince Achille Murat est sujet encore aujourd'hui à de fréquentes attaques d'épilepsie. On sait que le premier consul poussa jusqu'à l'Opéra, où il fut reçu avec d'inexprimables acclamations, et que le calme peint sur sa physionomie contrastait fortement avec la pâleur et l'agitation de madame Bonaparte, qui avait tremblé non pas pour elle, mais pour lui. Le cocher qui conduisit si heureusement le premier consul s'appelait Germain; il l'avait suivi en Égypte, et dans une échauffourée il avait tué de sa main un Arabe, sous les yeux du général en chef, qui, émerveillé de son courage, s'était écrié: «Diable, voilà un brave! c'est un César.» Le nom lui en était resté. On a prétendu que ce brave homme était ivre lors de l'explosion; c'est une erreur, que son adresse même dans cette circonstance dément d'une manière positive. Lorsque le premier consul, devenu empereur, sortait incognito dans Paris, c'était César qui conduisait, mais sans livrée. On trouve dans le _Mémorial de Sainte-Hélène_ que l'empereur, parlant de César, dit qu'il était dans un état complet d'ivresse; qu'il avait pris la détonation pour un salut d'artillerie, et qu'il ne sut que le lendemain ce qui s'était passé. Tout cela est inexact, et l'empereur avait été mal informé sur le compte de son cocher. César mena très-vivement le premier consul, parce que celui-ci le lui avait recommandé, et parce qu'il avait cru, de son côté, son honneur intéressé à ne point être mis en retard par l'obstacle que la machine infernale lui avait opposé avant l'explosion. Le soir de l'événement, je vis César, qui était parfaitement _récent_ et qui me raconta lui-même une partie des détails que je viens de donner. Quelques jours après, quatre ou cinq cents cochers de fiacre de Paris se cotisèrent pour le fêter, et lui offrirent un magnifique dîner, à 24 fr. par tête. Pendant que l'infernal complot s'exécutait et coûtait la vie à un si grand nombre de citoyens innocents sans toutefois atteindre le but que les assassins s'étaient proposé, j'étais, comme je l'ai dit, au théâtre Feydeau, où je me préparais à savourer à loisir toute une soirée de liberté et le plaisir du spectacle, pour lequel j'ai eu toute ma vie une véritable passion; mais à peine m'étais-je installé carrément dans la loge, que tout à coup l'ouvreuse entra précipitamment et dans le plus grand désordre: «Monsieur Constant, s'écria-t-elle, on dit qu'on vient de faire sauter le premier consul; tout le monde a entendu un bruit épouvantable; on assure qu'il est mort.» Ces terribles mots sont pour moi comme un coup de foudre; ne sachant plus ce que je faisais, je me précipite dans l'escalier, et sans songer à prendre mon chapeau, je cours comme un fou vers le château. En traversant ainsi la rue Vivienne et le Palais-Royal, je n'y vis aucun mouvement extraordinaire; mais dans la rue Saint-Honoré le tumulte était extrême; je vis emporter sur des brancards quelques morts et quelques blessés que l'on avait d'abord retirés dans les maisons voisines de la rue Saint-Nicaise; mille groupes s'étaient formés; et il n'y avait qu'une voix pour maudire les auteurs encore inconnus de cet exécrable attentat. Mais les uns en accusaient les jacobins, qui, trois mois auparavant, avaient mis le poignard aux mains de Ceracchi, d'Aréna et de Topino-Lebrun; tandis que les autres, moins nombreux pourtant, nommaient les aristocrates, les royalistes comme seuls coupables de cette atrocité. Je n'eus pour prêter l'oreille à ces accusations diverses que le temps nécessaire pour percer une foule immense et serrée; dès que je le pus, je repris ma course, et en deux secondes je fus au Carrousel. Je m'élance au guichet, mais au même instant les deux factionnaires croisent la baïonnette sur ma poitrine. J'ai beau leur crier que je suis valet de chambre du premier consul, ma tête nue, mon air effaré, le désordre de toute ma personne et de mes idées, leur semblent suspects, et ils me refusent obstinément et fort énergiquement l'entrée; je les prie alors de faire demander le concierge du château; il arrive et je suis introduit, ou plutôt je me précipite dans le château, où j'apprends ce qui venait de se passer. Peu de temps après, le premier consul arriva, et il fut aussitôt entouré de tous ses officiers, de toute sa maison; il n'y avait âme présente qui ne fût dans la plus grande anxiété. Lorsque le premier consul descendit de voiture, il paraissait fort calme et souriait; il avait même comme de la gaieté. En entrant dans le vestibule, il dit à ses officiers, en se frottant les mains: «Eh bien, Messieurs, nous l'avons échappé belle!» Ceux-ci frémissaient d'indignation et de colère. Il entra ensuite dans le grand salon du rez-de-chaussée, où grand nombre de conseillers d'état et de fonctionnaires s'étaient déjà rassemblés; à peine avaient-ils commencé à lui adresser leur félicitations, qu'il prit la parole et sur un ton si éclatant, qu'on entendait sa voix hors du salon. On nous dit après ce conseil qu'il avait eu une vive altercation avec M. Fouché, ministre de la police, à qui il avait reproché son ignorance du complot, et qu'il avait hautement accusé les jacobins d'en être les auteurs. Le soir, à son coucher, le premier consul me demanda en riant si j'avais eu peur. «Plus que vous, mon général» lui répondis-je; et je lui contai comment j'avais appris la fatale nouvelle à Feydeau, et comme quoi j'avais couru sans chapeau jusqu'au guichet du Carrousel, où les factionnaires avaient voulu s'opposer à mon passage. Il s'amusa des jurons et des épithètes peu flatteuses dont je lui dis qu'ils avaient accompagné leur défense, et finit par me dire: «Après tout, mon cher Constant, il ne faut pas leur en vouloir, ils ne faisaient qu'exécuter leur consigne. Ce sont de braves gens, et sur lesquels je puis compter.» Le fait est que la garde consulaire n'était pas moins dévouée à cette époque qu'elle ne l'a été depuis en recevant le nom de garde impériale. Au premier bruit du danger qu'avait couru le premier consul, tous les soldats de cette fidèle milice s'étaient spontanément réunis dans la cour des Tuileries. Après cette funeste catastrophe, qui porta l'inquiétude dans toute la France et le deuil parmi tant de familles, toutes les polices furent activement employées à la recherche des auteurs du complot. La maison du premier consul fut tout d'abord mise en état de surveillance. Nous étions sans cesse espionnés, sans nous en douter. On savait toutes nos démarches, toutes nos visites, toutes nos allées et venues. On connaissait nos amis, nos liaisons, et on ne manquait pas d'avoir aussi l'Å“il ouvert sur eux. Mais tel était le dévouement de tous et de chacun à la personne du premier consul, telle était l'affection qu'il savait inspirer à ses entours, que nulle des personnes attachées à son service ne fut même un instant soupçonnée d'avoir trempé dans cet infâme attentat. Ni alors, ni dans aucune autre affaire de ce genre, les gens de sa maison ne se trouvèrent compromis, et jamais le nom du moindre des serviteurs de l'empereur ne s'est trouvé mêlé à des trames criminelles contre une vie si chère et si glorieuse. Le ministre de la police soupçonnait les royalistes de cet attentat. Le premier consul n'en chargeait que la conscience des jacobins, déjà lourde, il faut l'avouer, de crimes aussi odieux. Cent trente des hommes les plus marquans de ce parti furent déportés sur de simples soupçons et sans forme de procédure. On sait que la découverte, le procès et l'exécution de Saint-Régent et Carbon, les vrais coupables, prouva que les conjectures du ministre étaient plus justes que celles du chef de l'état. Le 4 nivôse, à midi, le premier consul passa une grande revue sur la place du Carrousel. Une foule innombrable de citoyens s'y étaient réunis pour le voir et lui témoigner leur affection pour sa personne et leur indignation contre des ennemis qui n'osaient l'attaquer que par des assassinats. À peine eut-il commencé à diriger son cheval vers la première ligne des grenadiers de la garde consulaire, que d'innombrables acclamations s'élevèrent de toutes parts. Il parcourut les rangs au pas et très-lentement, se montrant fort sensible et répondant par quelques saluts simples et affectueux à cette effusion de la joie populaire. Les cris de _vive Bonaparte! vive le premier consul_! ne cessèrent qu'après qu'il eut remonté dans ses appartemens. Les conspirateurs qui s'obstinaient avec tant d'acharnement à attaquer les jours du premier consul n'auraient pu choisir une époque où les circonstances eussent été plus contraires à leurs projets qu'en 1800 et 1801; car alors on aimait le premier consul non-seulement pour ses hauts faits militaires, mais encore et surtout pour les espérances de paix qu'il donnait à la France. Ces espérances furent bientôt réalisées. Au premier bruit qui se répandit que la paix avait été conclue avec l'Autriche, la plupart des habitans de Paris se rendirent sous les fenêtres du pavillon de Flore. Des bénédictions, des cris de reconnaissance et de joie se firent entendre; puis des musiciens rassemblés pour donner une sérénade au chef de l'état finirent par se former en orchestres, et les danses durèrent toute la nuit. Je n'ai rien vu de plus singulier ni de plus gai que le coup d'Å“il de cette fête improvisée. Lorsque, au mois d'octobre, la paix d'Amiens ayant été conclue avec l'Angleterre, la France se trouva délivrée de toutes les guerres qu'elle soutenait depuis tant d'années et au prix de tant de sacrifices, on ne saurait se faire une idée des transports qui éclatèrent de toutes parts. Les décrets qui ordonnaient soit le désarmement des vaisseaux de guerre, soit l'organisation des places fortes sur le pied de paix, étaient accueillis comme des gages de bonheur et de sécurité. Le jour de la réception de lord Cornwallis, ambassadeur d'Angleterre, le premier consul déploya la plus grande pompe. «Il faut, avait-il dit la veille, montrer à ces orgueilleux Bretons que nous ne sommes pas réduits à la besace.» Le fait est que les Anglais, avant de mettre le pied sur le continent français, s'étaient attendus à ne trouver partout que ruines, disette et misère. On leur avait peint la France entière sous le jour le plus triste, et ils s'étaient crus au moment de débarquer en Barbarie. Leur surprise fut extrême quand ils virent combien de maux le premier consul avait déjà réparés en si peu de temps, et toutes les améliorations qu'il se proposait d'opérer encore. Ils répandirent dans leur pays le bruit de ce qu'ils appelaient eux-mêmes les prodiges du premier consul, et des milliers de leurs compatriotes s'empressèrent devenir en juger parleurs propres yeux. Au moment où lord Cornwallis entra dans la grande salle des ambassadeurs, avec les personnes de sa suite, la vue de tous ces Anglais dut être frappée de l'aspect du premier consul, entouré de ses deux collègues, de tout le corps diplomatique et d'une cour militaire déjà brillante. Au milieu de tous ces riches uniformes, le sien était remarquable par sa simplicité; mais le diamant appelé _le Régent_, qui avait été mis en gage sous le directoire, et depuis quelques jours dégagé par le premier consul, étincelait à la garde de son épée. CHAPITRE VII. Le roi d'Étrurie.--Madame de Montesson.--Le monarque peu travailleur.--Conversation à son sujet entre le premier et le second consul.--Un mot sur le retour des Bourbons.--Intelligence et conversation de don Louis.--Traits singuliers d'économie.--Présent de cent mille écus et gratification royale de _six francs_.--Dureté de don Louis envers ses gens.--Hauteur vis-à-vis d'un diplomate, et dégoût des occupations sérieuses.--Le roi d'Étrurie installé par le futur roi de Naples.--La reine d'Étrurie.--Son peu de goût pour la toilette.--Son bon sens.--Sa bonté.--Sa fidélité à remplir ses devoirs.--Fêtes magnifiques chez M. de Talleyrand.--Chez madame de Montesson.--À l'hôtel du ministre de l'intérieur, le jour anniversaire de la bataille de Marengo.--Départ de Leurs Majestés. Au mois de mai 1801 arriva à Paris, pour de là se rendre dans son nouveau royaume, le prince de Toscane, don Louis Ier, que le premier consul venait de faire roi d'Étrurie. Il voyageait sous le nom de comte de Livourne, avec son épouse l'infante d'Espagne Marie-Louise, troisième fille de Charles IV. Malgré l'incognito que, d'après le titre modeste qu'il avait pris, il paraissait vouloir garder, peut-être à cause du peu d'éclat de sa petite cour, il fut aux Tuileries accueilli et traité en roi. Ce prince était d'une assez faible santé, et tombait, dit-on, du haut-mal. On l'avait logé à l'hôtel de l'ambassade d'Espagne, ancien hôtel Montesson, et il avait prié madame de Montesson, qui habitait l'hôtel voisin, de lui permettre de faire rétablir une communication condamnée depuis long-temps. Il se plaisait beaucoup, ainsi que la reine d'Étrurie, dans la société de cette dame, veuve du duc d'Orléans, et y passait presque tous les jours plusieurs heures de suite. Bourbon lui-même, il aimait sans doute à entendre tous les détails que pouvait lui donner sur les Bourbons de France une personne qui avait vécu à leur cour et dans l'intimité de leur famille, à laquelle elle tenait même par des liens qui, pour n'être point officiellement reconnus, n'en étaient pas moins légitimes et avoués. Madame Montesson recevait chez elle tout ce qu'il y avait de plus distingué à Paris. Elle avait réuni les débris des sociétés les plus recherchées autrefois, et que la révolution avait dispersées. Amie de madame Bonaparte, elle était aimée et vénérée par le premier consul, qui désirait que l'on pensât et que l'on dît du bien de lui dans le salon le plus noble et le plus élégant de la capitale. D'ailleurs il comptait sur les souvenirs et sur le ton exquis de cette dame pour établir dans son palais et dans sa société, dont il songeait dès lors à faire _une cour_, les usages et l'étiquette pratiqués chez les souverains. Le roi d'Étrurie n'était pas un grand travailleur, et, sous ce rapport, il ne plaisait guère au premier consul, qui ne pouvait souffrir le désÅ“uvrement. Je l'entendis un jour, dans une conversation avec son collègue M. Cambacérès, traiter fort sévèrement son royal protégé (absent, cela va sans dire). «Voilà un bon prince, disait-il, qui ne prend pas grand souci de ses très-chers et aimés sujets. Il passe son temps à caqueter avec de vieilles femmes, à qui il dit tout haut beaucoup de bien de moi, tandis qu'il gémit tout bas de devoir son élévation au chef de cette maudite république française. Cela ne s'occupe que de promenades, de chasse, de bals et de spectacles.--On prétend, observa M. Cambacérès, que vous avez voulu dégoûter les Français des rois en leur en montrant un tel échantillon, comme les Spartiates dégoûtaient leurs enfans de l'ivrognerie en leur faisant voir un esclave ivre.--Non pas, non pas, mon cher, repartit le premier consul; je n'ai point envie qu'on se dégoûte de la royauté; mais le séjour de sa majesté le roi d'Étrurie contrariera ce bon nombre d'honnêtes gens qui travaillent à faire revenir le goût des Bourbons.» Don Louis ne méritait peut-être pas d'être traité avec tant de rigueur, quoiqu'il fût, il faut en convenir, doué de peu d'esprit, moins encore d'agrémens. Lorsqu'il dînait aux Tuileries, il ne répondait qu'avec embarras aux questions les plus simples que lui adressait le premier consul; hors la pluie et le beau temps, les chevaux, les chiens et autres sujets d'entretien de cette force, il n'était rien sur quoi il pût donner une réponse satisfaisante. La reine sa femme lui faisait souvent des signes pour le mettre sur la bonne voie, et lui soufflait même ce qu'il aurait dû dire ou faire; mais cela ne faisait que rendre plus choquant son défaut absolu de présence d'esprit. On s'égayait assez généralement à ses dépens, mais on avait soin pourtant de ne pas le faire en présence du premier consul, qui n'aurait point souffert que l'on manquât d'égards vis-à-vis d'un hôte à qui lui-même il en témoignait beaucoup. Ce qui donnait le plus matière aux plaisanteries dont le prince était l'objet, c'était son excessive économie; elle allait à un point véritablement inimaginable; on en citait mille traits, dont voici peut-être le plus curieux. Le premier consul lui envoya plusieurs fois, durant son séjour, de magnifiques présens, des tapis de la Savonnerie, des étoffes de Lyon, des porcelaines de Sèvres; dans de telles occasions, Sa Majesté ne refusait rien, sinon de donner quelque légère gratification aux porteurs de tous ces objets précieux. On lui apporta, un jour, un vase du plus grand prix (il coûtait, je crois, cent mille écus); il fallut douze ouvriers pour le placer dans l'appartement du roi. Leur besogne finie, les ouvriers attendaient que Sa Majesté leur fît témoigner sa satisfaction, et ils se flattaient de lui voir déployer une générosité vraiment royale. Cependant le temps s'écoule, et ils ne voient point arriver la récompense espérée. Enfin ils s'adressent à un de messieurs les chambellans, et le prient de mettre leur juste réclamation aux pieds du roi d'Étrurie. Sa Majesté, qui n'avait pas encore cessé de s'extasier sur la beauté du cadeau et sur la magnificence du premier consul, fut on ne peut plus surprise d'une pareille demande. C'était un présent, disait-elle; donc elle avait à recevoir et non à donner. Ce ne fut qu'après bien des instances que le chambellan obtint pour chacun des ouvriers un écu de six francs, que ces braves gens refusèrent. Les personnes de la suite du prince prétendaient qu'à cette aversion outrée pour la dépense il joignait une extrême sévérité à leur égard. Toutefois la première de ces deux dispositions portait probablement les gens du roi d'Étrurie à exagérer la seconde. Les maîtres par trop économes ne manquent jamais d'être jugés sévères, et en même temps sévèrement jugés, par leurs serviteurs. C'est peut-être (soit dit en passant) d'après quelque jugement de ce genre que s'est accrédité parmi de certaines personnes le bruit calomnieux qui représentait l'empereur comme pris souvent d'humeur de battre; et pourtant l'économie de l'empereur Napoléon n'était que l'amour de l'ordre le plus parfait dans les dépenses de sa maison. Ce qu'il y a de certain pour S. M. le roi d'Étrurie, c'est qu'il ne sentait pas au fond tout l'enthousiasme ni toute la reconnaissance qu'il témoignait au premier consul. Celui-ci en eut plus d'une preuve; voilà pour la sincérité. Quant au talent de gouverner et de régner, le premier consul dit à son lever à M. Cambacérès, dans ce même entretien dont j'ai tout à l'heure rapporté quelques mots, que l'ambassadeur d'Espagne se plaignait de la hauteur du prince à son égard, de sa complète ignorance, et du dégoût que lui inspirait toute espèce d'occupation sérieuse. Tel était le roi qui allait gouverner une partie de l'Italie. Ce fut le général Murat qui l'installa dans son royaume, sans se douter, selon toute apparence, qu'un trône lui était réservé, à lui-même, à quelques lieues de celui sur lequel il faisait asseoir don Louis. La reine d'Étrurie était, au jugement du premier consul, plus fine et plus avisée que son auguste époux. Cette princesse ne brillait ni par la grâce ni par l'élégance; elle se faisait habiller dès le matin pour toute la journée, et se promenait dans son jardin, un diadème ou des fleurs sur la tête, et en robe à queue dont elle balayait le sable des allées. Le plus souvent aussi elle portait dans ses bras un de ses enfans encore dans les langes, et qui était sujet à tous les inconvéniens d'un maillot. On conçoit que, lorsque venait le soir, la toilette de sa majesté était un peu dérangée. De plus, elle était loin d'être jolie, et n'avait pas les manières qui convenaient à son rang. Mais, ce qui certainement faisait plus que compensation à tout cela, elle était très-bonne, très-aimée de ses gens, et remplissait avec scrupule tous ses devoirs d'épouse et de mère; aussi le premier consul, qui faisait si grand cas des vertus domestiques, professait-il pour elle la plus haute et la plus sincère estime. Durant tout le mois que leurs majestés séjournèrent à Paris, ce ne fut qu'une suite de fêtes. M. de Talleyrand leur en offrit une à Neuilly d'une richesse et d'une splendeur admirables. J'étais de service, et j'y suivis le premier consul. Le château et le parc étaient illuminés d'une brillante profusion de verres de couleur. Il y eut d'abord un concert, à la fin duquel le fond de la salle fut enlevé comme un rideau de théâtre, et laissa voir la principale place de Florence, le palais ducal, une fontaine d'eau jaillissante, et des Toscans se livrant aux jeux et aux danses de leur pays, et chantant des couplets en l'honneur de leurs souverains. M. de Talleyrand vint prier leurs majestés de daigner se mêler à leurs sujets; et à peine eurent-elles mis le pied dans le jardin qu'elles se trouvèrent comme dans un lieu de féerie: les bombes lumineuses, les fusées, les feux du Bengale éclatèrent en tous sens et sous toutes les formes; des colonnades des arcs de triomphe et des palais de flammes s'élevaient, s'éclipsaient et se succédaient sans relâche. Plusieurs tables furent servies dans les appartemens, dans les jardins, et tous les spectateurs purent successivement s'y asseoir. Enfin un bal magnifique couronna dignement cette soirée d'en chantemens; il fut ouvert par le roi d'Étrurie et madame Leclerc (Pauline Borghèse). Madame de Montesson offrit aussi à leurs majestés un bal auquel assista toute la famille du premier consul. Mais de tous ces divertissemens celui dont j'ai le mieux gardé souvenir est la soirée véritablement merveilleuse que donna M. Chaptal, ministre de l'intérieur. Le jour qu'il choisit était le 14 juin, anniversaire de la bataille de Marengo. Après le concert, le spectacle, le bal, et une nouvelle représentation de la ville et des habitans de Florence, un splendide souper fut servi dans le jardin, sous des tentes militaires, décorées de drapeaux, de faisceaux d'armes et de trophées. Chaque dame était accompagnée et servie à table par un officier en uniforme. Lorsque le roi et la reine d'Étrurie sortirent de leur tente, un ballon fut lancé, qui emporta dans les airs le nom de MARENGO en lettres de feu. Leurs majestés voulurent visiter, avant de partir, les principaux établissemens publics. Elles allèrent au conservatoire de musique, à une séance de l'Institut, à laquelle elles n'eurent pas l'air de comprendre grand'chose, et à la Monnaie, où une médaille fut frappée en leur honneur. M. Chaptal reçut les remercîmens de la reine pour la manière dont il avait accueilli et traité les nobles hôtes, comme savant à l'Institut, comme ministre dans son hôtel, et dans les visites qu'ils avaient faites dans divers établissemens de la capitale. La veille de son départ, le roi eut un long entretien secret avec le premier consul. Je ne sais ce qui s'y passa; mais, en en sortant, ils n'avaient l'air satisfaits ni l'un ni l'autre. Toutefois leurs majestés durent emporter, au total, la plus favorable idée de l'accueil qui leur avait été fait. CHAPITRE VIII. Passion d'un fou pour mademoiselle Hortense de Beauharnais.--Mariage de M. Louis Bonaparte et d'Hortense.--Chagrins.--Caractère de M. Louis.--Atroce calomnie contre l'empereur et sa belle-fille.--Penchant d'Hortense avant son mariage.--Le général Duroc épouse mademoiselle Hervas d'Alménara.--Portrait de cette dame.--Le piano brisé et la montre mise en pièces.--Mariage et tristesse.--Infortunes d'Hortense, avant, pendant et après ses grandeurs.--Voyage du premier consul à Lyon.--Fêtes et félicitations.--Les Soldats d'Égypte.--Le légat du pape.--Les députés de la consulte.--Mort de l'archevêque de Milan.--Couplets de circonstance.--Les poëtes de l'empire.--Le premier consul et son maître d'écriture.--M. l'abbé Dupuis, bibliothécaire de la Malmaison. DANS toutes les fêtes offertes par le premier consul à leurs majestés le roi et la reine d'Étrurie, mademoiselle Hortense avait brillé de cet éclat de jeunesse et de grâce qui faisaient d'elle l'orgueil de sa mère et le plus bel ornement de la cour naissante du premier consul. Environ dans ce temps, elle inspira la plus violente passion à un monsieur d'une très-bonne famille, mais dont le cerveau était déjà, je crois, un peu dérangé, même avant qu'il se fût mis ce fol amour en tête. Ce malheureux rôdait sans cesse autour de la Malmaison; et dès que mademoiselle Hortense sortait, il courait à côté de la voiture, et, avec les plus vives démonstrations de tendresse, il jetait par la portière, des fleurs, des boucles de ses cheveux et des vers de sa composition. Lorsqu'il rencontrait mademoiselle Hortense à pied, il se jetait à genoux devant elle avec mille gestes passionnés, l'appelant des noms les plus touchans. Il la suivait, malgré tout le monde, jusque dans la cour du château, et se livrait à toutes ses folies. Dans le premier temps, mademoiselle Hortense, jeune et gaie comme elle l'était, s'amusa des simagrées de son adorateur. Elle lisait les vers qu'il lui adressait, et les donnait à lire aux dames qui l'accompagnaient. Une telle poésie était de nature à leur prêter à rire; aussi ne s'en faisaient-elles point faute; mais après ces premiers transports de gaîté, mademoiselle Hortense, bonne et charmante comme sa mère, ne manquait jamais de dire, d'un visage et d'un ton compatissant; «Ce pauvre homme, il est bien à plaindre!» À la fin pourtant, les importunités du pauvre insensé se multiplièrent au point de devenir insupportables. Il se tenait, à Paris, à la porte des théâtres, quand mademoiselle Hortense devait s'y rendre, et se prosternait à ses pieds, suppliant, pleurant, riant et gesticulant tout à la fois. Ce spectacle amusait trop la foule pour continuer plus long-temps d'amuser mademoiselle de Beauharnais; Carrat fut chargé d'écarter le malheureux, qui fut mis, je crois, dans une maison de santé. Mademoiselle Hortense eût été trop heureuse si elle n'avait connu l'amour que par les burlesques effets qu'il produisait sur une cervelle dérangée. Elle n'en voyait ainsi qu'un côté plaisant et comique. Mais le moment arriva où elle dut sentir tout ce qu'il y a de douloureux et d'amer dans les mécomptes de cette passion. En janvier 1802 elle fut mariée à M. Louis Bonaparte, frère du premier consul. Cette alliance était convenable sous le rapport de l'âge, M. Louis ayant à peine vingt-quatre ans, et mademoiselle de Beauharnais n'en ayant pas plus de dix-huit; et pourtant elle fut pour les deux époux la source de longs et interminables chagrins. M. Louis était pourtant bon et sensible, plein de bienveillance et d'esprit, studieux et ami des lettres, comme tous ses frères, hormis un seul; mais il était d'une faible santé, souffrant presque sans relâche, et d'une disposition mélancolique. Les frères du premier consul avaient tous dans les traits plus ou moins de ressemblance avec lui, et M. Louis encore plus que les autres, surtout du temps du consulat, et avant que l'empereur Napoléon n'eût pris de l'embonpoint. Toutefois aucun des frères de l'empereur n'avait ce regard imposant et incisif, et ce geste rapide et impérieux qui lui venait d'abord de l'instinct et ensuite de l'habitude du commandement. M. Louis avait des goûts pacifiques et modestes. On a prétendu qu'il avait, à l'époque de son mariage, un vif attachement pour une personne dont on n'a pu découvrir le nom, qui, je crois, est encore un mystère. Mademoiselle Hortense était extrêmement jolie, d'une physionomie expressive et mobile. De plus elle était pleine de grâce, de talens et d'affabilité; bienveillante et aimable comme sa mère, elle n'avait pas cette excessive facilité, ou, pour tout dire, cette faiblesse de caractère qui nuisait parfois à madame Bonaparte. Voilà pourtant la femme que de mauvais bruits, semés par de misérables libellistes, ont si outrageusement calomniée! Le cÅ“ur se soulève de dégoût et d'indignation, lorsqu'on voit se débiter et se répandre des absurdités aussi révoltantes. S'il fallait en croire ces honnêtes inventeurs, le premier consul aurait séduit la fille de sa femme avant de la donner en mariage à son propre frère. Il n'y a qu'à énoncer un tel fait pour en faire comprendre toute la fausseté. J'ai connu mieux que personne les amours de l'empereur; dans ces sortes de liaisons clandestines, il craignait le scandale, haïssait les fanfaronnades de vice, et je puis affirmer sur l'honneur que jamais les désirs infâmes qu'on lui a prêtés n'ont germé dans son cÅ“ur. Comme tous ceux, et, parce qu'il connaissait plus intimement sa belle-fille, plus que tous ceux qui approchaient de mademoiselle de Beauharnais, il avait pour elle la plus tendre affection; mais ce sentiment était tout-à-fait paternel, et mademoiselle Hortense y répondait par cette crainte respectueuse qu'une fille bien née éprouve en présence de son père. Elle aurait obtenu de son beau-père tout ce qu'elle aurait voulu, si son extrême timidité ne l'eût empêchée de demander; mais, au lieu de s'adresser directement à lui, elle avait d'abord recours à l'intercession du secrétaire et des entours de l'empereur. Est-ce ainsi qu'elle s'y serait prise, si les mauvais bruits semés par ses ennemis et par ceux de l'empereur avaient eu le moindre fondement? Avant ce mariage, mademoiselle Hortense avait de l'inclination pour le général Duroc, à peine âgé de trente ans, bien fait de sa personne, et favori du chef de l'état, qui le connaissant prudent et réservé, lui avait confié d'importantes missions diplomatiques. Aide-de-camp du premier consul, général de division et gouverneur des Tuileries, il vivait depuis long-temps dans la familiarité intime de la Malmaison et dans l'intérieur du premier consul. Pendant les absences qu'il était obligé de faire, il entretenait une correspondance suivie avec mademoiselle Hortense, et pourtant l'indifférence avec laquelle il laissa faire le mariage de celle-ci avec M. Louis prouve qu'il ne partageait que faiblement l'affection qu'il avait inspirée. Il est certain qu'il aurait eu pour femme mademoiselle de Beauharnais, s'il eût voulu accepter les conditions auxquelles le premier consul lui offrait la main de sa belle-fille; mais il s'attendait à quelque chose de mieux, et sa prudence ordinaire lui manqua au moment où elle aurait dû lui montrer un avenir facile à prévoir, et fait pour combler les vÅ“ux d'une ambition même plus exaltée que la sienne. Il refusa donc nettement, et les instances de madame Bonaparte, qui déjà avaient ébranlé son mari, eurent décidemment le dessus. Madame Bonaparte, qui se voyait traitée avec fort peu d'amitié par les frères du premier consul, cherchait à se créer dans cette famille des appuis contre les orages que l'on amassait sans cesse contre elle pour lui ôter le cÅ“ur de son époux. C'était dans ce dessein qu'elle travaillait de toutes ses forces au mariage de sa fille avec un de ses beaux-frères. Le général Duroc se repentit probablement par la suite de la précipitation de ses refus, lorsque les couronnes commencèrent à pleuvoir dans l'auguste famille à laquelle il avait été le maître de s'allier; lorsqu'il vit Naples, l'Espagne, la Westphalie, la Haute-Italie, les duchés de Parme, de Lucques, etc., devenir les apanages de la nouvelle dynastie impériale; lorsque la belle et gracieuse Hortense elle-même, qui l'avait tant aimé, monta à son tour sur un trône qu'elle aurait été si heureuse de partager avec l'objet de ses premières affections. Pour lui, il épousa mademoiselle Hervas d'Alménara, fille du banquier de la cour d'Espagne, petite femme très-brune, très-maigre, très-peu gracieuse; mais en revanche, de l'humeur la plus acariâtre, la plus hautaine, la plus exigeante, la plus capricieuse. Comme elle devait avoir en mariage une énorme dot, le premier consul la fit demander pour son premier aide-de-camp. Madame D.... s'oubliait, m'a-t-on dit, au point de battre ses gens et de s'emporter même de la façon la plus étrange contre des personnes qui n'étaient nullement dans sa dépendance. Lorsque M. Dubois venait accorder son piano, si malheureusement elle se trouvait présente, comme elle ne pouvait supporter le bruit qu'exigeait cette opération, elle chassait l'accordeur avec la plus grande violence. Elle brisa un jour, dans un de ces singuliers accès, toutes les touches de son instrument; une autre fois, M. Mugnier, horloger de l'empereur, et le premier de Paris dans son art, avec M. Bréguet, lui ayant apporté une montre d'un très-grand prix, que madame la duchesse de Frioul avait elle-même commandée, ce bijou ne lui plut pas, et, dans sa colère, en présence de M. Mugnier, elle jeta la montre sous ses pieds, se mit à danser dessus, et la réduisit en pièces. Jamais elle ne voulut payer, et le maréchal se vit obligé d'en acquitter le prix. Ainsi le refus mal entendu du général Duroc, et les calculs peu désintéressés de madame Bonaparte causèrent le malheur de deux ménages. Au reste le portrait que je viens de tracer et que je crois vrai, quoique peu flatté, n'est que celui d'une jeune femme gâtée comme une fille unique, vive comme une Espagnole et élevée avec indulgence et même avec cette négligence absolue qui nuisent à l'éducation de toutes les compatriotes de mademoiselle d'Alménara. Le temps a calmé cette vivacité de jeunesse, et madame la duchesse de Frioul a donné, depuis, l'exemple du dévouement le plus tendre à tous ses devoirs, et d'une grande force d'âme dans les affreux malheurs qu'elle a eu à subir. Pour la perte de son époux toute douloureuse quelle était, la gloire avait du moins quelques consolations à offrir à la veuve du grand maréchal. Mais quand une jeune fille, seule héritière d'un grand nom et d'un titre illustre, est enlevée tout-à-coup par la mort, à toutes les espérances et à tout l'amour de sa mère, qui oserait parler à celle-ci de consolations? S'il peut y en avoir quelqu'une (ce que je ne crois pas), ce doit être le souvenir des soins et des tendresses prodigués jusqu'à la fin par un cÅ“ur maternel. Ce souvenir, dont l'amertume est mêlée de quelque douceur, ne peut manquer à madame la duchesse de Frioul. La cérémonie religieuse du mariage eut lieu le 7 janvier dans la maison de la rue de la Victoire, et le mariage du général Murat avec mademoiselle Caroline Bonaparte, qui n'avait été contracté que par-devant l'officier de l'état civil, fut consacré le même jour. Les deux époux (M. Louis et sa femme) étaient fort tristes; celle-ci pleurait amèrement pendant la cérémonie, et ses larmes ne se séchèrent point après. Elle était loin de chercher les regards de son époux, qui, de son côté, était trop fier et trop ulcéré pour la poursuivre de ses empressemens. La bonne Joséphine faisait tout ce qu'elle pouvait pour les rapprocher. Sentant que cette union, qui commençait si mal, était son ouvrage, elle aurait voulu concilier son propre intérêt, ou du moins ce qu'elle regardait comme tel, avec le bonheur de sa fille. Mais ses efforts comme ses avis et ses prières n'y pouvaient rien. J'ai vu cent fois madame Louis Bonaparte chercher la solitude de son appartement et le sein d'une amie pour y verser ses larmes. Elles lui échappaient même au milieu du salon du premier consul, où l'on voyait avec chagrin cette jeune femme brillante et gaie, qui si souvent en avait fait gracieusement les honneurs et déridé l'étiquette, se retirer dans un coin, ou dans l'embrasure d'une fenêtre, avec quelqu'une des personnes de son intimité pour lui confier tristement ses contrariétés. Pendant cet entretiens, d'où elle sortait les yeux rouges et humides, son mari se tenait pensif et taciturne au bout opposé du salon. On a reproché bien des torts à Sa Majesté la reine de Hollande, et tout ce qu'on a dit ou écrit contre cette princesse est empreint d'une exagération haineuse. Une si haute fortune attirait sur elle tous les regards, et excitait une malveillance jalouse; et pourtant ceux qui lui ont porté envie n'auraient pas manqué de se trouver eux-mêmes à plaindre, s'ils eussent été mis à sa place, à condition de partager ses chagrins. Les malheurs de la reine Hortense avaient commencé avec sa vie. Son père, mort sur l'échafaud révolutionnaire, sa mère jetée en prison, elle s'était trouvée, encore enfant, isolée et sans autre appui que la fidélité d'anciens domestiques de sa famille. Son frère, le noble et digne prince Eugène, avait été obligé, dit-on, de se mettre en apprentissage; elle eut quelques années de bonheur, ou du moins de repos, tout le temps qu'elle fut confiée aux soins maternels de madame de Campan, et après sa sortie de pension. Mais le sort était loin de la tenir quitte: ses penchans contrariés, un mariage malheureux, ouvrirent pour elle une nouvelle suite de chagrins. La mort de son premier fils, que l'empereur voulait adopter, et qu'il avait désigné pour son successeur à l'empire, le divorce de sa mère, la mort cruelle de sa plus chère amie, madame de Brocq[7], entraînée sous ses yeux dans un précipice, le renversement du trône impérial, qui lui fit perdre son titre et son rang de reine, perte qui lui fut pourtant moins sensible que l'infortune de celui qu'elle regardait comme son père; enfin les continuelles tracasseries de ses débats domestiques, de fâcheux procès, et la douleur qu'elle eut de se voir enlever son fils aîné par l'ordre de son mari; telles ont été les principales catastrophes d'une vie qu'on aurait pu croire destinée à beaucoup de bonheur. Le lendemain du mariage de mademoiselle Hortense, le premier consul partit pour Lyon, où l'attendaient les députés de la république Cisalpine, rassemblés pour l'élection d'un président. Partout, sur son passage, il fut accueilli au milieu des fêtes et des félicitations que l'on s'empressait de lui adresser, pour la manière miraculeuse dont il avait échappé aux complots de ses ennemis. Ce voyage ne différait en rien des voyages qu'il fit dans la suite avec le titre d'empereur. Arrivé à Lyon, il reçut la visite de toutes les autorités, des corps constitués, des députations des départemens voisins, des membres de la consulte italienne. Madame Bonaparte, qui était de ce voyage, accompagna son mari au spectacle, et elle partagea avec lui les honneurs de la fête magnifique qui lui fut offerte par la ville de Lyon. Le jour où la consulte élut et proclama le premier consul président de la république italienne, il passa en revue, sur la place des Brotteaux, les troupes de la garnison, et reconnut dans les rangs plusieurs soldats de l'armée d'Égypte, avec lesquels il s'entretint quelque temps. Dans toutes ces occasions, le premier consul portait le même costume qu'il avait à la Malmaison, et que j'ai décrit ailleurs. Il se levait de bonne heure, montait à cheval, et visitait les travaux publics, entre autres ceux de la place Belcour, dont il avait posé la première pierre à son retour d'Italie. Il parcourait les Brotteaux, inspectait, examinait tout, et, toujours infatigable, travaillait en rentrant comme s'il eût été aux Tuileries. Rarement il changeait de toilette; cela ne lui arrivait que lorsqu'il recevait à sa table les autorités, ou les principaux habitans. Il accueillait toutes les demandes avec bonté. Avant de partir, il fit présent au maire de la ville d'une écharpe d'honneur, et au légat du Pape, d'une riche tabatière ornée de son portrait. Les députés de la consulte reçurent aussi des présens, et ils ne restèrent pas en arrière pour les rendre. Ils offrirent à madame Bonaparte de magnifiques parures en diamans et en pierreries, et les bijoux les plus précieux. Le premier consul, en arrivant à Lyon, avait été vivement affligé de la mort subite d'un digne prélat qu'il avait connu dans sa première campagne d'Italie. L'archevêque de Milan était venu à Lyon, malgré son grand âge, pour voir le premier consul qu'il aimait avec tendresse, au point que, dans la conversation, on avait entendu le vénérable vieillard, s'adressant au jeune général, lui dire: mon fils. Les paysans de Pavie s'étant révoltés, parce qu'on les avait fanatisés en leur faisant croire que les Français voulaient détruire leur religion, l'archevêque de Milan, pour leur prouver que leurs craintes étaient sans fondement, s'était souvent montré en voiture avec le général Bonaparte. Ce prélat avait supporté parfaitement le voyage il paraissait bien portant et assez gai. M. de Talleyrand, qui était arrivé à Lyon quelques jours avant le premier consul, avait donné à dîner aux députés cisalpins et aux principaux notables de la ville. L'archevêque de Milan était à sa droite. À peine assis, et au moment où il se penchait du côté de M. de Talleyrand pour lui parler, il était tombé mort dans son fauteuil. Le 12 janvier, la ville de Lyon offrit au premier consul et à madame Bonaparte, un bal magnifique suivi d'un concert. À huit heures du soir, les trois maires, accompagnés des commissaires de la fête, vinrent chercher leurs illustres hôtes au palais du Gouvernement. Il me semble avoir encore devant les yeux cet amphithéâtre immense, magnifiquement décoré, et illuminé de lustres et de bougies sans nombre, ces banquettes drapées des plus riches tapis des manufactures de la ville, et couvertes de milliers de femmes, brillantes, quelques-unes de beauté et de jeunesse, et toutes, de parure. La salle de spectacle avait été choisie pour lieu de la fête. À l'entrée du premier consul et de madame Bonaparte, qui s'avançait donnant le bras à l'un des maires, il s'éleva comme un tonnerre d'applaudissemens et d'acclamations. Tout à coup la décoration du théâtre disparut, et la place Bonaparte (l'ancienne place Belcour), parut telle qu'elle avait été restaurée par ordre du premier consul. Au milieu s'élançait une pyramide surmontée de la statue du premier consul qui y était représenté s'appuyant sur un _lion_. Des trophées d'armes et des bas-reliefs figuraient, sur une des faces, la bataille d'Arcole, sur l'autre celle de Marengo. Lorsque les premiers transports excités par ce spectacle qui rappelait à la fois les bienfaits et les victoires du héros de la fête, se furent calmés, il se fit un grand silence et l'on entendit une musique délicieuse, mêlée de chants tous à la gloire du premier consul, de son épouse, des guerriers qui l'entouraient, et des représentans des républiques italiennes. Les chanteurs et les musiciens étaient des amateurs de Lyon. Mademoiselle Longue, M. Gerbet, directeur des postes, et M. Théodore, négociant, qui avaient chanté, chacun sa partie, d'une manière ravissante, reçurent les félicitations du premier consul et les plus gracieux remercîmens de madame Bonaparte. Ce que je remarquai le plus dans les couplets qui furent chantés en cette occasion et qui ressemblaient à tous les couplets de circonstance imaginables, c'est que le premier consul y était encensé dans les termes, dont tous les poëtes de l'empire se sont servis dans la suite. Toutes les exagérations de la flatterie étaient épuisées dès le consulat; dans les années qui suivirent, il fallut nécessairement se répéter. Ainsi, dans les couplets de Lyon, le premier consul était _le dieu de la victoire, le triomphateur du Nil et de Neptune, le sauveur de la patrie, le pacificateur du monde, l'arbitre de l'Europe._ Les soldats français étaient transformés _en amis et compagnons d'Alcide, etc._ C'était couper l'herbe sous le pied aux chantres à venir. La fête de Lyon se termina par un bal qui dura jusqu'au jour. Le premier consul y resta deux heures, pendant lesquelles il s'entretint avec les magistrats de la ville. Tandis que les habitans les plus considérables offraient à leurs hôtes ce magnifique divertissement, le peuple, malgré le froid, se livrait sur les places publiques, à la danse et au plaisir. Vers minuit, un très-beau feu d'artifice avait été tiré sur la place Bonaparte. Après quinze ou dix-huit jours passés à Lyon, nous reprîmes la route de Paris. Le premier consul et sa femme continuèrent de résider de préférence à la Malmaison. Ce fut, je crois, peu de temps après le retour du premier consul, qu'un homme fort peu richement vêtu sollicita une audience; il le fit entrer dans son cabinet, et lui demanda qui il était.--«Général, lui répondit le solliciteur intimidé en sa présence, c'est moi qui ai eu l'honneur de vous donner des leçons d'écriture à l'école de Brienne.--Le beau f.... élève que vous avez fait là! interrompit vivement le premier consul, je vous en fais mon compliment!» Puis il se mit à rire le premier de sa vivacité, et adressa quelques paroles bienveillantes à ce brave homme, dont un tel compliment n'avait point rassuré la timidité. Peu de jours après, le maître reçut du plus mauvais, sans doute, de tous ses élèves de Brienne (on sait comment l'empereur écrivait), une pension qui suffisait à ses besoins. Un autre des anciens professeurs du premier consul, M. l'abbé Dupuis, avait été placé par lui à la Malmaison, en qualité de bibliothécaire particulier. Il y résidait toujours, et y est mort. C'était un homme modeste, et qui passait pour instruit. Le premier consul le visitait souvent dans son appartement, et il avait pour lui toutes les attentions et tous les égards imaginables. CHAPITRE IX. Proclamation de la loi sur les cultes.--Conversation à ce sujet.--La consigne.--Les plénipotentiaires pour le concordat.--L'abbé Bernier et le cardinal Caprara.--Le chapeau rouge et le bonnet rouge.--Costume du premier consul et de ses collègues.--Le premier _Te Deum_ chanté à Notre-Dame.--Dispositions diverses des spectateurs.--Le calendrier républicain.--La barbe et la chemise blanche.--Le général _Abdallah_-Menou.--Son courage à tenir tête aux Jacobins.--Son pavillon.--Sa mort romanesque.--Institution de l'ordre de la légion d'honneur.--Le premier consul à Ivry.--Les inscriptions de 1802 et l'inscription de 1814.--Le maire d'Ivry et le maire d'Évreux.--Naïveté d'un haut fonctionnaire.--Les _cinq-z-enfans_.--Arrivée à Rouen du premier consul.--M. Beugnot et l'archevêque Cambacérès.--Le maire de Rouen dans la voiture du premier consul.--Le général Soult et le général Moncey.--Le premier consul fait déjeuner à sa table un caporal.--Le premier consul au Havre et à Honfleur.--Départ du Havre pour Fécamp.--Arrivée du premier consul à Dieppe.--Retour à Saint-Cloud. Le jour de la proclamation faite par le premier consul, de la loi sur les cultes, il se leva de bonne heure, et fit entrer le service pour faire sa toilette. Pendant qu'on l'habillait, je vis entrer dans sa chambre M. Joseph Bonaparte avec le consul Cambacérès. --Eh bien! dit à celui-ci le premier consul, nous allons à la messe; que pense-t-on de cela dans Paris? --Beaucoup de gens, répondit M. Cambacérès, se proposent d'aller à la première représentation et de siffler la pièce, s'ils ne la trouvent pas amusante. --Si quelqu'un s'avise de siffler, je le fais mettre à la porte par les grenadiers de la garde consulaire. --Mais si les grenadiers se mettent à siffler comme les autres? --Pour cela, je ne le crains pas. Mes vieilles moustaches iront ici à Notre-Dame, tout comme au Caire ils allaient à la mosquée. Ils me regarderont faire, et en voyant leur général se tenir grave et décent, ils feront comme lui, en se disant: _C'est la consigne!_ --J'ai peur, dit M. Joseph Bonaparte, que les officiers-généraux ne soient pas si accommodans. Je viens de quitter Augereau qui jette feu et flamme contre ce qu'il appelle vos capucinades. Lui et quelques autres ne seront pas faciles à ramener au giron de notre sainte mère l'église. --Bah! Augereau est comme cela. C'est un braillard qui fait bien du tapage, et s'il a quelque petit cousin imbécile, il le mettra au séminaire pour que j'en fasse un aumônier. À propos, poursuivit le premier consul en s'adressant à son collègue, quand votre frère ira-t-il prendre possession de son siège de Rouen? Savez-vous qu'il a là le plus bel archevêché de France. Il sera cardinal avant un an; c'est une affaire convenue. Le deuxième consul s'inclina. Dès ce moment, il avait auprès du premier consul bien plutôt l'air de son courtisan que de son égal. Les plénipotentiaires qui avaient été chargés de discuter et signer le concordat étaient MM. Joseph Bonaparte, Crétet et l'abbé Bernier. Celui-ci, que j'ai vu quelquefois aux Tuileries, avait été chef de chouans, et il n'y avait rien qui n'y parût. Le premier consul, dans cette même conversation dont je viens de rapporter le commencement, s'entretint avec ses deux interlocuteurs, des conférences sur le concordat. «L'abbé Bernier, dit le premier consul, faisait peur aux prélats italiens par la véhémence de sa logique. On aurait dit qu'il se croyait au temps où il conduisait les Vendéens à la charge contre les _bleus_. Rien n'était plus singulier que le contraste de ses manières rudes et disputeuses, avec les formes polies et le ton mielleux des prélats. Le cardinal Caprara est venu il y a deux jours, d'un air effaré, me demander s'il est vrai que l'abbé Bernier s'est fait, pendant la guerre de la Vendée, un autel pour célébrer la messe, avec des cadavres de républicains. Je lui ai répondu que je n'en savais rien, mais que cela était possible. Général premier consul, s'est écrié le cardinal épouvanté, ce n'est pas _oun_ chapeau rouge, mais _oun_ bonnet rouge qu'il faut à cet homme! J'ai bien peur, continua le premier consul, que cela ne nuise à l'abbé Bernier pour la barrette.» Ces messieurs quittèrent le premier consul lorsque sa toilette fut terminée, et ils allèrent se préparer eux-mêmes pour la cérémonie. Le premier consul porta ce jour-là le costume des consuls, qui était un habit écarlate, sans revers, avec une large broderie de palmes en or sur toutes les coutures. Son sabre, qu'il avait apporté d'Égypte, était suspendu à son côté par un baudrier assez étroit, mais du plus beau travail et brodé richement. Il garda son col noir, ne voulant point mettre une cravate de dentelle. Du reste il était comme ses collègues, en culotte et en souliers. Un chapeau français, avec des plumes flottantes, aux trois couleurs; complétait ce riche habillement. Ce fut un spectacle singulier pour les Parisiens, que la première célébration de l'office divin, à Notre-Dame. Beaucoup de gens y couraient comme à une représentation théâtrale. Beaucoup aussi, surtout parmi les militaires, y trouvaient plutôt un sujet de raillerie que d'édification. Et quant à ceux qui, pendant la révolution, avaient contribué de toutes leurs forces au renversement du culte que le premier consul venait de rétablir, ils avaient peine à cacher leur indignation et leur chagrin. Le bas peuple ne vit, dans le _Te Deum_ qui fut chanté ce jour-là pour la paix et le concordat, qu'un aliment de plus, offert à sa curiosité. Mais, dans la classe moyenne, un grand nombre de personnes pieuses, qui avaient vivement regretté la suppression des pratiques de dévotion dans lesquelles elles avaient été élevées, se trouvèrent heureuses du retour à l'ancien culte. D'ailleurs, il n'y avait alors aucun symptôme de superstition ou de rigorisme capable d'effrayer les ennemis de l'intolérance. Le clergé avait grand soin de ne pas se montrer trop exigeant; il demandait fort peu, ne damnait personne, et le représentant du saint-père, le cardinal-légat, plaisait à tout le monde, excepté peut-être à quelques vieux prêtres chagrins, par son indulgence, la grâce mondaine de ses manières; et le laissez-aller de sa conduite. Ce prélat était tout-à-fait d'accord avec le premier consul, qui aimait beaucoup sa conversation. Il est certain aussi que, à part tout sentiment religieux, la fidélité du peuple à ses anciennes habitudes lui faisait retrouver avec plaisir le repos et la célébration du dimanche. Le calendrier républicain était sans doute savamment supputé; mais on l'avait tout d'abord frappé de ridicule, en remplaçant la légende des saints de l'ancien calendrier par les jours de l'âne, du porc, du navet, de l'oignon, etc... De plus, s'il était habilement calculé, il n'était pas du tout commodément divisé, et je me rappelle à ce sujet le mot d'un homme de beaucoup d'esprit, et qui, malgré la désapprobation que renfermaient ses paroles, aurait pourtant désiré l'établissement du système républicain partout ailleurs que dans l'almanach. Lorsque fut publié le décret de la Convention qui ordonnait l'adoption du calendrier républicain:--_Ils ont beau faire, dit M***, ils ont affaire à deux ennemis qui ne céderont pas: la barbe et la chemise blanche._ Le fait est qu'il y avait, pour la classe ouvrière, et pour toutes les classes occupées d'un travail pénible, trop d'intervalle d'un _décadi_ à l'autre. Je ne sais si c'était l'effet d'une routine enracinée; mais le peuple, habitué à travailler six jours de suite, et à se reposer le septième, trouvait trop longues neuf journées de travail consécutives. Aussi, la suppression des _décadis_ fut-elle universellement approuvée. L'arrêté qui fixa au dimanche les publications de mariage ne le fut pas autant, quelques personnes craignant de voir renaître les anciennes prétentions du clergé sur l'état civil. Peu de jours après le rétablissement solennel du culte catholique, je vis arriver aux Tuileries un officier-général qui aurait peut-être autant aimé l'établissement de la religion de Mahomet, et le changement de Notre-Dame en mosquée. C'était le dernier général en chef de l'armée d'Égypte, lequel s'était, dit-on, fait musulman au Caire, le ci-devant baron de Menou. Malgré le dernier échec que les Anglais lui avaient tout récemment fait essuyer en Égypte, le général _Abdallah_ Menou fut bien reçu du premier consul, qui le nomma bientôt après gouverneur-général du Piémont. Le général Menou était d'une bravoure à toute épreuve, et il avait montré le plus grand courage même ailleurs que sur les champs de bataille, et au milieu des circonstances les plus difficiles. Après la journée du 10 août, bien qu'appartenant au parti républicain, on l'avait vu suivre Louis XVI à l'assemblée, et il avait été dénoncé comme royaliste par les jacobins. En 1795, le faubourg Saint-Antoine s'étant levé en masse, et avancé contre la Convention, le général Menou avait cerné et désarmé les séditieux; mais il avait résisté aux ordres atroces des commissaires de la Convention, qui voulaient que le faubourg entier fût incendié, pour punir les habitans de leurs continuelles insurrections. Quelque temps après, ayant encore refusé aux conventionnels de mitrailler les sections de Paris, il avait été traduit devant une commission qui n'aurait pas manqué de faire tomber sa tête, si le général Bonaparte, qui l'avait remplacé dans le commandement de l'armée de l'intérieur, n'eût pas usé de tout son crédit pour lui sauver la vie. Des actes si multipliés de courage et de générosité suffisent bien, et au delà, pour faire pardonner à ce brave officier l'orgueil, d'ailleurs fort légitime, avec lequel il se vantait d'avoir armé les gardes nationales, et fait substituer au drapeau blanc, le drapeau tricolore, qu'il appelait _mon pavillon_. Du gouvernement du Piémont, il passa à celui de Venise, et mourut, en 1810, d'amour, malgré ses soixante ans, pour une actrice qu'il avait suivie de Venise à Reggio. L'institution de l'ordre de la Légion-d'Honneur précéda de peu de jours la proclamation du consulat à vie. Cette proclamation donna lieu à une fête qui fut célébrée le 15 août. C'était le jour anniversaire de la naissance du premier consul, et l'on profita de l'occasion pour fêter, pour la première fois, cet anniversaire. Ce jour-là le premier consul prit ses trente-trois ans. Au mois d'octobre suivant, je suivis le premier consul dans son voyage en Normandie. Nous nous arrêtâmes à Ivry, dont le premier consul visita le champ de bataille. Il dit, en y arrivant: _«Honneur à la mémoire du meilleur Français qui se soit assis sur le trône de France!»_ Et il ordonna le rétablissement de la colonne qu'on avait érigée en souvenir de la victoire remportée par Henri IV. Le lecteur me saura peut-être gré de rapporter ici les inscriptions qui furent gravées sur les quatre faces de la pyramide. _Première inscription._ Napoléon Bonaparte, premier consul, à la mémoire de Henri IV, victorieux des ennemis de l'État, aux champs d'Ivry, le 14 mars 1590. _Deuxième inscription._ Les grands hommes aiment la gloire de ceux qui leur ressemblent. _Troisième inscription._ L'an XI de la République française, le 7 brumaire, Napoléon Bonaparte, premier consul, après avoir parcouru cette plaine, a ordonné la réédification du monument destiné à consacrer le souvenir de Henri IV et de la victoire d'Ivry. _Quatrième inscription._ Les malheurs éprouvés par la France, à l'époque de la bataille d'Ivry, étaient le résultat de l'appel fait par les différens partis français aux nations espagnole et anglaise. Toute famille, tout parti qui appelle les puissances étrangères à son secours, a mérité et méritera, dans la postérité la plus reculée, la malédiction du peuple français. Toutes ces inscriptions ont été effacées et remplacées par celle-ci: _C'est ici le lieu de l'ente où se tint Henri IV, le jour de la bataille d'Ivry, le 14 mars 1590._ M. Lédier, maire d'Ivry, accompagnait le premier consul dans cette excursion. Le premier consul causa long-temps avec lui et en parut très-satisfait. Le maire d'Évreux ne lui donna pas une aussi bonne idée de ses moyens; aussi l'interrompit-il brusquement au milieu d'une espèce de compliment que ce digne magistrat essayait de lui faire, en lui demandant s'il connaissait son confrère le maire d'Ivry. «Non, général, répondit le maire.--Eh bien, tant pis pour vous, je vous engage à faire sa connaissance.» Ce fut aussi à Évreux qu'un administrateur, d'un grade élevé, eut l'avantage d'amuser madame Bonaparte et sa suite par une naïveté que le premier consul tout seul ne trouva point divertissante, parce qu'il n'aimait pas de telles naïvetés venant d'un homme en place. M. de Ch.... faisait à l'épouse du premier consul les honneurs du chef-lieu, et il y mettait, malgré son âge, beaucoup d'empressement et d'activité. Madame Bonaparte, entre autres questions que lui dictait sa bienveillance et sa grâce accoutumées, lui demanda s'il était marié, et s'il avait de la famille.--Oh! Madame, je le crois bien, répondit M. de Ch.... avec un sourire et en s'inclinant; j'ai cinq-z-enfans.»--Ah! mon Dieu! s'écria madame Bonaparte, quel régiment! c'est extraordinaire. Comment, Monsieur, _seize enfans_?--Oui, Madame, cinq-z-enfans, cinq-z-enfans,» répéta l'administrateur qui ne voyait là rien de bien merveilleux, et qui ne s'étonnait que de l'étonnement manifesté par madame Bonaparte. À la fin, quelqu'un expliqua à celle-ci l'erreur que lui faisait commettre _la liaison dangereuse_ de M. de Ch...., et ajouta le plus sérieusement qu'il put: «Daignez, Madame, excuser M. de Ch....; la révolution a interrompu le cours de ses études.» Il avait plus de soixante ans. D'Évreux nous partîmes pour Rouen, où nous arrivâmes sur les trois heures après midi. M. Chaptal, ministre de l'intérieur, M. Beugnot, préfet du département, et M. Cambacérès, archevêque de Rouen, vinrent à la rencontre du premier consul jusqu'à un certaine distance de la ville. Le maire, M. Fontenay, l'attendait aux portes, dont il lui présenta les clefs. Le premier consul les tint quelque temps dans ses mains, et les rendit ensuite au maire, en disant assez haut pour être entendu par la foule qui entourait sa voiture: «Citoyens, je ne puis mieux confier les clefs de la ville qu'au digne magistrat qui jouit, à tant de titres, de ma confiance et de la vôtre.» Il fit monter M. Fontenay dans sa voiture, en exprimant _qu'il voulait honorer Rouen dans la personne de son maire_. Madame Bonaparte était dans la voiture de son mari; le général Moncey, inspecteur-général de la gendarmerie, était à cheval à la portière de droite. Dans la seconde voiture étaient le général Soult et deux aides-de-camp; dans une troisième le général Bessières et M. de Luçay; dans une quatrième le général Lauriston. Venaient ensuite les voitures de service. Nous étions, Hambard, Hébert et moi, dans la première. J'essayerais vainement de donner une idée de l'enthousiasme des Rouennais à l'arrivée du premier consul. Les forts de la halle et les bateliers en grand costume nous attendaient en dehors de la ville; et quand la voiture qui renfermait les deux augustes personnages fut à leur portée, ces braves gens se mirent en file deux à deux, et précédèrent ainsi la voiture jusqu'à l'hôtel de la préfecture, où le premier consul descendit. Le préfet et le maire de Rouen, l'archevêque et le général commandant la division, dînèrent avec le premier consul, qui fut de la plus aimable gaîté pendant le repas, et mit beaucoup de sollicitude à s'informer de la situation des manufactures, des découvertes nouvelles dans l'art de fabriquer, enfin de tout ce qui pouvait se rapporter à la prospérité de cette ville essentiellement industrielle. Le soir, et presque toute la nuit, une foule immense entoura l'hôtel, et remplit les jardins de la préfecture, qui étaient illuminés et ornés de transparens allégoriques à la louange du premier consul. Chaque fois qu'il se montrait sur la terrasse du jardin, l'air retentissait d'applaudissemens et d'acclamations qui paraissaient le flatter vivement. Le lendemain matin, après avoir fait à cheval le tour de la ville, et visité les sites magnifiques dont elle est entourée, le premier consul entendit la messe, qui fut célébrée, à onze heures, par l'archevêque dans la chapelle de la préfecture. Une heure après, il eut à recevoir le conseil général du département, le conseil de préfecture, le conseil municipal, le clergé de Rouen, et les tribunaux. Il lui fallut entendre une demi-douzaine de discours, tous à peu près conçus dans les mêmes termes, et auxquels il répondit de manière à donner aux orateurs la plus haute opinion de leur propre mérite. Tous ces corps, en quittant le premier consul, furent présentés à madame Bonaparte, qui les accueillit avec sa grâce ordinaire. Le soir, il y eut réception chez madame Bonaparte pour les femmes des fonctionnaires. Le premier consul assistait à cette réception, dont on profita pour lui présenter plusieurs personnes nouvellement amnistiées, qu'il reçut avec bienveillance. Au reste, même affluence, mêmes illuminations, mêmes acclamations que la veille. Toutes les figures avaient un air de fête qui me réjouissait et contrastait singulièrement, à mon avis, avec les horribles maisons en bois, les rues sales et étroites et les constructions gothiques qui distinguaient alors la ville de Rouen. Le lundi, 1er novembre, à sept heures du matin, le premier consul monta à cheval, escorté d'un détachement des jeunes gens de la ville, formant une garde volontaire. Il passa le pont de bateaux, et parcourut le faubourg Saint-Sever. Au retour de cette promenade, nous trouvâmes le peuple qui l'attendait à la tête du pont, et le reconduisit à l'hôtel de la préfecture, en faisant éclater la joie la plus vive. Après le déjeuner, il y eut grand'messe par monseigneur l'archevêque, à l'occasion de la fête de la Toussaint; puis vinrent les sociétés savantes, les chefs d'administration et les juges-de-paix, avec leurs discours. L'un de ceux-ci renfermait une phrase remarquable: ces bons magistrats, dans leur enthousiasme, demandaient au premier consul la permission de le surnommer le _grand juge-de-paix de l'Europe_. À la sortie de l'appartement du consul, je remarquai celui qui avait porté la parole; il avait les larmes aux yeux, et répétait avec orgueil la réponse qui venait de lui être faite. Je regrette de n'avoir point retenu son nom; c'était, m'a-t-on dit, un des hommes les plus recommandables de Rouen. Sa figure inspirait la confiance et portait une expression de franchise qui prévenait en sa faveur. Le soir, le premier consul se rendit au théâtre. La salle, pleine jusqu'en haut, offrait un coup-d'Å“il charmant. Les autorités municipales avaient fait préparer une fête superbe, que le premier consul trouva fort de son goût; il en fit ses complimens à plusieurs reprises au préfet et au maire. Après avoir vu l'ouverture du bal, il fit deux ou trois tours dans la salle, et se retira, entouré de l'état-major de la garde nationale. La journée du mardi fut employée en grande partie par le premier consul à visiter les ateliers des nombreuses fabriques de la ville. Le ministre de l'intérieur, le préfet, le maire, le général commandant la division, l'inspecteur-général de la gendarmerie et l'état-major de la garde consulaire l'accompagnaient. Dans une manufacture du faubourg Saint-Sever, le ministre de l'intérieur lui présenta le doyen des ouvriers, connu pour avoir tissé en France la première pièce de velours. Le premier consul, après avoir complimenté cet honorable vieillard, lui accorda une pension. D'autres récompenses ou encouragemens furent également distribués à plusieurs personnes que des inventions utiles recommandaient à la reconnaissance publique. Le mercredi matin de bonne heure nous partîmes pour Elbeuf, où nous arrivâmes à dix heures, précédés par une soixantaine de jeunes gens des familles les plus distinguées de la ville, qui, à l'exemple de ceux de Rouen, aspiraient à l'honneur de former la garde du premier consul. La campagne autour de nous était couverte d'une multitude innombrable, accourue de toutes les communes environnantes. Le premier consul descendit à Elbeuf chez le maire, et se fit servir à déjeuner. Ensuite il visita la ville en détail, prit des renseignemens partout, et, sachant qu'un des premiers besoins des citoyens était la construction d'un chemin d'Elbeuf à une petite ville voisine, nommée Romilly, il donna l'ordre au ministre de l'intérieur d'y faire travailler aussitôt. À Elbeuf, comme à Rouen, le premier consul fut comblé d'hommages et de bénédictions. Nous étions de retour dans cette dernière ville à quatre heures après midi. Le commerce de Rouen avait préparé une fête dans le local de la bourse. Le premier consul et sa femme s'y rendirent après dîner. Il s'arrêta fort long-temps au rez-de-chaussée de ce grand bâtiment, où étaient exposés les magnifiques échantillons des produits de l'industrie départementale. Il examina tout, et le fit examiner à madame Bonaparte, qui voulut acheter plusieurs pièces d'étoffe. Le premier consul monta ensuite au premier étage; là, dans un beau salon, étaient réunies cent dames et demoiselles, presque toutes jolies, femmes ou filles des principaux négocians de Rouen, qui l'attendaient pour le complimenter. Il s'assit dans ce cercle charmant, et y resta un quart d'heure environ, puis il passa dans une autre salle, où l'attendait la représentation d'un petit proverbe, mêlé de couplets, exprimant, comme on pense bien, l'attachement et la reconnaissance des Rouennais. Ce proverbe fut suivi d'un bal. Le jeudi soir, le premier consul annonça qu'il partirait pour le Havre, le lendemain à la pointe du jour. Effectivement, à cinq heures du matin je fus éveillé par Hébert, qui me dit qu'on partait à six heures. J'eus un mauvais réveil, qui me rendit malade toute la journée: j'aurais donné beaucoup pour dormir quelques heures de plus... Enfin, il fallut se mettre en route. Avant de monter en voiture, le premier consul fit présent à monseigneur l'archevêque d'une tabatière avec son portrait. Il en donna une aussi au maire, sur laquelle était le chiffre _Peuple Français_. Nous nous arrêtâmes à Caudebec pour déjeuner. Le maire de cette ville présenta au premier consul un caporal qui avait fait la campagne d'Italie (son nom était, je crois, Roussel), et avait reçu un sabre d'honneur pour prix de sa belle conduite à Marengo. Il se trouvait à Caudebec en congé de semestre, et demanda au premier consul la permission de se tenir en faction à la porte de l'appartement où se tenaient les augustes voyageurs. Elle lui fui accordée, et lorsque le premier consul et madame Bonaparte se mirent à table, Roussel fut appelé et invité à déjeuner avec son ancien général. Au Havre et à Dieppe, le premier consul invita ainsi à sa table tous ceux, soldats ou marins, qui avaient obtenu des fusils, des sabres ou des haches d'abordage d'honneur. Le premier consul s'arrêta une demi-heure à Bolbec, montrant beaucoup d'attention et d'intérêt à examiner les produits de l'industrie de l'arrondissement, complimentant les gardes d'honneur qui venaient au devant de lui, sur leur bonne tenue; remerciant le clergé des prières qu'il adressait pour lui au ciel, et laissant pour les pauvres entre ses mains et celles du maire des marques de son passage. À l'arrivée du premier consul au Havre, la ville était illuminée. Le premier consul et son nombreux cortége marchaient entre deux rangées d'ifs, de colonnes de feux de toute espèce; les bâtimens qui se trouvaient dans le port semblaient une forêt enflammée; ils étaient surchargés de verres de couleur jusqu'au haut de leurs mâts. Le premier consul ne reçut, le jour de son arrivée au Havre, qu'une partie des autorités de la ville; il se coucha peu de temps après, se disant fatigué; mais dès six heures du matin, le lendemain, il était à cheval, et jusqu'à plus de deux heures il parcourut la plage, les coteaux d'Ingouville jusqu'à plus d'une lieue, les rives de la Seine, jusqu'à la hauteur du Hoc; et il fit le tour extérieur de la citadelle. Vers trois heures, le premier consul commença à recevoir les autorités. Il s'entretint avec elles, dans le plus grand détail, des travaux qu'il y avait à faire, pour que leur port, qu'il appelait toujours le port de Paris, parvînt au plus haut degré de prospérité. Il fit au sous-préfet, au maire, aux deux présidens des tribunaux, au commandant de la place, et au chef de la dixième demi-brigade d'infanterie légère, l'honneur de les inviter à sa table. Le soir, le premier consul se rendit au théâtre, où l'on joua une petite pièce de circonstance, bonne comme toutes les pièces de circonstance, mais dont le premier consul, et surtout madame Bonaparte, surent bon gré aux auteurs. Les illuminations étaient plus brillantes encore que la veille. Je me rappelle surtout que le plus grand nombre des transparens portaient pour inscription ces mots: _18 brumaire an VIII_. Le dimanche, à sept heures du matin, après avoir visité l'arsenal de marine et tous les bassins, le premier consul s'embarqua sur un petit canot, par un très-beau temps, et se tint en rade pendant quelques heures. Il avait pour cortége un grand nombre de canots remplis d'hommes et de dames élégantes, et de musiciens qui exécutaient les airs favoris du premier consul. Quelques heures se passèrent encore en réceptions de négocians avec lesquels le premier consul dit hautement qu'il avait eu le plus grand plaisir à conférer sur le commerce du Havre avec les colonies. Il y eut le soir une fête préparée par le commerce, à laquelle le premier consul assista une demi-heure. Le lundi, à cinq heures du matin, il s'embarqua sur un lougre, et se rendit à Honfleur. Au moment du départ, le temps était un peu menaçant; quelques personnes avaient engagé le premier consul à ne pas s'embarquer. Madame Bonaparte, aux oreilles de laquelle ce bruit parvint, accourut auprès de son mari, le suppliant de ne pas partir; mais il l'embrassa en riant et l'appelant peureuse, et monta sur le navire qui l'attendait. Il était à peine embarqué que le vent se calma soudain et le temps fut magnifique. À son retour au Havre, le premier consul passa une revue sur la place de la Citadelle, et visita les établissemens d'artillerie. Il reçut encore jusqu'au soir un grand nombre de fonctionnaires publics et de négocians, et le lendemain, à six heures du matin, nous partîmes pour Dieppe. Au moment où nous arrivâmes à Fécamp, la ville présentait un spectacle extrêmement curieux. Tous les habitans de la ville et des villes et villages voisins suivaient le clergé en chantant un _Te Deum_ pour l'anniversaire du 18 brumaire. Ces voix innombrables, s'élevant au ciel pour prier pour lui, frappèrent vivement le premier consul. Il répéta plusieurs fois, pendant le déjeuner, qu'il avait éprouvé plus d'émotion de ces chants sous la voûte du ciel, que ne lui en avaient jamais fait éprouver les musiques les plus brillantes. Nous arrivâmes à Dieppe, à six heures du soir; le premier consul ne se coucha qu'après avoir reçu toutes les félicitations, qui certes étaient bien sincères là, comme alors dans toute la France. Le lendemain, à huit heures, le premier consul se rendit sur le port, où il resta long-temps à regarder rentrer la pêche, puis visita le faubourg du Pollet, et les travaux des bassins que l'on commençait. Il admit à sa table le sous-préfet, le maire, et trois marins de Dieppe qui avaient obtenu des haches d'abordage d'honneur, pour s'être distingués au combat de Boulogne. Le premier consul ordonna la construction d'une écluse dans l'arrière port, et la continuation d'un canal de navigation qui devait s'étendre jusqu'à Paris, et dont il n'a été fait jusqu'à présent que quelques toises. De Dieppe nous allâmes à Gisors et à Beauvais; et enfin, le premier consul et sa femme rentrèrent à Saint-Cloud, après une absence de quinze jours, pendant lesquels on s'était activement occupé de restaurer cette ancienne résidence royale, que le premier consul s'était décidé à accepter, comme je l'expliquerai tout à l'heure. CHAPITRE X. Influence du voyage en Normandie sur l'esprit du premier consul.--La génération de l'empire.--Les mémoires et l'histoire.--Premières dames et premiers officiers de Madame Bonaparte.--Mesdames de Rémusat, de Tallouet, de Luçay, de Lauriston.--Mademoiselle d'Alberg, et Mademoiselle de Luçay.--Sagesse à la cour.--MM. de Rémusat, de Cramayel, de Luçay, Didelot.--Le palais refusé, puis accepté.--Les colifichets.--Les serviteurs de Marie-Antoinette, mieux traités sous le consulat que depuis la restauration.--Incendie au château de Saint-Cloud.--La chambre de veille.--Le lit bourgeois.--Comment le premier consul descendait la nuit chez sa femme.--Devoir et triomphe conjugal.--Le galant pris sur le fait.--Sévérité excessive envers une demoiselle.--Les armes d'honneur et les _troupiers_.--Le baptême de sang.--Le premier consul conduisant la charrue.--Les laboureurs et les conseillers d'état.--Le grenadier de la république devenu laboureur.--Audience du premier consul.--L'auteur l'introduit dans le cabinet du général.--Bonne réception et conversation curieuse. Le voyage du premier consul dans les départemens les plus riches et les plus éclairés de France, avait dû aplanir dans son esprit bien des difficultés qu'il avait peut-être craint de rencontrer d'abord dans l'exécution de ses projets. Partout il avait été reçu comme un monarque; et non-seulement lui, mais madame Bonaparte elle-même avait été accueillie avec tous les honneurs ordinairement réservés aux têtes couronnées. Il n'y a eu aucune différence entre les hommages qui leur furent rendus alors, et ceux dont ils ont été entourés depuis et même sous l'empire, lors des voyages que leurs Majestés firent dans leurs états à diverses époques. Voilà pourquoi je suis entré dans quelques détails sur celui-ci; s'ils paraissent trop longs ou trop dépourvus de nouveauté à quelques lecteurs, je les prie de se souvenir que je n'écris pas seulement pour ceux qui _ont vu_ l'empire. La génération qui fut témoin de tant de grandes choses et qui a pu envisager de près, et dès ses commencemens, le plus grand homme de ce siècle, fait déjà place à d'autres générations qui ne peuvent et ne pourront juger que sur le dire de celle qui les a précédées. Ce qui est familier pour celle-ci, qui a jugé par ses yeux, ne l'est pas pour les autres, qui ont besoin qu'on leur raconte ce qu'elles n'ont pu voir. De plus, les détails négligés comme futiles et communs par l'histoire, qui fait profession de gravité, conviennent parfaitement à de simples _souvenirs_, et font parfois bien connaître et juger cette époque. Il me semble, par exemple, que l'empressement de toute la population et des autorités locales auprès du premier consul et de madame Bonaparte, pendant leur voyage en Normandie, montre assez que le chef de l'état n'aura point à craindre une bien grande opposition, du moins de la part de la nation, lorsqu'il lui plaira de changer de titre et de se proclamer empereur. Peu de temps après notre retour, une décision des consuls accorda à madame Bonaparte quatre dames _pour lui aider à faire les honneurs du palais_. C'étaient mesdames: de Rémusat, de Tallouet, de Luçay et de Lauriston. Sous l'empire, elles devinrent dames du palais; madame de Luçay faisait souvent rire les personnes de la maison par de petits traits de parcimonie; mais elle était bonne et obligeante. Madame de Rémusat était une femme du plus grand mérite et d'excellent conseil. Elle paraissait un peu haute, et cela se remarquait d'autant plus que M. de Rémusat était plein de bonhomie. Dans la suite, il y eut une dame d'honneur, madame de La Rochefoucault, dont j'aurai occasion de parler plus tard; Une dame d'atours, madame de Luçay, qui fut remplacée par madame de La Vallette, si glorieusement connue depuis par son dévouement à son époux; Vingt-quatre dames du palais, françaises, parmi lesquelles: mesdames de Rémusat, de Tallouet, de Lauriston, Ney, d'Arberg, Louise d'Arberg, depuis madame la comtesse de Lobau, de Walsh-Sérent, de Colbert, Lannes, Savary, de Turenne, Octave de Ségur, de Montalivet, de Marescot, de Bouille, Solar, Lascaris, de Brignolé, de Canisy, de Chevreuse, Victor de Mortemart, de Montmorency, Matignon et Maret; Douze dames du palais, italiennes; Ces dames prenaient le service tous les mois, de manière qu'il y eût toujours ensemble une Italienne et deux Françaises. L'empereur ne voulait pas d'abord de demoiselles parmi les dames du palais, mais il se relâcha de cette règle pour mademoiselle Louise d'Arberg, depuis madame la comtesse de Lobau, et mademoiselle de Luçay, qui a épousé M. le comte Philippe de Ségur, auteur de la belle histoire de la campagne de Russie. Ces deux demoiselles, par leur conduite prudente et réservée, ont prouvé que l'on peut être très-sage, même à la cour; Quatre dames d'annonce, mesdames Soustras, Ducrest-Villeneuve, Félicité Longroy et Eglé Marchery; Deux premières femmes de chambre, mesdames Roy et Marco de Saint-Hilaire, qui avaient sous leur direction la grande garde-robe et le coffre aux bijoux; Quatre femmes de chambre ordinaires; Une lectrice; En hommes, le personnel de la maison de Sa Majesté l'impératrice se composa dans la suite de: Un premier écuyer, M. le sénateur Harville, remplissant les fonctions de chevalier d'honneur; Un premier chambellan, M. le général de division Nansouty; Un second chambellan, introducteur des ambassadeurs, M. de Beaumont; Quatre chambellans ordinaires, M. de Courtomer, Degrave, Galard de Béarn, Hector d'Aubusson de La Feuillade; Quatre écuyers cavalcadours, MM. Corbineau, Berckheim, d'Audenarde et Fouler; Un intendant général de la maison de Sa Majesté, M. Hinguerlot; Un secrétaire des commandemens, M. Deschamps; Deux premiers valets de chambre, MM. Frère et Douville; Quatre valets de chambre ordinaires; Quatre huissiers de la chambre; Deux premiers valets de pied, MM. Lespérance et d'Argens; Six valets de pied ordinaires; Les officiers de bouche et de santé étaient ceux de la maison de l'empereur. En outre, six pages de l'empereur étaient toujours de service auprès de l'impératrice. Le premier aumônier était M. Ferdinand de Rohan, ancien archevêque de Cambray. Une autre décision de la même époque fixa les attributions des préfets du palais. Les quatre premier préfets du palais consulaire furent MM. de Rémusat, de Cramayel, plus tard nommé introducteur des ambassadeurs et maître des cérémonies; de Luçay, et Didelot, depuis préfet du Cher. La Malmaison ne suffisait plus au premier consul, dont la maison, comme celle de madame Bonaparte, devenait de jour en jour plus nombreuse. Une demeure beaucoup plus étendue était devenue nécessaire, et le choix du premier consul s'était fixé sur Saint-Cloud. Les habitans de Saint-Cloud avaient adressé une pétition au corps législatif, pour que le premier consul voulût bien faire de leur château sa résidence d'été, et l'assemblée s'était empressée de la transmettre au premier consul, en l'appuyant même de ses prières, et de comparaisons qu'elle croyait flatteuses. Le général s'y refusa formellement, en disant que quand il se serait acquitté des fonctions dont le peuple l'avait chargé, il s'honorerait d'une récompense décernée par le peuple; mais que tant qu'il serait chef du gouvernement, il n'accepterait jamais rien. Malgré le ton de détermination de cette réponse, les habitans de Saint-Cloud, qui avaient le plus grand intérêt à ce que leur demande fût accueillie, la renouvelèrent lorsque le premier consul fut nommé consul à vie, et il consentit cette fois à l'accepter. Les dépenses pour les réparations et l'ameublement furent immenses, et surpassèrent de beaucoup les calculs qu'on lui avait faits, encore fut-il mécontent des meubles et des ornemens. Il se plaignit à M. Charvet, concierge de la Malmaison, qu'il avait nommé concierge de ce nouveau palais, et qu'il avait chargé de présider à la distribution des pièces et de surveiller l'ameublement, _qu'on lui avait fait des appartemens comme pour une fille entretenue; qu'il n'y avait que des colifichets, des papillottes, et rien de sérieux_. Il donna encore en cette occasion une preuve de son empressement à faire le bien, sans s'inquiéter de préjugés qui avaient encore beaucoup de force. Sachant qu'il y avait à Saint-Cloud un grand nombre d'anciens serviteurs de la reine Marie-Antoinette, il chargea M. Charvet de leur proposer, soit leurs anciennes places, soit des pensions; la plupart reprirent leurs places. En 1814, on fut bien loin d'agir aussi généreusement. Tous les employés furent renvoyés, ceux même qui avaient servi Marie-Antoinette. Il n'y avait pas long-temps que le premier consul s'était installé à Saint-Cloud, lorsque ce château, redevenu _résidence souveraine_ à frais énormes, faillit être la proie des flammes. Il y avait un corps-de-garde sous le vestibule du centre du palais. Une nuit que les soldats avaient fait du feu outre mesure, le poêle devint si brûlant qu'un fauteuil qui se trouvait adossé à une des bouches qui chauffaient le salon prit feu, et la flamme se communiqua promptement à tous les meubles. L'officier du poste s'en étant aperçu, prévint aussitôt le concierge, et ils coururent à la chambre du général Duroc, qu'ils réveillèrent. Le général se leva en toute hâte, et recommandant aussitôt le plus grand silence, on organisa une chaîne. Il se mit lui-même dans le bassin, ainsi que le concierge, passant des seaux d'eau aux soldats, et en deux ou trois heures le feu, qui avait déjà dévoré tous les meubles, fut éteint. Ce ne fut que le lendemain matin que le premier consul, Joséphine, Hortense, tous les habitans enfin du château, apprirent cet accident, et témoignèrent tous, le premier consul surtout, leur satisfaction de l'attention qu'on avait mise à ne pas les réveiller. Pour prévenir, ou au moins rendre moins dangereux à l'avenir de pareils accidens, le premier consul fit organiser une garde de nuit à Saint-Cloud, et, dans la suite, dans toutes ses résidences. On appelait cette garde _chambre de veille_. Dans les premiers temps que le premier consul habitait le palais de Saint-Cloud, il couchait dans le même lit que sa femme. Plus tard, l'étiquette survint, et, sous ce rapport, refroidit un peu la tendresse conjugale. En effet, le premier consul finit par habiter un appartement assez éloigné de celui de madame Bonaparte. Pour se rendre chez elle, il fallait qu'il traversât un grand corridor de service. À droite et à gauche habitaient les dames du palais, les dames de service, etc. Lorsque le premier consul voulait passer la nuit avec sa femme, il se déshabillait chez lui, d'où il sortait en robe de chambre et coiffé d'un madras. Je marchais devant lui, un flambeau à la main. Au bout de ce corridor était un escalier de quinze à seize marches, qui conduisait à l'appartement de madame Bonaparte. C'était une grande joie pour elle quand elle recevait la visite de son mari; toute la maison en était instruite le lendemain. Je la vois encore dire à tout venant, en frottant ses petites mains: «_Je me suis levée tard aujourd'hui, mais, voyez-vous, c'est que Bonaparte est venu passer la nuit avec moi_.» Ce jour-là elle était plus aimable encore que de coutume; elle ne rebutait personne, et on en obtenait tout ce qu'on voulait. J'en ai fait pour ma part bien des fois l'épreuve. Un soir que je conduisais le premier consul à une de ces visites conjugales, nous aperçûmes dans le corridor un jeune homme bien mis qui sortait de l'appartement d'une des femmes de madame Bonaparte. Il cherchait à s'esquiver, mais le premier consul lui cria d'une voix forte: _Qui est là? où allez-vous? que faites-vous? quel est votre nom?_ C'était tout simplement un valet de chambre de madame Bonaparte. Stupéfait de ces interrogations précipitées, il répondit d'une voix effrayée qu'il venait de faire une commission pour madame Bonaparte. «C'est bien, reprit le premier consul, mais que je ne vous y reprenne pas.» Persuadé que le galant profiterait de la leçon, le général ne chercha point à savoir son nom ni celui de sa belle. Cela me rappelle qu'il fut beaucoup plus sévère à l'égard d'une autre femme de chambre de madame Bonaparte. Elle était jeune et très-jolie, et inspira des sentimens fort tendres à deux aides-de-camp, MM. R... et E.... Ils soupiraient sans cesse à sa porte, lui envoyaient des fleurs et des billets doux. La jeune fille, du moins telle fut l'opinion générale de la maison, ne les payait d'aucun retour. Joséphine l'aimait beaucoup, et pourtant le premier consul s'étant aperçu des galanteries de ces messieurs, se montra fort en colère, et fit chasser la pauvre demoiselle, malgré ses pleurs et malgré les prières de madame Bonaparte et celles du brave et bon colonel R..., qui jurait naïvement que la faute était toute de son côté, que la pauvre petite ne méritait que des éloges, et ne l'avait point écouté. Tout fut inutile contre la résolution du premier consul, qui répondit à tout en disant: «Je ne veux point de désordre chez moi, point de scandale.» Lorsque le premier consul faisait quelque distribution d'armes d'honneur, il y avait aux Tuileries un banquet auquel étaient admis indistinctement, quels que fussent leurs grades, tous ceux qui avaient eu part à ces récompenses. À ces dîners, qui se donnaient dans la grande galerie du château, il y avait quelquefois deux cents convives. C'était le général Duroc qui était le maître des cérémonies, et le premier consul avait soin de lui recommander d'entremêler les simples soldats, les colonels, les généraux, etc. C'était surtout les premiers qu'il ordonnait aux domestiques de bien soigner, de bien faire boire et manger. Ce sont les repas les plus longs que j'aie vu faire à l'empereur; il y était d'une amabilité, d'un laissez-aller parfaits; il faisait tous ses efforts pour mettre ses convives à leur aise; mais pour un grand nombre d'entre eux, il avait bien de la peine à y parvenir. Rien n'était plus drôle que de voir ces bons _troupiers_, se tenant à deux pieds de la table, n'osant approcher ni de leur serviette ni de leur pain; rouges jusqu'aux oreilles, et le cou tendu du côté de leur général, comme pour recevoir le mot d'ordre. Le premier consul leur faisait raconter le haut fait qui leur valait la récompense nationale, et riait quelquefois aux éclats de leurs singulières narrations. Il les engageait à bien manger, buvant quelquefois à leur santé; mais pour quelques-uns, ses encouragemens échouaient contre leur timidité, et les valets de pied leur enlevaient successivement leurs assiettes sans qu'ils y eussent touché. Cette contrainte ne les empêchait pas d'être pleins de joie et d'enthousiasme en quittant la table. «Au revoir, mes braves, leur disait le premier consul, baptisez-moi bien vite ces nouveau-nés-là» (montrant du doigt leurs sabres d'honneur). Dieu sait s'ils s'y épargnaient. Cette bienveillance du premier consul pour de simples soldats me rappelle une anecdote arrivée à la Malmaison, et qui répond encore à ces reproches de hauteur et de dureté qu'on lui a faits. Le premier consul sortit un jour de grand matin, vêtu de sa redingote grise et accompagné du général Duroc, pour se promener du côté de la machine de Marly. Comme ils marchaient en causant, ils virent un laboureur qui traçait un sillon en venant de leur côté.