The Project Gutenberg EBook of L'argent des autres, by Emile Gaboriau This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: L'argent des autres I. Les hommes de paille Author: Emile Gaboriau Release Date: March 15, 2004 [EBook #11588] [Date last updated: May 9, 2009] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ARGENT DES AUTRES *** Credits: Tonya Allen, Renald Levesque and PG Distributed Proofreaders. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. L'ARGENT DES AUTRES PAR EMILE GABORIAU I LES HOMMES DE PAILLE I Vainement on chercherait dans Paris une rue plus paisible que la rue Saint-Gilles, au Marais, a deux pas de la place Royale. La, pas de voitures, jamais de foule. A peine le silence y est rompu par les sonneries reglementaires de la caserne des Minimes, par les cloches de l'eglise Saint-Louis ou par les clameurs joyeuses des eleves de l'institution Massin a l'heure des recreations. Le soir, bien avant dix heures, et quand le boulevard Beaumarchais est encore plein de vie, de mouvement et de bruit, tout se ferme. Une a une s'eteignent les grandes fenetres a tout petits carreaux. Et si, passe minuit, quelque bourgeois regagne son logis, il hate le pas, inquiet de la solitude et preoccupe des reproches de son concierge qui lui demandera d'ou il peut bien revenir si tard. En une telle rue, tout le monde se connait, les maisons n'ont pas de mystere, les familles pas de secrets. C'est la petite ville, ou l'oisivete curieuse a toujours un coin de son rideau sournoisement releve, ou les cancans poussent aussi dru que l'herbe entre les paves. Aussi, le 27 avril 1872, un samedi, dans l'apres-midi, remarqua-t-on rue Saint-Gilles, un fait qui partout ailleurs eut passe inapercu. Un homme d'une trentaine d'annees, portant la livree de travail des serviteurs de bonne maison, le long gilet raye et le tablier a piece, s'en allait de porte en porte... --Qui donc cherche ce domestique? se demandaient les rentieres desoeuvrees, tout en suivant ses evolutions. Il ne cherchait personne. Aux gens qu'il abordait, il racontait qu'il etait envoye par une cousine a lui, excellente cuisiniere, laquelle, avant d'entrer en place chez des bourgeois du quartier, tenait comme de juste a prendre ses renseignements. Et cela dit: --Connaissez-vous, interrogeait-il, M. Vincent Favoral? Concierges et boutiquiers ne connaissaient que lui, car il y avait plus d'un quart de siecle qu'au lendemain de son mariage, M. Vincent Favoral etait venu s'installer rue Saint-Gilles, et ses deux enfants y etaient nes: son fils, M. Maxence, et sa fille, Mlle Gilberte. Il occupait le second etage de la maison qui porte le numero 38, une de ces bonnes vieilles maisons comme on n'en batit plus, depuis que les terrains se vendent quinze cents francs le metre, ou l'espace n'est pas sordidement mesure, ou les escaliers a rampe de fer forge sont larges et faciles, ou les pieces sont spacieuses, et les plafonds hauts de douze pieds. --Certes, nous connaissons M. Favoral, repondaient les gens que questionnait le domestique, et si jamais honnete homme a existe, c'est certainement lui. En voila un auquel on aurait du plaisir a confier ses fonds, si on en avait. Ce n'est pas lui qui jamais filera en Belgique en emportant sa caisse. Et ils expliquaient que M. Favoral etait caissier principal et meme probablement un des gros actionnaires du _Comptoir de credit mutuel_, une de ces admirables institutions financieres qui ont surgi avec le second Empire et qui gagnaient a la Bourse leur premier banco le jour ou se jouait dans la rue la partie du coup d'Etat. --Oh! je sais la profession du bourgeois, disait le domestique. Mais quel espece d'homme est-ce? Voila ce que ma cousine voudrait savoir. Le marchand de vins du 43, le plus ancien boutiquier de la rue, etait mieux que personne a meme de repondre. Deux petits verres civilement offerts lui delierent la langue, et tout en trinquant: --M. Vincent Favoral, commenca-t-il, est un homme de cinquante-deux ou trois ans, mais qui parait plus jeune, car il n'a pas un poil blanc. C'est un grand maigre, avec des favoris bien tailles, la bouche pincee et des petits yeux jaunes. Pas causeur. Il faut plus de ceremonies pour tirer une parole de son gosier qu'un ecu de sa caisse. Oui, non, bonjour, bonsoir, voila toute sa conversation. Ete comme hiver, il porte un pantalon gris, une longue redingote, des souliers laces et des gants de filoselle. Parole d'honneur, je dirais qu'il a sur le dos les habits que je lui ai vus pour la premiere fois en 1845, si je ne savais pas que tous les ans il se fait faire deux vetements complets par le concierge du 29. --Ah! ca, mais c'est un grigou! grommela le domestique. --C'est surtout un maniaque, poursuivit le boutiquier, comme tous les hommes de chiffres, a ce qu'il parait. Sa vie est reglee comme les pages de son grand-livre. Dans le quartier, on ne l'appelle jamais que le Bureau-Exactitude, et quand il passe rue Saint-Louis, qui est donc maintenant la rue Turenne, les negociants reglent leur montre. Qu'il vente ou qu'il grele, chaque matin que le bon Dieu fait, a neuf heures battant, il met le pied dans la rue pour se rendre a son bureau. Quand on le voit revenir, c'est qu'il est entre cinq heures vingt et cinq heures vingt-cinq. A six heures, il dine. A sept heures, il sort et va faire sa partie au cafe Turc. A dix heures, il rentre et se couche. Et, au premier coup de onze heures sonnant a Saint-Louis, crac, il eteint sa bougie... Dedaigneusement le domestique avancait les levres. --Hum!... fit-il, je me demande si cela conviendra a ma cousine, de vivre chez un particulier qui est comme une horloge. --Ce n'est pas toujours agreable, observa le marchand de vins, et la preuve c'est que le fils, M. Maxence, s'en est lasse. --Il n'est plus chez ses parents? --Il y prend ses repas, mais il loge chez lui, boulevard du Temple... La brouille a fait assez de bruit, dans le temps, et d'aucuns soutiennent que M. Maxence est un mauvais sujet, qui mene une vie de polichinelle... Moi je dis que son pere le tenait trop de court... Il a vingt-cinq ans, ce garcon, il est bien de sa personne, et il a une maitresse dans le grand genre, je l'ai vue... J'aurais fait comme lui. --Et la fille, Mlle Gilberte?... --Elle ne se marie guere, quoi qu'elle ait plus de vingt ans et qu'elle soit jolie comme un amour... Avant la guerre, son pere voulait lui faire epouser un agent de change, a ce qu'on dit, un homme tres-distingue, qui ne venait jamais qu'en voiture a deux chevaux, mais elle l'a refuse net... On m'apprendrait qu'il y a quelque amourette sous jeu, que je n'en serais pas etonne. Je vois roder par ici un jeune monsieur, qui leve diablement le nez, quand il passe devant le 38. Ces details semblaient n'interesser que fort mediocrement le domestique. --C'est surtout la bourgeoise, dit-il, qui preoccupe ma cousine... --Naturellement. Eh bien! vous pouvez lui dire que jamais elle n'aura eu de meilleure patronne. Pauvre madame Favoral! elle en a vu de grises avec son maniaque de mari. Mais elle n'est plus jeune et on s'accoutume a tout. Les jours ou le temps est beau, je la vois passer avec Mlle Gilberte. Elles vont faire un tour de promenade a la place Royale. C'est leur distraction... Le domestique ricanait. --Matin! fit-il. Si le bourgeois ne leur en paye pas d'autres, il ne se ruinera pas! --Il ne leur en paye pas d'autres, poursuivit le boutiquier. C'est-a-dire, pardon, tous les samedis, et cela depuis des annees, M. et Mme Favoral recoivent quelques-uns de leurs amis: M. et Mme Desclavettes, qui etaient marchands de bronzes, rue Turenne; M. Chapelain, l'ancien avoue de la rue Saint-Antoine, dont la fille est la grande amie de Mlle Gilberte; M. Desormeaux qui est chef de bureau au ministere de la justice, et trois ou quatre autres encore, et comme precisement c'est aujourd'hui samedi... Mais il s'interrompit et tendant le bras vers la rue: --Vite, reprit-il, regardez! Quand on parle du loup... Il est cinq heures vingt, voila M. Favoral qui rentre... C'etait en effet le caissier du _Comptoir de credit mutuel_, et veritablement tel que l'avait depeint le marchand de vins. Et a le voir marcher, la tete baissee, on eut dit qu'il cherchait sur le trottoir la place ou il avait mis le pied le matin pour l'y remettre le soir. Toujours du meme pas methodique, il gagna sa maison, gravit ses deux etages et tirant son passe-partout, il entra chez lui. C'etait bien le logis de l'homme, et tout, des l'antichambre, y denoncait la manie. La evidemment, chaque meuble devait avoir sa place invariable, chaque objet irrevocablement sa tablette ou son clou. Triste logis, d'ailleurs, accusant non pas la pauvrete precisement, mais de mediocres ressources et les artifices d'une economie qui se respecte. La proprete y atteignait les splendeurs du luxe, tout reluisait, mais il n'etait pas un detail qui ne trahit la main industrieuse de la menagere s'obstinant a defendre son mobilier contre les ravages du temps. Le velours des fauteuils avait aux angles des reprises qu'on etait tente d'attribuer a l'aiguille d'une fee. On distinguait des points de laine neuve dans les dessins fanes des devants de foyer. Les rideaux avaient ete retournes pour offrir toujours aux regards la portion la moins fletrie. Tous les hotes enumeres par le marchand de vins, et deux ou trois autres encore se trouvaient au salon lorsque M. Favoral y entra. Mais au lieu de repondre a leur salut: --Ou est Maxence? interrogea-t-il. --Je l'attends, mon ami, repondit doucement Mme Favoral. Le caissier fronca le sourcil: --Toujours en retard, gronda-t-il, c'est se moquer a la fin... Sa fille, Mlle Gilberte, lui coupa la parole: --Et mon bouquet, pere? demanda-t-elle. M. Favoral s'arreta court, se frappa le front, et de l'accent d'un homme qui revele quelque chose d'incroyable, de prodigieux, d'inoui: --Oublie!... repondit-il, en scandant les syllabes, je l'ai ou-bli-e!... C'etait positif. Tous les samedis, en rentrant de son bureau, il s'arretait devant la marchande qui a sa baraque au parvis Saint-Louis, et il lui achetait, pour Mlle Gilberte, un bouquet de saison. Et aujourd'hui... --Ah! je t'y prends, pere! s'ecria la jeune fille. Mais Mme Favoral s'etait penchee a l'oreille de Mme Desclavettes. --Certainement, murmura-t-elle d'une voix troublee, il arrive a mon mari quelque chose de grave. Lui, oublier! Lui, manquer a une de ses habitudes! C'est la premiere fois depuis vingt-six ans... L'entree de M. Maxence l'empecha de continuer. M. Favoral ouvrait la bouche pour reprimander vertement son fils, mais le diner etait servi. --A table! cria M. Chapelain, l'ancien avoue, homme conciliant par excellence. On se mit a table, mais Mme Favoral venait a peine de servir le potage, quand un violent coup de sonnette retentit. Presqu'aussitot, la bonne parut et annonca: --Le baron de Thaller!... Plus pale que sa serviette, le caissier s'etait dresse. --Le patron! balbutia-t-il. Le directeur du _Comptoir de credit mutuel_!... Sur les talons de la bonne, M. de Thaller entrait... Grand, mince, roide, il avait une tete toute petite, la figure plate, le nez pointu et de longs favoris roux nuances de fils d'argent, qui lui tombaient jusqu'au milieu de la poitrine. Plus soigne qu'une fille, il exhalait toutes sortes de parfums. Vetu a la derniere mode, il portait un de ces amples pardessus a longs poils qui bombent les epaules, un pantalon evase du bas, un large col rabattu sur une cravate claire constellee d'un gros diamant et un chapeau a bords insolemment cambres. D'un regard clignotant, il evalua la salle a manger, le mobilier mesquin, le diner modeste, et les convives, des bourgeois, assis autour de la table. Et sans meme daigner porter a son chapeau sa grosse main etroitement gantee de gris perle, d'un ton cassant et bref, et avec un leger accent qui affirmait etre l'accent alsacien: --Il faut que je vous parle, Vincent, dit-il a son caissier, seul, a l'instant... L'effort de M. Favoral, pour dissimuler son trouble, etait visible. --C'est que, commenca-t-il, nous sommes, comme vous le voyez, entre amis, en famille... --Voulez-vous que je parle devant tout le monde? interrompit durement le directeur du _Credit mutuel_... Le caissier n'hesita plus. Prenant sur la table un flambeau, il ouvrit la porte qui donnait dans le salon, et s'effacant respectueusement: --Je suis a vous, monsieur, dit-il, prenez la peine de passer... Et au moment de disparaitre lui-meme, se maitrisant encore: --Continuez a diner sans moi, dit-il a ses hotes, je vous aurai vite rattrapes, c'est l'affaire d'un instant, soyez sans inquietude... Ils n'etaient pas inquiets, mais surpris, et surtout indignes des facons de M. de Thaller. --Quel rustre! murmura Mme Desclavettes. M. Desormeaux, le chef de bureau du ministere de la justice, ricanait. C'etait un vieux reactionnaire, fort entete de ses idees legitimistes. --Voila nos maitres, fit-il, les hauts barons de la feodalite financiere... Ah! vous vous etes indignes de la morgue de la vieille aristocratie, eh bien! a genoux, morbleu! a plat ventre plutot, devant l'ecu d'or sur champ de gueules!... On ne lui repondit pas. Chacun de son mieux pretait l'oreille. Dans le salon, entre M. Favoral et M. de Thaller, une discussion de la derniere violence avait evidemment lieu. En saisir le sens etait impossible, et cependant, a travers la porte, dont les panneaux superieurs etaient vitres, il en passait des bribes. Et de moments en moments arrivaient distinctement les mots de dividende et d'actionnaires, de deficit et de millions... --Qu'est-ce que cela signifie, grand Dieu!... gemissait Mme Favoral. Les deux interlocuteurs, le directeur et le caissier avaient du se rapprocher de la porte de communication, car leurs voix qui s'elevaient de plus en plus, devenaient tout a fait nettes. --C'est un guet-apens infame! disait M. Favoral; il fallait me prevenir... --Allons donc! interrompait l'autre, est-ce que vous n'etiez pas averti!... La frayeur, une frayeur vague encore et inexpliquee, gagnait les convives et ils demeuraient immobiles, la fourchette en l'air, retenant leur haleine. --Jamais! repetait M. Favoral, en frappant du pied si violemment que la cloison en etait ebranlee, jamais! jamais! --Cela sera pourtant, declarait M. de Thaller, c'est l'unique ressource!... --Et si je ne veux pas! --Il s'agit bien de votre volonte, vraiment! C'est il y a vingt ans qu'il fallait ne pas vouloir. Mais ecoutez-moi, raisonnons un peu... M. de Thaller baissait la voix, et pendant quelques minutes, on n'entendit plus rien de la salle a manger que des paroles confuses et d'insaisissables exclamations, jusqu'a ce que tout a coup: --C'est la ruine, reprit-il, d'un accent furieux, c'est la faillite fin courant! --Monsieur, disait le caissier, Monsieur... --Vous etes un faussaire, monsieur Vincent Favoral, vous etes un voleur!... D'un bond, Maxence s'etait leve. --Ah! je ne permettrai pas qu'on insulte ainsi mon pere dans sa propre maison! s'ecria-t-il. --Maxence! supplia Mme Favoral, mon fils!... L'ancien avoue, M. Chapelain, le retenait par le bras, mais il se debattait et il allait s'elancer dans le salon, quand la porte s'ouvrit, livrant passage au directeur du _Comptoir de credit_. Avec un flegme etrange apres une telle scene, il s'avanca jusqu'a Mlle Gilberte, et d'un ton d'offensante protection: --Votre pere est un malheureux, mademoiselle, prononca-t-il, et mon devoir serait de le livrer immediatement a la justice... Pour votre sainte et digne mere, cependant, pour votre frere, pour vous surtout, mademoiselle, je n'en ferai rien... Mais qu'il fuie, qu'il disparaisse, que jamais plus on n'entende parler de lui. Il tira de sa poche une liasse de billets de banque, et les placant sur la table: --Remettez-lui ceci, ajouta-t-il. Qu'il parte ce soir meme. La police est peut-etre prevenue. Il y a un train pour Bruxelles a onze heures cinq. Et, s'etant incline, il se retira, sans que personne lui adressat seulement un mot, tant l'effarement etait grand de tous les hotes de cette maison jusqu'alors si paisible. Ecrase de stupeur, Maxence etait retombe sur sa chaise. Seule, Mlle Gilberte gardait quelque sang-froid. --C'est une honte a nous, s'ecria-t-elle, que de nous laisser ainsi abattre; cet homme est un imposteur, un miserable... il ment!... Mon pere... M. Favoral n'avait pas attendu qu'on l'appelat et il se tenait debout contre la porte du salon, plus pale que la mort, et calme cependant. --A quoi bon des explications, dit-il. Ma caisse est vide, toutes les apparences sont contre moi... Sa femme s'etait glissee jusqu'a lui, elle lui prenait la main. --Le malheur est immense, murmurait-elle, mais non irreparable. Nous vendrons tout ce que nous possedons... --N'avez-vous pas des amis, ne sommes-nous pas la? insisterent les autres, M. Desclavettes, M. Desormeaux et M. Chapelain... Doucement il ecarta sa femme, et froidement: --Que serait ce que nous avons possede a nous tous? dit-il. Un grain de sable dans un abime. Nous ne possedons plus rien, d'ailleurs, nous sommes ruines. D'un mouvement pareil, les autres se dresserent, blemes et les yeux etincelants. --Ruines!... s'ecria M. Desormeaux, ruines!... Et les quarante-cinq mille francs que je vous avais confies!... Il ne repondit pas. --Et nos cent vingt mille francs! gemissaient M. et Mme Desclavettes. --Et mes cent soixante mille francs! criait en blasphemant M. Chapelain... Le caissier haussait les epaules. --Perdus, dit-il, irrevocablement... Alors leur rage depassa toutes les bornes. Alors ils oublierent que ce malheureux etait leur ami de vingt ans, qu'ils etaient ses hotes, et ils se mirent a l'accabler de menaces et d'injures sans nom. Lui ne daignait pas se defendre. --Allez, prononca-t-il, allez... Quand un pauvre chien entraine par le courant se noie, les gens de coeur, du haut de la berge, lui jettent des pierres... --Il fallait nous dire que vous speculiez, hurla M. Desclavettes... Sur ces mots il se redressa, et avec un geste si terrible, que les autres, effrayes, reculerent: --Quoi! fit-il d'un ton d'ecrasante ironie, c'est ce soir seulement que vous decouvrez que je speculais! Chers amis! Ou donc et a quelles poches d'autrui pensiez-vous que je prenais l'enorme interet que je vous sers depuis des annees? Ou avez-vous vu l'argent honnete, l'argent du travail donner douze ou quatorze pour cent? L'argent qui rapporte cela, c'est l'argent du tapis vert, c'est l'argent de la Bourse. Pourquoi m'avez-vous apporte vos fonds? Parce que vous etiez persuades que je saurais bien tenir les cartes. Ah! si je vous annoncais que j'ai double vos capitaux, vous ne me demanderiez pas comment je m'y suis pris, ni si je n'ai pas fait sauter la coupe. Vous empocheriez vertueusement. J'ai perdu, je suis un voleur... Eh bien! soit, mais alors vous etes mes complices. C'est l'avidite des dupes qui fait la friponnerie des dupeurs... Il fut interrompu par la servante qui rentrait tout effaree: --Monsieur, s'ecria-t-elle, monsieur, la cour est pleine d'agents de police... Ils parlent au concierge, ils vont monter, je les entends. II Selon le moment et l'endroit ou ils sont prononces, il est de ces mots qui acquierent une effrayante signification. Dans cette salle en desordre, au milieu de ces gens effares, ce mot de police retentit comme un coup de tonnerre. --N'ouvrez pas, commanda Maxence a la domestique, n'ouvrez pas, quoiqu'on sonne ou qu'on frappe. Laissez enfoncer la porte plutot!... L'exces meme de l'epouvante rendait a Mme Favoral une portion de son energie. Se jetant au-devant de son mari, comme pour le proteger, comme pour le defendre: --On vient t'arreter, Vincent, s'ecria-t-elle. On vient; n'entends-tu pas?... Il demeurait a la meme place, les talons cloues au sol. --Cela devait etre, fit-il. Et de l'accent du miserable qui voit tout espoir aneanti, qui renonce a la lutte et qui s'abandonne: --Soit, dit-il, qu'on m'arrete, et que tout finisse une bonne fois. C'est assez d'angoisses comme cela, assez d'alternatives insoutenables. Je suis las de toujours feindre, de toujours ruser, tromper et mentir. Qu'on m'arrete! Il n'est pas de malheur qui ne soit moindre, en realite, que l'horreur de l'incertitude. Maintenant, je n'ai plus rien a redouter. Pour la premiere fois depuis des annees, je dormirai cette nuit!... Il ne remarquait pas la sinistre impression de ses hotes. --Vous pensez que je suis un voleur, ajouta-il, eh bien! soyez satisfaits. Justice va etre faite!... Mais il leur pretait la des sentiments qui n'etaient plus les leurs. Ils oubliaient leur colere si terrible et l'amer ressentiment de leur argent perdu. L'imminence du peril, tout a coup, reveillait en leur ame les souvenirs du passe et cette forte affection qui nait d'une longue habitude et d'un constant echange de services rendus. Quoi qu'eut fait M. Favoral, ils ne voyaient plus en lui que l'ami, l'hote dont cent fois ils avaient rompu le pain ensemble, l'homme dont la probite, jusqu'a cette soiree fatale, etait restee bien au-dessus du soupcon. Pales, bouleverses, ils l'entouraient. --Devenez-vous fou! lui disait M. Desormeaux. Voulez-vous donc attendre qu'on vous arrete, qu'on vous jette en prison, qu'on vous traine sur les bancs de la police correctionnelle ou de la cour d'assises!... Il secouait la tete, et d'un ton d'obstination idiote: --Ne vous ai-je pas dit, repetait-il, que tout est contre moi! Qu'on vienne, qu'on fasse de moi ce qu'on voudra. --Et votre femme, malheureux, insistait M. Chapelain, l'ancien avoue, et vos enfants!... --Seront-ils moins deshonores si je suis condamne par contumace? Eperdue de douleur, Mme Favoral se tordait les mains. --Vincent, murmurait-elle, au nom du ciel, epargne-nous cette torture affreuse de te savoir en prison... Opiniatrement il gardait le silence. Sa fille, Mlle Gilberte se laissa glisser a ses genoux, et les mains jointes: --Je t'en conjure, pere! supplia-t-elle. Il tressaillit de tout son corps. Une indicible expression de souffrance et d'angoisse contracta ses traits, et d'une voix a peine intelligible: --Ah! c'est prolonger cruellement mon agonie, balbutia-t-il. Que voulez-vous de moi? --Il faut fuir! declara M. Desclavettes. --Par ou? Comment? Croyez-vous donc que toutes les precautions ne sont pas deja prises, que toutes les issues ne sont pas gardees! D'un geste brusque, Maxence lui coupa la parole. --La chambre de ma soeur, mon pere, dit-il, donne sur la cour de la maison voisine... --Oui, mais nous sommes au second etage... --N'importe! J'ai un moyen. Et s'adressant a sa soeur: --Viens, Gilberte, poursuivit le jeune homme, viens, tu vas m'eclairer et me donner des draps... Ils sortirent precipitamment. Mme Favoral entrevit une lueur d'espoir. --Nous sommes sauves, s'ecria-t-elle. --Sauves, repeta machinalement le caissier. --Oui, car je devine le projet de Maxence... Mais il faut nous entendre... Ou vas-tu te refugier? --Eh! le sais-je!... --Il y a un train a onze heures cinq, fit M. Desormeaux, ne l'oublions pas... --Mais il faut de l'argent pour prendre ce train, interrompit l'ancien avoue; j'en ai sur moi, heureusement... Et oubliant ses cent soixante mille francs perdus, il tirait son portefeuille. Mme Favoral l'arreta. --Nous avons plus qu'il ne faut, dit-elle. Et elle prenait sur la table et elle tendait a son mari les billets qu'avait jetes, avant de sortir, le directeur du _Comptoir de credit mutuel_. Il les repoussa avec un mouvement de rage. --Plutot crever de faim! s'ecria-t-il. C'est lui, c'est ce miserable... Mais il s'interrompit, et plus doucement: --Cache ces billets, dit-il a sa femme, et que demain Maxence aille les reporter a M. de Thaller... On sonna violemment. --La police! gemit Mme Desclavettes qui semblait pres de s'evanouir. --Je vais parlementer, dit vivement M. Desormeaux. Fuyez, Vincent, ne perdez pas une minute... Et il courut a la porte d'entree, pendant que Mme Favoral entrainait son mari vers la chambre de Mlle Gilberte. Rapidement et solidement, Maxence avait lie bout a bout quatre draps, qui donnaient une longueur plus que suffisante. Il ouvrit alors la fenetre, et, en examinant la cour de la maison voisine: --Personne, dit-il. Tout le monde dine. Nous reussirons. M. Favoral chancelait comme un homme ivre. Une affreuse emotion decomposait ses traits. Arretant un long regard sur sa femme et sur ses enfants: --Mon Dieu! murmura-t-il, qu'allez-vous devenir!... --Ne craignez rien, mon pere, prononca Maxence. Je suis la. Ni ma mere ni ma soeur ne manqueront de rien... --Mon fils!... reprit le caissier, mes enfants!... Et d'une voix etouffee: --Je ne suis digne ni de votre amour ni de votre devouement... Malheureux que je suis!... Je vous ai fait une existence desolee, une jeunesse sans plaisirs. Je vous ai impose toutes les epreuves de la pauvrete, tandis que moi!... Et maintenant, je vous laisse la ruine et un nom deshonore... --Hatez-vous, mon pere, interrompit Mlle Gilberte. Il semblait ne pouvoir se decider. --C'est cependant horrible, poursuivait-il, que de vous abandonner ainsi. Quelle separation! Ah! la mort serait plus douce. Quel souvenir garderez-vous de moi? Certes, je suis bien coupable, mais non comme vous le pensez. J'ai ete trahi. Je vais payer pour tous. Si du moins vous saviez la verite! Mais la saurez-vous jamais! Nous ne nous reverrons plus... Desesperement, sa femme s'attachait a lui. --Ne parle pas ainsi, disait-elle. Ou que tu trouves un asile, j'irai te rejoindre. La mort seule doit nous separer. Eh! que m'importe ce que tu as fait et ce que dira le monde? Je suis ta femme. Nos enfants viendront avec moi. Nous passerons en Amerique, s'il le faut; nous changerons de nom, nous travaillerons... On entendait a la porte exterieure des coups de plus en plus rudes, et la voix de M. Desormeaux essayant de gagner encore quelques instants. --Il n'y a pas a hesiter, dit Maxence. Et triomphant des dernieres resistances de son pere, il lui attacha autour des reins l'extremite des draps. --Je vais vous laisser glisser, pere, lui disait-il, et, des que vous aurez touche le sol, vous deferez le noeud... Prenez garde aux fenetres du premier... Defiez-vous du concierge, et, une fois dans la rue, surtout, ne marchez pas trop vite... Gagnez le boulevard, ou vous serez plus vite perdu dans la foule. Les coups a la porte redoublaient. On allait l'enfoncer evidemment, si M. Desormeaux ne se decidait pas a ouvrir. La lumiere fut eteinte. Aide de sa fille, M. Favoral se hissa sur l'appui de la fenetre, pendant que Maxence retenait les draps a deux mains. --Je t'en conjure, Vincent, insista encore Mme Favoral, ecris-nous. Mon Dieu! je ne vivrai pas, tant que je ne te saurai pas en surete... Maxence, doucement, lachait les draps; en deux secondes, M. Favoral eut atteint le pave de la cour. --J'y suis!... fit-il. Le jeune homme se hata de remonter les draps qu'il jeta sous le lit. Mais Mlle Gilberte etait restee a la fenetre assez pour reconnaitre la voix de son pere demandant le cordon et pour entendre se refermer la lourde porte de la maison voisine. --Sauve! dit-elle. Il etait temps. M. Desormeaux venait d'etre contraint de ceder, le commissaire de police entrait... III Ce ne sont pas, d'ordinaire, les premiers venus, les commissaires de police de Paris, et si Polichinelle les rosse, c'est qu'il leur a plu d'etre rosses. Sous leur titre modeste se dissimulent la plus grave peut-etre des magistratures, presque la seule que connaisse le peuple, un pouvoir enorme et une influence si decisive que l'homme d'Etat le plus sense du regne du tyran Louis-Philippe, osait dire un jour a la tribune: "Donnez-moi a Paris vingt bons commissaires de police, et je vous supprime tout gouvernement; benefice net, cent millions." Parisien par excellence, le commissaire a eu le temps d'etudier le pave de sa ville, lorsqu'il n'etait encore qu'officier de paix. L'envers sombre des plus brillantes existences n'a plus de mysteres pour lui. Les confidences les plus etranges, il les a recues. Il a ecoute les aveux les plus inouis. Il sait jusqu'ou l'humanite peut descendre, et ce qu'il y a d'aberrations au fond des cerveaux en apparence les plus sains. L'ouvriere que son mari bat et la grande dame que son mari vole se sont adressees a lui. C'est lui qu'ont ete chercher le boutiquier que sa femme trompe et le millionnaire victime d'un chantage. A son bureau, confessionnal laique, toutes les passions fatalement aboutissent. C'est chez lui que se lave en famille le linge sale de deux millions d'habitants. Un commissaire de police de Paris qui, apres dix ans d'exercice, garderait une illusion, croirait a quelque chose au monde ou s'etonnerait de quoi que ce soit, ne serait qu'un imbecile. S'il peut encore etre emu, c'est un brave homme. Celui qui se presentait chez M. Favoral etait d'un certain age deja, plus froid que glace, et neanmoins bienveillant, de cette bienveillance banale qui effraie, comme la politesse des bourreaux au moment de la toilette. Il ne lui fallut qu'un regard de ses petits yeux clairs pour dechiffrer la physionomie de tous ces bourgeois, debout autour de la table bouleversee. Et clouant d'un geste, sur le seuil, les agents qui l'accompagnaient: --Monsieur Vincent Favoral? demanda-t-il. Les hotes du caissier, M. Desormeaux excepte, etaient frappes d'hebetement. A chacun d'eux il semblait qu'il rejaillissait quelque chose sur lui de la honte de cette invasion policiere. Les dupes qu'on surprend dans les tripots clandestins ont de ces attitudes humiliees. Enfin, non sans effort: --M. Favoral n'est plus ici, repondit M. Chapelain, l'ancien avoue. Le commissaire de police tressaillit. Tandis qu'on parlementait avec lui a travers la porte, il avait bien compris qu'on ne cherchait qu'a gagner du temps, et s'il n'avait pas fait sauter la serrure d'un coup d'epaule, c'est qu'il etait retenu par le nom de M. Desormeaux qu'il connaissait, et encore plus par le titre de M. Desormeaux, chef de bureau au ministere de la justice. Mais ses soupcons n'allaient pas au dela de la destruction de quelques papiers compromettants. Et en realite: --Vous avez fait evader M. Favoral, messieurs? dit-il. Personne ne repondit. --C'est un aveu, fit-il. Tres-bien. Par ou s'est-il enfui? Toujours pas de reponse. M. Desclavettes eut ajoute quelque chose de plus aux quarante-cinq mille francs dont il venait d'apprendre la perte, pour etre, avec Mme Desclavettes, a cent lieues de la. --Ou est Mme Favoral? reprit le commissaire de police, visiblement bien renseigne. Ou sont Mlle Gilberte et M. Maxence Favoral? Le silence persista. Nul dans la salle a manger ne savait ce qui avait pu se passer de l'autre cote, et le moindre mot pouvait etre une trahison. Alors, le commissaire s'impatienta. --Prenez une lampe, dit-il aux agents restes sur la porte, et eclairez-moi, nous allons bien voir... Et sans l'ombre d'une hesitation, car, de meme que les filles et les voleurs, les hommes de la police semblent avoir ce privilege d'etre partout chez eux, il traversa le salon et arriva a la chambre de Mlle Gilberte juste comme la jeune fille se retirait de la fenetre. --Ah! c'est par la qu'il s'est echappe! s'ecria-t-il. Et il s'y precipita a son tour, et y resta accoude assez de temps pour bien examiner le terrain et se rendre compte de la situation de l'appartement. --C'est evident, dit-il enfin, cette fenetre donne sur une cour voisine... Il disait cela a un de ses agents, lequel ressemblait furieusement au domestique questionneur de l'apres-midi. --Au lieu de recueillir tant de renseignements oiseux, ajouta-t-il, que ne vous informiez-vous exactement des issues de la maison... Il etait joue, et cependant il n'en temoignait ni depit, ni colere. Il ne semblait nullement songer a faire courir apres le fugitif. Sur le visage de Maxence et de Mlle Gilberte, et encore plus dans les yeux de Mme Favoral, il avait lu que pour le moment ce serait inutile. --Examinons toujours les papiers, reprit-il. --Les papiers de mon mari, reprit Mme Favoral, sont tous dans son cabinet. --Veuillez m'y conduire, madame. La piece que M. Favoral appelait fastueusement son cabinet, etait une petite piece carrelee, blanchie a la chaux et eclairee par un jour de souffrance. Il ne s'y trouvait, en fait de meubles, qu'un vieux bureau a coulisses, une petite armoire grillee, quelques planches ou etaient entasses des cartons et des paquets de journaux, et deux ou trois chaises de bois blanc. --Ou sont les clefs? demanda le commissaire de police. --Mon pere les a toujours sur lui, monsieur, repondit Maxence. --Qu'on aille chercher un serrurier. Plus forte que la peur, la curiosite avait attire tous les hotes du caissier du _Comptoir de credit mutuel_, M. Desormeaux, M. Chapelain, M. Desclavettes lui-meme, et debout, dans le cadre de la porte, ils suivaient tous les mouvements du commissaire qui, en attendant le serrurier, examinait a la volee les liasses de papiers laissees a decouvert sur le bureau. Au bout d'un moment, n'y tenant plus: --Serait-il indiscret, fit timidement l'ancien marchand de bronzes, de demander de quoi est accuse ce pauvre Favoral? --De detournements, monsieur. --Et... la somme est-elle importante? --Si elle etait faible, j'aurais dit: de vol. On ne detourne qu'a partir d'une certaine somme. Irrite de l'air sardonique du commissaire: --C'est que, reprit M. Chapelain, Favoral a ete notre ami... Et si, pour le tirer d'un mauvais pas, il ne s'agissait que de se cotiser... --Il s'agit de dix ou douze millions, messieurs! Etait-ce possible? Etait-ce meme vraisemblable? Comment imaginer tant de millions glissant entre les mains du methodique caissier de M. de Thaller?... --Ah! monsieur, s'ecria Mme Favoral, si je pouvais etre rassuree, je le serais par l'enormite de la somme! Mon mari etait un homme de gouts simples et moderes... Le commissaire de police hochait la tete. --Il est de ces passions, prononca-t-il, que rien ne trahit exterieurement. Le jeu est plus terrible que le feu. Apres un incendie, on retrouve du moins des debris carbonises. Que reste-t-il d'une partie perdue? On peut jeter des fortunes au gouffre de la Bourse, sans qu'il en reste une trace... La malheureuse femme n'etait pas convaincue. --Je jurerais, monsieur, protesta-t-elle, que je connaissais l'emploi de chacune des heures de la vie de mon mari. --Ne jurez pas, madame... --Tous nos amis vous diront combien mon mari etait parcimonieux... --Ici, madame, pour vous, pour vos enfants, je le crois et je le vois, mais ailleurs? Il fut interrompu par l'arrivee du serrurier, lequel n'en eut pas pour deux minutes a crocheter les serrures du vieux bureau. Mais c'est vainement que le commissaire de police fouilla tous les tiroirs. Il n'y rencontrait rien que ces paperasses inutiles dont se font des reliques les gens pour lesquels l'ordre devient une religion. Il n'y trouvait rien que des lettres sans interet, des factures de vingt ans, des notes, jusqu'a des bulletins de boucherie. --C'est perdre son temps que de chercher quelque chose ici, grommelait-il. Et dans le fait, il allait renoncer a ses perquisitions, quand une liasse plus mince que les autres attira son attention. Il coupa le fil qui la retenait, et presque aussitot: --Je le savais parbleu! bien! s'ecria-t-il. Et tendant un papier a Mme Favoral: --Lisez, je vous prie, madame, dit-il. C'etait une facture. Elle lut: "Vendu a M. Favoral un cachemire des Indes, ci: huit mille cinq cents francs. "Pour acquit: Forbe et Towler." --Serait-ce donc vous, madame, interrogea le commissaire, qui avez use ce chale magnifique?... La pauvre femme etait confondue: --Madame de Thaller depense beaucoup, balbutia-t-elle. Souvent mon mari a ete charge pour elle d'emplettes importantes. --Souvent, en effet, interrompit le commissaire de police, car voici bien d'autres factures acquittees: des boucles d'oreilles, seize mille francs; un bracelet, trois mille francs; un meuble de salon, un cheval, deux robes de velours... Si ce n'est pas les dix millions, c'en est toujours une partie. IV Avait-il eu d'avance des renseignements, ce commissaire de police, ou n'etait-il guide que par le flair particulier des hommes de sa profession, et l'habitude de tout soupconner, meme ce qui est invraisemblable? Toujours est-il qu'il s'exprimait d'un ton de certitude absolue. Les agents qui l'avaient accompagne et qui l'aidaient dans ses recherches, echangeaient des clignements d'yeux et ricanaient stupidement. La situation leur semblait plaisante. Les autres, M. Desclavettes et M. Chapelain, et le digne M. Desormeaux lui-meme, auraient vainement cherche des termes pour traduire l'immensite de leur etonnement. Vincent Favoral, leur ancien ami, payant des cachemires, des diamants et des mobiliers de salon! Cela ne pouvait leur entrer dans l'esprit. A qui destinait-il ces presents princiers? A une maitresse, a quelqu'une de ces redoutables creatures, qu'on se represente tapies dans les profondeurs de l'amour comme les monstres au fond de leur caverne... Mais comment imaginer le methodique caissier du _Comptoir de credit mutuel_ emporte par une de ces passions insensees qui ne raisonnent plus? Perdu par le jeu, bien! Mais par une femme!... Comment se le figurer, lui, si platement bourgeois, ici, rue Saint-Gilles, a la tete d'un autre menage, et menant ailleurs, dans un des quartiers brillants de Paris, une de ces existences echevelees qui epouvantent les familles?... Comprenait-on le meme homme econome jusqu'a l'avarice et prodigue jusqu'a la folie, tempetant lorsque sa femme depensait quelques centimes et volant pour subvenir au luxe d'une fille, et collectionnant enfin dans le meme tiroir les factures du bijoutier et les bulletins de la boucherie!... --C'est le comble de l'absurde!... murmurait l'excellent M. Desormeaux. Maxence, lui, fremissait de colere. Affaissee sur une chaise, pres du bureau, Mlle Gilberte pleurait. Il n'y avait que Mme Favoral, si craintive d'ordinaire, qui osat defendre quand meme, et de toute son energie, l'homme dont elle portait le nom. Qu'il eut detourne des millions, elle l'admettait. Qu'il l'eut trompee et trahie si indignement, qu'il l'eut si miserablement prise pour dupe pendant des annees, cela lui semblait insense, monstrueux, impossible. Et, pourpre de honte: --Vos soupcons s'evanouiraient, Monsieur, disait-elle au commissaire, si vous me permettiez de vous retracer notre existence. Mis en gout par sa premiere trouvaille, il poursuivait plus minutieusement ses perquisitions, denouant les liens de toutes les liasses. --Inutile, madame, repondit-il, de ce ton bref qui impressionnait si fort M. Desclavettes. Vous ne pouvez me dire que ce que vous savez, et vous ne savez rien. --Jamais homme, monsieur, n'eut une vie plus invariablement reglee que M. Favoral. --En apparence, vous avez raison. Regler son desordre, d'ailleurs, est une des particularites de notre temps. On ouvre des credits a ses passions, et on tient en partie double le compte de ses infamies. C'est methodiquement qu'on opere. On detourne des millions pour suspendre des diamants aux oreilles d'une demoiselle, mais on est un homme soigneux, on conserve les factures acquittees... --Eh! Monsieur, je vous ai deja dit que je ne perdais pas mon mari de vue... --Naturellement. --Chaque matin, a neuf heures precises, il sortait d'ici pour se rendre chez M. de Thaller. --Tout le quartier le sait, madame. --A cinq heures et demie il rentrait. --C'est encore bien connu. --Le soir, apres son diner, il allait faire une partie, mais c'etait son unique distraction, et toujours a onze heures il etait couche. --Parfaitement exact. --Eh bien! alors, monsieur, ou donc M. Favoral eut-il pris le temps de s'abandonner aux desordres dont vous l'accusez? Imperceptiblement le commissaire de police haussait les epaules. --Loin de moi, madame, prononca-t-il, la pensee de suspecter votre bonne foi. Qu'importe d'ailleurs que votre mari ait depense a ceci ou a cela, les sommes qu'on l'accuse d'avoir detournees! Mais que prouvent vos objections? Simplement que M. Favoral etait tres-habile et tres maitre de soi. Avait-il dejeune, quand il vous quittait a neuf heures? Non. Ou donc, je vous prie, dejeunait-il? Au restaurant? Auquel? Pourquoi ne rentrait-il qu'a cinq heures et demie, puisque son travail ne le retenait a son bureau que jusqu'a trois heures? Est-ce bien au cafe Turc qu'il allait tous les soirs? Enfin pourquoi ne me parlez-vous pas des travaux extraordinaires qui lui survenaient, a ce qu'il pretendait, une ou deux fois par mois? Tantot c'etait un emprunt, tantot une liquidation ou une repartition de dividendes, dont il etait charge. Rentrait-il alors? Non. Il vous disait qu'il dinerait dehors, et qu'il lui serait plus commode de se faire dresser un lit dans son bureau, et vous etiez vingt-quatre ou quarante-huit heures sans le voir. Assurement cette double existence devait lui peser lourdement; mais il lui etait defendu de rompre avec vous, sous peine d'etre, le lendemain, pris la main dans le sac. C'est l'honorabilite de sa vie officielle, ici, qui lui permettait l'autre, celle que vous ne connaissez pas et qui a devore des sommes enormes. Plus il etait ici apre et dur, plus il pouvait ailleurs se montrer magnifique. Son menage de la rue Saint-Gilles lui etait un brevet d'impunite. Le voyant si econome on le croyait riche. On ne se defie pas des gens qui semblent ne rien depenser. Chacune des privations qu'il vous imposait augmentait son renom de probite austere et l'elevait au-dessus du soupcon... De grosses larmes roulaient le long des joues de Mme Favoral. --Pourquoi ne pas me dire toute la verite? balbutia-elle. --Parce que je l'ignore, madame, repondit le commissaire, parce que ce ne sont la que des presomptions... J'ai vu bien des exemples de semblables calculs... Et regrettant peut-etre de s'etre tant avance: --Mais je puis me tromper, ajouta-t-il, je n'ai pas la pretention d'etre infaillible... Il achevait alors l'inventaire sommaire de toutes les paperasses que contenait le bureau. Il ne lui restait plus qu'a examiner le tiroir qui servait de caisse. Il s'y trouvait en or, en petites coupures et en menue monnaie, sept cent dix-huit francs. Ayant compte cette somme, le commissaire la tendit a Mme Favoral en disant: --Ceci vous revient, madame... Mais instinctivement elle retira la main. --Jamais! fit-elle. Le commissaire eut un geste bienveillant. --Je comprends votre scrupule, madame, dit-il, et cependant j'insisterai. Vous pouvez me croire, lorsque je vous dis que cette petite somme vous appartient bien legitimement. Vous n'avez pas de fortune personnelle... L'effort que faisait la pauvre femme, pour ne pas eclater en sanglots, n'etait que trop visible. --Je ne possede rien au monde, monsieur, repondit-elle d'une voix entrecoupee... Mon mari seul s'occupait de nos affaires, il ne m'en disait rien et je n'aurais pas ose le questionner... Seul, il disposait de l'argent... Tous les dimanches, il me remettait ce qu'il jugeait necessaire pour les depenses de la semaine et je lui en rendais compte... Quand mes enfants ou moi avions besoin de quelque chose, je le lui disais, et il me donnait ce qu'il croyait utile... Nous sommes aujourd'hui samedi; de ce que j'ai recu dimanche dernier, il me reste cinq francs... c'est toute notre fortune... Positivement le commissaire etait emu. --Vous voyez donc bien, madame, fit-il, que vous ne devez pas hesiter... Il faut vivre... Maxence s'avanca. --Ne suis-je pas la, monsieur? interrompit-il. Le commissaire le regarda finement, et d'un ton grave: --Je crois, en effet, monsieur, repondit-il, que vous ne laisserez manquer de rien votre mere ni votre soeur... Mais ce n'est pas du jour au lendemain qu'on se cree des ressources... Les votres, si on ne m'a pas trompe, sont plus que bornees, en ce moment... Et comme le jeune homme rougissait et ne repondait pas, il remit les sept cents francs a Mlle Gilberte, en disant: --Prenez, mademoiselle, votre mere vous le permet. Sa besogne etait achevee. Apposer les scelles sur le cabinet de M. Favoral fut l'affaire d'un instant. Faisant signe alors a ses agents de sortir, et pret a se retirer lui-meme: --Que les scelles ne vous inquietent pas, madame, dit le commissaire de police a Mme Favoral. Avant quarante-huit heures, on sera venu enlever les papiers et vous rendre la libre disposition de la piece. Il sortit, et des que la porte se fut refermee sur lui: --Eh bien!... s'ecria M. Desormeaux. Mais personne ne lui repondit. Les hotes de cette maison ou venait d'entrer le malheur avaient hate de s'eloigner. Certes, la catastrophe etait terrible et imprevue, mais ne les atteignait-elle donc pas? N'y perdaient-ils pas plus de trois cent mille francs?... Donc, apres quelques protestations banales et de ces promesses qui n'engagent a rien, ils se retirerent, et tout en descendant l'escalier: --Le commissaire a trop bien pris l'evasion de Vincent, disait M. Desormeaux; il doit avoir quelque moyen de le rattraper... V Enfin, Mme Favoral se trouvait seule avec ses enfants, et il lui etait permis de s'abandonner sans reserve a l'exces du plus affreux desespoir. Elle se laissa tomber lourdement sur un fauteuil, et attirant a elle Maxence et Gilberte: --Oh! mes enfants, balbutiait-elle, en les couvrant de baisers et de larmes, mes enfants, nous sommes bien malheureux! Non moins desesperes qu'elle, ils s'efforcaient d'adoucir sa douleur, de lui rendre le courage de porter cette ecrasante epreuve, et agenouilles a ses pieds, et lui embrassant les mains: --Ne te restons-nous pas, mere? repetaient-ils. Mais elle ne semblait pas les entendre: --Ce n'est pas sur moi que je pleure, poursuivait-elle. Moi!... qu'avais-je a attendre ou a esperer de la vie? Tandis que toi, Maxence, toi, ma pauvre Gilberte!... Si du moins j'etais sans reproches!... Mais non. C'est a ma faiblesse et a ma lachete qu'est due cette catastrophe. J'ai eu horreur de la lutte. J'ai paye de votre avenir la paix de mon interieur. J'ai oublie que d'etre mere, cela impose des devoirs sacres... Mme Favoral etait alors une femme de quarante-trois ans, aux traits fins et doux, a la physionomie adorable de bonte, et dont toute la personne exhalait comme un parfum exquis de noblesse et de distinction. Heureuse, elle eut ete belle encore, de cette beaute automnale dont la maturite a les splendeurs des fruits savoureux de l'arriere-saison. Mais elle avait tant souffert!... A la morne paleur de son teint, au pli rigide de ses levres, aux tressaillements nerveux qui la secouaient, on devinait toute une existence d'ameres deceptions, de luttes devorantes et d'humiliations fierement dissimulees. Tout semblait pourtant lui sourire, au debut de la vie. Elle etait fille unique, et ses parents, de riches marchands de soieries, l'avaient elevee comme une fille d'archiduchesse destinee a quelque prince souverain. Mais a quinze ans, elle avait perdu sa mere, et son pere n'avait pas tarde a se degouter de son foyer desert et a chercher au dehors une diversion a ses regrets. Son pere etait un esprit faible, un de ces hommes d'avance designes pour les roles de dupes eternelles. Ayant de l'argent, il eut beaucoup d'amis. Ayant tate des plaisirs faciles, il y prit gout. Il s'amusa, il soupa, il joua. Ses affaires devenaient le moindre de ses soucis. Et, dix-huit mois apres la mort de sa femme, il avait deja devore une partie de sa fortune, quand il tomba entre les mains d'une intrigante, que, sans respect pour sa fille, il installa audacieusement dans sa maison. En province, ou tout le monde se connait, de telles infamies sont presque impossibles. Elles ne sont pas tres-rares a Paris, ou on est comme perdu dans la foule, et ou manque le frein de l'opinion du voisin. Deux annees durant, la pauvre jeune fille, condamnee a subir cette maratre illegitime, endura un supplice sans nom. Elle venait d'atteindre ses dix-huit ans, quand un soir son pere la prit a part. --Je suis resolu a me remarier, lui dit-il, mais je veux, avant, te pourvoir d'un mari. T'en ayant cherche un, je l'ai trouve. Dame! il n'est peut-etre pas tres-brillant; mais c'est, a ce qu'il parait, un brave garcon, travailleur, econome et qui fera son chemin. J'avais reve mieux pour toi, mais les temps sont rudes, le commerce va mal; bref, n'ayant a te donner que vingt mille francs de dot, je n'ai pas le droit d'etre tres-difficile... Demain, je t'amenerai mon candidat. Et le lendemain, en effet, cet excellent pere presentait a sa fille M. Vincent Favoral. Il ne lui plut pas, mais elle n'eut pas ose dire qu'il lui deplaisait. C'etait, a vingt-cinq ans qu'il venait d'avoir, un de ces hommes tellement effaces, qu'on ne decouvre en eux aucun relief ou accrocher une sympathie ou une aversion. Vetu convenablement, il semblait timide et gauche: doux, reserve, mediocrement intelligent et fort defiant de soi. Il avouait n'avoir recu qu'une education des plus imparfaites et se declarait tres-ignorant de la vie. Comme fortune, il ne possedait guere que sa profession. Il etait alors chef de la comptabilite d'une importante fabrique du faubourg Saint-Antoine, aux appointements de quatre mille francs par an. La jeune fille n'hesita pas. Tout lui paraissait preferable a l'incessant contact d'une femme qu'elle abhorrait et qu'elle meprisait. Elle donna son consentement. Et vingt jours apres la premiere entrevue, elle etait Mme Favoral... Helas! six semaines ne s'etaient pas ecoulees, que deja elle savait sa destinee et qu'elle n'avait fait que changer d'enfer. Non que son mari fut mauvais pour elle,--il n'osait pas encore; mais il s'etait assez decouvert pour qu'elle put le juger. C'etait un de ces redoutables egoistes qui sterilisent tout autour d'eux, comme ces noyers a l'ombre desquels rien ne saurait venir. Sa froideur dissimulait un entetement stupide, sa douceur une volonte de fer. S'il s'etait marie, c'est qu'il avait pense qu'une femme est un rouage necessaire, c'est qu'il souhaitait un interieur pour y commander, c'est que surtout il avait ete seduit par une dot de vingt mille francs. Car cet homme avait une passion: l'argent. Sous son masque immobile s'agitaient d'apres convoitises. Il voulait etre riche. Or, comme il ne se faisait aucune illusion sur sa valeur, comme il se savait incapable de ces conceptions ou de ces travaux qui enrichissent vite, comme il n'etait aucunement entreprenant, il ne concevait qu'un moyen d'arriver a la fortune: economiser, se priver, liarder, entasser sou sur sou. Sa profession de comptable lui fournissait quantite d'exemples de la puissance financiere du sou quotidiennement place de facon a produire son maximum de rendement. Si son oeil bleu s'animait, c'etait lorsqu'il calculait ce que serait a l'heure actuelle le capital produit par un simple sou qu'on eut place a cinq pour cent, l'annee de la naissance du Christ. Pour lui, c'etait sublime. Il ne concevait rien au dela. Un sou!... Il eut voulu, disait-il, vivre dix-huit cents ans, pour suivre les evolutions de ce sou, pour le voir se doubler et se centupler, produire, s'enfler, grossir, et devenir, apres des siecles, millions et centaines de millions... En depit de tout, il avait, dans les premiers mois de son mariage, accorde a sa jeune femme une petite servante. Il lui donnait de temps a autre une piece de cinq francs et la menait a la campagne le dimanche. C'etait la lune de miel, et ainsi qu'il le declara lui-meme, cette vie de prodigalites ne pouvait pas durer. Sous un futile pretexte, la petite bonne fut renvoyee. Il serra les cordons de sa bourse. Les sorties furent supprimees. A l'economie succeda l'apre lesine qui compte les grains de sel du pot-au-feu, qui pese le savon du blanchissage, qui mesure la chandelle de la veillee. Insensiblement le comptable prit le pli de traiter sa jeune femme comme une servante dont on suspecte la probite et comme un enfant dont on craint l'etourderie. Chaque matin, il lui remettait l'argent de la journee, et chaque soir il s'etonnait qu'elle n'en eut pas mieux tire parti. Il l'accusait de se laisser betement voler, ou meme de s'entendre avec les fournisseurs. Il lui reprochait d'etre follement depensiere, ce qui ne le surprenait pas, ajoutait-il, de la fille d'un homme qui avait dissipe une grosse fortune. C'est que, pour comble, Vincent Favoral etait au plus mal avec son beau-pere. Des vingt mille francs de la dot, douze mille seulement lui avaient ete verses, et c'est inutilement qu'il reclamait le reste. Les affaires du marchand de soieries etaient devenues detestables, il allait etre force de deposer son bilan; les huit mille francs semblaient serieusement compromis. A sa femme seule il s'en prenait de cette deception. Il ne cessait de lui dire qu'elle s'etait entendue avec son pere pour le duper, le depouiller, le ruiner. Quelle existence!... Certes, si la malheureuse eut su ou se refugier, elle eut fui cet interieur ou chacun de ses jours n'etait qu'un long supplice. Mais ou aller? A qui demander un asile?... Elle eut de terribles tentations, a cette epoque ou elle n'avait pas vingt ans, et ou on l'appelait la belle Mme Favoral. Peut-etre eut-elle succombe, lorsqu'elle s'apercut qu'elle etait enceinte. Un an, jour pour jour, apres son mariage, elle accoucha d'un fils qui recut le nom de Maxence. L'arrivee de ce fils n'avait que mediocrement rejoui le comptable. C'etait, avant tout, un sujet de depenses. Il lui avait fallu donner une trentaine de francs a une sage-femme et debourser pres du double pour la layette. Puis un enfant desorganise toutes les habitudes, et il tenait aux siennes, affirmait-il, plus qu'a la vie. Il voyait son menage trouble, l'heure de ses repas derangee, son importance diminuee, son autorite meme meconnue. Mais qu'importait a sa jeune femme la mauvaise humeur qu'il ne prenait pas la peine de dissimuler? Mere, elle defiait son tyran. Maintenant, du moins, elle avait dans ce monde un etre sur lequel reporter toutes ses tendresses brutalement refoulees. Il etait une ame ou elle regnait. Quelle avanie n'eut pas effacee un sourire de son fils? Avec l'admirable instinct des egoistes, M. Favoral comprit si bien ce qui se passait dans l'esprit de sa femme, qu'il n'osa pas trop se plaindre de ce que coutait le petit garcon. Il prit son parti en brave. Et meme, lorsque, quatre ans plus tard, une fille, Gilberte, lui naquit, au lieu de gemir: --Bast! dit-il, le bon Dieu benit les grandes familles. VI Mais a cette epoque, deja, la situation de Vincent Favoral s'etait singulierement modifiee. La revolution de 1848 venait d'eclater. La fabrique du faubourg Saint-Antoine, ou il etait employe, fut obligee de fermer ses portes. Un soir, en rentrant pour diner a l'heure accoutumee, il annonca qu'il venait d'etre congedie. Mme Favoral fremit a l'idee des deboires que cette funeste nouvelle semblait lui presager. --Qu'allons-nous devenir? murmura-t-elle, imaginant ce que pourrait etre son mari, prive de ses appointements et desoeuvre. Il haussa les epaules. Visiblement il etait excite, ses pommettes etaient rouges, ses yeux brillaient. --Bast! fit-il, nous ne mourrons pas de faim pour cela. Et comme sa femme l'examinait toute ebahie. --Quand tu me regarderas, poursuivit-il, c'est comme cela. Il y en a qui se donnent le genre de vivre en rentiers, et qui n'ont pas ce que nous possedons. C'etait, depuis six ans passes qu'il etait marie, la premiere fois qu'il parlait de ses affaires autrement que pour gemir et se plaindre, pour accuser le sort et maudire la cherte de toutes choses. La veille encore, il se declarait ruine par l'achat d'une paire de souliers pour Maxence. Et le changement etait si soudain et si grand que c'etait a ne savoir que croire et a se demander si le chagrin de se trouver sans place ne lui troublait pas l'esprit. --Voila bien les femmes! continua-t-il en ricanant. Le resultat les eblouit, car elles ne comprennent rien aux moyens employes pour l'atteindre. Suis-je donc un imbecile? M'imposerais-je des privations de toutes sortes, si cela devait n'aboutir a rien? Parbleu! j'aime le luxe, moi aussi, et les bons diners au restaurant; et les spectacles et les parties fines a la campagne. Mais je veux etre riche. Du prix de toutes les jouissances que je ne me suis pas donnees, je me suis fait un capital dont le revenu nous fera manger tous. Eh! eh! voila la puissance du petit sou qu'on met a l'engrais!... En se couchant ce soir-la, Mme Favoral etait plus gaie qu'elle ne l'avait ete depuis la mort de sa mere. Elle n'en voulait presque plus a son mari de sa sordide lesine. Elle lui pardonnait les humiliations dont il l'avait abreuvee. Elle se disait: --Eh bien! soit. J'aurai vecu miserablement, j'aurai endure des souffrances sans nom, mais du moins mes enfants seront riches, la vie leur sera douce et facile. Le lendemain, l'exaltation de M. Favoral etait completement dissipee. Manifestement, il regrettait ses confidences. --On aurait tort de s'en prevaloir pour tout mettre au pillage, declara-il rudement. D'ailleurs, j'ai beaucoup exagere. Et il partit en quete d'une place. En trouver une lui devait etre difficile. Les lendemains de revolution ne sont pas precisement propices a l'industrie. Pendant que les partis s'agitaient a la Chambre, il y avait sur le pave vingt mille employes qui, chaque matin, en se levant, se demandaient ou ils dineraient le soir. Faute de mieux, Vincent Favoral accepta de tenir les livres de droite et de gauche, une heure de ci, une heure de la, deux fois par semaine dans une maison, quatre fois dans une autre. Il y gagnait autant et plus qu'a sa fabrique, mais le metier ne lui convenait pas. Ce qu'il fallait a son temperament, c'etait le bureau d'ou l'on ne bouge pas, l'atmosphere alourdie par le poele, le pupitre use par les coudes, le fauteuil a rond de cuir, la manchette de lustrine qu'on passe sur l'habit. Cela le revoltait, d'avoir, dans la meme journee, affaire en quatre ou cinq maisons differentes et d'etre oblige de marcher une heure par les rues pour aller donner, a l'autre bout de Paris, une heure de travail. Il se trouvait desoriente, comme le serait le cheval qui, depuis dix ans, tourne un manege, si on le forcait de trotter droit devant soi. Aussi, un matin, planta-t-il tout la, jurant qu'il preferait rester les bras croises et qu'on en serait quitte pour mettre un peu moins de beurre dans la soupe et un peu plus d'eau dans le vin jusqu'a ce qu'il retrouvat une place a sa convenance et selon ses gouts. Il sortit neanmoins, et resta dehors jusqu'a l'heure du diner. Et il en fut de meme le lendemain et les jours suivants. Il decampait des qu'il avait a la bouche la derniere bouchee du dejeuner, rentrait vers six heures, dinait a la hate et repartait pour ne plus reparaitre que vers minuit. Il avait des heures de gaiete delirante et des moments d'affreux abattement. Parfois il paraissait horriblement inquiet. --Que peut-il faire? pensait Mme Favoral. Elle osa le lui demander, un matin qu'il etait de belle humeur. --Eh bien! quoi? repondit-il, ne suis-je pas le maitre? je fais des affaires a la Bourse. Il ne pouvait rien avouer qui effrayat autant la pauvre femme. --Ne crains-tu pas, objecta-t-elle, de perdre tout ce que nous avons si peniblement amasse? Nous avons des enfants... Il ne la laissa pas poursuivre. --Me prends-tu pour un bambin! s'ecria-t-il, ou te fais-je l'effet d'un monsieur si facile a duper! Occupe-toi d'economiser dans ton menage, et ne te mele pas de ma conduite... Et il continua, et ses operations devaient etre heureuses, car jamais il n'avait ete si facile a vivre. Toutes ses allures changeaient. Il s'etait fait faire des vetements par un bon tailleur, on eut dit qu'il avait des pretentions a l'elegance. Il abandonna la pipe et s'accoutuma a ne fumer que des cigares. Il s'ennuya de donner chaque matin l'argent du menage et prit l'habitude de le remettre toutes les semaines, le dimanche. Marque de confiance enorme, ainsi qu'il le fit remarquer a sa femme. Aussi la premiere fois: --Prends bien garde, lui dit-il, de te trouver sans un centime des jeudi. Il devenait aussi plus communicatif. Souvent, pendant le diner, il racontait ce qu'il avait entendu pendant la journee, des anecdotes, des cancans. Il enumerait les personnes avec lesquelles il avait cause. Il nommait quantite de gens qu'il appelait ses amis, et dont Mme Favoral gardait soigneusement les noms dans sa memoire. Il en etait un surtout qui semblait lui inspirer un profond respect, une admiration sans bornes, et sur le compte duquel il ne tarissait pas. C'etait, disait-il, un homme de son age, M. de Thaller, le baron de Thaller... --Celui-la, repetait-il, est veritablement fort, il a des idees, il est riche, il ira loin; ce serait un grand bonheur s'il voulait s'occuper de moi... Jusqu'a ce qu'enfin, un jour: --Tes parents ont ete fort riches autrefois? demanda-t-il a sa femme. --Je l'ai entendu dire, repondit-elle. --Ils depensaient beaucoup, n'est-ce pas? ils avaient des amis, ils donnaient de grands diners... --Ils recevaient assez souvent... --Tu te rappelles ce temps-la? --Assurement. --De sorte que s'il me plaisait de recevoir quelqu'un, ici, quelqu'un... d'important, tu saurais faire les choses convenablement, de facon a ce qu'on ne se moquat pas de nous? --Je le crois. Il demeura un moment silencieux, en homme qui reflechit avant de prendre un grand parti, puis: --Je veux donner a diner a quelques personnes, dit-il. C'etait a n'en pas croire ses oreilles. Jamais il n'avait recu a sa table qu'un employe de sa fabrique, nomme Desclavettes, lequel venait d'epouser la fille et le magasin d'un marchand de bronzes. --Est-ce possible! fit Mme Favoral. --C'est ainsi. Reste a savoir ce que me couterait un diner dans le grand genre, tout ce qu'il y a de mieux. --Cela depend du nombre des convives... --J'aurai trois ou quatre personnes. La pauvre femme se livra a un assez long calcul, puis, timidement, car la somme lui semblait formidable: --Je pense, commenca-t-elle, qu'avec une centaine de francs... Son mari se mit a siffler. --Il faudra cela rien que pour les vins, interrompit-il. Me prends-tu pour un sot? Mais, tiens, ne comptons pas. Fais comme faisaient tes parents quand ils faisaient le mieux, et si c'est bien, je ne me plaindrai pas de la depense. Prends une bonne cuisiniere, loue un garcon qui sache bien servir a table... Elle etait confondue, et cependant elle n'etait pas au bout de ses surprises. Bientot M. Favoral declara que la vaisselle du menage n'etait pas de mise et qu'il acheterait un service. Il decouvrait cent emplettes a faire et jurait qu'il les ferait. Il hesita un instant a renouveler le meuble du salon, qui etait pourtant assez convenable, etant un present de son beau-pere. Et son inventaire termine: --Et toi, demanda-t-il, quelle robe mettras-tu? --J'ai ma robe de soie noire... Il l'arreta. --C'est-a-dire que tu n'en as pas, fit-il. Tres-bien. Tu vas aller aujourd'hui meme t'en acheter une tres-belle, magnifique et tu la donneras a faire a une grande couturiere... Et par la meme occasion, tu acheteras des petits costumes pour Maxence et pour Gilberte... Voici un billet de mille francs... Decidement abasourdie: --Qui donc veux-tu inviter? interrogea-t-elle. --Le baron et la baronne de Thaller, repondit-il avec une emphase pleine de conviction. Ainsi tache de te distinguer. Il y va de notre fortune... VII Qu'un interet considerable s'attachat a ce diner, c'est ce dont Mme Favoral ne douta pas, lorsqu'elle vit les jours se succeder sans que la fabuleuse liberalite de son mari se dementit un instant. Dix fois par apres-midi, il rentrait pour apprendre a sa femme le nom d'un mets qu'on avait prononce devant lui, ou pour la consulter au sujet de quelque victuaille exotique qu'il venait d'apercevoir a la vitrine d'un marchand de comestibles. Sans cesse, il rapportait des vins de crus fantastiques, de ces vins que les negociants fabriquent a l'usage des niais, et qu'ils vendent dans des bouteilles singulieres, prealablement enduites d'une poussiere seculaire et de toile d'araignee. Il fit passer un long examen a la cuisiniere que Mme Favoral avait arretee, et exigea qu'elle lui enumerat les maisons ou elle avait cuisine. Il voulut absolument que le garcon qui devait servir a table lui montrat l'habit noir qu'il endosserait. Le grand jour venu, il ne bougea pas du logis, allant et venant de la cuisine a la salle a manger, inquiet, agite, incapable de rester en place. Il ne respira qu'apres avoir vu la table dressee et toute chargee du service qu'il avait achete, et d'une superbe argenterie qu'il etait alle louer lui-meme. Et quand sa jeune femme lui apparut, charmante sous sa fraiche toilette et tenant ses deux enfants, Maxence et Gilberte, tout de neuf habilles: --C'est parfait, s'ecria-t-il, au comble du ravissement. On ne saurait faire mieux. Maintenant nos quatre convives peuvent arriver. Ils arriverent a sept heures moins quelques minutes, dans deux voitures, dont la magnificence etonna la rue Saint-Gilles. Et les presentations terminees, Vincent Favoral eut enfin l'ineffable satisfaction de voir s'asseoir a sa table le baron et la baronne de Thaller, M. Saint-Pavin, qui s'intitulait publiciste financier et M. Jules Jottras, de la maison Jottras et frere. C'est avec une ardente curiosite, que Mme Favoral observait ces gens, que son mari appelait ses amis, et qu'elle voyait, elle, pour la premiere fois. M. de Thaller, qui n'avait guere plus de trente ans alors, n'avait deja plus d'age. Froid, gourme, visant evidemment au genre anglais, il s'exprimait en phrases breves avec un tres-sensible accent etranger. Rien a surprendre sur sa physionomie. Il avait le front bombe, l'oeil d'un bleu terne et le nez tres-mince. Ses rares cheveux etaient etales sur son crane avec une laborieuse symetrie, et sa barbe rousse, touffue