The Project Gutenberg EBook of Andre, by George Sand This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Andre Author: George Sand Release Date: September 10, 2004 [EBook #13431] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ANDRE *** Produced by Renald Levesque and the Online Distributed Proofreading Team. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. [Illustration] ANDRE NOTICE C'est a Venise que j'ai reve et ecrit ce roman. J'habitais une petite maison basse, le long d'une etroite rue d'eau verte, et pourtant limpide, tout a cote du petit pont _dei Barcaroli_. Je ne voyais, je ne connaissais, je ne voulais voir et connaitre quasi personne. J'ecrivais beaucoup, j'avais de longs et paisibles loisirs, je venais d'ecrire _Jacques_ dans cette meme petite maison. J'en etais attristee. J'avais dessein de fixer ma vie alternativement en France et a Venise. Si mes enfants eussent ete en age de me suivre a Venise, je crois que j'y eusse fait un etablissement definitif, car, nulle part, je n'avais trouve une vie aussi calme, aussi studieuse, aussi completement ignoree. Et cependant, apres six mois de cette vie, je commencais a ressentir une sorte de nostalgie dont je ne voulais pas convenir avec moi-meme. Cette nostalgie se traduisit pour moi par le roman d'_Andre_. J'avais de temps en temps, pour restaurer mes nippes, une jeune ouvriere, grande, blonde, elegante, babillarde, qui s'appelait Loredana. Ma gouvernante etait petite, rondelette, pale, langoureuse, et tout aussi babillarde que l'autre, quoiqu'elle eut le parler plus lent. Je n'etais pas somptueusement logee, tant s'en faut. Leurs longues causeries dans la chambre voisine de la mienne me derangerent donc beaucoup: mais je finissais par les ecouter machinalement et puis alternativement, pour m'exercer a comprendre leur dialecte dont mon oreille s'habituait a saisir les rapides elisions. Peu a peu je les ecoutais aussi pour surprendre dans leurs commerages, non pas les secrets des familles venitiennes qui m'interessaient fort peu, mais la couleur des moeurs intimes de cette cite, qui n'est pareille a aucune autre, et ou il semble que tout dans les habitudes, dans les gouts et dans les passions, doive essentiellement differer de ce qu'on voit ailleurs. Quelle fut ma surprise, lorsque mon oreille fut blasee sur le premier etonnement des formes du langage, d'entendre des histoires, des reflexions et des appreciations identiquement semblables a ce que j'avais entendu dans une ville de nos provinces francaises. Je me crus a La Chatre! Les dames du lieu, ces belles et molles patriciennes qui fleurissent comme des camelias en serre dans l'air tiede des lagunes, elles avaient, en passant par la langue si _bien pendue_ de la Loredana, les memes vanites, les memes graces, les memes forces, les memes faiblesses que les fieres et paresseuses bourgeoises de nos petites villes. Chez les hommes, c'etait meme bonhomie, meme parcimonie, meme finesse, meme libertinage. Le monde des ouvriers, des artisans, de leurs filles et de leurs femmes, c'etait encore comme chez nous, et je m'ecriai du mot proverbial: _Tutto il mondo e fatto come la nostra famiglia_. Reportee a mon pays, a ma province, a la petite ville ou j'avais vecu, je me sentis en disposition d'en peindre les types et les moeurs, et on sait que quand une fantaisie vient a l'artiste, il faut qu'il la contente. Nulle autre ne peut l'en distraire. C'est donc au sein de la belle Venise, au bruit des eaux tranquilles que souleve la rame, au son des guitares errantes, et en face des palais feeriques qui partout projettent leur ombre sur les canaux les plus etroits et les moins frequentes, que je me rappelai les rues sales et noires, les maisons dejetees, les pauvres toits moussus, et les aigres concerts de coqs, d'enfants et de chats de ma petite ville. Je revai la aussi de nos belles prairies, de nos foins parfumes, de nos petites eaux courantes et de la botanique aimee autrefois, que je ne pouvais plus observer que sur les mousses limoneuses et les algues flottantes accrochees au flanc des gondoles. Je ne sais dans quels vagues souvenirs de types divers je fis mouvoir la moins compliquee et la plus paresseuse des fictions. Ces types etaient tout aussi venitiens que berrichons. Changez l'habit, la langue, le ciel, le paysage, l'architecture, la physionomie exterieure de toutes gens et de toutes choses; au fond de tout cela, l'homme est toujours a peu pres le meme, et la femme encore plus que l'homme, a cause de la tenacite de ses instincts. GEORGE SAND. Nohant, avril 1851. I. Il y a encore au fond de nos provinces de France un peu de vieille et bonne noblesse qui prend bravement son parti sur les vicissitudes politiques, la par generosite, ici par stoicisme, ailleurs par apathie. Je sais d'anciens seigneurs qui portent des sabots, et boivent leur piquette sans se faire prier. Ils ne font plus ombrage a personne; et si le present n'est pas brillant pour eux, du moins n'ont-ils rien a craindre de l'avenir. Il faut reconnaitre que parmi ces gens-la on rencontre parfois des caracteres solidement trempes et vraiment faits pour traverser les temps d'orages. Plus d'un qui se serait debattu en vain contre sa nature epaisse, s'il eut succede paisiblement a ses ancetres, s'est fort bien trouve de venir au monde avec la force physique et l'insouciance d'un rustre. Tel etait le marquis de Morand. Il sortait d'une riche et puissante lignee, et pourtant s'estimait heureux et fier de posseder un petit vieux castel et un domaine d'environ deux cent mille francs. Sans se creuser la cervelle pour savoir si ses aieux avaient eu une plus belle vie dans leurs grands fiefs, il tirait tout le parti possible de son petit heritage; il y vivait comme un veritable laird ecossais, partageant son annee entre les plaisirs de la chasse et les soins de son exploitation; car, selon l'usage des purs campagnards, il ne s'en remettait a personne des soucis de la propriete. Il etait a lui-meme son majordome, son fermier et son metayer; meme on le voyait quelquefois, au temps de la moisson ou de la fenaison, impatient de serrer ses denrees menacees par une pluie d'orage, poser sa veste sur un rateau plante en terre, donner de l'aisance aux courroies elastiques qui soutenaient son haut-de-chausses sur son ventre de Falstaff, et, s'armant d'une fourche, passer la gerbe aux ouvriers. Ceux-ci, quoique essouffles et ruisselants de sueur, se montraient alors empresses, facetieux et pleins de bon vouloir; car ils savaient que le digne seigneur de Morand, en s'essuyant le front au retour, leur versait le coup d'_embauchage_ pour la semaine suivante, et ferait en vin de sa cave plus de depense que l'eau de pluie n'eut cause de degats sur sa recolte. Malgre ces petites inconsequences, le hobereau faisait bon usage de sa vigueur et de son activite. Il mettait de cote chaque annee un tiers de son revenu, et, de cinq ans en cinq ans, on le voyait arrondir son domaine de quelque bonne terre labourable ou de quelque beau carrefour de hetre et de chene noir. Du reste, sa maison etait honorable sinon elegante, sa cuisine confortable sinon exquise, son vin genereux, ses bidets pleins de vigueur, ses chiens bien ouverts et bien evides au flanc, ses amis nombreux et bons buveurs, ses servantes hautes en couleur et quelque peu barbues. Dans son jardin fleurissaient les plus beaux espaliers du pays; dans ses pres paissaient les plus belles vaches; enfin, quoique les limites du chateau et de la ferme ne fussent ni bien tracees ni bien gardees, quoique les poules et les abeilles fussent un peu trop accoutumees au salon, que la saine odeur des etables penetrat fortement dans la salle a manger, il n'est pas moins certain que la vie pouvait etre douce, active, facile et sage derriere les vieux murs du chateau de Morand. Mais Andre de Morand, le fils unique du marquis, n'en jugeait pas ainsi; il faisait de vains efforts pour se renfermer dans la sphere de cette existence, qui convenait si bien aux gouts et aux facultes de ceux qui l'entouraient. Seul et chagrin parmi tous ces gens occupes d'affaires lucratives et de commodes plaisirs, il s'adressait des questions dangereuses: "A quoi bon ces fatigues, et que sont ces jouissances? Travailler pour arriver a ce but, est-ce la peine? Quel est le plus rude, de se condamner a ces amusements ou de se laisser tuer par l'ennui?" Toutes ses idees tournaient dans ce cercle sans issue, tous ses desirs se brisaient a des obstacles grossiers, insurmontables. Il eprouvait le besoin de posseder ou de sentir tout ce qui etait ignore de ses proches; mais ceux dont il dependait ne s'en souciaient point, et resistaient a sa fantaisie sans se donner la peine de le contredire. Lorsque son pere s'etait decide a lui donner un precepteur, c'avait ete par des raisons d'amour-propre, et nullement en vue des avantages de l'education. Soit disposition inveteree, soit l'effet du desaccord etabli par cette education entre lui et les hommes qui l'entouraient, le caractere d'Andre etait devenu de plus en plus insolite et singulier aux yeux de sa famille. Son enfance avait ete maladive et taciturne. Dans son age de puberte, il se montra melancolique, inquiet, bizarre. Il sentit de grandes ambitions fermenter en lui, monter par bouffees, et tomber tout a coup sous le poids du decouragement. Les livres dont on le nourrissait pour l'apaiser ne lui suffisaient pas ou l'absorbaient trop. Il eut voulu voyager, changer d'atmosphere et d'habitudes, essayer toutes les choses inconnues, jeter en dehors l'activite qu'il croyait sentir en lui, contenter enfin cette avidite vague et febrile qui exagerait l'avenir a ses yeux. Mais son pere s'y opposa. Ce joyeux et loyal butor avait sur son fils un avantage immense, celui de vouloir. Si le savoir eut developpe et dirige cette faculte chez le marquis de Morand, il fut devenu peut-etre un caractere eminent; mais, ne dans les jours de l'anarchie, abandonne ou cache parmi des paysans, il avait ete eleve par eux et comme eux. La bonne et saine logique dont il etait doue lui avait appris a se contenter de sa destinee et a s'y renfermer; la force de sa volonte, la persistance de son energie, l'avaient conduit a en tirer le meilleur parti possible. Son courage roide et brutal forcait a l'estime sociale ceux qui, du reste, lui prodiguaient le mepris intellectuel. Son entetement ferme, et quelquefois revetu d'une certaine dignite patriarcale, avait rendu les volontes souples autour de lui; et si la lumiere de l'esprit, qui jaillit de la discussion, demeurait etouffee par la pratique de ce despotisme paternel, du moins l'ordre et la bonne harmonie domestique y trouvaient des garanties de duree. Andre tenait peut-etre de sa mere, qui etait morte jeune et chetive, une insurmontable langueur de caractere, une inertie triste et molle, un grand effroi de ces recriminations et de ces lecons dures dont les hommes peu cultives sont prodigues envers leurs enfants. Il possedait une sensibilite naive, une tendresse de coeur qui le rendaient craintif et repentant devant les reproches meme injustes. Il avait toute l'ardeur de la force pour souhaiter et pour essayer la rebellion, mais il etait inhabile a la resistance. Sa bonte naturelle l'empechait d'aller en avant. Il s'arretait pour demander a sa conscience timoree s'il avait le droit d'agir ainsi, et, durant ce combat, les volontes exterieures brisaient la sienne. En un mot, le plus grand charme de son naturel etait son plus grand defaut; la chaine d'airain de sa volonte devait toujours se briser a cause d'un anneau d'or qui s'y trouvait. Rien au monde ne pouvait contrarier et meme offenser le marquis de Morand comme les inclinations studieuses de son fils. Egoiste et resserre dans sa logique naturelle, il s'etait dit que les vieux sont faits pour gouverner les jeunes, et que rien ne nuit plus a la surete des gouvernements que l'esprit d'examen. S'il avait accorde un instituteur a son fils, ce n'etait pas pour le satisfaire, mais pour le placer au niveau de ses contemporains. Il avait bien compris que d'autres auraient sur lui l'avantage d'une certaine morgue scolastique s'il le laissait dans l'ignorance, et il avait pris ce grand parti pour prouver qu'il etait un aussi riche et magnifique personnage que tel ou tel de ses voisins. M. Forez fut donc le seul objet de luxe qu'il admit dans la maison, a la condition toutefois, bien signifiee au survenant, d'aider de tout son pouvoir a l'autocratie paternelle; et le precepteur intimide tint rigoureusement sa promesse. Il trouva cette tache facile a remplir avec un temperament doux et maniable comme celui du jeune Andre; et le marquis, n'ayant pas rencontre de resistance dans tout le cours de cette delegation de pouvoir, ne fut pas trop choque des progres de son fils. Mais lorsque M. Forez se fut retire, le jeune homme devint un peu plus difficile a contenir, et le marquis, epouvante, se mit a chercher serieusement le moyen de l'enchainer a son pays natal. Il savait bien que toute sa puissance serait inutile le jour ou Andre quitterait le toit paternel; car l'esprit de revolte etait en lui, et s'il etait encore retenu, grace a sa timidite naturelle, par un froncement de sourcil et par une inflexion dure dans la voix de son pere, il etait evident que les motifs d'independance ne manqueraient pas du moment ou il n'y aurait plus d'explications orageuses a affronter. Ce n'est pas que le marquis craignit de le voir tomber dans les desordres de son age. Il savait que son temperament ne l'y portait pas; et meme il eut desire, en bon vivant et en homme eclaire qu'il se piquait d'etre, trouver un peu moins de rigidite dans les principes de cette jeune conscience. Il rougissait de depit quand on lui disait que son fils avait l'air d'une demoiselle. Nous ne voudrions pas affirmer qu'il n'y eut pas aussi au fond de son coeur, malgre la bonne opinion qu'il avait de lui-meme, un certain sentiment de son inferiorite qui bouleversait toutes ses idees sur la preeminence paternelle. Il ne craignait pas non plus que, par gout pour les raffinements de la civilisation, son fils ne l'entrainat a de grandes depenses au dehors. Ce gout ne pouvait etre eclos dans la tete inexperimentee d'Andre; et d'ailleurs le marquis avait pour point d'honneur d'aller, en fait d'argent, au-devant de toutes les fantaisies de ce fils opprime et cheri. C'est ce qui faisait dire a toute la province qu'il n'etait pas au monde de jeune homme plus heureux et mieux traite que l'heritier des Morand; mais qu'il _jouissait_ d'une mauvaise sante et qu'il etait _doue_ d'un caractere morose. S'il vivait, disait-on, il ne vaudrait jamais son pere. M. de Morand craignait qu'entraine par les seductions d'un monde plus brillant, son fils ne secouat entierement le joug, et que non-seulement il ne revint plus partager sa vie, mais qu'il s'avisat encore de vendre sa maison hereditaire et d'aliener ses rentes seigneuriales. Quoique le marquis se fut quelque peu entache de liberalisme dans la societe des chasseurs et des buveurs roturiers qu'il appelait a sa table, il tenait secretement a ses titres, a sa gentilhommerie, et n'affectait le dedain de ces vanites que dans l'esperance de leur donner plus de lustre aux yeux des petits. Lorsqu'il rentrait le soir apres la chasse, il entendait, avec un certain orgueil, l'amble serre de sa petite jument retentir sous la herse delabree de son chateau; lorsque du sommet d'une colline boisee il comptait sur ses doigts, d'un air recueilli, la valeur de chacun des arbres d'elite marques pour la cognee, il jetait un regard d'amour sur ses tourelles a demi cachees dans la cime des bois, et son front s'eclaircissait comme au retour d'une douce pensee. II. Au profond ennui qui rongeait Andre, l'attente d'une femme selon son coeur venait, depuis quelque temps, meler des souffrances et des douceurs plus etranges. Il est a croire que rien d'impur n'aurait pu germer dans cette ame neuve, rien de laid se poser dans cette jeune imagination, et que sa peri enfin etait belle comme le jour. Autrement se serait-il pris a pleurer si souvent en songeant a elle? l'aurait-il appelee avec tant d'instances et de doux reproches, l'ingrate qui ne voulait pas descendre du ciel dans ses bras? serait-il reste si tard le soir a l'attendre dans les pres humides de rosee? se serait-il eveille si matin pour voir lever le soleil, comme si un de ses rayons allait feconder les vapeurs de la terre et en faire sortir un ange d'amour reserve a ses embrassements? On le voyait partir pour la chasse, mais revenir sans gibier. Son fusil lui servait de pretexte et de contenance; grace a ce talisman, le jeune poete traversait la campagne et bravait les rencontres, sans danger d'etre pris pour un fou; il cachait son sentiment le plus cher avec un volume de roman dans la poche de sa blouse; puis, s'asseyant en silence dans les taillis, gardiens du mystere, il s'entretenait de longues heures avec Jean-Jacques ou Grandisson, tandis que les lievres trottaient amicalement autour de lui et que les grives babillaient au-dessus de sa tete, comme de bonnes voisines qui se font part de leurs affaires. A mesure que les vagues inquietudes de la jeunesse se dirigeaient vers un but appreciable a l'esprit sinon a la vue du solitaire Andre, sa tristesse augmentait; mais l'esperance se developpait avec le desir; et le jeune homme, jusque-la morose et nonchalant, commencait a sentir la plenitude de la vie. Son pere tirait bon augure de l'activite des jambes du chasseur, mais il ne prevoyait pas que cette humeur vagabonde aurait pu changer Andre en hirondelle si la voix d'une femme l'eut appele d'un bout de la terre a l'autre. Andre etait donc devenu un marcheur intrepide, sinon un heureux chasseur. Il ne trouvait pas de solitude assez reculee, pas de lande assez deserte, pas de colline assez perdue dans les verts horizons, pour fuir le bruit des metairies et le mouvement des cultivateurs. Afin d'etre moins trouble dans ses lectures, il faisait chaque jour plusieurs lieues a travers champs, et la nuit le surprenait souvent avant qu'il eut songe a reprendre le chemin du logis. Il y avait a trois lieues du chateau de Morand une gorge inhabitee ou la riviere coulait silencieusement entre deux marges de la plus riche verdure. Ce lieu, quoique assez voisin de la petite ville de L..., n'etait guere frequente que par les bergeronnettes et les merles d'eau; les terres avoisinantes etaient severement gardees contre les braconniers et les pecheurs; Andre seul, en qualite de chasseur inoffensif, ne donnait aucun ombrage au garde et pouvait s'enfoncer a loisir dans cette solitude Charmante. [Illustration: Son fusil lui servait de pretexte et de contenance.] C'est la qu'il avait fait ses plus cheres lectures et ses plus doux reves. Il y avait evoque les ombres de ses heroines de roman. Les chastes creations de Walter Scott, Alice, Rebecca, Diana, Catherine, etaient venues souvent chanter dans les roseaux des choeurs delicieux qu'interrompait parfois le gemissement douloureux et colere de la petite Fenella. Du sein des nuages, les soupirs eloignes des vierges hebraiques de Byron repondaient a ces belles voix de la terre, tandis que la grande et pale Clarisse, assise sur la mousse, s'entretenait gravement a l'ecart avec Julie, et que Virginie enfant jouait avec les brins d'herbe du rivage. Quelquefois un choeur de bacchantes traversait l'air et emportait ironiquement les douces melodies. Andre, pale et tremblant, les voyait passer, fantasques, mechantes et belles, ecrasant sans pitie les fleurs du rivage sous leurs pieds nus, effarouchant les tranquilles oiseaux endormis dans les saules, et trempant leurs couronnes de pampres dans les eaux pour les secouer moqueusement a la figure du jeune reveur. Andre s'eveillait de sa vision triste et decourage. Il se reprochait de les avoir trouvees belles et d'avoir eu envie un instant de suivre leur trace, semee de fleurs et de debris. Il evoquait alors ses divins fantomes, ses types cheris de sentiment et de purete. Il les voyait redescendre vers lui dans leurs longues robes blanches et lui montrer au fond de l'onde une image fugitive qu'il s'efforcait en vain d'attirer et de saisir. Cette ombre mysterieuse et vague qu'il voyait flotter partout, c'etait son amante inconnue, c'etait son bonheur futur; mais toutes les realites differaient tellement de sa beaute ideale, qu'il desesperait souvent de la rencontrer sur la terre, et se mettait a pleurer en murmurant, dans son angoisse, des paroles incoherentes. Son pere le crut fou bien des fois, et faillit envoyer chercher le medecin pour l'avoir entendu crier au milieu de la nuit:--Ou es-tu? es-tu nee seulement? ne suis-je pas venu trop tot ou trop tard pour te rencontrer sur la terre? Et vingt autres folies que le bonhomme traita de billevesees des qu'il se fut bien assure que son fils n'avait pas attrape de coup de soleil dans la journee. Un soir que le jeune homme s'etait attarde dans les Pres-Girault, c'etait le nom de sa chere retraite, il lui sembla voir passer a quelque distance une forme reelle; autant qu'il put la distinguer, c'etait une taille deliee avec une robe blanche. Elle semblait voltiger sur la pointe des joncs, tant elle courait legerement! Cette vision ne dura qu'un instant et disparut derriere un massif de trembles. Andre s'etait arrete stupefait, et son coeur battait si fort qu'il lui eut ete impossible de faire un pas pour la suivre. Quand il en eut retrouve la force, il s'apercut que la riviere, qui coulait a fleur de terre et formait cent detours dans la prairie, le separait du massif. Il lui fallut faire beaucoup de chemin pour rencontrer un de ces petits ponts que les gardeurs de troupeaux construisent eux-memes avec des branches entrelacees et de la terre; enfin il atteignit le massif et n'y trouva personne. L'ombre etait devenue si epaisse qu'il etait impossible de voir a dix pas devant soi. Il revint, tout pensif et tout emu, s'asseoir devant le souper de son pere; mais il dormit moins encore que de coutume, et retourna aux Pres-Girault le lendemain. Rien n'en troublait la solitude, et il craignit d'etre devenu assez fou pour qu'une de ses fictions ordinaires lui fut apparue comme une chose reelle. [Illustration: La maitresse ouvriere, placee sur une chaise plus elevee que les autres....] Le jour suivant, a force d'explorer les bords de la riviere, il trouva un petit gant de fil blanc tres fin, tricote a l'aiguille avec des points a jour tres artistement travailles, et qui semblait avoir servi a arracher des herbes, car il etait tache de vert. Andre le prit, le baisa mille fois comme un fou, l'emporta sur son coeur et en devint amoureux, sans songer que le prince _Charmant_, epris d'une pantoufle, n'etait pas un reveur beaucoup plus ridicule que lui. Huit jours s'etaient passes sans qu'il trouvat aucune autre trace de cette apparition. Un matin il arriva lentement, comme un homme qui n'espere plus, et, s'appuyant contre un arbre, il se mit a lire un sonnet de Petrarque. Tout a coup une petite voix fraiche sortit des roseaux et chanta deux vers d'une vieille romance: Puis, tout apres, je vis dame d'amour Qui marchait doux et venait sur la rive. Andre tressaillit, et, se penchant, il vit a vingt pas de lui une jeune fille habillee de blanc, avec un petit chale couleur arbre de Judee et un mince chapeau de paille. Elle etait debout et semblait absorbee dans la contemplation d'un bouquet de fleurs des champs qu'elle avait a la main. Andre eut l'idee de s'elancer vers elle pour la mieux voir; mais elle vint de son cote, et il se sentit tellement intimide qu'il se cacha dans les buissons. Elle arriva tout aupres de lui sans s'apercevoir de sa presence, et se mit a chercher d'autres fleurs. Elle erra ainsi pendant pres d'un quart d'heure, tantot s'eloignant, tantot se rapprochant, explorant tous les brins d'herbe de la prairie et s'emparant des moindres fleurettes. Chaque fois qu'elle en avait rempli sa main, elle descendait sur une petite plage que baignait la riviere, et plantait son bouquet dans le sable humide pour l'empecher de se faner. Quand elle en eut fait une botte assez grosse, elle la noua avec des joncs, plongea les tiges a plusieurs reprises dans le courant de l'eau pour en oter le sable, les enveloppa de larges feuilles de _nymphoea_ pour en conserver la fraicheur, et, apres avoir rattache son petit chapeau, elle se mit a courir, emportant ses fleurs, comme une biche poursuivie. Andre n'osa pas la suivre; il craignit d'avoir ete apercu et de l'avoir mise en fuite. Il espera qu'elle reviendrait, mais elle ne revint plus. Il retourna inutilement aux Pres-Girault pendant toute la belle saison. L'hiver vint, et, a chaque fleur que le froid moissonna, Andre perdit l'esperance de voir revenir sa belle chercheuse de bleuets. Mais cette matinee romanesque avait suffi pour le rendre amoureux. Il en devint maigre a faire trembler, et son pere, qui jusque-la avait craint de lui voir chercher ses distractions dans les villes environnantes, fut assez inquiet de sa melancolie pour l'engager a courir un peu les bals et les divertissements de la province. Andre eprouvait desormais une grande repugnance pour tout ce qui ne se renfermait pas dans le cercle de ses reveries et de ses promenades solitaires; neanmoins il chercha son inconnue dans les fetes et dans les reunions d'alentour. Ce fut en vain: toutes les femmes qu'il vit lui semblerent si inferieures a son inconnue, que, sans le gant qu'il avait trouve, il aurait pris toute cette aventure pour un reve. Ce fut sans doute un malheur pour lui de se retrancher dans sa fantaisie comme dans un fort inexpugnable, et de fermer les yeux et les oreilles a toutes les seductions de l'oubli. Il aurait pu trouver une femme plus belle que son ideale, mais elle l'avait fascine. C'etait la premiere, et par consequent la seule dans son imagination. Il s'obstina a croire que sa destinee etait d'aimer celle-la, que Dieu la lui avait montree pour qu'il en gardat l'empreinte dans son ame et lui restat fidele jusqu'au jour ou elle lui serait rendue. C'est ainsi que nous nous faisons nous-memes les ministres de la fatalite. Ce fut surtout vers la petite ville de L..... qu'il dirigea ses recherches. Mais en vain il vit pendant plusieurs dimanches, l'elite de _la societe_ se rassembler dans un salon de bourgeoises precieuses et beaux-esprits, il n'y trouva pas celle qu'il cherchait. Ce qui rendait cette decouverte bien plus difficile, c'est que, par suite d'un sentiment appreciable seulement pour ceux qui ont nourri leurs premieres amours de reveries romanesques, Andre ne put jamais se decider a parler a qui que ce fut de la rencontre qu'il avait faite et de l'impression qu'il en avait gardee. Il aurait cru trahir une revelation divine, s'il eut confie son bonheur et son angoisse a des oreilles profanes. Or, il est bien certain qu'il n'avait aucun ami qui lui ressemblat, et que tous ses jeunes compatriotes se fussent moques de sa passion, sans en excepter Joseph Marteau, celui qu'il estimait le plus. Joseph Marteau etait fils d'un brave notaire de village. Dans son enfance il avait ete le camarade d'Andre, autant qu'on pouvait etre le camarade de cet enfant debile et taciturne. Joseph etait precisement tout l'oppose: grand, robuste, jovial, insouciant, il ne sympathisait avec lui que par une certaine elevation de caractere et une grande loyaute naturelle. Ces bons cotes etaient d'autant plus sensibles que l'education n'avait guere rien fait pour les developper. Le manque d'instruction solide percait dans la rudesse de ses gouts. Etranger a toutes les delicatesses d'idees qui caracterisaient le jeune marquis, il y suppleait par une conversation enjouee. Sa bonne et franche gaiete lui inspirait de l'esprit, ou au moins lui en tenait lieu, et il etait la seule personne au monde qui put faire rire le melancolique Andre. Depuis deux ou trois ans il etait etabli dans la ville de L.... avec sa famille, et frequentait peu le chateau de Morand; mais le marquis, effraye de la langueur de son fils, alla le trouver, et le pria de venir de temps en temps le distraire par son amitie et sa bonne humeur. Joseph aimait Andre comme un ecolier vigoureux aime l'enfant souffreteux et craintif qu'il protege contre ses camarades. Il ne comprenait rien a ses ennuis; mais il avait assez de delicatesse pour ne pas les froisser par des railleries trop dures. Il le regardait comme un enfant gate, ne discutait pas avec lui, ne cherchait pas a le consoler, parce qu'il ne le croyait pas reellement a plaindre, et ne s'occupait qu'a l'amuser, tout en s'amusant pour son propre compte. Sans doute Andre ne pouvait pas avoir d'ami plus utile. Il le retrouva donc avec plaisir, et, confie par son pere a ce gouverneur de nouvelle espece, il se laissa conduire partout ou le caprice de Joseph voulut le promener. Celui-ci commenca par decreter que, vivant seul, Andre ne pouvait etre amoureux. Andre garda le silence. Joseph reprit en decidant qu'il fallait qu'Andre devint amoureux. Andre sourit d'un air melancolique. Joseph conclut en affirmant que parmi les demoiselles de la ville il n'y en avait pas une qui eut le sens commun; que ces precieuses etaient propres a donner le spleen plutot qu'a l'oter; qu'il n'y avait au monde qu'une espece de femmes aimables, a savoir, les grisettes, et qu'il fallait que son ami apprit a les connaitre et a les apprecier, ce a quoi Andre se resigna machinalement. III. Les romanciers allemands parlent d'une petite ville de leur patrie ou la beaute semble s'etre exclusivement logee dans la classe des jeunes ouvrieres. Quiconque a passe vingt-quatre heures dans la petite ville de L...., en France, peut attester la rare gentillesse et la coquetterie sans pareille de ses grisettes. Jamais nid de fauvettes babillardes ne mit au jour de plus riches couvees d'oisillons espiegles et jaseurs; jamais souffle du printemps ne joua dans les pres avec plus de fleurettes brillantes et legeres. La ville de L.... s'enorgueillit a bon droit de l'eclat de ses filles, et de plus de vingt lieues a la ronde les galants de tous les etages viennent risquer leur esprit et leurs pretentions dans ces bals d'artisans ou, chaque dimanche, plus de deux cents petites commeres etalent sous les quinquets leurs robes blanches, leurs tabliers de soie noire et leur visage couleur de rose. Comment la toilette des dames de la ville suffit a faire travailler et vivre toutes ces fillettes, c'est ce qu'on ne saurait guere expliquer sans avouer que ces dames aiment beaucoup la toilette, et qu'elles ont bien raison. Quoi qu'il en soit, les mechants et les mechantes vont s'etonnant du grand nombre d'_artisanes_ (c'est un mot du pays que je demande la permission d'employer) qui reussissent a vivre dans une aussi petite ville; mais les gens de bien ne s'en etonnent pas: ils comprennent que cette ville privilegiee est pour la grisette un theatre de gloire qu'elle doit preferer a tout autre sejour; ils savent en outre que la jeunesse et la sante s'alimentent sobrement et peuvent briller sous les plus modestes atours. Ce qu'il y a de certain, c'est que nulle part peut-etre en France la beaute n'a plus de droits et de franchises que dans ce petit royaume, et que nulle part ses privileges ne degenerent moins en abus. L'independance et la sincerite dominent comme une loi generale dans les divers caracteres de ces jeunes filles. Fieres de leur beaute, elles exercent une puissance reelle dans leur Yvetot, et cette espece de ligue contre l'influence feminine des autres classes etablit entre elles un esprit de corps assez estimable et fertile en bons procedes. Par exemple, si le secret de leurs fautes n'est pas toujours assez bien garde pour ne pas faire le tour de la ville en une heure, du moins y a-t-il une barriere que ce secret ne franchit pas aisement. La ou cesse l'apostolat de l'artisanerie cesse le droit d'avoir part au petit plaisir du scandale. Ainsi l'aventure d'une grisette peut egayer ou attendrir longtemps la foule de ses pareilles avant d'etre livree au dedaigneux sourire des bas-bleus de l'endroit ou aux graveleux quolibets des villageoises d'alentour. Ces aventures ne sont pas rares dans une ville ou une seule classe de femmes merite assez d'hommages pour accaparer ceux de toutes les classes d'hommes: aussi voit-on rarement une belle artisane etre farouche au point de manquer de cavalier servant. Tant de severite serait presque ridicule dans un pays ou la galanterie n'a pas encore mis a la porte toute naivete de sentiment, et ou l'on voit plus d'une amourette s'elever jusqu'a la passion. Ainsi une jeune fille y peut, sans se compromettre, agreer les soins d'un homme libre et ne pas desesperer de l'amener au mariage; si elle manque son but, ce qui arrive souvent, elle peut esperer de mieux reussir avec un second adorateur, et meme avec un troisieme, si sa beaute ne s'est pas trop fletrie dans l'attente illimitee du noeud conjugal. A part donc les vertus austeres qui se rencontrent la comme partout en petit nombre, les jeunes ouvrieres de L... sont generalement pourvues chacune d'un favori choisi entre dix, et fort envie de ses concurrents. On peut comparer cette espece de mariage expectatif au sigisbeisme italien. Tout s'y passe loyalement, et le public n'a pas le droit de gloser tant qu'un des deux amants ne s'est pas rendu coupable d'infidelite ou entache de ridicule. Il faut dire a la louange de ces grisettes qu'aucune ne fait fortune par l'intrigue, et qu'elles semblent ignorer l'ignoble trafic que les femmes font ailleurs de leur beaute; leur orgueil equivaut a une vertu; jamais la cupidite ne les jette dans les bras des vieillards; elles aiment trop l'independance pour souffrir aucun partage, pour s'astreindre a aucune precaution. Aussi les hommes maries ne reussissent jamais aupres d'elles. Il y a quelque chose de vraiment magnifique dans l'exercice insolent de leur despotisme feminin. Elles sont aimantes et coleres, romanesques on ne peut plus, coquettes et dedaigneuses, avides de louanges, folles de plaisir, bavardes, gourmandes, impertinentes; mais desinteressees, genereuses et franches. Leur exterieur repond assez a ce caractere: elles sont generalement grandes, robustes et alertes; elles ont de grandes bouches qui rient a tout propos pour montrer des dents superbes; elles sont vermeilles et blanches, avec des cheveux bruns ou noirs. Leurs pieds sont tres-provinciaux et leurs mains rarement belles; leur voix est un peu virile, et l'accent du pays n'est pas melodieux. Mais leurs yeux ont une beaute particuliere et une expression de hardiesse et de bonte qui ne trompe pas. Tel etait le monde ou Joseph Marteau essaya de lancer le timide Andre, en lui declarant que le bonheur supreme etait la et non ailleurs, et qu'il ne pouvait pas manquer de sortir enivre du premier bal ou il mettrait les pieds. Andre se laissa donc conduire et se conduisit lui-meme assez bien durant toute la soiree. Il dansa tres-assidument, ne fit manquer aucune figure, depensa au moins cinq francs en oranges et en pralines _offertes aux dames_; meme il se montra homme de talent et de _bonne societe_ (comme disent les gens de mauvaise compagnie) en prenant la place du premier violon, qui etait ivre, et en jouant tres-proprement un quadrille de contredanse tirees de la _Muette de Portici_. Malgre ces excellentes actions, Andre ne prit pas beaucoup dans la societe artisane. On le trouva _fier_, c'est-a-dire silencieux et froid; lui-meme ne s'amusa guere et ne fut pas aussi enchante qu'on le lui avait predit. La beaute de ces grisettes n'etait nullement celle qui plaisait a son imagination. Il etait difficile, mais ce n'etait pas sa faute; il avait dans la tete l'ineffacable souvenir d'un teint pale, de deux grands yeux melancoliques, d'une voix douce, et voulait a toute force trouver de la poesie, sinon dans le langage, du moins dans le silence d'une femme. Tout ce petit caquetage d'enfants gates lui deplut. D'ailleurs il n'etait pas aise d'en approcher; la moins belle etait surveillee par plus d'un aspirant jaloux, et Andre ne se sentait pas la moindre vocation pour le role de Lovelace campagnard. Trop modeste pour esperer de supplanter qui que ce fut, il etait trop nonchalant pour engager la lutte avec un concurrent. Il se retira donc de bonne heure, laissant Joseph dans une grande exaltation entre une belle ravaudeuse aux yeux noirs et un enorme bol de vin chaud. --Comment, dit-il a Andre le lendemain, tu es parti avant la fin! Tu n'y entends rien, mon cher; tu ne sais pas que c'est le meilleur moment. On se place adroitement a la sortie, on jette son devolu sur une fille mal gardee, on lui offre le bras, elle accepte. Vous la reconduisez jusque chez elle, vous avez pour elle mille petits soins durant le trajet: vous lui offrez, votre manteau, elle en accepte la moitie; vous la soulevez dans vos bras pour traverser le ruisseau. Si un chien passe aupres d'elle dans l'obscurite, elle se presse contre vous d'un petit air effraye, sous pretexte qu'elle a grand'peur des chiens enrages; vous la rassurez, et vous brandissez votre canne en elevant la voix de maniere a reveiller toute la rue. Si le chien a l'air de n'etre pas belliqueux, vous pouvez meme aller jusqu'a l'assommer d'un grand coup de pied en passant; cela fait bien et donne l'air crane. Surtout evitez de jurer; la grisette hait tout ce qui sent le paysan. Ne gardez pas votre pipe a la bouche en lui donnant le bras; elle est exigeante et veut du respect. Glissez-lui un compliment agreable de temps en temps, en procedant toujours par comparaison; par exemple, dites: Mademoiselle une telle est bien jolie, c'est dommage qu'elle soit si pale; ce n'est pas une rose du mois de mai comme vous. Si votre belle est pale, parlez d'une personne un peu trop enluminee, et dites que les grosses couleurs donnent l'air d'une servante. Mais surtout choisissez dans la premiere societe les beautes que vous voulez denigrer; votre compliment sera deux fois mieux accueilli. Enfin, au moment de quitter votre infante, prenez un air respectueux, et demandez-lui la permission de l'embrasser. Des qu'elle aura consenti, redoublez de civilite et embrassez-la le chapeau a la main; aussitot apres saluez jusqu'a terre. Gardez-vous bien de baiser la main, on se moquerait de vous. Replacez-lui son chale sur les epaules; louez sa taille, mais n'y touchez pas. Faites ce metier-la cinq ou six jours de suite; apres quoi vous pouvez tout esperer. --Et cela suffit pour etre prefere a un amant en titre? --Bah! quand on n'a peur de rien, quand on ne doute de rien, on arrive a tout. D'ailleurs je ne te dis pas d'aller te mettre en concurrence avec un de ces gros corroyeurs qui sont accoutumes a charger des boeufs sur leurs epaules, ni avec un de ces fils de fermier qui ont toujours a la main un baton de cormier ou un brin de houx de la taille d'un mat de vaisseau. Non, il y a assez de freluquets auxquels on peut s'attaquer, de petits clercs d'avoue qui ont la voix flutee et le menton lisse comme la main, ou bien des flandrins de la haute bourgeoisie qui n'ont pas envie de dechirer leurs habits de drap fin. Ceux-la, vois-tu, on leur souffle leur dulcinee en quinze jours quand on sait s'y prendre. La grisette aime assez ces marjolets qui font des phrases et qui portent des jabots; mais elle aime par-dessus tout un brave tapageur qui ne sait pas nouer sa cravate, qui a le chapeau sur l'oreille, et qui pour elle ne craint pas de se faire enfoncer un oeil ou casser une dent. Andre secoua la tete. --Je ne ferais pas fortune ici, dit-il, et je ne chercherai pas. --Comme tu voudras, reprit Joseph; mais viens toujours diner avec nous aujourd'hui, tu nous l'as promis. Andre se rendit donc a cinq heures chez les parents de son ami Marteau. --Parbleu! dit Joseph, si tu fuis les grisettes, les grisettes te poursuivent. Ma mere fait faire le trousseau de ma soeur qui se marie, et nous avons quatre ouvrieres dans la maison. Quatre! et des plus jolies, ma foi! Moi, je ne fais que devider le fil et de ramasser les ciseaux de ces Omphales. Je tourne a l'entour en sournois, comme le renard autour d'un perchoir a poules, jusqu'a ce que la moins prudente se laisse prendre par le vertige et tombe au pouvoir du larron. Le soir, quand elles ont fini leur tache, je les fais danser dans la cour au son de la flute, sur six pieds carres de sable, a l'ombre de deux acacias. C'est une scene champetre digne d'arracher de tes yeux des larmes bucoliques. Ah! tu me verras ce soir transforme en Tityre, assis sur le bord du puits; et je veux te faire voltiger toi-meme au milieu de mes nymphes. Ah ca! tu sais l'usage du pays? Les ouvrieres en journee mangent a la meme table que nous. Ne va pas faire le dedaigneux; songe que cela se fait dans tout le departement, dans les grands chateaux tout comme chez les bourgeois. --Oui, oui, je le sais, repondit Andre; c'est un usage du vieux temps que les artisans ne cherchent pas a detruire. --Moi, j'aime beaucoup cet usage-la, parce que les filles sont jolies. Si jamais je me marie, et si ma femme (comme font beaucoup de jalouses) n'admet au logis que des ouvrieres de quatre-vingts ans, je saurai fort bien les envoyer manger a l'office, ou bien je leur ferai servir des nougats de pierre a fusil qui les degouteront de mon ordinaire. Mais ici c'est different: les bouches sont fraiches et les dents blanches. Que la beaute soit la reine du monde, rien de mieux. IV. L'interieur de la famille Marteau etait patriarcal. La grand'mere, matrone pleine de vertus et d'obesite, etait assise pres de la cheminee et tricotait un bas gris. C'etait une excellente femme, un peu sourde, mais encore gaie, qui de temps en temps placait son mot dans la conversation, tout en ricanant sous les lunettes sans branches qui lui pincaient le nez. La mere etait une menagere seche et discrete, active, silencieuse, absolue, sujette a la migraine, et partant chagrine. Elle etait debout devant une grande table couverte d'un tapis vert et taillait elle-meme la besogne aux ouvrieres: mais, malgre son caractere absolu, la dame ne leur parlait qu'avec une extreme politesse, et souffrait, non sans une secrete mortification, que tous ses coups de ciseaux fussent soumis a de longues discussions de leur part. Aupres de la fenetre ouverte, les quatre ouvrieres et les trois filles de la maison, pressees comme une compagnie de perdrix, travaillaient au trousseau; la fiancee elle-meme brodait le coin d'un mouchoir. La maitresse ouvriere, placee sur une chaise plus elevee que les autres, dirigeait les travaux, et de temps en temps donnait un coup d'oeil aux ourlets confies aux petites filles. Les grisettes en sous-ordre ne comptaient pas cinquante ans a elles trois; elles etaient fraiches, rieuses et degourdies a l'avenant. Les tetes blondes des enfants de la maison, penchees d'un petit air boudeur sur leur ouvrage et ne prenant aucun interet a la conversation, se melaient aux visages animes des grisettes, a leurs bonnets blancs poses sur des bandeaux de cheveux noirs. Ce cercle de jeunes filles formait un groupe naif tout a fait digne des pinceaux de l'ecole flamande. Mais, comme Calypso parmi ses nymphes, Henriette, la couturiere en chef, surpassait toutes ses ouvrieres en caquet et en beaute. Du haut de sa chaise a escabeau, comme du haut d'un trone, elle les animait et les contenait tour a tour de la voix et du regard. Il y avait bien dix ans qu'Henriette etait comptee parmi les plus belles, mais elle ne semblait pas vouloir renoncer de si tot a son empire. Elle proclamait avec orgueil ses vingt-cinq ans et promenait sur les hommes le regard brillant et serein d'une gloire a son apogee. Aucune robe d'alepine ne dessinait avec une nettete plus orgueilleuse l'etroit corsage et les riches contours d'une taille imperiale; aucun bonnet de tulle n'etalait ses coquilles demesurees et ses extravagantes rosettes de rubans diaphanes sur un echafaudage plus splendide de cheveux crepes. A l'arrivee des deux jeunes gens, le babil cessa tout a coup comme le son de l'orgue lorsque le plain-chant de l'officiant ecourte sans ceremonie les dernieres modulations d'une ritournelle ou l'organiste s'oublie. Mais apres quelques instants de silence pendant lesquels Andre salua timidement et supporta le moins gauchement qu'il put le regard oblique de l'areopage feminin, une voix flutee se hasarda a placer son mot, puis une autre, puis deux a la fois, puis toutes, et jamais voliere ne salua le soleil levant d'un plus gai ramage. Joseph se mela a la conversation, et voyant Andre mal a l'aise entre les deux matrones, il l'attira aupres du jeune groupe. --Mademoiselle Henriette, dit-il d'un ton moitie familier, moitie humble (note qu'il etait important de toucher juste avec la belle couturiere, et dont Joseph avait tres-bien etudie l'intonation), voulez-vous me permettre de vous presenter un de mes meilleurs amis, M. Andre de Morand, gentilhomme, comme vous savez, et gentil garcon, comme vous voyez? Il n'ose pas vous dire sa peine; mais le fait est qu'il a tourne autour de vous cette nuit pendant une heure pour vous faire danser, et qu'il n'a pas pu vous approcher; vous etes inabordable au bal, et quand on n'a pas obtenu votre promesse un mois d'avance, on peut y renoncer. Ce compliment plut beaucoup a mademoiselle Henriette, car une rougeur naive lui monta au visage. Tandis qu'elle engageait avec Joseph un echange d'oeillades et de facetieux propos, Andre remarqua que la petite Sophie, la plus jeune des quatre, parlait de lui avec sa voisine; car elle le regardait maladroitement, a la derobee, en chuchotant d'un petit air moqueur. Il se sentit plus hardi avec ces fillettes de quinze ans qu'avec la degagee Henriette, et les somma en riant d'avouer le mal qu'elles disaient de lui. Apres avoir beaucoup rougi, beaucoup refuse, beaucoup hesite, Sophie avoua qu'elle avait dit a Louisa: --Ce monsieur Andre m'a fait danser deux fois hier soir; cela n'empeche pas qu'il ne soit fier _comme tout_, il ne m'a pas dit trois mots. --Ah! mon cher Andre, s'ecria Joseph, ceci est une agacerie, prends-en note. --Cela est bien vrai, interrompit Henriette, qui craignait que la petite Sophie n'accaparat l'attention des jeunes gens; tout le monde l'a remarque: Andre a bien l'air d'un noble; il ne