--Dites donc, mon brave homme (dit le premier consul en s'arrêtant), votre sillon n'est pas droit, vous ne savez donc pas votre métier?--Ce n'est toujours pas vous, mes beaux messieurs, qui me l'apprendrez; vous seriez encore assez embarrassés pour en faire autant.--Parbleu non!--Vous croyez: eh bien! essayez, reprit le brave homme en cédant sa place au premier consul. Celui-ci prit le manche de la charrue, et, poussant les chevaux, voulut commencer la leçon; mais il ne fit pas un seul pas en droite ligne, tant il s'y prenait mal.--Allons, allons, dit le paysan en mettant sa main sur celle du général, pour reprendre sa charrue, votre besogne ne vaut rien: chacun son métier; promenez-vous, c'est votre affaire. Mais le premier consul ne continua pas sa promenade sans payer la leçon de morale qu'il venait de recevoir du laboureur: le général Duroc lui remit deux ou trois louis pour le dédommager de la perte de temps qu'on lui avait causée. Le paysan, étonné de cette générosité, quitte sa charrue pour aller conter son aventure, et rencontre en chemin une femme à laquelle il conte qu'il croit bien avoir rencontré deux _gros messieurs_, à en juger parce qu'il avait encore dans sa main. La fermière, mieux avisée, lui demanda quel était le costume des promeneurs, et d'après la description qu'il lui en fit, elle devina que c'était le premier consul et quelqu'un des siens. Le bon homme fut quelque temps interdit; mais le lendemain, il se prit d'une belle résolution, et s'étant paré de ses plus beaux habits, il se présenta à la Malmaison, demandant à parler au premier consul, pour le remercier, disait-il, du beau cadeau qu'il lui avait fait la veille[8]. J'allai avertir le premier consul de cette visite, et il me donna l'ordre d'introduire le laboureur. Celui-ci, pendant que j'étais sorti pour l'annoncer, avait, suivant sa propre expression, _pris son courage à deux mains_, pour se préparer à cette grande entrevue. Je le retrouvai debout au milieu de l'antichambre (car il n'avait osé s'asseoir sur les banquettes, qui, bien que des plus simples, lui paraissaient magnifiques); et songeant à ce qu'il allait dire au premier consul pour lui témoigner sa reconnaissance. Je marchai devant lui, il me suivait en posant avec précaution le pied sur le tapis, et lorsque je lui ouvris la porte du cabinet, il me fit des civilités pour me faire entrer le premier. Lorsque le premier consul n'avait rien de secret à dire ou à dicter, il laissait assez volontiers la porte de son cabinet ouverte. Il me fit signe cette fois de ne point la fermer, de sorte que je pus voir et entendre tout ce qui se passait. L'honnête laboureur commença, en entrant dans le cabinet, par saluer _le dos_ de M. de Bourrienne, qui ne pouvait le voir, occupé qu'il était à écrire sur une petite table de travail placée dans l'embrasure de la fenêtre. Le premier consul le regardait faire ses saluts, renversé en arrière dans son fauteuil, dont, suivant une vieille habitude, il _travaillait_ un des bras avec la pointe de son canif. À la fin pourtant il prit ainsi la parole: --Eh bien, mon brave (le paysan se retourna, le reconnut et salua de nouveau). Eh bien, poursuivit le premier consul, la moisson a été belle cette année? --Mais, sauf votre respect, citoyen mon général, pas trop mauvaise comme çà. --Pour que la terre rapporte, reprit le premier consul, il faut qu'on la remue, n'est-il pas vrai? Les beaux messieurs ne valent rien pour cette besogne-là. --Sans vous offenser, mon général, les bourgeois ont la main trop douce pour manier une charrue. Il faut une _poigne_ solide pour remuer ces outils-là. --C'est vrai, répondit en souriant le premier consul. Mais grand et fort comme vous êtes, vous avez dû manier autre chose qu'une charrue. Un bon fusil de munition, par exemple, ou bien la poignée d'un bon sabre. Le laboureur se redressa avec un air de fierté: «--Général, dans le temps j'ai fait comme les autres. J'étais marié depuis cinq ou six ans, lorsque ces b..... de Prussiens (pardon, mon général) entrèrent à Landrecies. Vint la réquisition; ou me donna un fusil et une giberne à la maison commune, et marche! Ah dame, nous n'étions pas équipés comme ces grands gaillards que je viens de voir en entrant dans la cour.» Il voulait parler des grenadiers de la garde consulaire. --Pourquoi avez-vous quitté le service? reprit le premier consul, qui paraissait prendre beaucoup d'intérêt à cette conversation. --Ma foi, mon général, à chacun son tour. Il y avait des coups de sabre pour tout le monde. Il m'en tomba un là (le digne laboureur se baissa montrant sa tête, et écartant ses cheveux), et après quelques semaines d'ambulance, on me donna mon congé pour revenir à ma femme et à ma charrue. --Avez-vous des enfans? --J'en ai trois, mon général; deux garçons et une fille. --Il faut faire un militaire de l'aîné de vos garçons. S'il se conduit bien, je me chargerai de lui. Adieu, mon brave; quand vous aurez besoin de moi, revenez me voir. Là-dessus, le premier consul se leva, se fit donner, par M. de Bourrienne, quelques louis qu'il ajouta à ceux que le laboureur avait déjà reçus de lui, et me chargea de le reconduire. Nous étions déjà dans l'antichambre, lorsque le premier consul rappela le paysan pour lui dire: --Vous étiez à Fleurus? - Oui, mon général. --Pourriez-vous me dire le nom de votre général en chef? --Je le crois bien, parbleu! c'était le général Jourdan. --C'est bien; au revoir. Et j'emmenai le vieux soldat de la république, enchanté de sa réception. CHAPITRE XI. L'envoyé du bey de Tunis et les chevaux arabes.--Mauvaise foi de l'Angleterre.--Voyage à Boulogne.--En Flandre et en Belgique.--Courses continuelles.--L'auteur fait le service de premier valet de chambre.--Début de Constant comme barbier du premier consul.--Apprentissage.--Mentons plébéiens.--Le regard de l'aigle.--Le premier consul difficile à raser.--Constant l'engage à se raser lui-même.--Ses motifs pour tenir à persuader le premier consul.--Confiance et sécurité imprudente du premier consul.--La première leçon.--Les taillades.--Légers reproches.--Gaucherie du premier consul tenant son rasoir.--Les chefs et les harangues.--Arrivée du premier consul à Boulogne.--Préludes de la formation du camp de Boulogne.--Discours de vingt pères de famille.--Combat naval gagné par l'amiral Bruix contre les Anglais.--Le dîner et la victoire.--Les Anglais et la _Côte de Fer_.--Projet d'attentat sur la personne du premier consul.--Rapidité du voyage.--Le ministre de la police.--Présens offerts par les villes.--Travaux ordonnés par le premier consul.--Munificence.--Le premier consul mauvais cocher.--Pâleur de Cambacérès.--L'évanouissement.--Le précepte de l'évangile.--Le sommeil sans rêves.--L'ambassadeur ottoman.--Les cachemires.--Le musulman en prières et au spectacle. Au commencement de cette année (1803), arriva à Paris un envoyé de Tunis, qui fit hommage au premier consul, de la part du bey, de dix chevaux arabes. Le bey avait alors à craindre la colère de l'Angleterre, et il cherchait à se faire de la France une alliée puissante et capable de le protéger; il ne pouvait mieux s'adresser, car tout annonçait la rupture de cette paix d'Amiens dont toute l'Europe s'était tant réjouie. L'Angleterre ne tenait aucune de ses promesses et n'exécutait aucun des articles du traité; de son côté, le premier consul, révolté d'une si mauvaise foi et ne voulant pas en être la dupe, armait publiquement et ordonnait le complétement des cadres et une nouvelle levée de cent vingt mille conscrits. La guerre fut officiellement déclarée au mois de juin; mais il y avait déjà eu des hostilités auparavant. À la fin de ce mois, le premier consul fit un voyage à Boulogne, et visita la Picardie, la Flandre et la Belgique, pour organiser l'expédition qu'il méditait contre les Anglais, et mettre les côtes du nord en état de défense. De retour au mois d'août à Paris, il en repartit en novembre pour une seconde visite à Boulogne. Ces courses multipliées auraient été trop fortes pour M. Hambard, premier valet de chambre, qui était depuis long-temps malade. Aussi lorsque le premier consul avait été sur le point de partir pour sa première tournée dans le nord, M. Hambard lui avait demandé la permission de ne pas en être, alléguant, ce qui était trop vrai, le mauvais état de sa santé. «Voilà comme vous êtes, dit le premier consul, toujours malade et plaignant! Et si vous restez ici, qui donc me rasera?--Mon général, répondit M. Hambard, Constant sait raser aussi bien que moi.» J'étais présent et occupé dans ce moment même à habiller le premier consul. Il me regarda et me dit: «--Eh bien! monsieur le drôle, puisque vous êtes si habile, vous allez faire vos preuves sur-le-champ; nous allons voir comment vous vous y prendrez.» Je connaissais la mésaventure du pauvre Hébert, que j'ai rapportée précédemment, et ne voulant pas en éprouver une pareille, je m'étais fait depuis long-temps apprendre à raser. J'avais payé des leçons à un perruquier pour qu'il m'enseignât son métier, et je m'étais même, à mes momens de loisir, mis en apprentissage chez lui, où j'avais indistinctement fait la barbe à toutes ses pratiques. Le menton de ces braves gens avait eu passablement à souffrir avant que j'eusse assez de légèreté dans la main pour oser approcher mon rasoir du menton consulaire. Mais à force d'expériences réitérées _sur les barbes du commun_, j'étais arrivé à un degré d'adresse qui m'inspirait la plus grande confiance. Aussi, sur l'ordre du premier consul, j'apprête l'eau chaude et la savonnette, j'ouvre hardiment un rasoir, et je commence l'opération. Au moment où j'allais porter le rasoir sur le visage du premier consul, il se lève brusquement, se retourne, et fixe ses deux yeux sur moi avec une expression de sévérité et d'interrogation que je ne pourrais rendre. Voyant que je ne me troublais pas, il se rassit en me disant avec plus de douceur: «Continuez;» ce que je fis avec assez d'adresse pour le rendre très-satisfait. Lorsque j'eus fini: «Dorénavant, me dit-il, c'est vous qui me raserez.» Et depuis lors, en effet, il ne voulut plus avoir d'autre barbier que moi. Dès lors aussi mon service devint beaucoup plus actif; car tous les jours j'étais obligé de paraître pour raser le premier consul, et je puis assurer que ce n'était pas chose facile à faire. Pendant la cérémonie de la barbe, il parlait souvent, lisait les journaux, s'agitait sur sa chaise, se retournait brusquement, et j'étais obligé d'user de la plus grande précaution pour ne point le blesser. Heureusement ce malheur ne m'est jamais arrivé. Quand par hasard il ne parlait pas, il restait immobile et raide comme une statue; et l'on ne pouvait lui faire baisser, ni lever, ni pencher la tête, comme il eût été nécessaire, pour accomplir plus aisément la tâche. Il avait aussi une manie singulière, qui était de ne se faire savonner et raser d'abord qu'une moitié du visage. Je ne pouvais passer à l'autre moitié que lorsque la première était finie. Le premier consul trouvait cela plus commode. Plus tard, quand je fus devenu son premier valet de chambre, alors qu'il daignait me témoigner la plus grande bonté, et que j'avais mon franc-parler avec lui autant que son rang le permettait, je pris la liberté de l'engager à se raser lui-même; car, comme je viens de le dire, ne voulant pas se faire raser par d'autres que moi, il était obligé d'attendre que l'on m'eût fait avertir, à l'armée surtout où ses levers n'étaient pas réguliers. Il se refusa long-temps à suivre mon conseil, et toutes les fois que j'y revenais:--Ah! ah! monsieur le paresseux! me disait-il en riant; vous seriez bien aise que je fisse la moitié de votre besogne? Enfin j'eus le bonheur de le convaincre du désintéressement et de la sagesse de mes avis. Le fait est que je tenais beaucoup à le persuader; car, me figurant quelquefois ce qui serait nécessairement arrivé si une absence indispensable, une maladie ou un motif quelconque m'eût tenu éloigné du premier consul, je ne pouvais penser, sans frémir, que sa vie aurait été à la merci du premier venu. Pour lui, je suis presque sûr qu'il n'y songeait pas; car, quelques contes qu'on ait faits sur sa méfiance, il est certain qu'il ne prenait aucune précaution contre les piéges que pouvait lui tendre la trahison. Sa sécurité, sur ce point, allait même jusqu'à l'imprudence. Aussi tous ceux qui l'aimaient, et c'étaient tous ceux dont il était entouré, cherchaient-ils à remédier à ce défaut de précaution par toute la vigilance dont ils étaient capables. Je n'ai pas besoin de dire que c'était surtout cette même sollicitude pour la précieuse vie de mon maître, qui m'avait engagé à insister sur le conseil que je lui avais donné de se raser lui-même. Les premières fois qu'il essaya de mettre mes leçons en pratique, c'était une chose plus inquiétante encore que risible de voir l'empereur (il l'était alors), qui, en dépit des principes que je venais de lui donner en les lui démontrant par des exemples réitérés, ne savait pas tenir son rasoir, le saisir à poignée par le manche, et l'appliquer perpendiculairement sur sa joue sans le coucher. Il donnait brusquement un coup de rasoir, ne manquait pas de se faire une taillade, et retirait sa main au plus vite en s'écriant:--Vous le voyez bien, drôle! vous êtes cause que je me suis coupé! Je prenais alors le rasoir, et finissais l'opération. Le lendemain, même scène que la veille, mais avec moins de sang répandu. Chaque jour ajoutait à l'adresse de l'empereur; et il finit, à force de leçons, par être assez habile pour se passer de moi. Seulement il se coupait encore de temps en temps, et alors il recommençait à m'adresser de petits reproches; mais en plaisantant et avec bonté. Au reste, de la manière dont il s'y prenait et qu'il ne voulait pas changer, il était bien impossible qu'il ne lui arrivât pas souvent de se tailler le visage; car il se rasait de haut en bas, et non de bas en haut comme tout le monde, et cette mauvaise méthode, que tous mes efforts ne purent jamais changer, ajoutée à la brusquerie habituelle de ses mouvemens, faisait que je ne pouvais m'empêcher de frémir chaque fois que je lui voyais prendre son rasoir. Madame Bonaparte accompagna le premier consul dans le premier de ces voyages. Ce ne fut, comme dans celui de Lyon, que fêtes et triomphes continuels. Pour l'arrivée du premier consul, les habitans de Boulogne avaient élevé des arcs-de-triomphe, depuis la porte dite de Montreuil jusqu'au grand chemin qui conduisait à sa baraque, que l'on avait faite au camp de droite. Chaque arc-de-triomphe était en feuillage, et l'on y lisait les noms des combats et batailles rangées où il avait été victorieux. Ces dômes et ces arcades de verdure et de fleurs offraient un coup-d'Å“il admirable. Un arc-de-triomphe, beaucoup plus haut que les autres, s'élevait au milieu de la rue de l'Écu (grande rue); l'élite des citoyens s'était rassemblée à l'entour; plus de cent jeunes personnes parées de fleurs, des enfans, de beaux vieillards et un grand nombre de braves, que le devoir militaire n'avait pas retenus au camp, attendaient avec impatience l'arrivée du premier consul. À son approche, le canon de réjouissance annonça aux Anglais, dont la flotte ne s'éloignait pas des eaux de Boulogne, l'apparition de Napoléon sur le rivage, où se rassemblait la formidable armée qu'il avait résolu de jeter sur l'Angleterre. Le premier consul, monté sur un petit cheval gris, qui avait la vivacité de l'écureuil, mit pied à terre, et, suivi de son brillant état-major, il adressa ces paternelles paroles aux autorités de la ville: «Je viens pour assurer le bonheur de la France; les sentimens que vous manifestez, toutes vos marques de reconnaissance me touchent; je n'oublierai pas mon entrée à Boulogne, que j'ai choisi pour le centre de réunion de mes armées. Citoyens, ne vous effrayez pas de ce rendez-vous; c'est celui des défenseurs de la patrie, et bientôt des vainqueurs de la fière Angleterre.» Le premier consul continua sa marche, entouré de toute la population, qui ne le quitta qu'à la porte de sa baraque, où plus de trente généraux le reçurent. Le bruit du canon, des cloches, les cris d'allégresse ne cessèrent qu'avec ce beau jour. Le lendemain de notre arrivée, le premier consul visita le Pont de Briques, petit village situé à une demi-lieue de Boulogne; un fermier lui lut le compliment suivant: «Général, nous sommes ici vingt pères de famille qui vous offrons une vingtaine de gros gaillards qui sont et seront toujours à vos ordres; emmenez-les, général, ils sont capables de vous donner un bon coup de main lorsque vous irez en Angleterre. Quant à nous, nous remplirons un autre devoir; nos bras travailleront à la terre pour que le pain ne manque pas aux braves qui doivent écraser les Anglais.» Napoléon remercia en souriant le franc campagnard, jeta un coup d'Å“il sur une petite maison de campagne, bâtie au bord de la grande route, et s'adressant au général Berthier, il dit: «Voilà où je veux que mon quartier-général soit établi.» Puis il piqua son cheval et s'éloigna. Un général et quelques officiers restèrent pour faire exécuter l'ordre du premier consul, qui dans la nuit même de son arrivée à Boulogne revint coucher au Pont de Briques. On me raconta à Boulogne les détails d'un combat naval, que s'étaient livré, peu de temps avant notre arrivée, la flottille française, commandée par l'amiral Bruix, et l'escadre anglaise avec laquelle Nelson bloquait le port de Boulogne. Je les rapporterai tels qu'ils m'ont été dits, ayant trouvé des plus curieuses la manière commode dont l'amiral français dirigeait les opérations de ses marins. Deux cents bâtimens environ tant canonnières que bombardes, bateaux plats et péniches, formaient la ligne de défense; la côte et les forts étaient hérissés de batteries. Quelques frégates se détachèrent de la station ennemie, et, précédées de deux ou trois bricks, vinrent se ranger en bataille devant la ligne et à la portée du canon de notre flottille. Alors le combat s'engagea, les boulets arrivèrent de toutes parts. Nelson, qui avait promis la destruction de la flottille, fit renforcer sa ligne de bataille de deux autres rangs de vaisseaux et de frégates; ainsi placés par échelons, ils combattirent avec une grande supériorité de forces. Pendant plus de sept heures, la mer, couverte de feu et de fumée, offrit à toute la population de Boulogne le superbe et épouvantable spectacle d'un combat naval où plus de dix-huit cents coups de canon partaient à la fois. Le génie de Nelson ne put rien contre nos marins et nos soldats. L'amiral Bruix était dans sa baraque, placée près du sémaphore des signaux. De là, il combattait Nelson, en buvant avec son état-major et quelques dames de Boulogne qu'il avait invitées à dîner. Les convives chantaient les premières victoires du premier consul, tandis que l'amiral, sans quitter la table, faisait manÅ“uvrer la flottille au moyen des signaux qu'il ordonnait. Nelson, impatient de vaincre, fit avancer toutes ses forces navales; mais, contrarié par le vent que les Français avaient sur son escadre, il ne put tenir la promesse qu'il avait faite à Londres de brûler notre flottille. Loin de là, plusieurs de ses bâtimens furent fortement endommagés, et l'amiral Bruix voyant s'éloigner les Anglais, cria victoire, en versant le champagne à ses convives. La flottille française avait peu souffert, tandis que l'escadre ennemie était abîmée par le feu continuel de nos batteries sédentaires. Ce jour-là, les Anglais reconnurent qu'il leur serait impossible d'approcher de la côte de Boulogne, qu'ils ont depuis surnommée la _Côte de Fer_. Lorsque le premier consul quitta Boulogne, il devait passer à Abbeville et y rester vingt-quatre heures. Le maire de cette ville n'avait rien négligé pour l'y recevoir dignement. Abbeville était superbe ce jour-là. On était allé enlever, avec leurs racines, les plus beaux arbres d'un bois voisin, pour former des avenues dans toutes les rues où le premier consul devait passer. Quelques habitans, propriétaires de magnifiques jardins, en avaient retiré leurs arbustes les plus rares pour les ranger sur son passage; des tapis de la manufacture de MM. Hecquet-Dorval étaient étendus par terre, pour être foulés par ses chevaux. Une circonstance imprévue troubla tout-à-coup la fête; un courrier que le ministre de la police avait expédié, arriva au moment où nous approchions de la ville. Le ministre avertissait le premier consul qu'on voulait l'assassiner à deux lieues de là; le jour et l'heure étaient indiqués. Pour déjouer l'attentat qu'on méditait contre sa personne, le premier consul traversa la ville au galop, et, suivi de quelques lanciers, il se rendit sur le terrain où il devait être attaqué; là, il fit une halte d'environ une demi-heure, y mangea quelques biscuits d'Abbeville et repartit. Les assassins furent trompés; ils ne s'étaient préparés que pour le lendemain. Le premier consul et madame Bonaparte continuèrent leur tournée à travers la Picardie, la Flandre et les Pays-Bas. Chaque jour arrivaient au premier consul des offres de bâtiments de guerre faites par les divers conseils généraux. On continuait à le haranguer, à lui présenter les clefs des villes comme s'il eût exercé la puissance royale. Amiens, Dunkerque, Lille, Bruges, Gand, Bruxelles, Liége, Namur se distinguèrent par l'éclat de la réception qu'ils firent aux illustres voyageurs. Les habitans de la ville d'Anvers firent présent au premier consul de six chevaux bais magnifiques. Partout aussi le premier consul laissa des marques utiles de son passage. Par ses ordres, des travaux furent aussitôt commencés pour nettoyer et améliorer le port d'Amiens. Il visita dans cette ville, et dans les autres lorsqu'il y avait lieu, l'exposition des produits de l'industrie, encourageant les fabricans par ses conseils et les favorisant par ses arrêtés. À Liége, il fit mettre à la disposition du préfet de l'Ourthe une somme de 300,000 francs pour la réparation des maisons brûlées par les Autrichiens, dans ce département, pendant les premières guerres de la révolution. Anvers lui dut son port intérieur, un bassin et des chantiers de construction. À Bruxelles, il ordonna la jonction du Rhin, de la Meuse et de l'Escaut par un canal. Il fit jeter à Givet un pont de pierre sur la Meuse, et, à Sedan, madame veuve Rousseau reçut de lui une somme de 60,000 francs pour le rétablissement de sa fabrique détruite par un incendie. Enfin, je ne saurais énumérer tous les bienfaits publics ou particuliers que le premier consul et madame Bonaparte semèrent sur leur route. Peu de temps après notre retour à Saint-Cloud, le premier consul, se promenant en voiture dans le parc avec sa femme et M. Cambacèrès, eut la fantaisie de conduire à grandes guides les quatre chevaux attelés à sa calèche, et qui étaient de ceux qui lui avaient été donnés par les habitans d'Anvers. Il se plaça donc sur le siége, et prit les rênes des mains de César, son cocher, qui monta derrière la voiture. Ils se trouvaient en ce moment dans l'allée du fer à cheval, qui conduit à la route du pavillon Breteuil et de Ville-d'Avray. Il est dit, dans le Mémorial de Sainte-Hélène, que _l'aide-de-camp, ayant gauchement traversé les chevaux, les fit emporter_. César, qui me conta en détail cette fâcheuse aventure, peu de minutes après que l'accident avait eu lieu, ne me dit pas un mot de l'aide-de-camp; et, en conscience, il n'était pas besoin, pour faire verser la calèche, d'une autre gaucherie que de celle d'un cocher aussi peu expérimenté que l'était le premier consul. D'ailleurs, les chevaux étaient jeunes et ardens, et César lui-même avait besoin de toute son adresse pour les conduire. Ne sentant plus sa main, ils partirent au galop; et César, voyant la nouvelle direction qu'ils prenaient vers la droite, se mit à crier, _à gauche_! d'une voix de stentor. Le consul Cambacèrès, encore plus pâle qu'à l'ordinaire, s'inquiétait peu de rassurer madame Bonaparte alarmée; mais il criait de toutes ses forces:--Arrêtez! arrêtez! vous allez nous briser! Cela pouvait fort bien arriver; mais le premier consul n'entendait rien, et d'ailleurs il n'était plus maître des chevaux. Arrivé, ou plutôt emporté avec une rapidité extrême jusqu'à la grille, il ne put prendre le milieu, accrocha une borne et versa lourdement. Heureusement les chevaux s'arrêtèrent. Le premier consul, jeté à dix pas sur le ventre, s'évanouit et ne revint à lui que lorsqu'on le toucha pour le relever. Madame Bonaparte et le second consul n'eurent que de légères contusions; mais la bonne Joséphine avait horriblement souffert d'inquiétude pour son mari. Pourtant, quoiqu'il eût été rudement froissé, il ne voulut point être saigné, et se contenta de quelques frictions d'eau de Cologne, son remède favori. Le soir, à son coucher, il parla avec gaîté de sa mésaventure, de la frayeur extrême qu'avait montrée son collègue, et finit en disant «_Il faut rendre à César ce qui est à César_; qu'il garde son fouet, et que chacun fasse son métier.» Il convenait toutefois, malgré ses plaisanteries, qu'il ne s'était jamais cru lui-même si près de la mort, et que même il se tenait pour avoir été bien mort pour quelques secondes. Je ne me souviens pas si c'est à cette occasion, ou dans un autre moment, que j'ai entendu dire à l'empereur que la mort n'était qu'un sommeil sans rêves. Au mois d'octobre de cette année, le premier consul reçut en audience publique Haled-Effendi, ambassadeur de la Porte Ottomane. L'arrivée de l'ambassadeur Turc fit sensation aux Tuileries, parce qu'il apportait une grande quantité de cachemires au premier consul, qu'on était sûr qu'ils seraient distribués, et que chaque femme se flattait d'être favorablement traitée. Je crois que sans son costume étranger, et surtout sans ses cachemires, il aurait produit peu d'effet sur des gens déjà habitués à voir des princes souverains faire la cour au chef du gouvernement, chez lui et chez eux. Son costume même n'était pas plus remarquable que celui de Roustan, auquel on était accoutumé, et quant à ses saluts, ils n'étaient guère plus bas que ceux des courtisans ordinaires du premier consul. À Paris, on dit que l'enthousiasme dura plus long-temps. _C'est si drôle d'être Turc!_ Quelques dames eurent l'honneur de voir manger l'ambassadeur barbu; il fut poli et même galant avec elles, et leur fit quelques cadeaux qui furent très-vantés. Il n'avait pas les mÅ“urs trop musulmanes et ne fut pas très-effrayé de voir, sans un voile sur le visage, nos jolies Parisiennes. Un jour, qu'il passa presque entier à Saint-Cloud, je le vis faire sa prière. C'était dans la cour d'honneur, sur un large parapet bordé d'une balustrade en pierre. L'ambassadeur fit étendre des tapis du côté des appartemens qui, depuis, furent ceux du roi de Rome, et là il fit ses génuflexions, aux yeux de plusieurs personnes de la maison qui, par discrétion, se tinrent derrière les croisées. Le soir il assista au spectacle. On donnait, je crois, Zaïre ou Mahomet; il n'y comprit rien. CHAPITRE XII Nouveau voyage à Boulogne.--Visite de la flottille, et revue des troupes.--Jalousie de la ligne contre la garde.--Le premier consul au camp.--Colère du général contre les soldats.--Ennuis des officiers et plaisirs du camp.--Timidité des Boulonnaises.--Jalousie des maris.--Visites des Parisiennes, des Abbevilloises, des Dunkerquoises et des Amiennoises, au camp de Boulogne.--Soirées chez la maîtresse du colonel Joseph Bonaparte.--Les généraux Soult, Saint-Hilaire et Andréossy.--La femme adroite et les deux amans heureux.--Curiosité du premier consul.--Le premier consul pris pour un commissaire des guerres.--Commencement de la faveur du général Bertrand.--L'ordonnateur Arcambal et les deux visiteurs.--Le premier consul épiant son frère, qui feint de ne pas le reconnaître.--Le premier consul et les jeux innocens.--Le premier consul n'a rien à donner pour gage.--Billet doux du premier consul.--Combat naval.--Le premier consul commande une manÅ“uvre et se trompe.--Erreur reconnue et silence du général.--Le premier consul pointe les canons et fait rougir les boulets.--Combat de deux Picards.--Explosion continuelle.--Dîner au bruit du canon.--Frégate anglaise démâtée, et le brick coulé bas. Au mois de novembre de cette année, le premier consul retourna à Boulogne pour visiter la flottille et passer la revue des troupes qui s'y étaient déjà rassemblées, dans les camps destinés à l'armée avec laquelle il se proposait de descendre en Angleterre. J'ai conservé quelques notes, et encore plus de souvenirs sur mes différens séjours à Boulogne. Jamais l'empereur ne déploya autre part une plus grande puissance militaire. Jamais on ne vit réunies sur un même point, de plus belles troupes ni de plus prêtes à marcher au moindre signe de leur chef. Il n'est donc pas suprenant que j'aie retrouvé dans ma mémoire sur cette époque, des détails que personne, je crois, n'a encore imaginé de publier. Personne aussi, si je ne me trompe, n'a pu être mieux en état que moi de les connaître. Au reste, le lecteur va être à même d'en juger. Dans les différentes revues que passait le premier consul, il semblait vouloir exciter l'enthousiasme des soldats et leur attachement à sa personne, par l'attention avec laquelle il saisissait toutes les occasions de flatter leur amour-propre. Un jour, ayant particulièrement remarqué l'excellente tenue des 36e, 57e régimens de ligne et 10e d'infanterie légère, il fit sortir des rangs tous les chefs, depuis les caporaux jusqu'aux colonels, et se mettant au milieu d'eux, il leur témoigna sa satisfaction en leur rappelant les occasions où, sous le feu du canon, il avait été à même de faire sur ces trois braves régimens des remarques avantageuses. Il complimenta les sous-officiers sur la bonne éducation des soldats, et les capitaines et les chefs de bataillon sur l'ensemble et la précision des manÅ“uvres. Enfin, chacun eut sa part d'éloges. Cette flatteuse distinction n'excita point la jalousie des autres corps de l'armée; chaque régiment avait eu dans cette journée sa part plus ou moins grande de complimens, et quand la revue fut terminée, ils regagnèrent paisiblement leurs cantonnemens. Mais les soldats des 36e, 57e et 10e, tout fiers d'avoir été favorisés si spécialement, allèrent dans l'après-midi porter leur triomphe dans une guinguette fréquentée par les grenadiers de la garde à cheval. On commença par boire tranquillement, en parlant de campagnes, de villes prises, du premier consul, enfin de la revue du matin: alors, des jeunes gens de Boulogne qui s'étaient mêlés aux buveurs, s'avisèrent de chanter des couplets de composition toute récente, dans lesquels on portait aux nues la bravoure, les exploits des trois régimens, sans y mêler un mot pour le reste de l'armée, pas même pour la garde; et c'était dans la guinguette favorite des grenadiers de la garde, que ces couplets étaient chantés! Ceux-ci gardèrent d'abord un morne silence; mais bientôt, poussés à bout, ils protestèrent à haute voix contre ces couplets, qu'ils trouvaient, disaient-ils, détestables. La querelle s'engagea d'une façon très-vive, on cria beaucoup, on se dit des injures, puis on se sépara, sans trop de bruit pourtant, en se donnant rendez-vous pour le lendemain, à quatre heures du matin, aux environs de Marquise, petit village qui est à deux lieues de Boulogne. Il était fort tard, le soir, quand les soldats quittèrent la guinguette. Plus de deux cents grenadiers de la garde se rendirent séparément au lieu du rendez-vous, et trouvèrent le terrain occupé par un nombre à peu près égal de leurs adversaires des 36e, 57e et 10e. Sans explications, sans tapage, ils mirent tous le sabre à la main, et se battirent pendant plus d'une heure avec un sang-froid effrayant. Un nommé Martin, grenadier de la garde, homme d'une taille gigantesque, tua de sa main sept ou huit soldats du 10e. Ils se seraient probablement massacrés tous, si le général Saint-Hilaire, prévenu trop tard de cette sanglante querelle, n'eût pas fait aussitôt partir un régiment de cavalerie, qui mit fin au combat. Les grenadiers avaient perdu dix hommes, et les soldats de la ligne treize: les blessés étaient de part et d'autre en très-grand nombre. Le premier consul alla au camp le lendemain, fit amener devant lui les provocateurs de cette terrible scène, et leur dit d'une voix sévère: «Je sais pourquoi vous vous êtes battus; plusieurs braves ont succombé dans une lutte indigne d'eux et de vous. Vous serez punis. J'ai ordonné qu'on imprimât les couplets, cause de tant de malheurs. Je veux qu'en apprenant votre punition, les Boulonnais sachent que vous avez démérité de vos frères d'armes.» Cependant les troupes, et surtout les officiers, commençaient à s'ennuyer de leur séjour à Boulogne, ville moins propre que toute autre, peut-être, à leur rendre supportable une existence inactive. On ne murmurait pas néanmoins, parce que jamais, où était le premier consul, les murmures n'avaient pu trouver place; mais on pestait tout bas de se voir retenu au camp ou dans le port, ayant l'Angleterre devant soi, à neuf ou dix lieues de distance. Les plaisirs étaient: rares à Boulogne; les Boulonnaises, jolies femmes en général, mais extrêmement timides, n'osaient pas former de réunions chez elles, dans la crainte de déplaire à leurs maris, gens fort jaloux, comme le sont tous les Picards. Il y avait pourtant un beau salon, dans lequel on aurait pu facilement donner des bals et des soirées; mais, quoiqu'elles en eussent bien envie, ces dames n'osaient pas s'en servir; il fallut qu'un certain nombre de belles Parisiennes, touchées du triste sort de tant de braves et beaux officiers, vinssent à Boulogne pour charmer les ennuis d'un si long repos. L'exemple des Parisiennes piqua les Abbevilloises, les Dunkerquoises, les Amiennoises, et bientôt Boulogne fut rempli d'étrangers et d'étrangères qui venaient faire les honneurs de la ville. Entre toutes ces dames, celle qui se faisait principalement remarquer par un excellent ton, beaucoup d'esprit et de beauté, était une Dunkerquoise nommée madame F..., excellente musicienne, pleine de gaîté, de grâces et de jeunesse; il était impossible que madame F... ne fit point tourner bien des têtes. Le colonel Joseph, frère du premier consul, le général Soult, qui fut depuis maréchal, les généraux Saint-Hilaire et Andréossy, et quelques autres grands personnages, furent à ses pieds. Deux seulement, dit-on, réussirent à s'en faire aimer, et de ces deux, l'un était le colonel Joseph, qui passa bientôt dans la ville pour l'amant préféré de madame F.... La belle Dunkerquoise donnait souvent des soirées, auxquelles le colonel Joseph ne Manquait jamais d'assister. Parmi tous ses rivaux, et certes il en avait bon nombre, un seul lui portait ombrage; c'était le général en chef Soult. Cette rivalité ne nuisait point aux intérêts de madame F...; en habile tacticienne, elle provoquait adroitement la jalousie de ses deux soupirans, en acceptant tour à tour de chacun d'eux les complimens, les bouquets de roses, et mieux que cela quelquefois. Le premier consul, informé des amours de son frère, eut un soir la fantaisie d'aller s'égayer au petit salon de madame F..., qui était tout bonnement une chambre au premier étage de la maison d'un menuisier, dans la rue des Minimes. Pour ne pas être reconnu, il s'habilla en bourgeois, et mit une perruque et des lunettes. Il mit dans sa confidence le général Bertrand, qui était déjà en grande faveur auprès de lui, et qui eut soin de faire aussi tout ce qui pouvait le rendre méconnaissable. Ainsi déguisés, le premier consul et son compagnon se présentèrent chez madame F..., et demandèrent monsieur l'ordonnateur Arcambal. Le plus sévère incognito fut recommandé à M. Arcambal par le premier consul, qui n'aurait pas voulu, pour tout au monde, être reconnu. M. Arcambal promit le secret. Les deux visiteurs furent annoncés sous le titre de commissaires des guerres. On jouait à la bouillotte: l'or couvrait les tables, et le jeu et le punch absorbaient à un tel point l'attention des joyeux habitués qu'aucun d'eux ne prit garde aux personnages qui venaient d'entrer. Quant à la maîtresse du logis, elle n'avait jamais vu de près le premier consul ni le général Bertrand; en conséquence, il n'y avait rien à craindre de son côté. Je crois bien que le colonel Joseph reconnut son frère, mais il ne le fit pas voir. Le premier consul, évitant de son mieux les regards, épiait ceux de son frère et de madame F.... Convaincu de leur intelligence, il se disposait à quitter le salon de la jolie Dunkerquoise, lorsque celle-ci, tenant beaucoup à ce que le nombre de ses convives ne diminuât pas encore, courut aux deux faux commissaires des guerres, et les retint gracieusement, en leur disant qu'on allait jouer aux petits jeux, et qu'ils ne s'en iraient pas avant d'avoir donné des gages. Le premier consul ayant consulté des yeux le général Bertrand, trouva plaisant de rester pour jouer aux jeux _innocens_. Effectivement, au bout de quelques minutes, sur la demande de madame F..., les joueurs désertèrent la bouillotte, et vinrent se ranger en cercle autour d'elle. On commença par danser la boulangère; puis les jeux _innocens_ allèrent leur train. Le tour vint au premier consul de donner un gage. Il fut d'abord très-embarrassé, n'ayant sur lui qu'un morceau de papier sur lequel il avait crayonné les noms de quelques colonels; il confia pourtant ce papier à madame F..., en la priant de ne point l'ouvrir. La volonté du premier consul fut respectée, et le papier, jusqu'à ce que le gage eût été racheté, resta fermé sur les genoux de la belle dame. Ce moment arriva, et l'on imposa au grand capitaine la singulière pénitence de faire le _portier_, tandis que madame F..., avec le colonel Joseph, feraient le _voyage à Cythère_ dans une pièce voisine. Le premier consul s'acquitta de bonne grâce du rôle qu'on lui faisait jouer; puis, après les gages rendus, il fit signe au général Bertrand de le suivre. Ils sortirent, et bientôt le menuisier, qui demeurait au rez-de-chaussée, monta pour remettre un petit billet à madame F.... Ce billet était ainsi conçu: «Je vous remercie, madame, de l'aimable accueil que vous m'avez fait. Si vous venez un jour dans ma baraque, je ferai encore le portier, si bon vous semble; mais cette fois je ne laisserai point à d'autres le soin de vous accompagner dans le voyage à Cythère. _Signé_ BONAPARTE.» La jolie Dunkerquoise lut tout bas le billet; mais elle ne laissa point ignorer aux donneurs de gages qu'ils avaient reçu la visite du premier consul. Au bout d'une heure on se sépara, et madame F... resta seule à réfléchir sur la visite et le billet du grand homme. Ce fut durant ce même séjour qu'il y eut dans la rade de Boulogne un combat terrible pour protéger l'entrée dans le port, d'une flottille composée de vingt ou trente bâtimens, qui venaient d'Ostende, de Dunkerque et de Nienport, chargés de munitions pour la flotte nationale. Une magnifique frégate, portant du canon de trente-six, un cottre et un brick de premier rang s'étaient détachés de la croisière anglaise, afin de couper le chemin à la flottille batave; mais on les reçut de manière à leur ôter l'envie d'y revenir. Le port de Boulogne était défendu par cinq forts: le fort de la Crèche, le fort en Bois, le fort Musoir, la tour Croï et la tour d'Ordre, tous garnis de canons et d'obusiers avec un luxe extraordinaire. La ligne d'embossage qui barrait l'entrée se composait de deux cent cinquante chaloupes canonnières et autres bâtimens; la division des canonnières impériales en faisait partie. Chaque chaloupe portait trois pièces de canon de vingt-quatre, deux pièces de chasse et une de retraite. Cinq cents bouches à feu jouaient donc sur l'ennemi, indépendamment de toutes les batteries des forts. Toutes les pièces de canon tiraient plus de trois coups par minute. Le combat commença à une heure après midi. Il faisait un temps superbe. Au premier coup de canon, le premier consul quitta le quartier-général du _Pont de Briques_, et vint au galop, suivi de son état-major, pour donner ses ordres à l'amiral Bruix. Bientôt, voulant observer par lui-même les mouvemens de défense, et contribuer à les diriger, il se jeta, suivi de l'amiral et de quelques officiers, dans un canot que des marins de la garde conduisaient. C'est ainsi que le premier consul se porta au milieu des bâtimens qui formaient la ligne d'embossage, à travers mille dangers et une grêle d'obus, de bombes et de boulets. Ayant l'intention de débarquer à Wimereux après avoir parcouru la ligne, il fit tourner vers la tour Croï, disant qu'il fallait la doubler. L'amiral Bruix, effrayé du péril qu'on allait courir inutilement, représenta au premier consul l'imprudence de cette manÅ“uvre: «Que gagnerons-nous, disait-il, à doubler ce fort? rien, que des boulets.... Général, en le tournant nous arriverions aussi tôt.» Le premier consul n'était pas de l'avis de l'amiral; il s'obstinait à vouloir doubler la tour; l'amiral, au risque d'être disgracié, donna des ordres contraires aux marins; et le premier consul se vit obligé de passer derrière le fort, très-irrité et faisant à l'amiral des reproches qui cessèrent bientôt: car à peine le canot était-il passé, qu'un bateau de transport, qui avait doublé la tour Croï, fut écrasé et coulé bas par trois ou quatre obus. Le premier consul se tut, en voyant combien l'amiral avait eu raison, et le reste du chemin se fit sans encombre jusqu'au petit port de Wimereux. Arrivé là, il monta sur la falaise pour encourager les canonniers. Il leur parlait à tous, leur frappait sur l'épaule, les engageant à bien pointer. «Courage, mes amis, disait-il, songez que vous combattez des gaillards qui tiendront long-temps; renvoyez-les avec les honneurs de la guerre.» Et regardant la belle résistance et les manÅ“uvres majestueuses de la frégate, il demandait: «Croyez-vous, mes enfans, que le capitaine soit anglais? je ne le pense pas.» Les artilleurs, enflammés par les paroles du premier consul redoublaient d'ardeur et de vitesse. «Tenez, mon général, s'écria l'un d'eux, à la frégate, le beaupré va _descendre_!» Il avait bien dit, le mât de beaupré fut coupé en deux par le boulet. «Donnez vingt francs à ce brave,» dit le premier consul en s'adressant aux officiers qui l'avaient suivi. À côté des batteries de Wimereux était une forge pour faire rougir les boulets. Le premier consul regardait travailler les forgerons, et leur donnait des conseils. «Ce n'est pas assez rouge, mes enfans; il faut leur envoyer plus rouge que ça... allons! allons!» L'un d'eux l'avait connu lieutenant d'artillerie, et disait à ses camarades: «Il s'entend joliment à ces petites choses-là... tout comme aux grandes, allez!» Ce jour-là, deux soldats sans armes, qui, placés sur la falaise, regardaient les manÅ“uvres, se prirent de querelle d'une manière très-plaisante. «_Tiens_, dit l'un, _vois-tu l'pio caporal, là-bas_? (ils étaient tous deux Picards.)--_Mais non, je ne l'vois point.--Tu ne l'vois point dans son canot?--Ah! si... mais il n'y pens' point, bien sûr; s'il y arrivait queuq' tape, il ferait pleurer toute l'armée. Pourquoi qu'i s'expose comme ça?--Dame, c'est sa place.--Mais, non.--Mais, si.--Mais, non... Voyons, qu'est-ce que tu ferais d'main, toi, si l'pio caporal était f...--Eh! puisqu'j'te dis qu'c'est sa place_, etc.; et n'ayant point, à ce qu'il paraît, d'argumens assez forts de part et d'autre, ils en vinrent à se battre à coups de poing. On eut beaucoup de peine à les séparer. Le combat avait commencé à une heure après midi; à dix heures du soir environ, la flottille batave entra dans le port au milieu du feu le plus horrible que j'aie jamais vu. Dans cette obscurité, les bombes qui se croisaient en tous sens formaient au dessus du port et de la ville un berceau de feu. L'explosion continuelle de toute cette artillerie était répétée par les échos des falaises avec un fracas épouvantable; et, chose singulière, personne dans la ville n'avait peur. Les Boulonnais avaient pris l'habitude du danger; ils s'attendaient tous les jours à quelque chose de terrible; ils avaient toujours sous les yeux des préparatifs d'attaque ou de défense; ils étaient devenus soldats à force d'en voir. Ce jour-là, on dîna au bruit du canon, mais tout le monde dîna: l'heure du repas ne fut ni avancée ni reculée. Les hommes allaient à leurs affaires, les femmes s'occupaient de leur ménage, les jeunes filles touchaient du piano... Tous voyaient avec indifférence les boulets passer au dessus de leurs têtes, et les curieux que l'envie de voir le combat avait attirés sur les falaises, ne paraissaient guère plus émus qu'on ne l'est ordinairement en voyant jouer une pièce militaire chez Franconi. J'en suis encore à me demander comment trois vaisseaux ont pu supporter pendant plus de neuf heures un choc aussi violent. Au moment où la flottille entra dans le port, le cutter anglais avait coulé bas, le brick avait été brûlé par les boulets rouges, il ne restait que la frégate, avec ses mâtures fracassées, ses voiles déchirées, et pourtant elle tenait encore, immobile comme un roc. Elle était si près de la ligne d'embossage, que les marins pouvaient, de part et d'autre, se reconnaître et se compter. Derrière elle, à distance raisonnable se trouvaient plus de cent voiles anglaises. Enfin, à dix heures passées, un signal parti de l'amiral anglais fit virer de bord la frégate, et le feu cessa. La ligne d'embossage ne fut pas fortement endommagée dans ce long et terrible combat, parce que les bordées de la frégate portaient presque toujours dans les mâtures, et jamais dans le corps des chaloupes. Le brick et le cutter firent plus de mal. CHAPITRE XIII Retour à Paris du premier consul.--Arrivée du prince Camille Borghèse.--Pauline Bonaparte et son premier mari, le général Leclerc.--Amour du général pour sa femme.--Portrait du général Leclerc.--Départ du général pour Saint-Domingue.--Le premier consul ordonne aussi le départ de sa sÅ“ur.--Révolte de Christophe et de Dessalines.--Arrivée au Cap, du général et de sa femme.--Courage de madame Leclerc.--Insurrection des noirs.--Les débris de l'armée de Brest, et douze mille nègres révoltés.--Valeur héroïque du général en chef, atteint d'une maladie mortelle.--Courage de madame Leclerc.--Noblesse et intrépidité.--Pauline sauvant son fils.--Mort du général Leclerc.--Mariage de Pauline.--Chagrin de Lafon, et réponse de mademoiselle Duchesnois.--M. Jules de Canouville, et la princesse Borghèse.--Disgrâce de la princesse auprès de l'empereur.--Générosité de la princesse pour son frère.--La seule amie qui lui reste.--Les diamans de la princesse dans la voiture de l'empereur à la bataille de Waterloo. LE premier consul quitta Boulogne pour retourner à Paris, où il voulait assister au mariage d'une de ses sÅ“urs. Le prince Camille Borghèse, descendant de la plus noble famille de Rome, y était déjà arrivé pour épouser madame Pauline Bonaparte, veuve du général Leclerc, mort de la fièvre jaune à Saint-Domingue. Je me souviens d'avoir vu ce malheureux général, chez le premier consul, quelque temps avant son départ pour la funeste expédition qui lui coûta la vie, et à la France la perte de tant de braves soldats, et un argent énorme. Le général Leclerc, dont le nom est aujourd'hui à peu près oublié, ou même, en quelque sorte, voué au mépris, était un homme doux et bienveillant. Il était passionnément amoureux de sa femme, dont la légèreté, pour ne pas dire plus, le désolait, et le jetait dans une mélancolie profonde et habituelle qui faisait peine à voir. La princesse Pauline (qui était loin encore d'être princesse) l'avait pourtant épousé librement et par choix; ce qui ne l'empêchait pas de tourmenter son mari par des caprices sans fin, et en lui répétant cent fois le jour qu'il était trop heureux d'avoir pour femme une sÅ“ur du premier consul. Je suis convaincu qu'avec ses goûts simples et son humeur pacifique, le général Leclerc aurait mieux aimé beaucoup moins d'éclat et plus de repos. Le premier consul avait exigé que sa sÅ“ur accompagnât le général à Saint-Domingue. Il lui avait fallu obéir et quitter Paris, où elle tenait le sceptre de la mode, et éclipsait toutes les femmes par son élégance et sa coquetterie, autant que par son incomparable beauté, pour aller braver un climat dangereux et les féroces compagnons de Christophe et de Dessalines. À la fin de l'année 1801, le vaisseau amiral l'_Océan_ avait mis à la voile, de Brest, conduisant au Cap le général Leclerc, sa femme et leur fils. Arrivée au Cap, la conduite de madame Leclerc fut au dessus de tout éloge. Dans plus d'une occasion, mais particulièrement dans celle que je vais essayer de rappeler, elle déploya un courage digne de son nom et de la situation de son mari. Je tiens ces détails d'un témoin oculaire, que j'ai connu à Paris au service de la princesse Pauline. Le jour de la grande insurrection des noirs, en septembre 1802, les bandes de Christophe et de Dessalines, composées de plus de 12,000 nègres exaspérés par leur haine contre les blancs, et par la certitude que s'ils succombaient, il ne leur serait point fait de quartier, vinrent donner l'assaut à la ville du Cap, qui n'était défendue que par un millier de soldats. C'étaient les seuls restes de cette nombreuse armée qui était sortie de Brest, un an auparavant, si brillante et si pleine d'espérance. Cette poignée de braves, la plupart minés par la fièvre, ayant à sa tête le général en chef de l'expédition, déjà souffrant lui-même de la maladie dont il mourut, repoussa avec des efforts inouïs et une valeur héroïque les attaques multipliées des noirs. Pendant le combat, où la fureur, sinon le nombre et la force, était égale des deux côtés, madame Leclerc était avec son fils, et sous la garde d'un ami dévoué qui n'avait à ses ordres qu'une faible compagnie d'artillerie, dans la maison où son mari avait fixé sa résidence, au pied des mornes qui bordent la côte. Le général en chef, craignant que cette résidence ne fût surprise par un parti ennemi, et ne pouvant d'ailleurs prévoir l'issue de la lutte qu'il soutenait au haut du cap où se livraient les assauts les plus acharnés des noirs, envoya l'ordre de transporter à bord de la flotte française sa femme et son fils. Pauline n'y voulut point consentir. Toujours fidèle à la fierté que lui inspirait son nom (mais cette fois il y avait dans sa fierté autant de grandeur que de noblesse), elle dit aux dames de la ville qui s'étaient réfugiées auprès d'elle, et la conjuraient de s'éloigner, en lui faisant une effrayante peinture des horribles traitemens auxquels des femmes seraient exposées de la part des nègres: «Vous pouvez partir? vous. Vous n'êtes point sÅ“ur de Bonaparte.» Cependant le danger devenant plus pressant de minute en minute, le général Leclerc envoya un aide-de-camp à la résidence, et il lui fut enjoint, en cas d'un nouveau refus de Pauline, de l'enlever de force, et de la porter à bord malgré elle. L'officier se vit obligé d'exécuter cet ordre à la rigueur. Madame Leclerc fut retenue de force dans un fauteuil porté par quatre soldats. Un grenadier marchait à côté d'elle, portant dans son bras le fils de son général; et pendant cette scène de fuite et de terreur, l'enfant, déjà digne de sa mère, jouait avec le panache de son conducteur. Suivie de son cortége de femmes tremblantes et en pleurs, dont son courage était le seul rempart pendant ce trajet périlleux, Pauline fut ainsi transportée jusqu'au bord de la mer. Mais, au moment où on allait la déposer dans la chaloupe, un autre aide-de-camp de son mari lui apporta la nouvelle de la déroute des noirs. «Vous le voyez bien, dit-elle en retournant à la résidence; j'avais raison de ne pas vouloir m'embarquer.» Elle n'était pourtant pas encore hors de tout danger. Une troupe de nègres, faisant partie de l'armée qui venait d'être si miraculeusement repoussée, et cherchant elle-même à opérer sa retraite dans les moles, rencontra la faible escorte de madame Leclerc. Les insurgés firent mine de vouloir l'attaquer; il fallut les écarter à coups de fusil tirés presque à bout portant. Au milieu de cette échaufourée, Pauline conserva une imperturbable présence d'esprit. On ne manqua point de rapporter au premier consul toutes ces circonstances, qui faisaient tant d'honneur à madame Leclerc; son amour-propre en fut flatté, et je crois que ce fut au prince Borghèse qu'il dit un jour à son lever: «Pauline était prédestinée à épouser un Romain; car, de la tête aux pieds, elle est toute Romaine.» Malheureusement ce courage, qu'un homme aurait pu lui envier, n'était pas accompagné chez la princesse Pauline de ces vertus, moins brillantes et plus modestes, mais aussi plus nécessaires à une femme, et que l'on a droit d'attendre d'elle, plutôt que l'audace et que le mépris du danger. Je ne sais s'il est vrai, comme on l'a écrit quelque part, que madame Leclerc, lorsqu'elle fut obligée de partir pour Saint-Domingue, avait de l'affection pour un acteur du Théâtre-Français. Je ne pourrais pas dire non plus si en effet mademoiselle Duchesnois eut la naïveté de s'écrier devant cent personnes, à propos de ce départ: «Lafon ne s'en consolera pas; il est capable d'en mourir!» Mais ce que j'ai pu savoir par moi-même, des faiblesses de cette princesse, me porterait assez à croire cette anecdote. Tout Paris a connu la faveur particulière dont elle honora M. Jules de Canouville,[9] jeune et brillant colonel, beau, brave, d'une tournure parfaite et d'une étourderie qui lui valait ses innombrables succès auprès de certaines femmes, quoiqu'il usât fort peu de discrétion avec elles. La liaison de la princesse Pauline avec cet aimable officier fut la plus durable quelle ait jamais formée. Par malheur ils n'étaient pas plus réservé l'un que l'autre, et leur mutuelle tendresse acquit en peu de temps une scandaleuse publicité. J'aurai occasion plus tard de raconter, en son lieu, l'aventure qui causa la disgrâce, l'éloignement et peut-être la mort du colonel de Canouville, dont toute l'armée pleura la perte si prématurée et surtout si cruelle, puisque ce ne fut pas d'un boulet ennemi qu'il fut frappé.[10] Au reste, quelle qu'ait été la faiblesse de la princesse Pauline pour ses amans, et quoique l'on en pût citer les plus incroyables exemples, sans toutefois sortir de la vérité, son dévouement admirable à la personne de S. M. l'empereur, en 1814, doit faire traiter ses fautes avec indulgence. Cent fois l'étourderie de sa conduite, et surtout son manque d'égards et de respect pour l'impératrice Marie-Louise, avait irrité l'empereur contre la princesse Borghèse. Il finissait toujours par lui pardonner. Cependant à l'époque de la chute de son auguste frère, elle était de nouveau dans sa disgrâce. Informée que l'île d'Elbe avait été assignée pour prison à l'empereur, elle courut s'y enfermer avec lui, abandonnant Rome et l'Italie, dont les plus beaux palais étaient à elle. Avant la bataille de Waterloo, Sa Majesté, dans ce moment de crise, retrouva toujours fidèle le cÅ“ur de sa sÅ“ur Pauline. Craignant pour lui le manque d'argent, elle lui envoya ses plus riches parures de diamans, dont le prix était énorme. Elles se trouvaient dans la voiture de l'empereur, qui fut prise à Waterloo, et exposée à la curiosité des habitans de Londres. Mais les diamans ont été perdus, du moins pour leur légitime propriétaire. CHAPITRE XIV Arrestation du général Moreau.--Constant envoyé en observateur.--Le général Moreau marié par madame Bonaparte.--Mademoiselle Hulot.--Madame Hulot.--Hautes prétentions.--Opposition de Moreau.--Ses railleries.--Intrigues et complots des mécontens.--Témoignages d'affection donnés par le premier consul au général Moreau.--Ce que dit et fait l'empereur le jour de l'arrestation des aides-de-camp de Moreau.--Le compagnon d'armes du général Foy.--Enlèvement.--Rigueur excessive envers le colonel Delélée.--Ruse d'un enfant.--Mesures arbitraires.--Inflexibilité de l'empereur.--Les députés de Besançon et le maréchal M....--Terreur panique et fermeté.--Les amis de cour.--Une audience solennelle aux Tuileries.--Réception des Bisontins.--Réponse courageuse.--Réparation.--Changement à vue.--Les anciens camarades.--Le chef d'état-major de l'armée de Portugal.--Mort prématurée.--Surveillance exercée sur les gens de la maison de l'empereur à chaque nouvelle conspiration.--Le gardien du porte-feuille.--Registres des concierges.--Jalousie de l'empereur excitée par un nom suspect. LE jour de l'arrestation du général Moreau, le premier consul était dans une grande agitation. La matinée se passa en allées et venues de ses émissaires et des agens de la police. Des mesures avaient été prises pour que l'arrestation se fît à la même heure, soit à Gros-Bois, soit à l'hôtel du général, rue du Faubourg-Saint-Honoré. Le premier consul se promenait fort soucieux dans sa chambre. Il me fit venir et m'ordonna d'aller devant la maison du général Moreau (celle de Paris) observer si l'arrestation avait lieu, s'il y avait du tumulte, et de revenir promptement lui faire mon rapport. J'obéis; mais rien d'extraordinaire ne se passait dans l'hôtel, et je ne vis que quelques limiers de police se promenant dans la rue, l'Å“il sur la porte de la maison habitée par l'homme qu'on leur avait marqué pour leur proie. Ma présence pouvant être remarquée, je m'éloignai, et en retournant au château, j'appris que le général Moreau avait été arrêté sur la route en revenant à Paris de la terre de Gros-Bois, qu'il vendit quelques mois plus tard au maréchal Berthier, avant de partir pour les États-Unis. Je pressai le pas et courus annoncer au premier consul la nouvelle de l'arrestation. Il la savait déjà et ne me répondit rien. Il était toujours pensif et rêveur, comme dans la matinée. Puisque je me trouve amené à parler du général Moreau, je rappellerai par quelles fatales circonstances il fut poussé à flétrir sa gloire. Madame Bonaparte l'avait marié à mademoiselle Hulot, son amie, et, comme elle, créole de l'île de France. Cette jeune personne, douce, aimable et pleine des qualités qui font la bonne épouse et la bonne mère, aimait passionément son mari; elle était fière de ce nom glorieux, qui l'entourait de respects et d'honneurs. Mais, par malheur, elle avait la plus grande déférence pour sa mère, dont l'ambition était grande, et qui ne désirait pas moins que de voir sa fille assise sur un trône. L'empire qu'elle avait sur madame Moreau ne tarda pas à s'étendre au général lui-même, qui, dominé par ses conseils, devint sombre, rêveur, mélancolique, et perdit pour jamais cette tranquillité d'esprit qui le distinguait. Dès lors la maison du général fut ouverte aux intrigues, aux complots; tous les mécontens, et le nombre en était grand, s'y donneront rendez-vous; dès lors le général prit à tâche de désapprouver tous les actes du premier consul: il s'opposa au rétablissement du culte, il traita d'enfantillage et de ridicule momerie l'institution de la Légion-d'honneur. Ces inconséquences graves, et bien d'autres encore, arrivèrent, comme bien on pense, aux oreilles du premier consul, qui refusa d'abord d'y ajouter foi; mais comment aurait-il pu rester sourd à des propos qui revenaient tous les jours avec plus de force, et sans doute envenimés par la malveillance? À mesure que les discours imprudens du général contribuaient à le perdre dans l'esprit du premier consul, sa belle-mère, par une obstination dangereuse, l'encourageait dans son opposition, persuadée, disait-elle, que l'avenir ferait justice du présent; elle ne croyait pas si bien dire. Le général donna tête baissée dans l'abîme qui s'ouvrait devant lui. Combien sa conduite fut en opposition avec son caractère! Il avait pour les Anglais une aversion prononcée, il détestait les chouans et tout ce qui tenait à l'ancienne noblesse. D'ailleurs un homme comme le général Moreau, après avoir si glorieusement servi sa patrie, n'était pas fait pour porter les armes contre elle. Mais on l'abusait, il s'abusait lui-même en se croyant propre à jouer un grand rôle politique. Il fut perdu par la flatterie d'un parti qui soulevait le plus d'inimitiés qu'il pouvait contre le premier consul, en éveillant la jalousie de ses anciens compagnons d'armes. J'ai vu plus d'un témoignage d'affection donné par le premier consul au général Moreau. Dans le cours d'une visite de celui-ci aux Tuileries, et pendant qu'il s'entretenait avec le premier consul, survint le général Carnot, qui arrivait de Versailles avec une paire de pistolets d'un travail précieux, et dont la manufacture de Versailles faisait hommage au premier consul. Prendre ces deux belles armes des mains du général Carnot, les admirer un moment et les offrir ensuite au général Moreau en lui disant: «Tenez; ma foi, ils ne pouvaient venir plus à propos,» tout cela se fit plus vite que je ne puis l'écrire. Le général fut on ne peut plus flatté de cette preuve d'amitié, et remercia vivement le premier consul. Le nom et le procès du général Moreau me rappellent l'histoire d'un brave officier, qui se trouva compromis dans cette malheureuse affaire, et ne sortit de peine, après plusieurs années de disgrâce, que par le courage avec lequel il osa s'exposer au courroux de l'empereur. L'authenticité des détails que je vais rapporter pourrait être attestée, au besoin, par des personnes vivantes, que j'aurai occasion de nommer dans mon récit, et dont aucun lecteur ne songerait à récuser le témoignage. La disgrâce du général Moreau s'étendit d'abord à tous ceux qui lui appartenaient: on connaissait l'affection et le dévonement que lui portaient les militaires, officiers ou soldats, qui avaient servi sous ses ordres. Ses aides-de-camp furent arrêtés, même ceux qui n'étaient pas à Paris. L'un d'eux, le colonel Delélée, était depuis plusieurs mois en congé à Besançon, se reposant de ses campagnes dans le sein de sa famille, et auprès d'une jeune femme qu'il venait d'épouser; du reste, s'occupant fort peu des affaires politiques, beaucoup de ses plaisirs, et point du tout de conspirations. Camarade et frère d'armes des colonels Guilleminot, Hugo[11], Foy[12], tous trois devenus généraux depuis, il passait avec eux de joyeuses soirées de garnison, et d'agréables soirées de famille. Tout à coup le colonel Delélée est arrêté, jeté dans une chaise de poste, et ce n'est qu'en roulant au galop sur la route de Paris, qu'il apprend de l'officier de gendarmerie qui l'accompagnait que le général Moreau a conspiré, et qu'en sa qualité d'aide-de-camp du général, il se trouve compris parmi les conspirateurs. Arrivé à Paris, le colonel est mis au secret, à la Force, je crois. Sa femme, justement alarmée, accourt sur sa trace; mais ce n'est qu'après un grand nombre de jours qu'elle obtient la permission de communiquer avec le prisonnier; encore ne le peut-elle faire que par signes: elle restera dans la cour de la prison, pendant qu'il se montrera quelques instans, et passera sa main à travers les barreaux de sa fenêtre. Cependant la rigueur de ces ordres est adoucie pour le fils du colonel, jeune enfant de trois ou quatre ans. Son père obtient la grâce de l'embrasser. Il vient chaque matin au cou de sa mère; un porte-clefs le conduit au détenu. Devant ce témoin importun, le pauvre petit joue son rôle avec toute la ruse d'un dissimulateur consommé. Il fait le boiteux et se plaint d'avoir dans sa bottine des grains de sable qui le blessent. Le colonel, tournant le dos au geôlier, prend l'enfant sur ses genoux pour le débarrasser de ce qui le gêne, et trouve dans la bottine de son fils un billet de sa femme qui lui apprend en peu de mots où en est l'instruction du procès, et ce qu'il a pour lui-même à espérer ou à craindre. Enfin, après plusieurs mois de captivité, la sentence ayant été portée contre les conspirateurs, le colonel Delélée, contre lequel il ne s'était élevé aucune charge, est, non pas absous, ce qu'il avait droit d'attendre, mais rayé des contrôles de l'armée et arbitrairement envoyé en surveillance, avec défense de s'approcher de Paris à plus de quarante lieues. Défense lui fut faite aussi d'abord de retourner à Besançon, et ce ne fut que plus d'un an après sa sortie de prison que le séjour lui en fut permis. Jeune et plein de courage, le colonel voit du fond de sa retraite, ses amis, ses camarades faire leur chemin et gagner sur les champs de bataille un nom, des grades et de la gloire. Lui, il se voit condamné à l'inaction et à l'obscurité. Ses jours se passent à suivre sur les cartes la marche triomphante de ces armées dans lesquelles il se sent digne de reprendre son rang. Mille demandes sont adressées par lui et par ses amis au chef de l'empire; qu'il lui permette seulement de partir comme volontaire, de se joindre, fût-ce le sac sur le dos, à ses anciens camarades. Ses prières sont repoussées. La volonté de l'empereur est inflexible, et à chaque nouvelle démarche il répond: «Qu'il attende!» Les habitans de Besançon, qui considéraient le colonel Delélée comme leur compatriote, s'intéressaient vivement au malheur non mérité de ce brave officier. Une occasion se présenta de le recommander de nouveau à la clémence, ou plutôt à la justice de l'empereur; ils en profitèrent. Ce fut, je crois, au retour de la campagne de Prusse et Pologne. De tous les points de la France arrivèrent des députations chargées de féliciter l'empereur sur ses nouvelles victoires. Le colonel Delélée fut unanimement élu membre de la députation du Doubs, dont le maire et le préfet de Besançon faisaient partie, et qui était présidée par le respectable maréchal M***. Une occasion est donc enfin offerte au colonel Delélée de faire lever la trop longue interdiction qui a pesé sur sa tête et tenu son épée oisive! Il parlera à l'empereur; il se plaindra respectueusement, mais avec dignité, de la disgrâce dans laquelle on l'a tenu si long-temps, sans motif. Il rend grâce du fond du cÅ“ur à l'affection généreuse de ses concitoyens, dont les suffrages devront, il l'espère, plaider en sa faveur auprès de sa majesté. Les députés de Besançon, dès leur arrivée à Paris, se font présenter aux divers ministres. Celui de la police prend à part le président de la députation et lui demande ce que signifie la présence, parmi les députés, d'un homme publiquement connu pour être sous le coup d'une disgrâce, et dont la vue ne peut manquer d'être désagréable au chef de l'empire. Le maréchal M***, au sortir de cet entretien particulier, entra pâle et épouvanté chez le colonel Delélée. --Mon ami, tout est perdu! J'ai vu, à l'air du bureau, qu'on est toujours mal disposé contre vous. Si l'empereur vous voit parmi nous, il prendra cela pour une intention ouverte d'aller contre ses ordres, et sera furieux. --Eh bien, que puis-je faire à cela? --Mais, pour éviter de compromettre le département, la députation, pour éviter de vous compromettre vous-même, vous feriez peut-être bien.... Le maréchal hésitait. --Je ferais bien? demanda le colonel. --Peut-être qu'en vous retirant sans faire d'éclat.... Ici le colonel interrompit le président de la députation. --Monsieur le maréchal, permettez-moi de ne pas suivre ce conseil. Je ne suis pas venu de si loin pour reculer, comme un enfant, devant le premier obstacle. Je suis las d'une disgrâce que je n'ai pas méritée; encore plus las de mon oisiveté. Que l'empereur s'irrite ou s'apaise, il me verra; qu'il me fasse fusiller, s'il le veut, je ne tiens guère à une vie comme celle que je mène depuis quatre ans. Cependant, monsieur le maréchal, j'en passerai par ce que décideront mes collègues, messieurs les députés de Besançon. Ceux-ci ne désapprouvèrent point la résolution du colonel, et il se rendit avec eux aux Tuileries, le jour de la réception solennelle de toutes les députations de l'empire. Toutes les salles des Tuileries étaient encombrées d'une foule en habits richement brodés et en brillans uniformes. La maison militaire de l'empereur, sa maison civile, les généraux présens à Paris, le corps diplomatique, les ministres et les chefs des diverses administrations, les députés des départemens avec leurs préfets et leurs maires, décorés d'écharpes tricolores; tous s'étaient réunis en groupes innombrables, et attendaient, en causant à demi-voix, l'arrivée de sa majesté. Dans un de ces groupes, on voyait un officier d'une haute taille, vêtu d'un uniforme très-simple et d'une coupe qui datait de quelques années. Il ne portait, ni au cou, ni même sur la poitrine, la décoration qui ne manquait alors à aucun des officiers de son grade: c'était le colonel Delélée. Le président de la députation dont il faisait partie paraissait embarrassé et presque désolé. Des anciens camarades du colonel, bien peu osaient le reconnaître. Les plus hardis lui faisaient de loin un léger signe de tête, qui exprimait à la fois de l'inquiétude et de la pitié. Les plus prudens ne le regardaient pas. Pour lui, il restait là impassible et résolu. Enfin, une porte s'ouvrit à deux battans, et un huissier cria: «L'empereur, Messieurs!» Les groupes se séparèrent; on se mit en haie. Le colonel se plaça dans le premier rang. Sa majesté commença sa tournée autour du salon. Elle adressait la parole au président de chaque députation, et disait à chacun d'eux quelques paroles flatteuses. Arrivé devant les députés du Doubs, l'empereur, après avoir dit quelques mots au brave maréchal qui la présidait, allait passer à d'autres, lorsque ses yeux tombèrent sur un officier qu'il n'avait jamais vu. Il s'arrêta surpris, et adressa au député sa question familière: --Qui êtes-vous? --Sire, je suis le colonel Delélée, ancien premier aide-de-camp du général Moreau. Ces mots furent prononcés d'une voix ferme, et qui résonna au milieu du profond silence que commandait la présence du souverain. L'empereur fit un pas en arrière, et fixa ses deux yeux sur le colonel. Celui-ci ne sourcilla point devant ce regard, mais il s'inclina légèrement. Le maréchal M*** était pâle comme un mort. L'empereur reprit:--Que venez-vous demander ici? --Ce que je demande depuis des années, sire; que Votre Majesté daigne me dire de quoi je suis coupable, ou me rétablisse dans mon grade. Parmi ceux qui se trouvaient assez près pour entendre ces questions et ces réponses, il n'y en avait pas beaucoup qui pussent librement respirer. Enfin un sourire vint entr'ouvrir les lèvres serrées de l'empereur. Il porta un doigt vers sa bouche, en se rapprochant du colonel, et lui dit d'un ton radouci et presque amical: --On s'est un peu plaint de ça; mais n'en parlons plus. Et il poursuivit sa tournée. Il avait à peine dépassé de dix pas le groupe formé par les députés de Besançon, lorsqu'il revint en arrière, et s'arrêtant vis-à-vis du colonel: --Monsieur le ministre de la guerre, dit sa majesté, prenez le nom de cet officier, et ayez soin de me le rappeler. Il s'ennuie à ne rien faire; nous lui donnerons de l'occupation. Dès que l'audience fut terminée, ce fut à qui s'empresserait le plus auprès du colonel. On l'entourait, on le félicitait, on l'embrassait, on se l'arrachait. Chacun de ses anciens camarades voulait l'emmener avec lui. Ses mains ne pouvaient suffire à toutes les mains qu'on venait lui tendre. Le général S***, qui la veille même avait encore ajouté aux frayeurs du maréchal M***, en s'étonnant qu'on eût eu l'audace de venir ainsi braver l'empereur, allongea son bras par-dessus les épaules de ceux qui se pressaient autour du colonel, et lui secouant la main le plus cordialement du monde: «Delélée, lui cria-t-il, n'oublie pas que je t'attends demain pour déjeuner.» Deux jours après cette scène de cour, le colonel Delélée reçut sa nomination de chef d'état-major de l'armée de Portugal, commandée par le duc d'Abrantès. Ses équipages furent bientôt prêts, et au moment de partir, il eut une dernière audience de l'empereur, qui lui dit: «Colonel, je sais qu'il est inutile que je vous engage à réparer le temps perdu. Avant peu, j'espère, nous serons tout-à-fait contens l'un de l'autre.» En sortant de sa dernière audience, le brave Delélée disait qu'il ne lui manquait plus pour être heureux, qu'une bonne occasion de se faire hacher pour un homme qui savait si bien fermer les blessures d'une longue disgrâce. Tel était l'empire que Sa Majesté exerçait sur les esprits. Le colonel eut bientôt passé les Pyrénées; il traversa l'Espagne, et fut reçu par Junot à bras ouverts. L'armée de Portugal avait eu beaucoup à souffrir depuis deux ans qu'elle luttait contre la population et contre les Anglais avec des forces inégales. Les subsistances étaient mal assurées, les soldats mal vêtus et mal chaussés. Le nouveau chef d'état-major fit tout ce qu'il était possible de faire pour remédier à ce désordre, et les soldats commençaient à s'apercevoir de sa présence, lorsqu'il tomba malade d'un excès de travail et de fatigue, et mourut avant d'avoir pu, suivant le mot de l'empereur, _réparer le temps perdu_. J'ai dit ailleurs qu'à chaque conspiration contre les jours du premier consul, toutes les personnes de sa maison se trouvaient naturellement soumises à une surveillance sévère. Leurs moindres démarches étaient épiées; on les suivait hors du château; leur conduite était à jour jusque dans les plus petits détails. Il n'y avait, à l'époque où le complot de Pichegru fût découvert, qu'un seul gardien du porte-feuille, ayant nom Landoire, et sa place était ainsi des plus pénibles; car il ne pouvait jamais s'éloigner d'un petit corridor noir sur lequel s'ouvrait la porte du cabinet, et il ne prenait ses repas qu'en courant et presque à la dérobée. Heureusement pour Landoire, on lui donna un second; et voici à quelle occasion: Augel, un des portiers du palais, fut désigné par le premier consul pour aller s'établir à la barrière des Bons-Hommes, pendant le procès de Pichegru, afin de reconnaître et d'observer les gens de la maison, qui allaient et venaient pour leur service, personne ne pouvant sortir de Paris sans permission. Les rapports que fit Augel plurent au premier consul. Il le fit appeler, parut content de ses réponses et de son intelligence, et le nomma suppléant de Landoire à la garde du porte-feuille. Ainsi la tâche de celui-ci devint plus facile de moitié. Augel fut, en 1812, de la campagne de Russie; et il mourut au retour, lorsqu'il n'était plus qu'à quelques lieues de Paris, des suites de la fatigue et des privations que nous partageâmes avec l'armée. Au reste, ce n'étaient pas seulement les gens attachés au service du premier consul ou du château qui se trouvaient soumis à ce régime de surveillance. Dès le moment qu'il devint empereur, il fut établi, chez les concierges de tous les palais impériaux, un registre sur lequel les gens du dehors, et les étrangers qui venaient visiter quelqu'un de l'intérieur, étaient obligés d'inscrire leur nom avec celui des personnes qu'ils venaient voir. Tous les soirs ce registre était porté chez le grand-maréchal du palais, ou, en son absence, chez le gouverneur; et souvent l'empereur le consultait. Il y lut une fois un certain nom, qu'en sa qualité de mari il avait ses raisons, et peut-être même _raison_, de redouter. Sa Majesté avait précédemment ordonné l'éloignement du personnage; aussi en retrouvant ce nom malencontreux sur le livre du concierge, elle s'emporta outre mesure, croyant qu'on avait osé, _de deux côtés_, désobéir à ses ordres. Des informations furent prises sur-le-champ, et il en résulta, fort heureusement, que le visiteur suspect n'était qu'une personne des plus insignifiantes, et dont le seul tort était de porter un nom justement compromis. CHAPITRE XV. Réveil du premier consul, le 21 mars 1804.--Silence du premier consul.--Arrivée de Joséphine dans la chambre du premier consul.--Chagrin de Joséphine, et pâleur du premier consul.--_Les malheureux ont été trop vite!_--Nouvelle de la mort du duc d'Enghien.--Émotion du premier consul.--Préludes de l'empire.--Le premier consul empereur.--Le sénat à Saint-Cloud.--Cambacérès salue, le premier, l'empereur du nom de Sire.--Les sénateurs chez l'impératrice.--Ivresse du château.--Tout le monde monte en grade.--Le salon et l'antichambre.--Embarras de tout le service.--Le premier réveil de l'empereur.--Les princes Français.--M. Lucien et madame Jouberton.--Les maréchaux de l'empire.--Maladresse des premiers courtisans.--Les chambellans et les grands officiers.--Leçons données par les hommes de l'ancienne cour.--Mépris de l'empereur pour les anniversaires de la révolution.--Première fête de l'empereur, et le premier cortége impérial.--Le temple de Mars et le grand maître des cérémonies.--L'archevêque du Belloy et le grand chancelier de la Légion-d'Honneur.--L'homme du peuple et l'accolade impériale.--Départ de Paris pour le camp de Boulogne.--Le seul congé que l'empereur m'ait donné.--Mon arrivée à Boulogne.--Détails de mon service près de l'empereur.--M. de Rémusat, MM. Boyer et Yvan.--Habitudes de l'empereur.--M. de Bourrienne et le bout de l'oreille.--Manie de donner _des petits soufflets_.--Vivacité de l'empereur contre son écuyer.--M. de Caulaincourt grand écuyer.--Réparation.--Gratification généreuse. L'année 1804 qui fut si glorieuse pour l'empereur fut aussi, à l'exception de 1814 et 1815, celle qui lui apporta le plus de sujets de chagrin. Il ne m'appartient pas de juger de si graves événemens, ni de chercher quelle part y prit l'empereur, quelle ceux qui l'entouraient et le conseillaient. Je ne dois et ne puis raconter que ce que j'ai vu et entendu. Le 21 mars de cette même année, j'entrai de bonne heure chez le premier consul. Je le trouvai éveillé, le coude appuyé sur son oreiller, l'air sombre et le teint fatigué. En me voyant entrer, il se mit sur son séant, passa plusieurs fois sa main sur son front, et me dit: «Constant, j'ai mal à la tête.» Puis jetant sa couverture avec violence, il ajouta: «J'ai bien mal dormi.» Il paraissait on ne peut plus préoccupé et absorbé; et même il avait l'air triste et souffrant, à tel point que j'en étais surpris et même affecté. Pendant que je l'habillais, il ne me dit pas un seul mot, ce qui n'arrivait que lorsque quelque pensée l'agitait et le tourmentait. Il n'y avait alors dans sa chambre que Roustan et moi. Au moment où, la toilette terminée, je lui présentais sa tabatière, son mouchoir et sa petite bonbonnière, la porte s'ouvre tout à coup, et nous voyons paraître l'épouse du premier consul, dans son négligé du matin, les traits décomposés, le visage couvert de larmes. Cette subite apparition nous étonna, nous effraya même, Roustan et moi; car il n'y avait qu'une circonstance extraordinaire qui eût pu engager madame Bonaparte à sortir de chez elle dans ce costume, et avant d'avoir pris toutes les précautions nécessaires pour dissimuler le tort que pouvait lui faire le manque de toilette. Elle entra ou plutôt elle se précipita dans la chambre en s'écriant: «Le duc d'Enghien est mort! ah! mon ami, qu'as-tu fait?» Puis elle se laissa tomber en sanglotant dans les bras du premier consul. Celui-ci devint pâle comme la mort, et dit avec une émotion extraordinaire: «_Les malheureux ont été trop vite!_» Alors il sortit, soutenant madame Bonaparte, qui ne marchait qu'à peine, et continuait de pleurer. La nouvelle de la mort du prince répandit la consternation dans le château. Le premier consul remarqua cette douleur universelle, et pourtant il n'en fit reproche à personne. Le fait est que le plus grand chagrin que causait cette funeste catastrophe à ses serviteurs, qui, pour la plupart, lui étaient dévoués par affection plus que par devoir, venait de l'idée qu'elle ne manquerait pas de nuire à la gloire et à la tranquillité de leur maître. Le premier consul sut probablement démêler nos sentimens. Quoi qu'il en soit, voilà tout ce que j'ai vu et tout ce que je sais de particulier sur ce déplorable événement. Je ne prétends point à connaître ce qui s'est passé dans l'intérieur du cabinet. L'émotion du premier consul me parut sincère et non affectée. Il demeura plusieurs jours triste et silencieux, ne parlant que fort peu à sa toilette, et seulement pour les besoins du service. Dans le courant de ce mois et du suivant, je remarquai les allées et venues continuelles, et les fréquentes entrevues avec le premier consul, de divers personnages qu'on me dit être membres du conseil-d'état, tribuns ou sénateurs. Depuis long-temps l'armée et le plus grand nombre des citoyens, qui idolâtraient le héros de l'Italie et de l'Égypte, manifestaient tout haut leur désir de le voir porter un titre digne de sa renommée et de la grandeur de la France. On savait d'ailleurs que c'était lui qui faisait tout dans l'état, et que ses prétendus collègues n'étaient réellement que ses inférieurs. On trouvait donc juste qu'il devînt chef suprême de nom, puisqu'il l'était déjà de fait. J'ai bien souvent, depuis sa chute, entendu appeler Sa Majesté de nom d'usurpateur, et cela n'a jamais produit sur moi d'autre effet que de me faire rire de pitié. Si l'empereur a usurpé le trône, il a eu plus de complices que tous les tyrans de tragédie et de mélodrame; car les trois quarts des Français étaient du complot. On sait que ce fut le 18 mai que l'empire fut proclamé, et que le premier consul (que j'appellerai dorénavant l'empereur) reçut à Saint-Cloud le sénat, conduit par le consul Cambacérès, qui fut quelques heures après l'archi-chancelier de l'empire. Ce fut de sa bouche que l'empereur s'entendit pour la première fois saluer du nom de SIRE. Au sortir de cette audience, le sénat alla présenter ses hommages à l'impératrice Joséphine. Le reste de la journée se passa en réceptions, présentations, entrevues et félicitations. Tout le monde était ivre de joie dans le château, chacun se faisait l'effet d'être monté subitement en grade. On s'embrassait, on se complimentait, on se faisait mutuellement part de ses espérances et de ses plans pour l'avenir; il n'y avait si mince subalterne qui ne fût saisi d'ambition: en un mot l'antichambre, sauf la différence des personnages, offrait la répétition exacte de ce qui se passait dans le salon. Rien n'était plus plaisant que l'embarras de tout le service, lorsqu'il s'agissait de répondre aux interrogations de Sa Majesté. On commençait par se tromper; puis on se reprenait pour plus mal dire encore; on répétait dix fois en une minute, _sire, général, votre majesté, citoyen premier consul_. Le lendemain matin, en entrant, comme de coutume, dans la chambre de l'empereur, à ses questions ordinaires, _quelle heure est-il? quel temps fait-il?_ je répondis: «Sire, sept heures, beau temps.» M'étant approché de son lit, il me tira l'oreille et me frappa sur la joue, en m'appelant _monsieur le drôle_; c'était son mot de prédilection avec moi, lorsqu'il était plus particulièrement content de mon service. Sa majesté avait veillé et travaillé fort avant dans la nuit. Je lui trouvai l'air sérieux et occupé, mais satisfait. Quelle différence de ce réveil à celui du 21 mars précédent! Ce même jour Sa Majesté alla tenir son premier grand lever aux Tuileries, où toutes les autorités civiles et militaires lui furent présentées. Les frères et sÅ“urs de l'empereur furent faits princes et princesses, à l'exception de M. Lucien, qui s'était brouillé avec Sa Majesté, à l'occasion de son mariage avec madame Jouberton. Dix-huit généraux furent élevés à la dignité de maréchaux de l'empire. Dès ce premier jour tout prit autour de Leurs Majestés un air de cour et de puissance royale. On a beaucoup parlé de la maladresse de leurs premiers courtisans, très-peu habitués au service que leur imposaient leurs nouvelles charges, et aux cérémonies de l'étiquette; mais on a beaucoup exagéré là-dessus, comme sur tout le reste. Il y eut bien, dans le commencement, quelque chose de cet embarras que les gens du service particulier de l'empereur avaient éprouvé, comme je l'ai dit plus haut. Pourtant cela ne dura que fort peu, et messieurs les chambellans et grands officiers se façonnèrent presque aussi vite que nous autres valets de chambre. D'ailleurs il se présenta pour leur donner des leçons une nuée d'hommes de l'ancienne cour, qui avaient obtenu de la bonté de l'empereur d'être rayés de la liste des émigrés, et qui sollicitèrent ardemment, pour eux et pour leurs femmes, les charges de la naissante cour impériale. Sa Majesté n'aimait point les fêtes anniversaires de la république; en tout temps elles lui avaient paru, les unes odieuses et cruelles, les autres ridicules. Je l'ai vu s'indigner qu'on eût osé faire une fête annuelle de l'anniversaire du 21 janvier, et sourire de pitié au souvenir de ce qu'il appelait les _mascarades_ des théophilantropes, _qui_, disait-il, _ne voulaient point de Jésus-Christ, et faisaient des saints de Fénelon et de Las-Casas, prélats catholiques._ M. de Bourrienne dit, dans ses Mémoires, que «ce ne fut pas une des moindres bizarreries de la politique de Napoléon que de conserver pour la première année de son régne la fête du 14 juillet.» Je me permettrai de faire observer sur ce passage que, si Sa Majesté profita de l'époque, d'une solennité annuelle pour paraître en pompe en public, d'un autre côté elle changea tellement l'objet de la fête qu'il eût été difficile d'y reconnaître l'anniversaire de la prise de la Bastille et de la première fédération. Je ne sais pas s'il fut dit un mot de ces deux événemens dans toute la cérémonie; et, pour mieux dérouter encore les souvenirs des républicains, l'empereur ordonna que la fête ne serait célébrée que le 15, parce que c'était un dimanche, et qu'ainsi il n'en résulterait point de perte de temps pour les habitans de la capitale. D'ailleurs, il ne s'agit point du tout de célébrer les vainqueurs de la Bastille, mais seulement d'une grande distribution de croix de la Légion-d'Honneur. C'était la première fois que Leurs Majestés se montraient au peuple dans tout l'appareil de leur puissance. Le cortége traversa la grande allée des Tuileries pour se rendre à l'hôtel des Invalides, dont l'église, changée pendant la révolution en _Temple de Mars_, avait été rendue par l'empereur au culte catholique, et devait servir pour la magnifique cérémonie de ce jour. C'était aussi la première fois que l'empereur usait du privilège de passer en voiture dans le jardin des Tuileries. Son cortége était superbe; celui de l'impératrice Joséphine n'était pas moins brillant. L'ivresse du peuple était au comble, et ne saurait s'exprimer. Je m'étais, par ordre de l'empereur, mêlé dans la foule, pour observer dans quel esprit elle prendrait part à la fête; je n'entendis pas un murmure; tant était grand, quoi qu'on en ait pu dire depuis, l'enthousiasme de toutes les classes pour Sa Majesté. L'empereur et l'impératrice furent reçus à la porte de l'hôtel des Invalides par le gouverneur et par M. le comte de Ségur, grand-maître des cérémonies, et à l'entrée de l'église par M. le cardinal du Belloy, à la tête d'un nombreux clergé. Après la messe M. de Lacépède, grand-chancelier de la Légion-d'Honneur, prononça un discours qui fut suivi de l'appel des grands-officiers de la légion. Alors l'empereur s'assit et se couvrit, et prononça d'une voix forte la formule du serment, à la fin de laquelle tous les légionnaires s'écrièrent: _Je le jure!