et bien soignee, paraissait le preoccuper beaucoup. M. Saint-Pavin n'avait point ces facons empesees. Neglige dans sa mise, il manquait de tenue. C'etait un robuste gaillard, brun et barbu, a la levre epaisse, a l'oeil saillant et brillant, etalant sur la nappe de larges mains ornees aux phalanges de bouquets de poil, parlant haut; riant fort, mangeant ferme, buvant mieux... Pres de lui, M. Jules Jottras, bien que ressemblant a une gravure de modes, ne resplendissait guere. Mievre, blond, bleme, quasi imberbe. M. Jottras ne se distinguait que par une sorte d'impudence inconsciente, un cynisme douceatre et un ricanement dont les hoquets secouaient le binocle qu'il portait plante sur le nez. Mais c'est surtout Mme de Thaller qui inquietait Mme Favoral. Vetue avec une magnificence d'un gout au moins contestable, tres-decolletee, portant de gros diamants aux oreilles et des bagues a tous les doigts, la jeune baronne etait insolemment belle, d'une beaute provoquante jusqu'a la brutalite. Avec des cheveux d'un noir bleu, tordus sur la nuque en lourdes boucles, elle avait la peau d'une blancheur nacree, des levres plus rouges que le sang et de grands yeux qui jetaient des flammes entre leurs longs cils, recourbes. C'etait la poesie de la chair, on ne pouvait se tenir d'admirer. Parlait-elle, par exemple, ou faisait-elle un mouvement, l'admiration tombait. La voix etait vulgaire, le geste commun. Si M. Jottras risquait un mot a double sens, elle se renversait sur sa chaise pour rire, tendant le cou et avancant la gorge... Tout a ses convives, M. Favoral ne remarquait rien. Il ne songeait qu'a charger les assiettes et a remplir les verres, se plaignant qu'on ne mangeat pas, qu'on ne but rien, demandant avec inquietude si ce qu'on servait n'etait pas bon, si son vin etait mauvais, tourmentant le garcon qui servait jusqu'a lui faire perdre la tete. Il est sur que ni M. de Thaller ni M. Jottras n'avaient grand appetit. Mais M. Saint-Pavin officiait pour tous, et rien qu'a lui tenir tete et a lui faire raison, M. Favoral s'animait visiblement. Il avait la joue fort enluminee, quand, ayant verse a la ronde du vin de Champagne, il leva son verre couronne de mousse, en s'ecriant: --Je bois au succes de l'affaire! --Au succes de l'affaire! repondirent les autres en trinquant... Et quelques moments apres, on passa au salon pour prendre le cafe. Ce toast n'avait pas ete sans inquieter Mme Favoral. Mais il lui fut impossible d'adresser une question, tant vivement elle fut entreprise par Mme de Thaller, laquelle l'entraina pres d'elle sur le canape, sous pretexte que deux femmes ont toujours des secrets a echanger, alors meme qu'elles se voient pour la premiere fois. La jeune baronne etait de premiere force sur les articles mode et toilette, et c'est avec une volubilite etourdissante qu'elle demandait a Mme Favoral le nom de sa couturiere et de sa modiste, et a quel joaillier elle donnait ses diamants a remonter. Cela ressemblait si bien a une plaisanterie, que la pauvre menagere de la rue Saint-Gilles ne pouvait s'empecher de sourire, tout en repondant qu'elle n'avait pas de couturiere et que n'ayant pas de diamants, un joaillier lui etait completement inutile. L'autre declarait n'en pouvoir revenir. Pas de diamants! c'est un malheur qui depasse tout! Et vite, elle en prenait texte, charitablement, pour enumerer les parures de son ecrin, les dentelles de ses tiroirs et les robes de ses armoires. D'abord, il lui eut ete impossible, elle le jurait, de vivre avec un mari avare ou pauvre. Le sien venait de lui faire present d'un coupe capitonne de satin jaune qui etait un bijou. Et certes, elle l'employait, adorant le mouvement. Elle passait ses journees a courir les magasins et a se promener au bois. Tous les soirs elle avait, a son choix, le spectacle et le bal, l'un et l'autre souvent. Les theatres de genre etaient ceux qu'elle preferait. Assurement l'Opera et les Italiens sont bien plus distingues, mais elle ne pouvait se tenir d'y bailler... Puis, elle voulait embrasser les enfants, et il fallait aller lui chercher Maxence et Gilberte. Elle adorait les enfants, protestait-elle, c'etait son faible, sa passion. Elle avait, elle-meme, une petite-fille de dix-huit mois, nomme Cesarine, dont elle raffolait; et que certainement elle eut amenee, et elle n'eut pas craint de gener... Tout ce verbiage bruissait comme un murmure confus aux oreilles de Mme Favoral. "Oui, non," repondait-elle, sans trop savoir a quoi elle repondait. Le coeur serre d'une apprehension vague, elle n'avait pas trop de toute son attention pour observer son mari et ses hotes. Debout pres de la cheminee, le cigare aux dents, ils causaient avec une certaine animation, mais a voix trop basse pour qu'elle put bien saisir. C'est seulement lorsque M. Saint-Pavin prenait la parole, qu'elle entendait qu'il s'agissait toujours de l'affaire, car il ne parlait que d'articles a publier, d'actions a lancer, de dividendes a distribuer et de benefices certains a recueillir. Tous d'ailleurs paraissaient admirablement d'accord, et a un moment elle vit son mari et M. de Thaller se frapper dans la main, comme on fait quand on echange une parole. Onze heures sonnerent. M. Favoral pretendait obliger ses hotes a accepter encore une tasse de the ou un verre de punch, mais M. de Thaller declara qu'il avait a travailler, et que sa voiture etant arrivee, il allait partir. Et il partit, en effet, emmenant la baronne, suivi de M. de Saint-Pavin et de M. Jottras. Et quand M. Favoral, les portes fermees, se retrouva avec sa femme: --Eh bien! s'ecria-t-il tout vibrant de vanite satisfaite, que dis-tu de nos amis? Certes, l'opinion de la pauvre femme etait faite. Elle n'osa pas la formuler. --Ils m'ont surpris, repondit-elle. Il bondit sur ce mot. --Je voudrais bien savoir pourquoi? Alors, timidement et avec des precautions infinies, elle se mit a expliquer que la physionomie de M. de Thaller ne lui inspirait aucune confiance, que M. Jottras lui avait semble un personnage tres-impudent, que M. Saint-Pavin lui paraissait fort mal et que la jeune baronne, enfin, lui avait donne d'elle la plus singuliere idee... M. Favoral n'en voulut pas ecouter davantage. --C'est que tu n'as jamais vu des gens de la haute societe, s'ecria-t-il. --Pardon, autrefois, du vivant de ma mere... --Eh! il ne venait que des marchands chez ta mere... La pauvre femme baissait la tete: --Je t'en supplie, Vincent, insista-t-elle, avant de rien faire avec ces nouveaux amis, reflechis, consulte... Il finit par eclater de rire. --N'as-tu pas peur qu'ils ne me volent! dit-il. Des gens riches dix fois comme moi!... Tiens, ne parlons plus de cela, et allons nous coucher... Tu verras ce que nous rapportera cette soiree, et si j'ai lieu de regretter mon argent!... VIII Quand, au lendemain de ce diner, qui devait faire epoque dans sa vie, Mme Favoral se reveilla, son mari etait deja debout et, un crayon a la main, il alignait des additions. L'enchantement s'etait dissipe comme les fumees du vin de Champagne, et les nuages des mauvais jours s'amassaient sur son front. S'apercevant que sa femme l'observait: --Cela coute gras, dit-il d'un ton rogue, de mettre une affaire en train, et il ne faudrait pas recommencer tous les soirs. A l'entendre, on eut cru, positivement, que Mme Favoral seule, a force d'obsessions, l'avait decide a cette depense qu'il paraissait regretter si fort. Elle le lui fit remarquer doucement, lui rappelant que, bien loin de le pousser, elle avait essaye de le retenir, lui repetant qu'elle augurait mal de cette affaire dont il s'enthousiasmait, et que s'il voulait la croire, il ne s'aventurerait pas... --Sais-tu ce dont il s'agit? interrompit-il brusquement. --Tu ne me l'as pas dit... --Eh bien! alors, laisse-moi en repos, avec tes pressentiments. Mes amis te deplaisent et j'ai bien vu quelle mine tu faisais a la baronne de Thaller. Mais je suis le maitre, et ce que j'ai resolu sera. J'ai signe, d'ailleurs. Une fois pour toutes, je te defends de revenir sur ce sujet. Sur quoi, s'etant habille avec beaucoup de soin, il decampa en disant qu'il etait attendu pour dejeuner, par Saint-Pavin, le publiciste financier, et par M. Jottras, de la maison Jottras et frere. Une femme adroite ne se fut pas tenue pour battue et eut eu facilement raison de ce despote dont l'intelligence n'etait pas le fort. Mais Mme Favoral etait trop fiere pour etre adroite, et d'ailleurs, les ressorts de sa volonte avaient ete brises par l'oppression successive d'une maratre odieuse et d'un maitre brutal. Son renoncement a tout etait complet. Blessee, elle gardait le secret de la blessure, baissait la tete et se taisait. Elle ne hasarda donc pas une allusion, et il s'ecoula pres d'une semaine sans qu'elle entendit prononcer le nom de ses hotes. C'est par un journal qu'avait oublie au salon M. Favoral, qu'elle apprit que M. le baron de Thaller venait de fonder une societe par actions, le _Comptoir de credit mutuel_, au capital de plusieurs millions. Au-dessous de l'annonce imprimee en enormes caracteres, venait un long article, ou il etait demontre que la societe nouvelle etait en meme temps une oeuvre patriotique, et une institution de credit de premier ordre, qu'elle repondait a des besoins urgents, qu'elle etait appelee a rendre a l'industrie des services inappreciables, que ses benefices etaient assures et que souscrire des actions, c'etait simplement tirer sur la fortune a courte echeance. Un peu rassuree deja par la lecture de cet article, Mme Favoral le fut tout a fait lorsqu'elle lut la liste des membres du conseil de surveillance. Presque tous etaient titres et decores de quantite d'ordres, et les autres, les simples roturiers, etaient tous des banquiers, des dignitaires ou meme d'anciens ministres. --Je me trompais, pensa-t-elle, subissant l'ascendant de la chose imprimee. Et nulle objection ne lui vint, quand a peu de jours de la, son mari lui dit: --J'ai la situation que je desirais. Je suis caissier principal de la Societe dont M. de Thaller est le directeur. Ce fut, d'ailleurs, tout. De ce qu'etait cette societe, des avantages qu'elle lui faisait, pas un mot. A sa facon de s'exprimer seulement, Mme Favoral jugea qu'il devait etre bien traite, et il la confirma dans cette opinion en lui accordant, de son propre mouvement, quelques francs de plus pour la depense journaliere de la maison. --Il faut, declara-t-il, en cette occasion memorable, savoir, quoi qu'il en coute, faire honneur a sa position sociale. Pour la premiere fois de sa vie, il semblait preoccupe du qu'en dira-t-on, et soucieux de l'opinion qu'on aurait de lui, dans un quartier ou l'opinion est d'autant plus influente que tout le monde s'y connait. Il recommanda a sa femme de veiller soigneusement a sa mise et a celle des enfants, et reprit une servante. Il voulut se creer des relations et inaugura ses diners du samedi, ou vinrent assidument M. et Mme Desclavettes d'abord, M. Chapelain l'avoue, le papa Desormeaux et quelques autres. Pour lui, il adopta peu a peu les habitudes dont il ne devait plus se departir, et dont la regularite chronometrique lui valut le surnom dont il etait fier, de Bureau-Exactitude. Quant au reste, jamais homme, a un pareil degre, ne se desinteressa de sa femme et de ses enfants. Sa maison n'etait pour lui qu'une hotellerie ou il venait prendre son repas du soir et dormir. Jamais il ne songea a demander a sa femme l'emploi de ses journees, ni a quoi elle s'occupait en son absence. Pourvu qu'elle ne lui reclamat pas d'argent, et qu'elle fut la quand il rentrait, il etait content. Bien des femmes, a l'age de Mme Favoral, auraient etrangement use de cette indifference injurieuse, et de cette absolue liberte. Si elle en profita, ce fut uniquement pour obeir a une de ces inspirations qui ne peuvent naitre qu'au coeur d'une mere. L'augmentation du budget du menage etait relativement considerable, mais si exactement calculee, qu'elle n'en etait pas maitresse d'un centime de plus. C'est avec un veritable desespoir qu'elle songeait que ses enfants auraient a endurer les humiliantes privations qui avaient desole son existence. Ils etaient trop jeunes encore pour souffrir de la parcimonie paternelle, mais ils grandiraient, leurs desirs s'eveilleraient et elle serait dans l'impossibilite de leur accorder les plus innocentes satisfactions. A force de tourner et de retourner dans son esprit cette idee desolante, elle se souvint d'une amie de sa mere, qui avait rue Saint-Denis un important etablissement de lainage et de mercerie. La etait peut-etre la solution du probleme. Elle se rendit chez cette digne femme, et sans meme avoir besoin de lui confesser toute la verite, elle en obtint divers petits travaux, mal retribues, comme de juste, mais qui, moyennant une severe application, pouvaient rapporter de huit a douze francs par semaine. Des lors, elle ne perdit plus une minute, se cachant de son travail comme d'une mauvaise action. Elle connaissait assez son mari pour etre certaine qu'il s'indignerait, et il lui semblait l'entendre s'ecrier qu'il depensait cependant assez pour que sa femme n'en fut pas reduite au metier d'ouvriere. Mais aussi, quelle joie, le jour ou elle cacha tout au fond d'un tiroir la premiere piece de vingt francs gagnee par elle, une belle piece d'or qui lui appartenait sans conteste, qu'on ne lui connaissait pas, et qu'elle pouvait depenser a sa guise sans avoir a en rendre compte. Et avec quel orgueil, de semaine en semaine, elle vit son petit tresor grossir, malgre les emprunts qu'elle lui faisait, tantot pour donner a Maxence un jouet dont il avait envie, tantot pour ajouter un ruban a la toilette de Gilberte. Ce fut le temps le plus heureux de sa vie, une halte le long de cette voie douloureuse ou elle se trainait depuis tant d'annees. Les heures, entre ses deux enfants, s'envolaient legeres et rapides comme des secondes. Si toutes les esperances de la jeune fille et de la femme avaient ete fletries avant d'eclore, les joies de la mere, du moins, ne lui manqueraient pas. C'est que si le present suffisait a ses modestes ambitions, l'avenir avait cesse de l'inquieter. Jamais il n'avait ete question entre elle et son mari de leurs hotes d'une soiree, jamais il ne lui parlait du _Comptoir de credit mutuel_, mais il n'avait pas ete sans laisser echapper de ci et de la quelques exclamations qu'elle enregistrait precieusement, et qui trahissaient des affaires prosperes. --Ce Thaller est un rude matin! s'ecriait-il, et qui a une chance infernale! Et d'autres fois: --Encore deux ou trois operations comme celle que nous venons de reussir, et nous pourrons fermer boutique!... Que conclure de la, sinon qu'il marchait a grands pas vers cette fortune, objet de toutes ses convoitises. Deja, dans le quartier, il avait cette reputation qui est le commencement de la richesse, d'etre tres-riche. On l'admirait de tenir sa maison avec une economie severe, car on estime toujours un homme qui a de l'argent de ne le point depenser. --Ce n'est pas lui, bien sur, qui mangera ce qu'il a, repetaient les voisins. Les gens qu'il recevait le samedi le croyaient plus qu'a l'aise. Quand M. Desclavettes et M. Chapelain s'etaient bien plaints, l'un de sa boutique et l'autre de son etude, ils ne manquaient pas d'ajouter: --Vous riez de nos plaintes, vous qui etes lance dans les grandes affaires ou l'on gagne ce qu'on veut. Ils semblaient d'ailleurs tenir en haute estime ses capacites financieres. Ils le consultaient et suivaient ses conseils. M. Desormeaux disait: --Oh! il s'y entend. Et Mme Favoral se plaisait a se persuader que, sous ce rapport au moins, son mari etait un homme remarquable. Elle attribuait a des preoccupations superieures son mutisme et ses distractions. De meme qu'il lui avait appris a l'improviste qu'il avait de quoi vivre, elle pensait qu'un beau matin il lui annoncerait qu'il etait millionnaire. IX Mais le repit accorde par la destinee a Mme Favoral touchait a son terme, les epreuves allaient revenir, plus poignantes que jamais, occasionnees par ses enfants, tout son bonheur jusqu'alors, et sa seule consolation. Maxence allait avoir douze ans. C'etait un brave petit garcon, d'une intelligence eveillee, travaillant a ses heures, mais d'une inconcevable etourderie et d'une turbulence que rien ne pouvait dompter. A l'institution Massin, ou on l'avait place, il faisait blanchir les cheveux de ses maitres d'etudes, et il ne se passait pas de semaine qu'il ne se signalat par quelque mefait nouveau. Un pere comme tous les autres se fut mediocrement inquiete des fredaines d'un ecolier, qui etait en definitive des premiers de sa classe et dont les professeurs eux-memes, tout en se plaignant, disaient: --Bast! qu'importe, puisque le coeur est bon et l'esprit sain. Mais M. Favoral prenait tout au tragique. Si Maxence etait mis en retenue et accable de pensums, il se pretendait atteint dans sa consideration et declarait que son fils le deshonorait. S'il tombait a la maison un bulletin portant cette mention: "conduite execrable", il entrait dans des fureurs ou il semblait ne plus posseder son libre arbitre. --A votre age, disait-il au gamin epouvante, je travaillais dans une fabrique et je gagnais ma vie. Pensez-vous que je ne me lasserai pas de me saigner aux quatre veines pour vous procurer le bienfait de l'education qui m'a manque? Prenez garde! Le Havre n'est pas loin, et on y a toujours besoin de mousses. Si du moins il s'en fut tenu a ces admonestations, qui par leur exageration meme manquaient le but! Mais il etait d'avis que les moyens mecaniques sont necessaires, pour graver profondement les reprimandes dans la cervelle des jeunes gens, et, pour ce, empoignant sa canne, il rouait Maxence de coups, s'acharnant d'autant plus que le gamin, devore d'amour-propre, se fut laisse hacher plutot que de pousser un cri ou de verser un pleur. La premiere fois que Mme Favoral vit frapper son fils, elle fut saisie d'une de ces coleres farouches qui ne raisonnent ni ne pardonnent plus. Etre battue lui eut paru moins atroce, moins humiliant. Jusqu'a ce jour, il lui avait ete impossible d'aimer un mari tel que le sien. De ce moment elle le prit en aversion, il lui fit horreur. Son fils lui parut un martyr, pour lequel jamais elle ne saurait faire assez. Aussi, fallait-il voir de quelles etreintes passionnees elle le serrait sur son coeur apres ces scenes desolantes, de quels baisers elle couvrait la trace des coups et par quelles tendresses delirantes elle s'efforcait de lui faire oublier les brutalites paternelles. Avec lui, elle sanglotait. Comme lui, elle s'ecriait, en menacant le vide de ses poings crispes: "Lache! tyran! bourreau!..." La petite Gilberte melait ses larmes aux leurs. Et presses l'un contre l'autre, ils deploraient leur destinee, maudissant l'ennemi commun, le chef de la famille. C'est ainsi que s'ecoula la jeunesse de Maxence, entre des exagerations egalement funestes, entre les brutalites revoltantes de son pere et les gateries dangereuses de sa mere, prive de tout par l'un et par l'autre comble. Car Mme Favoral avait trouve l'emploi de ses humbles economies. Si jamais l'idee n'etait venue au caissier du _Comptoir de credit mutuel_, de mettre quelques sous dans la poche de Maxence, la trop faible mere lui eut cree des besoins d'argent pour avoir cette joie de les satisfaire. Elle, qui avait devore tant d'humiliations en sa vie, elle n'eut pu supporter de savoir son fils souffrant en son amour-propre, et reduit a reculer devant ces menues depenses qui sont la vanite des ecoliers. --Tiens, prends, lui disait-elle, les jours de promenade, en lui glissant dans la main quelques pieces de vingt sous. Malheureusement, elle joignait a son cadeau la recommandation de n'en rien laisser deviner au pere ne comprenant pas qu'elle dressait ainsi Maxence a la dissimulation, faussant sa droiture naturelle et pervertissant ses instincts. Non, elle donnait. Et pour reparer les breches faites a son tresor, elle travaillait jusqu'a se gater la vue, avec une si apre ardeur, que la digne marchande de la rue Saint-Denis lui demandait si elle n'employait pas des ouvrieres. Elle ne se faisait aider que par Gilberte, qui des l'age de huit ans savait deja se rendre utile. Et ce n'est pas tout. Pour ce fils, en prevision de depenses croissantes, elle descendait a des expedients qui, jadis, pour elle-meme, lui eussent paru indignes et deshonorants. Elle vola le menage, faisant danser l'anse de son propre panier. Elle en vint a se confier a sa domestique et a faire de cette fille la complice de ses manoeuvres. Elle s'ingeniait a servir a M. Favoral des diners ou l'excellence de la sauce l'empechait de remarquer l'absence du poisson. Et le dimanche, quand elle rendait ses comptes hebdomadaires, c'est sans rougir qu'elle augmentait de quelques centimes le prix de chaque objet, s'applaudissant quand elle avait ainsi grappille une douzaine de francs, et trouvant, pour se justifier a ses yeux, de ces sophismes qui jamais ne font defaut a la passion. Au debut, Maxence etait trop jeune pour se preoccuper des sources ou sa mere puisait l'argent qu'elle prodiguait a ses fantaisies d'ecolier. Elle lui recommandait de se cacher de son pere, il se cachait et trouvait cela tout naturel. Le discernement lui devait venir avec l'age. Le moment arriva ou il ouvrit les yeux sur le regime auquel etait soumise la maison paternelle. Il y vit cette economie inquiete qui semble denoncer la gene, et les apres discussions que soulevait l'emploi inconsidere d'une piece de vingt francs. Il vit sa mere realiser des miracles d'industrie pour dissimuler la pauvrete de sa toilette et recourir a la plus savante diplomatie quand elle souhaitait acheter une robe neuve a Gilberte. Et lui, malgre tout, se trouvait avoir a sa disposition autant d'argent que ceux d'entre ses camarades; dont les parents passaient pour etre les plus opulents et les plus genereux. Inquiet, il interrogea. --Eh! que t'importe! lui repondit sa mere, toute rougissante et toute embarrassee, voila-t-il pas un grave sujet de preoccupation! Et comme il insistait: --Va, nous sommes riches, lui dit-elle. Mais il ne pouvait la croire, accoutume qu'il etait a toujours entendre crier misere, et comme il fixait sur elle de grands yeux surpris: --Oui, reprit-elle, avec une imprudence qui, fatalement, devait porter ses fruits, nous sommes riches, et si nous vivons comme tu le vois, c'est que cela convient a ton pere, qui veut amasser une fortune plus grande encore. Ce n'etait pas une reponse, et cependant Maxence n'en demanda pas plus. Mais il s'informa de droite et de gauche, avec cette adresse patiente des jeunes gens armes d'une idee fixe. Deja, a cette epoque, M. Vincent Favoral avait dans le quartier, et meme parmi ses amis, la reputation d'etre pour le moins millionnaire. Le _Comptoir de credit mutuel_ avait pris des developpements considerables; il avait du, pensait-on, en profiter largement, et les benefices avaient du grossir vite entre les mains d'un homme aussi habile que lui et dont la severe economie etait celebre. Voila ce qu'on dit a Maxence, mais non sans lui donner ironiquement a entendre qu'il aurait tort de compter sur la fortune paternelle pour mener joyeuse vie. M. Desormeaux lui-meme, qu'il avait interroge assez adroitement, lui dit en lui frappant amicalement sur l'epaule: --S'il vous faut jamais de la monnaie pour vos fredaines de jeune homme, tachez d'en gagner, car ce n'est sacrebleu pas papa qui vous en fournira. De telles reponses compliquaient, au lieu de l'expliquer, le probleme qui troublait Maxence. Il observa, il epia, et enfin il en arriva a acquerir la certitude que l'argent qu'il depensait etait le produit du travail de sa mere et de sa soeur... --Ah! pourquoi ne l'avoir pas dit!... s'ecria-t-il en se jetant au cou de sa mere, pourquoi m'avoir expose aux regrets amers que j'eprouve en ce moment!... Par ce seul mot, la pauvre femme se trouva largement payee. Elle admira la noblesse des sentiments de son fils et la bonte de son coeur. --Ne comprends-tu donc pas, lui dit-elle, en versant des larmes de joie, ne vois-tu pas bien que c'est un bonheur, pour une mere, le travail qui peut servir au plaisir de son fils!... Mais il etait consterne de sa decouverte. --N'importe! dit-il. Je jure bien qu'on ne me verra plus jeter au vent, comme autrefois, l'argent que tu me donnes... Pendant plusieurs semaines, en effet, il fut fidele a cet engagement qu'il venait de prendre. Mais a dix-sept ans, les resolutions ne sont pas bien solides. L'impression qu'il avait ressentie s'effaca. Il s'ennuya des petites privations qu'il s'imposait. Il en vint a prendre au pied de la lettre ce que lui avait dit sa mere et a se prouver que se priver d'un plaisir c'etait l'en priver elle-meme. Il demanda dix francs un jour, puis dix francs encore, il reprit ses habitudes... Il touchait alors a la fin de ses etudes. --Voila le moment venu, disait M. Favoral, de choisir une carriere et de se suffire a soi-meme. X Pour s'inquieter d'une profession, Maxence Favoral n'avait pas attendu les avertissements paternels. Les ecoliers modernes sont precoces, ils savent le fort et le faible de la vie, et quand ils abordent le baccalaureat, ils sont bien desenchantes deja, ayant use leurs illusions derriere leur pupitre, pendant les longues etudes du soir. Et il serait difficile qu'il en fut autrement. Au fond des lycees, fatalement se retrouve l'echo des preoccupations et le reflet des moeurs du moment. Il n'y a ni murailles ni surveillants qui tiennent. En meme temps que la boue de la ville, dont leurs souliers sont macules, les eleves rapportent, les soirs de sortie, leur provision d'observations et de faits. Qu'ont-ils vu, pendant la journee, dans leur famille ou chez leur correspondant? Des convoitises ardentes, d'insatiables appetits de luxe, de bien-etre, de jouissances, de plaisirs, le dedain des labeurs patients, le mepris des convictions austeres, d'apres besoins d'argent, la volonte de parvenir a tout prix et la resolution de violenter la fortune a la premiere bonne occasion. Assurement on a dissimule devant eux, mais ils ont l'entendement subtil. Leur pere leur a bien dit, d'un ton grave, qu'il n'est rien de respectable en ce monde que le travail et la probite, mais ils ont surpris ce meme pere saluant a peine un pauvre diable d'honnete homme, et s'inclinant jusqu'a terre devant quelque gredin fletri par trois jugements, mais riche de six millions. Conclusion?... Oh! ils s'entendent a conclure, car il n'est tels que les jeunes gens pour etre logiques et deduire d'un fait ses dernieres consequences. Ils savent, pour la plupart, qu'il leur faudra faire quelque chose, mais quoi? Et c'est alors que, pendant les recreations, leur imagination s'exerce a chercher cette fameuse profession, jusqu'ici introuvable, qui donne la fortune sans travail et la liberte en meme temps qu'une situation brillante. C'est eux qu'il faut entendre eplucher et discuter toutes les carrieres qui s'ouvrent aux jeunes ambitions. Et que de rires, si quelque naif s'avise de citer un de ces emplois modestes ou l'on gagne au debut cent cinquante francs! c'est a peine ce que depense tel externe, rien que pour ses cigares et ses voitures quand il est en retard. Maxence n'etait ni meilleur ni pire que les autres. De meme que les autres, il s'ingenia a decouvrir le metier ideal qui enrichit son homme en l'amusant. Sous pretexte qu'il dessinait joliment, il parla de se faire peintre, calculant avec aplomb ce que rapporte la peinture et comptant d'apres un journal ce que gagnent Corot ou Gerome, Ziem, Daubigny et quelques autres, qui recueillent enfin le prix d'incessants efforts et d'ecrasants labeurs. Mais en fait de tableaux, M. Vincent Favoral n'appreciait que les vignettes bleues de la banque de France. --Je ne veux pas d'artiste dans ma famille! declara-t-il, d'un ton qui n'admettait pas de replique. Maxence eut ete volontiers ingenieur, car l'ingenieur est a la mode. Mais les examens de l'Ecole polytechnique sont roides. Ou officier de cavalerie. Mais les deux annees de Saint-Cyr manquent de gaiete. Ou chef de bureau comme M. Desormeaux, mais il faut commencer par etre surnumeraire. Apres avoir longtemps hesite entre le droit et la medecine, il finit par reconnaitre qu'il voulait etre avocat, influence surtout par les joyeuses legendes du quartier latin. Ce n'etait pas precisement le reve de M. Vincent Favoral. --Cela va couter encore de l'argent, gronda-t-il. Or, il s'etait berce de cette fausse esperance que son fils, au sortir du lycee, entrerait immediatement dans une maison de commerce ou il gagnerait de quoi se suffire. Battu en breche par sa femme, cependant, et sollicite par ses amis, il ceda. --Soit, dit-il a Maxence, tu feras ton droit. Seulement, comme il ne peut me convenir que tu gaspilles tes journees a flaner dans les estaminets de la rive gauche, tu travailleras en meme temps chez un avoue. Des samedi prochain, je m'entendrai avec mon ami Chapelain. Ce stage chez un avoue, Maxence ne l'avait pas prevu, et il faillit reculer devant cette perspective d'une discipline qu'il prevoyait devoir etre aussi exigeante que celle du college. Pourtant, ne decouvrant rien de mieux, il persista. Et la rentree venue, il prit sa premiere inscription et fut installe a un pupitre chez Me Chapelain, dont l'etude etait alors rue Saint-Antoine. La premiere annee, tout alla passablement. La somme de liberte qui lui etait laissee lui suffisait. Son pere ne lui accordait pas un centime pour ses menus plaisirs, mais l'avoue, en sa qualite de vieil ami de sa famille, faisait pour lui ce qu'il n'avait jamais fait pour un clerc amateur, et lui allouait vingt francs par mois. Mme Favoral ajoutant quelques pieces de cent sous a ces vingt francs, Maxence se declarait satisfait. Malheureusement, nul moins que lui, avec son imagination vive et son temperament fougueux, n'etait fait pour cette existence paisible, pour cette besogne toujours la meme, que ne passionnaient ni les difficultes a vaincre, ni les rivalites d'amour-propre, ni les satisfactions du resultat obtenu. Bientot il se lassa. Il avait retrouve a l'Ecole de Droit d'anciens camarades de l'institution Massin, dont les parents habitaient la province, et qui, par consequent, vivaient libres au quartier latin, moins assidus aux cours qu'a la brasserie de la Source ou a la Closerie des Lilas. Il envia leur vie joyeuse, leur liberte sans controle, leurs plaisirs faciles, leur chambre meublee, et jusqu'a la gargote ou ils prenaient a credit tout ce qu'on voulait bien leur donner, reservant l'argent de leur pension pour la distraction qu'il faut payer comptant. Mais Mme Favoral n'etait-elle pas la?... Elle avait tant travaille, la pauvre femme, surtout depuis que Mlle Gilberte etait presque une jeune fille, elle avait tant economise, tant grappille, que sa reserve, malgre le nombre des emprunts, s'elevait a une somme assez forte. Quand Maxence voulait deux ou trois louis, il n'avait qu'un mot a dire. Il les voulut souvent. Aussi devint-il d'une jolie force au billard. Il eut sa pipe culottee au ratelier d'une brasserie, il prit l'absinthe avant de diner et s'exerca le soir a _effacer_ des bocks. L'audace lui venant, il dansa a Bullier, il connut les cabinets particuliers de Foyot et enfin eut une maitresse. Si bien qu'une apres-midi, que M. Favoral avait ete appele par une affaire de l'autre cote de l'eau, il se trouva nez a nez avec son fils, lequel s'avancait, le cigare a la bouche, ayant au bras une demoiselle superieurement peinte et harnachee d'une toilette a faire cabrer les chevaux de fiacre. C'est dans un etat d'indicible fureur qu'il regagna la rue Saint-Gilles. --Une femme! s'ecriait-il d'un accent de pudeur revoltee. Une drolesse! lui! mon fils!... Et lorsque ce fils reparut au logis, l'oreille fort basse, son premier mouvement fut de recourir a la correction d'autrefois. Mais Maxence venait d'avoir dix-neuf ans. A la vue de la canne levee sur lui, il devint plus blanc que sa chemise, et l'arrachant des mains de son pere, il la brisa sur son genou, en jeta violemment les morceaux a terre et s'elanca dehors. --Il ne remettra plus les pieds ici! s'ecriait le caissier du _Comptoir de credit mutuel_, jete hors de lui par un acte de resistance qui lui semblait inoui. Je le chasse. Qu'on fasse un paquet de son linge et de ses habits et qu'on le porte au premier hotel venu. Je ne veux plus le voir!... Longtemps Mme Favoral et Mlle Gilberte se trainerent a ses pieds, avant d'obtenir qu'il revint sur sa determination. --Il nous deshonorera tous! repetait-il, ne comprenant pas que c'etait lui qui avait, en quelque sorte, pousse Maxence dans la voie funeste ou il etait engage, oubliant que les severites absurdes du pere preparent les complaisances perilleuses de la mere; ne voulant pas s'avouer qu'un chef de famille a d'autres devoirs que de donner aux siens la patee et la niche, et qu'un pere est mal venu a se plaindre qui n'a pas su se faire l'ami et le conseiller de son fils. Enfin, apres les plus violentes recriminations, il pardonna--en apparence du moins. Mais les ecailles lui etaient tombees des yeux. Il courut aux informations et decouvrit des choses enormes. Il sut par Me Chapelain, adroitement questionne, que Maxence restait des semaines entieres sans paraitre a l'etude. Si l'avoue ne s'etait pas plaint jusqu'alors, c'est qu'il avait eu la bouche fermee par les supplications de Mme Favoral, et il n'etait pas fache, ajoutait-il, d'un aveu qui soulageait sa conscience. Ainsi, le caissier surprit une a une toutes les fredaines de son fils. Il apprit qu'il etait presque inconnu a l'Ecole de Droit, qu'il passait ses journees dans les cafes, et que le soir, pendant qu'il le croyait endormi, il s'echappait pour courir les theatres et les bals. --Ah! c'est ainsi, se disait-il, ah! ma femme et mes enfants sont ligues contre moi, le maitre!... Eh bien! nous verrons! XI De cet instant, la guerre fut declaree. De ce jour, commenca rue Saint-Gilles un de ces drames bourgeois qui attendent encore leur Moliere, drames d'une vulgarite desesperante et d'un affadissant realisme, poignants neanmoins, car il s'y depense une energie farouche, des larmes et du sang. M. Favoral se croyait bien sur de l'emporter. N'avait-il pas la clef de la caisse! Car, tenir la clef de la caisse, c'est tenir la victoire a une epoque ou tout finit par de l'argent. Cependant, d'irritantes inquietudes le travaillaient. Lui, qui venait d'eventer tant de choses qu'il ne soupconnait meme pas la veille, il ne pouvait decouvrir ou son fils puisait l'argent qu'il laissait glisser comme de l'eau entre ses mains prodigues. Il s'etait assure que Maxence n'avait pas de dettes, pourtant ce ne pouvait pas etre avec les vingt francs mensuels de Me Chapelain qu'il alimentait ses fredaines. Mme Favoral et Mlle Gilberte, soumises separement a un savant interrogatoire, avaient su garder le secret de leur labeur mercenaire. La servante, habilement questionnee, n'avait rien dit qui put mettre sur la trace de la verite. Il y avait donc la un mystere. Et la constante preoccupation de M. Favoral se lisait dans le froncement de ses sourcils, pendant ses rares apparitions au logis, c'est-a-dire pendant le diner. A la seule facon dont il degustait sa soupe, il etait aise de voir qu'il se demandait si c'etait bien de vraie soupe et si on ne lui en faisait pas accroire. A l'expression de ses yeux, on devinait cette question incessamment posee dans son esprit: --On me vole, evidemment; mais comment s'y prend-on pour me voler? Et il devenait defiant, tatillon et meticuleux comme jamais il ne l'avait ete. C'est avec les plus injurieuses precautions qu'il repassait chaque dimanche les comptes de sa femme. Il voulut avoir chez l'epicier un livre dont il soldait lui-meme le total tous les mois; il se faisait representer les bulletins de la boucherie. Il s'informait du prix de la pomme qu'il pelait en longs rubans sur son assiette, et il ne manquait pas d'entrer chez la fruitiere s'assurer qu'on ne l'avait pas trompe. Tant d'efforts n'aboutissaient a rien. Et cependant, il avait pu constater que Maxence avait toujours en poche deux ou trois pieces de cinq francs. --Ou les voles-tu? lui demanda-t-il un jour. --Je les economise sur mes appointements, repondit hardiment le jeune homme. Exaspere, M. Favoral eut voulu interesser a ses investigations l'univers entier. Et un samedi qu'il causait avec ses amis, M. Chapelain, le bonhomme Desclavettes et papa Desormeaux, montrant sa femme et sa fille: --Ces sacrees femmes me pillent, au profit de mon fils, dit-il, et si adroitement que je n'y vois que du feu! Elles s'entendent avec les fournisseurs, qui ne sont que des filous patentes, et il ne se mange rien ici qu'on ne m'ait fait payer le double de sa valeur. M. Chapelain dissimula mal une grimace, pendant que M. Desclavettes admirait sincerement un homme qui avait du moins le courage de sa ladrerie. Mais M. Desormeaux ne machait jamais son opinion: --Savez-vous, ami Vincent, dit-il, qu'il faut un fier estomac pour accepter a diner dans une maison dont le maitre passe son temps a supputer ce que coute chaque bouchee que machent les convives! M. Favoral rougit. --Ce n'est pas la depense que je deplore, repondit-il, mais la duplicite. Je suis assez riche, Dieu merci! pour n'etre pas reduit a liarder. C'est avec bien du plaisir que je donnerais a ma femme le double de ce qu'elle me prend, si elle me le demandait franchement. Mais c'etait une lecon. Il dissimula, desormais, et ne parut plus occupe qu'a soumettre son fils a un regime de son invention et dont la rigueur excessive eut jete hors de ses gonds le garcon le plus froid. Il exigea de lui des attestations quotidiennes de son assiduite tant a l'Ecole de Droit qu'a l'etude. Il lui traca l'itineraire de ses courses et lui en mesura la duree a quelques minutes pres. Aussitot apres le diner, il le renfermait a double tour dans sa chambre et ne manquait jamais, en rentrant a dix heures, de s'assurer de sa presence. C'etaient les meilleures mesures qu'il put prendre pour exalter encore l'aveugle tendresse de Mme Favoral. En apprenant que Maxence avait une maitresse, elle avait ete rudement atteinte en ses sentiments les plus chers. Ce n'est jamais sans une secrete jalousie qu'une mere decouvre qu'une femme lui a ravi le coeur de son fils. Elle n'avait pas ete sans lui garder une certaine rancune de desordres que dans sa candeur elle n'avait pas soupconnes. Elle lui pardonna tout, quand elle vit de quel traitement il etait l'objet. Elle lui donna raison, le jugeant victime de la plus injuste des persecutions. Le soir, apres le depart de son mari, elle allait avec Gilberte s'etablir dans le couloir qui precedait la chambre de Maxence, et elles causaient avec lui a travers la porte. Jamais elles n'avaient tant travaille pour la merciere de la rue Saint-Denis. Elles se faisaient des semaines de vingt-cinq et trente francs. Mais la patience de Maxence etait a bout, et, un matin, il declara resolument qu'il ne voulait plus suivre les cours, qu'il s'etait trompe sur sa vocation, et qu'il n'etait pas de puissance humaine capable de le forcer a retourner chez M. Chapelain. --Et ou irez-vous? s'ecria son pere. Me croyez-vous d'humeur a fournir eternellement a vos besoins... Il repondit que c'etait precisement pour se suffire et conquerir son independance qu'il etait resolu a quitter une position qui, apres deux ans, lui rapportait vingt francs par mois. --Il me faut un metier ou on s'enrichisse, poursuivit-il. Je veux entrer dans une maison de banque ou dans quelque grande administration financiere. C'est avec transport que Mme Favoral adopta cette idee. --Pourquoi, en effet, dit-elle a son mari, pourquoi ne placerais-tu pas notre fils au _Comptoir de credit mutuel_? La, il serait sous tes yeux. Intelligent comme il est, pousse par toi et par M. de Thaller, il arriverait vite a de bons appointements. M. Favoral froncait les sourcils. --C'est ce que je ne ferai jamais, prononca-t-il. Je n'ai pas en mon fils assez de confiance. Je ne veux pas m'exposer a ce qu'il compromette la consideration que j'ai su conquerir. Et devoilant jusqu'a un certain point le secret de sa conduite: --Un caissier, ajouta-t-il, qui manie comme moi des sommes immenses, ne saurait trop veiller sur sa reputation. La confiance est chose fragile, en un temps ou on ne voit que des caissiers sur la route de la Belgique. Qui sait ce qu'on penserait de moi, si on savait que j'ai un fils tel que le mien... Mme Favoral insistait, neanmoins. Il prit un brusque parti: --Assez! interrompit-il. Maxence est libre. Je lui accorde deux ans pour se creer une position. Ce delai ecoule, bonsoir, il ira loger et manger ou il voudra, j'ai dit. Qu'on ne m'en parle plus... C'est avec une sorte de frenesie que Maxence abusa de cette liberte, et en moins de quinze jours il dissipa les economies de trois mois de sa mere et de sa soeur. Ce temps passe, il reussit, M. Chapelain aidant, a se caser chez un architecte. C'etait s'engager dans une impasse et se condamner a rester toute sa vie commis. Mais l'avenir ne l'inquietait guere. Pour le present, il etait enchante de cet emploi subalterne, qui lui assurait chaque mois cent soixante-quinze francs. Cent soixante-quinze francs! la fortune! Aussi se lanca-t-il dans cette vie de plaisirs frelates, ou tant de malheureux ont laisse non-seulement l'argent qu'ils avaient, ce qui n'est rien, mais l'argent qu'ils n'avaient pas, ce qui mene droit en police correctionnelle. Il se lia avec ces faux viveurs qu'on voit se promener devant le cafe Riche, le ventre vide et le cure-dents aux levres. Il devint l'habitue de ces estaminets du boulevard, ou des filles platrees sourient aux passants. Il frequenta les tables d'hote suspectes ou l'on taille le baccarat sur une nappe tachee de vin et ou la police fait des descentes periodiques. Il soupa dans les restaurants de nuit ou, apres boire, on se jette les bouteilles a la tete. Souvent, il restait vingt-quatre heures sans rentrer rue Saint-Gilles, et alors Mme Favoral passait la nuit dans des transes affreuses. Puis tout a coup, a l'heure ou il savait son pere absent, il reparaissait, et tirant sa mere a part: --J'aurais bien besoin de quelques louis, disait-il d'une voix honteuse. Elle les lui donnait. Elle lui en donna tant qu'elle en eut, non sans lui representer timidement que Gilberte et elle gagnaient bien peu... Jusqu'a ce qu'enfin, un soir, a une derniere demande: --Helas! repondit-elle desesperee, je n'ai plus rien, et c'est seulement lundi que nous reporterons notre ouvrage. Ne pourrais-tu pas patienter jusque-la!... Il ne pouvait pas patienter. On l'attendait pour une partie. Les devouements aveugles font les egoismes feroces. Il voulait que sa mere descendit emprunter a un fournisseur. Elle hesitait. Il eleva la voix. Alors Mlle Gilberte parut. --N'aurais-tu donc pas de coeur, decidement, dit-elle... Il me semble que si j'etais homme, ce ne serait pas a ma mere et a ma soeur de travailler!... XII Gilberte Favoral venait d'avoir dix-huit ans. Assez grande, svelte, chacun de ses mouvements trahissait les admirables proportions de sa taille et avait cette grace qui resulte de l'harmonieux ensemble de la souplesse et de la force. Elle ne frappait pas au premier abord, mais bientot un charme penetrant et indefinissable se degageait de toute sa personne, et on ne savait qu'admirer le plus des exquises perfections de son corsage, des rondeurs divines de son col, de sa demarche aerienne ou de l'ingenuite placide de ses attitudes. On ne pouvait la dire belle, en ce sens que la regularite manquait a ses traits, mais sa physionomie mobile, ou se traduisaient tous les mouvements de son ame, avait d'irresistibles seductions. Ces grands yeux, d'un bleu changeant, a reflets de velours, avaient des profondeurs inouies et une incroyable intensite d'expression, l'imperceptible tressaillement de ses narines roses revelait une indomptable fierte, et le sourire errant sur ses levres disait son immense dedain de tout ce qui est petit et mesquin. Mais sa beaute, c'etait sa chevelure, d'un blond si lumineux qu'on l'eut dite poudree d'une poussiere de diamant; si epaisse et si longue que pour la tordre et la contenir il lui en fallait couper de grosses meches jusqu'a la racine... Seule, dans la maison, elle ne tremblait pas a la voix de son pere. Le savant despotisme qui avait dompte Mme Favoral, l'avait revoltee et son energie s'etait trempee au meme regime d'oppression qui avait enerve le caractere de Maxence. Pendant que sa mere et son frere mentaient avec cette impudeur tranquille de l'esclave dont la seule arme est la duplicite, Gilberte gardait un silence farouche. Et si la complicite lui etait imposee par les circonstances, s'il lui fallait soutenir le mensonge, chaque parole lui coutait un si penible effort que son visage en etait tout altere. Jamais, lorsqu'il ne s'etait agi que d'elle, jamais elle n'avait daigne mentir. Intrepidement, et quoi qu'il en put resulter: --Voila ce qui est, disait-elle. Aussi, M. Favoral ne pouvait-il s'empecher de la respecter, jusqu'a un certain point, et quand il etait en belle humeur, il l'appelait l'imperatrice Gilberte. Pour elle seule, il avait quelque deference et des attentions. Il moderait, quand elle le regardait, la brutalite de son langage. Il lui apportait quelques fleurs tous les samedis. Il lui avait meme accorde un professeur de piano, lui qui declarait qu'il n'est pour les femmes que deux talents d'agrement: la couture et la cuisine. Mais elle avait tant insiste, qu'il avait fini par lui decouvrir dans une mansarde de la rue du Pas-de-la-Mule, un vieux maitre Italien, le signor Gismondo Pulci, sorte de genie meconnu, pour qui trente francs par mois furent une fortune, et qui s'eprit pour son eleve d'une sorte de fanatisme religieux. Pour elle, lui qui n'avait jamais voulu ecrire une note, il fixa toutes les melodies que chantait la passion dans son cerveau fele, et il s'en trouva d'admirables. Il revait de composer pour elle un opera qui transmettrait aux generations les plus reculees le nom de Gismondo Pulci. --La signora Gilberte est la deesse de la musique elle-meme, disait-il a M. Favoral, avec des transports d'enthousiasme qui augmentaient encore son affreux accent. Le caissier du _Comptoir de credit mutuel_ haussait les epaules, repondant qu'il n'est pas d'harmonie pour un homme qui passe ses journees a faire chanter aux pieces d'or leur emouvante chanson. Ce qui n'empeche que sa vanite semblait se delecter, quand, le samedi, apres le diner, Mlle Gilberte se mettait au piano; quand Mme Desclavettes, tout en dissimulant un baillement, s'ecriait: --Ah! cette chere enfant jouit d'un remarquable talent. Donc, l'influence de la jeune fille etait positive, et c'est a ses prieres seules, et non a celles de sa femme, que M. Favoral avait accorde a diverses reprises la grace de Maxence. Il lui eut accorde bien autre chose, si elle l'eut voulu. Mais elle eut ete obligee de demander, d'insister, de prier. --Et c'est humiliant, disait-elle. Parfois, Mme Favoral la querellait doucement, lui disant que certainement son pere ne lui refuserait pas quelqu'une de ces jolies toilettes qui sont l'ambition et la joie des jeunes filles. Mais elle: --J'aurais moins de deplaisir a porter des haillons qu'a essuyer un refus, repondait-elle. Mes robes me suffisent... Avec un tel caractere, enveloppe cependant d'une douceur resignee et d'un inalterable sang-froid, elle imposait beaucoup a sa mere et a son frere. Ils admiraient en elle une energie dont ils se sentaient incapables. Aussi, Maxence fut-il comme etourdi, quand survenant, elle se mit a lui reprocher d'une voix indignee la bassesse de sa conduite et ses incessantes obsessions. --Je ne savais pas... commenca-t-il, devenu plus rouge que le feu. Elle l'ecrasa d'un regard ou le dedain se melait a la pitie, et d'un accent de hautaine ironie: --En verite, fit-elle, tu ne sais pas d'ou provient l'argent que tu arraches a notre mere!... Et montrant ses mains remarquablement belles encore, bien que deformees legerement par le continuel maniement de l'aiguille, sa main droite dont l'annulaire etait tordu par le fil, sa main gauche dont l'index etait tatoue et comme ronge par l'aiguille: --Vraiment, fit-elle, tu ignores que ma mere et moi passons a travailler toutes nos journees et une partie des nuits!... Baissant le front il se taisait. --S'il ne s'agissait que de moi, continua-t-elle, je ne te parlerais pas ainsi. Mais regarde notre mere. Vois ses pauvres yeux troubles et rougis par un labeur incessant! Si je me suis tue jusqu'a ce moment, c'est que je ne desesperais pas encore de ton coeur, c'est que j'esperais qu'a la fin la pudeur te reviendrait. Mais non, rien! Le temps n'a fait qu'effacer tes derniers scrupules. Tu demandais humblement jadis, maintenant tu exiges d'un ton rude. A quand les coups?... --Gilberte! balbutiait le pauvre garcon, Gilberte... Elle lui coupa la parole. --De l'argent! poursuivit-elle. Toujours et sans treve, il te faut de l'argent d'ou qu'il vienne et quoi qu'il coute!... Si, du moins, quelque sentiment avouable justifiait tes depenses, si tu avais l'excuse de quelque grande passion ou d'un but, fut-il absurde, ardemment poursuivi!... Mais je te mets au defi de nous avouer a quels plaisirs avilissants tu prodigues nos pauvres economies. Je te defie de nous dire ce que tu veux faire de la somme que tu exiges ce soir, de cette somme pour laquelle tu voudrais que notre mere s'abaissat jusqu'a mendier l'assistance d'un fournisseur auquel il faudrait confier le secret de notre opprobre!... Emue de l'humiliation affreuse de son fils: --Il est si malheureux! balbutia Mme Favoral. La jeune fille eut un geste indigne. --Lui, malheureux! s'ecria-t-elle. Que dirons-nous donc, nous, que direz-vous surtout, vous, ma mere! Malheureux, lui, un homme, qui a la liberte et la force, a qui le monde est ouvert a deux battants, qui peut tout entreprendre, tout tenter, tout oser! Ah! si j'etais un homme, moi! je serais un de ces hommes comme il en est, comme j'en connais, et il y a longtemps, o mere cherie, que je t'aurais vengee de mon pere et que j'aurais commence a te payer de tout ce que tu as fait pour moi. Mme Favoral sanglotait. --Je t'en conjure, murmura-t-elle, epargne-le. --Soit, fit la jeune fille. Mais vous me permettrez de lui declarer que ce n'est pas pour lui que je voue ma jeunesse a un travail de mercenaire. C'est pour toi, mere adoree, pour que tu aies cette joie de lui donner ce qu'il te demande, puisque c'est ton unique joie... Au souffle de cette indignation superbe, Maxence frissonnait. Cette humiliation epouvantable, il sentait qu'il ne la meritait que trop! Il comprenait la justice de ces reproches sanglants. Et comme son coeur ne s'etait pas gate encore au contact de ses compagnons de plaisir, comme il etait faible plutot que mauvais, comme les sentiments qui sont l'honneur et la fierte d'un homme n'etaient pas morts en lui: --Ah! tu es une brave soeur, Gilberte, s'ecria-t-il, et c'est bien ce que tu viens de faire. Tu as ete dure, mais non autant que je le merite. Merci de ton courage, qui me rendra le mien. Oui, c'est une honte a moi d'avoir ainsi lachement abuse de vous... Et portant a ses levres les mains de sa mere: --Pardonne, poursuivit-il, les yeux pleins de larmes, pardonne a qui te fait le serment de racheter son passe et de devenir ton soutien au lieu de t'etre un ecrasant fardeau... Il fut interrompu par des pas, dans l'escalier, et le son aigu d'un sifflet... --Mon mari! s'ecria Mme Favoral. Votre pere, mes enfants!... --Eh bien! fit froidement Mlle Gilberte. --N'entends-tu donc pas qu'il siffle, et oublies-tu que c'est la preuve qu'il est furieux!... Quelle epreuve est-ce encore qui nous menace!... XIII Mme Favoral parlait par experience. Elle avait appris a ses depens que le sifflet de son mari, bien plus surement que le cri des goelands, presageait la tempete. Et elle avait, ce soir-la, plus de raisons qu'a l'ordinaire de craindre. Derogeant a toutes ses habitudes, M. Favoral n'etait pas rentre diner et avait envoye un de ses garcons de bureau du _Credit mutuel_ dire qu'on ne l'attendit pas. Bientot son passe-partout grinca dans la serrure, la porte s'ouvrit, il entra, et apercevant son fils: --Eh bien! je suis content de vous trouver ici! s'ecria-t-il, avec un ricanement qui etait, chez lui, la derniere expression de la colere. Mme Favoral fremit. Encore sous l'impression de la scene qui venait d'avoir lieu, le coeur gros encore et les yeux pleins de larmes, Maxence ne repondit pas. --C'est une gageure, sans doute, reprit le pere, et vous tenez a savoir jusqu'ou peut aller ma patience. --Je ne vous comprends pas, balbutia le jeune homme. --L'argent que vous preniez, je ne sais ou, vous fait defaut, sans doute, ou ne vous suffit plus, et vous vous en allez, contractant des dettes de tous cotes, chez des tailleurs, chez des chemisiers, chez des bijoutiers... C'est bien simple! On ne gagne rien, mais on veut etre vetu a la derniere mode, porter chaine d'or au gousset, et alors on fait des dupes... --Je n'ai jamais fait de dupes, mon pere. --Bah! comment donc appelez-vous tous ces fournisseurs qui sont venus aujourd'hui meme me presenter leurs factures? Car ils ont ose venir a l'administration, a mon bureau. Ils s'etaient donne rendez-vous, pensant ainsi m'intimider plus surement. Je leur ai repondu que vous etes majeur et que vos affaires ne me regardent pas. Entendant cela, ils sont devenus insolents et ils se sont mis a parler si haut, que leur voix retentissait jusques dans les pieces voisines. M. de Thaller, mon directeur, passait en ce moment dans le corridor. Entendant le bruit d'une discussion, il a pense que j'etais aux prises avec quelqu'un de nos actionnaires, et il est entre, comme c'est son droit. Alors, j'ai bien ete force de tout avouer... Il s'animait au son de ses paroles, comme un cheval au tintement de ses grelots. Et de plus en plus hors de soi: --C'est bien la, continuait-il, ce que voulaient vos creanciers. Ils pensaient que j'aurais peur du tapage et que je financerais. C'est un chantage comme un autre, et tres a la mode maintenant. On ouvre un compte a un mauvais drole, et quand le compte est raisonnablement gros, on va le porter a la famille, en disant: "De l'argent, ou je fais du scandale." Pensez-vous que ce soit a vous qui etes sans le sou qu'on a fait credit? C'est sur ma poche que l'on tirait, sur ma poche a moi que l'on croit riche. On vous ecoulait a des prix exorbitants tout ce qu'on voulait, et c'etait sur moi qu'on comptait pour solder des pantalons de quatre-vingt-dix francs, des chemises de quarante francs et des montres de six cents francs... Contre son ordinaire, Maxence n'essaya pas de nier. --Je payerai tout ce que je dois, dit-il. --Vous? --Je vous en donne ma parole. --Et avec quoi, s'il vous plait? --Avec mes appointements. --Vous en avez donc? Maxence rougit. --J'ai ce que je gagne chez mon patron, repondit-il. --Quel patron? --L'architecte chez lequel m'a place M. Chapelain... D'un geste menacant M. Favoral l'arreta: --Epargnez-moi vos mensonges, prononca-t-il, je suis mieux informe que vous ne le supposez. Je sais que depuis plus d'un mois votre patron, excede de votre paresse, vous a chasse honteusement... Honteusement etait de trop. Le fait est que Maxence retournant a son travail un beau matin, apres une absence de cinq jours, avait trouve un remplacant. --Je chercherai une autre place, dit-il. C'est avec un mouvement de rage que M. Favoral haussait les epaules. --Et en attendant, il faudra que je paye, s'ecria-t-il. Savez-vous de quoi me menacent vos creanciers? De m'intenter un proces. Ils le perdraient: ils ne l'ignorent pas, mais ils esperent que je reculerai devant l'esclandre. Car ce n'est pas tout: ils parlent de deposer une plainte au parquet. Ils pretendent que vous les avez audacieusement escroques, que les objets que vous leur achetiez n'etaient nullement pour votre usage, que vous vous empressiez de les vendre a vil prix, afin de vous faire de l'argent comptant. Le bijoutier a la preuve, assure-t-il, qu'en sortant de sa boutique vous etes alle tout droit au Mont-de-Piete engager une montre et une chaine qu'il venait de vous livrer. C'est une affaire de police correctionnelle. Ils ont dit tout cela devant mon directeur, devant M. de Thaller. J'ai du recourir a mon garcon de bureau pour les mettre dehors. Mais quand ils ont ete partis, M. de Thaller m'a donne a entendre qu'il souhaite vivement que j'arrange tout. Et il a raison. Ma consideration ne resisterait pas a deux scenes pareilles. Quelle confiance accorder a un caissier dont le fils est un noceur et un faiseur de dupes! Comment laisser la clef d'une caisse qui renferme des millions a un homme dont le fils aurait ete traine sur les bancs de la police correctionnelle! C'est-a-dire que je suis a votre merci. C'est-a-dire que mon honneur, ma situation et ma fortune dependent de vous. Tant qu'il vous plaira de faire des dettes, vous en ferez, et je serai condamne a les payer. Rassemblant son courage: --Vous avez ete parfois bien dur pour moi, mon pere, commenca Maxence, et cependant je ne veux pas essayer de justifier ma conduite. Je vous jure que desormais vous n'avez rien a craindre de moi... M. Favoral ricanait. --Je ne crains rien, prononca-t-il. Je connais des moyens positifs de me mettre a l'abri de vos folies. Je les emploierai... --Je vous affirme, mon pere, que ma resolution est bien prise. --Oh! dispensez-moi de vos repentirs periodiques... Mlle Gilberte s'avanca. --Je me porte garant, dit-elle, des resolutions de Maxence... Son pere ne la laissa pas poursuivre. --Assez, interrompit-t-il durement. Mele-toi de tes affaires, Gilberte. J'ai a te parler, a toi aussi... --A moi, mon pere... --Oui. Il fit trois ou quatre tours de long en large dans le salon, comme pour laisser a son irritation le temps de se calmer, puis venant se planter debout et les bras croises devant sa fille: --Tu as dix-huit ans, reprit-il, c'est-a-dire qu'il est temps de songer a ton etablissement. Il se presente pour toi un parti... Elle tressaillit, et reculant, plus rouge qu'une pivoine: --Un parti! repeta-t-elle, d'un ton de surprise immense. --Oui, et qui me convient... --Mais je ne veux pas me marier, mon pere... --Toutes les jeunes filles disent cela, et des qu'il se presente un pretendant elles sont enchantees. Le mien est un garcon de vingt-six ans, tres-bien de sa personne, aimable, spirituel, qui a eu de grands succes dans le monde... --Mon pere, je vous affirme que je ne veux pas quitter ma mere... --Naturellement... C'est un homme intelligent, et un travailleur obstine, promis, de l'avis de tous, a une immense fortune. Bien qu'il soit riche deja, car il est un des principaux interesses d'une charge d'agent de change, il fait avec l'ardeur d'un pauvre diable le metier de remisier. On me dirait qu'il gagne cent mille ecus par an que je n'en serais pas surpris. Sa femme aura voiture, loge a l'Opera, des diamants et des toilettes autant que Mme de Thaller... --Eh! que m'importent de telles choses! --C'est entendu. Je te le presenterai samedi... Mais Mlle Gilberte n'etait pas de ces jeunes filles qui, par timidite, par faiblesse, se laissent engager contre leur volonte, et engager si avant que plus tard elles ne peuvent plus reculer. Une discussion devant avoir lieu, elle preferait la subir immediatement. --Une presentation est absolument inutile, mon pere, declara-t-elle resolument. --Parce que? --Je vous l'ai dit, je ne veux pas me marier. --Et si je veux, moi. --Je suis prete a vous obeir en tout, sauf en cela... --En cela comme en tout le reste! interrompit le caissier du _Credit mutuel_ d'une voix tonnante... Et enveloppant sa femme et ses enfants d'un regard gros de defiances et de menaces: --En cela, comme en tout, repeta-t-il, parce que je suis le maitre et que je saurai le montrer. Oui, je vous le montrerai, car je suis las de voir ma famille liguee contre mon autorite... Et il sortit en fermant la porte si violemment, que les cloisons en tremblerent. --Tu as tort de tenir ainsi tete a ton pere, ma fille, murmura la faible Mme Favoral. Le fait est que la pauvre femme ne comprenait pas que sa fille put repousser l'unique moyen qu'elle eut de rompre avec la plus triste des existences. --Laisse-toi toujours presenter ce jeune homme, dit-elle. Il se peut qu'il te plaise... --Je suis sure qu'il ne me plaira pas... Elle dit cela d'un tel accent, que Mme Favoral en fut soudainement eclairee. --Mon Dieu! murmura-t-elle, Gilberte, ma fille cherie, aurais-tu donc un secret que ta mere ne connait pas? XIV Oui, Mlle Gilberte avait son secret. Un secret bien simple, d'ailleurs, chaste comme elle, et de ceux qui, selon l'expression des bonnes femmes, doivent rejouir les anges. Le printemps de cette annee ayant ete d'une rare clemence, Mlle Favoral et sa fille avaient pris l'habitude d'aller chaque jour respirer le grand air a la place Royale. Elles emportaient leur ouvrage, crochet ou tapisserie, de sorte que cette distraction salutaire ne diminuait en rien le produit de leur semaine. C'est pendant ces promenades que Mlle Gilberte avait fini par remarquer un jeune homme, un inconnu, qu'elle rencontrait, toujours au meme endroit. De haute taille et robuste, il avait grand air sous ses modestes vetements, dont la proprete recherchee trahissait une gene qui veut etre respectee. Il portait toute sa barbe, et son visage intelligent et fier etait eclaire par de grands yeux noirs, de ces yeux dont le regard droit et clair deconcerte les coquins et les fourbes. Jamais, en passant pres de Mlle Gilberte, il ne manquait de baisser ou de detourner legerement la tete, et malgre cela, et malgre l'expression de respect qu'elle avait surprise sur son visage, elle ne pouvait s'empecher de rougir. --Ce qui est absurde, pensait-elle, car enfin que m'importe ce jeune homme!... L'infaillible instinct, qui est l'experience des jeunes filles inexperimentees, lui disait que ce n'etait pas le hasard seul qui placait cet inconnu sur son passage. Elle voulut cependant en avoir le coeur net. Elle sut si bien s'y prendre avec sa mere, que tous les jours de la semaine qui suivit, le moment de leur promenade fut change. Tantot elles sortaient des midi, tantot passe quatre heures. Quelle que fut l'heure, toujours Mlle Gilberte, en depassant la rue des Minimes, apercevait son inconnu sous les arcades, arrete a la vitre de quelque magasin de bric-a-brac et epiant du coin de l'oeil. Paraissait-elle, il quittait son poste et hatait assez le pas pour la croiser devant la grille de la place. --C'est une persecution! se disait Mlle Gilberte. Comment donc n'en parla-t-elle pas a sa mere? Pourquoi donc ne lui confia-t-elle rien le jour ou, s'etant mise par hasard a la fenetre, elle vit le "persecuteur" passant devant la maison, le nez en l'air? --Est-ce que je deviens folle! se disait-elle, serieusement irritee contre elle-meme. Je ne veux plus penser a lui. Elle y pensait pourtant, quand une apres-midi que sa mere et elle travaillaient, assises sur le banc qu'elles avaient choisi, elle vit son inconnu venir s'installer non loin d'elles. Il etait accompagne d'un homme age, a tournure militaire, portant de longues moustaches blanches et ayant a la boutonniere la rosette de la Legion d'honneur. --Ah! ceci est une insolence! pensa la jeune fille, tout en cherchant un pretexte pour demander a sa mere de changer de place. Mais deja le jeune homme et le vieillard avaient installe leurs chaises et s'etaient assis de facon a ce que Mlle Gilberte ne perdit pas un mot de ce qu'ils allaient dire. Ce fut le jeune homme qui, le premier, prit la parole. --Vous me connaissez aussi bien que je me connais moi-meme, mon cher comte, commenca-t-il: vous qui avez ete le meilleur ami de mon pauvre pere, vous qui me faisiez sauter sur vos genoux, quand j'etais enfant, et qui ne m'avez jamais perdu de vue... --C'est-a-dire que je reponds de toi corps pour corps, mon garcon, interrompit le vieux. Mais, continue... --J'ai vingt-six ans. Je me nomme Yves-Marius Genost de Tregars. Ma famille, qui est une des plus vieilles de Bretagne, est l'alliee de toutes les grandes familles. --Parfaitement exact! declara le bonhomme. --Malheureusement ma fortune n'est pas a la hauteur de ma noblesse. Lorsque ma mere mourut en 1856, mon pere, qui l'adorait, en concut un tel chagrin, que le sejour de notre chateau de Tregars, ou il avait passe toute sa vie, lui parut insupportable. Il vint a Paris, ce qui n'offrait nul inconvenient, puisqu'alors nous etions riches, et il se lia avec des gens qui ne tarderent pas a lui inoculer la fievre du moment. On lui prouva qu'il etait fou de conserver des terres qui lui rapportaient a grand'peine quarante mille francs par an, et dont il trouverait aisement plus de deux millions, lesquels, places seulement a cinq, lui constitueraient cent mille livres de rentes. Il vendit donc tout, a l'exception de notre domaine patrimonial de Tregars, sur la route de Quimper a Audierne, et se lanca dans la speculation. Il fut assez heureux, d'abord. Mais il etait trop probe et trop loyal pour etre heureux longtemps. Une affaire a laquelle il s'interessa au commencement de 1869 tourna mal. Ses associes s'enrichirent; lui, je ne sais comment, fut ruine et faillit etre compromis. Il en mourut de douleur moins d'un mois apres. De la tete, le vieux soldat approuvait. --Bien, mon garcon, dit-il, seulement tu es trop modeste, et il est une circonstance importante que tu negliges. Tu avais le droit, lors des mauvaises affaires de ton pere, de reclamer et de