rit que du bout des dents et ne danse que du bout des pieds; je disais en le regardant: Pourquoi est-ce qu'il vient au bal, ce pauvre monsieur? ca ne l'amuse pas du tout. Andre, choque de cette hardiesse indiscrete, fut bien pres de repondre: En verite, mademoiselle, vous avez raison, cela ne m'amusait pas du tout; mais Joseph lui coupa la parole en disant: --Ah! ah! de mieux en mieux, Andre; mademoiselle Henriette t'a regarde; que dis-je? elle t'a contemple, elle s'est beaucoup occupee de toi. Sais-tu que tu as fait sensation? Ma foi! je suis jaloux d'un pareil debut. Mais voyez-vous, mes cheres petites; pardon! je voulais dire mes belles demoiselles, vous faites a mon ami un reproche qu'il ne merite pas; vous l'accusez d'etre fier lorsqu'il n'est que triste, et il faudra bien que vous lui pardonniez sa tristesse quand vous saurez qu'il est amoureux. --Ah!!!... s'ecrierent a la fois toutes les jeunes filles. --Oh! mais, amoureux! reprit Joseph avec emphase, amoureux frenetique! --Frenetique! dit la petite Louisa en ouvrant de grands yeux. --Oui! repondit Joseph, cela veut dire tres-amoureux, amoureux comme le greffier du juge de paix est amoureux de vous, mademoiselle Louisa; comme le nouveau commis a pied des droits reunis est amoureux de vous, mademoiselle Juliette; comme.... --Voulez-vous vous taire! voulez-vous vous taire! s'ecrierent-elles toutes en carillon. Madame Marteau fronca le sourcil en voyant que l'ouvrage languissait, la grand'mere sourit, et Henriette retablit le calme d'un signe majestueux. --Si vous n'aviez pas fait tant de tapage, mesdemoiselles, dit-elle a ses ouvrieres, M. Joseph allait nous dire de qui M. Andre est amoureux. --Et je vais vous le dire en grande confidence, repondit Joseph; chut! ecoutez bien, vous ne le direz pas?... --Non, non, non, s'ecrierent-elles. --Eh bien! reprit Joseph, il est amoureux de vous quatre. Il en perd l'esprit et l'appetit; et si vous ne tirez pas au sort laquelle de vous... --Oh! le mechant moqueur! dirent-elles en l'interrompant. --Monsieur Joseph, nous ne sommes pas des enfants, dit Henriette en affectant un air digne, nous savons bien que monsieur est noble et que nous sommes trop peu de chose pour qu'il fasse attention a nous. Quand une ouvriere va raccommoder le linge du chateau de Morand, le pere et le fils s'arrangent toujours pour ne pas manger a la maison, afin certainement de ne pas manger avec elle. On la fait diner toute seule! ce n'est pas amusant: aussi il n'y a pas beaucoup d'artisanes qui veuillent y aller. On n'y a aucun agrement, personne a qui parler; et quels chemins pour y arriver! aller en croupe derriere un metayer! ce n est pas un si beau voyage a faire, et ce n'est pas comme M. de... C'est un noble pourtant, celui-la! eh bien! il vient chercher lui-meme ses ouvrieres a la ville, et il les emmene dans sa voiture. --Et il a soin de choisir la plus jolie, dit Joseph: c'est toujours vous, mademoiselle Henriette. --Pourquoi pas? dit-elle en se rengorgeant; avec des gens aussi comme il faut!... --C'est-a-dire que mon ami Andre, reprit Joseph en la regardant d'un air moqueur, n'est pas un homme comme il faut, selon vos idees. --Je ne dis pas cela; ces messieurs sont fiers; ils ont raison, si cela leur convient; chacun est maitre chez soi: libre a eux de nous tourner le dos quand nous sommes chez eux; libre a nous de rester chez nous quand ils nous font demander. --Je ne savais pas que nous eussions d'aussi grands torts, dit Andre en riant; cela m'explique pourquoi nous avons toujours d'aussi laides ouvrieres; mais c'est leur faute si nous ne nous corrigeons pas; essayez de nous rendre sociables, mademoiselle Henriette, et vous verrez! Henriette parut gouter assez cette fadeur; mais, fidele a son role de princesse, elle s'en defendit. --Oh! nous ne mordons pas dans ces douceurs-la, reprit-elle; nous sommes trop mal elevees pour plaire a des gens comme vous; il vous faudrait quelqu'un comme Genevieve pour causer avec vous; mais c'est celle-la qui ne souffre pas les grands airs! --Oh! pardieu! dit vivement Joseph, cela lui sied bien, a cette precieuse-la! Je ne connais personne qui se donne de plus grands airs mal a propos. --Mal a propos? dit Henriette, il ne faut pas dire cela; Genevieve n'est pas une fille du commun; vous le savez bien, et tout le monde le sait bien aussi. --Ah! je ne peux pas la souffrir votre Genevieve, reprit Joseph; une begueule qu'on ne voit jamais et qui voudrait se mettre sous verre comme ses marchandises? --Qu'est-ce donc que mademoiselle Genevieve, demanda Andre; je ne la connais pas... --C'est la marchande de fleurs artificielles, repondit Joseph, et la plus grande _chipie_... En ce moment la servante annonca, avec la formule d'usage dans le pays, _Voila madame une telle,_ une des dames les plus elegantes de la ville. "Oh! je m'en vais, dit tout bas Joseph; voici la quintessence de begueulisme." Cette visite interrompit la conversation des grisettes, et l'activite de leur aiguille fut ralentie par la curiosite avec laquelle elles examinerent a la derobee la toilette de la dame, depuis les plumes de son chapeau jusqu'aux rubans de ses souliers. De son cote, madame Privat, c'etait le nom de la merveilleuse, qui regardait les chiffons du trousseau avec beaucoup d'interet, s'avisa de faire, sur la coupe d'une manche, une objection de la plus haute importance. Le rouge monta au visage d'Henriette en se voyant attaquee d'une maniere aussi flagrante dans l'exercice de sa profession. La dame avait prononce des mots inouis: elle avait ose dire que la manchette etait de mauvais gout, et que les doubles ganses du bracelet n'etaient pas d'un bon genre. Henriette rougissait et palissait tour a tour; elle s'appretait a une reponse foudroyante, lorsque madame Privat, tournant legerement sur le talon, parla d'autre chose. L'aisance avec laquelle on avait ose critiquer l'oeuvre d'Henriette et le peu d'attention, qu'on faisait a son depit augmenterent son ressentiment, et elle se promit d'avoir sa revanche. Apres que la dame eut parle assez longtemps avec madame Marteau sans rien dire, elle demanda si le bouquet de noces etait achete. --Il est commande, dit madame Marteau, Genevieve y met tous ses soins; elle aime beaucoup ma fille, et elle lui a promis de lui faire les plus jolies fleurs qu'elle ait encore faites. --Savez-vous que cette petite Genevieve a du talent dans son genre? reprit madame Privat. --Oh! dit la grand'mere, c'est une chose digne d'admiration! moi, je ne comprends pas qu'on fasse des fleurs aussi semblables a la nature. Quand je vais chez elle et que je la trouve au milieu de ses ouvrages et de ses modeles, il m'est impossible de distinguer les uns des autres. --En effet, dit la dame avec indifference, on pretend qu'elle regarde les fleurs naturelles et qu'elle les imite avec soin; cela prouve de l'intelligence et du gout. --Je crois bien! murmura Henriette, furieuse d'entendre parler legerement du talent de Genevieve. --Oh! du gout! du gout! reprit la vieille, c'est ravissant le gout qu'elle a, cette enfant! Si vous voyiez le bouquet de noces qu'elle a fait a Justine, ce sont des jasmins qu'on vient de cueillir, absolument! --Oh! maman, dit Justine, et ces muguets! --Tu aimes les muguets, toi? dit a sa soeur Joseph, qui venait de rentrer. --Il y a aussi des lilas blancs pour la robe de bal, dit madame Marteau; nous en avons pour cinquante francs seulement pour la toilette de la mariee, sans compter les fleurs de fantaisie pour les chapeaux; tout cela coute bien cher et se fane bien vite. --Mais combien de temps met-elle a faire ces bouquets? dit Joseph; un mois peut-etre? travailler tout un mois pour cinquante francs, ce n'est pas le moyen de s'enrichir. --Oh! monsieur Joseph, vous avez bien raison! dit Henriette d'une voix aigre, ce n'est certainement pas trop paye; il n'y a guere de profit, allez, pour les pauvres grisettes, et par-dessus le marche on leur fait avaler tant d'insolences! On n'a pas toujours le bonheur d'aller en journee chez du _monde honnete_ comme votre famille, monsieur Joseph; il y a des personnes qui parlent bien haut chez les autres, et qui, au coin de leur feu, lesinent miserablement. --Eh bien! eh bien! dit la grand'mere, qui, placee assez loin d'Henriette, n'entendait que vaguement ses paroles, qu'a-t-elle donc a regarder de travers par ici, comme si elle voulait nous manger? Henriette, Henriette, est-ce que tu dis du mal de nous, mon enfant? --Eh non! eh non! ma mere, repondit Joseph; tout au contraire, mademoiselle Henriette nous aime de tout son coeur; car j'en suis aussi, n'est-ce pas, mademoiselle Henriette? Pour faire comprendre au lecteur la crainte de la grand'mere, il est bon de dire que le caquet des grisettes est la terreur de tous les menages de L.... Initiees durant des semaines entieres a tous les petits secrets des maisons ou elles travaillent, elles n'ont guere d'autre occupation, apres le bal et les fleurettes des garcons, que de colporter de famille en famille les observations malignes qu'elles ont faites dans chacune, et meme les scandales domestiques qu'elles y ont surpris. Elles trouvent dans toutes des auditeurs avides de commerage qui ne rougissent pas de les questionner sur ce qui se passe chez leur voisin, sans songer que demain a leur tour leur interieur fera les frais de la chronique dans une troisieme maison. La medisance est une arme terrible dont les grisettes se servent pour appuyer le pouvoir de leurs charmes et imposer aux femmes qui les haissent le plus toutes sortes de menagements et d'egards. Madame Privat sentit l'imprudence qu'elle avait commise, et, sachant bien qu'il n'etait pas de moyen humain, d'empecher une grisette de parler, elle prit le parti d'eviter au moins les injures directes, et battit en retraite. Lorsqu'elle fut partie, un feu roulant de brocards soulagea le coeur d'Henriette, et ses ouvrieres firent en choeur un bruit dont les oreilles de la dame durent tinter, si le proverbe ne ment pas. Au nombre des anecdotes ridicules qui furent debitees sur son compte, Henriette en conta une qui ramena le nom de Genevieve dans la conversation: madame Privat lui avait honteusement marchande une couronne de roses qu'elle s'etait ensuite donne les gants d'avoir fait venir de Paris et payee fort cher. Joseph, qui n'aimait pas Genevieve, declara que c'etait bien fait, et il prit plaisir a lutiner Henriette en rabaissant le talent de la jeune fleuriste. --Oh! pour le coup, s'ecria Henriette avec colere, ne dites pas de mal de celle-la; de nous autres, tant que vous voudrez, nous nous moquons bien de vous; mais personne n'a le droit de _donner du ridicule_ a Genevieve: une fille qui vit toute seule enfermee chez elle, travaillant ou lisant le jour et la nuit, n'allant jamais au bal, n'ayant peut-etre pas donne le bras a un homme une seule fois dans sa vie... --Ah! ah! dit Joseph, vous verrez qu'elle s'y mettra un beau jour et qu'elle fera pis que les autres; je me mefie de l'eau dormante et des filles qui lisent tant de romans. --Des romans! appelez-vous des romans ces gros livres qu'elle feuillette toute la journee, et qui sont tout pleins de mots latins ou je ne comprends rien, et ou vous ne comprendriez peut-etre rien vous-meme? --Comment! dit Andre, mademoiselle Genevieve lit des livres latins? --Elle etudie des traites de botanique, repondit Joseph. Parbleu! c'est tout simple, c'est pour son etat. --C'est donc une personne tout a fait distinguee? reprit Andre. --Oui-da, je crois bien! repartit Henriette; je vous le disais tout a l'heure, c'est une grisette comme celle-la qu'il faudrait pour diner avec monsieur! Mais tout marquis que vous etes, monsieur Andre, vous feriez bien de ne pas oublier vos manchettes pour lui parler; on parle de fierte: c'est elle qui sait ce que c'est! --Mais qu'est-elle donc elle-meme? interrompit Joseph; de quel droit s'eleve-t-elle au-dessus de vous? --Ne croyez pas cela, monsieur; avec nous elle est aussi bonne camarade que la premiere venue. --Pourquoi donc ne va-t-elle pas au bal et a la promenade avec vous? --C'est son caractere; elle aime mieux etudier dans ses livres. Mais elle nous invite chez elle le soir, quand elle a gagne une petite somme. Elle nous donne des gateaux et du the; et puis elle chante pour nous faire danser, et elle chante mieux avec son gosier que vous avec votre flute. Il faut voir comme elle nous recoit bien! quelle proprete chez elle! c'est un petit palais! On ne dira pas qu'elle est aidee par ses amants, celle-la! --Ah! oui, des jolis bals! dit Joseph, des bals sans hommes! Je suis sur que vous vous ennuyez. --Voyez-vous cet orgueil! ces messieurs se figurent qu'on ne pense qu'a eux! --A quoi tout cela la menera-t-il? reprit Joseph; trouvera-t-elle un mari sous les feuillets de ses vieux livres ou dans les boutons de ses fleurs? --Bah! bah! un mari! quel est donc l'artisan qui pourrait epouser une femme comme elle? Un beau mari pour elle qu'un serrurier ou un cordonnier, avec ses mains sales et son tablier de cuir! Et quant a vous, mes beaux messieurs, vous n'epousez guere, et Genevieve est trop fiere pour etre votre _bonne amie_ autrement. --Dites qu'elle est trop froide. Je ne peux pas souffrir les femmes qui n'aiment rien. Vous la connaissez bien, en verite! dit Henriette, en haussant les epaules; c'est le coeur le plus sensible: elle aime ses amies comme des soeurs, elle aime ses fleurs, comme quoi dirai-je?... comme des enfants. Il faut la voir se promener dans les pres et trouver une fleur qui lui plait! c'est une joie, c'est un amour! Pour une petite marguerite dont je ne donnerais pas deux sous, elle pleure de plaisir; quelquefois elle sort avec le jour, pour aller dans les champs cueillir ses fleurs, avant que vous ne soyez sortis du nid, vous autres, oiseaux sans plumes. --En verite! s'ecria Andre vivement; en ce cas c'est elle que j'ai rencontree un jour.... Il se tut tout a coup, et sortit un instant apres, pour cacher l'emotion et la joie qu'il eprouvait de retrouver la trace de sa belle reveuse de la prairie. --Voyez-vous ce garcon-la? dit Joseph aux ouvrieres, lorsque Andre eut quitte la chambre: il est fou. --Il est _tout etrange_, en effet, repondit Henriette. --Il faut que je vous dise son veritable mal, reprit Joseph; il s'ennuie faute d'etre amoureux, et il faut, mesdemoiselles, que vous m'aidiez a le guerir de cet ennui-la. --Oh! nous ne nous en melons pas! s'ecrierent-elles toutes, non sans jeter un regard attentif sur Andre, qui passait a la fenetre. --Je parle serieusement, chere Henriette, dit Joseph, qui rencontra la belle couturiere un instant avant le diner dans le corridor de la maison; il faut que vous m'aidiez a consoler mon ami Andre. --Plaisantez-vous? repondit-elle d'un air dedaigneux; adressez-vous a un medecin si _ce monsieur_ est fou. --Non, il n'est pas fou, belle Henriette; il est trop sage au contraire. Il n'ose pas seulement trouver une femme jolie. Fiez-vous a ces amoureux-la; des qu'ils ont secoue leur mauvaise honte, ce sont les plus tendres amants du monde. Mais ne croyez pas que je parle de vous, non, mille dieux! Si vous voulez avoir pitie de quelqu'un ici, j'aime autant que ce soit de moi que de lui. Je veux dire, en deux mots, qu'Andre deviendrait amoureux s'il voyait Genevieve; c'est tout a fait la beaute qu'il aimera. --Eh bien! monsieur, qu'il aille a la messe de sept heures, et il la verra dimanche prochain. En quoi cela me regarde-t-il? --Oh! il faut qu'il la voie des aujourd'hui; vous le pouvez; allez la chercher apres diner; dites-lui qu'elle vienne danser dans la cour avec vous, et vous verrez que mon Andre commencera tout de suite a soupirer. --Ah ca! est-ce que vous etes fou, monsieur Marteau? quelle proposition me faites-vous? --Aucune! comment? que supposez-vous? auriez-vous de mauvaises idees? Ah! mademoiselle Henriette, je croyais que vous n'aviez jamais entendu parler de choses semblables!.... Henriette devint rouge comme son foulard. --Mais qu'est-ce que vous me demandez donc? d'amener Genevieve pour que ce monsieur lui fasse la cour, apparemment? Est-ce une conduite honnete? --Eh! pourquoi pas? si vous avez l'ame pure comme moi, trouvez-vous malhonnete que mon ami Andre fasse la cour a votre amie Genevieve? Je reponds de lui; est-ce que vous ne repondriez pas d'elle? --Oh! _ce n'est pas l'embarras!_ j'en reponds comme de moi. Joseph fit la grimace d'un homme qui avale une noix; puis il reprit d'un air tres-serieux: --En ce cas, je ne vois pas de quoi vous vous effarouchez. Quand meme Andre, qui est le plus vertueux des hommes, deviendrait un scelerat d'ici a une heure, la vertu de mademoiselle Genevieve serait-elle compromise par ses tentatives? Qu'elle vienne, croyez-moi, belle Henriette; ce sera une danseuse de plus pour notre bal de ce soir, et nous nous amuserons du petit air niais d'Andre et du grand air froid de Genevieve. Ne voila-t-il pas une intrigue qui les menera loin? --Au fait, c'est vrai, dit Henriette, ce petit monsieur sera drole avec ses reverences; et quant a Genevieve, elle n'a pas a craindre qu'on dise du mal d'elle tant qu'elle ira quelque part avec moi. Joseph fit la contorsion d'un homme qui avalerait une pomme. --J'aurai bien de la peine a la decider, ajouta Henriette; elle ne va jamais chez les bourgeois; et elle a raison, monsieur Joseph! les bourgeois ne sont pas des maris pour nous; aussi nous n'ecoutons guere leurs fleurettes; tenez-vous cela pour dit. --Pour le coup, dit Joseph, j'avale une citrouille qui m'etouffera! Pardon, mademoiselle, ce sont des spasmes d'estomac. Voici le diner qui sonne; permettez-moi de vous offrir mon bras. C'est convenu, n'est-ce pas? --Quoi donc, monsieur, s'il vous plait? --Que vous irez chercher Genevieve apres diner? --J'essaierai. V. Henriette essaya en effet, pour complaire a Joseph Marteau, dont elle aurait ete bien aise de rendre serieuses les protestations d'amour. Du reste, elle feignait d'admirer beaucoup la vertu de Genevieve, et, par esprit de corps, elle ne cessait de vanter la superiorite de cette grisette, en sagesse et en esprit, sur toutes les dames de la ville; mais interieurement elle n'approuvait pas trop la rigidite excessive de sa conduite. Elle croyait que le bonheur n'est pas dans la solitude du coeur, et son amitie pour elle la portait a lui conseiller sans cesse d'ecouter quelque galant. Elle fut forcee de dissimuler avec Genevieve pour la decider a venir chez madame Marteau. La jeune fleuriste ne se rendit qu'en recevant l'assurance de n'y rencontrer que les filles de la maison et les ouvrieres d'Henriette. Pour aider a ce mensonge, Joseph, sans rien dire a Andre, le mena faire un tour de promenade dans la ville, et ne rentra que lorsqu'il jugea Genevieve et Henriette arrivees. Ils les rejoignirent dans le petit jardin qui etait situe derriere la maison. Genevieve donnait le bras a la grand'mere, qui s'appuyait sur elle d'un air affectueux en lui disant: "Viens ici, mon enfant, je veux te montrer mes hemerocales, tu n'as jamais rien vu de plus beau. Quand tu les auras regardees, tu voudras en faire pour le bouquet de Justine; c'est une fleur du plus beau blanc: tiens, vois!" Genevieve ne s'apercevait pas de la presence des deux jeunes gens; ils marchaient doucement derriere elle, Joseph faisant signe aux autres jeunes filles de ne pas les faire remarquer. Genevieve s'arreta et regarda les fleurs sans rien dire; elle semblait reflechir tristement. --Eh bien, dit la vieille, est-ce que tu n'aimes pas ces fleurs-la? --Je les aime trop, repondit Genevieve d'un petit ton precieux rempli de charmes. C'est pour cela que je ne veux pas les copier. Ah! voyez-vous, madame, je ne pourrais jamais; comment oserais-je esperer de rendre cette blancheur-la et le brillant de ce tissu? du satin serait trop luisant, la mousseline serait trop transparente; oh! jamais, jamais! Et ce parfum! qu'est-ce que c'est que ce parfum-la? qui l'a mis dans cette fleur? ou en trouverais-je un pareil pour celles que je fais? Le bon Dieu est plus habile que moi, ma chere dame! En parlant ainsi, Genevieve, s'appuyant sur le vase de fleurs, pencha sur les hemerocalles son front aussi blanc que leur calice, et resta comme absorbee par la delicieuse odeur qui s'en exhalait. C'est alors seulement qu'Andre put voir son visage, et il reconnut sa dame d'amour, comme il l'appelait dans ses pensees, en souvenir des deux vers de la romance. Genevieve ne ressemblait en rien a ses compagnes: elle etait petite et plutot jolie que belle; elle avait une taille tres-mince et tres-gracieuse, quoiqu'elle se tint droite a ne pas perdre une ligne de sa petite stature. Elle etait tres-blanche, peu coloree, mais d'un ton plus fin et plus pur que la plus exquise rose musquee qui fut sortie de son atelier. Ses traits etaient delicats et reguliers; et quoique son nez et sa bouche ne fussent pas d'une forme tres-distinguee, l'expression de ses yeux, et la forme de son front lui donnaient l'air fier et intelligent. Sa toilette n'etait pas non plus la meme que celle des grisettes de son pays; elle se rapprochait des modes parisiennes, car elle avait etudie son art a Paris. Aussi ses compagnes toleraient beaucoup d'innovations de sa part. Seule dans toute la ville elle se permettait d'avoir un tablier de satin noir, et meme de porter dans sa chambre un tablier de foulard; ce qui, malgre toute la bienveillance possible, faisait bien un peu jaser. Elle avait hasarde de reduire les immenses dimensions du bonnet distinctif des artisanes de L...; elle convenait bien que sur le corps d'une grande femme cette _fanfrelucherie_ de rubans et de dentelles ne manquait pas d'une grace extravagante; mais elle objectait que sa petite personne eut ete ecrasee par une semblable aureole, et elle avait adopte le petit bonnet parisien a ruche courte et serree, dont la blancheur semblait avoir ete mise au defi par celle du visage qu'elle entourait. Elle avait en outre une recherche de chaussure tout a fait ignoree dans le pays; elle tricotait elle-meme avec du fil extremement fin ses gants et ses bas a jour. Andre reconnut a ses mains des gants pareils a celui qu'il possedait; il admira la petitesse de ses mains et celle des pieds que chaussaient d'etroits souliers de prunelle a cothurnes rigidement serres; la robe, au lieu d'etre collante comme celle de ses compagnes, etait ample et flottante; mais elle dessinait une ceinture dont une fille de dix ans eut ete jalouse, et a travers la percale fine et blanche on devinait des epaules et des bras couleur de rose. Lorsqu'elle apercut Joseph, qui lui adressa le premier la parole, elle le salua avec une politesse froide; mais Joseph avait le moyen de l'adoucir. --Oh! mademoiselle Genevieve, lui dit-il, j'ai bien pense a vous hier a la chasse; imaginez qu'il y a aupres de l'etang du _Chateau-Fondu_ des fleurs comme je n'en ai jamais vu; si j'avais pu trouver le moyen de les apporter sans les faner, j'en aurais mis pour vous dans ma gibeciere. --Vous ne savez pas ce que c'est? --Non, en verite! mais cela a deux pieds de haut; les feuilles sont comme tachees de sang; les fleurs sont d'un rose clair, avec de grandes taches de lie de vin; on dirait de grandes guepes avec un dard, ou de petites vilaines figures qui vous tirent la langue; j'en ai ri tout seul a m'en tenir les cotes en les regardant. --Voila une plante fort singuliere, dit Genevieve en souriant. --Je crois, dit timidement Andre, autant que mon peu de savoir en botanique me permet de l'affirmer, que ce sont des plantes ophrydes appelees par nos bergers _herbe aux serpents_[1]. [Note 1: C'est le satyrion-bouquin.] --Ah! pourquoi ce nom-la? dit Genevieve; qu'est-ce que ces pauvres fleurs ont de commun avec ces vilaines betes? --Ce sont des plantes veneneuses, repondit Andre, et qui ont quelque chose d'affreux en elles malgre leur beaute; ces taches de sang d'abord, et puis une odeur repoussante. Si vous les aviez vues, vous auriez trouve quelque chose de mechant dans leur mine; car les plantes ont une physionomie comme les hommes et les animaux. --C'est drole ce que tu dis la, reprit Joseph; mais c'est parbleu vrai! Quand je le dis que ces fleurs m'ont fait l'effet de me rire au nez, et que je n'ai pas pu m'empecher d'en faire autant! --D'autant plus que pour les cueillir dans cet endroit, repondit Andre, il faut courir un certain danger: l'etang de Chateau-Fondu a des bords assez perfides. --Ou prenez-vous ce Chateau-Fondu? demanda Henriette. --Aupres du chateau de Morand, repondit Joseph. Oh! c'est un endroit singulier et assez dangereux en effet. Figurez-vous un petit lac au milieu d'une prairie: l'eau est presque toute cachee par les roseaux et les joncs; cela est plein de sarcelles et de canards sauvages: c'est pourquoi j'y vais chasser souvent. --Quand tu dis chasser, tu veux dire braconner, interrompit Andre. [Illustration: En parlant ainsi, Genevieve, s'appuyant sur le vase de fleurs...] --Soit. Je vous disais donc qu'on ne voit presque pas ou l'eau commence, tant cela est plein d'herbes. Sur les bords il y a une espece de gazon mou ou vous croyez pouvoir marcher; pas du tout: c'est une vase verte ou vous enfoncez au moins jusqu'aux genoux, et tres-souvent jusque par-dessus la tete. --La tradition du pays, reprit Andre, est qu'autrefois il y avait un chateau a la place de cet etang. Une belle nuit le diable, qui avait fait signer un pacte au chatelain, voulut emporter sa proie et planta sa fourche sous les fondations. Le lendemain on chercha le chateau dans tout le pays; il avait disparu. Seulement on vit a la place une mare verte dont personne ne pouvait approcher sans enfoncer dans la vase, et qui a garde le nom de Chateau-Fondu. --Voila un conte comme je les aime, dit Genevieve. --Ce qui accredite celui-la reprit Andre, c'est que dans les chaleurs, lorsque les eaux sont basses, on voit percer ca et la des amas de terres ou de pierres verdatres que l'on prend pour des creneaux de tourelles. --Je ne sais ce qui en est, dit Joseph; mais il est certain que mon chien, qui n'est pas poltron, qui nage comme un canard, et qui est habitue a barboter dans les marais pour courir apres les becassines, a une peur effroyable du Chateau-Fondu; il semble qu'il y ait la je ne sais quoi de surnaturel qui le repousse; je le tuerais plutot que de l'y faire entrer. --C'est un endroit tout a fait merveilleux, dit Genevieve. Est-ce bien loin d'ici? --Oh! mon Dieu, non, dit Andre, qui mourait d'envie de rencontrer encore Genevieve dans les pres. --Pas bien loin, pas bien loin! dit Joseph; il y a encore trois bonnes lieues de pays. Mais voulez-vous y aller, mademoiselle Genevieve? --Non, monsieur; c'est trop loin. --Il y aurait un moyen: je mettrais mon gros cheval a la patache, et... --Oh! oui, oui! s'ecrierent Henriette et ses ouvrieres! menez-nous au Chateau-Fondu, monsieur Joseph! --Et nous aussi! s'ecrierent les petites soeurs de Joseph; nous aussi, Joseph! En patache, ah! quel plaisir! --J'y consens si vous etes sages. Voyons, quel jour! --Pardine! c'est demain dimanche, dit Henriette. [Illustration: Joseph Marteau.] --C'est juste. A demain donc. Vous y viendrez avec nous, mademoiselle Genevieve? --Oh! je ne sais, dit-elle avec un peu d'embarras. Je crois que je ne pourrai pas. Je ne vous suis pas moins reconnaissante, monsieur. --Allons! allons! voila tes scrupules, Genevieve, dit Henriette. C'est ridicule, ma chere. Comment, tu ne peux pas venir avec nous quand les demoiselles Marteau y viennent? --Ces demoiselles, lui dit tout bas Genevieve, sont sous la garde de leur frere. --Eh! mon Dieu! dit tout haut Henriette, tu seras sous la mienne. Ne suis-je pas une fille majeure, etablie, maitresse de ses actions? Y a-t-il, _n'importe ou, n'importe qui_, assez malappris pour me regarder de travers? Est-ce qu'on ne se garde pas-soi-meme d'ailleurs? Tu es ennuyeuse, Genevieve, toi qui pourrais etre si gentille! Allons, tu viendras, ma petite! Mesdemoiselles, venez donc la decider. --Oh! oui! oui! Genevieve, tu viendras, dirent toutes les petites filles; nous n'irons pas sans toi. Justine, l'ainee des filles de la maison, passa son bras sous celui de Genevieve en lui disant: --Je vous en prie, ma chere, venez-y. Et elle ajouta, en se penchant a son oreille: Vous savez que je ne puis causer qu'avec vous. --Eh bien! j'irai, dit Genevieve toute confuse, puisque vous le voulez absolument. --Comme vous etes aimable! dit Justine. --Oh! ne vous y fiez pas! s'ecria Henriette; voila comme elle fait toujours. Elle promet pour se debarrasser des gens, et au moment de partir elle trouve mille pretextes pour rester. C'est une menteuse: faites-lui donner sa parole d'honneur. --Allez-y, mon enfant, dit madame Marteau a Genevieve. Je ne puis y aller; sans cela je vous accompagnerais. Mais, si vous etes obligeante, vous me remplacerez aupres de mes petites. Joseph est un grand fou, ces demoiselles-la sont un peu etourdies: elles s'amuseront, elles danseront, et elles feront bien; mais pendant ce temps les petites filles pourraient bien se jeter dans ce vilain Chateau-Fondu. Vous, Genevieve, qui etes sage et serieuse comme une petite maman, vous les surveillerez, et je vous en saurai tout le gre possible. --Cela me decide tout a fait, repondit Genevieve. J'irai, ma chere dame; mesdemoiselles, je vous en donne ma parole d'honneur. --Oh! quel bonheur! s'ecrierent les petites Marteau; tu joueras avec nous, Genevieve; tu nous feras des couronnes de marguerites et des paniers de jonc, n'est-ce pas? --Un instant, un instant, dit Joseph; combien serons-nous? Neuf femmes, Andre et moi. Je ne peux mettre tout ce monde-la dans ma patache: il faut nous mettre en quete d'une seconde voiture. --Mon pere a un char a bancs, qu'il nous pretera volontiers, dit Andre. --A la bonne heure, voila qui est convenu, reprit Joseph. Tu iras coucher ce soir chez toi, et tu seras revenu ici de grand matin avec ton equipage. Tres-bien. Maintenant preparons-nous a nous amuser demain en nous amusant aujourd'hui. Voulez-vous danser? voulez-vous jouer aux barres, a cache-cache, aux petits paquets? --Dansons, dansons! crierent les jeunes filles. Joseph tira sa flute de sa poche, grimpa sur des gradins de pierre couverts d'hortensias, et se mit a jouer, tandis que ses soeurs et les grisettes prirent place sous les lilas. Andre mourait d'envie d'inviter Genevieve: c'est pourquoi il ne l'osa pas et s'adressa a Henriette, qui fut assez fiere d'avoir accapare le seul danseur de la societe. Neanmoins, guidee par un regard de Joseph, elle entraina son cavalier vis-a-vis de Genevieve, qui avait pris pour danseuse la plus petite des demoiselles Marteau. Genevieve rougit beaucoup quand il fut question de toucher la main d'Andre: c etait la premiere fois de sa vie que pareille chose lui arrivait; mais elle prit courageusement son parti et montra une gaiete douce qu'elle n'aurait pas esperee d'elle-meme si elle eut prevu une heure auparavant qu'elle dut sortir a ce point de ses habitudes. "Eh bien! savez-vous une chose? s'ecria Joseph a la fin de la contredanse; c'est que mademoiselle Genevieve passe pour ne pas savoir danser. Oui, mesdemoiselles, il y a dans la ville vingt mauvaises langues qui disent qu'elle a ses raisons pour ne pas aller au bal. Eh bien! moi, je vous le dis, je n'ai jamais vu si bien danser de ma vie; et cependant, mademoiselle Henriette, il n'y a pas beaucoup de prevots qui pussent vous en remontrer." Genevieve devint rouge comme une fraise, et Henriette, s'approchant de Joseph, lui dit: Taisez-vous, vous allez la mettre en fuite. C'est un mauvais moyen pour l'apprivoiser que de faire attention a elle. --Allons donc! allons donc! dit Joseph a voix basse en ricanant; un petit compliment ne fait jamais de peine a une fille. Quand je vous dis, par exemple, que vous voila jolie comme un ange, vous ne pouvez pas vous en facher, car vous savez bien que je le pense. --Vous etes un _diseur de riens!_ repondit Henriette, gonflee d'orgueil et de contentement. Cette fois Andre osa inviter Genevieve, mais il la fit danser sans pouvoir lui dire un mot; a chaque instant la parole expirait sur ses levres. Il craignait de manquer d'esprit, son coeur battait, il perdait la tete. Lorsqu'il avait a faire un avant-deux, il ne s'en apercevait pas et laissait son vis-a-vis aller tout seul; puis tout a coup il s'elancait pour reparer sa faute, dansait une autre figure et embrouillait toute la contredanse, aux grands eclats de rire des jeunes filles. Genevieve seule ne se moquait pas de lui; elle etait silencieuse et reservee. Cependant elle regardait Andre avec assez de bienveillance; car il avait bien parle sur la botanique, et cela devait abreger de beaucoup les timides preliminaires de leur connaissance. Mais si Andre avait ose se meler a la conversation et s'adresser a elle d'une maniere generale, il n'en etait plus de meme lorsqu'il s'agissait de lui dire quelques mots directement. Cette excessive timidite diminuait d'autant celle de Genevieve; car elle etait fiere et non prude. Elle craignait les grosses fadeurs qu'elle entendait adresser a ses compagnes; mais en bonne compagnie elle se fut sentie a l'aise comme dans son element. Il y a des natures choisies qui se developpent d'elles-memes, et dans toutes ces positions ou il plait au hasard de les faire naitre. La noblesse du coeur est, comme la vivacite d'esprit, une flamme que rien ne peut etouffer, et qui tend sans cesse a s'elever, comme pour rejoindre le foyer de grandeur et de bonte eternelle dont elle emane. Quels que soient les elements contraires qui combattent ces destinees elues, elles se font jour, elles arrivent sans effort a prendre leur place, elles s'en font une au milieu de tous les obstacles. Il y a sur leur front comme un sceau divin, comme un diademe invisible qui les appelle a dominer naturellement les essences inferieures; on ne souffre pas de leur superiorite, parce qu'elle s'ignore elle-meme; on l'accepte parce qu'elle se fait aimer. Telle etait Genevieve, creature plus fraiche et plus pure que les fleurs au milieu desquelles s'ecoulait sa vie. On dit que la poesie se meurt: la poesie ne peut pas mourir. N'eut-elle pour asile que le cerveau d'un seul homme, elle aurait encore des siecles de vie, car elle en sortirait comme la lave du Vesuve, et se fraierait un chemin parmi les plus prosaiques realites. En depit de ses temples renverses et des faux dieux adores sur leurs ruines, elle est immortelle comme le parfum des fleurs et la splendeur des cieux. Exilee des hauteurs sociales, repudiee par la richesse, bannie des theatres, des eglises et des academies, elle se refugiera dans la vie bourgeoise, elle se melera aux plus naifs details de l'existence. Lasse de chanter une langue que les grands ne comprennent pas, elle ira murmurer a l'oreille des petits des paroles d'amour et de sympathie. Et deja n'est-elle pas descendue sous les ventes des tavernes allemandes? ne s'est-elle pas assise au rouet des femmes? ne berce-t-elle pas dans ses bras les enfants du pauvre? Compte-t-on pour rien toutes ces ames aimantes qui la possedent et qui souffrent, qui se taisent devant les hommes et qui pleurent devant Dieu? Voix isolees qui enveloppent le monde d'un choeur universel et se rejoignent dans les cieux; etincelles divines qui retournent a je ne sais quel astre mysterieux, peut-etre a l'antique Phebus, pour en redescendre sans cesse sur la terre et l'alimenter d'un feu toujours divin! Si elle ne produit plus de grands hommes, n'en peut-elle pas produire de bons? Qui sait si elle ne sera pas la divinite douce et bienfaisante d'une autre generation, et si elle ne succedera pas au doute et au desespoir dont notre siecle est atteint? Qui sait si dans un nouveau code de morale, dans un nouveau catechisme religieux, le degout et la tristesse ne seront pas fletris comme des vices, tandis que l'amour, l'espoir et l'admiration seront recompenses comme des vertus? La poesie, revelee a toutes les intelligences, serait un sens de plus que tous les hommes peut-etre sont plus ou moins capables d'acquerir, et qui rendrait toutes les existences plus etendues, plus nobles et plus heureuses. Les moeurs de certaines tribus montagnardes le prouvent avec une evidence eclatante; la nature, il est vrai, prodigue de grands spectacles dans de telles regions, s'est chargee de l'education de ces hommes; mais les chants des bardes sont descendus dans les vallees, et les idees poetiques peuvent s'ajuster a la taille de tous les hommes. L'un porte sa poesie sur son front, un autre dans son coeur; celui-ci la cherche dans une promenade lente et silencieuse au sein des plaines, celui-la la poursuit au galop de son cheval a travers les ravins; un troisieme l'arrose sur sa fenetre dans un pot de tulipes. Au lieu de demander ou elle est, ne devrait-on pas demander ou elle n'est pas? Si ce n'etait qu'une langue, elle pourrait se perdre; mais c'est une essence qui nait de deux choses: la beaute repandue dans la nature exterieure, et le sentiment departi a toute intelligence ordinaire. Pour condamner a mort la poesie et la porter au cercueil, il nous faudra donc arracher du sol jusqu'a la derniere des fleurettes dont Genevieve faisait ses bouquets. Car elle aussi etait poete; et croyez bien qu'il y a au fond des plus sombres masures, au sein des plus mediocres conditions, beaucoup d'existences qui s'achevent sans avoir produit un sonnet, mais qui pourtant sont de magnifiques poemes. Il faut bien peu de chose pour eveiller ces esprits endormis dans l'epaisse atmosphere de l'ignorance; et pour les entourer a jamais d'une lumineuse aureole qui ne les quitte plus. Un livre tombe sous la main, un chant ou quelques paroles recueillies d'un passant, une etude entreprise dans un dessein prosaique ou par necessite, le moindre hasard providentiel, suffit a une ame elue pour decouvrir un monde d'idees et de sentiments. C'est ce qui etait arrive a Genevieve. L'art frivole d'imiter les fleurs l'avait conduite a examiner ses modeles, a les aimer, a chercher dans l'etude de la nature un moyen de perfectionner son intelligence; peu a peu elle s'etait identifiee avec elle, et chaque jour, dans le secret de son coeur, elle devorait avidement le livre immense ouvert devant ses yeux. Elle ne songeait pas a approfondir d'autre science que celle a laquelle tous ses instants etaient forcement consacres; mais elle avait surpris le secret de l'universelle harmonie. Ce monde inanime qu'autrefois elle regardait sans le voir, elle le comprenait desormais; elle le peuplait d'esprits invisibles, et son ame s'y elancait pour y embrasser sans cesse l'amour infini qui plane sur la creation. Emportee par les ailes de son imagination toute-puissante, elle apercevait, au dela des toits enfumes de sa petite ville, une nature enchantee qui se resumait sur sa table dans un bouton d'aubepine. Un chardonneret familier, qui voltigeait dans sa chambre, lui apportait du dehors toutes les melodies des bois et des prairies; et lorsque sa petite glace lui renvoyait sa propre image, elle y voyait une ombre divine si accomplie qu'elle etait emue sans savoir pourquoi, et versait des pleurs delicieux comme a l'aspect d'une soeur jumelle. Elle s'etait donc habituee a vivre en dehors de tout ce qui l'entourait. Ce n'etait pas, comme on le pretendait, une vertu sauvage et sombre; elle etait trop calme dans son innocence pour avoir jamais cherche sa force dans les maximes farouches. Elle n'avait pas besoin de vertu pour garder sa sainte pudeur, et le noble orgueil d'elle-meme suffisait a la preserver des hommages grossiers que recherchaient ses compagnes; elle les fuyait, non par haine, mais par dedain; elle ne craignait pas d'y succomber, mais d'en subir le degout et l'ennui. Heureuse avec sa liberte et ses occupations, orpheline, riche par son travail au dela de ses besoins, elle etait affable et bonne avec ses amies d'enfance: elle eut craint de leur paraitre vaine de son petit savoir, et se laissait egayer par elles; mais elle supportait cette gaiete plutot qu'elle ne la provoquait, et si jamais elle ne leur donnait le moindre signe de mepris et d'ennui, du moins son plus grand bonheur etait de se retrouver seule dans sa petite chambre et de faire sa priere en regardant la lune et en respirant les jasmins de sa fenetre. VI. Andre avait un peu trop compte sur ses forces en se chargeant de demander le char a bancs et le cheval de son pere. Il fit cette penible reflexion en quittant, vers neuf heures, la famille Marteau, et son anxiete prit un caractere de plus en plus grave a mesure qu'il approchait du toit paternel; mais ce fut une bien autre consternation lorsqu'il trouva son pere dans un de ses acces de mauvaise humeur des plus prononces. Le plus beau de ses boeufs de travail etait tombe malade en rentrant du paturage, et le marquis, se promenant d'un air sombre dans la salle basse de son manoir, repetait d'une voix entrecoupee, en jetant des regards effares sur son fils: "Des tranchees! des tranchees epouvantables! --Helas! mon pere, etes-vous malade? s'ecria Andre, qui ne comprenait rien a son angoisse. Le marquis haussa les epaules, et, lui tournant le dos, continua a marcher a grands pas. Andre, n'osant renouveler sa question, resta fort trouble a sa place, suivant d'un oeil timide tous les mouvements de son pere, qu'il croyait atteint de vives souffrances. Enfin le marquis, s'arretant tout a coup, lui dit d'une voix brusque: "Quel a ete l'effet de la theriaque?" Andre, rassure, et comprenant a demi, courut vers la porte en disant qu'il allait le demander. "Non, non, j'irai bien moi-meme, reprit vivement le marquis; restez ici, vous n'etes bon a rien, vous." Andre attendit pendant une heure le retour de son pere, esperant trouver un moment plus favorable pour lui presenter sa demande; mais il attendit vainement. Le marquis passa la moitie de la nuit dans l'etable avec ses laboureurs, frictionnant le triste _Vermeil_ (c'etait le nom de l'animal) et lui administrant toute sorte de potions. Andre se hasarda plusieurs fois de s'informer de la sante du malade, et, partant, de l'humeur de son pere; mais lorsque le malade commenca a se trouver mieux, le marquis accable de fatigue et gardant sur ses traits l'empreinte des soucis de la journee, ne songea plus qu'a se reposer. Il rencontra Andre sous le peristyle de la maison, et lui dit avec la rudesse accoutumee de son affection: "Pourquoi n'etes-vous pas couche, _gringalet_? est-ce qu'on a besoin de vous ici? Allons vite, que tout le monde dorme; je tombe de sommeil." C'etait peut-etre la meilleure occasion possible pour obtenir le cheval et le char a bancs; mais Andre avait l'enfantillage de souffrir des mots grossiers ou communs que lui adressait souvent son pere, et il prenait alors une sorte d'humeur qui le reduisait au silence. Il alla se coucher en proie aux plus vives agitations. Le lendemain devait etre a ses yeux le jour le plus important de sa vie, et pourtant sans le cheval et le char a bancs tout etait manque, perdu sans retour. Il ne put dormir. Il fallait partir le lendemain avant le jour; comment oserait-il aller trouver son pere au milieu de son sommeil, affronter ce reveil en sursaut, si facheux chez les hommes replets, s'exposer peut-etre a un refus? Cette derniere pensee fit fremir Andre. "Ah! plutot mourir victime de sa colere, s'ecria-t-il, que de manquer a ma parole et perdre le bonheur de passer un jour aupres de Genevieve!" Des que trois heures sonnerent il se rhabilla, et, prenant sa desobeissance furtive pour un acte de courage, il attela lui-meme le gros cheval au char a bancs et partit sans bruit, grace au fumier dont la basse-cour etait garnie. Mais le plus difficile n'etait pas fait; il fallait tourner autour du chateau et passer sous les fenetres du marquis. Impossible d'eviter ce terrible defile; le chemin etait sec et le mur du chateau sonore; le char a bancs, rarement graisse, criait a chaque tour de roue d'une maniere deplorable, et les larges sabots du gros cheval allaient avec maladresse sonner contre toutes les pierres du chemin. Andre etait tremblant comme les feuilles du peuplier qu'agitait le vent du matin. Heureusement il faisait encore sombre; si son pere, en proie a une de ces insomnies auxquelles sont sujets les proprietaires, etait par hasard a sa fenetre, il pourrait bien ne pas reconnaitre son char a bancs; mais il avait l'oreille si fine, si exercee! il connaissait si bien l'allure de son cheval et le son de ses roues! Andre prit le parti de payer d'audace; il fouetta le cheval si vigoureusement qu'il le forca de galoper. C'etait une allure inouie pour le paisible animal, et M. Morand l'entendit passer sans rien soupconner et sans quitter la douce chaleur de son lit. Lorsque Andre fut a cinq cents pas du manoir, il osa se retourner, et, voyant derriere lui la route qui commencait a blanchir et qui etait nue comme la main, il eprouva un bien-etre inexprimable, et permit a son coursier de moderer son allure. A sept heures du matin, le cheval avait eu le temps de se rafraichir, et le char a bancs, avec Andre le fouet en main, etait a la porte de madame Marteau; Joseph attelait sa carriole, et les voyageuses arrivaient une a une dans leur plus belle toilette des dimanches, mais les yeux encore un peu gros de sommeil. On perdit bien une heure en preparatifs inutiles. Enfin, Joseph regla l'ordre de la marche; il pretendit que la volonte de sa mere etait de confier les demoiselles Marteau a Andre et a Genevieve, comme aux plus graves de la societe. Quant a lui, il se chargeait d'Henriette et de ses ouvrieres, et, pour prouver qu'on avait raison de le regarder comme un ecervele, il descendit au triple galop l'horrible pave de la ville. Ses compagnes firent des cris percants; tous les habitants mirent la tete a la fenetre, et envierent le plaisir de cette joyeuse partie. Andre descendit la rue plus prudemment et savoura le petit orgueil d'exciter une grande surprise. "Quoi! Genevieve! disaient tous les regards etonnes.