_ et aussitôt des cris mille fois répétés de Vive l'empereur! se firent entendre dans l'église et au dehors. Une circonstance singulière ajouta encore à l'intérêt qu'excitait la cérémonie. Pendant que les chevaliers du nouvel ordre passaient l'un après l'autre devant l'empereur qui les recevait, un homme du peuple, vêtu d'une veste ronde, vint se placer sur les marches du trône. Sa majesté parut un peu étonnée, et s'arrêta un instant. On interrogea cet homme, qui montra son brevet. Aussitôt l'empereur le fit approcher avec empressement, et lui donna la décoration avec une vive accolade. Le cortége suivit au retour le même chemin, passant encore par le jardin des Tuileries. Le 18 juillet, trois jours après cette cérémonie, l'empereur partit de Saint-Cloud pour le camp de Boulogne. Je crus que Sa Majesté voudrait bien, pendant quelques jours, consentir à se passer de ma présence; et comme il y avait nombre d'années que je n'avais vu ma famille, j'éprouvai le désir bien naturel de la revoir et de m'entretenir avec mes parens des circonstances singulières où je m'étais trouvé depuis que je les avais quittés. J'aurais senti, je l'avoue, une grande joie à causer avec eux de ma condition présente et de mes espérances, et j'avais besoin des épanchemens et des confidences de l'intimité domestique pour me dédommager de la gêne et de la contrainte que mon service m'imposait. Je demandai donc la permission d'aller passer huit jours à Peruetlz. Elle me fut accordée sans difficulté, et je ne perdis point de temps pour partir. Mais quel fut mon étonnement, lorsque, le lendemain même de mon arrivée, je reçus un courrier porteur d'une lettre de M. le comte de Rémusat qui me mandait de rejoindre l'empereur sans différer, ajoutant que Sa Majesté avait besoin de moi, et que je ne devais m'occuper que d'arriver promptement! En dépit du désappointement que de tels ordres me faisaient éprouver, je me sentais flatté pourtant d'être devenu si nécessaire au grand homme qui avait daigné m'admettre à son service. Aussi je fis sans tarder mes adieux à ma famille. Sa Majesté, à peine arrivée à Boulogne, en était aussitôt repartie pour une excursion de quelques jours dans les départemens du Nord. Je fus à Boulogne avant son retour, et je me hâtai d'organiser le service de Sa Majesté, qui trouva tout prêt à son arrivée; ce qui ne l'empêcha pas de me dire _que j'avais été long-temps absent_. Puisque je suis sur ce chapitre, je placerai ici, bien que ce soit anticiper sur les années, une ou deux circonstances qui mettront le lecteur à même de juger de l'assiduité rigoureuse à laquelle j'étais obligé de m'astreindre. J'avais contracté, par les fatigues de mes courses continuelles à la suite de l'empereur, une maladie de la vessie dont je souffrais horriblement. Long-temps je m'armai contre mes maux de patience et de régime: mais enfin les douleurs étant devenues tout-à-fait insupportables, je demandai, en 1808, à Sa Majesté un mois pour me soigner. M. le docteur Boyer m'avait dit que ce terme d'un mois n'était que le temps rigoureusement nécessaire pour ma guérison, et que, sans cela, ma maladie pourrait devenir incurable. Ma demande me fut accordée, et je me rendis à Saint-Cloud dans la famille de ma femme. M. Yvan, chirurgien de l'empereur, venait me voir tous les jours. À peine une semaine s'était-elle passée, qu'il me dit que Sa Majesté pensait que je devais être bien guéri, et qu'elle désirait que je reprisse mon service. Ce désir équivalait à un ordre; je le sentis, et je retournai auprès de l'empereur, qui, me voyant pâle et aussi souffrant que possible, daigna me dire mille choses pleines de bonté, mais sans parler d'un nouveau congé. Ces deux absences sont les seules que j'aie faites pendant seize années; aussi, à mon retour de Moscou, et pendant la campagne de France, ma maladie avait atteint son plus haut période; et si je quittai l'empereur à Fontainebleau, c'est qu'il m'eût été impossible, malgré tout mon attachement pour un si bon maître et toute la reconnaissance que je lui devais, de le servir plus long-temps. Après cette séparation si douloureuse pour moi, une année suffit à peine pour me guérir et non pas entièrement. Mais j'aurai lieu plus tard de parler de cette triste époque. Je reviens au récit des faits qui prouvent que j'aurais pu, avec plus de raison que tant d'autres, me croire un gros personnage, puisque mes humbles services avaient l'air d'être indispensables au maître de l'Europe. Bien des habitués des Tuileries auraient eu plus de peine que moi à démontrer leur _utilité_. Y a-t-il trop de vanité dans ce que je viens de dire? et messieurs les chambellans n'auront-ils pas droit de s'en fâcher? Je n'en sais rien, et je continue ma narration. L'empereur tenait à ses habitudes; il voulait, comme on l'a déjà pu voir, être servi par moi, de préférence à tout autre; et pourtant je dois dire que ces messieurs de la chambre étaient tous pleins de zèle et de dévouement; mais j'étais le plus ancien, et je ne le quittais jamais. Un jour l'empereur demande du thé au milieu du jour. M. Sénéchal était de service; il en fait, et le présente à Sa Majesté, qui le trouve détestable. On me fait appeler; l'empereur se plaint à moi qu'on ait voulu _l'empoisonner_. (C'était son mot, quand il trouvait mauvais goût à quelque chose.) Rentré dans l'office, je verse de la même théière une tasse que j'arrange, et porte à Sa Majesté, avec deux cuillers en vermeil, selon l'usage, une pour y goûter devant l'empereur, l'autre pour lui. Cette fois il trouva le thé excellent, m'en fit compliment avec la familiarité bienveillante dont il daignait parfois user à l'égard de ses serviteurs; et en me rendant la tasse, il me tira les oreilles et me dit: «Mais apprenez-leur donc à faire du thé; ils n'y entendent rien.» M. de Bourrienne, dont j'ai lu avec le plus grand plaisir les excellens Mémoires, dit quelque part que l'empereur, dans ses momens de bonne humeur, pinçait à ses familiers _le bout de l'oreille_; j'ai l'expérience par devers moi qu'il la pinçait bien toute entière, souvent même les deux oreilles à la fois; et de main de maître. Il est dit aussi dans les mêmes Mémoires qu'il ne donnait qu'avec deux doigts ses _petits_ soufflets d'amitié; en cela M. de Bourrienne est bien modeste; je puis encore attester là-dessus que Sa Majesté, quoique sa main ne fût pas grande, distribuait ses faveurs beaucoup plus _largement_; mais cette espèce de caresse, aussi bien que la précédente, était donnée et reçue comme une marque de bienveillance particulière; et loin que personne s'en plaignît _alors_, j'ai entendu plus d'un dignitaire dire, avec orgueil, comme ce sergent de la comédie: ...Monsieur, tâtez plutôt; Le soufflet sur ma joue est encore tout chaud. Dans son intérieur, l'empereur était presque toujours gai, aimable, causant avec les personnes de son service, et les questionnant sur leur famille, leurs affaires, même leurs plaisirs. Sa toilette terminée, sa figure changeait subitement; elle était grave, pensive, il reprenait son air d'empereur. On a dit qu'il frappait souvent les gens de sa maison; cela est faux. Je ne l'ai vu qu'une seule fois se livrer à un emportement de ce genre; et certes les circonstances qui le causèrent et la réparation qui le suivit peuvent le rendre, sinon excusable, du moins facile à concevoir. Voici le fait dont je fus témoin et qui se passa aux environs de Vienne, le lendemain de la mort du maréchal Lannes. L'empereur était profondément affecté; il n'avait pas dit un mot pendant sa toilette. À peine habillé, il demanda son cheval. Un malheureux hasard voulut que M. Jardin, son premier piqueur, ne se trouvât point aux écuries au moment de seller, et le palefrenier ne mit point au cheval sa bride ordinaire. Sa Majesté n'est pas plutôt montée que l'animal recule, se cabre, et le cavalier tombe lourdement à terre. M. Jardin arrive à l'instant où l'empereur se relevait irrité, et, dans ce premier transport de colère, il en reçoit un coup de cravache à travers le visage. M. Jardin s'éloigna désespéré d'un mauvais traitement auquel Sa Majesté ne l'avait pas habitué, et peu d'heures après, M. de Caulaincourt, grand écuyer, se trouvant seul avec sa Majesté, lui peignit le chagrin de son premier piqueur. L'empereur témoigna un vif regret de sa vivacité, fit appeler M. Jardin, lui parla avec une bonté qui effaçait son tort, et lui fit donner, à quelques jours de là, une gratification de trois mille francs. On m'a conté que pareille chose était arrivée à M. Vigogne père, en Égypte[13]. Mais, quand cela serait vrai, deux traits pareils dans toute la vie de l'empereur, et avec des circonstances si bien faites pour faire sortir de son caractère l'homme même naturellement le moins emporté, auraient-ils dû suffire pour attirer à Napoléon l'odieux reproche _de battre cruellement les personnes de son service?_ CHAPITRE XVI Assiduité de l'empereur au travail.--Roustan et le flacon d'eau-de-vie.--Armée de Boulogne.--Les quatre camps.--Le Pont de Briques.--Baraque de l'empereur.--La chambre du conseil.--L'aigle guidé par l'étoile tutélaire.--Chambre à coucher de l'empereur.--Lit.--Ameublement.--La chambre du télescope.--Porte-manteau.--Distribution des appartemens.--Le sémaphore.--Les mortiers gigantesques.--L'empereur lançant la première bombe.--Baraque du maréchal Soult.--L'empereur voyant de sa chambre Douvres et sa garnison.--Les rues du camp de droite.--Chemin taillé à pic dans la falaise.--L'ingénieur oublié.--La flottille.--Les forts.--Baraque du prince Joseph.--Le grenadier embourbé.--Trait de bonté de l'empereur.--Le pont de service.--Consigne terrible.--Les sentinelles et les marins de quart.--Exclusion des femmes et des étrangers.--Les espions.--Fusillade.--Le maître d'école fusillé.--Les brûlots.--Terreur dans la ville.--Chanson militaire.--Fausse alerte.--Consternation.--Tranquillité de madame F....--Le commandant condamné à mort et gracié par l'empereur. AU quartier-général du Pont de Briques, l'empereur travaillait autant que dans son cabinet des Tuileries. Après ses courses à cheval, ses inspections, ses visites, ses revues, il prenait son repas à la hâte, et rentrait dans son cabinet, où il travaillait souvent une bonne partie de la nuit. Il menait ainsi le même train de vie qu'à Paris; dans ses tournées à cheval, Roustan le suivait partout: celui-ci portait toujours avec lui un petit flacon en argent, rempli d'eau-de-vie, pour le service de Sa Majesté, qui du reste n'en faisait presque jamais usage. L'armée de Boulogne était composée d'environ cent cinquante mille hommes d'infanterie et quatre-vingt-dix mille de cavalerie, répartis dans quatre camps principaux: le _camp de droite_, le _camp de gauche_, le _camp de Wimereux_, et le _camp d'Ambleteuse_. Sa majesté l'empereur avait son quartier-général au _Pont de Briques_, ainsi nommé, m'a-t-on dit, parce qu'on y avait découvert les fondations en briques d'un ancien camp de César. Le _Pont de Briques_, comme je l'ai dit plus haut, est à une demi-lieue environ de Boulogne, et le quartier-général de Sa Majesté fut établi dans la seule maison de l'endroit qui fût habitable alors. Le quartier-général était gardé par un poste de la garde impériale à cheval. Les quatre camps étaient sur une falaise très-élevée, dominant la mer de manière qu'on pouvait en voir les côtes d'Angleterre, quand il faisait beau temps. Au camp de droite on avait établi des baraques pour l'empereur, pour l'amiral Bruix, pour le maréchal Soult et pour M. Decrès, alors ministre de la marine. La baraque de l'empereur, construite par les soins de M. Sordi, ingénieur, faisant les fonctions d'ingénieur en chef des communications miliaires, et dont le neveu, M. Lecat de Rue, attaché à cette époque, en qualité d'aide-de-camp, à l'état-major du maréchal Soult, a bien voulu me fournir les renseignemens qui ne sont pas particulièrement de ma compétence; la baraque de l'empereur, dis-je, était en planches comme les baraques d'un champ de foire, avec cette différence que les planches en étaient soigneusement travaillées et peintes en gris blanc. Sa figure était un carré long, ayant, à chaque extrémité, deux pavillons de forme semi-circulaire. Un pourtour fermé par un grillage en bois régnait autour de cette baraque qu'éclairaient en dehors des réverbères placés à quatre pieds de distance les uns des autres. Les fenêtres étaient placées latéralement. Le pavillon qui regardait la mer se composait de trois pièces et d'un couloir. La pièce principale servant de _chambre du conseil_, était décorée en papier gris-argent: le plafond peint avec des nuages dorés, au milieu desquels on voyait sur un fond bleu de ciel, un aigle tenant la foudre, guidé vers l'Angleterre par une étoile, l'étoile tutélaire de l'empereur. Au milieu de cette chambre, était une grande table ovale couverte d'un tapis de drap vert, sans franges. On ne voyait devant cette table que le fauteuil de Sa Majesté, lequel était en bois indigène simple, couvert en maroquin vert, rembourré de crin, et se démontant pièce à pièce; sur la table était une écritoire en buis. C'était là tout le mobilier de la chambre du conseil, où Sa Majesté seule pouvait s'asseoir, les généraux se tenant debout devant lui, et n'ayant dans ces conseils, qui duraient quelquefois trois ou quatre heures, d'autre point d'appui que la poignée de leurs sabres. On entrait dans la chambre du conseil par un couloir. Dans ce couloir, à droite, était la chambre à coucher de Sa Majesté, fermée d'une porte vitrée, éclairée par une fenêtre qui donnait sur le camp de droite et de laquelle on voyait la mer, à gauche. Là se trouvait le lit de l'empereur, en fer, avec un grand rideau de simple florence vert, fixé au plafond par un anneau de cuivre doré. Sur ce lit, deux matelas, un sommier, deux traversins, un à la tête, l'autre au pied, point d'oreiller: deux couvertures, l'une en coton blanc, l'autre en Florence vert, ouatée et piquée; un pot de nuit en porcelaine blanche avec un filet d'or, sous le lit, sans plus de cérémonie. Deux sièges plians très-simples à côté du lit. À la croisée, petits rideaux en florence vert; cette pièce était tapissée d'un papier fond rose, à dentelle, bordure étrusque. Vis-à-vis de la chambre à coucher était une chambre parallèle dans laquelle se trouvait une espèce de télescope qui avait coûté douze mille francs. Cet instrument avait environ quatre pieds de longueur sur un pied de diamètre, il se montait sur un support en acajou à trois pieds, et le coffre qui servait à le contenir avait à peu près la figure d'un piano. Dans la même chambre, sur deux tabourets, on voyait une cassette carrée couverte en cuir jaune, qui contenait trois habillemens complets et du linge. C'était la garde-robe de campagne de Sa Majesté; au dessus un seul chapeau de rechange, doublé de satin blanc et très-usé. L'empereur, comme je le dirai en parlant de ses habitudes, ayant la tête fort délicate, n'aimait point les chapeaux neufs, et gardait long-temps les mêmes. Le corps principal de la baraque impériale était divisé en trois pièces: un salon, un vestibule et une grande salle à manger, qui communiquait par un couloir, parallèle à celui que je viens de décrire, avec les cuisines. En dehors de la baraque et dans la direction des cuisines, se trouvait une petite loge couverte en chaume, qui servait de buanderie et dans laquelle on lavait la vaisselle. La baraque de l'amiral Bruix offrait les mêmes dispositions que celle de l'empereur, mais en petit. À côté de cette baraque se trouvait le sémaphore des signaux, sorte de télégraphe maritime qui faisait manÅ“uvrer la flotte. Un peu plus loin la tour d'ordre, batterie terrible composée de six mortiers, six obusiers et douze pièces de vingt-quatre. Ces six mortiers, du plus gros calibre qu'on eût jamais fait, avaient seize pouces d'épaisseur, portaient quarante-cinq livres de poudre dans la chambre, et chassaient des bombes de sept cents livres, à quinze cents toises en l'air et à une lieue et demie en mer. Chaque bombe lancée coûtait à l'état trois cents francs. On se servait pour mettre le feu à ces épouvantables machines, de lances qui avaient douze pieds de long, et le canonnier se fendait autant que possible, baissant la tête entre les jambes et ne se relevant qu'après le coup parti. Ce fut l'empereur qui voulut lui-même lancer la première bombe. À droite de la tour d'ordre, était la baraque du maréchal Soult, construite en forme de hutte de sauvage, couverte en chaume jusqu'à terre et vitrée par le haut, avec une porte par laquelle on descendait dans les appartemens, qui étaient comme enterrés. La chambre principale était ronde; il y avait dedans une grande table de travail couverte d'un tapis vert et entourée de petits plians en cuir. La dernière baraque enfin, était celle de M. Decrès, ministre de la marine, faite et distribuée comme celle du maréchal Soult. De sa baraque, l'empereur pouvait observer toutes les manÅ“uvres de mer, et la longue-vue dont j'ai parlé était si bonne, que le château de Douvres avec sa garnison se trouvait, pour ainsi dire, sous les yeux de Sa Majesté. Le camp de droite, établi sur la falaise, se divisait en rues qui toutes portaient le nom de quelque général distingué. Cette falaise était hérissée de batteries depuis Boulogne jusqu'à Ambleteuse, c'est-à-dire sur une longueur de plus de deux lieues. Il n'y avait, pour aller de Boulogne au camp de droite, qu'un chemin qui prenait dans la rue des Vieillards, et passait sur la falaise entre la baraque de Sa Majesté et celles de MM. Bruix, Soult et Decrès. Lorsqu'à la marée basse, l'empereur voulait descendre sur la plage, il lui fallait faire un très-grand détour. Un jour il s'en plaignit assez vivement. M. Bonnefoux, préfet maritime de Boulogne, entendit les plaintes de Sa Majesté, et s'adressant à M. Sordi, ingénieur des communications militaires, lui demanda s'il ne serait pas possible de remédier à ce grave inconvénient. L'ingénieur répondit que la chose était faisable, que l'on pouvait procurer à Sa Majesté les moyens d'aller directement de sa baraque à la plage, mais que, vu l'excessive élévation de la falaise, il faudrait, afin d'esquiver la rapidité de la descente, creuser le chemin en zig-zag. «Faites-le comme vous l'entendrez, dit l'empereur, mais que je puisse descendre par là dans trois jours.» L'habile ingénieur se mit à l'Å“uvre; en trois jours et trois nuits, un chemin en pierres liées ensemble par des crampons de fer, fut construit, et l'empereur, charmé de tant de diligence et de talent, fit porter M. Sordi pour la prochaine distribution des croix. On ne sait par quelle fâcheuse négligence cet habile homme fut oublié. Le port de Boulogne contenait environ dix-sept cents bâtimens, tels que bateaux plats, chaloupes canonnières, caïques, prames, bombardes, etc. L'entrée du port était défendue par une énorme chaîne, et par quatre forts, deux à droite, deux à gauche. Le _fort Musoir_, placé sur la gauche, était armé de trois batteries formidables, étagées l'une sur l'autre; le premier rang en canons de vingt-quatre, le second et le troisième en canons de trente-six. À droite, en regard de ce fort, se trouvait le _pont de halage_, et derrière ce pont, une vieille tour, appelée la _tour Croï_, garnie de bonnes et belles batteries. À gauche, distance d'environ un quart de lieue du fort Musoir, était le _fort la Crèche_, avancé de beaucoup dans la mer, construit en pierres de taille, et terrible. À droite enfin, en regard du fort la Crèche, on voyait le _fort en bois_; armé d'une manière prodigieuse, et percé d'une large ouverture qui se trouvait à découvert, en marée basse. Sur la falaise à gauche de la ville, à la même élévation que l'autre, à peu près, était le _camp de gauche_. On y voyait la baraque du prince Joseph, alors colonel du quatrième régiment de ligne. Cette baraque était couverte en chaume. Au bas de ce camp et de la falaise, l'empereur fit creuser un bassin, aux travaux duquel une partie des troupes fut employée. C'était dans ce bassin qu'un jour, un jeune soldat de la garde, enfoncé dans la vase jusqu'aux genoux, tirait de toutes ses forces pour dégager sa brouette, encore plus embourbée que lui; mais il ne pouvait en venir à bout, et, tout couvert de sueur il jurait et pestait comme un grenadier en colère. Tout à coup, en levant par hasard les yeux, il aperçut l'empereur, qui passait par les travaux pour aller voir son frère Joseph, au camp de gauche. Alors, il se mit à le regarder avec un air et des gestes supplians, en chantant d'un ton presque sentimental: «_Venez, venez à mon secours!_» Sa Majesté ne put s'empêcher de sourire, et fit signe au soldat d'approcher, ce que fit le pauvre diable en se débourbant à grand'peine.--Quel est ton régiment?--Sire, le premier de la garde.--Depuis quand es-tu soldat?--Depuis que vous êtes empereur, sire.--Diable! il n'y a pas long-temps.... Il n'y a pas assez long-temps pour que je te fasse officier, n'est-il pas vrai? Mais conduis-toi bien, et je te ferai nommer sergent-major. Après cela, si tu veux, la croix et les épaulettes sur le premier champ de bataille. Es-tu content?--Oui, sire.--Major général, continua l'empereur en s'adressant au général Berthier, prenez le nom de ce jeune homme. Vous lui ferez donner trois cents francs pour faire nettoyer son pantalon et réparer sa brouette.--Et Sa majesté poursuivit sa course, au milieu des acclamations des soldats. Au fond du port, il y avait un pont en bois, qu'en appelait le _pont de service_. Les magasins à poudre étaient derrière, et renfermaient d'immenses munitions. La nuit venue, on n'entrait plus par ce pont sans donner le mot d'ordre à la seconde sentinelle, car la première laissait toujours passer. Mais elle ne laissait pas repasser. Si la personne entrée sur le pont ignorait ou venait à oublier le mot d'ordre, elle était repoussée par la seconde sentinelle, et la première placée à la tête du pont, avait ordre exprès de passer sa baïonnette au travers du corps de l'imprudent qui s'était engagé dans ce passage dangereux, sans pouvoir répondre aux questions des factionnaires. Ces précautions rigoureuses étaient rendues nécessaires par le voisinage des terribles magasins à poudre, qu'une étincelle pouvait faire sauter avec la ville, la flotte et les deux camps. La nuit, on fermait le port avec la grosse chaîne dont j'ai parlé, et les quais se garnissaient de sentinelles placées à quinze pas de distance l'une de l'autre. De quart d'heure en quart d'heure, elles criaient: «_Sentinelles, prenez garde à vous!_» Et les soldats de marine placés dans les huniers répondaient à ce cri par celui de: «_Bon quart!_» prononcé d'une voix traînante et lugubre. Rien de plus monotone et de plus triste que ce murmure continuel, ce roulement de voix hurlant toutes sur le même ton, d'autant plus que ceux qui proféraient ces cris, mettaient toute leur science à les rendre aussi effrayans que possible. Il était défendu aux femmes non-domiciliées à Boulogne, d'y séjourner sans une autorisation spéciale du ministre de la police. Cette mesure avait été jugée nécessaire, à cause de l'armée. Sans cela, chaque soldat peut-être eût fait venir à Boulogne une femme; et Dieu sait quel désordre il en serait advenu. En général, les étrangers n'étaient reçus dans la ville qu'avec les plus grandes difficultés. Malgré toutes ces précautions, il s'introduisait journellement à Boulogne des espions de la flotte anglaise. Lorsqu'ils étaient découverts, il ne leur était point fait de grâce; et pourtant des émissaires qui débarquaient on ne sait où, venaient le soir au spectacle, et poussaient l'imprudence jusqu'à écrire leur opinion sur le compte des acteurs et des actrices qu'ils désignaient par leur nom, et coller ces écrits aux murs du théâtre. Ils bravaient ainsi la police. On trouva un jour sur le rivage deux petits batelets couverts en toile goudronnée, qui servaient probablement à ces messieurs pour leurs excursions clandestines. En juin 1804, on arrêta huit Anglais, parfaitement bien vêtus, en bas de soie blancs, etc. Ils avaient sur eux des appareils soufrés, qu'ils destinaient à incendier la flotte. On les fusilla au bout d'une heure, sans autre forme de procès. Il y avait aussi des traîtres à Boulogne. Un maître d'école, agent secret des lords Keith et Melvil, fut surpris un matin sur la falaise du camp de droite, faisant avec ses bras des signaux télégraphiques. Arrêté presque au même instant par les factionnaires, il voulut protester de son innocence et tourner la chose en plaisanterie. Mais on visita ses papiers, et l'on y trouva une correspondance avec les Anglais, qui prouvait sa trahison jusqu'à l'évidence. Traduit devant le conseil de guerre, il fut fusillé le lendemain. Un soir, entre onze heures et minuit, un brûlot gréé à la française, portant pavillon français, ayant tout-à-fait l'apparence d'une chaloupe canonnière, s'avança vers la ligne d'embossage, et passa. Par une impardonnable négligence, la chaîne du port n'était pas tendue ce soir-là. Ce brûlot fut suivi d'un second qui sauta en l'air en heurtant une chaloupe qu'il fit disparaître avec lui. L'explosion donna l'alarme à toute la flotte: à l'instant des lumières brillèrent partout, et à la faveur de ces lumières, on vit, avec une anxiété inexprimable, le premier brûlot s'avancer entre les jetées. Trois ou quatre morceaux de bois attachés avec des câbles l'arrêtèrent heureusement dans sa marche. Il sauta avec un tel fracas que toutes les vitres des fenêtres furent brisées dans la ville, et qu'un grand nombre d'habitans qui, faute de lits, couchaient sur des tables, furent jetés à terre et réveillés par la chute, sans comprendre de quoi il s'agissait. En dix minutes tout le monde fut sur pied. On croyait les Anglais dans le port. C'était un trouble, un tumulte, des cris à ne pas s'entendre. On fit parcourir la ville par des crieurs précédés de tambours, qui rassurèrent les habitans, en leur disant que le danger était passé. Le lendemain, on fit des chansons sur cette alerte nocturne. Elles furent bientôt dans toutes les bouches. J'en ai conservé une que je vais rapporter ici, et qui fut celle que les soldats chantèrent le plus long-temps. Depuis long-temps la Bretagne, Pour imiter la _Montagne_, Menaçait le continent D'un funeste événement, Dans les ombres du mystère Vingt monstres[14] elle enfanta. Pitt s'écria: _j'en suis père_, Et personne n'en douta. Bientôt dans la nuit profonde, Melville[15] lance sur l'onde Tous ces monstres nouveau-nés, Pour Boulogne destinés. Lord Keith, en bonne nourrice, Dans son sein les tient cachés: Le flot lui devient propice, Et les enfans sont lâchés. Le Français, qui toujours veille, Vers le bruit prête l'oreille; Mais il ne soupçonnait pas Des voisins si scélérats. Son étoile tutélaire Semble briller à ses yeux: Le danger même l'éclaire En l'éclairant de ses feux. Cette infernale famille S'approche de la flottille: En expirant elle fait Beaucoup de bruit, peu d'effet. Les marques qu'elle a laissées De sa brillante valeur, Sont quelques vitres cassées Et la honte de l'auteur. Mons Pitt, sur votre rivage Vous bravez noire courage, Bien convaincu que jamais Vous n'y verrez les Français. Vous comptez sur la distance, Vos vaisseaux et vos bourgeois; Mais les soldats de la France Vous feront compter deux fois. Dans nos chaloupes agiles, Les vents, devenus dociles, Vous retenant dans vos ports, Nous conduiront à vos bords; Vous forçant à l'arme égale, Vous verrez que nos soldats Ont la _machine infernale_ Placée au bout de leurs bras. Une autre alerte, mais d'un genre tout différent, mit tout Boulogne sens dessus dessous, dans l'automne de 1804. Vers huit heures du soir, le feu prit dans une cheminée sur la droite du port. La clarté de ce feu donnant à travers les mâts de la flottille, effraya le commandant d'un poste qui était du côté oppose. À cette époque, tous les bâtimens étaient chargés de poudre et de munitions. Le pauvre commandant perdit la tête; il s'écria: _Mes enfans! le feu est à la flottille!_ et fit aussitôt battre la générale. Cette effrayante nouvelle se répandit avec la rapidité de l'éclair. En moins d'une demi-heure, plus de soixante mille hommes débouchèrent sur les quais; on sonna le tocsin à toutes les églises, les forts tirèrent le canon d'alarme; et tambours et trompettes se mirent à courir les rues en faisant un vacarme infernal. L'empereur était au quartier-général quand ce cri terrible: _Le feu est à la flotte_, parvint à ses oreilles. «C'est impossible!» s'écria-t il aussitôt. Nous partîmes néanmoins à l'instant même. En entrant dans la ville, de quel affreux spectacle je fus témoin! les femmes éplorées tenaient leurs enfans dans leurs bras et couraient comme des folles en poussant des cris de désespoir; les hommes abandonnaient leurs maisons, emportant ce qu'ils avaient de plus précieux, se heurtant, se renversant dans l'obscurité. On entendait partout: «Sauve qui peut! Nous allons sauter! Nous sommes tous perdus!» Et des malédictions, des blasphèmes, des lamentations à faire dresser les cheveux. Les aides-de-camp de Sa Majesté, ceux du maréchal Soult, couraient au galop partout où ils pouvaient passer, arrêtant les tambours et leur demandant: «Pourquoi battez-vous la générale? Qui vous a donné l'ordre de battre la générale?--Nous n'en savons rien,» leur répondait-on; et les tambours continuaient de battre, et le tumulte allait toujours croissant, et la foule se précipitait aux portes, frappée d'une terreur qu'un instant de réflexion eût fait évanouir. Mais la peur n'admet point de réflexion, malheureusement. Il est vrai de dire cependant qu'un nombre assez considérable d'habitans, moins peureux que les autres, se tenaient fort tranquilles chez eux, sachant bien que si le feu eût été à la flotte, on n'aurait pas eu le temps de pousser un cri. Ceux-là faisaient tous leurs efforts pour rassurer la foule alarmée. Madame F...., très-jolie et très-aimable dame, épouse d'un horloger, veillait dans sa cuisine aux préparatifs du souper, lorsqu'un voisin entre tout effaré et lui dit: «Sauvez-vous, madame, vous n'avez pas un moment à perdre!--Qu'est-ce donc?--Le feu est à la flotte.--Ah! bah!--Fuyez donc, madame, fuyez donc! je vous dis que le feu est à la flotte.» Et le voisin prenait madame F.... par le bras et la tirait fortement. Madame F.... tenait dans le moment une poêle dans laquelle cuisaient des beignets. «Prenez donc garde! vous allez me faire brûler ma friture,» dit-elle en riant; et quelques mots moitié sérieux, moitié plaisais, lui suffirent pour rassurer le pauvre diable, qui finit par se moquer de lui-même. Enfin, le tumulte s'apaisa: à cette frayeur si grande succéda un calme profond; aucune explosion ne s'était fait entendre. C'était donc une fausse alarme? Chacun rentra chez soi, ne pensant plus à l'incendie, mais agité d'une autre crainte. Les voleurs pouvaient fort bien avoir profité de l'absence des habitans pour piller les maisons.... Par bonheur, aucun accident de ce genre n'avait eu lieu. Le lendemain, le pauvre commandant qui avait pris et jeté l'alarme si mal à propos, fut traduit devant le conseil de guerre. Il n'avait pas de mauvaises intentions, mais la loi était formelle. Il fut condamné à mort, mais ses juges le recommandèrent à la clémence de l'empereur, qui lui fit grâce. CHAPITRE XVII Distribution de croix de la Légion-d'Honneur, au camp de Boulogne.--Le casque de Duguesclin.--Le prince Joseph, colonel.--Fête militaire.--Courses en canots et à cheval.--Jalousie d'un conseil d'officiers supérieurs.--Justice rendue par l'empereur.--Chute malheureuse, suivie d'un triomphe.--La pétition à bout portant.--Le ministre de la marine tombé à l'eau.--Gaîté de l'empereur.--Le général gastronome.--Le bal.--Une boulangère, dansée par l'empereur et madame Bertrand.--Les Boulonnaises au bal.--Les macarons et les ridicules.--La maréchale Soult reine du bal.--La belle suppliante.--Le garde-magasin condamné à mort.--Clémence de l'empereur. BEAUCOUP des braves qui composaient l'armée de Boulogne avaient mérité la croix dans les dernières campagnes. Sa Majesté voulut que cette distribution fût une solennité qui laissât des souvenirs immortels. Elle choisit pour cela le lendemain de sa fête, 16 août 1804. Jamais rien de plus beau ne s'était vu, ne se verra peut-être. À six heures du matin, plus de quatre-vingt mille hommes sortirent des quatre camps et s'avancèrent par divisions, tambours et musique en tête, vers la plaine du moulin Hubert, situé sur la falaise au delà du camp de droite. Dans cette plaine, le dos tourné à la mer, se trouvait dressé un échafaudage élevé à quinze pieds environ au dessus du sol. On y montait par trois escaliers, un au milieu et deux latéraux, tous trois couverts de tapis superbes. Sur cet amphithéâtre d'environ quarante pieds carrés, s'élevaient trois estrades. Celle du milieu supportait le fauteuil impérial, décoré de trophées et de drapeaux. L'estrade de gauche était couverte de sièges pour les frères de l'empereur et pour les grands dignitaires. Celle de droite supportait un trépied de forme antique portant un casque, le casque de Duguesclin, je crois, rempli de croix et de rubans; à côté du trépied on avait mis un siège pour l'archi-chancelier. À trois cents pas, environ, du trône, le terrain s'élevait en pente douce et presque circulairement; c'est sur cette pente que les troupes se rangèrent en amphitéâtre. À la droite du trône, sur une éminence, étaient jetées soixante ou quatre-vingts tentes, faites avec les pavillons de l'armée navale. Ces tentes, destinées aux dames de la ville, faisaient un effet charmant; elles étaient assez éloignées du trône pour que les spectateurs qui les remplissaient fussent obligés de se servir de lorgnettes. Entre ces tentes et le trône, était une partie de la garde impériale à cheval, rangée en bataille. Le temps était magnifique; il n'y avait pas un nuage au ciel: la croisière anglaise avait disparu, et sur la mer on ne voyait que la ligne d'embossage superbement pavoisée. À dix heures du matin, une salve d'artillerie annonça le départ de l'empereur. Sa Majesté partit de sa baraque, entourée de plus de quatre-vingts généraux et de deux cents aides-de-camp; toute sa maison le suivait. L'empereur était vêtu de l'uniforme de colonel général de la garde à pied, il arriva au grand galop jusqu'au pied du trône, au milieu des acclamations universelles et du plus épouvantable vacarme que puissent faire tambours, trompettes, canons, battant, sonnant et tonnant ensemble. Sa Majesté monta sur le trône, suivie de ses frères et des grands dignitaires. Quand elle se fut assise, tout le monde prit place, et la distribution des croix commença de la manière suivante: un aide-de-camp de l'empereur appelait les militaires désignés, qui venaient un à un, s'arrêtaient au pied du trône, saluaient et montaient l'escalier de droite. Ils étaient reçus par l'archi-chancelier, qui leur délivrait leur brevet. Deux pages, placés entre le trépied et l'empereur, prenaient la décoration dans le casque de Duguesclin et la remettaient à Sa Majesté, qui l'attachait elle-même sur la poitrine du brave. À cet instant, plus de huit cents tambours battaient un roulement, et lorsque le soldat décoré descendait du trône par l'escalier de gauche, en passant devant le brillant état-major de l'empereur, des fanfares exécutées par plus de douze cents musiciens, signalaient le retour du légionnaire à sa compagnie. Il est inutile de dire que le cri de _vive l'empereur_ était répété deux fois à chaque décoration. La distribution commencée à dix heures, fut terminée à trois heures environ. Alors on vit les aides-de-camp parcourir les divisions; une salve d'artillerie se fit entendre, et quatre-vingt mille hommes s'avancèrent en colonnes serrées jusqu'à la distance de vingt-cinq ou trente pas du trône. Le silence le plus profond succéda au bruit des tambours, et l'empereur ayant donné ses ordres, les troupes manÅ“uvrèrent pendant une heure environ. Ensuite chaque division défila devant le trône pour retourner au camp, chaque chef inclinant, en passant, la pointe de son épée. On remarqua le prince Joseph, tout nouvellement nommé colonel du quatrième régiment de ligne, lequel fit en passant à son frère un salut plus gracieux que militaire. L'empereur renfonça d'un froncement de sourcils les observations tant soit peu critiques que ses anciens compagnons d'armes semblaient prêts à se permettre à ce sujet. Sauf ce petit mouvement, jamais le visage de Sa Majesté n'avait été plus radieux. Au moment où les troupes défilaient, le vent, qui depuis deux ou trois heures soufflait avec violence, devint terrible. Un officier d'ordonnance accourut dire à Sa Majesté que quatre ou cinq canonnières venaient de faire côte. Aussitôt l'empereur quitta la plaine au galop, suivi de quelques maréchaux, et alla se poster sur la plage. L'équipage des canonnières fut sauvé, et l'empereur retourna au Pont de Briques. Cette grande armée ne put regagner ses cantonnemens avant huit heures du soir. Le lendemain, le camp de gauche donna une fête militaire, à laquelle l'empereur assista. Dès le matin, des canots montés sur des roulettes, couraient à pleines voiles dans les rues du camp, poussés par un vent favorable. Des officiers s'amusaient à courir après, au galop, et rarement ils les atteignaient. Cet exercice dura une heure ou deux; mais le vent ayant changé, les canots chavirèrent au milieu des éclats de rire. Il y eut ensuite une course à cheval. Le prix était de douze cents francs. Un lieutenant de dragons, fort estimé dans sa compagnie, demanda en grâce à concourir. Mais le fier conseil des officiers supérieurs refusa de l'admettre, sous prétexte qu'il n'était point d'un grade assez élevé, mais en réalité, parce qu'il passait pour un cavalier d'un talent prodigieux. Piqué au vif de ce refus injuste, le lieutenant de dragons s'adressa à l'empereur, qui lui permit de courir avec les autres, après avoir pris des informations qui lui apprirent que ce brave officier nourrissait à lui seul une nombreuse famille, et que sa conduite était irréprochable. Au signal donné, les coureurs partirent. Le lieutenant de dragons ne tarda pas à dépasser ses antagonistes; il allait toucher le but, lorsque par un malencontreux hasard, un chien caniche vint se jeter étourdiment dans les jambes de son cheval qui s'abattit. Un aide-de-camp, qui venait immédiatement après lui, fut proclamé vainqueur. Le lieutenant se releva tant bien que mal, et se disposait à s'éloigner bien tristement, mais un peu consolé par les témoignages d'intérêt que lui donnaient les spectateurs, lorsque l'empereur le fit appeler et lui dit: «Vous méritez le prix, vous l'aurez.... Je vous fais capitaine.» Et s'adressant au grand maréchal du palais: «Vous ferez compter douze cents francs au capitaine N....» (le nom ne me revient pas). Et tout le monde de crier: _Vive l'empereur!_ et de féliciter le nouveau capitaine sur son heureuse chute. Le soir, il y eut un feu d'artifice, que l'on put voir des côtes d'Angleterre. Trente mille soldats exécutèrent toutes sortes de manÅ“uvres avec des fusées volantes dans leurs fusils. Ces fusées s'élevaient à une hauteur incroyable. Le bouquet, qui représentait les armes de l'empire, fut si beau, que pendant cinq minutes, Boulogne, les campagnes et toute la côte furent éclairés comme en plein jour. Quelques jours après ces fêtes, l'empereur passant d'un camp à l'autre, un marin qui l'épiait pour lui remettre une pétition, fut obligé, la pluie tombant par torrens, et dans la crainte de gâter sa feuille de papier, de se mettre à couvert derrière une baraque isolée sur le rivage, et qui servait à déposer des cordages. Il attendait depuis long-temps, trempé jusqu'aux os, quand il vit l'empereur descendre du camp de gauche au grand galop. Au moment où Sa Majesté, toujours galopant, allait passer devant la baraque, mon brave marin, qui était aux aguets, sortit tout-à-coup de sa cachette et se jeta au devant de l'empereur, lui tendant son placet, dans l'attitude d'un maître d'escrime qui se fend. Le cheval de l'empereur fit un écart, et s'arrêta tout court, effrayé de cette brusque apparition. Sa Majesté, un instant étonnée, jeta sur le marin un regard mécontent, et continua son chemin, sans prendre la pétition qu'on lui offrait d'une façon si bizarre. Ce fut ce jour-là, je crois, que le ministre de la marine, M. Decrès, eut le malheur de se laisser tomber à l'eau, au grand divertissement de Sa Majesté. On avait, pour faire passer l'empereur du quai dans une chaloupe canonnière, jeté une simple planche du bord de la chaloupe au quai: Sa Majesté passa, ou plutôt sauta ce léger pont, et fut reçue à bord dans les bras d'un marin de la garde. M. Decrès, beaucoup plus replet et moins ingambe que l'empereur, s'avança avec précaution sur la planche qu'il sentait, avec effroi, fléchir sous ses pieds: arrivé au milieu, le poids de son corps rompit la planche, et le ministre de la marine tomba dans l'eau entre le quai et la chaloupe. Sa Majesté se retourna au bruit que fit M. Decrès en tombant, et se penchant aussitôt en dehors de la chaloupe: «Comment! c'est notre ministre de la marine qui s'est laissé tomber? Comment est-il possible que ce soit lui?» Et l'empereur, en parlant ainsi, riait de tout son cÅ“ur. Cependant, deux ou trois marins s'occupaient à tirer d'embarras M. Decrès, qui fut avec beaucoup de peine hissé sur la chaloupe, dans un triste état, comme on peut le croire, rendant l'eau par le nez, la bouche et les oreilles, et tout honteux de sa mésaventure, que les plaisanteries de Sa Majesté contribuaient à rendre plus désolante encore. Vers la fin de notre séjour, les généraux donnèrent un grand bal aux dames de la ville. Ce bal fut magnifique; l'empereur y assista. On avait construit à cet effet une salle en charpente et menuiserie. Elle fut décorée de guirlandes, de drapeaux et de trophées, avec un goût parfait. Le général Bertrand fut nommé maître des cérémonies par ses collègues, et le général Bisson fut chargé du buffet. Cet emploi convenait parfaitement au général Bisson, le plus grand gastronome du camp, et dont le ventre énorme gênait parfois la marche. Il ne lui fallait pas moins de six à huit bouteilles pour son dîner, qu'il ne prenait jamais seul, car c'était un supplice pour lui que de ne pas jaser en mangeant. Il invitait assez ordinairement ses aides-de-camp que, par malice sans doute, il choisissait toujours parmi les plus minces et les plus frêles officiers de l'armée. Le buffet fut digne de celui qu'on en avait chargé. L'orchestre était composé des musiques de vingt régimens, qui jouaient à tour de rôle. Au commencement du bal seulement, elles exécutèrent toutes ensemble une marche triomphale, tandis que les aides-de-camp, habillés de la manière la plus galante du monde, recevaient les dames invitées et leur donnaient des bouquets. Il fallait pour être admis à ce bal avoir au moins le grade de commandant. Il est impossible de se faire une idée de la beauté du coup d'Å“il que présentait cette multitude d'uniformes, tous plus brillans les uns que les autres. Les cinquante ou soixante généraux qui donnaient le bal avaient fait venir de Paris des costumes brodés avec une richesse inconcevable. Le groupe qu'ils formèrent autour de Sa Majesté, lorsqu'elle fut entrée, étincelait d'or et de diamans. L'empereur resta une heure à cette fête et dansa la boulangère avec madame Bertrand; il était vêtu de l'uniforme de colonel-général de la garde à cheval. Madame la maréchale Soult était la reine du bal. Elle portait une robe de velours noir, parsemée de ces diamans connus sous le nom de cailloux du Rhin. Au milieu de la nuit, on servit un souper splendide dont le général Bisson avait surveillé les apprêts. C'est assez dire que rien n'y manquait. Les Boulonnaises, qui ne s'étaient jamais trouvées à pareille fête, en étaient émerveillées. Quand vint le souper, quelques-unes s'avisèrent d'emplir leurs _ridicules_ de friandises et de sucreries; elles auraient emporté, je crois, la salle, les musiciens et les danseurs. Pendant plus d'un mois ce bal fut l'unique sujet de leurs conversations. À cette époque, ou à peu près, Sa Majesté se promenant à cheval dans les environs de sa baraque, une jolie personne de quinze ou seize ans, vêtue de blanc et tout en larmes, se jeta à genoux sur son passage. L'empereur descendit aussitôt de cheval et courut la relever en s'informant avec bonté de ce qu'il pouvait faire pour elle. La pauvre fille venait lui demander la grâce de son père, garde-magasin des vivres, condamné aux galères pour des fraudes graves. Sa Majesté ne put résister à tant de charmes et de jeunesse: elle pardonna. CHAPITRE XVIII Popularité de l'empereur à Boulogne.--Sa funeste obstination.--Fermeté de l'amiral Bruix.--La cravache de l'empereur et l'épée d'un amiral.--Exil injuste.--Tempête et naufrage.--Courage de l'empereur.--Les cadavres et le petit chapeau.--Moyen infaillible d'étouffer les murmures.--Le tambour sauvé sur sa caisse.--Dialogue entre deux matelots.--Faux embarquement.--Proclamation.--Colonne du camp de Boulogne.--Départ de l'empereur.--Comptes à régler.--Difficultés que fait l'empereur pour payer sa baraque.--Flatterie d'un créancier.--Le compte de l'ingénieur acquitté en rixdales et en frédérics. À Boulogne, comme partout ailleurs, l'empereur savait se faire chérir par sa modération, sa justice et la grâce généreuse avec laquelle il reconnaissait les moindres services. Tous les habitans de Boulogne, tous les paysans des environs se seraient fait tuer pour lui. On se racontait les plus petites particularités qui lui étaient relatives. Un jour pourtant, sa conduite excita les plaintes, il fut injuste. Il fut généralement blâmé: son injustice avait causé tant de malheurs! Je vais rapporter ce triste événement dont je n'ai encore vu nulle part un récit fidèle. Un matin, en montant à cheval, l'empereur annonça qu'il passerait en revue l'armée navale, et donna l'ordre de faire quitter aux bâtimens qui formaient la ligne d'embossage, leur position, ayant l'intention, disait-il, de passer la revue en pleine mer. Il partit avec Roustan pour sa promenade habituelle, et témoigna le désir que tout fût prêt pour son retour, dont il désigna l'heure. Tout le monde savait que le désir de l'empereur était sa volonté; on alla, pendant son absence, le transmettre à l'amiral Bruix, qui répondit avec un imperturbable sang-froid qu'il était bien fâché, mais que la revue n'aurait pas lieu ce jour-là. En conséquence, aucun bâtiment ne bougea. De retour de sa promenade, l'empereur demanda si tout était prêt; on lui dit ce que l'amiral avait répondu. Il se fit répéter deux fois cette réponse, au ton de laquelle il n'était point habitué, et frappant du pied avec violence, il envoya chercher l'amiral, qui sur-le-champ se rendit auprès de lui. L'empereur, au gré duquel l'amiral ne venait point assez vite, le rencontra à moitié chemin de sa baraque. L'état-major suivait Sa Majesté, et se rangea silencieusement autour d'elle. Ses yeux lançaient des éclairs. «Monsieur l'amiral, dit l'empereur d'une voix altérée, pourquoi n'avez-vous point fait exécuter mes ordres?» --«Sire, répondit avec une fermeté respectueuse l'amiral Bruix, une horrible tempête se prépare.... Votre Majesté peut le voir comme moi: veut-elle donc exposer inutilement la vie de tant de braves gens?» En effet, la pesanteur de l'atmosphère et le grondement sourd qui se faisait entendre au loin ne justifiaient que trop les craintes de l'amiral. «Monsieur, répond l'empereur de plus en plus irrité, j'ai donné des ordres; encore une fois, pourquoi ne les avez-vous point exécutés? Les conséquences me regardent seul. Obéissez!--Sire, je n'obéirai pas.--Monsieur, vous êtes un insolent!» Et l'empereur, qui tenait encore sa cravache à la main, s'avança sur l'amiral en faisant un geste menaçant. L'amiral Bruix recula d'un pas, et mettant la main sur la garde de son épée: «Sire! dit-il en pâlissant; prenez garde!» Tous les assistans étaient glacés d'effroi. L'empereur, quelque temps immobile, la main levée, attachait ses yeux sur l'amiral, qui, de son côté, conservait sa terrible attitude. Enfin, l'empereur jeta sa cravache à terre, M. Bruix lâcha le pommeau de son épée, et, la tête découverte, il attendit en silence le résultat de cette horrible scène. * * * «Monsieur le contre-amiral Magon, dit l'empereur, vous ferez exécuter à l'instant le mouvement que j'ai ordonné. Quant à vous, monsieur, continua-t-il en ramenant ses regards sur l'amiral Bruix, vous quitterez Boulogne dans les vingt-quatre heures, et vous vous retirerez en Hollande. Allez.» Sa Majesté s'éloigna aussitôt; quelques officiers, mais en bien petit nombre, serrèrent en partant la main que leur tendait l'amiral. * * * Cependant le contre-amiral Magon faisait faire à la flotte le mouvement fatal exigé par l'empereur. À peine les premières dispositions furent-elles prises, que la mer devint effrayante à voir. Le ciel, chargé de nuages noirs, était sillonné d'éclairs, le tonnerre grondait à chaque instant, et le vent rompait toutes les lignes. Enfin, ce qu'avait prévu l'amiral arriva, et la tempête la plus affreuse dispersa les bâtimens de manière à faire désespérer de leur salut. L'empereur, soucieux, la tête baissée, les bras croisés, se promenait sur la plage, quand tout-à-coup des cris terribles se firent entendre. Plus de vingt chaloupes canonnières chargées de soldats et de matelots venaient d'être jetées à la côte, et les malheureux qui les montaient, luttant contre les vagues furieuses, réclamaient des secours que personne n'osait leur porter. Profondément touché de ce spectacle, le cÅ“ur déchiré par les lamentations d'une foule immense que la tempête avait rassemblée sur les falaises et sur la plage, l'empereur, qui voyait ses généraux et officiers frissonner d'horreur autour de lui, voulut donner l'exemple du dévoûment, et malgré tous les efforts que l'on put faire pour le retenir, il se jeta dans une barque de sauvetage en disant: «Laissez-moi! laissez-moi! il faut qu'on les tire de là.» En un instant sa barque fut remplie d'eau. Les vagues passaient et repassaient par dessus, et l'empereur était inondé. Une lame encore plus forte que les autres faillit jeter Sa Majesté par dessus le bord, et son chapeau fut emporté dans le choc. Electrisés par tant de courage, officiers, soldats, marins et bourgeois se mirent, les uns à la nage, d'autres dans des chaloupes, pour essayer de porter du secours. Mais, hélas! on ne put sauver qu'un très-petit nombre des infortunés qui composaient l'équipage des canonnières, et le lendemain la mer rejeta sur le rivage plus de deux cents cadavres, avec le chapeau du vainqueur de Marengo. Ce triste lendemain fut un jour de désolation pour Boulogne et pour le camp. Il n'était personne qui ne courût au rivage cherchant avec anxiété parmi les corps que les vagues amoncelaient. L'empereur gémissait de tant de malheurs, qu'intérieurement il ne pouvait sans doute manquer d'attribuer à son obstination. Des agens chargés d'or parcoururent par son ordre la ville et le camp, et arrêtèrent des murmures tout près d'éclater. Ce jour-là, je vis un tambour, qui faisait partie de l'équipage des chaloupes naufragées, revenir sur sa caisse, comme sur un radeau. Le pauvre diable avait la cuisse cassée. Il était resté plus de douze heures dans cette horrible situation. Pour en finir avec le camp de Boulogne, je raconterai ici ce qui ne se passa en effet qu'au mois d'août 1805, après le retour de l'empereur de son voyage et de son couronnement en Italie. Soldats et matelots brûlaient d'impatience de s'embarquer pour l'Angleterre; le moment tant désiré n'arrivait pas. Tous les soirs on se disait: Demain il y aura bon vent, il fera du brouillard, nous partirons; et l'on s'endormait dans cet espoir. Le jour venait avec du soleil ou de la pluie. Un soir pourtant que le vent favorable soufflait, j'entendis deux marins, causant ensemble sur le quai, se livrer à des conjectures sur l'avenir: «L'empereur fera bien de partir demain matin, disait l'un, il n'aura jamais un meilleur temps, il y aura sûrement de la brume.»--«Bah! disait l'autre, il n'y pense seulement pas; il y a plus de quinze jours que la flotte n'a bougé. On ne veut pas partir de sitôt.»--«Pourtant toutes les munitions sont à bord; avec un coup de sifflet, tout ça peut démarer.» On vint placer les sentinelles de nuit, et la conversation des vieux loups de mer en resta là. Mais j'eus lieu bientôt de reconnaître que leur expérience ne les avait pas trompés. En effet, sur les trois heures du matin, un léger brouillard se répandit sur la mer, qui était un peu houleuse; le vent de la veille commençait à souffler. Le jour venu, le brouillard s'épaissit de manière à cacher la flotte aux Anglais. Le silence le plus profond régnait partout. Aucune voile ennemie n'avait été signalée pendant la nuit, et comme l'avaient dit les marins, tout favorisait la descente. À cinq heures du matin, des signaux partirent du sémaphore. En un clin-d'Å“il, tous les marins furent debout; le port retentit de cris de joie; on venait de recevoir l'ordre du départ! Tandis qu'on hissait les voiles, la générale battait dans les quatre camps. Elle faisait prendre les armes à toute l'armée, qui descendit précipitamment dans la ville, croyant à peine ce qu'elle venait d'entendre. «--Nous allons donc partir, disaient tous ces braves; nous allons donc dire deux mots à ces (....) d'Anglais!» Et le plaisir qui les agitait s'exprimait en acclamations qu'un roulement de tambour fit cesser. L'embarquement s'opéra dans un silence profond, avec un ordre que j'essayerais vainement de décrire. En sept heures, deux cent mille soldats furent à bord de la flotte; et, lorsqu'un peu après midi cette belle armée allait s'élancer au milieu des adieux et des vÅ“ux de toute la ville rassemblée sur les quais et sur les falaises, au moment où tous les soldats debout, et la tête découverte, se détachaient du sol français en criant: _Vive l'empereur!_ un message arriva de la baraque impériale, qui fit débarquer et rentrer les troupes au camp. Une dépêche télégraphique reçue à l'instant même par Sa Majesté l'obligeait à donner une autre direction à ses troupes. Les soldats retournèrent tristement dans leurs quartiers; quelques-uns témoignaient tout haut, et d'une manière fort énergique, le désappointement que leur causait cette espèce de mystification. Ils avaient toujours regardé le succès de l'entreprise contre l'Angleterre comme une chose de toute certitude, et se voir arrêté à l'instant du départ était à leurs yeux le plus grand malheur qui pût leur arriver. Lorsque tout fut en ordre, l'empereur se rendit au camp de droite, et là, il prononça devant les troupes une proclamation que l'on porta dans les autres camps, et qui fut affichée partout. En voici à peu près la teneur: * * * «Braves soldats du camp de Boulogne! «Vous n'irez point en Angleterre. L'or des Anglais a séduit l'empereur d'Autriche, qui vient de déclarer la guerre à la France. Son armée a rompu la ligne qu'il devait garder; la Bavière est envahie. Soldats! de nouveaux lauriers vous attendent au delà du Rhin; courons vaincre des ennemis que nous avons déjà vaincus.» * * * Des transports unanimes accueillirent cette proclamation. Tous les fronts s'éclaircirent. Il importait peu à ces hommes intrépides d'être conduits en Autriche ou en Angleterre. Ils avaient soif de combattre, on leur annonçait la guerre: tous leurs vÅ“ux étaient comblés. Ce fut ainsi que s'évanouirent tous ces grands projets de descente en Angleterre, si long-temps mûris, si sagement combinés. Il n'est pas douteux aujourd'hui qu'avec du temps et de la persévérance, l'entreprise n'eût été couronnée du plus beau succès. Mais il ne devait pas en être ainsi. Quelques régimens restèrent à Boulogne; et tandis que leurs frères écrasaient les Autrichiens, ils érigeaient sur la plage une colonne destinée à rappeler long-temps le souvenir de Napoléon, et de son immortelle armée. Aussitôt après la proclamation dont je viens de parler, Sa Majesté donna l'ordre de préparer tout pour son prochain départ. Le grand maréchal du palais fut chargé de régler et de payer toutes les dépenses que l'empereur avait faites, ou qu'il avait fait faire pendant ses différens séjours; non sans lui recommander, selon son habitude, de prendre bien garde à ne rien payer de trop, ou de trop cher. Je crois avoir déjà dit que Sa Majesté était extrêmement économe pour tout ce qui la regardait personnellement, et que vingt francs lui faisaient peur à dépenser sans un but d'utilité bien direct. Parmi beaucoup d'autres comptes à régler, le grand maréchal du palais reçut celui de M. Sordi, ingénieur des communications militaires, qui avait été chargé par lui des ornemens intérieurs et extérieurs de la baraque de Sa Majesté. Le compte s'élevait à une cinquantaine de mille francs. Le grand maréchal jeta les hauts cris à la vue de cet effrayant total; il ne voulut point régler le compte de M. Sordi, et le renvoya en lui disant qu'il ne pouvait autoriser le paiement sans avoir, au préalable, pris les ordres de l'empereur. L'ingénieur se retira, après avoir assuré le grand maréchal qu'il n'avait surchargé aucun article et qu'il avait suivi pas à pas ses instructions. Il ajouta que dans cet état de choses, il lui était impossible de faire la moindre réduction. Le lendemain, M. Sordi reçut l'ordre de se rendre auprès de Sa Majesté. L'empereur était dans la baraque, objet de la discussion: il avait sous les yeux, non pas le compte de l'ingénieur, mais une carte sur laquelle il suivait la marche future de son armée. M. Sordi vint et fut introduit par le général Cafarelli: la porte entr'ouverte permit au général, ainsi qu'à moi, d'entendre la conversation qui vint à s'établir. «Monsieur, dit Sa Majesté, vous avez dépensé beaucoup trop d'argent pour décorer cette misérable baraque: oui certainement, beaucoup trop.... Cinquante mille francs! y songez-vous, monsieur? mais c'est effrayant, cela. Je ne vous ferai pas payer.» L'ingénieur, interdit par cette brusque entrée en matière, ne sut d'abord que répondre. Heureusement l'empereur en rejetant les yeux sur la carte qu'il tenait déroulée, lui donna le temps de se remettre. Il répondit: «Sire, les nuages d'or qui forment le plafond de cette chambre (tout cela se passait dans la chambre du conseil), et qui entourent l'étoile tutélaire de Votre Majesté, ont coûté vingt mille francs, à la vérité. Mais si j'avais consulté le cÅ“ur de vos sujets, l'aigle impérial qui va foudroyer de nouveau les ennemis de la France et de votre trône, eût étendu ses ailes au milieu des diamans les pins rares.--C'est fort bien, répondit en riant l'empereur, c'est fort bien, mais je ne vous ferai point payer à présent, et puisque vous me dites que cet aigle qui coûte si cher doit foudroyer les Autrichiens, attendez qu'il l'ait fait, je paierai votre compte avec les rixdales de l'empereur d'Allemagne et les frédérics d'or du roi de Prusse.» Et Sa Majesté reprenant son compas, se mit à faire voyager l'armée sur la carte. En effet, le compte de l'ingénieur ne fut soldé qu'après la bataille d'Austerlitz, et, comme l'avait dit l'empereur, en rixdales et en frédérics. CHAPITRE XIX. Voyage en Belgique.--Congé de vingt-quatre heures.--Les habitans d'Alost.--Leur empressement auprès de Constant.--Le valet de chambre fêté à cause du maître.--Bonté de l'empereur.--Journal de madame***--sur un voyage à Aix-la-Chapelle.--Histoire de ce journal.--NARRATION DE MADAME***.--M. d'Aubusson, chambellan.--Cérémonie du serment.--Grâce de Joséphine.--Une ancienne connaissance.--Aversion de Joséphine pour l'étiquette.--Madame de La Rochefoucault.--Le faubourg Saint-Germain.--Une clef de chambellan au lieu d'un brevet de colonel.--Formation des maisons impériales.--Les gens de l'ancienne cour, à la nouvelle.--Le parti de l'opposition dans le noble faubourg.--Madame de La Rochefoucault, madame de Balby et madame de Bouilley.--Solliciteurs honteux.--Distribution de croix d'honneur.--Le chevalier en veste ronde.--Napoléon se plaint d'être mal logé au Tuileries.--Mauvaise humeur.--La robe de madame de La Valette _et le coup de pied_.--Le musée vu aux lumières.--Passage périlleux.--Napoléon devant la statue d'Alexandre.--Grandeur et petitesse.--Un mot de la princesse Dolgorouki--L'empereur à Boulogne et l'impératrice à Aix-la-Chapelle.--L'impératrice manque à l'étiquette, et est reprise par son grand-écuyer.--La route sur la carte.--Les femmes et les dragons.--M. Jacoby et sa maison.--Le journal indiscret.--Inquiétude de Joséphine.--La malaquite et la femme du maire de Reims.--Silence imposé aux journaux.--Ennui.--La troupe et les pièces de Picard.--Répertoire fatigant.--La diligence et la rue Saint-Denis.--Excursion à pied.--Désespoir du chevalier de l'étiquette.--Retour embarrassant.--Les robes de cour et les haillons.--Maison et cercle de l'impératrice.--Les caricatures allemandes.--Madame de Sémonville--Madame de Spare.--Madame Macdonald.--Confiance de l'impératrice.--Son caractère est celui d'un enfant.--Son esprit;--son instruction;--Ses manières.--Le canevas de société.--_Un quart d'heure d'esprit par jour_.--Candeur et défiance de soi-même.--Douceur et bonté.--Indiscrétion.--Réserve de l'empereur avec l'impératrice.--Dissimulation de l'empereur.--Superstition de l'empereur.--Prédiction faite à Joséphine.--_Plus que reine, sans être reine_.--Les cachots de la terreur et le trône impérial.--M. de Talleyrand.--Motif de sa haine contre Joséphine.--Le dîner chez Barras.--Le courtisan en défaut.--M. de Talleyrand poussant au divorce.--La princesse Willelmine de Bade.--Fausse sécurité de l'impératrice.--Les deux étoiles.--Madame de Staël et M. de Narbonne.--Correspondance interceptée.--L'espion et le ministre de la police.--L'habit d'arlequin.--Napoléon arlequin.--Courage par lettres, et flagornerie à la cour.--Indifférence de l'empereur au sujet de l'attachement de ceux qui l'entouraient.--Le thermomètre des amitiés de cour.--Politesse et envie.--Profondes révérences et profonde insipidité.--Orage excité par les atténuons de Joséphine.--Cérémonie dans l'église d'Aix.--Éloquence du général Lorges.--_La vertu sur le trône et la beauté à côté_.--Mouvement causé par la prochaine arrivée de l'empereur.--L'empereur savait-il se faire aimer?--Arrivée de l'empereur.--Chagrins.--Espionnage.--Lejeune général et le vieux militaire.--La causeuse et l'impératrice.--Faux rapports.--Jalousie de l'empereur.--Joséphine justifiée.--Les enfans et les conquérans.--Napoléon tout occupé de l'étiquette.--Pourquoi le respect est-il marqué par des attitudes gênantes?--Grande réception des autorités constituées.--Admiration des bonnes gens.--_Prétendu_ charlatanisme de l'empereur.--Lui aussi y aurait appris sa leçon.--Les dames d'honneur _au catéchisme_.--L'empereur parlant des arts et de l'amour.--L'empereur avait-il de l'esprit?--Adulation des prêtres.--Les grandes reliques.--_Le tour_ du reliquaire, exécuté par Joséphine et par le clergé.--Méditation sur les prêtres courtisans.--M. de Pradt, premier aumônier de l'empereur.--Récompense accordée sans discernement.--Alexandre et le boisseau de millet.--Talma.--M. de Pradt _croyait-il en Dieu_?--Le wist de l'empereur.--Le duc d'Aremberg; le joueur aveugle.--L'auteur fait la partie de l'empereur, sans savoir le jeu.--Un axiôme du grand Corneille.--Disgrâce de M. de Sémonville,--Il ne peut obtenir une audience.--Propos indiscret _attribué_ à M. de Talleyrand.--Les deux diplomates aux prises; assaut de finesse.--_L'annulation_ au sénat.--M. de Montholon.--Madame la duchesse de Montebello.--Indiscrétion de l'empereur.--Observation digne et spirituelle de la maréchale.--Boutade de Napoléon contre les femmes.--Les mousselines anglaises.--_La première amoureuse_ de l'empereur.--L'empereur plus que sérieusement jugé.--L'empereur représenté comme insolent, dédaigneux vulgaire.--Observation de Constant sur ce jugement.--Les manières de Murat opposées à celles de l'empereur.--L'empereur orgueilleux et méprisant l'espèce humaine. VERS la fin de novembre, l'empereur partit de Boulogne pour faire une tournée en Belgique, et rejoindre l'impératrice, qui s'était rendue de son côté à Aix-la-Chapelle. Partout sur son passage il fut accueilli non-seulement avec les honneurs réservés aux têtes couronnées, mais encore avec des acclamations qui s'adressaient plutôt à sa personne qu'à sa puissance. Je ne dirai rien de tant de fêtes qui lui furent données durant ce voyage, ni de tout ce qui s'y passa de remarquable. Ces détails se trouvent partout, et je ne veux parler que de ce qui m'est personnel, ou du moins de ce qui n'est pas connu de tous et de chacun. Qu'il me suffise donc de dire que nous traversâmes comme en triomphe Arras, Valenciennes, Mons, Bruxelles, etc. À la porte de chaque ville, le conseil municipal présentait à Sa Majesté le vin d'honneur et les clefs de la place. On s'arrêta quelques jours à Lacken, et, n'étant qu'à cinq lieues d'Alost, petite ville où j'avais des parens, je demandai à l'empereur la permission de le quitter pour vingt-quatre heures; ce qu'il m'accorda, quoique avec peine. Alost, comme le reste de la Belgique, à cette époque, professait le plus grand attachement pour l'empereur. À peine si j'eus un moment à moi. J'étais descendu chez un de mes amis, M. D..., dont la famille avait long-temps été dans les hautes fonctions du gouvernement Belge. Là je crois que toute la ville vint me rendre visite; mais je n'eus pas la vanité de m'attribuer tout l'honneur de cet empressement. On voulait connaître jusque dans les plus petits détails tout ce qui se rapportait au grand homme près duquel j'étais placé. Je fus par cette raison extraordinairement fêté, et mes vingt-quatre heures passèrent trop vite. À mon retour Sa Majesté daigna me faire mille questions sur la ville d'Alost, et sur les habitans, sur ce qu'on y pensait de son gouvernement et de sa personne. Je pus lui répondre, sans flatterie, qu'il y était adoré. Il parut content, et me parla avec bonté de ma famille et de mes petits intérêts. Nous partîmes le lendemain de Lacken, et nous passâmes par Alost. Si la veille j'avais pu prévoir cela, je serais peut-être resté quelques heures de plus. Cependant l'empereur avait eu tant de peine à m'accorder un seul jour, que je n'aurais probablement pas osé en perdre davantage, quand même j'aurais su que la maison devait passer par cette ville. L'empereur aimait Lacken; il y fit faire des réparations et des embellissemens considérables; et ce palais devint par ses soins un charmant séjour. Ce voyage de Leurs Majestés dura près de trois mois. Nous ne fûmes de retour à Paris, ou plutôt à Saint-Cloud, qu'en octobre. L'empereur avait reçu à Cologne et à Coblentz la visite de plusieurs princes et princesses d'Allemagne; mais, comme je ne pus savoir que par ouï-dire ce qui se passa dans ces entrevues, j'avais résolu de n'en pas parler, lorsqu'il me tomba dans les mains un manuscrit dans lequel l'auteur est entré dans tous les détails que je n'étais point à même de connaître. Voici comment je me suis trouvé possesseur de ce curieux journal. Il paraît qu'une des dames de S. M. l'impératrice Joséphine tenait note, jour par jour, de ce qui se passait d'intéressant dans l'intérieur du palais et de la famille impériale. Ces souvenirs, parmi lesquels il se trouvait beaucoup de portraits qui n'étaient pas flattés, furent mis sous les yeux de l'empereur, probablement, comme on le soupçonna dans le temps, par l'indiscrétion et l'infidélité d'une femme de chambre. Leurs Majestés étaient fort durement, et, selon moi, fort injustement traitées dans les mémoires de madame***. Aussi l'empereur entra-t-il dans une violente colère, et madame*** reçut son congé. Le jour où Sa Majesté lut ces manuscrits dans sa chambre à coucher de Saint-Cloud, son secrétaire, qui avait coutume d'emporter tous les papiers dans le cabinet de Sa Majesté, oublia sans doute un cahier assez mince, que je trouvai par terre, près de la baignoire de l'empereur. Ce cahier n'était autre chose que _la relation du Voyage de l'impératrice à Aix-la-Chapelle_, relation qui faisait apparemment partie des mémoires de madame***. Comme nous étions au moment de partir pour Paris, et que d'ailleurs des papiers négligemment oubliés et non réclamés ne me semblèrent pas devoir être d'une grande importance, je les jetai dans le haut de l'armoire d'un cabinet, laquelle ne s'ouvrait qu'assez rarement, et je ne m'en occupai plus. Personne, à ce qu'il paraît, n'y pensa plus que moi; car ce ne fut que deux ans après, que cherchant dans tous les recoins de la chambre à coucher je ne sais quel objet qui se trouvait égaré, mes yeux tombèrent sur le manuscrit tout poudreux de madame***. La pensée de l'empereur était alors bien loin d'être occupée d'une petite tracasserie de 1805, et je ne m'avisai pas d'aller lui rappeler des souvenirs désagréables. Mais, comme je trouvai dans cette relation des détails piquans sur le retour de Leurs Majestés d'Aix-la-Chapelle, je ne crus pas me rendre coupable d'une grande indiscrétion en emportant chez moi le manuscrit, et j'espère qu'on ne me saura pas mauvais gré de le trouver joint à mes mémoires. Toutefois je proteste ici d'avance contre toute interprétation qui tendrait à me rendre solidairement responsable des opinions de madame***. Elle était du nombre de ces personnes qui, appartenant à l'ancien régime, soit par elles-mêmes, soit par leurs liens de famille, avaient cru pouvoir accepter ou même solliciter les charges de la maison de l'empereur, sans renoncer à leurs préventions et à leur haine contre lui. Cette haine a porté plus d'une fois l'auteur du _Voyage_ à une exagération injuste sur tout ce qui se rapporte à Leurs Majestés, et j'ai répondu dans quelques notes à ce qui m'a paru inexact dans ses jugemens. Quant à ce qui concerne les princes allemands, et divers autres personnages, madame*** me fait l'effet d'avoir été spirituellement véridique, quoique un peu trop railleuse. JOURNAL DU VOYAGE À MAYENCE PREMIÈRE PARTIE. Paris, 1er juillet 1804. J'ai prêté mon serment aujourd'hui à Saint-Cloud, comme dame du palais de l'impératrice, en même temps que M. d'Aubusson comme chambellan. Madame de La Rochefoucault seule assistait à cette cérémonie, qui s'est passée dans le salon bleu, d'une manière assez gaie. Joséphine y a mis beaucoup de grâce; elle avait rencontré autrefois dans le monde M. d'Aubusson; il lui a paru très-plaisant de renouveler connaissance avec lui, en recevant son serment comme impératrice. Elle parle de son élévation très-franchement, très-convenablement. Elle nous a dit avec une naïveté tout-à-fait aimable qu'elle était très-malheureuse de rester assise, lorsque des femmes qui naguère étaient ses égales ou même ses supérieures, entraient chez elle; qu'on exigeait d'elle de se conformer à cette étiquette, mais que cela lui était impossible. Madame de La Rochefoucault, qui s'est fait prier long-temps pour accepter la place de dame d'honneur, et qui ne l'a fait que par l'attachement qu'elle a pour Joséphine, se donne une peine infinie pour faire arriver à cette cour tout le faubourg Saint-Germain. C'est elle qui a déterminé M. d'Aubusson. Il avait désiré prendre du service comme colonel; il a été un peu surpris de recevoir, au lieu d'un régiment, une nomination de chambellan. La formation des maisons de l'empereur et de l'impératrice occupe tout Paris; chaque jour on apprend le nom de quelque famille de l'ancienne cour, qui va faire partie de celle-ci. C'est une chose assez curieuse que l'embarras avec lequel on aborde les personnes de sa connaissance: incertain si elles ont reçu des nominations, on ne veut pas se vanter de la sienne; mais apprend-on la leur, on en est enchanté; c'est une arme de plus pour le faisceau qu'on voudrait former, en opposition aux mauvaises plaisanteries du faubourg Saint-Germain. 8 juillet 1804. Madame de La Rochefoucault m'a conté ce matin une aventure assez plaisante. Elle venait de faire une visite à madame de Balby. Celle-ci, enchantée de trouver l'occasion de lancer une pierre dans son jardin, lui a dit: «Madame de Bouilley sort d'ici; je lui ai dit qu'on la désignait dans le monde comme dame du palais; mais elle s'en est défendue de manière à me prouver qu'on avait tort.» Madame de La Rochefoucault avait précisément sur elle la lettre dans laquelle madame de Bouilley demande cette place: elle a répondu: «Je ne sais pourquoi madame de Bouilley s'en défend, car voilà sa demande et sa nomination.» 14 juillet 1804. Quelle journée fatigante! Nous nous sommes réunies au château, à onze heures, pour accompagner l'impératrice à l'église des Invalides, pour assister à la distribution des décorations de la Légion-d'Honneur. Placées dans une tribune, en face du trône de l'empereur, nous l'avons vu recevoir dix-neuf cents chevaliers. Cette cérémonie a été suspendue un instant par l'arrivée d'un homme du peuple, vêtu d'une simple veste, qui s'est présenté sur les degrés du trône. Napoléon étonné s'est arrêté: on a questionné cet homme, qui a montré son brevet, et il a reçu l'accolade et sa décoration. Le cortége a suivi, au retour, le même chemin, en traversant la grande allée des Tuileries. C'est la première fois que Bonaparte passe en voiture dans le jardin. Rentré dans les appartemens de l'impératrice, il s'est approché de la fenêtre; quelques enfans qui étaient sur la terrasse, l'ayant aperçu, ont crié: _Vive l'empereur!_ Il s'est retiré avec un mouvement d'humeur très-marqué, en disant: «Je suis le souverain le plus mal logé de l'Europe; on n'a jamais imaginé de laisser approcher le public aussi près de son palais.» J'avoue que si j'étais arrivé aux Tuileries comme Napoléon, j'aurais cru plus convenable de ne pas paraître m'y trouver mal logé. Je ne sais si c'est ce petit mouvement d'humeur qui s'est prolongé; mais, en passant dans le cercle que nous formions, il s'est approché de madame de La Vallette, et en donnant un coup de pied[16] dans le bas de sa robe, «Fi donc! a-t-il dit, madame, quelle robe! quelle garniture! Cela est du plus mauvais goût!» Madame de La Vallette a paru un peu déconcertée. Le soir, nous sommes montées au balcon du pavillon du milieu, pour entendre le concert qui se donnait dans le jardin. Après quelques instans, l'empereur a eu la fantaisie de voir les statues du Louvre aux lumières. M. Denon, qui était là, a reçu ses ordres; les valets de pied portaient des flambeaux; nous avons traversé la grande galerie, et nous sommes descendus dans les salles des antiques. En les parcourant, Napoléon s'est arrêté long-temps devant un buste d'Alexandre; il a mis une sorte d'affectation à nous faire remarquer que nécessairement cette tête était mauvaise, qu'elle était trop grosse, Alexandre étant beaucoup plus petit que lui. Il a essentiellement appuyé sur ces mots: _beaucoup plus petit_. J'étais un peu éloignée, mais je l'avais entendu; m'étant rapprochée, il a répété absolument la phrase: il avait l'air charmé de nous apprendre qu'il était plus grand qu'Alexandre. Ah! qu'il m'a paru petit dans cet instant! Le 15 juillet 1804. J'étais ce soir dans une maison où est arrivée la princesse Dolgorouki, en sortant du cercle des Tuileries. On lui a demandé ce qu'elle en pensait: «C'est bien une grande puissance, a-t-elle répondu, mais ce n'est pas là une cour.» Paris, le juillet 1804. L'empereur part demain pour aller visiter les bateaux plats à Boulogne, et l'impératrice pour Aix-la-Chapelle, où elle prendra les eaux. Je dois l'accompagner. Reims, le juillet 1804. Ce matin, avant de partir de Saint-Cloud, l'impératrice a traversé deux salles, pour donner un ordre à une personne assez subalterne de sa maison. M. d'Harville, son grand écuyer, est arrivé tout effaré, pour lui représenter très-respectueusement que Sa Majesté compromettait tout-à-fait la dignité du trône, et qu'elle devait faire passer ses ordres par sa bouche. «Eh! monsieur, lui a dit gaîment Joséphine, cette étiquette est parfaite pour les princesses nées sur le trône, et habituées à la gêne qu'il impose; mais moi, qui ai eu le bonheur de vivre pendant tant d'années en simple particulière, trouvez bon que je donne quelquefois mes ordres sans interprète.» Le grand écuyer s'est incliné, et nous sommes parties. Sedan, le 30 juillet 1804. J'ai trouvé ce matin Joséphine très-occupée à lire une grande feuille manuscrite, et je n'ai pas été peu surprise de voir qu'elle apprenait sa leçon. Lorsqu'elle voyage, tout est fixé, prévu d'avance. On sait que dans tel endroit elle doit être haranguée par telle ou telle autorité; à celle-ci elle doit répondre de telle manière; à celle-là de telle autre. Tout est réglé, jusqu'aux présens qu'elle doit faire. Mais il arrive quelquefois qu'elle manque de mémoire; et alors, si sa réponse n'est pas aussi convenable que celle préparée, elle est toujours au moins faite avec tant d'obligeance et de bonté qu'on en est toujours content. Liége, le 1er août 1804. Je craignais que nous n'arrivassions jamais ici. L'empereur, sans s'informer si une route projetée à travers la forêt des Ardennes, était exécutée, a tracé la nôtre sur la carte; on a disposé les relais d'après ses ordres, et nous nous sommes trouvés vingt fois au moment d'avoir nos voitures brisées. Dans plusieurs endroits on les a soutenues avec des cordes. On n'a jamais imaginé de faire voyager des femmes comme des officiers de dragons. Aix-la-Chapelle, le 7 août 1804. L'impératrice est descendue ici dans la maison d'un M. de Jacoby, achetée dernièrement par l'empereur. On avait parlé de cette maison comme d'une habitation fort agréable; nous avons été surprises en trouvant une misérable petite maison. Le préfet voulait que Joséphine vînt de suite s'établir à la préfecture; mais telle est sa parfaite soumission aux volontés de Bonaparte qu'elle n'a pas voulu le faire sans ses ordres. Il tient beaucoup à favoriser les habitans des départemens réunis, désirant les attacher à la France. C'est par ce motif qu'il a acheté la maison de M. de Jacoby, et qu'il l'a payée quatre fois sa valeur. Aix-la-Chapelle, août 1804. Ce matin, en lisant le journal le _Publiciste_, Joséphine a été surprise assez désagréablement en voyant, dans le récit de son voyage, qu'on a recueilli et imprimé ses adieux à la femme du maire de Reims, chez lequel elle avait logé en passant dans cette ville. Il arrive souvent qu'on dit avec négligence une chose qui n'a pas le sens commun sans s'en apercevoir; mais retrouve-t-on cette même phrase imprimée, alors la réflexion la fait apprécier tout ce qu'elle vaut. J'avoue qu'il n'en est pas besoin pour juger celle-ci. En partant de Reims, l'impératrice a remis à la femme du maire un médaillon de malaquite, entouré de diamans, et lui a dit en l'embrassant: _C'est la couleur de l'espérance_. Le fait est que l'espérance n'avait pas la moindre chose à faire là; c'est une bêtise. J'y étais; je l'ai entendue et remarquée: mais je me suis bien gardée de m'en souvenir ce matin. Joséphine était désolée; elle assurait, de la meilleure foi du monde, n'avoir pas dit un mot de cela: il eût été cruel de la contredire. Le secrétaire des commandemens lui proposait de faire démentir cette phrase dans le journal; elle y a pensé un moment; mais soit que la mémoire lui revînt dans cet instant, soit qu'elle ait craint de faire une chose qui fût désapprouvée par Bonaparte, elle s'est bornée à lui écrire qu'elle n'a point dit cette bêtise; que son premier mouvement avait été de la faire démentir, mais qu'elle n'avait rien voulu faire sans ses ordres. On a fait partir un courier pour Boulogne.[17] Aix-la-Chapelle, 11 août 1804 Notre vie ici est ennuyeuse et monotone. À l'exception d'une promenade que nous faisons chaque jour en calèche, dans les environs de la ville, le reste de la journée ressemble toujours parfaitement à la veille. La troupe de Picard est venue ici, et y restera aussi long-temps que l'impératrice. Chaque soir, nous allons bâiller au théâtre; on ne peut imaginer combien le répertoire de Picard est fatigant à la longue. Certainement on y trouve de l'esprit, quelques scènes d'un très-bon comique; mais les sujets étant toujours choisis dans la plus basse bourgeoisie, on ne sort jamais de la diligence ou de la rue Saint-Denis. On peut s'amuser un jour de la nouveauté de ce ton; mais bientôt on est fatigué de se trouver toujours si loin de chez soi. Le 11 août 1804. N'étant pas allée au théâtre ce soir, et quelqu'un ayant parlé d'un plan de Paris en relief, l'impératrice a désiré le voir. La soirée étant très-belle, pourquoi, a-t-elle dit, ne pourrions-nous pas y aller à pied? C'était une nouveauté; on s'est empressé de partir. M. d'Harville, qui est toujours le chevalier de l'étiquette, était au désespoir. Il a voulu hasarder son opinion, mais nous étions déjà bien loin. Le fait est qu'il avait bien raison, et la suite de cette gaîté l'a prouvé. Les rues étant très-désertes le soir, nous n'avons rencontré presque personne en allant; mais pendant que nous examinions ce plan, voilà le bruit de notre promenade nocturne qui se répand; et quand nous sortons, toutes les chandelles étaient sur les fenêtres, et toute la populace sur notre passage. Nous devions former un cortége assez plaisant; ces messieurs, le chapeau sous le bras, l'épée au côté, nous donnaient la main, et nous aidaient à traverser la foule qui se pressait autour de nous, et dont les haillons formaient un contraste assez bizarre avec nos plumes, nos diamans et nos longues robes. Enfin nous avons atteint l'hôtel de la préfecture; l'impératrice a senti alors qu'elle avait fait une étourderie; elle en est convenue franchement. Le 13 août 1804. On a dit ce soir que l'empereur arriverait bientôt ici: cela donnera un peu de mouvement et de variété à notre cercle habituel, qui est d'une parfaite monotonie. Il se compose de madame de La Rochefoucault, femme d'un esprit très-agréable; de quatre dames du palais, du grand écuyer, deux chambellans, l'écuyer cavalcadour; M. Deschamps, secrétaire des commandemens; le préfet, sa famille; deux ou trois généraux qui ont épousé des femmes allemandes, véritables caricatures. J'ajoute une femme fort aimable, madame de Sémonville, femme de l'ambassadeur de France en Hollande; elle était par son premier mariage madame de Montholon. Elle a eu deux fils et deux filles: l'une, madame de Spare; l'autre, qui avait épousé le général Joubert, et, en second, le général Macdonald. Cette jeune et aimable femme est mourante; elle est venue ici pour prendre les eaux; sa mère, madame de Sémonville, l'a accompagnée pour lui donner ses soins. Je crains qu'ils ne soient infructueux. Nous jouissons donc bien peu de la société de madame de Sémonville, qui ne quitte presque pas sa fille. Aix-la-Chapelle, le 14 août 1804. Je suis restée ce matin assez long-temps seule avec Joséphine; elle m'a parlé avec une confiance dont je serais très-flattée, si je ne m'apercevais chaque jour que cet abandon lui est naturel et nécessaire. Le jugement que je porte de son caractère est peut-être prématuré, puisque je la connais depuis bien peu de temps; cependant je ne crois pas me tromper. Elle est tout-à-fait comme un enfant de dix ans. Elle en a la bonté, la légèreté; elle s'affecte vivement; pleure et se console dans un instant. On pourrait dire de son esprit ce que Molière disait de la probité d'un homme, «qu'il en avait justement assez pour n'être point pendu.» Elle en a précisément ce qu'il en faut pour n'être pas une bête. Ignorante, comme le sont en général toutes les créoles, elle n'a rien ou presque rien appris que par la conversation; mais ayant passé sa vie dans la bonne compagnie, elle y a pris de très-bonnes manières, de la grâce, et ce jargon qui, dans le monde, tient lieu quelquefois d'esprit. Les événemens de la société sont un canevas qu'elle brode, qu'elle arrange, qui fournit à sa conversation. Elle a bien un quart heure d'esprit par jour. Ce que je trouve charmant en elle, c'est cette défiance d'elle-même, qui, dans sa position, est un grand mérite. Si elle trouve de l'esprit, du jugement à quelques-unes des personnes qui l'entourent, elle les consulte avec une candeur, une naïveté tout-à-fait aimables. Son caractère est d'une douceur, d'une égalité parfaites: il est impossible de ne pas l'aimer. Je crains que ce besoin d'ouvrir son cÅ“ur, de communiquer toutes ses idées, tout ce qui se passe entre elle et l'empereur, ne lui ôte beaucoup de sa confiance. Elle se plaint de ne point la posséder; elle me disait ce matin que jamais, dans toutes les années qu'elle a passées avec lui, elle ne lui a vu un seul moment d'abandon; que si, dans quelques instans, il montre un peu de confiance, c'est seulement pour exciter celle de la personne à qui il parle; mais que jamais il ne montre sa pensée tout entière. Elle dit qu'il est très-superstitieux; qu'un jour, étant à l'armée d'Italie, il brisa dans sa poche la glace qui était sur son portrait, et qu'il fut au désespoir, persuadé que c'était un avertissement qu'elle était morte; il n'eut pas de repos avant le retour du courrier qu'il fit partir pour s'en assurer[18]. Cette conversation a amené Joséphine à me parler de la singulière prédiction qui lui fut faite au moment de son départ de la Martinique. Une espèce de bohémienne lui dit: «Vous allez en France pour vous marier; votre mariage ne sera point heureux; votre mari mourra d'une manière tragique; vous-même, à cette époque, vous courrez de grands dangers; mais vous en sortirez triomphante; vous êtes destinée au sort le plus glorieux, et, sans être reine, vous serez plus que reine.» Elle a ajouté qu'étant fort jeune alors, elle fit peu d'attention à cette prédiction; qu'elle ne s'en souvint qu'au moment où M. de Beauharnais fut guillotiné; qu'elle en parla alors à plusieurs des dames qui étaient enfermées avec elle, dans le temps de la terreur; mais qu'à présent, elle la voit accomplie dans tous ses points. C'est un hasard assez singulier que le rapport qui se trouve entre cette prédiction et sa destinée. Le 15 août. Joséphine a continué ce matin à la promenade la conversation commencée hier avec moi. J'étais seule dans sa voiture; elle m'a parlé de M. de Talleyrand; elle prétend qu'il la hait, et sans autres motifs que les torts qu'il a eus avec elle. Hélas! il est trop vrai que quiconque a offensé ne pardonne pas. Ces mots sont gravés en gros caractères dans l'histoire du cÅ“ur humain. L'offensé peut perdre le souvenir, mais la conscience ne manque jamais de mémoire. Pendant le séjour de Bonaparte en Égypte, dans un temps où on le regardait comme perdu, M. de Talleyrand, toujours aux pieds du pouvoir, fut, dans plusieurs circonstances, très-poli pour madame Bonaparte. Un jour, particulièrement, il dînait avec elle chez Barras; madame Tallien s'y trouvait: on prétend que cette femme, célèbre par sa beauté, exerçait alors un grand empire sur Barras. M. de Talleyrand, placé près d'elle et de madame Bonaparte, mit tant de grâce dans les soins dont il entoura madame Tallien, et si peu de politesse envers madame Bonaparte, que celle-ci, qui le connaissait pour être la perfection des courtisans, jugea qu'il fallait que le général Bonaparte fût mort, pour qu'il la traitât si mal; car s'il avait eu la pensée qu'il pût jamais revenir en France, il eût craint qu'il ne vengeât à son retour le peu d'égards qu'il aurait eus pour sa femme en son absence. Cette idée, en se mêlant à l'amour-propre blessé, lui fit quitter la table en pleurant. M. de Talleyrand, qui n'a pas oublié cette circonstance, et qui craint que Joséphine n'ait un jour le désir et le pouvoir de s'en venger, a fait tout ce qui a dépendu de lui, dans les trois derniers mois qui viennent de s'écouler, avant la création de l'empire, pour engager Napoléon à divorcer, pour épouser la princesse Willelmine de Bade; il a fait valoir, avec toute l'adresse de son esprit, l'appui qu'il trouverait dans les cours de Russie et de Bavière, dont il deviendrait l'allié par ce mariage; le besoin de consolider son empire par l'espérance d'avoir des enfans. L'empereur a un peu balancé; mais enfin il a résisté, et Joséphine n'a plus d'inquiétude à cet égard.