garder la fortune de ta mere, c'est-a-dire une trentaine de mille livres de rentes. Non-seulement tu ne l'as pas fait, mais tu as tout abandonne aux creanciers, mais tu as vendu, pour leur en donner le prix, le domaine de Tregars, a l'exception du vieux chateau et de son parc, de telle sorte que ton pere est mort ruine, mais ne devant pas un sou. Et cependant, tu savais comme moi que ton pere a ete trompe et depouille par des miserables, qui depuis, roulent carrosse, et auxquels, si la justice s'en melait, il serait peut-etre encore possible de faire rendre gorge... Le front penche sur sa tapisserie, Mlle Gilberte semblait travailler avec une incomparable ardeur. La verite est qu'elle ne savait comment dissimuler la rougeur de ses joues et le tremblement de ses mains. Elle avait comme un nuage devant les yeux, et c'est au hasard qu'elle poussait son aiguille. A peine lui restait-il assez de presence d'esprit pour repondre a Mme Favoral, laquelle ne s'apercevait de rien, et lui adressait de temps a autre la parole. C'est que le sens de cette scene etait trop clair pour lui echapper. --Ils se sont entendus, pensait-elle. C'est pour moi seule qu'ils parlent... Le jeune homme, Marius de Tregars, poursuivait: --Je mentirais, mon vieil ami, si je vous disais que je fus insensible a notre ruine. Si philosophe qu'on soit, ce n'est pas sans serrement de coeur qu'on passe d'un hotel somptueux a une triste mansarde. Mais ce qui me desolait plus que tout le reste, c'est que je me voyais force de renoncer a des travaux qui avaient fait la joie de ma vie, et sur lesquels je fondais les plus magnifiques esperances. Une vocation positive, exaltee par les hasards de mon education, m'avait pousse vers les sciences physiques. Depuis plusieurs annees, j'avais applique tout ce que j'ai d'intelligence et d'energie a des etudes sur l'electricite. Faire de l'electricite un moteur incomparable remplacant la vapeur, tel etait le but que je poursuivais sans relache. Deja, vous le savez, j'avais, quoique bien jeune, obtenu des resultats dont le monde savant s'etait emu. Il m'avait semble entrevoir le mot d'un probleme dont la solution changerait la face du globe... La ruine etait l'aneantissement de mes esperances, la perte totale du fruit de mes travaux... C'est que mes experiences etaient couteuses, c'est qu'il fallait de l'argent, et beaucoup, pour payer les produits qui m'etaient indispensables et faire fabriquer les appareils que j'imaginais... Et j'allais etre reduit a gagner mon pain de chaque jour... J'etais bien pres du desespoir, lorsque je rencontrai un homme que j'avais vu chez mon pere autrefois, et qui m'avait paru s'interesser a mes recherches. C'est un speculateur, nomme Marcolet. Mais ce n'est pas a la Bourse qu'il travaille. L'industrie est la foret de Bondy ou il opere. Il achete les bles en herbe et engrange les moissons d'autrui. Sans cesse a la piste des chercheurs obstines qui crevent de faim dans leurs greniers, il leur apparait aux heures de crise supreme. Il les plaint, il les encourage, il les console, il les aide, et il est bien rare qu'il ne reussisse pas a devenir proprietaire de leur decouverte. Parfois il se trompe. Alors il en est quitte pour passer par profits et pertes quelques billets de mille francs. Mais s'il a vu juste, c'est par centaines de mille francs que se chiffrent les benefices. Et combien de brevets exploite-t-il ainsi! De combien d'inventions recueille-t-il les resultats, qui sont une fortune, dont les inventeurs n'ont pas de souliers aux pieds! Car tout lui est bon, et c'est avec la meme avidite qu'il defend un sirop contre la toux dont il a achete la formule a un pauvre diable de pharmacien, et une piece de machine a vapeur dont le brevet lui a ete vendu par un mecanicien de genie. Et cependant Marcolet n'est pas un mechant homme. Voyant ma situation, il me proposa, moyennant une somme de [note du transcripteur: texte manque] par an, d'entreprendre certaines etudes de chimie industrielle qu'il m'indiqua. J'acceptai. Des le lendemain, je louai, rue des Tournelles, un rez-de-chaussee ou j'installai mon laboratoire, et je me mis a l'oeuvre... Voila un an de cela. Marcolet doit etre content. Deja, je lui ai trouve pour la teinture de la soie une nuance nouvelle dont le prix de revient est presque nul... Moi, je vivais, ayant reduit mes besoins au strict necessaire, consacrant tout ce que mon travail me rapporte, a poursuivre le probleme dont la decouverte serait pour moi la gloire et la fortune... Palpitante d'une inexprimable emotion, Mlle Gilberte ecoutait ce jeune homme, un inconnu pour elle, l'instant d'avant, et dont maintenant elle savait la vie comme si elle l'eut vecue tout entiere pres de lui. Car l'idee, certes, ne lui venait pas de suspecter sa sincerite. Aucune voix, jamais, n'avait vibre a son oreille comme cette voix dont les sonorites graves et emues eveillaient en elle des sensations etranges et des legions de pensees qu'elle ne soupconnait pas. Elle s'etonnait de l'accent de simplicite dont il parlait de l'illustration de sa famille, de son opulence passee, de sa pauvrete presente, de ses obscurs travaux et de ses hautes esperances. Elle admirait le dedain superbe de l'argent qui eclatait en chacune de ses paroles. Il etait donc un homme, au moins, qui le meprisait, cet argent, devant lequel jusqu'ici elle avait vu a plat ventre dans la boue, tous les gens qu'elle connaissait... Mais apres un moment de silence, toujours s'adressant en apparence a son vieux compagnon, Marius de Tregars poursuivait: --Je le repete, parce que c'est l'expression de la verite, mon vieil ami, cette vie de travail et de privations, si nouvelle pour moi, ne me pesait pas. Le calme, le silence, le constant exercice de toutes les facultes de l'intelligence ont des charmes que le vulgaire ne soupconnera jamais. Il me plaisait de me dire que si j'etais ruine, c'etait uniquement par un acte de ma volonte. J'eprouvais des jouissances positives a me repeter que moi, le marquis de Tregars, j'avais eu cent mille livres de rentes, et a sortir l'instant d'apres pour aller acheter chez le boulanger et chez la fruitiere mes provisions de la journee. J'etais fier de penser que c'etait a mon travail seul, a la besogne que me payait Marcolet, que je devais les moyens de poursuivre mon oeuvre. Et des sommets ou m'emportait l'aile de la science, je prenais en pitie votre existence moderne, cette melee ridicule et tragique de passions, d'interets et de convoitises, ce combat sans merci ni treve dont la loi est: Malheur aux faibles! ou quiconque tombe est foule aux pieds!... Parfois cependant, comme les flammes d'un incendie mal eteint sous ses cendres, se reveillaient en moi toutes les ardeurs de la jeunesse... J'ai eu des heures de delire, de decouragement et de detresse, ou ma solitude me faisait horreur... Mais j'avais la foi qui souleve des montagnes, la foi en moi et en mon oeuvre... Et bientot apaise, je m'endormais dans la pourpre de l'esperance, voyant tout au fond de l'avenir lointain se dresser les arcs de triomphe de mon succes... Telle etait exactement ma situation, quand une apres-midi du mois de fevrier, apres une experience sur laquelle j'avais beaucoup compte, et qui venait d'echouer miserablement, je vins sur cette place respirer quelques bouffees d'air pur. Il faisait une journee de printemps, tiede et toute ensoleillee. Les pierrots pepiaient sur les branches gonflees de seve, des bandes d'enfants couraient le long des allees en poussant des cris joyeux. Je m'etais assis sur un banc, ruminant les causes de ma deconvenue, lorsque deux femmes passerent pres de moi, l'une agee deja, l'autre toute jeune. Elles marchaient si rapidement que c'est a peine si j'avais eu le temps de les entrevoir. Mais la demarche de la jeune fille et la noble simplicite de son maintien m'avaient frappe a ce point que je me levai et que je me mis a la suivre, avec l'intention de la depasser et de revenir ensuite sur mes pas, afin de bien voir son visage. Ainsi je fis, et je fus ebloui. Au moment ou mes yeux rencontrerent les siens, une voix au dedans de moi s'eleva, me criant que c'etait fini desormais, et que ma destinee etait fixee... --Et il m'en souvient, mon cher garcon, fit le vieux soldat, d'un ton d'amicale raillerie, car tu vins me rendre visite le soir meme, toi que je n'avais pas vu depuis des mois. Marius de Tregars ne releva pas l'observation. --Et cependant, continua-t-il, vous savez que je ne suis pas homme a subir une premiere impression. Je luttai. Avec une sombre energie je m'efforcai d'ecarter cette image radieuse que j'emportais en mon ame, qui ne me quittait plus, qui me poursuivait au plus fort de mes etudes. Tentatives inutiles! Ma pensee ne m'obeissait plus, ma volonte m'echappait. C'etait bien un de ces amours qui s'emparent de l'etre entier, qui dominent tout, et qui font de la vie une ineffable felicite ou un supplice sans nom, selon qu'ils sont heureux ou malheureux. Ah! que de journees alors j'ai passees, a attendre et a epier celle que j'avais ainsi entrevue et qui ignorait jusqu'a mon existence, dont cependant elle etait l'arbitre! Et quelles palpitations insensees, quand apres des heures d'impatiences devorantes, je voyais, au detour de la rue, flotter un pli de sa robe. Je la revis souvent, toujours avec la meme femme agee, sa mere. Elles avaient adopte sur cette place, un banc, toujours le meme, et elles travaillaient a des ouvrages de couture avec une assiduite qui me donnait a penser qu'elles vivaient de leur travail... Brusquement, il fut interrompu par son compagnon. Le vieux gentilhomme craignit que l'attention de Mme Favoral ne fut a la fin eveillee par des allusions trop directes. --Prends garde, garcon! dit-il a demi-voix, non si bas, toutefois, que Mlle Gilberte ne l'entendit. Mais il eut fallu bien autre chose pour distraire Mme Favoral de ses tristes reflexions. Elle songeait a une scene qui avait eu lieu entre son mari et son fils. Elle pensait que Maxence lui avait demande de l'argent la veille, et qu'elle n'en avait plus guere. Justement elle venait d'achever sa bande de tapisserie, et desolee de perdre une minute: --Peut-etre serait-il temps de rentrer, dit-elle a sa fille, je n'ai plus rien a faire. Mlle Gilberte tira de son panier a ouvrage un morceau de canevas, et le donnant a sa mere: --Voici de quoi continuer, maman, fit-elle d'une voix troublee. Restons encore un peu... Et Mme Favoral s'etant remise a l'oeuvre, Marius de Tregars reprit: --La pensee que celle que j'aimais etait pauvre m'enchantait. N'etait-ce pas un rapprochement deja, que cette communaute de situations! J'avais des joies d'enfant, en songeant que je travaillerais pour elle et pour sa mere, et qu'elles me devraient une aisance honorable, mais modeste comme nos gouts... Mais je ne suis pas de ces reveurs qui confient leur destinee aux ailes des chimeres. Avant de rien entreprendre, je resolus de m'informer. Helas! aux premiers renseignements que je recueillis, mes beaux reves s'envolerent.. Je sus qu'elle etait riche, tres-riche meme. On m'apprit que son pere etait un de ces hommes dont l'integre probite s'enveloppe de formes austeres et dures. Il devait sa fortune, m'affirma-t-on, a son seul travail, mais aussi a des prodiges d'economie et aux plus severes privations. On me dit qu'il professait un culte pour cet argent qui lui avait tant coute, et que jamais certainement il n'accorderait sa fille a un homme sans fortune. Il etait inutile d'ajouter cet avis. Au-dessus de mes actions, de mes pensees, de mes esperances, plus haut que tout, plane mon orgueil. A l'instant, je vis s'ouvrir un abime entre moi et celle que j'aime plus que la vie, mais moins que ma dignite. Quand on s'appelle Genost de Tregars, on nourrit sa femme, fut-ce en servant les macons. Et la pensee de devoir une fortune a celle que j'epouserais me la ferait prendre en execration... Vous devez vous rappeler, mon vieil ami, que je vous dis tout cela. Et il doit vous souvenir que vous me repondiez que j'etais singulierement outrecuidant de me revolter ainsi d'avance, parce que bien certainement un millionnaire ne donne pas sa fille a un noble ruine, aux gages de Marcolet, le brocanteur de brevets, a un pauvre diable de chercheur qui batit les chateaux de son avenir sur la solution d'un probleme inutilement poursuivi par les plus beaux genies... C'est alors que mon desespoir m'inspira une resolution extreme, folle sans doute, et a laquelle pourtant, vous, le comte de Villegre, le vieil ami de mon pere, vous avez consenti a vous preter... Je me dis que je m'adresserais a elle, a elle seule, et qu'elle saurait du moins quel grand, quel immense amour elle a inspire. Je me dis que j'irais a elle, et que je lui dirais: "Voici qui je suis et ce que je suis... Par pitie, accordez-moi trois ans de repit. A un amour tel que le mien, il n'est rien d'impossible. En trois ans je serai mort ou assez riche pour demander votre main... De ce jour j'abandonne mon oeuvre pour des travaux d'une utilite immediate. L'industrie a des tresors pour les inventeurs... Mon Dieu! si vous pouviez lire dans mon ame, vous ne me refuseriez pas ce repit que je vous demande... Pardonnez-moi. Un mot, par grace, un seul... C'est l'arret de ma destinee que j'attends!..." Trop grand etait le desarroi de la pensee de Mlle Gilberte, pour qu'elle songeat a s'offenser de cette demarche etrange... Elle se dressa toute frissonnante, et s'adressant a Mme Favoral: --Viens, maman, dit-elle, viens, je sens que j'ai pris froid... Je veux rentrer... reflechir... Demain, oui, demain, nous reviendrons!... Si abimee en ses meditations que fut Mme Favoral, et a mille lieues de la situation presente, il etait impossible qu'elle ne remarquat pas le trouble affreux de sa fille, l'alteration de ses traits et l'incoherence de ses paroles. --Qu'as-tu? demanda-t-elle tout inquiete, que me dis-tu? --Je me sens souffrante, repondit la jeune fille d'une voix a peine distincte, tres souffrante... viens, rentrons!... Elles s'eloignerent, en effet, et a peine a la maison Mlle Gilberte se refugia dans sa chambre. Elle avait hate d'etre seule, pour se ressaisir elle-meme, pour rassembler ses idees, plus eparpillees que les feuilles seches par un vent d'orage. C'etait un evenement enorme qui venait de tomber soudainement dans sa vie si monotone et si calme, un evenement inconcevable, inoui, et dont les consequences devaient peser sur tout son avenir. Etourdie encore, elle se demandait presque si elle n'etait pas le jouet d'une hallucination, et si reellement il s'etait trouve un homme pour concevoir et executer ce projet audacieux, de venir, sous l'oeil de sa mere, lui dire son amour et lui demander en echange un engagement solennel. Mais ce qui la stupefiait bien plus encore, ce qui la confondait, c'etait d'avoir endure une telle tentative. Quelle influence despotique subissait-elle donc! A quels sentiments indefinissables avait-elle obei! Si encore elle n'eut fait que tolerer! Mais elle avait fait plus, elle avait encourage. Retenir sa mere qui voulait rentrer, et elle l'avait retenue, n'etait-ce pas dire a cet inconnu: --Poursuivez, je le permets, j'ecoute. Il avait poursuivi, en effet. Et elle, au moment de s'eloigner, elle s'etait engagee formellement a reflechir, et a revenir le lendemain a une heure convenue, rendre une reponse. Elle avait donne un rendez-vous, en un mot. C'etait a mourir de honte. Et comme si elle eut eu besoin du bruit de ses paroles pour se convaincre de la realite du fait, elle se repetait a voix haute: --J'ai donne un rendez-vous, moi, Gilberte, a un homme que mes parents ne connaissaient pas, et dont hier encore j'ignorais le nom!... Pourtant, elle ne pouvait prendre sur elle de s'indigner de l'imprudente hardiesse de sa conduite. L'amertume des reproches qu'elle s'adressait n'etait pas sincere. Et elle le sentait si bien, qu'a la fin: --C'est une hypocrisie indigne de moi, s'ecria-t-elle, puisque maintenant encore, et sans l'excuse de la surprise, je n'agirais pas autrement. C'est que plus elle reflechissait, moins elle parvenait a decouvrir l'ombre seulement d'une intention offensante dans tout ce qu'avait dit Marius de Tregars. Par le choix de son confident: un vieillard, un ami de sa famille, un homme d'une haute honorabilite, il avait, autant qu'il etait en lui, fait excuser la temerite de la demarche et sauve le plus scabreux de la situation. Et il etait impossible de douter de sa sincerite, de suspecter la loyaute de ses intentions. Pour Mlle Gilberte, plus que pour toute autre jeune fille, le parti extreme adopte par M. de Tregars etait comprehensible. Par son orgueil a elle-meme, elle s'expliquait son orgueil a lui. Pas plus que lui, a sa place, elle n'eut voulu s'exposer a l'humiliation d'un refus assure. Des lors, qu'y avait-il de si extraordinaire a ce qu'il vint a elle directement, a ce que franchement et loyalement il lui exposat sa situation, ses projets et ses esperances?... --Mon Dieu! se disait-elle, epouvantee de cet examen de conscience et des sentiments qu'elle decouvrait tout au fond de son ame, mon Dieu! je ne me reconnais plus! Ne voila-t-il pas que je l'approuve!... Eh bien! oui, elle l'approuvait, attiree, seduite par l'etrangete meme de la situation. Rien ne lui semblait plus admirable que la conduite de Marius de Tregars, sacrifiant sa fortune et ses ambitions les plus legitimes a l'honneur de son nom, et se condamnant a vivre de son travail. --Celui-la, pensait-elle, est un homme, et sa femme aura le droit d'en etre fiere!... Involontairement, elle le comparait aux seuls hommes qu'elle connut: a M. Favoral, dont l'apre lesine avait ete le desespoir des siens; a Maxence, qui ne rougissait pas d'alimenter ses desordres avec le prix du travail de sa mere et de sa soeur... Combien autre etait Marius! S'il etait pauvre, c'est qu'il le voulait bien. N'avait-elle pas vu sa confiance en soi! Elle la partageait. Elle etait sure que dans le delai qu'il demandait, il saurait conquerir cette fortune devenue necessaire. Il se presenterait alors, hautement; il l'arracherait a ce milieu d'apres convoitises et de debats mesquins ou elle semblait condamnee a vivre, elle serait la marquise de Tregars. --Pourquoi donc ne pas repondre: oui? pensait-elle, avec les emotions poignantes du joueur au moment de risquer sur une carte tout ce qu'il possede. Et quelle partie pour Mlle Gilberte, et quel enjeu! Si elle allait s'etre trompee? Si Marius n'etait qu'un de ces miserables qui ont eleve la seduction a la hauteur d'un art! S'appartiendrait-elle apres avoir repondu? Savait-elle a quels hasards l'exposait un tel engagement? N'allait-elle pas courir les yeux bandes vers ces perils decevants ou une jeune fille laisse sa reputation quand elle sauve son honneur!... L'idee lui venait bien de consulter sa mere. Mais elle savait la timidite craintive de Mme Favoral, et qu'elle etait aussi incapable de donner un conseil que de faire prevaloir sa volonte. Elle serait effrayee, approuverait tout, et a la premiere alerte avouerait tout... --Suis-je donc si faible et si veule, pensait la jeune fille, que je ne sache pas, quand il s'agit de moi seule, prendre seule une determination!... Il lui fut impossible de fermer l'oeil de la nuit, mais au matin sa resolution etait prise. Et vers une heure: --Ne sortons-nous pas? demanda-t-elle a sa mere. Mme Favoral hesitait: --Ces premieres belles journees sont perfides, objecta-t-elle, tu as eu froid hier... --J'etais vetue trop legerement... Aujourd'hui j'ai pris mes precautions. Elles se mirent donc en route, munies de leur ouvrage, et vinrent s'etablir sur leur banc accoutume. Avant meme de franchir la grille, Mlle Gilberte avait reconnu Marius de Tregars et le comte de Villegre, se promenant dans une des contre-allees. Bientot, comme la veille, ils allerent prendre deux chaises et s'installerent pres du banc. Jamais le coeur de la jeune fille n'avait battu avec une telle violence. Prendre une resolution est bien, mais encore faut-il avoir la force de l'executer. Et elle en etait a se demander s'il lui serait possible d'articuler une syllabe. Enfin, rassemblant tout son courage: --Tu ne crois pas aux reves, toi, maman? interrogea-t-elle. Sur ce sujet, pas plus que sur quantite d'autres, Mme Favoral n'avait d'opinion. --Pourquoi, fit-elle, me demandes-tu cela? --C'est que j'en ai eu un, etrange, et qui m'a bouleversee. --Oh!... --Il m'a semble, que tout a coup, un jeune homme que je ne connaissais pas se dressait devant moi... Il eut ete bien heureux, me disait-il, de demander ma main, mais il ne l'osait pas, etant tres-pauvre... Et il me suppliait d'attendre trois ans, pendant lesquels il ferait fortune... Mme Favoral souriait. --C'est tout un roman, dit-elle. --Mais ce n'etait pas un roman, dans mon reve, interrompit vivement Mlle Gilberte... Ce jeune homme s'exprimait d'un accent de conviction si profonde, qu'il m'etait comme impossible de douter de lui-meme, je me disais qu'il serait incapable de cette odieuse lachete d'abuser de la credulite confiante d'une pauvre fille... --Et que lui as-tu repondu?... En derangeant presque imperceptiblement sa chaise, Mlle Gilberte pouvait, de l'angle de la paupiere, apercevoir M. de Tregars. Evidemment, il ne perdait pas une des paroles qu'elle adressait a sa mere. Il etait plus blanc qu'un linge, et son visage trahissait une affreuse anxiete. Cela lui donna l'energie de dompter les dernieres revoltes de sa conscience. --Repondre etait penible, prononca-t-elle, et cependant j'ai ose lui repondre. Je lui ai dit: "Je vous crois et j'ai foi en vous. Loyalement et fidelement j'attendrai votre succes. Mais jusque-la, nous devons etre l'un pour l'autre des etrangers. Ruser, tromper et mentir serait indigne de nous. Vous ne voudriez pas exposer a un soupcon celle qui doit etre votre femme!" --Tres-bien! approuva Mme Favoral, seulement je ne te croyais pas si romanesque... Elle riait, la bonne dame, mais non si haut que Mme Gilberte n'entendit la reponse de M. de Tregars. --Comte de Villegre, disait-il, mon vieil ami, recevez le serment que je fais devant Dieu de consacrer ma vie a celle qui n'a pas doute de moi. Nous sommes aujourd'hui le 4 mai 1870; le 4 mai 1873, j'aurai reussi, je le sens, je le veux, il le faut... XV C'en etait fait, Gilberte Favoral venait de disposer d'elle-meme irrevocablement. Prospere ou miserable, sa destinee desormais dependait d'un autre. Le branle donne a la roue, elle ne devait plus esperer en regler la direction, pas plus qu'on ne peut pretendre maitriser la course de la bille d'ivoire lancee sur le plateau de la roulette. Aussi, au sortir de ce grand orage de passion qui, tout d'un coup, l'avait enveloppee, ressentait-elle un etonnement immense mele d'apprehensions inexpliquees et de vagues terreurs. Rien de change, en apparence, autour d'elle. Pere, mere, frere, amis, gravitaient mecaniquement dans leur orbe accoutume. Les memes faits quotidiens se repetaient monotones et reguliers comme le tic-tac de la pendule. Et pourtant un evenement etait survenu, plus prodigieux pour elle qu'un deplacement de montagnes. Souvent, pendant les semaines qui suivirent, elle se surprenait a repeter a mi-voix: --Est-ce vrai? Est-ce seulement possible! Ou bien elle courait se placer devant une glace, pour s'assurer une fois de plus que rien, sur son visage ni dans ses yeux, ne trahissait le secret qui palpitait en elle. La singularite de la situation etait bien faite d'ailleurs pour la troubler et confondre son esprit. Dominee par les circonstances, elle avait, au mepris de toutes les idees recues et des plus vulgaires convenances, ecoute les promesses passionnees d'un inconnu, et elle lui avait engage sa vie. Et le pacte conclu et solennellement jure, ils s'etaient separes, sans savoir quand des circonstances propices les rapprocheraient de nouveau. --Et cependant, se disait la pauvre jeune fille, devant Dieu, M. de Tregars est mon fiance... Il est mon fiance, et jamais directement nous n'avons echange un mot. Si nous venions a nous rencontrer dans le monde, il nous faudrait feindre de ne pas nous connaitre. S'il passe pres de moi dans la rue, il n'a pas le droit de me saluer. Je ne sais ou il est, ni ce qu'il devient, ni ce qu'il fait!... Elle ne l'avait plus revu, en effet; il n'avait pas donne signe de vie, tant fidelement il se conformait a la volonte qu'elle avait exprimee. Et peut-etre du fond du coeur, et sans se l'avouer, l'eut-elle souhaite moins scrupuleux. Peut-etre n'eut-elle pas ete bien irritee de le voir quelquefois, comme jadis, se glisser a son passage, sous les vieilles arcades de la rue des Vosges. Mais tout en souffrant de cette separation, elle en concevait du caractere de Marius une estime plus haute. Car elle etait bien sure qu'il souffrait autant et plus qu'elle de la contrainte qu'il s'imposait. Aussi, occupait-il constamment sa pensee. Elle ne se lassait pas de repasser dans son esprit tout ce qu'il avait raconte de son passe; elle cherchait a se rappeler ses moindres paroles, et jusqu'aux inflexions de sa voix. Et, a force de vivre ainsi avec le souvenir de Marius de Tregars, elle se familiarisait avec lui, dupe a ce point de l'illusion de l'absence, qu'elle finissait par se persuader qu'elle le connaissait mieux de jour en jour. Deja, pres d'un mois s'etait ecoule, quand, une apres-midi encore, en arrivant a la place Royale, elle le reconnut, debout, pres de ce banc ou ils avaient si etrangement echange leurs promesses. Et il la vit bien venir, lui aussi, elle le comprit a son geste. Mais quand elle ne fut plus qu'a quelques pas, il s'eloigna rapidement, laissant sur le banc un journal plie. Pour bien peu, Mme Favoral l'eut rappele, afin de le lui rendre. Mlle Gilberte l'en dissuada. --Bast! laisse donc, maman, dit-elle, est-ce que cela vaut la peine?... Et d'ailleurs ce monsieur est trop loin, maintenant... Mais tout en preparant la tapisserie qu'elle brodait, avec cette dexterite qui jamais ne fait defaut aux jeunes filles les plus naives, elle glissa le journal dans son panier a ouvrage. N'etait-elle pas sure qu'il avait ete laisse la pour elle! Aussi, a peine rentree, courut-elle s'enfermer dans sa chambre, et apres d'assez longues recherches a travers les colonnes, elle lut: "Un des plus riches et des plus intelligents industriels de Paris, M. Marcolet, vient de se rendre acquereur, a Grenelle, des vastes terrains de la succession Lacoche. Il se propose d'y construire une fabrique de produits chimiques dont la direction serait confiee a M. de T..." "Quoique fort jeune encore, M. de T... s'est fait un nom par ses remarquables travaux sur l'electricite. Peut-etre etait-il a la veille de resoudre le probleme si controverse de la locomotion par l'electricite, quand la ruine de son pere vint arreter ses etudes. "C'est a l'industrie qu'il demande aujourd'hui le moyen de poursuivre ses couteuses experiences. Il n'est pas le premier a s'engager dans cette voie. N'est-ce pas a l'invention de l'injecteur qui porte son nom, que l'ingenieur Giffard doit la fortune qui lui permet de continuer a chercher la direction des ballons? Pourquoi M. de T..., qui a le meme courage, n'aurait-il pas le meme bonheur?..." --Ah! il ne m'oublie pas, se dit Mlle Gilberte, emue jusqu'aux larmes par cet article, qui n'etait cependant qu'une reclame redigee a l'insu de M. de Tregars par M. Marcolet lui-meme. Elle etait encore sous cette impression, songeant que deja Marius etait a l'oeuvre, lorsque son pere lui annonca qu'il avait decouvert un mari, lui signifiant d'avoir a le trouver a son gout, puisque lui, le maitre, il le jugeait convenable. De la l'energie de ses refus. Mais de la aussi l'imprudente vivacite qui avait eclaire Mme Favoral et qui lui faisait dire: --Tu me caches quelque chose, Gilberte?... Jamais la jeune fille n'avait ete aussi cruellement embarrassee qu'elle l'etait en ce moment, par cette perspicacite si soudaine et si imprevue. Devait-elle se confier a sa mere? Elle n'y avait en verite aucune repugnance, bien certaine d'avance de l'inepuisable indulgence de la pauvre femme, sans compter qu'il lui eut ete bien doux d'avoir enfin quelqu'un a qui parler de Marius. Mais elle savait que son pere n'etait pas homme a renoncer a un projet concu par lui. Elle savait qu'il reviendrait a la charge obstinement, sans paix ni treve. Or, comme elle etait resolue a resister avec une non moins implacable opiniatrete, elle prevoyait des luttes terribles, toutes sortes de violences et de persecutions. Informee de la verite, Mme Favoral aurait-elle la force de resister a ces orages de tous les jours? Un moment ne viendrait-il pas, ou, sommee par son mari d'expliquer les refus de sa fille, menacee, terrifiee, elle confesserait tout?... D'un coup d'oeil, Mlle Gilberte evalua le danger, et puisant dans la necessite une audace bien eloignee de son caractere: --Tu te trompes, chere mere, dit-elle, je ne t'ai rien cache. Peu convaincue, Mme Favoral hochait la tete. --Alors, fit-elle, tu cederas. --Jamais. --Il est donc une raison que tu ne me dis pas... --Aucune, sinon que je ne veux pas te quitter. As-tu pense, parfois, a ce que serait ton existence, si je n'etais plus la?... T'es-tu demande ce que tu deviendrais entre mon pere, dont le despotisme se fera plus lourd avec l'age, et mon frere?... Toujours empressee a defendre son fils: --Maxence n'est pas mechant, interrompit-elle... Va, il saura bien me recompenser des quelques chagrins qu'il me cause... La jeune fille eut un geste de doute. --Je le souhaite, chere mere, dit-elle, et de toutes les forces de mon ame, mais je n'ose l'esperer... Son repentir, ce soir, etait grand et sincere, mais se le rappellera-t-il demain?... Ne sais-tu pas, d'ailleurs, que le parti de mon pere est bien pris de se separer de Maxence?... Te vois-tu seule ici, avec mon pere!... A cette seule perspective, Mme Favoral frissonna. --Je ne souffrirais pas longtemps, murmura-t-elle. Mlle Gilberte l'embrassa. --Eh! c'est parce que je veux que tu vives pour etre heureuse, s'ecria-t-elle, que je refuse de me marier. Ne faut-il pas que tu aies ta part de bonheur en ce monde. Va, laisse-moi faire. Sais-tu quels dedommagements l'avenir te reserve? D'ailleurs, ce parti que mon pere m'a choisi ne me convient pas. Un homme de Bourse, qui ne penserait qu'a l'argent, qui verifierait mes comptes de menage, comme papa verifie les tiens, ou qui me chargerait de diamants et de cachemires comme Mme de Thaller, pour servir d'enseigne a sa boutique?... Non, je n'en veux pas! Ainsi, mere cherie, sois brave, prends bien le parti de ta fille, et nous serons vite debarrassees de cet epouseur. --Oh! ton pere te l'amenera, il l'a dit. --Eh bien! s'il revient trois fois, il aura du courage... Mais la porte du salon s'ouvrit brusquement. --Qu'est-ce que vous complotez encore? cria la voix irritee du maitre. Et toi, madame Favoral, pourquoi ne viens-tu pas te coucher?... La pauvre esclave obeit sans mot dire. Et tout en regagnant sa chambre: --De tristes jours se preparent, pensait Mlle Gilberte. Mais bast! quand je souffrirais un peu, ne serais-je pas bien a plaindre? Est-ce que Marius se plaint, lui qui renonce pour moi a ses plus cheres esperances, lui qui, si fier et si desinteresse, se fait l'employe de M. Marcolet et ne se preoccupe plus que de gagner de l'argent! Les tristes previsions de Mlle Gilberte ne devaient que trop se realiser. Lorsque M. Favoral se montra, le lendemain matin, il avait le front assombri et les levres contractees de l'homme qui a passe la nuit a ruminer un plan dont il ne s'ecartera pas. Au lieu de partir pour son bureau sans mot dire a personne, selon son habitude, il appela au salon sa femme et ses enfants. Et apres avoir soigneusement pousse le verrou des portes, s'adressant a Maxence: --Vous allez, lui commanda-t-il, me dresser la liste de vos creanciers... Tachez de n'en oublier aucun, et que ce soit pret le plus tot possible. Mais Maxence n'etait plus le meme. A la suite des reproches si terribles et si merites de sa soeur, une revolution salutaire s'etait operee en lui. Pendant cette nuit qui venait de s'ecouler, il avait reflechi a sa conduite, depuis quatre ans; et il en avait ete consterne et epouvante. Son impression avait ete celle de l'ivrogne, qui, revenu a la raison, se rememore les actes ridicules ou degradants qui lui ont ete inspires par l'alcool, et, confus et humilie, se jure de ne plus boire. Ainsi Maxence s'etait fait le serment, et en se jurant bien que ce ne serait pas un serment d'ivrogne, de changer de vie. Et son attitude et son regard annoncaient la fierte des grandes resolutions. Au lieu de baisser la tete sous le regard irrite de M. Favoral, et de balbutier des excuses et de vagues promesses: --Vous donner la liste que vous me demandez, est inutile, mon pere, repondit-il. Je suis d'age a porter la responsabilite de mes actes. Je saurai reparer mes folies. Ce que je dois, je le payerai. Aujourd'hui meme je verrai mes creanciers et je prendrai des arrangements avec eux. --Bien, Maxence! s'ecria Mme Favoral ravie. Mais il n'etait pas de retour possible, avec le caissier du _Comptoir de credit mutuel_. --Voila de belles paroles! ricana-t-il, seulement je doute que les tailleurs et les chemisiers consentent a s'en payer. C'est pourquoi j'exige cette liste... --Cependant... --C'est moi qui payerai. Je n'entends pas que la scene d'hier, a mon bureau, se renouvelle. Il ne peut pas etre dit que mon fils est un faiseur de dupes au moment ou je trouve pour ma fille un parti inespere... Et se tournant vers Mme Gilberte: --Car je te suppose revenue a des idees plus raisonnables? prononca-t-il. La jeune fille secoua la tete. --Mes idees sont ce qu'elles etaient hier soir. --Ah! ah! --Ainsi, je vous en supplie, mon pere, n'insistez pas. A quoi bon des luttes et des dechirements? Vous devez me connaitre assez pour savoir que, quoi qu'il arrive, je ne cederai pas. M. Favoral, en effet, avait pu constater la fermete de sa fille, puisqu'en plusieurs circonstances deja, il avait du, selon son expression, baisser pavillon devant elle. Mais il ne pouvait se persuader qu'elle lui resisterait, quand il imposerait sa volonte d'une certaine facon. --J'ai donne ma parole, fit-il. --Mais je n'ai pas donne la mienne, mon pere... Il s'animait, ses petits yeux etincelaient, ses pommettes s'empourpraient. --Et si je te disais, reprit-il, faisant du moins a sa fille l'honneur de maitriser sa colere, si je te disais que je trouve a ce mariage des avantages immenses, positifs, immediats... --Oh! interrompit-elle, revoltee, oh! de grace... --Si je te disais que j'y ai un interet puissant, qu'il est indispensable au succes de vastes combinaisons... Mlle Gilberte se redressa. --Je vous repondrais, s'ecria-t-elle, qu'il ne me convient pas de servir d'arrhes a vos combinaisons... Ah! il s'agit... d'une affaire, d'une entreprise, de quelque grosse speculation, et vous donnez votre fille en guise de pot-de-vin, par dessus le marche... Eh bien! non. Vous pouvez dire a votre associe que l'affaire est manquee!... A chaque mot grandissait la colere de M. Favoral. --Je saurai bien te faire plier, interrompit-il. --Me briser, peut-etre. Me faire plier, jamais. --Eh bien! nous verrons. Vous verrez, Maxence et toi, s'il n'est pas de moyens pour un pere de soumettre ses enfants revoltes contre son autorite!... Et sentant qu'il n'etait plus maitre de lui, il sortit en jurant a faire tomber le crepi des murs de l'escalier. Maxence fremissait d'indignation. --Jamais, prononca-t-il, jamais comme en ce moment je n'avais compris l'infamie de ma conduite. Avec un pere tel que le notre, Gilberte, je devrais etre ton defenseur. Et je me suis ote jusqu'au droit d'intervenir. Mais laisse faire, avec la volonte que j'ai, il ne me faudra pas bien du temps pour tout reparer... Restee seule, l'instant d'apres, Mlle Gilberte s'applaudissait de sa fermete. --Marius serait content de moi, pensait-elle... La recompense ne devait pas se faire attendre. On sonnait a la porte. C'etait son vieux professeur, le signor Gismondo Pulci, qui venait lui donner sa lecon quotidienne. La joie la plus vive eclatait sur son visage plus ride qu'une pomme a Paques, et les plus magnifiques esperances riaient dans ses yeux. --Je savais bien, signora, s'ecria-t-il, des le seuil, que les anges portent bonheur! De meme que tout vous reussit, tout doit reussir a ceux qui vous approchent. Elle ne put s'empecher de sourire de l'a-propos du compliment. --Il vous arrive quelque chose d'heureux, cher maitre? demanda-t-elle. --C'est-a-dire que je suis sur le chemin de la fortune et de la gloire, repondit-il. Ma renommee s'etend, les eleves se disputent mes lecons... Mlle Gilberte connaissait trop l'exageration toute italienne du digne maestro, pour s'etonner. --Ce matin, poursuivit-il, visite par l'inspiration, je m'etais leve de bonne heure, et je travaillais avec une facilite merveilleuse, quand on frappa a ma porte. Je ne me souviens pas que personne y ait frappe, depuis le jour ou votre excellent pere est venu me chercher. Surpris, je dis cependant d'entrer, et je vois paraitre un grand et robuste jeune homme, a l'air fier et intelligent... Le jeune fille tressaillit. --Marius! lui criait une voix. --Ce jeune homme, continuait le vieil Italien, avait entendu parler de moi et venait solliciter des lecons. Je l'interrogeai et des les premiers mots je reconnus que son education avait ete effroyablement negligee, qu'il ignorait les plus vulgaires notions de l'art divin, et que c'est a peine s'il savait distinguer un diese d'un soupir. C'etait vraiment l'A, B, C, qu'il venait me demander de lui enseigner. Tache laborieuse! Besogne ingrate! Mais il temoignait tant de honte de son ignorance et un si grand desir de s'instruire, que j'en etais emu. Puis, sa physionomie me prevenait en sa faveur, j'avais remarque le timbre de sa voix d'un metal superieur, enfin il m'offrait soixante livres par mois... Bref, il est mon eleve. Tant bien que mal, Mlle Gilberte abritait sa rougeur derriere un cahier de musique. --Nous sommes restes plus de deux heures a causer, disait le bon et naif maestro, et je lui crois de tres-grandes dispositions. Malheureusement, il ne peut prendre lecon que deux fois la semaine. Quoique gentilhomme, il travaille, et quand il s'est degante pour me remettre un mois d'avance, j'ai vu qu'une de ses mains etait noircie et comme brulee par quelque acide. Mais n'importe, signora, soixante livres par mois, avec ce que me donne votre digne pere, c'est la fortune. La fin de ma carriere n'aura pas les privations du debut. Le lever du jour aura ete sombre, mais le coucher du soleil sera beau... Ainsi, plus de doutes pour la jeune fille, M. de Tregars avait trouve ce moyen d'avoir de ses nouvelles et de lui donner des siennes... L'impression qu'elle en ressentit ne contribua pas peu a lui donner la patience d'endurer l'obstinee persecution de M. Favoral, lequel, deux fois par jour, ne manquait pas de lui repeter: --Apprete-toi a recevoir convenablement mon protege, samedi. Je ne l'ai pas invite a diner, il passera seulement la soiree avec nous. Et il prenait pour un commencement de soumission le ton froid avec lequel elle lui repondait: --Croyez bien que cette presentation est inutile. Aussi, le fameux jour venu, disait-il a ses hotes du samedi, M. et Mme Desclavettes, M. Chapelain et le papa Desormeaux: --Eh! eh!... Vous allez sans doute voir un futur gendre. A neuf heures, on venait de passer au salon, quand un roulement de voiture reveilla la rue Saint-Gilles. --Le voila! s'ecria le caissier du _Credit mutuel_. Et ouvrant une fenetre: --Gilberte, ajouta-t-il, viens vite voir sa voiture et ses chevaux. Elle ne bougea pas, mais M. Desclavettes et M. Chapelain accoururent. Il faisait nuit, malheureusement, et de tout l'equipage on n'apercevait que les lanternes, brillant comme des soleils. Presque aussitot, la porte du salon s'ouvrit, et la servante qui avait ete stylee a l'avance, annonca: --Monsieur Costeclar. Se penchant a l'oreille de Mme Favoral assise pres d'elle sur un canape: --Ah! il est tres-bien, ce jeune homme, murmura Mme Desclavettes, il est vraiment fort bien. Positivement, il croyait l'etre. Geste, attitude, sourire, tout en M. Costeclar trahissait la parfaite satisfaction de soi et l'assurance de l'homme blase par le succes. Sa tete, fort petite, n'avait plus guere de cheveux, mais ils etaient artistement ramenes vers les tempes, separes par le milieu et coupes courts autour du front. Son teint plombe, sa levre bleme et son oeil morne n'annoncaient pas precisement une richesse exageree du sang, mais il avait un grand diable de nez tranchant et recourbe comme une serpe, et sa barbe, de couleur indecise, taillee a la Victor-Emmanuel, faisait le plus grand honneur au perruquier qui la cultivait. Meme quand on le voyait pour la premiere fois, on s'imaginait le reconnaitre, tant il ressemblait a trois ou quatre cents de ses pareils qui se croisent chaque jour dans les parages du cafe Riche, et qu'on rencontre partout ou court la foule qui a la pretention de s'amuser, a la Bourse ou au bois, aux premieres representations, juste assez caches pour etre bien vus au fond des avant-scenes garnies de demoiselles a chignons surprenants; aux courses, dans les voitures ou l'on boit du vin de Champagne a la sante du vainqueur. Il avait, pour la circonstance, arbore avec son plus grand air le costume de rigueur: l'habit noir a larges manches, la chemise decolletee et le gilet en coeur retenu vers le nombril par un unique bouton. --Tout a fait un homme du monde! dit encore Mme Desclavettes. M. Favoral s'etait precipite a sa rencontre, mais il lui epargna, en se hatant, la moitie du chemin, et lui prenant les deux mains: --Vous ne sauriez croire, cher ami, commenca-t-il, combien je suis sensible a l'honneur que vous me faites, en me recevant au milieu de votre aimable famille et de vos respectables amis... Et il saluait a la ronde, en s'exprimant ainsi d'un ton sec ou percait la condescendance d'un grand seigneur en visite chez des bourgeois. --Je veux vous presenter a ma femme, interrompit le caissier du _Credit mutuel_. Et l'entrainant vers Mme Favoral: --Monsieur Costeclar, chere amie, fit-il, l'ami dont nous nous sommes si souvent entretenus. M. Costeclar s'inclinait, bombant les epaules, arrondissant en cerceau sa maigre echine et laissant pendre ses bras en avant: --Je suis trop l'ami de ce cher Favoral, madame, prononca-t-il, pour ne pas vous connaitre des-longtemps, pour ignorer vos merites et ne pas savoir qu'il vous doit ce bonheur paisible dont il jouit et que chacun lui envie... Debout, pres de la cheminee, les hotes ordinaires du samedi suivaient avec le plus vif interet les evolutions du pretendant. Deux d'entre eux, M. Chapelain et le papa Desormeaux etaient fort a meme de le juger a sa valeur, mais en affirmant qu'il gagnait cent mille ecus par an, M. Favoral lui avait, en quelque sorte, jete sur les epaules ce fameux manteau ducal qui cachait toutes les gibbosites. --Il a la langue bien pendue, souffla la bonhomme Desclavettes a l'oreille de M. Desormeaux. D'un coup de coude le chef de bureau lui imposa silence. C'etait pour lui le moment le plus interessant. Sans attendre la reponse de sa femme, M. Favoral venait d'attirer son protege devant Mlle Gilberte. --Chere fille, dit-il, monsieur Costeclar, l'ami dont je t'ai parle. M. Costeclar s'inclina plus bas et bomba encore ses epaules, mais la jeune fille le toisa d'un regard si glacial, que sa langue, toute bien pendue qu'elle fut, restait comme gelee dans sa bouche, et qu'il ne trouvait rien a balbutier, sinon: --Mademoiselle..., l'honneur..., le plus humble de vos admirateurs... Heureusement, Maxence etait debout a trois pas; il se rejeta sur lui, et lui saisissant la main, qu'il secoua: --J'espere, cher monsieur, dit-il, que nous serons bientot amis intimes. Votre excellent pere, dont vous etes la plus chere preoccupation, m'a bien souvent parle de vous. Les evenements, a ce qu'il m'a confie, n'ont pas jusqu'ici repondu a vos desirs. Bast! c'est un mince malheur a votre age. Ce n'est pas du premier coup, a notre epoque, qu'on trouve sa voie, celle qui mene a la fortune. Vous trouverez la votre. De ce moment, je mets a vos ordres mon influence et mon savoir-faire, et si vous voulez me prendre pour guide... Maxence avait retire sa main. --Je vous suis fort oblige, Monsieur, repondit-il froidement, mais je me tiens pour content de mon sort et me crois assez grand pour marcher seul... Tout autre que M. Costeclar eut ete un peu decontenance. Il l'etait si peu que c'etait a croire qu'il avait ete prevenu et s'attendait a cet accueil. Il pirouetta sur les talons et s'avanca vers les amis de M. Favoral avec un sourire trop avenant pour qu'on n'y lut pas son desir de conquerir leur suffrage. On etait alors aux premiers jours de juin 1870. Nul encore ne pouvait prevoir les effroyables desastres dont devait etre marquee la fin de cette annee fatale. Et cependant, la France etait en proie a cet indefinissable malaise qui precede les grandes convulsions sociales. Le plebiscite n'avait pas retabli la confiance ebranlee. Chaque jour les rumeurs les plus inquietantes circulaient, et c'est avec une sorte de passion qu'on recherchait les nouvelles. Or, M. Costeclar etait excellemment renseigne. Il avait du, en venant, toucher au boulevard des Italiens, le terrain beni ou chaque soir la petite Bourse travaille a la prosperite financiere du pays. Il avait traverse le passage de l'Opera qui est, comme chacun sait, l'entrepot des informations les plus exactes et les plus sures. Donc on pouvait le croire. Il s'etait adosse a la cheminee, et s'emparant de la conversation, il parlait, il parlait... Etant a la hausse, il voyait tout en beau. Il croyait a l'eternite du second Empire. Il chantait les louanges du nouveau cabinet. Il etait pret a verser tout son sang pour Emile Olivier. Des gens se plaignaient bien, avouait-il, du ralentissement et de la difficulte des affaires, mais ces gens, a son avis, n'etaient que des baissiers. Jamais les affaires n'avaient ete si brillantes. En aucun temps la prosperite n'avait ete si grande. Les capitaux affluaient. Les institutions de credit prosperaient. Toutes les valeurs montaient. Toutes les poches etaient pleines a craquer... Et les autres ecoutaient, etonnes de cette intarissable faconde, de ce "bagout" plus paillete d'or que l'eau-de-vie de Dantzig, dont les commis-voyageurs de la Bourse grisent leurs pratiques... Tout a coup: --Mais vous m'excuserez, dit-il, en se precipitant vers l'autre bout du salon... C'est que Mme Favoral venait de se lever et de sortir, pour commander a sa bonne de servir le the. La place etait libre au pres de Mlle Gilberte, M. Costeclar s'y precipitait. --Il sait son metier, grommela M. Desormeaux. --Assurement, dit M. Desclavettes, si j'avais en ce moment des fonds disponibles... --Je m'estimerais heureux de l'avoir pour gendre, declara M. Favoral. Il y tachait de son mieux. Venu pour faire sa cour, il la faisait. Interloque par le premier regard de Mlle Gilberte, il avait retrouve toute sa verve. C'est son portrait qu'il esquissait d'abord. Il venait d'atteindre la trentaine, et avait experimente le fort et le faible de la vie. Il avait eu des succes, mais il s'en etait degoute. Ayant sonde le vide de ce qu'on appelle le plaisir, il ne souhaitait plus rien que rencontrer une compagne dont les vertus et les graces fixeraient le bonheur a son foyer... Il ne pouvait pas ne pas remarquer l'air distrait de la jeune fille, mais il avait, pensait-il, des moyens de forcer son attention. Et il poursuivait, disant qu'il se sentait du bois dont on fait les maris-modeles. D'avance son plan etait fait. Sa femme serait libre. Elle aurait ses chevaux et sa voiture a elle, sa loge aux Italiens et a l'Opera, et un compte ouvert chez Worth et Van Klopen. Quant aux diamants, il en faisait son affaire. Il tenait a ce que le luxe de sa femme fut remarque et meme cite dans les journaux. Posait-il les termes d'un marche? C'etait, en ce cas, si brutalement, que Mlle Gilberte toute ignorante qu'elle fut de la vie, se demandait dans quel monde ce pouvait bien etre qu'il avait eu des succes. Et revoltee: --Malheureusement, dit-elle, la Bourse est perfide, et tel qui roule aujourd'hui voiture n'aura pas de souliers demain. M. Costeclar s'inclina en souriant. --Precisement, fit-il, un mariage met a l'abri de tels revers. --Ah! --Il n'est pas un homme dans les affaires, qui, en se mariant, ne reconnaisse a sa femme une fortune... raisonnable. Je reconnaitrai a la mienne six cent mille francs. --De sorte que s'il vous survenait un... accident? --Nous jouirions de trente mille livres de rentes a la barbe des creanciers... Toute rouge de honte, la jeune fille se redressa. --Mais alors, dit-elle, ce n'est pas une femme que vous cherchez, monsieur, c'est un complice!... Il fut sauve de l'embarras d'une reponse, par la servante qui entrait portant le the. Il en accepta une tasse. Et apres deux ou trois anecdotes, jugeant avoir assez fait pour une premiere fois, il se retira, et l'instant d'apres on entendit le roulement de sa voiture, lancee au galop. XVI Ce n'est point a la legere que M. Costeclar avait pris le parti de se retirer, malgre les vives instances de M. Favoral. Si infatue qu'il fut de ses merites, il avait ete contraint de se rendre a l'evidence, et de reconnaitre qu'il n'avait pas precisement reussi pres de Mlle Gilberte. Mais il savait, d'autre part, qu'il avait pour lui le maitre de la maison, et il se flattait d'avoir produit sur les invites la meilleure impression. --Donc, s'etait-il dit, si je pars le premier, on va chanter mes louanges, chapitrer la petite personne et lui faire entendre raison. Le calcul ne manquait pas de justesse. Mme Desclavettes avait ete completement subjuguee par les grandes manieres de ce pretendant, et M. Desclavettes ne craignait pas d'affirmer qu'il avait rarement rencontre quelqu'un qui lui plut davantage. Les autres, M. Chapelain et le papa Desormeaux ne partageaient sans doute pas cet optimisme, mais les cent mille ecus annuels de M. Costeclar alteraient etrangement leur clairvoyance. S'ils avaient cru decouvrir en lui certains cotes inquietants, ils avaient pleine et entiere confiance en la prudente sagacite de leur ami Favoral. Le methodique et meticuleux caissier du _Credit mutuel_ n'etait pas suspect d'enthousiasme, et s'il ouvrait les portes de sa maison a un jeune homme, et s'il tenait tant a l'avoir pour gendre, c'est qu'evidemment il avait pris ses renseignements... Enfin, il est de ces demeles de famille dont les gens senses se gardent comme de la peste, et lorsqu'il s'agit de mariage, surtout, c'est etre bien hardi que de prendre parti pour ou contre. Il ne se trouva donc, a elever la voix, que Mme Desclavettes. Prenant entre les siennes les mains de Mlle Gilberte: --Laissez-moi vous gronder, chere petite, dit-elle, d'avoir ainsi accueilli un pauvre jeune homme qui ne cherchait qu'a vous plaire. Hormis sa mere, trop faible pour prendre sa defense, et son frere, a qui il etait interdit d'intervenir, la jeune fille vit bien que dans le salon tout le monde, ouvertement ou tacitement, etait contre elle. L'idee lui traversa l'esprit de repeter la, hardiment devant tous, ce que deja elle avait dit a son pere, qu'elle etait resolue a ne se point marier, et qu'elle ne se marierait pas, n'etant pas de ces pauvres jeunes filles sans energie, qu'on habille de blanc et qu'on traine a la mairie malgre elles. Cette declaration hardie souriait a son caractere. Elle fut retenue par la perspective d'une scene terrible et peut-etre degradante. Les plus intimes amis de la maison en ignoraient les plaies les plus douloureuses. Devant ses amis, M. Favoral dissimulait, adoucissant sa voix et se fardant d'un sourire bonhomme. Fallait-il, tout a coup, reveler la verite?... --C'est un enfantillage que de s'exposer a decourager un brave garcon qui gagne cent mille ecus par an, poursuivait l'ancienne marchande de bronzes, a qui une telle conduite semblait un abominable crime de lese-argent. Mlle Gilberte avait degage ses mains. --Vous ne l'avez pas entendu, madame, dit-elle. --Pardonnez-moi, j'etais tout pres, et involontairement... --Vous avez entendu ses... propositions? --Parfaitement. Il vous promettait une voiture, une loge a l'Opera, des diamants, la liberte. N'est-ce pas le reve de toutes les jeunes filles!... --Ce n'est pas le mien, madame... --Bon Dieu! que pouvez-vous souhaiter de mieux? Il ne faut pas demander au mariage plus qu'il ne peut donner... --Ce n'est pas cela que je lui demanderais. D'un ton de paternelle indulgence, que dementait son regard: --Elle est folle! dit M. Favoral. Des larmes d'indignation roulaient dans les yeux de Mlle Gilberte. --Madame Desclavettes, s'ecria-t-elle, oublie quelque chose. Elle oublie que ce monsieur a ose me dire qu'il se proposait de reconnaitre a la femme qu'il epouserait une grosse fortune, qui serait ainsi soustraite a ses creanciers dans le cas ou il viendrait a faire de mauvaises affaires. Elle pensait, en sa naivete, qu'un cri d'indignation allait s'elever. Au lieu de cela: --Eh bien! n'est-ce pas naturel? fit l'ancien marchand de bronzes. --Il me semble plus que naturel, insista Mme Desclavettes, qu'un homme tienne a preserver de la ruine sa femme et ses enfants. --Parbleu! dit M. Favoral. S'avancant resolument vers son pere: --Avez-vous donc pris de telles precautions, vous? demanda Mlle Gilberte. --Non! repondit le caissier du _Credit mutuel_. Et apres un moment d'hesitation: --Mais moi, ajouta-t-il, je n'ai pas de risques a courir. Dans les affaires, et lorsqu'on peut etre ruine par un mouvement de Bourse, on serait bien fou de ne pas assurer du pain aux siens, et de ne pas, surtout, s'assurer a soi-meme les moyens de recommencer. Le baron de Thaller n'a pas agi autrement, et s'il lui survenait une catastrophe, Mme de Thaller aurait encore une telle fortune et de quoi doter les siens... M. Desormeaux etait peut-etre le seul a ne pas admettre couramment cette theorie, et ne pas se rendre a cette raison, pourtant si decisive: "Cela se fait!" Mais il etait philosophe, et pensait que c'est une duperie que de n'etre pas de son temps. Il se contenta donc de dire: --Hum! les creanciers de M. de Thaller ne trouveraient peut-etre pas cette facon de proceder parfaitement reguliere. M. Chapelain riait. --Alors ils plaideraient, fit-il. On peut toujours plaider. Seulement, quand les actes sont bien faits... Mlle Gilberte etait consternee. Elle songeait a Marius de Tregars se depouillant de la fortune de sa mere pour payer les dettes de son pere. --Que dirait-il, pensait-elle, s'il entendait emettre de telles opinions. Le caissier du _Credit mutuel_ poursuivait: --Assurement, je blame toute espece de fraude. Mais je pretends et je soutiens qu'un homme qui a travaille vingt ans pour donner une belle dot a sa fille, a bien le droit d'exiger de son gendre certaines mesures conservatrices, qui garantissent un argent qui est sien, en definitive, et qui ne doit profiter qu'aux siens. Cette declaration devait clore la soiree. Il se faisait tard. Les hotes du samedi se haterent d'endosser leurs pardessus. Et tout en se retirant: --Concoit-on cette petite Gilberte! disait Mme Desclavettes. Ah! si j'avais une fille, je ne lui passerais pas de semblables fantaisies. Mais sa pauvre mere est si incroyablement faible! --Mais ce cher Favoral est ferme pour deux, interrompit M. Desormeaux. Et il est plus que probable qu'il est en train, en ce moment meme, de relever sa fille du peche de paresse. Eh bien! pas du tout! Si profondement irrite que dut etre M. Favoral, ni ce soir-la, ni le lendemain, il ne fit la plus lointaine allusion a ce qui s'etait passe. Le lundi, seulement, avant de partir pour son bureau, enveloppant sa femme et sa fille de son plus mauvais regard: --M. Costeclar nous doit une visite, dit-il, et il se peut qu'il se presente en mon absence. Je veux qu'il soit recu, et je vous defends de sortir pour vous enlever tout pretexte de lui refuser la porte. Je pense qu'il ne se trouvera, dans ma maison, personne d'assez hardi pour mal recevoir un homme qui me plait, et que j'ai choisi pour gendre... Mais etait-il possible, etait-il probable, que M. Costeclar se hasardat a une telle demarche, apres l'accueil de Mlle Gilberte, le samedi soir? --Non, mille fois non! affirmait Maxence a sa mere et a sa soeur; ainsi, vous pouvez etre tranquilles... Elles l'etaient presque, en verite, quand l'apres-midi meme, un rapide roulement de voiture attira Mme Favoral a la fenetre. Un coupe attele de deux chevaux gris s'arretait devant la porte... --Ah! c'est lui! dit-elle a sa fille. Mlle Gilberte avait legerement pali. --Il n'y a pas a hesiter, repondit-elle, il faut que tu le recoives, maman. --Et toi? --Je resterai dans ma chambre. --Penses-tu donc qu'il ne te demandera pas? --Tu lui repondras que je suis souffrante. Il comprendra... --Mais ton pere, malheureuse enfant, ton pere!... --Je ne reconnais pas a mon pere le droit de disposer de ma personne contre mon gre. J'execre cet homme, qu'il me destine. Voudrais-tu donc me voir sa femme, me savoir vouee au plus intolerable supplice? Non, il n'est pas de violence au monde capable de m'arracher mon consentement. Ainsi, chere mere, fais ce que je te demande. Mon pere dira tout ce qu'il voudra, je prends tout sur moi! Il n'y avait pas a discuter, on sonnait. Mlle Gilberte n'eut que le temps de s'echapper par une des portes du salon, pendant que M. Costeclar entrait par l'autre. S'il avait assez de perspicacite pour deviner ce qui venait de se passer, il n'en laissa rien paraitre; il s'assit, et ce n'est qu'apres avoir parle un moment de choses indifferentes qu'il demanda des nouvelles de Mlle Gilberte. --Elle est un peu... indisposee, balbutia Mme Favoral. Il ne sembla pas surpris. Seulement: --Ce cher Favoral, dit-il, sera encore plus peine que moi, quand je lui apprendrai ce contre-temps. Mieux que toute autre mere, Mme Favoral devait comprendre, approuver et servir les invincibles repugnances de Mlle Gilberte. A elle aussi, quand elle etait jeune fille, son pere un jour, etait venu dire: Je t'ai decouvert un mari. Elle l'avait accepte les yeux fermes. Toute froissee et meurtrie d'outrages quotidiens, elle s'etait refugiee dans le mariage comme dans un port de salut. Et depuis, il ne s'etait guere ecoule de journee qu'elle ne se dit que mieux pour elle eut valu mourir que de se river au cou cette chaine que la mort seule peut briser. Donc, elle donnait raison a sa fille. Et cependant, vingt annees d'esclavage avaient a ce point detendu les ressorts de son energie, que sous l'oeil de M. Costeclar la menacant de son mari, elle se troublait, ne sachant que balbutier de timides excuses. Et elle le laissa prolonger sa visite, son supplice a elle, par consequent, une grande demi-heure encore. Puis, lorsqu'il fut parti: --Ton pere et lui s'entendent, dit-elle a sa fille, ce n'est que trop visible. A quoi bon lutter?... Une fugitive rougeur colora les joues palies de Mlle Gilberte. Depuis quarante-huit heures qu'elle s'epuisait a chercher une issue a une situation impossible, elle avait accoutume son esprit aux pires eventualites. --Veux-tu donc que je deserte la maison paternelle? s'ecria-t-elle. Mme Favoral faillit tomber a la renverse. --Tu t'enfuirais, begaya-t-elle, toi!... --Plutot que de devenir la femme de cet homme, oui! --Et ou irais-tu, malheureuse enfant? et que deviendrais-tu? --Je saurais gagner ma vie. Tristement, Mme Favoral hochait la tete. Les memes soupcons qui deja l'avaient agitee tressaillaient en elle. --Gilberte! supplia-t-elle, ne suis-je donc plus ta meilleure amie? ne me diras-tu pas a quelles sources tu puises ton courage et ta resolution? Et comme la jeune fille se taisait: --Dieu seul sait ce qui peut advenir! soupira la pauvre femme. Il n'advint rien qui ne dut etre prevu. Quand M. Favoral rentra pour diner, il sifflait en tempete dans l'escalier. Il s'abstint d'abord de toute recrimination. Mais vers la fin du repas, de l'air le plus goguenard qu'il put prendre: --Il parait, dit-il a sa fille, que tu as ete indisposee ce tantot? Intrepidement, elle soutint son regard, et d'une voix ferme: --Je le serai toujours, repondit-elle, quand M. Costeclar se presentera ici. Vous m'entendez, mon pere, toujours!... Mais le caissier du _Credit mutuel_ n'etait pas de ces hommes dont la colere s'evapore en ironies. Se dressant tout a coup: --Par le saint nom de Dieu! s'ecria-t-il, vous avez tort de vous jouer de mes volontes, car tous, tant que vous etes ici, je vous briserai comme je brise ce verre... Et, d'un geste frenetique, il lanca le verre qu'il tenait a la main contre le mur ou il se brisa en mille pieces. Plus tremblante que la feuille, Mme Favoral chancelait sur sa chaise. --Mieux vaudrait la tuer d'un coup, dit froidement Mlle Gilberte, elle souffrirait moins. C'est par un torrent d'invectives que repondit M. Favoral. Sa rage, comprimee depuis quatre jours, trouvant enfin une issue, s'epanchait en injures grossieres et en menaces insensees. Il parlait de jeter dehors, sur le pave, sa femme et ses enfants, ou de les prendre par la famine, ou d'enfermer sa fille dans une maison de correction. Jusqu'a ce qu'enfin, les expressions manquant a sa furie, hors de lui, il s'elanca dehors, en jurant que ce serait lui qui amenerait M. Costeclar et qu'alors on verrait... --Eh bien! soit, nous verrons, dit Mlle Gilberte. Immobile a sa place et blanc comme une statue de platre, Maxence avait assiste a cette scene lamentable. Une lueur de bon sens l'eclairant, il avait impose silence a son indignation. Il avait compris qu'au premier mot qu'il prononcerait, toute la fureur de son pere se tournerait contre lui. Et alors, qu'arriverait-il? Les plus effroyables drames qu'ait vu se denouer la cour d'assises souvent, n'ont pas eu d'autre origine. --Non, ce n'est plus tenable! prononca-t-il. Meme au temps de ses plus grandes folies, Maxence avait toujours eu pour sa soeur une fraternelle affection. Il l'admirait depuis le jour ou elle s'etait dressee devant lui pour lui reprocher ses desordres. Il lui enviait son calme inalterable, sa patiente tenacite et cette energie tranquille qui ne se dementait jamais. --Patiente, ma pauvre Gilberte, lui dit-il; le jour, je l'espere, n'est pas eloigne ou il me sera donne de commencer a m'acquitter de tout ce que tu as fait pour moi. Je n'ai pas perdu mon temps, depuis que tu m'as rendu la raison. J'ai pris un arrangement avec mes creanciers. On m'a trouve une position qui n'est pas brillante, mais qui est assez avantageuse pour que je puisse, avant peu, t'offrir, ainsi qu'a notre mere, une retraite paisible. --Mais c'est demain, interrompit Mme Favoral, c'est demain, Maxence, que ton pere ramenera M. Costeclar. Il l'a dit, il le fera... Il le fit, en effet, et sur les deux heures, M. Favoral et son protege arrivaient rue Saint-Gilles, dans ce coupe a deux chevaux qui mettait en emoi tous les voisins. Seulement, les mesures de Mlle Gilberte etaient prises. Elle etait au guet, et des qu'elle entendit le roulement de la voiture, elle courut a sa chambre, se deshabilla en un tour de main et se mit au lit. Et lorsque son pere vint la chercher, la voyant couchee, il demeura beant et tout decontenance sur le seuil de la porte. --Tu viendras cependant au salon! dit-il d'une voix sourde. --C'est qu'alors vous m'y porterez telle que je suis, repondit-elle, d'un ton de defi, car certainement je ne me leverai pas. Pour la premiere fois depuis son mariage, M. Favoral rencontrait dans sa maison une volonte plus inflexible que la sienne, et une plus indomptable opiniatrete. Il en etait confondu; il menacait sa fille de ses poings crispes, mais il ne decouvrait aucun moyen de la contraindre a lui obeir. Il etait force de se rendre, de ceder... --Ceci se payera avec le reste! gronda-t-il en se retirant. --Je ne crains rien au monde, mon pere, dit la jeune fille. C'etait presque vrai, tant le souvenir de Marius de Tregars enflammait son courage. Deux fois deja elle avait eu de ses nouvelles par le signor Gismondo Pulci, lequel ne tarissait plus des qu'il entamait le chapitre de ce nouvel eleve, auquel il avait deja donne deux lecons. --C'est le plus galant homme qui soit au monde! s'ecriait-il, l'oeil brillant d'enthousiasme, et le plus brave, et le plus genereux et le meilleur, et nulle qualite ne lui manquera, de celles qui peuvent orner une creature de Dieu, quand je lui aurai enseigne l'art divin. Aussi, n'est-ce pas avec un peu d'or meprisable qu'il pense reconnaitre mes soins. Pour lui, je suis un second pere, et c'est avec la confiance d'un enfant qu'il m'explique ses travaux et ses entreprises... Ainsi, par le vieux maestro, Mlle Gilberte apprit que l'article du journal etait a peu pres exact, et que M. de Tregars et M. Marcolet s'etaient associes pour exploiter de compte a demi certaines decouvertes recentes qui promettaient, dans un avenir prochain, des benefices considerables. --C'est pour moi seule, cependant, se repetait la jeune fille, qu'il se jette ainsi dans la melee des affaires, qu'il devient apre au gain autant que ce M. Marcolet lui-meme. Et, au plus fort des persecutions de son pere, elle s'applaudissait de ce qu'elle avait fait et de sa hardiesse a remettre sa destinee aux mains d'un inconnu. Le souvenir de Marius etait devenu son refuge, l'element de tous ses reves et de toutes ses esperances, sa vie, enfin. C'est a Marius qu'elle pensait, quand sa mere la surprenant les yeux perdus dans le vide, lui demandait: "A quoi penses-tu?" Et a chaque avanie