--Oui, Genevieve, avec M. Morand! Ah! mon Dieu! et pourquoi donc? et comment? savez-vous depuis quand? Juste ciel! comment cela finira-t-il?" Genevieve, sous son voile de gaze blanche, s'apercut aussi de tous ces commentaires; elle etait trop fiere pour s'en affliger; elle prit le parti de les dedaigner et de sourire. Peu a peu Andre s'enhardit jusqu'a parler. Mademoiselle Marteau l'ainee etait une bonne personne, assez laide, mais assez bien elevee, avec laquelle il aimait a causer. Peu a peu aussi Genevieve se mela a la conversation, et ils etaient presque tous a l'aise en arrivant au Chateau-Fondu. Heureusement pour lui, Andre avait etudie avec assez de fruit les sciences naturelles, et il pouvait apprendre bien des choses a Genevieve. Elle l'ecoutait avec avidite; c'etait la premiere fois qu'elle rencontrait un jeune homme aussi distingue dans ses manieres et riche d'une aussi bonne education. Elle ne songea donc pas un instant a s'eloigner de lui et a s'armer de cette reserve qu'elle conservait toujours avec Joseph. Il lui etait bien facile de voir qu'elle n'en avait pas besoin avec Andre, et qu'il ne s'ecarterait pas un instant du respect le plus profond. La matinee fut charmante: on cueillit des fleurs, on dansa au bord de l'eau, on mangea de la galette chaude dans une metairie; tout le monde fut gai, et mademoiselle Henriette fut enchantee de voir Genevieve aussi _bonne enfant_. Cependant, lorsque l'apres-midi s'avanca, Joseph fit observer que le besoin d'un repas plus-solide se faisait sentir, qu'on avait assez admire le Chateau-Fondu et qu'il etait convenable de chercher un diner et une autre promenade dans les environs. Andre tremblait en songeant au voisinage du chateau de son pere et a l'orage qui l'y attendait, lorsque Joseph mit le comble a son angoisse en s'ecriant: "Eh! parbleu! le chateau de notre ami Andre est a deux pas d'ici; le pere Morand est le meilleur des hommes; c'est mon ami intime, il nous recevra a merveille. Allons lui demander un dindon roti et du vin de sa cave. Andre, montre-nous le chemin, et passe devant nous pour nous faire les honneurs." Andre se crut perdu; mais comme tous les gens faibles, qui n'osent jamais s'arreter et s'embarquent toujours dans de nouvelles difficultes, il se resigna a braver toutes les consequences de sa destinee, et remonta en voiture avec Genevieve et ses compagnes. Cependant, a mesure qu'il approchait des tourelles hereditaires, une sueur froide se repandait sur tous ses membres. Dans quelle colere il allait trouver le marquis! car l'enlevement du cheval et du char a bancs devait depuis plusieurs heures causer dans la maison un scandale epouvantable, et le marquis etait incapable, pour quelque raison humaine que ce fut, de sacrifier aux convenances le besoin d'exhaler sa colere. Quel accueil pour Genevieve, qu'il eut voulu recevoir a genoux dans sa demeure! et quelle mortification pour lui d'etre traite devant elle comme un ecolier pris en fraude! Il arreta son cheval a deux portees de fusil de la maison et descendit; il s'approcha de la patache, pria Joseph de descendre aussi, et, l'emmenant a quelque distance, il lui confia son embarras. "Ouais! dit Joseph, ce vieux renard est-il sournois a ce point-la? lui qui fait semblant d'etre si bon homme! Mais ne crains rien; personne, fut-ce le diable, n'osera jamais regarder de travers celui qui s'appelle Joseph Marteau. Monte dans ma voiture et donne-moi le fouet du char a bancs; je passe le premier et je prends tout sur moi." En effet, Joseph fouetta d'une main arrogante les flancs respectables du cheval du marquis, et il fit une entree triomphale dans la cour du chateau. Le marquis etait precisement a la porte de l'ecurie. Depuis que l'evenement terrible etait decouvert, le marquis n'avait pas quitte la place, il attendait son fils pour le recevoir a sa maniere. De minute en minute sa fureur augmentait, et il se formait en lui un tresor d'injures qui devait mettre plus d'un jour a s'epuiser. Lorsque, au lieu de la timide figure d'Andre sur le siege de sa voiture, il vit la mine fiere et decidee de Joseph, il recula de trois pas, et, avant qu'il eut articule une parole, Joseph, lui sautant au cou, l'embrassa si fort qu'il faillit l'etouffer. "Vive Dieu! s'ecria le gai campagnard, que je suis heureux de revoir mon cher marquis! il y a plus de six semaines que j'ai le projet de vous amener ma famille; mais les femmes sont si longues a se decider pour la moindre chose! Enfin je n'ai pas voulu marier ma grande soeur sans vous la presenter: la voila, cher marquis. Ah! il y a longtemps qu'elle entend parler de vous et de votre beau chateau, et de votre grand jardin, et de vos etables, les mieux tenues du pays. Ma soeur est une bonne campagnarde qui s'entend a toutes ces choses-la; et puis voila les petites, une, deux, trois: allons, mesdemoiselles, faites la reverence. Marie, essuie les pruneaux que tu as sur la joue et va embrasser monsieur le marquis. Ah! c'est que c'est un fier papa que le marquis. Demande-lui des dragees, il en a toujours plein ses poches. Ah! ca, cher voisin, vous voyez que j'avais une fiere envie de venir vous voir; des trois heures du matin j'etais dans la chambre d'Andre. C'etait une partie arrangee depuis hier avec ces demoiselles. Elles en grillaient d'envie. Moi, qui sais que vous etes le plus galant homme et l'homme le plus galant de France, je voulais vous les amener toutes; car en voila encore cinq ou six qui ne sont pas mes soeurs, mais qui n'en valent pas moins, et qui voulaient a toute force voir votre propriete. C'est une si belle chose! il n'est question que de ca dans le pays. Or, je suis venu ce matin pour vous demander votre voiture, votre cheval et votre fils. Andre m'a repondu que vous dormiez encore, que vous etiez fatigue de la veille. Je n'ai jamais voulu souffrir qu'on vous eveillat pour si peu de chose; je n'ai meme voulu deranger personne; j'ai attele moi-meme le cheval et j'ai emmene votre fils malgre lui, car c'est un paresseux!... Et, a propos, comment se porte le boeuf malade? Mieux? Ah! j'en suis charme. Voila donc comment j'ai enfin reussi a vous amener a diner toutes ces petites alouettes. J'etais bien sur que vous m'en remercieriez. Ce marquis est l'homme le plus aimable du departement! Allons, mesdemoiselles, n'ayez pas de honte, dites a monsieur le marquis comme vous aviez envie de venir le voir." Le marquis, tout etourdi d'un pareil discours et de l'apparition de toutes ces jeunes et jolies figures qui semblaient se multiplier par enchantement a chaque periode de Joseph, ne put trouver de pretexte a son ressentiment. La demande inopinee d'un diner ne le contraria pas trop. Il etait honorable, et en effet il avait des pretentions a la galanterie. Il prit le parti d'offrir un bras a mademoiselle Marteau, et l'autre a Genevieve, qu'a sa jolie tournure il prit pour une personne de la meilleure societe; et, priant poliment les autres de le suivre, il les conduisit a la salle a manger, ou, en attendant le repas qu'il ordonna sur-le-champ, il leur fit servir des fruits et des rafraichissements. Andre, charme de voir les choses s'arranger aussi bien, prit courage et fit lui-meme les honneurs de la maison avec beaucoup de grace. Son pere le laissa faire, quoiqu'il jetat sur lui de temps en temps un regard de travers. Le hobereau n'etait point avare et voulait bien offrir tout ce qu'il possedait; mais il voulait le faire lui-meme et ne pouvait souffrir qu'un autre, fut-ce son propre fils, touchat une fleur sans sa permission. Andre conduisit Genevieve a un petit jardin botanique qu'il cultivait dans un coin du grand verger de son pere. Genevieve prit tant d'interet a ces fleurs et aux explications d'Andre, qu'elle oublia tout le reste et s'apercut en rougissant, lorsque la cloche du diner sonna, qu'elle etait seule avec lui, que le reste de la societe etait bien loin dans le fond du verger. L'affabilite du marquis se soutint assez bien pendant tout le temps du diner: meme au dessert il s'egaya jusqu'a adresser quelques lourdes fadeurs aux beaux yeux d'Henriette et aux jolies petites mains blanches de Genevieve. Joseph etait un convive excellent, un vigoureux buveur, capable de tenir tete a toute une noce depuis midi jusqu'a trois heures du matin, et jamais maussade apres boire, point querelleur, point casseur d'ecuelles, incapable de meconnaitre ses amis dans l'ivresse. Il se conduisit si bien cette fois, et sans cesser d'etre aux petits soins pour _les dames_, il fit si bien fete au petit vin de la cote Morand, que le marquis sortit de table la joue enluminee, l'oeil brillant et la machoire lourde. Joseph croyait avoir triomphe de sa colere et s'applaudissait interieurement de son habilete; mais Andre, qui connaissait mieux son pere, augurait moins bien de cet etat d'excitation. Il savait que jamais le marquis n'avait une clairvoyance plus implacable que dans ces moments-la. Il l'observait donc avec inquietude et s'observait lui-meme scrupuleusement, dans la crainte de dire un mot ou de faire un geste qui reveillat les souvenirs confus du cheval et du char a bancs enleves. Le marquis jusque-la ne comprenait pas trop clairement en quelle societe Joseph et ses soeurs etaient venus le voir. La verite est qu'il n'avait aucun prejuge, qu'il etait poli et hospitalier envers tout le monde; mais il avait une aversion invincible pour les grisettes. Il fallait que ce sentiment eut acquis chez lui une grande violence; car il etait combattu par une habitude de courtoisie envers le beau sexe et la pretention de n'etre pas absolument etranger a l'art de plaire. Mais autant il aimait a accueillir gracieusement les personnes des deux sexes qui reconnaissaient humblement l'inferiorite de leur rang, autant il haissait dans le secret de son coeur celles qui traitaient de pair a compagnon avec lui sans daigner lui tenir compte de son affabilite et de ses manieres liberales. Il consentait a etre le meilleur bourgeois du monde, pourvu qu'on n'oubliat point qu'il etait marquis et qu'il ne voulait pas le paraitre. Les artisanes de L..., avec leur jactance, leurs privileges et leur affectation de familiarite, etaient donc necessairement des natures antipathiques a la sienne, et il est tres-vrai qu'il les souffrait difficilement dans sa maison. Il ne pouvait supporter qu'elles s'arrogeassent le droit de s'asseoir a sa table sans son aveu, et il ne manquait pas, lorsque sa salle a manger etait envahie par ces usurpateurs feminins, de leur ceder la place et d'aller aux champs. Ce procede lui avait aliene la consideration des grisettes les plus huppees, d'autant plus qu'elles voyaient fort bien l'adjoint de la commune, personnage revetu d'une blouse et d'une paire de sabots, et meme le garde champetre, dignitaire plus modeste, encore admis a l'honneur de boire un verre de vin et de s'asseoir sur un escabeau lorsqu'ils apportaient des nouvelles a l'heure ou le marquis finissait son souper. Cette preference envers des paysans leur paraissait l'indice d'un caractere insolent et bas, tandis qu'elle etait au contraire le resultat d'un orgueil tres-bien raisonne. Quoique Henriette et ses ouvrieres eussent ete fort bien traitees cette fois, il leur restait un vieux levain de ressentiment contre les manieres habituelles du marquis envers leurs pareilles. La presence de mademoiselle Marteau, les manieres douces d'Andre, le maintien grave et poli de Genevieve leur avaient un peu impose pendant le diner. Aussi en sortant de table, leur nature bruyante et indisciplinee reprenant le dessus, elles se repandirent dans le verger en caracolant comme des cavales debridees, et, sautant sur les plates-bandes, ecrasant sans pitie les marguerites et les tomates, elles remplirent l'air de chants plus gais que melodieux, et de rires qui sonnerent mal a l'oreille du marquis. Celui-ci laissa Andre aupres de Genevieve et de mesdemoiselles Marteau, et, tandis que Joseph prenait sa course de son cote pour aller embrasser mademoiselle Henriette a la faveur d'un jour consacre a la folie, il longea furtivement le mur ou ses plus beaux espaliers etendaient leurs grands bras charges de fruits sur un treillage vert-pomme, et monta la garde autour de ses peches et de ses raisins. Henriette s'en apercut, et, decidee a deployer ce grand caractere d'audace et de fierte dont elle tirait gloire, elle coupa le potager en droite ligne et vint a trente pas du marquis remplir lestement son tablier des plus beaux fruits de l'espalier. A son exemple, les grisettes s'elancerent a la maraude et firent main-basse sur le reste. Ce qui acheva d'enflammer le marquis d'une juste colere, c'est qu'au lieu de detacher de l'arbre le fruit qu'elles voulaient emporter, elles tiraient obstinement la branche jusqu'a ce qu'elle cedat et leur restat a la main, toute chargee de fruits verts qu'elles jetaient avec dedain au milieu des allees apres y avoir enfonce les dents. Moyennant ce procede aristocratique, au lieu d'une douzaine de peches et d'autant de grappes de raisin qu'elles eussent pu enlever, elles trouverent moyen de mutiler tous les arbres fruitiers et de mettre en lambeaux ces belles treilles si bien suspendues, que le marquis lui-meme avait courbees en berceaux et qui faisaient l'admiration de tous les connaisseurs. Le marquis eut envie de prendre une des branches cassees dont elles jonchaient le sable, et de leur _courir sus_ en les poursuivant comme des chevres malfaisantes; mais il vit la grande taille de Joseph se dessiner aupres d'Henriette, et, quoique brave, il ne se soucia point d'engager avec lui une discussion qui pouvait devenir orageuse. D'ailleurs il aimait Joseph et voyait bien qu'il n'approuvait pas ce degat. Il prit un parti plus sage et plus cruel: il alla droit a l'ecurie, fit sortir son cheval, atteler le char a bancs et conduire l'un et l'autre a trois cents pas de la maison dans une grange dont il prit la clef dans sa poche; puis il revint d'un air calme et rentra dans le salon. Il n'y trouva personne; mais la Vengeance, qui le protegeait, lui fit apercevoir du premier coup d'oeil quatre ou cinq grands bonnets de tulle et deux ou trois chales de Bareges etales avec soin sur le canape. Ces demoiselles avaient depose la leurs atours pour courir plus a l'aise dans le jardin. Le marquis n'en fit ni une ni deux; il s'etendit tout de son long sur les rubans et sur les dentelles, et ne manqua pas d'allonger ses grosses guetres crottees sur le fichu de crepe rose de mademoiselle Henriette. Il attendit ainsi, dans un repos delicieux, que ces demoiselles eussent fini de devaster son verger. Quand elles rentrerent, elles trouverent en effet le malicieux campagnard qui feignait de dormir en ecrasant les precieux chiffons; elles le maudirent mille fois et prononcerent, assez haut pour qu'il l'entendit, les mots de vieil ivrogne. --Fort bien! disait Henriette d'un ton aigre, il faut de la dentelle a M. le marquis pour dormir en cuvant son vin! --Ma foi! disait Joseph en se pincant le nez pour ne pas eclater de rire, je trouve la chose singuliere et si drole qu'il m'est impossible de m'en affliger. Vraiment! c'est dommage de reveiller ce bon marquis quand il dort si bien, l'aimable homme! En parlant ainsi, Joseph secouait doucement la main du marquis. Celui-ci feignit longtemps de ne pouvoir se reveiller. Enfin il se decida a quitter le canape et a laisser les grisettes ramasser les debris de leur toilette; dans quel etat, helas!... Henriette ecumait de rage. M. de Morand feignit de ne s'apercevoir de rien. Il prit le bras de Joseph et sortit sous pretexte de le mener a son pressoir. Mais sa veritable vengeance ne tarda pas a eclater. Le soleil etait couche, on parla de retourner a la ville; la patache de Joseph se trouva prete devant la porte aussitot qu'il l'eut demandee. "Prends mes soeurs et Genevieve, dit Joseph a Andre, et monte dans ma patache; je me charge des grisettes et du char a bancs. Va, pars tout de suite; car si tu restes la et que ton pere ait de l'humeur, cela tombera sur toi, tandis qu'il n'osera pas me faire de difficultes. Va-t'en vite." Andre ne se le fit pas repeter; il offrit la main a ses compagnes de voyage, prit les renes et disparut. Il etait a cinq cents pas, que Joseph attendait encore le char a bancs sur le seuil de la maison. Il avait glisse quelque monnaie dans la main du garcon d'ecurie en lui disant d'amener son equipage; mais l'equipage n'arrivait pas, le garcon d'ecurie ne se montrait plus, et le marquis avait subitement disparu. Au bout d'un quart d'heure d'attente, Joseph prit le parti d'aller a l'ecurie: elle etait vide; il chercha le char a bancs sous le hangar: le hangar etait desert; il appelle, personne ne lui repond. Il parcourt la ferme, et trouve enfin le garcon d'ecurie qui semble accourir tout essouffle et qui lui repond avec toute la sincerite apparente d'un paysan astucieux: "Helas! mon bon monsieur, il n'y a ni char a bancs ni cheval; le metayer est parti avec pour la foire de Saint-Denis qui commence demain matin; il ne savait pas qu'on en aurait besoin au chateau. M. le marquis lui avait dit hier de les prendre s'il en avait besoin... Qu'est-ce qui savait? qu'est-ce qui pouvait prevoir...? --Mille diables! s'ecria Joseph, il est parti! et depuis quand? est-il bien loin? --Oh! monsieur, dit le garcon en souriant d'un air piteux, il y a plus de deux heures! il doit etre a present aupres de L... s'il ne l'a point depasse. "Eh bien! dit Joseph, c'est une histoire a mourir de rire!" Et il alla rejoindre les grisettes sans s'affliger autrement d'un evenement qui devait les transporter de colere. Henriette jeta les hauts cris; elle refusa de croire au depart du metayer; elle maudit mille fois la malice du marquis; elle le chercha dans toute la maison pour lui faire des reproches, pour lui demander s'il n'avait pas un autre cheval et une autre voiture; le marquis fut introuvable. Le garcon d'ecurie se lamenta d'un air desesperant sur ce facheux contre-temps. Enfin il fallut prendre un parti; le jour baissait de plus en plus, il fallut partir a pied et entreprendre, a l'entree de la nuit, une promenade de trois lieues, par des chemins assez rudes et avec des bonnets et des fichus en marmelade. Les grisettes pleuraient, et Henriette en fureur faisait de durs reproches a Joseph sur son insouciance. Celui-ci se resignait de bonne grace a lui offrir son bras jusqu'a la ville; elle le refusa d'abord avec depit, et l'accepta ensuite par lassitude. Elles s'en allerent ainsi clopin-clopant, se heurtant les pieds contre les cailloux et detestant dans leur ame l'abominable marquis, auteur de leur desastre, tandis que celui-ci, enferme dans sa chambre et plonge dans le duvet, fredonnait en s'endormant un vieil air, a la mode peut-etre dans sa jeunesse: _Allez-vous-en, gens de la noce,_ etc. VII. De leur cote, Andre et Genevieve et mesdemoiselles Marteau continuaient paisiblement leur route sans entendre les cris de detresse dont Joseph, a tout hasard, faisait retentir la plaine. Enfin une des petites filles ayant laisse tomber son sac, Andre arreta le cheval et descendit pour chercher dans l'obscurite l'objet perdu. Pendant ce temps il lui sembla entendre mugir au loin une voix de stentor qui prononcait son nom. Il consulta ses compagnons, et Genevieve decida qu'il fallait retourner en arriere, parce qu'un accident etait probablement arrive aux voyageurs du char a bancs. Andre obeit, et, au bout de dix minutes, il rencontra les tristes pietons qui gagnaient le haut de la colline. Henriette voulut raconter la malheureuse aventure; mais, suffoquee par sa colere, elle s'arreta pour respirer, et Joseph, profitant de l'occasion, se mit a raconter a sa maniere. Il declara que c'etait un plaisant tour du marquis, et que ces demoiselles l'avaient bien merite pour la maniere dont elles s'etaient comportees dans le verger. --C'est une infamie! s'ecria Henriette; votre marquis est un vieil avare, un sournois et un ivrogne. --Allons, allons, interrompit Joseph impatiente, vous oubliez que vous parlez devant son fils et qu'il est trop poli pour vous donner un dementi; mais, si vous etiez un homme, jarni Dieu!... --Et c'est parce que M. Andre ne peut pas imposer silence a une femme, dit Genevieve assez vivement, que l'on ne doit pas abuser de sa politesse et lui faire entendre un langage qu'il ne peut supporter sans souffrir. Allons, Henriette, calme-toi, prends ma place dans la voiture; tachez de vous y arranger toutes, et de prendre seulement la petite Marie sur vos genoux. Pour nous, qui avons fait la moitie de la route en voiture, nous ferons bien le reste a pied, n'est-ce pas, ma chere Justine? La chose fut bientot convenue. Joseph voulut un instant faire les honneurs de sa voiture a Andre et achever la route a pied; mais il comprit bien vite qu'Andre aimait beaucoup mieux accompagner Genevieve, et il prit sa place dans la patache, qui continua le voyage au pas. Andre offrit son bras a Justine Marteau, afin d'avoir l'occasion d'offrir l'autre a Genevieve au bout de quelques minutes; mais a peine l'eut-elle accepte qu'Andre, qui se croyait fort en train de dire les choses les plus sensees du monde, ne trouva plus meme a placer un mot insignifiant pour diminuer le malaise d'un silence qui dura pres d'un quart d'heure sans aucune cause appreciable. Ce fut mademoiselle Marteau qui le rompit la premiere, des qu'elle eut fini de penser a autre chose; car elle etait preoccupee, soit de la pensee de son trousseau, soit de celle de son fiance. "Eh bien! dit-elle, qu'avons-nous donc tous les trois a regarder les etoiles? --Je vous assure, repondit Andre, que je ne pensais pas aux etoiles, et que je les regardais encore moins. Et vous, mademoiselle Genevieve? --Moi, je les regardais sans penser a rien, repondit-elle. --Permettez-moi de ne pas vous croire, reprit Andre; je suis sur, au contraire, que vous reflechissez beaucoup et a propos de tout. --Oh! oui, je reflechis, repondit-elle; mais je n'en pense pas plus pour cela, car je ne sais rien, et quand j'ai bien reve, je n'en suis pas plus avancee. --Cela est impossible. Quand vous regardez les etoiles, vous pensez a quelque chose. --Je pense quelquefois a Dieu, qui a mis toutes ces lumieres la-haut; mais comme on ne peut pas toujours penser a Dieu, il arrive que je continue a les regarder sans savoir pourquoi; et pourtant je reste des heures entieres a ma fenetre sans pouvoir m'en arracher. D'ou cela vient-il? Sans doute les etoiles font cet effet-la a tout le monde: n'est-ce pas Justine? --Je crois, dit Justine, que ton amie Henriette ne les regarde jamais. Pour moi, je suis comme toi, je ne peux pas en detacher les yeux; mais c'est que cela me fait penser a des milliers de choses. --Oh! c'est que vous etes savante, vous, Justine; vous etes bien heureuse! Mais dites-moi donc a quoi les etoiles vous font penser: j'aurai peut-etre eu les memes idees sans pouvoir m'en rendre compte. --Mais, dit Justine, a quoi ne pense-t-on pas en regardant ces milliards de mondes, aupres desquels le notre n'est qu'une tache lumineuse de plus dans l'espace? Genevieve s'arreta tout etonnee et regarda Justine, attendant avec impatience qu'elle s'expliquat davantage. Andre s'etait imagine, en voyant le beau front de Genevieve plein d'intelligence, et en ecoutant son langage toujours si raisonnable et si pur, qu'elle devait savoir toutes choses, et l'idee de sa propre inferiorite l'avait rendu jusque-la timide et tremblant devant elle. Il fut donc surpris a son tour, et chercha dans les grands yeux de Genevieve la cause de cet etonnement naif. --Est-ce que tu ne sais pas, dit Justine, qui n'etait pas fachee de deployer son petit savoir, que toutes ces lumieres, comme tu les appelles, sont autant de soleils et de mondes? --Oh! j'ai entendu parler de cela a Paris par une de mes compagnes qui avait un livre... mais je prenais tout cela pour des reves... et je ne peux pas croire encore... Dites-nous donc ce que vous en pensez, monsieur Andre. Cette interpellation fit sur Andre un effet singulier. Il venait d'etre presque choque de l'ignorance de Genevieve; il se sentit tout a coup comme attendri. Jusque-la son amour avait ete dans sa tete; il lui sembla qu'il descendait dans son coeur. Il regarda Genevieve a la faible clarte du ciel etoile: il distinguait a peine ses traits; mais une blancheur incomparable faisait ressortir sa figure ovale sous ses cheveux noirs, et une serenite angelique semblait resider sur ce visage delicat et pale. Andre fut si emu qu'il resta quelques instants sans pouvoir repondre. Enfin il lui dit d'une voix alteree: "Oui, je crois que notre monde n'est qu'un lieu de passage et d'epreuve, et qu'il y a parmi tous ceux que vous voyez au ciel quelque monde meilleur ou les ames qui s'entendent peuvent se reunir et s'appartenir mutuellement." Genevieve s'arreta encore et le regarda a son tour comme elle avait regarde Justine. Tout ce qu'on lui disait lui semblait obscur; elle en attendait l'explication. --Croyez-vous donc, lui dit Andre, que tout s'acheve ici-bas? --Oh! non, dit-elle, je crois en Dieu et en une autre vie. --Eh bien! ne pensez-vous pas que le paradis puisse etre dans quelqu'une de ces belles etoiles? --Mais je n'en sais rien. Vous-meme, qu'en savez-vous? --Oh! rien. Je ne sais pas ou Dieu a cache le bonheur qu'il fait esperer aux hommes. Croyez-vous, mesdemoiselles, qu'on puisse obtenir tout ce qu'on desire en cette vie? --Mais non! dit Justine; on peut desirer l'impossible. Le bonheur et la raison consistent a regler nos besoins et nos souhaits. --Cela est tres-bien dit, repondit Andre; mais pensez-vous qu'il existe trois personnes au monde qui puissent atteindre a la sagesse? Nous voici trois: repondez-vous de nous trois? --Oh! c'est tout au plus si je reponds de moi-meme, dit Justine en riant; comment repondrais-je de vous? Cependant je repondrais de Genevieve, je crois qu'elle sera toujours calme et heureuse. --Et vous, mademoiselle, dit Andre, en repondez-vous? --Pourquoi pas? dit-elle avec une tranquillite naive. Mais parlez-moi donc des etoiles, cela m'inquiete davantage. Pourquoi Justine dit-elle que ce sont des mondes et des soleils? Andre, heureux et fier, pour la premiere fois de sa vie, d'avoir quelque chose a enseigner, se mit a lui expliquer le systeme de l'univers, en ayant soin de simplifier toutes les demonstrations et de les rendre abordables a l'intelligence de son eleve. Malgre la soumission attentive et la curiosite confiante de Genevieve, Andre fut frappe du bon sens et de la nettete de ses idees. Elle comprenait rapidement; il y avait des instants ou Andre, transporte, lui croyait des facultes extraordinaires, et d'autres ou il croyait parler a un enfant. Quand ils furent arrives aux premieres maisons de la ville, Henriette descendit de voiture et dit qu'elle se chargeait de reconduire Genevieve chez elle. Andre n'osa pas aller plus loin; il prit conge d'elle, et, se derobant aux instances de Joseph, qui voulait l'emmener boire du punch, il reprit legerement le chemin de son castel. Tout ce qu'il desirait desormais, c'etait de se trouver seul et de n'etre pas distrait de ses pensees. Elles se pressaient tellement dans son cerveau, qu'il s'assit bientot sur le bord du chemin, et posant son front dans ses mains, il resta ainsi jusqu'a ce que le froid de la nuit le saisit et l'avertit de reprendre sa marche. VIII. Le lendemain, lorsque Andre se retrouva seul dans son grand verger, il s'etait passe bien des choses dans sa tete; mais il avait trouve une solution a sa plus grande incertitude, et il eprouvait une joie et une impatience tumultueuses. Il s'etait demande bien des fois depuis douze heures si Genevieve etait un ange du ciel exile sur une terre ingrate et pauvre, ou si elle etait simplement une grisette plus decente et plus jolie que les autres. Cependant il n'avait pu reprimer une emotion tendre et presque paternelle lorsqu'elle lui avait naivement demande de l'instruire. Cet aveu paisible de son ignorance, ce desir d'apprendre, cette facilite de comprehension, devaient lui gagner le coeur d'un homme simple et bon comme elle. Il y avait sous cette inculte vegetation une terre riche et fertile, ou la parole divine pourrait germer et fructifier. Une ame sympathique, une voix amie pouvait developper cette noble nature et la reveler a elle-meme. Telle fut la conclusion que tira Andre de toutes ces reveries, et il se sentit transporte d'enthousiasme a l'idee de devenir le Promethee de cette precieuse argile. Il benit le ciel qui lui avait accorde les moyens de s'instruire. Il remercia dans son coeur son bon maitre, M. Forez, qui lui avait ouvert le tresor de ses connaissances; et, dans son exaltation, peu s'en fallut qu'il n'allat aussi remercier son pere, qui avait consenti a faire de lui autre chose qu'un paysan. Dans ses jours de spleen, il lui etait arrive souvent de maudire l'education, qui, en lui creant des besoins nouveaux, lui rendait sa condition reelle plus triste encore. Maintenant il demandait pardon a Dieu d'un tel blaspheme. Il reconnaissait tous les avantages de l'etude, et se sentait maitre du feu sacre qui devait embraser l'ame de Genevieve. Mais toutes ces fumees de bonheur et de gloire se dissiperent lorsqu'il songea a la difficulte de revoir prochainement Genevieve et a la possibilite effrayante de ne la revoir jamais. Il avait fait avec sa liberte de la veille mille romans delicieux en parcourant a pas lents les allees humides de la rosee du matin; mais, a force de se creer un bonheur imaginaire, le besoin de realiser ses reves devint un malaise et un tourment. Son coeur battait violemment et a chaque instant semblait s'elancer hors de son sein pour rejoindre l'objet aime. Il s'etonna de ces agitations. Il n'avait pas prevu qu'arrive a ce point l'amour devait devenir une souffrance de toutes les heures. Il avait cru au contraire que, du moment ou il aurait retrouve l'objet d'une si longue attente, sa vie s'ecoulerait calme, pleine et delicieuse; qu'un jour de bonheur suffirait a ses reveries et a ses souvenirs pendant un mois, et qu'il aurait autant de douceur a savourer le passe qu'a jouir du present. Maintenant la veille lui semblait s'etre envolee trop rapidement; il se reprochait de n'en avoir pas profite; il se rappelait cent circonstances ou il aurait pu dire a propos un mot qui lui eut obtenu la bienveillance de Genevieve, et il eprouvait un regret mortel de sa timidite. Il brulait de trouver l'occasion de la reparer; mais quand viendrait cette occasion? dans huit jours? dans quatre? un seul lui paraissait eternellement long, et l'ennui devorait deja sa vie. La crainte de se montrer trop empresse et d'effaroucher l'austerite de Genevieve lui faisait seule renoncer aux mille projets romanesques qu'il enfantait presque malgre lui. Mais bientot il etait force de s'avouer que vivre sans la voir etait impossible, et qu'il fallait sortir de son inaction ou devenir fou. Il alla vers le soir a la ville. Il s'assit a l'ecart sur un des bancs de la promenade, esperant qu'elle passerait peut-etre; mais il vit defiler par groupes toutes les filles de la ville sans apercevoir le petit pied de Genevieve. Il se rappela qu'elle ne sortait jamais a ces heures-la. Il roda autour de la maison Marteau sans oser y entrer; car il eprouvait une repugnance infinie a laisser deviner ce qui se passait en lui. A l'entree de la nuit il vit sortir Henriette et ses ouvrieres. Genevieve n'etait point avec elles. S'il avait su ou elle demeurait, il se serait glisse sous sa fenetre: il l'eut peut-etre apercue; mais il ne le savait pas, et pour rien au monde il ne l'eut demande a qui que ce fut. [Illustration: Il faut de la dentelle a monsieur le marquis pour dormir en cuvant son vin!] Le lendemain il revint dans la journee; et, tachant de prendre l'air le plus indifferent, il alla voir Joseph. Joseph ne fut pas dupe de ce maintien grave. "Voyons, lui dit-il, pourquoi ne parles-tu pas de la seule chose qui t'interesse maintenant? Tu voudrais bien voir Genevieve, n'est-ce pas? Ce n'est pas aise. J'y pensais ce matin; je cherchais un expedient pour avoir acces dans sa maison, et je n'en ai pas trouve. Il faudra bien pourtant que nous en venions a bout. Henriette nous aidera." L'obligeance indiscrete de Joseph choqua cruellement son ami. Il se mit a rire d'un air sec et force en lui declarant qu'il ne comprenait rien a cette plaisanterie et qu'il le priait de ne pas l'y meler davantage. "Ah! tu fais le fier! tu te mefies de moi! dit Joseph un peu pique. Eh bien! comme tu voudras, mon cher; tire-toi d'affaire tout seul, puisque tu n'as pas besoin d'aide. Andre s'affligea d'avoir offense un ami si devoue; mais il lui fut impossible de revenir sur son refus et sur son desaveu. Il se retira assez triste. Le bon Joseph s'en apercut; et, pour lui prouver qu'il n'avait pas de rancune, il le reconduisit jusqu'au bout de l'avenue de peupliers qui termine la ville. Ayant de sortir d'une petite rue tortueuse et deserte, il lui montra une vieille maison de briques, dont tous les pans etaient encadres de bois grossierement sculpte. Un toit en auvent s'etendait a l'entour et ombrageait les etroites fenetres. "Tiens, dit Joseph en lui montrant deux de ces fenetres, eclairees par le soleil couchant et couvertes de pots de fleurs, c'est la que _Rose respire_. Monter l'escalier, ce n'est pas le plus difficile; mais franchir le palier et passer la porte, c'est pire que d'entrer dans le jardin des Hesperides." Andre, trouble, s'efforca de prendre un air degage et de sourire. --Aurais-je dit quelque sottise? dit Joseph. Cela est possible. J'aime trop la mythologie. Je ne suis pas toujours heureux dans mes citations. --Celle-la est fort bonne, au contraire, repondit Andre; j'en ris parce qu'elle est plaisante, et que, je ne me sens point le courage d'Alcide et de Jason. [Illustration: Le marquis de Morand.] Quoi qu'il en soit, Andre etait le lendemain sur l'escalier de la vieille maison rouge. Ou allait-il? il le savait a peine. Serait-il recu? il ne l'esperait pas. Il avait a la main un enorme bouquet des plus belles fleurs qu'il avait pu reunir: c'etait toute sa recommandation. Il etait tour a tour pale comme ses narcisses et vermeil comme ses adonis. Il se soutenait a peine, et a la derniere marche il fut force de s'asseoir. C'etait deja beaucoup d'avoir pu arriver jusque-la sans attrouper toute la maison et sans causer un scandale qui eut indispose Genevieve contre lui. Il avait passe adroitement le long de l'arriere-boutique du chapelier, qui occupait le rez-de-chaussee, sans etre apercu d'aucun des apprentis; au premier etage, il avait evite un atelier de lingeres dont la porte etait ouverte et d'ou partait le refrain de plusieurs romances tres-aimees des grisettes de tous les pays, telles que: Bocage que l'aurore Embellit de ses feux, etc. Ou bien: Il ne vient pas, ou peut-il etre, etc. Ou bien encore: Fleuve du Tage, etc., etc. Andre cacha son bouquet dans son chapeau, et, tournant le dos a la porte entr'ouverte, il franchit cet etage comme un eclair et ne s'arreta qu'au troisieme. La, tout palpitant, se recommandait a Dieu, il s'approcha de la porte a trois reprises differentes et s'en eloigna aussitot, incertain s'il ne laisserait pas son bouquet et ne s'enfuirait pas a toutes jambes. Enfin une quatrieme resolution l'emporta. Il frappa bien doucement, et, pres de s'evanouir, s'appuya contre le mur. Cinq minutes d'un profond silence lui donnerent le temps de se reconnaitre. Il pensa que Genevieve etait sortie, et il se rejouit presque d'echapper a la terrible emotion qu'il avait resolu de braver. Cependant le desir de la voir fut plus fort que sa poltronnerie, et il allait frapper de nouveau, lorsque ses yeux, accoutumes a l'obscurite de l'escalier, distinguerent un petit carre de papier colle sur la porte. Il l'examina quelques instants et reussit a lire: GENEVIEVE, FLEURISTE; et un peu plus bas, en plus petits caracteres: _Tournez le bouton, s'il vous plait_. Andre, transporte d'une joie etourdie, ouvrit la porte et entra dans une vieille salle proprement tenue, meublee de quatre chaises de paille, d'une petite provision de raisins suspendus au plafond, et d'une toile noire et usee, ou l'on retrouvait quelques vestiges d'une figure de Vierge tenant un enfant Jesus dans ses bras. Une petite porte, sur laquelle etait encore ecrit le nom de Genevieve, etait placee au bout de cette salle. Cette fois Andre sentit toutes ses terreurs se reveiller; mais, apres tout ce qu'il avait deja ose, il n'etait plus temps de renoncer lachement a son entreprise: il frappa donc a cette derniere porte, qui s'ouvrit aussitot, et Genevieve parut. Elle devint toute rouge et le salua avec un embarras ou Andre crut distinguer un peu de mecontentement. Il balbutia quelques mots; mais il perdit tout a fait contenance en s'apercevant que Genevieve n'etait pas seule. Madame Privat etait debout aupres d'un carton de fleurs et se composait un bouquet de bal. Elle jeta sur Andre un regard de surprise et d'ironie: c'eut ete une si bonne fortune pour elle de pouvoir publier une jolie medisance bien cruelle sur le compte de la vertueuse Genevieve! Genevieve sentit le danger de sa position, et prenant aussitot une assurance pleine de fierte; "Entrez, dit-elle, monsieur le marquis, ayez la bonte de vous asseoir et d'attendre un instant. Vous voudrez bien me faire votre commande apres que j'aurai servi madame." Et, se rapprochant de madame Privat, elle ouvrit tous ses cartons avec une dignite calme qui imposa un instant a la merveilleuse provinciale. Mais l'occasion etait trop bonne pour y renoncer aisement. Apres avoir choisi quelques boutons de rose mousseuse, madame Privat se retourna vers Andre, qu'elle deconcerta tout a fait avec son regard curieux et impertinent. "Vraiment, dit-elle en s'efforcant de prendre un ton enjoue, c'est la premiere fois que je vois un jeune homme venir commander des fleurs artificielles. Vous ne recevez pas souvent la visite de ces messieurs, n'est-ce pas, mademoiselle Genevieve? --Pardonnez-moi, madame, repondit froidement Genevieve, je recois tres-souvent des commandes de bouquets pour les mariages et pour les presents de noces, et ces messieurs m'apportent quelquefois les fleurs naturelles qu'ils veulent me faire imiter. --Ah! M. de Morand se marie? dit vivement madame Privat en fixant sur lui un regard scrutateur. Son impertinence etonna tellement Andre, qu'il hesita un instant a repondre; mais l'indignation l'emportant sur sa timidite naturelle, il repondit effrontement: "Non, madame, je m'occupe de botanique, et je desire avoir une collection de certaines fleurs que mademoiselle a le talent d'imiter parfaitement. C'est un herbier de nouvelle espece auquel M. Forez, mon ancien precepteur, s'interesse beaucoup. Quant au mariage, les pauvres maris sont tellement ridicules pour le moment dans ce pays-ci, que j'attendrai un temps plus favorable." Madame Privat se mordit la levre et sortit brusquement. La reponse d'Andre faisait allusion a une aventure recente de son menage; et, quoique Andre ne fut pas mechant, il n'avait pu resister au desir de lui fermer la bouche. Quand elle fut sortie, il regarda Genevieve en souriant, esperant que cet incident allait faire oublier l'audace de sa visite; mais il trouva Genevieve froide et severe. "Puis-je savoir, monsieur, lui dit-elle, ce qui me procure l'honneur de votre presence? Andre se troubla. "Je merite que vous me receviez mal, repondit-il. J'ai ete etourdi, imprudent, mademoiselle, en m'imaginant que c'etait une chose toute simple que de venir vous offrir ces fleurs. L'impertinente personne qui sort d'ici m'a fait sentir mon tort; me le pardonnerez-vous! --Oui, monsieur, repondit Genevieve, s'il est vrai que vous n'en ayez pas prevu les suites, et si vous me promettez de ne pas m'y exposer une seconde fois. --J'aimerais mieux renoncer au bonheur de vous revoir jamais que de vous causer une contrariete, repondit Andre; et, laissant son bouquet sur la table, il se leva tristement pour se retirer; mais une larme vint au bord de sa paupiere, et Genevieve, qui s'en apercut, se troubla a son tour. --Au moins, lui dit-elle avec douceur, je ne vous chasse pas; et puisque vous n'avez eu que de bonnes intentions aujourd'hui, je vous remercie de votre bouquet. En meme temps elle le prit et l'examina. Andre s'arreta et resta debout et incertain. --Il est bien joli, dit Genevieve. Comment appelez vous ces fleurs roses si rondes et si petites? --Ce sont des hepatiques, repondit-il en se rapprochant; voici des belles de nuit a odeur de vanille, de la giroflee-mahon blanche, et des mauves couleur de rose. --Oh! celles-la se fanent bien vite, dit Genevieve. Je vais les mettre dans l'eau. Elle delia le bouquet et le mit dans un vase plein d'eau fraiche, en arrangeant chaque fleur avec soin. Pendant ce temps, Andre examinait les cartons ouverts et admirait la perfection des ouvrages de Genevieve. Cependant il lui echappa une exclamation de blame qui faillit faire tomber le vase des mains de la jeune fille. --Qu'est-ce donc? s'ecria-t-elle. --O ciel! repondit Andre, des fuxias a calice vert! Cela n'existe pas, c'est une invention gratuite. --Helas! vous avez raison, dit Genevieve en rougissant, ce n'est pas ma faute. Une demoiselle de la ville, pour qui j'ai fait cette branche de fuxia, l'a voulue ainsi. En vain je lui ai montre l'original; elle s'est obstinee a trouver ce bouquet trop rouge.