[19] Quoiqu'avec peu d'esprit, elle ne manque pas d'une certaine adresse; elle a su profiter de la faiblesse superstitieuse de l'empereur, et elle lui dit quelquefois: _On parle de ton étoile, mais c'est la mienne qui influe sur la tienne; c'est à moi qu'il a été prédit une haute destinée._ Cette idée a contribué peut-être plus qu'on ne pense à faire échouer les projets de M. de Talleyrand, et à resserrer les liens qu'il voulait rompre[20]. Joséphine vient de me conter une anecdote assez piquante. Madame de Staël écrivait dernièrement au comte Louis de Narbonne. Envoyant sa lettre par un homme qu'elle croyait sûr, elle n'a rien déguisé de sa pensée; elle s'est particulièrement égayée sur le compte des personnes qui ont accepté des places à la cour depuis la création de l'empire. Elle ajoutait qu'elle espérait qu'elle n'aurait jamais le chagrin, en lisant le journal, de voir son nom côte à côte des leurs. L'homme qui était chargé de cette lettre l'a portée à Fouché. Celui-ci (après avoir payé cette scélératesse) l'a lue, copiée, et l'ayant refermée avec soin, il a dit à l'homme: «Remplissez votre commission; ayez la réponse de M. de Narbonne, et vous me l'apporterez:» ce qu'il n'a pas manqué de faire. Le comte a répondu sur le même ton. On dit que nous ne sommes pas ménagés dans cette réponse. Je lui pardonne de tout mon cÅ“ur; je suis moi-même toujours tentée de rire de l'ensemble bizarre que nous formons. C'est un véritable habit d'arlequin que cette cour; mais si l'habit a toutes les bigarrures requises, arlequin n'a pas du tout les grâces de son état[21]; sa gaucherie contraste singulièrement avec les grands seigneurs dont il s'est entouré. Je suis fâchée qu'on puisse opposer aux plaisanteries du comte son assiduité aux cercles de Cambacérès et de tous les ministres. Joséphine prétend que cette lettre dont Napoléon se souvient à chaque révérence de M. de Narbonne (il en fait beaucoup), leur ôtera toute leur grâce et qu'il n'obtiendra jamais rien[22]. Le 16 août. Je m'aperçois, au redoublement de politesse des personnes qui entourent l'impératrice, de ce que je perds chaque jour dans leur affection. C'est ainsi qu'à la cour on doit mesurer le degré d'attachement qu'on inspire. Depuis quelques jours, je m'étonnais d'être devenue l'objet de l'attention générale; je ne savais en vérité à quoi l'attribuer, et dans mon innocence j'allais peut-être m'en faire les honneurs. Qui sait jusqu'où l'amour-propre pouvait m'abuser? M. de----, le plus doucereux, le plus insipide de tous les courtisans passés, présens et à venir, s'est chargé d'éclairer mon inexpérience; il est arrivé ce matin chez moi, dix fois plus révérencieux qu'à l'ordinaire. Il m'a dit que tout le monde avait remarqué les bontés de Joséphine pour moi, nos longues conversations ensemble, l'attention avec laquelle elle m'offre chaque jour à déjeuner des plats qui se trouvent devant elle; que, quant à lui, il avait été particulièrement heureux en remarquant ces distinctions; mais qu'elles sont devenues un sujet de jalousie pour beaucoup de personnes. J'ai ri de l'importance qu'il attachait à tout cela, et je me suis promis _in petto_ de ne plus mettre sur le compte de mon mérite les égards que je ne dois qu'à la fantaisie de la souveraine. Le 16 août. Nous avons eu aujourd'hui une grande cérémonie à l'église, pour la distribution de plusieurs décorations de la Légion-d'Honneur. Elles avaient été envoyées au général Lorges, qui a désiré que Joséphine les donnât elle-même. Le clergé est venu la recevoir à la porte de l'église. Un trône était préparé pour elle dans le chÅ“ur, tout cela avait un air assez solennel; le général Lorges a fait un discours, mais il est plus brave qu'éloquent; il sait mieux se battre que parler en public. Il nous a dit dans ce discours qu'il se trouvait heureux de voir la vertu sur le trône, et la beauté à côté. Si ce n'est pas sa phrase exacte, c'est au moins sa pensée. Nous pouvions toutes nous fâcher de ce compliment, puisqu'il accordait à l'une la vertu sans beauté, et aux autres la beauté sans vertu, mais nous en avons beaucoup ri en sortant. L'impératrice nous a dit qu'elle était fort contente d'avoir eu la vertu pour son lot, et demandé à laquelle de nous ou avait décerné celui de la beauté; l'amour-propre était là pour persuader à chacune qu'on avait voulu parler d'elle; mais poliment, on s'est fait mutuellement les honneurs de ce compliment. Aix-la-Chapelle, le 18 août 1804. Tout est en mouvement dans le palais; Bonaparte arrive demain. Il est extraordinaire que, dans une situation comme la sienne, on ne soit point aimé[23]. Cela doit être si facile quand on n'a besoin pour faire des heureux que de le vouloir. Mais il paraît qu'il n'a pas souvent cette volonté; car depuis le valet de pied jusqu'au premier officier de la couronne, chacun éprouve une sorte de terreur à son approche. La cour va devenir très-brillante; les ambassadeurs n'ayant pas été accrédités de nouveau depuis la métamorphose du consul en empereur, arrivent tous pour présenter leurs lettres. On passera encore quelques jours ici. On ira à Cologne, à Coblentz; on restera quelques jours dans chacune de ces villes, et de là à Mayence, où tous les princes qui doivent former la confédération du Rhin se réuniront. Le 19 août 1804. Il est arrivé, et avec lui l'espionnage; les chagrins, qui forment ordinairement son cortége, ont déjà banni toute la gaité de notre petit cercle. Son retour nous a appris que parmi douze personnes qui ont été nommées pour accompagner Joséphine ici, il y en a une qui était chargée du rôle d'espion. Napoléon savait, en arrivant, que tel jour nous avions fait une promenade, que tel autre jour nous avions été déjeuner avec madame de Sémonville, dans un bois aux environs d'Aix-la-Chapelle. Le délateur (que nous connaissons) a cru donner plus de mérite à son récit en mettant sur le compte du général Lorges, qui est jeune et d'une tournure fort agréable, la faute d'un pauvre vieux militaire qui, probablement, ayant été plus long-temps soldat qu'officier, ignorait qu'on ne dût pas s'asseoir devant l'impératrice, sur le même divan. Joséphine était trop bonne pour lui apprendre qu'il faisait une chose inconvenante; elle eût craint de l'humilier; cette preuve de son bon cÅ“ur a été transformée en une condescendance coupable en faveur d'un jeune homme pour lequel elle devait avoir beaucoup d'indulgence et de bontés, puisqu'il se mettait si parfaitement à son aise avec elle. C'était là la conséquence qu'on voulait que l'empereur en tirât. Heureusement, cette circonstance si peu faite pour être remarquée, l'avait été, et il n'a pas été difficile à Joséphine de prouver quel était le coupable; son âge, son peu d'usage, ont effacé tout le noir avec lequel on avait peint cette action. Comment ne pas s'étonner[24] qu'un homme qui a passé sa vie dans les camps, qui a été nouri, élevé par la république, puisse attacher cette importance à des minuties! Ah! sans doute l'amour du pouvoir est naturel à l'homme; un enfant fait, pour le jouet qu'il dispute à son camarade, ce que les souverains, dans un âge plus avancé, font pour les provinces qu'ils veulent s'arracher. Mais qu'il y a loin de ce noble orgueil qui veut dominer ses semblables, avec l'intention de les rendre heureux, à ce code d'étiquette qui fait dans cet instant la plus chère occupation de Napoléon! Je me demandais, ce soir, dans le salon, en voyant tous ces hommes debout, n'osant faire un pas hors du cercle qu'ils formaient, pourquoi les puissans de tous les temps, de tous les pays, ont attaché l'idée du respect à des attitudes gênantes. Je pense que le spectacle de tous ces hommes courbés sans cesse en leur présence, leur est doux, parce qu'il leur rappelle continuellement le pouvoir qu'ils ont sur eux. Le 20 août 1804. Ce matin, Napoléon a reçu toutes les autorités constituées de la ville. On est sorti de cette audience, confondu, étonné au dernier point. «Quel homme! (me disait le maire) quel prodige! quel génie universel! Comment ce département si éloigné de la capitale lui est-il mieux connu qu'il ne l'est de nous? Aucun détail ne lui échappe; il sait tout; il connaît tous les produits de notre industrie.» J'ai souri; j'étais bien tentée d'apprendre à ce brave homme, qui allait colportant son admiration dans toute la ville, qu'il devait en rabattre beaucoup; que cette parfaite connaissance que Napoléon leur a montrée, est un charlatanisme avec lequel il subjugue le vulgaire. Il a fait faire une statistique, parfaitement exacte, de la France et des départemens réunis. Lorsqu'il voyage, il prend les cahiers qui concernent les pays qu'il parcourt[25]; une heure avant l'audience il les apprend par cÅ“ur; il paraît, parle de tout, en homme dont la pensée embrasse tout le vaste pays qu'il gouverne, et laisse ces bonnes gens ravis en admiration. Une heure après, il ne sait plus un mot de ce qui a excité cette admiration. Le préfet, M. Méchin, est arrivé à cette audience avec une certaine assurance (qui lui est assez ordinaire), ne se doutant pas de l'interrogatoire qu'il allait subir. Napoléon, qui venait d'apprendre sa leçon, lui a fait plusieurs questions auxquelles il n'a su que répondre; il s'est troublé, embarrassé. «Monsieur, lui a dit l'empereur, quand on ne connaît pas mieux un département, on est indigne de l'administrer.» Et il l'a destitué. Tel est le résultat de l'audience d'aujourd'hui. Aix-la-Chapelle, le 21 août. Je suis souvent tentée d'apprendre à Napoléon, qui fait tant de questions sur les usages de l'ancienne cour, que la grâce et l'urbanité y régnaient; que les femmes osaient y converser avec les princes. Ici, nous ressemblons tout-à-fait à de petites filles qu'on va interroger au catéchisme. Napoléon trouverait très-mauvais qu'on osât lui adresser la parole[26]. Couché à moitié sur un divan, il fournit seul à la conversation; car personne ne lui répond que par un _oui_, ou un _non, sire_, prononcé bien timidement. Il parle assez ordinairement des arts, comme la musique, la peinture; souvent il prend l'amour[27] pour sujet de conversation, et Dieu sait comme il en parle. Il n'appartient point à une femme de juger un général; aussi, je ne m'aviserai pas de parler de ses faits militaires; mais l'esprit[28] de salon est de notre ressort, et pour celui-là, il est permis de dire qu'il n'en a pas du tout. Le 22 août 1804. Il faut que ce besoin d'aduler le pouvoir soit bien général, puisque des prêtres même n'en sont pas exempts. Ce matin on nous a fait voir ce qu'on appelle les grandes reliques: elles furent envoyées en présent à Charlemagne par l'impératrice Irène, et sont conservées, depuis ce temps, dans une armoire de fer pratiquée dans un mur. Cette armoire est ouverte tous les sept ans, pour montrer ces reliques au peuple. Cette circonstance attire une foule très-considérable de tous les pays voisins. Chaque fois qu'on replace les reliques dans l'armoire, on fait murer la porte, qui n'est ouverte que sept ans après, Joséphine a eu le désir de les voir, et quoique les sept années ne fussent pas révolues, le mur a été démoli. Parmi ces reliques, un petit coffre en vermeil attirait particulièrement l'attention. Les prêtres qui nous montraient ce trésor ont piqué notre curiosité en disant que la tradition la plus ancienne attachait un grand bonheur à la possibilité d'ouvrir ce coffre, mais que personne, jusqu'alors, n'avait pu y parvenir. Joséphine, dont la curiosité était vivement excitée, a pris ce coffre, qui presque aussitôt s'est ouvert dans ses doigts. On ne remarquait pas de traces extérieures de serrure, mais il faut qu'il y ait eu un secret pour ouvrir le ressort intérieur. Je suis persuadée que les prêtres qui nous montraient ces reliques connaissaient le secret, et qu'ils ont ménagé ce petit plaisir à l'impératrice. Quoi qu'il en soit, cette circonstance a été regardée comme _très-extraordinaire_; on l'a beaucoup fait valoir à Joséphine, qui tout en s'étant assez amusée de cette surprise, n'y a pas attaché plus d'importance que cela n'en méritait. Au reste la curiosité n'a pas été très-satisfaite, car on n'a trouvé dans cette boîte que quelques petits morceaux d'étoffe qu'on peut regarder comme des reliques si l'on veut, mais dont l'authenticité n'est nullement constatée. Je suis revenue chez moi attristée par cet emploi de ma matinée. Je n'aime pas à rencontrer des prêtres courtisans ou ambitieux; je ne puis même comprendre comment il peut y en avoir. Je trouve quelque chose de si noble, de si élevé dans leurs attributions, que mon imagination aime à les dégager de toutes nos faiblesses. Détachés de toutes les passions qui troublent et gouvernent l'humanité, placés comme intermédiaires entre l'homme et la divinité, ils sont chargés du doux emploi de consoler les malheureux, de leur montrer, à travers les orages de la vie, un port où enfin ils trouveront le repos. Le monde peut-il offrir une dignité qui puisse valoir ce privilége qui leur est réservé, de pénétrer dans l'asile du malheur, d'y adoucir les angoisses d'un mourant, en l'entourant encore d'espérance; d'enlever à la mort ce qu'elle a de plus effrayant, le néant! Non, un prêtre ne peut échanger ces belles attributions contre de l'argent, ou ce que le monde nomme des honneurs. Le 23 août 1804. En ouvrant mon journal, mes yeux se fixent sur la page d'hier; je ne puis m'empêcher de sourire en comparant ce que je disais de la simplicité, de là sainteté, de la dignité du sacerdoce, avec la conversation que j'ai entendue ce soir entre M. de Pradt, premier aumônier de l'empereur, et un général. Ils étaient tous deux parés de la même décoration, de la croix d'honneur. Je me suis demandé comment l'homme de Dieu, le ministre de paix, a-t-il mérité la même récompense que le guerrier chargé d'envoyer à la mort les ennemis de son pays. Leurs souverains devraient se rappeler cette leçon d'Alexandre, sur la distinction des récompenses: un homme dardait très-adroitement devant lui des grains de millet à travers une aiguille; il ordonna qu'il lui fût donné un boisseau de millet, voulant proportionner la récompense à l'utilité du talent. Cet art de récompenser avec discernement n'est pas très-commun aujourd'hui. Nous voyons Talma payé beaucoup plus cher qu'un général. Il a, tant du théâtre que de Bonaparte, plus de soixante mille francs. Je laisse le comédien, et je reviens à M. de Pradt. En écoutant ce soir sa conversation brillante, philosophique, je me suis rappelé la question piquante qui lui fut adressée par un homme de beaucoup d'esprit, qui se trouvait avec lui à un dîner de vingt-cinq personnes, et qui lui demanda: Monseigneur, croyez-vous en Dieu? Le 24 août. L'empereur fait assez ordinairement, tous les soirs, une partie de wist avec Joséphine, madame de La Rochefoucault; le quatrième est choisi parmi les personnes qui viennent au cercle. Ce soir, le duc d'Aremberg devait faire le quatrième; l'empereur trouvait assez piquant de jouer avec un aveugle. J'allais m'asseoir à l'ennuyeuse table de loto, lorsque le premier chambellan est venu me dire que Napoléon m'avait désignée pour son wist. J'ai répondu qu'il n'y avait qu'une difficulté, c'est que je n'y avais jamais joué. M. de Rémusat est allé rendre ma réponse, à laquelle l'empereur, qui ne connaît pas d'impossibilité, a dit: _C'est égal_. C'était un ordre; je m'y suis rendue. Madame de La Rochefoucault, dont j'occupais la place, m'a donné quelques conseils; et d'ailleurs, excepté le duc d'Aremberg, qui a la mémoire d'un aveugle, et auquel aucune des cartes qu'on nomme n'échappe, je jouais à peu près aussi bien que l'impératrice et l'empereur. La partie n'a pas été longue. Le duc d'Aremberg a ordinairement à côté de lui un homme qui arrange ses cartes; son jeu lui est désigné par une petite planche adaptée à la table; en passant la main sur cette planche, il connaît ses cartes, par les chevilles en relief qui sont placées par l'homme qu'il appelle son marqueur. Il joue fort bien et même étonnamment vite, si l'on pense à tout le travail nécessaire pour lui faire connaître ses cartes. Mais n'ayant pas osé se faire accompagner chez l'empereur par son marqueur, qui est une espèce de valet de chambre, c'est la duchesse d'Aremberg qui l'a remplacé, et son jeu en était fort retardé; aussi l'empereur, qui aime à jouer vite, et dont la curiosité était satisfaite, a laissé la partie après le premier rob. Le 25 août. Corneille avait raison quand il a dit: Qui peut tout ce qu'il veut, veut plus que ce qu'il doit. Ce vers renferme un axiôme moral d'une grande vérité. M. de Sémonville est une victime que la politique offre aujourd'hui en holocauste aux Hollandais. Cette action est d'une injustice révoltante; M. de Talleyrand a ordonné à M. de Sémonville je ne sais quelle mesure qui a déplu aux Hollandais. Bonaparte, qui les ménage, ne veut point avouer que son ambassadeur n'a agi que par les ordres de M. de Talleyrand, parce qu'alors il faudrait le sacrifier, et (quoiqu'il le déteste) comme il pense qu'il s'en servira plus utilement que de M. de Sémonville, il sacrifie celui-ci. On croira peut-être excuser cette action en nous disant que les idées de justice, considérées par rapport à un particulier, ne sont pas applicables aux souverains; je crois, au contraire, que leurs actions appartenant à la postérité qui les jugera, dépouillées du prestige qui nous éblouit, ils devraient toujours prendre pour guides la morale et la justice. Hier, à la réception des ambassadeurs, lorsque Bonaparte fut près de M. de Sémonville, il lui tourna le dos sans vouloir lui parler; et quand celui-ci demanda, pour toute grâce, à s'expliquer dans une audience, on la lui à refusée. On sait tout ce qu'il dirait; il est justifié d'avance; mais c'est précisément pourquoi on ne veut pas le recevoir. On ne peut lui dire: «Vous avez raison; M. de Talleyrand a tort, et cependant c'est vous qui paierez pour lui:» comme c'est ce que l'empereur a décidé dans sa suprême sagesse, il ne veut ni le voir ni l'entendre. Serait-il donc vrai que l'abus du pouvoir est toujours lié au pouvoir, comme l'effet à la cause? Aix-la-Chapelle, le 26 août. J'ai vu ce matin, M. de Sémonville: il m'a conté qu'hier M. de Talleyrand, en causant avec lui, avait voulu lui persuader adroitement qu'il devait donner l'ordre à La Haye de brûler tous ses papiers. «Prenez-y garde, a-t-il dit, l'empereur est un petit Néron[29]. * * * «Il enverra[30] peut-être saisir vos papiers, et cela peut être fort désagréable: madame de Spare, votre belle-fille, est à La Haye; écrivez-lui de tout brûler promptement; c'est plus essentiel que vous ne le pensez.» Ce conseil, donné avec le ton de l'amitié, de l'intérêt, aurait pu être suivi par un sot; mais M. de Talleyrand a affaire avec un homme aussi fin que lui. M. de Sémonville en a parfaitement senti le but, qui était de détruire toutes les pièces qui le justifient. Au lieu d'écrire à madame de Spare de brûler ses papiers, il vient de faire partir l'un de ses beaux-fils, M. de Montholon, pour aller les chercher. Jusqu'à son retour, il cessera de demander aucune audience à l'empereur. Il attendra qu'il soit muni de toutes les preuves; mais je doute fort qu'elles produisent aucun autre effet que celui de donner beaucoup d'humeur à Bonaparte, si toutefois il consent à les voir, ce que je ne crois pas[31]. * * * Ce soir, j'étais placée dans le salon, à côté de madame Lannes[32]. C'était la première fois que je la voyais: elle arrive de Portugal avec son mari, qui y était ambassadeur. Elle m'a paru charmante. L'empereur en se promenant dans le cercle, lui a dit avec ce ton si extraordinaire qu'il a envers toutes les femmes: «_On dit que vous étiez assez joliment avec le prince régent de Portugal._» Madame Lannes a répondu très-convenablement que le prince avait toujours traité son mari et elle avec beaucoup de bonté. Elle s'est retournée de mon côté en me disant: «Je ne sais quelle est la fatalité qui me place toujours sous les yeux de l'empereur dans les momens où il a de l'humeur; car je ne pense pas qu'il ait l'intention de me dire des choses désagréables, et cependant cela lui arrive très-souvent.» Cette pauvre femme avait presque les larmes aux yeux. Cette apostrophe si inconvenante est d'autant plus déplacée, qu'on fait généralement l'éloge de sa conduite; mais, ce soir, Napoléon était déchaîné contre toutes les femmes; il nous a dit: «que nous n'avions point de patriotisme, point d'esprit national; que nous devions rougir de porter des mousselines; que les dames anglaises nous donnent l'exemple, en ne portant que les marchandises de leur pays; que cet engoûment pour les mousselines anglaises est d'autant plus extraordinaire, que nous avons en France des linons-batistes qui peuvent les remplacer et qui font des robes beaucoup plus jolies; que, quant à lui, il aimerait toujours cette étoffe, préférablement à toute autre, parce que, dans sa jeunesse, sa première amoureuse en avait une robe.» À l'expression de première amoureuse, j'ai eu beaucoup de peine à ne pas rire, d'autant plus que mes yeux ont rencontré ceux de madame de La Rochefoucault, qui mourait d'envie d'en faire autant. Il est extraordinaire que Bonaparte ait des manières; aussi communes.[33] Lorsqu'il veut avoir de la dignité il est insolent et dédaigneux; et s'il a un moment de gaîté, il devient le plus vulgaire de tous les hommes. Son beau-frère Murat, né dans une classe fort au dessous de la sienne, qui n'avait reçu aucune éducation, s'est formé à l'école du monde, d'une manière étonnante. Il y a quelques années que je me trouvais à Dijon dans l'instant ou il vînt passer la revue d'un corps d'armée qu'on y avait réuni; je dînai avec lui chez le général Canclaux, qui commandait à Dijon; et alors, je trouvai qu'il avait tout-à-fait l'air d'un soldat habillé en officier. Je l'ai revu dernièrement, et j'ai été étonnée de lui voir des manières fort polies, et même assez agréables. Mais Napoléon est trop orgueilleux pour jamais rien acquérir en fait de manières; il à trop de respect pour lui-même pour s'aviser jamais de s'examiner, et trop de mépris pour l'espèce humaine pour penser un seul instant qu'on peut être mieux que lui. FIN DU PREMIER VOLUME. MÉMOIRES DE CONSTANT, PREMIER VALET DE CHAMBRE DE L'EMPEREUR, SUR LA VIE PRIVÉE DE NAPOLÉON, SA FAMILLE ET SA COUR. Depuis le départ du premier consul pour la campagne de Marengo, où je le suivis, jusqu'au départ de Fontainebleau, où je fus obligé de quitter l'empereur, je n'ai fait que deux absences, l'une de trois fois vingt-quatre heures, l'autre de sept ou huit jours. Hors ces congés fort courts, dont le dernier m'était nécessaire pour rétablir ma santé, je n'ai pas plus quitté l'empereur que son ombre. MÉMOIRES DE CONSTANT, _Introduction_. TOME SECOND. [Illustration] À PARIS, CHEZ LADVOCAT, LIBRAIRE DE S. A. R. LE DUC DE CHARTRES, QUAI VOLTAIRE ET PALAIS-ROYAL MDCCCXXX. CHAPITRE PREMIER. JOURNAL DU VOYAGE À MAYENCE. SECONDE PARTIE. Le duc et la duchesse de Bavière;--leurs enfans.--Le prince Pie.--Le petit corps et les grands cordons.--La princesse Elisabeth (depuis, princesse de Neufchâtel et de Wagram).--L'empereur blessé de l'entendre causer à table.--Bonté et politesse du prince Eugène.--Départ d'Aix-la-Chapelle et arrivée à Cologne.--Les cloches, les églises et les couvens.--Erreurs communes au sujet de l'empereur, relevées par l'auteur.--Travail et sommeil de l'empereur.--Usage du café.--Les grands hommes vus de près.--L'empereur à la toilette de l'impératrice.--L'écrin bouleversé par l'empereur.--Désespoir de la première femme de chambre.--Les mystères de la toilette.--Les femmes de chambre métamorphosées en dames d'annonce.--L'empereur très-occupé de la toilette des dames de sa cour.--L'écritoire vidée par l'empereur sur une robe de l'impératrice,--Cinq toilettes par jour.--Antipathie de l'empereur pour les femmes d'esprit.--Les femmes considérées par lui comme faisant partie de son ameublement.--Un mot de Joséphine, au sujet de l'influence des femmes sur l'empereur.--L'empereur et la reine de Prusse.--Les souverains ont tort de se dire mutuellement des injures.--Départ de Cologne, et séjour à Bonn.--La maison et les jardins de monsieur de Belderbuch.--Méditation nocturne au bord du Rhin.--Les chants des pèlerins allemands.--M. de Chahan, préfet de Coblentz.--Simplicité d'un sage administrateur, et luxe de Napoléon.--L'auteur s'avoue coupable d'une escobarderie,--L'empereur incommodé pendant la nuit.--Erreur de l'auteur relevée par Constant,--Les généraux Cafarelli, Rapp et Lauriston.--Erreur de l'auteur au sujet de M. de Caulaincourt, relevée par l'éditeur.--Voyage sur le Rhin.--Sites pittoresques.--La tour de la souris.--Orage et tempête sur le Rhin.--Arrivée à Bingen.--Retard.--Double entrée à Mayence.--Mécontentement attribué à Napoléon.--Tête-à-tête orageux.--Le petit salut.--Larmes de l'impératrice.--Les héros et leurs valets de chambre.--Présentation des princes de Bade.--Querelle d'intérieur, à propos du prince Eugène.--Fermeté de l'impératrice.--_Je n'ai pas pleuré pour être princesse_.--L'empereur esclave de l'étiquette, malgré son affection pour le prince Eugène.--Taquinerie du grand chambellan.--ManÅ“uvre adroite de Joséphine.--Le prince Eugène est présenté.--L'empereur ne se souvenant plus de sa colère.--M. de Caulaincourt et les princes de Bade.--Nouvelle erreur sur M. de Caulaincourt.--Ignorance des usages de la cour, attribuée par l'auteur à M. le grand écuyer.--Note de l'éditeur sur ce passage.--Cambacérès, grand métaphysicien.--Sortie de l'empereur contre Kant.--Prédilection de Cambacérès pour ce philosophe.--La profondeur traitée d'obscurité par les esprits inattentifs.--La princesse et le prince héréditaire de Hesse-Darmstadt et sa femme la princesse Willelmine de Bade.--Curiosité de Joséphine.--Portrait de la princesse Willelmine.--Petit triomphe de Joséphine.--Le yacht du prince de Nassau-Weilbourg.--Déjeuner dans une île du Rhin.--Ravages de la guerre.--L'empereur exauce le vÅ“u d'une pauvre femme.--Sévérité excessive d'un jugement de l'auteur.--Promenade dans l'île.--Trait de bienfaisance de Joséphine.--L'empereur parlant beaucoup et ne causant jamais.--Définition du bonheur, donnée par l'empereur.--L'auteur applique à cette définition la méthode de l'archi-chancelier.--Résultat de cette analyse.--Les schalls prêtés et non rendus.--Excursion de l'auteur et de madame de Larochefoucault à Francfort.--Les marchandises anglaises.--Joséphine encourageant la fraude.--La mèche éventée.--L'empereur ne se fâche pas.--Le grand bal de Mayence.--Exigence de l'empereur.--Joséphine obligée d'aller au bal, quoique souffrante.--Les princesses de Nassau.--Humiliation de l'auteur, en voyant que l'empereur ignore les usages des cours.--Déjeuner chez le prince de Nassau.--Dureté de l'empereur à l'égard de madame de Lorges.--Le goût allemand et le goût français.--L'empereur de la Chine et l'empereur Napoléon.--Regard lancé à l'auteur par l'empereur.--Hardiesse de l'auteur.--Les petits hibous.--Départ de Mayence.--Monotonie des harangues.--La harangue du renard. Aix-la-Chapelle, le 28 août. LE duc et la duchesse Léopold de Bavière, le prince Pie leur fils, et la princesse Elisabeth leur fille[34], sont arrivés ici pour faire leur cour; ils viennent de prendre possession de Dusseldorf, qui leur est échu en indemnité. La duchesse a dû être une fort belle femme; elle a une belle taille et l'air très-noble. Le prince Pie son fils est justement à cet âge si désavantageux qui tient le milieu entre l'enfance et la jeunesse. L'empereur a beaucoup ri de ses petites jambes, qui ont peine à porter son petit corps surchargé d'ordres et de grands cordons. Cela fait une drôle de petite caricature. La princesse Elisabeth n'est pas jolie, mais je crois que si elle était mieux habillée elle serait bien faite. Elle est très-polie, très-parlante, chose qui scandalise fort Napoléon. À dîner, elle était placée entre lui et Eugène Beauharnais: habituée à la petite cour de son père, à celle de l'électeur de Bavière, il est assez simple qu'elle ne soit point intimidée en parlant à Bonaparte. Il trouve fort extraordinaire qu'elle n'attende pas qu'on l'interroge, ainsi que le font toutes les personnes dont il est entouré. Aussi, j'ai remarqué à table qu'il s'en est très-peu occupé, comme s'il eût voulu la punir de n'avoir pas peur de lui; mais Eugène, dont les manières sont si bonnes, qui était placé de l'autre côté de la princesse, a été ce qu'il est toujours, parfaitement poli. Cologne, le 31 août. Nous avons quitté Aix-la-Chapelle, et nous sommes arrivées avant-hier à Cologne, ville qui me paraît assez triste. En arrivant, on m'a fait remarquer qu'on y compte trois cent soixante-cinq cloches, ce qui indique quelle quantité énorme d'églises et de couvens on y trouvait avant que les Français en eussent pris possession. J'espère que nous n'y passerons que peu de jours. Une chose que j'ai remarquée déjà à Aix-la-Chapelle, mais plus particulièrement ici, c'est l'erreur où chacun est sur le compte de Napoléon. Le vulgaire est persuadé qu'il ne dort presque jamais, et qu'il travaille sans cesse; mais je vois que, s'il se lève de bonne heure pour faire manÅ“uvrer des régimens, il a grand soin de se coucher beaucoup plus tôt le soir: hier, par exemple, il était monté à cheval à cinq heures du matin; le soir il s'est retiré avant neuf dans son appartement; et Joséphine nous a dit que c'était pour se coucher. On prétendait aussi qu'il faisait un usage immodéré de café, pour éloigner le sommeil; il en prend une tasse après son déjeuner et autant à dîner. Mais le public est ainsi: si un homme, placé dans des circonstances heureuses, opère de grandes choses, nous mettons tout sur le compte de son génie. Nous ne voulons rien devoir à la puissance du hasard; cet aveu répugne à l'amour-propre humain. Notre imagination crée un fantôme; elle l'entoure d'une brillante auréole[35]; mais sommes-nous admis à le voir de près, tout ce prestige, dont nous l'avions paré dans l'éloignement, s'évanouit; nous retrouvons l'homme avec toutes ses faiblesses, toutes ses petitesses, et nous nous indignons du culte que nous lui avons rendu. Cologne, le 1e septembre. Ce matin, je causais avec Joséphine, pendant qu'on la coiffait. L'empereur est arrivé, il a culbuté tout l'écrin pour lui faire essayer plusieurs parures. Madame Saint-Hilaire, première femme de chambre, chargée du soin des bijoux, était bonne à voir dans cet instant où Bonaparte mettait en désordre les objets confiés à ses soins. Elle était autrefois femme de chambre de madame Adélaïde, et elle voudrait établir, dans le département de la toilette, l'étiquette à laquelle elle était habituée à l'ancienne cour; mais cela n'est pas facile. On avait nommé un assez grand nombre de femmes de chambre qui devaient faire leur service par quartier de trois mois. Joséphine, qui arrive à cet âge où l'on a besoin de tout l'art, de tous les mystères de la toilette, était fort ennuyée d'avoir toutes ces spectatrices; elle a prié qu'on lui laissât seulement ses anciennes femmes de chambre; et, à la réserve de madame Saint-Hilaire, on a fait des dames d'annonce de toutes les femmes de chambre qu'on venait de nommer. Ces dames n'ont pas d'autres fonctions que celle d'annoncer l'empereur, lorsqu'il vient chez l'impératrice; elles sont, par conséquent, dans l'intérieur des petits appartemens. * * * Cette manie de se mêler de la toilette des femmes est bien extraordinaire dans un homme chargé (je dirais presque) des destinées du monde. Cela est si connu qu'Herbaut, valet de chambre de Joséphine, m'a observé, la première fois qu'il m'a coiffée, que je plaçais mon diadème de côté, et que l'empereur voulait qu'on le plaçât absolument droit. J'ai ri de son observation, et l'ai assuré que je me coiffe pour moi, et en ne consultant que mon goût. Il en a été fort étonné, et m'a assuré que toutes ces dames ont soin de se conformer à celui de Napoléon. Il s'occupe tellement de ces détails, qu'un jour de grande cérémonie, Joséphine ayant paru avec une robe rose et argent qu'il n'aimait pas, il jeta violemment son écritoire sur elle, pour la forcer à changer de robe. Ici, nous ne faisons pas autre chose: le matin, à dix heures, on s'habille pour déjeuner; à midi, on fait une autre toilette, pour assister à des représentations; souvent, ces représentations se renouvellent à différentes heures, et la toilette doit toujours être en rapport avec l'espèce de personnes présentées: en sorte qu'il nous est arrivé quelquefois de changer de toilette trois fois dans la matinée, une quatrième pour le dîner, et une cinquième pour un bal. Cette occupation continuelle est tout-à-fait un supplice pour moi. Cologne, le 2 septembre. L'empereur a une antipathie bien prononcée pour ce qu'on appelle les femmes d'esprit; il borne notre destination à orner un salon. En sorte que je crois qu'il ne fait pas une grande différence entre un beau vase de fleurs et une jolie femme. Quand il s'occupe de leur toilette, c'est par suite du luxe qu'il veut établir dans tous ses meubles; il blâme ou approuve une robe, comme il ferait de l'étoffe d'un fauteuil; une femme à sa cour n'est qu'un meuble de représentation de plus dans son salon. Joséphine dit assez plaisamment qu'il y a bien cinq ou six jours dans l'année où les femmes peuvent avoir quelque influence sur lui, mais qu'à l'exception de ce petit nombre de jours elles ne sont rien (ou presque rien) pour lui. Ce soir, la conversation est tombée sur la reine de Prusse; il ne peut pas la souffrir, et ne s'en cache pas. Les souverains sont tout-à-fait comme les amans: sont-ils brouillés, ils disent un mal horrible les uns des autres. Ils devraient se rappeler, lorsqu'ils sont en guerre, qu'ils finiront par faire la paix, et que dans ce cas, s'ils se rendent mutuellement les forteresses qu'ils se sont prises, ils ne pourront effacer les injures qu'ils se seront dites. Je crois que cette méthode, si à la mode aujourd'hui, de remplir les journaux d'invectives réciproques, tient beaucoup au caractère de Napoléon, et à la nouveauté de sa dynastie; car, en lisant l'histoire, je trouve qu'il y avait autrefois entre les princes qui se faisaient la guerre, un ton de modération qui n'existe plus aujourd'hui. Bonn, le 5 septembre. Nous avons quitté Cologne ce matin. Depuis long-temps, je n'avais passé une soirée aussi agréablement qu'aujourd'hui. L'impératrice a été reçue chez M. de Belderbuch, qui a une maison charmante; le jardin, qui était illuminé, s'étend jusqu'au bord du Rhin, très-large en cet endroit. On avait placé des musiciens dans un bateau sur le fleuve. Pendant le feu d'artifice qu'on a tiré après souper, je me suis glissée seule dans le fond du jardin, jusqu'au bord du Rhin. J'avais besoin d'échapper quelques instans à cette contrainte qui pèse sur moi si péniblement. L'air était pur et calme; peu à peu on a quitté le jardin. Une musique douce, harmonieuse, se faisait seule entendre; mais bientôt elle a cessé, le plus profond silence n'était interrompu que par le bruit des vagues qui venaient se briser sur les pierres près desquelles j'étais appuyée. La lune, qui se reflétait sur le fleuve, est venue remplacer les lampions qui s'éteignaient dans le jardin, et répandre l'harmonie de sa douce lueur sur le beau tableau que j'avais sous les yeux. Absorbée dans un recueillement profond, je ne m'apercevais pas que les heures s'écoulaient, lorsque des chants religieux, qui se sont fait entendre dans un extrême éloignement, ont réveillé mon attention. Je ne puis bien exprimer leur effet sur moi dans cet instant; on eût pu prendre pour un concert d'esprits célestes ces chants que les vents apportaient de l'autre côté du Rhin jusqu'à moi. Mais le plaisir que je trouvais à écouter ces sons, en quelque sorte aériens, a été interrompu. Des personnes inquiètes de ma longue absence, qui me cherchaient dans le jardin, sont arrivées près de moi dans cet instant; elles m'ont appris qu'à cette époque de l'année il est très-commun, en Allemagne, de voir les habitans de plusieurs villages se réunir pour aller visiter quelques saints en réputation dans le pays; que ces pèlerins marchent souvent la nuit, pour éviter la chaleur, et quelquefois en chantant des hymnes avec cette harmonie presque naturelle aux Allemands. Ainsi ont été expliqués les chants religieux que je venais d'entendre. Coblentz, le 8 septembre. Nous sommes logées ici à la préfecture. La simplicité, je dirai presque la pauvreté des meubles, fait grand honneur au préfet, M. de Chaban. L'empereur s'est étonné de ce dénûment; le préfet a répondu: «Ce pays est si pauvre, il y a tant de malheureux, que je me serais reproché de demander à la ville une augmentation d'impôts pour payer des meubles de luxe. J'ai tout ce qui est nécessaire.» Ce _nécessaire_, c'est quelques vieux fauteuils, un vieux lit et quelques tables. Cette simplicité est admirable. Il ne s'occupe que du soin de soulager les pauvres. On est heureux de rencontrer un être semblable qui joint beaucoup d'esprit à tant de vertus. L'empereur, toujours entouré d'un luxe asiatique, était tenté de se fâcher en arrivant, d'être logé ainsi; son âme sèche et aride ne peut apprécier tout ce que vaut M. de Chaban[36]; mais, cependant il sait combien son administration paternelle est utile pour faire aimer les Français dans ce pays. Coblentz, le 9 septembre. Je crois que j'ai à me reprocher aujourd'hui un peu de fausseté; car on ne transige pas avec sa conscience; elle ne prend pas le change sur les expressions. L'empereur a promis ce matin à Joséphine que, s'il ne rendait pas à mon mari les biens non vendus dont je désire la restitution, au moins il l'en dédommagerait par un emploi. Après dîner, dans le moment où l'on prenait le café, l'impératrice m'engageait à remercier Napoléon. Lorsqu'il s'est approché, en demandant ce qui nous occupait, «Elle me dit, a répondu Joséphine, qu'elle n'ose pas vous remercier de ce que vous m'avez promis ce matin pour elle.--Pourquoi donc? a dit l'empereur. Est-ce que je vous fais peur?--Mais, Sire, ai-je répondu, il n'est pas extraordinaire que l'idée de ce que Votre Majesté a fait se rattache à sa personne, et par conséquent qu'elle impose.» Je disais la vérité: c'est la mort du duc d'Enghien, et celle de tant d'autres victimes, qui, pour moi, se rattachent à sa personne, et me le montrent toujours empreint de leur sang. Et cependant (voyez la perversité!) je n'ai pas été fâchée qu'il ait pris le change sur ma réponse, dont il a fait un compliment qui l'a fait sourire. Ah! je crois que l'exemple commence à me corrompre. Il est bien temps que je retourne cultiver mes champs! Coblentz, le 10 septembre. Il paraît que Napoléon a eu, cette nuit, une attaque violente de la maladie de nerfs ou d'épilepsie à laquelle il est sujet. Il a été long-temps très-incommodé, avant que Joséphine, qui occupait la même chambre, ait osé demander du secours; mais enfin, cet état de souffrance se prolongeant, elle a voulu avoir de la lumière. Roustan, qui couche toujours à la porte de l'empereur, dormait si profondément qu'elle n'a pas pu le réveiller. L'appartement du préfet est si éloigné du luxe, qu'on n'y trouve pas même les objets de simple commodité. Il n'y avait pas une sonnette; les valets de chambre étaient logés fort loin; et Joséphine, à moitié nue, a été obligée d'aller entr'ouvrir la porte de l'aide-de-camp de service, pour avoir de la lumière. Le général Rapp, un peu étonné de cette visite nocturne, lui en a donné; et, après plusieurs heures d'angoisse, cette attaque s'est calmée. Napoléon a défendu à Joséphine de dire un seul mot de son incommodité. Aussi a-t-elle imposé le secret à tous ceux ou celles auxquels elle l'a racontée ce matin. Mais peut-on espérer qu'on gardera le secret que nous ne pouvons garder nous-mêmes? Et avons-nous le droit d'imposer aux autres la discrétion dont nous manquons? L'empereur était assez pâle ce soir, assez abattu; mais personne ne s'est avisé de lui demander de ses nouvelles. On sait qu'on encourrait sa disgrâce, si on pouvait croire Sa Majesté sujette à quelque infirmité humaine[37]. Coblentz, le 11 septembre. Je m'étais arrêtée un instant dans le salon des aides-de-champ: les généraux Cafarelli, Rapp, Lauriston s'y trouvaient; on parlait de la faveur extrême dont jouit M. de Caulaincourt. «Nous ne l'envions pas, ont dit ces messieurs; nous ne voudrions pas l'avoir achetée au même prix.» Ce sentiment, sans doute, est commun à beaucoup de gens; mais, dans la position de ces messieurs, j'ai trouvé qu'il y avait quelque mérite à l'énoncer si franchement[38]. Coblentz, le 12 septembre 1804. Le prince de Nassau-Weilbourg est venu ici faire sa cour. Il a proposé à Joséphine de lui envoyer deux yachts pour remonter le Rhin jusqu'à Mayence; ce qu'elle a accepté. Nous partons demain, et l'empereur suivra la nouvelle route qu'on a fait pratiquer aux bords du Rhin. Bingen, le 13 septembre. Notre voyage a été très-agréable toute la journée, et, pour qu'il n'y manque rien, nous pouvons même y joindre la description d'une tempête qui a manqué nous être funeste, et qui a retardé notre arrivée ici jusqu'à minuit. Les bords du Rhin, depuis Coblentz jusqu'à Bingen, sont très-pittoresques; dans la plus grande partie, ils sont hérissés de rochers, de montagnes très-élevées, sur lesquelles on voit une grande quantité de ruines d'anciens châteaux. On est étonné que des lieux qui paraissent si sauvages aient pu être habités par des créatures humaines. On nous a fait remarquer une tour qui s'élève au milieu du Rhin. Les princesses palatines étaient obligées autrefois de venir habiter cette tour pour donner le jour à leurs enfans. Je ne sais ce qui motivait cet usage, car la tour paraît inhabitable. Elle s'appelle le château de la Souris, et en effet je pense qu'il ne peut convenir qu'à cette espèce d'animaux d'y faire leur demeure. En passant devant Rhinsels et Bacareuch, quelques habitans sont venus dans des bateaux, accompagnés de musique, nous offrir des fruits. En arrivant à Bingen, le Rhin se trouve très-resserré entre des montagnes, et roule ses flots avec une rapidité effrayante, qui n'est pas toujours sans danger (m'a-t-on dit). Le ciel, qui avait été très-pur, très-serein toute la journée, s'est couvert ce soir de nuages, et nous avons été surprises par un orage, épouvantable (ont dit les uns), très-beau, suivant les autres; car, dans ce monde, presque chaque chose prend une dénomination relative à l'impression qu'éprouve celui qui en parle. Je dirai donc qu'un très-bel orage est venu éclairer notre navigation. Joséphine, et plusieurs dames, un peu effrayées, se sont enfermées dans une petite chambre du yacht; j'ai voulu jouir d'un coup-d'Å“il nouveau pour moi. Les éclairs qui se succédaient rapidement laissaient voir, en arrière de notre yacht, celui qui portait les femmes et la suite de l'impératrice. Ses grandes voiles blanches, agitées par un vent violent, se détachaient sur les nuages noirs qui obscurcissaient le ciel. Le bruit des vagues et du tonnerre, qui se faisait entendre doublement dans les hautes montagnes entre lesquelles le Rhin est resserré dans cet endroit, ajoutait quelque chose de solennel à ce tableau. Peu à peu, cet orage s'est calmé, et nous sommes arrivées à Bingen, à minuit. Mayence, le 14 septembre. Les bords du Rhin, de Bingen à Mayence, sont beaucoup moins pittoresques que ceux que nous avons vus hier. Le pays est plus ouvert. Nous sommes arrivées à trois heures. Nous étions attendues à onze; mais Joséphine, fatiguée, la veille, par l'orage qui avait retardé son arrivée à Bingen, ayant été malade, n'a pu partir aussitôt qu'on le croyait. D'ailleurs, les relais de chevaux qu'on avait placés sur les bords du Rhin pour remonter les yachts, ayant été mal servis, on n'a pas pu arriver plus tôt. Cette circonstance, qui paraît bien indifférente, ne l'a pas été pour Bonaparte. Le hasard a voulu que le courrier qui l'annonçait soit arrivé précisément dans l'instant où l'on commençait à apercevoir les deux yachts de l'impératrice. Toute la population de Mayence était sur le port, depuis onze heures. Des jeunes filles habillées de blanc, portant des corbeilles de fleurs, étaient placées des deux côtés d'un petit pont qu'on avait préparé pour le débarquement. Le général Lorges, commandant la division, le maire, le préfet, étaient là pour recevoir Joséphine, lorsque le courrier qui précédait l'empereur a annoncé son arrivée. Le général Lorges, suivi seulement d'un aide-de-camp, est monté à cheval pour aller le recevoir. Napoléon, en entrant à Mayence, a été surpris désagréablement, en voyant toutes les maisons fermées, pas une seule personne sur son passage, pas un seul cri de Vive l'empereur! Il a cru entrer dans un tombeau. Il était assez simple que tout le peuple qui s'était porté sur le port, depuis onze heures, n'ait pas quitté à l'instant où l'on apercevait les yachts. L'arrivée de l'impératrice, qui devait s'arrêter pour être haranguée, présentait un coup-d'Å“il plus agréable que la voiture dans laquelle Napoléon était enfermé. Il n'est donc pas étonnant que l'on soit resté sur le bord du Rhin. Il paraît que cette préférence a blessé vivement l'empereur. Les voitures de Joséphine arrivaient dans la cour du palais en même temps que la sienne. Napoléon, en passant devant nous, a fait un petit salut de la tête avec un air d'humeur; mais, comme cela lui arrive souvent, nous l'avons peu remarqué, et nous sommes allées, chacune dans les appartemens qui nous étaient destinés. Ce soir, l'empereur et l'impératrice ayant dîné seuls, nous attendions chez madame de La Rochefoucault l'avertissement qu'on nous donne assez ordinairement à sept heures, pour descendre dans le salon; mais sept, huit, neuf heures ont sonné, et l'on ne venait pas nous chercher. Nous plaisantions sur le long tête-à-tête de Leurs Majestés, lorsqu'on est venu nous avertir. En entrant dans le salon, nous avons été surprises de n'y trouver personne. Peu de temps après, Bonaparte est sorti de la chambre de Joséphine; il a traversé le salon en nous faisant encore son petit salut d'humeur, et il s'est retiré dans son appartement, d'où il n'est pas sorti de la soirée. L'impératrice ne quittant pas sa chambre, madame de La Rochefoucault y est entrée; elle l'a trouvée pleurant amèrement. Napoléon lui avait fait une scène affreuse qui s'était prolongée jusqu'à ce moment. C'était sa faute si les chevaux avaient eu peine à remonter le Rhin; c'était sa faute si elle était partie aussi tard de Bingen; dans son injuste colère, je ne sais s'il ne lui a point fait un tort de l'orage qui avait causé son incommodité. Tout, selon lui, avait été arrangé et préparé par elle pour arriver à la même heure que lui. Il lui a reproché d'aimer à capter les suffrages; enfin, il lui a fait la scène la plus violente, la plus déraisonnable qu'on puisse imaginer, et sûrement la moins méritée. Ah! ce vieux adage qui dit qu'il n'y a point de héros pour les valets de chambre, est plus vrai qu'on ne pense. Nous voyons celui-ci de moins près que ne le voit son valet de chambre, et cependant que de petitesses nous découvrons chaque jour en lui[39]! Mayence, le 16 septembre. Ce matin devaient avoir lieu les présentations des princes de Bade, et celle de l'électeur archi-chancelier[40]. * * * Après la présentation, ces princes devaient demander la permission à l'impératrice de lui nommer une partie des officiers de leur maison, et un neveu de l'archi-chancelier. * * * En recevant les instructions de Napoléon sur l'étiquette de cette présentation, Joséphine lui a demandé quelle était celle à suivre pour son fils; car enfin il fallait bien qu'il fût nommé aux princes. Bonaparte, qui n'avait pas pensé à cela, et qui se fâche toujours quand il est pris au dépourvu sur un sujet quelconque, a répondu avec humeur que son fils ne serait pas présenté; qu'il n'en voyait pas la nécessité. Joséphine, très-bonne, très facile, très-faible même dans presque toutes les circonstances, a un courage extrême et beaucoup de fermeté pour tout ce qui concerne ses enfans. Elle a représenté à l'empereur que, pour elle et pour lui-même, il n'était pas convenable que le fils de l'impératrice fût compté pour rien; qu'elle n'avait jamais rien demandé pour elle; et elle a eu le courage d'ajouter qu'elle n'avait pas pleuré pour être princesse[41]; mais que, son fils devant dîner chez elle avec ces princes, il fallait bien qu'il leur fût nommé; que dans l'ancien régime, si M. de Beauharnais (quoique non présenté à la cour de France) eût voyagé en Allemagne, il eût été admis partout. Ces derniers mots ont enflammé la colère de Napoléon à un point excessif. Il lui a dit qu'elle citait toujours _son impertinent ancien régime_ (c'est l'expression dont il s'est servi); et qu'après tout, son fils pouvait ne pas dîner ce jour-là chez elle[42]. Il est sorti après ces mots, laissant Joséphine bien peu disposée à paraître dans le salon, pour la présentation. Pendant une demi-heure qu'elle y a passé, en attendant les princes, elle n'a pas cessé d'essuyer ses yeux, qui étaient encore gonflés de larmes lorsqu'ils ont paru. Pendant qu'elle avait cette scène avec l'empereur, M. de Talleyrand, qui, par les prérogatives de sa place, devait désigner les grands officiers de la couronne qui devaient aller prendre les princes à la portière de leurs carrosses, et qui ne néglige pas une occasion de causer une contrariété à Joséphine, a dit à son fils qu'il était désigné pour recevoir les princes. Eugène, qui a parfaitement le sentiment des convenances, et qui trouvait qu'il était ridicule que le fils de l'impératrice fût confondu dans le cortége des princes qui allaient lui être présentés, a répondu, avec cette simplicité digne qu'il possède si bien, qu'il s'y trouverait, si toutefois il lui était démontré qu'il dût s'y trouver. Il est venu conter à sa mère ce petit trait de malveillance de M. de Talleyrand; et il est convenu avec elle qu'il n'accompagnerait pas les princes; qu'il se rendrait le soir, dans le salon, un peu avant six heures, que Joséphine y serait pour le présenter. Tout cela s'est bien passé; Bonaparte n'est arrivé dans le salon qu'après six heures, à l'instant de se mettre à table; il ne s'est point informé si la présentation avait eu lieu; sa colère était calmée. Lorsqu'il y a des princes à dîner, la dame d'honneur doit y être, avec une ou deux dames du palais. J'étais désignée aujourd'hui. Les princes de Nassau-Weilbourg, d'Issembourg, de Nassau-Usingen sont venus ce soir au cercle, qui était très-brillant. Mayence, le 17 septembre. Nous remarquions ce soir, madame de La Rochefoucault et moi, une chose bien extraordinaire; c'est l'empressement de M. de Caulaincourt envers les princes de Bade[43]. Il se croit obligé de leur faire les honneurs du salon. Lorsque je sus que ces princes seraient ici, j'étais très-curieuse d'observer leur première entrevue avec lui. Je supposais que, ne les ayant point vus depuis l'enlèvement qu'il avait fait, dans leurs états, du duc d'Enghien, et cet enlèvement ayant eu des suites si funestes, il devait, en se tenant à l'écart, en évitant de renouveler par sa vue le souvenir de l'affront cruel qu'il leur a fait, leur témoigner tacitement par sa contenance que, lorsqu'il exécuta cet ordre, il était loin d'en prévoir l'horrible suite. Mais je m'étais bien trompée: il est allé à eux avec une gaîté qui paraissait fort naturelle. Dès que les princes arrivent, il est près d'eux, il s'en empare absolument; il semble que la connaissance qu'il a faite avec eux d'une manière si funeste soit un titre à leur bienveillance. Cette conduite me confond. Il faut n'avoir pas le moindre tact, pas le plus léger sentiment des convenances, pour en agir ainsi. Le père, déjà vieux, craintif, comme on l'est à cet âge, tremblant toujours de voir la main toute-puissante de l'empereur le rayer du nombre des souverains, n'a presque rien témoigné extérieurement, en voyant M. de Caulaincourt[44]; la contenance de son petit-fils, le prince héréditaire, qui n'a encore aucun caractère, et, je crois, assez peu d'esprit, n'a pas mieux indiqué ce qui se passait en eux; mais à l'égard du prince Louis[45], je remarque que, chaque fois que M. de Caulaincourt s'approche d'eux, il se retire en arrière de son père et de son neveu, et qu'il évite, autant qu'il est possible, de parler avec lui; mais cette réserve n'ôte rien à l'aisance de M. de Caulaincourt. Quand je dis aisance, tout est relatif: car personne n'en possède moins que lui. On le prendrait plutôt pour un Prussien que pour un officier français; ses phrases même ont quelque chose de la tournure allemande; car en parlant à l'empereur ou à l'impératrice, il ne manque jamais de dire _oui_, ou _non, votre Majesté_. Il est extraordinaire que M. de Caulaincourt, dont les parens étaient à la cour, n'en connaisse pas mieux les usages[46]. Le 18 septembre Je trouve que l'empereur ressemble beaucoup à cet homme qui, ennuyé des raisonnemens qu'une personne sage apportait en preuve de son opinion, s'écria: _Hé! Monsieur, je ne veux pas qu'on me prouve_. Il était bien tenté d'en dire autant ce soir. Le prince archi-chancelier, qui possède particulièrement cet esprit d'analyse qui décompose jusqu'au dernier principe d'une idée, discutait avec lui une question métaphysique de Kant; mais l'empereur a tranché la question en disant que Kant était obscur, qu'il ne l'aimait pas; et il a quitté brusquement le prince, qui est venu s'asseoir près de moi. Il y avait pour un observateur un combat très-plaisant entre la volonté déterminée du prince courtisan de tout admirer dans l'empereur, et le petit mécontentement d'avoir été arrêté au milieu de sa discussion sur son cher philosophe; car il est grand partisan de Kant. Il m'a dit, en thèse générale, que souvent on déprisait les ouvrages de pur raisonnement, uniquement par la peine qu'il faut se donner pour les comprendre; qu'on ne tient pour bien pensé que ce qu'on entend sans peine; mais qu'il en est d'une idée profonde, comme de l'eau, dont la profondeur ternit la limpidité; et que rien n'est plus facile, avec le secours des idées intermédiaires, que d'élever les esprits (même les plus médiocres) jusqu'aux plus hautes conceptions qu'il ne faut pour cela que perfectionner l'analyse et décomposer une question; que, si le fond en est vrai, on peut toujours la réduire à un point simple. J'ai profité de son petit mouvement d'humeur contre l'empereur (humeur dont il ne serait pas convenu pour tout au monde), et j'ai trouvé un grand plaisir à causer avec lui. Mayence, le 19 septembre. La princesse de Hesse-Darmstadt, son fils le prince héréditaire, et la jeune princesse Willelmine de Bade qu'il vient d'épouser, arrivent demain. Joséphine ne peut dissimuler une vive curiosité de voir cette jeune femme. C'est elle dont M. de Talleyrand parlait à l'empereur comme de la plus jolie personne de l'Europe, lorsqu'il l'engageait dernièrement à divorcer. J'entendais ce soir Joséphine qui faisait à son frère, le prince héréditaire, une foule de questions sur sa sÅ“ur. On voit que, quoique rassurée sur les craintes d'un divorce, elle serait fâchée que sa vue pût donner quelques regrets à l'empereur. Le 20 septembre. Enfin nous avons vu cette princesse si vantée! et jamais il n'y eut surprise si générale. On ne peut imaginer comment on a pu lui trouver quelque agrément. Elle est, je ne dirai pas d'une grandeur, mais d'une longueur démesurée. Il n'y a pas la moindre proportion dans sa taille, beaucoup trop mince et dépourvue tout-à-fait de grâce. Ses yeux sont petits: sa figure longue et sans expression. Elle a la peau très blanche, peu de coloris. Il est possible que, dans quelques années, quand elle sera formée, elle soit assez belle femme; mais, quant à présent, elle n'est nullement séduisante. J'étais charmée que Joséphine ait eu ce petit triomphe dont elle a bien joui. Jamais peut-être elle n'a eu autant de grâce qu'elle en a mis dans cette réception. En général, on est si bienveillant, si gracieux, quand on est heureux. On voyait qu'elle était ravie de trouver la princesse si peu agréable, et si différente de ce qu'on en avait dit à Napoléon. La princesse-mère a dû être charmante: elle a la physionomie la plus spirituelle et la plus agréable. Elle a beaucoup de vivacité et d'esprit. C'est elle qui gouverne entièrement ses petits états et son mari. Son fils, le prince héréditaire, est très-grand et très-beau; mais je crois que, lorsqu'on a dit cela de lui, on a tout dit. Le 20 septembre 1804. Le prince de Nassau-Weilbourg ayant laissé son yacht ici aux ordres de Joséphine, pour tout le temps qu'elle y passera, nous nous en sommes servies ce matin pour aller déjeuner dans une île du Rhin, près de Mayence, où était autrefois la maison de campagne de l'électeur, appelée _la Favorite_. Il n'en reste aucune trace: elle a été démolie. Cette île, ainsi que les environs de Mayence, offre une image assez triste des suites de la guerre. On n'y voit pas un arbre. Lorsque nous sommes arrivées, nous avons trouvé le déjeuner prêt. Pendant qu'on était à table, l'empereur a aperçu une pauvre femme qui, n'osant s'avancer, regardait de loin ce spectacle si nouveau pour elle; il lui a fait donner l'ordre de s'approcher. Lorsqu'elle a été près de la table, il lui a fait demander en allemand (car elle n'entend pas le français) si jamais elle avait rêvé qu'elle fût riche, et, dans ce cas, qu'est-ce qu'elle avait cru posséder. Cette pauvre femme avait beaucoup de peine à comprendre cette question, et encore plus à y répondre. Enfin, elle a dit qu'elle pensait qu'une personne qui avait 500 florins était la plus riche qu'il y eût au monde. «Son rêve est un peu cher, a dit l'empereur; mais n'importe, il faut le réaliser.» Aussitôt, ces messieurs ont pris tout l'or qu'ils avaient sur eux, et on lui a compté cette somme. C'était la chose la plus touchante que l'étonnement et la joie de cette femme; ses mains laissaient échapper l'or qu'elles ne pouvaient contenir; tous les yeux étaient mouillés de larmes d'attendrissement, en voyant la surprise et le bonheur de cette pauvre créature. J'ai regardé l'empereur dans cet instant; je pensais qu'il devait être si heureux! Non, sa physionomie ne peignait rien, absolument rien..... qu'un peu d'humeur. «J'ai déjà demandé deux fois la même chose, a-t-il dit, mais leurs rêves étaient plus modérés; elle est ambitieuse, cette bonne femme.» Il n'avait, dans ce moment, d'autre sensation que le regret qu'elle eût tant demandé. Qu'il est malheureux cet homme! À quoi lui sert son immense pouvoir, s'il ne sait pas jouir du bonheur qu'il peut répandre?... Après le déjeuner, on s'est dispersé dans l'île pour se promener. L'impératrice, accompagnée seulement par moi et deux autres personnes, a rencontré une jeune femme qui allaitait son enfant. Sa situation n'était pas très-heureuse. Joséphine avait sur elle seulement cinq pièces de vingt francs; elle les a données à cette femme sans appareil, sans ostentation, et une larme d'attendrissement est tombée sur l'enfant qu'elle avait pris dans ses bras, et qui la caressait avec ses petites mains, comme s'il eût senti le bien qu'elle venait de faire à sa mère, et qu'il voulût l'en remercier. En revenant à Mayence, l'empereur a beaucoup causé, ou, pour mieux dire, beaucoup parlé, car il ne cause jamais. Je n'oublierai de ma vie la singulière définition qu'il nous a donnée du bonheur et du malheur. «Il n'y a, a-t-il dit, ni bonheur ni malheur dans le monde; la seule différence, c'est que la vie d'un homme heureux est un tableau à fond d'argent avec quelques étoiles noires, et la vie d'un homme malheureux est un fond noir avec quelques étoiles d'argent.» Si l'on comprend cette définition, je trouve qu'on est bien habile; quant à moi, je ne l'entends pas du tout; et je n'ai pas la ressource d'appliquer le précepte de l'archi-chancelier, qui prétend que la question métaphysique la plus obscure (si toutefois elle repose sur une idée vraie) peut toujours être entendue avec le secours de l'analyse. Ici, je décompose, j'analyse, et je trouve.... zéro. Mayence, le 22 septembre 1804. Hier, les deux princesses de Hesse-Darmstadt qui devaient quitter Mayence aujourd'hui, étaient à dîner. Le soir, on est allé au théâtre. Ces dames n'avaient pas de schalls; et Joséphine, ayant craint qu'elles n'eussent froid, en a fait demander deux pour les leur prêter. Ce matin, en partant, la princesse mère a écrit un billet très-spirituel, très-aimable à l'impératrice, pour dire qu'elle gardait les schalls comme un souvenir. Le billet était fort bien tourné, mais j'ai cru voir qu'il ne consolait pas Joséphine de la privation des deux schalls qui se trouvaient être précisément les deux plus beaux de ses schalls blancs. Elle eût autant aimé que ses femmes en eussent choisi d'autres. Mayence, le 24 septembre. Hier, en quittant le salon, nous sommes parties, madame de La Rochefoucault et moi, pour Francfort[47]. Nous espérions que cette course rapide pourrait être ignorée de l'empereur. Nous avons passé la matinée à visiter la ville, à acheter quelques marchandises anglaises, que Joséphine nous avait prié de lui rapporter; car elle était dans notre confidence. Nous avons quitté Francfort à trois heures après midi, avec l'intention d'arriver à Mayence, à six. Ayant été désignée hier pour le dîner, je ne devais pas m'attendre à l'être encore aujourd'hui, et je pensais avoir tout le temps nécessaire pour me reposer, faire ma toilette et paraître à huit heures dans le salon. Quant à madame de Larochefoucault, sa santé est si faible qu'elle comptait se faire excuser de ne pas paraître ce soir, en prétextant qu'elle était incommodée. Mais tout cet arrangement s'est trouvé détruit, au moins relativement à moi. En arrivant, j'ai trouvé un billet du premier chambellan, qui me désignait pour le dîner. Il était six heures moins dix minutes; à six heures cinq, j'étais à table. J'avais cherché à réparer, par le choix d'une très belle robe, la précipitation de ma toilette. Tout en mangeant mon potage, je me félicitais d'être arrivée assez tôt pour ne pas trahir le secret de notre voyage; lorsque l'empereur avec un sourire un peu ironique, m'a dit que ma robe était bien belle, et m'a demandé si je l'avais rapportée de Francfort. Il n'y avait plus moyen de nier notre voyage; il fallait en rire, et tourner la chose en plaisanterie, pour que l'empereur ne s'en fâchât pas, et c'est ce que j'ai fait. Il a demandé si nous avions rapporté beaucoup de marchandises anglaises; mais comme rien apparemment ne l'avait contrarié aujourd'hui, il était dans une disposition d'esprit assez bienveillante, il ne s'est fâché qu'à moitié. Mayence, le 25 septembre. La ville de Mayence donnait un grand bal aujourd'hui à l'impératrice; mais étant très-incommodée, il lui paraissait impossible de s'y rendre; elle était dans son lit à cinq heures, avec une forte transpiration de la fièvre. Napoléon est entré chez elle, il lui a dit qu'il fallait qu'elle se levât, qu'elle allât à ce bal. Joséphine lui ayant représenté ses souffrances et le danger de se découvrir, ayant une éruption très-forte à la peau, Bonaparte l'a tirée brusquement de son lit, par un bras, et l'a forcée de faire sa toilette. Madame de La Rochefoucault, qui a été témoin de cette action brutale, me l'a contée, les larmes aux yeux; Joséphine, avec sa douceur, sa soumission si touchante, s'est habillée, et a paru une demi-heure au bal. Mayence, le 26 septembre. En entendant Napoléon appeler les princesses de Nassau qui étaient au cercle, _mesdemoiselles_, je souffrais incroyablement. Quelque peu d'attraits que cette cour ait pour moi, il n'en est pas moins vrai que j'en fais partie dans cet instant; et je suis humiliée comme française, que le souverain à la suite duquel je me trouve, ait si peu l'habitude des usages des cours. Comment ignore-t-il que les princes, entre eux, se donnent leurs titres respectifs, sans pour cela déroger à leur puissance? Mais Bonaparte croirait compromettre tout-à-fait la sienne, s'il en usait ainsi. Il ne manque jamais de dire au prince archi-chancelier, _monsieur l'électeur_, et _mademoiselle_, à toutes les princesses; j'en ai vu plus d'une sourire un peu ironiquement. Mayence, le 27 septembre 1804. L'impératrice a passé le Rhin ce matin, pour aller faire une visite au prince et à la princesse de Nassau, au château de Biberich, près de Mayence. Les troupes du prince étaient sous les armes; tous les officiers de sa petite cour, en grande tenue. Un déjeuner très-élégant était servi dans une salle, dont la vue s'étend au loin sur le Rhin, et offre un coup-d'Å“il magnifique. C'est une grande et superbe habitation. En revenant à Mayence, les troupes du prince ont accompagné l'impératrice jusqu'au bord du Rhin. Mayence, le 28 septembre. Napoléon a dit aujourd'hui, devant quarante personnes, à madame Lorges, dont le mari commande la division: «Ah! madame, quelle horreur que votre robe! c'est tout-à-fait une vieille tapisserie. C'est bien là le goût allemand!» (Madame Lorges est allemande.) Je ne sais si la robe est dans le goût allemand, mais ce que je sais mieux, c'est que ce compliment n'est pas dans le goût français. Mayence, le 29 septembre. Ce soir, en causant dans un coin du salon, avec deux personnes, je ne sais comment la conversation m'a amenée à parler de cet empereur de la Chine, qui demandait à Confucius de quelle manière on parlait de lui, de son gouvernement. «Chacun se tait, lui dit le philosophe, tous gardent le silence.» C'est ce que je veux, reprit l'empereur, Napoléon, qui était assez près de moi, causant avec le prince d'Issembourg, s'est retourné vivement. Je vivrais mille ans, que je n'oublierais jamais le regard menaçant qu'il m'a lancé. Je ne me suis pas troublée; j'ai continué ma conversation, et j'ai ajouté que cet empereur de la Chine ressemblait à beaucoup d'autres, qui sont comme les petits hiboux qui crient quand on porte de la lumière dans leur nid. Je ne sais si Napoléon a saisi le sens de cette dernière phrase; mais il a probablement senti qu'il avait eu tort de paraître se faire l'application de l'histoire de l'empereur chinois, et sa figure a repris cette immobilité, ce défaut total d'expression qu'il sait se donner à volonté. 1er octobre 1804. Nous avons quitté Mayence hier, pour retourner à Paris, où nous serons dans peu de jours. Les autorités de tous les pays que nous traversons se donnent une peine incroyable pour composer des harangues; mais en vérité, ce sont des soins perdus; car je remarque qu'elles sont toutes les mêmes. Depuis celle du maire d'un petit village allemand, jusqu'à celle du président du sénat, on pourrait toutes les traduire par cette fable, dans laquelle le renard dit au lion: «Vous leur fîtes, seigneur, En les croquant, beaucoup d'honneur.» CHAPITRE II. PORTRAIT DE L'EMPEREUR.--Intérêt attaché aux moindres détails concernant les personnages historiques.--Fleury et Michelot dans le rôle du grand Frédéric.--Les Mémoires de Constant consultés par les auteurs et par les artistes.--Bonaparte au retour d'Égypte.--Son portrait par M. Horace Vernet.--Front de Bonaparte.--Ses cheveux.--Couleur et expression de ses yeux.--Sa bouche, ses lèvres et ses dents.--Forme de son nez.--Ensemble de sa figure.--Sa maigreur extrême.--Circonférence et forme de sa tête.--Nécessité de ouater et de briser ses chapeaux.--Forme de ses oreilles.--Délicatesse excessive.--Taille de l'empereur.--Son cou.--Ses épaules.--Sa poitrine.--Sa jambe et son pied.--Ses pieds.--Beauté de sa main et sa coquetterie sur cet article.--Habitude de se ronger légèrement les ongles.--Embonpoint venu avec l'empire.--Teint de l'empereur.--Tic singulier.--Particularité remarquable sur le _cÅ“ur_ de Napoléon.--Durée de son dîner.--Sage précaution du prince Eugène.--Déjeuner de l'empereur.--Sa manière de manger.--Les convives accommodans.--Mets favoris de l'empereur.--Le poulet à la Marengo.--Usage du café.--Erreur vulgaire sur ce point.--Attention conjugale des deux impératrices.--Usage du vin.--Anecdote sur le maréchal Augereau.--Erreurs et contes réfutés par Constant.--Confiance imprudente de l'empereur.--Fâcheux effets de l'habitude de manger trop vite.--Joséphine et Constant garde-malades de l'empereur.--L'empereur _mauvais malade_.--Tendresse, soins et courage de Joséphine.--Maladies de l'empereur.--Ténacité d'un mal gagné au siège de Toulon.--Le _colonel_ Bonaparte et le refouloir.--Blessures de l'empereur.--Le coup de baïonnette et la balle du carabinier tyrolien.--Répugnance pour les médicamens.--Précaution recommandée par le docteur Corvisart.--Heure du lever de l'empereur.--Sa familiarité à l'égard de Constant.--Conversations avec les docteurs Corvisart et Ivan.--Les oreilles tirées et le médecin récalcitrant.--Causeries de l'empereur avec Constant.--L'occasion négligée et manquée.--Le thé au saut du lit.--Bain de l'empereur.--Lecture des journaux.--Premier travail avec le secrétaire.--Robes de chambre d'hiver et d'été.--Coiffure de nuit et de bain.--Cérémonie de la barbe.--Ablutions, frictions, toilette, etc...--Costume.--Habitude de se faire habiller.--Napoléon né pour avoir des valets de chambre.--La toilette d'étiquette non rétablie.--Heure du coucher de l'empereur.--Sa manière expéditive de se déshabiller.--Comment il appelait Constant.--La bassinoire.--La veilleuse.--L'impératrice Joséphine lectrice favorite de l'empereur.--Les cassolettes de parfums.--Napoléon très-sensible au froid.--Passion pour le bain.--Travail de nuit.--Anecdote.--M. le prince de Talleyrand endormi dans la chambre de l'empereur.--Boissons de l'empereur pendant la nuit.--Excessive économie de l'empereur dans son intérieur.--Les étrennes de Constant.--Le pincement d'oreilles.--Tendresses et familiarités impériales.--Le prince de Neufchâtel. RIEN n'est à dédaigner dans ce qui se rapporte aux grands hommes. La postérité se montre avide de connaître jusque dans les plus petites circonstances leur genre de vie, leur manière d'être, leurs penchans, leurs moindres habitudes. Lorsqu'il m'est arrivé d'aller au théâtre, soit dans mes courts momens de loisir, soit à la suite de Sa Majesté, j'ai remarqué combien les spectateurs aimaient à voir sur la scène quelque grand personnage historique représenté avec son costume, ses gestes, ses attitudes et même ses infirmités et ses défauts, tels que des contemporains en ont transmis la description. J'ai toujours pris moi-même le plus grand plaisir à voir ces portraits vivans des hommes célèbres. C'est ainsi que je me souviens fort bien de n'avoir jamais trouvé autant d'agrément au théâtre que le jour où je vis pour la première fois jouer la charmante pièce des _Deux Pages_. Fleury, chargé du rôle du grand Frédéric, rendait si parfaitement la démarche lente, la parole sèche, les mouvemens brusques et jusqu'à la myopie de ce monarque, que, dès qu'il entrait en scène, toute la salle éclatait en applaudissemens. C'était, au dire des personnes assez instruites pour en juger, l'imitation la plus parfaite et la plus fidèle. Pour moi, je ne saurais dire si la ressemblance était exacte, mais je sentais que nécessairement elle devait l'être. Michelot, que j'ai vu depuis dans le même rôle, ne m'a pas fait moins de plaisir que son devancier. Sans doute ces deux habiles acteurs ont puisé aux bonnes sources pour connaître et retracer ainsi les manières de leur modèle. J'éprouve, je l'avoue, quelque orgueil à penser que ces mémoires pourront procurer aux lecteurs quelque chose de semblable au plaisir que j'ai essayé de peindre ici; et que, dans un avenir encore éloigné sans doute, mais qui pourtant ne peut manquer d'arriver, l'artiste qui voudra faire revivre et marcher devant des spectateurs le plus grand homme de ce temps sera obligé, s'il veut être imitateur fidèle, de se régler sur le portrait que, mieux que personne, je puis tracer d'après nature. Je crois d'ailleurs que personne ne l'a fait encore, du moins avec autant de détail. À son retour d'Égypte, l'empereur était fort maigre et très-jaune, le teint cuivré, les yeux assez enfoncés, les formes parfaites, bien qu'un peu grêles alors. J'ai trouvé fort ressemblant le portrait qu'en a fait M. Horace Vernet, dans son tableau d'_Une revue du premier consul sur la place du Carrousel_. Son front était très-élevé et découvert; il avait peu de cheveux, surtout sur les tempes; mais ils étaient très-fins et très-doux. Il les avait châtains, et les yeux d'un beau bleu, qui peignaient d'une manière incroyable les diverses émotions dont il était agité, tantôt extrêmement doux et caressans, tantôt sévères et même durs. Sa bouche était très-belle, les lèvres égales et un peu serrées, particulièrement dans la mauvaise humeur. Ses dents, sans être rangées fort régulièrement, étaient très-blanches et très-bonnes; jamais il ne s'en est plaint. Son nez, de forme grecque, était irréprochable, et son odorat excessivement fin. Enfin, l'ensemble de sa figure était régulièrement beau. Cependant, à cette époque, sa maigreur extrême empêchait qu'on ne distinguât cette beauté des traits, et il en résultait pour toute sa physionomie un effet peu agréable. Il aurait fallu détailler ses traits un à un pour recomposer ensuite et comprendre la régularité parfaite et la beauté du tout. Sa tête était très-forte, ayant vingt-deux pouces de circonférence; elle était un peu plus longue que large, par conséquent un peu aplatie sur les tempes; il l'avait extrêmement sensible; aussi je lui faisais ouater ses chapeaux, et j'avais soin de les porter quelques jours dans ma chambre pour les briser. Ses oreilles étaient petites, parfaitement faites et bien placées. L'empereur avait aussi les pieds extrêmement sensibles; je faisais porter ses bottes et ses souliers par un garçon de garde-robe, appelé Joseph, qui avait exactement le même pied que l'empereur. * * * Sa taille était de cinq pieds deux pouces trois lignes; il avait le cou un peu court, les épaules effacées, la poitrine large, très-peu velue la cuisse et la jambe moulées; son pied était petit, les doigts bien rangés et tout-à-fait exempts de cors ou durillons; ses bras étaient bien faits et bien attachés; ses mains, admirables; et les ongles ne les déparaient pas; aussi en avait-il le plus grand soin, comme, au reste, de toute sa personne, mais sans afféterie. Il se rongeait souvent les ongles, mais légèrement; c'était un signe d'impatience ou de préoccupation. * * * Plus tard il engraissa beaucoup, mais sans rien perdre de la beauté de ses formes; au contraire, il était mieux sous l'empire que sous le consulat; sa peau était devenue très-blanche, et son teint animé. * * * L'empereur, dans ses momens ou plutôt dans ses longues heures de travail et de méditation, avait un _tic_ particulier qui semblait être un mouvement nerveux, et qu'il conserva toute sa vie; il consistait à relever fréquemment et rapidement l'épaule droite, ce que les personnes qui ne lui connaissaient pas cette habitude interprétaient quelquefois en geste de mécontentement et de désapprobation, cherchant avec inquiétude en quoi et comment elles avaient pu lui déplaire. Pour lui, il n'y songeait pas, et répétait coup sur coup le même mouvement, sans s'en apercevoir. * * * Une particularité très-remarquable, c'est que l'empereur ne sentit jamais battre son cÅ“ur. Il l'a dit souvent à M. Corvisart ainsi qu'à moi, et plus d'une fois il nous fit passer la main sur sa poitrine, pour que nous fissions l'épreuve de cette exception singulière; jamais nous n'y sentîmes aucune pulsation. * * * L'empereur mangeait très-vite: à peine s'il restait douze minutes à table. Lorsqu'il avait fini de dîner, il se levait et passait dans le salon de famille; mais l'impératrice Joséphine restait et faisait signe aux convives d'en faire autant; quelquefois pourtant elle suivait Sa Majesté, et alors sans doute les dames du palais se dédommageaient dans leurs appartemens, où on leur servait ce qu'elles désiraient. * * * Un jour que le prince Eugène se levait de table immédiatement après l'empereur, celui-ci se retournant lui dit: «Mais tu n'as pas eu le temps de dîner, Eugène?