qu'elle endurait, son imagination le parait d'une qualite nouvelle, et elle s'attachait a lui d'une etreinte plus desesperee. --Quelle serait sa douleur, se disait-elle, s'il venait a apprendre a quels assauts je suis en butte! Aussi, se gardait-elle bien d'en rien laisser penetrer au signor Gismondo Pulci, affectant au contraire, en sa presence, la plus inalterable serenite. Pourtant, ses inquietudes etaient cruelles, depuis qu'elle observait une nouvelle et bien incroyable transformation de son pere. Cet homme si violent et si roide, qui se flattait de n'avoir jamais plie, qui se vantait de n'avoir rien jamais oublie ni pardonne, ce tyran domestique devenait un personnage debonnaire. Il n'avait reparle de l'expedient imagine par Mlle Gilberte que pour en rire, disant que c'etait un bon tour, et qu'il le meritait bien. Car il se repentait amerement, protestait-il, de ses brutalites passees. Il avouait que le mariage de M. Costeclar et de sa fille lui tenait au coeur, mais il reconnaissait avoir employe le plus sur moyen de le faire manquer. Il eut du, confessait-il humblement, attendre tout du temps et des circonstances, des excellentes qualites de M. Costeclar et du bon sens de sa fille cherie, de sa belle fillette... Plus que de toutes les violences, Mme Favoral etait epouvantee de cette bonhomie douceatre: --Mon Dieu! soupirait-elle, que nous reserve-t-il encore!... XVII Mais le caissier du _Credit mutuel_ ne menageait aux siens aucune surprise nouvelle. Si les moyens differaient, c'etait toujours le meme but qu'il poursuivait avec une tenacite d'insecte. Ou les rigueurs avaient echoue, il pensait reussir par la douceur, et voila tout. Seulement, il etait trop neuf a ce role d'hypocrites mansuetudes, pour tromper personne. A tout moment se denouait son masque de souriante debonnairete. La griffe percait sous son patelinage, et sa voix tremblait de colere contenue au plus attendrissant de ses phrases mielleuses. Il se bercait, d'ailleurs, d'etranges illusions. Parce que quarante-huit heures durant il avait joue au bonhomme, parce qu'un dimanche il avait conduit sa femme et sa fille en voiture au bois de Vincennes, parce qu'il avait donne a Maxence un billet de cent francs, il s'imaginait que c'etait fini, et que le passe etait efface, oublie, pardonne. Et attirant Gilberte sur ses genoux: --Eh bien! fillette, disait-il, tu vois que je ne t'importune plus, et que je te laisse bien libre!... Je suis plus raisonnable que toi! Mais, d'un autre cote, et selon une expression qui lui echappa plus tard, il essayait de tourner l'ennemi. Il faisait tout pour repandre et accrediter dans le quartier le bruit du mariage de Mlle Gilberte avec un financier colossalement riche, ce jeune homme si elegant qu'on voyait venir dans un coupe a deux chevaux. Et Mme Favoral ne pouvait plus entrer chez un fournisseur sans qu'on la complimentat, a mots couverts, d'avoir trouve, pour sa fille, un si magnifique etablissement. On devait en parler bien haut, puisque l'echo des cancans arriva jusqu'aux oreilles distraites du signor Gismondo Pulci. Un jour, interrompant brusquement la lecon: --Vous vous mariez, signora? demanda-t-il. Le jeune fille tressaillit. Ce qu'avait appris le vieil Italien, il ne tarderait pas a l'apprendre a Marius. Il etait donc urgent de le detromper. --Il a, en effet, ete question d'un mariage, cher maestro, repondit-elle. --Ah! ah! --Seulement mon pere ne m'avait pas consultee. Ce mariage, je vous le jure, n'aura pas lieu. Elle s'exprimait d'un ton de si ardente conviction que le bonhomme en etait tout ebahi, ne soupconnant guere que ce n'etait pas a lui que s'adressait ce desaveu si energique. --Ma destinee est irrevocablement fixee, ajouta Mlle Gilberte. Je ne consulterai, pour me marier, que les inspirations de mon coeur. Cependant, c'etait contre elle comme une conjuration. M. Favoral avait reussi a interesser au succes de ses desseins ses hotes habituels, non M. et Mme Desclavettes, seduits des le premier soir, mais M. Chapelain et le papa Desormeaux lui-meme. De sorte que c'etait a qui pretendrait faire entendre raison a cette "chere enfant," et l'eclairer de ses conseils. --Il faut, disait-elle a son frere, que notre pere ait, a cette alliance, un interet bien plus considerable encore qu'il ne l'a laisse entrevoir. C'etait absolument l'avis de Maxence. --Il faut aussi, ajoutait-il, que notre pere soit furieusement riche. Car, ne t'y trompe pas, ce n'est pas uniquement pour tes yeux bleus, que ce Costeclar s'obstine a venir ici deux fois la semaine, empocher une nouvelle avanie. Quelle dot enorme espere-t-il donc? Je veux lui parler, moi, et tacher de voir le fond de son sac. Mais la confiance de Mlle Gilberte etait mediocre en la diplomatie de son frere. --De grace, suppliait-elle, ne te mele pas de cette affaire. --Si, si, ne crains rien, je serai prudent. Sa resolution prise, Maxence se mit en sentinelle, et des le surlendemain, au moment ou M. Costeclar descendait de voiture devant la porte, il alla droit a lui: --J'aurais a vous parler, monsieur, dit-il. Si maitre de soi que fut le brillant financier, il dissimula mal une surprise qui ressemblait fort a une legere frayeur. --Je monte chez vos parents, monsieur, repondit-il, et en attendant votre pere, avec lequel j'ai rendez-vous, je suis tout a vos ordres... --Non, interrompit Maxence, ce que j'ai a vous dire ne doit etre entendu que de vous seul. Il est, ici pres, un endroit ou nous ne serons pas interrompus... Et il entraina M. Costeclar jusqu'a la place Royale. Une fois la: --Vous tenez beaucoup a epouser ma soeur, monsieur... commenca-t-il. Pendant le trajet, M. Costeclar s'etait remis. Il avait recouvre son assurance. Toisant Maxence d'un regard fort peu amical: --C'est mon plus ardent et mon plus cher desir, monsieur, repondit-il. --Soit. Mais vous avez du voir le peu de succes, pour ne pas dire plus, de vos assiduites... --Helas! --Et peut-etre jugerez-vous comme moi qu'il serait d'un galant homme de se retirer devant des... repugnances si positives. Un mauvais sourire errait sur les levres blemes de M. Costeclar. --Est-ce mademoiselle votre soeur, monsieur, interrogea-t-il, qui vous a charge de cette communication? --Non, monsieur. --Connaissez-vous a mademoiselle votre soeur une inclination qui soit un obstacle a la realisation de mes esperances? --Monsieur!... --Permettez!... Ce que je dis la n'a rien d'offensant. Il se pourrait fort bien qu'avant le jour ou j'ai eu l'honneur de lui etre presente, mademoiselle votre soeur eut deja fixe son choix. Il parlait si haut que Maxence, vivement, jeta les yeux autour de lui, pour voir s'il n'etait personne a portee d'entendre. Il n'apercut qu'un jeune homme que semblait absorber la lecture d'un journal. --Enfin, monsieur, reprit-il, que repondriez-vous, si moi, le frere de la jeune fille que vous pretendez epouser malgre elle, je vous sommais de cesser vos assiduites. Ceremonieusement, M. Costeclar s'inclina. --Je vous repondrai, monsieur, prononca-t-il, que l'assentiment de votre pere me suffit. Ma recherche n'a rien que d'honorable. Il se peut que j'aie deplu a mademoiselle votre soeur; c'est un malheur, mais il n'est pas irreparable. Quand elle me connaitra mieux, j'ose esperer qu'elle reviendra sur d'injustes preventions. Je persisterai donc. Maxence n'insista pas. Si irrite qu'il fut du sang-froid de M. Costeclar, il n'entrait pas dans ses vues de pousser plus loin. --Il sera toujours temps, pensait-il, de recourir aux grands moyens. Mais en rapportant a Mlle Gilberte cette conversation: --Il est clair, disait-il, qu'il y a entre notre pere et cet homme une communaute d'interets dont le sens m'echappe. Quelles affaires brassent-ils ensemble? En quoi ton mariage peut-il les servir ou leur nuire? Il faudrait voir, s'informer, tacher de decouvrir ce qu'est au juste ce Costeclar, que Dieu confonde! Il se mit en campagne le jour meme, et n'eut pas beaucoup a courir. M. Costeclar etait une de ces personnalites qui ne s'epanouissent qu'a Paris, qui ne se rencontrent qu'a Paris, non plus que les chevaux de fiacre et les demoiselles a chignon jaune. Il connaissait tout le monde, et tout le monde le connaissait. Il etait bien connu a la Bourse et au passage de l'Opera, dans tous les grands restaurants dont il tutoyait les garcons, au controle des theatres, a toutes les agences de poules, et au _Cercle Europeen_, autrement dit _Club des Nomades_ dont il faisait partie. Il s'occupait d'operations de Bourse, c'etait sur. On le disait interesse pour un tiers dans une charge d'agent de change. Il faisait beaucoup d'affaires avec M. Jottras de la maison Jottras et frere, et avec M. Saint-Pavin, le directeur d'un journal tres-repandu: _Le Pilote financier_. Ah! on savait encore qu'il avait, rue Vivienne, un magnifique appartement, et qu'il avait successivement honore de sa liberale protection Mlle Sydney, des Varietes, et Mme Jenny Fancy, une dame d'un certain age deja, mais posee de telle sorte qu'elle rendait a ses amants en notoriete, ce qu'ils lui donnaient en bon argent. Voila ce que Maxence apprit du premier coup. Quant a des details plus precis, impossible d'en obtenir. A ses questions pressantes sur les antecedents de M. Costeclar: --C'est un fort honnete homme, repondaient les uns. --C'est un simple faiseur, affirmaient les autres. Mais tous s'accordaient a dire que c'etait un "malin" qui ferait "son affaire," et qui la ferait sans passer par la police correctionnelle... Comment notre pere et un tel homme peuvent-ils etre si intimement lies? se demandaient Maxence et sa soeur. Et ils se perdaient en conjectures, lorsque tout a coup, et a une heure ou jamais il ne mettait les pieds chez lui, M. Favoral parut. Jetant une lettre sur les genoux de sa fille: --Voila ce que je recois de Costeclar, dit-il d'une voix rauque. Lis. Elle lut: "Permettez-moi, cher ami, de vous rendre votre parole. Par suite de circonstances absolument independantes de ma volonte, je me vois contraint de renoncer a l'honneur d'entrer dans votre famille." Qu'etait-il arrive? Debout, au milieu du salon, le caissier du _Credit mutuel_ tenait, courbes sous son regard, sa femme et ses enfants, Mme Favoral toute frissonnante, Maxence, dont la stupeur ecarquillait les yeux, et Mlle Gilberte, qui n'avait pas trop de toute sa volonte pour comprimer l'explosion d'une joie immense. Tout, en M. Favoral, cependant, trahissait bien plus l'effarement d'un desastre que la rage d'une deception. Jamais sa famille ne l'avait vu ainsi, bleme, la cravate denouee, les cheveux colles aux tempes par la sueur... --M'expliquerez-vous cette lettre? demanda-t-il enfin. Et comme personne ne repondait, il la reprit, cette lettre, sur la table ou Mlle Gilberte l'avait posee, et il se mit a la relire, scandant chaque syllabe, comme s'il eut espere decouvrir a chaque mot une signification cachee. --Qu'avez-vous dit a Costeclar, reprit-il, que lui avez-vous fait pour lui inspirer une telle determination? --Rien, repondirent Maxence et Mlle Gilberte. L'espoir d'etre enfin delivree de cet homme donnait presque du courage a Mme Favoral. --Il a sans doute compris, fit-elle timidement, qu'il ne triompherait pas des repugnances de notre fille... Mais son mari l'interrompit. --Non! prononca-t-il. Costeclar n'est pas un garcon a se preoccuper des caprices ridicules d'une petite fille. Il y a autre chose, mais quoi? Voyons, si vous le savez, les uns ou les autres, si vous le soupconnez seulement, dites, parlez!... Vous devez bien voir que mon anxiete est affreuse. C'etait la premiere fois qu'il laissait ainsi paraitre quelque chose de ce qui se passait en lui; la premiere fois qu'il se plaignait. --Il n'y a que M. Costeclar, mon pere, dit Mlle Gilberte, qui puisse vous donner les explications que vous nous demandez. D'un geste decourage, le caissier du _Credit mutuel_ branlait la tete. --Crois-tu donc, repondit-il, que je ne l'ai pas deja interroge? C'est en arrivant au bureau, ce matin, que j'ai trouve sa lettre. Aussitot, j'ai couru chez lui, rue Vivienne. Il venait de sortir, et c'est en vain que je suis alle le demander chez Jottras et au _Pilote financier_. Ce n'est qu'a la Bourse, apres trois heures de courses, que je l'ai rejoint. Mais je n'ai obtenu de lui que des reponses evasives et des explications qui n'en sont pas. Parbleu! il n'a pas manque de me dire que, s'il se retire, c'est qu'il est desespere des rigueurs de Gilberte. Mais ce n'est pas vrai, je le sais, j'en suis sur, je l'ai lu dans ses yeux. Deux fois il a remue les levres comme pour tout avouer... et puis, rien, il s'est tu. Et plus j'insistais, et plus il me semblait mal a l'aise, embarrasse, inquiet, emu; plus il me faisait l'effet d'un homme sous le coup de menaces qu'il n'ose pas braver... Il dardait sur ses enfants un de ces regards obstines qui cherchent la verite au fond des consciences. --Si c'est vous qui l'avez eloigne, reprit-il, avouez-le moi franchement, et je vous jure de ne pas vous adresser un reproche. --Ce n'est pas nous. --Vous ne l'avez pas menace? --Non! M. Favoral paraissait atterre. --Vous me trompez sans doute, dit-il, et je le souhaite. Malheureux! vous ne savez pas ce que peut vous couter cette rupture! Et, au lieu de retourner a son bureau, il alla s'enfermer dans cette petite piece qu'il appelait son cabinet de travail. Et il n'en sortit qu'a cinq heures, tenant sous le bras une liasse enorme de papiers et disant qu'il etait inutile de l'attendre pour diner, qu'il ne rentrerait que fort avant dans la nuit, si meme il rentrait, force qu'il allait etre de regagner sa journee perdue. --Qu'a votre pere, mes pauvres enfants? s'ecria Mme Favoral, jamais je ne l'ai vu ainsi. --Eh! repondit Maxence, la rupture de Costeclar fait sans doute manquer quelque combinaison! Mais cette explication ne le contentait pas plus qu'elle ne satisfaisait sa mere. Lui aussi, il se sentait le coeur serre par l'apprehension vague de quelque malheur. Mais lequel? Tous les elements faisaient defaut a ses conjectures. Non plus que sa mere, il ne savait rien des affaires du caissier du _Credit mutuel_, de ses relations, de ses interets, de sa vie meme, hors de la maison. Et la mere et le fils se perdaient en suppositions aussi vaines que s'ils eussent cherche la solution d'un probleme sans en posseder les termes. D'un mot, Mlle Gilberte eut pu, croyait-elle, les eclairer. A la surete du coup, a la foudroyante promptitude du resultat, elle pensait reconnaitre Marius de Tregars. Elle reconnaissait l'homme qui ne parle pas, qui agit. Informe de ce qui se passait, il etait alle droit a M. Costeclar, et de gre, ou de force, il lui avait arrache la promesse de se retirer d'abord, puis le serment de garder le secret du motif de sa retraite. Et l'orgueil de la jeune fille se delectait de cette victoire, de cette preuve d'energie puissante de l'homme qu'a l'insu de tous elle avait choisi. Elle se plaisait a se representer Marius de Tregars et M. Costeclar en presence, l'un imperieux et hautain, autant qu'elle l'avait vu tremblant et emu, l'autre plus humble encore qu'il n'etait arrogant pres d'elle. --Ce qui est sur, se repetait-elle, c'est que je suis sauvee! Et elle eut voulu etre au lendemain, pour annoncer son bonheur au tres-involontaire et tres-inconscient complice de Marius, le digne maestro Gismondo Pulci. Le lendemain, M. Favoral semblait avoir pris son parti de l'ecroulement de ses projets, et le samedi suivant, c'est du ton de la plaisanterie qu'il racontait que Mlle Gilberte l'emportait et qu'elle avait trouve le moyen de congedier son amoureux. Mais si on l'observait attentivement, on decouvrait en lui les symptomes de soucis devorants. Des rides profondes se creusaient le long de ses tempes, ses yeux se cernaient; une continuelle tension d'esprit contractait ses traits. Souvent, pendant le diner, il demeurait des minutes entieres immobile, la fourchette en l'air, puis il murmurait: --Comment cela va-t-il finir? Parfois, le matin, avant son depart pour le bureau, M. Jottras, de la maison Jottras et frere, et M. Saint-Pavin, le directeur du _Pilote financier_, le venaient visiter. Ils s'enfermaient et restaient des heures en conference, parlant si bas qu'on n'entendait meme pas un vague murmure a travers la porte. --Votre pere a de graves sujets d'inquietude, mes enfants, disait Mme Favoral, vous pouvez me croire, moi qui depuis vingt ans epie notre sort sur sa physionomie. Mais les evenements politiques suffisaient a expliquer toutes les inquietudes. On entrait dans la seconde semaine de juillet 1870, et les destinees de la France se jouaient comme aux des entre quelques incapacites presomptueuses. Etait-ce la guerre avec la Prusse, ou la paix, qui allait sortir des complications d'une politique puerilement astucieuse? Les bruits les plus contradictoires imprimaient chaque jour a la Bourse des oscillations furieuses, dont l'imprevu faisait crouler les fortunes les mieux assises. Quelques paroles prononcees dans un couloir par Emile Olivier avaient enrichi une douzaine de gros joueurs, mais en avaient ruine cinq cents petits. De tous cotes, le credit craquait. Jusqu'a ce qu'un soir en rentrant: --C'est decide, dit M. Favoral, la guerre est declaree. Ce n'etait que trop reel, et nul alors en France ne redoutait la guerre. On avait tant exalte l'armee francaise, on avait tant repete qu'elle etait invincible, que nul, dans le public, ne mettait en doute une serie de victoires foudroyantes. Helas! le premier telegramme qui parvint a Paris annoncait une defaite. On n'y voulait pas croire. Il fallut bien se rendre a l'evidence. Les soldats avaient su mourir, mais les chefs n'avaient pas su commander. Et de ce moment, avec une rapidite vertigineuse, de jour en jour, d'heure en heure, plutot, les nouvelles fatales se succederent. Comme un fleuve qui rompt ses digues, la Prusse se ruait sur la France. Bazaine etait cerne sous Metz, et la capitulation de Sedan mettait le comble a tant de desastres. Enfin, le 4 septembre, la Republique fut proclamee. Le 5, quand le signor Gismondo Pulci se presenta rue Saint-Gilles pour donner sa lecon, il avait la figure a ce point bouleversee, que Mlle Gilberte ne put s'empecher de lui demander ce qu'il avait. Il se dressa, sur cette question, et menacant le ciel de son poing crispe: --J'ai, repondit-il, que l'implacable fatalite ne se lasse pas de me persecuter! J'avais surmonte tous les obstacles, j'etais heureux, j'entrevoyais un avenir de fortune et de gloire, j'y touchais, l'affreuse guerre eclate!... Pour le digne maestro, l'epouvantable catastrophe n'etait evidemment qu'un nouveau caprice de sa destinee, a lui. --Que vous arrive-t-il? demanda la jeune fille reprimant un sourire. --Il m'arrive, signora, que je perds mon eleve bien-aime. Il m'abandonne, il me fuit. C'est en vain que je me suis jete a ses pieds, mes larmes n'ont pu le retenir. Il va se battre, il part, il est soldat!... Alors il fut donne a Mlle Gilberte de voir clair en son ame. Alors elle comprit combien absolument elle s'etait livree, et a quel point elle avait cesse de s'appartenir. Sa sensation fut atroce, telle que si tout son sang se fut ecoule soudainement par ses arteres ouvertes. Elle palit, ses dents se choquerent et elle parut si pres de se trouver mal, que le signor Pulci bondit jusqu'a la porte, en criant: --A moi! au secours! Elle se meurt!... Epouvantee, Mme Favoral accourait. Mais deja, grace a une toute-puissante projection de volonte, la jeune fille avait reussi a se remettre, et souriant d'un pale sourire: --Ce n'est rien, maman, dit-elle... Une douleur soudaine... au coeur; deja elle est passee. Le digne maestro s'arrachait les cheveux. Attirant Mme Favoral dans l'embrasure de la croisee: --C'est moi, disait-il, qui, par l'aveu de mes malheurs inouis, l'ai ainsi bouleversee. Monstrueux egoiste, je n'ai pas su menager son exquise sensibilite. Elle n'en voulut pas moins prendre sa lecon comme d'ordinaire, et elle recouvra assez de sang-froid pour faire causer encore le signor Gismondo, et en obtenir tout ce que lui avait confie cet eleve qu'il regrettait tant. C'etait peu de chose. Il savait que son eleve etait alle, comme le premier venu, rue du Cherche-Midi, qu'il y avait signe un engagement, et qu'on lui avait donne une feuille de route pour rejoindre un regiment en formation aux environs de Tours. De sorte qu'en se retirant: --Ce ne sera rien, dit l'excellent maestro a Mme Favoral, la signora est tout a fait remise, et gaie comme un pinson. Enfermee dans sa chambre, la signora pleurait a chaudes larmes. Elle essayait de se raisonner et n'y pouvait parvenir. Jamais l'etrangete de sa situation ne lui etait si nettement apparue. Elle se repetait avec un reel effroi qu'il y avait de la folie, dans ce fait de s'etre ainsi attachee a un inconnu, et que pareille chose ne s'etait jamais vue. Elle se demandait comment elle avait pu se laisser envahir par ce grand amour, qui etait devenu sa vie meme... A quoi bon! Il ne dependait plus d'elle que ce qui etait ne fut pas. Et songeant que Marius de Tregars allait quitter Paris, etre soldat, se battre, mourir peut-etre, elle se sentait prise de vertige et elle n'apercevait plus autour d'elle que le vide, le desespoir, le neant. Mais plus elle reflechissait, moins elle s'expliquait que Marius s'en fut remis au seul hasard des bavardages du signor Pulci pour lui faire connaitre sa determination. --C'est inadmissible, pensait-elle. Il est impossible qu'avant de s'eloigner il ne cherche pas a me voir. Et bien penetree de cette idee, elle essuya ses yeux et alla s'etablir pres d'une fenetre ouverte du salon, toute occupee, en apparence, d'un ouvrage de tapisserie, concentrant, en realite, toute son attention sur la rue. Les passants y etaient bien plus nombreux que de coutume. Les derniers evenements avaient remue Paris jusqu'en ses plus sombres profondeurs, et, comme des flancs d'un volcan en travail, toutes les scories sociales montaient a la surface. Des gens d'allure inquietante sortaient des maisons et vaguaient par la ville. Tous les ateliers etaient abandonnes, et les gens erraient a l'aventure, la stupeur ou l'effroi peints sur le visage. Mais c'est en vain que parmi cette foule, Mlle Gilberte cherchait celui qu'elle esperait. Les heures s'ecoulaient, et le decouragement la gagnait, quand tout a coup, vers la brune, au detour de la rue de Turenne... --C'est lui!... cria une voix au-dedans d'elle-meme. C'etait M. de Tregars, en effet. Il se dirigeait vers le boulevard Beaumarchais, lentement, les yeux leves... Palpitante, la jeune fille se dressa. Elle etait dans une de ces crises ou le sang qui afflue au cerveau etouffe tout calcul. Inconsciente, en quelque sorte, de ses actes, elle se pencha sur l'appui de la fenetre, et adressa a Marius un signe qu'il comprit bien, et qui lui disait: "Attendez, je descends." --Ou vas-tu? chere fille, demanda Mme Favoral, en voyant Mlle Gilberte mettre son chapeau. --Jusque chez la merciere, maman, chercher une nuance qui me manque... Mlle Gilberte ne sortait pas seule, mais il lui arrivait assez souvent de descendre dans le quartier, pour quelque petite commission. --Veux-tu que la bonne t'accompagne? fit Mme Favoral. --Oh! ce n'est pas la peine. Elle s'elanca dans l'escalier et une fois dehors, sans souci des regards qui peut-etre l'epiaient, elle marcha droit a M. de Tregars, qu'elle apercevait arrete au coin de la rue des Minimes. --Vous partez? lui dit-elle en l'abordant. Elle etait trop emue pour discerner son emotion, a lui, bien evidente, cependant. --Il le faut! repondit-il. --Oh!... --Quand la France est envahie, la place d'un homme de mon nom est ou l'on se bat. --Mais on se battra a Paris. --Paris a quatre fois plus de defenseurs qu'il n'en faut. C'est au dehors que les soldats manqueront. Ils s'en allaient a petits pas en parlant ainsi, le long de la rue des Minimes, une des rues les plus solitaires qui soient a Paris, et on n'y voyait a cette heure que cinq ou six soldats qui causaient, assis devant la porte de la caserne. --Si pourtant je vous priais de ne pas partir, reprit Mlle Gilberte, si je vous suppliais... Marius?... --Je resterais, repondit-il d'une voix troublee, mais ce serait trahir mon devoir et manquer a l'honneur, et le remords peserait sur notre vie tout entiere... Maintenant, commandez, j'obeirai... Ils s'etaient arretes, et jamais a les voir ainsi debout, l'un pres de l'autre, affectueux, familiers, jamais on n'eut voulu croire qu'ils s'adressaient la parole pour la premiere fois. Ils ne s'en apercevaient pas, tant l'imagination toute-puissante faisant son oeuvre, ils en etaient arrives, en depit de l'absence, a l'entente de l'intimite. Apres un moment de douloureuse reflexion: --Je ne vous demande plus de rester, Marius, prononca la jeune fille. Il lui prit la main, et la portant a ses levres: --Ah! je n'attendais pas moins de votre courage, s'ecria-t-il, ivre d'amour. Mais il se maitrisa, et d'un ton plus calme: --Grace a l'indiscretion de Pulci, reprit-il, j'esperais vous apercevoir, mais non avoir le bonheur de vous parler... Je vous ai ecrit... Il tira de sa poche une large enveloppe, et la remettant a Mlle Gilberte: --Voici la lettre que je vous destinais, poursuivit-il. Elle en renferme une seconde, que je vous prie de conserver soigneusement, et de n'ouvrir que si je ne revenais pas. Je vous laisse, a Paris, un ami devoue, le comte de Villegre. Quoi qu'il vous arrive, adressez-vous a lui en toute confiance comme a moi-meme... Toute chancelante, Mlle Gilberte s'appuyait au mur. --Quand partez-vous? interrogea-t-elle. --Ce soir meme... D'un moment a l'autre les communications peuvent etre interrompues. Admirable de douleur, mais aussi d'energie, la pauvre jeune fille se redressa. --Partez-donc, lui dit-elle, o mon unique ami, partez, puisque l'honneur commande... Mais n'oubliez pas que ce n'est pas votre vie seule que vous allez risquer... Et craignant d'eclater en sanglots, elle s'enfuit, et arriva rue Saint-Gilles, quelques instants seulement avant son pere, qui etait alle aux nouvelles. Celles qu'il avait recueillies etaient sinistres. De meme que la maree montante, les Prussiens s'etendaient et approchaient, lentement, mais incessamment. On comptait leurs etapes, on pouvait dire le jour et l'heure ou leur flot viendrait battre les murs de Paris. Aussi etait-ce a tous les chemins de fer un prodigieux entassement de gens qui voulaient partir a tout prix, n'importe comment; dans le wagon des bagages, au besoin, et qui, certes, ne partaient pas comme Marius de Tregars pour courir a l'ennemi. L'un apres l'autre, M. Favoral avait vu s'envoler presque tous les gens qu'il connaissait. Le baron, la baronne de Thaller et leur fille etaient alles s'installer en Suisse. M. Costeclar visitait la Belgique. L'aine des MM. Jottras achetait en Angleterre des fusils et des cartouches. Et si le plus jeune des MM. Jottras et M. Saint-Pavin du _Pilote financier_ restaient a Paris, c'est que la galante influence d'une dame dont ils taisaient le nom leur avait fait obtenir du gouvernement des marches avantageux. Aussi les perplexites du caissier du _Credit mutuel_ etaient grandes. Le jour du depart du baron et de la baronne de Thaller: --Prepare nos malles, commanda-t-il a sa femme, la Bourse va fermer, le _Credit mutuel_ se passera bien de moi... Mais le lendemain ses indecisions le reprirent. Ce que Mlle Gilberte croyait deviner, c'est qu'il mourait d'envie de partir seul, sans sa famille, et qu'il n'osait. Il hesita si bien qu'un beau soir: --Tu peux defaire les malles, dit-il a sa femme. Paris est bloque, on ne sort plus. XVIII On venait d'apprendre, en effet, que le chemin de fer de l'Ouest, reste le dernier ouvert a la circulation, etait definitivement coupe. Paris etait investi. Et si rapide avait ete l'investissement, que c'est a peine si on y pouvait croire. C'est par bandes, que les gens se portaient sur les points culminants, sur les buttes Montmartre et sur les hauteurs du Trocadero. Des loueurs de telescopes s'y etaient installes, et c'etait a qui appliquerait son oeil a l'oculaire pour interroger l'horizon et y chercher les Prussiens. On ne decouvrait rien. Les campagnes lointaines gardaient leur aspect tranquille et riant, aux rayons d'un tiede soleil d'automne. De sorte que veritablement il fallait un effort d'imagination pour se penetrer de la sinistre realite, pour se persuader que veritablement Paris, avec ses deux millions d'habitants, etait comme retranche du monde et separe du reste de la France par un infranchissable cercle de fer. On devinait le doute, et comme un vague espoir, a l'accent des gens qui s'abordant au milieu des rues se disaient: --Eh bien! c'est fini, nous ne pouvons plus sortir, les lettres memes ne passent plus, nous voila sans nouvelles!... Mais le lendemain, qui etait le 19 septembre, les plus incredules furent convaincus. Pour la premiere fois, Paris tressaillit aux roulements sourds du canon tonnant sur les hauteurs de Chatillon. Le siege de Paris, ce siege sans exemple dans l'histoire, commencait. La vie des Favoral, pendant ces interminables jours d'angoisses et de souffrances, fut celle de cent mille autres familles. Incorpore dans le bataillon de son quartier, le caissier du _Credit mutuel_ s'en allait, deux ou trois fois la semaine, de meme que tous ses voisins, monter la garde aux remparts. Service inutile peut-etre, mais que ne croyaient pas tel ceux qui le faisaient, service fort penible, en tout cas, pour de pauvres bourgeois accoutumes au bien-etre de leur boutique ou de leur bureau. Assurement, il n'y avait rien d'heroique a pietiner dans la boue, a recevoir la pluie sur le dos, a coucher a terre ou sur de la paille malpropre, a rester en sentinelle par des froids de dix degres. Mais on meurt d'une fluxion de poitrine tout aussi surement que d'une balle prussienne, et beaucoup en mouraient. Maxence, lui, apparaissait rarement rue Saint-Gilles. Engage dans un bataillon de francs-tireurs, il faisait le coup de fusil aux avant-postes. Et quant a Mme Favoral et a Mlle Gilberte, leurs journees se passaient a se procurer de quoi vivre. Levees avant le jour, par la pluie ou par la neige, elles s'en allaient faire la queue a la porte de la boucherie, ou apres des heures d'attente, elles recevaient un mince morceau de viande de cheval. Seules, le soir, au coin de l'atre ou fumaient quelques branches de bois vert, elles sursautaient a chacune des detonations lointaines du canon. A chaque coup qui faisait grelotter les vitres, Mme Favoral se disait que c'etait peut-etre celui-la qui tuait son fils. Mlle Gilberte, elle, songeait a Marius de Tregars. Les jours maudits de novembre et de decembre etaient arrives. On ne parlait que de batailles sanglantes autour d'Orleans... Elle se representait Marius, mortellement blesse, agonisant sur la neige, seul, sans secours, sans un ami pour recueillir sa volonte supreme et son dernier soupir. Un soir, la vision fut si nette et l'impression si vive, qu'elle se dressa toute pale en poussant un grand cri. --Qu'est-ce? interrogea Mme Favoral epouvantee. Qu'as-tu?... Plus clairvoyante, l'excellente femme eut facilement obtenu le secret de sa fille, car Mlle Gilberte etait hors d'etat de rien nier. Elle se contenta d'une explication qui n'en etait pas une. Elle n'eut pas un soupcon, quand la jeune fille lui repondit avec un sourire contraint: --Ce n'est rien, chere mere, rien qu'une idee absurde qui m'a traverse l'esprit... Chose etrange! jamais le caissier du _Credit mutuel_ n'avait ete pour les siens ce qu'il fut durant ces mois d'epreuves. Pendant les premieres semaines de l'investissement, il s'etait montre inquiet, agite, nerveux, il errait dans la maison comme une ame en peine, il avait des acces d'inconcevable prostration pendant lesquels on voyait des larmes rouler dans ses yeux, puis des crises de colere sans motif. Mais chaque jour qui s'etait ecoule avait paru verser le calme dans son ame. Petit a petit, il etait devenu pour sa femme si indulgent et si affectueux, que la pauvre idiote en etait toute attendrie. Il avait pour sa fille des prevenances dont elle ne revenait pas. Souvent, lorsque le temps etait beau, il leur offrait le bras, et les promenait le long des quais, jusqu'au mur d'enceinte, vers un endroit occupe par un bataillon du quartier. Deux fois il les conduisit a Saint-Ouen, ou campaient les francs-tireurs dont Maxence faisait partie. Un autre jour, il voulait absolument les mener visiter l'hotel de M. de Thaller dont la surveillance lui avait ete confiee. Elles refuserent, et au lieu de se facher comme il n'eut pas manque de le faire autrefois, il se mit a decrire les splendeurs des appartements, les meubles magnifiques, les tapis et les tentures, les tableaux de maitres, les objets d'art, les bronzes, enfin tout ce luxe eblouissant dont les financiers se servent a peu pres comme les chasseurs du miroir ou viennent se prendre les alouettes. D'affaires, il n'en etait plus question. S'il allait, le matin, jusqu'au _Comptoir de credit mutuel_, c'etait uniquement, disait-il, pour l'acquit de sa conscience. De loin en loin, M. Saint-Pavin et le plus jeune des MM. Jottras poussaient jusqu'a la rue Saint-Gilles. Ils avaient suspendu, l'un les payements de sa maison de banque, l'autre la publication du _Pilote financier_. Mais ils n'etaient pas inoccupes pour cela, et au plus fort de la detresse publique, ils trouvaient encore le moyen de speculer, on ne savait sur quoi, et de realiser des benefices. Ils raillaient d'ailleurs agreablement les imbeciles qui prenaient la defense au serieux, et imitaient le plus plaisamment du monde, la tournure qu'avaient sous leur capote de soldat trois ou quatre de leurs amis qui s'etaient fait inscrire dans les bataillons de marche. Ils se vantaient de n'endurer aucune privation, et de savoir toujours ou prendre du beurre frais pour assaisonner les larges tranches de boeuf qu'ils avaient l'art de se procurer. Mme Favoral les entendait rire aux eclats, et M. Saint-Pavin, le directeur du _Pilote financier_, s'ecriait: --Allons! allons! nous serions des sots de nous plaindre. C'est une liquidation generale sans risques et sans frais. Meme leur gaiete avait quelque chose de revoltant; car on etait a la derniere, a la plus aigue periode du siege. Les plus optimistes disaient au debut: --Si Paris tient six semaines, ce sera tout le bout du monde. Or, il y avait plus de quatre mois que durait l'investissement. La population en etait reduite a des aliments sans nom, le pain manquait, les blesses, faute d'un peu de bouillon, mouraient dans les ambulances; c'est par centaines qu'on conduisait au cimetiere les enfants et les vieillards; sur la rive gauche, les obus pleuvaient, le froid etait atroce et on n'avait plus de bois. Et cependant nul ne se plaignait. Du sein de cette ville de deux millions d'habitants, pas une voix ne s'elevait pour redemander le bien-etre, la sante, la vie meme, au prix d'une capitulation. Les hommes clairvoyants n'avaient jamais espere que Paris se debloquerait seul. Mais ils pensaient qu'en tenant ferme, et en retenant les Prussiens sous ses forts, Paris donnerait a la France le temps de se reconnaitre, de lever des armees et de se ruer sur l'ennemi. La etait le devoir de Paris, et Paris devait le remplir jusqu'aux dernieres limites du possible, comptant pour une victoire chaque jour qu'il gagnait. Tant de souffrances, malheureusement, devaient etre inutiles. L'heure fatale sonna, ou les vivres epuises, il fallut se rendre. Trois jours durant, les Prussiens camperent dans les Champs-Elysees, devorant du regard cette ville, l'objet de leurs ardentes convoitises, ce Paris ou tout victorieux qu'ils etaient, ils n'avaient pas ose s'aventurer. Puis les communications furent retablies, et un matin, en recevant une lettre de Suisse: --C'est du baron de Thaller! s'ecria M. Favoral. Precisement, le directeur du _Credit mutuel_ etait un homme prudent. Agreablement installe en Suisse, il ne s'y deplaisait pas, et avant de rentrer a Paris, il tenait a se bien assurer qu'il n'y courrait aucuns risques... Sur les assurances que lui donna M. Favoral, il se mit en route, et presque en meme temps que lui, reparurent l'aine des MM. Jottras et M. Costeclar. XIX C'etait un curieux spectacle que le retour de ces braves, pour qui on avait enrichi la langue verte du significatif vocable de "franc-fileur." Ils n'etaient pas si fiers qu'on les a vus depuis. Assez embarrasses de leur contenance au milieu d'une population toute fremissante encore des emotions du siege, ils avaient le bon gout de chercher des pretextes a leur absence. --J'ai ete coupe, affirmait le baron de Thaller. J'etais alle en Suisse, mettre en surete ma femme et ma fille; quand j'ai voulu rentrer, bonsoir! les Prussiens avaient ferme les portes. Pendant plus de huit jours, j'ai erre autour de Paris, cherchant une issue, je n'y ai rien gagne que d'etre soupconne d'espionnage, arrete, et pour un peu plus, on me fusillait net. --Moi, declarait M. Costeclar, je prevoyais ce qui est arrive. Je savais que c'etait au dehors, pour organiser des armees de secours, qu'il faudrait des hommes. Je suis alle offrir mes services au gouvernement de la Defense, et tout Bordeaux a pu me voir botte, eperonne, pret a partir... Et en consequence, il sollicitait la croix, et ne desesperait pas de l'obtenir, par la toute-puissance de ses relations financieres. --Un tel l'a bien obtenue, repondait-il aux objections. Et il nommait celui-ci ou cet autre, dont les faits d'armes se bornaient a s'etre promene au soleil, galonne jusqu'aux epaules. --Mais c'est moi qui la meriterais, cette croix, soutenait M. Jottras jeune, car moi, du moins, j'ai rendu des services. Et il racontait qu'apres avoir fouille toute l'Angleterre pour y decouvrir des armes, il s'etait embarque pour New-York ou il avait achete des masses de fusils et de cartouches, et jusqu'a des batteries de canons. Il avait beaucoup souffert pendant ce dernier voyage, ajoutait-il, et cependant il ne le regrettait pas, puisqu'il lui avait fourni l'occasion d'etudier sur place les moeurs financieres de l'Amerique. Et il en revenait avec assez d'idees pour faire la fortune de trois ou quatre societes au capital de vingt millions. --Ah! ces Americains, s'ecriait-il, voila des hommes qui comprennent les affaires! Pres d'eux, nous ne sommes que des enfants. C'est par M. Chapelain, par les Desclavettes et par le papa Desormeaux que les nouvelles arrivaient rue Saint-Gilles. C'etait aussi par Maxence, dont le bataillon avait ete licencie, et qui, en attendant mieux, s'etait case, a titre de commis auxiliaire, au chemin de fer d'Orleans, ou il gagnait deux cents francs par mois. Car M. Favoral, lui, ne voyait ni n'entendait plus rien de ce qui se passait autour de lui. Son travail l'absorbait entierement. Il partait de meilleure heure, rentrait plus tard, et en perdait le boire et le manger. Il disait a ses amis que les affaires reprenaient d'une maniere inesperee, qu'il y avait des fortunes a gagner pour tous les gens qui avaient de l'argent comptant, et qu'il fallait bien rattraper le temps perdu. Il pretendait que l'indemnite enorme a payer aux Prussiens allait exiger un immense mouvement de capitaux, des combinaisons financieres, un emprunt, et qu'il ne se remue pas tant de milliards sans qu'il tombe quelques petits millions dans les poches intelligentes. Eblouis par la seule enumeration de ces sommes fabuleuses: --Ce diable de Favoral, disaient les autres, est bien capable de doubler ou de tripler sa fortune. Decidement, sa fille sera un fameux parti!... Helas! jamais Mlle Gilberte n'avait eu au coeur tant de haine et de degout pour cet argent, la seule preoccupation, l'unique sujet de conversation des gens qui l'entouraient; pour cet argent maudit qui s'etait eleve comme une insurmontable barriere entre elle et Marius. C'est que deja deux semaines s'etaient ecoulees depuis le complet retablissement des communications, et M. de Tregars n'avait pas donne signe de vie. C'est avec d'indicibles battements de coeur qu'elle attendait, chaque jour, l'heure de la lecon du signor Gismondo Pulci, et plus douloureuses a chaque fois etaient ses angoisses, quand elle l'entendait s'ecrier: --Rien, pas une ligne, pas un mot. L'eleve a oublie son vieux maitre... Mais la jeune fille savait bien que Marius n'oubliait pas. Son sang se glacait dans ses veines, quand elle lisait dans les journaux l'interminable liste de ces pauvres soldats qui, pendant l'invasion, avaient succombe, les plus heureux, sous les balles prussiennes, les autres, le long des chemins, dans la boue ou dans la neige, de froid, de fatigue, de misere, de besoin... Elle ne pouvait ecarter de son esprit le souvenir de cette vision funebre qui l'avait tant epouvantee, et elle se demandait si ce n'etait pas un de ces pressentiments inexplicables, dont on cite des exemples, et qui annoncent la mort d'une personne aimee. Seule, dans sa petite chambre, le soir, elle retirait de la cachette ou elle la conservait precieusement cette lettre que Marius lui avait confiee, en lui recommandant de ne l'ouvrir que lorsqu'elle serait sure qu'il ne reviendrait pas. Elle etait tres-volumineuse, renfermee dans une epaisse enveloppe scellee de cire rouge aux armes de Tregars, et Mlle Gilberte, souvent, s'etait demandee ce qu'elle pouvait bien contenir. Et maintenant elle frissonnait en se disant que peut-etre elle avait le droit de rompre le cachet. Et personne a qui demander une parole d'espoir! En etre reduite a cacher ses larmes et a essayer de sourire! Etre condamnee a inventer des pretextes, pour les gens qui s'etonnaient de voir se fletrir, en sa fleur, son exquise beaute; pour sa mere, dont l'inquietude etait sans bornes, de la voir ainsi pale et les yeux rougis, minee par une fievre continuelle. Marius, en partant, lui avait bien legue un ami, le comte de Villegre, et si quelqu'un savait quelque chose, c'etait lui. Mais elle ne voyait nul moyen d'en rien apprendre sans risquer son secret. Lui ecrire? Rien n'etait si aise, puisqu'elle avait son adresse, rue Taranne. Mais ou lui dire d'adresser sa reponse? Rue Saint-Gilles? Impossible! Elle avait la ressource de l'aller trouver, ou de lui donner un rendez-vous aux environs. Mais comment se derober une heure, sans eveiller les soupcons de Mme Favoral? Parfois la pensee lui venait de se confier a Maxence qui, avec une admirable constance, travaillait a racheter son passe. Mais quoi! il lui faudrait donc avouer la verite, lui avouer qu'elle, Gilberte, elle avait prete l'oreille aux propos d'un inconnu, rencontre par hasard, dans la rue, et qu'elle l'aimait, et qu'elle n'attendait rien d'heureux ou de malheureux que de lui!... Elle n'osait pas. Elle ne pouvait prendre sur elle de surmonter la honte d'une telle situation... Le desespoir la gagnait, le jour ou le signor Pulci lui arriva rayonnant, et s'ecriant des le seuil: --J'ai des nouvelles!... Et tout de suite, sans s'etonner du trouble affreux de la jeune fille, qu'il attribuait a l'interet qu'elle lui portait, a lui, Gismondo Pulci: --Je ne les ai pas eues directement, poursuivit-il, mais par un respectable seigneur a longues moustaches blanches et decore, qui, ayant recu une lettre de mon cher eleve, a daigne venir chez moi, me la lire... Le digne maestro n'en avait pas oublie un mot de cette lettre, et c'est presque textuellement qu'il la rapportait: Six semaines apres s'etre engage, son eleve avait ete nomme caporal, puis sergent, puis sous-lieutenant. Il avait pris part a tous les combats de l'armee de la Loire sans recevoir une egratignure. Mais a la bataille du Mans, en ramenant ses soldats qui pliaient, il avait recu deux coups de feu en pleine poitrine. Transporte mourant a une ambulance, il etait reste trois semaines entre la vie et la mort, ayant perdu toute conscience de soi. Depuis vingt-quatre heures il avait repris connaissance et il en profitait pour se rappeler a l'affection de ses amis. Tout danger avait disparu. Il ne souffrait presque plus, on lui promettait qu'avant un mois il serait sur pied, et en etat de rentrer a Paris. Pour la premiere fois depuis bien longtemps, Mlle Gilberte respira a pleins poumons. Mais on l'eut bien surprise, si on lui eut affirme qu'un jour approchait ou elle benirait ces blessures qui retenaient Marius sur un lit d'hopital. Il en fut ainsi cependant. Mme Favoral et sa fille etaient seules, un soir, a la maison, lorsque des clameurs s'eleverent de la rue, dominees par les refrains que hurlaient des voix avinees, accompagnees de roulements sourds et continus. Elles coururent a la fenetre. Des gardes nationaux venaient de s'emparer des canons deposes a la place Royale. Le regne de la Commune commencait. En moins de quarante-huit heures, on en fut a regretter les pires journees du siege. Sans chefs, sans direction, les honnetes gens perdaient la tete. Tous les braves revenus a l'armistice s'etaient envoles. Bientot on en fut reduit a se cacher ou a fuir pour eviter d'etre incorpore dans les bataillons de la Commune. Nuit et jour, autour de l'enceinte, petillait la fusillade et tonnait l'artillerie. De nouveau, M. Favoral avait renonce a aller a son bureau. A quoi bon! Parfois, d'un air singulier, il disait a sa femme et a sa fille: --Pour le coup, c'est bien la liquidation, Paris est perdu! Elles durent le croire, lorsque arriva la lutte de la derniere heure, quand aux detonations du canon et a l'explosion des obus, elles sentirent leur maison trembler jusque dans ses fondations, quand au milieu de la nuit elles virent leur appartement eclaire comme en plein jour par les flammes de l'incendie du Grenier de reserve et des maisons de la place de la Bastille et de l'Hotel de Ville... Et dans le fait, le rapide mouvement des troupes sauva seul Paris de la destruction. Mais, des la fin de la semaine suivante, le calme commencait a renaitre, et Mlle Gilberte apprenait le retour de Marius. XX --Enfin, il a ete donne a mes yeux de le contempler, et a mes bras de le serrer contre ma poitrine. C'est en ces termes, tout vibrant d'enthousiasme et de son plus terrible accent, que le vieux maitre italien annonca a Mlle Gilberte qu'il venait de revoir ce fameux eleve dont il attendait la fortune et la gloire. --Mais combien il est faible encore, ajoutait-il, et souffrant de ses blessures! J'hesitais presque a le reconnaitre, tant il est pale et amaigri. La jeune fille ne l'ecoutait plus. Un flot de vie inondait son coeur. Ce moment effacait toutes les douleurs et toutes les angoisses. --Et moi aussi, pensait-elle, je le reverrai aujourd'hui! Et, avec cet infaillible instinct de la femme qui aime, elle calculait le moment ou Marius de Tregars paraitrait rue Saint-Gilles. Ce serait a la tombee de la nuit, probablement, comme l'autre fois, lors de son depart, c'est-a-dire vers les huit heures, puisqu'on etait aux jours les plus longs de l'annee. Or, ce jour-la, precisement, et a cette heure, Mlle Gilberte devait se trouver seule a la maison. Il avait ete convenu que sa mere, apres le diner, irait rendre visite a Mme Desclavettes, qui etait au lit, a demi morte de la peur qu'elle avait eue pendant les dernieres convulsions de la Commune. Donc, elle serait libre, elle n'aurait pas a inventer un mensonge pour descendre quelques minutes. Mais la reflexion ne devait pas tarder a jeter un nuage sur la joie que, tout d'abord, elle avait ressentie de ce concours heureux de circonstances. Descendant au fond de son ame troublee, elle s'epouvantait de sa faiblesse et de sa facilite a se decider a des demarches qui jadis lui auraient paru monstrueuses. Qu'etait donc devenue son energie? Quel vertige la frappait? Ou serait la limite des concessions incessamment plus grandes qu'arrachait a sa conscience cet amour, bien chaste, assurement, et bien pur, mais que cependant elle ne pouvait avouer, et qu'il lui fallait dissimuler comme une mauvaise action? --S'il me restait une lueur de courage, pensait-elle, je ne descendrais pas. Oui, mais la voix des capitulations lui rappelait qu'elle avait a rendre a Marius la lettre qu'il lui avait confiee, et lui criait qu'apres tant d'evenements il devait avoir a lui dire des choses importantes et qu'il etait peut-etre indispensable qu'elle sut. Lorsque Mme Favoral sortit, Mlle Gilberte en etait encore a prendre une resolution definitive. Mais elle avait la lettre dans sa poche, et son chapeau etait a sa portee. Elle alla s'accouder a la fenetre. La rue etait redevenue solitaire et silencieuse. A peine toutes les minutes apercevait-on un passant. La nuit venait, et assez vite, meme, car de gros nuages charges d'electricite se balancaient au-dessus de Paris. La chaleur etait accablante. Il n'y avait pas un souffle d'air. Une a une, a mesure qu'approchait le moment ou elle avait calcule que paraitrait Marius, les hesitations de la jeune fille se dissipaient comme une fumee. Elle ne craignait plus qu'une chose: qu'il ne vint pas, ou qu'il ne fut venu deja, et ne se fut eloigne desespere de ne l'avoir pas apercue... Deja les objets devenaient moins distincts, et le gaz s'allumait au fond des arriere-boutiques, lorsque enfin elle le reconnut, de l'autre cote du trottoir. Il leva la tete en passant, et, sans s'arreter, il lui adressa un geste rapide, un geste suppliant, que seule elle pouvait comprendre: "Je vous en conjure, venez!" Le coeur battant a lui rompre la poitrine, la jeune fille s'elanca dans l'escalier. Mais c'est seulement en mettant le pied dans la rue qu'elle put mesurer la grandeur des risques qu'elle courait. Concierges et boutiquiers etaient assis devant leur porte et causaient en prenant le frais. Tous la connaissaient. N'allaient-ils pas s'etonner de la voir seule, dehors, a pareille heure? Qu'adviendrait-il, s'il prenait a l'un d'eux la fantaisie de l'epier?... Cependant, elle poursuivit son chemin, repondant au salut des voisins, qui, sur son passage, retiraient leur pipe de leur bouche et se decouvraient... A vingt pas en avant elle apercevait Marius. Mais il avait compris le danger, elle en fut convaincue, car au lieu de tourner rue des Minimes, il suivit toute la rue Saint-Gilles, et ne s'arreta que de l'autre cote du boulevard Beaumarchais. Alors, seulement, Mlle Gilberte le rejoignit. Et elle ne put retenir un cri, en voyant combien terriblement il etait pale, comme un mourant, et si faible, que tres-evidemment il lui fallait un grand effort pour se tenir debout et marcher. --Ah! c'est une imprudence affreuse que d'etre revenu! s'ecria-t-elle. Un peu de sang remonta aux joues de M. de Tregars, son visage s'illumina, et d'une voix fremissante de passion contenue: --L'imprudence eut ete de rester loin de vous, prononca-t-il, je m'y sentais mourir... Ils etaient retires tous deux contre la devanture d'une boutique fermee, et ils etaient comme seuls, au milieu de la foule qui circulait sur le boulevard, toute occupee de contempler les effroyables degats de la Commune. --Et d'ailleurs, poursuivait Marius, ai-je donc une minute a perdre? Je vous ai demande trois ans, quinze mois se sont ecoules et je ne suis pas plus avance que le premier jour. Lorsqu'a eclate cette guerre maudite, toutes mes mesures etaient prises. J'etais sur d'arriver rapidement a une fortune assez belle pour que votre pere ne me refusat pas votre main... Tandis que maintenant!... --Eh bien? --Toutes les conditions sont changees. L'avenir est trop incertain pour que personne consente a engager ses capitaux. Le temps est aux tripoteurs d'affaires, aux agioteurs a la petite semaine, aux bonisseurs qui promettent, si on leur confie un petit ecu, de rendre six francs. Marcolet lui-meme, a qui l'audace ne manque pas, et qui croit fermement au succes de l'entreprise que nous avions concue, Marcolet me le disait hier. Il n'y a rien a tenter en ce moment, il faut attendre... Il y avait, dans son accent, une si poignante douleur, que la jeune fille sentit ses yeux se mouiller. --Nous attendrons donc, dit-elle avec une fausse gaiete. Mais M. de Tregars hochait la tete. --Est-ce possible? fit-il. Croyez-vous donc que j'ignore quelle vie est la votre?... Mlle Gilberte se redressa. --Me suis-je jamais plainte? demanda-t-elle fierement. --Non. Votre mere et vous, toujours religieusement, vous avez garde le secret de vos souffrances, et il a fallu pour me les reveler un hasard providentiel. Mais enfin, j'ai tout appris. Je sais que celle que j'aime uniquement et de toute la puissance de mon etre, est soumise au despotisme le plus odieux, abreuvee d'outrages et condamnee aux plus humiliantes privations. Et moi, qui mille fois donnerais ma vie pour elle, je ne puis rien pour elle. L'argent eleve entre nous une si infranchissable barriere, que mon amour a moi, Marius de Tregars, est une offense. Pour savoir quelque chose d'elle, j'en suis reduit a inventer des complices. Si j'obtiens d'elle quelques minutes d'entretien, je risque son honneur de jeune fille. Gagnee par son emotion: --Vous m'avez du moins delivree de M. Costeclar, dit Mlle Gilberte. --Oui, j'ai pu heureusement trouver des armes contre ce miserable. Mais en trouverais-je contre tous ceux qui se presenteront? Votre pere est tres-riche, et les hommes sont nombreux pour qui le mariage n'est qu'une speculation comme une autre... --Douteriez-vous de moi?... --Ah! je douterais de moi, plutot!... Mais je sais quelles epreuves vous a values votre refus d'epouser M. Costeclar, je sais quelle lutte sans merci vous avez soutenue. Un autre pretendant peut se presenter, et alors... Mais non, vous voyez bien que nous ne pouvons pas attendre!... --Que voulez-vous faire?... --Je ne sais, ma determination n'est pas arretee encore. Et cependant Dieu sait quels ont ete les efforts de mon intelligence, pendant ce mois que je viens de passer sur un lit d'ambulance, pendant ce mois ou vous avez ete mon unique pensee... Ah! tenez, quand j'y pense, je ne trouve plus de paroles pour maudire l'insouciance avec laquelle je me suis depouille de ma fortune! Comme si elle eut entendu un blaspheme, la jeune fille recula. --Il est impossible, s'ecria-t-elle, que vous regrettiez d'avoir paye ce que devait votre pere... Un amer sourire crispait les levres de M. de Tregars. --Et si je vous disais, repondit-il, que mon pere, veritablement, ne devait rien?... --Oh!... --Si je vous disais qu'on lui a pris toute sa fortune, plus de deux millions, aussi audacieusement qu'un filou vole un mouchoir dans la poche d'un passant?... Si je vous disais qu'en sa naivete loyale, il n'a ete qu'un homme de paille, entre les mains d'habiles scelerats!... Avez-vous donc oublie ce que disait le comte de Villegre? Mlle Gilberte n'avait rien oublie. --Le comte de Villegre, repondit-elle, pretendait qu'il etait encore temps de faire rendre gorge aux gens qui avaient depouille votre pere... --Eh bien! oui! s'ecria Marius, et je suis resolu a leur faire rendre gorge!... La nuit, cependant, etait tout a fait venue. Les boutiques s'eclairaient. Les employes du gaz, leur longue perche sur l'epaule, passaient en courant, et, un a un, sur toute la ligne des boulevards, les reverberes s'illuminaient. Inquiet de ces clartes soudaines, M. de Tregars entraina Mlle Gilberte un peu plus loin, jusqu'a une sorte d'esplanade precedant l'escalier qui conduit a la rue Amelot. Et une fois la, s'accotant contre la rampe de fer: --Deja, poursuivit-il, lors de la mort de mon pere, je soupconnais les manoeuvres abominables dont il a ete victime. Il me parut indigne de moi de verifier mes soupcons. J'etais seul au monde, je n'avais que des besoins restreints, j'etais persuade que mes recherches me donneraient, dans un avenir tres-prochain, une fortune bien superieure a celle que j'abandonnais. Je trouvai quelque chose de noble et de grand, et qui flattait ma vanite, a renoncer a tout, sans discussion, sans proces, et a consommer ma ruine d'un trait de plume. Seul, parmi mes amis, le comte de Villegre eut le courage de me dire que c'etait la une coupable folie, que le silence des dupes est la force des fripons, que mes dedains feraient bien rire les gredins qu'ils enrichissaient. Je repondis que je ne voulais pas voir le nom de Tregars mele a des debats honteux, et que me taire, c'etait honorer la memoire de mon pere. Triple niais! Le seul moyen d'honorer mon pere, c'etait de le venger, c'etait d'arracher ses depouilles aux miserables qui avaient cause sa mort; aujourd'hui, je le vois clairement... Mais avant de rien entreprendre, Gilberte, j'ai voulu prendre votre avis. Debout, les bras pendants, la jeune fille ecoutait de toutes les forces de son attention. Elle en etait arrivee a confondre si completement, dans sa pensee, son avenir et celui de M. de Tregars, qu'elle ne voyait rien d'extraordinaire a ce qu'il la consultat, lorsqu'il s'agissait de la realisation de leurs esperances, et qu'elle ne s'etonnait pas de se voir la, avec lui, deliberant. --Il faudrait des preuves, objecta-t-elle. --Je n'en ai pas, malheureusement, repondit M. de Tregars, je n'en ai pas, du moins, de positives, et telles qu'il les faut pour s'adresser a la justice. Mais je crois pouvoir m'en procurer. Mes soupcons d'autrefois sont devenus une certitude. Le meme hasard qui m'a permis de vous delivrer des obsessions de M. Costeclar, a mis entre mes mains des indications precieuses... --Alors il faut agir, prononca resolument Mlle Gilberte... Un instant Marius hesita, comme s'il eut cherche des expressions pour ce qu'il lui restait encore a dire. Puis: --Il est de mon devoir, reprit-il, de ne vous rien cacher de la verite. La tache est lourde. Les intrigants obscurs d'il y a dix ans sont devenus de gros financiers, retranches derriere leurs sacs d'ecus comme derriere un rempart inexpugnable. Isoles jadis, ils ont su grouper autour d'eux des interets puissants, des complices haut places, et des amis dont la grande situation les protege. Ayant reussi, ils sont absous. Ils ont pour eux ce qu'on appelle la consideration publique, cette chose idiote qui se compose de l'admiration des imbeciles, de l'approbation des gredins, et du concert des vanites interessees. Quand ils passent, au galop de leurs chevaux, dans le nuage de poussiere que souleve leur voiture, insolents, impudents, gonfles de l'epaisse fatuite de l'argent, on salue jusqu'a terre. On dit: "Ce sont d'habiles gens!" Et dans le fait, oui, adresse ou bonheur, ils ont jusqu'ici evite la police correctionnelle, ou tant d'autres sont alles s'echouer. Ceux qui les meprisent en ont peur et leur tendent la main. Ils sont d'ailleurs assez riches pour ne plus voler eux-memes... ils ont des employes pour cela. L'energie du mepris donnait a M. de Tregars une vigueur nouvelle, pendant qu'il tracait ce sombre tableau de sa situation. Et c'est d'une voix apre et breve qu'il poursuivait: --Si je vous dis ces choses, o mon amie, c'est que je vais engager une partie decisive, et que je ne suis pas sur de la gagner. Je ne m'abuse pas. Le jour ou j'eleverai la voix pour accuser, ce sera contre moi une clameur furibonde. Je verrai se dresser tout ce que Paris compte de financiers suspects, de louches industriels, des tripoteurs vereux, tous les faiseurs enrichis, tous ceux dont la fortune est greffee sur une gredinerie. C'est une armee. On voudra savoir quel est ce trouble-fete, ce fou furieux, qui s'avise de fouiller dans le passe des gens, et de reveiller des histoires oubliees. On dira que je n'ai pas un sou, et que ceux que j'accuse ont des millions. Alors, ce sera moi, peut-etre, qui passerai pour un malhonnete homme. On tachera de prouver que je specule sur le scandale, et que tous les millionnaires sont exposes a rencontrer des gens qui essayent de les faire chanter. Mais Mlle Gilberte n'etait pas de celles que la lutte epouvante. --Qu'importe!... s'ecria-t-elle. M. de Tregars hochait la tete: --Dieu m'est temoin, reprit-il, que jamais jusqu'a ces jours passes, l'idee ne m'etait venue de troubler en leur possession les gens qui ont depouille mon pere. Seul, qu'avais-je besoin d'argent? Plus tard, o mon amie, je m'etais dit que je saurais conquerir la fortune qu'il me faut pour obtenir votre main. Vous m'aviez promis d'attendre, et il m'etait doux de me dire que je vous devrais a mes seuls efforts. Les evenements ont aneanti mes esperances. J'en suis, aujourd'hui, reduit a reconnaitre que tous mes efforts seraient inutiles. Attendre, patienter, ce serait risquer de vous perdre. Des lors, je n'hesite plus... Je veux ce qui est a moi, je veux qu'on me restitue ce qu'on m'a vole. A son accent, il etait aise de comprendre, et Mlle Gilberte le comprenait bien, que sa resolution etait desormais irrevocable. --Malheureusement, continua-t-il, ce n'est pas immediatement, ce n'est pas ouvertement surtout, que je dois engager la lutte. Peut-etre me faudra-t-il ces mois de patience et de dissimulation, avant de reunir des armes. D'ici la, je vais etre force de renoncer a ma vie solitaire, toute de travail et de meditation. Grace au comte de Villegre, qui met a ma disposition ses modestes economies, je vais me rejeter dans le monde, y renouer mes relations, m'y creer de nouveaux amis et me menager des appuis... Mais avant tout, mon amie, j'ai une priere a vous adresser. Si eloignee que soit la rue Saint-Gilles du milieu ou je vais vivre, il se peut qu'un echo de ma vie arrive jusqu'a vous... C'est avec une insistance inquiete que Mlle Gilberte fixait sur lui ses beaux yeux tremblants. Il semblait embarrasse. --Eh bien? interrogea-t-elle. --Eh bien! repondit-il, quoi que vous puissiez entendre dire de moi, quoi que vous puissiez lire, je vous conjure de ne rien croire... Quoi que vous appreniez, et si etrange que cela vous paraisse, dites-vous bien que je poursuis inflexiblement mon but. Ce n'est qu'en employant l'arme de mes ennemis, la ruse, que je puis les vaincre. Quoi que je fasse, car, helas! sais-je moi-meme a quoi j'en serai reduit? quelque role que je joue, rappelez-vous qu'il ne sera pas une de mes actions, pas une de mes pensees qui ne tende a rapprocher le jour beni ou vous serez ma femme... Il y avait dans sa voix tant et de si inexprimables tendresses, que la jeune fille ne pouvait retenir ses larmes. --Jamais, quoi qu'il arrive, je ne douterai de vous, Marius! prononca-t-elle. Il lui prit les mains, et les serrant d'une etreinte passionnee: --Et moi, s'ecria-t-il, je vous jure que, soutenu par votre souvenir, il n'est pas de degout que je ne surmonte, pas d'obstacles que je ne renverse!... Il parlait si haut, que deux ou trois passants s'arreterent. Il s'en apercut, et ramene brusquement au sentiment de la realite: --Malheureux que nous sommes! prononca-t-il tout bas et tres-vite, nous oublions ce que cette entrevue peut nous couter! Et il entraina Mlle Gilberte de l'autre cote du boulevard, et tout en regagnant la rue Saint-Gilles, par les rues desertes: --C'est une imprudence affreuse que nous venons de commettre, reprit M. de Tregars. Mais il fallait nous voir absolument; et nous n'avions pas le choix des moyens. Maintenant, et pour longtemps, nous voila separes. Tout ce que vous voudrez que je sache de vous, racontez-le a ce digne Gismondo qui me rapporte fidelement vos moindres paroles. C'est par lui que vous aurez de mes nouvelles. Deux fois par semaine, le mardi et le vendredi, a la tombee de la nuit, je passerai devant votre maison. Je rentrerai enflamme d'une energie nouvelle, si j'ai le bonheur de vous apercevoir. S'il survenait un evenement extraordinaire, faites-moi un signe, et je vous attendrai rue des Minimes... Mais c'est un expedient dont nous ne devons user qu'avec la derniere circonspection... Je ne me pardonnerais pas d'avoir risque votre reputation. Ils arrivaient a la rue Saint-Gilles; Marius s'arreta. --Il faut nous quitter, commenca-t-il. Mais alors seulement, Mlle Gilberte se rappela la lettre de M. de Tregars, cette lettre qui avait ete le pretexte qu'elle s'etait donne pour descendre. La tirant de sa poche, et la lui tendant: --Voici, dit-elle, le depot que tous m'avez confie. Mais il la repoussa doucement. --Non, repondit-il, gardez cette lettre, elle ne peut plus etre ouverte que par la marquise de Tregars. Et portant a ses levres la main de la jeune fille, et d'une voix profondement alteree: --Adieu, murmura-t-il, bon courage et bon espoir!... XXI Mlle Gilberte etait loin deja, que Marius de Tregars demeurait encore immobile, a l'angle du trottoir, la suivant des yeux, dans la nuit. Elle se hatait, trebuchant sur les paves inegaux de la chaussee. Quittant Marius, elle retombait sur terre, de toutes les hauteurs du reve, l'illusion decevante s'evanouissait, et rentree dans le domaine de la triste realite, l'inquietude la poignait. Depuis combien de temps etait-elle dehors? Elle l'ignorait; et il lui etait impossible de s'en rendre compte. Mais il se faisait tard, evidemment, les boutiques se fermaient. Cependant, elle arrivait a la maison paternelle. Se reculant, elle leva la tete. Les fenetres du salon etaient eclairees. --Ma mere est de retour! se dit-elle avec une horrible trepidation interieure. Elle ne s'en depecha pas moins de monter, et juste comme elle arrivait sur le palier, Mme Favoral ouvrait la porte de l'appartement, se disposant a descendre. --Enfin, tu m'es rendue! s'ecria la pauvre mere, dont cette seule exclamation trahissait les sinistres apprehensions. Je sortais, j'allais te chercher, au hasard, je ne sais ou, par les rues... Et attirant sa fille dans le salon, et la serrant entre ses bras, avec une tendresse convulsive: --Ou etais-tu? interrogea-t-elle. D'ou viens-tu! Sais-tu qu'il est plus de neuf heures?... Tel avait ete, pendant toute cette soiree, le trouble de Mlle Gilberte, qu'elle n'avait pas meme songe a