--Feuilles, tiges, fleurs, tout, disait-elle, etait de la meme teinte. Elle m'a forcee d'ajouter ces feuilles, qui sont d'un ton faux, et de doubles calices... --Qui sont d'une monstruosite epouvantable! dit Andre avec chaleur. Quoi! mutiler une si jolie plante, si gracieuse, si delicate! --Il y a des gens de si mauvais gout! reprit Genevieve; tous les jours on me demande des choses extravagantes. J'avais fait des millepertuis de Chine assez jolis; aussitot toutes ces dames en ont demande; mais l'une les voulait bleus, l'autre rouges, selon la couleur de leurs rubans et de leurs robes. Que voulez-vous que devienne la verite devant de pareilles considerations? Je suis bien forcee, pour gagner ma vie, de ceder a tous ces caprices: aussi je ne fais que pour moi des fleurs dont je sois contente. Celles-la, je ne les vends pas: ce sont mes etudes et mes vrais plaisirs. Je vous les ferais voir si... --Oh! voyons-les, je vous en supplie, dit Andre; montrez-moi ces tresors. Genevieve alla ouvrir une armoire reservee, et montra a son jeune pedant une collection de fleurs admirablement faites. "Voici du veritable fuxia, dit-elle en lui designant avec orgueil une branche de cette jolie plante. --Ceci est un chef-d'oeuvre, dit Andre en la prenant avec precaution. Vous ne savez pas quelles immenses ressources vous offre votre talent. Un amateur paierait cette fleur un prix exorbitant. Cependant on pourrait y faire encore une legere critique: les fleurs sont trop regulierement parfaites; la nature est plus capricieuse, plus sans facon. Ainsi le calice du fuxia a souvent cinq petales, et souvent trois, au lieu de quatre qu'il doit avoir. Les caryophyllees sont sujettes a ces erreurs continuelles et n'en sont que plus belles. Voyez ce violier jaune qui est sur votre fenetre. --Vous avez peut-etre raison, dit Genevieve. Moi j'evitais cela dans la crainte de mal faire. Aimez-vous ces pois de senteur? --Il n'y manque que le parfum; cependant voici un petit defaut: toutes les legumineuses ont dix etamines, mais neuf seulement sont reunies dans une sorte de gaine; la dixieme est independante des autres, et vous n'avez pas observe cette particularite. --Etes-vous sur de cela? --Il y a du genet d'Espagne dans mon bouquet: dechirez-en une fleur. --En verite, vous avez raison; mais vous etes bien severe. Tant mieux pourtant; il y a beaucoup a profiter avec vous. Continuez donc a m'instruire, je vous en prie. Andre examina tous les cartons et trouva peu a critiquer, beaucoup a louer; mais il ne negligea aucune occasion de relever les fautes legeres de l'artiste, car il sentit que c'etait le moyen de captiver l'attention et de rendre sa presence desirable. --Puisqu'il en est ainsi, dit Genevieve quand il eut fini, je n'oserai plus achever une fleur nouvelle sans vous consulter; car vous en savez plus que moi. --Vous en sauriez bien vite autant si vous vouliez faire de votre art une etude un peu methodique. Certainement, a force de recherches et d'observations, vous savez une infinite de choses que je ne saurai jamais; mais l'ordre qu'on m'a fait mettre dans cette etude m'a appris des choses tres-simples que vous ignorez. M. Forez avait pour cela une methode admirable et d'une clarte parfaite. --Et comment faire pour savoir? dit Genevieve. --Laissez-moi vous apporter mes cahiers et mon herbier; avec une heure d'application par jour, vous en saurez dans un mois plus que M. Forez lui-meme. --Oh! que je le voudrais! dit Genevieve; mais cela est impossible. Orpheline et seule comme je suis, je ne puis recevoir vos visites sans m'exposer aux plus mechants propos. --N'etes-vous pas au-dessus de ces pueriles attaques? dit Andre. A quoi vous a servi toute une vie de retraite et de prudence, si vous etes aussi vulnerable que la plus etourdie de vos compagnes, et si, au premier acte d'independance que votre raison voudra tenter, l'opinion ne vous tient aucun compte d'une sagesse que vous avez si bien prouvee? --L'opinion! l'opinion! dit Genevieve en rougissant. Ce n'est pas que je la respecte, je sais ce qu'elle vaut, dans ce pays du moins; mais je la crains. Je n'ai pas de famille, personne pour me proteger; la mechancete peut me prendre a partie, comme elle a fait tant de fois pour de pauvres filles qui avaient bien peu de torts a se reprocher. Elle peut me rendre bien malheureuse... --Oui, si vous manquez de caractere; mais si vous avez le juste orgueil de la vertu, si vous etes penetree de votre propre dignite... --Ne dites pas cela, on me reproche deja d'etre trop fiere. --Si j'avais le droit de vous faire un reproche, ce ne serait pas celui-la... --Et lequel donc? dit Genevieve vivement; puis elle s'arreta tout a coup, et Andre lut sur son visage qu'elle etait fachee d'avoir laisse echapper cette question, et qu'elle craignait une reponse trop significative. --Je n'ai pas ce droit, repondit-il tristement, et je ne me flatte pas de l'avoir jamais. Vous craignez le blame; quelle raison assez forte auriez-vous pour le braver? Ne faites pas attention a ce que je vous ai dit. Je deraisonne souvent. --Cet aveu n'est pas rassurant, dit Genevieve en s'efforcant de sourire, pour quelqu'un qui comptait vous demander souvent des conseils. --Sur la botanique? reprit Andre. Je vous enverrai mes cahiers. Si quelque passage vous embarrasse, veuillez faire un signe sur la marge et me le renvoyer; je demanderai une explication detaillee a M. Forez et le prierai de la rediger lui-meme. Je vous la ferai parvenir par mademoiselle Marteau, ou par mademoiselle Henriette, ou par telle autre personne que vous me designerez. De cette maniere, il me sera impossible de vous compromettre, et je ne serai pour personne un sujet de trouble et de scandale. Genevieve fut affligee de l'entendre s'exprimer d'un ton froid et blesse. Sa douceur et sa sensibilite naturelles parlerent plus vite que sa raison. "J'aimerais mieux, dit-elle, recevoir ces explications de vous directement: je comprendrais plus vite et je pourrais vous remercier moi-meme de votre complaisance. Je ne sais pas comment il me deviendra possible de recevoir vos avis; mais j'en chercherai le moyen... S'il me faut y renoncer, croyez que j'en aurai du regret, et que je conserverai de la reconnaissance pour vous." Elle s'arreta toute troublee, et Andre se sentit si emu qu'il craignit de se mettre a pleurer devant elle. C'est pourquoi il se retira precipitamment, en faisant de profonds saluts et en attachant sur elle des regards pleins de douleur et de tendresse. Quand il fut sorti, Genevieve se laissa tomber sur une chaise, mit les deux mains sur son coeur et le sentit battre avec violence. Alors, epouvantee de ce qu'elle eprouvait et n'osant s'interroger elle-meme, elle se jeta a genoux, et demanda au ciel de lui laisser le calme dont elle avait joui jusqu'alors. Elle fut presque malade le reste de la journee, et ne toucha point au frugal diner qu'elle avait prepare elle-meme comme a l'ordinaire. Vers le soir, elle s'enveloppa de son petit chale et alla se promener derriere la ville, dans un lieu solitaire ou elle etait sure de pouvoir rever en liberte. Quand la nuit vint, elle s'assit sur une eminence plantee de nefliers, et elle contempla le lever de ces astres dont Andre lui avait explique la marche. Peu a peu ses idees prirent un cours extraordinaire, et les connaissances nouvelles que la conversation d'Andre lui avait revelees porterent son esprit vers des pensees plus vagues, mais plus elevees. Lorsqu'elle revint sur elle-meme, elle s'etonna de trouver a ses agitations de la journee moins d'importance qu'elle ne l'avait craint d'abord. Elle ressentait deja l'effet de ces contemplations ou l'ame semble sortir de sa prison terrestre et s'envoler vers des regions plus pures; mais elle ne se rendait raison d'aucune de ces impressions nouvelles, et marchait dans ce pays inconnu avec la surprise et le doute d'un enfant qui lit pour la premiere fois un conte de fees. Genevieve n'etait point romanesque; elle n'avait jamais desire d'aimer ou d'etre aimee. Elle ne pensait aux passions qu'avec crainte, et s'etait promis de s'y soustraire a la faveur d'une vie solitaire et laborieuse. Naturellement aimante et bonne, elle commencait a pressentir l'amour d'Andre pour elle. Elle n'eut pas ose se l'expliquer a elle-meme; mais elle avait compris instinctivement ses tourments, ses craintes et son chagrin de la matinee. Elle en avait ete emue sans savoir pourquoi, et elle lui avait parle avec une bienveillance qui ne cachait pas un sentiment plus vif. Genevieve n'avait pas d'amour, et quand elle chercha consciencieusement la cause de son trouble, elle reconnut en elle-meme le regret d'avoir commis une imprudence. "Qu'avais-je donc ce matin, en effet? se demanda-t-elle, et pourquoi me suis-je laisse emouvoir si vite par les idees et les discours de ce jeune homme? pourquoi l'ai-je tant remercie? Qu'a-t-il fait pour moi? Il ma explique des choses bien interessantes, il est vrai; mais il l'a fait pour soutenir la conversation ou pour le plaisir de voir mon etonnement. Et puis il m'a apporte un bouquet que j'aurais pu cueillir moi-meme dans les pres, et fait une visite dont, grace a madame Privat, toute la ville jase deja. Pourquoi m'a-t-il fait cette visite? si c'etait par amitie, il aurait du prevoir a quels dangers il m'exposait. Et moi qui l'ai si bien senti tout de suite, d'ou vient que, sur deux ou trois grandes paroles qu'il m'a dites, j'ai presque promis de braver, pour le voir, les railleries des mechants et des sots? Ah! je suis une folle. Je desire m'elever au-dessus de ma fortune et de mon etat: qu'y gagnerai-je? Quand j'aurai appris tout ce que mes compagnes ignorent; en serai-je plus heureuse?.... Helas! il me semble que oui; mais c'est peut-etre un conseil de l'orgueil. Deja j'etais prete a sacrifier ma reputation au plaisir d'apprendre la botanique et de causer avec un jeune homme savant. Mon Dieu, mon Dieu, defendez-moi de ces idees-la, et apprenez-moi a me contenter de ce que vous m'avez donne." Genevieve rentra plus calme et resolue a ne plus revoir Andre. Elle se tint parole; car elle recut les cahiers et les herbiers par Henriette, et ne les ouvrit pas, dans la crainte d'y trouver trop de tentations. Elle s'habitua en peu de jours a penser a lui sans trouble et sans emotion. Une quinzaine s'ecoula sans qu'elle sortit de sa retraite et sans qu'elle entendit parler du desole jeune homme, qui passait une partie des nuits a pleurer sous ses fenetres. IX. Mais la Providence voulait consoler Andre, et le hasard peut-etre voulait faire echouer les resolutions de Genevieve. Un matin elle se laissa tenter par le lever du soleil et par le chant des alouettes, et alla chercher des iris dans les Pres-Girault; elle ne savait pas qu'Andre l'y avait vue un certain jour qui avait marque dans sa vie comme une solennite et qui avait decide de tout son avenir. Elle se flattait d'avoir trouve la un refuge contre tous les regards, un asile contre toutes les poursuites. Elle y arriva joyeuse et s'assit au bord de l'eau en chantant. Mais aussitot des pas firent crier le sable derriere elle. Elle se retourna et vit Andre. Un cri lui echappa, un cri imprudent qui l'eut perdue si Andre eut ete un homme plus habile. Mais le bon et credule enfant n'y vit rien que de desobligeant, et lui dit d'un air abattu: "Ne craignez rien, mademoiselle; si ma presence vous importune, je me retire. Croyez que le hasard seul m'a conduit ici; je n'avais pas l'espoir de vous y rencontrer, et je n'aurai pas l'audace de deranger votre promenade." La paleur d'Andre, son air triste et doux, son regard plein de reproche et pourtant de resignation, produisirent un effet magnetique sur Genevieve, "Non, monsieur, lui dit-elle, vous ne me derangez pas, et je suis bien aise de trouver l'occasion de vous remercier de vos cahiers... Ils m'interessent beaucoup, et tous les jours..." Genevieve se troubla et ne put achever, car elle mentait et s'en faisait un grave reproche. Andre, un peu rassure, lui fit quelques questions sur ses lectures. Elle les eluda en lui demandant le nom d'une jolie fleurette bleue qui croissait comme un tapis etendu sur l'eau. "C'est, repondit Andre, le becabunga, qu'il faut se garder de confondre avec le cresson, quoiqu'il croisse pele-mele avec lui." En parlant ainsi, il se mit dans l'eau jusqu'a mi-jambes pour cueillir la fleur que Genevieve avait regardee; il s'y fut mis jusqu'au cou si elle avait eu envie de la feuille seche qu'emportait le courant un peu plus loin. Il parlait si bien sur la botanique qu'elle ne put y resister. Au bout d'un quart d'heure ils etaient assis tous deux sur le gazon. Andre jonchait le tablier de Genevieve de fleurs effeuillees dont il lui demontrait l'organisation. Elle l'ecoutait en fixant sur lui ses grands yeux attentifs et melancoliques. Andre etait parfois comme fascine et perdait tout a fait le fil de son discours. Alors il se sauvait par une digression sur quelque autre partie des sciences naturelles, et Genevieve, toujours avide de s'elancer dans les regions inconnues, le questionnait avec vivacite. Andre voulut, pour lui rendre ses dissertations plus claires, remonter au principe des choses, lui expliquer la forme de la terre, la difference des climats, l'influence de l'atmosphere sur la vegetation, les diverses regions ou les vegetaux peuvent vivre, depuis le pin des sommets glaces du Nord jusqu'au bananier des Indes brulantes. Mais ce cours de geographie botanique effrayait l'imagination de Genevieve. --Oh! mon Dieu! s'ecria-t-elle a plusieurs reprises, la terre est donc bien grande? --Voulez-vous en prendre une idee? lui dit Andre; je vous apporterai demain un atlas; vous apprendrez la geographie et la botanique en meme temps. --Oui, oui, je le veux! dit vivement Genevieve; et puis elle songea a ses resolutions, hesita, voulut se retracter et ceda encore, moitie au chagrin d'Andre, moitie a l'envie de voir s'entr'ouvrir les feuillets mysterieux du livre de la science. Elle revint donc le lendemain, non sans avoir livre un rude combat a sa conscience; mais cette fois la lecon fut si interessante! Le dessin de ces mers qui enveloppent la terre, le cours de ces fleuves immenses, la hauteur de ces plateaux d'ou les eaux s'epanchent dans les plaines, la configuration de ces terres echancrees, entassees, disjointes, rattachees par des isthmes, separees par des detroits; ces grands lacs, ces forets incultes, ces terres nouvelles apercues par des voyageurs, perdues pendant des siecles et soudainement retrouvees, toute cette magie de l'immensite jeta Genevieve dans une autre existence. Elle revint aux Pres-Girault tous les jours suivants, et souvent le soleil commencait a baisser quand elle songeait a s'arracher a l'attrait de l'etude. Andre goutait un bonheur ineffable a realiser son reve et a verser dans cette ame intelligente les tresors que la sienne avait receles jusque-la sans en connaitre le prix. Son amour croissait de jour en jour avec les facultes de Genevieve. Il etait fier de l'elever jusqu'a lui et d'etre a la fois le createur et l'amant de son Eve. Leurs matinees etaient delicieuses. Libres et seuls dans une prairie charmante, tantot ils causaient, assis sous les saules de la riviere; tantot ils se promenaient le long des sentiers bordes d'aubepines. Tout en devisant sur les mondes inconnus, ils regardaient de temps en temps autour d'eux, et, se regardant aussi l'un l'autre, ils s'eveillaient des magnifiques voyages de leur imagination pour se retrouver dans une oasis paisible, au milieu des fleurs, et le bras enlace l'un a l'autre. Quand la matinee etait un peu avancee, Andre tirait de sa gibeciere un pain blanc et des fruits, ou bien il allait acheter une jatte de creme dans quelque chaumiere des environs, et il dejeunait sur l'herbe avec Genevieve. Cette vie pastorale etablit promptement entre eux une intimite fraternelle, et leurs plus beaux jours s'ecoulerent sans que le mot d'amour fut prononce entre eux et sans que Genevieve songeat que ce sentiment pouvait entrer dans son coeur avec l'amitie. Mais les pluies du mois de mai, toujours abondantes dans ce pays-la, vinrent suspendre leurs rendez-vous innocents. Une semaine s'ecoula sans que Genevieve put hasarder sa mince chaussure dans les pres humides. Andre n'y put tenir. Il arriva un matin chez elle avec ses livres. Elle voulut le renvoyer. Il pleura; et, refermant son atlas, il allait sortir. Genevieve l'arreta, et, heureuse de le consoler, heureuse en meme temps de ne pas voir enlever ce cher atlas de sa chambre, elle lui donna une chaise aupres d'elle et reprit les lecons du Pre-Girault. Le jeune professeur, a mesure qu'il se voyait compris, se livrait a son exaltation naturelle et devenait eloquent. Pendant deux mois il vint tous les jours passer plusieurs heures avec son ecoliere. Elle travaillait tandis qu'il parlait, et de temps en temps elle laissait tomber sur la table une tulipe ou une renoncule a demi faite pour suivre de l'oeil les demonstrations que son maitre tracait sur le papier; elle l'interrompait aussi de temps en temps pour lui demander son avis sur la decoupure d'une feuille ou sur l'attitude d'une tige. Mais l'interet qu'elle mettait a ecouter les autres lecons l'emportant de beaucoup sur celui-la, elle negligea un peu son art, contenta moins ses pratiques par son exactitude, et vit le nombre des acheteuses diminuer autour de ses cartons. Elle etait lancee sur une mer enchantee et ne s'apercevait pas des dangers de la route. Chaque jour elle trouvait, dans le developpement de son esprit, une jouissance enthousiaste qui transformait entierement son caractere et devant laquelle sa prudence timide s'etait envolee, comme les terreurs de l'enfance devant la lumiere de la raison. Cependant elle devait etre bientot forcee de voir les ecueils au milieu desquels elle s'etait engagee. Mademoiselle Marteau se maria, et le surlendemain de ses noces, lorsque les voisins et les parents furent rentres chez eux satisfaits et malades, elle invita ses amies d'enfance a venir diner sur l'herbe, a une metairie qui lui avait servi de dot, et qui etait situee aupres de la ville. Ces jeunes personnes faisaient toutes partie de la meilleure bourgeoisie de la province; neanmoins Genevieve y fut invitee. Ce n'etait pas la premiere fois que ses manieres distinguees et sa conduite irreprochable lui valaient cette preference. Deja plusieurs familles honorables l'avaient appelee a leurs reunions intimes, non pas, comme ses compagnes, a titre d'ouvriere en journee, mais en raison de l'estime et de l'affection qu'elle inspirait. Toute la severe etiquette derriere laquelle se retranche la societe bourgeoise aux jours de gala, pour se venger des mesquineries forcees de sa vie ordinaire, s'etait depuis longtemps effacee devant le merite inconteste de la jeune fleuriste: elle n'etait regardee precisement ni comme une demoiselle ni comme une ouvriere, le nom intact et pur de Genevieve repondait a toute objection a cet egard. Genevieve n'appartenait a aucune classe et avait acces dans toutes. Mais cette gloire acquise au prix de toute une vie de vertu, cette position brillante ou jamais aucune fille de condition n'avait ose aspirer, Genevieve l'avait perdue a son insu; elle etait devenue savante, mais elle ignorait encore a quel prix. Justine Marteau, aimable et bonne fille, etrangere aux caquets de la ville, lui fit le meme accueil qu'a l'ordinaire; mais les autres jeunes personnes, au lieu de l'entourer, comme elles faisaient toujours, pour l'accabler de questions sur la mode nouvelle et de demandes pour leur toilette, laisserent un grand espace entre elles et la place ou Genevieve s'etait assise. Elle ne s'en apercut pas d'abord; mais le soin que prit Justine de venir se placer aupres d'elle lui fit remarquer l'abandon des autres et l'espece de mepris qu'elles affectaient de lui temoigner. Genevieve etait d'une nature si peu violente qu'elle n'eprouva d'abord que de l'etonnement; aucun sentiment d'indignation ni meme de douleur ne s'eveilla en elle. Mais lorsque le repas fut fini, plusieurs demoiselles, qui semblaient n'attendre que le moment de fuir une si mauvaise compagnie, demanderent leurs bonnes et se retirerent; les autres se diviserent par groupes et se disperserent dans le jardin, en evitant avec soin d'approcher de la reprouvee. En vain Justine s'efforca d'en rallier quelques-unes: elles s'enfuirent ou se tinrent un instant pres d'elle dans une attitude si altiere et avec un silence si glacial que Genevieve comprit son arret. Pour eviter d'affliger la bonne Justine, elle feignit de ne pas s'en affecter elle-meme et se retira sous pretexte d'un travail qu'elle avait a terminer. A peine etait-elle seule et commencait-elle a reflechir a sa situation, qu'elle entendit frapper a sa porte, et qu'elle vit entrer Henriette avec un visage compose et une espece de toilette qui annoncait une intention ceremonieuse et solennelle dans sa visite. Genevieve etait fort pale, et meme l'emotion qu'elle venait d'eprouver lui causait des suffocations: elle fut tres-contrariee de ne pouvoir etre seule, et, de son cote, elle se composa un visage aussi calme que possible; mais Henriette etait resolue a ne tenir aucun compte de ses efforts, et, apres l'avoir embrassee avec une affectation de tendresse inusitee, elle la regarda en face d'un air triste, en lui disant: --Eh bien? --Eh bien, quoi? dit Genevieve, a qui la fierte donna la force de sourire. --Te voila revenue? reprit Henriette du meme ton de condoleance. --Revenue de quoi? que veux-tu dire? --On dit qu'elles se sont conduites indignement... Ah! c'est une horreur! Mais, va, sois tranquille, nous te vengerons; nous savons aussi bien des choses que nous dirons, et les plus begueules auront leur paquet. --Doucement! doucement! dit Genevieve; je ne te demande vengeance contre personne et je ne me crois pas offensee. --Ah! dit Henriette avec un mouvement de satisfaction mechante que son amitie pour Genevieve ne put lui faire reprimer, il est bien inutile de m'en faire un secret; je sais tout ce qui s'est passe; il y a assez longtemps que j'entends comploter l'affront qui t'a ete fait. Ces belles demoiselles ne cherchaient qu'une occasion, et tu as ete au-devant de leur mechancete avec bien de la complaisance. Voila ce que c'est, Genevieve, de vouloir sortir de son etat! Si tu n'avais jamais frequente que tes pareilles, cela ne te serait pas arrive. Non, non, ce n'est pas parmi nous que tu aurais ete insultee; car nous savons toutes ce que c'est que d'avoir une faiblesse, et nous sommes indulgentes les unes pour les autres. Le grand crime en effet que d'avoir un amant! Et toutes ces princesses-la en ont bien deux ou trois! Nous leur dirons leur fait. Laisse-les faire, nous aurons notre tour. Genevieve se sentit si offensee de ces consolations, qu'elle faillit se trouver mal. Elle s'assit toute tremblante, et ses levres devinrent aussi pales que ses joues. --Il ne faut pas te desoler, ma pauvre enfant, lui dit Henriette avec toute la sincerite de son indiscrete amitie; le mal n'est pas sans remede; le mariage arrange tout, et tu vaux bien ce petit marquis. Seulement, ma chere, il faudrait de la prudence; tu en avais tant autrefois! Comment as-tu fait pour la perdre si vite? --Laissez-moi, Henriette, dit Genevieve en lui serrant la main. Je crois que vous avez de bonnes intentions; mais vous me faites beaucoup de mal. Nous reparlerons de tout ceci; mais pour le moment je serais bien aise de me mettre au lit. Je suis un peu malade. --Eh bien! eh bien! je vais t'aider. Comment! je te quitterais dans un pareil moment! Non pas, certes! Va, Genevieve, tu apprendras a connaitre tes vraies amies; tu as trop compte sur les demoiselles a grande education. Les livres ne rendent pas meilleur, sois-en sure. On n'apprend pas a avoir bon coeur, cela vient tout seul; et il n y a pas besoin d'avoir etudie pour valoir quelque chose. Veux-tu que je bassine ton lit? quelle tisane veux-tu boire? --Rien, rien, Henriette; tu es une bonne fille, mais je ne veux rien. --Il faut cependant te soigner! Veux-tu te laisser _surmonter_ par le chagrin? Pauvre Genevieve! elles ont donc ete bien insolentes, ces begueules? Qu'est-ce qu'on t'a dit? Raconte-moi tout; cela te soulagera. --Je n'ai vraiment rien a raconter; on ne m'a rien dit de desobligeant, et je ne me plains de personne. --En ce cas, tu es bien bonne, Genevieve, ou tu ne te doutes guere du mal qu'on te fait. Si tu savais comme on te dechire! quelle haine on a pour toi! --De la haine! de la haine contre moi? Et pourquoi, au nom du ciel? -Parce qu'on est enchante de trouver l'occasion de te rabaisser. Tu excitais tant de jalousie dans le temps ou on disait: _Genevieve premiere et derniere. Genevieve sans reproche. Genevieve sans pareille!_ Ah! que d'ennemies tu avais deja! mais elles n'osaient rien dire: qu'auraient-elles dit? Aujourd'hui elles ont leur revanche: Genevieve par-ci, Genevieve par-la! Il n'y a pas de filles perdues qu'on n'excuse pour avoir le plaisir de te mettre au-dessous d'elles. Ah! cela devait arriver: tu etais montee si haut! A present on ne te laisse pas descendre a moitie; on te roule en bas sous les pieds. Et pourquoi? tu es peut-etre aussi sage que par le passe; mais on ne veut plus le croire; on est si content d'avoir une raison a donner! C'est une infamie, la maniere dont on te traite. Les hommes sont peut-etre encore plus dechaines contre toi que les femmes. C'est incroyable! Ordinairement les hommes nous defendent un peu pourtant; eh bien! ils sont tous tes ennemis; ils disent que ce n'etait pas la peine de faire tant la dedaigneuse pour ecouter ce petit monsieur parce qu'il est noble et qu'il parle latin. J'ai beau leur dire qu'il te fait la cour dans de bonnes intentions, qu'il t'epousera. Ah! bah! ils secouent la tete en disant que les marquis n'epousent pas les grisettes.--Car, apres tout, disent-ils, Genevieve la savante est une grisette comme les autres. Son pere etait menetrier, et sa mere faisait des gants; sa tante allait chez les bourgeois raccommoder les vieilles dentelles, et sa belle-soeur est encore repasseuse de fin a la journee. --Tout cela n'est pas bien mechant, dit Genevieve; je ne vois pas en quoi j'en puis etre blessee. Apres tout, qu'importe a ces messieurs que je me marie avec un marquis ou que je reste Genevieve la fleuriste? Si les visites de M. de Morand me font du tort, qui donc a le droit de s'en plaindre? Quel motif de ressentiment peut-on avoir contre moi? A qui ai-je jamais fait du mal? --Ah! ma pauvre Genevieve! c'est bien a cause de cela: c'est qu'on sait que tu es bonne et qu'on ne te craint pas. On n'oserait pas m'insulter comme on t'a insultee aujourd'hui; on sait bien que j'ai bec et ongles pour me defendre, et on ne se risquerait pas a jeter de trop grosses pierres dans mon jardin, tandis qu'on en jette dans tes fenetres et qu'un de ces jours on te lapidera dans les rues. Pauvre agneau sans mere, toi qui vis toute seule dans un petit coin sans menacer et sans supplier personne, on aura beau jeu avec toi! --Ma chere amie, je vois que vous vous affectez du mal qu'on essaie de me faire. Vous etes bien bonne pour moi; mais vous l'auriez ete encore davantage si vous ne m'aviez pas appris toutes ces mauvaises nouvelles... Je ne les aurais peut-etre jamais sues... --Tu te serais donc bouche les oreilles? car tu n'aurais pas pu traverser la rue sans entendre dire du mal de toi; et quand meme tu aurais ete sourde, cela ne t'aurait servi a rien; il aurait fallu etre aveugle aussi pour ne pas voir un rire malhonnete sur toutes les figures. Ah! Genevieve! tu ne sais pas ce que c'est que la calomnie. Je l'ai appris plusieurs fois a mes depens!... et je te plains, ma petite!... Mais j'ai su prendre le dessus et forcer les mauvaises langues a se taire. --En parlant plus haut qu'elles, n'est-ce pas? dit Genevieve en souriant. --Oui, oui, en parlant tout haut et en jouant jeu sur table, repondit Henriette un peu piquee. Tu aurais ete plus sage si tu avais fait comme moi, ma chere. --Et qu'appelles-tu jouer jeu sur table? --Agir hardiment et sans mystere, se servir de sa liberte et narguer ceux qui le trouvent mauvais, avoir des sentiments pour quelqu'un et n'en pas rougir; car, apres tout, n'avons-nous pas le droit d'accepter un galant en attendant un mari? --Eh bien, ma chere, dit Genevieve un peu sechement, en supposant que je me sois servi de ce droit reserve aux grisettes et que j'aie les _sentiments_ qu'on m'attribue, pourquoi donc ma conduite cause-t-elle tant de scandale? --Ah! c'est que tu n'y as pas mis de franchise; tu as eu peur, tu t'es cachee, et l'on fait sur ton compte des suppositions qu'on ne fait pas sur le notre. --Et pourquoi? s'ecria Genevieve, irritee enfin; de quoi me suis-je cachee? de qui pense-t-on que j'aie peur? --Ah! voila, voila ton orgueil! c'est cela qui te perdra, Genevieve. Tu veux trop te distinguer. Pourquoi n'as-tu pas fait comme les autres? pourquoi, du moment que tu as accepte les hommages de ce jeune homme, ne t'es-tu pas montree avec lui au bal et a la promenade? pourquoi ne t'a-t-il pas donne le bras dans les rues? pourquoi n'as-tu pas confie a tes amies, a moi, par exemple, qu'il te faisait la cour? Nous aurions su a quoi nous en tenir; et, quand on serait venu nous dire: "Genevieve a donc un amoureux?" nous aurions repondu: "Certainement! pourquoi Genevieve n'aurait-elle pas un amoureux? Croyez-vous qu'elle ait fait un voeu? Etes-vous son heritier? Qu'avez-vous a dire?" Et l'on n'aurait rien dit, parce que, apres tout, cela aurait ete tout simple. Au lieu de cela, tu as agi sournoisement, tu as voulu conserver ta grande reputation de vertu et en meme temps ecouter les douceurs d'un homme, tu as garde ton petit secret fierement, tu as accorde des rendez-vous aux Pres-Girault. Tu as beau rougir, pardine! tout le monde le sait, va! Ce grand flandrin de bourrelier qui demeure en face, et qui ne fait pas d'autre metier que de boire et de bavarder, t'a suivie un beau matin. Il a vu M. Andre de Morand qui t'attendait au bord de la riviere et qui est venu t'offrir son bras, que tu as accepte tout de suite. Le lendemain et tous les jours de la semaine le bourrelier t'a vue sortir a la meme heure et rentrer tard dans le jour. Il n'etait pas bien difficile de deviner ou tu allais; toute la ville l'a su au bout de deux jours. Alors on a dit: "Voyez-vous cette petite effrontee qui veut se faire passer pour une sainte, qui fait semblant de ne pas oser regarder un homme en face, et qui court les champs avec un marjolet! C'est une hypocrite, une prude: il faut la demasquer." Et puis on a vu M. Andre se glisser par les petites rues et venir de ce cote-ci. Il est vrai que, pour n'etre pas trop remarque, il sautait le fosse du potager de madame Gaudon et arrivait a ta porte par le derriere de la ville. Mais vraiment cela etait bien malin! Je l'ai vu plus de dix fois sauter ce fosse, et je savais bien qu'il n'allait pas faire la cour a madame Gaudon, qui a quatre-vingt-dix ans. Cela me fendait le coeur. Je disais a ces demoiselles: "Genevieve ne ferait-elle pas mieux de venir avec nous au bal et de danser toute une nuit avec M. Andre que de le faire entrer chez elle par-dessus les fosses? --Je vous remercie de cette remarque, Henriette; mais n'auriez-vous pas pu la garder pour vous seule ou me l'adresser a moi-meme, au lieu d'en faire part a quatre petites filles? --Crois-tu que j'eusse quelque chose a leur apprendre sur ton compte? Allons donc! quand il n'est question que de toi dans tout le departement depuis deux mois! Mais je vois que tout cela te fache, nous en reparlerons une autre fois. Tu es malade, mets-toi au lit. --Non, dit Genevieve; je me sens mieux, et je vais me mettre a travailler. Je te remercie de ton zele, Henriette Je crois que tu as fait pour moi ce que tu as pu. Dorenavant ne t'en inquiete plus. Je ne m'exposerai plus a etre insultee; et, en vivant libre et tranquille chez moi, il me sera fort indifferent qu'on s'occupe au dehors de ce qui s'y passe. --Tu as tort, Genevieve, tu as tort, je t'assure, de prendre la chose comme tu fais. Je t'en prie, ecoute un bon conseil... --Oui, ma chere, un autre jour, dit Genevieve en l'embrassant d'un air un peu imperieux, pour lui faire comprendre qu'elle eut a se retirer. Henriette le comprit en effet et se retira assez piquee. Elle avait trop bon coeur pour renoncer a defendre ardemment Genevieve en toute rencontre; mais elle etait femme et grisette. Elle avait ete souvent, comme elle le disait elle-meme, _victime de la calomnie_, et elle ne se mefiait pas assez d'un certain plaisir involontaire en voyant Genevieve, dont la gloire l'avait si longtemps eclipsee, tomber dans la meme disgrace aux yeux du public. Genevieve, restee seule, s'apercut que la franchise d'Henriette lui avait fait du bien. En elargissant la blessure de son orgueil, les reproches et les consolations de la couturiere lui avaient inspire un profond dedain pour les basses attaques dont elle etait l'objet. Deux mois auparavant, Genevieve, heureuse surtout d'etre ignoree et oubliee, n'eut pas aussi courageusement meprise la sotte colere de ces oisifs. Mais depuis qu'une rapide education avait retrempe son esprit, elle sentait de jour en jour grandir sa force et sa fierte. Peut-etre se glissait-il secretement un peu de vanite dans la comparaison qu'elle faisait entre elle et toutes ces mesquines jalousies de province, ou les plus importants etaient les plus sots, et ou elle ne trouvait a aucun etage un esprit a la hauteur du sien. Mais ce sentiment involontaire de sa superiorite etait bien pardonnable au milieu de l'effervescence d'un cerveau subitement eclaire du jour etincelant de la science. Genevieve gravissait si vite des hauteurs inaccessibles aux autres, qu'elle avait le vertige et ne voyait plus tres-clairement ce qui se passait au-dessous d'elle. Elle se persuada que les clameurs d'une populace d'idiots ne monteraient pas jusqu'a elle, et qu'elle etait invulnerable a de pareilles atteintes. Elle aurait eu raison s'il y avait au ciel ou sur la terre une puissance equitable occupee de la defense des justes et de la repression des impudents; mais elle se trompait, car les justes sont faibles et les impudents sont en nombre. Elle s'assit tranquillement aupres de la fenetre et se mit a travailler. Le soleil couchant envoyait de si vives lueurs dans sa chambre, que tout prenait une couleur de pourpre, et les murailles blanches de son modeste atelier, et sa robe de guingan, et les pales feuilles de rose que ses petites mains etaient en train de decouper. Cette riche lumiere eut une influence soudaine sur ses idees. Genevieve avait toujours eu un vague sentiment de la poesie; mais elle n'avait jamais aussi nettement apercu le rapport qui unit les impressions de l'esprit et les beautes exterieures de la nature. Cette puissance se revela soudainement a elle en cet instant. Une emotion delicieuse, une joie inconnue, succederent a ses ennuis. Tout en travaillant avec ardeur, elle s'eleva au-dessus d'elle-meme et de toutes les choses reelles qui l'entouraient, pour vouer un culte enthousiaste au nouveau Dieu du nouvel univers deroule devant elle, et tout en s'unissant a ce Dieu dans un transport poetique, ses mains creerent la fleur la plus parfaite qui fut jamais eclose dans son atelier. Quand le soleil se fut cache derriere les toits de briques et les massifs de noyers qui encadraient l'horizon, Genevieve posa son ouvrage et resta longtemps a contempler les tons oranges du ciel et les lignes d'or pale qui le traversaient. Elle sentit ses yeux humides et sa tete brulante. Quand elle quitta sa chaise, elle eprouva de vives douleurs dans tous les membres et quelques frissons nerveux. Genevieve etait d'une complexion extremement delicate: les emotions de la journee, la surprise, la colere, la fierte, l'enthousiasme, en se succedant avec rapidite, l'avaient brisee de fatigue. Elle s'apercut qu'elle avait reellement la fievre, et se mit au lit. Alors elle tomba dans les reveries vagues d'un demi-sommeil et perdit tout a fait le sentiment de la realite. X. Henriette, en quittant Genevieve, etait allee, pour calmer son petit ressentiment, ecouter un sermon du vicaire. Ce vicaire avait beaucoup de reputation dans le pays, et passait pour un jeune Bourdaloue, quoique le moindre vieux cure de hameau prechat beaucoup plus sensement dans son langage rustique. Mais, heureusement pour sa gloire, le vicaire de L... avait fait divorce avec le naturel et la simplicite. Son accent theatral, son debit ronflant, ses comparaisons ampoulees, et surtout la surete de sa memoire, lui avaient valu un succes inconteste, non-seulement parmi les devotes, mais encore parmi les femmes erudites de l'endroit. Quant aux auditeurs des basses classes, ils ne comprenaient absolument rien a son eloquence, mais ils admiraient sur la foi d'autrui. Ce jour-la le predicateur, faute de sujet, precha sur la charite. Ce n'etait pas un bon jour, il y avait peu de beau monde. Il y eut peu de metaphores, et l'amplification fut negligee; le sermon fut donc un peu plus intelligible que de coutume, et Henriette saisit quelques lieux communs qui furent debites d'ailleurs avec aplomb, d'une voix sonore, et sans le moindre _lapsus linguae_. On sait qu'en province le _lapsus linguae_ est l'ecueil des orateurs, et qu'il leur importe peu de manquer absolument d'idees, pourvu que les mots abondent toujours et se succedent sans hesitation. Henriette fut donc emue et entrainee, d'autant plus que le sujet du sermon s'appliquait precisement a la situation de son coeur. Ce coeur n'avait rien de mechant, et donnait de continuels dementis a un caractere arrogant et jaloux. La pensee de Genevieve malheureuse et meconnue le remplit de regrets et de remords. Le sermon termine, Henriette resolut d'aller trouver son amie, et de reparer, autant qu'il serait en elle, le chagrin que ses consolations, moitie affectueuses, moitie ameres, avaient du lui causer. Elle prit a peine le temps de souper et courut chez la jeune fleuriste. Elle frappa, on ne lui repondit pas. La clef avait ete retiree; elle crut que Genevieve etait sortie; mais au moment de s'en aller une autre idee lui vint: elle pensa que Genevieve etait enfermee avec son amant, et elle regarda a travers la serrure. Mais elle ne vit qu'une chandelle qui achevait de se consumer dans l'atre de la cheminee, et le profond silence qui regnait dans l'appartement lui fit pressentir la realite. Elle poussa donc la porte avec une force un peu male, et la serrure, faible et usee, ceda bientot. Elle trouva Genevieve assez malade pour avoir a peine la force de lui repondre; et tandis qu'elle se rendormait avec l'apathie que donne la fievre, la bonne couturiere se hata d'aller chercher les couvertures de son propre lit pour l'envelopper. Ensuite elle alluma du feu, fit bouillir des herbes, acheta du sucre avec l'argent gagne dans sa journee, et, s'installant aupres de son amie, lui prepara des tisanes de sa composition, auxquelles elle attribuait un pouvoir infaillible. La nuit etait tout a fait venue, et le coucou de la maison sonnait neuf heures, lorsque Henriette entendit ouvrir la premiere porte de l'appartement de Genevieve. La penetration naturelle a son sexe lui fit deviner la personne qui s'approchait, et elle courut a sa rencontre dans la grande salle vide qui servait d'antichambre a l'atelier de la fleuriste. Le lecteur n'est sans doute pas moins penetrant qu'Henriette, et comprend fort bien qu'Andre, n'ayant pas vu Genevieve de la journee, et rodant depuis deux heures sous sa fenetre sans qu'elle s'en apercut, ne pouvait se decider a retourner chez lui sans avoir au moins echange un mot avec elle. Quoique l'heure fut indue pour se presenter chez une grisette sage, il monta, et il s'approchait presque aussi tremblant que le jour ou il avait frappe pour la premiere fois a sa porte. Il fut contrarie de rencontrer Henriette; mais il espera qu'elle se retirerait, et il la saluait en silence, lorsqu'elle le prit presque au collet, et, l'entrainant au bout de la chambre, "Il faut que je vous parle, monsieur Andre, dit-elle vivement; asseyons-nous." Andre ceda tout interdit, et Henriette parla ainsi: "D'abord il faut vous dire que Genevieve est malade, bien malade." Andre devint pale comme la mort. --Oh! cependant ne soyez pas effraye, reprit Henriette, je suis la; j'aurai soin d'elle; je ne la quitterai pas d'une minute; elle ne manquera de rien. --Je le crois, ma chere demoiselle, dit Andre, eperdu; mais ne pourrais-je savoir... quelle est donc sa maladie? depuis quand?... Je vais... --Non pas, non pas, dit Henriette en le retenant; elle dort dans ce moment-ci, et vous ne la verrez pas avant de m'avoir entendue. Ce sont des choses d'importance que j'ai a vous dire, monsieur Andre, il faut y faire attention. --Au nom du ciel! parlez, mademoiselle, s'ecria Andre. --Eh bien! reprit Henriette d'un ton solennel, il faut que vous sachiez que Genevieve est perdue. --Perdue! juste ciel elle se meurt!... Andre s'etait leve brusquement, il retomba aneanti sur sa chaise. --Non, non, vous vous trompez, dit Henriette en le secouant, elle ne se meurt pas; c'est sa reputation qui est morte, monsieur, et c'est vous qui l'avez tuee! --Mademoiselle, dit Andre vivement, que voulez-vous dire? Est-ce une mechante plaisanterie? --Non, monsieur, repondit Henriette en prenant son air majestueux; je ne plaisante pas. Vous faites la cour a Genevieve, et elle vous ecoute. Ne dites pas non; tout le monde le sait, et Genevieve en est convenue avec moi aujourd'hui. Andre, confondu, garda le silence. --Eh bien! reprit Henriette avec chaleur, croyez-vous ne pas faire tort a une fille en venant tous les jours chez elle, en lui donnant des rendez-vous dans les pres? Vous _draguez_ jour et nuit autour de sa maison, soit pour entrer, soit pour vous donner l'air d'etre recu a toutes les heures. --Qui a dit cette impertinence? s'ecria Andre; qui a invente cette faussete? --C'est moi qui ai dit cette impertinence, repondit Henriette intrepidement, et je n'invente aucune faussete. Je vous ai vu vingt fois traverser le jardin d'en face, et je sais que tous les jours vous passez deux ou trois heures dans la chambre de Genevieve. --Eh bien! que vous importe? s'ecria Andre, chez qui la timidite etait souvent vaincue par une humeur irritable. De quel droit vous melez-vous de ce qui se passe entre Genevieve et moi? Etes-vous la mere ou la tutrice de l'un de nous? --Non, dit Henriette en elevant la voix; mais je suis l'amie de Genevieve, et je vous parle en son nom. [Illustration: Libres et seuls dans une prairie charmante...] --En son nom? dit Andre, effraye de l'emportement qu'il venait de montrer. --Et au nom de son honneur, qui est perdu, je vous dis. --Et vous avez tort d'oser le dire, repartit Andre en colere, car c'est un mensonge infame. Henriette, en colere a son tour, frappa du pied. --Comment! s'ecria-t-elle, vous avez _le front_ de dire que vous ne lui faites pas la cour, quand cette pauvre enfant est diffamee et montree au doigt dans toute la ville, quand les demoiselles de la premiere societe refusent de diner sur l'herbe avec elle et lui tournent le dos des qu'elle ouvre la bouche; quand tous les garcons crient qu'il faut l'insulter en public, qu'elle le merite pour avoir trompe tout le monde et pour avoir meprise ses egaux! --Qu'ils y viennent! s'ecria Andre transporte de colere. --Ils y viendront, et vous aurez beau monter la garde et en assommer une douzaine, Genevieve l'aura entendu, tout le monde autour d'elle l'aura repete; la blessure sera sans remede: elle aura recu le coup de la mort. --Mon Dieu! mon Dieu! s'ecria Andre en joignant les mains, que je suis malheureux! Quoi! Genevieve est desolee a ce point! sa vie est en danger peut-etre, et j'en suis la cause! --Vous devez en avoir du regret, dit Henriette. --Ah! si tout mon sang pouvait racheter sa vie! si le sacrifice de toutes mes esperances pouvait assurer son repos!... --Eh bien! eh bien! dit Henriette d'un air profondement emu, si cela est vrai, de quoi vous affligez-vous? qu'y a-t-il de desespere? --Mais que faire? dit Andre avec angoisse. --Comment! vous le demandez? Aimez-vous Genevieve? --Peut-on en douter? Je l'aime plus que ma vie! --Etes-vous un homme d'honneur? --Pourquoi cette question, mademoiselle? --Parce que si vous aimiez Genevieve, et si vous etiez un honnete homme, vous l'epouseriez. Andre, eperdu, fit une grande exclamation et regarda Henriette d'un air effare. [Illustration: Qu'est-ce donc? dit Genevieve embarrassee; de quoi me demandez-vous pardon, monsieur le marquis?] --Eh bien! s'ecria-t-elle, voila votre reponse? C'est celle de tous les hommes. Monstres que vous etes! que Dieu vous confonde! --Ma reponse! dit Andre lui prenant la main avec force; ai-je repondu? puis-je repondre? Genevieve consentirait-elle jamais a m'epouser? --Comment! dit Henriette avec un eclat de rire, si elle consentirait! une fille dans sa position, et qui sans cela serait forcee de quitter le pays! --Oh! non, jamais, si cela depend de moi! s'ecria Andre, eperdu de terreur et de joie. L'epouser, moi! elle consentirait a m'epouser! --Ah! vous etes un bon enfant, s'ecria Henriette se jetant a son cou, transportee de joie et d'orgueil en voyant le succes de son entreprise. Ah ca! mon bon monsieur Andre, votre pere donnera-t-il son consentement? Andre palit et recula d'epouvante au seul nom de son pere. Il resta silencieux et atterre jusqu'a ce qu'Henriette renouvela sa question; alors il repondit _non_ d'un air sombre, et ils se regarderent tous deux avec consternation, ne trouvant plus un mot a dire pour se rassurer mutuellement. Enfin Henriette, ayant reflechi, lui demanda quel age il avait. --Vingt-cinq ans, repondit-il. --Eh bien! vous etes majeur; vous pouvez vous passer de son consentement. --Vous avez raison, dit-il, enchante de cet expedient, je m'en passerai; j'epouserai Genevieve, sans qu'il le sache. --Oh! dit Henriette en secouant la tete, il faut pourtant bien qu'il vous donne le moyen de payer vos habits de noces... Mais, j'y pense, n'avez-vous pas l'heritage de votre mere? --Sans doute, repondit-il, frappe d'admiration; j'ai droit a soixante mille francs. --Diable! s'ecria Henriette, c'est une fortune. O ma bonne Genevieve! o mon cher Andre! comme vous allez etre heureux! et comme je serai contente d'avoir arrange votre mariage. --Excellente fille! s'ecria Andre a son tour, sans vous je ne me serais jamais avise de tout cela et je n'aurais jamais ose esperer un pareil sort. Mais etes-vous sure que Genevieve ne refusera pas? --Que vous etes fou! Est-ce possible, quand elle est malade de chagrin? Ah! cette nouvelle-la va lui rendre la vie! --Je crois rever, dit Andre en baisant les mains d'Henriette; oh je ne pouvais pas me le persuader; j'aurais trop craint de me tromper. Et pourtant elle m'ecoutait avec tant de bonte! elle prenait ses lecons avec tant d'ardeur! O Genevieve! que ton silence et le calme de tes grands yeux m'ont donne de craintes et d'esperances! Fou et malheureux que j'etais! je n'osais pas me jeter a ses pieds et lui demander son coeur: le croiriez-vous, Henriette? depuis un an je meurs d'amour pour elle, et je ne savais pas encore si j'etais aime! C'est vous qui me l'apprenez, bonne Henriette! Ah! dites-le-moi, dites-le-moi encore! --Belle question! dit Henriette en riant; apres qu'une fille a sacrifie sa reputation a monsieur, il demande si on l'aime! Vous etes trop modeste, ma foi! et a la place de Genevieve... car vous etes tout a fait gentil avec votre air tendre... Mais chut!... la voila qui s'eveille... Attendez-moi la. --Eh! pourquoi n'irais-je pas avec vous? je suis un peu medecin, moi; je saurai ce qu'elle a; car je suis horriblement inquiet... --Ma foi! ecoutez, dit Henriette, j'ai envie de vous laisser ensemble: elle n'a pas d'autre mal que le chagrin; quand vous lui aurez dit que vous voulez l'epouser, elle sera guerie. Je crois que cette parole-la vaudra mieux que toutes mes tisanes... Allez, allez, depechez-vous de la rassurer... Je m'en vais... je reviendrai savoir le resultat de la conversation. --Oh! pour Dieu, ne me laissez pas ainsi, dit Andre effraye; je n'oserai jamais me presenter devant elle maintenant et lui dire ce qui m'amene, si vous ne l'avertissez pas un peu. --Comme vous etes timide! dit Henriette etonnee: vraiment voila des amoureux bien avances, et c'est bien la peine de dire tant de mal de vous deux! Les pauvres enfants! Allons, je vais toujours voir comment va la malade. Henriette entra dans la chambre de son amie; Andre resta seul dans l'obscurite, le coeur bondissant de trouble et de joie. XI. La maladie de Genevieve n'etait pas serieuse; une irritation momentanee lui avait cause un assez violent acces de fievre, mais deja son sang etait calme, sa tete libre, et il ne lui restait de cette crise qu'une grande fatigue et un peu de faiblesse dans la memoire. Elle s'etonna de voir Henriette la soulever dans ses bras, l'accabler de questions et lui presenter son infaillible tisane. Sa surprise augmenta lorsque Henriette, toujours disposee a l'amplification, lui parla de sa maladie, du danger qu'elle avait couru. "Eh! mon Dieu, dit la jeune fille, depuis quand donc suis-je ainsi? --Depuis trois heures au moins, repondit Henriette. --Ah! oui! reprit Genevieve en souriant; mais rassure-toi, je ne suis pas encore perdue; j'ai la tete un peu lourde, l'estomac un peu faible, et voila tout. Je crois que si je pouvais avoir un bouillon, je serais tout a fait sauvee. --J'ai un bouillon tout pret sur le feu; le voici, dit Henriette en s'empressant autour du lit de Genevieve avec la satisfaction d'une personne contente d'elle-meme. Mais j'ai quelque chose de mieux que cela; c'est une grande nouvelle a t'annoncer. --Ah! merci, ma chere enfant, donne-moi ce bouillon, mais garde ta grande nouvelle, j'en ai assez pour aujourd'hui: tout ce qui peut se passer dans cette jolie ville m'est indifferent; je ne veux que tes soins et ton amitie. Pas de nouvelle, je t'en prie. --Tu es ingrate, Genevieve; si tu savais de quoi il s'agit!... Mais je ne veux pas te desobeir, puisque tu me defends de parler. Je suppose aussi que tu aimeras mieux entendre cela de sa bouche que de la mienne. --De sa bouche? dit Genevieve en levant vers elle sa jolie tete pale coiffee d'un bonnet de mousseline blanche; de qui parles-tu? est-tu folle ce soir? C'est toi qui as la fievre, ma chere fille. --Oh! tu fais semblant de ne pas me comprendre, repondit Henriette; cependant, quand je parle de _lui_, tu sais bien que ce n'est pas d'un autre. Allons, apprends la verite: il attend que tu veuilles le recevoir; il est la. --Comment, il est la! Qui est la, chez moi, a cette heure-ci? --M. Andre de Morand; est-ce que tu as oublie son nom pendant ta maladie? --Henriette, Henriette! dit tristement Genevieve, je ne vous comprends pas; vous etes en meme temps bonne et mechante: pourquoi cherchez-vous a me tourmenter? Vous me trompez; M. de Morand ne vient jamais chez moi le soir, il n'est pas ici. --Il est ici, dans la chambre a cote. Je te le jure sur l'honneur, Genevieve. --En ce cas, dis-lui, je t'en prie, que je suis malade et que j'aurai le plaisir de le voir un autre jour. --Oh! cela est impossible; il a quelque chose de trop important a te dire; il faut qu'il te parle tout de suite, et tu en seras bien aise. Je vais le faire entrer. --Non, Henriette. Je ne le veux pas. Ne voyez-vous pas que je suis couchee, et trouvez-vous qu'il soit