--Pardonnez-moi, répondit le prince, j'avais dîné d'avance.» Les autres convives trouvèrent sans doute que ce n'était pas _la précaution inutile_. C'était avant le consulat que les choses se passaient ainsi; car depuis, l'empereur, même lorsqu'il n'était encore que premier consul, dînait en tête à tête avec l'impératrice, à moins qu'il n'invitât à sa table quelqu'une des personnes de sa maison, tantôt l'une, tantôt l'autre, et toutes recevaient cette faveur avec joie. À cette époque il y avait déjà une cour. * * * Le plus souvent, l'empereur déjeunait seul sur un guéridon d'acajou, sans serviette. Ce repas, plus court encore que l'autre, durait de huit à dix minutes. * * * Je dirai tout à l'heure quel fâcheux effet la mauvaise habitude de manger trop vite produisait souvent sur la santé de l'empereur. Outre cette habitude, et même par un premier effet de sa précipitation, il s'en fallait de beaucoup que l'empereur mangeât proprement. Il se servait volontiers de ses doigts au lieu de fourchette ou même de cuiller; on avait soin de mettre à sa portée le plat qu'il préférait. Il prenait à même, à la façon que je viens de dire, trempait son pain dans la sauce et dans le jus, ce qui n'empêchait pas le plat de circuler; en mangeait qui pouvait, et il y avait peu de convives qui ne le pussent pas. J'en ai même vu qui avaient l'air de considérer ce singulier acte de courage comme un moyen de faire leur cour. Je veux bien croire aussi qu'en plusieurs leur admiration pour Sa Majesté faisait taire toute répugnance, par la même raison qu'on ne se fait aucun scrupule de manger dans l'assiette et de boire dans le verre d'une personne que l'on aime, fût-elle d'ailleurs peu recherchée sur la propreté; ce que l'on ne voit pas, parce que la passion est aveugle. Le plat que l'empereur aimait le plus était cette espèce de fricassée de poulet à laquelle cette préférence du vainqueur de l'Italie fit donner le nom de poulet à la Marengo; il mangeait aussi volontiers des haricots, des lentilles, des côtelettes, une poitrine de mouton grillée, un poulet rôti. Les mets les plus simples étaient ceux qu'il aimait le mieux; mais il était difficile sur la qualité du pain. Il n'est pas vrai que l'empereur fit, comme on l'a dit, un usage immodéré du café. Il n'en prenait qu'une demi-tasse après son déjeuner et une autre après son dîner. Cependant il a pu lui arriver quelquefois, lorsqu'il était dans ses momens de préoccupation, d'en prendre, sans s'en apercevoir, deux tasses de suite. Mais alors le café, pris à cette dose, l'agitait et l'empêchait de dormir; souvent aussi il lui était arrivé de le prendre froid, ou sans sucre, ou trop sucré. Pour remédier à tous ces inconvéniens, l'impératrice Joséphine se chargea du soin de verser à l'empereur son café, et l'impératrice Marie-Louise adopta aussi cet usage. Lorsque l'empereur, après s'être levé de table, passait dans le petit salon, un page l'y suivait portant sûr un plateau en vermeil une cafetière, un sucrier et une tasse. Sa Majesté l'impératrice versait elle-même le café, le sucrait, en humait quelques gouttes pour le goûter, et l'offrait à l'empereur. L'empereur ne buvait que du chambertin, et rarement pur. Il n'aimait guère le vin, et s'y connaissait mal. Cela me rappelle qu'un jour, au camp de Boulogne, ayant invité à sa table plusieurs officiers, Sa Majesté fit donner de son vin au maréchal Augereau, et lui demanda avec un certain air de satisfaction comment il le trouvait. Le maréchal le dégusta quelque temps en faisant claquer sa langue contre son palais, et finit par répondre: _Il y en a de meilleur_, de ce ton qui n'était pas des plus insinuans. L'empereur, qui pourtant s'attendait à une autre réponse, sourit, comme le reste des convives, de la franchise du maréchal. * * * Il n'est personne qui n'ait entendu dire que Sa Majesté prenait les plus grandes précautions pour n'être point empoisonnée. C'est un conte à mettre avec celui de la cuirasse à l'épreuve de la balle et du poignard. L'empereur poussait au contraire beaucoup trop loin la confiance: son déjeuner était apporté tous les jours dans une antichambre ouverte à tous ceux à qui il avait accordé une audience particulière, et ils y attendaient quelquefois des heures de suite. Le déjeuner de Sa Majesté attendait aussi fort long-temps; on tenait les plats aussi chauds que l'on pouvait, jusqu'au moment où elle sortait de son cabinet pour se mettre à table. Le dîner de Leurs Majestés était porté des cuisines aux appartemens supérieurs dans des paniers couverts; mais il n'eût point été difficile d'y glisser du poison; néanmoins jamais aucune tentative de ce genre n'entra dans la pensée des gens de service, dont le dévouement et la fidélité à l'empereur, même chez les plus subalternes, surpassaient tout ce que j'en pourrais dire. L'habitude de manger précipitamment causait parfois à Sa Majesté de violens maux d'estomac qui se terminaient presque toujours par des vomissemens. Un jour, un des valets de chambre de service vint en grande hâte m'avertir que l'empereur me demandait instamment; que son dîner lui avait fait mal, et qu'il souffrait beaucoup. Je cours à la chambre de Sa Majesté, et je la trouve étendue tout de son long sur le tapis; c'était l'habitude de l'empereur lorsqu'il se sentait incommodé. L'impératrice Joséphine était assise à ses côtés, et la tête du malade reposait sur ses genoux. Il geignait et pestait alternativement ou tout à la fois, car l'empereur supportait ce genre de mal avec moins de force que mille accidens plus graves que la vie des camps entraîne avec elle; et le héros d'Arcole, celui dont la vie avait été risquée dans cent batailles, et même ailleurs que dans les combats, sans étonner son courage, se montrait on ne peut plus douillet pour un _bobo_. Sa majesté l'impératrice le consolait et l'encourageait de son mieux; elle, si courageuse lorsqu'elle avait de ces migraines qui, par leur violence excessive, étaient une véritable maladie, aurait, si cela eût été possible, pris volontiers le mal de son époux, dont elle souffrait peut-être autant que lui-même en le voyant souffrir. «Constant, me dit-elle dès que j'entrai, arrivez vite, l'empereur a besoin de vous; faites-lui du thé et ne sortez pas qu'il ne soit mieux.» À peine Sa Majesté en eut-elle pris trois tasses que déjà le mal diminuait; elle continuait de tenir sa tête sur les genoux de l'impératrice, qui lui caressait le front de sa main blanche et potelée, et lui faisait aussi des frictions sur la poitrine. «Te sens-tu mieux? Veux-tu te coucher un peu? Je resterai près de ton lit avec Constant.» Cette tendresse n'était-elle pas bien touchante, surtout dans un rang si élevé? Mon service intérieur me mettait souvent à portée de jouir de ce tableau d'un bon ménage. Pendant que je suis sur le chapitre des maladies de l'empereur, je dirai quelques mots de la plus grave qu'il ait eue, si l'on en excepte celle qui causa sa mort. Au siège de Toulon, en 1793, l'empereur n'étant encore que colonel d'artillerie, un canonnier fut tué sur sa pièce. _Le colonel Bonaparte_ s'empara du refouloir et chargea lui-même plusieurs coups. Le malheureux artilleur avait ou plutôt avait eu une gale de la nature la plus maligne, et l'empereur en fut infecté. Il ne parvint à s'en guérir qu'au bout de plusieurs années, et les médecins pensaient que cette maladie mal soignée avait été cause de l'extrême maigreur et du teint bilieux qu'il conserva long-temps. Aux Tuileries, il prit des bains sulfureux et garda quelque temps un vésicatoire. Jusque là il s'y était toujours refusé, parce que, disait-il, il n'avait pas le temps de s'écouter. M. Corvisart avait vivement insisté pour un cautère. Mais l'empereur, qui tenait à conserver intacte la forme de son bras, ne voulut point de ce remède. C'est à ce même siège qu'il avait été élevé du grade de chef de bataillon à celui de colonel, à la suite d'une brillante affaire contre les Anglais, dans laquelle il avait reçu, à la cuisse gauche, un coup de baïonnette dont il me montra souvent la cicatrice. La blessure qu'il reçut au pied, à la bataille de Ratisbonne, ne laissa aucune trace, et pourtant lorsque l'empereur la reçut l'alarme fut dans toute l'armée. Nous étions à peu près à douze cents pas de Ratisbonne, l'empereur voyant fuir les Autrichiens de toutes parts, croyait l'affaire terminée. On avait apprêté son déjeuner à la cantine, au lieu que l'empereur avait désigné. Il se dirigeait à pied vers cet endroit, lorsque se tournant vers le maréchal Berthier, il s'écria: «Je suis blessé.» Le coup avait été si fort que l'empereur était tombé assis; il venait en effet de recevoir une balle qui l'avait frappé au talon. Au calibre de cette balle, on reconnut qu'elle avait été lancée par un carabinier tyrolien, dont l'arme porte ordinairement à la distance où nous étions de la ville. On pense bien qu'un pareil événement jeta aussitôt le trouble et l'effroi dans tout l'état-major. Un aide-de-camp vint me chercher, et lorsque j'arrivai, je trouvai M. Ivan occupé à couper la botte de Sa Majesté, dont je l'aidai à panser la blessure. Quoique la douleur fût encore très-vive, l'empereur ne voulut même pas donner le temps qu'on lui remît sa botte, et pour donner le change à l'ennemi, et rassurer l'armée sur son état, il monta à cheval, partit au galop avec tout son état-major et parcourut toutes les lignes. Ce jour-là, comme l'on pense bien, personne ne déjeuna, et tout le monde alla dîner à Ratisbonne. Sa Majesté éprouvait une répugnance invincible pour tous les médicamens, et quand elle en a pris, ce qui arrivait fort rarement, c'était de l'eau de poulet ou de chicorée, et du sel de tartre. M. Corvisart lui avait recommandé de rejeter toute boisson qui aurait un goût âcre et désagréable; c'était, je crois, dans la crainte qu'on ne cherchât à l'empoisonner. * * * À quelque heure que l'empereur se fût couché, j'entrais dans sa chambre entre sept et huit heures du matin. J'ai déjà dit que ses premières questions regardaient invariablement l'heure qu'il pouvait être et le temps qu'il faisait. Quelquefois il se plaignait à moi d'avoir mauvaise mine. Quand cela était vrai, j'en convenais, comme je disais non quand je ne le trouvais pas. Dans ce cas, il me tirait les oreilles, m'appelait en riant _grosse bête_, demandait un miroir, et souvent avouait qu'il avait voulu me tromper et qu'il se portait bien. Il prenait ses journaux, demandait le nom des personnes qui étaient dans le salon d'attente, disait qui il voulait voir, et causait avec l'un ou l'autre. Quand M. Corvisart venait, il entrait sans attendre d'ordre. L'empereur se plaisait à le taquiner en parlant de la médecine, dont il disait que ce n'était qu'un art conjectural, que les médecins étaient des charlatans, et il citait ses preuves à l'appui, surtout sa propre expérience. Le docteur ne cédait jamais quand il croyait avoir raison. Pendant ces conversations, l'empereur se rasait, car j'étais parvenu à le décider à se charger seul de ce soin. Souvent il oubliait qu'il n'était rasé que d'un côté. Je l'en avertissais; il riait et achevait son ouvrage. M. Ivan, chirurgien ordinaire, avait, aussi bien que M. Corvisart, sa bonne part de critiques et de médisances contre son art. Ces discussions étaient fort amusantes; l'empereur y était très-gai et très-causeur, et je crois que quand il n'avait pas d'exemples sous la main à citer à l'appui de ses raisons, il ne se faisait pas scrupule d'en inventer. Aussi ces messieurs ne le croyaient-ils pas toujours sur parole. Un jour, Sa Majesté, suivant sa singulière habitude, s'avisa de tirer les oreilles d'un de ses médecins (M. Hallé, je crois). Le docteur se retira brusquement en s'écriant: «Sire, vous me faites mal.» Peut-être ce mot fut-il assaisonné d'un peu de mauvaise humeur, et peut-être aussi le docteur avait-il raison. Quoi qu'il en soit, depuis ce jour ses oreilles ne coururent plus aucun danger. * * * Quelquefois, avant de faire entrer le service, Sa Majesté me questionnait sur ce que j'avais fait la veille. Elle me demandait si j'avais dîné en ville et avec qui, si l'on m'avait bien reçu, ce que nous avions à dîner. Souvent aussi elle voulait savoir ce que me coûtait telle ou telle partie de mon habillement; je le lui disais, et alors l'empereur se récriait sur les prix, et me disait que, quand il était sous-lieutenant, tout était bien moins cher, qu'il avait souvent mangé chez Roze, restaurateur de ce temps, et qu'il y dînait fort bien pour 40 sous. Plusieurs fois il me parla de ma famille, de ma sÅ“ur, qui était religieuse avant la révolution et qui avait été contrainte de quitter son couvent. Un jour il me demanda si elle avait une pension et de combien elle était. Je le lui dis, et j'ajoutai que cela ne suffisant pas à ses besoins, je lui faisais moi-même une pension, ainsi qu'à ma mère. Sa Majesté me dit de m'adresser au duc de Bassano, pour qu'il lui fît son rapport à ce sujet, voulant bien traiter ma famille. Je ne profitai point de cette bonne disposition de Sa Majesté; car alors j'étais assez heureux pour pouvoir venir au secours de mes parens. Je ne pensais pas à l'avenir, qui me semblait ne devoir rien changer à mon sort, et je me faisais scrupule de mettre, pour ainsi dire, les miens à la charge de l'état. J'avoue que depuis, j'ai plus d'une fois été tenté de me repentir de cet excès de délicatesse, dont j'ai vu peu de personnes, tant au dessus qu'au dessous de ma condition, donner ou suivre l'exemple. À son lever, l'empereur prenait habituellement une tasse de thé ou de feuilles d'oranger; s'il prenait un bain, il y entrait immédiatement au sortir du lit, et là se faisait lire par un secrétaire (par M. de Bourrienne jusqu'en 1804), ses dépêches et les journaux; quand il ne prenait pas de bain, il s'asseyait au coin du feu, et se faisait faire ainsi, ou fort souvent faisait lui-même cette lecture. Il dictait au secrétaire ses réponses et les observations que lui suggérait la lecture de ces papiers. Au fur et à mesure qu'il les avait parcourus, il les jetait sur le parquet, sans aucun ordre. Le secrétaire ensuite les ramassait et les mettait en ordre, pour les emporter dans le cabinet particulier. Sa Majesté, avant sa toilette, passait, en été, un pantalon de piqué blanc et une robe de chambre pareille; en hiver, un pantalon et une robe de chambre de molleton. Elle avait sur la tête un madras noué sur le front et dont les deux coins de derrière tombaient jusque sur son cou. L'empereur mettait lui-même, le soir, cette coiffure on ne peut pas moins élégante. Lorsqu'il sortait du bain on lui présentait un autre madras, car le sien était toujours mouillé dans le bain, où il se tournait et retournait sans cesse. Le bain pris ou les dépêches lues, il commençait sa toilette. Je le rasais, avant que je lui eusse appris à se raser lui-même. Quand l'empereur eut pris cette habitude, il se servit d'abord, comme tout le monde, d'un miroir attaché à la fenêtre; mais il s'en approchait de si près et se barbouillait si brusquement de savon, que la glace, les carreaux, les rideaux, la toilette et l'empereur lui-même en étaient inondés; pour remédier à cet inconvénient, le service s'assembla en conseil, et il fut résolu que Roustan tiendrait le miroir à Sa Majesté. Lorsque l'empereur était rasé d'un côté, il tournait l'autre côté au jour et faisait passer Roustan de gauche à droite ou de droite à gauche, suivant le côté par lequel il avait d'abord commencé. On transportait aussi la toilette. Sa barbe faite, l'empereur se lavait le visage et les mains, et se faisait les ongles avec soin; ensuite je lui ôtais son gilet de flanelle et sa chemise et lui frottais tout le buste avec une brosse de soie extrêmement douce. Je le frictionnais ensuite d'eau de Cologne, dont il faisait une grande consommation de cette manière; car tous les jours on le brossait et arrangeait ainsi. C'est en Orient qu'il avait pris cette habitude hygiénique, dont il se trouvait fort bien, et qui en effet est excellente. Tous ces préparatifs terminés, je lui mettais aux pieds de légers chaussons de flanelle ou de cachemire, des bas de soie blancs (il n'en a jamais porté d'autres), un caleçon de toile très-fine ou de futaine, et tantôt une culotte de casimir blanc avec des bottes molles à l'écuyère, tantôt un pantalon collant de la même étoffe et de la même couleur, avec de petites bottes à l'anglaise qui lui venaient au milieu du mollet. Elles étaient garnies de petits éperons en argent qui n'avaient pas plus de six lignes de longueur. Toutes ses bottes étaient ainsi éperonnées. Je lui mettais ensuite son gilet de flanelle et sa chemise, une cravate très-mince de mousseline, et par-dessus un col en soie noire; enfin un gilet rond de piqué blanc, et soit un habit de chasseur, soit un habit de grenadier, mais plus souvent le premier. Sa toilette achevée, on lui présentait son mouchoir, sa tabatière et une petite boîte en écaille remplie de réglisse anisé coupé très fin. On voit, par ce qui précède, que l'empereur se faisait habiller de la tête aux pieds; il ne mettait la main à rien, se laissant faire comme un enfant, et pendant ce temps s'occupait de ses affaires. * * * J'ai oublié de dire qu'il se servait, pour ses dents, de cure-dents de buis et d'une brosse trempée dans de l'opiat. * * * L'empereur était né, pour ainsi dire, homme à valets de chambre. Général, il en avait jusqu'à trois, et il se faisait servir avec autant de luxe que dans la plus haute fortune; dès cette époque, il recevait tous les soins que je viens de décrire, et dont il lui était presque impossible de se passer. L'étiquette n'a rien changé de ce côté; elle a augmenté le nombre de ses serviteurs, les a décorés de titres nouveaux, mais elle n'aurait pu l'entourer de plus de soins. Il ne se soumit que très-rarement à la grande étiquette royale; jamais, par exemple, le grand-chambellan ne lui a passé sa chemise; une fois seulement, au repas que la ville de Paris lui offrit lors du couronnement, le grand-maréchal lui présenta à laver. Je ferai la description de la toilette du jour du sacre, et l'on pourra voir que, ce jour-là même, sa majesté l'empereur des Français n'exigea pas d'autre cérémonial que celui auquel avaient été accoutumés le général Bonaparte et le premier consul de la république. * * * L'empereur n'avait point d'heure fixe pour se coucher; tantôt il se mettait au lit à dix ou onze heures du soir, tantôt, et le plus souvent, il veillait jusqu'à deux, trois et quatre heures du matin. Il était bientôt déshabillé, car son habitude était de jeter, en entrant dans sa chambre, chaque partie de son habillement à tort et à travers: son habit par terre, son grand cordon sur le tapis, sa montre à la volée sur le lit, son chapeau au loin sur un meuble, et ainsi de tous ses vêtemens l'un après l'autre. Lorsqu'il était de bonne humeur, il m'appelait d'une voix forte, par cette espèce de cri: _Ohé, oh! oh!_ D'autres fois, quand il n'était pas content, c'était: _Monsieur! Monsieur Constant!_ En toute saison il fallait lui bassiner son lit; ce n'était que dans les plus grandes chaleurs qu'il s'en dispensait. L'habitude qu'il avait de se déshabiller à la hâte faisait que, lorsque j'arrivais, je n'avais souvent presque rien à faire que de lui présenter son madras; j'allumais ensuite sa veilleuse, qui était en vermeil et recouverte pour donner moins de lumière. Lorsqu'il ne s'endormait pas tout de suite, il faisait appeler un de ses secrétaires ou bien l'impératrice Joséphine pour lui faire la lecture; personne ne pouvait mieux que Sa Majesté s'acquitter de cet office, pour lequel l'empereur la préférait à tous ses lecteurs; elle lisait avec ce charme particulier qui se mêlait à toutes ses actions. Par ordre de l'empereur, on brûlait dans sa chambre, dans de petites cassolettes en vermeil, tantôt du bois d'aloès, tantôt du sucre ou du vinaigre. Presque toute l'année il fallait du feu dans tous ses appartemens; il était habituellement très-sensible au froid. Lorsqu'il voulait dormir, je rentrais prendre son flambeau et montais chez moi. Ma chambre était au dessus de l'appartement de Sa Majesté; Roustan et un valet de chambre de service couchaient dans le petit salon attenant à la chambre de l'empereur. S'il avait besoin de moi la nuit, un garçon de garde-robe, qui couchait à côté, dans l'antichambre, venait me chercher. Jour et nuit on tenait de l'eau chaude pour son bain; car souvent, à toute heure de la nuit comme de la journée, il lui prenait fantaisie d'en prendre un. M. Ivan paraissait, tous les soirs et tous les matins, au lever et au coucher de Sa Majesté. * * * On sait que l'empereur faisait souvent appeler ses secrétaires et même ses ministres pendant la nuit. Pendant son séjour à Varsovie, en 1806, M. le prince de Talleyrand reçoit un jour un message à minuit passé; il arrive aussitôt et s'entretient long-temps avec l'empereur; le travail se prolonge assez avant dans la nuit, et Sa Majesté, fatiguée, finit par tomber dans un sommeil profond; le prince de Bénévent, qui aurait craint, en sortant, soit de réveiller l'empereur, soit d'être rappelé pour continuer la conversation, jette les yeux autour de lui, aperçoit un canapé commode, s'y étend et s'endort. M. Menneval, secrétaire de Sa Majesté, ne voulait se coucher qu'après la sortie du ministre, l'empereur pouvant avoir besoin de lui dès que M. de Talleyrand se serait retiré; aussi s'impatientait-il beaucoup d'une si longue audience. De mon côté, je n'étais pas de meilleure humeur, dans l'impossibilité où je me trouvais de me livrer au sommeil, avant d'avoir ôté le flambeau de nuit de Sa Majesté. M. Menneval vint dix fois me demander si M. le prince de Talleyrand était sorti. «Il est encore là, lui dis-je, j'en suis sûr, et pourtant je n'entends rien.» Enfin je le priai de se tenir dans la pièce où j'étais, et sur laquelle s'ouvrait la porte d'entrée, tandis que j'irais me mettre en sentinelle dans un cabinet de dégagement sur lequel la chambre de l'empereur avait une autre sortie; et il fut convenu que celui des deux qui verrait sortir le prince avertirait l'autre. Deux heures sonnent, puis trois, puis quatre; personne ne paraît; pas le moindre mouvement dans la chambre de Sa Majesté. Perdant patience à la fin, j'entr'ouvre la porte le plus doucement possible; mais l'empereur, dont le sommeil était fort léger, s'éveille en sursaut et demande d'une voix forte: «Qui est là? qui va là? qu'est-ce?» Je répondis que, pensant que M. le prince de Bénévent était sorti, je venais chercher le flambeau de Sa Majesté. «Talleyrand! Talleyrand! s'écrie vivement Sa Majesté; où donc est-il? et le voyant s'éveiller: Eh bien, je crois qu'il s'est endormi! Comment, coquin, vous dormez chez moi! ah! ah!» Je sortis sans emporter la lumière, ils se remirent à causer, et M. Menneval et moi nous attendîmes la fin du tête-à-tête jusqu'à cinq heures du matin. * * * L'empereur avait eu l'habitude de prendre, en travaillant ainsi la nuit, du café à la crême ou du chocolat; mais il y avait renoncé, et sous l'empire il ne prenait plus rien, sinon de temps en temps, mais très-rarement, soit du punch doux et léger comme de la limonade, soit, comme à son lever, une infusion de feuilles d'oranger ou de thé. * * * L'empereur qui dota si magnifiquement la plupart de ses généraux, qui se montra si libéral pour ses armées, et à qui, d'un autre côté, la France doit tant et de si beaux monumens, était peu généreux, et il faut le dire, un peu avare dans son intérieur. Peut-être ressemblait-il à ces riches vaniteux qui économisent de très près dans leur famille, pour briller davantage au dehors. Il faisait très-peu, pour ne pas dire point de cadeaux à sa maison. Le jour de l'an même se passait pour lui sans bourse délier; quand je le déshabillais la veille de ce jour-là: «Eh bien, monsieur Constant, me disait-il en me pinçant l'oreille, que me donnerez-vous pour mes étrennes?» La première fois qu'il me fit cette question, je lui répondis que je lui donnerais ce qu'il voudrait, mais j'avoue que j'espérais bien que, le lendemain, ce ne serait pas moi qui donnerais des étrennes. Il paraît que l'idée ne lui en vint pas, car personne n'eut à le remercier de ses dons, et depuis, il ne se départit jamais de cette règle d'économie domestique. À propos de ce pincement d'oreilles, sur lequel je suis revenu tant de fois, parce que Sa Majesté y revenait très-souvent, il faut que je dise, pendant que j'y pense et pour en finir, que l'on se tromperait beaucoup de croire qu'il se contentât de toucher légèrement la partie en butte à ses marques de faveur; il serrait au contraire très-rudement, et j'ai remarqué qu'il serrait d'autant plus fort qu'il était de meilleure humeur. Quelquefois, au moment où j'entrais dans sa chambre pour l'habiller, il accourait sur moi comme un furieux, et en me saluant de son bonjour favori: _Eh bien, monsieur le drôle?_ il me pinçait les deux oreilles à la fois, de façon à me faire crier; il n'était même pas rare qu'il ajoutât à ces douces caresses une ou deux tapes assez bien appliquées; j'étais sûr alors de le trouver tout le reste de la journée d'une humeur charmante, et plein de bienveillance comme je l'ai vu si souvent. Roustan, et même le maréchal Berthier, prince de Neufchâtel, recevaient leur bonne part de ces tendresses impériales; souvent je leur en ai vu les joues tout enluminées et les yeux presque pleurans. CHAPITRE III. Somme fixée par l'empereur pour sa toilette.--Les budgets écourtés.--La place de 1,000 écus et le revenu d'une commune.--_Quand j'étais sous-lieutenant_.--Idée fixe de l'empereur en matière d'économies.--Les fournisseurs et les agens comptables.--La voiture de Constant supprimée par le grand-écuyer et rendue par l'empereur.--L'empereur jetant au feu les livres qui lui déplaisaient.--L'Allemagne de madame la baronne de Staël.--L'empereur surveillant les lectures des gens de sa maison.--Comment l'empereur montait à cheval.--Éducation de ses chevaux.--M. Jardin, écuyer de l'empereur.--Chevaux favoris de l'empereur.--Le cheval du mont Saint-Bernard et de Marengo admis à la pension de retraite.--Intelligence et fierté d'un cheval arabe de l'empereur.--L'équitation et la voltige enseignées aux pages de l'empereur.--L'empereur à la chasse.--Le cerf sauvé par Joséphine.--Mauvaise humeur et dureté d'une dame d'honneur de l'impératrice.--L'empereur a-t-il jamais été blessé à la chasse?--Napoléon mauvais tireur.--La chasse aux faucons.--Fauconnerie envoyée par le roi de Hollande.--Goût de l'empereur pour le spectacle.--Les prédilections.--Le grand Corneille et _Cinna_.--_La Mort de César_.--Représentations sur le théâtre de Saint-Cloud.--MM. Baptiste cadet et Michaut.--_Les Vénitiens_ de M. Arnault père.--Conversations littéraires de l'empereur, très-profitables pour Constant.--Usage du tabac.--Erreurs populaires.--Tabatières de l'empereur.--Les gazelles de Saint-Cloud.--La pipe de l'ambassadeur persan.--L'empereur mal habile à fumer.--Constant lui donne une première et unique leçon de _pipe_.--Maladresse et dégoût de l'empereur.--Opinion sur les fumeurs.--Vêtemens de l'empereur.--La redingote grise.--Aversion de l'empereur pour les changemens de mode.--Supercherie de Constant pour amener l'empereur à les suivre.--Élégance du roi de Naples.--Discussion sur la toilette entre l'empereur et Murat.--Calembourg royal.--Velléité d'élégance.--Le tailleur Léger.--Napoléon et le bourgeois gentilhomme.--L'habit habillé et la cravate noire.--Vestes et culottes de l'empereur.--Habitude d'écolier.--Les taches d'encre.--Bas et souliers de l'empereur.--Autre habitude.--Boucles de l'empereur.--Napoléon ayant le même cordonnier à l'École-Militaire et sous l'empire.--Le cordonnier mandé dans la chambre de l'empereur.--Embarras et naïveté.--Linge et marque de l'empereur.--La flanelle d'Angleterre.--L'impératrice Joséphine et les gilets de cachemire.--Mensonge de la _cuirasse_.--Bonbonnière de l'empereur.--Décorations de l'empereur.--L'épée d'Austerlitz.--Sabres de l'empereur.--Voyages de l'empereur.--Pourquoi l'empereur n'annonçait pas d'avance le moment de son départ, ni le terme de son voyage.--Ordres dans les dépenses faites en route.--Présens, gratifications et bienfaits.--Questions faites aux curés.--Les ecclésiastiques décorés de l'étoile de la Légion-d'Honneur.--Aversion de l'empereur pour les réponses embarrassées.--Le service en voyage.--Anecdotes.--Le capitaine par méprise. Passe-droit fait à un vétéran.--Réponse militaire.--Réparation. La somme fixée pour la toilette de Sa Majesté était de 20,000 francs, et l'année du sacre elle entra dans une grande colère, parce que cette somme avait été de beaucoup dépassée. Ce n'était jamais qu'en tremblant qu'on lui présentait les divers budgets des dépenses de sa maison. Toujours il retranchait et rognait, et recommandait toutes sortes de réformes. Je me souviens que lui demandant pour quelqu'un une place de 3,000 francs, qu'il m'accorda, je le vis se récrier: «Trois mille francs! mais savez-vous bien que c'est le revenu d'une de mes communes? Quand j'étais sous-lieutenant, je ne dépensais pas cela.» Ce mot revenait sans cesse dans les avertissemens de l'empereur aux personnes de sa familiarité, et _quand j'avais l'honneur d'être sous-lieutenant_ était souvent dans sa bouche, et toujours pour faire des exhortations ou des comparaisons d'économie. À propos de ces présentations de budgets, je me rappelle une circonstance qui doit trouver place dans mes mémoires, puisqu'elle m'est toute personnelle et que de plus elle peut donner une idée de la manière dont Sa Majesté entendait les économies. Elle partait de l'idée souvent fort juste, selon moi, que, dans ses dépenses particulières comme dans les dépenses publiques, même en supposant de la probité aux agens (supposition que l'empereur était toujours, j'en conviens, peu disposé à faire), on aurait pu faire les mêmes choses pour beaucoup moins d'argent. Ainsi quand il exigeait des diminutions, ce n'était point sur le nombre des objets de dépense qu'il voulait les faire porter, mais sur le taux auquel ces objets étaient estimés par les fournisseurs. J'aurai lieu de citer ailleurs quelques exemples de l'influence qu'exerçait cette idée sur la conduite de Sa Majesté à l'égard des agens comptables de son gouvernement. Voici, pour le présent, ce qui me regarde: un jour de règlement des divers budgets particuliers, l'empereur se récria beaucoup sur la dépense des écuries, et biffa une somme considérable. M. le grand-écuyer, pour parvenir aux économies exigées, retrancha à plusieurs personnes de la maison leur voiture; la mienne fut comprise dans la réforme. Quelques jours après l'exécution de cette mesure, Sa Majesté me chargea d'une commission pour laquelle il fallait une voiture. Je lui dis que, n'ayant plus la mienne, force m'était de ne pas obéir à ses ordres. L'empereur alors de s'écrier que ce n'était pas là son intention, que M. de Caulaincourt comprenait mal les économies; et lorsqu'il revit M. le duc de Vicence, il lui dit qu'il ne voulait pas qu'il fût touché à rien de ce qui me concernait. L'empereur lisait quelquefois le matin les nouveautés et les romans du jour. Quand un ouvrage lui déplaisait, il le jetait au feu. On aurait tort de croire qu'il n'y avait que les livres mauvais qui fussent ainsi brûlés. Quand l'auteur n'était pas de ceux qu'il aimait, ou qu'il parlait trop bien d'un peuple étranger, cela suffisait pour que le volume fût condamné aux flammes. J'ai vu Sa Majesté jeter au feu un tome de l'ouvrage de madame la baronne de Staël sur l'Allemagne. S'il nous trouvait, le soir, occupés à lire dans le petit salon où nous l'attendions à l'heure du coucher, il regardait quels livres nous lisions, et quand c'étaient des romans, ils étaient brûlés sans miséricorde. Sa Majesté manquait rarement d'ajouter une petite semonce à la confiscation, et de demander au délinquant _si un homme ne pouvait pas faire une meilleure lecture_. Un matin qu'il avait parcouru et jeté au feu un livre de je ne sais quel auteur, Roustan se baissa pour le retirer; mais l'empereur s'y opposa en lui disant: «Laisse donc brûler ces cochonneries-là; c'est tout ce qu'elles méritent.» L'empereur montait à cheval sans grâce, et je crois qu'il n'y aurait pas toujours été très-solide si l'on n'avait pas mis tant de soin à ne lui donner que des chevaux parfaitement dressés. Il n'était pas sur ce point de précautions que l'on ne prît. Les chevaux destinés au service personnel de l'empereur passaient par un rude noviciat avant d'arriver jusqu'à l'honneur de le porter. On les accoutumait à souffrir, sans faire le moindre mouvement, des tourmens de toute espèce, des coups de fouet sur la tête et sur les oreilles; on battait le tambour, on leur tirait aux oreilles des coups de pistolet et des boîtes d'artifice; on agitait des drapeaux devant leurs yeux; on leur jetait dans les jambes de lourds paquets, quelquefois même des moutons et des cochons. Il fallait qu'au milieu du galop le plus rapide (l'empereur n'aimait que cette allure) il pût arrêter son cheval tout court. Il ne lui fallait enfin que des chevaux brisés. M. Jardin père, écuyer de Sa Majesté, s'acquittait de sa pénible charge avec beaucoup d'adresse et d'habileté; aussi l'empereur en faisait-il le plus grand cas. Sa Majesté tenait beaucoup à ce que ses chevaux fussent très-beaux, et dans les dernières années de son règne elle ne montait que des chevaux arabes. Il y eut quelques-uns de ces nobles animaux que l'empereur affectionna, entre autres _la Styrie_, qu'il montait au Saint-Bernard et à Marengo. Après cette dernière campagne, il voulut que son favori finît sa vie dans le luxe du repos. Marengo et le grand Saint-Bernard étaient déjà une carrière assez bien remplie. L'empereur eut aussi pendant quelques années un cheval arabe d'un rare instinct, et qui lui plaisait beaucoup. Tout le temps qu'il attendait son cavalier, il eût été difficile de lui découvrir la moindre grâce; mais dès qu'il entendait les tambours battre aux champs, ce qui annonçait la présence de Sa Majesté, il se redressait avec fierté, agitait sa tête en tous sens, battait du pied la terre, et jusqu'au moment où l'empereur en descendait, son cheval était le plus beau qu'on eût pu voir. Sa Majesté faisait cas des bons écuyers; aussi rien n'était négligé pour que ses pages reçussent sous ce rapport l'éducation la plus soignée. Outre qu'on les instruisait à monter solidement et avec grâce, ils pratiquaient encore des exercices de voltige dont il semblerait qu'on dût avoir besoin seulement au Cirque-Olympique. C'était même un des écuyers de MM. Franconi qui était chargé de cette partie de l'éducation des pages. L'empereur, comme on l'a dit ailleurs, ne prenait du plaisir de la chasse qu'autant qu'il en fallait pour se conformer aux exigences de l'usage qui font de ce royal exercice un accompagnement nécessaire du trône et de la couronne. Pourtant je l'ai vu quelquefois s'y livrer assez long-temps pour faire croire qu'il ne s'y ennuyait pas. Il chassa un jour dans la forêt de Rambouillet depuis six heures du matin jusqu'à huit heures du soir; c'était un cerf qui avait causé cette excursion extraordinaire, et je me rappelle qu'on revint même sans l'avoir forcé. Dans une des chasses impériales de Rambouillet, à laquelle assistait l'impératrice Joséphine, un cerf poursuivi par les chasseurs vint se jeter sous la voiture de l'impératrice. Cet asile ne le trahit pas, car sa majesté, touchée des larmes du pauvre animal, demanda sa grâce à l'empereur. Le cerf fut épargné, et la bonne Joséphine lui attacha elle-même autour du cou un collier d'argent, qui devait attester sa délivrance et le protéger contre les attaques de tous les chasseurs. Il y eut une des dames de S. M. l'impératrice qui montra un jour moins d'humanité qu'elle, et la réponse qu'elle fit à l'empereur déplut singulièrement à celui-ci, qui aimait la douceur et la pitié dans les femmes. On chassait depuis quelques heures dans le bois de Boulogne; l'empereur s'approcha de la calèche de l'impératrice Joséphine, et se mit à causer avec cette dame, qui portait un des noms les plus anciens et les plus nobles de France, et qui sans l'avoir, dit-on, désiré, avait été placée auprès de l'impératrice. Le prince de Neufchâtel vint dire que le cerf était aux abois. «Madame, dit galamment l'empereur à madame de C***, que voulez-vous qu'on fasse du cerf? je remets son sort entre vos mains.--Faites-en, sire, répondit-elle, ce qu'il vous plaira. Je ne m'y intéresse guère.» L'empereur la regarda froidement, et dit au grand-veneur: «Puisque le cerf a le malheur de ne point intéresser madame de C***, il ne mérite pas de vivre: faites-le mettre à mort!» Et là-dessus S. M. tourna la bride de son cheval et s'éloigna. L'empereur avait été choqué d'une telle réponse, et il la répéta le soir, au retour de la chasse, dans des termes peu flatteurs pour madame de C***. On lit dans le _Mémorial de Sainte-Hélène_ que l'empereur ayant été, dans une chasse, renversé et blessé par un sanglier, en avait au doigt une forte contusion. Je ne l'ai jamais vue, et je n'ai jamais eu connaissance d'un pareil accident arrivé à S. M. L'empereur n'appuyait pas bien son fusil à l'épaule, et comme il faisait charger et bourrer fort, il ne tirait jamais sans en avoir le bras tout noirci. Je frottais la place meurtrie avec de l'eau de Cologne, et S. M. n'y pensait plus. Les dames suivaient la chasse en calèche. On dressait ordinairement une table dans la forêt pour le déjeuner, auquel toutes les personnes de la chasse étaient invitées. L'empereur essaya une fois d'une chasse au faucon dans la plaine de Rambouillet. Cette chasse avait été commandée pour mettre à l'essai la fauconnerie que le roi de Hollande (Louis) avait envoyée en présent à S. M. Toute la maison s'était fait une fête de voir cette chasse, dont on avait tant entendu parler; mais l'empereur parut s'y plaire encore moins qu'aux chasses à courre et au tir, et la fauconnerie ne resservit jamais. S. M. aimait beaucoup le spectacle. Elle avait une préférence marquée pour la tragédie française et l'opéra italien. Corneille était son auteur favori; j'ai vu constamment sur sa table quelque volume des Å“uvres de ce grand poète. Très-souvent j'ai entendu l'empereur déclamer, en marchant dans sa chambre, des vers de Cinna, ou cette tirade de _la Mort de César_: César, tu vas régner. Voici le jour auguste Où le peuple romain, pour toi toujours injuste, Etc., etc. Sur le théâtre de Saint-Cloud, le spectacle d'une soirée n'était souvent que de pièces et de morceaux. On prenait un acte d'un opéra, un acte d'un autre, ce qui était fort contrariant pour les spectateurs, que la première pièce avait commencé à intéresser. Souvent aussi on jouait des comédies, et c'était alors grande joie pour la maison. L'empereur lui-même y prenait beaucoup de plaisir. Combien de fois je l'ai vu se pâmer de rire en voyant Baptiste cadet dans _les Héritiers_. Michaut l'amusait aussi beaucoup dans _la Partie de Chasse de Henri IV_. Je ne sais plus en quelle année, pendant un voyage de la cour à Fontainebleau, on représenta devant l'empereur la tragédie des _Vénitiens_, de M. Arnault père. Le soir au coucher, Sa Majesté causa de la pièce avec le maréchal Duroc, et donna son jugement appuyé sur beaucoup de raisons. Les éloges comme les censures furent motivés et discutés; le grand-maréchal parla peu; l'empereur ne tarissait pas. Bien que très-pauvre juge en pareilles matières, c'était pour moi une chose très-amusante, et aussi très-instructive, que d'entendre ainsi l'empereur discourir des pièces anciennes ou nouvelles qui étaient jouées sous ses yeux. Ses observations et ses remarques n'auraient pas manqué, j'en suis certain, d'être très-profitables aux auteurs, s'ils avaient été comme moi à même de les entendre. Pour moi, si j'y ai gagné quelque chose, c'est de pouvoir en parler ici un peu (quoique bien peu) plus pertinemment qu'un aveugle des couleurs; pourtant, de crainte de mal dire, je retourne aux choses qui sont de mon _département_. On a dit que Sa Majesté prenait beaucoup de tabac, que, pour en prendre plus vite et plus souvent, elle en mettait dans une poche de son gilet, doublée de peau pour cet usage; ce sont autant d'erreurs: l'empereur n'a jamais pris du tabac que dans ses tabatières, et quoiqu'il en consommât beaucoup, il n'en prenait que très-peu. Il approchait sa prise de ses narines comme simplement pour la sentir, et la laissait tomber ensuite. Il est vrai que la place où il se trouvait en était couverte; mais ses mouchoirs, témoins irrécusables en pareille matière, étaient à peine tachés, bien qu'ils fussent blancs et de batiste très-fine; certes ce ne sont pas là les marques d'un priseur. Souvent il se contentait de promener sous son nez sa tabatière ouverte pour respirer l'odeur du tabac qu'elle contenait. Ses boîtes étaient étroites, ovales, à charnières, en écaille noire, doublées en or, ornées de camées ou de médailles antiques en or et en argent. Il avait eu des tabatières rondes, mais comme il fallait deux mains pour les ouvrir, et que dans cette opération il laissait tomber tantôt la boîte, tantôt le couvert, il s'en était dégoûté. Son tabac était râpé fort gros, et se composait ordinairement de plusieurs sortes de tabacs mélangées ensemble. Souvent il s'amusait à en faire manger aux gazelles qu'il avait à Saint-Cloud. Elles en étaient très-friandes, et quoiqu'on ne peut plus sauvages pour tout le monde, elles s'approchaient sans crainte de Sa Majesté. L'empereur n'eut qu'une seule fois fantaisie d'essayer de la pipe; voici à quelle occasion: l'ambassadeur persan (ou peut-être l'ambassadeur turc qui vint à Paris sous le consulat) avait fait présent à sa Majesté d'une fort belle pipe à l'orientale. Il lui prit un jour envie d'en faire l'essai, et il fit préparer tout ce qu'il fallait pour cela. Le feu ayant été appliqué au récipient, il ne s'agissait plus que de le faire se communiquer au tabac, mais à la manière dont Sa Majesté s'y prenait, elle n'en serait jamais venue à bout. Elle se contentait d'ouvrir et de fermer alternativement la bouche, sans aspirer le moins du monde. «Comment diable! s'écria-t-elle enfin, cela n'en finit pas.» Je lui fis observer qu'elle s'y prenait mal, et lui montrai comment il fallait faire. Mais l'empereur en revenait toujours à son espèce de bâillement. Ennuyé de ses vains efforts, il finit par me dire d'allumer la pipe. J'obéis et la lui rendis en train. Mais à peine en eut-il aspiré une bouffée, que la fumée qu'il ne sut point chasser de sa bouche, tournoyant autour du palais, lui pénétra dans le gosier, et ressortit par les narines et par les yeux. Dès qu'il put reprendre haleine, «Ôtez-moi cela! quelle infection! oh les cochons! le cÅ“ur me tourne.» Il se sentit en effet comme incommodé pendant au moins une heure, et renonça pour toujours à un _plaisir_ «dont l'habitude, disait-il, n'était bonne qu'à désennuyer les fainéans.» L'empereur ne mettait dans ses vêtemens d'autre recherche que celle de la finesse de l'étoffe et de la commodité. Ses fracs, ses habits et la redingote grise si fameuse, étaient des plus beaux draps de Louviers. Sous le consulat, il portait, comme c'était alors la mode, les basques de son habit extrêmement longues. Plus tard, la mode ayant changé, on les porta plus courtes, mais l'empereur tenait singulièrement à la longueur des siennes, et j'eus beaucoup de peine à le décider à y renoncer. Ce ne fut même que par une supercherie que j'en vins tout-à-fait à bout. À chaque nouvel habit que je faisais faire pour Sa Majesté, je recommandais au tailleur de raccourcir les pans d'un bon pouce, jusqu'à ce qu'enfin, sans que l'empereur s'en aperçût, ils ne furent plus ridicules. Il ne renonçait pas plus aisément sur ce point que sur tous les autres, à ses anciennes habitudes, et il voulait surtout ne pas être gêné: aussi parfois ne brillait-il pas par l'élégance. Le roi de Naples, l'homme de France qui se mettait avec le plus de recherche et presque toujours avec le meilleur goût, se permettait quelquefois de le plaisanter doucement sur sa toilette. «Sire, disait-il à l'empereur, Votre Majesté s'habille trop _à la papa_. De grâce, sire, donnez à vos fidèles sujets l'exemple du bon goût.--Ne faut-il pas, pour vous plaire, répondait l'empereur, que je me mette comme un muscadin, comme un petit-maître, enfin comme sa majesté le roi de Naples et des Deux-Siciles? Je tiens à mes habitudes, moi.--Oui, sire, et à vos _habits tués_, ajouta une fois le roi.--Détestable! s'écria l'empereur, cela est digne de Brunet;» et ils rirent un instant de ce jeu de mots, tout en le déclarant tel que l'avait jugé l'empereur. Cependant ces discussions sur la toilette s'étant renouvelées à l'époque du mariage de Sa Majesté avec l'impératrice Marie-Louise, le roi de Naples pria l'empereur de permettre qu'il lui envoyât son tailleur. Sa Majesté, qui cherchait en ce moment tous les moyens de plaire à sa jeune épouse, accepta l'offre de son beau-frère. Le même jour, je courus chez Léger, qui habillait le roi Joachim, et l'amenai avec moi au château, en lui recommandant de faire les habits qu'on allait lui demander le moins gênans qu'il se pourrait, certain que j'étais d'avance que, tout au contraire de M. Jourdain, si l'empereur _n'entrait pas dedans_ avec la plus grande aisance, il ne les prendrait pas. Léger ne tint aucun compte de mes avis; il prit ses mesures fort justes. Les deux habits qu'il fit étaient parfaitement faits, mais l'empereur les trouva incommodes. Il ne les mit qu'une fois, et Léger fut dès ce jour dispensé de travailler pour Sa Majesté. Une autre fois, long-temps avant cette époque, il avait commandé un fort bel habit de velours marron, avec boutons en diamans. Il descendit ainsi vêtu au cercle de sa majesté l'impératrice, mais avec une cravate noire. L'impératrice Joséphine lui avait préparé un col de dentelle magnifique, mais toutes mes instances n'avaient pu le décider à le mettre. Les vestes et les culottes de l'empereur étaient toujours de casimir blanc. Il en changeait tous les matins. On ne les lui faisait blanchir que trois ou quatre fois. Deux heures après qu'il était sorti de sa chambre, il arrivait très-souvent que sa culotte était toute tachée d'encre, grâce à son habitude d'y essuyer sa plume, et d'arroser tout d'encre autour de lui, en secouant sa plume contre sa table. Cependant, comme il s'habillait le matin pour toute la journée, il ne changeait pas pour cela de toilette et restait en cet état le reste du jour. J'ai déjà dit qu'il ne portait jamais que des bas de soie blancs. Ses souliers, très-légers et très-fins, étaient doublés de soie. Tout le dedans de ses bottes était garni de futaine blanche. Lorsqu'il sentait à une de ses jambes quelque démangeaison, il se frottait avec le talon du soulier ou de la botte dont l'autre jambe était chaussée, ce qui ajoutait encore à l'effet de l'encre éparpillée. Les boucles de ses souliers étaient d'or, ovales, simples ou à facettes. Il en portait aussi en or, aux jarretières. Jamais sous l'empire je ne lui ai vu porter de pantalons. Toujours, par suite de la fidélité de l'empereur à ses anciennes habitudes, son cordonnier, dans les premiers temps de l'empire, était le même qui l'avait chaussé lorsqu'il était à l'école militaire. Depuis ce temps il le chaussait toujours d'après ses premières mesures, sans lui en prendre de nouvelles; aussi ses souliers comme ses bottes étaient toujours mal faits et sans grâce. Long-temps il les porta pointus; je gagnai qu'ils fussent faits _en bec de canne_, comme c'était la mode. Ses anciennes mesures se trouvèrent à la fin trop petites, et j'obtins de Sa Majesté qu'elle s'en ferait prendre d'autres. Je courus aussitôt chez son cordonnier: c'était un grand simple qui avait succédé à son père. Il n'avait jamais vu l'empereur, quoiqu'il travaillât pour lui, et fut tout stupéfait d'apprendre qu'il fallait paraître devant Sa Majesté; la tête lui en tournait. Comment oserait-il se présenter devant l'empereur? Quel costume fallait-il prendre? Je l'encourageai et lui dis qu'il lui fallait un habit noir à la française, avec la culotte, l'épée, le chapeau, etc. Il se rendit ainsi panaché aux Tuileries. En entrant dans la chambre de Sa Majesté, il fit un profond salut, et demeura fort embarrassé. «Ce n'est pas vous, dit l'empereur, qui me chaussiez à l'école militaire?--Non, Votre Majesté l'empereur et roi, c'était mon père.--Et pourquoi n'est-ce plus lui?--Sire l'empereur et roi, parce qu'il est mort.--Combien me faites-vous payer mes souliers?--Votre Majesté l'empereur et roi les paye dix-huit francs.--C'est bien cher.--Votre Majesté l'empereur et roi les paierait bien plus cher si elle voulait.» L'empereur rit beaucoup de cette niaiserie et se fit prendre mesure. Les rires de Sa Majesté avaient complétement déconcerté le pauvre homme; lorsqu'il s'approcha, le chapeau sous le bras, et en faisant mille saluts, son épée se prit dans ses jambes, fut rompue en deux et le fit tomber sur les genoux et sur les mains. C'était à n'y pas tenir, aussi les rires de Sa Majesté redoublèrent; enfin l'honnête cordonnier, débarrassé de sa brette, prit plus aisément mesure à l'empereur, et se retira en faisant beaucoup d'excuses. Tout le linge de corps de Sa Majesté était de toile extrêmement belle, marqué d'un N couronné. Dans le commencement, il ne portait point de bretelles; il finit par s'en servir, et il en trouvait l'usage très-commode. Il portait sur la peau des gilets de flanelle d'Angleterre. L'impératrice Joséphine lui avait fait faire pour l'été douze gilets de cachemire. Beaucoup de personnes ont cru que l'empereur avait une cuirasse sous ses habits dans ses promenades et à l'armée; le fait est matériellement faux; jamais Sa Majesté n'a endossé une cuirasse, ni rien de semblable, pas plus sous ses habits que dessus. L'empereur ne portait jamais de bijoux; il n'avait dans ses poches ni bourse ni argent, mais seulement son mouchoir, sa tabatière et sa bonbonnière. Il ne portait à ses habits qu'un crachat et deux croix, celle de la Légion-d'Honneur et celle de la Couronne-de-Fer. Sous son uniforme et sur sa veste, il avait un cordon rouge dont les deux bouts ne se voyaient qu'à peine. Quand il y avait cercle au château, ou qu'il passait une revue, il mettait ce grand cordon sur son habit. Son chapeau, dont il sera inutile de décrire la forme tant qu'il existera des portraits de Sa Majesté, était de castor, extrêmement fin et très-lèger; le dedans en était doublé de soie et ouaté. Il n'y portait ni glands, ni torsades, ni plumes, mais simplement une ganse étroite de soie plate qui soutenait une petite cocarde tricolore. L'empereur avait plusieurs montres de Bréguet et de Meunier; elles étaient fort simples, à répétions, sans ornemens ni chiffre, le dessus couvert d'une glace, la boîte en or. M. Las Cases parle d'une montre recouverte des deux côtés d'une double boîte en or, marquée du chifre B, et qui n'a jamais quitté l'empereur. Je ne lui en ai pas connu de pareille, et pourtant j'étais dépositaire de tous les bijoux; je l'ai même été, durant plusieurs, années, des diamans de la couronne. L'empereur cassait souvent sa montre en la jetant à la volée, comme je l'ai dit plus haut, sur un des meubles de sa chambre à coucher. Il avait deux réveils faits par Meunier, un dans sa voiture, l'autre au chevet de son lit. Il les faisait sonner avec une petite ganse de soie verte; il en avait bien un troisième, mais il était vieux et mauvais, et ne pouvait servir. C'est celui-là qui avait appartenu au grand Frédéric, et qu'il avait apporté de Berlin. Les épées de Sa Majesté étaient fort simples la monture en or, avec un hibou sur le pommeau. * * * L'empereur s'était fait faire deux épées semblables à celle qu'il portait le jour de la bataille d'Austerlitz. Une de ces épées fut donnée à l'empereur Alexandre, ainsi qu'on le verra plus tard, et l'autre au prince Eugène en 1814. Celle que l'empereur avait à Austerlitz, et sur laquelle il avait fait graver le nom et la date de cette mémorable bataille, devait être enfermée dans la colonne de la place Vendôme. Sa Majesté l'avait encore, je crois, à Sainte-Hélène. * * * Il avait aussi plusieurs sabres qu'il avait portés dans ses premières campagnes, et sur lesquels on avait fait graver le nom des batailles où il s'en était servi. Ils furent distribués à divers officiers-généraux par sa majesté l'empereur. Je parlerai plus tard de cette distribution. * * * Lorsque l'empereur devait quitter sa capitale pour rejoindre ses armées ou pour une simple tournée dans les départemens, jamais on ne savait bien précisément le moment de son départ. Il fallait d'avance envoyer sur diverses routes un service complet pour la chambre, la bouche, les écuries; quelquefois ils attendaient trois semaines, un mois, et quand Sa Majesté était partie, on faisait revenir les services restés sur les routes qu'elle n'avait point parcourues. J'ai souvent pensé que l'empereur en usait ainsi pour déconcerter les calculs de ceux qui épiaient ses démarches, et dérouter les politiques. Le jour qu'il devait partir personne que lui ne le savait; tout se passait comme à l'ordinaire. Après un concert, un spectacle, ou tout autre divertissement qui avait réuni un grand nombre de personnes, Sa Majesté disait à son coucher: «Je pars à deux heures.» Quelquefois c'était plus tôt, quelquefois plus tard, mais on partait toujours à l'heure qu'elle avait fixée. À l'instant l'ordre était transmis par chacun des chefs de service; tout se trouvait prêt dans le temps marqué, mais on laissait le château sens dessus dessous. J'ai tracé ailleurs un tableau de la confusion qui précédait et suivait immédiatement, au château, le départ de l'empereur. Partout où logeait Sa Majesté, en voyage, elle faisait payer, avant de partir, la dépense de sa maison et la sienne; elle faisait des présens à ses hôtes et donnait des gratifications aux domestiques de la maison. Le dimanche, l'empereur se faisait dire la messe par le desservant du lieu et donnait toujours vingt napoléons, quelquefois plus, selon les besoins des pauvres de la commune. Il questionnait beaucoup les curés sur leurs ressources, sur celles de leurs paroissiens, sur l'esprit et la moralité de la population, etc. Il ne manquait que rarement à demander le nombre des naissances, des décès, des mariages, et s'il y avait beaucoup de garçons et de filles en âge d'être mariés. Si le curé répondait d'une manière satisfaisante et s'il n'avait pas été trop long-temps à dire sa messe, il pouvait compter sur les bonnes grâces de Sa Majesté; son église et ses pauvres s'en trouvaient bien, et pour lui-même l'empereur lui laissait à son départ, ou lui faisait expédier un brevet de chevalier de la Légion-d'Honneur. En général, Sa Majesté aimait qu'on lui répondît avec assurance et sans timidité; elle souffrait même la contradiction; on pouvait sans aucun risque lui faire une réponse inexacte, cela passait presque toujours, elle y faisait peu d'attention, mais elle ne manquait jamais de s'éloigner de ceux qui lui parlaient en hésitant et d'une manière embarrassée. * * * Partout où l'empereur se trouvait résider, il y avait toujours de service, le jour comme la nuit, un page et un aide-de-camp qui couchaient sur des lits de sangle. Il y avait aussi dans l'antichambre un maréchal-des-logis et un brigadier des écuries pour aller, quand il le fallait, faire avancer les équipages qu'on avait soin de tenir toujours prêts à marcher; des chevaux tout sellés et bridés, et des voitures attelées de deux chevaux sortaient des écuries au premier signe de Sa Majesté. On les relevait de service toutes les deux heures, comme des sentinelles. * * * J'ai dit tout à l'heure que Sa Majesté aimait les promptes réponses et celles qui annonçaient de la vivacité dans l'esprit. Voici deux anecdotes qui me paraissent venir à l'appui de cette assertion. * * * L'empereur passant un jour une revue sur la place du Carrousel, son cheval se cabra, et dans les efforts que fit Sa Majesté pour le retenir, son chapeau tomba à terre; un lieutenant (son nom était, je crois, Rabusson), aux pieds duquel le chapeau était tombé, le ramassa et sortit du front de bandière pour l'offrir à Sa Majesté. «Merci, capitaine,» lui dit l'empereur encore occupé à calmer son cheval.--«Dans quel régiment, sire?» demanda l'officier. L'empereur le regarda alors avec plus d'attention, et s'apercevant de sa méprise, dit en souriant: «Ah! c'est juste, Monsieur; dans la garde.» Le nouveau capitaine reçut peu de jours après le brevet qu'il devait à sa présence d'esprit, mais qu'il avait auparavant bien mérité par sa bravoure et sa capacité. * * * À une autre revue, Sa Majesté aperçut dans les rangs d'un régiment de ligne un vieux soldat dont le bras était décoré de trois chevrons. Elle le reconnut aussitôt pour l'avoir vu à l'armée d'Italie, et s'approchant de lui:--«Eh bien! mon brave, pourquoi n'as-tu pas la croix? tu n'as pourtant pas l'air d'un mauvais sujet.--Sire, répondit la vieille moustache avec une gravité chagrine, on m'a fait trois fois la queue pour la croix.--On ne te la fera pas une quatrième,» reprit l'empereur; et il ordonna au maréchal Berthier de porter sur la liste de la plus prochaine promotion le brave, qui fut en effet bientôt chevalier de la Légion-d'Honneur. CHAPITRE IV. Le pape quitte Rome pour venir couronner l'empereur.--Il passe le Mont-Cénis.--Son arrivée en France.--Enthousiasme religieux.--Rencontre du pape et de l'empereur.--Finesses d'étiquette.--Respect de l'empereur pour le pape.--Entrée du pape à Paris.--Il loge aux Tuileries.--Attentions délicates de l'empereur, et reconnaissance du Saint-Père.--Le nouveau fils aîné de l'église.--Portrait de Pie VII.--Sa sobriété non imitée par les personnes de sa suite.--Séjour du pape à Paris.--Empressement des fidèles.--Visite du pape aux établissemens publics.--Audiences du pape, dans la grande salle du musée.--L'auteur assiste à une de ces réceptions.--La bénédiction du pape.--Le souverain pontife et les petits enfans.--Costume du Saint-Père.--Le pape et madame la comtesse de Genlis.--Les marchands de chapelets.--LE 2 DÉCEMBRE 1804.--Mouvement dans le château des Tuileries.--Lever et toilette de l'empereur.--Les fournisseurs et leurs mémoires.--Costume de l'empereur, le jour du sacre.--Constant remplissant une des fonctions du premier chambellan.--Le manteau du sacre et l'uniforme de grenadier.--Joyaux de l'impératrice.--Couronne, diadème et ceinture de l'impératrice.--Le sceptre, la main de justice et l'épée du sacre.--MM. Margueritte, Odiot et Biennais, joailliers.--Voiture du pape. Le premier camérier et sa monture.--Voiture du sacre.--Singulière méprise de Leurs Majestés.--Cortége du sacre.--Cérémonie religieuse.--Musique du sacre.--M. Lesueur et la marche de Boulogne.--Joséphine couronnée par l'empereur.--Le regard d'intelligence.--Le couronnement et l'idée du divorce.--Chagrin de l'empereur et ce qui le causait.--Serment du sacre.--La galerie de l'archevêché.--Trône de Leurs Majestés.--Illuminations.--Présens offerts par l'empereur à l'église de Notre-Dame.--La discipline et la tunique de saint Louis.--Médailles du couronnement de l'empereur.--Réjouissances publiques. LE pape Pie VII avait quitté Rome au commencement de novembre. Sa sainteté, accompagnée par le général Menou, administrateur du Piémont, arriva sur le Mont-Cénis le 15 novembre au matin. On avait jalonné et aplani la route du Mont-Cénis, et tous les points périlleux avaient été garnis de barrières. Le Saint-Père fut complimenté par M. Poitevin-Maissemy, préfet du Mont-Blanc. Après une courte visite à l'hospice, il fit la traversée du mont, dans une chaise à porteurs, escorté d'une foule immense qui se précipitait pour recevoir sa bénédiction. Le 17 novembre, Sa Sainteté remonta en voiture et fit ainsi le reste du chemin, toujours aussi accompagnée. L'empereur alla au devant du Saint-Père, et ce fut sur la route de Nemours, dans la forêt de Fontainebleau, qu'ils se rencontrèrent. L'empereur descendit de cheval, et les deux souverains rentrèrent à Fontainebleau dans la même voiture. On dit que pour que l'un ne prît point le pas sur l'autre, ils y étaient montés en même temps, Sa Majesté par la portière de droite, Sa Sainteté par la portière de gauche. Je ne sais si l'empereur usa de précautions et de finesses pour éviter de compromettre sa dignité; mais ce que je sais bien, c'est qu'il eût été impossible d'avoir plus d'égards et d'attentions qu'il n'en eut pour le vénérable vieillard. Le lendemain de son arrivée à Fontainebleau, le pape fit son entrée à Paris, avec tous les honneurs que l'on rendait ordinairement au chef de l'empire; un logement lui avait été préparé aux Tuileries, dans le pavillon de Flore; et par suite de la recherche délicate et affectueuse que Sa Majesté avait mise dès le commencement à bien recevoir le Saint-Père, celui-ci trouva son appartement distribué et meublé exactement comme celui qu'il occupait à Rome; il témoigna vivement sa surprise et sa reconnaissance d'une attention que lui-même, dit-on, appela délicatement, _toute filiale_, voulant faire allusion en même temps au respect que l'empereur lui avait montré en toute occasion, et au nouveau titre de fils aîné de l'église, que Sa Majesté allait prendre avec la couronne impériale. Chaque matin, j'allais, par ordre de Sa Majesté, demander des nouvelles du Saint-Père. Pie VII avait une noble et belle figure, un air de bonté angélique, la voix douce et sonore; il parlait peu, lentement, mais avec grâce; d'une simplicité extrême et d'une sobriété incroyable; il était indulgent et sans rigueur pour les autres. Aussi, sous le rapport de la bonne chère, les personnes de sa suite ne se piquaient pas de l'imiter, mais profitaient au contraire largement de l'ordre qu'avait donné l'empereur, de fournir tout ce qui serait demandé. Les tables qui leur étaient destinées étaient abondamment et même magnifiquement servies; ce qui n'empêchait pas qu'un panier de chambertin ne fût demandé chaque jour pour la table particulière du pape, qui dînait tout seul et ne buvait que de l'eau. Le séjour de près de cinq mois que le Saint-Père fit à Paris, fut un temps d'édification pour les fidèles, et Sa Sainteté dut emporter la meilleure idée d'une population qui, après avoir cessé de pratiquer et de voir pendant plus de dix ans les cérémonies de la religion catholique, les avait reprises avec une avidité inexprimable. Lorsque le pape n'était pas retenu dans ses appartemens par la délicatesse de sa santé, pour laquelle la différence du climat, comparé à celui de l'Italie, et la rigueur de la saison l'obligeaient à prendre de grandes précautions, il visitait les églises, les musées et les établissemens d'utilité publique. Quand le mauvais temps l'empêchait de sortir, on présentait à Pie VII, dans la grande galerie du musée Napoléon, les personnes qui demandaient cette faveur. Je fus un jour prié par des dames de ma connaissance de les conduire à cette audience du Saint-Père, et je me fis un plaisir de les accompagner. La longue galerie du musée était occupée par une double haie d'hommes et de dames. La plupart de celles-ci étaient des mères de famille, et elles avaient leurs enfans autour d'elles ou dans leurs bras, pour les présenter à la bénédiction du Saint-Père. Pie VII arrêtait ses regards sur ces groupes d'enfans avec une douceur et une bonté vraiment angélique. Précédé du gouverneur du musée, et suivi des cardinaux et des seigneurs de sa maison, il s'avançait lentement entre deux rangs de fidèles agenouillés sur son passage; souvent il s'arrêtait pour poser sa main sur la tête d'un enfant, adresser quelques mots à la mère, et donner son anneau à baiser. Son costume était une simple soutane blanche, sans aucun ornement. Au moment où le pape allait arriver à nous, le directeur du musée présenta une dame qui attendait à genoux, comme les autres, la bénédiction de Sa Sainteté. J'entendis M. le directeur nommer cette dame, madame la comtesse de Genlis. Le Saint-Père, après lui avoir tendu son anneau, la releva et lui adressa avec affabilité quelques paroles flatteuses, lui faisant compliment de ses ouvrages et de l'heureuse influence qu'ils avaient exercée sur le rétablissement de la religion catholique en France. * * * Les marchands de chapelets et de rosaire durent faire leur fortune durant cet hiver. Il y avait des magasins où il s'en débitait plus de cent douzaines par jour. Pendant le mois de janvier seulement, cette branche d'industrie rapporta, dit-on, à un marchand de la rue Saint-Denis, 40,000 fr. de bénéfice net. Toutes les personnes qui se présentaient à l'audience du Saint-Père, ou qui se pressaient autour de lui, dans sa sortie, faisaient bénir des chapelets pour elles-mêmes, pour tous leurs parens et pour leurs amis de Paris ou de la province. Les cardinaux en distribuaient aussi une incroyable quantité, dans leurs visites aux divers hôpitaux, aux hospices, à l'hôtel des Invalides, etc. On leur en demandait même dans leurs visites chez des particuliers. La cérémonie du sacre de Leurs Majestés avait été fixée au 2 décembre. Le matin de ce grand jour, tout le monde au château fut sur pied de très-bonne heure, surtout les personnes attachées au service de la garde-robe. L'empereur se leva à huit heures. Ce n'était pas une petite affaire que de faire endosser à Sa Majesté le riche costume qui lui avait été préparé pour la circonstance; et pendant que je l'habillais, elle ne se fit pas faute d'apostrophes et de malédictions contre les brodeurs, tailleurs et fournisseurs de toute espèce. À mesure que je lui passais une pièce de son habillement: «Voilà qui est beau, monsieur le drôle, disait-il (et mes oreilles d'entrer en jeu), mais nous verrons les mémoires.» Voici quel était ce costume: bas de soie brodés en or, avec la couronne impériale au dessus des coins; brodequins de velours blanc, lacés et brodés en or; culotte de velours blanc brodée en or sur les coutures, avec boutons et boucles en diamans aux jarretières; la veste, aussi de velours blanc brodée en or, boutons en diamans; l'habit de velours cramoisi, avec paremens en velours blanc, brodé sur toutes les coutures, fermé par devant jusqu'en bas, étincelant d'or. Le demi-manteau aussi cramoisi, doublé de satin blanc, couvrant l'épaule gauche et rattaché à droite sur la poitrine avec une double agrafe en diamans. Autrefois, en pareille circonstance, c'était le grande chambellan qui passait la chemise. Il parait que Sa Majesté ne songea point à cette loi de l'étiquette, et ce fut moi simplement qui remplis cet office, comme j'avais coutume de le faire. La chemise était une des chemises ordinaires de Sa Majesté, mais d'une baptiste fort belle; l'empereur ne portait que de très-beau linge. Seulement on y avait adapté des manchettes d'une superbe dentelle; la cravate était de la mousseline la plus parfaite, et la collerette en dentelle magnifique; la toque en velours noir était surmontée de deux aigrettes blanches; la ganse en diamans, et pour bouton le _régent_. L'empereur partit ainsi vêtu des Tuileries, et ce ne fut qu'à Notre-Dame qu'il mit sur ses épaules le grand manteau du sacre. Il était de velours cramoisi, parsemé d'abeilles d'or, doublé de satin blanc et d'hermine, et attaché par des torsades en or; le poids en était d'au moins quatre-vingts livres, et quoiqu'il fût soutenu par quatre grands dignitaires, l'empereur en était écrasé. Aussi, de retour au château, il se débarrassa au plus vite de tout ce riche et gênant attirail, et en endossant son uniforme des grenadiers, il répétait sans cesse: «Enfin, je respire!» Il était certainement beaucoup plus à son aise un jour de bataille. Les joyaux qui servirent au couronnement de Sa Majesté l'impératrice, et qui consistaient en une couronne, un diadème et une ceinture, sortaient des ateliers de M. Margueritte. La couronne était à huit branches qui se réunissaient sous un globe d'or surmonté d'une croix. Les branches étaient garnies de diamans, quatre en forme de feuilles de palmier, et quatre en feuilles de myrte. Autour de la courbure régnait un cordon incrusté de huit émeraudes énormes. Le bandeau qui reposait sur le front étincelait d'améthystes. Le diadème était composé de quatre rangées de perles de la plus belle eau, entrelacées de feuillages en diamans parfaitement assortis, et montés avec un art aussi admirable que la richesse de la matière. Sur le front étaient plusieurs gros brillans, dont un seul pesait cent quarante-neuf grains. La ceinture enfin était un ruban d'or enrichi de trente-neuf pierres roses. Le sceptre de Sa Majesté l'empereur avait été confectionné par M. Odiot. Il était d'argent, enlacé d'un serpent d'or et surmonté d'un globe sur lequel on voyait Charlemagne assis. La main de justice et la couronne, ainsi que l'épée, étaient d'un travail exquis. La description en serait trop longue. Elles sortaient des ateliers de M. Biennais. À neuf heures du matin, le pape sortit des Tuileries, pour se rendre à Notre-Dame, dans une voiture attelée de huit chevaux gris pommelés. Sur l'impériale était une tiare avec tous les attributs de la papauté en bronze doré. Le premier camérier de Sa Sainteté, monté sur une mule, précédait la voiture, portant une croix de vermeil. Il y eut un intervalle d'une heure environ entre l'arrivée du pape à Notre-Dame et celle de Leurs Majestés. Leur départ des Tuileries se fit à onze heures précises et fut annoncé par de nombreuses salves d'artillerie. Leurs Majestés étaient dans une voiture toute éclatante d'or et de peintures précieuses, traînée par huit chevaux de couleur isabelle, caparaçonnés avec une richesse extraordinaire. Sur l'impériale on voyait une couronne soutenue par quatre aigles, les ailes déployées. Les panneaux de cette voiture, objet de l'admiration universelle, étaient en glace, au lieu d'être en bois, de sorte que le fond ressemblait beaucoup au devant. Cette similitude fut cause que Leurs Majestés, en montant, se trompèrent de côté et s'assirent sur le devant; ce fut l'impératrice qui d'abord s'aperçut de cette méprise, dont elle rit beaucoup, ainsi que son époux. Je n'entreprendrai point la description du cortége, quoique les souvenirs que j'en ai gardés soient encore complets et récens; mais j'aurais trop de choses à dire. Qu'on se figure dix mille hommes de cavalerie d'une superbe tenue, défilant entre deux haies d'infanterie aussi brillante, occupant chacune en longueur un espace de près d'une demi-lieue. Que l'on songe au nombre des équipages, à leur richesse, à la beauté des attelages et des uniformes, à cette multitude de musiciens jouant les marches du sacre au bruit des cloches et du canon; qu'on ajoute l'effet produit par le concours de quatre à cinq cent mille spectateurs; et l'on sera bien loin encore d'avoir une juste idée de cette étonnante magnificence. Au mois de décembre, il est rare que le temps soit bien beau: ce jour-là pourtant, le ciel sembla favoriser l'empereur: au moment de son entrée à l'archevêché, un brouillard assez épais, qui avait duré toute la matinée, se dissipa, et permit au soleil d'ajouter l'éclat de ses rayons à la splendeur du cortége. Cette circonstance singulière fut remarquée par les spectateurs et augmenta l'enthousiasme. Toutes les rues par lesquelles passa le cortége étaient soigneusement nettoyées et sablées; les habitans avaient décoré la façade de leurs maisons, selon leur goût et leurs moyens, en draperies, en tapisseries, en papier peint, quelques-uns avec des guirlandes de feuilles d'if. Presque toutes les boutiques du quai des Orfèvres étaient garnies de festons en fleurs artificielles. La cérémonie religieuse dura près de quatre heures, et dut être on ne peut plus fatigante pour les principaux acteurs; le service de la chambre fut obligé de se tenir constamment dans l'appartement préparé pour l'empereur à l'archevêché. Pourtant les curieux (et nous l'étions tous) se détachaient de temps en temps, et purent ainsi voir à loisir la cérémonie. Je n'ai peut-être jamais entendu d'aussi belle musique; elle était de la composition de MM. Paësiello, Rose et Lesueur, maîtres de chapelle de Leurs Majestés; l'orchestre et les chÅ“urs offraient une réunion des premiers talens de Paris. Deux orchestres à quatre chÅ“urs, composés de plus de trois cents musiciens, étaient dirigés, l'un par M. Persuis, l'autre par M. Rey, tous deux chefs de la musique de l'empereur. M. Laïs, premier chanteur de Sa Majesté, M. Kreutzer et M. Baillot, premiers violons du même titre, s'étaient adjoint tout ce que la chapelle impériale, tout ce que l'opéra et les grands théâtres lyriques possédaient de talens supérieurs en instrumentistes aussi bien qu'en chanteurs et chanteuses. La musique militaire était innombrable, et sous les ordres de M. Lesueur; elle exécutait des marches héroïques, dont une, commandée par l'empereur à M. Lesueur pour l'armée de Boulogne, est encore aujourd'hui, au jugement des connaisseurs, digne de figurer au premier rang des plus belles et des plus imposantes compositions musicales. Quant à moi, cette musique me rendait pâle et tremblant; je frissonnais par tout le corps en l'écoutant. Sa Majesté ne voulut point que le pape mît la main à sa couronne; il la plaça lui-même sur sa tête. C'était un diadème de feuilles de chêne et de laurier en or. Sa Majesté prit ensuite la couronne destinée à l'impératrice, et, après s'en être couvert quelques instans, la posa sur le front de son auguste épouse, à genoux devant lui. Elle versait des larmes d'émotion, et, en se relevant, elle fixa sur l'empereur un regard de tendresse et de reconnaissance; l'empereur le lui rendit, mais sans rien perdre de la gravité qu'exigeait une si imposante cérémonie devant tant de témoins; et malgré cette gêne, leurs cÅ“urs se comprirent au milieu de cette brillante et bruyante assemblée. Certainement l'idée du divorce n'était point alors dans la tête de l'empereur, et, pour ma part, je suis sûr que jamais cette cruelle séparation n'aurait eu lieu, si Sa Majesté l'impératrice eût pu avoir encore des enfans; ou même seulement sa le jeune Napoléon, fils du roi de Hollande et de la reine Hortense, ne fût pas mort dans le temps où l'empereur songeait à l'adopter. Cependant je dois avouer que la crainte ou pour mieux dire la certitude de n'avoir point de Joséphine un héritier de son trône, mettait l'empereur au désespoir; et souvent je l'ai entendu s'interrompre subitement au milieu de son travail, et s'écrier avec chagrin: «À qui laisserai-je tout cela?» Après la messe, Son Excellence le cardinal Fesch, grand-aumônier de France, porta le livre des évangiles à l'empereur, qui, du haut de son trône, prononça le serment impérial d'une voix si ferme et si distincte que tous les assistans l'entendirent. C'est alors que, pour la vingtième fois peut-être, le cri de _vive l'empereur_! sortit de toutes les bouches; on chanta le _Te Deum_, et Leurs Majestés sortirent de l'église avec le même appareil qu'elles y étaient entrées. Le pape resta dans l'église un quart d'heure environ après les souverains, et lorsqu'il se leva pour se retirer, des acclamations universelles le saluèrent depuis le chÅ“ur jusqu'au portail. Leurs Majestés ne rentrèrent au château qu'à six heures et demie, et le pape à près de sept heures. Pour entrer à l'église. Leurs Majesté passèrent comme je l'ai dit, par l'archevêché, dont les bâtimens communiquaient avec Notre-Dame au moyen d'une galerie en charpente. Cette galerie couverte en ardoises et tendue de tapisseries superbes, aboutissait à un portail, aussi en charpente, établi devant la principale entrée de l'église, et d'un style en harmonie parfaite avec l'architecture gothique de cette belle métropole. Ce portail volant reposait sur quatre colonnes décorées d'inscriptions en lettres d'or qui représentaient les noms des trente-six principales villes de France, dont les maires avaient été députés au couronnement. Sur le haut de ces colonnes étaient peints en relief Clovis et Charlemagne assis sur leur trône, le sceptre à la main. Au centre du frontispice étaient figurées les armes de l'empire ombragées par les drapeaux des seize cohortes de la Légion-d'Honneur. Aux deux côtés on voyait deux tourelles surmontées d'aigles en or. Le dessous de ce portique, ainsi que de la galerie, était façonné en voûte, peint en bleu de ciel, et semé d'étoiles. Le trône de Leurs Majestés était élevé sur une estrade demi-circulaire, couverte d'un tapis bleu parsemé d'abeilles. On y montait par vingt-deux degrés. Ce trône, drapé en velours rouge était surmonté d'un pavillon aussi en velours rouge, dont les ailes ombrageaient, à gauche, l'impératrice les princesses et leurs dames d'honneur; à droite, les deux frères de l'empereur, l'archi-chancelier et l'archi-trésorier. * * * Rien de plus magnifique que le coup d'Å“il du jardin des Tuileries, le soir de cette belle journée. Le grand parterre entouré de portiques en lampions, de chaque arcade desquelles descendait une guirlande en verres de couleur; la grande allée décorée de colonnades surmontées d'étoiles; sur les terrasses, des orangers de feu; chaque arbre des autres allées éclairé par des lampions; enfin, pour couronner l'illumination, une immense étoile suspendue sur la place de la Concorde, dominant tous les autres feux. C'était un palais de feu. * * * À l'occasion du couronnement, Sa Majesté fit des présens magnifiques à l'église métropolitaine. On remarquait entre autres choses un calice en vermeil orné de bas-reliefs, composés par le célèbre Germain; un ciboire, deux burettes avec le plateau, un bénitier et un plat d'offrande; le tout en vermeil et précieusement travaillé. D'après les ordres de Sa Majesté, transmis par le ministre de l'intérieur, on remit aussi à M. d'Astros, chanoine de Notre-Dame, un carton contenant la couronne d'épines, une cheville et un morceau de bois de la vraie croix; une petite bouteille renfermant, dit-on, du sang de notre Seigneur; une discipline de fer qui avait servi à saint Louis, et une tunique ayant également appartenu à ce roi. Le matin, M. le maréchal Murat, gouverneur de Paris, avait donné un déjeuner magnifique aux princes d'Allemagne qui étaient venus à Paris pour assister au couronnement. Après le déjeuner, le maréchal-gouverneur les fit conduire à Notre-Dame dans quatre voitures à six chevaux, avec une escorte de cent hommes à cheval commandés par un de ses aides-de-camp. Ce cortége fut particulièrement remarqué par son élégance et sa richesse. Le lendemain de cette grande et mémorable solennité fut un jour de réjouissances publiques. Dès le matin, une population innombrable, favorisée par un temps magnifique, se répandit sur les boulevards, sur les quais et sur les places, où l'on avait disposé des divertissemens variés à l'infini. Les hérauts d'armes parcoururent de bonne heure les places publiques, jetant à la foule qui se pressait sur leur passage des médailles frappées en mémoire du couronnement. Ces médailles représentaient d'un côté la figure de l'empereur, le front ceint de la couronne des Césars, avec ces mots pour légende: _Napoléon empereur_. Au revers étaient une figure revêtue du costume de magistrat, entourée d'attributs analogues, et celle d'un guerrier antique soulevant sur un bouclier un héros couronné et couvert du manteau impérial. Au dessous on lisait: _Le sénat et le peuple_. Aussitôt après le passage des hérauts d'armes commencèrent les réjouissances, qui se prolongèrent fort avant dans la soirée. On avait élevé sur la place Louis XV, qui s'appelait alors place de la Concorde, quatre grandes salles carrées, en charpente et en menuiserie pour la danse et les valses. Des théâtres de pantomime et de farces étaient placés sur les boulevards de distance en distance; des groupes de chanteurs et de musiciens exécutaient des airs nationaux et des marches guerrières; des mâts de cocagne, des danseurs de corde, des jeux de toute espèce, arrêtaient les promeneurs à chaque pas, et leur faisaient attendre sans impatience le moment des illuminations et du feu d'artifice. Les illuminations furent admirables. Depuis la place Louis XV jusqu'à l'extrémité du boulevard Saint-Antoine régnait un double cordon de feux de couleur en guirlandes. L'ancien Garde-Meuble, le palais du Corps-Législatif, resplendissaient de lumières; les portes Saint-Denis et Saint-Martin étaient couvertes de lampions depuis le haut jusqu'en bas. Dans la soirée, tous les curieux se portèrent sur les quais et les ponts, afin de voir le feu d'artifice, qui fut tiré du pont de la Concorde (aujourd'hui pont Louis XVI), et surpassa en éclat tous ceux qu'on avait vus jusqu'alors. CHAPITRE V. Cérémonie de la distribution des aigles.--Allocution de l'empereur.--Serment.--La grande revue et la pluie.--Banquet aux Tuileries.--Panégyrique de la conscription, fait par l'empereur.--Grandes réceptions.--Fête à l'Hôtel-de-Ville de Paris.--Distribution de comestibles bien réglée.--Le vaisseau de feu.--Passage du mont Saint-Bernard au milieu des flammes.--Toilette et service en or, offerts à Leurs Majestés par la ville de Paris.--Le ballon de M. Garnerin.--Incident curieux.--Voyage _par air_, de Paris à Rome, _en vingt-quatre heures_.--Billet de M. Garnerin et lettre du cardinal Caprara.--Les bateliers et la maison flottante.--Quinze lieues par heure.--Histoire d'un aérostat.--Intrépidité de deux femmes.--Gratifications accordées par la ville de Paris.--Bonté de l'empereur et de son frère Louis.--Grâce accordée par l'empereur.--Statue érigée à l'empereur dans la salle des séances du Corps-Législatif.--L'impératrice Joséphine et le chÅ“ur de Gluck.--Heureux à-propos.--Le voile levé par les maréchaux Murat et Masséna.--Fragment d'un éloge de l'empereur, prononcé par M. de Vaublanc.--Bouquet et bal.--Profusion de fleurs au mois de janvier. LE mercredi 5 décembre, trois jours après le couronnement, l'empereur fit au Champ-de-Mars la distribution des drapeaux. La façade de l'École-Militaire était décorée d'une galerie composée de tentes placées au niveau des appartemens du premier étage. La tente du milieu, fixée sur quatre colonnes qui portaient des figures dorées représentant la Victoire, couvrait le trône de Leurs Majestés. Excellente précaution; car, ce jour-là, le temps fut horrible. Le dégel avait pris subitement, et l'on sait ce que c'est qu'un dégel parisien. Autour du trône étaient placés les princes et les princesses, les grands dignitaires, les ministres, les maréchaux de l'empire, les grands officiers de la couronne, les dames de la cour et le conseil-d'état. La galerie se divisait à droite et à gauche en seize parties décorées d'enseignes militaires et couronnées par des aigles. Ces seize parties représentaient les seize cohortes de la Légion-d'Honneur. La droite était occupée par le sénat, les officiers de la Légion-d'Honneur, la cour de cassation et les chefs de la comptabilité nationale. La gauche l'était par le tribunat et le corps législatif. À chaque bout de la galerie était un pavillon; celui du côté de la ville portait le nom de tribune impériale; il était destiné aux princes étrangers. Le corps diplomatique et les personnages étrangers de distinction remplissaient l'autre pavillon. On descendait de cette galerie dans le Champ-de-Mars par un immense escalier, dont le premier degré, qui faisait banquette au dessous des tribunes, était garni par les présidens de canton, les préfets, les sous-préfets et les membres du conseil municipal. Aux deux côtés de cet escalier on voyait les figures colossales de la France faisant la paix et de la France faisant la guerre. Sur les degrés étaient rangés les colonels des régimens et les présidens des colléges électoraux des départemens, qui portaient les aigles impériales. Le cortége de Leurs Majestés sortit à midi du château des Tuileries dans l'ordre adopté pour le couronnement. Les chasseurs de la garde et l'escadron des mamelucks marchaient en avant; la légion d'élite et les grenadiers à cheval suivaient; la garde municipale et les grenadiers de la garde formaient la haie. Leurs Majestés étant entrées à l'École-Militaire, reçurent les hommages du corps diplomatique que l'on introduisît pour cela dans les grands appartemens de l'École. Ensuite l'empereur et l'impératrice se revêtirent de leurs ornemens du sacre et vinrent s'asseoir sur leur trône, au bruit des décharges réitérées de l'artillerie et des acclamations universelles. Au signal donné, les députations de l'armée répandues sur le Champ-de-Mars se mirent en colonnes serrées et s'approchèrent du trône au bruit des fanfares. L'empereur s'étant levé, le plus grand silence s'établit, et d'une voix forte, Sa Majesté prononça ces paroles: * * * «Soldats, voilà vos drapeaux! ces aigles vous serviront toujours de point de ralliement; ils seront partout où votre empereur jugera leur présence nécessaire pour la défense de son trône et de son peuple. »Vous jurez de sacrifier votre vie pour les défendre, et de les maintenir constamment, par votre courage, sur le chemin de la victoire: vous le jurez!» * * * _Nous le jurons_! répétèrent tous ensemble les colonels et les présidens des collèges, en balançant dans les airs les drapeaux qu'ils tenaient. _Nous le jurons!_ dit à son tour toute l'armée, tandis que la musique jouait la marche célèbre connue sous le nom de _marche des drapeaux_. Ce mouvement d'enthousiasme s'était communiqué aux spectateurs, qui, malgré la pluie, se pressaient en foule sur les gradins qui forment l'enceinte du Champ-de-Mars. Bientôt les aigles allèrent prendre la place qui leur était destinée, et l'armée vint par divisions défiler devant le trône de Leurs Majestés. Quoiqu'on eût rien épargné pour donner à cette cérémonie toute la magnificence possible, elle ne fut point brillante; le motif seul était imposant, mais comment satisfaire l'Å“il à travers des torrens de neige fondue, au milieu d'une mer de boue, aspect que présentait le Champ-de-Mars ce jour-là? Les troupes étaient sous les armes depuis six heures du matin, exposées à la pluie et forcées de la recevoir, sans aucune apparence d'utilité! C'est ainsi du moins qu'elles envisageaient la question. La distribution des drapeaux n'était pour ces hommes qu'une revue pure et simple, et certes, autre chose est aux yeux du soldat de recevoir la pluie sur un champ de bataille, ou bien un jour de fête, avec un fusil bien luisant et une giberne vide. Le cortége était de retour aux Tuileries à cinq heures. Il y eut un grand banquet dans la galerie de Diane. Le pape, l'électeur souverain de Ratisbonne, les princes et princesses, les grands dignitaires, le corps diplomatique et beaucoup d'autres personnes étaient invitées. La table de Leurs Majestés, dressée au milieu de la galerie sur une estrade, était couverte par un dais magnifique. L'empereur s'y assit à la droite de l'impératrice et le pape à sa gauche. Le service fut fait par les pages. Le grand-chambellan, le grand-écuyer et le colonel-général de la garde se tenaient debout devant Sa Majesté; le grand-maréchal du palais à droite, et en avant de la table et plus bas, le préfet du palais, à gauche et vis-à-vis le grand-maréchal, le grand-maître des cérémonies, se tenaient également debout. Des deux côtés de la table de Leurs Majestés étaient celle de leur altesses impériales, celle du corps diplomatique, celle des ministres et des grands-officiers, enfin celle de la dame d'Honneur de l'impératrice. Après le dîner, il y eut cercle, concert et bal. Le lendemain de la distribution des aigles, son altesse impériale le prince-Joseph présenta à Sa Majesté les présidens des colléges électoraux de départemens. Les présidens des colléges d'arrondissemens et les préfets furent introduits ensuite et reçus par Sa Majesté. L'empereur s'entretint avec la plupart de ces fonctionnaires, sur les besoins de chaque département, les remercia de leur zèle à le seconder, puis il leur recommanda spécialement l'exécution de la loi sur la conscription. «Sans la conscription, dit Sa Majesté, il ne peut y avoir ni puissance ni indépendance nationales... Toute l'Europe est assujetties à la conscription. Nos succès, et la force de notre position, tiennent à ce que nous avons une armée nationale; il faut s'attacher avec soin cet avantage.» * * * Ces présentations durèrent plusieurs jours; Sa Majesté reçut tour à tour, et toujours avec le même cérémonial, les présidens des hautes cours de justice, les présidens des conseils généraux des départemens, les sous-préfets, les députés des colonies, les maires des trente-six villes principales, les présidens des cantons, les vice-présidens des chambres de commerce et les présidens des consistoires. * * * Quelques jours après, la ville de Paris offrit à Leurs Majestés une fête dont l'éclat et la magnificence surpassaient tout ce qui serait possible d'en dire. L'empereur, l'impératrice, les princes Joseph et Louis, montèrent ensemble pour s'y rendre dans la voiture du sacre. Des batteries établies sur le Pont-Neuf annoncèrent le moment où Leurs Majestés mettaient le pied sur le perron de l'Hôtel-de-Ville. Au même instant, des buffets chargés de pièces de volaille, et des fontaines de vin attiraient sur la principale place de chacune des douze municipalités de Paris, une multitude immense, dont presque chaque individu eut sa part dans les distributions de comestibles, grâce à la précaution qu'avaient prise les autorités de ne donner une pièce que sur la présentation d'un billet. La façade de l'Hôtel-de-Ville était illuminée en verres de couleur. Ce qui me frappa le plus fut la vue d'un vaisseau percé de quatre-vingts canons, dont les ponts, les mâts, les voiles et les cordages étaient figurés en illuminations. Le bouquet du feu d'artifice, auquel l'empereur lui-même mit le feu, représentait le Saint-Bernard vomissant un volcan du milieu de ses rochers couverts de neige. On y voyait l'image de l'empereur éclatante de lumière, gravissant à cheval, à la tête de son armée, le sommet escarpé du mont. Il se trouva au bal plus de sept cents personnes, sans qu'il y eût le moindre désordre. Leurs Majestés se retirèrent de bonne heure. L'impératrice, en entrant dans l'appartement qui lui avait été préparé à l'Hôtel-de-Ville, y avait trouvé une toilette en or, complétement fournie et de la plus grande richesse. Lorsqu'elle fut apportée aux Tuileries, ce fut, pendant plusieurs jours, le bijou favori et le sujet des conversations de sa majesté l'impératrice. Elle voulait que tout le monde admirât ce meuble, et en effet personne ne songeait à se faire tirer l'oreille pour cela. Leurs Majestés permirent que cette toilette, et un service dont la ville avait pareillement fait hommage à l'empereur, furent exposés à la curiosité du public pendant quelques jours. Après le feu d'artifice, on vit s'élever un ballon superbe, dont toute la circonférence, la nacelle et les cordes qui rattachaient celle-ci au ballon, étaient décorées de guirlandes lumineuses en verres de couleur. C'était un magnifique spectacle que cette énorme masse montant lentement mais légèrement dans les airs; quelque temps elle resta suspendue au dessus de Paris, comme pour attendre que la curiosité publique fût satisfaite; puis le ballon ayant vraisemblablement trouvé, à la hauteur où il était parvenu, un courant d'air plus rapide, disparut chassé par le vent dans la direction du midi; ne l'apercevant plus on cessa de s'en occuper; mais quinze jours après un incident très-singulier ramena sur ce ballon l'attention universelle. Un matin, pendant que j'habillais l'empereur (c'était, je crois, ou le jour même, ou la veille du jour de l'an), un des ministres de Sa Majesté fut introduit, et l'empereur lui ayant demandé quelles étaient les nouvelles de Paris, comme il avait coutume de le faire aux personnes qu'il voyait de bonne heure dans la matinée, le ministre répondit: «J'ai laissé hier fort tard le cardinal Caprara, et j'ai appris de lui la chose la plus étrange.--Quoi donc? de quoi s'agit-il?» Et Sa Majesté, s'imaginant sans doute qu'il allait être question de quelque incident politique, s'apprêtait à emmener son ministre dans son cabinet, avant d'avoir complétement achevé sa toilette, lorsque son excellence se hâta d'ajouter: «Il ne s'agit point, Sire, d'un événement bien sérieux. Votre Majesté n'ignore pas que l'on a parlé dernièrement au cercle de sa majesté l'impératrice, du chagrin de ce pauvre Garnerin, qui n'avait pu, jusqu'à présent, retrouver le ballon qu'il lança le jour de la fête offerte à l'empereur par la ville de Paris; aujourd'hui même il va recevoir des nouvelles de son aérostat.--Où donc était-il tombé? demanda l'empereur.--À Rome, Sire.--Ah! voilà qui est curieux en effet.