chercher un pretexte pour justifier son absence. Maintenant il etait trop tard. Quelle explication, d'ailleurs, eut paru plausible? Au lieu de repondre: --Eh! chere mere, fit-elle, avec un sourire contraint, est-ce qu'il ne m'est pas arrive vingt fois de descendre ainsi dans le quartier! Mais c'en etait fait de la confiante credulite de Mme Favoral. --Si j'ai ete aveugle, Gilberte, interrompit-elle, mes yeux cette fois s'ouvrent a l'evidence. Il y a dans ta vie un mystere, quelque chose d'extraordinaire que je n'ose m'expliquer. La jeune fille se redressa, et plongeant dans les yeux de sa mere son beau regard clair: --Me soupconnerais-tu donc de quelque chose de mal? s'ecria-t-elle. Du geste, Mme Favoral l'arreta. --Une jeune fille qui se cache de sa mere fait toujours mal, prononca-t-elle. Il y a longtemps que pour la premiere fois j'ai eu le pressentiment que tu te cachais de moi. Mais quand je t'ai interrogee, tu as reussi a endormir mes doutes. Tu as abuse de ma confiance et de ma faiblesse. Ce reproche etait le plus cruel qu'on put adresser a Mlle Gilberte. Un flot de sang empourpra ses joues, et d'une voix ferme: --Eh bien, oui, fit-elle, j'ai un secret! --Mon Dieu! --Et si je ne te l'ai pas confie, c'est que c'est aussi le secret d'un autre. Oui, je l'avoue, j'ai ete d'une imprudence sans nom, j'ai franchi toutes les bornes des convenances et des conventions sociales, je me suis exposee aux pires calomnies... Mais, je le jure, je n'ai rien fait que ma conscience me reproche, rien dont j'aie a rougir, rien que je regrette, rien que je ne sois prete a faire encore demain! --Gilberte! --Je me suis tue, c'est vrai; mais c'etait mon devoir. Seule je devais garder la responsabilite de mes actes. Ayant seule librement engage mon avenir, je voulais etre seule a supporter le fardeau de mes anxietes. Je me serais eternellement reproche d'ajouter ce souci encore a tes autres chagrins... Mme Favoral etait consternee. De grosses larmes lentement roulaient le long de ses joues fletries. --Ne vois-tu donc pas, balbutia-t-elle, que toutes mes souffrances passees n'etaient rien, pres de ce que j'endure aujourd'hui? Mon Dieu! par quelle faute que j'ignore ai-je merite tant d'epreuves! Pas une des douleurs d'ici-bas ne doit-elle donc m'etre epargnee! Et c'est par ma fille que je suis frappee le plus rudement!... C'etait plus que n'en pouvait supporter Mlle Gilberte. Son coeur se brisait de voir ainsi couler les larmes de sa mere, de cet ange de douceur et de resignation. Lui jetant les bras autour du cou, et lui baisant les yeux: --Mere, murmura-t-elle, mere adoree, je t'en supplie, ne pleure pas ainsi. Parle-moi! Que veux-tu que je fasse? Doucement la pauvre femme se degagea. --Dis-moi la verite, repondit-elle. N'etait-il pas sur que c'etait la ce que Mme Favoral demanderait; qu'elle ne pouvait meme demander que cela! Ah! combien mieux mille fois la jeune fille eut prefere une scene brutale de son pere, et des violences qui eussent exalte son energie au lieu de la briser! Essayant de gagner du temps: --Eh bien! oui, repondit-elle, je te dirai tout, ma mere, mais pas maintenant, demain, plus tard... Elle allait ceder, cependant, lorsque l'arrivee de son pere lui coupa la parole. Le caissier du _Credit mutuel_ etait fort guilleret ce soir-la, il chantonnait, ce qui ne lui arrivait pas quatre fois l'an, ce qui etait chez lui l'indice certain de la plus extreme satisfaction. Mais il s'arreta net en voyant la physionomie bouleversee de sa femme et de sa fille. --Qu'avez-vous? interrogea-t-il. --Rien, se hata de repondre Mlle Gilberte, absolument rien, mon pere. D'un air ironique, il haussait les epaules. --Alors, c'est pour vous distraire que vous pleurez, dit-il? Tenez, soyez donc franches, une fois en votre vie, et avouez-moi que Maxence a encore fait quelque fredaine. --Vous vous trompez, mon pere, je vous le jure. Il n'en demanda pas davantage, n'etant pas questionneur de son naturel, soit qu'il se souciat infiniment peu de ce qui touchait sa famille, soit qu'il comprit vaguement que ses facons d'agir lui enlevaient tout droit a la confiance des siens. --Puisqu'il en est ainsi, reprit-il, d'un ton bourru, allons nous coucher. J'ai tant pioche aujourd'hui que je suis extenue. Parbleu! ceux qui pretendent que les affaires sont mortes me font bien rire! Jamais M. de Thaller n'avait ete en passe de gagner autant d'argent. Quand il parlait, on obeissait. De telle sorte que Mlle Gilberte se trouvait avoir toute la nuit devant elle pour reprendre possession d'elle-meme, repasser dans son esprit les evenements de la soiree, et deliberer froidement sur le parti qu'elle avait a prendre. Car il n'y avait pas a s'abuser. Des le lendemain, Mme Favoral renouvellerait ses instances. Que lui dire?... Tout? Mlle Gilberte s'y sentait portee par toutes les aspirations de son coeur, par la certitude d'une indulgente complicite, par la pensee de trouver dans une ame amie l'echo de ses joies et de ses douleurs et de toutes ses esperances. Oui, mais Mme Favoral etait toujours cette meme femme dont les plus belles resolutions s'evanouissaient sous les regards de son mari. Qu'un pretendant se presentat, qu'une lutte s'engageat, comme pour M. Costeclar, aurait-elle la force de se taire? Non! Alors, ce serait avec M. Favoral une scene epouvantable. Il irait peut-etre trouver M. de Tregars. Quel scandale! Car il etait homme a ne rien menager. Et un nouvel obstacle se dresserait plus insurmontable que les autres. Mlle Gilberte songeait aussi aux projets de Marius, a cette partie terrible qu'il allait jouer, et dont l'issue devait decider de leur sort. Il lui en avait dit assez, pour qu'elle en comprit tous les perils, et qu'il pouvait suffire d'une indiscretion pour aneantir les resultats de plusieurs mois de patience et d'efforts. Parler, n'etait-ce pas d'ailleurs abuser de la confiance de Marius? Comment esperer qu'un autre garde un secret qu'on ne sait pas garder soi-meme? Enfin, apres de longues et penibles hesitations, elle decida que le silence lui etait impose, et qu'elle ne se laisserait arracher que de vagues explications. C'est donc inutilement que le lendemain et les jours qui suivirent, Mme Favoral essaya d'obtenir cet aveu, qu'elle avait vu en quelque sorte monter jusqu'aux levres de sa fille. A ses adjurations passionnees, a ses larmes, a ses ruses meme, invariablement Mlle Gilberte opposait des reponses equivoques, un recit a travers lequel on ne pouvait rien deviner, qu'un de ces romans enfantins qui s'arretent a la preface, un de ces amours pour un heros chimerique comme il en eclot dans le cerveau des pensionnaires. Il n'y avait rien la de rassurant pour une mere, et Mme Favoral connaissait trop l'invincible obstination de sa fille pour esperer la vaincre. Elle n'insista plus, parut convaincue, et se promit une surveillance de tous les instants. Mais c'est vainement qu'elle deploya toute la penetration dont elle etait capable, et une vigilance qui ne se relachait pas. La plus severe attention ne lui revela pas un fait suspect, pas une circonstance dont elle put tirer une induction. Si bien qu'elle finissait par se dire: --Me serais-je donc trompee?... C'est que Mlle Gilberte n'avait pas tarde a se sentir epiee, et s'observait avec une circonspection tenace, que jamais on n'eut attendue de son caractere resolu et impatient de toute contrainte. Elle s'etait impose une sorte d'insouciance enjouee dont elle ne se departait plus, veillant sur tous les mouvements de sa physionomie, et se defendant de ces acces de reverie vague ou elle tombait autrefois. Deux semaines de suite, craignant d'etre trahie par ses regards, elle eut le courage de ne se point montrer a la fenetre a l'heure ou elle savait que devait passer Marius. Elle etait d'ailleurs fort exactement tenue au courant des alternatives de la campagne entreprise par M. de Tregars. Enthousiaste plus que jamais de son eleve, le signor Gismondo Pulci ne cessait de chanter ses louanges, et c'etait avec une telle pompe d'expression et une si curieuse exuberance de gestes, que Mme Favoral s'en amusait beaucoup, et que les jours ou elle assistait a la lecon de sa fille, elle etait la premiere a demander: --Eh bien, ce fameux eleve? Et selon ce que lui avait dit Marius: --Il nage dans la plus pure satisfaction, repondait le candide maestro, tout lui reussit a miracle, et bien au dela de ses esperances. Ou encore, froncant les sourcils: --Il etait triste hier, disait-il, par suite d'une deception inattendue. Mais il ne perd pas courage, nous reussirons. La jeune fille ne pouvait s'empecher de sourire, de voir ainsi sa mere aider l'inconsciente complicite du signor Gismondo. Puis elle se reprochait d'avoir souri, et d'en etre venue, par une pente insensible et fatale, a s'egayer d'une duplicite dont elle eut rougi en d'autres temps, comme de la derniere humiliation. En depit d'elle-meme cependant, cette partie qui se jouait entre elle et sa mere, et dont son secret etait l'enjeu, finissait par la passionner. C'etait un interet toujours palpitant, dans sa vie jusqu'alors si morne, et une source d'emotions incessamment renouvelees. --Et d'ailleurs, songeait-elle, est-ce que Marius a hesite a prendre un role qui revoltait sa loyaute? A-t-il balance, quand il a vu que c'etait le seul moyen de vaincre, a lutter de ruse et de perfidie avec les intrigants qui ont depouille son pere? Qui sait a quelles manoeuvres souterraines il se condamne, lui, si fier, et a quelles intrigues compliquees? Et cette communaute de souffrances la consolait un peu, car il lui semblait qu'en agissant comme elle faisait, elle contribuait pour une certaine part au succes, et qu'elle jetait son grain de sable dans la balance de leurs destinees. Mais la dissimulation d'une jeune fille, si naive et inexperimentee qu'on la suppose, aura toujours raison de la diplomatie d'une mere, si clairvoyante qu'elle soit. Les semaines s'ajoutant aux jours et les mois aux semaines, Mme Favoral se relacha d'une surveillance inutile et peu a peu l'abandonna presque completement. Elle se disait bien toujours que sa fille a un moment donne avait en quelque chose d'extraordinaire, mais elle etait persuadee que ce quelque chose etait oublie. De telle sorte qu'aux jours convenus, Mlle Gilberte pouvait s'accouder a sa fenetre, sans craindre qu'on vint lui demander compte de l'emotion qui la remuait, quand apparaissait M. de Tregars. A l'heure dite, invariablement, avec une ponctualite a faire honte a l'exactitude de M. Favoral, il tournait le coin de la rue de Turenne, il echangeait avec la jeune fille un rapide regard et poursuivait son chemin. La sante lui etait completement revenue, et avec la sante cette grace virile et puissante, qui resulte du parfait equilibre de la souplesse et de la force. Mais il avait renonce a sa mise presque pauvre d'autrefois. Il etait vetu, maintenant, avec cette elegance recherchee et simple, cependant, qui trahit a premiere vue le merle blanc qu'on appelle "un homme comme il faut." Et tout en l'accompagnant des yeux, pendant qu'il remontait vers le boulevard Beaumarchais, Mlle Gilberte sentait des bouffees de joie et d'orgueil lui monter du fond de l'ame. --Qui jamais imaginerait, pensait-elle, que ce jeune homme qui s'en va la-bas est mon fiance, et que peut-etre le jour n'est pas loin ou, devenue sa femme, je m'appuierai a son bras? Qui se douterait que toutes mes pensees lui appartiennent, et que c'est pour moi que, renoncant aux ambitions de toute sa vie, il poursuit un nouveau but? Qui donc soupconnerait que c'est pour Gilberte Favoral que le marquis de Tregars se promene rue Saint-Gilles?... Et, positivement, cette promenade au Marais n'etait pas sans quelque merite, car l'hiver etait venu, etendant une epaisse couche de boue sur le pave de toutes ces petites rues, qu'oublient toujours les balayeurs. L'interieur du caissier du _Credit mutuel_ avait repris ses habitudes d'avant la guerre, sa somnolente monotonie a peine troublee par les diners du samedi, par les naivetes de M. Desclavettes ou les calembours du papa Desormeaux. Maxence, cependant, n'habitait plus avec ses parents. Rentre a Paris aussitot apres la Commune, et ne se sentant plus d'humeur a subir le despotisme paternel, Maxence etait alle s'etablir dans un petit appartement du boulevard du Temple, et il avait fallu les vives instances de sa mere pour le decider a venir tous les soirs diner rue Saint-Gilles. Fidele au serment fait a sa soeur, il travaillait ferme, mais il n'en etait guere plus avance. Le moment etait loin d'etre propice, et l'occasion que tant de fois il avait laisse echapper ne se representait plus. Faute de mieux, il gardait son emploi d'auxiliaire au chemin de fer, et comme deux cents francs par mois ne lui suffisaient pas, il passait une partie des nuits a copier des roles pour le successeur de Me Chapelain. --Il te faut donc bien de l'argent? lui disait sa mere, lorsqu'elle lui voyait les yeux un peu rouges. --Tout est si cher! repondait-il avec un sourire qui valait une confidence et que pourtant Mme Favoral ne comprenait pas. Il n'en avait pas moins, petit a petit, et par a-compte, paye ses creanciers. Le jour ou il tint enfin leurs factures acquittees, il les presenta fierement a son pere, le priant de le faire entrer au _Credit mutuel_, ou, avec infiniment moins de peine, il gagnerait bien davantage. Mais des les premiers mots, M. Favoral se mit a ricaner. --Me supposez-vous donc une dupe aussi facile que votre mere? s'ecria-t-il... Croyez-vous donc que je ne sais pas la vie que vous menez? --Ma vie est celle d'un pauvre diable qui pioche tant qu'il peut. --En verite!... Alors comment ne cesse-t-on de voir chez vous des femmes dont les allures et les toilettes font scandale dans le quartier? --On vous a trompe, mon pere. --J'ai vu. --C'est impossible! Laissez-moi vous expliquer... --Rien, ce serait perdre vos peines. Vous etes et resterez toujours le meme, et ce serait de la demence, a moi, que de faire admettre dans une administration ou je jouis de l'estime de tous, un garcon qui, d'un jour a l'autre, fatalement, sera precipite dans la boue par quelque creature perdue. De telles discussions n'etaient pas faites pour rendre plus cordiales les relations du pere et du fils. A diverses reprises, M. Favoral avait donne a entendre que du moment ou Maxence logeait dehors, il pourrait bien aussi y diner. Et il lui eut signifie de le faire, evidemment, s'il n'eut ete retenu par un reste de respect humain et la crainte du qu'en dira-t-on. D'un autre cote, l'amer regret d'avoir peut-etre gate sa vie, l'incertitude de l'avenir, la gene presente, toutes les convoitises inassouvies de la jeunesse, entretenaient Maxence dans un etat de perpetuelle irritation. Pour le calmer, l'excellente Mme Favoral s'epuisait en raisonnements. --Ton pere est dur pour nous, disait-elle, mais l'est-il moins pour lui-meme? Il ne pardonne rien, mais il n'a jamais eu besoin d'etre pardonne. Il ne comprend pas la jeunesse, mais jamais il n'a ete jeune et il etait a vingt ans aussi grave et aussi froid que tu le vois. Comment s'expliquerait-il le plaisir, lui a qui jamais l'idee n'est venue de prendre une heure de distraction?... --Ai-je donc commis des crimes, pour etre ainsi traite par mon pere? s'ecriait Maxence. Et rouge de colere et serrant les poings: --Notre existence, ici, n'est-elle pas inouie? Toi, pauvre mere, tu n'as jamais eu la libre disposition de cent sous. Gilberte emploie ses journees a retourner ses robes apres les avoir fait teindre. J'en suis reduit a une place d'expeditionnaire. Et mon pere a cinquante mille livres de rentes!... C'est a ce chiffre, en effet, que les plus moderes portaient la fortune de M. Favoral. M. Chapelain, bien renseigne, supposait-on, ne se genait pas pour insinuer que ce cher Vincent, outre qu'il etait le caissier du _Credit mutuel_, devait en etre un des principaux interesses. Or, a en juger par le dividende qu'il venait de distribuer, le Credit mutuel avait du, depuis la guerre, realiser des benefices enormes. Toutes ses entreprises reussissaient, et il etait sur le point de lancer un emprunt etranger, qui allait infailliblement remplir ses caisses a les faire craquer. M. Favoral, d'ailleurs, se defendait mal de ces accusations d'opulence cachee. Quand M. Desormeaux lui disait: --La, voyons, entre nous, franchement, combien avez-vous de millions? Il avait une si etrange facon de repondre qu'on se trompait bien, que la conviction des autres s'en affermissait. Et des qu'ils avaient quelques milliers de francs d'economies, ils s'empressaient de les lui apporter, pour qu'il les fit valoir, imites en cela par bon nombre de rentiers du quartier, qui se disaient entre eux: --Cet homme-la est plus sur que la Banque! Millionnaire ou non, le caissier du _Credit mutuel_ n'en etait pas moins de jour en jour plus difficile a vivre. Si les etrangers, les gens qui n'avaient avec lui que des rapports superficiels, si ses hotes du samedi eux-memes, ne decouvraient en lui aucun changement appreciable, sa femme et ses enfants suivaient avec une surprise inquiete les modifications de son humeur. Si au dehors il semblait toujours le meme homme, impassible, meticuleux et grave, il se montrait dans son interieur plus quinteux qu'une vieille fille, agite, nerveux et sujet a d'inexplicables lubies. Apres etre reste des trois ou quatre jours sans desserrer les dents, tout a coup il se mettait a discourir sur toutes sortes de sujets avec une agacante volubilite. Au lieu de tremper abondamment son vin, comme autrefois, il s'etait mis a le boire pur et il en buvait assez frequemment deux bouteilles a son repas, s'excusant sur le besoin qu'il avait de se remonter un peu apres des travaux excessifs. Il lui prenait alors des acces de gaiete grossiere, et il racontait des anecdotes singulieres, entremelees de mots d'argot que Maxence etait seul a comprendre. Le matin du premier de l'an 1872, en se mettant a table pour dejeuner, il jeta sur la table un rouleau de cinquante louis, en disant a ses enfants: --Voila vos etrennes! partagez et achetez-vous tout ce que vous voudrez. Et comme ils le regardaient, beants, hebetes de stupeur: --Eh bien! quoi! ajouta-t-il en jurant, est-ce qu'il ne faut pas de temps a autre faire danser les ecus?... Ces mille francs inattendus, Maxence et Mlle Gilberte les employerent a acheter un chale dont leur mere avait envie depuis plus de dix ans. Elle riait et elle pleurait, de plaisir et d'attendrissement, la pauvre femme, et tout en le drapant sur ses epaules: --Allez, chers enfants, disait-elle, votre pere, au fond, n'est pas un mechant homme! C'est ce dont ils ne paraissaient pas bien convaincus. --Ce qui est plus sur, objecta Mlle Gilberte, c'est que, pour se permettre une pareille generosite, il faut que papa soit terriblement riche. M. Favoral n'avait pas assiste a cette scene. Les comptes de fin d'annee le retenaient si imperieusement a sa caisse, qu'il fut quarante-huit heures sans rentrer. Un voyage qu'il fut oblige de faire pour M. de Thaller lui prit le reste de la semaine. Mais, a son retour, il semblait satisfait et tranquille. Sans abandonner sa situation au _Credit mutuel_, il allait, racontait-il, s'associer a MM. Jottras, a M. Saint-Pavin, du _Pilote financier_, et a M. Costeclar, pour exploiter la concession d'un chemin de fer etranger. M. Costeclar etait la tete de cette entreprise, dont les enormes benefices etaient si assures et si clairs, qu'on pouvait les chiffrer d'avance. Et a ce sujet: --Va, tu as eu bien tort, disait-il a Mlle Gilberte, de ne pas te depecher d'epouser Costeclar quand il voulait de toi. Jamais tu ne retrouveras un parti qui le vaille. Un homme qui avant dix ans sera une puissance financiere!... Le nom seul de Costeclar avait le don d'irriter la jeune fille. --Je vous croyais brouilles, dit-elle a son pere. Il dissimula mal un certain embarras. --Nous l'avons ete, en effet, repondit-il, parce qu'il n'a jamais voulu me dire pourquoi il se retirait, mais on se raccommode toujours quand on a des interets communs. Autrefois, certes, avant la guerre, jamais M. Favoral ne fut entre dans de tels details. Mais il devenait presque communicatif. Mlle Gilberte, qui l'etudiait avec l'attention de l'interet en eveil, croyait reconnaitre qu'il cedait a ce besoin d'expansion plus fort que la volonte, qui obsede quiconque porte en soi un lourd secret. Tandis que pendant vingt annees il n'avait pour ainsi dire jamais souffle mot de la famille de Thaller, voici que maintenant il ne cessait d'en parler. Il disait a ses amis du samedi, le train princier du baron, le nombre de ses domestiques et de ses chevaux, la couleur de ses livrees, les fetes qu'il donnait, ce qu'il depensait a l'Hotel des ventes en tableaux et en bibelots, et jusqu'au nom de ses maitresses, car le baron se respectait trop pour ne pas deposer chaque annee quelques milliers de louis aux pieds de quelque fille assez en vue pour occuper les journaux de sa personne et de ses equipages. M. Favoral n'approuvait pas le baron, il le declarait. Mais c'est avec une sorte d'amertume haineuse qu'il parlait de la baronne. Il lui etait impossible, affirmait-il a ses hotes, d'evaluer, meme approximativement, les sommes fabuleuses gaspillees par elle, eparpillees, jetees a tous les vents. Car elle n'etait pas prodigue, elle etait la prodigalite meme, cette prodigalite idiote, absurde, inconsciente, qui fond les fortunes en un tour de main, qui ne sait meme pas demander a l'argent la satisfaction d'un petit besoin, d'un desir, d'une fantaisie quelconque. Il citait d'elle des traits inouis, des traits qui faisaient bondir Mme Desclavettes sur sa chaise, expliquant qu'il tenait ces details de la confiance de M. de Thaller, qui souvent l'avait charge de payer les dettes de sa femme, et aussi de la baronne, qui ne se genait pas pour venir a la caisse lui demander vingt francs, car tel etait son desordre, qu'apres avoir emprunte toutes les economies de ses domestiques, souvent elle n'avait pas deux sous a jeter a un pauvre du fond de sa voiture. Mme de Thaller ne plaisait guere, non plus, au caissier du _Credit mutuel_. Elevee au hasard, a l'office bien plus qu'au salon, jusques vers douze ans, et plus tard trainee par sa mere n'importe ou, aux courses, aux premieres representations, aux eaux, aux bains de mers, toujours escortee d'un escadron de jeunes messieurs de la Bourse, Mlle de Thaller avait adopte un genre qu'on eut trouve detestable chez un jeune homme. Des qu'une mode hasardee paraissait, elle se l'appropriait, ne trouvant jamais rien d'assez excentrique pour se faire remarquer. Elle montait a cheval, faisait des armes, frequentait le tir aux pigeons, parlait argot, chantait les chansons de Theresa, vidait lestement une coupe de champagne et fumait une cigarette... Les convives etaient ahuris. --Ah ca, mais ces gens-la doivent depenser des millions, interrompit M. Chapelain. M. Favoral tressauta comme si brusquement on lui eut frappe sur l'epaule. --Baste! ils sont si riches, repondit-il, si effroyablement riches!... Il changea de conversation ce soir-la, mais le samedi suivant, des le commencement du diner: --Je crois bien, dit-il, que M. de Thaller vient de decouvrir un mari pour sa fille. --Tous mes compliments! s'ecria M. Desormeaux. Et quel est ce hardi gaillard? Le caissier leva les epaules. --Un gentilhomme, parbleu! repondit-il. Est-ce que ce n'est pas de tradition? Est-ce que des qu'un financier a son million, il ne se met pas en quete d'un noble ruine pour lui donner sa fille? Un de ces pressentiments douloureux comme il en tressaille aux derniers replis de l'ame, fit palir Mlle Gilberte. Il lui annoncait, ce pressentiment, une chose absurde, ridicule, invraisemblable, et cependant, elle etait sure qu'il ne la trompait pas. Elle en etait si sure, qu'elle se leva sous pretexte de chercher quelque chose dans le buffet, en realite pour dissimuler l'emotion affreuse qu'elle prevoyait. --Et ce gentilhomme?... interrogea M. Chapelain. --Est un marquis, s'il vous plait. M. le marquis de Tregars. Eh bien! oui, c'est ce nom que Mlle Gilberte attendait, et tres-heureusement, car elle eut assez de puissance sur soi pour retenir le cri qui jaillissait de sa gorge. --Cependant, le mariage n'est pas encore fait, poursuivait M. Favoral. Ce marquis n'est pas si ruine qu'on le puisse faire passer par tout ce qu'on voudrait. Il est vrai que la baronne y tient, oh! considerablement. Une discussion qui s'eleva empecha Mlle Gilberte d'en apprendre davantage, et des que le diner, qui lui parut eternel, fut fini, elle se plaignit d'un violent mal de tete, et se refugia dans sa chambre. Elle "tremblait la fievre," ses dents claquaient. Et cependant elle ne pouvait croire que Marius la trahit, ni qu'il eut la pensee d'epouser une jeune fille telle que M. Favoral l'avait decrite, et pour de l'argent! Pouah! Non, ce n'etait pas admissible. Mais elle avait beau se rappeler que Marius lui avait fait jurer de ne rien croire de ce qu'on dirait de lui, sa journee du dimanche fut affreuse, et elle faillit sauter au cou du signor Gismondo, quand en lui donnant lecon, le lundi: --Mon pauvre eleve, lui dit-il, est desole. On a parle pour lui d'un mariage dont l'idee seule lui fait horreur, et il tremble que le bruit n'en vienne jusqu'a une fiancee qu'il a dans son pays et qu'il adore uniquement. Apres cela, Mlle Gilberte devait etre rassuree. Elle l'etait. Et pourtant, il lui restait au coeur une invincible tristesse. Que ce projet de mariage se rattachat au plan combine par Marius pour reconquerir sa fortune, c'est ce dont elle ne pouvait douter; mais alors, comment s'adressait-il a M. de Thaller? Quels etaient donc ces gens qui avaient depouille le marquis de Tregars?... Telles etaient ses preoccupations, ce samedi ou le commissaire de police se presenta rue Saint-Gilles, pour arreter M. Favoral, accuse d'un detournement de dix a douze millions. XXII C'est que l'heure etait venue, du denouement de cette tragedie bourgeoise qui se jouait obscurement rue Saint-Gilles. Quel eclat, apres tant d'annees de calme! Que d'evenements en cette soiree fatale, et quelles revelations!... C'etait d'abord le directeur du _Comptoir de credit mutuel_, M. de Thaller, apparaissant tout a coup, froid, grave, menacant. Insoucieux des convives stupefaits, il entrainait M. Favoral dans la piece voisine, et on l'entendait l'accabler des dernieres injures et le traiter de faussaire et de voleur. Ivre de colere, Maxence se dressait pour chatier l'homme qui insultait son pere, mais au meme moment M. de Thaller reparaissait, et avant de se retirer, jetant une liasse de billets de banque devant Mlle Gilberte, il lui disait d'un ton d'offensante protection de les remettre a M. Favoral, pour qu'il eut les moyens de fuir, de gagner la Belgique, de se derober a l'action de la justice deja prevenue... Et M. Favoral niait-il? Non. Son effarement seul etait un aveu. Et comme ses anciens amis, M. Desclavettes, M. Desormeaux et M. Chapelain lui demandaient compte de leur argent, des sommes qu'ils lui avaient confiees, au lieu de chercher a se disculper, il leur declarait que tout etait perdu, et d'un ton d'impudente ironie, il leur disait de ne s'en prendre qu'a eux-memes, et que leur avidite seule avait fait sa friponnerie. Mais on heurtait a la porte: Au nom de la loi!... C'etait la police qui venait arreter le caissier, accuse de detournements et de faux. Seul a garder un reste de sang-froid, Maxence proposait a son pere un moyen d'evasion. Apres quelques moments d'hesitation, M. Favoral acceptait. Son trouble etait affreux. Il embrassait en pleurant ses enfants et sa femme, leur demandant pardon de l'epouvantable existence qu'il leur avait faite. Il ne se pretendait pas innocent, mais il semblait dire qu'il n'etait pas le seul coupable, et qu'il payait pour tous. Il avait refuse de prendre les billets laisses par M. de Thaller, et il recommandait a Maxence de les rapporter le lendemain matin. Enfin, il s'enfuyait par la fenetre, comme s'enfuient les voleurs... Alors le commissaire de police paraissait. Il ne s'etonnait ni ne s'indignait de la fuite de l'homme qu'il etait charge d'arreter. Il procedait a une minutieuse perquisition, et parmi des monceaux d'inutiles paperasses, il decouvrait des factures attestant que M. Favoral avait achete et paye des cachemires et des dentelles, des diamants, des meubles de salon, des voitures et des chevaux. Et par le commissaire de police, on apprenait que les detournements imputes au caissier du _Credit mutuel_ s'elevaient a douze millions!... Mais ce n'est pas a l'instant de la blessure, ce n'est pas lorsqu'on git a terre atteint d'un coup terrible, qu'on souffre veritablement. Plus tard, seulement, a mesure que l'etourdissement se dissipe et qu'on revient a soi, s'accusent les douleurs, plus atroces et plus cuisantes. Telle avait ete la foudroyante soudainete de la catastrophe qui frappait Mme Favoral et ses enfants, qu'ils avaient ete sur le moment trop hebetes de stupeur pour la bien comprendre. Ce qui arrivait, depassait si demesurement toutes les bornes du vraisemblable, du possible meme, qu'ils n'y pouvaient croire. C'est comme aux peripeties absurdes d'un execrable cauchemar, qu'ils avaient assiste aux scenes trop reelles qui s'etaient succede. Mais quand leurs hotes se furent retires, apres quelques protestations banales, quand ils se trouverent seuls tous trois, dans cette maison, dont le maitre venait de s'enfuir, traque par la police, alors a mesure que se retablissait l'equilibre de leur esprit ebranle, il leur fut donne de comprendre l'immensite du desastre et de discerner nettement l'horreur de la situation. Pendant que Mme Favoral gisait comme inanimee sur un fauteuil, ayant a ses pieds Mlle Gilberte agenouillee, Maxence, d'un pas furieux, arpentait le salon. Il etait plus blanc que le platre de la muraille, et une sueur froide emmelait et collait ses cheveux sur son front. L'oeil etincelant et les poings crispes: --Notre pere, un voleur! repetait-il d'une voix rauque. Un faussaire!... C'est que jamais un soupcon n'avait effleure son esprit. C'est qu'il etait grandement fier, en ce temps de reputations vereuses, du renom d'austere probite de M. Favoral. C'est qu'il avait endure bien des reproches cruels, en se disant que son pere avait, par sa conduite, acquis le droit d'etre rude et exigeant. --Et il a vole douze millions! s'ecriait-il. Et il essayait de calculer tout ce que cette somme fabuleuse peut representer de faste et de magnificence, de convoitises assouvies, de reves realises, tout ce qu'elle peut procurer des choses qui s'achetent... et quelles choses ne sont pas a vendre, pour douze millions! Il examinait ensuite le morne interieur de la rue Saint-Gilles, la maison etroite, les meubles fanes, les prodiges d'une parcimonie industrieuse, les privations de sa mere, le denument de sa soeur, sa detresse a lui. Et il s'ecriait: --C'est une monstrueuse infamie!... Les paroles du commissaire de police lui avaient ouvert les yeux, et il entrevoyait des choses enormes. M. Favoral, dans son esprit, prenait des proportions inouies. Par quels prodiges d'hypocrisie et de dissimulation avait-il pu se dedoubler en quelque sorte, et sans eveiller un soupcon, vivre deux existences distinctes et si differentes; ici, dans sa famille, parcimonieux, methodique et severe, ailleurs, dans quelque menage illegitime, sans doute, facile, souriant et genereux comme un voleur heureux? Car, pour Maxence, les factures trouvees dans le secretaire etaient une preuve flagrante, irrecusable, materielle. Au bord de l'abime de honte ou son pere venait de rouler, il croyait apercevoir, non la femme infaillible, mobile de toutes les actions des hommes, mais la legion entiere de ces courtisanes endiablees, qui ont pour fondre les fortunes des creusets inconnus, et qui possedent des philtres pour abetir leurs dupes et leur prendra l'honneur apres leur dernier ecu. --Et moi, disait Maxence, moi, parce qu'a vingt ans j'aimais le plaisir, j'etais un mauvais fils! Parce que j'avais fait quelque cent ecus de dettes, j'etais un scelerat! Parce que j'aime une pauvre fille qui s'est donnee a moi sans calcul, j'etais un de ces gredins que leur famille renie, et dont on ne doit attendre que honte et deshonneur!... Il emplissait le salon des eclats de sa voix qui montait comme sa colere. Et au souvenir de tous les reproches amers qui lui avaient ete adresses par son pere, et de toutes les humiliations qu'il avait devorees: --Ah! le miserable! criait-il. Le lache! Pale autant que son frere, le visage baigne de larmes et ses beaux cheveux denoues, Mlle Gilberte se dressa. --Il est notre pere, Maxence, fit-elle doucement. Mais il l'interrompit, d'un eclat de rire farouche: --C'est juste, repondit-il, et de par la loi qui est ecrite dans le Code, nous lui devons affection et respect... --Maxence! murmura la jeune fille d'un ton suppliant. Il n'en poursuivit pas moins: --Oui, il est notre pere, malheureusement. Mais, je voudrais bien connaitre ses titres a notre respect et a notre affection. Apres avoir rendu notre mere la plus miserable des creatures, il a empoisonne notre existence, fletri notre jeunesse, brise mon avenir, et essaye de gater le tien en te forcant a epouser Costeclar. Et pour mettre le comble a tant de bienfaits, voici qu'il s'enfuit a cette heure, apres avoir vole douze millions, nous leguant la misere et un nom deshonore... Bouleversee d'indicibles emotions, Mlle Gilberte se taisait. Elle songeait que c'etait elle, peut-etre, qui avait attire la foudre sur sa famille. Marius n'etait-il pour rien dans cette catastrophe? N'etait-ce pas pour atteindre les gens qui lui avaient vole sa fortune qu'il s'etait rapproche de M. de Thaller, et n'etait-ce pas de ce rapprochement qu'etait resultee la decouverte des detournements de M. Favoral?... Toutes ces hypotheses, qui se pressaient dans son esprit, lui donnaient comme le vertige. Et, d'un autre cote, cette catastrophe horrible n'etait-elle pas l'aneantissement de toutes ses esperances? Elle avait entendu dire a M. de Tregars qu'il n'hesiterait pas a epouser, s'il l'aimait, la fille du plus humble des ouvriers, pourvu que cet ouvrier fut un honnete homme. Mais donnerait-il son nom a la fille d'un malheureux qui, absent ou present, allait etre poursuivi et condamne pour faux et pour vol a une peine infamante? --C'est horrible! balbutia-t-elle. Roide, les bras croises, Maxence se tenait debout devant elle. --Tu reconnais donc, dit-il, que j'ai le droit de maudire notre pere? Puis apres un moment de silence: --Et cependant, reprit-il, est-il possible qu'un caissier prenne douze millions a sa caisse, sans que son patron s'en apercoive, et notre pere est-il bien le seul a avoir profite de ces douze millions?... Alors revenaient a l'esprit de Maxence et de Mlle Gilberte les dernieres paroles prononcees par leur pere au moment de fuir: --J'ai ete trahi, et je vais payer pour tous! Et il n'y avait guere a douter de sa sincerite, car il etait a une de ces heures de crise decisive, ou la verite, dejouant tout calcul, monte d'elle-meme aux levres. --Il aurait donc des complices! murmura Maxence. Si bas qu'il eut parle, Mme Favoral l'entendit. Pour defendre son mari, elle retrouva un reste d'energie, et se soulevant sur son fauteuil: --Ah! n'en doutez pas! balbutia-t-elle. Livre a ses seules inspirations, jamais Vincent n'eut fait mal. Il a ete circonvenu, entraine, dupe! --Soit, mais par qui? --Par Costeclar! affirmait Mlle Gilberte. --Par MM. Jottras, les banquiers, disait Mme Favoral, et aussi par M. Saint-Pavin, le redacteur du _Pilote financier_. --Eh! par tous, evidemment, interrompait Maxence, meme par son directeur, M. de Thaller! Lorsqu'on est au fond du precipice, a quoi bon savoir comment on y a roule, si on a trebuche contre une pierre ou glisse sur une touffe d'herbe. C'est cependant toujours la plus ardente preoccupation. C'est avec une apre obstination que Mme Favoral et ses enfants remontaient le cours de leur existence, cherchant, dans le passe, les evenements et jusqu'au moindre propos qui pouvaient eclairer leur desastre. Car il etait bien manifeste que ce n'etait pas le meme jour, et d'un coup, que douze millions avaient ete detournes de la caisse du _Credit mutuel_. Le deficit enorme avait du, comme toujours, etre creuse lentement, avec mille precautions, d'abord, tant qu'on avait la volonte et l'espoir de le combler, avec une audace furieuse, sur la fin, lorsque la catastrophe etait devenue inevitable. --Helas! murmurait Mme Favoral, pourquoi Vincent n'a-t-il pas ecoute mes pressentiments, ce jour a jamais maudit ou il m'a amenes diner M. de Thaller, M. Jottras et M. Saint-Pavin. Ils lui promettaient la fortune!... Maxence et Mlle Gilberte etaient trop jeunes, lors de ce diner, pour en avoir garde le souvenir. Mais ils se rappelaient bien d'autres circonstances, qui, sur le moment ou elles s'etaient produites, ne les avaient pas frappes. Ils s'expliquaient a cette heure le caractere de leur pere, son irritation perpetuelle et les soubresauts de son humeur. Lorsque ses amis l'accablaient d'outrages, il s'etait ecrie: --Soit! qu'on m'arrete, et ce soir, pour la premiere fois depuis des annees, je dormirai d'un profond sommeil! Donc, il y avait des annees qu'il vivait comme sur des charbons ardents, qu'il tremblait d'etre decouvert, que chaque soir avant de s'endormir, il se demandait s'il ne serait pas reveille par la main brutale de la police lui frappant sur l'epaule. Mieux que personne, Mme Favoral pouvait affirmer ces sinistres apprehensions. --Votre pere, mes enfants, dit-elle, avait depuis longtemps perdu le sommeil. Il n'y avait pas de nuit qu'il ne se levat brusquement et qu'il n'arpentat la chambre pendant des heures... Maintenant, on comprenait ses efforts pour contraindre Mlle Gilberte a epouser M. Costeclar. --Il pensait que Costeclar le tirerait d'affaire, disait Maxence a sa soeur. La pauvre fille frissonnait a cette pensee, et elle ne pouvait s'empecher de benir son pere de ne lui avoir point confie sa situation. Car enfin, eut-elle eu le courage terrible de ne se pas sacrifier, si son pere lui eut dit: --J'ai vole, je suis perdu, Costeclar seul peut me sauver, et il me sauvera si tu deviens sa femme. L'humeur facile de M. Favoral, pendant le siege, avait sa raison d'etre: alors il ne craignait pas. On ne sentait que trop comment, aux jours les plus affreux de la Commune, lorsque Paris etait en flammes, il avait pu s'ecrier, en se frottant les mains: --Ah! pour le coup, c'est bien la liquidation definitive! Sans doute, du fond du coeur, il souhaitait que Paris fut aneanti, et avec Paris la preuve de son crime. Et peut-etre n'etait-il pas le seul a formuler ce souhait impie. --Voila donc, s'ecriait Maxence, voila pourquoi mon pere me traitait si rudement, pourquoi il s'obstinait a me fermer les bureaux du _Credit mutuel_! Un coup de sonnette brutal a la porte exterieure lui coupa la parole. Il regarda la pendule. Dix heures allaient sonner. --Qui peut venir si tard? fit Mme Favoral. On entendait comme une discussion sur le palier, une voix enrouee par la colere et la voix de la servante. --Va donc voir qui est la! dit Mlle Gilberte a son frere. Inutile; la servante parut. --C'est M. Bertau, commenca-t-elle, le boulanger. Il l'avait suivie. Il l'ecarta d'un bras robuste et parut a son tour. C'etait un homme d'une quarantaine d'annees, long, maigre, deja chauve, et portant la barbe taillee en brosse. --M. Favoral? demanda-t-il. --Mon pere n'est pas a la maison, Monsieur, repondit Maxence. --C'est donc vrai, ce qu'on vient de me dire? --Quoi? --Que la justice est venue pour le prendre, et qu'il s'est sauve par une fenetre. --C'est vrai! repondit Maxence doucement. Le boulanger parut atterre. --Et mon argent? fit-il. --Quel argent? --Mes dix mille francs, donc! Dix mille francs que j'ai apportes a M. Favoral, en or, vous m'entendez, en dix rouleaux que j'ai deposes la, sur cette table, et dont il m'a donne un recu. Le voila, son recu... Il tendait un papier, Maxence ne le prit pas. --Je ne doute pas de votre parole, monsieur, repondit-il; mais les affaires de mon pere ne sont pas les notres... --Vous refusez de me rendre mon argent? --Ni ma mere, ni ma soeur, ni moi, monsieur, ne possedons rien... Un flot de sang sauta au visage de l'homme, et d'une langue epaissie par la colere: --Et vous croyez, s'ecria-t-il, que je vais me payer de cela?... Vous n'avez rien? Pauvre chat! ou donc ont passe les vingt millions que votre pere a voles?... Car il a vole vingt millions, je le sais, on me l'a dit. Ou sont-ils?... --Monsieur, la police a mis les scelles sur les papiers de mon pere. --La police! interrompit le boulanger, les scelles!... Qu'est-ce que cela me fait!... C'est mon argent que je veux, entendez-vous... La justice va s'en meler, n'est-ce pas, arreter votre pere et le faire passer en jugement? En serai-je plus avance? On le condamnera a deux ou trois ans de prison. En aurai-je un sou de plus? Lui, fera son temps bien tranquillement, et en sortant de prison, il ira deterrer le magot qu'il a cache quelque part, et pendant que je creverai de faim, a ma barbe et a mon nez, il fera danser mes ecus... Non! non! cela ne se passera pas ainsi, c'est tout de suite que je veux etre paye!... Et s'asseyant brusquement sur un fauteuil, les reins renverses et les jambes allongees: --Et je ne sors pas d'ici, declara-t-il, sans etre paye!... Ce n'est pas sans un penible effort que Maxence conservait les apparences du calme. --Vos injures sont inutiles, monsieur, commenca-t-il. L'homme bondit hors de son fauteuil. --Des injures! cria-t-il, d'une voix qui devait retentir par toute la maison, c'est dire des injures que de reclamer son du? Si vous croyez me faire taire, c'est que vous me prenez pour un autre, monsieur Favoral fils. Je ne suis pas riche, moi, mon pere n'a pas vole pour me laisser des rentes. Ce n'est pas en jouant a la Bourse que j'ai gagne ces dix mille francs, c'est a la sueur de mon corps, en m'echinant pendant des annees, la nuit et le jour, et en me privant d'un verre de vin quand j'avais soif. Et je les perdrais!... Par le saint nom de Dieu! c'est ce que nous allons voir! Et si tout le monde etait comme moi, on ne verrait pas, comme au jour d'aujourd'hui, tant de gredins se promener au soleil, les poches pleines de l'argent des autres, et du haut de leur carrosse cracher sur les pauvres imbeciles qu'ils ont ruines! Allons, mes dix mille francs, canaille! ou je me paye par mes mains. Eperdu de colere, Maxence se precipitait sur l'homme, et une lutte ignoble allait s'engager. Mlle Gilberte se jeta entre eux. --Vos menaces sont aussi laches que vos insultes, monsieur Bertau, prononca-t-elle d'une voix fremissante. Vous nous connaissez assez et depuis assez longtemps pour savoir que nous ignorions les affaires de mon pere, et que nous ne possedons rien. Tout ce que nous pouvons faire, est d'abandonner aux creanciers jusqu'a notre derniere bouchee de pain. Ainsi sera-t-il fait. Et maintenant, monsieur, retirez-vous... Il y avait tant de dignite dans sa douleur et si imposante etait son attitude, que le boulanger en demeura interdit. --Ah! si c'est comme cela, balbutia-t-il, et puisque vous vous en melez, mademoiselle... Et il battit precipitamment en retraite, grommelant tout ensemble des excuses et des menaces, et tirant sur lui les portes a briser les cloisons... --Quelle honte!... murmurait Mme Favoral. Brisee par cette derniere scene, elle etouffait, et ses enfants durent la transporter pres de la fenetre ouverte. Elle ne tarda pas a revenir a elle, mais alors, dans la nuit noire et froide, elle eut comme une vision de son mari, et se rejetant en arriere: --O mon Dieu! balbutia-t-elle, ou est-il alle, en nous quittant, ou est-il a cette heure, que devient-il, que fait-il?... Le mariage, pour Mme Favoral, n'avait ete qu'une lente torture. C'est en vain que plongeant son regard dans le passe, elle y eut cherche quelques-uns de ces jours heureux qui laissent dans la vie une trace lumineuse, et vers lesquels aux heures d'affliction se reporte la pensee. Jamais Vincent Favoral n'avait ete qu'un brutal despote abusant de la resignation de sa victime. Et cependant, s'il fut mort, elle l'eut pleure amerement, dans toute la sincerite de son ame honnete et naive. L'habitude!... On a vu des prisonniers verser des larmes sur le cercueil de leur geolier. Puis, il etait son mari, apres tout, le pere de ses enfants, le seul homme qui existat pour elle; il y avait vingt-six ans qu'ils ne s'etaient pas quittes, qu'ils s'asseyaient a la meme table, qu'ils dormaient cote a cote dans le meme lit. Oui, elle l'eut pleure. Mais combien sa douleur eut ete moins affreuse qu'en ce moment, ou elle se compliquait de tous les dechirements de l'incertitude et des plus effroyables apprehensions. Craignant qu'elle ne prit froid, ses enfants l'avaient reportee sur le canape, et la, toute frissonnante: --N'est-ce pas epouvantable, leur disait-elle, de ne rien savoir de votre pere, de penser qu'en ce moment peut-etre, poursuivi par la police, eperdu, desespere, il erre, sous la pluie, par les rues, n'osant nulle part demander un asile? Tous ces faits-divers sinistres que mentionnent les journaux se representaient a son souvenir. Il lui semblait voir ces infortunes, qu'on trouve, au matin, gisant sur le revers d'un fosse, la tete fracassee, serrant un revolver entre leurs doigts crispes par l'agonie, ayant pres d'eux un billet ou il est ecrit: "La vie m'etait devenue insupportable, qu'on n'accuse personne de ma mort." Elle revoyait la morgue, ou elle etait entree une fois, cette salle froide et lugubre, ou on expose les cadavres inconnus ramasses dans Paris, et sur une des dalles de marbre, il lui semblait reconnaitre son mari... Elle se dressa sur ses pieds, essayant de marcher. --Ou vas-tu, maman? demanda Mlle Gilberte. --Voir si ton pere a emporte son revolver, balbutia la pauvre femme. Maxence, doucement, la forca de se rasseoir. --Rassure-toi, ma mere, il ne l'a pas emporte. Jamais il n'a songe au suicide... --Helas! nous ne le reverrons plus! --Dieu veuille que tu dises vrai, qu'il echappe a toutes les poursuites et que jamais plus nous n'entendions parler de lui!... La pauvre femme etait confondue de la durete de ses enfants. --Tout ce que nous pouvons faire, prononca Mlle Gilberte, est de pardonner a notre pere de briser notre avenir... Mais elle s'interrompit. On sonnait de nouveau. --Qui, encore?... fit Mme Favoral, avec un mouvement d'effroi. Cette fois, il n'y avait pas de pourparlers sur le palier. Des pas retentirent sur le parquet de la salle a manger, la porte s'ouvrit, et M. Desclavettes, l'ancien marchand de bronzes, entra, ou plutot se glissa dans le salon. L'esperance, la crainte, la colere, tous les sentiments qui s'agitaient en lui, se lisaient sur sa figure palotte et chafouine. Souriant d'un air pateux: --C'est moi, commenca-t-il. Maxence s'avanca: --Auriez-vous des nouvelles de mon pere, monsieur? --Non, repondit l'ancien negociant, j'avoue que non, et que meme je venais vous en demander. Oh! je sais bien que ce n'est pas l'heure de se presenter dans une maison, mais je pensais qu'apres ce qui s'est passe vous ne seriez pas encore couches. Moi-meme, je ne saurais dormir; vous comprenez, une amitie de vingt ans! Alors, j'ai reconduit Mme Desclavettes, et me voici... --Nous sommes bien sensibles a votre demarche, murmura Mme Favoral. --Oui, n'est-ce pas? C'est que, voyez-vous, je prends bien part au malheur qui vous frappe, j'y prends part plus que tout autre... Car enfin, moi aussi, je suis atteint... J'avais confie cent vingt mille francs a ce cher Vincent... --Helas! monsieur, fit Mlle Gilberte... Mais le bonhomme ne la laissa pas poursuivre. --Je ne lui reproche rien, poursuivit-il, absolument rien... Eh! mon Dieu! n'ai-je pas ete dans les affaires, et ne sais-je pas ce qu'il en est!... On emprunte mille ecus a sa caisse, puis dix mille francs, puis cent mille... Oh! sans mauvaise intention, assurement, et avec la ferme resolution de les rendre... Mais on ne fait pas toujours ce qu'on veut, on a les evenements contre soi; si on joue a la Bourse pour combler le deficit, on perd... Il faut emprunter de nouveau, decouvrir saint Pierre pour couvrir saint Paul... Puis, on a peur d'etre pris, on est oblige, bien malgre soi, d'alterer les ecritures... Enfin, un beau jour, on se trouve avoir detourne des millions, et la bombe eclate! S'ensuit-il qu'on soit un malhonnete homme?... Eh! pas le moins du monde, on est simplement un homme malheureux... Il s'arreta, attendant une reponse, et comme elle ne venait pas: --Donc, reprit-il, je n'en veux pas a Favoral... Seulement, la, entre nous, pour moi, perdre cent vingt mille francs ce serait un desastre... Je sais bien que Chapelain et Desormeaux avaient confie des fonds a Vincent; mais ils sont riches, eux, l'un possede trois maisons sur le pave de Paris, et l'autre a une bonne place... Tandis que moi, ces cent vingt mille francs perdus, il ne me resterait plus que les yeux pour pleurer... Ma femme en est mourante... Allez, notre position est bien digne d'interet... A M. Desclavettes, comme au boulanger, l'instant d'avant: --Nous ne possedons rien, monsieur, dit Maxence. --Je le sais, s'ecria le bonhomme, je le sais aussi bien que vous. Aussi, suis-je venu simplement vous demander un petit service qui ne vous coutera rien. Lorsque vous reverrez Favoral, rappelez-moi a son souvenir, exposez-lui ma situation, tachez de l'attendrir et d'obtenir qu'il me rende mon argent... Il est dur a la detente, c'est positif, mais enfin si vous savez vous y prendre, si cette chere Gilberte surtout veut s'en meler... --Monsieur!... --Oh! je jure que je n'en dirai mot ni a Desormeaux ni a Chapelain, ni a personne au monde. Quoique rembourse, je crierai aussi fort que les autres, plus fort, meme... Voyons, chers amis, un bon mouvement, laissez-vous toucher... Il pleurait presque. --Eh! monsieur, s'ecria Maxence, ou voulez-vous que mon pere prenne cent vingt mille francs! Ne l'avez-vous pas vu s'enfuir sans meme prendre l'argent que lui avait apporte M. de Thaller? Le sourire reparut sur les levres blemes de M. Desclavettes. --Chut! fit-il, chut! Dites cela au monde, mon cher Maxence, dites-le tres-haut, de toutes vos forces, et on vous croira, peut-etre. Mais ne le dites pas a votre vieil ami, qui connait trop les affaires pour ne pas savoir a quoi s'en tenir. Et, si quand vous reverrez votre pere, il s'avisait de crier misere, et bien! repetez-lui ce que je vous affirme en ce moment. Quand on file apres avoir emprunte douze millions a sa caisse, on serait plus bete que de raison si on n'en avait pas mis deux ou trois en surete. Or, Favoral n'est pas une bete... Ainsi, l'ancien marchand de bronzes en arrivait au meme soupcon que le boulanger tout a l'heure. Des larmes de honte et de colere jaillissaient des yeux de Mlle Gilberte. --C'est abominable! ce que vous dites-la, monsieur, s'ecria-t-elle. Il parut stupefait de sa violence. --Pourquoi donc? repondit-il. A la place de Vincent, je n'aurais certes pas hesite a faire ce qu'il a fait certainement. Ne doit-on pas assurer l'avenir des siens? Et quand je vous dis cela, vous pouvez me croire, je suis un honnete homme, moi, j'ai ete vingt ans dans le commerce et j'ai fait mes preuves, et je defie quiconque de prouver qu'il y a eu, en souffrance, sur la place, un effet signe Desclavettes... Ainsi, chers amis, je vous en conjure, consentez a sauver votre vieil ami, sauvez-le de la misere, appuyez sa requete aupres de votre pere... La voix doucereuse de ce bonhomme exasperait jusqu'a Mme Favoral elle-meme. --Nous ne reverrons jamais mon mari, prononca-t-elle. Il haussa les epaules, et d'un ton de paternelle gronderie: --Voulez-vous bien, dit-il, me chasser ces vilaines idees! Vous le reverrez, ce cher Vincent, car il est bien trop fin pour ne pas depister les recherches. Naturellement, il se tiendra cache le temps necessaire, mais des qu'il le pourra sans danger, il vous reviendra. Est-ce que la prescription a ete inventee pour les Turcs? Le boulevard est tout encombre de gens qui ont eu leur petit accident, et qui ont passe cinq ou dix ans a l'etranger pour raison de sante. En sont-ils plus mal vus? Pas le moins du monde, personne n'hesite a leur tendre la main. Est-ce qu'on se souvient, d'ailleurs! Est-ce que chaque matin il ne tombe pas une avalanche d'evenements qui ensevelissent les evenements de la veille! Il s'eternisait, et ce n'est pas sans peine que Maxence et Gilberte parvinrent a le congedier, fort mecontent, il ne le dissimula pas, de voir sa requete si mal accueillie. Il etait plus de minuit. Maxence eut bien voulu rentrer chez lui, mais sur les instances de sa mere, il consentit a rester et il alla se jeter tout habille sur le lit de son ancienne chambre. --Que nous reserve, pensait-il, la journee de demain!... XXIII C'est aux clameurs furieuses d'une foule exasperee, que le lendemain, le dimanche, des le matin, Mme Favoral et ses enfants s'eveillerent, apres quelques heures de ce sommeil de plomb qui suit les grandes catastrophes, et qui est le dernier bienfait de la nature violentee. Chacun d'eux, du fond de sa chambre, comprit que l'appartement venait d'etre envahi. Aux coups violents frappes a la porte, se melaient des trepignements sourds, des jurons d'hommes et des piailleries de femmes. Et au-dessus de ce tumulte confus et continu, des vociferations se detachaient: --Je vous dis qu'ils y sont!... --Canailles! Filous! Voleurs!... --Nous voulons entrer, nous entrerons!... --Que la femme vienne alors, on veut la voir, on veut lui parler!... Par instants, un grand silence se faisait, et on distinguait la voix dolente de la servante, mais presque aussitot les cris et les menaces recommencaient de plus belle. Pret le premier, Maxence courut au salon, ou ne tarderent pas a le rejoindre sa mere et sa soeur, pales, les traits bouffis par le sommeil et par les larmes. Mme Favoral tremblait si fort qu'elle ne pouvait venir a bout d'agrafer sa robe. --Entendez-vous? disait-elle d'une voix etranglee. Du salon, separe de la salle a manger par une porte a deux battants, ils ne perdaient pas une insulte. --Eh bien! dit froidement Mlle Gilberte, ne devions-nous pas nous attendre a cette supreme avanie! Si Bertau est venu seul, hier soir, c'est que seul, parmi les gens que depouille notre pere, il etait prevenu. Voici les autres, maintenant!... Et se retournant vers son frere: --Il faut les voir, ajouta-t-elle, leur parler. Mais Maxence ne bougea pas. L'idee d'affronter les injures et les maledictions de ces creanciers furibonds lui soulevait le coeur. --Aimes-tu mieux leur laisser enfoncer la porte? reprit Mlle Gilberte. Ce ne sera pas long. Il n'hesita plus. Rassemblant tout son courage, il s'elanca dans la salle a manger... Le desordre y depassait toutes les bornes. La table avait ete repoussee dans un coin, les chaises etaient renversees. Ils etaient la une trentaine, hommes et femmes, concierges, commercants, petits bourgeois du quartier, la face enflammee, les yeux hors de la tete, qui gesticulaient avec des mouvements de convulsionnaires, menacant le plafond de leurs poings crispes. --Messieurs... commenca Maxence. Mais des huees epouvantables couvrirent sa voix. A peine entre, il avait ete entoure et serre de si pres, qu'il lui avait ete impossible de refermer sur lui la porte du salon, et avant de pouvoir se reconnaitre, il s'etait trouve porte et accule dans l'embrasure d'une fenetre. --Mon pere, messieurs,... reprit-il. De nouveau, il fut interrompu. Ils etaient devant lui trois ou quatre qui pretendaient avant tout etablir nettement la situation. Ils parlaient tous a la fois, chacun haussant la voix pour etouffer celle des autres. Et neanmoins, a travers leurs explications confuses on pouvait suivre les agissements du caissier du _Credit mutuel_. Ce n'etait que par exception, autrefois, et apres s'etre bien fait prier, qu'il consentait a se charger des fonds qu'on lui proposait. Il n'acceptait que des sommes d'une certaine importance, jamais moins de dix mille francs, et encore avait-il bien soin de dire que, n'etant pas sorcier, il ne repondait de rien, qu'il pouvait se tromper tout comme un autre. Depuis la Commune, au contraire, avec une duplicite que jamais on n'eut soupconnee de son caractere reveche, il s'etait ingenie a provoquer des depots. Sous le premier pretexte venu, audacieusement, il entrait chez les voisins, chez les fournisseurs, et apres avoir gemi avec eux de la stagnation des affaires, des difficultes chaque jour plus grandes de gagner de l'argent, il finissait toujours par faire miroiter a leurs yeux les eblouissants benefices que donnent certains placements inconnus du public. Si ses manoeuvres ne l'avaient pas denonce, c'est qu'a chacun il recommandait le secret le plus inviolable, disant qu'a la moindre indiscretion il serait assailli de demandes, et qu'il lui serait impossible de faire pour tous ce qu'il faisait pour un seul. Il prenait, d'ailleurs, tout ce qu'on lui offrait, meme des sommes insignifiantes, affirmant avec une imperturbable assurance, qu'il saurait les doubler ou les tripler avant peu, sans le moindre risque, et qu'on pouvait dormir sur les deux oreilles. La debacle venue, les petits creanciers se montraient, comme toujours, les plus irrites et les plus intraitables. Moins on a d'argent, plus on y tient. Il se trouvait la une marchande de journaux, une vieille femme qui avait confie a M. Favoral tout ce qu'elle possedait au monde, l'epargne de sa vie entiere, cinq cents francs. Desesperement cramponnee aux vetements de Maxence, elle le conjurait de les lui rendre, protestant que s'il ne les lui rendait pas, c'en etait fait d'elle, et qu'il ne lui resterait plus qu'a s'aller jeter a la Seine. Ses gemissements et ses cris de detresse exasperaient les autres creanciers. Que le caissier du _Credit mutuel_ eut detourne des millions, ils le comprenaient, disaient-ils. Mais qu'il eut vole cinq cents francs a cette pauvre vieille, cela depassait tout ce qu'on peut imaginer de bas, de lache, de vil, et la loi n'a pas de chatiments assez forts pour punir un tel crime. --Rendez-lui ses cinq cents francs! criaient-ils. Car il n'en etait pas un qui n'eut parie sa tete que M. Favoral avait mis de l'argent de cote, beaucoup d'argent; et quelques-uns meme pretendaient qu'il devait l'avoir cache dans la maison, et que si on le cherchait bien on le trouverait. Etourdi, ahuri, ne sachant auquel entendre, couvert de huees des qu'il ouvrait la bouche, Maxence perdait la tete, quand, par bonheur, tout a coup, au milieu de cette foule hostile, il apercut le visage ami de M. Chapelain. Chasse, des l'aube, de son lit, par les amers regrets de la perte enorme qu'il venait de faire, l'ancien avoue etait arrive rue Saint-Gilles, au moment meme ou les creanciers se ruaient dans l'appartement de M. Favoral. Debout, au dernier rang, il avait tout vu, tout entendu sans souffler mot, et s'il intervenait, c'est qu'il jugeait que les affaires allaient prendre une vilaine tournure. Il etait bien connu; aussi, des qu'il se montra: --C'est un ami du brigand, cria-t-on de tous cotes. Mais il n'etait pas homme a s'effrayer de si peu. Il en avait vu bien d'autres, pendant vingt ans qu'il avait ete avoue et qu'il s'etait trouve mele a toutes les comedies sinistres et a tous les drames bouffons de l'argent. Il savait comment on parle a des creanciers furieux, comment on les manie, et quelles cordes on peut faire vibrer en eux. Du ton le plus tranquille: --Certainement, repondit-il, j'etais l'ami intime de Favoral, et la preuve, c'est qu'il m'a traite plus amicalement que les autres. Je suis pris pour cent soixante mille francs. Par cette seule declaration, il conquerait les sympathies de l'assemblee. C'etait un confrere en infortune, on le respecta. C'etait, on le savait, un homme d'affaires habile, on se tut pour l'ecouter. Aussitot, d'un ton bref et tranchant, il demanda a ces envahisseurs ce qu'ils venaient faire et ce qu'ils voulaient. Ignoraient-ils a quoi ils s'exposaient, en violant un domicile? Que fut-il advenu si, au lieu de parlementer bonnement, Maxence eut envoye chercher le commissaire de police? Etait-ce a Mme Favoral ou a ses enfants, qu'ils avaient confie leurs fonds? Non. Que leur reclamaient-ils, alors? Se trouvait-il donc parmi eux de ces fins matois qui toujours essaient de se faire payer integralement au detriment des autres? Il suffisait de cette derniere insinuation pour rompre l'accord parfait qui avait existe jusqu'alors entre tous les creanciers. Les defiances s'eveillerent. Des regards soupconneux furent echanges. Et comme la vieille marchande de journaux, sur laquelle on s'etait tant apitoye l'instant d'avant, continuait a geindre: --Ah! ca! pourquoi seriez-vous remboursee plutot que nous? lui dirent brutalement deux femmes. Est-ce que nos droits ne valent pas les votres?... Habile a profiter des dispositions de la foule: --Et d'ailleurs, poursuivait l'ancien avoue, qui donc en Favoral avait notre confiance? Etait-ce l'homme prive? Oui, mais c'est plus encore le caissier, l'associe du _Comptoir de credit mutuel_. Donc, ce Comptoir nous doit au moins des explications. Et ce n'est pas tout. Sommes-nous reellement ecorches, pour crier si fort? En somme, que savons-nous? Que Favoral est accuse de detournements, qu'on s'est presente pour l'arreter et qu'il s'est enfui. S'ensuit-il que notre argent soit perdu? J'espere encore que non. En l'etat, que faire? Prendre toutes les mesures conservatoires que suggere la prudence et attendre que la justice fasse son oeuvre... Mais deja, un a un, les creanciers se retiraient, et bientot la servante encore tout effaree, referma la porte sur le dernier d'entre eux. Alors Mme Favoral, Mlle Gilberte et Maxence entourerent M. Chapelain, et lui serrant les mains: --Ah! monsieur, comment vous remercier du service que vous venez de nous rendre?... Mais l'ancien avoue ne semblait nullement enorgueilli de sa victoire. --Ne me remerciez pas, disait-il, je n'ai fait que mon devoir, ce que tout honnete homme eut fait a ma place. Et cependant, sous les apparences d'impassible froideur qu'il devait au long exercice de la plus desillusionnante des professions, on devinait une emotion reelle. --C'est que je vous plains, ajouta-t-il, et de toute mon ame, vous, madame, vous, ma chere Gilberte, et vous aussi, Maxence. Jamais je n'avais si bien compris a quel point est coupable le chef de famille qui laisse les siens exposes aux suites deplorables de ses fautes. Il s'arreta. La servante, tant bien que mal, reparait le desordre de la salle a manger, roulant la table au milieu de la piece, et relevant les chaises renversees. --Quel pillage, grommelait-elle. Des voisins! des gens chez qui nous nous fournissons! Mais ils etaient pires que des sauvages, impossible de les arreter!... --Soyez tranquille, ma fille, dit M. Chapelain, ils ne reviendront plus. A l'attitude de Mme Favoral, on eut dit qu'elle allait tomber aux genoux de l'ancien avoue. --Ah! vous etes bon, vous! murmura-t-elle. --Il ne faudrait pas s'y fier, repondit-il. --Vous n'en voulez pas trop a mon pauvre Vincent? De l'air d'un homme qui a pris son parti d'un desastre contre lequel il ne peut rien, M. Chapelain haussait les epaules. --C'est a moi surtout que j'en veux, prononca-t-il d'un ton bourru. Moi, un vieux vautour, m'etre laisse prendre a un piege a pigeons! Je suis inexcusable. Mais on veut s'enrichir. L'argent du travail est lent a amasser, et on a sitot fait de le prendre tout gagne dans la poche du voisin. Je n'ai pas su resister a la tentation. C'est bien fait! Et je dirais que c'est une bonne lecon, si elle ne me coutait pas si cher!... Jamais, de sa part, on ne se fut attendu a tant de philosophie. --Tous les amis de mon pere n'ont pas votre indulgence, monsieur, dit Maxence. M. Desclavettes, par exemple... --Vous l'avez revu? --Hier soir, vers minuit. Il venait nous demander d'obtenir de mon pere, si nous le revoyons jamais, de le rembourser... --C'est peut-etre une idee! Mlle Gilberte bondit. --Quoi! s'ecria-t-elle, vous aussi, monsieur, vous pouvez croire que mon pere s'est enfui avec des millions!... L'ancien avoue secouait la tete: --Je ne crois rien, repondit-il. Favoral m'a si etrangement abuse, moi qui avais la pretention de connaitre les hommes, que rien de lui, desormais, soit en bien, soit en mal, ne saurait me surprendre... Mme Favoral voulait lui presenter une objection, il l'arreta d'un geste. --Et cependant, poursuivit-il, je parierais qu'il s'est enfui les poches vides. Ses manoeuvres, en ces derniers temps, ne revelent-elles pas une effroyable detresse! S'il eut eu mille ecus seulement a sa disposition, serait-il alle extorquer cinq cents francs a une pauvre vieille femme, a une malheureuse marchande de journaux? Qu'en voulait-il faire? Tenter la chance encore une fois. A ce trait, se reconnait le joueur incorrigible qui, toujours et quand meme, attend une martingale triomphante, le joueur qui, apres avoir perdu des sommes immenses, depouille, ruine, decave, rode autour des tables de jeu mendiant une derniere mise. Il s'etait assis, et le coude sur le bras du fauteuil, le front dans la main, il reflechissait, et la contraction de ses traits disait la tension extraordinaire de son esprit. Tout a coup il se dressa: --Mais a quoi bon, s'ecria-t-il, s'egarer en conjectures chimeriques! Que savons-nous de Favoral? Rien. Tout un cote de son existence nous echappe, ce cote fantastique dont les prodigalites insensees et les inconcevables desordres nous ont ete