convenable a une fille de recevoir ainsi la visite d'un homme? Il est impossible que M. de Morand ait quelque chose de si presse a me dire. --Cela est certain pourtant. Si tu le renvoies, il en sera desespere, et toi-meme tu t'en repentiras. --Cette journee est un reve, dit Genevieve d'un ton melancolique, et je dois me resigner a tomber de surprise en surprise. Reste pres de moi, Henriette; je vais m'habiller et recevoir M. de Morand. --Tu es trop faible pour te lever, ma chere: quand on est malade, on peut bien causer en bonnet de nuit avec son futur mari; vas-tu faire la prude? --Je consens a passer pour une prude, dit Genevieve avec fermete; mais je veux me lever. En peu d'instants elle fut habillee et passa dans son atelier. Henriette la fit asseoir sur le seul fauteuil qui decorat ce modeste appartement, l'enveloppa de son propre manteau, lui mit un tabouret sous les pieds, l'embrassa et appela Andre. Genevieve ne comprenait rien a ses manieres etranges et a ses affectations de solennite. Elle fut encore plus surprise lorsque Andre entra d'un air timide et irresolu, la regarda tendrement sans rien dire, et, pousse par Henriette, finit par tomber a genoux devant elle. --Qu'est-ce donc? dit Genevieve embarrassee; de quoi me demandez-vous pardon, monsieur le marquis? Vous n'avez aucun tort envers moi. --Je suis le plus coupable des hommes, repondit Andre en tachant de prendre sa main qu'elle retira doucement, et le plus malheureux, ajouta-t-il, si vous me refusez la permission de reparer mes crimes. --Quels crimes avez-vous commis? dit Genevieve avec une douceur un peu froide. Henriette, je crains bien que vous n'ayez fait ici quelque folie et importune M. de Morand des ridicules histoires de ce matin; s'il en est ainsi... --N'accusez pas Henriette, interrompit Andre: c'est notre meilleure amie; elle m'a averti de ce que j'aurais du prevoir et empecher; elle m'a appris les calomnies dont vous etiez l'objet, grace a mon imprudence; elle m'a dit le chagrin auquel vous etiez livree. --Elle a menti, dit Genevieve avec un rire force; je n'ai aucun chagrin, monsieur Andre, et je ne pense pas que dans tout ceci il y ait le moindre sujet d'affliction pour vous et pour moi. --Ne l'ecoutez pas, dit Henriette; voila comme elle est, orgueilleuse au point de mourir de chagrin plutot que d'en convenir! Au reste, je vois que c'est ma presence qui la rend si froide avec vous; je m'en vais faire un tour, je reviendrai dans une heure, et j'espere qu'elle sera plus gentille avec moi. Au revoir, Genevieve la princesse. Tu es une mechante; tu meconnais tes amis. Elle sortit en faisant des signes d'intelligence a Andre. Genevieve fut choquee de son depart autant que de ses discours; mais elle pensa qu'il y aurait de l'affectation a la retenir, puisque tous les jours elle recevait Andre tete a tete. Quand ils furent seuls ensemble, Andre se sentit fort embarrasse. L'air etonne de Genevieve n'encourageait guere la declaration qu'il avait a lui faire; enfin, il rassembla tout son courage, et lui offrit son coeur, son nom et sa petite fortune en reparation du tort immense qu'il lui avait fait par ses assiduites. Genevieve fut moins etonnee qu'elle ne l'eut ete la veille, d'une semblable ouverture: le caquet d'Henriette l'avait preparee a tout. Elle n'entendit pas sans plaisir les offres du jeune marquis. Elle avait concu pour lui une affection veritable, une haute estime; et quoiqu'elle n'eut jamais desire lui inspirer un sentiment plus vif, elle etait flattee d'une resolution qui annoncait un attachement serieux. Mais elle pensa bientot qu'Andre cedait a un exces de delicatesse dont il pourrait avoir a se repentir. Elle lui repondit donc, avec calme et sincerite, qu'elle ne se croyait pas assez peu de chose pour que son honneur fut a la disposition des sots et des bavards, que leurs propos ne l'atteignaient point, et qu'il n'avait pas plus a reparer sa conduite qu'elle a rougir de la sienne. --Je le sais, lui repondit-il, mais souvenez-vous de ce que vous m'avez dit un jour. Vous etes sans famille, sans protection; les mechants peuvent vous nuire et rendre votre position insoutenable. Vous aviez raison, mademoiselle; vous voyez qu'on vous menace; j'aurai beau me multiplier pour vous defendre, l'insulte n'en arrivera pas moins jusqu'a vous. Il suffit d'un mot pour que mon bras vous soit une egide et reduise vos ennemis au silence. Ce mot fera en meme temps le bonheur de ma vie; si ce n'est par amitie pour moi, dites-le au moins par interet pour vous-meme. --Non, monsieur Andre, repondit doucement Genevieve en lui laissant prendre sa main, ce mot ne ferait pas le bonheur de votre vie; au contraire, il vous rendrait peut-etre eternellement malheureux. Je suis pauvre, sans naissance; malgre vos soins, j'ai encore bien peu d'education: je vous serais trop inferieure, et comme je suis orgueilleuse, je vous ferais peut-etre souffrir beaucoup. D'ailleurs votre famille ferait sans doute des difficultes pour me recevoir, et je ne pourrais me resoudre a supporter ses dedains. --O froide et cruelle Genevieve! s'ecria Andre, vous ne pourriez rien supporter pour moi, quand moi je traverserais l'univers pour contenter un de vos caprices, pour vous donner une fleur ou un oiseau. Ah! vous ne m'aimez pas! --Pourquoi me dites-vous cela? repondit Genevieve; avez-vous bien besoin de mon amitie? --Coeur de glace! s'ecria Andre; vous m'avez parle avec tant de confiance et de bonte, nous avons passe ensemble de si douces heures d'etude et d'epanchement, et vous n'aviez pas meme de l'amitie pour moi! --Vous savez bien le contraire, Andre, lui repondit Genevieve d'un ton ferme et franc en lui tendant sa main qu'il couvrit de baisers; mais ne pouvez-vous croire a mon amitie sans m'epouser? Si l'un de nous doit quelque chose a l'autre, c'est moi qui vous dois une vive reconnaissance pour vos lecons. --Eh bien! s'ecria Andre, acquittez-vous avec moi et soyez genereuse! acquittez-vous au centuple, soyez ma femme... --C'est un prix bien serieux, repondit-elle en souriant, pour des lecons de botanique et de geographie? Je ne savais pas qu'en apprenant ces belles choses-la je m'engageais au mariage... --Nous nous y engagions l'un et l'autre aux yeux du monde, dit-Andre: nous ne l'avions pas prevu; mais puisqu'on nous le rappelle, cedons, vous par raison, moi par amour. Il prononca ce dernier mot si bas que Genevieve l'entendit a peine.. --Je crains, lui dit-elle, que vous ne preniez un mouvement de loyaute romanesque pour un sentiment plus fort. Si nous etions du meme rang, vous et moi, si notre mariage etait une chose facile et avantageuse a tous deux, je vous dirais que je vous aime assez pour y consentir sans peine. Mais ce mariage sera traverse par mille obstacles: il causera du scandale ou au moins de l'etonnement; votre pere s'y opposera peut-etre, et je ne vois pas quelle raison assez forte nous avons l'un et l'autre pour braver tout cela. Une grande passion nous en donnerait la force et la volonte; mais il n'y a rien de tout cela entre nous, nous n'avons pas d'amour l'un pour l'autre. --Juste ciel! que dit-elle donc? s'ecria Andre au desespoir. Elle ne m'aime pas, et elle ne sait pas seulement que je l'aime! --Pourquoi pleurez-vous? lui dit Genevieve avec amitie. Je vous afflige donc beaucoup? ce n'est pas mon intention. --Et ce n'est pas votre faute non plus, Genevieve. Je suis malheureux de n'avoir pas senti plus tot que vous ne m'aimiez pas; je croyais que vous compreniez mon amour et que vous aviez quelque pitie, puisque vous ne me repoussiez pas. --Est-ce un reproche, Andre? Helas! je ne le merite pas. Il aurait fallu etre vaine pour croire a votre amour: vous ne m'en avez jamais parle. --Est-ce possible? Je ne vous ai jamais dit, jamais fait comprendre que je ne vivais que pour vous, que je n'avais que vous au monde? --Ce que vous dites est singulier, dit Genevieve apres un instant d'emotion et de silence. Pourquoi m'aimez-vous tant? comment ai-je pu le meriter? qu'ai-je fait pour vous? --Vous m'avez fait vivre, repondit Andre; ne m'en demandez pas davantage. Mon coeur sait pourquoi il vous aime, mais ma bouche ne saurait pas vous l'expliquer; et puis vous ne me comprendriez pas. Si vous m'aimiez, vous ne demanderiez pas pourquoi je vous aime; vous le sauriez comme moi, sans pouvoir le dire. Genevieve garda encore un instant le silence; ensuite elle lui dit: --Il faut que je sois franche. Je vous l'avoue: dans les premiers jours vous etiez si emu en entrant ici, et vous paraissiez si afflige quand je vous priais de cesser vos visites, que je me suis presque imagine une ou deux fois que vous etiez _amoureux_; cela me faisait une espece de chagrin et de peur. Les amours que je connais m'ont toujours paru si malheureux et si coupables que je craignais d'inspirer une passion trop frivole ou trop serieuse. J'ai voulu vous fuir et me defendre de vos lecons; mais l'envie d'apprendre a ete plus forte que moi, et... --Quel aveu cruel vous me faites, Genevieve! C'est a votre amour pour l'etude que je dois le bonheur de vous avoir vue pendant ces deux mois!... Et moi, je n'y etais donc pour rien? --Laissez-moi achever, lui dit Genevieve en rougissant; comment voulez-vous que je reponde a cela? je vous connaissais si peu... a present c'est different. Je regretterais le maitre autant que la lecon... --Autant? pas davantage? Ah! vous n'aimez que la science, Genevieve; vous avez une intelligence avide, un coeur bien calme... --Mais non pas froid, lui dit-elle; je ne merite pas ce reproche-la. Que vous disais-je donc? --Que vous aviez presque devine mon amour dans les commencements; et qu'ensuite... --Ensuite je vous revis tout change: vous aviez l'air grave, vous causiez tranquillement; et si vous vous attendrissiez, c'etait en m'expliquant la grandeur de Dieu et la beaute de la terre. Alors je me rassurai; j'attribuai vos anciennes manieres a la timidite ou a quelques idees de roman qui s'etaient effacees a mesure que vous m'aviez mieux connue. --Et vous vous etes trompee, dit Andre: plus je vous ai vue, plus je vous ai aimee. Si j'etais calme, c'est que j'etais heureux, c'est que je vous voyais tous les jours et que tous les jours je comptais sur un heureux lendemain, c'est que les seuls beaux moments de ma vie sont ceux que j'ai passes ici et aux Pres-Girault. Ah! vous ne savez pas depuis combien de temps je vous aime, et combien, sans cet amour, je serais reste malheureux. Alors Andre, encourage par le regard doux et attentif de Genevieve, lui raconta les ennuis de sa jeunesse, lui peignit la situation de son esprit et de son coeur avant le jour ou il l'avait vue pour la premiere fois au bord de la riviere. Il lui raconta aussi l'amour qu'il avait eu pour elle depuis ce jour-la, et Genevieve n'y comprit rien. --Comment cela peut-il se passer dans la tete d'une personne raisonnable? lui dit-elle. J'ai souvent entendu lire a Paris, dans notre atelier, des passages de roman qui ressemblaient a cela; mais je croyais que les livres avaient seuls le privilege de nous amuser avec de semblables folies. --Ah! Genevieve, lui dit Andre tristement, il y a dans votre ame une etincelle encore enfouie. Vous avez la candeur d'un enfant, et ce qu'il y a de plus cruel et de plus doux dans la vie, vous l'ignorez! Ce qu'il y a de plus beau en vous-meme, rien ne vous l'a encore revele. C'est que vous n'avez pas encore entendu une voix assez pure pour vous charmer et vous convaincre; c'est que l'amour n'a parle devant vous qu'une langue grossiere ou puerile. Oh! qu'il serait heureux celui qui vous ferait comprendre ce que c'est qu'aimer! Si vous l'ecoutiez, Genevieve, s'il pouvait vous initier a ces grands secrets de l'ame comme a une merveille de plus dans les oeuvres du Tout-Puissant, il vous le dirait a genoux, et il mourrait de bonheur le jour ou vous lui diriez:--J'ai compris. Genevieve regarda Andre en silence comme le jour ou il lui avait parle pour la premiere fois des etoiles et de la pluralite des mondes; elle pressentait encore un monde nouveau, et elle cherchait a le deviner avant d'y engager son coeur. Andre vit sa curiosite, et il espera. --Laissez-moi vous expliquer encore ce mystere. Je n'oserai guere parler moi-meme, je serais trop au-dessous de mon sujet; mais je vous lirai les poetes qui ont su le mieux ce que c'est que l'amour, et si vous m'interrogez, mon coeur essaiera de vous repondre. --Et pendant ce temps, lui dit Genevieve en souriant, les medisants se tairont! on les priera d'attendre, pour recommencer leurs injures, que j aie appris ce que c'est que l'amour, et que je puisse leur dire si je vous aime ou non. --Non, Genevieve, on leur dira des demain que je vous adore, que vous avez un peu d'amitie pour moi, que je demande a vous epouser, et que vous y consentez. --Mais si l'amour ne me vient pas? dit Genevieve. --Alors vous ferez, en m'acceptant, un mariage de raison, et je mettrai tous mes soins a vous assurer le bonheur calme que vous craignez de perdre en aimant. --Oh! Andre, vous etes bon! dit Genevieve en serrant doucement les mains brulantes d'Andre; mais je vous crains sans savoir pourquoi. Je ne sais si c'est moi qui suis trop indifferente, ou vous qui etes trop passionne; j'ai peur de mon ignorance meme et ne sais quel parti prendre. --Celui que vous dictera votre coeur; n'avez-vous pas seulement un peu de compassion? --Mon coeur me conseille de vous ecouter, repondit Genevieve avec abandon; voila ce qu'il y a de vrai. Andre baisait encore ses mains avec transport lorsque Henriette rentra. --Eh bien! s'ecria-t-elle en voyant la joie de l'un et la serenite de l'autre, tout est arrange! A quand la noce? --C'est Genevieve qui fixera le jour, repondit Andre. Vous pouvez, ma chere Henriette, le dire demain dans toute la ville. --Oh! s'il ne s'agit que de cela, soyez en paix. Il n'est pas minuit; demain, avant midi, il n'y aura pas une mauvaise langue qui ne soit mise a la raison. Oh! quelle joie! quelle bonne nouvelle pour ceux qui t'aiment! Car tu as encore des amis ma bonne Genevieve! M. Joseph, qui ne t'aimait pas beaucoup autrefois, il faut l'avouer, se conduit comme un ange maintenant a ton egard; il ne souffre pas qu'on dise un mot de travers devant lui sur ton compte, et c'est un gaillard... qu'est-ce que je dis donc! c'est un brave jeune homme qui sait se faire ecouter quand il parle. --C'est par amitie pour M. Andre qu'il agit ainsi, dit Genevieve; je ne l'en remercie pas moins: tu le lui diras de ma part, car je suppose que tu lui parles quelquefois, Henriette? --Ah! des malices? Comment! tu t'en meles aussi, Genevieve? Il n'y a plus d'enfants! Il faut bien te passer cela, puisque te voila bientot marquise. --Ne te presse pas tant de me faire ton compliment, ma chere, et ne publie pas si vite cette belle nouvelle; c'est encore une plaisanterie; et nous ne savons pas si nous ne ferons pas mieux, M. Andre et moi, de rester amis comme nous sommes. --Qu'est-ce qu'elle dit la? s'ecria Henriette; est-ce que vous vous jouez de nous, monsieur le marquis? Est-ce que ce n'etait pas serieusement que vous parliez? Elle etait au moment de lui faire une scene; mais il la rassura et lui dit qu'il esperait vaincre les hesitations de Genevieve; il la pria meme de l'aider, et Henriette, en se rengorgeant, repondit de tout. "N'ai-je pas deja bien avance vos affaires? dit-elle; sans moi, cette petite sucree que voila aurait toujours fait semblant de ne pas vous comprendre, et vous seriez encore la a vous morfondre sans oser parler." Les plaisanteries d'Henriette embarrassaient Genevieve; elle se plaignit d'etre un peu fatiguee, refusa les offres de sa compagne, qui voulait passer la nuit aupres d'elle, l'embrassa tendrement et toucha legerement la main d'Andre en signe d'adieu. --Comment! c'est comme cela que vous vous separez? s'ecria Henriette; un jour de fiancailles! Par exemple! vous ne vous aimez donc pas? --Qu'est-ce qu'elle veut dire? demanda Andre a Genevieve en s'efforcant de prendre de l'assurance, mais en tremblant malgre lui. --Eh! vraiment, on s'embrasse! dit Henriette. De beaux amoureux, qui ne savent pas seulement cela! --Si l'usage l'ordonne, dit Andre avec emotion, est-ce que vous n'y consentirez pas, mademoiselle? --Mais savez-vous, dit Genevieve gaiement, qu'Henriette ira le dire demain dans toute la ville! --Raison de plus, dit Andre un peu rassure; ce sera un engagement que vous aurez signe et qui donnera plus de poids a la nouvelle de notre mariage. --Oh! en ce cas, je refuse, dit-elle; je ne veux rien signer encore. --Eh bien! par amitie? reprit Andre, qui deja la tenait dans ses bras; comme vous avez embrasse Henriette tout a l'heure? --Par amitie seulement, repondit Genevieve en se laissant embrasser. Andre fut si trouble de ce baiser, qu'il comprit a peine ensuite comment il etait sorti de la chambre. Il se trouva dans la rue avec Henriette sans savoir ce qu'etait devenu l'escalier. Cependant, lorsqu'il se rappela plus tard cet instant d'enivrement, il s'y mela un souvenir penible. Genevieve avait un peu rougi par pudeur; mais son regard etait reste serein, sa main fraiche, et son coeur n'avait pas tressailli, "C'est ma Galatee, se disait-il; mais elle ne s'est animee que pour regarder les cieux. Descendra-t-elle de son piedestal, et voudra-t-elle poser ses pieds sur la terre aupres de moi?" Cependant l'esperance, qui ne manque jamais a la jeunesse, le consola bientot. Genevieve, avec un si noble esprit, ne pouvait pas avoir un coeur insensible; cette tranquillite d'ame tenait a la chastete exquise de ses pensees, a ses habitudes solitaires et recueillies. Il avait deja vu se realiser un de ses plus beaux reves, il etait le conseil et la lumiere de cette sainte ignorance; maintenant un voeu plus enivrant lui restait a accomplir, c'etait de se placer entr-elle et la divinite universelle qu'il lui avait fait connaitre. Il fallait cesser d'etre le pretre et devenir le dieu lui-meme. L'enthousiasme d'Andre, les palpitations de son coeur allaient au-devant d'un pareil triomphe, et son ame, avide d'emotions tendres, ne pouvait pas croire a l'inertie d'une autre ame. De son cote, Genevieve ressentait un peu d'effroi. Les paroles d'Andre, ses caresses timides, son accent passionne, lui avaient cause une sorte de trouble: et quoiqu'elle desirat presque eprouver les memes emotions, elle avait, par instants, comme une certaine mefiance de cette exaltation dont elle n'avait jamais concu l'idee et dont elle craignait de n'etre jamais capable. Cependant il est si doux de se sentir aime, que Genevieve s'abandonna sans peine a ce bien-etre nouveau; elle s'habitua a penser qu'elle n'etait pas seule au monde, qu'une autre ame sympathisait a toute heure avec la sienne, et que desormais elle ne porterait plus seule le poids des ennuis et des maux de la vie. Elle fit ces reflexions en s'habillant le lendemain; et en comparant cette matinee a la journee precedente, elle s'avoua qu'il lui avait fallu un certain courage pour supporter les soucis de la veille, et que cette nouvelle journee s'annoncait douce et calme sous la protection d'un coeur devoue. "Apres tout, se dit-elle, Andre est sincere: s'il s'exagere a lui-meme aujourd'hui l'amour qu'il a pour moi, du moins il lui restera toujours assez d'honnetete dans le coeur pour me garder son amitie. Je ne cesserai pas de la meriter: pourquoi me l'oterait-il? Et puis, que sais-je? pourquoi refuserais-je de croire aux belles paroles qu'il me dit? Il en sait bien plus que moi sur toutes choses, et il doit mieux juger que moi de l'avenir." En se parlant ainsi a elle-meme, et tout en se coiffant devant une petite glace, elle regardait ses traits avec curiosite et prit meme son miroir pour l'approcher de la fenetre; la elle contempla de pres ses joues fines et transparentes comme le tissu d'une fleur, et elle s'apercut qu'elle etait jolie. "Quelquefois je l'avais cru, pensa-t-elle, mais je ne savais pas si c'etait de la jeunesse ou de la beaute. Cependant pour qu'Andre, apres m'avoir vue un instant, soit reste amoureux de moi tout un an, il faut bien que j'aie quelque chose de plus que la fraicheur de mon age. Andre aussi a une jolie figure: comme il avait de beaux yeux hier soir! et comme ses mains sont blanches! Comme il parle bien! Quelle difference entre lui et Joseph, et tous les autres!" Elle resta longtemps pensive devant sa glace, oubliant de relever ses cheveux epars; ses joues etaient animees, et un sourire charmant l'embellissait encore. Elle s'etait levee tard, et la matinee etait avancee. Andre entra dans la premiere piece sans qu'elle l'entendit, et elle s'apercut tout a coup qu'il etait passe dans l'atelier; il avait tousse pour l'appeler. Alors elle se leva si precipitamment qu'elle fit tomber son miroir et poussa un cri. Andre, effraye du bruit que fit la glace en se brisant, et surtout du cri echappe a Genevieve, crut qu'elle se trouvait mal et s'elanca dans sa chambre. Il la trouva debout, vetue de sa robe blanche et toute couverte de ses longs cheveux noirs. Le premier mouvement de Genevieve fut de rire en voyant la terreur d'Andre pour une si faible cause; mais bientot elle fut toute confuse de la maniere dont il la regardait. Il ne l'avait jamais vue si jolie. Le bonnet qu'elle portait toujours, comme les grisettes de L..., avait empeche Andre de savoir si sa chevelure etait belle. En decouvrant cette nouvelle perfection, il resta naivement emerveille, et Genevieve devint toute rouge sous ses longs cheveux fins et lisses qui tombaient le long de ses joues. "Allez-vous-en, lui dit-elle, et, pendant que je vais me coiffer, cherchez dans l'atelier une rose que j'ai faite hier soir. La nuit est venue et la fievre m'a prise comme je l'achevais. Je ne sais ou je l'aurai laissee. Vous l'avez peut-etre ecrasee sous vos pieds dans vos conferences avec Henriette. --Dieu m'en preserve! dit Andre; et, obeissant a regret, il chercha sur la table de l'atelier. La precieuse rose y etait negligemment couchee au milieu des outils qui avaient servi a la creer. Andre fit un grand cri, et Genevieve, epouvantee, s'elanca a son tour dans l'atelier avec ses cheveux toujours denoues. Elle trouva Andre qui tenait la rose entre deux doigts et la contemplait dans une sorte d'extase. --Ah ca! vous avez voulu me rendre la pareille, lui dit-elle. A quel jeu jouons-nous? --Genevieve, Genevieve! repondit-il, voici un chef-d'oeuvre. A quelle heure et sous l'influence de quelle pensee avez-vous fait cette rose de Bengale? quel sylphe a chante pendant que vous y travailliez? quel rayon du soleil en a colore les feuilles? --Je ne sais pas ce que c'est qu'un sylphe, repondit Genevieve; mais il y avait dans ma chambre un rayon de soleil qui me brulait les yeux, et qui, je crois, m'a donne la fievre. Je ne sais pas comment j'ai pu travailler et penser a tant de choses en meme temps. Voyons donc cette rose; je ne sais pas comment elle est. --C'est une chose aussi belle dans son genre, repondit Andre, que l'oeuvre d'un grand maitre; c'est la nature rendue dans toute sa verite et dans toute sa poesie. Quelle grace dans ces petales mous et pales! quelle finesse dans l'interieur de ce calice! quelle souplesse dans tout ce travail! quelles etoffes merveilleuses employez-vous donc pour cela, Genevieve? Certainement les fees s'en melent un peu! --Les demoiselles de la ville me font present de leurs plus fins mouchoirs de batiste quand ils sont uses, et avec de la gomme et de la teinture... --Je ne veux pas savoir comment vous faites, ne me le dites pas; mais donnez-moi cette rose et ne mettez pas votre bonnet. --Vous etes fou aujourd'hui! prenez cette rose: c'est en effet la meilleure que j'aie faite. Je ne pensais pas a vous en la faisant. Andre la regarda d'un air boudeur et vit sur sa figure une petite grimace moqueuse. Il courut apres elle et la saisit au moment ou elle lui jetait la porte au nez. Quand il la tint dans ses bras, il fut fort embarrasse; car il n'osait ni l'embrasser ni la laisser aller. Il vit sur son epaule ses beaux cheveux, qu'il baisa. "Quel etre singulier! dit Genevieve en rougissant. Est-ce qu'on a jamais baise des cheveux?" XII. On pense bien qu'Andre dans ses nouvelles lecons ne s'en tint pas a la seule science. Ses regards, l'emotion de sa voix, sa main tremblante en effleurant celle de Genevieve, disaient plus que ses paroles. Peu a peu Genevieve comprit ce langage, et les battements de son coeur y repondirent en secret. Apres lui avoir revele les lois de l'univers et l'histoire des mondes, il voulut l'initier a la poesie, et par la lecture des plus belles pages sut la preparer a comprendre Goethe, son poete favori. Cette education fut encore plus rapide que la precedente. Genevieve saisissait a merveille tous les cotes poetiques de la vie. Elle devorait avec ardeur les livres qu'Andre prenait pour elle dans la petite bibliotheque de M. Forez. Elle se relevait souvent la nuit pour y rever en regardant le ciel. Elle appliquait a son amour et a celui d'Andre les plus belles pensees de ses poetes cheris; et cette affection, d'abord paisible et douce, se revetit bientot d'un eclat inconnu. Genevieve s'eleva jusqu'a son amant; mais cette egalite ne fut pas de longue duree. Plus neuve encore et plus forte d'esprit, elle le depassa bientot. Elle apprit moins de choses, mais elle lui prouva qu'elle sentait plus vivement que lui ce qu'elle savait, et Andre fut penetre d'admiration et de gratitude; il se sentit heureux bien au dela de ses esperances. Il vit naitre l'enthousiasme dans cette ame virginale, et recut dans son sein les premiers epanchements de cet amour qu'il avait enseigne. Cependant Henriette avait ete colporter en tous lieux la nouvelle du prochain mariage d'Andre avec Genevieve. Le premier a qui elle en fit part fut Joseph Marteau; et, au grand etonnement de la couturiere, celui-ci fit une exclamation de surprise ou n'entrait pas le moindre signe de joie ou d'approbation. "Comment! cela ne vous fait pas plaisir? dit Henriette; vous ne me remerciez pas d'avoir reussi a marier votre ami avec la plus jolie et la plus aimable fille du pays?" Joseph secoua la tete. "Cela me parait, dit-il, la chose la plus folle que vous ayez pu inventer. Quelle diable d'idee avez-vous eue la!" --Fi! monsieur, je ne comprends pas l'indifference que vous y mettez. --Cela ne m'est pas indifferent, repondit Joseph. J'en suis fort contrarie, au contraire. --Etes-vous fou aujourd'hui? s'ecria Henriette. Ne vous ai-je pas entendu, hier encore, dire que vous n'estimiez reellement Genevieve que depuis qu'elle aimait M. Andre? n'avez-vous pas travaille vous-meme a rendre M. Andre amoureux d'elle? Qui est cause de leur premiere entrevue? est-ce vous ou moi? Ne m'avez-vous pas priee d'amener Genevieve chez vous, pour que M. Andre put la voir?... --Mais non pas l'epouser, reprit Joseph avec une franchise un peu brusque. --Oh! quelle horreur! s'ecria Henriette; je vous comprends maintenant, monsieur; vous etes un scelerat, et je ne vous reparlerai de ma vie. Juste Dieu! seduire une fille et l'abandonner, cela vous paraitrait naturel et juste; mais l'epouser quand on l'a perdue de reputation, vous appelez cela une _diable_ d'idee, une invention folle!... Ah! je vois le danger ou je m'exposais en souffrant vos galanteries; mais, Dieu merci, il est encore temps de m'en preserver. Pauvres filles que nous sommes! c'est ainsi qu'on abuse de notre candeur et de notre credulite! Vous n'abuserez pas ainsi de moi, monsieur Joseph; adieu, adieu pour toujours. Et Henriette s'enfuit furieuse et desesperee. Joseph se promit de l'apaiser une autre fois, et il chercha Andre. Mais pendant bien des jours Andre fut introuvable. Il passait le temps ou il etait force de quitter Genevieve a courir les pres comme un fou, et a pleurer d'amour et de joie a l'ombre de tous les buissons. Enfin Joseph le joignit un matin, comme il allait franchir la porte de sa bien-aimee, et, a son grand deplaisir, il l'entraina dans le jardin voisin. --Ah ca! lui dit-il, es-tu fou? Qu'est-ce qui t'arrive? Dois-je en croire les bavardages d'Henriette et ceux de toute la ville? as-tu l'intention serieuse d'epouser Genevieve? --Certainement, repondit Andre avec candeur. Quelle question me fais-tu la? --Allons, dit Joseph, c'est une folie de jeune homme, a ce que je vois; mais heureusement il est encore temps d'y songer. As-tu reflechi un peu, mon cher Andre? sais-tu quel age tu as? connais-tu ton pere? esperes-tu lui faire accepter une grisette pour belle-fille? crois-tu que tu auras seulement le courage de lui en parler? --Je n'en sais rien, repondit Andre un peu trouble de cette derniere question; mais je sais que j'ai droit a un petit heritage de ma mere, et que cela suffira pour m'enrichir au dela de mes besoins et de ceux de Genevieve. --Idee de roman, mon cher! On peut vivre avec moins; mais quand on a vecu dans une certaine aisance, il est dur de se voir reduit au necessaire. Songes-tu que ton pere est jeune encore, qu'il peut se remarier, avoir d'autres enfants, te desheriter? Songes-tu que tu auras des enfants toi-meme, que tu n'as pas d'etat, que tu n'auras pas de quoi les elever convenablement, et que la misere te tombera sur le corps a mesure que l'amour te sortira du coeur? --Jamais il n'en sortira! s'ecria Andre, il me donnera le courage de supporter toutes les privations, toutes les souffrances... --Bah! bah! reprit Joseph, tu ne sais pas de quoi tu parles; tu n'as jamais souffert, jamais jeune. --Je l'apprendrai, s'il le faut. --Et Genevieve l'apprendra aussi? --Je travaillerai pour elle. --A quoi? Fais-moi le plaisir de me dire a quelle profession tu es propre. As-tu fait ton droit? as-tu etudie la medecine? Pourrais-tu etre professeur de mathematiques? Saurais-tu au moins faire des bottes, ou meme tracer un sillon droit avec la charrue? --Je ne sais rien d'utile, je l'avoue, repartit Andre. Je n'ai vecu jusqu'ici que de lectures et de reveries. Je ne suis pas assez fort pour exercer un metier; mais le peu que je possede pourra me mettre a l'abri du besoin. --Essaies-en, et tu verras. --Je compte en essayer. Joseph frappa du pied avec chagrin. --Et c'est moi qui t'ai mis cette sottise d'amour en tete! s'ecria-t-il; je ne me le pardonnerai jamais! Pouvais-je penser que tu prendrais au serieux la premiere occasion de plaisir offerte a ta jeunesse? --J'etais donc un lache et un miserable a tes yeux? Tu croyais que je consentirais a voir diffamer Genevieve sans prendre sa defense et sans reparer le mal que je lui aurais fait! --On n'est pas un lache et un miserable pour cela, dit Joseph en haussant les epaules; je ne crois etre ni l'un ni l'autre, et pourtant je fais la cour a Henriette; tout le monde le sait, et je la laisse tant qu'elle veut se bercer de l'espoir d'etre un jour madame Marteau. Je veux etre son amant, et voila tout. --Vous pouvez parler d'Henriette avec legerete; quoi que je n'approuve pas le mensonge, je vous trouve excusable jusqu'a un certain point. Mais etablissez-vous la moindre comparaison entre elle et Genevieve? --Pas la moindre; j'aime Henriette a la folie, et il n'y a pas un cheveu de Genevieve qui me tente; je n'entends rien a ces sortes de femmes. Mais je comprends ta situation. Tu es le premier amant de Genevieve et tu lui dois plus qu'a toute autre. Rassure-toi cependant; tu ne seras pas le dernier, et il n'y a pas de fille inconsolable. --Je ne connais pas les autres filles, et vous ne connaissez pas Genevieve. Nous ne pouvons pas raisonner ensemble la-dessus; agis avec Henriette comme tu voudras, je me conduirai avec Genevieve comme Dieu m'ordonne de le faire. Joseph s'epuisa en remontrances sans ebranler la resolution de son ami; il le quitta pour aller faire la paix avec Henriette, et se consola de l'imprudence d'Andre en se disant tout bas: "Heureusement ce n'est pas encore fait; la grosse voix du marquis n'a pas encore tonne." Cet evenement ne se fit pas longtemps attendre. Des amis officieux eurent bientot informe M. de Morand de la passion de son fils pour une grisette. Malgre sa haine pour cette espece de femmes, il s'en inquieta peu d'abord. Il fut meme content, jusqu'a un certain point, de voir Andre renoncer a ses reves d'expatriation. Mais quand on lui eut repete plusieurs fois que son fils avait manifeste l'intention serieuse d'epouser Genevieve, quoiqu'il lui fut encore impossible de le croire, il commenca a se sentir mecontent de cette espece de bravade, et resolut d'y mettre fin sur-le-champ. Un matin donc, au moment ou Andre franchissait, joyeux et leger, le seuil de sa maison pour aller trouver Genevieve, une main vigoureuse saisit la bride de son petit cheval et le fit meme reculer. Comme il faisait a peine jour, Andre ne reconnut pas son pere au premier coup d'oeil, et, pour la premiere fois de sa vie, il se mit a jurer contre l'insolent qui l'arretait. --Doucement, monsieur, repondit le marquis, vous me semblez bien mal appris pour un bel esprit comme vous etes. Faites-moi le plaisir de descendre de cheval et d'oter votre chapeau devant votre pere. Andre obeit; et quand il eut mis pied a terre, le marquis lui ordonna de renvoyer son cheval a l'ecurie. --Faut-il le debrider? demanda le palefrenier. --Non, dit Andre, qui esperait etre libre au bout d'un instant. --Il faut lui oter la selle! cria le marquis d'un ton qui ne souffrait pas de replique. Andre se sentit gagne par le froid de la peur; il suivit son pere jusqu'a sa chambre. --Ou alliez-vous? lui dit celui-ci en s'asseyant lourdement sur son grand fauteuil de toile d'Orange. --A L..., repondit Andre timidement. --Chez qui? --Chez Joseph, repondit Andre apres un peu d'hesitation. --Ou allez-vous tous les matins? --Chez Joseph. --Ou passez-vous toutes les apres-midi? --A la chasse. --D'ou venez-vous si tard tous les soirs? de chez Joseph et de la chasse, n'est-ce pas? --Oui, mon pere. --Avec votre permission, monsieur le savant, vous en avez menti. Vous n'allez ni chez Joseph ni a la chasse. Auriez-vous en votre possession quelque beau livre ecrit sur l'art de mentir! Faites-moi le plaisir d'aller l'etudier dans votre chambre, afin de vous en acquitter un peu mieux a l'avenir. M'entendez-vous? Andre, revolte de se voir traite comme un enfant, hesita, rougit, palit et obeit. Son pere le suivit, l'enferma a double tour, mit la clef dans sa poche et s'en fut a la chasse. Andre, furieux et desole, maudit mille fois son sort et finit par sauter par la fenetre. Il s'en alla passer une heure aux pieds de Genevieve. Mais, dans la crainte de l'effrayer de la durete de son pere, il lui cacha son aventure, et lui donna, pour raison de sa courte visite, une pretendue indisposition du marquis. Le marquis fit bonne chasse, oublia son prisonnier, et rentra assez tard pour lui laisser le temps de rentrer le premier. Lorsqu'il le retrouva sous les verrous il se sentit fort apaise et l'emmena souper assez amicalement avec lui, croyant avoir remporte une grande victoire et signale sa puissance par un acte eclatant. Andre, de son cote, ne montra guere de rancune; il croyait avoir echappe a la tyrannie et s'applaudissait de sa rebellion secrete comme d'une resistance intrepide. Ils se reconcilierent en se trompant l'un l'autre et en se trompant eux-memes, l'un se flattant d'avoir subjugue, l'autre s'imaginant avoir desobei. Le lendemain, Andre s'eveilla longtemps avant le jour; et, se croyant libre, il allait reprendre la route de L..., quand son pere parut comme la veille, un peu moins menacent seulement. --Je ne veux pas que tu ailles a la ville aujourd'hui, lui dit-il; j'ai decouvert un taillis tout plein de becasses. Il faut que tu viennes avec moi en tuer cinq ou six. --Vous etes bien bon, mon pere, repondit Andre; mais j'ai promis a Joseph d'aller dejeuner avec lui... --Tu dejeunes avec lui tous les jours, repondit le marquis d'un ton calme et ferme; il se passera fort bien de toi pour aujourd'hui. Va prendre ton fusil et ta carnassiere. Il fallut encore qu'Andre se resignat. Son pere le tint a la chasse toute la journee, lui fit faire dix lieues a pied, et l'ecrasa tellement de fatigue, qu'il eut une courbature le lendemain, et que le marquis eut un pretexte excellent pour lui defendre de sortir. Le jour suivant, il l'emmena dans sa chambre, et, ouvrant le livre de ses domaines sur une table, il le forca de faire des additions jusqu'a l'heure du diner. Vers le soir, Andre esperait etre libre: son pere le mena voir tondre des moutons. Le quatrieme jour, Genevieve, ne pouvant resister a son inquietude, lui ecrivit quelques lignes, les confia a un enfant du voisinage, qu'elle chargea d'aller les lui remettre. Le message arriva a bon port, quoique Genevieve, ne prevoyant pas la situation de son amant, n'eut pris aucune precaution contre la surveillance du marquis. Le hasard protegea le petit page aux pieds nus de Genevieve, et Andre lut ces mots, qui le transporterent d'amour et de douleur. "Ou votre pere est dangereusement malade, ou vous l'etes vous-meme, mon ami. Je m'arrete a cette derniere supposition avec raison et avec desespoir. Si vous etiez bien portant, vous m'ecririez pour me donner des nouvelles de votre pere et pour m'expliquer les motifs de votre absence, vous etes donc bien mal, puisque vous n'avez pas la force de penser a moi et de m'epargner les tourments que j'endure! O Andre! quatre jours sans te voir, a present c'est impossible a supporter sans mourir!" Andre sentit renaitre son courage. Il viola sans hesitation la consigne de son pere, et courut a travers champs jusqu'a la ville. Il arriva plus fatigue par les terres labourees, les haies et les fosses qu'il avait franchis, qu'il ne l'eut ete par le plus long chemin. Poudreux et haletant, il se jeta aux pieds de Genevieve et lui demanda pardon en la serrant contre son coeur. --Pardonne-moi, pardonne-moi, lui disait-il, oh! pardonne-moi de t'avoir fait souffrir? --Je n'ai rien a vous pardonner, Andre, lui repondit-elle; quels torts pourriez-vous avoir envers moi? Je ne vous accuse pas, je ne vous interroge meme pas. Comment pourrais-je supposer qu'il y a de votre faute dans ceci? Je vous vois et je remercie Dieu. XIII. Cette sainte confiance donna de veritables remords a Andre. Il savait bien qu'avec un peu plus de courage il aurait pu s'echapper plus tot; mais il n'osait avouer ni son asservissement ni la tyrannie de son pere. Declarer a Genevieve les traverses qu'elle avait a essuyer pour devenir sa femme etait au-dessus de ses forces. Bien des jours se passerent sans qu'il put se decider a sortir de cette difficulte, soit en affrontant la colere du marquis, soit en eveillant l'effroi et le chagrin dans l'ame tranquille de Genevieve. Il erra pendant un mois. On le rencontrait a toutes heures du jour ou de la nuit courant ou plutot fuyant a travers pres ou bois, de la ville au chateau et du chateau a la ville; ici cherchant a apaiser les inquietudes de sa maitresse, la tachant d'eviter les remontrances paternelles. Au milieu de ces agitations, la force lui manqua; il ne sentit plus que la fatigue de lutter ainsi contre son coeur et contre son caractere. La fievre le prit et le plongea dans le decouragement et l'inertie. Jusque-la il avait reussi a faire accepter a Genevieve toutes les mauvaises raisons qu'il avait pu inventer pour excuser l'irregularite et la brievete de ses visites. Il eprouva une sorte de satisfaction paresseuse et melancolique a se sentir malade; c'etait une excuse irrecusable a lui donner de son absence, c'etait une maniere d'echapper a la surveillance et aux reproches du marquis. Le besoin egoiste du repos parla plus haut un instant que les empressements et les impatiences de l'amour. Il ferma les yeux et s'endormit presque joyeux de n'avoir pas six lieues a faire et autant de mensonges a inventer dans sa journee. Un soir, comme Joseph Marteau, en attendant quelqu'un, fumait un cigare a sa fenetre, il vit une robe blanche traverser furtivement l'obscurite de la ruelle et s'arreter, comme incertaine, a la petite porte de la maison. Joseph se pencha vers cette ombre mysterieuse; et, le feu de son cigare l'ayant signale dans les tenebres, une petite voix tremblante l'appela par son nom. "Oh! dit Joseph, ce n'est point la voix d'Henriette. Que signifie cela?" En deux secondes il franchit l'escalier; et, s'elancant dans la rue, il saisit une taille delicate, et, a tout hasard, voulut embrasser sa nouvelle conquete. --Par amitie et par charite, monsieur Marteau, lui dit-elle en se degageant, epargnez-moi, reconnaissez-moi, je suis Genevieve. --Genevieve! Au nom du diable! comment cela se fait-il? --Au nom de Dieu! ne faites pas de bruit et ecoutez-moi. Andre est serieusement malade. Il y a trois jours que je n'ai recu de ses nouvelles, et je viens d'apprendre qu'il est au lit avec la fievre et le delire. J'ai cherche Henriette sans pouvoir la rencontrer. Je ne sais ou m'informer de ce qui se passe au chateau de Morand. D'heure en heure mon inquietude augmente; je me sens tour a tour devenir folle et mourir. Il faut que vous ayez pitie de moi et que vous alliez savoir des nouvelles d'Andre. Vous etes son ami, vous devez etre inquiet aussi... Il peut avoir besoin de vous... [Illustration: Quel etre singulier! dit Genevieve en rougissant.] --Parbleu! j'y vais sur-le-champ, repondit Joseph en prenant le chemin de son ecurie. Diable! diable! qu'est-ce que tout cela? Preoccupe de cette facheuse nouvelle, et partageant autant qu'il etait en lui l'inquietude de Genevieve, il se mit a seller son cheval tout en grommelant entre ses dents et jurant contre son domestique et contre lui-meme a chaque courroie qu'il attachait. En mettant enfin le pied sur l'etrier, il s'apercut, a la lueur d'une vieille lanterne de fer suspendue au plafond de l'ecurie, que Genevieve etait la et suivait tous ses mouvements avec anxiete. Elle etait si pale et si brisee que, contre sa coutume, Joseph fut attendri. --Soyez tranquille, lui dit-il, je serai bientot arrive. --Et revenu? lui demanda Genevieve d'un air suppliant. --Ah! diable! cela est une autre affaire. Six lieues ne se font pas en un quart d'heure. Et puis, si Andre est vraiment mal, je ne pourrai pas le quitter! --Oh! mon Dieu! que vais-je devenir? dit-elle en croisant ses mains sur sa poitrine. Joseph! Joseph! s'ecria-t-elle avec effusion en se rapprochant de lui, sauvez-le, et laissez-moi mourir d'inquietude. --Ma chere demoiselle, reprit Joseph, tranquillisez-vous; le mal n'est peut-etre pas si grand que vous croyez. --Je ne me tranquilliserai pas; j'attendrai, je souffrirai, je prierai Dieu. Allez vite... Attendez, Joseph, ajouta-t-elle en posant sa petite main sur la main rude du cavalier; s'il meurt, parlez-lui de moi, faites-lui entendre mon nom, dites-lui que je ne lui survivrai pas d'un jour! Genevieve fondit en larmes; les yeux de Joseph s'humecterent malgre lui. --Ecoutez, dit-il: si vous restez a m'attendre, vous souffrirez trop. Venez avec moi. --Oui! s'ecria Genevieve; mais comment faire? --Montez en croupe derriere moi. Il fait une nuit du diable: personne ne nous verra. Je vous laisserai dans la metairie la plus voisine du chateau; je courrai m'informer de ce qui se passe, et vous le saurez au bout d'un quart d'heure, soit que j'accoure vous le dire et que je retourne vite aupres d'Andre, soit que je le trouve assez bien pour le quitter et vous ramener avant le jour. [Illustration: En parlant ainsi, Joseph se retourna vers Genevieve...] --Oui, oui, mon bon Joseph! s'ecria Genevieve. --Eh, bien! depechons-nous, dit Joseph; car j'attends Henriette d'un moment a l'autre, et, si elle nous voit partir ensemble, elle nous tourmentera pour venir avec nous, ou elle me fera quelque scene de jalousie absurde. ---Partons, partons vite, dit Genevieve. Joseph plia son manteau et l'attacha derriere sa selle pour faire un siege a Genevieve. Puis il la prit dans ses bras et l'assit avec soin sur la croupe de son cheval; ensuite il monta adroitement sans la deranger, et piquant des deux, il gagna la campagne; mais, en traversant une petite place, son malheur le forca de passer sous un des six reverberes dont la ville est eclairee; le rayon tombant d'aplomb sur son visage, il fut reconnu d'Henriette, qui venait droit a lui. Soit qu'il craignit de perdre en explications un temps precieux, soit qu'il se fit un malin plaisir d'exciter sa jalousie, il poussa son cheval et passa rapidement aupres d'elle avant qu'elle put reconnaitre Genevieve. En voyant le perfide a qui elle avait donne rendez-vous s'enfuir a toute bride avec une femme en croupe, Henriette, frappee de surprise, n'eut pas la force de faire un cri et resta petrifiee jusqu'a ce que la colere lui suggera un deluge d'imprecations que Joseph etait deja trop loin pour entendre. C'etait la premiere fois de sa vie que Genevieve montait sur un cheval. Celui de Joseph etait vigoureux; mais, peu accoutume a un double fardeau, il bondissait dans l'espoir de s'en debarrasser. "Tenez-moi bien!" criait Joseph. Genevieve ne songeait pas a avoir peur. En toute autre circonstance, rien au monde ne l'eut determinee a une semblable temerite. Courir les chemins la nuit, seule avec un libertin avere comme l'etait Joseph, c'etait une chose aussi contraire a ses habitudes qu'a son caractere; mais elle ne pensait a rien de tout cela. Elle serrait son bras autour de son cavalier, sans se soucier qu'il fut un homme, et se sentait emportee dans les tenebres sans savoir si elle etait enlevee par un cheval ou par le vent de la nuit. --Voulez-vous que nous prenions le plus court? lui dit Joseph. --Certainement, repondit-elle. --Mais le chemin n'est pas bon: la riviere sera un peu haute, je vous en avertis. Vous n'aurez pas peur? --Non, dit Genevieve. Prenons le plus court. --Cette diable de petite fille n'a peur de rien, se dit Joseph, pas meme de moi. Heureusement que la situation d'Andre m'ote l'envie de rire, et que d'ailleurs mon amitie pour lui... --Que dites-vous donc? il me semble que vous parlez tout seul, lui demanda Genevieve. --Je dis que le chemin est mauvais, repondit Joseph, et que si je tombais, vous seriez obligee de tomber aussi. --Dieu nous protegera, dit Genevieve avec ferveur, nous sommes deja assez malheureux. --Il faut que j'aie bien de l'amitie pour vous, reprit Joseph au bout d'un instant, pour avoir charge de deux personnes le dos de ce pauvre Francois; savez-vous que la course est longue! et j'aimerais mieux aller toute ma vie a pied que de surmener Francois. --Il s'appelle Francois? dit Genevieve preoccupee; il va bien doucement. --Oh! diable! patience! patience! nous voici au gue. Tenez-moi bien et relevez un peu vos pieds; je crois que la riviere sera forte. Francois s'avanca dans l'eau avec precaution, mais quand il fut arrive vers le milieu de la riviere, il s'arreta, et, se sentant trop embarrasse de ses deux cavaliers pour garder l'equilibre sur les pierres mouvantes, il refusa d'aller plus avant. L'eau montait deja presque aux genoux de Joseph, et Genevieve avait bien de la peine a preserver ses petits pieds. --Diable! dit Joseph, je ne sais si nous pourrons traverser; Francois commence a perdre pied, et le brave garcon n'ose pas se mettre a la nage a cause de vous. --Donnez-lui de l'eperon, dit Genevieve. --Cela vous plait a dire! un cheval charge de deux personnes ne peut guere nager: si j'etais seul, je serais deja a l'autre bord; mais avec vous je ne sais que faire. Il fait terriblement nuit; je crains de prendre sur la droite et d'aller tomber dans la prise d'eau, ou de me jeter trop sur la gauche et d'aller donner contre l'ecluse. Il est vrai que Francois n'est pas une bete et qu'il saura peut-etre se diriger tout seul. --Tenez, dit Genevieve, Dieu veille sur nous: voici la lune qui parait entre les buissons et qui nous montre le chemin; suivez cette ligne blanche qu'elle trace sur l'eau. --Je ne m'y fie pas; c'est de la vapeur et non de la vraie lumiere. Ah ca! prenez garde a vous. Il donna de l'eperon a Francois, qui, apres quelque hesitation, se mit a la nage et gagna un endroit moins profond ou il prit pied de nouveau; mais il fit de nouvelles difficultes pour aller plus loin, et Joseph s'apercut qu'il avait perdu le gue. --Le diable sait ou nous sommes, dit-il; pour, moi, je ne m'en doute guere, et je ne vois pas ou nous pourrons aborder. --Allons tout droit, dit Genevieve. --Tout droit? la rive a cinq pieds de haut; et si Francois s'engage dans les joncs qui sont par la, je ne sais ou, nous sommes perdus tous les trois. Ces diables d'herbes nous prendront comme dans un filet, et vous aurez beau savoir tous leurs noms en latin, mademoiselle Genevieve, nous n'en serons pas moins pature a ecrevisses. --Retournons en arriere, dit Genevieve. --Cela ne vaudra pas mieux, dit Joseph. Que voulez-vous faire au milieu de ce brouillard? Je vous vois comme en plein jour, et a deux pieds plus loin, votre serviteur; il n y a plus moyen de savoir si c'est du sable ou de l'ecume. En parlant, Joseph se retourna vers Genevieve et vit distinctement sa jambe, qu'a son insu elle avait mise a decouvert en relevant sa robe pour ne pas se mouiller. Cette petite jambe, admirablement modelee et toujours chaussee avec un si grand soin, vint se mettre en travers dans l'imagination de Joseph avec toutes ses perplexites, et, en la regardant, il oublia entierement qu'il avait lui-meme les jambes dans l'eau et qu'il etait en grand danger de se noyer au premier mouvement que ferait son cheval. --Allons donc, dit Genevieve, il faut prendre un parti; il ne fait pas chaud ici. --Il ne fait pas froid, dit Joseph. --Mais il se fait tard. Andre meurt peut-etre! Joseph, avancons et recommandons-nous a Dieu, mon ami. Ces paroles mirent une etrange confusion dans l'esprit de Joseph: l'idee de son ami mourant, les expressions affectueuses de Genevieve et l'image de cette jolie jambe se croisaient singulierement dans son cerveau. "Allons, dit-il enfin, donnez-moi une poignee de main, Genevieve; et si un de nous seulement en rechappe, qu'il parle de l'autre quelquefois avec Andre." Genevieve lui serra la main, et, laissant retomber sa robe, elle frappa elle-meme du talon le flanc de sa monture. Francois se remit courageusement a la nage, avanca jusqu'a une eminence et, au lieu de continuer, revint sur ses pas. "Il cherche le chemin, il voit qu'il s'est trompe, dit Joseph. Laissons-le faire, il a la bride sur le cou." Apres quelques incertitudes, Francois retrouva le gue et parvint glorieusement au rivage. --Excellente bete! s'ecria Joseph; puis, se retournant un peu, il etouffa une espece du soupir en voyant la jupe de Genevieve retomber jusqu'a sa cheville, et il ne put s'empecher de murmurer entre ses dents: "Ah! cette petite jambe!" --Qu'est-ce que vous dites? demanda l'ingenue jeune fille. --Je dis que Francois a de fameuses jambes, repondit Joseph. --Et que la Providence veillait sur nous, reprit Genevieve avec un accent si sincere et si pieux que Joseph se retourna tout a fait; et, en voyant son regard inspire, son visage pale et presque angelique, il n'osa plus penser a sa jambe et sentit comme une espece de remords de l'avoir tant remarquee en un semblable moment. Ils arriverent sans autre accident a la metairie ou Joseph voulait laisser Genevieve. Cette metairie lui appartenait, et il croyait etre sur de la discretion de ses metayers; mais Genevieve ne put se decider a affronter leurs regards et leurs questions. Elle pria Joseph de la deposer sur le bord du chemin, a un quart de lieue du chateau. --C'est impossible, lui dit-il. Que ferez-vous seule ici? vous aurez peur et vous mourrez de froid. --Non, repondit-elle; donnez-moi votre manteau. J'irai m'asseoir la-bas, sous le porche de Saint-Sylvain, et je vous attendrai. --Dans cette chapelle abandonnee? vous serez piquee par les viperes; vous rencontrerez quelque sorcier, quelque _meneur de loups!