--Oui, Sire, le ballon de Garnerin a montré, en vingt-quatre heures, votre couronne impériale aux deux capitales du monde.» Alors le ministre raconta à Sa Majesté les détails suivans, qui furent rendus publics à cette époque, mais que je crois assez intéressans pour que l'on me sache quelque gré de les rappeler ici. M. Garnerin avait attaché à son aérostat l'avis suivant: * * * «Le ballon porteur de cette lettre a été lancé à Paris, le 25 frimaire, au soir (16 décembre), par M. Garnerin, aéronaute privilégié de sa majesté l'empereur de Russie, et aéronaute ordinaire du gouvernement français, à l'occasion d'une fête donnée par la ville de Paris à sa majesté l'empereur Napoléon, pour célébrer son couronnement. Les personnes qui trouveront ce ballon sont priées d'en informer M. Garnerin, qui se rendra sur les lieux.» * * * L'aéronaute s'attendait sans doute, en écrivant ce billet, à recevoir avis le lendemain que son ballon était descendu dans la plaine de Saint-Denis ou dans celle de Grenelle; car il est à présumer qu'il ne songeait guère à un voyage à Rome, lorsqu'il s'engageait à _se rendre sur les lieux_. Plus de quinze jours se passèrent sans qu'il reçût l'avertissement sur lequel il avait compté, et il avait probablement fait le sacrifice de son ballon, lorsqu'il lui arriva une lettre ainsi conçue, du nonce de sa sainteté: * * * «Le cardinal Caprara vient d'être chargé par son excellence le cardinal Gonsalvi, secrétaire d'état de Sa Sainteté, de remettre à M. Garnerin la copie d'une lettre datée du 18 décembre; il s'empresse de la lui envoyer, et d'y joindre même la copie de la dépêche qui l'accompagnait. Le-dit cardinal saisit cette occasion pour témoigner à M. Garnerin toute son estime.» * * * À cette lettre était jointe la traduction du rapport fait au cardinal secrétaire d'état à Rome, par M. le duc de Mondragone, et daté d'Anguillora près Rome, le 18 décembre: * * * «Hier au soir, vers la vingt-quatrième heure, on vit passer dans les airs un globe d'une grandeur étonnante, lequel étant tombé sur le lac de Bracciano, paraissait être une maison. On envoya des bateliers pour le mettre à terre; mais ils ne purent y réussir, étant contrariés par un vent impétueux, accompagné de neige. Ce matin, de bonne heure, ils sont venus à bout de le conduire à bord. Ce globe est de taffetas gommé, couvert d'un filet; la galerie de fil de fer s'est un peu brisée. Il parait qu'il avait été éclairé par des lampions et des verres de couleur, dont il reste plusieurs débris. On a trouvé, attaché au globe, l'avis suivant (celui qu'on a lu plus haut).» * * * Ainsi ce ballon étant parti de Paris le 16 décembre à sept heures du soir, et étant descendu le lendemain 17, près Rome, à la vingt-quatrième heure, c'est-à-dire à la fin du jour, a traversé la France, les Alpes, etc., et parcouru une distance de trois cents lieues en vingt-deux heures. La vitesse de sa marche a donc été de quinze lieues par heure; et, ce qui est remarquable, ce ballon était chargé d'une décoration du poids de cinq cents livres. L'histoire des courses précédentes de ce même ballon est faite pour piquer la curiosité. Sa première ascension eut lieu en présence de leurs majestés prussiennes et de toute la cour. Ce ballon, qui portait M. Garnerin, son épouse et M. Gaertner, fut descendu sur les frontières de la Saxe. La seconde expérience fut faite à Pétersbourg devant l'empereur, les deux impératrices et la cour. Le ballon enleva M. et madame Garnerin, qui descendirent à peu de distance sur un marais. C'est la première fois qu'on eut en Russie le spectacle d'une ascension aérostatique. La troisième expérience se fit également à Saint-Pétersbourg, en présence de la famille impériale. M. Garnerin s'éleva avec le général Lwolf. Ces deux voyageurs furent portés sur le golfe de Finlande, durant trois quarts d'heure et allèrent descendre à Krasnosalo, à vingt-cinq verstes de Pétersbourg. La quatrième expérience eut lieu à Moscou. M. Garnerin s'éleva à plus de quatre mille toises, fit une multitude d'expériences, et alla descendre, au bout de sept heures, à trois cent trente verstes de Moscou, sur les bords des anciennes frontières de la Russie. Le même ballon servit encore à l'ascension que madame Garnerin fit à Moscou avec madame Toucheninolf, au milieu d'un orage affreux et des éclats d'un tonnerre qui tua trois hommes à trois cents pas du ballon, au moment où il s'élevait. Ces dames descendirent, sans accident, à vingt-une verstes de Moscou. La ville de Paris fit donner une gratification de 600 francs aux bateliers qui avaient retiré le ballon du lac de Bracciano. L'aérostat fut rapporté à Paris et déposé dans les archives de l'Hôtel-de-Ville. Je fus témoin, ce même jour-là, de la bonté avec laquelle l'empereur accueillit la pétition d'une pauvre dame, dont le mari, qui était, je crois, un notaire, avait été condamné, je ne sais pour quelle faute, à une longue réclusion. Au moment où la voiture de Leurs Majestés impériales passait devant le Palais-Royal, deux femmes, une déjà âgée, l'autre de seize ou dix-sept ans, s'élancèrent à la portière, en criant: «Grâce pour mon mari! Grâce pour mon père!» L'empereur donna aussitôt avec force l'ordre d'arrêter sa voiture, et tendit la main pour prendre le placet, que la plus âgée des deux dames ne voulait remettre qu'à lui. En même temps, il lui adressa des paroles consolantes, en lui témoignant, avec le plus touchant intérêt, la crainte qu'elle ne fût blessée par les chevaux des maréchaux de l'empire, qui étaient à côté de la voiture. Pendant que cette bonté de son auguste frère excitait au plus haut point l'enthousiasme et la sensibilité des témoins de cette scène, le prince Louis, assis sur le siège de devant la voiture, s'était penché en dehors pour rassurer la jeune personne toute tremblante, et l'engager à consoler sa mère et à compter sur tout l'intérêt de l'empereur. La mère et la fille, suffoquées par leur émotion, ne pouvaient faire aucune réponse, et au moment où le cortége se remit en marche, je vis la première sur le point de tomber évanouie. On la porta dans une maison voisine, où elle ne revint à elle que pour verser, avec sa fille, des larmes de reconnaissance et de joie. Le Corps Législatif avait arrêté qu'une statue en marbre blanc serait érigée à l'empereur dans la salle des séances, en mémoire de la confection du Code civil. Le jour de l'inauguration de ce monument, sa majesté l'impératrice, les princes Joseph, Louis, Borghèse, Bacciochi et leurs épouses, d'autres membres de la famille impériale, des députations des principaux ordres de l'état, le corps diplomatique et beaucoup d'étrangers de marque, les ministres, les maréchaux de l'empire, et un nombre considérable d'officiers généraux se rendirent sur les sept heures du soir au palais du Corps-Législatif. Au moment où l'impératrice parut dans la salle, l'assemblée entière se leva, et un corps de musique placé dans une salle voisine fit entendre le chÅ“ur bien connu de Gluck, _Que d'attraits! que de majesté!_... À peine eut-on distingué les premières mesures de ce chÅ“ur, que chacun en saisit avec enthousiasme l'heureux à propos, et les applaudissemens éclatèrent de toutes parts. Sur l'invitation du président, les maréchaux Murat et Masséna levèrent le voile qui recouvrait la statue, et tous les regards se portèrent sur l'image de l'empereur, le front ceint d'une couronne de lauriers mêlée de feuilles de chêne et d'olivier. Lorsque le silence eut succédé aux acclamations excitées par ce spectacle, M. de Vaublanc monta à la tribune et prononça un discours qui fut vivement applaudi dans l'assemblée dont il exprimait fidèlement les sentimens. * * * «Messieurs, dit l'orateur, vous avez signalé l'achèvement du Code civil des Français par un acte d'admiration et de reconnaissance: vous avez décerné une statue au prince illustre dont la volonté ferme et constante a fait achever ce grand ouvrage, en même temps que sa vaste intelligence a répandu la plus vive lumière sur cette noble partie des institutions humaines. Premier consul alors, empereur des Français aujourd'hui, il paraît dans le temple des lois, la tête ornée de cette couronne triomphale dont la victoire l'a ceint si souvent en lui présageant le bandeau des rois, et couvert du manteau impérial, le noble attribut de la première des dignités parmi les hommes. »Sans doute, dans ce jour solennel, en présence des princes et des grands de l'état, devant la personne auguste que l'empire désigne par son penchant à faire le bien, plus encore que par le haut rang dont cette vertu la rendait si digne, dans cette fête de la gloire où nous voudrions pouvoir réunir tous les Français, vous permettrez à ma faible voix de s'élever un instant, et de vous rappeler par quelles actions immortelles Napoléon s'est ouvert cette immense carrière de puissance et d'honneur. Si la louange corrompt les âmes faibles, elle est l'aliment des grandes âmes. Les belles actions des héros sont un engagement qu'ils prennent envers la patrie. Les rappeler, c'est leur dire qu'on attend d'eux encore ces grandes pensées, ces généreux sentimens, ces faits glorieux, si noblement récompensés par l'admiration et la reconnaissance publique... ......................................... * * * «Victorieux dans trois parties du monde, pacificateur de l'Europe, législateur de la France, des trônes donnés, des provinces ajoutées à l'empire, est-ce assez de tant de gloire pour mériter à la fois et ce titre auguste d'empereur des Français, et ce monument érigé dans le temple des lois? Eh bien, je veux effacer moi-même ces brillans souvenirs que je viens de retracer. D'une voix plus forte que celle qui retentissait pour sa louange, je veux vous dire: cette gloire du législateur, cette gloire du guerrier, anéantissez-la par la pensée et dites-vous: avant le 18 brumaire, quand des lois funestes étaient promulguées, quand les principes destructeurs, proclamés de nouveau, entraînaient déjà les choses et les hommes avec une rapidité que bientôt rien ne pourrait arrêter, quel fut celui qui parut tout à coup comme un astre bienfaisant, qui vint abroger ces lois, qui combla l'abîme entr'ouvert? Vous vivez, vous tous, menacés par le malheur des temps, vous vivez et vous le devez à celui dont vous voyez l'image. Vous accourez, infortunés proscrits, vous respirez l'air si doux de votre patrie, vous embrassez vos pères, vos enfans, vos épouses, vos amis, vous le devez à celui dont vous voyez l'image. Il n'est plus question de sa gloire, je ne l'atteste plus; j'invoque l'humanité d'un côté, la reconnaissance de l'autre; je vous demande à qui vous devez un bonheur si grand, si extraordinaire, si imprévu... Vous répondez tous avec moi: c'est au grand homme dont vous voyez l'image.» * * * Le président répéta à son tour un éloge semblable, dans des termes à peine différens. Il était peu de personnes alors qui songeassent à trouver ces louanges exagérées; leur opinion a peut-être changé depuis. * * * Après la cérémonie, l'impératrice, conduite par le président, passa dans la salle des conférences, où le couvert de Sa Majesté avait été servi sous un dais magnifique en soie cramoisie. Des tables composant près de trois cents couverts, et servies par le restaurateur Robert, avaient été dressées dans les différentes salles du palais; au dîner succéda un bal brillant. Ce qu'il y avait de plus remarquable dans cette fête était un luxe inimaginable de fleurs et d'arbustes, que sans doute on n'avait pu rassembler qu'à grands frais, vu la rigueur de l'hiver. Les salles de _Lucrèce_ et de _la Réunion_, où se formaient les quadrilles des danseurs, étaient comme un immense parterre de lauriers-roses, de lilas, de jonquilles, de lis et de jasmins. CHAPITRE VI. Mon mariage avec mademoiselle Charvet.--Présentation de ma femme à madame Bonaparte.--Le général Bonaparte ouvrant les lettres adressées à son courrier.--Le général Bonaparte veut voir M. et madame Charvet.--M. Charvet suit madame Bonaparte à Plombières.--Établissement de M. Charvet et de sa famille à la Malmaison.--Madame Charvet, secrétaire intime de madame Bonaparte.--Mesdemoiselles Louise et Zoé Charvet, favorites de Joséphine.--Fantasmagorie à la Malmaison.--Jeux de Bonaparte et des dames de la Malmaison.--M. Charvet quitte la maison pour le château de Saint-Cloud.--Les anciens porteurs et frotteurs de la reine sont déplacés.--Incendie du château et mort de madame Charvet.--L'impératrice veut voir mademoiselle Charvet.--Elle veut lui servir de mère et lui donner un mari.--L'impératrice se plaint à M. Charvet de ne pas voir ses filles.--On promet une dot à ma femme.--Argent dissipé et manque de mémoire de l'impératrice Joséphine.--L'impératrice marie ma belle-sÅ“ur.--Recommandation bienveillante de l'impératrice.--Ma belle-sÅ“ur, mademoiselle Joséphine Tallien et mademoiselle Clémence Cabarus.--Madame Vigogne et les protégées de l'impératrice.--La jeune pensionnaire et le danger d'être brûlée.--Présence d'esprit de madame Vigogne.--Visite à l'impératrice. CE fut le 2 janvier 1805, justement un mois après le couronnement, que je formai, avec la fille aînée de M. Charvet, une union qui a fait jusqu'ici, et fera, j'espère, jusqu'à la fin, le bonheur de ma vie. J'ai promis au lecteur de lui parler fort peu de moi; et en effet de quel intérêt pourraient être pour lui les détails de ma vie privée qui ne se rapporteraient point au grand homme en vue duquel j'ai entrepris d'écrire mes Mémoires? Toutefois je demanderai ici la permission de revenir un peu sur cette époque la plus intéressante de toutes pour moi, et qui a décidé du reste de mon existence. Il n'est pas défendu sans doute à un homme qui recherche et retrace ses _souvenirs_ de compter pour quelque chose ceux qui se rapportent le plus particulièrement à lui. D'ailleurs même dans les événemens les plus personnels de ma vie, il y a encore des circonstances auxquelles Leurs Majestés ne restèrent point étrangères, et que par conséquent il importe de connaître, si l'on veut se former un jugement complet sur le caractère de l'empereur et de l'impératrice. La mère de ma femme avait été présentée à madame Bonaparte pendant la première campagne d'Italie, et elle lui avait plu; car madame Bonaparte, qui était si parfaitement bonne et qui de son côté avait aussi connu le malheur, savait compatir aux peines des autres. Elle promit d'intéresser le général au sort de mon beau-père, qui venait de perdre une place à la trésorerie. Pendant ce temps madame Charvet était en correspondance avec un ami de son mari, qui était, je crois, courrier du général Bonaparte. Celui-ci ouvrit et lut les lettres adressées à son courrier, et il demanda quelle était cette jeune femme qui écrivait avec tant d'esprit et de raison. En effet madame Charvet était bien digne de ce double éloge. L'ami de mon beau-père prit texte de cette question du général en chef pour lui raconter les malheurs de la famille. Le général dit qu'à son retour à Paris il voulait voir M. et madame Charvet. En conséquence ils lui furent présentés, et madame Bonaparte se réjouit d'apprendre que ses protégés étaient aussi devenus ceux de son époux. Il fut décidé que M. Charvet suivrait le général en Égypte. Mais arrivée à Toulon, madame Bonaparte demanda que mon beau-père l'accompagnât aux eaux de Plombières. J'ai raconté précédemment l'accident arrivé à Plombières, et la mission de M. Charvet envoyé à Saint-Germain, pour retirer mademoiselle Hortense de pension et la conduire à sa mère. De retour à Paris, M. Charvet en courut tous les environs, pour trouver une maison de campagne que le général avait chargé sa femme d'acheter en son absence. Quand madame Bonaparte se fut décidée pour la Malmaison, M. Charvet, sa femme et leurs trois enfans furent installés dans cette charmante résidence. Mon beau-père donna tous ses soins aux intérêts de la bienfaitrice de sa famille, et madame Charvet servait souvent de secrétaire intime à madame Bonaparte, pour sa correspondance. Mademoiselle Louise, qui est devenue ma femme, et mademoiselle Zoé, sa sÅ“ur puînée, étaient les favorites de madame Bonaparte; surtout la seconde, qui passait plus de temps que Louise à la Malmaison. Les bontés de leur noble protectrice avaient rendu cette enfant si familière qu'elle tutoyait habituellement madame Bonaparte, à qui elle dit un jour: «Tu es bien heureuse, toi. Tu n'as pas de maman qui te gronde, quand tu déchires tes robes.» Pendant une des campagnes que j'ai faites à la suite de l'empereur, j'écrivis un jour à ma femme pour lui demander quelques détails sur la vie qu'elle et sa sÅ“ur menaient à la Malmaison. Elle me répondit, entres autres choses (je transcris un passage de sa réponse): «Nous avions quelquefois des rôles dans des bouffonneries que je ne puis concevoir. Un soir le salon fut séparé en deux par une gaze derrière laquelle était un lit drapé à la grecque, et sur le lit un homme endormi et vêtu de grandes draperies blanches. Auprès du dormeur, madame Bonaparte et d'autres dames frappaient en mesure (et encore pas toujours) sur des vases de bronze; ce qui faisait une terrible musique. Pendant ce charivari, un de ces messieurs me tenait par le milieu du corps, élevée de terre, et je remuais mes bras et mes jambes en cadence. Le concert de ces dames réveillait le dormeur, qui ouvrait de grands yeux sur moi et semblait s'effrayer de mes gestes. Il se levait, et s'éloignait d'un pas rapide, suivi de mon frère qui marchait à quatre pattes, pour figurer, je pense, un chien que devait avoir cet étrange personnage. Comme j'étais alors tout enfant, je n'ai qu'une idée confuse de tout cela; mais la société de madame Bonaparte avait l'air de s'en amuser beaucoup.» Quand le premier consul alla habiter Saint-Cloud; il dit à mon beau-père des choses flatteuses, et lui donna la conciergerie du château. C'était une place de confiance, et dont les détails et la responsabilité étaient considérables. M. Charvet fut chargé d'y organiser le service, et, par ordre du premier consul, il choisit parmi les anciens serviteurs de la reine pour les places de portiers, de frotteurs et de garçons de château. Ceux qui ne pouvaient pas servir eurent des pensions. * * * Quand le feu prit au château, en 1802, comme je l'ai raconté précédemment, madame Charvet, qui était grosse de plusieurs mois, eut une grande frayeur. On ne jugea pas à propos de la saigner. Elle fit une couche malheureuse, et mourut avant l'âge de trente ans. Louise était en pension depuis quelques années; son père la rappela près de lui pour tenir sa maison. Elle avait alors douze ans. Une de ses amies a bien voulu me donner communication d'une lettre que Louise lui adressa peu de temps après notre mariage, et dont j'ai fait l'extrait qui suit: * * * «À mon retour de ma pension, j'allai voir sa majesté l'impératrice (alors madame Bonaparte) aux Tuileries. J'étais en grand deuil. Elle m'attira sur ses genoux, me consola, dit qu'elle me servirait de mère et me trouverait un mari. Je pleurais, et je dis que je ne voulais pas me marier.--_Non pas à présent_, reprit Sa Majesté; _mais cela te viendra, sois-en sûre_. Je n'étais pourtant pas persuadée que cette envie dût me venir. Je reçus encore quelques caresses, et me retirai. Quand le premier consul était à Saint-Cloud, c'était chez mon père que se réunissaient tous les chefs des différens services. Car mon père est très aimé de la maison, dont il est le plus ancien. M. Constant, qui m'avait vue enfant à la Malmaison, me trouva assez raisonnable à Saint-Cloud pour me demander à mon père, avec l'approbation de Leurs Majestés. Il fut décidé que nous serions mariés après le couronnement. J'ai pris quatorze ans, quinze jours après notre mariage. »Nous sommes toujours reçues, ma sÅ“ur et moi, par sa majesté l'impératrice avec une extrême bonté; et quand, dans la crainte de l'importuner, nous sommes quelque temps sans aller la voir, elle s'en plaint à mon père. Elle nous admet à sa toilette du matin. On la lace, on l'habille devant nous. Il n'y a dans sa chambre que ses femmes et quelques personnes de la maison, qui, comme nous, mettent au nombre de leurs plus doux momens ceux où elles peuvent voir cette princesse adorée. La causerie est presque toujours pleine de charme. Sa Majesté conte quelquefois des anecdotes qu'un mot d'une de nous deux lui rappelle.» Sa majesté l'impératrice avait promis une dot à Louise; mais l'argent qu'elle avait destiné à cela avait été dépensé autrement, et ma femme n'eut que quelques petits bijoux, et deux ou trois pièces d'étoffe. M. Charvet était trop délicat pour rappeler à Sa Majesté sa promesse: or on n'avait rien d'elle sans cela; car elle ne savait pas plus économiser que refuser. L'empereur me demanda, peu de temps après mon mariage, ce que l'impératrice avait donné à ma femme; et sur ma réponse, il me parut on ne peut plus mécontent: sans doute parce que la somme qu'on lui avait demandée pour la dot de Louise avait reçu une autre destination. Sa majesté l'empereur eut à ce sujet la bonté de m'assurer que ce serait lui qui désormais s'occuperait de ma fortune, qu'il était content de mes services, et qu'il me le prouverait. J'ai dit plus haut que la sÅ“ur puînée de ma femme était la favorite de sa majesté l'impératrice. Cependant elle n'en reçut pas, en se mariant, une plus riche dot que celle de Louise. Mais l'impératrice voulut voir le mari de ma belle-sÅ“ur, et lui dit avec un accent vraiment maternel: «Monsieur, je vous recommande ma fille, et vous prie de la rendre heureuse. Elle le mérite, et je vous en voudrais beaucoup, si vous ne saviez pas l'apprécier.» Quand ma belle-sÅ“ur, se sauvant de Compiègne avec sa belle-mère en 1814, alla faire ses couches à Évreux, l'impératrice, qui l'apprit, lui envoya son premier valet de chambre avec tout ce qu'elle crut nécessaire; à une jeune femme en cet état. Elle lui fit même faire des reproches de n'être pas descendue à Navarre. Ma belle-sÅ“ur avait été élevée dans la même pension que mademoiselle Joséphine Tallien, filleule de l'impératrice, et qui depuis a épousé M. Pelet de la Lozère, et une autre fille de madame Tallien, mademoiselle Clémence Cabarus. La pension était dirigée par madame Vigogne, veuve du colonel de ce nom, et ancienne amie de l'impératrice, qui l'avait engagée à prendre un pensionnat, en lui promettant de lui procurer le plus d'élèves qu'elle pourrait. L'institution prospéra sous la direction de cette dame, qui était d'un esprit distingué et d'un ton parfait. Souvent elle amenait chez Sa Majesté l'impératrice les protégées de celle-ci, et les jeunes personnes qui avaient mérité cette récompense. C'était un moyen puissant d'exciter l'émulation de ces enfans que Sa Majesté comblait de caresses, et à qui elle faisait de petits présens. Un matin, que madame Vigogne était habillée pour aller chez l'impératrice, comme elle descendait son escalier pour monter en voiture, elle entendit des cris perçans dans une des classes. Elle s'y précipite, et voit une jeune fille dont les vêtemens étaient tout en flammes. Avec une présence d'esprit digne d'une mère, madame Vigogne enveloppe aussitôt l'enfant dans la longue queue de sa robe traînante, et le feu s'éteignit. Mais la courageuse institutrice eût les mains cruellement brûlées. Elle vint en cet état faire sa visite à sa majesté l'impératrice, et lui conta le fâcheux accident qui l'y avait mise. Sa Majesté, qui était si facilement émue de tout ce qui était beau et généreux, combla d'éloges son courage, et s'en montra touchée au point de pleurer d'admiration. Un des médecins de Sa Majesté fut chargé de donner les premiers soins à madame Vigogne et à sa jeune élève. CHAPITRE VII. PORTRAIT DE L'IMPÉRATRICE JOSÉPHINE.--Lever de l'impératrice.--Détails de toilette.--Audiences de l'impératrice.--Réception des fournisseurs.--Déjeuner de l'impératrice.--Madame de La Rochefoucault première dame d'honneur.--L'impératrice au billard.--Promenades dans le parc fermé.--L'impératrice avec ses dames.--L'empereur venant surprendre l'impératrice au salon.--Dîner de l'impératrice.--L'empereur fait attendre.--Les princes et les ministres à la table de l'empereur.--L'impératrice et M. de Beaumont.--Partie de trictrac.--L'impératrice un jour de chasse.--Toutes les dames à la table de Leurs Majestés.--L'impératrice vient passer la nuit avec l'empereur.--Détails sur le réveil des augustes époux.--Goût de l'impératrice pour les bijoux.--Anecdote sur le premier mariage de l'impératrice.--Les poches de madame de Beauharnais.--Joyaux de l'impératrice Joséphine.--L'armoire aux bijoux de Marie-Antoinette trop petite pour contenir ceux de Joséphine.--Jalousie de Joséphine.--Mémoire de l'impératrice.--L'impératrice rétablit l'harmonie entre les frères de l'empereur.--Trait de bonté de l'impératrice Joséphine pour son valet de chambre.--Sévérité de l'empereur; il veut renvoyer M. Frère.--Le valet de chambre rentre en grâce.--Oubli d'un bienfait.--Générosité de l'impératrice.--Comment les valets de chambre de l'impératrice employaient leur temps.--Détails sur une première fille de M. de Beauharnais, premier mari de Joséphine.--L'impératrice lui fait épouser un préfet de l'empire.--Tendresse de l'impératrice pour Eugène et Hortense.--Détails sur la vice-reine (Auguste-Amélie de Bavière.)--Le portrait de famille.--L'impératrice me fait appeler pour voir ce portrait.--Amour de Joséphine pour ses petits-enfans.--Un mot sur le divorce.--Lettre du prince Eugène à sa femme.--Mes voyages à la Malmaison après le divorce.--Commissions de l'empereur pour l'impératrice Joséphine.--Mes adieux à l'impératrice.--Recommandations de cette princesse.--L'impératrice désire voir l'empereur.--Visite à Joséphine avant la campagne de Russie.--Visite à l'impératrice après cette campagne.--Lettres dont je suis chargé.--Conversation avec l'impératrice.--Ma femme va voir l'impératrice et lui montre mes lettres.--Détails sur le budget de l'impératrice après le divorce.--Conseil présidé par l'impératrice en robe de toile.--L'impératrice trompée par les marchands.--Politesse de l'impératrice.--Manière dont Joséphine punissait ses dames.--Magasin d'objets précieux appartenant à l'impératrice.--Partage entre ses enfans et les frères et sÅ“urs de l'empereur.--M. Denon.--Le cabinet d'antiques de la Malmaison.--M. Denon et la collection de médailles de l'impératrice.--Visite de l'impératrice à l'empereur pendant que je faisais sa toilette.--Le maillot et la pétition.--L'orpheline sauvée de la Seine.--M. Fabien Pillet et sa femme chez l'impératrice.--Scène touchante. L'IMPÉRATRICE Joséphine était d'une taille moyenne, modelée avec une rare perfection: elle avait dans les mouvemens une souplesse, une légèreté, qui donnaient à sa démarche quelque chose d'aérien, sans exclure néanmoins la majesté d'une souveraine. Sa physionomie expressive suivait toutes les impressions de son âme, sans jamais perdre de la douceur charmante qui en faisait le fond. Dans le plaisir comme dans la douleur, elle était belle à regarder: on souriait malgré soi en la voyant sourire... Si elle était triste, on l'était aussi. Jamais femme ne justifia mieux qu'elle cette expression, _que les yeux sont le miroir de l'âme_. Les siens, d'un bleu foncé, étaient presque toujours à demi fermés par ses longues paupières, légèrement arquées, et bordées des plus beaux cils du monde; et quand elle regardait ainsi, on se sentait entraîné vers elle par une puissance irrésistible. Il eût été difficile à l'impératrice de donner de la sévérité à ce séduisant regard; mais elle pouvait, et savait au besoin, le rendre imposant. Ses cheveux étaient fort beaux, longs et soyeux; leur teint châtain clair se mariait admirablement à celui de sa peau, éblouissante de finesse et de fraîcheur. Au commencement de sa suprême puissance, l'impératrice aimait encore à se coiffer le matin avec un madras rouge, qui lui donnait l'air de créole le plus piquant à voir. Mais ce qui, plus que tout le reste, contribuait au charme dont l'impératrice était entourée, c'était le son ravissant de sa voix. Que de fois il est arrivé à moi, comme à bien d'autres, de nous arrêter tout d'un coup en entendant cette voix, uniquement pour jouir du plaisir de l'entendre! On ne pouvait peut-être pas dire que l'impératrice était une belle femme; mais sa figure, toute pleine de sentiment et de bonté, mais la grâce angélique répandue sur toute sa personne, en faisaient la femme la plus attrayante. Pendant son séjour à Saint-Cloud, sa majesté l'impératrice se levait habituellement à neuf heures, et faisait sa première toilette, qui durait jusqu'à dix heures; alors elle passait dans un salon où se trouvaient réunies les personnes qui avaient sollicité et obtenu la faveur d'une audience. Quelquefois aussi à cette heure, et dans ce même salon, Sa Majesté recevait ses fournisseurs. À onze heures, lorsque l'empereur était absent, elle déjeunait avec sa première dame d'honneur et quelques autres dames. Madame de La Rochefoucault, première dame d'honneur de l'impératrice, était bossue et tellement petite, qu'il fallait, lorsqu'elle se mettait à table, ajouter au coussin de sa chaise meublante un autre coussin fort épais, en satin violet. Madame de La Rochefoucault savait racheter ses difformités physiques par son esprit, vif, brillant, mais un peu caustique, par le meilleur ton et les manières de cour les plus exquises. Après le déjeuner, l'impératrice faisait une partie de billard; ou bien, lorsque le temps était beau, elle se promenait à pied dans les jardins ou dans le parc fermé. Cette récréation durait fort peu de temps, et Sa Majesté, rentrée bientôt dans ses appartemens, s'occupait à broder au métier, en causant avec ses dames, qui travaillaient, comme elle, à quelque ouvrage d'aiguille. Quand il arrivait qu'on n'était pas dérangé par des visites, entre deux et trois heures après midi, l'impératrice faisait en calèche découverte une promenade, au retour de laquelle avait lieu la grande toilette. Quelquefois l'empereur y assistait. De temps en temps aussi, l'empereur venait surprendre Sa Majesté au salon. On était sûr alors de le trouver amusant, aimable et gai. À six heures, le dîner était servi; mais le plus souvent l'empereur l'oubliait et le retardait indéfiniment. Il y a plus d'un exemple de dîners mangés ainsi à neuf et dix heures du soir. Leurs Majestés dînaient ensemble, seules ou en compagnie de quelques invités, princes de la famille impériale, ou ministres. Qu'il y eût concert, réception ou spectacle, à minuit tout le monde se retirait; alors l'impératrice, qui aimait beaucoup les longues veillées, jouait au trictrac avec un de messieurs les chambellans. Le plus ordinairement, c'était M. le comte de Beaumont qui avait cet honneur. Les jours de chasse, l'impératrice et ses dames suivaient en calèche. Il y avait un costume pour cela. C'était une espèce d'amazone, de couleur verte, avec une toque ornée de plumes blanches. Toutes les dames qui suivaient la chasse dînaient avec Leurs Majestés. Quand l'impératrice venait passer la nuit dans l'appartement de l'empereur, j'entrais le matin, comme de coutume, entre sept et huit heures; il était rare que je ne trouvasse point les augustes époux éveillés. L'empereur me demandait ordinairement du thé, ou une infusion de fleurs d'oranger, et se levait aussitôt. L'impératrice lui disait en souriant: «Tu te lèves déjà? reste encore un peu.--Eh bien, tu ne dors pas?» répondait Sa Majesté; alors, il la roulait dans sa couverture, lui donnait de petites tapes sur les joues et sur les épaules, en riant et l'embrassant. Au bout de quelques minutes, l'impératrice se levait à son tour, passait une robe du matin, et lisait les journaux, ou descendait par le petit escalier de communication pour se rendre dans son appartement. Jamais elle ne quittait celui de Sa Majesté sans m'avoir adressé quelques mots qui témoignaient toujours la bonté, la bienveillance la plus touchante. Élégante et simple dans sa mise, l'impératrice se soumettait avec regret à la nécessité des toilettes d'apparat; les bijoux seulement étaient fort de son goût; elles les avait toujours aimés; aussi l'empereur lui en donnait souvent et en grande quantité. C'était un bonheur pour elle de s'en parer, et encore plus de les montrer. Un matin que ma femme était allée la voir à sa toilette, Sa Majesté lui conta que, nouvellement mariée à M. de Beauharnais, et enchantée des parures dont il lui avait fait présent, elle les emportait dans ses poches (on sait que les poches faisaient alors partie essentielle de l'habillement des femmes), et les montrait à ses jeunes amies. Comme l'impératrice parlait de ses poches, elle donna ordre à une de ses dames d'en aller chercher une paire pour les montrer à ma femme. La dame à laquelle s'adressait l'impératrice eut beaucoup de peine à réprimer une envie de rire qui la prit à cette singulière demande, et assura à Sa Majesté que rien de semblable n'existait plus dans sa lingerie. L'impératrice répondit, avec un air de regret, qu'elle en était fâchée, qu'elle aurait eu du plaisir à revoir une paire de ses anciennes poches. Les années avaient amené de grands changemens. Les joyaux de l'impératrice Joséphine n'auraient guère pu tenir dans les poches de madame de Beauharnais, quelque longues et profondes qu'elles eussent été. L'armoire aux bijoux qui avait appartenu à la reine Marie-Antoinette, et qui n'avait jamais été tout-à-fait pleine, était trop petite pour l'impératrice; et lorsqu'un jour elle voulut faire voir toutes ses parures à plusieurs dames qui en témoignaient le désir, il fallut faire dresser une grande table pour y déposer les écrins; et la table ne suffisant pas, on en couvrit plusieurs autres meubles. Bonne à l'excès, tout le monde le sait, sensible au delà de toute expression, généreuse jusqu'à la prodigalité, l'impératrice faisait le bonheur de tout ce qui l'entourait; chérissant son époux avec une tendresse que rien n'a pu altérer, et qui était aussi vive à son dernier soupir qu'à l'époque où madame de Beauharnais et le général Bonaparte se firent l'aveu mutuel de leur amour, Joséphine fut long-temps la seule femme aimée de l'empereur, et elle méritait de l'être toujours. Pendant quelques années, combien fut touchant l'accord de ce ménage impérial! Plein d'attentions, d'égards, d'abandon pour Joséphine, l'empereur se plaisait à l'embrasser au cou, à la figure, en lui donnant des tapes et l'appelant _ma grosse bête_: tout cela ne l'empêchait pas, il est vrai, de lui faire quelques infidélités, mais sans manquer autrement à ses devoirs conjugaux. De son côté, l'impératrice l'adorait, se tourmentait pour chercher ce qui pouvait, lui plaire, pour deviner ses intentions, pour aller au devant de ses moindres désirs. Au commencement, elle donna de la jalousie à son époux: prévenu assez fortement contre elle, pendant la campagne d'Égypte, par des rapports indiscrets, l'empereur eut avec l'impératrice, à son retour, des explications qui ne se terminaient pas toujours sans cris et sans violences; mais bientôt le calme renaquit et fut depuis très-rarement troublé. L'empereur ne pouvait résister à tant d'attraits et de douceur. L'impératrice avait une mémoire prodigieuse que l'empereur savait mettre à contribution fort souvent; elle était excellente musicienne, jouait très bien de la harpe, et chantait avec goût. Elle avait un tact parfait, un sentiment exquis des convenances, le jugement le plus sain, le plus infaillible qu'il fût possible d'imaginer; d'une humeur toujours douce, toujours égale, aussi obligeante pour ses ennemis que pour ses amis, elle ramenait la paix partout où il y avait querelle ou discorde. Lorsque l'empereur se fâchait avec ses frères ou avec d'autres personnes, ce qui lui arrivait fréquemment, l'impératrice disait quelques mots, et tout s'arrangeait. Quand elle demandait une grâce, il était bien rare que l'empereur ne l'accordât pas, quelle que fût la gravité de la faute commise; je pourrais citer mille exemples de pardons ainsi sollicités et obtenus. Un fait qui m'est presque personnel prouvera suffisamment que l'intercession de cette bonne impératrice était toute-puissante. Le premier valet de chambre de Sa Majesté s'était un peu échauffé à un déjeuner qu'il avait fait avec quelques amis; par la nature de son service, il était obligé d'assister aux repas, et de se tenir derrière l'impératrice pour prendre et donner des assiettes. Ce jour-là donc, animé par les vapeurs du champagne, il eut le malheur de laisser échapper quelques mots injurieux prononcés bien à demi-voix, mais que par un fâcheux hasard l'empereur entendit; Sa Majesté lança un regard foudroyant à M. Frère, qui sentit alors la gravité de sa faute, et quand on eut fini de dîner, l'ordre de renvoyer l'imprudent valet de chambre fut donné par l'empereur avec un ton qui ne laissait pas d'espoir, et ne permettait pas de réplique. M. Frère était un excellent serviteur, un homme doux, honnête et probe. C'était la première faute de ce genre qu'on eût à lui reprocher, et par conséquent elle méritait de l'indulgence. On fit des démarches auprès de monsieur le grand maréchal qui refusa son intercession, connaissant bien l'inflexibilité de l'empereur. Plusieurs autres personnes que le pauvre disgracié alla prier de parler pour lui répondirent comme le grand maréchal; de sorte que M. Frère, au désespoir, vint nous faire ses adieux. J'osai me charger de sa cause: j'espérais qu'en choisissant le moment favorable, je parviendrais à faire revenir Sa Majesté. L'ordre de renvoi portait que M. Frère eût à quitter le palais dans les vingt-quatre heures; je lui conseillai de ne point obéir, mais de se tenir soigneusement caché dans sa chambre, ce qu'il fit. Le soir, au coucher, Sa Majesté me parla de ce qui s'était passé, témoignant beaucoup de colère; je jugeai que le silence était le meilleur parti à prendre, et j'attendis. Le lendemain, l'impératrice eut la bonté de me faire dire qu'elle assisterait à la toilette de son époux, et que si je croyais devoir aborder la question, elle me soutiendrait de tout son pouvoir. En effet, voyant l'empereur d'assez bonne humeur, je parlai de M. Frère, et peignant à Sa Majesté les regrets de ce pauvre homme, je lui exposai les raisons qui pouvaient faire excuser la légèreté de sa conduite. «Sire, dis-je, c'est un homme de bien qui n'a pas de fortune, et qui soutient une famille nombreuse. S'il vient à quitter le service de sa majesté l'impératrice, on ne croira pas que c'est pour une faute dont le vin est plus coupable que lui, et il sera perdu pour toujours.» À ces mots, comme à bien d'autres prières encore, l'empereur ne répondait que par des interruptions faites avec toute les apparences d'un éloignement prononcé pour le pardon que je sollicitais. Heureusement l'impératrice voulut bien se joindre à moi et dire à son époux avec sa voix si touchante et si expressive: «Mon ami, si tu veux lui pardonner, tu me feras plaisir.» Enhardi par ce puissant patronage, je recommençai mes sollicitations, auxquelles l'empereur répondit brusquement en s'adressant à l'impératrice et à moi: «Enfin, vous le voulez? Eh bien, qu'il reste donc.» M. Frère me remercia de tout son cÅ“ur; il ne pouvait croire à la bonne nouvelle que je lui apportais. Quant à l'impératrice, elle fut heureuse de la joie que ressentait ce fidèle serviteur, qui lui a donné jusqu'à sa mort les marques du plus entier dévouement. On m'a assuré qu'en 1814, lors du départ de l'empereur pour l'île d'Elbe, M. Frère n'aurait pas été le dernier à blâmer ma conduite, dont il ne connaissait pas les motifs. Je ne veux pas le croire, car il me semble qu'à sa place, si j'avais pensé ne pouvoir défendre un ami absent, au moins j'aurais gardé le silence. Comme je l'ai dit, l'impératrice était extrêmement généreuse. Elle répandait beaucoup d'aumônes; elle était ingénieuse à trouver les occasions d'en répandre: beaucoup d'émigrés ne vivaient que de ses bienfaits. Elle entretenait une correspondance très-active avec les sÅ“urs de la charité qui soignaient les malades, et leur envoyait une foule de choses. Ses valets de chambre étaient chargés d'aller partout porter au pauvre des secours de son inépuisable bienfaisance. Une foule d'autres personnes recevaient aussi chaque jour de semblables missions, et toutes ces aumônes, tous ces dons multipliés et si largement répandus, recevaient un prix inestimable de la grâce avec laquelle ils étaient offerts, du discernement avec lequel ils étaient distribués. Je pourrais citer mille exemples de cette délicate générosité. M. de Beauharnais avait eu, au temps de son mariage avec Joséphine, une fille naturelle nommée Adèle. L'impératrice la chérissait autant que si elle eût été sa propre fille. Elle prit le plus grand soin de son éducation, la dota généreusement et la maria avec un préfet de l'empire. Si l'impératrice montrait autant de tendresse pour une fille qui n'était pas la sienne, il est impossible de se faire une véritable idée de son amour, de son dévouement pour la reine Hortense et le prince Eugène. Il est vrai de dire que ses enfans le lui rendaient bien, et que jamais il ne fut au monde une meilleure comme une plus heureuse mère. Elle était fière de ses deux enfans, elle en parlait toujours avec un enthousiasme qui paraîtra bien naturel à toutes les personnes qui ont connu la reine de Hollande et le vice-roi d'Italie. J'ai raconté comment, rendu orphelin dans le plus bas âge, par l'échafaud révolutionnaire, le jeune Beauharnais avait gagné le cÅ“ur du général Bonaparte en venant lui demander l'épée de son père. On sait aussi comment cette action donna au général l'envie de voir Joséphine, et ce qui résulta de cette entrevue. Lorsque madame de Beauharnais fut devenue l'épouse du général Bonaparte, Eugène entra dans la carrière militaire, et s'attacha aussitôt à la fortune de son beau-père, qui l'appela près de lui en Italie, en qualité d'aide-de-camp. Il était chef d'escadron dans les chasseurs de la garde consulaire, lorsqu'à l'immortelle bataille de Marengo, il partagea tous les dangers de celui qui avait tant de plaisir à le nommer son fils. Peu d'années après, le chef d'escadron était devenu vice-roi d'Italie, héritier présomptif de la couronne impériale, titre qu'à la vérité il ne conserva pas long-temps, et époux de la fille d'un roi. La vice-reine (Auguste-Amélie de Bavière) était belle et bonne comme un ange. Je me trouvais à la Malmaison un jour que l'impératrice venait de recevoir le portrait de sa belle-fille, entourée de trois ou quatre enfans, l'un sur son épaule, l'autre à ses pieds, un troisième sur les bras; tous avaient des figures angéliques. En me voyant, l'impératrice daigna m'appeler pour me faire admirer cette réunion de têtes charmantes. Je m'aperçus qu'en me parlant elle avait les larmes aux yeux: ces portraits étaient bien faits, et j'eus occasion de voir dans la suite qu'ils étaient parfaitement ressemblans. Alors il ne fut plus question que de joujoux, de raretés à acheter pour ces chers enfans. L'impératrice allait elle-même choisir les présens qu'elle leur destinait, et les faisait emballer sous ses yeux. Un valet de chambre du prince m'a assuré qu'à l'époque du divorce, le prince Eugène avait écrit à son épouse une lettre fort triste. Peut-être y exprimait-il quelque regret de n'être pas le fils adoptif de l'empereur. La princesse lui répondit avec tendresse; elle lui disait, entre autres choses: «Ce n'est pas l'héritier de l'empereur que j'ai épousé et que j'aime, c'est Eugène de Beauharnais.» Le prince lut cette phrase et quelques autres devant la personne dont je tiens le fait, et qui était émue jusqu'aux larmes. Une pareille femme méritait plus qu'un trône. Après cet événement, si terrible pour le cÅ“ur de l'impératrice qui n'a jamais pu s'en consoler, l'excellente princesse ne quitta plus la Malmaison, excepté pour faire quelques voyages à Navarre. Chaque fois que je rentrais à Paris avec l'empereur, je n'étais pas plutôt arrivé que mon premier soin était d'aller à la Malmaison. Rarement j'étais porteur d'une lettre de l'empereur; il n'écrivait à Joséphine que dans les grandes occasions. «Dites à l'impératrice que je me porte bien et que je désire qu'elle soit heureuse.» Voilà ce que me disait presque toujours Sa Majesté en me voyant partir. Aussitôt que j'arrivais, l'impératrice quittait tout pour me parler; souvent je restais une heure et même deux heures avec elle; pendant ce temps, il n'était question que de l'empereur; il me fallait dire tout ce qu'il avait souffert en voyage, s'il avait été triste ou gai, malade ou bien portant. Elle pleurait aux détails que je lui donnais, me faisait mille recommandations pour sa santé, pour les soins dont elle désirait que je l'entourasse; ensuite elle daignait me questionner sur moi, sur mon sort, sur la santé de ma femme, son ancienne protégée; puis elle me congédiait enfin avec une lettre pour Sa Majesté, me priant de dire à l'empereur combien elle serait heureuse s'il voulait la venir voir. Avant le départ pour la Russie, l'impératrice, inquiète de cette guerre qu'elle désapprouvait complétement, redoubla encore ses recommandations. Elle me fit présent de son portrait en me disant: «Mon bon Constant, je compte sur vous; si l'empereur était malade, vous m'en instruiriez, n'est-ce pas? ne me cachez rien, je l'aime tant!» Certainement l'impératrice avait mille moyens de savoir des nouvelles de Sa Majesté, mais je suis persuadé qu'eût-elle reçu cent lettres par jour des personnes qui entouraient l'empereur, elles les aurait lues et relues toutes avec la même avidité. Quand j'étais de retour à Saint-Cloud ou aux Tuileries, l'empereur me demandait comment se portait Joséphine et si je l'avais trouvée gaie; il recevait avec plaisir les lettres que je lui apportais et s'empressait de les ouvrir. Toutes les fois qu'étant en voyage ou à la campagne à la suite de Sa Majesté, j'écrivais à ma femme, je parlais de l'empereur, et la bonne princesse était enchantée que ma femme lui montrât mes lettres. Toute chose enfin ayant le plus petit rapport avec son époux intéressait l'impératrice à un degré qui prouvait bien la tendresse unique qu'elle lui a toujours portée, après comme avant leur séparation. Trop généreuse et incapable de mesurer ses dépenses sur ses ressources, il arriva fort souvent que l'impératrice se vit obligée de renvoyer ses fournisseurs les jours qu'elle avait elle-même fixés pour le paiement de leurs mémoires. Ceci vint une fois aux oreilles de l'empereur, et il y eut à ce sujet, entre les deux augustes époux, une discussion très-vive qui se termina par une décision qu'à l'avenir aucun marchand ou fournisseur ne pourrait venir au château sans une lettre de la dame d'atours ou du secrétaire des commandemens. Cette marche bien arrêtée fut suivie avec beaucoup d'exactitude jusqu'au divorce. À la suite de cette explication, l'impératrice pleura beaucoup, promit d'être plus économe; l'empereur lui pardonna, l'embrassa, et la paix fut faite. C'est, je crois, la dernière querelle de ce genre qui troubla le ménage impérial. On m'a dit qu'après le divorce, le budget de l'impératrice ayant été dépassé, l'empereur en fit à l'intendant de la Malmaison des reproches qui vinrent naturellement à Joséphine. Cette bonne maîtresse, vivement affligée du désagrément qu'avait éprouvé son intendant, et ne sachant comment faire pour établir un ordre des choses meilleur, assembla un conseil de sa maison, qu'elle voulut présider en robe de toile sans garniture. Cette robe de toile avait été faite en grande hâte, et ne servit que cette fois. L'impératrice, que la nécessité d'un refus mettait toujours au désespoir, était continuellement assiégée de marchands qui lui assuraient avoir fait faire telle ou telle chose expressément pour son usage, la conjurant de ne pas les renvoyer, parce qu'ils ne sauraient comment et où placer leurs marchandises. L'impératrice gardait tout ce que les marchands avaient apporté: mais ensuite il fallait payer. L'impératrice mettait toujours une extrême politesse dans ses rapports avec les personnes de sa maison; il n'arrivait jamais qu'un reproche sortît de cette bouche qui ne s'ouvrait que pour dire des choses flatteuses. Si quelqu'une de ses dames lui donnait un sujet de mécontentement, la seule punition qu'elle lui infligeait, c'était un silence absolu de sa part qui durait un, deux, trois, huit jours plus ou moins, selon la gravité de la faute. Eh bien, cette peine, si douce en apparence, était cruelle pour le plus grand nombre: l'impératrice savait si bien se faire aimer! Au temps du consulat, madame Bonaparte recevait souvent des villes conquises par son époux, ou des personnes qui désiraient obtenir sa protection auprès du premier consul, des envois de meubles précieux, et de curiosités en tous genres, de tableaux, d'étoffes, etc. Au commencement, ces cadeaux flattaient vivement madame Bonaparte; elle prenait un plaisir d'enfant à faire ouvrir les caisses pour voir ce qui était dedans: elle aidait elle-même à déballer, à transporter toutes ces jolies choses. Mais bientôt les envois devinrent si considérables et se répétaient si souvent qu'il fallut avoir pour les déposer un appartement dont mon beau-père avait la clef. Là, les caisses restaient intactes jusqu'à ce qu'il plût à madame Bonaparte de les faire ouvrir. Quand le premier consul décida qu'il irait demeurer à Saint-Cloud, mon beau-père dut quitter la Malmaison pour aller s'installer dans le nouveau palais dont le maître voulait qu'il surveillât l'ameublement. Avant de partir, mon beau-père rendit compte à madame Bonaparte de tout ce qu'il avait sous sa responsabilité. On fit donc, devant elle, l'ouverture des caisses qui étaient empilées dans deux chambres depuis le plancher jusqu'au plafond. Madame Bonaparte fut émerveillée de tant de richesses: ce n'était que marbres, bronzes, tableaux magnifiques. Eugène, Hortense, et les sÅ“urs du premier consul en eurent une bonne part: le reste fut employé à décorer les appartemens de la Malmaison. Le goût que l'impératrice avait pour les bijoux s'étendit pendant quelque temps aux curiosités antiques, aux pierres gravées, aux médailles. M. Denon flattait cette fantaisie, et finit par persuader à la bonne Joséphine qu'elle se connaissait parfaitement en antiques et qu'il lui fallait avoir à la Malmaison un cabinet, un conservateur, etc. Cette proposition, qui caressait l'amour-propre de l'impératrice, fut accueillie favorablement. On choisit l'emplacement, on prit pour conservateur M. de M..., et le nouveau cabinet s'enrichit en diminuant d'autant le riche mobilier des appartemens du château. M. Denon, qui avait donné cette idée, se chargea de faire une collection de médailles: mais ce goût, venu subitement, s'en alla comme il était venu; le cabinet fut pris pour faire un salon de compagnie, les antiques furent relégués dans l'antichambre de la salle de bain, et M. de M..., n'ayant plus rien à conserver, vivait habituellement à Paris. À quelque temps de là, il prit fantaisie à deux dames du palais de persuader à sa majesté l'impératrice que rien ne serait plus beau ni plus digne d'elle qu'une parure de pierres antiques, grecques et romaines, assorties. Plusieurs chambellans appuyèrent l'invention, qui ne manqua pas de plaire à l'impératrice: elle aimait fort tout ce qui tendait à l'originalité. Un matin donc, comme j'habillais Sa Majesté, je vis entrer l'impératrice. Après quelques instans de conversation, «Bonaparte, dit-elle, ces dames m'ont conseillé d'avoir une parure en pierres antiques; je viens te prier de dire à M. Denon qu'il m'en choisisse de bien belles.» L'empereur se mit à rire aux éclats, et refusa nettement d'abord. Arrive le grand maréchal du palais que l'empereur informe de la requête présentée par l'impératrice en lui demandant son avis. M. le duc de Frioul trouva la chose fort raisonnable et joignit ses instances à celles de l'impératrice: «C'est une folie insigne, dit l'empereur, mais enfin il faut en passer par ce que veulent les femmes. Duroc, allez vous-même au cabinet des antiques et choisissez ce qui sera nécessaire.» * * * Le duc de Frioul revint bientôt avec les plus belles pierres de la collection. Le joaillier de la couronne les monta magnifiquement: mais cette parure était d'un poids énorme, et l'impératrice ne la porta jamais. * * * Quand on devrait m'accuser de tomber dans des répétitions oiseuses, je dirai que l'impératrice saisissait avec un empressement dont rien n'approche toutes les occasions de faire du bien. Un matin qu'elle déjeunait seule avec Sa Majesté, on entendit tout à coup des cris d'enfant partir d'un escalier dérobé. L'empereur devint sombre, il fronça le sourcil et demanda brusquement ce que cela signifiait. J'allai aux informations et je trouvai un enfant nouveau-né soigneusement et proprement emmailloté, couché dans une espèce de barcelonnette, et le corps entouré d'un ruban auquel pendait un papier lié. Je revins dire ce que j'avais vu: «Oh! Constant, apportez-moi le berceau,» dit aussitôt l'impératrice. L'empereur s'y refusa d'abord, et témoigna sa surprise et son mécontentement de ce qu'on avait pu s'introduire ainsi jusque dans l'intérieur de ses appartemens. Là-dessus sa majesté l'impératrice lui ayant fait observer que ce ne pouvait être que quelqu'un de la maison, il se tourna vers moi et me regarda comme pour demander si c'était moi qui avais eu cette idée. Je fis un signe de tête négatif. En ce moment l'enfant s'étant mis à crier, l'empereur ne put s'empêcher de sourire tout en murmurant et en disant: «Joséphine, renvoyez donc ce marmot.» L'impératrice voulant profiter de ce retour de bonne humeur, m'envoya chercher le berceau, que je lui apportai. Elle caressa le nouveau-né, l'apaisa, et lut un papier qui était un placet des parens. Ensuite elle s'approcha de l'empereur, en l'engageant à caresser un peu l'enfant à son tour, et à pincer ses bonnes grosses joues; ce qu'il fit sans trop se faire prier: car l'empereur lui-même aimait à jouer avec les enfans. Enfin sa majesté l'impératrice, après avoir mis un rouleau de napoléons dans la barcelonnette, fit porter le maillot chez le concierge du palais, pour qu'il fût rendu à ses parens. Voici un autre trait de bonté de sa majesté l'impératrice; j'eus le bonheur d'en être témoin, comme du précédent. Quelques mois avant le couronnement, une petite fille de quatre ans et demi avait été retirée de la Seine, et une dame charitable, madame Fabien Pillet, s'était empressée de donner asile à la pauvre orpheline. À l'époque du sacre, l'impératrice, instruite de ce fait, désira voir cet enfant, et après l'avoir considéré quelques minutes avec attendrissement, après avoir offert avec grâce et sincérité sa protection à madame Pillet et à son mari, elle leur annonça qu'elle se chargeait du sort de la petite fille; puis avec cette délicatesse et de ce ton affectueux qui lui étaient naturels, l'impératrice ajouta: «Votre bonne action vous a acquis trop de droits sur la pauvre petite pour que je vous prive d'achever vous-même votre ouvrage. Ainsi, je vous demande la permission de fournir aux frais de son éducation; mais c'est vous qui la mettrez en pension et qui la surveillerez; je ne veux être sa bienfaitrice qu'en second.» C'était la chose du monde la plus touchante que de voir Sa Majesté, en prononçant ces paroles délicates et généreuses, passer sa main dans les cheveux de _la pauvre petite_, comme elle venait de l'appeler, et la baiser au front avec une bonté de mère. M. et madame Pillet se retirèrent on ne peut plus attendris de cette scène touchante. CHAPITRE VIII. Le général Junot nommé ambassadeur en Portugal.--Anecdote sur ce général.--La poudre et _la titus_.--Le grognard récalcitrant, et Junot faisant l'office de perruquier.--Emportemens de Junot.--Junot, gouverneur de Paris, bat les employés d'une maison de jeu.--L'empereur le réprimande dans des termes de mauvais augure.--Adresse de Junot au pistolet.--La pipe coupée, etc.--La belle Louise, maîtresse de Junot.--La femme de chambre de madame Bonaparte rivale de sa maîtresse.--Indulgence de Joséphine.--Brutalité d'un jockey anglais.--NAPOLÉON, ROI D'ITALIE.--Second voyage de Constant en Lombardie.--Contraste entre ce voyage et le premier.--Baptême du second fils du prince Louis.--Les trois fils d'Hortense, filleuls de l'empereur.--L'impératrice aimant à suivre l'empereur dans ses voyages.--Anecdote à ce sujet.--L'empereur obligé malgré lui d'emmener l'impératrice.--Joséphine à peine vêtue dans la voiture de l'empereur.--Séjour de l'empereur à Brienne.--Mesdames de Brienne et de Loménie.--Souvenirs d'enfance de l'empereur.--Le dîner, wisk, etc.--Le champ de la Rothière.--L'empereur se plaisant à dire le nom de chaque localité.--Le paysan de Brienne et l'empereur.--La mère Marguerite.--L'empereur lui rend visite, cause avec elle et lui demande à déjeuner.--Scène de bonhomie et de bonheur.--Nouvelle anecdote sur le duc d'Abrantès.--Junot et son ancien maître d'école.--L'empereur et son ancien préfet des études.--Bienfaits de l'empereur à Brienne.--Passage par Troyes.--Détresse de la veuve d'un officier-général de l'ancien régime.--L'empereur accorde à cette dame une pension de mille écus.--Séjour à Lyon.--Soins délicats, mais non désintéressés, du cardinal Fesch.--Générosité de son éminence bien rétribuée.--Passage du Mont-Cénis.--Litières de Leurs Majestés.--Halte à l'hospice.--Bienfaits accordés par l'empereur aux religieux.--Séjour à Stupinigi.--Visite du pape.--Présens de Leurs Majestés au pape et aux cardinaux romains.--Arrivée à Alexandrie.--Revue dans la plaine de MARENGO.--L'habit et le chapeau de Marengo.--Le costume de l'empereur à Marengo, prêté à David pour un de ses tableaux.--Description de la revue.--Le nom du général Desaix.--Souvenir triste et glorieux.--Entrevue de l'empereur et du prince Jérôme.--Cause du mécontentement de l'empereur.--Jérôme et Miss Paterson.--Le prince Jérôme va délivrer des Génois prisonniers à Alger.--Affection de Napoléon pour Jérôme. LORSQUE le général Junot fut nommé ambassadeur en Portugal, je me rappelai une anecdote passablement comique et qui avait fort égayé l'empereur. Au camp de Boulogne, l'empereur avait fait mettre à l'ordre du jour que tout militaire ait à quitter la poudre et à se coiffer à la Titus. Beaucoup murmurèrent, mais tous finirent par se soumettre à l'ordre du chef, hormis un vieux grenadier appartenant au corps commandé par le général Junot. Ne pouvant se décider au sacrifice de ses cadenettes et de sa queue, ce brave jura qu'il ne s'y résignerait que dans le cas où son général voudrait bien lui-même couper la première mèche. Tous les officiers qui s'employèrent dans cette affaire ne pouvant obtenir d'autre réponse, la rapportèrent au général. «Qu'à cela ne tienne, répondit celui-ci; faites-moi venir ce drôle.» Le grenadier fut appelé, et le général Junot porta sur une tresse grasse et poudrée le premier coup de ciseaux; puis il donna vingt francs au grognard, qui s'en alla content faire achever l'opération chez le barbier du régiment. L'empereur ayant appris cette aventure en rit de tout son cÅ“ur, et approuva fort le général Junot, à qui il fit compliment de sa condescendance. On pourrait citer mille traits pareils de la bonté mêlée de brusquerie militaire qui caractérisait le général Junot. On en pourrait citer aussi d'une autre espèce et qui feraient moins d'honneur à sa tête. Le peu d'habitude qu'il avait de se contraindre le jetait parfois dans des emportemens dont le résultat le plus ordinaire était l'oubli de son rang et de la réserve qu'il aurait dû lui imposer. Tout le monde sait son aventure de la maison de jeu dont il déchira les cartes, bouleversa les meubles et rossa banquiers et croupiers, pour se dédommager de la perte de son argent. Le pis est qu'il était alors gouverneur de Paris. L'empereur, informé de cet esclandre, l'avait fait venir et lui avait demandé, fort en colère, s'il avait juré de vivre et de mourir fou. Cela aurait pu, dans la suite, être pris pour une prédiction, lorsque le malheureux général mourut dans des accès d'aliénation mentale. Il répondit avec peu de mesure aux réprimandes de l'empereur, et fut envoyé, peut-être pour avoir le temps de se calmer, à l'armée d'Angleterre. Ce n'était pas seulement dans les maisons de jeu que le gouverneur de Paris compromettait ainsi sa dignité. On m'a conté de lui d'autres aventures d'un genre encore plus _gai_, mais dont je dois m'interdire le récit. Le fait est que le général Junot se piquait beaucoup moins de respecter les convenances que d'être un des plus habiles tireurs au pistolet de l'armée. En se promenant dans la campagne, il lui arrivait souvent de lancer son cheval au galop, un pistolet dans chaque main, et il ne manquait jamais d'abattre en passant la tête des canards ou des poules qu'il prenait pour but de ses coups. Il coupait une petite branche d'arbre à vingt-cinq pas, et j'ai même entendu dire (je suis loin de garantir la vérité de ce fait) qu'il avait une fois, avec le consentement de la partie dont son imprudence mettait ainsi la vie en péril, coupé par le milieu du tuyau une pipe en terre, et à peine longue de trois pouces, qu'un soldat tenait entre ses dents. * * * Dans le premier voyage qu'avait fait madame Bonaparte en Italie pour rejoindre son mari, elle s'était arrêtée quelque temps à Milan. Elle avait alors à son service une femme de chambre nommée Louise, grande et fort belle, et qui avait des bontés bien payées pour le brave Junot. Sitôt son service fait, Louise, encore plus parée que madame Bonaparte, montait dans un élégant équipage, parcourait la ville et les promenades, et souvent éclipsait la femme du général en chef. De retour à Paris, celui-ci obligea sa femme à congédier la belle Louise, qui, abandonnée de son inconstant amant, tomba dans une grande misère. Je l'ai vue souvent depuis venir chez l'impératrice Joséphine demander des secours qui lui furent toujours accordés avec bonté. Cette jeune femme, qui avait osé rivaliser d'élégance avec madame Bonaparte, a fini, je crois, par épouser un jockey anglais, qui l'a rendue fort malheureuse, et elle est morte dans le plus misérable état. Le premier consul de la république française, devenu _empereur des Français_, ne pouvait plus se contenter en Italie du titre de président. Aussi de nouveaux députés de la république cisalpine passèrent les monts, et réunis à Paris en consulte, ils déférèrent à Sa Majesté le titre de roi d'Italie, qu'elle accepta. Peu de jours après son acceptation l'empereur partit pour Milan, où il devait être couronné. Je retournai avec le plus grand plaisir dans ce beau pays, dont, malgré la fatigue et les dangers de la guerre, il m'était resté les plus agréables souvenirs. Maintenant les circonstances étaient bien différentes. C'était comme souverain que l'empereur allait traverser les Alpes, le Piémont et la Lombardie, dont il avait fallu, à notre premier voyage, emporter militairement chaque gorge, chaque rivière et chaque défilé. En 1800, l'escorte du premier consul était une armée; en 1805, ce fut un cortége tout pacifique de chambellans, de pages, de dames d'honneur et d'officiers du palais. Avant son départ, l'empereur tint à Saint-Cloud, sur les fonts baptismaux, avec Madame-mère, le prince Napoléon-Louis, second fils du prince Louis, frère de Sa Majesté. Les trois fils de la reine Hortense eurent, si je ne me trompe, l'empereur pour parrain. Mais celui qu'il affectionnait le plus était l'aîné des trois, le prince Napoléon-Charles, qui est mort à cinq ans, prince royal de Hollande. Je parlerai plus tard de cet aimable enfant, dont la mort fit le désespoir de son père et de sa mère, fut un des plus grands chagrins de l'empereur, et peut être considérée comme la cause des plus graves événemens. * * * Après les fêtes du baptême, nous partîmes pour l'Italie. L'impératrice Joséphine était du voyage. Toutes les fois que cela se pouvait, l'empereur aimait à l'emmener avec lui. Pour elle, elle aurait voulu toujours accompagner son mari, que cela fût possible ou non. L'empereur tenait le plus souvent ses voyages fort secrets jusqu'au moment du départ, et il demandait à minuit des chevaux pour aller à Mayence, ou à Milan, comme s'il se fût agi d'une course à Saint-Cloud ou à Rambouillet. * * * Je ne sais dans lequel de ses voyages Sa Majesté avait décidé de ne point emmener l'impératrice Joséphine. L'empereur était moins effrayé de cette suite de dames et de femmes qui formaient la suite de Sa Majesté, que des embarras causés par les paquets et les cartons dont elles sont ordinairement accompagnées. Il voulait de plus voyager rapidement et sans faste, et épargner aux villes qui se trouveraient sur son passage un énorme surcroît de dépense. Il ordonna donc que tout fût prêt pour le départ à une heure du matin, heure à laquelle l'impératrice était ordinairement endormie; mais en dépit de toutes les précautions, une indiscrétion avertit l'impératrice de ce qui allait se passer. L'empereur lui avait promis qu'elle l'accompagnerait dans son premier voyage. Il la trompait cependant, et il partait sans elle!... Aussitôt elle appelle ses femmes; mais impatientée de leur lenteur, Sa Majesté saute à bas du lit, passe le premier vêtement qui se trouve sous sa main, court hors de sa chambre, en pantoufles et sans bas. Pleurant comme une petite fille que l'on reconduit en pension, elle traverse les appartemens, descend les escaliers d'un pas rapide, et se jette dans les bras de l'empereur, au moment où il s'apprêtait à monter en voiture. Il était grand temps, car une minute plus tard, celui-ci était parti. Comme il arrivait presque toujours en voyant couler les pleurs de sa femme, l'empereur s'attendrit; elle s'en aperçoit, et déjà elle est blottie au fond de la voiture; mais sa majesté l'impératrice est à peine vêtue. L'empereur la couvre de sa pelisse, et avant de partir il donne lui-même l'ordre qu'au premier relais sa femme trouve tout ce qui pouvait lui être nécessaire. L'empereur, laissant l'impératrice à Fontainebleau, se rendit à Brienne, où il arriva à six heures du soir. Mesdames de Brienne et de Loménie et plusieurs dames de la ville l'attendaient au bas du perron du château. Il entra au salon, et fit l'accueil le plus gracieux à toutes les personnes qui lui furent présentées. De là il passa dans les jardins, s'entretenant familièrement avec mesdames de Brienne et de Loménie, et se rappelant avec une fidélité de mémoire surprenante les moindres particularités du séjour qu'il avait fait, dans son enfance, à l'école militaire de Brienne. * * * Sa Majesté admit à sa table ses hôtes et quelques personnes de leur société. Elle fit après le dîner une partie de wisk avec mesdames de Brienne, de Vandeuvre et de Nolivres; et, au jeu comme à table, la conversation de l'empereur paraissait animée, pleine d'intérêt, et lui-même d'une gaîté et d'une affabilité dont tout le monde était ravi. * * * Sa Majesté passa la nuit au château de Brienne, et se leva de bonne heure pour aller visiter le champ de la Rothière, une de ses anciennes promenades favorites. L'empereur parcourut avec le plus grand plaisir ces lieux où s'était passée sa première jeunesse. Il les montrait avec une espèce d'orgueil, et chacun de ses mouvemens, chacune de ses réflexions semblait dire: «Voyez d'où je suis parti, et où je suis arrivé.» Sa Majesté marchait en avant des personnes qui l'accompagnaient, et elle se plaisait à nommer la première les divers endroits où elle se trouvait. Un paysan, la voyant ainsi écartée de sa suite, lui cria familièrement: «Eh! citoyen, l'empereur va-t-il bientôt passer?--Oui, répondit l'empereur lui même; prenez patience.» L'empereur avait demandé la veille à madame de Brienne des nouvelles de la mère Marguerite; c'était ainsi qu'on appelait une bonne femme qui occupait une chaumière au milieu du bois, et à laquelle les élèves de l'école militaire avaient autrefois coutume d'aller faire de fréquentes visites. Sa Majesté n'avait point oublié ce nom, et elle apprit avec autant de joie que de surprise que celle qui le portait vivait encore. L'empereur, en continuant sa promenade du matin, galopa jusqu'à la porte de la chaumière, descendit de cheval, et entra chez la bonne paysanne. La vue de celle-ci avait été affaiblie par l'âge; et d'ailleurs l'empereur avait tellement changé, depuis qu'elle ne l'avait vu, qu'il lui eût été, même avec de bons yeux, difficile de le reconnaître. «Bonjour, la mère Marguerite, dit Sa Majesté en saluant la vieille; vous n'êtes donc pas curieuse de voir l'empereur?--Si fait, mon bon monsieur; j'en serais bien curieuse; et si bien que voilà un petit panier d'Å“ufs frais que je vas porter à Madame; et puis je resterai au château pour tâcher d'apercevoir l'empereur. Ça n'est pas l'embarras, je ne le verrai pas si bien aujourd'hui qu'autrefois, quand il venait avec ses camarades boire du lait chez la mère Marguerite. Il n'était pas empereur dans ce temps-là; mais c'est égal: il faisait marcher les autres; dame! fallait voir. Le lait, les Å“ufs, le pain bis, les terrines cassées, il avait soin de me faire tout payer, et il commençait lui-même par payer son écot.--Comment! mère Marguerite, reprit en souriant Sa Majesté, vous n'avez pas oublié Bonaparte?--Oublié! mon bon monsieur; vous croyez qu'on oublie un jeune homme comme ça, qui était sage, sérieux, et même quelquefois triste, mais toujours bon pour les pauvres gens. Je ne suis qu'une paysanne; mais j'aurais prédit que ce jeune homme-là ferait son chemin.--Il ne l'a pas trop mal fait, n'est-ce pas?--Ah dame! non.» Pendant ce court dialogue, l'empereur avait d'abord tourné le dos à la porte, et par conséquent au jour, qui ne pouvait pénétrer que par là dans la chaumière. Mais peu à peu Sa Majesté s'était rapprochée de la bonne femme, et lorsqu'il fut tout près d'elle, l'empereur, dont le visage se trouvait alors éclairé par la lumière du dehors, se mit à se frotter les mains, et à dire, en tâchant de se rappeler le ton et les manières qu'il avait eues dans sa première jeunesse, lorsqu'il venait chez la paysanne: «Allons, la mère Marguerite! du lait, des Å“ufs frais; nous mourons de faim.» La bonne vieille parut chercher à rassembler ses souvenirs, et elle se mit à considérer l'empereur avec une grande attention. «--Oh bien! la mère, vous étiez si sûre tout-à-l'heure de reconnaître Bonaparte? nous sommes de vieilles connaissances, nous deux.» La paysanne, pendant que l'empereur lui adressait ces derniers mots, était tombée à ses pieds. Il la releva avec la bonté la plus touchante, et lui dit: «En vérité, mère Marguerite, j'ai un appétit d'écolier. N'avez-vous rien à me donner?» La bonne femme, que son bonheur mettait hors d'elle-même, servit à Sa Majesté des Å“ufs et du lait. Son repas fini, Sa Majesté donna à sa vieille hôtesse une bourse pleine d'or, en lui disant: «Vous savez, mère Marguerite, que j'aime qu'on paie son écot. Adieu, je ne vous oublierai pas.» Et, tandis que l'empereur remontait à cheval, la bonne vieille, sur le seuil de sa porte, lui promettait, en pleurant de joie, de prier le bon Dieu pour lui. À son lever, Sa Majesté s'était entretenue avec quelqu'un de la possibilité de retrouver d'anciennes connaissances, et on lui avait raconté un trait du général Junot qui l'avait beaucoup diverti. Le général se trouvant à son retour d'Égypte à Montbard, où il avait passé plusieurs années de son enfance, avait recherché avec le plus grand soin ses camarades de pension et d'espiégleries, et il en avait retrouvé plusieurs avec lesquels il avait gaîment et familièrement causé de ses premières fredaines et de ses tours d'écolier. Ensuite, ils étaient allés ensemble revoir les différentes localités, dont chacune réveillait en eux quelque souvenir de leur jeunesse. Sur la place publique de la ville, le général aperçoit un bon vieillard qui se promenait magistralement, sa grande canne à la main. Aussitôt il court à lui, se jette à son cou et l'embrasse à l'étouffer à plusieurs reprises. Le promeneur se dégageant à grand'peine de ses chaudes accolades, regarde le général Junot d'un air ébahi, et ne sait à quoi attribuer une tendresse si expressive de la part d'un militaire portant l'uniforme d'officier supérieur, et toutes les marques d'un rang élevé. «Comment, s'écrie celui-ci, vous ne me reconnaissez pas?--Citoyen général, je vous prie de m'excuser, mais je n'ai aucune idée...--Eh! morbleu, mon cher maître, vous avez oublié le plus paresseux, le plus libertin, le plus indisciplinable de vos écoliers.--Mille pardons, seriez-vous M. Junot?--Lui-même,» répond le général en renouvelant ses embrassades et en riant avec ses amis des singulières enseignes auxquelles il s'était fait reconnaître. Pour sa majesté l'empereur, si la mémoire eût manqué à quelqu'un de ses anciens maîtres, ce n'est point sur un signalement de ce genre qu'il aurait été reconnu, car tout le monde sait qu'il s'était distingué à l'École militaire par son assiduité au travail, et par la régularité et le sérieux de sa conduite. Une rencontre du même genre, sauf la différence des souvenirs, attendait l'empereur à Brienne. Pendant qu'il visitait l'ancienne école militaire tombée en ruines, et désignait aux personnes qui l'entouraient l'emplacement des salles d'étude, des dortoirs, des réfectoires, etc., on lui présenta un ecclésiastique qui avait été sous-préfet d'une des classes de l'école. L'empereur le reconnut aussitôt, et jeta une exclamation de surprise. Sa Majesté s'entretint plus de vingt minutes avec ce monsieur, et le laissa pénétré de reconnaissance. L'empereur, avant de quitter Brienne pour retourner à Fontainebleau, se fit remettre par le maire une note des besoins les plus pressans de la commune, et il laissa, à son départ, une somme considérable pour les pauvres et pour les hôpitaux. En passant par Troyes, l'empereur y laissa, comme partout ailleurs, des marques de sa générosité. La veuve d'un officier général, retirée à Joinville (je regrette d'avoir oublié le nom de cette vénérable dame qui était plus qu'octogénaire), vint à Troyes, malgré son grand âge, pour demander des secours à Sa Majesté. Son mari n'ayant servi qu'avant la révolution, la pension de retraite dont elle avait joui lui avait été retirée sous la république, et elle se trouvait dans le plus grand dénuement. Le frère du général Vouittemont, maire d'une commune des environs de Troyes, eut la bonté de me consulter sur ce qu'il y avait à faire pour introduire cette dame jusqu'auprès de l'empereur, et je lui conseillai de la faire inscrire sur la liste des audiences particulières de Sa Majesté. Je pris moi-même la liberté de parler de madame de *** à l'empereur, et l'audience fut accordée. Je ne prétends point m'en attribuer le mérite; car en voyage, Sa Majesté était facilement accessible. Lorsque la bonne dame vint à son audience, avec M. de Vouittemont, à qui son écharpe municipale donnait les entrées, je me trouvai sur leur passage. Elle m'arrêta pour me remercier du très-petit service qu'elle prétendait que je lui avais rendu, et me raconta qu'elle avait été obligée de mettre en gage les six couverts d'argent qui lui restaient, pour fournir aux frais de son voyage; qu'arrivée à Troyes dans une mauvaise carriole de ferme, recouverte d'une toile jetée sur des cerceaux, et qui l'avait mortellement secouée, elle n'avait pu trouver de place dans les auberges, toutes encombrées, à cause du séjour de Leurs Majestés, et qu'elle aurait été obligée de coucher dans sa carriole, sans l'obligeance de M. de Vouittemont, qui lui avait cédé sa chambre et offert ses services. En dépit de ses quatre-vingts ans passés, et de sa détresse, cette respectable dame contait son histoire avec un air de douce gaîté, et en finissant elle jeta un regard reconnaissant à son guide, sur le bras duquel elle s'appuyait. En ce moment l'huissier vint l'avertir que son tour était venu, et elle entra dans le salon d'audience. M. de Vouittemont l'attendit en causant avec moi. Lorsqu'elle revint, elle nous raconta, en ayant grande peine à contenir son émotion, que l'empereur avait pris avec bonté le mémoire qu'elle lui avait présenté, l'avait lu avec attention, et remis à l'instant à un ministre qui se trouvait près de lui, en lui recommandant d'y faire droit dans la journée. Le lendemain elle reçut le brevet d'une pension de trois mille francs, dont la première année lui fut payée ce jour-là même. À Lyon, dont le cardinal Fesch était archevêque, l'empereur logea au palais de l'archevêché. Pendant le séjour de Leurs Majestés, le cardinal se donna beaucoup de mouvement pour que son neveu eût sur-le-champ tout ce qu'il pouvait désirer. Dans son ardeur de plaire, Monseigneur s'adressait à moi plusieurs fois par jour, pour être assuré qu'il ne manquait rien. Aussi tout alla-t-il bien, et même très-bien. L'empressement du cardinal fut remarqué de toutes les personnes de la maison. Pour moi, je crus m'apercevoir que le zèle déployé par Monseigneur pour la réception de Leurs Majestés prit une nouvelle force lorsqu'il fut question d'acquitter toutes les dépenses occasionées par leur séjour, et qui furent considérables. Son Éminence retira, je pense, de forts beaux intérêts de l'avance de ses fonds, et sa _généreuse_ hospitalité fut largement indemnisée par la générosité de ses hôtes. Le passage du mont Cénis ne fut pas à beaucoup près aussi pénible que l'avait été celui du mont Saint-Bernard. Cependant la route que l'empereur a fait exécuter n'était pas encore commencée. Au pied de la montagne, on fut obligé de démonter pièce à pièce les voitures et d'en transporter les parties à dos de mulet. Leurs Majestés franchirent le mont, partie à pied, partie dans des chaises à porteur de la plus grande beauté, qui avaient été préparées à Turin. Celle de l'empereur était garnie en satin cramoisi et ornée de franges et galons d'or; celle de l'impératrice, en satin bleu avec franges et galons d'argent; la neige avait été soigneusement balayée et enlevée. Arrivées au couvent, elles furent reçues avec beaucoup d'empressement par les bons religieux. L'empereur, qui les affectionnait singulièrement, s'entretint avec eux, et ne partit point sans leur laisser de nombreuses et riches marques de sa munificence. À peine arrivé à Turin, il rendit un décret relatif à l'amélioration de leur hospice, et il a continué de les soutenir jusqu'à sa déchéance. Leurs Majestés s'arrêtèrent quelques jours à Turin, où elles habitèrent l'ancien palais des rois de Sardaigne, qu'un décret de l'empereur, rendu pendant notre séjour actuel, déclara résidence impériale, aussi bien que le château de Stupinigi, situé à une petite distance de la ville. Le pape rejoignit Leurs Majestés à Stupinigi; le saint père avait quitté Paris presque en même temps que nous, et avant son départ, il avait reçu de l'empereur des présens magnifiques. C'était un autel d'or, avec les chandeliers et les vases sacrés du plus riche travail, une tiare superbe, des tapisseries des Gobelins et des tapis de la Savonnerie; une statue de l'empereur en porcelaine de Sèvres. L'impératrice avait aussi fait à Sa Sainteté présent d'un vase de la même manufacture, orné de peintures des premiers artistes. Ce chef-d'Å“uvre avait au moins quatre pieds en hauteur et deux pieds et demi de diamètre à l'ouverture. Il avait été fabriqué exprès pour être offert au saint père, et représentait, autant qu'il m'en souvient, la cérémonie du sacre. Chacun des cardinaux de la suite du pape avait reçu une boîte d'un beau travail, avec le portrait de l'empereur enrichi de diamans, et toutes les personnes attachées au service de Pie VII avaient eu des présens plus ou moins considérables. Tous ces divers objets avaient été successivement apportés par les fournisseurs dans les appartemens de Sa Majesté, et j'en prenais note par ordre de l'empereur à mesure qu'ils arrivaient. Le saint père fit aussi, de son côté, accepter de très-beaux présens aux officiers de la maison de l'empereur qui avaient rempli quelques fonctions auprès de sa personne, pendant son séjour à Paris. De Stupinigi nous nous rendîmes à Alexandrie. L'empereur, le lendemain de son arrivée, se leva de très-bonne heure, visita les fortifications de la ville, parcourut toutes les positions du champ de bataille de Marengo, et ne rentra qu'à sept heures du soir, après avoir fatigué cinq chevaux. Quelques jours après, il voulut que l'impératrice vît cette plaine fameuse, et, par ses ordres, une armée de vingt-cinq ou trente mille hommes y fut rassemblée. Le matin du jour fixé pour la revue de ces troupes, l'empereur sortit de son appartement vêtu d'un habit bleu à longue taille et à basques pendantes, usé à profit et même troué en quelques endroits. Ces trous étaient l'ouvrage des vers et non des balles, comme on l'a dit à tort dans certains mémoires. Sa Majesté avait sur la tête un vieux chapeau bordé d'un large galon d'or, noirci et effilé par le temps, et au côté un sabre de cavalerie comme en portaient les généraux de la république. C'étaient l'habit, le chapeau et le sabre qu'il avait portés le jour même de la bataille de Marengo. Je prêtai dans la suite cet habillement à M. David, premier peintre de Sa Majesté, pour son tableau du passage du mont Saint-Bernard. Un vaste amphithéâtre avait été élevé dans la plaine pour l'impératrice et pour la suite de Leurs Majestés. La journée fut magnifique, comme le sont tous les jours du mois de mai en Italie. Après avoir parcouru ses lignes, l'empereur vint s'asseoir à côté de l'impératrice, et fit aux troupes une distribution de croix de la Légion-d'Honneur. Ensuite il posa la première pierre d'un monument qu'il avait ordonné d'élever dans la plaine à la mémoire des braves morts dans la bataille. Lorsque Sa Majesté, dans la courte allocution qu'elle adressa en cette occasion à son armée, prononça d'une voix forte, mais profondément émue, le nom de Desaix, _mort glorieusement ici pour la patrie_, un frémissement de douleur se fit entendre dans les rangs des soldats. Pour moi, j'étais ému jusqu'aux larmes, et, les yeux fixés sur cette armée, sur ses drapeaux, sur le costume de l'empereur, j'avais besoin de me tourner de temps en temps vers le trône de sa majesté l'impératrice, pour ne pas me croire encore au 14 juin de l'année 1800. Je pense que ce fut pendant ce séjour à Alexandrie que le prince Jérôme Bonaparte eut avec l'empereur une entrevue dans laquelle celui-ci fit à son jeune frère de sérieuses et vives remontrances. Le prince Jérôme sortit du cabinet visiblement agité. Le mécontentement de l'empereur venait du mariage contracté par son frère, à l'âge de dix-neuf ans, avec la fille d'un négociant américain. Sa Majesté avait fait casser cette union pour cause de minorité, et elle avait rendu un décret portant défense aux officiers de l'état civil de recevoir sur leurs registres la transmission de l'acte de célébration de mariage de M. Jérôme avec mademoiselle Paterson. Pendant quelque temps, l'empereur lui battit froid et le tint éloigné; mais peu de jours après l'entrevue d'Alexandrie, il le chargea d'aller à Alger pour réclamer comme sujets de l'empire deux cents Génois retenus en esclavage. Le jeune prince s'acquitta fort heureusement de sa mission d'humanité, et rentra au mois d'août dans le port de Gênes, avec les captifs qu'il venait de délivrer. L'empereur fut content de la manière dont son frère avait suivi ses instructions, et il dit à cette occasion «que le prince Jérôme était bien jeune, bien léger, qu'il lui fallait du plomb dans la tête, mais que pourtant il espérait en faire quelque chose.» Ce frère de Sa Majesté était du petit nombre des personnes qu'elle aimait particulièrement, quoiqu'il lui eût souvent donné les plus justes motifs de s'emporter contre lui. CHAPITRE IX. Séjour de l'empereur à Milan.--Emploi de son temps.--Le prince Eugène vice-roi d'Italie.--Déjeuner de l'empereur et de l'impératrice dans l'île de l'Olona.--Visite dans la chaumière d'une pauvre femme.--Entretien de l'empereur.--Quatre heureux.--Réunion de la république ligurienne à l'empire français.--Trois nouveaux départemens au royaume d'Italie.--Voyage de l'empereur à Gênes.--Le sénateur Lucien chez son frère.--L'empereur veut faire divorcer son frère.--Réponse de Lucien.--Colère de l'empereur.--Émotion de Lucien.--Lucien repart pour Rome.--Silence de l'empereur à son coucher.--La véritable cause de la brouillerie de l'empereur et de son frère Lucien.--Détails sur les premières querelles des deux frères.--Réponse hardie de Lucien.--L'empereur brise sa montre sous ses pieds.--Conduite de Lucien, ministre de l'intérieur.--Les blés passent le détroit de Calais.--Vingt millions de bénéfice et l'ambassade d'Espagne.--Réception de Lucien à Madrid.--Liaison entre le prince de la Paix et Lucien.--Trente millions pour deux plénipotentiaires.--Amitié de Charles IV pour Lucien.--Le roi d'Espagne envie le sort de son premier écuyer.--Amour de Lucien pour une princesse.--Le portrait et la chaîne de cheveux.--Le nÅ“ud de chapeau de la seconde femme de Lucien.--Détails sur le premier mariage de Lucien, racontés par une personne de l'hôtel même.--Espionnages.--Le maire du dixième arrondissement et les registres de l'état civil.--Empêchement de mariage.--Cent chevaux de poste retenus et départ pour le Plessis-Chamant.--Le curé adjoint.--Le curé conduit de brigade en brigade.--Arrivée du curé aux Tuileries.--Le curé dans le cabinet du premier consul.--Plus de peur que de mal.--Conversation entre le factotum de M. Lucien et son secrétaire, le jour de la proclamation de l'empire français.--Détails sur l'inimitié entre Lucien et madame Bonaparte.--Amour de Lucien pour mademoiselle Méseray.--Générosité de M. le comte Lucien.--Dégoût de M. le comte; il ne veut pas tout perdre.--Funeste présent.--Contrat de dupe.--Un mot sur notre séjour à Gênes.--Fêtes données à l'empereur.--Départ de Turin pour Fontainebleau.--La vieille femme de Tarare.--Anecdote racontée par le docteur Corvisart. Leurs Majestés restèrent plus d'un mois à Milan, et j'eus tout le loisir de visiter cette belle capitale de la Lombardie. Ce ne fut pendant leur séjour qu'un enchaînement continuel de fêtes et de plaisirs. Il semblait que l'empereur lui seul eût quelque temps à donner au travail. Il s'enfermait, selon sa coutume, avec ses ministres, pendant que toutes les personnes de sa suite et de sa maison, lorsque leur devoir ne les retenait pas près de Sa Majesté, couraient se mêler aux jeux et aux divertissemens des Milanais. Je n'entrerai dans aucun détail sur le couronnement. Ce fut à peu près la répétition de ce qui s'était passé à Paris quelques mois auparavant. Toutes les solennités de ce genre se ressemblent, et il n'est personne qui n'en connaisse jusqu'aux moindres circonstances. Parmi tous ces jours de fête, il y eut un véritable jour de bonheur pour moi, lorsque le prince Eugène, dont je n'ai jamais oublié les bontés à mon égard, fut proclamé vice-roi d'Italie. Certes, personne n'était plus digne que lui d'un rang si élevé, s'il ne fallait pour y prétendre que noblesse, générosité, courage et habileté dans l'art de gouverner. Jamais prince ne voulut plus sincèrement la prospérité des peuples confiés à son administration. J'ai vu mille fois combien il était heureux, et quelle douce gaîté animait tous ses traits, lorsqu'il avait répandu le bonheur autour de lui. L'empereur et l'impératrice allèrent un jour déjeuner aux environs de Milan, dans une petite île de l'Olona; en s'y promenant, l'empereur rencontra une pauvre femme dont la chaumière était toute voisine du lieu où avait été dressée la table de Leurs Majestés, et il lui adressa nombre de questions. «Monsieur, répondit-elle (ne connaissant pas l'empereur), je suis très-pauvre, et mère de trois enfans que j'ai bien de la peine à élever, parce que mon mari, qui est journalier, n'a pas toujours de l'ouvrage.--Combien vous faudrait-il, reprit Sa Majesté, pour être parfaitement heureuse?--Oh! Monsieur, il me faudrait beaucoup d'argent.--Mais encore, ma bonne, combien vous faudrait-il?--Ah! Monsieur, à moins que nous n'ayons vingt louis, nous ne serons jamais au dessus de nos affaires; mais quelle apparence que nous ayons jamais vingt louis!» L'empereur lui fit donner sur-le-champ une somme de trois mille francs en or, et il m'ordonna de défaire les rouleaux et de jeter le tout dans le tablier de la bonne femme. À la vue d'une si grande quantité d'or, cette dernière pâlit, chancelle, et je la vis près de s'évanouir. «Ah! c'est trop, monsieur, c'est vraiment trop. Pourtant vous ne voudriez pas vous jouer d'une pauvre femme?» L'empereur la rassura en lui disant que tout était bien pour elle, et qu'avec cet argent elle pourrait acheter un petit champ, un troupeau de chèvres, et faire bien élever ses enfans. Sa Majesté ne se fit point connaître; elle aimait, en répandant ses bienfaits, à garder l'incognito. Je connais dans sa vie un grand nombre d'actions semblables à celle-ci. Il semble que ses historiens aient fait exprès de les passer sous silence, et pourtant c'était, ce me semble, par des traits pareils qu'on pouvait et qu'on devait peindre le caractère de l'empereur. Des députés de la république ligurienne, le doge à leur tête, étaient venus à Milan supplier l'empereur de réunir à l'empire Gênes et son territoire. Sa Majesté n'avait eu garde de repousser une telle demande, et par un décret elle avait fait des états de Gênes, trois départemens de son royaume d'Italie. L'empereur et l'impératrice partirent de Milan pour aller visiter ces départemens et quelques autres. Nous étions à Mantoue depuis peu de temps, lorsqu'un soir, vers les six heures, M. le grand maréchal Duroc vint me donner l'ordre de rester seul dans le petit salon qui précédait la chambre de l'empereur, et me prévint que M. le comte Lucien Bonaparte allait bientôt arriver. En effet, au bout de quelques minutes je le vis arriver. Lorsqu'il se fut fait connaître, je l'introduisis dans la chambre à coucher, puis j'allai frapper à la porte du cabinet de l'empereur pour le prévenir. Après s'être salués, les deux frères s'enfermèrent dans la chambre; bientôt il s'éleva entre eux une discussion fort vive, et, bien malgré moi, obligé de rester dans le petit salon, j'entendis une grande partie de la conversation: l'empereur engageait son frère à divorcer, et lui promettait une couronne s'il voulait s'y décider; M. Lucien répondit qu'il n'abandonnerait jamais la mère de ses enfans. Cette résistance irrita vivement l'empereur, dont les expressions devinrent dures et même insultantes. Enfin cette explication avait duré plus d'une heure, lorsque M. Lucien en sortit dans un état affreux, pâle, défait, les yeux rouges et remplis de larmes. Nous ne le revîmes plus, car en quittant son frère il retourna à Rome. L'empereur resta tristement affecté de la résistance de son frère, et n'ouvrit seulement pas la bouche à son coucher. On a prétendu que la brouillerie entre les deux frères fut causée par l'élévation du premier consul à l'empire, ce que M. Lucien désapprouvait. C'est une erreur; il est bien vrai que ce dernier avait proposé de continuer la république sous le gouvernement de deux consuls, qui auraient été Napoléon et Lucien. L'un aurait été chargé de la guerre et des relations extérieures, l'autre de tout ce qui concernait les affaires de l'intérieur; mais quoique la non-réussite de son plan eût affligé M. Lucien, l'empressement avec lequel il accepta le titre de sénateur et de comte de l'empire prouve assez qu'il se souciait fort peu d'une république dont il n'aurait pas été un des chefs. Je suis certain que le mariage seul de M. Lucien avec madame J... fut cause de la brouillerie. L'empereur désapprouvait cette union, parce que la dame passait pour avoir été fort galante, et qu'elle était divorcée de son mari, qui avait fait faillite et s'était enfui en Amérique. Cette faillite et surtout le divorce blessaient beaucoup Napoléon, qui eut toujours une grande répugnance pour les personnes divorcées. Déjà l'empereur avait voulu élever son frère au rang des souverains en lui faisant épouser la reine d'Étrurie, qui venait de perdre son mari. M. Lucien refusa cette alliance à plusieurs reprises. Enfin l'empereur s'étant fâché lui dit: «Vous voyez où vous conduit votre entêtement et votre sot amour pour une... _femme galante_.