reveles par les factures trouvees dans son bureau. Assurement, il est coupable, mais l'est-il autant que nous le pensons, comme nous le pensons, et surtout l'est-il seul? Est-ce uniquement pour lui que, pris de vertige, il puisait dans sa caisse a pleines mains? Les millions detournes sont-ils veritablement perdus, et serait-il impossible d'en retrouver la plus grosse part dans la poche de quelque complice? Les hommes habiles ne s'exposent pas. Ils ont a eux des malheureux sacrifies a l'avance, et qui, en echange de quelques bribes qu'on leur abandonne, risquent la Cour d'assises, sont condamnes et vont en prison... --Voila ce que je disais a ma mere et a ma soeur, monsieur, interrompit Maxence. --Et voila ce que je me dis, continua l'ancien avoue. A force de tourner et de retourner dans mon esprit la scene d'hier soir, il m'est venu des doutes etranges. Pour un homme a qui on a vole une douzaine de millions, le baron de Thaller etait bien tranquille et bien maitre de soi. Favoral m'a paru bien calme, pour un caissier convaincu de detournements et de faux. Leur discussion, dans le salon, cette altercation dont il ne nous arrivait que des lambeaux a travers la porte, etait-elle aussi violente, aussi serieuse surtout, qu'elle nous a paru l'etre? En matiere de fraude financiere, tout est possible, surtout ce qui semble impossible. Responsable de l'argent vole, puisqu'il est le directeur du _Credit mutuel_, M. de Thaller n'eut-il pas du tenir a garder le coupable, pour le montrer, pour le produire? Eh bien! pas du tout. Il voulait que Favoral prit la fuite, il lui apportait de l'argent pour fuir. Esperait-il etouffer l'affaire? Evidemment non, puisque la justice etait prevenue. Favoral, d'un autre cote, paraissait beaucoup plus irrite que surpris de l'evenement. Sa stupeur n'a ete manifeste qu'au moment ou le commissaire de police s'est presente. Alors, oui, il a perdu la tete, il ne s'attendait pas a ce coup. Aussi, lui est-il echappe des propos etranges avec des reticences que je ne m'explique pas... Il marchait comme au hasard dans le salon, et il semblait bien plus, vers la fin, repondre aux objections de son esprit que s'adresser a Mme Favoral, a Mlle Gilberte et a Maxence, qui l'ecoutaient avec toute l'attention dont ils etaient capables. --C'est a s'y perdre! poursuivait-il. Un vieux routier comme moi, etre joue ainsi! Evidemment, il y a la-dessous quelqu'une de ces combinaisons diaboliques que le temps meme ne debrouille pas. Il faudrait voir, s'informer... Brusquement il s'arreta devant Maxence. --Combien M. de Thaller apportait-il a votre pere, hier soir? demanda-t-il. --Quinze mille francs. --Ou sont-ils? --Serres dans la chambre de ma mere. --Quand comptez-vous les reporter a M. de Thaller? --Demain. --Pourquoi pas aujourd'hui? --C'est aujourd'hui dimanche, les bureaux du _Credit mutuel_ sont fermes... --Apres ce qui s'est passe, M. de Thaller doit etre a son bureau. Ne savez-vous pas, d'ailleurs, son adresse particuliere? --Pardonnez-moi. Les petits yeux de l'ancien avoue brillaient d'un eclat extraordinaire. Certes, il etait bien sensible a la perte de son argent, mais l'idee qu'il avait ete joue et que ses cent soixante mille francs profitaient a quelque habile gredin lui etait absolument insupportable. --Si nous etions sages, reprit-il, voici ce que nous ferions. Mme Favoral prendrait ces quinze mille francs, je lui offrirais mon bras, et nous irions ensemble trouver M. de Thaller... C'etait pour Mme Favoral un bonheur inespere, que M. Chapelain consentit a la servir. Aussi, sans hesiter: --Le temps de m'habiller, monsieur, repondit-elle, et je suis a vous. Elle se hata de quitter le salon, mais, au moment ou elle arrivait a sa chambre, son fils l'y rejoignit. --Je suis oblige de sortir, chere mere, lui dit-il, et je ne serai probablement pas rentre pour dejeuner. Elle le regardait d'un air de surprise douloureuse. --Quoi! fit-elle, en un pareil moment?... --On m'attend chez moi. --Qui? Il ne repondit pas, et alors, tous les reproches adresses jadis a Maxence par son pere, se representerent a l'esprit de Mme Favoral. --Une femme!... murmura-t-elle. --Eh bien! oui. --Et c'est pour cette femme que tu veux laisser ta soeur seule a la maison?... --Il le faut, ma mere, je te le promets, et si tu savais... --Je ne veux rien savoir... Mais sa resolution etait prise, il s'eloigna. Et quelques instants plus tard, Mme Favoral et M. Chapelain prenaient place dans un fiacre qu'ils avaient envoye chercher, et se faisaient conduire chez M. de Thaller. Restee seule, Mlle Gilberte n'avait plus qu'une preoccupation. Prevenir M. de Tregars, obtenir un mot de lui. Tout lui paraissait preferable a l'horrible anxiete ou elle se debattait. Elle venait de commencer une lettre qu'elle comptait faire porter chez le comte de Villegre, lorsqu'elle tressaillit a un brusque coup de sonnette, et presque aussitot la servante entra, lui disant: --C'est un monsieur, mademoiselle, qui demande a vous parler, un ami de monsieur, vous savez, monsieur Costeclar... XXIV D'un bond, toute fremissante, Mlle Gilberte se dressa sur ses pieds. --C'est trop d'audace! s'ecria-t-elle. Et elle se demandait s'il fallait lui faire refuser la porte ou l'attendre et le congedier elle-meme honteusement. Une soudaine inspiration l'arreta. --Que veut-il, pensa-t-elle, et qui l'amene? Pourquoi ne pas le recevoir et essayer de surprendre ce qu'il sait? Car il doit savoir la verite, lui!... Il n'etait plus temps de deliberer. Au-dessus de l'epaule de la servante, s'allongeait, impudente et bleme, la face de M. Costeclar. La servante s'etant effacee, il parut, son chapeau a la main. Quoiqu'il ne fut pas neuf heures encore, sa toilette matinale etait d'une irreprochable correction. Il avait deja subi le fer du coiffeur, et pas un de ses cheveux, ramenes en avant sur son front deprime, ne depassait l'autre. Il portait un de ces pantalons ridicules qui s'evasent a partir du genou, et qui ont ete mis a la mode par des tailleurs prussiens pour dissimuler les pieds ignobles de leurs pratiques. Sous son leger pardessus de couleur claire, se croisait une jaquette a revers de velours, ornee d'une rose a la boutonniere. Cependant, il demeurait immobile sur le seuil de la porte, grimacant un sourire et balbutiant de ces phrases qu'on n'acheve jamais. --Veuillez croire, mademoiselle... l'absence de madame votre mere... ma tres-respectueuse admiration... Reellement, il etait ebloui du desordre de la toilette de la jeune fille, desordre qu'elle n'avait pas eu le temps de reparer, depuis que les clameurs des creanciers l'avaient arrachee de son lit. Elle etait vetue d'un long peignoir de laine brune, tres-serre sur les hanches, qui accusait la souple vigueur de sa taille, les perfections virginales de son corsage et les rondeurs exquises de son cou. Releves a la hate, ses epais cheveux blonds s'echappaient de leurs epingles et s'epandaient a demi sur ses epaules, en cascades lumineuses. Jamais elle n'avait paru a M. Costeclar aussi admirablement belle qu'en ce moment, ou elle vibrait de tout son corps d'indignations contenues, la joue empourpree, l'oeil plein d'eclairs. --Prenez la peine d'entrer, monsieur, prononca-t-elle. Il s'avanca, non plus l'echine pliee, comme jadis, mais le jarret tendu et bombant la poitrine d'un air mal dissimule de vaniteuse satisfaction. --Je ne m'attendais pas a l'honneur de votre visite, monsieur, reprit la jeune fille. Vivement, il passa de la main droite dans la gauche son chapeau et sa canne; et la main droite appuyee sur le coeur, les yeux vers le ciel, et de toute la profondeur d'expression dont il etait capable: --C'est quand vient le malheur, mademoiselle, prononca-t-il, qu'on connait les amis veritables. Les autres, ceux sur lesquels on comptait le plus, souvent s'envolent au premier revers et ne reparaissent plus. Elle sentit comme un frisson dans ses veines. Etait-ce une allusion a Marius de Tregars? L'autre, changeant de ton, poursuivait: --C'est hier soir seulement que j'ai appris la deconfiture de ce pauvre Favoral, a la petite Bourse, ou j'allais prendre le vent. On ne parlait que de cela. Douze millions! c'est roide!... Du coup, le _Comptoir de credit mutuel_ pourrait bien sombrer. De 580, qu'il faisait a la Bourse avant la nouvelle, il etait des huit heures tombe au-dessous de 300. A neuf heures, personne n'en voulait plus a 180. Et cependant, s'il n'y a bien que ce qu'on dit, a 180, moi, j'en suis!... S'oubliait-il, ou faisait-il semblant? --Mais, excusez-moi, mademoiselle, reprit-il, ce n'est certes pas la ce que je suis venu vous dire. --Ah! --Je venais vous demander des nouvelles de ce pauvre Favoral? --Nous n'en avons pas, monsieur. --Alors, c'est bien vrai; il a reussi a filer par la fenetre? --Oui. --Et il ne vous a pas dit ou il comptait se refugier? --Non. Observant M. Costeclar de toute la puissance de sa penetration, Mlle Gilberte croyait decouvrir en lui une certaine surprise melee de joie. --Comme cela, reprit-il, Favoral serait parti sans un sou? --On l'accuse d'avoir emporte des millions, monsieur, mais je jurerais qu'on se trompe. De la tete, M. Costeclar approuvait. --Je suis de votre avis, declara-t-il, a moins que... mais non, il n'etait pas de force a jouer une telle partie! D'un autre cote, cependant... mais non, encore, il etait veille de trop pres! Il avait des charges, d'ailleurs, des charges tres-lourdes qui epuisaient toutes ses ressources... Mlle Gilberte allait-elle donc apprendre quelque chose? Elle l'espera, et, faisant effort pour conserver son sang-froid: --Que voulez-vous dire? interrogea-t-elle. Il la regarda, sourit, et d'un ton leger: --Rien, repondit-il, ce sont des reflexions que je fais a part moi, de simples conjectures... Et se laissant tomber sur un fauteuil, le buste renverse, la tete contre le dossier: --Ce n'est pas encore la le but de ma visite, prononca-t-il. Voila Favoral a la mer, n'en parlons plus. Qu'il ait, ou non, "le sac", je vous declare que vous ne le reverrez jamais. C'est fini, il est mort. Donc, causons des vivants, de vous... Qu'allez-vous devenir?... --Je ne m'explique pas votre question, monsieur. --Elle est limpide, cependant. Je me demande comment vous allez vivre, votre mere et vous?... --La Providence ne nous abandonnera pas. M. Costeclar avait croise les jambes, et, du bout de sa canne, negligemment, il fouettait sa botte, d'un vernis immacule. --Tres-joli, la Providence! ricana-t-il, au boulevard, dans un drame, avec tremolo a l'orchestre... Je vois ca d'ici! Dans la vie reelle, malheureusement, celle que nous vivons, vous et moi, ce n'est pas avec des mots, quand ils auraient une aune de long, qu'on paye le boulanger et la fruitiere, qu'on solde ces canailles de proprietaires, qu'on s'achete des robes et des souliers... Elle ne repondit pas. --Or, poursuivit-il, vous voila sans un sou. Est-ce Maxence qui vous donnera de l'argent? Pauvre garcon! Ou le prendrait-il, lui qui n'en a meme pas assez pour sa maitresse? Donc, qu'allez-vous faire? --Je travaillerai, monsieur. Il se leva, fit un profond salut, et se rasseyant: --Tous mes compliments, fit-il. Je ne vois qu'un obstacle a cette belle resolution: il est impossible a une femme de se suffire avec son seul travail. Il n'y a a manger a peu pres leur comptant que les servantes... --Je me ferai servante, s'il le faut. Il resta deux secondes interloque, mais reprenant son aplomb: --Vous n'en seriez pas la, reprit-il d'une vois caline, si vous ne m'aviez pas repousse, quand je voulais etre votre mari... Mais vous ne pouviez pas me voir en peinture!... Et cependant, parole d'honneur, je vous aimais, oh! mais, la, pour tout de bon... C'est que je m'y connais en femmes, et que je voyais bien quel effet vous feriez, si vous etiez habillee, coiffee, paree et etendue dans un huit ressorts, au bois... Plus fort que la volonte, le degout montait aux levres de la jeune fille. --Ah! monsieur! fit-elle. Il se meprit. --Vous regrettez tout cela, continua-t-il, je le vois bien. Autrefois, hein? vous n'auriez jamais consenti a me recevoir comme cela, seul avec vous... Ce qui prouve qu'il ne faut pas faire sa tete, ma chere enfant... Lui, Costeclar, il l'appelait, il osait l'appeler "ma chere enfant!" Indignee et revoltee... --Oh!... fit-elle. Mais il etait lance. --Eh bien! moi, reprit-il, tel j'etais, tel je suis!... Dame, il ne serait peut-etre plus question de mariage entre nous, mais la, franchement, que vous importerait, si les conditions etaient les memes, et si vous aviez neanmoins, maison montee, voitures, domestiques, chevaux... Jusqu'a ce moment, elle n'avait pas compris. Se dressant de toute sa hauteur: --Sortez! commanda-t-elle. C'est ce qu'il ne semblait nullement dispose a faire, et meme, plus bleme que de coutume, l'oeil injecte, la levre tremblante, et souriant d'un etrange sourire, il s'avancait vers Mlle Gilberte. --Comment, disait-il, vous etes dans le malheur, je viens benevolement vous offrir mes services, et c'est ainsi que vous me recevez!... Vous preferez travailler? Soit, allez-y gaiement, piquez vos jolis doigts, ma charmante, et rougissez vos beaux yeux... J'aurai ma revanche!... La fatigue et la misere, le froid l'hiver, la faim en toute saison, parleront a votre petit coeur de ce bon Costeclar qui vous adore, comme un grand toque qu'il est, qui est un homme serieux, qui a de l'argent, beaucoup d'argent... Hors de soi: --Miserable! cria la jeune fille! sortez, sortez!... --Un moment!... fit une voix forte. M. Costeclar se retourna. Dans le cadre de la porte ouverte, Marius de Tregars se tenait debout. --Marius!... murmura Mlle Gilberte, clouee sur place par une stupeur immense, moins grande pourtant que sa joie. Le revoir ainsi soudainement, alors qu'elle en etait a se demander si elle le reverrait jamais, le voir apparaitre au moment meme ou elle se trouvait seule, exposee aux plus laches outrages, c'etait un de ces bonheurs inouis auxquels on peut a peine croire, et du fond de son ame montait comme un cantique d'actions de graces. Cependant elle etait confondue de l'attitude de M. Costeclar. Selon elle, et d'apres ce qu'elle croyait savoir, il eut du etre petrifie de l'arrivee de M. de Tregars. Et voila qu'il n'avait pas meme l'air de le connaitre. Il paraissait choque, contrarie d'avoir ete interrompu, legerement surpris, mais il ne semblait ni emu, ni effraye. Froncant le sourcil: --Vous desirez? demanda-t-il de son ton le plus impertinent, lequel ne l'etait pas mediocrement. M. de Tregars s'avanca. Il etait un peu pale, mais d'un calme, d'un sang-froid, d'un flegme veritablement effrayants. S'inclinant devant Mlle Gilberte. --Si je me suis permis de penetrer ainsi chez vous, mademoiselle, prononca-t-il doucement, c'est que passant devant votre porte, j'ai cru reconnaitre la voiture de monsieur... Et du doigt, par dessus l'epaule, il designait M. Costeclar. --Or, poursuivit-il, j'avais lieu de m'en etonner considerablement, apres la defense formelle que je lui ai faite de remettre les pieds, non pas seulement dans cette maison, mais meme dans le quartier. J'ai voulu savoir a quoi m'en tenir, je suis monte, j'ai entendu... Tout cela etait dit d'un ton de mepris si ecrasant qu'un soufflet eut ete moins cruel. Tout ce que M. Costeclar avait de sang dans les veines lui montait a la face. --Vous, interrompit-il insolemment, je ne vous connais pas... Imperturbable, M. de Tregars retirait ses gants. --En etes-vous bien sur? repondit-il. Voyons, vous connaissez bien mon vieil ami, le comte de Villegre? Un nuage d'inquietude descendit comme un crepe sur le front deprime de M. Costeclar. --En effet, balbutia-t-il. --M. de Villegre, avant la guerre, n'est-il pas alle vous rendre visite?... --Si. --Eh bien! c'est moi qui l'envoyais, et les volontes qu'il vous a signifiees etaient les miennes... --A vous? --A moi, Marius de Tregars. Un tressaillement nerveux secoua le maigre corps de M. Costeclar; il eut comme un mouvement de recul, son oeil instinctivement chercha la porte. --Vous voyez, poursuivit Marius, toujours avec la meme douceur, que nous sommes, vous et moi, de vieilles connaissances. Car vous me remettez bien, maintenant, n'est-ce pas? Je suis le fils de ce pauvre marquis de Tregars, qui etait venu a Paris, du fond de sa Bretagne, avec toute sa fortune, plus de deux millions. --Je me souviens, fit vivement l'homme de Bourse, je me souviens parfaitement!... --Sur les conseils d'habiles gens, le marquis de Tregars se lanca dans les affaires. Pauvre bonhomme! Il n'y entendait pas malice! Dans le meme temps qu'il croyait s'enrichir, il perdait tout. Il etait fermement persuade qu'il avait deja plus que double ses capitaux, le jour ou ses honorables associes lui demontrerent qu'il etait ruine, et de plus compromis par certaines signatures imprudemment donnees... Mlle Gilberte ecoutait bouche beante, se demandant ou en voulait venir Marius, et comment il pouvait demeurer si calme. --Ce desastre, continuait-il, fut, a l'epoque, le sujet d'une enorme quantite de plaisanteries bien spirituelles. Les gens de Bourse ne pouvaient assez admirer le savoir-faire des hardis financiers qui avaient si lestement debarrasse de son argent ce candide marquis. C'etait bien fait pour lui, de quoi se melait-il! Moi, pour empecher les poursuites dont on menacait mon pere, j'abandonnai tout ce que j'avais. J'etais fort jeune, et, comme vous le voyez, fort naif. Je n'en suis plus la. Si pareille aventure m'arrivait aujourd'hui, je voudrais savoir ce que sont devenus les millions, je palperais les poches autour de moi, je crierais: au voleur!... A chaque mot, pour ainsi dire, le malaise de M. Costeclar devenait plus manifeste. --Ce n'est pas moi, dit-il, qui ai profite de la fortune de M. de Tregars. Du geste, Marius approuva. --Je sais, maintenant, repondit-il, entre qui ont ete partagees les depouilles. Vous, monsieur Costeclar, vous en avez tire ce que vous avez pu, timidement, selon vos moyens. Les requins sont toujours accompagnes de petits poissons auxquels ils abandonnent les debris qu'ils dedaignent. Vous n'etiez alors qu'un petit poisson. Vous vous etes arrange de ce dont ne voulaient pas vos patrons les requins. Quand vous avez voulu operer seul, vous avez ete maladroit, vous avez laisse des preuves de votre grand appetit de l'argent des autres. Je les ai entre les mains, ces preuves... M. Costeclar etait a la torture. --On me tient, fit-il, je le sais, je l'ai dit a M. de Villegre... --Alors comment etes-vous ici? --Eh! savais-je que le comte venait de votre part? --Pauvre raison, monsieur. --Apres ce qui s'etait passe, d'ailleurs, apres la fuite de Favoral, je me croyais releve de l'engagement que j'avais pris... --En verite! --Enfin, soit, si vous y tenez, j'ai eu tort... Le flegme de M. de Tregars ne se dementait toujours pas. --Non-seulement vous avez eu tort, prononca-t-il, mais vous avez commis une imprudence insigne. En manquant a vos engagements, vous m'avez delie des miens. Le pacte est rompu. D'apres nos conventions, j'ai le droit, en sortant d'ici, de me rendre tout droit au parquet... L'oeil terne de l'homme de Bourse vacillait. --Je ne croyais pas mal faire, begaya-t-il. Favoral a ete mon ami... --Et c'est a ce titre que vous veniez proposer a Mlle Favoral de devenir votre maitresse? Vous vous etes dit: La voila sans ressources, sans pain litteralement, sans parents, sans amis pour la defendre, c'est le moment de se montrer. Et pensant pouvoir etre impunement lache, infame, vil, bravement vous etes venu... Etre ainsi traite, lui l'homme a succes, devant cette jeune fille qu'il ecrasait l'instant d'avant de son impudente opulence, non, M. Costeclar ne put l'endurer. Perdant la tete: --Il fallait me faire savoir qu'elle etait votre maitresse! s'ecria-t-il. Il passa comme une flamme sur le visage de Marius, ses yeux s'emplirent d'eclairs. Se dressant de toute la hauteur de sa colere, qui eclatait a la fin, terrible: --Ah! miserable! s'ecria-t-il. Brusquement, M. Costeclar se jeta de cote. --Monsieur!... Mais d'un bond, M. de Tregars fut sur lui. --A genoux!... cria-t-il. Et le saisissant au collet, d'un poignet de fer, il le souleva, lui fit perdre plante, et le jeta a deux genoux sur le parquet, violemment, comme s'il eut voulu l'y enfoncer. --Parle! commanda-t-il. Repete: Mademoiselle... M. Costeclar avait cru lire pis que cela dans les yeux de M. de Tregars. Une peur affreuse avait instantanement brise en lui toute velleite de resistance. --Mademoiselle... begaya-t-il d'une voix etranglee. --Je suis le dernier des miserables!... continua Marius. La tete bleme de M. de Costeclar, comme une chose inerte, oscillait sur son col brise selon la mode de la veille. --Je suis, repeta-t-il, le dernier des miserables... --Et je vous supplie... Mais le coeur de Mlle Gilberte se soulevait de degout. --Assez!... interrompit-elle. Ne sentant plus sur son epaule la lourde main de M. de Tregars, l'homme de Bourse se releva peniblement. Telle etait sa paleur livide, qu'on eut dit tout son sang tourne en fiel. Essuyant du bout de son gant les genoux de son pantalon, et retablissant, tant bien que mal, l'harmonie fort compromise de sa toilette: --Est-ce donc un acte de courage, grommelait-il, que d'abuser de sa force physique? Deja M. de Tregars etait redevenu maitre de soi, et Mlle Gilberte croyait lire sur son visage le regret de sa violence. --Valait-il mieux, dit-il, faire usage de ce que vous savez?... M. Costeclar joignit les mains. --Vous ne feriez pas cela! s'ecria-t-il. A quoi cela vous avancerait-il, de me perdre?... --A rien, repondit M. de Tregars, vous avez raison. Mais vous?... Et plongeant son regard dans les yeux de M. Costeclar: --Si vous pouviez me servir, interrogea-t-il, le feriez-vous? --Peut-etre!... pour rentrer en possession des papiers que vous avez. M. de Tregars reflechissait. --Apres ce qui vient de se passer, dit-il enfin, il nous faut une explication. Attendez-moi chez vous, avant une heure, j'y serai... M. Costeclar etait devenu plus souple que ses gants gris perle. Souple a ce point que c'en etait inquietant. --Je suis a vos ordres, monsieur, repondit-il a M. de Tregars. Et s'inclinant jusqu'a terre devant Mlle Gilberte, il quitta le salon, et on entendit presque aussitot se refermer sur lui la porte de la rue. --Ah! le miserable! s'ecria la jeune fille, affreusement bouleversee. Marius, avez-vous vu quel regard il nous a lance en sortant? --Je l'ai vu, repondit M. de Tregars. --Cet homme nous hait. Il ne reculerait pas devant un crime pour se venger de l'atroce humiliation qu'il vient de subir. --Je le crois comme vous. Mlle Gilberte eut un geste desole. --Pourquoi l'avoir traite si cruellement? murmura-t-elle. --Je m'etais promis et il eut ete politique de rester calme. Mais il est de ces outrages abominables qu'un homme de coeur ne peut pas endurer. Je ne regrette pas ce que j'ai fait. Un long silence suivit, et ils restaient debout, en face l'un de l'autre, oppresses, emus, detournant les yeux. Mlle Gilberte s'apercevait du desordre de sa toilette et elle en avait honte. M. de Tregars s'etonnait maintenant de la hardiesse qu'il avait eue de penetrer ainsi dans cette maison. --Vous savez quel malheur nous frappe? reprit enfin la jeune fille. --Je l'ai appris ce matin par le journal. --Quoi! les journaux savent deja?... --Tout. --Et notre nom y est imprime? --Oui. Elle se voila le visage de ses deux mains, et accablee: --Quelle honte!... fit-elle. --Sur le premier moment, continuait M. de Tregars, je ne pouvais croire a la realite de ce que je lisais. Je me suis hate d'accourir, et le premier boutiquier des environs que j'ai questionne, ne m'a que trop prouve que le journal disait vrai. Des lors, je n'ai plus eu qu'un desir, imperieux, immense: vous parler. Et je suis arrive rue Saint-Gilles pousse par l'esperance incertaine de vous apercevoir. En reconnaissant a votre porte l'equipage de M. Costeclar, j'ai eu comme un pressentiment de la verite. Je suis entre chez le concierge et j'ai demande votre mere ou votre frere. On m'a repondu que Maxence etait sorti depuis un moment deja, et que Mme Favoral venait de sortir, en voiture, avec M. Chapelain, l'ancien avoue. A l'idee que vous etiez seule avec M. Costeclar, je n'ai pas hesite. Je me suis lance dans l'escalier. La porte de votre appartement n'etant pas fermee, je n'ai pas eu besoin de sonner, et votre domestique m'a laisse entrer sans seulement me demander ce que je voulais... Non sans efforts, Mlle Gilberte maitrisait les sanglots qui gonflaient sa poitrine. --Je n'esperais plus vous revoir, balbutia-t-elle. --Oh! --Et vous trouverez la, sur la table, la lettre que je venais de commencer pour vous, lorsque M. Costeclar m'a interrompue. Vivement, M. de Tregars s'en empara. Deux lignes seulement etaient ecrites; il lut: "Je vous rends votre parole, Marius, desormais vous etes libre!!!" Devenu plus blanc qu'un linge: --Vous me rendiez ma parole, s'ecria-t-il, vous!... --N'est-ce pas mon devoir? --Gilberte!... --Ah! s'il ne se fut agi que de notre fortune, loin de la regretter, je me serais peut-etre rejouie de la perdre. Je connais votre coeur. Je me serais dit que la pauvrete nous rapprochait. Mais c'est l'honneur qui est perdu, Marius, l'honneur, la fierte de soi, le droit de marcher le front haut. Le nom que je porte est a jamais fletri. Que mon pere soit repris, ou qu'il echappe a toutes les recherches, il n'en sera pas moins traduit en cour d'assises, juge et condamnee a une peine infamante pour detournements et pour faux!... Si M. de Tregars la laissait poursuivre, c'est qu'il sentait toutes ses idees tourbillonner dans son cerveau, c'est qu'elle etait si belle ainsi, tout eploree et les cheveux a demi epars, c'est qu'il se degageait d'elle un charme si puissant, qu'il etait comme pris de vertige, et que les mots manquaient aux sensations qui le remuaient. --Pouvez-vous, disait-elle, prendre pour femme la fille d'un homme deshonore? Non, n'est-ce pas. Reprenez donc votre parole, ne m'en veuillez pas d'avoir un instant detourne votre vie de son but, pardonnez-moi le chagrin dont je vous suis le sujet, abandonnez-moi aux miseres de ma destinee, oubliez-moi!... Elle suffoquait. --Ah!... Vous ne m'avez jamais aime! s'ecria Marius. Elle leva les bras au ciel: --Tu l'entends, grand Dieu! prononca-t-elle, comme revoltee d'un blaspheme. --Il vous serait donc aise de m'oublier? --Helas! --Si le malheur me frappait, vous me reprendriez donc votre parole, vous cesseriez donc de m'aimer?... Elle osa lui prendre les mains, et les pressant entre les siennes: --Cesser de vous aimer ne depend plus de ma volonte, murmura-t-elle avec des fremissements de levres. Pauvre, abandonne de tous, meprise, deshonore, criminel, je vous aimerais de meme, encore, toujours!... D'un mouvement eperdu, Marius lui jeta le bras autour de la taille, et l'attirant a lui, l'etreignant contre sa poitrine et devorant de baisers ses cheveux blonds enflammes: --Eh bien! c'est ainsi que je t'aime, s'ecria-t-il, et de toute mon ame, et de toute ma chair, uniquement, pour la vie!... Que m'importent les tiens!... Ta famille! est-ce que je la connais? Ton pere! est-ce qu'il existe? Ton nom! c'est le mien, le nom sans tache des Tregars. Tu es ma femme, tu es a moi, tu es moi!... Elle se debattait faiblement, un engourdissement presque invincible l'envahissait. Elle sentait sa raison se troubler, son energie se dissoudre, ses yeux se voiler, l'air manquer a sa poitrine haletante... Un grand effort de volonte la remit sur pied. Elle se degagea doucement, et pliant sous l'exces de son emotion, moins forte contre la joie que contre la douleur, elle s'affaissa sur un fauteuil. --Pardonnez-moi, balbutiait-elle, pardonnez-moi d'avoir doute de vous... M. de Tregars n'etait guere moins bouleverse que Mlle Gilberte, mais il etait homme, et les ressorts de son energie avaient une trempe superieure. Avant qu'une minute se fut ecoulee, il avait repris l'entiere possession de soi et impose a ses traits leur expression accoutumee. Attirant une chaise, ou il s'assit, pres du fauteuil de Mlle Gilberte: --Permettez-moi, mon amie, lui dit-il, de vous rappeler que nos moments sont comptes, et qu'il est bien des details qu'il est urgent que je sache... Elle releva la tete, et s'efforcant de hausser son sang-froid jusqu'a celui de Marius: --Quel details? interrogea-t-elle. --Au sujet de votre pere. Elle le regarda d'un air de stupeur profonde. --N'en savez-vous pas bien plus que moi, repondit-elle, plus que ma mere, plus que nous tous? N'est-ce donc pas vous qui, en poursuivant les gens qui ont depouille votre pere, avez atteint le mien? Et c'est moi, malheureuse que je suis! qui vous ai inspire cette resolution fatale, et je n'ai pas la force de vous en vouloir... Imperceptiblement, M. de Tregars avait rougi. --Comment avez-vous su? commenca-t-il... --N'a-t-on pas dit que vous alliez epouser Mlle de Thaller? Il se dressa brusquement: --Jamais! s'ecria-t-il, ce mariage n'a existe que dans la cervelle de M. de Thaller et de la baronne de Thaller, surtout. L'idee ridicule lui en est venue, parce que mon nom lui plait, et qu'elle serait ravie de voir sa fille marquise de Tregars. Jamais elle ne m'en a ouvert la bouche, mais elle en a parle de tous cotes, juste assez secretement pour donner matiere a un bon cancan de salon. Elle a ete jusqu'a confier a plusieurs personnes de mes relations, le chiffre de la dot, pensant ainsi m'encourager... Autant qu'il etait en moi, je vous avais mise en garde contre cette fausse nouvelle, par l'intermediaire du signor Gismondo. Peut-etre, sans se l'avouer, Mlle Gilberte n'etait-elle pas fachee de l'explication, non plus que de la vehemence de Marius. --Le signor Gismondo m'a delivree de cruelles anxietes, repondit-elle, mais j'avais tout d'abord soupconne la verite. --Cependant... --N'etais-je pas la confidente de vos esperances, ne savais-je pas quel but vous poursuivez? Je n'avais vu dans ces projets de mariage qu'un moyen de vous avancer dans l'intimite de M. de Thaller sans eveiller ses defiances... M. de Tregars n'etait pas homme a nier un fait vrai. --Peut-etre, en effet, dit-il, n'ai-je pas ete etranger au desastre de M. Favoral. Et quand je m'exprime ainsi, je veux dire qu'il se peut que je l'aie avance de quelques mois, de quelques jours seulement, peut-etre, car il etait inevitable, fatal. Quoiqu'il en soit, si j'avais pu me douter de ce qui en etait, je me serais abstenu, Gilberte, je vous le jure; j'aurais renonce a mes desseins plutot que de m'exposer a atteindre votre pere. Il n'y a pas a revenir sur ce qui a ete fait. Mais si on ne peut pas reparer completement le mal, on peut l'attenuer, peut-etre... Mlle Gilberte tressaillit. --Grand Dieu! s'ecria-t-elle, croiriez-vous donc a l'innocence de mon pere?... Mieux que personne, Mlle Gilberte eut du etre convaincue de la culpabilite de M. Favoral. Ne l'avait-elle pas vu, humilie et tremblant devant le baron de Thaller? Ne l'avait-elle pas entendu reconnaitre, en quelque sorte, l'exactitude de l'accusation qui pesait sur lui? Mais ce n'est pas a vingt ans qu'on s'incline sans revolte sous la brutalite du fait. Entrevoyant une lueur d'espoir, elle s'y etait precipitee. Et quand, au silence de M. de Tregars, elle comprit combien elle s'etait meprise, baissant la tete: --C'est de la folie, murmura-t-elle, et je ne le sens que trop, mais le coeur est plus fort que la raison. Il est si cruel d'en etre reduit a mepriser son pere! J'aurais tant besoin, pour moi plus encore que pour les autres, de l'excuser, de le justifier!... Elle essuya les larmes qui jaillissaient de ses yeux, et d'une voix plus ferme: --Ce qui arrive est si invraisemblable! poursuivit-elle, si incomprehensible! Comment ne pas croire a quelqu'un de ces mysteres que le temps seul explique! Depuis hier soir nous nous perdons en conjectures vaines, mais toujours, fatalement, nous en arrivons a cette conclusion, que mon pere doit etre victime de quelque tenebreuse intrigue. C'est l'opinion de M. Chapelain, qu'une perte de cent soixante mille francs ne devrait cependant pas disposer a l'indulgence... --Eh! c'est aussi mon opinion, s'ecria Marius. --Vous voyez donc!... Mais il ne la laissa pas poursuivre. Lui prenant doucement la main: --Laissez-moi tout vous dire, interrompit-il, et chercher avec vous une issue, s'il en est une, a cette affreuse situation. Il court, sur M. Favoral, des bruits etranges. On pretend que son austerite n'etait qu'un masque, son economie sordide un moyen de surprendre la confiance. On affirme que reellement il s'abandonnait a toutes sortes de desordres, qu'il avait quelque part, dans Paris, un menage ou il prodiguait l'argent dont il se montrait si avare ici. Est-ce vrai? On en dit autant de tous les gens entre les mains de qui on voit fondre des fortunes... La jeune fille etait devenue fort rouge. --Je crois qu'on dit vrai, repondit-elle. --Ah! --Le commissaire de police nous l'a affirme. Il a trouve parmi les papiers de mon pere les factures acquittees d'une certaine quantite d'objets couteux qui ne pouvaient etre destines qu'a une femme... Le front de M. de Tregars se plissait. --Et sait-on quelle est cette femme? interrogea-t-il. La connait-on?... --Non. --Quelle qu'elle soit, j'admets qu'elle a du couter a M. Favoral des sommes considerables. Mais lui a-t-elle coute douze millions? --Voila precisement la remarque que faisait M. Chapelain. --Et ce sera celle de tout homme sense. Je sais bien que ce n'est pas de l'argent liquide que l'on detourne, et que le plus souvent, pour avoir dix mille francs, il faut en prendre trente mille. Je sais bien que pour cacher pendant des annees un deficit considerable, il faut le creuser chaque jour davantage; qu'il faut recourir a des manoeuvres de fonds, a des ventes, a des achats, a des virements qui ruinent. Mais, d'un autre cote, M. Favoral gagnait de l'argent, beaucoup d'argent. Il a ete riche. On lui croyait des millions. Est-ce que sans cela Costeclar eut jamais demande votre main? --M. Chapelain pretend qu'a une certaine epoque, mon pere possedait au moins cinquante mille livres de rentes. --Il en est sur? --Il le dit. --C'est a s'y perdre... Pendant plus de deux minutes, M. de Tregars demeura pensif, remuant dans son esprit toutes les eventualites imaginables, puis: --Mais qu'importe! reprit-il. Quand j'ai appris, ce matin, le chiffre du deficit, des doutes aussitot me sont venus. Et c'est pour cela, mon amie, que je tenais tant a vous voir, a vous parler. Il me faudrait savoir exactement ce qui s'est passe ici, hier soir... Rapidement, mais sans omettre un detail utile, Mlle Gilberte raconta les scenes de la veille, la soudaine arrivee de M. de Thaller, la survenue du commissaire de police, l'evasion de M. Favoral, grace a la presence d'esprit de Maxence. Toutes les paroles de son pere lui etaient restees dans la memoire, et c'est presque litteralement qu'elle repetait ses discours etranges a ses amis indignes, et ses propos incoherents au moment de fuir, alors que tout en s'accusant, il disait qu'il n'etait pas coupable comme on croyait, qu'il ne l'etait pas seul en tout cas, et qu'il etait indignement sacrifie. Lorsqu'elle eut acheve: --Voila bien ce que je pensais, dit M. de Tregars. --Quoi? --M. Favoral a accepte un role dans quelqu'une de ces terribles comedies financieres, qui ruinent un millier de pauvres dupes au profit de deux ou trois habiles gredins. Votre pere voulait etre riche, il lui fallait de l'argent pour alimenter ses desordres, il a ete tente. On lui a montre les benefices immenses, les risques nuls, il s'est laisse seduire, il a cesse d'etre honnete homme. Mais tandis qu'il se croyait un des directeurs du spectacle appeles a partager la recette, il n'etait qu'un comparse a appointements fixes. Le moment du denoument venu, ses soi-disant associes ont disparu par une trappe avec la caisse, et il reste seul en face du public qui redemande l'argent... A agiter ces desolantes questions, Marius et Mlle Gilberte avaient repris toutes les apparences du sang-froid. Jamais, a les voir assis l'un pres de l'autre, on n'eut soupconne l'etrangete de leur situation. Eux-memes l'oubliaient. --S'il en est ainsi, reprit la jeune fille, comment mon pere s'est-il tu? --Que devait-il dire? --Nommer les complices. --Et s'il n'avait pas de preuves a donner de leur complicite? Il etait le caissier du _Comptoir de credit mutuel_, c'est a sa caisse que les millions manquent... Les conjectures de Mlle Gilberte avaient bien devance cette phrase. Regardant fixement Marius: --Alors, fit-elle, de meme que M. Chapelain, vous croyez que M. le baron de Thaller?... --Ah! M. Chapelain croit... --Que le directeur du _Credit mutuel_ connaissait les detournements. --Et qu'il en a profite? --Plus que son caissier, oui. Un singulier sourire plissait les levres de M. de Tregars. --C'est possible, repondit-il, c'est bien possible... Depuis un moment, l'embarras de Mlle Gilberte se lisait dans son regard. Enfin, surmontant son hesitation: --Pardonnez-moi, dit-elle, je m'etais imagine que M. de Thaller etait un des hommes que vous voulez frapper, et je m'etais bercee de cette esperance que, peut-etre, en faisant rendre justice a votre pere, vous songiez a venger le mien... Comme s'il eut ete mu par un ressort, M. de Tregars se dressa. --Eh bien! oui, s'ecria-t-il, oui, vous m'avez devine!... Mais comment atteindre ce double but? Une fausse manoeuvre, en ce moment, perdrait tout! Ah! si je savais la veritable situation de votre pere! Si je pouvais le voir, lui parler! D'un mot, il mettrait peut-etre entre mes mains une arme sure, l'arme que je n'ai pu trouver encore... La jeune fille eut un geste desole. --Malheureusement, repondit-elle, nous sommes sans nouvelles de mon pere, et il n'a meme pas voulu nous dire ou il comptait se refugier... --Mais il vous ecrira peut-etre? Et d'ailleurs on pourrait le chercher, avec precaution, de facon a ne pas donner l'eveil a la police, et si votre frere, si Maxence voulait me seconder... --Helas! je crains que Maxence n'ait d'autres soucis; il a voulu sortir, ce matin, absolument, malgre ma mere... Mais Marius l'arreta, et de l'accent d'un homme qui en sait bien plus qu'il n'en veut dire: --Ne calomniez pas Maxence, fit-il. Peut-etre est-ce par lui que nous viendra le secours dont nous avons besoin... Onze heures sonnaient. Mlle Gilberte tressaillit. --Et ma mere!... s'ecria-t-elle, ma mere qui va rentrer!... M. de Tregars eut pu l'attendre. Il n'avait plus a se cacher desormais. Et cependant, apres en avoir delibere avec la jeune fille, il fut decide qu'il allait se retirer et qu'il enverrait M. de Villegre exposer ses intentions. Il se retira donc, et il etait temps, car moins de cinq minutes plus tard Mme Favoral et M. Chapelain reparaissaient. L'ancien avoue etait furieux, et c'est avec un mouvement de rage qu'il lanca sur la table les billets de banque dont il s'etait charge. --Pour les rendre a M. de Thaller, il eut fallu arriver jusqu'a lui! s'ecria-t-il, et Monsieur est invisible, Monsieur se tient clos et cele, garde par une nuee de valets en livree!... Mais Mme Favoral s'etait approchee de sa fille et tout bas: --Et ton frere? interrogea-t-elle. --Il n'est pas rentre. --Mon Dieu! soupira la pauvre mere, en un tel moment, il nous abandonne, et pour qui?... XXV Si indulgente d'ordinaire, Mme Favoral etait trop severe, cette fois, et c'est bien injustement qu'elle accusait son fils. Elle oubliait, et quelle mere ne l'oublie, qu'il avait vingt-cinq ans, qu'il etait homme, et qu'en dehors de la famille et d'elle-meme, il devait avoir ses interets et ses passions, ses affections et ses devoirs. Parce qu'il quittait la maison pour quelques heures, Maxence n'abandonnait assurement ni sa mere ni sa soeur. Ce n'est pas sans un debat interieur qu'il s'etait decide a s'eloigner, et encore, en descendant l'escalier: --Pauvre mere, pensait-il, je suis sur que je lui cause une peine affreuse, mais comment faire autrement!... Le grand air et le mouvement de la rue, quand il y mit le pied, interrompirent brusquement ses reflexions. C'etait, depuis que le desastre de son pere etait connu, la premiere fois qu'il affrontait le grand jour, et il en ressentait une emotion plus poignante, comme si son malheur, tout a coup, lui fut apparu sous une face nouvelle et imprevue. Moins imperieusement appele chez lui, a l'hotel meuble ou il demeurait, au boulevard du Temple, il serait rentre precipitamment et eut attendu la nuit pour passer inapercu. Des les premiers pas, il voyait se manifester brutalement l'implacable opinion. Quand il suivait la rue Saint-Gilles, la veille encore, cette rue ou il etait ne, ou il avait joue, enfant, en revenant de l'ecole, ou tout le monde le connaissait, un salut amical ou un sourire l'attendait a toutes les portes. C'est que la veille encore, il etait le fils d'un homme riche et considere, d'un homme dont on pouvait avoir besoin et dont on enviait les cinquante mille livres de rente... Tandis que ce matin! C'est avec une sorte de curiosite mauvaise qu'on le regardait passer. Pas une main ne se tendait, plus une casquette ne se levait sur son passage. Les gens chuchotaient entre eux, en se le montrant du doigt, et dans tous les yeux eclatait l'ironie ou la haine. C'est que ce matin, il etait le fils du caissier infidele poursuivi par la police, de l'hypocrite a la fin demasque, de l'homme qui faisait perdre, et qui entrainait dans sa ruine on ne savait combien de malheureux. Plus dechire de tous ces regards que le miserable condamne a passer entre les baguettes d'un peloton d'execution, Maxence hatait le pas, baissant la tete, la gorge seche, la joue en feu, quand devant la boutique d'un marchand de vins: --Tiens, s'ecria un homme, voila le fils. Il ne manque pas de toupet!... Et plus loin, devant le magasin de l'epicier: --Allez, disait une femme au milieu d'un groupe, il leur en reste encore plus qu'a nous. Alors, veritablement, le malheureux eut le sentiment de la responsabilite de la famille, de cette solidarite qui fait descendre du pere aux enfants, ou remonter des enfants au pere l'estime ou la reprobation. Il comprit de quel poids allait peser sur sa vie entiere le crime de M. Favoral, et quel boulet allait etre le nom qu'il portait, ce nom qui jusqu'a ce moment lui avait ete comme une clef qui lui ouvrait la caisse des fournisseurs les plus defiants. Et tout en remontant la rue de Turenne: --C'est fini! repetait-il, je ne m'en releverai pas. Et il songeait a changer de nom, a s'expatrier, a fuir jusqu'au fond des deserts de l'Amerique la detestable celebrite qui allait, croyait-il, s'attacher desormais a lui. A quelque distance, cependant, a l'angle de la rue Beranger et de la rue Charlot, il apercevait un groupe d'une trentaine de personnes. Il ne connut que trop tot la cause de ce rassemblement. A cet endroit, ou le trottoir est tres-large, un marchand de journaux a etabli sa boutique, une grande boite peinte en vert, avec une sorte de toit en toile ciree. Ce marchand, un gros petit homme, a la face enluminee et au regard impudent, etait huche sur un escabeau, et d'une voix enrouee: --Voila, criait-il, les journaux du matin! Voila ce qui vient de paraitre! Il faut voir les details du vol de douze millions qui vient d'etre commis par un pauvre caissier... Les passants s'arretaient. --Achetez le journal du matin! criait l'homme. Et pour activer le debit de sa marchandise, il ajoutait toutes sortes de lazzi de son cru, disant que le voleur etait un homme du quartier, et que c'etait bien flatteur et bien avantageux pour le Marais, qu'on avait toujours accuse d'etre arriere. --Voila le Marais dans le mouvement, ricanait-il. La foule riait et il poursuivait: --Le vol du caissier Favoral! douze millions! Achetez, pour voir les details et la maniere d'en faire autant!... Ainsi, le scandale eclatait, terrible, irremediable, emplissant Paris de son tapage. A dix pas, Maxence demeurait immobile, les talons comme rives au sol, regardant et ecoutant. Il eut voulu s'eloigner, mais un sentiment imperieux, plus fort que sa volonte et que sa raison, le retenait la, ou plutot l'attirait vers l'echoppe. Il brulait de savoir ce que disaient les journaux. Tout a coup, il se decida. Il s'avanca brusquement, jeta trois sous au marchand, saisit un journal, et s'enfuit eperdu, comme s'il eut ete poursuivi par des huees. --Pas poli, le monsieur! grommelaient deux badauds qu'il avait deranges. Mais si prompt qu'eut ete son mouvement, un boutiquier de la rue de Turenne avait eu le temps de le reconnaitre. --C'est le fils du caissier! s'ecria-t-il. --Pas possible! --Comment n'est-il pas arrete?... Cinq ou six curieux, plus enrages que les autres, s'elancerent sur ses traces, esperant le voir, le devisager, mais il etait loin deja. Accote contre un reverbere du boulevard du Temple, il depliait le journal qu'il venait d'acheter. Oh! il n'eut pas a chercher l'article. Au beau milieu de la premiere page, a la place d'honneur, en grosses lettres, il lut: ENCORE UN SINISTRE FINANCIER! "Au moment ou nous mettons sous presse, la petite Bourse est en proie a la plus violente agitation. Avec la rapidite d'une trainee de poudre, la nouvelle se repand, tout le long du boulevard, qu'un de nos grands etablissements de credit vient d'etre victime d'un vol d'une importance exceptionnelle. "Vers les cinq heures du soir, ayant besoin d'une piece de comptabilite, le directeur du _Comptoir de credit mutuel_ se transporta dans le bureau occupe par le caissier central, alors absent. Un bordereau oublie sur une table fit jaillir dans son esprit l'eclair du soupcon. Epouvante, il envoya chercher un serrurier, fit ouvrir les tiroirs et acquit l'irrecusable preuve que le _Credit mutuel_ etait victime de detournements dont le total connu jusqu'a present s'eleve a plus de douze millions. "A l'instant meme, une plainte etait deposee, et vers sept heures, M. Brosse, le commissaire du quartier, se presentait, muni d'un mandat d'amener, au domicile du caissier infidele. "Ce caissier, nomme Favoral--nous n'hesitons pas a le nommer, puisque son nom est dans toutes les bouches--venait de se mettre a table, avec quelques-uns de ses amis. Prevenu, on ne sait comment, il gagna une piece reculee de son appartement, se laissa glisser par la fenetre dans la cour d'une maison voisine, et reussit a dejouer toutes les recherches. "Il y a des annees, parait-il, que ses detournements duraient, habilement masques par des faux. "M. Favoral avait eu l'habilete de surprendre l'estime de tous les gens qui le connaissaient. Habitant le Marais, il y menait une existence plus que modeste. Mais il n'avait la que sa demeure officielle, en quelque sorte. Dans un autre quartier, et sous un autre nom, il se livrait a des depenses effrenees, entourant d'un luxe inoui une femme dont il etait follement epris. "Sur cette femme, on n'est pas d'accord. "Les uns nomment une tres seduisante comedienne, dont le theatre n'est pas a cent lieues du passage des Panoramas; les autres, une dame de la haute societe financiere, dont les equipages, les diamants et les toilettes ont un renom merite. "Il nous serait facile de donner, a cet egard, des details qui surprendraient bien des gens, car _nous n'ignorons rien_. Mais dussions-nous paraitre moins bien informes que certains confreres du matin, nous garderons un silence qu'apprecieront nos lecteurs. A d'autres le triste honneur d'ajouter par une indiscretion prematuree a la douleur d'une famille cruellement eprouvee, car M. Favoral laisse au desespoir une femme et deux enfants, un fils de vingt-cinq ans, employe d'un chemin de fer, et une fille de vingt ans, d'une beaute remarquable, et qui a failli, il y a quelques mois, epouser M. C... "Allons, messieurs les caissiers, a qui le tour?..." Des larmes de rage obscurcissaient les yeux de Maxence, pendant qu'il achevait les dernieres lignes de ce terrible article. C'en etait fait! Innocent, il se voyait traine sur la claie de la plus infamante publicite. Sa douleur devenait un des aliments de l'insatiable curiosite, un sujet de faits-divers, le texte des commentaires des imbeciles et des mechants. Apres avoir defraye la chronique quotidienne du scandale, le crime du caissier du _Credit mutuel_ allait passer, a l'etat de legende, dans ces recueils illustres que les libraires au rabais exposent a leur vitrine. --C'est le comble! repetait Maxence d'une voix sourde. Et cependant, il etait peut-etre plus surpris encore qu'indigne. Ce journal venait de lui en apprendre plus que n'en savaient les intimes amis de son pere, plus qu'il n'en savait lui-meme. D'ou tenait-il ses renseignements? Maxence avait trop le respect de la chose imprimee pour douter, et c'est avec une veritable angoisse qu'il se demandait quels pouvaient etre ces autres details que l'auteur de l'article declarait connaitre et ne vouloir pas livrer encore a la publicite. S'il eut suivi son inspiration, il eut couru tout d'une haleine au bureau du journal, persuade qu'on y saurait lui dire en quel quartier de Paris M. Favoral menait son existence de plaisir et de luxe, sous quel nom, et quelle etait reellement cette femme dont il etait follement epris, et que les uns disaient une femme de la haute finance et les autres une actrice... Mais il arrivait a son hotel, l'_Hotel des Folies_. Apres un moment d'hesitation: --Baste! se dit-il, j'ai toute la journee pour passer au journal!... Et il s'engagea dans le corridor de l'hotel, corridor si etroit, si obscur et si long, qu'il donne l'idee d'un boyau de mine, et qu'il est prudent, avant de s'y aventurer, de s'assurer que personne ne vient en sens contraire. C'est au voisinage du theatre des Folies-Nouvelles;--devenu le theatre Dejazet, que l'_Hotel des Folies_ doit son nom. Installe dans l'arriere-corps de logis d'une grande vieille maison, designee, depuis des annees, au pic des demolisseurs, il n'a pas de facade sur le boulevard, et rien n'y trahit son existence, qu'une lanterne au-dessus d'une porte etroite et basse, entre un cafe et le magasin d'un confiseur. C'est un de ces hotels comme on en compte a Paris un bon nombre, d'ailleurs quelque peu mysterieux et suspects, mal tenu, et dont les benefices restent, pour les naifs, un insoluble probleme. A qui sont loues les appartements du premier et du second etage? On ne sait. Jamais les voisins les plus instinctivement curieux n'ont apercu le bout du nez d'un locataire. Et cependant, ils sont loues. Souvent, dans l'apres-midi, on voit un rideau s'ecarter et une ombre passer. Le soir, les fenetres s'eclairent, et parfois on entend le son d'un vieux piano fele. A partir du second etage, le mystere cesse. Toutes les chambres hautes, dont le prix est relativement modeste, ont des locataires au mois, des locataires qu'on entend et qu'on voit. Des employes comme Maxence, des commis et des demoiselles de magasin des environs, que leurs patrons ne peuvent loger, quelques garcons de cafe et parfois un pauvre diable d'acteur ou une figurante du theatre Dejazet, du Cirque ou du Chateau-d'Eau. Un des agrements de l'_Hotel des Folies_, et Mme Fortin, la gerante, ne manque jamais de le vanter aux locataires qui se presentent, un avantage inestimable, declare-t-elle, est une sortie sur la rue Beranger. --Et chacun sait, conclut-elle, qu'on n'est jamais pris quand on a la chance d'habiter une maison a deux issues. Lorsque Maxence entra dans le bureau de l'hotel, une petite piece obscure et malpropre, les gerants, M. et Mme Fortin, terminaient leur dejeuner par une immense jatte de cafe au lait de couleur louche, que partageait avec eux un enorme chat roux. --Ah! voila M. Favoral! s'ecrierent-ils. A leur accent on ne pouvait se meprendre. Ils savaient la catastrophe. Et le journal deplie sur la table disait comment ils l'avaient apprise. --On est venu vous demander hier soir, reprit la Fortin, une grosse femme aux traits empates par la graisse et au nez toujours barbouille de tabac, dont la voix mielleuse faisait paraitre plus terrible le regard d'oiseau de proie. --Qui? --Un monsieur d'une cinquantaine d'annees, un grand sec avec une longue redingote qui lui tombait sur les talons. Maxence tressaillit. A ce portrait il s'imaginait reconnaitre son pere. Et, cependant, etait-il admissible qu'apres ce qui etait arrive, se sachant traque par la police, il osat se montrer sur le boulevard du Temple, ou tout le monde le connaissait, a deux pas du cafe Turc, dont il etait un des plus anciens habitues? --A quelle heure s'est-il presente? demanda-t-il. --Ma foi! ni moi non plus, repondit la gerante; j'etais a moitie endormie, mais Fortin va nous dire ca, lui... M. Fortin, qui devait bien avoir une vingtaine d'annees de moins que sa femme, etait un de ces petits hommes blonds, a barbe rare, blemes comme la fievre, au regard faux et au sourire inquietant, comme les Madame Fortin savent en trouver, on se demande ou. --Le confiseur venait de mettre ses volets, repondit-il, par consequent il pouvait etre onze heures un quart. --Et il n'a rien dit, ce monsieur? reprit Maxence. --Rien, sinon, qu'il etait bien contrarie de ne pas vous trouver. Et dans le fait, oui, il avait l'air vraiment vexe. Nous lui avons demande son nom pour vous le dire, mais il nous a repondu que ce n'etait pas la peine, qu'il repasserait... Au coup d'oeil que de l'angle des paupieres lui lancait la Fortin, Maxence comprit qu'elle avait, au sujet de ce visiteur attarde, le meme soupcon que lui. Et, du reste, comme si elle eut tenu a le bien indiquer, de l'air le plus innocent qu'elle put prendre: --J'aurais peut-etre bien fait, insista-t-elle, de lui donner votre clef... --Et a quel propos, s'il vous plait? --Dame! on ne sait pas, une idee!... Du reste, Mlle Lucienne pourra vous en dire plus long, car elle etait la quand le monsieur est venu, et je crois meme qu'ils ont cause un moment dans la cour... Maxence voyait bien que les gerants ne cherchaient qu'un pretexte pour l'interroger; aussi, prenant sa clef: --Mademoiselle Lucienne est chez elle? fit-il. --Pourrais pas vous dire. Je l'ai vue aller et venir toute la matinee, et je ne sais pas si elle est rentree ou restee dehors. Ce qui est sur, c'est qu'elle vous a attendu hier soir jusqu'a plus de minuit, et, dame! elle n'etait pas contente. Deja Maxence avait gagne l'escalier, et a mesure qu'il enjambait les marches roides, une voix de femme fraiche et admirablement timbree arrivait plus distincte a son oreille. Elle chantait une de ces chansons comme tous les mois les cafes-concerts en lancent dans la circulation sur un air d'orgue de barbarie: Esperer, verbe charmant, Que toute la vie Conjuguent, l'ame ravie, L'homme, la femme et l'enfant. Du bonheur quand l'echeance Fuit notre fievreuse main, C'est la voix de l'esperance Qui nous dit tout bas: Demain!... C'est joli de courir, Mais mieux vaut encor tenir! --Elle y est! murmura Maxence, respirant plus librement. Il arrivait au quatrieme etage; il s'arreta devant la porte qui faisait face a l'escalier, et d'un doigt leger frappa. Aussitot la voix qui venait d'entamer un second couplet s'interrompit et dit: --Qui est la? --Moi, Maxence! --A cette heure! repondit la voix avec un rire ironique, ce n'est pas malheureux. Vous aviez oublie, sans doute, que nous devions aller au theatre hier soir, et partir ce matin a sept heures pour Saint-Germain... --Vous ne savez donc pas... commenca Maxence, des qu'il put placer un mot. --Je sais que vous n'etes pas rentre cette nuit. --C'est vrai, mais quand je vous aurai dit... --Quoi? le mensonge que vous avez imagine; je vous en dispense... --Lucienne, je vous en prie, ouvrez-moi... --Impossible, je suis en train de m'habiller! --Lucienne... --Rentrez chez vous; sitot prete, je vous y rejoins... Et pour couper court a ces explications a travers la porte, elle reprit sa chanson: Espoir, jadis, j'attendais Ta manne divine, Trop longtemps a ta cuisine J'ai mange, je te connais. Pour l'avenir chimerique J'ai donne mes jours meilleurs!... Prends ta lanterne magique Et va la montrer ailleurs!... C'est joli de courir, Mais mieux vaut encor tenir!... XXVI C'est de l'autre cote du palier, a droite, que s'ouvrait le logis,--Mme Fortin, pompeusement, disait: l'appartement de Maxence. Il avait la une sorte d'antichambre presque aussi grande qu'un mouchoir de poche, decoree par les epoux Fortin du nom de salle a manger, une chambre a coucher et un placard, qualifie cabinet de toilette sur le papier de location. Rien de plus triste que ce logement, dont les papiers erailles et les peintures malpropres gardaient l'empreinte de tous les nomades qui s'y etaient succede, depuis l'inauguration de l'_Hotel des Folies_. Le plafond disloque s'ecaillait par larges places, le parquet s'emiettait, il fallait un effort pour ouvrir et fermer les portes et les fenetres affreusement gauchies. Le mobilier etait a l'avenant. --Comme tout s'use! gemissait la Fortin. Il n'y a pas dix ans que j'ai achete mes meubles! Il y en avait plus de quinze, et encore les avait-elle achetes d'occasion et deja presque hors de service. Aussi les rideaux ne conservaient-ils qu'une nuance vague de leur primitive couleur. Le lit etait presque entierement deplaque. Pas une serrure ne jouait, du secretaire, ni de la commode. La descente de lit n'etait plus qu'une loque infame, et il fallait se defier du divan dont les elastiques brises percaient l'etoffe eraillee, et se dressaient comme des lames de poignard. L'objet le plus somptueux etait un enorme poele de faience, qui tenait presque la moitie de l'antichambre-salle-a-manger. On ne pouvait songer a y faire du feu, puisqu'il n'y avait pas de tuyau. La Fortin n'en refusait pas moins obstinement de le retirer, sous ce pretexte qu'il donnait a l'appartement quelque chose de bourgeois et de cossu. Tout ce confort coutait a Maxence quarante-cinq francs par mois, plus cinq francs pour le service, payables d'avance, du 1er au 3. C'etait la regle invariable de l'hotel. Si le 4 un locataire se presentait sans argent, carrement la Fortin lui refusait sa clef, et l'engageait a chercher un gite ailleurs. --J'y ai ete trop prise, repondait-elle a ceux qui essayaient d'obtenir vingt-quatre heures de repit. Et a mon propre pere, qui etait l'honneur meme, et officier superieur des armees de Napoleon, je ne ferais pas credit jusqu'au 5! C'est le hasard seul qui, apres la Commune, avait amene Maxence a l'_Hotel des Folies_. Et il n'y etait pas depuis une semaine, qu'il se jurait bien de ne pas deteriorer longtemps le mobilier bourgeois des epoux Fortin. Deja meme, il avait cherche et trouve un logement plus convenable et moins cher, quand une rencontre qu'il fit sur l'escalier vint soudainement modifier toutes ses idees, et donner a son appartement un charme qu'il ne lui soupconnait pas. Il y avait bientot un an, de cela. Comme il sortait, un matin, se rendant a son bureau, il se croisa sur le palier meme, avec une jeune fille assez grande et tres-brune, qui montait en courant. Elle passa devant lui comme un trait, ouvrit la porte en face et disparut. Mais si rapide qu'eut ete l'apparition, elle laissait dans l'esprit de Maxence une de ces empreintes qui ne s'effacent plus. De toute la journee, il lui fut impossible de penser a autre chose. Et des qu'il fut libre, au lieu de se rendre, comme d'ordinaire, diner rue Saint-Gilles, il envoya une depeche a sa mere pour lui dire de ne le pas attendre, et bravement il rentra chez lui. Mais c'est en vain que toute la soiree il fit faction derriere sa porte sournoisement entrebaillee, la voisine ne se montra pas. Elle ne parut pas davantage le lendemain, ni les trois jours qui suivirent, et Maxence commencait a desesperer, quand enfin, le dimanche, comme il descendait, ils se trouverent de nouveau face a face. Elle lui avait paru bien jolie, au premier abord. Cette fois, elle l'eblouit a ce point qu'il demeura plus d'une minute comme une statue, efface contre le mur. Et certes, ce n'etait pas sa toilette qui rehaussait sa beaute. Elle portait une pauvre robe de laine noire, un col etroit, des manchettes plates et un chapeau de la plus entiere simplicite. Elle n'en avait pas moins un air d'incomparable dignite, une grace qui charmait, et cependant inspirait le respect, et une demarche de reine... C'etait le 30 juillet. En accrochant sa clef avant de sortir: --Decidement, dit Maxence a Mme Fortin, mon appartement me plait, je le garde, et voici cinquante francs pour le mois d'aout. Et pendant que la gerante de l'_Hotel des Folies_ lui ecrivait un recu: --Vous ne me disiez pas, commenca-t-il, de son air le plus indifferent, que j'ai une voisine... Comme un vieux cheval d'escadron qui entend la trompette, la Fortin dressa la tete. --Ah! oui! fit-elle, mademoiselle Lucienne... --Lucienne! repeta Maxence, c'est un joli nom. --Vous l'avez vue? --Je viens de la rencontrer. Elle n'est pas mal... L'estimable gerante tressauta sur son fauteuil. --Pas mal! interrompit-elle. Pas mal!... Vous etes difficile, mon cher monsieur, car moi, qui m'y connais, je pretends qu'on chercherait plus de quatre jours dans Paris, avant de trouver une aussi belle fille. Pas mal! Une gaillarde qui vous a des cheveux qui lui tombent sur les jarrets, un teint qui eblouit, des yeux grands comme ca, et des dents a faire honte, pour la blancheur, aux dents du chat que voila!... Allez, vous userez plus d'une paire de bottes a courir apres les femmes, avant d'en joindre une qui la vaille... C'etait absolument l'avis de Maxence. Et cependant, de l'air le plus froid: --Y a-t-il longtemps, chere madame Fortin, demanda-t-il, qu'elle est votre locataire?... --Un peu plus d'un an. C'est ici qu'elle a passe le siege, et meme, a ce moment, elle s'est trouvee dans l'impossibilite de me payer. Je voulais, comme de juste, l'envoyer giter ailleurs, mais elle n'a fait ni une ni deux, elle est allee tout droit chez le commissaire de police, qui est venu me faire defense de mettre dehors ni elle, ni personne. C'est-a-dire qu'on n'est plus maitre chez soi!... --C'etait bien ridicule! objecta Maxence, decide a conquerir les bonnes graces de la gerante. --Jamais on n'avait entendu parler d'une chose pareille, poursuivit-elle. Vous forcer a loger les gens pour rien! Pourquoi pas a les nourrir aussi, pendant qu'on y etait? Bref, pour vous en finir, elle est restee tant et si bien, qu'apres la Commune, elle me devait cent quatre-vingts francs. Pour lors, elle me dit que si je voulais la garder, chaque mois, en me payant d'avance, elle me donnerait dix francs de l'arriere. Ce fut convenu, et elle s'est deja acquittee de vingt francs... --Pauvre fille! fit Maxence. Mais la Fortin haussa les epaules. --Vrai, je ne la plains guere, repondit-elle, car si elle voulait, avant quarante-huit heures je serais payee, et elle aurait a se mettre sur le dos autre chose que sa mechante guenille noire. Croyez-vous donc que les occasions lui manquent de se faire une position? Mais mademoiselle a ses idees. Ca n'a pas le sou et ca fait sa tete. Quelle pitie! Moi, je me tue a le lui dire: Voyez-vous, ma fille, au jour d'aujourd'hui, il n'y a qu'un ami sur qui on puisse compter, qui vaut mieux que tous les autres, et qu'il faut prendre quand il vient, et comme il vient, et sans faire la grimace, s'il n'est pas propre: c'est l'argent. On est toujours bien vu quand on a de l'argent, et personne ne demande ou vous l'avez pris. C'est pourquoi une femme qui a des avantages et qui ne s'en sert pas, est une bete. Les avantages, ca passe. Regardez-moi, plutot... Mais bast! j'ai beau precher, c'est comme si je chantais... C'est avec un ravissement que trahissait son sourire, que Maxence ecoutait ces renseignements. --En somme, que fait-elle? interrogea-t-il. --Ni vu, ni connu, repondit la Fortin. Ah! ce n'est pas une demoiselle qui s'use la langue a conter ses affaires! Croyez-vous que je ne sais seulement pas son nom de famille? Tout ce que je peux dire, c'est qu'elle file le matin, des le patron-minet, et que souvent il est onze heures qu'elle n'est pas encore rentree. Le dimanche, elle reste dans sa chambre a lire, et le soir elle s'en va se promener toute seule, au bal ou au spectacle... Si elle en connaissait une plus originale qu'elle, bien sur, elle irait lui chercher dispute... Un locataire qui rentrait interrompit la Fortin. Et Maxence s'eloigna, revant aux moyens d'entrer en relations avec cette voisine, si jolie et si singuliere. Parce qu'il avait autrefois depense quelques cent louis avec des demoiselles a chignon jaune, Maxence s'estimait un gaillard plein d'experience, et quoi que lui eut dit la Fortin, il croyait peu a la vertu d'une fille de vingt ans qui demeurait seule, dans son hotel garni, maitresse sans controle de toutes ses fantaisies. Il se mit donc a epier toutes les occasions de la rencontrer, et vers la fin du mois il en etait venu a la saluer familierement et a lui demander des nouvelles de sa sante... Mais au premier mot de galanterie qu'il voulut risquer, elle le toisa d'un regard si froid, et lui tourna le dos avec un tel mepris, qu'il en demeura bouche beante, ecrase!... --Ah! je perds mon temps, comme un sot! se dit-il. Grande fut donc sa stupeur, lorsque la semaine suivante, par une belle apres-midi, il vit Mlle Lucienne sortir de chez elle, non plus vetue de son eternelle robe noire, mais portant une toilette eclatante et d'une richesse extreme... Le coeur battant, il la suivit. Devant l'_Hotel des Folies_, un huit-ressorts stationnait, attele de deux betes de prix. Des que Mlle Lucienne parut, un valet de chambre lui ouvrit respectueusement la portiere... Elle monta... Et le cocher rendit la main a ses chevaux, qui partirent au grand trot. Plante sur ses jambes au bord du trottoir, beaucoup plus eleve, en cet endroit, que la chaussee, Maxence regardait la voiture qui emportait Mlle Lucienne s'eloigner rapidement, puis se confondre et se perdre parmi les mille voitures qui se croisent et se melent sur la place du Chateau-d'Eau. L'enfant qui voit soudain s'envoler l'oiseau sur lequel il esperait mettre la main a de ces ebahissements desoles. --Partie! murmurait-il. Mais, lorsqu'il se retourna, il se trouva en face des epoux Fortin, attires comme lui dehors par une irresistible curiosite. Ils riaient d'un rire qui lui sembla sinistre. --Quand je vous le disais! s'ecria la Fortin. La voila lancee. Fouette, cocher! Elle ira loin, l'enfant!... Deja la magnificence du huit-ressorts, la beaute des chevaux, la richesse de la livree et les splendeurs de la toilette de Mlle Lucienne faisaient leur effet aux environs. Les consommateurs attables a la terrasse du cafe, ricanaient entre eux. Le confiseur et sa femme, debout sur le seuil de leur boutique, semblaient discuter chaudement, non sans adresser aux gerants de l'_Hotel des Folies_ des regards indignes. --Voyez-vous, monsieur Favoral, reprit la Fortin, une si belle fille n'etait pas faite pour notre quartier. Il faut en faire votre deuil, elle ne fera plus guere de poussiere sur le boulevard du Temple. Sans un mot de reponse, Maxence lui tourna le dos, et precipitamment regagna sa chambre. Il sentait des larmes chaudes lui jaillir des yeux et il avait honte de sa faiblesse. Et dans le fait, que lui importait la conduite de cette jeune fille! Qu'etait-elle dans sa vie? Est-ce que la veille encore il n'eut pas hausse les epaules si on lui eut dit qu'il l'aimait! --Elle est partie, se repetait-il. Eh bien! bon voyage! Mais il avait beau se dire cela, d'un accent delibere, et meme chercher dans son esprit des plaisanteries pour se remonter, il sentait son coeur se serrer et une tristesse noire l'envahir. Des regrets mal definis le poignaient en meme temps qu'il avait des tressaillements de colere. Il songeait qu'il avait ete bien naif de s'en laisser imposer par les grands airs de cette demoiselle, qui en definitive ne valait pas mieux que les autres. Il se disait qu'elle ne l'eut pas accueilli si durement, s'il eut ete riche, s'il eut eu des toilettes et des chevaux a lui offrir. Enfin, il avait pris la resolution de n'y plus penser--une de ces belles resolutions qu'on prend toujours et qu'on ne tient jamais, quand, la nuit venant, il descendit pour se rendre rue Saint-Gilles, diner. Mais, ainsi qu'il lui arrivait souvent, il s'arreta au cafe qui touche a l'_Hotel des Folies_, et, s'attablant sur la terrasse, il se fit servir une consommation. Il "battait" son absinthe, selon l'expression consacree, c'est-a-dire qu'il versait l'eau dans le verre d'assez haut et par a-coups, de facon a bien brouiller la liqueur et a lui donner cette apparence nauseabonde qui est la joie des amateurs, lorsque, tout a coup, il vit arriver au grand trot, et s'arreter court, la voiture du matin. Mlle Lucienne en descendit lentement, traversa le trottoir et s'enfonca dans l'etroit corridor de l'hotel. Presque aussitot, la voiture, tournant bride, repartit. --Qu'est-ce que cela signifie? pensait Maxence, qui en oubliait d'avaler son absinthe. Il se perdait en conjectures absurdes, quand au bout d'un quart d'heure environ, il vit reparaitre la jeune fille. Deja elle avait depouille sa belle toilette et repris sa petite robe de laine noire. Elle avait un panier au bras et se dirigeait vers la rue Charlot. Sans plus de reflexions, Maxence se leva brusquement et se mit a la suivre en prenant bien ses precautions pour qu'elle ne l'apercut pas. Elle tourna rue Charlot, traversa la rue Turenne, et enfin, au coin de la rue de Saintonge, elle entra dans la boutique d'une espece de marchand de vins-traiteur, ou se lisait sur une grande pancarte: _Ordinaire a toute heure a 40 centimes.