_ --Allons, Joseph, est-ce le moment de plaisanter? --Ma foi! je ne plaisante pas. Je ne crois guere au diable; mais je crois a ces voleurs de bestiaux qui font le metier de fantomes la nuit dans les paturages. Ces gens-la n'aiment pas les temoins et les maltraitent quand ils ne peuvent pas les effrayer. --Ne craignez rien pour moi, Joseph; je me cacherai d'eux comme ils se cacheront de moi. Allez! et pour l'amour de Dieu, revenez vite me dire ce qu'il a. Elle sauta legerement a terre, prit le manteau de Joseph sur son epaule et s'enfonca dans les longues herbes du paturage. "Drole de fille! se dit Joseph en la regardant fuir comme une ombre vers la chapelle. Qui est-ce qui l'aurait jamais crue capable de tout cela? Henriette le ferait certainement pour moi, mais elle ne le ferait pas de meme. Elle aurait peur, elle crierait a propos de tout; elle serait ennuyeuse a perir... elle l'est deja passablement." Et, tout en devisant ainsi, Joseph Marteau arriva au chateau de Morand. Il trouva Andre assez serieusement malade et en proie a un violent acces de delire. Le marquis passait la nuit aupres de lui avec le medecin, la nourrice et M. Forez. Joseph fut accueilli avec reconnaissance, mais avec tristesse. On avait des craintes graves: Andre ne reconnaissait personne; il appelait Genevieve; il demandait a la voir ou a mourir. Le marquis etait au desespoir, et, ne pouvant pas imaginer de plus grand sacrifice pour soulager son fils que l'abjuration momentanee de son autorite, il se penchait sur lui, et, lui parlant comme a un enfant, il lui promettait de lui laisser aimer et epouser Genevieve; mais, lorsqu'il se rapprochait de ses hotes, il maudissait devant eux cette _miserable petite fille_ qui allait etre cause de la mort d'Andre, et disait qu'il la tuerait s'il la tenait entre ses mains. Au bout d'une heure, Joseph voyant Andre un peu mieux, partit pour en informer Genevieve, et pour calmer autant que possible l'inquietude ou elle devait etre plongee. Il prit a travers pres, et en dix minutes arriva a la chapelle de Saint-Sylvain: c'etait une masure abandonnee depuis longtemps aux reptiles et aux oiseaux de nuit. La lune en eclairait faiblement les decombres, et projetait des lueurs obliques et tremblantes sous les arceaux rompus des fenetres. Les angles de la nef restaient dans l'obscurite, et Joseph se defendit mal d'une certaine impression desagreable en passant aupres d'une statue mutilee qui gisait dans l'herbe et qui se trouva sous ses pieds au moment ou il traversait un de ces endroits sombres. Il etait fort et brave, dix hommes ne lui auraient pas fait peur; mais son education rustique lui avait laisse malgre lui quelques idees superstitieuses. Il ne s'y complaisait point, comme font parfois les cerveaux poetiques; il en rougissait au contraire et cachait ce penchant sous une affectation d'incredulite philosophique; mais son imagination, moins forte que son orgueil, ne pouvait etouffer les terreurs de son enfance et surtout le souvenir du passage de la _grand'bete_ dans la metairie ou il etait reste six ans en nourrice. La _grand'bete_ apparait tous les dix ans dans le pays et seme l'effroi de famille en famille. Elle s'efforce de penetrer dans les metairies pour empoisonner les etables et faire perir les troupeaux. Les habitants sont forces de soutenir chaque soir une espece de siege, et c'est avec bien de la peine qu'ils parviennent a l'eloigner, car les balles de fusil ne l'atteignent point; et les chiens fuient en hurlant a son approche. Au reste, la bete, ou plutot l'esprit malin qui en emprunte la forme, est d'un aspect indefinissable: plusieurs l'ont portee toute une nuit sur leur dos (car elle se livre a mille plaisanteries diaboliques avec les imprudents qu'elle rencontre dans les pres au clair de la lune), mais nul ne l'a jamais vue distinctement. On sait seulement qu'elle change de stature a volonte. Dans l'espace de quelques instants elle passe de la taille d'une chevre a celle d'un lapin, et de celle d'un loup a celle d'un boeuf; mais ce n'est ni un lapin, ni une chevre, ni un boeuf, ni un loup, ni un chien enrage: c'est la _grand'bete;_ c'est le fleau des campagnes, la terreur des habitants, et le triste presage d'une prochaine epidemie parmi les bestiaux. Joseph se rappelait malgre lui toutes ces traditions effrayantes; mais s'il n'avait pas l'esprit assez fort pour les repousser, du moins il se sentait assez de courage et le bras assez prompt pour ne jamais reculer devant le danger. Il s'etonnait de ne point trouver Genevieve au lieu qu'elle lui avait indique, lorsqu'un bruit de chaines lui fit brusquement tourner la tete, et il vit a trois pas de lui une vague forme de quadrupede dont la longue face pale semblait l'observer attentivement. Le premier mouvement de Joseph fut de lever le manche de son fouet pour frapper l'animal redoutable; mais, a sa grande confusion, il vit une jeune pouliche blanche, a demi sauvage, qui etait venue la pour paitre l'herbe autour des tombeaux, et qui s'enfuit epouvantee en trainant ses enferges sur les dalles de la chapelle. Joseph, tout honteux de sa terreur, penetra au fond de la nef; une croix de bois marquait la place ou avait ete l'autel. Genevieve etait agenouillee devant cette croix; elle avait roule son fichu de mousseline blanche comme un voile autour de sa tete, penchee dans l'immobilite du recueillement. Un cerveau plus exalte que celui de Joseph l'aurait prise pour une ombre. Etonne de trouver Genevieve dans une attitude si calme, et ne comprenant pas l'emotion que cette femme agenouillee la nuit au milieu des ruines lui causait a lui-meme, le bon campagnard eut comme un sentiment de respect qui le fit hesiter a troubler cette sainte priere; mais, au bruit des pas de Joseph, Genevieve se retourna, et, se levant a demi, le questionna d'un air inquiet. Il eut presque envie de la tromper et de lui cacher la verite; mais elle interpreta son silence et s'ecria en joignant les mains: --Au nom du ciel, ne me faites pas languir.., s'il est mort!... ah! oui... je le vois... Il est mort!... Et elle s'appuya en chancelant contre la croix. --Non, non! repondit vivement Joseph; il vit, on peut le sauver encore. --Ah! merci, merci! dit Genevieve, mais dites-moi bien la verite, est-il bien mal? --Mal? certainement. Voici la reponse ambigue du medecin: peu de chose a craindre, peu de chose a esperer; c'est-a-dire que la maladie suit son cours ordinaire et ne presente pas d'accident impossible a combattre, mais que par elle-meme c'est une maladie grave et qui ne pardonne pas souvent. --En ce cas, dit Genevieve apres un instant de silence, retournez aupres de lui, je vais encore prier ici. Elle se remit a genoux et laissa tomber sa tete sur ses mains jointes, dans une attitude de resignation si triste que Joseph en fut profondement touche. --Je vais y retourner, en effet, repondit-il; mais je reviendrai certainement vers vous aussitot qu'il y aura un peu de mieux. --Ecoutez, Joseph, lui dit-elle, s'il doit mourir cette nuit, il faut que je le voie, que je lui dise un dernier adieu. Tant que j'aurai un peu d'espoir, je ne me sentirai pas la hardiesse de me montrer dans sa maison; mais si je n'ai plus qu'un instant pour le voir sur la terre, rien au monde ne pourra m'empecher de profiter de cet instant-la. Jurez-moi que vous m'avertirez quand tout sera perdu, quand lui et moi n'aurons plus qu'une heure a vivre. Joseph le jura. "Je ne sais ce qu'elle a dans la voix ni de quels mots elle se sert, pensait-il en s'eloignant; mais elle me ferait pleurer comme un enfant." XIV. Genevieve pria longtemps; puis elle s'enveloppa du manteau de Joseph et s'assit sur une tombe, morne et resignee; puis elle pria de nouveau et marcha parmi les ruines, interrogeant avec anxiete le sentier par ou Joseph devait revenir. Peu a peu une inquietude plus poignante surmontait son courage. Elle regardait la lune, qu'elle avait vue se lever et qui maintenant s'abaissait vers l'horizon. L'air, en devenant plus humide et plus froid, lui annoncait l'approche de l'aube, et Joseph ne revenait pas. Apres avoir lutte aussi longtemps que ses forces le lui permirent, elle perdit courage, et s'imaginant qu'Andre etait mort, elle s'enveloppa la tete dans le manteau de Joseph pour etouffer ses cris. Puis elle s'apaisa un peu en songeant que dans ce cas Joseph, n'ayant plus rien a faire aupres de son ami, serait de retour vers elle. Mais alors elle se persuada qu'Andre etait mourant et que Joseph ne pouvait se resoudre a l'abandonner, dans la crainte de revenir trop tard et de le trouver mort. Cette idee devint si forte que les minutes de son impatience se trainerent comme des siecles. Enfin, elle se leva avec egarement, jeta le manteau de Joseph sur le pave, et se mit a courir de toutes ses forces dans le sentier de la prairie. Elle s'arreta deux ou trois fois pour ecouter si Joseph n'arrivait pas a sa rencontre; mais, n'entendant et ne voyant personne, elle reprit sa course avec plus de precipitation, et franchit comme un trait les portes du chateau de Morand. Dans l'agitation d'une si triste veillee, tous les serviteurs etaient debout, toutes les portes etaient ouvertes. On vit passer une femme vetue de blanc, qui ne parlait a personne et semblait voler a travers les cours. La vieille cuisiniere se signa en disant: --Helas! notre jeune maitre est _acheve_. Voila son esprit qui passe. --Non, dit le bouvier, qui etait un homme plus eclaire que la cuisiniere. Si c'etait l'ame de notre jeune maitre, nous l'aurions vue sortir de la maison et aller au cimetiere, tandis que cette _chose-la_ vient du cote du cimetiere et entre dans la maison. Ca doit etre sainte Solange ou sainte Sylvie qui vient le guerir. --M'est avis, observa la laitiere, que c'est plutot l'ame de sa pauvre mere qui vient le chercher. --Disons un _Ave_ pour tous les deux, reprit la cuisiniere; et ils s'agenouillerent tous les trois sous le portail de la grange. Pendant ce temps, Genevieve, guidee par les lumieres qu'elle voyait aux fenetres, ou plutot entrainee par cette main invisible qui rapproche les amants, se precipitait, palpitante et pale, dans la chambre d'Andre. Mais a peine en eut-elle passe le seuil que le marquis, s'elancant vers elle avec fureur, s'ecria en levant le bras d'un air menacant: "Qu'est-ce que je vois la? qu'est-ce que cela veut dire? Hors d'ici, intrigante effrontee! esperez-vous venir debaucher mon fils jusque dans ma maison? Il est trop tard, je vous en avertis; il est mourant, grace a vous, mademoiselle; pensez-vous que je vous en remercie?" Genevieve tomba a genoux. --Je n'ai pas merite tout cela, dit-elle d'une voix etouffee; mais c'est egal, dites-moi ce que vous voudrez, pourvu que je le voie... laissez-moi le voir, et tuez-moi apres si vous voulez! --Que je vous le laisse voir, miserable! s'ecria le marquis, revolte d'une semblable priere. Etes-vous folle ou enragee? Avez-vous peur de ne pas nous avoir fait assez de mal, et venez-vous achever mon fils jusque dans mes bras? La voix lui manqua, un melange de colere et de douleur le prenant a la gorge. Genevieve ne l'ecoutait pas; elle avait jete les yeux sur le lit d'Andre, et le voyait pale et sans connaissance dans les bras du medecin et du cure. Elle ne songea plus qu'a courir vers lui, et, se levant, elle essaya d'en approcher malgre les menaces du marquis. --Jour de Dieu! maudite creature, s'ecria-t-il en se mettant devant elle, si tu fais un pas de plus, je te jette dehors a coups de fouet! --Que Dieu me punisse si vous y touchez seulement avec une plume! dit Joseph en se jetant entre eux deux. Le marquis recula de surprise. --Comment, Joseph! dit-il, tu prends le parti de cette vagabonde? Ne trouvais-tu pas que j'avais raison de la detester et d'empecher Andre.... --C'est possible, interrompit Joseph; mais je ne peux pas entendre parler a une femme comme vous le faites; sacredieu! monsieur de Morand, vous ne devriez pas apprendre cela de moi. --J'aime bien que tu me donnes des lecons, reprit le marquis. Allons! emmene-la a tous les diables et que je ne la revoie jamais! --Genevieve, dit Joseph en offrant son bras a la jeune fille, venez avec moi, je vous prie, ne vous exposez pas a de nouvelles injures. --Ne me defendrez-vous pas contre lui? repondit Genevieve, refusant avec force de se laisser emmener. Ne lui direz-vous pas que je ne suis ni une miserable ni une effrontee? Dites-lui, Joseph, dites-lui que je suis une honnete fille, que je suis Genevieve la fleuriste qu'il a recue une fois dans sa maison avec bonte. Dites-lui que je ne peux ni ne veux faire de mal a personne, que j'aime Andre et que j'en suis aimee; mais que je suis incapable de lui donner un mauvais conseil... Monsieur le marquis, demandez a M. Joseph Marteau si je suis ce que vous croyez. Laissez-moi approcher du lit d'Andre. Si vous craignez que ma vue ne lui fasse du mal, je me cacherai derriere son rideau; mais laissez-moi le voir pour la derniere fois... Apres, vous me chasserez si vous voulez, mais laissez-moi le voir... Vous n'etes pas un mechant homme, vous n'etes pas mon ennemi; que vous ai-je fait? Vous ne pouvez maltraiter une femme. Accordez-moi ce que je vous demande. En parlant ainsi, Genevieve etait retombee a genoux et cherchait a s'emparer d'une des grosses mains du marquis. Elle etait si belle dans sa paleur, avec ses joues baignees de larmes, ses longs cheveux noirs qui, dans l'agitation de sa course, etaient tombes sur son epaule, et cette sublime expression que la douleur donne aux femmes, que Joseph jugea sa priere infaillible. Il pensa que nul homme, si afflige qu'il fut, ne pouvait manquer de voir cette beaute et de se rendre. "Allons, mon cher voisin, dit-il en s'unissant a Genevieve, accordez-lui ce qu'elle demande, et soyez sur que vous etes injuste envers elle. Qui sait d'ailleurs si sa vue ne guerirait pas Andre? --Elle le tuerait! s'ecria le marquis, dont la colere augmentait toujours en raison de la douceur et de la moderation des autres. Mais heureusement, ajouta-t-il, le pauvre enfant n'est pas en etat de s'apercevoir que cette impudente est ici. Sortez, mademoiselle, et n'esperez pas m'adoucir par vos basses cajoleries. Sortez, ou j'appelle mes valets d'ecurie pour vous chasser. En meme temps il la poussa si rudement qu'elle tomba dans les bras de Joseph. "Ah! c'est trop fort! s'ecria celui-ci. Marquis! tu es un butor et un rustre! Cette honnete fille parlera a ton fils, et si tu le trouves mauvais, tu n'as qu'a le dire: en voici un qui te repondra." En parlant ainsi, Joseph Marteau montra un de ses poings au marquis, tandis que de l'autre bras il souleva Genevieve et la porta aupres du lit d'Andre. M. de Morand, stupefait d'abord, voulut se jeter sur lui; mais Joseph, selon l'usage rustique du pays, prit une paille qu'il tira precipitamment du lit d'Andre, et la mettant entre lui et M. de Morand: --Tenez, marquis, lui dit-il, il est encore temps de vous raviser et de vous tenir tranquille. Je serais au desespoir de manquer a un ami et a un homme de votre age; mais le diable me rompe comme cette paille si je me laisse insulter, fut-ce par mon pere! entendez-vous? --Mes freres, au nom de Jesus-Christ, finissez cette scene scandaleuse, dit le cure. Monsieur le marquis, votre fils reconnait cette jeune fille: c'est peut-etre la volonte de Dieu qu'elle le ramene a la vie. C'est une fille pieuse et qui a du prier avec ferveur. Si vous ne voulez pas que votre fils l'epouse, prenez-vous-y du moins avec le calme et la dignite qui conviennent a un pere. Je vous aiderai a faire comprendre a ces enfants que leur devoir est d'obeir. Mais dans ce moment-ci vous devez ceder quelque chose si vous voulez qu'on vous cede tout a fait plus tard. Et vous, monsieur Joseph, ne parlez pas avec cette violence, et ne menacez pas un vieillard aupres du lit de souffrance de son enfant, et peut-etre aupres du lit de mort d'un chretien. Joseph n'avait pas abjure un certain respect pour le caractere ecclesiastique et pour les remontrances pieuses. Il etait capable de chanter des chansons obscenes au cabaret et de rire des choses saintes le verre a la main; mais il n'aurait pas ose entrer dans l'eglise de son village le chapeau sur la tete, et il n'eut, pour rien au monde, insulte le vieux pretre qui lui avait fait faire sa premiere communion. --Monsieur le cure, dit-il, vous avez raison; nous sommes des fous. Que M. de Morand s'apaise ce soir, je lui ferai des excuses demain. --Je ne veux pas de vos excuses, repondit le marquis d'un ton d'humeur qui marquait que sa colere etait a demi calmee; et quant a M. le cure, ajouta-t-il entre ses dents, il pourrait bien garder ses sermons pour l'heure de la messe... Que cette fille sorte d'ici, et tout sera fini. --Qu'elle reste, je vous prie, monsieur, dit le medecin; votre fils eprouve reellement du soulagement a son approche. Regardez-le: ses yeux ont repris un peu de mobilite, et il semble qu'il cherche a comprendre sa situation. En effet, Andre, apres la profonde insensibilite qui avait suivi son acces de delire, commencait a retrouver la memoire, et, a mesure qu'il distinguait les traits de Genevieve, une expression de joie enfantine commencait a se repandre sur son visage affaisse. La main de Genevieve qui serra la sienne acheva de le reveiller. Il eut un mouvement convulsif; et, se tournant vers les personnes qui l'entouraient et qu'il reconnaissait encore confusement, il leur dit avec un sourire naif et pueril: "_C'est Genevieve!_" et il se mit a la regarder d'un air doucement satisfait. --Eh bien! oui, c'est Genevieve! dit le marquis en prenant le bras de la jeune fille et en la poussant vers son fils; puis il alla s'asseoir aupres de la cheminee, moitie heureux, moitie colere. --Oui, c'est Genevieve! disait Joseph triomphant, en criant beaucoup trop fort pour la tete debile de son ami. --C'est Genevieve, qui a prie pour vous, dit le cure d'une voix insinuante et douce en se penchant vers le malade. Remerciez Dieu avec elle. --Genevieve!... dit Andre en regardant alternativement le cure et sa maitresse d'un air de surprise; oui, Genevieve et Dieu! Il retomba assoupi, et tous ceux qui l'entouraient garderent un religieux silence. Le medecin placa une chaise derriere Genevieve et la poussa doucement pour l'y faire asseoir. Elle resta donc pres de son amant, qui de temps en temps s'eveillait, regardait autour de lui avec inquietude, et se calmait aussitot sous la douce pression de sa main. A chaque mouvement de son fils, le marquis se retournait sur son fauteuil de cuir et faisait mine de se lever; mais Joseph, qui s'etait assis de l'autre cote de la cheminee et qui lisait un journal oublie derriere le trumeau, lui adressait avec les yeux et le geste la muette injonction de se taire. Le marquis voyait en effet Andre retomber endormi sur l'epaule de Genevieve; et, dans la crainte de lui faire du mal, il restait immobile. Il est impossible d'imaginer quels furent les tourments de cet homme violent et absolu pendant les heures de cette silencieuse veillee. Le medecin s'etait jete sur un matelas et reposait au milieu de la chambre; il etait etendu la comme un gardien devant le lit de son malade; pret a s'eveiller au moindre bruit et a effrayer par une sentence menacante la conscience du marquis pour l'empecher de separer les deux amants. Joseph, emu et fatigue, ne comprenait rien a son journal, qui avait bien six mois de date, et de temps en temps tombait dans une espece de demi-sommeil ou il voyait passer confusement les objets et les pensees qui l'avaient tourmente durant cette nuit: tantot la riviere gonflee qui l'emportait lui et son cheval loin de Genevieve a demi noyee, tantot Andre mourant lui redemandant Genevieve, tantot le corbillard d'Andre suivi de Genevieve, qui relevait sa jupe par megarde et laissait voir sa jolie petite jambe. A cette derniere image, Joseph faisait un grand effort pour chasser le demon de la concupiscence des voies saintes de l'amitie, et il s'eveillait en sursaut. Alors il distinguait, a la lueur mourante de la lampe, la figure rouge du marquis luttant avec les tressaillements convulsifs de l'impatience, et leurs yeux se rencontraient comme ceux de deux chats qui guettent la meme souris. Pendant ce temps, le cure lisait son breviaire a la clarte du jour naissant. Un petit vent frais agitait les feuilles de la vigne qui encadrait la fenetre et jouait avec les rares cheveux blancs du bonhomme. A chaque soupir etouffe du malade, il abaissait son livre, relevait ses lunettes et protegeait de sa muette benediction le couple heureux et triste. Genevieve avait tant souffert, et le trot du cheval l'avait tellement brisee, qu'elle ne put resister. Malgre l'anxiete de sa situation, elle ceda, et laissa tomber sa jolie tete aupres de celle d'Andre. Ces deux visages, pales et doux, dont l'un semblait a peine plus age et plus male que l'autre, reposerent une demi-heure sur le meme oreiller pour la premiere fois et sous les yeux d'un pere irrite et vaincu, qui fremissait de colere a ce spectacle et qui n'osait les separer. Quand le jour fut tout a fait venu, le cure, ayant acheve son breviaire, s'approcha du medecin, et ils eurent ensemble une consultation a voix basse. Le medecin se leva sans bruit, alla toucher le pouls d'Andre et les arteres de son front; puis il revint parler au cure. Celui-ci s'approcha alors de Genevieve, qui s'etait doucement eveillee pour ceder la main de son amant a celle du medecin. Elle ecouta le cure, fit un signe de tete respectueux et resigne; puis alla trouver Joseph et lui parla a l'oreille. Joseph se leva. Le marquis avait fini par s'endormir. Quand il s'eveilla, il se trouva seul dans la chambre avec son fils et le medecin. Ce dernier vint a lui et lui dit: --M. le cure a juge prudent et convenable de faire retirer la jeune personne, dont la presence ou le depart aurait pu agir trop violemment dans quelques heures sur les nerfs du malade. Je me suis assure de l'etat du pouls. La fievre etait presque tombee, et la faiblesse de votre fils permettait de compter sur le defaut de memoire. En effet, le malade s'est eveille sans chercher Genevieve et sans montrer la moindre agitation. Tout a l'heure, il m'a demande si je n'avais pas vu cette nuit une femme blanche aupres de son lit. Je lui ai persuade qu'il avait vu en reve cette apparition; maintenez-le dans cette erreur, et gardez-vous de rien dire qui le ramene a un sentiment trop vif de la realite. Je vois maintenant a cette maladie des causes purement morales; je vous declare que vous pouvez mieux que moi guerir votre fils. --Oui, oui, je le menagerai, dit le marquis; mais n'esperez pas que je donne mon consentement au mariage; j'aimerais mieux le voir mourir. --Le mariage ne me regarde pas, dit le medecin; mais si vous voulez tuer votre fils par le chagrin et la violence, avertissez-moi des aujourd'hui; car, dans ce cas, je n'ai plus rien a faire ici. Le marquis n'avait jamais trouve une franchise si apre autour de lui. Depuis plus de trente ans personne n'avait ose le contrarier, et depuis quelques heures tous se permettaient de lui resister. Dans la crainte de perdre son fils, il le traita doucement jusqu'au jour de la convalescence; mais, dans son coeur, il amassa contre Genevieve une haine implacable. XV. Genevieve rentra chez elle tres-lasse et un peu calmee. Joseph retourna tous les jours aupres d'Andre, et tous les soirs il vint donner de ses nouvelles a Genevieve. La guerison du jeune homme fit des progres rapides, et quinze jours apres il commencait a se promener dans le verger, appuye sur le bras de son ami. Mais, pendant cette quinzaine, Genevieve avait lu clairement dans sa destinee. Elle n'avait jamais soupconne jusque-la l'horreur que son mariage avec Andre inspirait au marquis; elle avait entrevu confusement des obstacles dont Andre essayait de la distraire. L'accueil cruel du marquis dans cette triste nuit ne l'affecta d'abord que mediocrement; mais quand ses anxietes cesserent avec le danger de son amant, elle reporta ses regards sur les incidents qui l'avaient conduite aupres de son lit. La figure, les menaces et les insultes de M. de Morand lui revinrent comme le souvenir d'un mauvais reve. Elle se demanda si c'etait bien elle, la fiere, la reservee Genevieve, qui avait ete injuriee et souillee ainsi. Alors elle examina sa conduite exaltee, sa situation equivoque, son avenir incertain; elle se vit, d'un cote, perdue dans l'opinion de ses compatriotes si elle n'epousait pas Andre; de l'autre, elle se vit meprisee, repoussee et detestee par un pere orgueilleux et entete, qui serait son implacable ennemi si elle epousait Andre malgre sa defense. Une prevision encore plus cruelle vint se meler a celle-la. Elle crut deviner les motifs de la conduite d'Andre; elle s'expliqua ses longues absences, son air tourmente et distrait aupres d'elle, son impatience et son effroi en la quittant; elle fremit de se voir dans une position si difficile, appuyee sur un si faible roseau, et de decouvrir dans le coeur de son amant la meme incertitude que dans les evenements dont elle etait menacee. Elle jeta les yeux avec tristesse sur sa gloire et son bonheur de la veille, et mesura en tremblant l'abime infranchissable qui la separait deja du passe. Calme et prudente, Genevieve, avant de s'abandonner a ces terreurs, voulut savoir a quel point elles etaient fondees. Elle questionna Joseph. Il ne fallait pas beaucoup d'adresse pour le faire parler. Il avait une finesse excessive pour se tirer des embarras qu'il trouvait a la hauteur de son bras et de son oeil; mais les susceptibilites du coeur de Genevieve n'etaient pas a sa portee. Il l'admirait sans la comprendre et la contemplait tout ravi, comme une vision enveloppee de nuages. Il se confia donc au calme apparent avec lequel elle l'interrogea sur les dispositions du marquis et sur le caractere d'Andre. Il crut qu'elle savait deja a quoi s'en tenir sur l'obstination de l'un et sur l'irresolution de l'autre, et il lui donna sur ces deux questions si importantes pour elle les plus cruels eclaircissements. Genevieve, qui voulait puiser son courage dans la connaissance exacte de son malheur, ecoutait ces tristes revelations avec un sang-froid heroique, et quand Joseph croyait l'avoir consolee et rassuree en lui disant: "Bonsoir, Genevieve; il ne faut pas que cela vous tourmente: Andre vous aime; je suis votre ami; nous combattrons le sort," Genevieve s'enfermait dans sa chambre et passait des nuits de fievre et de desespoir a savourer le poison que la sincerite de Joseph lui avait verse dans le coeur. Joseph, de son cote, commencait a prendre un interet singulier a la douleur de Genevieve, et il eprouvait une etrange impatience. Il guettait le moment ou il pourrait parler d'elle avec Andre; mais Andre semblait fuir ce moment. A mesure que ses forces physiques revenaient, son vrai caractere reprenait le dessus, et de jour en jour la crainte remplacait l'espoir que son pere lui avait laisse entrevoir un instant. Il ne savait pas que Genevieve etait venue aupres de son lit, il ne savait pas a quel point elle avait souffert pour lui. Il se laissait aller paresseusement au bien-etre de la convalescence, et s'il desirait sincerement de voir arriver le jour ou il pourrait aller la trouver, il est certain aussi qu'il craignait le jour ou son pere enflerait sa grosse voix pour lui dire: _D'ou venez-vous?_ Genevieve attendait, pour le juger et prendre un parti, la conduite qu'il tiendrait avec elle; mais il demeurait dans l'indecision. Chaque jour elle demandait a Joseph s'il lui avait parle d'elle, et Joseph repondait ingenument que non. Enfin un jour il crut lui apporter une grande consolation en lui racontant qu'Andre lui avait ouvert son coeur, qu'il avait parle d'elle avec enthousiasme, et de la cruaute de son pere avec desespoir. --Et qu'a-t-il resolu? demanda Genevieve. --Il m'a demande conseil, repondit Joseph. --Et c'est tout? --Il s'est jete dans mes bras en pleurant, et m'a supplie de l'aider et de le proteger dans son malheur. Genevieve eut sur les levres un sourire imperceptible. Ce fut toute l'expansion d'une ame offensee et dechiree a jamais. "Et j'ai promis, reprit Joseph, de donner pour lui mon dernier vetement et ma derniere goutte de sang; pour lui et pour vous, entendez-vous, mademoiselle Genevieve?" Elle le remercia d'un air distrait qu'il prit pour de l'incredulite. --Oh! vous ne vous fiez pas a mon amitie, je le sais, dit-il. Andre doit vous avoir raconte que _dans les temps_ j'etais un peu contraire a votre mariage; je ne vous connaissais pas, Genevieve; a present je sais que vous etes un _bon sujet_, un _bon coeur_, et je ne ferais pas moins pour vous que pour ma propre soeur. --Je le crois, mon cher monsieur Marteau, dit Genevieve en lui tendant la main. Vous m'avez donne deja bien des preuves d'amitie durant cette cruelle quinzaine. A present je suis tranquille sur la sante d'Andre, et, grace a vous, j'ai supporte sans mourir les plus affreuses inquietudes. Je n'abuserai pas plus longtemps de votre compassion; j'ai une cousine a Gueret qui m'appelle aupres d'elle, et je vais la rejoindre. --Comment! vous partez? dit Joseph, dont la figure prit tout a coup, et a son insu, une expression de tristesse qu'elle n'avait peut-etre jamais eue. Et quand? et pour combien de temps? --Je pars bientot, Joseph, et je ne sais pas quand je reviendrai. --Eh quoi! vous quittez le pays au moment ou Andre va etre gueri et pourra venir vous voir tous les jours? --Nous ne nous reverrons jamais! dit Genevieve pale et les yeux leves au ciel. --C'est impossible, c'est impossible! s'ecria Joseph. Qu'a-t-il fait de mal? qu'avez-vous a lui reprocher? Voulez-vous le faire mourir de chagrin? --A Dieu ne plaise! Dites-lui bien, Joseph, que c'est une affaire pressee... ma cousine dangereusement malade, qui m'a forcee de partir; que je reviendrai bientot, plus tard.. Dites d'abord dans quelques jours, et puis vous direz ensuite dans quelques semaines, et puis enfin dans quelques mois. D'ailleurs j'ecrirai; je trouverai des pretextes; je lui laisserai d'abord de l'esperance, et puis peu a peu je l'accoutumerai a se passer de moi... et il m'oubliera. --Que le diable l'emporte s'il vous oublie! dit Joseph d'une voix alteree; quant a moi, je vivrais cent ans, que je me souviendrais de vous!... Mais enfin dites-moi, Genevieve, pourquoi voulez-vous partir, si vous n'etes pas fachee contre Andre? --Non, je ne suis pas fachee contre lui, dit Genevieve avec douceur. Pauvre enfant! comment pourrais-je lui faire un reproche d'etre ne esclave? Je le plains et je l'aime; mais je ne puis lui faire aucun bien, et je puis lui apporter tous les maux. Ne voyez-vous pas que deja ce malheureux amour lui a cause tant d'agitations et d'inquietudes qu'il a failli en mourir? ne voyez-vous pas que notre mariage est impossible? --Non, mordieu! je ne vois pas cela. Andre a une fortune independante; il sera bientot en age de la reclamer et de se debarrasser de l'autorite de son pere. --C'est un affreux parti, et qu'il ne prendra jamais, du moins d'apres mon conseil. --Mais je l'y deciderai, moi! dit Joseph en levant les epaules. --Ce sera en pure perte, repondit Genevieve avec fermete. De telles resolutions deviennent quelquefois inevitables pour les ames les plus honnetes; mais, pour qu'elles n'aient rien d'odieux, il faut que toutes les voies de douceur et d'accommodement soient epuisees, il faut avoir tente tous les moyens de flechir l'autorite paternelle, et Andre ne peut que desobeir en cachette a son pere ou le braver de loin. --C'est vrai! dit Joseph, frappe du bon sens de Genevieve. --Pour moi, ajouta-t-elle, je ne saurai ni descendre a implorer un homme comme le marquis de Morand, ni m'elever a la hardiesse de diviser le fils et le pere. Si je n'avais pas de remords, j'aurais certainement des regrets, car Andre ne serait ni tranquille ni heureux apres un pareil dementi a la timidite de son caractere et a la douceur de son ame. Il est donc necessaire de renoncer a ce mariage imprudent et romanesque; il en est temps encore... Andre n'a contracte aucun engagement envers moi. En prononcant ces derniers mots, le visage de Genevieve se couvrit d'une orgueilleuse rougeur, et Joseph, l'homme le plus sceptique de la terre lorsqu'il s'agissait de la vertu des grisettes, sentit sa conviction subjuguee; il crut lire tout a coup sur le front de Genevieve son inviolable purete. "Ecoutez, lui dit-il en se levant et en lui prenant la main avec une rudesse amicale, je ne suis ni galant ni romanesque; je n'ai, pour vous plaire, ni l'esprit ni le savoir d'Andre. Il vous aime d'ailleurs, et vous l'aimez... Je n'ai donc rien a dire..." Et il sortit brusquement, croyant avoir dit quelque chose. Genevieve, etonnee, le suivit des yeux, et chercha a interpreter l'emotion que trahissaient sa figure et son attitude; mais elle n'en put deviner le motif, et reporta sur elle-meme ses tristes pensees. Depuis bien des jours elle n'avait plus le courage de travailler. Elle s'efforcait en vain de se mettre a l'ouvrage; de violentes palpitations l'oppressaient des qu'elle se penchait sur sa table, et sa main tremblante ne pouvait plus soutenir le fer ni les ciseaux. La lecture lui faisait plus de mal encore. Son imagination trouvait a chaque ligne un nouveau sujet de douleur. "Helas! se disait-elle alors, c'etait bien la peine de m'apprendre ce qu'il faut savoir pour sentir le bonheur!" Elle pleurait depuis une heure a sa fenetre lorsqu'elle vit venir Henriette. Elle eut envie de se renfermer et de ne pas la recevoir; mais il y avait longtemps qu'elle evitait son amie, elle craignit de l'offenser ou de l'affliger; et, se hatant d'essuyer ses larmes, elle se resigna a cette visite. Mais au lieu de venir l'embrasser comme de coutume, Henriette entra d'un air froid et sec, et tira brusquement une chaise, sur laquelle elle se posa avec roideur. "Ma chere, lui dit-elle apres un instant de silence consacre a preparer sa harangue et son maintien, je viens te dire _une chose_." Puis elle s'arreta pour voir l'effet de ce debut. --Parle, ma chere, repondit la patiente Genevieve. --Je viens te dire, reprit Henriette en s'animant peu a peu malgre elle, que je ne suis pas contente de toi: ta conduite n'est pas celle d'une amie. Je ne te parle pas de tes devoirs envers la _societe_: tu foules aux pieds tous les _principes_; mais je me plains de ton ingratitude envers moi, qui me suis employee a te servir et a te rendre heureuse. Sans moi tu n'aurais jamais eu l'esprit de decider Andre a t'epouser; et si tu deviens jamais madame la marquise, tu pourras bien dire que tu le dois a mon amitie plus qu'a ta prudence. Tout ce que je te demande, c'est de rester avec lui et de me laisser Joseph. --Qu'est-ce que vous voulez dire par la? demanda Genevieve avec un dedain glacial. --Je veux dire, s'ecria Henriette en colere, que tu es une petite coquette hypocrite et effrontee; que tu n'as pas l'air d'y toucher, mais que tu sais tres-bien attirer et cajoler les hommes qui te plaisent. C'est un bonheur pour toi d'etre si meprisante et d'avoir le coeur si froid! car tu serais sans cela la plus grande devergondee de la terre. Sois ce qu'il te plaira, je ne m'en soucie pas; mais prends tes adorateurs ailleurs que sous mon bras. Je ne chasse pas sur tes terres; je n'ai jamais adresse une oeillade a ton marjolet de marquis. Si j'avais voulu m'en donner la peine, il n'etait pas difficile a enflammer, le pauvre enfant, et mes yeux valent bien les tiens... Genevieve, revoltee de ce langage, haussa les epaules et detourna la tete vers la fenetre. "Oui! oui! continua Henriette, fais la sainte victime, tu ne m'y prendras plus. Ecoute, Genevieve, fais a ta tete, prends deux ou trois galants, couvre-toi de ridicule, livre-toi a la risee de toute la ville, je n'y peux rien et je ne m'en melerai plus; mais je t'avertis que si Joseph Marteau vient encore ici demain passer deux heures tete a tete avec toi, comme il fait tous les soirs depuis quinze jours, je viendrai sous ta fenetre avec un galant nouveau; car je te prie de croire que je ne suis pas au depourvu, et que j'en trouverai vingt en un quart d'heure qui valent bien M. Joseph Marteau... Mais sache que ce galant aura avec lui tous les jeunes gens de la ville, et que tu seras regalee du plus beau charivari dont le pays ait jamais entendu parler. Ce n'est pas que j'aime M. Joseph, je m'en soucie comme de toi; mais je n'entends pas porter encore le ruban jaune a mon bonnet. Je ne suis pas d'age a servir de pis-aller. --Infamie! infamie! murmura Genevieve pale et pres de s'evanouir; puis elle fit un violent effort sur elle-meme, et, se levant, elle montra la porte a Henriette d'un air imperatif. "Mademoiselle, lui dit-elle, je n'ai plus qu'un soir a passer ici; si vous aviez autant de vigilance que vous avez de grossierete, vous auriez ecoute a ma porte il y a une heure, ce qui eut ete parfaitement digne de vous; vous m'auriez alors entendu dire a M. Joseph Marteau que je quittais le pays, et vous auriez ete rassuree sur la possession de votre amant. Maintenant, sortez, je vous prie. Vous pourrez demain couvrir d'insultes les murs de cette chambre; ce soir elle est encore a moi; sortez!" En prononcant ce dernier mot, Genevieve tomba evanouie, et sa tete frappa rudement contre le pied de sa chaise. Henriette, epouvantee et honteuse de sa conduite, se jeta sur elle, la releva, la prit dans ses bras vigoureux et la porta sur son lit. Quand elle eut reussi a la ranimer, elle se jeta a ses pieds et lui demanda pardon avec des sanglots qui partaient d'un coeur naturellement bon. Genevieve le sentit, et, pardonnant au caractere emporte et au manque d'education de son amie, elle la releva et l'embrassa. --Tu nous aurais epargne a toutes deux une affreuse soiree, lui dit-elle, si tu m'avais interrogee avec douceur et confiance, au lieu de venir me faire une scene cruelle et folle. Au premier mot de soupcon, je t'aurais rassuree... --Ah! Genevieve, la jalousie raisonne-t-elle? repondit Henriette; prend-elle le temps d'agir, seulement? Elle crie, jure et pleure; c'est tout ce qu'elle sait faire. Comment, ma pauvre enfant, tu partais, et moi je t'accusais! Mais pourquoi partais-tu sans me rien dire? Voila comme tu fais toujours: pas l'ombre de confiance envers moi. Et pourquoi diantre en as-tu plus pour M. Joseph que pour ton amie d'enfance? Car, enfin, je n'y concois rien!... --Ah! voila tes soupcons qui reviennent? dit Genevieve en souriant tristement. --Non, ma chere, reprit Henriette; je vois bien que tu ne veux pas me l'enlever, puisque tu t'en vas. Mais il est hors de doute que cet imbecile-la est amoureux de toi... --De moi? s'ecria Genevieve stupefaite. --Oui, de toi, reprit Henriette; de toi, qui ne te soucies pas de lui, j'en suis sure; car enfin tu aimes Andre, tu pars avec lui, n'est-ce pas? Vous allez vous marier hors du pays? --Oui, oui, Henriette; tu sauras tout cela plus tard; aujourd'hui il m'est impossible de t'en parler; ce n'est pas manque de confiance en toi, mon enfant. Je t'ecrirai de Gueret, et tu approuveras toute ma conduite... Parlons de toi; tu as donc des chagrins aussi? --Oh! des chagrins a devenir folle; et c'est toi, ma pauvre Genevieve, qui en es cause, bien innocemment sans doute! Mais que veux-tu que je te dise? je ne peux pas m'empecher d'etre bien aise de ton depart; car enfin tu vas etre heureuse avec ton amant, et moi je retrouverai peut-etre le bonheur avec le mien. --Vraiment, Henriette, je ne savais pas qu'il fut ton amant. Tu m'as toujours soutenu le contraire quand je t'ai plaisantee sur lui. Tu te plains de n'avoir pas ma confiance; que te dirai-je de la tienne, menteuse? Henriette rougit; puis, reprenant courage: "Eh bien! c'est vrai, dit-elle, j'ai eu tort aussi; mais le fait est qu'il m'aimait a la folie il n'y a pas longtemps, et, malgre toute ma prudence, il s'y est pris si habilement, le sournois! qu'il a reussi a se faire aimer. Eh bien! le voila qui pense a une autre. Le scelerat! depuis cette maudite promenade que vous avez faite ensemble au clair de la lune pour aller voir Andre qui se mourait, M. Joseph n'a plus la tete a lui: il ne parle que de toi, il ne reve qu'a toi, il ne trouve plus rien d'aimable en moi. Si je crie a la vue d'une souris ou d'une araignee: "Ah! dit-il, Genevieve n'a peur de rien; c'est un petit dragon." Si je me mets en colere: "Ah! Genevieve ne se fache jamais; c'est un petit ange." Et "Genevieve aux grands yeux..." et "Genevieve au petit pied..." Tout cela n'est pas amusant a entendre repeter du matin au soir; de sorte que j'avais fini par te detester cordialement, ma pauvre Genevieve. --Si je revois jamais M. Joseph, dit Genevieve, je lui ferai certainement des reproches pour le beau service que m'a rendu son amitie; mais je n'en aurai pas de si tot