--Au moins, répliqua M. Lucien, _la mienne est jeune et jolie_,» faisant allusion à l'impératrice Joséphine qui _avait été_ l'un et l'autre. La hardiesse de cette réponse poussa à l'extrême la colère de l'empereur: il tenait, dit-on, alors sa montre à la main, et il la jeta avec force sur le parquet, en s'écriant: «Puisque tu ne veux rien entendre, eh bien, je te briserai comme cette montre.» Des différends avaient éclaté entre les deux frères, même avant l'établissement de l'empire. Parmi les faits qui causèrent la disgrâce de M. Lucien, j'ai souvent entendu citer celui-ci: M. Lucien, étant ministre de l'intérieur, reçut l'ordre du premier consul de ne pas laisser sortir de blé du territoire de la république. Nos magasins étaient remplis et la France abondamment pourvue; mais il n'en était pas ainsi de l'Angleterre, où la disette se faisait grandement sentir. On ne sait comment l'affaire s'arrangea, mais la majeure partie de ces blés passa le détroit de Calais. On assurait qu'il y en avait pour la somme de vingt millions. En apprenant cette nouvelle, le premier consul ôta le porte-feuille de l'intérieur à son frère, et le nomma à l'ambassade d'Espagne. À Madrid, M. Lucien fut très-bien reçu du roi et de la famille royale, et il devint l'ami intime de don Manuel Godoy, prince de la Paix. C'est pendant cette mission, et d'accord avec le prince de la Paix, que fut conclu le traité de Badajos, pour la conclusion duquel le Portugal donna, dit-on, trente millions. On a dit de plus que cette somme, payée en or et en diamans, fut partagée entre les deux plénipotentiaires, qui ne jugèrent pas à propos d'en compter avec leurs cours respectives. Charles IV aimait tendrement M. Lucien, et il avait pour le premier consul la plus grande vénération. Après avoir regardé en détail plusieurs chevaux d'Espagne qu'il destinait au premier consul, il dit à son premier écuyer: «Que tu es heureux, et que j'envie ton bonheur! tu vas voir le grand homme et tu vas lui parler; que ne puis-je prendre ta place!» Pendant son ambassade, M. Lucien avait adressé ses hommages à une personne du rang le plus élevé, et il en avait reçu un portrait en médaillon entouré de très-beaux brillans. Je lui ai vu cent fois ce portrait, qu'il portait suspendu au cou par une chaîne de cheveux du plus beau noir. Loin d'en faire mystère, il affectait au contraire de le montrer, et se penchait en avant pour qu'on vît le riche médaillon se balancer sur sa poitrine. Avant son départ de Madrid, le roi lui fit aussi présent de son portrait en miniature, également entouré de diamans. Ces pierres, démontées et employées pour former un nÅ“ud de chapeau, passèrent à la seconde femme de M. Lucien. Voici comment une personne de l'hôtel même de M. Lucien m'a raconté le mariage de celui-ci avec madame J... Le premier consul était instruit jour par jour et sans nul retard de ce qui se passait dans l'intérieur de l'hôtel de ses frères. On lui rendait un compte exact des moindres particularités et des plus petits détails. M. Lucien, voulant épouser madame J..., qu'il avait connue chez le comte de L..., avec lequel elle était au mieux, fit prévenir entre deux et trois heures de l'après-midi, M. Duquesnoy, maire du dixième arrondissement, en l'invitant à se transporter à son hôtel, rue Saint-Dominique, sur les huit heures du soir, avec le registre des mariages. Entre cinq et six heures, M. Duquesnoy reçut du château des Tuileries l'ordre de ne point emporter les registres hors de la municipalité, et surtout de ne prononcer aucun mariage avant que, conformément à la loi, le nom des futurs époux n'eût été, au préalable, affiché pendant huit jours. À l'heure indiquée, M. Duquesnoy arrive à l'hôtel, et demande à parler en particulier à M. le comte, auquel il communique l'ordre émané du château. Outré de colère, M. Lucien fait sur-le-champ retenir une centaine de chevaux à la poste pour lui et pour tout son monde, et sans tarder, lui-même et madame J..., la société et les gens de sa maison montent en voiture pour se rendre au château du Plessis-Chamant, maison de plaisance à une demi-lieue au-dessus de Senlis. Le curé du lieu, qui était aussi adjoint du maire, est aussitôt mandé. À minuit il prononce le mariage civil; puis jetant sur son écharpe d'officier de l'état civil ses habits sacerdotaux, il donna aux fugitifs la bénédiction nuptiale. On servit ensuite un bon souper, auquel _l'adjoint-curé_ assista; et comme il revenait à son presbytère vers les six heures du matin, il vit à sa porte une chaise de poste gardée par deux cavaliers. En entrant dans sa maison, il y trouva un officier de gendarmerie qui l'invita poliment à vouloir bien l'accompagner à Paris. Le pauvre curé se crut perdu; mais il fallait obéir, sous peine d'être conduit à Paris de brigade en brigade par la gendarmerie. Il monte donc dans la fatale chaise qui l'emporte au galop de deux bons chevaux, et le voilà aux Tuileries. Amené dans le cabinet du premier consul: «C'est donc vous, monsieur, lui dit celui-ci d'une voix foudroyante, qui mariez les gens de ma famille sans mon consentement, et sans avoir fait les publications que vous deviez faire en votre double caractère de curé et d'adjoint? Savez-vous bien que vous méritez d'être destitué, interdit et poursuivi devant les tribunaux?» Le malheureux prêtre se voyait déjà au fond d'un cachot. Cependant, après une verte semonce, il fut renvoyé dans son presbytère. Mais les deux frères ne se réconcilièrent jamais. Malgré tous ces différends, M. Lucien comptait toujours sur la tendresse de son frère pour obtenir un royaume. Voici un fait dont je garantis l'authenticité, et qui m'a été raconté par une personne digne de foi. M. Lucien avait à la tête de sa maison un ami d'enfance, du même âge que lui et également né en Corse. Il se nommait Campi, et jouissait dans l'hôtel de M. le comte d'une confiance sans bornes. Le jour où le _Moniteur_ donna la liste des nouveaux princes français, M. Campi se promenait dans la belle galerie de tableaux formée par M. Lucien, avec un jeune secrétaire de M. Lucien, et il s'établit entre eux la conversation suivante. «Vous avez sans doute lu le _Moniteur_ d'aujourd'hui?--Oui.--Vous y avez vu que tous les membres de la famille sont décorés du titre de princes français et que le nom de M. le comte manque à la liste.--Qu'importe, il y a des royaumes.--Aux soins que se donnent les souverains pour les conserver, je n'en vois guère de vacans.--Eh bien, on en fera; toutes les familles souveraines de l'Europe sont usées, et nous en aurons de nouvelles.» Là-dessus M. Campi se tut, et commanda au jeune homme de se taire, s'il voulait conserver les bonnes grâces de M. le comte. Aussi n'est-ce que bien long-temps après cet entretien que le jeune secrétaire en a parlé. Cette confidence, sans être singulièrement piquante, donne pourtant une idée du degré de confiance qu'il faut accorder à la prétendue modération de M. le comte Lucien, et aux épigrammes qu'on lui a prêtées contre l'ambition de son frère et de sa famille. Il n'était personne au château qui ne connût l'inimitié qui existait entre M. Lucien Bonaparte et l'impératrice Joséphine; et pour faire leur cour à celle-ci, les anciens habitués de la Malmaison, devenus avec le temps les courtisans des Tuileries, lui racontaient tout ce qu'ils avaient recueilli de plus piquant sur le compte du frère puîné de l'empereur. C'est ainsi qu'un jour j'entendis par hasard un grave personnage, un sénateur de l'empire, donner le plus gaîment du monde à l'impératrice des détails très-circonstanciés sur une des liaisons passagères de M. le comte Lucien. Je ne garantis point l'authenticité de l'anecdote, et j'éprouve à l'écrire plus d'embarras que M. le sénateur n'en avait à la conter. Je me garderai même bien d'entrer dans une foule de détails que le narrateur donnait sans rougir, et sans effaroucher son auditoire; car mon but est de faire connaître ce que je sais de l'intérieur de la famille impériale et des habitudes des personnages qui tenaient de plus près à l'empereur, et non d'exciter le scandale, quoique je pusse m'en justifier par l'exemple d'un dignitaire de l'empire. Donc M. le comte Lucien (je ne sais en quelle année) rechercha les bonnes grâces de mademoiselle Méserai, actrice jolie et spirituelle du Théâtre-Français. La conquête n'en fut pas difficile, d'abord parce qu'elle ne l'avait jamais été pour personne, ensuite parce que l'artiste connaissait l'opulence de M. le comte, et le croyait prodigue. Les premières attentions de son amant durent la confirmer dans cette opinion. Elle demanda un hôtel; on lui en donna un richement et élégamment meublé, et le contrat lui en fut remis le jour où elle prit possession. Chaque visite de M. le comte enrichissait de quelque nouvelle parure la garde-robe ou l'écrin de l'actrice. Cela dura quelques mois, au bout desquels M. Lucien se dégoûta de son marché, et se mit à aviser aux moyens de le rompre sans trop y perdre. Il avait, entre autres présens, donné à mademoiselle Méserai une paire de _girandoles_ en diamans de très-grand prix. Dans une de leurs dernières entrevues, mais avant que M. le comte eût laissé paraître aucun signe de refroidissement, il aperçut les girandoles sur la toilette de sa maîtresse, et les prenant dans ses mains: «En vérité, ma chère, vous avez des torts avec moi. Pourquoi ne pas me montrer plus de confiance? Je vous en veux beaucoup de porter des bijoux passés de mode comme ceux-ci.--Comment! mais il n'y a pas six mois que vous me les avez donnés.--Je le sais, mais une femme qui se respecte, une femme de bon goût ne doit rien porter qui ait six mois de date. Je garde les pendans d'oreilles et je vais les faire porter chez Devilliers (c'était le joaillier de M. le comte) pour qu'il les monte comme je l'entends.» M. le comte, bien tendrement remercié pour une attention si délicate, mit les girandoles dans sa poche avec une ou deux parures venant aussi de lui et qui ne lui paraissaient plus assez nouvelles, et la brouillerie éclata avant qu'il eût rien rapporté. Il fit pourtant, dit-on, un dernier cadeau à mademoiselle M... avant de la quitter tout-à-fait; et celui-là, la pauvre fille en souffrit long-temps. Il faut dire toutefois, pour rendre justice aux deux parties, que de son côté M. le comte prétendait que, loin de donner, il avait craint de recevoir, et que c'était cette crainte salutaire qui avait amené la rupture. Quoi qu'il en soit, mademoiselle M... se croyait bien dans ses meubles et même dans sa maison, lorsqu'un matin le véritable propriétaire vint lui demander si son intention était de passer un nouveau bail. Elle recourut à son contrat de propriété, qu'elle n'avait pas encore songé à déplier, et trouva que ce n'était que la grosse d'un état de lieux au bas duquel était la quittance d'un _loyer de deux années_. Pendant notre séjour à Gênes, les chaleurs étaient insupportables; l'empereur en souffrait beaucoup et prétendait qu'il n'en avait pas éprouvé de pareilles en Égypte. Il se déshabillait plusieurs fois le jour; son lit fut entouré d'une moustiquaire, car les cousins étaient nombreux et tourmentans. Les fenêtres de la chambre à coucher donnaient sur une grande terrasse située au bord de la mer, et d'où l'on découvrait le golfe et tout le pays environnant: les fêtes données par la ville furent superbes; on avait lié les uns aux autres un grand nombre de bateaux chargés d'orangers, de citronniers et d'arbustes couverts de fleurs et de fruits; réunis ensemble, ces bateaux présentaient l'image d'un jardin flottant de la plus grande beauté. Leurs Majestés s'y rendirent sur un yacht magnifique. À son retour en France, l'empereur ne prit aucun repos depuis Turin jusqu'à Fontainebleau. Il voyageait incognito, sous le nom du ministre de l'intérieur. Nous allions avec une si grande vitesse qu'à chaque relais on était obligé de jeter de l'eau sur les roues; malgré cela Sa Majesté se plaignait de la lenteur des postillons, et s'écriait à chaque instant: _Allons, allons donc, nous ne marchons pas_. Plusieurs voitures de service restèrent en arrière; la mienne n'éprouva aucun retard, et j'arrivai à chaque relais en même temps que l'empereur. Pour monter la côte rapide de Tarare, l'empereur descendit de voiture ainsi que le maréchal Berthier qui l'accompagnait. Les équipages étaient assez loin derrière, parce qu'on avait arrêté afin de faire reposer les chevaux. Sa Majesté vit gravissant la montée, à quelques pas devant lui, une femme vieille et boiteuse, et qui ne cheminait qu'avec grand'peine. L'empereur s'approcha d'elle et lui demanda pourquoi, infirme comme elle semblait être, et ayant l'air si fatiguée, elle suivait à pied une route si pénible. «Monsieur, répondit-elle, on m'a assuré que l'empereur doit passer par ici, et je veux le voir avant de mourir.» Sa Majesté, qui voulait s'amuser, lui dit «Ah! bon Dieu! pourquoi vous déranger? c'est un tyran comme un autre.» La bonne vieille, indignée du propos, repartit avec une sorte de colère: «Du moins, monsieur, celui-là est de notre choix, et puisqu'il nous faut un maître, il est bien juste à tout le moins que nous le choisissions.» Je n'ai point été témoin de ce fait; mais j'ai entendu l'empereur lui-même le raconter au docteur Corvisart, avec quelques réflexions sur le bon sens du peuple, qui, de l'avis de Sa Majesté et de son premier médecin, a généralement le jugement très-droit. CHAPITRE X. Séjour à Munich et à Stuttgard.--Mariage du prince Eugène avec la princesse Auguste-Amélie de Bavière.--Fêtes.--Tendresse mutuelle du vice-roi et de la vice-reine.--Comment le vice-roi élevait ses enfans.--Un trait de l'enfance de sa majesté l'impératrice actuelle du Brésil.--Portrait du feu roi de Bavière, Maximilien Joseph.--Souvenirs de son ancien séjour à Strasbourg, comme colonel au service de France.--Amour des Bavarois pour cet excellent prince.--Dévoûment du roi de Bavière pour Napoléon.--La main de Constant dans une main royale.--Contraste entre la destinée du roi de Bavière et celle de l'empereur.--Les deux tombeaux.--Portrait du prince royal, aujourd'hui roi de Bavière.--Surdité et bégaiement.--Gravité et amour pour l'étude.--Opposition du prince-royal contre l'empereur.--Voyage du prince Louis (de Bavière) à Paris.--Sommeil de ce prince au spectacle, et la _méridienne_ de l'archi-chancelier de l'empire.--Portrait du roi de Wurtemberg.--Son énorme embonpoint.--Son attitude à table.--Sa passion pour la chasse.--La monture difficile à trouver.--Comment on dressait les chevaux du roi à porter l'énorme poids de leur maître.--Dureté excessive du roi de Wurtemberg.--Détails singuliers à ce sujet.--Fidélité gardée par ce monarque.--Luxe du roi de Wurtemberg.--Le prince royal de Wurtemberg.--Le prince primat.--Toilette surannée des princesses allemandes.--Les coches et les paniers.--Les journaux des modes, français.--Tristes équipages.--Portrait du prince de Saxe-Gotha.--Coquetterie de ci-devant jeune homme.--Michalon le coiffeur, et les perruques à la Cupidon.--Toilette extravagante d'une princesse de la confédération, au spectacle de la cour.--Madame _Cunégonde_.--L'impératrice Joséphine se souvient de _Candide_.--Le prince Murat, grand duc de Berg et de Clèves.--Le prince Charles-Louis Frédéric de Bade vient à Paris pour épouser une des nièces de l'impératrice Joséphine.--Portrait de ce prince.--La première nuit des noces.--Vive résistance.--Condescendance d'un bon mari.--La queue sacrifiée.--Rapprochement et bon ménage.--Le grand-duc de Bade à Erfurt.--L'empereur Alexandre excite sa jalousie.--Maladie et mort du grand-duc de Bade.--Un mot sur sa famille.--La grande-duchesse se livre à l'éducation de ses filles.--Fêtes, chasses, etc.--Gravité d'un ambassadeur turc, suivant une chasse impériale.--Il refuse l'honneur de tirer le premier coup. SA majesté l'empereur passa le mois de janvier 1806 à Munich et à Stuttgard; c'est dans la première de ces deux capitales que fut célébré le mariage du vice-roi avec la princesse de Bavière. Il y eut à cette occasion une suite de fêtes magnifiques dont l'empereur était toujours le héros. Ses hôtes ne savaient par quels hommages témoigner au grand homme l'admiration que leur inspirait son génie militaire. Le vice-roi et la vice-reine ne s'étaient jamais vus avant leur mariage, mais ils s'aimèrent bientôt comme s'ils s'étaient connus depuis des années, car jamais deux personnes n'ont été mieux faites pour s'aimer. Il n'est pas de princesse, et même il n'est point de mère qui se soit occupée de ses enfans avec plus de tendresse et de soins que la vice-reine. Elle était faite pour servir de modèle à toutes les femmes; on m'a cité de cette respectable princesse un trait que je ne puis m'empêcher de rapporter ici. Une de ses filles encore tout enfant, ayant répondu d'un ton fort dur à une femme de chambre, Son Altesse Sérénissime la vice-reine en fut instruite, et pour donner une leçon à sa fille, elle défendit qu'à partir de ce moment on rendît à la jeune princesse aucun service, et qu'on répondit à ses demandes. L'enfant ne tarda pas à venir se plaindre à sa mère, qui lui dit fort gravement que, quand on avait, comme elle, besoin du service et des soins de tout le monde, il fallait savoir les mériter et les reconnaître par des égards et par une politesse obligeante. Ensuite elle l'engagea à faire des excuses à la femme de chambre et à lui parler dorénavant avec douceur, l'assurant qu'elle en obtiendrait ainsi tout ce qu'elle demanderait de raisonnable et de juste. La jeune enfant obéit, et la leçon lui profita si bien, qu'elle est devenue, si l'on en croit la voix publique, une des princesses les plus accomplies de l'Europe. Le bruit de ses perfections s'est même répandu jusque dans le nouveau monde, qui s'est empressé de la disputer à l'ancien, et qui a été assez heureux pour la lui enlever. C'est, je crois, aujourd'hui, Sa Majesté l'impératrice du Brésil. * * * Sa majesté le roi de Bavière Maximilien-Joseph était d'une taille élevée, d'une noble et belle figure; il pouvait avoir cinquante ans. Ses manières étaient pleines de charme, et il avait avant la révolution laissé à Strasbourg une renommée de bon ton et de galanterie chevaleresque, du temps où il était colonel au service de France, du régiment d'Alsace, sous le nom de prince Maximilien, ou prince Max, comme l'appelaient ses soldats. Ses sujets, sa famille, ses serviteurs, tout le monde l'adorait. Il se promenait souvent seul, le matin, dans la ville de Munich, allait aux halles, marchandait les grains, entrait dans les boutiques, parlait à tout le monde, et surtout aux enfans qu'il engageait à se rendre aux écoles. Cet excellent prince ne craignait point de compromettre sa dignité par la simplicité de ses manières, et il avait raison, car je ne pense pas que personne ait jamais été tenté de lui manquer de respect. L'amour qu'il inspirait n'ôtait rien à la vénération. Tel était son dévouement à l'empereur que sa bienveillance s'étendait jusques sur les personnes qui par leurs fonctions approchaient le plus de Sa Majesté impériale, et se trouvaient le mieux en position de connaître ses besoins et ses désirs. Ainsi (je ne raconte cela que pour citer une preuve de ce que j'avance, et non pour en tirer vanité), Sa Majesté le roi de Bavière ne venait pas de fois chez l'empereur qu'il ne me serrât la main, s'informant de la santé de Sa Majesté impériale, puis de la mienne, et ajoutant mille choses qui prouvaient tout ensemble son attachement pour l'empereur et sa bonté naturelle. Sa majesté le roi de Bavière est maintenant dans la tombe comme celui qui lui avait donné un trône. Mais son tombeau est encore un tombeau royal, et les bons Bavarois peuvent venir s'y agenouiller et pleurer. L'empereur au contraire...! le vertueux Maximilien a pu léguer à un fils digne de lui le sceptre qu'il avait reçu de l'exilé mort à Sainte-Hélène. Le prince Louis, aujourd'hui roi de Bavière, et peut-être le plus digne roi de l'Europe, était de moins grande taille que son auguste père; il avait aussi une figure moins belle, et par malheur il était affligé alors d'une surdité extrême, qui le faisait grossir et élever la voix sans qu'il s'en aperçût. Sa prononciation était également affectée d'un léger bégaiement; les Bavarois l'aimaient beaucoup. Ce prince était sérieux et ami de l'étude, et l'empereur lui reconnaissait du mérite, mais ne comptait pas sur son amitié; ce n'était pas qu'il le soupçonnât de manquer de loyauté. Le prince royal était au dessus d'un pareil soupçon; mais l'empereur savait qu'il était du parti qui craignait l'asservissement de l'Allemagne, et qui suspectait les Français, quoiqu'ils n'eussent jusqu'alors attaqué que l'Autriche, de projets d'envahissement sur toutes les puissances germaniques. Toutefois ce que je viens de dire du prince royal doit se rapporter uniquement aux années postérieures à 1806, car je suis certain qu'à cette époque, ses sentimens ne différaient pas de ceux du bon Maximilien, qui était, comme je l'ai dit, pénétré de reconnaissance pour l'empereur. Le prince Louis vint à Paris au commencement de cette année, et je l'ai vu maintes fois au spectacle de la cour dans la loge du prince archi-chancelier. Ils dormaient tous deux de compagnie et très-profondément; c'était au reste l'habitude de M. Cambacérès. Lorsque l'empereur le faisait demander, et qu'il recevait pour réponse que Monseigneur était au spectacle, «C'est bon, c'est bon, disait Sa Majesté, il fait la méridienne, qu'on ne le dérange pas.» Le roi de Wurtemberg était grand, et si gros qu'on disait de lui que Dieu l'avait mis au monde pour prouver jusqu'à quel point la peau de l'homme peut s'étendre. Son ventre avait une telle dimension, que sa place à table était marquée par une profonde échancrure; et malgré cette précaution, il était obligé de tenir son assiette à la hauteur du menton pour manger son potage; il allait à la chasse, qu'il aimait beaucoup, à cheval, ou sur une petite voiture russe attelée de quatre chevaux qu'il conduisait souvent lui-même. Il aimait à monter à cheval, mais ce n'était pas chose aisée de trouver une monture de taille et de force à porter un si lourd fardeau. Il fallait que le pauvre animal y eût été dressé progressivement. À cet effet, l'écuyer du roi se serrait les reins d'une ceinture chargée de morceaux de plomb dont il augmentait chaque jour le poids, jusqu'à ce qu'il égalât celui de Sa Majesté. Le roi était despote, dur, et même cruel; il devait signer la sentence de tous les condamnés, et presque toujours, s'il faut en croire ce que j'en ai entendu dire à Stuttgard, il aggravait la peine prononcée par les juges. Difficile et brutal, il frappait souvent les gens de sa maison: on allait jusqu'à dire qu'il n'épargnait pas Sa Majesté la reine sa femme, sÅ“ur du roi actuel d'Angleterre. C'était au reste un prince dont l'empereur estimait l'esprit et les hautes connaissances. Il l'aimait et en était aimé, et il le trouva jusqu'à la fin fidèle à son alliance. Le roi Frédéric de Wurtemberg avait une cour brillante et nombreuse, et il étalait une grande magnificence. Le prince héréditaire était fort aimé; il était moins altier et plus humain que son père; on le disait juste et libéral. Outre les têtes couronnées de sa main, l'empereur reçut en Bavière un grand nombre de princes et princesses de la confédération qui dînaient ordinairement avec Sa Majesté. Dans cette foule de courtisans royaux, on remarquait le prince primat, qui ne différait en rien, sous le rapport des manières, du ton et de la mise, de ce que nous avons de mieux à Paris; aussi l'empereur en faisait-il un cas tout particulier. Je ne saurais faire le même éloge de la toilette des princesses, duchesses, et autres dames nobles. Le costume de la plupart d'entre elles était du plus mauvais goût; elles avaient entassé dans leur coiffure, sans art et sans grâce, les fleurs, les plumes, les chiffons de gaze d'or ou d'argent, et surtout grande quantité d'épingles à têtes de diamans. Les équipages de la noblesse allemande étaient tous de gros et larges coches, ce qui était indispensable pour les énormes paniers que portaient encore ces dames. Cette fidélité aux modes surannées était d'autant plus surprenante, qu'à cette époque l'Allemagne jouissait du précieux avantage de posséder deux journaux des modes. L'un était la traduction du recueil publié par M. de la Mésangère; et l'autre, rédigé également à Paris, était traduit et imprimé à Manheim. À ces ignobles voitures, qui ressemblaient à nos anciennes diligences, étaient attelés avec des cordes des chevaux extrêmement chétifs; ils étaient tellement éloignés les uns des autres, qu'il fallait un espace immense pour faire tourner les équipages. Le prince de Saxe-Gotha était long et maigre; malgré son grand âge, il était assez coquet pour faire faire à Paris, par notre célèbre coiffeur Michalon, de jolies petites perruques, d'un blond d'enfant, et bouclées comme la coiffure de Cupidon; au surplus, c'était un homme excellent. Je me souviens, à propos des nobles dames allemandes, d'avoir vu au spectacle de la cour à Fontainebleau une princesse de la confédération, qui fut présentée à Leurs Majestés. La toilette de Son Altesse annonçait un immense progrès de la civilisation élégante au delà du Rhin. Renonçant aux gothiques paniers, la princesse avait adopté des goûts plus modernes; âgée de près de soixante-dix ans, elle portait une robe de dentelle noire sur un dessous de satin aurore; sa coiffure consistait en un voile de mousseline blanche, retenu par une couronne de roses, à la manière des vestales de l'Opéra. Elle avait avec elle sa petite fille, toute brillante de jeunesse et de charmes, et qui fut admirée de toute la cour, quoique son costume fût moins recherché que celui de sa grand'mère. J'ai entendu sa majesté l'impératrice Joséphine raconter un jour qu'elle avait eu toutes les peines du monde à s'empêcher de rire, quand, dans le nombre des princesses allemandes, on vint en annoncer une sous le nom de Cunégonde. Sa Majesté ajouta que lorsqu'elle vit la princesse assise, elle s'imaginait la voir pencher de côté. Assurément l'impératrice avait lu les aventures de Candide et de la fille du très-noble baron de Thunder-Ten-Trunck. On vit à Paris, au printemps de 1806, presque autant de membres de la confédération que j'en avais vu dans les capitales de la Bavière et du Wurtemberg. Un nom français prit rang parmi les noms de ces princes étrangers; c'était celui du prince Murat, qui fut créé, au mois de mars, grand duc de Berg et de Clèves. Après le prince Louis de Bavière, arriva le prince héréditaire de Bade, qui vint à Paris pour épouser une des nièces de sa majesté l'impératrice. Les commencemens de cette union ne furent pas heureux. La princesse Stéphanie était une très-jolie femme, pleine de grâces et d'esprit. L'empereur voulut en faire une grande dame, et il la maria sans beaucoup la consulter. Le prince Charles-Louis-Frédéric, qui avait alors vingt ans, était bon par excellence, rempli de qualités précieuses, brave, généreux, mais lourd, flegmatique, toujours d'un sérieux glacial, et tout-à-fait dépourvu de ce qui pouvait plaire à une jeune princesse habituée à la brillante élégance de la cour impériale. Le mariage eut lieu en avril, à la grande satisfaction du prince, qui ce jour-là parut faire violence à sa gravité habituelle, et permit enfin au sourire d'approcher de ses lèvres. La journée se passa fort bien; mais lorsque vint le moment où l'époux voulut user de ses droits, la princesse fit une grande résistance: elle cria, pleura, elle se fâcha; enfin elle fit coucher dans sa chambre une amie d'enfance, mademoiselle Nelly Bourjoly, jeune personne qu'elle affectionnait particulièrement. Le prince était désolé: il suppliait sa femme, il promettait de faire tout ce qu'elle voudrait: toutes ses promesses et ses supplications furent inutiles, au moins pendant huit jours. On vint lui dire que la princesse trouvait sa coiffure affreuse, et que rien ne lui inspirait autant d'aversion que les coiffures à queue. Le bon prince n'eut rien de plus pressé que de faire couper ses cheveux. Quand elle le vit ainsi tondu, elle se mit à rire aux éclats, et s'écria qu'il était encore plus laid à la _titus_ qu'autrement. Enfin, comme il était impossible qu'avec de l'esprit et un bon cÅ“ur la princesse ne finît pas par apprécier les bonnes et solides qualités de son mari, elle mit un terme à ses rigueurs, puis elle l'aima aussi tendrement qu'elle en était aimée, et l'on m'a assuré que les augustes époux faisaient un excellent ménage. Trois mois après ce mariage, le prince quitta sa femme pour suivre l'empereur dans la campagne de Prusse d'abord, ensuite dans celle de Pologne. La mort de son grand-père, arrivée quelque temps après la campagne d'Autriche de 1809, le mit en possession du grand duché. Alors il donna le commandement de ses troupes à son oncle, le Comte de Hochberg, et revint dans son gouvernement pour ne plus le quitter. * * * Je l'ai revu avec la princesse à Erfurt, où l'on m'a raconté qu'il était devenu jaloux de l'empereur Alexandre, qui passait pour faire à sa femme une cour assidue. La peur prit au prince, et il sortit brusquement d'Erfurt, emmenant avec lui la princesse, dont il est vrai de dire que jamais la moindre démarche imprudente de sa part n'avait autorisé cette jalousie bien pardonnable, au reste, au mari d'une si charmante femme. * * * Le prince était d'une santé faible. Dès sa première jeunesse on avait remarqué en lui des symptômes alarmans, et cette disposition physique entrait pour beaucoup sans doute dans l'humeur mélancolique qui faisait le fond de son caractère. Il est mort en 1818, après une maladie extrêmement longue et douloureuse, pendant laquelle son épouse eut pour lui les soins les plus empressés. Il avait eu quatre enfans, deux fils et deux filles. Les deux fils sont morts en bas âge, et ils auraient laissé la souveraineté de Bade sans héritiers, si les comtes de Hochberg n'avaient été reconnus membres de la famille ducale. La grande duchesse est aujourd'hui livrée tout entière à l'éducation de ses filles, qui promettent de l'égaler en grâces et en vertus. Les noces du prince et de la princesse de Bade furent célébrées par de brillantes fêtes. Il y eut à Rambouillet une grande chasse, à la suite de laquelle Leurs Majestés, avec plusieurs membres de leur famille, et tous les princes et princesses de Bade, de Clèves, etc., parcoururent à pied le marché de Rambouillet. Je me souviens d'une autre chasse qui eut lieu vers la même époque, dans la forêt de Saint-Germain, et à laquelle l'empereur avait invité un ambassadeur de la sublime Porte, tout nouvellement arrivé à Paris. Son Excellence turque suivit la chasse avec ardeur, mais sans déranger un seul muscle de son austère visage. La bête ayant été forcée, Sa Majesté fit apporter un fusil à l'ambassadeur turc pour qu'il eût l'honneur de tirer le premier coup; mais il s'y refusa, ne concevant pas sans doute quel plaisir on peut trouver à tuer à bout portant un pauvre animal épuisé, et qui n'a plus même la fuite pour se défendre. CHAPITRE XI. Coalition de la Russie et de l'Angleterre contre l'empereur.--L'armée de Boulogne en marche vers le Rhin.--Départ de l'empereur.--Tableau de l'intérieur des Tuileries, avant et après le départ de l'empereur pour l'armée.--Les courtisans _civils_ et le jour sans soleil.--Arrivée de l'empereur à Strasbourg, et passage du pont de Kehl.--Le rendez-vous.--L'empereur inondé de pluie.--Le chapeau de charbonnier.--Les généraux Chardon et Vandamme.--Le rendez-vous oublié, et pourquoi.--Les douze bouteilles de vin du Rhin.--Mécontentement de l'empereur.--Le général Vandamme envoyé à l'armée wurtembergeoise.--Courage et rentrée en grâce.--L'empereur devance sa suite et ses bagages, et passe tout seul la nuit dans une chaumière.--L'empereur devant Ulm.--Combat à outrance.--Courage personnel et sang-froid de l'empereur.--Le manteau militaire de l'empereur servant de linceul à un vétéran.--Le canonnier blessé à mort.--Capitulation d'Ulm; trente mille hommes mettent bas les armes aux pieds de l'empereur.--Entrée de la garde impériale dans Augsbourg.--Passage à Munich.--Serment d'alliance mutuelle, prêté par l'empereur de Russie et le roi de Prusse, sur le tombeau du grand Frédéric; rapprochement.--Arrivée des Russes.--Le Couronnement, et la bataille d'Austerlitz.--L'empereur au bivouac.--Sommeil de l'empereur.--Visite des avant-postes.--Illumination militaire.--L'empereur et ses braves.--Bivouac des gens de service.--Je fais du punch pour l'empereur.--Je tombe de fatigue et de sommeil.--Réveil d'une armée.--Bataille d'Austerlitz.--Le général Rapp blessé; l'empereur va le voir.--L'empereur d'Autriche au quartier-général de l'empereur Napoléon.--Traité de paix.--Séjour à Vienne et à SchÅ“nbrunn.--Rencontre singulière.--Napoléon et la fille de M. de MarbÅ“uf.--Le courrier Moustache envoyé à l'impératrice Joséphine.--Récompense digne d'une impératrice.--Zèle et courage de Moustache.--Son cheval tombe mort de fatigue. L'EMPEREUR ne resta que quelques jours à Paris, après notre retour d'Italie, et repartit bientôt pour son camp de Boulogne. Les fêtes de Milan ne l'avaient point empêché de suivre les plans de sa politique, et l'on se doutait bien que ce n'était pas sans raison qu'il avait crevé ses chevaux, depuis Turin jusqu'à Paris. Cette raison fut bientôt connue; l'Autriche était entrée secrètement dans la coalition de la Russie et de l'Angleterre contre l'empereur. L'armée rassemblée au camp de Boulogne reçut l'ordre de marcher sur le Rhin, et Sa Majesté partit pour rejoindre ses troupes, sur la fin de septembre. Selon sa coutume il ne nous fit connaître qu'une heure à l'avance l'instant du départ. C'était quelque chose de curieux que le contraste du bruit et de la confusion qui précédaient cet instant, avec le silence qui le suivait. À peine l'ordre était-il donné, que chacun s'occupait à la hâte des besoins du maître et des siens. On n'entendait que courses dans les corridors de domestiques allant et venant, bruit de caisses que l'on fermait, de coffres que l'on transportait. Dans les cours, grand nombre de voitures, de fourgons et d'hommes occupés à les garnir, éclairés par des flambeaux; partout des cris d'impatience et des juremens. Les femmes, chacune dans son appartement, s'occupaient tristement du départ d'un mari, d'un fils, d'un frère. Pendant tous ces préparatifs, l'empereur faisait ses adieux à sa majesté l'impératrice, ou prenait quelques instans de repos; à l'heure dite, il se levait, on l'habillait, et il montait en voiture. Une heure après, tout était muet dans le château; on n'apercevait plus que quelques personnes isolées passant comme des ombres; le silence avait succédé au bruit, la solitude au mouvement d'une cour brillante et nombreuse. Le lendemain au matin, on ne voyait que des femmes s'approchant les unes des autres, le visage pâle, les yeux en larmes, pour se communiquer leur douleur et leur inquiétude. Bon nombre de courtisans qui n'étaient pas du voyage arrivaient pour faire leur cour et restaient tout stupéfaits de l'absence de Sa Majesté. C'était pour eux comme si le soleil n'eût pas dû se lever ce jour-là. L'empereur alla sans s'arrêter jusqu'à Strasbourg; le lendemain de son arrivée dans cette ville, l'armée commença à défiler sur le pont de Kehl. Dès la veille de ce passage, l'empereur avait ordonné aux officiers généraux de se rendre sur les bords du Rhin le jour suivant, à six heures précises du matin. Une heure avant celle du rendez-vous, Sa Majesté, malgré la pluie qui tombait en abondance, s'était transportée seule à la tête du pont pour s'assurer de l'exécution des ordres qu'elle avait donnés. Elle reçut continuellement la pluie jusqu'au moment du déploiement des premières divisions qui s'avancèrent sur le pont, et il en était tellement trempé, que les gouttes qui découlaient de ses habits se réunissaient sous le ventre de son cheval et y formaient une petite chute d'eau. Son petit chapeau était si fort maltraité par la pluie, que le derrière en retombait sur les épaules de l'empereur, à peu près comme le grand feutre des charbonniers de Paris. Les généraux qu'il attendait vinrent l'entourer; quand il les vit rassemblés il leur dit: «Tout va bien, Messieurs, voilà un nouveau pas fait vers nos ennemis, mais où donc est Vandamme? Pourquoi n'est-il pas ici? Serait-il mort?» Personne ne disait mot: «Répondez-moi donc, Messieurs, qu'est devenu Vandamme?» Le général Chardon, général d'avant-garde très-aimé de l'empereur, lui répondit: «Je crois, Sire, que le général Vandamme dort encore; nous avons bu ensemble hier soir une douzaine de bouteilles de vin du Rhin, et sans doute...--Il a bien fait, de boire, Monsieur, mais il a tort de dormir quand je l'attends.» Le général Chardon se disposait à envoyer un aide-de-camp à son compagnon d'armes, mais l'empereur le retint en lui disant: «Laissons dormir Vandamme, plus tard je lui parlerai.» En ce moment le général Vandamme parut: «Eh! vous voilà, Monsieur, il paraît que vous aviez oublié l'ordre que j'ai donné hier.--Sire, c'est la première fois que cela m'arrive, et...--Et pour éviter la récidive, vous irez combattre sous les drapeaux du roi de Wurtemberg; j'espère que vous donnerez aux Allemands des leçons de sobriété.» Le général Vandamme s'éloigna, non sans chagrin, et il se rendit à l'armée wurtembergeoise, où il fit des prodiges de valeur. Après la campagne, il revint auprès de l'empereur; sa poitrine était couverte de décorations, et il était porteur d'une lettre du roi de Wurtemberg à Sa Majesté, qui, après l'avoir lue, dit à Vandamme: «Général, n'oubliez jamais que si j'aime les braves, je n'aime pas ceux qui dorment quand je les attends.» Il serra la main du général et l'invita à déjeuner ainsi que le général Chardon, à qui cette rentrée en grâce faisait autant de plaisir qu'à son ami. Avant d'entrer à Augsbourg l'empereur, qui était parti en avant, fit une si longue course que sa maison ne put le rejoindre. Il passa la nuit, sans suite et sans bagages, dans la maison la moins mauvaise d'un très-mauvais village. Lorsque nous atteignîmes Sa Majesté le lendemain, elle nous reçut en riant et en nous menaçant de nous faire relancer comme traîneurs par la gendarmerie. D'Augsbourg l'empereur se rendit au camp devant Ulm, et fit des dispositions pour l'assaut de cette place. À peu de distance de la ville, un combat terrible et opiniâtre s'engagea entre les Français et les Autrichiens, et il durait depuis deux heures, quand tout à coup on entendit des cris de _vive l'empereur_! Ce nom qui portait toujours la terreur dans les rangs ennemis, et qui encourageait partout nos soldats, les électrisa à tel point qu'ils culbutèrent les Autrichiens. L'empereur se montra sur la première ligne, criant en avant! et faisant signe aux soldats d'avancer. De temps en temps le cheval de Sa Majesté disparaissait au milieu de la fumée du canon. Durant cette charge furieuse, l'empereur se trouva près d'un grenadier blessé grièvement. Ce brave grenadier criait comme les autres «_en avant! en avant!_» L'empereur s'approcha de lui et lui jeta son manteau militaire en disant: «Tâche de me le rapporter, je te donnerai en échange la croix que tu viens de gagner.» Le grenadier, qui se sentait mortellement blessé, répondit à Sa Majesté que le linceul qu'il venait de recevoir valait bien la décoration, et il expira enveloppé dans le manteau impérial. Le combat terminé, l'empereur fit relever le grenadier, qui était un vétéran de l'armée d'Égypte, et voulut qu'il fût enterré dans son manteau. Un autre militaire, non moins courageux que celui dont je viens de parler, reçut aussi de Sa Majesté des marques d'honneur. Le lendemain du combat devant Ulm, l'empereur visitant les ambulances, un canonnier de l'artillerie légère, qui n'avait plus qu'une cuisse, et qui criait de toutes ses forces: _vive l'empereur_! attira son attention. Il s'approcha du soldat et lui dit: «Est-ce donc là tout ce que tu as à me dire?--Non, Sire, je puis aussi vous apprendre que j'ai à moi seul démonté quatre pièces de canon aux Autrichiens; et c'est le plaisir de les voir enfoncés qui me fait oublier que je vais bientôt tourner l'Å“il pour toujours.» L'empereur, ému de tant de fermeté, donna sa croix au canonnier, prit le nom de ses parens et lui dit: «Si tu en reviens, à toi l'hôtel des Invalides.--Merci, Sire, mais la saignée a été trop forte; ma pension ne vous coûtera pas bien cher; je vois bien qu'il faut descendre la garde, mais vive l'empereur quand même!» Malheureusement ce brave homme ne sentait que trop bien son état; il ne survécut pas à l'amputation de sa cuisse. Nous suivîmes l'empereur à Ulm, après l'occupation de cette place, et nous vîmes une armée ennemie de plus de trente mille hommes mettre bas les armes aux pieds de Sa Majesté, en défilant devant elle; je n'ai jamais rien vu de plus imposant que ce spectacle. L'empereur était à cheval, quelques pas en avant de son état-major. Son visage était calme et grave, mais sa joie perçait malgré lui dans ses regards. Il levait à chaque instant son chapeau, pour rendre le salut aux officiers supérieurs de la division autrichienne. Lorsque la garde impériale entra dans Augsbourg, quatre-vingts grenadiers marchaient en tête des colonnes, portant chacun un drapeau ennemi. L'empereur, arrivé à Munich, fut accueilli avec les plus grandes attentions par l'électeur de Bavière, son allié. Sa Majesté alla plusieurs fois au spectacle et à la chasse, et donna un concert aux dames de la cour. Ce fut, comme on l'a su depuis, pendant le séjour de l'empereur à Munich que l'empereur Alexandre et le roi de Prusse, se promirent à Postdam, sur le tombeau de Frédéric II, de réunir leurs efforts contre Sa Majesté. Un an après, l'empereur Napoléon fit aussi une visite au tombeau du grand Frédéric. La prise d'Ulm avait achevé la défaite des Autrichiens et ouvert à l'empereur les portes de Vienne; mais les Russes s'avançaient à marches forcées au secours de leurs alliés. Sa Majesté se porta à leur rencontre; et le 1er décembre, les deux armées ennemies se trouvèrent en face l'une de l'autre. Par un de ces hasards qui n'étaient faits que pour l'empereur, le jour de la bataille d'Austerlitz était aussi le jour anniversaire du couronnement. Je ne sais plus pourquoi il n'y avait pas à Austerlitz de tente pour l'empereur; les soldats lui avaient dressé avec des branches une espèce de baraque, avec une ouverture dans le haut pour le passage de la fumée. Sa Majesté n'avait pour lit que de la paille; mais elle était si fatiguée, la veille de la bataille, après avoir passé la journée à cheval sur les hauteurs du Santon, qu'elle dormait profondément quand le général Savary, un de ses aides-de-camp, entra pour lui rendre compte d'une mission dont il avait été chargé. Le général fut obligé de toucher l'épaule de l'empereur et de le pousser pour l'éveiller. Alors il se leva et remonta à cheval pour visiter ses avant-postes. La nuit était profonde, mais tout à coup le camp se trouva illuminé comme par enchantement. Chaque soldat mit une poignée de paille au bout de sa baïonnette, et tous ces brandons se trouvèrent allumés en moins de temps qu'il n'en faut pour l'écrire. L'empereur parcourut à cheval toute sa ligne, adressant la parole aux soldats qu'il reconnaissait. «Soyez demain, mes braves, tels que vous avez toujours été, leur disait-il, et les Russes sont à nous, nous les tenons!» L'air retentissait des cris de _vive l'empereur_! et il n'y avait officier ni soldat qui ne comptât pour le lendemain sur une victoire. Sa Majesté, en visitant la ligne d'attaque où les vivres manquaient depuis quarante-huit heures, (car on n'avait distribué dans cette journée qu'un pain de munition pour huit hommes), vit, en passant de bivouac en bivouac, des soldats occupés à faire cuire des pommes de terre sous la cendre. Se trouvant devant le 4e régiment de ligne dont son frère était colonel, l'empereur dit à un grenadier du 2e bataillon, en prenant et mangeant une des pommes de terre de l'escouade: «Es-tu content de ces pigeons-là?--Hum! çà vaut toujours mieux que rien; mais ces pigeons-là, c'est bien de la viande de carême.--Eh bien, mon vieux,» reprit Sa Majesté en montrant aux soldats les feux de l'ennemi, «aide-moi à débusquer ces b...-là, et nous ferons le mardi-gras à Vienne.» L'empereur revint, se recoucha et dormit jusqu'à trois heures du matin. Le service était rassemblé autour d'un feu de bivouac, près de la baraque de Sa Majesté; nous étions couchés sur la terre, enveloppés dans nos manteaux, car la nuit était des plus froides. Depuis quatre jours je n'avais pas fermé l'Å“il, et je commençais à m'endormir quand, sur les trois heures, l'empereur me fit demander du punch; j'aurais donné tout l'empire d'Autriche pour reposer une heure de plus. Je portai à Sa Majesté le punch que je fis au feu du bivouac; l'empereur en fit prendre au maréchal Berthier, et je partageai le reste avec ces messieurs du service. Entre quatre et cinq heures, l'empereur ordonna les premiers mouvemens de son armée. Tout le monde fut sur pied en peu d'instans et chacun à son poste; dans toutes les directions on voyait galoper les aides-de-camp et les officiers d'ordonnance, et au jour la bataille commença. Je n'entrerai dans aucun détail sur cette glorieuse journée qui, suivant l'expression de l'empereur lui-même, _termina la campagne par un coup de tonnerre_. Pas une des combinaisons de Sa Majesté n'échoua, et en quelques heures les Français furent maîtres du champ de bataille et de l'Allemagne tout entière. Le brave général Rapp fut blessé à Austerlitz, comme dans toutes les batailles où il a figuré. On le transporta au château d'Austerlitz, et le soir, l'empereur alla le voir et causa quelque temps avec lui. Sa Majesté passa elle-même la nuit dans ce château. Deux jours après, l'empereur François vint trouver Sa Majesté et lui demander la paix. Avant la fin de décembre un traité fut conclu, d'après lequel l'électeur de Bavière et le duc de Wurtemberg, alliés fidèles de l'empereur Napoléon, furent créés rois. En retour de cette élévation dont elle était l'unique auteur, Sa Majesté demanda et obtint pour le prince Eugène, vice-roi d'Italie, la main de la princesse Auguste-Amélie de Bavière. Pendant son séjour à Vienne, l'empereur avait établi son quartier-général à SchÅ“nbrunn, dont le nom est devenu célèbre par plusieurs séjours de Sa Majesté, et qui, dit-on, est encore aujourd'hui, par une singulière destinée, la résidence de son fils. Je ne saurais assurer si ce fut pendant ce premier séjour à SchÅ“nbrunn que l'empereur fit la rencontre extraordinaire que je vais rapporter. Sa Majesté, en costume de colonel des chasseurs de la garde, montait tous les jours à cheval. Un matin qu'il se promenait sur la route de Vienne, il vit arriver dans une voiture ouverte un ecclésiastique et une femme baignée de larmes qui ne le reconnut pas. Napoléon s'approcha de la voiture, salua cette dame, et s'informa de la cause de son chagrin, de l'objet et du but de son voyage. «Monsieur, répondit-elle, j'habitais dans un village à deux lieues d'ici, une maison qui a été pillée par des soldats, et mon jardinier a été tué. Je viens demander une sauve-garde à votre empereur qui a beaucoup connu ma famille, à laquelle il a de grandes obligations.--Quel est votre nom, madame?--De Bunny; je suis fille de M. de MarbÅ“uf, ancien gouverneur de la Corse.--Je suis charmé, madame, reprit Napoléon, de trouver une occasion de vous être agréable. C'est moi qui suis l'empereur.» Madame de Bunny resta tout interdite. Napoléon la rassura et continua son chemin en la priant d'aller l'attendre à son quartier-général. À son retour, il la reçut et la traita à merveille, lui donna pour escorte un piquet de chasseurs de sa garde, et la congédia heureuse et satisfaite. Dès que la bataille d'Austerlitz avait été gagnée, l'empereur s'était empressé d'envoyer en France le courrier Moustache, pour en annoncer la nouvelle à l'impératrice. Sa Majesté était au château de Saint-Cloud. Il était neuf heures du soir, lorsqu'on entendit tout à coup pousser de grands cris de joie, et le bruit d'un cheval qui arrivait au galop. Le son des grelots et les coups répétés du fouet annonçaient un courrier. L'impératrice, qui attendait avec une vive impatience des nouvelles de l'armée, s'élance vers la fenêtre et l'ouvre précipitamment. Les mots de _victoire_ et d'_Austerlitz_ frappent son oreille. Impatiente de savoir les détails, elle descend sur le perron, suivie de ses dames. Moustache lui apprend de vive voix la grande nouvelle, et remet à Sa Majesté la lettre de l'empereur. Joséphine, après l'avoir lue, tira un superbe diamant qu'elle avait au doigt, et le donna au courrier. Le pauvre Moustache avait fait au galop plus de cinquante lieues dans la journée, et il était tellement harassé qu'on fut obligé de l'enlever de dessus son cheval. Il fallut quatre personnes pour procéder à cette opération, et le transporter dans un lit. Son dernier cheval, qu'il avait sans doute encore moins ménagé que les autres, tomba mort dans la cour du château. CHAPITRE XII. Retour de l'empereur à Paris.--Aventure en montant la côte de Meaux.--Une jeune fille se jette dans la voiture de l'empereur.--Rude accueil, et grâce refusée. Je reconnais mademoiselle de Lajolais.--Le général Lajolais deux fois accusé de conspiration.--Arrestation de sa femme et de sa fille.--Rigueurs exercées contre madame de Lajolais.--Résolution extraordinaire de mademoiselle de Lajolais.--Elle se rend seule à Saint-Cloud et s'adresse à moi.--Je fais parvenir sa demande à sa majesté l'impératrice.--Craintes de Joséphine.--Joséphine et Hortense font placer mademoiselle de Lajolais sur le passage de l'empereur.--Attention et bonté des deux princesses.--Constance inébranlable d'un enfant.--Mademoiselle de Lajolais en présence de l'empereur.--Scène déchirante.--Sévérité de l'empereur.--Grâce arrachée.--Évanouissement.--Soins donnés à mademoiselle de Lajolais par l'empereur.--Les généraux Wolff et Lavalette la reconduisent à son père.--Entrevue du général Lajolais et de sa fille.--Mademoiselle de Lajolais obtient aussi la grâce de sa mère.--Elle se joint aux dames bretonnes pour solliciter la grâce des compagnons de George.--Exécution retardée.--Démarche infructueuse.--Avertissement de l'auteur.--Le jeune Destrem demande et obtient la grâce de son père.--Faveur inutile.--Passage de l'empereur par Saint-Cloud, au retour d'Austerlitz.--M. Barré, maire de Saint-Cloud.--L'arc _barré_ et _la plus dormeuse_ des communes.--M. Je prince de Talleyrand et les lits de Saint-Cloud.--Singulier caprice de l'empereur.--Petite révolution au château.--Les manies des souverains sont epidémiques. L'EMPEREUR ayant quitté Stuttgard, ne s'arrêta que vingt-quatre heures à Carlsruhe, et quarante-huit heures à Strasbourg; de là jusqu'à Paris il ne fit que des haltes assez courtes, sans se presser toutefois, et sans demander aux postillons cette rapidité extrême qu'il avait coutume d'en exiger. Pendant que nous montions la côte de Meaux, et que l'empereur lui-même, fortement occupé de la lecture d'un livre qu'il avait dans les mains, ne faisait aucune attention à ce qui se passait sur la route, une jeune fille se précipita sur la portière de Sa Majesté, s'y cramponna malgré les efforts, assez faibles à la vérité, que les cavaliers de l'escorte tentèrent pour l'éloigner, l'ouvrit et se jeta dans la voiture de l'empereur. Tout cela fut fait en moins de temps que je n'en mets à le dire. L'empereur, on ne peut plus surpris, s'écria: «Que diable me veut cette folle?» Puis reconnaissant la jeune demoiselle après avoir mieux examiné ses traits, il ajouta avec une humeur bien prononcée: «Ah! c'est encore vous! vous ne me laisserez donc jamais tranquille?» La jeune fille, sans s'effrayer de ce rude accueil, mais non sans verser beaucoup de larmes, dit que la seule grâce qu'elle était venue implorer pour son père était qu'on le changeât de prison, et qu'il fût transporté du château d'If, où l'humidité détruisait sa santé, à la citadelle de Strasbourg. «Non, non, s'écria l'empereur, n'y comptez pas. J'ai bien autre chose à faire que de recevoir vos visites. Que je vous accorde encore cette demande, et dans huit jours vous en aurez imaginé quelqu'autre.» La pauvre demoiselle insista avec une fermeté digne d'un meilleur succès; mais l'empereur fut inflexible. Arrivé au haut de la côte, il dit à la jeune fille: «J'espère que vous allez descendre, et me laisser poursuivre mon chemin. J'en suis bien fâché, mais ce que vous me demandez est impossible.» Et il la congédia sans vouloir l'entendre plus long-temps. Pendant que cela se passait, je montais la côte à pied, à quelques pas de la voiture de Sa Majesté, et lorsque, cette désagréable scène étant terminée, la jeune personne, forcée de s'éloigner sans avoir rien obtenu, passa devant moi en sanglotant, je reconnus mademoiselle de Lajolais, que j'avais déjà vue dans une circonstance semblable, mais où sa courageuse tendresse pour ses parens avait été suivie d'une meilleure réussite. Le général de Lajolais avait été arrêté, ainsi que toute sa famille, au 18 fructidor. Après avoir subi une détention de vingt-huit mois, il avait été jugé à Strasbourg par un conseil de guerre, sur l'ordre qu'en donna le premier consul, et acquitté à l'unanimité. Plus tard, lorsqu'éclata la conjuration des généraux Pichegru, Moreau, George Cadoudal, et de MM. de Polignac, de Rivière, etc., le général de Lajolais, qui en faisait partie, fut condamné à mort avec eux; sa femme et sa fille furent transférées de Strasbourg à Paris par la gendarmerie. Madame de Lajolais fut mise au secret le plus rigoureux; et sa fille, séparée d'elle, se réfugia chez des amis de sa famille. C'est alors que cette jeune personne, âgée à peine de quatorze ans, déploya un courage et une force de caractère inconnus dans un âge aussi tendre. Lorsqu'elle apprit la condamnation à mort de son père, elle partit à quatre heures du matin, sans avoir fait part de sa résolution à personne, seule, à pied, sans guide, sans introducteur, et se présenta tout en larmes au château de Saint-Cloud, où était l'empereur. Ce ne fut pas sans beaucoup de peine qu'elle parvint à en franchir l'entrée; mais elle ne se laissa rebuter par aucun obstacle, et arriva jusqu'à moi. «Monsieur, me dit-elle, on m'a promis que vous me conduiriez tout de suite à l'empereur (je ne sais qui lui avait fait ce conte); je ne vous demande que cette grâce, ne me la refusez pas, je vous en supplie!» Touché de sa confiance et de son désespoir, j'allai prévenir sa majesté l'impératrice. Celle-ci, tout émue de la résolution et des larmes d'une enfant si jeune, n'osa pourtant pas lui prêter sur-le-champ son appui, dans la crainte de réveiller la colère de l'empereur, qui était grande contre ceux qui avaient trempé dans la conspiration. L'impératrice m'ordonna de dire à la jeune de Lajolais qu'elle était désolée de ne pouvoir rien faire pour elle en ce moment; mais qu'elle eût à revenir à Saint-Cloud le lendemain à cinq heures du matin; qu'elle et la reine Hortense aviseraient au moyen de la placer sur le passage de l'empereur. La jeune fille revint le jour suivant à l'heure indiquée. Sa majesté l'impératrice la fit placer dans le salon vert. Là elle épia pendant dix heures le moment où l'empereur, sortant du conseil, traverserait cette salle pour passer dans son cabinet. L'impératrice et son auguste fille donnèrent des ordres pour qu'on lui servît à déjeuner et ensuite à dîner; elles vinrent elles-mêmes la prier de prendre quelque nourriture, mais leurs instances furent inutiles. La pauvre enfant n'avait pas d'autre pensée ni d'autre besoin que d'obtenir la vie de son père. Enfin à cinq heures après midi l'empereur parut; sur un signe que l'on fit à mademoiselle de Lajolais pour lui montrer l'empereur, qu'entouraient quelques conseillers d'état et des officiers de sa maison, elle s'élança vers lui; c'est alors qu'eut lieu une scène déchirante qui dura fort long-temps. La jeune fille se traînait aux genoux de l'empereur, le conjurant, les mains jointes et dans les termes les plus touchans, de lui accorder la grâce de son père. L'empereur commença d'abord par la repousser et lui dire du ton le plus sévère: «Votre père est un traître, c'est la seconde fois qu'il se rend coupable envers l'état, je ne puis rien vous accorder.» Mademoiselle de Lajolais répondit à cette sortie de Sa Majesté: «La première fois, mon père a été jugé et reconnu innocent; cette fois-ci c'est sa grâce que j'implore!» Enfin l'empereur, vaincu par tant de courage et de dévouement, et un peu fatigué d'ailleurs d'une séance que la persévérance de la jeune fille semblait encore disposée à prolonger, céda à ses prières, et la vie du général de Lajolais fut sauvée. Épuisée de fatigue et de faim, sa fille tomba sans connaissance aux pieds de l'empereur; il la releva lui-même, lui fit donner des soins, et la présentant aux personnes témoins de cette scène, il la combla d'éloges pour sa piété filiale. Sa Majesté donna ordre aussitôt qu'on la reconduisît à Paris, et plusieurs officiers supérieurs se disputèrent le plaisir de l'accompagner. Les généraux Wolff, aide-de-camp du prince Louis, et Lavalette, furent chargés de ce soin, et la conduisirent à la Conciergerie auprès de son père. Entrée dans son cachot, elle se précipita à son cou pour lui annoncer la grâce qu'elle venait d'arracher, mais accablée par tant d'émotions elle fut hors d'état de prononcer une seule parole, et ce fut le général Lavalette qui annonça au prisonnier ce qu'il devait à la courageuse persistance de sa fille... Le lendemain, elle obtint par l'impératrice Joséphine la liberté de sa mère qui devait être déportée[48]. Après avoir obtenu la vie de son père et la liberté de sa mère, comme je viens de le rapporter, mademoiselle de Lajolais voulut encore travailler à sauver leurs compagnons d'infortune condamnés à mort. Elle se joignit aux dames bretonnes, que le succès qu'elle avait déjà obtenu avait engagées à solliciter sa coopération, et elle courut avec elles à la Malmaison pour demander ces nouvelles grâces. Ces dames avaient obtenu que l'exécution des condamnés fût retardée de deux heures; elles espéraient que l'impératrice Joséphine pourrait fléchir l'empereur; mais il fut inflexible, et cette généreuse tentative resta sans succès. Mademoiselle de Lajolais revint à Paris avec la douleur de n'avoir pu arracher quelques malheureux de plus aux rigueurs de la loi. J'ai déjà dit deux choses que je me crois obligé de rappeler en cet endroit: la première, c'est que, loin de m'assujettir à rapporter les événemens dans leur ordre chronologique, je les écrirais à mesure qu'ils viendraient s'offrir à ma mémoire; la seconde, c'est que je considère comme une obligation et un devoir pour moi de raconter tous les actes de l'empereur qui peuvent servir à le faire mieux connaître, et qui ont été oubliés, soit involontairement, soit à dessein, par ceux qui ont écrit sa vie. Je crains peu que l'on m'accuse sur ce point de monotonie, et que l'on m'adresse le reproche de ne faire qu'un panégyrique; mais si cela arrivait à quelqu'un, je dirais: Tant pis pour qui s'ennuie au récit des bonnes actions! Je me suis engagé à dire la vérité sur l'empereur, en bien comme en mal; tout lecteur qui s'attend à ne trouver dans mes mémoires que du mal sur le compte de l'empereur, comme celui qui s'attendrait à n'y trouver que du bien, fera sagement de ne pas aller plus loin, car j'ai fermement résolu de raconter tout ce que je sais. Ce n'est pas ma faute si les bienfaits accordés par l'empereur ont été tellement nombreux que mes récits devront souvent tourner à sa louange. J'ai cru bon de faire ces courtes observations avant de rapporter ici une autre grâce accordée par Sa Majesté à l'époque du couronnement, et que l'aventure de mademoiselle de Lajolais m'a rappelée. Le jour de la première distribution dans l'église des Invalides de la décoration de la Légion-d'Honneur, et au moment où, cette imposante cérémonie étant terminée, l'empereur allait se retirer, un très-jeune homme vint se jeter à genoux sur les marches du trône en criant: _Grâce! grâce pour mon père!_ Sa Majesté, touchée de sa physionomie intéressante et de sa profonde émotion, s'approcha de lui et voulut le relever; mais le jeune homme se refusait à changer d'attitude, et répétait sa demande d'un ton suppliant. «Quel est le nom de votre père?» lui demanda l'empereur.--«Sire, répondit le jeune homme pouvant à peine se faire entendre, il s'est fait assez connaître, et les ennemis de mon père ne l'ont que trop calomnié auprès de Votre Majesté; mais je jure qu'il est innocent. Je suis le fils de Hugues Destrem.--Votre père, Monsieur, s'est gravement compromis par ses liaisons avec des factieux incorrigibles; mais j'aurai égard à votre demande. M. Destrem est heureux d'avoir un fils qui lui est si dévoué.» Sa Majesté ajouta encore quelques paroles consolantes, et le jeune homme se retira avec la certitude que son père serait gracié. Malheureusement le pardon accordé par l'empereur arriva trop tard: M. Hugues Destrem, qui avait été transporté à l'île d'Oléron après l'attentat du 3 nivôse, auquel il n'avait pourtant pris aucune part, mourut dans cet exil, avant d'avoir reçu la nouvelle que les sollicitations de son fils avaient obtenu un plein succès. À notre retour de la glorieuse campagne d'Austerlitz, la commune de Saint-Cloud, si favorisée par le séjour de la cour, avait décidé qu'elle se distinguerait dans cette circonstance, et s'efforcerait de prouver tout son amour pour l'empereur. Le maire de Saint-Cloud était M. Barré, homme d'une instruction parfaite et d'une grande bonté; Napoléon l'estimait particulièrement, et aimait à s'entretenir avec lui; aussi fut-il sincèrement regretté de ses administrés, quand la mort le leur enleva. M. Barré fit élever un arc de triomphe simple, mais noble et de bon goût, au bas de l'avenue qui conduit au palais; on le décora de l'inscription suivante: À SON SOUVERAIN CHÉRI LA PLUS HEUREUSE DES COMMUNES. Le soir où l'on attendait l'empereur, M. le maire et ses adjoints, avec la harangue obligée, passèrent une partie de la nuit au pied du monument. M. Barré, qui était vieux et valétudinaire, se retira, mais non sans avoir placé en sentinelle un de ses administrés qui devait l'aller prévenir de la venue du premier courrier. On fit poser une échelle en travers de l'arc de triomphe pour que personne n'y pût passer avant Sa Majesté. Malheureusement l'argus municipal vint à s'endormir: l'empereur arrive sur le matin et passe à côté de l'arc de triomphe, en riant beaucoup de l'obstacle qui l'empêchait de jouir de l'honneur insigne que lui avaient préparé les bons habitans de Saint-Cloud. Le jour même de l'événement, on fit courir dans le palais un petit dessin représentant les autorités endormies auprès du monument. On n'avait eu garde d'oublier l'échelle qui barrait le passage; on lisait au-dessous _l'arc barré_, par allusion au nom du maire. Quant à l'inscription, on l'avait travestie de cette manière: À SON SOUVERAIN CHÉRI LA PLUS DORMEUSE DES COMMUNES. Leurs Majestés s'amusèrent beaucoup de cette plaisanterie. La cour étant à Saint-Cloud, l'empereur, qui avait travaillé fort tard avec M. de Talleyrand, invita ce dernier à coucher au château. Le prince, qui aimait mieux retourner à Paris, refusa, donnant pour excuse que les lits avaient une odeur fort désagréable. Il n'en était pourtant rien, et on avait, comme on peut aisément le croire, le plus grand soin du mobilier, tant au garde-meuble que dans les différens palais impériaux. Le motif assigné par M. de Talleyrand avait été donné par hasard; il aurait pu tout aussi bien en assigner un autre. Néanmoins l'observation frappa l'empereur, et le soir, en entrant dans sa chambre, il se plaignit que son lit sentait mauvais. Je l'assurai du contraire, en promettant à Sa Majesté que le lendemain elle serait convaincue de son erreur. Mais loin d'être persuadé, l'empereur, à son lever, répéta que son lit avait une odeur fort désagréable et qu'il fallait absolument le changer. Sur-le-champ on appela M. Charvet, concierge du palais, à qui Sa Majesté se plaignit de son lit et ordonna d'en faire apporter un autre. M. Desmasis, conservateur du garde-meuble, fut aussi mandé; il examine matelas, lits de plume et couvertures, les tourne et retourne en tout sens; d'autres personnes en font autant, et chacun demeure convaincu que le lit de Sa Majesté ne répandait aucune odeur. Malgré tant de témoignages, l'empereur, non parce qu'il tenait à honneur de n'avoir pas le démenti de ce qu'il avait avancé, mais seulement par suite d'un caprice auquel il était assez sujet, persista dans sa première idée et exigea que son coucher fût changé. Voyant qu'il fallait obéir, j'envoyai le coucher aux Tuileries et fis apporter le lit de Paris au château de Saint-Cloud, L'empereur applaudit à ce changement, et quand il fut revenu aux Tuileries, il ne s'aperçut pas de l'échange et trouva très-bon son coucher dans ce château. Ce qu'il y eut de plus plaisant, c'est que les dames du palais ayant appris que l'empereur s'était plaint de son lit, trouvèrent aux leurs une odeur insupportable. Il fallut tout bouleverser, et cela fit une petite révolution. Les caprices des souverains ont quelque chose d'épidémique. CHAPITRE XIII. Liaisons secrètes de l'empereur.--Quelle est, selon l'empereur, la conduite d'un honnête homme.--Ce que Napoléon entendait par _immoralité_.--Tentations des souverains.--Discrétion de l'empereur.--Jalousie de Joséphine.--Madame Gazani.--Rendez-vous dans l'ancien appartement de M. de Bourrienne.--L'empereur en tête à tête _avec un ministre_.--Soupçons et agitation de l'impératrice.--Ma consigne me force à mentir.--L'impératrice plaidant à mes dépens le faux pour savoir le vrai.--Petite réprimande adressée à mon sujet par l'empereur à l'impératrice.--Je suis justifié.--Bouderie passagère.--Durée de la liaison de l'empereur avec madame Gazani.--Madame de Rémusat dame d'honneur de l'impératrice.--Expédition nocturne de Joséphine et de madame de Rémusat.--Ronflement formidable.--Terreur panique et fuite précipitée.--Larmes et rire fou.--L'allée des Veuves.--L'empereur en bonnes fortunes.--Le prince Murat et moi nous l'attendons à la porte de...--Inquiétude de Murat.--Mot _impérial_ de Napoléon.--Les pourvoyeurs officieux.--Je suis sollicité par certaines dames.--Ma répugnance pour les marchés clandestins.--Anciennes attributions du premier valet de chambre, non rétablies par l'empereur.--Complaisance d'un général.--Résistance d'une dame _après_ son mariage.--Mademoiselle E... lectrice de la princesse Murat.--Portrait de mademoiselle E...--Intrigue contre l'impératrice.--Entrevues aux Tuileries et quelles en furent les suites.--Naissance d'un enfant impérial.--Éducation de cet enfant.--Mademoiselle E... à Fontainebleau.--Mécontentement de l'empereur.--Rigueur envers la mère et tendresse pour le fils.--Les trois fils de Napoléon.--Distractions de l'empereur à Boulogne.--La belle Italienne.--Découverte et proposition de Murat.--Mademoiselle L. B.--Spéculation honteuse.--Les pas de ballet.--Le teint échauffé.--Å’illades en pure perte.--Visite à mademoiselle Lenormand.--Discrétion de mademoiselle L. B. sur les prédictions de la devineresse.--Crédulité justifiée par l'événement.--Balivernes. Sa Majesté avait coutume de dire que l'on reconnaissait un honnête homme à sa conduite envers sa femme, ses enfans et ses domestiques, et j'espère qu'il ressortira de ces mémoires que l'empereur, sous ces divers rapports, avait la conduite d'un honnête homme, telle qu'il la définissait. Il disait encore que l'immoralité était le vice le plus dangereux dans un souverain, parce qu'il faisait loi pour les sujets. Ce qu'il entendait par _immoralité_, c'était sans doute une publicité scandaleuse donnée à des liaisons qui devraient toujours rester secrètes: car pour ces liaisons en elles-mêmes, il ne les repoussait pas plus qu'un autre lorsqu'elles venaient se jeter à sa tête. Peut-être tout autre, dans la même position que lui, entouré de séductions, d'attaques et d'avances de toute espèce, aurait moins souvent encore résisté à la tentation. Pourtant à Dieu ne plaise que je veuille prendre ici la défense de Sa Majesté sous ce rapport; je conviendrai même, si l'on veut, que sa conduite n'offrait pas l'exemple de l'accord le plus parfait avec la morale de ses discours; mais on avouera aussi que c'était beaucoup, pour un souverain, de cacher avec le plus grand soin ses distractions au public, pour qui elles auraient été un sujet de scandale, ou, qui pis est, d'imitation, et à sa femme, qui en aurait éprouvé le plus violent chagrin. Voici, sur ce chapitre délicat, deux ou trois anecdotes qui me reviennent maintenant à l'esprit, et qui sont, je crois, à peu près de l'époque à laquelle ma narration est parvenue. L'impératrice Joséphine était jalouse, et malgré la prudence dont usait l'empereur dans ses liaisons secrètes, elle n'était pas sans être quelquefois informée de ce qui se passait. L'empereur avait connu à Gênes madame Gazani, fille d'une danseuse italienne, et il continuait de la recevoir à Paris. Un jour qu'il avait rendez-vous avec cette dame dans les petits appartemens, il m'ordonna de rester dans sa chambre, et de répondre aux personnes qui le demanderaient, fût-ce même Sa Majesté l'impératrice, qu'il travaillait dans son cabinet avec un ministre. Le lieu de l'entrevue était l'ancien appartement occupé par M. de Bourrienne, dont l'escalier donnait dans la chambre à coucher de Sa Majesté. Cet appartement avait été arrangé et décoré fort simplement; il avait une seconde sortie sur l'escalier, dit l'escalier noir, parce qu'il était sombre et peu éclairé. C'était par là qu'entrait madame Gazani. Quant à l'empereur, il allait la trouver par la première issue. Il y avait peu d'instans qu'ils étaient réunis, quand l'impératrice entra dans la chambre de l'empereur, et me demanda ce que faisait son époux. «Madame, l'empereur est fort occupé en ce moment; il travaille dans son cabinet avec un ministre.--Constant, je veux entrer.--Cela est impossible, madame, j'ai reçu l'ordre formel de ne pas déranger Sa Majesté, pas même pour Sa Majesté l'impératrice.» Là dessus, celle-ci s'en retourna mécontente et même courroucée. Au bout d'une demi-heure, elle revint, et comme elle renouvela sa demande, il me fallut bien renouveler ma réponse. J'étais désolé de voir le chagrin de Sa Majesté l'impératrice, mais je ne pouvais manquer à ma consigne. Le même soir, à son coucher, l'empereur me dit, d'un ton fort sévère, que l'impératrice lui avait assuré tenir de moi que, lorsqu'elle était venue le demander, il était enfermé avec une dame. Je répondis à l'empereur, sans me troubler, que certainement il ne pouvait croire cela. «Non, reprit Sa Majesté, revenant au ton amical dont elle m'honorait habituellement, je vous connais assez pour être assuré de votre discrétion; mais malheur aux sots qui bavardent, si je parviens à les découvrir.» Au coucher du lendemain, l'impératrice entra comme l'empereur se mettait au lit, et Sa Majesté lui dit devant moi: «C'est fort mal, Joséphine, de prêter des mensonges à ce pauvre Constant; il n'était pas homme à vous faire un conte comme celui que vous m'avez rapporté.» L'impératrice s'assit sur le bord du lit, se prit à rire, et mit sa jolie petite main sur la bouche de son mari. Comme il était question de moi, je me retirai. Pendant quelques jours, Sa Majesté l'impératrice fut froide et sévère envers moi; mais comme cela lui était peu naturel, elle reprit bientôt cet air de bonté qui lui gagnait tous les cÅ“urs. * * * Quant à la liaison de l'empereur avec madame Gazani, elle dura à peu près un an; encore les rendez-vous n'avaient lieu qu'à des époques assez éloignées. Le trait de jalousie suivant ne m'est pas aussi personnel que celui que je viens de citer. Madame de R***, femme d'un de messieurs les préfets du palais, et celle de ses dames d'honneur que Sa Majesté l'impératrice aimait le plus, la trouva un soir tout en larmes et désespérée. Madame de R*** attendit en silence que Sa Majesté daignât lui apprendre la cause de ce violent chagrin. Elle n'attendit pas long-temps. À peine était-elle entrée dans le salon, que Sa Majesté s'écria: «Je suis sûre qu'il est maintenant couché avec une femme. Ma chère amie, ajouta-t-elle continuant de pleurer, prenez ce flambeau et allons écouter à sa porte: nous entendrons bien.» Madame de R*** fit tout ce qu'elle put pour la dissuader de ce projet; elle lui représenta l'heure avancée, l'obscurité du passage, le danger qu'elles couraient d'être surprises; mais tout fut inutile. Sa Majesté lui mit le flambeau dans la main en lui disant: «Il faut absolument que vous m'accompagniez. Si vous avez peur, je marcherai devant vous.» Madame de R*** obéit, et voilà les deux dames s'avançant sur la pointe du pied dans le corridor, à la lueur d'une seule bougie que l'air agitait. Arrivées à la porte de l'antichambre de l'empereur, elles s'arrêtent, respirant à peine, et l'impératrice tourne doucement le bouton. Mais au moment où elle met le pied dans l'appartement, Roustan qui y couchait, et qui était profondément endormi, poussa un ronflement formidable et prolongé. Ces dames n'avaient pas pensé apparemment qu'il se trouverait là, et madame de R*** s'imaginant le voir déjà sautant à bas du lit, le sabre et le pistolet au poing, tourne les talons et se met à courir de toutes ses forces, son flambeau à la main, vers l'appartement de l'impératrice, laissant celle-ci dans la plus complète obscurité. Elle ne reprit haleine que dans la chambre à coucher de l'impératrice, et ce ne fut aussi que là qu'elle se souvint que celle-ci était restée sans lumière dans les corridors. Madame de R*** allait retourner à sa rencontre, lorsqu'elle la vit revenir se tenant les côtés de rire, et parfaitement consolée de son chagrin par cette burlesque aventure. Madame de R*** cherchait à s'excuser: «Ma chère amie, lui dit Sa Majesté, vous n'avez fait que me prévenir. Ce butor de Roustan m'a fait une telle peur, que je vous aurais donné l'exemple de la fuite, si vous n'aviez pas été encore un peu plus poltronne que moi.» Je ne sais ce que ces dames auraient découvert si le courage ne leur eût manqué avant d'avoir mené à fin leur expédition; rien du tout, peut-être, car l'empereur ne recevait que rarement aux Tuileries la personne dont il était épris pour le moment. On a vu que, sous le consulat, il donnait ses rendez-vous dans une petite maison de l'allée des Veuves. Empereur, c'était encore hors du château qu'avaient lieu ses entrevues amoureuses. Il s'y rendait incognito la nuit, et s'exposait à toutes les chances que court un homme à bonnes fortunes. Un soir, entre onze heures et minuit, l'empereur me fait appeler, demande un frac noir et un chapeau rond, et m'ordonne de le suivre. Nous montons, le prince Murat troisième, dans une voiture de couleur sombre; César conduisait. Il n'y avait qu'un seul laquais pour ouvrir la portière, et tous deux étaient sans livrée. Après une petite course dans Paris, l'empereur fit arrêter dans la rue de... Il descendit, fit quelques pas en avant, frappa à une porte cochère et entra seul dans un hôtel. Le prince et moi étions restés dans la voiture. Des heures se passèrent, et nous commençâmes à nous inquiéter. La vie de l'empereur avait été assez souvent menacée pour qu'il ne fût que trop naturel de craindre quelque nouveau piége ou quelque surprise. L'imagination fait du chemin lorsqu'elle est poursuivie par de telles craintes. Le prince Murat jurait et maudissait énergiquement tantôt l'imprudence de Sa Majesté, tantôt sa galanterie, tantôt la dame et ses complaisances. Je n'étais pas plus rassuré que lui, mais, plus calme, je cherchais à la calmer. Enfin, ne pouvant plus résister à son impatience, le prince s'élance hors de la voiture, je le suis, et il avait la main sur le marteau de la porte lorsque l'empereur en sortit. Il était déjà grand jour. Le prince lui fit part de nos inquiétudes et des réflexions que nous avions faites sur sa témérité. «Quel enfantillage! dit là-dessus Sa Majesté, qu'aviez-vous tant à craindre? partout où je suis, ne suis-je pas chez moi?» C'était bien volontairement que quelques habitués de la cour s'empressaient de parler à l'empereur de jeunes et jolies personnes qui désiraient être connues de lui, car il n'était nullement dans son caractère de donner de pareilles commissions. Je n'étais pas assez grand seigneur pour trouver un tel emploi honorable; aussi n'ai-je jamais voulu me mêler des affaires de ce genre. Ce n'est pourtant pas faute d'avoir été indirectement sondé, ou même ouvertement sollicité par certaines dames qui ambitionnaient le titre de favorites, quoique ce titre ne donnât que fort peu de droits et de priviléges auprès de l'empereur; mais encore une fois je n'entrais point dans de tels marchés; je me contentais de m'occuper des devoirs que m'imposait ma place, non d'autre chose; et quoique Sa Majesté prît plaisir à ressusciter les usages de l'ancienne monarchie, les secrètes attributions du premier valet de chambre ne furent point rétablies, et je me gardai bien de les réclamer. Assez d'autres (non des valets de chambre) étaient moins scrupuleux que moi. Le général L... parla un jour à l'empereur d'une demoiselle fort jolie, dont la mère tenait une maison de jeu, et qui désirait lui être présentée. L'empereur la reçut une seule fois. Peu de jours après elle fut mariée. À quelque temps de là, Sa Majesté voulut la revoir et la redemanda. Mais la jeune femme répondit qu'elle ne s'appartenait plus, et elle se refusa à toutes les instances, à toutes les offres qui lui furent faites. L'empereur n'en parut nullement mécontent; il loua au contraire madame D... de sa fidélité à ses devoirs et approuva fort sa conduite. Son altesse impériale la princesse Murat avait, en 1804, dans sa maison, une jeune lectrice, mademoiselle E... Elle était grande, svelte, bien faite, brune avec de beaux yeux noirs, vive et fort coquette, et pouvait avoir de dix-sept à dix-huit ans. Quelques personnes qui croyaient avoir intérêt à éloigner Sa Majesté de l'impératrice sa femme, remarquèrent avec plaisir la disposition de la lectrice à essayer le pouvoir de ses Å“illades sur l'empereur, et celle de ce dernier à s'y laisser prendre. Elles attisèrent adroitement le feu, et ce fut une d'elles qui se chargea de toute la diplomatie de cette _affaire_. Des propositions faites par un tiers furent sur-le-champ acceptées. La belle E... vint au château, en secret, mais rarement, et elle n'y passait que deux ou trois heures. Elle devint grosse. L'empereur fit louer pour elle, rue Chantereine, un hôtel où elle accoucha d'un beau garçon qui fut doté dès sa naissance de 30,000 francs de rente. On le confia d'abord aux soins de madame L..., nourrice du prince Achille Murat, laquelle le garda trois ou quatre ans. Ensuite M. M..., secrétaire de Sa Majesté, fut chargé de pourvoir à l'éducation de cet enfant. Lorsque l'empereur revint de l'île d'Elbe, le fils de mademoiselle E... fut remis aux mains de sa majesté l'impératrice-mère. La liaison de l'empereur avec mademoiselle E... ne dura pas long-temps. Un jour on la vit arriver avec sa mère à Fontainebleau, où se trouvait la cour. Elle monta à l'appartement de Sa Majesté, et me demanda de l'annoncer. L'empereur fut on ne peut plus mécontent de cette démarche, et me chargea d'aller dire de sa part à mademoiselle E... qu'il lui défendait de jamais se présenter devant lui sans sa permission et de séjourner un instant de plus à Fontainebleau. Malgré cette rigueur pour la mère, l'empereur aimait tendrement le fils. Je le lui amenais souvent; il le caressait, lui donnait cent friandises, et s'amusait beaucoup de sa vivacité et de ses reparties, qui étaient très-spirituelles pour son âge. Cet enfant et celui de la belle Polonaise dont je parlerai plus tard sont, avec le roi de Rome, les seuls enfans qu'ait eus l'empereur. Il n'a jamais eu de filles, et je crois qu'il n'aurait pas aimé à en avoir. J'ai vu je ne sais où que l'empereur, pendant le séjour le plus long que nous ayons fait à Boulogne, se délassait la nuit des travaux de la journée avec une belle Italienne. Voici ce que je sais de cette aventure. Sa Majesté se plaignait un matin, pendant que je l'habillais, en présence du prince Murat, de ne voir que des figures à moustaches, ce qui, disait-elle, était fort triste. Le prince toujours prêt, dans les occasions de ce genre, à offrir ses services à son beau-frère, lui parla d'une dame génoise belle et spirituelle, qui avait le plus grand désir de voir Sa Majesté. L'empereur accorda, en riant, un tête-à-tête, et le prince se chargea de transmettre le message. Il y avait deux jours que, par ses soins, la belle dame était arrivée et installée dans la haute ville, lorsque l'empereur, qui habitait au Pont de Briques, m'ordonna un soir de prendre une voiture et d'aller chercher la protégée du prince Murat. J'obéis et j'amenai la belle Génoise, qui, pour éviter le scandale, bien qu'il fît nuit close, fut introduite par un petit jardin situé derrière les appartemens de Sa Majesté. La pauvre femme était bien émue et pleurait; mais elle se consola promptement en se voyant bien accueillie: l'entrevue se prolongea jusqu'à trois heures du matin, et je fus alors appelé pour reconduire la dame. Elle revint, depuis, quatre ou cinq fois et revit encore l'empereur à Rambouillet. Elle était bonne, simple, crédule et point du tout intrigante, et ne chercha point à tirer parti d'une liaison qui, du reste, ne fut que passagère. Une autre de ces favorites d'un moment qui se précipitaient en quelque sorte dans les bras de l'empereur, sans lui donner le temps de lui adresser ses hommages, mademoiselle L. B. était une fort jolie personne; elle avait de l'esprit et un bon cÅ“ur, et si elle eût reçu une éducation moins frivole, elle aurait été sans doute une femme estimable. Mais j'ai tout lieu de penser que sa mère avait toujours eu le dessein d'acquérir un protecteur à son second mari, en _utilisant_ la jeunesse et les attraits de la fille de son premier; je ne me souviens pas de son nom, mais il était d'une famille noble, ce dont la mère et la fille se félicitaient beaucoup. La jeune personne était bonne musicienne, et chantait agréablement; mais ce qui me paraissait aussi ridicule qu'indécent, c'était de la voir devant une assez nombreuse compagnie réunie chez sa mère, danser des pas de ballet, dans un costume presque aussi léger qu'à l'Opéra, avec des castagnettes ou un tambour de basque, et terminer sa danse par une répétition d'attitudes et de grâces. Avec une pareille éducation, elle devait trouver sa position toute naturelle; aussi fut-elle fort chagrine du peu de durée qu'eut sa liaison avec l'empereur. Pour la mère, elle en était désespérée, et me disait avec une naïveté révoltante: «Voyez ma pauvre Lise, comme elle a le teint échauffé! c'est le chagrin de se voir négligée, cette chère enfant. Que vous seriez bon si vous pouviez la faire demander!» Pour provoquer une entrevue dont la mère et la fille étaient si désireuses, elles vinrent toutes deux à la chapelle de Saint-Cloud, où pendant la messe la _pauvre_ Lise lançait à l'empereur des Å“illades qui faisaient rougir les jeunes femmes qui s'en aperçurent. Tout cela fut du temps perdu, et l'empereur n'y fit nulle attention. Le colonel L. B. était aide-de-camp du général L..., gouverneur de Saint-Cloud; le général était veuf, et c'est ce qui peut faire excuser l'intimité de sa fille unique avec la famille L. B..., qui m'étonnait beaucoup. Un jour que je dînais chez le colonel avec sa femme, sa belle-fille et mademoiselle L......, le général fit demander son aide-de-camp, et je restai seul avec ces dames, qui me sollicitèrent vivement de les accompagner chez mademoiselle Lenormand. J'aurais eu mauvaise grâce à ne pas céder. Nous montâmes en voiture, et arrivâmes rue de Tournon. Mademoiselle L. B... entra la première dans l'antre de la sibylle, y resta long-temps, mais fut fort discrète sur ce qui lui avait été dit. Pour mademoiselle L......, elle nous dit fort ingénument qu'elle avait de bonnes nouvelles, et qu'elle épouserait bientôt celui qu'elle aimait; ce qui en effet ne tarda pas. Ces demoiselles me pressèrent de consulter à mon tour la prophétesse, et je m'aperçus bien que j'étais connu, car mademoiselle Lenormand vit tout de suite dans ma main que j'avais le bonheur d'approcher d'un grand homme et d'en être aimé; puis elle ajouta mille autres balivernes de ce genre dont je la remerciai au plus vite, tant elles m'ennuyaient. CHAPITRE XIV. Les trônes de la famille impériale.--Rupture du traité fait avec la Prusse.--La reine de Prusse et le duc de Brunswick.--Départ de Paris.--Cent cinquante mille hommes dispersés en quelques jours.--Mort du prince Louis de Prusse.--Guindé, maréchal-des-logis du 10e de hussards.--La voiture de Constant versée sur la route.