--Oeufs durs et salade de saison_. S'etant avance sournoisement, Maxence vit Mlle Lucienne tirer de son panier une boite de fer-blanc, et y faire verser ce qu'on appelle un _ordinaire_: un quart de litre de bouillon, un morceau de boeuf de la grosseur du poing et quelques legumes. Elle fit ensuite emplir a demi, de vin, une petite bouteille, paya, et sortit, de cet air de dignite grave qui lui etait habituel. --Singulier diner! murmurait Maxence, pour une femme qui tout a l'heure s'etalait dans un equipage de cinq cents louis... De ce moment elle devint sa preoccupation unique, l'obsession de sa pensee. Une passion qu'il ne discutait plus s'infiltrait comme un poison subtil jusqu'aux dernieres fibres de son etre. Ou cela le conduirait-il? Deja il ne se le demandait plus. Il se tenait pour heureux les jours ou, apres une longue faction, il avait reussi a entrevoir cette singuliere jeune fille. C'est qu'apres cette expedition si extraordinaire, elle semblait avoir repris son train de vie habituel. Des le matin elle partait, pour ne plus revenir que le soir tres-tard. La Fortin en etait confondue. --Elle se sera montree trop exigeante, disait-elle a Maxence, et l'affaire aura manque. Lui ne repondait pas. Les insinuations de l'honorable gerante lui faisaient horreur, et cependant il ne cessait de se repeter qu'il fallait etre naif jusqu'a la stupidite pour croire un instant a la sagesse de cette demoiselle. Que n'eut-il pas donne pour la questionner! Mais il n'osait. Souvent, il s'armait de courage, et la guettait sur l'escalier; mais des qu'elle arretait sur lui son grand oeil noir tranquille, toutes les phrases qu'il avait preparees s'envolaient de son cerveau, sa langue se collait contre son palais, et c'est bien juste s'il arrivait a balbutier un timide: --Bonjour, mademoiselle!... Il en pleurait de depit, de decouragement et de desirs, se disant que puisqu'il etait a ce point ridicule et pusillanime, le plus court etait de quitter l'_Hotel des Folies_. Mais un soir: --Eh bien! lui dit la Fortin, tout est raccommode, a ce qu'il parait. La belle voiture est encore venue chercher notre jeune fille... Maxence l'eut battue. --Serez-vous donc bien avancee, repondit-il, quand Lucienne aura mal tourne? L'oeil jaune de l'honorable gerante s'illumina, et avec un mauvais sourire: --Ca fait toujours plaisir, grommela-t-elle, d'en avoir une de plus a faire damner les hommes. C'est ces filles-la qui nous vengent, nous autres, pauvres betes d'honnetes femmes. La suite sembla d'abord justifier les plus facheuses previsions. Trois fois, cette semaine, Mlle Lucienne, selon l'expression de la Fortin, sortit en grand tralala. Mais comme toujours elle rentrait, et que sitot rentree elle reprenait son eternelle robe de laine: --C'est a n'y rien comprendre, se disait Maxence. N'importe! j'en aurai le coeur net. Il demanda en effet et obtint un conge, et des le lendemain il s'etablissait en embuscade derriere la vitre du cafe voisin. Le premier jour, il perdit ses peines. Mais le second, sur les trois heures, le fameux huit-ressorts parut. Et quelques instants plus tard Mlle Lucienne y prenait place... Sa toilette etait plus riche encore que la premiere fois, et si eclatante, qu'elle fit presque scandale, pendant le temps qu'elle mit a traverser le trottoir et a s'installer sur les coussins. Deja Maxence s'etait elance sur le boulevard. Avisant un fiacre vide, il y monta. --Vous voyez cet equipage? dit-il au cocher. Ou qu'il aille, il faut le suivre. Il y a dix francs de pourboire. --Connu! repondit le cocher, en fouettant son cheval. Et il avait raison de fouetter. C'est au grand trot que les chevaux qui emportaient la jeune fille descendirent le boulevard jusqu'a la Madeleine, suivirent la rue Royale et traverserent la place de la Concorde. Mais en s'engageant dans l'avenue des Champs-Elysees, ils prirent le pas. On etait a la fin de septembre, et il faisait une de ces radieuses journees d'automne, qui sont un dernier sourire du ciel bleu et la derniere caresse du soleil. Il y avait des courses au bois de Boulogne. C'est par cinq ou six de front que les equipages remontaient la chaussee. Les contre-allees etaient envahies par les promeneurs. Et sur le bord du trottoir, dans des chaises, les flaneurs alignes respiraient la brise tiede en regardant passer le monde. Jamais a voir tout ce mouvement, ce luxe, ce bruit, cet entrain de plaisir, on ne se fut doute qu'on venait de traverser les terribles annees de 1870 et de 1871. On eut ete tente de croire a un cauchemar sinistre, si on n'eut apercu, n'attestant que trop la realite des desastres, d'un cote, la silhouette des Tuileries incendiees, de l'autre les echafaudages des ouvriers occupes a reparer l'Arc-de-Triomphe... Du fond de son fiacre, Maxence ne perdait pas de vue Mlle Lucienne. Elle faisait sensation, evidemment. Les hommes s'arretaient pour la regarder, d'un air d'admiration ebahie, les femmes se penchaient hors de leur voiture pour la mieux voir. --Ou va-t-elle ainsi? se demandait Maxence. Elle se rendait au bois, et bientot sa voiture s'engagea dans l'interminable file des voitures qui tournaient au pas dans la grande allee. Suivre a pied devenait plus simple. Maxence envoya son fiacre l'attendre a quelque distance, et s'engagea dans l'allee des pietons qui serpente autour des lacs. Il n'y avait pas fait cinquante pas qu'il s'entendit appeler. Il se retourna, et a deux longueurs de canne, apercut M. Saint-Pavin et M. Costeclar. C'est a peine si Maxence connaissait M. Saint-Pavin pour l'avoir vu trois ou quatre fois rue Saint-Gilles, et il execrait M. Costeclar. Pourtant, il avanca. La voiture de Mlle Lucienne etait prise dans la file, il etait certain de la rejoindre quand bon lui semblerait, et il se trouvait dans une de ces dispositions d'esprit ou toute occasion parait bonne d'echapper a ses reflexions, ou on decouvre du charme au visage d'un ennemi, ou on ecoute avec interet l'inepte bavardage d'un sot. --C'est un miracle, que de vous rencontrer ici, mon cher Maxence!... s'ecria M. Costeclar, assez haut pour faire tourner la tete a plusieurs personnes. Occuper autrui de soi, quand meme et a n'importe quel prix, etait la grande preoccupation de M. Costeclar. On le devinait rien qu'a sa mise, a la cambrure de son chapeau, aux rayures eclatantes de sa chemise, a son col ridicule, a ses manchettes exagerees, a ses bottes, a ses gants, a sa canne, a tout enfin!... --Si vous nous voyez sur nos jambes, ajouta-t-il, c'est que nous avons tenu a marcher un peu. Ordonnance du docteur, mon tres-cher! Ma voiture est la-bas, tenez, derriere ces arbres; reconnaissez-vous mes pommeles?... Et il tendait sa canne dans la direction, comme s'il se fut adresse non pas seulement a Maxence, mais a tous les gens qui passaient. --C'est bon, va! on sait que tu as une voiture, interrompit M. Saint-Pavin. Le directeur du _Pilote financier_ etait le vivant contraste de son compagnon. Encore plus debraille que M. Costeclar n'etait tire a quatre epingles, il etalait cyniquement une cravate roulee en corde sur une chemise de deux ou trois jours, une redingote toute blanche de duvet et de peluche, des bottines boueuses, bien qu'il n'eut pas plu depuis plusieurs jours, et de grandes mains rouges d'une surprenante malproprete. Il n'en etait que plus fier. Et c'est cranement qu'il portait sur l'oreille un chapeau que n'avait pas touche la brosse depuis le jour ou il etait sorti du magasin du chapelier. --Ce diable de Costeclar, poursuivit-il, il ne veut pas croire qu'il y a en France un certain nombre de gens qui vivent et qui meurent sans avoir eu jamais ni coupe, ni cheval, ce qui est avere, cependant. Ces fils de famille qui ont trouve dans leurs langes cinquante ou soixante mille livres de rentes sont tous les memes... L'intention blessante etait manifeste, mais M. Costeclar n'etait pas homme a se facher de si peu. --Tu es de mechante humeur, mon tres-cher, dit-il. Le directeur du _Pilote financier_ eut un geste menacant. --Eh bien! oui, repondit-il, je suis de mauvaise humeur, comme un homme qui depuis dix ans bat la grosse caisse a la porte de toutes vos sacrees baraques financieres, et qui ne fait pas ses frais. Oui, voila dix ans que je m'enroue a clamer votre boniment: "Entrez, mesdames et messieurs, et pour chaque piece de vingt sous que vous nous confierez, nous vous rendrons un ecu de six francs... Entrez, suivez le monde, passez au bureau, voila l'heure et le moment!..." On entre, on passe au bureau, vous recevez des montagnes de pieces de vingt sous, vous ne rendez jamais rien, ni ecus de six francs ni seulement un centime, le tour est fait, le public est refait, vous roulez voiture, vous suspendez des diamants aux oreilles de vos maitresses... et moi, l'organisateur du succes, moi dont les reclames fouillent les poches les mieux closes et font tressaillir les vieux louis jusqu'au fond des bas de laine, j'en suis reduit a faire ressemeler mes bottes. Vous me marchandez mon existence! Vous rechignez des que je vous parle de payer les grosses caisses crevees a votre service... Il parlait si haut, que trois ou quatre curieux s'etaient arretes. Mais que lui importait! Et de son terrible accent gascon: --Mais j'en ai assez, continua-t-il, de ce metier de dupe! Et un de ces quatre matins, au lieu de ces blagues qui ont fait votre fortune, je vais me mettre a imprimer la verite toute vive et toute nue. Ah! vous ne voulez pas me payer! Eh bien! le public me payera, lui, pour savoir au juste ce que sont toutes vos boutiques, et ce qu'il risque a s'y aventurer! Sans etre un grand clerc, Maxence comprenait fort bien qu'il etait arrive au plus fort d'une apre discussion d'argent entre ces deux messieurs. Serre de trop pres, et croyant ainsi gagner du temps, M. Costeclar l'avait appele, mais l'autre n'etait pas d'un caractere a se laisser fermer la bouche par un tiers... Saluant donc: --Excusez-moi, messieurs, dit le jeune homme, de vous avoir interrompus... Mais M. Costeclar le retint. --Je ne vous lache pas, declara-t-il, vous allez venir avec nous prendre un verre de madere a la Cascade... Et s'adressant au directeur du _Pilote_: --Allons, tais-toi, lui dit-il, tu auras ce que tu demandes. --Vrai? --Tu as ma parole. --J'aimerais mieux un petit bout d'engagement. --Je te le signerai ce soir. --Oh! alors, en avant les grands moyens! Tu me diras des nouvelles de mon numero de dimanche. La paix etait faite, et c'est le plus amicalement du monde que ces messieurs continuerent leur promenade le long de l'allee des pietons. --Ainsi, disait M. Costeclar a Maxence, vous ne venez pas souvent au bois?... --Jamais. Je n'en ai ni le temps ni les moyens... --Eh bien! c'est un tort, interrompit M. Saint-Pavin. Et s'arretant brusquement: --Oui, c'est un tort, insista-t-il, car le spectacle est curieux et vaut la peine d'etre medite. Regardez bien, monsieur Favoral, et de tous vos yeux! Regardez-moi ces voitures de toutes sortes, ces livrees, ces cavaliers, ces chevaux, ces femmes en toilettes magnifiques, tout ce luxe, tout cet etalage!... C'est ici que se depense une bonne partie de cet argent des autres qu'on se dispute si chaudement a la Bourse. C'est ici, que moi qui suis un philosophe, je viens chercher le pourquoi d'un tas de petites infamies, le secret de filouteries inexplicables, la raison de ces ruines soudaines dont vous parlent les journaux... C'est ici que les heureux du jeu s'etalent et brillent... C'est pour s'y etaler et y briller qu'on joue... Demandez a Costeclar pourquoi il va fonder une societe au capital de je ne sais combien de millions? Il vous repondra que c'est pour construire un chemin de fer. Eh bien! pas du tout. C'est pour avoir la gloire de payer cette Victoria a caisse bleue, tenez, la-bas, a la demoiselle qui s'y vautre, et qui n'est autre que Jenny Fancy. Elle n'est plus jeune, vous le voyez, ni jolie, ni gracieuse; elle est plus sotte que vous ne le sauriez imaginer... Mais elle est illustre. Elle a ete la maitresse du comte Hector de Tremorel, qui s'est suicide, apres avoir empoisonne un de ses amis et assassine la veuve de cet ami, qu'il avait epousee... La Victoria a caisse bleue passait. Du haut des coussins, Mme Fancy adressa a M. Costeclar un geste amical. Et lui: --Tu as beau plaisanter, dit-il a Saint-Pavin, Fancy est encore une des femmes les plus remarquables de Paris... --Combien te coute-t-elle? ricana le directeur du _Pilote_. Et tout de suite, s'adressant a Maxence: --Ouvrez les yeux et les oreilles, continua-t-il, soyez juge, et dites-moi si Fancy n'a pas ici des rivales dont les titres priment les siens. Par exemple, c'est pour cette blonde si maigre, la, dans ce huit ressorts, que le notaire Couquart s'est brule la cervelle, apres avoir rafle un million a ses clients. C'est pour cette autre si platree que d'Ernauton a tue son beau-frere en duel. Cette petite brune a mange huit cent mille francs en deux ans a ce pauvre Sariges, qui est maintenant au bagne. Voici Flora, qui donnait a jouer chez elle, et qui faisait tricher son amant, le petit Ru de Modane, qui doit faire a cette heure des chaussons de lisiere dans quelque maison centrale. Voici encore Mme de Chanclos, dont le vrai nom est Eulalie Trottignon, pour qui deux commis bijoutiers devalisaient leur patron, et la Gipsy qui est en train de ruiner notre ami Courmache, et la Nina, qui ruinera notre ami Doulevent... Les voitures incessamment se succedaient et a toutes ces dames,--la fine fleur, disait-il, M. Costeclar adressait son plus gracieux sourire. Et, par moments, prenant la parole a son tour: --Voici, disait-il, la comtesse de Lagors et Mme de Chandornay,--et il saluait. Voici Mme de Manosque, dont le mari voyage en Allemagne pour insuffisance d'actif,--et il resaluait. Voici miss Gool, la fille de cet Americain si riche qui, donnant un bal, dernierement, au Grand-Hotel, avait ecrit de sa main, au bas des invitations: "Si quelque dame a besoin de fonds pour sa toilette, elle peut, avec la presente, se presenter a la caisse, et il sera fait droit a sa demande..." M. Saint-Pavin se frottait les mains. --Et plusieurs dames se sont presentees a la caisse, ricana-t-il, Gool me l'a dit... --Voici encore, continuait M. Costeclar, Mme Firmin, la femme du banquier, et Mlle Marcolet, la fille du marchand de brevets, et la-bas, dans cette voiture, avec ces deux grands valets de pied, Mme et Mlle de Thaller... Mais il s'interrompit, se haussa sur ses pieds, et tout a coup: --Sacrebleu! la belle personne! s'ecria-t-il. Sans trop d'affectation, Maxence recula d'un pas. Il se sentait rougir jusqu'aux oreilles et tremblait qu'on ne remarquat sa rougeur soudaine et qu'on ne l'interrogeat. C'est que c'etait Mlle Lucienne qui provoquait ainsi le bruyant enthousiasme de M. Costeclar. Une fois deja elle venait de faire le tour du lac, et elle continuait sa promenade circulaire. --Positivement, approuva le directeur du _Pilote financier_, elle est un peu mieux que toutes ces dames que nous venons de voir passer... Pour un peu, M. Costeclar se serait arrache les cheveux. --Et je ne la connais pas! poursuivait-il. Une femme adorable se promene au bois, et je ne sais pas qui elle est! C'est ridicule et prodigieux! Qui nous renseignera?... A une petite distance, se tenaient groupes quelques hommes qui, eux aussi, venaient de mettre pied a terre pour se degourdir les jambes. Ils etaient la aux premieres loges, et le chapeau sur l'oreille, le cigare aux dents et le lorgnon a l'oeil, impertinents, contents de soi, tantot ricanant et tantot saluant jusqu'a terre, ils regardaient ce defile qui semblait ne pas devoir finir et cette exhibition d'equipages et de toilettes. --Ce sont des amis, dit M. Costeclar a Maxence et a Saint-Pavin, approchons. Ils approcherent, et tout de suite, avec cette desinvolture qui le distinguait: --Qui est celle-la? interrogea M. Costeclar, cette brune, la-bas, dont la voiture suit celle de la baronne de Thaller? Un vieux jeune homme aux cheveux rares, a la barbe teinte et au sourire impudent, lui repondit: --Voila justement ce que nous sommes en train de nous demander. Personne de nous encore ne l'avait vue. --Pardon, interrompit un autre, je viens de vous dire que je l'ai apercue avant-hier. --Et vous savez qui elle est? --Non. --Alors, nous n'en sommes pas plus avances, dit un petit jeune homme a tournure pretentieuse. Ce doit etre une etrangere, une Espagnole... Qu'en pensez-vous, vicomte? Le vicomte etait un grand garcon d'une surprenante maigreur. Ses habits, sur son corps, flottaient comme des hardes qu'on a mises secher le long d'une perche. --Une Espagnole ne serait pas si blanche, repondit-il. Je n'ai vu ce teint eblouissant qu'aux brunes des pays du Nord, aux Suedoises, par exemple. --Peut-etre est-ce une Suedoise? Le vieux beau hocha la tete. --Une etrangere, declara-t-il sentencieusement, ne serait pas seule dans sa voiture. Elle aurait, avec elle, un pere ou un mari, une parente, une amie, quelqu'un enfin... --Baste! interrompit M. Costeclar, c'est simplement quelque femme de la societe... --Avec cette toilette? fit M. Saint-Pavin. --Pardon!... je la trouve delicieuse... --Naturellement, puisqu'elle tire l'oeil a cent pas. Mais c'est pour cela, precisement, que jamais une femme comme il faut ne l'etalerait dans une voiture de louage... Maxence tressaillit. --Quoi! c'est une voiture de louage? s'ecria-t-il. D'un air de dedaigneuse surprise, les autres le regarderent, le toisant du bout des bottes jusqu'a l'extremite du chapeau. --Comment! vous n'avez pas reconnu un huit ressorts de chez Brion? lui dit M. Costeclar. Ou diable aviez-vous la tete! Mais le maigre vicomte etait l'oracle de cette interessante societe. --Ne vous creusez pas la cervelle, mes tres-chers, reprit-il, c'est une femme qu'on lance, tout simplement. Et si elle est adroite, elle a d'assez jolis yeux pour faire sa fortune et celle des honnetes gens qui speculent sur sa beaute, et qui lui avancent sa voiture et ses toilettes... --J'en aurai, sacrebleu! le coeur net! interrompu M. Costeclar. J'ai un domestique intelligent... Deja il s'elancait vers l'endroit ou stationnait son coupe; le vieux beau le retint. --Ne vous derangez pas, cher ami, fit-il d'un ton goguenard. J'ai aussi un domestique qui n'est pas une bete, et voici un quart d'heure qu'il a mes ordres. Tous les autres eclaterent de rire. --Distance, Costeclar! s'ecria M. Saint-Pavin, qui, malgre le debraille de sa mise et le cynisme de ses facons, semblait on ne peut mieux accepte. Personne plus ne faisait attention a Maxence; il en profita pour s'esquiver sans le moindre souci de ce que penserait M. Costeclar. Il avait bien eu un moment la pensee de prendre la defense de Mlle Lucienne; il avait ete retenu par la peur du ridicule et aussi par cette conviction que le vicomte n'avait que trop raison. Est-ce que toutes les apparences n'etaient pas contre elle? Comment expliquer autrement que par d'inavouables esperances, sa presence au bois, a cette heure, avec cette toilette tapageuse, dans cette voiture de louage? Ainsi, son existence de privations n'etait qu'un calcul; sa sagesse, qu'une speculation. Elle etait comme toutes les autres, plus prudente seulement, et plus patiente; et froidement, sans l'excuse de la passion ni de l'entrainement, elle attendait, elle epiait l'occasion de faillir fructueusement. --Ah! la miserable! se disait Maxence, outre de colere, comme si elle l'eut trahi, et suivant du regard sombre de l'envie tous ces jeunes gens qui passaient a cheval, des jeunes gens riches, et parmi lesquels, pensait-il, Mlle Lucienne ne demanderait pas mieux que de choisir... Mais il arrivait a l'allee ou l'attendait son fiacre: --Ou allons-nous, bourgeois? lui demanda le cocher, tout en se hatant de retirer a son cheval sa musette d'avoine. Maxence hesita. Qu'avait-il de mieux a faire que de rentrer? Il avait voulu savoir, il savait, croyait-il. Et cependant: --Nous allons, repondit-il, attendre la voiture de tantot, et la suivre au retour. Il n'en apprit pas davantage. C'est au boulevard du temple, a l'_Hotel des Folies_, directement, que se fit ramener Mlle Lucienne. Et de meme que l'autre fois, elle se hata de reprendre son eternelle robe noire, et Maxence la vit aller chercher son modeste diner chez le petit traiteur de la rue Saintonge. Mais il vit autre chose encore: Presque sur les pas de la jeune fille, un domestique s'enfonca dans le corridor de l'hotel, et ne se retira qu'apres etre reste un gros quart d'heure en grande conference avec la Fortin. --C'est fini, pensa le pauvre garcon, Lucienne ne sera pas longtemps ma voisine. Il se trompait. Un mois s'ecoula sans amener aucun changement. Comme par le passe, la jeune fille partait tot, rentrait tard, et tous les dimanches restait seule enfermee dans sa chambre. Une ou deux fois la semaine, quand le temps etait beau, la voiture de chez Brion venait la prendre sur les trois heures et la ramenait a la nuit. Si bien que ne sachant plus qu'imaginer, Maxence, desesperement se raccrochait aux plus folles conjectures, lorsqu'un soir, c'etait le 31 octobre, comme il rentrait se coucher, il entendit de grands eclats de voix dans le bureau de l'hotel. Pousse par une instinctive curiosite, il s'avanca sur la pointe du pied, de facon a bien voir et a bien entendre. Les epoux Fortin et Mlle Lucienne etaient en grande discussion. --C'est se moquer, clamait l'honorable gerante, et je pretends etre payee... Mlle Lucienne etait fort calme. --Eh bien! repondait-elle, est-ce que je ne vous paie pas? Est-ce que ne voici pas 40 francs, 30 francs d'avance pour ma chambre et 10 a valoir sur l'arriere? --Je ne veux pas de vos dix francs. --Que voulez-vous donc? --Tout: les cent cinquante francs que vous me devez encore. La jeune fille haussa les epaules. --Vous oubliez nos conventions, prononca-t-elle. --Nos conventions?... --Oui. Lorsque le calme a ete retabli dans Paris, il a ete entendu que chaque mois je vous donnerais dix francs sur l'arriere. Tant que je vous les donne, vous n'avez rien a me reclamer. Cramoisie de colere, la Fortin s'etait dressee sur ses jambes. --Autrefois, interrompit-elle, je croyais avoir affaire a une pauvre ouvriere, a une honnete fille... Mlle Lucienne ne daigna pas relever l'insulte. --Je n'ai pas la somme que vous me demandez, fit-elle froidement. --Eh bien! vocifera l'autre, tu iras les demander a ceux qui te paient des voitures, coquine! A ceux qui te donnent des toilettes qui affichent ma maison, coureuse!... Toujours aussi impassible, la jeune fille au lieu de repondre, allongea la main vers le tableau ou etait accrochee sa clef. Mais le sieur Fortin lui arreta le bras, et ricanant: --Ah! mais non! fit-il! Pas d'argent, pas de clef! Quand on ne paie pas son hotel, on couche dehors, ma biche! Maxence, le matin meme, avait touche son mois, et il sentait, en quelque sorte, tressaillir dans sa poche deux cents francs en beaux billets de cinq francs. Obeissant a une inspiration soudaine, il ouvrit brusquement la porte du bureau: --Voila votre argent, miserables! cria-t-il. Et, jetant cent cinquante francs sur la table, il se retira. XXVII Il y avait, a ce moment, pres d'un mois que Maxence n'avait adresse la parole a Mlle Lucienne. Il n'osait plus. Et pour s'excuser, a ses yeux, d'une timidite dont il enrageait, ne pouvant la surmonter, il se disait: "A quoi bon!" Entre elle et lui, l'apres-midi du bois de Boulogne avait creuse un abime. Tourmente de la honte imbecile d'etre pauvre, il se persuadait qu'elle le meprisait de sa pauvrete. Il s'obstinait a l'epier, c'etait plus fort que lui, mais autant qu'il le pouvait, il l'evitait. Il se defendait meme de prononcer son nom devant la Fortin, depuis le jour ou l'estimable gerante de l'_Hotel des Folies_ qui penetrait bien son secret, lui avait dit en ricanant: --Eh bien! vous etes encore naif, vous! Quand la raison reprenait le dessus: --Je serai desespere, pensait-il, le soir ou elle ne rentrera pas, et cependant ce sera un grand bonheur pour moi, le plus grand que je puisse souhaiter! Seulement, il etait rare que la raison reprit le dessus, et son temps se passait a chercher des explications a la conduite de cette fille etrange, qui, sous sa robe de laine, avait les hauteurs d'une grande dame, explications bizarres et compliquees de ces circonstances mysterieuses comme on en voit dans les drames. Puis, il se delectait a imaginer entre elle et lui des sujets de confidence et de rapprochement, de ces facilites comme jamais le hasard ne manque d'en fournir a la passion attentive, et de ces evenements qui lui permettraient de sortir de l'ombre et de se creer des droits par quelque grand service rendu. Mais jamais il n'avait ose souhaiter une occasion plus propice que celle qu'il venait de saisir. Et cependant, une fois remonte a sa chambre, c'est a peine s'il osait s'applaudir de la promptitude de sa decision. Si peu clairvoyant qu'il fut, il l'etait encore assez pour avoir discerne l'excessive fierte de Mlle Lucienne et combien son caractere etait ombrageux. --Elle est capable de m'en vouloir de mon intervention, songeait-il. La soiree etant tres-froide, il avait allume une flambee, et assis au coin du feu, agite de vagues esperances, il attendait. Il lui semblait que sa voisine ne pouvait se dispenser de venir le remercier, et il tendait l'oreille a tous les bruits de l'hotel, tressaillant au craquement des pas dans l'escalier et au claquement des portes. Dix fois au moins, il alla, sur la pointe du pied, se pencher a la fenetre du palier pour s'assurer qu'il n'y avait pas de lumiere chez Mlle Lucienne. A onze heures, elle n'etait pas encore rentree, et il deliberait s'il ne descendrait pas aux informations quand on frappa a sa porte. --Entrez! cria-t-il, d'une voix etranglee par l'emotion. Mlle Lucienne entra. Elle etait quelque peu plus pale que de coutume, mais calme et imperturbablement maitresse de soi. Ayant salue, sans la plus legere nuance d'embarras, elle deposa sur la cheminee les trente billets de cinq francs que Maxence avait jetes aux epoux Fortin, et de l'accent le plus naturel: --Voici vos cent cinquante francs, monsieur, prononca-t-elle. Je vous suis plus reconnaissante que je ne saurais l'exprimer de l'empressement que vous avez mis a me les preter, mais je n'en avais pas besoin. Il s'etait leve et faisait a son sang-froid le plus energique appel. --Cependant, commenca-t-il, d'apres ce que j'ai entendu... --Oui, interrompit-elle, la Fortin et son mari essayaient de m'effrayer, mais ils perdaient leur temps. Lorsque apres la Commune, j'ai arrete avec eux la facon dont je m'acquitterais, les estimant a leur juste valeur, je leur ai fait ecrire et signer nos conventions. Etant en regle, j'aurais su leur resister, et je leur resistais, quand vous leur avez jete ces cent cinquante francs. Ayant mis la main dessus, ils pretendaient les garder. C'est ce que je ne devais pas souffrir. Ne pouvant les leur reprendre de vive force, je me suis immediatement rendue chez le commissaire de police. Il etait a son bureau, par bonheur. C'est un honnete homme, qui une fois deja, m'a tiree d'un mauvais pas. Il a bien voulu m'ecouter et mes explications l'ont touche. Si insolite que fut l'heure, il a endosse son pardessus et il est venu avec moi trouver nos hoteliers. Et apres les avoir contraints de me restituer votre argent, il leur a signifie, sous peine de s'exposer a toute sa severite, d'avoir a respecter nos conventions. Maxence etait emerveille. --Comment! fit-il, vous avez ose?... --N'etais-je pas dans mon droit? --Oh! mille fois! seulement... --Quoi? Mon droit serait-il moins respectable parce que je ne suis qu'une femme, et parce que je n'ai personne qui me protege, serais-je hors la loi et d'avance condamnee a subir les iniques fantaisies du premier miserable venu? Non, Dieu merci! Et me voila tranquille, desormais. Des gens comme les Fortin, qui vivent on ne sait de quels trafics honteux, ont trop a craindre de la police pour oser me molester encore. Le ressentiment de l'injure se lisait dans ses grands yeux noirs et un amer degout contractait ses levres. --Du reste, ajouta-t-elle, le commissaire n'a pas eu besoin de mes explications pour comprendre a quelles abjectes inspirations obeissaient les Fortin. Les miserables avaient en poche l'argent de leur infamie. En me refusant ma clef, en me jetant sur le pave a dix heures du soir, ils esperaient me reduire a implorer l'assistance du lache qui payait leur odieuse trahison. Et on sait le prix que les hommes exigent du plus leger service qu'ils rendent a une femme!... Maxence palit. L'idee lui traversa l'esprit que c'etait a lui, peut-etre, que cette derniere phrase s'adressait. --Ah! je vous le jure, s'ecria-t-il, c'est sans arriere-pensee que j'ai essaye de vous venir en aide. Vous ne me devez pas meme un remerciement... --Je ne vous en remercie pas moins, dit-elle doucement, et du plus profond de mon coeur... --C'etait si peu chose! --L'intention seule fait la valeur du service, mon voisin. Et d'ailleurs, ne dites pas que cent cinquante francs ne sont rien pour vous... peut-etre ne gagnez-vous pas beaucoup plus chaque mois. --Je l'avoue, fit-il, en rougissant un peu. --Vous voyez donc bien! Non, certes, ce n'est pas a vous que s'adressaient mes paroles, mais a l'homme qui a paye la Fortin. Il attendait sur le boulevard le resultat de la manoeuvre qui allait, pensait-il, me mettre a sa discretion. Bien vite il est venu a moi, lorsque je suis sortie, et jusqu'au bureau du commissaire de police, il m'a poursuivie comme il me poursuit partout, depuis un mois, de ses galanteries ecoeurantes et de ses degradantes propositions. L'oeil etincelant de colere: --Ah! si j'avais su! s'ecria Maxence. Si vous m'aviez dit un mot!... Elle sourit de sa vehemence. --Qu'eussiez-vous fait? Donne-t-on de l'intelligence aux imbeciles, du coeur aux laches, de la delicatesse aux goujats?... --J'aurais chatie le miserable insulteur... Elle eut un geste d'insouciance superbe: --Baste! interrompit-elle, est-ce que les insultes me touchent, est-ce que je n'y suis pas tellement accoutumee que je ne les sens plus! J'ai dix-huit ans, je n'ai ni famille, ni parents, ni amis, ni personne au monde qui sache seulement que j'existe, et je vis de mon travail. Voyez-vous d'ici les humiliations de chaque jour! Depuis l'age de huit ans je gagne le pain que je mange, la robe que j'ai sur le dos et le loyer du taudis ou je couche. Comprenez-vous ce que j'ai endure, a quelles ignominies j'ai ete exposee, quels pieges m'ont ete tendus, et comment il m'est arrive de ne devoir mon salut qu'a la force brutale? Et cependant, je ne me plains pas, puisqu'a travers tout, j'ai pu garder la fierte de moi et rester sage quand meme! Elle riait d'un rire qui avait quelque chose de farouche. Et comme Maxence la considerait d'un air d'ebahissement immense: --Cela vous parait drole, reprit-elle, ce que je vous dis la. Une fille de dix-huit ans, sans le sou, libre comme l'air, tres-jolie, en plein Paris, etre sage! Vous n'y croyez sans doute pas, ou si vous y croyez, vous vous dites: "La belle fichue avance!" Et, vrai, vous avez raison, car je vous demande un peu a qui cela importe? si je travaille seize heures par jour pour rester honnete, qui m'en sait gre et qui m'en estime? Eh bien! c'est une idee a moi! Et n'allez pas vous imaginer que ce sont les scrupules qui me retiennent, ou la timidite ou l'ignorance. Ah! bien oui! je ne crois a rien, je n'ai peur de rien, et je sais tout ce que peuvent savoir les plus vieux libertins, les plus vicieux et les plus depraves. Dame! je ne dis pas que je n'ai pas ete tentee, quelquefois, quand le soir en revenant de mon ouvrage, j'en voyais qui sortaient du restaurant en toilettes splendides, au bras de leur amant, et qui montaient en voiture pour se rendre au theatre!... Il y a eu des moments ou j'ai eu faim et ou j'ai eu froid, et ou, faute de savoir ou coucher, j'ai erre toute la nuit dans les rues, comme un chien perdu! Il y a eu des heures ou il me venait comme des nausees de toute cette misere, et ou je me disais que, puisqu'il etait dans ma destinee de mourir a l'hopital, autant valait y aller gaiement!... Mais quoi! il aurait fallu faire trafic de moi, marche de ma personne, me vendre!... Elle frissonna et d'une voix sourde: --J'aimerais mieux mourir! dit-elle. XXVIII Il etait bien difficile de concilier de telles paroles avec certaines circonstances de l'existence de Mlle Lucienne, avec ses promenades autour du lac, par exemple, avec cette voiture de chez Brion qui venait la prendre plusieurs fois la semaine, avec ses toilettes, chaque fois renouvelees, et toujours plus excentriques et plus voyantes. Mais Maxence n'y songeait pas. Ce qu'elle lui disait, il le tenait pour absolument vrai et indiscutable. Et il se sentait penetre d'une admiration presque religieuse pour cette jeune fille si belle, et d'une energie toute virile, qui seule dans la vie, a travers les hasards, les tentations et les perils de Paris, avait su se suffire, se proteger et se defendre. --Et cependant, fit-il, sans vous en douter, vous aviez un ami pres de vous!... Elle tressaillit, et un pale sourire effleura ses levres. Elle n'ignorait pas ce que peut etre l'amitie d'un garcon de vingt-cinq ans pour une fille de dix-huit. --Un ami!... murmura-t-elle. Sa pensee, Maxence la saisit, et dans toute la sincerite de son ame: --Oui, un ami, repeta-t-il, un camarade, un frere!... Et croyant l'emouvoir et gagner sa confiance: --Je saurais vous comprendre, ajouta-t-il, car moi aussi, j'ai ete bien malheureux. Il s'abusait singulierement. Elle le regarda d'un air etonne, et lentement: --Vous, malheureux! prononca-t-elle; vous qui avez une famille, des parents, une mere qui vous adore, une soeur... Moins emu, Maxence se fut demande comment elle savait cela, et il en eut conclu qu'elle s'etait preoccupee de lui, puisqu'elle etait allee sans doute aux informations. --Vous etes un homme, d'ailleurs, poursuivit-elle, et je ne comprends pas qu'un homme se plaigne. N'avez-vous pas la liberte, la force et le droit de tout entreprendre et de tout oser? Le monde n'est-il pas ouvert a votre activite et a votre ambition? Une femme subit sa destinee, un homme fait la sienne. C'etait heurter les plus cheres pretentions de Maxence, qui, tres-serieusement, pensait avoir epuise les rigueurs de l'adversite. --Il est des circonstances... commenca-t-il. Mais elle haussa doucement les epaules et l'interrompant: --N'insistez pas, fit-elle, ou je croirais que vous manquez d'energie. Que parlez-vous de circonstances? Il n'en est pas de si contraires, dont on ne triomphe. Que voudriez-vous donc? Etre ne avec cent mille livres de rentes, et n'avoir plus qu'a vous laisser vivre au gre de votre caprice de chaque jour, desoeuvre, rassasie, a charge a vous-meme, inutile ou nuisible a autrui? Ah! moi, si j'etais homme, c'est une destinee plus haute que je reverais. Je voudrais etre ne aux Enfants-Trouves, sans nom, et de par ma volonte, mon intelligence, mon travail, me faire quelque chose et quelqu'un; je voudrais partir de rien et arriver a tout. D'un mouvement superbe, elle se redressait, les yeux etincelants, les narines fremissantes... Mais presque aussitot, baissant la tete: --Le malheur est que je ne suis qu'une femme, ajouta-t-elle, et vous qui vous plaignez, si vous saviez... Elle s'assit, et le coude sur la petite table, le front dans la main, elle demeura perdue dans ses meditations, l'oeil fixe, comme si elle eut suivi dans l'espace toutes les phases des dix-huit annees de sa vie. Il n'est pas d'energie qui ne se detende a un moment donne, pas de volonte qui n'ait son heure de defaillance, et si ferme que fut Mlle Lucienne, et si energique, elle avait ete profondement touchee de l'action de Maxence. Trouvait-elle donc enfin, sur son chemin, le compagnon que souvent elle avait reve, aux heures desesperees de solitude et d'abandon? Au bout d'un moment, elle releva la tete et, plongeant dans les yeux de Maxence un regard qui le fit tressaillir comme le choc d'une batterie electrique: --Sans doute, reprit-elle, d'un ton d'insouciance un peu force, vous vous dites que vous avez une etrange voisine... Eh bien! comme entre voisins il est bon de se connaitre, avant de me juger, ecoutez-moi... La recommandation etait inutile. C'est de toute la puissance de son attention que Maxence ecoutait. --C'est dans un village des environs de Paris, a Louveciennes, commenca la jeune fille, que j'ai ete elevee. Ma mere m'y avait mise en nourrice chez d'honnetes maraichers, pauvres et charges de famille. Au bout de deux mois, n'entendant pas parler de ma mere, ils lui ecrivirent. Elle ne repondit pas. Ils se rendirent alors a Paris, a l'adresse qu'elle leur avait donnee. Elle venait de demenager et on ne savait ce qu'elle etait devenue. C'etait fini, ils n'avaient plus a compter sur un centime pour les soins qu'ils me donnaient. Ils me garderent, cependant, se disant qu'un enfant de plus ne les appauvrirait pas beaucoup. Je ne sais donc rien de mes parents que par ces braves maraichers, et comme j'etais tout enfant encore, lorsque j'ai eu le malheur de les perdre, tout ce qu'ils m'en avaient appris est reste tres-vague dans ma memoire. Je me rappelle cependant que, d'apres eux, ma mere etait une tres-jeune ouvriere, d'une rare beaute, et que vraisemblablement elle n'etait pas la femme de mon pere. Il me souvient encore que peu de temps avant sa mort, ma bonne maraichere ayant eu occasion de passer une journee a Paris, elle rentra furieuse, disant qu'elle venait de rencontrer ma mere, en toilette magnifique, etalee dans une superbe voiture a deux chevaux, que c'etait invraisemblable, et que cependant c'etait vrai, qu'elle en etait sure, qu'elle l'avait tres-bien reconnue, et qu'il fallait que ma mere n'eut pas plus de coeur qu'un rocher pour oublier sa fille, alors qu'elle avait fait fortune. Si on m'a dit autrefois le nom de ma mere ou de mon pere, si je l'ai su, je ne me le rappelle plus. Moi-meme, je n'avais pas de nom. Mes parents adoptifs m'appelaient la Parisienne. Je n'en etais pas moins heureuse chez ces honnetes gens, et traitee absolument comme leurs propres enfants. L'hiver, ils m'envoyaient a l'ecole. L'ete, j'aidais a sarcler le jardin, je conduisais un mouton ou deux le long des routes, ou l'on m'envoyait au bois Brule, dans la foret de Marly ou sous les chataigneraies de la Celle-Saint-Cloud, cueillir des violettes et des fraises qu'une de nos voisines, le dimanche, allait vendre a Bougival. Ce fut le temps le plus heureux, ou plutot le seul temps heureux de ma vie, le seul vers lequel se refugie ma pensee, lorsque je me sens gagnee par le decouragement. Helas! je n'avais que huit ans, lorsque dans la meme semaine, le pauvre maraicher et sa femme furent emportes presque soudainement par la meme maladie: une fluxion de poitrine. Par une matinee glaciale de decembre, dans cette maison que venait de visiter la mort, nous nous trouvames six enfants dont l'ainee n'avait pas onze ans, pleurant de chagrin, de peur, de faim et de froid. Ni le maraicher, ni sa femme n'avaient de parents, et ils ne laissaient rien que quelques miserables meubles dont la vente suffit a peine a payer leur enterrement. Les deux plus jeunes enfants furent conduits a l'hospice. Des voisins se chargerent des autres. Ce fut une maitresse blanchisseuse de Marly qui me prit. J'etais tres-grande et tres-forte pour mon age, elle fit de moi son apprentie. Ce n'etait pas une mechante femme, et meme d'apres certains traits qui me reviennent a la memoire, je serais tentee de croire qu'elle avait bon coeur, mais elle etait d'une violence extraordinaire, brutale, et plus dure que son battoir. Elle m'accablait de travail, et d'un travail souvent au-dessus de mes forces. Cinquante fois le jour, il me fallait aller de la riviere a la maison, portant sur l'epaule d'enormes paquets de serviettes ou de draps mouilles, tordre, etendre, et ensuite courir jusqu'a Rueil chercher le linge sale chez les pratiques. Je ne me plaignais pas, j'etais deja trop fiere pour me plaindre; mais quand on me commandait quelque chose qui me semblait par trop injuste, je refusais obstinement d'obeir et alors j'etais rouee de coups. Malgre tout, je me serais peut-etre attachee a ma patronne, si elle n'eut pas eu la degoutante habitude de boire. Chaque semaine, regulierement, le jour ou elle reportait le linge a Paris, c'etait le mercredi, elle s'enivrait. Et alors, selon qu'avec le vin la gaiete lui montait au cerveau, ou la colere, c'etaient au retour des plaisanteries ignobles ou des scenes atroces. Quand elle etait en cet etat, elle me faisait horreur. Et un mercredi, que je laissai trop voir mon degout, elle me frappa si rudement qu'elle me cassa le bras. Il y avait vingt mois que j'etais chez elle. Le mal qu'elle m'avait fait la degrisa subitement. Elle eut peur et se mit a m'accabler de caresses, me conjurant de ne rien dire a personne. Je le lui promis et je tins fidelement parole. Mais il avait fallu chercher un medecin. La scene avait eu des temoins qui parlerent. L'histoire se repandit de proche en proche, tout le long de la Seine, jusqu'a Bougival et jusqu'a Rueil. Si bien qu'un matin, le brigadier de gendarmerie se presenta a la maison, et que je ne sais trop ce qui serait advenu, si je ne lui avais pas soutenu _mordieus_ que c'etait en tombant dans l'escalier que je m'etais fait mal. Ce dont Maxence ne revenait pas, c'etait de l'accent naturel et simple de Mlle Lucienne. Nulle emphase. A peine une apparence d'emotion. On eut jure que c'etait d'une autre qu'elle disait la vie. Elle poursuivait cependant: --Grace a mes denegations obstinees, ma patronne ne fut pas inquietee. Mais la verite etait connue, et sa reputation, qui deja n'etait pas bonne, en devint tout a fait mauvaise. On s'interessa a moi. Les memes gens qui, vingt fois, sans sourciller, m'avaient vue porter des charges de linge a me rompre la poitrine, ce qui etait terrible, se mirent a me plaindre prodigieusement d'avoir eu un bras casse, ce qui n'etait rien. Cela en vint a ce point que plusieurs de nos pratiques s'entendirent pour me faire sortir d'une maison, ou, disait-on, je finirais par succomber sous les mauvais traitements. Et apres beaucoup de demarches, on finit par decouvrir a La Jonchere une vieille dame israelite, tres-riche, veuve et sans enfants, qui consentait a se charger de moi. J'hesitai d'abord a accepter les offres qui m'etaient faites. Mais ayant reconnu que ma patronne, depuis qu'elle m'avait blessee, me prenait de plus en plus en aversion, je me decidai a la quitter. C'est le jour ou je fus presentee a ma nouvelle maitresse, que je decouvris que je n'avais pas de nom. Apres m'avoir longuement examinee, tournee et retournee, fait marcher et m'asseoir: --Maintenant, me demanda-t-elle, comment t'appelles-tu? J'ouvris de grands yeux, car en verite, j'etais alors comme une sauvage, n'ayant pas meme la plus vague notion des choses les plus simples de la vie. --Je m'appelle la Parisienne, repondis-je. Elle eclata de rire, ainsi qu'une autre vieille dame de ses amies, qui assistait a ma presentation, et il me souvient que mon petit orgueil s'offensait beaucoup de leur hilarite. Je croyais qu'elles se moquaient de moi. --Ce n'est pas un nom, me dirent-elles enfin, c'est un sobriquet... --Je n'en ai pas d'autre. Elles parurent confondues, repetant a satiete que c'etait inoui, qu'on n'avait pas idee d'une chose pareille dans la banlieue de Paris, et, seance tenante, elles se mirent a me chercher un nom. --Ou es-tu nee? me demanda ma nouvelle maitresse. --A Louveciennes. --Eh bien! dit l'autre, il faut l'appeler Louvecienne. Une longue discussion s'en suivit, qui m'irritait si fort, que j'avais envie de m'enfuir, et enfin il fut convenu que je m'appellerais non pas Louvecienne, mais Lucienne,--et Lucienne je suis restee. Il ne fut pas question de bapteme, puisque ma nouvelle maitresse etait juive. C'etait une femme excellente, bien que le chagrin qu'elle avait ressenti de la perte de son mari eut quelque peu trouble ses facultes. Des qu'il fut decide que je lui restais, elle voulut passer en revue mon trousseau. Je n'en avais pas a lui montrer, ne possedant au monde que les haillons que j'avais sur le dos. Tant que j'etais restee chez ma maitresse blanchisseuse, j'avais acheve d'user ses vieilles robes et je trainais aux pieds les savates que les ouvrieres m'abandonnaient. Jamais je n'avais porte d'autre linge que celui que j'empruntais d'autorite aux pratiques, systeme economique etabli chez beaucoup de blanchisseuses. Consternee de mon denuement, ma nouvelle maitresse envoya chercher une couturiere, et lui commanda sur-le-champ de quoi me vetir et me changer. Depuis la mort des pauvres maraichers qui m'avaient elevee, c'etait la premiere fois que quelqu'un s'occupait de moi autrement que pour en tirer un service. J'en fus emue jusqu'aux larmes, et dans l'exces de ma reconnaissance, il m'eut ete doux de mourir pour cette vieille femme si bonne. Ce sentiment me donna la constance de supporter sans degout son caractere. Il etait difficile. Elle avait des manies singulieres, des fantaisies deconcertantes et des exigences ridicules souvent ou exorbitantes. Je m'y pliais de mon mieux. Comme elle avait deja deux domestiques, une cuisiniere et une femme de chambre, je n'avais pas, chez elle, d'attributions determinees. Je l'accompagnais a la promenade et quand elle sortait en voiture, j'aidais a la servir a table et a l'habiller, je ramassais son mouchoir quand il tombait, et surtout je cherchais sa tabatiere, qu'elle egarait continuellement. Ma docilite lui plaisait, elle s'occupa de moi; pour me mettre a meme de lui faire la lecture, elle me fit apprendre a lire, car c'est a peine si je connaissais mes lettres. Et le vieux bonhomme qu'elle me donna pour professeur, me trouvant intelligente, se piqua d'amour-propre, et m'enseigna tout ce qu'il savait, j'imagine, de francais, de geographie et d'histoire. La femme de chambre, d'un autre cote, avait ete chargee de me montrer a coudre, a broder, et a executer tous les petits ouvrages de femme, et elle apportait d'autant plus d'interet a ses lecons, que petit a petit elle se debarrassait sur moi du plus ennuyeux de sa besogne. J'aurais ete heureuse, dans cette jolie maison de La Jonchere, si on n'y eut pas trop completement oublie mon age. J'etais naturellement serieuse et reservee, comme tous les enfants qui ont ete aux prises avec la misere, mais enfin, je n'avais que douze ans, et je souffrais de toujours vivre entre des vieilles femmes qui, des que je me permettais un mouvement un peu brusque, me grondaient... Que n'aurais-je pas donne, pour qu'il me fut permis de courir et de jouer avec les fillettes que je voyais passer le dimanche, par bandes, sur la grande route!... Et cependant, pouvais-je souhaiter une condition meilleure? Non. Et je ne devais pas tarder a l'apprendre cruellement a mes depens... De mois en mois, ma vieille maitresse s'attachait a moi davantage et s'ingeniait a me donner des preuves de son attachement. Je mangeais a table avec elle, au lieu de la servir comme au debut. Elle m'avait fait habiller de facon a pouvoir m'emmener et me presenter partout. Elle s'en allait repetant a tout venant qu'elle m'aimait comme sa fille, qu'elle m'etablirait et que bien certainement elle me laisserait une partie de sa fortune. Elle le disait trop haut, pour mon malheur! Si haut, que la nouvelle s'en alla jusqu'aux oreilles de neveux qu'elle avait a Paris, des hommes de Bourse, que je voyais de temps a autre a La Jonchere. Ils n'avaient guere fait attention a moi, jusque-la. Ces propos leur ouvrant les yeux, ils discernerent le chemin que j'avais fait dans la coeur de leur parente, et leur cupidite s'alarma. Tremblant de voir leur echapper un heritage qu'ils consideraient comme leur, ils se liguerent contre moi, resolus a couper court aux genereuses velleites de leur tante, en obtenant qu'elle me renvoyat. Mais c'est en vain que pendant pres d'une annee leur haine s'epuisa en savantes manoeuvres. L'instinct de la conservation aiguisant ma perspicacite, j'avais penetre leurs intentions, et je luttais de toutes mes forces. C'etait un interet dans ma vie. Chaque jour, pour me rendre plus indispensable, j'imaginais quelque nouvelle prevenance. Ils ne venaient guere a La Jonchere qu'une fois par semaine, j'y etais toujours, je luttais avec succes. A diverses reprises, j'avais entendu ma bienfaitrice leur defendre de lui parler de moi, et meme les menacer de leur fermer sa maison, s'ils s'obstinaient a la tourmenter a mon sujet. Je touchais probablement au terme des tracasseries, quand ma pauvre vieille maitresse tomba malade. En quarante-huit heures, elle fut au plus mal. Elle gardait toute sa connaissance, mais precisement parce qu'elle avait la conscience du danger, la peur de la mort la rendait folle. Ses nieces etaient venues s'installer autour de son lit, defense expresse m'etait faite d'entrer dans sa chambre, et elle n'osait deja plus faire prevaloir sa volonte. Les parents avaient compris leur avantage, et que c'etait la une occasion sans pareille d'en finir avec moi. Gagnes d'avance, evidemment, les medecins declarerent a ma pauvre bienfaitrice que l'air de La Jonchere lui etait fatal, et que son unique chance de salut etait d'aller s'etablir a Paris, chez un de ses neveux. On l'y porterait a bras, ajoutaient-ils, elle se retablirait tres-vite et elle irait ensuite consolider sa convalescence dans quelque ville du Midi. Son premier mot fut pour moi. Elle ne voulait pas se separer de moi, protestait-elle, et tenait absolument a m'emmener. Ses neveux gravement lui representerent que c'etait impossible, qu'il ne fallait pas songer a s'embarrasser de moi, que le plus simple etait de me laisser a La Jonchere, et que d'ailleurs ils se chargeaient de me trouver une bonne condition. La malade lutta longtemps, et avec un courage dont je ne l'aurais pas crue capable. Dix fois, en voyant ce qu'elle souffrait de ce cruel debat, je fus sur le point d'y mettre fin en m'enfuyant. L'amour-propre me retint, et non certes la cupidite. Mais les autres l'obsedaient. Les medecins ne cessaient de lui repeter qu'ils ne repondaient de rien, si on ne suivait pas leurs avis. Elle avait peur de mourir... Elle ceda en pleurant... Des le matin, le lendemain, une sorte de litiere portee par huit hommes s'arreta devant la porte. Ma pauvre maitresse y fut couchee, et on l'emporta, sans m'avoir permis de l'embrasser une derniere fois. Deux heures apres, la cuisiniere et la femme de chambre etaient congediees. Quant a moi, le neveu qui avait promis de s'occuper de mon sort, me mit une piece de vingt francs dans la main, en me disant: --Voici vos huit jours; faites immediatement un paquet de vos hardes, et filez!... Il etait bien difficile, il etait impossible meme, que Mlle Lucienne ne fut pas profondement emue, tandis qu'elle remuait ainsi les cendres de son passe. Il n'en paraissait rien, cependant, et c'est a peine si par moments on pouvait discerner une legere alteration de sa voix. Maxence, lui, eut vainement essaye de dissimuler l'interet passionne qu'il prenait a ces confidences inattendues, et a quel point elles le troublaient. --N'avez-vous donc jamais revu votre bienfaitrice? interrogea-t-il. --Jamais! repondit la jeune fille. Toutes mes demarches pour arriver jusqu'a elle ont ete infructueuses. Elle n'habite plus Paris. Je lui ai ecrit, mes lettres sont restees sans reponse. Lui sont-elles parvenues? Je ne le crois pas. Quelque chose me dit qu'elle ne m'a pas oubliee... Pendant quelques minutes elle garda le silence, comme si elle eut essaye de ressaisir quelque chose des sensations qu'elle avait eprouvees au temps dont elle parlait. Puis: --C'est ainsi, brutalement, reprit-elle, que je fus chassee. Prier eut ete inutile, je le compris, et d'ailleurs je n'ai jamais su implorer personne. Je me hatai d'empiler dans deux malles et dans des cartons tout ce que je possedais, tout ce que je tenais de la generosite de ma pauvre maitresse, et avant le moment fixe, j'etais prete. Deja la cuisiniere et la femme de chambre s'etaient eloignees. L'homme qui me traitait si cruellement m'attendait. Il m'aida a transporter dehors, sur la route, mes cartons et mes malles. Apres quoi, les volets ayant ete tires, il ferma la porte a double tour et mit la clef dans sa poche. L'omnibus americain passait. Il l'arreta d'un signe. Et avant d'y monter: --Bonne chance, la belle fille! me dit-il, en ricanant. C'etait le 9 janvier 1866, un mardi. Je venais d'avoir treize ans. J'ai eu, depuis, des epreuves plus terribles, et je me suis trouvee dans des situations bien autrement desesperees, mais je ne me rappelle pas avoir jamais eprouve un decouragement pareil a celui qui m'aneantit, lorsque je me vis seule, sur cette route, ne sachant ou aller ni que devenir. Je m'etais assise sur une de mes malles. Le temps etait froid et sombre. De gros nuages charges de neige semblaient toucher la cime depouillee des arbres de l'avenue. Les passants etaient rares. En arrivant devant moi, ils ralentissaient le pas, se demandant sans doute ce que je faisais la, et longtemps apres m'avoir depassee, ils retournaient encore la tete. Je pleurais. Je sentais vaguement que, sans le soupconner, ma pauvre bienfaitrice m'avait rendu un service fatal. Elle m'avait desaccoutumee de la misere et privee de cette experience que donne la lutte de chaque jour. Elle avait fait des mains oisives de mes mains calleuses jadis, et durcies par le battoir. En ouvrant mon esprit aux aspirations genereuses et nobles, en m'inspirant le sentiment du bien et du beau, en me donnant ce que jamais je n'aurais eu sans elle: du coeur, elle avait decuple en moi la faculte de souffrir. Pauvre chere maitresse! Elle m'avait desarmee, et le combat recommencait. Il me montait des nausees a la gorge en songeant a ce que j'avais subi chez ma maitresse blanchisseuse, et a l'idee de ce que me reservait l'avenir de tortures et d'humiliations, je souhaitais la mort. La Seine etait proche. Pourquoi n'y pas courir? Pourquoi n'y pas terminer cette existence de misere que j'entrevoyais! Voila quelles etaient mes reflexions, quand une femme de Rueil, qui etait marchande des quatre saisons et que je connaissais de vue, vint a passer, poussant sur le pave boueux sa petite charrette de legumes. M'apercevant, elle s'arreta, et adoucissant sa voix rauque: --Que faites-vous la, ma mignonne? me demanda-t-elle. Maitrisant a grand'peine mes sanglots, je lui exposai en peu de mots ma situation. Elle en parut plus surprise que touchee. --Voila ce que c'est que la vie, me dit-elle, on a des hauts et des bas. Et s'approchant: --Que vas-tu faire? interrogea-t-elle. Cette familiarite soudaine eut suffi pour m'eclaircir sur l'horreur de ma chute. Elle m'avait dit: vous, d'abord; sachant ma detresse, elle me tutoyait. --Je ne sais pas, repondis-je. Apres un petit moment de reflexion: --Tu ne peux pas rester la, reprit-elle, les gendarmes t'arreteraient. Viens avec moi, nous nous consulterons a la maison et je te donnerai des conseils. J'etais a une de ces heures d'effondrement ou on est sans force comme sans volonte. A quoi bon reflechir, d'ailleurs, et que vouloir! Avais-je a choisir entre les partis a prendre? Enfin, les offres de cette femme me paraissaient une derniere faveur de la destinee. --Je ferai ce que vous voudrez, madame, lui dis-je. Aussitot, elle chargea mon petit bagage sur sa charrette; nous nous mimes en route et nous ne tardames pas a arriver "chez elle." Ce qu'elle nommait ainsi, etait une sorte de cave, plus basse d'un bon pied que la rue, eclairee uniquement par une porte vitree ou plusieurs carreaux casses avaient ete remplaces par du papier. La malproprete y etait revoltante, et la puanteur soulevait l'estomac. De tous cotes s'elevaient des tas de legumes, de choux, de pommes de terre et d'oignons. Dans un coin pourrissait un monceau de haillons sans nom qu'elle appelait son lit. Au milieu se dressait un petit poele de fonte, dont le tuyau, ronge par la rouille, laissait echapper la fumee. --Te voila toujours un domicile, me dit-elle. Je l'aidai a decharger sa charrette. Elle bourra le poele de charbon de terre, et tout de suite, elle declara qu'elle voulait passer l'inspection de mes nippes. Mes malles furent ouvertes, et c'est avec des exclamations d'etonnement que la marchande des quatre saisons etalait et maniait mes robes, mes jupons, mes chemises, mes bas... --Matin! ricanait-elle, tu te mettais bien! Ses yeux brillaient si fort, que toutes sortes de defiances s'eveillaient en moi. Il me semblait qu'elle considerait tout ce que j'avais comme une trouvaille inesperee. Ses mains avaient des fremissements, tandis qu'elle touchait quelque bijou que je possedais, et elle m'attira au jour pour mieux examiner et evaluer mes boucles d'oreilles. Aussi quand elle me demanda si j'avais de l'argent, resolue a dissimuler au moins ma piece de vingt francs qui constituait toute ma fortune, je repondis effrontement: --Non! --C'est facheux! grommela-t-elle. Mais elle voulait connaitre mon histoire, et je fus obligee de la lui raconter. Une seule chose la surprit: mon age. Et, dans le fait, n'ayant que treize ans, j'en paraissais bien quinze ou seize. Lorsque j'eus acheve: --N'importe, reprit-elle, tu as eu de la chance de me rencontrer. Te voila, du moins, assuree de manger tous les jours. Car je me charge de toi. Je me fais vieille, tu m'aideras a pousser ma brouette. Si tu es aussi futee que tu es gentille, nous gagnerons beaucoup d'argent. Rien ne pouvait moins me convenir. Mais comment resister? Elle etendit par terre quelques haillons sur lesquels je couchai, et des le lendemain, vetue de ma plus mauvaise robe, les pieds dans des sabots qu'elle etait allee m'acheter et qui me meurtrissaient affreusement, il me fallut m'atteler a la charrette, avec une bretelle de cuir qui me dechirait les epaules et la poitrine. C'etait une abominable creature, que cette marchande, et je ne tardai pas a reconnaitre que son visage repoussant ne trahissait que trop ses ignobles instincts. Apres avoir mene une existence inavouable, vieille, ne gardant plus rien de la femme, avilie, repoussee de tous, tombee dans la plus crapuleuse misere, elle avait adopte ce metier de revendeuse des quatre saisons, et elle l'exercait juste assez pour se gagner sa ration de pain de chaque jour. Enragee de son sort, c'etait pour elle comme une revanche que d'avoir a sa discretion une pauvre jeune fille telle que moi, et elle prenait un detestable plaisir a m'accabler de mauvais traitements, ou a essayer de me salir l'imagination par les plus immondes propos... Ah! si j'avais su comment fuir, et ou me refugier! Mais, abusant de mon ignorance de la vie, cette execrable femme m'avait persuade qu'au premier pas que je ferais seule, je serais arretee par la gendarmerie. Et je ne voyais personne au monde a qui demander protection. Et je commencais a apprendre que la beaute, pour une pauvre fille, est un present fatal... Le temps passait, et je restais. Petit a petit, l'atroce megere avait vendu tout ce que je possedais, robes, linge, bijoux, et j'en etais reduite a des haillons presque aussi miserables que ceux d'autrefois, quand j'etais apprentie. Chaque matin, par la pluie ou le vent, par le soleil ou la gelee, nous partions, roulant notre charrette, et nous nous en allions, criant nos legumes, tout le long de la Seine, depuis Courbevoie jusqu'a Port-Marly, dans les villages, et a la porte des maisons de campagne. Je ne decouvrais pas de fin a cette effroyable vie, quand un soir, le commissaire de police se presenta a notre taudis et nous commanda de le suivre. Il nous conduisit en prison, et je me trouvai jetee au milieu d'une centaine de femmes, dont la figure, les paroles, les gestes, la colere ou la gaiete me faisaient peur. La marchande des quatre saisons avait commis un vol, et j'etais accusee de complicite. Il me fut facile, heureusement, de demontrer mon innocence. Et, au bout de quinze jours, un geolier m'ouvrit la porte, en me disant: --Allez, vous etes libre! Maxence, maintenant, s'expliquait le sourire doucement ironique de Mlle Lucienne, lorsqu'il se vantait d'avoir ete, lui aussi, malheureux. Quelle vie, que celle de cette enfant, et comment de telles choses pouvaient-elles avoir lieu a deux pas de Paris, en pleine civilisation, au milieu d'une societe qui juge son organisation trop parfaite pour consentir a la modifier! Hatant son debit, la jeune fille continuait: --C'etait vrai, j'etais libre. Mais que faire de ma liberte? Voila ce que je me demandais, en m'en allant a travers les rues de Paris, car c'est a Paris que j'avais ete emprisonnee. Bientot, la peur me prit, du mouvement, du bruit, et aussi des sergents de ville qui me suivaient d'un regard soupconneux, lorsque je passais pres d'eux, vetue de loques, la tete couverte d'un mauvais madras. Je me hatai de gagner la barriere, puis la grande route. Un instinct machinal me ramenait sur Rueil. Il me semblait que je serais moins abandonnee et plus en surete, dans un pays familier ou tout le monde me connaissait pour m'avoir vue passer cent fois, poussant ma petite charrette. J'esperais aussi que je trouverais un abri dans le logement que j'avais occupe avec la marchande des quatre saisons. Ce dernier espoir devait etre decu. Aussitot apres notre arrestation, le proprietaire du taudis en avait enleve et jete au fumier tout ce qu'il contenait et l'avait loue a une espece de mendiant hideux, lequel, lorsque je me presentai, me proposa en ricanant de devenir sa menagere. Je m'enfuis en courant. Certes, la situation etait plus affreuse que le jour ou j'avais ete chassee de la maison de ma bienfaitrice. Mais les huit mois que je venais de