l'occasion. En attendant, il faut que je lui ecrive; donne-moi l'ecritoire, Henriette. [Illustration: Et elle s'appuya en chancelant contre la croix.] --Comment! il faut que tu lui ecrives? s'ecria Henriette, dont les yeux etincelerent. --Oui vraiment, repondit Genevieve en souriant; mais rassure-toi, ma chere, la lettre ne sera pas cachetee, et c'est toi qui la lui remettras. Seulement, je te prie de ne pas la lire avant de la lui donner. --Ah! tu as des secrets avec Joseph! --Cela est vrai, Henriette, je lui ai confie un secret; il te le dira, j'y consens. --Et pourquoi commences-tu par lui? Tu n'as donc pas confiance en moi? tu me crois donc incapable de garder un secret? --Oui, Henriette, incapable, repondit Genevieve en commencant sa lettre. --Comme tu es drole! dit Henriette en la regardant d'un air stupefait. Enfin, il n'y a que toi au monde pour avoir de pareilles idees! Ecrire a un jeune homme! tu trouves cela tout simple! et me donner la lettre, a moi qui suis sa maitresse! et me dire: La voila; elle n'est pas cachetee, tu ne la liras pas. --Est-ce que j'ai tort de croire a ta delicatesse? dit Genevieve ecrivant toujours. --Non, certes; mais enfin c'est une commission bien singuliere; et moi qui viens de faire une scene epouvantable a Joseph, quelle figure vais-je faire en lui portant une lettre de toi? une lettre!... --Mais, ma chere, dit Genevieve, une lettre est une lettre; qu'y a-t-il de si tendre et de si intime dans l'envoi d'un papier plie? --Mais, ma chere, repondit Henriette, entre jeunes gens et jeunes filles on ne s'ecrit que pour se parler d'amour. De quoi peut-on se parler, si ce n'est de cela? --En effet, je lui parle d'amour, repondit Genevieve, mais de l'amour d'un autre. Va, Henriette, emporte ce billet, et ne le remets pas demain avant midi. Embrasse-moi. Adieu! [Illustration: Ils apercurent Genevieve assise dans un coin.] XVI. Genevieve passa la nuit a mettre tout en ordre. Elle fit ses cartons, et en touchant toutes ces fleurs qu'Andre aimait tant, elle y laissa tomber plus d'une larme. "Voici, leur disait-elle dans l'exaltation de ses pensees, la rosee qui desormais vous fera eclore. Ah! dessechez-vous, tristes filles de mon amour! Lui seul savait vous admirer, lui seul savait pourquoi vous etiez belles. Vous allez palir et vous effeuiller aux mains des indifferents: parmi eux je vais me fletrir comme vous. Helas! nous avons tout perdu; vous aussi, vous ne serez plus comprises!" Elle fit un autre paquet des livres qu'Andre lui avait donnes; mais la vue de ces livres si chers lui fut bien douloureuse. "C'est vous qui m'avez perdue, leur disait-elle. J'etais avide de savoir vous lire, mais vous m'avez fait bien du mal! Vous m'avez appris a desirer un bonheur que la societe reprouve et que mon coeur ne peut supporter. Vous m'avez forcee a dedaigner tout ce qui me suffisait auparavant. Vous avez change mon ame, il fallait donc aussi changer mon sort!" Genevieve fit tous les apprets de son depart avec l'ordre et la precision qui lui etaient naturels. Quiconque l'eut vue arranger tout son petit bagage de femme et d'artiste, et tapisser d'ouate la cage ou devait voyager son chardonneret favori, l'eut prise pour une pensionnaire allant en vacances. Son coeur etait cependant devore de douleur sous ce calme apparent. Elle ne se laissait aller a aucune demonstration violente, mais personne ne recevait des atteintes plus profondes; son ame rongeait son corps sans tacher sa joue ni plisser son front. Le lendemain, a sept heures du matin, Genevieve, tristement cahotee dans la patache de Gueret, quitta le pays. Il n'y eut ni amis, ni larmes, ni petits soins a son depart. Elle s'en alla seule, comme elle avait longtemps vecu, ne s'inquietant ni de la misere ni de la fatigue, se fiant a elle-meme pour gagner son pain, ne demandant secours a personne, ne se plaignant de rien, mais emportant au fond de son ame une plaie incurable, le souvenir d'une esperance morte a jamais pour elle. Henriette remit la lettre a Joseph d'un air de suffisance et de magnanimite auquel le bon Marteau ne fit pas attention. En voyant la signature de Genevieve, il se troubla, eut quelque peine a comprendre la lettre, la relut deux fois; puis, sans rien repondre aux questions d'Henriette, il se mit a courir et monta tout haletant l'escalier de Genevieve. La clef etait a la porte; il entra sans songer a frapper, trouva la premiere et la seconde piece vides, et penetra dans l'atelier. Il n'y restait, de la presence de Genevieve, que quelques feuilles de roses en baptiste eparses sur la table. Un autre que Joseph les eut tendrement recueillies; il les prit dans sa main, les froissa avec colere et les jeta sur le carreau en jurant. Puis il courut seller son cheval et partit pour le chateau de Morand. "Tout cela est bel et bon, mais Genevieve est partie!" C'est ainsi qu'il entama la conversation en entrant brusquement dans la chambre d'Andre. Andre devint pale, se leva et retomba sur sa chaise, sans rien comprendre a ce que disait Joseph, mais frappe de terreur a l'idee d'une souffrance nouvelle. Joseph lui fit une scene incomprehensible, lui reprocha sa lachete, sa froideur, et, quand il eut tout dit, s'apercut enfin qu'il avait afflige et epouvante Andre sans lui rien apprendre. Alors il se souvint des recommandations de Genevieve et des menagements que demandait encore la sante de son ami; sa premiere vivacite apaisee, il sentit qu'il s'y etait pris d'une maniere cruelle et maladroite. Embarrasse de son role, il se promena dans la chambre avec agitation, puis tira la lettre de Genevieve de son sein et la jeta sur la table. Andre lut: "Adieu, Joseph. Quand vous recevrez ce billet, je serai partie, tout sera fini pour moi. Ne me plaignez pas, ne vous affligez pas. J'ai du courage, je fais mon devoir, et il y a une autre vie que celle-ci. Dites a Andre que ma cousine s'est trouvee tout a coup si mal que j'ai ete obligee de partir sur-le-champ sans attendre qu'il put venir me voir. Dites-lui que je reviendrai bientot; suivez les instructions que je vous ai donnees hier, habituez-le peu a peu a m'oublier, ou du moins a renoncer a moi. Dites a son pere que je le supplie de traiter Andre avec douceur, et que je suis partie pour jamais. Adieu, Joseph. Merci de votre amitie; reportez-la sur Andre. Je n'ai plus besoin de rien. Aimez Henriette, elle est sincere et bonne; ne la rendez pas malheureuse; sachez, par mon exemple, combien il est affreux de perdre l'esperance. Plus tard, quand tout sera repare, gueri, oublie, souvenez-vous quelquefois de Genevieve." --Mais pourquoi? qu'ai-je fait, comment ai-je merite qu'elle m'abandonne ainsi? s'ecria Andre au desespoir. --Je n'en sais, ma foi, rien, repondit Joseph. Le diable m'emporte si je comprends rien a vos amours! Mais ce n'est pas le moment de se creuser la cervelle. Ecoute, Andre, il n'y a qu'un mot qui vaille: es-tu decide a epouser Genevieve? --Decide! oui, Joseph. Comment peux-tu en douter? --Decide, bon. Maintenant es-tu sur de l'epouser? as-tu songe a tout? as-tu prevu la colere et la resistance de ton pere? as-tu fait ton plan? Veux-tu reclamer ta fortune et forcer son consentement, ou bien veux-tu vivre maritalement avec Genevieve dans un autre pays sans l'epouser, et prendre un etat qui vous fasse subsister tous deux? --Je ne ferai jamais cette derniere proposition a Genevieve. Je sais que je lui deviendrais odieux et que je rougirais de moi-meme le jour ou je chercherais a en faire ma maitresse, quand je puis en faire ma femme. --Tu resisteras donc a ton pere hardiment, franchement? --Oui. --Eh bien! a l'oeuvre tout de suite. Genevieve n'est pas bien loin. Il faut courir apres elle: tu es assez fort pour sortir; je vais mettre Francois au char a bancs de monsieur ton pere. Il le prendra comme il voudra cette fois-ci, et nous partirons tous deux. Nous rejoindrons la route de Gueret par la traverse, et nous ramenerons Genevieve a la ville. Voila pour aujourd'hui. Tu coucheras chez moi et tu ecriras une jolie petite lettre au marquis, dans laquelle tu lui demanderas doucement et respectueusement son consentement... ensuite nous verrons venir. Ce projet plut beaucoup a Andre. "Allons, dit-il, je suis pret." Joseph alla jusqu'a la porte, s'arreta pour reflechir et revint. --Que t'a dit ton pere, demanda-t-il, lorsque tu lui as parle de ton projet? --Ce qu'il m'a dit? reprit Andre etonne; je ne lui en ai jamais parle. --Comment, diable! tu n'es pas plus avance que cela? Et pourquoi ne lui en as-tu pas encore parle? --Et comment pourrais-je le faire? Sais-tu quel homme est mon pere quand on l'irrite? --Andre, dit Joseph en se rasseyant d'un air serieux, tu n'epouseras jamais Genevieve; elle a bien fait de renoncer a toi. --Oh! Joseph, pourquoi me parles-tu ainsi quand je suis si malheureux? s'ecria Andre en cachant son visage dans ses mains. Que veux-tu que je fasse? que veux-tu que je devienne? Tu ne sais donc pas ce que c'est que d'avoir vecu vingt ans sous le joug d'un tyran? Tu as ete eleve comme un homme, toi; et d'ailleurs la nature t'a fait robuste. Moi, je suis ne faible, et l'on m'a opprime... --Mais, par tous les diables! s'ecria Joseph, on n'eleve pas les hommes comme les chiens, on ne les persuade pas par la peur du fouet. Quel secret a donc trouve ton pere pour t'epouvanter ainsi? Crains-tu d'etre battu, ou te prend-il par la faim? l'aimes-tu, ou le hais-tu? es-tu devot ou poltron? Voyons, qu'est-ce qui t'empeche de lui dire une bonne fois: "Monsieur mon pere, j'aime une honnete fille, et j'ai donne ma parole de l'epouser. Je vous demande respectueusement votre approbation, et je vous jure que je la merite. Si vous consentez a mon bonheur, je serai pour toujours votre fils et votre ami; si vous refusez, j'en suis au desespoir, mais je ne puis manquer a mes devoirs envers Genevieve. Vous etes riche, j'ai de quoi vivre; separons nos biens; ceci est a vous, ceci est a moi; j'ai bien l'honneur de vous saluer. Votre fils respectueux, Andre." C'est comme cela qu'on parle ou qu'on ecrit. --Eh bien! Joseph, je vais ecrire, tu as raison. Je laisserai la lettre sur une table, ou je la ferai remettre par un domestique apres notre depart. Va preparer le char a bancs; mais prends bien garde qu'on ne te voie... --Ah! voila une parole d'ecolier qui tremble. Non, Andre, cela ne peut pas se faire ainsi. Je commence a voir clair dans ta tete et dans la mienne. J'ai des devoirs aussi envers Genevieve. Je suis son ami; je dois agir prudemment et ne pas la jeter dans de nouveaux malheurs par un zele inconsidere. Avant de courir apres elle et de contrarier une resolution qu'elle a encore la force d'executer, il faut que je sache si tu es capable de tenir la tienne. Il ne s'agit pas de plaisanter, vois-tu? Diantre! la reputation d'une fille honnete ne doit pas etre sacrifiee a une amourette de roman. --Tu es bien severe avec moi, Joseph! Il y a peu de temps, tu te moquais de moi parce que je prenais la chose au serieux, et tu te jouais d'Henriette comme jamais je n'ai songe a me moquer de ma chere, de ma respectee Genevieve. --Tu as raison, je raisonne je ne sais comment, et je dis des choses que je n'ai jamais dites. Je dois te paraitre singulier, mais a coup sur pas autant qu'a moi-meme; pourtant c'est peut-etre tout simple. Ecoute, Andre, il faut que je te dise tout. --Mon Dieu! que veux-tu dire, Joseph? tu me tourmentes et tu m'inquietes aujourd'hui a me rendre fou. --Tache de rassembler toutes les forces de ta raison pour m'ecouter. Ce que je vois de ta conduite et de celle de Genevieve me fait croire que tu n'as pas grande envie de l'epouser... ne m'interromps pas. Je sais que tu as bon coeur, que tu es honnete et que tu l'aimes; mais je sais aussi tout ce qui t'empechera d'en faire ta femme. Ecoute; Genevieve est deshonoree dans le pays; mais moi, je ne crois pas qu'elle ait ete ta maitresse... Je mettrais ma main au feu pour le soutenir... elle est aussi pure a present que le jour de sa premiere communion. --Je le jure par le Dieu vivant, s'ecria Andre; si mon ame n'avait pas eu pour elle un saint respect, son premier regard aurait suffi pour me l'inspirer! --Eh bien! ce que tu me dis la me decide tout a fait. Pese bien toutes mes paroles et reponds-moi dans une heure, ce soir ou demain au plus tard, si tu as besoin de reflexions; mois reponds-moi definitivement et sans retour sur ta parole. Veux-tu que j'offre a Genevieve de l'epouser? Si elle y consent, c'est dit! --Toi? s'ecria Andre en reculant de surprise. --Oui, moi, repondit Joseph. Le diable me pourfende si je n'y suis pas decide! Ce n'est pas une offre en l'air. C'est une chose a laquelle j'ai pense douze heures par jour depuis la nuit ou tu as ete si malade. Je m'en repentirai peut-etre un jour; mais aujourd'hui, je le sens, c'est mon devoir, c'est la volonte de Dieu. Genevieve est perdue, desesperee. Tu ne peux pas l'epouser, et si tu ne l'epouses pas, tu seras poursuivi par un remords eternel. Je suis votre ami. Une voix interieure me dit: "Joseph, tu peux tout reparer. On se moquera peut-etre de toi, mais ni Genevieve ni Andre ne seront ingrats. Ils consentiront a se separer pour jamais, et un jour ils te remercieront. En parlant ainsi, Joseph s'attendrit et s'eleva presque a la hauteur du role genereux et romanesque a l'abri duquel il esperait persuader a Andre de renoncer a Genevieve. Joseph n'etait rien moins qu'un heros de roman. C'etait un campagnard madre qui s'etait epris serieusement de Genevieve, et qui, entrevoyant l'esperance de la separer d'Andre, cedait a un egoisme bien excusable, et n'etait pas fache de hater cette rupture. Mais son caractere etait un singulier melange de ruse et de loyaute. Aussi, quand il vit qu'Andre, dupe d'abord de sa fausse generosite, apres l'avoir remercie avec effusion, refusait de renoncer a Genevieve, il abandonna sur-le-champ le reve de bonheur dont il s'etait berce. Quand il entendit Andre parler de sa passion avec cette espece d'eloquence dont il n'avait pas le secret, il revint a lui-meme: "Non, se dit-il interieurement, Genevieve ne pourrait pas oublier un si beau parleur pour s'affubler d'un rustre comme moi. Si le respect humain ou le depit la decidait a m'accepter, elle s'en repentirait, et j'aurais fait trois malheureux, Andre, elle et moi. D'ailleurs, se dit-il encore, Andre sait mieux aimer que moi. Il ne sait pas agir, mais il sait souffrir et pleurer. Voila ce qui gagne le coeur des femmes. Ce pauvre enfant n'aura peut-etre ni la force de l'epouser ni celle de l'abandonner. Dans tous les cas, il sera malheureux; mais je ne veux pas qu'il soit dit que j'y aie contribue, moi, Joseph Marteau, son ami d'enfance. Ce serait mal." C'est avec ces idees et ces maximes que Joseph Marteau, apres avoir passe en un jour par les sentiments les plus contraires, se resolut a hater de tout son pouvoir la reconciliation d'Andre avec Genevieve. --Je m'abandonne a toi comme a mon meilleur, comme a mon seul ami, lui dit Andre; dis-moi ce qu'il faut faire, aide-moi, reflechis et decide. J'executerai aveuglement tes ordres. --Eh bien! lui dit Joseph, il faut proceder honnetement, si nous voulons avoir l'assentiment de Genevieve. Va trouver ton pere sur-le-champ et demande-lui son consentement. S'il te l'accorde, ecris a Genevieve pour la prier de revenir; je porterai la lettre et je lui dirai tout ce qui pourra la decider. S'il refuse, nous partons sans le prevenir, et nous procedons cavalierement avec lui. --Ne pourrais-tu me sauver l'horreur de cet entretien? dit Andre; j'aimerais mieux me battre avec dix hommes que de parler a mon pere. --Impossible, impossible! dit Joseph; il refusera, il te brutalisera, il n'en faut pas douter; tant mieux! tous les torts seront de son cote, et nous aurons le droit d'agir vigoureusement. Andre se decida enfin, et trouva son pere occupe a nettoyer ses fusils de chasse. Il entra timidement et fit crier la porte en l'ouvrant lentement et d'une main tremblante. --Voyons, qu'y a-t-il? qu'est-ce que c'est? dit le marquis impatiente; pourquoi n'entrez-vous pas franchement? Vous avez toujours l'air d'un voleur ou d'un pauvre honteux. --Je viens vous demander un moment d'entretien, repondit Andre d'un air froid et craintif. C'etait la premiere fois qu'il essayait d'avoir une explication avec son pere. Le marquis fut si surpris qu'il leva les yeux et toisa Andre de la tete aux pieds. Il pressentit en un instant le sujet de cette demarche, et la colere s'alluma dans ses veines avant que son fils eut dit un mot. Tous deux garderent le silence, puis le marquis s'ecria: "Allons, tonnerre de Dieu! etes-vous venu ici pour me regarder le blanc des yeux? Parlez, ou allez-vous-en. --Je parlerai, mon pere, dit Andre, a qui le sentiment de l'offense donnait un peu de courage. Je viens vous declarer que je suis amoureux de Genevieve la fleuriste, et que mon intention est de l'epouser, si vous voulez bien m'accorder votre consentement... --Et si je ne l'accorde pas, s'ecria le marquis en se contenant un peu, que ferez-vous? --J'essaierai de vous flechir; et si je ne le peux pas... --Eh bien? Andre resta deux minutes sans repondre. Les yeux etincelants de son pere le tenaient en arret comme le lievre fascine sous le regard du chien de chasse. --Eh bien! monsieur l'epouseur de filles, dit le marquis d'un ton moqueur et meprisant, que ferez-vous si je vous defends de mettre les pieds hors de la maison d'ici a un an? --Je desobeirai a mon pere, repondit Andre en s'animant, car mon pere aura agi avec moi d'une maniere injuste et insensee. Rien au monde ne pouvait irriter le marquis plus que les paroles et le maintien de son fils. Un caractere plus hardi et plus souple aurait su flatter cet orgueil imperieux et brutal; mais Andre n'avait pas le courage de caresser un animal si rude. Tout ce qu'il pouvait, c'etait de faire bonne contenance devant lui et de ne pas s'abandonner a la tentation de fuir son aspect terrifiant. "Ah! nous y voila! dit le marquis en grincant des dents et en se frottant les mains: voila ou nous devions en venir! Eh bien! qu'il en arrive ce qu'il plaira a Dieu; pleurez, maigrissez, mourez; aussi bien les sots comme vous ne sont pas dignes de vivre; mais certainement, vous n'aurez pas mon consentement. Vous attendrez ma mort si vous voulez; je n'ai pas encore envie d'en finir pour vous laisser la liberte d'epouser une..." Andre fit un mouvement pour sortir afin de ne pas entendre injurier Genevieve. Le marquis le retint par le bras et le forca d'ecouter un deluge de menaces et d'imprecations. Il fit entrer dans ce sermon tres-peu chretien une espece de recrimination sentimentale a sa maniere. Il lui reprocha tous les bienfaits de sa tendresse, et lui presenta comme des preuves d'une adorable sollicitude les soins vulgaires qu'impose a tous les hommes le plus simple sentiment des devoirs de la paternite. Il le fit en des termes qui eussent rendu son discours aussi bouffon qu'il esperait le rendre pathetique, si Andre eut ete capable d'avoir une pensee plaisante en cet instant. "Quand vous etes venu au monde, lui dit-il, vous etiez si chetif et si laid, que pas une femme de la commune ne voulut vous prendre en nourrice: c'etait une trop grande responsabilite que de se charger de vous. Je trouvai enfin une pauvre miserable a la Chassaigne qui offrit de vous emporter; mais quand je vous vis dans son tablier, pauvre araignee, je craignis que le soleil ne vous fit fondre dans le trajet, et je vous tirai de la pour vous jeter sur mon propre lit. Alors je fis venir ma plus belle chevre, une chevre de deux ans qui venait de mettre bas pour la premiere fois, et je vous la donnai pour nourrice. Je fis tuer les chevreaux et je les mangeai, et pourtant c'etaient deux beaux chevreaux! tout le monde avait regret de voir deux _eleves_ d'une si bonne race aller a la boucherie; mais je ne reculai devant aucun sacrifice pour sauver cet avorton qui ne devait cependant me donner que des chagrins. Je vous gardai a la maison pendant les annees ou un enfant est le plus desagreable. Je me resignai a entendre les criailleries de maillot, que je deteste; vous n'avez pas fait une dent sans que j'aie donne un mouchoir ou un tablier a la servante qui prenait soin de vous. C'etait, ma foi, une belle fille! je n'avais pas choisi la plus laide du pays, et je la payais cher! je voulais qu'on n'eut pas a me reprocher d'avoir neglige quelque chose pour ce fils malingre qui me causait tant d'embarras et qui devait ne m'etre jamais bon a rien. Combien de fois ne me suis-je pas leve au milieu de la nuit pour vous preparer des _breuvages_ quand on venait me dire que vous aviez des convulsions!" Andre aurait pu trouver a toutes ces grandes actions de son pere des explications fort prosaiques. Sans parler des petits cadeaux a la servante qui, dans le pays, n'etaient pas uniquement attribues a la tendresse paternelle, il aurait pu se rappeler aussi que le marquis avait coutume de passer les nuits dans la plus grande agitation quand un de ses bestiaux etait malade; et, quant aux fameux _breuvages_ qu'il preparait lui-meme et pareils en tout a ceux qu'il distribuait largement a ses boeufs de travail, Andre avait souvent fait, dans son enfance, le rude essai de ses forces contre l'energie de ces potions diaboliques. Mais Andre etait si bon et si doux qu'il fut un instant emu et persuade par ces grossieres demonstrations d'amitie. Le marquis l'observait attentivement, tout en poursuivant sa declamation. Il vit sur son visage des traces d'attendrissement, et, empresse de ressaisir son empire, il en profita pour frapper les derniers coups. Mais il le fit d'une facon maladroite. Il se risqua a vouloir couvrir d'infamie la conduite de Genevieve, a la presenter comme une intrigante qui tachait d'envahir le coeur et la fortune d'un enfant credule. Andre retrouva, comme par enchantement, le peu de forces qu'il avait apportees a cet entretien. Il sortit en declarant a son pere qu'il appellerait a son secours la justice, le bon sens et les lois, s'il le fallait. Avec une resistance plus patiente et plus menagee, il aurait pu vaincre l'obstination du marquis; mais Andre craignait trop la fatigue du coeur et de l'esprit pour entreprendre une lutte quelconque. Joseph vint a sa rencontre sur l'escalier et lui dit: "J'ai entendu le commencement et la fin de la querelle. Cela s'est passe comme je m'y attendais. Le char a bancs est pret; partons." Ils partirent si lestement que le marquis n'eut pas le temps de s'en apercevoir. Joseph, enchante de faire un coup de tete, fouettait son cheval en riant aux eclats; et Andre, tout tremblant, songeait a la premiere journee qu'il avait passee avec Genevieve au _Chateau Fondu_, et qu'il avait conquise par une fuite pareille. Ils trouverent la patache, inclinee sur son brancard, a la porte d'un cabaret, dans un petit village de la Marche. Il ne faisait pas encore jour. Le conducteur savourait un cruchon de vin du pays, acide comme du vinaigre, et qu'il preferait fierement a celui des meilleurs crus. Joseph et Andre jeterent un regard empresse autour de la salle, qu'eclairait faiblement la lueur d'un maigre foyer. Ils apercurent Genevieve assise dans un coin, la tete appuyee sur ses mains et le corps penche sur une table. Andre la reconnut a son petit chale violet, qu'elle avait serre autour d'elle pour se preserver du froid du matin, et a une meche de cheveux noirs qui s'echappait de son bonnet et qui brillait sur sa main comme une larme. Succombant a la fatigue d'une nuit de cahots, la pauvre enfant dormait dans une attitude de resignation si douce et si naive qu'Andre sentit son coeur se briser d'attendrissement. Il s'elanca et la serra dans ses bras en la couvrant de baisers et de sanglots. Genevieve s'eveilla en criant, crut rever, et s'abandonna aux caresses de son amant, tandis que Joseph, emu peniblement, leur tourna le dos, et, dans sa colere, donna un grand coup de pied au chat qui dormait sur la cendre du foyer. Genevieve voulait resister et poursuivre sa route. Andre appela Joseph a son secours et le conjura d'attester la fermete de sa conduite envers son pere. Le bon Joseph imposa silence a sa mauvaise humeur et exagera la bravoure et les grandes resolutions d'Andre. Genevieve avait bien envie de se laisser persuader. On tint conseil. On donna pour boire au conducteur afin qu'il attendit une heure de plus, ce qui fut d'autant plus facile que Genevieve etait le seul voyageur de la patache. Genevieve fit observer que son depart devait deja etre connu de toute la ville de L....., qu'un brusque retour avec Andre serait un sujet de scandale ou de moquerie; jusque-la on pouvait croire a la maladie de sa cousine. Il ne fallait pas donner a toute cette histoire la tournure d'un depit amoureux ou d'un caprice romanesque. La jalousie d'Henriette impliquerait Joseph dans cette combinaison d'evenements d'une maniere etrange et ridicule. Andre, toujours ardent et courageux quand il ne s'agissait que de prevoir les obstacles, pretendait qu'il fallait fouler aux pieds toutes ces considerations. Joseph, plus tranquille, approuva toutes les observations de Genevieve, et decida, en dernier ressort, qu'elle devait passer huit jours a Gueret, tandis qu'Andre reviendrait a L..... et s'etablirait chez lui. Ce temps devait etre consacre a faire, par lettres, de nouvelles demarches respectueuses aupres du marquis, apres quoi on s'occuperait des demarches legales. Genevieve, a ce mot, secoua la tete sans rien dire; son parti etait pris de ne jamais recourir a ces moyens-la. Elle mettait son dernier espoir dans la perseverance d'Andre a persuader son pere; elle ignorait que cette perseverance avait dure une demi-heure et ne devait pas se ranimer. Ils se separerent donc avec mille promesses mutuelles de se rejoindre a la fin de la semaine et de s'ecrire tous les jours. Andre, selon les conseils de Joseph, ecrivit a son pere et ne recut pas de reponse. Genevieve resolut d'attendre le resultat de ces tentatives pour prendre un parti. Nouvelles lettres d'Andre, nouveau silence du marquis. Genevieve prolongea son absence. Andre, au desespoir, fit faire une premiere sommation a son pere et partit pour Gueret. Il se jeta aux pieds de Genevieve et la supplia de revenir avec lui, ou de lui permettre de rester pres d'elle. Elle etait pres de consentir a l'un ou a l'autre, lorsqu'il eut la mauvaise inspiration de lui apprendre le dernier acte de fermete qu'il venait de faire aupres du marquis. Cette nouvelle causa un profond chagrin a Genevieve; elle la desapprouva formellement et se plaignit de n'avoir pas ete consultee. Au milieu de sa tristesse, elle eprouva un peu de ressentiment contre son amant et ne put se defendre de l'exprimer. "Voila ou tu m'as entrainee, lui dit-elle. J'ai toujours voulu t'eloigner ou te fuir, et par ton imprudence tu m'as jetee dans un abime dont nous ne sortirons jamais. Me voila couverte de honte, perdue, et pour laver cette tache, il faut que je t'exhorte a violer tous les devoirs de la piete filiale. Non, c'est impossible, Andre; il vaut mieux souffrir et n'etre pas coupable. Reussir au prix du remords, c'est se condamner des cette vie aux tourments de l'enfer." Andre ne savait que repondre a ces scrupules, que d'ailleurs il partageait. Il sentait que son devoir etait de la quitter et de lui laisser accomplir son courageux sacrifice, dut-il en mourir de chagrin. Mais cela etait plus que tout le reste au-dessus de ses forces; il se jetait a genoux, pleurait et demandait la pitie et les consolations de Genevieve. Genevieve etait forte et magnanime; mais elle etait femme et elle aimait. Apres l'elan qui la portait aux grandes resolutions, la tendresse et l'instinct du bonheur parlaient a leur tour. Elle regrettait de n'avoir pas pour appui un amant plus courageux qu'elle. --Ah! disait-elle a Andre, tu m'entraines dans le mal, tu me fais manquer a l'estime que je voulais avoir pour moi-meme; je ne m'en consolerai pas et je ne pourrai jamais cesser de t'accuser un peu. Avec un homme plus fort que toi, j'aurais pratique les vertus heroiques; il me semble que j'en suis capable et que ma destinee etait de faire des choses extraordinaires. Et pourtant je vais tomber dans une existence coupable, egoiste et honteuse. Je vais travailler sordidement a epouser un homme plus riche que moi, et pourquoi? pour imposer silence a la calomnie. Andre, Andre! renonce a moi; il en est encore temps; crains que, si je te cede aujourd'hui, je ne m'en repente demain. --Tu as raison, disait Andre, separons-nous; et il tombait dans les convulsions. Son faible corps se refusait a ces emotions violentes. Genevieve n'avait pas le courage surhumain de l'abandonner et de le desesperer dans ces moments cruels. Elle lui promettait tout ce qu'il voulait, et elle finit par retourner a L..... avec lui. XVII. Alors commenca pour tous deux une vie de souffrances continuelles. D'une part, le marquis, furieux de la sommation de l'huissier, se plaignait a tout le pays de l'insolence de son fils et de l'impudente ambition de cette ouvriere, qui voulait usurper le noble nom de sa famille. Il trouvait beaucoup de gens envieux du merite de Genevieve ou avides de colporter les secrets d'autrui, et les calomnies debitees contre la pauvre fille acquirent une publicite effrayante. Toutes les prudes de la ville, et le nombre en etait grand, lui retirerent leur pratique, et se porterent en foule chez une marchande qui avait profite de l'absence de Genevieve pour venir s'etablir a L... Ses fleurs etaient ridicules aupres de celles de Genevieve; mais qui pouvait s'en soucier ou s'en apercevoir, si ce n'est deux ou trois amateurs de botanique, qui cultivaient des fleurs et n'en commandaient pas? Le besoin vint assieger la pauvre fleuriste; personne ne s'en douta, et Andre moins que tout autre, tant elle sut bien cacher sa penurie; mais elle supporta de longs jeunes, et sa sante s'altera serieusement. L'amitie d'Henriette, qui lui avait ete douce et secourable autrefois, lui fut tout a fait ravie. La derniere fuite de Joseph, les frequentes visites qu'il continuait a rendre a Genevieve, et surtout l'indifference qu'il ne pouvait plus dissimuler, furent autant de traits envenimes dont Henriette recut l'atteinte, et dont elle retourna la pointe vers sa rivale. Elle etait bonne, et son premier mouvement etait toujours genereux; mais elle n'avait pas l'ame assez elevee pour resister a l'humiliation de l'abandon et aux railleries de ses compagnes. Elle accablait Genevieve de menaces ridicules. La malheureuse enfant perdit enfin ce noble et tranquille orgueil qui l'avait soutenue jusque-la. Elle devint craintive, et sa raison s'affaiblit; elle passait les nuits dans une solitude effrayante; son imagination, troublee par la fievre, l'entourait de fantomes: tantot c'etait le marquis, tantot Henriette, qui la foulaient aux pieds et lui devoraient le coeur, tandis qu'Andre dormait tranquillement, et, sourd a ses cris, ne s'eveillait pas. Alors elle se levait effaree, baignee de sueur; elle ouvrait sa fenetre et s'exposait a l'air froid de l'automne. Un matin Andre entra chez elle et la trouva evanouie a terre; il voulut ne plus la quitter et s'obstina a passer les nuits dans la chambre voisine. Il fallut y consentir: elle n'avait pas une amie pour la secourir. Ni Genevieve ni Andre, qui etait reduit au meme denument, n'avaient le moyen de payer une garde; d'ailleurs Andre l'aurait-il remise a des soins mercenaires, quand il croyait pouvoir la soigner avec le respect et la securite d'un frere? Il ne savait pas a quel danger il s'exposait. Au milieu de la nuit, les cris de Genevieve le reveillaient en sursaut; il se levait et la trouvait a moitie nue, pale et les cheveux epars. Elle se jetait a son cou en lui disant: "Sauve-moi sauve-moi!" Et, quand cet acces de frayeur febrile etait passe, elle retombait epuisee dans ses bras et s'abandonnait indifferente et presque insensible a ses caresses. Andre s'etait jure de ne jamais profiter de ces moments d'accablement et d'oubli. Il s'asseyait a son chevet et rendormait en la soutenant sur son coeur; mais ce coeur palpitait de toute l'ardeur de la jeunesse et d'une passion longtemps comprimee. Chaque nuit il esperait calmer le feu dont il etait devore par une etreinte plus forte, par un baiser plus passionne que la veille; et il croyait chaque nuit pouvoir s'arreter a cette derniere caresse brulante mais chaste encore. Qu'y a-t-il d'impur entre deux enfants beaux et tristes et abandonnes du reste du monde? Pourquoi fletrir la sainte union de deux etres a qui Dieu inspire un mutuel amour? Andre ne put combattre longtemps le voeu de la nature. Genevieve malade et souffrante lui devenait plus chere chaque jour. Le feu de la fievre animait sa beaute d'un eclat inaccoutume; avec cette rougeur et ces yeux brillants, c'etait une autre femme, sinon plus aimee, du moins plus desirable. Andre ne savait pas lutter longtemps contre lui-meme; il succomba, et Genevieve avec lui. Quand elle retrouva ses forces et sa raison, il lui sembla qu'elle sortait d'un reve ou qu'un des genies des contes arabes l'avait portee dans les bras de son amant durant son sommeil. Il se jeta a ses pieds, les arrosa de ses larmes et la conjura de ne pas se repentir du bonheur qu'elle lui avait donne. Genevieve pardonna d'un air sombre et avec un coeur desespere; elle avait trop de fierte pour ne pas hair tout ce qui ressemblait a une victoire des sens sur l'esprit; elle n'osa faire des reproches a Andre; elle connaissait l'exasperation de sa douleur au moindre signe de mecontentement qu'elle lui donnait; elle savait qu'il etait si peu maitre de lui-meme que dans sa souffrance il etait capable de se donner la mort. Elle supporta son chagrin en silence; mais au lieu de tout pardonner a l'entrainement de la passion, elle sentit qu'Andre lui devenait moins cher et moins sacre de jour en jour. Elle l'aimait peut-etre avec plus de devouement; mais il n'etait plus pour elle, comme autrefois, un ami precieux, un instituteur venere; la tendresse demeurait, mais l'enthousiasme etait mort. Pale et reveuse entre ses bras, elle songeait au temps ou ils etudiaient ensemble sans oser se regarder, et ce temps de crainte et d'espoir etait pour elle mille fois plus doux et plus beau que celui de l'entier abandon. Pour comble de malheur, Genevieve devint grosse; alors il n'y eut plus a reculer, Andre fit les sommations de rigueur a son pere, et, un soir, Genevieve, appuyee sur le bras de Joseph, alla a l'eglise et recut l'anneau nuptial de la main d'Andre. Elle avait ete le matin a la mairie avec le meme mystere; ce fut un mariage triste et commis en secret comme une faute. La misere ou tombait de jour en jour ce couple malheureux, et surtout la grossesse de Genevieve, mettait Andre dans la necessite de reclamer sa fortune; mais Genevieve s'opposait avec force a cette derniere demarche. "Non, disait-elle, c'est bien assez de lui avoir desobei et d'avoir brave sa malediction et sa colere; il ne faut pas meriter son mepris et sa haine. Jusqu'ici il peut dire que je suis une insensee, qui s'est eprise de son fils et qui l'a entraine dans le malheur; il ne faut pas qu'il dise que je suis une vile creature qui veut le depouiller de son argent pour s'enrichir." Andre voyait les souffrances et les privations que la misere imposait a sa femme; il aurait du surmonter les scrupules de Genevieve et sacrifier tout a la conservation de celle qui allait le rendre pere; mais cet effort etait pour lui le plus difficile de tous. Il savait que le marquis tenait encore plus a l'argent qu'au plaisir de commander; il prevoyait des lettres de reproches et de menaces plus terribles que toutes celles qu'il avait recues de lui a l'occasion de son mariage, et puis il se flattait de faire vivre Genevieve par son travail. Il avait obtenu avec bien de la peine un miserable emploi dans un college. Andre etait instruit et intelligent, mais il n'etait pas _industrieux_. Il ne savait pas s'appliquer et s'attacher a une profession, en tirer parti, et s'elever par sa perseverance jusqu'a une position meilleure et plus honorable. Ce metier de cuistre lui etait odieux; il le remplissait avec une repugnance qui lui attirait l'inimitie des eleves et des professeurs. On l'accabla de vexations qui lui rendirent l'exercice de son miserable etat de plus en plus penible; il les supporta du mieux qu'il put, mais sa sante en souffrit. Chaque soir en rentrant chez lui il avait des attaques de nerfs, et souvent le matin il etait si brise et il se sentait le coeur tellement devore de douleur et de colere qu'il lui etait impossible de se trainer jusqu'a sa classe; on le renvoya. Joseph lui avait ouvert sa bourse; mais il etait pauvre, charge de famille. D'ailleurs Genevieve, a l'insu de laquelle Andre avait accepte d'abord les secours de son ami, avait fini par s'apercevoir de ces emprunts, et elle s'y opposait desormais avec fermete. Elle supportait la faim et le froid avec un courage heroique, et se condamnait aux plus grossiers travaux sans jamais faire entendre une plainte. Andre etait assez malheureux; assez de tourments, assez de remords le dechiraient; elle essaya de le consoler en pleurant avec lui. Mais une femme ne peut pas aimer d'amour un homme qu'elle sent inferieur a elle en courage; l'amour sans veneration et sans enthousiasme n'est plus que de l'amitie; l'amitie est une froide compagne pour aider a supporter les maux immenses que l'amour a fait accepter. Joseph ne voyait dans tout cela que l'air souffrant et abattu d'Andre et sa situation precaire; il ne savait plus quel conseil ni quel secours lui donner. Un matin il prit sa gibeciere et son fusil, acheta un lievre en traversant le marche, et s'en alla a travers champs au chateau de Morand. Il y avait six mois qu'il n'avait eu de rapports directs avec le marquis; il savait seulement que celui-ci s'en prenait a lui de tout ce qui etait arrive et parlait de lui avec un vif ressentiment. "Il en arrivera ce qui pourra, se disait Joseph en chemin; mais il faut que je tente quelque chose sur lui, n'importe quoi, n'importe comment. Joseph Marteau n'est pas une bete; il prendra conseil des circonstances et tachera d'etudier son marquis de la tete aux pieds pour s'en emparer." Le marquis ne s'attendait guere a sa visite. Il assistait a un semis d'orge dans un de ses champs; Joseph, en l'apercevant, fut surpris du changement qui s'etait opere dans ses traits et dans son attitude: la revolte et l'abandon d'Andre avaient bien porte une certaine atteinte a son coeur paternel; mais son principal regret etait de n'avoir plus personne a tourmenter et a faire souffrir. La grosse philosophie de tous ceux qui l'entouraient recevait stoiquement les bourrasques de sa colere; l'effroi, la paleur et les larmes d'Andre etaient des victoires plus reelles, plus completes, et il ne pouvait se consoler d'avoir perdu ses triomphes journaliers. Joseph s'attendait au froid accueil qu'il recut; aussi fit-il bonne contenance, comme s'il ne se fut apercu de rien. --Je ne comptais pas sur le plaisir de vous voir, lui dit M. de Morand. --Oh! ni moi non plus, dit Joseph; mais passant par ce chemin et vous voyant si pres de moi, je n'ai pu me dispenser de vous souhaiter le bonjour. --Sans doute, dit le marquis, vous ne pouviez pas vous en dispenser... d'autant plus que cela ne vous coutait pas beaucoup de peine. Joseph secoua la tete avec cet air de bonhomie qu'il savait parfaitement prendre quand il voulait. "Tenez, voisin, dit-il (je vous demande pardon, je ne peux pas me deshabituer de vous appeler ainsi), nous ne nous comprenons pas, et puisque vous voila, il faut que je vous dise ce que j'ai sur le coeur. J'etais bien resolu a n'avoir jamais cette explication avec vous; mais quand je vous ai vu la avec cette brave figure que j'avais tant de plaisir a rencontrer quand je n'etais pas plus haut que mon fusil, c'a ete plus fort que moi; il a fallu que je misse mon depit de cote et que je vinsse vous donner une poignee de main. Touchez la. Deux honnetes gens ne se rencontrent pas tous les jours dans un chemin, comme on dit." La grosse cajolerie avait un pouvoir immense sur le marquis; il ne put refuser de prendre la main de Joseph; mais en meme temps il le regarda en face d'un air de surprise et de mecontentement. --Qu'est-ce que cela signifie? dit-il; vous pretendez avoir du depit contre moi, et vous avez l'air de me pardonner quelque chose, quand c'est moi qui... --Je sais ce que vous allez dire, voisin, interrompit Joseph, et c'est de cela que je me plains; je sais de quoi vous m'accusez, et je trouve mal a vous de soupconner un ami sans l'interroger. --Sur quoi, diable, voulez-vous que je vous interroge, quand je suis sur de mon fait? N'avez-vous pas emmene mon fils sous mes yeux pour le conduire a la recherche de cette folle qui, sans vous, s'en allait a Gueret et ne revenait peut-etre plus? N'avez-vous pas ete compere et compagnon dans toutes ses belles equipees? N'avez-vous pas conseille a Andre de m'insulter et de me desobeir? N'avez-vous pas donne le bras a la mariee le jour de cet honnete mariage? Repondez a tout cela, Joseph, et interrogez un peu votre conscience; elle vous dira que je devrais retirer ma main de la votre quand vous me la tendez. Joseph sentit que le marquis avait raison, et il fit un effort sur lui-meme pour ne pas se deconcerter. --Je conviens, dit-il, que les apparences sont contre moi, marquis; mais si nous nous etions expliques au lieu de nous fuir, vous verriez que j'ai fait tout le contraire de ce que vous croyez. Le jour ou j'ai emmene Andre avec votre char a bancs et mon cheval, il est vrai, je crois avoir rempli mon devoir d'ami sincere envers le pere autant qu'envers le fils. --Comment cela, je vous prie? dit le marquis en haussant les epaules. --Comment cela! reprit Joseph avec une effronterie sans pareille; ne vous souvient-il plus de la colere epouvantable et de l'insolente ironie de votre fils durant cette derniere explication que vous eutes ensemble? --Il est vrai que jamais je ne l'avais vu si hardi et si tetu, repondit le marquis. --Eh bien! dit Joseph, sans moi il aurait depasse toutes les bornes du respect filial; quand je vis ce malheureux jeune homme exaspere de la sorte, et resolu a vous dire l'affreux projet qu'il avait concu dans le desespoir de la passion... --Quel projet? interrompit le marquis. Son mariage? il me l'a dit assez clairement, je pense. --Non, non, marquis, quelque chose de bien pis que cela, et que, grace a moi, il renonca a executer ce jour-la. --Mais qu'est-ce donc? --Impossible de vous le dire, vos cheveux se dresseraient. Ah! funestes effets de l'amour! Heureusement je reussis a l'entrainer hors de la maison paternelle: j'esperais le tromper, lui faire croire que nous courions apres sa belle, et, a la faveur de la nuit, l'emmener coucher a ma petite metairie de Granieres, ou peut-etre il se serait calme et aurait fini par entendre raison; mais il s'apercut de la feinte, et, apres m'avoir fait plusieurs menaces de fou, il s'elanca a bas du char a bancs et se mit a courir a travers champs comme un insense. J'eus une peine incroyable a le rejoindre, et, avant de le saisir a bras le corps, j'en recus plusieurs coups de poing assez vigoureux... --Impossible! dit le marquis, jusque-la demi-persuade, mais que cette derniere impudence de Joseph commencait a rendre incredule; Andre n'a jamais eu la force de donner une chiquenaude a une mouche. --Ne savez-vous pas, marquis, dit Joseph sans se troubler, que, dans l'exasperation de l'amour ou de la folie, les hommes les plus faibles deviennent robustes? Ne vous souvenez-vous pas de lui avoir vu des attaques de nerfs si violentes que vous aviez de la peine a le tenir, vous qui, certes, n'etes pas une femmelette? --Bah! c'est que je craignais de le briser en le touchant. --Oh bien! moi, precisement par la meme raison, je me laissai gourmer jusqu'a ce qu'il s'apaisat un peu. Alors, voyant qu'il etait impossible de l'empecher d'aller voir Genevieve, je pris le parti de l'accompagner pour tacher de rendre cette entrevue moins dangereuse. Est-ce la la conduite d'un traitre envers vous, voisin? --A la bonne heure, dit le marquis; mais, depuis, vous lui avez certainement donne de mauvais conseils. --Ceux qui disent cela en ont menti par la gorge! s'ecria Joseph en jouant la fureur. Je voudrais les voir la au bout de mon fusil pour savoir s'ils oseraient soutenir leur imposture. --Tu diras ce que tu voudras, Joseph, si tu avais voulu employer ton credit sur l'esprit d'Andre, tu l'aurais empeche de faire ce qu'il a fait; mais tu t'es croise les bras et tu as dit: Il en arrivera ce qu'il pourra; ce sont les affaires de ce vieux grondeur de Morand, je ne m'en embarrasse guere... Oh! je connais ton insouciance, Joseph, et je te vois d'ici. Joseph, voyant le marquis sensiblement radouci, redoubla d'audace, et affirma par les serments les plus epouvantables qu'il avait fait son possible pour ramener Andre au sentiment du devoir; mais Andre, disait-il, etait un lion dechaine; il n'ecoutait plus rien et montrait un caractere opiniatre, violent et vindicatif, sur lequel rien ne pouvait avoir prise. --Chose etrange! dit le marquis en l'ecoutant d'un air stupefait; il etait si craintif et si nonchalant avec moi! --Ne croyez pas cela, marquis, disait Joseph, vous ne l'avez jamais connu; ce garcon-la est sournois en diable! --C'est vrai, dit le marquis; il avait l'air de se soumettre; mais je n'avais pas les talons tournes que le drole desobeissait de plus belle. --Vous voyez bien que je le connais, reprit Joseph; il a agi de meme avec moi; quand je lui avais fait une scene infernale pour le ramener au respect qu'il vous doit, il avait l'air convaincu. Je tournais les talons, et voila mon drole qui allait trouver les huissiers pour vous les envoyer. --Ah! le scelerat! s'ecria le marquis en serrant les poings a ce souvenir. Je ne sais pas, Joseph, comment tu peux le frequenter encore; car tu es toujours ami intime avec lui: on vous voit partout ensemble; tu donnes le bras a sa femme; on a meme dit que tu en etais amoureux, et que, durant la maladie d'Andre, tu avais ete au mieux avec elle. Ne m'as-tu pas fait une scene incroyable la nuit ou elle a ose venir jusqu'ici? En d'autres circonstances, j'aurais oublie notre vieille