--Empressement des soldats à lui porter secours.--Le chapeau et le premier valet de chambre du petit caporal.--Arrivée de l'empereur sur le plateau de Weimar.--Chemin creusé dans le roc vif.--Danger de mort couru par l'empereur.--L'empereur à plat ventre.--Compliment de l'empereur au soldat qui avait failli le tuer.--Fruits de la bataille d'Iéna.--Mort du général Schmettau et du duc de Brunswick.--Fuite du roi et de la reine de Prusse.--La reine amazone passant la revue de son armée.--Costume de la reine.--La reine poursuivie par des hussards français.--Ardeur et propos des soldats.--Les dragons Klein.--Réprimande adressée et récompense accordée par l'empereur aux soldats qui avaient poursuivi la reine de Prusse.--Clémence envers le duc de Weimar.--Quel était le lit de Constant sous la tente de l'empereur.--Constant partage son lit avec le roi de Naples.--Une nuit de l'empereur et de Constant en campagne.--Sommeil interrompu.--Les aides-de-camp.--Le prince de Neufchâtel.--Déjeuner.--Tournée à cheval.--Roustan et le flacon d'eau-de-vie.--Abstinence de l'empereur à l'armée.--Le petit croûton et le verre de vin.--Intrépidité du contrôleur de la bouche.--Visite du champ de bataille.--L'empereur accablé de fatigue.--Réveil gracieux de l'empereur.--Sa facilité à se rendormir.--Travail particulier de l'empereur aux approches d'une bataille.--Les cartes et les épingles.--Activité du service en campagne et en voyage.--Promptitude des préparatifs.--Une ambulance changée en logement pour l'empereur.--Cadavres, membres coupés, taches de sang, etc., enlevés en quelques minutes.--L'empereur dormant sur le champ de bataille.--En route sur Potsdam.--Orage.--Rencontre d'une Égyptienne, veuve d'un officier français.--Bienfait de l'empereur.--L'empereur à Potsdam.--Les reliques du grand Frédéric.--Charlottembourg.--Toilette de l'armée avant d'entrer dans Berlin.--Entrée à Berlin.--L'empereur faisant rendre les honneurs militaires au buste du grand Frédéric.--Les grognards.--Égards de l'empereur pour la sÅ“ur du roi de Prusse.--Grande revue.--Pétition présentée par deux femmes.--Curiosité de l'empereur.--Mission confiée à Constant.--Une suppliante de seize ans.--L'_étiquette_.--Entretien muet.--L'empereur peu satisfait de son tête-à-tête.--Enlèvement.--Singulière rencontre.--Aventures de la jeune Prussienne.--Crédulité suivie de détresse.--Constant recommande la belle Prussienne à l'empereur.--Retour d'un caprice.--Objections de Constant.--Générosité de l'empereur. PENDANT que l'empereur donnait des couronnes à ses frères et à ses sÅ“urs, au prince Louis le trône de Hollande, Naples au prince Joseph, le duché de Berg au prince Murat, à la princesse Elisa Lucques et Massa-Carrara, Guastalla à la princesse Pauline Borghèse: pendant qu'il s'assurait de plus en plus par des alliances de famille et par des traités, la coopération des différens états qui étaient entrés dans la confédération du Rhin, la guerre se rallumait entre la France et la Prusse. Il ne m'appartient pas de rechercher les causes de cette guerre, ni de quel côté étaient venues les premières provocations. Tout ce que j'en sais, c'est que j'entendis cent fois, aux Tuileries et en campagne, l'empereur, causant avec ses familiers, accuser le vieux duc de Brunswick, dont le nom était si odieux en France depuis 1792, et la jeune et belle reine de Prusse d'avoir excité le roi Frédéric-Guillaume à rompre le traité de paix. La reine était, suivant l'empereur, plus disposée à guerroyer que le général Blücher lui-même. Elle portait l'uniforme du régiment à qui elle avait donné son nom, se montrait à toutes les revues, et commandait les manÅ“uvres. Nous partîmes de Paris à la fin de septembre. Mon dessein n'est pas d'entrer dans les détails de cette merveilleuse campagne, où l'on vit l'empereur, en moins de quelques jours, écraser une armée de cent cinquante mille hommes parfaitement disciplinés, pleins d'enthousiasme et de courage, et ayant leur pays à défendre. Dans un des premiers combats le jeune prince Louis de Prusse, frère du roi, fut tué à la tête de ses troupes, par Guindé, maréchal-des-logis du 10e de hussards. Le prince combattait corps à corps avec ce brave sous-officier, qui lui dit: «Rendez-vous, colonel, ou vous êtes mort.» Le prince Louis ne lui répondit que par un coup de sabre, et Guindé lui plongea le sien dans le corps. Il tomba mort sur la place. Dans cette campagne, les routes étant défoncées par le passage continuel de l'artillerie, ma voiture versa, et un des chapeaux de l'empereur tomba par la portière. Un régiment qui passait sur la même route reconnut le chapeau à sa forme particulière, et sur-le-champ ma voiture fut relevée. «Non, disaient ces braves militaires, nous ne laisserons pas dans l'embarras le premier valet de chambre du petit caporal.» Le chapeau, après avoir passé dans toutes les mains, me fut enfin remis avant mon départ. L'empereur, arrivé sur le plateau de Weimar, fit ranger son armée en bataille et bivouaqua au milieu de sa garde. Vers deux heures du matin il se leva et partit à pied pour aller examiner les travaux d'un chemin qu'il faisait creuser dans le roc pour le transport de l'artillerie. Il resta près d'une heure avec les travailleurs, et avant de s'acheminer vers son bivouac, il voulut donner un coup-d'Å“il aux avant-postes les plus voisins. Cette excursion que l'empereur voulut faire seul et sans aucune escorte, pensa lui coûter la vie. La nuit était très-noire, et les sentinelles du camp ne voyaient pas à dix pas autour d'elles. La première, entendant quelqu'un marcher dans l'ombre, en s'approchant de notre ligne, cria _qui vive_ et se tint prête à faire feu. L'empereur, qu'une profonde préoccupation, ainsi qu'il l'a dit lui-même ensuite, empêchait d'entendre la voix de la sentinelle, ne fit aucune réponse, et ce fut une balle sifflant à son oreille qui le tira de sa distraction. Aussitôt il s'aperçut du danger qu'il courait et se jeta à plat-ventre; la précaution était des plus sages, car à peine Sa Majesté s'était-elle laissé tomber dans cette position, que d'autres balles passèrent au dessus de sa tête, la décharge de la première sentinelle ayant été répétée par toute la ligne. Ce premier feu essuyé, l'empereur se releva, marcha vers le poste le plus rapproché et s'y fit reconnaître. Sa Majesté était encore à ce poste, lorsque y rentra le soldat qui avait tiré sur elle, et qui venait d'être relevé de garde; c'était un jeune grenadier de la ligne. L'empereur lui ordonna de s'approcher et lui pinçant fortement la joue: «Comment, coquin, lui dit-il, tu m'as donc pris pour un Prussien? Ce drôle-là ne jette pas sa poudre aux moineaux; il ne tire qu'aux empereurs.» Le pauvre soldat était tout troublé de l'idée qu'il aurait pu tuer le petit caporal, qu'il adorait comme tout le reste de l'armée, et ce fut avec grande peine qu'il put dire: «Pardon, Sire, mais c'était la consigne; si vous ne répondez pas, c'est pas ma faute. Fallait mettre dans la consigne que vous ne vouliez pas répondre.» L'empereur le rassura en souriant et lui dit en s'éloignant du poste: «Mon brave, je ne te fais pas de reproche. C'était assez bien visé pour un coup tiré à tâtons; mais tout à l'heure il fera jour, tire plus juste et j'aurai soin de toi.» On sait quels furent les fruits de la bataille d'Iéna, livrée le 14 octobre. Presque tous les généraux prussiens, du moins les meilleurs, y furent pris ou mis hors d'état de continuer la campagne[49]. Le roi et la reine prirent la fuite, et ne s'arrêtèrent qu'à KÅ“nigsberg. Quelques momens avant l'attaque, la reine de Prusse, montée sur un cheval fier et léger, avait paru au milieu des soldats, et l'élite de la jeunesse de Berlin suivait la royale amazone qui galopait devant les premières lignes de bataille. On voyait tous les drapeaux que sa main avait brodés pour encourager ses troupes, et ceux du grand Frédéric, que la poudre du canon avait noircis, s'incliner à son approche, tandis que des cris d'enthousiasme s'élevaient dans tous les rangs de l'armée prussienne. Le ciel était si pur et les deux armées si proches l'une de l'autre, que les Français pouvaient facilement distinguer le costume de la reine. Ce costume singulier fut, en grande partie, la cause des dangers qu'elle courut dans sa fuite. Elle était coiffée d'un casque en acier poli, qu'ombrageait un superbe panache. Elle portait une cuirasse toute brillante d'or et d'argent. Une tunique d'étoffe d'argent complétait sa parure, et tombait jusqu'à ses jambes, chaussées de brodequins rouges, éperonnés en or. Ce costume rehaussait les charmes de la belle reine. Lorsque l'armée prusienne fut mise en déroute, la reine resta seule avec trois ou quatre jeunes gens de Berlin, qui la défendirent jusqu'à ce que deux hussards, qui s'étaient couverts de gloire pendant la bataille, tombèrent au grand galop, la pointe du sabre haute, au milieu de ce petit groupe qui fut à l'instant même dispersé. Effrayé par cette brusque attaque, le cheval que montait Sa Majesté s'enfuit de toute la force de ses jambes, et bien en prit à la reine fugitive de ce qu'il était agile comme un cerf, car les deux hussards l'eussent infailliblement faite prisonnière. Plus d'une fois ils la serrèrent d'assez près pour qu'elle entendît leurs propos de soldat, et des quolibets de nature à effaroucher ses oreilles. La reine, ainsi poursuivie, était arrivée en vue de la porte de Weimar, quand un fort détachement des dragons Klein fut aperçu accourant à toute bride. Le chef avait ordre de prendre la reine à quelque prix que ce fût. Mais à peine était-elle entrée dans la ville qu'on en ferma les portes. Les hussards et le détachement de dragons s'en retournèrent désappointés au champ de bataille. Les détails de cette singulière poursuite vinrent bientôt aux oreilles de l'empereur, qui fit venir les hussards en sa présence. Après leur avoir, en termes fort vifs, témoigné son mécontentement des plaisanteries indécentes qu'ils avaient osé faire sur la reine, quand son malheur devait encore ajouter au respect dû à son rang et à son sexe, l'empereur se fit rendre compte de la manière dont ces deux braves s'étaient comportés pendant la bataille. Sachant qu'ils avaient fait des prodiges de valeur, Sa Majesté leur donna la croix, et fit compter à chacun trois cents francs de gratification. L'empereur usa de clémence à l'égard du duc de Weimar, qui avait commandé une division prussienne. Le lendemain de la bataille d'Iéna, Sa Majesté, étant allée à Weimar, logea au palais ducal, où elle fut reçue par la duchesse régente: «Madame, lui dit l'empereur, je vous sais gré de m'avoir attendu; et c'est parce que vous avez eu cette confiance en moi que je pardonne à votre mari.» Quand nous étions à l'armée, je couchais sous la tente de l'empereur, soit sur un petit tapis, soit sur une peau d'ours dont il s'enveloppait dans sa voiture. Lorsqu'il m'arrivait de ne pouvoir me servir de ces objets, je cherchais à me procurer un peu de paille. Je me souviens d'avoir, un soir, rendu un grand service au roi de Naples, en partageant avec lui une botte de paille qui devait me servir de lit. Voici quelques détails qui pourront donner au lecteur une idée de la manière dont je passais les nuits en campagne. L'empereur reposait sur son petit lit en fer, et moi je me couchais où et comme je pouvais. À peine étais-je endormi que l'empereur m'appelait: «Constant.--Sire.--Voyez qui est de service. (C'était des aides-de-camp qu'il voulait parler.)--Sire, c'est M***.--Dites-lui de venir me parler.» Je sortais alors de latente pour aller avertir l'officier, que je ramenais avec moi. À son entrée, l'empereur lui disait: «Vous allez vous rendre auprès de tel corps, commandé par tel maréchal; vous lui enjoindrez d'envoyer tel régiment dans telle position; vous vous assurerez de celle de l'ennemi, puis vous viendrez m'en rendre compte.» L'aide-de-camp sortait et montait à cheval pour aller exécuter sa mission. Je me recouchais, l'empereur faisait mine de vouloir s'endormir, mais au bout de quelques minutes je l'entendais crier de nouveau: «Constant.--Sire.--Faites appeler le prince de Neufchâtel.» J'envoyais prévenir le prince, qui arrivait bientôt; et pendant le temps de la conversation je restais à la porte de la tente. Le prince écrivait quelques ordres et se retirait. Ces dérangemens avaient lieu plusieurs fois dans la nuit. Vers le matin, Sa Majesté s'endormait; alors j'avais aussi quelques instans de sommeil. Quand il venait des aides-de-camp apporter quelque nouvelle à l'empereur, je le réveillais en le poussant doucement. «Qu'est-ce? disait Sa Majesté en s'éveillant en sursaut; quelle heure est-il? faites entrer. L'aide-de-camp faisait son rapport; s'il en était besoin, Sa Majesté se levait sur-le-champ et sortait de la tente; sa toilette n'était pas longue; s'il devait y avoir une affaire, l'empereur observait le ciel et l'horizon, et je l'ai souvent entendu dire: «Voilà un beau jour qui se prépare!» Le déjeuner était préparé et servi en cinq minutes, et au bout d'un quart d'heure le couvert était levé. Le prince de Neufchâtel déjeunait et dînait tous les jours avec Sa Majesté; en huit ou dix minutes le plus long repas était terminé. «À cheval!» disait alors l'empereur, et il partait accompagné du prince de Neufchâtel, d'un aide-de-camp ou de deux, et de Roustan, qui portait toujours un flacon d'argent plein d'eau-de-vie dont l'empereur ne faisait presque jamais usage. Sa Majesté passait d'un corps à un autre, parlait aux officiers, aux soldats, les interrogeait, et voyait par ses yeux tout ce qu'il était possible de voir. S'il y avait quelque affaire, le dîner était oublié, et l'empereur ne mangeait que lorsqu'il était rentré. Si l'engagement durait trop long-temps, on lui portait alors et sans qu'il le demandât, un petit croûton de pain et un peu de vin. M. Colin, contrôleur de la bouche, a maintes fois bravé le canon pour porter ce léger repas à l'empereur. À l'issue d'un combat, Sa Majesté ne manquait jamais de visiter le champ de bataille; elle faisait distribuer des secours aux blessés en les encourageant par ses paroles. L'empereur rentrait quelquefois accablé de fatigue; il prenait un léger repas et se couchait pour recommencer encore ses interruptions de sommeil. Il est à remarquer que chaque fois que des circonstances imprévues forçaient les aides-de-camp à faire réveiller l'empereur, ce prince était aussi apte au travail qu'il l'eût été au commencement ou au milieu du jour: son réveil était aussi aimable que son air était gracieux. Le rapport d'un aide-de-camp étant terminé, Napoléon se rendormait aussi facilement que si son somme n'eût pas été interrompu. Les trois ou quatre jours qui précédaient une affaire, l'empereur passait la plus grande partie de son temps étendu sur de grandes cartes qu'il piquait avec des épingles dont la tête était en cire de différentes couleurs. Je l'ai déjà dit, toutes les personnes de la maison de l'empereur cherchaient à l'envi les moyens les plus sûrs et les plus prompts pour que rien ne lui manquât. Partout, en voyage comme en campagne, sa table, son café, son lit et son bain même, pouvaient être préparés en cinq minutes. Combien de fois ne fut-on pas obligé d'enlever en moins de temps encore des cadavres d'hommes et de chevaux pour dresser la tente de Sa Majesté! Je ne sais dans quelle campagne au-delà du Rhin nous nous trouvâmes arrêtés dans un mauvais village où, pour faire le logement de l'empereur, on fut obligé de prendre une baraque de paysan qui avait servi d'ambulance. Il fallut commencer d'abord par enlever les membres coupés, et laver les taches de sang: ce travail fut terminé en moins d'une demi-heure, et tout était presque bien. L'empereur dormait quelquefois un quart d'heure ou une demi-heure sur le champ de bataille, lorsqu'il était fatigué, ou qu'il voulait attendre plus patiemment le résultat des ordres qu'il avait donnés. Nous nous rendions à Potsdam, lorsque nous fûmes surpris par un violent orage: il était si fort et la pluie tellement abondante, que nous fûmes obligés de nous arrêter et de nous réfugier dans une maison voisine de la route; bien boutonné dans sa capote grise, et ne croyant pas qu'on pût le reconnaître, l'empereur fut fort surpris de voir en entrant dans la maison une jeune femme que sa présence faisait tressaillir: c'était une Égyptienne qui avait conservé pour mon maître cette vénération religieuse que lui portaient les Arabes. Veuve d'un officier de l'armée d'Égypte, le hasard l'avait conduite en Saxe, dans cette même maison où elle avait été accueillie. L'empereur lui accorda une pension de douze cents francs, et se chargea de l'éducation d'un fils, seul héritage que lui eût laissé son mari. «C'est la première fois, dit Napoléon, que je mets pied à terre pour éviter un orage; j'avais le pressentiment qu'une bonne action m'attendait là.» Le gain de la bataille d'Iéna avait frappé les Prussiens de terreur; la cour avait fui avec tant de précipitation, qu'elle avait tout laissé dans les maisons royales. En arrivant à Potsdam, l'empereur y trouva l'épée du grand Frédéric, son hausse-col, le grand cordon de ses ordres et son réveil. Il les fit porter à Paris, pour être conservés à l'hôtel des Invalides: «Je préfère ces trophées, dit Sa Majesté, à tous les trésors du roi de Prusse; je les enverrai à mes vieux soldats des campagnes de Hanovre; il les garderont comme un témoignage des victoires de la grande armée et de la vengeance qu'elle a tirée du désastre de Rosbach.» L'empereur ordonna le même jour la translation dans sa capitale de la colonne élevée par le grand Frédéric pour perpétuer le souvenir de la défaite des Français à Rosbach. Il aurait pu se contenter d'en changer l'inscription. Napoléon demeurait au château de Charlottembourg, où il avait établi son quartier-général. Les régimens de la garde arrivaient de tous côtés. Aussitôt qu'ils furent rassemblés, on leur donna l'ordre de se mettre en grande tenue, ce qui s'exécuta dans le petit bois, en avant de la ville. L'empereur fit son entrée dans la capitale de la Prusse, entre dix et onze heures du matin. Il était entouré de ses aides-de-camp et des officiers de son état-major. Tous les régimens défilèrent dans le plus grand ordre, tambours et musique en tête. L'excellente tenue des troupes excita l'admiration des Prussiens. Étant entrés dans Berlin, à la suite de l'empereur, nous arrivâmes sur la place de la ville au milieu de laquelle s'élevait un buste du grand Frédéric. Le nom de ce monarque est si populaire à Berlin et dans toute la Prusse, que j'ai vu cent fois, lorsqu'il arrivait à quelqu'un de le prononcer, soit dans un café ou dans tout autre lieu public, soit dans des réunions particulières, tous les assistans se lever, chacun ôtant son chapeau et donnant toutes les marques d'un respect et même d'un culte profond. L'empereur arrivé devant le buste, décrivit un demi-cercle au galop, suivi de son état-major, et baissant la pointe de son épée, il ôta en même temps son chapeau et salua le premier l'image de Frédéric II. Son état-major imita son exemple, et tous les officiers-généraux et officiers qui le composaient se rangèrent en demi-cercle autour du buste, l'empereur au centre. Sa Majesté donna ordre que chaque régiment présentât les armes en défilant devant le buste. Cette manÅ“uvre ne fut pas du goût de quelques _grognards_ du premier régiment de la garde, qui, la moustache roussie et le visage encore tout noirci de la poudre d'Iéna, auraient mieux aimé un bon billet de logement chez le _bourgeois_ que la parade. Aussi ne cachaient-ils pas leur humeur, et il y en eut un entre autres qui en passant devant le buste et devant l'empereur, exprima entre ses dents et sans déranger un muscle de son visage, mais pourtant assez haut pour être entendu de Sa Majesté, qu'il ne se _moquait_ pas mal de son s... buste. Sa Majesté fit la sourde oreille; mais le soir elle répéta en riant le mot du vieux soldat. Sa Majesté descendit au château, où son logement était préparé, et où les officiers de sa maison l'avaient devancé. Ayant appris que la princesse électorale de Hesse-Cassel, sÅ“ur du roi, y était restée malade à la suite d'une couche, l'empereur monta à l'appartement de cette princesse, et après une assez longue visite, il donna des ordres pour que cette dame fût traitée avec tous les égards dus à son rang et à sa cruelle position. L'empereur passant une grande revue à Berlin, une jeune personne, accompagnée d'une femme âgée, lui présenta une pétition. Sa Majesté, rentrée au palais, en prit connaissance, et me dit: «Constant, lisez cette demande, vous y verrez la demeure des femmes qui me l'ont présentée. Vous irez chez elles pour savoir qui elles sont et ce qu'elles veulent.» Je lus le placet, et je vis que la jeune fille demandait pour toute grâce un entretien particulier avec Sa Majesté. M'étant rendu à l'adresse indiquée, je trouvai une demoiselle de l'âge de quinze à seize ans et d'une beauté admirable. Malheureusement je découvris, en lui adressant la parole, qu'elle ne comprenait pas un seul mot de français ni d'italien; et en songeant à _l'entretien_ qu'elle sollicitait, je ne pus m'empêcher de rire. La mère, ou celle qui se faisait passer pour telle, parlait un peu français, mais fort difficilement. Je parvins pourtant à comprendre qu'elle était veuve d'un officier prussien, dont elle avait eu cette belle personne. «Si l'empereur accorde à ma fille sa demande, dit-elle, je solliciterai la grâce d'être présentée en même temps à sa majesté l'empereur.» Je lui fis observer que l'audience ayant été sollicitée seulement par sa fille, il me paraissait difficile qu'elle y assistât, et elle parut comprendre parfaitement cette nécessité imposée par l'_étiquette_. Après ce court entretien, je retournai au palais, où je rendis compte à l'empereur de ma mission. À dix heures du soir, j'allai avec une voiture chercher les deux dames, que j'amenai au palais. J'engageai la mère à rester dans un cabinet pendant que j'irais présenter la jeune fille à l'empereur. Sa Majesté la retint, et je me retirai. Quoique la conversation ne dût pas être fort intéressante entre deux personnes qui ne pouvaient se comprendre que par signes, elle ne laissa pas de se prolonger une partie de la nuit. Vers le matin, l'empereur, m'ayant appelé, me demanda 4,000 francs, qu'il remit lui-même à la jeune Prussienne, qui paraissait être fort contente. Elle rejoignit ensuite sa _mère_, qui n'avait pas eu l'air d'éprouver la moindre inquiétude sur la longue durée de l'entretien. Elles remontèrent dans la voiture qui les attendait, et je les reconduisis à leur demeure. L'empereur me dit qu'il n'avait jamais pu rien comprendre que _Dass ist miserable, dass ist gut_, et que, malgré tous les agrémens d'un tête-à-tête avec une aussi jolie femme, l'entretien était peu de son goût. Peu de jours après cette aventure, j'appris que la demoiselle avait été enlevée par un militaire français, dont on ignorait le nom. L'empereur ne s'occupa en aucune façon des fugitifs. De retour à Paris, et quelques mois après, je traversais la rue de Richelieu, quand je fus accosté par une femme assez mal vêtue, et coiffée d'un grand chapeau qui lui couvrait presque entièrement le visage; elle me demanda pardon, en m'appelant par mon nom, de m'arrêter ainsi dans la rue. Lorsqu'elle leva la tête, je reconnus la jolie figure de la Prussienne, qui était toujours ravissante. Le voyage l'avait formée; car elle parlait assez bien français. Elle me conta ainsi son histoire. «J'ai éprouvé de bien grands malheurs depuis que je ne vous ai vu; vous savez sans doute que j'eus à Berlin la faiblesse de céder aux importunités et aux promesses d'un colonel français. Cet officier, après m'avoir tenue cachée pendant quelque temps, m'a déterminée à le suivre, me jurant qu'il m'aimerait toujours et que je serais bientôt sa femme. Il m'emmena à Paris. Je ne sais s'il comptait, pour son avancement, sur la faveur dont il supposait que je jouissais auprès de l'empereur;» (ici je crus voir quelque rougeur sur le visage et quelques pleurs dans les yeux de la pauvre fille); «mais je ne pus m'empêcher de le soupçonner de ce honteux calcul, en l'entendant un jour s'étonner et presque se plaindre de ce que l'empereur n'avait fait faire aucune démarche pour savoir ce que j'étais devenue. Je reprochai au colonel cet excès de turpitude, et pour se débarrasser de moi et de mes reproches, il eut la lâcheté de m'abandonner dans une maison suspecte. Désespérée de me trouver dans un pareil repaire, j'ai fait mille efforts pour m'en échapper, et j'ai été assez heureuse pour y réussir. Comme il me restait encore un peu d'argent, j'ai loué une petite chambre dans la rue Chabanais. Mais ma bourse est épuisée et je suis très-malheureuse; tout ce que je désire aujourd'hui, c'est de retourner à Berlin. Mais comment faire pour partir d'ici?» En prononçant ces derniers mots, la malheureuse femme fondait en larmes. Je fus véritablement touché de la détresse d'une personne si jeune et si belle, dont la corruption des autres, et non la sienne, avait causé la perte, et je lui promis de parler de sa situation à l'empereur. En effet, le soir même, je saisis l'occasion d'un moment de bonne humeur pour faire part à Sa Majesté de la rencontre que j'avais faite. L'empereur se réjouit d'apprendre que la jolie étrangère parlait assez bien le français, et il eut quelque velléité de la voir de nouveau. Mais je me permis de lui faire observer qu'il était à craindre qu'elle ne fût plus digne de ses soins, et je lui racontai les voyages et aventures de la pauvre délaissée. Mon récit produisit l'effet que j'en attendais; il refroidit considérablement Sa Majesté et excita sa pitié. Je reçus ordre de compter à la jeune fille deux cents napoléons, afin qu'elle pût retourner dans son pays, et jamais je ne m'acquittai d'une commission avec plus de joie. Celle de la belle Prussienne fut au comble. Elle m'accabla de remerciemens et me fit ses adieux. Elle partit sans doute, car depuis je ne l'ai plus revue. Note de l'éditeur Les mémoires de M. Constant ont été faits par lui dans un double but: pour faire connaître l'empereur Napoléon, et pour faire connaître aussi la cour impériale. Les noms des principaux personnages, et même des auteurs secondaires de ce grand théâtre, revenant sans cesse dans les récits de M. Constant, l'éditeur de ses mémoires a pensé que l'on pourrait être curieux de voir quels étaient l'emploi et les rôles de chacun. L'étiquette, à l'époque de l'avènement de Napoléon à l'empire, fut long-temps la grande affaire de la nouvelle cour, et occupa même quelques-uns des loisirs de cet homme extraordinaire, qui songeait en même temps à l'invasion de l'Angleterre et à la coupe d'un habit de chambellan, et qui datait de son quartier général du Kremlin un nouveau règlement pour le Théâtre-Français. L'éditeur a donc eu l'idée de satisfaire une juste curiosité, en plaçant ici, en forme de pièces justificatives, des _réglemens d'étiquette_ qui ont été longuement discutés dans un conseil formé et rassemblé _ad hoc_, lequel tenait ses séances en présence de l'empereur. Napoléon prit part à cette grave discussion autant qu'à celle du Code civil, et son esprit, également prêt à traiter tous les sujets, jeta de vives lumières sur l'une comme sur l'autre. Ainsi, ce que l'on va lire est en majeure partie l'Å“uvre du vainqueur d'Austerlitz, moins de nombreux plagiats dérobés à l'ancienne cour de France; car les conseillers de Napoléon sur ces matières avaient appartenu plus ou moins à l'ancienne cour, et l'empereur ne fut pas médiocrement aidé dans le travail dont il s'agit par l'homme honorable et spirituel qu'il institua, avec grande raison, son grand-maître des cérémonies. * * * Les attributions du grand-maréchal du palais étaient: Le commandement militaire dans les palais impériaux et leurs dépendances, la surveillance de leur entretien, embellissement et ameublement, la distribution des logemens; Le service de la bouche, les tables, le chauffage, l'éclairage, l'argenterie, la lingerie et la livrée. Le grand-maréchal du palais était présent à l'ordre que Sa Majesté donnait journellement aux colonels-généraux de sa garde. Il le recevait pour le palais, et faisait à Sa Majesté son rapport sur tous les événemens qui pouvaient s'y être passés. Il proposait à Sa Majesté la distribution du service militaire à établir pour la garde du palais. Ce service une fois fixé ne pouvait plus être dérangé sous un nouvel ordre de Sa Majesté. Le grand-maréchal du palais, chargé du commandement et de la police dans les palais impériaux, commandait aux détachemens de la garde impériale qui y faisaient le service. Il leur donnait les consignes et l'ordre; il recevait le rapport des officiers qui commandaient les différens postes. Les officiers militaires en service dans le palais ne devaient recevoir des ordres que du grand-maréchal du palais ou des officiers qui le représentaient. Il donnait les ordres pour battre la retraite ou le réveil, pour fermer ou ouvrir les grilles du palais. Le grand-maréchal du palais prenait le commandement, et était chargé de la police dans tous les endroits où Sa Majesté allait en cérémonie, et dans lesquels la garde impériale prenait poste. Sa Majesté donnait ses ordres au grand-maréchal du palais pour les personnes qui devaient monter à cheval aux grandes parades qui avaient lieu dans l'enceinte du palais. Il devait lui être rendu compte de tous les événemens qui arrivaient dans le palais, de tous les individus qui venaient y loger, s'y établir ou s'y introduire. Ceux qui y étaient arrêtés n'étaient plus relâchés ou renvoyés à d'autres autorités que d'après ses ordres. Comme chargé de la police dans les palais, c'était lui seul qui pouvait infliger, sur la demande qui lui en était faite, la punition d'emprisonnement, aux individus des différens services de la maison de Sa Majesté, quelles que fussent leurs fonctions. Il faisait exécuter ses ordres par les officiers de la gendarmerie impériale de service dans le palais. Le grand-maréchal du palais, ou les officiers qui le représentaient, étaient exactement prévenus des cérémonies ou fonctions qui devaient avoir lieu dans le palais, des personnes qui devaient y participer ou y assister, par les officiers qui les ordonnaient. Il prenait les ordres de l'empereur pour les logemens que Leurs Majestés, leurs officiers et les gens attachés à leur service, devaient occuper dans les différens palais impériaux, à l'année et dans les voyages. Le grand-maréchal du palais était chargé de la distribution des appartemens, et des logemens dans les palais impériaux. Il réglait leur ameublement, et s'adressait à l'intendant général pour en obtenir les travaux en réparation et entretien, et tous les meubles nécessaires. Il ne pouvait rien être changé à la distribution ou à l'ameublement du palais, et l'on ne pouvait faire sortir aucun des meubles, à moins d'un ordre du grand-maréchal du palais. Il ne pouvait rien y entrer non plus sans qu'il en fût prévenu. Le grand-maréchal du palais faisait à l'intendant général la demande des meubles nécessaires; les chambellans de Leurs Majestés les faisaient disposer dans les grands appartemens et appartemens d'honneur de Leurs Majestés, comme cela était nécessaire pour les cérémonies ou fonctions qui pouvaient avoir lieu. Il avait sous ses ordres les concierges, garçons d'appartement, portiers, et tous employés quelconques au service du palais; il avait la surveillance sur tous les individus quelconques, attachés au service de Leurs Majestés, qui y étaient logés. Il donnait à tous les portiers les consignes pour leur service. Il surveillait l'entretien des bâtimens des palais et celui de leur ameublement. Il veillait à l'appropriement et à la bonne tenue de tous les appartemens et logemens, des communs, des cours, jardins et dépendances. Il veillait à ce que les gouverneurs et sous-gouverneurs des palais tinssent la main pour que les inventaires que les concierges devaient avoir de leur mobilier, et leurs registres de recette et consommation, fussent conformes à ce qui était réellement. Le grand-maréchal du palais et ses officiers devaient veiller à ce qu'il ne s'introduisît dans le palais aucun individu qui ne devait pas y entrer. Comme grand-officier de la maison, le grand-maréchal du palais avait ses entrées déterminées et fixées dans les appartemens habités par Leurs Majestés. Mais lorsqu'elles n'habitaient pas un appartement, il pouvait y entrer et y ordonner. Les pompiers et la chambre de veille étaient sous les ordres du grand-maréchal du palais; en cas d'accidens imprévus et d'incendies, le grand-maréchal du palais ordonnait toutes les dispositions. Il visitait et faisait visiter par les maréchaux-des-logis, les palais impériaux, leurs dépendances, les différens logemens qui y étaient établis, afin de s'assurer qu'ils étaient tenus proprement, et que ceux qui les occupaient n'y commettaient aucune dégradation, ni rien qui fût préjudiciable à la police et au bon ordre qui devaient y régner. À l'armée et en voyage, le grand-maréchal du palais était chargé de pourvoir au logement de Leurs Majestés. Il ordonnait la répartition des logemens pour les personnes de la suite de Leurs Majestés et de celles de leur service, et faisait fournir les écuries nécessaires. C'était au grand-maréchal du palais à régler ce qui concernait les logemens des hommes et des chevaux de la garde impériale qui accompagnaient Sa Majesté dans ses voyages; et pour cela, les commandans des détachemens lui fournissaient les officiers ou sous-officiers de logement qui lui étaient nécessaires. Les logemens marqués par ordre du grand-maréchal du palais, pour le service de Leurs Majestés, les personnes de leur suite et pour la garde impériale, ne pouvaient plus être pris par aucune autre personne, quels que fussent son rang et ses fonctions, et pour aucun autre service. Lorsque Sa Majesté arrivait ou faisait sa première entrée dans un de ses palais, le grand-maréchal la recevait à la porte, la précédait et la conduisait dans les appartemens où elle pouvait désirer d'aller. La place du grand-maréchal du palais dans les cérémonies était désignée; si c'était dans l'enceinte du palais ou dans un lieu dont il avait le commandement, il était placé de manière à pouvoir recevoir directement les ordres de Sa Majesté. Le grand-maréchal du palais, comme chargé du service de la bouche, du chauffage, de l'éclairage, de l'argenterie, de la lingerie et de la livrée, ordonnait tout ce qui était relatif à ces services, et devait veiller à ce qu'ils fussent bien faits dans tous les endroits quelconques où Leurs Majestés pouvaient se trouver. Il distribuait les tables, déterminait quelles étaient les personnes qui devaient y manger, réglait le service de chacune. Le grand-maréchal du palais était prévenu des ordres que Leurs Majestés donnaient pour le service de leurs tables, et des invitations qu'elles faisaient faire. Il chargeait les préfets des détails des services. Le grand-maréchal faisait visiter par les préfets du palais, les cuisines, offices, caves, lingerie et fourrières, pour s'assurer que tout était tenu proprement et en ordre. Lorsque Leurs Majestés mangeaient en grand couvert, le grand-maréchal du palais prenait lui-même les ordres de Leurs Majestés pour le service; il les faisait exécuter par les préfets du palais, qui l'avertissaient quand le repas était servi. Le grand-maréchal du palais prévenait Leurs Majestés, les conduisait jusqu'à la table, se plaçait à la droite, et les reconduisait de même après le repas. Pendant le repas, le grand-maréchal du palais offrait à boire à l'empereur. Lorsque Leurs Majestés mangeaient en petit couvert dans les appartemens d'honneur, et que le grand-maréchal du palais était présent, il prenait de même les ordres de Leurs Majestés pour le service, et les prévenait lorsque tout était prêt. Il faisait faire, tous les six mois au moins, par les préfets, la vérification de toute la vaisselle, argenterie, lingerie, porcelaine et verrerie appartenant à Leurs Majestés. Il visait tous les états de dépenses et de gages pour lesquels il lui était accordé des fonds par le budget de la maison. Le grand-maréchal du palais présentait à Sa Majesté et à son lever, les officiers compris dans ses attributions qu'elle avait bien voulu nommer. Il leur remettait copie de l'expédition du décret de leur nomination, et recevait le serment de ceux qui ne le prêtaient pas entre les mains de Sa Majesté. Le grand-maréchal du palais nommait, avec l'agrément de Sa Majesté, et brevetait le secrétaire, les maîtres d'hôtel, les concierges et toutes les autres personnes au service du palais ou de la maison, comprises dans ses attributions, et recevait leur serment. Le bureau de la poste aux lettres, établi dans chacun des palais impériaux, était sous la surveillance du grand-maréchal du palais. Le grand-maréchal du palais était logé et avait une table servie aux dépens de la couronne. * * * GOUVERNEURS DES PALAIS. Le gouverneur d'un palais était chargé, sous les ordres du grand-maréchal et pour le palais dont il était le gouverneur, de tous les détails du commandement militaire et de la police du palais, de la surveillance pour l'entretien des bâtimens et leur mobilier, de la propreté des appartemens, cours et jardins, de la distribution des logemens, suivant tout ce qui a été dit ci-dessus pour le grand-maréchal du palais. Les gouverneurs des palais étaient officiers de la maison; ils prêtaient serment entre les mains de l'empereur. Le gouverneur d'un palais faisait habituellement la ronde et la visite du palais et des postes qui y étaient établis. Il faisait au maréchal du palais toutes les demandes pour les fournitures ou travaux à faire dans le palais. Il se faisait rendre compte de tout ce qui arrivait, par les chefs des postes, le concierge, les portiers, les garçons d'appartement, les gardes et surveillans des jardins. Il faisait défiler la garde montante; il donnait l'ordre et le mot qu'il recevait du grand-maréchal du palais, ou, en son absence, du colonel général de service. Pendant le séjour de Sa Majesté dans un de ses palais, si le grand-maréchal était absent, le gouverneur prenait les ordres du colonel général de service. Le sous-gouverneur suppléait le gouverneur dans toutes ses fonctions. L'adjudant du palais surveillait, sous les ordres du gouverneur et sous-gouverneur, les détails du service militaire, de la police et bonne tenue du palais. Il faisait journellement la ronde de tous les postes du palais; il s'assurait que les consignes fussent bien exécutées et les patrouilles bien faites; que les hommes qui montaient la garde fussent propres, ainsi que les corps-de-garde. * * * PRÉFETS DU PALAIS. Le premier préfet du palais et les préfets du palais suppléaient le grand-maréchal du palais pour le service de la bouche, de l'éclairage, du chauffage, de l'argenterie et de la livrée. Il y avait toujours un préfet du palais de service; il était relevé tous les huit jours, et pendant son service il était logé dans le palais. Le préfet de service devait visiter, tous les jours, les cuisines, caves, offices, argenteries, fourrières et magasins, afin de s'assurer si tout était tenu proprement. Il devait bien connaître toutes les personnes qui y étaient employées. Lorsque l'intendant général passait un marché de fourniture pour la maison, le premier préfet ou un des préfets y était présent; il devait le discuter pour les intérêts de Sa Majesté et s'assurer que la chose à fournir serait de la meilleure qualité. Le préfet de service était présent aux vérifications d'inventaire, qui devaient se faire de temps à autre, de l'argenterie, porcelaine et autres objets confiés aux chefs de service. Il devait être présent à la réception de toutes les fournitures, pour le service de la maison, et s'assurer si elles étaient conformes à ce qui avait été arrêté par les marchés. Il vérifiait de temps à autre les registres du premier maître d'hôtel contrôleur et des chefs de service. Le préfet de service devait recevoir des chambellans de service la liste des personnes que Leurs Majestés faisaient inviter à leur table. Avant le coucher de l'empereur, le préfet de service devait prendre ses ordres pour le service du lendemain, et connaître l'heure de son déjeuner. Tous les matins, le préfet de service se faisait représenter le service arrêté pour la journée. Aux heures des repas de Leurs Majestés le préfet prenait leurs ordres, et il envoyait un maître d'hôtel chercher le service de la cuisine et celui de l'office: ils étaient apportés couverts, et précédés du maître d'hôtel, qui devait les poser, du sommelier et du chef de l'office qui apportaient et posaient eux-mêmes sur la table les vins, l'eau et le pain qui devaient être servis à Leurs Majestés. Le préfet prévenait ensuite Leurs Majestés; il les précédait pour les conduire dans le lieu où le couvert était mis; il faisait placer les personnes invitées, et il veillait à ce que le service fût bien fait. Après le repas, il précédait également Leurs Majestés pour les reconduire dans leurs appartemens. Les fonctions du premier préfet et des préfets, lorsque Leurs Majestés mangeaient en grand couvert, sont détaillées dans le titre des repas. Le premier préfet et le préfets du palais avaient leurs entrées et leurs places désignées dans les cérémonies, comme officiers civils de la maison; ils prêtaient serment entre les mains de l'empereur. * * * MARÉCHAUX-DES-LOGIS Les maréchaux-des-logis étaient officiers civils de la maison, et prêtaient serment entre les mains de l'empereur. Ils étaient chargés de la distribution des appartemens et logemens pour Leurs Majestés, et les personnes de leur suite, dans les palais impériaux et dans les voyages. Dans les voyages, un maréchal-des-logis précédait Leurs Majestés pour faire préparer leur logement dans les lieux où elles devaient s'arrêter. Lorsque Leurs Majestés devaient aller habiter un palais, un maréchal-des-logis les précédait pour en faire préparer les appartemens, et faire la distribution des logemens pour les différentes personnes qui devaient accompagner Leurs Majestés. Lorsque Leurs Majestés recevaient dans un de leurs palais un prince français ou étranger, un maréchal-des-logis était chargé de faire préparer et distribuer l'appartement désigné par Leurs Majestés pour le logement de ce prince. Les maréchaux-des-logis veillaient au maintien de la propreté et de l'ordre dans les palais et les différens logemens qu'ils renfermaient, ainsi que leurs dépendances. Ils prévenaient le grand-maréchal du palais des dégradations qu'ils pouvaient apercevoir, soit dans les bâtimens, soit dans le mobilier. * * * Le secrétaire général du service du grand-maréchal du palais était chargé de la correspondance, de l'expédition des ordres et de leur enregistrement. Tous les ordres étaient signés par le grand-maréchal du palais, ou l'officier qui le représentait. Il tenait les registres où étaient inscrites les personnes attachées au service des palais ou de Leurs Majestés, avec les notes et renseignemens sur chacune d'elles. * * * Le quartier-maître du palais réunissait et surveillait toute la comptabilité du service du grand-maréchal du palais. C'était à lui que devaient être envoyées ou remises toutes les pièces de comptabilité, lorsqu'elles étaient revêtues des formalités exigées. Il les vérifiait avant de les soumettre à la signature du grand-maréchal du palais, et les enregistrait ensuite, suivant les divisions établies dans le budget. * * * Le premier maître d'hôtel contrôleur, d'après les ordres qu'il recevait du grand-maréchal du palais, ordonnait et surveillait les dépenses, achats ou consommations. Il en arrêtait les comptes on mémoires. Il était chargé de toute la comptabilité en matières; il tenait les inventaires de tout le matériel qui dépendait du service du grand-maréchal du palais. Il arrêtait, sauf l'approbation du grand-maréchal du palais, ou des officiers qui le représentaient, le service des différentes tables, celui de l'éclairage, de la lingerie, du chauffage, et les fournitures à faire pour les différens palais. * * * Les fourriers du palais aidaient et suppléaient les maréchaux-des-logis pour faire préparer et distribuer les logemens des personnes attachées au service de Leurs Majestés, ou de leur suite, soit dans les palais, soit en voyage. Les fourriers du palais veillaient au maintien de l'ordre et de la propreté dans les différens palais et leurs dépendances, et à ce qu'ils fussent éclairés conformément à ce qui était réglé pour chacun. Les fourriers du palais devaient connaître toutes les personnes attachées au service de Leurs Majestés ou des différens palais. Ils avaient la surveillance particulière de la livrée et de son service. Ils devaient s'habituer à bien connaître les différens palais, leurs dépendances et la distribution des appartemens et logemens. Ils prenaient connaissance des différens réglemens pour le service du palais ou de Leurs Majestés, et devaient prévenir le grand-maréchal du palais ou l'officier qui le représentait de ce qu'ils pouvaient apprendre ou apercevoir de contraire ou de nuisible aux intérêts de Sa Majesté. En cas d'une fête ou d'une cérémonie dans un palais, les fourriers du palais avaient soin que les préparatifs en fussent faits comme ils devaient l'être, et pendant la fête il veillaient à l'extérieur, au maintien de l'ordre et de la police. Il y avait toujours un fourrier du palais de service, qui devait avoir l'état des valets de pied ou autres qui étaient de service chaque jour. Tous les matins il faisait un rapport au grand-maréchal du palais. * * * CHAMBELLANS. Le service de la chambre était composé de tout ce qui concernait les honneurs du palais, les audiences ordinaires, les sermens qui se prêtaient dans le cabinet de l'empereur, les entrées, les levers et couchers de Sa Majesté, les fêtes, les cercles, les théâtres du palais, la musique, les loges de l'empereur et de l'impératrice aux différens spectacles, la garde-robe de l'empereur, sa bibliothèque, les huissiers et valets de chambre. * * * Le grand-chambellan était le chef de tout le service de la chambre. Il était l'ordonnateur général de toutes les dépenses de ce service. Il jouissait de tous les honneurs et de toutes les distinctions attribués aux grands-officiers par le règlement général de la maison. Aux banquets et festins publics donnés par l'empereur, il devait présenter à laver à Sa Majesté, avant et après le repas. Il prenait les ordres de Sa Majesté pour les présens qu'elle désirait faire aux têtes couronnées, princes, ambassadeurs et autres, et qui devaient être payés par sa cassette. Il les faisait confectionner, en arrêtait le prix et en ordonnançait le paiement, de même que de tous les objets soumis à sa surveillance particulière. Quant au service, il faisait celui d'honneur de préférence à tout autre chambellan. Il pouvait aussi faire le service ordinaire; il en avait la surveillance et l'inspection. * * * Un aide-de-camp de l'empereur ou un chambellan remplissait les fonctions de maître de la garde-robe. Il était désigné par Sa Majesté. Le maître de la garde-robe était spécialement chargé de tout ce qui la concerne; il avait en conséquence l'ordonnance et la surveillance sur tous les objets qui la composaient, comme habits, linge, dentelles, chaussures, grands et petits costumes, cordons et colliers de la Légion-d'Honneur et autres, ainsi que des diamans, bijoux, etc., appartenant à Sa Majesté. Il prêtait le serment de fidélité entre les mains de l'empereur, et recevait celui de tous les gens employés à la garde-robe. Tous les ouvriers travaillant pour les objets dont il avait la surveillance recevaient des brevets du grand-chambellan. Il prenait les ordres de l'empereur sur tout ce qui concernait son habillement, et les faisait exécuter par les personnes attachées à ce service. S'il assistait à la toilette de l'empereur, il devait lui passer lui-même son habit, lui attacher le cordon ou collier de la Légion, et lui présenter son épée, son chapeau et ses gants, lorsque le grand-chambellan était absent. S'il assistait au coucher de Sa Majesté, il devait détacher le cordon ou collier de la Légion, et recevoir l'épée, le chapeau et les gants, lorsque le grand-chambellan était absent. Aux jours de fête et de cérémonie, auxquels Sa Majesté revêtait quelqu'un de ses costumes, il devait assister à la toilette, passer lui-même l'habit, et lui placer le manteau sur les épaules, si le grand-chambellan était absent. Il avait la garde des diamans et bijoux qui ne faisaient pas partie de ceux de la couronne, et avait soin de leur entretien. Ces objets étaient payés sur le budget du grand-chambellan et soumis à son visa. Quant aux diamans de la couronne, il en avait la confection et l'entretien; mais il les remettait en garde au trésorier général de la couronne, qui ne pouvait les confier que sur la demande écrite du grand-chambellan, ou sur un ordre direct de l'empereur, pour les diamans à son usage; et sur la demande écrite de la dame d'honneur, ou de la dame d'atours, pour les diamans à l'usage de l'impératrice. Lorsque Leurs Majestés voulaient se servir des diamans de la couronne, le trésorier général, sur la demande écrite du grand-chambellan, ou sur un ordre direct de l'empereur pour les diamans à son usage, et sur une demande écrite de la dame d'honneur ou de la dame d'atours pour ceux à l'usage de l'impératrice, portait les diamans demandés chez Leurs Majestés et les remettait, ceux de l'empereur au maître de sa garde-robe, et ceux de l'impératrice à la dame d'honneur ou à la dame d'atours. Le trésorier général tenait à cet effet un registre particulier sur lequel la personne à qui il remettait les diamans en donnait un reçu; et lorsqu'ils lui étaient rapportés par le maître de la garde-robe, il en donnait lui-même un reçu sur de pareils registres tenus à cet effet par le maître de la garde-robe, et par la dame d'honneur ou la dame d'atours. * * * CHAMBELLANS. Le premier chambellan et les chambellans prenaient entre eux leur rang d'ancienneté de service auprès de l'empereur. Ils prêtaient serment entre les mains de Sa Majesté. Il y en avait au moins quatre de service par trimestre, qui l'étaient sans aucun tour de droit, mais qui étaient désignés par Sa Majesté, à la fin de chaque trimestre, sur la présentation du grand-chambellan. Il y avait toujours au palais deux chambellans de jour, dont un pour le grand appartement de présentation et un pour l'appartement d'honneur de l'empereur. Ils étaient relevés tous les huit jours. Les chambellans de jour étaient chargés d'introduire près de Sa Majesté les personnes qui pouvaient être admises près d'elle ou auxquelles elle voulait parler. Leur service était déterminé par les réglemens particuliers de Sa Majesté sur l'étiquette. C'était aux chambellans à tenir la main à leur exécution. Les chambellans de jour en fonctions ordonnaient seuls dans les appartemens; ils avaient à leurs ordres les huissiers, valets de chambre et autres personnes attachées aux appartemens. Ils faisaient exécuter les réglemens sur les entrées, et toute personne qui ne les avait pas en vertu de ces réglemens ne pouvait pénétrer dans les appartemens sans qu'ils en eussent donné l'ordre. C'étaient eux qui présentaient à l'empereur toutes les demandes d'audiences particulières, et qui prévenaient de celles que Sa Majesté accordait. Les chambellans de jour faisaient toutes les invitations qui étaient attribuées au service de la chambre. Toutes les personnes qui désiraient être présentées à Sa Majesté s'adressaient aux chambellans de jour. Ils devaient veiller à l'ordre et à l'arrangement de tout ce qui se trouvait dans les grands appartemens et dans celui d'honneur de l'empereur. Les chambellans de jour étaient chargés de l'étiquette aux levers et aux couchers de l'empereur. Ils prenaient les ordres de Sa Majesté pour l'heure à laquelle ils devaient avoir lieu. Les chambellans et l'aide-de-camp de jour devaient précéder Sa Majesté dans l'intérieur du palais. Quand Sa Majesté sortait avec son piquet, un des deux chambellans de jour l'accompagnait et montait dans la seconde voiture avec l'aide-de-camp de service. Les chambellans de jour se relevaient toutes les semaines au coucher. Ceux qui quittaient le service devaient prévenir ceux qui les relevaient, des ordres que Sa Majesté aurait pu donner pour la semaine suivante. Les chambellans de jour ne quittaient les appartemens que lorsque Sa Majesté était couchée, et ils devaient y être rendus une heure avant son lever, afin de les visiter et de s'assurer s'ils étaient appropriés et disposés comme ils devaient l'être, et si les huissiers et les valets de chambre étaient à leurs postes. Dans l'intérieur des palais, les chambellans avaient le pas avant les officiers de tous les autres services. Un des chambellans de service suivait l'empereur au conseil-d'état. Les deux chambellans de service habitaient au palais. Toutes les fois que l'empereur recevait dans les grands appartemens, quatre chambellans étaient obligés de s'y trouver, et tous avaient la faculté de s'y rendre. Sa Majesté désignait particulièrement les chambellans qui devaient l'accompagner et être de service dans ses voyages. * * * La dame d'honneur avait dans la maison de l'impératrice les mêmes droits, prérogatives et honneurs que le grand-chambellan dans la maison de l'empereur. Pour tous les objets de service, la dame d'atours remplaçait la dame d'honneur. Les chambellans de l'impératrice prêtaient serment entre les mains de l'empereur et de l'impératrice. Les chambellans de l'impératrice faisaient le service chez Sa Majesté, conformément aux réglemens particuliers établis pour la maison de sa majesté l'impératrice. Ils prenaient entre eux leur rang d'ancienneté de service auprès de l'impératrice. Il y avait trois chambellans de service par trimestre, qui étaient désignés par Sa Majesté, à la fin de chacun. Il y avait toujours dans l'appartement de sa majesté l'impératrice un chambellan de jour; il était relevé tous les huit jours. Le chambellan introducteur près de l'impératrice introduisait auprès de Sa majesté les ambassadeurs et étrangers; en son absence, il était remplacé par un chambellan désigné par la dame d'honneur, en se conformant au réglement adopté pour le cérémonial. * * * LE GRAND-ÉCUYER.--OFFICIERS DE SON SERVICE. L'écurie et ses différens services, les pages, les courriers, les armes de guerre de Sa Majesté, la surveillance et la direction des haras de Saint-Cloud, formaient les attributions du grand-écuyer. * * * Il ordonnait de tout ce qui était relatif aux voyages, et désignait les places que chacun devait avoir. Il avait la distribution de tous les logemens dans les bâtimens affectés, par le grand-maréchal, au service des écuries, pages, etc. Les portiers de ces maisons étaient dépendans de ses attributions. Il prévenait les personnes que Sa Majesté admettait à monter ses chevaux ou dans ses voitures. Il recevait le serment que les officiers de son service devaient à l'empereur, et celui des employés et des gens à gages, ainsi que celui des maîtres-ouvriers travaillant pour les écuries impériales. Le grand-écuyer accompagnait toujours Sa Majesté à l'armée. Il portait à l'armée, en l'absence du connétable, l'épée de Sa Majesté. Si le cheval de Sa Majesté était tué ou venait à tomber, c'était à lui à relever Sa Majesté et à lui offrir le sien. Il faisait, en toute occasion, le service d'honneur, quand il était près de Sa Majesté, de préférence aux écuyers qui étaient de service auprès d'elle. À l'armée, le grand-écuyer logeait aussi près que possible de Sa Majesté, afin de se trouver toujours près d'elle quand elle sortait. Il prenait lui-même ses ordres à son lever et à son coucher. Il partageait à cheval la croupe de celui de sa Majesté avec le colonel-général de service. Il était à gauche, afin de se trouver toujours au montoir. Dans les défilés, ou sur un pont étroit, il suivait immédiatement Sa Majesté, afin d'être à même de prendre son cheval, si elle voulait mettre pied à terre, ou de la soutenir au besoin. En cortége ou en route, il allait dans la voiture qui précédait celle de Sa Majesté, celles des princes de la famille impériale ou de l'empire. Il nommait le premier et le second page, sur la proposition du gouverneur, et l'avis des sous-gouverneurs et maîtres. Il nommait le médecin et le chirurgien des pages, ainsi que les employés de la bouche et du service des pages et les gagistes de son service. Il présentait à Sa Majesté, à son lever, les officiers et employés supérieurs de son département, ainsi que les maîtres et les pages, quand ils étaient nommés par Sa Majesté. Il présentait à Sa Majesté ceux des pages qui, ayant atteint leur dix-huitième année, étaient dans le cas de passer dans les corps de l'armée. Un porte-arquebuse était sous les ordres du grand-écuyer; il était spécialement chargé d'entretenir, charger et décharger les pistolets et les armes des voitures de Sa Majesté. La place du grand-écuyer dans les cérémonies, quand Sa Majesté était sur son trône, qu'elle se rendait à la messe, dans la chapelle et partout ailleurs, était réglée par le cérémonial. Il jouissait des entrées et de toutes les prérogatives que donnait la charge de grand-officier. Il avait la police de tous les employés et gens à gages de son département, pour tout ce qui était relatif au service de l'écurie. Il était logé par la couronne et se servait des gens, chevaux et voitures des écuries de Sa Majesté. Au grand couvert, il donnait le fauteuil à Sa Majesté pour se mettre à table: il le retirait pour qu'elle se levât; il se tenait à sa gauche. Il soutenait Sa Majesté du côté droit, pour monter en voiture ou en descendre dans les cérémonies, et toutes les fois qu'il se trouvait près d'elle. Il marchait immédiatement devant Sa Majesté quand elle sortait de ses appartemens pour monter à cheval; lui donnait la cravache, lui présentait le bout des rênes et l'étrier gauche; il la soutenait aussi pour monter à cheval. Il s'assurait par lui-même de la régularité du service de tout ce qui tenait à son département, de la solidité des voitures destinées à Sa Majesté, de l'intelligence et de l'adresse des hommes employés à son service personnel, et de la sûreté et de l'instruction des chevaux qu'elle montait, ou qu'on employait à sa voiture. Il surveillait particulièrement l'instruction des pages et tout ce qui tenait à leur nourriture et à leur entretien. * * * L'écuyer de service accompagnait toujours Sa Majesté, soit en voiture, soit à cheval: si c'était en voiture, même en voyage, l'écuyer se plaçait à cheval, à la portière droite, quand le colonel-général de service n'était point à cheval; s'il était à cheval, il se plaçait à la portière gauche: quand Sa Majesté était à cheval, l'écuyer de service se plaçait derrière le grand-écuyer. L'écuyer de service portait à l'armée la cuirasse de Sa Majesté, et, en l'absence du grand-écuyer et du premier écuyer, son épée et ses armes; en leur absence encore, il avait l'honneur de revêtir de ses armes Sa Majesté le jour d'une bataille. L'écuyer précédait Sa Majesté, soit qu'elle sortît de ses appartemens, soit qu'elle y rentrât. Dans les palais impériaux, il se tenait dans le salon de service. L'écuyer de service ne quittait jamais le salon de service pendant la journée, et couchait dans le palais; il se trouvait au lever et au coucher de Sa Majesté pour recevoir ses ordres. Il recevait directement les ordres de Sa Majesté, soit qu'elle voulût monter à cheval, ou sortir en voiture, et les transmettait à l'écuyer commandant de la selle ou de l'attelage, pour leur exécution; il veillait à ce qu'ils n'éprouvassent aucun retard, et prévenait Sa Majesté quand les chevaux et voitures étaient prêts. Il suivait à cheval Sa Majesté, toutes les fois qu'elle sortait à cheval ou en voiture avec sa livrée; si c'était en route, il courait en bidet. Lorsque Sa Majesté était en voiture, il la suivait soit en voiture, soit à cheval, comme l'ordonnait Sa Majesté, afin d'être à portée de recevoir ses ordres et de les faire exécuter. Il dirigeait et surveillait la marche des voitures qui composaient le cortége de Sa Majesté. Quand Sa Majesté laissait tomber quelque chose à cheval, c'était à lui à le ramasser ou faire ramasser; il le lui remettait en l'absence du grand-écuyer ou du premier écuyer. En voyage, les écuyers faisaient le service par jour. Celui de jour était chargé de l'exécution des ordres du grand-écuyer pour le départ des différens services, et l'ordre à suivre dans la marche. Il commandait aux employés des postes; il était chargé en outre de l'exécution du cérémonial pendant la marche, et commandait, à cet effet, aux escortes auxquelles il assignait leurs places dans le cortége d'après un règlement de Sa Majesté et les ordres du colonel-général de service. Il surveillait les pages de service, et prévenait le gouverneur ou le sous-gouverneur, en cas de chasse à courre ou au tir, afin que les pages du service des chasses s'y trouvassent. Il recevait du secrétaire de Sa Majesté, auquel il en donnait reçu, les dépêches à expédier directement par les courriers extraordinaires; il les comptait au courrier, s'il y en avait plusieurs; constatait la solidité des cachets et enveloppes, et les inscrivait sur le _part_, pour les expédier. Il recevait de même les dépêches des courriers qui arrivaient, et les remettait lui-même à Sa Majesté pendant la journée. Quand elle était couchée, il faisait demander M. l'aide-de-camp de service dans le salon qui précédait celui où il couchait, et lui remettait les dépêches, pour qu'il les portât à Sa Majesté. Il vérifiait scrupuleusement le part, pour s'assurer que tout ce qu'il portait avait été remis, et donnait reçu au courrier, après avoir également vérifié le temps qu'il avait mis en route. S'il était en retard, il en rendait compte au grand-écuyer, pour qu'il fût puni. L'écuyer de service inscrivait en outre sur un registre disposé à cet effet, et qu'il enfermait sous clef dans un tiroir ou bureau du salon de service le nom du courrier, la destination, le nombre des dépêches qu'il avait reçues ou qu'il apportait, la date et l'heure du départ, ou celle de l'arrivée, afin que l'on pût vérifier en tout temps les départs et arrivées, ainsi que le nom des courriers, etc. Dans l'intérieur du palais, les chambellans avaient le pas sur les officiers des autres services de Sa Majesté. Dans le service des écuries, et aux chasses, les écuyers avaient le pas sur les chambellans. Le premier écuyer de l'impératrice était premier officier de la maison de Sa Majesté. Il remplissait près d'elle les fonctions de chevalier d'honneur; il lui donnait la main de préférence à tout autre. Il était présent aux audiences que donnait Sa Majesté et se tenait derrière son fauteuil. Il remplissait près de sa majesté l'impératrice les fonctions équivalentes à celles du premier écuyer de l'empereur envers Sa Majesté. Il en est de même des fonctions des autres écuyers de sa majesté l'impératrice. * * * PAGES. Il devait y avoir trente-six pages, et soixante au plus. Ils faisaient le service de Leurs Majestés. Ils étaient âgés de quatorze à seize ans, et restaient pages jusqu'à dix-huit. _Service de l'empereur._ À Paris, deux pages près de l'empereur. Un suivait Sa Majesté quand elle montait à cheval, ou sortait en voiture: il se tenait derrière la voiture. À Saint-Cloud, il n'y avait qu'un page au palais, et un commandé à l'hôtel des pages pour le remplacer. Dans les audiences et les jours de messe, huit pages étaient de service. Ils se tenaient en haie quand Sa Majesté rentrait dans ses appartemens et la précédaient quand elle en sortait. Ils marchaient après les huissiers. Quand l'empereur se servait de sa voiture de cérémonie, il en montait autant que possible derrière la voiture et six derrière le cocher. Si Sa Majesté n'était point rentrée dans son palais quand il faisait nuit, les pages de service l'attendaient à la porte du vestibule pour la précéder, en portant un flambeau de poing, de cire blanche, et allant jusque dans leur salon de service. Les valets de chambre se trouvaient à la porte intérieure de l'antichambre pour prendre leurs flambeaux. Les pages faisaient le service dont Sa Majesté jugeait à propos de les charger. Les commissions leur étaient données par Sa Majesté, les princes, les princesses, ou par les aides-de-camp, chambellans ou écuyers de service; mais en revenant, ils devaient rendre compte directement à la personne de la famille impériale qui les avait envoyés. Sous quelque prétexte que ce pût être, les pages porteurs d'ordre de Leurs Majestés ou de leurs Altesses Impériales, soit écrit, soit verbal, ne pouvaient se dispenser de le rendre directement à la personne que l'ordre concernait, eût-elle été malade et même gardant le lit. À la chasse à courre, un des deux premiers pages suivait toujours Sa Majesté pour lui donner sa carabine. Au tiré, les deux premiers pages et six autres donnaient les fusils à Sa Majesté. Ils se rangeaient à sa droite, le premier page près de Sa Majesté. Ils recevaient les fusils des mains du mamelouck et des porte-arquebuses. Les valets de pied formaient la chaîne pour prendre des mains du second page les fusils que Sa Majesté avait tirés et les remettre aux porte-arquebuses. Le gibier tué au tire de Sa Majesté appartenait au premier page. Les deux premiers pages suivaient de préférence Sa Majesté à l'armée ou dans ses voyages; ils pouvaient faire le service d'aides-de-camp près des aides-de-camp de sa Majesté. * * * Deux pages étaient de service près de l'impératrice. Le plus ancien portait la queue de la robe de Sa Majesté quand elle sortait de ses appartemens, montait en voiture ou en descendait: l'autre précédait Sa Majesté. Tous deux l'accompagnaient, quand c'était à l'extérieur, jusque dans le premier salon. En ville, quand Sa Majesté sortait avec son piquet ou sa livrée, ils allaient derrière le cocher. Leur rang, leurs fonctions, etc., équivalaient à ceux des pages de l'empereur. * * * GRAND-MAÎTRE DES CÉRÉMONIES. Lorsque l'empereur ordonnait une cérémonie publique et solennelle, telle qu'ont été le sacre, la réception des membres de la Légion-d'Honneur, la fête du Champ-de-Mars, l'ouverture de la session du corps législatif, etc., etc., etc., le grand-maître dressait le projet de cette cérémonie, en réglait le lieu, le temps, etc., y assignait les places et rangs de chacun, suivant les localités et l'ordre de préséance combiné avec la nécessité du service. Lorsque le projet était fait, il le présentait à Sa Majesté. Quand le projet était approuvé par Sa Majesté, le grand-maître l'envoyait aux princes, princesses, grands-officiers, présidens de corps, etc., etc., etc. Le jour de la cérémonie, il faisait exécuter ponctuellement toutes les parties du cérémonial, se tenait, pendant la cérémonie, en avant et près de Sa Majesté, et prenait ses ordres à chaque partie de la cérémonie. * * * L'empereur avait douze aides-de-camp. Ils prenaient rang entre eux, non par leur grade militaire, mais par leur ancienneté de service auprès de Sa Majesté. Il y avait toujours un aide-de-camp de jour auprès de l'empereur: l'aide-de-camp entrant et celui sortant devaient s'y trouver et prendre ses ordres. L'aide-de-camp de jour avait toujours un cheval sellé ou une voiture attelée, dans une remise du palais, et à portée pour pouvoir être à même de remplir les commissions que l'empereur voulait lui donner. Depuis le moment où l'empereur était couché, l'aide-de-camp de jour était plus spécialement chargé de la garde de sa personne, et il couchait dans la pièce voisine de celle dans laquelle Sa Majesté reposait. Toute dépêche arrivant la nuit pour l'empereur était remise à l'aide-de-camp de jour: qui que ce fût ne pouvait entrer dans la pièce dans laquelle Sa Majesté reposait, ni dans celle de l'aide-de-camp, et dont il tenait la porte fermée en dedans par un verrou: il allait recevoir dans le premier salon ou dans la pièce qui précédait, la personne qui voulait lui parler ou lui remettre une dépêche; en revenant il devait fermer le verrou sur lui; pour que l'on ne pût le suivre ni dans son appartement, ni dans la chambre à coucher de l'empereur; et alors seulement il frappait à la porte de l'empereur. L'aide-de-camp de jour pouvait introduire les personnes qui avaient à parler à Sa Majesté, soit qu'elle se tînt dans le grand appartement de représentation, ou dans celui d'honneur, ou dans l'intérieur; mais il ne le faisait que par une commission spéciale de l'empereur. Quand, d'après l'ordre de l'empereur, l'aide-de-camp de jour devait lui parler, il pouvait se présenter à la porte de l'appartement dans lequel se trouvait Sa Majesté; mais quand ce n'était pas pour affaire pressante et par ordre de l'empereur, il devait se faire introduire par le chambellan. Quand Sa Majesté sortait avec un piquet, et qu'elle avait demandé deux voitures, l'aide-de-camp de jour se plaçait dans la seconde avec le chambellan de jour. À la chasse à tir, l'aide-de-camp de jour se tenait à cheval derrière l'empereur. L'aide-de-camp de jour qui accompagnait à cheval la voiture de Sa Majesté se plaçait sur un des côtés de manière à être prêt à recevoir les ordres de Sa Majesté, laissant toutefois aux officiers de service les places d'honneur auxquelles ils avaient droit. Dans les parades et mouvemens militaires, les aides-de-camp marchaient devant l'empereur; celui de jour se tenait immédiatement devant et à six pas. À l'armée, les aides-de-camp de l'empereur faisaient le service de chambellans. * * * LE PALAIS IMPÉRIAL DES TUILERIES ÉTAIT DISTRIBUÉ EN GRAND APPARTEMENT DE REPRÉSENTATION,--APPARTEMENT ORDINAIRE DE L'EMPEREUR,--APPARTEMENT ORDINAIRE DE L'IMPÉRATRICE. Le grand appartement de représentation se composait d'une salle de concert, d'un premier salon, d'un second salon, d'une salle du trône, du salon de l'empereur, et d'une galerie. Les pages se tenaient dans la salle de concert. Tous les officiers du service d'honneur de Leurs Majestés, ceux des maisons des princes et princesses de la famille impériale ou de l'empire, lorsqu'ils les accompagnaient, les membres du sénat et du conseil-d'état, les généraux de division, les archevêques et évêques entraient de droit dans le second salon. Les princes et princesses de la famille impériale et de l'empire, les ministres, les grands-officiers de l'empire, les présidens du sénat, du corps législatif, entraient de droit dans la salle du trône. Lorsque l'impératrice recevait dans la salle du trône, les dames d'honneur, d'atours et du palais avaient le droit d'y entrer. Les dames d'honneur ou de service près des princesses les accompagnaient lorsqu'elles entraient dans la salle du trône. Les hommes et les dames saluaient le trône en traversant la salle où il était placé. L'empereur et l'impératrice seuls entraient dans le salon de l'empereur; tout autre individu, quels que fussent son rang et ses fonctions, n'y entrait que lorsque Sa Majesté le faisait appeler. Le chambellan de jour y entrait pour prendre les ordres de Leurs Majestés, mais après en avoir fait demander la permission par un huissier. Lorsque Leurs Majestés ne se trouvaient pas dans le grand appartement de représentation, les officiers du service d'honneur de Leurs Majestés et les pages pouvaient le traverser et communiquer pour leur service. * * * L'appartement ordinaire de l'empereur se divisait en appartement d'honneur et appartement intérieur. L'appartement d'honneur se composait d'une salle des gardes, d'un premier salon et d'un second salon. L'appartement intérieur se composait d'un cabinet de travail, d'un arrière-cabinet, d'un bureau topographique, et d'une chambre à coucher. Les huissiers faisaient le service de l'appartement d'honneur, et les valets de chambre celui de l'appartement intérieur. Dans la salle des gardes se tenaient les pages de service, un sous-officier du piquet de la garde à cheval. Il n'y entrait aucun domestique. Un portier d'appartement en tenait la porte. Le colonel-général de service, les grands-officiers de la couronne, l'aide-de-camp de jour, le préfet de service, entraient de droit dans le premier salon. Le chambellan de jour faisait entrer dans le premier salon ou dans celui que lui désignait Sa Majesté, les personnes admises à son audience, ou appelées pour affaires de service et travailler. Lorsque le chambellan de jour avait besoin de prévenir Sa Majesté qui se trouvait dans son appartement intérieur, il traversait le salon de l'empereur, et frappait à la porte de l'appartement intérieur: cependant, lorsqu'il ne s'agissait que d'annoncer à Sa Majesté l'arrivée d'un officier de sa maison, ou d'un ministre qu'elle avait fait demander, il suffisait que le chambellan de jour en prévînt l'huissier de service qui annonçait à Sa Majesté. Le chambellan avait soin de faire entrer ces personnes dans le salon de l'empereur, afin que Sa Majesté les y trouvât lorsqu'elle sortait de son appartement intérieur. L'aide-de-camp, le préfet et l'écuyer de service qui avaient à prendre les ordres de Sa Majesté ou à la prévenir pour leur service, pouvaient le faire directement, sans passer par l'intermédiaire du chambellan. Le préfet et l'écuyer qui venaient annoncer à Sa Majesté qu'elle était servie, ou que ses voitures et chevaux étaient prêts, lorsqu'elle était dans son appartement intérieur, pouvaient même le dire à l'huissier de service, afin de déranger le moins possible l'empereur. Un gardien du porte-feuille tenait la porte de l'arrière-cabinet; le gardien du porte-feuille ne laissait entrer dans l'arrière-cabinet que par ordre de l'empereur, la personne qui en avait obtenu le droit. Personne ne pouvait traverser le cabinet dans lequel Sa Majesté travaillait ordinairement, à moins d'y être appelé par l'empereur. * * * REPAS. Lorsque Leurs Majestés voulaient manger en grand couvert, la table était placée sur une estrade et sous un dais avec deux fauteuils; les portes de la salle où elle était placée étaient tenues par des huissiers. S'il y avait des invitations à faire, le grand-maître des cérémonies en était chargé; il prévenait le grand-maréchal du palais de la distribution des tables et des personnes qui devaient s'y asseoir, ainsi que de la pièce dans laquelle on devait se réunir, et de l'heure. Le grand-maréchal du palais prenait les ordres de Leurs Majestés pour le moment du service, et les transmettait au premier préfet, qui veillait à leur exécution. Le préfet de service envoyait lui-même à l'office et à la cuisine, et il en faisait apporter en ordre tout ce qui était nécessaire pour le service, qu'il faisait placer sur la table en sa présence. Le couvert de l'empereur était placé à droite, celui de l'impératrice à gauche; la nef et le cadenas de l'empereur à droite de son couvert; la nef et le cadenas de l'impératrice, à la gauche de son couvert, sur la table même. Lorsque tout était prêt, le premier préfet en avertissait le grand-maréchal du palais qui en prévenait Leurs Majestés. Leurs Majestés se rendaient dans la salle où le repas était préparé dans l'ordre suivant: les pages de service; un aide des cérémonies; les préfets de service; le premier préfet et un maître des cérémonies; le grand-maréchal du palais et le grand-maître des cérémonies; l'impératrice; son premier écuyer et son premier chambellan; l'empereur; le colonel-général de service; le grand-chambellan et le grand-écuyer; le grand-aumônier. Leurs Majestés étant arrivées à la table, le grand-chambellan devait présenter à laver à l'empereur. Le grand-écuyer lui offrait le fauteuil; le grand-maréchal du palais prenait une serviette dans la nef et la présentait à Sa Majesté. Le premier préfet, le premier écuyer et le premier chambellan de l'impératrice, remplissaient les mêmes fonctions près de Sa Majesté. Le grand-aumônier venait sur le devant de la table, bénissait le dîner et se retirait. Les pages faisaient le service. Les carafes d'eau et de vin, à l'usage de Leurs Majestés, étaient placées sur un plat d'or, le verre sur un autre plat et à la droite de leurs couverts. Lorsque l'empereur demandait à boire, le premier préfet versait l'eau et le vin dans le verre, qui était offert à Sa Majesté par le grand-maréchal. Les mêmes fonctions étaient remplies pour le service de Sa Majesté l'impératrice, par son premier écuyer et par le préfet de service qui était placé à sa droite. Les maîtres-d'hôtel posaient les plats, découpaient les mets et faisaient offrir à Leurs Majestés par les pages. Le grand-chambellan faisait verser devant lui le café dans la tasse destinée à l'empereur, un page la lui remettait sur un plat d'or, et il l'offrait à Sa Majesté. Le premier chambellan de l'impératrice offrait de même le café à Sa Majesté. Après le repas, le grand-maréchal prenait la serviette des mains de l'empereur; le premier préfet, de celles de l'impératrice. Le grand-écuyer, et le premier écuyer de l'impératrice retiraient les fauteuils de Leurs Majestés, le grand-chambellan donnait à laver à l'empereur, le premier chambellan à l'impératrice. Si, dans la salle où mangeaient Leurs Majestés, il était servi d'autres tables, le service en était fait par les maîtres-d'hôtel et la livrée. * * * Quand Leurs Majestés voulaient manger dans l'appartement intérieur, elles désignaient le lieu et les individus qui devaient les servir. Il n'y avait aucune étiquette ni personne du service d'honneur. * * * Avant le coucher de Leurs Majestés, le préfet de service prenait les ordres de Leurs Majestés pour l'heure à laquelle elles voulaient déjeuner. FIN DU TOME SECOND. MÉMOIRES DE CONSTANT, PREMIER VALET DE CHAMBRE DE L'EMPEREUR, SUR LA VIE PRIVÉE DE NAPOLÉON, SA FAMILLE ET SA COUR. Depuis le départ du premier consul pour la campagne de Marengo, où je le suivis, jusqu'au départ de Fontainebleau, où je fus obligé de quitter l'empereur, je n'ai fait que deux absences, l'une de trois fois vingt-quatre heures, l'autre de sept ou huit jours. Hors ces congés fort courts, dont le dernier m'était nécessaire pour rétablir ma santé, je n'ai pas plus quitté l'empereur que son ombre. MÉMOIRES DE CONSTANT, _Introduction_. TOME TROISIÈME. À PARIS, CHEZ LADVOCAT, LIBRAIRE DE S. A. R. LE DUC DE CHARTRES, QUAI VOLTAIRE ET PALAIS-ROYAL. MDCCCXXX. INTRODUCTION DU TROISIÈME VOLUME. Le public a bien voulu accueillir les _Mémoires de Constant_ avec tout l'intérêt que l'éditeur les avait jugés capables d'exciter. Parmi les plus curieux passages de la première livraison, le spirituel journal du _Voyage à Mayence_ a été traité avec une faveur particulière. L'auteur de ce journal, depuis la publication des deux premiers tomes des Mémoires de Constant, a fait à l'éditeur l'honneur de lui adresser une lettre; et comme cette lettre renferme une juste réclamation, l'éditeur a pensé ne pouvoir mieux y faire droit qu'en la mettant sous les yeux du public. * * * «Paris, 10 mai 1830. »MONSIEUR, »Je viens de trouver avec étonnement dans les Mémoires de Constant le journal d'un voyage que j'ai fait avec Joséphine. »Les feuilles que j'écrivais rapidement chaque soir étaient mises en ordre et copiées, dans les villes où nous séjournions, par ma femme de chambre, qui écrivait fort bien; il est probable qu'elle en aura gardé une copie. »Depuis, j'avais réuni les souvenirs de ce voyage à ceux d'une partie de ma vie; mais je n'étais nullement décidée à les publier. »Je crois qu'une femme peut amuser son imagination avec sa plume, comme elle exerce ses doigts avec un crayon ou un pinceau; mais je pense qu'elle ne doit jamais mettre le public dans la confidence de ses pensées et de ses sentimens qui ne peuvent intéresser que ses amis et sa famille. »La publication que vous venez de faire, et surtout le désir de rétablir dans toute sa vérité un fait énoncé par M. Constant en parlant du motif qui m'a fait quitter la cour, me déterminent, Monsieur, à vous envoyer la totalité de ces souvenirs. »Je vous autorise à les publier, si vous pensez que des faits si peu intéressans, écrits avec si peu de soin, puissent trouver place dans la seconde partie des Mémoires que vous venez de faire paraître. »Lorsque je voulus donner ma démission, j'écrivis à Joséphine, qui en fut aussi étonnée qu'affligée (si je dois croire ce qu'elle eut la bonté de me dire). Aussitôt ma lettre reçue, elle m'envoya chercher par le général Fouller pour m'assurer qu'elle ne voulait pas l'accepter. Plus de quinze jours s'écoulèrent entre celui où ma démission fut donnée et le moment où elle fut acceptée par l'empereur. »J'ignore si c'est dans l'instant qu'il l'accepta qu'il eut connaissance de ce journal; mais l'expression de congé, employée par l'auteur des Mémoires qui viennent de paraître chez vous, n'en est pas moins inexacte. »Au reste, j'y attache bien peu d'importance, et je ne rectifie ce fait qu'à cause de cette inexactitude.» »Recevez, Monsieur, l'assurance de ma parfaite considération, LA BARONNE DE V*****.» * * * L'éditeur sent combien il a de grâces à rendre à madame la baronne de *** pour l'autorisation qu'elle a consenti à lui donner d'associer aux souvenirs de Constant ceux d'une des premières dames du palais de l'impératrice Joséphine. Ces deux publications ainsi faites ensemble ont paru à l'éditeur de nature à se prêter réciproquement du relief. Toutefois, ce n'est point parce qu'il lui aurait semblé piquant de mettre en regard l'une des époques différentes, deux voyages en Angleterre. Elle a vu la cour du prince de Galles, et une régence qui ne manquait pas, sous le rapport des mœurs, de points de comparaison avec la _joyeuse_ régence du duc d'Orléans. Enfin, pendant son second séjour à Londres, madame la baronne *** y a vu tous les scandales du procès et de la mort de la reine Caroline. Ce simple énoncé suffira sans doute pour mettre le lecteur à même de juger de l'intérêt qu'il doit s'attendre à rencontrer dans les _souvenirs_ de madame la baronne ***. MÉMOIRES DE CONSTANT. SOUVENIRS D'UNE DAME DU PALAIS IMPÉRIAL CHAPITRE PREMIER. Avertissement de l'auteur.--Isolement des jeunes femmes pendant la révolution.--Ma naissance et mes parens.--Le général D..... mon père.--Le baron de V... mon mari.--Une première imprudence.--Sage prévoyance de mon père.--Le général D..... à l'armée du Nord.--Déférence de Carnot pour mon père.--Carnot dans le cabinet du général D.....--Conduite de Carnot envers mon père.--Carnot le sauve de l'exil.--Amour-propre de Carnot.--Mallet du Pan et le Mercure de Genève.--Les représentans du peuple en mission à Besançon.--Bernard de Saintes.--Son hôtel;--son costume;--ses manières.--Brusquerie tout à coup suivie de politesse.--Le jacobin de bonne compagnie.--Effrayante proposition de Bernard de Saintes et explication de ses prévenances.--M. Briot, aide-de-camp de Bernard de Saintes.--Arrivée de Robespierre le jeune à Besançon.--Comment je fus délivrée des poursuites de Bernard de Saintes.--Je me rends à Paris.--Danger des châteaux en Espagne.--Les plaisirs de Paris après la terreur.--Première représentation d'Olympie.--La première robe de velours.--Un triomphe de toilette.--Sages maximes de La Rochefoucault et de M. de Ségur.--Vie de dissipation.--Mes démarches pour obtenir le rappel de mon mari.--Retour de mon père à Paris.--Relations de mon père avec madame de Staël.--Susceptibilité extrême de madame de Staël.--Mon père me présente chez cette dame.--Réflexion, sur une pensée de madame Necker.--Danger des périphrases. EN livrant ces mémoires au public, je n'ai pas la prétention de croire que je puisse exciter son attention par les événemens qui ont rempli ma vie; mais les rapports que j'ai eus avec des personnes qui ont fixé long-temps ses regards peuvent l'intéresser en fournissant à sa curiosité quelques circonstances de leur vie privée. Si j'ai parlé de moi, on me le pardonnera peut-être en faveur du motif. J'ai désiré, que mon exemple ne fût pas sans utilité pour quelques jeunes femmes jouissant du funeste avantage de leur liberté. Puissent-elles se convaincre qu'en recherchant l'indépendance, elles ne recueilleront que le malheur! La nature, en nous créant plus faibles que les hommes, a voulu nous faire sentir le besoin d'être guidées et protégées par eux. Un malheur de la révolution (et ce n'est pas un des moindres) est l'isolement où sont restées beaucoup de jeunes femmes, pendant un grand nombre d'années, par l'émigration de leurs maris; isolement qui leur a fait contracter la dangereuse habitude de se conduire par leur seule volonté. Je suis née dans une province où mes parens occupaient un rang distingué. Mon père, le général D..., y était entouré de considération; ma mère y vit encore, jouissant de l'estime générale, juste récompense d'une longue vie passée dans la pratique de toutes les vertus. Très-jeune encore, je fus demandée en mariage par le baron de V... Ses parens possédaient une grande fortune; leur fils unique fut élevé dans l'idée que cette fortune était peut-être encore plus considérante qu'elle ne l'était en effet, ce qui arrive fort souvent par les flatteries que les valets; n'épargnent pas à l'enfance d'un jeune maître destiné à avoir un rang dans le monde. Cette confiance, jointe à l'extrême bonté de son cœur, ne lui permit jamais de refuser un service, non seulement à un ami, mais cette obligeance s'étendait jusqu'aux simples connaissances. Cette facilité de caractère, dont beaucoup de personnes abusèrent, lui fit accorder sa signature, comme cautionnement, pour des sommes assez considérables. J'étais trop jeune alors pour que mes conseils pussent préserver mon mari du danger de se livrer ainsi à la bonté de son cœur. Bientôt l'émigration l'entraîna loin de moi. Capitaine de cavalerie, il dut suivre les officiers de son régiment.. Aussitôt que son émigration fut connue, plusieurs des porteurs de cautionnemens qu'il avait donnés si généreusement vinrent me trouver. Ils désiraient que j'ajoutasse ma signature à la sienne; je le fis avec cette légèreté, cette imprévoyance si commune à la jeunesse. J'aurais cru manquer à M. de V... en refusant mon approbation à ce qu'il avait fait. Cette première imprudence a eu des suites funestes pour moi. Mon père avait prévu les suites désastreuses de l'émigration; son esprit si juste en avait; calculé toutes les conséquences. Il avait cherché à retenir mon mari près de lui. Il lui disait quelquefois: «Vous partez pour revenir; il est bien plus simple de rester. Qui quitte la partie la perd.» Ses conseils étaient restés sans effet. Mon père était du nombre de ceux qui avaient cru à la possibilité de réformer les abus qu'on reprochait au gouvernement; mais bientôt son âme, si belle, si noble, s'indigna des moyens employés pour y parvenir. Placé par le grade élevé qu'il occupait, et par la supériorité de ses talens, à la tête du corps du génie, il ne put rester dans l'ombre dont il aimait à s'entourer. Il fut appelé à l'armée du Nord; il prit rapidement Bréda, Gertruidemberg. Ayant ouvert les portes de la Hollande par la prise de ces deux places importantes, il demanda e