passer avec l'horrible revendeuse m'avaient appris de nouveau la misere et retrempe mon energie. Je retirai d'un pli de ma robe, ou je la tenais constamment cousue, la piece de vingt francs que je possedais, et comme j'avais faim, j'entrai chez une espece de marchand de vins-logeur, ou j'avais mange quelquefois. Ce logeur etait un brave homme. Lorsque je lui eus expose ma situation, il m'offrit de rester chez lui en attendant mieux. Les consommateurs affluant le dimanche et le lundi, il etait oblige de prendre, ces jours-la, une servante de renfort. Il me proposait d'etre cette servante, me promettant en echange le logement et un repas par jour. Il ajoutait que le reste du temps je trouverais a m'employer dans une fabrique de parfumerie, dont le contremaitre etait son client. J'acceptai. Nous etions au samedi. Des le lendemain, j'entrepris cette rude besogne de servante d'auberge, resignee d'avance a toutes les brutalites, et ce qui est pis, aux ignobles galanteries des ivrognes. Je parlai aussi au contre-maitre, et des le lundi, je fus admise a la fabrique, et occupee, avec une quinzaine d'autres ouvrieres, a coller des etiquettes, et a envelopper des savons ou de la poudre de riz. Ce n'est guere penible, en apparence; ce ne l'est pas du tout en realite, quand on a l'habitude. Mais il faut l'habitude. Vivre continuellement au milieu des parfums les plus violents donne, dans les commencements, des maux de tete terribles, et chaque soir je rentrais avec la fievre, et malade de tels vertiges, que je ne pouvais plus ni manger ni dormir. Ce n'etait pas la le pis. Les autres ouvrieres, mes camarades, etaient presque toutes perdues de moeurs, et affectaient un cynisme qui depassait de beaucoup celui des ivrognes que je servais le lundi. J'eus l'imprudence de laisser voir l'insurmontable degout que m'inspiraient leurs propos et leurs chansons ehontees. Des lors, je devins une mijauree, on declara que je "faisais ma tete," on decida qu'il fallait m'aguerrir, et ce fut a qui tacherait de me revolter par les pires obscenites. J'ai vu d'autres ateliers depuis; dans presque tous, c'est ainsi. Je tins bon, cependant. Je gagnais quarante sous par jour, j'etais logee et nourrie gratis, mes pourboires du lundi et du dimanche s'elevaient souvent a cinq francs; en moins de trois mois j'avais pu me vetir decemment, me commencer un trousseau, et je voyais avec une immense fierte grossir dans un coin de mon tiroir un petit pecule. Je commencais a respirer, quand tout a coup, la fabrique ferma. Le fabricant avait fait faillite. D'un autre cote, les affaires du marchand de vins avaient pris un developpement si considerable, qu'un garcon lui devenait necessaire et qu'il m'engagea a chercher fortune ailleurs. Je cherchai. Une vieille femme, notre voisine, me parla d'une place, chez des bourgeois de Bougival, ou je serais tres-bien, affirmait-elle. Surmontant mes repugnances, je m'y presentai, et je fus accueillie. Je devais gagner trente francs par mois. La place eut pu n'etre pas rude. Les maitres n'etaient que trois, le mari, la femme et un fils de vingt-cinq ans. Tous les matins, le pere et le fils, qui etaient employes a Paris, partaient par le premier train et ne rentraient plus que pour diner, vers six heures. Je restais donc seule avec la femme, toute la journee. C'etait, malheureusement, une personne d'un caractere difficile, acariatre et froidement mechante. Comme jusqu'alors elle s'etait servie elle-meme, et que j'etais la premiere domestique qu'elle eut, elle etait tourmentee d'un insatiable besoin de commandement, et croyait par son despotisme, ses exigences et ses dedains, montrer une immense superiorite. Elle etait de plus d'une defiance extraordinaire, persuadee que je la volais, et il ne se passait pas de semaine qu'elle n'imaginat quelque pretexte de fouiller ma malle pour s'assurer que je n'y cachais pas ses serviettes ou ses six couverts d'argent. Ayant eu la naivete de lui dire que j'avais ete blanchisseuse, elle en abusait. Il me fallait laver et repasser tout le linge de la maison, et encore elle ne cessait de me reprocher d'user trop de savon et trop de charbon. Je ne me deplaisais pourtant pas trop dans cette maison. J'y avais, sous les combles, une chambrette que je trouvais charmante, et que je prenais plaisir a orner. Libre de m'y retirer de bonne heure, j'y passais des soirees delicieuses, a coudre ou a lire... Mais la chance etait contre moi. J'avais plu au fils de la maison, et il avait resolu de faire de moi sa maitresse. Bien que n'ayant pas seize ans, j'avais de la vie une trop cruelle experience pour ne l'avoir pas devine tout d'abord, et j'opposai la plus froide reserve aux prevenances par lesquelles il esperait m'amadouer. Il n'en fut pas decourage, et bientot ses persecutions devinrent telles, que je crus devoir me plaindre a ma patronne. Elle m'ecouta d'un air goguenard, et quand j'eus acheve: --Vous etes degoutee, ma mie! me dit-elle simplement. J'en faillis tomber de mon haut, car je compris que cette femme eut trouve commode et peut-etre economique, que moi, sa servante, sous son toit, je devinsse la maitresse de son fils. Et cependant, elle avait un grand renom d'honnetete, et elle ne cessait de parler de la severite de ses principes. Mon persecuteur sut-il ce que m'avait repondu sa mere? Je le crois, car de ce moment il devint plus hardi. Il ne menagea plus rien, et je ne tardai pas a comprendre que je n'etais plus en surete dans ma chambre. Il venait, la nuit, frapper a ma porte, et une fois qu'il la fit sauter d'un coup d'epaule, il me fallut crier au secours de toutes mes forces pour me debarrasser de lui. Pour la premiere fois, l'imperturbable sang-froid de la jeune fille se dementait. Sa voix tremblait de ressentiment au souvenir de l'injure, sa joue s'empourprait, ses yeux etincelaient. Apres une pose d'un moment: --Le lendemain, poursuivit-elle, je quittai cette maison funeste. C'est en vain que je cherchai a me placer a Bougival. Sentant le tort que leur ferait la verite si elle venait a etre connue, mes patrons prirent l'avance en me calomniant. Tirant parti de l'histoire de mon arrestation, que je leur avais contee, ils repondaient aux gens qui allaient aux renseignements, que j'etais une creature perdue, et que j'avais deja subi des condamnations pour vol. Je ne pouvais lutter. Je resolus de chercher une place a Paris. J'etais exasperee, je roulais dans mon esprit toutes sortes de projets de vengeance, mais j'etais sans inquietude. Je possedais une grosse malle pleine de bons effets et cent francs d'economies... Sur l'indication qu'une servante m'avait donnee, j'allai tout droit, en arrivant a Paris, m'adresser a un bureau de placement de la rue du Faubourg-Saint-Martin. J'y fus recue a bras ouverts, par une vieille femme extremement affable, qui, apres m'avoir bien examinee et questionnee, me promit une condition merveilleuse, et m'engagea en attendant, a prendre pension chez elle. Dans le fait, sa maison n'etait qu'un hotel garni, et nous etions la une soixantaine de domestiques sans place, qu'elle mettait coucher dans d'immenses dortoirs. Le prix de la nourriture etait en apparence modique; mais comme, dans ce prix, n'etaient compris ni le vin, ni le dessert, ni quantite d'autres choses, on se trouvait, en definitive, depenser plus que dans un hotel passable. Elle vendait aussi a ses pensionnaires de l'absinthe, du cafe et de la biere, et les soirees se passaient en bavardages interminables, car c'etait a qui se vanterait de bons tours joues aux maitres, et les vieilles, les rouees, enseignaient aux plus jeunes l'art d'exploiter habilement les maitres, de faire danser l'anse du panier et chanter les fournisseurs... Cependant, le temps passait, et cette fameuse condition qui m'etait tant promise ne se trouvait pas. Chaque matin, la placeuse me remettait un certain nombre d'adresses, j'y courais, mais regulierement on debutait par me poser des questions si etranges, que je m'enfuyais rouge de colere et de honte, et qu'a la fin des soupcons me vinrent. Une vieille cuisiniere que je consultai acheva de m'eclairer. Je compris l'infame trafic de cette placeuse, et la source la plus claire de ses benefices. Sur-le-champ, je la payai et je la quittai. Mais comme je m'en allais en quete d'un logement, suivie d'un commissionnaire qui portait ma malle, en arrivant au coin du boulevard, je ne sus eviter une voiture de maitre qui arrivait lancee au grand trot, et je fus renversee et foulee aux pieds des chevaux. Sans permettre que Maxence l'interrompit: --J'avais perdu connaissance, poursuivit Mlle Lucienne. Lorsque je revins a moi, j'etais assise dans la boutique d'un pharmacien, et trois ou quatre personnes s'empressaient autour de moi. Je n'avais pas de fracture mais seulement des contusions tres-graves, qui me faisaient beaucoup souffrir, et une large blessure a la tete. C'etait un medecin qui passait, un vieillard decore, qui m'avait donne les premiers soins. Il me dit de marcher, mais il me fut impossible de me dresser seulement sur mes pieds. Alors, il me demanda ou je demeurais, pour m'y faire reconduire, et il me fallut avouer que j'etais une pauvre servante sans place, et que je n'avais pas de domicile, ni personne pour me soigner. --Cela etant, dit le docteur au pharmacien, nous allons l'envoyer a l'hopital. Et ils commanderent a un employe d'aller chercher un fiacre. Au dehors, pendant ce temps, la foule s'etait amassee, et je voyais, aux carreaux, se coller le visage des curieux. On etait indigne, et le pharmacien plus que les autres, de la froide indifference de la personne qui se trouvait dans la voiture qui m'avait renversee. C'etait une femme, et j'avais eu le temps de l'entrevoir au moment ou je roulais sous les pieds de ses chevaux. Elle n'avait meme pas daigne descendre, racontaient les gens qui m'entouraient. Appelant les sergents de ville qui s'etaient hates d'accourir, elle leur avait donne son nom et son adresse, en ajoutant, assez haut pour etre entendue des badauds: --Je suis trop pressee pour m'arreter. Mon cocher est un maladroit que je vais chasser en rentrant. Qu'on donne a cette fille les soins necessaires. Je suis prete a payer tout ce qu'on me reclamera. Elle avait aussi remis une de ses cartes pour moi. Un sergent de ville entra me la donner, et je lus: _Baronne de Thaller_. --C'est encore heureux pour vous, ma pauvre fille, me dit le medecin. Cette dame est la femme d'un banquier tres-riche. Ce vous sera une protection toute trouvee, pour le jour ou vous serez retablie. Le fiacre venait d'arriver; on m'y porta, et une heure plus tard j'etais admise d'urgence a l'hopital Lariboisiere et couchee dans un bon lit bien blanc de la salle Sainte-Therese. Et ma malle! ma malle qui renfermait tout ce que je possedais, tous mes effets, et pour comble de malheur, le reste de mon argent... Je la redemandai, le coeur gros d'inquietude. Personne ne l'avait vue, ni n'en avait entendu parler. Le commissionnaire m'avait-il perdue, dans la bagarre, ou avait-il lachement profite de l'accident pour me voler? C'etait difficile a decider. Les bonnes soeurs me promirent qu'on allait faire des recherches, et que certainement la police saurait retrouver cet homme, que j'avais pris aux environs du bureau de placement. Mais toutes ces assurances ne me consolerent pas. Ce coup m'accablait. La fievre me prit, et pendant plus de quinze jours il me fut impossible de lier deux idees et on desespera de moi. Je m'en tirai, mais ma convalescence devait etre longue. Pendant plus de deux mois je trainai, avec des alternatives de mieux et de plus mal... Eh bien! telles avaient ete mes miseres depuis deux ans, que ce triste sejour dans un hopital etait pour moi comme une halte dans une oasis, apres une longue marche dans les sables. Les bonnes soeurs m'avaient prise en amitie, et quand mon etat le permettait, je les aidais aux menus travaux de la lingerie, ou je les accompagnais a la chapelle. J'aurais voulu ne les quitter jamais. Je frissonnais, en songeant au jour ou je serais guerie, et ou l'on me renverrait. Que deviendrais-je? Car ma malle n'avait pas ete retrouvee, et j'etais denuee de tout... Et cependant j'avais a l'hopital plus d'un sujet de sombres reflexions. Deux fois par semaine, le dimanche et le jeudi, les salles etaient ouvertes au public, et je voyais arriver les visiteurs, les mains chargees d'oranges et de ces menus objets dont l'administration permet l'introduction. Il n'etait pas une malade qui ne recut, ces jours-la, un parent ou un ami... Moi, rien, personne, jamais!... Je me trompe pourtant. Je commencais a me retablir, quand, un dimanche, je vis s'arreter au chevet de mon lit, un vieil homme, tout vetu de noir, d'aspect inquietant, portant des lunettes bleues et tenant sous le bras un enorme portefeuille, tout gonfle de paperasses. --Vous etes bien mademoiselle Lucienne? me demanda-t-il. --Oui, repondis-je toute surprise. --C'est bien vous qui avez failli etre ecrasee par une voiture, a l'angle du faubourg Saint-Martin et du boulevard? --Oui. --Savez-vous a qui appartenait cet equipage? --A la baronne de Thaller, a ce qu'on m'a dit. Il parut un peu etonne, mais tout de suite: --Avez-vous fait ou fait faire des demarches pres de cette dame? interrogea-t-il. --Aucune. --Vous a-t-elle donne signe de vie? --Non. Le sourire lui revint aux levres. --Heureusement pour vous, je suis la! me dit-il. Plusieurs fois deja je me suis presente, vous etiez trop souffrante pour m'entendre. Maintenant que vous allez mieux, ecoutez-moi. Et la-dessus, ayant pris une chaise, il s'assit et se mit a m'expliquer sa profession. Il etait homme d'affaires, et avait pour specialite les accidents. Des qu'il en arrivait un, il en etait prevenu par les relations qu'il avait a la prefecture de police. Aussitot il se mettait en quete de la victime, la rejoignait, soit chez elle, soit a l'hopital, et lui offrait ses services. Moyennant une raisonnable remuneration, il se chargeait, s'il y avait lieu, d'obtenir des dommages-interets. Il intentait des proces au besoin, et quand la cause lui semblait imperdable, il en faisait les avances. Il m'affirmait, par exemple, que mon droit etait indiscutable, que la baronne de Thaller me devait une indemnite, et qu'il se faisait fort de lui tirer quatre ou cinq mille francs pour le moins. Je n'avais qu'a lui donner ma procuration... Mais en depit de ses instances, je repoussai ses offres, et il se retira tres-mecontent en me disant que je ne tarderais pas a m'en repentir... A la reflexion, en effet, je regrettai d'avoir suivi la premiere inspiration de mon orgueil, et d'autant plus vivement que les bonnes soeurs que je consultai, me dirent toutes que j'avais eu tort et que ma reclamation n'eut ete que legitime. Alors, sur leurs conseils, je pris une autre voie, qui, tout aussi surement, estimaient-elles, devait me mener au but. Le plus brievement qu'il me fut possible, je redigeai l'histoire de ma vie, depuis le jour ou j'avais ete abandonnee chez les maraichers de Louveciennes, j'y joignis l'expose fidele de ma situation et j'adressai le tout a Mme de Thaller. --Vous allez la voir arriver des demain, me disaient les bonnes religieuses. Elles se trompaient, Mme de Thaller ne vint ni le lendemain, ni les jours suivants. Et j'etais encore a attendre une reponse d'elle, quand, un mois plus tard, le medecin declara que j'etais tout a fait retablie et signa mon bulletin de sortie. Je n'en fus pas trop affectee. J'avais fait, en ces derniers temps, la connaissance d'une ouvriere, qui avait du entrer a Lariboisiere a la suite d'une chute, et qui occupait le lit le plus rapproche du mien. C'etait une jeune fille d'une vingtaine d'annees, tres-douce, tres-obligeante, et dont l'aimable physionomie m'avait seduite tout d'abord. De meme que moi, elle etait sans famille. Mais elle etait riche, elle, immensement riche! Elle possedait un petit mobilier, une machine a coudre qui lui avait coute trois cents francs, et en vraie fille de Paris, elle savait cinq ou six metiers, dont le moins lucratif lui rapportait encore vingt-cinq a trente sous par jour, aux epoques du chomage. En moins d'une semaine, nous fumes amies. Et lorsque etant guerie, elle quitta l'hopital: --Croyez-moi, me dit-elle, quand a votre tour vous sortirez, ne vous mettez pas en peine d'une place. Venez me trouver. Je puis vous loger. Je vous montrerai ce que je sais, et si vous etes travailleuse, vous gagnerez tres-bien votre vie, et vous serez libre... C'est donc chez cette amie, qu'en sortant de Lariboisiere, je me rendis tout droit, portant noue dans un mouchoir mon mince bagage, une robe et quatre chemises que m'avaient donnees les bonnes soeurs. Elle demeurait aux Batignolles, au dernier etage d'une immense maison divisee en une infinite de petits logements. Et tout en montant son roide escalier, le coeur me battait bien fort, car je n'avais guere d'illusions, et je me demandais si elle n'aurait pas oublie ses promesses, et comment elle allait me recevoir. Elle me recut comme une soeur. Et apres m'avoir fait admirer son logement, deux petites mansardes ou eclatait la plus admirable proprete: --Tu verras, me dit-elle, en m'embrassant, que nous serons tres-heureuses ici!... La nuit s'avancait. Il y avait longtemps deja que le sieur Fortin etait monte eteindre le gaz de l'escalier. Un a un s'etaient tus les derniers bruits de l'_Hotel des Folies_. Rien ne troublait plus le silence que, par intervalles, le roulement lointain de quelque fiacre attarde, traversant le boulevard. Mais ni Maxence ni Mlle Lucienne ne s'apercevaient du vol des heures. Pour eux, le present n'existait plus. Peu a peu, la jeune fille s'etait laissee gagner a l'irresistible interet du souvenir. Elle revivait en quelque sorte cette vie d'epreuves dont elle deroulait les phases navrantes, et de nouveau elle etait poignee par les emotions d'autrefois. Quant a Maxence, jamais il n'avait oui rien de tel. Jamais il ne s'etait imagine que de telles existences, qui echappent a toute classification sociale, s'agitent dans les bas-fonds de la plus methodique et de la mieux ordonnee, en apparence, des civilisations. La fatigue, cependant, alterait le timbre si pur de la voix de Mlle Lucienne. Elle se versa un verre d'eau qu'elle vida d'un trait. Et tout de suite: --Jamais encore, reprit-elle, je n'avais ete remuee d'une sensation si douce. J'avais les yeux pleins de larmes, mais de larmes de reconnaissance et de joie. Apres tant d'annees d'isolement et d'abandon, rencontrer une telle amie, si genereuse et si devouee, c'etait trouver une famille. Et durant quelques semaines, je crus que la destinee, a la fin, se lassait. Mon amie etait une tres-habile ouvriere, mais je ne manquais ni d'intelligence ni d'adresse, ma bonne volonte etait incomparable; il ne lui fallut pas beaucoup de temps pour me montrer tout ce qu'elle savait. C'etait a un bon moment; l'ouvrage ne manquait pas. En travaillant douze heures, la bienheureuse machine a coudre aidant, nous arrivions a gagner six, sept et jusqu'a huit francs par jour. C'etait la fortune. Et nous etions d'autant plus riches que mon amie s'entendait merveilleusement a administrer nos finances. Livree a elle-meme depuis l'age de treize ans, habituee a ne compter que sur elle seule, elle avait de la vie une experience dont j'etais confondue. De ce Paris ou elle etait nee, elle savait tout, elle connaissait tout. Personne mieux qu'elle ne pouvait debattre ses interets, defendre son droit, se faire rendre justice. Rien ne l'etonnait, nul ne l'intimidait. Sa science des details materiels de l'existence etait inconcevable. Impossible de la duper. Et quand elle avait depense une de nos pieces de cinq francs, je pouvais etre tranquille, elle en avait tire le meilleur et le plus utile parti. Eh bien! cette fille si laborieuse et si econome, n'avait meme pas la plus vague notion des sentiments qui sont l'honneur de la femme. Je n'avais pas idee d'une si complete absence de sens moral, d'une si inconsciente depravation, d'une impudeur si effrontement naive. La regle de sa conduite, c'etait sa fantaisie, son instinct, le caprice du moment. Elle avait des cotes que je ne pouvais pas m'expliquer. Elle disait, par exemple, qu'il faut se reposer quand on a bien travaille, et elle faisait le lundi comme les ouvriers. Elle restait volontiers a sa machine le dimanche, mais le lundi, elle se fut laisse couper le bras plutot que de faire un point. Elle aimait les longues stations dans les cafes, les melodrames entremeles de chopes et d'oranges pendant les entr'actes, les parties de canot a Asnieres, et surtout, et avant tout, le bal. Elle etait comme chez elle a l'Elysee-Montmartre et au Chateau-Rouge; elle y connaissait tout le monde, le chef d'orchestre la saluait, ce dont elle etait extraordinairement fiere, et quantite de gens la tutoyaient. Je l'accompagnais partout, dans les commencements, et bien que n'etant pas precisement naive, ni genee par les scrupules de mon education, je fus tellement consternee de l'incroyable desordre de sa vie, que je ne pus m'empecher de lui en faire quelques representations. Elle se facha tout rouge. --Tu fais ce qui te plait, me dit-elle, laisse-moi faire ce qui me convient. C'est une justice que je lui dois: jamais elle n'essaya sur moi son influence, jamais elle ne m'engagea a suivre son exemple. Ivre de liberte, elle respectait la liberte des autres. Alors que ma conduite eut du lui paraitre l'amere critique de la sienne, elle la trouvait toute naturelle. Si les gens qui se trouvaient avec nous se moquaient de moi, elle prenait mon parti. En deux ou trois circonstances, ou on m'attaqua un peu vivement, elle me defendit vigoureusement. --Laissez-la, disait-elle, chacun a son idee, n'est-ce pas? Mais la societe qu'elle recherchait me repugnait, et j'eprouvais pour ce qu'elle appelait le plaisir un insurmontable degout. Peu a peu je sortais plus rarement avec elle. Lorsqu'elle s'en allait le lundi, je restais a la maison, lisant quelque roman que j'allais louer au cabinet de lecture de la rue des Dames, ou passant l'apres-midi avec un de nos voisins. C'etait un vieux musicien, si pauvre que, plus d'une fois, sans nous, il serait peut-etre mort de faim tout seul dans sa mansarde. Mais il possedait un piano, et me faisait de la musique. Il savait, paroles et musique, des operas entiers, qu'il me chantait avec un accent si comique, que parfois j'eclatais de rire, mais avec une telle intensite d'expression que, par moments, je ne pouvais retenir mes larmes. Il m'appelait sa madone brune et voulait m'apprendre a chanter, pretendant qu'il ferait de moi une grande actrice. Pauvre bonhomme! qui sait ce qu'il est devenu?... Enfin! une fois encore j'etais a flot, et je possedais bien plus de nippes que n'en contenait la malle qui m'avait ete volee. Je trouvais cette vie bonne, et je la menerais encore, si mon amie, un beau jour, ne s'etait eprise follement d'un jeune homme dont elle avait fait la connaissance a l'Elysee. Il etait calicot de son etat, assez bien de sa personne, et toujours mis avec une extreme recherche, mais pretentieux et commun, egoiste, sot et fat au dela de toute expression. Il me deplaisait, et je ne le cachais guere, et cependant mon amie s'imagina que je le lui enviais et que j'avais forme le dessein de le lui ravir. J'essayai de lui demontrer son erreur, en vain. La jalousie ne raisonne pas. C'etait chaque jour quelque scene nouvelle et de plus en plus violente, et quand elle avait la tete montee, elle s'en allait racontant partout que c'etait une indignite, que ma sagesse n'etait qu'une abominable hypocrisie, qu'elle m'avait ramassee au coin d'une borne, logee, nourrie, vetue, et que pour la recompenser je pretendais lui ravir son amant. Elle jurait qu'elle me marquerait de ses ongles, et que certainement, quelque jour elle me jetterait du haut en bas de l'escalier. Je n'avais pas le courage de lui en vouloir, car veritablement elle souffrait beaucoup, et je ne pouvais oublier l'immense service qu'elle m'avait rendu. Mais je compris que la vie commune etait desormais impossible et qu'il ne me restait plus qu'a me chercher un asile. Mon amie ne m'en laissa pas le temps. Rentrant un lundi soir, sur les onze heures, elle me signifia d'avoir a deguerpir sur-le-champ. J'essayai quelques observations, elle m'accabla d'injures. Pour rester il eut fallu engager une lutte degradante, je cedai, et quoique de beaucoup la plus forte, je sortis. Je passai cette nuit-la sur une chaise, chez notre vieux voisin. Mais le lendemain, ce fut bien une autre explication encore, lorsque j'allai demander a mon ancienne amie de me donner mes effets. Elle pretendait tout garder, et je fus obligee, quoiqu'il m'en coutat, de recourir a l'intervention du commissaire de police. Il me donna raison. Mais les bons moments etaient passes. La chance propice ne me suivit pas dans la miserable maison garnie ou je louai une chambre. Je n'avais pas les relations de mon amie avec quantite d'entrepreneurs, et je ne possedais pas une machine a coudre. A peine en travaillant quinze ou seize heures arrivais-je a gagner trente sous par jour. Ce n'etait pas assez pour me nourrir et payer mon logement qui me coutait vingt-cinq francs par mois. Pour comble, l'ouvrage me manqua. Loque a loque, tout ce que je possedais prit le chemin du Mont-de-Piete. Et par un triste jour de decembre, chassee de mon garni, je me trouvai sur le pave, n'ayant pour toute fortune qu'une piece de dix sous. Jamais je ne m'etais vue si bas, et le decouragement s'en melant, et la lassitude de la lutte, je ne sais a quelles extremites je me serais decidee, quand le souvenir me revint de cette dame si riche, dont les chevaux m'avaient renversee au coin du boulevard. J'avais garde sa carte de visite. Sans hesiter, j'entrai dans une cremerie, ou je demandai une plume et du papier, et surmontant les dernieres revoltes de mon orgueil, j'ecrivis: "Vous souvient-il, madame, d'une pauvre fille que votre voiture a failli ecraser? Une fois deja, elle s'est adressee a vous, et vous ne lui avez pas repondu. Elle est aujourd'hui sans asile et sans pain, et vous etes sa supreme esperance..." Ces quelques lignes mises sous enveloppe, je courus a l'adresse indiquee, et j'y trouvai un hotel magnifique, precede d'une vaste cour. Chez le concierge ou j'entrai, cinq ou six domestiques causaient, qui me toiserent en ricanant, quand je leur demandai de porter ma lettre a Mme le baronne de Thaller... L'un d'eux pourtant eut pitie: --Venez avec moi, me dit-il, venez!... Il me fit traverser la cour, et m'ayant fait entrer dans le vestibule: --Donnez-moi votre lettre, ajouta-t-il, et attendez-moi ici. De meme que la premiere fois, au nom de Mme de Thaller, Maxence ouvrait la bouche pour formuler les reflexions qui lui traversaient l'esprit... Mais, ainsi que la premiere fois, Mlle Lucienne lui imposa silence. Et continuant: --De ma vie, dit-elle, je n'avais rien vu d'aussi magnifique que ce vestibule de l'hotel de Thaller, avec ses hautes colonnes, son pave de marbres de toutes les couleurs, ses statues, ses larges caisses de bronze pleines de fleurs les plus rares, et ses banquettes de velours ou des valets en grande livree baillaient a se demettre la machoire. J'etais un peu intimidee, je l'avoue, de tout ce luxe, et je demeurais piteusement plantee sur mes pieds, lorsque, tout a coup, les valets se dresserent respectueusement. Une des portes du fond venait de s'ouvrir, livrant passage a un homme d'un certain age deja, grand, mince, vetu a la derniere mode, et portant de longs favoris roux qui lui descendaient jusqu'au milieu de la poitrine... --Le baron de Thaller! murmura Maxence. La jeune fille ne releva pas l'interruption. --L'attitude des domestiques, poursuivit-elle, m'avait revele le maitre. Je m'inclinais devant lui, rouge et toute honteuse, lorsque m'apercevant, il s'arreta court, tressaillant de la tete aux pieds. --Qui etes-vous? me demanda-t-il brusquement. J'attribuais sa stupeur au triste etat de ma toilette, que les splendeurs qui m'environnaient faisaient paraitre plus miserable et plus delabree. Et d'une voix a peine intelligible je commencai: --Je suis une pauvre fille, monsieur... Mais il m'interrompit. --Au fait! Que voulez-vous? --J'attends une reponse a une requete que je viens de faire presenter a madame la baronne... --A quel sujet? --Un jour, monsieur, j'ai ete renversee par la voiture de madame la baronne. J'ai ete grievement blessee, il a fallu me porter a l'hopital... Il y avait comme de l'effarement dans le regard que cet homme tenait obstinement rive sur moi. --Alors, c'est vous, reprit-il, qui, une fois deja, avez fait parvenir a ma femme une longue lettre? --Oui, monsieur. --Vous y racontiez votre vie?... --En effet. --Vous y disiez que vous n'avez pas de famille, ayant ete abandonnee par votre mere chez des maraichers de Louveciennes? --C'est la verite. --Que sont devenus ces maraichers? --Ils sont morts. --Comment s'appelait votre mere? --Je ne l'ai jamais su. A la stupeur premiere de M. de Thaller succedait visiblement une vive irritation. Mais plus ses facons etaient hautaines et brutales, mieux je reprenais mon sang-froid. --Et vous voulez des secours? reprit-il. Je me redressai, et le regardant bien dans les yeux: --Pardon! dis-je, c'est une legitime indemnite que je reclame. En verite, il me sembla que ma fermete l'inquietait. Avec une precipitation febrile, il se mit a fouiller ses poches. Il en retira pele-mele tout ce qu'elles contenaient d'or et de billets de banque, et me le mettant dans la main, sans compter: --Tenez, me dit-il, prenez! Etes-vous contente? Je lui fis remarquer qu'ayant fait remettre une lettre a Mme de Thaller, il etait convenable d'attendre sa reponse. Mais il ne voulut pas me le permettre. Et me poussant vers la porte, qu'un valet venait d'ouvrir: --Allez, disait-il, soyez tranquille, je dirai a ma femme que je vous ai vue, retirez-vous... Je me retirai, en effet, et je n'avais pas fait dix pas dans la cour, que je l'entendis crier a ses domestiques: --Vous voyez bien cette mendiante? Le premier de vous qui lui laisserait franchir le seuil de ma porte, serait chasse a l'instant... Une mendiante, moi! Ah! le miserable! Je me retournai pour lui jeter son aumone a la face, mais deja il avait disparu et je ne trouvai devant moi que les visages stupidement gouailleurs des valets. Je sortis donc. Mais a mesure que la marche dissipait ma colere, je m'applaudissais d'avoir ete empechee de suivre l'inspiration de mon orgueil blesse. --Pauvre fille! me disais-je, ou en serais-tu a cette heure? Tu n'aurais plus qu'a choisir entre le suicide et la plus vile debauche; tandis que te voici desormais au-dessus de la misere. Je passais alors devant l'etablissement d'un petit traiteur. J'y entrai. J'avais grand faim, n'ayant pour ainsi dire rien pris depuis plusieurs jours. J'avais hate aussi de compter mon tresor. Le baron de Thaller m'avait donne neuf cent trente francs. Je n'en revenais pas, de me voir en possession d'un telle somme, qui depassait de beaucoup mes ambitions les plus hautes et qui me semblait inepuisable. J'en avais comme des eblouissements. --Et cependant, pensais-je, si M. de Thaller eut eu aussi bien dix mille francs dans ses poches, il me les eut donnes de meme. Comment expliquer cette etrange generosite? D'ou venait sa stupeur, en m'apercevant, puis sa colere, son trouble et cette hate de se debarrasser de moi? Comment un homme qui devait avoir la tete pleine des plus grands soucis, s'etait-il si parfaitement souvenu de moi et de la lettre que j'avais ecrite a sa femme? Pourquoi, apres s'etre montre si liberal, m'avait-il si severement consignee a sa porte? C'est en vain que je me torturais l'esprit a chercher une explication a une chose inexplicable. Je finis par me dire que sans doute je m'etais abusee, que j'avais mal vu, que j'avais pris pour des realites les chimeres de mon imagination. Et je ne me preoccupai plus que de l'emploi de ma soudaine fortune. Le jour meme, je me louai une petite chambre, rue du Faubourg Saint-Denis, ou je m'achetai une machine a coudre. Et des la fin de la semaine, j'avais de l'ouvrage devant moi pour plusieurs mois... Ah! cette fois, il me semblait bien que je n'avais plus rien a redouter de la destinee, et c'est d'un oeil tranquille que j'envisageais l'avenir. Je travaillais d'un tel coeur, que j'en etais arrivee, au bout d'un mois, a gagner de quatre a cinq francs par jour, quand une apres-midi, je vis arriver chez moi un gros homme, tres-bien mis, a l'air loyal et bon enfant, et qui s'exprimait assez difficilement en francais. Il etait Americain, me dit-il, et m'etait adresse par la patronne pour laquelle je travaillais. Ayant besoin d'une habile ouvriere parisienne, il venait me proposer de le suivre a New-York, ou il m'assurerait une brillante position. Mais je connaissais plusieurs pauvres filles, qui sur la foi de promesses eblouissantes s'etaient expatriees. Une fois a l'etranger, elles avaient ete miserablement abandonnees, et en avaient ete reduites, pour ne pas mourir de faim, aux plus epouvantables expedients. Je refusai donc, en avouant les raisons de mon refus. Mon visiteur aussitot se recria. Pour qui donc le prenais-je? C'etait la fortune que je repoussais. Il me garantissait a New-York le logement, la table et des appointements de deux cents francs par mois. Il prenait a sa charge tous les frais de voyage et de deplacement. Et pour me prouver la purete de ses intentions, il etait pret, declarait-il, a signer un traite et a me verser une somme de mille francs. Dame! c'etait si seduisant que ma resolution chancela. --Eh bien! lui dis-je, accordez-moi vingt-quatre heures de reflexion. Je veux consulter ma patronne. Il en parut extremement contrarie, mais ne pouvant me faire revenir sur cette determination, il me quitta en me promettant de revenir le lendemain chercher ma reponse definitive. Aussitot, je courus chez ma patronne. Elle ne comprit rien a ce que je lui contais; elle ne m'avait envoye personne; elle ne connaissait aucun Americain... Je ne le revis plus, comme de raison, et cette aventure singuliere ne laissait pas que de me tracasser un peu, quand un soir de la semaine suivante, comme je rentrais chez moi, vers onze heures, deux agents de police m'arreterent, et malgre mes protestations, me conduisirent au poste, ou je fus enfermee avec une douzaine de malheureuses qu'on venait de prendre sur le boulevard. Je passais la nuit a pleurer de honte et de colere, et je ne sais trop tout ce qui serait advenu, si l'officier de paix qui m'interrogea le matin ne s'etait trouve un homme juste et bon. Des que je lui eus expose que j'etais victime de la plus humiliante erreur, il envoya un agent aux renseignements, et la preuve lui ayant ete fournie que j'etais une ouvriere honnete, et vivant de son travail, il me dit que j'etais libre. Cependant, avant de me laisser sortir: --Prenez garde, mon enfant, me dit-il, c'est sur une declaration formelle, et qui a tous les caracteres d'une parfaite authenticite, que vous avez ete arretee. Donc, vous avez des ennemis, des gens qui ont un interet quelconque a se debarrasser de vous. Visiblement, Mlle Lucienne etait ecrasee de fatigue; la voix lui manquait. Mais c'est inutilement que Maxence la conjura de prendre quelques moments de repos. --Non, repondit-elle, mieux vaut en finir... Et, faisant un effort, elle reprit, se hatant de plus en plus: --Je rentrai chez moi toute bouleversee des avertissements de l'officier de paix. Je ne suis pas lache, mais c'est une chose terrible que de se savoir incessamment menacee d'un danger inconnu, mysterieux, qu'on ne peut imaginer, contre lequel on ne peut rien. Et mes inquietudes etaient d'autant plus grandes, qu'il me semblait discerner une relation frappante entre l'infame delation dont je venais d'etre victime, et l'etrange demarche de ce soi-disant Americain qui avait essaye de m'emmener a New-York. C'est en vain, cependant, que je fouillais mon passe, je n'y decouvrais personne qui eut a ma perte un interet quelconque. Ceux-la seuls ont des ennemis qui ont eu des amis. Je n'avais jamais eu qu'une amie: cette bonne fille des Batignolles, qui dans un acces de jalousie absurde m'avait jetee hors de chez elle. Etait-ce elle que je devais accuser? Evidemment non! Je la connaissais assez pour la savoir incapable de rancune, assez pour etre persuadee que depuis longtemps deja elle devait avoir oublie le calicot vainqueur qui avait ete cause de notre rupture. Fallait-il m'en prendre aux neveux de ma vieille bienfaitrice, a ces gens avides et sans scrupules qui m'avaient chassee de la Jonchere? Plusieurs lettres de moi a leur parente avaient du leur rappeler mon existence. Mais que pouvaient-ils craindre de moi? L'officier de paix s'etait-il donc amuse de ma simplicite? Pourquoi? Dans quel but? C'etait inadmissible. Et d'ailleurs il m'avait remis sa carte, en me disant de me recommander de lui en cas de malheur. Mais il pouvait s'etre trompe. Si improbable que ce fut, je cherchais a me le persuader. Et comme les semaines se succedaient sans amener de nouvel incident, comme j'avais toujours beaucoup d'ouvrage et que je gagnais assez d'argent pour faire des economies, je me rassurai, petit a petit, et je negligeai les precautions dont je m'etais entouree dans les commencements. J'en etais venue a rire de mes terreurs, quand un jour que ma patronne avait a livrer une commande importante et tres-pressee, elle m'envoya chercher. Nous n'eumes termine notre besogne que bien apres minuit. Elle voulait me faire coucher chez elle, mais il eut fallu dedoubler un lit et deranger toute la maison. --Baste! lui dis-je, ce ne sera pas la premiere fois que je traverserai Paris au beau milieu de la nuit. Je partis donc, et je m'en allais pressant le pas, quand, de l'angle d'une rue obscure, un homme s'elanca sur moi, me terrassa, me frappa, et m'eut infailliblement tuee, sans deux braves bourgeois qui accoururent au seul cri que je poussai. L'homme s'enfuit, et j'en fus quitte pour une blessure tellement legere, que je pus regagner mon domicile a pied. Mais le lendemain, des le matin, je courus chez l'officier de paix. Il m'ecouta d'un air grave, et quand j'eus acheve: --Comment etiez-vous vetue? me demanda-t-il. --Tout de noir, repondis-je, comme une ouvriere, bien modestement... --N'aviez-vous rien sur vous qui put tenter la cupidite d'un voleur? --Rien: pas de bijoux, pas de chaine de montre, pas meme de boucles d'oreilles. Il froncait les sourcils. --Alors, prononca-t-il, ce n'est pas un crime fortuit, c'est une tentative nouvelle des gens qui deja se sont attaques a vous. Telle etait bien mon opinion. Et cependant: --Eh! monsieur, m'ecriai-je, qui donc peut s'attaquer a moi qui ne suis rien? J'ai beau chercher, je ne me vois pas un ennemi!... Et comme je n'avais pas a douter de sa bienveillance, tout de suite, je lui dis ce que je suis et tous les hasards de ma vie. --Vous etes une fille naturelle, reprit-il, des que j'eus fini, et vous avez ete lachement abandonnee; cela seul suffirait a justifier toutes les suppositions. Vous ne connaissez pas vos parents, mais il se peut qu'ils vous connaissent, eux, et que jamais ils ne vous aient perdue de vue. Votre mere, a ce que vous croyez, etait une ouvriere? soit! Mais votre pere? Savez-vous quels interets votre existence menace? savez-vous quel echafaudage de mensonges et d'infamies votre apparition renverserait? J'ecoutais, bouche beante. Jamais de telles conjectures ne m'avaient traverse l'esprit, et si je doutais de leur vraisemblance, il me fallait bien reconnaitre qu'elles etaient admissibles. --Enfin, que dois-je faire? demandai-je. L'officier de paix hocha la tete. --En verite, ma pauvre enfant, me repondit-il, je ne sais trop que vous dire. La police n'a pas la puissance de Dieu. Elle ne peut rien pour prevenir le crime concu dans la cervelle d'un scelerat inconnu. J'etais epouvantee, il le vit et eut pitie: --A votre place, ajouta-t-il, je changerais de domicile. Peut-etre un demenagement lestement execute fera-t-il perdre votre piste aux miserables acharnes apres vous. Et surtout, donnez-moi votre nouvelle adresse. Tout ce qui est en mon pouvoir pour vous proteger et assurer votre securite, je le ferai... Et cet homme excellent a tenu sa parole, et une fois encore, je lui ai du mon salut. C'est lui, a cette heure, qui est le commissaire de police de notre quartier, et c'est lui qui a mis a la raison Mme Fortin. Je me hatai du reste de suivre ses conseils, et des le surlendemain j'etais installee ici, dans la chambre que j'occupe encore. Craignant d'etre epiee, avant de demenager, et quoiqu'il m'en coutat, j'avais annonce a ma patronne que je la quittais, la priant, si quelqu'un venait aux informations, de repondre que je m'etais decidee a partir pour l'Amerique. Je ne tardai pas a retrouver de l'ouvrage, chez un couturier tres a la mode, et que vous devez connaitre de nom: Van Klopen. Ce ne fut pas pour longtemps. La guerre venait d'etre declaree. Tous les jours le telegraphe annoncait une nouvelle defaite. Les Prussiens approchaient. La Republique fut proclamee. Puis, le siege commenca. Deja depuis une quinzaine, M. Van Klopen avait ferme ses ateliers et quitte Paris. J'avais quelques economies, grace a Dieu, et je les menageais comme des naufrages menagent leurs derniers vivres, quand, au moment ou je m'y attendais le moins, un peu d'ouvrage m'arriva. C'etait un dimanche, et j'etais descendue sur le boulevard, quand plusieurs bataillons de la garde nationale vinrent a passer. Debout sur le bord du trottoir, je les regardais defiler, lorsque tout a coup, je vis une des cantinieres qui marchaient derriere la musique s'arreter et accourir vers moi, les bras ouverts... C'etait mon ancienne amie des Batignolles, qui m'avait reconnue. Elle se jeta a mon cou, et comme immediatement nous etions devenues le centre d'un groupe de cinq cents badauds: --Il faut que je te parle, me dit-elle. Si tu demeures aux environs, allons chez toi. Tant pis pour le service! Je l'amenai ici, et aussitot elle se mit a s'excuser en pleurant de sa conduite passee, me suppliant de lui rendre mon amitie. Comme je l'avais prevu, il y avait longtemps qu'elle avait oublie le calicot, cause de notre rupture, et c'est avec le dernier mepris qu'elle en parlait. En ce moment, elle aimait pour tout de bon, declarait-elle, un tapissier-decorateur qui etait capitaine de la garde nationale. C'etait a lui qu'elle devait d'etre cantiniere, et elle m'offrait une situation pareille, si le coeur m'en disait. Mais le coeur ne m'en disait pas. Et comme cependant, je me plaignais de ne pouvoir trouver de travail, elle me jura qu'elle m'en aurait, par son capitaine, qui etait un homme tres-influent. Par lui, en effet, j'obtins quelques douzaines de vareuses. C'etait assurement fort mal paye, mais le peu que je gagnais etait toujours autant de moins a prendre sur mes pauvres ressources. A cela, je dus de ne pas trop souffrir pendant le siege. Mes ennemis avaient-ils perdu ma piste ou avaient ils quitte Paris? Le fait est que nulle tentative nouvelle ne trahit leur haine, en un moment ou il me semblait que cependant elle eut eu beau jeu. Apres l'armistice, malheureusement, M. Van Klopen n'etant pas de retour encore, il me fut impossible de me procurer de l'ouvrage; mes economies etaient epuisees, et je serais morte de faim pendant la Commune, sans mon amie des Batignolles. A diverses reprises, elle m'apporta un peu d'argent et des provisions. Elle avait abandonne son baril de cantiniere et se croyait fermement appelee aux plus hautes destinees politiques. Son capitaine etait devenu colonel, il allait, m'assurait-elle, etre nomme membre du gouvernement, et il lui avait promis de l'epouser... L'entree des troupes dans Paris vint mettre fin a son reve eblouissant. Un soir, je la vis arriver bleme de peur. Elle se supposait tres-gravement compromise et me suppliait de la cacher. Pendant quatre jours, je lui donnai l'hospitalite. Le cinquieme, au moment ou nous allions nous mettre a table pour diner, des agents envahirent ma chambre, et nous montrant un mandat d'amener, nous commanderent de les suivre. Tel etait, en prononcant ces derniers mots, l'accent de Mlle Lucienne, que Maxence, instinctivement, se dressa, comme s'il l'eut vue menacee d'un grand danger et qu'il eut voulu la defendre. Elle le remercia d'un regard, et sans s'interrompre et toujours plus vite: --Il n'y avait pas a resister, dit-elle, ni a discuter, ni a protester. Mon amie, stupide de terreur, s'etait affaissee sur une chaise. Moi, je ne perdis pas la tete. Pendant que les agents se livraient dans ma chambre a de minutieuses et bien inutiles investigations, je decidai l'un d'eux a courir prevenir mon ami l'officier de paix. Il etait chez lui, par grand hasard, et en apprenant ce qui se passait, il se hata de venir a mon secours. Sur le moment, son intervention ne pouvait me servir. Les agents lui declarerent que leurs ordres etaient formels et qu'ils devaient nous conduire directement a Versailles. --Eh bien! me dit-il, je vous accompagnerai. Ma situation etait grave, il le reconnut des les premieres demarches qu'il fit le lendemain. Mais il discerna, du meme coup et nettement cette fois, une nouvelle manoeuvre des miserables qui avaient jure ma perte. J'avais ete denoncee, en meme temps, au prefet de police et a l'autorite militaire, comme etant restee, jusqu'aux dernieres heures de la lutte, au service de la Commune. On affirmait que j'avais fait partie d'une bande d'ignobles incendiaires et qu'on m'avait reconnue derriere une barricade, faisant le coup de feu. J'avais ete epiee, evidemment, et l'idee de cette infamie avait ete suggeree par mes relations avec mon amie des Batignolles, plus terriblement compromise encore qu'elle ne l'avait cru, la pauvre fille, puisque son colonel avait ete pris les armes a la main, qu'il etait convaincu de pillage et de meurtre, et qu'elle etait accusee de complicite. C'etait chez moi, pretendaient les delateurs, qu'elle avait cache le produit de ses vols, et ils ajoutaient que dix temoins, au besoin, affirmeraient l'avoir vue entrer a l'_Hotel des Folies_, pliant sous le faix d'enormes paquets. De la, les perquisitions obstinees des agents, le jour de notre arrestation. C'est d'ailleurs avec une infernale perfidie que la denonciation nous confondait, mon amie et moi, attribuant a l'une les actes de l'autre, m'imputant a moi tout ce qu'elle avait pu faire de criminel. Et les provisions qu'elle m'avait apportees, et sa presence chez moi apres la lutte, donnaient a la calomnie toutes les apparences de la verite. On m'a conte qu'en ces heures sinistres, des laches immondes se trouverent, qui profitant de l'effarement des esprits, essayerent d'assouvir leurs haines et de se defaire de leurs ennemis. J'ai oui dire que la police fut surprise par un tel debordement de denonciations, que le coeur lui en leva, et qu'elle fut obligee de menacer les delateurs de les rechercher et de les poursuivre. Isolee comme je l'etais, sans ressources, je devais perir et je perissais, certainement, sans le devouement de mon ami l'officier de paix, sans sa situation particuliere surtout, qui lui ouvrit immediatement la porte de tous les bureaux et du cabinet meme de mes juges. Il reussit a demontrer que j'etais victime d'une tenebreuse intrigue, que je n'etais pas restee un seul jour hors de chez moi, que j'etais innocente, enfin, de tout ce dont on m'accusait. Et apres quarante-huit heures de detention, qui me parurent un siecle, je fus remise en liberte... A la porte, je trouvai l'homme qui venait de me sauver. Il m'attendait, mais il ne me permit pas de lui exprimer la reconnaissance dont mon coeur debordait. --Vous me remercierez, interrompit-il brusquement, quand je l'aurai merite. Je n'ai rien fait pour vous, que n'eut fait, a ma place, le premier honnete homme venu. Ce que je veux, c'est decouvrir quels interets vous menacez, sans vous en douter, et qui doivent etre considerables, si j'en juge par la passion et la tenacite qu'on met a vous poursuivre. Ce que je pretends, c'est mettre la main sur les laches gredins que vous genez si fort... Je secouai la tete. --Vous ne reussirez pas, lui dis-je. --Qui sait! J'ai fait, dans ma vie, plus difficile que cela, et plus fort!... Et tirant a demi de sa poche, et me montrant un large pli: --Ceci, me dit-il, est la denonciation sur laquelle vous avez ete arretee. J'ai obtenu qu'on me la confiat. J'en ai attentivement etudie l'ecriture, et je me suis assure qu'elle n'est pas contrefaite. C'est un element, cela. C'est le moyen, toujours a ma portee, de verifier mes soupcons, le jour ou il m'en viendra. Patience! Nous avons du temps devant nous... C'est l'avenue de Paris que nous suivions, en causant ainsi, car il me conduisait au chemin de fer. --Nous allons nous quitter, continuait-il, mais avant, ecoutez mes instructions et tachez de ne vous en point ecarter. Vous allez rentrer a Paris et reprendre vos occupations ordinaires. Repondez vaguement aux questions qui vous seront adressees, et surtout, ne parlez pas de moi. Il faut continuer a habiter l'_Hotel des Folies_. Il est dans mon quartier, d'abord, dans ma sphere d'action, ce qui est tres-important, et de plus les proprietaires se sont mis dans le cas de n'oser pas me desobeir quand je leur commanderai quelque chose. A moins d'un incident imprevu et grave, ne venez jamais a mon bureau; notre succes serait fort aventure si on soupconnait l'interet que je vous porte. Apres ce dernier echec, vos ennemis vont, j'imagine, se tenir en repos quelques jours, mais ils ne tarderont pas, j'en suis sur, a chercher une occasion meilleure et a vous faire epier. Soyez sur vos gardes, guettez du coin de l'oeil, et si vous surprenez quelque chose de suspect, n'en laissez rien paraitre, mais ecrivez-moi. Je vais, de mon cote, organiser autour de vous une surveillance occulte. Si je parviens a empoigner un des gredins charges de vous observer, l'affaire est dans le sac, car il faudra bien qu'il me dise qui le paye... Nous arrivions a la gare. --Et maintenant, ajouta cet honnete homme, assez cause! Au revoir, et bon courage... Malheureusement, il n'avait pas songe a m'offrir un peu d'argent, je n'avais pas ose lui en demander; il me restait huit sous en poche, et je ne savais que trop que je ne trouverais rien chez moi. C'est donc a pied que je rentrai a Paris. La Fortin me recut a bras ouverts. Avec moi lui revenait l'espoir d'une creance de cent et quelques francs dont elle avait deja fait son deuil. Elle avait d'ailleurs a m'annoncer la meilleure des nouvelles. Un des garcons de magasin de M. Van Klopen etait venu, en mon absence, me prier de passer a l'atelier. Si fatiguee que je fusse de la route que je venais de faire, j'y courus. Je trouvai M. Van Klopen fort triste. Il etait de retour depuis l'avant-veille, et deja criait misere. Plus de bals, plus de fetes, plus d'assauts d'elegance au bois. C'etait la fin du monde, declarait-il. Et pour comble, ses principales clientes, ses preferees, celles qui lui devaient le plus d'argent, etaient toutes absentes, et les quelques maris chez lesquels il s'etait presente, sa facture a la main, l'avaient mis a la porte. Il etait cependant resolu a lutter, me dit-il, et il voulait m'employer, non plus comme ouvriere, mais comme essayeuse, aux appointements de cent vingt francs par mois. Je n'etais pas dans une situation a consulter mes gouts. C'etait a prendre ou a laisser; je pris, et essayeuse je suis encore. Chaque matin, en arrivant a l'atelier, je quitte le costume modeste que vous me voyez, et je revets une sorte de livree qui appartient a M. Van Klopen: d'amples jupons et une robe de soie noire. Je n'ai plus alors qu'a m'asseoir et a attendre. Une cliente se presente-t-elle, qui desire un pardessus, un manteau, "une confection" quelconque: --Mademoiselle Lucienne? crie M. Van Klopen. J'arrive, j'endosse un vetement; par l'effet qu'il produit sur moi, l'acheteuse juge de l'effet qu'il produira sur elle. M. Van Klopen debite son boniment, et c'est a qui des deux me fera mouvoir: --Marchez, mademoiselle... Pas si vite... Veuillez reculer... Tournez-vous... Avancez un peu... Tenez-vous plus droite... Le vetement est delicieux... Il est decidement fort laid, faites-m'en voir un autre. Et il y a des jours ou il vient cinquante clientes, et ou pour chacune d'elles, il me faut essayer deux, trois, quatre et jusqu'a dix vetements. C'est atrocement ridicule toujours, c'est souvent humiliant. Il y a des femmes qui oublient que je suis une femme comme elles, et non pas une mecanique, ou qui s'imaginent que l'impertinence est une preuve de distinction. Il y en a qui me parlent comme elles ne parleraient pas a leur servante, et qui ont des exigences ineptes, le degout de tout, et des fantaisies impossibles. Il en vient de laides, de vieilles, de difformes, qui s'etonnent que le meme manteau qui va bien sur mes epaules, aille mal sur leur dos, qui s'en indignent, qui s'en prennent a moi, qui m'accusent de m'entendre avec Van Klopen pour les voler et les tromper. Que de fois, apres de telles seances, dans les premiers jours surtout, j'etais tentee de rendre a Van Klopen sa robe de soie! Mais j'avais perdu mon independance superbe, l'audace et l'insouciance qui etaient toute ma fortune. Les conjectures de mon ami l'officier de paix s'agitaient incessamment dans mon cerveau, et plus je les examinais, plus je les trouvais vraisemblables. Depuis qu'il me semblait avoir decouvert un mystere dans ma vie, moi si positive autrefois, je me bercais de chimeres. J'attendais, a breve echeance, un evenement extraordinaire, une revanche de la destinee... Et je restais. Je n'etais pas au bout de mes peines. Mais depuis qu'il etait question du sieur Van Klopen, Maxence croyait voir se dementir l'assurance hautaine de Mlle Lucienne et son imperturbable sang-froid. Geste, attitude, regard, tout en elle trahissait l'embarras d'une situation qu'on juge ridicule, et la confusion d'un aveu qui peut preter a la raillerie. Moitie souriant, d'un sourire un peu force, et moitie attristee: --Mais est-il bien sense, poursuivit-elle, apres les epreuves atroces de ma premiere jeunesse, de tant prendre au serieux mes contrarietes actuelles!... J'ai un emploi, des vetements, un abri, du pain... Pourquoi me plaindre!... Et cependant, il me semble qu'aux heures sombres de ma vie, lorsque j'avais froid et que j'avais faim, je souffrais moins, en mon corps, que je ne souffre maintenant en mon ame, de certains froissements de mon amour-propre... Du moins, ce n'etait pas la meme souffrance... C'est avec la plus extreme surprise, que Maxence la considerait. Elle rougissait, sa voix se troublait, elle hesitait, elle cherchait ses mots... Jusqu'a ce qu'enfin, secouant la tete, comme quelqu'un qui s'encourage: --Decidement, c'est trop niais, reprit-elle. On ne doit rougir que de ce qui est honteux. Il n'y a rien d'humiliant a etre pauvre, et a faire ce qu'on peut pour vivre. Ce que je faisais chez Van Klopen m'etait excessivement penible, et, cependant, il ne tarda pas a me demander quelque chose de plus penible encore. Petit a petit, les fuyards du siege et de la Commune etaient revenus. Paris se repeuplait, les hotels se rouvraient, les etrangers affluaient, le bois de Boulogne devaste revoyait autour du lac une partie de ses hotes d'autrefois. Mais le luxe ne reprenait pas. M. Van Klopen se desolait. Les commandes ne lui manquaient pas, mais quelles commandes! Des robes severes, des costumes de la plus extreme simplicite, des vetements de couleur sombre, sur lesquels il avait bien du mal a gagner vingt-cinq pour cent. Souvent il en gemissait devant moi, disant que la France etait perdue, si elle laissait echapper le sceptre de la mode et des elegances feminines. Il ne cessait de me parler du bon temps, du temps ou certaines de ses clientes depensaient chez lui jusqu'a trente mille francs par mois, ou il etait du meilleur ton, en revenant du bois, de monter chez lui, causer un instant chiffon et boire un verre de madere et meme un verre d'absinthe. Alors, toutes les semaines, il "creait" quelque mode nouvelle, quelque disposition bizarre, quelque complication de toilette bien savante et bien couteuse. Et il n'etait pas embarrasse pour lancer dans le monde et faire adopter ses creations les plus excentriques. Toujours, parmi ses clientes, les plus jeunes, les plus charmantes et les plus haut titrees, il s'en trouvait qui etaient criblees de dettes, et qui, en echange d'un renouvellement de billet, consentaient a s'affubler des costumes les plus risques, et a les montrer et a les produire. --Voila les bonnes petites femmes qu'il me faudrait, disait-il, pour lancer les autres et les remettre en gout, et malheureusement elles ne sont pas rentrees, et leurs maris abusent des evenements pour les confiner a la campagne et faire des economies... Ou voulait en venir M. Van Klopen? Je declare que je ne le soupconnais pas du tout. Ce que voyant: --Il n'y a que vous, ma chere, me dit-il un jour, qui puissiez me tirer de la. Vous n'etes vraiment pas mal, et je suis sur qu'en grande toilette, nonchalamment etendue sur les coussins d'un huit ressorts, vous feriez tant d'effet, que toutes les femmes en seraient jalouses, et voudraient vous ressembler... Il n'en faut qu'une, vous le savez, pour donner le bon exemple... Brusquement Maxence se leva, et se frappant le front: --Je comprends! s'ecria-t-il. Mais la jeune fille poursuivait: --Je crus que M. Van Klopen plaisantait. Jamais il n'avait ete plus serieux, et pour me le prouver, il se mit a m'expliquer ce qu'il attendait de moi. Je pouvais, selon lui, remplacer les clientes qui avaient ete ses courtieres. Il me confectionnerait de ces toilettes qui forcent l'attention, et deux ou trois fois la semaine, je m'installerais dans une belle voiture qu'il me louerait, et j'irais me montrer au Bois. La proposition me revolta. --Jamais! lui dis-je. --Pourquoi? --Parce que j'ai trop le respect de moi pour consentir jamais a faire de ma personne une reclame vivante... Il haussait les epaules. --Vous avez tort, fit-il. Vous n'etes pas riche, et je vous donnerais vingt francs par promenade. A huit par mois, ce serait cent soixante francs ajoutes a vos appointements. Et avec un sourire honteux: --Sans compter, ajouta-t-il, que je vous fournis la une occasion unique de fortune. Jolie comme vous etes, et inconnue, vous serez remarquee. Il n'en faut pas tant pour tourner la tete d'un millionnaire... J'etais indignee. --Quand ce ne serait, m'ecriai-je, que pour la raison que vous me dites, je refuse!... Il ne se tenait point pour battu. --Vous n'etes qu'une sotte, ma chere, me dit-il, et comme, si vous n'acceptez pas, vous cesserez de faire partie de ma maison, je pense que vous reflechirez. C'etait tout reflechi, et je ne songeais qu'a me mettre en quete d'un autre patron, quand mon ami, l'officier de paix, m'ecrivit de passer a son bureau. Je m'y rendis, et apres m'avoir amicalement fait asseoir: --Eh bien, me demanda-t-il, quoi de nouveau? --Rien. Je ne me suis pas apercue que l'on m'ait epiee. Il fit claquer sa langue d'un air mecontent. --Pas plus que vous, gronda-t-il, mes agents n'ont rien surpris. Et, cependant, il est clair que vos ennemis ne vous ont pas lachee comme cela. Nous avons affaire a des malins. S'ils font les morts, c'est qu'ils meditent quelque mauvais coup. Lequel? c'est ce que je veux savoir, et je le saurai; je suis tetu, je ne suis pas Breton pour rien, et je n'ai pas encore jete ma langue aux chiens. Deja, j'ai un indice. A force de me creuser la cervelle, j'y ai trouve une idee qui serait excellente, si je decouvrais un moyen de vous meler a ce qu'on appelle le beau monde... Je lui expliquai, bien vite, qu'etant chez M. Van Klopen, un des premiers couturiers de Paris, j'y voyais, forcement, beaucoup de femmes de la plus haute societe. --Cela ne suffit pas! dit-il. Alors, les propositions de M. Van Klopen me revinrent a l'esprit, et je les lui exposai. Il bondit sur sa chaise. --Voila l'affaire! s'ecria-t-il, et la preuve manifeste que la chance est pour nous. Il faut accepter... Ce n'est pas a cet homme excellent que je pouvais taire mes repugnances, que la reflexion avait fort accrues. --Qu'adviendra-t-il, lui dis-je, si je me resigne a ce role odieux que M. Van Klopen me propose? Je ne le sais que trop. Lui-meme, en croyant m'eblouir, m'en a montre les dangers. Obligee d'etaler des toilettes combinees pour forcer l'attention, forcement je serai remarquee. Je ne me serai pas montree au bois quatre fois, seule, au fond de ma voiture de louage, que chacun s'imaginera deviner quel metier j'y viens faire. Nul assurement ne soupconnera la verite. On me prendra pour une creature perdue. Je serai obsedee d'offres avilissantes, poursuivie, traquee. Certes, je suis sure de moi; je serai toujours mieux gardee par mon orgueil que par la plus attentive des meres. Mais je serai montree au doigt, et c'en sera fait de ma reputation... Je ne parvins pas a le convaincre. --Je sais que vous etes une honnete fille, me dit-il, mais pour cela, precisement, que vous importe ce que dira le monde, toute cette cohue de gens que vous ne connaissez pas? Le monde!... vous comprendrez ce que vaut son estime quand vous aurez vu a quelles gens il l'accorde, quand vous saurez que ce sont les plus effrontes et les plus hypocrites, les plus tares et les plus laches, qui constituent entre eux, et pour leur usage, cette puissance idiote qui fait trembler les imbeciles, et qui s'appelle l'opinion. Votre avenir est en jeu. Je vous le repete, il faut accepter... --Si vous me le commandez, dis-je... --Oui, je vous le commande, et je vais vous expliquer pourquoi... Pour la premiere fois, Mlle Lucienne eut une reticence. Les explications de l'officier de paix, elle ne les dit pas. Et apres une pause d'un instant: --Vous savez le reste, mon voisin, dit-elle, puisque vous m'avez vue dans ce role inepte et ridicule de reclame vivante, d'annonce, de mannequin de modes. Et les resultats ont ete ce que j'avais prevu... Trouvez donc quelqu'un qui croie a mon honnetete!... Vous avez entendu la Fortin, ce soir? Vous-meme, mon voisin, pour quelle femme m'avez-vous prise? Et cependant vous auriez du surprendre quelque chose de ma souffrance et de mon humiliation, le jour ou vous m'observiez si attentivement, au bois de Boulogne... Maxence tressauta. --Quoi! s'ecria-t-il, vous savez?... --Ne viens-je pas de vous dire que je crains toujours d'etre epiee et suivie, et que je veille... Oui, je sais que vous avez essaye de surprendre le secret de mes sorties en voiture... Maxence voulait s'excuser. --Restons-en la, prononca-t-elle... Vous voulez etre mon ami, m'avez-vous dit? Maintenant que vous savez ma vie tout entiere, et que vous me connaissez presque comme je me connais moi-meme, reflechissez... Demain, vous me direz vos reflexions... Et elle sortit. End of the Project Gutenberg EBook of L'argent des autres, by Emile Gaboriau *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ARGENT DES AUTRES *** ***** This file should be named 11588.txt or 11588.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: https://www.gutenberg.org/1/1/5/8/11588/ Credits: Tonya Allen, Renald Levesque and PG Distributed Proofreaders. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. 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Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic works, and the medium on which they may be stored, may contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by your equipment. 1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all liability to you for damages, costs and expenses, including legal fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE PROVIDED IN PARAGRAPH F3. 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INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at https://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit https://pglaf.org While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Each eBook is in a subdirectory of the same number as the eBook's eBook number, often in several formats including plain vanilla ASCII, compressed (zipped), HTML and others. Corrected EDITIONS of our eBooks replace the old file and take over the old filename and etext number. The replaced older file is renamed. VERSIONS based on separate sources are treated as new eBooks receiving new filenames and etext numbers. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: https://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. EBooks posted prior to November 2003, with eBook numbers BELOW #10000, are filed in directories based on their release date. If you want to download any of these eBooks directly, rather than using the regular search system you may utilize the following addresses and just download by the etext year. For example: https://www.gutenberg.org/etext06 (Or /etext 05, 04, 03, 02, 01, 00, 99, 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90) EBooks posted since November 2003, with etext numbers OVER #10000, are filed in a different way. The year of a release date is no longer part of the directory path. The path is based on the etext number (which is identical to the filename). The path to the file is made up of single digits corresponding to all but the last digit in the filename. For example an eBook of filename 10234 would be found at: https://www.gutenberg.org/1/0/2/3/10234 or filename 24689 would be found at: https://www.gutenberg.org/2/4/6/8/24689 An alternative method of locating eBooks: https://www.gutenberg.org/GUTINDEX.ALL