amitie et je t'aurais casse la tete; vrai, j'etais un peu en colere. --Voisin, permettez-moi de dire, au nom de notre vieille amitie, que vous aviez tort. Il s'agissait de la vie d'Andre dans ce moment-la. Je me souciais bien de cette pecore! N'avez-vous pas vu comment je l'ai fait detaler aussitot qu'Andre a ete rendormi? --Non, je m'etais endormi moi-meme dans ce moment. --Ah! je suis fache que vous n'ayez pas vu cela. Je lui ai dit son fait; et, a present, croyez-vous que je ne ne lui dise pas tous les jours? Quant a elle, c'est, apres tout, une assez bonne fille, douce, rangee et pleine de bons sentiments. J'en ai eu mauvaise opinion autrefois; mais je suis bien revenu sur son compte. Je suis sur que vous n'auriez pas a vous plaindre d'elle si vous la connaissiez. Celui qui n'entend raison sur rien, celui qui menace et execute, c'est Andre. Vous n'avez pas l'idee de ce qu'est votre fils a present, marquis; et si vous saviez ce qu'il a resolu et ce que jusqu'ici j'ai reussi a empecher, vous ne diriez pas que je lui donne de mauvais conseils. --Il faut que tu me dises ce qu'il a resolu contre moi. Ah! je m'en moque bien! Je voudrais bien voir qu'il essayat du nouveau? --Il y a des choses que le caractere le plus ferme et l'esprit le plus sense ne peuvent ni prevenir ni empecher, dit Joseph d'un air grave; les nouvelles lois donnent aux enfants un recours si etendu contre l'autorite sacree des parents! Le marquis commenca a prevoir l'ouverture que lui preparait Joseph. Il y avait pense plus d'une fois, et s'etait flatte que son fils n'oserait jamais en venir la. Grossierement abuse par la feinte amitie de Joseph, il commenca a concevoir des craintes serieuses, et il jeta autour de lui un regard etrange, que Joseph interpreta sur-le-champ. Il se promit de profiter de la terreur cupide du marquis, et, pour s'emparer de lui de plus en plus, il s'invita adroitement a diner. "Ma demande n'est pas trop indiscrete, dit-il en tirant de sa gibeciere le lievre qu'il avait achete au marche, j'ai precisement sur moi le roti. --C'est une belle piece de gibier, dit le marquis en examinant le lievre d'un air de connaisseur. --Je le crois bien, dit Joseph; mais ne me faites pas trop de compliments, car c'est votre bien que je vous rapporte; j'ai tue _ca_ sur vos terres. --En verite? dit le marquis, dont les yeux brillerent de joie: eh bien! tu vois, ils pretendent tous qu'il n'y a pas de lievres dans ma commune! Moi, je sais qu'il y en a de beaux et de bons, puisque j'en eleve tous les ans plus de cinquante que je lache en avril dans mes champs. Ca me coute gros; mais enfin c'est agreable de trouver un lievre dans un sillon de temps en temps. --A qui le dites-vous? --Eh bien! tu sais les tracasseries de mes voisins pour ces malheureux lievres. L'un disait:--Il se ruine, il fait des folies; l'autre:--Il a perdu la tete; jamais lievres ne multiplieront dans un terrain si sec et si pierreux; ils s'en iront tous du cote des bois. Un troisieme disait: --Le marquis fournit de lievres la table du voisin; il fait des eleves pour sa commune, mais ils iront brouter le serpolet du Theil. Jusqu'a mon garde champetre qui me soutient effrontement n'avoir jamais vu la trace d'un lievre sur nos guerets. --Eh bien! qu'est-ce que c'est que ca? dit Joseph en balancant d'un air superbe son lievre par les oreilles; est-ce un ane? est-ce une souris? Je voudrais bien que le garde champetre et tous les voisins fussent la pour me dire si ce que je tiens la est une chouette ou un oison. Cette aimable plaisanterie fit rire aux eclats le marquis triomphant. --Dis-moi, Joseph, est-ce le seul lievre que tu aies vu sur la commune? --Ils etaient trois ensemble, repondit Joseph, sans hesiter. Je crois bien que j'en ai blesse un qui ne s'en vantera pas. --Ils etaient trois! dit le marquis enchante. --Trois, qui se promenaient comme de bons bourgeois dans la Marseche de Lourche. Il y a une _mere_ certainement; je l'ai reconnue a sa maniere de courir. Elle doit etre pleine. --Ah! jamais les lievres ne multiplieront sur les terres du marquis! dit M. de Morand d'un air goguenard en se frottant les mains. Et dis-moi, Joseph, tu n'as pas tire sur la mere? --Plus souvent! je sais le respect qu'on doit a la progeniture. Ah! par exemple, nous lacherons quelques coups de fusil a ces petits messieurs-la dans six mois, quand ils auront eu le temps d'etre papas et mamans a leur tour. --Oui, s'ecria le marquis, je veux que nous fassions un diner avec tous les voisins; et, pour les faire enrager, on n'y servira que du lievre tue sur les terres de Morand. --Premier service, civet de lievre, s'ecria Joseph; roti, rables de lapereaux; entremets, filets de lievre en salade, pate de lievre, puree, hachis... Les convives seront malades de colere et d'indigestion. En rejouissant son hote par ces grosses faceties, Joseph arriva avec lui au chateau. Le diner fut bientot pret. Le fameux lievre, qui peut-etre avait passe son innocente vie a six lieues des terres du marquis, fut trouve par lui savoureux et plein d'un gout de terroir qu'il pretendait reconnaitre. Le marquis s'egaya de plus en plus a table, et quand il en sortit il etait tout a fait bon homme et dispose a l'expansion. Joseph s'etait observe, et tout en feignant de boire souvent, il avait menage son cerveau. Il fit alors en lui-meme une recapitulation du plan territorial de Morand. Eleve dans les environs, habitue depuis l'enfance a poursuivre le gibier le long des haies du voisinage, il connaissait parfaitement la topographie des terres hereditaires de Morand et celle des proprietes de meme genre apportees en dot par sa femme. Il choisit en lui-meme le plus beau champ parmi ces dernieres, et pria le marquis de l'y conduire sans rien laisser soupconner de son intention. "On m'a dit que vous aviez plante cela d'une maniere splendide; si ce n'est pas abuser de votre complaisance, allons un peu de ce cote-la." [Illustration: Malgre l'anxiete de sa situation, elle ceda et laissa tomber sa jolie tete.....] Le marquis fut charme de la proposition; rien ne pouvait le flatter plus que d'avoir a montrer ses travaux agricoles. Ils se mirent donc en route. Chemin faisant, Joseph s'arreta sur le bord d'une traine comme frappe d'admiration. "Tudieu! quelle luzerne! s'ecria-t-il, est-ce de la luzerne, voisin? Quel diable de fourrage est-ce la? c'est vigoureux comme une foret, et bientot on s'y promenera a couvert du soleil. --Ah! dit le marquis, je suis bien aise que tu voies cela. Je te prie d'en parler un peu dans le pays: c'est une experience que j'ai faite, un nouveau fourrage essaye pour la premiere fois dans nos terres. --Comme cela, s'appelle-t-il? --Ah! ma foi, je ne saurais pas te dire; cela a un nom anglais ou irlandais que je ne peux jamais me rappeler. La societe d'agriculture de Paris envoie tous les ans a notre societe departementale (dont tu sais que je suis le doyen) differentes sortes de graines etrangeres. Ca ne reussit pas dans toutes les mains. --Mais dans les votres, voisin, il parait que ca prospere. Il faut convenir qu'il n'y a peut-etre pas deux cultivateurs en France qui sachent comme vous retourner une terre et lui faire produire ce qu'il vous plait d'y semer. Vous etes pour les prairies artificielles, n'est-ce pas? --Je dis, mon enfant, qu'il n'y a que ca, et que celui qui voudra avoir du betail un peu presentable dans notre pays ne pourra jamais en venir a bout sans les regains. Nous avons trop peu de terrain a mettre en pre, vois-tu; il ne faut pas se dissimuler que nous sommes secs comme l'Arabie. Ca aura de la peine a prendre: le paysan est entete et ne veut pas entendre parler de changer la vieille coutume. Cependant ils commencent a en revenir un peu. --Parbleu! je le crois bien; quand on voit au marche des boeufs comme les votres, on est force d'y faire attention. Pour moi, c'est une chose qui m'a toujours tourmente l'esprit. L'autre jour encore j'en ai vu passer une paire qui allait a Berthenoux, et je me disais: Que diable leur fait-il manger pour leur donner cette graisse, et ce poil, et cette mine! ---Eh bien! veux-tu que je te dise une chose? Tu vois cette luzerne anglaise, cela m'a rapporte vingt charrois de fourrage l'annee derniere. --Vingt charrois la-dedans! Votre parole d'honneur, voisin? --Foi de marquis? --C'est prodigieux! Vous me vendrez six boisseaux de cette graine-la, marquis; je veux la faire essayer dans mon petit domaine de Granieres. [Illustration: Le dernier jour, Genevieve pria Andre de lui apporter plus de fleurs qu'a l'ordinaire et d'en couvrir son lit.] --Je te les donnerai, et je t'apprendrai la maniere de t'en servir. --Dites-moi, voisin, qu'est-ce qu'il y avait dans cette terre-la auparavant? --Rien du tout, du mauvais ble. C'etait cultive par ces vieux Morins, les anciens metayers du pere de ma femme, de braves gens, mais bornes. J'ai change tout cela. Joseph allongea sa figure de deux pouces, et, prenant un air etrangement melancolique, "C'est une jolie prairie, dit-il; ce serait dommage qu'elle changeat de maitre!" Cette parole tira subitement le marquis de sa beatitude: il tressaillit. --Est-ce que tu crois, dit-il apres un instant de silence, qu'il y aurait quelqu'un d'assez hardi pour me chercher chicane sur quoi que ce soit? --Je connais bien des gens, repondit Joseph, qui se ruineraient en proces pour avoir seulement un lambeau d'une propriete comme la votre. Cette reponse rassura le marquis. Il crut que Joseph avait fait une reflexion generale, et, ayant escalade pesamment un echalier, il s'enfonca avec lui dans les buissons touffus d'un paturage. --Je n'aime pas cela, dit-il en frappant du pied la terre vierge de culture ou depuis un temps immemorial les troupeaux broutaient l'aubepine et le serpolet; je n'aime pas le terrain que l'on ne travaille pas. Les metayers ne veulent pas sacrifier les paturages, parce que cela leur epargne la peine de soigner leurs boeufs a l'etable. Moi, je n'aime pas ces champs d'epines et de ronces ou les moutons laissent plus de laine qu'ils ne trouvent de pature. J'ai deja mis la moitie de celui-ci en froment, et l'annee prochaine je vous ferai retourner le reste. Les metayers diront ce qu'ils voudront, il faudra bien qu'ils m'obeissent. --Certainement, si vos prairies a l'anglaise vous donnent assez de fourrage pour nourrir les boeufs au dedans toute l'annee, vous n'avez pas besoin _paturaux_. Mais est-ce de la bonne terre? --Si c'est de la bonne terre! une terre qui n'a jamais rien fait! N'as-tu pas vu sur ma cheminee des brins de paille. --Parbleu, oui! des tiges de froment qui ont cinq pieds de haut. --Eh bien! c'etaient les plus petits. Dans tout ce premier ble les moissonneurs etaient debout dans les sillons, aussi bien caches qu'une compagnie de perdrix. --Diable! mais c'est une depense que de retourner un patural comme celui-la. --C'est une depense qui prend trois ans du revenu de la terre. Peste! je ne recule devant aucun sacrifice pour ameliorer mon bien. --Ah! dit Joseph avec un grand soupir, qu'Andre est coupable de mecontenter un pere comme le sien! Il sera bien avance quand il aura retire son heritage des mains habiles qui y sement l'or et l'industrie, pour le confier a quelque imbecile de paysan qui le laissera pourrir en jacheres! Le marquis tressaillit de nouveau et marcha quelque temps les mains croisees derriere le dos et la tete baissee. "Tu crois donc qu'Andre aurait cette pensee? dit-il enfin d'un air soucieux. --Que trop! repondit Joseph avec une affectation de tristesse laconique. Heureusement, ajouta-t-il apres cinq minutes de marche, que son heritage maternel est peu de chose. --Peu de chose! dit le marquis; peste! tu appelles cela peu de chose! un bon tiers de mon bien, et le plus pur et le plus soigne! --Il est vrai que ce domaine est un petit bijou, dit Joseph; des batiments tout neufs! --Et que j'ai fait construire a mes frais, dit le marquis. --Le betail superbe! reprit Joseph. --La race toute renouvelee depuis cinq ans, croisee merinos, moutons cornus, dit le marquis. Il m'en a coute cinquante francs par tete. --Ce qu'il y a de joli dans cette propriete de Morand, reprit Joseph, c'est que c'est tout rassemble, c'est sous la main: votre chateau est plante la; d'un cote les bois, de l'autre la terre labourable; pas un voisin entre deux, pas un petit proprietaire incommode fourre entre vos pieces de ble, pas une chevre de paysan dans vos haies, pas un troupeau d'oies a travers vos avoines. C'est un avantage, cela! --Oui! mais, vois-tu, si j'etais oblige par hasard de faire une separation entre mon bien et celui qui m'est venu de ma femme, les choses iraient tout autrement. Figure-toi que le bien de Louise se trouve enchevetre dans le mien. Quand je l'epousai, je savais bien ce que je faisais. Sa dot n'etait pas grosse, mais cela m'allait comme une bague au doigt. Pour faucher ses pres, il n'y avait qu'un fosse a sauter; pour serrer ses moissons, il n'y avait pas de chemin de traverse, pas de charrette cassee, pas de boeuf estropie dans les ornieres; on allait et venait de mon grenier a son champ comme de ma chambre a ma cuisine. C'est pourquoi je la pris pour femme, quoique du reste son caractere ne me convint pas, et qu'elle m'ait donne un fils malingre et boudeur qui est tout son portrait. --Et qui vous donnera bien de l'embarras si vous n'y prenez garde, voisin! --Comment, diable! veux-tu que j'y prenne garde avec les sacrees lois que nous avons? --Il faut tacher, dit Joseph, de s'emparer de son caractere. --Ah! si quelqu'un au monde pouvait dompter et gouverner un fils rebelle, repondit le marquis, il me semble que c'etait moi! Mais que faire avec ces etres qui ne resistent ni ne cedent, que vous croyez tenir, et qui vous glissent des mains comme l'anguille entre les doigts du pecheur? Joseph vit que le marquis commencait a s'effrayer tout de bon; il le fit passer habilement par un crescendo d'epouvantes, affectant avec simplicite de l'arreter a toutes les pieces de terre qui appartenaient a Andre, et que le pauvre marquis, habitue a regarder comme siennes depuis trente ans, lui montrait avec un orgueil de proprietaire. Quand il avait ingenument etale tout son savoir-faire dans de longues demonstrations, et qu'il s'etait evertue a prouver que le domaine de sa femme avait triple de revenu entre ses mains, Joseph lui enfoncait un couteau dans le coeur en lui disant: "Quel dommage que vous soyez a la veille d'etre depouille de tout cela!" Alors le marquis affectait de prendre courage. --Que m'importe! disait-il, il m'en restera toujours assez pour vivre: me voila vieux. --Hum! voisin, les belles filles du pays disent le contraire. --Eh bien! reprenait le marquis, j'aurai toujours moyen d'etre aimable et de faire de petits cadeaux a mes bergeres quand je serai content d'elles. --Eh! sans doute; au lieu du tablier de soie vous donnerez le tablier de cotonnade; au lieu de la jupe de drap fin, la jupe de droguet. Quand c'est le coeur qui recoit, la main ne pese pas les dons. --Ces drolesses aiment la toilette, reprit le marquis. --Eh bien! vous ne reduirez en rien cet article de depense; vous ferez quelques economies de plus sur la table: au lieu du gigot de mouton roti, un bon quartier de chevre bouilli; au lieu du chapon gras, l'oison du mois de mai. Avec de vrais amis, on dine joyeusement sans compter les plats. --Mes gaillards de voisins font pourtant diablement attention aux miens, reprit le marquis; et, quand ils veulent manger un bon morceau, ils regardent s'il y a de la fumee au-dessus de la cheminee de ma cuisine. --Il est certain qu'on dine joliment chez vous, voisin! _Il en est parle._ Eh bien! vous etablirez la reforme dans l'ecurie. Que faites-vous de trois chevaux? Un bon bidet a deux fins vous suffit. --Comme tu y vas! Et la chasse? ne me faut-il pas deux poneys pour tenir la Saint-Hubert? --Mais votre gros cheval? --Mon grison m'est necessaire pour la voiture: veux-tu pas que je fasse tirer mes petites betes? --Eh bien! laissons le grison au ratelier et descendons a la cave... Vous faites au moins douze pieces de vin par an? --Qui se consomment dans la maison, sans compter le vin d'Issoudun. --Eh bien! nous retrancherons le vin d'Issoudun; vous vendrez six pieces de votre cru, et vous couperez le reste avec de l'eau de prunes sauvages: ce qui vous fera douze pieces de bonne piquette bien verte, bien rafraichissante. --Va-t'en a tous les diables avec ta piquette! je n'ai pas besoin de me rafraichir: ne me parle pas de cela. A mon age etre depouille, ruine, reduit aux plus affreuses privations! un pere qui s'est sacrifie pour son fils dans toutes les occasions, qui s'arrache le pain de la bouche depuis trente ans! Que faire? Si j'allais le trouver et lui appliquer une bonne volee de coups de baton? Qu'en penses-tu, Joseph? --Mauvais moyen! dit Joseph; vous l'aigririez contre vous, et il ferait pire: il faut tacher plutot de le prendre par la douceur, entrer en arrangement, le rappeler aupres de vous. --Eh bien! oui, dit le marquis, qu'il revienne demeurer avec moi; qu'il abandonne sa Genevieve, et je lui pardonne tout. --Genereux pere! je vous reconnais bien la; mais qu'il abandonne sa Genevieve! Abandonner sa femme! c'est chose impossible: il serait capable de m'etrangler si j'allais le lui proposer. --Mais c'est donc un vrai demon que ce morveux-la? dit le marquis en frappant du pied. --Un vrai demon! repondit Joseph; vous serez force, je le parie, de vous charger aussi de sa sotte de femme et de son piaillard d'enfant. --Il a un enfant! s'ecria le marquis; ah! mille milliards de serpents! en voila bien d'une autre! --Oui, dit Joseph: c'est la le pire de l'affaire. Est-ce que vous ne saviez pas que sa femme est grosse? --Ah! grosse seulement? --L'enfant n'est pas ne; mais c'est tout comme. Andre est si glorieux d'etre pere qu'il ne parle plus d'autre, chose; il fait mille beaux projets d'education pour monsieur son heritier. Il veut aller se fixer a Paris avec sa famille. Vous pensez bien que, dans de pareilles circonstances, il n'entendra pas facilement raison sur la succession. --Eh bien! nous plaiderons, dit le marquis. --C'est ce que je ferais a votre place, repondit tranquillement Joseph. --Oui, mais je perdrai, reprit le marquis, qui raisonnait fort juste quand on ne le contrariait pas: la loi est toute en sa faveur. --Croyez-vous? dit Joseph avec une feinte ingenuite. --Je n'en suis que trop sur. --Malheur! Et que faire? vous charger aussi de la femme? C'est a quoi vous ne pourrez jamais consentir, et vous aurez bien raison! --Jamais! j'aimerais mieux avoir cent fouines dans mon poulailler qu'une grisette dans ma maison. --Je le crois bien, dit Joseph. Tenez, je vous conseille de vous debarrasser d'eux avec une bonne somme d'argent comptant, et ils vous laisseront en repos. --De l'argent comptant, bourreau! ou veux-tu que je le prenne? Avec ce que j'ai depense pour retourner ce patural, une paire de boeufs de travail que je viens d'acheter, les vins qui ont gele, les charancons qui sont deja dans les bles nouvellement rentres; c'est une annee epouvantable: je suis ruine, ruine! je n'ai pas cent francs a la maison. --Moi, je vous conseille de courir les chances du proces. --Quand je te dis que je suis sur de perdre: veux-tu me faire damner aujourd'hui? --Eh bien! parlons d'autre chose, voisin; ce sujet-la vous attriste, et il est vrai de dire qu'il n'a rien d'agreable. --Si fait, parlons-en; car enfin il faut savoir a quoi s'en tenir. Puisque te voila, et que tu dois voir Andre ce soir ou demain, je voudrais que tu pusses lui porter quelque proposition de ma part. --Je ne sais que vous dire, repondit Joseph; cherchez vous-meme ce qu'il convient de faire: vous avez plus de jugement et de connaissances en affaires que moi lourdaud. En fait de generosite et de grandeur dans les procedes, ni moi ni personne ne pourra se flatter de vous en remontrer. --Il est vrai que je connais assez bien le monde, reprit le marquis, et que j'aime a faire les choses noblement. Eh bien! va lui dire que je consens a le recevoir et a l'entretenir de tout dans ma maison, lui, sa femme et tous les enfants qui pourront survenir, a condition qu'il ne me demandera jamais un sou et qu'il me signera un abandon de son heritage maternel. --Vous etes un bon pere, marquis, et certainement je n'en ferais pas tant a votre place; mais je crains qu'Andre, qui a perdu la tete, ne montre en cette occasion une exigence plus grande que vos bienfaits: il vous demandera une pension. --Une pension! jour de Dieu! --Ah! je le crains; une petite pension viagere. --Viagere encore! Qu'il ne s'y attende pas, le miserable! Je me laisserai couper par morceaux plutot que de donner de l'argent: je n'en ai pas; je jure par tous les saints que je ne le peux pas. Qu'il vienne me chasser de ma maison et vendre mes meubles, s'il l'ose. Joseph ne voulut pas aller plus loin ce jour-la; il crut avoir deja fait beaucoup en arrachant la promesse d'une espece de reconciliation; il savait que c'etait ce qui ferait le plus de plaisir a Genevieve, et il espera qu'une nouvelle tentative sur le marquis pourrait ramener a de plus grands sacrifices; il voulut donc laisser a cette premiere negociation le temps de faire son effet, et il prit conge du marquis avec force louanges ironiques sur sa magnanimite, et en lui promettant de porter sa genereuse proposition aux insurges. XVIII. Le bon Joseph retourna a la ville d'un pied leste et le coeur leger. Arriver vers des amis malheureux et leur apporter une bonne nouvelle a laquelle ils ne s'attendent pas, c'est une double joie. Il trouva Genevieve seule et contemplant, a la lueur de sa lampe, une branche artificielle de boutons de fleurs d'oranger. Il etait entre sans frapper, comme il lui arrivait souvent de le faire par precipitation ou par etourderie; il entendit Genevieve qui parlait seule et qui disait a ces fleurs: "Bouquet de vierge, j'ai ete forcee de te porter le jour de mon mariage; mais je t'ai profane, et mon front n'etait pas digne de toi. J'etais si honteuse de ce sacrilege que je t'ai cache bien avant dans mes cheveux, que je t'ai couvert de mon voile. Cependant tu ne t'es pas effeuille sur ma tete; pour t'en remercier, je veux t'emporter dans ma tombe. --Qu'est-ce que vous dites, Genevieve? dit Joseph, epouvante de ces paroles qu'il comprenait a peine. Genevieve fit un cri, jeta le bouquet, et devint pale et tremblante. --Je vous apporte une bonne nouvelle, dit Joseph en s'asseyant a son cote: Andre est reconcilie avec son pere; le marquis est reconcilie avec vous; il vous attend, il veut vous voir tous deux, tous trois pres de lui. --Ah! mon ami, dit Genevieve, ne me trompez-vous pas? comment le savez-vous? --Je le sais parce qu'il me l'a dit, parce que je viens de le quitter et que je lui ai fait donner sa parole. --Ah! Joseph! repondit Genevieve, embrassez-moi; grace a vous, je mourrai tranquille. --Mourir! dit Joseph en l'embrassant avec une emotion qu'il eut bien de la peine a cacher; ne parlez pas de cela, c'est une idee de femme enceinte. Ou est Andre? --Il se promene tous les soirs au bord de la riviere, du cote des _Couperies._ --Pourquoi se promene-t-il sans vous? --Je n'ai pas la force de marcher, et puis nous sommes si tristes que nous n'osons plus rester ensemble. --Mais vous allez vous egayer, de par Dieu! dit Joseph; je vais le chercher et lui apprendre tout cela. Il courut rejoindre Andre. Celui-ci fut moins joyeux que Genevieve a l'idee d'un rapprochement entre lui et son pere. Il desirait le voir, obtenir son pardon, l'embrasser, lui presenter sa femme, et rien de plus. Demeurer avec lui etait un projet qui l'effrayait extremement. Au milieu de ses hesitations et de ses repugnances, Joseph fut frappe de l'indolence et de l'inertie avec laquelle il envisageait sa position et la pauvrete ou se consumait Genevieve. --Malheureux! lui dit-il, tu ne songes donc pas que l'important n'est pas de jouer une scene de comedie sentimentale, mais d'avoir du pain pour ta femme et l'enfant qu'elle va te donner! Il faut bien se garder d'accepter cette premiere proposition de ton pere sans arracher de son avarice quelque chose de mieux: une pension alimentaire au moins, et une moitie de ton revenu, s'il est possible. --Mais par quel moyen? dit Andre; je ne puis avoir recours aux lois sans que Genevieve en soit informee; tu ne connais pas sa fermete: elle est capable de me hair si je viole sa defense. --Aussi, reprit Joseph, faut-il lui cacher soigneusement mes demarches et me laisser faire. Andre s'abandonna a la prudence et a l'adresse de son ami, trop faible pour combattre son pere et trop faible aussi pour empecher un autre de le combattre en son nom. Toujours effraye, inerte et souffrant entre le bien et le mal, il retourna aupres de sa femme, feignit de partager son contentement, et s'endormit fatigue de la vie, comme il s'endormait tous les soirs. Quelques jours s'ecoulerent avant que Joseph put revoir le marquis. Une foire considerable avait appele le seigneur de Morand a plusieurs lieues de chez lui, et il ne revint qu'a la fin de la semaine. Il rentra un soir, s'enferma dans sa chambre, et deposa dans une cachette a lui connue quelques rouleaux d'or provenant de la vente de ses bestiaux. "Ceux-la, dit-il en refermant le secret de la boiserie, on ne me les arrachera pas de si tot. Il revint s'asseoir dans son fauteuil de cuir et s'essuya le front avec la douce satisfaction d'un homme qui ne s'est pas fatigue en vain. En ce moment ses yeux tomberent sur une petite lettre d'une ecriture inconnue qu'on avait deposee sur sa table; il l'ouvrit, et apres avoir lu les cinq ou six lignes qu'elle contenait, il se frotta les mains avec une joie extreme, retourna vers son argent, le contempla, relut la lettre, serra l'argent, et sortit pour commander son souper d'un ton plus doux que de coutume. Comme il entrait dans la cuisine, il se trouva face a face avec Joseph, qui attendait son retour depuis plusieurs heures, et qui etait venu pour lui porter le dernier coup; mais cette fois toutes les batteries du brave diplomate furent dejouees. --Eh bien! mon cher, lui dit le marquis en lui donnant amicalement sur l'epaule une tape capable d'etourdir un boeuf, nous sommes sauves; tout est repare, arrange, termine, tu sais cela? c'est toi qui as apporte la lettre? --Quelle lettre? dit Joseph renverse de surprise. --Bah! tu ne sais pas? dit le marquis: les enfants ont entendu raison; ils se confessent, ils s'humilient; c'est a tes bons conseils que je dois cela, j'en suis sur; tiens, lis. Joseph prit avidement le billet et tressaillit en reconnaissant l'ecriture. "MONSIEUR, Notre excellent ami, Joseph Marteau, nous a appris avant-hier que vous aviez la bonte de pardonner a l'egarement de notre amour, et que vous tendiez les bras a un fils repentant. Dans l'impatience de voir s'operer une reconciliation que j'ai demandee a Dieu tous les jours depuis six mois, je viens vous supplier de hater cet heureux instant. J'espere que Joseph vous dira combien mon respect pour vous est sincere et desinteresse. Si Andre avait jamais eu la pensee de vous vendre sa soumission, j'aurais cesse de l'estimer et j'aurais rougi d'etre sa femme. Permettez-nous bien vite d'aller pleurer a vos pieds; c'est tout, absolument tout ce que je vous demande. Votre respectueuse servante, GENEVIEVE." "Tout est perdu pour ces malheureux enfants romanesques, pensa Joseph; ce qu'il me reste a faire, c'est de reparer de mon mieux le tort que j'ai pu faire a Andre dans l'esprit de son pere par mes abominables mensonges." Il y travailla sur-le-champ, et n'eut pas de peine a faire oublier au marquis les pretendues menaces qui l'avaient effraye. Le hobereau etait si content de ressaisir a la fois ses terres et son argent qu'il etait dans les meilleures dispositions envers tout le monde; il se grisa completement a souper, devint tendre et paternel, et pretendit qu'Andre etait ce qu'il avait de plus cher au monde. --Apres votre argent, papa! lui repondit etourdiment Joseph, qui, par depit, s'etait grise aussi. --Qu'est-ce que tu dis? s'ecria le marquis; veux-tu que je te casse une bouteille sur la tete pour t'apprendre a parler? La querelle n'alla pas plus loin; le marquis s'endormit, et Joseph se sentait une mauvaise humeur inquiete et agissante qui lui donnait envie d'etre dehors et de faire galoper Francois a bride abattue. Avant de le laisser partir, M. de Morand lui fit promettre de revenir le lendemain avec Andre et Genevieve. Le lendemain de bonne heure, Joseph, repose et degrise, alla trouver ses amis. Il avait bien envie de les gronder; mais la candeur et la noblesse de Genevieve, au milieu de ses perfidies obligeantes, le forcaient au silence. Ils monterent tous trois en patache, et arriverent au chateau de Morand sans s'etre dit un mot durant la route. Andre etait triste, Joseph embarrasse; Genevieve etait absorbee dans une reverie douce et melancolique. Les embrassements du marquis et de son fils furent convulsivement froids. La douce figure de Genevieve, son air souffrant, ses respectueuses caresses, firent une certaine impression sur la grossiere ecorce du marquis. Il ne put s'empecher de lui temoigner des egards et des soins qu'il n'avait peut-etre jamais eus pour aucune femme, hors les cas d'amour et de galanterie, ou il se piquait d'etre accompli. Le jeune couple fut installe au chateau assez convenablement, et richement en comparaison de l'etat miserable dont il sortait. Le marquis eut l'air de faire beaucoup, quoiqu'il ne fit que preter une chambre et ceder deux places a sa table. Andre ne se plaignit pas; Genevieve etait reconnaissante des plus petites attentions. Joseph venait de temps en temps; il etait mecontent et decourage d'avoir manque sa grande entreprise. La conduite sordide du pere le revoltait, la resignation indolente du fils l'impatientait; mais il ne pouvait que se taire et boire le vin du marquis. Tout alla bien pendant quelques jours. Quand les premiers moments de satisfaction d'un cote et d'allegement de l'autre furent passes, quand le marquis se fut accoutume a ne rien craindre de la part de son fils, et Andre a ne rien esperer de la part de son pere, l'antipathie naturelle qui existait entre eux reprit le dessus. Le marquis etait mefiant maladroitement, comme un vieux campagnard. Il croyait avoir mate Andre; mais il ne pouvait croire a l'excessive noblesse de sa femme, et n'etait pas tranquille sur l'abandon qu'elle faisait de toute pretention d'argent. Il consulta Joseph, qui, ennuye de cette affaire, et pres d'eclater en injures et en reproches contre le marquis, refusa de s'en occuper, et repondit laconiquement que Genevieve etait la plus honnete femme qu'il connut. Cette reponse redoubla la mefiance du marquis. Il trouvait une contradiction evidente dans les manieres de Joseph avec lui. Il commenca a se tourmenter et a tourmenter Andre pour qu'il signat un desistement complet de la gestion et de la jouissance de sa fortune. Andre fut indigne de cette proposition et l'eluda froidement. Le marquis s'inquieta de plus en plus. "Ils m'ont trompe, se disait-il; ils ont fait semblant de se soumettre a tout, et ils se sont introduits dans ma maison dans l'esperance de me depouiller." Des que cette idee eut pris une certaine consistance dans son cerveau, son aversion contre Genevieve se ranima, et il commenca a ne plus pouvoir la cacher. Une grosse servante maitresse, qui depuis longtemps gouvernait la maison, et qui avait vu avec rage l'introduction d'une autre femme dans son petit royaume, mit tous ses soins a envenimer, par de sots rapports, ses actions, ses paroles et jusqu'a ses regards. Elle n'eut pas de peine a aigrir les vieux ressentiments du marquis, et l'infortunee Genevieve devint un objet de haine et de persecution. Elle fut lente a s'en apercevoir: elle ne pouvait croire a tant de petitesse et de mechancete; mais quand elle s'en apercut, elle fut glacee d'effroi, et, tombant a genoux, elle implora la Providence, qui l'avait abandonnee. Elle supporta un mois l'oppression, le soupcon insultant et l'avarice grossiere avec une patience angelique. Un jour, insultee et calomniee a propos d'une aumone de quelques francs qu'elle avait faite dans le village, elle appela Andre a son secours et lui demanda aide et protection. Andre, pour tout secours, lui proposa de prendre la fuite. Genevieve approchait du terme de sa grossesse; elle ne possedait pas un denier pour subvenir aux frais de sa delivrance; elle se sentait trop malade et trop epuisee pour nourrir son enfant, et elle n'avait pas de quoi le faire nourrir par une autre. Elle ne pouvait plus rien gagner, son etat etait perdu; Andre n'avait pas l'industrie de s'en creer un. Elle sentit qu'elle etait enchainee, qu'il fallait vivre ou mourir sous le joug de son beau-pere. Elle se soumit et sentit la douleur penetrer comme un poison dans toutes les fibres de son coeur. [Illustration: A genoux, Andre, dit Genevieve a son mari.] Quand son parti fut pris, quand elle se fut detachee de la vie par un renoncement volontaire et complet a toute esperance de bonheur, elle retrouva la forte patience et le calme exterieur qui faisaient la base de son caractere. Une grande passion pour son mari l'eut rendue capable de porter joyeusement le poids d'une si rude destinee et de se conserver pour des jours meilleurs; mais ces jours-la n'etaient pas a esperer avec une ame aussi debile que celle d'Andre. Genevieve n'etait pas nee passionnee; elle etait nee honnete, intelligente et ferme. Elle raisonnait avec une logique accablante, et toutes ses conclusions tendaient a la desesperer. Un instant elle avait entrevu une vie d'amour et d'enthousiasme, elle l'avait comprise plutot que sentie; pour lui inspirer l'aveugle devouement de la passion, il eut fallu un etre assez grand, assez accompli pour la convaincre avant de l'entrainer. Elle avait vu cet etre-la dans ses livres, et elle avait cru le voir encore derriere l'enveloppe douce, gracieuse et caressante d'Andre; mais a la premiere occasion elle avait decouvert qu'elle s'etait trompee. Elle continua de l'aimer et le traita dans son coeur, non comme un amant, mais comme elle eut fait d'un frere plus jeune qu'elle. Elle s'efforca de lui epargner la souffrance en lui cachant la sienne; elle s'habitua a souffrir seule, a n'avoir ni appui, ni consolation, ni conseil. Sa force augmenta dans cette solitude intellectuelle; mais son corps s'y brisa, et elle sentit avec joie qu'elle ne devait pas souffrir longtemps. Andre la vit deperir sans comprendre qu'il allait la perdre. Elle souffrait extremement de sa grossesse, et attribuait a cet etat toutes ses indispositions et toutes ses tristesses. Andre la soignait tendrement, et s'imaginait qu'elle serait delivree de tous ses maux le jour ou elle deviendrait mere. Genevieve, se sentant pres de ce moment, songea a l'avenir de cet enfant qu'elle esperait leguer a son mari. Elle s'effraya de l'education qu'il allait recevoir et des maux qu'il aurait a endurer: elle desira lui procurer une existence independante, et, pensant qu'elle avait assez fait pour montrer sa soumission et son desinteressement personnel, elle decida en elle-meme que le moment du courage et de la fermete etait venu. Elle declara donc a Andre qu'il fallait demander a son pere une pension alimentaire qui mit leur enfant, en cas d'evenement, a couvert du besoin, et qui put, par la suite, lui assurer un sort independant. Elle fixa cette pension a douze cents francs de rente, le strict necessaire pour quiconque sait lire et ecrire, et ne veut etre ni soldat ni domestique. Andre laissa voir sur son visage l'emotion penible que lui causait cette necessite; il promit neanmoins de s'en occuper. Genevieve comprit qu'il ne s'en occuperait pas. Elle s'arma de resolution et alla trouver le marquis. Elle lui exposa sa demande dans les termes les plus doux, et fut accueillie mieux qu'elle ne s'y attendait. Le marquis espera acheter a ce prix modeste la signature d'Andre a un acte de renonciation, et il promit a cette condition d'acquiescer a la demande de Genevieve; mais celle-ci, qui en toute autre situation se fut engagee a tous les sacrifices possibles, comprit qu'elle n'avait pas le droit de le faire en ce moment: elle allait mourir et laisser un orphelin; car Andre n'etait pas plus propre au role de pere qu'a celui de fils et d'epoux. Elle fremit a l'idee de depouiller son enfant et de le sacrifier a un sentiment d'orgueil et de dedain. Elle essaya de faire comprendre a son beau-pere ce qui se passait en elle; mais ce fut bien inutile: le marquis insista. Genevieve fut forcee de resister franchement. Alors le marquis entra dans une fureur epouvantable et l'accabla d'injures. La gouvernante, qui avait ecoute a la porte, dans la crainte que son maitre ne se laissat persuader par cet entretien, entra et joignit ses reproches et ses insultes a celles du marquis. Genevieve avait supporte les premieres avec resignation; elle repondit aux secondes par une seule parole de ce froid mepris qu'elle savait exprimer, dans l'occasion, d'une maniere incisive. Le marquis prit le parti de sa maitresse, et, ayant epuise tout le vocabulaire des jurons et des gros mots, leva le bras pour frapper Genevieve. En cet instant, Andre, attire par le bruit, entrait dans la chambre. Personne n'etait plus violent que lui quand une forte commotion le tirait de sa lethargie habituelle: dans ces moments-la il perdait absolument la tete et devenait furieux. A la vue de Genevieve enceinte, a demi terrassee par le bras robuste du marquis, tandis que l'odieuse servante s'avancait, une chaise dans les mains, pour la jeter sur elle, Andre s'elanca sur un couteau de chasse qui etait ouvert sur la table, prit d'une main son pere a la gorge, et de l'autre le frappa a la poitrine. Genevieve s'etait elancee entre eux avec un gemissement d'horreur; elle avait saisi le bras d'Andre et l'avait contraint a ceder. La chemise du marquis fut a peine effleuree par la lame, et Genevieve se coupa les doigts assez profondement en cherchant a s'en emparer. "Ton pere! ton pere! c'est ton pere!" criait-elle a Andre d'une voix etouffee. Andre laissa tomber le couteau et s'evanouit. La servante essaya de jeter sur Genevieve tout l'odieux de cette scene deplorable; mais le marquis avait vu de trop pres les choses pour ne pas savoir tres-bien que Genevieve lui avait sauve la vie, que le sang dont il etait couvert etait sorti des veines de la pauvre innocente. Il se calma aussitot et l'aida a secourir Andre, qui etait dans un etat effrayant. Quand il revint a lui, il regarda son pere et sa femme d'un air effare, et leur demanda ce qui s'etait passe. "Rien," dit le marquis, dont le coeur n'etait pas toujours ferme a la misericorde a la vue d'un repentir sincere, et qui d'ailleurs se sentait aussi coupable qu'Andre. "A genoux, Andre, dit Genevieve a son mari; a genoux devant ton pere! et ne te releve pas qu'il ne t'ait pardonne. Je vais te donner l'exemple." Cette soumission acheva de desarmer le marquis; il embrassa son fils et Genevieve, et declara qu'il accordait la pension de douze cents francs. Les malheureux jeunes gens n'etaient guere en etat de songer au sujet de la querelle. Andre eut, pendant trois jours, un tremblement nerveux de la tete aux pieds. Son pere radoucit sensiblement ses manieres accoutumees, mit sa servante a la porte, et temoigna presque de la tendresse a Genevieve; mais il n'etait plus temps: son enfant etait mort ce jour-la dans son sein; elle ne le sentait plus remuer, et elle attendait tous les jours avec un courage stoique les atroces douleurs qui devaient la delivrer de la vie. Le brave medecin qui avait soigne Andre vint la voir et lui demanda comment elle se trouvait. Genevieve l'emmena dans le verger, et quand ils furent seuls, "Mon enfant est mort, lui dit-elle d'un air triste et calme, et moi je mourrai aussi; dites-moi si vous croyez que ce sera bientot." Le medecin n'eut pas de peine a le croire et vit qu'elle etait perdue, mais qu'elle avait du courage. --Au moins, lui dit-il, vous mourrez sans trop souffrir; vous n'aurez pas la force d'accoucher. Vous avez un anevrisme au coeur, et vous etoufferez des les premiers symptomes de delivrance. --Je vous remercie de cette promesse, dit Genevieve, et je remercie Dieu, qui m'epargne a mon dernier moment. J'ai assez souffert dans cette vie; il a fini avec moi. En effet, pendant ce dernier mois, Genevieve ne souffrit plus: elle n'avait pas la force de quitter son fauteuil; mais elle lisait l'Ecriture sainte ou se faisait apporter des fleurs dont elle parsemait sa table. Elle passait des heures entieres a les contempler d'un air heureux, et personne ne pouvait deviner a quoi elle songeait dans ces moments-la. Genevieve souffrait de se voir entouree et surveillee; elle demandait en grace a etre seule; alors il lui semblait qu'elle revait ou priait plus librement; elle regardait doucement le ciel et ses fleurs, puis elle se penchait vers elles et leur parlait a demi-voix d'une maniere etrange et enfantine. "Vous savez que je vous aime, leur disait-elle; j'ai un secret a vous dire: c'est que je vous ai toujours preferees a tout. Pendant longtemps je n'ai vecu que pour vous; j'ai aime Andre a cause de vous, parce qu'il me semblait pur et beau comme vous. Quand j'ai souffert par lui, je me suis reportee vers vous; je vous ai demande de me consoler, et vous l'avez fait bien souvent; car vous me connaissez, vous avez un langage, et je vous comprends. Nous sommes soeurs. Ma mere m'a souvent dit que, quand elle etait enceinte de moi, elle ne revait que de fleurs, et que, quand je suis nee, elle m'a fait mettre dans un berceau seme de feuilles de roses. Quand je serai morte, j'espere qu'Andre en repandra encore sur moi, et qu'il vous portera tous les jours sur mon tombeau, o mes cheres amies!" Quelquefois elle prenait un lis et l'approchait du visage d'Andre agenouille devant elle. "Tu es blanc comme lui, lui disait-elle, et ton ame est suave et chaste comme son calice; tu es faible comme sa tige, et le moindre vent te courbe et te renverse. Je t'ai aime peut-etre a cause de cela; car tu etais, comme mes fleurs cheries, inoffensif, inutile et precieux." Quelquefois il lui arriva de se surprendre a regretter presque la vie. Le matin, quand la nature s'eveillait riante et animee, quand les oiseaux chantaient dans les arbres couverts de fleurs, quand tout semblait gouter et savourer le bonheur, alors elle eprouvait contre Andre une sorte de colere sourde; elle se rappelait les jours calmes et delicieux qu'elle avait passes dans sa petite chambre avant de le connaitre, et elle sentait que tous ses maux dataient du jour ou il lui avait parle d'amour et de science. Elle regrettait son ignorance, et le calme de son imagination, et les tendres reveries ou elle s'endormait heureuse, alors qu'elle ne savait la raison de rien dans l'univers. Dans ces moments de tristesse, elle priait Andre de la laisser seule, et elle attendait, pour le rappeler, que cette disposition eut fait place a sa resignation habituelle; alors elle le traitait avec une ineffable tendresse, et, pour le recompenser de ses derniers soins, elle emporta dans la tombe le secret de quelques larmes accordees a la memoire du passe. Quelques jours avant sa mort, Henriette vint la voir, et lui demanda pardon, a genoux et en sanglotant, de sa conduite folle et cruelle. Genevieve la pressa contre son coeur et lui promit de prier pour elle dans le ciel. Le dernier jour, Genevieve pria Andre de lui apporter plus de fleurs qu'a l'ordinaire, d'en couvrir son lit et de lui faire un bouquet et une couronne. Quand il les eut apportees, il s'apercut qu'il y avait des tubereuses et voulut les retirer dans la crainte que leur parfum ne lui fit mal; Genevieve le forca de les lui rendre. "Donne, donne, Andre, lui dit-elle, tu ne sais pas quel bien j'en espere; le moment de souffrir et de mourir est venu: puissent-elles me servir de poison et m'endormir vite!" Joseph entra en ce moment; elle lui tendit la main et le fit asseoir pres d'elle; elle passa son autre bras autour du cou d'Andre et appuya sa joue froide contre la sienne: Ils voulurent lui parler. "Taisez-vous, leur dit-elle, je pense a quelque chose, je vous repondrai plus tard." Elle resta ainsi une demi-heure. Joseph sentit alors un leger tressaillement; il baisa la main qu'il tenait, elle etait raide et froide. --Andre, dit-il d'une voix etouffee, embrasse ta femme. Andre embrassa Genevieve; il la regarda: elle etait morte. Andre fut malade pendant un an. L'infortune n'eut pas la force de mourir. Joseph ne le quitta pas un seul jour. On les voit souvent se promener ensemble le long des traines. Andre marche lentement et les yeux baisses, quelquefois il sourit d'un air etonne; son pere est devenu doux et complaisant pour lui. Depuis qu'il n'a plus ni desirs ni esperances sur la terre, il n'a plus de lutte a soutenir contre ce vieillard obstine. Henriette ne parle jamais de Genevieve sans un deluge d'eloges et de larmes sinceres et bruyantes. Celui qui la regrette le plus vivement, c'est Joseph; il n'en parle jamais; il semble aussi insouciant, aussi _viveur_ qu'autrefois; mais il y a des moments ou sa figure trahit une souffrance encore plus longue et plus profonde que celle d'Andre. FIN D'ANDRE. End of the Project Gutenberg EBook of Andre, by George Sand *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ANDRE *** ***** This file should be named 13431.txt or 13431.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: https://www.gutenberg.org/1/3/4/3/13431/ Produced by Renald Levesque and the Online Distributed Proofreading Team. 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If the second copy is also defective, you may demand a refund in writing without further opportunities to fix the problem. 1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. 1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any provision of this agreement shall not void the remaining provisions. 1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at https://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. 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Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: https://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.